PLAUTE : Miles Gloriosvs

 

(Le Soldat Fanfaron)

Texte traduit par Alfred Ernout, membre de l’Institut, Professeur à la faculté des lettes de l’Université de Paris.
Société d’édition « LES BELLES LETTRES », 1932.

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NOTICE
Le type du vantard est un de ceux dont la comédie a dû s'emparer le plus tôt : l'outrance dans les propos, le contraste entre les actes et les paroles, l'état de fortune et les prétentions, fournissent évidemment matière à développements faciles, et capables de provo­quer le rire à coup sûr. Aussi le nombre des person­nages en qui l'on peut relever ce travers, médecins, cuisiniers, faux riches, est-il assez grand pour que Ribbeck ait pu consacrer une copieuse monographie à les classer et à les décrire (1). Mais dans la série des hâbleurs, il n'en est pas qui aient connu un succès pareil à celui de ce miles gloriosus dont Plaute a em­prunté l'image à un original grec inconnu, et qui a enfanté dans la suite la longue lignée des « ducs de Menuail, comte Spadassin et capitaine Merdaille(2), des bravaches, des bretteurs, des capitans, de tous ces couards magnifiques qui dans le théâtre français ont inspiré les Baïf (3), les Rotrou (4), les Cyrano de Bergerac (5), les Scarro (6), pour aboutir à l'éblouissante création du Matamore de Corneille (7).

1. Alazon, mit Uebersetzung des Miles Gloriosus, Leipzig, 1882.
2. Rabelais, Gargantua,   livre   I,   ch.   XXXIII.
3. Le  Brave.
4. Le  Pédant  joué.
5. Agésilan de  Colchos.
6. Jodelet duelliste.
7. L'Illusion  comique, comédie,  1636.

Meri bellatores gignuntur, quas hic praegnatis fecit,
Et pueri   annos  octingentos  uiuont   ...................
Quin mille annorum perpeluo uiuont ab saeclo ad saeclum,
dit, en parlant des enfants faits par Pyrgopolinice, son esclave Palestrion (1). Plaute ne se doutait pas que cette énormité bouffonne était pourtant, d'une certaine manière, bien au-dessous de la vérité, et que, près de deux mille ans après lui, le théâtre moderne serait encore peuplé de descendants authentiques de son Miles.
Pourtant si le comique latin a su donner à son héros le relief qui lui assure l'éternité, ce n'est pas qu'il ait pu l'enrichir de traits spécifiquement romain? A l'époque où il vivait, la ville ignorait encore les mer­cenaires barbares, et elle avait trop besoin de ses citoyens soldats pour leur permettre d'aller mettre au service d'un peuple étranger leur courage et leur bras. D'autre part, les recrues levées en Italie même avaient jusque là suffi à lui fournir les contingents nécessaires, sans qu'elle eût besoin de recourir à des soudards de profession. Epuisée par les guerres soutenues contre les Carthaginois, mais victorieuse d'Hannibal, il lui fallait souffler un peu avant de se lancer à la conquête du monde; son sénat ne prévoyait pas encore les expédi­tions qui de proche en proche l'amèneraient à transfor­mer le service militaire en un métier permanent, à faire du légionnaire un salarié qui, loin de se ruiner à faire la guerre, comme ses lointains ancêtres (2), y trouverait au contraire sa subsistance et parfois sa for­tune. Il faut attendre la réforme de Marius, et l'admis­sion des prolétaires dans les armées pour voir s'amor­cer ce bouleversement de la constitution militaire, et par suite de l'état social à Rome.

1. Miles Gloriosus, V.  1077-1079.
2. Cf. notamment les plaintes que prête Tite-Live à la plèbe. au moment où va éclater la guerre des Volsques en 465 av. J.-C. (Tite-Live II. 23)

En Grèce au contraire, il semble que le condottiere, celui qui se louait lui-même et se chargeait de recruter et de commander une troupe à sa solde, ait existé de bonne heure. Pour les jeunes gens nés sans fortune, ou qui avaient dissipé à faire la fête l'héritage paternel, s'engager au service de quelque roi d'Asie était une façon normale de se faire une carrière. Suivi de l'esclave qui, après avoir partagé avec lui les jours heureux, demeurait le fidèle compagnon de sa mauvaise fortune, le jeune décavé s'en allait au loin courir l'aventure. C'est cet avenir qu'évoqué non sans mélancolie Stasimus, l'esclave de Lesbonicus, qui se voit déjà chargé du bouclier, du casque, des bagages de son maître, là-bas, tout aux cinq cent mille diables, au fin fond de l'Asie :
Gestandust peregre clupeus, galea, sarcina;
Ecfugiet ex urbe, ubi erunt factae nuptiae.
Ibit istac, aliquo, in maxumam malam crucem,
Latrocinatum, aut in Asiam aut in Ciliciam (1).
On sait que telle avait été la destinée de Xénophon, et que la Retraite des dix mille n'est en somme qu'un fragment de ses mémoires. Mais la profession fut sur­tout en honneur après la mort d'Alexandre. La Grèce vaincue avait renoncé à lutter pour recouvrer son indépendance et licencié ses armées; d'autre part, les Epigones, en Asie, avaient besoin de chefs et de soldats pour défendre leurs royaumes ou les agrandir. Pyrgopolinice est à la solde de Séleucus, c'est-à-dire d'un roi de Syrie, pour le compte duquel il doit lever une bande. Mais l'Asie n'était pas seule à faire appel à ses services. Carthage n'avait pour armée que des troupes mercenaires.

1. Trinummus. v.  596-599.

En Italie même, comme le remarque Paul Lejay, « pendant plus d'un siècle, les villes de l'Italie méri­dionale, Tarente surtout, avaient fait appel pour les servir à des princes étrangers qui les ont sauvées en les pillant, en les détruisant, en les vendant aux Romains, Archidamos de Sparte, Alexandre le Molosse d'Epire, Cléonyme de Sparte, Pyrrhus et ses fils sont de royaux condottieri (1). » Le métier n'était pas sans risques — l'Anabase en est la meilleure preuve — mais il n'était pas non plus sans profits. Celui qui revenait, entre deux campagnes, glorieux des succès remportés, enrichi de tout ce qu'il avait pillé au cours de son expédition, et préoccupé de dépenser au plus tôt son avoir en fastueuses ripailles, s'efforçait d'éblouir ses concitoyens par le spectacle de son luxe comme aussi par le récit de ses exploits. Autour de lui s'empressait la troupe de ceux qui vivent aux dépens d'autrui : les courtisanes n'avaient pour lui que des sourires, encore qu'ils fussent parfois un peu de coin (2), les mères faciles lui apportaient leurs filles, les parasites s'attachaient à ses pas, et applaudissaient à toutes ses paroles; c'était, tant qu'il y avait de l'argent, une vie d'amour et de gloire, et l'heureux  « permissionnaire », si j'ose dire, pouvait se croire à la fois le favori de Mars et de Vénus.
Contre ce faste ostentatoire et cette forfanterie dans les propos la malignité publique ne pouvait manquer de s'exercer. L'esprit critique du Grec avait vite saisi ce qu'il y avait de ridicule dans l'attitude du person­nage; la caricature s'en empara, déforma les traits en les amplifiant, les boursoufla jusqu'à l'absurde. Le bravo devint un faux brave, ses succès et ses conquêtes, tant en guerre qu'en amour, se transformèrent en autant de défaites : battu, joué, et bien obligé d'être content. Ainsi chacun se vengeait sans doute des mépris et des insolences que l'aventurier n'avait pas manqué de lui prodiguer, et satisfaisait aussi sa jalou­sie de n'avoir point participé à ses aventures héroïques, et surtout de n'en avoir pas eu les profits. Ce sont là des sentiments bien humains; aussi s'explique-t-on le succès  remporté  par le  personnage  ainsi  créé,   et  la longue carrière qu'il a pu parcourir.

1. P. Lejay, Plaute, p. 120.
2. Cf. les vers 94 et 95.

Le  Cléomaque  des  Bacchis,   le  Thérapontigonus  du Curculio, l'Antamoenides du Poenulus n'interviennent qu'en  passant, à titre épisodique;  et  ils  ne  sont  pas toujours en mauvaise et ridicule posture. Pyrgopolinice au contraire est le type achevé des héros burlesques. Il ouvre la comédie par le récit étincelant de ses exploits fantaisistes; il en clôt la dernière scène sur une réflexion mélancolique  qui  constate  son  infortune  et  l'accepte en la justifiant. Le premier acte sert uniquement à le camper; le parasite Artotrogus, qui aide à le présenter, disparaît de la scène une fois qu'il l'a fait connaître au public, et ne reparaîtra plus. Le prologue, par une disposition des plus rares, se trouve reporté au com­mencement du deuxième acte,  dans le monologue de Palestrion.  C'est que Plaute, ou son modèle grec, a voulu tout d'abord bien présenter le héros à son public, pour  mieux  mettre  en  valeur  le contraste  entre  ses prétentions et ses aventures. Une fois que le public aura pris connaissance du personnage, le reste de la comédie ne sera que le long enchevêtrement de ses insuccès. Tous se ligueront contre lui, et le seul de ses esclaves qui fasse son service honnêtement, Scélédrus, se verra berné  et  menacé  par  une coalition d'honnêtes  gens. Son esclave   Palestrion   le trompera; sa maîtresse, Philocomasie, le trompera; son voisin, l'honnête Périplectomène, qui trace de lui-même un portrait si avantageux, n'hésitera pas à ourdir contre lui, au profit du jeune Pleusiclès, une machination dans laquelle le pauvre diable sera battu et dépouillé, après avoir risqué de subir un traitement pire encore. Tout cela  est-il mérité, en toute justice? Sans doute Pyrgopolinice est un grand hâbleur,  et un  vaniteux;  mais ce n'est pas un méchant diable, quand on flatte ses faiblesses. Il est généreux envers son parasite, envers Palestrion, envers Philocomasie; il s'attendrit au moment de les quitter. Mais ce qu'on lui fait payer, ce sont ses succès, aux­quels on ne peut pardonner.
                                                                     La pièce, la plus longue de Plaute, se compose de deux parties : dans la première, il s'agit de faire croire à Scélédrus, qui a vu Philocomasie et Pleusiclès en train de s'embrasser dans la cour de la maison de Périplectomène, qu'il a été victime d'une illusion, et que celle qu'il a prise pour la véritable Philocomasie est sa sœur jumelle, nouvellement arrivée d'Athènes à Ephèse avec sa mère et son amant. Dans la seconde, il s'agit d'amener Pyrgopolinice à se débarrasser de Philocomasie, sans bourse délier : on l'embarque dans une aventure amoureuse avec une prétendue femme mariée, qui n'est autre qu'une courtisane Milphidippa, louée pour la circonstance, et qui se fait passer pour l'épouse légitime de Périplectomène. Pour posséder celle-ci, Pyrgopolinice renonce à Philocomasie, et par la même occasion à Palestrion, qu'il remet tous deux à Pleusiclès, déguisé en patron de vaisseau, afin qu'il les remmène à Athènes; puis il va au rendez-vous que lui a donné Milphidippa. Pris en flagrant délit, il est rossé, condamné à laisser son or, ses vêtements, ses armes, et par dessus le marché, il apprend de Scélédrus comment la perfide Philocomasie l'a berné impudem­ment. Ces deux parties se lient mal ensemble; aussi depuis longtemps a-t-on supposé que Plaute avait réuni dans une même pièce deux intrigues différentes. L'hypothèse est inutile, et en tout cas ne se laisse pas démontrer (1). Et il semble résulter du texte de Plaute lui-même qu'il n'a eu qu un seul modèle sous les yeux, si l'on en croit les vers 86 et 87 de la comédie :
Graece huic  nomen est comoediae;
Id nos Latine « Gloriosum » dicimus.
De cet   AXaÇcov  nous  ne  connaissons  que  le  titre, et nous n'en pouvons déterminer ni la date ni l'auteur.

1. On trouvera la bibliographie de la question dans Schanz-Hosius, Gesch. d. romischen Literaturt tome I, p. 66. Sur les interpolations, vraies ou supposées, consulter A. Thierfelder, De rationibus interpolationum plautinarvjrn, Leipzig, 1929.  

En ce qui concerne la date de la pièce latine, une allusion à une condamnation subie par le poète Naevius au v. 211

Nam os columnatum poetae esse indaudiui barbaro
Cui bini custodes semper totis horis occubant

nous fournit un indice qui permet de situer la pièce vers l'an 205 avant J.-C. Ce serait donc une des plus anciennes de Plaute. Ceci trouve une confirmation indirecte dans la métrique : de même que le Mercator, le Miles est d'une grande pauvreté de rythmes; il n'a qu'un seul canticum, et celui-ci d'une écriture unifor­me, tout entier en septénaires anapestiques (v. 1011-1093). Ces deux témoignages permettent de conclure que le Miles doit se ranger parmi les premières pièces que Plaute ait écrites.    

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PERSONNAGES
PYRGOPOLINICE, soldat (1).
ARTOTROGUS, parasite de Pyrgopolinice.
PALESTRION, esclave de Pyrgopolinice, ancien esclave de Pleusiclès.
PERIPLECTOMÈNE,  vieillard,   ami  de Pleusiclès.
SCELEDRUS, esclave de Pyrgopolinice.
PHILOCOMASIE,  amante de Pleusiclès.
PLEUSICLÈS, jeune Athénien.
LURCION, jeune esclave.
MILPHIDIPPA, esclave d'Acrotéleutie.
ACROTELEUTIE, courtisane, cliente de Périplectomène.
ESCLAVES.
UN JEUNE ESCLAVE de Péripleclomène.
CARION,  cuisinier.
GARDIENS.
La scène est à Ephèse.

1. Il faut donner au mot « soldat » son sens étymologique. Pyrgopolinice est une sorte de condottiere ou chef de bande, à la solde du roi Séleucus, cf. v. 75.   

ARGUMENT  I
(Acrostiche,)
Un soldat enlève d'Athènes une courtisane et l'em­mène à Ephèse. L'esclave de l'amant en veut aller porter la nouvelle à son maître, qu'une ambassade retient à l'étranger, mais il est pris en mer lui-même, et donné en présent à ce même soldat. Cependant il fait venir son maître d'Athènes, et perce secrètement un mur mitoyen, pour permettre aux deux amants de se rencontrer. Mais du haut d'un toit un surveillant les aperçoit étroitement embrassés. Toutefois, à force d'inventions plaisantes, on arrive à le duper, et à lui persuader que c'est une autre femme qu'il a vue.
Palestrion de son côté engage le soldat à congédier sa maîtresse, en lui disant que la femme d'un vieillard son voisin a le désir de l'épouser. Le fat demande lui-même la séparation, et comble la belle de présents. Quant à lui, surpris dans la maison du vieillard, il est puni comme adultère. 

ARGUMENT II
Une courtisane, de naissance libre, et un jeune Athénien s'aimaient éperdument. Le jeune homme s'en alla en ambassade. Un soldat tombe sur la belle, et la transporte à Ephèse, en dépit qu'elle en ait. L'esclave de l'Athénien prend la mer pour annoncer ces événements à son maître. Il est pris, el l'on fait don du captif au soldat. Il écrit à son maître de venir à Ephèse. Le jeune homme y vole, et descend dans une maison voisine, chez un hôte de son père. L'esclave perce un mur mitoyen, afin de ménager une communication secrète entre les deux amants; il fait croire que la belle a une sœur jumelle qui est arrivée. Ensuite le propriétaire de la maison lui prête sa cliente pour le seconder en aguichant le militaire. Le sot se laisse prendre; il espère un mariage, donne congé à sa maîtresse, et se fait rosser comme adultère. 

(ACTE I)
(SCÈNE I)
PYRGOPOLINICE   ARTOTROGUS
pyrgopolinice (sortant de chez lui, aux esclaves restés dans la maison). — Faites briller mon bouclier; que son éclat soit plus resplendissant que les rayons du soleil dans un ciel pur. Il faut, quand besoin en sera, dans le feu de la mêlée, que l'éclat de ses feux éblouisse les regards de l'ennemi (1). Et toi, ma chère épée, console-toi, cesse de te lamenter, et ne perds point courage, s'il y a trop longtemps que je te porte oisive à mon côté, tandis que tu meurs d'envie de faire un hachis2 de nos adversaires. — Mais où est Artotrogus? est-il là?
artotrogus. — II est là, aux côtés d'un héros fort et fortuné, et beau comme un roi et un guerrier... Mars, auprès de tes prouesses, n'oserait parler des siennes ni les leur comparer3.
pyrgopolinice. — N'est-ce pas lui que je sauvai dans

1. Jeu de mots intraduisible sur aciem « regard » et acie «  ligne de bataille ».
2. La forme fartis, doublet de fartus, est attestée dans le v. 169 de la Mostellaria, et se retrouve dans les glossaires plautiniens.
3. Texte et sens contestés. Au lieu de Tum, bellatorem... Mars haud ausit dicere, texte des manuscrits qui suppose une suspen­sion de sens après bellatorem, Bothe propose de lire Tarn bellatorem Mars se haud ausit dicere " Mars n'oserait se proclamer un aussi grand guerrier"       

les plaines Charançoniennes, où commandait en chef Bumbomachidès Clutumistharidysarchidès (1), petit-fils de Neptune?
artotrogus. — Je m'en souviens; tu veux parler de ce guerrier aux armes d'or, dont tu dispersas d'un souf­fle les légions, comme le vent dissipe les feuilles ou le chaume des toits (2).
pyrgopolinice (d'un ton négligent). — Peuh! tout cela n'est rien.
artotrogus. — Rien, bien sûr, au prix de toutes les autres prouesses... (à part) que tu n'as jamais faites. (S'avançant sur la scène pour s'adresser au public) Si jamais on peut voir plus effronté menteur, fanfaron plus vaniteux que mon homme, je veux bien être à qui le trouvera, je m'engage à devenir son esclave. Il n'y a qu'une chose : les olives confites qu'on mange chez lui sont furieusement bonnes (3).
pyrgopolinice. — Où es-tu?
artotrogus. — Me voici. Et dans l'Inde, par Pollux, te rappelles-tu cet éléphant! Comment, d'un coup de poing, tu lui as cassé le bras?
pyrgopolinice. — Comment, le bras?
artotrogus. — Je voulais dire la cuisse.
pyrgopolinice. — Et j'avais frappé mollement.
artotrogus. — Parbleu ! Si tu y avais mis toute ta force, avec ton bras tu lui aurais traversé le cuir, le ventre, et la mâchoire, à cet éléphant (4).

1. La forme de ce nom plaisamment forgé par Plaute est contestée. Certains lisent Clutomestoridysarchides. Il ne faut pas essayer d'analyser trop exactement les éléments de ces composés patronymiques en -ides. Pour le public latin, l'effet comique résultait surtout de_leur longueur, et de leur consonance étrange. Cf. Persa, v. 702-705. Un effet analogue se lit dans Curculio, v. 408.
2. Texte peu sûr. D'autres lisent peniculus et entendent « ou le pinceau, le badigeon ».
3. Texte mal établi et sens obscurs. Nisi unum «  II n'y a qu'une chose » semble une expression elliptique familière, qu'il faut compléter : « II n'y a qu'une chose en sa faveur ».
4. Cf.  Curculio, v. 424.               

pyrgopolinice. — Laissons tout cela pour le moment.
artotrogus. — Par Hercule, ce n'est pas la peine de me raconter tes hauts faits; je les connais trop bien. (A part) C'est mon ventre qui me vaut toutes ces épreuves; mes oreilles doivent tout avaler pour que mes dents ne s'allongent pas (1), et il me faut opiner à tous les mensonges qu'il lui plaît d'inventer.
pyrgopolinice (l'air préoccupé). — Qu'est-ce que je voulais dire?
artotrogus (empressé). — Eh! je le sais déjà, ce que tu veux dire. C'est vrai, par Hercule; je m'en souviens.
pyrgopolinice. — Quoi donc?
artotrogus. — Tout ce qu'il te plaira.
pyrgopolinice. — Tu as...?
artotrogus. — Tu veux demander tes tablettes? Je les ai, et le poinçon aussi.
pyrgopolinice. — Comme tu sais habilement accor­der ta pensée avec la mienne!
artotrogus. — N'est-ce pas mon devoir de m'exer­cer à connaître ton humeur, et de mettre tous mes soins à flairer de loin toutes tes volontés?
pyrgopolinice. — Est-ce que tu te rappelles...?
artotrogus. — Je me rappelle (débitant d'un seul trait, sans reprendre haleine) : cent cinquante hommes en Cilicie,  cent en Scytholatronie,  trente Sardes,  soi­xante Macédoniens, c'est le compte de ceux que tu as occis en un seul jour.
pyrgopolinice. — Au total, cela fait combien?
artotrogus. — Sept mille.

1. La traduction ne peut rendre l'allitération dentes dentiant. Dentire signifie proprement « faire des dents ». Les manuscrits hésitent entre auribus peraurienda et auribus peraudienda, cette dernière leçon étant, à vrai dire, le mieux attestée. Mais la leçon per(h)aurienda semble trouver confirmation dans l'étymologie de Varron ab auribus audio (De Lingua Latina 6, 83), et elle a pour elle l'avantage de faire un jeu de mots.

pyrgopolinice (satisfait). — Ce doit être cela; tu comptes bien.
artotrogus. — Et pourtant je n'ai rien d'écrit; mais je m'en souviens tout de même.
pyrgopolinice. — Par Pollux, ta mémoire est ex­cellente.
artotroguspart). — Les bons morceaux me la rafraîchissent.
pyrgopolinice. — Continue de faire ce que tu as fait jusqu'ici, et tu es sûr d'avoir constamment à manger; je t'admettrai toujours à partager ma table.
artotrogus. — Et en Cappadoce donc, où, si ton épée ne s'était pas émoussée, tu tuais d'un seul coup cinq cents ennemis à la fois?
pyrgopolinice. — Oui, mais comme c'étaient de misérables fantassins (1), je leur ai fait grâce.
artotrogus. — A quoi bon te dire ce qui est connu de tout l'univers, que Pyrgopolinice efface tout ce qui existe sur terre par sa bravoure, sa beauté, et ses ex­ploits invincibles? Toutes les femmes t'adorent, et elles n'ont pas tort, vraiment : tu es si beau! Par exemple, celles qui, hier encore, m'ont tiré par mon manteau!
pyrgopolinice. — Qu'est-ce qu'elles t'ont dit?
artotrogus. — Elles me harcelaient de questions. « N'est-ce pas Achille? » me disait l'une d'elles. « Non », lui répondis-je, « mais c'est son frère ». Et l'autre de reprendre : « Ah, par Castor, comme il est beau, et quel air distingué! Voyez comme ses boucles lui vont bien! Heureuses les femmes qu'il admet dans son lit! »
pyrgopolinice. — Vraiment, elles disaient cela?
artotrogus. — Elles? ne m'ont-elles pas toutes les deux supplié de te faire passer aujourd'hui de ce côté-là, comme la procession (2)?

1. peditastelli  diminutif  de  peditaster,  lui-même  péjoratif  de pedes.
2. C'est-à-dire « comme on promène l'image du dieu dans la procession »

pyrgopolinice. — Ah! c'est un bien grand malheur d'être trop beau!
artotrogus. —- Et pourtant c'est comme cela : elles m'assomment, elles prient, elles intriguent, elles sup­plient pour qu'il leur soit permis de te voir; elles veulent que je te conduise à elles; au point que je n'ai plus le loisir de m'occuper de tes affaires.
pyrgopolinice. — II est temps, je crois, d'aller à la place, pour payer aux soldats que j'ai enrôlés hier le prix de leur engagement. Le roi Séleucus m'a prié avec les plus grandes instances de lever et d'enrôler pour lui des mercenaires. Je veux consacrer la journée au service de ce prince.
artotrogus. — Eh bien! allons-y.
pyrgopolinice (à sa suite). — Gardes, suivez-moi. (Il s'en va du côté du forum).

(ACTE  II)
(SCÈNE I)
PALESTRION,  seul
J'aurai   l'obligeance   d'expliquer   le   sujet   de   cette pièce,  si  vous avez  la complaisance  de  vouloir  bienm'écouter. Celui qui ne veut pas   écouter   n'a   qu'à se lever et à s'en aller, pour faire place à celui qui veut écouter (1). Maintenant, puisque c'est pour cela que vous êtes venus vous asseoir dans ce lieu de réjouissances, pour entendre la comédie que nous allons jouer, je vais vous en dire et le titre, et le sujet.
Cette comédie, en grec, a pour titre Alazôn; c'est ce qu'en latin nous appelons, nous autres, Le fanfaron. Cette ville, c'est Ephèse; le militaire qui vient de s'en aller au forum, c'est mon maître, un fanfaron, un effronté, une ordure (2), qui ne vit que pour le mensonge et l'adultère. A l'entendre, toutes les femmes sont à ses trousses; mais partout où il passe, il leur sert à toutes de risée. Aussi les courtisanes de la ville, qui l'empaument par leurs caresses feintes, en ont, pour la plupart, les lèvres qui font la moue. Or, il n'y a pas longtemps que je sers chez lui en qualité d'esclave; je veux que vous sachiez comment je suis tombé en sa possession, après avoir été à un autre maître, Soyez attentifs; car maintenant j'entre dans l'exposé du sujet.

1. Ces recommandations font partie traditionnellement du pro­logue. On les trouve abondamment développées dans les prolo­gues de l'Amphitryon, et surtout du Poenulus.
2. stercoreus. Stercus « fumier » et son dérivé stercilinium sont des termes d'injures fréquents.

J'avais pour maître, à Athènes, un jeune homme parfait en tous points. Il aimait une courtisane née d'une mère athénienne (1); et elle lui rendait son amour; ce qui est bien la meilleure façon d'aimer (2). Le jeune homme fut envoyé en ambassade à Naupacte, pour une importante affaire d'état (3). Sur ces entrefaites, notre militaire arrive par hasard à Athènes. Il s'introduit auprès de l'amie de mon maître (4), il se met à cajoler sa mère, à la combler de vin, de cadeaux, de vic­tuailles de choix; et devient ainsi l'ami de la maison chez la vieille maquerelle. Sitôt que l'occasion se pré­sente, notre militaire en profite pour jouer le tour à ladite maquerelle, la mère de celle qu'aimait mon maître. Un beau jour il enlève la fille, l'embarque à l'insu de sa mère, et, malgré sa résistance, l'amène ici à Ephèse. Sitôt que j'apprends que l'amie de mon maître a été enlevée d'Athènes, sans perdre une seconde, je me procure un vaisseau, je m'embarque pour Nau­pacte afin d'annoncer la chose au jeune homme. Mais à peine avons-nous gagné le large, que, la volonté des

1. Le second hémistiche du vers 100 est altéré dans les manus­crits, et les corrections proposées sont toutes incertaines. Mais la corruption ne compromet pas le sens général.
2. Donat  s'est  emparé   de  cette  réflexion  de  Palestrion   pour l'appliquer à l'affection mutuelle qui unit   Micion et son fils adoptif Eschine dans les Adelphes ; cf. les vers 48 et suiv. : Eduxi a paruolo; habui, amaui pro meo; In eo me oblecto, solum id est carum mihi. Ille  ut  item  contra  me  habeat facio  sedulo... et plus loin, v. 65 et suit. :
Et errât longe mea guidera sententia
Qui imperium credat grauius esse aut stabilius
Vi quod fit quam quod amicitia adiungitur.
3. La traduction ne peut rendre l'intention parodique que marque l'emploi des trois génitifs en -aï : magnai rei publicai. A l'époque de Plaute, ces génitifs ne sont plus employés que dans la langue officielle, comme ici, ou par l'épopée. Par Ennius, ils passeront dans Virgile qui en a encore quelques exemples, en vertu du principe enseigné par la rhétorique que l'archaïsme donne au style de la majesté.
4. Le vers présente à la fin une légère lacune, qui du reste n'influe pas sur le sens.

dieux s'accomplissant, des pirates s'emparent du navire qui me portait, et me voilà perdu en chemin avant d'avoir rejoint celui que j'allais trouver. Le coquin qui m'avait capturé me donne en présent à notre militaire. Celui-ci m'emmène chez lui. Qu'y vois-je en arrivant? La jeune fille d'Athènes, la maîtresse de mon maître. Elle m'aperçoit de son côté, et aussitôt, de l'œil elle me fait signe de ne point lui parler. Ensuite,
à la première occasion, elle me conte son infortune et ses chagrins.
Elle n'a qu'un désir, me dit-elle, c'est de s'enfuir de cette maison (1) et de revoir Athènes : elle aime tou­jours mon maître, le premier, s'entend, celui d'Athènes; et il n'y a personne au monde qu'elle déteste comme ce soldat. Voyant de quels sentiments elle est animée, je prends des tablettes, j'écris une lettre en secret, je la cacheté, et je la donne à un marchand pour qu'il la remette à mon maître, celui d'Athènes, le premier amant. Je lui mandais de venir; l'avis lui semble bon; il est venu, et il demeure ici (désignant la maison de Périplectomène), chez le voisin, un hôte de son père, un aimable vieillard, qui fait tout ce qu'il peut pour favoriser les amours de son hôte, et qui de ses con­seils et de ses bons offices nous encourage et nous aide. Aussi ai-je pu monter, là chez nous, des machi­nes merveilleuses pour permettre à nos amoureux
de se rencontrer. Le militaire a donné à sa maîtresse un appartement, où personne d'autre qu'elle n'a le droit de mettre le pied; hé bien! dans cet appartement, j'ai percé la muraille, afin que la belle eût un passage pour venir de là chez notre voisin sans être vue. Et cela, je l'ai fait au vu et au su du vieillard; c'est lui- même qui en a donné l'idée.

1. L'expression ex hac domu au lieu de ex hisce aedïbus rend le vers plus que suspect. Il s'agit sans doute d'une addition postérieure à Plaute.

J'ai bien (1) un compagnon d'esclavage, un pauvre hère, que le militaire a préposé à la surveillance de sa maîtresse. Nous saurons, par nos inventions ingénieuses et nos ruses savantes, lui éten­dre une taie sur les yeux, et le retourner si bien que, ce qu'il a vu, il ne l'aura pas vu. Et, pour que vous ne vous y trompiez pas tout à l'heure, notre amoureuse aujourd'hui va jouer un double personnage et ici (montrant la maison du militaire), et là (montrant celle de Périplectomène). Ce sera toujours la même, mais elle se fera passer pour une autre. Nous barbouil­lerons ainsi la face à son gardien. Mais la porte a craqué de ce côté, chez le voisin. C'est lui qui sort. Le voilà, l'aimable vieillard dont je parlais.

(SCÈNE  II)
PÉRIPLECTOMÈNE  PALESTRION
périplectomène (à ses gens dans la maison). — Par Hercule, dorénavant, si vous ne brisez les talons à tout esclave étranger que vous verrez sur le toit, je vous taillerai les reins en lanières de fouet. Voilà-t-il pas que mes voisins sont témoins de tout ce qui se passe dans ma maison; ils sont toujours à regarder chez moi par l'impluvium! Hé bien! je vous l'ordonne formellement : tout homme de chez le militaire que vous verrez sur notre toit, excepté Palestrion, et lui seul, faites-le dé­gringoler dans la rue.

1. Nam comme souvent chez Plaute, introduit l'explication d'une partie du raisonnement qui demeure sous-entendue. Ici. (Il m'a conseillé d'agir ainsi), car j'ai un compagnon, etc.

Il aura beau dire qu'il est à la poursuite d'une poule, d'un pigeon, ou d'un singe, vous êtes tous morts si vous ne l'assommez sur place. Et, justement, pour qu'ils ne puissent pas enfreindre la loi sur les jeux, arrangez-les de façon qu'ils n'aient pas un seul os (1) intact pour se mettre à table, une fois chez eux.
palestrion. — Nos gens, à ce que j'entends, ont dû commettre ici je ne sais quel méfait : voilà que le vieillard ordonne qu'on brise les os à mes camarades. Mais il a fait exception pour moi; peu m'importe com­ment il traite les autres. Je vais l'aborder (II se dirige vers Périplectomène).
périplectomène (apercevant Palestrion). — N'est-ce pas Palestrion qui vient à ma rencontre?
palestrion. — Comment vas-tu, Périplectomène?
périplectomène. — Parbleu, même si l'on m'avait donné le choix, il n'y a guère de rencontres qui pussent m'être en ce moment plus agréables. (Le prenant à part) J'ai à te parler.
palestrion. — Qu'y a-t-il? Qu'est-ce que tu as à te chamailler avec nos gens?
périplectomène. — Nous sommes assassinés.
palestrion. — De quoi s'agit-il?
périplectomène. — Le pot aux rosés est découvert.
palestrion. — Quel pot aux rosés?
périplectomène. — Tout à l'heure, du haut du toit, je ne sais quel de vos gens a regardé chez nous par l'impluvium, et il a vu Philocomasie et notre hôte en train de s'embrasser.

1. Jeu de mots intraduisible sur talus qui veut dire « os du talon, astragale », et « osselet » avec lequel on jouait aux dés. La phrase « pour qu'ils ne puissent enfeindre la loi sur les jeux » fait peut-être allusion à une ordonnance des édiles qui inter­disait les jeux de hasard, en particulier le jeu de dés ou d'osselets. Cf. Asinaria 779 et suiv. où il y a sans doute une équivoque comparable sur talus, et \J. M. Brinkhoff, Woordspeling ~bij Plautus, p. 47 et 96.

palestrion. — Qui est-ce qui les a vus?
périplectomène. — Un des tes camarades.
palestrion. — Quel homme est-ce?
périplectomène. — Je ne sais; il s'est si vite éclipsé, si soudainement...
palestrion (réfléchissant). — Je soupçonne... que je suis perdu (1).
périplectomène. — En le voyant partir, je m'écrie : « Holà! hé! qu'est-ce que tu fais sur le toit? » Tout en s'en allant il m'a répondu qu'il était à la poursuite d'un singe.
palestrion. — Malédiction! Voilà bien ma chance; il me faudra périr à cause de cette sale bête (2). Mais Philocomasie est-elle encore là (montrant la maison de Périplectormène) ?
périplectomène. — Elle y était encore quand je suis sorti.
palestrion. — Va vite, je te prie; dis-lui de passer chez nous le plus promptement possible, pour que nos gens la voient à la maison, si elle ne veut pas que ses amours soient cause que, nous autres esclaves, on nous marie tous avec la potence.
périplectomène. — Je le lui ai déjà dit; à moins que tu ne désires autre chose (3)...
palestrion. — Justement. Tu lui diras encore ceci : qu'elle ait soin de ne pas se départir un instant de son caractère, et qu'elle reste fidèle aux procédés et aux artifices de son sexe.
périplectomène. — Que veux-tu dire?

1. Comme souvent chez Plante, la phrase se termine par un complément inattendu, jrapà irpoo-Soaav. Après suspicor on atten­drait un nom propre.
2. Of. v. 285.
3. La formule Nisi quid aliud uis ou Num quid aliud vis a d'ordinaire perdu tout son sens, et sert simplement à prendre congé de quelqu'un. Ici Palestrion l'entend avec toute sa valeur, d'où sa réponse: Volo.

palestrion. — Qu'elle arrive à convaincre celui qui l'a vue ici de ne pas l'avoir vue- Quand même on l'y aurait vue cent fois, qu'elle persiste à nier malgré tout. Elle a un front, une langue, de la mauvaise foi, de la malice, de l'audace, de l'assurance, de l'aplomb, de la fourberie. Quand on l'accusera, qu'elle repousse l'accusation par un bon serment. Elle est en fonds de fausses paroles, de faux-semblants, de faux serments; en fonds de ruses, en fonds de prestiges, en fonds de tromperies. Une femme, si peu qu'elle ait de malice, n'a pas besoin, en fait de méchants tours, qu'on lui en revende : elle en a tout un magasin chez elle, avec tout ce qu'il faut pour les assaisonner (1).
periplectomène. — Je ferai la commission, si elle est chez moi. (Voyant que Palestrion ne l'écoute plus) Mais qu'est-ce que c'est que tu médîtes à part toi dans ta tête, Palestrion?
palestrion(avec l'air très préoccupé). — Un mo­ment de silence, tandis que je convoque mon conseil dans mon esprit et que je le consulte sur le plan de nos opérations, sur les ruses que je puis opposer à mon rusé camarade qui a vu nos amoureux s'embrasser là-bas, de façon que, ce qu'il a vu de ses yeux, il ne l'ait point vu.
periplectomène — Cherche; je me retirerai par ici en attendant. (Suivant des yeux le jeu muet de Palestrion) Voyez un peu, je vous prie quelle attitude! Le front soucieux, il réfléchit, il rassemble ses pensées. Il se frappe la poitrine de ses doigts; on dirait qu'il veut s'arracher le cœur.

1. La traduction littérale des vers 193 et 194 :  « Car jamais une femme, pour peu qu'elle ait de malice, ne recourt à un marchand de légumes (holitori). Elle a chez elle tout un jardin (hortum) et des assaisonnements (condimenta) pour fournir à toutes pra­tiques malignes (ad omnia mores maleficos). La métaphore qui sent son origine rustique, aurait été inintelligible en français.

Le voilà qui se détourne; de sa main gauche, il s'appuie sur sa cuisse gauche; de la droite, il compte sur ses doigts. Le voilà qui frappe sa cuisse droite. Quels coups il se donne! Les idées ne lui viennent pas facilement. Il a fait claquer ses doigts; son cerveau travaille, il ne fait que changer d'attitudes. Bon, maintenant! il hoche la tête; ce qu'il a trouvé ne le satisfait pas. Quelque idée qui sorte de là, on ne dira pas qu'elle manque de cuisson, il nous la servira bien à point. (Palestrion appuie le menton sur son poing) Le voilà qui bâtit à présent; il fiche une colonne sous son menton. Foin d'une pareille architecture! Elle ne me dit rien du tout; car, il y a, m'a-t-on dit, un poète latin qui a la tête ainsi étayée, tandis que deux gar­diens montent à toute heure la garde à ses côtés (1). Bravo! quelle belle attitude il a prise en se dressant! Un véritable esclave de comédie! Il n'aura pas de cesse, aujourd'hui, qu'il n'ait mis son projet sur pied. Il y est, ce me semble... Au travail, voyons, au travail. Ouvre l'œil, ne t'endors pas si tu ne veux pas que les verges te réveillent en bariolant ton dos. C'est moi qui te le dis. Est-ce que tu dors debout (2)? (S'approchant de lui, et le secouant pour le réveiller)

1. Allusion au poète Névius qui, à la suite de ses épigrammes sur les Metellus et les Scipions, fut, emprisonné et sans doute mis au carcan (ce qui explique la plaisanterie de Plaute sur l'os columnatum), avant d'être exilé de Borne. On connaît la menace adressée par les Metellus au satirique par le vers qui est demeuré comme le type parfait du saturnien:
Malum  dabunt Metelli  Naeuio  poetae. « Les  Metellus  donneront  une  rossée  au  poète  Névius. »
2. Le texte conservé par les manuscrits anheriatus uestis ne veut rien dire, et l'infinitif qui suit heus te adlocqui ne se ratta­che à rien, et ne peut s'expliquer. Les corrections proposées sont innombrables. Léo écrit : an heri maduisti ? heus te adloquor, Palaestrio, après Goetz qui déjà avait proposé de lire: an heri adbïbisti? Le sens est rétabli, mais la correction, facile, est aussi arbitraire. Dans anheriatu's on peut se demander s'il n'y a pas une altération de cantheriatus ; Périplectomène comparerait Palestrion à un cheval hongre, cette bête ayant la réputation de dormir debout, cf. Menechmes, v. 395 :
Certe haec mulier cantherino ritu astans somniat.

Hé, Palestrion, je te parle. Ouvre l’oeil te dis-je; réveille-toi, te dis-je; il fait jour, te dis-je.
palestrion (comme s'il sortait d'un rêve). — J'en­tends.
périplectomène. — Vois-tu comme l'ennemi est proche, et ton dos menacé? Prends tes mesures; réunis vite tes forces et tes auxiliaires pour la lutte; il faut aller vite, sans lambiner. Prends les devants par quel­que route, emmène ton armée par quelque passe, pour tourner l'ennemi. Force celui-ci à se retrancher pour un siège; assure la défense des nôtres. Intercepte les convois de nos adversaires, ménage-toi une route par où vivres et convois puissent parvenir sans être inquiétés jusqu'à toi et à tes légions. A l'œuvre! l'attaque est brusque. Trouve, invente; sers-nous tout de suite un expédient tout chaud; qu'on n'ait point vu ce qu'on a vu, qu'on n'ait point fait ce qu'on a fait. (Aux spectateurs) C'est qu'il entreprend une grande affaire, il bâtit une fameuse défense! (1) (A Palestrion) Si tu t'en­gages à tout prendre sur toi seul, il y a bon espoir que nous pourrons mettre l'ennemi en déroute.
palestrion. — Je m'y engage, et prends tout sur moi.
périplectomène. — Et moi je te promets que tu réussiras dans ton dessein.
palestrion. — Or donc, te bénisse Jupiter!
périplectomène. — Voudrais-tu me mettre au cou­rant de tes inventions?
palestrion.  — Tais-toi,  pendant que je te conduis dans la région de mes stratagèmes; je veux que tu con­naisses mes desseins comme moi-même.

1. Le vers 283 ne peut se défendre que si l'on admet que Périplectomène cesse d'exhorter Palestrion pour s'adresser aux spectateurs. Aussi certains éditeurs l'ont-ils condamné ou déplacé; Ribbeck le jugeait plus en situation après le v. 201. Allant plus loin, Léo le condamne, avec les deux vers qui le précèdent: « v. 226 (cf. 208) et magis 227 ab huius sermonis (219 sq.) natura recedunt, v. 229 cum 225 se coniungit (cf hoc v. 229), v. 227 ad 199 respicit. tres uefsus 226-228 facti sunt ut in vicem totius loci (202-225)succederent ». C'est exiger de Plaute une rigueur dans le développement qui n'est pas dans sa manière.

périplectomène. — Le dépôt t'en sera fidèlement gardé (1).
palestrion. — Mon maître, en fait de peau, est recouvert d'un vrai cuir d'éléphant; il a tout autant d'intelligence qu'une borne.
périplectomène. — Cela, je le sais comme toi.
palestrion. — Voici quel est le plan que je projette et la ruse que je combine. Je dirai que la sœur de Philocomasie, sa sœur jumelle, est arrivée d'Athènes dans notre ville avec un sien amoureux; qu'elles se ressemblent comme deux gouttes de lait (2), et que les deux voyageurs sont descendus chez toi, qu'ils sont tes hôtes.
périplectomène. — Très bien, très bien; parfait! Excellente idée!
palestrion (enchaînant, sans relever l'interruption). — De manière que, si mon camarade l'a dénoncée au militaire pour l'avoir vue embrasser ici un étranger, je soutienne, au contraire, que c'est l'autre sœur avec son amant qu'il a vus s'embrasser et se bécoter chez toi.
périplectomène. — Tout bonnement merveilleux. Je dirai comme toi, si le militaire m'interroge.
palestrion. — Mais n'oublie pas d'insister sur la ressemblance; et il faut faire la leçon à Philocomasie pour qu'elle soit bien instruite, et qu'elle ne bronche pas, si le militaire l'interroge.
périplectomène. — Voilà une ruse savamment com­binée. Mais si le militaire veut les voir toutes les deux à la fois en présence, que faisons-nous?

1. Proprement « Tu les reprendras intacts là même où tu les auras mis. » Formule toute faite de quelqu'un à qui l'on fait une confidence, cf. le
Mihi   quod  credideris   sumes  ubi   posiueris
de Mégaronide à la demande de discrétion que lui fait Calliclès dans le Trinummus, v. 145.
2. Cf Ménechmes, v. 1089.

palestrion. — Rien de plus facile; on peut trouver mille prétextes: elle n'est pas à la maison, elle est allée se promener, elle dort, elle fait sa toilette, elle est au bain, elle déjeune, elle fait la fête (1), elle est occupée, elle n'a pas le temps, elle n'est pas libre. Autant de défaites qu'on voudra, pourvu que nous réussissions dès l'abord à lui faire avaler tous les mensonges que la belle lui débitera (2).
périplectomène.  — Tout à fait d'accord  avec  toi.
palestrion. — Alors rentre chez toi, et si la belle y est encore, prie-la de passer vivement à la maison; dis-lui tout ceci, instruis-la, fais-lui la leçon, pour qu'elle retienne bien nos arrangements, et ce que nous avons ourdi à propos de la sœur jumelle.
périplectomène. — Je te la remettrai doctement endoctrinée. Tu n'as plus rien à me demander?
palestrion. — Sinon de rentrer chez toi.
périplectomène. — J'y vais. (Il rentre dans sa maison).
palestrion. — Et moi, je rentre chez nous, et je vais me mettre, sans me trahir vis-à-vis de lui (3), à la recherche du camarade qui poursuivait tout à l'heure son singe, et tâcher de savoir qui c'est. Car il est impossible qu'il n'ait pas mis dans la confidence quel­qu'un de nos gens, et qu'il n'ait pas raconté qu'il a vu la maîtresse du patron en train de se bécoter ici, dans le voisinage, avec un jeune inconnu.

1. Le texte latin dit plus crûment:  «Elle boit»  -potat.
2. Ainsi faut-il traduire si l'on garde la leçon mentibitur : le sujet est Philocomasie, qui n'est pas explicitement exprimé, comme il arrive souvent dans la langue archaïque. Certains éditeurs préfèrent lire mentibimur avec B2 ; en ce cas le sens est: «que nous lui débiterons».
3. Le huic des manuscrits est embarrassant; mais il est arbi­traire de le corriger, puisqu'il est attesté par l'accord de l'Ambrosien et des Palatins. J'en fais le complément de l'adverbe dissimulabiliter.

Je sais par moi-même ce qui en est: « je ne puis taire ce que je suis seul à savoir (1) ». Si je découvre celui qui l'a vue, je dresserai contre lui toutes mes batteries. Tout est prêt; j'attaque, et je prends mon homme d'assaut; j'y suis bien résolu. Si je ne le trouve pas comme je l'espère, j'irai flairant comme un chien de chasse, jusqu'à ce que j'aie saisi la trace du renard. Mais notre porte a crié; modérons notre voix, car c'est le gardien de Philocomasie, mon camarade, qui sort.

(SCÈNE  III)
SCÉLÉDRUS    PALESTRION
scélédrus (sortant de chez Pyrgopolinice, et se par­lant à lui-même, l'air préoccupé). — À moins d'avoir rêvé aujourd'hui que je me promenais sur le toit, je suis sûr, par Pollux, et sûr et certain d'avoir vu ici, chez le voisin d'à côté, Philocomasie, la maîtresse de mon maître, en train de se chercher une mauvaise affaire.
palestrion (à part). — C'est lui qui les a vus en train de s'embrasser, à ce que j'entends.
scélédrus. — Qui est là?
palestrion. — Ton camarade. Quoi de neuf, Scélédrus?
scélédrus (d'un air inquiet). — Ah, Palestrion ! je suis bien aise de te rencontrer.
palestrion. — Qu'est-ce? de quoi s'agit-il? instruis-moi.

1. Evidemment citation  d'un  proverbe  populaire.

scélédrus. — J'ai peur...
palestrion. — De quoi as-tu peur?
scélédrus. — J'ai bien peur, par Hercule, que tous, tant que nous sommes d'esclaves à la maison, nous ne fassions aujourd'hui qu'un saut jusqu'à la croix et la potence.
palestrion. — Fais ton saut tout seul; pour moi, c'est un genre de sauterie et de voltige dont je ne me soucie pas.
scélédrus. — Tu ne sais peut-être pas la nouvelle affaire qui vient d'arriver chez nous?
palestrion. — Qu'est-ce que cette affaire?
scélédrus. — Une sale affaire.
palestrion. — Garde ton secret pour toi seul, ne me dis rien, je ne veux pas le savoir.
scélédrus. — Hé bien, non; je ne te laisserai pas sans le savoir. Je poursuivais tantôt notre singe sur le toit du voisin...
palestrion (d'un ton dégoûté). — Par Pollux, mon cher, c'était un bien grand vaurien qui poursuivait une bien sale bête.
scélédrus. — Que les dieux te maudissent!
palestrion. — C'est bien toi plutôt qui devrais (1) mais puisque tu as commencé, continue.
scélédrus. — Un pur hasard me fit jeter les yeux par l'impluvium chez notre voisin. Et là qu'est-ce que j'aperçois? Philocomasie avec un jeune inconnu, tous deux en train de s'embrasser.
palestrion. — Quelle affreuse chose me dis-tu là, Scélédrus (2) ?
scélédrus. — C'est comme je te dis; je l'ai vu.
palestrion. — Toi-même?

1. La phrase latine est construite en équivoque. Le début laisse entendre « C'est toi plutôt qui devrais [être maudit] », mais Palestrion termine de façon inattendue par « achever ton récit, puisque tu l'as commencé ». Cf. Amphitryon, v. 741.
2. Le texte latin comporte un jeu de mots portant sur l'alli­tération sceledre scelus.

scélédrus. — Moi-même, de ces deux miens yeux que voici.
palestrion. — Va donc; c'est invraisemblable, ce que tu dis. Tu n'as rien vu.
scélédrus (vexé). — Crois-tu que j'aie une taie sur l'œil?
palestrion. — C'est plutôt le médecin que tu dois consulter là-dessus. Mais quant à ton histoire, pour peu que les dieux te soient favorables, tu ferais bien de ne pas la sortir à la légère. Car tu risques de mettre tes jambes et ta tête en danger de mort. D'une manière ou d'une autre, ta perte est toute prête, si tu ne répri­mes ton sot bavardage.
scélédrus. — Comment cela, d'une manière ou d'une autre?
palestrion. — Je m'explique. Primo, si c'est à tort que tu accuses Philocomasie, de ce fait tu es un homme mort. Secundo, si c'est vrai, toi, qui étais préposé à sa garde, tu es encore un homme mort.
scélédrus. — Qu'adviendra-t-il de moi, je n'en sais rien; mais ce que je sais bien, c'est que j'ai vu ce que je dis.
palestrion. — Tu persistes, malheureux?
scélédrus. — Que veux-tu que je te dise, sinon ce que j'ai vu? Bien mieux; elle est encore à présent là, chez le voisin.
palestrion (faussement étonné). — Hein, quoi? elle n'est pas à la maison?
scélédrus. — Vas-y voir toi-même, entre; je ne veux plus qu'on me croie sur parole.
palestrion. — C'est ce que j'ai bien l'intention de faire.
scélédrus. — Je t'attendrai ici; en même temps je guetterai le moment où notre ouaille reviendra du pâturage au bercail (1). (Palestrion entre chez le militaire)

1. Le latin dit: notre génisse reviendra du pâturage à l'étable.

Que dois-je faire maintenant? Le militaire m'a commis à sa garde. Que je la dénonce, je suis mort; que je me taise, je suis mort tout de même, si la chose se dé­couvre. Y a-t-il rien de plus méchant, de plus effronté qu'une femme? Pendant que je suis sur le toit, elle sort du logis et s'en va courir. Par Pollux, elle ne manque pas d'audace. Si le militaire venait à le savoir, je crois bien, ma foi, que toute la maison, et moi avec, il nous hisserait au haut d'une belle potence... Ma foi, quoi qu'il en soit, j'aime mieux tenir ma langue que de périr misérablement... Je ne puis pas, moi, garder une femme qui va s'offrir aux galants.
palestrion (criant à haute voix). — Scélédrus, Scélédrus! Y a-t-il sur la terre un coquin plus effronté que toi? Quelqu'un au monde qui soit plus en butte à l'inimitié et à la colère des dieux?
scélédrus. — Qu'est-ce?
palestrion. — Tu ne te fais par crever ces yeux qui te font voir ce qui n'existe pas?
scélédrus. — Comment, ce qui n'existe pas?
palestrion. — Je ne donnerais pas une noix vide de ta peau (1).
scélédrus. — Qu'est-ce qu'il y a?
palestrion. — Ce qu'il y a! tu le demandes?
scélédrus. — Pourquoi pas?
palestrion. — Tu ne te fais pas couper ta bavarde de langue?
scélédrus. — Pourquoi cela?
palestrion. — Mais Philocomasie, elle est là, chez nous; elle que tu prétendais avoir vue chez le voisin, avec un autre homme qu'elle embrassait, qu'elle bécotait.

1. Expression  proverbiale;  cf.   Pseudolus  371.

scélédrus  (haussant  les épaules).  — Ça m'étonne que tu te nourrisses d'ivraie, quand le froment est si bon marché (1).
palestrion. —Pourquoi ça?
scélédrus. — Parce que tu y vois trouble.
palestrion. — Rossard! par Pollux, toi tu n'y vois pas trouble, tu n'y vois goutte; car elle est à la maison, c'est un fait (2).
scelédrus (toujours incrédule'). — Comment, à la maison?
palestrion. — Parbleu oui, à la maison!
scélédrus. — A d'autres, Palestrion; tu me prends pour ton jouet.
palestrion. — En ce cas, je dois avoir les mains sales.
scélédrus. — Pourquoi ça?
palestrion. — Parce que je joue avec une ordure.
scélédrus. — Malédiction sur ta tête!
palestrion. — C'est sur la tienne qu'elle retombera, Scélédrus, je te le promets, si tu ne changes pas et d'yeux et de langage. Mais j'entends le bruit de notre porte.
scélédrus. — Et moi, je monte la garde auprès de celle-là (3) (montrant la porte de Périplectomène), car elle n'a d'autre moyen de revenir d'ici chez nous qu'en passant tout droit par cette porte.
palestrion (impatienté). — Mais, puisqu'elle est chez nous ! Vraiment, Scélédrus, je ne sais quel démon te poursuit (4).
scélédrus. — J'ai mes yeux pour voir, mon bon sens pour me guider, et si je dois me fier à quelqu'un, c'est

1. L'ivraie passait pour  troubler  la  vue.
2. Texte  peu  sur mais 1e sens  général  ne fait aucun  doute.
3. Texte peu sûr. Les vers 328-330 qui interrompent assez fâcheusement la marche du dialogue sont peut-être interpolés!
4. La traduction que j'ai adoptée ne rend pas l'allitération, déjà rencontrée plus haut, Sceledre scelera, ni le sens littéral du texte latin: « Je ne sais quels crimes te tiennent éveillé» qui n'aurait pas grand secs pour le lecteur français. 

à moi-même. Jamais personne au monde ne m'ôtera de la tête qu'elle est là, dans cette maison. Je resterai ici pour lui barrer la route, afin qu'elle ne puisse pas se faufiler chez nous à mon insu.
palestrion part). — Je tiens mon homme : dans un instant je l'aurai délogé de son retranchement. (Haut) Veux-tu que je t'oblige à confesser que tu as la berlue?
scélédrus. — Eh bien! vas-y.
palestrion. — Que tu n'as pas pour un sou de bon sens, et que tu ne sais pas te servir de tes yeux?
scélédrus. — Je veux bien.
palestrion. — Tu soutiens, n'est-ce pas? que la maîtresse du maître est là (montrant la maison de Périplectomène) ?
scélédrus. — Et même, je déclare que je l'y ai vue en train d'embrasser un étranger.
palestrion. — Tu sais qu'il n'existe aucun passage de chez nous à chez eux?
scélédrus. — Je le sais.
palestrion. — Ni promenoir, ni jardin? à moins de passer par l'impluvium?
scélédrus. — Je le sais.
palestrion. — Eh bien! si elle est à la maison, si je te la fais voir sortant d'ici, de chez nous, ne mérites-tu pas d'être dûment bâtonné?
scélédrus. — Parfaitement.
palestrion. — Garde cette porte (montrant la mai­son de Périplectomène), pour qu'elle ne puisse pas se faufiler dehors sans que tu la voies, et rentrer chez nous à ton insu.
scélédrus. — C'est bien mon intention.
palestrion. — Je vais te la présenter sur ses deux pieds, ici, dans cette rue.
scélédrus. — Hé bien! c'est cela, vas-y. (Palestrion entre chez le soldat). — Je suis curieux de savoir si j'ai vu ce que j'ai vu, ou s'il tiendra parole, et s'il fera qu'elle se trouve à la maison. Car enfin, j'ai mes yeux, je n'emprunte pas ceux d'autrui. Mais il est toujours à faire le chien couchant auprès d'elle; c'est lui qu'elle préfère; c'est, lui qu'on appelle le premier à la pitance, c'est lui qu'on sert le premier. Il y a trois ans tout au plus qu'il est chez nous, et il n'y a pas, dans tout le service, de serviteur qui soit mieux traité que lui. Mais il faut que je sois tout à mon affaire, et que je garde bien cette porte. Je vais me placer ici en sentinelle. Par Pollux, ce n'est pas en passant par ici qu'ils réussiront jamais à m'attraper.

(SCÈNE IV)
Palestrion    Philocomasie   Scélédrus tous deux sortant de chez le militaire
palestrion (bas à Philocomasie). — Tâche de ne pas oublier mes instructions.
philocomasie. — Quelle manie de répéter les choses tant de fois!
palestrion. — C'est que je crains que tu ne sois pas assez rouée.
philocomasie. — Amène-m'en dix, si tu veux, et des moins malignes; je me charge de les déniaiser, rien qu'avec ce que j'ai de trop dans mon sac. A toi main­tenant, poursuit ton plan. Moi, je vais me mettre là-bas, un peu plus loin.
palestrion (s'approchant de Scélédrus). — Hé bien, Scélédrus?
scélédrus. — Je suis occupé comme tu vois! (Mais) j'ai des oreilles; tu n'as qu'à parler. (En disant cela, il étend les bras, comme, pour empêcher quelqu'un de passer).
palestrion. — Te voilà, je pense, dans la posture où il te faudra bientôt mourir à la porte de la ville,  les bras en croix sur le gibet.
scélédrus. — Et pour quelle raison?
palestrion. — Regarde donc à ta gauche : quelle est cette femme (montrant Philocomasie à la porte du militaire) ?
scélédrus. — 0 dieux immortels! Eh ! mais, c'est la maîtresse de mon maître.
palestrion. — C'est aussi ce qui me semble, par Pollux. Allons, quand tu voudras...
scélédrus. — Quoi faire?
palestrion. — Prépare-toi vite à mourir.
philocomasie  (avec une colère feinte). — Où est-il, ce bon serviteur qui n'hésite pas à calomnier une innocente, qui m'accuse faussement d'un acte abominable?
palestrion (à Philocomasie). — Tiens, le voici; c'est lui qui m'a dit ce que je t'ai dit.
philocomasie. — Tu prétends, scélérat, m'avoir vue là chez le voisin, en train de donner des baisers?
palestrion. — Oui, et à un jeune étranger; il l'a dit.
scélédrus. — Oui, je l'ai dit, parbleu!
philocomasie. — Tu m'as vue?
scélédrus (avec véhémence). — Et de mes propres yeux, mordieu !...
philocomasie (l'interrompant). — Dont tu seras privé, j'espère, pour leur apprendre à voir plus qu'ils n'en voient.
scélédrus.   — Jamais,   par  Hercule,   on  ne pourra m'empêcher d'avoir vu ce que j'ai vu.
philocomasie. — Je suis bien sotte et bien simple de bavarder avec ce fou dont j'obtiendrai la tête, j'en jure bien.
scélédrus. — Ne menace pas tant; je sais que le gibet sera mon tombeau; c'est là que reposent mes ancêtres, père, aïeul, bisaïeul, trisaïeul. Toutes tes menaces ne peuvent m'arracher les yeux de la tête. (A Palestrion) Mais deux mots, Palestrion : de grâce, d'où sort-elle?
palestrion (comme étonné de la question). — D'où, si ce n'est de la maison?
scélédrus. — De la maison?
palestrion (d'un ton d'assurance). — Regarde-moi; tu peux m'en croire.
scélédrus (perplexe). — Je t'en crois... Mais c'est une chose vraiment extraordinaire : comment a-t-elle
pu passer d'ici là? Car il n'y a certainement pas de promenoir chez nous, pas le moindre jardin, pas de fenêtre qui ne soit grillée... (se tournant vers Philocomasie) Pourtant je suis sûr de t'avoir vue ici, dans cette maison (montrant la maison de Périplectomène).
palestrion. — Tu persistes, misérable, à vouloir l'accuser?
philocomasie (comme frappée d'une révélation sou­daine). — Par Castor, ce ne serait donc pas un men­songe, le songe que j'ai rêvé cette nuit?
palestrion (intéressé). — Qu'est-ce que tu as rêvé?
philocomasie. — Je vais vous le raconter. Mais, je vous en prie, soyez attentifs. Cette nuit donc, pendant mon sommeil, il m'a semblé que je voyais ma sœur jumelle, arrivée d'Athènes à Ephèse avec un sien amant, et tous les deux m'ont paru descendre ici chez le voisin et y recevoir l'hospitalité.
palestrion (à part). — C'est le rêve de Palestrion qu'elle raconte. (A Philocomasie, d'un ton pressant) Continue, continue.
philocomasie. — J'étais toute joyeuse de l'arrivée de ma sœur, lorsqu'à cause d'elle précisément je me vis en butte à de très graves soupçons. En effet, tou­jours dans mon rêve, il m'a semblé qu'un de nos domestiques m'accusait, (se tournant vers Scélédrus) comme tu le fais en ce moment, d'avoir embrassé un jeune homme, un étranger, tandis que c'était ma sœur jumelle qui avait embrassé son amant. Voilà comment j'ai rêvé qu'on m'accusait faussement, méchamment.
palestrion (transporté d'enthousiasme). — Les événements de la veille s'accordent-ils assez bien avec les visions du sommeil? Le voilà, ton rêve, par Hercule! Il se réalise sous nos veux. Rentre à la maison et fais ta prière (1). Je suis d'avis que tu racontes la chose au militaire.
philocomasie. — C'est bien mon intention. Non certes, je ne me laisserai pas impunément outrager, calomnier. (Elle entre chez le militaire).
scélédrus (à part). — J'ai peur d'avoir fait une boulette, tant le dos me démange du haut en bas!
palestrion (à Scélédrus). — Sais-tu bien que tu es un homme mort?
scélédrus (sans répondre à la question, et s'en­têtant). — Maintenant en tout cas, elle est chez nous, c'est certain. Mais ce qui est non moins certain, c'est que je continue ma faction devant notre porte, qu'elle soit où elle voudra.
palestrion. — Mais, dis donc, Scélédrus, comme le songe qu'elle a eu se trouve d'accord avec les soupçons, avec ces embrassades que tu as cru voir !
scélédrus. — Je ne sais plus si je dois m'en croire moi-même; et j'en arrive à penser que je n'ai point vu ce que je crois avoir vu.
palestrion. — Parbleu, mon cher, m'est avis que tu reviens bien tard à la raison. Si la chose arrive aux oreilles du maître avant que tu n'aies pu te disculper, tu es perdu bel et bien.
scéledrus. — Maintenant seulement je m'aperçois que j'ai eu un brouillard devant les yeux.
palestrion. — II y a longtemps, par Pollux, que la chose est claire, puisqu'elle n'a pas cessé d'être à la maison.
scéledrus. — .le n'ose plus rien affirmer. Je ne l'ai pas vue, et pourtant je l'ai vue.

1. Pour les anciens, tout songe est envoyé par tes dieux dont il est un avertissement. De là le conseil que donne Palestrion à Philocomasie d'aller prier les dieux, soit pour les remercier, soit pour en obtenir une explication, soit pour conjurer le mauvais présage attaché au songe.

palestrion. — En tout cas, par Pollux, ta bêtise a failli nous perdre tous. En voulant faire parade de ton zèle pour ton maître, tu as failli consommer ta ruine. Mais j'entends le bruit de la porte du voisin; je me tais.

(SCÈNE  V)
PHILOCOMASIE, sortant de chez Périplectomène PALESTRION    SCÉLÉDRUS
philocomasie (à quelqu'un de la maison). — Porte le feu sur l'autel, pour que dans ma joie j'offre à Diane d'Ephèse des louanges et des actions de grâces et fasse monter vers elle la suave odeur de l'encens d'Arabie. Car c'est elle qui m'a sauvée de l'empire de Neptune, de ces régions orageuses où je fus longtemps assaillie par les flots en fureur.
scélédrus (frappé d'étonnement en apercevant Philocomasie) . -— 0 Palestrion, Palestrion !
palestrion (parodiant le ton étonné de son cama­rade). — 0 Scélédrus, Scélédrus, qu'est-ce que tu veux?
scélédrus. — Cette femme qui vient de sortir d'ici (montrant la maison de Périplectomène), est-ce la bonne amie de notre maître, Philocomasie, ou n'est-ce pas elle?
palestrion (avec une fausse hésitation). — Je le crois, par Hercule; il me semble que c'est elle. Mais je ne comprends pas comment elle a pu passer ici de chez nous, si vraiment c'est bien elle.
scélédrus (déconcerté). — Est-ce que tu en doutes, par hasard?
palestrion (toujours perplexe). — Ça m'a l'air d'être elle.
scélédrus. — Abordons-la, parlons-lui. Hé ! qu'est-ce que tu fais là, Philocomasie? Qu'est-ce qu'on te doit dans cette maison là? Qu'y viens-tu faire? (voyant qu'elle ne lui répond pas) Tu restes muette? C'est à toi que je parle.
palestrion. — C'est plutôt à toi-même, par Pollux; car elle ne te répond point.
scélédrus (touchant Philocomasie). — C'est à toi que je m'adresse, vicieuse éhontée, qui vas courir chez les voisins.
philocomasie (d'un air étonné). — A qui en as-tu?
scélédrus. — A qui, sinon à toi?
philocomasie. — Qui es-tu? es-tu que j'ai affaire avec toi?
scélédrus (suffoqué). — Hein, tu me demandes qui je suis?
philocomasie. — II faut bien que je le demande, puisque je ne le sais pas.
palestrion (feignant de venir à la rescousse de Scélédrus). — Et moi, qui suis-je, alors, si tu ne le connais pas, lui?
philocomasie. — Un fâcheux, qui que tu sois, toi comme lui.
scélédrus. — Tu ne nous connais pas?
philocomasie. — Ni l'un ni l'autre.
scélédrus (décontenancé, à Palestrion). — J'ai grand peur...
palestrion. — De quoi?
scélédrus. — Que nous ne nous soyons perdus quel­que part; car elle déclare qu'elle ne nous connaît ni toi, ni moi.
palestrion. — Je veux éclaircir ce point, Scélédrus, et savoir si nous sommes bien nous-mêmes ou d'autres; est-ce que par hasard quelque voisin nous aurait chan­gés secrètement, à notre insu?
scélédrus (se tâtant, avec inquiétude). — Certes, c'est bien moi.
palestrion (de même). — Et c'est moi aussi (A Philocomasie) Tu veux, la belle, t'attirer de mauvaises affaires. (Voyant qu'elle ne l'écoute pas) Je te le dis : hé, Philocomasie!
philocomasie (avec impatience). — Quel démon te tourmente de m'appeler d'un nom si compliqué, et qui n'est pas le mien?
palestrion (ébahi). — Oh, oh! comment t'appelles-tu donc?
philocomasie. — Mon nom est Dicée (1).
scélédrus. — Tu as tort de vouloir t'approprier un faux nom, Philocomasie. S'il y a un nom que tu ne mérites pas, c'est bien celui-là, car tu lèses injustement mon maître.
philocomasie. — Moi?
scélédrus. — Oui, toi.
philocomasie (ironique). — Moi, qui suis arrivée d'Athènes à Ephèse, hier soir, avec mon amant, un jeune Athénien?
scélédrus. — Dis-moi; qu'est-ce que tu viens faire à Ephèse?
philocomasie. — J'ai appris que ma sœur, ma sœur jumelle, était ici; je suis venue la chercher.
scélédrus. — Tu es une fine mouche.
philocomasie. — Dis plutôt, par Castor, une grande sotte de discourir avec vous. Je m'en vais.
scélédrus (la retenant). — Je ne te laisserai pas t'en aller.
philocomasie. — Lâche-moi.
scélédrus. — Tu es prise sur le fait. Je ne te lâche pas.

1. Proprement «la juste» (cf. Justine en français). D'où la plaisanterie de Sceledrus « Tu es « injuste » (c.-à-d. la Juste). »

philocomasie. — Gare à la claque que mes mains vont faire sonner sur tes joues, si tu ne me lâches pas. (Elle fait des efforts pour se dégager).
scélédrus (à Palestrion). — Eh bien quoi, malheur! tu restes plante-là? Tu ne pourrais pas la retenir de ton côté?
palestrion. — Je n'ai pas envie de me mettre une fâcheuse affaire sur le dos. Qu'est-ce qui m'assure que c'est Philocomasie, et non pas une autre qui lui res­semble?
philocomasie (à Scélédrus). — Me lâches-tu, oui ou non?
scélédrus. — Non certes; et malgré toi, en dépit que tu en aies, si tu ne me suis pas volontairement, je t'entraînerai de force à la maison.
philocomasie (montrant la maison de Périplectomène). — Je suis ici chez mon hôte, et non chez moi; c'est à Athènes, en Attique qu'est ma demeure (1). Quant à cette maison-là (montrant celle du militaire), je m'en moque; et quant à vous, je ne vous ai jamais vus, et je ne sais qui vous êtes.
scélédrus. — Tu peux me citer en justice; je ne te lâcherai point que tu ne prennes l'engagement formel d'entrer là (montrant la maison du militaire), si je te laisse aller.
philocomasie. — Tu me contrains par la force, qui que tu sois. Je prends l'engagement, si tu me lâches, d'entrer là où tu m'ordonnes.
scélédrus (desserrant son étreinte). — Alors, tiens; tu es libre.
philocomasie (s'enfuyant dans la maison de Périplectomène). — Et libre je m'en vais.
scélédrus (dépité). — Voilà bien la loyauté féminine.

1.Texte  très  peu  sûr.

palestrion. — Scélédrus, tu as laissé ta proie s'échapper de tes mains. Il n'est pas possible que ce ne soit pas la bonne amie de notre maître. Veux-tu faire ce que je te dis, et vivement?
scélédrus. — Que dois-je faire ?
palestrion. — Va vite me chercher un coutelas chez nous.
scélédrus. — Qu'en feras-tu?
palestrion (d'un air farouche). — Je foncerai tout droit dans leur maison; et le premier que j'y trouve en train d'embrasser Philocomasie, je l'égorge sur le champ.
scélédrus (déconcerté). — II t'a semblé que c'était elle?
palestrion. — Comment, par Pollux ! C'est elle, cer­tainement.
scélédrus. — Mais comme elle cachait bien son jeu !
palestrion. — Va, cours me chercher un coutelas.
scèlédrus. — Tu vas l'avoir dans un instant. (H entre chez le militaire).
palestrion. — Non certes, il n'y a pas de fantassin ni un cavalier au monde qui ait autant d'audace, autant d'assurance qu'une femme, quand elle s'en mêle. Comme elle a bien su accommoder son langage à son double rôle! comme on barbouille le museau à son prudent gardien, mon digne camarade ! Le plus drôle, c'est ce passage ouvert à travers la cloison.
scélédrus (revenant). — Holà ! Palestrion; il n'y a plus besoin de coutelas.
palestrion. — Pourquoi cela? qu'y a-t-il?
scélédrus. — La bonne amie de notre maître, elle est là, à la maison.
palestrion. — Comment, à la maison?
scelédrus. — Mais oui, couchée dans son lit.
palestrion. — Vrai ! par Pollux, tu t'es attiré une méchante affaire, à ce que j'entends.
scélédrus. — Comment cela?
palestrion. — Mais, en osant porter la main sur la femme qui loge ici, chez le voisin.
scélédrus (peu rassuré). — J'en ai bien peur, par Hercule.
palestrion. — Mais jamais personne au monde ne pourra empêcher que ce ne soit sa sœur jumelle. C'est elle, parbleu! que tu avais vue là en train d'embrasser son amant.
scélédrus. — Sans doute. Il est clair que c'est bien sa sœur, comme tu dis. L'ai-je échappé belle! Si j'avais parlé à notre maître, j'étais mort.
palestrion. — Donc, si tu es sage, motus sur tout ceci; un esclave doit en dire moins long qu'il n'en sait. Quant à moi, je te quitte, je ne veux pas être mêlé dans tes affaires, et je vais là, chez le voisin. Tout ton brouillamini ne me dit rien. Si le maître vient et qu'il me demande, je serai là; tu n'auras qu'à me faire appeler. (Il entre chez Périplectomène).

(SCÈNE VI)
SCÉLÉDRUS        PÉRIPLECTOMÈNE
scélédrus. — M'a-t-il assez bien lâché, sans plus s'inquiéter du service de son maître que s'il n'était pas à ses ordres, en esclavage! En tout cas, ce qu'il y a de sûr, c'est que l'autre est maintenant chez nous, à la maison; puisque moi-même je viens de l'y surprendre étendue dans son lit. Maintenant, montons la garde et ouvrons l'œil.
périplectomène (sortant de chez lui, et se parlant à lui-même, d'un ton furieux, comme s'il ne voyait pas Scélédrus). — Morbleu! ces gens-là me prennent donc pour une femme, et non pour un homme, ces esclaves du militaire d'à côté, ils ont une façon de se moquer de moi! Comment, une femme à qui j'offre l'hospitalité, arrivée hier d'Athènes en cette ville avec mon hôte, on la malmène, on l'insulte ici, en pleine rue; une jeune fille libre par sa naissance, et par sa condition !
scélédrus (pris d'inquiétude). — Je suis un homme mort, par Hercule. Il se dirige tout droit vers moi. D'après les propos que je viens d'entendre tenir au vieillard, j'ai bien peur que cette affaire ne tourne fort mal pour moi.
périplectomemepart)- — Allons à lui. (Haut)  C'est donc toi, Scélédrus, maître scélérat, qui as insulté ici tout à l'heure, devant ma maison, une femme à qui je donne l'hospitalité?
scélédrus (d'un ton suppliant). — Voisin, écoute, je t'en prie.
périplectomène. — Que je t'écoute, moi?
scélédrus. — Je voudrais me justifier.
périplectomène. — Toi, te justifier à mes yeux (1) après un tel forfait, une telle indignité? Qu'est-ce à dire? Parce que vous faites le métier de soudards, vous vous imaginez que tout vous est permis, rossard!
scélédrus. — Tu permets?...
périplectomène (continuant sans se laisser inter­rompre, et se montant à mesure qu'il parle). — Mais, que tous les dieux et toutes les déesses me protègent ! si l'on ne m'accorde contre toi le supplice des verges, tout au long d'un jour, depuis le matin jusqu'au soir, pour avoir brisé foules les tuiles de ma toiture (2) en y poursuivant un singe, ta digne compagnie; pour avoir de là haut espionné mon hôte chez moi, tandis qu'il embrassait et caressait sa maîtresse; pour avoir osé imputer à la bonne amie de ton maître une infamie, malgré son innocence, et à moi l'action la plus scan­daleuse; pour avoir enfin brutalisé devant ma propre maison une femme à qui je donne l'hospitalité : si, pour me dédommager, l'on ne t'administre le supplice des aiguillons, je couvrirai ton maître de plus d'op­probre que par grand vent la mer n'est couverte de vagues.

1. Il est possible que le vers 497, qui présente certaines diffi­cultés de scansion, soit une addition postérieure à Plaute. Voir l'apparat critique.
2. imbrices, tuiles creuses (qui se plaçaient à la jonction de deux tuiles plates, tegulae, pour former une arête continue chargée d'arrêter la pluie (imber).

scélédrus (tout troublé et balbutiant). — J'en suis réduit à ce point, vois-tu, Périplectomène, que je ne sais si ce n'est pas plutôt à moi de te demander des comptes... ou, — si vraiment la femme qui est chez toi n'est pas celle de chez nous, ni celle de chez nous celle de chez toi — si ce n'est pas plutôt à moi, semble-t-il, de te faire des excuses; car je ne sais pas bien encore maintenant ce que j'ai vu; tant celle qui est chez toi ressemble à celle de chez nous, si toutefois ce n'est pas la même!
périplectomène. — Entre chez moi et va voir : tu le sauras à l'instant.
scélédrus. — Tu permets?
périplectomène. — Bien mieux, je te l'ordonne. Va, examine tranquillement.
scélédrus. — C'est bien mon intention. (Il entre chez Périplectomène).
périplectomène (courant à la porte du, militaire). — Holà, Philocomasie, vite, vite, passe chez nous, au galop; il le faut. Ensuite, quand Scélédrus sera sorti de chez nous, vite, repasse au galop chez vous dans votre maison. (Il revient) J'ai bien peur, par Pollux, qu'elle ne s'embrouille un peu. S'il ne la voit pas chez nous... mais la porte s'ouvre.
scélédrus (sortant de la maison de Périplectomène). — 0 dieux immortels! est-il possible de faire une femme plus ressemblante, et qui soit plus la même, sans être pourtant la même? Les dieux mêmes, je pense, en seraient incapables.
périplectomène (ironique et triomphant). — Eh bien, à présent?
scélédrus (l'air penaud). — J'ai mérité que tu me punisses.
périplectomène (insistant). — Eh bien donc, est-ce elle?
scélédrus. — C'est elle, et cependant ce n'est pas elle.
periplectomène. — As-tu vu celle que tu voulais?
scélédrus. — Je l'ai vue, elle, et j'ai vu aussi ton hôte; ils étaient dans les bras l'un de l'autre, échan­geant des baisers.
periplectomène. — Est-ce elle?
scélédrus. — Je ne sais.
périplectomène. — Veux-tu t'en assurer pleinement?
scélédrus. — Si je te désire !
periplectomène. — Rentre chez ton maître tout de suite; regarde si la vôtre y est.
scéledrus. — J'y vais; tu me donnes un bon con­seil. Je reviendrai te trouver dans un instant. (Il entre chez Pyrgopolinice).
périplectomène. — Non jamais, par Pollux, je ne vis mystifier aucun  homme  plus drôlement et d'une plus étrange manière. Mais le voici qui sort.
sélédrus (sortant de la maison île Pyrgopolinice, tout confus et s'agenouillant). — Périplectomene, je l'en supplie par tous les dieux et les hommes, par ma sottise, par tes genoux...
periplectomène. — De quoi me supplies-tu?
scélédrus. — De me pardonner ma sottise, et mon imbécillité. Enfin, je me rends compte que j'ai été une tête sans cervelle, sans yeux, sans réflexion. Car Philocomasie est là, chez nous.
periplectomene (prenant l'air courroucé). — Eh bien! pendard, tu les as donc vues toutes deux?
scélédrus.   ——   Oui.
periplectomène (l'air menaçant). — Va me cher­cher ton maître.
scélédrus (toujours dans la même position). — Certes j'ai mérité, je l'avoue, un très grand châtiment; j'ai fait injure à la femme à qui tu donnes l'hospitalité. Mais je croyais que c’était la maîtresse de mon maître.
Celle-là même dont le militaire m'a remis la garde. Car on ne peut pas voir deux gouttes d'eau tirées du même puits se ressembler plus que ces deux femmes. J'ai aussi jeté les yeux chez toi par ton impluvium, je le confesse.
périplectomène. — Le bel aveu,  quand je l'ai vu moi-même. Et tu as vu là mon hôte qui embrassait la femme qui loge chez moi?
scélédrus. — Oui; pourquoi nierais-je ce que j'ai vu? Mais j'ai cru voir Philocomasie.
périplectomène. — Tu m'as donc pris pour le der­nier des hommes, en  me croyant capable de tolérer sciemment que chez moi, sous mes yeux, on fît à mon voisin une injure aussi éclatante?
scélédrus. — Enfin, je reconnais que j'ai agi comme un imbécile, maintenant que je connais l'affaire. Pour­tant c'était sans mauvaise intention de ma part.
périplectomène   (feignant de s'emporter).  — Non, c'est une indignité; car un esclave doit savoir tenir en respect ses yeux, ses mains, et sa langue.
scélédrus. — Ah! pour moi... si désormais je souf­fle mot, même de ce que je saurais personnellement de manière certaine, tu pourras me livrer à la torture; je me remettrai moi-même entre les mains. (S'agenouil­lant) Pour cette fois, pardonne-moi, je t'en prie.
périplectomène (le  relevant  et  d'un  ton plein  de condescendance). — Je vaincrai ma colère, et je veux bien croire que tu as agi sans mauvais dessein. Je te pardonne pour cette fois-ci.
scélédrus. — Les dieux te bénissent!
périplectomène. — Et toi certes, par Hercule, si les dieux ont quelque affection pour toi, tu mettras un boeuf sur ta langue. Désormais même ce que tu sauras, tu ne le sauras pas; ce que tu auras vu, tu ne l'auras point vu.
scélédrus. — Le conseil est bon, merci; j'en profi­terai assurément. Mais tu ne m'en veux plus?
periplectomène.   ——   Va-t-en.
scélédrus. — Tu n'as plus rien à m'ordonner?
périplectomène. — Tâche désormais de m'ignorer. (Périplectomène s'éloigne et va vers le fond de la scène).
scélédrus (à part, d'un air de défiance). — II s'est moqué de moi. Quel air de bienveillance il a pris pour me faire grâce de sa colère! Je vois ce qu'il rumine : dès que le militaire sera revenu du forum, il me fera saisir à la maison. Lui et Palestrion s'entendent pour me vendre et me trahir; je m'en suis aperçu, je le sais depuis longtemps. Mais par Hercule ! ce n'est pas aujourd'hui que je mordrai à leur hameçon. Je m'en­fuirai quelque part, et je me cacherai soigneusement pendant quelques jours, le temps de laisser s'apaiser l'orage et les colères se calmer. Car j'ai mérité une correction qui suffirait pour tout un peuple sacrilège (1)... Tant pis pourtant, quoi qu'il m'arrive, je m'en vais à la maison. (Il rentre).
périplectomène (seul). — Le voilà parti. S'il y a une chose dont je suis sûr, par Pollux, c'est qu'un cochon frais tué est bien moins bête (2) que cet imbécile, à qui on fait accroire qu'il n'a pas vu ce qu'il a vu (3). Car ses yeux, ses oreilles, sa pensée le trahissent et passent de notre côté. Jusqu'à présent nos affaires vont bien; noire belle nous a secondés avec une adresse!...

1. Texte peu sûr. Certains lisent lam nunc ... pipulo qu'il faut traduire « J'ai déjà mérité un châtiment suffisant par ce scan­dale horrible. »
2. Jeu de mots intraduisible sur sapera qui veut dire à la fois « avoir du sens » et « avoir du goût ».
3. Texte et sens douteux. Il est possible qu'il y ait une lacune après le v. 587.

Je retourne à notre sénat. Palestrion est maintenant chez moi, Scélédrus est maintenant dehors; notre sénat pourra tenir son assemblée plénière. Je rentre, de peur que le tirage au sort des charges n'ait lieu en mon absence (1). (Il rentre chez lui).

(ACTE   III)
(SCÈNE  I)
PALESTRION  PÉRIPLECTOMÈNE   PLEUSICLÈS
palestrion (aux deux autres qui restent dans la maison). — Restez encore un instant derrière la porte, Pleusiclès. Laissez-moi d'abord explorer le terrain, au cas où il y aurait quelque embuscade tendue contre le conseil que nous voulons tenir. Il nous faut à présent un lieu sûr, où aucun ennemi ne puisse capter notre plan et se parer de nos dépouilles (2).

1. Texte très peu sûr. Mais il semble bien que le vers fait allu­sion au tirage au sort des provinces — ici des rôles à tenir dans la fourberie.
2. Les manuscrits présentent ici un vers qui répète le précé­dent avec une légère variante, et qui a été évidemment introduit pour être rapproché du premier : « d'où les oreilles d'aucun ennemi ne puissent enlever nos dépouilles. »

Le meilleur plan est mauvais, si l'ennemi en profite, car, fatalement, ce qui sert l'ennemi vous dessert vous-même. Et les meil­leurs desseins se laissent souvent surprendre, faute de savoir choisir avec assez de soin et de précaution l'en­droit pour en parler (1); car si les ennemis viennent à prendre connaissance de votre plan, ils se servent de votre propre plan pour vous fermer la bouche et vous lier les bras, et ce que vous avez voulu leur faire, ce sont eux qui vous le font. Mais je m'en vais recon­naître le terrain, et voir s'il n'y aurait pas ici soit à droite, soit à gauche quelque chasseur à l'affût, prêt à capter notre dessein dans le filet de ses oreilles (2). (Il s'avance et regarde) Non; d'ici jusqu'au bout de la place, ma vue n'embrasse qu'un désert. Appelons-les. (Criant à la porte de la maison.) Holà! Périplectomène et Pleusiclès, avancez.
periplectomene (sortant de la maison). — Nous voici, priais à t'obéir.
palestrion. — Le commandement est facile avec des braves. Mais je veux savoir une chose : est-ce que le plan que nous avons discuté céans (montrant la maison de Péripleclumène) est définitivement adopté.
periplectomène. — Il ne saurait y en avoir de meil­leur pour l'entreprise.
palestrion. — Bien mieux (3)... Et toi, que t'en sem­ble, Pleusiclès?
pleusiclès. — Ce qui vous agrée pourrait-il me déplaire? (A Périplectnmène.) Quel ami pourrait m'être plus dévoué que toi?
periplectomène. — C'est parler à propos; tu es bien aimable.

1. Ces   deux   vers   sont   également   suspects   d'être   surajoutée.
2. Proprement « avec des filets munis d'oreilles » - Les images empruntées à la chasse sont fréquentes chez Plaute; cf. v. 260. 990, 1029.
3. L’exclamation ne convient pas à Palestrion, et le vers est incomplet. Il y a là trace d'une corruption.

palestrion (se récriant). — Par Pollux, il ne fait que son devoir.
pleusiclès (avec embarras et d'un ton désolé). — Mais il y a une chose qui me désole terriblement, et qui me tracasse (1) le corps et l'âme.
périplectomène. — Qu'est donc qui te tracasse ainsi? Dis-le moi.
pleusiclès. — C'est de te voir, à cause de moi, t'en­gager à ton âge dans des équipées de jeunesse, qui ne conviennent ni à ta personne, ni à tes mérites; t'y don­ner de toutes tes forces par complaisance pour moi; mettre toutes tes ressources au service de mes amours, et faire de ces choses dont on a plutôt coutume à ton âge de s'abstenir que de se mêler. J'ai honte, en con­sidérant ta vieillesse, de te jeter dans de pareils tracas.
palestrion (haussant les épaules). — Tu es, mon maître, un amoureux d'une espèce nouvelle, si vrai­ment quelque honte peut te retenir. Tu n'aimes point, Pleusiclès; tu n'es qu'un fantôme d'amant, non pas un amant véritable.
pleusiclès (continuant sans relever l'interruption de Palestrion). — Faut-il qu'à ton âge je te donne tant de mal pour mes amours?
périplectomène (d'un ton moitié plaisant, moitié vexé). — Dis-moi, est-ce que je te parais tellement mûr pour l'Achéron, tellement bon pour le cercueil (2)? trouves-tu que je vive depuis tellement longtemps? Après tout, je n'ai pas plus de cinquante-quatre ans; j'ai bon pied, bon œil, la main prompte.

1. cruciat: comme la plupart des verbes qui expriment les sentiments de l'âme, et en particulier le tourment, crucio et ses composés discrucio, excrucio ont vu rapidement leur sens s'affai­blir. L'expression redoublée et accompagnée d'allitération Miserum Macerat Meumque Cor Corpusque Cruciat ne fait que tra­duire l'intention de politesse de Pleusiclès, sans plus. Cf. une expression comparable dans la bouche de Calliclès, Trinummus v. 103, pour exprimer le chagrin qu'il éprouve à voir blâmer son ami:
Haec cum  audio  in te dici,  discrucior miser.
2. L'expression rappelle celle qu'on a déjà rencontrée dans Mercator, v. 290 et s.:
DEM.   Quid tibi ego aetatis uideor? LYS. Acherunticus senex uetus,  decrepitus.

palestrion. — II a beau avoir les cheveux blancs, il n'est pas vieux de caractère, en tout cas. Quel heureux naturel, et parfait en tous points (1)!
pleusiclès. — Parbleu; je vois par moi-même que tu dis vrai, Palestrion; car il a tout à fait l'humeur obli­geante d'un jeune homme.
périplectomene. — Oh! plus tu en feras l'épreuve, mon cher hôte, plus tu apprendras à connaître mon zèle à servir tes amours.
pleusiclès. — Ai-je besoin d'apprendre ce que je sais déjà? (2)
périplectomène. — (Lacune probable d'un vers). ... Pour avoir en soi-même l'exemple de sa propre expérience, sans l’emprunter au dehors. Celui qui n'a pas aimé pour son propre compte voit d'un mauvais œil les manières des amants. Du reste, je garde encore en moi quelque ardeur amoureuse, quelque sève dans mes veines, et je ne suis pas encore desséché au point d'avoir renoncé à toutes les joies et à tous les plaisirs. Je sais manier la plaisanterie, et faire un convive agréable. Dans un repas, je ne coupe jamais la parole à personne; j'ai le bon esprit de ne pas me rendre importun aux convives; je sais, au besoin, prendre part

1. Le sens de l'expression" emussitata sua sibi ingenua indoles" n'est pas très clair. Emussitata dont la forme est attestée par Festus et Nonius Marcellus doit se rattacherà amussis, -is  « règle de charpentier, cordeau » qui a servi à former l'expres­sion adverbiale ad amussim  « au cordeau, précisément ». Sur ad amussim a été fait analogiquement examussim, de même sens. Toutefois le verbe dénominatif tiré de cet adverbe devrait être normalement examussito. Il s'agit d'une forme populaire qui a pu subir diverses altérations. Si cette analyse est exacte. 11 faut entendre comme suit le v. 632: II y a en lui (in est in hoc) un caractère libéral (ingenua indoles) en.ussitata (par­fait en tout point) qui est bien a lui (sua sibi).
2. Ainsi suppléée par Ritschl : II faut avoir aimé soi-même pour vouloir prêter main-forte à un amoureux.

à la conversation, et au besoin me taire également, si c'est à un autre de parler. Je ne suis pas toujours à baver ni à cracher; je n'ai pas la roupie au nez; enfin, je suis né à Ephèse, et non en Apulie; je ne suis pas d'Animula (1).
palestrion. — 0 le charmant demi-vieillard (2), s'il a toutes les qualités dont il se vante! Il a été vraiment nourri et élevé à l'école des Grâces (3).
périplectomène. — Tu me trouveras plus gracieux, en effet, que je ne me vanterai de l'être. Jamais dans un dîner il ne m'arrive de caresser (4) une fille qui n'est pas à moi. Je ne me presse pas d'enlever les plats à mes voisins, ou de prendre la coupe avant eux; jamais le vin ne me fait soulever quelque dispute au milieu d'un repas. Si quelqu'un m'ennuie, je m'en vais chez moi, je romps l'entretien. A table, je suis tout à Vénus, à l'Amour, à l'amabilité.
palestrion. — Toutes tes manières, par Pollux, sont faites pour charmer. Qu'on me présente trois de tes pareils, je les paierai leur pesant d'orichalque (5).
pleusiclès. — En tout cas tu ne trouveras pas un autre homme, à l'âge qu'il a, plus aimable sous tous les rapports, et plus serviable pour ses amis.

1. Petite bourgade d’Apulie, dont les habitants avaient sans doute assez méchante réputation, comme on le voit par le scoliaste de Virgile, Géorgiques, II, 134. Le texte de ce vers est du reste controversé. Si la leçon adoptée est exacte, la plaisan­terie ne saurait être grecque; elle a été ajoutée par Plaute de son cru.
2. La leçon semisenem est une correction des manuscrits italiens; le manuscrit B a semine, C et D ont semisemne. Le composé semisenex n'est pas attesté par ailleurs, mais il peut très bien avoir été forgé par Plaute pour caractériser la double nature de Périplectomène, jeune de cœur s'il est vieux par l'âge; cf. semiuir. La correction de Léo, O lepidum senem, in se si quas memorat uirtutis habet rend la réflexion de Palestrion beaucoup plus plate.
3. Avec Naudet j'ai traduit Venerio par « Grâces » pour con­server le jeu de mots avec uenustatis du vers suivant.
4. Le terme latin est plus énergique.
5. L'orichalque semble avoir désigné à l'origine le laiton ou cuivre jaune. La couleur du métal et la forme du mot qui le désigne l'ont fait rapprocher de aurum « or » (on trouve sou­vent la graphie aurichalcum) et orichalcum a fini par s'entendre d'un métal précieux, de nature indéterminée.

peripletomène Pleusiclès). — Je te ferai bien avouer que je suis jeune encore de caractère, quand tu me verras en toutes circonstances si alerte à te secon­der, si empressé à te servir. Auras-tu besoin pour t'as­sister d'un homme renfrogné, irritable? Me voici. D'un bon caractère? Tu me trouveras plus doux que n'est la mer quand elle se tait, plus riant que le souffle du Zéphyr. Au besoin je le fournirai également le plus joyeux des convives, le premier des parasites, le meilleur des pourvoyeurs de festin. S'il faut danser, il n'y a pas de baladin efféminé qui se déhanche mieux que moi (1).
palestrion (à Pleusiclès). — Avec toutes ces qualités, que souhaiterais-tu de plus, si l'on te donnait à choisir?
pleusiclès. — De pouvoir dignement témoigner ma reconnaissance, à lui d'abord, et aussi à toi, qui me donnez tant de preuves de voire dévouement. (A Péripleclomène) Mais je suis désolé de te causer une si grande dépense.
périplectomene. — Que tu es sot ! Dépenser quoi que ce soit pour une méchante femme ou pour un ennemi, voilà une dépense; mais pour un bon hôte ou un ami, dépenser, c'est gagner. [De même encore les dépenses que l'on fait pour le culte des dieux sont autant de gains pour le sage (2).] Par la protection du ciel, j'ai assez de bien pour t'offrir une hospitalité agréable.

1. Le trait est assez étrange dans la bouche d'un homme plus que mûr. Il semble que Plante, ou plutôt son modèle attique. n'ait pas résisté au désir d'accumuler les traits destinés à mettre en beauté Périplectomene, sans bien se soucier de les adapter à son âge et à son caractère, et à ses qualités (cf. les vers 619 et 620 neque te décora, neque tuis uirtutibus). Danser était aux yeux des Romains quelque chose de particulièrement infamant pour un homme et on se rappelle que l'épithète de saltator est une des plus injurieuses que Caton ait pu trouver pour qualifier Muréna, et que Cicéron s'évertue à laver son client de cette accusation.
3. Ce ver qui n'est nullement en situation paraît bien interpolé.

Mange, bois, satisfais avec moi tes fantaisies, et donne-t-en à coeur joie. Libre est ma maison, libre je suis moi-même; je veux vivre à mon gré (1). Car ma fortune, grâce aux dieux, me permettait, je ne le cache pas, d'épouser une femme richement dotée, de haute naissance; mais je ne veux pas introduire dans ma maison une aboyeuse toujours à mes trousses (2).
pleusiclès. — Pourquoi ne veux-tu pas? C'est une besogne agréable que de faire des enfants.
periplectomène. — Par Hercule! être libre de sa per­sonne est bien plus agréable encore.
palestrion. — Tu es assez grand pour savoir ce que tu dois faire, comme pour donner aux autres de bons conseils (3).
periplectomène. — Car, sans doute, c'est une douce chose que d'avoir chez soi une bonne épouse, s'il y avait un endroit au monde où l'on puisse découvrir ce trésor (4). Mais moi j'irais m'embarrasser d'une femme qui jamais ne me dirait : « Achète-moi de la laine, mon cher mari, pour que je te fasse faire un manteau moelleux et chaud, de bonnes tuniques épaisses qui te protègent du froid cet hiver » (jamais on n'entend un mot pareil tomber de la bouche d'une épouse), mais, avant même que les coqs ne chantent, qui me réveille­rait pour me dire:  « Mon cher mari, donne-moi de quoi faire un cadeau à ma mère pour les calendes (5),

1. La fin du vers est corrompue dans les manuscrits; la traduction adoptée correspond à la correction de Leo.
2. Cf.  Ménechmes. v. 714-718.
3. La réflexion de Palestrion semble hors de propos; aussi Ribbeck a-t-il supprimé le v. 684 qu'il considère comme intrus. Mais peut-être a-t-il été introduit à dessein par Plante pour rompre ce qu'aurait pu avoir de monotone le monologue prolongé de Périplectomène.
4. Cf. les   réflexions   d'Eunomie  dans   Aulularia,   137  et  suiv.
5. Les cadeaux (strenae) s'offraient généralement aux calendes de janvier. Cette femme, modèle de piété filiale, se propose sans doute d'en offrir à sa mère le premier de chaque mois.

donne-moi de quoi faire des confitures (1); donne-moi de quoi donner, le jour des Quinquatries (2), à la conjureuse de sorts, à l'interprète des songes, à la devineresse, à l'haruspice. Ce sera un scandale si l'on n'envoie rien à la voyante qui lit dans les sourcils (3). Et la plieuse de vêtements (4), il serait inhumain de ne pas lui payer ses services. Il y a longtemps que la cirière (5) se plaint de n'avoir rien reçu; et puis la sage-femme est venue me réclamer, parce qu'on lui avait envoyé trop peu. Ah ! est-ce que tu n'enverras pas quelque chose à la nourrice de tes petits esclaves? » Ce sont toutes ces exigences des femmes, et mille autres ruines semblables, qui me détournent du mariage, où m'attendraient de pareils entretiens.
palestrion. — Les dieux te sont propices, par Her­cule! car si tu renonçais une seule fois à ta liberté, tu ne la retrouverais pas si aisément.
pleusiclès. — Mais il est honorable pour un homme bien né, et qui jouit d'une belle fortune, d'élever des enfants qui perpétuent sa race et son nom.
périplectomène. — Puisque j'ai des parents en grand nombre, qu'ai-je besoin d'enfants? Maintenant je vis bien, je suis heureux, je fais ce que je veux, j'agis comme il me plaît. Je distribuerai, à ma mort,

1. Texte conjectural.
2. Les Quinquatries étaient des fêtes, probablement d'origine étrusque, qui se célébraient à Rome en l'honneur de Minerve. On distinguait les grandes Quinquatries et les petites Quin­quatries. Elles tiraient leur nom de ce qu'elles avaient lieu cinq jours après les ides.
3. C'est la seule mention qu'on ait de ce genre de divination, dont on ne peut rien dire de précis.
4. Plicatricem restitution de Studemund, d'après le palimp­seste ambrosien; les manuscrits palatins ont la leçon patricam qui n'offre pas de sens. A côté de la plicatrix, il y avait aussi la uestispica, chargée de la surveillance de la garde-robe.
5. Peut-être la repasseuse; mais on ne peut rien dire de précis. — On rapprochera de cette énumération le monologue de Mégadoré dans l'Aululaire, v. 498 et suiv.

mes biens à mes parents, je les leur partagerai. En attendant, ils seront toujours auprès de moi, ils me soigneront; ils viendront voir comment je vais, ce que je veux. Avant le point du jour, ils sont là, ils s'empressent de me demander si j'ai fait une bonne nuit. [Ils me tiendront lieu d'enfants, puisqu'ils m'envoient des cadeaux (1).] Font-ils un sacrifice? Ils m'en réservent une part plus grande qu'à eux-mêmes; ils m'emmènent au banquet; ce sont sans cesse des invitations à déjeuner, à dîner. Celui qui m'a envoyé moins que les autres, se croit le plus malheureux des hommes. Ils luttent à qui m'enverra des présents, et moi je me dis tout bas : « C'est mon bien qu'ils convoitent; en attendant c'est à qui me nourrira, et me comblera de cadeaux. »
palestrion. — Tu raisonnes parfaitement, et tu vois clair à tes affaires. Eh! tu es père de famille, deux fois père, trois fois père, si tu vis content.
periplectomène. — Si j'avais eu des enfants, par Pollux ! me serais-je assez fait de mauvais sang! Je n'eusse pas cessé de me tourmenter (2). L'un d'eux aurait-il eu la fièvre, je me serais figuré qu'il allait mourir. Aurait-il fait une chute, après boire, ou en montant à cheval, j'aurais craint qu'il ne se fût cassé la jambe ou le cou (3).

1. Les vers 708 et 710, avec leurs futurs, choquent au milieu d'un récit au présent. On peut se demander s'ils n'ont pas été écrits après Plaute, pour tenir lieu des vers 709-715. Brix a proposé la suppression du premier, Guyet, celle du second.
2. Ou bien « Je me serais aussitôt tourmenté.   Le passage du pluriel (filii, lïberis) au singulier (ei) est assez choquant, mais non sans exemple, et s'explique par  le fait   que « lïberi »  peut désigner un seul enfant; cf. Asin.., v. 64 et suiv. : « Omnes parentes, Libane, liberis suis, Qui mi auscultabunt, facient obsequellam Quippe qui mage amico utantur gnato et beneuolo. ».
3. Le trait se retrouve dans les Adelphes, v. 35 et suiv. : « Ego quia non rediit filius, quae cogito et Quibus nunc sollicitor rébus ! ne aut ille alserit Aut uspiam ceciderit aut praefregerit Aliquid. ».

pleusiclès (enthousiasmé). — Voilà un homme digne d'être riche et de vivre longtemps, car il sait conserver son bien, se donner du bon temps, et rendre service à ses amis.
palestrion. — Le charmant homme ! Me protègent les dieux et les déesses! ils auraient dû mieux arranger les choses, et ne pas régler la vie des hommes sur un modèle uniforme. Comment procède un bon commis­saire du marché (1) pour fixer les prix? Les bonnes mar­chandises, il en règle le tarif de manière (2) qu'elles soient vendues pour ce qu'elles valent; et les mauvaises, pour qu'elles appauvrissent leur propriétaire à proportion des défauts qu'elles présentent. Les dieux auraient bien dû répartir de la même façon la vie humaine : à l'homme aimable et bon, accorder une longue existence; aux méchants et aux coquins, couper promptement le souffle. S'ils en avaient ordonné ainsi, les méchants seraient moins nombreux, et moins hardis à commettre leurs crimes; sans compter que, pour les honnêtes gens, la vie (3) serait bien meilleur marché.
périplectomène. — Critiquer les desseins des dieux, et blâmer leur conduite, serait de la sottise et de l'im­pertinence. Mais quittons ce sujet. Je vais aller aux provisions, mon cher hôte, pour te faire une réception digne de toi et de moi : bon accueil, bon visage, et bonne chère.

1. Plaute se contenta ici de transcrire le mot grec « agoranomus ». A Rome, la surveillance des marches et la taxation des denrées incombaient aux édiles. C'est par l'édilité que s'ouvrait le « cursus honorum ».
2. Les deux familles de manuscrits, l'Ambrosien et les Palatins présentent une lacune dans ce passage: le texte a été rétabli grâce à une citation de Nonius.
3. « Annona », dérivé de « annus » dont la forme rappelle « Pomona. Bellona », désignait d'abord la déesse de la récolte, et la récolte elle-même. Par extension, le mot a signifié les vivres en général, et le prix des vivres; cf. Trinummus, v. 484
« Cena hac annona est sine sacris hereditas. »

pleusiclès. — Tu n'as déjà fait que trop de dépenses pour moi (1). Car si ami qu'on soit de l'hôte chez qui l'on descend, on n'est pas trois jours chez lui, qu'on est déjà désagréable. Mais si l'on y reste dix jours de suite, c'est une Iliade de désagréments (2). Le maître vous souffrirait-il sans maugréer, ce sont les esclaves qui murmurent.
périplectomène. — J'ai dressé mes serviteurs à me servir docilement, mon cher hôte, non à me comman­der, et à faire de moi leur domestique. Si ce qui me plaît leur déplaît, il faut pourtant bien qu'ils mènent la barque à ma guise (3). S'ils ne sont pas contents, au prix d'une correction au besoin, il faut qu'ils mar­chent, bon gré, mal gré. (Il fait mine de se mettre en route du côté de la ville) Je vais donc faire mon marché, comme je me le proposais.
pleusiclès.  — Puisque lu le veux absolument,  au moins sois raisonnable, ne fais pas de frais : il y en aura toujours assez pour moi.
périplectomène. — Laisse donc là ces formules an­tiques et surannées. Tu parles comme les gens du com­mun (4), mon cher hôte.

1. « Paenitere » est pris dans le sens ancien, qu'il a parfois encore chez Plante, de « n'avoir pas assez de »; cf. Stichus, v. 550 et s.:
« Immo duas dabo,  inquit ille adulescens, una si parum est;
Et si duarum paenitebit, inquit, addentur duae. »
« Bien mieux, je t'en donnerai deux, dit le jeune homme, si c'est trop peu d'une; et si tu n'as pas assez de deux, dit-il, on en ajoutera deux autres. » « Nil me paenitet » «  Je n'en ai en rien pas assez » est une litote équivalant donc à « Je trouve que c'est déjà trop (que toutes les dépenses que je t'ai coûtées).»
2. L'Iliade était devenue le symbole d'une suite ininterrompue et précipitée de malheurs et d'événements funestes.
3. Littéralement : « C'est sous ma chiourme qu'ils font leur besogne. » « Remigium » désignait l'appareil de rames qui faisait avancer le vaisseau, et, secondairement, le commandement de l'équipe des rameurs.
4. « Tu tiens un langage de prolétaire », dit le texte. C'était l'habitude des riches, patriciens ou chevaliers, d'offrir à dates fixes des repas à leurs clients de la plèbe (proletarii).

Ils ne manquent pas de vous dire, une fois qu'ils sont à table, et que le dîner est servi : « Est-ce qu'il fallait faire tant de dépense en notre honneur? Tu as fait des folies, par Hercule! Il y en a là pour bien dix personnes. » Et pendant qu'ils vous reprochent ce que vous avez acheté pour eux, ils vous nettoient tous les plats.
palestrion. — C'est bien ainsi que les choses se passent, par Pollux ! En voilà un qui connaît les hom­mes, et qui les juge bien!
périplectomène. — Mais ces mêmes gens ne vous disent jamais, si abondamment servie que soit la table : « Fais enlever ceci; ôte ce plat; remporte ce jambon, je n'en veux pas. Relire ce quartier de porc; ce congre sera bon froid. Remporte, va, retire. » Jamais tu n'en entendras un seul s'exprimer de la sorte. Mais ils s'al­longent et se couchent à moitié sur la table, à vouloir saisir les plats (1).
palestrion. — Comme ce sage dépeint sagement les défauts d'autrui!
périplectomène. — Je n'ai pas dit la centième partie de ce que j'aurais à dire sur ce chapitre, si j'avais le temps.
palestrion. — Occupons-nous donc avant tout de l'affaire qui nous intéresse. Or ça, prêtez-moi tous deux attention.

1. Cf. le passage du Trinummus, v. 468 et s. :
PHIL. Quid? nuno si in aedem ad cenam ueneris Atque ibi opuleutus tibi par forte obuenerit (Adposita cena sit, popularem çtuam uocant), Si illi congestae sint epulae a clientibus, Edisne an incenatus cum opulento acc.ubes?
LESb.  Edim, nisi si ille uotet.
STAS. At pol  etsi  uotet,
Edim, atque ambabus malis expletis uorem, Et quod illi placeat praeripiam potissimum, Neque illi concedam quicquam de uita mea. "Verecundari neminem apud mensam decet, Nam ibi de diuinis atque humanis oernitur.
PHIL   Rem fabulare.
STAS. Non tibi dicam dolo: Decedam ego illi de uia, de semita, De honore populi; uerum, quod ad uentrem attinet Non hercle hoc longe; nisi me pugnis uicerit.

J'ai besoin de ton aide, Périplectomène; car j'ai inventé un joli tour pour tondre jusqu'au vif notre beau frisé de militaire et pour procurer à notre amou­reux et à Philocomasie le moyen qu'il l'enlève et s'en aille avec elle.
périplectomène. — Je voudrais bien que tu nous exposes ton plan.
palestrion. — Et je voudrais moi que tu me donnes cet anneau que tu as là au doigt.
périplectomène. — Qu'en veux-tu faire?
palestrion. — Quand je l'aurai, alors je te ferai part de mon invention.
périplectomène (lui donnant son anneau). — Tu peux t'en servir, prends-le.
palestrion. — Et toi, apprends en revanche le plan de la ruse que j'ai combinée.
périplectomène (s'approchant de lui avec Pleusiclès). — Nous sommes à toi tout oreilles.
palestrion. — Mon maître est un grand coureur de femmes mariées, comme jamais il n'y en a eu, et comme jamais il n'y en aura, à ce que je crois.
périplectomène. — Je le crois comme toi.
palestrion. — II se vante d'autre part d'être plus beau que Paris, aussi prétend-il que toutes les femmes d'Ephèse courent après lui.
périplectomène. — Par Pollux! j'en sais plus d'un qui sur ce point souhaite que tu te trompes. Mais tout ce que tu dis là, je le sais aussi bien que toi. Aussi, Palestrion, pas de paroles inutiles, abrège le plus pos­sible.
palestrion. — Peux-tu me dénicher une jolie femme, qui soit pleine d'esprit et de malice (1) dans toute sa personne?
périplectomène. — De naissance libre, ou affranchie?

1. Texte peu sûr.

palestrion. — Cela m'est égal, pourvu que celle que tu me donneras aime l'argent, qu'elle vive de son corps et qu'elle ait de l'esprit; car pour le cœur, les femmes n'en ont jamais eu (1).
périplectomène. — Une femme d'âge ou une débu­tante (2)?
palestrion. — Je la veux pleine de sève; aussi jolie et aussi jeune que possible.
périplectomène. — J'ai justement pour cliente une courtisane encore toute jeunette. Mais à quoi peut-elle te servir?
palestrion. — Tu l'amèneras tout de suite chez toi, et tu l'amèneras costumée en femme honnête : chignon, nattes et bandelettes; en outre qu'elle fasse semblant d'être ta légitime; il faudra le lui dire.
périplectomène. — Je ne vois pas où tu veux en venir.
palestrion (à Pleusiclès et à Périplectomène). — Vous le saurez. (A Périplectomène) Mais a-t-elle une esclave?
périplectomène. — Oui, et une fine mouche.
palestrion. — J'ai besoin d'elle aussi. Tu feras la leçon à la maîtresse et à sa soubrette. La première fera semblant d'être ta femme, et d'aimer le militaire à en mourir; elle feindra d'avoir donné cet anneau à sa suivante, et celle-ci à son tour me l'aurait apporté pour le remettre au militaire : je serais comme l'entremetteur dans cette affaire.

1. Il est impossible de rendre en français l'opposition entre « pectus » et « cor ». Plaute joue sur le double sens de ce dernier mot qui désigne à la fois le siège de l'intelligence et du sentiment.
2. Le sens de cette phrase est très douteux. « Lauta » est évidem­ment équivoque, mais l'équivoque est difficile à préciser. L'ad­jectif signifie proprement « lavé, baigné », mais aussi «  élégant, distingué » et « somptueux, magnifique, riche », dans la langue familière. Ces deux derniers sens semblent exclus par la pré­sence de l'adverbe « nondum ». Y a-t-il une allusion aux bains publics, dont les vierges étaient exclues? Le sens serait alors «Est-elle vierge encore, ou non?». Ou faut-il songer au bain que prenait une nouvelle accouchée? La réponse de Palestrion « Sic consucidam » (qu'il faut peut-être corriger en « siccam », qui répondrait à « lauta, sucidam » ne permet pas de conclure.

périplectomène. — J'entends. Ne me rebats pas les oreilles à me rendre sourd, s'il te plaît (1); j'ai l'ouïe assez fine.
...  (Lacune dans le texte) ...
palestrion. — Je le lui remettrai; je dirai qu'on me l'a remis et donné de la part de ta femme, pour tâcher d'obtenir à celle-ci un rendez-vous avec lui. Je connais l'homme; il en mourra d'envie; rien au monde ne lui plaît comme l'adultère, à ce vaurien.
périplectomène. — Quand tu aurais chargé le Soleil en personne (2) de te dénicher les deux femmes qu'il te faut, il ne t'en aurait pas trouvé de mieux taillées pour ce jeu que les miennes. Sois tranquille.
palestrion. — Ainsi donc, au travail; mais il faut aller vite. Maintenant, Pleusiclès, à ton tour de m'écou­ter.
pleusiclès. — Je suis prêt à t'obéir.
palestrion. — Voici ce que tu vas faire : quand le militaire sera venu chez vous, souviens-toi de ne pas prononcer le nom de Philocomasie.
pleusiclès. —- Quel nom dois-je dire?
palestrion. — Dicéa.
pleusiclès. — Ha oui! le même nom dont nous sommes convenus tout à l'heure?
palestrion. — C'est bon, va.
pleusiclès. —Je m'en souviendrai; mais quel intérêt y a-t-il à ce que je m'en souvienne? Je voudrais bien le savoir, pourtant.

1. Texte peu sûr. Mais le sens général ne fait pas de doute.
2. Expression sans doute proverbiale. Le Soleil est l'œil du monde par excellence, « celui qui voit tout et qui entend tout », selon l'expression même d'Homère, Iliade, ch. III, v. 277.

palestrion. — Je te le dirai quand besoin en sera. En attendant, silence; pour le moment, ton hôte joue son rôle, songe à défendre le tien; le temps presse.
pleusiclès. — Je rentre donc.
palestrion. — Va, tâche d'avoir toute ta tête pour exécuter mes instructions. (Péripleclomène et Pleusiclès rentrent).

(SCÈNE  II)
PALESTRION     LURCION
palestrion (seul). — Quel remue-ménage je fais, quels trucs je mets en train! J'enlèverai aujourd'hui au militaire sa maîtresse, pour peu que j'aie mes sol­dats bien en mains. Mais appelons cet autre. Holà, Scélédrus, si tu n'as rien à faire, avance devant la maison. C'est moi, Palestrion, qui t'appelle.
lurcion (sortant de la maison de Pyrgopolinice). — Scélédrus n'a pas le temps.
palestrion. — Comment cela?
lurcion. — II pinte en dormant.
palestrion. — Comment il pinte?
lurcion. — II ronfle, je voulais dire. Mais comme quand on ronfle, c'est tout comme si l'on pintait...
palestrion. — Ah, ah! il est chez nous à dormir?
lurcion. — Pas du nez en tout cas; car il fait avec lui une fameuse musique.
palestrion. — II a bu un coup de contrebande; il a dû déboucher une amphore de vin de nard (1),  en sa qualité de sommelier.  (Lurcion veut s'esquiver. Palestrion  le  retient)   Holà,   toi,   vaurien,   qui  lui  sers  de sommelier en second, holà!
lurcion. — Qu'est-ce que tu veux?
palestrion. — Comment l'envie lui a-t-elle pris de s'endormir?
lurcion (faisant la bête). — En fermant les yeux, j'imagine (2).
palestrion. — Ce n'est pas cela que je te demande, coquin. Avance ici. Tu es mort, si tu ne me dis pas la vérité. C'est toi qui lui as tiré le vin?
lurcion. — Non.
palestrion. — Tu nies?
lurcion. — Bien sûr, par Hercule; puisqu'il m'a défendu de le dire. Je n'ai pas tiré huit hémines dans le broc, pas plus qu'il n'a bu tout chaud à son dîner.
palestrion (ironique). — Et toi non plus, tu n'as pas bu?
lurcion. — Que les dieux me foudroient si j'ai bu, si je pouvais boire!
palestrion. — Comment cela?
lurcion. — Parce que j'ai tout entonné d'un coup. C'était trop chaud, cela me brûlait le gosier.

1. La   traduction   correspond   à   la   correction   de   Lambin;   le texte  des  manuscrits  étant  inintelligible.  Léo  lit avec  Ussing:
 “Dum  misit nardum  in amphoram,  cellarius.”
« Tandis qu'il mettait du nard dans l'amphore, en sa qualité de sommelier. »   Les   anciens   usaient  beaucoup   de   vins   parfumés.
2. Plaisanterie traditionnelle; cf. Mercator 183: CH. « Qui potuit uidere? AC. Oculis. CH. Quo pacto? AC. Hiantibus. »

palestrion. — Les uns s'enivrent, pendant que les autres ne boivent que de la piquette. Avec un sommelier et un aide pareils la cave est entre bonnes mains!
lurcion. — Tu ferais la même chose, par Hercule, si on te l'avait confiée. Parce que tu ne peux nous imiter, tu es jaloux.
palestrion. — Ah ça! il lui est bien arrivé quelque­fois d'en prendre auparavant? Réponds, scélérat. Et afin que tu n'en ignores, je te le déclare : si tu mens, Lurcion, tu seras mis en croix.
lurcion. — Ah! oui, pour que tu ailles rapporter que j'ai avoué; pour qu'ensuite je sois chassé du garde-manger où je m'engraisse, et puis que, si l'on te fait sommelier, tu prennes un autre aide!
palestrion. — Non, je n'en ferai rien, par Pollux. Allons, parle-moi sans crainte.
lurcion. — Jamais, par Hercule, je ne l'ai vu pren­dre de vin; mais voici comment la chose se passait : il me commandait d'en prendre, et moi, ensuite, j'en prenais.
palestrion. — C'est pour cela que les tonneaux se trouvaient si souvent la tête en bas.
lurcion. — Non, parbleu; ce n'est pas tant pour cela qu'ils culbutaient si fort. Mais il y avait dans la cave une petite place, fort glissante, et là, un broc de deux pintes, tout juste à côté des tonneaux. Il arrivait souvent au broc de s'emplir dix fois dans une journée; je l'ai vu se remplir et se vider aussi vite (1). Quand le broc faisait son bacchanal, c'est: alors que les tonneaux faisaient la culbute!...
palestrion (d'un ton faussement irrité). — Allons, rentre, et vite. C'est vous qui dans la cave faites votre bacchanal. Pardieu, je m'en vais, moi, chercher le maître au forum.

1. Vers suspect dont le texte est peu sûr.

lurcion (à part). -— Je suis mort. Le maître ne sera pas si tôt rentré qu'il me fera mettre en croix, sitôt qu'il saura ce qui s'est passé, pour ne l'en avoir pas averti. Oh ! mais, je vais me sauver quelque part; je retarderai au moins la correction pour un temps. (Aux spectateurs) N'en dites rien à cet autre (montrant Palestrion), je vous en supplie. (Il fait mine de s'en aller).
palestrion (le retenant). — Où t'en vas-tu?
lurcion. — On m'a envoyé quelque part; je serai tout de suite de retour.
palestrion. — Qui t'a envoyé?
lurcion. — Philocomasie.
palestrion. — Va; reviens vite.
lurcion. — Ah! dis donc, s'il te plaît : si on distribue les coups, tu peux prendre ma part à ma place, tandis que je n'y suis pas; cela ne me fait rien. (Il s'en va du côté de la ville).
palestrion. — Je comprends maintenant le jeu de notre belle. Comme Scélédrus est en train de dormir, elle a expédié au dehors son gardien en sous-ordre, pour avoir le temps de passer chez nous. Bien joué. Mais voici Périplectornène avec la femme que je lui ai demandée : elle est rudement jolie! Ma foi! les dieux nous aident. Quelle noblesse dans sa parure, dans sa marche! on ne dirait pas une courtisane. L'affaire prend bonne tournure entre mes mains.

(SCÈNE III)
PÉRIPLECTOMÈNE    ACROTÉLEUTIE     MILPHIDIPPA    PALESTRION
périplectomène (continuant à parler aux deux fem­mes, sans voir Palestrion). — Je vous ai expliqué, à toi, Acrotéleutie, ainsi qu'à toi, Milphidippa, toute la chose de point en point à la maison. Si vous n'avez pas bien saisi tous les détails de notre plan, je reprendrai mes instructions, pour que vous soyez bien au fait. Si vous avez bien compris, mieux vaut parler d'autre chose.
acrotéleutie. — Ce serait de ma part le comble de la sottise et de l'imbécilité (1) d'aller me mêler d'une affaire qui ne me regarde pas, et de te promettre mon concours, si je ne savais dans un cas pareil me montrer maligne et fourbe à souhait.
périplectomène. — Mieux vaut pourtant vous faire la leçon.
acrotéleutie (ironiquement). — En effet, tout le monde sait combien c'est utile de faire la leçon à une fille de mon espèce. Voyons, est-ce que de moi-même, aux premières explications qui me sont parvenues à l'oreille, je ne t'ai pas dit tout de suite comment on pouvait rouler le militaire?
périplectomène. — On n'a pas toute la sagesse à soi seul. J'ai vu plus d'une fois bien des gens errer et tourner le dos à la bonne route avant de réussir à la trouver.

1, Texte peu sûr dans le détail.

acrotéleutie  (avec assurance). — Quand il s'agit de faire des malices et des méchancetés, une femme pour  s'en  souvenir  une  mémoire  toujours fraîche et toujours en éveil. Mais faut-il faire preuve de bonté, de fidélité, aussitôt elles deviennent oublieuses, incapable de se rien rappeler (1).
périplectomène. — C'est bien là ce que je crains étant donné que vous avez à faire l'une et l'autre : ça tout le mal que vous ferez au militaire sera autant de bien que vous me ferez à moi.
acrotéleutie. — Pourvu que nous fassions le bien sans le savoir, tu n'as rien à craindre.
périplectomène. — Ce sont de méchantes pièces que les femmes.
acrotéleutie. — N'aie pas peur. Elles trouvent à s'entendre avec des gens pires qu'elles (2).
périplectomène. — C'est ainsi qu'il vous faut être. Suivez-moi.
palestrion (à part). — Qu'est-ce qui me retient d'aller à leur rencontre? (Haut, à Périplectomène) Jesuis heureux de te revoir en bonne santé. Tu te présentes, ma foi, dans un fort galant appareil.
périplectomène. — Ah Palestrion! je suis bien aise de te rencontrer; cela tombe bien. Tiens, voici les belle: que tu m'as demandé de t'amener, et avec le costume convenu.
palestrion. — Bravo ! sois le bienvenu. (A Acrotéleutie) Palestrion salue Acrotéleutie.
acrotéleutie (à Périplectomène). — Quel est ce; homme, s'il te plaît, qui m'appelle ainsi par mon nom comme s'il me connaissait?

1. La fin du v. 889 est altérée, mais le sens n'est pas douteux
2. Le texte du v. 895 est corrompu. La traduction proposée correspond à la correction de Bentley. La locution « mala merx » « mauvaise marchandise » pour désigner les femmes est courante dans la langue de la comédie. Mais la réponse d'Acrotéleutie est obscure, et le sens que lui donne Léo :  « nulla mulier tam mala  est qua non quaeuis alia peior sit; quasi extenuatura conuiciun auget » se tire difficilement du texte.

périplectomène. — C'est notre architecte.
acrotéleutie (saluant Palestrion). — Bonjour, ar­chitecte.
palestrion. — Bonjour à toi aussi. Mais, dis-moi, t'a-t-il fait la leçon à bonne mesure?
périplectomène. — Je te les amène dûment stylées l'une et l'autre.
palestrion. — Je voudrais voir comment; (aux deux femmes) j'ai peur que vous ne bronchiez quelque part.
périplectomène. — C'est ta propre leçon que je leur ai servie; je n'y ai rien ajouté de mon cru.
acrotéleutie. — Tu veux, n'est-ce pas, qu'on berne ton maître, le militaire. (3)
palestrion. — Tu l'as dit.
acrotéleutie. — Adresse et prudence, habileté et finesse, tout est prêt.
palestrion. — Et je veux aussi que tu fasses sem­blant d'être sa femme (1) (montrant Périplectomène).
acrotéleutie. — C'est ce qu'on fera.
palestrion. — Que tu fasses comme si tu étais tom­bée amoureuse du militaire.
acrotéleutie. — Tu peux y compter.
palestrion. — Et comme si nous étions, ta servante et moi, les intermédiaires dans cette intrigue (2).
acrotéleutie. — Tu aurais fait un bon prophète; tu prédis ce qui doit arriver.
palestrion. — Et comme si ta servante m'avait, de ta part, apporté cet anneau, pour le remettre en ton nom au militaire (3).
acrotéleutie. — C'est cela même.

1. Le milieu du vers est corrompu; toutes les corrections pro­posées s'inspirent de celles de Camerarius, que du reste le sens impose: « Atque huius uxorem esse te uolo adsimulare. »
2. Le « eieceretur » inintelligible des manuscrits doit recouvrir une forme comme « adcuretur » (Lindemann), « geratur » (Camerarius), « ei curetur » (Eibbeck), sans qu'on puisse se prononcer avec certi­tude.
3. Petite lacune au milieu du vers.

périplectomène. — A quoi bon leur rappeler main­tenant ce qu'elles ont si bien en mémoire?
acrotéleutie. — Cela vaut mieux. Car, mon cher patron, songes-y bien : quand on a un bon architecte, une fois qu'il a mis en chantier une carène bien des­sinée, il est facile de faire le navire, ... (texte altéré (1)) ... Maintenant notre carène est établie comme il faut, et solidement assise; il y a pour y travailler des architectes et des ouvriers qui savent leur métier (2). Si le fournisseur qui doit nous livrer les matériaux nécessaires ne tarde pas trop, avec l'habileté que je vous connais, le vais­seau sera vite prêt.
palestrion. — Alors, tu connais le militaire, mon maître?
acrotéleutie. — Belle question! Comment ne con­naîtrais-je pas celui que tout, le monde déteste, ce hâbleur, ce bellâtre coureur de femmes, frisé au petit fer, et tout inondé de parfums?
palestrion. — Et lui, te connaît-il?
acrotéleutie. — II ne m'a jamais vue; comment saurait-il qui je suis?
palestrion. — Tu parles d'or. Nos affaires, parbleu, n'en pourront que mieux aller (3).
acrotéleutie. — Veux-tu maintenant me livrer notre homme, et te reposer sur moi pour le reste? Si je ne le bafoue joliment, fais-en retomber toute la faute sur moi.

1. La fin authentique du v. 917 a été éliminée par une antici­pation de la fin du vers 918. Il est peu vraisemblable de supposer deux fins de vers semblables, comme le font certains éditeurs qui écrivent:
“Facile esse  nauem facere,  ubi  fundata,  constitutast.
Nunc haec carina satis probe fundata,  bene statutast.”
2. Le pluriel « architecti » surprend, à moins de supposer qu'il ait été amené par le pluriel précédent « fabri ». Le texte est ensuite corrompu; on petit conjecturer « ad eam (rem) ou ad artem. »
3. Texte très incertain.

palestrion. — Eh bien donc, entrez; et menez-moi cette affaire en personnes de tête.
acrotéleutie. — Ne t'en occupe pas.
palestrion. — Allons, Périplectomène, conduis-les chez toi tout de suite. Je m'en vais sur la place trouver notre homme; je lui remettrai cet anneau, et je lui ferai sonner bien haut qu'il m'a été remis par ta femme, et qu'elle est folle de lui. Aussitôt que nous arriverons du forum, envoyez-nous Milphidippa, comme si elle était chargée pour lui d'un message secret.
périplectomène. — Nous n'y manquerons pas; ne t'en occupe pas.
palestrion. — Pourvu que vous vous en occupiez, vous autres. Quand je vous l'amènerai, il en aura déjà sa charge. (Il sort).
périplectomène. — Bon voyage, et bonne chance. (A Acrotéleutie) Si je réussis de mon côté à mettre aujourd'hui mon hôte en possession de la maîtresse de notre soudard, et qu'il puisse l'emmener à Athènes; si notre tour se trouve bien tourner (1), quel cadeau devrai-je te faire? (2)
acrotéleutie. — La belle nous seconde-t-elle de son côté?
périplectomène. — Avec beaucoup d'esprit et de finesse.
acrotéleutie. — Je suis sûre que nous réussirons. Quand nous aurons opéré la jonction de nos malices, je ne crains pas qu'en fait de ruse et de perfidie on réussisse à nous vaincre.
périplectomène. — Entrons donc, pour préparer tout ceci avec réflexion; il faut mettre tous nos soins et toute notre habileté à bien jouer notre rôle, pour éviter tout accroc, quand le militaire sera là.
acrotéleutie.   —  Tu   nous  fais  perdre  du  temps. (Ils entrent chez Péripleclomène).     

1. Il y a un jeu de mots en latin sur « dolus » « ruse », et « dolare » « équarrir, polir » (cf. dolabra).
2. La question de Périplectomène demeure sans réponse. Aussi certains éditeurs ont-ils supposé une lacune d'un vers, sans grande nécessité.

(ACTE  IV)
(SCÈNE  I)
PYRGOPOLINICE        PALESTRION
pyrgopolinice. — C'est un plaisir de voir ce que l'on entreprend réussir joliment, comme l'on voulait. C'est ainsi qu'aujourd'hui j'ai envoyé mon parasite au roi Séleucus pour lui conduire les soldats que j'ai engagés dans cette ville, et qui auront charge de défendre son royaume, pendant que je me reposerai.
palestrion. — Bah! songe à tes intérêts plutôt qu'à ceux de Séleucus. Voici un parti aussi splendide qu'in­attendu qui s'offre à toi par mon intermédiaire.
pyrgopolinice. — Tu as raison; je néglige tout autre soin pour t'écouter. Parle; je remets entièrement mes oreilles à ta discrétion.
palestrion (prenant un air inquiet et mystérieux la fois). — Regarde bien de tous côtés; qu'il n'y a personne   pour  prendre   au   vol   notre   entretien;   ça on m'a recommandé le secret dans toute cette négociation.
pyrgopolinice (après  avoir  regardé).   —  II  n'y personne.
palestrion (lui présentant l'anneau). — Prends d'abord de ma main ce gage d'amour.
pyrgopolinice. — Qu'est-ce? d'où vient-il?
palestrion. — D'une femme charmante, délicieuse qui t'aime, qui raffole de ta beauté si belle. C'est sa servante qui m'a apporté cet anneau, pour te le remettre à mon tour.
pyrgopolinice. — Quelle femme est-ce? Est-elle de naissance libre, ou la baguette l'a-t-elle fait passer de l'esclavage à la liberté (1)?
palestrion. — Voyons! comment oserais-je me faire auprès de toi l'interprète d'une affranchie, quand tu ne peux répondre aux avances de tant de femmes bien nées?
pyrgopolinice. — Est-elle mariée, ou veuve?
palestrion. — Elle est veuve et mariée.
pyrgopolinice. — Comment peut-elle être veuve mariée à la fois?
palestrion. — Parce qu'elle est jeune, et que son mari est vieux.
pyrgopolinice. — Parfait.
palestrion. — Elle est jolie, et distinguée.
pyrgopolinice. — Ne va pas me mentir.
palestrion. — C'est la seule femme dont la beau puisse se comparer avec la tienne.

1. Allusion à la procédure de l'affranchissement par la « uindicta ou la festuca » où l'esclave affranchi par le préteur recevait un coup de baguette de la main du licteur. Trait de mœurs romaines.

pyrgopolinice. — Elle est donc bien belle, d'après ce que tu dis? Mais qui est-ce?
palestrion. — La femme du vieux Périplectomène, ton voisin. Elle se meurt d'amour pour toi, et elle veut quitter son vieux, qu'elle a en horreur. Je dois, en son nom, te prier, te supplier de lui en procurer le moyen et le pouvoir.
pyrgopolinice. — Je ne demande pas mieux, ma foi! si elle veut.
palestrion. — Elle? elle ne désire que cela.
pyrgopolinice. — Que ferons-nous de l'autre, qui est à la maison?
palestrion. — Eh! dis-lui de s'en aller où elle voudra. Justement sa sœur jumelle et sa mère sont venues à Ephèse pour la chercher.
pyrgopolinice. — Tu dis? Sa mère est arrivée à Ephèse ?
palestrion. — C'est ce que disent les gens bien informés.
pyrgopolinice. — Belle occasion, ma foi! pour la mettre à la porte!
palestrion. — Ou plutôt, veux-tu faire les choses galamment?
pyrgopolinice. — Parle,  donne-moi ton conseil.
palestrion. — Veux-tu la renvoyer tout de suite, et qu'elle s'en aille de bonne grâce?
pyrgopolinice. — Je ne demande pas mieux.
palestrion. — Alors, voici comment il faut t'y prendre. Tu es bien assez riche : fais-lui cadeau des bijoux et des toilettes dont tu l'avais pourvue; qu'elle les emporte et qu'elle s'en aille où bon lui semblera.
pyrgopolinice. — L'avis me plaît. Mais si je renvoie l'une et que l'autre vienne à me manquer de parole? Prends-y garde!
palestrion. — Voyons, tu plaisantes; elle qui t'aime comme la prunelle de ses yeux!
pyrgopolinice (se rengorgeant). — Je suis le chéri de Vénus.
palestrion. — Eh! silence! La porte s'ouvre; retire-toi par ici, sans qu'on te voie. C'est sa corvette (1) qui sort pour porter la correspondance.
pyrgopolinice (étonné). — Quelle corvette veux-tu dire ?
palestrion. — Oui, sa soubrette qui sort du logis (2) celle qui m'a remis cet anneau que je t'ai donné.
pyrgopolinice. — Par Pollux, elle n'est pas mal non plus.
palestrion. — Ce n'est qu'une guenon, une chouette en comparaison de la maîtresse. La vois-tu furetant d l'œil, et l'oreille au guet?

(SCÈNE II)
MILPHIDIPPA    PYRGOPOLINICE    PALESTRION
milphidippa (à part). — Voici déjà dressé devant maison le cirque où je dois jouer mes tours. Faisons semblant de ne pas les voir,  et d'ignorer qu'ils sont déjà là.
pyrgopolinice   (bas à Palestrion).  — Silence,  sa nous faire voir, écoutons un peu si elle parle de moi.

1. « celox »: le mot que les Latins, par étymologie populaire ont rapproché de « celer », doit représenter le grec KéXtjy, avec une fin faite sur celle de « uelox ».
2. Le vers 987 a été éliminé par Seyffert qui le considère comme un redoublement inutile du vers précédent. Mais question du militaire est tout à fait dans le caractère du personnage, dont elle souligne la bêtise.

milphidippa (affectant de regarder où les deux autres ne sont pas). — N'y a-t-il pas ici aux alentours des gens plus curieux des affaires d'autrui que des leurs, pour épier mes démarches? De ces oisifs qui n'ont pas besoin de gagner leur souper (1)? J'ai peur d'être gênée ou arrêtée par ces importuns, s'ils s'avisent de sortir de chez eux au moment où traversera, afin de retrouver celui qu'elle désire (2), ma maîtresse, dont le pauvre cœur est fou d'amour (3) pour ce héros trop charmant, trop adorable, le guerrier Pyrgopolinice.
pyrgopolinice. — Est-elle assez folle de moi, elle aussi? Quel éloge de ma beauté!
palestrion. — Par Pollux, ses paroles n'ont pas besoin d'être passés à la lessive (4).
pyrgopolinice. — Pourquoi cela?
palestrion. — Parce qu'elle s'exprime en terme: propres et bien soignés. (Dans tout ce qu'elle dit de toi, elle n'emploie pas un mot qui ne soit distingué (5))
pyrgopolinice (allumé). — Du reste, elle-même est aussi jolie qu'accorte de sa personne. Par Hercule, je me sens pour elle un petit commencement de caprice, Palestrion.

1. La locution de «  uesperi suo uiuere » ne semble pas autrement attestée, et le sens n'en est pas très sûr. Elle semble désigne des gens qui, n'ayant pas à se préoccuper de leur souper (cena) passent leur temps à épier autrui.
2. Les manuscrits donnent du vers 997 un texte inintelligible. II semble qu'il faille reconnaître dans le « ibit et le transiuit » des formes altérées des verbes archaïques « bitere (baetere) et transbitere ». Au lieu du pluriel « bitant », Léo lit
Domo si bitat, dum huc transbitat... donnant aux deux verbes le même sujet.
3. Ce vers n'est conservé que par le palimpseste ambrosien où il a été ajouté dans la marge du haut, mais par une main contemporaine de celle qui a écrit le texte.
4. Proprement: ne réclament pas de cendre. — On sait que la cendre de bois est encore employée dans certaines contrés pour blanchir le linge.
5. Ou « elle ne touche à rien qui ne soit distingué. » Cet partie du dialogue (du vers 1000 au v. 1002) a été diversement répartie entre les deux interlocuteurs. Il a semblé plus naturel d'attribuer à Palestrion plutôt qu'à Pyrgopolinice la plaisanterie « Edepol huius sermo haud cinerem quaeritat ». Le vers 1002 semble un doublet de 1001.

palestrion.   —  Avant  d'avoir  jugé  de  l'autre  par tes yeux?
pyrgopolinice. — Pour celle-là, je m'en rapporte à toi; c'est comme si je la voyais. En l'absence de l'autre, que veux-tu? je me sens de l'inclination pour celle-ci (1).
palestrion (inquiet). — Par Hercule, ne va pas t’amouracher de cette fille; c'est ma fiancée. Si sa maîtresse t'épouse aujourd'hui, aussitôt elle deviendra ma femme.
pyrgopolinice. — Alors, que tardes-tu à lui parler?
palestrion. — Suis-moi donc par ici.
pyrgopolinice. — Je marche à ta suite. (Ils s'appro­chent de Milphidippa).
milphidippa (feignant toujours de ne pas les voir).— Fassent les dieux qu'il me soit permis de rencontrer celui vers qui l'on m'envoie!
palestrion (à Milphidippa). — Cela sera; tes vœux seront exaucés; aie bon espoir, sois sans crainte : il y a quelqu'un qui sait où est ce que tu cherches.
milphidippa (même jeu). — Qui donc viens-je d'en­tendre?
palestrion. — Le compagnon de tes conciliabules, et le confident de tes desseins.
milphidippa. — Alors, par Pollux! mon secret n'est plus un secret.
palestrion. — Mais si, c'est un secret sans être un secret.
milphidippa. — Comment cela?
palestrion. — Ce doit être un secret pour qui n'est pas sûr; mais moi, je suis un confident de toute sûreté.

1. Texte corrompu  et sens peu sûr

milphidippa. — Le mot d'ordre, si tu es de nos Bacchanales.
palestrion (mystérieux). — II y a une femme qui aime un homme...
milphidippa. — Ma foi, il y en a beaucoup comme cela.
palestrion (montrant la bague de Périplectomène). — Mais il n'y en a pas beaucoup qui fassent des cadeaux tirés de leur doigt.
milphidippa. — J'y suis maintenant; tu m'as ouvert la voie. Mais y a-t-il ici quelqu'un?
palestrion (d'un ton évasif). — Oui et non; cela dépend.
milphidippa. — Je veux t'entretenir seule à seul.
palestrion. — Sera-ce long ou bref?
milphidippa. — Trois mots seulement.
palestrion. — Je suis à toi dans un instant. (Il va parler à Pyrgopolinice).
pyrgopolinice. — Eh bien -moi? avec ma figure et mes hauts faits, vais-je rester longtemps à faire le pied de grue?
palestrion. — Patience, reste un moment; je m'oc­cupe de toi.
pyrgopolinice. — Tu me fais mourir avec tes len­teurs (1).
palestrion. — Tu sais bien qu'il faut y aller douce­ment quand on traite cette sorte de marchandises.
pyrgopolinice. — Bon, bon! comme il te conviendra le mieux.
palestrion (à part). — Un pavé n'est pas plus bête que lui (Revenant auprès de Milphidippa) Je suis à toi. Que me voulais-tu?

1. Texte incertain et traduction conjecturale.

milphidippa. — Selon les instructions que j'ai reçues tout à l'heure, je viens agir auprès de toi (1).
palestrion (à voix basse). — Tu feras comme si elle était folle de lui.
milphidippa. — Je sais cela.
palestrion. — Tu loueras sa beauté, sa prestance; tu rappelleras ses exploits.
milphidippa. — J'ai toute l'adresse qu'il faut pour cette manœuvre, je te l'ai montré tout à l'heure.
palestrion. — Pour le reste, veille-s-y toi-même; observe-moi, et tiens-toi à l'affût de mes paroles pour chasser ton gibier.
pyrgopolinice (s'approchant). — Est-ce pour aujour­d'hui? Voudras-tu t'occuper un peu de moi à la fin? Allons, suffit, viens ici, et tout de suite.
palestrion. — Me voici; tu n'as qu'à commander.
pyrgopolinice.  — Qu'est-ce qu'elle te raconte?
palestrion. — Que sa maîtresse se lamente à faire pitié, qu'elle se tourmente, qu'elle pleure et se désole jour et nuit parce qu'elle est privée de toi, séparée de toi. (Montrant Milphidippa) C'est pour cela qu'elle est venue te trouver.
pyrgopolinice. — Dis-lui d'approcher.
palestrion  (à voix basse). — Sais-tu ce qu'il faut faire? Prends un air dégoûté, comme si la chose ne te disait rien; gronde-moi bien fort de te prodiguer ainsi au public.
pyrgopolinice. — Entendu; je suivrai ton conseil.
palestrion (élevant la voix). — Puis-je appeler cette femme qui te demande?
pyrgopolinice (avec hauteur). — Qu'elle vienne, si elle veut me parler.
palestrion (d'un air d'importance). — Holà, fem­me, approche, si tu veux lui parler.
milphidippa (s'inclinant avec respect). — Beau guerrier, salut!

1. Texte  corrompu,   et  sens   très   incertain.   Peut-être   faut-il entendre « je viens te demander conseil ».

pyrgopolinice (à part). — Elle m'appelle par mon surnom (1). (A Milphidippa) Que les dieux exaucent tous tes souhaits!
milphidippa (avec exaltation). — Ah ! passer toute sa vie avec toi...
pyrgopolinice (d'un ton méprisant). — Tu en de­mandes trop.
milphidippa (se reprenant). — Ce n'est pas pour moi que je parle, mais pour ma maîtresse qui se meurt pour toi.
pyrgopolinice. — II y en a bien d'autres qui dési­rent le même bonheur, sans pouvoir l'obtenir.
milphidippa. — Par Castor, il n'est pas étonnant que tu te mettes à si haut prix : un homme si beau, que tant de valeur, de prestance, de hauts faits rendent illustre entre tous (2)! Jamais homme au monde fut-il plus digne d'être un dieu?
palestrion part). — Par Hercule, c'est bien vrai qu'il n'a rien d'un homme, une buse (3) en approche davantage, à mon sens.
pyrgopolinice (à part, en se rengorgeant). — Je vais faire le grand seigneur, puisqu'elle a tant d'admiration pour moi.
palestrion (bas à Milphidippa). — Vois-tu l'imbé­cile, comme il se pavane? (Haut à Pyrgopolinice) Réponds-lui donc; elle vient de la part de celle dont je t'ai parlé tantôt.
pyrcopolinice. — Laquelle donc? Il y en a tellement qui courent après moi; je ne peux me les rappeler toutes.

1. Peut-être faut-il adopter la correction de Hermann, « com­mémorât ». L'existence d'une forme de parfait contracte commemorau(i)t est en effet des plus douteuses.
2. L'expression rappelle celle dont s'est servi le parasite Artotrogus pour qualifier son maître, cf. v. 9-10:
“Stat propter uirum Fortem atque fortunatum et forma regia.”
3. Littéralement:   un vautour.

milphidippa. — Celle qui dépouille ses doigts pour garnir les tiens. (Montrant l'anneau que Pyrgopolinice porte à son doigt) Cet anneau vient d'une femme qui soupire après toi; je le lui ai remis (montrant Palestrion), et il te l'a donné à son tour.
pyrgopolinice. — Hé bien, femme, que me veux-tu? Parle.
milphidippa (d'une voix pathétique). — Que tu ne repousses pas celle qui brûle après toi, qui ne peut vivre que par toi. Doit-elle être ou n'être plus? son espoir est en toi seul.
pyrgopolinice. — Que veut-elle?
milphidippa. — Te parler, te presser dans ses bras, te couvrir de caresses. Car si tu ne daignes pas lui porter secours, elle s'abandonnera au désespoir (se jetant à ses genoux dans l'attitude d'une suppliante) Allons, aimable Achille, exauce ma prière, sauve cette belle, ô beau guerrier (1); laisse parler ton naturel généreux, ô preneur de villes, massacreur de rois (2).
pyrgopolinice. — Oh! dieux! quel ennui! Combien de fois t'ai-je défendu, coquin, de disposer de ma per­sonne à tout venant?
palestrion. — Entends-tu, femme? Je te le disais tout à l'heure, et te le redis encore : si on ne donne à notre étalon son juste salaire, il n'est pas de femelle au monde qui puisse obtenir de sa semence (3).

1. Ou peut hésiter pour terminer le vers entre le vocatif « pulcher, et l'adverbe pulchre ». Dans ce dernier cas le sens serait: « Sauve bellement cette belle ». — Le vers dans sa première partie présente des difficultés métriques; les scansions « achilles et fiat » avec un a bref et un i bref sont en effet difficiles à admettre chez Plaute. Mais les remèdes proposés, comme le déplacement de « age » au commencement du vers suivant (Fleckeisen), ou la correction de « fiat en fuat » (Léo) sont arbitraires.
2. Parodie du style épique ou dramatique, comme le montre l'emploi du composé « urbicapus », et du substantif en -or, » occiso (cf. ductor, primor, etc.) ».
3. Le texte latin dit « Si on ne donne à ce verrat (huic verri ... il n'est pas de truie (proculena), la forme du mot est peu sûre) au monde qu'il soit prêt à faire bénéficier de sa semence ».

milphidippa. — Qu'il fasse son prix lui-même, il l'aura, quel qu'il soit.
palestrion. — II lui faut un talent en bon or de philippe; il n'acceptera pas moins de personne.
milphidippa. — Vraiment, c'est trop peu, par Castor.
pyrgopolinice. — La cupidité n'est pas dans ma nature; j'ai bien assez de richesses : je possède plus de mille boisseaux d'or en philippes.
palestrion. — Sans compter les autres trésors; et quant à l'argent, il en a, non par monceaux, mais par montagnes... l'Etna n'atteint pas une pareille hauteur (1).
milphidippa (à part, et en riant). — Oh! l'effronté menteur!
palestrion (bas à Milphidippa). — Comme je le berne!
milphidippa (de même). — Et moi! comme je sais l'allécher!
palestrion. — A ravir (2).
milphidippa (à Pyrgopolinice). — Mais, je t'en prie, hâte-toi de me renvoyer.
palestrion. — Allons, donne-lui une réponse, oui ou non.
milphidippa (suppliante). — Pourquoi tourmenter le cœur de ma pauvre maîtresse qui ne t'a jamais fait de mal?
pyrgopolinice. — Dis-lui de venir nous trouver elle-même; je ferai tout ce qu'il lui plaira.
milphidippa. — A la bonne heure; voilà qui est juste et raisonnable de bien vouloir de celle qui veut de toi...
palestrion. — II entend la raison.

1. Le vers présente certaines difficultés de scansion et le texte en est mal assuré dans le détail. Mais le sens ne paraît pas douteux.
2. Vers également amétrique (il a un pied de trop). Acidalius a proposé de retrancher l'adverbe « scite», que Seyffert considère comme provenant d'un vers disparu. Aucune des conjectures faites jusqu'ici ne s'impose.

milphidippa. — Et d'avoir consenti à recevoir mon ambassade, et à te laisser fléchir par mes prières. (Bas, à Palestrion) Hein? est-ce assez bien joué?
palestrion (de même). — Par Hercule, je ne peux plus maîtriser mon envie de rire. (Se détournant pour éclater) Ah, ah, ah!
milphidippa. — C'est pour cela que je m'étais dé­tournée de toi.
pyrgopolinice. — Pardieu, tu ne sais pas, ma belle, quel honneur je lui fais en ce moment.
milphidippa. — Je le sais, et le lui dirai.
palestrion. — II pouvait vendre ses faveurs à une autre contre son pesant d'or.
milphidippa. — Je t'en crois, par Pollux.
palestrion. — C'est pure race de héros qui naît de celles qu'il a fécondées; et ses enfants vivent huit cents ans.
milphidippa (à part). — Peste soit du farceur!
pyrgopolinice. — Dis mieux, ils vivent mille ans, dix siècles bien comptés.
palestrion. — J'en rabattais, pour qu'elle ne crût pas que je voulais lui en conter.
milphidippa. — Miséricorde! combien d'années vivra t-il lui-même, si ses fils vivent si longtemps?
pyrgopolinice. — Je suis né, ma chère, le lendemain du jour où Ops mit au monde Jupiter (1).
palestrion. — S'il était né la veille de ce jour là, ce serait lui qui régnerait dans le ciel.
milphidippa (excédée). — Assez, assez, je vous prie: laissez-moi partir, si possible, et ne m'achevez pas.
palestrion. — Qu'est-ce qui te retient, puisque tu as la réponse?

1. Dans le panthéon italique Ops déesse de l'abondance a été assimilée à Rhéa, comme son époux, Saturne, à Cronos, et elle est ainsi devenue la mère de Jupiter.

milphidippa. — Je vais chercher celle pour qu j'opère et je l'amène ici. (A Pyrgopolinice) Tu ne désires plus rien?
pyrgopolinice (soupirant). — N'être pas plus séduisant que je ne suis; ma beauté ne me cause déjà qui trop d'ennuis.
palestrion (à Milphidippa). — Tu es encore là ? Pourquoi ne t'en vas-tu pas?
milphidippa. — Je m'en vais.
palestrion. — Ha! encore un mot, écoute. Mets pour lui parler toute ta science et tout ton esprit.
milphidippa.   — Je  saurai  faire  battre  son  cœur (1)
palestrion (baissant la voix). — Dis à Philocomasie si elle est là (montrant la maison de Périplectomène) qu'elle passe chez nous; qu'il est ici.
milphidippa. — Elle y est avec ma maîtresse; elles ont écouté notre conversation sans être vues.
palestrion. — C'est parfait. Ainsi instruites, elles n'en gouverneront que mieux leur barque.
milphidippa (à Palestrion, qui la cajole). — Tu me retardes; je m'en vais.
palestrion. — Je ne te retiens pas, je ne te touche pas, je ne te... suffit.
pyrgopolinice (à Milphidippa). — Dis-lui qu'elle se dépêche de venir; nous nous occuperons tout de suite de son affaire. (Milphidippa sort).

1. Les manuscrits attribuent la phrase « ut cor ei saliat » à Palestrion. Le sens serait alors : « Mets pour lui parler toute ta science et tout ton esprit, de façon à faire battre son cœur ».  L'attribution de la phrase à Milphidippa donne plus de vivacité au dialogue.

(SCÈNE III)
PYRGOPOLIN1CE    PALESTRION
pyrgopolinice. — Et maintenant, Palestrion, à ton avis, que dois-je faire de ma maîtresse? Car il n'y pas moyen de recevoir chez moi la nouvelle avant m'être défait de l'ancienne.
palestrion. — Pourquoi me consulter sans cesse dessus? Je t'ai déjà dit, voyons, comment la chose pouvait s'arranger le plus galamment du monde. Abandonne-lui tous les bijoux et toutes les toilettes que lui as fait faire : qu'elle les prenne, qu'elle les garde qu'elle les emporte. Dis-lui que c'est le moment jamais de retourner chez elle; que sa sœur jumelle sa mère sont ici; qu'elle ne saurait trouver meilleure compagnie pour rentrer dans son pays.
pyrgopolinice. — Comment sais-tu qu’elles sont ici ?
palestrion. — Parce que de mes propres yeux j’ai vu ici la sœur.
pyrgopolinice. — Elle est venue voir sa sœur?
palestrion. — Oui.
pyrgopolinice (émoustillé).    —   T'a-t-elle   semblé bien?
palestrion. — Tu veux tout avoir.
pyrgopolinice.  — Et la mère? la sœur a-t-elle où elle était?
palestrion. — Elle est au lit dans le vaisseau, parce qu'elle a de l'inflammation et de l'enflure aux yeux, à ce que m'a dit le patron du bateau qui les a amenée II est descendu là, chez notre voisin.
pyrgopolinice (l'interrompant avec passion). — . lui? est-il bien?
palestrion. — Àh! laisse-moi donc. Tu aurais fait; un fameux étalon, à voir comme tu poursuis à la fois les mâles et les femelles. Occupe-toi donc sérieusement de ton affaire.
pyrgopolinice. — Pour le conseil que tu me donnes, j'aime mieux que ce soit toi qui en parles à Philocomasie. Vous vous entendez à merveille, tous les deux.
palestrion (haussant les épaules). — Pourquoi me pourquoi ne vas-tu pas la trouver toi-même, régler t affaire toi-même? Tu lui diras que tu es dans la nécessité de te marier; que tes parents te le conseillent, que les amis te pressent.
pyrgopolinice. — Tu crois?
palestrion (plein d'assurance). — Parbleu, si je crois!
pyrgopolinice. — Hé bien! je rentre. Toi, pendant temps, monte la garde devant la porte, et dès que l'autre paraîtra, appelle-moi.
palestrion. — Occupe-toi seulement de ton affaire.
pyrgopolinice (déterminé). — C'est tout fait. Et elle ne veut pas s'en aller de bon gré, je la mets force à la porte.
palestrion. — Garde-t'en bien. Mieux vaut qu'elle te quitte de bonne grâce; surtout donne-lui ce que t'ai dit. Qu'elle emporte les bijoux et les toilettes que tu lui as fait faire (1).
pyrgopolinice. — Je ne demande pas mieux, par Hercule!

1. Osann a proposé la suppression de ce vers, comme étant une dittographie des vers 1099 et 1100. Mais l'insistance de Palestrion n'est pas inutile.

palestrion. — Tu n'auras pas de peine à la persuader, j'en suis sûr. Mais rentre; ne reste pas ici.
pyrgopolinice. — Je t'obéis. (Il rentre chez lui)
palestrion (seul, s'adressant aux spectateurs). Est-il assez ressemblant au portrait que je vous ai fait tout à l'heure, mon soldat adultère? Maintenant j'aurais besoin ici d'Acrotéleutie, ou de sa suivante, de Pleusiclès. (Les deux femmes et Pleusiclès sortent de chez Périplectomène) O Jupiter! Suis-je assez bien servi en tout temps par ma Bonne Chance ! Voici justement ceux que je désirais tant voir, ils sortent ensemble de chez le voisin.

(SCÈNE  IV)
ACROTÉLEUTIE   MILPHIDIPPA  PLEUSICLES  PALESTRION
acrotéleutie (à Pleusiclès et à Milphidippa). Suivez-moi, et ayez l'œil au guet, que personne ne nous espionne.
milphidippa (regardant de tous côtés). — Ma foi, je ne vois personne, sauf celui dont nous souhaitons la rencontre.
palestrion (s'avançant vers eux). — Comme je souhaite la vôtre.
milphidippa. — Comment cela va-t-il, notre architecte ?
palestrion (se récriant). — Moi, votre architecte? allons donc!
milphidippa. — Comment?
palestrion. — Auprès de toi, je ne suis pas digne d'enfoncer une cheville dans un mur.
acrotéleutie.   ——   Oui-da?
palestrion (aux deux autres). — Elle est d'une malice exquise, et quelle langue! Comme elle a joli­ment empaumé (1) le militaire.
milphidippa (faussement modeste). — Tu n'as encore rien vu.
palestrion Pleusiclès). — Sois tranquille; l'af­faire prend bonne tournure entre mes mains (2). Continuez seulement, vous autres, à me prêter votre assistance. Le militaire est allé lui-même prier sa maîtresse de le quitter, et de partir pour Athènes avec sa sœur et sa mère.
pleusiclès. — Très bien, parfait!
palestrion. — Bien mieux! les bijoux et les toilettes qu'il lui a fait faire, il lui fait cadeau de tout, pour qu'elle le quitte et s'en aille : c'est moi qui le lui ai conseillé.
pleusiclès. — C'est chose facile, après tout, puis­qu'elle le veut et que lui le désire.
palestrion. — Tu ne sais donc pas que c'est quand on est remonté du fond d'un puits jusqu'à la surface, qu'on risque le plus de dégringoler à nouveau du haut en bas? A cette heure, notre affaire se joue à la surface du puits.

1. Le latin dit « raboté », « deruncinauit ». Même image que dans deasciare qu'on a rencontré plus haut. Le verbe se retrouve dans les Captifs, v. 641 :
« Tum igitur ego deruncinatus, deartuatus sum miser Huius scelesti techinis, qui me ut lubitum est ductauit dolis ». Il n'est attesté que chez Plaute, et dans cet emploi figuré.
2. Cf. v. 873, et Persa v. 450. L'image est cette fois sans doute empruntée au vocabulaire des potiers.

Si le militaire a vent de quelque chose, nous n'en pourrons rien  tirer.  C'est maintenant plus que jamais qu'il faut user de ruse.
pleusiclès. — Sur ce chapitre, la matière (1) ne nous manque pas, à ce que je vois : trois femmes, toi qui fais le quatrième, moi en cinquième lieu, et sixième­ment le vieillard. Avec ce que nous six nous avons amassé de fourberies, j'en suis sûr, on peut faire tom­ber par ruse la ville la mieux défendue.
palestrion. — Ecoutez-moi seulement (2).
acrotéleutie. — C'est justement pour cela que nous sommes venus, au cas tu aurais quelque instruction à nous donner.
palestrion.   —  C'est   très   bien. (A   Acrotéleutie) Maintenant, voici la mission que je te confie.
acrotéleutie (dans la position du soldat qui prend un ordre). — Mon général, je l'accomplirai de mon mieux, suivant tes ordres.
palestrion. — Je veux que le militaire soit berné joliment, élégamment, magnifiquement.
acrotéleutie. — C'est un plaisir que tu m'ordonnes là, par Castor.
palestrion. — Tu sais comment t'y prendre?
acrotéleutie. — Mais oui; je dois, n'est-ce pas, faire semblant d'en être follement amoureuse...
palestrion. — Tu y es.
acrotéleutie (enchaînant). — Et, poussée par cet amour, d'avoir abandonné mon mari, dans mon désir de l'épouser, lui.

1. L'emploi de « silua » au sens de « matière, matériaux » semble être un calque sémantique du grec îiAjj.
2. Il y a quelque hésitation sur la manière dont cette partie du dialogue doit être répartie entre Pleusiclès et Palestrion. Certains éditeurs attribuent les vers 1150-1158 au seul Palestrion, ce qui est assez peu vraisemblable.

palestrion. — C'est exactement cela. Une seule chose pourtant : tu lui diras que cette maison (montrant la maison de Périplectomène) t'appartient en dot (1), que le vieillard en est parti depuis que tu as divorcé; il faut que notre homme tout à l'heure ne craigne pas d'entrer dans la maison d'autrui.
acrotéleutie. — Tu fais bien de m'avertir. (Elle va pour le quitter; Palestrion la retient).
palestrion. — Encore un mot. Quand il sortira de chez lui, il faut que tu te tiennes à distance, que tu aies l'air de t'effacer devant sa prestance, de révérer son opulence; ne manque pas de louer non plus sa tournure, son charme, ses façons, sa beauté. Es-tu suf­fisamment instruite?
acrotéleutie. — A fond. Seras-tu content si je te livre mon ouvrage si bien fignolé (2) que tu n'y trouveras rien à reprendre?
palestrion. — Très content. (A Pleusiclès) A ton tour maintenant d'apprendre mes instructions. Aussi­tôt le premier acte joué, dès qu'elle sera rentrée dans la maison, toi, fais en sorte de le présenter aussitôt sous le costume d'un patron de vaisseau : affuble-toi d'un large chapeau noir, d'un cache-nez de laine sur les yeux; porte un petit manteau, noir aussi (car c'est la couleur des gens de mer), celui-ci attaché sur l'épaule gauche, le bras entièrement dégagé (3 ), la ceinture serrée un peu haut; 

1. Le droit romain permettait à la femme de se réserver sur sa dot des biens qui demeuraient sa propriété particulière, et dont elle pouvait disposer à son gré. La comédie ancienne fait souvent allusion aux craintes qu'éprouvent les maris de se voir mis à la porte, ou privés d'argent par leur femme. Mais ici la ruse est bien grossière. Il faut admettre que Pyrgopolinice ne sait pas que son proche voisin, Périplectomène, est célibataire, et en outre que le divorce a pu être prononcé dans la journée même. On sait que Plaute ne se préoccupe guère de la vraisem­blance.
2. « expolitum » : l'image est empruntée à la langue des sculpteurs et des tailleurs de pierre, cf. Mostellaria 101 et suiv. : « Aèdes   quom   extemplo  sunt  paratae,   expolitae, Factae probe examussim... »
3. Ni le sens ni la forme de l'adjectif latin effafilatus ne sont bien connus.

tu feras semblant d'être le pilote. Du reste, il y a chez le vieillard tout ce qu'il faut, il a des pêcheurs1.
pleusiclès. — Et puis? quand je serai ainsi accoutré, dis-moi ce que j'aurai à faire.
palestrion. — Viens où nous sommes, et demande Philocomasie de la part de sa mère; dis-lui que si elle veut partir pour Athènes, elle n'a qu'à te suivre tout de suite au port, et à faire porter au vaisseau tout ce qu'elle veut embarquer avec elle; que si elle ne vient pas, tu vas lever l'ancre, car le vent est favorable. !
pleusiclès. — Le tableau2 me plaît assez; continue. 
palestrion. — Aussitôt l'autre la pressera de partir, de se dépêcher, de ne pas faire attendre sa mère.
pleusiclès. — Que tu as d'esprit!
palestrion. — Moi je dirai à Philocomasie de me demander pour l'aider à porter ses paquets jusqu'au port. Il me dira de l'accompagner jusque-là. Et moi naturellement, pour que tu n'en ignores, je m'en irai tout droit avec toi jusqu'à Athènes.
pleusiclès. — Et une fois arrivé, je ne souffrirai pas que tu restes esclave trois jours de plus, et je t'affran­chis.
palestrion. — Va-t-en vite, et habille-toi.
pleusiclès. — As-tu autre chose à me commander?
palestrion. — Oui : de ne rien oublier de tout ceci3.
pleusiclès. — Je m'en vais.
palestrion (aux deux femmes). — Et vous, dépê­chez-vous de rentrer, car je suis sûr qu'il va sortir.

1. C'est-à-dire des esclaves qui vont à la pêche pour lui, et dont il exploite le métier, comme le Gripus du Rudens est au service de Démonès; cf. Rudens, v. 905 et suiv.
2. La leçon « pictura » est attestée par l'accord du palimpseste et des manuscrits palatins mais la conjecture « fictura » «l'inven­tion », de Goeller, mérite au moins d'être signalée.
3. Pour l'emploi de la formule  "Numquid aliud?", voir Captifs, v. 448.

acrotéleutie. — Tes ordres sont sacrés pour nous.
palestrion. — Allons, retirez-vous. Voici justement que la porte s'ouvre. Il sort tout joyeux; il a obtenu ce qu'il voulait. Il s'excite sur une ombre, le pauvre. (Ils entrent tous chez Périplectomène, à l'exception de Palestrion).

(SCÈNE  V)
PYRGOPOLINICE    PALESTRION
pyrgopolinice. — J'ai obtenu de Philocomasie ce que je voulais, comme je voulais, de bonne grâce et de bonne amitié.
palestrion. — Pourquoi donc es-tu resté si long­temps?
pyrgopolinice. — Jamais je ne me suis senti aimé par cette femme-là autant qu'aujourd'hui.
palestrion. — Comment cela?
pyrgopolinice. — Que de paroles il m'a fallu! Quelle résistance souple et tenace elle m'a opposée! Mais enfin j'ai obtenu ce que je voulais; je lui ai donné tout ce qu'elle a voulu,  tout ce qu'elle a demandé. Je lui ai fait cadeau de toi aussi.
palestrion (feignant une vive émotion). — De moi aussi? Comment pourrai-je vivre sans toi?
pyrgopolinice. — Allons, courage; je ne serai pas long à t'affranchir1. J'ai bien fait tout mon possible pour la persuader de partir sans t'emmener; mais elle m'a forcé la main.

1. Sens peu sûr. Le début du vers est altéré.

palestrion (avec un soupir résigné). — Je mettrai mon espoir dans les dieux et en toi. Enfin, malgré tout mon chagrin d'être obligé de quitter un si bon maître, j'ai du moins ce plaisir de voir, grâce à mes soins, le prestige de ta beauté triompher de notre voisine, que j'ai réussi à te procurer.
pyrgopolinice. — Faut-il tant de discours? Je te don­nerai la liberté et la fortune, si tu réussis.
palestrion. — Je réussirai, tu l'auras.
pyrgopolinice (avec une mimique expressive). — C'est que je ne tiens plus.
palestrion. — Allons, un peu de calme. Modère ton ardeur; ne sois pas si passionné. Mais voici la belle elle-même, qui sort de la maison.

(SCÈNE  VI)
MILPHIDIPPA        ACROTÉLEUTIE    PYRGOPOLINICE        PALESTRION
(Les deux derniers se sont retirés au fond du théâtre).
milphidippa (bas à Acroléleutie). — Maîtresse, voici le militaire; il est là.
acrotéleutie.   —— Où  est-il?
milphidippa (de même). — A la gauche.
acrotéleutie. — Je le vois.
milphidippa   (de  même).   —  Regarde du   coin  de l'oeil, qu'il ne s'aperçoive pas qu'on le voit.
acrotéleutie. — Je le vois (1). Par Poilus, c'est le moment de nous montrer plus malignes que jamais.
milphidippa (de même). — A toi de commencer.
acrotéleutie (élevant la. voix). — Dis-moi, de grâce, tu as pu l'aborder en personne? (A voix basse) Ne ménage pas ta voix, qu'il t'entende.
milphidippa. — Sur mon âme, c'est à lui-même que j'ai parlé, tranquillement, tant que de ma part il m'a plu, à mon aise, à ma discrétion, [comme j'ai voulu2.]
pyrgopolinice(bas à Palestrion). — Tu entends ce qu'elle dit?
palestrion. — Oui. Comme elle est joyeuse d'avoir pu t'aborder!
acrotéleutie. — Oh! que tu es heureuse!
pyrgopolinice (bas à Palestrion). — Comme elle a l'air de m'aimer !
palestrion. — Tu le mérites bien.
acrotéleutie. — C'est prodigieux, par Castor, ce que tu me dis là : tu as pu l'aborder, le fléchir par les prières! Ne dit-on pas qu'on ne le touche que par supplique ou par ambassadeur, comme un roi?
milphidippa. — J'ai eu bien de la peine en effet, par Pollux, à l'approcher et à obtenir cette faveur.
palestrion (bas à Pyrgopolinice). — Quelle réputa­tion tu as auprès des femmes!
pyrgopolinice. — II faut m'y résigner, puisque telle est la volonté de Vénus.
acrotéleutie. — Je rends grâces à Vénus, par Pol­lux, et en même temps je la prie, je la supplie de m'accorder celui que j'aime, pour qui je brûle, de faire en sorte qu'il me soit bienveillant, et consente à satisfaire mon désir.

1. La répétition des deux « je le vois »  d'Acrotéleutie est suspect. Certains proposent de faire d'abord dira à Acrotéleutie « Je ne le vois pas »; d'autres remplacent le second uideo par teneo " Je comprends ",  « Compris ! », ou par un adverbe tel que « nunc » « Maintenant ».
2. Ces dernière mots sont suspectés d'être surajoutés.

milphidippa. — J'en ai l'espoir. Certes il y en a plus d'une qui voudrait l'avoir pour elle, mais il les dédai­gne, il les écarte toutes : il ne fait d'exception que pour toi.
acrotéleutie. — C'est justement là ce qui me ronge; de le savoir si difficile, j'ai peur que ses yeux ne le fassent changer d'avis quand il me verra. Il a tant d'élégance! s'il allait, dès l'abord, mépriser ma per­sonne!
milphidippa. — II n'en fera rien; prends courage seulement.
pyrgopolinice (attendri). — Comme elle fait fi d'elle-même!
acrotéleutie. — Je crains que tu n'aies tracé de moi un portrait trop flatteur.
milphidippa. — J'ai pris soin que ta beauté surpasse encore son attente.
acrotéleutie. — S'il refuse de me prendre pour femme, par Pollux, j'embrasserai ses genoux, j'emploie­rai la prière. Autrement, si je ne réussis pas à le fléchir, je me donnerai la mort; je sens bien que je ne peux vivre sans lui.
pyrgopolinice (bas à Palestrion). — II faut l'empê­cher de mourir, c'est clair. Si j'allais la trouver? (Il va pour se diriger vers Acrotéleutie).
palestrion (le retenant). — Pas du tout. C'est te déprécier que de t'offrir spontanément. Laisse-la venir d'elle-même, laisse-la te chercher, te désirer, fais-la attendre. Si tu ne veux pas perdre ton auréole de gloire, garde-toi de faire autrement. Car il n'y a que deux mortels au monde, à ma connaissance, toi et Phaon de Lesbos (1), à qui il soit arrivé d'être aussi éperdument aimés (2).

1. Qui passe pour avoir dédaigné l'amour de Sappho, et provoqué son suicide.
2. La fin du vers est corrompue, mais le sens ne fait pas de doute.

acrotéleutie. — Est-ce que j'entre chez lui, ou bien vas-tu le prier de venir ici, ma chère Milphidippa?
milphidippa. — Attendons plutôt que quelqu'un sorte.
acrotéleutie. — Je ne puis plus durer; il faut que j'entre.
milphidippa. — La porte est fermée.
acrotéleutie (faisant mine de se précipiter sur la porte). — Je la briserai.
milphidippa. — Tu perds la tète.
acrotéleutie (douloureuse). — S'il a jamais aimé, ou s'il a autant de sagesse que de beauté, son coeur miséricordieux saura pardonner aux égarements de mon amour.
palestrion (bas à Pyrgopolinice). — Vois un peu, comme elle se meurt d'amour pour toi, la malheureuse!
pyrgopolinice (ému). — C'est réciproque.
palestrion (lui imposant silence d'un geste de la main). — Chut, qu'elle ne t’entende pas.
milphidippa. — Pourquoi demeures-tu stupide à cette place? pourquoi ne frappes-tu pas ?
acrotéleutie. — Celui que je veux n'est pas là (montrant la maison de Pyrgopolinice) .
milphidippa (faussement étonnée). — Comment le sais- tu ?
acrotéleutie. — L'odorat me renseigne. Mon nez serait déjà averti par l'odeur, s'il y était.
pyrgopolinice. — Elle est devineresse. En récom­pense de l'amour qu'elle a pour moi, elle a reçu de Vénus le don de divination.
acrotéleutie (flairant l'air dans la direction de Pyrgopolinice)  — II est ici, je ne sais où, mais tout près, celui que je brûle de voir; sûrement je le sens.
pyrgopolinice (qui la suit des yeux avec étonnement). — Elle y voit presque mieux, ma foi, avec le nez qu'avec les yeux.
palestrion. — L'amour l'aveugle.
acrotéleutie (feignant une défaillance). — Sou­tiens-moi, je t'en prie.
milphidippa. — Pourquoi?
acrotéleutie. — Jevais tomber.
milphidippa. — Comment cela?
acrotéleutie. — Je ne puis plus me soutenir; mes yeux font défaillir mon cœur.
milphidippa. — Par Pollux, tu as aperçu le militaire.
acrotéleutie. — Oui.
milphidippa (faisant semblant de le chercher). — Je ne le vois pas. Où est-il?
acrotéleutie. — Tu le verrais, par Pollux, si tu aimais.
milphidippa (d'un ton de reproche). — Par Pollux, tu ne peux pas l'aimer plus que moi, maîtresse, si tu m'y autorisais.
palestrion. — II n'y a pas à dire; toutes les femmes sont amoureuses de toi, dès qu'elles t'aperçoivent.
pyrgopolinice. — Je ne sais pas si je te l'ai déjà dit : je suis le petit-fils de Vénus1.
acrotéleutie. — Ma chère Milphidippa, va, je te prie, aborde-le.
pyrgopolinice. — Quelle crainte je lui inspire!
palestrion. — La suivante vient vers nous.
milphidippa. — Je voudrais vous parler.
pyrgopolinice. — Nous avons à te parler aussi2.
milphidippa (à Pyrgopolinice). — Selon tes ordres; je t'ai amené ma maîtresse; elle est ici.
pyrgopolinice (avec condescendance). — Je la vois.
milphidippa. — Dis-lui donc d'approcher
.
1. L'expression lui sera appliquée ironiquement, quelques vers plus loin, par Périplectornène et son esclave Carion, cf. v. 1413 et 1421.
2. Cette phrase pourrait être aussi bien attribuée à Pleusiclès.

pyrgopolinice. — J'ai consenti à ne pas la détester comme les autres, puisque tu m'en as prié.
milphidippa. — Par Pollux, elle sera incapable de prononcer un seul mot, si elle s'approche de toi; lors­qu'elle te regarde, ses yeux lui coupent la langue.
pyrgopolinice (apitoyé). — Je vois qu'il faut soula­ger son mal.
milphidippa. — Comme elle tremble, comme elle est intimidée à ta vue!
pyrgopolinice. — Même des hommes en armes en font autant. Il ne faut pas t'étonner qu'une femme (1)... Mais que veut-elle de moi?
milphidippa. — Que tu viennes chez elle : elle veut vivre, passer toute son existence avec toi.
pyrgopolinice (avec une certaine méfiance). — Moi que j'aille chez elle, une femme mariée? pour que son mari me surprenne (1)?
milphidippa. — Mais non, pour toi elle a chassé son mari de chez elle.
pyrgopolinice. — Comment l'a-t-elle pu?
milphidippa. — Parce que sa maison lui appartient en dot.
pyrgopolinice. — Vraiment?
milphidippa. — Vraiment, par Pollux.
pyrgopolinice. — Dis-lui de rentrer; je serai là dans un instant.
milphidippa. — Tâche de ne pas te faire trop atten­dre, pour ne pas la tourmenter.
pyrgopolinice. — Non, non, sois-en sûre. Allez.
milphidippa. — Nous allons. (Les deux femmes en­trent chez Périplectomène).
pyrgopolinice (apercevant Pleusiclès vêtu en marin). — Mais que vois-je là?
palestrion. — Qu'est-ce que tu vois?

1. La   phrase  «  Ne   tu   mirere   mulierem »   est   attribuée   par   les manuscrite à Milphidippa,

pyrgopolinice. — Je ne sais quel inconnu qui s'avan­ce; il est en habit de marin.
palestrion. — II vient vers nous. C'est à toi qu'il en veut, certainement. Hé! mais, c'est le patron du navire.
pyrgopolinice. — Sans doute il vient chercher l'autre.
palestrion. — Je le crois.

(SCÈNE  VII)
PLEUSICLÈS    PALESTRION    PYRGOPOLINICE
pleusiclès (à part). — Si je ne savais toutes les folies que l'amour a fait faire aux hommes, j'aurais plus de scrupules à me produire dans ce costume que l'amour m'a fait endosser. Mais puisque j'ai ouï dire que tant d'autres ont commis tant d'actes contraires à l'honneur et à la vertu, sans parler d'Achille qui laissa massacrer ses concitoyens... (S'interrompant brusquement). Tiens, voici Palestrion; il est avec le militaire. Il faut donner un autre tour à mes propos. (Elevant la voix, comme un  homme en colère) Les femmes, assurément, sont filles de la Lenteur même; car toutes les autres lenteurs imaginables, même quand elles vous ralentissent autant, paraissent moindres que celles dont les femmes sont cause. C'est chez elles, je crois, une habitude. Je viens donc chercher Philocomasie.  Frappons à la porte. Holà! y a-t-il quelqu'un?
palestrion. — Hé, jeune homme, qu'y a-t-il? que veux- tu? pourquoi frappes-tu?
pleusiclès. — Je viens chercher Philocomasie. C'est de la part de sa mère. Si elle est décidée à venir, qu'elle vienne. Elle retarde tout le monde; nous voulons lever l'ancre.
pyrgopolinice. — Il  y a longtemps que tout est prêt. Va, Palestrion, qu'on porte au vaisseau ses bijoux, ses parures, ses toilettes, tout ce qu'elle a de précieux. Prends des hommes avec toi pour t'aider. Tout ce que je lui ai donné est déjà emballé; elle n'a plus qu'à l'emporter.
palestrion. — J'y vais.
pleusiclès. — Dépêche-toi, s'il te plaît, par Hercule. (Palestrion rentre dans la maison de Pyrgopolinice).
pyrgopolinice. — II ne tardera pas. (Montrant le bandeau que Pleusiclès a sur les yeux) Qu'est-ce que cela, je te prie? Qu'est-ce que tu as fait de ton œil?
pleusiclès (montrant son œil droit). — Mais je l'ai mon œil, par Hercule.
pyrgopolinice. — Je parle du gauche.
pleusiclès. — Je vais t'expliquer. C'est l'amour, vois-tu, qui est cause que je ne m'en sers pas. Si j'avais su me garder de l'amour, je m'en servirais comme de l'autre (1). Mais ils me font trop attendre.
pyrgopolinice. — Les voici qui sortent.

1. Texte et sens contreversés.  Certains éditeurs lisent, en adoptant les conjectures de Merula (« maris ») et de Muret (« amare ») :
“ Maris causa hercle hoc ego oculo utor minus,
Nam si abstinuissem amare, tancquam hoc utere”
Avec un jeu de mot sur “mare” et “amare” (rapproché de “a mare”) 

(SCÈNE  VIII)
PALESTRION    PHILOCOMASIE    PYRGOPOLINICE   PLEUSICLÈS
palestrion (à Philocomasie qui le suit en sanglo­tant). — Tu n'en finiras pas de pleurer aujourd'hui, s'il te plaît?
philocomasie. — Comment ne pleurerais-je pas? C'est dans ces lieux que j'ai vécu mes plus beaux jours, et je les quitte.
palestrion. — Tiens, voici l'homme qui vient de la part de ta mère et de ta sœur.
philocomasie. — Je le vois.
pyrgopolinice. — Ecoute, Palestrion.
palestrion. — Que veux-tu?
pyrgopolinice. — Tu n'as pas encore fait emporter tout ce que je lui ai donné?
pleusiclès. — Salut, Philocomasie.
philocomasie. — Salut à toi.
pleusiclès. — Ta mère et ta sœur m'ont chargé de te souhaiter le bonjour.
philocomasie. — Je leur en souhaite autant.
pleusiclès. — Elles le prient de venir, pour qu'on profile du vent, et qu'on mette à la voile. Si ta mère n'avait pas mal aux yeux, elle et ta sœur m'auraient accompagné toutes les deux.
philocomasie. — J'irai, quoiqu'à regret. La piété filiale...
pleusiclès. — Je sais, tu es raisonnable (1).
pyrgopolinice. — Si elle n'avait pas vécu si long­temps avec moi, aujourd'hui elle ne serait qu'une sotte (2).
philocomasie (feignant de pleurer). — Et c'est ce qui me fait tant de peine d'être séparée d'un homme comme toi. Car tu es capable de donner de l'esprit à revendre à n'importe qui. Je vivais avec toi, et cela me rendait fière. (Sanglotant) II me faut renoncer à cette gloire, je le vois.
pyrgopolinice. — Ne pleure pas.
philocomasie. — Comment m'en défendre quand je te vois?
pyrgopolinice. — Du courage.
philocomasie. — Je sais bien ce que je souffre.
palestrion. — Vrai, je ne m'étonne pas que tu te sois tant plu ici, Philocomasie; que sa beauté, son carac­tère, sa vaillance aient ici enchaîné ton cœur. Moi-même, un simple esclave, quand je le regarde, je fonds en larmes à la pensée de le quitter.
philocomasie (à Pyrgopolinice). — Je t'en prie, me permets-tu de t'embrasser avant de partir?
pyrgopolinice. — Je veux bien.

1. Le   texte  de  cette  fin   de  vers   est  gravement  altéré.   J'ai traduit suivant la conjecture de Niemeyer, qui lit : « PHI. Ibo, quamquam inuita facio. Homini pietas... PLE. Scio sapis. »
2. Plaute joue sur l'opposition, constante en latin, entre « sapientes » « les sages » et « stulti » « les sots », c'est-à-dire ceux qui ont reçu les enseignements de la philosophie, et ceux qui les ignorent. Le « sapis » de Pleusiclès doit s'entendre dans le sens courant : « Tu fais bien » ; Pyrgopolinice le prend dans le sens de « Tu es initiée a la sagesse » ; de là sa réflexion : « Si non mecum aetatem egisset, hodie stulta uiueret. » Philocomasie ne s'y trompe pas; aussi, pour flatter une dernière fois Pyrgopolinice, elle ajoute:
« Nam tu quemuis  potis es facere  ut afluat facetiis. » Dans  ce dernier vers  on  peut hésiter  entre la  leçon  afluat de a-fluo   (cf.   abundo), »   et  « affluat   (de   ad-   fluo) ».   Le   verbe   « afluo » est rare, mais il semble bien attesté, malgré la tendance géné­rale des copistes à y substituer « affluo ».

philocomasie. — 0 prunelle de mes yeux! o mon cœur! (Elle s'en va en trébuchant, comme prête à défaillir).
palestrion (mettant Philocomasie dans les bras de Pleusiclès). — Je t'en prie, soutiens-la; elle va tomber.
pyrgopolinicePalestrion). — Qu'est-ce que tu fais, s'il te plaît?
palestrion. — De te quitter, le cœur lui a manqué tout à coup, la pauvre.
pyrgopolinice. — Cours vite à la maison, et apporte de l'eau.
palestrion. — Je n'ai que faire de ton eau; j'aime mieux qu'elle se repose (1). N'interviens pas, je te prie, tandis qu'elle reprend ses sens.
pyrgopolinice (voyant Pleusiclès presser de ses lèvres la bouche de Philocomasie). — Ils ont leurs têtes trop serrées l'une contre l'autre. Je ne veux pas de ça : ôte tes lèvres de ses lèvres, matelot, ou bien gare aux coups.
pleusiclès. — Je voulais m'assurer si elle respirait encore.
pyrgopolinice. — II fallait approcher l'oreille.
pleusiclès. — Je vais la lâcher, si tu préfères.
pyrgopolinice. — Non, non; garde-la.
palestrion. — Que je suis malheureux!
pyrgopolinice (aux gens de sa maison). — Sortez, apportez ici tout ce que je lui ai donné.
palestrion (se tournant vers l'autel qui se trouve en face de la maison). — Encore une fois, je te salue avant mon départ, ô dieu Lare de ce foyer. Et vous mes compagnons d'esclavage, hommes et femmes, adieu, portez-vous bien. Soyez, dans vos propos, bienveillants les uns pour les autres, je vous prie, et pour moi-même, malgré mon absence.

1. Le  texte est  ici  altéré.  J'ai  traduit, à  titre d'exemple,  la conjecture de Luchs,  qui lit:
“ Nil  aquam  moror;   quiescat  malo.”

pyrgopolinice. — Allons, Palestrion, du courage.
palestrion (sanglotant). — Hélas! je ne puis m'em­pêcher de pleurer en te quittant.
pyrgopolinice. — Calme-toi, de la résignation.
palestrion. — II n'y a que moi pour savoir comme je souffre.
philocomasie (feignant de revenir à elle). — Qu'est-ce? Où suis-je? Que vois-je? O lumière, je te salue (1).
pleusiclès. — Tu as repris tes sens, Philocomasie?
philocomasie. — Dieux du ciel, qui tenais-je em­brassé? Je suis morte de honte! Ai-je bien tous mes sens?
pleusiclès (l'embrassant). — Ne crains rien, mon amour.
pyrgopolinice (à Pleusiclès). — Qu'est-ce que cela veut dire?
palestrion. — Elle avait perdu connaissance. (Tirant Pleusiclès par l'habit pour l'avertir, tandis qu'il semble parler au militaire) Je tremble que notre secret ne se découvre à la fin; j'en ai une peur terrible.
pyrcopolinice. — Que veux-tu dire?
palestrion. — Oui, qu'on ne nous voie par la ville traîner tous ces paquets derrière nous. Les gens pour­raient te le reprocher.
pyrgopolinice. — C'est mon bien, et non le leur, que j'ai donné. Je me moque bien d'eux. Allez, partez, et que les dieux vous protègent.
palestrion. — Ce que j'en dis, c'est pour toi.
pyrgopolinice. — Je le pense.
palestrion (soupirant). — Adieu, bonne santé.
pyrgopolinice. — Et toi aussi, bonne santé.

1. La fin de ce vers est mutilée dans les manuscrits, et a été complétée de diverses façons, toutes arbitraires. Bibbeck supplée: (PL. Salua sis.) ; Léo (PL. Et tu, lux mea.)

palestrion (à Pleusiclès et aux autres). — Partez vite, je vous rejoins dans un instant; j'ai quelques mots à dire à mon maître. (Pleusiclès et Philocomasie s'éloi­gnent avec les esclaves qui portent les bagages). Quoi­que d'autres esclaves aient toujours eu ta confiance plus que moi (1), je ne t'en garde pas moins une grande recon­naissance pour toutes tes bontés, et, si tu l'avais voulu, j'aurais bien mieux aimé être esclave chez toi qu'af­franchi chez un autre.
pyrgopolinice. — Allons, du courage !
palestrion. — Hélas ! quand je songe combien il va falloir changer mes habitudes! Prendre des mœurs effé­minées, oublier les moeurs guerrières!
pirgopolinice. — Tâche d'être toujours un brave garçon.
palestrion. — Je ne peux plus; j'en ai perdu toute envie.
pyrgopolinice. — Allons, va les rejoindre, ne te fais pas attendre.
palestrion. — Adieu, bonne santé.
pyrgopolinice. — Et toi aussi,   bonne santé.
palestrion. — Souviens-toi de moi, je t'en prie. Si par hasard je deviens libre un jour, je t'en ferai part, ne va pas m'abandonner.
pyrgopolinice. — Ce n'est pas ma manière.
palestrion. — Rappelle-toi quelquefois combien je l'ai été fidèle. En y pensant, tu finiras par distinguer les bons des mauvais serviteurs.
pyrgopilinice. — Je le sais, et je m'eu suis rendu compte plus d'une fois, mais jamais aussi bien qu'aujourd'hui.
palestrion. — Tu le sais? Non; mais aujourd'hui tu le sauras, j'en réponds, et tu pourras ensuite me rendre justice bien mieux encore.

1. Le texte latin peut s'entendre dans le sens que donne la traduction, mais peut signifier aussi : «  Quoique d'autres t'aient servi plus fidèlement que moi ». L'équivoque, intraduisible en français, ne devait pas échapper au public.

pyrgopolinice. — Je ne sais ce qui me retient de te dire de rester.
palestrion (effrayé). — Garde-t'en bien. On te trai­terait de menteur, de fourbe, d'homme sans foi; on dirait que tu n'as pas d'autre esclave fidèle que moi. Si je pensais que tu puisses le faire sans dommage pour ton honneur, je te le conseillerais bien. Mais c'est im­possible; garde-toi de le faire.
pyrgopolinice. — Hé bien, va-t-en; je me résigne malgré tout.
palestrion (avec un soupir). — Adieu donc.
pyrgopolinice. — Mieux vaut t'en aller sans regret.
palestrion. — Adieu donc, encore une fois. (Il sort).
pyrgopolinice (seul). — Jusqu'à ces événements, je l'avais toujours pris pour le pire des esclaves; et je découvre aujourd'hui qu'il m'est attaché. Quand j'y pense, j'ai fait une sottise de le lâcher. Maintenant je vais me rendre auprès de mes amours. Mais j'entends le bruit de la porte.

(SCÈNE  IX)
UN PETIT ESCLAVE    PYRGOPOLINICE
l'esclave (aux gens de la maison). — Pas tant de leçons; je sais ce que j'ai à faire. Je le joindrai, où qu'il puisse être. Pour retrouver sa trace, je n'épargne­rai pas ma peine.
pyrgopolinice (à part). — C'est moi qu'il cherche; allons à la rencontre de ce garçon.
l'esclave. — Justement, je te cherchais. Salut, ô le plus aimable des hommes, et le plus comblé de tous les avantages, toi que deux divinités protègent.
pyrgopolinice. — Deux? lesquelles?
l'esclave. — Mars et Vénus.
pyrgopolinice (émoustillé). — Le gentil garçon!
l'esclave. — Elle te supplie d'entrer; elle te veut, elle te demande, elle se consume à t'attendre. Soulage ton amante. Tu restes immobile? Pourquoi n'entres-tu pas?
pyrgopolinice. — J'y vais. (Il entre).
l'esclave (seul). — Le voilà qui s'est pris lui-même dans les filets. L'embuscade est dressée. Le vieillard est à l'affût, prêt à tomber sur ce libertin si fier de sa beauté, qui croit que toutes les femmes n'ont qu'à le voir pour en devenir amoureuses, alors que tout le monde le déteste, hommes ou femmes. Mais courons à la bagarre; j'entends des cris là-dedans.

(ACTE V)
PÉRIPLECTOMÈNE    PYRGOPOLINICE   CARION SUITE  D'ESCLAVES plus tard SCÉLÉDRUS
périplectomène. — Amenez-le; s'il résiste, enlevez-le et portez-le dehors. Mettez-le moi entre ciel et terre; écartelez-le.
pyrgopolinice (apparaissant entouré d'esclaves qui le tiennent captif). — Je t'en supplie, par Hercule, Périplectomène.
périplectomène. — Supplications vaines, par Her­cule! Vois, vois si le couteau que tu lui destines est bien aiguisé, Carion.
carion. — Et comment! il y a longtemps qu'il brûle de trancher le bas du ventre à ce libertin, pour que je lui mette, comme aux enfants, des   grelots   qui   lui pendent au col.
pyrgopolinice. — Je suis mort!
périplectomène. — Pas encore,  tu parles trop tôt.
carion. — Faut-il sauter dessus?
périplectomène. — Non, pas tout de suite : qu'on lui donne d'abord la bastonnade.
carion. — Et comme il faut.
.............................................................................................................................................................................................................................................................
périplectomène. — Pourquoi as-tu osé caresser la femme d'un autre, éhonté personnage?

1. Le ms. Ambrosien a ici les restes,  inintelligibles, d'un vers qui ne figure pas dans les autres mss.

pyrgopolinice. —- Mais, me bénissent tous les dieux! on est venu spontanément à moi.
périplectomène (à un esclave armé d'un bâton). — II ment, frappe.
pyrgopolinice. — Attends, que je te dise...
périplectomène (aux esclaves). — Pourquoi vous arrêtez-vous?
pyrgopolinice. — II ne m'est pas permis de m'ex­pliquer?
périplectomène. — Parle.
pyrgopolinice. — On m'a prié d'aller chez elle.
périplectomène. — Pourquoi as-tu eu l'audace d'y aller? (Frappant, et faisant signe aux autres de frap­per) Tiens, voilà pour toi.
pyrgopolinice. — Aïe! je suis assez battu, miséri­corde!
carion. — Quand est-ce que je coupe?
périplectomène. — Quand tu voudras. Ecartelez-le, allongez-le dans tous les sens.
pyrgopolinice. — Je t'en supplie, par Hercule, en­tends ma défense, avant qu'il ne coupe.
périplectomène. — Parle, tandis qu'il te reste encore quelque chose (1).
pyrgopolinice. — Je la croyais libre, par Hercule; c'est ce que me disait la servante, qui avait arrangé notre rendez-vous.
périplectomène. — Jure que tu n'en voudras à per­sonne pour cette affaire, et pour les coups que tu as reçus aujourd'hui, et pour ceux que tu recevras encore, si nous le relâchons sauf et entier, joli petit-fils de Vénus.

1. Le milieu du vers est altéré, et le sens très incertain.

pyrgopolinice. — Je jure par Jupiter et par Mars que je n'en voudrai à personne des coups que j'ai reçus aujourd'hui, et je reconnais l'avoir bien mérité; et si je m'en vais d'ici avec mes deux témoins (1), j'estime que ma faute n'aura pas été trop punie.
périplectomène. — Et si tu manques à ton serment?
pyrgopolinice. — Que je vive à jamais privé de tous mes droits et moyens!
carion. — Qu'on te rosse encore une fois; après, m'est avis qu'on le relâche.
pyrgopolinice (à Carion). — Que les dieux te bénis­sent à jamais, pour avoir pris mon parti avec tant de bonté.
carion   — Alors, donne-nous une mine d'or (2).
pyrgopolinice. — Pourquoi?
carion. — Pour que nous te laissions partir avec tes témoins sains et saufs, joli petit-fils de Vénus. Autre­ment tu ne t'en iras pas, ne te fais pas d'illusion.
pyrgopolinice. — On vous la donnera.
carion. — C'est plus sage. Pour ta tunique, ta chlamyde, et ton cimeterre, n'y compte plus; tu ne les remporteras pas.
un esclave (à Périplectomène), —- Est-ce que je le rosse encore, ou bien le renvoies-tu?
pyrgopolinice. — Je suis déjà moulu de coups (3). Je vous en supplie !
périplectomène. — Détachez-le.
pyrgopolinice. — Grand merci.
périplectomène. — Si jamais je te reprends ici, tu y laisseras tes témoins.
pyrgopolinice. — Je n'ai rien à dire là contre.
périplectomène. — Rentrons, Carion. (Il rentre avec ses esclaves. Scélédrus arrive accompagné des porteurs de bagages).

1. Jeu   de  mots   sur   « intestatus »   qui   veut   dire   « incapable  de témoigner», ou « privé de ses testes» (cf. « testiculus »).
2. Il s'agit  de  la monnaie grecque,  que le  latin  traduit par « mina », qui équivalait à cent drachmes.
3. Jeu de mots intraduisible sur « mittis » « renvoies-tu ?» et « mitis » « moulu ».

pyrgopolinice. — Tiens, voici mes esclaves. (A Scé­lédrus) Philocomasie est-elle partie? dis-moi.
scélédrus. — II y a beau temps.
pyrgopolinice. — Malheur à moi!
scélédrus. — Tu le dirais bien plus encore, si tu savais ce que je sais. Celui qui avait un bandeau sur l'œil n'était pas un marin.
pyrgopolinice. — Qui était-ce donc?
scélédrus. — L'amant de Philocomasie.
pyrgopolinice. — Comment le sais-tu?
scélédrus. — Je le sais bien; car ils n'avaient pas plus tôt passé les portes de la ville qu'ils se sont mis à s'embrasser et à se bécoter sans arrêt.
pyrgopolinice. — Misère et malheur de moi! On s'est joué de moi, je le vois. Scélérat de Palestrion; c'est lui qui m'a fait tomber dans le piège. (Après un temps de réflexion) Après tout, c'est justice. S'il en arrivait autant aux autres séducteurs de femmes mariées, il y aurait ici moins de séducteurs. Ils auraient plus peur, ils auraient moins de goût pour ces sortes d'aven­tures, (A Scélédrus) Rentrons chez moi. (Aux specta­teurs) Applaudissez.

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