L'Histoire Auguste

VIE D’AVIDIUS CASSIUS

par

VULCATIUS GALLICANUS

 

PANCKOUCKE 1847

 

I. Avidius Cassius, au dire de quelques historiens, appartenait à la famille des Cassius, mais seulement du côté maternel; son père, Avidius Severus, était un homme nouveau qui, des grades inférieurs de l’armée, s’était élevé aux plus hautes dignités. L’historien Quadratus parle de lui d’une manière fort honorable. Il dit que c’était un homme d’un grand mérite, qui rendit des services importants à la république, et fut très considéré de Marc Aurèle lui-même; car déjà ce prince gouvernait l’empire lorsque Severus mourut. Ce Cassius donc, issu, comme nous l’avons dit, de l’antique famille des Cassius qui conspirèrent contre Jules César, détestait secrètement le pouvoir souverain, et ne pouvait supporter le nom d’empereur: il disait que « ce qu’il y avait de plus fâcheux dans ce nom, c’est qu’il ne pouvait désormais être anéanti que par un autre empereur. » Enfin on assure que, à peine sorti de l’enfance, il tenta même d’enlever le pouvoir à Antonin le Pieux; mais que son père, homme honnête et grave, étouffa cette entreprise insensée, et en cacha avec soin les indices. Néanmoins Cassius fut toujours dès lors regardé comme un homme dont il fallait se défier. Qu’il ait aussi tramé contre Verus des projets criminels, c’est du moins ce que l’on peut conjecturer d’après ce passage d’une lettre que ce prince écrivit à Marc Aurèle : « Avidius Cassius, autant que j’en puis juger par moi-même, voudrait s’emparer de l’empire, et déjà sous mon aïeul, votre père, son ambition s’est fait connaître. Je vous engage à donner des ordres pour qu’il soit surveillé. Tout ce que nous faisons lui déplaît : il accroît autant qu’il peut son crédit et ses ressources il tourne en dérision notre goût pour les lettres : il nous donne, à vous le nom de vieille philosophe, à moi celui d’extravagant et de débauché. Voyez ce que vous avez à faire. Pour moi, je n’ai aucune haine contre cet homme; mais prenez garde qu’il n’y ait du danger, et pour vous et pour vos enfants, à conserver à la tête de vos armées des gens de cette sorte, que les soldats voient avec plaisir, et qu’ils sont tout disposés à écouter. »

II. Marc Aurèle répondit « J’ai lu votre lettre; elle est plutôt d’un homme inquiet que d’un empereur, elle ne convient ni à nous, ni aux circonstances où nous sommes; car si les dieux destinent l’empire à Cassius, quoi que nous fassions, nous ne pourrons nous défaire de lui. Vous savez ce mot de notre bisaïeul : « Jamais prince n’a tué son successeur. » Si, au contraire, il ne doit point régner, sans que notre cruauté s’en mêle, il tombera de lui-même, entraîné par sa destinée. Ajoutez que nous ne pouvons traiter en coupable un homme que personne n’accuse, et qui, comme vous le dites vous-même, est aimé des soldats. De plus, telle est la nature des accusations de lèse-majesté, que ceux-là mêmes dont le crime est le mieux prouvé, passent toujours pour des victimes de l’oppression. Vous savez ce que disait votre aïeul Adrien: « Misérable condition des princes! on ne croit aux trames qui menacent leurs jours que quand ils ont péri. » Domitien, à ce qu’on assure, avait dit la même chose avant lui; mais j’ai mieux aimé citer Adrien, parce que les paroles des tyrans, même lorsqu’elles sont bonnes et vraies, n’ont point toute l’autorité qu’elles devraient avoir. Laissons donc là Cassius et ses projets, puisque d’ailleurs c’est un bon général, plein de fermeté et de courage, et utile à la république. Quant au conseil que vous me donnez de pourvoir par sa mort à la sûreté de mes enfants, qu’ils périssent plutôt, si Cassius mérite plus qu’eux d’être aimé, et s’il est plus de l’intérêt de la république qu’il vive que les enfants de Marc Aurèle. » C’est ainsi que s’exprimaient Verus et Marc Aurèle sur le compte de Cassius.

III. Pour nous, nous dirons en peu de mots quels furent son caractère et ses mœurs; car les détails manquent sur de semblables hommes, personne ne se hasardant à exposer au grand jour leurs actions, dans la crainte de déplaire au parti vainqueur. Nous ajouterons cependant comment il parvint à l’empire, comment il fut mis à mort, et où il fut vaincu. Car, Dioclétien Auguste, voulant mettre sous vos yeux tout ce qu’il y a eu de princes revêtus de la pourpre, je me suis imposé la tâche d’écrire la vie de tous ceux qui, justement ou non, ont porté le titre d’empereur. Tel était le caractère de Cassius, qu’on le voyait tantôt farouche et rude, tantôt doux et indulgent; souvent religieux, d’autres fois se moquant de tout ce qu’il y avait de plus sacré; il aimait le vin avec passion, et parfois il se montrait tempérant et sobre; il recherchait la bonne chère, et savait supporter la faim; tantôt il se plongeait dans la débauche, tantôt il était pur et chaste. Il y avait des gens qui lui donnaient le nom de Catilina, et lui-même aimait à s’entendre ainsi appeler, disant « qu’il ne demandait pas mieux que d’être un Catilina, pourvu qu’il fit périr le faiseur de sentences. » Il nommait ainsi Antonin, qui se distingua tellement dans la philosophie, que, lorsqu’il était sur le point de partir pour la guerre des Marcomans, et que tout le monde craignait pour ses jours, on le conjura, non par flatterie, mais avec un désir sérieux, de publier ses préceptes philosophiques. Marc Aurèle, quoiqu’il ne partageât point leurs craintes, développa avec ordre, pendant trois jours, une suite de préceptes. Cassius maintenait avec une excessive rigidité la discipline militaire; il aurait voulu qu’on le regardât comme un autre Marius.

IV. Puisque nous avons commencé à parler de sa sévérité, nous devons dire que l’on trouve dans sa vie plus d’un trait auquel, le nom de cruauté conviendrait mieux. Et d’abord, toutes les fois que des soldats avaient enlevé quelque chose par la force aux habitants des provinces, il les faisait mettre en croix sur le lieu même où s’était commis le crime. Il inventa un nouveau genre de supplice, qui consistait à planter en terre un mât de quatre-vingts à cent pieds de hauteur, auquel on attachait dans toute sa longueur ceux qu’il avait condamnés à mourir. Puis, au pied de ce mât, on allumait un grand feu, qui brûlait les plus voisins, étouffait les autres par la fumée, et faisait mourir de frayeur les plus éloignés. Ce même Cassius faisait jeter à la fois, dans le court d’an fleuve ou dans la mer, dix malheureux, enchaînés les uns aux autres. Il punit un grand nombre de déserteurs en coupant aux uns les mains, aux autres les jambes ou les jarrets, et il disait « que l’exemple d’un criminel, traînant une vie misérable, faisait plus d’impression que celui d’un coupable mis à mort. » Tandis qu’il commandait l’armée, un corps peu nombreux de troupes auxiliaires, entraîné par ses centurions, surprit, sans qu’il en sût rien, trois mille Sarmates sur les bords du Danube, les tailla en pièces, et revint au camp avec un grand butin; les centurions s’attendaient à une récompense pour avoir, avec si peu de monde, détruit un si grand nombre d’ennemis, tandis que leurs tribuns laissaient échapper, par leur négligence, une si belle occasion, et ne se doutaient pas même de ce qui se passait. Mais Cassius les fit saisir et mettre en croix comme des esclaves, chose dont il n’y avait point d’exemple jusque là, disant « qu’il pouvait arriver que ce fût un piège, et que le respect du nom romain y périt. » Une violente sédition éclate dans l’armée: Cassius sort nu et en simple caleçon de sa tente, et s’avance au milieu des rebelles: « Frappez-moi, si vous l’osez, s’écrie-t-il,et à votre insubordination ajoutez un crime. » A ces mots tout rentra dans l’ordre, et il fut craint, par cela même qu’il ne craignit point. Cet acte de sévérité donna tant de vigueur à la discipline, et aux barbares tant d’effroi, qu’ils sollicitèrent d’Antonin, alors absent de l’armée, une paix de cent ans: c’est qu’ils avaient vu un général romain condamner à mort ceux-là mêmes qui avaient vaincu sans avoir le droit de vaincre.

V. Cassius prit contre la licence des mesures sévères, dont un grand nombre se trouvent citées dans Emilius Parthenianus, qui a écrit l’histoire de ceux qui, à partir des temps anciens, ont aspiré à la tyrannie. Il faisait fouetter de verges et frapper de la hache les coupables, au milieu du camp, en face de l’armée; d’autres fois, il leur faisait couper les mains. Il défendit à tout soldat de porter avec lui en campagne autre chose que du lard,du biscuit et du vinaigre, et la moindre infraction était sévèrement punie comme une débauche criminelle. Voici, au sujet de Cassius, une lettre de Marc Aurèle à son préfet : « J’ai confié à Avidius Cassius les légions de Syrie, qui sont plongées dans la mollesse et dans toutes les débauches de Daphné: Césonius Vectilianus, d’après ce qu’il m’écrit, les a trouvées toutes faisant usage des bains chauds. Je crois ne m’être pas trompé dans mon choix, et vous serez de mon avis, si vous connaissez bien Cassius, homme d’une sévérité et d’une discipline dignes de son nom car ce n’est qu’avec l’ancienne discipline que l’on peut conduire des soldats. Vous connaissez ce vers, si souvent cité, d’un bon poète:

« C’est par les mœurs et par les hommes antiques que se maintient la république romaine.» (1)

« Vous, faites seulement que les vivres ne manquent point aux légions. Si je connais bien Avidius, il n’y aura rien de perdu. » Le préfet répondit à l’empereur: « Prince, vous avez sagement fait, en donnant à Cassius le commandement des légions de la Syrie. Il faut absolument à des soldats grecs un chef sévère. Cassius ne manquera point d’interdire les bains chauds, et fera disparaître toutes les fleurs et de la tête, et du cou, et du sein des soldats. Tout ce qui est nécessaire pour l’approvisionnement de l’armée est prêt: rien ne manque sous un bon général, parce qu’il ne demande, ni ne dépense beaucoup. »

(1) Ennius.

VI. Avidius ne trompa point les espérances qu’on avait conçues de lui : car il fit aussitôt publier dans le camp et afficher sur les murs, que « tout officier ou soldat que l’on trouverait à Daphné (1), serait cassé avec ignominie. » Il fit régulièrement tous les sept jours l’inspection des armes, des vêtements et des chaussures; il purgea le camp de toute espèce de délicatesses; il déclara aux légions qu’il leur ferait passer l’hiver sous les toiles, si elles ne changeaient de mœurs; et il aurait tenu parole, si elles ne s’étaient réformées. Tous les sept jours il y avait un exercice général, où les soldats apprenaient à lancer des flèches et à manier les armes; car il disait « que c’était, une chose misérable de voir s’exercer des athlètes, des chasseurs et des gladiateurs, tandis que des soldats ne s’exerçaient point, eux à qui les travaux et les fatigues seraient moins pénibles, s’ils en avaient contracté l’habitude. » Une fois la discipline rétablie, il remporta de grands succès en Arménie, en Arabie et en Egypte; il se concilia l’affection de tous les peuples de l’Orient, et, en particulier, des habitants d’Antioche, qui allèrent jusqu’à le reconnaître pour empereur, ainsi que le rapporte Marius Maximus dans la vie de Marc Aurèle. En effet, les soldats commettaient de grands ravages en Egypte, Cassius les repoussa, selon le même Marius Maximus, dans le second livre de la vie du même prince.

(1) Daphné était un faubourg d’Antioche, ou plutôt un bourg à peu de distance de cette ville. Il était célèbre par la dissolution de ses mœurs.

VII. Cassius se fit proclamer empereur en Orient. Il avait été, dit-on, encouragé dans sa révolte par Faustine, qui, voyant la santé de Marc Aurèle chancelante, ses enfants en bas âge, et elle-même impuissante à les protéger, craignit que l’empire ne tombât aux mains d’un prince qui ne ménagerait point sa famille. On dit aussi que Cassius, n’espérant point se faire reconnaître empereur, s’il ne parvenait à neutraliser l’amour de l’armée et des provinces pour Marc Aurèle, eut recours à l’artifice, et répandit le bruit que le prince était mort. On dit même que, pour adoucir la douleur de sa perte, il lui donna le nom de Divin. La première fois qu’il parut en public eu qualité d’empereur, il nomma préfet du prétoire celui qui l’avait revêtu des ornements impériaux : cet homme, dans la suite, partagea sa disgrâce, et fut massacré par l’armée, contre la volonté de Marc Aurèle. Tel fut aussi le sort de Mécianus, gouverneur d’Alexandrie, qui, dans l’espoir de partager l’empire avec Cassius, s’était associé à sa révolte; il fut tué par les soldats, malgré Marc Aurèle et même à son insu. Du reste, l’empereur apprit sans colère la nouvelle de cette révolte, il ne sévit ni contre les enfants ni contre les amis de Cassius; et lorsque le sénat eut déclaré Avidius ennemi de la république, et confisqué ses biens, il ne voulut point qu’ils entrassent dans son trésor particulier: le sénat les fit donc déposer dans le trésor public. L’alarme fut grande à Rome : on disait qu’Avidius Cassius profiterait de l’absence de Marc Aurèle, qui était aimé de tout le monde, excepté des débauchés; qu’il viendrait à Rome, et la livrerait impitoyablement au pillage, pour se venger surtout du sénat, par qui il avait été déclaré ennemi public et ses biens confisqués. L’amour que l’on avait pour Marc Aurèle se manifesta dans cette circonstance d’une manière éclatante: car ce fut d’un accord unanime, à l’exception des seuls habitants d’Antioche, qu’Avidius fut mis à mort. L’empereur ne l’ordonna ni ne s’y opposa; il était même manifeste pour tout le monde que, s’il l’avait eu entre les mains, il lui eût fait grâce.

VIII. Lorsqu’on apporta sa tête à Marc Aurèle, bien loin de faire paraître aucun sentiment de joie ou d’orgueil, il se plaignit qu’on lui eût enlevé une occasion de clémence; il dit « qu’il aurait voulu prendre Cassius vivant, pour lui reprocher son ingratitude et lui pardonner. » Quelqu’un blâmant son indulgence excessive pour un ennemi déclaré, pour ses enfants, ses parents et tous les complices de sa révolte, et finissant par dire: Eh quoi! si Cassius eût été vainqueur? Mais, répondit l’empereur, telle n’a point été notre conduite envers les dieux, ni envers les hommes, que Cassius pût nous vaincre. » Puis, passant en revue tous les princes qui aient été mis à mort, il prétendit « qu’il n’en était pas un qui n’eût, d’une manière ou d’une autre, mérité son sort, tandis que l’on ne trouverait point facilement un bon prince qui eût été vaincu ou tué par un tyran; que Néron avait mérité de mourir, que Caligula devait inévitablement finir d’une manière funeste, qu’Othon et Vitellus n’avaient pas même voulu sérieusement être empereurs. » Il portait le même jugement sur Pertinax et sur Galba, disant que « l’avarice, dans un prince, est de tous les vices le plus odieux. » Enfin il ajoutait que « ni Auguste, ni Trajan, ni Adrien, ni son père Antonin le Pieux n’avaient pu être vaincus par la trahison, tandis qu’un grand nombre de rebelles avaient péri, même contre la volonté et à l’insu de ces princes. » Marc Aurèle supplia lui-même le sénat de ne pas poursuivre avec rigueur les complices de la révolte; et, dans le même temps il demanda qu’aucun sénateur ne fût mis à mort, tant qu’il gouvernerait l’empire. Cette clémence acheva de lui concilier tous les cœurs. Enfin on punit un petit nombre de centurions, et les bannis furent rappelés.

IX. Il pardonna aux habitants d’Antioche, qui avaient pris parti pour Avidius Cassius, et aux autres villes qui l’avaient secondé dans sa révolte. D’abord, il est vrai, justement indigné contre Antioche, il l’avait dépouillée de ses spectacles, et de beaucoup d’autres avantages ou privilèges; mais plus tard il les lui rendit. Quant aux enfants d’Avidius Cassius, Marc Aurèle donna aux fils la moitié des biens de leur père, et aux filles de l’or, de l’argent et des pierreries. Il accorda à Alexandra, fille de Cassius, et à son mari Druentianus, la liberté d’aller partout où ils voudraient; et ils vécurent en toute sécurité, comme les enfants, non d’un ennemi public, mais d’un sénateur. Marc Aurèle ne souffrit point que, même dans un procès, on leur reprochât la honte de leur maison, et des gens qui n’avaient point respecté leur malheur, furent condamnés pour insulte. Il fit plus, il les recommanda au mari de sa tante, et les mit sous sa protection. Pour connaître plus en détail toute cette histoire, on n’a qu’à consulter le second livre de la vie de Marc Aurèle, écrite par Marius Maximus ce livre comprend tout ce qu’a fait ce prince, depuis l’époque où, par la mort de Verus, il resta seul à la tête de l’empire. Car, lorsque la révolte de Cassius éclata, Verus n’existait plus, comme le prouve ce passage d’une lettre de Marc Aurèle à Faustine: « Verus ne se trompait pas, lorsqu’il m’écrivait qu’Avidius voulait se faire empereur: car vous savez déjà, sans doute, les nouvelles que nous apportent sur son compte les courriers de Martius Verus. Venez donc à notre maison d’Albe, pour que nous voyions, avec l’assistance des dieux, ce que nous avons à faire ne craignez rien. » Il est évident par là que Faustine ignorait ce qui se passait, bien loin qu’elle fût de complicité avec Cassius, comme l’en accuse Marius, qui ne cherche qu’à là diffamer. D’ailleurs, il existe aussi une lettre qu’elle adressait à Marc Aurèle, et où elle le presse vivement de tirer une vengeance éclatante de Cassius; en voici un passage: « Je me rendrai moi-même demain, on du moins bientôt, à notre maison d’Albe, comme vous me l’ordonnez; mais en attendant, je vous conjure, si vous aimez vos enfants, de poursuivre sans relâche et sans pitié ces révoltés. Car ce sont là de dangereuses habitudes pour les chefs et pour les soldats si on ne les réprime, bientôt ils opprimeront. »

X. Voici une autre lettre de Faustine à Marc Aurèle: « Ma mère Faustine, lors de la révolte de Celsus, exhorta Antonin le Pieux, votre père et son époux, à ne pas se montrer moins pieux envers ses proches qu’envers les étrangers; car on ne peut appeler pieux un prince qui ne pense point à sa femme ni à ses enfants. Vous voyez l’extrême jeunesse de notre cher Commode. Pompeianus, notre gendre est vieux et étranger à Rome. Pensez bien à ce que vous allez faire d’Avidius Cassius et de ses complices. N’épargnez point des hommes qui ne vous ont point épargné, et qui certes, s’ils avaient été vainqueurs, n’auraient point épargné davantage nos enfants ni moi. J’irai bientôt vous rejoindre : c’est la mauvaise santé de notre chère Fadilla qui m’a empêchée de me rendre à Formica. Si je ne vous y retrouve plus, je poursuivrai ma route jusqu’à Capoue : la santé de nos enfants et la mienne se trouveront peut-être bien de ce séjour. Envoyez-moi, je vous prie, le médecin Sotéride à Formies je n’ai aucune confiance dans Pisithée, qui n’entend rien à traiter une jeune fille. Calpurnius m’a remis votre lettre bien cachetée; j’y répondrai, si je tarde à partir, par le vieil eunuque Cécilius: vous savez que c’est un homme sûr. Je le chargerai de vous faire connaître, de vive voix, les propos que tiennent sur votre compte, à ce que l’on assure, la femme d’Avidius Cassius, ses fils et son gendre. »

XI. Ces lettres montrent clairement que Faustine, bien loin d’être la complice de Cassius, insista vivement pour qu’il fût livré au supplice; et que, voyant Marc Aurèle pencher vers la douceur et la clémence, elle fit tout ce qu’elle put pour l’entraîner à une vengeance qu’elle regardait comme nécessaire. Voici ce que lui répondit Marc Aurèle : « Pour vous, ma chère Faustine, en prenant si vivement à cœur les intérêts de votre mari et de nos enfants, vous remplissez les devoirs d’une épouse et d’une mère tendre et pieuse; car j’ai relu à Formies la lettre où vous m’exhortez à châtier les complices d’Avidius. Pour moi, je ferai grâce à ses enfants, à son gendre et à sa femme; et j’écrirai au sénat pour que les confiscations et les châtiments n’aillent pas trop loin ; car il n’est rien qui concilie plus à un empereur romain l’amour des peuples, que la clémence. C’est elle qui a élevé César au rang des dieux, qui a consacré la mémoire d’Auguste, et qui a mérité, plus que toute autre vertu, à votre père, le nom de Pieux. Enfin, si la guerre se fût terminée au gré de mes vœux, Avidius lui-même n’aurait point péri. Soyez donc sans inquiétude : les dieux me protégent; les dieux voient ma piété d’un œil bienveillant. J’ai désigné consul pour l’année prochaine notre gendre Pompeianus. » Voilà ce qu’écrivait Marc Aurèle à son épouse.

XII. Le discours qu’il adressa au sénat dans cette circonstance mérite d’être connu. En voici un passage « Voulant vous témoigner ma gratitude pour la victoire que vous avez remportée, je vous ai donné mon gendre pour consul: l’âge de Pompeianus lui eût depuis longtemps mérité le consulat, si ne s’était présenté des personnages recommandables par leurs services, et envers qui la république avait une dette à acquitter. Quant à la révolte de Cassius, je vous en prie, je vous en conjure, pères conscrits, renoncez à une justice trop rigoureuse, écoutez ma clémence et mon humanité, ou plutôt la vôtre que personne ne périsse par vos ordres; qu’aucun des sénateurs ne soit puni, qu’aucun sang noble ne soit répandu; que les bannis reviennent, que les biens confisqués soient rendus. Que de morts je voudrais aussi rappeler des enfers! Rien ne répugne plus dans un prince, que de le voir venger ses propres injures; quelque juste que puisse être une telle vengeance, elle paraît toujours cruelle. Ainsi vous ferez grâce aux enfants d’Avidius Cassius, à son gendre et à sa femme; que dis-je, faire grâce? ils n’ont rien fait. Qu’ils vivent donc en toute sécurité, sachant qu’ils vivent sous Marc Aurèle. Qu’ils vivent, et qu’on leur donne une portion des biens de leur père; qu’ils jouissent de son or, de son argent, de ses meubles précieux; qu’ils soient riches, tranquilles, libres d’aller partout oh ils voudront; et dans quelque lieu, chez quelques nations qu’ils aillent, qu’ils y portent les témoignages de votre humanité et de la. mienne. D’ailleurs, pères conscrits, est-ce donc un si grand effort de clémence, que de faire grâce aux enfants et aux femmes des coupables! Quant aux sénateurs et aux chevaliers, complices de Cassius, je vous en supplie, qu’ils soient affranchis de la mort, des confiscations, de toute crainte, de toute flétrissure, en un mot, de tonte poursuite et de tout dommage; et permettez que l’on puisse dire que, sous mon empire, dans une cause de rébellion, il n’a péri personne, si ce n’est dans le tumulte des armes. »

XIII. Cet acte de clémence fut accueilli par ces acclamations du sénat « Pieux Antonin, que les dieux te conservent ! clément Antonin, que les dieux te conservent! clément Antonin, que les dieux te conservent! tu n’as point voulu ce qui était en ton pouvoir; nous avons fait, nous, ce qu’exigeait notre devoir. Nous demandons que Commode partage pleinement avec toi l’empire. Consolide ta famille, et assure ainsi le repos de nos enfants. Contre un empire bon et légitime, aucune force, ne saurait prévaloir. Nous demandons pour Commode Antonin la puissance tribunitienne. Nous te supplions de nous rendre ta présence. Gloire et bonheur à ta philosophie. À ta patience, à ton savoir, à ta générosité, à l’intégrité de ton cœur. Tu domptes les rebelles, tu triomphes des ennemis, les dieux te protégent, etc. » Les descendants d’Avidius vécurent donc tranquilles, et furent même admis aux honneurs et aux charges. Mais Commode, après la mort de son divin père, les fit tous brûler vifs, comme s’ils eussent été surpris dans un complot. Voilà les détails que nous avons trouvés sur Cassius Avidius son caractère et ses mœurs, comme nous l’avons dit plus haut, furent toujours un tissu de contradictions; néanmoins c’était à la rigueur et à la cruauté qu’il était naturellement le plus porté. Quoi qu’il en soit, il se fût maintenu dans le pouvoir suprême, il eût été, au dire de bien des gens, un prince, non seulement clément, mais bon, mais précieux pour la république, et le plus parfait des empereurs.

XIV. Il existe de lui une lettre qu’il écrivit, étant déjà empereur, à son gendre; la voici: « Malheur à la république, d’avoir à supporter et ces riches et ces gens avides de richesses. Marc Aurèle est, sans doute, un excellent homme; mais tandis qu’il ne pense qu’à faire louer sa clémence, il laisse vivre des gens dont lui-même il condamne la vie. Où est ce Lucius Cassius dont je porte vainement le nom? où est M. Caton le Censeur? qu’est devenue toute cette discipline de nos ancêtres? Il y a longtemps qu’elle s’est perdue, et l’on ne songe pas même à la retrouver. Marc Aurèle fait de la philosophie; il disserte sur la clémence, sur l’âme, sur l’honnête et sur le juste, et n’a point un sentiment, une pensée pour la république. Vous voyez combien il faudrait de glaives, combien de condamnations et de supplices pour ramener l’ancienne république. Pour ces infâmes présidents des provinces! de quel nom puis-je les appeler? Sont-ce des proconsuls, sont-ce des présidents, ces hommes qui s’imaginent que les provinces leur ont été données par le sénat et par Antonin, pour qu’ils vivent dans les délices, pour qu’ils deviennent riches? Vous savez ce que l’on dit du préfet du prétoire de notre philosophe. Trois jours avant que d’être préfet, ce n’était qu’un misérable mendiant, et tout à coup le voilà riche. D’où, je vous prie, cela lui est-il venu, si ce n’est des entrailles de la république et des dépouilles des provinces? Qu’ils soient riches, je le veux bien : qu’ils nagent dans l’opulence, leurs richesses viendront remplir le trésor public épuisé. Puissent seulement les dieux favoriser, le bon parti, et que les fidèles émules de Cassius rendent à la république son ancienne autorité ! » Cette lettre indique assez combien aurait été rigide et cruel un semblable empereur.

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