VIE D'OPILIUS MACRINUS

( De J.-C. 217 — 218 )

par

Julius Capitolinus

traduction PAR M. VALTON, Professeur au collège royal de Charlemagne.

C. L. F. PANCKOUCKE 1844

ADRESSÉE A DIOCLÉTIEN AUGUSTE.

 

I. La vie de ces princes, ou tyrans, ou césars, qui n'ont pas régné longtemps, est enveloppée de ténèbres, par la raison que d'abord leur vie privée n'a rien qui mérite d'être rapporté, puisqu'on ne saurait pas même qu'ils ont existé s'ils n'eussent aspiré à l'empire; et qu'ensuite il n'y a pas grand'chose à dire de cet empire qu'ils n'ont pas gardé longtemps. Toutefois nous mettrons au jour des détails tirés de diverses histoires, du moins ceux qui vaudront la peine d'être racontés ; car il n'est personne au monde qui chaque jour de sa vie n'ait fait quelque chose ; mais le devoir de celui qui entreprend d'écrire la vie des autres hommes, est de raconter ce qui mérite d'être connu. Junius Cordus a pris à tâche d'écrire la vie des empereurs dont il voyait qu'on ne parlait pas beaucoup : il a eu peu de succès. En effet, il a trouvé et peu de détails, et des détails sans intérêt, se proposant de rechercher les plus petites particularités ; comme si l'on avait besoin de savoir, dans la Vie de Trajan, d'Antonin le Pieux ou de Marc Antonin, combien de fois ils sont sortis, de quoi se composaien tles divers services de leur table, quand ils ont changé de vêtements, quelles promotions ils ont faites, et à quelles époques. Avec cette prétention de tout dire exactement, il a rempli ses livres de faits moitié fabuleux, moitié historiques, quand on devrait, en général, ou ne rien dire des détails de la vie commune, ou n'en dire que ce qui peut faire connaître les traits du caractère réellement intéressants, et alors dire la chose sommairement, de manière à donner une idée du reste.

II. Après le meurtre d'Antoninus Bassianus, Opilius Macrinus, son préfet du prétoire, autrefois son intendant particulier, s'empara du pouvoir. C'était un homme de basse naissance, effronté d'humeur et de langage, qui prit tantôt le nom de Sévère, tantôt celui d'Antonin, détesté qu'il était du peuple et des soldats. Il partit immédiatement pour la guerre des Parthes, et ne laissa pas aux soldats le temps de le juger, ni à la rumeur publique dont il était assailli, le temps de se fortifier. Cependant le sénat, en haine d'Antoninus Bassianus, s'était prêté à son élévation ; ce n'était qu'une voix dans le sénat : « Qui que ce soit plutôt qu'un parricide, qui que ce soit plutôt qu'un inceste, qui que ce soit plutôt qu'un impur, qui que ce soit plutôt que le bourreau du sénat et du peuple. » Et peut-être paraîtra-t-il étrange à tout le monde que Macrinus ait fait appeler Antoninus, son fils Diadumenus, lui l'auteur, dit-on, du meurtre d'Antoninus.

III. Je rapporterai sur lui ce qui a été consigné dans les annales. La prêtresse de Cartilage, qui, pleine du souffle divin, prophétise réellement l'avenir, sous le règne d'Antonin le Pieux, était un jour consultée, suivant la coutume, par le proconsul, sur l'état des affaires publiques et sur son gouvernement à lui-même; elle fit ses prédictions; puis, quand elle en vint aux empereurs, elle dit à haute voix que l'on comptât combien de fois elle dirait Antoninus. Alors tous les assistants écoutent avec attention : elle prononce huit fois le nom d'Antoninus Augustus. Tout le monde pensa qu'Antonin le Pieux devait régner huit années ; mais il passa ce nombre, et il fut démontré pour les croyants, soit alors, soit plus tard, que la prêtresse avait désigné autre chose. Enfin, en comptant tous ceux qui portèrent le nom d'Antonin, on arrive à ce nombre de huit. Le premier Antonin est Antonin le Pieux ; le second, Marc Aurèle ; le troisième, Verus ; le quatrième, Commode; le cinquième, Caracalla ; le sixième, Geta ; le septième, Diadumenus.; et le huitième, Héliogabale. On ne doit pas mettre au nombre des Antonin, les deux Gordien, pour qui le nom d'Antonin ne fut qu'un prénom, ou qui même s'appelaient Antoine, et non Antonin. C'est de la même façon que Sévère s'appela Antonin, ainsi que beaucoup d'autres, Pertinax, Didius Julianus, et ce même Opilius Macrinus, et pour les Antonin eux-mêmes, qui furent les vrais successeurs d'Antonin, ce fut moins leur propre nom, qu'un nom qu'ils gardèrent. Voilà ce qu'on dit; mais d'autres disent que Diadumenus fut appelé Antonin par son père Macrinus, afin d'ôter aux soldats le soupçon qu'il était, lui Macrinus, le meurtrier d'Antoninus Bassianus. Suivant d'autres, c'était un tel engouement pour le nom d'Antonin, que si le peuple et les soldats ne l'avaient pas entendu, ils auraient cru qu'il n'y avait pas d'empereur.

IV. On parla beaucoup de Macrinus au sénat, quand on annonça l'avènement de Varius Héliogabale, lorsque déjà le sénat avait nommé Alexandre césar; et on en parla de manière à le représenter comme un homme de basse extraction, trivial, repoussant. Enfin voici les propres paroles d'Aurelius Victor, surnomméle Premier : « Macrinus, fils d'affranchi, prostitué, employé à des fonctions serviles dans la maison de l'empereur, d'une fidélité vénale, dans une condition misérable sous Commode, repoussé par Sévère des services les plus bas, exporté en Afrique, où, pour couvrir l'infamie de sa condamnation, il faisait le métier de lecteur, plaidait de petites causes, déclamait, enfin donnait des consultations de droit. Il reçut les anneaux d'or, grâce au patronage de son affranchi Festus. Il fut fait avocat du fisc sous Verus Antonin. » Du reste, ces assertions sont douteuses, et il existe d'autres renseignements, que nous ne tairons pas non plus. Ainsi l'on dit généralement qu'il fit le métier de gladiateur, et qu'après avoir reçu son congé, il alla en Afrique : que là il fut d'abord chasseur, puis tabellion, ensuite avocat du fisc; et de ce poste il arriva aux plus hautes dignités. Étant préfet du prétoire, il évinça son collègue, et tua son empereur Antonin Caracalla, en jouant si bien son rôle, qu'on ne songea pas à l'accuser de ce meurtre. Il acheta l'écuyer de Caracalla, et le décida, par de grandes promesses, à dire que son maître avait péri victime d'un complot des soldats, qui ne pouvaient souffrir un parricide ou un incestueux.

V. Il s'empara immédiatement de l'empire, et s'associa son fils Diadumenus, qu'il fit sur-le-champ, comme nous l'avons dit, appeler Antonin par les soldats. Ensuite il envoya le corps d'Antonin Caracalla à Rome, pour qu'il fût déposé dans la sépulture de ses ancêtres. Il donna ordre au préfet du prétoire, longtemps son collègue, de remplir son devoir, et par-dessus tout de faire à Antonin d'honorables funérailles, des funérailles d'empereur. Il savait, en effet, que par des distributions de vêtements et de vivres, Antonin s'était fait chérir du peuple. Outre cela, il craignait un mouvement de l'armée ; il tremblait qu'elle n'intervînt et n'entravât son pouvoir, ce pouvoir qu'il avait usurpé, mais qu'il feignait d'avoir accepté malgré lui. Ainsi sont les hommes : ils se disent contraints là même où ils sont arrivés par un crime. Mais il craignait aussi son collègue, à qui l'envie pouvait venir à son tour de régner, tout le monde espérant que, si une seule compagnie se déclarait pour lui, il ne refuserait pas, et qu'alors il y aurait une manifestation générale en haine de Macrinus, soit à cause de sa vie méprisable, soit à cause de la bassesse de sa naissance, comparée à la noblesse de ses prédécesseurs. Outre cela, il usurpa le nom de Sévère, sans avoir avec l'empereur aucun lien de parenté.De là cette plaisanterie : " Macrinus est Sévère, comme Diadumène est Antonin. " Cependant il s'empressa, pour étouffer le mouvement des soldats, d'augmenter extraordinairement la solde des légionnaires et des prétoriens, voulant se faire pardonner le meurtre de Bassianus; et l'argent, comme il arrive d'ordinaire, le servit à défaut d'innocence. En effet, cet homme, souillé de tous les vices, conserva quelque temps encore l'empire. Il écrivit au sénat sur la mort d'Antonin Cassianus, l'appelant divin, se justifiant lui-même, et jurant qu'il n'avait rien su de son assassinat. Ainsi, à son crime, suivant la coutume des hommes dégradés, il ajouta le parjure, digne début d'un scélérat comme lui.

VI. Dans cette lettre au sénat, il est curieux de voir la manière dont il s'y prit pour se justifier ; on a ainsi une idée de l'effronterie de cet homme, et du sacrilège par lequel commença cet odieux règne. Sommaire des discours de Macrinus et de Diadumène empereurs : « Nous voudrions, pères conscrits, vous ramener en triomphe notre Antonin, plein de vie, et nous présenter ainsi devant Votre Clémence. De cette manière seulement la république serait florissante, nous tous heureux, et nous vivrions sous un prince que les dieux nous avaient donné à la place des Antonin. Mais puisque nous voilà privés de ce bonheur par l'effet d'un soulèvement militaire, nous vous annonçons d'abord ce que l'armée a fait de nous ; ensuite, et c'est notre premier devoir, nous décernons les honneurs divins à celui qui a reçu notre serment de fidélité. L'armée n'a pas trouvé de plus digne vengeur du meurtre de Bassianus que son préfet du prétoire, à qui lui-même il aurait confié le soin de punir les factieux, s'il avait pu, vivant, découvrir leur complot. » Et plus bas : « Ils m'ont déféré l'empire, dont j'ai pris, pères conscrits, la direction par intérim. Je continuerai d'en tenir les rênes, si vous approuvez ce qu'ont fait les soldats, à qui j'ai payé leur solde, et donné tous les ordres dans la forme impériale. » Plus bas encore : « Mon fils Diadumène, qui vous est connu, a reçu des soldats et la dignité impériale et le nom d'Antonin, afin d'être honoré d'abord par ce nom, et de même ensuite par le pouvoir souverain. Nous vous demandons, pères conscrits, d'appeler la faveur des dieux sur cet acte par votre approbation, afin que le nom d'Antonin ne vous manque pas, ce nom si chéri de vous. » Plus bas encore « L'armée et nous nous avons décerné les honneurs divins à Antonin. Nous pourrions, pères conscrits, usant du droit souverain, vous ordonner de ratifier ce décret : nous aimons mieux vous en prier. Nous lui consacrons deux statues équestres, deux pédestres, en costume de guerre, deux assises, en costume civil, et deux également au divin Sévère, en costume de triomphe. Vous ordonnerez l'exécution de ces mesures, pères conscrits, cédant à nos pieuses instances pour nos prédécesseurs. »

VII. Cette lettre lue, le sénat, contre l'attente générale, reçut avec plaisir la nouvelle de la mort d'Antonin, et pour Opilius Macrinus, espérant qu'il défendrait les libertés publiques, il commença par l'admettre au nombre des patriciens, lui homme nouveau, et qui naguère encore était un simple intendant particulier. De plus, il n'était que le greffier des pontifes, de ceux qu'on appelle aujourd'hui les pontifes mineurs. Le sénat le nomma grand pontife, avec le surnom de Pieux. Cependant, après la lecture de la lettre, personne ne croyant à la mort d'Antonin, il y eut un long silence. Mais quand le meurtre fut bien constaté, alors le sénat s'emporta contre l'empereur mort, comme contre un tyran. Puis aussitôt on déféra à Macrinus le pouvoir proconsulaire et la puissance tribunitienne. Après avoir reçu lui-même le nom d'Heureux, il donna, pour se laver du soupçon d'avoir tué lui-même Antonin Bassianus, le nom d'Antonin à son fils, appelé jusque-là Diadumène. Varius Héliogabale, qui se disait fils de Bassianus, n'étant qu'un misérable, et fils d'une courtisane, reçut plus tard ce même nom d'Antonin. Enfin il existe des vers de je ne sais quel poète, où l'on voit que ce nom, inauguré par Antonin le Pieux, arriva peu à peu , par une suite d'Antonin, jusqu'au dernier degré de l'infamie. En effet, Marc Aurèle seul semble avoir grandi encore ce nom vénérable par ses vertus, puis il commença à dégénérer en Verus, et Commode en souilla la divine pureté. Que dire ensuite d'Antonin Caracalla? Que dire de celui qui nous occupe? Que dire enfin d'Héliogabale, qui, dernier des Antonin, vécut, au rapport de l'histoire, dans la plus honteuse dégradation?

VIII. Macrinus, nommé empereur, entreprit la guerre contre les Parthes, et partit en grand appareil, ayant à coeur d'effacer, par l'éclat d'une victoire, la souillure de sa naissance et l'infamie de sa première condition. Mais, après quelques engagements avec les Parthes, ses légions l'abandonnèrent pour aller joindre Varius Héliogabale, et il fut tué. Il avait régné plus d'un an. Il faisait avec un grand désavantage cette guerre qu'avait faite Antonin. Artabane exerçait de terribles représailles pour la mort de ses sujets. Macrinus, après quelques efforts, lui envoya une députation pour lui demander la paix, que le Parthe accorda volontiers, après la mort d'Antonin. Alors Macrinus, s'étant retiré à Antioche, s'y abandonna aux plaisirs, et fournit aux soldats un prétexte plausible pour le mettre à mort, et suivre le fils, ou soi-disant tel, de Bassianus, c'est-à-dire Héliogabale Bassianus Varius, qui fut appelé plus tard Bassianus et Antonin.

IX. Il y avait une femme nommée Mésa, ou Varia, de la ville d'Émèse, soeur de Julie l'épouse de l'Africain Sévère Pertinax, et qui, après la mort d'Antonin Bassianus, avait été impitoyablement chassée par Macrinus de la maison impériale. Macrinus lui laissa tous les biens qu'elle avait longtemps amassés. Elle avait deux filles, Semiamira et Mamméa, dont l'aînée avait pour fils Héliogabale, qui plus tard reçut les noms de Bassianus et d'Antonin. Héliogabale est le nom que les Phéniciens donnent au soleil. Cet Héliogabale, par sa beauté, sa taille, et son sacerdoce, attirait l'attention, et était connu de tous ceux qui venaient dans le temple, des soldats particulièrement. Mésa, ou Varia, leur dit que Bassianus était fils d'Antonin, et peu à peu les soldats s'habituèrent à cette idée. Outre cela, Mésa, elle-même était très riche, et partant, Héliogabale très déréglé. A force de promesses, elle parvint à détacher les légions de Macrinus. En effet, une nuit, son petit-fils la prit avec lui, entra dans la ville escorté des siens, reçut le nom d'Antonin et les insignes de l'empire.

X. Macrinus se trouvait à Antioche quand il reçut la nouvelle de ces événements. Surpris de cette audace d'une femme, mais sans s'en inquiéter, il envoya Julien, son préfet, avec des légions, pour assiéger les conjurés. On montra Antonin aux soldats, et aussitôt, entraînés par un mouvement d'enthousiasme extraordinaire, ils tuèrent Julien, et passèrent tous à Antonin. Ensuite, ayant réuni une partie de l'armée, celui-ci marcha contre Macrinus, qui se hâtait de l'atteindre ; le combat s'engagea. Macrinus fut vaincu par la trahison de ses soldats et leur amour pour Antonin ; fuyant avec une faible escorte et son fils, il fut tué dans un village de Bithynie avec Diadumène. Sa tête fut coupée et portée à Antonin. Il est bon de savoir que cet enfant, Diadumène, qu'on présente généralementcomme partageant l'empire avec son père, fut, dit-on, césar et non auguste. Il fut tué aussi, du reste, et tout ce que lui valut l'empire, fut de périr de la main d'un soldat. Sa vie, en effet, n'a rien qui vaille la peine d'être dit, hors que ce fut un bâtard mêlé aux Antonin.

XI. Macrinus ne laissa pas dans sa vie d'empereur de se montrer très rigide et très sévère, comptant faire oublier tout son passé, si cette sévérité même lui attirait des reproches et des satires. En effet, il avait voulu être appelé Sévère et Pertinax, noms qui lui semblaient tous deux exprimer la dureté de son caractère ; puis le sénat lui avait donné les noms de Pieux et d'Heureux : il accepta celui d'Heureux, et refusa celui de Pieux. C'est à ce propos, il paraît, qu'un poète grec fit contre lui cette épigramme dont voici le sens :
« Histrion déjà vieux, laid, lourd, dur, inique, impie, il veut en même temps être heureux en ce sens, que, ne voulant pas être pieux, il veut pourtant être heureux : ce que refuse la nature, et n'admet pas la raison. Pieux, il aurait pu être heureux de nom et de fait; mais celui qui rend l'empire malheureux, sera malheureux lui-même. »
Ces vers furent écrits au forum par je ne sais quel poète latin à côté des vers grecs. Voici ceux qu'on attribue à Macrinus, en réponse à cette satire :
« Si le destin eût produit un poëte grec tel que fut ce latin, vrai gibier de potence, le peuple ne saurait rien, le sénat pas davantage ; personne n'aurait écrit contre ma grandeur de vers satirique. »
Parées vers, beaucoup plus mauvais que les vers latins en question, Macrinus se figura avoir répondu ; mais il ne fut pas moins bafoué que ce poëte, qui avait été forcé de traduire du grec en latin.

XII. Macrinus fut donc despote et sanguinaire, et voulut régner militairement, allant jusqu'à accuser la discipline des temps antérieurs, et mettant Sévère au-dessus de tous les empereurs. Ainsi il mettait les soldats en croix, et leur infligeait toujours les peines réservées aux esclaves. Dans les séditions militaires, souvent il décima les soldats, quelquefois aussi il les centésima, terme qu'il inventa pour lui-même, disant qu'il était clément, puisqu'il centésimait ceux qui avaient mérité d'être mis à mort par dizaines et par vingtaines. Il serait long de faire connaître toutes ses cruautés. J'en citerai pourtant une, qu'il regardait, lui, comme peu de chose, mais qui surpasse les plus monstrueuses atrocités de la tyrannie. Deux soldats étaient accusés d'avoir violé la servante de leur hôte : il apprit le fait par un fournisseur des vivres. Il fit amener les coupables, et les interrogea. la culpabilité bien établie, il fit sur-le-champ ouvrir tout vifs deux taureaux d'énorme taille, et dans le ventre de chacun enfermer un soldat, la tête dehors, pour qu'ils pussent causer. Ainsi il leur fit subir un supplice que, ni anciennement, ni de son temps, on n'avait jamais infligé même aux adultères. Toutefois il fit la guerre aux Parthes, aux Arméniens, et aux Arabes, qu'on appelle Eudaemons, avec autant de courage que de succès. Un tribun avait laissé abandonner un poste de nuit; il le fit attacher sous un char, et traîner ainsi vivant et mort, tout le long d'une route. Il renouvela aussi le supplice inventé par Mézence, d'accoupler un vivant à un mort, et de le faire mourir lentement des exhalaisons du cadavre. D'où vient qu'un jour, au Cirque, le peuple ayant laissé éclater son attachement pour Diadumène, on entendit crier ces vers: « Jeune homme d'une grande beauté, à qui l'on souhaiterait un autre père que Mézence. »
Il fit aussi enfermer des hommes tout vivants dans des murs, et maçonner par-dessus. Il ne manqua jamais de brûler vifs ensemble et l'un contre l'autre, ceux qui étaient convaincus d'adultère. Il envoyait les esclaves fugitifs et repris périr par le glaive dans le Cirque. Il punissait de mort les dénonciateurs, si leurs délations n'étaient pas constatées : si elles l'étaient, il leur payait une somme d'argent, et les renvoyait couverts d'infamie.

XIII. Il ne manquait pas de connaissances en droit, à tel point, qu'il eut l'idée d'abroger toutes les ordonnances des anciens empereurs, afin de gouverner suivant les lois, et non par ordonnances. Il était odieux, disait- il, que les lois eussent l'air d'émaner d'un Commode, d'un Caracalla, d'hommes sans lumières, quand Trajan n'avait jamais rendu la justice par des rescrits de peur qu'on n'appliquât à d'autres causes des circonstances qui pouvaient paraître arrangées par la faveur. Il fut très large dans les concessions de blé, très ménager de son or. Avec ses domestiques et ses courtisans, il fut si impie, si inflexible, si cruel, que ses esclaves l'appelaient, non pas Macrinus, mais Macellinus, parce que sa maison ressemblait à un étal de boucher, étant toute souillée du sang de ses domestiques. Il mangeait et buvait avidement, quelquefois jusqu'à s'enivrer, mais dans la soirée ; car s'il avait dîné très chichement, même en son particulier, il était, à son souper, d'une prodigalité excessive. Il admettait à sa table des hommes de lettres, pour se forcer à être sobre en parlant d'études libérales.

XIV. Mais comme on songeait à sa bassesse première, qu'on voyait son excessive cruauté, qu'on ne pouvait supporter cet homme passablement trivial, revêtu du pouvoir suprême, les soldats surtout, se rappelant qu'il avait commis des actions atroces et quelquefois des plus honteuses, une conspiration se forma, et il fut tué avec son fils Diadumène, surnommé Antonin, dont on a dit qu'il avait été Antonin en songe, il existe même, à ce propos, des vers dont voici le sens :
« Nous avons vu en songe, citoyens, si je ne me trompe, ceci encore : il portait le nom des Antonin ; cet enfant né d'un père vénal, mais d'une.mère pudique; car elle eut cent amants, et eu chercha cent autres ; notre chauve lui-même fut son amant d'abord, puis son mari. Voilà Pius, voilà Marcus; car pour Verus, il ne le fut jamais. »
Ces vers sont aussi une traduction du grec en latin ; car les vers grecs sont très élégants. Or ils me semblent traduits par quelque poète vulgaire. Quand Macrinus en eut connaissance, il fit une satire qui n'existe plus. On dit qu'elle était très piquante. Elle disparut dans le désordre au milieu duquel il fut tué, lorsque les soldats dévastèrent tout ce qui lui appartenait.

XV. Nous avons dit le genre de sa mort : l'armée s'étant déclarée en faveur d'Antonin Héliogabale, Macrinus s'enfuit, fut vaincu dans un combat, et tué dans un bourg de la Bithynie, ses partisans en partie soumis, tués ou mis en fuite. Ainsi Héliogabale se rendit célèbre, parce qu'il avait l'air d'avoir vengé la mort de son père. Il arriva de là à l'empire, qu'il déshonora par ses grands vices, ses désordres, ses infamies, ses orgies, son despotisme et sa cruauté ; puis il eut le même sort que son prédécesseur. Voilà ce que nous savions de Macrinus ; il existe sur ce qui le concerneun grand nombre de versions diverses, comme il arrive dans toute histoire. Ces détails, puisés à différentes sources, nous les avons adressés à Votre Sérénité, Dioclétien Auguste, sachant combien vous intéresse la biographie des anciens empereurs.

FIN DE L'OUVRAGE

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