L'Histoire Auguste

Julius Capitolinus

traduction PAR M. VALTON, Professeur au collège royal de Charlemagne.

C. L. F. PANCKOUCKE 1844

Vie de Marc Antonin (Aurèle) le Philosophe.

I. MARC ANTONIN, qui vécut en philosophe, et qui, par la pureté de sa vie, s'est mis au-dessus de tous les empereurs, eut pour père Annius Verus, mort préteur; pour aïeul, Annius Verus, deux fois consul et préfet de Rome, élevé au rang de patricien par les empereurs Vespasien et Titus, exerçant les fonctions de censeurs ; pour oncle, Annius Libon consul ; pour tante, Galeria Faustina Augusta; pour mère, Domitia Calvilla, fille de Calvisius Tullus, deux fois consul ; pour bisaïeul paternel, Annius Verus, prétorien, originaire de Succube, municipe d'Espagne, et créé sénateur; pour bisaïeul maternel , Catilius Severus, deux fois consul et préfet de Rome; pour aïeule paternelle, Rupilia Faustina, fille de Rupilius Bonus, consulaire. Il naquit à Rome, le sixième jour des calendes de mai, dans les jardins du mont Célius, son aïeul et Augur étant consuls, son aïeul, pour la deuxième fois. En remontant à son origine, on trouve que sa famille descend de Numa, comme il est démontré par Marius Maximus, ainsi que d'un roi de Salente, Malennius, fils de Dasumme, qui fonda la ville de Lopes. Il fut élevé au lieu de sa naissance, dans la maison de son aïeul Verus, près du palais Lateran. Il eut aussi une soeur plus jeune que lui, Annia Faustina, sa cousine germaine. Marc Antonin porta d'abord le nom de son aïeul, et celui de Catilius Severus, son bisaïeul maternel; mais après la mort de son père, il fut appelé par Adrien, Annius Verissimus, et quand il eut pris la toge virile, Annius Verus. A la mort de son père, il fut adopté et élevé par son aïeul paternel.

II. Dès sa première enfance, il fut d'un caractère sérieux ; au sortir des années où l'enfant est livré aux tendres soins des nourrices, on lui donna des maîtres distingués, et il apprit la philosophie. Il eut pour maîtres dans les premiers éléments, Euphorion le grammairien, Geminus le comédien, et Andron, à la fois musicien et géomètre. Il eut toujours la plus grande déférence pour tous ces hommes à qui il devait sa première instruction. Ses maîtres de grammaire furent, pour le grec, Alexandre; pour la langue latine usuelle, Trosius Aper, Pollion, et Eulychius Proculus de Sicca; ses maîtres d'éloquence grecque furent Aninius Macer, Caninius Celer, et Hérode Atticus; son maître d'éloquence latine, Fronton Cornélius. Entre tous ces maîtres, il honora particulièrement Fronton ; il alla jusqu'à demander pour lui une statue au sénat. Il fit arriver Proculus au proconsulat, mais il prit pour lui-même les charges de cette dignité. Il s'appliqua avec ardeur à la philosophie, et cela dès son enfance; car, entré dans sa douzième année, il prit d'abord le costume, et plus tard l'austérité philosophiques, vêtu d'un manteau, quand il étudiait, et couchant à terre; sa mère eut même de la peine à obtenir qu'il s'étendit, pour travailler, sur un lit couvert de peaux de bêtes. Il eut aussi pour maître Commode, à qui il avait dû être allié; et un autre, Apollonius de Chalcédoine, philosophe stoïcien.

III. Telle était sa passion pour la philosophie, qu'élevé déjà à la dignité impériale, il allait pourtant prendre leçon chez Apollonius. Il fut aussi disciple de Sextus de Chéronée, petit-fils de Plutarque; de Junius Rusticus, de Claudius Maximus, et de Cinna Catullus, stoïciens. Pour étudier la doctrine péripatéticienne, il suivit les leçons de Claudius Severus; mais Junius Rusticus fut celui auquel il s'attacha particulièrement, plein de déférence et de respect pour ses lumières en guerre et en paix: Rusticus connaissait à fond la doctrine stoïcienne ; Marc Antonin l'admettait à tous ses conseils publics et privés. Il lui donnait toujours l'accolade en présence des préfets du prétoire. Il le désigna consul pour la seconde fois, et, à sa mort, demanda pour lui des statues au sénat. Du reste, il honorait la mémoire de ses maîtres d'un tel respect, qu'il avait leurs statues en or dans le sanctuaire de ses dieux lares ; il ne cessa jamais de visiter leurs tombeaux, d'y faire des sacrifices, de les orner de fleurs. Il étudia aussi le droit sous Lucius Volusius Mécianus. Mais il mit tant de zèle et d'assiduité à ses diverses études, qu'il altéra sa santé : seul reproche qu'on eût à faire à son enfance. Il fréquenta aussi les écoles publiques de déclamation; entre ses condisciples, il aima particulièrement les sénateurs Seius Fuscianus et Aufidius Victorinus, et les chevaliers Bébius Longus et Calenus. Il se montra envers eux très libéral, à tel point que ceux qu'il ne pouvait mettre à la tête des affaires, vu l'état de leur fortune, trouvaient auprès de sa personne une existence honorable.

IV. Il fut élevé dans le sein d'Adrien, qui, comme nous l'avons dit plus haut, l'appelait Verissimus, et qui l'honora de distinctions même en public, dès l'âge de six ans, et dans sa huitième année l'admit au collège des Saliens. C'est dans ce sacerdoce qu'il eut un présage de l'empire : un jour tous les prêtres jetaient, suivant la coutume, des couronnes sur l'autel de Mars; les couronnes allèrent se fixer à différentes places ; celle de Marc Antonin s'ajusta sur la tête du dieu, comme si on l'y eût posée avec la main. Il fut, dans cette compagnie des Saliens, grand prêtre, récitateur et maître. Il fit beaucoup de consécrations et de profanations, sans l'assistance de personne, car il savait par coeur toutes les formules en vers. Il prit la toge virile à l'âge de quinze ans, et aussitôt la fille de Lucius Ceionius Commodus lui fut fiancée, d'après le désir d'Adrien. Peu de temps après, il fut nommé préfet des fériés latines. Il remplaça en cette qualité les préfets de Rome et partagea les soins de l'empereur Adrien avec une grande distinction. C'est après cela qu'il abandonna tout son patrimoine paternel à sa soeur. Sa mère l'ayant invité au partage de la succession de son père. il répondit que les biens de son aïeul lui suffisaient, ajoutant que sa mère pouvait, si elle le voulait, donner son patrimoire à sa soeur, pour qu'elle ne fût pas au-dessous de son mari. Il était d'une humeur si complaisante, qu'il se laissait quelquefois entraîner à la chasse, ou au théâtre, ou aux spectacles. Il s'occupa aussi de peinture sous la direction de Diognète. Il aimait le pugilat, la lutte, la course, la chasse aux oiseaux; il excellait à la paume et à la grande chasse. Mais sa passion pour la philosophie le força de renoncer à tous ces exercices, et le rendit sérieux et grave, sans lui ôter tout à fait cette affabilité dont il usa principalement avec les amis qu'il se fit plus tard, et même avec les gens qu'il ne connaissait pas. Il était sage sans prétention, réservé sans faiblesse, grave sans aigreur.

V. Cependant, après la mort de Lucius César, Adrien cherchait un successeur à l'empire; Marc Antonin, âgé seulement de dix-huit ans, ne pouvait pas prétendre à cet honneur ; alors Adrien adopta l'époux de la tante de Marc Antonin, Anlonin le Pieux, à cette condition qu'il adopterait lui-même Marc Antonin, et que ce dernier à son tour adopterait Lucius Commodus. Le jour de son adoption, Verus rêva qu'il avait des épaules d'ivoire, et qu'ayant essayé si elles pouvaient porter un fardeau, il les trouva plus fortes que ses épaules ordinaires. Quand il sut qu'Adrien l'avait adopté, il eut plus d'effroi que de joie; invité par lui à venir habiter sa maison, il quitta à regret les jardins de sa mère ; et comme ses familiers lui demandaient pourquoi ce passage à l'adoption impériale lui était si pénible, il leur fit un exposé des inconvénients du pouvoir. A dater de cette époque, il changea son nom d'Annius contre celui d'Aurelius, la loi d'adoption l'ayant fait passer dans la famille Aurélia, qui était celle d'Antonin. Adopté à dix-huit ans, sous le second consulat d'Antonin dès lors son père, il obtint, sur la proposition d'Adrien, une dispense d'âge, et.fut désigné questeur. Devenu par son adoption prince impérial, il montra toujours pour ses proches le même respect qu'il leur avait témoigné, simple particulier. Il eut la même économie, le même soin de sa fortune que s'il eût vécu chez lui ; il voulait conformer ses actions, ses discours, ses pensées aux principes de son père.

VI. Adrien étant mort à Baies, et Antonin le Pieux parti pour aller chercher ses restes, Marc Antonin, laissé à Rome, rendit les derniers devoirs à son aïeul. Il donna un spectacle de gladiateurs au peuple, en qualité de simple questeur. Aussitôt après la mort d'Adrien, Antonin le Pieux fit faire par sa femme des propositions à Marc Aurèle. Les fiançailles qui s'étaient faites entre celui-ci et la fille de Ceionius Commodus, suivant la volonté d'Adrien, furent dissoutes , et Antonin le Pieux lui offrit sa fille Faustina, que Verus n'était pas encore en âge d'épouser, comme Adrien l'avait voulu aussi ; ce projet de mariage mis en délibération, Marc Aurèle dit qu'il voulait y penser. Après cela, Antonin le Pieux, avant la fin de sa questure, le désigna consul avec lui, et lui conféra le titre de césar ; il le créa aussitôt après sévir de la cavalerie romaine, et l'assista pendant qu'il donnait avec ses collègues les jeux appelés Seviraks. Il l'invita à venir habiter la maison Tibérienne, le revêtit malgré lui des insignes du pouvoir, et le fit entrer, sur la proposition du sénat, dans le collège des pontifes ; enfin il le désigna consul pour la seconde fois, entrant lui-même dans son quatrième consulat. Dans le même temps, assailli de tant d'honneurs, et toujours assidu aux conseils de son père pour se former à la pratique du gouvernement, il suivait avec passion ses études favorites. Bientôt il épousa Faustina ; il en eut une fille, et fut alors honoré de la puissance tribunitienne, du commandement proconsulaire hors de l'enceinte de Rome, avec le droit de la cinquième relation. Il avait un tel crédit auprès d'Antonin le Pieux, que celui-ci ne fit jamais une seule promotion sans l'avoir consulté ; Marc Aurèle témoignait de son côté la plus grande déférence pour son père, bien qu'il ne manquât pas de gens pour prévenir sourdement l'empereur contre lui : surtout Valerius Omulus, qui, voyant un jour Lucilla, mère de Marc Aurèle, prosternée dans son jardin devant une statue dApollon, dit tout bas à Antonin : « Elle demande que vous puissiez cesser de vivre, et son fils être empereur. » Cette insinuation fut sans effet auprès d'Antonin : tant était grande la probité de Marc Aurèle, tant il portait avec modestie la dignité impériale !

VII. Il tenait à l'estime publique, au point qu'étant enfant, il recommandait toujours à ses procurateurs d'agir avec modération , et qu'il refusa souvent des héritages, pour les rendre aux plus proches héritiers. Enfin telle fut sa conduite pendant vingt-trois ans qu'il vécut chez son père, que chaque jour il se faisait aimer de lui davantage. Il ne passa la nuit hors du palais que deux fois, dans deux circonstances différentes. C'est pourquoi Antonin le Pieux, sentant approcher sa fin, fit venir près de lui ses amis et ses préfets, et leur présentant Marc Aurèle, il lui confirma devant eux le titre d'héritier de l'empire; puis aussitôt, donnant au tribun pour mot d'ordre Égalité d'âme, il fit transporter de sa chambre à coucher dans celle de Marc Aurèle la statue d'or de la Fortune. Il donna une partie des biens de sa mère à Mummius Quadratus, fils de sa soeur qu'il avait perdue déjà. Après la mort d'Antonin le Pieux, Marc Aurèle, forcé par le sénat de prendre.les rênes du gouvernement, désigna son frère pour partager l'empire avec lui, sous le nom de Lucius Aurelius Verus Commodus, avec le titre de césar auguste ; à partir de ce moment, ils gouvernèrent ensemble. Ce fut la première fois que l'empire romain eut deux augustes : le souverain pouvoir jusqu'alors n'avait jamais été partagé. Bientôt il reprit lui-même le nom d'Antonin; et comme s'il fût père de Lucius Commodus, il l'appela aussi Verus, lui donna de plus le nom d'Antonin, et lui fit épouser sa fille Lucille. A l'occasion de ce mariage, ils voulurent que les fils et filles des citoyens nouveaux eussent part aux distributions de blé. Alors, après avoir terminé tout ce qu'ils avaient à faire au sénat, ils se rendirent ensemble au camp prétorien ; là ils promirent à chaque soldat, à l'occasion du partage de l'empire, vingt mille écus, et aux officiers, suivant le grade. Ils déposèrent le corps de leur père dans le tombeau d'Adrien, après lui avoir fait de magnifiques funérailles ; il y eut cessation de justice ; les funérailles furent à la charge de l'État. Les deux empereurs firent l'éloge de leur père à la tribune aux harangues ; ils lui instituèrent un flamine pris parmi ses alliés, et formèrent une compagnie aurélienne de ceux qui lui étaient le plus dévoués.

VIII. Élevés à l'empire, ils se montrèrent tous deux si populaires, que personne ne regrettait la douceur d'Antonin le Pieux. Marullus, qui a fait la satire de son temps, les harcelait impunément de ses plaisanteries. Ils donnèrent des jeux en mémoire de leur père. Marc Antonin se livrait aussi tout entier à la philosophie, jaloux de se concilier l'amour des Romains; mais cette félicité, ce calme de l'empereur furent troublés par le premier débordement du Tibre, qui, sous ce règne, causa de grands malheurs. Plusieurs édifices de Rome furent endommagés, beaucoup d'animaux périrent, et il s'ensuivit une horrible famine. Tous ces maux furent adoucis par les soins et la vigilance de Marc Antonin et de Verus. On eut aussi dans ce temps la guerre avec les Parthes. Vologèse en avait fait les préparatifs sous Antonin le Pieux : il la déclara sous Marc Antonin et Verus, en expulsant de la Syrie Atidius Cornelianus, alors gouverneur de cette province. La guerre en Bretagne était aussi imminente; et les Cattes avaient fait irruption en Germanie et en Rhétie. Contre les Bretons fut envoyé Calpurnius Agricola ; contre les Cattes, Aufidius Victorinus. Pour la guerre des Parthes, ce fut Verus, frère de l'empereur, qui s'en chargea, du consentement du sénat : Marc Antonin resta à Rome, parce que les affaires de la ville réclamaient la présence de l'empereur. Pour faire honneur à Verus, il l'accompagna jusqu'à Capoue, et lui fit un cortège de ses amis du sénat, augmenté encore de tout ce que les magistratures avaient d'éminent. Mais, de retour à Rome, il apprend que son frère est malade à Canuse, et court le voir, après avoir reçu les voeux du sénat, qu'il s'empressa de lui rendre, aussitôt que la nouvelle du débarquement de Verus l'eut ramené à Rome. Verus, arrivé en Syrie, vécut dans la mollesse à Antioche et à Daphné. Il se livra aux exercices des gladiateurs et aux plaisirs de la chasse, et cela quand ses lieutenants faisaient pour lui la guerre aux Parthes, et qu'on lui donnait le titre d'imperator; quand Marc Antonin, a toute heure, était absorbé par les soins du gouvernement, et supportait patiemment la mollesse de son frère, l'autorisant même en quelque sorte par son indulgence. Enfin Marc Antonin, sans quitter Rome, pourvoyait à tous les besoins de la guerre, réglait tout, ordonnait tout.

IX. La campagne d'Arménie, conduite par Statius Priscus, fut heureusement terminée par la prise d'Artaxate, et le surnom d'Arménien fut offert aux deux empereurs; Marc Antonin le refusa d'abord par modestie ; mais ensuite il l'accepta. Quand la guerre fut achevée, ils reçurent l'un et l'autre le surnom de Parthique. Marc Antonin ne l'accepta, non plus, qu'après l'avoir d'abord refusé. Le nom de Père de la patrie lui fut offert pendant l'absence de son frère ; il différa de l'accepter jusqu'à son retour. Vers le milieu de la guerre, il accompagna jusqu'à Brindes, et envoya vers son frère, Civica, oncle de Verus, avec sa fille destinée à ce dernier, et confiée aux soins de sa soeur, qu'il fit partir aussi comblée de présents. Mais il revint de suite à Rome, rappelé par les discours de ceux qui l'accusaient de vouloir s'attribuer la gloire de l'heureuse issue de la guerre, et de partir en Syrie dans celte intention. Il écrit aux proconsuls pour recommander que personne ne vienne à la rencontre de sa fille pendant son voyage. Cependant il prenait une mesure importante pour les causes en matière de liberté civile, Le premier il ordonna que les enfants de chaque citoyen fussent déclarés auprès des préfets du trésor de Saturne dans les trente jours de leur naissance, sous un nom donné. Dans les provinces, il établit des conservateurs des actes chargés des dispositions relatives aux naissances, comme les préfets du trésor à Rome; afin que si, par hasard, un hommené dans une province venait à soutenir un procès en matière de liberté civile, les actes pussent lui fournir ses titres. Enfin, il affermit complètement cette loi sur les affranchissements ; il en fit d'autres sur les opérations de banque et les enchères.

X. Il déféra beaucoup de questions, surtout de celles qui le concernaient lui-même, au jugement du sénat. Il arrêta aussi qu'il ne pourrait être informé sur l'état d'un homme décédé que dans les cinq années du décès..Nul empereur ne montra plus de déférence pour le sénat. Pour faire honneur au sénat, il confia souvent à des prétoriens, à des consulaires sans fonctions, des affaires à décider, afin d'augmenter leur autorité par l'exercice de la justice. Il fit entrer dans le sénat plusieurs de ses amis avec les attributions de l'édilité ou de la préture. Il accorda des charges de tribuns et d'édiles à beaucoup de sénateurs pauvres, mais irréprochables ; et jamais il ne fit entrer dans cet ordre un seul homme sans le connaître personnellement. Il eut aussi ces égards pour les sénateurs, que toutes les fois qu'ils étaient sous le poids d'une accusation capitale, il n'ouvrait jamais les débats en public, avant d'avoir examiné l'affaire en particulier, et ne souffrait pas que les chevaliers fussent présents à ces sortes de causes. Il assistait toujours, quand il le pouvait, aux séances du sénat, même quand il n'y avait pas de question à l'ordre du jour, si du moins il se trouvait à Rome ; et quand il avait quelque communication à faire, il y venait en personne, même de la Campanie. Outre cela, il assistait fréquemment aux comices même jusqu'à la mort, et jamais il ne quittait le sénat que le consul n'eût dit: «Nous ne vous retenons pas, pères conscrits. » Il fit le sénat juge des adresses présentées par le consul. Il donna un soin tout particulier aux procédures; il ajouta des jours judiciaires aux fastes, assignant ainsi deux cent trente jours par année aux débats et à l'instruction des procès. Le premier il institua un préteur des tutelles : jusque-là c'étaient les consuls qui demandaient les tuteurs ; on devait ainsi apporter plus d'attention aux affaires qui les concernaient. Quant aux curateurs, on n'en avait jamais donné que dans les cas de dissipation ou d'aliénation mentale, suivant la loi Létoria ; il voulut que tout adulte eût un curateur, sans motif énoncé.

XI. Il régla les dépenses publiques, et mit un terme aux calomnies payées par le droit du quart, en faisant marquer les faux délateurs. Il ne tint aucun compte des délations qui devaient tourner au profit du fisc. Il prit beaucoup de sages mesures à l'égard des aliments fournis par l'État. Il donna pour procurateurs à un grand nombre de cités, des membres du sénat pour agrandir le cercle des attributions sénatoriales. Il donna aux villes d'Italie, pendant une famine, du blé pris sur les provisions de Rome, et, en général, il s'occupa beaucoup des approvisionnements de blé. Il réforma complètement les spectacles de gladiateurs, ainsi que les rétributions des comédiens, ordonnant que chaque comédien recevrait cinq écus d'or, sans toutefois qu'aucun entrepreneur de représentation scénique pût en recevoir plus de dix. Il s'occupa aussi avec grand soin des rues de Rome et des grandes routes. Il fit des règlements importants sur les blés. Il pourvut l'Italie de magistrats chargés de rendre la justice, à l'exemple d'Adrien, qui avait investi de ces fonctions des personnages consulaires. L'Espagne était épuisée ; il lui donna des colons italiens, par une infraclion faite avec beaucoup de réserve aux ordonnances de Trajan. Il ajouta aussi des dispositions à la loi sur le vingtième des héritages, sur les tutelles des affranchis, sur les biens maternels, et sur les successions des fils au nom de leur mère ; il ordonna que les sénateurs étrangers eussent un quart de leurs biens en Italie. Il ajouta aux attributions des magistrats préposés aux quartiers et aux rues de Rome, le pouvoirde punir eux-mêmes, ou de renvoyer au préfet pour être punis, ceux qui auraient fait payer à un citoyen au delà du tarif des impôts. Du reste, il rétablit plutôt l'ancienne législature, qu'il n'en fit une nouvelle. Il avait avec lui des préfets, d'après les conseils et sous la responsabilité desquels il rédigeait toutes ses lois. Son principal conseiller fut Scévola, savant jurisconsulte.

XII. La condition du peuple sous son règne fut ce qu'elle avait été sous le régime républicain. Il fut en tout d'une sagesse extrême, soit qu'il détournât du mal, soit qu'il excitât au bien, soit qu'il récompensât largement, soit qu'il accordât un généreux pardon. Par lui le méchant devenait homme de bien, l'homme de bien devenait meilleur encore. Il endura aussi avec modération quelques sarcasmes. Un certain Veterasinus, d'une réputation détestable, lui demandait un jour une dignité; l'empereur lui disant «de se justifier de la mauvaise opinion du peuple, » il répondit « qu'il voyait bien des préteurs qui avaient combattu avec lui dans l'arène ; » et Marc Antonin ne se formalisa pas de cette repartie. Un préteur s'était rendu coupable de malversations graves; pour lui ôter un moyen facile d'exercer sa cruauté, il ne le força pas de se démettre', mais il confia à son collègue les fonctions judiciaires. Jamais dans ses jugements il ne favorisa le fisc par des mesures d'économie. La fermeté n'excluait pas chez lui la bonté d'âme. Quand son frère revint vainqueur de Syrie, le nom de Père de la patrie leur fut décerné à tous deux : c'est que Marc Antonin, pendant l'absence de Verus, s'était conduit à l'égard du sénat et de tous les citoyens avec la plus grande sagesse. Une couronne civique fut offerte en outre aux deux empereurs, et Lucius Verus demanda que son frère partageât le triomphe avec lui; il demanda aussi que les fils de Marc Antonin fussent appelés césars. Mais telle était la modestie de Marc Antonin, qu'ayant triomphé avec Lucius, il ne prit cependant le nom de Germanicus qu'après la mort de ce dernier, et ce nom il le devait à une guerre qu'il avait faite en personne. Dans leur triomphe, ils firent monter sur le char les enfants de Marc Antonin, non pas seulement ses fils, mais même ses filles, d'un âge encore tendre. Ils assistèrent, vêtus des insignes du triomphe, aux jeux qui furent décrétés à cette occasion. Entre autres exemples de l'humanité de Marc Antonin, il faut citer aussi ce trait de bonté : un jeune danseur de corde s'étant laissé tomber, il voulut qu'à l'avenir on mît des coussins au-dessous des danseurs : d'où vient qu'aujourd'hui encore on tend un filet sous la corde. Pendant la guerre des Parthes, prit naissance la guerre des Marcomans, longtemps suspendue par l'adresse des gouverneurs voisins de ces peuples, afin que, la guerre d'Orient terminée, on pût s'occuper de celle des Marcomans. Déjà pendant la famine Marc Antonin avait laissé entrevoir au peuple la possibilité de cette guerre; et quand son frère revint, après cinq ans, il en parla au sénat, disant qu'une guerre de Germanie nécessitait la présence des deux empereurs.

XIII. Or telle fut la terreur causée par la guerre des Marcomans, que Marc Antonin fit venir de tous côtés des prêtres, accomplit les cérémonies étrangères, fit faire à Rome des expiations de toute sorte, et retarda ainsi son départ pour la guerre. Il célébra aussi pendant sept jours les lectisternies, suivant le rit romain. Il y eut une si grande peste, qu'on employa pour le transport des cadavres les voitures et les chariots. Ce fut à cette époque que les lois si rigoureuses d'Antonin sur les ensevelissements et les sépultures reçurent leur sanction ; on veilla, par exemple, à ce qu'un citoyen ne pût construire une tombe comme il l'entendrait, et cette loi est encore en vigueur aujourd'hui. Plusieurs milliers d'hommes moururent de la peste, et beaucoup de grands personnages dans le nombre ; Marc Antonin fit élever des statues aux plus considérables d'entre eux. Telle fut son humanité, qu'il fit ensevelir les corps des gens du peuple aux frais de l'État, et fit grâce à certain charlatan qui, cherchant l'occasion de piller Rome avec quelques complices, était monté sur un figuier sauvage au Champ de Mars, et de là haranguait le peuple ; il disait «que le le feu tomberait du ciel, et qu'on verrait la fin du monde, si lui-même tombant du haut de l'arbre, il était changé en cigogne. » Il tomba, en effet, à point nommé, et lâcha une cigogne qu'il tenait sous ses vêtements. Marc Antonin se le fit amener, et, sur l'aveu de sa supercherie il lui pardonna.

XIV. Les deux empereurs partirent donc en habit de guerre. Les Victovales et les Marcomans excitaient un mouvement général, et d'autres nations, battues et dispersées par ces barbares, menaçaient d'une invasion,si l'empire ne leur donnait asile. Le départ des deux empereurs, qui poussèrent jusqu'à Aquilée, eut d'importants résultats : la plupart des rois se retirèrent avec leurs peuples, et mirent à mort les auteurs du soulèvement. Les Quades avaient perdu leur roi ; ils disaient qu'ils ne reconnaîtraient son successeur qu'après qu'il aurait reçu l'agrément des empereurs romains. Cependant Lucius ne partit qu'à contre-coeur, car la plupart de ces peuples envoyaient des ambassades aux lieutenants des empereurs pour demander pardon de leur défection. On avait perdu le préfet du prétoire Furius Victorinus, une partie de l'armée avait péri, et Lucius était d'avis de retourner à Rome; mais Marc Antonin, pensant que la retraite des barbares n'était qu'une feinte comme tout le reste, pour engager les Romains à ne pas s'inquiéter de la guerre, voulait qu'on poussât en avant, afin de ne pas être écrasé par ces masses formidables. Enfin ils passèrent les Alpes, s'avancèrent au delà, et firent rentrer dans l'ordre tous les pays qui servaient de remparts à l'Italie et à l'Illyrie. Sur les instances de Lucius, le sénat fut prévenu par une lettre du retour de ce dernier à Rome. Les deux empereurs firent le voyage ensemble; et Lucius, sur le char même où il était assis à côté de son frère, mourut frappé d'apoplexie.

XV. C'était la coutume de Marc Antonin, de lire, de donner audience et de prendre des notes aux jeux du Cirque, ce qui, dit-on, lui attira souvent des plaisanteries du peuple. Deux affranchis, Geminas et Agaclytus, eurent un grand pouvoir sous Marc Antonin et Verus. Telle était la pureté des sentiments de Marc Antonin, qu'il palliait et cherchait à excuser les vices de Verus, malgré le déplaisir extrême qu'il en ressentait ; après sa mort, il l'appela divin; il fit décerner à ses tantes et à ses soeurs des honneurs et des revenus, pour leur assurer une existence honorable ; il établit en son honneur plusieurs institutions religieuses. Il lui institua un flamine, une compagnie antoninienne, et tous les honneurs que l'on rend aux empereurs appelés divins. Il n'est pas de prince qui soit à l'abri des atteintes de la médisance ; ainsi l'on a dit de Marc Antonin lui-même qu'il avait empoisonné Verus : il aurait coupé une panse de truie avec un couteau empoisonné d'un côté, puis aurait offert à son frère le morceau infecté, gardant pour lui-même celui qui ne pouvait nuire; au moins s'était-il servi pour le tuer du médecin Posidippe, qui, disait-on, avait fait une saignée mal à propos à Lucius Verus. Cassius, après la mort de Verus, se détacha de Marc Antonin.

XVI. Telle fut la bonté de Marc Antonin à l'égard des siens, qu'il conféra les honneurs de toute espèce à tous ses parents, et donna à son fils Commode, tout pervers et impur qu'il était, d'abord le titre de césar, puis le sacerdoce, et aussitôt après le nom d'imperator, avec le partage du triomphe et le consulat. En ce temps-là, le sénat suivit à pied dans le Cirque le char de triomphe qui portait le fils de l'empereur. Après la mort de Verus, Marc Antonin fut seul maître de l'empire; libre alors de développer le germe fécond de ses vertus, car Verus n'était plus là pour l'embarrasser, soit par les écarts simulés d'une sévérité menteuse, travers inné chez lui, soit par ce qui avait, dès ses premières années, si fort choqué Marc Antonin, ses mauvais principes et son immoralité. Marc Antonin était lui-même d'une tranquillité d'âme telle, que jamais ni le chagrin ni la joie ne changèrent l'expression de ses traits : tout entier à la philosophie stoïcienne, qu'il avait apprise des meilleurs maîtres, et dont il avait fait lui-même une étude approfondie. Adrien , comme nous l'avons dit, avait songé à en faire son successeur ; mais l'âge peu avancé de Marc Antonin l'en avait empêché : ce qui le prouve, c'est qu'Adrien avait fait choix de lui pour gendre d'Antonin le Pieux, afin qu'un jour l'empire tombât dans des mains qui en fussent dignes.

XVII. Il gouverna donc dès lors les provinces avec beaucoup de modération et de bonté. Il fit avec succès la guerre des Germains; il acheva lui-même en personne la guerre des Marcomans, mais avec un courage, avec un bonheur dont on n'eut jamais d'exemple, et dans le temps où une peste horrible avait fait de grands ravages dans la population et dans l'armée. Ainsi, par la destruction des Marcomans, des Sarmates, des Vandales, et en même temps des Quades, il affranchit les Pannonies, et triompha à Rome avec son fils Commode, qu'il avait déjà fait césar, comme nous l'avons dit. Or, comme cette guerre avait épuisé son trésor, et qu'il n'entrait pas dans ses idées de frapper les provinces d'impôts extraordinaires, il fit au forum de Trajan une vente aux enchères des ornements impériaux; il vendit des coupes d'or, de cristal, de myrrhe, des vases royaux, des vêtements de soie et d'or de sa femme, et même des pierres précieuses qu'il avait trouvées en grande quantité dans le trésor secret d'Adrien. Cette vente dura deux mois, et produisit tant d'or, que Marc Antonin, après avoir poursuivi, d'après ses desseins, les restes de la guerre des Marcomans, fit dire ensuite aux acquéreurs qu'ils étaient libres de rendre les objets achetés, et de reprendre leur or, et il ne témoigna de mécontentement, ni à ceux qui ne rendirent pas, ni à ceux qui rendirent ce qu'ils avaient acheté. Alors il permit aux grands personnages d'avoir dans leurs festins la même mise que lui-même, et des esclaves vêtus comme les siens. Dans les fêtes qu'il donna au peuple, il fut si magnifique, qu'il fit paraître en une seule fois cent lions, qui furent tués à coups de flèches.

XVIII. Ainsi, après avoir régné universellement chéri des peuples, après avoir été tour à tour aimé comme un frère, comme un père, comme un fils, titres que chacun lui donnait suivant l'âge, il finit ses jours dans la dix huitième année de son règne et la soixante el unième de sa vie. Le jour des funérailles impériales, on vit un témoignage éclatant de l'affection publique : personne ne songea à le pleurer, dans la conviction commune où l'on était que, prêté aux hommes par les dieux, il était retourné vers les dieux. Enfin, avant que ses restes fussent rendus à la terre, il arriva, comme on le rapporte généralement, ce qui ne s'était point vu encore et ne se vit jamais dans la suite : le sénat et le peuple, sans distinction de places, mais réunis et confondus, lui donnèrent le nom de dieu propice. Et pourtant cet homme si grand et si vertueux, cet homme qui tenait aux dieux par sa vie et par sa mort, laissa pour fils Commode; heureux s'il n'eût point laissé de fils ! Ce fut peu que les honneurs divins lui fussent décernés unanimement, sans distinction d'âge, de sexe, de condition ni de dignité; on déclara encore sacrilège tout homme qui n'avait pas chez lui l'image de Marc Antonin, si sa position le lui permettait ou lui en faisait un devoir. Enfin, aujourd'hui encore, dans beaucoup de maisons les statues de Marc Antonin se voient au milieu des dieux pénates. Plus d'un homme reçut de lui des avertissements en songe, et fit des prédictions; aussi on lui éleva un temple avec des prêtres antoniniens, une compagnie, des flamines, et tout ce qu'autrefois on décernait aux empereurs honorés de l'apothéose.

XIX. On dit, et cela parait vraisemblable, que Commode Antonin, son successeur et son fils, n'était pas réellement son fils, mais un bâtard ; et voici une fable que rapporte la tradition vulgaire : Un jour Faustina, fille d'Antonin le Pieux, et femme de Marc Antonin, voyant défiler des gladiateurs, s'éprit de l'un d'entre eux. Longtemps tourmentée de sa folle passion, elle en fit l'aveu à son époux. Marc Antonin consulta les Chaldéens à ce sujet : ils répondirent qu'il fallait mettre à mort le gladiateur, que de son sang Faustina devait se laver les parties sexuelles, et coucher en cet état avec son époux. Ainsi fut fait ; le charme fut détruit, mais Commode vint au monde, vrai gladiateur, et non prince, qui, pendant son règne, parut en public dans près de mille combats de gladiateurs, sous les yeux du peuple, comme il sera dit dans sa Vie. Or cette fable est vraisemblable, si l'on songe que le fils d'un si vertueux empereur était tel que ne fut jamais ni boucher, ni histrion, ni valet d'arène, ni homme enfin comme en produit la fange de tous les crimes, de toutes les infamies. Beaucoup rapportent que Commode naquit positivement d'un adultère que Faustina, comme chacun sait, avait eu à Gaëte commerce avec des marins et des gladiateurs. On conseillait un jour à Marc Antonin de la répudier, sinon de la mettre à mort; il répondit, à ce que l'on rapporte : « Si je répudie ma femme, je dois rendre aussi sa dot. » Or qu'était ce que cette dot, sinon l'empire qu'il avait reçu de son beau-père, lorsqu'Antonin le Pieux l'avait addpté, d'après la volonté d'Adrien? Mais il y a une telle puissance dans la vie d'un bon prince, dans la pureté de ses moeurs, dans sa sagesse, dans sa piété, que sa réputation n'est jamais ternie par un déshonneur de famille. Enfin Marc Antonin, toujours inébranlable dans ses principes, sourd à toute insinuation, n'a souffert ni de ce que son fils fut gladiateur, ni de ce que sa femme se prostitua. Il est aujourd'hui encore regardé comme un dieu : telle a toujoursété, telle est toujours votre pensée à vous-même, vénérable Dioclétien, qui l'honorez parmi vos dieux, non comme vous faites des autres empereurs, mais d'un culte spécial, disant souvent que vous voudriez par votre vie et votre humanité ressembler à Marc Antonin. Or est-il vrai que par la philosophie Platon lui-même ne pourrait lui ressembler s'il revenait à la vie ? Ceci d'ailleurs n'est qu'un sommaire abrégé.

XX. Voici ce qui arriva sous Marc Antonin après la mort de son frère. D'abord le corps de Verus fut transporté à Rome et déposé dans la sépulture de ses ancêtres : les honneurs divins lui furent décernés. Ensuite, comme le sénat lui rendait des actions de grâces pour la consécration de son frère, il lui fit entendre à mots couverts que tous les plans de campagne qui avaient amené la défaite des Parthes étaient de lui-même. Puis il ajouta certaines paroles qui annonçaient qu'à partir de ce jour seulement il allait en quelque sorte commencer à gouverner la république, n'ayant plus avec lui celui qui semblait trop faible. Le sénat prit ces paroles de Marc Antonin comme il les avait dites; aussi eut-il l'air de lui rendre grâce à l'occasion de la mort de Verus. Ensuite Marc Antonin donna à toutes ses soeurs , à tous ses alliés, à ses enfants, beaucoup de privilèges, d'honneurs et de richesses : car il était très jaloux de sa réputation, et s'informait exactement de ce que chacun disait de lui, se corrigeant sur les observations qu'il trouvait justes. Au moment de partir pour la guerre de Germanie, il maria sa fille, avant la fin du deuil, au vieux Claudius Pompeianus, fils d'un chevalier romain, originaire d'Antioche, et peu connu; il le fit ensuite deux fois consul, sa fille étant auguste el fille d'une auguste. Mais ce mariage se fit contre le gré de Faustina et de celle même qui en était l'objet.

XXI. Les Maures ravageaient presque toutes les Espagnes : les affaires de ce côté s'arrangèrent par ambassade. Les brigands de la Bucolie faisaient de grands ravages en Egypte; ils furent écrasés par Avidius Cassius, qui plus tard usurpa l'empire. Sur le point de partir en Germanie, Marc Antonin vivait dans sa retraite de Préneste, quand il perdit son fils, Verus César, âgé de sept ans, à la suite de l'enlèvement d'une glande qu'il avait sous l'oreille. Il ne le pleura pas plus de quinze jours, consola même ses médecins, et se remit aux affaires publiques; et comme c'était le temps des fêtes de Jupiter Très Bon et Très Grand, il ne voulut pas qu'elles fussent interrompues par un deuil public; il fit seulement décerner des statues à son fils mort, porter en pompe son image en or aux jeux du Cirque, et mettre son nom dans un hymne salien. La peste faisait encore des ravages ; il rétablit le culte des dieux dans toute sa rigueur, et appela les esclaves au service militaire, comme cela s'était fait lors des guerres puniques. Il nomma ces troupes Volontaires, à l'exemple des Volons. Il arma aussi les gladiateurs, et les appela Obéissants. Il fit même soldats les pirates de la Dalmatie et de la Dardanie ; il arma aussi les Diocmites; il acheta des auxiliaires germains contre les Germains; et s'occupa d'ailleurs avec le plus grand soin de l'armement des légions pour la guerre de Germanie et celle des Marcomans; et pour ne point grever les provinces, il fit, comme nous l'avons dit, une vente à l'enchère des objets de la couronne sur la place de Trajan ; il y vendit, outre les vêtements, les coupes et vases d'or, des statues et des tableaux de grands maîtres. Or, il défit les Marcomans au passage même du Danube, et donna le butin aux provinces.

XXII. Toutes les nations depuis les bornes de l'Illyrie jusqu'à la Gaule s'étaient soulevées unanimement : les Marcomans, les Narisques, les Hermundures, et les Quades, les Suèves, les Sarmates, les Latringes et les Bures ; d'autres encore, telles que les Sosibes avec les Victovales, les Sicobotes, les Rhoxolans, les Bastarnes, les Alains, les Peucins, les Costoboces. La guerre était imminente en Parthie et en Bretagne. Marc Antonin vainquit avec de grands efforts et en personne ces nations formidables ; les soldats s'excitaient mutuellement; les lieutenants de l'empereur et les préfets du prétoire conduisaient eux-mêmes les troupes. Il reçut la soumission des Marcomans, et en fit passer un grand nombre en Italie. Il conféra toujours avec les grands, non seulement des affaires militaires, mais aussi des affaires civiles, avant de prendre une mesure. Enfin son axiome favori fut toujours : « Il est plus juste que je suive, moi, le conseil de tant et de tels amis, que tant et de tels amis la volonté de moi seul. » Ses principes philosophiques lui donnaient une apparence de dureté dans le service militaire et dans toute sa conduite ; aussi était-il vivement attaqué ; mais à tous les discours des mécontents, il répondait soit par lettres, soit verbalement; et beaucoup d'hommes marquants périrent dans les guerres de Germanie ou des Marcomans, et même chez beaucoup d'autres, auxquels, sans exception, il éleva des statues sur le forum Ulpius. Aussi ses amis lui conseillèrent de quitter le théâtre de la guerre et devenir à Rome; mais lui ne les écouta pas, tint bon, et ne se retira pas avant d'avoir achevé toutes les guerres. Il changea les gouvernements proconsulaires en consulaires, et les consulaires en proconsulaires ou en prétoriens, suivant les besoins de la guerre. Il réprima aussi un soulèvement des Séquanais par une simple censure et sa seule autorité. ïl apaisa les troubles que les Lusitaniens avaient occasionnés en Espagne. Il fit venir son fils Commode jusqu'aux limites de la Germanie, et lui donna la toge virile; à cette occasion il distribua une gratification aux troupes, et désigna son fils consul avant le temps.

XXIII. Il ratifia toujours à contre-coeur les condamnations prononcées par le préfet de la ville. Très économe des fonds publics dans ses largesses, et en cela il mérite plus d'éloge que de blâme, il donna pourtant des sommes d'argent à de bons citoyens, vint au secours de villes en ruine, et accorda des dispenses de tributs et d'impôts dans les cas de nécessité. Absent, il recommanda instamment aux citoyens les plus riches de pourvoir aux plaisirs du peuple romain ; car il s'était dit dans Rome, quand il avait enrôlé les gladiateurs, qu'il voulait supprimer les plaisirs du peuple et l'astreindre à la philosophie : il avait en effet ordonné, pour que le commerce ne fût pas entravé, que les représentations des pantomimes auraient lieu plus tard, excepté aux jours marqués par un voeu. On parla de comédiens aimés par sa femme, comme nous l'avons dit précédemment; mais il démentit tous ces bruits dans ses lettres. Ce fut aussi Marc Antonin qui défendit d'aller à cheval ou en voiture dans les villes. Il supprima les bains communs pour les deux sexes. Il réforma les moeurs relâchées des dames romaines et des jeunes nobles. Il interdit aux habitants de Péluse les fêtes de Sérapis. On prétendit que, sous le masque de la philosophie, certains hommes tyrannisaient la république et les particuliers : Marc Antonin réfuta ces bruits.

XXIV. C'était la coutume de Marc Antonin, d'appliquer à tous les crimes une peine inférieure à celles portées par la loi, bien que souvent il fût inexorable contre des hommes convaincus de grands forfaits. Il connaissait lui-même des affaires où la vie d'honorables citoyens était en péril, et il s'acquittait de cette tâche avec la plus grande équité, au point de blâmer le préteur qui brusquait l'examen d'une cause, et de l'obliger à recommencer l'instruction, disant qu'il importait à la dignité des accusés qu'ils fussent entendus par celui qui rendait la justice au nom du peuple. Il observa l'équité même à l'égard des captifs. Il établit une infinité d'étrangers sur le territoire romain. Par ses prières, il fit tomber la foudre du ciel sur une machine ennemie, et obtint la pluie pour ses soldats souffrant de la soif. Il voulut faire une province romaine de la Marcomannie, ainsi que de la Sarmatie, et il l'eût fait sans la rébellion d'Avidius Cassius en Orient : celui-ci se déclara empereur, poussé, disent quelques-uns, par Faustina, qui désespérait de la santé de son époux. D'autres disent que, sur un faux bruit de la mort de Marc Antonin, Cassius se déclara empereur, après l'avoir fait appeler divin. Marc Antonin se montra trop indifférent à la défection de Cassius; il n'exerça aucune rigueur contre sa famille ; mais un jugement du sénat déclara Cassius ennemi de la republique, et ses biens furent confisqués au profit du trésor public.

XXV. Laissant donc la guerre des Sarmates et des Marcomans, Marc Antonin partit pour aller combattre Cassius. Il y eut aussi des troubles à Rome, sur le bruit que Cassius arrivait pendant l'absence de l'empereur ; mais il ne tarda pas à être tué. Sa tête fut portée à Mare Antonin, qui d'ailleurs ne montra aucune joie de la mort de Cassius, et fit inhumer sa tête. Mécianus, fils de Cassius, qui avait le gouvernement d'Alexandrie, fut tué aussi par ses soldats : il s'était fait un préfet du prétoire qui fut aussi mis à mort. Il défendit au sénat d'exercer aucune rigueur contre les complices de la défection. Il demanda en même temps qu'aucun sénateur ne fût mis à mort sous son règne, auquel il voulait épargner une tache sanglante. Il fit même rappeler ceux qui avaient été déportés : un très petit nombre de centurions avaient subi la peine capitale. Il pardonna aussi aux villes qui s'étaient déclarées pour Cassius; il pardonna aux habitants d'Antioche, qui avaient tenu beaucoup de propos contre lui en faveur de Cassius. Il leur avait accordé des spectacles, des assemblées publiques, le droit illimité de harangue. Il lança contre eux un édit très sévère. Cette sédition des habitants d'Antioche est constatée par un discours de Marc Antonin, rapporté par Marius Maximus, et qu'il prononça devant ses amis. Enfin il ne voulut pas voir Antioche quand il alla en Syrie; il ne voulut pas voir, non plus, Cypre, où était né Cassius. Il se rendit à Alexandrie et s'y montra plein de clémence. Du reste, il vit plus tard Antioche.

XXVI. Il fit plusieurs traités avec les rois. Tous les rois et les ambassadeurs des Perses étant venus à sa rencontre, il leur garantit la paix. Il fut très cher à toutes, les provinces d'Orient. Dans un grand nombre il laissa des souvenirs de philosophie. Chez les Égyptiens, il se comporta en citoyen, en philosophe, dans toutes les écoles, dans tous les temples, dans tous les lieux. Les habitants d'Alexandrie avaient tenu plusieurs propos favorables à Cassius : il leur accorda une amnistie générale, et n'en laissa pas moins sa fille chez eux. Il perdit subitement son épouse Faustina, frappée d'une maladie mortelle dans le village d'Halale, au pied du mont Taurus. Il demanda pour elle au sénat des honneurs et un temple, après avoir fait son éloge, malgré sa réputation d'impudicité : Marc Antonin ou l'ignorait ou feignit de l'ignorer. Il institua une nouvelle compagnie de jeunes filles Fausliniennes en l'honneur de son épouse; le sénat l'appela même divine, et l'empereur lui en rendit ses actions de grâces. Elle l'avait suivi en campagne, aussi l'avait-il appelée la Mère des camps. Il érigea en colonie le village où elle était morte, et y bâtit un temple en son honneur; mais, plus tard, ce même temple fut consacré à Héliogabale. Dans sa clémence, s'il ferma les yeux sur l'exécution de Cassius, du moins il ne l'ordonna pas. Héliodore, fils de Cassius, fut déporté; d'autres eurent la faculté de choisir un lieu d'exil, et d'emporter une partie de leurs biens. Les autres fils de Cassius reçurent plus de la moitié des biens le leur père et, de plus, un secours en or et en argent; les femmes reçurent même des parures; Alexandra. fille de Cassius, et son gendre Druncianus eurent la permission d'errer librement, recommandés au mari de la tante de Marc Antonin. Enfin il regretta la mort de Cassius, disant qu'il aurait voulu achever son règne sans verser le sang d'aucun sénateur.

XXVII. Après avoir rétabli l'ordre en Orient, il se rendit à Athènes. Entre autres temples, il visita celui de Cérès, pour constater son innocence, et il entra seul dans le sanctuaire. Il retourna par mer en Italie, et essuya une violente tempête. Il entra en Italie par Brindes; là il prit lui-même la toge, et la fit prendre à ses soldats; jamais sous lui les soldats ne portèrent la saie en Italie. Il rentra à Rome en triomphe, el de là se rendit à Lavinium. Ensuite il associa Commode à la puissance tribunitienne ; il fit des largesses au peuple et lui donna de magnifiques spectacles, puis fit beaucoup de réformes dans l'ordre civil. Il fixa les frais des représentations de gladiateurs. Il avait toujours à la bouche cet axiome de Platon « Les empires seront florissants quand les philosophes régneront, ou quand les rois seront philosophes. » Il fit épouser à son fils la fille de Brutius Présens, et célébra le mariage à l'exemple des simples particuliers; c'est pourquoi il fit aussi des largesses au peuple. Ensuite il s'occupa d'achever la guerre; mais il mourut pendant qu'il en dirigeait les opérations, et lorsque déjà son fils commençait à s'écarter des principes qu'il lui avait donnés. Il avait fait trois ans la guerre aux Marcomans, aux Hermundures, aux Sarmates et aux Quades; et s'il eût vécu un an de plus, il aurait réduit ces contrées en provinces romaines. Deux jours avant sa mort, il fit venir ses amis près de lui, et leur manifesta sur son fils les mêmes pressentiments que Philippe.avait eus d'Alexandre; il leur dit le mal qu'il pensait de lui, et ajouta « qu'il ne regrettait pas de mourir, laissant son fils après lui. » En effet, Commode se montrait déjà infâme et sanguinaire.

XXVIII. Voici comment mourut Marc Antonin. Comme il commençait à être souffrant, il fit venir son fils, et commença par lui recommander de ne pas négliger les restes de la guerre, de peur d'avoir l'air indifférent aux intérêts de l'empire. Son fils lui répondit qu'il désirait avant tout la santé. Marc Antonin lui dit alors de faire comme il voudrait, lui demandant toutefois d'attendre quelques jours, ou bien de partir sur-le-champ. Ensuite il s'abstint de manger et de boire, dans le dessein de mourir, et aggrava son mal. Le sixième jour, il appela ses amis, leur exprima son indifférence pour les choses humaines, son mépris de la mort, et leur dit « Pourquoi me pleurez-vous ? que ne songez-vous plutôt à la peste et à la mort qui nous est commune à tous? » et comme ils voulaient se retirer, il leur dit d'un ton douloureux : « Si vous prenez déjà congé de moi, adieu donc, je vais devant vous. » On lui demandait à qui il recommandait son fils : « A vous, dit-il, s'il en est digne, et aux dieux immortels. » L'armée, à la nouvelle de sa maladie, témoigna une vive douleur; car elle l'aimait avec passion. Le septième jour, la maladie empira : il n'admit auprès de lui que son fils, et le congédia aussitôt, de peur de lui communiquer son mal. Son fils parti, il se couvrit la tête comme pour dormir; mais pendant la nuit il rendit l'âme. Il souhaita, dit-on, que son fils mourût, voyant bien qu'il serait ce qu'il fut en effet après la mort de son père, et craignant, comme il le disait lui-même, qu'il ne ressemblât à Néron, à Caligula et à Domitien.

XXIX. On lui a fait un crime d'avoir élevé à différentes dignités les amants de sa femme, Tertullus, Utilius, Orphitus et Moderatus : Tertullus, qu'il avait même surpris à table avec elle. C'est à propos de celui-ci qu'un jour en scène, Marc Antonin présent, un bouffon jouant le rôle d'un esclave à qui son maître, personnage niais, demandait le nom de l'amant de sa femme, répondit trois fois : Tullus ; et comme le niais insistait : «Je vous l'ai dit trois fois, Tullus [ter Tullus], répéta-t-il, c'est le nom qu'on lui<donne. » Or, on parla beaucoup de cette anecdote et parmi le peuple et ailleurs, en condamnant la patience de Marc Antonin. Longtemps avant sa mort, et avant qu'il ne retournât faire la guerre aux Marcomans, il jura, au Capitole, « qu'aucun sénateur n'avait été mis à mort, à sa connaissance; » il alla jusqu'à dire « que s'il avait été informé, il aurait sauvé les rebelles. » En effet, il ne craignit, il ne repoussa rien tant que la réputation de cupidité : il s'en justifie dans plusieurs lettres. On lui reprochait aussi d'être dissimulé, de ne pas être aussi franc qu'il le paraissait, ou que l'avaient été Antonin le Pieux ou Verus. On lui fit aussi un crime d'avoir consacré la morgue impériale, en interdisant à ses amis sa vie intérieure et sa table. Il décerna les honneurs divins à ses parents, et fit élever des statues à leurs amis, même morts. Il ne se pressait pas d'écouter les recommandations, mais s'enquérait toujours longtemps de la vérité. Fabia fit son possible, après la mort de Faustina, pour devenir son épouse; mais il prit pour concubine la fille du procurateur de sa femme, pour ne pas imposer une marâtre à tant d'enfants.

FIN DE L'OUVRAGE

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