Publié et traduit sous la direction de NISARD - 1840-

LIVRE CINQUIEME

Seconde action

DES SUPPLICES

Ce Discours, qui est la cinquième et dernière section du plaidoyer contre Verrès, peut être divisé en quatre parties. L'orateur examine la conduite du préteur sous le rapport militaire, il examine, 1° ce qu'il a fait pour assurer la tranquillité de la Sicile pendant la guerre de Spartacus, 2° quelles précautions il a prises contre les incursions des pirates, 3° il retrace la cruauté atroce et réfléchie du préteur, qui, pour cacher l'infamie de sa lâcheté, envoie au supplice les capitaines de sa flotte, 4° il lui reproche d'avoir fait battre de verges et livré à la mort des citoyens romains. C'est à cause de ces deux dernières parties qu'on a donné à ce Discours le titre de Suppliciis . Tout le début n'est qu'une ironie assez longtemps prolongée mais comment parler sérieusement des talents militaires d'un Verrès? L'orateur ne trouve dans toutes ses actions que les preuves de son apathie, de son imprévoyance, et de son insatiable cupidité. Son devoir était de prévenir et de réprimer le soulèvement des esclaves. Plusieurs lui sont dénoncés, ils sont convaincus et envoyés au supplice mais au moment de l'exécution, les maîtres les rachètent; et, pour de l'argent, le magistrat leur remet ces esclaves que lui-même a condamnés comme conspirateurs. Chargé d'entretenir la flotte armée pour protéger la Sicile contre les pirates, il n'a vu, dans les moyens que le gouvernement a mis à sa disposition, qu'une facilité de plus pour exercer des vexations et assouvir son avarice. Toutes les villes maritimes devaient, conformément aux traités, concourir â l'équipement de la flotte, Messine, une des plus fortes cités de la Sicile, construit à ses frais un vaisseau de commerce, qu'elle donne à Verrès,à ce prix, elle est dispensée de rien fournir pour le service public. L'usage était que chaque ville s'occupât elle-même de l'approvisionnement de son vaisseau et de l'entretien de son équipage. il se fait remettre l'argent destiné à cet emploi, et se charge des détails, cependant il vend publiquement des congés aux soldats et aux matelots, sans pourvoir aux besoins de ceux qui sont restés, et la flotte romaine est mise sous les ordres d'un Syracusain dont la femme est la maîtresse du préteur. Cette flotte, sans moyens de résistance, est brûlée par les pirates à la vue de Syracuse. Ils osent même entrer dans le port de cette ville, et braver impunément le préteur et la puissance de Rome. Verrès, effrayé de l'indignation publique qui avait éclaté non seulement dans la Sicile, mais encore à Rome, imagine d'accuser de trahison les capitaines des vaisseaux, et les condamne à mort. Cicéron demande vengeance de cette atrocité; il en détaille toutes les horreurs. On verra que dans cette troisième partie, ainsi que dans la quatrième, les plus étendues et les plus importantes du Discours, l'orateur a déployé toutes ses forces. Son âme, pleine de son sujet et profondément pénétrée, répand avec impétuosité les sentiments dont elle est remplie, et fait passer dans toutes les âmes ses rapides émotions. Mais Verrès ne s'est pas contenté de verser le sang des Siciliens, un grand nombre de Romains ont été, par son ordre, jetés dans les cachots, étranglés dans la prison, battus de verges et frappés de la hache sur la place publique. C'est le plus grand des crimes de Verrès. L'orateur l'a réservé pour la fin de son plaidoyer. Ce n'est plus ici le défenseur des Siciliens qui va se faire entendre, c'est un citoyen, c'est un magistrat qui veut venger l'outrage fait à la majesté romaine. Il s'attache surtout au supplice de Gavius et là, par le développement des faits et par l'accumulation des circonstances, il achève de démontrer que Verrès est un monstre indigne de pitié. Il s'abandonne à toute sa véhémence, ses mouvements deviennent plus violents, et sa passion semble s'accroître à mesure qu'elle s'exhale. Quels effets cette éloquence impétueuse devait-elle produire sur les auditeurs! Qu'on se rappelle combien le nom de Rome était respecté et révéré chez toutes les nations, à quel point le peuple romain était jaloux de sa liberté et fier de ses droits. S'il est possible que les autres crimes du préteur trouvent grâce devant un tribunal corrompu, du moins cet exécrable attentat ne restera pas impuni. Cicéron déclare que l'accusé, que les juges et ceux qui les auront corrompus, seront traduits par lui au tribunal du peuple romain. Son édilité va commencer, et dès qu'il entrera en fonction, il usera du droit que lui donne sa nouvelle magistrature il convoquera l'assemblée, et du haut de la tribune il accusera Verrès et ses complices, et il appellera sur eux la vengeance de la nation entière, intéressée à les punir. S'il n'a pas manqué d'ardeur, de fermeté, de persévérance coutre Verrès, dont il n'est l'ennemi que parce que Verrès est l'ennemi des Siciliens, qu'on s'attende â trouver en lui plus de chaleur encore et plus d'énergie contre des hommes dont il aura bravé la haine pour l'intérêt du peuple romain. Il tâchera de mériter de plus en plus la confiance et les suffrages de ces concitoyens, par la fermeté qu'il oppose à l'orgueil et aux mépris des nobles, par le courage avec lequel il déclare une guerre éternelle aux méchants, par son respect pour les lois, et son dévouement pour les intérêts et la gloire du peuple. Il termine le plaidoyer entier par une apostrophe brillante et pathétique aux divinités dont Verrès a dépouillé les temples.

I. Juges, je ne vois personne parmi vous qui ne soit convaincu que Verrès a dépouillé ouvertement dans la Sicile tous les édifices, tant sacrés que profanes, tant publics que privés, et que, sans pudeur comme sans remords, il s'est rendu coupable de tous les genres de vol et de brigandage. Mais on m'annonce pour sa défense un moyen imposant, merveilleux, auquel je ne puis répondre qu'après avoir mûrement réfléchi. On se propose de prouver que, dans les circonstances les plus difficiles et les plus effrayantes, sa valeur et sa rare vigilance ont préservé la Sicile des dangers de la guerre et de la fureur des esclaves révoltés. Que faire? de quel côté diriger mes efforts? à toutes mes attaques on oppose, comme un mur d'airain, le titre de grand général. Je connais ce lieu commun, je vois la carrière qui s'ouvre à l'éloquence d'Hortensius. Il vous peindra les périls de la guerre et les malheurs de la république, il parlera de la disette des bons généraux puis, implorant votre clémence, que dis-je? réclamant votre justice, il vous conjurera de ne pas souffrir qu'un tel général soit sacrifié à des Siciliens, et de ne pas vouloir que de si beaux lauriers soient flétris par des allégations d'avarice. Je ne peux le dissimuler, j'appréhende que ses talents militaires n'assurent à Verrès l'impunité de tous ses forfaits. Je me rappelle l'effet prodigieux que produisit le discours d'Antonius dans le procès d'Aquillius. Après avoir développé les moyens de sa cause, cet orateur, qui joignait à la plus pressante logique l'impétuosité des mouvements les plus passionnés, saisit lui-même Aquillius, il l'offrit aux regards de l'assemblée, et lui déchirant sa tunique, il fit voir au peuple romain et aux juges les nobles cicatrices dont sa poitrine était couverte mais surtout il déploya toutes les forces de son éloquence, en leur montrant le coup terrible que le chef des rebelles avait frappé sur la tête de ce brave guerrier. Telle fut l'impression de ce discours sur tous ceux qui devaient prononcer dans la cause, qu'ils craignirent que la fortune, en arrachant ce généreux citoyen à la mort qu'il avait affrontée avec tant d'intrépidité, ne semblât avoir conservé une victime à la rigueur impitoyable des juges. Des adversaires veulent essayer aujourd'hui le même moyen, ils vont suivre la même marche, ils tendent au même but. Que Verrès soit un brigand, qu'il soit un sacrilége, un monstre souillé de tous les crimes, flétri de tous les vices; ils l'accordent. Mais, disent-ils, c'est un grand général, c'est un guerrier heureux, un héros qu'il faut réserver pour les besoins de la république.

II. Avec vous, Verrès, je ne procéderai pas à la rigueur, je ne dirai pas, quoique peut-être je m'en dusse tenir à ce seul point, que, l'objet de la cause étant déterminé par la loi, il ne s'agit pas de nous entretenir de vos exploits guerriers, mais qu'il faut prouver que vos mains sont pures. Non, ce n'est pas ainsi que je veux en user, je me prêterai à vos désirs, et je chercherai quels sont donc ces éminents services que vous avez rendus dans la guerre. Direz-vous que, par votre valeur, la Sicile a été délivrée de la guerre des esclaves ? Rien de plus glorieux sans doute, rien de plus honorable. Cependant de quelle guerre parlez-vous? car nous savons que, depuis la victoire d'Aquillius, il n'a existé aucune guerre d'esclaves en Sicile. Mais il y en avait une en Italie, cela est vrai, et même une très vive et très sanglante. Prétendez-vous en tirer quelque honneur, et vous associer à la gloire de Crassus et de Pompée? Une telle impudence de votre part ne m'étonnerait pas. Peut-être avez-vous empêché les révoltés de passer d'Italie en Sicile? En quel lieu? dans quel temps, de quel côté? Lorsqu'ils se disposaient à le faire sur des vaisseaux ou sur des radeaux? Car rien de tout cela n'est parvenu jusqu'à nous, ce qu'on nous a dit, c'est que la prudence et l'activité de Crassus les empêchèrent de passer à Messine sur les radeaux qu'ils avaient rassemblés. Cette tentative n'eût pas donné autant d'inquiétude, si l'on eût pensé qu'il y avait alors en Sicile des forces suffisantes pour s'opposer à la descente des rebelles.

III. Mais, dites-vous, on faisait la guerre en Italie, et la Sicile, qui en est si voisine, a toujours été en paix. Qu'y a-t-il d'étonnant? On a fait aussi la guerre en Sicile, sans que la paix ait été troublée en Italie, la distance est pourtant la même. Dans quelle intention alléguez-vous la proximité? prétendez-vous que l'accès était facile, ou que la contagion de l'exemple était à craindre? D'abord les révoltés n'avaient point de vaisseaux, ainsi, non seulement ils étaient séparés de la Sicile, mais le passage même leur était absolument fermé, en sorte que, malgré cette proximité dont vous parlez, il aurait été plus facile pour eux d'arriver par terre aux rivages de l'Océan, que d'aborder à Pélore. Quant à la contagion de l'exemple, pourquoi vous prévaloir de cette raison plutôt que tous ceux qui gouvernaient les autres provinces? Serait-ce parce que les esclaves avaient déjà fait la guerre en Sicile? Mais la Sicile, par cette raison même, était, comme elle l'est encore, à l'abri de tout danger car depuis que M. Aquillius en est sorti, tous les édits, toutes les ordonnances des prêteurs ont constamment défendu aux esclaves de porter des armes. Je vais citer un fait assez ancien, et qui, vu la sévérité de cet exemple, n'est peut-être ignoré d'aucun de vous. On avait apporté un sanglier énorme à L. Domitius, préteur en Sicile. Surpris de la grosseur de cet animal, il demanda qui l'avait tué. On lui nomma le berger d'un Sicilien. Il ordonna qu'on le fît venir. Le berger accourt, s'attendant à des éloges et à des récompenses. Domitius lui demande comment il a tué cette bête formidable. Avec un épieu, répond-il. A l'instant le préteur le fit mettre en croix. Peut-être cet ordre vous semblera plus que sévère. Je ne prétends ni le blâmer ni le justifier; tout ce que je veux y voir, c'est que Domitius aima mieux paraître cruel en punissant, que trop relâché en pardonnant cette infraction de la loi.

IV. Grâce à ces règlements, C. Norbanus, qu'on ne citera pas comme le plus actif et le plus brave des hommes, a joui d'une tranquillité parfaite, pendant que le feu de la guerre embrasait l'Italie. En effet, la Sicile a chez elle tout ce qui peut la garantir de ces fatales explosions, l'union la plus intime règne entre nos commerçants et ceux de cette île, l'habitude, l'intérêt, les affaires, la conformité des sentiments, tout les rapproche. Dans leur situation présente, les Siciliens trouvent leur avantage personnel dans le repos général, attachés de coeur au gouvernement romain, ils seraient fâchés d'y voir porter atteinte, ou de passer sous d'autres lois. Enfin les ordonnances des préteurs et la vigilance des maîtres s'accordent pour prévenir toute espèce de désordres. Il est donc impossible qu'on voie éclater une révolte dans cette province. Quoi donc! n'y a-t-il eu sous la préture de Verrès aucun mouvement, aucun soulèvement d'esclaves en Sicile? Non, aucun du moins qui soit parvenu à la connaissance du sénat et du peuple romain; aucun dont il ait informé le gouvernement. Toutefois je soupçonne qu'il y a eu quelque part un commencement de fermentation. Je le conjecture d'après les ordonnances et les arrêtés du préteur. Voyez jusqu'où va ma générosité, moi-même, son accusateur, je vais révéler des faits qu'il cherche, et dont vous n'avez jamais entendu parler. Dans le territoire de Triocala, qui fut autrefois occupé par les révoltés, les esclaves d'un Sicilien nommé Léonidas furent soupçonnés de conspiration. On les dénonça. Fidèle à son devoir, Verrès les fait arrêter et conduire aussitôt à Lilybée. Le maître est assigné, on instruit le procès, ils sont condamnés.

V. Ici, vous attendez quelque vol, quelque nouvelle rapine. Et quoi ! partout les mêmes répétitions? Dans un moment de guerre et d'alarme, songe-t-on à voler? D'ailleurs, si l'occasion s'en est présentée, Verrès n'en a pas profité. Il pouvait tirer quelque argent de Léonidas, lorsqu'il l'avait assigné devant son tribunal. Il pouvait, et ce n'eût pas été la première fois, composer avec lui pour le dispenser de comparaître. Il pouvait encore se faire payer pour absoudre les esclaves mais les voilà condamnés, quel moyen de rien extorquer? Il faut de toute nécessité qu'ils soient exécutés, les assesseurs de Verrès connaissent l'arrêt; il est consigné dans les registres publics, toute la ville en est instruite, un corps nombreux et respectable de citoyens romains en est témoin. Il n'est plus possible, il faut qu'ils soient conduits au supplice. On les y conduit; on les attache au poteau. Il me semble qu'à présent encore vous attendez le dénoûment de cette scène. Il est vrai que Verrès ne fit jamais rien sans intérêt. Mais ici qu'a-t-il pu faire? quel moyen s'offre à la cupidité? Eh bien ! imaginez la plus révoltante infamie, ce que je vais dire surpassera votre attente. Ces esclaves condamnés comme conspirateurs, ces esclaves livrés à l'exécuteur, attachés au poteau, tout à coup on les délie, sous les yeux d'une foule immense, on les rend à ce Léonidas leur maître. Que direz-vous , ô le plus insensé des hommes! sinon une chose que je ne demande pas, dont personne ne peut douter, et que, dans une action aussi honteuse, il serait superflu de demander, quand même on aurait encore quelque doute, savoir, ce que vous avez reçu, de quelle manière vous avez été payé? Je vous fais grâce de ces questions, je vous épargne le soin de répondre. En effet, à qui pourra-t-on persuader que vous ayez voulu commettre gratuitement un crime, dont nul autre que vous, à quelque prix que ce fût, n'aurait jamais osé se rendre coupable? Mais je ne parle pas ici de vos talents pour le vol et le brigandage, je n'examine que votre mérite militaire.

VI. Répondez, gardien vigilant, zélé défenseur de la province, des esclaves ont été reconnus par vous coupables d'avoir voulu faire la guerre en Sicile, vous les avez condamnés de l'avis de votre conseil et ces esclaves, déjà conduits au supplice, déjà même attachés au poteau, vous osez les arracher à la mort et les mettre en liberté! Ah! cette croix dressée pour des esclaves condamnés, la réserviez-vous dès lors pour des citoyens, pour des Romains qui n'auraient pas été jugés? Quand un État penche vers sa chute, et que ses maux sont à leur comble, voici les signes avant-coureurs de sa ruine et de sa destruction. Les condamnés sont rétablis, les prisonniers sont mis en liberté, les bannis rappelés, et les jugements annulés. Il n'est personne alors qui ne reconnaisse qu'une cité est perdue sans ressource, personne qui ose conserver encore un reste d'espoir. Cependant, si cette violation de toutes les formes a eu lieu quelquefois, c'était pour affranchir de la mort ou de l'exil des nobles ou des hommes populaires, ce n'étaient pas les juges eux-mêmes qui les délivraient, ce n'était pas au moment où ils venaient d'être condamnés; ils n'étaient pas coupables d'attentats qui missent en danger la vie et les biens de tous les citoyens. Ici le crime est d'une espèce nouvelle : pour le rendre croyable il faut en nommer l'auteur. Ceux qu'on délivre, sont des esclaves; celui qui les délivre, est le juge qui les a condamnés; c'est à l'instant du supplice; et le forfait dont ils sont coupables menace la vie de tous les hommes libres. Admirable général! non, ce n'est plus au brave Aquillius, c'est aux Paul-Émile, aux Scipion, aux Marius qu'il faut le comparer. Quelle prévoyance au milieu des dangers et des alarmes de la province! Il voit que la guerre des esclaves en Italie va soulever les esclaves de la Sicile; comme il a su les contenir par la terreur! Il ordonne qu'on arrête les séditieux : tous ont dû trembler. Il cite les maîtres à son tribunal, quoi de plus effrayant pour les esclaves? Il prononce que le crime lui paraît constant, c'est avec un peu de sang éteindre un incendie. Ensuite, les fouets, les lames ardentes, tout cet appareil de supplice pour les uns, de terreur pour les autres, les tortures, les croix. Il leur fait grâce de tout cela. Sans doute les esclaves durent tressaillir de frayeur, quand ils virent un préteur assez complaisant pour vendre, par l'entremise du bourreau lui-même, la grâce de ces hommes qu'il venait de condamner comme conspirateurs. Mais quoi! Nous ètes-vous conduit autrement avec Aristodamus d'Apollonie? avec Léonte de Mégare?

VII. Ce mouvement des esclaves, ces soupçons de révolte ont-ils enfin excité votre vigilance, ou plutôt n'ont-ils pas fourni de nouveaux prétextes à vos déprédations? Euménidas d'Halicye, Sicilien d'une naissance et d'une fortune distinguées, avait un fermier pour régir ses vastes possessions. Des gens apostés par vous accusèrent ce fermier, et vous reçûtes du maître soixante mille sesterces. C'est lui-même qui, dans sa déposition, nous a instruits de cette manoeuvre. C. Matrinius, chevalier romain, était à Rome. En son absence, vous avez extorqué de lui cent mille sesterces, parce que vous disiez avoir des soupçons sur ses fermiers et ses pasteurs. L. Flavius, son intendant, qui vous a compté la somme, a déposé de ce fait; Matrinius l'a déclaré lui-même et leur déposition sera confirmée par le censeur Cn. Lentulus, qui, dans le temps de cette affaire, vous écrivit et vous fit écrire en faveur de Matrinius. Passerai-je sous silence votre conduite avec Apollonius de Palerme, fils de Dioclès, et surnommé Géminus ? Est-il un fait plus notoire dans toute la Sicile? une action plus indigne? une prévarication plus avérée? Verrès arrive à Palerme,à l'instant il mande Apollonius, il le cite à son tribunal en présence d'une foule de citoyens romains. Chacun aussitôt de faire ses réflexions, de s'étonner qu'Apollonius, possesseur de tant de richesses, ait échappé si longtemps au préteur. Verrès, disent-ils, médite quelque projet, on ne peut prévoir quel crime il va lui supposer mais, à coup sûr, ce n'est pas sans dessein que cet homme si riche est cité brusquement au tribunal du préteur. Ils attendent avec impatience, lorsqu'on voit Apollonius, pâle de frayeur, accourir avec son fils à peine sorti de l'enfance, son père, accablé de vieillesse, était depuis longtemps retenu dans son lit. Le préteur lui nomme un esclave qu'il prétend être l'inspecteur de ses troupeaux, il dit que cet homme a conspiré et soufflé la révolte dans les autres ateliers. Or cet esclave n'existait point parmi ceux d'Apollonius. Le préteur exige qu'il le représente à l'instant. Apollonius assure qu'il n'a jamais eu d'esclave de ce nom. Verrès ordonne qu'on l'arrache du tribunal, et qu'on le traîne en prison. Je n'ai rien fait, s'écrie ce malheureux, je suis innocent, j'ai beaucoup de billets chez moi mais pour le moment, je n'ai pas d'argent comptant. Tandis qu'il proteste ainsi, en présence d'une assemblée nombreuse, de manière à faire connaître à tous qu'il ne reçoit ce cruel outrage que parce qu'il n'a point donné d'argent; tandis qu'il appuie surtout sur ce fatal argent, on le jette dans la prison.

VIII. Admirez la conduite conséquente du préteur, de ce préteur que ses défenseurs n'excusent pas comme un magistrat peu capable mais qu'ils vantent comme un excellent général. Dans un temps où l'on craint un soulèvement d'esclaves, il punit des maîtres qu'il n'a pas entendus, et délivre des esclaves qu'il a condamnés. Apollonius, riche propriétaire, perdait une fortune immense si les esclaves se révoltaient en Sicile, Verrès, sous prétexte d'une révolte d'esclaves, le fait jeter dans les fers, sans l'entendre et des esclaves que lui-même, de l'avis de son conseil, a déclarés convaincus de conspiration, il les délivre de sa seule autorité, sans prendre l'avis de son conseil. Mais quoi! si Apollonius a mérité d'être puni, ferai-je un crime à Verrès de l'avoir jugé sévèrement? Non, je n'userai pas de tant de rigueur. Je sais qu'il est ordinaire aux accusateurs de présenter un acte de clémence comme un excès de mollesse, et de donner à la sévérité les couleurs odieuses de la cruauté. Ce langage ne sera pas le mien. Verrès, je souscrirai à vos jugements, je soutiendrai vos arrêts aussi longtemps que vous le voudrez. Mais du moment où vous aurez commencé vous-même à les enfreindre, ne trouvez pas mauvais que je ne les respecte plus car alors j'aurai droit de soutenir qu'un homme qui s'est condamné lui-même, ne peut être absous par les juges. Ainsi donc, par respect pour votre jugement, je ne défendrai pas la cause d'Apollonius, mon hôte et mon ami, je ne dirai rien de sa frugalité, de sa probité, de son exactitude à remplir ses devoirs, je ne répéterai pas, ce que j'ai déjà dit, que sa fortune consistant en esclaves, en troupeaux, en métairies, en billets, un soulèvement ou une guerre en Sicile lui était plus préjudiciable qu'à tout autre. Je n'observerai pas même que, fût-il coupable, il fallait au moins l'entendre, et ne pas traiter avec cette dureté un des premiers citoyens d'une ville aussi distinguée. Je ne rendrai point votre personne odieuse, en apprenant aux juges que, tandis que cet homme respectable languissait dans la nuit des cachots, vos ordres tyranniques ont interdit à son père accablé de vieillesse, à son fils à peine dans l'adolescence, la liberté de mêler leurs larmes avec les siennes, je ne rappellerai pas même, qu'autant de fois que vous êtes venu à Palerme, pendant le reste de cette année et les six mois suivants (car Apollonius a été tout ce temps en prison), autant de fois le sénat de Palerme s'est présenté à vous avec les magistrats et les prêtres publics, pour vous prier, pour vous conjurer de mettre enfin un terme aux souffrances de ce citoyen malheureux et innocent. Si je voulais me prévaloir de tous ces faits, je montrerais sans peine que votre cruauté envers les autres vous a fermé tout accès à la pitié de vos juges.

IX. Je les supprimerai, aussi bien prévois-je déjà tout ce que doit répondre Hortensius. Il avouera que la vieillesse du père, que la jeunesse du fils, que les larmes de l'un et de l'autre ont eu moins de pouvoir sur Verrès que l'intérêt et le salut de la province. Il dira que la crainte et la sévérité sont nécessaires dans l'administration. Il demandera pourquoi ces faisceaux et ces haches qu'on porte devant les préteurs? pourquoi on a construit des prisons? pourquoi tant de supplices ont été décernés par les lois contre les coupables? Après qu'il aura fait toutes ces questions d'une voix imposante et sévère, je demanderai à mon tour pourquoi tout à coup, sans information nouvelle, sans aucune procédure, sans motif quelconque, ce même Verrès a remis en liberté ce même Apollonius? Cette conduite fait naître les soupçons les plus forts, et sans ajouter aucune réflexion, je laisserai les juges conjecturer eux-mêmes à quel point une telle extorsion est criminelle, à quel point elle est infâme, et quels profits immenses elle doit rapporter à celui qui l'exerce. En effet, connaissez en peu de mots combien de vexations Apollonius a essuyées, approfondissez-en l'horreur, évaluez-les en argent, et vous verrez qu'elles n'ont été accumulées sur la tête d'un homme riche que pour intimider tous les autres par la perspective des mêmes dangers. D'abord, une assignation subite pour un crime capital et odieux, voyez ce que cela peut valoir, pensez combien de gens ont payé, afin de s'en préserver. Puis, une accusation sans dénonciation, un jugement sans tribunal, une condamnation sans procédure, fixez un tarif pour chacune de ces iniquités, et ne perdez pas de vue que, si Apollonius en a seul été victime, beaucoup d'autres sans doute s'en sont garantis en donnant de l'argent. Enfin les ténèbres, les fers, la prison, le secret, le supplice de ne voir plus ni ses parents ni ses enfants, de ne plus respirer un air pur, ni contempler la douce clarté des cieux ... tous ces maux, si cruels qu'on s'en rachèterait au prix de la vie, je ne sais pas les évaluer en argent. Apollonius s'en est délivré bien tard, accablé déjà sous le poids de la douleur et des souffrances mais du moins il avait appris à ses concitoyens à prévenir l'avarice et la scélératesse du préteur. Car sans doute vous ne pensez pas qu'un homme très opulent ait été choisi, sans aucun motif d'intérêt, pour être l'objet d'une accusation aussi incroyable, que sans aucun motif d'intérêt, il ait été soudainement remis en liberté ou qu'enfin Verrès ait exercé ce genre de vexation sur lui seul, sans vouloir que cet exemple fût une leçon pour tous les riches habitants de la Sicile.

X. Puisque je parle de ses talents militaires, je le prie de me rappeler les faits qui peuvent échapper à ma mémoire. Je crois avoir rapporté tout ce qui est relatif à cette prétendue fermentation des esclaves, du moins, je n'ai rien omis volontairement. Vous connaissez donc la prudence de notre préteur, son activité, sa vigilance, ses soins pour la défense de la province. Mais il est plusieurs classes de généraux, il importe que vous sachiez dans laquelle il doit être placé. Il ne faut pas que, dans un siècle aussi stérile en grands hommes, vous ignoriez plus longtemps le mérite d'un tel général. Vous ne retrouverez pas en lui la circonspection de Fabius, l'ardeur du premier des Scipions, la sagesse du second, l'exactitude et la sévérité de Paul-Émile, l'impétuosité et la valeur de Marius,: son mérite est d'un autre genre, et vous allez sentir combien il est précieux, avec quel soin vous devez le conserver. Les marches sont ce qu'il y a de plus pénible dans l'art militaire et de plus indispensable dans la Sicile, apprenez à quel point il a su, par une sage combinaison, les rendre faciles et agréables pour lui. D'abord, voici la ressource admirable qu'il s'était ménagée, pendant l'hiver, contre la rigueur du froid, contre la violence des tempêtes et les débordements des fleuves. Il avait choisi pour sa résidence la ville de Syracuse, dont la position est si heureuse et le ciel si pur, que, dans les temps les plus orageux, le soleil n'a jamais été un jour entier sans se montrer à ses heureux habitants. Cet excellent général y passait toute la saison, de manière que personne à peine ne pouvait l'apercevoir, je ne dis pas hors du palais, mais hors du lit. La courte durée du jour était donnée aux festins, et la longueur des nuits se consumait dans les dissolutions de la débauche la plus effrénée. Au printemps, et son printemps à lui ne datait pas du retour des zéphyrs ou de l'entrée du soleil dans tel ou tel signe, il ne croyait l'hiver fini que lorsqu'il avait vu des roses, alors il se mettait en marche, et soutenait la fatigue des voyages avec tant de courage et de force, que jamais personne ne le voyait à cheval. 

XI. A l'exemple des anciens rois de Bithynie, mollement étendu dans une litière à huit porteurs, il s'appuyait sur un coussin d'étoffe transparente et tout rempli de roses de Malte. Une couronne de roses ceignait sa tête, une guirlande serpentait autour de son cou, il tenait à la main un réseau du tissu le plus fin, à mailles serrées, et plein de roses dont il ne cessait de respirer le parfum. Lorsque après cette marche pénible il arrivait dans quelque ville, cette même litière le déposait dans l'intérieur de son appartement. Les magistrats des Siciliens, les chevaliers romains se rendaient auprès de lui, comme vous l'avez appris d'une foule de témoins. Les procès étaient soumis à ce tribunal secret. Bientôt les vainqueurs emportaient ouvertement les décrets qu'ils avaient obtenus et quand il avait employé quelques moments à peser dans sa chambre l'or et non les raisons des parties, il croyait que le reste du jour appartenait à Vénus et à Bacchus. Ici je ne dois pas omettre une preuve de la prévoyance merveilleuse de notre incomparable général, sachez donc que, dans toutes les villes de la Sicile où les préteurs ont coutume de séjourner et de tenir les assises, il y avait toujours en réserve pour ses plaisirs quelque femme choisie dans une famille honnête. Plusieurs de ces beautés complaisantes venaient publiquement se placer à sa table, celles qui conservaient un reste de pudeur ne se rendaient chez lui qu'à des heures convenues, elles évitaient le grand jour et les assemblées. Au surplus, dans de pareils festins, n'exigez pas ce silence respectueux que commande la présence d'un préteur ou d'un général, cette décence qui préside ordinairement à la table d'un magistrat, c'étaient des cris confus, c'étaient des clameurs horribles. Plus d'une fois même on en vint aux mains, et la scène fut ensanglantée. Car ce préteur exact et scrupuleux, qui n'avait jamais obéi aux lois du peuple romain, se soumettait religieusement aux lois que prescrivait le roi du festin. Aussi voyait-on, à la fin du repas, ici un blessé qu'on emportait de la mêlée, plus loin un champion laissé pour mort, la plupart restaient étendus sans connaissance et sans aucun sentiment. A la vue de ces tristes effets de la débauche, le spectateur eût méconnu la table d'un préteur, il aurait cru errer parmi les débris d'une autre bataille de Cannes. 

XII. Vers la fin de l'été, saison que tous les préteurs de la Sicile ont toujours employée aux voyages, parce qu'ils croient devoir choisir, pour visiter la province, le moment où les blés sont dans les aires, alors les esclaves sont rassemblés, il est aisé d'en connaître le nombre, de juger du produit des récoltes, les vivres sont abondants, et la saison n'oppose aucun obstacle, dans ce temps donc où les autres préteurs sont en course et en voyage, ce général, d'un genre nouveau, établissait son camp dans le plus délicieux bosquet de Syracuse. A l'entrée même du port, dans le lieu où la mer commence à s'enfoncer vers le rivage pour former le golfe, il faisait dresser des tentes du lin le plus fin. Alors il quittait le palais prétorial qui fut jadis celui du roi Hiéron, et en ce moment, il n'était plus possible de le voir hors de cet asile voluptueux. L'accès en était fermé à tout ce qui n'était pas ou le complice ou le ministre de ses débauches. Là se rendaient toutes les femmes avec lesquelles il avait des liaisons, et vous ne sauriez croire combien le nombre en était grand dans Syracuse. Là se rassemblaient les hommes dignes de son amitié, et qui méritaient d'être associés à la honte de sa vie et de ses festins. C'était parmi de tels hommes, c'était au milieu de ces femmes scandaleuses, que vivait son fils déjà parvenu à l'adolescence, en sorte que, si même la nature lui inspirait de l'aversion pour les vices paternels, l'habitude et l'exemple le forçaient de ressembler à son père. La fameuse Tertia, furtivement enlevée à un musicien de Rhodes, excita les plus grands troubles dans ce camp. L'épouse du Syracusain Cléomène, fière de sa noblesse, celle d'Eschrion, d'une famille honnête, s'indignaient qu'on leur donnât pour compagne la fille du bouffon Isidore. Mais dans le camp de cet autre Hannibal, le mérite et non la naissance assignait les rangs et telle fut sa prédilection pour cette Tertia, qu'il l'emmena avec lui lorsqu'il sortit de la Sicile. 

XIII. Tandis que le préteur, vêtu d'un manteau de pourpre et d'une tunique longue, se livrait aux plaisirs au milieu de ses femmes, les Siciliens ne montraient aucun mécontentement, ils enduraient sans peine que le magistrat ne parût point sur son tribunal, que le barreau fût désert, que la justice fût muette, ils ne se plaignaient pas du bruit des instruments, des voix de tant de femmes qui remplissaient toute cette partie du rivage, pendant que le silence régnait autour des tribunaux. Ce n'étaient pas en effet la justice et les lois qui s'en étaient éloignées, mais la violence, mais la cruauté, et les déprédations les plus iniques et les plus atroces. Et c'est là, Hortensius, celui que vous présentez comme un excellent général ? les vols, les brigandages, l'avarice, la cruauté, le despotisme, la scélératesse, l'audace de cet homme, vous voulez que tout soit effacé par l'éclat de ses exploits, que tout disparaisse dans les rayons de sa gloire ? Ah ! sans doute je dois craindre qu'à la fin de votre plaidoyer, heureux imitateur de l'éloquent Antonius, vous ne fassiez paraître Verrès, et que, découvrant sa poitrine, vous ne comptiez, sous les yeux du peuple romain, ces morsures de femmes passionnées, monuments irrécusables du libertinage et de la débauche la plus effrénée. Fassent les dieux que vous osiez parler de ses talents pour la guerre ! Je ferai connaître alors tous ses anciens services, on verra quel il a été non seulement comme général, mais comme soldat, je rappellerai ses premières armes, le temps où il était, non pas, comme il se plaît à le dire, conduit au forum pour son instruction, mais emmené du forum pour des occupations bien différentes, je parlerai de ce camp de joueurs, où, toujours présent dans les rangs, il se vit pourtant privé de sa paye, je citerai bien des pertes essuyées dans ses premières campagnes, mais réparées par le trafic de sa jeunesse. Est-il besoin de dire ce qu'il a été dans l'âge viril, cet homme endurci de si bonne heure à la honte et à l'opprobre, et dont les excès avaient lassé tout le monde, excepté lui seul ? faut-il vous le montrer forçant par sa violence et son audace toutes les résistances que lui opposaient l'innocence et la pudeur ? associerai-je à l'infamie de ses désordres les familles qui en ont été les victimes ? Non : je tirerai le voile sur ses anciens scandales. Je citerai seulement deux faits récents qui ne compromettront personne, et qui suffiront pour vous donner une idée du reste. L'un, public et généralement connu, c'est que de tous les habitants de la campagne qui, sous le consulat de Lucullus et de Cotta, sont venus à Rome pour quelque procès, il n'en était pas un qui ne sût que les caprices et la volonté de la courtisane Chélidon dictaient tous les arrêts du préteur civil. Voici l'autre. Déjà Verrès était sorti de Rome, revêtu des habits militaires, déjà il avait prononcé les vœux solennels pour le succès de son administration et pour la prospérité de l'empire, la nuit, pour satisfaire une passion criminelle, bravant et la religion et les auspices, et tout ce qu'il y a de sacré dans le ciel et sur la terre, il rentrait dans la ville en litière, et se faisait porter chez une femme qui, l'épouse d'un seul homme, avait tous les hommes pour maris. 

XIV. Dieux immortels! quelle différence entre les pensées et les sentiments des hommes! Puisse votre estime, citoyens, puissent les suffrages du peuple romain accueillir mon zèle et combler mes espérances, comme il est vrai qu'en recevant les dignités que le peuple romain a daigné m'accorder jusqu'ici, j'ai cru contracter avec lui les obligations les plus indispensables et les plus sacrées! Nommé questeur, j'ai regardé cette magistrature, non pas comme un don, mais comme un dépôt dont je devais compte à la patrie. Lorsque j'en ai rempli les fonctions en Sicile, je pensais que tous les yeux étaient fixés sur moi; que, placées sur un grand théâtre, ma personne et ma questure étaient en spectacle à tout l'univers et, loin de me livrer à ces passions que la raison condamne, je me suis même refusé les douceurs que la nature semble exiger. En ce moment, je suis édile désigné, je sens toute l'importance des devoirs qui me sont imposés par le peuple romain, célébrer avec le plus grand appareil les jeux consacrés à Cérès, à Bacchus et à Proserpine, rendre la déesse Flora favorable à l'empire et à l'ordre du peuple, par la pompe des jeux institués en son honneur; faire représenter avec la majesté la plus auguste et la plus religieuse, au nom de Jupiter, de Junon et de Minerve, ces jeux solennels, les plus anciens de Rome et les premiers qu'on ait appelés romains, veiller à l'entretien des temples, étendre mes soins sur Rome entière : telles sont mes fonctions; je le sais, citoyens, et je sais aussi que, pour prix de tant de travaux, on m'accorde le droit d'opiner avant les simples sénateurs, la toge bordée de pourpre, la chaise curule, le droit d'image pour perpétuer mon existence dans la postérité. Ces distinctions honorables remplissent mon âme de la joie la plus vive mais que tous les dieux cessent de m'être propices, si je ne suis pas moins sensible encore au plaisir de les avoir obtenues, que je ne suis occupé du soin de me montrer digne d'une si haute faveur, et de prouver que ce choix n'est pas tombé sur moi, parce qu'il était nécessaire de nommer quelqu'un des candidats, mais que le peuple, en me donnant ce témoignage de son estime, n'a pas été trompé dans son attente.

XV. Et vous, lorsque vous avez été proclamé préteur, n'importe par quels moyens, je ne rappelle point ce qui s'est fait alors, mais enfin, lorsque vous avez été proclamé, la voix du héraut qui répéta tant de fois que les centuries des vieillards et celles des jeunes gens vous décernaient cette dignité, la voix du héraut ne vous a pas tiré de votre assoupissement ! Vous n'avez pas réfléchi qu'une portion de la république était confiée à vos soins, que cette année du moins il faudrait vous interdire la maison d'une courtisane! Quand le sort vous eut nommé chef de la justice, vous n'avez pas songé à l'importance de vos devoirs ! vous n'avez pas senti, si toutefois votre léthargie vous permettait de sentir quelque chose, que cette partie de l'administration où la sagesse la plus rare, l'intégrité la plus scrupuleuse, ne garantissent pas toujours des écueils, était abandonnée au plus insensé comme au plus scélérat des hommes! Aussi, pendant votre préture, votre demeure n'a pas été fermée à Chélidon; au contraire, vous avez transporté votre préture tout entière dans la demeure de Chélidon. Vous fûtes ensuite envoyé en Sicile et là, jamais il ne vous est venu dans la pensée, qu'en vous donnant les haches, les faisceaux, l'autorité, et tout l'appareil d'un si grand pouvoir, la république ne prétendait pas vous livrer des armes pour briser toutes les barrières des lois, de la pudeur et du devoir, pour faire du bien des peuples la proie de votre cupidité, pour que les fortunes, les maisons, la vie des hommes et l'honneur des femmes n'opposassent qu'une résistance inutile à votre avarice et à votre audace! Telle a été l'infamie de votre conduite, qu'aujourd'hui, pressé, investi de toutes parts, vous cherchez un refuge dans la guerre des esclaves. Vous voyez à présent que, loin de servir à votre défense, elle prête une force nouvelle à votre accusateur, à moins que vous ne nous parliez de cette poignée de fugitifs rassemblés à Temsa. C'était une occasion favorable que la fortune vous présentait, si vous aviez été capable de quelque courage et de quelque activité. Mais vous fûtes alors ce que vous aviez toujours été.

XVI. Les Valentins étaient venus vous trouver, et M. Marius, parlant en leur nom, vous conjurait de vous charger de cette expédition, il représentait que, conservant encore le titre et l'autorité de préteur, c'était à vous de marcher à leur tête pour exterminer cette poignée d'ennemis. Non seulement vous les refusâtes, mais dans ce temps même, cette Tertia que vous emmeniez avec vous, était à vos côtés sur le rivage, bravant tous les regards. Les Valentins, c'est-à-dire les habitants d'une de nos premières villes municipales, accourus pour un objet aussi important, remportèrent, au lieu de réponse, l'étonnement d'avoir vu un magistrat romain, vêtu d'une tunique brune et d'un manteau grec. Qu'at-il dû faire, à son départ de Rome et dans son gouvernement, cet homme qui, sortant de sa province, non pour triompher, mais pour subir un jugement, n'a pas même évité un scandale qui ne lui procurait aucun plaisir? Oh ! qu'il fut bien inspiré par les dieux ce murmure du sénat assemblé dans le temple de Bellone ! Vous ne l'avez pas oublié, citoyens. La nuit approchait; on venait de vous informer de ce rassemblement auprès de Temsa, comme on n'avait personne qui, revêtu du commandement militaire, pût être envoyé dans cette contrée, quelqu'un observa que Verrès n'était pas loin de Temsa. Quel frémissement s'éleva de toutes les parties de la salle! avec quelle chaleur les chefs du sénat repoussèrent cette idée ! Et cet homme, chargé de tant d'accusations, convaincu par tant de témoignages, ose compter encore sur les suffrages de ceux dont les voix l'ont condamné ouvertement, avant même que sa cause eût été instruite!

XVII. Eh bien! dira Hortensius, Verrès n'a pas eu la gloire de terminer ou de prévenir la guerre des esclaves, parce qu'en effet cette guerre n'a pas existé, qu'on n'a pas eu lieu de la craindre en Sicile, qu'enfin il n'a rien fait pour l'empêcher. Mais du moins il a opposé aux pirates une flotte très bien équipée, et dans cette guerre, il a donné des preuves d'une vigilance incomparable. Aussi, pendant sa préture, la province a-t-elle été parfaitement garantie. Juges, avant de vous parler de la guerre des pirates et de la flotte sicilienne, j'ose affirmer que cette partie de son administration est celle qui renferme ses plus monstrueux attentats. Avarice, lèse-majesté, extravagance, débauche, cruauté, tout y est porté aux plus affreux excès. Daignez me continuer votre attention, je n'abuserai pas de votre patience. Je soutiens d'abord, qu'en équipant une flotte sous prétexte de défendre la province, il n'a eu d'autres vues que de gagner de l'argent. Ses prédécesseurs avaient toujours exigé, de chaque ville, des vaisseaux et un nombre déterminé de matelots et de soldats. Verrès, vous n'avez rien exigé de Messine, une des plus grandes et des plus opulentes cités de la Sicile. On verra par la suite quelle somme les Mamertins ont payée en secret pour obtenir une telle exemption, j'examinerai leurs registres, j'interrogerai leurs témoins. En attendant, j'affirme que le Cybée, superbe navire de la grandeur d'une trirème, construit publiquement aux frais de la ville, sous le regard de la Sicile entière, vous a été offert en pur don par les magistrats et le sénat de Messine. Ce vaisseau, chargé du butin de la Sicile, dont lui-même faisait partie, quitta la province en même temps que le préteur. Il vint aborder à Vélie, portant une infinité de richesses et les effets que Verrès n'avait pas voulu envoyer à Rome avec ses autres vols, parce que c'était ce qu'il avait de plus précieux et de plus cher. Il est encore à Vélie. Je l'ai vu dernièrement; beaucoup d'autres l'ont vu comme moi. Il est très beau, parfaitement équipé. Il semblait à tous ceux qui le regardaient, attendre déjà l'exil de son maitre et se disposer à seconder sa fuite.

XVIII. Ici, que répondrez-vous, sinon une chose qui ne peut vous excuser, que cependant il est nécessaire de dire dans un procès de cette nature, c'est que ce vaisseau a été construit à vos frais. Osez du moins soutenir une imposture qui vous est nécessaire et ne craignez pas, Hortensius, que je demande de quel droit un sénateur s'est fait construire un vaisseau. Les lois qui le défendent sont vieilles, elles sont mortes, comme vous l'avez dit tant de fois et le temps n'est plus où la morale publique, ou la sévérité des tribunaux autorisait un accusateur à placer un tel délit au nombre des grands crimes. En effet, qu'aviez-vous besoin de vaisseau ? Si l'intérêt public vous obligeait de voyager, l'Etat vous en fournissait pour le transport et la sûreté de votre personne. Quant à vos affaires personnelles, vous ne pouviez ni sortir de votre province, ni rien envoyer par mer hors des pays où toute acquisition et tout genre de trafic vous étaient interdits par la loi. Et pourquoi acquérir quand les lois le défendent? Ce délit aurait suffi pour vous perdre dans les temps heureux de Rome vertueuse et sévère. Aujourd'hui, loin d'en faire la base d'une accusation, je n'en fais pas même la matière d'un reproche. Mais enfin, avez-vous pensé que, dans le lieu le plus peuplé d'une province où vous commandiez, vous pourriez vous faire construire publiquement un vaisseau de transport sans vous dévouer à l'infamie, à la vengeance des lois, à l'indignation des citoyens? Qu'ont pu dire et penser ceux qui l'ont vu, ceux qui l'ont entendu? que votre intention était de le conduire vide en Italie? de faire le commerce de mer après votre retour à Rome? Qui que ce soit ne pouvait même soupçonner que vous eussiez en Italie des propriétés voisines de la mer, et qu'il fût destiné à transporter vos récoltes. Vous avez voulu qu'on dît hautement que vous prépariez un vaisseau pour emporter le butin de la Sicile, et venir à diverses reprises recueillir le reste du pillage. Au surplus, si vous prouvez qu'il a été construit à vos frais, je vous fais grâce de toutes ces réflexions. Mais, ô le plus insensé des hommes! ne sentez-vous pas que, dans la première action, les Mamertins eux-mêmes, vos propres panégyristes, vous ont ravi cette ressource? Héius, le premier citoyen de cette ville, le chef de la députation envoyée pour vous louer, Héius a déclaré qu'un vaisseau a été construit pour vous par les ouvriers publics de Messine, et qu'un sénateur a été nommé pour surveiller ce travail. Quant aux bois de construction, comme les Mamertins n'en ont pas, vous avez intimé aux habitants de Rhége l'ordre de les fournir. Ils le disent eux-mêmes, et certes nous n'avons pas besoin de leur témoignage.

XIX. Si les matériaux et la main-d'oeuvre ne vous ont coûté qu'un ordre, où donc est l'argent que vous prétendez avoir dépensé? Mais, dites-vous, on ne trouve aucune trace de ces frais dans les registres de Messine. D'abord, il est possible qu'on n'ait rien tiré du trésor de la ville. Chez nos ancêtres, le Capitole lui-même a été bâti sans rien coûter à l'État, les ouvriers furent commandés et ne reçurent point de salaire. Ensuite, j'aperçois par les registres, et je le démontrerai quand je ferai entendre les Mamertins, que de grandes sommes ont été accordées à Verrès pour des entreprises supposées. Et faut-il s'étonner qu'ils n'aient pas voulu compromettre par leurs registres un bienfaiteur, qui s'était montré bien plus leur ami que celui du peuple romain? Mais si, du silence de leurs registres, vous concluez que les Mamertins ne vous ont pas donné d'argent, je conclurai aussi que le vaisseau ne vous a rien coûté, puisque vous ne prouvez par aucun écrit que vous ayez rien payé, ni pour les matériaux, ni pour le salaire des ouvriers. Mais, direz-vous, si je n'ai pas exigé un vaisseau des Mamertins, c'est qu'ils sont nos confédérés. Grâce au ciel, nous avons un préteur élevé à l'école des Féciaux, un saint et scrupuleux observateur de la foi des traités! Hâtons-nous de livrer aux Mamertins tous vos prédécesseurs qui ont exigé d'eux un vaisseau contre la teneur du traité. Toutefois, homme intègre et religieux, les Taurominiens sont aussi nos confédérés: pourquoi exiger d'eux un vaisseau? Nous ferez-vous croire que, les droits des deux peuples étant égaux, vous n'avez pas mis un prix à cette variation de principes, à cette inégalité de traitement? Eh ! si je fais voir, par le texte même des traités conclus avec l'un et avec l'autre, que les Taurominiens sont expressément dispensés de fournir un vaisseau, que les Mamertins y sont formellement obligés, que Verrès a doublement enfreint le traité, en imposant les uns, en exemptant les autres, pourrez-vous douter que, sous sa préture, le Cybée n'ait été un titre plus puissant en faveur des Mamertins, que le traité d'alliance en faveur des Taurominiens? Qu'on lise les traités. Traité d'alliance des Mamertins et des Tariminiens avec le peuple romain.

XX. Par cette exemption que vous nommez bienfait, et qui n'est dans la réalité que le fruit du trafic le plus honteux, vous avez porté atteinte à la majesté de la république, sacrifié les secours dus au peuple romain, et les ressources que le courage et la sagesse de nos ancêtres lui avaient assurées, anéanti son droit de souveraineté, les conditions des alliances et le souvenir des traités. Des hommes qui, d'après une cause expresse, devaient, à leurs frais et périls, conduire un vaisseau armé en guerre, même jusqu'à l'Océan, si nous l'avions ordonné, ont acheté de vous, au mépris des traités et des droits de notre empire, la dispense de naviguer dans le détroit, à la vue de leurs maisons, et de défendre leur port et leurs propres murailles. A quels travaux, à quels services, à quelle taxe enfin ne se seraient-ils pas soumis, pour que cette obligation ne leur fût pas imposée par le traité? Outre que cette clause était onéreuse pour eux, elle semblait imprimer à leur alliance la tache de la servitude. Eh bien! ce que nos ancêtres refusèrent à leurs sollicitations, lorsque leurs services étaient récents, lorsque l'usage n'était pas encore établi, lorsque le peuple romain n'éprouvait aucun besoin pressant, ces mêmes peuples, sans aucun nouveau service, après un si long espace de temps, quand notre droit avait été consacré chaque année par une possession constante, quand nous avions le plus grand besoin de vaisseaux, ces mêmes peuples l'ont obtenu de Verrès pour une somme d'argent. Et cette faveur n'est pas la seule. En effet, pendant les trois années de sa préture, les Mamertins ont-ils fourni un matelot, un soldat pour le service de la flotte ou des garnisons?

XXI. Enfin, lorsqu'un décret du sénat et la loi Térentia-Cassia vous ordonnaient d'acheter dans toutes les villes de la Sicile une quantité de blé proportionnée à leurs moyens, vous avez encore dispensé les Mamertins de cette charge légère et commune. Vous direz qu'ils ne doivent point de blé. Comment l'entendez-vous? est-ce à dire qu'ils sont dispensés de nous en vendre? car je ne parle ici que du blé qui doit être acheté. Ainsi, d'après votre interprétation, ils n'ont pas dû même nous ouvrir leurs marchés, et vendre des vivres au peuple romain. Quelle ville y était donc obligée? Le bail des censeurs détermine ce que doivent rendre à l'État les cultivateurs de nos domaines. Pourquoi leur avoir imposé des redevances d'un autre genre? Aux termes de la loi d'Hiéron, les cantons soumis à la dîme doivent-ils autre chose que le dixième de leurs blés? Pourquoi les avoir taxés aussi pour leur part du blé acheté par la république? Certes les pays exempts ne doivent rien et cependant vous les avez imposés, même au delà de leurs moyens, en les surchargeant de soixante mille boisseaux dont vous aviez fait remise aux Mamertins. Je ne dis pas que vous ayez eu tort d'exiger des autres villes, mais je soutiens que vous avez mal fait d'exempter Messine, dont la cause était la même, à qui tous vos prédécesseurs avaient imposé cette obligation, et payé le prix réglé par le sénatus-consulte et par la loi. Afin d'affermir son bienfait sur une base solide, il examine l'affaire dans son conseil, et prononce que, de l'avis de son conseil, il n'exige point de blé des Mamertins. Écoutez le décret de ce préteur mercenaire, tel qu'il est consigné dans son registre, et voyez quelle dignité règne dans la rédaction, et combien est imposante l'autorité par qui cette question a été décidée. EXTRAIT DU REGISTRE DE VERRES. Il dit qu'il le fait avec plaisir. Ce sont les termes du décret. Sans ces mots, avec plaisir, nous aurions pu croire que c'est malgré lui qu'il gagne de l'argent. De l'avis de notre conseil. On vous a lu, citoyens, la liste des membres de ce conseil respectable: de bonne foi, pensiez-vous entendre alors les noms des assesseurs d'un magistrat, ou ceux des associés du plus infâme brigand? Voilà donc les hommes chargés d'interpréter les alliances, de saisir l'esprit des traités et d'en assurer les droits augustes et sacrés ! Avant que Verrès se fût adjoint ce conseil si éclairé, si bien choisi, pour se faire autoriser à recevoir l'argent des Mamertins, et à ne pas démentir son caractère, jamais la république n'avait acheté de blés en Sicile, que Messine n'eût fourni son contingent. Aussi le décret n'eut pas plus de durée que le pouvoir de l'homme qui avait vendu des exemptions à ceux dont il avait dû acheter les blés car à peine Métellus eut-il été installé dans la province, qu'ils furent taxés conformément au règlement et aux registres de Sacerdos et de Péducéus. Ils comprirent alors que c'est toujours faire un mauvais marché que d'acheter d'un homme qui n'a pas droit de vendre.

XXII. Dites-nous donc, scrupuleux interprète des traités, pourquoi avez-vous exigé du blé de Taurominium et de Nétum? Ces deux villes sont nos confédérées. Il est vrai que les Nétiniens ne s'oublièrent pas. Dès que vous eûtes prononcé que vous faisiez avec plaisir cette remise aux Mamertins, ils vinrent à vous, et montrèrent que les conditions de leur alliance étaient absolument les mêmes. Dans une cause toute pareille, vous ne pouviez décider d'une manière différente. Vous prononcez que les Nétiniens ne doivent pas de blé et cependant vous leur enjoignez d'en fournir. Lisez les registres du préteur et ses ordonnances concernant l'imposition et l'achat des blés. ORDONNANCES DE VERRES CONCERNANT L'IMPOSITION ET L'ACHAT DES BLÉS. Que prouve une inconséquence aussi manifeste, aussi honteuse? Une seule idée se présente nécessairement à nous, c'est que les Nétiniens ne lui ont pas donné la somme qu'il demandait, ou qu'il a voulu faire sentir aux Mamertins qu'ils avaient bien placé leur argent et leurs présents, puisqu'avec les mêmes droits, les autres n'obtenaient pas la même faveur. Et cet homme osera se prévaloir encore de l'éloge des Mamertins? Qui de vous ne voit pas sous combien de rapports cet éloge même lui devient fatal? D'abord, un accusé qui ne peut produire en sa faveur les témoignages de dix villes, fait plus pour son honneur, de n'en présenter aucun que de ne pas compléter le nombre prescrit par l'usage. Or, Verrès, de tant de villes que vous avez gouvernées pendant les trois années de votre préture, le plus grand nombre vous accuse; quelques-unes, et ce sont les moins considérables, quelques-unes se taisent parce qu'elles n'osent se plaindre; une seule vous loue, n'est-ce pas assez nous dire que vous sentez le prix d'un véritable éloge, mais que votre conduite dans l'administration de la province vous a nécessairement enlevé cet avantage? En second lieu, et j'en ai déjà fait l'observation, quelle idée peut-on avoir de cet éloge, quand les chefs de la députation déposent que la ville vous a fait construire un vaisseau, et qu'eux-mêmes personnellement ont été victimes des vexations les plus atroces? Enfin lorsque, seuls de tous les Siciliens, ils louent votre conduite, que prouvent-ils? que vous les avez gratifiés de tout ce que vous ôtiez à la république. Citez dans l'Italie entière une colonie, une ville municipale, quelque privilégiée qu'elle puisse être, qui, dans ces dernières années, ait joui d'autant d'exemptions que les Mamertins durant toute votre préture. Seuls, ils n'ont point fourni ce qu'ils devaient aux termes mêmes de leur traité, seuls, ils ont été affranchis de toute charge, seuls, on les a vus ne rien donner au peuple romain, ne rien refuser à Verrès.

XXIII. Mais c'est avoir trop longtemps perdu la flotte de vue. Vous avez, malgré les lois, reçu un vaisseau des Mamertins, et, malgré les traités, vous les avez exemptés d'un vaisseau. C'est avoir été doublement prévaricateur à l'égard d'une seule ville, d'abord en lui faisant remise de ce qu'il fallait exiger, ensuite en recevant ce qu'il ne vous était pas permis d'accepter. Votre devoir était d'exiger un vaisseau pour combattre les pirates, et non pour transporter vos rapines; pour empêcher que la province ne fût dépouillée, et non pour enlever les dépouilles de la province. Les Mamertins vous ont fourni une ville pour y rassembler tout votre butin, et un vaisseau pour l'emporter de la Sicile. Messine a été l'entrepôt de vos brigandages; ses habitants en ont été les confidents et les gardiens; ils ont recélé la proie, et donné les moyens de la conduire à Rome. Aussi, lorsque vous eûtes perdu votre flotte par votre avarice et par votre lâcheté, vous n'osâtes pas requérir le vaisseau qu'ils devaient, que même, sans le devoir, ils auraient accordé aux besoins pressants de la république et aux malheurs de la province. Mais ce magnifique Cybée donné au préteur, au détriment du peuple romain, ne vous laissait ni le droit de commander ni la hardiesse de prier. Les droits de l'empire, les secours qui nous étaient dus, qu'ils nous avaient constamment fournis, que les traités nous assuraient, tout cela est devenu le prix du Cybée. Vous voyez les ressources que nous pouvions espérer d'une ville puissante, perdues pour nous et vendues au profit du préteur. Connaissez à présent une nouvelle invention de Verrès dans l'art du vol et de la rapine.

XXIV. C'était l'usage que chaque cité remît au capitaine de son vaisseau l'argent nécessaire pour le blé, pour la paye et les autres frais d'entretien. La crainte d'être accusé par les matelots était un frein pour cet officier. D'ailleurs il était tenu de rendre compte, il ne trouvait dans cette fonction que de la peine et des dangers. Tel était l'usage observé de tout temps, non seulement dans la Sicile, mais dans toutes les provinces, même chez nos alliés latins, lorsqu'ils nous servaient comme auxiliaires. Verrès est le premier, depuis la fondation de Rome, qui ait ordonné que cet argent lui serait remis par les villes, et que l'emploi en serait confié au préposé qu'il aurait choisi. On voit clairement pourquoi, le premier de tous, il a changé l'ancien usage; pourquoi il a négligé l'avantage qu'il trouvait à laisser à d'autres l'emploi de ces fonds; pourquoi il s'est chargé d'une multitude de soins et de détails qui ne pouvaient que l'exposer aux reproches et aux soupçons. Et remarquez combien d'autres profits encore il savait tirer de cette seule partie de l'administration. Recevoir de l'argent des villes pour ne pas fournir des matelots, vendre aux matelots des congés à prix fixe, garder pour lui la paye de ceux qu'il avait licenciés, ne rien donner à ceux qui restaient; voilà ses opérations de finances, et voilà ce que prouvent les dépositions des villes, on va vous en faire lecture. DÉPOSITIONS DES VILLES.

XXV. Quel homme ! quelle impudence! quelle audace! Taxer les villes en raison du nombre de soldats ! fixer à six cents sesterces les congés des matelots! Quiconque en achetait était dispensé du service. Mais ce que la ville payait pour le blé de cet homme, Verrès en faisait son profit. Ainsi chaque congé lui procurait un double gain et c'était au moment où les pirates inspiraient tant d'effroi, où tant de dangers menaçaient la province, qu'il faisait ces honteux marchés avec une telle publicité, que les pirates eux-mêmes en étaient instruits, et que toute la province en était témoin. Ainsi donc son insatiable avarice n'avait laissé en Sicile qu'un fantôme de flotte, c'est-à-dire, quelques vaisseaux vides, plus propres à porter le butin du préteur qu'à réprimer les efforts des pirates. Cependant Césétius et Tadius, qui étaient en mer avec dix de ses vaisseaux mal équipés, prirent, ce n'est pas le mot, emmenèrent un vaisseau des pirates hors d'état de se défendre, et presque submergé par le butin dont il était chargé. Il portait un grand nombre de jeunes esclaves d'une belle figure, une immense quantité d'argenterie, d'argent monnayé, d'étoffes précieuses. Ce seul vaisseau fut pris, ou pour mieux dire, fut trouvé par notre flotte, dans les eaux de Mégaris, non loin de Syracuse. La nouvelle en arrive à Verrès. Il était alors sur le rivage, étendu ivre au milieu de ses femmes. Il se réveille, et, sans perdre de temps, il envoie à son questeur et à son lieutenant des hommes affidés pour que tout lui soit présenté le plus tôt possible et sans aucune distraction. Le vaisseau aborde à Syracuse, l'impatience est générale; on jouit d'avance du supplice des prisonniers mais lui, qui dans cette prise ne voit qu'une proie qu'on lui amène, ne répute ennemis que les hommes vieux ou difformes. Il met en réserve tous ceux qui ont de la figure, de la jeunesse ou des talents. Il en distribue quelques-uns à ses secrétaires, à son fils, à ses favoris. Six musiciens sont envoyés à Rome, à un de ses amis. Toute la nuit se passe à vider le vaisseau. Mais personne ne voit le chef des pirates, qu'il était de son devoir de livrer au supplice. Aujourd'hui tous les Siciliens pensent, et vous pouvez vous-mêmes conjecturer ce qui en est, que Verrès a reçu de l'argent des pirates pour sauver leur chef.

XXVI. La conjecture est permise, et de bons juges ne peuvent rejeter des soupçons aussi bien fondés. Vous connaissez le personnage, vous savez l'usage de tous les autres généraux. Quand ils ont pris un chef de pirates ou d'ennemis, avec quel plaisir ils le livrent aux regards publics! Cette fois-ci, les Syracusains accoururent avec l'empressement ordinaire, tous les yeux cherchaient ce pirate, tous désiraient le voir. Eh bien! citoyens, parmi cette foule immense de curieux, je n'ai trouvé personne qui m'ait pu dire, je l'ai vu. Par quelle fatalité cet homme a-t-il été si bien caché que personne ne l'ait aperçu, même par hasard? Les marins de Syracuse qui l'avaient entendu nommer tant de fois, que tant de fois il avait fait trembler, qui se promettaient d'assouvir leur haine et de repaître leurs yeux du spectacle de son supplice, ne sont pas même parvenus à le voir. P. Servilius a pris lui seul plus de pirates que tous les généraux qui l'avaient précédé. Refusa-t-il jamais à personne le plaisir de voir un pirate dans les fers? Au contraire, partout où il passait, il offrit aux regards des peuples cette longue suite d'ennemis enchaînés. Aussi l'on accourait de toutes parts et non seulement des villes qui se trouvaient sur la route, mais de tous les lieux circonvoisins, on s'empressait pour jouir de ce spectacle. Et pourquoi son triomphe a-t-il été, pour le peuple romain, le plus flatteur et le plus agréable de tous les triomphes? C'est qu'il n'y a rien de plus doux que la victoire, et qu'il n'est point de preuve plus irrécusable de la victoire, que de voir chargés de chaînes et conduits au supplice des ennemis qu'on a longtemps redoutés. Et vous, pourquoi ne pas agir de même? pourquoi soustraire ce pirate, aux yeux de tous, comme si l'on n'eût pu le regarder sans offenser les dieux? pourquoi ne pas l'envoyer au supplice? dans quel dessein le gardiez-vous? Jamais un chef de pirates a-t-il été pris en Sicile, sans que sa tête soit tombée sous la hache? Citez un seul fait qui vous excuse; produisez un seul exemple. Peut-être vous conserviez ce pirate vivant, afin de le conduire devant votre char, le jour de votre triomphe. En effet, après la perte d'une aussi belle flotte et la dévastation de la province, il ne restait plus qu'à vous décerner le triomphe naval. 

XXVII. Eh bien, soit; Verrès s'est fait un système à lui. Il a mieux aimé garder ce chef en prison que de le frapper de la hache. Or, dans quelle prison, chez quels peuples, de quelle manière ce chef a-t-il été gardé? Vous avez tous entendu parler des Latomies de Syracuse, plusieurs de vous les ont vues. Cette carrière immense, prodigieuse, ouvrage des rois et des tyrans, a été tout entière taillée dans le roc, et la main des hommes l'a creusée à une profondeur effrayante. Il est impossible de construire, d'imaginer même une prison aussi exactement fermée, aussi forte, aussi sûre. On y conduit, même des autres villes de la Sicile, tous les prisonniers dont le gouvernement veut s'assurer. Comme Verrès avait entassé dans ces Latomies un grand nombre de citoyens romains, et qu'il avait donné l'ordre d'y jeter les autres pirates, il sentit que, s'il y faisait entrer l'homme qu'il substituait au véritable chef, la supercherie serait bientôt découverte. Ainsi donc cette prison et si forte et si sûre ne l'est pas assez pour lui. D'ailleurs Syracuse entière lui est suspecte. Il éloigne cet homme mais où l'envoie-t-il? à Lilybée peut-être? En ce cas, il n'est donc pas vrai qu'il redoute si fort les gens de mer. Mais ce n'est pas à Lilybée, c'est donc à Palerme? à la bonne heure. Toutefois je pourrais observer que le pirate ayant été pris dans les dépendances de Syracuse, il devait être exécuté, ou du moins détenu à Syracuse. Au surplus, ce n'est pas encore à Palerme. Où donc enfin? Chez les hommes qui sont le plus à l'abri des pirates, le moins à portée de les connaître, chez des hommes tout à fait étrangers à la mer et à la navigation, chez les Centorbiens, placés au milieu des terres, uniquement occupés du labourage, qui de leur vie n'avaient craint les pirates, et qui, sous la préture de Verrès, n'ont redouté que les courses d'Apronius, ce fameux écumeur de terre ferme. Afin que personne n'ignore qu'il a tout fait pour engager le faux pirate à bien jouer son rôle, il ordonne aux Centorbiens de lui fournir en abondance tous les besoins et toutes les commodités de la vie. 

XXVIII. Cependant les Syracusains qui ont de l'usage et de l'esprit, qui savent fort bien voir ce qu'on leur montre et deviner encore ce qu'on leur cache, tenaient un registre exact des exécutions qui se faisaient chaque jour. Ils calculaient le nombre des pirates d'après la grandeur du vaisseau pris et la quantité des rames. Verrès avait mis à l'écart tous ceux qui avaient de la figure et des talents. Faire exécuter tous les autres à la fois, comme c'est l'usage, c'était s'exposer à une réclamation universelle, lorsqu'on verrait qu'il en manquait plus de la moitié. Il prit le parti de les envoyer au supplice en détail, et en des temps différents. Mais dans une ville aussi peuplée, il n'était personne qui ne tînt un registre fidèle, tous savaient combien il en restait encore, ils les demandaient, et même avec importunité. Dans cet embarras, cet homme abominable imagina de substituer aux pirates, qu'il avait retirés chez lui, les citoyens romains dont il avait rempli la prison. A l'entendre, les uns étaient des soldats de Sertorius, qui avaient abordé en Sicile, lorsqu'ils fuyaient d'Espagne, les autres qui avaient été pris par les pirates, pendant qu'ils naviguaient pour leur commerce, ou pour d'autres affaires, s'étaient, disait-il, volontairement associés aux pirates. Les uns étaient traînés de la prison à la mort, la tête voilée, afin qu'ils ne fussent pas reconnus; d'autres, quoique reconnus par un grand nombre de citoyens, quoique réclamés par tous, n'en périssaient pas moins par le fer des bourreaux. Je peindrai l'horreur de leur mort et l'atrocité de leur supplice, lorsque je parlerai des Romains qu'il a fait périr; ma voix s'élèvera pour vous dénoncer des cruautés inouïes, pour réclamer vengeance contre le bourreau de mes concitoyens; et si, dans l'excès de ma douleur et de mes plaintes, les forces et la vie même viennent à m'abandonner, je m'applaudirai, en expirant, de mourir pour une si belle cause. Ainsi donc un brigantin pris aux pirates; leur chef délivré, des musiciens envoyés à Rome, ceux à qui l'on avait trouvé de la figure, de la jeunesse et des talents, emmenés chez le préteur; à leur place, et en pareil nombre, des citoyens romains traités en ennemis et livrés à la mort; les étoffes, l'or, l'argent saisis, détournés au profit de Verrès, tels sont les exploits de ce grand guerrier; telle est cette étonnante victoire. 

XXIX. Quel fatal aveu lui est échappé dans la première action ! M. Annius venait de déposer qu'un chevalier romain avait péri sous la hache, il certifiait que le chef des pirates n'avait pas été mis à mort. Verrès qui, depuis tant de jours, gardait le silence, se réveilla tout à coup, pressé par sa conscience, tourmenté par le souvenir de ses forfaits, il dit qu'il ne l'avait pas fait mourir, parce qu'il savait qu'on l'accuserait d'avoir reçu de l'argent et de n'avoir pas envoyé le véritable chef au supplice, qu'au surplus, il avait deux chefs de pirates dans sa maison. O clémence! disons mieux, ô patience admirable du peuple romain! Annius dépose qu'un citoyen de Rome a été exécuté par votre ordre, vous gardez le silence, qu'un chef des pirates ne l'a pas été, vous en faites l'aveu. Des cris de douleur et d'indignation s'élèvent contre vous. Cependant le peuple romain commande à sa juste fureur, il modère ses premiers transports, et remet le soin de sa vengeance à la sévérité des juges. Comment saviez-vous qu'on vous accuserait? pourquoi le saviez-vous? pourquoi en aviez-vous le soupçon? Vous n'aviez pas d'ennemis et quand vous en auriez eu, votre conduite intègre et pure ne devait pas vous faire redouter l'examen des tribunaux. Était-ce votre conscience qui vous rendait craintif et soupçonneux? Un cœur criminel est sujet à s'alarmer. Mais si, dans le temps même où vous étiez armé du pouvoir, vous redoutiez déjà l'accusation et les tribunaux, aujourd'hui que, mis en jugement, vous êtes convaincu par une foule de témoins, pouvez-vous douter encore de votre condamnation? Vous craigniez, dites-vous, qu'on ne vous accusât d'avoir fait mourir un faux pirate mais pensiez-vous que votre justification serait bien complète, quand vous viendriez si longtemps après, forcé par ma sommation formelle, présenter aux juges un homme qu'ils n'auraient jamais vu? Ne valait-il pas mieux le faire exécuter sur-le-champ à Syracuse où il était connu, et sous les yeux de la Sicile entière? Voyez quelle différence, alors on ne pouvait rien vous reprocher; aujourd'hui vous ne pouvez rien répondre. Aussi tous les généraux ont pris le premier parti, vainement j'en cherche un seul qui, jusqu'à vous, ait agi comme vous. Vous avez gardé un pirate vivant, combien de temps? jusqu'à la fin de votre préture. Dans quel dessein? par quel motif? d'après quel exemple? pourquoi si longtemps? pourquoi, dis-je, faire périr si vite des citoyens pris par les pirates, et laisser aux pirates une si longue jouissance de la vie? J'accorde que vous ayez pu le faire, tant qu'a duré votre préture. Mais simple particulier, mais accusé et presque condamné, garder chez vous, dans une maison privée, des chefs ennemis! Et ces pirates y sont restés un mois, deux mois, une année presque entière; ils y seraient encore sans moi, je veux dire, sans M. Acilius Glabrion qui, sur ma réquisition expresse, a ordonné qu'ils fussent représentés et conduits dans la prison publique.

XXX. Quelle loi, quel usage, quel exemple, autorisent votre conduite? Garder dans sa maison l'ennemi le plus acharné, le plus implacable du peuple romain, disons mieux, l'ennemi commun de tous les pays, de toutes les nations, quel mortel, s'il n'est qu'un simple citoyen, peut jamais avoir ce singulier privilège? Mais si, la veille du jour où je vous forçai d'avouer que des citoyens romains avaient péri sous la hache, qu'un chef des pirates vivait encore, et qu'il était chez vous, si, dis-je, la veille de ce jour, il s'était échappé, et qu'il eût armé quelque troupe contre le peuple romain, vous viendriez donc nous dire : Il logeait dans ma maison, il était chez moi, je lui conservais la vie, afin que sa présence confondit mes accusateurs. Eh quoi! pour vous affranchir d'un péril, vous compromettrez le salut de l'État! votre intérêt personnel, et non celui de la patrie, fixera l'heure du supplice pour nos ennemis vaincus ! l'ennemi du peuple romain sera sous la garde d'un homme privé! Les triomphateurs prolongent la vie des chefs ennemis, afin de les conduire devant le char triomphal, et d'offrir au peuple romain le spectacle le plus beau, la plus douce jouissance de la victoire mais au moment où le char se détourne pour monter au Capitole, ils les font conduire dans la prison, et le même jour voit finir le pouvoir du vainqueur et la vie des vaincus. Ah! Verrès, on n'en peut plus douter, surtout quand on sait par votre propre déclaration que vous vous attendiez à être accusé, si vous n'aviez rien reçu, vous ne vous seriez pas hasardé à conserver ce pirate, au risque évident de vous perdre vous-même. Car enfin, s'il était mort, vous qui déclarez craindre une accusation, à qui le feriez-vous croire? Il était constant qu'à Syracuse, tous avaient cherché à le voir, et que nul ne l'avait vu, personne ne doutait qu'il ne se fût racheté à prix d'argent; on disait hautement que vous aviez supposé un homme, afin de le produire à sa place; vous êtes convenu vous-même que depuis longtemps vous redoutiez cette accusation, si donc vous veniez nous dire, Il est mort, on ne vous écouterait pas, aujourd'hui que vous présentez un homme que personne ne connaît, prétendez-vous qu'on vous croie davantage? Et s'il s'était enfui, s'il avait brisé ses fers, comme a fait Nicon, ce fameux pirate que P. Servilius reprit avec autant de bonheur qu'il l'avait pris une première fois, que pourriez-vous dire? Mais voici le mot de l'énigme, si le véritable chef avait péri sous la hache, vous n'auriez pas reçu le prix de sa rançon, si le pirate supposé était mort, ou qu'il se fût échappé, il n'était pas difficile d'en substituer un autre. J'en ai dit plus que je ne voulais sur ce chef de pirates et pourtant je n'ai pas produit mes preuves les plus convaincantes. Je réserve cette accusation tout entière. Il est des lois spéciales contre cette espèce de crime; il est un tribunal établi pour en connaître. 

XXXI. Maître d'une proie aussi opulente, enrichi, d'esclaves, d'argenterie et d'étoffes précieuses, il n'en fut pas plus empressé à équiper la flotte, à rassembler les soldats et à pourvoir à leur entretien, quoique ces soins, nécessaires pour la défense du pays, pussent aussi devenir un moyen de plus pour de nouvelles rapines. Au milieu de l'été, lorsque les autres préteurs ont coutume de parcourir et de visiter la province, et même de s'embarquer dans ces moments où les pirates inspirent tant de craintes, Verrès n'ayant pas assez du palais prétorial, de l'ancien palais d'Hiéron, pour ses plaisirs et ses débauches, fit dresser des tentes du tissu le plus fin, ainsi qu'il le faisait toujours dans le temps des chaleurs, sur cette partie du rivage qui est derrière la fontaine d'Aréthuse, à l'entrée même du port, dans un lieu délicieux et retiré. Ce fut là que le préteur du peuple romain, le gardien, le défenseur de la province, vécut deux mois entiers. Autant de jours, autant de festins où tous les convives étaient des femmes. Pas un seul homme parmi elles, excepté Verrès et son fils encore vêtu de la prétexte mais c'est leur faire trop d'honneur que de mettre une exception pour eux. Quelquefois aussi l'affranchi Timarchide était admis. Or toutes ces femmes étaient mariées, elles appartenaient à des familles honnêtes, si ce n'est la fille du bouffon Isidore, que Verrès, qui s'était épris de cette femme, avait enlevée à un joueur de flûte de Rhodes. On remarquait dans ce nombre une certaine Pippa, épouse du Syracusain Eschrion, fameuse par une infinité de chansons qui ont divulgué dans toute la Sicile ses amours avec le préteur. On y voyait aussi l'épouse du Syracusain Cléomène, Nice, qu'on vante comme un prodige de beauté. Cléomène aimait sa femme mais il n'avait ni le pouvoir, ni le courage de la disputer au préteur. D'ailleurs il était enchaîné par la reconnaissance. Verrès, malgré toute l'effronterie que vous lui connaissez, ne pouvait, sans je ne sais quel scrupule, garder auprès de lui, pendant tant de jours, une femme dont le mari était à Syracuse. Voici l'expédient qu'il imagine. Il donne à Cléomène le commandement des vaisseaux qui jusqu'alors avaient été sous les ordres de son lieutenant. Il ordonne que la flotte du peuple romain soit commandée par le Syracusain Cléomène Il voulait par ce moyen éloigner le mari en l'envoyant sur mer, lui rendre même son éloignement agréable, en lui confiant une fonction honorable et lucrative, et pendant ce temps, garder la femme et se procurer, non pas une jouissance plus libre, car jamais ses passions n'éprouvèrent d'obstacle, mais une propriété plus assurée, en écartant Cléomène, moins comme époux que comme rival. La flotte de nos alliés et de nos amis est donc aux ordres du Syracusain Cléomène. 

XXXII. Par où commencerai-je mes reproches ou mes plaintes? Le pouvoir, le titre, l'autorité de lieutenant, de questeur, de préteur, remis aux mains d'un Sicilien? Ah! si vos festins et vos femmes occupaient tous vos moments, n'aviez-vous pas des questeurs et des lieutenants? pourquoi receviez-vous de l'État ce blé si chèrement évalué par votre avarice, ces mulets, ces tentes, et tous ces équipages que le sénat et le peuple romain accordent aux magistrats et à leurs lieutenants? qu'étaient devenus enfin vos préfets et vos tribuns? Si nul citoyen romain n'était digne d'un tel emploi, ne trouviez-vous personne dans les cités qui furent de tout temps les amies et les alliées de Rome, dans Ségeste, dans Centorbe, que leurs services, leur fidélité, l'ancienneté de leur alliance, et même une espèce d'affinité, ont associées à la gloire de notre empire? Grands dieux ! les soldats de ces cités elles-mêmes, leurs vaisseaux et leurs capitaines ont été soumis aux ordres d'un Syracusain! N'est-ce pas avoir tout à la fois méconnu la dignité de la république, violé les droits de la justice, et trahi ceux de la reconnaissance? Mon dessein n'est pas d'humilier Syracuse, je ne veux que rappeler la mémoire des faits anciens. Mais qu'on me cite une seule de nos guerres en Sicile, où nous n'ayons eu les Centorbiens pour alliés, et les Syracusains pour ennemis. Aussi M. Marcellus, qui joignait aux talents du guerrier toutes les vertus du citoyen, Marcellus, qui soumit Syracuse par sa valeur, comme il la conserva par sa clémence, ne permit pas qu'aucun Syracusain habitât dans la partie de la ville qu'on nomme l'Ile. Oui, citoyens, aujourd'hui encore il est défendu à tout Syracusain de résider dans cette partie de la ville. C'est un poste qu'une poignée de soldats peut défendre. Il ne voulut donc pas le confier à des hommes dont la fidélité n'était pas à toute épreuve, d'ailleurs, c'est par ce lieu que les vaisseaux arrivent de la mer. Il ne crut pas devoir laisser la garde de cette barrière importante à ceux qui l'avaient fermée si longtemps à nos armées. Voyez, Verrès, quel contraste entre vos caprices et la prudence de nos ancêtres, entre les décrets dictés par votre passion et les oracles émanés de leur sagesse! Ils interdirent aux Syracusains l'accès même du rivage, et vous leur confiez le commandement de la mer! Ils ne voulurent pas qu'un Syracusain habitât dans le lieu où les vaisseaux peuvent aborder, et vous mettez nos vaisseaux à la merci d'un Syracusain ! Vous donnez une portion de notre empire à ceux qu'ils privèrent d'une partie de leur ville, et les alliés qui nous aidèrent à soumettre Syracuse, vous les avez soumis au commandement des Syracusains! 

XXXIII. Cléomène quitte le port, il montait le vaisseau de Centorbe, c'était une galère à quatre rangs de rames. A la suite marchent les vaisseaux de Ségeste, de Tyndare, d'Herbite, d'Héraclée, d'Apollonie, d'Haluntium: belle flotte en apparence, mais faible en réalité, et, grâce aux congés, dégarnie de soldats et de rameurs. Le vigilant magistrat ne la perdit pas de vue, tout le temps qu'elle mit à côtoyer la salle de ses honteux festins, invisible depuis plusieurs jours, il daigne paraître un moment aux yeux des matelots. Le préteur du peuple romain, appuyé sur une courtisane, se fait voir sur le rivage, en sandales, en manteau de pourpre, en tunique longue. Déjà une foule de Siciliens et même de nos citoyens l'avaient vu plusieurs fois vêtu de cette manière. Le cinquième jour enfin, la flotte arrive à Pachynum. Les matelots, pressés par la faim, ramassaient des racines de palmiers sauvages, qui sont en abondance dans ces lieux, comme dans la plus grande partie de la Sicile. Ces malheureux dévoraient ces tristes aliments. Cléomène, qui croyait devoir représenter Verrès par son luxe et sa débauche, ainsi qu'il le représentait par son autorité, fit, comme lui, dresser une tente sur le rivage, et il passait les jours entiers à s'enivrer. 

XXXIV. Tout à coup, et tandis que Cléomène était ivre, et que les autres mouraient d'inanition, on annonce que les pirates sont au port d'Odyssée. Notre flotte était toujours à Pachynum. Comme il y avait dans ce lieu une garnison, sans soldats il est vrai, Cléomène crut d'abord pouvoir en tirer de quoi compléter ses équipages mais l'avarice du préteur ne s'était pas moins exercée dans les garnisons que sur la flotte, il n'y restait qu'un très petit nombre d'hommes, les autres avaient acheté leur congé. Sans attendre personne, Cléomène commande à ses Centorbiens de redresser le mât, de déployer les voiles, de couper les câbles, et donne à la flotte le signal et l'exemple de la fuite. Le vaisseau de Centorbe était un excellent voilier car de savoir ce que chaque vaisseau pouvait faire à l'aide des rames, c'est ce qui n'était pas possible sous la préture de Verrès. Celui-ci pourtant, par une faveur spéciale, avait, à peu de chose près, ses soldats et ses rameurs. Il part, il fuit, déjà il avait disparu, lorsque les autres encore manœuvraient avec effort pour se mettre en marche. Le courage ne manquait pas au reste de la flotte, malgré leur petit nombre, malgré leur situation déplorable, ils criaient qu'ils voulaient combattre, et perdre sous le fer ennemi le peu de sang et de force que la faim leur avait laissé. La résistance eût été possible, si Cléomène eût moins précipité sa fuite. Son vaisseau, le seul qui fût ponté, était assez grand pour servir de rempart aux autres, dans ce combat contre les pirates, il eût semblé une ville flottante au milieu de leurs chétifs brigantins. Mais, sans moyens, délaissés par leur général, ils furent contraints de tenir la même route. Ils se dirigèrent comme lui vers Élore, moins pour fuir les pirates que pour suivre leur commandant. Celui qui restait le plus en arrière se trouvait le plus près du péril, les pirates attaquaient toujours le dernier. Ils prennent d'abord le vaisseau d'Haluntium, commandé par Philarque, un des citoyens les plus distingués de cette ville, et que les Locriens ont racheté depuis aux frais de leur trésor. C'est lui qui, dans la première action, vous a instruits de ces détails. Le vaisseau d'Apollonie fut pris le second, Anthropinus, qui en était capitaine, fut tué. 

XXXV. Cependant Cléomène était déjà parvenu au rivage d'Élore, déjà il s'était élancé à terre, abandonnant son vaisseau à la merci des flots. Les autres capitaines qui le voient débarque, ne pouvant en aucune manière ni se défendre ni se sauver par mer, se jettent aussi à la côte et le suivent. Héracléon, chef des pirates, étonné d'une victoire qu'il doit, non à son courage, mais à l'avarice et à la lâcheté de Verrès, devenu maître d'une si belle flotte poussée et jetée sur le rivage, ordonne, à la fin du jour, qu'on y mette le feu et qu'on la réduise en cendres. O nuit désastreuse ! nuit horrible pour la province! malheur déplorable et funeste à bien des têtes innocentes! O honte éternelle pour l'infâme Verrès! Dans la même nuit, au même instant, le préteur brillait des feux d'un amour criminel, et les flammes des pirates consumaient la flotte du peuple romain! Cette affreuse nouvelle arrive à Syracuse au milieu de la nuit. On court au palais, où le préteur venait d'être ramené par ses femmes, au bruit des voix et des instruments. Cléomène, malgré l'obscurité de la nuit, n'ose rester hors de sa maison, il se renferme chez lui et sa femme n'y était pas pour le consoler dans sa disgrâce. Admirez la sévère discipline que notre grand général avait établie dans son intérieur même pour un événement de cette importance, pour une nouvelle aussi terrible, nul n'est admis à lui parler; nul n'est assez hardi pour l'éveiller, s'il dort; pour l'interrompre, s'il ne dort pas. Cependant l'alarme est répandue partout. Une multitude immense s'agite dans tous les quartiers de la ville car ce n'étaient pas, comme en d'autres occasions, les feux allumés sur des hauteurs qui annonçaient l'arrivée des pirates; la flamme des vaisseaux embrasés publiait elle-même la perte que nous avions faite et les dangers qui restaient à craindre. 

XXXVI. On cherchait le préteur, et lorsqu'on apprend qu'il ignore tout, la multitude furieuse court au palais et l'investit. Enfin on l'éveille. Timarchide l'informe de ce qui se passe, il prend un habit de guerre. Déjà le jour commençait à paraître, il sort appesanti par le vin, le sommeil et la débauche. On le revoit avec des cris de rage, et la scène de Lampsaque se retrace à son âme épouvantée. Le danger lui cause d'autant plus d'effroi qu'ici la fureur est la même, et le nombre des mécontents beaucoup plus considérable. Il s'entend reprocher son séjour sur le rivage et ses orgies scandaleuses, on cite par leurs noms les femmes qui vivent avec lui, on lui demande à lui-même ce qu'il a fait, ce qu'il est devenu pendant tant de jours où personne ne l'a vu, on veut qu'il produise ce Cléomène qu'il a nommé commandant de la flotte enfin peu s'en faut que Syracuse ne renouvelle cet acte de vengeance exercé par Utique sur le préteur Adrianus et deux tombeaux auraient attesté dans deux provinces la perversité de deux préteurs romains. Verrès dut son salut aux circonstances, à l'effroi que causaient les pirates, aux égards et au respect de la multitude pour ce grand nombre de citoyens romains qui, dans cette province, soutiennent dignement l'honneur de notre république. Comme le préteur, encore à peine réveillé, n'était capable de rien, les habitants s'encouragent les uns les autres, ils s'arment et remplissent le forum et l'île qui forme la plus grande partie de la ville. Les pirates, sans s'arrêter plus d'une nuit à Elore, laissent les débris de la flotte encore fumants, et s'approchent de Syracuse. Sans doute ils avaient ouï dire que rien n'égale la beauté de ses murs et de son port, et ils sentaient bien qu'ils ne les verraient jamais, s'ils ne les voyaient pas sous la préture de Verrès. 

XXXVII. Et d'abord ils s'approchent du rivage, où, ces jours mêmes, le préteur avait dressé ses tentes et fixé son camp de plaisance, ils trouvent le poste évacué, le préteur avait disparu, nul obstacle, nulle résistance. Ils entrent hardiment dans le port. Quand je dis dans le port, je parle ainsi pour ceux qui ne connaissent pas les lieux, je veux dire que les pirates entrèrent dans la ville, dans l'intérieur même de la ville. Remarquez, en effet, que Syracuse n'est pas fermée par le port; c'est le port lui-même qui est renfermé dans la cité, et la mer, au lieu de baigner les dehors et l'extrémité des murs, s'enfonce jusque dans le centre de la place. C'est là que, sous votre préture, Héracléon, un chef des pirates, avec quatre brigantins, a navigué sans obstacle. Dieux immortels! l'autorité, le nom, les faisceaux du peuple romain sont au milieu de Syracuse! un pirate s'avance jusqu'au forum, et se promène devant tous les quais de Syracuse. Et les flottes triomphantes de Carthage, lorsque Carthage régnait sur les mers, firent toujours d'inutiles efforts pour y pénétrer; et nos forces navales, invincibles avant votre préture, ne purent jamais, pendant tant de guerres contre les Carthaginois et les Siciliens, briser cette barrière insurmontable. Telle est sa force, que les Syracusains verraient l'ennemi vainqueur dans leurs murs, dans leur ville, au milieu de leur forum, avant que de voir un seul de ses vaisseaux dans leur port. Sous votre préture, des barques de pirates se sont promenées avec sécurité dans ce lieu où périrent autrefois trois cents vaisseaux d'Athènes, seule flotte qui, dans toute la durée des siècles, en ait pu forcer l'entrée et dans ce port même, la nature et la situation des lieux triomphèrent de cette flotte formidable. Oui, le port de Syracuse fut le premier écueil de la grandeur d'Athènes, le sceptre de sa gloire y fut brisé, et le naufrage de ses vaisseaux fut en même temps le naufrage. de sa puissance. 

XXXVIII. Un pirate a donc pénétré dans un lieu où il ne pouvait arriver sans laisser à côté de lui et derrière lui la plus grande partie de la ville! Il a fait le tour de l'île qui forme en quelque sorte une cité séparée dans l'enceinte même de Syracuse, de l'île où nos ancêtres ont défendu qu'aucun Syracusain établît sa demeure, parce qu'ils savaient que quiconque occuperait cette partie de la ville serait aussi le maître du port. Mais jusqu'où les pirates ont-ils porté le mépris et la dérision! Ils jetaient sur le rivage les racines de palmiers sauvages qu'ils avaient trouvées dans nos vaisseaux, afin que tous connussent et la perversité du préteur et les calamités de la Sicile. Des soldats siciliens, des fils de laboureurs, des jeunes gens dont les pères tiraient, de la terre fécondée par leurs sueurs, assez de blé pour nourrir le peuple romain et l'Italie entière, des hommes nés dans l'île de Cérès, où fut inventé l'usage du blé, étaient réduits à ces aliments sauvages dont leurs ancêtres ont fait perdre l'habitude au reste des humains! Sous votre préture, les soldats siciliens vivaient de racines de palmiers et les pirates se nourrissaient du plus pur froment de la Sicile! Spectacle honteux et déplorable! la gloire de Rome, le nom romain, sont avilis en présence d'un peuple nombreux. Une barque de pirates triomphe de la flotte du peuple romain, dans le port de Syracuse, et ses rameurs font jaillir l'onde écumante jusque sur les yeux du plus pervers et du plus lâche des préteurs ! Après que les pirates furent sortis du port (et ce ne fut pas la crainte qui les en chassa, ils avaient satisfait leur curiosité), les Syracusains commencèrent à raisonner sur la cause d'un si grand désastre. Faut-il s'étonner? disait-on hautement quand la plupart des soldats et des rameurs avaient été congédiés, quand ceux qui restaient périssaient de misère et de besoin, quand le préteur passait des jours entiers à s'enivrer avec des femmes, pouvait-on attendre autre chose que la honte et le malheur? Ces reproches flétrissants étaient encore appuyés par les capitaines qui s'étaient réfugiés à Syracuse, après la perte de la flotte, chacun nommait les hommes de son équipage, qu'il savait avoir obtenu leur congé. La preuve était sans réplique et l'avarice du préteur, déjà démontrée par les raisonnements, l'était encore plus par des témoignages irrécusables. 

XXXIX. On l'avertit que, dans les réunions et au forum, on passe les jours entiers à questionner les capitaines sur la manière dont la flotte a été perdue, que ceux-ci répondent à qui veut les entendre qu'il faut tout attribuer aux congés des rameurs, au manque de vivres, à la lâcheté et à la fuite de Cléomène. Sur cet avis, il prend ses mesures. Il vous a dit lui-même, dans la première instruction, que dès lors il s'attendait à être accusé. Il voyait que, s'il avait contre lui le témoignage des capitaines, il ne pourrait jamais résister à cette accusation, il prend une résolution folle et ridicule, mais qui du moins n'avait rien de cruel. Il mande Cléomène et les capitaines. Ils viennent, il se plaint à eux des discours qu'ils se sont permis sur lui, il les prie de cesser de pareils propos, et de dire que leur équipage était complet, et qu'il n'a pas été accordé un seul congé. Ils se montrent disposés à faire tout ce qu'il voudra. Sans remettre au lendemain, Verrès fait entrer ses amis, demande à chaque capitaine combien il avait de matelots. Tous font la réponse qui leur a été dictée. Verrés enregistre leurs déclarations. En homme prévoyant, il y appose le sceau de ses amis, afin de produire au besoin ces certificats honorables. Il est à croire que ses conseillers lui firent sentir le ridicule de cette opération, et l'avertirent que ces registres ne pourraient lui être utiles, que même cet excès de précaution ne ferait qu'aggraver les soupçons. Déjà il avait eu plusieurs fois recours à ce misérable expédient; on l'avait vu faire effacer ou écrire ce qu'il voulait, même sur les registres publics. Il sent combien cette ressource est vaine, aujourd'hui qu'il est convaincu par des titres certains, par des témoins irréprochables, par des pièces authentiques. 

XL. Dès qu'il voit que ces attestations ne lui seront d'aucun secours, il prend une autre résolution digne, non d'un magistrat inique, on pourrait encore le supporter, mais du plus fou, du plus atroce de tous les tyrans. Afin d'atténuer les preuves de ses prévarications (car il ne se flattait pas de les détruire entièrement), il se décide à faire périr les capitaines qui en ont été les témoins. Mais que faire de Cléomène? Cette réflexion l'embarrassait. «Pourrai-je sévir contre des hommes à qui j'avais enjoint d'obéir, et absoudre celui à qui j'ai remis le commandement et l'autorité? pourrai-je envoyer au supplice ceux qui ont suivi Cléomène, et faire grâce à Cléomène qui leur a donné l'ordre et l'exemple de la fuite; déployer toute la rigueur des lois contre des gens qui n'avaient que des vaisseaux dégarnis et sans défense, et réserver toute mon indulgence pour le seul qui eût un vaisseau ponté et à peu près pourvu de matelots? Que Cléomène périsse avec les autres ... Mais la foi jurée à Nicé! mais tant de serments! mais tant de gages d'une tendresse réciproque! mais tant de campagnes faites avec elle sur ce rivage délicieux!» Il était impossible de ne pas sauver Cléomène. Il le fait venir, il lui dit qu'il a résolu de sévir contre tous les capitaines, que son intérêt le veut, que sa sûreté l'exige. Je ferai grâce à toi seul, et dùt-on m'accuser d'inconséquence, je me charge de tout plutôt que d'être cruel envers toi, ou de laisser vivre tant de témoins qui me perdraient. Cléomène remercie le préteur; il l'approuve, et dit qu'il n'a pas d'autre parti à prendre, cependant il l'avertit d'une chose qui lui était échappée, c'est que Phalargue de Centorbe était sur le même vaisseau que lui, et ne peut par conséquent être compris dans la proscription générale. Quoi donc! ce jeune homme d'une ville si considérable, d'une famille si distinguée, je le laisserai vivre, pour qu'il dépose contre moi? Oui, pour le moment, il le faut, reprend Cléomène mais bientôt on saura lui ôter les moyens de nuire.

XLI. Ce plan ainsi arrêté, il sort du palais, le crime, la fureur, la cruauté empreinte sur tous les traits de son visage, il arrive au forum, et fait appeler les capitaines. Ils viennent sans crainte et sans défiance. Soudain il ordonne qu'ils soient chargés de fers. Ces malheureux implorent la justice du peuple romain, ils demandent la raison de ce traitement barbare. La raison? dit Verrès, vous avez livré la flotte aux pirates. On se récrie, on s'étonne qu'il soit assez impudent, assez audacieux pour imputer à autrui un malheur dont sa propre avarice a été la cause, que soupçonné lui-même d'intelligence avec les pirates, il accuse les autres de trahison, qu'enfin l'accusation n'éclate que le quinzième jour après la perte de la flotte. Tous les yeux cherchaient Cléomène, non que l'on crût devoir rendre cet homme, quel qu'il fût, responsable de ce désastre. En effet, qu'avait pu faire Cléomène? car je ne veux accuser personne sans de justes raisons, je le répète, qu'avait-il pu faire avec des vaisseaux désarmés par l'avarice de Verrès? Voici qu'au même instant on l'aperçoit assis à côté du préteur, lui parlant à l'oreille aussi familièrement qu'il avait coutume de le faire. Alors l'indignation fut générale. On était révolté de voir dans les fers des hommes honnêtes, l'élite de leurs concitoyens, tandis que Cléomène, parce qu'il s'était associé aux infamies de Verrès, jouissait de toute la familiarité du préteur. Cependant on aposte pour les accuser un certain Névius Turpion, qui, sous la préture de Sacerdos, avait été flétri par un jugement, homme en effet digne de servir l'audace de Verrès, c'était son émissaire, son agent fidèle dans l'exaction des décimes, dans les accusations capitales, dans toutes les affaires qu'il suscitait à ceux qu'il voulait perdre.

XLII. A cette affreuse nouvelle, les parents et les proches de ces malheureux jeunes gens accourent à Syracuse. Ils voient leurs fils courbés sous le poids des fers, et portant les peines dues à l'avarice de Verrès. Ils se présentent, ils les défendent, ils les réclament, ils implorent votre justice, c'est-à-dire, une vertu que vous n'avez jamais connue. Parmi ces pères infortunés était Dexion, l'un des premiers citoyens de Tyndare, chez qui vous aviez logé, que vous aviez nommé votre hôte. Vous le vites à vos pieds sans respecter ses titres, sans plaindre sa misère ! Ses larmes, sa vieillesse, le nom, les droits de l'hospitalité ne purent un moment ramener votre âme atroce au sentiment de la pitié! ... Hélas! je parle d'un monstre, et je réclame les droits de l'hospitalité ! Est-ce à celui qui, après avoir pillé et dévasté la maison de Sthénius, dans le temps qu'il logeait chez lui, intenta une accusation capitale contre ce même Sthénius absent, et le condamna à mort sans l'avoir entendu? est-ce à lui que je rappellerai les saints noeuds de l'hospitalité et les devoirs qu'elle impose? Car enfin ce n'est pas un homme! cruel, c'est un monstre féroce que je combats ici. Les larmes d'un père tremblant pour les jours de son fils innocent n'ont point amolli votre âme! Barbare! vous aviez votre père à Rome, votre fils était auprès de vous et la présence de ce fils n'a pas réveillé dans votre coeur les douces émotions de la nature? et le souvenir de votre père absent n'a pas rendu plus touchants pour vous les accents de la tendresse paternelle? Aristée, votre hôte, le fils de Dexion, était chargé de chaînes. Pourquoi? quel était son crime? - Il avait livré la flotte, il avait abandonné l'armée. - Et Cléomène? - Il avait été lâche. - Pourtant vous aviez honoré sa valeur d'une couronne d'or. - Il avait licencié les matelots. - Mais vous aviez reçu de tous le prix de leurs congés. D'un autre côté se présentait un autre père, Eubulide d'Herbite, distingué dans sa patrie par ses vertus et par sa naissance. Eubulide eut le malheur, en défendant son fils, de compromettre Cléomène, peu s'en fallut qu'on ne le dépouillât pour le battre de verges. Que dire ? comment se justifier? Je ne veux pas que Cléomène soit nommé. - Mais ma cause l'exige. - Si tu le nommes, tu meurs car Verrès ne menaça jamais à demi. - Je n'avais pas de matelots. - Tu accuses le préteur? qu'on le traîne à la mort. Si l'on ne peut nommer ni le préteur ni le rival du préteur, quoique la cause roule tout entière sur ces deux hommes; à quoi faut-il s'attendre?

XLIII. Héraclius, un des premiers citoyens de Ségeste, se trouve aussi au nombre des accusés. Écoutez, juges, écoutez, au nom de l'humanité ! vous allez entendre les indignités et les horreurs dont vos alliés ont été victimes. Sachez que cet Héraclius, attaqué d'une forte ophthalmie, n'avait pu s'embarquer avec les autres, il était resté à Syracuse par congé, par ordre du commandant; s'il en eût été autrement, son absence coupable aurait été remarquée au moment du départ. Celui-là certes n'a pas trahi la flotte, il n'a pas fini lâchement, il n'a pas déserté. Eh bien ! cet homme contre qui on aurait manqué de prétexte, est confondu avec les autres, comme s'il était convaincu d'un délit manifeste. Parmi ces capitaines était Furius d'Héraclée, beaucoup de Siciliens portent des noms latins. Cet homme fort connu dans sa ville, tant qu'il a vécu, est devenu , depuis sa mort, célèbre dans toute la Sicile. Non seulement il eut le courage de braver le préteur, sûr de mourir, il sentait qu'il n'avait rien à ménager mais lorsque déjà la hache se levait sur sa tête, sa main, trempée des larmes d'une mère qui passait les jours et les nuits avec lui dans sa prison, traça cette apologie que toute la Sicile connaît, que tout le monde lit, où chacun apprend à détester votre scélératesse et votre barbarie. On y voit le nombre des matelots que sa ville a fournis, le nombre et le prix des congés qui ont été vendus, le nombre des rameurs qui lui sont restés, il entre dans les mêmes détails sur les autres vaisseaux; et tandis qu'il vous disait ces vérités à vous-même, on lui frappait les yeux à coups de verges. Résigné à la mort, il se laissait déchirer sans se plaindre. D'une voix ferme, il répétait ce qu'il a écrit dans son mémoire, qu'il était affreux que les larmes d'une mère eussent moins de pouvoir pour sauver un fils, que les sollicitations d'une épouse impudique n'en avaient eu pour sauver l'infâme Cléomène. Je lis dans cet écrit des paroles remarquables et si le peuple romain vous a bien connus, juges, vous accomplirez ce qu'il a prédit de vous à l'instant de sa mort. «Le sang des témoins, dit-il, ne peut jamais effacer les crimes de Verrès. Du séjour des ombres ma voix viendra se faire entendre à des juges intègres, avec bien plus de force que si je paraissais moi-même devant les tribunaux. Vivant, je ne pourrais prouver que son avarice; la mort qu'il m'aura fait subir attestera sa scélératesse, son audace, sa férocité.» Ce qu'il ajoute est admirable. «Quand on instruira ton procès, Verrès, non seulement tu seras investi par des légions de témoins, mais les Euménides qui vengent l'innocence, les Furies qui tourmentent le crime, sortiront des enfers pour presser ton jugement. Quant à moi, la mort n'a rien qui m'effraye. J'ai déjà vu le visage de ton Sestius, j'ai vu la hache briller dans ses mains infâmes, lorsque, par ton ordre, il l'essayait sur des citoyens romains, en présence même de leurs concitoyens.» Que vous dirai-je de plus? Furius, subissant le plus cruel supplice des plus malheureux esclaves, a fait éclater cette liberté généreuse que Rome a donnée à ses alliés.

XLIV. Verrès les condamne tous, de l'avis de son conseil et cependant, à ce conseil qui doit prononcer sur la destinée de tant d'hommes, sur la vie de tant de citoyens innocents, il n'appelle ni Vettius, son questeur, ni Cervius, son lieutenant, homme trop intègre pour être son assesseur, et sans doute aussi pour être son juge car c'est le premier qu'il ait récusé, par la raison même qu'il a été son lieutenant. De l'avis de son conseil, veut dire, de l'avis des brigands ses associés. Cet arrêt fut un coup de foudre pour les Siciliens. Nos anciens et fidèles alliés, si souvent comblés de bienfaits par nos ancêtres, furent glacés d'effroi, personne ne se crut en sûreté. Ainsi donc cette clémence et cette douceur de notre empire se sont changées en un excès de cruauté et de barbarie! ainsi tant de malheureux sont condamnés, tous en un seul instant, tous sans être convaincus d'un seul crime ainsi un préteur pervers cherche à couvrir, par des flots de sang innocent les traces affreuses de ses brigandages ! Il semble, et certes avec raison, qu'on ne peut rien ajouter à ce comble de perversité, de démence et de barbarie. Mais Verrès ne rivalise pas avec les autres scélérats, il les a laissés loin derrière lui. Il rivalise avec lui-même et le voeu de son ambition, c'est que toujours le crime qu'il va commettre surpasse le crime qu'il a commis. Je vous ai dit plus haut que Cléomène avait demandé une exception en faveur de Phalargue, parce qu'il était avec lui sur le vaisseau de Centorbe. Toutefois, en voyant périr tant de malheureux qui n'étaient pas plus coupables que lui, ce jeune homme n'était pas sans inquiétude. Timarchide vient le trouver; il lui dit qu'il n'a rien à craindre pour sa tête, mais que, s'il ne prend quelques précautions, il pourrait bien être battu de verges. Que vous faut-il de plus? vous avez entendu Phalargue lui-même déposer que, par précaution, il compta une somme d'argent à Timarchide. Mais sont-ce là des reproches à faire à Verrès? Qu'un capitaine se soit garanti des verges pour de l'argent; c'est une chose toute simple. Qu'un autre ait payé pour n'être pas condamné, il n'y a rien de bien extraordinaire. Le peuple romain ne veut pas qu'on fasse à Verrès des reproches usés et rebattus. Il demande des crimes nouveaux; il attend des forfaits inconnus, il croit qu'on juge ici, non pas un préteur de la Sicile, mais le plus cruel des tyrans.

XLV. Les condamnés sont enfermés dans la prison. Le jour du supplice est fixé. On le commence dans la personne de leurs parents, auxquels on ne permet pas d'arriver jusqu'à leurs fils, on les empêche de leur porter des vivres et des vêtements. Ces pères, dont vous voyez les larmes, restaient étendus sur le seuil de la prison. De malheureuses mères passaient la nuit auprès de la porte qui les séparait de leurs enfants. Hélas ! elles demandaient pour unique faveur de recueillir leur dernier soupir. Sestius était là, Sestius, le geôlier de la prison, le chef des bourreaux, la mort et la terreur de nos alliés et de nos citoyens. Ce féroce licteur mettait un prix à chaque larme, fixait un tarif à chaque douleur. Pour entrer, il faut tant; pour introduire des vivres, tant. Personne ne refusait. Mais que donneras-tu pour que, du premier coup, j'abatte la tête de ton fils? pour qu'il ne souffre pas longtemps? pour qu'il ne soit frappé qu'une fois? pour que la vie lui soit ôtée sans qu'il sente la hache? On payait encore au licteur ce funeste service. O douleur! ô nécessité cruelle et déchirante. Des pères, des mères forcés d'acheter pour leurs enfants, non la vie, mais la célérité de la mort! Et ces jeunes gens eux-mêmes composaient avec Sestius afin de n'être frappés qu'une fois. Ils demandaient à leurs parents, comme une dernière marque de tendresse, de payer Sestius pour qu'il abrégeât leur supplice. Voilà bien des tourments inventés contre les pères et contre les familles de ces tristes victimes; ils sont affreux, ils sont atroces, que du moins la mort de leurs fils en soit le terme! Non, il n'en sera rien. La cruauté peut-elle donc aller plus loin que la mort? elle en trouvera le moyen. Quand leurs enfants auront été frappés de la hache, et qu'ils auront perdu la vie, leurs corps seront exposés aux bêtes féroces. Si cette idée révolte l'âme d'un père, qu'il achète le droit d'ensevelir son fils. Vous avez entendu Onasus de Ségeste déclarer qu'il a donné de l'argent à Timarchide pour la sépulture d'Héraclius. Ne dites pas, Verrès, que ce sont des pères irrités de la mort de leurs fils. Onasus est un des premiers citoyens de Ségeste, c'est un homme respectable, et celui dont il parle n'était pas son fils. D'ailleurs est-il à Syracuse un homme qui n'ait entendu dire, qui ne sache que Timarchide faisait avec les prisonniers encore vivants des marchés pour leur sépulture? que ces marchés étaient publics? que les familles y étaient admises? qu'on transigeait ouvertement pour les funérailles de gens encore pleins de vie? Tous ces traités conclus, les condamnés sont tirés de de la prison; on les attache au poteau.

XLVI. Quel coeur alors, j'en excepte le vôtre seul, quel coeur fut assez dur, assez cruel, assez féroce pour n'être pas touché de leur jeunesse, de leur naissance, de leur misère? Quels yeux purent refuser des larmes à leur malheur? quel homme ne vit dans leur sort déplorable, non une calamité étrangère, mais un péril qui menaçait toutes les têtes? On frappe le coup fatal, vous triomphez, barbare, au milieu des gémissements; vous vous félicitez d'avoir anéanti les témoins de votre avarice. Vous vous trompiez; oui, Verrès, vous vous trompiez cruellement, en croyant effacer par le sang de l'innocence la trace de vos brigandages et de vos infamies, vous étiez en démence, lorsque vous pensiez que la cruauté assurerait l'impunité de l'avarice. Les témoins de vos crimes ne sont plus, mais leurs parents vivent pour vous poursuivre et les venger; mais quelques-uns de ces capitaines respirent encore, ils sont devant vos juges, et la fortune semble les avoir soustraits au supplice pour assister à votre jugement. Vous voyez devant vous, citoyens, Philargue d'Haluntium, qui, n'ayant pas fui avec Cléomène, a été accablé par les pirates et fait prisonnier. Son malheur l'a sauvé, s'il avait échappé aux pirates, il serait tombé entre les mains du bourreau de nos alliés. Il dépose des congés vendus aux matelots, de la disette des vivres, de la fuite de Cléomène. Avec lui, vous voyez Phalargue de Centorbe, un des premiers citoyens d'une ville puissante, il déclare les mêmes faits, sa déposition est la même. Au nom des dieux immortels! juges qui m'écoutez, quelle impression a faite sur vous le récit de ces atrocités? Ne voyez-vous dans mes plaintes que le délire d'une âme que la douleur égare? ou plutôt le supplice horrible de tant d'innocents ne vous a-t-il pas pénétrés de la même douleur? Pour moi, lorsque je prononce qu'un citoyen d'Herbite, qu'un citoyen d'Héraclée, ont péri sous la hache, cette scène affreuse se retrace tout entière à mon âme indignée.

XLVII. Les habitants d'une province fidèle, les cultivateurs de ces terres qui, fécondées par leurs travaux, alimentent le peuple romain, ces hommes que leurs parents ont élevés dans l'espoir de les voir heureux à l'ombre de notre empire et de notre justice, étaient donc réservés à la cruauté de Verrès et à la hache de ses bourreaux ! Quand je songe à ce capitaine de Tyndare, à ce capitaine de Ségeste, ma pensée se reporte au même instant vers les droits et les services des cités qui les ont vus naître. Ces villes que Scipion l'Africain crut devoir enrichir des dépouilles ennemies, Verrès, non content de leur enlever ces honorables trophées, les prive même de leurs plus nobles citoyens. Voici ce que les habitants de Tyndare se font gloire de répéter: «Nous n'étions pas au nombre des dix-sept peuples qui combattirent pour la rivale de Rome. Dans toutes les guerres Puniques et Siciliennes, le peuple romain trouva toujours en nous des amis et des alliés inébranlables. En guerre, en paix, nos armes et nos moissons furent constamment au service des Romains.» Ah! ces titres leur ont merveilleusement servi sous l'empire de ce tyran. Scipion, leur répondrait Verrès, Scipion conduisit autrefois vos matelots contre Carthage aujourd'hui Cléomène conduit vos vaisseaux désarmés contre les pirates. Il plut au vainqueur de l'Afrique de partager avec vous les dépouilles des ennemis et le prix de ses victoires, aujourd'hui je vous dépouille vous-mêmes; votre vaisseau est emmené par les pirates, et vous serez traités en ennemis. Et cette affinité des Ségestains, consacrée dans les fastes de l'histoire, constatée par une tradition antique, fortifiée et resserrée par tant de services rendus, quel fruit en ont-ils retiré sous la préture de Verrès? le voici : Un jeune homme du plus grand mérite a été enlevé du sein de son père; un fils innocent a été arraché des bras de sa mère, pour être livré à Sestius. Nos ancêtres accordèrent à Ségeste les terres les plus étendues et les plus fertiles; ils voulurent qu'elle fùt exempte de tout impôt; et cette ville, si respectable par les titres sacrés de l'affinité, de la fidélité, de l'alliance la plus antique, n'a pas eu même le droit d'obtenir la vie d'un citoyen innocent et vertueux!

XLVIII. Juges, quel sera le refuge de nos alliés? quel secours pourront-ils implorer? quel espoir les attachera désormais à la vie, si vous les abandonnez? Viendront-ils au sénat demander la punition de Verrès? le soin de le punir ne regarde pas le sénat. La demanderont-ils au peuple romain? le peuple les écartera d'un seul mot; il leur dira qu'il a porté une loi en faveur des alliés, et qu'il vous a établis les garants et les vengeurs de cette loi. Ce tribunal est donc leur seul refuge, c'est le port, l'asile, l'autel qu'ils doivent embrasser. Ils n'y viennent pas, comme autrefois, réclamer leurs biens et leurs fortunes, ils ne redemandent point l'argent, l'or, les étoffes, les esclaves, les chefs-d'eeuvre dont leurs villes et leurs temples ont été dépouillés. Ils craignent, dans leur simplicité, que le peuple romain ne permette et n'autorise ces brigandages. Depuis longtemps en effet nous souffrons, et nous souffrons en silence que les richesses de toutes les nations deviennent la propriété de quelques hommes, et nous paraissons l'approuver d'autant plus que nul des coupables n'use de dissimulation, et ne se met en peine de pallier ses rapines. Parmi tous les chefs-d'ceuvre qui décorent notre cité si brillante et si magnifique, est-il une statue, un tableau qui n'ait été conquis sur les ennemis vaincus? Mais les campagnes de ces déprédateurs sont ornées et remplies des plus précieuses dépouilles de nos plus fidèles alliés. Ou sont en effet les richesses des nations maintenant réduites à l'indigence? Pouvez-vous les demander, quand vous voyez Athènes, Pergame, Cyzique, Milet, Chio, Samos, l'Asie entière, l'Achaïe, la Grèce, la Sicile, renfermées dans un petit nombre de maisons de plaisance? Mais je l'ai déjà dit, vos alliés abandonnent leurs richesses. Ils ont mérité par leurs services et leur fidélité de n'étre pas dépouillés par le peuple romain, si quelquefois ils se sont vus trop faibles pour lutter contre la cupidité de certains prévaricateurs, ils étaient du moins assez riches pour y suffire. Il ne leur reste aujourd'hui ni la force de lui résister, ni les moyens de la satisfaire. Je le répète donc, ils renoncent à leurs propriétés. Devant un tribunal destiné à punir les concussionnaires, ils ne parlent pas de concussions, ils laissent tout, ils abandonnent tout. Et c'est dans cet état de déniment qu'ils recourent à vous. Regardez, citoyens, regardez la détresse et la misère extrême de vos alliés.

XLIX. Ce Sthénius de Thermes, qui paraît ici les cheveux épars, les habits déchirés, a vu sa maison dépouillée tout entière. Verrès, il ne parle point de vos brigandages, le seul bien qu'il redemande, c'est sa propre existence. Votre scélératesse et vos fureurs l'ont enlevé à sa patrie, où ses vertus et ses bienfaits lui assignaient le premier rang. Dexion ne réclame point ce que vous avez enlevé soit à la ville de Tyndare, soit à lui-même. Malheureux père ! il vous demande son fils unique, son fils innocent et vertueux. Peu lui importent les restitutions qu'il a droit d'attendre, ce qu'il dësire, c'est d'emporter votre condamnation, pour consoler enfin les mânes de son fils. Cet Eubulide, courbé sous le poids des ans, n'a pas exposé sa vieillesse aux fatigues d'un si long voyage dans l'espoir de recueillir quelques débris de sa fortune, mais pour que ses yeux, qui ont vu couler le sang de son fils, voient aussi la punition de son boureau. Si Métellus l'avait permis, vous auriez devant vous les mères, les femmes, les soeurs de ces infortunés. La nuit où j'entrai dans Héraclée, une d'elles vint à ma rencontre, à la clarté des flambeaux, accompagnée de toutes les mères de famille et m'appelant son libérateur, nommant Verrès son bourreau, répétant le nom de son fils, cette femme, abîmée de douleur, restait étendue à mes pieds, comme s'il eût été en mon pouvoir de le rappeler à la vie. Les autres villes m'offrirent le même spectacle. Juges, partout la vieillesse et l'enfance sollicitaient mon zèle et ma sensibilité, partout elles imploraient votre justice et votre compassion. Aussi parmi toutes les autres plaintes des Siciliens, c'est surtout celle-là qu'ils m'ont chargé de vous faire entendre. Leurs larmes, et non le désir de la gloire, m'ont déterminé à prendre leur défense. J'ai voulu que les condamnations injustes, que les cachots, les fers, les verges, les haches, les tourments de nos alliés, le sang des innocents, la sépulture des morts, le désespoir des familles, ne pussent être désormais pour nos magistrats l'objet d'un trafic abominable. Si je parviens à délivrer les Siciliens de cette crainte, en armant votre justice contre leur oppresseur, je croirai avoir rempli mon devoir et comblé les voeux de la province qui m'a donné sa confiance.

L. Ainsi, Verrès, s'il se rencontre un homme assez intrépide pour essayer de vous justifier sur ce qui concerne la flotte, qu'il évite les lieux communs étrangers à la cause, qu'il ne dise pas que je vous impute les fautes de la fortune, que je vous fais un crime du malheur; que je vous reproche la perte de la flotte, quoique souvent le sort des armes ait trahi la valeur des plus habiles capitaines, je ne vous rends point garant des torts de la fortune. Il n'est pas besoin de nous citer les revers des autres généraux et de recueillir les débris de leurs naufrages. Je dis que les vaisseaux étaient vides, que les rameurs et les matelots achetaient leurs congés, que ceux qui sont restés ont vécu de racines sauvages, qu'un Sicilien a commandé la flotte romaine, que des peuples, de tout temps nos alliés, ont été soumis aux ordres d'un Syracusain, que, pendant ce temps même et pendant tous les jours qui l'ont précédé, vous vous enivriez sur le rivage avec des femmes. Voilà ce que je dis et ce que je prouve par des témoins irrécusables. Est-ce là insulter à votre malheur, vous fermer tout recours sur la fortune, vous objecter ou vous reprocher les accidents de la guerre? Après tout, le droit d'accuser la fortune suppose l'essai de son inconstance et de ses caprices. Elle n'est pour rien dans votre désastre. C'est dans les combats, et non dans les festins qu'on a coutume de tenter la fortune et les hasards de la guerre. Mais on peut dire que vous vous êtes exposé aux dangers de Vénus, et nullement à ceux de Mars. Enfin, s'il ne faut pas qu'on vous accuse des torts de la fortune, pourquoi des hommes qui n'avaient pas d'autre crime n'ont-ils pas trouvé grâce devant vous? Dispensez-vous encore de répondre que je cherche à vous rendre odieux pour avoir employé le supplice établi par nos ancêtres, et pour avoir fait usage de la hache. Mon accusation ne porte point sur le genre du supplice. Je ne prétends pas qu'on ne doive jamais se servir de la hache, et qu'il faille bannir de la discipline militaire la crainte, la sévérité, le châtiment. J'avoue que souvent on a déployé toute la rigueur des lois, non seulement contre des alliés, mais même contre nos citoyens et nos soldats, ainsi faites-nous grâce encore de ce lieu commun.

LI. Ce que je dis, c'est que vous êtes coupable, et que les capitaines ne l'étaient pas, c'est que vous avez vendu les congés aux soldats et aux rameurs et je le prouve, et je le démontre par les dépositions des capitaines échappés à vos fureurs, par celles des députés de Nétum, d'Herbite, d'Amestra, d'Enna, d'Agyre, de Tyndare, qui parlent tous au nom de leurs villes, en un mot, par l'aveu de votre propre témoin, de votre général, de votre hôte, Cléomène, qui déclare être descendu à Pachynum pour en tirer quelques soldats et les placer sur ses vaisseaux : ce qu'il n'eût pas fait sans doute, s'il ne lui eût manqué personne car dans un vaisseau dont l'équipage est complet, il ne reste plus de place ni pour plusieurs, ni même pour un seul. Je dis en second lieu que ceux des matelots qui sont restés ont manqué de tout. J'ajoute que la faute n'était celle de personne, ou que le coupable, s'il y en avait un, était celui qui avait le meilleur vaisseau, le plus grand nombre de rameurs, et le commandement suprême, ou enfin que, si tous ont manqué à leur devoir, Cléomène n'a pas dû être spectateur tranquille des tourments et de la mort de ceux dont il était le complice. Je dis encore qu'il est horrible qu'on ait mis une taxe sur les larmes, sur le coup de la mort, sur la sépulture de ces infortunés. Si donc vous voulez me répondre, dites que la flotte était bien équipée, qu'il n'y manquait pas un soldat, qu'aucun banc n'était vide, que les vivres ont été fournis aux équipages, que les capitaines sont des imposteurs, que tant de cités respectables, que la Sicile entière, attestent une imposture; que Cléomène est un traître, quand il dit être descendu à Pachynum pour y prendre des soldats, que les capitaines ont manqué non de troupes, mais de courage, qu'ils ont lâchement abandonné Cléomène qui combattait en héros, que personne n'a reçu d'argent pour leur sépulture, si c'est là ce que vous dites, il sera facile de vous confondre, si vous dites autre chose, vous ne m'aurez pas répondu.

LII. Et vous viendrez dire ici : Tel juge est mon ami, tel autre est l'ami de mon père ! Non, Verrès, plus ce juge a eu de rapports avec vous, plus il rougit, en vous voyant l'objet d'une telle accusation. L'ami de votre père! Eh ! votre père lui-même, s'il était juge, que pourrait-il faire? «Mon fils, vous dirait-il, tu étais préteur dans une province du peuple romain et lorsque ton devoir était de tout disposer pour une guerre maritime, tu as, pendant trois années, dispensé Messine du vaisseau que le traité l'obligeait de fournir et cette même Messine, aux frais de son trésor, a construit pour toi un superbe vaisseau de transport. Tu faisais contribuer les villes pour l'équipement d'une flotte, et tu vendais à ton profit les congés des matelots. Lorsque ton questeur et ton lieutenant eurent pris un vaisseau des pirates, tu en as soustrait le chef à tous les regards, et tu n'as pas craint de frapper de la hache des hommes reconnus et réclamés comme citoyens romains! tu as osé retirer des pirates dans ta maison, et produire devant le tribunal leur chef que tu gardais chez toi ! Dans une province telle que la Sicile, chez les plus fidèles de nos alliés, sous les yeux d'une foule de citoyens romains, au milieu des alarmes et des périls de la province, tu as passé plusieurs jours de suite à t'enivrer sur le rivage, et pendant ce temps, nul n'a pu pénétrer jusqu'à toi, ni te voir un instant dans le forum. Tu admettais à ces festins les épouses de nos amis et de nos alliés et parmi ces femmes corrompues, tu plaçais ton fils, mon petit-fils, à peine sorti de l'enfance, afin que, dans cet âge tendre et flexible, l'exemple de son père fût pour lui la première leçon du vice. Préteur, tu as paru dans ta province en tunique, en manteau de pourpre, afin de tranquilliser tes honteuses amours, tu as ôté au lieutenant du peuple romain le commandement de nos vaisseaux, et tu l'as remis à un Syracusain, tes soldats ont manqué de blé dans la Sicile, tes débauches et ton avarice ont livré notre flotte aux pirates qui l'ont réduite en flammes. Un port où, depuis la fondation de Syracuse, nul ennemi n'a jamais pénétré, des pirates y sont entrés pour la première fois sous ta préture. Loin de dissimuler ces opprobres et de chercher à les ensevelir dans le silence et dans l'oubli, tu as, sans aucune raison, arraché les capitaines des bras de leurs parents et de tes hôtes, pour les traîner aux tourments et à la mort. Témoin de la douleur et des larmes de ces pères infortunés, mon nom qu'ils invoquaient n'a pas adouci ton coeur, et le sang de l'innocent a tout à la fois assouvi ta cruauté et ton avarice. Si votre père vous adressait ce langage, pourriez-vous même solliciter sa pitié?

LIII. J'ai rempli mon devoir envers les Siciliens, j'ai fait pour eux ce qu'ils avaient droit d'attendre d'un défenseur et d'un ami, mes promesses sont acquittées et mes engagements remplis. Il me reste à défendre une cause que personne ne m'a confiée, c'est en qualité de citoyen que je l'entreprends, je ne suis plus l'organe d'un ressentiment étranger, je me livre aux transports d'une âme profondément indignée. Il ne s'agit plus de la vie de nos alliés, mais du sang des citoyens romains, c'est-à-dire, de l'existence de chacun de nous. Ici, n'attendez pas que j'accumule les preuves, les faits ne sont pas douteux et tout ce que je dirai du supplice des citoyens romains est si public et si notoire, que je pourrais appeler en témoignage la Sicile tout entière. Une sorte de frénésie qui accompagne la scélératesse et l'audace, s'était emparée de l'âme de Verrès et chez lui le crime était un besoin si pressant, la cruauté une manie si aveugle, qu'en présence d'une foule de Romains il n'hésitait pas à déployer contre nos citoyens les supplices réservés aux esclaves convaincus des plus grands forfaits. Qu'est-il besoin que je dénombre tous ceux qu'il a fait battre de verges? Il suffira de dire que, durant sa préture, nulle distinction ne fut jamais admise. Aussi la main de son licteur se portait par habitude sur les corps de nos citoyens, sans même attendre un signal du préteur.

LIV. Pouvez-vous nier, Verrès, que dans le forum de Lilybée, en présence d'un peuple nombreux, C. Servilius, chevalier romain, ancien négociant de Palerme, est tombé au pied de votre tribunal sous les coups de vos bourreaux? Niez ce premier fait, si vous l'osez. Tout Lilybée l'a vu, toute la Sicilie l'a entendu. Oui, je dis qu'un citoyen est tombé à vos pieds, déchiré de coups par vos licteurs. Et pour quelle cause, grands dieux! Pardonnez, droits sacrés du citoyen! Je demande pour quelle cause Servilius a été battu de verges. En est-il donc qui puisse justifier un tel attentat contre un de nos citoyens? Mais permettez cette question pour une seule fois, désormais je ne m'occuperai guère à chercher les raisons de sa conduite. Servilius s'était expliqué un peu librement sur la perversité et les débauches de Verrès. Aussitôt que Verrès en est informé, il envoie un esclave du temple de Vénus pour l'assigner à comparaître à Lilybée. Servilius promet de s'y rendre, il s'y rend. Et là, quoique personne ne l'accuse et n'intente action contre lui, Verrès commence par exiger qu'il consigne deux mille sesterces qui seront au profit de son licteur, s'il ne se disculpe pas d'avoir dit que le préteur s'enrichit par des vols. Il annonce qu'il nommera pour commissaires des hommes de sa suite. Servilius se récrie, et demande qu'un procès criminel ne lui soit pas intenté devant des juges iniques, sans qu'aucun accusateur se lève contre lui. Pendant qu'il proteste avec force, les six licteurs très vigoureux et très exercés à cet infâme ministère, le saisissent et le frappent à coups redoublés. Bientôt le chef des licteurs, Sestius, dont j'ai déjà parlé plus d'une fois, retourne son faisceau et lui frappe les yeux avec une horrible violence. Le visage tout en sang, il tombe aux pieds de ses bourreaux qui ne cessent de lui déchirer les flancs, afin de lui arracher la promesse de consigner. Après cette exécution barbare, il fut emporté comme mort, et mourut en effet peu de temps après. Notre nouvel Adonis, cet homme charmant et pétri de grâces, fit placer aux dépens de cet infortuné un Cupidon d'argent dans le temple de Vénus. C'était ainsi que le vol acquittait les voeux de la débauche.

LV. Pourquoi rappeler en détail les supplices des autres citoyens romains? Un seul tableau vous les offrira tous sous un même point de vue. Cette prison qui fut bâtie par le cruel Denys, les carrières de Syracuse devinrent, sous Verrès, le domicile des citoyens romains. Quiconque avait le malheur de l'offenser ou de lui déplaire, était aussitôt jeté dans les carrières. Vous frémissez, citoyens, et je vous ai déjà vu frémir, lorsque, dans la première action, les témoins ont fait entendre ces faits. Vous pensez qu'il ne suffit pas que les droits de la liberté soient respectés à Rome, où nous avons pour les maintenir les tribuns et les autres magistrats, les tribunaux qui entourent le forum, l'autorité du sénat, la présence et la majesté du peuple romain mais que dans tous les lieux, chez tous les peuples, entreprendre sur les droits d'un citoyen, est un attentat qui intéresse la liberté et la dignité de tous les Romains. Eh quoi! Verrès, dans cette prison destinée aux étrangers, aux malfaiteurs, aux scélérats, aux brigands, aux ennemis de la patrie, vous avez osé renfermer un si grand nombre de citoyens romains? Mais les tribunaux, mais ce concours immense d'un peuple irrité, qui dans ce moment lance sur vous des regards d'indignation et de fureur, votre souvenir ne vous en a donc jamais retracé l'image? La majesté du peuple romain que vous outragiez en son absence, le spectacle effrayant de cette foule qui vous environne, ne se sont donc jamais offerts à votre pensée? Vous comptiez donc ne reparaître jamais aux yeux de vos concitoyens, ne jamais rentrer dans le forum, ne retomber jamais sous le pouvoir des lois et des tribunaux?

LVI. Mais quelle manie le poussait à la cruauté? quel motif lui faisait multiplier les crimes? Citoyens, c'était de sa part un nouveau système de brigandage. Les poètes nous ont parlé de nations barbares qui s'emparaient de quelques golfes, ou qui se postaient sur des promontoires et des rochers escarpés, afin de massacrer les navigateurs jetés sur leurs côtes. Ainsi qu'eux, Verrès, de toutes les parties de la Sicile, étendait ses regards sur toutes les mers. Arrivait-il un vaisseau de l'Asie, de la Syrie, de Tyr, d'Alexandrie, ou de quelque autre lieu, soudain il était saisi par ses agents. On conduisait tout l'équipage aux carrières, on transportait les cargaisons dans le palais du préteur. La Sicile, après un long intervalle, voyait reparaître, non pas un autre Denys, non pas un autre Phalaris, non pas un des cruels tyrans qu'elle a produits en grand nombre, mais un monstre de la nature de ceux qui, dans les siècles antiques, ravagèrent cette malheureuse contrée. J'ose le dire, Charybde et Scylla firent moins de mal aux navigateurs que dans ce même détroit ne leur en a fait Verrès, d'autant plus redoutable qu'il s'était entouré d'une meute et plus nombreuse et plus dévorante. C'était un autre cyclope plus terrible encore que le premier. Polyphème du moins n'occupait que l'Etna et le pays qui l'avoisine Verrès dominait sur la Sicile entière. Mais enfin de quel prétexte voilait-il cette abominable cruauté? Du même prétexte que tout à l'heure on alléguera dans sa défense. Tous ceux qui abordaient en Sicile avec quelques richesses, étaient, à l'entendre, des soldats de Sertorius qui fuyaient de Dianium. Pour détruire cette imposture, ils présentaient, les uns de la pourpre de Tyr, les autres de l'encens, des parfums, des étoffes de lin; d'autres, des perles et des pierres précieuses, quelques-uns des vins grecs et des esclaves d'Asie, afin que, par la nature de leurs marchandises, on put juger de quels lieux ils arrivaient. Ils n'avaient pas prévu que ce qu'ils croyaient être la preuve de leur innocence serait la cause de leur danger. Il disait que toutes ces richesses étaient le fruit de leur association avec les pirates, il les envoyait aux carrières et faisait garder avec soin les vaisseaux et les cargaisons. 

LVII. Lorsque la prison se trouvait remplie de négociants, on employait, pour la vider, le moyen qui vous a été attesté par L. Suétius, un de nos chevaliers les plus respectables, et qui le sera de même par les autres témoins. Des citoyens romains étaient indignement étranglés dans la prison. En vain ils s'écriaient : JE SUIS CITOYEN ROMAIN. Ce cri puissant que tant d'autres n'ont pas fait entendre vainement aux extrémités de la terre et chez les barbares, ne servait qu'à rendre et leur supplice plus prompt et leur mort plus cruelle. Eh bien! Verrès, quelle est la réponse que vous préparez? direz-vous que j'en impose? que j'invente? que j'exagère? est-ce là ce que vous voulez faire dire par vos défenseurs? Qu'on lise les registres des Syracusains, ces registres que lui-même a produits, et qu'il croit avoir été rédigés au gré de ses désirs, qu'on lise le journal de la prison, où sont constatées avec exactitude les dates de l'entrée, de la mort ou de l'exécution de chaque prisonnier. REGISTRE DES SYRACUSAINS. Vous voyez des Romains jetés pêle-mêle dans les carrières; vous voyez vos concitoyens entassés dans ce séjour d'horreur. Cherchez à présent les traces de leur sortie : il n'en existe pas. Tous sont-ils morts de maladie? Quand Verrès pourrait le dire, on ne le croirait point. Mais dans ces mêmes registres, il y a un mot que cet homme ignorant et incapable d'attention n'a pu ni remarquer ni comprendre, ce mot est g-edikohthehsan, locution sicilienne qui signifie : Ils ont été exécutés à mort. 

LVIII. Si quelque roi, si quelque cité ou quelque nation étrangère avait commis un pareil attentat contre un de nos citoyens, la république n'en tirerait-elle pas vengeance? ne prendrions-nous pas les armes? et pourrions-nous laisser impuni cet outrage fait au nom romain? combien de guerres entreprises par nos ancêtres pour venger des citoyens insultés, des navigateurs emprisonnés, des négociants dépouillés! Je ne me plains pas de ce que ceux dont je parle ont été détenus, je tolère qu'ils aient été dépouillés mais ce que je dénonce, c'est qu'après s'être vu ravir leurs vaisseaux, leurs esclaves, leurs marchandises, des négociants aient été jetés dans les fers, c'est que des Romains aient été mis à mort dans les prisons. Si je parlais à des Scythes, et non pas ici, en présence de tant de citoyens, devant l'élite des sénateurs et dans le forum du peuple romain, le récit de ces affreux supplices, subis par des citoyens, pénétrerait d'horreur les âmes mêmes de ces barbares. Telle est la majesté de notre empire, tel est le respect que toutes les nations portent au nom romain, qu'elles ne conçoivent pas que cet excès de cruauté puisse être permis à aucun mortel. Croirai-je donc, Verrès, qu'il vous reste un asile, un moyen de salut, quand je vous vois sous la main sévère de la justice, et de toutes parts enveloppé par le peuple qui assiste à cette audience? Si, ce que je crois impossible, vous parveniez par quelque moyen à vous dégager des liens de ce jugement, ce serait pour tomber dans un précipice encore plus profond, où vous resteriez accablé sous les traits inévitables que ma main nous lancerait d'un lieu plus élevé. Oui, juges, quand je voudrais admettre ses moyens de défense, sa propre justification ne lui ferait pas moins de mal que les griefs trop vrais que j'énonce contre lui. Que dit-il, en effet, qu'il a saisi et envoyé au supplice ceux qui fuyaient d'Espagne. Qui vous l'a permis? de quel droit l'avez-vous fait? d'après quel exemple? d'après quelle autorité? Nous voyons le forum et les portiques qui l'entourent remplis de ces fugitifs et nous le voyons sans peine. Après de longues dissensions, déplorable effet ou de nos égarements, ou de la rigueur des destins, ou de la colère des dieux, on éprouve quelque satisfaction, lorsqu'en les terminant ou peut conserver les citoyens qui ont échappé au fer des combats. Et ces hommes à qui le sénat, à qui le peuple romain, à qui tous les magistrats ont permis de reparaître dans le forum, de donner leurs suffrages, de résider à Rome, d'y jouir de tous les droits du citoyen, Verrès, jadis traître à son consul, questeur transfuge, voleur des deniers publics, s'est arrogé le pouvoir de leur préparer une mort cruelle, si la fortune les conduisait sur quelque rivage de la Sicile! Après la mort de Perpenna, plusieurs soldats de Sertorius implorèrent la clémence de Pompée. Cet illustre général ne mit-il pas le plus grand empressement à les sauver? A quel citoyen suppliant cette main victorieuse n'offrit-elle pas le gage et l'assurance de son salut? Eh bien! ils trouvaient un asile dans les bras du héros contre lequel ils avaient porté les armes, auprès de vous, Verrès, auprès de vous, homme sans courage et sans vertu, ils ne trouvaient que le supplice et la mort ! Voyez combien votre défense est heureusement combinée. 

LIX. Certes j'aime mieux que les juges et le peuple romain s'en réfèrent à votre apologie qu'à mon accusation. Oui , j'aime mieux qu'ils voient en vous le bourreau de ces hommes que celui des négociants et des navigateurs. Mon accusation prouve chez vous une monstrueuse avarice, par votre défense, vous voilà convaincu de frénésie, de cruauté, d'une férocité inouïe, et, j'oserais dire, d'une nouvelle proscription. Mais non, il ne m'est pas permis de profiter d'un tel avantage. Je vois ici toute la ville de Pouzzol, je vois une foule de négociants riches et honnêtes qui sont venus pour attester que leurs associés, que leurs affranchis, dépouillés, mis aux fers par Verrès, ont été les uns assassinés dans les prisons, les autres exécutés sur la place publique. Remarquez, Verrès, jusqu'où va ma modération. P. Granius, un de mes témoins, doit déposer que ses affranchis ont été frappés de la hache par votre ordre, il vous redemandera son vaisseau et ses marchandises, quand je l'aurai fait entendre, réfutez-le, si vous pouvez, j'abandonnerai mon témoin, je vous seconderai, oui, je vous appuierai de tout mon pouvoir. Prouvez que ces hommes avaient été soldats de Sertorius, qu'ils ont été jetés sur les côtes de la Sicile, lorsqu'ils fuyaient de Dianium. Prouvez-le, c'est le plus ardent de mes vœux; car de tous les crimes qu'on peut imaginer, il n'en est pas qui mérite un plus grand supplice. Je reproduirai L. Flavius, si vous le voulez; et puisque, dans la première action, soit prudence, comme le disent vos défenseurs, soit comme tout le public le pense, impossibilité de répondre à des dépositions trop accablantes, vous n'avez interrogé aucun de mes témoins, demandez-lui quel était L. Hérennius, ce banquier de Leptis, qui, reconnu et avoué par plus de cent de nos Romains établis à Syracuse, a été, malgré leurs supplications et leurs larmes, frappé de la hache, en présence de tous les Syracusains. Réfutez ce témoin, et prouvez , démontrez, c'est moi qui vous en conjure, que ce banquier de Leptis ne fut en effet qu'un soldat de Sertorius. 

LX. Que dirai-je de tant d'autres qui, la tête voilée, étaient conduits au supplice comme des pirates pris les armes à la main? Quelle était cette précaution nouvelle ? et qui vous l'avait inspirée? Étiez-vous effrayé des cris de Flavius et des autres amis d'Hérennius? L'autorité du vertueux Annius vous avait-elle rendu plus attentif et plus réservé ? II déclare, sous la foi du serment, que la hache a frappé, non pas un étranger sans aveu, ni un ennemi de Rome, mais un citoyen connu de tous les Romains de ce pays, né dans la ville de Syracuse. Ces réclamations, ces plaintes, ce cri de l'indignation générale, ne le rendirent pas plus humain, seulement il devint plus circonspect. De ce moment, les citoyens romains furent conduits à la mort, la tête voilée. S'il les faisait exécuter en public, c'est que les Syracusains comptaient avec trop d'exactitude les pirates qu'on livrait au supplice. Voilà donc le sort réservé au peuple romain, sous votre préture! voilà l'espoir qu'on offre à nos négociants ! tels sont les dangers qui les attendent! Eh! n'ont-ils pas assez à craindre des coups de la fortune, sans qu'ils aient encore à redouter nos magistrats dans nos provinces ? La Sicile, si voisine de Rome, si fidèle, peuplée de nos meilleurs alliés, de nos citoyens les plus honnêtes, qui nous accueillit toujours avec tant d'amitié, devait-elle être le théâtre de vos cruautés? et fallait-il que des négociants qui revenaient de l'Égypte et des extrémités de la Syrie, à qui le nom romain avait concilié le respect des barbares, qui avaient échappé aux embûches des pirates, aux fureurs des tempêtes, trouvassent la mort en Sicile, lorsqu'ils se croyaient déjà rentrés au sein de leur famille?

LXI. Comment vous peindre le supplice de P. Gavius, de la ville municipale de Cosa? et comment donner assez de force à ma voix, assez d'énergie à mes expressions, assez d'explosion à ma douleur? Le sentiment de cette douleur n'est pas affaibli dans mon âme mais où trouver des paroles qui retracent dignement l'atrocité de cette action et toute l'horreur qu'elle m'inspire? Le fait est tel que, lorsqu'il me fut dénoncé pour la première fois, je ne crus pas en pouvoir faire usage. Quoique bien convaincu de sa réalité, je pensais que jamais il ne paraîtrait croyable. Enfin, cédant aux larmes de tous les Romains qui font le commerce en Sicile, entraîné par le témoignage unanime des Valentins, des habitants de Rhége et de plusieurs de nos chevaliers qui se trouvèrent alors dans Messine, j'ai fait entendre, dans la première action, un si grand nombre de témoins qu'il n'est plus resté de doute à qui que ce soit. Que vais-je faire à présent? Bien des heures ont été employées à vous entretenir uniquement de l'horrible cruauté de Verrès, j'ai épuisé, pour ses autres crimes, toutes les expressions qui pourraient seules retracer le plus odieux de tous et je ne me suis pas réservé les moyens de soutenir votre attention par la variété de mes plaintes. Le seul qui me reste, c'est d'exposer le fait; il est si atroce, qu'il n'est besoin ni de ma faible éloquence, ni du talent d'aucun autre orateur pour pénétrer vos âmes de la plus vive indignation. Ce Gavius, dont je parle, avait été jeté dans les carrières, comme tant d'autres, il s'en évada, je ne sais par quel moyen, et vint à Messine. A la vue de l'Italie et des murs de Rhége, échappé des ténèbres et des terreurs de la mort, il se sentait renaître en commençant à respirer l'air pur des lois et de la liberté mais il était encore à Messine, il parla, il se plaignit qu'on l'eût mis aux fers, quoique citoyen romain, il dit qu'il allait droit à Rome, et que Verrès l'y trouverait à son retour.

LXII. L'infortuné ne savait pas que tenir ce langage à Messine, c'était comme s'il parlait au préteur lui-même, dans son palais. Je vous l'ai dit; Verrès avait fait de cette ville la complice de ses crimes, la dépositaire de ses vols, l'associée de toutes ses infamies. Aussi Gavius fut-il conduit aussitôt devant le magistrat. Le hasard voulut que ce jour-là Verrès lui-même vînt à Messine. On lui dit qu'un citoyen romain se plaignait d'avoir été enfermé dans les carrières de Syracuse, qu'on l'a saisi au moment où il s'embarquait, proférant d'horribles menaces contre lui, et qu'on l'a gardé pour qu'il décidât lui-même ce qu'il en voulait faire. Verrès les remercie, il loue leur bienveillance et leur zèle et aussitôt il se transporte au forum, ne respirant que le crime et la fureur. Ses yeux étincelaient, la cruauté était empreinte sur tout son visage. Chacun attendait à quel excès il se porterait, et ce qu'il oserait faire, lorsque tout à coup il ordonne qu'on amène Gavius, qu'on le dépouille, qu'on l'attache au poteau et qu'on apprête les verges. Ce malheureux s'écriait qu'il était citoyen romain, habitant de la ville municipale de Cosa, qu'il avait servi avec L. Prétius, chevalier romain, actuellement à Palerme, et de qui Verrès pouvait savoir la vérité. Le préteur se dit bien informé que Gavius est un espion envoyé par les chefs des esclaves révoltés, cette imposture était entièrement dénuée de fondement, d'apparence et de prétexte. Ensuite il commande qu'il soit saisi et frappé par tous les licteurs à la fois. Juges, un citoyen romain était battu de verges au milieu du forum de Messine, aucun gémissement n'échappa de sa bouche, et parmi tant de douleurs et de coups redoublés, on entendait seulement cette parole, JE SUIS CITOYEN ROMAIN. Il croyait par ce seul mot écarter tous les tourments et désarmer ses bourreaux. Mais non,; pendant qu'il réclamait sans cesse ce titre saint et auguste, une croix, oui, une croix était préparée pour cet infortuné, qui n'avait jamais vu l'exemple d'un tel abus du pouvoir.

LXIII. O doux nom de liberté! droits sacrés du citoyen ! loi Porcia ! loi Sempronia ! puissance tribunitienne, si vivement regrettée, et enfin rendue aux voeux du peuple, vous viviez, hélas! et dans une province du peuple romain, dans une ville de nos alliés, un citoyen de Rome est attaché à l'infâme poteau, il est battu de verges par les ordres d'un homme à qui Rome a confié les faisceaux et les haches ! Eh quoi ! Verrès, lorsque vous mettiez en oeuvre les feux, les laines ardentes, et toutes les horreurs de la torture, si votre oreille était fermée à ses cris déchirants, à ses accents douloureux, étiez-vous insensible aux pleurs et aux gémissements des Romains, témoins de son supplice? Oser attacher sur une croix un homme qui se disait citoyen romain! Je n'ai pas voulu dans la première action me livrer à ma juste indignation. Non, citoyens, je ne l'ai pas voulu, vous vîtes en effet à quel point la douleur, la haine et la crainte d'uu péril commun soulevèrent contre lui les esprits de la multitude. Je modérai mes transports, je retins C. Numitorius mon témoin, et j'approuvai la sagesse de Glabrion, qui ne lui permit pas d'achever sa déposition. Il craignait que le peuple romain, ne se fiant pas assez à la force des lois et à la sévérité de votre tribunal, ne voulût lui-même faire justice de ce barbare. Aujourd'hui que chacun voit quelle sera l'issue de la cause et quel sort vous attend, je n'userai plus de ces vains ménagements. Je ferai voir que ce Gavius, que vous avez transformé subitement en espion, a été jeté par votre ordre dans les carrières. Je le prouverai par les registres de la prison. Et ne dites pas que j'applique ici le nom d'un autre Gavius, je produirai des témoins, à votre choix, qui diront que c'est celui-là même qui, par votre ordre, a été renfermé dans les carrières. Je ferai entendre aussi les habitants de Cosa, ses concitoyens et ses parents, qui, trop tard pour lui, mais assez tôt pour les juges, prouveront que ce Gavius que vous avez fait expirer sur la croix était un citoyen romain, un habitant de Cosa, et non pas un espion des esclaves révoltés.

LXIV. Après que cette accumulation de preuves, que je m'engage à produire, aura tout éclairci pour ceux qui sont assis près de vous, je vous confondrai vous-même par vos propres aveux, et je n'aurai pas besoin d'autres armes pour vous accabler. Car enfin, lorsque, troublé par les cris et le soulèvement du peuple, vous vous levâtes avec effroi, n'avez-vous pas dit qu'afin de retarder son supplice, cet homme avait crié qu'il était citoyen romain, mais que c'était un espion. Mes témoins sont donc vrais. Car n'est-ce pas là ce que dit C. Numitorius? ce que disent les deux Cottius, citoyens distingués de Traurominium, Q. Luccéius, riche banquier de Rhége, et tous les autres? En effet, les témoins que j'ai fait entendre déclarent, non pas qu'ils ont connu Gavius, mais qu'ils ont vu mettre en croix un homme qui criait, JE SUIS CITOYEN ROMAIN. Vous le dites vous-même; vous avouez qu'il criait qu'il était citoyen romain, et que ce titre invoqué par lui n'a pas eu sur vous assez de pouvoir pour vous inspirer quelque doute et faire au moins retarder de quelques instants cette horrible exécution. Juges, je m'en tiens à cet aveu, je m'y attache, il me suffit, je laisse et j'abandonne tout le reste, sa réponse le condamne, et son propre témoignage est l'arrêt de sa mort. Vous ne le connaissiez pas! vous le soupçonniez d'être un espion ! je ne demande pas sur quel fondement; je vous prends par vos propres paroles, il se disait citoyen romain. Mais vous-même, si vous vous trouviez chez les Perses, ou aux extrémités de l'Inde, près d'être conduit au supplice, quel cri feriez-vous entendre, si ce n'est, Je suis citoyen romain ? Eh bien ! chez des peuples à qui vous seriez inconnu, chez des barbares, chez des hommes relégués aux bornes du monde, le nom de Rome, ce nom glorieux et sacré chez toutes les nations, vous sauverait la vie et cet inconnu, quel qu'il fùt, que vous trainiez à la mort, s'est dit citoyen romain et ce titre qu'il invoquait n'a pu lui obtenir d'un préteur, sinon la vie, au moins le délai de sa mort !

LXV. Des hommes sans fortune et sans nom traversent les mers, ils abordent à des rivages qu'ils n'avaient jamais vus, où souvent ils ne connaissent personne, où souvent personne ne les connaît. Cependant, pleins de confiance dans le titre de citoyen, ils croient être en sûreté, non pas seulement devant nos magistrats qui sont contenus par la crainte des lois et de l'opinion publique, non seulement auprès de nos citoyens unis avec eux par le même langage, par les mêmes droits, par une infinité d'autres rapports mais en quelque lieu qu'ils se trouvent, ils espèrent que ce titre sera partout le gage de leur inviolabilité. Ôtez cette espérance à nos citoyens; ôtez-leur cette garantie; que ces mots, JE SUIS CITOYEN ROMAIN, soient sans force et sans pouvoir; qu'un homme qui réclame ce titre puisse être envoyé à la mort par le préteur ou par tout autre magistrat, sous prétexte qu'il n'est pas connu, ne voyez-vous pas que dès lors vous fermez aux Romains toutes les provinces, tous les royaumes, toutes les républiques, toutes les parties de l'univers jusqu'alors ouvertes à nos concitoyens? Puisqu'il nommait L. Prétius, chevalier romain qui commerçait alors en Sicile, vous eût-il coûté beaucoup d'envoyer une lettre à Palerme, de retenir Gavius, de le garder enchaîné dans les cachots de vos fidèles Mamertins, jusqu'à ce que Prétius fût arrivé de Palerme? Si celui-ci l'avait connu, vous vous seriez un peu relâché de la rigueur du supplice, sinon, par une nouvelle jurisprudence, vous auriez décidé que tout individu, fût-il citoyen, qui ne serait pas connu de vous, ou qui ne produirait pas un bon répondant, expirerait sur la croix. 

LXVI. Mais pourquoi parler plus longtemps de Gavius, comme si vous n'aviez été que l'ennemi du seul Gavius, et non l'ennemi du nom romain, de la nation entière et du droit des citoyens? Ce n'était pas lui, c'était la liberté commune que vous vouliez immoler. En effet, lorsque les Marmertins, suivant leur usage, eurent dressé la croix derrière la ville, sur la voie Pompéia, pourquoi ordonner qu'elle fût transportée sur les bords du détroit? Pourquoi ajouter, ce que vous ne pouvez nier, ce que vous avez dit hautement devant tout un peuple, que vous choisissiez cet endroit, afin que cet homme qui se disait citoyen romain, pût, du haut de sa croix, apercevoir l'Italie et reconnaître sa maison? Aussi, depuis la fondation de Messine, nulle autre croix n'a été dressée dans ce lieu. Verrès a choisi l'aspect de l'Italie, afin que ce malheureux, expirant dans les douleurs, pût mesurer l'espace étroit qui séparait la liberté de la servitude, et que l'Italie pût voir un de ses enfants mourir dans le plus cruel des supplices réservés aux esclaves. Enchaîner un citoyen romain est un crime, le battre de verges est un forfait; lui faire subir la mort, c'est presque un parricide mais l'attacher à une croix ! Les expressions manquent pour caractériser une action aussi exécrable! Ce n'était pas encore assez de tant de barbarie. Qu'il regarde sa patrie, dit-il, qu'il meure à la vue des lois et de la liberté. Ah! je le répète, ce n'était point Gavius, ce n'était point un individu quelconque citoyen romain, c'étaient les droits communs de la liberté et de la cité qu'il condamnait à cet affreux supplice. Concevez toute l'audace de ce scélérat. Ne vous semble-t-il pas avoir regretté de ne pouvoir dresser cette croix pour tous les Romains, dans le forum, dans le comice, sur la tribune? Il a choisi du moins dans la province le lieu qu'il a pu trouver le plus semblable à Rome par l'affluence du peuple, et le plus rapproché de nous par sa position. Il a voulu que le monument de sa scélératesse et de son audace fût érigé à la vue de l'Italie, à l'entrée de la Sicile, sur le passage de tous ceux qui navigueraient dans le détroit. 

LXVII. Si je racontais ces attentats, non à des citoyens romains, à des amis de notre république, à des nations à qui le nom romain fût connu, non même à des hommes, mais aux monstres des forêts et, pour dire encore plus, si dans le fond d'un désert mes plaintes et mes douleurs frappaient les pierres et les rochers, ces êtres muets et inanimés s'indigneraient de tant d'atrocités. Lorsque je parle devant des sénateurs romains, organes de la justice et garants de nos droits, puis-je douter que lui seul, parmi les citoyens, ne paraisse digne de cette croix sur laquelle on verrait avec horreur tout autre que lui? II y a quelques instants, au récit des supplices des capitaines et de leur mort indigne et déplorable, nous ne pouvions retenir nos larmes et certes, l'innocence et le malheur de nos alliés nous pénétraient d'une juste douleur. Que devons-nous faire à présent qu'il s'agit de notre propre sang? car ce sang est le nôtre, l'intérêt commun et la justice nous disent que nous avons tous été frappés dans la personne de Gavius. Oui, tous les Romains, présents, absents, en quelque lieu qu'ils soient, appellent votre sévérité, implorent votre justice, réclament votre secours ils pensent que leurs droits, leurs privilèges, leur existence, leur liberté tout entière, dépendent du jugement que vous allez prononcer. Je n'ai pas trahi leur cause, cependant, si le jugement trompe mon espérance, je ferai pour eux plus qu'ils ne demandent peut-être. Oui, si, ce que je ne crains pas, et ce qui me semble impossible, si quelque pouvoir arrache le coupable à votre justice, je pleurerai le sort des Siciliens, je m'affligerai avec eux de la perte de leur cause mais puisque le peuple romain m'a donné le droit de monter à la tribune, il m'y verra paraître avant les calendes de février. Là je parlerai, là je remettrai entre ses mains la vengeance de ses droits et de sa liberté. A ne considérer que l'intérêt de ma gloire et de mon avancement, il me sera peut-être avantageux que Verrès échappe à ce tribunal, pour retomber sous le jugement du peuple romain. Cette cause est honorable, elle est facile pour moi, elle intéresse le peuple entier. En un mot, si l'on me suppose l'intention, qui ne fut jamais la mienne, de m'illustrer par la perte de cet homme, son impunité, qui ne pourrait être que le crime de plusieurs, me donnera l'occasion de m'illustrer par la perte d'un grand nombre de prévaricateurs. 

LXVIII. Mais votre intérêt et celui de la république me sont trop chers, pour que je désire qu'un tribunal auguste soit souillé d'une tache aussi honteuse, non, je ne puis vouloir que des juges approuvés et choisis par moi se déshonorent en sauvant ce grand coupable, et se montrent dans Rome chargés de tant d'opprobre et d'infamie. Ainsi donc, Hortensius, s'il m'est permis de vous donner quelque conseil, prenez garde à toutes vos démarches. Considérez avec attention jusqu'où vous pouvez vous avancer, quel homme vous allez défendre, et de quelle manière vous le défendrez. Je ne prétends pas mettre des entraves à votre talent, vous pouvez me combattre avec tous les moyens de votre éloquence. Mais si vous croyez pouvoir suppléer par l'intrigue à la faiblesse de votre cause, si vous songez à triompher de nous par la ruse, par votre puissance et votre crédit, par les richesses de Verrès, renoncez à ce projet; gardez-vous de recourir à ces honteuses manœuvres qu'il a déjà essayées, mais que j'ai découvertes et qui me sont parfaitement connues. Toute prévarication dans ce jugement ne peut que vous exposer à de grands périls, à des périls plus grands que vous ne l'imaginez. Vous pensez n'avoir plus rien à redouter de l'opinion publique, parce que vous avez occupé les premières magistratures et que vous êtes désigné consul. Croyez-moi, ces mœurs et ces bienfaits du peuple romain, il ne faut pas moins de soin pour les conserver que pour les obtenir. Rome a souffert aussi longtemps qu'elle l'a pu et qu'elle y a été forcée par la nécessité, ce despotisme que vous et vos pareils avez exercé sur les tribunaux et sur toutes les parties du gouvernement, elle l'a souffert mais du jour où les tribuns du peuple ont été rétablis, toute votre puissance, si vous ne le comprenez pas encore, a été anéantie. Votre règne n'est plus; et dans ce moment, les yeux de tous les citoyens, fixés sur chacun de nous, examinent avec une sévère attention l'accusateur, le défenseur et les juges. Si quelqu'un de nous s'écartait de son devoir, il n'aurait pas seulement à craindre cette opinion secrète dont vous n'avez jamais tenu compte mais le jugement libre et sévère du peuple romain s'élèvera contre lui. Hortensius, nulle parenté, nul lien ne vous attache à Verrès, et vous ne pouvez ici alléguer aucune de ces excuses qui servaient à justifier l'excès de votre zèle en faveur de certains accusés. Il vous importe surtout de démentir ce que cet homme répétait publiquement dans sa province, qu'il agissait sans crainte parce qu'il était sûr de vous. 

LXIX. Pour moi, j'ose croire que, de l'aveu des hommes qui me sont le plus contraires, j'ai rempli mon devoir. Dès la première action, quelques heures ont suffi pour que Verrès fût généralement reconnu coupable. Il reste à prononcer, non pas sur ma probité, à laquelle tous rendent hommage; non pas sur la vie de Verrès, qui est condamnée, mais sur les juges, et, s'il faut dire la vérité, sur vous-même. Mais dans quel moment? En effet, en toutes choses, et surtout lorsqu'il s'agit des affaires publiques, il importe de considérer les temps et les circonstances. C'est au moment où le peuple romain demande pour les jugements une autre classe, un autre ordre de citoyens, c'est au moment où des tribunaux et des juges nouveaux viennent d'être créés par une loi, qui est moins l'ouvrage du magistrat dont elle porte le nom, que celui de l'accusé, de Verrès lui-même. Oui, c'est lui qui, par ses espérances et par l'opinion qu'il s'est formée de vous, en est le véritable auteur. Aussi, lorsqu'on a commencé l'instruction du procès, la loi n'avait pas été présentée au peuple; tant que plusieurs indices ont annoncé que, redoutant la sévérité du tribunal, Verrès ne répondrait pas, il n'a point été question de cette loi. On l'a proposée aussitôt qu'on a vu renaître sa confiance et son audace. Elle est peut-être injurieuse à votre honneur mais la folle espérance de Verrès et son impudence insigne l'ont rendue nécessaire. Si donc il se commet ici quelque prévarication, ou le peuple romain prononcera lui-même sur cet homme qu'il a déjà déclaré indigne d'être jugé par les tribunaux, ou la cause sera portée devant ces nouveaux juges, qu'une nouvelle loi aura constitués pour juger ceux qui ont perdu la confiance publique. 

LXX. Sans qu'il soit besoin de le dire, est-il un seul mortel qui ne sente à quelles extrémités il faudra que je me porte? Pourrai-je me taire, Hortensius? pourrai-je dissimuler, lorsque les provinces auront été pillées, les alliés opprimés, les dieux immortels, dépouillés, les citoyens romains livrés au supplice et à la mort, sans que j'aie pu, en accusant l'auteur de tant de forfaits, venger ces horribles attentats contre la république? Pourrai-je me croire quitte de mon devoir, en souscrivant à ce jugement, ou tarder longtemps à porter mon appel devant d'autres juges? ne faudra-t-il pas reprendre cette affaire, la reproduire sous les yeux du public? implorer la justice du peuple romain? appeler en jugement les hommes assez vils pour s'être laissé corrompre, et les hommes assez pervers pour les avoir corrompus? Eh quoi! me dira-t-on, vous voulez donc vous dévouer à tant de travaux et vous charger du fardeau de tant d'inimitiés? Certes, il n'est ni dans mon caractère, ni dans mon intention de les provoquer mais je n'ai pas le droit de vivre comme ces nobles que tous les bienfaits du peuple romain viennent chercher dans le sommeil de leur oisiveté. Ma situation n'est pas la même, et ma conduite doit être différente. Caton est présent à ma pensée. Ce grand citoyen, tenant pour principe que c'est la vertu, et non la naissance, qui doit nous recommander au peuple romain, et voulant commencer lui-même sa noblesse et devoir à lui seul la perpétuité de son nom, brava les inimitiés des hommes les plus puissants. Sa vie entière fut une lutte et son infatigable vieillesse fut comblée d'honneurs et de gloire. Après lui, Q. Pompéius, d'une naissance obscure, ne s'est-il pas élevé aux plus éminentes dignités, à force de combattre des ennemis puissants, de supporter les travaux et de surmonter les dangers? Et de nos jours, c'est en luttant contre les haines, c'est en brisant les résistances que Fimbria, que Marius, que Célius, sont parvenus à ces honneurs, où vous avez été portés du sein de la mollesse et des plaisirs. Ces hommes célèbres m'ont tracé la route que je veux suivre, et ce sont là les modèles que je me fais gloire d'imiter. 

LXXI. Nous voyons à quel point la vertu et les efforts des hommes nouveaux excitent la jalousie et la haine de certains nobles. Pour peu que nous détournions les yeux, mille piéges sont tendus autour de nous, si nous donnons lieu au soupçon et au reproche, nous sommes frappés à l'instant même. Il nous faut toujours veiller, toujours être en action. Eh bien ! que les inimitiés, que les travaux ne nous effrayent pas. Après tout, les inimitiés sourdes et cachées sont plus à craindre que les haines ouvertes et déclarées. A peine un seul de ces nobles est-il favorable à nos efforts, nous ne pouvons, par aucun service, gagner leur bienveillance et comme s'ils étaient d'une autre nature et d'une espèce différente, leurs sentiments et leurs volontés sont en opposition avec les nôtres. Pourquoi donc ménager des hommes qui, dans le fond de leur cœur, sont nos ennemis et nos envieux, avant même que nous leur ayons donné le droit de se plaindre de nous? Aussi mon premier vœu, citoyens, est-il de pouvoir renoncer pour jamais aux fonctions d'accusateur, aussitôt que j'aurai satisfait au peuple romain, et rempli les engagements que l'amitié m'imposait envers les Siciliens. Mais si l'événement trompe l'opinion que j'ai de vous, j'y suis déterminé, je poursuivrai, non seulement les juges qui se seront laissé corrompre, mais quiconque aura pris part à la corruption. Si donc il est des hommes qui veuillent employer aujourd'hui le crédit, l'audace ou l'intrigue pour corrompre les juges, qu'ils soient prêts à répondre devant le peuple romain, qui prononcera sur les coupables et si je n'ai pas manqué d'ardeur, de fermeté, de persévérance contre cet accusé dont je ne suis l'ennemi que parce qu'il est l'ennemi des Siciliens, qu'ils s'attendent à trouver en moi bien plus de chaleur encore et d'énergie contre ceux dont j'aurai bravé la haine pour l'intérêt du peuple romain. 

LXXII. C'est vous maintenant que j'implore, ô souverain des immortels, Jupiter, que Verrès a frustré d'une offrande royale, digne du plus beau de tous vos temples, digne du Capitole, le chef-lieu des nations, inestimable don, préparé pour vous par des rois, et solennellement promis à vos autels, mais arraché des mains d'un roi par un attentat sacrilège, vous, dont il a enlevé de Syracuse la statue la plus belle et la plus révérée et vous, Junon, reine des dieux, de qui deux temples antiques et vénérables, érigés dans deux villes de nos alliés, à Malte et à Samos, ont été, par un crime semblable, dépouillés de leurs offrandes et de tous leurs ornements, Minerve, qu'il a outragée par le pillage de vos temples, en prenant dans celui d'Athènes une quantité d'or immense et ne laissant dans celui de Syracuse que le faîte et les murailles. Latone, Apollon, Diane, dont Verrès, par une irruption nocturne, osa dépouiller à Délos, je ne dirai pas le temple, mais, suivant les opinions religieuses des peuples, la résidence antique, le domicile même de votre divinité, vous encore une fois, Apollon, dont il a ravi la statue à Chio: et vous, Diane qu'il a dépouillée à Perga, et dont il a fait enlever le divin simulacre qui vous fut deux fois dédié chez les Ségestains, d'abord par la piété des habitants, ensuite par la victoire du grand Scipion, et vous, Mercure, que Verrès a transporté dans une de ses campagnes et dans une palestre privée, et que Scipion avait placé dans une ville de nos alliés, dans le gymnase des 'I'yndaritains, pour protéger et surveiller les exercices de leur jeunesse. Hercule, que ce brigand, au milieu de la nuit, à l'aide d'esclaves armés, essaya d'enlever d'Agrigente, mère des dieux, dont il a tellement dévasté le temple où les Enguiniens vous adoraient, qu'il n'y reste plus que le nom de Scipion et les traces des profanations, et que les monuments de la victoire et les ornements du temple en ont totalement disparu, et vous, arbitres et témoins des délibérations les plus importantes, des conseils publics, des lois et des jugements, vous, placés dans le lieu le plus fréquenté de Rome, Castor et Pollux, dont le temple a été l'objet des plus affreux brigandages, vous tous, dieux, qui, sur vos litières sacrées, venez donner le signal des jeux solennels, et dont la route, préparée pour cette marche religieuse, a été construite sous la direction de cet homme, aux dépens des citoyens et au profit de son avarice. Cérès et Proserpine, dont le culte, selon la tradition des siècles, est enveloppé de mystères impénétrables, vous que l'on dit avoir enseigné aux nations les principes de la civilisation, les bienfaits de l'agriculture, les lois, les mœurs et les sentiments de la douce humanité; vous, dont les sacrifices transmis par les Grecs au peuple romain sont célébrés à Rome, par l'État et par toutes les familles, avec une telle piété, qu'ils semblent avoir été institués chez nous et communiqués par nous aux autres nations; vous, que le seul Verrès a tellement outragées et profanées, qu'il a fait arracher du sanctuaire une statue qu'aucun homme ne pouvait toucher ni même regarder sans crime, et enlever d'Enna une autre statue d'une beauté si parfaite, qu'en la voyant, on croyait voir Cérès elle-même, ou l'image de la déesse descendue du ciel, et non pas travaillée par la main d'un mortel. Je vous atteste et vous implore, vous surtout, déesses vénérables, qui habitez les fontaines et les bois d'Enna, qui présidez à toute la Sicile, dont la défense m'a été confiée; vous qui, pour avoir découvert et distribué par tout l'univers les plus utiles productions de la terre, avez mérité les hommages religieux de toutes les nations, vous tous enfin, dieux et déesses, que j'atteste et que j'implore aussi, vous à qui son audace et sa fureur ont toujours déclaré une guerre impie et sacrilège, si, en appelant sur cet accusé la sévérité des lois, je n'ai considéré que le salut des alliés, la dignité du peuple romain, mon devoir, si tous mes soins, si toutes mes veilles et toutes mes pensées n'ont eu pour objet que la justice et la vérité, faites que les juges, en prononçant l'arrêt, soient animés du même sentiment d'honneur et de probité qui m'inspirait moi-même lorsque j'ai entrepris et défendu cette cause. Et vous, juges, si la scélératesse, l'audace, la perfidie, la débauche, l'avarice, la cruauté de Verrès, sont des crimes sans exemple, que votre arrêt lui fasse subir le sort que mérite une vie souillée de tant de forfaits, que la république et ma conscience ne m'imposent plus un devoir aussi rigoureux, et qu'il me soit permis désormais de défendre les bons citoyens, sans être réduit à la nécessité d'accuser les méchants.

Fin de l'ouvrage

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