PLAIDOYER POUR L. CORNÉLIUS BALBUS

par

CICERON

Traduction d'Auger

PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD

1848

I. Si l'autorité des défenseurs a du poids dans les tribunaux, rien ne manque à ceux de L. Cornélius : ni considération, ce sont les hommes les plus distingués; ni expérience, ce sont les plus habiles; ni talents, ce sont les plus éloquents; ni affection, ce sont ses meilleurs amis, ceux qui lui sont attachés par leurs bienfaits, par l'union la plus intime. Mais ici quels titres sont les miens? une considération qui ne repose que sur votre bienveillance, une expérience médiocre, un talent qui ne répond nullement à mon zèle. L. Cornélius doit beaucoup à ses autres défenseurs; moi, je dirai ailleurs combien je lui dois. Seulement je déclare, en commençant, que si je ne puis m'acquitter par des services réels envers ceux qui se sont intéressés à mes droits et à ma gloire, je le ferai du moins par les sentiments et par l'expression de ma reconnaissance. Quelle éloquence dans le discours de Pompée? quelle fécondité ! quel génie ! Non contents d'une approbation silencieuse, de le penser intérieurement, vous l'avez manifestée par des signes certains d'admiration. Pour moi, en effet, je n'ai jamais rien entendu de plus exact sur le droit, de plus ingénieux sur les usages et sur les exemples de nos ancêtres, de plus profond sur les traités; jamais je n'ai ouï parler de guerre avec une autorité plus imposante; de la république, avec plus de dignité; de soi-même, avec plus de modestie; d'une cause enfin et d'une accusation, avec plus d'éclat. Je reconnais donc pour vrai ce qui a été dit par certains philosophes, ce qu'on avait peine à croire, que pour un homme qui réunit toutes les vertus il n'est aucune entreprise difficile. Quand L. Crassus lui-même, né avec un talent si rare pour la parole, aurait plaidé cette cause, eût-il montré plus de facilité, d'abondance et de variété que nous en avons remarqué dans Pompée, qui n'a pu donner à cette étude que les intervalles de repos que lui a laissés, depuis sa jeunesse jusqu'à ce jour, un enchaînement de guerres et de victoires? Et il m'est d'autant plus difficile de parler le dernier, que je viens après un homme dont le discours n'a pas effleuré seulement vos oreilles, mais s'est gravé profondément dans vos esprits : ne dois-je pas craindre que le simple souvenir de ce que vous a dit Pompée ne vous soit plus agréable que tout ce que d'autres, ou moi pourrions vous dire?

II Mais il faut me prêter non-seulement aux désirs de Cornélius, à qui, dans l'accusation qu'on lui intente, je ne puis rien refuser, mais encore à ceux d'un grand homme qui a voulu que, dans cette cause, comme je l'ai déjà fait dans une autre soumise dernièrement, Romains, à votre tribunal, j'entreprisse de louer et de défendre son bienfait, sa conduite et son choix.

C'est, à ce qu'il me semble, une circonstance bien digne de l'accusé, due à la gloire supérieure d'un illustre personnage, essentielle pour la religion des juges, suffisante pour la cause, que tout le monde demeure d'accord qu'une action est légitime, dès qu'il est certain que Pompée l'a faite. Rien déplus vrai que ce qu'il disait hier lui-même, qu'en faisant courir à Balbus des risques pour toute son existence, on ne l'accusait d'aucun délit. On ne l'accuse ni d'avoir dérobé le tiare de citoyen, ni d'avoir déguisé son origine, d'avoir caché son état à la faveur d'un mensonge impudent, ni d'avoir glissé son nom dans les registres des censeurs : tout ce qu'on lui reproche, c'est d'être né à Cadix ; ce que personne ne nie. Au reste, de l'aveu même de l'accusateur, en Espagne, dans une guerre très difficile , Balbus a servi sous Q. Métellus et C. Memmius sur terre et sur mer ; lorsque Pompée fût venu en Espagne, et qu'il eut pris Memmius pour questeur, Balbus n'a jamais quitté ce dernier ; il est allé occuper Carthagène ; il s'est trouvé aux deux sanglantes batailles de la Turia et du Sucron; il a accompagné Pompée jusqu'à la fin de la guerre. Tels sont les combats auxquels s'est trouvé Balbus, tel est son empressement à nous servir, tels sont les travaux qu'il a essuyés et les périls qu'il a courus pour notre république ; tel est son courage digne d'un illustre général ; tels étaient ses droits à la récompense, récompense dont il faut demander compte, non à celui qui l'a obtenue, mais à celui qui l'a décernée.

III. Voilà pour quelles raisons Pompée l'a décoré du titre de citoyen. L'accusateur ne le nie pas, mais il le blâme. Ainsi, dans Balbus il approuve la conduite en même temps qu'il cherche à le faire punir; et dans Pompée il attaque la conduite sans demander qu'on le punisse : ainsi il veut qu'on prononce contre l'honneur, contre l'existence du plus innocent des hommes, et que l'on condamne l'action du plus illustre des généraux. C'est donc l'état de Balbus et l'action de Pompée qui sont portés en justice. On convient que, dans sa ville natale, Balbus est regardé comme issu d'une des familles les plus distinguées ; que, dès sa plus tendre jeunesse, renonçant à ses affaires personnelles, il s'est trouvé avec nos généraux dans toutes nos guerres ; qu'il n'est point de travaux, point de sièges, point de batailles, auxquels il n'ait eu part : tout cela est glorieux , propre à Balbus, et je n'y trouve aucun délit. Où donc est le délit? C'est que Pompée l'a décoré du titre de citoyen. Balbus est-il coupable? Point du tout : à moins qu'un honneur ne soit une ignominie. Qui donc est coupable? Dans le fait, personne ; par l'accusation, celui-là seul qui a accordé la grâce. Mais quand même, par un motif de faveur, Pompée aurait récompensé un homme moins honnête, ou un homme irréprochable, qui ne nous eût pas rendu d'aussi grands services ; quand il aurait, non enfreint la loi, mais agi contre les règles des convenances,, il faudrait toujours s'interdire un pareil reproche. Mais que dit-on ? que prétend l'accusateur? Pompée, dit-il, a enfreint la loi : ce qui est plus fort que s il lui reprochait d'avoir agi contre les convenances; car il est des choses qu'on ne doit pas faire, encore que la loi les permette ; mais, ce que défend la loi, rien ne peut l'autoriser.

IV. Ici, Romains, hésiterai-je à dire qu'on ne saurait sans crime s'empêcher de reconnaître que ce qu'a fait Pompée, non-seulement il pouvait le faire, mais qu'il le devait? Eh ! que manque-t-il à ce grand homme, pour légitimer en lui la concession de ce privilège? L'expérience ?, mais la fin de son enfance a été le commencement des grandes guerres qu'il a conduites, des; grands commandements qu'il a exercés ; la plupart de ceux de son âge ont moins tu de camps qu'il n'a vaincu d'ennemis; il a triomphé autant de fois qu'il y a de parties du monde ; il a remporté autant de victoires qu'il peut y avoir d'espèces de guerres. Le génie lui manqua-t-il? mais les hasards mêmes et les événements ont suivi ses desseins plutôt qu'ils ne les ont réglés ; il vit seul l'extrême bonheur et l'extrême courage concourir à sa gloire, de telle sorte qu'on attribuait unanimement les succès à l'homme plutôt qu'à la fortune. Jamais désira-t-on en lui la continence, le désintéressement, l'exactitude, l'intégrité? est-il un homme que nos provinces, que les peuples libres, que les nations étrangères aient vu, aient imaginé, dans leurs espérances ou dans leurs désirs, plus chaste, plus modéré, plus religieux? Que dirai-je de sa réputation? elle est aussi éclatante qu'elle doit l'être avec de telles vertus et une telle gloire. Accuser celui à qui le sénat et le peuple romain ont accordé pour récompense les plus magnifiques honneurs sans qu'il les ait demandés, et des commandements, quoiqu'il les refusât; discuter sa conduite; examiner si ce qu'il a fait, il lui était permis de le faire ou non ; que dis-je? s'il le pouvait faire sans crime, car on lui reproche d'avoir agi contre les traités, contre la foi et les engagements du peuple romain: n'est-ce pas une chose honteuse pour le peuple romain, honteuse pour vous-mêmes?

V. Voici ce que mon père, dans mon enfance m'a dit de Q. Métellus, fils de Lucius, de ce Métellus qai trouva plus doux de sauver sa patrie que de l'habiter, qui aima mieux abandonner Rome que son sentiment : ce grand homme, me disait-il, étant accusé de concussion, on faisait passer ses comptes pour examiner un article ; il n'y eut aucun des juges, de ces chevaliers romains si respectables, qui ne détournât les yeux et ne semblât repousser les registres loin de lui, dans la crainte de paraître suspecter la vérité de ce que Métellus y avait porté. Et nous, après que Pompée a rendu une ordonnance de lavis de son conseil, nous voudrons la soumettre à notre révision , la confronter avec les lois, la rapprocher des traités, l'examiner rigoureusement! On rapporte qu'à Athènes un homme qui avait mené une vie irréprochable, ayant déposé dans une cause publique, et Rapprochant des autels, suivant la coutume des Grecs, pour prêter serment, tous les juges s'y opposèrent d'une voix unanime. Ainsi, des Grecs n'ont pas voulu qu'un homme d'une vertu éprouvée parût s'engager par un serment solennel plutôt que par sa simple parole; et nous, nous douterons de la fidélité de Pompée à maintenir la foi des traités et les règlements des lois! Voulez-vous, en effet, qu'il ait agi contre les traités à son insu ou sciemment? Ο splendeur du nom romain ! ô grandeur et majesté de notre empire ! ô gloire de Pompée, dont l'étendue ne connaît d'autres bornes que celle de nos conquêtes ! ô nations, peuples, villes, rois, princes, monarques, témoins de son courage admirable dans la guerre, de son exactitude religieuse dans la paix ; je vous en atteste enfin, contrées muettes, solitudes les plus reculées et les plus lointaines; et vous, mers,  ports, lies, rivages; car est-il une région maritime , une place, un lieu où l'on ne voie des traces immortelles de sa bravoure et surtout de sa douceur, de sa magnanimité, de sa prudence? Osera-t-on dire qu'un tel homme, dont la sagesse , dont la vertu, dont la fermeté sont au-dessus de tout ce qu'on pourrait imaginer, ait sciemment méprisé, violé, rompu les traités?

VI. L'accusateur m'approuve d'un geste; il me fait entendre que Pompée l'a fait sans le savoir; comme si, lorsqu'on est à la tête des plus importantes affaires, qu'on prend part au gouvernement d'une si grande république, on méritait un moindre reproche d'ignorer absolument la loi, que de la violer sciemment. Après avoir soutenu en Espagne une guerre vive et longue, Pompée ignorait-il par quelles lois Cadix se gouverne? ou dira-t-on qu'il ne pouvait expliquer le traité fiait avec un peuple dont il ne connaissait pas la langue? On osera donc dire que Pompée ne savait pas ce que des hommes médiocres, sans aucune expérience, sans aucun goût pour l'art militaire, ce qu'enfin de simples écrivains font profession de savoir? Pour moi, Romains, je pense bien différemment; et si Pompée est supérieur dans toutes sortes de sciences, même dans celles qu'il n'eût pas facile d'acquérir sans beaucoup de loisir, je croîs surtout que personne ne connaît mieux que lui les traités, les alliances, les conditions que nous avons imposées aux peuples, aux rois, aux nations étrangères, enfin toutes les parties du droit de la guerre et de la paix; à moins peut-être que, ce que les livres nous apprennent à l'ombre et dans le repos du ca- 156binet, Pompée n'ait pu l'apprendre ni par l'étude lorsqu'il avait du loisir, ni par l'expérience lorsqu'il exerçait son activité.

Jusqu'ici, Romains, je le sens, j'ai pins parlé pour Pompée que pour Balbus. Je n'en dirai rien davantage, d'autant plus que c'est la honte, et en quelque sorte la tache de notre siècle, de porter envie au mérite, d'en vouloir obscurcir l'éclat Supposez que Pompée eût vécu il y a cinq cents ans; qu'il eût paru alors un homme dont le sénat eût souvent imploré le secours pour le salut de la république, malgré sa grande jeunesse et son simple titre de chevalier romain ; un homme dont les exploits et les éclatantes victoires auraient parcouru toutes les nations sur terre et sur mer ; dont trois triomphes attesteraient que le monde entier est soumis à notre empire, un homme que le peuple romain aurait décoré d'honneurs extraordinaires : si quelqu'un prétendait maintenant que ce qu'a fait un tel homme, il l'a fait contre les traités, qui l'écouterait? personne assurément. Sa mort aurait fait taire l'envie, et ses grandes actions seraient assurées d'une immortelle gloire. Quoi donc ! une vertu que nous ne connaîtrions que par ouï-dire ne nous laisserait aucun doute, et cette vertu présente, éprouvée, sensible à tous les regards, sera calomniée !

VII. Je ne parlerai donc plus de Pompée dans le reste de mon discours; mais vous, Romains, conservez-en le souvenir dans votre mémoire. Quant à la loi, aux traités, aux anciens exemples, aux usages constante de notre république, je ne ferai que répéter ce que vous avez déjà entendu ; car ni Crassus, qui vous a développé la s cause avec tout le soin et l'habileté d'un homme rempli de talent et de zèle; ni Pompée, dont le discours avait tout l'éclat qu'on en pouvait attendre, ne m'ont rien laissé à dire de nouveau. Mais puisque, malgré ma résistance, ils ont voulu tous deux que je misse en quelque sorte la dernière main à leur ouvrage, croyez, je vous prie, que je me suis chargé de cette tâche et de ce ministère moins par envie de discourir que par devoir.

Avant que d'entrer dans la cause et de discuter le droit de Balbus, il faut, ce me semble, pour détourner l'effet de la malignité, dire quelques mots de notre condition commune. Si chacun de nous devait rester dans le rang où il est né, s'il devait garder jusqu'à la vieillesse l'état où le sort l'a fait naître, si tous ceux que la fortune a élevés, ou que leurs travaux et leurs talents ont illustrés, devaient en être punis, ce ne serait pas une loi et une condition plus dures pour L. Cornélius que pour tant d'autres hommes distingués par leurs vertus et par leur courage. Mais si le mérite de plusieurs, si leurs talents et leurs connaissances les ont fait sortir de la bassesse et de l'obscurité d'une première origine pour leur donner non-seulement des amitiés utiles et des biens immenses, mais encore des honneurs, de la gloire, un rang illustre, je ne vois pas pourquoi l'envie serait plus empressée d'outrager le mérite de L. Cornélius, que votre équité de favoriser sa modestie. Ainsi, Romains, ce que je dois surtout vous demander, je ne vous le demande pas, dans la crainte de paraître douter de vos lumières et des sentiments de vos cœurs. Or, je dois vous demander de ne pas haïr le génie, de ne pas être ennemis du talent, de ne pas croire qu'il faille persécuter la science, punir le mérite : Je vous demande seulement, si vous voyez que la cause se soutient et se défend par elle-même, de vouloir que les grandes qualités de la personne en facilitent plutôt qu'elles n'en retardent le triomphe.

VIII. Ce quia fait le procès actuel, juges, c'est la loi qu'ont portée, de l'avis du sénat, L. Gellius et Cn. Cornélius; loi qui ordonne clairement qu'on regardera comme citoyens romains ceux que Pompée, de l'avis de son conseil, aura décorés nommément de ce titre. Pompée lui-même déclare que Balbus en a été décoré, les registres publics en font foi ; l'accusateur en convient. Mais il prétend qu'aucun membre d'une nation fédérée ne peut obtenir le titre de citoyen romain si cette nation n'y a donné son consentement Ο l'excellent interprète du droit ! le savant homme en antiquité! le merveilleux réformateur de notre empire ! II impose aux traités une peine; il veut que les villes fédérées n'aient part à aucune de nos grâces et de nos récompenses. Pouvait-on rien dire qui annonçât plus d'impéritie, que de prétendre que les villes fédérées devaient consentir, lorsque le privilège de donner son consentement n'est pas plus celui des vieux fédérées que de toutes les villes libres ? Tout ce qu'on a voulu, en accordant ce privilège, c'est que si le peuple romain avait porté une loi, et si les peuples alliés et latins l'avaient adoptée, s'ils y avaient donné leur consentement, ils fussent alors assujettis à la même loi que nous : on n'a point prétendu donner atteinte à nos droits, mais seulement permettre à ces peuples de se servir de la jurisprudence que nous aurions établie, ou d'user de quelqu'un de nos avantages et de nos privilèges. C. Furius, du temps de nos ancêtres, a porté une loi sur les testaments; Q. Voconius en a porté une sur les successions des femmes ; on en a porté une infinité d'autres sur le droit purement civil ; les Latins ont adopté celles qu'ils ont voulu. D'après la loi Julia même, qui accorde aux alliés et aux Latins le droit de cité romaine, les peuples qui ne l'auront pas acceptée ne jouiront pas de ce droit. Et c'est ce qui souleva de vives contestations dans Naples et dans Héraclée, une grande partie des habitants de ces villes préférant au titre de citoyens romains la liberté de leur alliance. Telle est enfin la nature du privilège et la force de sa formule, que les peuples n'en jouissait pas comme d'un droit, mais l'obtiennent de nous comme une grâce. Lorsque le peuple romain a porté une loi, si cette loi est telle qu'on puisse permettre à des peuples fédérés ou libres de décider eux-mêmes de quelle jurisprudence ils veulent se servir pour ce qui les regarde, et non pour ce qui nous intéresse, alors il faut examiner si ces peuples ont donné ou non leur consentement; mais lorsqu'il s'agit de notre république, de notre empire, de nos guerres, de nos victoires, de notre sûreté, on n'a point voulu qu'ils fussent consultés.

IX. Or, s'il n'est permis ni à nos généraux, ni au sénat, ni au peuple, de choisir dans les villes de nos alliés et de nos amis les hommes qui ont le plus de courage et de mérite, et de les engager par des récompenses à s'exposer pour  notre salut, il faudra nous priver, dans les périls et dans les conjonctures critiques, d'un avantage essentiel, et souvent même des plus grandes ressources. Mais, au nom des dieux, quelle est cette alliance, quelle est cette amitié, quel est ce traité d'après lequel il faudra que notre empire, dans ses périls, se prive pour sa défense d'un habitant de Marseille, de Cadix, de Sagonte? Ou si, parmi ces peuples, il s'est rencontré un particulier qui ait secouru nos généraux, qui leur ait fourni des vivres, qui les ait secondés par ses efforts, qui ait bravé le péril, qui, dans la mêlée, se soit souvent mesuré de près avec nos ennemis, qui ait souvent exposé sa tête à leurs traits, souvent couru des risques pour ses jours, ne pourra-t-il, malgré ses services, être gratifié du droit de cité romaine? Il serait dur pour le peuple romain de ne pouvoir employer ceux de ses alliés qui se distinguent par leur bravoure, et qui veulent partager nos périls ; il serait injurieux pour les alliés eux-mêmes, et pour les peuples fédérés y dont nous parlons, que nos alliés les plus fidèles, les plus dévoués à nos intérêts, se vissent exclus des récompenses et des honneurs auxquels peuvent parvenir des tributaires, des ennemis, souvent des esclaves. Nous le voyons en effet : plusieurs tributaires de l'Afrique, de la Sicile, de la Sardaigne et des autres provinces, ont été décorés du titre de citoyens romains ; on a, nous le savons, honoré du même titre des ennemis qui étaient passés dans le parti de nos généraux , et qui leur avaient été d'un grand secours ; enfin des esclaves même, dont la condition est la plus basse et la moins favorable, nous les avons vus fort souvent, pour avoir servi l'État, mis en  liberté, c'est-à-dire, décorés du titre de citoyens romains en vertu d'une ordonnance publique.

X. Voilà donc, grand défenseur des traités et des alliances, voilà la condition à laquelle vous réduisez les habitants de Cadix, vos concitoyens ! Oui, ceux qui avec leurs secours ont été soumis et assujettis à notre puissance pourront, si le peuple romain le permet, être gratifiés du droit de cité romaine par le sénat et par nos généraux, et ils ne le pourront pas eux-mêmes ! S'ils avaient ordonné, par leurs lois et par leurs décrets, que nul de leurs citoyens ne pourrait entrer dans le camp de nos généraux, que nul ne pourrait risquer ses jours, exposer sa vie pour notre empire, que, quand nous le voudrions, nous ne pourrions pas employer le secours des habitants de Cadix; s'ils avaient défendu en particulier à quelque homme distingué par ses talents et son courage de combattre pour notre empire à ses propres risques, nous aurions grand sujet de nous plaindre que l'on diminuât les ressources du peuple romain, que l'on abattit le courage des hommes les plus valeureux, que l'on nous ravit l'affection et la bravoure des étrangers. Et cependant, quelle différence y a-t-il que les peuples fédérés statuent qu'on ne pourra pas même sortir de leurs villes pour prendre part à nos guerres, ou que les grâces dont nous aurons récompensé le courage de leurs citoyens ne seront pas confirmées? Non, sans les récompenses de la valeur, nous ne trouverions pas en eux plus de secours que s'il leur était absolument défendu de paraître sous nos drapeaux. En effet, puisqu'on a vu si peu d'hommes, depuis que le monde existe, qui, sans être animés par la récompense, aient bravé pour leur patrie les traits des ennemis, croyez-vous que quelqu'un se jettera dans les périls pour une république étrangère, lorsqu'on ne lui offrira point, lorsque même on lui interdira les récompenses?

XI. Mais, outre que par un trait de la plus grossière ignorance on attribue aux peuples fédérés , comme leur étant propre, le privilège de consentir, qui leur est commun avec les peuples libres (d'où l'on voit nécessairement, ou que nos alliés ne peuvent devenir citoyens romains, ou que les habitants d'une ville fédérée peuvent le devenir), notre habile adversaire ignore toute notre jurisprudence concernant le changement de cité, jurisprudence fondée non-seulement sur les lois publiques, mais encore sur les volontés particulières. Suivant elle, on ne peut malgré soi changer de cité; on le peut dès qu'on le veut, pourvu qu'on soit reçu par la cité dont on sollicite l'adoption. Par exemple, si les habitants de Cadix ordonnaient nommément d'un citoyen de Rome qu'il serait citoyen de Cadix, notre citoyen serait parfaitement libre d'y consentir, et le traité n'empêcherait pas que de citoyen de Rome il pût devenir citoyen de Cadix. Notre droit civil porte encore qu'on ne saurait être citoyen de deux villes, et qu'on ne peut être citoyen de cette ville quand on s'est donné formellement à une autre. Ainsi, après leur disgrâce, d'illustres personnages, Q. Maximus, C. Lénas, Q. Philippus, devenus citoyens de Nucérie; C. Caton, de Tarragone ; Q. Cépion et P. Rutilius, de Smyrne, n'ont pu cesser d'être citoyens de Rome avant que de l'avoir quittée et d'avoir changé de patrie. Mais ce n'est pas seulement en se donnant à une autre ville qu'on peut en devenir citoyen ; on peut encore changer de cité par le retour à son premier domicile. Aussi pour Cn. Publicius Ménander, affranchi, que, du temps de nos ancêtres, nos députés partant pour la Grèce s'adjoignirent comme interprète, demanda-t-on, non sans motif, au peuple romain que, si après être retourné dans sa patrie ce Publicius revenait ensuite à Rome, il n'en fût pas moins citoyen de cette ville. Plus d'une fois avant nous, des citoyens romains, d'eux-mêmes, sans avoir été condamnés, sans avoir perdu leurs droits, ont abandonné cette ville pour aller s'établir dans d'autres.

XII. Pour revenir maintenant à l'espèce de traité que nous nommons fœdus, et qui est étranger à la cause, puisque nous parlons du droit de cité et non des conditions des traités ; si un citoyen de Rome peut devenir citoyen de Cadix, ou par l'exil, ou par le retour dans ses foyers, ou par le renoncement à ses droits, pourquoi un citoyen de Cadix ne pourrait-il pas devenir citoyen de Rome? Pour moi, je pense bien autrement; et puisque, de toutes les villes, il y a en quelque sorte une route pour arriver à la nôtre, et que nos concitoyens ont accès dans toutes les autres, il me semble que plus une ville nous est unie par l'amitié, par une alliance, par des conventions , par un accord, par un traité, plus elle mérite éminemment de partager nos privilèges et nos récompenses, le droit de cité romaine. Les autres villes ne balanceraient pas à donner le droit de cité à tous nos citoyens, si nous avions la même jurisprudence qu'elles. Mais nous ne pouvons être en même temps citoyens de Rome et d'une autre ville; les autres le peuvent. Aussi voyons-nous que, dans les villes grecques, par exemple à Athènes, on fait citoyens des hommes de Rhodes, de Lacédémone, de tous les pays, et que ces mêmes hommes peuvent être de plusieurs cités à la fois. J'ai vu moi-même quelques-uns de nos citoyens, faute de connaître nos lois, siéger à Athènes au nombre des juges, être membres de l'Aréopage, être inscrits dans une tribu, rangés dans une classe; ils ignoraient qu'en acquérant le titre de citoyens d'Athènes, ils perdaient celui de citoyens de Rome, à moins de le recouvrer par droit de retour. Mais nul homme instruit de notre jurisprudence et de nos usages, jaloux de conserver le droit de cité romaine, ne s'est donné formellement à une autre ville.

XIII. Toute cette partie de mon discours, toute cette discussion regarde la jurisprudence commune pour le changement de cité ; elle n'a rien qui soit propre à la foi des traités et des alliances ; car, je le soutiens en général, il n'est aucune nation dans l'univers, ou si contraire au peuple romain par la haine et par une antipathie naturelle, ou si unie à ce même peuple par rattachement et par l'affection, où il nous soit défendu de prendre un citoyen, de gratifier quelqu'un du droit de cité. Ο jurisprudence admirable, inspirée par les dieux et établie par nos ancêtres dès les premiers temps de la puissance romaine ! Aucun de nous ne peut être citoyen de plus d'une ville, parce que la différence de villes emporte nécessairement différence de lois ; aucun de nous ne peut devenir malgré lui citoyen d'une autre république, ne peut rester malgré lui citoyen de Rome. Tel est le fondement le plus solide de notre liberté : nous sommes maîtres de conserver ou d'abandonner nos privilèges. Mais ce qui, sans contredit, a le mieux assuré notre empire, ce qui a le plus étendu le nom romain, c'est que Romulus, le premier de nos rois, le créateur de cette ville, par le traité fait avec les Sabins, nous a appris que nous devions agrandir notre république en y adoptant même des ennemis. D'après un tel exemple, nos ancêtres ne cessèrent jamais d'étendre sur de nouvelles têtes le droit de cité romaine. Aussi, dans le Latium, une foule d'habitants de Tusculum et de Lanuvium, et ailleurs des peuples entiers, tels que les Sabins, les Volsques, les Berniques, ont obtenu de nous le droit de cité. Les habitants de ces villes qui ne l'auraient pas voulu n'auraient pas été forcés de devenir citoyens de Rome; et si quelques-uns avaient acquis le droit de cité romaine par la faveur du peuple romain, on n'aurait point regardé ce bienfait comme une infraction à leur traité.

XIV. Mais, dit-on, il existe certains traités, tels que ceux des Germains, des Insubriens, des Helvétiens, des lapides, jet de quelques autres barbares de la Gaule ; il y est stipulé par exception, qu'aucun d'eux ne pourra être reçu par nous comme citoyen. Si-cette défense est l'objet d'une clause spéciale, la clause n'existant pas, il faut nécessairement qu'il n'y ait pas non plus de défense. Où donc est-il marqué dans le traité de Cadix que nous ne pourrons recevoir comme citoyen aucun homme de Cadix? nulle part. Et quand cette clause y serait inscrite, elle aurait été annulée par la loi Gellia et Cornélia, qui donnait clairement à Pompée le pouvoir d'accorder le droit de cité. La clause, dit l'accusateur, existe, parce que le traité est consacré. Je vous pardonne d'ignorer les lois carthaginoises, puisque vous avez abandonné votre ville, et de n'avoir pu examiner tes nôtres, puisqu'elles-mêmes, par un jugement public, vous ont éloigné de tout moyen de les connaître. Y a-t-il dans la loi portée en faveur de Pompée, par les consuls Gellius et Lentulus, rien qui puisse être regardé comme une clause consacrée? D'abord il ne peut y avoir de consacrées que les sanctions du peuple; ensuite les sanctions doivent être consacrées ou par la nature même de la loi qui renferme des prières adressées aux dieux, ou par le genre de la peine qui livre à leur colère la tête de l'infracteur. Or, pouvez-vous rien dire de tel du traité de Cadix? Soutenez-vous qu'il est consacré par la nature de la loi, ou par le genre de la peine? Je dis, moi, qu'on n'a jamais rien proposé aux tribus ni aux centuries pour ce traité, qu'on ne leur a parlé ni de peine ni de loi; et quand même on aurait proposé formellement, au sujet des habitants de Cadix, que nous ne pourrions recevoir aucun d'eux comme citoyens, on devrait toujours s'en tenir à ce que le peuple aurait depuis ordonné, sans avoir égard à aucune clause précédente, même consacrée. Mais quand le peuple n'a jamais rien ordonné au sujet de Cadix, oserez-vous bien parler de consécration?

XV. Et je n'ai pas intention, juges, en m'exprimant de la sorte, d'infirmer le traité de Cadix. Non, il ne m'appartient pas de m'élever contre une antique tradition, contre les décisions du sénat, contre les droits d'une ville qui nous a rendu les plus signalés services. Anciennement, dans les détresses de notre république, lorsque Cartilage, toute-puissante sur terre et sur mer, soutenue des deux Espagnes, menaçait de toutes parts notre empire; lorsqu'en Espagne les deux Scipions, ces deux foudres de guerre, venaient tout à coup de s'éteindre, L. Marcius, centurion primipile, fit, dit-on, un traité avec le peuple de Cadix. Comme ce traité se maintenait par son ancienneté, par la fidélité do peuple de Cadix et par l'équité des Romains, plutôt que par un engagement public et solennel, des hommes sages, instruits du droit public, sous le consulat de M. Lépidus et de Q. Catutiis, présentèrent au sénat une requête au sujet de ce traité. Alors on renouvela, ou l'on fit avec la ville de Cadix un traité sur lequel n'a point prononcé le peuple romain, puisque sa foi ne saurait être engagée en aucune manière sans qu'il y consente. Ainsi, ce que la ville de Cadix pouvait obtenir par des services rendus à notre république, par les témoignages de nos généraux, par la durée du temps, d'après l'avis de l'illustre Catulus, par la décision du sénat, par un traité, elle Ta obtenu; mais de sanction publique et solennelle, il n'en existe pas, puisque le peuple romain ne s'est engagé nulle part. Le traité de Cadix n'en est pas moins respectable sans doute, appuyé comme il l'est d'une foule de circonstances qui lui donnent du poids et de l'autorité; mais ce qui tranche ici toute contestation, c'est qu'il ne peut y avoir de consacrées que les sanctions faites par le peuple.

XVI. Mais quand même le peuple romain eût scellé de ses suffrages ce traité que, d'après la décision du sénat et sur la recommandation de son ancienneté, il confirme par son approbation et par son vœu ; pourquoi, d'après ce même traité, ne nous serait-il pas permis de recevoir un homme 162 de Cadix au nombre de nos citoyens? Le traité porte seulement que LA PAIX SERA JUSTE ET ETERNELLE. Qu'est-ce que cela fait au droit de cité? On a ajouté un article qui n'est pas dans tous les traités, QU'ILS CONSEBVENT AVEC AFFECTION LA MAJESTE DU PEUPLE RΟΜΑΙΝ. Ces mots annoncent l'infériorité du peuple de Cadix dans le traité. D'abord cette façon de s'exprimer, qu'ils conservent, dont nous nous servons dans les lois plutôt que dans les traités, est un ordre et non une prière. Ensuite, lorsqu'on ordonne de conserver la majesté de l'un des deux peuples et qu'on se fait sur l'autre, assurément on regarde comme supérieur le peuple dont la majesté se trouve garantie dans le traité. L'accusateur a donné une explication qui ne mérite guère qu'on y réponde. Comiter, dit-il, c'est communiter; comme s'il eût expliqué un vieux mot, un mot inusité. Comis se dit d'un homme gracieux, complaisant, agréable, qui, par exemple, montre le chemin à voyageur égaré,comiter, avec affection, avec bonté. Communiter ne conviendrait certainement pas. Et de plus cet article, dans un traité, serait absurde : qu'ils conservent en commun la majesté du peuple romain; c'est-à-dire, que le peuple romain conserve sa propre majesté. Mats quand cela serait, comme cela ne peut être, le traité garantirait toujours notre majesté, et non celle du peuple de Cadix. La nôtre peut-elle donc être conservée par les habitants de Cadix, si nous ne pouvons, par des récompenses , prendre personne chez eux pour la maintenir? et que devient la majesté romaine, si l'on nous empêche de faire décerner par le peuple romain à nos généraux le pouvoir d'accorder des   grâces pour récompenser le courage et la vertu?

XVII. Mais pourquoi recourir à des raisonnements qui pourraient me servir de réponses solides contre les habitants de Cadix, si je les avais pour adversaires? S'ils réclamaient L. Cornélius y je leur répondrais : Le peuple romain a porté une loi pour accorder le titre de citoyen; le privilège de donner son consentement n'a pas lieu pour cette espèce de loi ; Pompée, de l'avis de son conseil , a conféré ce titre à Balbus; Cadix ne peut s'appuyer d'aucune ordonnance de notre peuple ; ainsi le traité n'étant pas consacré, aucune clause n'empêche l'effet de la loi. Et quand même il le serait, il n'y est question que de la paix. Un article supplémentaire oblige même à conserver la majesté romaine ; or, certainement, on y donnerait atteinte, s'il ne nous était pas permis, dans* nos guerres, d'employer le secours de leurs citoyens, ou si nous n'avions pas le pouvoir de les récompenser. Mais pourquoi argumenter contre les habitants de Cadix, puisque, loin de combattre ce que je dis, ils le confirment par leurs sentiments, par leur autorité, et même par une députation? Ce sont eux qui, dès l'origine de leur patrie et celle de leur république, détachés d'esprit et de cœur d'avec les Carthaginois, se sont tournés du côté de notre empire ; ils ont fermé leurs portes à ces ennemis si redoutables du nom romain ; ils les ont poursuivis avec leurs flottes, les ont repoussés en leur opposant leur courage, leurs armes et toutes leurs forces ; ils ont toujours regarde comme sacrée ey inviolable cette ombre même de l'ancien traité de Marcius, et se sont crus étroitement unis avec nous par celui de Catulus, confirmé par le sénat; enfin, à l'exemple  d'Hercule, que avait fixé là les limites de ses voyages et de ses travaux, nos ancêtres ont voulu que leurs murs, leurs temples, leurs campagnes fussent les limites de -notre empire et du nom romain. Ils attestait, ces alliés fidèles, et ceux de nos généraux qui ne sont plus, mais dont la gloire vit et vivra éternellement, les Scipions, les Brutus, les Ho races, les Cassius, les Métellus; et Pompée qui est sous leurs yeux, Pompée qu'ils ont aidé d'argent et de vivres, lorsque, loin de leur ville, il soutenait une guerre importante et opiniâtre; ils attestent en ce jour même le peuple romain ? à qui ils viennent de fournir du blé dans une disette, comme ils ont déjà fait plusieurs fois : ils attestent qu'ils réclament, pour eux et pour ceux de leurs enfants qui montreront du courage, le droit d'avoir une place dans nos camps, dans les tentes de nos généraux, dans la mêlée enfin, au milieu de nos étendards, et de s'élever par ces degrés au rang de nos citoyens.

XVIII. Si des habitants de l'Afrique, de la Sardaigne, de l'Espagne, condamnés à perdre une partie de leur territoire et à payer tribut, peuvent acquérir par leur bravoure le droit de cité romaine, tandis que les habitants de Cadix, qui nous sont unis par les services, le temps, la fidélité , les périls, les traités, ne pourront espérer le même privilège; ce n'est plus, diront-ils, un traité fait avec nous, c'est une injuste loi que vous nous imposez. Le fait même déclare assez que ce ne sont point là de ma part de vaines suppositions, que je ne dis rien ici qu'ils n'aient confirmé par leur jugement. J'affirme qu'il y a déjà plusieurs années que les habitants de Cadix ont accordé à Balbus le droit d'hospitalité publique ; je produirai des témoins, je produirai leurs députés, je ferai paraître les personnages les plus distingués et les plus nobles de leur ville, qu'ils ont envoyés à cette cause pour rendre témoignage en sa faveur et pour le défendre. Enfin, bien avant cette accusation , lorsqu'on apprit à Cadix qu'on devait la susciter à Balbus, les habitants rendirent contre l'accusateur, quoique leur concitoyen, les plus rigoureux décrets. Si un peuple donne son consentement lorsqu'il confirme par son vœu nos ordonnances, le peuple de Cadix pouvait-il donner un consentement plus formel, puisqu'on veut absolument qu'il le donne, qu'en gratifiant Balbus du droit d'hospitalité publique, en avouant par là qu'il était devenu citoyen de notre ville, et qu'il était digne de cet honneur? pouvait-il manifester son vœu d'une manière plus authentique, qu'en punissant l'accusateur et en lui imposant une amende? pouvait-il prononcer plus formellement sur l'affaire, qu'en députant pour la cause ses principaux citoyens, chargés d'affirmer le droit de Balbus, de louer sa conduite, de conjurer ses périls? Eh ! peut-on être assez insensé pour ne pas voir que les habitants de Cadix doivent tenir essentiellement à ce droit, celui d'avoir toujours accès (la plus belle de leurs récompenses) au titre de citoyen romain; qu'ils doivent s'applaudir que Balbus ait laissé son cœur parmi ses compatriotes, tandis que son crédit et sa puissante recommandation seront occupés à Rome à les servir? En est-il un seul parmi nous qui, témoin du zèle empressé et des soins officieux de Balbus, ne s'intéresse davantage pour la ville de Cadix?

XIX. Je ne parle pas de toutes les distinctions dont César a décoré le peuple de cette ville lorsqu'il était préteur en Espagne; je ne dis pas comment il a apaisé leurs divisions, leur a donné des lois avec leur consentement, a policé et adouci leurs mœurs en détruisant les restes d'une ancienne barbarie; en un mot, les a comblés de bienfaits à la prière de Balbus; je ne parle pas d'une foule de grâces que l'affection de celui-ci pour eux, et ses démarches, leur font obtenir tous les jours sans peine, ou du moins plus facilement. Aussi les principaux de la ville sont présents à la cause ; ils défendent Balbus avec amitié comme citoyen de Cadix, par leur témoignage comme citoyen de Rome, avec empressement comme un hôte aujourd'hui sacré pour eux, et qui a été un de leurs premiers citoyens; avec zèle comme le défenseur le plus ardent de leurs intérêts.

Et quoiqu'on ne fasse aucun tort aux habitants de Cadix, en permettant à leurs citoyens d'obtenir chez nous le droit de cité pour prix de leur courage, cependant, de peur qu'ils ne s'imaginent que par cela même leur traité est moins favorable que celui des autres peuples, je rassurerai et les personnages les plus considérables d'entre eux, qui n'écoutent et leur ville si fidèle et si dévouée. Je vous montrerai en même temps, juges, quoique vous ne l'ignoriez pas, qu'on n'a jamais douté de la jurisprudence sur laquelle vous avez à prononcer.

XX. Quels sont donc ceux que nous regardons comme les plus sûrs interprètes des traités, comme les plus savants dans le droit de la guerre, les plus exacts dans l'examen de l'état des villes et de leurs privilèges? Sans doute ceux qui ont déjà commandé les armées et soutenu des guerres. En effet, si l'augure Q. Scévola, cet habile jurisconsulte, quand on lui demandait avis sur les droits et les redevances des propriétés, renvoyait quelquefois à Furius et à Cascellius, qui en avaient fait l'objet spécial de leurs études; si, pour mes eaux de Tusculom, je consultais M. Tugio préférablement à C. Aquillius, parce que la pratique assidue et l'application à une seule chose font souvent plus que l'art et le génie même : hésitera-t-on, pour les traités, pour tout le droit de la guerre et de la paix, à préférer nos généraux aux plus habiles jurisconsultes? Or, le fait que l'on attaque aujourd'hui, ne pouvons-nous pas le défendre par l'exemple de C. Marius? Où trouver une autorité plus grave, un caractère plus ferme, un homme plus distingué par son courage, sa prudence, son exactitude scrupuleuse, son équité? Marius a gratifié du droit de cité romaine M. Annius Appius, homme généreux et brave, quoiqu'il sût que Camérinum avait un traité revêtu des formes les plus solennelles. Pourriez-vous donc, juges, condamner Balbus sans condamner la conduite de Marius? Que ce grand homme revive un moment dans votre imagination, puisqu'il ne peut revivre en effet ; voyez-le des yeux de l'esprit, ne pouvant le voir des yeux du corps; écoutez-le lui-même; il vous dira : Je n'ignorais ni les traités, ni les usages, ni la guerre; j'avais été soldat et disciple de Scipion l'Africain; je m'étais formé par le service et par les lieutenances militaires; quand je n'aurais que lu autant de guerres que j'en ai fait et terminé, quand je n'aurais que servi sous autant de consuls que j'ai été de fois consul moi-même, j'aurais pu apprendre et très-bien connaître tous les droits de la guerre; nul traité, je le savais, n'em- 165  péchait de servir la république ; j'ai choisi les hommes les plus braves dans les villes qui nous étaient les plus amies et les plus dévouées : ni le traité de Camérinum, ni celui d'Iguvium, ne défendent au peuple romain de récompenser la bravoure de leurs citoyens.

XXI. Aussi, quelques années après que Marins eût accordé ces décrets de cité, malgré la rigueur des informations sur le titre de citoyen, en vertu de la loi Licinia-Mucia, quelqu'un de ceux qui, dans les villes fédérées, avaient obtenu ce titre, fut-il cité en justice? L. Matrinius, il est vrai, un de ceux que Marius avait faits citoyens, fut accusé; mais il était de Spolète, illustre et puissante colonie latine. L. Antistius, homme éloquent, aussi de Spolète et son accusateur, ne s'avisa point de dire que le peuple de cette ville n'avait pas donné son consentement; car il voyait que les peuples avaient coutume de donner leur consentement sur leur droit, et non car le nôtre. Mais comme la loi Apuléia, loi que Saturninus avait portée pour Marius, autorisait celui-ci à faire, par chaque colonie qu'il établirait, trois citoyens romains, Antistius prétendait que, les colonies n'ayant pas été fondées, cette faveur ne devait pas subsister. Il n'y a rien de semblable dans la cause actuelle; et cependant, telle fut l'autorité de Marius, que, sans avoir recours à L. Crassus, son allié, cet homme si éloquent, il défendit lui-même la cause en peu de mots, et il la gagna par le seul respect qu'inspirait sa personne. Eh! qui d'entre nous, Romains, voudrait enlever à nos généraux le droit d'honorer la bravoure dans la guerre, dans les combats, dans les armées, et enlever aux alliés, aux peuples fédérés, l'espoir des récompenses, lorsqu'ils défendent notre république? Si l'air imposant de Marius, si le ton de sa voix, si le feu de ses regards, où respirait le commandement ; si ses triomphes récents, si sa présence, eurent alors tant de force et de pouvoir, que le souvenir, que les exploits mémorables, que l'autorité et le nom à jamais célèbre de cet homme à jamais illustre n'en aient pas moins aujourd'hui ! Distinguons entre les citoyens qui ont du crédit et ceux qui se signalent par leur courage : que les uns soient puissants pendant leur vie, et que l'autorité des autres, quoique morts (si toutefois un défenseur de Rome peut mourir), leur survive éternellement.

XXII. Mais que dis-je? le père de Cn. Pompée, après ses grands exploits dans la guerre d'Italie, pour récompenser l'honorable P. Césius, présentement de l'ordre équestre, vivant à Ravenne, ne l'a-t-il pas décoré du titre de citoyen, quoiqu'il fut d'une villle fédérée? Et P. Crassus, cet illustre Romain, n'a-t-il pas déféré le même honneur à deux cohortes entières de Camertins, et à une légion d'Héraclée, de cette ville presque l'unique, dit-on, avec qui l'on fit un traité du temps de Pyrrhus, sous le consulat de Fabricius? Et Sylla n'a-t-il pas encore gratifié du droit débité Ariston de Marseille, et neuf habitants de Cadix , puisqu'il s'agit de ce peuple? Et Q. Métellus Pius, ce personnage si pur, si modeste et si sage, n'a-t-il pas accordé le même droit à Q. Fabius de Sagonte? Et M. Crassus, ici présent, qui a développé avec tant de succès les exemples que je ne fais maintenant que parcourir, n'a-t;-il pas rendu citoyen un habitant d'Alétriura, ville fédérée; oui, Crassus, cet homme plein de gravité, de prudence, et si réservé pour accorder le titre de citoyen? L'accusateur entreprend donc de révoquer une grâce, ou plutôt d'infirmer un jugement et un acte de Pompée, qui n'a fait que ce qu'il savait avoir été fait par Marins, par P. Crassus, par Sylla, par Q. Métellus, enfin, car il en avait un exemple domestique, ce qu'il avait vu faire à son père? Balbus n'est pas le seul qu'il ait décoré du titre de citoyen; il en a décoré Asdrubal de Cadix, qui nous avait bien servi dans la guerre d'Afrique ; les Ovius de Messine, quelques constructeurs de machines guerrières des villes d'Utique et de Sagonte. En effet, si ceux qui défendent notre république par leurs travaux et à leurs risques méritent toutes sortes de récompenses, assurément ils sont dignes surtout d'obtenir le titre de citoyens d'une ville pour laquelle ils se sont exposés aux périls et aux traits des ennemis. Et pût aux dieux que tous les défenseurs de cet empire, en quelque endroit qu'ils se trouvent, pussent venir augmenter le nombre des citoyens de Rome, et qu'au contraire les ennemis de l'État qui sont dans Rome pussent être jetés hors de son sein ! car ce n'est pas plus pour Annibal que pour tous les généraux, qu'un de nos grands poètes a écrit cette formule d'encouragement? Quiconque frappera l'ennemi, sera pour moi Carthaginois, quel qu'il soit y et de quelque pays qu'il vienne. Jamais nos généraux ne l'ont prise au sérieux ; ils ont nommé citoyens des hommes courageux de tous les pays, et très-souvent ils ont préféré le courage sans naissance à la noblesse sans vertu.

XXIII. Vous venez de voir comment d'illustres personnages, aussi distingués par leur sagesse que par leurs talents militaires, ont expliqué le droit public et les traités : je vais rapporter aussi la décision de juges qui ont informé sur cet article la décision de tout le peuple romain, l'auguste décision du sénat. Les juges s'étant déclarés, et s'expliquant ouvertement sur l'arrêt qu'ils devaient rendre, d'après la loi Papia, pour M. Crassus, contre des Mamertins, qui le réclamaient comme un des leurs, les Mamertins, qui s'étaient chargés de la cause au nom de leur ville, se désistèrent. Une foule de citoyens des villes libres et fédérées, qui avaient reçu le droit de cité romaine, ont été absous : aucun n'avait jamais été accusé, soit parce que la ville dont il était originaire n'avait pas donné son consentement, soit parce que le traité l'empêchait de changer de cité. J'oserai même le soutenir, jamais personne ne s'est vu condamné, lorsqu'il était constant qu'un de nos généraux l'avait décoré du titre de citoyen. Ecoutez maintenant la décision du peuple romain, donnée dans plusieurs occasions, et confirmée par la pratique dans des causes importantes. Qui ne sait qu'on a fait un traité avec tous les Latins sous le consulat de Sp. Cassius et de Cominius Postumus? Nous nous rappelons que ce traité fut dernièrement gravé sur une colonne d'airain, et placé derrière les rostres. Comment L. Cossinius de Tibur, père de Cossinius de l'ordre équestre, dont vous connaissez les qualités et les vertus; comment T. Coponius, personnage d'un mérite rare ( vous connaissez ses petits-fils T. et C. Coponius), comment sont-ils devenus citoyens romains après avoir fait condamner, l'un T. Célius, l'autre C. Masso? Eh quoi ! aura-t-on pu parvenir au titre de citoyen par les talents de l'esprit et par l'éloquence, et ne le pourra-t-on par les exploits et par le courage? sera-t-il permis aux peuples fédérésde nous enlever des dépouilles, et leur sera-t-il dé fendu d'en enlever aux ennemis? ce qu'ils pourront obtenir, en parlant, ne pourront-ils l'emporter en combattant? nos ancêtres ont-ils destiné de plus grandes récompenses à un accusateur qu'à un guerrier?

XXIV. Si nos premiers citoyens, des hommes si respectables et si sages, ont souffert que la loi rigoureuse de Servilius et une ordonnance du peuple procurassent à des Latins, c'est-à-dire, à des peuples fédérés, ce moyen de parvenir au droit de cité ; si la loi Licinia-Mucia n'a pas réformé cet article, surtout lorsque la nature même de l'accusation, et ce genre de récompense, qu'on ne pouvait obtenir que par la disgrâce d'un sénateur, ne pouvait être fort agréable ni à aucun membre du sénat ni à aucun homme de bien ; les récompenses accordées par les juges ayant été ratifiées, devait-on mettre en doute que les jugements prononcés par nos généraux n'eussent la même force dans la même circonstance? Croyons-nous donc que les peuples latins se soient trouvés consentir en vertu de la loi Servilia, ou de toute autre, qui proposait aux Latins, pour récompense d'un service, le titre de citoyens?

Écoutez maintenant les décisions du sénat, qui forent toujours confirmées par celles du peuple. Nos ancêtres ont voulu que le culte de Gérés fût célébré avec une extrême vénération et suivant les plus religieuses cérémonies. Comme ces sacrifices étaient pris des Grecs, ils furent toujours administrés par des prêtresses grecques, toujours appelés d'un nom grec. Mais en choisissant dans la Grèce une femme pour leur apprendre et pour administrer ces sacrifices, nos ancêtres ont voulu que, priant pour les citoyens, elle devint citoyenne, afin qu'elle honorât les dieux immortels par des rites étrangers, mais avec l'esprit et l'âme d'une Romaine. Je vois que ces prêtresses étaient presque toujours de Naples ou de Vélie, qui sans contredit sont des villes fédérées. Je laisse les anciens temps, je parle des plus modernes. Avant qu'on eût accordé le droit de cité aux habitants de Vélie, C. Valérius Flaccus, préteur de Rome, proposa nommément au peuple de faire citoyenne Calliphane de Vélie. Croirons-nous donc, ou que les habitants de Vélie ont donné leur consentement, ou que la prêtresse n'a pas été faite citoyenne, ou que le traité a été violé par le sénat et le peuple romain?

XXV. Sans doute, juges, une cause aussi claire et aussi évidente a été discutée et plus au long et par plus de personnes habiles qu'il n'était nécessaire. Mais si nous nous sommes réunie et si fort étendus, ce n'est pas pour vous prouver une chose aussi manifeste, c'est pour réprimer la malignité d'une foule d'hommes malveillants, injustes, envieux. Dans le dessein de les animer davantage, de répandre dans le tribunal et de faire passer jusqu'à vos oreilles les propos de gens qui s'affligent de la prospérité d'autrui, l'accusateur a semé avec art, dans tout son plaidoyer, des soupçons calomnieux sur les richesses de Balbus, qui ne sont pas énormes et qu'on trouvera , après tout, avoir été bien conservées et non mal acquises; sur ses dissolutions prétendues, pour lesquelles on ne citait pas de traits particuliers, mais des injures vagues; sur sa terre de Tusculum : l'accusateur se rappelait qu'elle avait appartenu à Q. Métellus et à L. Crassus; mais il ignorait que Crassus l'avait achetée d'un affranchi, de Sotéricus Marcius, qu'elle était parvenue à Métellus des biens de Vénonius Vindicius; il ignorait aussi que les terres ne sont d'aucune fa-mil le , qu'elles ne passent pas toujours aux proches en vertu des lois, comme les tutelles; mais que par les acquisitions elles passent souvent à des étrangers, aux derniers des hommes. On lui a encore reproché de s'être fait inscrire dans la tribu Crustumine : il y a été inscrit par le privilège de la loi touchant la brigue, ce qui est moins odieux que d'obtenir par le privilège des lois le droit de donner son avis au rang d'ancien préteur, et de porter la robe prétexte. On a aussi allégué l'adoption de Théophane, dont Balbus n'a tiré d'autre avantage que des biens pour ses proches.

XXVI. Mais le plus difficile n'est pas d'adoucir les envieux de Balbus même : leur envie ne produit rien que ce qu'on voit tous les jours ; ils le décrient dans des repas, ils le déchirent dans des cercles; ils en médisent avec plus de malignité que d'inimitié. Les plus à redouter pour Balbus, ce sont les ennemis ou les envieux de ses amis ; car par rapport à lui-même a-t-il jamais eu d'ennemis? a-t-il dû en avoir ? Pour quel homme de bien n'a-t-il pas eu des égards? pour la fortune et pour le rang de quel citoyen a-t-il manqué de déférence? Etroitement lié avec un homme puissant, a-t-il, dans nos plus violentes discordes, a-t-il choqué personne de l'autre parti par des actions, par des paroles, ou même par un air de fierté? il était dans ma destinée ou dans celle de la république que tout le fardeau des malheurs communs pesât sur moi seul : loin de triompher de nos dissensions et de mes disgrâces, Balbus, en mon absence, a soulagé tous les miens par mille bons offices, par ses larmes, par ses soins et par ses consolations. C'est d'après leur témoignage et à leur prière que je rends aujourd'hui à Balbus ce que je lui dois; et que je lui marque, comme je l'ai dit dès le commencement, ma juste reconnaissance. Vous aimez, Romains, vous chérissez ceux qui ont travaillé avec le plus d'ardeur à me rappeler et à me rétablir dans mon ancien rang ; je me flatte donc que vous approuvez et que vous vous plairez à reconnaître ce que Balbus a fait pour moi dans l'occasion, suivant ses moyens et son pouvoir. Ce ne sont donc pas, je le répète, ses ennemis qui le persécutent, il n'en a aucun : mais les ennemis de ses amis, et ceux-là sont puissants et nombreux. Pompée, dans son discours plein de force et d'éloquence, leur disait hier de s'attaquer à lui, s'ils le voulaient; et il les détournait avec raison d'un combat injuste et inégal.

XXVII. Ce serait une loi équitable, une loi aussi avantageuse pour nous que pour tous ceux qui sont attachés à nos intérêts, d'exercer nos inimitiés entre nous seuls, de ménager les amis de nos ennemis. Et si même ceux qui nous attaquent pouvaient ici se résoudre à me croire, moi qu'ils savent instruit par les vicissitudes et l'expérience, je les détournerais de toute division éclatante. Avoir avec d'autres de vifs démêlés sur les affaires de la république, en soutenant ce qu'on juge le meilleur, voilà ce que j'ai toujours regardé comme la marque d'une âme ferme, d'un grand caractère, et je ne me suis jamais refusé à ce travail, à ce devoir, à cette fonction civile; mais ces démêlés ne sont raisonnables qu'autant qu'ils sont utiles à l'État, ou du moins qu'ils ne lui sont pas nuisibles. Nous avions des vues politiques, nous les avons soutenues avec chaleur, nous avons essayé de réussir; nous n'avons pas réussi : les autres en ont ressenti de la peine; nous, nous avons éprouvé des afflictions et des disgrâces. Pourquoi vouloir renverser ce qu'on ne saurait changer, plutôt que de le soutenir? Le sénat a décerné des prières publiques à César dans la forme la plus honorable et avec plus de jours qu'à l'ordinaire; quoique le trésor fût presque épuisé, il a fourni la paye à son armée victorieuse; il a décidé qu'on lui donnerait dix lieutenants, et qu'on ne lui enverrait pas de successeur, suivant la loi Sempronia. C'est moi qui ai ouvert ces avis, qui ai porté la parole, et je n'ai point cru devoir consulter mes anciennes querelles avec César, plutôt que de me prêter à notre situation politique et au bien de la concorde. Les autres ne pensent pas de même. Ils sont peut-être plus fermes dans leurs sentiments : je ne blâme personne; mais je ne suis point de l'avis de tout le monde, et je ne crois pas qu'il y ait de la légèreté à régler son opinion sur les besoins de l'État, comme on règle sur les vents la course d'un vaisseau. Mais s'il en est qui gardent une haine éternelle contre ceux qu'ils ont hais une fois, et je sais qu'il en est plusieurs, qu'ils combattent seulement les chefs, et non leur suite et les partisans de leur fortune. Combattre les chefs passera peut-être auprès de quelques-uns pour de l'entêtement, auprès des autres pour de la vertu ; mais tout le monde trouvera qu'attaquer leurs amis c'est une injustice, c'est une sorte de cruauté. Mais si nous ne pouvons, par aucun motif, fléchir l'esprit de certains hommes, nous nous flattons du moins, juges, que le vôtre est adouci, moins par nos paroles que par vos sentiments d'humanité.

XXVIII. Eh ! pourquoi l'amitié de César ne fierait-elle pas le plus grand honneur à Balbus plutôt que de lui causer le moindre tort? C'est dans sa jeunesse qu'il a connu César ; il a plu à cet homme éclairé; et quoique César eut beaucoup d'amis, il l'a distingué entre tous les autres. Dans sa préture, dans son consulat, il lui a déféré l'intendance de ses ouvriers. Il a goûté sa prudence, aimé sa fidélité, agréé son zèle et son affection. Balbus a partagé autrefois presque tous les travaux de César; peut-être participe-t-il maintenant à quelques-uns de ses avantages. S'ils doivent lui nuire auprès de vous, je ne vois pas ce qui pourra être utile auprès de tels juges. Mais puisque César est si loin de Rome, puisqu'il est à présent dans des contrées qui par leur position bornent l'univers, et qui, par les conquêtes d'un grand capitaine, terminent notre empire, ne souffres pas, Romains, au nom des dieux, qu'on lui porte cette triste nouvelle, qu'un de ses officiers principaux, un homme qui lui est cher, son meilleur ami, dont tout le crime est l'amitié de son général, a succombé sous le poids de votre décision. Soyez touchés du sort de celui qui se voit appelé en justice non pour un délit personnel , mais pour le bienfait d'un grand homme ; non pour détruire un grief, mais pour discuter à ses périls un point de droit. Si le père de Cn. Pompée, si Pompée lui-même, si Lucius et Marcus Crassus, si Métellus, Sylla, Marius, si le sénat et le peuple romain, si les juges qui ont prononcé dans une circonstance pareille, si nos alliés, si les peuples fédérés, si les anciens Latins l'ont ignoré, ce point de droit, n'est-il pas plus utile pour vous et plus honorable de vous tromper avec de tels guides que de recevoir les leçons d'un maître tel que notre accusateur? Mais si vous avez à juger d'un droit certain, d'un droit manifeste, d'un droit utile, d'un droit approuvé et confirmé par un jugement, prenez garde de rien statuer de nouveau sur ce qui est consacré par d'anciens usages. Figurez-vous voir paraître ici comme accusés d'illustres morts par qui des habitants de villes fédérées ont été gratifiés du droit de cité romaine, le sénat qui a souvent prononcé en notre faveur, le peuple qui a ordonné, les juges qui ont confirmé. Songez-y bien : Balbus vit et a vécu de manière que, dans une ville où il y a des tribunaux pour tous les délits, on le traduit devant les juges, non pour lui faire subir la peine d'un crime, mais pour lui disputer le prix de sa vertu. Ajoutez ceci, que vous avez à décider aujourd'hui lequel vous aimez mieux, ou que l'amitié des hommes illustres fasse la gloire de ceux qui l'obtiennent, ou qu'elle entraîne leur ruine. Enfin, ne l'oubliez pas, Romains, vous prononcerez dans cette cause non sur une faute de L. Cornélius, mais sur une faveur dont il est redevable à Pompée.

FIN DE L'OUVRAGE

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