TRAITÉ DES DEVOIRS
ADRESSÉ
PAR CICÉRON A SON FILS MARCUS.

 

TRADUCTION DE STIÉVENART
PROFESSEUR DE RHETORIQUE A L'ACADÉMIE DE STRASBOURG.

PARIS
C. L. F. PANCKOUCKE, ÉDITEUR
OFFICIER DE I.'ORDRE ROYAL DE LA LÉGION D'HONNEUR.

1839

Livre 1

Livre 2

Livre 3

LIVRE I

I. Disciple de Cratippe depuis une année, habitant d'Athènes, sans doute, mon cher fils, vous avez fait une abondante récolte dans l'étude de la philosophie morale, grâce à la haute influence d'un maître et d'une ville aussi célèbres, dont l'un vous offre les trésors de la science, et l'autre d'illustres exemples : toutefois, comme j'ai toujours trouvé de l'avantage à unir les lettres latines aux lettres grecques, et pour la philosophie et pour l'art de la parole, je pense que vous ferez bien de m'imiter, afin de vous montrer égal à vous-même dans le facile usage des deux langues. Par-là j'ai été, dit-on, d'un grand secours à mes concitoyens : ceux qui n'ont pas étudié la littérature grecque, ceux même qui la connaissent croient y avoir gagné quelque chose pour former leur raison, comme pour acquérir l'éloquence. Fréquentez donc l'école du premier philosophe de notre siècle; fréquentez la aussi longtemps que vous voudrez : or, cette volonté doit avoir pour durée celle du contentement que vous inspireront vos progrès. Mais, en lisant mes écrits, qui diffèrent peu de la doctrine des péripatéticiens, puisque de part et d'autre nous reconnaissons pour maîtres et Socrate et Platon, je vous permets de porter un libre jugement sur le fond des choses; vous verrez du moins que l'idiome du Latium a augmenté ses richesses. Et qu'on ne m'accuse pas ici de vanité; pour la science du philosophe, je le cède,.il est vrai, à beaucoup d'autres; mais pour l'art de l'orateur, je veux dire la justesse, la netteté, l'élégance du langage, j'en ai fait l'étude de ma vie entière, et m'en emparer c'est, en quelque sorte, user du droit de propriété. Je vous exhorte donc vivement, mon fils, à lire avec soin, non-seulement mes discours, mais encore mes traités philosophiques, qui sont presque aussi nombreux. Sans doute, les premiers sont animés d'une éloquence plus forte : mais le style plus uni, l'élocution tempérée des autres ne sont point à négliger. Je ne vois parmi les Grecs personne qui ait travaillé dans les deux genres, et tâché d'appliquer à la fois l'éloquence aux.affaires et aux paisibles débats des sages; si ce n'est peut-être Demetrius de Phalère, raisonneur subtil, orateur peu véhément, mais qu'à sa douceur on reconnaît pour un disciple de Théophraste. Pour moi, jusqu'où suis-je allé dans cette double étude? c'est aux autres à prononcer : ce que je sais, c'est que j'en ai embrassé toutes les parties. Je crois néanmoins que Platon aurait réuni la force et l'abondance, s'il eût voulu monter à la tribune, et que Démosthène, en s'attachant à reproduire les leçons de Platon, aurait pu se distinguer par l'élégance et. l'éclat. Je dirai la même chose d'Aristote et d'Isocrate : mais, concentrant ses plaisirs sur une étude exclusive, chacun d'eux dédaigna les travaux de l'autre.

II. Décidé à écrire aujourd'hui quelque traité pour votre usage, et bien d'autres plus tard, j'ai préféré commencer par le sujet le mieux adapté aux besoins de votre âge, et le plus important pour un père. Parmi toutes ces matières graves et utiles que les philosophes ont traitées avec soin et avec étendue, il n'en est peut-être pas de plus vastes que les règles qu'ils nous ont transmises sur nos devoirs. En effet, affaires publiques ou privées, domestiques ou civiles, actes particuliers, transactions sociales, tout, dans la vie, est basé sur le devoir; être fidèle au devoir, voilà l'honneur : le négliger, voilà la honte. ïl n'est même pas de philosophe qui ne dirige ses investigations de ce côté. Où est celui qui oserait prendre ce titre, sans donner quelques préceptes sur les obligations de l'homme? Malheureusement, plus d'une doctrine, par la manière dont elle pose les limites du bien et du mal, dénature tous les devoirs. Celui, en effet, qui, détachant le souverain bien de la vertu, le place dans l'utile et non dans l'honnête; celui-là, s'il est conséquent, si son heureux naturel ne triomphe pas quelquefois de ses principes, ne sera jamais ni bon ami, ni juste, ni généreux. Sera-t-il brave, si la douleur est pour lui le plus grand des maux? Sera-t-il tempérant, s'il affirme que le bien par excellence est la volupté? Quoique l'évidence de ces vérités semble dispenser de toute discussion, je les ai cependant discutées ailleurs? Que les partisans d'une pareille doctrine, s'ils ne veulent pas se démentir eux-mêmes, gardent donc le silence sur nos devoirs; pour fonder sur la nature des règles de morale fixes et invariables, il faut adopter l'honnête comme le seul ou le principal bien qui mérile d'être recherché pour lui-même. Voilà pourquoi ces enseignements appartiennent au Portique, à l'Académie et à l'école d'Aristote; car la doctrine d'Ariston, de Pyrrhon, d'Herillus est proscrite depuis longtemps; ils auraient cependant le droit d'être écoutés sur cette matière, s'ils n'avaient tout bouleversé, et fermé les avenues par où nous pouvions arrivera la connaissance du devoir. Dans ce traité, nous suivrons donc, aujourd'hui de préférence les stoïciens : nous ne serons pas leur écho ; mais, fidèles à notre usage, nous puiserons à leurs sources avec la mesure qui nous paraîtra convenable, et le libre exercice de notre manière de sentir. Puisque nous allons traiter du devoir, commençons par le définir : je m'étonne que Panétius y ait manqué. Dans toute démonstration méthodique, c'est par la définition qu'il faut commencer, pour bien discerner le point de la discussion.

III. Toute recherche sur le devoir a un double but : d'un côté, elle se rapporte à la nature du bien; de l'autre, elle touche aux préceptes qui doivent nous diriger dans les différentes situations de la vie. A la première partie se rattachent ces propositions : Tous les devoirs sont-ils parfaits? Un devoir ne peut-il être plus grand qu'un autre devoir?... et toutes celles du même genre. Les préceptes que l'on applique aux devoirs laissent moins paraître leur connexité avec la nature du bien que les liens qui les unissent avec les institutions sociales : bornons aux préceptes le sujet que nous allons développer. Il est encore une autre division des devoirs. On les distingue en devoirs parfaits, que nous appelons, je crois, équité, et que les Grecs nomment xmop§wfjcc, et en devoirs moyens, que nous appelons communs, et que les Grecs nomment axxov. On les définit ainsi : le devoir parfait est l'équité; le devoir moyen ou commun est celui, dont on peut donner une raison plausible. L'homme, selon Panétius, a trois choses à examiner lorsqu'il doit prendre une résolution. L'objet mis en délibération est-il ou n'est-il pas conforme à l'honneur? recherche dans laquelle l'esprit flotte souvent entre le pour et le contre. On considère ensuite si la chose peut procurer les aisances, les douceurs de la vie, ajouter à nos facultés, à nos richeses, à notre crédit, à notre puissance, et par-là nous offrir quelque avantage pour nous et pour les nôtres : second examen, qui roule tout entier sur l'utile. Le troisième a lieu lorsque ce qu'on croit utile paraît contraire à l'honnêteté; car alors, entraînés d'un côté par la raison d'intérêt, rappelés de l'autre par la probité, nous délibérons entre deux volontés qui se partagent notre raison agitée par une pénible incertitude. Une omission est un très grand vice dans une division : or, celle-ci laisse deux parties à désirer. C'est peu de se demander si une chose est ou n'est pas conforme à l'honnêteté, souvent on compare l'honnête avec l'honnête; souvent, entre deux choses utiles, on tâche de discerner celle qui l'est le plus. Ainsi, dans cette matière, qui n'offrait à Panétius que trois aspects différents, nous devons reconnaître cinq combinaisons qui la partagent. Parlons donc d'abord de l'honnête, mais considéré sous un double point de vue; ensuite, de l'utile, avec la même subdivision; enfin, mettons en parallèle l'honnête avec l'utile.

IV. Défendre sa vie et son corps, fuir tout ce qui semble les menacer, chercher et se procurer tout ce qui est nécessaire pour vivre, la nourriture, le couvert, et
les autres choses semblables, tel est l'instinct primitif que la nature a imprimé à chaque animal. Par un désir également commun à toutes les espèces, l'animal est porté à s'unir pour se reproduire, et à soigner ses petits. Mais une prodigieuse différence sépare l'homme de la brute. Entièrement soumise à l'impulsion des sens, celle ci ne se porte qu'à ce qui est devant elle, ne s'attache qu'au présent, indifférente d'ailleurs pour le passé et pour l'avenir. Mais l'homme, par le privilège de cette raison qu'il reçut en partage, voit les causes, les effets, les progrès de ce qui est, aperçoit, pour ainsi dire, les avant-coureurs des choses, compare leurs rapports, unit l'avenir au présent, embrasse sans effort le cours entier de la vie, et prépare tout ce qui est nécessaire pour ce voyage. Grâce à l'influence de la raison, la nature rapproche encore l'homme de l'homme, les fait converser et vivre ensemble, leur inspire surtout une vive tendresse pour ceux qui leur doivent le jour, et les engage à rechercher, à maintenir entre eux l'état de société. Par tous ces motifs, elle excite chaque homme à procurer le nécessaire de la vie, non-seulement à lui-même, mais à sa compagne, à ses enfans, à tous ceux qu'il chérit et doit protéger. Tant de soins sont un aiguillon qui tient son esprit en éveil et double son activité. Mais l'apanage distinctif de l'homme, c'est la recherche et la découverte du vrai. Aussi nos affaires, nos occupations nous laissent-elles du loisir; nous sommes avides de voir, d'entendre, d'ajouter à notre instruction, et nous croyons le bonheur impossible sans la connaissance des mystères et des merveilles de la nature. Il résulte de là que tout ce qui est vrai, simple, pur, a la plus étroite affinité avec les attributs de l'espèce humaine. A cette soif de la vértlé se joint un certain amour de l'indépendance, qui fait qu'un noble coeur ne veut céder qu'aux conseils, aux leçons d'un maître, à l'autorité juste et légitime, armée pour l'utilité de tous. Là prend sa source un magnanime dédain pour les choses humaines. Par la puissance supérieure de sa nature et de sa raison , l'homme est le seul entre les êtres animés qui ait le sentiment de l'ordre, de la décence, de la mesure qu'il faut observer dans les actions et dans les paroles. Aussi, dans tous les corps soumis à la vue, la beauté, la grâce, la justesse des proportions ne sont sensibles que pour lui. Faisant réfléchir dans l'âme l'image qui s'en retrace aux yeux, la nature et la raison décident par cela même que nous devons bien plus encore appliquer la beauté, la constance et l'ordre à nos desseins et à notre conduite; c'est une leçon contre l'indécence et la pusillanimité, contre tout désordre dans nos pensées et dans nos actions. De tous ces élémens se compose et résulte ce beau moral, objet de nos recherchas: pour être, il n'a pas besoin de se montrer au grand jour; et, lors même qu'il n'est loué de personne, il est, par son essence, digne de tous nos éloges.

V. Vous voyez, mon fils, l'image et comme les traits de l'honnête, dont l'aspect, s'il était sensible, nous inspirerait pour la sagesse, dit Platon, d'ineffables amours. Il y a quatre sources d'où dérive toute honnêteté. Elle consiste ou dans la pénétration et le discernement du vrai, ou dans l'observation des lois sociales , un inviolable respect pour les droits de chaque homme et pour les engagemens contractés; ou dans l'élévation et la vigueur d'une âme fière et invincible; ou enfin dans cette règle, cette mesure des actions et des paroles, qui n'est autre chose que la modération et la tempérance. Rien que ces quatre vertus-mères soient unies entre elles et semblent se confondre, il en dérive des devoirs qui sont particulièrement assignés à chacune d'elles. Ainsi, de la première, je veux dire la sagesse et la prudence, découlent la recherche et la découverte de la vérité : telle est la fonction spéciale de cette vertu. Quel est l'homme, en effet, qui est, à juste titre, réputé le plus prudent et le plus sage? C'est celui qui pénètre le plus avant dans les rapports de chaque chose, qui est doué de la vue la plus perçante, du coup d'oeil le plus rapide, pour en apercevoir et en dévoiler la raison. La vérité est donc l'objet de cette vertu, et comme la matière sur laquelle elle s'exerce. Aux trois autres vertus sont subordonnés nos besoins, l'acquisition, la conservation des choses nécessaires dans la pratique de la vie, l'union, la concorde à maintenir entre les hommes ces biens, ces honneurs qui font briller l'âme élevée de celui qui les acquiert et les augmente dans sa maison , et qui jettent sur elle un bien plus vif éclat, s'il les méprise. L'ordre , la constance, la modération se rangent dans cette classe, qui exige plus que de la spéculation, et demande des actes extérieurs ; car, dans les affaires de la vie, pour être fidèle observateur de l'honnêteté et de la bienséance, la modération et la régularité sont indispensables.

VI. Des quatre principes entre lesquels nous avons partagé la nature et l'essence de l'honnête, le premier, qui repose sur la connaissance du vrai, tient de plus près à l'humanité. Nous sommes tous entraînés par le désir de savoir, de connaître; il nous semble beau d'exceller dans une science, tandis que les méprises, l'erreur, l'ignorance, la crédulité trompée sont à nos yeux un mal dont nous rougissons. Dans cette curiosité si naturelle et si noble, sachons éviter deux défauts : d'abord, ne prenons pas le change, et n'adoptons pas inconsidérément les ténèbres au lieu de la lumière. Celui qui voudra fuir ces travers (et pour qui cette volonté n'est-elle pas un devoir?) examinera bien les objets, et n'épargnera ni sa peine, ni son temps. L'autre défaut est celui de certains esprits trop laborieusement occupés d'études obscures, épineuses et stériles. Évitons ces écueils, et tout ce que nous dépenserons de travail et de soin pour acquérir les connaissances vraiment nobles et utiles recevra de justes éloges. C'est ainsi que la réputation de C. Sulpicius, dans l'astronomie, est parvenue jusqu'à nous; que celle de Sext. Pompée, comme géomètre, a été notre contemporaine; que beaucoup d'autres Romains se sont fait un nom dans la dialectique, un plus grand nombre dans le droit civil : sciences qui toutes ont pour mobile la recherche de la vérilé. Toutefois ces studieuses investigations blesseraient le devoir si elles nous détournaient de nos affaires. Mettons la vertu en action, c'est là tout son prix. Mais l'action a ses intervalles de repos et laisse beaucoup de temps pour revenir à l'étude. D'ailleurs, l'activité de l'âme, qui jamais n'est oisive, peut, même sans travail volontaire, changer en habitude les méditations de la pensée. Or, l'âme exerce sa pensée et son action ou sur les déterminations à prendre relativement à l'honnêteté et au bonheur, ou sur l'étude des sciences. Nous avons assez parlé de la première source des devoirs.

VII Des trois autres principes, le plus fécond et le plus vaste est celui qui maintient la société humaine, et met en harmonie nos communs intérêts. Il se partage en deux branches : la justice, où resplendit tout l'éclat de la vertu, et qui donne à l'homme de bien son juste titre d'honneur; et la bienfaisance, compagne de la justice, qualité que désignent aussi les mots bonté et générosité. La première règle de la justice est celle-ci : « Ne fais de mal à personne, si ce n'est pour repousser une attaque;» la seconde : «Use avec tous de ce qui est à tous, n'use en propre que de ce qui est à toi. » Il n'y a point de propriété dans l'ordre de la nature. Toute possession exclusive a sa source ou dans une ancienne occupation, comme celle des colonies qui sont venues originairement peupler des terres sans maîtres; ou dans la victoire, qui fait le droit des conquérants; ou dans une loi, un pacte, un contrat, la voix du sort. Voilà pourquoi l'on dit que le territoire d'Arpinum appartient aux Arpinates, et celui de Tusculum aux Tusculans ; de là encore les limites qui circonscrivent les propriétés particulières. Devenu ainsi possesseur d'une partie des biens qui, dans le principe, étaient un patrimoine universel, chacun doit conserver son lot; usurper sur autrui, c'est porter atteinte au contrat social. Mais, comme la vie, pour emprunter l'admirable langage de Platon, ne nous a pas été donnée pour nous seuls, et que nous en devons une part à la patrie et à nos amis; comme, suivant les stoïciens, toutes les productions de la terre se rapportent à notre usage, et que l'homme lui-même est né pour l'homme, afin que tous soient utiles à tous, prenons ici la nature pour guide, mettons tous nos avantages en commun par un échange mutuel de services et de bienfaits, consacrons nos talens, nos travaux, nos facullés à resserrer les liens sociaux. La base de toute justice est la bonne foi : nous entendons par ce mot la sincérité dans les paroles et la fidélité aux engagements. Dût notre pensée sembler étrange, ayons le courage d'imiter les stoïciens dans la recherche scrupuleuse des étymologies, et croyons que fîdes dérive du mot fit, parce qu'on fait ce qu'on a dit. Il est des injustices de deux sortes : l'une est celle que l'on commet; l'autre, celle qu'on ne repousse pas lorsqu'on en a les moyens. Attaquer un homme injustement, dans un accès de colère, ou dans le trouble de quelque autre passion, c'est, en quelque sorte, armer ses mains contre un autre soi-même; pouvoir mettre l'opprimé à l'abri de l'injure, et ne pas le faire, c'est se rendre aussi coupable que si l'on abandonnait son père, sa patrie ou ses amis. Souvent le mal que l'on fait avec l'intention de nuire a son principe dans la crainte, lorsque, par exemple, celui qui médite une injustice veut, en la commettant, prévenir un dommage qu'il appréhende. Cependant la plupart des actions iniques ont pour, but d'assouvir la convoitise : l'injustice étale toutes les turpitudes de la cupidité.

VIII. On désire les richesses et pour les besoins, et pour les plaisirs. Les hommes qui ont plus d'élévation dans l'âme considèrent l'or comme un moyen de parvenir aux honneurs et d'acheter des partisans : ainsi, récemment encore, Crassus soutenait que, pour dominer dans la république, un citoyen était trop pauvre s'il ne pouvait, avec son revenu, entretenir une armée. La magnificence, la somptuosité ont aussi leurs attraits, et il est doux de vivre au sein de l'abondance et du luxe. De là vient que la soif de l'or n'est jamais calmée. Ce n'est pas que nous blâmions un homme qui, par des voies innocentes, accroît sa fortune; mais fuyons toujours l'injustice. La passion du commandement, des honneurs, de la gloire s'est-elle glissée dans l'âme; c'est alors surtout que la plupart des hommes perdent de vue l'équité. Ces paroles d'Ennius, "Nul pacte n'est sacré quand il partage un trône," peuvent s'étendre plus loin. En effet, tous ces rangs élevés, auxquels le grand nombre ne peut atteindre, font naître des rivalités ardentes, au milieu desquelles il est presque impossible de respecter les droits sacrés de la société. Nous en trouvons une preuve récente dans l'attentat de C. César, qui a renversé toutes les lois du ciel et de la terre pour monter à cet empire, trompeuse chimère, par laquelle il s'était lui-même abusé. Funeste rapprochement! ce sont presque toujours les plus brillants génies, les plus grandes âmes que l'ambition rend avides de puissance et de gloire. Aussi faut-il redoubler de vigilance pour éviter de semblables excès. Mais il y a bien de la différence entre l'injustice qui est l'effet d'un mouvement passionné, ordinairement très court, et celle qu'on fait avec réflexion et à dessein. La colère, avec ses éclats soudains et irréfléchis, est moins coupable que la méchanceté qui aiguise ses armes à loisir. Terminons ici ce que nous avions à dire sur l'agression.

IX. On néglige de défendre son semblable et l'on trahit ce devoir pour plusieurs motifs. On ne veut pas se faire d'ennemis, on redoute la peine et la dépense; d'autres sont arrêtés par l'insouciance, la paresse, l'inertie; ou bien l'étude de certaines occupations les absorbe au point de leur faire abandonner celui qu'ils devraient protéger. Peut-être Platon n'exige-t-il pas assez du philosophe, lorsqu'il dit que la recherche de la vérité et un souverain mépris pour les choses qui enflamment les désirs de la multitude et arment l'homme contre l'homme font toute son équité. En effet, pur de toute injustice effective et n'attaquant personne, le philosophe devient injuste d'un autre côté, puisque, entravé par la passion de l'étude, il délaisse ceux dont la défense est pour lui un devoir. Aussi, la nécessité seule pourra-t-ëlle le contraindre à entrer dans l'administration de l'état. La justice cependant devrait exiger Ce sacrifice de la volonté; car le bien qu'on fait n'est juste qu'autant qu'il est volontaire. D'autres hommes, soit par excès d'attachement à leurs intérêts domestiques, soit par une sorte de misanthropie, bornent tous leurs soins à leurs affaires, afin, disent-ils, d'éviter jusqu'à l'apparence de l'injustice. C'est encore respecter l'équité d'une part pour la trahir de l'autre, puisque ce refus de leurs soins, de leurs travaux, de leurs talens les détache de la société humaine. Nous avons déterminé les deux manières d'être injuste, fixé leurs causes, défini, avant tout, en quoi consiste la justice : le devoir commandé par chaque circonstance pourra maintenant se montrer à nous sans peine? à moins que l'égoïsme ne nous aveugle. L'intérêt d'autrui ne nous touche pas facilement. Chrêmes, dans Térence, est persuadé que "Rien de l'humanité n'est étranger à l'homme" : mais il n'en est pas moins vrai que, sentant plus vivement notre propre bonheur et nos propres maux que le bien et le mal d'autrui, diminués à nos regards par un vaste lointain, nous ne portons pas le même jugement sur les uns et sur les autres. Aussi, quelle sage maxime que celle-ci : Dans le doute sur la justice d'une action louable, abstiens-toi! L'équité brille de son propre éclat, le doute décèle l'injustice.

X. Mais il se présente souvent des circonstances où les choses qui paraissent éminemment dignes du juste, de celui que nous appelons honnête homme, changent de nature et prennent un caractère opposé: ainsi, parfois, l'équité permettra de ne pas rendre un dépôt, dégagera d'une promesse, méconnaîtra la vérité et la foi donnée; car il faut toujours remonter à ce principe que nous avons posé, en commençant, comme la base de toute justice : avant tout, ne nuire à personne; ensuite, consulter l'utilité publique.Les circonstances ont-elles changé; le devoir, qui n'a rien d'immuable, change avec elles. Il peut y avoir telle promesse, tel engagement dont l'exécution deviendrait funeste à celui qui l'a reçu , comme à celui qui l'a contracté. La scène nous en fournit un exemple. Que Neptune n'eût pas tenu sa parole à Thésée, ce prince conservait son fils; car, de trois voeux qu'il avait formés, le dernier, dit-on, est celui que la colère lui dicta contre les jours d'Hippolyte, et dont l'accomplissement lui coûta tant de larmes. Votre promesse tombe donc d'elle-même lorsqu'elle est nuisible à celui qui l'a reçue, même lorsqu'elle vous coûte plus cher qu'il n'en retirerait d'avantages. Il n'est pas contraire, au devoir de laisser le résultat le plus fort l'emporter sur le plus faible. Vous vous êtes engagé à défendre une cause en personne; mais, en attendant, votre fils est atteint d'une maladie grave : le devoir alors ne vous lie pas à votre promesse, et votre client serait plus injuste que vous s'il se plaignait d'avoir été abandonné. Quant aux promesses extorquées par la crainte, ou surprises par la fraude, qui ne reconnaît leur peu de validité? La plupart sont annulées par l'autorité du préteur, et quelques- unes par la loi même. Il y a plus : des subtilités perfides, des scrupules hypocrites dans l'interprétation de la loi produisent de fréquentes injustices. De là cet adage si connu : Summum jus, sunima injuria . ("Un droit rigoureux est une extrême injustice.") . Des hommes publics même se sont souvent rendus coupables de cette supercherie. Tel fut ce général qui, après avoir fait avec les ennemis une trêve de trente jours, ravageait leurs terres pendant la nuit, alléguant pour raison que les jours seuls étaient désignés dans le traité. Blâmons également la conduite d'un Romain : Q. Fabius Labéon, ou quelque autre (car je ne connais ce fait douteux que par tradition), fut envoyé par le sénat pour régler, par arbitrage, les limites, des territoires de Naples et de Nole : arrivé sur les lieux, dans les conférences tenues séparément avec les députés de chacune de ces deux villes , il les exhorte au désintéressement et à restreindre leurs prétentions plutôt qu'à les étendre. Ils suivent si fidèlement ses avis qu'il reste du terrain vacant. Alors il ratifie la limitation arrêtée par eux-mêmes, et adjuge l'espace intermédiaire au peuple romain. Ce n'est pas là une décision, c'est une déception. Il ne faut jamais rien obtenir par ces misérables tours d'adresse.

XI. Il est aussi des devoirs à remplir envers ceux de qui nous avons reçu quelque injure; car la punition et la vengeance ont des bornes. Peut-être même suffirait-il du repentir d'un ennemi, et pour rendre impossibles de nouvelles attaques de sa part, et pour intimider la méchanceté des autres. Dans l'ordre politique, les lois de la guerre sont sacrées. Des deux manières de vider un différent l'une par la discussion, qui est le propre de l'homme, l'autre par la force, qui est le droit des animaux, on ne doit recourir à la seconde que là où la première devient impuissante. L'unique but de la guerre sera donc la paix, la garantie contre toute insulte; et la victoire épargnera les ennemis qui n'auront été ni cruels, ni barbares. Ainsi nos ancêtres accordèrent le droit de cité aux Tusculans, aux Eques, aux Volsques, aux Sabins, aux Herniques, mais ils ruinèrent de fond en comble Carthage et Numance. J'ai regret à la destruction de Corinthe; mais j'entrevois le principal motif de leur conduite dans la situation de cette ville, trop favorable au renouvellement de la guerre. A mon avis, une paix qui n'a rien d'insidieux doit toujours être acceptée. Si, sur un pareil sujet, on eût écouté ma voix, nous aurions encore une république : elle ne serait peut-être pas la meilleure; mais, hélas! aujourd'hui elle n'est plus. C'est un devoir, non seulement d'épargner les vaincus, mais encore de recevoir, après que la brèche a entamé ses murailles, les soumissions de l'ennemi qui s'abandonne à la merci des généraux. Ici l'équité a été si scrupuleusement observée par les Romains, que ceux qui avaient reçu la foi des villes ou des nations conquises, fidèles imitateurs de nos antiques modèles, en devenaient les protecteurs. Les principes de justice applicables à la guerre ont été religieusement consignés dans les lois féciales de Rome. Pour qu'une guerre soit légitime, elles exigent ou une réclamation , ou l'indication préalable des motifs, avec déclaration formelle. Le fils de Caton faisait sa première campagne: dans l'armée de la province que gouvernait Popillius. Ce général ayant résolu de licencier une légion, le jeune Caton, qui servait dans ce corps, fut compris dans la réforme. Mais le goût des armes le retint à l'armée. Son père alors écrivit à Popillius que, s'il approuvait la présence du jeune homme sous les drapeaux, il l'engageât par un nouveau serment, parce que, délié du premier, il n'avait plus le droit de combattre les ennemis. Telle était la réserve scrupuleuse qui limitait le droit de faire la guerre. Nous avons même la lettre, que Caton, dans sa vieillesse, écrivit à son fils Marcus, lorsqu'il servait en Macédoine, dans la guerre contre Persée : « J'ai appris, lui dit-il, que le consul vous a licencié. Gardez-vous donc bien de prendre part à aucune action : on perd, avec le titre de soldat, le droit de tirer l'épée contre l'ennemi. »

XII. Observons encore que, pour désigner l'ennemi, on a substitué à son véritable nom perduellis, celui d'hostis, afin de pallier un sens odieux par une expression adoucie. Nos pères, en effet, appelaient hostis celui qu'aujourd'hui nous nommons peregrinus. Ce texte des Douze Tables le prouve: «Ou le jour pris avec un étranger, cum hoste. Le droit ne peut être prescrit à l'égard de l'étranger, adversus hostem. » Une expression aussi pacifique pour désigner celui qui nous fait la guerre! quelle humanité! Il est vrai que le temps a répandu de l'odieux sur son acception. Détachée de l'étranger, elle ne s'applique plus avec justesse qu'à l'homme armé contre nous. Le peuple qui dispute, les armes à la main, l'empire et la gloire, doit s'appuyer sur les mêmes motifs dans lesquels nous venons de reconnaître la légitimité de la guerre. L'animosité des combats doit même être tempérée par une cause aussi noble que celle de la gloire et de l'empire. Dans les luttes entre citoyens, nous traitons plus rigoureusement un ennemi qu'un compétiteur: à celui-ci nous disputons une charge, une dignité; mais nous défendons contre l'autre notre honneur et notre vie. Ainsi, le Celtibériens et les Cimbres ont été pour nous de véritables ennemis, avec qui il s'agissait d'être et non de commander; taudis qu'avec les Latins, les Sabins, les Samnites, les Carthaginois et Pyrrhus , nous ne combattions que pour l'em pire. Carthage fut perfide, et Annibal cruel; nous trouvâmes plus de justice dans les autres. Voici de belles paroles de Pyrrhus sur la rançon des prisonniers : "Croyez-vous donc, Romains, que l'art de la victoire ne soit qu'un vil trafic? c'est un combat de gloire. Gardez, gardez votre or; le fer doit.nous juger. Le sort couronnera ceux qu'il veut protéger. Oui, j'en fais le serment : jamais d'indignes chaînes n'attendront dans mon camp les phalanges romaines. Je respecte et je plains des guerriers malheureux; allez, recevez-les de Pyrrhus et des dieux". Sentiments bien dignes d'un roi et du sang des Eacides.

XIII. Les promesses faites par un citoyen à l'ennemi, dans des circonstances extraordinaires, sont encore des liens qu'il n'est pas permis de rompre. Dans la première guerre punique, Regulus, prisonnier à Carthage, fut envoyé à Rome pour négocier l'échange des captifs, avec serment de revenir. Il arrive, il s'oppose dans le sénat à cet échange; ensuite, malgré les efforts de sa famille et de ses amis empressés à le retenir, il retourne chez l'ennemi, préférant le supplice au parjure. Dans la seconde guerre punique, après la bataille de Cannes, Annibal envoya à Rome dix prisonniers, avec serment de revenir s'ils n'obtenaient point le rachat des captifs carthaginois. Plusieurs se parjurèrent, et ils furent relégués pour toute leur vie, par les censeurs, dans la classe des tributaires (ceux qui payaient les impôts sans jouir des droits de citoyen). sans excepter celui qui avait eu recours à une ruse coupable pour éluder sa promesse. Sorti du camp avec la permission d'Annibal, ce prisonnier y rentra l'instant d'après, alléguant qu'il avait oublié quelque chose. Quand il fut sorti pour la seconde fois, il se prétendit délié de son serment, et il l'était, à la lettre, mais nullement dans le fond; car la véritable bonne foi repose sur l'intention, et non sur les paroles. Un admirable exemple de justice envers l'ennemi nous a encore été légué par nos ancêtres. Un transfuge du camp de Pyrrhus étant venu offrir au sénat d'empoisonner ce prince, le sénat et Fabricius firent remettre le traître entre ses mains. Rome ne voulut pas acheter par un crime la mort d'un ennemi, formidable agresseur. Voilà tout ce qu'on peut dire des lois de la guerre. Souvenons-nous aussi qu'il n'est pas jusqu'aux dernières classes de la société qui n'aient droit à notre justice. De ce nombre sont les esclaves. On a prescrit avec raison de les traiter comme des mercenaires : exigeons d'eux le service, mais fournissons-leur le nécessaire. La force et la ruse sont les deux instrument de l'injustice frauduleuse, elle est l'attribut du renard; violente, elle appartient au lion. Sous l'un et l'autre de ces caractères, elle est indigne de l'homme; mais la fraude est plus odieuse. L'iniquité la plus criminelle est celle qui colore ses plus noires trahisons d'un vernis de candeur. Nous ne nous étendrons pas davantage sur la justice.

XIV. Je parlerai maintenant, comme je l'ai annoncé, de la libéralité et de la bienfaisance, vertu la plus appropriée à la nature de l'homme, mais vertu qui exige de nombreuses précautions. Il faut d'abord se donner de garde d'être bon au désavantage et de celui à qui l'on croira faire du bien, et de tout autre; ensuite, proportionner sa bienfaisance à sa fortune; enfin la répartir selon le mérite. Beaucoup d'hommes cependant, surtout parmi ceux que tourmente le besoin de la gloire, dépouillent les uns pour donner aux autres. Ils s'imaginent acheter la réputation de bienfaiteurs de leurs amis, en les gorgeant de richesses acquises par toutes sortes de voies. Rien au monde n'est plus contraire au devoir. Faisons-nous donc une générosité profitable à nos amis sans nuire à personne. Ainsi, lorsque Sylla et César faisaient passer une fortune de son légitime possesseur sur la tête d'un étranger, ils n'étaient nullement généreux : où la justice n'est pas, la générosité ne saurait être. Il faut ensuite, disions-nous, que notre bienfaisance ne surpasse pas nos facultés. L'homme, en effet, qui veut être plus généreux qu'il n'est riche commet d'abord une injustice contre les droits du sang. Les secours et l'héritage que la justice lui prescrit de laisser à sa famille passent ainsi en des mains étrangères. D'ailleurs, l'esprit de rapine et de fraude est presque inséparable d'une libéralité aussi étrange, pour lui procurer de quoi fournir à ses largesses. On voit encore des hommes jaloux de passer pour généreux faire beaucoup de choses par ostentation plutôt que par caractère : est-ce là de la libéralité? Non, c'est un calcul d'orgueil, c'est une vertu hypocrite, plus voisine de la vanité que de la bienfaisance et du sentiment du beau moral. La troisième règle à suivre en dispensant nos largesses, c'est de les proportionner aur mérite : prenez en considération les moeurs de celui à qui vous voulez faire du bien, son attachement pour vous, les liens divers qui vous unissent à lui, les services qu'il vous a rendus; s'il a tous ces titres à votre générosité, vos désirs doivent être satisfaits; si quelques-uns lui manquent, l'importance et le nombre des autres feront pencher la balancé.

XV. Puisque notre vie s'écoule dans la société d'êtres imparfaits, dépourvus de sagesse absolue, mais qui ne laissent pas de se rendre honorables s'ils ont les ombres de la vertu, ne négligeons pas entièrement ceux en qui nous en trouvons quelques traces, mais attachons-nous avec le plus de force à ceux qui possèdent au plus haut degré les vertus douces, la modération, la tempérance, et cette justice qui est depuis longtemps le texte de nos leçons. Chez l'humanité, privée de la perfection morale, de la souveraine sagesse, la force et l'élévation de l'âme sont d'ordinaire acompagnées d'une ardeur trop impétueuse : les vertus douces semblent être plus en contact avec le caractère de l'honnête homme. Là se bornent les considérations à faire sur les moeurs. Quant à la bienveillance dont nous pouvons être l'objet auprès de chacun, la première loi du devoir est de faire le plus de bien à qui nous chérit le plus; mais il faut se garder de juger du degré de bienveillance en jeune homme, je veux dire par cette chaleur qui tient de l'amour : prononçons d'après la solidité et. la constance. Si les services d'autrui sont tels qu'ils attendent de nous un retour, et non une faveur, hâtons-nous, car de tous les devoirs le plus impérieux est celui de la reconnaissance. Si Hésiode prescrit de payer avec usure, quand on le peut, ce qu'on nous a prêté, avec quelle ardeur ne devons- nous pas répondre au défi que nous présente un bienfaiteur ! Serons-nous moins reconnaissants que ces fertiles campagnes qui rapportent beaucoup plus qu'elles n'ont reçu? Notre générosité ne calcule pas auprès de l'homme de qui nous espérons des services : quel doit donc être son empressement pour celui qui nous a déjà obligés? La libéralité a deux caractères : elle donne ou elle rend. Il dépend de notre volonté de donner; mais rendre est une obligation sacrée pour l'honnête homme, lorsqu'il peut s'acquitter sans faire murmurer la justice. Le discernement doit s'appliquer encore aux services reçus. Il est certain que le plus important service mérite le retour le plus grand; il est cependant essentiel de mettre dans la balance le motif, le degré d'affection qui ont dirigé son auteur. Combien d'hommes, en effet, se livrent à un engouement irréfléchi, qui ne connaît ni choix, ni mesure, et dont les mouvemens fougueux, semblables à un coup de vent, les entraînent à obliger le premier venu! Des services rendus avec discernement et une persévérance réfléchie ont un tout autre mérite. Au reste, que l'on donne gratuitement ou que l'on rende des bienfaits, le devoir exige, toutes choses égales d'ailleurs, que l'on place les plus grands secours près des plus grands besoins. Bien des gens font le contraire. L'homme dont ils espèrent le plus obtient leur préférence, lors même qu'il n'éprouve pas de besoins.

XVI. Le moyen de resserrer le plus étroitement l'union sociale et les liens de l'humanité, c'est de rendre notre bienveillance plus expansive sur les hommes qui tiennent à nous de plus près. Reprenons les choses de plus haut, et cherchons dans la nature les principes de la société. Le premier, commun à tout le genre humain, c'est la raison et la parole, lien social par excellence. Instrument qui nous sert à enseigner, à apprendre, à communiquer nos idées, à discuter, à juger, la raison, la parole rapprochent l'homme de l'homme, et forment entre eux une société fondée sur la nature. Rien ne nous place à une si grande distance de la brute, à laquelle nous reconnaissons la force , comme au cheval et au lion ; mais non l'équité, la justice, la bonté, parce que la raison et la parole ne sont point son partage. Il existe donc une société universelle, qui unit entre eux et les hommes et les peuples : là, toutes les choses que la nature a créées pour l'usage de l'humanité sont les biens d'une communauté inviolable, pourvu que l'on observe les restrictions imposées par la loi. Mais, sans blesser la loi, suivons cet adage des Grecs : Entre ami, tout est commun. Or, ces choses communes entre tous les hommes se rangent dans la classe de celles qu'Ennius renferme dans un exemple applicable à bien d'autres cas : Du voyageur, par un mot secourable,
Guider les pas ne te coûterait rien ;
A ton flambeau c'est allumer le mien :
Le feu le reste, il brûle inépuisable.

Dans ce seul exemple est contenu le précepte d'accorder même à un inconnu tout ce qui ne coûte rien à donner. De là ces formules vulgaires : N'interdire à personne une eau courante; laisser prendre du feu à son feu; conseiller de bonne foi celui qui délibère : toutes choses qu'on reçoit avec profit, et qu'on donne sans perte. Pratiquons donc ces maximes, apportons sans cesse notre tribut à l'utilité commune. Mais comme la fortune de chaque homme est bornée, tandis que la foule des indigens est innombrable , mesurons nos libéralités journalières sur la règle d'Ennius, de manière que le feu nous reste. par là nous économiserons les moyens de faire du bien à ceux que des liens plus étroits unissent à nous.

XVII. Il est, en effet, des degrés dans la société. De ces liaisons universelles du genre humain , descendons à une réunion plus restreinte, celle que constitue l'identité de nation et d'idiome, cause d'un rapprochement plus intime entre les hommes; descendons même à une concentration plus étroite encore, celle de la cité : car la place publique, les temples, les portiques, les rues, les lois, les privilèges, les tribunaux, le droit de suffrages, le commerce d'amitié, les rapports nombreux et réciproques d'affaires et d'intérêts, mille choses sont communes entre des citoyens. Enfin, les liens du sang sont les plus immédiats. C'est la société ramenée de son immensité à un point. Comme tout ce qui respire dans la nature est doué de l'instinct de se reproduire, la première de toutes les sociétés est l'union conjugale; son intimité redouble par les enfants : on ne fait qu'une maison, sous la communauté de toutes choses. Là se trouve le germe de la cité ; j'ai presque dit la pépinière de l'état. Dans un ordre de proximité secondaire se présentent les frères, puis leurs enfants, ensuite les enfants de ceux-ci, qui, se trouvant trop à l'étroit dans la même maison, en sortent pour aller ailleurs fonder de nouvelles colonies. Viennent enfin les mariages, les alliances , et de là une augmentation de parents. Cette propagation des familles donne naissance aux républiques. La société fondée sur la parenté est un commerce de bienveillance et d'affection. Quel lien puissant que la communauté des monuments de famille, des dieux domestiques, des sépultures ! Mais de toutes les sociétés, la plus noble, la mieux cimentée est celle des gens de bien, unis par la conformité des moeurs et par une douce intimité. Car cette honnêteté, sur laquelle nous nous plaisons à revenir, se fait aimer partout où elle se présente, et nous attache à l'homme en qui nous croyons la reconnaître. Bien que toute vertu nous attire et nous fasse aimer les hommes dans le coeur desquels il nous semble la trouver, c'est à la justice et à la générosité qu'il appartient surtout de produire cet effet. Mais la plus douce comme la plus forte de toutes les chaînes est la ressemblance de caractère entre les hommes vertueux. Avoir les mêmes goûts, les mêmes volontés qu'un ami, c'est se complaire en lui comme en un autre soi-même; c'est mettre en pratique la leçon de Pythagore, qui veut que l'amitié ne fasse qu'un seul homme de plusieurs. L'échange réciproque des bons offices est aussi un noeud bien fort : tant que les services sont mutuels, tant qu'ils plaisent, les homines qui en sont tour-à-tour le principe et l'objet sont unis par des liens indissolubles. Enfin, parcourez par la pensée toutes les sociétés humaines, vous n'en trouverez pas de plus imposante, de plus, chère que celle qui lie chacun de nous à la république. Nous aimons avec tendresse un père, une mère, nos enfants, nos proches, nos amis ; mais toutes ces affections viennent se perdre dans le seul amour de la patrie : où est l'honnête homme qui balancerait à sacrifier ses jours pour elle? Devoir sacré ! tu rends plus exécrable la fureur de ces hommes qui ont déchiré le sein de la patrie par tous les attentats, et pour qui sa ruine complète a été, est encore le but de leurs coupables travaux ! Comparons, faisons rivaliser les devoirs, examinons à qui l'on doit en rendre le plus : au premier rang se présentent la patrie, et nos pères et mères, dont les bienfaits, les plus grands que nous puissions recevoir, sont une dette pour nous; immédiatement après eux viennent nos enfants, toute notre famille, qui attend tout de nous, et dont nous sommes l'unique refuge; ensuite les proches qui nous sont attachés, et dont la fortune tient, presque toujours à.la nôtre. Voilà ceux à, qui nous devons nos premiers secours; mais cette intimité au sein de laquelle deux existences s'identifient l'une avec l'autre, cette ressemblance de pensées et de langage, les exhortations, les consolations, parfois même les reproches, sont le privilège de cette amitié qui, pour être parée de tous ses charmes, doit reposer sur la sympathie des caractères.

XVIII. Mais, dans la pratique de tous ces devoirs, considérons de quel côté est le plus pressant besoin, et ce que chaque homme peut ou ne peut pas faire sans notre secours. Ainsi, ce que prescrit la circonstance ne sera pas toujours ce qu'exigent le sang et L'amitié. Tel service peut être obligatoire envers l'un plutôt qu'envers l'autre : vous devez aider votre voisin à faire sa récolte préférablement à un frère, à un ami. Mais est-il question d'un procès? vous défendrez plutôt un frère, un ami, qu'un voisin. Voilà des considérations indispensables dans l'accomplissement de tonte espèce de devoirs ; il faut s'y habituer par un fréquent exercice, si nous voulons calculer avec justesse nos obligations, et reconnaître, après avoir su additionner et soustraire, en quoi nous pouvons être en reste. Le résultat nous apprendra quelle est notre dette envers chacun. Cependant, comme jamais ni médecin, ni général, ni orateur n'a eu de grands succès par la seule théorie de son art et sans le secours de l'expérience, de même on peut bien tracer les préceptes des devoirs, comme nous le faisons ici ; mais c'est surtout la pratique, c'est l'exercice que réclame un objet aussi important. Nous avons suffisamment montré la source de l'honnêteté dans les principes qui constituent les lois de la société, et la source du devoir dans l'honnête. Remarquons maintenant que, parmi les quatre vertus générales, base de l'honnêteté et du devoir, brille du plus vif éclat cette grandeur d'âme qui nous fait regarder de si haut les choses humaines. Aussi, de tous les reproches injurieux, il n'en est pas qui se présente plus volontiers que ces mots :
O guerriers sans vertu, femmes dans les combats!
Clélie est un héros;

ou bien
Rends-moi, demi-soldat, ton glaive, et songe à vivre!
Au contraire, pour célébrer le courage d'une âme forte et sublime, notre éloquence devient, presque à notre insu, plus pompeuse. De là le vaste champ qu'offrent aux rhéteurs Marathon, Salamine, Platée, Leuctres, les Thermopyles. Tel est le principe qui anima notre Coclés, les Decius, les deux Scipions, M.Marcellus, et tant d'autres, et qui.a fait du.peuple romain un peuple de héros. Le costume guerrier dont sont ornées nos statues est une preuve de plus de notre passion pour la gloire des armes.

XIX. Mais cette fierté d'âme, qui se montre dans les périls et dans les travaux, marche-t-elle sans la justice; l'intérêt particulier, remplaçant le salut de la patrie, devient- il le but de ses efforts; elle est un vice. Loin d'être une vertu, c'est une férocité qui repousse tout sentiment humain. Elle est donc juste, cette définition
que le Portique donne de la force de l'âme, lorsqu'il l'appelle une vertu armée pour l'équité. Aussi, de tous ceux qui doivent leur réputation de courage à la fraude et à de coupables moyens, aucun n'a conquis la véritable gloire. L'honnêteté ne peut exister sans la justice. Platon est admirable quand il dit : Non seulement la science sans la justice doit prendre le nom de subtilité plutôt que celui de sagesse, mais encore l'intrépidité dans les périls, qui a pour mobile l'ambition personnelle, et non l'utilité commune, est digne d'être appelée bravoure : l'audace est son nom. Au courage, à la grandeur d'âme, il faut donc réunir la bonté, la simplicité, l'amour du vrai, l'horreur de la perfidie: qualités inhérentes à l'idée si noble de la justice. Mais il est déplorable qu'une fatale obstination et la fureur de dominer soient le résultat le plus commun de l'élévation du caractère. Le coeur du Spartiate, dit Platon, ne brûlait que pour la victoire : il en est de même d'un homme qui a l'âme grande; être le premier, disons mieux, être le seul, tel est son but. Or, pour celui qui veut s'élever au dessus de tous, il est bien difficile de ne pas blesser cette équité sans laquelle il n'est point de justice. Alors ces hommes veulent que la raison et l'aulorité publique et légale se taisent devant eux; alors s'élèvent au sein de la république des ambitieux qui prodiguent l'or et organisent des factions pour reculer le plus possible les bornes de leur pouvoir et fonder l'empire de la force sur les ruines de l'égalité devant la loi. Mais plus la modération est difficile, plus elle est glorieuse, car la justice a des droits sur tous les instants de la vie. Le titre d'homme brave appartient donc à celui qui repousse l'agression, et non à celui qui la commet. La vraie magnanimité, celle du sage, place cet honneur, qui est le but constant de la nature, dans les actions, et non dans la renommée : elle aspire au premier mérite plutôt qu'à la première place. N'allons pas compter parmi les grands hommes l'esclave des erreurs d'une multitude aveugle. Plus on a l'âme haute, plus cette soif de la gloire nous entraîne aisément dans l'injustice. Ce pas est glissant, car à peine trouvera-t-on un homme qui n'ambitionne la gloire comme le digne salaire de ses travaux et de ses périls.

XX. Généralement une âme forte et grande se reconnaît à deux caractères principaux : l'un est le mépris des choses extérieures, fondé sur la certitude que le beau et l'honnête sont seuls dignes de l'admiration, des désirs, des investigations de l'homme, et qu'il ne lui est pas permis de plier sous un autre homme, sous ses passions, ou sous les coups de la fortune. L'autre caractère est cette complexiou morale dont nous avons déjà parlé, qui nous porte aux actions grandes et éminemment utiles, mais aussi entourées d'écueils, de travaux, de périls qui menacent, soit notre existence, soit, tout ce qui peut la rendre chère. De ces deux caractères, le dernier réunit à lui seul tout l'éclat, toute la grandeur, je dirai même plus, toute l'utilité. Mais au premier se rattache le principe qui fait les grands hommes. Là, en effet, se trouve le mobile des âmes élevées, qui dédaignent tout ce qui est humain. Ce caractère, lui-même, se reconnaît à deux choses : n'appliquer l'idée du bien qu'à ce qui est honnête; s'affranchir du joug de toute passion. Compter en effet pour peu de chose ce qui éblouit le vulgaire, le dédaigner à l'aide d'une raison ferme et constante, c'est là sans doute le cachet de la grandeur d'âme : supporter les maux qui semblent si amers, tous les coups que la fortune se plaît à frapper sur l'humanité, sans descendre du rang où nous a placés, la nature, sans déroger à la dignité du sage, c'est là le propre d'un caractère plein de vigueur, d'une âme inébranlable. Ce serait être infidèle à soi-même que de se raidir contre la crainte et de céder à la cupidité, de triompher des fatigues, et d'être vaincu par le plaisir. Pénétrons- nous donc de ces vérités, et fuyons la passion de l'or, la marque la plus certaine d'un coeur étroit, d'une âme rampante, comme il n'est rien de plus noble et de plus généreux que de mépriser ce que la fortune nous refuse, ou de consacrer ses richesses à la libéralité et à la bienfaisance. Il faut aussi, et nous l'avons dit plus haut, se tenir en garde contre la passion de la gloire; car elle nous ravit cette liberté à laquelle une âme noble doit rapporter tous ses efforts. Ne courons pas non plus après les honneurs et les commandements; sachons quelquefois les refuser, quelquefois même les abdiquer. Ecartons les mouvemens tumultueux, les ardents désirs, la crainte, le chagrin, la joie immodérée, la colère, pour conserver cette tranquille paix qui répand tant d'égalité et de dignité sur notre vie. On voit et on a vu des hommes qui, éloignés des affaires publiques, et plongés dans un doux loisir, ont demandé à la retraite cette sécurité dont je parle. C'étaient, ou les philosophes les plus célèbres, ou des personnages graves et austères, incapables de se plier aux moeurs du peuple et des grands. Quelques-uns ont passé leur vie dans les champs, faisant leurs délices des occupations domestiques. Ils ont voulu jouir du sort des rois, ne sentir ni privation, ni dépendance, et goûter cette liberté dont le privilège est de ne régler notre vie que sur notre volonté.

XXI. Puisque tel est le but auquel tendent et les hommes avides d'honneurs, et les amis du repos, les premiers croient pouvoir l'atteindre par le crédit et de grandes richesses, les autres par une modération qui se contente de peu. La disposition des uns et des autres ne doit point être condamnée sans restriction ; mais la vie de l'homme retiré, plus facile et moins dangereuse pour lui, pèse beaucoup moins sur les autres, tandis que ceux-là se rendent plus utiles au genre humain, ouvrent une carrière plus vaste à leur gloire et à leur célébrité, qui se sont appliqués aux affaires publiques et à l'exécution des grandes choses. Aussi serais-je tenté de permettre l'éloignement des affaires publiques à l'homme de génie qui s'est voué aux études spéculatives, et à ceux que la faiblesse de leur santé, ou d'autres motifs graves ont retenus loin de l'administration, et forcés délaissera d'autres le soin et la gloire de servir l'état. Quand aucune excuse de ce genre n'est alléguée par ceux qui affectent de mépriser ces commandements, ces magistratures, objets de l'admiration universelle, ne pas les louer serait trop peu, nous devons encore blâmer leur travers. A ne voir, dans cette façon de penser, que le mépris d'une gloire qui n'est rien à leurs yeux, il est difficile de n'y pas applaudir : mais ces hommes ne font que déguiser leur crainte pour tout ce que les froissements d'intérêts ont de pénible, tout ce que les refus ont de décourageant ; c'est là qu'ils mettent la honte et l'infamie. Il est en effet des hommes qui, placés en face des choses les plus contraires, ne sont plus les mêmes; austères contempteurs de la volupté, ils fléchissent en présence de la douleur ; foulant aux pieds la gloire, ils sont atterrés d'un affront ? et quelquefois même ils se montrent trop peu conséquents dans leurs inconséquences. Mais ceux que la nature a faits homme d'état doivent, sans hésiter, rechercher les magistratures, et se placer au timon de la république. Sans cela, la patrie n'aurait point de chefs, ni un grand caractère le moyen de se développer. Mais l'élévation des. sentiments, qui met l'homme au dessus des choses humaines, cette tranquillité, ce calme si souvent recommandés, ne sont pas moins nécessaires, sont plus nécessaires peut-être à l'homme d'état qu'au philosophe. Que jamais l'inquiétude ne vienne le troubler; que toutes ses actions soient empreintes de gravité et de constance. Cette égalité coûte d'autant moins aux philosophes, que leur vie donne moins de prise à la fortune, et que leurs besoins sont plus bornés : leur arrive-t-il, d'ailleurs, quelque revers, ils ne peuvent tomber de si haut. Ce n'est donc pas sans une cause réelle que les hommes publics ont l'âme plus agitée que ceux qui vivent dans la retraite : l'objet de leurs travaux est plus grand; il suit de là qu'ils doivent fortifier davantage leur coeur et en bannir les chagrins. Pour aborder l'administration des affaires publiques, il ne suffit pas de considérer combien elle est conforme au devoir, il faut encore consulter ses forces; et, dans cette dernière partie de l'examen, que l'indolence n'amène pas un découragement irréfléchi, que l'ambition ne nous rende jamais présomptueux. Enfin , une affaire quelconque, avant d'être entreprise, exige une préparation scrupuleuse.

XXII. La multitude place dans son estime les exploits guerriers au dessus des vertus civiques : détruisons ce préjugé. Combien d'hommes, en effet, ne demandent à la guerre que cette gloire dont ils sont avides, passion qui s'attache de préférence aux grands coeurs et aux grands génies, à proportion de leur talent, de leur ardeur pour le métier des armes! Mais jugeons avec impartialité ; et nous reconnaîtrons qu'une foule d'actions civiles ont été plus importantes et plus glorieuses que les hauts faits militaires. Quelque justes louanges que l'on décerne à Thémistocle, quelle que soit la supériorité de sa renommée sur celle de Solon, quelque préférence que l'on accorde à la victoire éclatante dont Salamine fut le théâtre sur le sage établissement de l'aréopage par Solon, ici néanmoins le législateur ne le cède pas au général. Salamine fut utile un jour à la république d'Athènes, l'aréopage le sera à jamais. C'est à ce corps respectable que les Athéniens doivent la conservation de leurs lois et des usages de leurs ancêtres. II y a plus : jamais Thémistocle n'aurait pu se vanter d'avoir secouru l'aréopage, tandis que l'aréopage aida beaucoup Thémistocle.. Car la guerre fut dirigée par les conseils de ce sénat établi par Solon. La même observation peut s'appliquer à Pausanias et à Lysandre: bien qu'ils aient reculé les bornes de la domination de Lacédémone , leurs exploits ne sauraient soutenir le parallèle avec la discipline et la législation créées par Lycurgue. Que dis-je? n'est-ce pas à Lycurgue lui- même qu'ils durent l'avantage de commander à des soldats plus obéissans et plus braves? J'ai vu, dans ma jeunesse, M. Scaurus; à l'époque où je prenais part au gouvernement de la république, j'ai vu Q. Catulus ; et le premier, ne m'a pas semblé inférieur à Q. Marius, ni le second à Cn. Pompée :
Le guerrier perd son prix s'il n'est pas citoyen.
Scipion l'Africain, cet homme, ce général extraordinaire, ne servit pas mieux l'état, en rasant Numance, que ne fit, à la même époque, P. Nasica, sans autorité publique, en tuant Tiberius Gracçhus. Cette dernière action néanmoins réunit le caractère guerrier au caractère civil, puisqu'elle fut exécutée par la force et avec
le glaive : toutefois c'est au sein de Rome, c'est sans .armée qu'une telle résolution fut accomplie. Elle est, vraiment belle, cette maxime contre laquelle je vois souvent se déchaîner l'envie et la méchanceté :
Que Mars cède à la paix, le glaive a l'éloquence.
En effet, sans parler des autres, sous mon consulat les armes ne s'abaissèrent-elles pas devant la toge? Jamais la république, au milieu de dangers plus pressants, ne jouit d'un calme plus profond. Par de sages mesures, par une activité infatigable, je fis promptement tomber le glaive des mains des plus audacieux citoyens. Quels exploits de cette importance la guerre me présentera- t-elle? Fut-il jamais un triomphe aussi beau? Je puis, sans doute, ô mon fils! m'applaudir ainsi auprès de vous , à qui le ciel réserve et l'héritage de cette gloire, et l'imitation de mes exemples. Cn. Pompée, ce héros couvert de tant de lauriers, m'a rendu ce témoignage public, que les honneurs d'un troisième triomphe eussent été illusoires pour lui, si, en sauvant Rome, je ne lui en avais conservé le théâtre. Il existe donc un courage civique qui ne le cède point à la valeur guerrière, et qui même exige plus d'art et de vigilance.

XXIII. Cette honnêteté que nous demandons à un coeur noble et élevé, dépend entièrement de la force morale; la vigueur du corps n'y est pour rien. Il faut cependant exercer ce corps et le plier à l'obéissance, lorsque l'esprit et la raison commandent, afin qu'il s'endurcisse aux travaux qu'exige l'exécution des affaires. Mais le beau moral, objet de nos recherches, réside tout entier dans, l'action de l'esprit et dans la pensée ; par-là, le magistrat civil qui gouverne la république n'est pas moins utile que le général qui dirige les opérations de la guerre. Voilà pourquoi souvent la prudence du premier fit éviter ou terminer, parfois même déclarer des hostilités : ainsi la troisième guerre contre Carthage fût décidée d'après les conseils de M. Caton, dont l'autorité prévalut même après sa mort. La sagesse dans le conseil est donc préférable à la valeur dans les combats; seulement, gardons-nous d'adopter ce principe plutôt par la crainte de la guerre que par la raison d'utilité. Mais, en prenant les armes, notre conduite doit faire connaître que nous ne cherchons que la paix. L'homme courageux et ferme est celui qui, dans les circonstances épineuses, ne se trouble pas, et, comme on dit, ne se démonte jamais; celui enfin dont l'esprit toujours libre conserve ses ressources et dont la raison ne s'égare point. Si tel est le caractère d'une grande âme, celui du génie est d'anticiper sur l'avenir par la pensée, de pressentir les divers évènements, d'arrêter ce qu'il faudra faire dans l'occasion, et de ne pas s'exposer à être réduit à dire un jour : « Je ne m'y attendais pas. » C'est à de pareils traits que je reconnais une âme grande, élevée, qui met sa force dans la prudence et la sagesse. Mais s'élancer tête baissée dans le combat, et lutter contre l'ennemi corps à corps, c'est montrer un courage féroce, c'est rivaliser avec les tigres. Toutefois, lorsque les circonstances et la nécessité l'exigent, sachons tirer l'épée, et préférer la mort à l'esclavage" et à l'ignominie.

XXIV. S'agit-il de saccager et de détruire une ville, mettons le plus grand soin à ne rien accorder à la précipitation, rien à la cruauté. Il est alors d'un grand homme, après avoir tout examiné, de punir seulement les coupables, d'épargner la multitude, et d'observer, dans l'une et l'autre fortune, les lois de l'honneur et de la justice. S'il est des hommes qui, comme je l'ai déjà dit, préfèrent la gloire de l'épée à celle de la toge, vous en trouverez aussi plus d'un à qui les conseils violents et périlleux sembleront offrir plus d'éclat et de grandeur que les résolutions paisibles et réfléchies. Jamais nous ne devons, en reculant devant le danger, nous exposer au soupçon de lâcheté; mais fuyons aussi cet autre excès qui consiste à provoquer le péril sans sujet, et qui est le dernier degré de la démence. Imitons ici les médecins, qui guérissent les maladies légères avec des remèdes légers, et appliquent, par une sorte de contrainte, aux maladies graves les remèdes violens et dangereux. C'est folie d'appeler la tempête lorsque la mer est calme; mais c'est sagesse d'opposer à l'orage toutes les ressources de l'art, surtout s'il y a plus d'avantage à risquer l'événement que d'inconvénient à demeurer dans l'incertitude. Les chances d'une affaire hasardeuse intéressent et les particuliers qui l'entreprennent, et la république. Les uns risquent leur vie, les autres leur gloire et la bienveillance de leurs concitoyens. Or le devoir nous ordonne de redouter moins le péril pour nous-mêmes que pour la cause commune, et de combattre avec plus d'ardeur pour l'honneur et la gloire que pour tout autre intérêt. Mais combien n'a-t-on pas vu d'hommes prêts à sacrifier leurs richesses, leur vie même à la patrie, devenir sourds à ses prières, lorsqu'elle demandait la plus petite portion de leur gloire! Tel fiit Callicratidas, qui commandait les armées de Lacédémone dans la guerre du Péloponnèse. Après de nombreux et brillans succès, il exposa sa patrie aux plus grands dangers en rejetant l'avis de ceux qui lui conseillaient d'éloigner la flotte des îles Arginuses et d'éviter le combat avec les Athéniens. Si Lacédémone perd cette flotte, répondit-il, elle peut en équiper une autre ; mais, pour moi, fuir, c'est me couvrir d'infamie. Cependant cette plaie ne fut pas profonde. Par un coup bien plus funeste, Cléombrote ruina entièrement Lacédémone, lorsque la crainte des accusations de la haine le jeta en téméraire au devant d'Épaminondas pour le combattre. Combien il est plus digne d'éloges ce Fabius, dont Ennius a dit :
Seul il sut à pas lents ramener la victoire ;
Pour sauver les Romains, il brava leurs discours :
Sa gloire en est plus belle, et s'accroît tous les jours!

XXV. Cette faiblesse n'est pas moins à éviter dans les affaires civiles. Il est, en effet, des hommes dont la pensée est pleine de sagesse, mais à qui la crainte d'exciter la haine ferme la bouche. Quiconque se destine à l'administration de l'état doit s'attacher fidèlement à ces deux préceptes de Platon : Avant tout, qu'il veille à l'utilité publique avec une activité telle qu'il y rapporte toutes ses actions, et oublie ses propres avantages; ensuite, que ses soins s'étendent à tous les membres de ce vaste corps, dans la crainte que les soins exclusifs donnés aux uns ne fassent négliger les autres. La république est une pupille placée sous la tutelle de l'homme d'état; les soins quelle demande ont pour but son intérêt propre, et non celui du tuteur. Or, les magistrats zélés par une partie des citoyens, et indifférents pour l'autre, introduisent dans un état le plus pernicieux des fléaux, la sédition et la discorde. Que résulte-t-il de là? Les uns courtisent le peuple, les autres s'affichent comme défenseurs de l'aristocratie, presque personne n'est l'homme de tous. C'est là ce qui souleva dans Athènes de si terribles dissensions; c'est de là que naquirent dans notre république tant de séditions; c'est là ce qui donna le jour au monstre des guerres civiles; fléaux qu'un citoyen sage, ferme et digne du premier rang chez une nation libre doit repousser et poursuivre de sa haine. Il se livrera sans réserve à la chose publique; il ne s'attachera ni aux riches, ni aux puissants; son administration embrassera tous les intérêts; elle sera universelle. Jamais, par des accusations mensongères, il n'appellera sur qui que ce soit la haine et les ressentiments; sévère observateur de la justice et de l'honnêteté, dût-il froisser de grands intérêts pour les conserver, il bravera la mort plutôt que de renier la vertu. Rien de plus misérable que l'ambition et la poursuite des honneurs. C'est à ce vice que Platon applique une de ses plus brillantes images : à ses yeux, ceux qui se disputent l'administration de la chose publique sont des matelots qui se battent pour s'arracher le gouvernail. Le même philosophe nous signale comme ennemis de la nation ceux qui portent les armes contre elle, et non ceux qui veulent un gouvernement convenable à leur système: telle fut l'opposition qui séparait sans aigreur P. Scipion et Q. Metëllus. Ah ! ne les écoutez pas ceux qui prétendront qu'il faut haïr à mort un ennemi, et qui appelleront de tels sentiments grandeur d'âme, force de caractère. Non rien n'est plus louable, rien ne sied mieux à la magnanimité qu'un naturel facile à désarmer et porté à la clémence. Chez un peuple libre, où tous les droits sont égaux, il faut encore montrer de la douceur et une âme maîtresse d'elle-même. Que jamais la colère, allumée par l'abord d'un importun, par d'impertinentes sollicitations, ne nous donne une humeur toujours inutile, toujours odieuse. Mais, pour être irréprochables, cette douceur, cette clémence doivent se trouver, dans l'intérêt de la patrie, unies à une certaine sévérité indispensable dans le gouvernement, cependant il faut savoir corriger et punir sans insulter. Le châtiment, la réprimande doivent avoir pour but, non une satisfaction personnelle, mais l'utilité publique. N'allons pas non plus infliger une peine qui excède la faute, ni punir dans l'un ce que nous ne relevons pas même dans l'autre. Surtout, que la colère ne dicte poiut nos arrêts : si.elle monte sur le tribunal avec le juge, il ne pourra jamais garder cette modération également éloignée du trop et du trop peu, vertu chérie des péripatéticiens, mais qu'ils devraient aimer, sans faire en même temps l'éloge de la colère, sans dire qu'elle est un don utile de la nature. En toute circonstance, il faut se l'interdire; et le voeu des peuples doit être de voir les chefs de la nation ressembler aux lois, qui punissent parce qu'elles sont justes, et non parce qu'elles sont irritées.

XXVI. Lorsque la fortune est prospère, lorsque les évènements semblent obéir à nos volontés, il faut aussi se tenir bien en garde contre l'orgueil, le dédain, l'arrogance. Il y a autant de faiblesse à ne pas pouvoir supporter le bonheur que les revers. Dans les jours heureux, dans les jours mauvais, avoir une âme égale, un front toujours serein, voilà ce qui est beau. Tels furent, dit-on, Socrate et C.Lélius. Philippe, roi de Macédoine, me paraît inférieur à son fils en gloire et en exploits guerriers ; mais, à mes yeux , il s'élève au dessus de lui par son humanité et par la douceur de son caractère : aussi l'un fut-il toujours grand , tandis que l'autre fut quelquefois le dernier des hommes. C'est donc une morale bien sage que celle qui nous apprend que plus on est grand , plus il faut être modeste. Scipion l'Africain, le disciple et l'ami de Panétius, disait, souvent, au rapport de ce philosophe, que, comme on remet entre les mains des écuyers, pour les dompter et les rendre plus dociles, les chevaux que l'habitude des mouvements fougueux sur le champ de bataille a rendus farouches, de même il fallait soumettre au joug de la raison et de la philosophie les hommes présomptueux qui, dans leur prospérité, ne connaissent plus de frein, pour leur faire envisager toute la fragilité des choses humaines, toute l'inconstance de la fortune. C'est surtout lorsqu'on est parvenu au faîte du bonheur, qu'il faut avoir recours aux conseils de ses amis, et leur donner plus d'ascendant que jamais. C'est alors qu'il faut fermer l'oreille aux flatteurs, et repousser leur encens. Combien il est difficile de ne s'en pas enivrer! Nous avons en effet assez bonne opinion de nous pour savourer la louange sans scrupule. De là des fautes sans nombre chez les hommes enflés de leur mérite, qui se vouent à.la honte et au ridicule, et tombent dans les plus coupables égarements. Terminons ici ce qui concerne la force d'âme. Nous devons donc conclure que, si les chefs de la république se livrent aux plus hautes affaires, aux travaux qui exigent le plus de force d'âme, à cause de la vaste étendue de leur administration , qui embrasse une multitude d'intérêts, il y a toujours eu, dans une condition privée, des hommes extraordinaires qui ont fait, ou de grandes recherches, ou de grandes entreprises, sans sortir des bornes de leur sphère, et d'autres encore qui, placés entre les philosophes et les hommes d'état, se plaisent
à soigner leur fortune, sans l'augmenter par toutes sortes de voies, et sans refuser d'y faire participer au besoin leurs parents, leurs amis, leur patrie. Que votre fortune soit d'abord bien acquise ; point de gain sordide ou odieux : ensuite, répandez vos utiles bienfaits le plus que vous pouvez, mais sur ceux qui en sont dignes : ajoutez enfin à vos richesses, par l'industrie, l'activité, l'économie, et consacrez-les à une noble libéralité plutôt que de les prodiguer au luxe et à la débauche. En suivant ces principes, on peut concilier la magnificence, la dignité, l'éclat avec, la simplicité, la candeur et la philanthropie.

XXVII. Parlons maintenant de cette autre source de l'honnête, qui comprend la modestie, la tempérance, la modération, paisibles vertus, ornement de la vie, qui dissipent les orages du coeur et règlent toutes nos actions. Ici vient se placer le wpesrov des Grecs, que nous pourrons appeler bienséance. Par son essence, cette vertu est inséparable de l'honnêteté; car ce qui est bienséant est honnête, comme ce qui est honnête est bienséant. La différence de, l'un à l'autre se sent plus facilement qu'on ne peut l'expliquer. Ce qui sied ne se discerne bien nettement que quand l'honnêteté marche la première. Voilà pourquoi la bienséance se montre, non seulement dans cette partie de l'honnêteté dont nous devons nous occuper ici, mais encore dans les trois précédentes. Parler en effet et raisonner en sage, agir avec suite et prudence, en toutes choses saisir le vrai et le défendre, voilà ce qui sied bien; au contraire, l'erreur, l'égarement, les travers, la crédulité trompée choquent autant la décence que le délire et la.folie. La justice est toujours belle; l'injustice, au contraire, n'est pas moins hideuse que déshonorante. Le même rapprochement s'applique à la grandeur d'âme. Toute action virile, pleine de courage, est digne d'un grand coeur et bienséante; celles qui portent un caractère opposé réunissent la honte et la difformité. Ce que j'appelle bienséance se lie donc à tout ce qui est honnête et y tient par un rapport si sensible qu'on le découvre sans effort. Toute vertu a sa bienséance, qui se fait sentir, et dont la distinction d'avec la vertu même est plus métaphysique que réelle. Comme la beauté et les grâces du corps sont inséparables de la santé, de même cette bienséance dont nous parlons se confond entièrement avec la vertu ; mais on l'en dégage par l'abstraction et la pensée. Elle est de deux sortes : l'une, générale, appartient à toutes les vertus; l'autre, spéciale, réside dans chaque vertu prise séparément. La bienséance est en harmonie avec l'excellence de la nature de l'homme, avec sa supériorité sur les autres animaux : telle est à peu près la définition que l'on donne ordinairement de la première espèce. Pour la seconde, qui n'est qu'une branche de la première, c'est, disent les philosophes, un attribut si analogue à notre nature qu'il ajoute à la modération même et à la tempérance un éclat qui les relève.

XXVIII. Ce sont là les vraies notions de la bienséance ; et la loi des convenances, que s'imposent les poètes, et dont les détails sont d'ailleurs étrangers à mon sujet, nous autorise à le croire. Qu'entend-on par l'observation des convenances en poésie? C'est prêter à chaque personnage des actions, des paroles analogues à son caractère. Qu'Eaque ou Minos vienne dire :
Qu'ils tremblent : à ce prix, je me ris de la haine;
ou bien,
Un père de ses fils est le tombeau vivant;
L'esprit se révoltera, parce qu'ils ont la réputation d'avoir été justes. Mais, dans la bouche d'Atrée, ces paroles exciteront des applaudissements, elles seront au niveau du rôle. Laissons le poète déterminer ce qui convient à chaque personnage d'après son caractère. Pour l'homme, le rôle qu'il a reçu de la nature elle-même, c'est celui de roi des animaux. Ainsi le poète, dans la foule de ses personnages si variés, donnera.au vice lui-même les traits qui lui sont propres; et nous que la nature a placés sur la scène du monde pour nous y montrer pleins de constance, modérés,tlempérants, réservés; nous à qui cette même nature prescrit de veiller sur notre conduite à l'égard de nos semblables, il nous est facile de mesurer toute l'étendue de cette bienséance générale qui embrasse toutes les vertus, et de cette bienséance particulière qui s'applique spécialement à chacune d'elles. Comme un beau corps attire nos regards par la justesse des proportions, et les charme par l'accord harmonieux et plein de grâce de toutes ses parties; de même cette bienséance, qui répand un doux éclat sur notre vie, commande les suffrages de ceux qui nous entourent par l'ordre constant et la mesure qui règlent et nos actions et notre langage. Il faut donc avoir un certain respect pour les hommes, pour le vulgaire aussi bien que pour les sages : il y a autant de corruption que d'orgueil à mépriser les jugements de nos semblables. Toutefois, dans ce que nous devons aux hommes, sachons distinguer ce que commande la justice et ce que prescrit le respect. La justice défend de blesser leurs intérêts; le respect, de les choquer; et ici, la bienséance se montre dans tout son jour. Je crois que cet exposé donne une idée claire de ce que nous entendons par bienséance. Le devoir qui en découle mène d'abord au maintien et à l'observation des vues de la nature. Si nous prenons la nature pour guide, nous ne nous égarerons jamais, soit dans l'investigation des vérités les plus abstraites et les plus subtiles, soit dans la conformité de notre conduite avec l'ordre de la société, soit dans le développement de la force et du courage. Mais c'est surtout dans cette partie dont nous traitons que la bienséance prend un caractère plus sensible. En effet, pour devenir permis, les mouvemens du corps, et encore plus ceux de l'âme, doivent être coordonnés à la nature. L'âme a deux principes d'activité : l'un est l'appétit animal, appelé par les Grecs opfAyt,qui entraîne l'homme d'objet en objet; l'autre est la raison, qui lui enseigne et lui explique ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter. Il suit de là que la raison doit commander, et l'appétit obéir.

XXIX. Que toutes nos actions soient exemptes de précipitation et de négligence; n'en faisons pas une à laquelle nous ne puissions attacher un motif plausible. Tout devoir semble tracé dans ce peu de mots. Il faut, pour cet effet, soumettre les appétits à la raison; il faut.qu'ils n'aient jamais ni assez d'impétuosité pour la devancer, ni trop de paresse pour la suivre; il faut qu'ils soient calmes et inaccessibles aux troubles de l'âme. C'est par là que brilleront dans tout leur éclat la constance et la modération ; car, si les .désirs se donnent une trop libre carrière, si l'amour et la haine deviennent trop fougueux pour être arrêtés par la raison, ils passent sans contredit la borne et la mesure. Ainsi révoltés contre la raison, et secouant ce joug que la nature leur a imposé, ils portent le trouble, non seulement dans l'âme, mais même dans le corps. Observez un homme livré à la colère, ou à la crainte, ou à l'ivresse du plaisir, ou transporté par quelque autre passion : son visage, sa voix, ses mouvements, tout son extérieur est changé. Ceci nous apprend, pour en revenir aux règles du devoir, qu'il faut réprimer, calmer nos passions, et mettre notre attention et nos soins à ne rien faire inconsidérément, au hasard, avec légèreté et négligence; car la nature ne nous a pas mis au jour pour les amusements et les folâtres jeux, mais pour des habitudes sérieuses, pour des goûts plus graves et plus relevés. Ce n'est pas que les amusements nous soient interdits; mais il faut en user avec la même mesure que du sommeil et de tout autre délassement, après avoir satisfait aux graves et sérieux travaux. Même dans ces sortes de plaisirs, mettons de la retenue et de la modération; sachons les assaisonner par une gaîté décente et pleine de grâces. Il est des jeux que nous interdisons à l'enfance, pour ne lui permettre que ceux dont l'honnêteté n'est point choquée: ainsi les plaisirs d'un homme de bien doivent briller d'un rayon de vertu. Distinguons deux genres de plaisanteries : l'une grossière, effrontée, déshonnête, obscène; l'autre délicate, polie, spirituelle, piquante. Ce dernier genre caractérise non seulement notre Plaute et l'ancienne comédie d'Athènes, mais encore les traités des philosophes de l'école de Socrate, et une multitude de saillies heureuses, réunies par Caton l'Ancien dans son recueil d'apophthegmes. La limite est donc facile à tracer entre la plaisanterie noble et celle du vulgaire : l'une, faite à propos, sans prétention, est digne d'un homme libre; l'autre est indigue même du dernier des hommes, si à la turpitude des choses vient se joindre l'obscénité des paroles. Les divertissements mêmes ont leurs bornes, qu'il faut respecter /pour éviter l'excès de la dissipation et l'ivresse des plaisirs qui pourraient nous faire tomber dans quelque faute honteuse. Le Champ-de-Mars et la chasse nous offrent des exemples d'amusements honnêtes.

XXX. Dans toute question sur nos devoirs, il est bon de ne perdre jamais de vue l'énorme distance qui sépare l'homme du reste des animaux. L'unique sentiment de la brute est celui des plaisirs sensuels; elle s'élance vers eux avec toute l'impétuosité de sa nature. L'esprit de l'homme , au contraire, se nourrit de connaissances; la pensée est son action, et le plaisir de voir, d'entendre a toujours pour lui un nouvel attrait. Celui même sur qui la volupté a quelque empire, pourvu qu'il ne se soit pas abaissé jusqu'à la brute, comme certains êtres qui portent bien gratuitement le nom d'hommes, pourvu enfin qu'il ait l'âme tant soit peu élevée, celui-là , bien que dominé par les appétits grossiers, les cache, les dissimule, par respect pour soi-même. Preuve évidente que les plaisirs charnels ne sont pas dignes de l'excellence de l'homme; que c'est un devoir de les mépriser et de les proscrire; qu'au moins il faut apporter toute son attention à en user avec mesure, si l'on ne peut s'en détacher entièrement : aussi, dans la nourriture, dans les soins que nous donnons au corps, il faut chercher, non la volupté, mais la santé et la vigueur. Il suffit même de réfléchir sur l'excellence et la dignité de l'homme, pour sentir l'opprobre d'une vie molle, efféminée, passée dans les délices, et tout ce qu'ily a d'honorable dans des moeurs chastes frugales et austères. Considérons encore que la nature nous a donné comme deux caractères : le premier, commun à tous les hommes, nous fait participer à cette raison , à cette dignité qui nous élève au dessus des animaux, d'où émanent toute honnêteté, toute bienséance, et dont le flambeau nous éclaire dans la recherche de nos devoirs ; l'autre est un attribut propre à chacun de nous. S'il existe en effet de grandes différences entre les corps, si les uns sont plus agiles à la course, les autres plus forts à la lutte, ceux-ci plus nobles, ceux-là plus gracieux ; il y a entre les esprits une diversité plus sensible encore, L- Crassus et L. Philippus avaient beaucoup,de grâce ; C. César, fils de Lucius, les surpassa en y mettant plus d'art. Au contraire, leurs contemporains, M. Scaurus et le jeune M. Drusus, étaient singulièrement graves. C. Lélius était fort gai; Scipion, son ami, joignait à plus d'ambition des habitudes plus austères. Parmi les Grecs, Socrate, nous dit-on, était doux, enjoué, d'une conversation divertissante, où il se plaisait à employer ce tour figuré qui le fit surnommer l'Ironique. Mais Pythagore et Périclès acquirent une très grande autorité sans dérider leurs fronts. Nous savons qu'entre les généraux carthaginois, Annibal était le plus rusé ,et, parmi les nôtres, Q. Maximiis : habiles tous deux à cacher, à dissimuler leurs desseins, à tendre des pièges à l'ennemi et à déconcerter ses projets. Dans cet art, la Grèce met au premier rang l'Athénien Thémistocle et Jason de Phères. Une ruse des plus insignes est celle de Solon .qui contrefit l'insensé pour mieux servir sa patrie, sans exposer ses jours. D'autres, bien différens de ces derniers, se montrent.simples et ouverts : attachés à la vérité,ennemis de la fraude, ils condamnent tout déguisement, toute attaque insidieuse. Il en est d'autres qui, pour arriver à leurs fins, se dévoueraient à tout souffrir d'un homme, à fléchir devant toutes ses volontés. Ainsi nous ayons vu M. Crassus ramper devant Sylla; ainsi jamais homme ne fut plus souple et plus patient que le Lacédémonien Lysandre; tandis que Callicratidas, qui prit après lui le commandement de la flotte, fût précisément tout le contraire. On voit de même des hommes tout-puissants par l'éloquence descendre, par la simplicité de leur conversation, au niveau du vulgaire : c'est ce que nous avons observé dans les deux Catulus, le père et le fils, et dans Q. Mucius Mancia. Des vieillards m'ont dit pareille chose de P. Scipion Nasica ; ils ajoutaient que son père, celui qui étouffa les complots de Tib. Gracchus, manquait au contraire de simplicité et de douceur dans l'entretien. Tel fut encore Xénocrate, le plus grave des philosophes, et que son austérité même a rendu célèbre Il est encore un nombre infini de moeurs et de caractères différens, sans être pour cela condamnables.

XXXI. Le moyen le plus facile de conserver cette bienséance que nous.cherchons, c'est de vouloir être soi-même, et de ne retrancher de son coeur que les inclinations vicieuses. Ne luttons jamais contre le caractère général de l'homme.; mais, tout en le respectant, conformons-nous à notre caractère particulier; et, bien que d'autres soient livrés à des occupations plus hautes et plus brillantes, renfermons les nôtres dans le cercle tracé à notre esprit. Vainement nous voudrions nous raidir contre la nature, et courir après l'impossible. Ceci nous explique plus complètement en quoi consiste la bienséance; on y manque en voulant, comme dit un adage, agir en dépit de Minerve, c'est-à-dire lutter contre la nature. S'il est quelque chose de décent, c'est sans doute une conduite uniforme dans toutes ses parties; et le moyen d'observer cette uniformité si l'on abandonne sa manière d'être pour copier celle d'autrui ?Comme nous devons parler notre langue, qui nous est familière, pour éviter le ridicule trop mérité dont se couvrent ces gens qui hérissent leur langage de mots grecs, ainsi nos actions, notre vie entière ne doivent offrir aucune disparate. Telle est l'étonnante influence de la diversité des caractères, qu'il y a des circonstances où l'un devra se donner la mort, tandis que le suicide serait condamnable dans un autre. La fortune de M. Caton n'était- elle pas la même que celle de tous les Romains qui, en Afrique, se rendirent à César? Eh.bien, on les eût.blâmés .d'attenter à leurs jours parce que leur vie avait été moins austère, et leur caractère plus souple; mais Caton, dont l'inflexibilité naturelle passait toute croyance, et avait été fortifiée par une constance continuelle, Caton , qui, dans ses principes, dans ses déterminations, ne s'était pas démenti' un seul'jour, Caton dut mourir plutôt que de supporter la vue d'un tyran. Esclave de deux femmes (si Calypso et Circé méritent ce nom), s'étudiant dans tous ses discours à complaire à tout le monde, que de maux souffrit Ulysse dans les longues erreurs de sa navigation ! Dans son palais même, il n'est pas jusqu'à ses esclaves dont il n'ait dévoré, les outrages, pour parvenir un jour au but de ses voeux. Ajax, au contraire, tel qu'on le dépeint, aurait préféré mille morts à tant d'affronts. Frappé de ces différences, il faudra que chaque homme étudie avec soin ce qui lui est personnel, et qu'il règle son caractère sans chercher à essayer le caractère d'autrui. Rien ne nous sied si bien que ce qui fait partie de nous:mêmes. Que chacun connaisse donc son naturel, et fuge avec une impartialité sévère ses bonnes et ses mauvaises qualités. Qu'il ne soit pas dit que des comédiens nous surpassent en discernement, ils ne choisissent pas les plus beaux rôles, mais ceux.qui leur conviennent davantage. L'acteur qui a la voix forte joue les Epigones et Medus; celui qui brille, par le geste, Menalippe et Clytemriestre.Je me souviens de Rupilius : il paraissait toujours dans Antiope ; Ésopus rarement dans Ajax. Quoi ! l'acteur, sur un théâtre, saura ce qu'il peut jouer; et le sage, sur la scène de la vie, ne saura ce qu'il peut faire! Que les choses pour lesquelles nous avons le plus d'aptitude soient donc le but principal de nos efforts. S'il arrive que les circonstances nous jettent dans des occupations étrangères à notre génie, redoublons de soins, d'attention, d'activité pour en sortir, je ne dis pas avec gloire, du moins sans déshonneur. Il s'agit moins alors d'atteindre à une perfection que la nature nous a refusée, que d'éviter les fautes.

XXXII. Aux deux caractères de l'homme, dont j'ai parlé plus haut, il s'en joint un troisième, qui lui est imposé par quelque circonstance, ou par le temps ; et nous en ajoutons encore un quatrième de notre choix Ainsi, les trônes, les commaudements, les illustrations, les honneurs, les richesses, le crédit, et leurs contraires, sont soumis à l'empire du hasard, au pouvoir du temps. Mais, seuls, nous décidons du rôle que nous voulons remplir dans le monde. Tel est philosophe , tel jurisconsulte, tel autre orateur. Parmi les vertus mêmes, il en est que l'on cultive avec prédilection. Ceux dont les pères se sont illustrés dans quelque genre de gloire travaillent, pour la plupart, à se distinguer dans la même carrière. Tels furent, dans le droit civil, Q. Mucius, fils de Publius; et Scipion l'Africain, fils de Paul-Emile dans l'art: militaire. II est des hommes qui, à la gloire transmise,par leurs aïeux, ajoutent leur propre gloire, comme,ce même Scipion, en qui les talents de l'orateur étaient unis aux qualités guerrières. Ainsi Timothée, fils de Conon : aussi grand homme de guerre que son père, il associa la gloire des lettres et des talents à celle des armes. Quelquefois, au contraire, on sort,de la route tracée par ses ancêtres, pour s'ouvrir une carrière nouvelle. C'est là surtout le but des travaux des hommes qui, malgré leur obscure naissance, se destinent aux grandes choses. Ce sont autant de considérations qu'il faut embrasser par la pensée lorsque nous cherchons ce que prescrit la bienséance. Avant tout, déterminons ce que nous, voulons devenir, quelle sera notre profession. Ici, rien de plus difficile que de bien choisir. Bien jeune encore, avec une raison faible et sans appui, chacun adopte la façon de vivre qui lui plaît le plus. On se trouve donc engagé dans un certain train de vie, avant d'avoir pu discerner quel est le meilleur. Que, selon le récit de Prodicus, cité par Xénophon, Hercule, dès qu'il eut atteint l'âge de puberté, époque destinée par la nature au choix d'un genre de vie, se soit retiré dans un désert et que là, s'abandonnant à ses réflexions, il ait longtemps balancé dans son esprit s'il devait suivre la route de la volupté ou celle de la vertu, qui se présentaient également à ses yeux, je n'en suis pas étonné, c'était le fils de Jupiter. Il n'en est pas ainsi de nous : imitateurs de ceux que notre fantaisie prend pour modèles, nous nous sentons poussés à adopter leurs goûts et leur conduite. Le plus souvent même, imbus des préceptes de nos parents, nous copions leurs habitudes et leurs moeurs. D'autres sont entraînés par le torrent de l'opinion : ce qui a les suffrages du plus grand nombre devient l'objet favori de leur ambition. Qûelques-uns cependant, soit bonheur, soit.favorable impulsion de la nature, soit éducation, se sont placés dans la sphère, qui leur convient.

XXXIII. Mais, parmi les hommes qui ont eu le plus de génie, ou le plus de savor et même l'un et l'autre il en est bien peu qui aient pris leur temps pour réfléchir sur le choix d'un genre de vie. Dans cette délibération importante on doit ramener tout aux dispositions de la nature; car, si nous cherchons, suivant le principe déjà établi, la convenance de toute action dans le caractère des personnes, nous devons apporter un soin bien plus grand dans une résolution qui embrasse le cours entier de la vie, afin d'être toujours d'accord avec nous mêmes, et d'éviter les faux pas dans la route du devoir. Pour arriver au but, la nature la première est capable de nous conduire; la fortune ne vient qu'après elle. En nous confiant à la fois à ces deux guides de la vie, attachons- nous surtout à la nature : son pas est plus fermé, plus égal; même quand elle est aux: prises avec la fortune, on dirait une divinité luttant contre un être mortel. Celui donc qui aura embrassé un genre de vie analogue à ses qualités naturelles, abstraction.faitedu vice, doit y persévérer constamment. La bienséance lui en fait une loi, à moins qu'il ne vienne reconnaître qu'il s'est trompé dans son choix, En cas d'erreur, et l'erreur est possible, il faut changer de plan. Ce changement est aisé quand les circonstances le favorisent; mais, si elles le rendent difficile, il faut reculer lentement et pas à pas, Ainsi les sages aiment mieux délier insensiblement les noeuds d'une amitié qui cesse de plaire ou de faire honneur, que de les rompre avec violence. Le changement fait, soyez très attentif à montrer que vous avez agi par de bonnes raisons.
Nous l'avons dit plus haut, imitez vos ancêtres; j'ajoute, n'imitez pas leurs défauts, ni certaines choses à d'imitation desquelles votre nature se refuse. Ainsi la santé faible du fils du premier des Scipions le dispensa d'être son imitateur, tandis que le fils de Paul-Émile, qu'il adopta, marcha sur les traces de son père. Ne pouvez-vous plaider, haranguer le peuple, porter les armes? pratiquez au moins les vertus qui dépendent de vous : la justice, la bonne foi, la libéralité, la modération , sa tempérance, et faites oublier par-là ce qui peut vous manquer. Le plus bel héritage, le plus riche patrimoine que les pères puissent laisser à leurs enfants, c'est la gloire de leurs vertus et de leurs belles actions : en flétrir l'éclat est un crime, un sacrilège.

XXXIV. Il y a des devoirs propres à chaque âge; ceux des jeunes gens ne sont pas ceux des vieillards.: il est donc à propos de dire quelque chose de cette différence. Un jeune homme doit respecter les gens plus âgés que lui, choisir les plus vertueux et les plus estimés pour s'étayer de leurs conseils et de leur autorité. L'inexpérience de la jeunesse a besoin d'être éclairée, dirigée par la prudence des vieillards. Le jeune homme se prémunira surtout contre les passions, il exercera au travail, à la patience et son esprit et son corps, afin de déployer leur double activité,dans les remplois civils et militaires. Dans les plaisirs même, et lorsqu'il voudra se délasser, qu'il évite l'intempérance, et ne sorte pas d'une gaîté décente : il y parviendra s'il met des hommes plus âgés de la partie. Pour les vieillards, On exige d'eux moins de travaux corporels, mais ils doivent les remplacer par une âme plus agissante. Qu'ils soient les conseillers, les sages directeurs de leurs amis, de la jeunesse, surtout de la république.Il n'est rien que la vieillesse doive fuir autant qu'une langueur inactive. La volupté qui déshonore à tout âge, rend la vieillesse hideuse; si elle va jusqu'à se plonger dans la débauche, elle devient deux fois coupable, et par l'infamie dont elle se couvre, et par la licence effrénée que son exemple inspire à la jeunesse. Il n'est pas hors de mon sujet de placer quelques mots sur les devoirs des magistrats et des particuliers, des citoyens et des étrangers. L'obligation du magistrat est de bien comprendre qu'il représenté l'état, qu'il en doit soutenir l'honneur et la dignité, veiller au maintien des lois et des droits des citoyens, trésor dont il se souviendra qu'il est dépositaire. Dans une condition privée, il faut vivre avec ses concitoyens, suivant les lois de l'égalité, sans bassesse Comme sans orgueil, et ne désirer que l'honneur et la tranquillité de la république. À ces traits nous reconnaissons le véritable citoyen. Pour l'étranger, le simple habitant, son devoir se réduit à se borner à ses propres affaires, sans se mêler de celles des autres, sans jamais porter un.regard curieux sur une république où il n'est rien. Ainsi l'on découvrira la nature du devoir si l'on recherche ce qui convient aux personnes, aux temps, aux âgés. Mais dans toutes nos actions, dans tous^nbs projets, rien ne sied mieux qu'une marche ferme et invariable.

XXXV. La décence qui brillé dans toutes les actions et dans tous les discours paraît même dans les attitudes du corps, dans le maintien ; et ici elle consiste dans la grâce, la régularité des mbuvemens,.et là manière, convenable, de s'habiller. Ces trois choses supposent encore le désir de plaire à ceux avec qui et chez qui nous vivons. J'en parlerai succinctement; et, comme il est difficile de les exprimer, il suffira de me faire entendre. Observons d'abord quelle attention la nature a apportée dans l'ordonnance du corps humain.: elle a mis en évidence le visage et toutes les parties dont la vue est décente; pour celles qui ne sont destinées qu'à nos besoins naturels, et dont l'aspect blesserait la délicatesse et l'honnêteté, elle les a voilées et reculées des yeux. La pudeur.humaine a suivi en cela les institutions et le travail de la nature. Les hommes modestes dérobent à la vue ces parties qu'elle a cachées, et ne s'en permettent l'usage par nécessité qu'avec le plus grand mystère; ils se refusent à prononcer leur nom, et celui de leurs fonctions. Ce qu'il n'est pas honteux de faire, pourvu que ce soit sans témoins, il serait obscène d'en parler. Ainsi l'impudence consiste dans la publicité de l'action, et l'obscénité dans la liberté des paroles. N'écoutons pas ces philosophes cyniques, ou ces stoïciens, leurs dignes émules, qui s'écrient avec ironie. Quoi! attacher de la honte à des mots dont le sens est innocent! et, par un préjugé contraire, appeler par leurs noms des actions réellement honteuses ! Le vol, la fraude; l'adultère sont de véritables turpitudes ; mais pour les désigner, le langage ne cesse point d'être chaste, tandis que l'acte de la génération, chose honnête en soi, blesse la pudeur des mots! C'est par de semblables paradoxes qu'ils combattent le sentiment de la pudeur. Pour nous, suivons la nature, évitons ce qui peut offenser les yeux et les oreilles. Debout ou en marche, assis ou couchés, que la décence respire dans notre visage, nos gestes, nos regards. Il est en ceci deux excès à fuir, les airs efféminés et languissans, l'extérieur rustique et sauvage. Ne croyez pas que ce qui est leçon de bienséance sur la scène comme à la tribune, soit indifférent pour. nous. D'après l'ancienne discipline du théâtre, les comédiens même montent sur la scène vêtus de telle sorte que, si la partie extérieure de leur habillement venait à se détacher, il ne paraisse rien qui puisse blesser les regards du public. Dans nos moeurs, un père ne se baigne point avec son fils parvenu à l'adolescence, ni un beau-père avec son gendre. Il faut donc se conformer à ces règles d'honnêteté, surtout quand la nature est notre guide, quand on les puise à son école.

XXXVI. Il y a deux sortes de beauté, là grâce et la dignité. La grâce est l'apanage de la femme; la dignité appartient à l'homme. Celui-ci rejettera donc toute parure indigne de lui; il évitera l'affectation aussi ridicule des gestes et des manières. Le lutteur, par certains mouvements, déplaît beaucoup quelquefois; il est des gestes faux qui nous choquent dans un acteur : mais l'un et l'autre montrent-ils une belle simplicité, nous applaudissons. La dignité de la figure se maintient par un teint animé, qui est le fruit de l'exercice. Ajoutez à tout cela de la propreté sans affectation, sans recherche, et seulement pour fuir une négligence grossière et choquante. Il faut suivre la même règle pour ses vêtèments : en cela, comme presque en toute chose, un juste milieu est le meilleur. Qu'il n'y ait dans la démarche ni cette molle lenteur qui approche de la gravité de nos pompes religieuses, ni cette précipitation ourdie qui met un homme hors d'haleine, change le visage, décomposé les traits, signes d'un esprit évaporé. Mais travaillons avec bien plus d'ardeur encore à empêcher les mouvetnens de l'âme, de s'écarter de la nature. Le.moyen d'y parvenir est de la rendre inaccessible au trouble, à l'abattement, et attentive à observer la bienséance au dehors. Or, l'âme a deux mouvements, la pensée et le désir : la pensée nous porte principalement à la recherche du vrai, le désir nous porte à l'action. Le devoir est donc d'exercer notre pensée sur les plus dignes objets, et de soumettre nos désirs à l'empire de la raison.

XXXVII. La parole exerce une grande influence : on la considère sous deux rapports, la discussion contentieuse et la conversation. La première appartient au barreau, à la tribune, aux séances du sénat; la seconde est réservée pour les cercles, les entretiens, les assemblées d'amis; elle doit aussi trouver sa place dans les repas. La rhétorique, qui donne les règles du discours, public, n'en a aucune pour la conversation : peut-être serait-il possible de lui en tracer. Mais, pour trouver des maîtres il faut des disciples, et personne n'étudie l'art de converser. Les rhéteurs abondent en tous lieux, et leurs préceptes sur les mots et les pensées pourraient convenir au discours familier. Comme la voix est l'organe de la parole, on y exige deux choses, la netteté et l'agrément. Ces qualités sont un don de la nature : néanmoins l'une se perfectionné par l'exercice, et l'autre en imitant ceux qui prononcent avec grâce et douceur. Il n'en fallut pas davantage aux deux Catulus pour obtenir la réputation de littérateurs d'un goût exquis. Ils avaient pourtant des connaissances; mais tant d'autres en avaient aussi! Eh bien, c'était eux que l'on citait pour la pureté du langage. Leur voix était douce, l'articulation n'en était ni trop, ni trop peu marquée : de là une prononciation qui n'avait rien d'obscur ou de mauvais goût. Exemple tout effort, leur ton n'était ni languissant, ni sonore à l'excès. La diction L. Crassus était plus riche et non moins agréable; mais elle ne fit point baisser la réputation des deux Catulus. César, frère de Catulus. Le père, les surpassa tous pour les grâces et la fine plaisanterie; au barreau même, son élégance familière confondait l'éloquence véhémente de ses rivaux. Il faut donc chercher la perfection dans tous ces objets, si l'on vise toujours à la bienséance. Causons avec cette douceur, cet abandon pour lesquels l'école de Socrate nous offre nos premiers modèles ; que la grâce assaisonne notre langage. Ne nous emparons pas exclusivement de la conversation, comme d'un domaine qui serait à nous. Là, comme ailleurs, souffrons que chacun ait son tour. Voyons , avant tout, de quoi l'on parle : dans les matières sérieuses, mettons de la gravité; mettons de l'enjouement dans le badinage. Surtout ne laissons rien échapper qui décèle un vice de caractère, ce qui n'arrive que trop souvent quand on prend plaisir à parler des absents pour les déprimer, les tourner en rirdicule, se livrer sans pitié à la censure et à la médisance. Le sujet ordinaire des entretiens est tantôt une affaire de famille, tantôt la politique, tantôt l'étude des sciences et des arts; Voilà trois objets auxquels on tâchera de ramener la conversation, si elle s'en est écartée. Que ce soit du moins à propos; par non seulement les mêmes choses ne plaisent pas à tout le monde, mais elles ne plaisent pas à tous les instants, et au même degré. Apprenons aussi à saisir le moment où la conversation cesse d'intéresser; sachons commencer, sachons finir.

XXXVIII. La loi si sage qui nous interdit les agitations tumultueuses, c'est-à-dire, les mouvements désordonnés du coeur en révolte contre la raison, ne règle pas seulement toute notre conduite; elle met encore un frein à nos paroles, elle en bannit la colère, les passions en général, l'indolence, la lâcheté, et tout autre défaut semblable. Apportons tous nos soins à témoigner du respect et de l'amitié aux personnes avec qui nous conversons. Mais parfois les reproches sont nécessaires. Il faut peut-être alors élever la voix, et se servir d'expressions plus vives, sans toutefois laisser échapper des signes de colère. Ce sont des remèdes violents, comme le fer et le feu, dont il ne faut user que rarement, malgré soi, jamais sans nécessité, et seulement quand il ne reste plus d'autre ressource. Mais, je le répète, loin de vous la colère avec elle on ne fait rien de juste, rien de mesuré. En. général, on peut recourir à quelque douce réprimande, mais d'un air qui impose et admet la sévérité, tout en repoussant l'outrage. Faisons plus, montrons que l'amertume de nos reproches n'a été provoquée que par l'intérêt du coupable. .Mêrne dans les contestations qu'on peut avoir avec son plus grand ennemi, il est beau, si l'on est indignement outragé, de garder un noble sang-froid et d'étouffer sa colère; car rien de ce qu'on fait dans l'emportement ne conserve le caractère de la constance, ne peut obtenir l'approbation de ceux qui sont présents. C'est encore un défaut de faire son propre éloge, surtout si cet éloge est ure imposture,et de s'exposer à la risée des auditeurs en imitant le Soldat fanfaron.

XXXIX. Parcourant, ou, du moins, voulant parcourir tous les détails de la bienséance, nous devons dire comment doit être la maison d'un homme distiûgué qui tient un rang dans l'état. Faite pour le besoin, le plan de sa construction y répondra! Il faut toutefois qu'elle soit commode et digne du propriétaire. Cn. Octavius, qui fut le premier consul de ce nom, se rendit célèbre par le beau palais qu'il fit élever sur le. mont Palatin. On courait le voir, et l'on pensait que cet édifice avait gagné à son maître, homme nouveau, les suffrages qui l'élevèrent au consulat. Scaurus le démolit pour ajouter à l'étendue de ses bâtiments. Ainsi l'un fut le premier de sa famille qui fit entrer le consulat dans sa maison, et l'autre, fils d'un père si noble et si illustre, apporta, dans la sienne, ainsi agrandie, l'affront d'un refus, l'ignominie et le malheur. Il faut que la dignité soit rehaussée par la maison, et non qu'elle en dépende. C'est le maître qui doit honorer la demeure, loin d'emprunter d'elle son éclat. De plus, comme en tout il ne faut pas avoir les autres moins en vue que soi-même, la maison d'un citoyen distingué, qui doit être ouverte à un grand nombre d'hôtes, à une foule d'hommes de tout rang, sera spacieuse. D'un autre côté, ses vastes appartements tourneront à sa honte, s'il en fait une solitude, surtout s'ils étaient fréquentés lorsqu'un autre les habitait. Qu'il est pénible, en effet, d'entendre les passants s'écrier ;
Palais respecté par le temps,
Hélas ! que tu perdis quand tu changeas de maître !

Il en est beaucoup aujourd'hui à qui ces paroles pourraient s'adresser. Si vous bâtissez vous-même, ne poussez pas le luxe jusqu'à l'excès; l'exemple en ce genre est pernicieux. Surtout en fait de constructions, une foule de particuliers s'appliquent à rivaliser avec les principaux citoyens. Les vertus de notre; grand L. Lucullus ont-elles un seul imitateur? Le luxe de ses maisons de plaisance n'a-t-il pas fait mille émules? Il faut, n'en doutons point, mettre de la mesure dans ces dépenses, et se renfermer dans la médiocrité. Que la même modération s'attache à tout ce qui est besoin ou luxe dans la vie. Je n'en dirai pas davantage sur ce sujet. Avant de rien entreprendre, suivez ces trois règles : d'abord soumettez vos désirs à la raison, moyen infaillible de ne pas s'écarter du devoir; ensuite, appréciez la véritable importance de ce que vous voulez exécuter, pour n'y pas dépenser trop ni trop peu de soins ; enfin , évitez l'excès dans ce qui est de dignité et de représentation. Or, la mesure la plus juste consiste à se renfermer dans les limites de cette bienséance tant reçomrnandée, sans jamais les franchir. Mais faire plier nos désirs sous le joug de la raison, est la plus importante de ces trois maximes.

XL. Je dois traiter maintenant de l'ordre de nos actions et de l'à-propos. La théorie de ces convenances renferme ce que les Grecs appellent svTtxicc, et non point ce que nous entendons par modestia, terme qui embrasse l'idée de mesure, tandis que le nom grec de cette vertu indique proprement de maintien de l'ordre. Mais nommons la modération, à l'exemple du Portique, qui appelle ainsi l'art de ne rien dire et de ne rien faire qui ne soit à sa place. Ainsi l'ordre et l'arrangement auront pour nous ici le même sens : car, disent encore les stoïciens, mettre de l'ordre, c'est ranger chaque chose à la place la plus convenable. Le lieu le mieux choisi pour une action est, selon les mêmes philosophes, l'à propos, en grec elxxtpia, en latin occasio. Il suit de là que la modération, dans le sens que nous venons d'expliquer, est l'art d'agir lorsqu'il faut agir. La même définition peut s'appliquer à la prudence, dont nous avons parlé d'abord; mais il ne s'agit ici que de la modération, de la tempérance, et des autres vertus de cette classe. Ce qui concerne la prudence a eu sa place; et.il nous reste à montrer ce qui, de ces belles qualités dont nous parlons depuis longtemps, se, rattache à la retenue et aux moyens de gagner les suffrages des hommes avec qui nous vivons. Tel est donc l'ordre que réclament nos actions, que toutes doivent être en harmonie les unes avec les autres, comme les diverses parties d'un discours régulier. A travers une affaire sérieuse, par exemple, quelle grave impertinence de jeter des propos de buveurs, ou des plaisanteries légères ! On connaît la belle réponse de Périclès à Sophocle. Ce poète commandait l'armée avec lui, un jour, comme ils conféraient sur leurs communes fonctions , Sophocle, voyant passer un jeune homme d'une grande beauté, s'écria « O le bel.adolesçent, Périclès! Sophocle, répondit son collègue, un homme public doit commander à ses yeux aussi bien qu'à ses mains. » Si toutefois Sophocle eût laissé échapper cette parole pendant l'examen des athlètes, il n'eût pas été répréhensible : tant il fait.bon venir à propos! Qu'un homme, en marchant, en se promenant, rêve à une cause qu'il doit plaider bientôt, ou se livre à quelque autre méditation. On ne le blâmera point; mais qu'il apporte la même contenance à un repas, on l'accusera d'impolitesse, parce qu'il aura mal pris son temps. Les travers qui blessent évidemiment la bienséance, comme de chanter sur la place publique, ou de faire toute autre extravagance, sont si choquans.qu'ils ne demandent ni conseils ni leçons. Pour les fautes légères en apparence, qui échappent aux yeux vulgaires, il faut les repousser avec plus de soin. Dans une symphonie de lyres ou de flûtes, une discordance, bien que peu sensible, n'échappe pas au connaisseur : de même dans la vie ne mettons rien de dissonant, d'autant plus que l'harmonie qui résulte de l'accord de nos actions est plus ravissante que celle des instruments de musique.

XLI. Ainsi, puisque, dans un concert, la plus légère faute se fait sentir à l'oreille des musiciens, nous, à notre tour, si nous voulons être des juges attentifs, pénétrants et sévères de tout ce qui est mal, nous tirerons quelquefois une révélation importante de l'indice le plus léger. Quelle est la direction du regard ? voyez-vous le front s'éclaircir ou se rider, s'attrister ou s'épanouir? le rire est-il sur les lèvres? parle-t-on? garde-t-oû le silence ? la voix s'élève ou s'abaisse-t-elle? quel est enfin tout l'extérieur d'un homme? étudions-le, et nous allons juger si l'on se conforme à la bienséance ; en quoi l'on s'éloigne du devoir ou de la nature. Il n'est pas inutile de faire ces observations sur autrui : par-là nous éviterons ce qui. nous choque dans nos semblables ; car il arrive, je ne sais comment, que nous apercevons mieux le mal ailleurs qu'en nous-mêmes. Aussi les maîtres ne corrigent jamais mieux leurs élèves qu'en contrefaisant leurs défauts. Lorsqu'on se trouve dans l'incertitude, il est prudent de consulter les hommes qui ont des lumières et de l'expérience, et de prendre leur avis sur chaque partie de nos devoirs. L'homme, en général, suit l'impulsion de la nature: En recevant des avis, il sera encore bon d'en approfondir les motifs et même de connaître l'esprit de celui qui les donne. Les peintres, les sculpteurs, les poètes même veulent que le public voie et juge leurs ouvrages, afin de corriger ce qui aura été censuré par le plus grand nombre; non contents de se critiquer eux-mêmes, ils se soumettent à la critique des autres : à leur exemple, nous devons sans cesse, et d'après les conseils d'autrui, faire ou nous abstenir, changer ou corriger. A l'égard des coutumes et des institutions civiles, il n'y a point de précepte à donner ; elles sont elles-mêmes des préceptes; et ce serait une erreur de croire que, parce qu'un Socrate, un Aristippe s'en sont quelquefois écartés, soit dans leurs actions, soit dans leurs paroles, vous puissiez les imiter : leur mérite presque divin autorisait cette liberté. La doctrine des cyniques doit être ici proscrite, car elle conspire la perte de la pudeur, hors de laquelle il n'y a ni bien ni honnêteté possible. Il est des hommes qui brillent sur le théâtre de la vertu et de la gloire, attachés à leur patrie, qui méritent ou qui ont bien mérité de la république; il en est d'autres qui se sont élevés aux dignités et à la puissance : voilà ceux que nous devons honorer et respecter. Ayons encore beaucoup de déférence pour la vieillesse; obéissons aux magistrats; ne confondons pas le citoyen avec l'étranger, ni l'étranger simple particulier avec celui qui est revêtu d'un caractère public. J'abrège, et je le répète en deux mots : Respectons, .protégeons, maintenons le contrat social, et la grande famille du genre humain..

XLII Voici comment on distingue, parmi les professions et les diverses manières de s'enrichir, celles qui sont libérales et celles qui sont serviles. D'abord on méprise tout gain odieux; tel est celui des exacteurs, des usuriers. Ensuite on regarde comme ignoble celui des mercenaires, et de tout ouvrier dont on paye le travail, et non le talent. Leur salaire est le prix d'une servitude. On doit aussi faire peu de cas de revendeurs en détail : leurs bénéfices se fondent sur le mensonge. Or, la fausseté est ce qu'il y a de plus bas au monde. L'artisan, en général, exerce un métier servile : une boutique est-elle un objet digne d'un homme libre? Mais la honte doit s'attacher surtout aux commerçants dont la marchandise est un aliment pour la volupté : tels sont, suivant Térence, Bouchers et cuisiniers, charcutiers et pêcheurs;
Mettez, si vous voulez; dans leur compagnie, les parfumeurs, les baladins, et tout ce qui vit des jeux de hasard. L'exercice des professions savantes, dont la société retire beaucoup d'avantages, comme la médecine, l'architecture, l'enseignement des arts libéraux, est honorable pour ceux au rang de qui elles conviennent. Méprisons le commerce, s'il se fait en petit; mais est-il étendu; par d'utiles échanges verse-t-il l'abondance, en faisant circuler les richesses d'une contrée dans une autre; la bonne foi préside-t-elle à ses transactions, il ne mérite plus nos dédains. Si même le négociant, content de sa fortune plutôt qu'insatiable, se retire du port dans ses terres, comme auparavant il'se retirait de la mer dans le port, il a des droits incontestables à notre estime. Mais de tous les moyens d'acquérir, l'agriculture est le meilleur, le plus fécond, le plus doux, le plus digne d'un homme libre. Je l'ai vantée suffisamment dans mon livre de Caton L'Ancien: c'est là que vous pourrez trouver le complémerit de ce chapitre.

XLIII. Il me semble que j'ai assez démontré comment, des quatre branches de la vertu dérivent les devoirs. Ce n'est pas tout : on peut comparer deux choses honnêtes, et discuter laquelle l'est davantage. Pauétius n'a point traité cette matière. Toute honnêteté, nous l'avons dit, descend de quatre principes, d'une prudence éclairée, de la justice, de la grandeur d'âme, de la modération : il faut donc souvent les mettre en parallèle pour choisir entre les devoirs. On pense, par exemple, que les devoirs dont la justice est la base méritent la prééminence sur ceux qui tiennent à la recherche de la vérité, et ce sentiment peut être justifié par une hypothèse. Figurez-vous un philosophe abondamment pourvu des biens de la fortune, et livré, dans le plus grand loisir, aux plus hautes méditations de la vie contemplative : eh bien, interdisez absolument à ce solitaire la vue d'un homme, il n'aura dès lors qu'à mourir. La première vertu est la sagesse, &Gopix des Grecs. Nous attachons un sens différent au mot ippcvypiç qui, signifie la prudence, l'art, de distinguer ce qu'il faut fuir ou désirer. Mais la sagesse, que j'ai appelée la première des vertus, est la science des choses divines, et humaines, et elle embrasse les rapports des hommes entre eux et avec la Divinité. Si ces rapports sont de la plus haute importance, et l'on n'en saurait douter, les devoirs qui en sont la suite méritent le premier rang; car l'étude et la contemplation de la nature semblent imparfaites et encore éloignées du but, si elles ne sont suivies d'aucune action. Or, cette action consisté principalement à maintenir les avantages que la société procure; elle à donc pour objet l'intérêt public, et mérite le pas sur toute science purement spéculative. Telle est l'opinion de tout homme de bien et sa conduite en fait foi. Car, je vous le demande, quel est le philosophe si avide d'approfondir les secrets de la nature, si absorbé dans les réflexions les plus sublimes, qui, apprenant tout d'un coup que sa patrie, que la vie, la fortune d'un père, d'un ami sont en danger, ne laisse là son ouvrage pour voler à leur défense, fût-il assuré de pouvoir compter les étoiles, et mesurer l'immensité de l'univers? Ceci nous indique clairement combien les devoirs de la justice, qui appartiennent à l'amour de l'humanité, que nous devons chérir avant tout, sont préférables à ceux qui ont la science pour objet.

XLIV. Les hommes qui ont consacré leur vie à l'étude n'ont pas laissé de contribuer au bonheur de leurs semblables. Ils leur ont appris à devenir de bons citoyens, des bienfaiteurs de la patrie. Lysis le Pythagoricien éleva Epaminondas de Thèbes ; Dion de Syracuse était disciple de Platon. Combien a-t-on vu de pareils maîtres et de pareils élèves? Et moi, si j'ai rendu quelques services à la république, j'en fais honneur aux savants et aux philosophes qui m'ont formé une âme capable de la défendre. Eux seuls instruisent, non seulement pendant leur vie et au milieu des écoles, mais encore après leur mort, par les monuments qu'ils ont élevés à la science. Ils n'ont rien omis de ce qui intéresse la législation, la morale, la constitution des états; et, du sein de leur loisir, ils semblent alimenter nos travaux. Ainsi, ces amants passionnés de la philosophie et de la science font tourner à l'utilité commune tout ce qu'il y a en eux de lumières, de prudence et de sagesse. Voilà pourquoi une éloquence abondante, et toutefois réglée, les sert mieux que des pensées spirituelles, dénuées d'éloquence; car la pensée demeure ensevelie dans le sein qui l'a conçue; la parole seule l'étend à tous ceux avec qui nous sommes en société. Les abeilles ne s'assemblent pas dans le dessein de faire du miel; mais elles travaillent par suite de cette réunion qui appartient à leur nature : tels, et plus sociables encore, les hommes agissent et pensent de concert. Dès lors, si les devoirs prescrits pour le bien de nos semblables, ou plutôt de toute l'espèce humaine, n'influent pas sur l'amour des connaissances, cette passion demeure vague et sans consistance. Il en est de même de la force : si elle ne se rapporte à la société humaine, elle n'est plus que brutale et féroce. Ainsi tout, ce qui tend à resserrer les noeuds de la société est préférable à l'ardeur de s'instruire. Non , la sociabilité n'a pas sa source, comme on l'a prétendu, dans les besoins de la vie, dans l'impuissance où serait l'homme isolé de se suffire à soi-même. Quoi! si d'un seul coup de baguette un dieu nous donnait à la fois le vivre et le couvert, l'homme de génie pourrait, débarrassé de tous soins, s'abandonner entièrement à l'étude et à la science! Loin de là, vous le verriez fuir la solitude, chercher un compagnon de ses veilles; il voudrait tantôt enseigner, tantôt apprendre, écouter et parler tour-â-tour. Concluons que tous les.devoirs qui ont rapport au maintien de la société sont préférables à ceux qui se renferment dans des études spéculatives.

XLV. L'intérêt de la société, dont le principe est dans la nature même, doit-il toujours, dira-t-on peut-être, prévaloir sur la modestie et la pudeur? Je ne le pense pas. Il est, en effet, des actions si honteuses, il en est de si infâmes, que le sage se les interdira, lors même que le salut de sa patrie devrait en être le prix. Posidonius a donné à peu près le dénombrement de ces crimes, mais il y en. a de si odieux, de si obscènes, que le nom seul en fait horreur. Que l'intérêt de la chose publique n'engage doue jamais à les commettre : la patrie elle même le défend. La nature en a bien mieux ordonné, puisqu'il n'est pas possible que le bien-être de l'état résulte jamais du déshonneur d'un sage citoyen. Il est donc constant que, dans le choix des devoirs, il faut regarder comme primordiaux ceux qui maintiennent la société humaine. On n'estime la sagesse et les lumières que parce qu'elles conduisent à bien agir; d'où il résulte que bien agir vaut mieux que bien penser. N'allons pas plus loin sur ce sujet. Voilà tous les doutes éclaircis, et, dans la recherche du devoir, l'on sait à présent quel est celui qu'if faut préférer. Toutefois ceux même que la société nous impose n'obligent pas au même degré; ainsi nous sommes, avant tout, redevables aux dieux, ensuite à la patrie, puis aux auteurs de nos jours, et enfin au reste des hommes, mais en mesure différente. Cette courte discussion montre clairement qu'on peut non seulement rechercher si une chose est honnête ou vicieuse, mais de deux choses honnêtes, celle qui l'est davantage, article omis, je le répète, par Panétius. Mais poursuivons.

LIVRE II

I. Comment nos devoirs dérivent-ils de l'honnête et de toute espèce de vertu ? Voilà , mon fils , une question sur laquelle je crois avoir répandu assez de lumière dans le livre précédent. Je dois vous parler maintenant des devoirs relatifs aux divers soins de la vie, et à tout ce qui jouit parmi les hommes de quelque valeur, richesse, honneurs, pouvoir. Sur les choses de cette nature, on examine, ainsi que je l'ai annoncé, ce qui est utile et ce qui ne l'est pas; ce qui l'est davantage, ce qui l'est au suprême degré. J'entrerai en matière, après m'être arrêté un instant sur les motifs qui m'ont fait entreprendre ce traité. Bien que mes écrits aient répandu le goût de la lecture, et même de la composition, je crains parfois que certains hommes de bien , effarouchés du seul nom de philosophie, ne s'étonnent et du temps et du travail que je lui donne. Tant que les rênes de la république furent.tenues par les mains auxquelles elle même les avait confiées, c'est vers elle que je dirigeai tous mes soins, toutes mes pensées. Mais depuis que le despotisme d'un seul a tout asservi, depuis qu'il n'y a plus d'avis à émettre., de pouvoir à exercer, depuis que j'ai perdu ces illustres amis qui défendaient avec moi la liberté de notre patrie, je ne me suis pas abandonné à des chagrins cuisants dont le poids m'eût accablé, sans ma ferme résistance, je ne me suis pas livré non plus à des plaisirs indignes d'un homme qui pense. Plût au ciel que la république, maintenue dans son premier état, ne fût pas devenue la proie d'hommes moins avides de réformes que de bouleversements! Alors, comme au temps où elle était encore debout, ce serait plutôt à agir qu'à écrire que je mettrais tous mes soins; et j'écrirais, non un traité de morale, mais mes discours publics : tel fut souvent le choix de mes travaux. Mais depuis qu'elle fut anéantie, celte république, objet sacré de toutes nos pensées, de toutes mes laborieuses fatigues, sur le forum, dans le sénat, l'éloquence demeura muette. Cependant mon esprit était incapable d'inaction : je crus donc que la philosophie, dont j'avais fait l'étude de mes premières années, me présentait une occupation noble et consolante. Dans ma jeunesse, je.lui avais consacré beaucoup de temps pour m'instruire; mais dès que je fus entré dans l'esclavage des honneurs, dès que je me fus dévoué sans réserve au gouvernement de l'état, je n'accordais plus à la philosophie que le peu de loisir que me laissaient les affaires publiques et celles de mes amis. Encore, ces courts momens étaient-ils absorbés par la lecture : je n'avais pas assez de temps pour composer.

II. Ainsi, du sein de nos malheurs extrêmes, j'ai du moins tiré l'avantage d'écrire des vérités trop peu connues parmi nous, et qui cependant sont bien dignes de l'être. Qu'y a-t-il, en effet, grands dieux! de plus désirable, de plus excellent que la sagesse? Où trouver une étude plus utile à l'homme,plus, digue de sa nature? Or, le nom de philosophes est donné à ceux qui la recherchent ; et la philosophie, si l'on, consulte l'analogie, du mot, est-elle autre chose que l'amour de la sagesse? Et qu'est-ce que la sagesse? C'est, répondent les anciens philosophes, la science des choses divines et humaines, et des principes sur lesquels elles reposent. S'il est un homtne qui blâme un goût si noble, je ne saurais cornprendre ce qu'il peut y avoir de louable à ses yeux. En effet, voulez-vous délasser votre esprit, et oublier les peines de la vie? quelle ressource est comparable à une science qui n'a pour objet que le bien et le bonheur? Cherchez-vous des principes de force et de vertu? la philosophie en est le dépôt, ou ses principes ne sont nulle part. Dire qu'il n'est point de méthode pour les plus grandes choses, tandis que les petites ont la leur, c'est parler sans penser, c'est se tromper dans les matières les plus importantes. Or, s'il y a l'art de la vertu, on le trouvera celui qui ne le cherhe pas dans la philosophie? Mais c'est un point que nous traitons avec plus de soin, lorsque nous exhortons à cette étude, et c'est ce que nous avons fait dans un autre ouvrager. Il me suffit en ce moment d'avoir expliqué pourquoi, arraché au service de la république, je m'étais réfugié plutôt vers la philosophie. Ici j'entends une objection : quoi ! s'écrient des hommes dont j'honore les lumières, pouvez-vous, sans inconséquence, lorsque vous ne reconnaissez rien de certain, raisonner sur diverses matières, et dicter maintenant des préceptes sur le devoir? Je voudrais que ces personnes connussent mieux les véritables sentiments des académiciens : car nous ne sommes pas de ces hommes qui flottent sans cesse d'erreur en erreur, et ne savent jamais à quoi s'arrêter. Quelle folie qu'un système qui rend la raison nulle! Comment peut-on, je ne dis pas philosopher, mais vivre sans elle? Nous ne différons des autres philosophes qu'en ce que les choses qui, dans leur langage, sont certaines ou incertaines, se distinguent, suivant le nôtre, en probables et non probables. Ne puis-je donc suivre ce qui me paraît probable, rejeter ce qui n'a pas à mes yeux ce caractère, et éviter, en n'affirmant rien d'un ton décisif, la présomption, si contraire à la sagesse? Si l'Académie dispute sur toutes les propositions, c'est qu'on ne peut faire jaillir la probabilité que du choc des raisonnements. Maïs je crois avoir traité à fond cet objet dans mes Questions académiques. Pour vous, mon cher Cicéron , bien que vous soyez initié dans la philosophie la plus ancienne et la plus noble, par un maître tel que Cratippe, digne émule des fondateurs de cette admirable science, je n'ai pas voulu vous laisser ignorer nos principes, si voisins des vôtres. Je reviens à mou sujet.

III. J'ai donc établi cinq divisions dans ce traité des Devoirs: les deux premières concernent l'honneur et la vertu; les deux suivantes se rapportent aux commodités de la vie, aux richesses, aux biens, à la fortune; la cinquième au choix à faire entre l'honnête et l'utile, quand ils semblent se combattre. J'ai traité la partie qui concerne l'honnête, puisse-t-elle vous être parfaitement connue! Nous allons parler maintenant de ce qu'on nomme l'utile. Remarquez ici comme l'usage a égaré les hommes : il les a conduits insensiblement jusqu'à séparer l'honnête de l'utile, et à s'imaginer que l'honnête pouvait exister sans l'utile, et l'utile sans l'honnêle : système funeste, s'il en fut jamais! Des philosophes d'une grande autorité ont une morale plus sévère et plus saine; ils ne désunissent que par la pensée trois choses qui en effet se confondent : Tout ce qui est juste, disent-ils, est aussi utile; tout ce qui est honnête est juste; d'où il suit que tout ce qui est honnête est utile. C'est faute de comprendre cette vérité que certaines personnes admirent des hommes fourbes et adroits, et prennent leurs artifices pour de la sagesse. Il faut leur arracher le bandeau de l'erreur, et les convaincre qu'avec des vues honnêtes des actions justes elles parviendront à leur but, plutôt que par la ruse et l'artifice. Les êtres qui servent à l'entretien de notre existence sont de deux sortes : des êtres inanimés, tels que l'or, l'argent, les productions de la terre, et les autres de même nature : des êtres animés qui ont eux-mêmes leurs passions et leurs appétits. Ce qui vit est ou raisonnable ou brute. Les brutes sont le cheval, le boeuf, le reste des quadrupèdes, les abeilles dont les travaux payent un tribut aux besoins et à la vie de l'homme. Nous distinguerons deux espèces d'êtres raisonnables : les dieux et les.hommes. On mérite la faveur des dieux, par l'innocence et la piété; mais, après les dieux, rien n'est plus utile à l'homme que l'homme même. On divise également en deux espèces les objets qui peuvent nuire. Si les philosophes ne croient pas que les dieux nous fassent aucun mal, ils pensent aussi que l'homme est le plus dangereux ennemi de l'homme. Parmi les choses même inanimées, la plupart sont l'ouvrage de nos mains. On ne les doit qu'à sou industrie ; nous ne pourrions en faire usage si l'homme ne nous prêtait son secours. Médecine, navigation, agriculture, récolte des grains et des fruits, art de les conserver, sans son industrie, nous n'aurions rien de tout cela. S'il ne s'acquittait de ce soin, plus de commerce qui exporte au loin notre superflu, qui nous amène les produits de l'étranger. C'est encore le bras de l'homme qui arrache à la terre les pierres nécessaires à notre usage. Enfin , L'argent, le fer et l'or ne verraient point le jour, sans le travail et la main des hommes.

IV. Et ces asiles sous lesquels nous bravons la violence du froid et de la chaleur, quelle autre puissance les aurait donnés d'abord au genre humain? Qui les aurait ensuite relevés, lorsque le temps, un orage, ou un tremblement de terre les aurait renversés, si l'existence sociale n'avait appris aux hommes à en chercher les moyens dans les ressources d'une assistance mutuelle? Il en est de même de l'art de construire des aqueducs, de détourner des fleuves, de féconder les champs, d'opposer des digues aux flots, et de creuser des ports ; à qui en serions-nous redevables, si ce n'est au travail de l'homme? Par ces exemples et par une infinité d'autres, on voit que tous les fruits, que tous les avantages que nous retirons des choses inanimées seraient nuls sans l'assistance et les travaux de nos semblables. Enfin, sans le secours de l'homme, quelle utilité, quels services pourrions- nous retirer des animaux? Sans doute, ceux qui les premiers ont découvert à quel usage chaque animal était propre étaient des hommes; et, même encore aujourd'hui, nous serait-il possible de les nourrir, de les dompter, de les conserver et de les employer à propos, sans le secours des hommes qui exterminent les animaux malfaisants, et qui prennent ceux dont on peut se servir? Faut-il éuumérer cette multitude d'arts, soutiens indispensables de la vie? Quels soulagements aurions nous dans la maladie ? quels plaisirs dans la santé? quelle nourriture? quel vêtement? si un aussi grand nombre d'arts ne nous offraient leur secours? Ce sont pourtant ces mêmes arts qui mettent une différence si prodigieuse entre notre civilisation et l'état sauvage des animaux. Si les hommes ne s'étaient réunis, les villes n'auraient pu être ni bâties ni peuplées. De là les lois, les coutumes, le droit, le savoir-vivre. A leur suite viennent la douceur et l'humanité : on vit dans uue sécurité profonde; et, heureux effet d'un mutuel échange de biens et de services, on ne sent plus l'aiguillon du besoin!

V. C'est trop m'étendre sur cette matière; car qui ne comprend de suite une vérité que Panétius démontre par de longs raisonnements ? Qui ne voit que jamais ni capitaine ni magistrat n'a pu faire rien de grand ni d'utile sans le concours de ses semblables? Il nous cite Thémistode, Périclès, Cyrus, Agésdas, Alexandre. Il soutient que s'ils n'avaient été secondés par les hommes, jamais ils n'auraient fait de si grandes choses. Dans une question si évidente, tant d'autorités étaient inutiles. Mais si les hommes peuvent recueillir les plus grands avantages de leur accord et de leur union, il n'est point, d'un autre côté, de fléaux si lerribles que ceux qu'ils savent se susciter les uns aux autres. Il existe, sur la destruction de l'espèce humaine, un livre de Dicéarque, éloquent et célèbre péripatéticien. Après avoir passé en revue les différentes causes de destruction, telles que les inondations, la peste, les dévastations, les irruptions soudaines d'un grand nombre de bêtes féroces qui, comme il les représente, accourant par milliers, ont fait quelquefois disparaître des générations entières, il montre ensuite, par la comparaison, combien il a péri plus d'hommes par la fureur des hommes mêmes, c'est à dire par les guerres ou les révolutions, que par tous les autres fléaux ensemble. Ainsi, puisqu'il est incontestable que rien ne saurait faire tant de bien ni tant de mal à l'homme que l'homme même, j'établirai d'abord que le propre de la vertu, c'est de se concilier l'esprit des hommes et de tourner leur attachement à son avancement. Disposer des choses inanimées et de l'usage des animaux pour l'utilité générale, c'est le partage du vulgaire et des arts pénibles. Maîtriser l'homme, et exciter ses dispositions et son inclination naturelle à augmenter la masse de nos biens, c'est le privilège des lumières et de la vertu. En général, toute vertu se réduit à peu près à trois points : d'abord à démêler dans chaque chose sa véritable nature, ses rapports, ses conséquences, son origine, ses effets; ensuite à réprimer les mouvemens déréglés de l'âme, que les Grecs appellent watty, et à soumettre au joug de la raison Ces appétits qu'ils nomment Ippeac enfin à en user avec tant de modération et de prudence, à l'égard de ceux qui nous entourent, que nous puissions par leur secours satisfaire abondamment à tout ce que demande la nature, et même emprunter leurs forces pour repousser l'injure, et tirer de ceux qui ont essayé de nous nuire, la vengeance que permettent les lois de la justice et de l'humanité.

VI. Quant à l'art de gagner la bienveillance des hommes et de la conserver, nous en parlerons tout-à-l'heure; mais il n'est pas inutile de faire ici quelques réflexions préliminaires. La fortune exerce despotiquement son empire, et distribue à son gré les biens et les maux : qui pourrait l'ignorer? Son souffle nous est-il favorable? nous sommes portés au but de nos désirs. Est-il contraire? nous échouons. La fortune a ses coups extraordinaires, dont les instruments sont parfois ou des choses inanimées, telles que les tempêtes, les naufrages, les écroulements, les incendies; ou des animaux, dont elle emploie les attaques, les morsures, les violences. Comme je l'ai dit, ces calamités sont rares. Mais la destruction des armées, revers cruel qui vient d'en accabler trois des nôtres, et se répéta souvent davantage; la mort violente des généraux, comme celle qui enleva naguère un grand homme à notre admiration ; les haines populaires, et à cause.d'elles, les proscriptions, les disgrâces et l'exil, dont les meilleurs citoyens sont fréquemment victimes; et, d'un autre côté, les succès, les honneurs, les commandements, les victoires, tout cela dépend bien de la fortune; mais ce sont toujours les hommes qui la décident. Cette vérité reconnue, nous allons expliquer les moyens de nous concilier la bienveillance des hommes, et de la faire tourner à notre avantage. Si ce préambule paraît trop long, qu'on songe à l'importance du sujet, alors on le trouvera peut-être encore trop court. Tout ce que les hommes font en faveur d'un autre homme pour l'honorer et l'élever en dignités, ils le font ou par bienveillance, lorsqu'ils ont quelque motif de le chérir; ou par estime, lorsque, frappés de sa vertu, ils la jugent digne de la plus haute fortune; ou parce qu'ils ont confiance en lui, et qu'ils sont persuadés qu'il saura défendre leurs intérêts, ou parce qu'ils redoutent sa puissance, ou parfois qu'ils en attendent quelque chose, comme quand des rois ou des hommes populaires proposent des largesses; ou enfin parce qu'ils sont entraînés par la séduction de l'or et des récompenses, mobile sordide et non moins déshonorant pour celui qui cède à son impulsion que pour celui qui est réduit à y recourir. Que penser, en effet, lorsqu'on voit marchander, au prix de l'or, la récompense due à la vertu? Comme néanmoins c'est un ressort qu'il est quelquefois nécessaire de faire jouer, nous dirons de quelle manière il faut l'employer, après avoir parlé d'abord des moyens qui tiennent des plus près à la vertu. Les hommes ont plusieurs motifs qui les déterminent à se soumettre à l'empire et au pouvoir d'un autre homme : un sentiment de bienveillance, des bienfaits signalés, une éminente dignité, l'espoir des avantages qu'ils peuvent en retirer, la crainte d'être obligés de plier sous la force, l'attrait des largesses ou des promesses, ou enfin, comme nous le voyons trop souvent dans notre république, le trafic de leur liberté.

VIL De tous les moyens de soutenir sa puissance, il n'en est pas de meilleur que de se faire aimer, ni de plus mauvais que de se faire craindre. Ennius a fort bien dit :
Craindre, c'est détester : sur l'objet de sa haine
L'homme, en ses voeux cruels, appelle le trépas.

Si jamais on a ignoré que nulle puissance n'est assez forte pour tenir contre la haine publique, nous devons aujourd'hui en être convaincus! et la fin tragique du
tyran dont les armes avaient imposé à la république un joug que sa mort n'a fait qu'aggraver n'est pas le seul exemple qui prouve combien cette haine est fatale. Bien peu de tyrans ont évité le même sort. La terreur est une escorte peu sûre, tandis que l'amour reste fidèle et veille sans cesse près de nous. Que ceux dont la force seule fait tous les droits usent de rigueur, comme un maître envers ses esclaves, lorsqu'ils ne peuvent autrement contenir les vaincus. Mais, dans une ville libre, chercher à se faire craindre, c'est le comble de la démence. Vainement le pouvoir foule aux pieds la loi et intimide la liberté; tôt ou tard elles se relèvent, et s'expriment ou par de sourds murmures, ou par des suffrages secrets, au rang suprême. La liberté, lorsqu'on ne l'a pas étouffée, n'en mord qu'avec plus de fureur quand elle s'échappe. Suivons donc de préférence la voie la plus large, qui promet non seulement plus de sûreté, mais encore plus de succès et de puissance. Eloignons de nous la crainte, et retenons l'amour : c'est le moyen le plus facile de parvenir à notre but, dans la vie privée comme dans la carrière des honneurs. On craint nécessairement ceux dont on se fait craindre. Que penser d'un Denys l'Ancien ? A quelles affreuses tortures n'était-il pas en proie, lui qui, redoutant la main du barbier, se brûlait lui même la barbe avec. un. charbon ardent? Que penser d'Alexandre de Phères? Quelle misérable existence que la sienne! Les historiens nous disent qu'il aimait tendrement sa femme. Et cependant, lorsque le soir il passait de la salle du festin dans son appartement, il faisait marcher devant lui un soldat de Thrace, le front couvert de stigmates, selon la coutume de sa nation, et tenant un glaive nu à la main. Il se faisait même précéder de quelques-uns de ses satellites, chargés de visiter les coffres de son épouse, de peur qu'il n'y eût un poignard caché dans ses habits. Malheureux! qui se confiait plutôt à la fidélité d'un Barbare, d'un esclave mutilé, qu'à celle de sa femme! Et il ne se trompait pas ; car Thébé, sur un soupçon d'infidélité, le tua par vengeance. Il n'est aucun pouvoir, quelque grand qu'il soit, qui puisse durer, s'il est fondé sur la crainte. Voyez Phalaris, ce monstre auquel la cruauté donna sur tous les autres une horrible supériorité. Il ne périt pas dans un piège, comme cet Alexandre dont je viens de parler; il ne tomba point sous les coups d'un petit nombre de conjurés, Comme notre dernier tyran : il périt, assailli à la fois par toute la ville d'Agrigente. Que dis-je? ne vit-on pas les Macédoniens abandonner Demetrius pour se ranger tous sous les étendards de Pyrrhus ? Et Lacédémone, dès qu'elle voulut exercer une domination tyrannique, ne fut-elle pas tout d'un coup abandonnée de presque tous ses alliés, qui demeurèrent spectateurs immobiles de son désastre de Leuctres?

VIII. J'aime mieux.ici prendre des exemples chez les étrangers que parmi nous. Je rappellerai cependant que tant que le peuple romain signala son empire par des bienfaits, et non par des injustices; tant que nous combattîmes pour notre empire ou pour nos alliés, des actes de clémence ou une sévérité nécessaire terminaient la guerre. Le sénat était comme le port et le refuge des rois et des nations. Nos magistrats et nos généraux mettaient toute leur gloire à défendre avec justice et fidélité nos provinces et nos alliés. Ainsi Rome méritait, plutôt le nom de protectrice que de maîtresse du monde. Depuis long temps ces usages et ces manières dégénéraient par degrés. Après le triomphe de Sylla , elles disparurent tout-à-fait. Rien, ne parut injuste envers les alliés, quand on eut déployé tant de cruauté contre les citoyens. Ainsi, il souilla la justice de sa cause par l'injustice de son triomphe. Le vainqueur arbora la pique sur le forum; et lorsqu'il vendait à l'encan les dépouilles des Romains les plus vertueux et les plus riches, à qui du moins on ne pouvait contester le titre de citoyens , il osa dire qu'il ne vendait que son butin ! Après lui parut un homme qui, dans une cause impie et une victoire encore plus honteuse, ne se contenta pas de confisquer les biens des citoyens, mais enveloppa dans la même calamité des provinces et des nations entières. Après avoir désolé et ruiné les peuples étrangers, nous l'ayons vu traîner en triomphe l'image de Marseille, comme pour annoncer l'anéantissement de la république, par cette insulte faite à une ville sans le secours de laquelle jamais nos généraux ne triomphèrent dans les guerres transalpines. Je pourrais rappeler une foule d'autres injustices commises envers nos alliés, si le soleil en avait pu éclairer quelqu'une plus indigne que celle-là. Mais nous méritons nos malheurs. Si les crimes d'un grand nombre de scélérats n'étaient restés impunis, un seul homme ne se serait jamais porté à un tel excès de licence. Ce tyran a laissé peu d'héritiers de ses biens, mais beaucoup de son ambition. Non, jamais le germe des guerres civiles ne sera étouffé tant que des scélérats conserveront le souvenir et l'espérance de cette pique sanglante que P. Sylla arbora sous la dictature de son parent, et que, trente-six ans après, il releva pour des spoliateurs plus infâmes encore! Ce Sylla, qni ne fut que greffier sous la première dictature, était questeur de Rome sous la seconde. Sans doute, avec l'appât de telles récompenses, les guerres civiles ne manqueront jamais. Aussi les murs de Rome sont-ils encore debout, il est vrai, n'attendant aujourd'hui même, pour s'écrouler, qu'un dernier attentat : mais notre république ! elle est anéantie. Cependant, afin d'en revenir à notre proposition, pourquoi sommes-nous tombés dans cet abîme? parce que nous avons mieux aimé nous faire craindre que nous faire aimer. Si une domination injuste a été pour Rome la source de tant de maux, à quoi ne doivent pas s'attendre les particuliers? Puisqu'on ne peut douter que l'amour soit le soutien le plus ferme, et la crainte l'appui le plus fragile, il nous reste à développer par quels moyens nous pourrons le plus facilement nous acquérir cette bienveillance si désirée, sans blesser les lois de l'honneur et de l'équité. Mais nous n'en avons pas tous également besoin. C'est notre position sociale qui décide s'il nous faut beaucoup d'amis ou s'il nous suffit d'un petit nombre. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il est très essentiel et très nécessaire de posséder quelques vrais amis qui nous chérissent et nous considèrent. En cela, il n'y a guère de différence entre les grands et les petits. Les uns et les autres ont à peu près le même intérêt. Mais les honneurs, la gloire et la bienveillance des citoyens ne sont peut-être pas également indispensables à tous. Cependant celui qui en jouit peut y trouver parfois des secours pour se faire des amis comme pour tout le reste.

IX. Mais j'ai parlé de l'amitié dans un autre traité intitulé Lélius. Parlons maintenant de la gloire. Quoique j'aie écrit aussi deux livres sur cette matière, j'en dirai encore ici quelques mots, puisqu'elle a une influence si puissante sur des affaires d'une plus haute importance. La gloire suprême et parfaite consiste dans ces trois points : être cher à la multitude, avoir sa confiance, et lui inspirer cette sorte d'admiration qui produit le respect. Au reste, pour le dire simplement et en peu de mots, l'affection de la multitude se gagne par les mêmes voies que celle des particuliers. Il est néanmoins encore une autre route à suivre à l'égard de la multitude, pour s'insinuer dans son esprit. Voyons d'abord au sujet de ces trois sources de la gloire, dont j'ai parlé, comment on se concilie la bienveillance. Le premier moyen de l'acquérir, ce sont les bienfaits; le second, c'est la volonté d'obliger. On nous sait gré, même lorsqu'elle est impuissante. Un charme encore bien fort pour captiver la multitude, c'est là réputation même de générosité, de bienfaisance, de justice, de bonne foi, enfin de toutes ces vertus qui tiennent à la douceur et à la facilité du caractère. En effet, ce que nous appelons honnêteté, bienséance nous plaît par soi-même, touche les coeurs par sa nature et son éclat; et comme elles empruntent surtout de ces vertus que je viens de nommer, ce qui les rend aimables, nous sommes forcés par la nature même de chérir les hommes en qui nous croyons les trouver, Tels sont les principaux moyens de nous gagner la bienveillance, publique; car il peut y en avoir quelques autres,moins importants. La confiance, nous l'obtiendrons, si nous paraissons réunir la justice et la prudence. En effet, nous nous laissons guider par ceux que nous jugeons plus éclairés, que nous croyons plus prévoyans, plus habiles à tirer d'embarras dans les moments critiques, et à prendre, quand il le faut, conseil des évènements. Car c'est là ce que tout le monde regarde comme l'utile et véritable prudence. L'homme juste et sincère, c'est-à-dire l'honnête homme, nous inspireé une telle confiance, que notre esprit rejette même le plus léger soupçon de mauvaise foi et d'injustice. Voilà les hommes auxquels nous confions volontiers notre vie, notre fortune, nos enfants. De ces deux qualités, qui gagnent la confiance, la justice est la plus puissante. Si elle a du pouvoir sans le secours, de la prudence, la prudence sans la justice est nulle pour inspirer la confiance. Enfin , ôtez à un homme sa réputation de probité, plus il est fin et adroit, plus il est odieux et suspect. Ainsi la justice, unie aux lumières, captivera à son gré la confiance. La justice sans la prudence fera encore beaucoup; mais, sans la justice, la prudence ne pourra rien.

X. Et qu'on ne s'étonne pas si, malgré la maxime reçue chez tous les philosophes, malgré le principe souvent avancé par nous-mêmes, que celui qui possède une vertu possédait toutes les autres, je les sépare ainsi maintenant, comme si quelqu'un pouvait être juste sans être prudent. Autre chose est la subtilité de ces discussions philosophiques, où la vertu même est mise au creuset; autre chose est de conformer tous ses discours à l'opinion commune. Nous parlons donc ici comme le public, et nous classons à part les hommes magnanimes, les hommes vertueux, les hommes prudents. Car il faut bien se servir de façons de parler populaires et usitées, lorsqu'on parle d'une opinion populaire. C'est ainsi que fit Panétius. Mais revenons à notre sujet. Des trois points qui mettent le sceau à la perfection de la gloire, le dernier est cette admiration des hommes qui produit le respect. Or, les hommes admirent en général tout ce qu'ils voient de grand et qui dépasse leurs idées; et en particulier, dans chacun , certaines bonnes qualités qu'ils ne s'attendaient pas à y trouver. Ainsi, ils contemplent avec admiration, ils élèvent jusqu'aux nues certaines vertus, éminentes et rares. Ils regardent, au contraire, avec dédain et mépris, ceux auxquels ils ne croient ni vertu, ni âme, ni énergie; car ils sont loin de mépriser tous ceux dont ils ont mauvaise opinion. Ceux qu'ils jugent médiants, trompeurs, médisans, toujours prêts à commettre une injustice, ils ne les méprisent pas, mais ils en ont mauvaise opinion. Leur mépris ne s'attache qu'à ces êtres qui, comme on dit, ne sont bons ni pour eux ni pour les autres, et qui végètent, incapables d'aucune activité, d'aucune espèce de soin. Nous accordons notre admiration à ceux qui nous semblent surpasser les autres par leurs vertus. Pour cela ils doivent être exempts, non seulement de toute infamie, mais même de ces faiblesses desquelles les autres hommes ont tant de peine à se garantir. En effet, d'une part, les voluptés, tyrans enchanteurs, ravissent à la vertu la plus belle partie de notre âme; de l'autre, l'aiguillon de la douleur fait reculer d'effroi la plupart des mortels : la vie, le trépas, les richesses, la pauvreté, tout nous présente des sujets d'alarmes. S'il se trouve donc des âmes fortes et élevées qui envisagent ces objets d'un oeil dédaigneux , et qui, lorsqu'il se présente à leurs regards quelque entreprise grande et vertueuse, s'y livrent tout entiers, et n'ont de passion que pour elle, quel est l'homme que l'éclat et la beauté de leur vertu ne frapperaient pas d'admiration?

XI. Cette supériorité d'âme, inspire donc une grande admiration aux hommes. Mais la justice, cette vertu par excellence qui donne son nom aux gens de bien, paraît surtout admirable aux yeux de la :multitude.. Et ce n'est pas sans raison; car, pour être juste, il faut ne craindre ni la mort, ni la douleur, ni l'indigence ne pas préférer leurs contraire à l'équité. On admire principalement celui sûr qui l'or est sans empire. Lorsqu'on a découvert dans un homme cette précieuse qualité, on peut le regarder comme aussi pur que l'or qui a subi l'épreuve du feu. Ainsi, les trois conditions fondamentales de la gloire sont toutes renfermées dans la justice : la bienveillance, parce que l'homme juste cherche à être utile au plus grand nombre; la confiance,pour le même motif; et l'admiration, parce qu'il voit d'un oeil dédaigneux ou indifférent ce qui enflamme la cupidité du vulgaire. Je ne vois ni état ni condition où le secours des hommes soit inutile. C'est un grand besoin surtout d'en avoir quelques-uns à qui l'on puisse librement ouvrir son coeur, avantage difficile à obtenir, si l'on ne passe point pour homme de bien. Oui, l'homme même qui vit solitaire, et qui passe ses jours retiré dans les champs, a besoin de cette réputation de justice. Elle lui est d'autant plus nécessaire qu'il ne peut la perdre sans acquérir celle de méchant; et qu'alors, privé de tout appui, il restera en butte à tous les traits de la haine. Qu'on vende, qu'on achète, qu'on donne ou qu'on prenne à loyer, qu'on se livre enfin à quelque genre de commerce, on ne peut jamais réussir sans la justice! Elle est si indispensable que ceux même qui ne vivent que de crimes et de brigandages ne peuvent subsister sans conserver quelque trace dejustice. Qu'un voleur dérobe ou arrache quelque chose à un de ses compagnons de crime, il n'est pas même supporté dans une bande de brigands. Le chef de pirates qui ne partage pas les prises avec équité est tué ou abandonné. C'est peu : on dit que les voleurs ont des lois auxquelles ils se soumettent et s'assujettissent. Ce fut par sa fidélité dans la distribution du butin que Bardylis, fameux brigand d'Illyrie, dont il est parlé dans Théopompe, amassa de si grandes richesses, et Viriatus de Lusitanie déplus considérables encore. Longtemps même nos généraux et nos légions cédèrent à ses armes; jusqu'à ce que Lélius, surnommé le Sage, étant préteur, réprima son audace, affaiblit son pouvoir, si bien qu'il ne laissa plus à ses successeurs qu'une guerre facile. Si donc la puissance de la justice es.t telle qu'elle affermit et fait prospérer une société de voleurs, quelle influence ne doit-elle pas avoir à l'ombre des lois et des tribunaux sur la constitution d'une république ?

XII. Les Mèdes, selon Hérodote, et selon moi, nos ancêtres aussi, n'élevèrent sur le trône des hommes vertueux que pour jouir de la justice. La multitude, faible et foulée par les grands, dut avoir recours à la protection de quelque homme vertueux qui, garantissant les plus faibles de l'oppression, tenait la balance égale entre les grands, et les petits. La même cause qui, établit la royauté donna aussi naissance aux lois. On a toujours cherché à assurer à tous un droit égal; car sans cette égalité point de droit. Tant qu'il se maintint par la justice et la probité d'un seul homme, on s'en contenta. Comme cet homme ne se trouvait que rarement, on créa des lois qui devaient toujours avoir pour tous les citoyens un même langage. Il est donc évident que ce qui décidait ordinairement dans les choix des chefs, ce fut la réputation de justice dont ils jouissaient auprès de la multitude. Si à cette vertu ils joignaient la prudence il n'était pas d'espérance qu'on ne fondât sur leur gouvernement. Ainsi nous devons nous attacher uniquement à la justice, d'abord pour elle-même (autrement ce ne serait plus la justice), et ensuite parce qu'elle nous ouvre le chemin aux honneurs et à la gloire. Mais comme il ne suffit pas d'amasser de l'argent, et. qu'il'faut, aussi savoir le placer, afin d'avoir des revenus fixes qui fournissent aux dépenses de nécessité et de générosité; de même nous ne devons pas nous contenter d'acquérir de la gloire, nous devons aussi la faire fructifier. Socrate disait avec raison, que le chemin le plus court et le plus assuré pour aller à la gloire était, d'être tel qu'on voudrait paraître. C'est s'abuser étrangement que de croire qu'avec la dissimulation, une vaine ostentation, des discours mensongers et des gestes étudiés on peut s'acquérir une gloire solide. La vraie gloire, jette des racines et s'étend : tout ce. qui est ernprunté tombe bientôt comme une fleur passagère, et rien de faux ne peut être durable. Une foule d'exemples nous attestent cette double vérité. Pour être plus courts, nous nous bornerons à la famille des Gracques. La gloire de Tiberius, fils de Publius, vivra aussi longtemps que le souvenir de Rome ; tandis que ses enfants, désapprouvés des gens de bien pendant leur vie, sont comptés, après leur mort, au nombre des séditieux justement immolés à la patrie.

XIII. Que celui qui voudra acquérir la vraie gloire remplisse les devoirs de la justice. Nous les avons indiqués dans le livre précédent. Pour paraître aisément ce que nous somrnes, l'essentiel est sans doute d'être tels que nous voulons paraître. Néanmoins il y a encore quelques règles à tracer. Si un jeune homme, dès sa naissance, a des titres à la gloire et à la célébrité, qu'il les ait reçus de son père (comme vous, je pense, mon cher Cicéron), ou qu'il les doive au hasard ou à la fortune, tous les yeux se portent sur lui, et le suivent dans ses actions et dans sa conduite. Il est comme entouré d'une vaste lumière qui ne laisse dans l'obscurité aucune de ses.paroles, aucune de ses démarches. Pour celui dont le premier âge est ignoré des hommes à cause de son rang humble et obscur, que dès sa jeunesse il élève ses regards vers les grandes choses, et tende à ce but par des études bien dirigées : il mârchera d'un pas d'autant plus sûr, que non seulement l'envie respecte cet âge, mais qu'il trouve partout la faveur. La première recommandation à la gloire, pour un jeune homme, c'est de se distinguer dans les armes. Combien de jeunes citoyens se signalèrent ainsi dans l'ancienne Rome ; quand les guerres étaient presque continuelles ! Vous, mon fils, vous êtes né au milieu de cette guerre, où l'excès du crime fut d'un côté, et l'excès du malheur de l'autre... Mis par Pompée à la tête d'un corps de cavalerie, vous vous êtes distingué dans cette guerre aux yeux de ce grand homme et à ceux de l'armée, par votre adresse à manier,un cheval ou un javelot, et par votre courage à supporter tous les travaux guerriers. Hélas! cette gloire que vous vous êtes acquise alors est tombée avec la république. Cependant je n'écris point pour vous seul, mais pour tous les hommes, et je dois poursuivre. Autant les facultés de l'âme sont au-dessus de celles du corps, autant les objets auxquels nous appliquons notre génie et notre raison l'emportent sur ceux qui n'exercent que nos forces. Les premiers titres à l'estime sont la modestie, la piété filiale, l'attachement à sa famille. La jeunesse a encore un moyen facile de se faire connaître avantageusement, c'est de s'attacher à des hommes sages, distingués et zélés défenseurs de la république. Cette liaison promet au peuple de dignes imitateurs des citoyens qu'elle s'est choisis pour modèles. Publ. Rutilius, dans sa jeunesse, dut à la maison de Publ. Mucius qu'il fréquentait, la réputation d'homme intègre et d'habile jurisconsulte. L. Crassus, à peine sorti de l'adolescence, n'alla pas chercher sa gloire au loin : il eu fut lui rmême l'artisan, et s'annonça par une accusation aussi noble que glorieuse; et à l'âge où c'est un mérite de s'essayer, L. Crassus, nouveau Démosthène, montra une éloquence à laquelle il lui eût été même honorable de se préparer dans le silence du cabinet.

XIV. Il y a deux sortes de discours : le discours familier et le discours oratoire. Il n'est pas douteux que ce dernier né soit un puissant moyen de parvenir à la gloire. C'est là en effet ce que nous nommons l'éloquence. Cependant on ne saurait dire combien la douceur et l'affabilité dans la conversation nous concilient l'esprit des hommes. Il nous.reste des lettres de Philippe à Alexandre; d'Antipater à Cassandre, et d'Antigonus à Philippe, son, fils. Ces trois princes, dont l'histoire vanta la prudence, recommandent à leurs fils de capter la bienveillance de la .multitude par l'affabilité de leurs discours, et d'adresser à leurs troupes des paroles flatteuses. Mais l'éloquence surfout a souvent assez de force pour transporter un peuple tout entier.Car la multitude ne peut refuser son admiration à l'homme qui parle avec fécondité et sagesse persuadée qu'il surpasse le reste des hommes en intelligence et en lumières. Si, en outre, l'orateur sait unir la dignité à la modestie, l'admiration est alors au comble, surtout quand ce mérite se rencontre dans un jeune homme. Il y a plusieurs genres de causes où l'éloquence est nécessaire, et beaucoup de jeunes Romains se sont distingués parmi nous en parlant devant le sénat ou devant les juges. Mais c'est dans cette dernière fonction qu'on brille le plus. On y peut jouer des rôles : celui d'accusateur et celui de défenseur. Et quoique la défense soit plus estimable, l'accusation a quelquefois été très applaudie. J'ai cité .tout à l'heure, Crassus. Le jeune M. Antoine l'imita. Ce fut aussi par une accusation que P. Sulpicius fit admirer son talent oratoire, lorsqu'il appela en jugement..C. Norbanus, citoyen dangereux et intrigant. Mais n'accusez pas souvent. Ne le faites même jamais, si ce n'est pour l'intérêt de la chose publique, comme ceux que j'ai nommés ; ou pour vous venger, comme les deux Lucullus ; ou pour défendre des opprimés, comme je le fis en faveur des Siciliens, et Jules César pour les Sardes et pour M. Albucius. Ce fut aussi en accusant M. Aquillîus que L.Fufius mit au jour son éloquence. Mais n'accusons qu'une fois, ou du moins bien rarement; et si l'on se trouve réduit à le faire plus souvent, que ce soit au nom de la république, dont il est toujours honorable de poursuivre les ennemis. Encore doit-on se prescrire des bornes. Car il est d'un homme cruel, ou plutôt il n'est pas d'un homme, de chercher tant de victimes à la justice. C'est compromettre non seulemerif sa personne, mais même sa réputation, que de s'exposer à porter le nom d'accusateur. C'est ce qui arriva à M. Brutus, citoyen d'une haute naissance, fils de celui qui fut si savant dans, le droit civil. Un principe qu'il faut soigneusement obsever, c'est de ne jamais intenter une accusation capitale contre un innocent : on ne peut le faire sans crime. En effet, quelle inhumanité que d'employer à la perte et à la ruine des gens de bien cette arme de la parole qui nous a été donnée par la nature pour protéger et pour défendre les hommes ! Mais, s'il faut éviter d'accuser un innocent, il ne faut pas avoir tant de scrupules quand il s'agit.de défendre un coupable, pourvu que ce ne soit pas un scélérat, un impie. La multitude l'approuve, l'usage le tolère, l'humanité même l'autorise! Le devoir d'un juge est de n'écouter dans toute cause que la vérité. L'avocat peut quelquefois soutenir ce qui est vraisemblable, ce qui même s'écarte de la vérité. Je n'oserais avancer, cette maxime,surtout dans un ouvrage de morale, si je n'avais pour garant Panétius,1e plus grave des stoïciens. La gloire et la bienveillance sont donc surtout le prix de celui qui défend les accusés, surtout s'il vient au secours des victimes opprimées par un homme puissant. C'est ce que j'ai fait plus d'une fois, et même dans ma jeunesse lorsque je défendis S. Roscius d'Amérie contre le crédit de L. Sylla, qui était alors maître à Rome : vous savez que j'ai publié ce discours.

XV. Après, avoir tracé à la jeunesse les routes de la gloire, il nous reste à parler de la bienveillance et de la générosité. Cette vertu s'exerce de deux manières : par l'argent ou par les services. La première est plus facile, surtout quand on est riche, mais l'autre plus pure, plus noble et plus digne d'une âme élevée. C'est toujours la même intention libérale de faire du bien. Mais l'une part du coffre-fort, l'autre émane de la vertu. D'ailleurs, les largesses qu'on tire de son patrimoine tarissent la source de la bienfaisance. Ainsi la bienfaisance s'éteint par elle-même, et à force d'agir elle devient impuissante. Ceux au contraire qui exercent leur générosité par leurs bons, offices, c'est-à-dire par leur vertu et leur talent, acquièrent dans ceux qu'ils obligent de nouveaux moyens d'obliger encore : l'habitude de la bienfaisance leur en fait un besoin, et leur donne plus d'expérience. C'est avec justice que Philippe, dans une certaine lettre à son fils Alexandre, lui reproche de chercher à captiver par ses largesses la bienveillance des Macédoniens : « Quelle folie, lui dit-il, de vous imaginer que vous trouverez de la fidélité dans ceux que vous aurez corrompus! Voulez-vous que les Macédoniens vous appellent un jour, non leur roi, mais leur intendant et leur trésorier? » Il avait raison de dire que c'était là l'office d'un intendant, d'un trésorier, et une action indigne d'un roi. Mais il avait encore plus de raison de dire que de telles largesses sont une source de corruption..En effet, celui qui les reçoit se dégrade et est toujours prêt à recevoir. Cet avis que le roi de Macédoine donnait à son fils, est une leçon qui, selon moi, peut s'adresser à tout le monde. Il est donc indubitable que la bienfaisance qui s'exerce par les talents et les bons offices à plus de mérite, d'étendue et de ressources. Il y a pourtant des cas où les largesses sont utiles, et où il ne faut pas refuser de recourir à ce genre de bienfaisance. Ouvrez donc alors votre bourse au mérite indigent; mais avec mesure et circonspection; car plusieurs ont dissipé leur patrimoine par des profusions inconsidérées. Quelle folie cependant que de ne pas se ménager les moyens, de faire plus longtemps ce qu'on fait avec plaisir ! D'ailleurs, les déprédations suivent souvent les largesses : celui que sa prodigalité a appauvri est réduit à porter la main sur le bien des autres. Ainsi, tout en cherchant à se faire des amis par sa bienfaisance, il recueille moins de reconnaissance pour ses bienfaits que de haine pour ses injustices. Il ne faut donc ni fermer sa bourse si impitoyablement que la bienfaisance ne puisse y puiser, ni l'ouvrir si largement que tout le monde puisse en abuser. Donnons avec mesure et d'une manière proportionnée à nos facultés. Souvenons-nous de ce mot qui a passé en proverbe : « La prodigalité est un gouffre sans fond. » Où peut-elle s'arrêter en effet, si de nouveaux venus se joignent sans cesse à ceux qui sont habitués à nos largesses?

XVI. Il existe deux classes bien différentes d'hommes généreux : l'une comprend les prodigues, l'autre les personnes libérales. Le prodigue épuise sa fortune en festins, en distributions publiques, en spectacles de gladiateurs, en jeux superbes, en chasses magnifiques, futilités qui ne laissent après elles qu'un faible souvenir, si toutefois elles en laissent. Mais employer son or à racheter les captifs des mains des pirates, payer les dettes de ses amis, les aider à doter leurs filles, leur créer une fortune, augmenter celle qu'ils possèdent. : telles sont les jouissances de l'homme libéral. A quoi pensait, donc Théophraste, lorsqu'il écrivait son traité des richesses, où, parmi tant de belles maximes, il a laissé se glisser une absurdité?Il ne tarit point sur les louanges du magnifique appareil des fêtes qu'on donne au peuple; et une telle somptuosité est à ses yeux le plus digne fruit, de l'opulence. Pour moi, le fruit de la libéralité dont j'ai offert quelques exemples me paraît et plus noble, et mieux assuré. Ah! qu'il y a plus de sagesse et de vérité dans le reproche que nous fait Aristote de ne pas nous récrier à la vue de toutes les profusions destinées, à flatter le peuple ! Que les habitants d'une ville assiégée soient réduits à payer une mine le setier d'eau, un tel fait nous paraît.d'abord incroyable, la surprise est générale; mais, bientôt, à l'aide de la réflexion, nous trouvons une excuse dans la nécessité : et tant de prodigalités extravagantes, tout ce luxe effréné n'ont rien qui nous effraie! Cependant quelle nécessité fait une loi de ces profusions? A la dignité de qui ajoutent-elles? Le plaisir même qu'en ressent la multitude ne passe-t-il point comme l'éclair? n'est-il pas produit par les objets les plus minces? ne s'éteint-il point par la satiété, sans laisser aucun souvenir? Il remarque très bien que ces spectacles ne plaisent qu'aux enfants, aux femmes, aux esclaves, et aux hommes libres qui leur ressemblent, et qu'ils ne sauraient obtenir le suffrage de l'homme sensé, juste appréciateur des choses. Je sais qu'un usage, qui date même des beaux jours de la. république, fait une loi aux édiles de donner des fêtes brillantes, et les meilleurs citoyens s'y sont conformés. P. Crassus, surnommé le Riche, et qui l'était en effet, signala son avènement à l'édilité par la plus grande magnificence. L. Crassus, qui lui succéda peu de temps après, quoiqu'il eût pour collègue Q. Mucius, le plus modéré des hommes, remplit cette charge avec beaucoup de splendeur. Ensuite, C. Claudius, fils d'Appius, les imita, de même que plusieurs autres après lui, les Lucullus, Hortensius, Silanus. Sous mon consulat, P.Lentulus effaça tous ses devanciers. Scaurus marcha sur ses traces ; et notre Pompée montra une magnificence sans bornes dans son second consulat. En voilà assez pour vous faire connaître, sur tout cela quel est mon sentiment.

XVII. Toutefois, évitez le soupçon d'avarice : l'opulent Mamercus, en refusant l'édilité, se ferma le chemin du consulat. Si le peuple demande une chose, et que les bons citoyens, sans la désirer, l'approuvent cependant, contentez-le, du moins, selon vos facultés, comme je le fis moi-même, surtout quand une largesse faite au peuple peut produire un résultat utile et important. Ainsi, de nos jours, Orestès s'est fait un grand honneur, par ces festins qu'il donna au peuple à titre de dîmes. Personne ne blâma M. Seius d'avoir, dans un temps de disette, vendu du blé au peuple à un as le boisseau. Il se racheta ainsi de l'envie aussi forte qu'invétérée qui, depuis longtemps, se déchaînait contre lui, par une dépense qui ne fut ni blâmable pour un édile, ni ruineuse pour sa fortune. Milon, notre ami, s'est couvert de gloire lorsque, pour le salut de la république, dont le sort tenait au mien, il acheta des gladiateurs, et fit ainsi avorter les attentats et les fureurs de P. Clodius. Ce qui justifie donc ces sortes de largesses, c'est la nécessité ou l'utilité. Mais ici la modération est encore la meilleure règle à observer. L. Philippus, fils de Quintus, homme célèbre par son génie et. sa naissance, aimait à se glorifier d'être parvenu aux charges les plus émérites,sans les avoir achetées par aucune largesse. C. Curion en disait autant. Moi aussi, je puis m'en applaudir. J'ai même sur eux un avantagé particulier : c'est que, pour tous les honneurs brillants qu'on m'a déférés à l'unanimité des suffrages, les dépenses que j'ai faites pendant l'année de mon édilité n'ont été que très médiocres. Les dépenses les plus honorables sont celles que l'on consacre aux établissements utiles à l'état, tels que les murs, les chantiers, les ports, les aqueducs. Il est vrai que les dons qui, pour ainsi dire, se mettent dans la main font plus de plaisir. Mais ces monuments ont plus de droits à la reconnaissance de la postérité. Quant aux théâtres, aux portiques, aux temples, je n'ose les condamner avec trop de sévérité, à cause de Pompée. Cependant les philosophes les plus éclairés ne les approuvent pas; tel est Paniétius, que j'ai suivi beaucoup dans cet ouvrage, mais sans le traduire; tel est Demetrius de Phalère, qui fait un reproche à Périclès, le plus grand homme de la Grèce, d'avoir dissipé tant d'argent dans ces magnifiques propylées. Mais j'ai traité à fond cette matière dans mes livres de la République. Concluons que les profusions de cette nature sont vicieuses en elles rmêmes, que les circonstances les rendent parfois nécessaires, mais qu'il faut toujours les mesurer à ses facultés et à la règle de la modération.

XVIII. Dans cette autre sorte de largesses, dont la générosité est le principe, les circonstances doivent restreindre nos senfiments. Il ne faut pas regarder du même oeil l'homme qu'accable l'adversité et celui qui, sans être malheureux, cherche seulement à augmenter son bien-être. Nous devons être plus portés à tendre la main aux infortunés, à moins peut-être qu'ils ne méritent leur sort. Pour ceux qui implorent nos secours, non pour se soutenir, mais pour s'élever plus haut, nous ne devons pas la leur retirer absolument. Mais il faut apporter du soin et du discernement dans le choix de ceux qui sont dignes de nos secours. Ennius dit fort bien :
Mal placé, le bienfait devient crime à mes yeux,
L'intérêt des services rendus à un homme vertueux et reconnaissant se multiplie, parce qu'il n'est pas seul à le payer. Car la libéralité, lorsqu'elle s'exerce avec
prudence, est la plus attrayante des vertus, et l'on est d'autant plus porté à la louer, que la puissance bienfaisante est un asile ouvert à tout le monde. Il faut donc s'appliquer à répandre abondamment cette espèce de bienfaits dont le souvenir se transmette aux fils et aux descendants, et leur fasse une loi de n'être pas ingrats; car tout le monde déteste l'ingratitude, et s'y croit intéressé, parce qu'elle décourage la bienfaisance. On regarde les ingrats comme les ennemis des malheureux. Une gênérosité qui est encore utile à la république, c'est de racheter les prisonniers, de tirer les citoyens les plus pauvres de la misère. Elle a généralement distingué l'ordre des sénateurs, comme la harangue de Crassus en fournit, mille preuves. Combien je la préfère à ce fastueux étalage de largesses ! Elle est digne des âmes grandes et vertueuses: tandis que ces profusions n'annoncent qu'un adulateur du peuple, qui ne cherche qu'à provoquer, si l'on peut s'exprimerainsi, la légèreté de la multitude par les chatouillements du plaisir. Ne nous bornons pas à être généreux dans nos dons; appliquons-nous encore, à exiger sans dureté ce qui nous est du; Dans toutes les espèces de transactions, dans les ventes, les achats, les locations avec nos voisins de ville ou de campagne, soyons équitables et faciles, sachons souvent relâcher de nos droits, et faire tout ce que nous pouvons, même l'impossible, pour éviter les procès. Car il est toujours généreux, et, même quelquefois utile de céder de ses préteritions, Je ne prétends pas cependant qu'on abandonne le soin de ses affaires domestiques, qu'il serait honteux de laisser échapper de ses mains. Mais ne nous exposons jamais au soupçon de petitesse et d'avarice. Pouvoir faire du bien sans se dépouiller de son patrimoine, c'est le plus bel avantage de la richesse. Que j'aime à entendre Théophraste louer l'hospitalité! Quel plus beau spectacle que de voir les citoyens les plus distingués ouvrir leurs maisons à des hôtes illustres ? Honneur à la république dans laquelle les étrangers trouvent une si noble libéralité! Il est même très utile au citoyen, qui veut acquérir un crédit légitime, de se recommander chez les nations étrangères par des procédés généreux envers leurs hôtes. Théophraste rapporte que Cimon, à Athènes même, exerçait encore l'hospitalité envers ses compatriotes du bourg de Lacia, et qu'il avait commandé à ses fermiers de fournir aux besoins de tous ceux d'entre eux qui se présenteraient dans sa maison de campagne.

XIX. Quant au bien que l'on fait par son travail, et non par ses largesses, il sert le corps entier de l'état aussi bien que chaque citoyen en particulier : connaître la jurisprudence, donner d'utiles consultations, se mettre, par ce genre d'études, à portée de rendre service à un grand nombre de citoyens, sont autant de moyens puissants pour augmenter son crédit et sa fortune. Aussi, parmi beaucoup d'autres coutumes qui honorent nos ancêtres, voyons-nous qu'ils accordaient une estime particulière à la science et à l'interprétation du droit civil. Avant ces derniers temps de trouble et de confusion, la noblesse s'était réservé cette charge. Aujourd'hui, partageant le sort de toutes les distinctions, de toutes les hautes magistratures, elle a perdu son éclat; malheur, d'autant plus déplorable, qu'à cette époque vivait un personnage illustre, égal par son rang, et de beaucoup supérieur par ses lumières, à tous les jurisconsultes qui l'avaient précédé. Voilà donc une profession utile à la société, qui nous en attache les membres par la reconnaissance. Une autre science, voisine de celle-là, c'est la faculté de bien dire; mais elle est plus importante et offre plus d'agrément et d'éclat. En effet, qu'y a-t-il de plus beau que l'éloquence? Quel art sait mieux charmer, les esprits, consoler l'infortune, et nous attacher par la reconnaissance ceux que nous avons défendus? Nos pères la regardaient comme la première fonction de la robe. Un homme éloquent et ami du travail, qui se charge gratuitement et avec plaisir, selon l'usage de nos ancêtres, de la défense d'un grand nombre de causes , pourra donc multiplier beaucoup sa protection et ses services. Ce serait ici le lieu de déplorer la décadence, pour ne pas dire la chute totale de l'éloquence, si je ne craignais pas de paraître déplorer mon propre malheur. Cependant, que d'orateurs célèbres nous avons perdus! Combien peu d'espérances nous donnent ceux qui les remplacent! Quelle rareté de talent, et pourtant quelle présomption ! Tout le monde ne peut être orateur ou jurisconsulte; ce sont même des talens rares. Mais il est d'autres moyens de se rendre utile à ses semblables : on peut solliciter des grâces pour eux, les recommander aux juges et aux magistrats , veiller à leurs intérêts, implorer en leur faveur leurs conseillers et leurs défenseurs, services qui nous acquièrent beaucoup de crédit et beaucoup de partisans. Il est inutile de vous avertir, je crois, d'éviter de nuire aux uns pour servir les autres. On blesse souvent des hommes qu'il faut.ménager; si c'est par imprudence, on est coupable de négligence; si c'est à dessein, on l'est de témérité. Il faudra même s'excuser auprès de ceux qu'on a involontairement choqués, sur la nécessité d'agir comme on a fait, sur l'impossibilité de se conduire autrement,et chercher à réparer par d'autres services le tort qu'on aura commis.

XX, En général, lorsqu'on rend service, on a égard aux moeurs ou à la fortune. On aime à dire, et on dit communément que, pour placer ses bienfaits, on a considéré les moeurs et non la richesse. Ce langage est beau : mais enfin quel est celui qui ne préfère pas la reconnaissance de l'homme riche et puissant à celle du citoyen pauvre et vertueux? C'est toujours vers celui dont nous attendons une récompense, plus prompte, que notre affection penche de préférence. Mais ouvrons les yeux, et voyons la chose en elle-même: cet homme pauvre, s'il est vertueux, quoiqu'il ne puisse pas s'acquitter, peut avoir de la reconnaissance. Quelqu'un a dit ingénieusement: «L'argent gardé n'est pas rendu, l'argent rendu, n'est pas gardé.» Mais la reconnaissance reste quand on a payé, et on a payé quand elle reste. Les riches, les grands, les heureux ne veulent pas même être liés par un bienfait. Que dls-je? ils croient encore rendre service en recevant les vôtres, persuadés'qu'ils ne doivent être imputés qu'à des espérances ou à des vues intéressées. L'idée d'un.protecteur, le titre de client leur semblent plus redoutables que la mort. Au contraire, ce citoyen pauvre, qui sait que, dans tout ce qu'on a fait pour lui, on a eu égard à sa personne et non à sa-fortune, s'étudie à se montrer reconnaissant, non seulement à.son bienfaiteur, mais encore à tous ceux dont il attend des secours; car il a besoin de beaucoup d'amis; et s'il parvient à s'acquitter, il atténue ses services, loin de les exagérer par ses discours. Considérez encore que si vous défendez les intérêts d'un homme opulent et fortuné, lui seul, ou tout au plus ses enfants, vous en seront reconnaissans; si c'est au contraire un.citoyen pauvre, mais vertueux et modeste, tous les citoyens honnêtes de la même condition, qui forment une grande partie du peuple, voient en vous un protecteur commun. Je crois donc qu'un bienfait est mieux placé dans le sein de la vertu que dans celui de l'opulence. Au reste, il faut s'appliquer à étendre ses bienfaits, sur toutes sortes de personnes : s'il se présente un choix à faire, suivons l'exemple de Thémistocle. On lui demandait à qui il donnerait plutôt sa fille en mariage, d'un homme qui aurait du mérite et point de fortune, ou d'un autre qui aurait de la fortune et point de mérite. «J'aimerais mieux, dit-il, un homme sans argent, que de l'argent sans homme. » C'est notre admiration pour les richesses qui a corrompu et dépravé nos moeurs. Cependant, que nous en revient-Il? Elles font peut-être le bonheur de celui qui les possède : encore cela est-il rare. Mais qu'il soit plus puissant, je veux bien : en sera-t-il. pour cela plus honnête? Au reste, s'il est homime de bien, on peut lui rendre service quoiqu'il soit riche, mais non parce qu'il est riche. Ne demandez pas est-il opulent? mais, est-il vertueux ? Enfin, le dernier précepte à observer dans les services que nous rendons, c'est qu'ils soient conformes à l'équité ; car le fondement d'une réputation et d'une gloire solide, c'est la justice. Sans elle, rien ne peut être louable.

XXI. Après avoir parlé de ce genre de bienfaits qui regardent les particuliers, nous allons nous occuper de ceux qui se rapportent au corps des citoyens et à la ehose publique. Dans cette dernière espèce même, il en est qui se répandent sur tous les citoyens en général et d'autres sur chacun en particulier. Ceux-ci sont les plus agréables. Tâchons, autant que possible, de nous occuper des uns et des autres, et de ne pas consulter le moins les intérêts des particuliers; mais que la chose soit utile ou ne nuise pas du moins à la république. Caïus Gracchus, en distribuant le blé sans mesure, épuisait le trésor de l'état. M. Octavius, par des largesses plus modérées, sut satisfaire aux besoins du peuple sans être à charge au trésor. Il concilia donc les intérêts du citoyen et de l'état. Le premier devoir de celui qui gouverne la chose publique sera de veiller à ce que chacun conserve sa propriété, et à ce qu'il ne soit porté aucune atteinte publique aux biens des particuliers. Le tribun Philippus donna un exemple pernicieux en proposant la loi agraire. Il est vrai qu'il la laissa rejeter sans s'y obstiner, et en cela il montra une modération bien honorable. Mais dans le discours tout populaire qu'il prononça, il eut tort de dire « qu'il n'y avait pas dans Rome deux mille propriétaires : » langage séditieux, puisqu'il tendait à établir l'égalité des biens! Peut-on imaginer une calamité plus funeste? Les états et les cités ne se sont établis surtout que pour la conservation, des droits de propriété. C'est la nature sans doute qui a rassemblé les hommes : mais l'espérance de mettre en sûreté le fruit de leurs travaux les engagea seule à bâtir des villes.
Il faut encore éviter avec soin d'avoir recours aux impôts, nécessité à laquelle nos pères étaient souvent réduits par l'épuisement du trésor et la continuité des guerres. Prenons nos mesures longtemps à l'avance pour éviter ce mal. Si le malheur des temps réduit une république à la nécessité (car j'aime mieux présager ce malheur à d'autres qu'à nous; d'ailleurs j'écris pour tout le monde), ou aura soin de faire comprendre aux citoyens que leur salut dépend de ce sacrifice. Enfin les chefs de l'état doivent prendre soin d'y entretenir l'abondance des choses nécessaires à la vie. Quels sont les moyens qu'il faut employer? Je n'ai pas besoin de les expliquer en détail : tout le monde le sait. Il me suffisait d'indiquer ce devoir.
Un point essentiel dans toute fonction publique, c'est de se mettre au dessus du plus léger soupçon d'avarice. «Plût au ciel , disait le Samnite C. Pontius, que la fortune m'eût fait naître aux jours où les Romains auraientc ommencé à accepter des présents! Je ne leur aurais pas longtemps laissé l'empire. » Il aurait eu quelques siècles attendre; car ce mal vient à peine de se glisser dans la république. Mais je regrette peu que Pontius ait vécu plus tôt, tant c'était un homme redoutable. Il n'y a pas encore cent dix ans que L. Pisbn porta une loi contre les concussions, et c'était la première. Depuis, ces lois se sont succédées en grand nombre, plus sévères chaque jour; et quand je considère la foule des coupables et des condamnés, une si grande guerre allumée en Italie par ceux, qui craignaient le même sort, les lois étouffées, le glaive de la justice immobile, les déprédations et les rapines exercées contre nos alliés, je ne puis m'empêçher de m'écrier que, si nous sommes encore les maîtres du monde, nous le devons à la faiblesse des autres, et non à notre vertu.

XXII. Panétius loue Scipion l'Africain de son désintéressement. Cet éloge est mérité sans doute; mais il y avait en lui de plus grandes choses à louer. Cette vertu n'était pas seulement la sienne, elle était le caractère de son siècle. Paul-Emile s'empara de tous les trésors de la Macédoine, qui étaient immenses, et il en remplit si bien les coffres de l'état, que le butin d'un seul général suffit pour mettre fin aux impôts. Mais il n'en rapporta rien dans sa maison, si ce n'est la gloire d'un nom immortel. L'Africain imita son père, et ne fut pas plus riche après avoir renversé Carthage; et le collègue de ce même Scipion dans la censure, L. Mummius fut-il plus opulent après avoir détruit de fond en.comble la plus opulente des cités (Cicéron désigne ici Corinthe dont il déplore encore la perte dans deux autres passages du traité des Devoirs, liv. I, ch. 11; liv. III, ch. 11). Il aima mieux décorer l'Italie que sa maison, quoiqu'à la vérité sa demeure me paraisse plus ornée elle-même par les ornements qu'il répandit dans l'Italie. Pour revenir à notre sujet; il n'est aucun viçe plus odieux que l'avarice, surtout dans les grands qui sont à la tête du gouvernement ; car il n'est pas seulement honteux de trafiquer de la chose publique, c'est un crime, un sacrilège. Quand Apollon Pythien prédit à Sparte « qu'elle ne périrait que par l'avarice, » il semble que cet oracle s'adresse à tous les peuples opulents aussi bien qu'aux Lacédémoniens. Il n'est pas, pour ceux qui gouvernent un état, de moyen plus facile de se concilier la bienveillance de la multitude, que la retenue et le désintéressement. Les intrigants qui cherchent à être populaires et qui, dans ce dessein, proposent des lois agraires dont le but est, de chasser de leurs foyers les anciens possesseurs, ou qui opinent pour l'abolition des créances, sapent les deux fondements de la république : la concorde, qui ne peut exister lorsqu'on prend aux uns pour donner, aux autres, et l'équité, qui est anéantie si chacun ne peut conserver sa propriété. Je le répète, on n'a élevé les cités et les villes que pour se garantir la jouissance libre et paisible de son bien. Il y a plus : en ruinant ainsi la république, ils n'obtiennent pas même comme ils se l'imaginent, la faveur du,peuple. Le malheureux qu'ils ont dépouillé devient leur ennemi; celui même qu'ils ont enrichi dissimule son coûtentement. Le débiteur surtout cache sa joie, de peur de témoigner qu'il était insolvable. Celui qui à été victime de l'injustice en conserve le souvenir, et concentre en lui-même son ressentiment. Et quand ceux que l'injustice a enrichis seraient plus nombreux que ceux qu'elle a dépouillés, ils n'en seraient pas plus forts; car alors on ne compte pas, on pèse. L'équité peut-elle jamais permettre qu'on ôte un champ à celui dont les titres de possession remontent à plusieurs années, ou même à plusieurs siècles, pour en faire la proie d'un nouveau venu?

XXIII. C'est pour avoir tenté une injustice de ce genre que les Lacédérooniens chassèrent l'éphore Lysandre, et mirent à mort le roi Agis, attentat jusqu'alors
inconnu avant eux. Ces temps furent suivis de tant de troubles, que les tyrans se multiplièrent. Les plus nobles têtes furent frappées, et cette république si bien constituée s'écroula. Mais elle ne tomba pas seule. Le fléau qui la détruisit étendit ses ravages sur le reste de la Grèce, et la contagion, née à Lacédémone, se répandit au loin. Eh quoi !.nos Gracques, fils de l'illustre Tiberius, et petits-fils de Scipion l'Africain, ne furent-ils pas victimes des troubles de la loi Agraire? Aratus de Sicyone mérite au contraire nos éloges. Voyant que depuis cinquante ans sa patrie subissait le joug de la tyrannie, il partit d'Argos pour Sicyone, s'introduisit secrètement dans la ville, et s'en rendit maître. Après avoir surpris et tue le tyran Niçoclès, il rappela six cents exilés qui avaient été les plus riches de la ville, et rendit la liberté à sa patrie. Mais bientôt il s'aperçut des difficultés que lui suscitaient les biens et les possessions, de ces citoyens. D'un côté, il lui paraissait très injuste que leurs biens restassent entre des mains étrangères, tandis qu'ils gémiraient eux-mêmes dans l'indigence; d'un autre, il croyait qu'il n'était pas plus équitable de revenir sur des possessions d'un demi-siècle puisqu'après un si long, espace de temps plusieurs de ces biens étaient passés à des propriétaires qui les possédaient de bonne foi à titre d'héritage, de dot ou d'achat. Il jugea qu'il fallait respecter la propriété des uns, et dédommager les autres. Convaincu que l'argent était nécessaire pour concilier ces intérêts, il annonça qu'il.partait pour Alexandrie, et ordonna que jusqu'à son retour on ne changeât rien à l'ordre des choses. Il vole chez Ptolomée, son hôte, le second roi d'Egypte depuis la fondation d'Alexandrie ; il lui expose le dessein qu'il avait de rendre la liberté à sa patrie, et l'instruit de l'état des choses. Le grand homme obtient aisément de l'opulent monarque une somme considérable. Il retourne alors à Sicyone, rassemble autour de lui les quinze principaux citoyens, et cherche avec eux à démêler les intérêts et de ceux qui avaient été dépouillés, et des nouveaux possesseurs. Après l'évaluation de ces biens, il.parvierit à persuader aux uns de recevoir l'argent et de rendre leurs possessions, et aux autres d'accepter l'indemnité, et de renoncer à leurs droits. Ainsi il fit cesser toute contestation, et la concorde fut rétablie. O grand homme ! que n'as-tu reçu le jour dans notre république ! Voilà comme il faut en agir avec des concitoyens, et non pas, comme nous l'avons déjà vu deux fois, élever la pique dans le forum, et faire crier leurs biens à l'encan. Aratus, au contraire, en hornme aussi sage que grand, crut.devoir ménager les intérêts de tous. La saine politique et la sagesse d'un bon citoyen consistent à ne pas séparer les intérêts des particuliers, et à avoir pour tous Une même balance. Quoi! vous habiterez ma maison sans la payer? Qu'est-ce à dire donc? j'aurai acheté, bâti, entretenu, dépensé; et vous, vous viendrez jouir malgré moi de ma propriété? Qu'est-ce autre chose que ravir, aux uns ce qui leur appartient pour donner aux autres ce qui ne leur appartient pas? Et toutes ces nouvelles lois, à quoi tendent-elles, si ce n'est à permettre que vous achetiez un fonds avec mon argent; enfin que vous jouissiez de votre acquisition, tandis que mon argent est perdu pour moi?

XXIV. La sagesse consiste à prévenir cet excès de dettes nuisible à la république, et il est plusieurs moyens d'atteindre ce but; mais non à guérir ce mal, en dépouillant les riches pour enrichir les débiteurs. Le plus ferme soutien de la chose publique, c'est la confiance; et elle ne peut exister lorsque la. loi n'oblige point à payer ses dettes: Jamais leur abolition ne fut poursuivie plus vivement que sous mon consulat. Des hommes de toute condition et de tout rang se réunirent, et la demandèrent l'épée à la main, enseignes déployées. Ma résistance sauva la république du coup fatal qui la menaçait. Jamais les dettes n'avaient été plus considérables, et n'avaient été si promptement, si aisément payées. Le débiteur, déchu de l'espérance de frustrer les créanciers, se vit contraint de les payer. Mais le tyran, aujourd'hui triomphant et autrefois vaincu, a consommé son projet lorsqu'il n'y avait, plus aucun intérêt. Tel fut son penchant au mal, qu'il le fit pour le plaisir de le faire. Ceux qui gouvernent la république s'abstiendront donc de ce genre de libéralité qui enlevé aux uns pour donner aux autres. Ils commenceront par mettre les propriétés de chacun sous la protection des lois et des magistrats. Ils garantiront les pauvres des pièges qu'on tend à leur faiblesse, et les riches des atteintes que l'envie voudrait porter à leurs possessions et à leurs droits. Enfin, qu'ils agrandissent la république par tous les moyens possibles soit en guerre, soit en paix; qu'ils étendent son empire, son territoire et ses tributs. Telle est la tâche d'un grand homme; telle est celle qu'ont remplie nos ancêtres : c'est par l'accomplissement de ce genre de devoirs qu'on procure les plus grands avantages à la république, et qu'on s'élève au comble de la faveur et de la gloire.
Parmi les préceptes qui ont rapport à l'utile, Antipater de Tyr, philosophe stoïcien, qui vient de, mourir à Athènes, fait observer que Panétius en a omis deux : le soin de la santé, et celui de la fortune. Sans doute ce judicieux moraliste ne les a passés sous silence que parce qu'ils sont connus de tout le monde. Connaître son tempérament, observer ce qui peut lui être favorable ou nuisible, savoir se régler dans la manière de se nourrir et de se vêtir, ne point se livrer à la volupté, voilà les principes généraux qu'on doit suivre pour la santé. Sur le reste, interrogez l'art des médecins. Quant à la fortune, il faut la chercher par des voies honnêtes, la conserver et l'augmenter par l'activité et l'économie. Xénophon, disciple de Socrate, a fort bien traité cette matière dans son livre intitulé l'Économique, qu'à l'âge où vous êtes je traduisis du grec en latin.

XXV. Il est quelquefois nécessaire de comparer plusieurs choses utiles entre elles. C'est un quatrième rapport, dont Panétius n'a rien dit. Ainsi on peut comparer les biens corporels avec les biens extérieurs, les biens extérieurs avec les biens corporels, les biens extérieurs entre eux, et les biens corporels avec les biens corporels. On compare les biens corporels avec les biens extérieurs en disant : Je préfère la santé à la richesse; les biens extérieurs avec les corporels, de cette manière: La richesse est préférable à une santé robuste; les biens du corps se pèsent ainsi entre eux : La santé est-elle préférable à la volupté, la force à l'agilité? Enfin comparez entre eux les avantages extérieurs, vous préférerez la gloire aux richesses, des revenus en ville à des revenus à la campagne. On peut rapportera ce genre de comparaison ces mots clé Caton l'Ancien. On lui demandait un jour quelle est la première richesse? De bons pâturages, dit il. — Ensuite? — Des pâturages moins bons. — Après? — De mauvais pâturages. — Après ces pâturages? — Des terres labourables. — Eh! mais, ajouta le questionneur, pourquoi pas le prêt à usure? — Et pourquoi pas l'assassinat? reprit Caton. Cet exemple et mille autres prouvent que l'on compare souvent entre elles les choses utiles, et que ce quatrième rapport méritait une place dans nos recherches sur les devoirs. Mais pour tout ce qui regarde l'art d'amasser, de placer et de faire valoir l'argent, vous en apprendrez beaucoup plus de ces honnêtes citoyens qui se tiennent vers le milieu des portiques de Janus, que de toutes les écoles de philosophes. Quoi qu'il en soit, ce sont des choses qu'il est bon de connaître. Elles se rapportent à l'utile objet de ce second livre. Nous verrons le reste dans le troisième.

LIVRE TROISIÈME.

1. Publius Scipion , mon cher Marcus, Scipion qu'on a appelé le premier Africain, avait coutume de dire, au rapport de Caton, qui fut presque son contemporain, "que jamais il n'était moins oisif que lorsqu'il n'avait rien à faire, ni inoins seul que dans la solitude : " parole admirable et bien digue d'un héros et d'un sage! Elle nous apprend que, même dans ses heures de loisir, il méditait sur les affaires, et savait, au sein de la solitude, converser avec lui même, remplir tous ses moments et se passerquelquefois de l'entretien d'atlrui. Ainsi, deux choses qui engourdissent l'esprit des autres hommes, l'inaction et la solitude, donnaient au contraire au sien une nouvelle activité. Je voudrais pouvoir dire de moi avec vérité la même chose. Mais, si je ne puis atteindre par l'imitation à la hauteur; d'un génie aussi élevé, je m'en rapproche du moins par le désir. En effet, arraché à la république et au barreau par la violence et par des armes sacrilèges, je poursuis un loisir utile. C'est pour le trouver que j'abandonnai Rome, et que je vins me retirer à la campagne, où souvent je suis dans la solitude. Mais mon loisir n'est pas celui de Scipion, et ma solitude est bien différente de la sienne. Lui, pour se reposer des plus belles fonctions de la république, cherchait quelquefois le loisir. Loin de la foule et du tumulte, il se réfugiait dans la solitude comme dans un port tranquille. Au contraire, mon loisir est impuissance, et non délassement. Le sénat est anéanti, le barreau fermé. Quelle occupation digne de moi peuvent m'offrir encore le sénat ou le forum? Aussi, moi qui vivais autrefois entouré de la célébrité la plus brillante, exposé.aux regards de mes concitoyens, je me vois aujourd'hui contraint à fuir la vue des médians dont Rome est inondée, forcé de me cacher autant que je le puis, et souvent dans la solitude la plus retirée. Mais les hommes éclairés m'ont appris que ce n'est pas assez, entre les maux, de choisir les moins accablants ; qu'il faut encore en retirer tout le bien qu'ils peuvent renfermer. Je mets donc à profit ma retraite. Quelle retraite cependant? Ce repos n'est pas celui, sans doute, auquel aurait dû s'attendre celui qui autrefois avait assuré le repos des citoyens. Néaumoins je saurai garantir des langueurs de l'oisiveté cette solitude que m'impose la nécessité, et non ma volonté. Scipion, je l'avoue, s'est acquis une gloire encore plus belle. S'il n'a laissé aux lettres aucun monument de son génie, aucune production de son loisir , aucun fruit de sa solitude, c'est que l'activité de son âme et la recherche des vérités que ses méditations lui faisaient découvrir lui suffisaient pour n'être jamais ni seul ni oisif. Pour moi, qui n'ai pas assez de vigueur d'esprit pour m'élever par des méditations intérieures au dessus de ma solitude, je me livre à l'art d'écrire, et cette étude seule attire tous mes soins. Aussi, dans le peu de temps qui s'est écoulé depuis la chute de la république, j'ai plus écrit que pendant les longues années de sa splendeur.

IL Tout le domaine de la philosophie, mon cher Cicéron, est fécond et cultivé. On n'y voit aucune partie inculte et abandonnée. Mais nulle n'est plus riche que celle des devoirs, d'où l'on tire les préceptes d'une vie régulière et honnête. Je ne doute pas que Cratippe, notre ami et le plus illustre philosophe de ce siècle, ne vous, les rappelle sans cesse, et n'insiste sur ce sujet. Mais je pense qu'il est utile pour vous que de semblables leçons retentissent de toutes parts autour de vous; et je voudrais, s'il était possible, que vos oreilles ne fussent frappées d'aucune autre parole. Ce sont des leçons que doit pratiquer quiconque se propose d'entrer dans une carrière honorable, et vous plus que tout autre. Les talents d'un père, les hautes dignités dont il fut revêtu, je dirai presque sa gloire, appellent sur vous de grandes espérances. D'ailleurs, Athènes et Cratippe vous imposent encore une obligation bien importante. Vous êtes allé vers eux afin de vous approvisionner, pour ainsi dire, de sagesse. Quelle honte ce serait pour vous, de revenir les mains vides! quel affront à la réputation de la ville, et à celle du maître! Recueillez donc toutes les forces de votre âme, travaillez avec une ardeur persévérante, si toutefois s'instruire n'est pas un plaisir plutô t qu'un travail. N'épargnez aucun effort pour réussir. Qu'on ne vous reproche pas de vous être manqué à vous-même, lorsqu'aucun secours ne vous a manqué. Mais en voici assez sur ce point : je vous ai souvent écrit pour vous exhorter au travail. Revenons maintenant à la dernière division de notre sujet. Panétius donc, qui sans contredit a le mieux traité la question des devoirs, et dont, à quelques corrections près, j'ai adopté la méthode, détermine les trois espèces de considérations que les hommes font ordinairement lorsqu'ils délibèrent et s'interrogent sur le devoir. D'abord ce dont il s'agit est-il honnête ou honteux? Ensuite est-il utile ou nuisible? Enfin, si ce qui paraît honnête est en opposition avec ce qui semble utile, comment peut-on discerner la vérité? Il développe les deux premiers points dans trois livres, et promet d'éclaircir le troisième dans la suite; mais il n'a pas rempli sa promesse. Chose étonnante pour moi! car Posidonius, son disciple, nous apprend qu'il vécut encore trente ans après la publication de son ouvrage. Je ne suis pas moins surpris que cette partie n'ait été qu'effleurée trèslégèrement par Posidonius dans quelques-unes de ses réflexions, puisqu'il avoue lui-même qu'il n'y en a pas de plus importante dans toute la philosophie. Je ne suis pas du tout de l'avis de ceux qui disent que cette partie n'a pas été négligée par Panétius, mais qu'il l'a laissée à dessein, et qu'il n'a point dû la traiter, parce que l'utile ne peut jamais être en opposition avec l'honnête. Ce point, qui forme la troisième division de Panétius, devait-il être traité ou rejeté? On peut en douter. Mais ce qu'on ne peut révoquer en doute, c'est que Panétius l'a rejeté. Si des trois points d'une division vous ne traitez que les deux premiers, il vous restera nécessairement le troisième. D'ailleurs, ce philosophe, à la fin de son troisième livre, promet formellement de développer par la suite cette dernière partie. A cette preuve se joint le précieux témoignage de Posidonius, qui, dans une de ses lettres, écrit que P. Rutilius Rufus, disciple comme lui de Panétius, disait souvent que, de même qu'il ne s'était pas trouvé de peintre assez habile pour.achever la Vénus de Cos qu'Apelles avait laissée imparfaite, et que la beauté du visage décourageait tous ceux qui étaient tentés de finir l'ouvrage, ainsi personne n'avait osé suppléer à ce que Panétius a omis et n'a pas achevé, à cause de.la perfection des parties qu'il avait terminées.

III. On ne peut donc douter de l'intention de ce philosophe. Mais aurait-il fait bien, ou mal d'ajouter cette troisième question à son traité des Devoirs? Voilà un point que l'on peut contester; car, soit que vous souteniez avec les stoïciens que l'honnête est le seul bien, soit que vous prétendiez avec nos péripatéticiens qu'il est un bien si grand que, mis en balance avec tous les autres, ces derniers sont à peine de quelque poids, il reste certain que jamais l'utile ne peut entrer en concurrence avec l'honnête. Aussi apprenons-nous que Socrate maudissait les hommes qui les premiers osèrent établir une distinction entre des qualités unies par la nature. Les stoïciens ont si bien adopté son opinion, que, suivant eux, tout ce qui est honnête est utile, et qu'il n'y a rien d'utile que ce qui est honnête. Si Panétius était de ces philosophes qui pensent qu'on doit pratiquer la vertu pour les avantages qu'elle procure, qui font de la volupté ou de l'exemption de la douleur la mesure des biens, il pourrait dire que l'utile est quelquefois en opposition avec l'honuête. Mais, puisqu'il pense qu'il n'y à d'autre bien que ce qui est honnête; que ce qui répugne à l'honnêteté n'a qu'une apparence d'utilité, et que la jouissance de ces biens ne saurait rendre la vie plus douce comme leur privation ne la rend point plus douloureuse, il semble qu'il ne devrait pas proposer un doute qui met ce qui est honnête en parallèle avec ce qui paraît utile. En effet, quand les stoïciens disent que vivre conformément à la nature, est le souverain bien, le sens de cette maxime est, sans doute, de se conformer à la vertu et de suivre la nature tant qu'elle ne répugne pas aux lois de la vertu. C'est sur ce fondement que se sont appuyés tous ceux qui pensent que la comparaison dont nous parlons est illégitime, et que sur ce point il n'y avait point de règles à donner. Mais l'honnêteté proprement dite, la vraie honnêteté ne se trouve que dans les sages. Toujours inséparable de la vertu, ce caractère de perfection ne peut appartenir aux âmes dont la sagesse n'est point parfaite. Elles ne sauraient tout au plus avoir que l'image de l'honnêteté. Tous les devoirs dont nous traitons ici sont ceux que les stoïciens appellent devoirs moyens; ils sont d'un usage très étendu, et à la portée de tout le monde. Avec du bon sens et de la réflexion, plusieurs personnes y atteignent et s'en font aisément une habitude. Quant au devoir que ces mêmes philosophes appellent droit, c'est la perfection absolue; et, comme ils le disent, il a sa plénitude, et nul autre que le sage ne saurait y atteindre. Une action revêtue des caractères du devoir moyen semble être souverainement parfaite aux yeux du vulgaire, qui ne sent nullement ce qui peut manquer à la perfection, et qui n'imagine rien au-delà de l'idée qu'il s'en est faite. Ainsi, nous voyons tous les jours l'ignorance, dans les poëmes, les tableaux et d'autres ouvrages, admirer avec délices et combler d'éloges ce qui n'en mérite pas. L'erreur vient,.je crois, de ce qu'il y a dans tout l'ouvrage quelque chose de bon qui fait illusion à des yeux grossiers, incapables de voir les défauts qui s'y trouvent Aussi, qu'un connaisseur vienne éclairer leur ignorance, ils abandonnent facilement leur opinion.

IV. Ainsi les devoirs dont nous parlons ici forment une honnêteté secondaire qui n'est pas seulement le partage de la sagesse, mais qui est commune à tous les hommes, et qu'aiment nécessairement ceux qui ont le germe de la vertu. Lorsqu'on cite les deux Decius et les deux Scipions comme des héros, ou Fabricius et Aristide cpomme des hommes justes, on ne cite pas l'héroïsme des uns et l'équité des autres comme des exemples donnés par des sages. Aucun d'eux ne s'est élevé à cette sublimité de sagesse que nous demandons. II en est de même de ceux qui ont passé pour sages, et qu'on a honorés de ce nom, de Caton, de Lelius, je dirai même des sept sages de la Grèce. Mais, ils empruntaient de l'accomplissement habituel des devoirs moyens l'apparence, l'image de la sagesse. Il n'est dqnc pas permis de comparer avec la vraie honnêteté l'utile qui lui est opposé ni de mette en parallèles cette honnêteté commune que pratique ceux qui veulent être regardés comme gens de bien, avec un. vil intérêt. Cette honnêtété qui est à la portée de notre faible intelligence doit être pour nous un devoir sacré, comme l'honnêteté proprement dite, la vraie honnêteté en est un pour le sage. C'est le seul rnoyen de juger de nos progrès dans la vertu. 'Mais nous n'avons parle jusqu'à présent que de ceux, qui, par l'observalion des devoirs,méritent le nom de gens de bien. Quant aux hommes qui pèsent tout dans la balance de l'intérêt, et qui, refusent de reconnaître la prépondérance de l'honnêteté, ils ont coutume dans leur délibération, de mettre l'honnête en comparaison avec ce qu'ils croient l'utile. L'homme de bien n'agit pas ainsi. Je pense donc que Panétius,en disant que les hommes balançaient ordinairement dans cette comparaison, n'a point prétendu donner à ses expressions un sens plus étendu que celui qu'elles présentent strictement et qui a voulu dire que c'était un usage, et non pas un devoir : car il est honteux ,je ne dis pas, de préférer ce qui paraît utile à ce qui est honnête, mais même de comparer l'un avec l'autre, et de balancer sur le choix. Quelle est donc la circonstance dans laquelle on est quelquefois embarrassé, et qui semble mériter notre examen? C'est, je crois, lorsque le doute roule sur la nature de l'objet de la délibération ; car il arrive souvent que ce qui passe ordinairement pour honteux change de caractère, et cesse d'être honteux.Choisissons un exemple qui mette ma pensée dans toute son étendue. Peut-il y avoir un plus grand crime que d'assassiner non seulement un homme, mais son ami " Tacite, plus impartial et plus sincère, dit (Annales, liv. i,. ch. 8) que, dans Rome, les opinions étaient partagées sur le meurtre de César, les uns le regardant comme une belle action, les autres comme le plus détestable des crimes. Ainsi, rien de plus équivoque et de plus variable, même chez les Romains, que ce principe d'honnêteté, d'où l'on faisait dépendre la vertu. "(MARMONTEL, Leçons d'un père à ses enfans, leç. iv.) Et celui qui, dans un tyran, a tué son ami ne s'est-il pas rendu coupable? Le peuple romain ne le croitt certainement pas puisque, des actions les plus illustres, celle-ci lui paraît la plus belle. L'utile l'a donc emporté sur l'honnête?. Dites plutôt qu'il l'a fait passer de son côté. Ainsi donc, pour juger sans erreur, dans cette opposition apparente, entre ce qu'on regarde comme honnête et ce que nous appelons utile, il faut établir une règle qui, observée dans cette comparaison, nous retienne toujours dans les limites du devoir. Cette règle sera conforme à la.doctrine et aux principes des stoïciens. Nous adopterons ici leur morale, parce que, bien que l'ancienne académie et nos péripatéticiens, deux écoles qui n'en faisaient autrefois qu'une, préfèrent ce qui est honnête à-ce qui paraît utile, cependant ces principes sont établis avec plus de dignité par ceux qui prétendent que tout ce qui est honnête est aussi utile et qu'il n'y a rien d'utile qui ne soit honnête, que par ceux qui reconnaissent quelque chose d'honnête qui ne soit pas utile, ou quelque chose d'utile qui ne soit pas honnête. Au reste, notre académie nous laisse pleine liberté d'adopter et de défendre toute opinion à laquelle nous trouvons les caractères de la probabilité. Mais je reviens à la règle.

V. Enlever à quelqu'un ses biens, faire son profit des préjudices portés à ses semblables, est une chose plus contraire à la nature que la mort, l'indigence, la douleur, et tous les autres maux corporels ou extérieurs ; car d'abord des abus semblables renversent la loi d'union et brisent les liens de la société; et si l'intérêt de chaque particulier l'autorisait à dépouiller son semblable, à lui faire violence, ce désordre entraînerait nécessairement la dissolution de ce qu'il y a de plus conforme à la nature, la société humaine. Si chaque membre de notre corps était organisé de manière à pouvoir penser qu'il acquerrait plus de vigueur en attirant à lui la substance de son voisin, il faudrait bientôt que tout le corps languît et mourût. De même, si chacun de nous, n'écoutant que son intérêt personnel, tire à lui les biens des autres et leur enlève ce qu'il peut, nécessairement la société humaine sera anéantie. Que chaque homme, il est vrai, travaille à acquérir pour lui, de préférence ce qui est nécessaire à la vie, c'est un droit que la nature ne lui conteste point. Mais ce qu'elle condamne, c'est que nous augmentions des dépouilles d'autrui notre fortune, notre pouvoir, nos richesses. Une telle injustice est contraire, je ne dis pas seulement à la nature, c'est-à-dire au droit des gens, mais encore aux lois des peuples, qui dans chaque cité régissent la chose publique, puisque toutes elles s'accordentà défendre qu'un citoyen nuise à autrui pour son propre avantage. Or, le seul but des lois leur unique intention, c'est de maintenir l'union entre les citoyens; et, si l'on y porte atteinte, elles répriment cette audace par la mortt, l'exil, les fers, les amendes pécuniaires. Il est même une défense plus rigoureuse encore : celle que nous dicte la raison naturelle, cette loi en même temps divine et humaine. L'homme qui voudra lui obéir (et c'est lui obéir que de vivre selon la nature) ne convoitera jamais le bien d'autrui, et ne s'enrichira pas des dépouilles de ses semblables. En effet, la grandeur d'âme, la noblesse des sentiments, ainsi que la douceur, la justice, la libéralité sont des choses beaucoup plus conformes à la nature que la volupté, que la vie, que les richesses; jouissances que nous devons mépriser et compter pour rien au prix de l'intérêt public, si nous avons une âme grande et élevée. Au contraire, enlever à autrui ses biens pour s'en enrichir répugne plus à la nature que la mort, la douleur et les autres maux semblables. Ainsi, il est encore bien plus conforme à la nature de se vouer à des travaux. difficiles, de braver des fatigues innombrables pour protéger, pour secourir toutes les nations, s'il nous est possible, et de suivre les traces de cet Hercule que la postérité reconnaissante plaça dans le conseil céleste, que de vivre dans la solitude, je ne dis pas seulement affranchi de toute fatigue, mais même plongé dans les délices, nageant dans l'abondance, plein de vigueur et brillant de beauté- Aussi tout homme doué d'un esprit juste et d'une âme élevée mettra le premier genre de vie beaucoup au dessus du second. Il est donc vrai que l'homme qui obéit à la nature ne peut nuireà son semblable. Enfin, l'homme qui fait violence à un autre, poussé par l'intérêt personnel, ou croit ne point agir contre la nature, ou pense qu'il vaut mieux éviter la mort, la pauvreté, la douleur, la perte de ses enfants, de ses proches, de ses amis, que de faire du tort à son prochain. S'il croit n'avoir pas enfreint les lois de la nature en faisant violence à ses semblables, que servirait-il de discuter avec un être qui dépouille ainsi l'homme de tout ce qu'il a d'humain? S'il convient, que c'est un mal à éviter, mais qu'il en est encore de plus grands à fuir, tels que la mort, la pauvreté, la douleur, son erreur vient de ce qu'il met les maux du corps et ceux de la fortune avant ceux de l'âme.

VI. Le seul but que nous devons donc tous nous proposer, c'est de concilier l'intérêt particulier et l'intérêt public. Rapporter tout à soi, c'est briser les liens de la société. D'ailleurs, si telle est la loi de la nature, que tout homme, par cela même qu'il est homme, doive à son semblable appui et protection, cette même loi exige nécessairement que l'intérêt de chacun se trouve dans l'intérêt de tous. S'il en est ainsi, la nature nous lie par une loi commune, et si cela est vrai, il nous est défendu évidemment de porter atteinte aux droits d'autrui; mais le principe est vrai, la conséquence est donc vraie aussi. Qu'elle est fausse la pensée de ces gens qui disent : «Jamais je ne dépouillerai mon père ou mon frère pour mon intérêt propre. Mais la loi n'est plus la même à l'égard des autres citoyens. » Ils croient donc qu'ils ne sont liés au reste des citoyens par aucun droit, par aucune communauté d'intérêts. Un tel. système détruit toute société civile. Pour ceux qui disent qu'il faut tenir compte des citoyens, et nullement des étrangers, ils brisent les liens de la société universelle du genre humain, qui entraîne dans sa chute bienfaisance, libéralité, bonté, justice. Et vouloir étouffer ces vertus, c'est se rendre coupable d'impiété envers les dieux immortels. N'est ce pas renverser, en effet, la société que ces dieux ont établie entre les hommes, et dont le lien le plus fort est de penser qu'il est plus contraire à la nature de dépouiller son semblable pour son propre avantage que de s'exposer à tous les maux de la fortune, du corps, je dirai même à ceux de l'âme, qui sont étrangers à la justice : car cette vertu est la maîtresse et la reine de toutes les vertus.
Mais quoi, me dira-t-on peut-être, le sage, près de mourir de faim, ne pourra pas enlever le pain d'un homme qui n'est bon à rien? Non, certes; car ma vie n'est pas plus précieuse pour moi que la disposition de mon coeur à ne dépouiller personne pour mon propre intérêt. Quoi donc? Un homme de bien, pour s'empêcher de mourir de froid, s'il peut dépouiller de son manteau un tyran aussi cruel, aussi inhumain que Phalaris, ne le ferait-il point? Questions faciles à résoudre. Un homme, fût-il absolument inutile à la société, si vous le dépouillez pour votre avantage particulier, vous agissez contre les lois de l'humanité et de la nature. Seulement, si vous êtes homme à ce que la conservation de vos jours importe au plus haut degré aux intérêts de la république et de la société humaine, et que, dans ce motif, vous dépouilliez votre semblable, on pourrait vous excuser. Hors cette seule circonstance, chacun doit supporter ses privations, plutôt que de s'en tirer aux dépents du bonheur d'autrui. La maladie, la pauvreté et tous les autres maux de cette espèce répugnent moins à la nature que la rapine et les injustes désirs. Au reste, on la violerait également en abandonnant l'utilité commune, parce que c'est une injustice. Aussi la loi naturelle, ce soutien protecteur de l'utilité publique, ordonne-t-elle expressément qu'on prenne sur l'homme lâche et inutile ce qu'il faut pour la subsistance, du citoyen sage, honnête et courageux, dont la mort est une perte importante pour le bien public, pourvu qu'il n'abuse pas de ce droit pour s'enorgueillir et pour insulter aux autres. Ainsi, dans l'accomplissement de ses devoirs, il consultera toujours les intérêts de ses semblables et de cette société commune que je ne saurais trop rappeler. Quant à l'objection qui concerne Phalaris, la solution est facile. Entre nous et les tyrans il n'existe point de société, mais bien plutôt une grande séparation; et il n'est pas contre la nature de dépouiller, si vous le pouvez, un homme qu'il est beau de mettre à mort. C'est une race pestilentielle et impie qu'il faut extirper du sein de la société humaine. De même que l'on coupe les membres dans lesquels le sang et les esprits vitaux ont cessé dé circuler, parce qu'ils corrompent les autres parties du corps, de même il faut retrancher du corps social ces monstres qui, sous une forme humaine, cachent toute la férocité et la cruauté d'une bête farouche. Telles sont à peu près les questions dans, lesquelles le devoir dépend des circonstances.

VII. C'est ainsi, je pense, que Panétius aurait envisage, son sujet si quelque incident ou quelque occupation particulière n'avait arrêté l'exécution de son plan. On trouvera dans les livres précédens assez de préceptes d'après lesquels il sera facile de voir ce que l'honneur nous interdit, ce que la vertu nous permet. Mais je veux maintenant, avant de poser, pour ainsi dire, le couronnement, le faîte de mon édifice presque achevé, suivre l'exemple des géomètres qui se font concéder certains principes au lieu de tout démontrer, afin d'établir plus, facilement les vérités qu'ils veulent prouver. Je vous demande donc, mon cher Cicéron , de m'accorde si vous le pouvez, que l'honnête seul doit êlre recherché pour lui-même. Si cela n'est point dans les principes de Cratippe, vous m'accorderez sans doute que l'honnête est le bien le plus désirable pour lui-même. L'une de ces propositions me suffit. La dernière est probable; mais la première me le paraît encore davantage, et ailleurs il n'y a plus de probabilité. Et d'abord je dois défendre Panétius en ce qu'il a dit, non que l'utile pût jamais entrer en concurrence avec l'honnête (ce qui ne lui était pas permis), mais simplement ce qui paraît utile. Rien n'est utile qui ne soit en même temps honnête, et rien n'est honnête qui ne soit utile. Lui-même, il l'assure en plusieurs endroits; et il soutient qu!il n'y a jamais eu un fléau plus funeste à la société que l'opinion de ceux qui ont séparé ces deux principes. Ce n'est donc pas que nous devions jamais préférer l'utile à l'honnête; mais c'est pour nous apprendre à les discerner sans erreur, en cas de rencontre, qu'il a supposé cette opposition moins réelle qu'apparente. Celte tâche, qu'il a laissée imparfaite, nous allons la remplir sans le secours de personne, et en volant, comme on dit, de nos propres ailes; car de tous les écrits qui, depuis Panétius, ont paru sur cette matière, aucun ne m'a satisfait, du moins parmi ceux qui sont tombés entre mes mains.

VIII. Lorsqu'un objet se présente à nous avec une apparence d'utilité, il nous frappe nécessairement. Mais si la réflexion nous fait découvrir la honte à côté de cette utilité apparente, alors il faut non pas renoncer à l'utile, mais se persuader que là où se trouve la honte, là ne saurait exister l'utilité. S'il est vrai qu'il n'y a rien de plus conforme à la nature que la honte (car elle aime l'équité, la décence, la constance, et abhorre leurs contraires); s'il est vrai aussi qu'il n'y a rien de plus conforme à la nature que l'utilité, on ne peut douter que l'utilité et la honte soient incompatibles. Ainsi, que nous soyons nés pour la vertu, et qu'elle doive être le seul bien digue de nos désirs, comme le pense Zénon, ou que nous devions simplement la préférer à tous les autres, selon Aristote, il en résulte toujours que l'honnête est ou le seul bien, ou le bien suprême. Or, ce qui est un bien est certainement utile; donc tout ce qui est honnête est utile. L'erreur des médiants consiste donc à n'être frappés que de ce qui leur semble utile, et à le détacher de l'honnête. De là naissent les assassinats, les empoisonnements, les testaments supposés, le brigandage, le péçulat, les pillages, les vexations exercées sur les alliés et sur les citoyens, ces élévations révoltantes fondées sur des richesses excessives; enfin cette passion de régner au sein d'une ville libre, la passion la plus criminelle et la plus infâme qu'on puisse imaginer. Leur raison aveuglée ne voit que l'intérêt, et nullement la peine, je ne dis pas des lois qu'ils violent souvent, mais celle de l'infamie, le plus cruel des supplices. Loin de nous cette race d'hommes toute criminelle et impie qui balancent s'ils suivront le parti honnête qu'ils reconnaissent, ou s'ils se jetteront sciemment dans le crime : car on est déjà coupable d'avoir hésité lors même qu'on ne commettrait pas le mal. Ainsi, ne mettez jamais en délibération des choses sur lesquelles il est honteux de délibérer. On doit encore écarter de toute délibration l'idée et l'espoir qu'elle restera secrète et cachée. Pour peu que nous soyons avancés dans la philosophie, nous devons être suffisamment persuadés que, quand même nous pourrions tromper les regards des hommes et des dieux, nous ne devrions cependant pas nous livrer à aucun acte d'avarice, d'iniquité et d'intempérance.

IX. A ce sujet Platon raconte l'aventure de Gygès. De grandes pluies avaient entr'ouvert la terre. Gygès descendit dans le gouffre, et y aperçut, selon la tradition, un cheval d'airain dans les flancs duquel étaient pratiquées des portes. Il les ouvrit, et vit le cadavre d'un homme d'une taille gigantesque, qui avait au doigt un anneau d'or. Il le lui ôta, et le mit à son doigt. Ce Gygès, qui était un berger du roi, retourna ensuite vers les autres pasteurs. Là, il s'aperçut que toutes les fois qu'il retournait le chaton de l'anneau en dedans de sa main, il voyait et n'était vu de personne, et que quand il le tournait en dehors, il redevenait visible comme auparavant. Par l'usage qu'il fit des propriétés de cet anneau, il s'introduisit dans la couche de la reine; et, secondé par elle, il mit à mort le roi son maître, et se défit de tous ceux qu'il redoutait, sans que, sur ces entrefaites, il pût être vu de personne. Ainsi, par le moyen de cet anneau, Gygès se vit soudain roi de Lydie. Si un sage possédait cet anneau, il ne croirait pas qu'il lui fut plus permis de faire le mal que s'il ne l'avait pas : car l'homme de bien cherche non l'impunité, mais la vertu. Ici quelques philosophes plus simples que malintentionnés disent que ce récit n'est qu'une fable, une histoire controuvée, comme Platon avait voulu en prouver la vérité ou la vraisemblance. C'est une allégorie, une manière ingénieuse de leur adresser la question suivante : Si vous pouviez, sans vous exposer aux regards et même aux moindres soupçons des autres, satisfaire votre amour des richesses, du pouvoir de la domination, de la débauche, en vous couvrant d'un voile impénétrable aux regards des hommes et des dieux, le feriez-vous? Ces philosophes nient que la chose soit possible. A eux permis. Mais je leur demande, si la chose était possible, que feriez-vous? Ils s'obstinent fort sottement, nient la possibilité de la chose, et se retranchent constamment dans cette allégation. Ils ne voient pas la portée de cette question. Quand nous leur demandons ce qu'ils feraient s'ils pouvaient se cacher, nous ne demandons point si la chose est possible. C'est une espèce de torture à laquelle nous les soumettons; car, s'ils venaient à répondre qu'assurés de l'impunité, ils satisferaient leurs passions, ils avoueraient par là qu'ils sont criminels dans le coeur; et s'ils faisaient une réponse contraire, ils nous accorderaient qu'on doit fuir l'infamie pour elle-même. Mais revenons à notre sujet

X. Il se présente souvent des cas où l'esprit est séduit par une apparence d'utilité. Je ne veux point parler ici de celui où l'on délibère si pour une chose d'une grande utilité on abandonnera la voie de la justice; délibération qui seule est un crime ; mais du cas où l'on est en doute si une action qui paraît utile pourra se faire sans crime. Lorsque Brutus dépouillait du consulat Collatin son collègue, on pouvait l'accuser d'injustice; car Gollatin avait participé à l'expulsion des rois, et avait aidé Brutus de ses conseils. Mais les principaux citoyens avaient résolu de proscrire tout ce qui tenait à la famille du Superbe, d'effacer le nom des Tarquins et d'anéantir jusqu'au souvenir de la royauté. Et cette résolution, aussi utile à la patrie que conforme à la justice, devait plaire à Collatin, lui-même. Ainsi l'utilité prévalut, à cause de l'honnêteté sans laquelle elle n'aurait pu même exister. Le fondateur de Rome agit, bien différemment. Son esprit se laissa séduire par une apparence d'utilité. Lorsqu'il crut qu'il serait plutôt dans ses intérêts, de régner seul que de partager son trône, il assassina son frère, oubliant les devoirs d'un homme et d'un frère, pour obtenir un avantage purement illusoire. L'honneur de ses murailles, qu'il allégua pour se couvrir d'une justice apparente, était un prétexte frivole et iusuffisant II fut donc coupable, si je puis le dire, sans offenser Quirinus ou Romulus. Il ne faut pas pourtant négliger nos propres intérêts, ni abandonner aux autres ce qui nous est nécessaire; nous devons nous en occuper sans porter préjudice à autrui. Chrysippe a dit avec cette sagesse qui lui est ordinaire : "Ttout athlète qui se présente dans le stade doit faire tous ses efforts, employer toute son adresse pour remporter la victoire; mais il lui est absolument défendu de tendre sa jambe à son rival, et de le repousser de la main." Ainsi dans la vie chacun peut, sans, crime, rechercher son intérêt, mais il lui est défendu de l'enlever à son semblable.
C'est surtout dans l'amitié qu'il est malaisé de démêler les devoirs, puisqu'ils défendent également et le refus en ce qui est juste, et la complaisance en ce qui est injuste. Il existe cependant, pour tout ce qui concerne l'amitié, une règle courte et facile à observer. Honneurs, richesses, plaisirs, enfin tous ces avantages apparents, ne les préférez jamais à l'amitié; mais aussi ne lui sacrifiez jamais la patrie, les serments et la justice, quand même vous seriez appelé à être le juge d'un ami; car vous dépouillez le caractère d'ami en prenant le rôle de juge. Tout ce que vous pourrez encore accorder à l'amitié, c'est de désirer que la cause de votre ami soit la meilleure, et de lui donner pour la défendre tout le temps accordé par la loi. Mais lorsque, lié par le serment, il devra prononcer la sentence, l'homme de bien n'oubliera point que c'est Dieu, c'est-à-dire sa propre conscience, qu'il vient de prendre à témoin, car la conscience est ce que Dieu a donné à l'homme de plus divin. Ce serait une formule admirable pour les placets, que celle que nous ont transmise nos pères, si nous l'observions : "Nous prions le magistrat de nous accorder ce qu'il peut faire en conscience". Cette demande ne concerne que ce qui peut être, comme je l'ai dit, accordé honnêtement par un juge à son ami; car s'il fallait tout plier à ses volontés, ce ne serait plus une amitié, mais une conjuration. Je parlé ici des amitiés communes; car chez des hommes sages et vertueux., jamais on ne voit de tels abus. Entre Damon et Phintias, disciples de Pythagore, régnait, dit-on, une amitié si étroite, que l'un d'eux, condamné à mort par Deuys.le Tyran, ayant demandé quelques jours pour mettre ordre à ses affaires, son ami se rendit caution, et promit de mourir s'il ne revenait point Mais le condamné reparut au jour indiqué ; et le tyran fut si vivement ému d'une telle fidélité, qu'il leur demanda d'être admis en tiers dans leur amitié. Ainsi, lorsque dans l'ainitié une apparence d'utilité se trouve comparée avec la justice, dédaignons cet intérêt apparent pour n'écouter que l'honneur, et, quand l'amitié exigera de nous des choses contraires à la justice, mettons au dessus de tout la conscience et la religion. C'est ainsi que nous ferons entre les devoirs ce choix légitime,.but de nos recherches.

XI. C'est surtout dans le gouvernement qu'une apparence d'utilité fait commettre bien des fautes; telle fut de notre part la ruine de Corinthe. Les Athéniens se sont montrés encore plus cruels, en faisant couper le pouce aux habitans d'Egine, marins très redoutables. Ils y virent de l'utilité, parce que le voisinage de ces insulaires menaçait le Pirée. Mais la cruauté ne saurait être utile; car rien ne répugne tant à la nature, qui doit toujours être notre guide. C'est encore une.grande injustice que la rigueur de ceux qui chassent et proscrivent les étrangers de leurs villes, comme fit Pennus chez nos pères et Papius de nos jours. Certes, c'est une mesure très équitable que d'exclure du rang de citoyen ceux qui ne sont pas citoyens : nous avons à ce sujet une loi portée par deux consuls très sages, Crassus et Scévola; mais interdire aux étrangers l'entrée d'une ville, c'est blesser l'humanité. Il est beau, de sacrifier à l'honnête une apparence d'utilité publique; c'est un glorieux exemple que nous offre; très souvent notre histoire, et surtout dans la seconde guerre punique. Accablée du funeste revers de la journée de Cannes, Rome se montra plus fière que durant le cours de sa plus grande prospérité. Aucun signe d'épouvante, aucune proposition de paix. O vertu, ton éclat fait évanouir toutes ces lueurs d'une utilité apparente ! Les Athéniens, ne pouvant résister au torrent de la puissance des Perses, résolurent d'abandonner leur ville, de déposer à Trézène leurs femmes et leurs enfants, de monter ensuite dans leurs vaisseaux et de défendre sur leur flotte la liberté de la Grèce. Un certain Cyrsile, qui leur conseillait de rester dans Athènes, et d'ouvrir les porles à Xerxès, fut lapidé par le peuple. Cette proposition semblait utile. Mais elle ne pouvait l'être, puisqu'elle répugnait à l'honnêteté. Thémisiocle, après la victoire remportée par les Grecs contre les Perses, dit dans une assemblée publique, qu'il avait conçu un projet important pour la chose publique, mais qu'il ne pouvait le divulguer. Il demanda que le peuple lui donnât un citoyen, auquel il pût le communiquer. Aristide fut choisi. Thémisiocle lui dit qu'il était possible d'aller en secret incendier la flotte des Lacédémoniens, alors retirés dans le golfe de Gythée, et que, par ce coup de main, on anéantissait infailliblement la puissance de Lacédémorie. Aristide, après l'avoir écouté, rentra dans l'assemblée où il était attendu avec impatience, et déclara que le projet de Thémistocle était très utile, mais contraire à l'honnêteté. Les Athéniens pensèrent que ce qui est injuste ne saurait être avantageux; et, sur la parole d'Aristide, ils rejetèrent ce projet sans l'avoir entendu. Ils agirent plus sagement que nous, qui accordons des privilèges aux pirates, et surchargeons d'impôts nos alliés.

XII. Qu'il reste donc constant que ce qui est honteux ri'est jamais utile, pas même lorsqu'il paraît nous procurer quelque avantage; car c'est déjà un malheur de regarder comme utile ce qui est honteux. Cependant, comme je l'ai dit plus haut, il survient souvent des circonstances où l'utile semble en opposition avec l'honnête. Alors il faut examiner si cette opposition est réelle, ou si l'utile peut s'allier avec l'honnête. De cette nature sont les questions suivantes : Un honnête marchand est venu d'Alexandrie à Rhodes avec une grosse cargaison de blé; il trouve cette île pressée de la disette et de la famine : les grains s'y vendent extrêmement cher; mais il sait que plusieurs marchands sont partis d'Alexandrie, et il a rencontré, dans son trajet des vaisseaux qui, chargés de blé, se dirigeaient vers Rhodes. En avertira-t-il les Rhodiens, ou gardera-t-il le silence afin de tirer meilleur parti de sa marchandise? Nous supposons un sage, un homme vertueux, un homme qui avertira les Rhodiens, s'il juge honteux de ne pas le faire. Mais qui doute si le silence est coupable ou non? Dans les questions de ce genre, Diogène de Babylone, grave et célèbre stoïcien, est d'un avis tout différent de celui d'Antipater son disciple, homme de beaucoup d'esprit. Antipater, veut qu'on dise tout, et que rien de ce que connaît le vendeur ne soit caché à l'acheteur, Diogène soutient que le vendeur est tenu d'avouer les défauts de sa marchandise, en tant que la loi civile l'ordonne, et de s'abstenir pour le reste de tout artifice, et qu'il doit, puisqu'il vend, vouloir vendre le mieux qu'il peut. J'ai apporté, j'ai étalé ma marchandise; je ne la vends pas plus cher que les autres, peut-être moins, quand il y a abondance. A qui fais-je tort? D'un autre côté, Antipater répond : Que dites-vous ? Lorsque vous devez concourir au bonheur des hommes, et vous rendre utile à la société, lorsque vous avez reçu le jour sous les conditions de suivre et d'observer les principes de la nature, de chercher votre intérêt dans l'intérêt commun, et de faire de l'intérêt commun votre propre intérêt, vous cacherez.aux hommes l'approché des ressources et de l'abondance? Mais, répliquera peut-être Diogène, il y a de la différence entre cacher et taire; je ne vous cache rien maintenant, bien que je ne vous dis pas quelle est la nature des dieux, quel est le souverain bien : connaissance,qui vous serait plus utile que le vil prix du blé. Certes, tout ce qu'il vous importerait de savoir, je ne suis pas obligé dé vous l'apprendre. Pardonnez-moi, reprendra l'autre; vous y êtes obligé, si vous vous rappelez que la nature a uni étroitemeut tous les hommes. Je me le rappelle, dira Diogène; mais cette union exclut-elle la. propriété? S'il en est ainsi, il n'est pas même permis de vendre, il faut donner.

XIII. Vous voyez que dans toute cette dispute on ne dit pas : Quoique la chose soit honteuse puisqu'elle est utile, je la ferai pourtant; mais que l'on dit : Elle est utile sans être honteuse, il ne faut point la faire. Un honnête homme met en vente sa maison à cause de certains défauts qui ne sont connus que de lui seul; elle est malsaine, on la croit salubre. On ignore que dans toutes les chambres il paraît des serpents. La charpente est mauvaise, et menace ruine; mais il n'y a que le propriétaire qui le sache. Je demande si le vendeur qui n'en dirait rien aux acheteurs, et qui tirerait de sa maison un prix beaucoup au dessus de son attente, ferait une chose juste ou injuste. Certes, dit Antipater, il ferait mal..N'est-ce pas, en effet, ne pas montrer le chemin au voyageur égaré, refus que les Athéniens frappaient d'un anathème public, que de laisser l'acheteur tomber ou se jeter dans un piège? C'est plus encore que de ne pas montrer le chemin; car c'est induire sciemment un homme dans l'erreur. Diogène répond : Vous a-t-ou forcé d'acheter? On ne vous y a même pas engage! Cet homme a mis en vente ce qui ne lui plaisait plus, et vous avez acheté ce qui vous plaisait. D'autres font afficher ".Maison de campagne, belle et bien bâtie"; passent-ils pour des fripons parce qu'elle n'est pas bien bâtie? Celui-là le sera donc encore moins qui n'a point vanté sa maison. Où est la fraude du vendeur, si l'acheteur a jugé par lui-même? Si l'on n'est pas responsable de tout ce qu'on a dit, voulez- vous qu'on le soit de ce que l'on n'a pas dit? Qu'y aurait-il de plus ridicule qu'un vendeur qui publierait les défauts de la chose qu'il mettrait en vente? Quoi de plus absurde que de voir un crieur qui, par ordre du maître, crierait ainsi "Maison malsaine à vendre". C'est ainsi que, dans certains cas douteux, on prend, d'un côté, la défense de l'honnête, et que, de l'autre, on plaide si bien pour l'utile, que l'on peut croire non seulement honnête de faire la chose qui paraît utile, mais même honteux de s'en abstenir. C'est dans ce sens que l'honnête et l'utile semblent quelquefois être en opposition. Il faut prononcer sur ces questions ; car nous ne les avons pas proposées pour les laisser indécises, mais pour les résourdre. Il nous semble donc que ni le marchand de blé, ni le vendeur de la maison n'ont dû rien cacher aux acheteurs. Sans doute, le silence n'est pas toujours dissimulation; mais lorsque, pour votre propre avantage, vous laissez dans l'ignorance de ce que vous savez ceux qui auraient intérêt à le savoir, qui ne voit quel est ce genre de réticence, et quelles sortes de personnes se le permettent? Certainement ce ne sera pas un homme ouvert, simple, ingénu, juste et honnête, mais plutôl'un homme double, ténébreux,subtil, trompeur, méchant, rusé, artificieux et vieilli dans la fourberie. Or, peut-il être utile de s'exposer à mériter ces titres et tant d'autres semblables?

XIV. S'il faut blâmer ceux qui font de telles réticences, que doit-on penser de ceux qui parlent pour tromper? C. Canius, chevalier romain, qui ne manquait point d'enjouemenl, et dont l'esprit était assez orné, alla passer quelque temps à Syracuse, où son unique affaire, disait il, était de ne rien faire. Là, il parlait souvent d'acheter une maison de plaisance où il pût, loin des importuns, avoir ses amis, et se réjouir avec eux. Sur ce bruit, un banquier syracusain, nommé Pythius, vient lui dire qu'il a des jardins qui ne sont pas à vendre, mais dont il le prie d'user comme s'ils étaient à lui. Il invite en même temps son homme à y souper le lendemain. Canius accepte. Pythius, à qui sa caisse gagnait la complaisance des gens de toutes les professions, fait venir des pêcheurs, les prie d'aller jeter leurs filets le lendemain devant sa maison de campagne, et leur trace leur rôle. Canius est exact au rendez-vous. Il voit une table magnifiquement servie; une multitude de barques frappe ses regards. Chacun apporte sa pêche : les poissons, tombent en tas aux pieds de Pythius. « Eh ! s'écrie Canius, qu'est ceci? Comment, Pythius! tant de poissons! tant de barques ! Faut-il, dit le banquier, que cela vous étonne? Tout le poisson de Syracuse est ici; on ne pêche que dans ces eaux; ces braves gens ne sauraient se passer de cette maison. » Alors. Canius s'enflamme; il presse, il sollicite Pythius de la lui vendre. D'abord le banquier se défend,.il cède enfin. Le chevalier, riche et poussé par un violent désir, achète la campagne à toutes conditions; il l'achète avec les meubles; il passe le contrat, l'affaire est conclue. Ses amis sont invités pour le lendemain. Il vient lui-même dès le matin : pas le plus léger esquif! «D'où vient, dit-il au voisin, que je ne vois pas un seul pêcheur? célèbrent-ils quelque fête aujourd'hui? Non, que je sache, répond le voisin; mais on ne pêche jamais ici et je m'étonnais fort de ce que je voyais hier, » Voilà Canius furieux ; mais quel remède ? Aquillius, mon collègue et mon ami. n'avait pas encore publié ses formules contre le dol. On lui avait demandé en quoi consistait ce délit; il répond dans son ouvrage, que c'est donner à entendre une chose et en faire une autre, définition digne d'un grand maître. Pythius donc et tous ceux qui feignent une chose pour en faire une autre sont des hommes perfides, injustes et dangereux. Mais leurs actions ne sauraient être utiles : elles sont infectées de trop de vices.

XV. Que si la définition' d'Aquillius est juste, il faut bannir du cours de la vie la feinte et la dissimulation. Ainsi l'homme de bien n'usera jamais d'artifice ni pour acheter, ni pour vendre plus avantageusement Cette espèce de fraude était même réprouvée par les lois; voyez celle des Douze-Tables sur la tutelle, et la loi Létoria contre les pièges tendus aux mineurs; et, sans les lois mêmes, elle est encore condamnée dans la formule judiciaire où l'on insère ces mots : de bonne foi. Dans les conventions matrimoniales on lit : en tout bien et toute justice. Dans les fidéicommis : comme entre honnêtes gens. Quoi ! ces mots : en tout bien et toute justice, n'excluent-ils pas l'ombre même de la fraude? Lorsqu'on dit : comme entre honnêtes gens, laisse-t-on accès à la ruse ou à la duplicité? Si le dol consiste à dissimuler, selon la définition d'Aquillius, il faut bannir de nos transactions toute espèce de mensonge, que le vendeur n'aposte point d'enchérisseur, ni l'acheteur d'homme qui offre moins que lui. L'un et l'autre, lorsqu'ils viennent à s'aboucher, ne doivent avoir qu'une parole. Q. Scévola, fils dePublius, demandait le juste prix d'un fonds de terre qu'il voulait acheter, on le lui fixa mais, dit-il, je l'estime davantage; et il en donna deux mille sesterces de plus. Tout le monde conviendra que c'est là le trait d'un honnête homme; mais on niera que ce soit celui d'un sage. C'est, dira-t-on, comme s'il eût vendu son bien au plus bas prix possible. Le mal est donc qu'on distingue la probité de la sagesse. Aussi Ennius dit : «Le sage n'est pas sage, qui ne sait pas tourner sa sagesse à son utilité. » Je serais de l'avis d'Ennius, si nous étions d accord sur le mot utilité. Hécaton de Rhodes, disciple de Panétius, m'apprend, dans son livre des Devoirs adressé à Tubéron, que le sage, sans rien faire contre les moeurs, les lois, les usagés, sait prendre soin de sa fortune. En effet, nous ne voulons pas être riches pour nous seulement; nous voulons l'être encore pour nos enfants, nos proches, nos amis., et surtout pour la république ; car les richesses et les biens des particuliers font la fortune de l'état. Ce philosophe n'approuverait donc pas l'action de Scévola, dont nous avons parlé un peu plus haut, puisqu'il avoue qu'il n'y a rien qu'il ne fît pour son intérêt hors ce qui est défendu par les lois. Certes, il n'a de droit ni à nos éloges, ni à notre estime. Mais si le dol consiste dans la feinte ou la dissimulation, il est bien peu d'actes dans la vie qui soient exempts de ce délit; et si l'homme vertueux est celui qui fait tout le bien qu'il peut, l'homme vertueux n'est pas facile à trouver.
Il n'est donc jamais utile de mal faire, parce que cela est toujours honteux; et comme il est toujours honorable d'être homme de bien, la vertu est toujours utile.

VI. Au sujet des biens-fonds, le droit civil ordonne aujourd'hui au vendeur de déclarer les défauts qu'il connaît. La loi des Douze-Tables était moins exigeante : elle ne le rendait responsable que de ce qu'il déclarait formellement, et le condamnait, en cas de mauvaise foi, à la peine du double. Mais les jurisconsultes sont allés plus loin : ils ont attaché une peine à la réticenee, et ont statué que tout vice qui se trouverait dans un bien-fonds, et qui serait connu du vendeur, serait à sa garantie s'il ne l'avait expressément déclaré. En voici un exemple : les augures, ayant à exercer leurs fonctions sur le Capitole, ordonnèrent à T. Claudius Centumalus, qui avait une maison située sur le mont Célius, d'en démolir une partie dont la hauteur gênait les observations. Claudius la mit en.vente; elle fut achetée par P. Calpurnius Lanarius. Les augures lui firent la même sommation. Calpurnius obéit; mais, ayant reconnu que Claudius n'avait mis en vente sa maison qu'après avoir reçu des augures l'ordre de la démolir, il le traduisit en justice pour obtenir de lui des dédommagements de bonne foi. L'affaire fut jugée par M. Caton, père de notre grand Caton; les hommes tirent leurs titres de leurs parents : l'auteur de cette brillante lumière de Rome doit tirer les siens de son fils. Ce juge prononça donc que le vendeur sachant l'ordre des augures et ne l'ayant pas déclaré, devait une indemnité à l'acquéreur. Ainsi il crut qu'il était de la bonne foi que l'acheteur fût instruit d'un vice connu du vendeur. Si ce jugement est équitable, la réticence du marchand de blé et de celui qui a vendu une maison malsaine est également injuste. Le droit civil ne saurait prévenir toutes les réticences de ce genre; mais on l'observe scrupuleusement.dans les cas qu'il a prévus. M. Marius Gratidianus, notre parent, avait revendu à C. Sergius Orata une maison qu'il avait achetée de celui ci quelques années auparavant. Elle devait à Sergius une servitude que Marius n'avait pas déclarée dans le contrat. L'affaire fut portée en jugement. Crassus défendait Orata, et Antoine Gratidianus. Crassus, s'appuyant sûr le droit, alléguait la loi qui condamne au dédommagement le vendeur qui ne déclare pas les défauts qu'il connaît. Antoine se fondait sur l'équité, disant que cette charge ne devait pas être inconnue à Sergius, puisqu'il avait lui-même autrefois vendu cette maison; qu'il n'était donc pas nécessaire de la déclarer, et qu'il n'y avait aucun lieu à la déception, puisque l'acquéreur devait bien connaître les charges de la propriété qu'il avait achetée.
Pourquoi ces exemples ?.C'est pour vous faire voir combien nos ancêtres détestaient la fraude.

XVII. La loi et la philosophie la combattent toutes les deux, mais chacune avec des armes différentes. La loi frappe jusqu'où peut s'étendre son glaive. La philosophie la poursuit avec le secours de la raison et de l'intelligence. Or, la raison se déclare contre toute espèce de ruse, de dissimulation et d'artifice. Quoi! me direz-vous, est-ce une fourberie que de tendre un filet dans lequel on ne pousse, on ne précipite aucune dupe? Les animaux tomhent souvent dans le piège sans qu'on leur donne la chasse. Ainsi, lorsque vous mettez en vente une maison dont vous voulez vous défaire à cause de ses défauts, l'affiche est un panneau où viennent se jeter les dupes. Quoique la dépravation des moeurs admette l'usage d'une telle conduite, qu'elle n'y attache point de honte, et qu'elle ne soit formellement défendue ni par la loi, ni par le droit civil, cependant elle est réprouvée par la loi de nature. Je l'ai dit souvent, et je ne saurais trop le répéter, il y a une société qui de toutes est la plus étendue : celle qui unit les hommes entre eux. Il en est une autre plus restreinte : c'est celle qui réunit les hommes d'une même nation ; enfin, celle qui forme une seule cité est plus resserrée encore. Aussi nos ancêtres ont-ils distingué le droit des gens d'avec le droit civil. Le droit civil n'est pas toujours le droit des gens; mais le droit des gens doit toujours être le droit civil. Au reste, nous n'avons plus conservé du vrai droit, de la vraie justice, aucune solide et réelle représentation. Nous n'en avons qu'une ombre, une faible image. Trop heureux encore si nous la suivions! car elle émane des plus saines inspirations de la nature et de la vérité. De quel prix, en effet, ne sont point ces paroles : afin que de vous et de votre foi je ne reçoive ni perte, ni dommage. Voici encore des paroles d'or : comme il convient d'agir entre honnêtes gens, et sans aucune fraude. Mais qu'entend-on par être honnêtes gens et agir comme tels ? Voilà la grande question. Q. Scévola, le grand pontife, disait que les jugements d'arbitres les plus inviolables étaient ceux qui portaient la clause : avec bonne foi. Il donnait à ces mots l'acception la plus étendue, et disait qu'ils se trouvaient insérés dans les tutelles, les associations, les engagements, les mandats, les ventes, les achats , les conductions, les locations; en un mot, dans tous les actes principaux de la vie civile. Il ajoutait que l'habileté du juge consistait à discerner, parmi les faces contradictoires que présentent la plupart de ces sortes d'affaires, celle qui est la vraie, afin d'en déduire le droit et les obligations de chaque partie. Il faut donc bannir tout artifice, et principalement cette malicieuse subtilité qui veut usurper le nom de la prudence, et qui en est si différente et si éloignée; car la prudence consiste à distinguer le bien et le mal. La ruse, au contraire, s'il est vrai que tout ce qui est honteux soit un mal, préfère le mal au bien. Et ce n'est pas seulement à l'égard des biens-fonds que le droit civil, puisé dans la nature, interdit la ruse et la fraude, il la.condamne encore dans la vente des esclaves; car une loi des édiles rend le vendeur responsable de leur santé, de leurs fautes , de leurs larcins, et de tous leurs défauts, qu'il a dû connaître. Il en est autrement, quand les esclaves proviennent d'un héritage. Cela nous prouve, puisque le droit prend sa source dans la nature, qu'il est contraire à la nature de profiter de l'ignorance d'autrui. Il n'est pas de plus grand fléau pour la société que l'artifice déguisé sous le masque de la prudence. De là cette foule de circonstances où l'utile semble en opposition avec l'honnête. Combien d'hommes trouverait-on qui, assurés du secret ou de l'impunité, fussent capables de s'abstenir d'une injustice?

XVIII. Prenez, si vous voulez, pour exemple une de ces actions où le vulgaire ne voit peut-être aucun mal; car il n'est pas question ici d'assassins, empoisonneurs, de faussaires, de brigands, de concussionnaires, espèce de coupables qu'il faut poursuivre, non avec les armes de la parole et des arguments philosophiques, mais avec les fers et ia prison. Voyons ceux qu'on appelle honnêtes gens. On apporta de Grèce à Rome un faux testament de L. Miuucius Basilus, personnage fort opulent Pour mieux réussir, les faussaires s'étaient donnés pour cohéritiers M. Crassus et Q. Hortensins, deux hommes qui jouissaient alors d'un très grand crédit. Ils se doutèrent bien que c'était une pièce supposée; mais, contents de n'en pas être complices, ils ne se refusèrent pas à partager les crimes d'autrui. Quoi donc! est-ce assez pour les justifier? Je ne le crois pas, quoique ami d'Hortensius pendant sa vie, et sans haine pour Crassus depuis sa mort. Basilus, dans son testament réel, avait légué son nom et sa fortune à M. Satrius, fils de sa soeur, ce même Satrius, qui fut protecteur de la terre Sabine et du Picénum. Était-il juste, ô souvenir déshonorant pour ce siècle! que les plus riches citoyens recueillissent le patrimoine de Basilus, et qu'il ne restât à Satrius que le nom du testateur? Si c'est commettre une injustice que de ne pas empêcher le mal quand on le peut, et de ne pas le repousser loin des siens, comme nous l'avons établi dans le premier livre, que dire de celui qui, loin de l'empêcher, la favorise? Pour moi, je pense qu'une hérédité, même véritable, n'est pas honnête lorsqu'elle a été captée par des caresses perfides, par des mensonges et par la dissimulation. Mais, en pareil cas, l'utile quelquefois semble tout autre chose que l'honnête. Faux principe : car l'utile et l'honnête sont soumis à une règle commune. Celui qui ne sera point prémuni par cette vérité pourra commettre toutes sortes de fraudes et de mauvaises actions. En se disant à lui-même «Voilà l'honnête, mais voici l'utile, » il osera, par une erreur coupable, séparer deux choses unies par la nature. Telle est la source de toutes les fraudes, de tous les crimes, de tous les forfaits.

XIX. L'homme de bien , quand même il n'aurait qu'à claquer des doigts pour glisser son nom dans les testaments des plus riches citoyens, n'usera pas de cette faculté, fût-il assuré de n'être jamais soupçonné. Mais donnez ce même secret à un M. Crassus, et qu'il puisse, en agitant les doigts, hériter de ceux dont il n'est réellement pas l'héritier, croyez-moi, il sautera de joie sur la place publique. L'homme juste, au contraire, celui que nous pouvons véritablement appeler honnête homme, n'enlèvera rien à personne pour s'en enrichir. Se récrier sur cela d'admiration, c'est avouer qu'on ignore ce que c'est qu'un honnête homme. Descendons dans notre âme, pour en développer les notions secrètes, et nous sentirons par nous-mêmes que l'honnête homme est celui qui fait tout le bien qu'il peut, et qui ne fait de mal à personne, si ce n'est pour repousser l'injure. Quoi donc! ce n'est point faire du mal que de faire disparaître d'un testament, par une espèce de magie, le nom des héritiers légitimes, pour y substituer le sien? Mais, dira quelqu'un, il négligera donc son avantage, ses intérêts? Non; mais il faut comprendre que rien de ce qui est injuste ne saurait être utile ou avantageux. Sans ce principe, point d'honnête homme. Lorsque j'étais jeune, j'entendais souvent mon père me raconter que Fimbria, personnage consulaire, s'étant trouvé le juge de Lutatius Pinthia, chevalier romain d'une réputation intacte, qui s'était engagé à prouver en.justice « qu'il était honnête homme, » lui dit qu'il ne prononcerait jamais dans cette affaire, pour ne pas ôter la réputation à un homme estimé s'il jugeait contre lui, ou pour ne point paraître établir qu'il existât un parfait honnête homme, lorsque ce titre supposait la réunion de tarit de mérites et l'accomplissement de tant de devoirs. Or, .pour cet honnête hornme de Fimbria comme pour celui de Socrate, peut-il exister quelque chose d'utile qui ne soit pas honnête? Aussi un sage tellement, parfait ne dira, ne pensera même jamais rien qu'il n'osât publier hautement. N'est-il pas honteux pour des philosophes de douter d'une vérité dont ne doutent point les gens les plus grossiers? Elle a passé en proverbe chez nos paysans. Lorsqu'ils veulent louer la bonne foi, la probité de quelqu'un. On pourrait, disent-ils, jouer avec lui sans voir clair. Que signifie cela, sinon que rien ne peut être utile qui ne soit pas honnête, même quand on pourrait impunément réussir ? Ce proverbe ne vous fait-il pas voir qu'on ne peut excuser ni Gygès , ni cet homme à qui je viens de supposer la faculté d'attirer à lui tous les héritages possibles par le mouvement de ses doigts? Ainsi l'obscurité ne peul rendre honnête ce qui est honteux; et on ne peut faire également que ce qui n'est pas honnête soit utile; la nature y répugne et s'y oppose.

XX. Mais, dira-t-on, un grand intérêt semble autoriser quelque faiblesse. C. Marius se voyant séparé du consulat par un intervalle qu'il désespérait de franchir, enseveli depuis sept ans qu'il avait été prêteur, hors d'état même de jamais aspirer au consulat, avait été envoyé à Rome par son général, Q. Metellus, dont il était le lieutenant. Là, il accusa auprès du peuple cet homme illustre, cet excellent citoyen, de traîner la guerre en longueur, et promit, si on le nommati consul, de faire tomber bientôt Jugurtha mort ou vif au pouvoir du peuple romain. Ainsi il s'éleva au consulat; mais ce fut au prix de sa conscience et de la justice, en calomniant un citoyen vertueux et intègre, en appelant la haine sur un homme dont il était le lieutenant et l'envoyé. Gratidianus, notre parent, ne manqua pas moins aux devoirs d'un honnête homme, lorsque, dans sa préture, les tribuns du peuple s'assemblèrent avec le collège des préateurs pour établir, d'un commun accord, un règlement sur les monnaies; car, dans ces temps là, leur valeur variait tellement que personne ne savait ce qu'il possédait. L'édit dressé en commun, les peines et l'action judiciaire arrêtées, ils convinrent de se rendre au Forum l'après-midi ; puis chacun se retira de son côté: mais Gratidianus alla droit de l'assemblée à la tribune, et publia seul l'arrêt établi en commun. Qu'en arriva-t-il? Cela lui valut les plus grauds honneurs. Dans toutes les rues on lui dressa des statues, et devant elles on brûla de l'encens et de la cire. En un mot, il devint l'idole de la multitude. Une erreur qui souvent détermine les actions des hommes, c'est que,dans la comparaison, ils ne voient d'un côté qu'une injustice légère, et de l'autre un très grand avantage pour eux-mêtnes. C'est ainsi que Gratidianus se fit peu de scrupule d'enlever à ses collègues et aux tribuns du peuple la faveur populaire, et qu'il lui semblait fort utile de parvenir par cette voie au consulat, le but de ses désirs. Mais il y a sur cela une règle générale, et je désire qu'elle vous soit bien connue :Qu'il n'y ait rien de honteux dans ce qui vous paraît utile; ou, si la chose est honteuse, quelle ne vous paraisse pas utile. Comment donc pourrions-nous regarder comme honnête homme Marius ou Gratidianus? Descendez dans votre intelligence, sondez-en les replis; quelle image, quelle forme, quelle idée vous donne-t-elle de l'honnête homme? Ce caractère comporte-t-il le mensonge intéressé, les délations, le vol, l'imposture? Non pas assurément. Est-il donc au monde un bien assez précieux, un avantage assez considérable pour qu'on lui sacrifie l'éclat et le titre d'homme de bien? Qu'y a-il même dans cette utilité prétendue, qui puisse compenser ce qu'elle vous ôte, si elle vous dépouille du nom d'homme de bien, si elle vous enlève la bonne foi et la justice? Autant vaudrait se métamorphoser d'homme en bête sauvage, que d'en cacher toute la cruauté sous une figure humaine!

XXI. Que dire de ceux qui ne comptent pour rien tout ce qui est juste et honnête, pourvu qu'ils s'élèvent au pouvoir? ne font-ils point comme cet ambitieux qui voulut avoir pour beau-père un homme dont l!audace le rendît plus puissant? Il lui semblait utile d'élever son pouvoir sur le déshonneur d'autrui. Combien cette politique était injuste envers la patrie, combien elle était périlleuse, combien criminelle! voilà ce qu'il ne voyait point. Quant au beau-père, il avait toujours à la bouche deux vers grecs des Phéniciennes, Les deux vers que César avait sans cesse à la bouche, et que Cicéron traduit, se trouvent dans les Phéniciennes d'Euripide, que je rendrai comme je pourrai, sans élégance peut-être, mais du moins de manière à en faire comprendre le sens :
S'il s'agit de régner, n'épargnons pas les crimes : Le trône les excuse et les rend légitimes ; Pourvu qu'en tout le reste on soit juste, il suffit.
Malheur à Étéocle ou plutôt à Euripide, qui ose excepter de la règle le plus criminel de tous les attentats! Mais pourquoi nous arrêter à des minuties, à de faux testaments, à des marchés, à des ventes frauduleuses? Voici un homme qui eut l'ambition d'être le roi du peuple romain, le maître de toutes les nations, et qui atteignit le but de ses désirs. Pour soutenir qu'une telle ambition est conforme à la vertu, il faudrait avoir perdu la raison; car ce serait approuver le renversement des lois et de la liberté, donner le nom de gloire à l'oppression la plus infâme et la plus détestable. Si quelqu'un, en avouant qu'il n'est pas beau de régner dans une ville qui a toujours été libre et qui doit l'être, ajoutait qu'un tel projet est utile pour celui qui peut l'exécuter, par quels reproches, disons-mieux, par quelles invectives ne dois-je pas combattre un tel égarement ? Dieux immortels! se peut-il qu'un parricide aussi noir, aussi affreux que celui de la patrie, soit utile à un citoyen, lors même que l'homme qui se serait souillé d'un tel forfait se fait nommer le père des citoyens qu'il opprime? L'honnête seul doit donc être la mesure de l'utile. Ce sont deux mots, mais la chose doit être une. Je n'adopte point l'opinion du vulgaire, qui ne voit pas de plus grand bien que de régner. Loin de là, si je pèse les motifs au poids de la vérité, je trouve qu'il n'y a rien de plus funeste qu'une puissance usurpée. Quel avantage, en effet; que d'être assiégé d'angoisses et de terreurs continuelles, de trembler le jour et la nuit, de traîner une vie sans cesse entourée de pièges et de périls?
Que de grands criminels ont porté la couronne! Telles sont les paroles d'Attius. Et à quels rois s'adresset- il? à l'héritier légitime de Tantale et de Pélops. Avec combien plus de raison ne pourraient-elles pas s'appliquer à ce tyran qui s'est servi de l'armée du peuple romain pour accabler Rome, pour mettre sous le joug, je ne dis pas seulement une ville libre, mais une république maîtresse de toutes les nations! A quels tourments d'esprit, à quels remords déchirants, je vous le demande, ne devait-il pas être en proie? Quel avantage a-t-il pu trouver dans la vie, lui qui savait que la gloire et la reconnaissance publique seraient le prix de celui qui la lui arracherait? S'il est donc vrai que les choses,qui paraissent les plus utiles ne le sont point lorsque la honte et l'infamie les accompagnent, il doit vous être suffisamment démontré qu'il n'y a rien d'utile qui ne soit en même temps honnête.

XXII. C'est là une vérité qui a reçu chez nous de fréquents et d'illustres témoignages, et particulièrement dans la guerre de Pyrrhus , de C. Fabricius et du sénat. Pyrrhus nous avait déclaré la guerre sans motif, on combattait pour l'empire : ce prince était brave,il était puissant. Un transfuge passa de ses rangs dans le camp, de Fabricius, et promit à notre général, s'il voulait lui assurer une récompense, de rentrer dans le camp de Pyrrhus aussi secrètement qu'il en était sorti, et de l'empoisonner. Pour toute réponse, Fabricius le fit reconduire à Pyrrhus, et le sénat applaudit à cette action. A consulter pourtant l'apparence d'utilité et l'opinion générale, ce transfuge seul délivrait la république d'une grande guerre et d'un ennemi, redoutable. Mais quel déshonneur, quel opprobre de triompher par le crime, et non par la vertu, d'un prince avec qui nous ne combattions que pour la gloire! L'avantage de Fabricius, cet Aristide romain, et celui du sénat, qui ne sépara jamais son intérêt de son honneur, était-il de combattre l'ennemi avec le fer ou avec le poison? Est-ce la glpire qu'on cherche en ambitionnant l'empire ? Qu'on s'abstienne du crime qui ne peut être le compagnon de la gloire. Est-ce une puissance quelconque?Elle est, sans utilité, achetée au prix de l'infamie. Il n'y avait donc rien d'utile dans le conseil que donna L. Philippus, fils de Quintus, de faire rentrer dans leur première condition, sans leur rendre les sommes payées pour leur délivrance, les villes que Sylla avait, à prix d'argent, affranchies par un senatus-consulte. Le sénat suivit cet avis. C'est une tache pour la.république, car les pirates tiennent leur parole plus fidèlement que le sénat. Mais ce procédé grossit le trésor public; donc il nous fut utile. Eh! jusques à quand osera-t-on dire qu'il y a quelque chose d'utile qui ne soit honnête? Un empire dont la gloire et l'affection de ses alliés doivent être le fondement, peut-il trouver de l'utilité dans la haine etl'infaniie? Aussi ai-je souvent combattu les avis de Caton lui-même. Il me semblait mettre trop d'âpreté à défendre, le trésor public et les impôts. Il ne voulait rien accorder aux fermiers publics, et très peu aux alliés; tandis que nous devions nous montrer nobles et généreux envers ceux-ci, et agir avec les autres comme chacun agit avec ses fermiers particuliers; d'autant plus que le salut de la république tenait à cette union des deux ordres. Je blâme aussi Curion, lorsque, tout en convenant que la cause des peuples qui sont au-delà du Pô était juste, il ajoutait sans cesse « que l'utilité l'emporte. » Il eût mieux fait de dire que leur cause n'était pas utile à la république, que d'en reconnaître la justice, et d'y opposer l'utilité.

XXIII. Ue sixième livre des Devoirs d'Hécaton est rempli de questions pareilles à celle-ci : Est-il d'un honnête homme de ne pas nourrir ses esclaves dans un temps de grande disette? Il examine le pour et le contre ; mais enfin il décide.qu'il faut régler le devoir plutôt selon l'intérêt que selon l'humanité. Un vaisseau est en péril; il faut sacrifier une partie de la cargaison : lequel jeter à la mer, d'un cheval de grand prix, ou d'un esclave de peu de valeur? Ici l'intérêt et l'humanité parlent diversement. On fait naufrage. Un insensé se saisit d'une planche; le sage la lui arrache-t-il, s'il le peut? Non; car cela est une injustice. Quoi !le maître du vaisseau n'aura pas le droit, de reprendre son bien? Pas plus que de jeter dans la mer un passager, parce que le navire est à lui. Jusqu'à ce qu'il soit parvenu au lieu de sa destination, le vaisseau n'appartient pas au propiétaire, mais aux passagers. Mais, s'il n'y a qu'une planche pour deux naufragés, tous les deux, également sages, se l'arracheront- ils, ou l'un doit-il la céder à l'autre? Elle doit être cédée à celui dont la vie importe le plus, pour lui même ou pour, la république. Mais si les choses sont égales de part et d'autre? Alors, qu'ils évitent toute querelle. C'est au sort à décider à qui restera la victoire, et, chacun doit s'y soumettre. Un père pille les temples des dieux; il pratique des souterrains pour voler le trésor public : son fils le dénoncera-t-il aux magistrats? Ce serait un crime : il y a même plus, il doit défendre son père s'il est accusé. La patrie ne l'emporte donc pas sur tous les devoirs ? Non, sans doute; mais il est de l'intérêt de la patrie même que les citoyens observent la piété filiale. Mais si le père aspire à la tyrannie « c'était à César et à Brutus que Cicéron pensait lorsqu'il a dit qu'il fallait que le fils assassinât le père, ou l'ami son ami, pour sauver la patrie. Non, jamais, et pour aucun intérêt public, l'homme ne doit trahir les saints, devoirs de la nature, ni ceux de l'hospitalité, ni ceux de l'amitié, ni ceux de la foi mutuelle. Le sophisme de Cicéron est de confondre la société pobtique avec la société naturelle. » (MARMONTEL, Leçons, etc., leç. v.), s'il cherche à trahir l'état, le filsn gardera-t-il le silence? Non; il emploiera les supplications pour le détourner de son projet. Si elles sont vaines, il aura recours aux reproches, aux menaces même. Enfin, s'il voit que le péril de la patrie est imminent, il sacrifiera le salut de son, père à celui de sa patrie. Le même philosophe demande encore si un sage qui., par .inattention, aurait reçu des pièces fausses pourrait, après les avoir reconnues pour telles, le donner comme bonnes en paiement, à son débiteur. Diogèe dit oui, Antipater. dit non, et je suis de l'avis de ce dernier. Diogène vous en dispense; Antipater vous en fait un devoir. Telles sont les matières controversées,dans l'école des stoïciens. En vendant un esclave, faut-il déclarer ses défauts? Je ne parle pas de ceux dont la réticence annule le marché, selon le droit civil; mais s'il est menteur, joueur, voleur, ivrogne. L'un de ces philosophes pense qu'il faut les déclarer, et l'autre pense que non. Un homme, vend de l'or pour de l'oripeau; l'honnête homme qui l'achete doit-il l'avertir de son erreur, ou bien paiera-t-il un denier ce qui en vaut mille? Vous devez déjà voir quel est mon avis, quelle différence d'opinion divise les deux philosophes que j'ai nommés.

XXIV. Est-on toujours tenu d'observer les conventions et les promesses auxquelles, comme disent ordinairement les préteurs, la violence et l'artifice n'ont eu
aucune part? Quelqu'un a donné un :remède à un hydropique , en lui faisant promettre expressément de ne plus en faire jamais usage à l'avenir. Le malade est guéri par ce remède; mais, quelques années après, il retombe dans la même maladie, et celui qui. a reçu sa parole, ne veut pas s'en dégager; que doit-il faire? Comme ce refus est inhumain, et qu'on ne fait aucun tort à son auteur en l'enfreignant, l'intérêt de sa vie et de sa santé doit prévaloir. Autre question. Un sage est institué héritier d'une fortune d'un million de sesterces; mais le testateur a exigé qu'avant de se mettre en possession de l'héritage il allat en plein jour, et devant tout: le monde danser sur la place publique. Le sage a souscrit à cette condition sans laquelle il n'était pas nommé héritier; tiendrart-il ou non sa promesse? Je voudrais qu'il n'eût pas pris cet engagement ; c'eût été, je pense, plus conforme à sa gravité. Mais, puisqu'il a fait, cette promesse s'il trouve de la honte à danser sur la place publique , il sera plus excusable de manquer à son engagement en renonçant à la succession; à moins qu'il ne se présentât quelque grande conjoncture où, en consacrant cette somme à la chose publique, il cessât d'être honteux pour lui de danser.

XXV. On ne doit pas non plus tenir les promesses qui ne sont point utiles à ceux qui les ont reçues. Le Soleil, pour en revenir à la fable, avait promis à son fils Phaéthon de lui accorder tout ce qu'il demanderait. Il demanda qu'il lui fût permis de monter sur le char de son père. Il y monta; mais à peine le jeune insensé y avait mis le pied, qu'il fut consumé par la foudre. Combien il eût mieux valu: que son père n'eût pas tenu sa parole ! Ne pouvons-nous pas en dire autant de celle que Thésée réclama de Neptune? Ce dieu lui ayant donné trois souhaits à former, Thésée souhaita la mort de son fils Hippolyte, qu'il soupçonnait d'un amour incestueux. Son voeu fut accompli; mais que de larmes il lui coûta! Que penser d'Agamennon? Ayant fait voeu d'immoler à Diane ce que l'année verrait naître de plus beau dans son royaume, il sacrifia, sa fille Iphigénie, qui eut ce triste avantage. Ce noir forfait était plus criminel que le parjure. Il est donc des promesses qu'on ne doit quelquefois pas tenir ; comme il est aussi des dépôts qu'ili ne faut pas rendre. Un homme dans son bon sens vous a confié une épée : devenu furieux, il vous la redemande. Vous seriez coupable de la lui remettre : vous faites votre devoir en la refusant. Vous êtes dépositaire d'une somme d'argent. Celui qui vous l'a confiée prend les armes contre la patrie: rendrez-vous ce dépôt? Vous ne le devez point selon moi; car ce serait agir contre la république, qui doit vous être plus chère que tout au monde. Ainsi beaucoup d'actions qui semblent honnêtes par elles-mêmes cessent de l'être par les circonstances. Garder sa parole, remplir ses engagémens, rendre un dépôt sont autant de choses qui cessent d'être honnêtes dès qu'elles perdent leur utilité. Je crois en avoir dit assez sur les prétendus avantages de ces injustices qu'on masque du faux alibi de prudence.
Nous avons, dans le premier livre, fait découler nos différens devoirs des quatre sources de l'honnête. Ce ne sera donc pas nous écarter de notre sujet que de montrer combien ces choses, qui n'ont qu'une apparence d'utilité, sont contraires à la vertu. J'ai déjà parlé du voile de prudence dont cherche à se couvrir la ruse, airisi que de la justice dont l'utilité est inséparable. Il ne reste plus alors que deux sources de l'honnête, dont l'une, est la force et la grandeur d'âme, et l'autre la tempérance et la modération.

XXVI. Il semblait utile à Ulysse de contrefaire l'insensé pour ne pas aller à la guerre; du moins les poètes tragiques le représentent ainsi; car Homère, qui est la meilleure autorité, ne jette point sur lui le moindre soupçon. Quoi qu'il en soit, une telle résolution était peu honorable. Mais, dira peut-être; quelqu'un, régner et couler à Ithaque des jours paisibles avec sa famille, son épouse et son fils, c'était.assurément utile. La gloire achetée par des travaux et des périls continuels est- elle comparable à cette tranquillité? Et moi, je vous dis qu'une telle tranquillité est méprisable et abjecte. Et, parce qu'elle n'est pas honnête, je ne la crois pas même utile. A quels reproches, je vous le demande, ne se fût pas exposé Ulysse s'il eût persévéré dans ce déguisement, puisque, après s'être distingué par mille exploits glorieux, il entendit encore Ajax lui dire :
Seul; de tous les rois grecs, il voulut, parmi nous,
Violer le serment qu'il fit prêter à tous.
Vous savez qu'employant la plus base imposture,
D'une feinte folie il couvrait son parjure;
Et, malgré les liens d'un serment solennel,
Il serait de nos camps encore absent peut-être,
Si, pénétrant enfin ce détour criminel,
Palamède, avec art, n'eût démasqué le traître.

Il valait mieux pour Ulysse combattre non seulement les ennemis, mais comme il le fit, les flots et les tempêtes, que de se détacher de la Grèce conjurée pour la destruction des Barbares. Mais laissons les fables et les faits étrangers ; venons à des faits vëritables et à notre histoire.

XXVII. M. Attilius Regulus, consul pour la seconde foi , avait été pris en Afrique dans une embuscade par le Lacédémonien Xanthippe, qui commandait sous Amilcar, père d'Annibal. On l'envoya vers le sénat après qu'il eut fait serment de revenir à Carthage, s'il n'obtenait l'échange quelques nobles Carthaginois. Arrivé à Rome, il voyait.une apparence d'utilité à réussir, à laquelle pourtant il ne crut pas, comme le prouve sa conduite. Vivre dans sa patrie, avec sa femme et ses enfants, se consoler de son 'revers en le rejetant sur le sort journalier des armes, tenir le rang de consulaire, qui niera que ce ne soient là de très grands avantages? Qui? la grandeur d'âme et le courage. Vous faut-il des autorités plus fortes ? Le caractère de ces vertus est de ne rien craindre, de se placer au dessus de tous les évènements humains, et de croire qu'il n'est pas dans la vie de mal que l'homme ne puisse supporter. Que fit doncRegulus? Il vint au sénat, il exposa le sujet de sa mission, et refusa de dire son avis, croyant que ses droits de sénateur étaient suspendus tant que son serment le lierait aux Carthaginois. C'est peu (ô l'insensé, va-t-on s'écrier, ô homme ennemi de ses propres intérêts!) : il nia qu'il fût utile de rendre les prisonniers, jeunes et bons capitaines pour racheter un vieillard accablé d'années. Son avis prévalut. On garda les prisonniers, et il reprit la route de Carthage sans que l'amour de sa patrie et de sa famille pussent le retenir. Cependant il n'ignorait pas qu'il allait se. remettre entre les mains d'un ennemi cruel, et se livrer à des supplices inouïs. Mais il respectait la sainteté de son serment, plus heureux, mille fois dans l'agonie de ses veilles douloureuses, qu'il ne l'aurait été de vieillir prisonnier de Carthage et consulaire parjure. L'insensé! dira-t-on, non content de ne point opiner pour l'échange des prisonniers, il en dissuada encore le sénat Et comment fut-il insensé, lorsqu'il s'agissait du bien de la république? Ce qui est nuisible à la patrie pourrait-il être utile à quelque citoyen ?

XXVIII. C'est renverser les fondements de la nature, que de séparer l'utile de l'honnête. Tous nous cherchons l'utile. C'est un instinct qui nous entraîne, et nous ne pouvons y résister. Où est le mortel qui fuit son intérêt? Disons mieux, où est celui qui ne le poursuit pas avec ardeur? Mais comme, nous ne pouvons le trouver que dans l'honneur, la gloire et l'honnêteté, nous regardons ces vertus comme les premières et les plus grandes de toutes; et dans le mot utile nous voyons le besoin plutôt que la vertu. Qu'y a-t-il donc, dira-t-on, de si impérieux dans le serment? Craignons-nous le courronx de Jupiter? Mais l'opinion commune de tous les philosophes, soit qu'ils disent que Dieu ne fait rien et n'exige rien, soît même qu'ils soutiennent que c'est un être sans cesse agissant, c'est que Dieu ne peut ni nuire ni s'irriter. Eh! quel plus grand mal enfin Regulus eût-il pu recevoir de Jupiter irrité, que celui qu'il se fit lui-même? La religion était donc trop faible pour contre-balancer un si grand avantage. Craignait-il l'infamie ? D'abord de deux maux il faut choisir le moindre. Or, la honte même était-elle un supplice aussi cruel que ces tortures? Ensuite ne pouvons- nous pas répondre avec Attius
Tu trahis tes serments! A qui manque à sa foi je ne dois point la mienne. Voilà une vérité qui ne perd rien de sa force pour sortir de la bouche d'un roi impie. Puis on emprunte notre raisonnement, et on dit que, comme certaines choses qui semblent utiles ne le sont pas, de même certaines choses qui paraissent honnêtes ne le sont point; qu'il paraît honnête, par exemple, de retourner au supplice pour tenir un serment; mais qu'il ne refait pas puisque c'est ratifier une promesse extorquée par la violence. Enfin on ajoute que ce qui est très utile devient par cela honnête, quand même il ne le paraissait point auparavant. Voilà à peu près les objections qu'on fait contre Regulus. Examinons les premières.

XXIX. Il n'y avait rien à redouter de Jupiter. Ce dieu ne se courrouce ni ne se venge. Une telle raison n'a pas plus de force contre Regulus que contre tout
serment en général. Au reste, dans le serment, c'est sa force qu'il faut considérer, et non la crainte qu'il doit nous inspirer. Le serment est une affirmation religieuse. Or, ce que vous aurez promis affirmativement en prenant Dieu pour témoin, vous devez le tenir. Laissons la colère céleste, qui n'est qu'une chimère ; mais songeons à la justice, à la bonne foi. Ennius a eu raison de s'écrier:
O foi, fille du ciel ! serment de Jupiter !
Celui donc qui viole son serment, viole la foi : cette foi que nos pères, comme nous l'apprend une harangue de Caton, voulurent placer au Capitole à côté de Jupiter le souverain des dieux. « D'ailleurs, Jupiter irrité n'aurait pas fait plus de mal à Regulus qu'il ne s'en fit lui-même.» Oui, s'il n'existait d'autre mal que la douleur ; mais, loin d'être le plus grand des maux, la douleur n'est pas même un mal. Les philosophes les plus distingués l'affirment . A l'appui de cette vérité vient un témoin dont l'autorité n'est point ordinaire, mais qui, à mon avis, est le plus respectable de tous; en un mot, Regulus. Veuillez bien , je vous prie, ne pas le récuser. Quel témoin plus irréprochable pourrions-nous désirer que le premier homme de la république qui, pour demeurer fidèle à son devoir, va se présenter volontairement au supplice ? On dit : de deux maux il faut choisir le moindre. J'entends, l'infamie plutôt que le malheur; et quel mal y a-t-il qui soit plus grand que l'infamie? Si la difformité du corps a pour nous quelque chose de choquant, quels sentiments doivent inspirer les souillures et la dépravation d'une âme corrompue? Aussi les philosophes qui ont traité ce sujet avec le plus de rigueur ne craignent pas de soutenir que la honte est le seul mal réel. Les moins sévères n'hésitent pas à dire qu'elle est le plus grand des maux. Quant à ce vers,A qui manque à sa foi je ne dois point la mienne, il est excellent chez un poète qui, ayant à faire parler Atrée, a dû s'accommoder au personnage. Mais, si l'on en tire la conclusion que l'on puisse manquer à la foi donnée à un homme qui n'en a point, qu'on prenne garde de fournir au parjure de ténébreux refuges. D'ailleurs la guerre a aussi ses lois, et il est rarement permis de violer un serment fait à l'ennemi. Le serment est un lien lorsqu'on l'a contracté avec conviction du droit; hors de là, il n'y a point de parjure à l'enfreindre. Ainsi vous pouvez ne point apporter à des corsaires le prix convenu pour votre rançon; vous n'êtes coupable d'aucune fraude quand même vous vous seriez lié par un serment : car un pirate ne doit pas être rangé au nombre des ennemis de guerre; c'est l'ennemi de toute la société. Entre lui et vous il ne peut y avoir de commun ni foi, ni serment : rompre un serment simulé n'est pas se parjurer; mais trahir Un engagement fait selon votre conscience, comme nous disons, voilà un parjure. Euripide dit sagement
Mes lèvres ont juré, mon coeur n'a rien promis.
Regulus n'a donc pas dû rompre par un parjure un traité de guerre, un pacte contracté avec l'ennemi, car il s'était engagé envers un ennemi légitime, avec lequel le droit fécial et plusieurs autres nous étaient communs. Sans ce principe, jamais le sénat n'aurait livré enchaînés à l'ennemi des citoyens distingués.

XXX. T. Veturius et Sp. Postumius, tous deux consuls pour la seconde fois, furent remis aux Samnites, parce qu'après avoir mal combattu aux Fourches Caudines, et avoir laissé passer nos légions sous le joug, ils avaient fait la paix avec cette nation sans l'ordre du sénat et du peuple. En même temps on livra Tib. Numicius et Q. Melius, tribuns du peuple, les conseillers de cette paix que la république voulait rompre par ce moyen. Ce fut Poslumius même qui proposa et conseilla cette mesure dont il fut victime. Plusieurs années après, son exemple fut suivi par C. Mancinus'qui, pour être livré aux Numantins avec lesquels il avait conclu un traité sans l'autorisation du sénat, appuya la proposition que, d'après un sénatus-consulte, L. Furius et Sex. Attilius portèrent au peuple. Elle fut acceptée, et Mancinus fut livré aux ennemis. Il agit avec plus d'honneur que Q. Pompée qui, dans une circonstance semblable, fit rejeter la loi à force de prières. Pour lui, une apparence d'utilité l'emporta sur l'honnête; tandis que Postumius et Mancinus, firent céder la fausse apparence de l'utilité à l'autorité de l'honnête. Mais Regulus ne devait pas remplir un serment extorqué par la violence : comme si la violence avait quelque pouvoir sur un homme de coeur! Mais pourquoi se charger auprès du sénat d'une proposition qu'il devait combattre? Ce qu'il y a de plus magnanime dans sa conduite, vous le blâmez. Il ne s'en rapporta pas à son sentiment, mais il se chargea de cette mission pour le soumettre à la décision du sénat qui, sans son autorité, aurait sans doute rendu les prisonniers aux Carthaginois. Ainsi Regulus serait resté dans sa patrie, libre et heureux. Mais ce parti ne lui parut pas utile à sa pairie, et il crut que la vertu lui commandait de tout déclarer et de tout souffrir. On dit qu'une chose très utile devient honnête : elle est telle par sa nature, et ne le devient pas; car une chose ne saurait être utile si elle n'est honnête. Loin qu'elle soit honnête parce qu'elle est utile, elle est utile parce qu'elle est honnête. Ainsi, parmi cette foule d'exemples admirables que nous ont laissés nos pères, il est difficile d'en trouver un plus éclatant et plus digne de louanges.

XXXI. Mais de tous les titres de gloire, le plus digne d'admiration, c'est d'avoir opiné pour la non délivrance des prisonniers; car son retour à Carthage nous paraît aujourd'hui une action héroïque. Mais dans ce temps-là il n'aurait pu faire autrement. C'est le mérite de son siècle plutôt que le sien. Nos pères ont voulu que le serment fût le lien le plus indissoluble pour enchaîner la foi. C'est ce que nous prouvent les lois des Douze-Tables, les lois sacrées, les traités avec l'ennemi contractés sous la foi des serments, les notes d'infamie, les jugements des censeurs dont la sévérité n'était jamais plus grande que lorsqu'il s'agissait d'un serment. Le tribun du peuple, M. Pomponius, ajourna L. Manlius, fils d'Aulus, pour avoir prolongé sa dictature de quelques jours. Il l'accusait en outre d'avoir relégué loin du commerce des hommes son fils Titus, surnommé, depuis Torquatus, et de le tenir comme prisonnier à la campagne. Le jeune Titus apprend le procès intenté contre son père; il accourt à Rome, et, dès le point du jour, il se présente au logis de Pomponius. On l'annonce : l'accusateur crut qu'animé par la vengeance il venait lui fournir de nouveaux moyens contre son père. Il saute aussitôt de son lit, écarte tous les témoins et ordonne qu'on introduise le jeune homme. Manlius, à peine enlré, tire son épée,et jure d'en percer le tribun sur l'heure s'il ne lui fait le serment de se désister de son accusalion. Pomponius, saisi de frayeur, prononce le serment Bientôt il fit son rapport au peuple, l'instruisit de la nécessité où il était de renoncer à ses poursuites, et dégagea Manlius de toute accusation : tant le serment avait alors d'empire! Ce T. Manlius est le même qui, provoqué sur le bord de l'Anio par un Gaulois, le tua et lui enleva ce collier qui lui valut un surnom. Dans son troisième consulat, il battit et mit en fuite les Latins, près du Veseris. Ce fut un de nos plus grands hommes. Tendre et généreux envers son père, il se montra cruel el impitoyable à l'égard de son fils.

XXXII Mais s'il faut louer Regulus d'avoir été fidèle à son serment, on doit, par la même raison, condamner les dix Romains qui, après la bataille de Cannes, furent envoyés au sénat par Annibal, avec serment de revenir dans le camp, dont les Carthaginois étaient maîtres, s'ils n'obtenaient l'échange des prisonniers, si toutefois ils n'y retournèrent point; car ce fait est raconté diversement. Polybe, un des historiens les plus fidèles, dit que de ces dix Romains, l'élite des prisonniers envoyés par Annibal, neuf s'en retournèrent, après le refus du sénat, et qu'il n'en resta à Rome qu'un seul qui, après être sorti du camp, y était retourné sous prétexte d'avoir oublié quelque chose. Pour être ainsi rentré dans le camp, il s'imaginait être délié de son serment; prétention fausse. La fraude aggrave le parjure et n'en dégage point. Ce n'est qu'un artifice grossier, une irritation insensée de la prudence. Aussi le sénat ordonna-t-il que cet homme faux et astucieux fût conduit les mains liées à Annibal. Voici quelque chose de plus : Annibal tenait en son pouvoir huit mille hommes. On ne pouvait leur reprocher d'avoir rendu les armes, ou d'avoir pris la fuite à l'aspect de la mort ; mais ils avaient été abandonnés dans le camp par les consuls Paullus et Varron. Le sénat refusa de les racheter, quoiqu'il pût le faire à peu de frais, et cela pour imprimer dans le coeur de nos soldats cette maxime : vaincre ou mourir. Polybe ajouté qu'à cette nouvelle Annibal sentit son courage défaillir en voyant le sénat et le peuple romain montrer tant de fierté d'âme au milieu des plus grands revers. Ainsi, lorsque l'honneur brille, la lueur de l'intérêt s'évanouit Au reste Acilius, qui a écrit une histoire en grec, dit qu'il y eut plusieurs de ces dix prisonniers qui revinrent dans le camp pour se dégager de leur serment par la même fraude, et qu'ils furent notés d'infamie par les censeurs. Finissons là sur cette matière ; car il est clair que toutes les actions qui portent l'empreinte d'une âme timide, basse, sans force et sans énergie, telle qu'eût été celle de Regulus si, pour l'échange des prisonniers, il eût consulté son intérêt plutôt que celui de la république, ou s'il eût voulu rester dans sa patrie, ne sont point utiles parce qu'elles sont criminelles, honteuses, déshonorantes.

XXXIII. Reste la quatrième partie, qui a pour objet la décence, la modération, la modestie, la réserve, la tempérance. Peut-il donc y avoir quelque chose d'utile qui soit opposé à ce groupe de vertus? Les disciples d'Aristippe nommés Cyrénéens, et ceux qu'on appelle Annicériens placèrent le souverain bien dans la volupté, et prétendirent que la vertu n'était digne d'hommage qu'à cause des plaisirs qu'elle procure. C'est en ressuscitant ces vieilles erreurs qu'a brillé Epicure, lé défenseur et le père d'un système à peu près semblable. Contre de tels ennemis, il faut, comme on.dit, frapper de taille et d'estoc, si l'on veut défendre l'honnêteté et lui rester fidèle; car si l'utile, si le bonheur de notre vie entière consiste comme l'a écrit Métrodore, dans la jouissance d'une constitution vigoureuse, et dans l'espoir assuré qu'on peut compter sur elle, certainement cette utilité, ce souverai bien, comme ils l'appellent, sera en opposition avec l'honnête. Car d'abord quelles seront les fonctions de la prudence? Sera-ce aller de toutes parts à la recherche des plaisirs? Quelle misérable condition pour la vertu dètre aux gages de la volupté! Mais enfin quelles seront les fonctions de la prudence? Sera-ce de faire un choix judicieux des voluptés? Je veux qu'il n'y ait rien de plus agréable : se figure-t-on rien de plus honteux? D'autre part, si l'or soutient que la douleur est le plus grand.des maux, à quoi servira le courage, qui n'est que le mépris de la douleur? Je sais qu'Epicure pose, sur la douleur, en plusieurs endroits, et particulièrement ici, des principes assez courageux. Il ne faut pas s'arrêter à ce qu'il dit, mais à ce qu'il a dû dire, pour être conséquent, après avoir fait de la volupté le souverain bien, et de la douleur le souverain mal. C'est comme si je voulais l'entendre vanter la continence et la modération. Il en dit merveilles en beaucoup d'endroits; mais c'est, commeon dit, de l'eau morte. Quel droit a-t-il de louer la tempérance, celui qui place le souverain bien dans la volupté? La modération n'est elle pas l'ennemie des passions, et les passious ne forment- elles pas le cortège de la volupté? Sur ces trois vertus, ils se défendent toutefois comme ils peuvent, et non pas sans adresse. La prudence, ils la représentent, comme l'art de procurer les plaisirs et d'écarter la douleur. Pour la force, ils s'en tirent d'une autre manière; ils enseignent qu'elle consiste à savoir mépriser la mort et supporter la douleur. La tempérance les embarrasse davantage, mais ils s'en acquittent comme ils peuvent, en disant que la parfaite volupté, c'est l'exemption de toute douleur. Quant à la justice, elle est chez eux très vacillante, ou plutôt elle est renversée, ainsi que toutes les autres vertus sociales; car bonté, libéralité, douceur, toutes, jusqu'à l'amitié, s'évanouissent si elles: ne sont pas recherchées pour elles-mêmes, et si le plaisir et l'intérêt deviennent leur unique mobile.
Résumons-nous donc en peu de mots. Comme nous avons établi qu'il n'y a rien d'utile dans ce qui est contraire à l'honnêteté, de même nous disons que la volupté et l'honnêteté sont incompatibles. Je n'en trouve que plus blâmables, Calliphon et Dinomaque, qui voulurent trancher la question en accouplant la vertu avec la volupté. C'est accoupler l'homme avec la brute. L'honnêteté n'admet point une pareille union : elle la dédaigne, elle la repousse. La nature des biens et des maux, dont l'unité doit être le caractère, ne peut se former et se composer d'éléments si dissemblables. Mais c'est un sujet important que nous avons développé dans un autre ouvrage. Revenons à notre question. Quelle est la règle qu'il faut suivre lorsque ce qui paraît utile répugne à l'honnête ? C'est ce que nous avons discuté avec assez de développemetns ; et, quand on accorderait à la volupté quelque apparence d'utilité, elle ne peut jamais savoir rien de commun avec l'honnête. S'il faut toutefois lui accorder quelque chose, je veux qu'elle assaisonne les autres biens; mais pour de l'utilité réelle, elle n'en a certainement aucune. Voilà , mon cher Marcus, le présent que vous adresse votre père. Je le crois d'un grand prix; mais ce prix dépendra pour vous de l'accueil que vous lui ferez. Admettez toutefois ces trois livres, comme de nouveaux hôtes parmi les traités de Cratippe. Si j'étais venu vous trouver à Athènes, ce que j'aurais fait certainement si, au milieu de ma course, je n'eusse été rappelé par le cri de la patrie, vous m'auriez entendu quelquefois. Eh bien, cet écrit est un interprète qui vous porte mes paroles. Donnez-y tout le temps que vous pourrez, et pour pouvoir vous n'avez qu'à vouloir. Si je vois que ce genre d'instruction vous plaise, je m'en entretiendrai avec vous, comme je l'espère; et tant que vous serez absent, je vous en parlerai, même dans l'éloignement. Adieu donc, mon cher Cicéron; soyez persuadé que vous m'êtes bien cher, mais que je vous aimerai encore davantage si vous prenez du goût à ces leçons et à ces préceptes.

Fin de l'ouvrage

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