Cicéron

Discours sur la Réponse des Aruspices

NISARD

1840

ARGUMENT. (de l'édition de 1848)

Quelque temps après le retour de Cicéron, différents prodiges répandirent l'effroi dans Rome, Une statue de Junon, qui regardait l'orient, se tourna tout à coup vers le nord. Un loup entra dans la ville. Plusieurs citoyens furent frappés de la fondre. Des bruits souterrains et des cliquetis d'armes se firent entendre aux portes de Rome. Il n'en fallut pas davantage pour effrayer un peuple superstitieux. Le sénat consulta les aruspices. Ile répondirent que les jeux publics avaient été négligés, et les lieux saints profanés et souillés ; qu'on avait massacré des ambassadeurs, violé la foi des serments, profané les plus saints mystères; que les dieux irrités annonçaient à Rome ce qu'elle avait à craindre de la discorde des grands ; que si la colère du ciel n'était apaisée par de justes expiations, les provinces tomberaient au pouvoir d'un seul, les armées de la république seraient détruites, et les maux deviendraient irréparables.

La haine de Clodius ne laissait échapper rien de ce qui pouvait nuire à Cicéron. Il convoque le peuple, et soutient que Cicéron seul est désigné par la voix du ciel ; que ces lieux sacrés dont parlent les aruspices ne peuvent être que le terrain de sa maison Consacrée à la Liberté, et qu'il fait rebâtir pour son usage; et, le nommant l'oppresseur, le tyran de la république, il le dévoue à la colère des dieux, et le charge de tous les maux dont Rome est menacée. Dès le lendemain, dans l'assemblée du sénat, Cicéron répondit à Clodius. Ce Discours fut prononcé sous le consulat de Lentulus Marcellinus et de Philippe.

I. Pères conscrits, dans notre séance d'hier, la dignité de cette assemblée, et la présence de ce grand nombre de chevaliers romains admis dans cette enceinte, m'ont tellement affecté, que j'ai cru devoir réprimer l'inconcevable impudence de Clodius, lorsque, par les interpellations les plus aburdes, il nous empêchait de discuter la cause des fermiers publies, et que, dévoué aux intérêts de Publius Tullion, il cherchait, même sous vos yeux, à se faire valoir auprès du Syrien à qui il s'était vendu tout entier. Pour arrêter ce furieux, il m'a suffi de nommer les tribunaux, et deux mots de la loi ont abattu toute la fougue de ce terrible gladiateur.
Cependant, comme il ne connaissait pas encore quel est le caractère de nos consuls, il s'est élancé brusquement du sénat, pâle de colère, forcené de rage, et proférant certaines menaces, désormais vaines et impuissantes, mais dont il nous effrayait dans le temps de Pison et de Gabinius. Je me mis en devoir de le suivre, et je reçus la plus douce des récompenses, lorsque je vis les sénateurs se lever tous avec moi, et les fermiers de l'Etat m'entourer de leur cortége. Mais tout à coup le lâche, perdant son audace, sans couleur, sans voix, s'arrêta, se retourna, puis, au seul aspect du consul Lentulus, il resta presque anéanti à la porte de la salle, effrayé sans doute de ne plus voir auprès de lui ni son cher Pison, ni son fidèle Gabinius. Que dirai-je de son audace et de sa fureur effrénée? Servilius en a fait justice sur le lieu même : je ne puis rien ajouter aux paroles énergiques de ce vertueux citoyen; et me fût-il possible d'atteindre à cette force, à cette véhémence singulière et presque divine, je ne doute pas que des traits partis de la main d'un ennemi ne parussent légers et moins perçants que ceux dont l'a frappé le collègue de son père.

II. Mais comme il a semblé à quelques sénateurs que la colère et l'indignation m'ont emporté hier un peu plus loin que la saine raison ne le permet dans un homme sage, je veux me justifier devant eux. Non, la colère et la passion ne m'ont point aveuglé. Je n'ai rien fait qui ne fût mûrement réfléchi et médité depuis longtemps. Il est deux hommes dont je me suis toujours déclaré l'ennemi. Ces deux hommes devaient défendre et sauver ma personne et l'Etat; ils le devaient, ils le pouvaient; ils étaient avertis des devoirs du consulat par les marques mêmes de leur dignité; votre volonté, que dis-je? vos prières leur avaient recommandé le soin de ma vie : ils m'ont abandonné, ils m'ont livré, ils m'ont attaqué; et, pour prix d'un traité infâme, ils ont voulu m'écraser sous les ruines de la république; pendant leur administration féroce et sanguinaire, ils ont porté dans toutes mes possessions le dégât, l'incendie, le pillage, la dévastation, toutes les horreurs de la guerre, dont ils n'ont pas su garantir les villes de nos alliés, et qu'ils n'ont pas eu le courage de porter chez nos ennemis. Oui, j'ai déclaré une guerre implacable à ces brigands, à ces monstres destructeurs, à ces fléaux de notre empire; moins pour remplir le voeu d'une vengeance personnelle que pour vous venger vous-mêmes, et tous les bons citoyens avec vous.

III. Quant à Clodius, ma haine n'est pas plus forte aujourd'hui qu'elle ne l'était ce jour où je le reconnus sous ses habits de femme, à peine échappé des feux de la Bonne Déesse, souillé d'un inceste, et chassé de la maison du grand pontife. Ah! dès lors j'ai pressenti quelle tempête se formait, quel orage allait fondre sur la république. Je voyais que cette scélératesse effrontée, que cette audace inouïe d'un jeune furieux, d'un noble aigri et irrité, ne pourraient jamais endurer le repos; et que, s'il restait impuni, l'explosion de sa fureur causerait un jour la ruine de l'Etat.
Depuis ce moment, rien n'a pu ajouter beaucoup à ma haine pour lui. S'il m'a fait du mal, ce n'était point par animosité contre moi; ce qu'il haïssait, c'étaient les lois, l'autorité, la république. J'ai été victime de ses violences; mais le sénat, les chevaliers romains, tous les gens de bien, l'Italie entière les ont éprouvées comme moi. En un mot, il n'a pas été plus scélérat envers moi qu'envers les immortels eux-mêmes. Il les a outragés par un crime dont personne n'a donné l'exemple : il a conçu pour moi les sentiments qui auraient été ceux de son ami Catilina, si Catilina eût été vainqueur. Aussi n'ai-je jamais pensé à l'accuser, non plus que ce stupide de qui nous ignorerions encore l'origine, si lui-même ne se disait Ligurien. Car pourquoi poursuivrais-je cet animal immonde que mes ennemis se sont attaché par le fourrage et le gland dont ils l'ont nourri? S'il sent à quel point il s'est rendu coupable, il est bien à plaindre. S'il ne le voit pas, sa stupidité seule pourrait lui servir d'excuse.
J'ajouterai que dans l'opinion publique Clodius est regardé comme une victime dévouée et réservée à Milon. C'est Milon qui m'a rendu l'honneur et la vie. Pourrai-je sans injustice lui ravir une gloire qui déjà lui est promise et destinée?

IV. En effet, si l'on peut dire que le grand Scipion était né pour la ruine et la destruction de Carthage, qui, tant de fois assiégée, attaquée, ébranlée, presque conquise par nos généraux, n'est tombée enfin que sous les coups du guerrier marqué par le destin; on pourrait dire de même, à la gloire de Milon, que les dieux bienfaisants l'ont accordé à la patrie pour réprimer, pour abattre, pour exterminer ce monstre. Seul il a connu par quels moyens il fallait non seulement terrasser, mais enchaîner un furieux qui, dispersant les citoyens à coups de pierres, et les forçant à se renfermer dans leurs maisons, menaçait du meurtre et de l'incendie Rome entière, le sénat, le forum et tous les temples.
Ce n'est pas à un tel homme, à un homme qui a si bien mérité de la patrie et de moi, que je voudrais jamais ravir un accusé, dont il a bravé et même recherché la haine pour mes intérêts. Si pourtant Clodius, poursuivi par toutes les lois, pressé par la haine de tous les bons citoyens, consterné par l'attente d'un supplice qui ne peut être longtemps différé; si, dis-je, gêné et resserré par tant d'entraves, il s'agite encore; s'il s'efforce de briser sa chaîne pour s'élancer sur moi, je saurai le combattre. Que Milon me l'abandonne ou qu'il s'unisse à moi, je repousserai ses attaques comme je fis hier, lorsque, provoqué par son geste menaçant, je prononçai les mots de loi et de jugement : il n'en fallut pas davantage; il s'assit et garda le silence. Qu'aurait-il pu faire? m'ajourner une seconde fois devant le peuple? Je l'aurais accusé moi-même de violence, et le préteur l'aurait forcé à comparaître dans trois jours. Voici quelle doit être désormais la règle de sa conduite : qu'il sache que, s'il se contente des crimes qu'il a commis, c'est Milon qui consommera le sacrifice; mais s'il ose tourner contre moi quelques-uns de ses traits, aussitôt je saisirai les armes de la justice et des lois.
Il a prononcé, ces jours derniers, une harangue, qu'on m'a remise tout entière : connaissez-en d'abord l'objet et l'intention générale; et quand vous aurez ri de l'impudence du personnage, je l'analyserai dans toutes ses parties.

V. Pères conscrits, Clodius a prononcé une harangue sur le culte et sur les cérémonies religieuses: Oui, Clodius s'est plaint que la religion est négligée, violée, profanée. Il n'est pas étonnant que cela vous paraisse ridicule. Son assemblée, car il la prétend à lui, son assemblée elle-même a trouvé plaisant qu'un homme frappé d'une foule de sénatus-consultes qui ont tous la religion pour objet, qu'un homme qui a porté l'inceste jusque sur les autels de la Bonne Déesse, qui a souillé, je ne dis pas seulement par ses regards, mais par la plus infâme débauche, des mystères que l'œil d'un homme ne peut, sans offenser le ciel, apercevoir même par inadvertance, vînt se plaindre en public de la profanation des cérémonies religieuses. Aussi on attend de lui, pour la première fois, une harangue sur la chasteté. En effet, puisqu'il ose gémir sur les profanations, après qu'on l'a chassé des autels les plus saints, il peut aussi bien choisir pour son texte la pudeur et la chasteté, lorsqu'il sort de la chambre de ses soeurs. Il a lu dans l'assemblée la réponse des aruspices concernant ces armes qui ont retenti dans les airs. Vous savez qu'entre autres choses, il est écrit dans cette réponse, que des lieux consacrés et religieux sont employés à des usages profanes. Il a dit que ces mots désignent ma maison, consacrée par Clodius, le plus religieux de tous les prêtres.
Je me réjouis d'avoir le droit, ou plutôt d'être dans la nécessité de parler sur ce prodige, le plus important peut-être qui ait été déféré au sénat depuis plusieurs années. Vous conclurez et du prodige et de la réponse, que la voix du grand Jupiter lui-même semble nous dénoncer la perversité et la fureur de Clodius, et les désastres prêts à fondre sur nous. Mais avant tout j'établirai que ma maison n'est pas un lieu sacré. Je le prouverai de manière à ne vous laisser aucun doute. S'il vous restait le plus léger scrupule, je me soumettrai sans résistance, et même avec empressement à tout ce que demandent les prodiges et la religion.

VI. Quelle est donc dans cette ville immense, quelle est la maison qui soit, autant que la mienne, exempte et libre de toute consécration? Les vôtres, pères conscrits, celles des autres citoyens le sont, pour la plus grande partie; la mienne est la seule dans Rome qui ait été déclarée telle par tous les jugements. Je vous atteste ici, Lentulus, et vous, Philippe. D'après la réponse des aruspices, le sénat a ordonné que vous lui feriez votre rapport sur les lieux consacrés et religieux. Ma maison peut-elle être l'objet de ce rapport, quand elle est la seule dans Rome que tous les tribunaux, comme je l'ai dit, ont relevée de toute interdiction religieuse? Premièrement, dans ces temps de trouble et de désordre, mon ennemi lui-même, parmi tant d'autres infamies qu'avait tracées pour lui la main impure de Sext. Clodius, n'a point hasardé un seul mot relatif à la consécration. En second lieu, le peuple romain, en qui réside le pouvoir suprême, a ordonné dans une assemblée par centuries, à l'unanimité de tous les âges et de tous les ordres, que cette même maison serait réintégrée dans tous ses droits.
Ensuite vous avez décidé, pères conscrits, que cette affaire serait renvoyée devant le collége des pontifes, non qu'il restât aucune incertitude; mais vous vouliez fermer la bouche à ce furieux, s'il s'obstinait à demeurer au sein d'une ville qu'il brûlait d'anéantir. Dans nos doutes, je dirai même dans nos craintes les plus superstitieuses, il suffit d'une réponse, d'un mot de Servilius et de Lucullus, pour tranquilliser les consciences les plus timorées. Quand il s'agit des sacrifices publics, des grands jeux, du culte des dieux pénates et de Vesta, de ce sacrifice même qui s'offre pour le salut du peuple romain, et qui, depuis que Rome existe, n'a jamais été souillé que par le crime de ce vertueux protecteur de la religion, la décision de trois pontifes a toujours été pour le peuple romain, pour le sénat, pour les immortels eux-mêmes, une autorité assez imposante, assez auguste, assez religieuse. Mais ici, quelle foule de suffrages réunis en ma faveur ! P. Lentulus, consul et pontife; P. Servilius, M. Lucullus, Q. Métellus, M. Glabrion, M. Messalla, L. Lentulus, prêtre de Mars; P. Galba, Q. Scipion, C. Fannius, M. Lépidus, L. Claudius, roi des sacrifices; M. Scaurus, M. Crassus, C. Curion, Sext. César, prêtre de Romulus; Q. Cornelius, P. Albinovanus, Q. Térentins, petits pontifes, après que ma cause a été instruite et plaidée dans deux tribunaux, sous les yeux d'une multitude de citoyens distingués par leur rang et leurs lumières, ont tous, d'une voix unanime, prononcé que ma maison n'était frappée d'aucune interdiction religieuse.

VII. J'ose assurer que, depuis l'établissement des lois sur le culte, dont l'origine remonte à celle de Rome, jamais le collége des pontifes ne s'est assemblé en aussi grand nombre pour prononcer même sur la vie des prêtresses de Vesta, quoique dans une telle circonstance il soit important que beaucoup de personnes assistent à l'instruction du procès; car les pontifes deviennent juges, et leur décision forme un arrêt souverain. Un seul pontife instruit peut suffire pour régler une expiation : ce qui ne serait ni humain ni équitable dans un jugement capital. Or, vous trouverez que les pontifes ont prononcé sur ma maison en plus grand nombre qu'ils ne le firent jamais dans les causes des Vestales. Le lendemain, les consuls P. Lentulus et Q. Métellus mirent l'affaire en délibération dans le sénat. Tous les pontifes qui appartenaient à cet ordre étaient présents. Lentulus, consul désigné, opina le premier. Et après que les autres, à qui les honneurs du peuple romain donnent la préséance, se furent étendus fort au long sur le jugement du collège, et que tons ensemble eurent assisté à la transcription du décret, le sénat prononça que ma maison était affranchie de toute consécration par le jugement des pontifes. Comment cette maison, la seule de toutes les propriétés privées que les chefs de la religion aient déclaré eux-mêmes n'être pas consacrée, peut-elle être précisément ce lieu sacré dont parlent les aruspices?
Au reste, faites le rapport ordonné par le sénatus-consulte. Ou vous serez chargés de cet examen, vous qui avez opiné les premiers sur ma maison, vous qui l'avez affranchie de tout service religieux; ou l'affaire sera jugée par le sénat, qui a déjà prononcé à l'unanimité des voix, si l'on excepte celle de ce grand maître des cérémonies religieuses; ou enfin, et sans doute c'est le parti qu'on prendra, elle sera renvoyée devant les pontifes, à l'autorité, à la probité, à la prudence desquels nos ancêtres ont confié tout ce qui concerne la religion et les sacrifices, tant publics que privés. Peuvent-ils juger autrement qu'ils n'ont fait? Pères conscrits, la possession de beaucoup de maisons, et peut-être de toutes celles qui sont dans Rome, est appuyée sur les droits les plus légitimes. Cependant, soit qu'on les possède à titre d'héritage, ou d'une longue et paisible jouissance, à titre d'achat ou d'engagement, j'ose dire que nul propriétaire n'a un droit plus incontestable que le mien : si, d'un autre côté, on examine le droit public, toutes les lois divines et humaines me garantissent ma maison de la manière la plus certaine. Dans ce moment, le sénat la fait bâtir aux frais de l'Etat; une foule de sénatus-consultes la protègent et la défendent contre les efforts criminels de ce gladiateur.

VIII. Les mêmes magistrats, à qui l'on remet la république entière dans les plus grands périls, ont été chargés, l'année dernière, de veiller à ce qu'aucune violence ne me troublât pendant que je la ferais rebâtir; et lorsque Clodius est venu, armé de pierres, de flambeaux et d'épées pour détruire mes travaux, le sénat a prononcé que les agresseurs étaient coupables de violence publique. Et sur votre rapport, ô vous les plus intrépides et les plus vertueux consuls qui furent jamais, le même sénat a décidé que toute attaque contre ma maison serait censée un attentat contre la république.
Non, il n'est point d'édifice public, point de monument, point de temple qui ait été l'objet d'autant de sénatus-consultes. C'est la seule maison, depuis la fondation de Rome, que le sénat ait jugé devoir être bâtie aux dépens de l'Etat, réhabilitée par les pontifes, garantie par les magistrats, vengée par les tribunaux. Une maison sur le sommet de Vélie fut donnée par la république à Valérius pour prix de ses grands services : la république m'en a rétabli une sur le mont Palatin. On donna un emplacement à Valérius : on m'a donné une maison toute construite. Sa possession n'était garantie que par les droits d'une propriété personnelle : la mienne a été mise sous la sauvegarde de tous les magistrats. Si je m'étais procuré moi-même ces avantages, si je les tenais d'autres que de vous, je ne les vanterais pas ici; je craindrais de paraître me glorifier moi-même. Mais, puisque je les ai reçus de vous, puisqu'ils sont calomniés par le destructeur de cette maison que vos propres mains ont relevée pour moi et mes enfants, ce n'est pas de mes propres faits que je parle, mais des vôtres; et je ne crains pas que cet éloge de vos bienfaits paraisse dicté par l'orgueil plutôt que par la reconnaissance.
Au surplus, quand même, après tant de travaux soutenus pour le salut commun, le sentiment d'une juste indignation m'emporterait quelquefois jusqu'à me glorifier moi-même, en réfutant les calomnies des méchants, qui pourrait s'en offenser? J'entendis hier les murmures d'un certain homme, qui, m'a-t-on dit, ne pouvait me pardonner de ce qu'au moment où cet infâme parricide me demandait à quel pays j'appartenais, je répondis, avec votre approbation, avec l'approbation des chevaliers romains, que j'appartenais à un pays qui n'avait pu se passer de moi. Il m'a semblé l'entendre gémir. Que fallait-il donc répondre? j'en fais juge cet homme même, qui ne peut me pardonner. Que j'étais citoyen romain? La réponse eût été ingénieuse et piquante. Fallait-il me taire? c'eût été me trahir moi-même. Un homme qui a soulevé l'envie en faisant de grandes choses, peut-il, sans se donner quelques louanges, répondre avec assez de force aux outrages de la haine? Mais lui, lorsqu'on l'attaque, il répond ce qu'il peut; il est même charmé que ses amis lui suggèrent ce qu'il doit dire.

IX. Puisque ma cause ne laisse plus de difficultés, voyons donc ce que disent les aruspices. Je l'avoue, la grandeur du prodige, le ton effrayant de la réponse, cette unanimité constante des aruspices, ont fait sur moi la plus forte impression. Ces objets ne me sont pas entièrement étrangers. Si, parmi tant de personnes livrées comme moi aux affaires, je parais peut-être donner aux lettres plus de temps que les autres, ne croyez pas cependant que je fasse mon seul amusement ou ma seule occupation de ces études, qui nous éloignent et nous détournent de la religion. Et d'abord je regarde nos ancêtres comme nos guides et nos maîtres dans tout ce qui concerne le culte des dieux. Telle est l'idée que je me suis formée de leur sagesse, que, selon moi, c'est avoir déjà fait de grands progrès dans la science que d'être en état, je ne dirai pas d'atteindre à de si hautes connaissances, mais d'en comprendre toute l'étendue. Ils ont pensé que les rites sacrés et l'ordre des cérémonies religieuses regardent les pontifes, que l'explication des heureux présages appartient aux augures, que le dépôt des anciennes prédictions d'Apollon est renfermé dans les livres sibyllins, et les explications des prodiges, dans la doctrine des Etrusques : doctrine admirable, qui, de nos jours, a prédit d'une manière si précise les funestes commencements de la guerre Sociale, ces fureurs de Sylla et de Cinna, presque fatales à la république, et dans les derniers temps enfin, cette conjuration formée pour embraser Rome et renverser l'empire. Mes études m'ont appris, de plus, que des hommes justement renommés pour leur science et leur sagesse ont, laissé un grand nombre d'ouvrages sur la puissance des dieux. Dans ces livres, qui semblent écrits sous l'inspiration divine, on croit apercevoir que nos ancêtres ont été les maîtres plutôt que les disciples de ceux qui les ont composés. En effet, pour peu qu'on élève ses regards vers le ciel, est-il un mortel assez stupide pour ne pas sentir qu'il existe des dieux, et pour attribuer au hasard ces ouvrages dont l'ordre et l'enchaînement sont le désespoir de la sagesse humaine? et peut-on admettre l'existence des dieux sans reconnaître en même temps que c'est à leur protection suprême que notre empire immense a dû son origine, ses accroissements et sa conservation? Nous avons beau nous flatter, pères conscrits, nous ne l'avons emporté ni sur les Espagnols par le nombre , ni sur les Gaulois par la force, ni sur les Carthaginois par la ruse, ni sur les Grecs par les arts, ni sur les Latins eux-mêmes et les Italiens par ce sens exquis, fruit du climat sous lequel nous vivons. Mais la piété, mais la religion, mais surtout cette sagesse qui nous a fait reconnaître que tout est réglé et gouverné par la puissance des dieux immortels : voilà, pères conscrits, ce qui nous distingue des autres nations; c'est à ce titre: que nous l'avons emporté sur tous les peuples de l'univers.

X. Ainsi, pour ne pas m'étendre davantage sur un fait qui ne laisse aucun doute, prêtez l'oreille, et donnez la plus sérieuse attention aux paroles des aruspices : comme un bruit s'est fait entendre avec fracas dans le Latium. Je ne parle plus des aruspices, ni de ces leçons qu'on dit avoir été données à l'Etrurie par les immortels eux-mêmes. Ici chacun de nous ne peut-il pas être aruspice? Un bruit souterrain, un horrible cliquetis d'armes, ont été entendus dans un champ voisin, aux portes de Rome. Parmi ces géants que les poètes nous représentent armés contre les maîtres du ciel, en serait-il un seul assez impie pour ne pas avouer que, par ce mouvement si nouveau, si effrayant, les dieux annoncent et présagent au peuple romain quelque grand événement? C'est à ce sujet qu'il est écrit que des expiations sont dues à Jupiter, à Saturne, à Neptune, à Tellus, et aux divinités célestes.
Je vois à quels dieux outragés on doit des expiations; mais je cherche quels délits ont été commis par les hommes. Les jeux ont été célébrés avec négligence, et profanés. Quels jeux ? Lentulus, c'est à vous que je m'adresse; les brancards, les chars, les hymnes, les jeux, les libations, les banquets sacrés sont confiés à votre sacerdoce : pontifes, c'est à vous que les ministres des banquets dénoncent toutes les omissions, toutes les fautes qui ont pu être commises; c'est d'après votre jugement qu'on en recommence la célébration. Et bien ! dites-nous quels jeux ont été célébrés avec négligence; dites-nous quelle est ou l'énormité ou la nature du crime qui les a souillés. Vous répondrez pour vous, pour vos collègues, pour le collége des pontifes, que rien n'a été omis par négligence, que rien n'a été souillé par le crime, que toutes les formalités, que toutes les cérémonies prescrites ont été observées avec une exactitude scrupuleuse.

XI. Quels sont donc les jeux que les aruspices disent avoir été négligés et profanés? Ce sont ceux dont les immortels eux-mêmes, de concert avec la mère des dieux, reçue autrefois par les mains de votre aïeul, ont voulu que vous fussiez spectateur. Ah! s'ils ne vous avaient pas inspiré le dessein d'assister à ces jeux, peut-être ne nous serait-il plus permis de vivre et de faire entendre nos plaintes. Une troupe innombrable d'esclaves ramassés dans toutes les rues, déchaînés au signal de cet édile religieux, se précipita tout à coup dans le théâtre par toutes les voûtes et toutes les portes. Vous montrâtes alors, O Lentulus ! cette intrépidité qu'on admira jadis dans votre aïeul, simple particulier. Votre nom, votre dignité, votre voix, vos regards entraînèrent les sénateurs, les chevaliers romains, tous les bons citoyens tous vous suivirent, lorsque le sénat et le peuple romain, pressés par leur propre nombre, embarrassés dans les bancs, et resserrés dans une étroite enceinte, se virent livrés par lui à une multitude d'esclaves et de gladiateurs.
Que le danseur s'arrête, que le joueur de flûte se taise subitement, que l'enfant cesse de toucher la terre, que sa main quitte le brancard ou la bandelette sacrée, que l'édile se trompe de mot ou de geste, il y a une irrégularité dans les jeux; on expie ces fautes légères; on recommence les jeux. Mais ici la crainte a pris la place de la joie : les jeux n'ont pas été interrompus; ils ont été anéantis. Ces jours de fête ont failli devenir funestes à la patrie entière par le forfait d'un audacieux, qui a voulu convertir les jeux en une scène de deuil et de carnage; et l'on demandera quels jeux sont désignés par ce prodige! Si nous voulons nous souvenir de tout ce qu'on a raconté de chaque divinité, ne vous a-t-on pas dit que la déesse dont les jeux ont été profanés, souillés et presque ensanglantés par le meurtre des citoyens, parcourt les campagnes et les bois avec un bruit et un cliquetis effroyables?

XII. C'est elle, oui, c'est elle-même qui a indiqué au peuple romain les crimes qui se trament contre nous et les dangers qui nous menacent. Vous parlerai-je des jeux que nos ancêtres ont voulu qu'on célébrât aux fêtes de Cybèle sur le mont Palatin, devant le temple et sous le regard même de la mère des dieux ; de ces jeux qui, par leur institution, sont les plus saints, les plus solennels, les plus religieux de tous; de ces jeux où Scipion l'Africain, dans son second consulat, assigna, pour la première fois, au sénat des places qui le distinguaient du peuple, et qui devaient être souillés par la présence impure de ces vils esclaves? Si un homme libre s'en est approché par curiosité ou même par religion, il s'est vu repoussé avec violence ; nulle Romaine ne s'y est présentée, à cause des excès et de la multitude des esclaves. Ainsi donc ces jeux, dont la sainteté est telle qu'on les apporta des extrémités de la terre pour les fixer dans Rome, les seuls qui ne soient pas désignés par un mot latin (leur nom même atteste qu'ils sont étrangers, et qu'on les célèbre en l'honneur de la mère des dieux) , ces jeux, les esclaves les ont célébrés; les esclaves en ont été les spectateurs : en un mot, sous l'édilité de Clodius, les jeux de Cybèle ont été à la disposition des esclaves.
Dieux immortels ! si vous étiez vous-mêmes au milieu de nous, pourriez-vous parler d'une manière plus précise? Vous annoncez par des signes, vous dites clairement que les jeux ont été souillés. Peuvent-ils être dégradés et flétris par une profanation plus honteuse, que lorsque des esclaves, autorisés par le magistrat, s'emparent d'un des théâtres, et président à l'autre; en sorte, que dans l'un, l'assemblée est sous la puissance des esclaves, et que, dans l'autre, eux seuls composent l'assemblée? Si, le jour des jeux, un essaim d'abeilles venait se poser sur le théâtre, nous croirions devoir appeler des aruspices de l'Étrurie; et tous ensemble nous voyons un effroyable essaim d'esclaves se précipiter au milieu du peuple romain, enfermé et resserré de toutes parts; et nous le voyons avec tranquillité? A la vue des abeilles, peut-être les aruspices nous auraient avertis, d'après les livres étrusques, de nous mettre en garde contre les esclaves. Un malheur contre qui l'on se précautionnerait, s'il était annoncé par un événement étranger à lui, l'attendrons-nous sans effroi, quand c'est lui qui lui-même se sert de présage, et quand le péril est dans la chose même qui annonce le péril?
Ah, Clodius! est-ce ainsi que votre père, est-ce ainsi que votre oncle ont célébré les fêtes de Cybèle ? Il osera parler encore de ses ancêtres, lui qui, renonçant aux exemples de Caïus et d'Appius, a mieux aimé prendre pour modèles Athénion et Spartacus! Les Clodius, vos ancêtres, ordonnaient que les esclaves sortissent du spectacle : et vous avez envoyé les esclaves à l'un des théâtres; et de l'autre, vous avez expulsé les citoyens. Ainsi, la voix du héraut séparait autrefois les esclaves des hommes libres : et les hommes libres ont été repoussés de vos jeux, non par la voix, mais par les mains des esclaves.

XIII. Mais, puisque vous êtes un des prêtres sibyllins, ne vous est-il pas venu du moins dans la pensée que nos ancêtres ont introduit ce culte d'après vos livres, si toutefois ils sont les vôtres, ces livres que vous consultez avec une intention impie, que vous lisez avec des yeux impurs, que vous touchez avec des mains souillées? C'est par les conseils de la Sibylle que nos ancêtres, dans le temps où la république était fatiguée de la guerre Punique, et dévastée par Annibal, ont fait venir cette déesse de la Phrygie à Rome, où elle fut reçue par P. Scipion, que le peuple jugea le plus honnête homme de la république, et par Q. Claudia, regardée comme la plus chaste de toutes les femmes romaines, et de qui votre soeur a le renom d'avoir merveilleusement imité l'antique sévérité. Ainsi, ni vos ancêtres, dont le nom est associé à l'établissement de ce culte; ni votre sacerdoce, sur lequel il est fondé tout entier; ni l'édilité curule, chargée spécialement de le maintenir : rien n'a pu vous empêcher de le profaner, de le souiller, de le flétrir par des crimes et des horreurs de toute espèce!
Mais pourquoi m'en étonner? N'avez-vous pas reçu de l'argent pour dévaster Pessinonte elle-même, la demeure et le domicile de la mère des dieux? N'avez-vous pas vendu tout l'emplacement du temple au Gallogrec Brogitare, homme sans moeurs et sans principes, dont les députés, pendant votre tribunat, distribuaient de l'argent à vos partisans dans le temple de Castor? Le prêtre lui-même, ne l'avez-vous pas arraché des autels et du sanctuaire de la déesse? Ces oracles, l'objet d'un respect religieux pour les âges anciens, pour les Perses, pour les Syriens, pour tous les rois qui ont possédé l'Europe et l'Asie, ne les avez-vous pas anéantis? Oui, ces oracles furent tellement révérés par nos ancêtres, que, dans les guerres les plus importantes et les plus dangereuses, nos généraux offraient des vœux à cette déesse; et, quoique Rome et l'Italie fussent remplies de temples, ils allaient à Pessinonte même les acquitter sur le plus auguste de ses autels.
Ce temple que Déjotarus, de tous les princes de l'univers le plus fidèle à cet empire, le plus attaché au nom romain, entretenait avec un soin religieux, vous l'avez livré pour de l'argent à Brogitare; et ce même Déjotarus, plusieurs fois jugé digne du nom de roi par le sénat, honoré par les témoignages des plus illustres généraux, vous ordonnez qu'il soit reconnu roi conjointement avec Brogitare. Mais qu'a-t-il besoin de votre suffrage? Il est roi par le sénat; et Brogitare n'a qu'un titre que vous lui avez vendu. Je ne croirai à sa royauté que lorsqu'il aura pu vous payer ce que vous lui avez avancé sur ses billets. Ce que j'admire en Déjotarus; ce qui me paraît vraiment digne d'un roi, c'est qu'il ne vous a jamais donné d'argent; c'est que de votre loi qui lui décernait la royauté, il n'a respecté que ce qui s'accordait avec le jugement du sénat; c'est que Pessinonte ayant été indignement dévastée par vous, et dépouillée de son prêtre et de ses autels, il s'est remis en possession de cette ville pour y rétablir le culte ancien; c'est enfin qu'il ne permet pas que des cérémonies, qui sont de tous les temps, soient souillées par Brogitare, et qu'il aime mieux que son gendre soit privé de votre bienfait, que ce temple d'une religion aussi antique. Mais revenons aux aruspices, dont la première réponse concerne les jeux. Qui ne reconnaît pas que la prédiction et la réponse s'appliquent tout entières aux jeux de Clodius? Il est question ensuite des lieux saints et religieux.

XIV. O comble d'impudence! vous osez parler de ma maison ! Soumettez la vôtre au jugement des consuls, du sénat, ou du collège pontifical. Ils se sont tous réunis, comme je l'ai déjà dit, en faveur de la mienne; mais dans celle que vous occupez, après avoir fait périr Q. Séius, chevalier romain d'un rare mérite, je soutiens qu'il a existé une chapelle et des autels. Je le prouverai, je le démontrerai par les registres des censeurs, et par le souvenir d'une foule de citoyens.
Que seulement on entame cette question. Il faudra bien qu'on fasse le rapport ordonné par le sénat; alors je saurai m'expliquer sur les lieux saints. Quand j'aurai parlé de cette maison où était cette chapelle, qu'un autre a construite, et que vous n'avez eu qu'à démolir, je verrai si mon devoir est de parler aussi des autres. Quelques personnes pensent que c'est à moi de rendre la liberté à l'arsenal de Tellus. On dit que dernièrement il était ouvert et accessible, et je me le rappelle fort bien. On ajoute qu'aujourd'hui la partie la plus sainte est renfermée dans le vestibule d'un particulier. Bien des raisons me défendent de rester indifférent. L'entretien du temple de Tellus me concerne, et le destructeur de cet arsenal est celui même qui disait que ma maison, affranchie par les pontifes, avait été adjugée à son frère. J'ajouterai que dans ce temps de cherté, de stérilité et de disette, cet outrage à Tellus fait d'autant plus d'impression sur moi, que ce même prodige annonce que des expiations sont dues à cette déesse. Peut-être je rappelle des faits trop anciens; mais si nos lois ne nous obligent pas d'en poursuivre la vengeance, la loi de la nature et le droit commun des nations ne permettent jamais que la prescription ait lieu contre les dieux immortels.

XV. Au reste, si nous négligeons les choses anciennes, verrons-nous avec la même indifférence ce qui se passe aujourd'hui, ce qui se fait sous nos yeux? Qui ne sait que, ces jours mêmes, L. Pison a détruit sur le Célicule une des plus grandes et des plus saintes chapelles de Diane? Les voisins sont ici. Plusieurs membres du sénat ont offert, chaque année, des sacrifices fondés pour leurs familles dans cette chapelle; et nous cherchons quels sont les lieux que redemandent les immortels, ce qu'ils veulent dire, de quoi ils parlent! Ne savons-nous pas que les chapelles les plus saintes ont été ébranlées dans leurs fondements, brûlées, démolies, renversées et profanées de la manière la plus indigne par Sext. Serranus?
Et vous avez pu consacrer ma maison! Mais que vois-je dans cet acte d'un furieux, dont la frénésie avait troublé les sens? une main qui avait dévasté cette maison; une voix qui en avait ordonné l'incendie; une loi que vous n'aviez pas même osé porter, lorsque vous pouviez tout avec impunité; un autel souillé par votre inceste; une statue enlevée du tombeau d'une courtisane, pour être placée sur le monument d'un illustre guerrier. Ah ! si ma maison est frappée de quelque anathème, c'est qu'elle touche la muraille d'un infâme et d'un sacrilége. Aussi, de peur qu'aucun des miens ne puisse jeter les yeux par mégarde dans l'intérieur de la vôtre, et vous y voir célébrer vos mystères, j'exhausserai mon toit, non pour que mes regards plongent sur vous, mais pour dérober aux vôtres cette ville que vous avez voulu détruire.

XVI. Voyons les autres réponses des aruspices : "des députés assassinés au mépris des lois divines et humaines". De qui s'agit-il? On parle de ceux d'Alexandrie. Je ne veux pas dire qu'on ait tort. Je pense que les droits des députés ne sont pas moins garantis par les lois divines que par les lois humaines; mais je demande à celui qui a rempli le forum de délateurs échappés des prisons, qui dispose à son gré des poisons et des poignards, qui a fait des obligations par écrit avec Hermachus de Chio; je lui demande s'il sait que le plus ardent adversaire d'Hermachus, que Théodosius, envoyé vers le sénat par une ville libre, a été percé d'un poignard : assassinat non moins exécrable devant les dieux, que celui des Alexandrins.
Clodius, je ne prétends pas vous charger seul de tous les crimes. Il nous resterait quelque espérance, si nul autre que vous ne s'était souillé de ces horreurs; mais le nombre des coupables ajoute à votre confiance, et comble notre désespoir. Qui ne sait que Plator, distingué dans sa patrie, député de l'Orestide, pays libre de la Macédoine, se rendit à Thessalonique, auprès de cet homme, qui lui-même s'est donné le titre d'imperator? Ce grand général, n'ayant pu lui extorquer de l'argent, le jeta dans une prison, et y fit entrer son médecin, pour couper les veines, avec la plus atroce barbarie, à un député, à un allié, à un ami, à un homme libre. Il ne voulut pas ensanglanter ses haches; mais il souilla le nom romain d'un forfait si horrible, qu'il ne peut être expié que par le sang du coupable. Eh ! quels sont donc ses bourreaux, puisqu'il se sert de ses médecins pour donner la mort?

XVII. Mais lisons ce qui suit : La Foi des serments négligée. Ces mots par eux-mêmes ne présentent pas une explication facile; mais la suite me fait soupçonner qu'il s'agit du parjure de vos juges, à qui autrefois on eût enlevé leur argent, s'ils n'avaient demandé des gardes au sénat. Et voici pourquoi je le soupçonne : c'est que je réfléchis qu'il n'a pas existé dans Rome un parjure plus avéré et plus insigne, et que cependant ceux qui furent vos complices se gardent bien de vous accuser.
Je lis encore : des sacrifices antiques et occultes ont été négligés st profanés. Sont-ce les aruspices qui parlent, ou les dieux protecteurs de l'empire? car est-il beaucoup d'hommes sur qui puisse tomber le soupçon d'une telle impiété? Eh! quel autre que Clodius peut être soupçonné? Énonce-t-on obscurément quels sacrifices ont été souillés? quoi de plus clair, de plus énergique, de plus imposant : antiques et occultes? Il n'est rien que Lentulus, cet orateur véhément et fécond, ait répété plus souvent, lorsqu'il vous accusait, que ces paroles des livres étrusques qu'on interprète et qu'on tourne contre vous. En effet, quel sacrifice aussi antique? il date de l'origine de Rome, et les rois nous l'ont transmis. Quel sacrifice plus occulte? il se cache aux regards curieux; que dis-je? aux yeux même qui ne le cherchent pas. L'accès en est fermé, non seulement à l'audace, mais même à l'imprudence. Qu'on remonte dans les temps : nul mortel, avant Clodius, qui l'ait profané, qui en ait approché, qui ne l'ait respecté, qui n'ait tremblé de l'apercevoir. Il est offert par les vierges vestales; il est offert pour le peuple romain, dans la maison d'un des premiers magistrats, avec des cérémonies ineffables : en un mot, il est offert à une déesse dont le nom même est un mystère impénétrable pour les hommes, et que Clodius nomme la Bonne Déesse parce qu'elle lui a pardonné un tel attentat.

XVIII. Clodius, elle ne vous a point pardonné. Peut-ètre penserez-vous avoir trouvé grâce devant elle, parce que des juges avides et corrompus vous ont permis d'échapper, absous par leur sentence, et condamné par l'opinion publique, ou parce que vous n'avez point perdu la vue : il est vrai que, selon la croyance générale, tel devait être le châtiment de cette impiété. Mais comment pouvait-on le savoir, puisque personne jusqu'à vous n'avait eu cette audace? D'ailleurs la perte de la vue aurait-elle été une plus grande punition que cet aveuglement où vous plongent vos passions? Ne sentez-vous pas même que les yeux faibles et éteints de votre aïeul sont plus à désirer que les regards enflammés de votre soeur? Au surplus, une mûre réflexion vous convaincra qu'au défaut des hommes, les dieux du moins vous ont puni. Les hommes vous ont défendu dans la cause la plus infàme; les hommes vous ont loué, quoique souillé des crimes les plus flétrissants, les hommes vous ont absous, malgré l'aveu de vos forfaits; les hommes n'ont point ressenti l'affront honteux dont vous aviez blessé leur honneur; les hommes vous ont donné des armes, soit contre moi, soit contre le plus grand des citoyens : je l'avoue donc, les hommes vous ont comblé de bienfaits, et vous n'en pouviez demander de plus signalés.
Mais les dieux peuvent-ils infliger une peine plus affreuse que la fureur et la démence? Direz-vous que dans les tragédies, ceux dont le corps est en proie aux plaies et aux douleurs qui les tourmentent et qui les consument, sont plus rigoureusement punis par les dieux que ceux qu'on représente poursuivis par les furies? Les cris et les gémissements de Philoctèté, quelque lamentables qu'ils soient, sont moins malheureux que les transports d'Athamas et les songes d'Oreste. Lorsque dans les assemblées vous poussez des cris de rage; lorsque vous renversez les maisons; lorsque avec des pierres vous chassez du forum les citoyens vertueux, que vous lancez des torches ardentes sur les toits de vos voisins, que vous livrez les temples aux flammes, que vous soulevez les esclaves, que vous troublez les sacrifices et les jeux; lorsque vous ne faites aucune distinction entre votre femme et votre soeur, que vous ne connaissez plus dans quel lit vous entrez; lorsque enfin vous vous livrez à tous les excès de la fureur et de la frénésie : alors vous subissez les seules peines que les dieux aient établies pour les forfaits des humains. Notre corps périssable et fragile est sujet par lui-même à mille accidents; la plus faible cause peut l'anéantir. C'est dans l'âme des impies que les dieux enfoncent leurs traits vengeurs. Vous êtes donc plus malheureux, quand vos yeux vous entraînent dans tous les crimes, que si vous étiez réellement privé de la vue.

XIX. J'en ai dit assez sur les crimes dénoncés par les aruspices : voyons quels avis ils nous donnent de la part des dieux. Ces dieux nous avertissent de prendre garde que la discordeet les dissensions des grands n'attirent les meurtres et les dangers sur les sénateurs et les chefs de l'Etat, et qu'ils ne restent abandonnés et sans force, parce qu'alors les provinces tomberaient au pouvoir d'un seul, les armées seraient battues, et la république ruinée . Ce sont les propres paroles des aruspices : je n'ajoute rien de moi. Qui donc travaille à exciter ces discordes entre les grands? C'est le même Clodius, non par la force de son génie, ou par les ressorts d'une habile politique, mais en abusant de l'erreur qui nous aveugle, erreur trop sensible pour qu'il ne l'ait pas aisément aperçue. Car telle est la honte de nos malheurs, que la république n'a pas même la triste consolation de tomber sous les coups d'un brave adversaire. Tib. Gracchus troubla la paix de l'Etat. Quelle grandeur de caractère ! quelle éloquence! quelle noblesse de sentiments! Il n'eût démenti en rien les vertus éminentes de son père et de Scipion son aïeul, s'il n'avait pas quitté le parti du sénat. C. Gracchus parut après lui. Quel génie! quelle véhémence ! quelle énergie! Tous les bons citoyens regrettaient que de si belles qualités ne secondassent pas des intentions plus pures et plus louables. Saturninus fut un furieux, ce fut un forcené; mais il réunissait tous les talents nécessaires pour exciter et pour enflammer les esprits de la multitude. Parlerai-je de Sulpicius? Telle était la majesté, la précision, le charme de son éloquence, qu'il parvenait à égarer la sagesse et à séduire la vertu. Lutter contre ces adversaires, combattre chaque jour pour la défense de la patrie, était sans doute un exercice pénible pour ceux qui gouvernaient alors la république : cependant de tels combats n'étaient pas sans gloire.

XX. Mais celui dont je vous entretiens depuis si longtemps, quel est-il? quelles sont ses qualités? Si Rome succombe, ô dieux ! détournez ce présage! pourra-t-on dire qu'une si grande république est tombée sous les coups d'un homme? A la mort de son père, à peine sorti de l'enfance, il court s'offrir aux plaisirs des bouffons opulents : dès qu'il les a rassasiés, il se plonge dans les horreurs de l'inceste. Parvenu à la force de l'âge, il entre dans la carrière des armes, il tombe au pouvoir des pirates : les Ciliciens et les barbares abusent de lui jusqu'à la satiété. Bientôt il essaye de soulever l'armée de Lucullus, et s'enfuit en trahissant tous ses devoirs. A peine dans Rome, il se fait payer par ses parents, pour ne pas les accuser, et vend honteusement son silence à Catilina. Il passe dans la Gaule avec Muréna : dans cette province, il fabrique des testaments, fait périr des pupilles, signe des associations et des pactes avec des scélérats. A son retour, il s'approprie tout entière la riche moisson du Champ de Mars. Par une insigne fourberie, cet homme populaire frustre le peuple de l'argent qui lui est destiné; et ce modèle d'humanité fait égorger dans sa propre maison ceux dont le métier est de distribuer l'argent aux tribus.
Bientôt commence cette questure funeste à la république, à la religion, à votre autorité, aux tribunaux; cette questure, pendant laquelle il a outragé les dieux et les hommes, la pudeur, la chasteté, l'autorité du sénat, les lois divines et les lois humaines. Grâce au malheur des temps, grâce à nos folles dissensions, tel est le degré qui a élevé Clodius à l'administration publique; c'est par ces moyens qu'il s'est mis en état d'exciter tant de troubles dans le peuple. Tib. Gracchus avait négocié le traité de Numance, pendant qu'il était questeur du consul Mancinus; le mécontentement qu'on en eut, et l'improbation sévère du sénat, lui inspirèrent du ressentiment et de la crainte : voilà ce qui força cet homme, rénommé par son courage et ses exploits, à se départir des principes de ses pères. La nature et la vengeance, dont les droits sont si forts sur une grande âme, excitèrent C. Gracchus à punir les meurtriers de son frère. Nous savons que Saturninus se jeta dans le parti du peuple, parce que, pendant sa questure, le sénat lui ôta, dans un temps de disette, le soin d'approvisionner Rome, pour en charger Scaurus. Sulpicius avait d'abord soutenu une très bonne cause; mais en résistant à Caïus Julius, qui demandait le consulat contre les lois, il se laissa entraîner par le peuple plus loin qu'il ne l'avait voulu.

XXI. Ils eurent tous, je ne dirai pas un juste motif, car il n'en est pas qui nous donne le droit de nuire à la patrie : mais enfin ils eurent un motif puissant; ils furent animés par ce désir de la vengeance qui caractérise une âme forte et courageuse. Mais Clodius, comment est-il devenu tout à coup partisan du peuple? Une robe de couleur de safran, une coiffure, une chaussure de femme, des rubans de pourpre, une harpe, l'infamie, l'inceste, voilà les causes de ce changement. Si les femmes ne l'avaient pas surpris dans ce déguisement honteux, si la bonté des servantes n'avait pas facilité son évasion d'un lieu où il n'avait pas droit d'entrer, le peuple romain n'aurait pas cet homme populaire, la république serait privée d'un tel citoyen. C'est pour cet excès d'extravagance que, dans ces discordes sur lesquelles les dieux daignent nous donner leurs avertissements, il a été choisi parmi les patriciens, quoiqu'il lui fût moins permis qu'à tout autre de devenir tribun.
Métellus son frère et le sénat, qui dans ce temps agissait encore de concert, s'étaient opposés à ses projets ; et , sur l'avis de Pompée, premier opinant, sa demande avait été rejetée d'une voix unanime. L'année suivante, quand ces malheureuses dissensions eurent éclaté, tout changea de face. Ce que le consul son frère avait empêché, ce qu'avait rejeté son allié, son ami, ce grand citoyen qui lui avait refusé son témoignage lorsqu'il était accusé, fut accompli par le consul qui devait le haïr plus que personne; et ce consul prétendait suivre les conseils d'un homme dont l'autorité doit imposer à tous. Ce brandon funeste fut lancé sur la république. Votre autorité, la majesté des ordres les plus respectables, la concorde des bons citoyens, en un mot, la tranquillité de tout l'État, furent attaquées : car c'étaient elles qu'on voulait détruire, quand ou attaquait en moi celui qui les avait sauvées. J'ai été frappé de ces coups : j'en ai été d'abord la seule victime ; mais vous pouviez dès lors vous apercevoir que l'incendie qui me consumait étendait ses flammes autour de vous.

XXII. Loin que les discordes s'apaisassent, la haine redoublait contre ceux qu'on croyait mes défenseurs. Enfin, par les suffrages de ces vertueux citoyens, et sur la proposition de Pompée, qui, voulant remplir le voeu de l'Italie et les désirs du peuple romain, excita encore votre zèle par ses conseils et même par ses prières, je me vois rétabli dans ma patrie. Mettons un terme aux discordes; respirons après ces longues dissensions. Ce furieux ne le permet pas. Il harangue, il remue, il s'agite, voulant plaire tour à tour aux différents partis; non que ceux qu'il loue s'en estiment davantage, mais ils sont charmés de l'entendre blâmer ceux qu'ils n'aiment pas. Sa conduite n'a rien qui m'étonne. Que peut-il faire autre chose? Ce que j'ai peine à comprendre, c'est que des hommes sages souffrent que la voix du plus infâme des scélérats attaque un seul des citoyens qui ont bien mérité de la république; c'est que, sans qu'ils en retirent aucun avantage, ils pensent que les injures d'un homme perdu et décrié puissent flétrir la gloire de personne; c'est qu'enfin ils ne sentent pas, ce qu'ils semblent pourtant soupçonner aujourd'hui, que les attaques de cet homme furieux et bizarre dans ses violences peuvent se tourner contre eux-mêmes.
Ces préventions de quelques personnes, et des malveillances secrètes ont fait à l'État des maux qui ne sont pas encore guéris. Tant que les traits tombaient sur moi seul, le coup, quelque cruel qu'il fût, me paraissait moins rude. Si Clodius ne s'était pas livré à ceux qu'il croyait s'être détachés de vous; si ce respectable panégyriste ne les avait comblés de ses louanges; s'il n'avait menacé de faire marcher contre le sénat l'armée de César, en quoi il nous en imposait, mais nul ne réfutait ses calomnies; s'il n'avait publié partout que ses démarches étaient appuyées par Pompée et dirigées par Crassus; s'il n'avait assuré que les consuls faisaient cause commune avec lui, en cela seul il disait la vérité : aurait-il eu le pouvoir de me persécuter avec tant de barbarie, et de tourmenter la république avec tant de scélératesse?

XXIII. Lorsqu'il vit votre courage se ranimer, votre autorité se dégager des fers dont il l'avait accablée, et mon nom et le désir de ma présence revivre dans vos cœurs, le traître, démentant tous ses principes, chercha aussitôt à se faire valoir auprès de vous; il disait ici et dans les assemblées du peuple, que les lois de César avaient été portées contre les auspices; et parmi ces lois était celle qui l'avait conduit au tribunat; mais, dans l'aveuglement de son délire, il ne la voyait pas. Il sommait Bibulus de déclarer s'il avait toujours observé le ciel pendant que César portait ses lois. Bibulus répondait qu'il l'avait toujours observé. Il demandait aux augures si des actes portés dans ces circonstances étaient valides. Ils disaient qu'ils ne l'étaient pas. Quelques citoyens vertueux, de qui j'ai reçu les plus grands services, mais qui sans doute ne connaissaient pas l'excès de sa démence, étaient enchantés de lui. Il alla plus loin; il se mit à déclamer contre Pompée lui-même, qu'il avait nommé l'âme et l'auteur de ses projets. Quelques personnes lui en savaient gré.
Alors il imagina qu'après avoir accablé celui qui, sans quitter la toge, avait éteint une guerre domestique, il pourrait aussi triompher du vainqueur des ennemis étrangers. Alors il fut saisi, dans le temple de Castor, ce poignard impie, qui faillit porter un coup funeste à tout l'empire; alors le grand homme qui força toujours les portes de nos ennemis à s'ouvrir devant lui, et dont la valeur ne fut jamais arrêtée ni par les défilés, ni par les montagnes, ni par les armées les plus nombreuses, fut assiégé dans sa propre maison : la conduite qu'il tint alors a réduit au silence ces imprudents qui m'accusaient de timidité. Car s'il a été plus malheureux que honteux pour Cn. Pompée, le plus brave de tous les hommes, de s'enfermer dans sa maison jusqu'à la fin du tribunat de Clodius, de ne plus se montrer en public, de supporter les menaces d'un insolent, qui, dans les assemblées, annonçait le projet d'élever dans les Carènes un second portique, pour répondre à celui du mont Palatin; certes il a été douloureux pour moi de sortir de ma patrie; mais, comme citoyen, ce sacrifice ne pouvait qu'ajouter à ma gloire.

XXIV. Vous voyez donc que cet homme, depuis longtemps sans moyens, sans ressource par lui-même, est soutenu par les discordes fatales des grands. Ceux qui semblaient alors s'être séparés de vous ont secondé les commencements de sa fureur. Leurs rivaux et leurs adversaires ont protégé les derniers jours de son tribunat expirant; et même, depuis qu'il n'est plus tribun, ils ont empêché que ce fléau de la république ne fût écarté de l'administration, qu'il ne fût accusé, qu'il ne restât simple particulier. Comment des hommes honnêtes ont-ils pu réchauffer dans leur sein et caresser cette vipère, qui répandait partout son poison funeste? Quel intérêt enfin les a séduits? Il nous faut un homme, disent-ils, qui déprime Pompée dans les assemblées. Le blâme d'un Clodius déprimer Pompée! Ah! je voudrais que le grand homme qui a tant fait pour moi, entrât ici dans toute ma pensée. Mais, pour dire ce que je sens, il me semble que Clodius n'a jamais porté plus d'atteinte à la gloire de Pompée que lorsqu'il lui prodiguait ses éloges.
Marius loué par Glaucia brillait-il de plus d'éclat que lorsqu'il était blâmé par ce même Glaucia irrité contre lui? Et ce furieux, qui se précipite vers la peine qu'il a trop longtemps méritée, s'est-il montré plus vil et plus méprisable en accusant Pompée qu'en blâmant le sénat entier? Je conçois que ses invectives contre Pompée flattent le ressentiment de quelques personnes; mais ce que je ne puis comprendre, c'est que de si bons citoyens ne s'indignent pas de ses déclamations contre le sénat. Ah! qu'ils lisent cette harangue qui fait l'objet de mon discours, et leur joie ne durera pas longtemps. Il y célèbre Pompée, disons mieux, il le déshonore, il le comble de ses louanges; il le nomme le seul citoyen digne de la gloire de cet empire. Il fait entendre qu'il est son ami intime, et qu'ils sont réconciliés.
Je ne sais ce qui en est : cependant je pense qu'il ne l'aurait pas loué s'il était son ami. Qu'on le suppose son ennemi le plus acharné, qu'aurait-il pu faire de plus pour flétrir sa gloire? Ceux qui étaient charmés de le voir ennemi de Pompée, et qui, pour cette raison, fermaient les yeux sur tant de crimes énormes, et même applaudissaient à ses fureurs effrénées, peuvent voir comment il a changé tout à coup : à présent il loue Pompée; il déclame contre ceux à qui il voulait plaire. Que fera-t-il donc si Pompée lui rend ses bonnes grâces, puisqu'il est si jaloux de faire croire qu'ils sont déjà réconciliés?

XXV. De quelles autres discordes des grands les dieux immortels voudraient-ils parler? Assurément ces expressions ne désignent ni Clodius, ni personne de ses compagnons ou de ses conseillers. Les livres étrusques ont des mots qui peuvent convenir aux gens de cette espèce. Ces hommes que la corruption de leur cœur, que le délabrement de leur fortune rendent étrangers à l'intérêt commun, ils les appellent, comme vous l'entendrez bientôt, des gens pervers et rejetés avec opprobre. Ainsi, lorsque les dieux parlent des discordes des grands, ils entendent ces dissensions qui éclatent entre les citoyens distingués, et qui ont bien mérité de l'Etat. Quand la vie des grands est menacée, celle de Clodius est en sûreté, puisqu'il n'est pas moins étranger aux grands, qu'il ne l'est aux hommes honnêtes et religieux.
C'est pour vous, citoyens illustres et vertueux, pour vous seuls qu'ils nous prescrivent la vigilance et les précautions. On nous annonce le massacre des grands ; et, ce qui en est la suite inévitable, on nous dit de prendre garde que l'État ne tombe au pouvoir d'un seul. Quand les dieux se tairaient, ne nous suffit-il pas de nos seules lumières pour apercevoir ce danger? Les discordes entre des citoyens illustres et puissants finissent presque toujours par la destruction des deux partis, ou par la domination du vainqueur, ou par l'établissement de la royauté. Des dissensions éclatèrent entre Marius et Sylla. Vainqueurs et vaincus tour à tour, ils régnèrent l'un et l'autre dans Rome. Octavius et Cinna, qui se combattirent de même, régnèrent quand ils furent vainqueurs, et périrent quand ils furent vaincus. Sylla triompha une seconde fois. Quoiqu'il ait rétabli la république, il n'en est pas moins vrai qu'alors il exerça une puissance royale.
Aujourd'hui la haine se montre à découvert : elle a versé tous ses poisons dans l'âme des chefs de l'État. Les grands sont divisés. On épie une occasion. Ceux qui ont moins de force attendent je ne sais quel événement ou quelle circonstance. Ceux en qui l'on reconnaît plus de pouvoir redoutent peut-être eux-mêmes les projets de leurs ennemis. Bannissons ces discordes, et dès lors les malheurs qu'on nous annonce ne seront plus à craindre; et dès lors ce serpent, qui se cache ici, mais qui loin de vous s'agite et s'élance avec audace, ne pourra plus vivre : il sera facile de l'étouffer et de l'écraser.

XXVI. Les dieux nous avertissent encore d'empêcher que des desseins cachés ne nuisent à la république. Or, quels projets plus cachés que les siens, lorsqu'il a osé dire en pleine assemblée qu'il fallait remettre toutes les affaires, interrompre la justice, fermer le trésor, ne permettre aucune action aux tribunaux? Croyez-vous que l'idée d'une telle confusion, d'un tel bouleversement dans l'État, se soit tout à coup présentée à lui sur la tribune, sans qu'il s'en fût occupé auparavant? Je sais que son âme est abrutie par le vin, la débauche et le sommeil; je sais qu'il est le moins réfléchi et le plus extravagant des hommes. Cependant c'est dans les veilles de la nuit, et même dans des assemblées nombreuses, que ce projet de fermer les tribunaux a été conçu et médité. Souvenez-vous; pères conscrits, qu'on veut vous pressentir par cette horrible menace; on veut, en vous accoutumant à l'entendre, s'assurer les moyens de l'exécuter.
On lit à la suite : "n'accordezpas de nouveaux honneurs aux hommes pervers et rejeté". Je vous dirai bientôt quels sont ces pervers; au reste, peut-on nier que ce mot ne désigne surtout celui qui sans contredit est le plus perverti de tous les mortels? Voyons quels sont ces hommes rejetés. Sans doute ce ne sont pas ceux qui, méritant les honneurs, ont essuyé un refus dont la honte n'est que pour leur république. Tel a été souvent le sort des meilleurs citoyens et des hommes les plus respectables. Les hommes rejetés, ce sont les intrigants qui prétendent à tout, qui préparent des combats de gladiateurs, au mépris des lois, et répandent l'argent avec la plus grande publicité, et que cependant les étrangers, que dis-je? leur famille, leurs voisins, leur propre tribu, les habitants de la ville et de la campagne ont repoussés avec indignation. Voilà ceux qu'on nous avertit de ne pas élever à de nouveaux honneurs. Rendons grâces aux dieux de qui nous vient cet avis. Cependant le peuple romain n'a pas attendu la voix des aruspices pour détourner ce malheur. Gardez-vous des pervers. Le nombre en est grand; mais Clodius est le premier et le chef de tous. En effet, si un poète d'un génie supérieur voulait exercer son imagination pour nous pré- senter dans un homme l'assemblage des vices les plus rares et les plus extraordinaires, il n'en pourrait trouver un seul qui ne fût dans Clodius; et combien il lui en échapperait, qui sont enracinés dans cette âme impure!

XXVII. D'abord la nature nous attache à nos parents, aux dieux immortels, à la patrie; parce qu'au moment même où nous recevons le jour, où nous respirons cet air vivifiant qui développe nos facultés, nous sommes admis aux droits de la cité et de la liberté. Clodius, en prenant le nom de Fontéius, a renoncé au nom de ses pères, aux sacrifices et au souvenir de ses ancêtres, à sa famille. Par un forfait que rien ne peut expier, il a souillé les feux sacrés, les autels les plus saints, les foyers les plus inaccessibles aux regards profanes, des mystères que l'œil d'un homme n'a jamais aperçus, que nul discours n'a jamais dû lui faire connaître. Il a livré aux flammes le temple de ces déesses qui nous prêtent leur secours dans les autres incendies.
Que dirai-je de la patrie? d'abord ses violences et ses armes ont chassé de Rome, ont privé de tout asile dans Rome celui que vous aviez nommé plusieurs fois le sauveur de la patrie. Après avoir accablé un citoyen constamment attaché au sénat, et qu'il lui plaisait de nommer le chef du sénat, il a, par le carnage et les incendies, détruit l'autorité de ce corps auguste, l'âme et l'appui de la république ; annulé les lois Élia et Fufia, ces lois les plus salutaires à l'État; aboli la censure, supprimé le droit d'opposition, anéanti les auspices, armé les consuls ses complices, en leur prodiguant le trésor, les provinces, les armées; il a fait et défait des rois à prix d'argent, contraint Pompée à se renfermer dans sa maison, renversé les monuments des généraux, dévasté les maisons de ses ennemis, inscrit son nom sur vos monuments. Ah! qui pourrait dénombrer ses crimes envers la patrie? Et de combien de forfaits le trouverait-on coupable à l'égard des citoyens qu'il a fait périr, des alliés qu'il a pillés, des généraux qu'il a trahis, des armées qu'il a soulevées!
Et combien sont énormes ceux dont il s'est rendu coupable envers lui-même et les siens! Quel ennemi jamais épargna moins un camp pris d'assaut, qu'il n'a épargné toutes les parties de son corps? Sa jeunesse n'a-t-elle pas été livrée à qui voulut en abuser? Quel libertin, en se plongeant dans les excès de la plus grossière débauche, agit plus librement avec une prostituée, que Clodius avec sa propre soeur? Non, les poètes qui ont imaginé Charybde n'inventèrent jamais un gouffre plus avide et plus insatiable que lui, quand il se jette sur les dépouilles des Byzantins et de Brogitare. Les chiens de Scylla s'élançaient avec moins de fureur, ils étaient moins affamés que les Gellius, les Clodius et les Ttius, que vous voyez avec lui dévorer la tribune elle-même.
Ainsi, pour obéir aux dernières paroles des aruspices : "prenez garde que la république n'éprouve quelque révolution". Ébranlée par tant de secousses, à peine tous nos efforts réunis pourront-ils empêcher qu'elle ne s'écroule.

XXVIII. Il fut un temps où cette république, puissante et affermie sur des fondements solides, pouvait supporter sans péril la négligence du sénat, et même les excès des citoyens. Elle ne le peut plus aujourd'hui. Le trésor est épuisé; les fermiers de l'Etat ne perçoivent point les revenus; l'autorité des grands est méconnue; la discorde divise les différents ordres; les tribunaux sont abolis; les suffrages sont à la disposition d'un petit nombre; les bons citoyens ne s'empresseront plus de seconder la volonté de notre ordre, et vous chercherez vainement un homme qui veuille s'exposer à la haine des méchants pour le salut de la patrie.
La concorde seule peut donc nous maintenir dans notre situation présente, quelle qu'elle soit. Car qu'elle devienne meilleure, c'est ce qu'on ne peut pas même désirer, tant qu'on laissera Clodius impuni. Il ne nous reste plus rien au delà, que la mort ou l'esclavage. Puisque les conseils humains se taisent, les dieux daignent nous avertir, afin que nous ne soyons pas réduits à ce dernier excès du malheur.
Pères conscrits, je n'aurais pas entrepris de vous faire entendre un discours aussi affligeant, si les honneurs du peuple romain, si tant de distinctions que vous m'avez accordées, ne m'avaient fait un devoir, ne m'avaient donné la force de remplir un ministère aussi pénible. Au reste, il m'eût été facile de garder le silence comme tous les autres; mais ce n'est pas en mon nom que j'ai parlé, je n'ai été que l'interprète de la religion. Peut-être me suis-je permis trop de paroles : mais le fond des choses est tout entier des aruspices. Ou il ne faut pas les consulter, ou, si on les interroge, il faut faire attention à leurs réponses.
Si des prodiges plus communs et moins importants ont souvent fait impression sur vous, la voix des immortels eux-mêmes ne remuera-t-elle pas les âmes de tous les citoyens? Ne croyez pas qu'il soit possible qu'un dieu descende du ciel, comme vous le voyez dans plusieurs pièces de théâtre, qu'il vienne se mêler parmi les hommes, converser avec eux, fixer son séjour sur la terre. Réfléchissez sur la nature de ce bruit que les habitants du Latium vous ont annoncé. Rappelez-vous un autre événement sur lequel vous n'avez pas encore délibéré, ce tremblement de terre qu'on vous a dit s'être fait sentir à peu près dans le même temps à Potentia, dans le Picénum, avec des circonstances effrayantes; et ces maux que nous n'apercevons que dans l'avenir, vous les redouterez comme prêts à fondre sur vous. Car toutes les fois que le monde lui-même, que l'air et la terre sont agités par un mouvement nouveau, et qu'ils nous avertissent par un bruit extraordinaire, c'est la voix des dieux qui se fait entendre; ce sont les immortels eux-mêmes qui nous parlent. Alors il faut, comme on nous le prescrit aujourd'hui, ordonner des expiations et des prières. Au surplus, il est facile de fléchir des dieux qui d'eux-mêmes nous indiquent les moyens de nous sauver : ce sont nos haines surtout et nos discordes qu'il nous importe d'apaiser.

Fin de l'ouvrage

sommaire