Faculté de droit de Grenoble

Droit romain

Le droit de la guerre

sous la république romaine

par Michel Revon

1891

TABLE DES MATIÈRES

DROIT ROMAIN

LES DROIT DE LA GUERRE SOUS LA REPUBLIQUE ROMAINE.

INTRODUCTION
La guerre. Adoucissements qu'y apporte le droit des gens. — Les Romains ont-ils eu un droit des gens ? — Intérêt du problème.
Historique de la question. — L'expression jus gentium. — Les témoignages de l'histoire. Ecrivains latins : Cicéron, Tite-Live. Historiens grecs : Polybe, Diodore, Denys. — Opinion des modernes : — L'enthousiasme pour les Romains au Moyen Age. — Le XVI ème siècle: Machiavel, Paul Paruta, Jean Bodin. — Le XVII ème siècle : Bossuet et son panégyrique du peuple romain. Les sceptiques : Saint-Evremond, Beaufort. — Le XVIII ème siècle : Montesquieu et la critique impartiale ; sa tournure d'esprit ; ses considérations sur les causes de la grandeur romaine ; la guerre et la politique. Autres penseurs du XVIII ème siècle. — Le XIX ème siècle : Niebuhr. Les juristes contemporains : écoles opposées.
Discussion générale. — Position de la question. — Causes d'erreur à éviter. Cause d'erreur objective : on étudie des périodes historiques distinctes, et par conséquent on parvient à des résultats opposés. Cause d'erreur subjective : on oublie de définir tout d'abord le droit des gens, et, partant de préjugés personnels, on ne peut s'entendre sur la conclusion générale. — Raisons de cette incertitude : impossibilité de définir ce qui n'existe pas. Or le droit des gens n'existe pas encore ; il devient. Sa formation lente ; progrès et reculs successifs ; il ne se fixera que dans l'avenir. — La question est donc insoluble. Comment il convient de la poser pour arriver à un résultat.

PREMIÈRE PARTIE

AVANT LA GUERRE

CHAPITRE I : Caractère général de la guerre à Rome : la religion.

Importance de la religion chez les peuples antiques. — Son rôle dans la vie romaine : alliance du culte et du droit. — Pour comprendre le droit des gens, il faut l'étudier d'après la religion qui l'inspire. — Caractères de la religion romaine : beaucoup de formalisme et très peu d'idéal.—Caractères correspondants du droit des gens des Romains, en particulier pendant la guerre : beaucoup de rites et un peu d'équité.

CHAPITRE II : Le collège des fétiaux.

L'idée juridique et religieuse du jus, incarnée dans le collège des fétiaux. — Le jus fetiale. — Les fetiales.— Origines du mot et de la chose.
Composition du collège. — Ses délègues. — Rôle du pater patratus.
Décadence de l'institution. Ses causes. — Les derniers vestiges ; exemple de l'esprit conservateur des Romains.

CHAPITRE III : Conditions d'une guerre légitime.

L'expression "guerre légitime" peut avoir un double sens : sens idéal et sens formel.
Thèse: sens idéal. — Apologie de la justice romaine.
Antithèse: sens formel. —Critique de la justice romaine. — Les Romains disent : une guerre juste, comme ils diraient : un testament juste ou de justes noces. Leurs cérémonies de droit international ne servent qu'il dissimuler l'absence d'une véritable justice. — Les décisions des fétiaux, n'étant point obligatoires, manquent de sanction ; pourquoi elles ne sont et ne peuvent être que de simples avis. — En somme, le rôle des féliaux ne consiste qu'à légaliser les iniquités romaines.
Synthèse : — Conciliation des deux théories, d'après nos conclusions précédentes : beaucoup de forme, et un peu d'équité.

CHAPITRE IV : La déclaration de guerre.

La guerre, reconnue légitime, doit être déclarée solennellement. Approbation de ce principe loyal.
Cas où, par exception, la déclaration peut être omise : guerre défensive ; guerre civile ; guerre contre un peuple subordonné à l'ennemi principal : mais non contre un simple allié.
Le cérémonial : comparaison avec la procédure des litiges privés,
Description de la clarigatio ou rerum repetitio, et de l'indictio belli.
Effets juridiques de la déclaration : les traités prenant fin, l'adversaire devient ennemi régulier, le post liminium trouve son application, etc...
Respect des Romains pour ces vieux rites.Peines diverses contre les généraux qui les négligent ; surtout, privation du triomphe

DEUXIEME PARTIE

PENDANT LA GUERRE.

CHAPITRE I Opérations de guerre.

Section I : Droit des personnes.

§ 1 : Les belligérants. — La guerre étant ouverte, comment sera-t-elle conduite ? Pour le comprendre, il faut d'abord savoir quels sont les belligérants. — Deux systèmes en présence. Le système antique, conservé ou Moyen âge et jusqu'au XVIII ème siècle : nulle distinction entre les ennemis. Le système moderne, intronisé par J.-J. Rousseau ; distinction des combattants réguliers et de la population neutre. — La conception romaine dérive de l'idée religieuse ; démonstration. — D'ailleurs, l'armée romaine forme bien un corps à part dans l'Etat mais ce principe d'organisation interne n'a point d'effets en droit des gens.
§ II : Droits sur la vie de l'ennemi. — Droit absolu du vainqueur sur la vie du vaincu. La théorie : explication religieuse. La pratique : exemples de cruauté, exemples d'humanité. Tout dépend des circonstances ; preuve par l'étude du droit des sièges : l'assaut et la capitulation.
§ III : Droits sur la liberté de l'ennemi : les captifs. — Droit absolu du vainqueur sur la liberté du vaincu. Par intérêt, on préfère l'esclavage au massacre. Destinée des captifs vendus ; leur condition. — Echange et rachat des prisonniers. — Postliminium.
§ IV : Transfuges, espions, otages et autres personnes. — Les transfuges : traitement des transfuges romains et des transfuges étrangers. — Les espions : traitement des espions romains et des espions étrangers : critique de la distinction qu'on établit entre ces deux classes d'espions. — Les otages : leur rôle et leur condition.
§ V : Moyens licites de nuire à l'ennemi. — La guerre, comme le duel privé, se modifie dans un sens plus humain ; épuration progressive des moyens de nuire. — L'emploi des stratagèmes à Rome ; le dolus bonus ; exemples de Frontin et de Polyen. — Ruses de guerre considérées comme illicites : empoisonnement, assassinat, etc...— La foi romaine vaut souvent la foi punique mais les vieux Romains n'en montrent pas moins, dans le choix des moyens employés pour nuire aux personnes, un certain souci de l'honneur.

Section II: Droit des choses.

§ I : Droits sur les biens des nationaux : réquisitions militaires. — Comparaison entre les réquisitions militaires dans l'antiquité et de nos jours. Utilité particulière des réquisitions à Rome. — Autorités qui les ordonnent. — En quoi elles consistent ; réquisitions générales et réquisitions spéciales. — Droit à une indemnité.
§ II : Droits sur les biens de l'ennemi. — Droit absolu du vainqueur sur les biens du vaincu ; comparaison avec la doctrine moderne. — Droit sur le territoire : l'occupation. Ce que devient l'ager publicus. — Droits sur les choses mobilières : la théorie et la pratique du pillage. Traitement spécial des res sacrae et des res religiosae de l'ennemi. Acquisition du butin par occupation. Il appartient au peuple romain, malgré les pouvoirs étendus des généraux. Conciliation des textes qui attribuent le butin au peuple avec ceux qui reconnaissent le droit du premier occupant. — Post liminium : règles communes à toutes les choses, et règles spéciales, soit aux immeubles, soit aux meubles.

CHAPITRE II - Relations entre les belligérant.

Section I : Le droit des ambassadeurs.

Respect des ambassadeurs dans l'antiquité, cl spécialement » Rome : leur caractère sacré et inviolable. — On les reçoit en général. — Une fois reçus, on les protège toujours. — Leurs droits, principes et exemples, — Leurs devoirs ; principes et exemples. — Sanctions: d'ordinaire 1'extradition du coupable, ou à défaut une guerre de représailles. — Comparaison entre ce droit des ambassadeurs et celui du Moyen âge ou des temps modernes ; hommage à la sagesse des Romains.

Section II. La religion du serment.

Importance du serment dans l'ancienne Rome. Le culte de Dius Fidius. Respect constant de la foi jurée. Cette loyauté s'explique, non par le sentiment des droits d'autrui mais par la peur des dieux nationaux pris à témoin. Démonstration : en premier lieu, on ne se croit point délié de son serment dans un traité que l'ennemi refuse d'exécuter ; c'est qu'on s'est engagé, non envers lui mais envers les divinités poliades. En second lieu, la religion déclinant, le respect du serment s'efface lui-même; exemples de ce nouvel esprit.
Les indutiae,conventions qui laissent subsister l'état de guerre. Distinction d'avec le fœdus. Autorités qui peuvent conclure ces trèves ; leur durée possible ; leur observation rigoureuse.
Les sponsiones, traités provisoires qui laissent aussi subsister l'état de guerre ; pour y mettre fin, il faut le consentement du sénat et du peuple. Deditio du général dont la sponsio n'est point ratifiée. — Exemple des Fourches-Caudines. La conduite des Romains en cette occasion fut légitime juridiquement et moralement inique. Leur esprit formaliste observé dans les actes du consul ; critique de cet esprit par le chef samnite. En résumé, parjure légal qui peint bien le droit international de Rome.

TROISIÈME PARTIE

APRES LA GUERRE

CHAPITRE I -Fin de la guerre par une deditio.

Les Romains ne terminent jamais la guerre par une simple cessation de fait des hostilités ; toujours par une deditio ou par un foedus.
La deditio. En Grèce ; le prélude des guerres médiques. A Rome ; exemple de Collatie. Effets juridiques de cette soumission. Distinction de la deditio cum pactione et de la deditio sine pactione. Tempéraments pratiques.

CHAPITRE II - Fin de la guerre par un fœdus.

Transition de la deditio au foedus par la ditio. Diverses espèces de traités : foedera aequa et fœdera non aequa.
Formation du foedus. Autorités qui peuvent le conclure ; rôle des chefs militaires et office des fétiaux. Comparaison entre les usages grecs et les coutumes romaines. Description, d'après Tite-Live, du traité passé entre Albe et Rome.
Explication des cérémonies du fœdus par la religion du serment. Comment, grâce à ces idées religieuses, le caractère synallagmatique des traités n'est qu'une illusion. Alliance entre les cultes poliades ; la paix des dieux .

CHAPITRE III - Traitement des peuples vaincus.

La conquête ; art d'acquérir et art de conserver. Jugement faux de Montesquieu sur ce côté de la politique romaine. Administration savante de Rome, et habileté admirable dans la manière de traiter les vaincus. Diversité infinie des conditions qu'elle leur accorde, tout en les maintenant sous une dépendance commune ; l'unité dans la variété.
Résultais de ce système ; asservissement général des peuples ; les rois vassaux ; les dieux absorbés.

CONCLUSION

TENDANCES VERS UN DROIT PLUS PARFAIT

Le vieux droit des gens de la République, formaliste et exclusif, se modifie sous diverses influences, et marche peu à peu vers l'idéal. Il ne peut être transformé à fond que par une grande révolution religieuse. Le désir de paix des poètes, le rêve de justice des stoïciens en sont le prélude. Le christianisme paraît, et change la face du monde ; réformes qu'il entraîne dans la conception du droit des gens. La Rome nouvelle continue l'œuvre ébauchée par les jurisconsultes de la Rome antique. La Ville Etemelle.

 

INTRODUCTION

La guerre est éternelle dans le monde. Toutes choses sont soumises à sa loi. Pour s'en convaincre, il suffît de jeter un regard sur la nature. Au fond des mers, les animaux se mangent entre eux; de même dans les airs ; de même sur la terre entière. Les végétaux se combattent, eux aussi ; dans une forêt ou dans un fourré, chaque espèce projette annuellement des millions de semences, qui aussitôt se disputent le sol contre les semences des autres espèces. Partout l'être combat contre l'être ; c'est la lutte pour la vie ! Lutte nécessaire ; car sans elle, Darwin l'a montré, les espèces se multiplieraient suivant une progression géométrique qui effraie l'imagination. La concurrence vitale doit mettre un frein à la génération universelle. Rien d'étonnant, par conséquent, si cette règle générale s'impose à l'humanité. Depuis le commencement du monde, les peuples ont combattu pour l'existence ; la nécessité l'exigeait.
Ici Malthus donne la main à Darwin, et, malgré ses exagérations, le confirme. Un jour, sans doute, l'humanité devenant plus riche ou moins féconde, plus raisonnable surtout, une ère de paix succédera enfin au règne de la guerre, et les nations, comme aujourd'hui les individus, seront soumises à un état juridique. C'est le vœu de tous les juristes qu'un tel ordre de choses puisse s'établir. Mais en attendant, nous demeurons sous le régime de la force ; l'état de guerre ou l'état de trêve armée, telle est l'alternative ; il faut la subir.
En face de cette situation, les juristes ont de tout temps cherché des adoucissements à la guerre. Ne pouvant l'anéantir tout à fait, ils ont voulu la rendre plus humaine. Ils ont compris que ce fléau sanglant répugne aux vrais sentiments de l'homme, que la force déchainée ne peut abolir entièrement l'instinct de justice qui est en lui, que la violence n'exclut pas la pitié et qu'il y a des bornes à l'horrible. Ils ont compris aussi que, comme les personnes, les peuples ont leur dignité, et que deux nations ne doivent point se disputer une province comme deux chiens se disputent un os. De là le droit des gens, ou tout au moins l'une des branches de ce droit ; car il étend son empire à la fois sur la paix et sur la guerre, pour modérer la guerre et fortifier la paix. Montesquieu a bien vu ce double rôle. « Le droit des gens, dit-il, est naturellement fondé sur ce principe que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et dans la guerre le moins de mal qu'il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts. » (1) Telle est l'idée générale du droit des gens.

(1) Montesquieu, Esprit des lois, livre I.

Les Romains, peuple juridique jusqu'aux moelles, ont-ils possédé cette notion ? Ont-ils eu surtout la conception d'un droit des gens pendant la guerre ? Question très intéressante car la guerre est sans contredit le fait principal de la vie romaine. C'est le point essentiel et cardinal, le pivot sur lequel roule tout l'ensemble des mœurs et des institutions. La guerre engendre tout ; elle est en quelque sorte la seule origine, la seule raison d'être et la seule fin de la cité. Lisez son histoire ; vous n'y voyez qu'une longue suite de combats, durant sept siècles, le temple de Janus ne se ferme qu'à deux reprises. Que d'autres nations aient le génie des arts, des lettres, de la philosophie, le peuple romain, lui, n'a qu'une vocation, l'esprit de conquête, et dans ses annales, tout pâlit devant une splendeur maîtresse, celle de la guerre. Par elle, un petit camp de brigands devient la Ville souveraine, un territoire qui, à l'origine, s'étendait à peine entre le Tibre, l'Apennin, les monts Albains et la mer, se change en un empire immense, une poignée de bandits arrive à faire du monde sa propriété, et courbe l'univers vaincu au pied des collines prédestinées. Mais comment s'est accompli ce fait étrange, ce chef-d'œuvre d'énergie et de volonté? Y a-t-il eu quelque justice dans ce triomphe de la violence ? Cette puissante action de la force a-t-elle laissé quelque place au droit? Telle est la question.
Pour la résoudre, consultons tout d'abord la terminologie juridique. Il semblerait que, si les Romains ont eu connaissance d'un droit international public, leur langue dût en garder la trace car lorsqu'une chose existe, on a toujours un mot pour la désigner. Pourtant, les termes généraux du droit romain ne nous apportent ici aucune lumière. On trouve, il est vrai, dans nombre de textes, la mention d'un certain jus gentium. Mais cette expression désigne le plus souvent les règles de droit communes à tous les peuples ; il est très rare qu'elle se rapporte au droit international public, tel que nous le comprenons aujourd'hui (1). Mieux vaut laisser ces vagues définitions et avoir recours aux témoignages de l'histoire.

(1) Jus gentium, dans le sens moderne, est d'un emploi peu fréquent et peu précis. On le retrouve cependant dans Tite-Live, I, 14 ; II, 4 ; IV, 17,19, 38 ; V, 36 ; IX, 10 : dans Sénèqne, De Ira, III, 2 ; au Digeste, L. 17, Tte leg. L, 7. — Quant au véritable droit international public, il est plutôt représenté dans la terminologie romaine, soit par le jus fetiale, qui règle les formes à suivre ponr les déclarations de guerre et la conclusion des traités soit par le jus bellicum, qui a trait aux droits et obligations résultant de l'état de guerre soit enfin par le jus legatorum qui définit la situation des ambassadeurs romains ou étrangers — M. Egger, dans son "Etude sur les traitét publics dans l'antiquité" fait observer avec raison que si les jurisconsultes de l'empire semblent à peine connaître l'expression jus gentium dans son sens moderne, en revanche on la retrouve plus souvent chez les historiens de la République. « Cela tient, dit-il, à ce que les uns s'occupent uniquement des rapports entre les citoyens de la grande cité constituée par les conquêtes de Rome, tandis que Tite-Live et Salluste racontaient les rivalités mêmes des nations non encore soumises or, c'est surtout dans les rivalités et les luttes des peuples que le droit international apparaît avec son caractère et son efficacité propres pour régler l'état de paix ou adoucir l'état de guerre. ».



A cet égard, les écrivains de Rome s'unissent dans un patriotique accord. Tous se complaisent à célébrer l'esprit de justice de leurs compatriotes, à faire ressortir, dans le tableau éclatant des guerres romaines, mille traits grandioses de noblesse et d'équité. Pour eux, le peuple romain est sans conteste l'élite de l'humanité, la fleur de la délicatesse, la crème de la douceur et de la bonté si cette nation choisie a conquis le monde, c'est que la Providence, voyant briller l'idéal de la justice chez les braves gens qui la composaient, a jugé bon de les récompenser en leur faisant cadeau de l'univers. Le doux Virgile dirige avec art ce beau concert de louanges " rerum pulcherrima Roma"! ce cri du cœur résume ses intimes pensées. Tite-live a le même enthousiasme tendre pour proclamer, dans son éloquente préface, que l'empire romain est de toute évidence le plus grand après celui des dieux. « C'est la justice et la bonne foi du peuple romain, s'écrie-t-il, qui l'ont fait parvenir à sa grandeur ! » Et cette grandeur providentielle, tous aiment à nous la présenter comme le juste prix de guerres loyales. « Les lois de la guerre, dit Cicéron, sont sacrées » et il nous montre ces lois conservées avec soin dans la jurisprudence fétiale, observées par les glorieux ancêtres comme une véritable religion, un peu plus loin, il admire de tout coeur ces Romains des premiers âges qui remplaçaient avec délicatesse le mot d'ennemi par celui d'hôte. D'une manière plus générale, voici sa doctrine : " II y a deux manières de défendre ses droits : la discussion et la force ; l'une propre à l'homme, l'autre aux bêtes ; quand on ne peut faire usage de la première, il est permis de recourir à la seconde, pourvu que le seul but de la guerre soit une paix assurée contre toute insulte." Et il semble bien que cette théorie irréprochable ait été suivie en pratique, s'il faut on croire les témoignages que les ennemis mêmes de Rome aiment à lui rendre, au dire de ses historiens. « Vous êtes ces Romains qui comptez sur le succès de vos guerres parce qu'elles sont justes, et qui vous glorifiez moins des victoires qui les terminent que des motifs qui vous les font entreprendre » ainsi s'expriment les envoyés de Rhodes au Sénat. De même, lorsque les ambassadeurs de Carthage viennent demander la paix à Scipion, ils lui rappellent que le but de Rome n'est point la ruine mais la simple soumission de ses ennemis à quoi Scipion répond fièrement que cette paix si désirée, il l'accorde, " afin que toutes les nations sachent bien que si le peuple romain entreprend les guerres avec justice, il les termine avec la même équitée."(1)
Pour qui connaît l'immense orgueil des Romains, ces belles phrases n'ont rien d'étrange. Peut-être est-il moins naturel de rencontrer chez les historiens grecs, dont Rome a écrasé la patrie, des flatteurs encore plus outrés.

(1) Tite-Live, XXX, 16. — Nous citerons souvent Tite-Live au cours de ce travail ; n'oublions pas cependant jusqu'à quel point sa fidélité historique peut être discutée. Tite-Live, qui appelle Polybe " haudquaquam spernendus auctor", s'est trop souvent éloigné de son modèle. Il contrôle rarement avec soin les sources où il puise. De là mille erreurs relevées par Lachmann. Enfin, n'oublions pas ces mots par lesquels il prélude à son histoire : " Les faits qui ont précédé ou accompagné la fondation de Rome se présentent embellis par les fictions de la poésie plutôt qu'appuyés sur le témoignage irrécusable de l'histoire ; je ne veux pas plus les affirmer que les contester."

Polybe, l'historien impartial, le spectateur équitable des faits, l'homme judicieux par excellence, déclare que si Rome a conquis l'empire, c'est qu'elle l'avait bien mérité (1) .Diodore, érudit sans jugement mais par la même sans passion, considère les Romains comme des gens de bien qui, ayant gagné le monde par la force, l'ont gouverné ensuite par la clémence, en véritables bienfaiteurs (2). Denys, qui est un imbécile (3) mais qui a compilé durant un quart de siècle les vieilles archives des pontifes et des censeurs, tire de ces études cette conclusion générale que les dieux ont visiblement favorisé les entreprises de Rome, parce qu'elles étaient toujours conduites avec équité et douceur, du reste, il n'hésite pas à affirmer que la force prime le droit, que le plus faible doit obéir au plus fort, et qu'en somme les Romains ont eu bien raison d'anéantir sa malheureuse patrie. Citons enfin, pour résumer d'un seul mot tous ces développements de rhéteurs, une intrépide antithèse du bon Plutarque : « les Romains, s'écrie-t-il, aspiraient bien moins à remporter la victoire, qu'ils ne désiraient éviter la honte d'un succès injustement obtenu! »

1. Voir Fustel de Coulanges, Polybe ou la Grèce conquise par les Romains, ch. 6.
2. Diodore, fragments, XXXII, 4, 5.
3. C'est M. Taine qui a décerné à Denys ce titre, mérité du reste ; il suffit pour s'en persuader de lire, entre autres contes de bonne femme, son récit de la fondation de Rome par une colonie de philanthropes, ses explications sur le nombre exact (683) des Sabines enlevées par Romulus, sur les noms et qualités des médecins qui découvriront la grossesse de Rhéa Sylvia, sur les faits et gestes de Brutus qui, devant le corps de Lucrèce et avant de s'élancer contre le tyran, juge nécessaire d'énumérer, dans une docte méditation de droit comparé, les institutions de Lacédémone, etc...

Ainsi, les Romains ont cette singulière fortune d'être bénis et glorifiés par les historiens de leurs victimes, plus énergiquemcnt encore que par leurs écrivains nationaux. A ces témoignages, joignez plus d'un fait précis, enregistré par l'histoire : Rhodes élève au peuple romain une statue colossale ; Smyrne bâtit un temple en son honneur. Tous ces peuples éprouvent pour celui qui les a vaincus une admiration peu déguisée. Tous s'inclinent devant l'insolent triomphe de la cité souveraine, méprisent au fond du coeur leurs petites patries et adorent, dans la personne de ceux qui les ont battus naguère,
« Le titre glorieux de citoyen romain. »
Tel est le jugement de l'antiquité sur la politique romaine. Les modernes seront-ils plus clairvoyants ? Bien au contraire car, au Moyen âge, l'histoire romaine n'est plus qu'une mine de paillettes brillantes à l'usage des rhétoriciens. C'est à qui célébrera avec le plus d'onction la tempérance du peuple romain, la modération du peuple romain, le désintéressement du peuple romain ; les professeurs d'éloquence exploitent ces vertus variées comme un superbe thème à lieux communs ; on propose cet idéal en exemple à la jeunesse ; on lui prouve en trois points que les Romains, ayant atteint la perfection humaine, ont mérité beaucoup de bonheur, et c'est pourquoi Dieu leur a donné, comme prix de vertu, l'empire du monde. Jusqu'à la fin du XVII siècle, les jurisconsultes défendent cette théorie dans tous leurs traités de droit public. Sans remonter plus loin que le XVI ème siècle, on la voit soutenue brillamment par Machiavel (1). — Le sceptique Florentin, nourri au sein de la diplomatie, était tout préparé par ses expériences personnelles à bien goûter l'esprit de finesse des Romains ; rien d'étonnant s'il fit avec enthousiasme l'apologie de leurs succès. Il les justifie par deux motifs (2) : en premier lieu, la puissance et la sagesse de l'organisation politique à Rome ; en second lieu, la manière habile dont les vaincus y furent traités. Mêmes théories chez Paul Paruta (3), ce rusé Vénitien qui, lui aussi, n'étudia l'antiquité que pour y prendre des maximes de conduite, et en qui la conscience politique de Machiavel semble s'être réincarnée. Chez nous, Jean Bodin écrit, vers le même temps, cette pensée naïve : « La république des Romains a fleuri en justice et surpassé celle de Lacédémone, parce que les Romains n'avaient pas seulement la magnanimité mais aussi la vraie justice leur était comme un sujet auquel ils adressaient toutes leurs actions (4). »

(1) Discours sur Tite-Llve. — Non content de comprendre les Romains, Machiavel les dépasse. Je n'en veux pour preuve que cette petite réflexion : " Le peupla commit une faute en demandant les décemvirs pour les brûler vifs ; il fallait les demander sans dire pourquoi."
(2) Discours, II, 1..
(3) Paruta, "Traité dt la vie politique", 1er discours.
(4). Bodin. "De la République", I, 1.

Plus tard, en plein XVII ème siècle, Gravina déclare que Rome a accompli en ce monde une œuvre de civilisation et de charité ; « les Romains, dit-il, ne considéraient comme leurs ennemis que ceux de l'humanité ; ils n'enlevaient aux vaincus que la faculté de faire le mal. Le but de leur ambition était de propager la civilisation et de réaliser l'association universelle (1).» Ne croirait-on pas entendre ici un louangeur du siècle d'Auguste ?
Mais tout cet encens se trouve condensé, pour ainsi dire, dans l'œuvre de Bossuet. Jamais penseur des temps nouveaux n'aima comme lui l'antique Rome. Quand, dans sa marche rapide et superbe à travers l'histoire universelle, il arrive « enfin à ce grand empire qui a englouti tous les empires de l'univers, d'où sont sortis les plus grands royaumes du monde que nous habitons, dont nous respectons encore les lois, et que nous devons par conséquent mieux connaître que tous les autres empires », sa parole prend une solennité magistrale qui annonce l'admirateur convaincu. Impossible de peindre avec plus d'amour les vertus civiles et militaires du peuple « le plus fier, le plus hardi, mais tout ensemble le plus réglé dans ses conseils, le plus constant dans ses maximes, le plus laborieux, et enfin le plus patient » qui fût jamais. Ni Cujas, ni Pothier n'ont mieux senti la beauté de ces lois romaines, qui sont devenues immortelles « parce que le bon sens est le maître de la vie humaine, et y règne partout. » On peut donc s'attendre à un panégyrique soutenu, éloquent sur les grandeurs, muet sur les perfidies et c'est ce qui arrive.

1. Gravina, "De ortu juris civilis", 1,16.

Bossuet avoue bien, il est vrai, que « plus les historiens font voir de dessein dans les conquêtes de Rome, plus ils y montrent d'injustice. » « Cicérou, ajoute-t-il, l'a reconnu, et les règles qu'il donne pour faire la guerre sont une manifeste condamnation de la conduite des Romains (1). » Mais ces réserves, faites à regret, disparaissent sous l'amoncellement des éloges, et ces quelques injustices qu'il aperçoit passent, à ses yeux, comme des nuages légers sur le soleil de la gloire romaine.
D'autres vont venir qui, d'un œil malin, découvriront dans cette splendeur de vraies taches. Au premier rang, Saint-Evremond. Avec une espièglerie joyeuse, ce moraliste frondeur essaie de ternir l'idole. Il se rit de la tradition et, finement, nargue la naïveté des docteurs. Ses esquisses des vertus romaines sont quelque peu cavalières. Qu'on ne lui parle pas de la frugalité des vieux âges, il n'y voit que « l'usage rustique de ce qu'avait entre les mains un peuple grossier qui se contenta de peu, parce qu'il se passait des plaisirs dont nul n'avait l'idée. » De même, ayant été militaire, il ne peut se résoudre à considérer comme les premiers capitaines du monde « ces consuls qui ôtaient la bride à leurs chevaux pour donner plus d'impétuosité à la cavalerie, et se reposaient de la sûreté de leurs gardes sur des oies et des chiens dont ils punissaient la paresse ou récompensaient la vigilance. » II est regrettable que ces vues, souvent fort justes, manquent un peu trop «l'érudition ; un bel esprit mondain, s'il touche à de graves choses, éveille toujours quelques défiances. Mais voici qu'au XVIII ème siècle

1. Discours sur l'histoire universelle, III, 6.

ulUn homme très sérieux, très érudit, profond sans pédantisme et savant sans lourdeur, doute à son tour de la légende romaine. Beaufort veut détruire l'édifice imposant qu'avaient élevé les mains pieuses de Tite-Live. Il s'attache à prouver l'incertitude des bases sur lesquelles sont fondés ses beaux récits, et conclut que la vertu des Romains est un roman comme leur histoire. Par malheur, comme Saint-Evremond, il exagère et glisse dans le paradoxe. Mais tant de bons esprits n'auront point perdu leur peine. C'est leur honneur d'avoir été les précurseurs des Montesquieu.
Avec Montesquieu, l'histoire impartiale surgit. Celui-ci n'est plus, comme la plupart de ses devanciers, comme Bossuet par exemple, un théoricien ami des grandes idées, des généralisations par larges masses, des peintures opulentes, enlevées d'une main ardente, à la manière des fresques. Son éducation et son instinct l'inclinent à une tout autre méthode. Légiste, il écrit l'histoire en légiste. Point de systèmes préconçus : mais de petites remarques, exactes, précises, semblables au commentaire minutieux d'un jurisconsulte. Point de phrases oratoires mais de brèves formules, des définitions, des articles qui font presque penser à l'interprétation d'un code. Point d'enthousiasmes irréfléchis : des textes et de la critique. Avec de telles habitudes d'esprit, on n'admire guère les choses de confiance. Montesquieu ne considère donc pas les Romains comme une nation providentielle, il cherche les causes de leur grandeur par des raisonnements plus solides et il les trouve dans des faits plus positifs. Ces causes, pour lui, sont au nombre de deux : la force et l'habileté, la guerre et la politique. — La guerre, les Romains l'apprennent, parce qu'ils la font sans cesse, ils la font, parce que le Sénat y trouve un dérivatif aux impatiences de la plèbe, parce que les consuls désirent des triomphes, parce qu'il faut au peuple des terres et du butin. Dans leurs premières luttes contre des voisins rudes et pauvres, ils s'endurcissent grâce à une discipline inflexible, ils s'instruisent même par leurs erreurs, et s'approprient les armes ou la tactique ennemies, ils organisent la légion, c'est-à-dire l'instrument le plus sur et le plus souple, soit pour se défendre, soit pour attaquer. Ainsi se constitue cette élite de soldats qui saura conquérir l'Italie, l'Espagne, l'Afrique, l'Asie, le monde. On voit déjà, par ces quelques mots sur la guerre à Rome, comment Montesquieu introduit dans l'histoire l'exactitude scientifique, et substitue la logique des causes rationnelles aux chances aveugles du hasard. Mais à ce corps militaire qu'il nous a décrit, il fallait une âme toujours agissante, capable de concevoir et d'exécuter le plan de la domination universelle. Sans cette permanence de la pensée directrice, nulle entreprise suivie n'était possible, il fallait donc une tradition centrale. Ce centre, ce sera e sénat, qui veillera sans cesse sur la paix et sur la guerre. Ici l'habileté politique se joint à la force guerrière pour la conduire et l'animer. Il faut voir, avec quel art Montesquieu explique cette mission du sénat. Tout ce que l'armée n'a pas pris par la violence, il sait le conquérir par la ruse. Diviser pour régner, tel est son principe diplomatique. S'il offre son alliance aux rois, c'est pour les asservir à son gré, dès que leur concours ne lui sera plus nécessaire. S'il accorde des trêves aux ennemis, c'est pour mieux les détruire lorsqu'eux-mêmes auront perdu leurs amis. Tout en luttant contre la liberté des peuples, il dissout les lignes, sous prétexte d'affranchir les cités. Il ne protège les faibles que pour isoler les forts. Aux uns il suscite des rivaux intéressés à leur ruine, chez les autres il soudoie des traitres pour fomenter des révolutions ou bien il exige pour otage le plus proche parent des princes, et les tient ainsi en sa main par la crainte d'un prétendant. Où manquent les causes de guerre, il en fait naître, soit en se portant comme arbitre entre deux adversaires, soit en revendiquant l'héritage d'un pays, soit en provoquant les insultes par l'insolence de ses propres ambassadeurs. Après la défaite, il élude les traités, disant qu'ils n'ont pas été ratifiés, après la victoire, il les tourne à son avantage, et profite de l'ambiguïté des mots pour demander plus qu'on ne lui a promis. Toute paix qu'il accorde est un désastre, par exemple, il condamne Carthage à payer une rançon écrasante, à brûler ses vaisseaux, à tuer ses éléphants, à licencier ses armées, à ne plus combattre sans sa permission ou bien il tolère chez le vaincu une espèce de liberté douteuse, à seule fin de mieux l'asservir, et, doucereusement, il l'enchaîne. Sous ce régime, rien d'étrange si Rome devint bientôt « la tête d'un corps formé par tous les peuples du monde ! » Ainsi règne le sénat. Sa politique achève l'oeuvre de la guerre. Un vieux sénateur cauteleux appuyé sur un légionnaire sans scrupules, voilà le groupe qui domine l'histoire romaine, c'est tout le secret de sa grandeur. Comme nous sommes loin des antiques apothéoses ! En vain quelques juristes essaient dn protester, de ressusciter la légende morte par exemple, l'anglais Ward, qui considère les Romains comme très avancés dans la « science » du droit des gens. Mais ce sont là des voix perdues. La plupart des penseurs du XVIII ème siècle se rallient à Montesquieu : les humanitaires, comme Herde (1), ayant horreur des conquérants, se réjouissent de son œuvre, la vertu romaine ne leur semble plus qu'une statue creuse, trop longtemps adorée, et tous acclament le franc démolisseur qui l'a renversée de son piédestal.

Nous voici au xix° siècle. Le mouvement de l'époque précédente se continue en s'accélérant. Est-il besoin de rappeler les savants travaux de Niebuhr ? Dans son évocation géniale de l'antique Rome, l'historien allemand met toutes choses à leur place. Avec une impartialité admirable, il tient la balance égale entre le vainqueur et les vaincus. On a pu le comparer à Tite-Live pour son amour de la majesté romaine car comme lui, il se plonge avec délices dans les ténèbres de ce passé perdu, dans le rêve de ces origines inconnues, il a l'admiration de ces ruines grandioses, le respect de ces débris sacrés.

(1) Herder, Idées sur la philosophie de l'histoire, ch. 14.

Mais il ne se laisse jamais charmer au point d'oublier ses devoirs de juge par exemple, il sait rendre aux Volsques nombre de victoires que Rome leur avait volées, il est souvent plébéien de coeur, et, s'il le faut, ami des vaincus. Que d'autres écrivains ne pourrait-on pas citer, en ce siècle épris de l'histoire ! Sans nous y attarder, remarquons seulement que la plupart des juristes proprement dits sont fort sévères pour les Romains. Presque tous leur contestent, non-seulement la pratique, mais l'idée même d'un droit des gens régulier. M. Laurent (1) fait observer que la simple notion d'un lien entre les peuples, d'un système réciproque de droits et de devoirs, fut étrangère à l'antiquité tout entière, il estime que les Romains, comme les autres peuples, n'eurent jamais une telle conception, il s'étonne de l'admiration naïve qu'on a manifestée, durant tant de siècles, pour cette race de violence et de sang, et aux périodes oratoires de Tite-Live, il oppose cette petite phrase des XII Tables : « Adversus hostem aeterna auctoritas esto ! » Pareillement, MM. Bluntschli, Calvo, Wheaton et bien d'autres pensent que, si Rome a observé certaines régies dans ses relations extérieures, c'était par suite de divers principes de son droit interne, nullement par respect pour un droit supérieur, commun aux différentes nations. Rome ne reconnaissait point d'égalité entre elle et les autres peuples, elle ne pouvait donc avoir l'idée d'un droit international régulier.

(1) Laurent, Hist. du droit des gens, t. III, 1er p., 1. 1, ch. 1.

Telle est la doctrine générale des juristes contemporains. D'après cela, on pourrait croire la contreverse terminée. Il n'en est rien, car certains auteurs l'ont ranimée dans ces derniers temps. M. Weiss et quelques autres juristes ont repris l'ancienne théorie de l'existence d'un droit des gens à Rome. Les deux thèses se retrouvent donc face à face. Laquelle choisir?
La question est délicate, il importe de la bien préciser. Rome a eu, dans sa politique extérieure en général, et en particulier dans ses pratiques guerrières, certains principes fort discutables et de tout temps fort discutés, à leur endroit, divers mouvements d'opinion se sont produits, au cours des siècles, chez les historiens et chez les juristes, nous venons d'en faire l'esquisse à grands traits. Mais ces juristes et ces historiens s'étaient-ils tous placés au même point de vue ? Leurs divergences ne viendraient-elles pas, au moins en partie, de ce simple fait que, les uns ayant étudié de préférence une certaine phase des annales romaines, et les autres une phase différente, leurs regards n'ont point rencontré dans cette histoire les mêmes aspects? Evidemment, si deux critiques voulaient juger ensemble un tableau, ils devraient l'examiner sous le même jour car autrement, comment s'entendre ? Or il est certain qu'en distinguant les époques, on peut concilier dans une certaine mesure les partisans et les adversaires du droit international romain. Plaçons-nous d'abord à l'origine, et contemplons la Rome naissante ; ce n'était alors qu'un simple camp de brigands, un village tout pareil, suivant la comparaison ingénieuse de Montesquieu, à « ces villages de Crimée faits pour enfermer le butin, les bestiaux et les fruits de la campagne. » Transportons-nous ensuite au sein de la Rome d'Auguste, souveraine et paisible, telle que Virgile la décrit : " L'empereur, porté par un triple triomphe dans les murs de Rome, consacrait aux dieux italiens un vœu immortel, trois cents grands temples par toute la ville. Les rues frémissaient de la joie, des jeux, des applaudissements de tout un peuple. Dans les temples, des chœurs de femmes, dans tous, des autels, devant les autels, des taureaux immoles jonchaient la terre. Lui-même, assis sur le seuil de marbre du brillant Phoebus, passe en revue les dons des peuples, et les attache aux colonnes superbes, les nations vaincues s'avancent en long ordre, aussi diverses d'armes et d'aspect que de langage : Nomades, Africains aux robes pendantes, Lélèges, Cares, les Gélons armés de flèches, les Morins les plus lointains des hommes, les Dahes indomptés. L'Euphrate coule docile, et l'Araxe frémit sous le pont qui l'a vaincu (1)." Entre ces deux aspects, quel contraste ! Evidemment, dans ses rapports avec ses voisins, la petite cité d'Italie a dû avoir une conduite tout autre que la Ville maîtresse de l'univers. Si donc nous voulons découvrir à Rome un droit international, nous ne le chercherons que dans la période comprise entre la fondation de la cité et la chute de la République car c'est alors que, selon le mot de Bossuet (2). le peuple romain semble " vouloir modérer lui-même son humeur guerrière, en la resserrant dans les bornes que l'équité prescrit."
Mais, ce premier point établi, la difliculté n'est que reculée. Notre question reste toujours la même : dans cette période limitée que nous avons choisie, Rome a-t-elle eu, oui ou non, un droit des gens ? Je n'hésite pas à répondre : Oui et non, et voici pourquoi : quand les juristes parlent du droit des gens, ils omettent de le définir. Chacun le conçoit à sa manière. Nul ne s'occupe de mettre l'idée qu'il s'en fait d'accord avec l'idée de son voisin. Dès lors, quand ils traitent de cette science, chacun d'eux se réfère implicitement à la notion personnelle qu'il a en tête, et les autres, faute de le comprendre, le contredisent aussitôt
.

(1 )Virgile, Enéide, VIII, 714 «eij.
(2) Discours sur l'histoire universelle, III 6,


Par exemple, posez-leur cette question : a-t-il existé un droit des gens chez les Romains ? Les uns répondent : oui ; mais pourquoi ? Parce qu'ils considèrent le droit des gens comme existant chez un peuple dès que ce peuple admet quelques règles élémentaires de justice internationale. Les autres répondent : non : pourquoi? Parce qu'ils ne conçoivent le droit des gens comme existant chez un peuple que lorsque ce peuple admet, en cet ordre d'idées, un système complet et raffiné (1). Comment parvenir à s'entendre si, dans une controverse, on donne à un seul mot mille sens divers? Nous avions déjà vu qu'il existait en notre matière, un point de vue des périodes historiques, une première cause d'erreur, celle des personnes qui, regardent un tableau sous plusieurs aspects differents, s'étonnent de ressentir des impressions opposées ; c'était là une cause objective. Nous pouvons ajouter maintenant une autre cause d'erreur, toute subjective : celle des personnes qui, considérant le même tableau avec des lunettes diversement colorées, l'aperçoivent l'une en rosé, l'autre en noir, et sont très suprises du phénomène. Toutes ont tort et toutes ont raison. Si donc on me propose le choix entre leurs opinions contraires, je répondrai que dans l'espèce il ne s'agit point de choisir, mais de réunir et de concilier. Platon disait : « Quand on me demande d'opter entre deux choses, je fais comme les enfants, qui prennent les deux à la fois ! »
Mais pourquoi cette diversité de points de vue ? Pourquoi cette absence de définitions? Parce qu'on ne peut définir que ce qui existe. Or le droit des gens n'existe pas. S'il résidait quelque part, ce serait à coup sur dans le cerveau des juristes mais peut-on dire qu'un droit existe parce qu'une élite de penseurs l'a conçu et désiré ? Une poignée de blé peut produire une moisson, si elle tombe en un terrain favorable mais avant les semailles, on ne saurait prétendre que la moisson existe déjà, si elle existe alors de quelque façon, ce n'est que virtuellement, en puissance. Ainsi de ces germes de droit qui sont dans le cerveau des juristes, s'ils ne trouvent pas le champ nécessaire à leur développement. Dira-t-on alors que le droit des gens réside on des lois positives ? Sans doute, dans la réalité des choses, on observe aujourd'hui, comme de tout temps, certaines règles d'équité naturelle, par lesquelles l'intérêt ou l'humanité tentent de mettre un frein à la guerre. Mais peut-on soutenir qu'un droit existe, parce que la pratique en offre par instants de vagues et informes ébauches? Il faudrait alors proclamer l'existence d'un droit international chez les Iroquois eux-mêmes, c'est ce qu'observe finement Montesquieu, parlant du droit des gens des Romains, « toutes les nations, ajoute-t-il, en ont un, et les Iroquois même qui mangent leurs prisonniers, le mal est que ce droit n'est pas fondé sur les vrais principes ! » Le droit des gens ne saurait donc être placé, ni dans le cerveau des juristes, ni dans la pratique des nations. Il n'a jamais existé, et il n'existe pas davantage à l'heure présente. Il n'existera que le jour où la conscience générale des peuples l'aura reconnu et sanctionné.
En attendant, où est-il et que fait-il? Il passe par degrés du néant à l'être : il est en voie de formation. Lentement, il sort de son obscurité, il quitte la nuit et les nuages, il prend un corps et une forme, il abandonne peu à peu les régions de la philosophie vague, pour entrer dans le domaine du droit, où il aura des apparences précises et réelles, pour tout dire d'un mot : il devient. Cette idée hégélienne du devenir me parait s'appliquer fort bien ici. Le droit des gens, en effet, n'est point une science fixe et immuable, bien au contraire, il se développe sans cesse, il change éternellement de formes ; tour à tour il avance et il recule, selon les vicissitudes de l'histoire et suivant un rythme monotone qui est comme le flux et le reflux d'une mer. — A tel point qu'il serait malaisé de dire si nous sommes, en cette matière, plus avancés que les Romains. Par certains côtés, nous paraissons être en progrès. Ainsi, nous ne réduisons plus les vaincus en esclavage, nous ne les considérons plus comme une race subordonnée, livrée à la merci du vainqueur, nous n'avons plus coutume de leur voler leurs propriétés, ou de les condamner à cultiver leurs terres pour que d'autres en recueillent les fruits. Mais sur d'autres points, notre fière civilisation semble avoir fait quelques pas en arrière. Au moyen âge, la foi du serment ne fut pas toujours respectée aussi fidèlement que dans l'antique Rome, au XVII ème siècle, Grotius proclamait, plus énergiquement peut-être qu'aucun ancien, le droit absolu pour les soldats de massacrer femmes et enfants à la guerre, en pleinXIX ème siècle, nous avons un peu perdu l'habitude de ces loyales déclarations de guerre que les Romains observaient toujours et à cette heure même, la démocratie américaine ne refoule-t-elle pas les pauvres Indiens dans leurs dernières prairies avec une dureté que ne connurent pas toujours les vaincus de la cité conquérante? En somme, il y a eu des progrès, mais point si grands qu'on pourrait le croire. N'avais-je pas raison de dire que le droit des gens est comme un flot qui tour à tour se rapproche et s'éloigne ? Il marche à l'idéal, mais non sans de fréquents retours en arrière. Ne cherchons donc pas à enfermer dans nos étroites définitions une chose aussi insaisissable, mobile et fluide comme l'eau, toujours en mouvement, en évolution, on vie, et par là même bien éloignée de la forme définitive où elle pourra se fixer un jour.
Mais alors, que devient notre question ? Elle ne disparait pas, elle se transforme. Les Romains ont-ils eu un droit des gens ? Oui et non, cela dépend des points de vue et au fond nous n'en savons rien, parce que nous manquons d'un critérium suffisant pour en juger d'une manière sûre. Mais à cette question mal posée, nous pouvons en substituer une autre, plus simple : Quel fut, chez les Romains, le caractère propre de cette chose éternellement vague que nous appelons le droit des gens? Quelle idée générale plana sur leurs conquêtes ? Tout peuple, en ses combats, fait un rêve de justice, de quelle manière conçurent-ils le leur ? En un mot, quelle fut, de leur temps, plus exactement ou temps de leur République, la marque particulière de cet idéal variable, encore indécis à l'heure présente, qui se transforme sans cesse à travers les siècles? La question ainsi simplifiée est un peu vague mais on ne saurait préciser davantage sans tomber dans des systèmes excessifs. La justice, en face de l'humanité, change d'aspects par gradations insensibles, comme le ciel change de teintes aux minutes successives d'un beau coucher de soleil. Les Romains ont contemplé, à un certain moment, ce spectacle, il a jeté sur la Ville éternelle quelques-uns de ses reflets changeants. Essayons de fixer cette couleur d'un instant, ou pour mieux dire cette passagère nuance ; c'est tout ce qu'il nous est permis de tenter.


 

PREMIÈRE PARTIE

Avant la guerre

CHAPITRE I

CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA GUERRE A ROME : LA RELIGION

Ce qui a donné aux coutumes internationales de Rome leur physionomie particulière, c'est sans contredit l'idée religieuse. A cela, rien d'étrange car il en est de même chez tous les peuples primitifs (1).

(1) En Orient, l'incapacité juridique des étrangers provient d'une idée religieuse. Le culte a un caractère exclusif; celui qui honore d'autres dieu ne saurait participer à la vie nationale ; il est considéré comme ennemi. Les Indiens regardent les étrangers comme « impurs de moeurset de langage. » Dans leur hiérarchie des créatures, ils les placent au-dessus des bêtes sauvages, mais au-dessous des chevaux et des éléphants. — De même en Gréce. Les Grecs, toujours divisés entre eux, sont frères en un point : l'union intellectuelle et religieuse; ils sont "les Hellènes", et les autres peuples sont " les Barbares".

Partout, la religion apparait comme la puissance souveraine qui façonne les mœurs et les lois. Toujours, la cité antique a ses dieux propres, qui tiennent entièrement dans leurs mains sa vie privée et publique. Ils veillent sur la patrie dans son ensemble, sur la famille et sur la ville, sur le foyer et sur le forum, sur la paix et sur la guerre. Tout est marqué de leur empreinte ; tout se modèle à leur image ; tout s'attache a leur inspiration directrice ; tout s'y ramène et tout en dépend. La religion est l'âme du corps social, l'idée maîtresse qui le domine et qui seule fait son originalité. Regardez une civilisation antique ; elle s'élève comme un puissant édifice mais la religion en est la clef de voûte. Tout se tient, parce que tout y est suspendu. Otez-la : tout s'écroule.
Telle est Rome. Comme les autres cités, elle obéit à cette loi générale. La religion, chez elle, est enveloppante ; elle étreint l'homme toujours et partout. Les actes domestiques comme les actes publics, les menus incidents de l'existence familiale comme les fêtes ou les assemblées de la cité, le petit train journalier des choses comme les événements les plus graves, tout est sous son empire absolu, réglementé et fixé par elle, dans tous les détails, pour tous les instants. Le citoyen romain ne s'appartient plus ; il est livré à la religion corps et âme, pas une de ses actions qui lui échappe, qui puisse se passer en dehors d'elle ; il est son esclave, sa chose, son bien. S'il a une maison, elle est un temple ; sa porte est un dieu ; sa borne, un objet sacré ; son champ, une chose sainte ; ses repas, des rites ; son tombeau, un autel. A cette époque, c'est avec une terreur pieuse qu'on entend crier une souris ; on se fait couper les cheveux religieusement, et on ne crache que conformément aux saintes coutumes. Bref, on nage partout dans le divin. La religion s'allie au droit ; le sacerdoce aide le pouvoir ; le culte s'unit à la politique. Et si la religion mène tout pendant la paix, combien plus pendant la guerre ! A Rome, en effet, la guerre est sacrée ; patriotisme est synonyme de piété. Le droit, comme la religion, s'arrête aux frontières ; la haine de l'étranger semble obligatoire et sainte. De même la haine des dieux ennemis car les dieux romains combattent contre eux, et à cet exemple les soldats cherchent à les frapper, à les outrager, à les détruire. La guerre est comme un grand duel des dieux et des hommes ; au-dessus des hommes qui luttent, il y a les dieux qui combattent ; dans chaque cité, les dieux et les hommes s'entr'aident pour écraser les hommes et les dieux de la cité ennemie. La religion préside donc à tout ; elle inspire la guerre comme la paix, plus que la paix. Mars, Pallas et Bellone : cette terrible trinité guerrière s'impose à l'imagination des peuples antiques, et trône au plus haut de leur panthéon.
De ce que nous venons de dire il ressort que, pour comprendre les luttes extérieures de Rome, il faut étudier sa religion. Puisque c'est elle qui donne à la guerre sa physionomie originale, c'est grâce à elle seulement qu'on peut fixer les traits de cette physionomie. L'idée religieuse est comme la flamme du génie romain ; c'est elle qui l'échauffe et qui l'éclairé. La meilleure méthode, pour bien connaître une des manifestations de ce génie, est de remouler à la source même de la lumière et de la chaleur. Or, quel est le caractère essentiel de la religion romaine? Sans aucun doute, le formalisme pur. A Rome, la religion n'est point une doctrine philosophique élevée, un système profond sur les mystères qui entourent et inquiètent l'humanité. C'est un ensemble de pratiques puériles, de rites minutieux, de croyances sans but. Rien de plus terre-à-terre, de plus épais, de plus matériel ; c'est l'absence complète de l'esprit, elle triomphe de la formule. Le sentiment fondamental est la peur. On s'est créé des dieux malveillants, envieux et irritables, et, tout naturellement, on les craint. On ne les aime pas ; on les déleste même au fond du cœur mais comme ils sont forts et redoutables, on essaie de les apaiser ; paces deorum quœrere, dit le poète. Toute la religion consiste donc à se mettre du côté du manche, et à se faire des alliés de ces dangereux voisins. Pour cela, on récite des formules mystérieuses, toujours les mêmes et sans y rien changer car autrement elles perdraient leur charme ; ou bien on fait des sacrifices, réglés dans leurs plus petits détails, et ici encore on a grand soin de n'omettre aucune minutie car tout manquement bouleverserait l'ordre établi et fâcherait les divinités conservatrices. Telle est la religion romaine : un recueil de bonnes recettes pour calmer les dieux : rien de plus (1). Cela étant, attendons-nous à trouver, dans les coutumes guerrières de Rome, un caractère absolument pareil. A une religion qui n'est qu'un culte, doit correspondre un droit des gens hypocrite ; à une religion formaliste doit correspondre un droit des gens formaliste ; à une religion sans esprit doit correspondre un droit des gens sans équité.

(1) M. Taine fait en quelques lignes le portrait de la religion romaine. " Les dieux, dit-il, sont des abstractions sans vie poétique, telles que la sèche réflexion en démêle par l'analyse d'une opération d'agriculture ou des différentes parties d'une maison, des fléaux adorés par crainte, des dieux étrangers reçus dans les temples par intérêt, comme des vaincus dans la cité, mais soumis au Jupiter du Capitole, comme les peuples au peuple romain. Les prêtres sont laïques, organisés en corps, simples administrateurs de la religion, sous l'autorité du Sénat, qui règle l'expiation des prodiges, et seul avec le peuple peut innover. Le culte consiste en cérémonies minutieuses, scrupuleusement observées, parce que l'esprit philosophique et poétique, interprète des symboles, manque, et que le triste raisonnement ne s'attache qu'à la lettre." M. Taine ajoute : " II sert au Sénat de machine politique, et n'est, comme le reste, qu'un instrument d'administration." Mais ce dernier trait, conforme d'ailleurs à la théorie de Montesquieu, est peut-être moins exact que les précédents (voir M. Fustel de Coulanges, "Cité antique".)

Dès maintenant, nous pouvons le prévoir car la religion est l'organe essentiel qui détermine la structure de tous les autres. Un naturaliste comme Cuvier, observant quelque os important d'un animal, peut reconstituer sa charpente entière et deviner la forme des os plus petits. De même, étant donnée l'idée du divin que concevait une cité comme la cilé romaine, il est aisé de reconstruire, au moins dans leurs traits généraux, les parties secondaires de son organisation, et notamment son droit de la guerre. C'est ce que l'expérience vient confirmer.
Prenez, en effet, une guerre romaine, et voyez les cérémonies qu'on y observe : toutes se ramènent à des formes extérieures où l'idéal n'a que peu de part. La justice semble y consister uniquement dans l'exactitude, et le droit dans le rituel ; un seul coup d'oeil suffit pour s'en convaincre. Avant la guerre, les fétiaux procèdent à des cérémonies solennelles en présence de l'ennemi, pendant qu'à Rome le consul offre un sacrifice et ouvre le temple de Janus. En campagne, l'armée emporte avec elle son foyer, son feu sacré, ses images, elle est commandée par un chef que des cérémonies religieuses ont revêtu d'un caractère sacré, jamais elle ne combat sans que la hache du consul n'ait éventré un« victime, dont l'aruspice examine les entrailles pour connaître la volonté des dieux. Après la victoire, nouveaux sacrifices pour célébrer le triomphe, durant lequel les soldats unissent agréablement des chants sacrés à leurs refrains de caserne. En somme, tout cela est fort grossier. Les Romains, accoutumés à ne voir dans la religion qu'un simple marché, traitent à l'amiable avec les dieux pour obtenir des succès militaires. En gens rusés, ils offrent un œuf pour avoir un bœuf, une victime pour une victoire. S'ils réussissent, ils s'imaginent avoir dupé leurs protecteurs invisibles, ils pensent leur avoir arraché quelque coup de main mystérieux et décisif, et ils les en remercient avec pompe. Au fond, ils n'ont point tort car c'est à leur religion de calculateurs qu'ils doivent leur étonnante fortune. Horace l'a dit avec raison : c'est par ce culte intéressé des dieux qu'ils sont devenus maîtres du monde :
Dis te minorem quod geris, imperas !
Or, en tout cela, où est la justice, l'appel au droit, l'élan vers un saint idéal, la croyance à une divinité supérieure qui dirige les rapports des peuples et les régit avec équité? De ces grandes idées, nulle trace. Par conséquent, rien de commun avec les conceptions philosophiques d'où découle pour nous le droit international. Ou plutôt, si l'on veut à tout prix trouver un droit des gens chez cette nation étroite et exclusive, on doit reconnaître qu'il ne ressemble en aucune façon au rêve des juristes modernes et cela, pourquoi? Parce que la religion romaine, toujours fermée à l'étranger, n'est en rien pareille à nos conceptions philosophiques, qui admettent l'égalité di-s nations,. A Rome le droit, comme la religion, n'appartient qu'aux membres de la cité. Il y a un droit pour le citoyen, pour l'étranger, point (1). Il en est ainsi en temps de paix, à plus forte raison en temps de guerre. A l'égard d'un ennemi, c'est chose superflue de distinguer le juste et l'injuste. Les preuves de cette manière de voir sont nombreuses : ainsi, Mucius

(1) Dans les premières civilisations, dit P.J. Proudhon, « la religion, identifiée avec la justice, la politique et les mœurs, est la vie mime de la société. Elle est à l'âme ce que la nourriture est au corps. L'homme vraiment religieux ne peut pas plus supporter le dissident ou l'impie, que l'homme physique ne peut souffrir qu'un méchant voisin corrompe l'air qu'il respire, l'eau qu'il boit, le pain dont il se nourrit, qu'il empoisonne son bétail, fasse périr ses arbres, ravage ses moissons et menace son domicile. » (La guerre et la paix, t. 1, p. 233).

Scœvola regarde comme louable l'assassinat d'un ennemi, le consul Marcius se vante publiquement d'avoir trompé le roi de Macédoine, Paul-Emile vend comme esclaves cent mille Épirotes trop naïfs, qui s'étaient fiés à sa parole (1). Tous ces faits s'expliquent par les principes que leurs auteurs avaient dans l'esprit. Au fond, le Romain ne comprend pas même l'idée d'un droit égal entre les nations. C'est que sa conception de la justice ne saurait être plus élevée que sa conception de la divinité. Or, pour lui, les dieux ne sont que les protecteurs arbitraires d'une ville aux dépens d'une autre ville, qu'ils détruisent sans motif et sans pitié. Ils se conduisent comme des fléaux terribles, des forces inintelligentes et brutales. Virgile montre quelque part à Enée, sur les ruines brûlantes d'Ilion, les tragiques ligures des divinités qui président à l'incendie de la ville, tels nous apparaissent les dieux de Rome, acharnés contre tout peuple étranger :
Apparent dirae facies, inimicaque Trojae numina magna Deum!...

(1). On doit d'ailleurs reconnaître qu'il en est ainsi chez toutes les nations antiques. Par exemple, en Grèce, le Lacédémonien Phébidas s'empare en pleine paix d'une citadelle ennemie, on demande à Agésilas son avis sur cette belle action : « Examinez seulement si elle est utile, répond-il, car dès qu'une action est utile à la patrie, il est beau de la faire. » Un autre Spartiate, Cléomène, déclare qu'il est souverainement équitable, au regard des dieux et des hommes, de faire tout le mal possible aux ennemis. Aristide lui-même proclame que la justice ne s'impose point entre deux cites. " Voila, s'écrie M. Fustel de Coulanges à qui j'emprunte ces exemples, voilà le droit des gens des cités anciennes !"

Est-ce à dire pourtant que, dans ce sombre horizon, les Romains n'aient vu aucune lueur de justice ? N'ont-ils pas ou, eu dépit de leur religion grossière, de leurs moeurs sanglantes et de leur énorme orgueil, quelques échappées sur une philosophie plus large et sur un droit plus épuré?
Il est permis de le supposer, et en plus d'un cas, il serait injuste de ne point le reconnailre. Un peuple peut être cruel sans être un monstre, il peut avoir employé parfois des ruses de guerre un peu excessives sans pour cela être absolument vil et en effet, en maintes rencontres, les Romains ont su montrer une certaine justice, une certaine générosité même ; la légende trop dorée dont on les a entourés ne doit point nous faire suspecter tous les faits glorieux que l'histoire leur attribue, et les exagérations de leurs admirateurs outrés ne doivent point nous rendre sceptiques à l'endroit de toutes leurs bonnes actions. Il est vrai que les rares exemples de douceur et d'équité qu'on relève dans leurs annales n'ont pas toujours été dégagés de diplomatie et diplomatie calcul, l'intérêt, l'orgueil, le faux honneur y ont eu souvent la part bien large. Mais ne soyons pas trop sévères. Pouvons-nous sonder à fond le cœur d'un peuple? Savons-nous tout ce qu'il croit et tout ce qu'il pense ? Qui peut se vanter de connaître les mobiles de toutes ses actions? L'âme d'une nation est chose trop complexe pour qu'on puisse l'analyser d'un seul mot. En somme, nous voyons dans l'histoire de Rome beaucoup d'exemples d'iniquité, et quelques exemples de justice.

Tenons-nous également éloignés des critiques extrêmes qui exagèrent son abaissement ou sa gloire. Disons que, comme sa religion, son droit des gens, si elle on a possédé un, a été surtout formaliste, et en même temps un peu équitable. Notre conclusion est ainsi bien vague mais ne serait-ce pas une preuve de sa vérité ? Rien n'est faux comme les opinions trop précises et les théories trop régulières car l'histoire est faite de nuances, le monde des faits est trop ondoyant pour tenir dans nos systèmes absolus, et comme le dit un personnage de Shakespeare : « II y a plus de choses dans l'univers qu'on n'en rêve dans toutes les philosophies. »

CHAPITRE II

LE COLLÈGE DES FÉTIAUX

L'alliance du droit et de la religion, que nous venons d'observer à Rome, se manifeste surtout par une institution originale : celle des fétiaux. Ils nous apparaissent comme les interprètes sacrés du droit externe de Rome, De même que les pontifes, unissant le droit à la religion, ont posé les premiers principes du droit criminel et du droit civil, de même les fétiaux créent comme une vague notion du droit international public, et la condensent en des formes solennelles. Ce sont eux qui déclarent la guerre, qui reçoivent les plaintes des nations étrangères, qui livrent les coupables contre lesquels ont été faites des réclamations, qui déterminent les privilèges des ambassadeurs, qui concluent les traites de paix et d'alliance, qui les font exécuter et même, s'ils sont injustes, abroger. Cet ensemble de règles diverses constitue le jus fetiale.
Les fetiales (1), chargés d'accomplir ces rites, forment un collège spécial. L'origine en est inconnue. Remarquons seulement que l'institution n'est point particulière à Rome. On rencontre au contraire des collèges semblables chez plusieurs peuples de l'antiquité. Exemple : chez les Grecs (2). Mais c'est surtout chez les peuples italiques (3) qu'on retrouve ces collèges de prêtres ; les historiens les signalent à maintes reprises, et c'est à eux que les Romains ont emprunté leur propre collège national.

(1) Ou sacerdotes fetiales. Le mot doit s'écrire fetiales et non feciales. Voir au surplus Marquardt ("Le culte", t. II, p. 144, note 4), qui cite à l'appui de cette orthographe diverses autorités latines et grecques.
(2) Thucydide, I, 29 ; etc... Voir Fustel de Conlanges, "Cité antique", p. 191, sur les hérauts grecs. — Buret, "Le droit de la guerre", p. 15 ; Ch. de Mougins Roquefort, "De la solution juridique des conflits internationaux", Aix, 1889, p. 101, etc., les comparent aussi aux Druides, un peu vaguement d'ailleurs.
(3) Il y a controverse sur le point de savoir s'il existait des fetiaux chez les Sabins, Gottling pense que non. M. Ampère, dans "l'Histoire romaine à Rume", soutient an contraire que c'est aux Sabins que les Romains les ont empruntés. Dans le même sens, Marquardt, "le culte", t. II, p. 144. note 5.


Quand et de quelle façon ? Nous n'en savons rien. On attribue tour à tour cette fondation à Numa, à Tullus Hostilius, à Ancus Marcius. Mêmes controverses sur l'étymologie (1) du mot, problème qui d'ailleurs se lie intimement à celui des sources de la chose. Toutes ces origines demeurent trop obscures pour qu'il ne soit pas téméraire d'y insister.
Nous sommes mieux renseignés sur la composition du

(1) Les philologues et les historiens ont hasardé de nombreuses conjectures. Festus fait dériver le mot fétiaux de ferire, frapper, comme ferire foedus, frapper, c'est-à-dire conclure un traité aussi pense-t-il que l'orthographe exacte devait être ferialis. D'autres, d'après Tite-Live, rattachent le jus fetiale à l'idée d'aequitas ; car les Aequicoli, à qui les Romains auraient emprunté suivant lui cette institution, sont les hommes qui aequum colunt d'où l'on conclut que fetiales s'explique par le mot fides (Varron, de ling. lat. V, 76, et Cf. les observations de M. Brissaud sur le Dius fidius sabin, dans la traduction de Marquardt, Le culte, t. Il, p. 145, notes 7 et 8). D'autres encore font venir le mot de fœdus, traité (Servius, ad AEn., l, 62; etc.); ou de facere, faire, parce que les fétianx faisaient la guerre et la paix ; on de fatus, venant de fari, parler, ce qui expliquerait pourquoi Varron les appelle indifféremment fetiales ou oratores (c'est l'opinion de Vossius, de Lange, etc.) ; le rôle des fétianx était de porter aux ennemis les propositions de Rome pour revenir ensuite chez eux (Geoffroy, Le droit de la guerre, p. 4, note 1) etc. Les plus sages sont peut-être ceux qui, comme Marquardt, déclarent simplement que la véritable étymologie du mot est absolument incertaine.

collège. Il compte vingt membres, pris entre les plus éminents citoyens de la République, à l'origine, des patriciens, à toute époque, des hommes de haut rang. Ces membres, nommés à vie, se recrutent par voie de cooptation. Peut-être sont-ils présidés par un magister fetialum mais ce détail n'est nullement prouvé. D'ailleurs, s'ils ont un chef, ce n'est surement point le pater patratus, dont les fonctions spéciales passent tour à tour aux divers membres, comme par une sorte de roulement. Lorsqu'un événement se présente, qui oblige les fétiaux à intervenir, leur collège ne se transporte point tout entier à la frontière ennemie. Il délègue seulement une commission de quelques membres, quatre en général. L'un deux est consacré père patré, qualité aussi importante au point de vue judirique qu'au point de vue religieux ; car elle seule donne lo droit de prêter serment pour consentir une alliance, ou pour livrer à l'étranger les violateurs du droit fétial. Le rôle prépondérant dans le collège est donc dévolu au père patré mais pourquoi ce titre bizarre? Probablement parce que l'élu des fétiaux devait être père de famille, peut-être même avoir son père vivant. Cette exigence avait sa raison d'être car lorsqu'on voulait faire la remise d'un coupable à l'ennemi, ou devait d'abord le soustraire à la puissance paternelle de son propre père, puis, le placer sous celle du fétial qui dès lors en disposait à son gré, il convenait donc que le prêtre investi de ce droit terrible fût lui-même père, père accompli, père patré (1).
Tel est le collège des fétiaux sous les Rois et sous la République. Mais son organisation ne saurait être immuable car il est uni intimement à la destinée mobile des croyances. C'est la religion qui l'a fondé. Si elle s'affaiblit, il doit déchoir.

(1) Il est curieux de comparer cette remise d'un citoyen à l'ennemi par le père patré (exemple dans le cas du consul Mancinus livré aux Numantins), avec la vente toute pareille d'un fîlius familias par son père. L'analogie est frappante entre la noxœ deditio internationale et la noxae deditio privés.

Si elle tombe, il doit disparaître. C'est ce qu'on observe en effet. L'ancien ordre des choses s'étant transformé, les fétiaux s'effacent de plus en plus dans l'histoire, ils semblent s'éloigner peu à peu, comme des ombres devenues importunes à la politique des temps nouveaux. En outre, la procédure primitive, imaginée à une époque où les frontières étaient proches de Rome, ne peut plus s'appliquer quand l'empire romain a pris pour bornes les limites mêmes de l'univers. Il faut donc se délivrer de cette gêne. A cet effet, on commence par user de ces artifices symboliques si chers à l'esprit conservateur des Romains. Au début, les fétianx devaient aller jusqu'à la frontière ennemie pour y lancer un javelot provocateur. Bientôt on a recours à un système plus commode : on a fait acheter, par un soldat ennemi, un terrain situé au cœur de la ville, et c'est sur ce sol devenu étranger, tout près du temple de Bellone, que le fétial, depuis l'époque de Pyrrhus, va faire vibrer son javelot. Plus tard, au même endroit, on élève une colonne de guerre. De même qu'on avait substitué aux comices par curies un simple groupe de trente licteurs, on remplace une borne réelle par une colonne symbolique, la tradition est ainsi respectée (1). Prenez un dictionnaire quelconque des antiquités romaines ; vous y trouverez presque toujours deux petites figures significatives, empruntées à d'antiques pierres gravées.

(1) Il est, paraît-il, resté d'usage en Angleterre qu'un héraut royal déclare la guerre solennellement, sans quitter Londres (Buret, "Le droit de la guerre", p. 31).

L'une représente le fétial debout, muni du caducée et du javelot, prêt à partir pour une mission de guerre ; l'autre nous montre la columna bellica, surmontée d'une statue de Minerve armée. Tout l'esprit de Rome, formaliste et conservateur est dans ce simple rapprochement. Mais ces derniers vestiges doivent disparaître eux mêmes. L'intervention des fétiaux devient de plus en plus rare ; sous l'empire, c'est à peine si Claude et Marc-Aurèle songent à leur faire remplir leurs fonctions. La dernière mention de leur existence se trouve dans Ammien, en l'an 359 (1). Pourtant, leurs rites n'ont point été abolis mais on les a abandonnés peu à peu, et ils se sont lentement éteints. Rien de plus conforme au génie romain, qui ne souffrait l'éternelle métamorphose des institutions qu'à condition de garder intactes les apparences extérieures. Il n'avait pas attendu, pour agir ainsi, l'habile conseil d'un fin politique moderne (2) : « Retenir les formes anciennnes, afin que le peuple s'aperçoive à peine du changement, quoique la nouvelle constitution soit tout à fait différente de la première. » Ainsi finit

(1) Ammien, XIX, 24. — Cette dernière apparition des fétianx se rattache peut-être à l'essai de résurrection de l'ancien culte qui occupait alors Julien l'Apostat.
(2) Machiavel, Discours sur Tite-Live, I, 25.




le collège des fétiaux. Nous venons d'esquisser son histoire à grands traits : son origine, son développement, sa décadence. Nous connaissons cet ingénieux instrument de la politique romaine ; nous allons voir, en étudiant les conditions d'une guerre légitime, comment il était mis en action.

CHAPITRE III

CONDITIONS D'UNE GUERRE LEGITIME

Quand on parcourt les historiens romains, on y trouve sans cesse les guerres nationales décorées des plus brillantes épithètes : guerre légitime, guerre juste, guerre pieuse, ces mots reviennent à chaque page dans leurs écrits. Les philosophes et les jurisconsultes ne se montrent pas moins préoccupés de cette question de justice ; ils s'attachent toujours à définir les conditions d'une guerre légitime, et à prouver que leurs compatriotes n'ont jamais omis de les observer. Quel souci de l'équité chez ces conquérants ! Mais ne nous butons pas trop d'applaudir, et précisons bien le sens des mots. Une guerre peut être légitime de deux manières : moralement ou juridiquement. Elle peut être légitime au point de vue du droit positif et ne pas l'être au point de vue du droit idéal, elle peut être juste aux yeux d'un procédurier et injuste au yeux d'un philosophe. Quand les Romains parlent d'une guerre légitime, d'une guerre juste, dans quel sens exact l'entendent-ils ?
Sur ce point, vive controverse. Les vieux historiens prennent naturellement ces mots douteux dans le sens qui se prète le plus aisément aux admirations grandiloquentes. Plutarque, Denys, tous les Grecs sont en extase. Combien plus les Romains : Tïte-Live, Cicéron, Sénèque et la suite! Bossuet salua avec enthousiasme l'admirable institution des fétiaux. « Qu'y a-t-il de plus beau, de plus saint, s'écrie-t-il? Le conseil était établi pour juger si une guerre était juste. Avant que le Sénat la proposât et que le peuple la résolût, cet examen d'équité précédait toujours. Quand la justice de la guerre était reconnue, le Sénat prenait des mesures pour l'entreprendre. Mais on croyait devoir avant tout redemander dans les formes à l'usurpateur les choses injustement ravies, et l'on n'en venait aux extrémités qu'après avoir épuisé les voies de la douceur ! » Quant aux modernes, la plupart ne regardent que l'étiquette, et, lisant le mot justum, ils s'inclinent. Ou bien ils s'attachent de bonne foi à faire resplendir la pureté des guerres romaines, et comme ils cherchent leurs arguments dans les récits de Tite-Live, ils ne manquent point d'y trouver tout un arsenal de traits brillants.
D'autres esprits sont plus sceptiques. Pour eux, l'idée de justice et de légitimité, telle que les Romains l'entendent en l'espèce, ne doit être prise qu'au sens formel. I,'équité, vraie n'a aucune part dans cette question de procédure. La forme y est tout ; le fond, rien, un testament est juste, lorsqu'il revêt certaines apparences solennelles. Des noces sont justes, lorsqu'elles ont été célébrées d'une certaine façon. Au demeurant, peu importe que le testateur n'ait point réparti ses biens d'une manière absolument équitable, ou que les noces soient tout le contraire d'un mariage d'inclination. De même une guerre est juste lorsqu'elle a été régulièrement déclarée (1). La morale n'a rien à voir en cette affaire ; la justice y pourrait être importune, et l'équité déplacée.


(1) M. Laurent résume l'idée en deux mots : " Une guerre est juste, dit-il, quand les cérémonies religieuses ont été exactement pratiquées par les Fétiaux ; la guerre serait-elle la plus inique du monde, si le Félial a prononcé la formule consacrée, elle est juste! »

La question est de pure forme ; ayons soin de ne point confondre la procédure et l'idéal !
Ainsi raisonnent les critiques moroses. Quant à la justice véritable, si vous leur demandiez ce qu'en ont pensé, à leur avis, les Romains, volontiers ils vous répondraient par ces quelques vers du vieux Corneille, qui résument admirablement la morale intime du peuple-roi :
« Le droit des rois consiste à ne rien épargner ;
La timide équité détruit l'art de régner :
Quand on craint d'être injuste, on a toujours à craindre ;
Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre.
Fuir comme un déshonneur la vertu qui le perd.
Et voler sans scrupule au crime qui le sert ! » (1)
Les vieux Romains n'étalaient pas toujours leurs noirceurs avec autant de cynisme; bien au contraire, ils cherchaient le plus souvent à les colorer de prétextes fallacieux mais leur morale n'en fut pas moins utilitaire par essence.


(1) Même quand nous étudions l'histoire du droit, ne négligeons pas les poètes ; ils ont souvent des intuitions aussi sûres et plus vives que celles des plus profonds historiens. Corneille notamment, dans ses tragédies romaines, et en particulier dans Nicomède, analyse l'esprit romain avec la puissance pénétrante d'un Montesquieu ou d'un Niebuhr ; sa poésie commente superbement l'histoire ; il eût pu prendre pour devise cette parole d'un de ses héros ;
" Et Rome tout entière a parlé par ma bouche !"


Que font leurs historiens? Ils jettent sur l'égoïsme nu de cette race sans idéal un splendide manteau symbolique, ils tentent de voiler son absence complète de sens juridique et de sens moral, et pour faire illusion ils nous montrent un beau décor solennel, brodé de pompeuses procédures, par malheur, cet appareil théâtral ne sert qu'à masquer un grand vide. En fait de justice vraie, les Romains n'ont rien élevé de solide. Leur collège des fétiaux est une façade magnifique mais derrière elle, vous chercheriez en vain le monument qu'ils n'ont jamais construit.
Au reste, que sont ces fameux fétiaux, si l'on va au fond des choses ? Quelle influence ont bien pu exercer des juges dont les décisions n'étaient point obligatoires? Or il en fut toujours ainsi. De tout temps, les fétiaux ne donnent qu'un simple avis, une consultation à titre d'experts mais leur jugement n'a point de sanction. On en trouve la preuve dans nombre de récits historiques. Par exemple, lors du siège de Clusium, Rome a envoyé aux Gaulois des ambassadeurs, dans un combat, ceux-ci ont pris les armes, et l'un d'eux a tué un chef ennemi ; les fétiaux consultés décident que la violation du droit des gens est formelle, et que le coupable doit être livré mais le Sénat est d'avis contraire, il ne tient aucun compte de leur opinion, et refuse la réparation demandée. Conséquence : les Gaulois marchent sur Rome, mettent la ville à sac et les sénateurs à mort. Mais qu'elle avait été l'influence des fétiaux en cette affaire ? Dans les circonstances les plus graves, à la veille d'un péril suprême, on ne les avait pas mêmeécoutés, ces saints interprètes du droit de la guerre et de la paix ! Au demeurant, rien de plus naturel. En tout pays, les hommes qui sont aux affaires doivent être seuls à prononcer si une guerre est juste et opportune ; ayant la responsabilité, ils doivent avoir la décision souveraine, En outre, dans la constitution romaine, la place du sacerdoce est nettement marquée. Il est toujours honoré, écouté parfois, jamais obéi, au sein de l'Etat, il se trouve réduit à l'impuissance la plus complète, et il doit se soumettre aux ordres du plus infime des fonctionnaires publics. A ceux-ci le commandement, l'action et l'indépendance,à lui, l'emploi des recettes sacrées pour vaincre l'obstination des dieux. L'autorité publique et le sacerdoce sont dans l'Etat deux organes distincts,à chacun sa fonction particulière. Les fétiaux n'ont donc point de part à la discussion réelle des guerres. Leur besogne propre est de dissimuler les grandes injustices de l'Etat sous des formules solennelles, ils ne sont qu'un instrument au moyen duquel on pratique des iniquités légales, per fetiales legitimas injurias faciendo, dit énergiquement Lactance. Voilà pourquoi ces injustices des Romains ne sont que plus criantes et plus odieuses car le mal franchement exécuté est moins haïssable que l'hypocrisie, et, pour tout résumer dans un mot de Montesquieu : " il n'est point de plus cruelle tyrannie que celle qui s'exerce à l'ombre des lois, sous les couleurs de la justice."

Telles sont les deux thèses en présence. Maintenant, laquelle est la vraie? Ni l'une ni l'autre, à notre avis. Tout au moins, quelle est la meilleure? La seconde, malgré ses exagérations. Des deux côtés, on va trop loin mais une conciliation est possible. Pour y parvenir, il nous suffira d'appliquer à cette question particulière ce que nous avons dit, d'une manière plus générale, du droit des gens et de la religion des Romains. Beaucoup de formalisme, un peu d'équité : tel était le résultat de nos recherches, telle est aussi notre solution présente. Une guerre juste est, avant tout, une guerre régulièrement déclarée mais c'est en même temps, dans une certaine mesure, une guerre conforme à la justice véritable. Nous avons cité dans les deux sens de bons arguments et de bons exemples. Cette solution a d'ailleurs l'avantage de donner raison à tout le monde, et de pondérer équitablement les choses. Concluons donc ce petit débat en partageant la couronne aux adversaires, et ne craignons point de les concilier à la manière aimable du doux Virgile :

Non nostrum inter vos tantas componere lites ;

Et vitula tu dignus, et hic !... (1)

(1) Virgile, Egl. III, vers 108.

CHAPITRE IV

LA DECLARATION DE GUERRE

Une guerre a été reconnue légitime par les fétiaux. Cette décision ne suffit pas encore à justifier les hostilités. Il faut procéder maintenant à un ensemble de formalités qui constituent la déclaration de guerre. Seule, cette déclaration peut donner à la lutte uu caractère régulier jusque-là, les étrangers que Rome veut combattre ne sont point regardés comme des ennemis, mais comme des voleurs et des brigands. Sous la Royauté et la République, cette règle fut rigoureusement observée, on continua même de la respecter, au moins pour la forme, à l'époque du despotisme impérial. Bel exemple de loyauté, auquel on ne peut que rendre hommage; surtout si l'on compare cet usage romain aux pratiques des nations modernes ! Aujourd'hui, les Etats semblent priser fort peu ces demandes de satisfaction régulières, ces avertissements nets et oflîciels. Ils se contentent d'un prétexte douteux pour envahir un territoire par surprise, l'adversaire mal préparé succombe plus vite, et la noirceur du guet-apens s'efface dans l'éclat d'un succès final, méthode sûre et rapide, empruntée aux hôtes sauvages, qui se précipitent sur une proie sans défense pour la mettre à mort sans danger (1). Avouons donc de bonne foi, en ce qui touche ces préludes de la guerre, l'abaissement moral des nations contemporaines, et reconnaissons avec franchise l'honnêteté du système romain.
Cependant, en droit fétial, la déclaration de guerre n'est pas toujours exigée. Les hostilités peuvent commencer sans cérémonies préalables dans un certain nombre de cas. — Avant tout, lorsque l'étranger a le premier pris les armes contre Rome.

(1) M. de Martens nous apprend que l'usage de faire déclarer la guerre par un héraut spécial fut pratiqué pour la dernière fois en 1057, dans une provocation du roi de Suède au roi de Danemark. Le même auteur cite nombre d'exemples de guerres modernes engagées par des surprises déloyales ("Traité de droit int.", trad. Alfred Léo, 1887, t. III, p. 203 seq.)

Cette circonstance met le peuple attaqué en état de légitime défense, repousser la force par la force est un droit naturel, c'est même un devoir pour la ville envahie. La guerre défensive, à la différence de la guerre offensive, peut donc être entreprise sans avertissement légal. Toutefois, on distingue encore, parmi les peuples agresseurs, ceux qui ont fait précéder les hostilités d'une déclaration de guerre et ceux qui ont omis d'y recourir, les premiers sont des ennemis réguliers, les seconds, des brigands. — Autre exception: en cas de guerre civile. En effet, des partis rivaux ne sont pas réellement ennemis. Pour que la guerre véritable existe, il faut qu'elle soit engagée contre un adversaire de l'Etat romain, contre un ennemi public, capable de dénoncer solennellement la lutte et de conclure des traités. Quant aux citoyens, dans leurs dissensions intestines, ils ne sont que de simples révoltés car, avec eux, traiter d'égal à égal est chose impossible. D'ailleurs, comment concevoir l'application du droit international au sein d'une nation unique ? — Une troisième circonstance permet d'éviter la déclaration. Cette dernière n'est exigée, en effet, que si la guerre a lieu contre un peuple libre, c'est-à-dire contre un peuple qui ne se trouve soumis à la puissance d'aucun autre peuple. Par conséquent, la déclaration faite à une nation s'étend de plein droit aux autres nations placées sous sa dépendance. Mais il en est tout autrement pour les peuples alliés. Sans doute, de deux nations unies par traité, l'une est en général supérieure à l'autre, néanmoins toutes les deux sont libres, car une simple alliance n'implique point d'asservissement. Il faut donc, dans cette hypothèse, adresser une déclaration spéciale à chacun des alliés. — Tels sont les cas, assez rares comme on voit, où la déclaration de guerre peut être omise. Hors de là, elle s'impose toujours avec la plus extrême rigueur, Mais on quoi consiste cette déclaration ? Quelles sont les phases de cette procédure sacrée ? La réponse est facile, car sur ce point les descriptions abondent chez les historiens de l'antiquité. Rome croit avoir souffert une injustice, elle veut en obtenir satisfaction. La première chose à faire est de tenter une conciliation, en demandant une réparation amiable. A cet effet, le Sénat envoie à la nation étrangère une députation de ses membres : premier essai évidemment préférable, comme prudence et habileté, à une sommation officielle. C'est seulement en cas d'insuccès de ses délégués que le Sénat laisse partir les fétiaux. Le petit groupe de deux ou quatre prêtres se met alors en route vers la frontière. Ils s'en vont, drapés dans leurs toges sacerdotales, portant les saintes herbes que la main du préteur ou du consul à cueillies pour eux sur le Capitole. Ils s'avancent, dignes et fiers, ayant au cœur le sentiment de leur caractère inviolable et de la mission sacrée qu'ils vont remplir au nom du peuple romain. Leur tête reste voilée, comme pour défier les séductions du monde extérieur, et ce voile est d'une laine blanche qui atteste la candeur de leurs intentions. Les voilà sur la frontière. Aussitôt le père patré prend la parole : " Ecoute, Jupiter ! Ecoutez, frontières de ce peuple ! Que le Droit m'entende ! Je suis le héraut du peuple romain, messager de justice et de piété. Qu'on ajoute foi à mes paroles ! » Il expose ensuite ses griefs puis, prenant les dieux à témoin : « Si en demandant qu'on me remette, à moi l'envoyé du peuple romain, ces choses et ces hommes que je réclame, je fais une requête injuste et impie, ne permets pas, ô Jupiter, que je revoie jamais mon pays ! » Et ces imprécations, il les répète, en franchissant la frontière, au premier homme qu'il trouve sur son chemin, à la porte de la cité ennemie, sur le forum, partout, obstinément, afin que tous sachent bien que, faute de recevoir la satisfaction exigée, le peuple romain ne craindra point de soutenir jusqu'au bout ses droits.
Telle est la clarigatio ou rerum repetitio, demande de satisfaction proclamée à haute voix, et pouvant tendre à, des fins diverses : soit à une restitution de récoltes ou de troupeaux enlevés, soit à la remise d'un coupable, soit mêmeà une réparation moins matérielle, comme par exemple l'évacuation de quelque territoire romain ou allié. Si cette satisfaction est accordée, les fétiaux s'éloignent en paix. Si l'ennemi hésite, ils lui concèdent un délai de dix jours, généralement prolongé jusqu'à trente jours, pour lui donner le temps de réfléchir. Dans l'intervalle, la délégation demeure à la frontière ennemie (1). Le délai expire-t-il sans qu'au trente-troisième jour une réparation soit accordée (2), le père patré prend les dieux à témoin de l'injustice qui lui est faite, et annonce que le peuple romain va délibérer sur les conséquences de ce refus. « Ecoute, Jupiter! s'écrie-t-il. Et toi, Quirinus! Et vous tous, dieux du ciel, dieux de la terre, dieux des enfers, écoutez !

(1) Quelques auteurs prétendent que les fétiaux reviennent à Rome après la "clarigatio", pour aller de nouveau à la frontière après l'expiration des 33 jours. Mais on ne sait quoi ils fondent cette opinion, qui est absolument contraire au récit de Tite-Live.
(2) Tite-Live, I, 32. Il reste des obscurités sur ce dernier délai de 3 jours. Remarquons conbien ce cérémonial se rapproche, au point de vue des délais, de certaines règles du droit privié. (Mommsen, "Chronologie", p. 252.) D'ailleurs la tendance à considérer la guerre comme un jugement, et par suite à lui appliquer des règles semblabes à celles de la procédure ordinaire, se retrouve de tout temps chez les juristes.

Je vous prends à témoin que ce peuple est injuste et qu'il nous refuse ce qui nous est dû. Mais dans ma patrie nos vieillards vont délibérer sur toutes ces choses, et ils aviseront aux moyens d'obtenir justice ! » Cela dit, les fétiaux reviennent à Rome pour rendre compte de leur mission. Ils font un rapport aux chefs de l'Etat, jadis au roi, plus tard aux consuls, et ceux-ci convoquent le Sénat pour lui soumettre la difficulté. Le Sénat délibère, conformément à ses usages habituels, et vote la paix ou la guerre. Si la majorité s'est prononcée en faveur de ce dernier parti, sa décision doit encore être soumise au peuple (1), qui exprime son avis dans les formes employées pour le vote ordinaire des lois (2).

(1) Tite-Live, IV, 58 ; VI, 21. — Un autre texte peut donner lieu à une difficulté. De ce passage, M. Weiss conclut que les Romains avaient hésité à admettre le vote du peuple sur la décision du Sénat. Mais on peut observer, par le contexte, que dans l'espèce il ne s'agissait de rompre qu'une simple trêve, et non une paix durable. (Cf. Willems, op. cit., t. II, ch, 5, § 1). Par conséquent, le raisonnement de M. \Veiss est trop absolu.
(2). Tite-Live, XLII 30, etc... — C'est dans les comices centuriates que la loi de guerre était votée. Tite-Live nous le dit formellement, à propos de la déclaration de guerre contre Persée (XLII, 30). Même après la loi Hortensia , de 286, cette compétence resta en vigueur ; en 167, on voit les tribuns intercéder contre un prêteur qui voulait soumettre anx comices par tribus une rogation en vue de déclarer la guerre. A l'origine, la décision du Sénat ne portait que sur le point de savoir si la dénonciation devait être soumise au peuple, et la loi centariate, une fois votée, ne devenait exécutoire que par la ratification du Sénat. Mais la loi Publilia Philonia, en 339 av. J.-C., décida que le vote du Sénat serait désormaispréalable. Aussi Tite-Live signale-t-il comme très dangereuse une idée du prêteur Juventius Thalna, qui avait proposé au p
euple de déclarer la guerre aux Rhodiens sans attendre la décision des sénateurs (XLV, 2l).

D'ailleurs, les décisions du Sénat étant en général fort sages, le peuple les approuve presque toujours. Pendant ces délibérations, le Sénat ordonne aux consuls d'offrir aux dieux des prières et des sacrifices. Enfin la guerre est votée. C'est aux fétiaux qu'il appartient de la déclarer solennellement.
La délégation reprend donc le chemin de la frontière, et s'avance jusqu'au plus voisin des postes militaires ennemis, l'indictio belli va avoir lieu. Le père patré, en présence d'au moins trois personnes, prononce la dernière formule: « Les peuples des anciens Latins et les citoyens des anciens Latins ont agi contre le peuple romain, fils de Quirinus, et failli envers lui, le peuple romain, fils de Quirinus, a ordonné la guerre contre les anciens Latins, le Sénat romain, fils de Quirinus, a décidé, consenti, approuva la guerre contre les anciens Latins, en conséquence, moi et le peuple romain, nous déclarons la guerre aux peuples des anciens Latins et aux citoyens des anciens Latins, et je la commence! » Puis il saisit le javelot symbolique (1),
"Et jaculum intorquens emittit in auras, principium pugnae ! ..."
La lance ensanglantée va s'enfoncer, vibrante, dans le sol, la guerre est ouverte !
Mais quels vont être les effets juridiques de cette solennelle déclaration ? Il est aisé de les prévoir par ce que nous avons déjà dit au sujet de sa nécessité absolue. La dénonciation des fétiaux détermine exactement le commencement de la guerre. Dès cet instant, les traités d'alliance qui peuvent exister prennent fin.

1. Tite-Live, I, 32. Aulu-Gelle, XVI, 4, 1. Serv. ad Aen., X, 14. Ammnien Marc., XIX, 2, G. Dion Casa., LXXI. 33. V. aussi Chassan, La symbolique du droit, p. 54, etc. — On retrouve d'ailleurs des traces de cette coutume au Moyen âge, en 1281 les Pisans, pour déclarer la guerre aux Génois, lancent dans leur port des flèches d'argent (Muratori, cité par Buret, p. 31).

En outre, à l'avenir l'étranger n'est plus considéré comme un adversaire quelconque, il devient l'hostis, l'ennemi légal et régulier, et la distinction a son importance car désormais Rome se croira tenue de garder envers lui la foi promise, tandis que, sans la formalité sacrée qui l'engage, elle l'eût trompé sans aucun remords. Pareillement, à partir de cette formalité solennelle, le postlimitium peut s'appliquer ; point de postlimitium pour le malheureux, citoyen romain ou étranger, qui est pris par des brigands ou des pirates ; tout au contraire pour celui qui tombe entre les mains de l'ennemi régulier. On voit par ces exemples quelle est l'importance légale de la déclaration des fétiaux.
Aussi les Romains veillent-ils avec soin à ce que ces formalités soient observées. Leur omission est toujours frappée des sanctions les plus rigoureuses. En 189 avant Jésus-Christ, le consul Cn. Manlius, envoyé en Asie pour une mission pacifique, commence de sa propre autorité une guerre contre les Gallo-Grecs, à son retour, il est mis en accusation et c'est à peine s'il parvient à se justifier. En 137 avant Jésus-Christ, le consul E. Lepidus reçoit l'ordre formel de cesser la lutte qu'il soutenait en Espagne au mépris du droit fétial. En 171, le consul Cassius, parti pour guerroyer en Macédoine sans déclaration préalable, est sommé d'avoir à revenir sur-le-champ dans sa province en 236 le légat Cl. Clinéas est livré aux Liguriens, parce qu'il n'a pas craint de les attaquer, on violation d'un traité d'alliance. Au besoin, si le Sénat hésite, le peuple l'oblige à livrer les coupables à l'ennemi ; c'est ainsi qu'après un refus injuste du Sénat, le peuple fit tous ses efforts pour obtenir l'extradition de Fabius Ambustu aux Gaulois. Enfin, si un général vient à faire la guerre sans déclaration préalable, cette négligence, demeure comme une tache sur ses plus éclatantes victoires, et à son retour, Rome refuse de l'acclamer. Il n'a pas voulu accomplir les formalités traditionnelles, il ne jouira pas du suprême honneur que, seule, la religion peut donner. Il n'aura point cette récompense enviée de monter sur le char sacré que traînent quatre chevaux blancs superbes, d'y porter la robe même des dieux, de s'y tenir debout, la tête couronnée, la main gauche munie du sceptre d'ivoire et la main droite du laurier vainqueur, pour gravir ainsi la pente du Capitole et accomplir le sacrifice devant le temple de Jupiter, au milieu des acclamations de Rome entière. Il a méprisé les vieux rites du droit fétial, il sera privé du triomphe.

 

DEUXIÈME PARTIE

Pendant la guerre.

CHAPITRE PREMIER

OPÉRATIONS DE GUERRE

SECTION I. — Droit des personnes.

1. Les belligérants. — Les fétiaux ont accompli leurs rites sacrés : la déclaration solennelle est faite, la guerre peut maintenant commencer. Mais de quelle manière sera-t-elle conduite? D'après quelles règles ? Suivant quels droits et quels devoirs militaires ? Pour répondre à ces diverses questions, il importe de préciser avant tout quelles sont les parties belligérantes, c'est-à-dire les combattants réguliers. D'un mot, entre qui la guerre a-t-elle lieu ? Entre deux États ? Ou entre deux peuples ? La question est d'importance car de sa solution dépendent en grande partie les droits qu'une nation peut avoir sur les personnes et les biens de l'adversaire, et suivant qu'on adopte l'un ou l'autre système, on est entainé à des résultats fort différents. Or, à ce point de vue, il existe une opposition profonde entre nos idées et celles des Romains. De nos jours, la guerre est considérée comme une relation d'Etat à Etat. Elle se ramène à un immense duel entre les délégués de deux nations rivales. L'Etat s'y distingue des citoyens, la collectivité ne s'y confond pas avec les individus qui la composent. Ce n'est point un peuple tout entier qui se rue sur un autre peuple, c'est une armée qui combat contre une armée. Quels sont alors les belligérants? Les soldats, rien que les soldats. Le reste de la population, ne prenant point part à la lutte, demeure dans une sorte de neutralité passive qui la distingue et qui la défend. Rien de pareil dans le monde antique. Là, les hostilités ne s'échangent pas seulement entre les forces armées de deux nations ; elles s'étendent à ces nations elles-mêmes. Nulle différence entre les citoyens, actifs ou passifs, combattants ou neutres, qui habitent le sol d'un pays ; point du soldats formant un corps spécial au milieu des simples particuliers ; tous sont englobés dans une même haine, et désignés par un seul mot : l'ennemi.
C'est qu'alors la guerre n'est point gouvernementale mais nationale ; plus que cela : religieuse et sainte. De ce caractère sacré dérive son caractère absolu. Le peuple antique ne lutte point contre un peuple égal, pareil en civilisation et en croyances ; il s'élance, avec un pieux acharnement, contre les ennemis de ses divinités poliades, et s'il les égorge sans pitié, c'est en vertu d'une sentence divine. A ses yeux, leur immolation générale se justifie par un arrêt du destin. Par conséquent, écraser un étranger, combattant ou non, est chose louable car les dieux nationaux se réjouissent toujours de voir un mécréant abattu. Même conception au Moyen âge : « et sont les gens d'armes le flaiel de Dieu, lesquels par sa permission font pugnition sur les pécheurs et les péchiés, et font exécution contre eulx en cestuy monde ainsi comme en l'autre font les dyables d'enfer » ; ainsi s'exprime Honoré Bonet, et cette courte phrase en dit long sur l'état d'esprit de l'époque. Chose plus bizarre, les modernes conservent longtemps encore cette antique manière de voir ; jusqu'en plein XVIII ème siècle, elle règne sans conteste, en dépit de tous les progrès ; soit conséquence des sentiments étroits que produit la vie provinciale, soit respect instinctif des traditions romaines (1), les juristes continuent de professer la vieille doctrine, machinalement, sans examen, comme s'ils étaient poussés par une force acquise invincible. C'est J-J. Rousseau qui, le premier, intronise le nouveau principe dans la science du droit des gens, il ose écrire cette proposition, si originale à son heure : « La guerre n'est point une relation d'homme à homme,

(1) M. Acollas fait observer qu'au Moyen Age les jurisconsultes, habitués à chercher sans cesse des préceptes et des solutions dans les lois civiles de Rome, furent entraînés à les consulter dans tous les cas et pour toutes les causes, même pour celles qui relevaient du droit public et du droit des gens ; de cette façon, le droit romain fut l'une des sources où puisèrent, au XVI ème siècle, les préparateurs du droit international.

mais une relation d'État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu'accidentellement, non point comme hommes ni même comme citoyens, mais comme soldats (1). » Principe fécond (2), qui constituait alors une véritable révolution juridique, et que depuis tous les penseurs sérieux prennent pour base de leurs études de droit des gens.
L'antique Rome, nous l'avons dit, n'eut aucune idée d'un tel principe. La formule même de la déclaration le prouve, et mille faits historiques viennent l'attester (3). C'est à tout le peuple ennemi, à ses dieux comme à ses hommes, aux soldats comme aux enfants et aux femmes, que le fétial dénonce les hostilités. Son anathème tombe sur la population tout entière, comme un arrêt de mort universel, sans distinction d'âge, de force, de sexe ni de rôle social. Le peuple romain ne voit point devant lui un groupe de guerriers, de délégués armés venus au grand duel loyal des peuples, mais un amas d'êtres impurs, souillés par l'adoratiun des faux dieux, et qu'il est convenable de détruire, d'odieuses têtes d'étrangers qu'il est beau d'abattre pour la gloire des dieux nationaux. Cela étant, inutile de songer ici à nos subtiles distinctions modernes car l'extermination en masse n'a point de règle et les haines saintes ne connaissent point de lois.

(1) Contrat social.
(2) On peut sans exagération, avec M. Acollas, considérer ce principe comme « gros du plus grand progrès dont soit susceptible la théorie du droit de la guerre. »
(3) Par exemple, dans les récits de Tite-Live, les sénateurs sont consultés sur l'opportunité de déclarer la guerre aux rois et aux peuples.

Pourtant, à considérer l'organisation romaine, on distingue aisément l'armée du reste de la population. Elle constitue, au moins depuis Servius, un corps à part, animé d'un esprit propre et composé de membres bien unis. Dans cette admirable armée, tout chef choisit lui-même ses soldats, et chaque soldat est lié à son chef par un serment militaire, les citoyens indignes en sont exclus, et ceux seuls qui y sont entrés peuvent aspirer aux dignités suprêmes ; enfin la discipline est maintenue par un habile système de récompenses et de châtiments. L'armée est donc un corps compact, merveilleusement irganisé (1) , et bien séparé de tout le reste. C'est dire que les Romains distinguent dans la guerre des combattants et des non-combattants.

(1) Comme le dit fort bien Montesquieu : « Les Romains se destinant à la guerre et la regardant comme leur seul art, ils mirent tout leur esprit et toutes leurs pensées à la perfectionner. » (Grandeur et décadence, ch. 2.)

Qui n'a point prêté serment ne peut combattre. Par exemple, le fils de Caton veut prendre part à la lutte contre Persée mais la légion dans laquelle il servait a été licenciée ; il se trouve donc délié de son serment. « Garde-toi, lui écrit Caton, de prendre part à aucun engagement car avec le titre de soldat, on perd le droit de combattre l'ennemi. » Et il adresse aussitôt une lettre au général Popilius, pour que son fils puisse recouvrer, au moyen d'un second serment, le droit de tirer à nouveau l'épée. « Tant était grand, s'écrie Cicéron, le respect des lois de la guerre. » La distinction des belligérants et des citoyens ordinaires existe donc en droit romain, seulement elle n'a point de conséquences pratiques au point de vue du droit des gens. N'insistons donc pas davantage sur une règle d'ordre purement interne, sans effet sur le traitement des ennemis. Mais n'était-il pas intéressant de remarquer ce premier germe, presque imperceptible encore, du grand principe qui devait prendre un développement si magnifique dans le droit des gens contemporain?
II. Droits sur la vie de l'ennemi. — La guerre est déclarée à tout un peuple, sans distinction entre les individus, et cela par une raison religieuse. Le même motif donne au vainqueur un droit absolu sur la personne de son adversaire, sur sa vie et sur sa liberté (1).


(1) Il est regrettable de constater que certains auteurs contemporains professent encore cette doctrine barbare, Heffter écrit que « le droit de la guerre proprement dit est un droil de vie et de mort » , et Wheuton « qu'un pareil emploi de la force pour arriver aux fins qu'on se propose n'est pas défendu quand il est nécessaire. » (T. H, p. 20). Ce dernier fonda son étrange théorie sur ce motif que « le droit naturel n'a pas précisément déterminé jusqu'à quel point un individu peut, dans le cas où un autre l'offense, faire usage de sa force contre ce dernier. » C'est oublier que le droit naturel, droit rationnel et idéal par essence, n'est point derrière nous, dans les temps sauvages, mais devant nous, dans l'avenir juridique des nations. M. Acollas en fait la remarque avec raison, et Proudhon ne s'écrie pas moins justement, à propos de ces doctrines sanguinaires, que " des prisonniers massacrés, condamnés au service des bagnes, engloutis dans des pontons, transportés au fond des déserts à deux mille lieues de leur patrie, voilà ce que n<-n n'excuse, ce qui ne fait pas moins honte aux généraux et aux liommes d'état qui l'ordonnent qu'aux légistes qui, par leurs absurdes consultations, l'autorisent. ». Observons, quant aux juristes en question, que le vieux Manon était infiniment plus avancé qu'eux. « Que le guerrier, dit-il, ne frappe ni l'ennemi qui joint les mains pour demander merci, ni celui qui dit : je suis ton prisonnier, ni un homme endormi, ni celui qui est désarmé et sans défense, ni celui qui regarde le combat sans y prendre part, ni celui qui est aux prises avec un autre. » (Loi de Manon, VII, 91,92 citée dans la revue du droit international, t. IX, p. 515).

Il peut le tuer sans scrupules, car ses divinités l'y autorisent. Il le peut durant la bataille, et il le peut aussi après l'action. En droit, point de limites au carnage, la rage nationale peut se déchaîner sans frein, et le massacre devient licite ; les dieux, hument l'odeur du sacrifice sanglant, et en retour ils s'empressent d'accorder aux pieux citoyens qui l'ont offert une protection matérielle et efficace. Tel est le droit (1), et telle est sa raison. Telle est souvent aussi la pratique romaine. Je n'en veux pour preuve que la guerre contre les Sanmites, dont Tite-Live a tracé un si magistral tableau (2) ; on y voit les soldats romains, ivres d'une fureur bestiale, refusant tout quartier, massacrant au hasard ceux qui fuient et ceux qui résistent, ceux qui ont des armes et ceux qui n'en ont point ; alors des torrents de sang coulent, et les dieux sont apaisés.

(1) Marcellus, accusé de cruauté par les Siciliens, invoque pour sa défense le droit da la guerre. (Tite-Live, XXVI, 31).
(2) Tite-tive, IX, 14.

Ainsi se conduisent souvent les Romains ; forts de leur droit de vie et de mort sur l'adversaire, ils se livrent à une extermination sans merci, et parfois ils n'hésitent pas, quand un peuple trop fier se dresse contre eux, à le rayer tout entier du livre de vie (1).
Mais souvent aussi, soit humanité, soit intérêt, ils épargnent l'ennemi vaincu. Les philosophes ne cessent de prêcher la pitié, la générosité, la grandeur d'Ame ; ils opposent aux libertés du droit pur les règles plus étroites de la morale, aux formules de la loi les sentiments du cœur, l'honneur à la passion, au droit le devoir; ils enseignent que, mettre à mort indistinctement les soldats et les innocents paisibles, c'est exercer sa puissance comme l'exercent les ruines et les embrasements et il est juste de reconnaître que les Romains écoulent parfois ces prédications éloquentes. Ils épargnent les enfants : exemple, l'histoire du maître d'école des Falisques (2). Ils ne violent pas toujours les femmes : exemple, la continence du jeune Scipion ; n'oublions pas d'ailleurs que, si elle fut tant remarquée, c'est qu'alors cet acte de vulgaire et banale honnêteté semblait chose héroïque et rare (3).

(l) On pourrait en citer bien des exemples : voir notamment ceux que donne M. Fustel de Coulantes
(2). Tite-Live, V, 27 ; remarquer surtout les motifs que donne Camille pour expliquer son action.
(3). Plutarque affirme, dans son Parallèle des Grecs et des Romains, qu'un soldat fut exiler en Corse pour avoir outrager la fille d'un ennemi. Cf. Tite-Live, XXV, 23; XXVI, 49.

D'autres fois ils accordent la vie à l'adversaire désarmé ; ils appellent les blessés leurs frères ; ils s'abstiennent de toucher aux prêtres de l'ennemi (1). Je n'examine point la part que peuvent avoir dans ces faits l'intérêt, la vaine gloire ou même la peur ; cette recherche des mobiles romains serait peut-être indiscrète, mieux vaut ne point la pousser trop à fond. Aussi bien, les brigands les plus endurcis ont parfois de l'humanité. Qui sait si Rome, en quelques occasions, n'a pas été véritablement humaine?
Sans vouloir aborder ce problème délicat, observons que la manière dont sont traités les vaincus varie beaucoup suivant la nature de leurs défaites. Tout dépend des circonstances, et, d'une manière générale, on peut dire que la pitié des Romains se mesure à la résistance qu'ils ont dû subir. Preuve en soit le droit des sièges. Sur ce point, Tite-Live oppose fort nettement la situation d'une ville prise d'assaut à celle d'une ville qui capitule. Dans le premier cas, le vainqueur use de son droit sans limites, la ville emportée de vive force est ravagée, brûlée, pillée, détruite, non-contents d'égorger les hommes, les soldats tuent les animaux, c'est à peine si le général, qui pense à la valeur commerciale d'un esclave, peut ralentir cotte ardeur de carnage et donner l'ordre de faire des prisonniers

(1) Camille, après la prise de Véïes, défend de maltraiter ceux qui prennent soin des choses sainte. (Tite-Live, V, 21)

. Mais quand l'assiégé se rend à merci, rien de semblable ; on reçoit bien vite sa soumission, on le traite avec, douceur et clémence, on le protège même comme un allié. Cette seule comparaison ne suffit-elle pas à montrer combien les usages des Romains peuvent différer suivant l'infinie variété des circonstances? Or certains historiens ne veulent apercevoir dans leurs annales que des tableaux de carnage ; d'autres, lisant les philosophes officiels de l'empire, s'obstinent à célébrer l'humanité bienveillante de cette race de conquérants. N'exagérons rien, et sachons nous tenir dans une juste mesure entre ces deux groupes de critiques, entre eux, mais cependant plus près des premiers que des seconds.
III. Droits sur la liberté de l'ennemi : les captifs — Quand un juriste moderne étudie le droit de la guerre, il se demande toujours, à propos des captifs, d'abord quelles sont les personnes qui peuvent être ainsi privées de leur liberté, et ensuite de quelle manière il faut les traiter une fois qu'elles sont prisonnières. Dans l'antiquité, on ne s'embarrasse point de telles questions, en toute guerre, on fait prisonnier qui l'on veut, et on le traite comme on l'entend. Qui peut égorger peut enchainer. Les Romains ont le droit absolu de mettre à mort leurs captifs ; seulement, en gens économes, ils leur laissent d'ordinaire la vie afin de s'en faire des esclaves. La servitude est plus productive que le carnage ; elle fournit des bras à l'agriculture et des intelligences au commerce. Les captifs sont donc vendus, comme un butin quelconque, par le ministère des questeurs, et le prix en revient au trésor public (1). Quelques-uns peuvent être abandonnés aux soldats qui l'ont mérité par leurs hauts faits (2). Les meilleurs deviennent esclaves publics du peuple romain : service privilégié qui leur laisse au moins l'espérance prochaine de la liberté (3) . Les autres sont livrés, au hasard, au premier acheteur venu, et deviennent sa chose. Leur condition, on la connait : point de cité, point de famille, point de culte, point de patrimoine, point d'actions en justice. Le soldat vainqueur leur a conservé la vie mais le maître peut leur donner la mort ainsi le glaive qu'ils ont évité dans le combat reste suspendu sur leur tête. Inutile d'y insister.
Par bonheur, les généraux procèdent souvent à l'échange ou au rachat des captifs.

(1) Pour cette vente , v. Tite-Live, V, 22, VII, 4; XXVIII, 19.
(2) Tite-Live, IV, 34.
(3) Leur condition est préférable à celle des autres esclaves, quoi qu'en dise Justinien (Inst., I, 3, § 5).


Dans l'un et l'autre cas, la permission du Sénat est nécessaire, à moins qu'une autorisation générale n'ait été accordée déjà lors de l'entrée en campagne. Les négociations de cette espèce sont fréquentes ; on sait par exemple en quelles circonstances Régulus joua le rôle d'intermédiare entre les Carthaginois et les Romains. Mais le Sénat n'est pas toujours favorable. Des soldats, pour sauver leur vie, ont déposé honteusement les armes, le Sénat comprend que ces vaincus ne seront jamais de, bons citoyens, il les abandonne volontiers à l'ennemi. C'est ainsi que furent repoussées, après la bataille de Cannes, les propositions d'Annibal.
Le captif qui n'a point été échangé ou racheté peut encore rentrer dans sa cité originaire au moyen du post liminium. Notre dessein n'est point de nous attarder à l'étude de cette fiction bien connue. Qu'il nous suffise de rappeler qu'elle peut être invoquée, en principe, par tout citoyen devenu esclave dans une guerre légitime. S'il peut revenir avant la fin de la guerre pendant laquelle il a été pris (1), dès qu'il a franchi le seuil de l'empire, il recouvre tous ses droits antérieurs.


(1) Pourquoi cette règle sévère ? Pour obliger les soldats romains à ne compter sur aucun secours, et à n'attendre que de leur énergie personnelle le retour dans la patrie. Toutefois Tryphoninus nous apprend qu'il y avait une exception à la règle ; elle pouvait être invoquée par les captifs dont le retour était prévu par une clause expresse du traité de paix

Dans certains cas cependant, et par exception, ce bénéfice n'appartient point au captif. Il est refusé d'abord aux transfuges, car les faveurs de la loi ne sont point faites pour les traîtres puis à ceux qui, comme Régulus, ne reviennent pas à Rome avec l'intention d'y demeurer, à ceux qu'un traité, par une clause expresse, abandonne à l'étranger, à ceux qui se sont rendus à discrétion, enfin à ceux qui, admis par traité à rentrer dans leur patrie, ont préféré rester chez l'ennemi. Tel est, à grands traits, le postliminium. Nous verrons plus loin qu'il s'applique aux choses comme aux individus.
IV : Transfuges, espions, otages et autres personnes. — A côté des prisonniers, dont la condition servile est bien connue, d'autres personnages, d'un caractère plus spécial, peuvent jouer un rôle dans la guerre. De ce nombre sont notamment les transfuges, les espions et les ôtages ; un mot de ces divers individus. Et d'abord, les transfuges. On les conçoit de deux manières : traîtres aux Romains, ou traîtres à l'étranger. Dans le premier cas, leur anciens compatriotes les considèrent comme ennemis. S'ils viennent à tomber entre leurs mains, ils sont traités plus durement que les ennemis eux-mêmes. Pour eux, point de pardon : la mort. Point de clauses favorables dans les traités : presque toujours, au contraire, ou stipule formellement leur extradition car un Romain peut bien faire grâce à l'ennemi loyal qu'il a vaincu, non à l'infâme qui a trahi la patrie. Bien plus, leur châtiment est entouré de circonstances effrayantes. Ils sont battus de verges, puis précipités du haut de la roche Tarpéienne ; ou bien crucifiés comme des esclaves ou livrés aux bêtes ou utilisés pour les jeux du cirque. Après quoi, leurs biens sont vendus au prolit du peuple romain. Mais tout autre est le sort des transfuges étrangers. Si coupable que soit leur conduite, l'Etat auquel ils demandent asile n'a point à la juger, encore moins à la punir ; leur trahison est une de ces chances favorables qu'on a le droit d'accepter. Aussi Rome les accueille-t-elle volontiers, et leur offre-t-elle sa protection en échange des renseignements qu'ils lui apportent . Le Sénat leur fait des présents, il leur concède une partie des terres conquises ; quelquefois même, il leur décerne le titre envié de citoyen. Il faut que la trahison soit bien odieuse pour que les Romains s'en indignent mais ce sentiment de révolte se fait jour parfois dans leur esprit et alors ils abandonnent le transfuge à ceux mêmes qu'il voulait trahir. Tel fut le cas du maïtre d'école vénal que Camille renvoya à Faléries, honteusement fouetté le long du chemin par les pauvres enfants qu'il était venu livrer. Telle fut aussi la peine de ce médecin de Pyrrhus, qui proposait à Fabricius d'empoisonner son mattre pour un peu d'or ; il s'en retourna chargé de chaînes.
Une autre catégorie de personnes, les espions, tient une large place dans la guerre antique. Lorsqu'on n'a point de cartes géographiques, il faut bien se renseigner d'une autre manière sur l'aspect des pays que l'on parcourt et d'ailleurs, ce mode d'information des anciens peut-il sembler si condamnable aux modernes, quand on voit telle grande nation contemporaine, pourtant bien riche en documents cartographiques, multiplier jusqu'à l'indiscrétion, en pleine paix, l'armée pullulante de ses émissaires à gages ? Ne soyons donc pas trop sévères pour ces utiles speculatores dont les Romains usent volontiers. Remarquons seulement que sur ce point leur manière de voir, comme d'ailleurs celle de toutes les nations modernes, manque de logique et de bon sens. Les Romains emploient sans cesse des espions, et ils les honorent mais s'ils saisissent un espion étranger, aussitôt ils le mettent à mort, ou tout au moins le renvoient honteux, mutilé, fouetté jusqu'au sang, les mains tranchées. Quelle justice! Nous agissons de même on fusillant l'espion captif, et nous avons tort car de deux choses l'une : ou l'espionnage est coupable, ou il ne l'est pas ; s'il l'est, nul ne doit l'employer ; s'il ne l'est pas, nul ne doit le punir. Impossible d'échapper à ce dilemme, dont l'évidence ne fait honneur, ni à la logique des Romains, ni à celle des nations contemporaines.
Restent les otages, dont l'importance est grande à Rome. Un général accorde à l'ennemi une trêve ou quelque autre traité provisoire ; presque toujours, c'est à l'aide de ces gages humains qu'il en assure l'observation, il est très rare qu'il les refuse.

Après la paix, il les rend à l'ennemi, tout au moins dans les premiers siècles car plus tard, lorsque la religion s'est affaiblie, et avec elle le respect du serment, ces précautions matérielles ne sont point de trop pour garantir l'exécution des traités. Les otages sont de préférence choisis parmi les principaux du peuple : souvent les fils des rois ou à défaut leurs plus illustres sujets. Ainsi l'intérêt et l'affection viennent augmenter le prix de la garantie et d'autre part la vanité romaine est heureuse de voir marcher devant le char de triomphe les princes et les chefs du peuple vaincu. D'autres fois, le nombre supplée à la naissance, l'élite est remplacée par une masse obscure, mais énorme, qui rend le défilé plus solennel. Quant à la condition de ces otages, elle est douce, tant qu'ils sont fidèles et que leurs concitoyens sont soumis. On leur désigne une résidence honorable, soit à Rome, soit chez les alliés ; quelquefois même on leur permet de choisir à leur fantaisie. Leur personne est sacrée ; ils sont respectés à l'égal des ambassadeurs; qui les offense est sévèrement puni .Mais malheur à eux s'ils tentent de s'enfuir, ou si leurs compatriotes se révoltent ! Les otages de Tarente, s'étant enfuis, sont précipités du haut de la roche Tarpéienne et la colonnie de Pometia s'étant révoltée, trois cents otages sont mis à mort (1).

(1). T-L., II, 16. — Ce droit de représailles est resté longtemps absolu, au Moyen âge et même dans les temps modernes ; cependant il est cruel et inique. Sans inister sur des raisons de sentiment (voir presque tous les auteurs contemporains), ne pourrait-on pas le condamner par un motif purement juridique ? Le respect de la foi promise est la base même du droit des gens ; or, les otages ont confié leur liberté, mais réservé leur vie donc, si les représailles exercées contre eux peuvent sembler légitimes dans une certaine mesure à l'égard de l'ennemi qui les provoque, elles sont en revanche absolument injustes à l'égard des otages eux-mêmes, puisque ceux-ci, loin d'être des gages passifs et inanimés, ont reçu l'engagement solennel que leur vie serait respectée.

V : Moyens licites de nuire à l'ennemi — La guerre est le triomphe de la force mais elle n'en conserve pas moins, chez tous les peuples, quelques traces d'humanité. Ce grand duel entre nations, comme le duel entre individus, doit racheter son caractère brutal par quelques règles loyales. Jadis on se battait en duel de toutes façons, à pied ou à cheval, cuirassé ou en chemise ; aujourd'hui on ne se bat plus qu'à pied et en chemise. On se servait de toutes sortes d'armes, de la hache ou de la massue, du fléau ou du marteau, du compas même, de nos jours, on n'admet plus que l'épée, le sabre, le fleuret et le pistolet. La guerre subit des transformations analogues. On cherche à la simplifier, à la purifier, à écarter d'elle ce qui la rend trop basse ou trop atroce, pour conserver ce qui fait valoir le courage et la franche attaque des combattants. Aussi les auteurs s'accordent-ils à proscrire les projectiles empoisonnés, les flèches barbelées, les balles explosibles, les boulets à chaîne dans les guerres de terre, dans les guerres maritimes les boulets rouges ou de couronnes foudroyantes, toutes ces armes qui font trop souffrir, et dont la seule pensée révolte nos imaginations civilisées. Pareillement, l'assassinat, la mise à prix d'une tête ennemie, le meurtre d'un adversaire sans armes, la défense de faire quartier, l'empoisonnement des eaux ou des vivres, l'excitation basse à la trahison, les ruses trop déloyales, les stratagèmes trop vils sont repoussés par la conscience contemporaine. De même chez les anciens Romains. Ces vieux soldats ont un certain respect de l'honneur, et si la guerre leur semble l'art suprême, du moins ils la veulent jusqu'à un certain point honnête et vaillante. La conquête est leur vie mais leur orgueil ne saurait s'accommoder de victoires trop avilissantes.
Pour en juger, voyons ce qu'ils pensent des diverses ruses de guerre. En principe, évidemment, ils les approuvent. Rien de plus légitime car de tout temps le stratagème a fait partie de l'art militaire ; depuis le cheval de Troie jusqu'à nos jours, l'histoire en offre d'innombrables exemples ; c'est un moyen de lutte comme un autre, plus intelligent qu'aucun autre, et en définitive, comme le disait fort bien le grand Frédéric, un bon général doit savoir revêtir tour à tour, dans ses batailles, la peau du lion et celle du renard (1). Aussi, presque toujours, les Romains applaudissent aux ruses de guerre, et leurs jurisconsultes les font rentrer dans la catégorie du dolus bonus. Quant à la pratique, on peut s'en faire une idée en feuilletant Frontin et Polyen, deux auteurs qui ont écrit l'un et l'autre de petites compilations sur les stratagèmes. Le premier, personnage consulaire, préteur sous le consulat de Titus et de Vespasien, composa son livre sous Trajan, après avoir fait lui-même la guerre en Bretagne ; le second était un orateur macédonien, qui vécut à la cour impériale sous les successeurs d'Antonin-le-Pieux. L'un cite cinq cent soixante-trois stratagèmes ; l'autre, neuf cents; comme on voit, ces catalogues ne manquent point d'abondance ; ils attestent l'imagination fertile des hommes de guerre de l'antiquité. C'est Annibal qui, pour épouvanter l'ennemi, rassemble un soir près de deux mille bœufs, fait attacher à leurs cornes des fagots en flammes, et les chasse ainsi, affolés et rugissants, vers les rangs de l'armée Romaine.

(1) Cicéron employait déjà la même comparaison, mais pour flétrir et la force et la ruse, la ruse plus que la force. « La force et la ruse, dit-il, sont les deux instruments de l'injustice : frauduleuse, elle est l'attribut du renard ; violente, elle appartient au lion. Sous l'un et l'autre de ces caractères, elles est indigne de l'homme mais la fraude est plus odieuse. L'iniquité la plus cruelle est celle qui colore ses plus noires trahisons d'un vernis de candeur. » De Off., I, 13.

C'est Sylla qui, pris dans un défilé, se retire dans le silence de la nuit avec toutes ses troupes, tandis qu'au camp désert un seul trompette, pour donner le change, sonne de trois heures en trois heures les veilles ordinaires et endort les Samnites dans une trompeuse confiance. Aussi bien, pourquoi rappeler tous ces récits ? De tels stratagèmes sont légitimes ; l'homme de guerre le plus scrupuleux pourrait les reproduire aujourd'hui.
Mais il y a stratagèmes et stratagèmes. Si les feintes guerrières plaisent d'ordinaire aux Romains, dans certains cas ils les réprouvent. Par exemple, ils n'admettent point l'usage du poison contre la vie d'un chef ennemi, l'anecdote du médecin de Pyrrhus en est la preuve. Ils blâment aussi l'empoisonnement des sources et des fontaines, et considèrent comme infâme un général qui a eu recours à ce moyen (1). Ils n'approuvent même pas toujours, quoique malheureusement ce scrupule soit chez eux trop rare, celui qui soudoie des assassins contre un adversaire loyal. C'est au point que le bon Vattel, commentant les récits de Tite-Live, en arrive à considérer les Romains comme un peuple trop généreux, trop naïf, bref trop peu ami de la ruse, il leur attribue des sentiments chevaleresques, humanitaires,

(1) Florus, II, 20.

et par conséquent les regarde à peu près comme des insensés. Toute la sanglante histoire de Rome s'élève contre une pareille légende. Cependant, de telles exagérations ne doivent point nous rendre injustes en sens contraire. N'oublions pas que la foi Romaine valut trop souvent la foi punique mais reconnaissons en même temps que, dans leur distinction des divers moyens de combat qui peuvent être employés contre les personnes, les vieux Romains ont su montrer quelque mépris pour la perfidie et quelque souci de l'honneur.

SECTION II. -Droit des choses.

I. Droits sur les biens des nationaux : réquisitions militaires. — C'est un principe reconnu de tout temps que la guerre doit nourrir la guerre. Une armée qui traverse un territoire a besoin de vivres, de fourrages, de voitures, de chevaux, de mille moyens de transport ou de subsistance, il lui faut obtenir ces ressources à tout prix, et, comme le temps presse, les prendre où elles les trouve. De là l'usage universellement admis des réquisitions en nature. Par ce moyen, l'autorité militaire peut exiger des habitants les objets qui lui sont indispensables, c'est une sorte d'expropriation pour cause d'utilité publique. Chez les peuples modernes, on distingue deux espèces de réquisitions : celles qui sont faites dans le pays même, et celles qui sont faites chez l'ennemi. Dans l'antiquité, évidemment, il ne pouvait être question de ces dernières. Le droit sur les choses de l'ennemi était un droit absolu par conséquent, point de ménagements à garder ; inutile de réglementer le pillage. Mais en revanche on connaissait les réquisitions nationales ; examinons leur aspect chez les Romains.
Bossuet dit quelque part que les Romains « ne marchaient pas à la conquête du monde par hasard, mais par conduite. » Cette pensée peut sembler exagérée, au premier regard, si on l'applique à notre
sujet. En effet, considérons l'époque de la République. Point d'armée permanente ; point de garnisons aux frontières ; point d'approvisionnements préparés. Il semble que rien ne soit prévu d'avance pour cette guerre sans cesse renaissante qui est l'art chéri du peuple-roi. Au fond, plusieurs motifs expliquent cette imprévoyance apparente : le peu d'étendue du territoire, qui permet de rentrer dans Rome à volonté, le défaut de troupes organisées, qui empècherait de surveiller des dépôts d'armes ou de vivres ; surtout les longues formalités de la déclaration solennelle, cette attente de trente-trois jours pendant laquelle on a le loisir de s'équiper. Mais cet état de choses n'en oblige pas moins l'armée à vivre sur l'habitant. Rome organise donc un système complet de réquisitions militaires, dont quelques textes peuvent nous pennettre d'esquisser les principaux traits.
La première question qui se pose est celle de savoir qui peut faire ces réquisitions. En d'autres termes, à quelle autorité appartient le droit de les ordonner? Au Sénat seul, sans aucun doute car il est le centre directeur de toute l'action militaire, et il importe notamment que les réquisitions soient dans sa main. Mais si ce droit n'appartient qu'à lui, il peut le déléguer à d'autres. A mesure que la République grandit, cet expédient devient de plus en plus nécessaire, aussi voit-on en maintes rencontres les consuls ou les généraux munis de ses pleins pouvoirs. Il est même certain qu'un général peut, de sa propre autorité et sans permission sénatoriale, exiger sur-le-champ certaines prestations urgentes, comme le logement et la nourriture des troupes dans les villes qu'elles doivent traverser.
Ce que nous venons de dire fait déjà prévoir que les réquisitions peuvent être de plusieurs sortes. On en distingue en effet deux catégories : les réquisitions générales et les réquisitions spéciales. Les premières ont pour objet d'approvisionner l'armée pour un temps assez long, souvent pour toute la durée d'une campagne, les secondes, moins lourdes, ne doivent subvenir qu'aux besoins temporaires d'une troupe en passage. Les réquisitions générales consistent d'ordinaire en des prestations de blé, que les gouverneurs répartissent entre les habitants de leur province ainsi fait Scipion en Sicile avant de partir contre les Carthaginois. Elles peuvent avoir un caractère plus original par exemple, le Sénat ordonnera aux citoyens de fournir des esclaves à la marine, et même de pourvoir, durant ce service public, à leur nourriture et à leur solde. Quant aux réquisitions spéciales, très semblables à nos réquisitions modernes, elles sont d'ordinaire imposées par un général aux habitants de la ville qu'il traverse. Elles comprennent surtout le vivre et le couvert des soldats, parfois des chariots pour transporter les provisions ou les machines de guerre, dans certains cas même des corvées en vue de certains travaux. Reste à savoir si ces réquisitions, quelle que soit leur nature, peuvent donner droit à une indemnité. Pour les réquisitions générales, la chose est certaine ; c'est ainsi que le Sénat ou les généraux fixent un taux, d'ailleurs arbitraire, d'après lequel on paie le blé fourni . Quant aux réquisitions spéciales, rien de moins sur que l'observation, en ce qui les concerne, de cette règle d'équité.
II. Droits sur les biens de l'ennemi — Lorsqu'on a le droit d'ôter la vie à quelqu'un, on aurait tort de respecter sa bourse. Qui prend l'existence peut prendre les biens (1).

(1) Cet argument à fortiori, évident pour qui se place au point de vue du droit romain, peut être contesté en thèse générale. En effet, si l'on regarde la guerre comme un grand duel entre Etats, une lutte franche et loyale de deux forces intelligentes, on doit y admettre le meurtre, mais non le vol. Un duelliste peut égorger son adversaire mais il ne dépouillera pas le mort. De même, en cas de guerre, la tuerie doit être considérée comme licite, mais le pillage comme immoral. C'est ce que soutient brillamment Proudhon, contre l'ancienne tradition des jurisconsultes (Grotius, Vattel, etc...), et il faut avouer que ses raisons sont solides.

Les Romains, nous l'avons vu, ont un pouvoir sans limites sur la personne de leurs ennemis ; combien plus sur leur patrimoine. Par la déclaration de guerre, ils ont voué aux dieux infernaux tout ce qui touche au peuple étranger, non seulement les hommes, les femmes, les enfants, les esclaves et tous les êtres humains, mais encore les champs et les villes, les maisons et les autels, les vaisseaux des ports et les trésors des temples, les fruits de la terre et les richesses des cités. Ils ont le droit absolu d'incendier les bâtiments, de brûler les récoltes, d'abattre les arbres, de détruire les semis d'immoeur les bestiaux, de tout piller, de tout saccager, de tout détruire, de transformer une ville opulente en un amoncellement de ruines et une campagne fertile en un désert. Ce droit, ils le proclament et ils l'appliquent. Les auteurs de l'antiquité sont unanimes à cet égard, et l'histoire confirme leurs théories. Donc, pouvoir entier sur toutes choses, sur le territoire comme sur le butin.
Sur le territoire, en premier lieu. En effet, le sol pris à l'ennemi cesse d'être sa propriété, pour devenir propriété romaine. Le vaincu est légalement exproprié par le seul fait de la victoire car là où les légions romaines ont porté leurs armes, elles ont conquis le sol par la lance, instrument et symbole suprême de l'acquisition, le transfert de propriété a lieu ainsi en fait et en droit tout ensemble, désormais les terres enlevées rentrent dans le champ du peuple-roi. Au point de vue juridique pur, cette formation de l'ager publicus est très logique. Elle peut s'expliquer aisément par la théorie de l'occupation. En effet, aux yeux des Romains, l'étranger ne saurait avoir de droits ; sa personnalité juridique n'existe pas ; sa propriété est une chimère. Le territoire qu'il possède en fait est en droit une res nullius. On peut donc l'acquérir par occupation, et, comme dit Gaïus*, où trouver une propriété plus légitime? Il semblerait, il est vrai, que ce territoire dût appartenir au premiev occupant, et non au peuple, comme l'affirment cependant tous les textes. Mais c'est le peuple entier qui a fait la conquête, c'est lui qui doit un bénéficier. On le considère comme une grande personne morale, et on lui attribue en bloc tout le sol occupé par les soldats.
Le territoire acquis, à quoi va-t-il servir ? Sur ce point il faut distinguer, car l'ager publicus peut recevoir des destinations multiples. En général, la plus grande partie est vendue par le ministère des questeurs, et le prix revient au trésor public, ce sont les agri quaestorii. Mais souvent aussi ces terres reçoivent des destinations plus spéciales. Au temps des premiers rois, on les donne aux pauvres gens, ou bien on les remet à des colons, qui les cultivent moyennant redevance ; à l'époque des guerres civiles, on les distribue volontiers aux vétérans et aux soldats signalés par leurs exploits ; toutes ces concessions, avec ou sans charges, forment la classe des agri assignati divisi. Enfin, de tout temps, et conformément aux principes généraux de la politique romaine, on laisse une portion considérable des terres conquises aux anciens propriétaires dépouillés mais ils ne les possèdent qu'a titre précaire, moyennant une redevance, et l'Etat s'en réserve le dominum. Le sol conquis est ainsi distribué de la façon la plus variée, soit qu'il perde en se transformant la qualité d'ager publicus, soit qu'au contraire il la conserve. Tels sont les droits de Rome sur le territoire ennemi, et la manière dont elle les met en pratique. Voyons maintenant ce que devient le butin proprement dit.
Le butin est le fruit du pillage, acte parfaitement licite aux yeux de toute l'antiquité. Entre ennemis, dans une guerre légitime la spoliation réciproque est de droit. Tous les objets, meubles ou immeubles, qui tombent sous la main du vainqueur, deviennent aussitôt sa propriété comme le territoire lui-même. Il est triste, mais juste, de constater que, si nous n'avons plus aujourd'hui les mêmes principes, nos pratiques guerrières pourraient trop souvent faire douter de ce progrès. M'oublions pas certains faits honteux, indignes d'une époque civilisée, comme par exemple la destruction de ce palais d'été du l'empereur de Chine que les troupes franco-anglaises mirent en feu après l'avoir pillé pendant deux jours ou bien ces odieux actes de pillage que commit en 1870 l'armée allemande, et qui furent maintes fois constatés par des témoins dont la véracité est hors de doute. Le droit a bien changé ; les mœurs peu. Pour en revenir aux Romains, nombre d'exemples prouvent combien le pillage leur paraissait naturel.

Je n'en citerai qu'un, celui de la prise de Syracuse. Syracuse est une ancienne alliée de Rome qui a passé aux Carthaginois ; longtemps, elle a résisté aux efforts obstinés de Marcellus, qui veut absolument la reprendre ; enfin, elle est enlevée d'assaut, et alors la vengeance des assiégeants est terrible. Le meurtre d'Achimède n'est qu'une épisode de cette effrayante victoire ; le général a permis un pillage universel, et les soldats se gorgent de richesses ; la ville entière est mise à sac, tous les habitants sont dépouillés ; c'est vainement que les malheureux Syracusains viennent ensuite se plaindre au sénat, demander qu'on leur rende au moins leurs propriétés privées ; le sénat les renvoie sans aucune pitié car la loi de la guerre l'y autorise. Par bonheur, les généraux ne poussent pas toujours aussi loin les conséquences de la conquête ; souvent au contraire leur clémence adoucit la rigueur du droit. Beaucoup pensent, comme Polybe, qu'il est bien permis de détruire les remparts, les portes, les citadelles, les vaisseaux de l'ennemi, mais que le dépouiller quand il est à terre, renverser sans motif ses temples et ses statues, brûler ses récoltes par rage, c'est faire preuve d'une folie sans nom. Par exemple, après la prise de Capoue, Rome disperse les Campaniens qui lui ont été infidèles mais elle n'emploie point le fer et le feu contre des murs et des maisons ; elle conserve cette riche cité, et toutes les nations voisines s'en réjouissent. Plutarque nous montre la modération de Flaminius, de Manius Aquilius, d'Emilius Paulus; le premier, après sa victoire sur Antiochus, et les deux autres, après les succès remportés sur les rois de Macédoine, n'épargnent pas seulement les temples grecs, mais se plaisent encore à les orner et à les enrichir de dons précieux. On voit par là que Rome traite les choses du la même façon que les personnes : en droit, elle a tous les pouvoirs ; en fait, tantôt elle les exerce, tantôt elle s'abstient d'en user, suivant la diversité des circonstances.
A ce propos, remarquons que les Romains, si scrupuleux observateurs de la religion nationale, ne respectent généralement pas les res ssacrae ou les res religiosae de l'ennemi. Cette différence s'explique par le caractère étroit de la religion antique. Chaque cité, nous l'avons vu, adore ses divinités poliades, et méprise les dieux étrangers ; rien d'étonnant par suite si l'armée prend plaisir à briser leurs statues, à ruiner leurs temples, et à venger ainsi ses dieux nationaux. Au reste, ces divinités du peuple étranger ont été battues avec l'ennemi lui-même ; ce sont des dieux vaincus, victos penates, comme dit Virgile ; dès lors, à quoi bon les épargner ? On traite d'ailleurs de même façon les sépulcres, et on les viole sans aucune hésitation car le culte des morts, comme celui des dieux, est propre à chaque cité particulière et ne s'étend point au dehors. Les frontières nationales se prolongent ainsi, comme par une gigantesque muraille, jusqu'au plus haut du ciel et jusqu'au plus profond des enfers. Sur la terre, rien de commun entre les hommes qu'elles séparent ; rien de commun non plus entre les morts ennemis qui vivent obscurément dans les enfers ; rien de commun enfin entre les dieux supérieurs qui se partagent l'empire céleste. Le monde est découpé en un certain nombre de régions bien limitées, fermées par des séparations infranchissables, qui partent chacune du séjour des dieux pour traverser les royaumes des hommes et aboutir au pays souterrain des morts ; de chaque côté du mur invisible se tiennent des dieux, des vivants et des morts, et toujours ceux qui sont du côté droit regardent d'un oeil haineux ceux qui se trouvent du côté gauche. Les Romains n'ont donc point à respecter les dieux des nations voisines. Et cependant, ils redoutent parfois de commettre des sacrilèges à leur égard. Cette pensée ne leur vient jamais lorsqu'il s'agit de faibles dieux locaux, sans grand pouvoir et de mince importance. Contre ceux-là, en peut marcher sans peur ; foin de ces petits dieux, et guerre aux peuples qui, naïvement, comptent sur leur aide au jour de la bataille ! Mais quelquefois l'ennemi semble être protégé d'une manière plus efficace, ses dieux sont de gros personnages, influents auprès du Destin, des dieux sérieux, des dieux terribles, et que la prudence conseille de ménager. Les Romains ont alors une vague idée que ces dieux-là pourraient bien être aussi puissants que les leurs propres, et comme il est toujours habile d'avoir des amis dans les deux camps, ils cherchent à se concilier leurs bonnes grâces. Dans ce dessein, avant de livrer bataille ou de monter à l'assaut, ils leur adressent des invocations flatteuses (1), et leur promettent des temples neufs pour le cas où ils voudraient bien venir à Rome.

(1). Macrobe nous en a conservé la formule : " Toi, ô très grand, qui as sous ta protection cette cité, je te prie, je t'adore, je te demande en grâce d'abandonner cette ville et ce peuple, de quitter ces temples, ces lieux sacrés, et t'étant éloigné d'eux, de venir à Rome chez moi et les miens. Que notre ville, nos temples, nos lieux sacrés, te soient plus agréables et plus chers ; prends-nous sous ta garde. Si tu fais ainsi, je fonderai un temple en ton honneur. » (Saturnales, III, 9). Cf, la prière de Camille sur le point d'attaquer Véïes, dans Tite-Live, V, 21.

En cas de succès, ils croient que les dieux étrangers, alléchés par l'odeur de leurs sacrifices, ont abandonné le peuple qu'ils protégeaient jadis pour entrer dans la cité romaine ; en conséquence, ils apportent avec respect au sein de la ville les images de ces transfuges divins, et c'est ainsi que s'accroît chaque jour l'immense panthéon national. Parfois aussi, soit respect des religions, soit peur des esprits, les Romains craignent d'user de tous leurs droits sur les choses que la victoire a rendues profanes ; Marcellus n'ose toucher aux objets sacrés, et Scipion, après la prise de Carthage, refuse leur part de butin aux soldats qui ont violé un temple d'Apollon. Mais ce sont là des circonstances assez rares (1).

(1) Depuis, certains Juristes ont changé tout cela et imaginé des procédés ingénieux pour toucher sans crainte aux choses sacrées. Quand elles appartiennent à de faux dieux, nulle difficulté. Mais que faire, se demande l'bonnéte Grotius, quand le vainqueur se trouve en face d'un édifice consacré précisément au culte qu'il professe lui-même ! Rien de plus simple ; avant de toucher aux choses saintes, on procède à une déconsécration régulière ; après quoi on peut les prendre à son aise. Le même auteur, en présence des tombeaux de l'ennemi, se trouve quelque peu embarrassé mais il réfléchit qu'après tout on peut bien les violer sans crainte, car qui oserait soutenir que ces tombeaux appartiennent aux morts. Les morts n'ayant point de propriété, les tombeaux sont aux vivants, et par suite il est permis de les violer, « pourvu qu'on ne s'écarte pas du respect dû aux cadavres ! » (Grotius, De jure belli et pacis, III, 5).

Dans tous les cas où le pillage a lieu, l'acquisition du butin se fonde sur la théorie de l'occupation. La propriété des immeubles ou des meubles enlevés à l'ennemi passe aux Romains de la même façon que celle de son territoire. Pour ces objets, comme tout-à-l'heure pour le sol, la propriété de l'étranger ne compte pas, c'est un fait sans nulle valeur juridique ; la chose possédée est res nullius ; chacun a le droit de s'en emparer. A tel point que Paul assimile juridiquement le butin aux iles nées dans la mer ou aux objets trouvés sur le rivage. D'où cette conséquence que la chose entre franche de toutes charges dans le patrimoine des Romains car ceux-ci ne sont point, en droit, les successeurs de l'ennemi dépouillé ; ils ont acquis sans que personne leur ait transmis véritablement ; il semble qu'ils se soient emparés de la chose au moment même de sa création, sans que nul l'ait possédée avant eux. Au surplus, de même encore que le sol conquis, et pour les motifs que nous avons déjà indiqués, le butin acquis par occupation appartient toujours à l'Etat. Tous les textes l'affirment, et la seule raison suffirait à l'établir. Le butin n'est donc point la propriété privée de chaque soldat pris individuellement, mais la propriété publique du peuple romain tout entier.
Il est vrai que, pour exciter l'ardeur des soldats, les généraux leur distribuent d'ordinaire une certaine part des objets conquis. Mais cette tolérance n'efface point le droit
absolu de l'Etat ; tout au contraire, elle le confirme. En effet, si les généraux peuvent, avec la permission du Sénat, accorder aux soldats de telles récompenses, ce n'est que par délégation et sous certaines réserves expresses. Ainsi, le chef qui préside au partage doit en rendre compte au Sénat, et malheur à lui s'il veut s'enrichir aux dépens du domaine public ! Il peut être accusé de péculat, et frappé d'une lourde amende. Scipion fut sévèrement puni pour avoir reçu quatre cent quatre-vingts livres d'argent de plus qu'il n'en avait versé au trésor. De même, les soldats ne doivent rien garder sans l'autorisation de leurs supérieurs, Au début de la campagne, on leur fait jurer de ne commettre aucun détournement sur le butin, de ne jamais piller pour plus d'un numme d'argent dans un rayon de dix mille pas autour du camp, ou tout au moins, s'ils prennent des choses d'une plus grande valeur, de le déclarer dans les trois jours au consul. Sous ces réserves, le chef militaire peut distribuer le butin à son gré, sans en référer au Sénat pour chaque partage. A cet effet, le butin étant amoncelé dans le camp, les tribuns procèdent à la répartition, au nom de l'Etat, et suivant les proportions fixées par le général lui-même. Quelquefois, on abandonne à chacun les objets qu'il a enlevés mais ce système a l'inconvénient de favoriser les plus rapaces, non les plus braves. On préfère donc, le plus souvent, une distribution proportionnelle au mérite réel de chacun. Comme les grades obtenus sont la mesure officielle de ce mérite, ce sont eux qu'on prend ordinairement pour base. C'est ainsi que les cavaliers reçoivent d'habitude le triple de ce qu'obtiennent les fantassins. Quant aux objets non distribués, ils sont presque toujours envoyés à Rome, où les questeurs les vendent au profit du trésor ; le butin, qu'on désignait auparavant sous le nom de praeda, se transforme alors en sommes d'argent appelées manubiae. Cependant le trésor n'absorbe pas toutes les richesses enlevées, et il en est que l'on conserve en nature ; c'est ainsi que Rome s'embellit des oeuvres d'art arrachées à la Grèce ou à l'Asie. Souvent aussi, les généraux emploient une partie du butin a rehausser l'éclat de leur pompe triomphale, ou à gagner la faveur du peuple en lui donnant des jeux au retour. Parfois enfin, ils consacrent le fruit du pillage à enrichir les temples des dieux. Camille par exemple, avant d'attaquer Véïes, avait fait à l'Apollon Pythien un voeu solennel qu'il accomplit en lui offrant la dime des dépouilles conquises. Quoi qu'il en soit, ces actes des généraux ne sont jamais qu'une concession de l'autorité publique, qui seule peut disposer de choses appartenant au peuple romain.Mais alors, que devient le droit du premier occupant ? Comment le concilier avec cette propriété de l'Etat sur tous les objets pris à la guerre? Au premier aspect, la question semble embarrassante, en effet, il est bien certain, d'une part, que le butin appartient au peuple : pour les immeubles, les textes sont formels ; ni quant aux meubles, tous les faits que nous avons rapportés, — le serment préalable des soldats, les distributions après la victoire, la vente par les questeurs et la loi du péculat, — sont décisifs en faveur de la même thèse. Mais d'autre part il existe certains textes qui reconnaissent le droit du premier occupant. Comment sortir de là? Par une distinction fort simple car, au fond, il n'y a point de contradiction réelle entre les deux séries de documents. Les textes qui consacrent le droit du premier occupant s'appliquent à des hypothèses particulières. L'un d'eux fait allusion uniquement, parmi les choses de l'ennemii, à celles qui étaient, lors de la déclaration de guerre, sur le territoire romain. Quant aux autres textes, ils trouvent leur explication dans les termes mêmes du serment militaire car la formule de cette promesse, toile qu'Aulu-Gelle nous l'a conservée, permet à chaque soldat de garder pour lui, soit les objets d'une valeur inférieure à un numme d'argent, soit le butin fait à plus de dix mille pas de l'armée. D'une façon plus générale, pour conciller ces différents textes, il suffit de distinguer les choses prises par l'armée régulière, dans une action d'ensemble et sur l'ordre des chefs, de celles que peuvent se procurer les soldats par leurs maraudes individuelles. Les unes sont la règle, les autres, l'exception. Les premières appartiennent au peuple ; les secondes, au capteur.
Nous avons dit plus haut que le post liminium s'applique aux choses comme aux personnes. Qu'il s'agisse d'un territoire ou d'un butin mobilier, d'une chose qui appartient au peuple ou d'un objet qui revient au capteur, dans tous les cas le post liminium s'applique, parce que dans tous les cas l'occupation est du jus gentium, et qu'il importe de pouvoir remédier aux spoliations réciproques des deux armées. Puisque la prise de possession en temps de guerre fait naitre un droit de propriété, il est juste que, la possession venant à cesser, ce droit disparaisse avec elle puisque l'occultation rentre dans le jus gentium, il faut que le post limitium s'y place près d'elle afin de tempérer ses résultats. Le droit romain lui donne en effet ce rôle, d'où dérivent plusieurs conséquences intéressantes. Ainsi, lorsqu'une chose prise par l'ennemi revient au pouvoir des Romains, elle est attribuée, non pas au peuple ou au premier occupant, mais à son ancien propriétaire, et dans les conditions où elle se trouvait lorsqu'elle lui a été enlevée. Réciproquement, lorsqu'une chose prise à l'ennemi retombe en son pouvoir, puis vient a être reprise par les Romains, elle appartient, non pas à l'ancien propriétaire romain mais bien à l'Etat ou au capteur.



Ces règles fondamentales s'appliquent à la fois au territoire et au butin. Il n'en est pas de même de certaines décisions plus spéciales que nous trouvons chez les jurisconsultes. Par exemple, en ce qui touche le territoire, on peut remarquer que les Romains se refusent toujours à admettre l'occupation définitive de leur sol ; ils ne le considèrent pas comme une res hostilis proprement dite, mais comme une sorte de propriété en suspens, qui doit presque sûrement leur revenir ; aussi a-t-on le droit d'en faire un legs sous la condition tacite du post liminium. Le butin mobilier a également ses caractères propres. C'est ainsi que le post liminium ne s'applique point aux vêtements et aux armes ; il est honteux pour un soldat de se laisser prendre de tels objets, et il serait imprudent de lui accorder à leur endroit le bénéfice d'une fiction favorable. Mais en revanche le post liminim peut avoir lieu pour les vaisseaux de guerre, pour les galères de transport, pour les chevaux soumis au frein, pour mille objets de toute espèce. Quant aux esclaves, s'ils reviennent à Rome, ils tombent au pouvoir de leur ancien maître, lors même qu'ils auraient été dans l'intervalle affranchis à l'étranger mais, par exception, il ne suffit point, pour que le post limimium ait lieu dans l'espèce, que l'esclave ait traversé la frontière ; il faut encore que l'ancien maître ait pu appréhender sa personne, et qu'il en ait réellement pris possession

CHAPITRE II

RELTIONS ENTRE LES BELLIGERANTS

SECTION I — Le droit des ambassadeurs.
C'est un principe sacré, chez les nations antiques, que le respect des ambassadeurs. Sans cette règle, que seraient les relations des cités ? A un époque où les peuples se regardent comme tout à fait étrangers les uns aux autres, où chacun se renferme dans son petit territoire et n'aperçoit qu'ennemis au dehors, les ambassadeurs sont le seul lien qui rapproche les nations entre elles, et leur protection est le seul principe qui établisse quelque bonne foi dans leurs rapports. Les cités antiques sont séparées par l'abîme profond des mœurs et des lois ; le droit des ambassadeurs est un pont jeté sur cet abîme. C'est pourquoi tous les peuples le reconnaissent. Pour s'en convaincre, il suffit de se rappeler les vieux auteurs grecs, Homère par exemple. A Rome, le jus legatorum est une religion. « Sacrum legatorum jus et fas», écrit Tacite dans sa langue d'airain, et cette parole solennelle condense en trois mots la pensée de toute une nation. Cicéron déclare que l'ambassadeur ne doit jamais être si tranquille qu'au milieu des ennemis de sa patrie, et le jus legationis lui apparaît comme quelque chose de divin ; Denys s'écrie que le legatus doit être respecté et vénéré à l'égal des ministres du culte et que d'autres témoignages ! Partout, les ambassadeurs sont considérés comme des personnages inviolables. Et leur caractère sacré ne disparaît point lorsque l'état de paix vient à prendre fin ; il subsiste encore en temps de guerre. Aussi convient-il d'en dire ici quelques mots.
En principe, Rome reçoit toujours les ambassadeurs qu'on lui envoie. Cette réception est considérée comme une loi du droit des gens, loi reconnue d'ailleurs chez toutes les nations antiques ; c'est ainsi qu'Annibal ayant repoussé les envoyés du carthaginois Hannon, celui-ci l'accuse d'avoir violé le droit des gens, et les historiens approuvent ce reproche, Le sénat romain ne refuse jamais de recevoir des ambassadeurs, à moins de circonstances exceptionnelles et encore, dans ce ças, a-t-il bien soin de motiver sa décision. Par exemple, il est évident que, pour être admis en présence du sénat, un envoyé doit être le représentant d'une nation indépendante. Aussi refuse-t-on d'agréer les ambassadeurs d'Antoine, qui n'est pas un ennemi public, mais un concitoyen, et dont la révolte ne saurait être regardée comme une guerre légitime. De même, on dénie volontiers à des personnages suspects le droit de représenter ceux qui les envoient ; on refuse de recevoir les Carthaginois, parce que leur armée est en Italie, et, dans une circonstance non moins claire, un ordonne aux envoyés de Jugurtha, vaincu,de quitter Rome dans les dix jours .Mais de telles résolutions, rares dans les annales romaines, ne prouvent-elles pas elles-mêmes, toute l'importance attribué au rôle des ambassadeurs ? D'une manière générale, ce caractère n'est dénié qu'aux délégués de princes ou de chefs d'armée qui n'ont jamais eu la puissance souveraine, ou qui en ont été dépouillés et dans les cas mêmes où le sénat ne consent point à reconnaître ces ambassadeurs douteux, il leur accorde au moins pendant quelques jours le privilège de l'inviolabilité, pour leur permettre de retourner paisiblement auprès de leurs maître. Donc, en principe, Rome reçoit toujourt les légations ; elle ne les refuse qu'à regret et dans des circonstances toutes particulières.

Supposons les ambassadeurs accrédités. Ils ont maintenant des droits et des devoirs. Des droits, d'abord; et en effetl, leur protection est toujours assurée. On peut refuser quelquefois de recevoir des envoyés ; une fois reçus, on ne les maltraite jamais. C'est une règle absolue et sans aucune exeption; durant les sept siècles qu'on duré la Royauté et la République, il serait impossible de trouver un seul cas où elle est été violé impunément. Toujours au contraire on voit les ambassadeurs protégé par un respect religieux qui s'étend même aux personnes de leur suite (1). II est vrai qu'en certaines rencontres l'histoire romaine nous montre des ambassadeurs maltraités mais c'est qu'ils n'étaient point envoyés, par un peuple étranger, aux Romains eux-même : c'était des ambassadeurs échangés entre deux nations également ennemies de Rome. Alors, point de pitié, et cela se comprend : par exemple la flotte romaine ayant saisi les ambassadeurs envoyés aux Carthaginois par Philippe de Macédoine , le sénat les jette en prison et fait vendre ceux qui les accompagnent, laissons ce cas tout particulier. En principe, les ambassadeurs sont respectés et même peu importe qu'ils soient envoyés par des Alliés ou par des ennemis de Rome. Sans doute, on ne traite pas tout à fait de la même manière ces diverses catégories de députés.

(1)Ulpien, I.7, Dig.. ad legem Juliam de vi publica, XLVIII, 6.. — Cette loi Julia, rendue sous Auguste, est évidemment étrangère à la période que nous étudions plus spécialement. Mais toute les fois que nous citons ainsi des textes postérieurs à la République, c'est qu'ils ne font que continuer et consacrer le droit antérieur.

Ceux des nations amies sont logés dans la Ville même, aux frais de l'Etat ; le Sénat leur fait des cadeaux l'arrivée, leur prête des navires au départ. Au contraire, les députés ennemis ne peuvent entrer dans Rome ; ils sont logés dans une maison située hors des portes de la Ville. Mais ce ne sont là que des nuances dans l'accueil, et, pour tous, la protection est égale.
Aux privilèges que nous venons d'indiquer, doivent correspondre certains devoirs ; et en effet, les ambassadeurs sont tenus à quelques obligations bien naturelles. Ainsi, Rome ne saurait souffrir que leurs immunités deviennent un danger pour elle. Même après la déclaration de guerre, ils restent libres dans la Ville, préservés contre tout danger, évidemment, dans cette condition, ils seraient peu honnêtes d'intriguer sourdement en faveur de leur patrie, et de s'immiscer ainsi dans une lutte dont ils ne partagent point les périls.Ils jouissent d'une situation exceptionnelle ; ils auraient tort d'en abuser contre ceux qui la leur ont faite. Par conséquent, s'ils viennent à se rendre indignes de la protection qu'on leur accorde, rien de plus juste que de réprimer aussitôt leurs secrètes menées. C'est à l'expulsion qu'on a généralement recours. Telle est l'histoire des envoyés de Tarquin, venus à Rome en apparence pour réclamer les biens de l'exilé, en réalité pour fomenter un complot qui lui eût livré la ville ; les Romains découvrent l'intrigue, et, tout d'abord, jettent les envoyés en prison puis réfléchissant que cette peine pourrait être contraire au droit desgens, ils les délivrent et se contentent de les expulser. D'autres exemples paraissent moins favorables à la modération romaine. Ainsi, pendant la seconde guerre punique, un certain Philéas vient en ambassade à Rome, au nom des gens de Tarente, et fait évader les otages de son pays ; on les reprend, et on les met tous à mort, le député comme les autres. Mais, outre que le caractère d'ambassadeur de Philéas n'était pas bien sûr, les Romains eussent été naïfs de pratiquer une générosité trop grande à un moment où la patrie était en danger. D'ailleurs, en des temps moins terribles, la seule peine appliquée aux ambassadeurs est l'expulsion. C'est au point qu'on n'ose pas même les maltraiter par représailles. Les Carthaginois ayant emprisonné un député romain, Hannon exprime la crainte qu'on ne le traite de même ; le consul romain lui répond superbement que la bonne foi traditionnelle de son pays doit suffire à le délivrer de cette peur. Scipion agit de même en un cas semblable. On peut donc rendre cette justice aux Romains que chez eux le droit des ambassadeurs est vraiment sacré, soit en théorie, soit on pratique. La sanction des principes que nous venons d'indiquer est d'ailleurs fort rigoureuse.

Tout acte commis contre un ambassadeur régulier, toute injure adressée à sa personne ou à celle de ses compagnons entraine une satisfaction immédiate. Cette satisfaction consiste parfois dans la déportation ou le dernier supplice, le plus souvent dans l'extradition du coupable au peuple outragé. Nous avons vu que, dans ce dernier cas, les fétiaux donnent un avis préalable, que le Sénat repousse ou admet puis ils procèdent, s'il y a lieu, à la tradition solennelle. C'est ainsi que, sous le consulat d'Emilius Lepidus, deux citoyens, ayant frappé les ambassadeurs carthaginois, sont accusés, jugés et emmenés à Carthage, sur l'ordre du préteur de la ville. Par conséquent, en règle générale, tout citoyen qui maltraite un ambassadeur étranger est livré aussitôt à la nation que ce dernier représente à Rome. Reste à savoir si, dans tous ces cas, les fétiaux ont une véritable compétence judiciaire, ou si, le Sénat et le peuple ayant tous les pouvoirs réels, la mission du collège n'a trait qu'aux formalités de procédure ; nous avons dit plus haut pour quelles raisons le second point de vue nous semblait plus juste. Quant aux formes mêmes de la deditio, nous les avons également étudiées. Qu'il nous suffise donc de rappeler, pour terminer sur cette sanction du droit des ambassadeurs, qu'à défaut de la satisfaction demandée, le coupable s'expose toujours à de terribles représailles. Ce fut le cas du chef des Fidénates, Tolumnius ; il avait fait massacrer quatre envoyés romains, dont les statues furent plus tard érigées au forum ; les Romains, apprenant ce crime, lui déclarent aussitôt la guerre, et comme un certain moment les légions semblaient plier devant le roi ennemi : « Le voilà donc, s'écrie le tribun Corn. Cossus en s'élançant contre lui, le voila cet infracteur des traités, ce violateur du droit des gens ! Oui, si les dieux veulent qu'il y ait encore quelque chose de sacré sur la terre, je vais immoler cette victime aux mânes de nos ambassadeurs !... » Plus tard, une ville gauloise ayant violé le droit des ambassadeurs, César fait égorger les sénateurs de l'endroit, et vendre à l'encan la population tout entière. Réciproquement, dans l'affaire de Clusium, Rome ayant refusé l'extradition des trois Faibius, qui, malgré leur caractère d'envoyés, avaient pris les armes contre les Gaulois, ceux-ci, dans leur juste colère, assiègent furieusement la Ville, l'emportent d'assaut, la mettent à sac, et il ne reste bientôt plus aux sénateurs coupables qu'à demeurer dans le forum, assis sur leurs sièges d'ivoire, attendant la mort. Tel est le droit des ambassadeurs dans l'antiquité, et telles peuvent être, pour qui le méconnaît, les sanctions terribles de l'extradition et de la guerre.
D'une manière générale, il est juste de dire que ce droit fait grand honneur aux Romains. Nous n'avons pas souvent à faire l'éloge de leur politique quand l'occasion s'en présente, sachons la saisir. D'autant plus que les modernes n'ont guère imité sur ce point la prudence de Rome. Au Moyen âge, les ambassadeurs sont rarement protégés. Qu'on prenne par exemple, entre les poèmes des trouvères, l'histoire de « Renaud de Montauban .» (1) Lorsqu'un envoyé vient, au nom de l'empereur, sommer quelque seigneur récalcitrant de comparaître, il est à peu près sur d'être tué ainsi le duc Reuve, aux premiers mots d'une telle ambassade, est pris d'une fureur irrésistible ; il se dresse violemment, et fait signe à ses hommes : « Prenez-moi les mesages, chascun soit destranchiés » et lui-même, se jetant sur eux, en fend un du crâne aux mâchoires. Au reste, il faut dire que les envoyés se comportent de semblable manière. Le fils de Charlemagne, messager de son père qui lui a longuement recommandé la modération, arrive à peine devant le duc Beuve, qu'il prend la parole en ces mots : « Dame Dex confunde duc Buef et sa chevalerie ; » si tu ne viens, ajoute-t-il, servir l'empereur, « en haut seras pendus à un arbre ramée, — et ta moiller sera honie et vorgondée » puis s'emportant de plus en plus : « Foi que doi

(1) Nous empruntons ces citations à M. Taine, "Nouveaux essais de critique et d'histoire".

le mien père, — poi s'en faut ne t'oci à m'espée acérée. » Tel est le ton des députés et de ceux qui reçoivent leurs ambassades. Et ces personnages des trouvères ont leur pendant chez nos vieux chroniqueurs. « Les ambassadeurs, dit Froissart, sont tout joyeux quand ils se trouvent emprisonnés sains et saufs, » En somme, jusqu'en plein xvi° siècle, le droit des ambassadeurs n'existe point. C'est seulement vers cette époque qu'on organise une diplomatie régulière, et qu'on cherche à établir entre les peuples un peu de cetteégalité qui seule peut fonder le droit des gens. Mais en dépit de ces progrès, le droit des ambassadeurs est souvent nié et, même dans l'Europe contemporaine, les cas de violation sont innombrables. Par conséquent, sur ce point spécial, rendons hommage à la sagesse des Romains, et reconnaissons que les nations modernes, loin de les avoir laissés en arrière, pourraient encore prendre à leur école de bons exemples et d'utiles leçons.


SECTION II. — La religion du serment : les indutiae et les sponsiones.
Comme les privilèges des ambassadeurs, les serments faits à l'ennemi sont pour les Romains chose sacrée. Rien de plus naturel car chez tout le peuple antique, la religion était maîtesses souveraine de la vie publique aussi bien que la vie privée,le serment doit jouer un rôle considérable dans les conventions des Etats commedans celles des particuliers. Les croyants d'une religion toute formaliste ne peuvent s'habituer à voir dans une promesse simple et une quelque chose d'absolument obligatoire pour qu'ils se sentent tout à fait liés, pour qu'ils respectent sans hésitation la parole donnée, il faut qu'elle soit enveloppée d'un certain appareil religieux. Aussi, quand un Romain fait une promesse, il jure toujours par quelque de sacré, par Jupiter ou par les autres dieux, par le soleil ou par sa propre tête, par les enfers, par la terre ou par le ciel ; peu importe l'invocation mais il lui en faut une ; autrement, il ne se croirait tenu qu'à demi, et, l'intérêt aidant, céderait volontiers à la tentation d'une tromperie fructueuse ; le prestige d'une solennité religieuse parvient seul à le retenir. Le serment est donc une religion et cette religion a son culte. En effet, parmi les dieux innombrables que les Romains peuvent invoquer dans leurs promesses, il en est un qu'ils préfèrent à tous les autres : Dius fidius, ou Jupiter considéré comme génie de la bonne foi ; or ce dieu a ses autels propres et ses temples traditionnels. On l'adore surtout dans un sanctuaire érigé sur le Quirinal, à côté du vieux Capitole ; là s'élève le temple principal, celui du Dius Fidius colle, de l'antique divinité Sabine qui représente par excellence le respect du droit et de et de la parole jurée ; on y conserve des reliques fameuses qui attestent soit la fidélité privée et domestique, comme bon exemple le fuseau et la quenouille de la vertueuse reine Tanaquil, soit la fidélité internationale, comme ce bouclier de bois recouvert de cuir, où fut inscrit le traité deTarquin l'Ancien avec la ville de Gabies. Un plus tard, un second temple est au même culte, au sommet du mont Capitolin, et dédiée à la bonne foi du peuple romain, Fides Populi Romani, pour éviter toute pour éviter , on dépose chez cette divinité nouvelle, comme chez l'ancienne, une copie des traités publics. Ainsi, le serment est mis, en principe, sous la garantie de Jupiter; et comme ce dernier est le dieu du ciel, on ne le prend à témoin qu'en plein air, à ciel ouvert, sub dio, soit dans son temple, qui est hipèthre, soit dans le compluvium des maisons. Telle est la religion du serment, et par ce que nous venons de dire, on comprend déjà quelle doit être son influence pratique.
Tous les auteurs romains le proclament en effet ; poètes, orateurs, historiens sont en ce point unanimes. Citons seulement Cicéron : "il n'est point de lien plus fort que le serment ! "s'écrie-t-il. Témoin la loi des Douze Tables ; témoin les saintes formules que nous suivons pour engager notre foi ; témoin nos alliances, où le serment nous oblige envers nos ennemi» eux-mêmes ; témoin les recherches des censeurs, sévères surtout en ce qui concerne la sincérité des serinents Et la pratique de Rome semble bien conforme à cet idéal de ses écrivains. Les exemples abondent. Qu'il nous suffise de rappeler, avec Cicéron, celui de Regulus préférant une mort atroce à la violation du serment prêté. Voilà bien la loyauté des premiers âges ! Mais ne soyons pas trop enthousiastes, et n'oublions point quelle est, dans la vieille Rome, la cause de cette belle honnêteté. Elle a pour source principale, non pas un pur sentiment du devoir et un héroïsme vraiment humain, mais l'effroi religieux qu'inspire cette chose redoutable : le serment prêté aux dieux nationaux. Si les Romains respectent toujours la parole jurée à l'ennemi, ce n'est point parce qu'ils se sont obliges envers cet ennemi lui-même, c'est par crainte de leurs propres dieux, qu'ils ont solennellement pris à témoin, et dont ils prévoient avec terreur les malédictions possibles. Un simple fait le prouve : l'excès même du scrupule qu'ils mettent à observer leurs serments envers des ennemis qui les trompent. Une nation naturellement honnête exécute sans ostentation les engagements qui la lient mais si l'ennemi refuse de remplir les siens, elle a le droit de juger le contrat rompu et de ne plus exécuter des obligations désormais sans cause. Tout autre est le point de vue des Romains. Ne se croyant engagés qu'envers leurs propres dieux, ils ne considèrent point la mauvaise foi de l'ennemi comme susceptible de les relever de leurs serments. Durant les guerres d'Afrique, trompés sans cesse par les Carthaginois, ils se refusent toujours à imiter cet exemple par représailles. Les Portugais ayant violé une alliance au mépris de tous leurs serments, Servius Galba juge légitime de ne point observer lui-même les traités qu'il leur a consentis ; ses compatriotes le regardent comme un perfide. Tous ces faits, si admirés par les historiens, prouvent simplement que les Romains n'eurent aucune notion d'un droit des gens supérieur. Leur respect du serment n'est point juridique mais religieux ; il a sa cause dans le culte étroit de la cité, non dans le sentiment des devoirs qui peuvent lier les nations entre elles.
Aussi, la religion déclinant, le respect du serment s'efface lui-même. L'intérêt devient la seule règle, et la politique

des résultats l'emporte dans les délibérations du Sénat. Partout, ces combats que les vieux Romains nommaient des "commerces de guerre", perdent leur antique loyauté. Un général, ayant fait avec l'ennemi une trêve de trente jours, ravage ses terres pendant la nuit, sous prétexte que les nuits ne sont pas des jours. Un autre, Labéon, ayant promis à Carthage de lui rendre la moitié de ses vaisseaux, les fait scier en deux cyniquement pour accomplir sa promesse. Naturellement, Cicéron s'indigne mais quoi de plus simple que de telles pratiques, à l'heure où disparaît le seul frein qui eût pu les empêcher ? C'est pourquoi, lorsque le consul Marcius revient à Rome, proclamant avec orgueil l'habile tromperie qui lui a permis de vaincre le roi de Macédoine, les vieux réactionnaires du Sénat cherchent en vain à le flétrir ; leurs plaintes disparaissent dans le triomphe éclatant des jeunes utilitaires qui l'applaudissent; Tite-Live nous a conservé le récit de ce débat mémorable, qui consacra toute une révolution d'idées (1). C'est que le respect du serment était une religion, et rien que cela ; il n'avait point de racines profondes dans le sens juridique de Rome ; c'était affaire de culte intérieur, non de droit international.
Ces principes posés, nous pouvons maintenant dire un mot des traités que les Romains passent durant la guerre.


(1) Tite-Live, XLII, 57.

Ils les désignent sous le nom d'indutiae. Trêves, armistices, suspensions d'armes, toutes les conventions auxquelles nos langues modernes donnent des noms si variés, sont comprises sous ce terme générique. Les indutiae se distinguent du fœdus en ce qu'elles ne mettent pas fin aux hostilités d'une manière définitive. Ce sont de simples trêves, non des traités de paix. Par elles, les combats cessent ; la guerre continue. Elles ne font qu'apporter aux belligérants, durant l'état de guerre, des repos plus ou moins longs : en général quelques jours parfois aussi vingt uns, trente ans, cent ans même (1). Comme on voit, rien que de très variable dans la durée et l'importance de ces suspensions. Aussi ne sont-ce pas toujours les mêmes personnes qui ont droit de les consentir. Les généraux peuvent conclure des indutiae pour une période un peu brève, par exemple pour quelques jours. Ils usent de ce pouvoir dans divers cas : soit pour donner aux troupes un répit nécessaire, soit pour enlever les blessés, soit pour célébrer certaines fêtes sacrées, soit pour laisser à l'ennemi le temps d'aller faire à Rome des propositions de paix. D'ordinaire, ils n'accordent ces trêves que sous certaines conditions et moyennant divers avantages, comme une remise

(1) Tite-Live, I, 15 ; VII, 20 ; IX, 37.

d'argent ou de blé. Ainsi, les Carthaginois voulant envoyer des ambassadeurs à Rome, Scipion ne les y autorise que moyennant trente mille livres d'argent ; pour obtenir une trêve d'un an, les Volsiniens doivent payer aux soldats romains une année de solde. Le droit des généraux peut ainsi s'étendre jusqu'à des trêves de six mois ou une année. Mais au-delà, évidemment, l'intervention du Sénat devient nécessaire. Dans ce dernier cas, les fétiaux sont appelés à sanctionner la convention. Quant à la ratification du peuple, elle ne parait point indispensable. Ces longues trêves ne sont d'ailleurs consenties, comme les courts armistices, que sous diverses conditions, d'ordinaire moyennant un tribut annuel. Elles ont sur les traités cet avantage de permettre, à leur expiration, une reprise de la guerre sans l'autorisation du peuple et sans souci de prétextes nouveaux.
Ainsi se forment les indutiae. Une fois conclues, et quels que soient leurs caractères au point de vue du délai fixé ou des personnes qui ont pu les établir, elles doivent être rigoureusement observées. Même quand leur terme est arrivé, la guerre ne saurait être reprise qu'après une nouvelle déclaration des fétiaux. A plus forte raison tout acte d'hostilité est-il interdit pendant le temps de leur durée. Ces suspensions sont d'ailleurs, en fait, très respectées. A tel point que, durant une trêve entre Rome et Porsenna qui l'assiégeait, on put voir les chefs ennemis venir assister sans crainte aux jeux du cirque et y remporter le prix de la course en chars. C'est dire que la violation des indutiae apparait comme un crime énorme. Le coupable est presque toujours extradé. Tel fut le sort de ce riche citoyen, Brutus Papius, que les Samniles, par l'intermédiaire de leurs fétiaux, livrèrent sans pitié à la vengeance romaine comme indutiarum ruptor.
Il est une autre espèce de conventions que les Romains pratiquent en temps de guerre. Ce sont les sponsiones , sortes de traités provisoires que les chefs militaires peuvent consentir sous réserve d'une ratification ultérieure. Les généraux, qui ne sauraient conclure de leur propre autorité ni une longue trève, ni surtout un traité de paix, ont en revanche le droit de préparer ce traité définitif par un engagement provisoire. Ils promettent en leur nom et se portent forts, à leurs risques et périls, du consentement du Sénat et du peuple. Cette promesse engage l'ennemi, par exception au principe général que la sponsio n'oblige point les pérégrins. Elle lie aussi le général qui l'a faite. Mais le sénat et le peuple ne sont point tenus. Le sénat peut donc refuser la ratification. Dans ce cas, le projet de convention n'est pas même soumis au peuple ; on lui demande seulement de confirmer un senatus-consulte qui ordonne l'extradition du général engagé. Si au contraire le Sénat approuve, il demande au peuple son avis. Est-il favorable? On conclut le traité de paix. Est-il contraire? On extrade le
général. Pour y échapper, le malheureux n'a qu'une ressourçe : essayer de remplir de quelque autre façon son imprudente promesse, par exemple en payant une forte somme d'argent ; ce fut le cas de Fabius Maximus. Faute du quoi, il est livré aux mains des fétiaux, qui doivent l'abandonner à l'ennemi. Cette deditio est, comme toujours, solennelle. Les fétiaux conduisent à la frontière le général dont la personne est devenue caution du futur traité, et avec lui tous ceux qui ont pris part à son serment . On les déshabille, on les enchaîne puis le chef du collège les livre à l'ennemi par des formules sacramentelles : " Puisque ces hommes, sans la participation du peuple romain des Quirites, ont répondu de la conclusion d'un traité de paix, et que ce faisant ils ont commis une grande faute, je vous les amène pour décharger le peuple romain d'un crime impie, et je vous les livre !" Dès lors, Rome a la conscience tranquille ; elle se croit déliée de toute obligation divine ou humaine ; elle peut reprendre la guerre d'un cœur léger (1).
L'exemple le plus caractéristique est celui des Fourches-Caudines (2). Inutile d'en refaire le récit trop connu. On sait comment le consul Postumius, qui avait conclu cette paix désastreuse, fut désavoué par le Sénat et livré aux Samnites, pieds et poings liés, avec ses tribuns. Mais comment juger la conduite de Rome en cette occurrence ? Sur ce point, vif débat entre les auteurs. Les uns, adversaires du prétendu droit des gens de Rome, n'ont pas assez de termes méprisants pour flétrir sa perfidie. Les autres, partisans du même droit des gens, déclarent que la chose fut absolument régulière, juridique, correcte, et s'étonnent presque d'avoir à justifier des procédés aussi délicats. Fidèle à notre méthode de conciliation, nous resterons entre ces deux extrêmes. Nul doute qu'au point de vue de la procédure interne, on puisse expliquer aisément la deditio de Postumius ;

(1) T.-L., IX, 8.
(2) T.-L., IX, 5-10. — Cf. la "deditio" de C. Hostilius Mancinus aux Numantins. Cic., "De Orate", I, 40, II, 32 ; "De Off.", III, 30. T.-L., Epit., 56. Plut., Tib. Gracch., 7.

ce général avait fait une sponsio, non un foedus par conséquent, le Sénat et le peuple étaient en droit de le désavouer. Mais pour qui juge le fait au point de vue de la simple honnêteté vulgaire, il est clair que l'emploi d'un tel artifice légal pour duper des ennemis confiants constituait une basse tromperie. Il eût été au moins convenable de les avertir au préalable, de leur faire comprendre la possibilité d'un désaveu que leurs âmes droites ne pouvaient prévoir. Respect des formes et fourberie dans le fond, tel est en somme, ici comme partout, le droit international de Rome. Au reste, un petit incident de cette grosse affaire met bien la chose en relief. Nous sommes au moment de la deditio ; le fétial vient de prononcer les dernières paroles ; à cet instant, Postumius lui donne de toute sa force un coup de genou contre la cuisse, et s'écrie triomphant : " Je suis maintenant un citoyen samnite ; toi, fétial, tu es un ambassadeur ; j'ai violé en ta personne le droit des gens ; Rome aura ainsi un nouveau et juste sujet de guerre !" Après ce trait grotesque du consul romain, écoutons l'éloquente et grave protestation du général samnite, Caïus Pontius ; c'est là qu'on trouve le véritable accent de la justice indignée : " Aurez-vous toujours des prétextes, ô Romains, quand vous êtes vaincus, pour ne pas tenir votre promesse ? Vous avez donné des otages à Porsenna, et vous les avez dérobés par fraude.

Vous avez racheté à prix d'or votre cité aux Gaulois, et ils ont été massacrés à l'instant où ils recevaient l'or. Vous avez conclu la paix avec nous, afin qu'on vous rendit vos légions prisonnières, et voila que vous éludez cette paix, couvrant toujours vos perfidies de quelque semblant de justice ! Je ne reçois pas, je ne regarde pas comme livrés ceux que vous feignez de livrer. Faites la guerre maintenant parce que Sp. Postumius vient de frapper du genou le fétial, votre envoyé. Sans doute les dieux croiront que Postumius est un citoyen samnite, non un citoyen romain, et que le droit des gens a été violé dans le Romain par le Samnite ! Et l'on n'a pas honte de jouer en plein jour ces comédies religieuses ! Des vieillards, des consulaires cherchent pour manquer à leur foi des détours indignes de petits enfants ! » Rien de plus juste. Toujours, à Rome, le formalisme religieux et juridique déborde la véritable équité. Des procédures toutes matérielles, des cérémonies creuses, des artifices enfantins servent à masquer la mauvaise foi latente. Le droit international de Rome est ainsi à double face, correction d'un côté, perfidie de l'autre. La paix caudine le prouve admirablement. En définitive, il y eut là un parjure, mais un parjure légal. C'est le suprême épanouissement, et comme le bouquet de la politique romaine.

TROISIÈME PARTIE

Après la guerre.

CHAPITRE PREMIER

FIN DE LA GUERRE PAR UNE "DEDITIO"
Les juristes modernes enseignent qu'on peut terminer la guerre de trois façons : soit par la cessation de fait des hostilités, soit par la soumission absolue d'un état conquis ou absorbé, soit enfin par la conclusion d'un traité de paix. De ces trois moyens, le premier ne fut jamais admis dans le monde antique ; une reprise tacite et sans forme des relations pacifiques, par suite de la lassitude des belligérants, n'eût pas semblé assez solennelle et assez nette. On eut donc toujours recours, soit à une soumission complète, soit à un traité ; chez les Romains, à une deditio ou à un foedus. La deditio est ainsi le premier moyen de mettre fin à une guerre.
On la retrouve chez tous les peuples antiques. C'est ainsi qu'il suffit, pour la constater à la fois dans les coutumes asiatiques et grecques, de se rappeler le fameux prélude des guerres médiques. Darius a des motifs de ressentiment contre les Athéniens, qui ont pris et incendié la ville de Sardes. Son premier acte est d'envoyer aux cités grecques des hérauts qui leur réclament, comme hommage de vassalité, la poignée de terre et la cruche d'eau. Voilà bien le symbole de sujétion, l'image du pouvoir absolu sur une contrée ; elle est tout entière représentée par cette double offrande ; qui l'accorde livre le pays. La renommée terrifiante du grand roi incline la plupart des villes à consentir. Thèbes elle-même, la cité de Cadmus, lui envoie une motte de la glèbe sacrée où avaient été semées les dents du dragon et d'où les ancêtres étaient sortis en armes. Sparte et Athènes répondent autrement à l'insolente sommation du despote perse. Les Spartiates jettent l'ambassadeur dans un puits, et lui crient d'aller y chercher la terre et l'eau pour son maître. Les Athéniens, eux, précipitent le messager au milieu du Barathon. Mais dans le déli, du roi Barbare, comme dans les supplices ironiques qui viennent accueillir ses envoyés, on touche toujours du doigt ce symbolisme littéral, si cher à l'imagination des anciens, et que nous allons retrouver dans les formules de la deditio romaine.
Prenons en effet l'exemple le plus vieux, partant le plus original, que l'histoire nous ait conservé : la deditio de Collatie. Tarquin a mené heureusement la guerre contre les Sabins ; Collatie est prise ; elle s'avoue vaincue et demande grâce ; en conséquence, elle envoie, des délégués à Rome pour offrir l'hommage des saintes herbes et se rendre à discrétion. « Etes-vous, leur demandent les Romains, les députés et les orateurs envoyés par le peuple collntin pour votre soumission et celle de votre peuple? — Nous le sommes. — Le peuple collatin est-il indépendant ? — II l'est. — Vous remettez-vous, vous et tout le peuple collatin, ville, terre, eaux, dieux termes, temples, meubles-choses divines et humaines, en ma puissance et en celle du peuple romain? — Oui. — Alors nous vous recevons.» Telle est la deditio primitive. Plus tard, on emploie des formules moins dures, plus vagues dans l'apparence des mots. Les vaincus « se remettent, eux et leurs biens, à la bonne foi du peuple romain » ; ils « se livrent à la domination du peuple romain » ; ils « sont reçus dans la foi du peuple romain.» Mais ces expressions adoucies marquent simplement un certain progrès de l'esprit d'abstraction sur le matérialisme des vieilles formules ; au fond, l'effet juridique n'est pas moins sûr ni la soumission moins absolue. Dès l'instant de la deditio, et quelle que soit la formule employée, le peuple soumis ne s'appartient plus, ses dieux, ses temples, ses maisons, ses personnes, ses propriétés, la terre et l'eau, tout passe au vainqueur. La cité cesse d'exister comme association religieuse et politique. Plus de religion : le culte est aboli et les dieux sont oubliés. Plus de famille : les foyers s'éteignent. Plus de propriété : les biens deviennent res nullius, livrée à l'occupation du vainqueur. Tout le droit s'écroule avec l'organisation religieuse sur laquelle il s'étayait. Rome tient le peuple entier, hommes et choses, en sa main, et c'est par grâce qu'elle laisse aux captifs la vie.
Mais cet anéantissement complet n'est pas toujours exercé dans la pratique. Les Romains sont de trop fins politiques pour pousser jusqu'au bout d'inutiles rigueurs. « Voulez-vous, disait Camille au Sénat, user avec la dernière cruauté des droits que vous accorde la victoire? Vous êtes les maîtres de faire du Latium un vaste désert. Mais vouler-vous au contraire, à l'exemple de vos pères, augmenter les ressources de Rome? Admettez les vaincus au nombre de vos concitoyens ; c'est un moyen fécond d'accroître à la fois votre puissance et votre gloire.» Aussi les droits absolus que confère la deditio sine pactione sont-ils d'ordinaire oubliés. On ne s'en souvient guère que contre les allies qui ont trahi la cause de Rome, ou contre les vaincus rebelles qui tentent de se soustraire à son joug. Pour ceux-là, point de pardon mais la vente sub corona et l'esclavage sans espoir ; trop heureux si on leur laisse la vie. Tout autre est le traitement des vaincus qui s'en remettent à la générosité romaine. A eux la deditio cum pactione, c'est-à-dire une soumission qui ressemble presque à une convention par traité. Non-seulement on leur accorde la vie sauve, mais souvent aussi la liberté : on se contente de les faire passer sous le joug, pour bien établir leur défaite et l'acceptation de leur destinée mais on les renvoie avec leurs vêtements, et on leur permet de conserver certains biens ou certains privilèges ; des otages donnés au vainqueur, des garnisons mises dans les forteresses du vaincu répondent de sa fidélité dans la suite. Au reste, une fois la domination romaine bien assurée, le Sénat pardonne à ces peuples, et satisfait de leur soumission, il leur permet de se relever. Le peuple romain abat sous la masse de ses armées toutes les nations assez fières pour s'opposer à sa marche triomphale mais, soit humanité, soit intérèt, il n'écrase point l'ennemi a terre ; en sommes, il n'oublie jamais sa fière devise (1):
Parcere subjectis et debellare suporbos !

(1) Vig., Aen., VI, 854.

CHAPITRE II

FIN DE LA GUERRE PAR UN "FŒDUS"

De la deditio au fœdus, la transition est presque insensible. Elle semble indiquée par les mots eux-mêmes car il y a telle espèce de conventions, la ditio, qui nous apparaît comme un intermédiaire entre la soumission unilatérale et le traité proprement dit. Les peuples qui ont consenti à la ditio sont de véritables alliés ; ils ne se sont point rendus absolument à la discrétion de Rome ; ils ont au contraire stipulé certaines réserves dans le traité intervenu ; pourtant, leur condition est si humiliante qu'elle ressemble fort à celle des peuples soumis, et c'est pourquoi les Romains la désignent d'un terme presque pareil. Mais hâtons-nous de dire que, d'ordinaire, le fœdus accorde au peuple allié situation bien supérieure.

Quoique Rome s'assure le plus souvent la position la plus élevée, elle ne laisse pas de concéder au vaincu certains droits qui sauvegardent sa dignité. Parfois même quelques nations privilégiées restent avec elle sur un pied d'égalité. La distinction est très bien indiquée par Tite-Live. « Il y a, dit-il, trois sortes de traités ; ceux dans lesquels le vainqueur dicte la loi au vaincu, ceux que l'un et l'autre concluent sur un pied d'égalité, enfin ceux qui n'interviennent jamais entre ennemis, et qui consacrent l'alliance et l'amitié de deux peuples. » Laissons cette dernière variété, étrangère à notre étude présente ; il en reste deux autres, qui correspondent à la classification juridique des foedera aequa et des foedera non aequa. Les uns sont des traités d'égalité ; les autres, des traités onéreux, Comme exemple des premiers, celui qui termine la première guerre punique ; des seconds, celui qui met fin à la deuxième.
Au point de vue historique, on peut dire que les foedera aequa dominent dans les premiers siècles. Rome combat alors pour l'existence, non pour la domination. Elle lutte contre des voisins égaux en civilisation et en puissance. Le vainqueur ne saurait dicter de haut ses conditions à des vaincus qui peuvent, dès la prochaine bataille, être assez forts pour se venger. Les traités passés avec les Latins, avec les Herniques, avec Tarente sont le reflet de cette égalité matérielle. Mais bientôt Rome élève fièrement la tête au-dessus de toutes les autres cités ; pour parler comme le pâtre de Virgile, elle se dresse entre ses rivales aussi haut que le cyprès élancé entre les viornes flexibles qui l'enlacent. Alors la ville souveraine travaille pour la gloire et pour l'empire ; à chaque victoire nouvelle qui exalte sa grandeur, elle impose dans les conditions du traité la reconnaissance de cette suprématie. C'est le règne des foedora non aequa, par lesquels les vaincus s'engagent à cultiver avec courtoisie la majesté du peuple romain, et d'où dérivent pour eux certains devoirs de fidélité et d'obéissance ; ils s'obligent presque toujours, en effet, à aider le peuple romain dans ses entreprises et à ne point faire de guerres sans sa permission. Rome se crée ainsi toute une clientèle d'alliés, qu'elle domine et qui la servent. Dans tous les cas, et quel que soit le caractère égal ou onéreux du foedus, on voit que d'une manière générale il se distingue toujours de la deditio. En droit pur, comme nous l'avons constaté, cette différence pratique est encore plus tranchée. Nous avons vu aussi en quoi le foedus se distingue, soit des sponsiones, soit des indutiae étudiées plus haut : il n'intervient pas comme elles durant les hostilités, mais à leur terme et pour y mettre une fin régulière ; il n'est pas seulement une cause de suspension, mais d'interruption de l'état de guerre ; il n'assure point une simple trêve armée, mais il fonde définitivement la paix. Ces caractères juridiques précisés, nous savons ce qu'est au fond le foedus ; voyons de quelle manière il se forme.

Chez un peuple formaliste, les actes juridiques se terminent en général de la façon même dont ils ont été créés. On répète des cérémonies analogues, mais en sens inverse, et l'effet des premières formules se trouve logiquement détruit. L'état de droit qui s'appelle la guerre est établi par une déclaration solennelle ; c'est par un traité solennel qu'il doit être résolu. Aussi observons-nous tout d'abord que les pouvoirs appelés à commencer la lutte se chargent aussi de la terminer. C'est au sénat qu'il appartient de recevoir les propositions de paix, de les débattre et d'en fixer les bases et c'est au peuple que revient le soin de consacrer les projets du sénat. Ce double vote du sénat et du peuple est absolument nécessaire : sans lui, il ne saurait y avoir de fœdus proprement dit ; exemple, l'affaire des Fourches-Caudines. Ce n'est pas que les consuls ou les généraux soient incapables de conclure eux-mêmes un traité mais il ne le peuvent qu'avec l'autorisation formelle du sénat et du peuple ; ils n'ont aucun pouvoir de leur propre chef, et s'ils agissent, c'est par délégation. Ajoutons d'ailleurs que, même lorsqu'ils sont munis des autorisations nécessaires, les généraux traitent rarement seuls. En pratique, un leur adjoint presque toujours, pour les accompagner à la frontière et les aider de leur conseils, un petit groupe de legati, au nombre de dix par exemple ; ces hommes d'expérience, en général des sénateurs, sont choisis avec soin parmi les hommes qui connaissent le mieux l'ennemi, son caractère, ses moeurs, ses usages, et qui partant seront les plus habiles à bien fixer les clauses du traité. Le traité une fois voté, la consécration des fétiaux doit y apporter une dernière garantie. C'est à l'origine un ordre du roi, plus tard un sénatus-consulte, qui leur enjoint d'y procéder. Par exemple, après !a seconde guerre punique, les préliminaires de la paix sont établis par Scipion qu'assiste une députation de dix légats ; les fétiaux se rendent ensuite en Afrique pour y conclure le traité solennel. Remarquons cependant que, même pour ces formalités religieuses, des magistrats d'ordre politique peuvent compléter ou suppléer l'œuvre des fétiaux. C'est ainsi que, lors, du traité entre Albe et Rome, le dictateur albain prête serment à côté des fétiaux de son pays ; de même Tarquin le Superbe, après la prise de Gabies. On observe d'ailleurs souvent, sur les médailles, des guerriers cuirassés qui, touchant un porc du bout de leurs épées nues, prêtent le serment du traité. Il y a plus : dans la suite des temps, ce serment accessoire prend parfois le rôle principal, et remplace complètement celui des prêtres. (''est ainsi qu'on voil, pour le traité avec Antiochus, le consul C.n. Manlius agir seul, sans l'intervention des fétiaux. Mais, en principe, leur ministère n'en est pas moins considéré comme indispensable ; car le traité, étant un acte religieux, veut être célébré par des prêtres.
Ce caractère religieux, essentiel à tout traité, entraine des formalités sacramentelles qu'il convient d'examiner maintenant. A cet égard, il n'est pas sans intérêt de comparer les usages grecs aux coutumes romaines ; chez les deux peuples, la cérémonie est à peu de chose près identique. Ainsi, dans l'Iliade, on voit les hérauts sacrés qui portent les offrandes destinées aux serments des dieux, à savoir les agneaux et le vin ; le chef de l'armée, la main sur la tête des victimes, s'adresse aux dieux et leur fait ses promesses puis il immole les agneaux et verse la libation, tandis que l'armée prononce cette formule de prgée, prononcent chacun une prière solennelle pour s'engager vis-à-vis des dieux ; aussi, quand l'historien veut énumérer les signataires de la convention. Il donne les noms de ceux qui ont fait la libation et immolé la victime du serment. En face de ces rites du droit grec, plaçons les cérémonies romaines. Ici Virgile forme le pendant d'Homère : « On met, dit-il ', entre les deux armées un foyer, on dresse un autel aux divinités qui leur sont communes. Un prêtre vêtu de blanc amène la victime ; les chefs font la libation, invoquent les dieux, énoncent leur promesse ; puis la victime est égorgée et ses chairs placées sur la flamme de l'autel. » Ailleurs, il nous parle des porcs égorgés dout le sang cimente les conventions. »
Mais c'est Tite-Live qui décrit et commente ces rites avec le plus de précision. « Un traité, dit-il , ne peut être conclu sans les fétiaux et sans l'accomplissement des rites sacramentels car un traité n'est pas une convention, une sponsio, comme entre les hommes : un traité se conclut par l'énoncé d'une prière, precatio, où l'on demande que le peuple qui manquera aux conditions qu'on vient d'exprimer soit frappé par les dieux comme la victime vient d'élre frappée par le fëtial. » Or, ces cérémonies et cette prière, nous les trouvons minutieusement analysées chez le fidèle historien. Il nons montre le traité conclu entre le père

: 0 dieux immortels ! faites que, comme cette victime a été frappée du fer, ainsi soit brisée la tète du premier qui enfreindra son serinent. De même durant toute l'histoire grecque ; par exemple, au temps de Thucydide. En maint endroit de ses écrits, on voit accomplir un sacrifice pour conclure un traité public ; les chefs, tenant la main sur la victime égorgée, prononcent chacun une prière solennelle pour s'engager vis-à-vis des dieux ; aussi, quand l'historien veut énumérer les signataires de la convention, il donne les noms de ceux qui ont fait la libation et immolé la victime du serment." En face de ces rites du droit grec, plaçons les cérémonies romaines. Ici Virgile forme le pendant d'Homère : « On met, dit-il', entre les deux armées un foyer, on dresse un autel aux divinités qui leur sont communes. Un prêtre vêtu de blanc amène la victime ; les chefs font la libation, invoquent les dieux, énoncent leur promesse ; puis la victime est égorgée et ses chairs placées sur la flamme de l'autel. Ailleurs, il nous parle des « porcs égorgés dout le sang cimente les conventions »
Mais c'est Tite-Live qui décrit et commente ces rites avec le plus de précision. « Un traité, dit-il , ne peut être conclu sans les fétiaux et sans l'accomplissement des rites sacramentels car un traité n'est pas une convention, une sponsio, comme entre les hommes : un traité se conclut par l'énoncé d'une prière, precatio, où l'on demande que le peuple qui manquera aux conditions qu'on vient d'exprimer soit frappé par les dieux comme la victime vient d'être frappée par le fëtial. » Or, ces cérémonies et cette prière, nous les trouvons minutieusement analysées chez le fidèle historien. Il nons montre le traité conclu entre le père patré de l'ennemi et le père patré des Romains. Ce dernier, suivi du porteur de verveine et de quelques autres compagnons, se rend à la frontière ennemie ; ils emportent avec eux l'herbe symbolique et les cailloux sacrés, pris dans le temple de Jupiter Feretrius, qui serviront au sacrifice. Dans la matinée, ils préparent les solennités d'usage ; puis ils se présentent à l'ennemi. Prenons ici pour guide le récit du traité conclu avec Albe. « Le fétial, nous dit Tite-Live (1), adressa cette question à Tullus : Roi, m'ordonnes-tu de conclure un traité avec le père patré du peuple albain ? — Le roi répondit : Je l'ordonne. — Roi, reprit le fétial, je te demande l'herbe sainte. — Prends-la pure, répondit le roi. — Le fétial en alla cueillir de fraiche sur le Capitole ; puis s'adressant de nouveau à Tullus : Roi me fais-tu ton interprète, celui du peuple romain, fils de Quirinus ? Approuves-tu les apprêts du sacrifice, le choix de mes assistants ? — S'il ne doit être funeste, répondit Tullus, ni à moi, ni au peuple romain, fils de Quirinus, je l'approuve. » Aussitôt le fétial couronné de verveine la chevelure du père patré, qui, après diverses cérémonies, donne lecture des conditions du traité. Ce texte entendu, il prononce enfin la formule sacramentelle : « Écoute, Jupiter ! Ecoute, père patré du peuple albain ! Peuple d'Albe, écoute ! Je vous ai lu clairement, sans fraude, du commencement jusqu'à la fin, tout ce qui est sur ces tablettes de cire, et vous l'avez bien compris.

(1) T.L., I, 24.

Soyez certains qu'à toutes ces clauses, le peuple romain ne manquera point le premier. S'il venait à y manquer, par une délibération publique ou par quelque subturfuge, le même jour, ô Jupiter, frappe le peuple romain comme je frappe aujourd'hui ce porc, et que le coup soit aussi grand que tu es puissant et fort ! » Puis le fétial, prenant un caillou sacré, en frappe d'un coup mortel le porc amené pour le sacrifice. (1) « Après quoi, les deux fétiaux célébrants, au nom des peuples qu'ils représentent, signent ensemble le traité de paix .

(1) D'où l'expression "fœdus ferire" Festus. M. Fusinato voit dans ces rites bizarres un souvenir de l'âge de pierre. Il écrit à ce sujet : « M. Diomède Pantaleoni, sénateur du royaume d'Italie, qui connaît admirablement l'antiquité romaine, nous a fait remarquer que le choix de la victime, un porc, et la manière dont le sacrifice s'opère au moyen d'un silex, représentent l'évolution primitive : le porc indique l'époque de la vie des bois antérieure à l'époque pastorale ; le silex correspond à l'âge de pierre. On pourrait conclure de là à l'antiquité reculée de l'institution. » (Fusinato, le droit int...., p. 299). Il nous aemble préférable d'admettre que le silex, symbole ordinaire de la foudre, représente ici Jupiter, gardien des serments. (Cf. Bouché-Leclercq, Manuel, p. 243, n. 4). Quant au porc, nous ne savons pour quel motif les Romains ont toujours préfère l'usage de cette victime spéciale dans la conclusion de leurs serments. (Virg. Aen. VIII, 641, et Serv. sur le même vers; Var., De r. r., Il, 4; Cic., De invent. II, 30.

Le texte, gravé sur des tables de bronze, est déposé dans le temple de Jupiter. Les fétiaux doivent le conserver, et veiller à l'observation de ses clauses. C'est à eux qu'il appartient de le renouveler, s'il y a lieu, quand son terme arrive, et en tout cas de punir ses infracteur car malheur à qui voudrait le violer ! L'extradition est son châtiment inévitable. Ainsi Clélie, donnée comme ôtage à Porsenna par traité, s'enfuit de son camp et revient à Rome ; elle est rendue aussitôt à l'ennemi.
De telles promesses doivent naturellement se rattachera cette religion du serment que nous avons déjà étudiée et c'est ce qu'on observe en effet. Par exemple, les fétiaux ne prennent pus seulement des cailloux sacrés dans le temple de Jupiter Feretrius ; ils en retirent aussi un sceptre or ce sceptre ne représente-t-il pas la statue, trop difficile à mouvoir, du dieu sanctionnateur des serments ? Et les pierres elles-mêmes ne sont-elles pas un symbole de Jupiter, puisqu'un vieux rite conseille d'engager sa parole en invoquant Jupiter Lapis. C'est toujours le même dieu qu'on prend à témoin, le dieu du ciel qui veille sur les conventions des hommes, et qui sanctionne leurs traités à coups de foudre.

Au reste, à côté de Jupiter, on invoque encore d'autres dieux, Mars et Quirinus, et on les conjure, par une imprécation spéciale, de punir ceux qui, sciemment et de propos délibéré, viendraient à violer leurs promesses. Mais, quels que soient les dieux invoqués, une remarque générale s'impose : c'est que le serment n'est jamais prêté aux ennemis ou à leurs dieux ; il s'adresse exclusivement aux dieux nationaux de celui qui engage sa foi. Sans doute, le traité implique des obligations réciproques entre les deux peuples ennemis mais ces obligations n'existent que d'une manière indirecte, et comme résultat de l'engagement que chaque partie a pris envers ses propres dieux. Car comment invoquer les dieux de l'ennemi, des dieux qu'on ne reconnaît point, qui sont de faux dieux? Or cette idée, nous le savons, est celle de tout le monde antique. Un grec, dont la cité honore le héros Alabandos, termine une discussion avec un citoyen dont la ville adore Hercule par cette raison péremptoire : « Alabandos est un dieu, et Hercule n'en est pas un». C'est pourquoi chaque cité prend ses dieux seuls à témoin. « Nous avons fait un traité et versé les libations, disent les Platéens aux Spartiates ; nous avons attesté, vous les dieux de vos pères, nous les dieux qui occupent notre pays». On cherche bien parfois à invoquer des dieux communs à l'un et à l'autre peuple : le soleil qui éclaire les hommes, ou la terre qui les nourrit tous. Alors ces dieux vagues peuvent recevoir en dépôt le serment des deux parties. Mais les dieux spéciaux de chaque rite, les protecteurs familiers sont plus près des hommes, et on les prend plus volontiers à témoin. Le traité n'est donc point, en dépit de toutes les apparences extérieures, un acte vraiment synallagmatique. Chaque partit; s'engageant pour son propre compte envers ses dieux particuliers, il est plutôt formé par la rencontre de deux obligations religieuses distinctes, de deux promesses unilatérales dont la somme donne l'illusion d'un contrat bilatéral.
De ce que nous venons de dire, il ressort que le traité doit être aussi bien conclu entre les dieux qu'entre les hommes. C'est en effet ce que décident très logiquement les anciens. Ils le pensent toujours, et quelquefois ils le disent. On voit alors des alliances de dieux rivaux stipulées dans leurs conventions. C'est ainsi que deux cités grecques peuvent se permettre mutuellement d'assister à leurs fêtes sacrées. D'autres conviennent que chacune d'elles mentionnera son alliée dans ses prières ; ainsi Athènes priera pour Chios, Chios pour Athènes. Les Eléens décident de la même manière qu'ils offriront aux dieux des Etoliens un sacrifice annuel. Pareillement à Rome. Les dieux romains, ayant trouvé asile pendant l'invasion gauloise chez les dieux étrusques de Caere, s'unissent bientôt par traité à ces collègues de la ville hospitalière, et les deux peuples confondent leurs adorations. Un autre jour, les Romains stipulent dans une convention qu'ils pourront aller prier dans le temple de Lanuvium, et que la divinité de l'endroit les protégera désormais comme ses fidèles. Ces clauses étranges se traduisent par des médailles où les dieux locaux se donnent amicalement la main. Ces dieux ont été longtemps ennemis ; ils se sont combattus avec rage, chacun aidant son peuple dans la mêlée puis, les hommes se réconciliant, ils se sont apaisés eux-mêmes ; maintenant, ils sont amis, unis entre eux par un traité en règle ; ce sont de vrais allies : socii pénates. La religion apparaît ainsi à la fin comme au début de la guerre. Elle a été sa première base ; elle est aussi son couronnement.

CHAPITRE III

TRAITEMENT DES PEUPLES VAINCUS

Dans une page magistrale sur le droit de conquête (1), Montesquieu pose ce principe : « La conquête est une acquisition ; l'esprit d'acquisition porte avec lui l'esprit de conservation et d'usage, et non pas celui de destruction ». Rien de plus juste. Il ajoute : " Un état qui en a conquis un autre le traite d'une des quatre manières suivantes: il continue à le gouverner selon ses lois, et ne prend pour lui que l'exercice du gouvernement politique et civil ; ou il lui donne un nouveau gouvernement politique et civil ; ou il détruit la société et la disperse dans d'autres ; ou enfin il extermine tous les citoyens. La première manière est conforme au droit des gens que nous suivons aujourd'hui ; la quatrième est plus conforme au droit des gens des Romains." Rien de plus faux.

(1) Esprit., X, 3.

Montesquieu, si exact d'ordinaire, tombe ici dans une grave erreur (1) car Rome ne fut pas seulement habile à acquérir : elle sut aussi garder ce qu'elle avait pris. Contempler ses triomphes, c'est ne voir qu'une partie du vaste programme qu'elle rêva et qu'elle accomplît: il faut songer aussi à l'administration savante qui maintint sa domination. Elle connut l'art de rendre la victoire féconde ; ce qu'elle conquit, elle sut le conserver.
En effet, une fois soumis à ses armes, les vaincus furent toujours traités par elle avec la plus admirable habileté. Peut-être n'est-il pas toujours vrai de dire, comme Bossuet, que « les Romains rendirent meilleurs tous ceux qu'ils prirent, en y faisant fleurir la justice, l'agriculture, le commerce, les arts même et les sciences, après qu'ils les eurent une fois goûtés. » Ce qui est sur, c'est qu'après avoir enlevé aux peuples leur liberté politique, Rome s'attacha toujours à leur donner des compensations variées.

(1). Voltaire l'a relevée dans ses commentaires sur l'Esprit des lois. « Quoique les Romains, dit-il, aient été quelquefois cruels. Ils ont été plus souvent généreux. Je ne connais guère que deux peuples considérables qu'ils aient exterminés : les Véiens et les Carthaginois. Leur grande maxime était de s'incorporer les autres nations, an lieu de les détruire. Ils fondèrent partout des colonies, établirent partout les arts et les lois ; ils civilisèrent les barbares, et. donnant enfin le titre de citoyen romain aux peuples subjugués, ils firent de l'univers comme un peuple de Romains. Voyez comment le Sénat traita les sujets du grand roi Persée, vaincus et fait prisonniers par Paul Emile : il leur rendit leurs terres et leur remit la moitié des impots. Il y eut sans doute, parmi les sénateurs qui gouvernèrent les provinces, des brigands qui les rançonnèrent mais si l'on rit des Verres, on vit aussi des Cicéron : et le Sénat de Rome mérita longtemps ce que dit Virgile :
« Tu regere imperio populos. Romane, memento. »

En effet, quelle est au fond sa pensée ? Réunir autour d'elle et sous sa dépendance le plus grand nombre de nations possible, les attirer par des bienfaits intéressés, les allécher par l'espérance de privilèges particuliers, les entourer d'une protection hautaine, mais bienveillante, et les conduire ainsi, comme un cortège soumis et docile, à la suite de son char triomphal. Pour obtenir ce résultat, quelle diplomatie ne faut-il pas déployer, et quelle savante variété dans la manière de traiter les nations vaincues ! Aussi, à telle cité, elle impose la sujétion, mais pour la relever ensuite ; à telle autre, elle accorde un traité honorable et se l'attache comme alliée, l'une conserve son autonomie ; l'autre obtient le droit de suffrage ; une troisième participe à tous les droits des Romains. Celle-ci est un municipe, celle-là une ville libre. D'autres sont des colonies romaines, ou des colonies latines, ou des colonies maritimes. Toutes se distinguent par quelque caractère spécial dans leur condition, par un degré plus ou moins élevé dans l'ensemble hiérarchique au haut duquel trône la métropole souveraine. Mais toutes s'unissent en même temps dans une commune dépendance, comme les enfants d'une seule famille, inégaux d'âge ou de faveur, égaux en devoirs d'obéissance. De la ville maîtresse partent mille liens divers, les uns proches, les autres éloignés, les uns serrés, les autres lâches, qui forment comme un immense réseau de sujétion étendu sur tonte l'Italie, bientôt sur l'univers entier. C'est l'unité dans la variété, et le triomphe de l'art politique. Le résultat de ce système consiste dans un asservissement général des peuples, dans une vassalité sans nom. Le peuple romain, fidèle au conseil de son poète, a pris à tâche « d'humilier les superbes », et on peut dire qu'il y a bien réussi. Il se sent le peuple issu des dieux, né pour l'empire, maître prédestiné du monde. Dès ses premiers siècles, il semble s'être dit :
« Un jour, un jour viendra que par toute la terre Rome se fera craindre à l'égal du tonnerre. Et que tout l'univers tremblant dessous ses lois, Ce grand nom deviendra l'ambition des rois (1). »
Le jour arrive, en effet, où l'on peut voir tous les rois vaincus, courbés, avilis aux genoux de Rome. Ils l'entourent bassement comme une cour de vassaux. C'est Eumène venant plaider sa cause contre les Rhodiens devant le tribunal du sénat. C'est Micipsa recommandant à ses fils de se croire seulement administrateurs de leur royaume, et de regarder les Romains comme les vrais maîtres. C'est Antiochus qui, après avoir conquis l'Egypte, rentre désarmé dans ses états ; il a suffi à Popilius, pour l'arrêter, de tracer autour de lui un cercle avec sa baguette, et de lui donner insolemment l'ordre de répondre avant d'en sortir. C'est Prusias qui, à l'arrivée des députés de Rome, remplace humblement sa couronne par un bonnet d'affranchi :
« Ah ! ne me brouillez pas avec la République (2) ! »

(1). Corneille, Horace, acte III, scène 5.
(2). Corneille, Nicomède, acte II, scène 3.

Tel est chez ce dernier le cri du coeur, et tous pourraient le prendre pour devise car, comme lui, tous savent par expérience
" Qu'être allié de Rome et s'en faire un appui C'est l'unique moyen de régner aujourd'hui (1)."
Nous venons ainsi de rappeler, dans une esquisse rapide, l'évolution qui suivit les conquêtes de Rome et qui aboutit à sa merveilleuse fortune. Qu'on nous pardonne d'avoir cité un peu souvent notre vieux Corneille mais ce bourgeois de Rouen eut vraiment l'âme du peuple-roi, et comprit, mieux que n'importe quel historien, les causes de la grandeur romaine. Notre dessein maintenant n'est point d'examiner en détail les mille nuances qui graduent le traitement des vaincus : une telle recherche ne rentrerait point dans notre sujet car notre étude se borne au seul droit de la guerre, et l'administration qui suit la conquête n'en est qu'un résultat éloigné. Qu'on nous permette pourtant une dernière remarque : c'est que, dans ce trailement des vaincus, comme tout à l'heure dans la guerre elle-même, la religion joue le rôle essentiel. Elle reste toujours ce pivot central sur lequel nous avons vu rouler jusqu'à présent tout le droit international romain. En effet, ce n'est pas seulement en s'alliant les peuples soumis, c'est aussi en adoptant leurs dieux que Rome devint la ville maîtresse et unique.

(1). Corneille, Nicomède, acte III, scène 2.



Tout le long de son histoire, elle attire les cultes étrangers comme un aimant, et les groupe peu à peu autour de son centre irrésistible. Elle ramasse le Jupiter de Préneste, la Junon des Véiens et celle du Lanuvium, la Vénus des Samnites et la Minerve des Falisques, les dieux de la Grèce, ceux de l'Orient, combien d'autres ! Elle fait entrer chez elle toutes ces divinités étrangères, pour leur donner place dans sa religion nationale. Par là, elle augmente à l'infini le nombre de ses dieux protecteurs, et, tout en s'assurant des alliances tutélaires, elle s'incorpore les peuples par l'absorption la plus complète qu'il soit possible de rêver, en leur prenant leurs dieux eux-mêmes. L'immense Panthéon romain engloutit bientôt tous les cultes locaux qui faisaient l'originalité des peuples, il s'élargit pour recevoir cet amoncellement énorme de dieux poliades, qui semble s'accroître sans relâche comme un superbe trophée de conquête. A la fin, Rome tient tout l'univers en son pouvoir, et le serre comme une proie. Quel peuple eût pu échapper à cette étreinte formidable ? Tous lui avaient livré leur âme même, en lui abandonnant leurs dieux.

CONCLUSION

TENDANCES VERS UN DROIT PLUS PARFAIT

.Nous venons de recueillir et de grouper un certain nombre de faits qui constituent le droit de la guerre à Rome. Nous avons vu qu'ils peuvent tous s'expliquer par une influence maîtresse : celle de la religion nationale. Cette religion est très formaliste, peu idéaliste. Partant, le droit des gens, et notamment le droit de la guerre, est plus fidèle à la forme qu'à l'idéal. L'esprit y disparait sous la lettre. Avant la guerre, pendant la guerre, après la guerre, dans tous les mille détails du droit, cette idée générale éclate. Toujours les cérémonies s'étalent; la justice vraie s'efface. Elle apparaît néanmoins par instants : dans le respect des ambassadeurs, dans le culte de la foi jurée ; malheureusement ce ne sont là que de trop rares éclaircies au milieu d'un sombre horizon. Mais cet ordre de choses va bientôt changer, grâce à une grande révolution religieuse. Déjà les poètes ont ébauché, au soin de la nation conquérante, un réve de justice et de paix. Au milieu du cliquetis des armes, ils chantent la venue d'une ère nouvelle. Lucrèce adresse à Vénus cette prière : « Fais, ô déesse, que sur les mers et par toute la terre, les rudes travaux des armes sommeillent et reposent. Seule, tu peux assurer une tranquille paix aux mortels : demande pour les Romains le bonheur de la paix! » On connaît aussi les beaux désirs qu'exprimé si harmonieusement le doux Virgile. Pour ne point nous attarder trop longtemps à ces souhaits des poètes, résumons-les dans deux vers concis de Lucain :
" Tunc genus humanum positis silis consulat armis, inque vicem gens omnis amet ! "
Bientôt les philosophes stoïciens se prononcent dans le même sens. Cicéron oppose aux vieilles formes du droit la justice vraie et idéale ; il ne craint pas d'écrire cette fière maxime : « Ubi non est justifia, ibi non potest esse jus. » C'est encore lui qui invente cette belle expression : " caritas humani generis" Tous les stoïciens s'efforce pareillement de substituer le règne d'une justice sans frontières à celui des mesquines rivalités locales, de montrer l'homme sous le citoyen, de mettre enfin l'humanité à la place de la cité antique.

.Mais ces rêves des poètes, ces maximes des philosophes ne suffisent point à modifier d'une manière profonde le vieux droit. Pour le bouleverser à jamais, il faut une révolution religieuse. La religion, qui a fondé l'ancien droit des gens, peut seule en établir un nouveau. L'homme ne corrige ses lois qu'après avoir changé ses dieux. Toute sa vie juridique s'empreint de l'image qu'il s'en forme. Dis-moi qui tu adores, et je te dirai qui tu es. L'idole méchante fait l'idolâtre cruel, et le dieu bon rend son fidèle plus doux. Pour que l'humanité soit délivrée des traditions de mort qui pèsent sur elle, il faut qu'un dieu d'amour l'emporte sur les divinités féroces des vieux âges, qu'il désarme Mars et Bellone, et inaugure une ère d'humanité. Une religion va paraître, en effet, qui saura détruire la loi de haine, exterminer les divinités poliades, briser les cités, appeler à elle tous les hommes, travailler au bonheur de tous les peuples, sous la protection d'un dieu unique et commun. Elle intronisera pour toujours dans l'univers l'idée suprême de la charité. Ce que le stoïcisme avait fuit pour quelques-uns, elle l'étendra à tout le monde ; la consolation d'une petite secte courageuse deviendra le bien de l'humanité. L'œuvre de régénération du droit des gens, annoncée vaguement par les poètes, prêchée par les philosophes stoïciens, poursuivie par les efforts impuissants de quelques juriconsultes, pourra enfin se développer librement, grâce à l'indépendance que le nouveau culte laissera aux choses d'ici-bas. Ce sera l'oeuvre du christianisme.
Ainsi le christianisme complétera la réforme ébauchée par les jurisconsultes de Rome. Ceux-ci ont, les premiers, parlé d'une certaine charité universelle. Ils ont créé une belle expression, le « droit des gens », qui doit durer comme ces monuments impérissables qu'ils bâtissaient pour l'éternité. Ils ont tenté parfois de faire entrer, au moins en partie, cet idéal dans la réalité des choses ; un traité conclu avec Cadix en Espagne, porte cette seule clause : « Ut pia et aeterna pax sit » (1) et c'était bien là le vœu des juristes comme l'aspiration intime des peuples. A toutes ces noble tentatives, le christianisme apportera enfin l'aide vivifiante de sa foi. Il élèvera son monument sur la base préparée par le stoïcisme. Le génie romain et le génie chrétien, si dissemblables à certains égards, s'uniront ainsi dans une bienfaisante synthèse pour travailler à la même œuvre. La Rome chrétienne succédera à la Rome antique mais elle continuera le rêve de l'élite qui espérait un droit plus humain.

(2). Cic.. Pro Balbo, 16.

Elle cherchera, elle aussi, à préparer le droit des gens de l'avenir, celui que nous attendons encore à l'heure présente, et qui doit fonder quelque jour l'ordre juridique entre les nations. La cité de l'Eglise remplacera l'antique cité des juristes mais elle n'oubliera ni leurs efforts, ni leur méthode, ni leurs traditions. Ce sera bien toujours la même Ville Eternelle, éprise d'idéal et de jmlieo : "Capitoli immobile saxum !" (1)

(1). Enéide, IX, 448.

TABLE DES MATIÈRES

DROIT ROMAIN

LES DROIT DE LA GUERRE SOUS LA REPUBLIQUE ROMAINE.

INTRODUCTION
La guerre. Adoucissements qu'y apporte le droit des gens. — Les Romains ont-ils eu un droit des gens ? — Intérêt du problème.
Historique de la question. — L'expression jus gentium. — Les témoignages de l'histoire. Ecrivains latins : Cicéron, Tite-Live. Historiens grecs : Polybe, Diodore, Denys. — Opinion des modernes : — L'enthousiasme pour les Romains au Moyen Age. — Le XVI ème siècle: Machiavel, Paul Paruta, Jean Bodin. — Le XVII ème siècle : Bossuet et son panégyrique du peuple romain. Les sceptiques : Saint-Evremond, Beaufort. — Le XVIII ème siècle : Montesquieu et la critique impartiale ; sa tournure d'esprit ; ses considérations sur les causes de la grandeur romaine ; la guerre et la politique. Autres penseurs du XVIII ème siècle. — Le XIX ème siècle : Niebuhr. Les juristes contemporains : écoles opposées.
Discussion générale. — Position de la question. — Causes d'erreur à éviter. Cause d'erreur objective : on étudie des périodes historiques distinctes, et par conséquent on parvient à des résultats opposés. Cause d'erreur subjective : on oublie de définir tout d'abord le droit des gens, et, partant de préjugés personnels, on ne peut s'entendre sur la conclusion générale. — Raisons de cette incertitude : impossibilité de définir ce qui n'existe pas. Or le droit des gens n'existe pas encore ; il devient. Sa formation lente ; progrès et reculs successifs ; il ne se fixera que dans l'avenir. — La question est donc insoluble. Comment il convient de la poser pour arriver à un résultat.

PREMIÈRE PARTIE

AVANT LA GUERRE

CHAPITRE I : Caractère général de la guerre à Rome : la religion.

Importance de la religion chez les peuples antiques. — Son rôle dans la vie romaine : alliance du culte et du droit. — Pour comprendre le droit des gens, il faut l'étudier d'après la religion qui l'inspire. — Caractères de la religion romaine : beaucoup de formalisme et très peu d'idéal.—Caractères correspondants du droit des gens des Romains, en particulier pendant la guerre : beaucoup de rites et un peu d'équité.

CHAPITRE II : Le collège des fétiaux.

L'idée juridique et religieuse du jus, incarnée dans le collège des fétiaux. — Le jus fetiale. — Les fetiales.— Origines du mot et de la chose.
Composition du collège. — Ses délègues. — Rôle du pater patratus.
Décadence de l'institution. Ses causes. — Les derniers vestiges ; exemple de l'esprit conservateur des Romains.

CHAPITRE III : Conditions d'une guerre légitime.

L'expression "guerre légitime" peut avoir un double sens : sens idéal et sens formel.
Thèse: sens idéal. — Apologie de la justice romaine.
Antithèse: sens formel. —Critique de la justice romaine. — Les Romains disent : une guerre juste, comme ils diraient : un testament juste ou de justes noces. Leurs cérémonies de droit international ne servent qu'il dissimuler l'absence d'une véritable justice. — Les décisions des fétiaux, n'étant point obligatoires, manquent de sanction ; pourquoi elles ne sont et ne peuvent être que de simples avis. — En somme, le rôle des féliaux ne consiste qu'à légaliser les iniquités romaines.
Synthèse : — Conciliation des deux théories, d'après nos conclusions précédentes : beaucoup de forme, et un peu d'équité.

CHAPITRE IV : La déclaration de guerre.

La guerre, reconnue légitime, doit être déclarée solennellement. Approbation de ce principe loyal.
Cas où, par exception, la déclaration peut être omise : guerre défensive ; guerre civile ; guerre contre un peuple subordonné à l'ennemi principal : mais non contre un simple allié.
Le cérémonial : comparaison avec la procédure des litiges privés,
Description de la clarigatio ou rerum repetitio, et de l'indictio belli.
Effets juridiques de la déclaration : les traités prenant fin, l'adversaire devient ennemi régulier, le post liminium trouve son application, etc...
Respect des Romains pour ces vieux rites.Peines diverses contre les généraux qui les négligent ; surtout, privation du triomphe

DEUXIEME PARTIE

PENDANT LA GUERRE.

CHAPITRE I Opérations de guerre.

Section I : Droit des personnes.

§ 1 : Les belligérants. — La guerre étant ouverte, comment sera-t-elle conduite ? Pour le comprendre, il faut d'abord savoir quels sont les belligérants. — Deux systèmes en présence. Le système antique, conservé ou Moyen âge et jusqu'au XVIII ème siècle : nulle distinction entre les ennemis. Le système moderne, intronisé par J.-J. Rousseau ; distinction des combattants réguliers et de la population neutre. — La conception romaine dérive de l'idée religieuse ; démonstration. — D'ailleurs, l'armée romaine forme bien un corps à part dans l'Etat mais ce principe d'organisation interne n'a point d'effets en droit des gens.
§ II : Droits sur la vie de l'ennemi. — Droit absolu du vainqueur sur la vie du vaincu. La théorie : explication religieuse. La pratique : exemples de cruauté, exemples d'humanité. Tout dépend des circonstances ; preuve par l'étude du droit des sièges : l'assaut et la capitulation.
§ III : Droits sur la liberté de l'ennemi : les captifs. — Droit absolu du vainqueur sur la liberté du vaincu. Par intérêt, on préfère l'esclavage au massacre. Destinée des captifs vendus ; leur condition. — Echange et rachat des prisonniers. — Postliminium.
§ IV : Transfuges, espions, otages et autres personnes. — Les transfuges : traitement des transfuges romains et des transfuges étrangers. — Les espions : traitement des espions romains et des espions étrangers : critique de la distinction qu'on établit entre ces deux classes d'espions. — Les otages : leur rôle et leur condition.
§ V : Moyens licites de nuire à l'ennemi. — La guerre, comme le duel privé, se modifie dans un sens plus humain ; épuration progressive des moyens de nuire. — L'emploi des stratagèmes à Rome ; le dolus bonus ; exemples de Frontin et de Polyen. — Ruses de guerre considérées comme illicites : empoisonnement, assassinat, etc...— La foi romaine vaut souvent la foi punique mais les vieux Romains n'en montrent pas moins, dans le choix des moyens employés pour nuire aux personnes, un certain souci de l'honneur.

Section II: Droit des choses.

§ I : Droits sur les biens des nationaux : réquisitions militaires. — Comparaison entre les réquisitions militaires dans l'antiquité et de nos jours. Utilité particulière des réquisitions à Rome. — Autorités qui les ordonnent. — En quoi elles consistent ; réquisitions générales et réquisitions spéciales. — Droit à une indemnité.
§ II : Droits sur les biens de l'ennemi. — Droit absolu du vainqueur sur les biens du vaincu ; comparaison avec la doctrine moderne. — Droit sur le territoire : l'occupation. Ce que devient l'ager publicus. — Droits sur les choses mobilières : la théorie et la pratique du pillage. Traitement spécial des res sacrae et des res religiosae de l'ennemi. Acquisition du butin par occupation. Il appartient au peuple romain, malgré les pouvoirs étendus des généraux. Conciliation des textes qui attribuent le butin au peuple avec ceux qui reconnaissent le droit du premier occupant. — Post liminium : règles communes à toutes les choses, et règles spéciales, soit aux immeubles, soit aux meubles.

CHAPITRE II - Relations entre les belligérant.

Section I : Le droit des ambassadeurs.

Respect des ambassadeurs dans l'antiquité, cl spécialement » Rome : leur caractère sacré et inviolable. — On les reçoit en général. — Une fois reçus, on les protège toujours. — Leurs droits, principes et exemples, — Leurs devoirs ; principes et exemples. — Sanctions: d'ordinaire 1'extradition du coupable, ou à défaut une guerre de représailles. — Comparaison entre ce droit des ambassadeurs et celui du Moyen âge ou des temps modernes ; hommage à la sagesse des Romains.

Section II. La religion du serment.

Importance du serment dans l'ancienne Rome. Le culte de Dius Fidius. Respect constant de la foi jurée. Cette loyauté s'explique, non par le sentiment des droits d'autrui mais par la peur des dieux nationaux pris à témoin. Démonstration : en premier lieu, on ne se croit point délié de son serment dans un traité que l'ennemi refuse d'exécuter ; c'est qu'on s'est engagé, non envers lui mais envers les divinités poliades. En second lieu, la religion déclinant, le respect du serment s'efface lui-même; exemples de ce nouvel esprit.
Les indutiae,conventions qui laissent subsister l'état de guerre. Distinction d'avec le fœdus. Autorités qui peuvent conclure ces trèves ; leur durée possible ; leur observation rigoureuse.
Les sponsiones, traités provisoires qui laissent aussi subsister l'état de guerre ; pour y mettre fin, il faut le consentement du sénat et du peuple. Deditio du général dont la sponsio n'est point ratifiée. — Exemple des Fourches-Caudines. La conduite des Romains en cette occasion fut légitime juridiquement et moralement inique. Leur esprit formaliste observé dans les actes du consul ; critique de cet esprit par le chef samnite. En résumé, parjure légal qui peint bien le droit international de Rome.

TROISIÈME PARTIE

APRES LA GUERRE

CHAPITRE I -Fin de la guerre par une deditio.

Les Romains ne terminent jamais la guerre par une simple cessation de fait des hostilités ; toujours par une deditio ou par un foedus.
La deditio. En Grèce ; le prélude des guerres médiques. A Rome ; exemple de Collatie. Effets juridiques de cette soumission. Distinction de la deditio cum pactione et de la deditio sine pactione. Tempéraments pratiques.

CHAPITRE II - Fin de la guerre par un fœdus.

Transition de la deditio au foedus par la ditio. Diverses espèces de traités : foedera aequa et fœdera non aequa.
Formation du foedus. Autorités qui peuvent le conclure ; rôle des chefs militaires et office des fétiaux. Comparaison entre les usages grecs et les coutumes romaines. Description, d'après Tite-Live, du traité passé entre Albe et Rome.
Explication des cérémonies du fœdus par la religion du serment. Comment, grâce à ces idées religieuses, le caractère synallagmatique des traités n'est qu'une illusion. Alliance entre les cultes poliades ; la paix des dieux .

CHAPITRE III - Traitement des peuples vaincus.

La conquête ; art d'acquérir et art de conserver. Jugement faux de Montesquieu sur ce côté de la politique romaine. Administration savante de Rome, et habileté admirable dans la manière de traiter les vaincus. Diversité infinie des conditions qu'elle leur accorde, tout en les maintenant sous une dépendance commune ; l'unité dans la variété.
Résultais de ce système ; asservissement général des peuples ; les rois vassaux ; les dieux absorbés.

CONCLUSION

TENDANCES VERS UN DROIT PLUS PARFAIT

Le vieux droit des gens de la République, formaliste et exclusif, se modifie sous diverses influences, et marche peu à peu vers l'idéal. Il ne peut être transformé à fond que par une grande révolution religieuse. Le désir de paix des poètes, le rêve de justice des stoïciens en sont le prélude. Le christianisme paraît, et change la face du monde ; réformes qu'il entraîne dans la conception du droit des gens. La Rome nouvelle continue l'œuvre ébauchée par les jurisconsultes de la Rome antique. La Ville Etemelle.