Lucien AUGE de LASSUS

Le FORUM

1ère partie

tiré de la Bibliothèque des Merveilles.

Hachette- 1892-

Les Bergers

Les Consuls

Les Triomphateurs

Les Tribuns

LES BERGERS

"La mer rougissait des premiers rayons, et au haut de l'Éther la jaune Aurore brillait sur son char rose" .

Ainsi chantera, quand le temps aura franchi l'espace de sept cents années, un poète, le plus aimé et le plus grand qui soit passé en ces campagnes où tant de bruits retentiront, aujourd'hui encore silencieuses.

La terre n'a pas d'autel qui soit mieux qu'un amoncellement grossier de pierres et de gazon. Des cabanes de roseaux, quelques cavernes béantes à peine usurpées d'hier, voilà tout ce qui prête aux hommes, à leur bétail à peine un peu moins sauvage que les fauves partout rodant et menaçant, une incertaine et précaire hospitalité. Le nouveau jour qui se lève, ramènera, ou du moins la différence ne sera pas bien légère, les travaux, les misères, les alertes, les joies naïves que la veille a ramenés, que ramènera le lendemain. Ce n'est pas le blond Phœbus aux cheveux d'or, Phœbus aimé de Thétys, qui monte et rayonne dans le ciel déserté de la dernière étoile. En ces rudes campagnes son nom même est ignoré. Ici les dieux sont grossiers comme leurs croyants et leurs serviteurs. Le plus grand, et encore semble-t-il attaché à la terre et peu soucieux des demeures surhumaines, c'est Saturne, le dieu ami des travaux des champs, il guide le semeur aux sillons que péniblement il a creusés dans une terre mal domptée, il instruit la main du travailleur déjà plus curieux et qui blesse, pour les mieux féconder, les arbres où la greffe sera placée, il sait déjà le bienfaisant réconfort des nourritures restituées à la glèbe, à la bonne nourrice : pas de soin vulgaire qui le repousse, c'est un dieu bon ouvrier, il suit les troupeaux à la piste et ne sort de l'étable journellement nettoyée, que les mains pleines ou la corbeille de jonc sous le bras. Aussi est-il familièrement appelé Sterculus  : les temps ne sont pas encore venus où l'impiété, railleuse et sacrilège du passé, fera de ce surnom de longues moqueries. Saturne apparaît, non dans des images sculptées, que ses dévots ne sauraient lui consacrer encore, mais dans leurs récits enfantins, dans leurs chansons reconnaissantes, la faux à la main. Il est aussi un bon moissonneur, et sa femme, Ops, d'humeur accueillante et simple comme lui, c'est la Richesse.

Il veut l'égalité de tous sur la terre et dans les champs dont la fécondité le réjouit. Il est libre et veut des hommes libres, aussi, quand viendront les jours où l'esclavage aura sans fin multiplié, imposera-t-il aux maîtres la trêve d'une liberté reconquise au moins l'espace de trois journées. Les saturnales rappelleront aux hommes la fraternité désapprise. En la montrant dans le passé, peut-être le dieu clément la fera-t-il entrevoir dans l'avenir. Durant ces trois jours de paix, les tribunaux seront fermés, les conflits sommeilleront et l'homme voudra bien ne voir que l'homme dans l'homme qui le coudoie, qui rit et qui passe.

Saturne préside aux félicités sereines de l'âge d'or, son souvenir y doit rester associé. N'est-ce pas assez pour qu'il nous soit cher et respectable ? C'est déjà bien beau de montrer l'homme heureux, ne serait-ce que dans le mirage d'une fable lointaine : Saturne cependant n'est pas seul adoré sur cette terre appelée de son nom et qui n'en connaît pas d'autre, Saturnia Tellus mais Saturne n'est pas un dieu jaloux, il accepte le partage avec ses frères divins, bien peu nombreux encore et plus humbles que lui, il n'a pour leurs autels plus pauvres que les siens, que des regards de complaisante sollicitude. Et d'ailleurs chacun de ces immortels, si flottante que soit leur immortalité, a son domaine réservé, sinon fermé, de frontières toujours bien délimitées, les empiétements où s'égare la dévotion ne sont pas une conquête violente, encore moins une insultante usurpation. On fait bon ménage chez ces petites gens d'un petit Olympe. Consus, lui aussi, aime les champs, il féconde les semailles, il exige les honneurs de deux fêtes annuelles, quand vient l'hiver et que le grain confié à la glèbe déjà prépare la moisson prochaine, puis quand les jours embrasés de l'été voient tomber sous la faucille les gerbes mûries. Consus, doux à ceux-là même qui savent peiner mais ne savent pas se plaindre, veut que ses fêtes soient celles des humbles et dociles travailleurs que l'homme associe à ses travaux. Ainsi, deux jours l'an, de par son ordre longtemps respecté, le bœuf pesant, la vache complaisamment nourricière, le mulet, le cheval, le pauvre petit âne trottinant, vont, viennent, trottent, galopent en toute liberté pour leur seule joie et l'oubli des labeurs journaliers aussi dès le matin ont-ils quitté l'étable et leurs serviteurs, hier et demain leurs maîtres, les ont couronnés de fleurs.

Mais Consus ne manifeste qu'une puissance intermittente. C'est le plus souvent un dieu de l'ombre, du mystère et même de l'oubli. Il se dérobe aux entrailles de la terre. Son autel enseveli ne parait que par surprise, les pasteurs des hommes, à peine distingués des autres pasteurs, mènent grand bruit et grande fête de l'instant qu'ils le retrouvent. Quand viendra l'homme de Rome, Romulus, le roi à demi légendaire, et qu'il voudra le concours empressé des peuplades voisines, la fête qu'il annoncera, trouvera mieux qu'un prétexte dans la découverte d'un autel dédié au dieu Consus et la fête qui consacrera, au mois de Sextilis, plus tard au mois d'Auguste, le souvenir du rapt des Sabines et de leur heureuse résignation, sera dite Consualia .

Mais Consus, aux jours qu'il disparaît aux profondeurs de la terre, peut-être fraternise avec les divinités infernales. Aussi, comme à ces puissances redoutables de la nuit et du mystère, lui sacrifie-t-on quelquefois une brebis noire. Le bon Saturne préfère d'innocentes offrandes, et quelques-uns des fruits qu'il a fait germer, demeurent pour lui le don le plus agréable. Ce n'est qu'aux jours d'affreuse disette et de grand appétit qu'il a pu se résigner à dévorer ses enfants. Encore faut-il le croire ? Ici on ne sait rien de cela.

Les dieux sont partout en cet âge d'une jeune humanité. On les voit sur la terre de Saturne en une vision moins précise et surtout moins glorieuse qu'aux pays de l'Hellade cependant ils grondent dans l'orage, ils murmurent dans les ruisseaux, ils parlent dans les grands bois que la brise balance, ils prophétisent dans le chant et le vol des oiseaux. Le pic vert est sacré. Emplumé de chatoyantes et diverses couleurs, il se plait au plus profond des bois, il est de forme lourde et gauche, très agile pourtant, il ne chante pas, il ne crie qu'à de longs intervalles, mais les petits coups secs et répétés sans fin qui révèlent sa présence et son travail acharné, disent de grands secrets à qui sait les comprendre.

Ils sont nombreux ces augures, souvent consultés, car la flèche des chasseurs les respecte, plus nombreux encore les aigles, les faucons, les corbeaux, confidents et révélateurs des oracles divins. Cette contrée en effet apparaît telle encore, ou à peu près, que les dieux l'ont livrée aux premiers hommes.

Un fleuve s'y épand, égarant ses méandres capricieux. Le berger qui du haut de quelque colline le contemple et le suit, ou le devin curieux des libres horizons et des mystères célestes, le compare à la couleuvre paresseuse et flexible qui passe, ondule et disparaît dans les herbes. Plus tard ses eaux jauniront souillées de fange et de limon, elles sont blanchâtres maintenant. Les sources volcaniques, les émanations souterraines que le soufre pénètre, les ont ainsi colorées. Le feu n'est pas encore déchu de sa toute-puissance. Au pied d'une colline qui sera dite l'Aventin, l'antre de Cacus, le brigand voleur de bétail, jette des flammes redoutées et souvent la terre brusquement secouée se fend, réclamant quelque illustre victime. En des âges que rien ne fait pressentir encore, au milieu même du petit vallon devenu le glorieux Forum, un gouffre s'ouvrira tout à coup, et Decius, qu'un dévouement sacré librement y précipite, seul obtiendra des dieux qu'il se referme.

Ce ne sont là cependant que des craintes bientôt dissipées, des épouvantes passagères, ces campagnes respirent le plus souvent une quiétude profonde. Sept collines se dressent, huit si l'on veut compter celle que le fleuve sépare des sept premières. Elles ne sont pas si bien délimitées qu'elles ne puissent être, en leurs ondulations fraternelles et voisines, quelquefois confondues. Leur nombre mérite pourrait grandir, car les plus hautes dressent une cime indécise, et la frondaison des arbres inégalement inclinés la déplace au gré d'un souffle qui passe. Les plus hautes, disons-nous, elles ne sont pas bien hautes. Sans que l'haleine lui manque, le pasteur en quelques enjambées peut les atteindre et les gravir. Les bois les enveloppent presque tout entières, vêtement sombre, doux et plaisant aux yeux, mais que la cognée déjà menace et qu'elle mettra en pièces. Les forêts bientôt ne seront plus que des bois, les bois, des bocages aux étroites limites. La cognée est sacrilège, et le bûcheron jamais ne frappe un vieux tronc moussu qu'une vague frayeur ne lui fasse aux premiers coups trembler la main. Souvent même il murmure une invocation rapide au dieu Pan, ou bien à quelque autre divinité protectrice des ombrages inviolés. Mais il faut du bois aux cabanes groupées sur les pentes prochaines, il en faut aux bergers que les longs repos clans la campagne rassemblent auprès du feu, il en faut à ceux-là qui veulent asservir la terre et pousser la charrue, de tous les conquérants qui viendront, les premiers et non les moins laborieux. Enfin à ces cultures naissantes il faut ménager la place et de libres étendues. Les premiers champs où verdoie, pour jaunir bientôt, non pas le bon froment, mais l'épeautre, blé plus commun, que seul on devait d'abord connaître, ont usurpé, non les sommets que les bois couronneront longtemps encore, non les vallons où dort et s'épand une eau croupissante, mais les pentes doucement inclinées ois commencent les collines. Ces marais qui seront le Vélabre et qui seront le Forum, l'été les dessèche à demi, mais les hivers les remplissent. Une pluie d'orage suffit à faire un cloaque du Forum. Le fleuve qui ne connait ni la gène d'une digue ou d'un quai, ni l'insulte victorieuse d'un pont rejoignant ses bords, visite à son gré, aux jours de ses colères, tous les vallons avoisinants. Les noirs sangliers se vautrent dans ses fanges, les bœufs lents mais non pas encornés bien haut comme ceux que de longs siècles plus tard amèneront des barbares inconnus, les brebis placides, non pas les buffles massifs et pesants qui doivent charrier les invasions dernières, viennent piétiner les berges, tantôt ils se glissent dans la ramée frémissante des roseaux, tantôt, en leur impatience de l'abreuvoir accoutumé, ils en jettent bas toute une gerbe que la boue a bientôt souillée.

Ainsi les vallons dont les collines s'environnent, appartiennent aux meneurs de bœufs, autant du moins que le tolèrent les fauves restés très nombreux. Les travailleurs des champs lentement agrandissent leur domaine, les bergers qui paissent les moutons, et ceux-là qui mènent leurs chèvres, plus hardis, plus fiers, d'humeur moins apaisée, ainsi que leurs bêtes le leur ont enseigné, étendent leur empire aux frontières flottantes, sur les collines, sur les roches que les dents meurtrières ont commencé de dépouiller. Ces hommes sont rudes et simples, ils ne chantent que de lentes et monotones mélopées, les flûtes dont ils s'accompagnent et dont les cris aigrelets éveillent et conduisent les troupeaux, un roseau taillé, percé de trous inégaux, la leur a fournie. Là-bas, bien au delà de ces collines qui leur sont familières et de la plaine qui les entoure magnifiquement étalée, derrière ces montagnes lointaines, aux profils si fiers et qui pour eux semblent limiter le monde, il est un peuple riche et déjà fameux. Ses habitants sont nombreux et ses villes ceintes de murailles, il a des temples, des collèges de prêtres, des augures savants, il faut des palais souterrains au faste impénitent de ses familles les plus puissantes et le mystère des nécropoles, qu'une jalousie ombrageuse s'ingénie à dérober, réserve aux sacrilèges qui le viendront violer, l'éblouissement d'un butin merveilleux. La mort est là-bas aussi avare que la vie a été prodigue. Les hommes sont cruels, leurs dieux, conçus à leur image, aiment les sacrifices sanglants, et sur la tombe à peine fermée, l'égorgement des victimes expiatoires. Le sang coule en Étrurie autant qu'en aucun lieu du monde. Mais nos pasteurs ne connaissent de ce peuple et de ces villes pour eux trop lointaines, que les marchands brocanteurs de toisons qui passent, quelques amulettes inexpliquées, quelques vases de bronze, luxe bien rare et qui fait bien des jaloux. Si peu nombreux qu'ils soient, car ils ne forment pas même un village, ils ne sont pas issus d'une commune famille humaine, ils le savent, ils le disent, quelquefois brutalement ils se le reprochent. Les montagnards aisément poussent les querelles jusqu'à la bataille. Saturne n'est pas si bien écouté en l'apaisement de ses enseignements champêtres, que la guerre soit inconnue. On a déjà vu des armes meurtrières, des boucliers grossiers, même des chars. La fronde est d'un usage habituel. Les épieux n'ont pas déchiré que le flanc des cerfs ou des sangliers, ils ont goûté du sang de l'homme et ne doivent plus l'oublier. Ces hommes de rapine et de proie dont les fils seront des hommes de victoire et de conquête, coiffent leur tête de la peau fauve des loups. Leur pied gauche est nu, une guêtre grossière revêt leur jambe droite.

Les Marses venus, assurent-ils, des retraites ombreuses où l'eau des lacs profonds, étroitement emprisonnés, reflète les arbres penchants, se vantent de connaître l'art d'assoupir et d'apprivoiser les vipères. Ils les grisent de chants attendris, les fascinent de lentes caresses, les reptiles les suivent docilement. Ce n'est qu'un jeu pour ces charmeurs de guérir les plus cruelles morsures.

L'une des sept collines, celle qui sera fameuse entre toutes, celle qui sera le Palatin et portera le palais des Césars, a vu déjà s'établir une enceinte carrée, bien réduite, elle ne couvre même pas la colline tout entière, mais elle est forte et peut défier un assaut précipité. Ceux qui l'ont bâtie, enfants perdus que des migrations incertaines ont dispersés aux rivages les plus divers, les Pélasges, voyageurs éternels que ne retient nulle patrie fidèlement acceptée, constructeurs audacieux et qui remuent les rochers pour les entasser en remparts ou les dresser en citadelles, l'ont appelée Rome. Cela veut dire "force"en un langage que les fils du pays ne sauraient connaître cependant ils sauront justifier la promesse et le présage. Ces Pélasges, étrangers au milieu des peuplades qui les ont accueillis ou plutôt subis, redoutaient quelque surprise, peut-être quelque vengeance, leur campement est devenu une forteresse. Ils disparaîtront ainsi qu'ils sont venus, dans la nuit, dans le mystère, mais un seul nom laissé derrière eux, jeté peut-être au hasard et sans une pensée réfléchie, suffira bientôt à fatiguer les échos d'un monde qui n'aura plus d'autre nom.

Une seule colline, le Palatin, d'un avenir prochain, contient les hommes fils légitimes de cette terre, ou du moins qui ne connaissent plus d'autre aïeule, et les vagabonds plus hardis, mais aussi plus redoutés, qui sont venus se tailler là un refuge passager. Leurs bras sont forts et les lourdes pierres, à leur commandement, roulées, empilées, péniblement dressées, ont limité une enceinte ininterrompue. C'est la première conquête, la prise de possession d'un libre espace, l'asservissement d'un petit coin de terre. L'exemple sera suivi, et la conquête du monde voulait cet apprentissage et ce commencement. Les pasteurs, longtemps accoutumés à ne voir dans les pierres qu'une immobilité inébranlable, ont raillé ces durs labeurs, puis ils eu ont conçu quelque étonnement, bientôt quelque épouvante, c'est que l'homme remueur de rochers est un vainqueur, bientôt un maître, et du haut de ces rudes remparts jalousement fermés, aire audacieuse et que seul peut dominer de plus haut et embrasser du regard l'aigle enlevé dans l'espace, le bâtisseur se fait redoutable, ce qu'il prendra ne sera plus rendu, il acceptait pour lui d'effrayants labeurs, il saura les imposer à bien d'autres. La citadelle c'est déjà le royaume et le roi, ce sera quelque jour, dans un agrandissement prodigieux, l'empire et l'empereur. Mais alors les camps largement espacés sur les frontières, les fleuves soumis et complices, quelquefois même des remparts énormes et fermant des provinces tout entières, seront la citadelle d'une puissance qui n'eut jamais d'égale. Cependant, tels sont le charme et la persistance des premiers souvenirs que le Palatin, celui-là même des consuls et des césars, sera dit le Palatin des troupeaux," pecorosa Palatia" , et qu'une de ses portes restera la porte "Mugonia" , la porte mugissante, connue si les bœufs y venaient toujours chercher leur étable hospitalière.

L'enceinte que tracera Romulus, débordera le Palatin. Une charrue par lui-même poussée, en aura sillonné le tracé mais s'il lui plait la marquer d'un vestige plus durable, il lui faudra appeler des manœuvres mieux préparés que les pasteurs de la contrée ou les vagabonds qui déjà suivent sa fortune. Les Étrusques, patients et ingénieux bâtisseurs, viendront dès qu'un chantier sera ouvert, et déjà, en cette aube incertaine d'un peuple commençant, le Romain apparaît l'ordonnateur, l'initiateur, le maître prédestiné.

Et cependant ces pensées ne sont pas encore formulées. Le berger, sa peau de bique sur les épaules, le bâton à la main, le dos appuyé contre un arbre, pense et médite volontiers, ce ne sont pas les cris de ses bêtes qui troublent ses interminables rêveries. Jamais, cependant, il n'oserait pressentir en lui, ni dans les enfants qui se jouent aux herbes des pâturages, une telle descendance de vainqueurs et de héros. Les Romains ne voudront pas renier ces très humbles ancêtres ou du moins, si quelque unité complaisante doit supposer un jour le Grec Héraclès paissant les troupeaux de Géryon au bord du Tibre, si le dieu Mars doit promener ses amours vagabondés en ces campagnes encore sans gloire, jamais ces dieux ne banniront les véritables aïeux, jamais ils ne les feront oublier, les vrais Romains, les meilleurs, les plus grands, Caton ou Virgile, aimeront les champs et comme le fabuleux Antée, digne rival d'Hercule, ils comprendront que toucher la terre, la fouler, l'étreindre d'une tendresse filiale, c'est reprendre la force et la vie en leurs origines premières. Le rude laboureur fera l'indomptable soldat.

Le jour qui se lève à de charmantes douceurs. Les troupeaux le saluent de leurs beuglements attendris et qui vont se répétant de colline en colline. Les cimes sont déjà caressées par la lumière, les bois profonds où les yeuses répandent d'insondables ténèbres, prolongent une nuit qui ne sera jamais complètement dissipée. Mais les oiseaux restés invisibles ont deviné l'aurore, ils jettent leurs premiers gazouillements, ils ont secoué leurs ailes humides des fraîcheurs de la nuit et leur vol déjà s'est essayé, traversant les branches, animant le silence et l'immobilité des hautes ramures.

Les arbres qui librement prospèrent, gardent, au moins les plus nombreux, l'éternelle parure d'un feuillage que l'hiver ne saurait flétrir. Ainsi ces yeuses bien des fois centenaires et qui étaient là quand l'homme n'était pas ainsi ces myrtes constellés de fleurettes blanches que la Grèce consacre à la belle Aphrodite, car il faut la joie d'un printemps éternel à la déesse qui aime et fait aimer, ainsi, de tous ces arbres les plus fiers et les plus glorieux, les lauriers qui couronnent et enveloppent l'Aventin d'un ombrage ininterrompu. Cette colline inspirera, on ne saurait dire par quelle influence mystérieuse, un esprit de dénigrement, d'hostilité, de révolte même à ceux-là qui la raviront. Si Romulus eut réellement un frère, ce fut là que Remus, interrogeant le vol des oiseaux, vint lui disputer l'honneur de dénommer la cité nouvelle. L'Aventin, un démocrate impénitent, longtemps jalousera le Palatin, un intraitable aristocrate, et les plébéiens en masse s'y viendront retirer, fuyant la tyrannie trop lourde des patriciens. Mais l'Aventin complaisamment aussi prêtera ses lauriers à toutes les victoires, et combien il en faudra pour tresser les couronnes de tant de vainqueurs et suffire à tant de pompes triomphales !

Les hêtres, les cornouillers sèment leur feuillage aux premières rigueurs de l'année finissante. Ils se groupent au voisinage des rochers qui les surplombent. Les sources que les bois disparaissant laisseront taries, sont encore nombreuses, les figuiers les ombragent, leurs larges feuilles tamisent la lumière, il semblerait qu'ils veulent rendre, à cette eau bienfaisante un peu de la fraîcheur qui les a fait naître et qui les réjouit. L'une est, dite la fontaine de Juturne. C'est beaucoup moins qu'un petit lac assurément, il faudrait dire une mare, si le mot ne semblait d'une impertinente vulgarité, un peu d'eau librement épandue reflète au pied du Palatin un petit coin d'azur. Le Forum établi la desséchera et fera disparaître mais le jour de la bataille du lac Régille, Castor et Pollux y seront venus abreuver leurs coursiers divins.

Le mont Célius dérobe en ses pentes premières la grotte d'Égérie. Juvénal la pourra visiter encore. Les brumes matinales ont flotté, d'un instant à l'autre plus confuses et plus légères. C'était un voile où disparaissait la profondeur des vallons et des gras pâturages puis ce n'était plus que de fines écharpes, une gaze transparente, indiscrète et peu jalouse, ce n'est plus rien, et la fuite dernière s'en est évanouie. Une bête rapide chemine la tête liasse ; elle se hâte comme si elle craignait le jour. Cette campagne lui est familière, elle n'hésite pas, silencieuse elle marche, elle va, c'est une louve, c'est une mère, c'est une nourrice. Elle a dépassé les oseraies et les vieux saules qui révèlent, le voisinage du fleuve, elle gaine le Palatin en coupant au plus court devant elle. Un antre la reçoit. Le rocher est humide, les scolopendres suspendent leurs feuilles allongées ainsi que des fers de lance. La louve se couche, s'étale, ses grands yeux fauves se sont attendris en un regard qui est une caresse, elle abaisse la tête, ses dents blanches et aiguës resteront inoffensives, lentement elle lèche et sous son ventre ses petits se blottissent, pressant les mamelles, avides et gloutons puis ils vagissent si doucement que l'on dirait des voix humaines, et lentement, reconnaissant dans ces petits sa digne progéniture, si peu ressemblante soit-elle, la louve une fois encore lentement les a léchés.

LES CONSULS

"Qu'était Rome lorsque la flûte de l'habitant de Cures frappait de son paisible murmure le rocher de Jupiter et qu'aux lieux mêmes où la loi est aujourd'hui dictée aux nations vaincues, les javelots sabins se voyaient au milieu du Forum romain ?"

Ainsi parle Properce, un poète épris en dilettante des choses du passé et qui devait se plaire à les évoquer dans les premiers rayonnements de la Rome impériale. En effet, autant qu'il est possible de dégager l'histoire aux traditions plus qu'à demi légendaires d'un grand peuple commençant, les Sabins sont les premiers que nous trouvons établis au Forum, au Quirinal et même au Capitole. Compagnie de bandits, les hommes de Romulus restèrent longtemps campés au Palatin.

Le Forum, avons-nous dit, fut un marais, au moins intermittent, il devient un marché, c'est dire qu'il n'est déjà plus reconnaissable. Les Tarquins venus d'Étrurie, grands bâtisseurs comme on l'était dans leur patrie d'origine, ont entrepris des travaux importants d'utilité vulgaire, mais aussi de consécration pieuse. Les dieux savent, tout un monde conquis et devenu Romain proclame, combien l'exemple devait être profitable et fidèlement suivi. Tarquin l'Ancien, meilleur constructeur que les Pélasges, fait donner les premiers coups de pioche, tailler les premières pierres d'un bel et régulier appareil. Tarquin le Superbe poursuit et achève cette tâche digne de son orgueil. Ainsi seront fondées pour ne plus jamais s'ébranler, les premières assises de la Rome monumentale. Une prodigieuse floraison de toutes les splendeurs doit germer et s'épanouir mais si magnifique soit-elle, jamais elle ne doit abolir ni faire oublier l'œuvre des vieux Tarquins. La "cloaca maxima" reste encore aujourd'hui une des curiosités de Rome. N'est-ce pas une chose remarquable cependant et bien caractéristique, de la voir à son début construire ce monumental égout ? L'esprit pratique, un peu terre à terre de son peuple, n'est-il pas ainsi, en ses plus lointaines origines, annoncé et prédit ? Si les Tarquins, en fondant le grand temple de Jupiter au Capitole, attestaient leur foi religieuse et dans quel souci ils avaient la protection des dieux, ils révélaient à la même heure qu'un tel souci n'était pas leur unique pensée. S'ils comptaient sur les immortels pour les aider de haut et de loin dans leur tâche royale et humaine, ils ne comptaient que sur eux-mêmes pour se ménager une ville qui leur fût sainement et agréablement habitable.

Tatius, un roi sabin, ou plutôt un chef de bande, avait déjà dressé, dit-on, dans le Forum une statue à Vénus Purifiante, "Venus Cloacina" , preuve nouvelle que ce vallon avait tout spécialement besoin d'être assaini et purifié. Que pouvait être cette statue ? Sans aucun doute une idole très grossière, un fétiche de sauvage. Varron nous affirme, et rien n'est plus vraisemblable, que Rome resta sans statue vraiment digne de ce nom pendant cent soixante et dix ans après sa fondation.

Ainsi les travaux des Tarquins ont desséché les vallons bourbeux. Ces princes peuvent descendre de leurs collines, de leur Regia, la première résidence royale, qui bien modestement préludait aux lointaines splendeurs du Palatin, et de là gagner le Capitole déjà couronné de temples, sans le risque de honteuses souillures ou l'ennui de se frayer passage à travers les roseaux. Tarquin l'Ancien éblouit ses sujets du premier char qu'ils aient vu passer, et dans ce bel appareil, affirmant peut-être sa prise de possession, il gravit le Capitole.

Le Forum, au temps des rois, est un lieu d'assemblée, un tribunal, avant tout un marché. Tarquin l'Ancien en traça le périmètre, en régularisa, au moins à peu près, l'emplacement et l'encadra de portiques. N'est-il pas curieux et d'une instructive ironie de voir ces rois ainsi ménager l'aire bientôt fameuse où la liberté romaine doit tenir ses assises premières, où la haine implacable des rois hautement proclamée devient un article de foi que la tyrannie impériale elle-même pourra duper mais n'osera pas franchement démentir ?

A peine cependant le Forum est-il le Forum en toute la terrible majesté de ce mot, que le sang vient d'y couler, et le sang le plus illustre, le plus précieux qui fût alors, aussi le plus cher à cette peuplade que désormais nous pouvons appeler un peuple, le sang même de Brutus. Il abolit la royauté, il fonde l'état républicain, de quelle main brutale et jamais défaillante ! C'est là déjà, non pas dans les joies, mais dans les menaces plutôt d'une aurore qui sera le jour le plus splendide, un de ces durs meneurs d'hommes, implacables à tous comme ils le sont à eux-mêmes, tels que Rome en doit si longtemps enfanter. La lignée commence des féroces serviteurs de la patrie et de la loi. Assis sur la plate-forme du Vulcanal, à l'ombre de l'autel de Vulcain et comme sous l'inspiration de ce dieu des abîmes inondés et de leur mystérieuse épouvante, Brutus est venu siéger, et devant lui, sans qu'un seul instant l'aveu d'un regret ou l'éclair d'une pitié clémente ait plissé sa lèvre ou troublés son regard, il a fait battre de verges et l'un après l'autre décapiter ses deux fils coupables de conspiration, convaincus de connivence avec les derniers partisans des Tarquins.

Seule l'assistance devait manifester quelque horreur et quelque répulsion et cependant ces triomphes effrayants du citoyen on du soldat esclave de la loi et de la discipline sur l'homme et sir le père n'étaient pas pour déplaire aux vrais Romains. Quelque chose du génie de ce peuple, âpre mais grand, avait passé dans l'âme de Brutus.

La royauté romaine n'avait pas disparu sans laisser derrière elle comme une traînée mal effacée. Aussi parmi ce peuple fier et jaloux de ses libertés nouvelles on plutôt de ses lois librement acceptées, le moindre incident, la plus légère apparence méchamment interprétée éveille aussitôt de l'ombrage. Patriciens et plébéiens rivalisent d'inquiète susceptibilité. Valerius Publicola, l'ami, le collègue en son terrible consulat du premier Brutus, habite la Vélia. C 'est moins qu'une colline, à peine un monticule, une butte aux limites incertaines. Cependant elle se dresse à l'extrémité du Forum, elle fait pendant au Capitole.

La Vélia domine le Forum, que seuls les dieux ont droit de dominer. Les rois étrusques ont résidé sur la Vélia. Quel exemple et quel souvenir ! N'est-ce pas tramer ou du moins rêver la tyrannie que demeurer si haut ? Valerius prévient les soupçons et les accusations déjà formulées. Lui-même et ses pénates, ils délaissent leur citadelle et se transportent plus bas, de plain-pied avec le peuple, de plain-pied avec le Forum.

On ne saurait affirmer que toutes les circonstances de l'histoire romaine en ces premiers siècles soient d'une exactitude sûrement établie. Les Romains ont imposé tant de choses au monde qu'ils ont bien pu, si médiocrement douée que fût leur imagination créatrice, lui imposer aussi une histoire amendée et complaisamment embellie. Tite-Live, en son magnifique orgueil, ne s'en défend qu'à demi. Ces anecdotes sont caractéristiques cependant elles accusent un grand accent de vérité dans leur ensemble sinon dans leurs détails. Nous ne saurions jamais puiser nos mensonges ou suivre nos erreurs qu'en nous-mêmes, et nos fables nous racontent, en dépit que nous en ayons. Le voile n'est pas un masque et le visage y transpirait.

La vie romaine, en ses coutumes les plus diverses, en ses vulgarités quotidiennes comme en ses plus rares solennités, emprunte l'encadrement coutumier du Forum. Que ce soit le jour des prières publiques, d'un grand deuil national, d'une lutte civile, des rivalités de partis, des émotions populaires et de leurs terribles flux et reflux, le Forum les voit venir, le Forum les voit passer. Cela ne traîne pas toujours beaucoup de fracas. L'épopée est venue, elle reviendra, il faudra bien des siècles et des ruines pour qu'elle désapprenne ce chemin. Le drame n'abdique jamais, à peine écarté l'espace de quelques jours, on le devine tout prêt à rentrer en scène, tant les échos lui restent fidèles et attentifs. Mais la comédie, la farce même n'est pas toujours ici absente et interdite. Le Forum a vu des jeux, non pas seulement les jeux sanglants des premiers gladiateurs, mais des représentations scéniques où la verve bouffonne des précurseurs de Plaute et de Térence se donnait libre carrière. L'idylle aimable et souriante, une invitée que Rome ne connaissait guère, ne s'est pas toujours détournée dans l'épouvante ou la menace des souvenirs mal apaisés. Strenia, la déesse latine, est une déesse généreuse, elle veut la libéralité répandue sur tous les cœurs et dans toutes les maisons. Les étrennes gardent son nom et sa mémoire, cependant les enfants ingrats ainsi que des hommes ne savent plus qu'ils lui doivent les joies et les surprises de l'année commençante. Strenia a son sanctuaire au pied de l'Esquilin. Rien de plus modeste, et les ruines en seront bien vite effacées. Le plus souvent le sanctuaire est déserté, sans offrandes. Il n'est joyeux et assiégé de la foule que l'espace d'une aurore. Mais la déesse est bonne mère, indulgente, sans rancune. Une fois l'an, un cortège se forme chez elle, il suit la voie Sacrée, il chemine à travers le Forum. Aux feuillages verts qu'il emporte et balance, on dirait le printemps qui marche et déjà promet, si lointain que soit encore son premier réveil, la joie des verdures renaissantes. Strenia envoie au Capitole une ambassade que les grands dieux de bataille, d'orgueil et de victoire, accueillent en toute complaisance.

Les chevaliers qui devaient prendre, dans la hiérarchie des dignités et des partis, une place si considérable, n'étaient en leur destination première que la cavalerie de Rome. Le recensement et la revue en étaient faits au Forum. Ils s'assemblaient à la Vélia, suivaient la voie Sacrée, cheminant à pied et tenant leur cheval par la bride. Ils passaient devant le temple de Castor et Pollux, plus brièvement dénommé en langage vulgaire le temple de Castor,; peut-être ils murmuraient, à l'adresse de ces vaillants dompteurs de chevaux, quelque pieuse oraison, puis pénétraient dans le Forum.

Le censeur, un magistrat redoutable, est là qui les attend, assis devant les rostres. Il est vêtu de pourpre comme un victorieux ; il ne marche que précédé d'un licteur et, par un privilège tout spécial, il prête serment solennel de maintenir les lois et de les imposer à tous, au Capitole, attestant biens en face le seul Jupiter, tandis que les autres magistrats prêtent serment au Forum et n'attestent que le peuple romain. Aussi, en ce qui relève de ses attributions, le censeur, protégé comme d'une investiture divine, décide en toute souveraineté et sans appel. La tenue d'un chevalier lui semble-t-elle négligée : "Vends ton cheval "lui dit-il ! Et cela suffit, le chevalier est déchu de l'honneur de servir Rome. Enfin c'est prudence et sage précaution de surveiller, de réformer son régime quand s'annonce cette épreuve implacable. Une panse de Silène fait scandale et provoque la moquerie, le soupçon d'une obésité commençante a fait jeter plus d'une fois l'humiliante interjection : "vends ton cheval", même à quelque brave vétéran qui s'en va tout penaud.

Cependant le mot "censere" s'appliquait primitivement au dénombrement des troupeaux et le premier censeur fut un berger, telle est la persistance des souvenirs champêtres toujours reparaissant jusque dans les institutions de ce peuple batailleur.

Les barrières de bois où l'on classe et parque les citoyens aux jours de grandes assises populaires dans le Champ de Mars, sont dites bergeries, "ovilia". Et les dieux savent cependant si les Romains furent jamais un peuple de moutons ! Les loups ne manquaient pas dans cette bergerie.

La lutte obstinément prolongée des grands et du populaire, des patriciens et des plébéiens, déroule ses diverses péripéties, émouvantes comme une tragédie, fécondes comme les grandes révolutions de la nature, dans ce cadre cependant bien réduit, bien disproportionné à de telles grandeurs, le Forum romain. Mais aussi, comme il est de règle dans un drame bien construit et d'une implacable logique, l'action se trouvant resserrée en un court espace, rassemblée en quelques milliers de cœurs si étroitement pressés les uns contre les autres qu'ils pouvaient s'écouter battre, la pièce jouée ne nous en apparaît que plus saisissante, plus profondément humaine. Elle traverse à peu près cinq siècles, ainsi qu'une bonne tragédie bien régulière et bien classique, les cinq actes voulus. Elle ne s'en va pas égarée loin du cadre choisi. Les dieux la suivent et l'embrassent, mais ils demeurent dans une tranquille neutralité, elle est tout humaine ou plutôt toute romaine, très précise, très raisonnée ainsi qu'il convient à un peuple assez ignorant des libres rêveries. Cette pièce, d'autant plus angoissante qu'elle nous est plus prochaine, accepte en son unité en quelque sorte fatale de temps, d'action et de lieu, des épisodes inoubliables, des scènes qui sont des tableaux, qui sont du marbre, qui sont du bronze, comme les belles légendes dont se berçait la Grèce aimée des dieux, et qui cependant sont aussi de la pensée, de l'âme et de la vie. Le drame est un, mais telle est la vie qui le pénètre que les fragments eux-mêmes en restent tout frémissants.

Un jour un homme parait dans le Forum. C'est presque un vieillard. On le connaît. Mais, depuis de longs jours il était absent, vainement désiré aux maisons où son amitié fréquentait. On le nomme, on l'appelle, ou l'entoure. Ses vêtements sont misérables, on sait bien qu'il est pauvre, mais ce n'est plus du dénuement que trahissent ces haillons sordides. Il a le visage défait, sa démarche est chancelante. Jamais au retour de quelqu'une de ses campagnes les plus rudes et les plus lointaines, il ne revint brisé d'une égale fatigue, épuisé d'aussi cruelles souffrances. Cet homme est un soldat, un soldat toujours vainqueur mais la victoire n'enrichit que les riches. La gloire est pour la patrie romaine, et cela est bien ; à ce vétéran suffit, pour sa part d'immortalité, l'orgueil d'être Romain. Il faut vivre cependant, manger, faire manger les siens. Le butin du soldat n'est qu'une aubaine bien chanceuse. Si lourdement chargé est le légionnaire, qu'il ne saurait ajouter à ses armes, ses pièces de campement, à ses vivres d'ordonnance rien qui soit bien pesant. Le partage des tributs imposés aux peuplades conquises, ou mieux des champs devenus, du droit de la victoire, patrimoine national, lui permettrait de subsister, et le soldat ne retrouverait pas la misère au sortir du triomphe. Mais, nous l'aurons dit, les petites gens sont écartés de la curée. Quelques familles prennent et gardent tout, ne partageant que les dangers. Ainsi, dans la dernière guerre, cet homme a vu sa ferme, le seul héritage qui lui soit échu, dévastée ; il n'en reste qu'un souvenir et un peu de cendre. Ses troupeaux ont disparu, emmenés par l'ennemi. Les taxes lui ont fait une nécessité de l'emprunt puis il n'a pu satisfaire aux dettes contractées. Le créancier, un patricien usurier, complaisant la veille, implacable le lendemain, devenu tourmenteur et bourreau, a fait saisir cet homme, et chez lui, dans sa prison d'esclave, cachot honteux qu'ignore la lumière du jour, il l'a jeté, les fers aux mains, les fers aux pieds, à ces pieds qui ont soulevé la poussière des batailles, à ces mains qui ont brandi la lance et jamais n'ont déserté le bouclier ! Et l'on dit que Rome n'a qu'une seule prison, celle-là que le roi Ancus Martius fit creuser au bas du Capitole ! Mais chaque maison qu'un grand nom décore, que hante l'orgueil d'un patricien, est la prison d'un plébéien, ou le sera au gré de son caprice. Ainsi gémit le fugitif tout ébloui de ce grand jour qu'il désespérait de revoir. La tempête gronde autour de lui, les rancunes se réveillent et chacun de raconter quelque injustice patricienne, de renchérir sur les cruautés rappelées, et l'hostilité grandissante se ferait meurtrière si tous ces hommes, les plus grossiers, les plus malheureux eux-mêmes, les plus injustement trahis de la fortune et des joies promises, ne voyaient, non pas dans un rêve flottant, mais dans une immédiate réalité partout présente, Rome elle-même, leur commune adoration, imposant son impartiale équité, sa très haute justice, désarmant les haines ou du moins leur dictant une trêve au jour des angoisses suprêmes et des prochains dangers. Longtemps, en leurs colères les mieux fondées, en leurs séditions les plus bruyantes, les plébéiens se borneront au refus du service militaire, et encore jusqu'au mirage docilement accepté des promesses souvent déçues. Une retraite au mont Sacré marquera le terme de leurs plus furieux ressentiments. Longtemps l'altière et maternelle vision de la patrie planera sur le Forum, et ce dieu n'aura pas un athée.

Rome est une cité de guerre et de conquêtes. Ses premiers pas dans l'histoire l'attestent et bien vite elle a pleine conscience de la tache qui lui est assignée. "Tu regere imperio populos, Romane, memento" !"Romain, souviens-toi qu'à toi il appartient de gouverner les peuples !" Rome l'avait pensé bien avant que Virgile ne le chantât.

Aussi la vie militaire nous apparaît étroitement associée à la vie civile, non pas confondue, au moins dans l'âge des plus fécondes prospérités. Au Forum le soldat redevient citoyen. Un exemple illustre nous y montre cependant, en sa dureté nécessaire mais aussi en sa sublime grandeur, ce qui fut avec la foi ardente aux destinées de la patrie, la force la mieux assise, la condition première des victoires accomplies et des victoires promises, la discipline militaire. Ce jour-là le Forum, partageant les émotions du camp à peine abandonné de la veille, devait assister à la bataille la plus glorieuse et Rome, sans faire de vaincus, devait dispenser également entre tous l'honneur et la victoire.

On guerroie contre les Samnites, de rudes adversaires et dont la défaite laborieuse laissera le glaive de Rome trempé à ne plus se briser. L'épreuve est décisive et redoutable, les consuls eux-mêmes ne feront plus qu'obéir. Papirius Cursor est dictateur, il a choisi Quintes Maximus Fabius Rullianus pour maître de la cavalerie. Les poulets sacrés, consultés, ne présagent rien de bon. C'est une grande affaire et dont le chef suprême d'une armée romaine, serait-il campé en face de l'ennemi, ne saurait se désintéresser. Papirius vient à Rome en quête de plus favorables auspices. Cependant il a formellement interdit à Fabius d'engager l'action avant son retour. L'occasion se présente d'une bataille heureusement préparée; Fabius désobéit, livre la bataille et la gagne. La nouvelle est reçue à Rome. Papirius irrité invoque son autorité méconnue, congédie le Sénat qu'il allait consulter, déserte la curie et se hâte vers son camp tout frémissant d'une nouvelle victoire. Fabius s'inquiète, un danger approche et le menace plus redoutable encore que les armes samnites. Lui vainqueur, il demande à ses soldats de le protéger : les acclamations lui répondent et l'accueillent sans le rassurer pleinement toutefois.

Le dictateur a fait diligence. Son tribunal est dressé. Papirius apparaît, il siège, il parle, il commande. Le victorieux n'est plus qu'un accusé. Que le licteur s'avance ! dit Papirius, qu'il prépare les verges et la hache ! On murmure, on proteste, un tumulte éclate. Papirius impassible ne veut pas l'entendre. Le jour tombe cependant, refusant d'éclairer ce sanglant démenti jeté à la victoire. Selon la coutume, le jugement est remis au lendemain. La nuit est venue, propice et complaisante. Fabius, mal gardé peut-être, s'échappe. Pour une fois et par grand hasard, la vigilance romaine consent à sommeiller. Fabius est à Rome, chez son père. Ce père a été lui-même dictateur, trois fois consul, il appartient, aussi bien que Papirius à l'une des plus anciennes et des plus honorées familles de Rome. Mais le souvenir de tant d'honneurs et des services rendus, que pourrait-il contre la loi ! Papirius est accouru à Rome sur les traces du fugitif. Il ordonne à ses licteurs de le rechercher, de le saisir. Le père supplie, le Sénat se récrie. Rien ne peut fléchir le terrible justicier. Le père de Fabius en appelle aux tribuns et au peuple. La curie est désertée, le forum est maintenant le théâtre où le drame agrandi poursuivra sa marche haletante et trouvera son dénouement. Jamais conflit plus tragique des passions les plus limites, des traditions les plus sacrées, de la pitié suppliante, de la justice menaçante et suspendue ainsi que le tonnerre dans la main des dieux, ne devait captiver l'attention et bouleverser les âmes d'une angoisse plus profonde. Rome est en lutte avec elle-même, et le peuple plus étroitement que ne le fut jamais le chœur antique, est associé â cette tragédie sublime. Il n'est pas un écho docile, il est un acteur, il devient, du moins pour un jour, un de ces dieux inattendus mais toujours présents et qui seuls dénouent ce qui dépasse la volonté des mortels. Sa voix est si haute et si fière qu'elle imposerait silence à la tempête.

Le dictateur monte à la tribune. Fabius vient se placer à ses côtés. Le dictateur l'éloigne et le repousse. Le père de Fabius saisit son fils, se cramponne à lui, atteste le peuple, atteste les dieux, accuse le dictateur. "Des verges, des haches , s'écrie-t-il, pour des généraux victorieux ! — A quel supplice plus cruel mon fils aurait-il été réservé si l'armée avait péri ? Les temples sont ouverts, les autels fument et disparaissent sous les offrandes, c'est par lui, par lui seul ; cependant il sera dépouillé de ses vêtements, déchiré de verges en vue du Capitole, en présence de ce peuple romain qui lui doit sa dernière victoire et de ces dieux que dans la bataille il n'a jamais vainement invoqués !"

Et le Capitole est là, splendide, radieux, hier salué des acclamations qu'une heureuse nouvelle soulevait aussitôt, ses temples dominent le Forum. Ils sont si rapprochés que les mains des suppliants sont prêtes à les toucher. Et le vieux père embrasse son fils, et le rude soldat pleure au lieu même où pleurait le vieil Horace acharné à sauver son dernier enfant.

Les sénateurs, cependant gardiens jaloux des lois, les tribuns, le peuple se prononcent bruyamment pour le père. Le dictateur reste inflexible. Seul, sollicité des uns, menacé des autres, blâmé de tous, il tient tête à l'orage. Pas un instant son autorité n'est contestée ou méconnue, il demeure le maître, il est tout, il est la loi. "Voulez-vous , dit-il, offrir vos têtes pour protéger l'insubordination de Fabius ?". Les tribuns se troublent. Mais la grande âme romaine a compris et le sublime entêtement de Papirius et l'héroïque entraînement du jeune Fabius. Plus de menaces, plus de tumulte injurieux et qui déshonorerait dans Papirius la plus haute majesté qui soit après la majesté des dieux. D'une commune pensée et de la plus belle des abdications, la foule s'incline, s'agenouille, se prosterne, supplie. Rome demande à son fils la grâce de son fils, jalouse de les confondre en son maternel embrassement car tous deux elle les aime, elle est fière de la fermeté implacable de l'un comme de la vaillante jeunesse de l'autre. En celui-ci comme en celui-là elle s'est reconnue et jamais elle ne fut plus grande qu'en cette prosternation et ce libre abaissement aux pieds du magistrat, l'exécuteur et l'esclave des lois. Et Papirius accordant la grâce que peut-être il ne retenait qu'à grand'peine, conclut en ces nobles paroles : "C'est bien ! la discipline militaire, la majesté de l' imperium l'ont emporté. Quintus Fabius n'est point absous d'avoir combattu contre l'ordre de l' imperator mais condamné pour crime, je le donne au peuple romain, je le livre à la puissance tribunitienne, qui a exercé en sa faveur une intervention officieuse, mais non de droit ."

Cela est compris, approuvé de tous. La foule, partagée en deux libres cortèges, reconduit chez eux, l'un et l'autre également sympathique, le dictateur et Fabius. Voile comment Rome accomplit et mérita la conquête du monde.

Le Forum résume et concentre la vie romaine mais dans cette existence tourmentée d'une ville, plus tard d'un empire acharné à son prodigieux labeur, tout n'est pas sonneries de bataille, fanfares de victoire. Les voix s'abaissent à de plus vulgaires discours les âmes fléchissent en de moins hautes pensées. Au sortir d'une assemblée retentissante, au lendemain d'une scène inscrite en des annales immortelles, la vie journalière reprend ses droits et ses habitudes casanières. Que l'on soit le peuple romain, il faut bien descendre de son piédestal, déserter les splendeurs de l'apothéose. L'homme se découvre et reparaît tel qu'il est partout, dans les fatalités de sa nature, l'homme qui flâne ; l'homme qui brocante, l'homme qui rentre dans sa boutique, se tapit dans son comptoir, aime, chante, respire, vient, passe et repasse, oublieux des ambitions surhumaines. Ce n'est plus le torrent qui gronde, bouillonne emportant les renommées éphémères, soulevant celui-ci pour abaisser celui-là aux bonds capricieux de la fortune, ce n'est plus le fleuve magnifiquement épandu et qui fertilise de son limon généreux des contrées toujours nouvelles, c'est un ruisselet au murmure monotone, moins encore une eau endormie en attendant qu'un nouvel orage la réveille, tristement paresseuse et non pas exempte de souillures. Les hommes ne sauraient rien toucher qui n'emprunte à leur passage quelque fange aussitôt déposée.

Plaute est un satyrique, et Thalie lui souffle à l'oreille de joyeuses moqueries mais c'est aussi un observateur curieux, très expert à soulever les masques. N'est-il pas homme de théâtre et de quelles apparences menteuses se pourrait affubler l'humanité que son regard n'ait aussitôt traversées, que son rire n'ait dissipées ainsi que la lumière perce une ombre décevante ? Plaute, toujours en quête d'hommes qui ne soient rien que des hommes d'une espèce très banale, les cherche et les trouve sans peine au Forum et dans ses alentours. "Vous faut-il un parjure ? nous fait-il demander par le chef du chœur dans sa comédie de Curculion , allez au Comitium ! Un menteur, un fanfaron ? Allez au temple de Cloacine ! Des maris prodigues et libertins ? Vous en trouverez sous la basilique, avec de vieilles courtisanes et des intrigantes ! Des gourmands ? Courez au marché aux poissons ! C'est dans le bas du Forum que les gens de bien, les citoyens riches se promènent. Au centre se pavanent les fats et les ambitieux. Au-dessus du lac (Plaute veut probablement parler de la fontaine voisine du temple de Castor) , vous rencontrerez les sots, les bavards, les diseurs de méchants propos .... Derrière le temple de Castor s'assemblent les emprunteurs et les usuriers. Sous les boutiques vieilles (dans la partie méridionale du Forum) vous trouverez des infâmes, sur le quai de Vélabre, les boulangers, les bouchers, les devins, les faiseurs d'affaires et leurs dupes ...."

Plaute cependant vivait aux jours les plus tragiques mais aussi les plus justement fameux que Rome ait jamais traversés. Il écrivait ses comédies dans l'épouvante des batailles perdues ou dans le fracas des revanches suprêmes. Jamais le peuple romain ne fut plus grand qu'en ce long duel contre Carthage et cependant c'est ce peuple que le poète raille et censure. Il n'est peuple qui n'ait sa tourbe.

LES TRIOMPHATEURS

Rome retrouvait le meilleur de son génie dans quelques familles longuement associées à toutes ses épreuves et grandies avec elle. Elle avait ses dynasties de bons serviteurs, de batailleurs et de conquérants. Une seule dynastie, serait-elle issue d'un Alexandre, n'aurait pu suffire à une ville prête à dévorer tant de royaumes et de rois. Marcellus était proclamé l'épée de Rome, Fabius son bouclier. Mais ni Marcellus, ni Fabius, ni le vainqueur de Syracuse et d'Archimède, ni le temporisateur qui devait lasser Annibal, ne devait égaler la renommée de Scipion le premier Africain.

Cannes consomme un désastre qui aurait anéanti toute puissance qui n'aurait pas été la puissance romaine. Quelques fugitifs, à grand'peine échappés, ont désespéré cependant de Rome et de sa fortune. Quelques paroles indignes de défaillance sont murmurées, trop complaisamment écoutées. Un jeune soldat, presque un enfant, les a surprises, durement relevées. Il parle à son tour, il est écouté de ceux mêmes qu'il gourmande, il leur fait jurer de lutter, de combattre encore et toujours et ce soldat acharné aux vengeances qu'il s'est déjà promises, c'est Scipion.

Le terrible corps à corps de Rome et Carthage ébranle la terre et l'on dirait deux bêtes fauves d'une force sensiblement égale, l'une et l'autre d'une masse écrasante et qui se font un libre champ de bataille des campagnes qu'elles fréquentaient. Malheur aux petits, aux faibles qu'une alliance incertaine, nécessaire cependant, menace ou sollicite ! La neutralité serait de la trahison ; une double vengeance la viendrait châtier. Ainsi la guerre étend ses ravages à toute l'Italie, à la Sicile , à l'Espagne, au monde.

Une guerre sans cesse renouvelée l'espace de soixante ans et plus, traversée de répits bien courts, a détourné loin du Forum les souvenirs de l'histoire et même les âmes des Romains.

Carthage réduite à l'impuissance et qui porte à son flanc, comme une plaie béante, la turbulente royauté de Massinissa, a dû accepter un traité, suprême aveu de sa défaite et de sa ruine. La guerre continue cependant, mais plus lointaine ; c'est un orage qui s'éloigne et le sommeil de Rome n'en sera plus troublé. Antiochus n'est pas Carthage ; ce n'est qu'un grand roi et dont la majesté domine une vaste étendue de pays. Lucius Scipion reçoit le commandement des armées de Grèce et d'Asie ; son frère, le grand Africain, sollicite et accepte de servir sous ses ordres. Il sera le conseiller, et de son côté Antiochus a le sien non moins illustre, Annibal lui-même. Plus rien ne saurait plus retarder, sinon l'espace de quelques jours à peine, le vol des aigles romaines.

Cependant le fils de Scipion est tombé aux mains d'Antiochus ; Antiochus, ému de générosité peut-être, ou plutôt inspiré d'une politique prévoyante, a renvoyé l'enfant à son père, de bonne grâce et sans rançon. Ce procédé a touché Scipion, très dévoué, très affectueux à tous les siens. Mais cela est raconté à Rome, commenté, méchamment interprété.

La guerre a pris fin au milieu des victoires, et déjà Rome s'accoutume à ne plus traiter qu'avec des vaincus ; elle s'en fait une loi. Les vainqueurs sont revenus. Porcius Caton, un plébéien, tête dure, un paysan enragé des plus rudes labeurs, bon soldat et qui a servi sous les ordres de Scipion, mais haineux et d'une morose austérité, un vertueux qui ferait détester la vertu, pérore et cabale contre Scipion. Caton n'aime ni les choses, ni les hommes de l'Orient, ni ceux-là même qui les ont touchés de trop prés ; il n'aime pas la Grèce , ni les amis de la Grèce ; il ne sait que gronder ou sourciller de mauvaise humeur aux sourires comme aux lumières qui lui viennent de là-bas. Cette affaire d'Asie ; les politesses d'Antiochus à Scipion, tout cela n'est pas clair, et Caton ne croit ni aux libres générosités, ni aux clémences désintéressées. On sait que ses entêtements ignorent répit et lassitude. Il a tant parlé, tant cabalé qu'une émotion profonde a traversé la ville. Un tribun, personnage inviolable et redouté, un édile, magistrat sacré, ont partagé les envieuses animosités de Caton. Scipion est accusé, poursuivi en face du peuple romain.

C'est au Forum maintenant qu'il va paraître, et ce champ de bataille n'est pas moins redoutable que la plaine de Zama. On peut craindre toutes les surprises et quelque désastre sans lendemain. La haine est vigilante plus que pas une sentinelle.

Le danger peut grandir de l'indignation même de l'accusé, de son humeur quelquefois hautaine. N'a-t-il pas défendu en plein Sénat à son frère Lucius de s'expliquer sur cette affaire d'Asie ? Ne lui a-t-il pas arraché des mains les comptes où l'emploi des sommes payées par Antiochus était détaillé ? N'a-t-il pas déchiré les pièces ? N'a-t-il pas, de sa main toujours victorieuse, écarté de son frère le tribun qui voulait le saisir ? Il a effacé tant de frontières que peut-être il ne connaîtra plus la frontière des lois.

Les assemblées plénières du peuple romain se tiennent au Champ-de-Mars, les assemblées patriciennes au Comitium, les assemblées plébéiennes, voisines et quelquefois fraternelles de ces dernières, dans le Forum. C'est là que siège celle qui doit juger, condamner peut-être le triomphateur de Zama. Les plébéiens sont là, les patriciens aussi, des magistrats, des sénateurs. Au jour néfaste où le nom de Cannes franchit l'enceinte de Rome, précédant à peine de quelques instants, on pouvait le croire, Annibal lui-même, le Sénat descendait de la Curie dans le Forum, condamnant ainsi sa majesté inviolée et presque divine aux plus vulgaires promiscuités, mais aussi relevant tous les cœurs au contact de cette glorieuse fraternité. Aujourd'hui Cannes n'est plus qu'un souvenir, mais Scipion, le vengeur des désastres accomplis, a droit, lui aussi, à la présence de tous ; n'a-t-il pas été le commun sauveur ?

Qu'est-il devenu, ce Forum que nous avons vu lentement émerger des roseaux d'un marais ? C'est une puissance, nous l'avons dit, mais quel aspect a-t-il revêtu ? Après plus de cinq siècles révolus, le Forum est-il resté reconnaissable ?

Nous avons laissé derrière nous les pentes de l'Esquilin et le petit temple de Strenia. Nous suivons la voie Sacrée qui serpente, ménageant les surprises des perspectives changeantes et nous dérobant ses splendeurs dernières. Les larges dalles de pépérin se sont déjà creusées d'ornières au passage des triomphateurs.

Le Palatin élève à notre gauche ses pentes rapides et le temple de Jupiter Stator, de Jupiter qui arrête la fuite, rétablit la bataille, montre ses colonnes, attestant le souvenir de Romulus, et d'une légende peut-être nous faisant une histoire incontestée. Le souvenir de Numa, le roi pieux, est resté attaché à la Regia , que nous dépassons. C'est une maison sainte, presque à l'égal d'un temple, où demeure le souverain pontife, aussi un lieu d'asile.

Les Vestales habitent auprès de la Regia. Elles ont là leur retraite inaccessible aux hommes sous peine de sacrilège et de mort. Le temple de Vesta est attenant à l'habitation de ses prêtresses. Il est circulaire, entouré de colonnes, de très modestes proportions et fermé d'une coupole un peu lourdement aplatie. Pas de statue qui trône dams le sanctuaire, rien que la flamme toujours vigilante d'un feu qui ne doit pas s'éteindre, on y pourrait voir l'image symbolique et saisissante du génie même de Rome, toujours prêt à embraser le monde. Ce génie ne serait-il plus qu'une étincelle.

L'arc de Fabius Maximus, vainqueur des Allobroges ainsi que le dit l'inscription, enjambe la voie Sacrée. C'est le premier que le Rome ait élevé. Il est bâti de travertin, d'une très médiocre magnificence. Le temps n'est pas venu où les marbres charriés à grands frais attesteront le faste des empereurs mieux que la gloire de Rome.

Le sol que la foudre a frappé en devient aussitôt sacré. Le putéal de Libon limite, en son étroite margelle, un petit coin de terre ainsi devenu le patrimoine des dieux.

Le temple de Castor, que fonda le dictateur Aulus Postumius et que son fils le duumvir inaugura en l'an 275 de Rome, consacre les plus lointains souvenirs, l'assistance miraculeuse de Castor et de Pollux au combat du lac Régille. Mais le temple que nous trouvons à notre gauche, n'est pas le temple primitif. Lucius Metellus Dalmaticus a déjà présidé à sa complète reconstruction, et ce ne sera pas la dernière.

Tous ces monuments dont nous marchons environnés, les temples et la Regia elle-même, accusent une réfection toute récente. Aux derniers jours de la seconde guerre punique, un incendie, peut-être allumé par une main criminelle, a cruellement dévasté le Forum et tous les édifices voisins.

En avant du temple de Castor, chevauche, drapé dans sa toge, Marcius Remulus, vainqueur des Herniques. La gloire de Rome a encombré le Forum et ses plus prochains abords. Au cours du VI e siècle il a déjà fallu qu'un ordre du Sénat fit enlever quelques-uns de ses monuments. Marbres et bronzes reviendront, toujours plus nombreux, le Forum ne pourra bien longtemps se refuser à la consécration des renommées toujours plus envahissantes. Une ruelle escarpée borde le temple de Castor et commence l'escalade du palatin mais encore plus directement un escalier donne accès sur la colline royale.

Voici que nous dépassons la rue des Étrusques, le "vicus Tuscus" . Elle va du Tibre au Forum et directement amène les bateliers, les bouviers du marché aux bœufs, le populaire du Vélabre, quand le caprice leur prend de faire acte de citoyen. Elle est dénommée aussi "vicus turarius" . Les marchands d'encens et de parfums les plus divers y sont nombreux en effet, ainsi que les marchands d'étoffes précieuses. C'est toute une population commerçante, joyeuse, qu'une clientèle élégante recherche et fréquente, dont s'amuse une flânerie paresseuse, mais que les Romains de la vieille Rome réprouvent et méprisent. Caton verrait flamber toute la rue des Étrusques qu'il n'en témoignerait que du plaisir. Aussi ne doit-il pas fatiguer de ses supplications Vertumne le dieu du quartier. Un artiste Sabin, Mamurius, en a dressé le simulacre de bronze à l'entrée même de la rue et tout prés de la basilique Sempronia.

Celle-ci nous apparaît dans tout l'éclat de sa nouveauté. Pour l'établir on a dû restreindre le nombre des boutiques vieilles ( "sub veteribus" ) qui, sur notre gauche, bordent la voie Sacrée et nous cachent les pentes premières du Palatin. Leurs portiques étaient de bois, aussi le dernier incendie en a-t-il dévoré plus de la moitié. On les a refaits de pierre, et la basilique elle aussi est de pierre. Ses portiques largement ouverts à tout venant, assurent un refuge pendant l'importune maussaderie des journées pluvieuses. On écoute les plaideurs, on rend la justice à l'étage supérieur. Déjà le peuple romain se fait un peu plus délicat, il veut bien que l'on s'inquiète de lui ménager de t'ombre et de la fraîcheur aux heures brûlantes du jour, une promenade et les tranquilles rencontres des compagnies bavardes aux jours des brutales intempéries. C'est désormais une obligation pour tout homme public non seulement de servir les grands intérêts de Rome, mais aussi de prévoir, de provoquer peut-être des appétits moins glorieux. Le "vicus Jugarius" sépare la basilique Sempronia du temple de Saturne. Une fontaine très ancienne, dite fontaine Servilia, en marque l'entrée et, dans son auge de pierre, une tête de lion brutalement ébauchée pleure goutte à goutte une eau que tarissent quelquefois les arides baisers de Phœbus. Près de cette fontaine, les piliers d'Horace portent les trophées enlevés aux Curiaces vaincus. e vicus Jugarius, contournant le Capitole, va rejoindre la porte Carmentale et le pont Fabricius.

Saturne habite un temple, l'un des plus anciens qui soient. Rome lui confie son épargne toujours grandissante et les enseignes de ses soldats. Le dieu Sancus ne reçoit que les traités passés avec l'étranger, les Nymphes ne gardent dans leur sanctuaire que les registres des censeurs. Rien de tout cela ne vaut une tête de bronze poudreuse et toute sanglante, au bout d'une pique. Rien n'est vulgaire et bas que la victoire a sanctifié.Le temple de Saturne est d'ordre ionique.

Les douze grands dieux appelés "consentes", c'est à dire les conseillers et les suivants de Jupiter, ont leurs statues dorées dans autant de cellules rangées sous un portique adossé au mont Capitolin, au sommet duquel Jupiter a son temple. Ils nous apparaissent fraternellement groupés, pour les atteindre nous avons enjambé le "clivus Capitolinus" , la voie la plus fameuse qui donne accès au Capitole. De ce côté la façade monumentale du "Tabularium" revêt la colline sainte. Les arcades symétriques sont encadrées de colonnes à demi engagées. Un seul étage existe encore mais les archives publiques, dépôt à l'infini multiplié, imposeront bientôt la nécessité d'un second étage et de considérables agrandissements. Appuyé sur les assises puissantes qui contre-butent le Capitole, le Tabularium, domine le temple de la Concorde que Camille, dictateur, a voué afin de consacrer l'union un moment rétablie entre le Sénat et le peuple. Il occupe une très grande partie de ce qui fut la plate-forme de Vulcanal. Là fut aussi placée la statue d'Horatius Coclès, lorsqu'on la transporta du Comitium.

Rome a sa prison, que déjà nous aurons signalée et que le roi Ancus tailla dans le tuf de la colline. Elle est là tout près de nous, quelques degrés, une porte basse nous en pourraient révéler les sanglants mystères. C'est moins une prison que l'antichambre de la mort. Les geôliers sont des bourreaux fidèles et pressés. On vivait bien peu de jours dans la nuit de la prison Mamertine. Bientôt Jugurtha y mourra de faim. Combien d'autres non moins fameux n'auront pas même le loisir de graver leurs noms dans la pierre ! Rome ne tarde guère en ses vengeances et les veut sans lendemain.

Le "clivus Argentarius" emprunte son nom aux banquiers faisant le commerce de l'argent ; leurs étroites boutiques se ferment et se verrouillent au moindre soupçon d'émotion populaire. Le Sénat, le conseil suprême du peuple romain, une assemblée de dieux, ainsi le proclamait l'ambassadeur de Pyrrhus, tient ses assises à la Curie, lorsqu'il ne va pas demander l'hospitalité de quelque temple. Nous ne sommes plus au temps, très lointain, où quelque pasteur, à son de trompe, assemblait dans un pré les conseillers du roi, et ne s'étonnait peut-être qu'à demi de voir venir à lui autant de bonnes bêtes ruminantes et curieuses que de graves sénateurs. Le roi Tullus Hostilius a construit la première curie et lui a laissé son nom. La chute des rois n'a fait que donner plus d'importance à la Curie comme à l'institution du Sénat.

C'est un édifice carré, assez vaste pour contenir sans aucune gêne plusieurs centaines d'assistants. On y accède par un escalier qui descend au Comitium. La Curie présente au dehors des aspects imposants, un peu massifs ; c'est quelque chose de bien assis, de robuste, sans élégance aucune. On dirait le temple d'une divinité un peu morose, d'un abord facile cependant, car tout le jour les portes sont grandes ouvertes. Le Romain, si docile qu'il soit, veut qu'on le gouverne en pleine lumière et les yeux dans les yeux. Quelques œuvres de peinture et de sculpture ont trouvé place dans la Curie ; ce n'est pas que les sénateurs en prennent grand souci, mais ce sont là des trophées, souvenirs et promesses de victoire. Pas de tribune dans la Curie et du moins, parmi ces maîtres, ombrageux de toute puissance, règne l'égalité. Chacun parle de sa place, sans même obtenir le privilège d'un isolement passager.

Le "Senaculum" est une salle destinée à des réunions moins nombreuses. La "Græcostasis" est une sorte de loggia élevée et très en vue, servant d'antichambre aux envoyés des rois ou des cités amies. La majesté romaine, commodément abritée en sa Curie, quelquefois les oublie là, dans l'attente de l'audience sollicitée, et les laisse se morfondre à tous les vents, sous l'injure des intempéries car la Grécostase n'est pas encore fermée d'un toit hospitalier.

Le Comitium, enceinte autrefois très vénérée, où seules se réunissaient et votaient les tribus patriciennes, complète, avec la Curie, le domaine et la citadelle de la vieille et jalouse oligarchie romaine. L'étendue en est très réduite, et le jour où Caton, dans l'attente de sa nomination à la questure, y jouait à la balle, il risquait fort de l'envoyer rouler dans le Forum.

Les conquêtes de Rome, le culte pieux quelle se rend a elle-même, ont multiplié les monuments au Comitium. Un Attius Nævius de bronze est debout sur ses degrés. Un lion de pierre, plus vénérable encore, marque la sépulture légendaire de Romulus, ou du moins la place même où son apothéose l'emporta loin de la terre. Le figuier Ruminal, qui abrita son berceau, transplanté du Palatin, est venu là grandir et prospérer. Qui aurait prévu la rencontre, au Comitium, et se faisant pendant, du législateur de Crotone, Pythagore, et, du plus beau des Athéniens, Alcibiade ? Ces bronzes, avant la tristesse de ce dernier exil, ont figuré en quelque cité de l'Hellade ou de la Sicile. Caton, que toujours on a pu justement qualifier d'Ancien, car jamais il ne fut bien jeune, si austère, si ombrageux soit-il, ne dédaigne pas toujours de complaire au peuple romain et même de flatter en lui les goûts de bien-être. A lui revient l'honneur d'avoir élevé la première basilique, la basilique Porcia, toute voisine de la Curie.

Tous ces monuments, déjà si nombreux, et qui doivent encore se multiplier, grandir et renaître plus fastueux, ne sont que le cadre cependant. Ils entourent, ils limitent le forum : ils ne sont pas le Forum. Le Forum, ainsi que le veut Vitruve, grand architecte et théoricien savant, présente un parallélogramme à peu près régulier et non inclinant jusqu'à la figure trapézoïdale, ainsi qu'on le croyait avant les dernières découvertes. La voie dite" sub veteribus" , sous les boutiques vieilles, prolongement de la voie Sacrée, la limite du côté du sud ; la voie dite "sub novis" , avec les boutiques neuves, le limite du côté du nord. En l'espace de quelques minutes il est aisé de le parcourir. Le Forum est pavé d'un dallage en pierre que partage un étroit canal, dernier témoin des travaux de drainage ordonnés par les rois ; de là vient l'appellation vulgaire donnée aux habitués du Forum, les" canalicolæ" .

Les dévouements héroïques de Curtius et des deux Decius jalonnent le forum des autels qui leur sont consacrés.

"Plebeiæ Deciorum animæ, plebeia fuerunt nomina ...."

nous dit Juvénal : "Ames plébéiennes, noms plébéiens" . Les Decius ne devaient leur immortalité qu'à leur mort consentie et voulue. L'un et l'autre, le père et le fils, dans l'angoisse d'un danger suprême, s'étaient, devant l'armée, solennellement dévoués eux-mêmes, ainsi que des victimes librement offertes, et les dieux, pris à témoin, sommés d'accepter l'échange, avaient deux fois payé l'offrande d'une complète victoire.

La tribune est placée à l'extrémité du Forum la plus voisine du Capitole, à l'est du Comitium et sous sa hautaine protection. C'est une plate-forme allongée, semi-circulaire. Elle domine le Forum, mais le Comitium la domine au moins de quelques degrés, dominé lui aussi par la Curie et cette hiérarchie expressive, immobilisée dans la pierre, accuse la hiérarchie même de l'État romain. Cependant les choses ne correspondent plus toujours, en une absolue fidélité, à ces traditionnelles apparences. La tribune est une puissance, une âme, une voix redoutable : elle commande au delà de son étroite enceinte, si loin que son tonnerre ait pu retentir et porter. Rome pieuse, d'autant plus craintive des dieux que toute autre crainte lui devient étrangère, a voulu que la tribune fût sacrée autant qu'elle est glorieuse ; elle a été inaugurée, elle est un "templum". Le nom particulier et le plus vulgaire qui la désigne, les rostres, lui vient des éperons de bronze arrachés aux vaisseaux d'Antium. Ainsi, chaque cité vaincue ajoute une richesse nouvelle ou du moins un curieux trophée à la cité victorieuse. Les rostres, scellés aux pierres de la tribune, n'ont pas suffi à la gloire de C. Mænius. Une colonne, que son image surmonte, se dresse tout près de là. Une seconde colonne, celle de Duilius, porte, elle aussi, des éperons de bronze, souvenir de la première bataille que Rome ait livrée en pleine mer et vaisseaux contre vaisseaux.

Scipion est à la tribune ; la foule immense s'empresse autour de lui, la foule vivante et frémissante des êtres humains qui tant de fois l'ont acclamé, qui aujourd'hui demeurent hésitants, incertains d'eux-mêmes, la foule aussi, non moins nombreuse, non moins directement présente, bien que silencieuse, de tous les souvenirs restés dans la pierre ou dans le bronze. C'est Rome tout entière, celle d'hier que Scipion connaît bien, celle d'aujourd'hui vengée, sauvée par lui, qui va le juger, l'écarter, le proscrire peut-être. Si grands que soient les services rendus, ils ne sauraient égaler la grandeur même de Rome ; ils n'ont pu désarmer l'envie, ils n'ont pu arrêter les accusations. Scipion ne s'est-il pas laissé quelquefois trop complaisamment circonvenir et aduler ? Quelques enthousiastes lui voulaient décerner le consulat à vie ; il les a démentis, mais non brutalement découragés. On lui voulait élever une statue dans le Forum ; il a décliné cet honneur, mais il accepte que sa statue en robe triomphale trône dans le temple de Jupiter ; il est vrai que le dieu est le confident, le familier de l'Africain. Cette statue retirée de sa divine demeure, chaque année, chemine par la ville, répétant, usurpant les honneurs d'un triomphe qui ne finit plus. On sait tout cela, on le répète, on s'en étonne, bien que toutes choses, et jusqu'au rite de ce culte nouveau, se soient accomplis d'un consentement longtemps unanime. La gratitude d'un peuple a souvent des retours et de cruels repentirs.

Du haut de la tribune qu'il vient de gravir, Scipion découvre le Forum et les temples, l'assemblée du peuple et l'assemblée des dieux. Qu'il détourne un peu la tête, il verra le Capitole et ce temple où sa divinité commençante est associée à la souveraine toute-puissance du maître des dieux, il le verra tel à peu près que les Tarquins l'avaient conçu, avec son toit triangulaire, son quadrige de terre cuite, ses colonnes de travertin, groupées six par six, sur chacune de ses faces les plus étroites. Il verra le temple de l'épouse divine, de Junon, dite "Moneta", de Junon qui prévient, qui veille ; ses oies sacrées n'ont-elles pas sauvé le Capitole ? Il devinera, plutôt qu'il ne distinguera, mais l'enseignement est déjà d'une brutale éloquence, la roche Tarpéienne. Le tribun Sicinius en voulait déjà précipiter Coriolan et Manlius, renversé de ce piédestal, est venu se briser au pied même de cette colline qu'il avait si vaillamment défendue. De pareils exemples restent présents à la pensée de tous, Scipion n'est pas homme à les oublier, mais non plus il n'est homme à s'en émouvoir. Il a regardé face à face Annibal et son armée ; il peut regarder les vaincus de Trasimène et de Cannes.

Ce n'est plus le jour cependant des épouvantes suprêmes. On n'est pas venu dire qu'une statue de Mars avait sué du sang à la porte Capène, que dans le "forum boarium" , un bœuf avait grimpé jusqu'au troisième étage d'une maison et qu'il avait trouvé dans l'ouverture d'une fenêtre sa roche Tarpéienne. Au milieu de la cérémonie d'un sacrifice, aucune victime ne s'est échappée, renversant le victimaire, éclaboussant les prêtres de sang. Horreur suprême ! La foudre n'a pas frappé le temple de l'Espérance. Le Sénat ne va pas mettre en vente le champ où campe Annibal ; Annibal ne va pas répliquer en mettant aux enchères les boutiques du Forum. Il n'est plus aucun danger, pas même le mirage d'une lointaine inquiétude, qui se lève dans l'azur de la grandeur romaine. L'accusation a été formulée : c'est à Scipion de répondre. On attend une harangue, ingénieuse peut-être, tous les Scipions sont rompus à l'escrime de la phrase, comme à l'escrime de l'épée ; dans tous les cas une réfutation des charges alléguées, une apologie savante. Que c'est mal connaître Scipion ! Et comme il pénètre mieux dans les profondeurs de l'âme romaine ! Il va parler, il parle ; tout fait silence, les dieux mêmes sont attentifs.

"Tribuns du peuple, et vous, Quirites, à pareil jour, j'ai combattu en Afrique les Carthaginois et j'ai bien et heureusement combattu. Aussi, dans un pareil jour, est-il juste d'ajourner tous procès et discussions. Je vais au Capitole saluer Jupiter très grand, très bon, Junon, Minerve, les autres dieux qui règnent au Capitole et dans la citadelle. Je leur rendrai grâce de ce qu'en ce jour-là, comme en beaucoup d'autres, ils m'ont inspiré la pensée et accordé la puissance de bien gérer la chose publique. Que ceux d'entre vous qui le jugent convenable, viennent demander aux dieux des chefs qui me ressemblent ! " Rien de plus, Scipion descend de la tribune. Pas un cri n'a troublé le grand silence. Et Scipion s'éloigne ; il monte au Capitole, bientôt suivi de tous. Le peuple romain une fois encore n'est plus que l'escorte de Scipion. Au lendemain de la grande solennité triomphale qui avait ramené Scipion à Rome et qui pompeusement l'avait conduit jusqu'au temple de Jupiter Capitolin, un des consuls, interprètes de la pensée et des résolutions du Sénat, interpella dans ces termes les centuries assemblées au Champ-de-Mars : "Ordonnez-vous que la guerre soit déclarée au roi Philippe pour avoir fait injure et guerre aux alliés du peuple romain ?" Aussitôt de courir et d'éclater les plus véhémentes protestations. A peine Rome vient-elle d'échapper à tant de périls, à peine est-elle remise d'une guerre telle que le monde n'en devait jamais connaître de plus acharnée et de plus terrible, à peine sont fermées d'hier les portes du temple de Janus, si longtemps immobilisées toutes grandes ouvertes que leurs gonds ne voulaient plus céder. Il faudra donc repartir, camper, peiner, batailler, mourir ! L'existence même de Rome ne sera donc plus qu'une bataille interminable ? En effet, cette existence d'épreuves, de durs labeurs mais aussi d'éblouissantes victoires, sera la sienne ; cette loi s'impose connue une suprême fatalité. Rome l'a voulu. La tête ramassée au Capitole et qui lui fut un présage d'avenir, ne lui a-t-elle pas annoncé qu'elle serait la tête du monde ? Rome ne saurait échapper au courant qui l'entraîne. Quelque chose a grandi dans son âme, un ouragan la soulève et l'emporte, qui la dépasse en toute-puissance. La voici prisonnière de ses victoires, esclave de ses conquêtes. Elle est une force de la nature ; elle est la tempête qui gronde et qui dévaste, le grand fleuve qui déborde terrible comme la mer, mais aussi qui nivelle et féconde. Le monde doit appartenir à Rome, mais Rome à son tour doit lui appartenir. Que sert de se plaindre et de récriminer, d'accuser les sénateurs empressés, dit-on, à vouloir l'éternité des campagnes et des guerres pour assurer l'éternité de leur domination ! Le Sénat n'est plus lui-même qu'in instrument docile ; une main le pousse invisible mais impérieuse. L'évidente nécessité de cette loi que Rome s'est faite elle-même et qui l'étreint de toutes parts, apparaît bientôt jusque dans les lassitudes mal réparées et la satiété de la victoire. On attaquera Philippe, Antiochus, Prusias, bien d'autres, l'Europe, l'Afrique, l'Asie ; et les provinces ne se compteront plus où planera la majesté romaine, non plus que déjà ne se comptent les cités soumises à ses lois ou qui mendient son alliance.

Quelques flatteries de la Fortune n'ont pu sauver Philippe de la défaite. Il a été vaincu, humilié ; Rome, aux applaudissements d'une foule en délire, a proclamé l'affranchissement et l'indépendance des cités grecques. Rome émiette pour mieux dévorer. Mais Persée, fils naturel de Philippe, a médité la vengeance et le relèvement de la Macédoine. C'est un homme de ruse et capable de très longs desseins. Il ose dire que Mars égalise ses faveurs entre tous. Il se rappelle que cinq mille Macédoniens ont honorablement combattu à Zama et qu'Annibal les comptait au nombre de ses meilleurs soldats. Il sait préparer la guerre, il sait la soutenir. Les premiers coups portés lui valent la prise d'une flotte romaine, la retraite de Publius Licinius, la fuite d'Hostilius. Le Sénat commence à s'inquiéter d'une guerre si mal engagée, Rome ne sait plus accepter les retards de la victoire. Paul-Émile reprendra la tâche compromise. Il inspire toute confiance et saura la mériter.

Il est de très noble maison. Son père est resté sur le champ de bataille de Cannes, sa sœur est devenue la femme du grand Scipion. Longtemps augure et très scrupuleux observateur des pratiques traditionnelles, il a obtenu l'édilité, la préture, le consulat, gagné deux batailles en Espagne, occupé deus cent cinquante villes, tué trente mille ennemis. C'est bien déjà quelque chose. Esprit très cultivé, épris des innocents plaisirs de la paix non moins que des rudes travaux de la guerre, sa vieille austérité romaine accepte et sollicite les doux enseignements de la Grèce, il aime la familiarité des parleurs agréables, il s'entoure, comme les Scipions, et veut entourer ses enfants, de sophistes et de grammairiens. Il a soixante ans et voici qu'il est nommé consul pour la seconde fois. Son collègue ne lui sera, dans la conduite de la guerre, qu'un auxiliaire subordonné. Les présages sont heureux, et cette faveur première était bien due à un homme aussi respectueux du vieux culte national. Ce n'est pas lui qui aurait ri des augures ses collègues, ou brutalement fait boire les poulets qui ne voulaient pas manger. A peine est-il rentré chez lui revêtu de ce nouveau consulat qu'il trouve tout en larmes sa dernière fille, la petite Tertia. La pauvrette a perdu son cher petit Persée, le chien compagnon de ses jeux. Et Paul-Émile, si bon père qu'il soit, ne peut que sourire à cette douleur. Les dieux ont condamné Persée. Leurs sympathies, leur assistance s'affirment hautement. En l'espace d'un matin, aux dalles du temple de Jupiter Capitolin, un palmier a germé. C'est un arbre à peu près inconnu de Rome, inconnu aussi de la Macédoine mais le populaire ne marchande pas ses complaisantes crédulités. Le palmier est fils de l'Orient, et déjà l'Orient est promis à l'empire de Rome.

Paul-Émile n'est pas cependant d'humeur plaisante et facile. Il l'a publiquement déclaré, ce n'est que par dévouement que sa vieillesse accepte ces nouveaux labeurs. Ainsi qu'il est d'usage, à la veille de partir, il est venu au Forum, il a parlé ; cette harangue n'est rien moins qu'aimable et gracieuse. Elle a sonné comme une fanfare, grondé comme un orage. Il a promis l'implacable fermeté du commandement, le maintien d'une exacte discipline.

Il n'a pas oublié de railler au passage les importuns et les donneurs d'avis : "Si quelqu'un se croit en état de me conseiller dans cette campagne, qu'il ne refuse pas ses services à la république et vienne avec moi en Macédoine, je lui fournirai vaisseau, cheval, tente, et je le défrayerai de tout. Pour ceux qui ne veulent pas se donner cette peine et qui préfèrent les loisirs de la ville aux fatigues de la vie des camps, je les prie de ne pas prendre le gouvernail en demeurant à terre. Rome fournit assez de sujets de conversation pour alimenter leur bavardage ; mais qu'ils sachent que les avis de mes lieutenants me suffisent ...."

Pydna et l'espace à peine d'une courte journée ont consommé le désastre de Persée, la ruine de la Macédoine. Rome ne pouvait plus être vaincue par un homme, le plus merveilleux assemblage de toutes les qualités du soldat et du général aurait-il trouvé en lui son incarnation, les guerres puniques l'ont prouvé. Cependant l'honneur suprême, la récompense la plus haute que Rome réserve à ses grands victorieux, le triomphe est marchandé à Paul-Émile.

Servius Galba a servi sous les ordres du consul, commandé mille hommes, du reste il n'a mérité que des reproches et le consul ne les lui a pas épargnés. Il s'en souvient, c'est une âme basse et vindicative. Le Sénat, plus équitable et que les pilleries militaires scandalisent quand elles menacent de corrompre la discipline, décide d'accorder le triomphe à Paul-Émile. Mais il faut que le Forum soit consulté, la Curie ne saurait décider seule et sans appel. Toutes les conditions requises ont été remplies. Paul-Émile a combattu "suis auspiciis", sous ses auspices personnels, sollicités, obtenus par lui-même et, dans une interrogation directement adressée aux dieux protecteurs de Rome. Un massacre de cinq mille hommes tombés sur le même champ de bataille, c'est le moins dont Rome se puisse déclarer satisfaite. Pydna en a dévoré vingt-cinq mille.

Servius Galba si bien s'agite et se multiplie, contestant les services de Paul-Émile, rabaissant sa victoire, insinuant de vagues et d'autant plus dangereuses accusations, que l'assemblée du peuple, partagée bientôt, témoigne d'une évidente hostilité. Le Forum a ce spectacle indigne, et sans doute bien nouveau, de soldats discutant la pensée de leur général, refaisant ses campagnes, dissimulant, sous de spécieuses critiques d'art militaire et de stratégie, leur avidité mal satisfaite, leurs appétits déçus. Le temps est déjà passé où Rome n'allait chercher, dans l'amphithéâtre des montagnes dont elle semble l'arène, que des nations pauvres comme elle, comme elle éprises avant tout des joies guerrières. Elle a étendu sa main sur la Sicile , sur l'Afrique, la voilà qui passe des mers pour elle longtemps inconnues et les éblouissements qui l'appellent ne sont que de l'ombre auprès des réalités touchées de la main, foulées du pied. Une opulence accueillante, résignée au partage, environne, sollicite, grise le soldat. L'avarice est née dans ces hommes, le fer veut de l'or, et les jours ne sont pas loin où le butin sera pour la plupart, sinon pour tous, la plus belle récompense de la victoire.

Paul-Émile, de tous les trésors du roi Persée, n'a retenu qu'un petit lot de livres grecs utiles à l'instruction de ses enfants, une coupe d'argent qu'il destine à son gendre Ælius Tubero. C'est là tout. Qu'il aille donc souper avec ce Tubero en famille ! La maison est bien fournie de convives, sinon de vivres. Seize personnes à nourrir ! cela commanderait une table abondante. La chère est maigre cependant, la cuisine parcimonieuse. C'est affaire à Paul-Émile de s'y plaire et de s'en contenter. Le triomphe à cet avare ! Non ! par les dieux ! il a ramené ses soldats trop maigres du ventre et trop légers d'argent. Ainsi Galba et bien d'autres, avidement écoutés, larves hideuses et rampantes, tout à coup enhardies aux outrages, aux lâches souillures, ont bavé sur les lauriers. Mais le Sénat, instruit, respectueux même des droits de la plèbe, n'abdique ni ses droits, ni ses volontés. Il maintient ses résolutions, fort de sentir, siégeant et délibérant avec lui, la vraie Rome digne d'elle-même et la justice aimée des dieux. Paul-Émile ne compte pas que des envieux, de mauvais soldats condamnés à la victoire, mais qui ne sauraient le lui pardonner. Il a des amis, des juges plus dignes aussi, des rivaux, hier peut-être un peu jaloux, mais qu'une honteuse ingratitude révolte. Marcus Servilius est un consulaire, il a bien des fois corps à corps maîtrisé la victoire, car vingt-trois fois il a tué le chef ennemi. Il prend la défense de Paul-Émile. On l'écoute, il montre sa poitrine où les blessures ne sauraient plus se compter, il étale, dans une héroïque impudeur, tout son corps couturé, sillonné de cicatrices. Galba veut rire et se moquer mais les blessures ne font pas rire les Romains. Galba rit tout seul et ses dernières moqueries lui restent dans la gorge ; Servilius est homme à les y faire rentrer.

"Achève de recueillir les voix , lui a-t-il crié en finissant ! Moi j'irai après, observant, remarquant ceux-là qui feront les ingrats, tous ces mauvais citoyens qui veulent la flatterie et non le ferme commandement, comme il est nécessaire qu'un bon capitaine l'impose ."

Paul-Émile a rallié la terre d'Italie. Il remonte le Tibre lentement, pompeusement. Il ne connaît d'orgueil que l'orgueil tout romain de sa renommée justement conquise. Mais le témoignage de sa haute conscience, les calomnies elles-mêmes qui n'ont pas craint de l'assaillir, lui commandent l'affirmation solennelle de sa victoire et l'étalage d'un magnifique retour. Accueilli continu il devait s'y attendre par la joyeuse envolée de tous les cœurs, il aurait pu, sans plus de tapage, regagner sa très humble maison, ainsi que tant d'autres ont fait aux plus beaux jours de Rome. Un dictateur fameux, à peine descendu de sa toute-puissance, n'a-t-il pas ramassé la pelle et repris la culture de son petit jardin ? A peine dévêtus de la robe triomphale, les consulaires Fabricius, Æmilius Papus redevenaient les hommes de la veille et, de leurs mains qui venaient de consacrer aux immortels de solennelles libations, ils préparaient leur maigre souper, n'ayant d'autre vaisselle que des tasses de bois. La pauvreté de Paul-Émile n'est pas à ce point dénuée mais il est de la famille des grands cœurs insoucieux des vulgaires opulences.

La galère de Persée a reçu Paul-Émile à son bord. Les rameurs se groupent seize par seize. Cependant le lourd vaisseau n'avance que lentement. Il s'envolait jadis d'un essor plus hardi aux radieuses tranquillités d'une mer obéissante. Les flots docilement écartés, les rames précipitant leur rythme sonore, là-bas ont échangé des caresses rapides. A présent la galère appesantit sa marche, l'exil pour elle a commencé, elle avance et voudrait reculer. Elle est cependant parée de toutes les splendeurs qui se puissent rêver, elle est plus drapée de pourpre et d'azur, elle est festonnée de fleurs, elle est pavoisée de longues oriflammes, mais les pavillons pendent le long du mât, il n'est pas de zéphyr qui les soulève, mais les voiles précieuses traînent dans le fleuve et le Tibre les salut en passant, mais l'espace manque tout alentour, et dans les rives étroites, menaçantes, prêtes aux trahisons d'un naufrage honteux, la pauvre galère chemine inquiète. Elle porte Paul-Émile et les Romains comme un coursier généreux et fidèle, sent-elle que ce n'est plus le maître accoutumé ? Elle porte la honte et la défaite.

Enfin les honneurs du triomphe sont décernés à Paul-Émile ; le triomphe retardé n'en sera que plus magnifique. Rome veut réparer l'indignité d'une hésitation première. C'est dans le champ de Mars, auprès du temple de Bellone, que se forme le cortége et que le défilé commence. Le nom même de la divinité présente atteste le caractère essentiel de la fête tout à la fois militaire et religieuse. Plusieurs fois le temple de Bellone a reçu le Sénat, même les ambassades admises à l'honneur d'une séance, mais aux jours seulement où les résolutions dernières, si peine suspendues, présageaient une nouvelle guerre. Le Sénat voulait que la déesse même, associée aux tranquilles colères de Rome, assistât aux suprêmes déroutes d'une vaine diplomatie. Devant le temple une colonne est dressée, monument redoutable. Au temps lointain où les ennemis de Rome étaient ses voisins immédiats, un prêtre, un fécial, gagnait la frontière que la guerre allait violer. Prenant les dieux à témoin du bon droit de Rome, il lançait un javelot ensanglanté, et la guerre ainsi était déclarée. On ne saurait imposer au fécial des voyages devenus journaliers et toujours plus lointains. Rome, étroitement formaliste cependant, tient à ses vieilles coutumes. Déjà, pour défier Pyrrhus dans les formes consacrées, elle a fait acheter à quelques Épirotes, ses captifs, un champ sous les murs de Rome, et c'est là, dans cette apparence d'une Épire commodément rapprochée, que le fécial a planté son javelot. Maintenant la cérémonie est encore plus simple, le fécial vient heurter de son arme la colonne de la guerre, il jette au vent quelques objurgations, et les destins ont décidé. La terre comptera un royaume de moins, quelque nation fameuse s'effacera comme un peu de sable emporté dans la tempête. La guerre revient au sanctuaire même d'où elle est partie. Paul-Émile et les siens ont regagné le temple de Bellone. C'est un rassemblement immense et qui couvre le champ de Mars tout entier.

Une loi sage, et qui devait longtemps épargner aux pénates romains les batailles fratricides, interdit l'entrée de la ville aux armées. Dans la cité le soldat est et ne doit être que citoyen : sur le seuil il a déposé le glaive et le pilum. Sa gloire suffit à le protégera Une exception est admise cependant, mais strictement limitée. L'" imperium" , cette puissance souveraine que Rome délègue au chef militaire, pour quelques jours dépasse les remparts, lorsque la guerre achevée n'est plus qu'une fête triomphale. Alors seulement le tumulte des armes remplit librement la ville. Ce bruit, le plus terrible, le plus cher aussi aux vrais Romains, ne saurait manquer dans le sublime concert de toutes les âmes soulevées de joie et d'orgueil. Rome se veut tout entière aux plus grandes fêtes de Rome. Acclamer le vainqueur, fêter son retour, saluer son passage, cela est de tous les temps et de tous les pays. Mais le triomphe réglementé, publiquement sollicité, légalement obtenu, le triomphe noblement ambitionné, estimé la suprême récompense, c'est là une institution bien romaine et restée toute romaine.

Déjà le triomphe de Paul-Émile a duré deux jours. Le premier jour on a charrié des tableaux, des statues, quelques-unes de proportions colossales et qui fatiguaient l'attelage de huit on dix bœufs accouplés. C'était déjà une magnificence singulière que cette arrivée des dieux eux-mêmes infidèles aux vaincus et rabaissant leur toute-puissance sous la majesté romaine. Les tableaux ont beaucoup moins intéressé la foule. Ces planchettes mises cri couleur, quelques-unes éteintes et poudreuses, car le pinceau est brisé depuis longtemps qui les avait vivifiées, étonnent plutôt qu'elles ne séduisent. C'est leur faire beaucoup d'honneur que de les apporter de si loin. On dit cependant que cela vaut de lourdes sommes, et des Romains s'en disputeront la conquête si le Sénat, peu soucieux de ces vieilleries, en ordonne la vente. Deux cent cinquante chariots ont à peine suffi à la solennelle arrivée de ce royal mobilier. Les arsenaux de Persée ont fourni les lourdes charges voiturées par les rites dans les pompes du second jour. Toute la Macédoine guerrière est venue se livrer aux Romains. Un tel spectacle est mieux compris, de la foule, estimé plus haut que les merveilleuses richesses de la veille. II n'est pis un vieux légionnaire qui ne se complaise à cette exhibition. Ces jours derniers, les soldats romains, sans négliger le soin de leurs armes, et l'on sait combien Paul-Émile y veille de près, ont dû nettoyer, polir, fourbir les armes de l'ennemi désormais impuissantes. Elles n'avaient pas depuis longtemps resplendi de cet éclat magnifique. Plus de poussière ramassée dans la mêlée, plus de tache, plus dérouille sanglante. Il faut que tout soit de belle et joyeuse apparence : c'est Rome qui passe la revue. On a disposé toutes choses dans un désordre pittoresque et voulu, sur de multiples chariots, les cnémides de bronze qui ralentissaient à peine les rapides enjambées des hoplites, les cuirasses qui modelaient la puissante musculature de leur poitrine, les casques aux aigrettes hardies qui grandissaient les soldats dans la bataille et ne laissaient plus rien d'humain aux visages masqués à demi. Les boucliers de forme allongée sont mêlés aux peltas crétoises, aux cetras circulaires de la Thrace, les épées rassemblées engerbes, et les longues sarisses jetées en tas sur les chariots comme les épis d'une prodigieuse moisson, les arcs, les carquois encore tout hérissés de flèches, les harnachements, les mors entassés pêle-mêle en un inextricable fouillis.

Tout cela chemine et passe, heurté, retentissant d'un héroïque fracas. Il semble que ce soit, non pas une armée, mais une bataille même qui fait son entrée dans Rome. Trois mille hommes, des soldats, des exilés, des prisonniers, des esclaves, prêtent docilement leurs épaules au grand pillage de leurs palais, de leurs maisons, de leurs temples, de leurs princes et de leurs dieux. L'argent monnayé remplit sept cent cinquante vases, chaque vase contient la valeur de trois talents, et le talent d'argent vaut plus de quatre mille drachmes. Quel ruissellement d'or dans les carrefours et dans les rues ! On apporte aussi par milliers les coupes curieusement ciselées, les vases d'or et d'argent, les grands gobelets en forme de cornes d'abondance, les cratères énormes, toute une vaisselle cligne de contenir l'ambroisie et le nectar et que l'on dirait emportée de la table des dieux. Le troisième jour est venu, le dernier, le plus fameux. Les personnages principaux, les grands preneurs du drame vont paraître, associant Rome au suprême dénouement. Cette fois encore le champ de Mars prêtera ses larges espaces au premier rassemblement et le seuil du temple de Bellone marquera l'entrée en marche du cortège. Les dieux sont là représentés par leurs prêtres : le flamine de Jupiter, les augures, le collège des douze frères Arvales. Ceux-ci portent la prétexte, une couronne d'épis retenue d'un étroit bandeau de laine les désigne comme aux jours consacrés où leurs prières sollicitent Dea Dia, la déesse champêtre qu'ils ont mission de servir. Auprès d'eux les prêtres Saliens, voués au culte de Mars, sont venus se grouper.

Le Sénat tout entier, les tribuns, les édiles, les préteurs, les consuls nouvellement désignés, les consulaires, ont dépassé l'enceinte de la ville et viennent prendre le triomphateur, Rome déserte ses pénates, s'abandonne elle-même pour accueillir celui de ses enfants aujourd'hui le mieux méritant et le plus fameux. Entreprendre de dénommer ces hommes, ce serait raconter les annales mêmes de la cité, rappeler tout son passé, fatiguer les airs d'une évocation qui ne finirait plus. Le cortège se forme, le cortège s'ébranle. Les licteurs, trop peu nombreux pour la tâche qui leur incombe, ont reçu le renfort de quelques légionnaires. C'est à grand'peine que leurs cris, leurs ordres, leurs prières obtiennent un libre passage. Les "tubicines" , les joues gonflées, leur longue trompette droite aux lèvres, cheminent sur plusieurs rangs. Le bronze éclate en une fanfare furieuse. Ce ne sont pas les chants religieux qu'on est accoutumé à entendre dans les processions solennelles, c'est la charge, comme pour une mêlée prochaine. Le triomphe n'est pas l'exaltation d'un homme, c'est la pompe d'un sacrifice. Paul-Émile, non plus que Rome, ne voudrait marchander sa gratitude aux dieux qui l'ont si fidèlement assisté. C'est plus encore et mieux que l'hécatombe traditionnelle : cent vingt bœufs, choisis entre les plus beaux et les mieux nourris, marchent, troupeau mugissant. Les conducteurs qui les mènent, le torse nu, les flancs ceints d'une étroite draperie tombante, la hache sur l'épaule, les flanquent et leur imposent un solennel alignement. Les cornes dorées sont festonnées de feuillage et de fleurs. Encore de l'or, toujours de l'or. Jamais, au comptoir même des argentiers les plus avides, on ne put rêver cette abondance et cette marée toujours montante. Quelle concurrence !

Le premier jour on n'a vu défiler qu'une partie des richesses rapportées. Voici, péniblement soulevés sur des civières, soixante-dix-sept vases contenant chacun en pièces sonnantes la valeur de trois talents. Encore des coupes, toute la vaisselle qui servait à l'usage même du roi Persée. Il l'avait héritée des anciens rois de Macédoine, des généraux d'Alexandre à leur tour passés rois, il l'avait lui-même augmentée de pièces nouvelles. Les Antigonides sont là, et les Séleucides, et les vases théricléens plus prisés encore pour leur beauté que ceux-là pour leur richesse, enfin, la coupe d'or massif et scintillante de pierreries, que Paul-Émile doit consacrer aux dieux. Elle pèse la valeur de dix talents. Persée ne possédait pas que de l'or, du fer aussi, richesse plus solide, quoique moins enviée mais ceci n'a pu saliver cela. Un chariot, attelé de ses chevaux, conduit par ses mêmes serviteurs, porte ses armes, son épée qui n'a pas su vaincre, son bouclier qui n'a pas su le défendre, son bandeau royal qui n'a pas su le protéger du tonnerre. Le chariot qui suit, plus vaste, drapé de pourpre et d'or, ramène un butin plus rare et plus précieux encore, lui butin vivant, une proie dernière et qui laisse la vieille Macédoine dépouillée de tout, même de l'avenir. C'est le rêve de sa grandeur qui vient, c'est la suprême espérance qui passe et qui va s'éteindre dans le flamboiement de la victoire romaine. Trois enfants sont là, une fillette, deux petits garçons. Comme autrefois, ils sont entourés de leurs gouverneurs, d'officiers, et de serviteurs, toute une maison princière. L'un d'eux, dirigé par son précepteur, un homme d'expérience et qui sait à merveille ce que l'on doit à la force, à tous les favorisés de la fortune, tend les mains, essaye de petits gestes très humbles, comme s'il voulait implorer la pitié. Le plus petit, à peine échappé aux bras de sa nourrice, ne saurait mimer une tristesse aussi touchante. Il fait tout ce qu'il peut, tout ce qu'il sait. Le dernier-né du dernier roi de Macédoine envoie des baisers au peuple romain.

Cette foule n'est pas d'une humeur aisément attendrie. Plus d'un visage se détourne cependant dont la grosse gaieté un instant s'est assombrie. Il y a la des mères qui, rentrées au logis, s'empresseront plus inquiètes au berceau de leurs petits, il y a là des pères que cet écroulement de fortune a pénétrés d'une angoisse cruelle. Il ne faut pas voir de trop près les exilés, les orphelins que l'on a faits, d'autant plus misérables que leur innocence ne saurait comprendre l'horreur du châtiment, d'autant plus grands dans leur malheur qu'ils sont plus petits. Rome qui ne payera plus de tribut à puissance humaine, a trouvé quelques larmes pour pleurer les enfants de Persée. Ils n'étaient pour lui qu'un orgueil, une joie, une espérance, non pas un appui ou un secours et pourtant, dans cette épreuve sans nom, plus cruelle que la désolation d'une bataille perdue et l'épouvante de la déroute, ils ont épargné à leur père les moqueries, les cris de haine, l'insulte des regards trop brutalement curieux. Ils l'ont couvert de leur innocence, protégé de leur sourire, sauvé de leur abandon. Ils sont trop prés pour que cette douce lumière n'ait pas rayonné jusqu'à lui.

Le voilà cependant, seul, bien en vue, sa lemme est a côté de lui, il est précédé de ses enfants, suivi de ses familiers, mais dans un isolement voulu et qui devait ne rien lui ménager qui fît de la douleur et de la honte. Il est vêtu de noir, ses pieds sont chaussés de trépides grecques. Il marche titubant, incertain, les yeux perdus, le geste fou, la tête basse ainsi qu'un homme ivre. Il ne semble pas qu'une pensive bien précise hante cet esprit ravagé de souffrance et de désespoir. Ce n'est pas en pleine lumière, dans les rues de Rome, que ce roi chemine et passe, c'est dans les ténèbres, dans l'horreur d'une nuit sans aurore, dans un abîme refermé sur l'écroulement de lui-même et de sa haute fortune. Rome, du moins pour ce dernier jour encore, a laissé au roi vaincu sa royale maison, sa famille, sa cour. Au temps de sa prospérité et des ambitions menaçantes, même des premières victoires par lui gagnées, jamais il n'eut devant lui plus d'empressement, des dévouements plus attentifs, de plus nombreuses adulations. Ceux-là seuls manquent qui sont morts. Rome a voulu la fidélité au malheur, elle a voulu le roi vaincu dans toute la pompe de son cortège accoutumé.

Cependant hier encore Persée a fait conjurer Paul-Émile de lui épargner cette flétrissure. Mais Paul-Émile a répondu : "Il n'a tenu qu'au roi de se l'épargner, et cela est encore en son pouvoir" . Persée, qui sut combattre, qui sut tuer, même les siens, car il ne dut sa couronne qu'au fratricide, n'a pas su mourir. Ses fidèles se répandent en lamentations, ainsi que l'on voit faire aux pleureuses dont le désespoir est de commande dans la gloire des illustres funérailles. Cent couronnes d'or sont portées il la suite, présents d'autant de peuples et d'autant de cités de la Grèce et de l'Asie. Voici enfin le dieu de ces éblouissantes journées. Quatre chevaux blancs le traînent d'un pas doucement rythmé. Il a revêtu la tunique aux palmes d'or, la toge de pourpre que lui prête Jupiter Capitolin. Il porte d'une main un sceptre d'ivoire qu'un aigle surmonte, de l'autre un rameau de laurier cueilli aux ombrages d'un bois sacré. Il a remis pour ce jour seulement à son cou la bulle d'or permise aux enfants d'illustre lignée, mais qu'ils abandonnent quand leur jeunesse revêt la toge virile. Debout derrière lui, un jeune esclave soulève une couronne, et le rayonnement de l'or enveloppe le front du triomphateur. Une telle exaltation de la gloire humaine griserait jusqu'au délire. Aussi ce même esclave, porteur de diadème, souvent se penche et murmure aux oreilles même de celui qu'il a couronné : "Souviens-toi que tu es un homme !" Ce rappel aux misères de notre destinée commune sans aucun doute est entendu de l'âme de Paul-Émile, elle plane encore plus haut que sa gloire.

Io triumphe ! Ce cri éclate, monte, roule, bondit, tonne. Ce n'est plus un concert de voix humaines qui va traversant et remplissant la ville, c'est la montée d'une mer partout débordante et qui, docile cependant, respectueuse d'une majesté supérieure à la sienne, arrêtée devant une grandeur qui la dépasse, vient expirer sous les pieds d'un soldat.

Io triumphe ! C'est le refrain. L'hymne s'improvise ou plutôt la chanson, brutale, joyeuse, enragée d'une superbe vantardise. Elle s'est envolée du cœur des soldats, elle a soulevé ces poitrines que chargent les torques gagnés sur les champs de bataille, les phalères clouées sur le bronze des cuirasses et qui proclament les héros des mêlées les plus furieuses, elle a sonné sur leurs lèvres coutumières des hautains défis, hier encore fatiguées de clameurs guerrières. On ne saurait dire que ce soient là des vers d'une forme régulière, pas même des strophes à peu près ébauchées. Mais les pas des victorieux les scandent et les emportent, les sonneries tapageuses les traversent comme les éclairs un ciel chargé d'orage, cela est grand et magnifique ainsi que les plus sublime épopée, c'est l'âme chantante de la patrie romaine.

L'armée presque tout entière, celle que Paul-Émile avait retrouvée doutant d'elle-même, celle qui devait si vaillamment incarner ses hautes pensées, pour la dernière fois escorte le général. Les combats l'ont quelque peu diminuée et aussi les garnisons laissées dans quelques villes. Mais ces garnisons, très peut nombreuses, témoignent d'une victoire sans retour. L'ombre seule de Rome éteint toute lumière importune, et son nom seul suffit à commander. Ainsi Rome retrouve à peu près tous les siens. Derrière Paul-Émile, prolongeant mais aussi terminant le cortège triomphal, ce n'est plus qu'un hérissement de piques, l'éclat des aigrettes, l'éblouissement des hauts cimiers de bronze où le soleil accroche de subites étincelles. Le cortège est arrivé à la porte Carmentale. Elle subsiste telle à peu près qu'elle fut élevée. Cependant Rome déborde son enceinte, elle n'est plus la Rome de Servius Tullius. Bientôt elle rompra cette enceinte trop resserrée encore, inutile, humiliante même à son orgueil.

Des échafauds sont dressés dans tous les carrefours. Quelques-uns ne sont que des planches hâtivement clouées, ébauches de gradins qui branlent et vacillent. Cependant un assaut furieux les environne et les emporte. Les pauvres seuls exceptés ou les campagnards descendus dans la ville de leurs villages lointains, tous sont vêtus de blanc. La fête est moins celle de Paul-Émile que la fête commune de tous. Rome sent bien qu'elle est, jusque dans l'âme des plus braves, la force et le génie suprême inspirateur, elle se célèbre elle-même, elle-même s'acclame. On dépasse le Vélabre et le "forum Borarium" . En ce quartier la population est adonnée à de vulgaires occupations. Elle a tiré de leurs remises de lourds chariots et les a roulés au débouché des rues, et la marée humaine les a submergés. On a dû clore les boutiques, les étaux laissés à l'abandon ont servi de piédestaux. Le cortège pénètre dans le grand cirque. Les gradins ont disparu sous les spectateurs. Au sortir du cirque, on se détourne de la porte Capène et de la voie Appienne. On passe entré le Cœlius et le Palatin. Quelque verdure y diversifie l'entassement des constructions chaque jour plus pressées. Que ce soit sous la poussée des curieux accrochés aux branches, que ce soit une consigne obéie de tout ce qui respire dans Rome et se nourrit d'une terre, aussi féconde, les arbres eux-mêmes inclinent leur ramure. Les lauriers ont salué le victorieux qui passe.

On atteint la Vélia, on la gravit ; on la dépasse et les dalles que foule à présent le cortège sont les dalles mêmes de la voie Sacrée. Le vainqueur fait son entrée dans le Forum. Il n'a plus sous les pieds les rues où circule et fourmille une foule humaine à peu près innominée ; il soulève la poussière d'un passé déjà prodigieux, que lui-même continue dignement. Tous les temples ont ouvert leurs portes et l'on aperçoit, dans leurs profondeurs ténébreuses, l'incertaine vision de leurs dieux. Cette immobile immortalité contemple l'éternelle mobilité des hommes. Les fleurs festonnent les colonnes, le feuillage serpente aux cannelures ainsi que le lierre aux vieux troncs noueux. Pas un autel qui ne soit embrasé, et les flammes bleuâtres montent et crépitent élus joyeusement quand le prêtre, aux premières sonneries de la pompe triomphale, s'empresse à les ranimer. " Io triumphe !" Les monuments disparaissent sous leur parure de fête et sous la foule du peuple qui les assiège.

Voici que l'on passe bien près de la prison Mamertine. C'est un moment redoutable. Pour quelques-uns souvent, non pas les moins fameux, ni les moins curieusement regardés, le triomphe finit là. A quelques pas du triomphateur un abîme est là toujours béant, avide et qui ne rend pas ce qu'il a saisi. Que Paul-Émile esquisse à peine un ordre de la main, moins qu'un geste, un regard, et la mort comprendra ; elle est là qui veille et guette. Mais Persée a survécu à sa gloire, il doit survivre à la honte. La pitié ou plutôt le dédain le veut épargner ; l'oubli descendra si vite sur cette renommée que Persée, disparu de la scène du monde, semblera s'être évanoui. On ne saura rien de certain sur l'agonie de ses derniers jours, et cette mort n'aura pas de funérailles, qui aient laissé un souvenir.

La pompe triomphale a gravi le Capitole, non pas tout entière cependant. Là-bas une foule immense, grouillante ainsi qu'une fourmilière en émoi, remplit le Forum. Mais le triomphateur et le quadrige qui le semble égaler aux dieux, sont venus s'arrêter devant le temple de Jupiter. Le dieu lui-même, répété en de multiples images, et dépassant de haut notre chétive humanité dans le colosse de bronze que Papirius lui a dressé et consacré du large butin conquis sur les Samnites, regarde Paul-Émile et semble lui faire les honneurs de la colline sainte. Paul-Émile est descendu de son char. Il est debout sur le seuil du temple, saluant le dieu, saluant Rome, saluant sa gloire ; il gravit les degrés et, recueilli, le front incliné, avant de commencer le sacrifice, il va déposer sur les genoux du dieu les lauriers dont il est chargé. La fortune n'a-t-elle pas épuisé toutes ses faveurs ? Ne faut-il pas craindre de subits retours et les revanches du malheur ? Il a droit à si large part en toutes les choses humaines ! Mais non, la gloire de Paul-Émile a payé rançon. L'un de ses fils, à peine âgé de quatorze ans, est mort il y a cinq jours ; l'autre compte à peine douze ans, et déjà il se meurt. Il ne survivra que trois jours au triomphe achevé. Quelle veille ! Quel lendemain ! Et de quelles tristesses cette joie apparaît environnée ! Paul-Émile accepte l'épreuve durement imposée. Cette fois encore il aura détourné l'infortune loin de sa chère patrie ! Seul il est frappé ; seul, dans la désolation de sa maison déserte, et non pas au grand soleil, il pleurera la douceur des espérances flétries. Seul peut-être jamais il ne connaîtra l'apaisement d'une douleur finissante. Mais les dieux sont satisfaits.

Quand peu de jours après il revint au Forum et monta à la tribune pour rendre compte, selon l'usage, de ce qu'il avait fait, après avoir raconté brièvement sa campagne de vingt-six jours terminée par un coup de foudre

"Un succès si rapide m'effrayait , dit-il. Je devais craindre que les dieux jaloux ne le fissent expier. J'ai supplié le grand Jupiter, Junon reine et Minerve, leur demandant que si un malheur menaçait le peuple romain, ce malheur fût détourné sur moi tout entier. Puisqu'il en est ainsi, ils ont exaucé mes vœux. Votre félicité et la fortune publique me consolent ."

LES TRIBUNS

Le Forum n'a pas entendu que des voix fameuses, la tribune n'a pas prêté son glorieux piédestal seulement à des hommes rompus à l'escrime de la parole et dont le nom, à peine avaient-ils gravi les degrés, courait répété par toute l'assemblée. Tout citoyen, si humble que fût son origine, en quelque profonde obscurité qu'il eut traîné ses jours, avait libre accès aux rostres et pouvait affronter le tête-à-tête de la patrie romaine. Ainsi les petits grandissaient égalés aux plus grands et quelques phrases sans préparation, sans art, tombées de lèvres ignorantes, devaient mériter la fidélité des échos les plus lointains, tant le souffle de la seule pensée les avait emportées à de sublimes hauteurs. A la veille de cette guerre de Macédoine qui promettait de si rudes labeurs, le Sénat projetait l'enrôlement de centurions éprouvés et d'une inébranlable solidité. Il fallait des armes, mais aussi des cœurs bien trempés, pour rompre la phalange d'Alexandre. Mais ces cœurs commençaient à se pouvoir compter, tant les batailles dernières en avaient dévoré. Les centurions, rentrés au foyer si longtemps déserté, avaient bien souvent servi au delà même de la limite d'âge prescrite par la loi et malgré les supplications du consul, les refus d'enrôlement pouvaient compromettre la bonne organisation de la nouvelle armée. C'est alors qu'un légionnaire monta aux rostres, non pas d'un élan subit, mais d'un pas ferme, avec cette rectitude et cette assurance que la trompette semble rythmer, comme à l'heure venue d'investir une citadelle. Sa parole rude, coutumière seulement des brefs commandements, trouvait aussitôt la plus mâle éloquence. Cet orateur inattendu ne disait que ce qu'il pensait et que ce qu'il fallait dire : "Je suis Spurius Ligurtinus, de la tribu Crustumine, né au pays des Sabins. Mon père m'a laissé un arpent de terre, la chaumière où je suis né, où j'ai été élevé, rien de plus ; c'est là que j'habite .... Ma femme, la fille de mon frère, ne m'apporta en dot que sa condition libre, sa vertu, sa fécondité .... Nous avons six fils, deux filles, l'une et l'autre mariées .... Je commençai de servir sous le consulat de P. Sulpicius et de C. Aurelius ; je fus deux ans simple soldat dans l'armée envoyée en Macédoine contre le roi Philippe. La troisième année, Quintius Flamininus me donna, en récompense de mon courage, le commandement de la dixième centurie des hastats .... Puis je suis parti pour l'Espagne, volontaire, sous les ordres du consul M. Porcius .... Il me jugea digne du grade de premier centurion au premier manipule des hastats. Une troisième fois je partis, toujours volontaire, avec l'armée qu'on envoyait contre les Étoliens et le roi Antiochus .... Le roi Antiochus vaincu, les Étoliens soumis, on nous ramena en Italie, où je fis deux fois le service annuel comme simple soldat. J'ai servi encore deux fois en Espagne sous Fulvius Flaccus et sous Sempronius Gracchus. Flaccus me désigna au nombre de ceux auxquels il accordait l'honneur de l'escorter dans son triomphe. Gracchus me demanda de le suivre dans la province placée sous son gouvernement. En l'espace de peu d'années j'ai commandé quatre fois la première centurie de ma légion. Mes chefs m'ont accordé trente-quatre récompenses militaires ; j'ai reçu six couronnes civiques. Je compte vingt-deux ans de service, et j'ai dépassé l'âge de cinquante ans ...."

Il aurait pu ajouter que les blessures reçues dépassaient les années de campagnes et de batailles et pourtant ce vétéran, ce père chargé de famille et que la guerre ne devait jamais enrichir, s'offrait à repartir. Cette harangue aussi belle que pas une, car la vieille Rome des plus beaux jours l'avait seule inspirée, sonnait sur le Forum ainsi qu'un appel de trompette sur le camp ensommeillé. Dès lors les hésitations premières ne sont plus que de lâches défaillances, ce soldat tout seul gagne la bataille, consomme la conquête d'un peuple tout entier, plus grand, plus magnifique que pas un conquérant, car ce peuple asservi à sa victoire est le peuple romain. Ce soldat résume un siècle, une nation, il le faut saluer au passage. Des paroles aussi fières ne descendaient pas toujours de la tribune. Les vulgarités de la vie journalière, ses petitesses même, nous l'avons dit, n'arrêtaient pas leur inévitable invasion aux premières dalles du Forum. Elles devaient escalader la tribune.

Que parle-t-on de la liberté romaine ? Ce n'est rien qu'une servitude dans la gloire, et chaque jour plus lourdement appesantie. Au lendemain de la bataille de Cannes et dans le deuil des suprêmes désastres, une loi cruelle a été promulguée, la loi Oppia. Défense aux femmes de paraître en public avec des vêtements de couleurs variées, de porter des bijoux dépassant le poids d'une demi-once d'or, défense de monter en char dans l'intérieur de la ville et même dans ses alentours immédiats. Une promenade à plus d'un mille de distance, presque un petit voyage, seul autorise ce luxe effréné. Elles peuvent bien aller à pied ! ainsi faisait Lucrèce, ou rester à la maison et filer la laine, ce qui vaudrait mieux encore. C'est la pensée obstinée des vieux Romains de la vieille Rome. Mais la jeunesse violemment les contredit. Combien de fois cette loi Oppia n'a-t-elle pas été déjà effrontément violée ! La femme de Scipion, sans même attendre la complicité discrète de la nuit commençante, cheminait en char, et c'était comme un triomphe journalier qu'elle promenait par la ville, car elle se faisait escorter de nombreux esclaves. Mais c'était la femme du grand Africain, et l'on sait que le vainqueur d'Annibal en prenait souvent à son aise avec les lois et les traditions. Les censeurs n'osaient sévir contre les Scipions, quelques autres, autorisées de cet exemple, se sauvaient des punitions méritées, des amendes encourues par la seule rançon d'un sourire ou d'un regard. La coquetterie suppliante trouve à Rome même des cœurs compatissants. Cependant, selon le tempérament du censeur en exercice, selon son âge ou l'humeur de sa femme, il y avait de subites reprises de sévérité, et souvent les amendes grêlaient sur les coupables. Il fallait en toute hâte se réfugier au plus profond des logis, comme aux jours d'averse on se hâte vers l'hospitalité des portiques les plus voisins, il fallait, quelle désolation ! serrer dans les coffres les atours les plus aimés. Que de larmes ! Au lendemain de Cannes, c'était bien, ou du moins cela pouvait se justifier ! Mais au lendemain de Zama, après Pydna, après la déroute de l'Orient et sa soumission, quelle folie ! quelle cruauté ! A quoi bon tant de richesses si elles doivent disparaître aux ténèbres du trésor public ! Pourquoi les pompes triomphales si pas un reflet ne doit franchir le seuil des vainqueurs ? Ne porter qu'une demi-once d'or ! Mais un seul bracelet pèse plus que cela ! Les pierreries scintillent comme les étoiles, l'or rayonne comme le soleil, les pierreries ont droit à la joie de toutes les fêtes, l'or a droit au libre étalage de ses splendeurs. On dit cela partout, on le répète, on le prouve bruyamment par des plaintes toujours croissantes, dans le concert de clameurs furieuses. Cet Oppius était un homme abominable ! Caton n'en juge pas de la sorte : si la loi d'Oppius ne sévissait dans Rome, il l'aurait inventée. Caton gronde, querelle, gourmande. Sa main est prompte à s'abattre aux épaules de ses esclaves, et jamais elle ne fut si prodigue de coups. Dans l'immensité de la patrie romaine il n'est pas d'homme qui soit maudit comme Caton, et Annibal ne fut jamais d'aussi bon cœur voué aux dieux infernaux. Ce Caton a les yeux bleus, il est roux comme un barbare Germain. Ses aïeux sabins ont gardé les porcs dans la Sabine, et de là sa famille est dite Porcia. La glorieuse origine !

Il sait le grec et le parle aisément, lui-même est élève du pythagoricien Néarque mais il déteste tout ce qui vient de Grèce. Voilà que cette Grèce envoie à Rome ses philosophes. Serait-ce une revanche de son abaissement ? Carnéade est venu, un certain Diogène, qui n'est pas le chien aboyant la sagesse dont s'amusait Alexandre, l'a suivi, puis Aristolaüs. Celui-là hantait le bois d'Académus, celui-ci veut enseigner en se promenant, c'est un péripatéticien. Cet autre affecte la gravité du stoïcien. Quelle peste que ces beaux parleurs, que ces subtils raisonneurs ! avec eux la raison n'est jamais sûre d'avoir raison. Caton n'a pas eu de cesse qu'il ne les ait fait jeter hors de la ville. Dehors les philosophes et détruisons Carthage ! Cette double malédiction éclatait en tout lieu où paraissait Caton. Sa haine s'est étendue jusqu'aux barbiers. Encore des Grecs ! et quelle effronterie à ces gens-là, de beaux parleurs eux aussi, de caresser le menton d'un Romain ! Et voilà que Scipion Émilien, un bon serviteur de Rome cependant, car il a ruiné Carthage de fond en comble, a son barbier favori et se fait raser tous les jours ! Peut-être il murmure des vers grecs sur la ruine consentie de sa barbe, il a bien chanté sur la ruine de Carthage ! Au reste, ce Caton chaque soir s'ingénie à trouver pour le lendemain quelque moyen d'être désagréable et fâcheux. Il a fait nettoyer les égouts et les rues, c'est bien mériter de la patrie. Mais il tarit les sources qu'adroitement les riverains des aqueducs avaient su découvrir dans leurs jardins. Il impose un implacable alignement aux maisons et défend la taxe comme un chien le seuil de son maître. Voici en quels termes il exprime ses rancunes et formule sa pensée : "Romains, si nous avions maintenu nos droits et notre dignité d'époux, nous n'aurions pas affaire aujourd'hui à toutes ces femmes. Nous n'avons pas su leur résister à chacune en particulier, les voilà toutes ameutées contre nous. C'est un sexe indomptable ; lâchez la bride à leurs passions, à leurs caprices, et vous verrez ensuite s'il est possible d'imposer une barrière à leurs emportements .... Croyez-moi, c'est pour le malheur de Rome qu'on a ramené dans nos murs les dépouilla de Syracuse. Je n'entends que trop vanter les frises d'Athènes et les statues de Corinthe et railler les images d'argile de nos dieux. Eh bien, moi, je préfère ces dieux qui nous ont protégés et nous protégeront encore, je l'espère, si nous ne les bannissons pas de leurs temples …."

Telle est l'attitude que devait prendre Caton, et telle il la maintient obstinément. Il ne laisse pas d'en imposer à celles mêmes qui mènent le plus furieusement campagne contre lui et contre l'inhumanité des lois somptuaires. Pas une n'oserait lui tenir tête bien en face, pas une ne soutiendrait les mépris de son silence et de ses yeux. Mais derrière lui, autour de lui, la campagne est poursuivie. Les femmes les plus jeunes, les plus séduisantes, les plus écoutées, tiennent des conciliabules. Les rebelles cependant n'ont pas franchi l'enceinte du Forum, on les surprend, on les devine errant tout alentour. Une terreur mystérieuse, une majesté divine entrevue vaguement, peut-être seulement l'image du vieux Caton qui passe, défend le Forum et sauve soit antique inviolabilité. Mais à la Curie, dans l'assemblée du peuple, au "consilium" , au champ de Mars, chez les chevaliers, les sénateurs, les consulaires, les tribuns, la question est posée urgente, impérieuse. Les magistrats sont assaillis, investis de toutes parts, il leur faudra capituler, Caton en vain aura montré sa tête de Méduse qui glace et pétrifie. La révolte reprend d'où son regard s'est détourné. Déjà nous l'avons vu dans sa lutte contre Scipion, vaincu, humilié. Combien les Romaines lui étaient devenues des adversaires plus redoutables ! Elles ont défendu leurs joyaux d'une rage aussi terrible que les Carthaginoises leur dernière citadelle mais plus heureuses elles ont triomphé. La loi Oppia est abrogée. Caton n'a plus qu'à se voiler la face. Il part pour l'Espagne, désertant le Forum, mais non pas la cause romaine. Lui aussi a son esclavage et dont rien ne saurait un seul jour l'affranchir. Il a déjà gagné, il gagnera des batailles aux Thermopyles, en Espagne, et ses soldats lui obéiront mieux que les matrones romaines. Au piédestal de la statue qui lui sera dressée, il voudra cependant n'être loué que "d'avoir, étant censeur, remis dans la droite voie, par ses bonnes directions et ses institutions sages, le gouvernement des Romains qui tournait à mal et penchait vers sa ruine ."

Cependant c'est grande fête dans la ville, dans le secret de tous les logis, dans les rues, un peu partout, l'âme seule de Caton exceptée. Un cortège se forme, non pas prévu, non pas réglé par les prescriptions d'un usage consacré et dans la discipline d'une hiérarchie acceptée, mais dans le laisser-aller pittoresque, aimable, d'une subite improvisation, dans l'explosion d'une joie soudaine. La nouvelle d'une victoire fiévreusement attendue ne saurait provoquer un tel émoi. Rome vit désormais dans une si intime familiarité de la victoire ! Les coffres sont ouverts, les cassettes sont vidées. Dès la première heure les esclaves sont accourues à l'appel de leurs maîtresses et jamais tant de parfums ne seront répandus, jamais tant de joyaux hier encore tristement enfermés dans la nuit des cachettes, n'ont scintillé aux mains qui les caressent. Les plus pauvres trouveront moyen de simuler la richesse. Il en coûtera cher aux pères de famille d'avoir triomphé d'Oppius et de Caton. La revanche est complète. Il a cessé enfin le deuil de la vieille Rome et c'est de ce jour seulement qu'Annibal est bien vaincu.

Il n'est pas une magistrature romaine qui n'ait joué son rôle dans les drames ou les comédies du Forum. Aucune ne fut plus constamment fidèle à ce théâtre que le tribunat. Les tribuns sont la vivante revendication des droits populaires. Leur inviolabilité très longtemps respectée leur conseille toutes les résistances, bientôt même leur permettra toutes les audaces. Au reste, les plébéiens docilement les suivent et de cette obéissance muette relèvent l'autorité tribunitienne. Les tribuns ne vont pas précédés de faisceaux, et tenant ainsi, sous l'immédiat commandement de leur regard, les verges qui souvent châtient, la hache qui tue. Chaque tribun a son "viator" , un homme sans armes qui seul l'accompagne. On ne saurait imaginer plus modeste appareil, et l'orgueil patricien n'en pouvait concevoir quelque ombrage. Le tribun est avant tout un témoin, mais qui sait voir, un auditeur, mais qui sait écouter. Que le Sénat où le patriciat romain se cantonne ainsi qu'en une citadelle bien fermée, s'assemble et délibère, qu'il décide du sort des nations, déchaîne le tonnerre des vengeances romaines, il le peut tout à son aise, docilement la victoire attendra qu'un signe lui soit adressé mais le tribun aussi écoutera. Il est là très humblement assis sur son tabouret de bois, à la porte de la Curie, ou bien à la porte du temple choisi, aux jours où le Sénat délibère dans la familiarité des dieux. Cette porte jamais ne sera fermée. Ainsi le tribun connaîtra toutes choses, les instants qu'un porteur de sceptre peut encore se flatter de régner, la destinée du monde. Il connaîtra aussi les lendemains promis au peuple même de Rome, ou du moins a cette partie du peuple qui est la plus nombreuse et non la moins dévouée aux labeurs de la chose publique. Ce qu'il sait il le redira, ce qu'il a vu il va le publier. Ces patriciens superbes ont leur clientèle à peine un peu moins asservie à leur volonté que leurs esclaves mêmes mais lui, le tribun, même nouveau, sans nom fameux et sans histoire, homme qui ne saurait peupler sa pauvre maison des images de ses ancêtres, il a sa clientèle aussi, plus nombreuse encore, librement disciplinée, vigilante, tout à l'heure invisible peut-être, mais présente au premier appel et qui remplirait sans peine le Forum tout entier. Le torrent est refoulé, contenu, mais le tribun tient la vanne qui l'arrête et d'un geste il peut le déchaîner. Aussi le tribun, d'abord toléré, est bientôt redouté, son silence même impose et se fait écouter. Ainsi laborieusement, péniblement, lentement, les plébéiens ont conquis leurs droits. Ils ont monté, les comptant, un à un, les degrés de toutes ou du moins de presque toutes les charges publiques et cette conquête, poursuivie avec une obstination toute romaine, disputée furieusement, ne présente pas de moins dramatiques épisodes, de moins glorieuses batailles que la conquête du monde.

Au jour où Paul-Émile descendait de son char triomphal, cette lutte, déjà plusieurs fois séculaire, semblait apaisée dans nue accalmie prolongée. Cette trêve donnait l'illusion de la paix. Entre les prétentions rivales, les haines en éveil, les résistances jalouses, les revendications excessives, les rêves menteurs, les réalités prochaines, un certain équilibre s'était établi, un heureux rapprochement avait tempéré toutes choses et consommé un semblant de réconciliation. On avait tant souffert en commun, tant peiné, partagé de si cruelles angoisses ! Les désastres subis avaient enseigné l'implacable solidarité de tous et les veines de tous avaient à peine suffi à rendre un peu de sang au cœur même de la patrie. A cette heure magnifique et sainte, la plus belle que Rome ait vécue dans sa longue histoire, Rome est une, même en l'image diverse de ses institutions, de ses intérêts et de ses pensées. Le Sénat et les familles patriciennes parmi lesquelles il se recrute de préférence, non plus exclusivement cependant, maintient la religion des grandes traditions nationales, assure la continuité des longs desseins, au nom du passé conseille et règle l'avenir, enfin, du droit de services rendus non moins que des institutions éprouvées, assume une suprématie, exerce une autorité docilement obéie. Les masses plébéiennes glorifiées aux yeux de tous dans l'éclat des victoires Communes, relevées dans l'heureuse revendication de droits équitables et cependant étroitement limités, assurent le mouvement, l'utile fermentation des réformes encore désirées, l'agitation même des rêveries dont se consolent certaines misères présentes, rançon toujours fatale de toutes les prospérités. Les alliés, ces peuples d'Italie successivement vaincus et soumis, quelquefois cruellement foulés, fidèles cependant pour la plupart, au milieu même des épouvantes d'une invasion victorieuse, acceptent, vénèrent et déjà sont à la veille de chérir cette ville prédestinée qui les domine de si haut. Ils ont puissamment contribué à son salut, ils ont partagé l'enivrement de ses victoires. Ils ne sont plus des sujets, ils ont surpris, pour cette Rome, au fond de leur cœur, des tendresses de fils, ils rêvent leur adoption dans cette glorieuse famille. Il n'est pas d'équilibre laborieusement obtenu qui ne soit instable et c'est trop demander à la raison mortelle d'accepter longtemps les conseils de la justice et de la modération. Le sacrifice du moi à l'intérêt général, Rome l'a inspiré et commandé, plus docilement écoutée que pas une autre puissance humaine  mais un tel acide n'est facile qu'adressé à la patrie elle-même. Tolérer le voisin, écouter ses raisons, accepter ses conseils, surtout partager avec lui, cela est plus malaisé et plus dur. Tel citoyen qui aurait abandonné à Rome son patrimoine tout entier, épuisé pour elle jusqu'à la dernière goutte le sang de lui-même et des siens, refusera obstinément de morceler son champ et de reconnaître la juste créance du vétéran même qui le coudoyait dans les camps et peut-être l'a sauvé sur les champs de bataille.

Longtemps la guerre n'a poursuivi et brisé que des peuples aussi pauvres ou plus pauvres que Rome. Il n'en va plus de même, et les rançons des victoires gagnées en Sicile, en Orient, ont rempli, à les faire éclater, les jarres et les coffres du trésor public. L'or monnayé, les objets précieux ne composent pas tout le butin ; de vastes territoires sont tombés sous la main de Rome, encore peuplés de troupeaux, dorés de moissons abondantes. La guerre les a dévastés, mais leur fécondité repose. Qu'un nouveau maître la réveille et la sollicite, et des moissons plus riches encore le viendront récompenser. Ces terres du droit de la conquête, sont la chose du peuple romain. La vulgaire équité, l'intérêt bien compris de Rome en réclament le juste partage. Vaine attente, espérance bientôt déçue ! Ainsi que les larmes infécondes d'un ruisselet s'en vont, d'un entraînement fatal, disparaître aux abîmes du torrent le plus prochain, et que le torrent à son tour emporte au fleuve épandu près de là le tribut des eaux qu'il a conquises, tout ou presque tout ce qui devait être la part des humbles et des petits, s'est englouti dans l'immensité dévorante de quelques énormes patrimoines, Rome, prodigieusement enrichie de gloire, d'argent et de terres, a vu la misère étendre, dans ses murailles mêmes et dans ses alentours, ses tristesses, ses hontes et sa désolation. Contraste singulier et qui donne à penser, en attendant le jour prochain des haines trop bien justifiées et des tumultueuses revendications, quelques familles, par le crédit, l'autorité de leur nom, leur situation déjà acquise et toujours maintenue, ont mis la main sur les épaves du naufrage de tant de nations. Les campagnes lointaines auraient-elles jeté sur des rivages inconnus hier encore, les fils et le père, à Rome restait une clientèle vigilante ou seulement quelque intendant expert, jaloux de mériter les éloges du maître ; on prenait, on occupait les terres délaissées, provisoirement, disait-on, et seulement pour ne pas attrister les campagnes d'un spectacle d'abandon puis on oubliait de rendre. Les comptes embrouillés à plaisir, indéfiniment retardés, décourageaient les plaintes, lassaient les réclamations. Enfin l'usure que nombre de patriciens ne rougissaient ont pas d'exercer, dévorait les petits héritages. Ces légionnaires qui font trembler les empires à la seule cadence de leurs pas, longtemps il leur a fallu pourvoir aux frais de leur équipement ; la solde qui leur a été attribuée plus tard est bien médiocre, et si au lendemain de Zama chaque soldat a reçu quatre cents as, pareille aubaine ne se renouvelle pas, et la générosité du grand Scipion ne pourrait une seconde fois en laisser même l'espérance. Cependant l'absence du père de famille est funeste à l'administration d'un modeste patrimoine. Les champs sont mal cultivés, les récoltes perdues ; les dettes viennent, tapissant l'abondance de la ville, stérilisant même les promesses du lendemain. Puis la mort a fauché largement, jetant bas les plus braves ; les orphelins sont restés, lamentables quémandeurs d'une aumône souvent refusée.

Ainsi Rome qui essaime, sur des rivages chaque jour plus lointains, ses victoires, ses camps, ses ambassades hautaines, voit la solitude se faire en ses campagnes les plus voisines. Jamais elle ne mena si grand tapage par le monde, et les champs restent silencieux que l'on découvre de ses murailles, et c'est déjà un semblant de désert qui la presse, et qui l'environne. Oh ! certes, ces terres ont des propriétaires, des maîtres jaloux, cruels même ; leur orgueil cependant dépasse leur véritable richesse. Seul le laboureur, libre et que son labeur enorgueillit, obtient de son petit champ une complète redevance. Le champ est encore une patrie, d'autant plus chère qu'elle est resserrée en des limites plus étroites ; elle veut de fidèles amours. Le laisser-aller et la superbe indifférence des maîtres à peine entrevus, jusque dans les sillons ouverts où les pâturages démesurés, ne trouvent que des ingrats. Les troupeaux d'esclaves poussés sur ces terres qui leur sont inconnues et peut-être odieuses, ne les cultivent qu'à regret, et la sueur est inféconde tombée d'un front que l'esclavage appesantit.

Rome sans doute offre des spectacles variés, des jeux, des combats de gladiateurs. Dans sa grandeur bien assise, solide comme les murailles qu'elle aime à cimenter, Rome est elle-même un spectacle, et le plus magnifique qu'il soit au monde. Qu'il vienne au Forum, ce paysan de la Sabine , si la pompe de quelque triomphe n'est pas annoncée ou seulement le cortège d'une ovation, il entendra bien quelque orateur parler des grands intérêts de la patrie ; on lui nommera des rois qui ce matin encore lui étaient ignorés, des contrées nouvelles où plusieurs mois de voyage à peine le pourraient amener. Il doutera que le même soleil, resplendissant sur Rome, les puisse éclairer.

Il verra dans la Grécostase, car cette enceinte est visible du forum, ainsi l'a voulu l'orgueil du Sénat romain, des ambassadeurs attendre l'heure de l'audience très humblement sollicitée. Ils sont venus de Grèce, d'Egypte, d'Athènes, d'Alexandrie, de royaumes anciens à ne plus compter les siècles ou des cites les plus fameuses. Ils auront revêtu des costumes étranges, ceint de hautes tiares, et le populaire s'amusera de cette mascarade imprévue ou bien, si la cause est plus pressante, ces ambassadeurs ne seront que des suppliants. Ils n'auront revêtu que des vêtements souillés de poussière ; leurs cheveux en désordre aveugleront à demi leurs yeux, et leurs mains frénétiques et désolées secoueront des rameaux d'olivier. On les verra, on les entendra en pleine lumière, en toute liberté, et leurs gémissements tomberont presque dans le Forum. Toute cette désolation n'avancera pas l'heure de l'audience. Un jour les envoyés du roi d'Illyrie se sont hasardés à pénétrer dans la Curie, sans que la permission leur en fût accordée ; il leur a fallu sortir au plus vite et jamais on n'a daigné les écouter. C'est le temps où un cercle tracé par la baguette de Popilius Lænas suffit à emprisonner le roi Antiochus et à lui imposer l'acceptation d'un traité. Eh bien, pauvre laboureur sans charrue, citoyen sans pénates, soldat sans obole, cela ne saurait-il te consoler et te suffire ? Rome te fera voir, si tu veux, des peuples qui saignent, des rois qui pleurent. C'est beau, c'est grand, mais les enfants crient famine sur les chemins, mais la mère traîne sa misère au seuil de l'usurier qui vous a fait jeter loin de la vieille cabane paternelle. On se peut lasser de tout, même de la gloire. Tout cela ne vaut pas une poignée de pois chiches, et le vainqueur d'Annibal, de Persée, le conquérant de l'Asie, ne prendrait pas le temps de les cuire avant de les dévorer. La question est posée, impérieuse, bientôt menaçante, l'existence même de Rome s'y trouve intéressée. Un cœur généreux, une pensée ardente, Spurius Cassius en a voulu chercher la solution. Mais les siens l'ont renié, son père même l'a condamné. Des accusations aussi folles qu'odieuses l'ont poursuivi. Né patricien, mais devenu ami des plébéiens, ou plutôt ami de la justice même, il aspirait, disait-on, à la tyrannie. Il est mort précipité de la roche Tarpéienne. Un meurtre, si cruel qu'il soit, n'est pas une raison, encore moins une réponse qui puisse satisfaire un peuple. D'autres viendront, aussi hardis, non pas beaucoup plus heureux cependant, qui reprendront la tache inaccomplie, et la cause des plébéiens méritera de plus illustres martyrs. Les Gracques vont paraître et la lutte reprendra, mieux conduite, plus terrible encore.

Les Gracques sont plébéiens mais leur famille, alliée aux Scipions, alliée aux Clodius, maisons patriciennes très orgueilleuses et très jalouses de leur renommée, compte entre les plus considérables qui soient à Rome. Ce n'est pas qu'elle possède de grands biens ; le patrimoine est médiocre mais les jours ne sont pas encore venus où les richesses deviendront la première, sinon la seule cause de considération et de respect. L'intégrité reconnue, les services rendus sont une noblesse, et les Gracques la peuvent hautement revendiquer.

En des temps lointains, à peu près oubliés, au pays des Èques, un chef recevait un envoyé de Rome. Ce n'était pas encore l'âge des palais, ni même des temples fermés de murailles jalouses ; la lisière d'un bois, une libre campagne suffisait à la majesté de l'audience. Le Romain cependant, devançant un peu les temps, haussait le ton, et sa diplomatie se faisait menaçante. "Parle à ce chêne !" lui fut-il répliqué. Et ce chef à demi barbare, cet homme, inébranlable et fier comme le chêne même qu'il désignait de la main, s'appelait Gracchus.

Aux jours les plus sombres des guerres puniques, un Gracque enrôle les esclaves de bonne volonté et leur promet la liberté pour prix de leur vaillance et de leur dévouement, estimant que des soldats peuvent être des hommes. Le danger passé, la victoire gagnée, il leur tient parole. Fermeté, indépendance de pensée, haute générosité, tels sont les traits de caractère qui font reconnaître les Gracques à travers le long enfantement des grandeurs romaines. Sempronius Gracchus a servi en Espagne, d'abord en sous-ordre des Scipions. Brave soldat, mais aussi réformateur attentif et redresseur de torts, il a voulu panser les blessures que la victoire laissait toutes béantes. Il a tendu la main aux vaincus, il a repeuplé les champs, soulagé en les groupant les misères autour de lui gémissantes, et, reparti pour Rome, il a vu surgir à son appel de nouvelles cités. La fille de Scipion, le grand Africain, est devenue sa femme. Cornélie apparaît, fille, épouse, veuve, mère, fière de son père, fière de son mari, plus orgueilleuse encore de ses enfants. Cette figure calme, sereine, grande à l'égal de toutes les grandeurs, est souriante aussi cependant, car Cornélie, nourrie des graves enseignements de Rome, a connu auprès de son père et compris quelque chose des élégances athéniennes. Mère douze fois, elle est à son foyer, elle est dans Rome une divinité protectrice et féconde ; chaque enfant lui a été une joie, presque une gloire, ainsi qu'il en est pour Rome de chaque nouvelle conquête. Ses enfants sont sa parure, a-t-elle dit, ses bijoux ; en effet, elle en apparaît environnée, parée, suivie comme une étoile fertile multipliée en un essaim d'étoiles enfantées de sa lumière maternelle. Elle a vu, elle veut la gloire autour d'elle, et elle ne saurait comprendre un Romain qui ne soit le serviteur de Rome, une Romaine qui ne soit la servante d'un Romain, servante très digne cependant, superbe et qui s'élèverait jusqu'à égaler le maître si elle ne voulait limiter son empire au seuil sacré de la maison, un roi a sollicité son alliance un Ptolémée ; elle aurait pu ajouter aux cartouches royaux où se lisent les noms des Bérénices ou des reines compagnes des vieux Pharaons, le nom de la fille des Scipions, mais c'eût été déchoir. Très simplement elle l'a pensé. Elle ne conçoit pas qu'il puisse être au monde quelque chose de plus magnifique et de plus saint qu'une maison romaine, tout à la fois sanctuaire et berceau ; car les images des aïeux en bordent l'atrium, attestant le passé, et les rires des enfants la réjouissent, promettant l'avenir. C'est là que la matrone est reine et souvent dans la solitude d'une loyauté sans partage, car l'époux est au Fortin, à la Curie , ou parti si loin que seule l'espérance le peut suivre et deviner. Quel palais est désirable, quel temple est sacré auprès de cette maison ? La puissance de Rome réside avant tout dans la famille romaine ; ce rocher supportera le poids d'un monde ; c'est dire qu'une Cornélie assure et maintient l'œuvre accomplie aussi bien, mieux peut-être qu'une victoire de Scipion. Cornélie, née patricienne, n'a pas inspiré, encore moins conseillé les réformes démocratiques rêvées de son mari, poursuivies de ses fils. Elle a su taire ses répugnances et ses inquiétudes. Si haute que soit la place par elle occupée, elle n'oublie jamais qu'une autre place, encore plus haute, est réservée au père de famille et le père lui-même disparu, elle sait que le fils, devenu homme, reprend de plein droit cette pleine souveraineté. La mère redevient une fille, une sœur, une amie peut-être, entre toutes vénérée, mais qui ne saurait, sans déserter sa mission véritable, orienter la marche du maître on les destinées mêmes de la patrie.

Cornélie a vu détruire, et sur l'initiative de son mari, la maison de son père Scipion mais un intérêt public le commandait : sur l'emplacement de cette maison et de quelques autres toutes voisines, Sempronius a fait élever la basilique Sempronia, donnant un vis-à-vis à la basilique Porcia, celle-ci toute prochaine de la Curie. Ainsi le Forum a reçu une parure nouvelle. Les boutiques environnantes, les vieilles (Veteres) , groupées au pied du Palatin, comme les neuves (Novæ) en vis-à-vis, une à une disparaissent, faisant place à des édifices d'utilité générale. Le Forum présente un ensemble monumental chaque jour plus complet. Le commerce ne désertera pas, il empruntera l'hospitalité complaisante des portiques partout ménagés ; mais il n'aura plus que des installations improvisées, changeantes, craintives en quelque sorte et toujours promptes à disparaître au premier froncement de sourcil d'un édile. Il y avait autrefois des maîtres d'école au Forum, grecs pour la plupart ; il a fallu que la Grèce enseignât à lire aux Romains. La petite Virginie, parée de ses grâces à peine printanière, — elle comptait tout au plus treize ans, — allait suivie de sa nourrice, retrouver aux boutiques vielles, son maître et son école, lorsque du Vulcanal où siégeaient les décemvirs, Appius la vit traverser le Forum. Maintenant Virginius ne trouverait plus, à portée de sa main, un couteau oublié à l'étal d'un boucher et ne pourrait plus sauver ainsi, à défaut de la vie, l'honneur du moins d'une enfant chère à son orgueil de soldat aussi bien qu'à sa tendresse de père.

Ainsi nous voyons transformé en sa décoration architecturale, mais non pas sensiblement modifié cependant, le Forum romain. Les monuments commémoratifs ne cessent d'y multiplier. Il n'est pas un épisode quelconque de cette histoire journalière qui ne soit désormais prétexte à couler le bronze ou à tailler le marbre. Une reine d'Illyrie, Teuca, trop confiante dans le mystère de ses rivages mal connus et dans la terreur qu'inspirent ses hardis pirates, a fait massacrer les envoyés de Rome. Des statues, monuments expiatoires, leur sont dressés, et voici l'ambassade revenue dans le Forum. Le marbre atteste le crime, mais aussi la vengeance obtenue.

Cependant entre le triomphe de Paul-Émile et le tribunat de Tiberius Gracchus, le Forum n'a pas changé sensiblement d'aspect. Mais combien la foule qui le hante est devenue plus inquiète, plus mobile, plus prompte à des colères chaque jour plus redoutables ! Un souffle de tempête s'est levé et qui ne s'apaisera plus pendant près d'un siècle. Les plus violentes dissensions n'étaient que des querelles aux rapides repentirs, non pas de véritables guerres. L'heure est venue où les rivalité, de classes ne voudront plus s'attarder en de telles innocences. La loi et l'usage, aisément obéis, interdisaient les armes dans Rome et surtout dans les assemblées publiques. Aussi les bourrades et les coups de poing longtemps sont restés les arguments suprêmes. C'était trop peu. Virginius n'aurait qu'à secouer la toge du premier passant pour y trouver couteau ou poignard. On sort armé, on vient armé au Forum et jusque dans la Curie ; on parle, on délibère, assurant de la main, sous les plis de la laine complaisante, la dernière réplique. Cependant l'arme reste cachée, toute petite, en quelque sorte honteuse d'elle-même, et cette pudeur témoigne d'un reste de respect à la majorité des lois. Tiberius Gracchus le premier a entrepris les réformes. Élevé au tribunat, il a proposé des lois agraires, le partage équitable des terres tombées dans le domaine de l'État et la recherche, la reprise de celles de ces terres que d'insolentes usurpations avaient conquises à quelques familles privilégiées. Caïus Lælius déjà a projeté, annonce des lois agraires ; les premiers grondements de l'orage pressenti l'ont fait reculer. Ses beaux projets ont disparu comme un songe et ses adversaires ont bien voulu récompenser cette défaillance d'une épithète ironiquement élogieuse. Lælius est devenu Lælius le sage.

Tiberius est d'humeur plus hardie. Il n'a rien voulu précipiter cependant. Il s'est appuyé, éclairé de conseils venus de haut. Son beau-père Appius Clodius a reçu ses confidences. De longues entrevues, d'intimes causeries lui ont assuré la collaboration au moins discrète du pontife Crassus et du consul Mucius Scævola. Il n'a pas dédaigné de consulter quelques jurisconsultes grecs. Ce n'est pas la première fois que la sagesse de la Grèce aura conseillé les lois de Rome. Tiberius, très prudent jusque dans ses audaces, décidé aux ménagements possibles, n'a pas voulu la reprise de tous les biens détournés et la revanche de toutes les injustices consommées. Il proposait des indemnités consenties même à d'effrontés voleurs. Tout cela n'a servi de rien. La rage des résistances intéressées n'en a pas moins éclaté implacable et folle. Le Sénat surtout, au moins dans sa majorité, oppose à tous les projets de réforme une force d'inertie, ou même la tempête de véhémentes indignations. Tiberius cependant a obtenu que le nombre des sénateurs soit doublé et porté à six cents. Trois cents chevaliers ont désormais accès dans la Curie , et ces chevaliers ne sont pour la plupart que des plébéiens enrichis. Mais ces parvenus, démentant les espérances de Tiberius et, leurs origines bientôt complaisamment oubliées, ne font que rivaliser avec les vieux patriciens d'étroitesse jalouse et de basse avidité. Quelques-uns pensent et proclament que les institutions de Rome sont un roc inébranlable et que la main est sacrilège qui entreprend de l'ébranler. Ils ne veulent pas comprendre qu'à Rome même l'immobilité est impossible et que réparer, refaire est parfois le seul moyen de préservation et de salut. Beaucoup ne vient qu'une chose, l'humiliation d'une publique reculade, ou le désagrément d'un sacrifice même partiel, l'ennui de déplacer les images champêtres du dieu Terme trop largement espacées. Restreindre un jardin, découper une villa, raser un bosquet, rentrer au logis quelque aimable divinité venue de Grèce et qui égayait d'un si plaisant sourire une ombreuse allée de myrtes et de lauriers, n'est-ce pas de la profanation ? Tous ces gens-là s'agitent et crient comme les oies du Capitole. La citadelle qu'ils veulent sauver, ce n'est pas le dernier rempart de la patrie romaine, c'est le suprême réduit de leur orgueil et de leur avarice ; rien pour eux n'est aussi précieux.

Les plébéiens, pour soutenir leurs justes réclamations, formuler les espérances déjà conçues et les traduire dans le langage impérieux des lois, ont des amis, des partisans, des cœurs ouverts à la pitié, surtout des esprits planant d'assez haut pour embrasser l'horizon du lendemain ; ils ont enfin leurs huit tribuns et parmi eux le meilleur, le plus courageux, le plus fier, Tiberius Gracchus. Huit, disons-nous ; ils étaient huit en effet, ils ne sont plus que sept. L'un d'eux, Octavius, peut-être secrètement gagné à la cause patricienne, intimidé plutôt, car sa probité n'est pas directement soupçonnée, et timoré, trembleur de sa nature, a déserté la tâche entreprise en commun. La volonté d'un seul des huit tribuns peut suspendre toute l'action tribunicienne. Ainsi Tiberius est mis en échec dans ses projets, dans ses volontés, dans la mission si vaillamment acceptée. Il est encouragé de sa haute conscience, et c'est la force première, de l'accueil même que les tribus plébéiennes ont fait à la seule annonce de ses lois. Si les menaces l'assaillent, il n'est pas que des menaces qui le suivent dans son chemin. Dans la ville, aux carrefours que hantent les petites gens, aux portiques des temples, de préférence dans les rues que Tiberius devra parcourir, aux murs de sa maison, jusqu'au bronze des rostres ou sur les pierres qui les tiennent enchâssés, des mains hâtives, inconnues, ont écrit à la pointe d'un couteau grossier, ou charbonné en passant : "Va de l'avant ! ... Nous te suivrons ! ... Courage !" Et comme si la mort elle-même voulait encore témoigner des souffrances longuement souffertes, des désespoirs qui peut-être prématurément sont venus la peupler, quelques tombes, elles aussi, ont crié : "Courage !"

Cependant les aveuglements, les lâchetés d'un seul, compromettront l'avenir de tout un peuple et la cause plébéienne sera perdue parce qu'un seul tribun, traître à son mandat, l'aura reniée ! Tiberius ne peut accepter une telle pensée. Octavius était son ami, il l'est encore. Cette amitié, Tiberius la rappelle et l'atteste. La scène est sublime et telle que le Forum n'en vit jamais de plus émouvante. Tiberius est jeune, il est brave. La gravité redoutable des intérêts qu'il défend le grandit et l'enveloppe d'une majesté qui n'est pas sans tristesse ; la fleur de sa jeunesse n'est pas encore cependant oublieuse du sourire. Il apparaît dans l'éblouissement des gloires accumulées, son héritage premier, aussi dans l'aurore de sa renommée grandissante. Pour les pauvres gens qui lui font cortège, c'est comme un retour de l'âge d'or qu'il a promis et qu'il fait entrevoir. Une cabane d'où les petits pénates aimés ne seront plus jetés dehors, c'est le ciel sur la terre, et la gratitude naïve des humbles a commencé l'apothéose de Tiberius. Son éloquence est célèbre, ses ennemis eux-mêmes renoncent à le contester. Cette éloquence, si cruels que soient les tableaux parfois évoqués, si menaçants que soient les horizons d'un avenir prochain hardiment découverts, est faite d'une douceur pénétrante. Le ton en est souple, l'allure rapide, mais volontiers caressante. Les larmes viennent aux yeux plus vite que les clameurs indignées sur la lèvre. Tiberius attendrirait des lions comme autrefois Orphée, il relouerait des pierres pour en bâtir une cité nouvelle, comme jadis Amphion mais ses adversaires ne sont pas des fauves, ce ne sont pas des pierres, ce sont des Romains et des Romains ennemis des Romains ; ils seront broyés sur place peut-être, ils ne seront pas déplacés de l'épaisseur d'une épingle.

Le forum a vu Tiberius conjurer Octavius. Il l'a vu promettre à ce rebelle de l'indemniser intégralement, car Octavius est détenteur de biens mal acquis, et cependant Tiberius resterait ruiné de ce sacrifice. Le Forum l'a vu lui presser les mains, embrasser les genoux. Octavius, surveillé des haines jalouses dont il accepte la complicité, a résisté au tribun son collègue, à son ami, aux supplications de ceux-là même qui devaient le croire associé à leurs peines comme à leurs espérances. Sur l'initiative de Tiberius et cependant à sa profonde douleur, les tribus plébéiennes, consultées une à une, ont retiré à Octavius son mandat de tribun. C'est une illégalité et qui aussitôt en amène une autre encore plus grave. Sur l'ordre de Tiberius et par la main d'un affranchi à lui, Octavius est entraîné loin de la tribune. Un tumulte éclate, Octavius n'échappe qu'à grand'peine. Un de ses esclaves est si brutalement roué de coups qu'il en restera aveugle. L'intervention de Tiberius a cependant sauvé Octavius. Le tribun dégradé a pu regagner sa maison, celle-là même où naîtra un autre Octave plus fameux. Ce nom et cette maison devaient être fatals à la liberté romaine. Tiberius l'a emporté mais l'inviolabilité tribunicienne a été méconnue ; le précédent est menaçant et ne sera plus oublié. Cependant le vainqueur librement légifère ; il domine le Forum ; le voilà, pour quelques jours du moins, la pensée directrice.

Les rois, qu'une politique prudente et ménagère même de la victoire veut bien tolérer encore, en viennent à solliciter la conquête et l'effacement, tant le vertige est irrésistible qui emporte le monde dans le sillage de la fortune romaine. Attale, roi de Pergame, a institué son héritier le peuple romain. Tiberius demande le partage entre tous les citoyens, de toutes les richesses royales. Un bruit est répandu toutefois, complaisamment accueilli de quelques-uns, et qui peut compromettre le crédit de Tiberius. De par la volonté du roi Attale, un bandeau royal a été transporté à Rome, et Tiberius en est le dépositaire ! Attale aurait-il deviné un maître dans ce tribun tout-puissant ? Tiberius exerce une autorité presque royale, et le titre de roi reste seul à lui manquer. Les insignes souverains sont à portée de sa main, n'osera-t-il pas les prendre et ceindre le bandeau royal ? Attale aurait un héritier qui grandirait étrangement son royaume. La calomnie fait son chemin. Les jours du roi prétendu sont comptés, ou plutôt ses instants.

La prochaine assemblée du peuple aura lieu au Capitole ; ainsi l'a voulu le Sénat. L'espace est plus étroit, mal commode, resserré. L'encombrement des temples, des sanctuaires, tous voisins, se prête mieux aux surprises, aux embuscades traîtresses. Le Forum et le libre soleil auraient mieux défendu Tiberius, on le sait bien, et déjà ce changement de scène fait pressentir une lutte nouvelle et sur un champ de bataille qui n'est pas familier au vainqueur. Il sait quelles haines l'environnent, quelles perfidies le guettent. Un jour, dans l'assemblée du peuple, mais dans le Forum cette fois, il avait amené avec lui ses enfants, pauvres petits, ignorants de toutes choses et seulement étonnés de cette foule immense. Il les avait mis sous la garde du peuple romain, sollicitant pour eux cette grande adoption, et quelques-uns avaient pleuré, pressentant déjà dans ces enfants les orphelins du lendemain.

Cependant Tiberius, n'est pas homme à se dérober aux luttes suprêmes. Les présages sont funestes. Il a trouvé des serpents nichés dans son casque ; des poulets sacrés ont refusé toute nourriture. Tiberius, sortant du logis ; heurte du pied gauche, il se blesse et le sang rougit le seuil. Tiberius poursuit son chemin. Les amis qui lui font escorte ont pâli et restent silencieux. Un bruit singulier arrivé et toujours de gauche deux corbeaux se battent sur un toit. Une pierre détachée tombe et se brise aux pieds de Tiberius. Cette fois l'avertissement est direct et plus pressant encore. La flatterie a pris les devants ; maintenant l'amitié l'imite et déserte ce passant ; déjà si visiblement abandonné des dieux. Flaccus, un fidèle, est informé des choses vainement tenues secrètes. Il sait que la mort de Tiberius est résolue et préparée. Il le fait prévenir : Tiberius poursuit son chemin. Il y a quelques jours à peine, le Sénat ne répondait à ses observations que par des huées et des outrages ; il prépare une réponse plus précise. Cependant, cette fois encore le Sénat veut mettre ses résolutions sous la sauvegarde d'une divinité ; il a délaissé la Curie, il siège dans le temple de la bonne Foi ! Il ne pouvait mieux choisir. Qu'il s'agisse d'ameuter les colères, d'intimider les fidélités déjà chancelantes, de soudoyer les clameurs insultantes et les suprêmes violences, un Scipion, Scipion Nasica, accepte ce rôle. Ce Scipion est possesseur de terres considérables ; le meurtre lui semble plus simple, moins préjudiciable qu'un partage redouté. Tiberius, pressé de ses ennemis, a porté la main à son front, dénonçant ainsi un ses derniers amis, trop éloignés de lui pour que son appel fût entendu, le danger couru et la mort imminente. Aussitôt on a crié qu'il demandait au peuple de le proclamer roi ! On l'assomme de coups, on le tue. Un tribun s'est trouvé pour se mettre de la partie. Un certain Lucius Rufus se vantera d'avoir porté le second coup ; le premier, par malheur, est resté anonyme. Le corps est tombé sur les marches du temple de Jupiter, à quelques pas des statues des anciens rois de Rome. N'est-ce pas la confirmation du crime dénoncé ! Un nouveau Tarquin a disparu et les nouveaux Brutus se félicitent d'avoir si bien sauvé la république et leurs maisons.

Le père de Tiberius deux fois a promené par la ville sa pompe triomphale. Ce n'est pas un char qu'il faut à son fils, c'est un croc. Lui aussi va roulant par les rues et les carrefours de Rome, précipité de ce Capitole où son père était monté. Un instant il reparaît au Forum mais ce n'est plus lui qui le remplit de sa voix hier encore si religieusement écoutée. Il a fallu le concert de bien des voix pour remplacer la sienne ! Combien il est changé le peuple qui vient là ! C'est déjà la tourbe du Forum, "forensis turba" . Elle entre en scène et ses cris de fauve accusent sa basse animalité. Le pauvre cadavre n'a plus de tête. Cornélie elle-même le pourrait méconnaître. Du Forum jusqu'au Tibre un assez long chemin lui reste à parcourir. C'est là-bas, dans les flots fangeux, qu'un certain Lucrétius, un magistrat, un édile, jettera cette ruine humaine. Le sobriquet de "Vespillo" lui en sera donné. Hier encore Rome dénommait ses plus augustes fils : l'Asiatique, l'Africain voilà qu'elle en trouve un à surnommer le Croque- Mort.

Tiberius a été accusé de viser à la tyrannie ; est-ce pour cela qu'on va lui donner les funérailles d'un petit Alexandre ? Trois cents de ses partisans sont massacrés, Villius est cloué dans un tonneau en compagnie de vipères et meurt de leurs morsures. Les serpents du casque de Tiberius ont fait des petits, et voilà que Rome leur donne droit de cité. Les voilà de la famille, ils sont mieux accueillis que les alliés italiens. Tiberius est mort à trente ans. Nous sommes dans un âge où l'homme peut vivre, épuiser même une vie très grande et très féconde dans l'espace de quelques printemps. Caïus, lui aussi, fils de Cornélie, est plus jeune de neuf ans que Tiberius. La mère, épouvantée dans le secret de son âme non dans ses paroles, d'un tel exemple, a rêvé pour ce dernier fils une existence moins orageuse, non pas obscure cependant ; Cornélie veut au libre soleil le rayonnement de ses enfants. N'a-t-elle pas déjà dit qu'ils étaient sa véritable parure ?

Caïus s'est recueilli cependant. Il a pris le loisir de méditer ses desseins, de mûrir soit esprit. Il semble qu'il ait voulu de plus loin prendre son élan, espérant peut-être atteindre, plus heureusement que son frère, le but qu'il s'est proposé. Il a hésité cependant, et de cruels combats ont angoissé cette âme. Rien ne doit manquer à la nouvelle tragédie, ni les fluctuations premières des pensées encore incertaines, ni l'envolée héroïque vers l'horizon promis, ni les terreurs des sombres pressentiments, ni même la mystérieuse intervention de ceux-là qui ne sont plus. Un rêve, plusieurs fois répété, a poursuivi Caïus. Son fière lui est apparu : "Hésite tant que tu voudras , lui a-t-il dit, il faudra que tu combattes et que tu meures comme moi !"

Nul ne saurait échapper à sa destinée, Caïus le comprend, et fièrement, résolument, il reprend la tâche inachevée. Il est tribun. Sa popularité grandit. Rome presque tout entière sourit à sa bienvenue. Caïus bénéficie des sympathies acquises à tous les siens, du souvenir de son frère, aussi des remords inavoués de quelques-uns et des espérances toujours prêtes à renaître au cœur des souffrants de ce monde. Il fait construire d'immenses greniers où s'amasse le blé qui sera chaque mois distribué, à moitié prix, à tous les citoyens. Il préside à la construction de quelques routes nouvelles, à la réparation des anciennes. Il les fait jalonner de hautes bornes où les distances sont écrites dans la pierre. L'étranger, curieux des magnificences de Rome, se sertira conduit ; encouragé ainsi que d'un appel répété à des intervalles égaux et Rome toujours plus prochaine ; semblera venir au-devant de lui. L'usage de ces bornes milliaires, monuments caractéristiques du génie de Rome et qui disent si bien son goût de l'ordre, passera pour une innovation de Caïus. Mesurer et discipliner l'espace, c'est bien romain ! D'autres soucis et de plus redoutable conséquence, sollicitent Caïus. Le Forum l'appelle. Il monte aux rostres. Il parle, et ses premières paroles sont pour accuser les meurtriers de Tiberius. L'accusation ne sera pas suivie d'effet mais c'est déjà une franche déclaration de guerre, et Caïus en a mesuré toute la portée. Lui aussi est éloquent, mais son éloquence à des éclats, des coups de tonnerre comme jamais il n'en est échappé aux lèvres de Tiberius. Caïus se souvient qu'on lui a tué son frère, et ses apostrophes véhémentes le rappellent à tous les échos. Le geste est rapide, quelquefois un peu désordonné. La toge dérange ses plis et parfois c'est comme en un souffle de tempête. Caïus a cependant quelque méfiance de lui-même et voudrait imposer à sa parole, sinon à sa pensée, au moins le répit de quelque apaisement. Souvent il veut l'assistance d'un joueur de flûte et Licinius le suit, monte avec lui aux rostres, discrètement derrière lui, se place, sa flûte à la bouche et l'haleine suspendue. L'orateur en vient-il à l'instant de perdre toute mesure et tout sang-froid, la voix résonne-t-elle à se briser ? La flûte parle aussitôt, timide, presque éteinte. Ce n'est rien qu'un doux rappel, une plainte d'ami qui s'inquiète et s'afflige. Caïus baisse le ton. Il semble qu'un orage s'apaise aux gazouillements d'un petit oiseau. Cette alliance étroite des fureurs oratoires et d'un murmure plaintif, de la colère et du pardon, de la paix et de la bataille, ne surprend personne en cette foule quelquefois bien mélangée, grossière même, que la seule présence de Caïus précipite dans le Forum. Ainsi accompagnée, la parole de Caïus n'est que plus pénétrante. Un Grec a dû conseiller ce raffinement ingénieux. Tiberius songeait surtout aux misères immédiates des citoyens de Rome. L'âme de Caïus étend plus loin son inquiète sollicitude. Il veut prolonger Rome jusqu'aux rivages extrêmes de l'Italie, et des alliés italiens faire des Romains, estimant qu'une ville, si grande soit-elle, ne saurait contenir et usurper les destinées d'un monde. Il médite bien d'autres projets et qui soulèveront d'implacables résistances : l'admission des chevaliers aux fonctions de juge, presque toujours réservées aux sénateurs ; un nouveau partage des terres ; la création de colonies peuplées de ceux-là lui n'ont plus que leurs bras et l'inutile souvenir des victoires gagnées, enfin la reconstruction même de Carthage. Caïus ne veut pas de rancunes inoubliables ; il veut la clémence qui féconde, l'oubli des écrasements furieux. A cette condition, lui-même peut-être consentirait à oublier. Caïus plus d'une fois a répété les paroles de Tiberius, mais en les accentuant d'une âpreté nouvelle. Tiberius pouvait garder quelque illusion, Caïus sait bien qu'une lutte à mort est engagée : "En Italie , dit-il, faisant écho à Tiberius, les bêtes sauvages ont leur gîte, cavernes ou tanières où du moins elles peuvent se terrer, tandis que les hommes qui combattent et périssent pour Rome n'ont pas d'asile où abriter leurs femmes et leurs petits. Leur dire sur un champ de bataille qu'ils combattent pour leurs foyers, c'est mentir effrontément, ils n'ont pas de foyer ; pour les tombeaux où reposent leurs pères, ils ne sauraient où les retrouver ; pour leurs dieux, ils n'ont pas sur la terre la mesure d'un seul pas où ils pourraient élever un autel !"

Les adversaires de Caïus ont imaginé un moyen ingénieux et d'autant plus perfide de le discréditer. Livius Drusus, un beau parleur, a reçu le mot d'ordre. Il suit Caïus comme son ombre. A peine Caïus a-t-il paru dans le Forum, apparaît aussitôt Drusus. Caïus propose quelque mesure favorable au peuple, aux alliés italiens : Drusus renchérit. Celui-là promet quelque chose, beaucoup même ; celui-ci plus encore. Caïus tiendrait parole ; Drusus n'aurait garde d'y songer demain. Celui-là montre une oasis accessible aux traîne-misère, celui-ci évoque un mirage merveilleux, et le mirage fait déserter le chemin de l'oasis. A ce jeu Caïus a dû pressentir la ruine de son crédit. Il a quitté Rome ; il est allé à Carthage ; il a voulu lui-même présider à la fondation d'une ville nouvelle. Caton en mourrait de fureur si la mort ne l'avait pas déjà fait taire. L'entreprise est mal vue. C'est comme une revanche d'Annibal, et cela fait, scandale qu'un Romain en accepte la complicité. On dit que des loups, dignes fils de la louve romaine, sont allés là-bas arracher les Dieux qui marquaient l'emplacement de Carthage renaissante. Caïus est revenu. Il ne néglige rien pour ressaisir sa popularité, rien qui ne soit juste et avouable cependant. Il ne descendra jamais à des bassesses quémandeuses. Voilà que des jeux publics, des combats de gladiateurs, — le goût s'en est répandu chaque jour davantage — sont annoncés. Sans aucun droit, dans la seule espérance d'un commerce profitable, des gens se sont trouvés qui ont élevé des échafauds et des gradins. C'est encore une insolente usurpation consommée au profit de quelques-uns. Le Forum est le bien de tous et tous en devraient librement user. Mais bientôt les dalles qu'ils foulent, de leurs pieds nus, l'air même qu'ils respirent, seraient disputés aux pauvres. Caïus veille et dans l'espace d'une nuit, les échafauds sont jetés bas jusqu'à la dernière planche. Les plus humbles n'auront pas à mendier une aumône incertaine pour mériter la joie d'un beau massacre.

Ce n'est pas tout : Caïus a transporté ses pénates en un quartier tout populaire. Il demeurait au Palatin. Il en descend. Il est allé loger dans la Subura , au milieu de très petites gens, dans le voisinage, d'aucuns diront dans la promiscuité des misères populaires. La rue est sale, bruyante ; les chiens errants la remplissent de leurs aboiements. Des tondeurs, des cordonniers, des marchands de fouets, tels sont les nouveaux voisins de Caïus, compagnie peut-être plus sûre pour lui que celle d'orgueilleux consulaires et de riches sénateurs.

Caïus compte de nombreux partisans, aux jours mêmes où le tribunat lui est refusé. Il pourrait recruter une armée mais son audace coutumière s'arrête, hésitante, aux frontières de la loi. Les rares illégalités consenties le laissent affligé et repentant. Cependant, contre sa volonté, à son insu peut-être, il a sa garde personnelle. L'imminence des suprêmes dangers n'est plus un secret. Aussi, la nuit même, silencieusement, des hommes se glissent auprès du logis de Caïus. Ils veillent, l'oreille tendue à tout bruit qui serait une menace. Quelques-uns ont servi, et l'habitude des camps instruit leur jalouse vigilance. Ils font des rondes, échangent un mot d'ordre et, si le sommeil enfin les gagne, ils ne s'y abandonnent que chacun à son tour, et le dormeur va s'étendre au seuil même de la maison. Caïus a ses chiens fidèles, mais déjà les loups sont en campagne.

Les alliés italiens suivent d'une sympathie constante les campagnes réformatrices de Caïus ; Cornélie voudrait en introduire dans la ville le plus qu'il sera possible. Il faut user de ruse. Une consigne sévère, inspirée et donnée de très haut, veut interdire aux campagnards les portes de Rome. Cornélie conçoit un stratagème. Ils entrèrent la gourde au côté, la faucille sur l'épaule, ainsi que de très pacifiques moissonneurs. Mais la faucille peut défier le poignard. Ainsi, le choc suprême est annoncé, préparé. Caïus le pressent. Déjà il sait que dans les masses populaires réside, ou du moins flotte, un peu à l'aventure, la seule force qui le puisse encore soutenir. Il en a fait l'aveu, lui-même l'a proclamé, le jour où, du haut des rostres, il s'est complaisamment tourné vers la gauche, jetant ainsi directement et bien en face sa parole ardente à la foule qui l'écoutait, et réveillant, d'un appel plus hardi, les libres échos du Forum. C'était un usage bien lointain et impérieusement obéi ; l'orateur, alors même qu'il voulait parler aux plébéiens et des intérêts plébéiens, devait affecter de s'adresser d'abord au Comitium, désert peut-être, mais où les tribus patriciennes auraient pu s'assembler. Caïus, le premier, a répudié cette déférence, et ce mouvement de corps, cette inclinaison de tête, ce rien est toute une révolution. La foule est invitée et prendre la puissance dominatrice.

La question qui est en délibération est encore celle de la colonie projetée, décidée même sur l'emplacement de Carthage. Scipion Émilien avait dit que l'herbe seule y pousserait, et voilà qu'un démenti lui sera jeté. Cette fois encore, l'assemblée aura lieu au Capitole. Le précédent est établi, et Caïus, connaissant trop bien les périls des champs de bataille, refusera de l'affronter. Peut-être n'a-t-il pas renoncé à toute pensée de victoire. Le Forum est un camp. Le consul Opimius l'a fait occuper. Le temple même de Castor et Pollux a reçu garnison. Un orage a interrompu et dispersé la première assemblée. Ce n'est qu'un répit de quelques heures. L'orage le plus terrible n'est pas dans le ciel, mais aux rues de Rome et celui-là ne saurait plus se faire entendre dans le déchaînement de celui-ci. Le premier souffle fera la tempête, le premier incident une effroyable mêlée. Un certain Antyllus, attaché au service du consul Opimius, passe, portant les entrailles d'une victime immolée au prochain temple. A Rome, on pense toujours aux dieux, même à l'instant d'outrager leur justice. Antyllus fait du zèle, et, reconnaissant les partisans de Caïus : "Place aux honnêtes gens , leur a-t-il crié, mauvais citoyens !" La réplique est prompte : il est tué. Grand tumulte. Le corps est porté à la Curie. Caïus est resté absolument étranger à ce meurtre, qu'il réprouve et regrette. Il n'importe. Un prétexte est trouvé. Opimius mène furieux tapage. Le Sénat décrète de mort Caïus, Fulvius Flaccus et tous leurs partisans. Opimius était déjà décidé à toutes les violences ; voici que le Sénat consent à les autoriser. Caïus est rentré au logis. Longtemps il a contemplé l'image de son père, et sans doute les yeux de marbre ne lui ont rien dit qui fût un blâme ou un regret. Lui aussi est calme, impassible, comme ce marbre, confident de toutes ses pensées. Toute la nuit, ses fidèles ont veillé autour de sa maison.

Le jour est venu. Il va sortir. Licinia, sa femme, son dernier-né dans les bras, le veut arrêter sur le seuil. Doucement, mais d'une force irrésistible, il se dégage et va son chemin sans plus détourner la tête. L'enfant crie, appel inutile. Licinia est tombée sur les dalles, évanouie. Quelques amis sont venus rejoindre Caïus, et, parmi eux, son joueur de flûte, Licinius. Mais il a laissé sa flûte au logis ; il a pris un glaive. Ce n'est plus le temps des chansons. Et le pauvre flûteur, en sa fidélité touchante, se dit peut-être que tout n'est pas joie et sourire aux jours mêmes d'un musicien. Marsyas, lui aussi, jouait de la flûte, et Phœbus le fit écorcher tout vif. Caïus est arrivé ; il a pris un poignard, mais ce n'est pas contre Rome, contre les derniers même des sicaires qu'il compte en faire usage. Caïus ne saurait répandre qu'un sang très pur et qui soit bien à lui.

Cependant Flaccus, moins scrupuleux, plus téméraire, suivi d'une foule amie, mais non pas bien acharnée à la bataille, occupe l'Aventin. Une scission une foi encore fera-t-elle deux peuples du peuple romain ? Et cette retraite sur la colline chère aux lointains souvenirs populaires, ne pourrait-elle conseiller une trêve, laisser le temps aux équitables transactions ? L'heure n'est plus de ces repentirs et des ressouvenirs fraternels. Opimius fait avancer une armée, des auxiliaires étrangers, des archers crétois. Flaccus, sur les conseils de Caïus, adresse un messager au Sénat. Il a choisi un enfant, son dernier fils, le plus bel enfant que l'on puisse voir. La verge du héraut à la main, il descend de l'Aventin, il gagne le Vélabre, il suit la rue Étrusque, il traverse le Forum. Bien des cœurs l'accompagnent ; bien des vœux s'en vont, attachés à ses pas. Il est la suprême espérance, et, grandi de l'importance de sa mission, paré de sa jeunesse en fleur, il semble un messager divin.

Le Sénat, cependant, refuse de l'écouter. Il est renvoyé à son père. Une nouvelle démarche est moins heureuse encore. Opimius fait retenir le messager et les archers crétois ont reçu l'ordre d'investir et d'occuper l'Aventin. C'est une belle occasion de satisfaire peut-être de secrètes rancunes nationales ; la bataille n'est pas douteuse un seul instant. Les flèches dispersent la foule. Un beau zèle de massacre et de mort précipite la poursuite. Opimius a mis à prix les têtes de Fulvius Flaccus et de Caïus Gracchus. Il les payera leur pesant d'or. Déjà Flaccus est tué et l'aîné de ses fils est tombé près de lui. Caïus est entré dans un temple de Diane, et là, embrassant les genoux de la déesse, il la conjure de ne jamais permettre qu'un peuple ingrat et lâche soit un peuple libre. Quelques amis l'entourent, l'entraînent. Ne pourrait-on sortir de Rome et gagner les provinces ? Caïus a des amis en toutes les cités de l'Italie, même les plus voisines. Mais les portes sont gardées. Il faut passer le Tibre et surtout se hâter. Les cris de mort se rapprochent. Un seul moyen reste de retarder la poursuite, peut être d'assurer le salut de Caïus. Latorius se dévoue et Licinius lui aussi. Caïus a passé le pont. A la même place, Horatius Coclès s'immortalisa en faisant face, lui dernier, à l'ennemi. Voici revenus deux Horaces, non moins vaillants. Ils tombent massacrés et le pauvre flûteur n'a plus d'haleine pour en faire une chanson. La route est libre ; les planches du pont Sublicius retentissent ébranlées sous le bondissement de la poursuite un instant arrêtée. Caïus a pris refuge dans un bois consacré à la déesse Farina, déesse bien obscure. La voilà cependant qui reçoit une victime illustre entre toutes. Caïus a ordonné à son esclave de le tuer ; son esclave obéit et lui-même se tue auprès de son maître. Trois mille partisans ou supposés tels de Caïus sont égorgés. Les vengeances patriciennes s'étaient contentées de trois cents après la mort de Tiberius. On tue le fils de Flaccus, celui-la même que sa mission de paix aurait dû faire inviolable ; on le tue, lui ayant laissé le choix du supplice, et comme le pauvre petit ne savait que répondre et s'attardait à pleurer, on l'a égorgé comme un agneau et cela par l'ordre d'Opimius. Cet Opimius est atroce. Du fruit des confiscations, il élèvera un temple à la Concorde. Un jour viendra cependant où la présence de ce misérable pèsera trop lourd à la ville de Rome. Elle n'est pas encore de force ni longtemps d'humeur à subir et porter toutes les cruautés, et toutes les infamies. — "Ville à vendre !" dira Jugurtha. Pas encore, ou du moins il n'est pas de mortel qui puisse encore y mettre le prix. Mais Opimius vaut moins cher ; il se vendra au roi numide et, convaincu de ces hontes, il ira mourir dans le mépris de l'exil.

Défense est faite aux familles des victimes de porter leur deuil. Cornélie elle-même ne pourra librement pleurer ses enfants. A l'exemple de son père qui, lui aussi, mais pour des raisons moins grandes, voulut refuser sa cendre à son ingrate patrie, elle ira mourir loin de Rome. On la verra longtemps encore, au cap de Misène, sublime Niobé, elle aussi dépouillée, commandant le respect de tous, sans plainte, sans colère avouée, enveloppée, deuil immense et toujours inconsolé, de ses longs voiles de veuve et de mère sans enfant. Que l'on dise à cette matrone romaine s'il fut, s'il sera jamais une douleur qui puisse dépasser la sienne !

La nuit est venue. Un homme se hâte vers le Forum. Il tient quelque chose de lourd et qui lui fait fléchir le bras. Cet homme est Septimuléius. Il mérite que son nom ne soit pas oublié. Il n'a fait que voler, ce n'est pas le plus grand criminel de cette journée. Il a volé un assassin, vengeant de son vol la victime. Il a volé une tête humaine, magnifique aubaine. Elle vaut, nous l'avons dit, son poids d'or. Mais Septimuléius est homme de ressources et d'esprit. Il a volé la tête. Il est allé chez un fondeur ; il a coulé du plomb dans le crâne, fraude ingénieuse et qui fera sourire Opimius, s'il vient à la découvrir. Opimius n'est pas d'humeur à marchander. Ainsi s'en va la tête. Elle pèse dix-sept livres et deux tiers ; elle était moins lourde quand la pensée de Caïus l'habitait.

Un jour, cependant, les martyrs ont leur culte et les Gracques en sont dignes comme pas un héros ne le fut jamais. Bientôt, des statues leur sont dressées, et par des mains qui ont voulu rester inconnues, piété discrète, peut-être remords dont certaines consciences ont connu les tourments et, sur les pieds de marbre, souvent des fleurs, des fruits, prémices rustiques, sont apportés, offrandes bien modestes, pauvres mène, plus désirables que toute autre cependant, car les cœurs ont suivi les offrandes, et plus tard les Césars, passés dieux, n'en connaîtront pas qui soient aussi précieuses et mieux méritées.

Fin de la première partie

Deuxième partie