Retour à l'Accueil Roma-QuadrataCliquez sur la flamme pour retourner à la page d'accueil ROMA-QUADRATA


Guerre Civile par Jules César

001
INTRODUCTION
I. LA GUERRE CIVILE (1)

Origines de la guerre
Au mois d'avril 56, la con­vention de Lucques, renouve­lant entre César, Pompée et Crassus l'accord scellé par le pacte de 60, promettait au premier l'appui des deux autres en vue d'obtenir la prolongation pour cinq années de son gouvernement (2), tandis que César, de son côté, s'en­gageait à user de toute l'influence dont il disposait pour favoriser l'élection de ses associés au consulat. L'alliance entre les «  triumvirs » semblait n'avoir jamais été aussi  étroite
Il n'y avait pourtant là, en fait, qu'une simple coalition d'intérêts et que le fruit d'un opportunisme fragile, et chacun des signataires de l'accord n'attendait sans doute qu'une occasion de le rompre, s'il voyait le moyen, après en avoir tiré le meilleur parti possible, de rester seul en scène avec le premier rôle.

1. Nous disposons, pour l'histoire des guerres civiles, des biographies de Suétone et de Plutarque, et des œuvres d'Appien, Guerres cv, II, de Dion Cassius, liv. XLI-XLIII, de Velleius Paterculus et de Florus. Il faut ajouter à ces ouvrages la Pharsale de Lucain, dont les détails, surtout en l'absence du récit de Tite-Live, sont très précieux. Comme documents contemporains, outre les « Commentaires », ne pas négliger la correspondance de Cicéron, qui contient beaucoup de précisions sur le détail des faits et donne l’« atmosphère ». En attendant l'éd. de M. L.-A. Constans, on trouvera les lettres de cette période groupées dans l'excellente éd. de Tyrrell et Purser, t. IV.
2. César avait obtenu après son consulat, on le sait, le gouvernement de la Gaule cisalpine, de la Gaule transalpine et de l'Illyricum.

Les victoires de César en Gaule en 56 et l'année suivante, avaient accru son prestige. Crassus, qui, au sortir de son consulat, s'était fait donner pour cinq ans le gouvernement de la Syrie pensa se haus­ser au moins à son niveau en entreprenant une guerre contre les Parthes. On sait comment il trouva la mort dans cette expédition (53). Quant à Pompée, chargé, pour cinq ans aussi, du gouvernement de l’Espagne, il crut avoir ac­quis dans ses campagnes précédentes assez de gloire mili­taire pour pouvoir se consacrer à la politique. D'ailleurs sa province n'était-elle pas entièrement pacifiée depuis qu'il avait heureusement terminé la guerre de Sertorius (72)? Aussi jugea-t-il préférable de n'envoyer en Espagne que des légats et de rester en Italie. Après la mort de Crassus, on le voit se rapprocher décidément du parti sénato­rial, avec lequel il avait été du reste plus d'une fois en coquetterie, et dans lequel il pensait trouver un appui contre César; à moins qu'il ne soit plus juste de dire que le parti sénatorial, qui avait tout intérêt à neutraliser les ambitions individuelles en les opposant les unes aux autres, réussit à gagner Pompée. Quoi qu'il en soit, après les troubles de l'année 53 et ceux qui suivirent, au début de 52, le meurtre de Clodius par Milon, ce rapprochement lui valut d'être nommé consul unique, c'est-à-dire, en fait, maître de Rome.
 Si César lui donnait de l'ombrage, celui-ci n'avait pas moins à redouter son ancien allié. La campagne des Gaules, en se prolongeant outre mesure, n'allait pas sans causer à Rome de sérieuses inquiétudes. Les « communi­qués officiels (1) » du proconsul avaient beau proclamé chaque année que le pays était pacifié, chaque année écla­taient révoltes et insurrections, pour la répression des­quelles il fallait des effectifs sans cesse plus nombreux ; au début de 53,  ils furent portés à dix légions. Beaucoup pensaient que les armes romaines s'usaient en Gaule sans

1. Salomon Reinach (Les communiqués de César, dans Revue de philologie, 1915, p. 29-49) a donné ce nom aux « Commentaires sur la Guerre des Gaules », qu'il pense avoir été écrits après chaque campagne. Je ne le crois pas, mais les rapports de César au Sénat sont à la base des « Commentaires ».

grand résultat, de sorte que la situation du proconsul était incomparablement moins brillante que trois ou quatre ans plus tôt (1). Pourtant, il demeurait redoutable en raison même de l'importance, de la solidité et de la fidélité de son armée (2). Entre Pompée et lui, entre ces deux hommes également ambitieux, également avides du pou­voir (bien que l'un y prisât surtout les satisfactions exté­rieures capables de flatter sa vanité, tandis que l'autre en appréciait davantage les réalités et les moyens d'action), la rupture officielle ne devait plus tarder longtemps. Du reste, comme sa fille Julie, devenue en 59 la femme de Pompée, était morte en 54, il n'existait plus entre eux, suivant la coutume antique, aucun lien de parenté.
Un despremiers actes de Pompée comme consul unique fut de faire voter une lex de ambitu, qui permettrait d'évo­quer devant un tribunal spécial tous les cas de brigue élec­torale depuis l'année 70. Bien que cette loi ne fût peut-être pas dirigée spécialement contre lui, César en sentit vive­ment la pointe. Grave disposition, en effet, et qui, lorsque son commandement serait venu à expiration, l'exposerait à un procès ; car il va de soi que, comme la plupart des hommes politiques romains, il n'était pas exempt de tout reproche en la matière. Ce commandement devait, à ce qu'il semble, s'achever au 1er mars de l'année 49. D'autre part, César ne pouvait pas se présenter de nouveau aux élections consulaires avant cette même année 49, la loi ne permettant une nouvelle candidature que dix ans après la gestion du premier consulat (3). Il crut parer le coup en faisant proposer par les tribuns un plébiscite qui fut voté et qui l'autorisait à briguer le consulat, le moment venu, sans se présenter lui-même à Rome pour faire acte de candidat (4).

1. Cf. Cio., ad Fam., 1, 18, 1 (8 avril 53) ; 8, 1, 4 (lettre de Célius à Cicéron, mai 51).
2. Cette solidité et cette fidélité, César les met en relief, non sans intention, dans la Guerre des Gaules. Au début du conflit, Pompée essaiera de les nier, et de présenter les soldats de César comme hostiles à leur général et comme refusant de se battre pour lui et même de le suivre (B. C., 1, 6). Mais il s'agissait de relever le moral des Pompéiens avant la lutte.
3. On sait que le premier consulat de César datait de 59.
4  Cf. Suétone, Caes., 26.

Il semble bien qu'en se faisant accorder ce privilegium, César sous-entendait qu'il garderait le gouverne­ment de ses provinces au moins jusqu'aux élections con­sulaires de 49. Une fois consul désigné, il serait à l'abri des procès fâcheux  (1).
Pompée avait dû laisser faire. Mais, par une sorte de protestation, il promulgua peu après la lex_Pompeia de iure magistratuum, où était rappelée la règle traditionnelle par laquelle tout candidat à une magistrature devait, briguer en personne cette magistrature. Les instances et les réclamations des Césariens l'obligèrent bien, il est vrai, à ajouter à la loi déjà portée et gravée sur le bronze une clause qui confirmait l'exception en faveur de César : mais c'était là une concession de pure forme, la loi ayant été votée sans cette adjonction.
Au 1er janvier 51, Pompée et Q. Cécilius Métellus Scipion (2) — qu'il s'était adjoint comme collègue au cours de sa magistrature — étaient remplacés au consulat par M. Claudius Marcellus (3) et Ser. Sulpicius Rufus, l'un et l'autre adversaires de César. Pas plus, du reste, que trois ans plus tôt, Pompée ne voulut quitter l'Italie pour le gou­vernement de l'Espagne qu'il s'était fait confirmer pour cinq nouvelles années. M. Marcellus voulut à deux reprises faire discuter par le Sénat la nomination du successeur de César : mais, malgré ses efforts, cette discussion fut repor­tée à l'année suivante, où le veto de C. Scribonius Curion, tribun de la plèbe tout dévoué à César, la fit différer de mois en mois et interdit toute décision (4).

1. Un certain nombre de sénateurs admettaient d'ailleurs cette inter­prétation du priuilegium (cf. Cic., ad Au., 7, 6). La question a été étu­diée par un grand nombre de juristes et d'historiens modernes. Cf. notamment P. Guiraud, « Le différend entre César et le Sénat » (qui a sus­cité toute une série d'articles) ; Hirschfeld, dans Beitrage zur alten i Geschichte, 4, 1904; Holzapfel, ibid., 1905, etc. Bibliographie récente  dans J. Carcopino, Hist. rom. (dans l'Hist. générale de G. Glotz, Hist. t   anc., 3e part.), t. II, p. 744, n. 117, et p. 801, n. 284.
2. Père de Cornélie, veuve de Crassus, que Pompée venait d'épouser. Dans ces grandes familles romaines, les mariages, comme dans les mai­sons princières, sanctionnaient souvent les alliances politiques.
3. C'est pour lui que Cicéron prononcera en 46 le « Pro Marcello ».
 4. Consuls : L. Emilius Paullus et C. Claudius Marcellus.

En septembre 50, César se déclara prêt à abandonner son gouvernement, si Pompée en faisait autant de son côté. Curion développa cette proposition, qui trouva au Sénat même de nom­breuses sympathies, mais, au moment du vote, tandis que le rappel de César était approuvé à l'unanimité, il se ren­contra une majorité pour repousser celui de Pompée. Cu­rion opposa son veto à cette décision et fit voter sur l'ensemble de la proposition demandant à la fois le rappel des deux gouverneurs. Il obtint une très forte majorité. Mais ce vote se heurta à son tour au veto d'un tribun pompéien, et la discussion, dont la confusion et l'incohérence semblent avoir passé toute mesure (1), ne put aboutir. En revanche, pour parer, disait-on, à une menace des Parthes, il avait été décidé de demander à César la restitution d'une légion qui lui avait été prêtée par Pompée en 53, et le prêt d'une de ses propres légions : César, bien qu'il n'ignorât point que la pression parthique en Syrie n'était peut-être qu'un prétexte, obéit pourtant. D'autre part, les élections de 50 étaient franchement mauvaises pour le parti césarien, qui ne pouvait faire passer que deux tribuns de la plèbe, Marc Antoine (le futur triumvir) et Q. Cassius Longinus, et voyait échouer son candidat au consulat, l'ancien légat du proconsul des Gaules, S. Sulpicius Galba ; la Fortune, dont César parlait si volontiers, semblait l'abandonner.
Devant la gravité de la situation, César s'était rappro­ché de Rome autant qu'il le pouvait sans quitter les limites de sa province, et établi à Ravenne. Avait-il des intentions hostiles? En tout cas, on le craignit à Rome, ou on feignit de le craindre. Le consul G. Claudius Marcellus (2) proposa que les deux légions revenues de Gaule fussent mises à la disposition de Pompée. Malgré le veto opposé par Curion à une pareille décision, Marcellus alla lui-même, à la tête des plus exaltés, trouver Pompée pour lui remettre une épée et lui donner l'ordre, du reste illégal, de lever des troupes pour la défense de l'État.

1. « Modèle inégalable d'incohérence délibérative », écrit M. Carcopino (op. cit., p. 810), qui fait de ces années troublées un récit admira­blement vivant.
2. Il avait épousé Octavie, sœur d'Octave, aux environs de l'année 54, et sera le père du jeune Marcellus chanté par Virgile.

 

Curion n'était plus de force à résister au courant ; d'ailleurs, sa magistrature expirait au début de décembre. Il alla rejoindre César à Ravenne.
Celui-ci cherchait encore à négocier. Non qu'il craignît la guerre civile ; mais il ne semble pas l'avoir désirée et paraît avoir jugé préférable d'épuiser tous les moyens de conciliation avant d'en venir aux mains. Une seule chose lui était impossible, sous peine de véritable suicide politique : l’abandon sans contre-partie de tout commandement avant les élections consulaires de 49 ; y consentir eût été en effet se livrer pieds et poings liés à ses ennemis. Puisque ses propositions précédentes avaient échoué, il offrit de résigner le gouvernement de la Narbonnaise et de l'Illyricum, et de conserver seulement la Cisalpine avec deux légions ; allant plus loin, il déclara qu'il se contente­rait de l'Illyricum avec une seule légion. Il ne s'agissait pour lui que de gagner quelques mois.
Ses offres restèrent sans résultat. Il se décida alors à adresser aux nouveaux consuls pour leur entrée en charge (1), par l'intermédiaire du fidèle Curion, une sorte d'ultima­tum, où il revenait à ses premières propositions — retour simultané des deux adversaires à la vie privée — mais ajoutait que, si le Sénat persistait à vouloir lui enlever son gouvernement sans compensation, il se défendrait. Cette lettre de César fut lue en séance du Sénat, sur les instances du tribun Antoine, 1er janvier 49 : mais on n'en discuta que les jours suivants. Au milieu d'une vive agitation, Scipion proposa que César fût déclaré ennemi public, s'il ne résignait pas son commandement le 1er mars. Votée, la proposition se heurta au veto des tribuns Cassius et Antoine. Le 7 janvier cependant, on nomme le succes­seur de César au gouvernement de la Gaule transalpine (2), et les tribuns césariens, Antoine et Cassius, menacés par les Pompéiens, doivent quitter Rome en hâte, accompa­gnés de Curion, pour rejoindre leur chef et le mettre au courant, tandis que le Sénat proclame l'état de siège (3) et que les consuls et Pompée appellent l'Italie aux armes.

1. C'était C. Cornélius Lentulus et C. Claudius Marcellus (frère du consul de 51 et cousin de celui de 50), tous deux violemment hostiles à César.
2. C'était L. Domitius Ahénobarbus.
3. Par le vote du senatusconsultum ultimum. Cf. B. C., 1, 5, 3.

 

La guerre.
C'est alors que César prend l'offensive. Après avoir fran­chi le Rubicon, limite de sa province — un petit torrent dont l'identification même n'est pas absolument sûre (1)il conquiert presque sans coup férir, dans une marche qui évoque, par l'aisance avec laquelle elle s'accomplit et l'em­pressement des populations, le retour de l'île d'Elbe, Rimini, Arezzo, Gubbio ; la nouvelle de ses succès pro­voque à Rome un tel désarroi que Pompée, les consuls, les sénateurs pompéiens (comme le fera, à l'approche du « brigand corse »  le gouvernement de Louis XVIII) éva­cuent précipitamment la ville. César, continuant son avance, s'empare sans résistance sérieuse du Picenum, qui avait pourtant avec Pompée des liens tout particuliers, et enferme dans Corfinium l'armée de Domitius qui doit bientôt se rendre, après avoir essayé de prendre la fuite. Les Pompéiens n'ont plus d'autre ressource que de mettre la mer entre eux et leurs adversaires et s'em­barquent à Brades pour Durazzo (2).
César n'avait pas de flotte : il lui fallait le temps d'en réunir une. Aussi, renonçant pour le moment à poursuivre Pompée, il gagne Rome où il est accueilli sans enthou­siasme : le Sénat, ou plutôt ce qui restait du Sénat, est d'accord avec lui pour présenter à Pompée des ouvertures de paix, mais personne ne veut accepter de faire partie de la délégation que César voudrait lui envoyer. Voyant qu'il perd son temps sans aboutir à rien, il part pour l'Espagne, qui était aux mains des Pompéiens.

1. Sans doute le Pisciatello. Ce n'est pas aux « Commentaires » de César que le nom de ce petit ruisseau doit d'être passé à la postérité : il ne le prononce pas et ne fait aucune allusion à cet épisode (cf. inf., p. 12 [1, 8, 1]). Il est curieux de comparer ce silence aux récits oratoires de Lucain et de Suétone.
2. 18 mars 49 du calendrier antéjulien ; c'est ce calendrier qui, sauf indication contraire, sera toujours utilisé ici. Le système de concor­dance le mieux établi paraît bien être celui de Le Verrier, suivi par Stofîel, et non pas celui de Groebe, adopté notamment par Gsell, « Hist. anc. de l'Afrique du Nord », t. VIII, p. 1, n. 1. Cf. J. Carcopino, « Hist. rom »., t. II, p. 696, N. B., et ici, t. II, p. 106 sqq. — En quittant l'Ita­lie, Pompée comptait rassembler tout l'Orient contre César.

Il met au passage le siège devant Marseille, qui, tout en prenant prétexte de sa neutralité entre les deux partis pour ne pas recevoir César, avait accueilli une flotte pompéienne commandée par Domitius. Après avoir perdu deux mois devant la place, il laisse la direction du siège à Trébonius avec trois légions et passe les Pyrénées. Parvenu en Espagne, il réussit, non sans de grandes difficultés, à vaincre aux environs de Lérida, dans une habile campagne, les cinq légions que lui opposaient les légats de Pompée, Afranius etPétreius. Un troisième légat, qui partageait avec Pétreius le gouvernement de l'Espagne ultérieure, et qui n'était autre que Varronle célèbre polygraphe, fait sa soumission avant même toute prise de contact avec les troupes césariennes. César était ainsi, au début de septembre, maître de toute la province dePompée. Vers lemême moment, un plébiscite le proclamait dictateur. Reprenant le chemin de Rome, il recevait la reddition de Marseille, dont le siège avait été patiemment conduit par Trébonius du coté de la terre, tandis que D. Brutus avait bloqué le port avec une flotte et écrasé l'escadre marseillaise. C'étaient là d'écla­tants succès.
Cependant, la campagne de 49 ne s'achevait pas par­tout si brillamment pour les armes césariennes. César avait envoyé en Afrique, pour s'emparer de cette province, Curion avec deux légions : l'ancien tribun, imprudent gé­néral, tomba dans un guet-apens tendu par le roi Juba, allié aux Pompéiens, où il fut massacré avec presque toutes ses troupes. Cette catastrophe est racontée tout au long dans les Commentaires, En revanche, il n'y est pas question d'un autre échec, subi par C. Antonius en Dalmatie : charge de défendre la province d'Illyrie, ce lieutenant de César avait dû capituler entre les mains des troupes pompéiennes. Ce silence semble dû à une lacune des manuscrits (1) ; il n'en est sans doute pas de même de celui que garde César sur une mutinerie, à Plaisance, des légions revenues d'Espagne, mutinerie qu'il réprima avec vigueur, mais qui n'était pas, pour l'avenir, de très bon augure.

1. César fait quelques allusions à cet événement, comme s'il était connu du lecteur ; ainsi 3,10 : Amorti mitilunique deditione ad Çariclam.

 

Néanmoins, si l'Orient, avec toutes ses richesses, demeurait aux mains de Pompée, César tenait, à la fin de l'année 49, tout l'Occident (l'Afrique exceptée) et surtout la capitale de l'Empire. Tout compte fait, la balance sem­blait pencher plutôt en sa faveur.
Restait à se mesurer avec Pompée, qui avait rassemblé une nombreuse armée (1)et une flotte importante (2), et occu­pait solidement les côtes d'Épire et d'Illyrie. Nommé con­sul (3) par les comices qu'il avait présidés en qualité de dic­tateur, César, après avoir pris à Rome quelques mesures d'apaisement et cherché à mettre de l'ordre dans les ques­tions financières, se démit de sa magistrature extraordi­naire et gagna Brindes, d'où il s'embarqua pour l'Épire avec sept légions (4), réussissant à passer à traversées mailles de la croisière pompéienne et à s'emparer de quelques villes du littoral. Pompée se porta à sa rencontre tandis que César tentait encore à plusieurs reprises de négocier un accommodement. L'hiver se passa ainsi, les armées campées l’une en face de l'autre, jusqu'au moment où Antoine parvint, sans doute vers le mois de février, à faire traverser la mer à quatre autres légions qui opérèrent leur jonction avec César, malgré les efforts de Pom­pée. Alors, par une manœuvre d'une hardiesse extrême, César, avec des troupes inférieures en nombre, réussit à bloquer les Pompéiens le long de la côte, à proximité de Durazzo, empêchant ainsi leur ravitaillement par voie de terre. Il est vrai que la mer leur demeurait ouverte, tandis que lui-même avait beaucoup de peine à s'approvisionner dans ce pays très aride, et qu'il dut distraire du blocus quelques troupes pour organiser en Étolie et en Thessalie des convois de vivres. Mais en juillet Pompée brisa les lignes d'investissement, et les Césariens subirent un grave échec qui les obligea à battre en retraite vers l'intérieur. Quelque temps auparavant, César avait envoyé un corps en Macédoine, sous le commandement de Domitius Calvinus, pour contenir Scipion qui arrivait d'Asie et l'empêcher de rejoindre Pompée.

1. Douze légions et des contingents auxiliaires considérables.
2. De cinq cents vaisseaux, sous les ordres de Bibulus.
3. Avec, comme collègue, P. Servilius Isauricus.
4. 5 janvier 48.

Comme ce corps, sous la pres­sion de Scipion, s'était replié sur la Thessalie, c'est de ce côté qu'il dirigea la retraite, assez rapidement pour faire sa jonction avec Domitius avant que son adversaire eût réussi à faire la sienne avec Scipion.
Pompée ne songeait pas à livrer un combat décisif et voulait laisser les Césariens, qui ne comptaient que huit légions déjà bien réduites — certaines d'entre elles avaient perdu la moitié de leur effectif — et fort peu de cavalerie, s'user peu à peu. Mais les nobles qui l'entou­raient ne l'entendaient pas ainsi : impatients d'une vic­toire qui leur semblait facile, ils poussèrent leur chef à accepter la bataille, et ce fut le désastre de Pharsale. Malgré leur supériorité numérique — ils avaient 110 co­hortes en ligne, contre 80 cohortes césariennes — les Pom­péiens furent écrasés. Pompée s'enfuit avec quelques fidèles, laissant, à en croire les Commentaires, environ 15,000 morts sur le terrain, et, aux mains de César, près de 25,000 prisonniers (1).
Après quelque hésitation, il se décida à chercher refuge auprès de Ptolémée XIV, roi d'Egypte; on fit mine de l'accueillir avec faveur : mais, sur l'ordre des ministres du jeune roi, qui craignaient l'influence de la politique ro­maine et voulaient garder les mains libres, il fut traîtreu­sement assassiné dans le canot qui l'amenait à terre (3). Peu de jours après. César parut à son tour devant Alexan­drie avec quelques milliers d'hommes, A la nouvelle de la mort de Pompée, de qui les Égyptiens lui présentèrent la tète, il versa des larmes (3). Mais il pouvait croire le conflit terminé, et compter que les chefs pompéiens, Labiénus, Afranius, Scipion, Caton, qui avaient fait voile vers l'Afrique, démoralisés par la mort de leur général, ne tar­deraient pas à se soumettre. Il restait, en tout cas, maître du monde romain.

1. 9 août 48.
2. Septembre 48.
3. Cf. le long développement oratoire de Lucain, qui ne veut voir dans ces larmes que fourberie, 9, 1035 sqq.

La guerre d'Alexandrie.
Aussi est-ce en vainqueur qu'il débarqua à Alexandrie, pour évoquer à son tribunal le différend qui mettait alors aux prises le jeune Ptolémée XIV et sa sœur Cléopâtre, prétendant tous deux au trône d'Egypte. Mais la popu­lace, voyant porter devant lui les faisceaux consulaires, comme si l'Egypte avait été une terre romaine, se souleva et, après qu'il eut maté cette première émeute, lui de­meura franchement hostile. Installe au palais royal, il se laissa, sinon circonvenir par les habiles intrigues de Cléo­pâtre, du moins séduire par la beauté de cette jeune femme, alors dans tout l'éclat de la vingtième année (1). Au bout de quelques jours, une véritable insurrection éclata, et les troupes de Ptolémée apportèrent leur concours à l'émeute alexandrine. César, bloqué dans le palais royal, dut livrer des combats de rues violents et indécis ; il réus­sit à incendier la flotte égyptienne et à occuper de vive force l'île de Pharos (début de novembre 48). Mais sa si­tuation n'en demeurait pas moins très grave : il était tout à fait « en l'air », enfermé et comme assiégé dans un quar­tier de la ville, avec deux légions à effectifs très réduits. C'est seulement au mois de mars 47 qu'il put sortir de sa position difficile et faire sa jonction avec une armée de se­cours que Mithridate de Pergame avait amenée par voie de terre : à la tête de cette armée, il vainquit les troupes royales, le 27 mars 47. Après s'être attardé jusqu'en juin auprès de Cléopâtre, il quitta l'Egypte pour marcher contre Pharnace, qui envahissait le Pont et venait de battre Calvinus : une seule bataille termina la campagne (2), et César regagna Rome, où il parla et agit cette fois en maître absolu (septembre 47). La guerre civile n'était pas terminée, puisque les Pompéiens reformaient leurs troupes en Afrique : mais un certain nombre d'entre eux, et no­tamment Cicéron, avaient fait leur soumission au vain­queur de Pharsale, et aucun chef, pas même Caton, ne pouvait se dresser en face de lui et balancer son prestige. Il

1. On fait naître généralement Césarion au cours de l'été 47. Cf. pourtant J. Carcopino, « La royauté de César » (C. r. Acad. Insfr., séance du 24 nov. 1933), et « Points de vue sur l'impérialisme romain », p. 140-149.
2. C'est à ce propos que César écrivit le mot célèbre ; ueni, uiili, uici.

semblait qu'une rapide campagne aurait facilement raison des dernières résistances : en fait, il en faudra deux, et assez dures : la guerre d'Afrique et la guerre d'Espagne.

001
                                                                         II. LES COMMENTAIRES SUR  LA   GUERRE   CIVILE

Sujet et aspect général de l'ouvrage.
De ces événements qui viennent d'être résumés à grands traits, les Commen­taires sur la Guerre civile (1)ne retracent qu'une partie, la plus dramatique d'ailleurs. Sans rien nous apprendre sur les origines de la guerre, ils débutent ex abrupto par le récit de la séance du 1er janvier 49, où lecture fut donnée au Sénat de la lettre-ultimatum de César, relatent les cam­pagnes de 49 et 48, la mort de Pompée et les premiers épi­sodes de la guerre d'Alexandrie, pour s'interrompre brus­quement vers le milieu du mois de novembre 48, sans même laisser prévoir comment la situation se dénouera (2). Ils s'étendent donc sur un espace d'un peu moins de deux ans.
A en croire le témoignage de la majorité des manuscrits, le récit de ces deux années se répartit en trois livres, les livres I et II étant consacrés à l'année 49, tandis que l'année 48 forme la matière du livre III. Il y a là quelque chose de si manifestement contraire aux habitudes de César qu'on en reste surpris. On sait, en effet, que sa cou­tume constante, conforme d'ailleurs à l'usage suivi par les auteurs de mémoires de l'antiquité, est d'enfermer en un livre le récit d'une année de campagne. On s'en rend compte en parcourant le Bellum Gallicum, où chaque livre est nettement consacré à une année (à l'exception du livre VIII, qui n'est pas de la main de César).

1. Pour le sens exact du mot « Commentarius », cf. A. Klotz, Càsarstudien, Leipzig, 1910, p. 1 sqq., et Constans, « Guerre des Gaules », coll. des Universités de France, Introd., p. v-vii. Pour le titre, ibid.
2. Ce dénouement est donné par le « Bellum Alexandrinum », qui fait suite au « Bellum ciuile », et dont le rédacteur, quel qu'il soit, ne peut être César.

Il est étrange, a priori, que César ait changé dans le Bellum ciuile sa manière de faire.
Mais, à y regarder de plus près, on constate que cette division en trois livres, pour traditionnelle qu'elle soit, n'a guère d'autorité. En effet, tandis que plusieurs mss. (S, L, A, M)ne séparent nullement ce qu'on appelle le livre II du livre I, au contraire, au début de ce qu'on in­titule le livre III, deux de ces mss., S et N, offrent un explicit et un incipit, et l’incipit de S est ainsi conçu : « Com­mencement du livre X de la guerre civile : incipit liber déci­mas de bello ciuili. » La série des livres étant comptée depuis le début du Bellum Gallicum, qui en comporte huit, le dixième livre des Commentaires est donc bien le deuxième, non le troisième, du Bellum ciuile. On peut se demander si la leçon de T n'apporte pas ici un argument, ou du moins une présomption de plus ; car on lit dans ce ms., au début du livre III : « Fin du second livre de César, com­mencement du second livre ; explicit c, caesaris liber secundus. incipit liber secundus. »  Une main récente a corrigé « second » en  « troisième ». N'y a-t-il là qu'une simple bé­vue de copiste? Il est peut-être permis de trouver dans ce qui parait d'abord un lapsus une trace de la tradition pri­mitive que conserve la leçon de S.
A ces témoignages des mss., on peut ajouter des confir­mations. Tandis que le début de ce que nous appelons le livre III résume la situation à la fin de l'année 49 la pre­mière phrase du livre II (Dum haec in Hispania geruntur,..) est d'un type très banal qui se retrouve souvent sous la plume de César au milieu d'un livre, aussi bien dans le Bellum Gallicum que dans le Bellum ciuile. D'autre part, le livre II n'a pas plus d'unité logique que d'unité chronologique : si, du ch. 23 à la fin, s'y déroule sans inter­ruption la désastreuse campagne de Curion en Afrique, les événements que racontent les 22 premiers chapitres, siège et reddition de Marseille, affaires d'Espagne, ont, les uns comme les autres, leur origine au livre I. D'ailleurs, en réunissant le livre II au livre I, on obtient un ensemble qui n'est pas sensiblement plus long que le livre III tradition­nel (raccourci du reste par quelques lacunes). Mais la con­firmation la plus éclatante de la division du Bellum ciuile en deux livres est le célèbre passage d'Hirtius, cet officier qui, après avoir servi sous les ordres de César, entreprit de compléter ses Commentaires : « Je sais, dit-il, que César a écrit un Commentaire pour chaque année (1) ». Le passage s'applique de toute évidence au Bellum civile comme au Bellum Gallicum (2). Si cette édition, à l'exemple de celle d'A. Klotz, maintient le numérotage traditionnel en trois livres, tout en indiquant le numérotage en deux livres, c'est pour ne pas introduire de complication inutile dans le système usuel des références. .Mais la division origi­nelle du Bellum ciuile en deux livres parait certaine.

Authenticité de l'ensemble   
du «  Bellum ciuile ».  
 Le passage d’Hirtius n’a de valeur , il est vrai, que si l’on admet l'authenticité ou plus exactement l'attribution à César du Bellum ciuile. Or, cette attribution a été contestée (3). On a mis en avant, pour justifier ces doutes, des différences de langue et de style entre la Guerre civile et la Guerre des Gaules, diffé­rences qu'on a exagérées pour les besoins de la cause, et dont on peut rendre compte, on le verra plus loin, sans qu'il soit nécessaire de refuser à César la paternité du Bellum ciuile. Sans doute, certains mss. l'attribuent à

1. B. G., 8, 48, 8 : Seio Caesarem tingulorum annoruia singulos coni-mentariùs confecisse.
2. Ces arguments ont été développés notamment par Kelsey, dans les « Transactions of the American philol. Association, 1905, p. 211-238, et Classical Journal, 1306-1907, II, p. 49-58, et par A. KIotï, dans son édition du B. C., Teubner, 192U, éd. mater, p. vir. Mais déjà, dans les Wiener Studicn de 1892, Zingerle préconisait la division en deux livres.
3. Au siècle dernier, l'authenticité du S. C. a été contestée d'abord par II. Mosner, Quacsiiu halietut nuin Catsar hélium ciuile seripseril, Kulmbach, 1865. Cf. aussi Ilcidtinann, Haben vir ausreichetide Coran -tien fur die Echtiteit tler tient C. Jttiias Caesar zugeschriebenen drei Bâcher de B. C.?, Esse», 1867.

d'autres qu'à lui (le Neapolitanus à Suétone, l’Ursinianus et le Riccardianus à Hirtius) (1), mais tous ceux qui, parmi les autres, donnent l'indication d'un auteur nomment César. Et, si ces renseignements sont fragiles et sujets à caution, que souhaiter de plus clair, de plus expli­cite, de plus décisif, que la déclaration d'Hirtius dans la préface du livre VIII qu'il a ajouté au Bellum Gallicum, et par lequel il a voulu relier le récit de la Guerre des Gaules à celui de la Guerre civile : « Je me suis, dit-il, inter­posé au milieu des écrits de César ; qui me mediis interpo-j suerim Caesaris scriptis(2). » Aussi bien l'attribution à César de l'ensemble du Bellum ciuile, réserve faite pour quelques parties de l'ouvrage (3), n'est plus aujourd'hui contestée sérieusement par personne.

Date de composition.
La date de la composition de l'ouvrage est difficile à fixer avec certitude. En tout cas, il n'a pas été rédigé à mesure que se déroulaient les événements (4). Plus d'une fois en effet, il y est fait mention d'épisodes dont César n'a eu connaissance, il le dit lui-même, que postérieurement : ainsi 3, 18, 5 : « Après la guerre, César apprit ces faits de leur bouche ; bello perfecto ab lis Caesar haec facta cognouit » ; 3, 57, 5 : « Comme nous l'avons découvert après la guerre » ; ut postea confecto bello repperiebamus » (5). Mais toute la question est de savoir ce qu'il faut entendre par cet « après la guerre » : s'agit-il de la guerre contre Pompée, ou bien de l'ensemble de la guerre civile? Dans le premier cas, on pourrait dater la rédaction de l'ouvrage de l'an­née 47 ; dans le second, force serait de descendre jusqu'à 45 au moins, après la guerre d'Espagne. Comment décider entre ces deux interprétations?

1. Certains mss. du B. G. attribuent aussi à Suétone cet ouvrage. Cf. L.-A. Constans, éd. du B. G., p. xx.
2. B. G., 8, prooem., 3.
3. Voir inf., p. xxxvii et suiv.
4. Pourtant M. Carcopino, reprenant pour le B. C. la thèse de Reinach pour le B. G. (sup., p. vi, n. 1), y retrouve les « communiqués de propagande » de César. Cf. Carcopino, Hist. rom., II, 819, note.
5. Cf. encore 3, 60, 4; 3, 86, 1. Tous ces passages se rencontrent dans le livre III, et la plupart sont très voisins les uns des autres.

On ne peut parler que de vraisemblance, nullement de certitude, et, en face des opi­nions divergentes des nombreux critiques qui se sont occu­pés de la question (1), on est bien tenté d'adopter l'attitude de Drumann-Groebe (2), qui estiment que le plus sage parti à prendre en l'occurrence est encore de ne point prendre parti.
Cependant, devant l'impossibilité de tirer du texte un argument vraiment efficace, on peut chercher ailleurs et se demander si l'étude des mobiles auxquels a obéi César n'apporterait pas ici quelque précision. Un fait est cer­tain, c'est qu'en écrivant le Bellum ciuile il n'avait pas l'intention de donner une suite au Bellum Gallicum : s'il avait voulu continuer ses Mémoires, il les eût repris là où il s'était arrêté, à la fin de l'année 52, et aurait d'abord raconté les événements des années 51 et 50. Or, c'est Hirtius, et non César, qui, avec le livre VIII, a fait la « sou­dure » entre les deux œuvres.
Le but qu'il poursuivait se laisse donc entrevoir aisé­ment : « César ne songeait pas seulement aux historiens », dit M. L.-A. Constans à propos du Bellum Gallicum ; « il écrivait autant, sinon plus, pour ses contemporains que pour la postérité (3)». Si les Commentaires de la Guerre des Gaules, plus qu'une œuvre historique proprement dite (ce qu'ils ne sont nullement), ou qu'un Essai destiné à donner aux his­toriens futurs des matériaux (54), sont un acte politique,

1. H. Meusel (Sokrates, 1913, J), WaJther (Ueber die Echiheil u. Abfas-sungsxil der Schriften des Corpus Caesarionum, dans Festschrijt des Friedrich- Withftm GynmasiHTn zit Grùnberg in Schlesicn, 1903), Kalînka [Wiener Sludîen, 1912, p. 203, et A. IV., t. CCXXIV, 1929, p. 172) penchent pour l'année 47; Fowler (Ctassical Philatogy, III, J9DB, p. 129-136] estime, peut-être avec raison, que César n'a pu rédi­ger le récit de l'expédition de Curion sans avoir vu lui-même le terrain où elle s'est déroulée et place la rédaction du B C. tout entier, par une conséquence sans doute abusive, après Thapsus (6 avril 46) ; Schiller (llcrliner philologische Wochcnschrift, 1903, col. 1417) prend bello confecto, comme Nipperdey et bien d'autres, dans le sens le plus étendu, et date l'ouvrage de 45, après la guerre d'Espagne.
2. Gestlnchtf lioms..., III, |), 377.
3. L.-A. Constans, op.cit., p. X.
4. On connaît assez les passages où Cicéron {Brutus, 75, 262) et Hirtius (B. G., 8, prooem., 5) prêtent à César, presque dans les mêmes termes, cette intention.

on en peut dire autant, et plus encore, de la Guerre civile : en l'écrivant, César a voulu utiliser de nouveau contre ses adversaires, mais cette fois de façon plus directe, l'arme de la littérature qui l'avait déjà si bien servi quelques années auparavant.
Supposer qu'il se soit mis àl'ouvrage une fois les Pom­péiens définitivement battus devient, dans ces conditions, fort peu vraisemblable. Après la guerre d'Espagne, et déjà même après la guerre d'Afrique, quel intérêt eût trouvé le maître absolu de Rome, le tout-puissant dicta­teur, à entreprendre la narration d'événements auxquels, sans doute, il devait sa puissance, mais qui avaient mis plus d'une fois en péril sa réputation et sa vie même, ou à dessiner en traits satiriques et mordants des ennemis que la mort ou la soumission avait réduits à l'impuissance? Le mot célèbre de Louis XII : « Le roi de France ne venge pas les injures du duc d'Orléans », n'est pas seulement un noble mot : il contient peut-être autant de vérité psycho­logique que de grandeur morale. D'ailleurs, César avait réussi : à quoi bon dès lors, pour un esprit réaliste comme le sien, qui ne s'embarrassait guère de principes, s'appli­quer à prouver la justice d'une cause que légitimait le succès?
Il a pourtant écrit l’Anticato, qui est postérieur à la guerre d'Afrique. Mais cet ouvrage de circonstance répon­dait, après le suicide de Caton, au panégyrique que Cicéron venait de faire du dernier républicain. Les compli­ments mêmes que César semble avoir prodigués à Cicéron dans cette oeuvre, malheureusement perdue (1) (compli­ments dont quelques-uns doivent d'ailleurs être pris cum grano salis, ainsi la comparaison de l'orateur avec Théramène), témoignent qu'au moment où il écrivit cette ri­poste, c'est-à-dire, à ce qu'il semble, dans la première partie de l'année 45 (1), César estimait n'avoir plus grand-chose à redouter de ses adversaires.

1. L'Anticato ne nous est connu que par Cicéron (ad Att., 13, 50, 1), Tacite (Ann., 4, 34), qui le caractérise comme une plaidoirie contradic­toire à celle de Cicéron, Suétone (Caes., 56, 5), Juvénal (6, 338), Plutarque (Caes., 54), Appien (Ciu, 2, 99), Dion Cassius (43,13, 4) et par les grammairiens. Cf. Klotz, Càsarstudien, p. 158-160, et en dernier lieu Kalinka, J. A. W., 1929, t. CCXXIV, p. 180.

Au contraire, avant ou pendant cette campagne d'Afrique qui commença dans des conditions assez diffi­ciles, il s'agissait pour lui de grouper toutes les bonnes volontés possibles, de décider les hésitants, de rassurer les esprits inquiets. Comment le faire mieux qu'en rappe­lant la lutte bien plus grave qu'il avait soutenue trois ans auparavant contre Pompée, lutte dont l'issue, après bien des péripéties, avait été victorieuse; qu'en montrant à ceux que désolait la guerre civile que les torts n'étaient pas de son côté, qu'il avait fait tout le possible d'abord pour éviter d'en venir aux mains, ensuite pour arrêter le conflit ; qu'en peignant sous un jour ridicule ou odieux les principaux chefs pompéiens qui tenaient campagne en Afrique, Pétreius, Afranius, Scipion, Caton, Labiénus sur­tout? Il semble donc très probable que la composition du Bellum ciuile, ou de la plus grande partie du Bellum ciuile, est antérieure, sinon à l'année 46, du moins à la bataille de Thapsus. Il ne peut s'agir ici, encore une fois, de certitude : mais cette date parait bien avoir pour elle toutes les vraisemblances.

Publication.
La date de la publication de l'ouvrage est  peut-être  plus aisée à préciser. Pourtant les érudits se partagent en deux camps, d'ailleurs inégaux par le nombre, les uns estimant que cette publication a eu lieu du vivant de César, les autres n'en admettant la possibilité qu'après la mort du dictateur. Comment, disent les premiers (2), si l'édition était posthume, Hirtius aurait-il eu le temps d'écrire entre cette publication et sa mort (avril 43) le livre VIII du Bellum Gallicum (3)et — s'il en est bien l'auteur — le Bellum

1. Sans doute après Munda (17 mars 45). Cf. Cic., ad Au., 13, 50, 1 ; Ed. Mever, Cdsars Monarchie u. d. Principal des Pompeitts, Berlin, 1919, p.435.
2. Parmi eux,  il faut citer surtout Kalinka (cf. notamment Philolo­gue, 69 (1910), et surtout Die Herausgabe des B, G., dans Wiener Stit-dien, 34 (1912], p. 203-207).
3. Cf. la phrase d'Hirtius citée plus haut, p. xix, n. 2.

Alexandrinum? Et comment César, même pour réviser et améliorer son œuvre, l’aurait-il ainsi laissée de côté, puis­qu'elle avait un but plus politique que littéraire? Mais on peut répondre à la seconde objection que c'est précisé­ment parce que l'homme d'action dominait en César l'écrivain qu'il a laissé dormir dans ses cartons, une fois les Pompéiens vaincus, le récit de sa lutte contre Pompée ; et à la première qu'après la mort du dictateur ses parti­sans ont dû mettre une grande hâte à publier un texte qui, par l'éclatant témoignage qu'il semblait apporter de la justice, de la clémence, de la magnanimité de César, par le jour peu favorable où il plaçait ses adversaires (1), pouvait prolonger auprès du grand public l'émotion douloureuse et le désir de vengeance qu'Antoine avait si habilement réussi à susciter dans la foule après l'attentat des ides de mars. Dès le milieu de l'été 44, le Bellum ciuile avait sans doute atteint déjà un assez grand nombre de lecteurs, et Hirtius pouvait écrire et le livre VIII du Bellum Gallicum et le Bellum Alexandrinum (2). Ainsi il n'y a aucune impos­sibilité matérielle à admettre l'édition posthume.
En faveur de cette solution, on fait valoir divers argu­ments. Et d'abord le célèbre témoignage d'Asinius Pollion que rapporte Suétone :  « Asinius Pollion estime que les Commentaires ont été écrits sans assez de soin et sans une entière exactitude, César ayant le plus souvent ajouté foi sans contrôle aux récits des actions de ses lieutenants, et donné pour les siennes propres, soit de propos délibéré, soit même par défaillance de mémoire, une relation inexacte ; et il pense qu'il aurait refait et corrigé son œuvre (3). » On verra plus loin ce qu'il faut penser de ces critiques de Pollion ;

1. Il ne faut pas oublier que le parti pompéien relevait alors la tête, au point qu'Antoine, en laissant le Sénat rappeler Sextus Pompée, sen­tait la nécessité de lui faire des concessions.
2. On tire argument, il est vrai, pour lui refuser cette possibilité, d'une grave maladie qu'il eut au mois d'août 44 (cf. Gic., Phil., \, 15, 37) et dont il fut long à se remettre. Mais n'a-t-il pas pu trouver préci­sément, dans sa convalescence, des loisirs qui lui ont permis de mener à bien une partie de sa tâche (qu'il entendait conduire, d'après son propre témoignage, jusqu'à la mort de César)?
3. Suétone, Caesar, 56, 4.

ce qui importe maintenant, ce sont les derniers mots, où l'on trouve bien, semble-t-il, le témoi­gnage que l'édition du Bellum ciuile est posthume : « Cé­sar aurait refait et corrigé son œuvre ». Quand cela? Avant de la publier, évidemment.
Kalinka a, cependant, élevé des doutes sur cette inter­prétation (1). La critique de Pollion, dit-il en substance, est suivie dans Suétone du texte du Brutus et de celui d'Hirtius (2). Or, le texte du Brutus concerne de toute évidence le Bellum Gallicum, et celui d'Hirtius vise l'ensemble des Commentaires. D'où il suit que la critique de Pollion doit englober aussi le Bellum Gallicum. Comme on ne peut soutenir que le Bellum Gallicum a été publié après la mort de César, l'interprétation donnée à la phrase de Pol­lion est abusive, et les corrections dont il parle auraient été faites par César, s'il avait vécu, dans une nouvelle édi­tion de son œuvre.
Déduction ingénieuse, mais irrecevable. Kalinka n'ou­blie qu'une chose, c'est que le contexte dont il fait état est fourni non par Pollion, ce qui légitimerait le principe de son argumentation, mais par Suétone, ce qui permet de la tenir pour non avenue. Que, pour Suétone, les trois textes ainsi juxtaposés concernent l'ensemble des Commentaires, il se peut, et il n'importe (3) : mais que Pollion ait eu en vue autre chose que le Bellum ciuile, voilà ce que le raisonne­ment du professeur d'Inspruck ne saurait prouver.
Dans ces conditions, toutes les raisons que l'on fait valoir pour l'interprétation traditionnelle du texte en question, et que résume M. L.-A. Constans dans la préface de son édition du Bellum Gallicum, gardent leur poids. Pollion n'avait aucune compétence pour juger de la véra­cité du Bellum Gallicum. Au contraire, il avait écrit un ouvrage sur les guerres civiles : il est naturel qu'il y ait parlé de l'oeuvre de son ami, qui, sur le terrain littéraire, devenait un peu son rival; naturel aussi qu'il l'ait jugée

1. Et d'autres avant lui. Cf. p. ex, Koecnly-Rustow, Eiitlfitung su C. Jitlius Cacsar Komment., 1857, p. 93.
2. Sur ces textes, cf. sup., p, xx, n, 4.
3. Il ne le semble même pas, du reste. De l'aveu même de Kalinka, le texte du Brutus se rapporte seulement au B. G. Pourquoi, dès lors, celui de Pollion ne se rapporterait-il pas seulement au B.C. ?

assez sévèrement, avec une pointe de jalousie d'auteur. Mais, en attribuant les défauts qu'il critiquait à une rédac­tion hâtive et à une publication posthume, il ne manquait pas au respect dû à une illustre mémoire. Quelle commo­dité pour Pollion, qui pouvait ainsi, tout en affirmant hau­tement sa révérence pour César, déprécier librement l'œuvre avec laquelle il entreprenait de lutter !
Mais un autre argument soutient l'hypothèse de la pu­blication posthume, et c'est l'aspect inachevé que présente l'ouvrage : car le dernier livre, contrairement à toutes les habitudes de César, s'interrompt brusquement avant d'avoir montré au lecteur le terme de la campagne ou celui de l'année. Au point de vue logique comme au point de vue chronologique, cette fin n'est pas une conclu­sion : les opérations n'étant pas encore achevées au mo­ment où il se termine, le récit devrait se poursuivre jus­qu'à la fin de l'année 48. Il se poursuivra en effet, mais dans le Bellum Alexandrinum, qui fait suite au Bellum Ciuile, c'est-à-dire dans un ouvrage dont l'auteur, que ce soit Hirtius ou un autre — et la discussion de cette ques­tion n'a pas sa place ici (1) — n'est assurément pas César (2). Tout se passe donc, pour la Guerre civile, comme si le ma­nuscrit de César était resté inachevé et avait été publié dans cet état d'inachèvement, tandis que les notes qui restaient sur la fin de l'année 48, non encore rédigées, auraient été ensuite mises à contribution par l'auteur du Bellum Alexandrinum.

1. Il semble bien, du reste, que ce soit Hirtius. Cf. A. Klotz, Càsarstudien, p. 180-204, et en dernier lieu Otto Seel, Hirtius (Klio, Beiheft XXXV, 1935) ; en sens contraire, Carcopino, Hist. rom., II, 819,
2. J'inclinerais à penser que César a fourni les matériaux essentiels du Bellum Alexandrinum ; mais il ne les a en tout cas point mis en œuvre, à part peut-être les premiers chapitres. Faut-il voir dans le Bellum Alexandrinum le nouissimum irnperfectum (commentarium) dont parle Hirtius, B. C., 8, prooem. ? Je le croirais volontiers. Mais, encore une fois, on ne peut prétendre résoudre ici cette question très complexe.
3. Les érudits qui soutiennent que le B. C. a été publié du vivant de César reconnaissent ce caractère et ne réussissent à en rendre compte que par une hypothèse bien fragile : ils supposent que la publication a été le fait, non de César, mais d'un ou de quelques-uns de ses amis, que l'œuvre a été éditée, suivant l'expression de Kalinka,  « derrière son dos », Hinirrfeinem (Kalinka, /. A. W., l, CCXXIV, p. 172). Les amis de César auraient été en ce cas bien audacieux, et ils auraient pu payer cher cette audace, César étant homme a savoir ce qu'il voulait et a sa faire obéir. L'explication n'est peut-être pas très heureuse.

Valeur historique et caractère du B. C.
Au jugement d'Asinius Pollion, la valeur historique du Bellum ciuile serait bien mi­nime. Dans le texte qui a été cité plus haut, il accuse César non seulement d'avoir utilisé sans assez de contrôle les rapports de ses lieutenants, et de s'être fié trop légère­ment à une mémoire qui n'était pas exempte de défail­lances, mais encore d'avoir sciemment, à plus d'une re­prise, altéré la vérité (1). Lereproche est grave : s'il ne faut pas perdre de vue la rivalité littéraire qui a sans doute contribué à en accentuer la note défavorable (2), il reste cependant difficile de dire dans quelle mesure et jusqu'à quel point il est fondé. Le contrôle que l'on peut tenter d'établir au moyen des autres textes qui nous sont parve­nus sur la guerre civile est la plupart du temps fallacieux : du moins leur concordance avec le récit de César n'ap­porte pas la preuve de la véracité de celui-ci, qui a pu être utilisé et qui a été en fait utilisé comme source par les écri­vains postérieurs ; et si, d'autre part, il y a désaccord, rien ne prouve non plus d'une façon décisive que c'est le Bellum ciuile qui doive être suspecté. Seuls sont vraiment valables la comparaison qu'il est possible de faire parfois entre les détails donnés par César et ceux que l’on trouve dans la correspondance de Cicéron (3), qui n'a pu ni avoir d'influence sur le Bellum ciuile ni en recevoir, et le con­trôle de César par lui-même, par rapprochement de deux indications tirées des Commentaires. Or, ces comparaisons permettent à plusieurs reprises de relever desinexacti­tudes, parfois graves, dans l'œuvre de César. Ainsi, à l'entendre, c'est la nouvelle de la prise d'Auximum par les Césariens qui détermina à Rome la soudaine panique

1. Consulto.
2. Cf. sup., p. xxiv, Pollion pouvait aussi avoir été blessé de ce que son nom ne fût pas mentionné une fois dans le récit de la campagne d'Afrique, a laquelle il avait pris part.
3. Elle est particulièrement riche pour l'année 49.

dont on retrouve la peinture au premier livre de la Pharsale (1)et le départ subit des deux consuls et de la plupart des magistrats (2). Mais la prise d'Auximum est des pre­miers jours de février (3), et le départ des consuls du 18 jan­vier : il est donc matériellement impossible que l'une ait été la cause de l'autre. César a assurément commis une erreur : défaillance de mémoire, dit Pollion (4).
Il en a commis d'autres, et de plus graves. Au cha­pitre 8 du livre I, il note qu'après avoir gagné Ariminurn avec la XIIIe légion, il alerte les autres dans leurs quar­tiers d'hiver et leur donne l'ordre d'opérer sur lui leur con­centration. Or, son arrivée à Ariminum se place le 12 jan­vier 49. Moins d'un mois après, la XIIe légion le rejoint dans le Picénum, et, le 17 février, alors qu'il a commencé les opérations du siège de Corflnium, la VIIIe légion appa­raît devant cette place. Au témoignage   d'Hirtius, les troupes de César avaient pris leurs quartiers, pour l'hiver 50-49, partie  dans la Gaule Belgique, partie  chez les Héduens. Dans l'hypothèse la plus favorable, ces légions auraient donc parcouru pour faire leur jonction avec Cé­sar, au cœur de l'hiver, en franchissant les Alpes, environ un millier de kilomètres en trois semaines à peu près, car il faut bien admettre que le porteur de l'ordre de concentra­tion dut mettre, de Rimini au pays des Héduens, une hui­taine de jours au minimum. Il est évident que la chose est irréalisable, et Stoffel l'a démontré avec une netteté qui ne laisse place à aucun doute (5). Selon lui, c'est dès le 20 décembre 50 que César a dû donner à ses troupes l'ordre de « mobilisation », c'est-à-dire trois semaines avant la rupture officielle avec le Sénat. Cette fois, il ne saurait être question d'une erreur de mémoire : c'est bien consulta, comme le lui reproche Pollion, et pour des motifs qui sautent aux yeux, que César a altéré la vérité.

1. Lucain, I, 465-522.
2. B. C., 1, 14.
3. Exactement, à ce qu'il semble, du 3.
4. Cf. sup., p. xxiii. On peut tirer du récit de César la preuve d'autres erreurs matérielles, notamment dans l'indication des distances, ou encore lorsqu'il parle de  « plusieurs jours » pour la durée d'un mou­vement qui n'a sûrement pas réclamé plus de 48 heures (cf. 3, 77).
5. Stoffel, Histoire de Jules César, Guerre civile, I, p. 206.

Pollion semble donc avoir raison. Néanmoins, il faut se garder d'une généralisation trop hâtive. Si l'on peut ça et là découvrir quelques faits de ce genre, si quelques autres peuvent nous échapper, ils ne sauraient être très nom­breux. C'est seulement dans des cas exceptionnels qu'il était loisible à César de fausser volontairement la matéria­lité des faits : ils avaient eu trop de témoins, dont tous n'étaient pas favorables au dictateur. Quant aux erreurs de mémoire, elles n'ont dû porter en général que sur des points secondaires. Pour le Bellum ciuile comme pour le Bellum Gallicum, on peut admettre, dans l'ensemble, l'exactitude des événements rapportés.
Ce n'est pas à dire qu'il faille suivre le récit les yeux fermés. L'heureuse formule par laquelle M. L.-A. Constans définit le degré de véracité du Bellum Gallicum s'ap­plique aussi au Bellum ciuile : « Les faits rapportés sont exacts (pour le B. C., il conviendrait d'ajouter : en géné­ral) ; mais César, habilement, les colore (1). » Et Montaigne, qui lit « cet auteur avec un peu plus de révérence et de res­pect qu'on ne lit les humains ouvrages », reprochait déjà à César « les fausses couleurs de quoi il veut couvrir sa mauvaise et pestilente ambition (2) ». Ces « couleurs » don­nées aux événements, voilà ce dont l'historien doit sur­tout se méfier, plus encore que des altérations conscientes ou inconscientes de la vérité. I1 ne doit pas non plus perdre de vue que tout n'est pas dit, et que les réticences de César ne sont pas ses moindres habiletés (3). Nullement négli­geables, et même, à condition de les utiliser avec prudence, très précieux au point de vue historique, les Commentaires sur la Guerre civile doivent être avant tout considérés comme une apologie et un pamphlet
Une apologie d'abord. Sans doute, dans sa forme extérieure,

1. L.-A. Constans, op. cit., p. xv.
2. Montaigne, Essais, II. 10 (éd. J.-V, Leclerc, t. 1, p. 333].
3. Pour ne prendre que deux exemples, il est peu probable que le silence gardé par les Commentaires sur la révolte des légions césa­riennes à Plaisance, en automne 49 (cf. Appien. Bell, du., 2, 47 ; Dion Cassius 41. 27 sqq.j, soit l'effet d'une omission involontaire ou d'une lacune des rnss. . De même pour la défection de Labienus qui eut un grand retentissement, comme le prouvent les lettres de Cicéron (notamment ad Att., 1, 11 ; 7, 12 ; 7, 13 a ; 7, 13b),

le Bellum ciuile n'a rien d'un plaidoyer; le récit se déroule sur le mode le plus impersonnel, le plus dépouillé, uniquement façonné, semble-t-il, sur les événements, uniquement soucieux en apparence d'exactitude et de précision. Mais comme tout s'organise pour justifier César du moindre reproche, et pour grandir sa physionomie ! Il n'a pris les armes que contraint et forcé; et c'est moins pour se défendre que pour défendre la république, pour rétablir dans leurs droits les tribuns de la plèbe victimes de mesures illégales (1). D'ailleurs, même après le passage du Rubicon, il ne perd pas l'espoir d'un accommodement : il demande sans cesse une entrevue avec Pompée ; il est persuadé que de cette entrevue, qu'on lui refuse obstiné­ment, pourra sortir une entente ; il cherche par tous les moyens à entamer des négociations avec l'adversaire, en Italie d'abord, en Espagne ensuite, enfin en Epire. Lorsque, au moment où va s'ouvrir la bataille de Pharsale, il adresse à ses troupes, suivant l'usage romain, quelques mots d'encouragement, il leur rappelle — singulière exhor­tation au combat ! — qu'il n'a jamais cessé d'aspirer à une solution pacifique du conflit (2). Il n'a à la bouche que le mot de paix, et, pour la paix, il n'est pas de sacrifice qu'il ne semble prêt à faire.
Aussi, quelle humanité dans la conduite de cette guerre qu'il n'a pas voulue ! Non seulement il épargne le plus qu'il peut le sang de ses soldats, mais il veut même éviter autant que possible de verser celui des troupes adverses; il tient à conserver à la république les deux armées (3). Lorsqu'un adversaire a mis bas les armes, il le renvoie sans rançon, ou, si c'est un simple soldat ou un centurion, il l'incorpore dans son armée avec, s'il y a lieu, un grade au moins égal à celui qu'il avait chez les Pompéiens ; s'il lui arrive de faire des prisonniers, loin de leur infliger un traitement rigoureux, il veille à ce que ses propres troupes ne les molestent en aucune manière (4). On pourrait presque

1. B. C., i, i.
2. B. C., 3, 90,1-2.
3. Neque se unquam  abuti militutn sanguine, neqiie rem puUieam altcriitro exercitu priuare uotuisse (3, 90, 2).
4. B. C., 1,87.

donner comme sous-titre au Bellum Ciuile : siue de Caesaris clementia (1).
Cette douceur, cette humanité n'empêchent pas César de déployer ses qualités d'homme de guerre. Les disposi­tions qu'il prend, l'habileté de sa tactique assurent plus d'une fois le succès d'une opération, ou redressent une situation compromise. Du reste, il a sous ses ordres une armée excellente, prête à tous les dévouements, et des officiers de qui il se plaît à plusieurs reprises à reconnaître la valeur ou à justifier la conduite (2). Il n'est pas toujours vainqueur, assurément ; il lui était impossible, par exemple, de ne pas rappeler la position critique où il s'était trouvé à Ilerda, ou le cuisant échec que Pompée lui avait infligé en forçant les lignes dans lesquelles il avait espéré l'enfermer près de Dyrrachium. Mais, comme, sans en avoir l'air, il cherche à restreindre la portée de ces épisodes! A Ilerda, ce sont moins ses adversaires que les éléments qui l'ont mis en état d'infériorité. A Dyrrachium, il a entrepris une manœuvre d'une hardiesse extrême, sur la nouveauté de laquelle il insiste longue­ment (3), manœuvre qui pouvait réussir, qui a failli réussir, à l'en croire (4), ce qui la justifie suffisamment.

1. 1l est bien difficile de dire si cette douceur et cette clémence ne sont, chez César, qu'une attitude ou s'il y était porté naturellement. A l'entendre, il répugnait aux mesures de cruauté. Cf. sa lettre à Balbus après la prise de Corfinium, ad Att., 9, 7: Quoniam reliqui cruileliiate oïliuin c/fugere non polucntnt, tieqite iitctoriarn diutitts tenere pratter unuin L, Sullam, queni imitalurus non sum. Cf. aussi sa lettre à Cicéron sur le même sujet, ad Att, 9, 16. Cependant, lorsqu'il l'a jugé utile, il a conduit la guerre avec sauvagerie (cf. p. ex. B. G., 8 ,4l) ; c'était, il est vrai, contre des barbares et non contre des Romains : mais le traite­ment infligé aux malheureux habitants d'Uxellodunum n'en est pas moins effroyable. — Les contemporains ont loué plus d'une fois la clémence de César : ainsi Cic., ad Fam.6, 6, 8 : in Caesate haecsum, milis dcmensque naiurn ; Salluste, Catilina, 54, 2 : ille mansiietudinf  misericordia clarus fatus. Mais Curion, si dévoué pourtant à César, disait à Cicéron : ipsum [Caesarem] non uoluntate aut natttra non exge crttdetem, sed quod pittaret poptitarern esse clementiam ; qtiod si popuii studium amififseï, crudeleni fore (ad Att, 10, 4, B, 15 avril 49). .Même s'il visait à intimider l'orateur, ce témoignage est particulierement grave.
2. Cf. B. C., 3,51.
3. B. C., 3, 47 : Erat noua et inusitata belli ratio... et la suite.
4. B. C., 3, 51, 3 : Plerigue... bellum eo die potuisse finiri.

Et cette défaite ne devient vraiment grave pour les Césariens que parce qu'elle est suivie, le même jour (1), d'un autre échec, dû, celui-là, au hasard des circonstances (2) et qui aurait pu aisément être une victoire.
Au reste, ces revers ne montrent-ils pas, eux aussi, toute la valeur militaire de César? Il inspire une telle crainte à Pompée que celui-ci n'ose approcher pendant quelque temps de ses troupes en fuite, redoutant de tomber dans une embuscade (3). La façon dont il sait reprendre en main son armée démoralisée, la rapidité avec laquelle il se dé­robe devant son ennemi vainqueur et lui fait perdre le contact, tout cela doit encore grandir sa réputation de chef. Ainsi Napoléon n'apparaît nulle part aussi digne d'admiration que dans sa campagne de France. César sent bien que le rôle du vaincu qui en appelle de sa défaite, et qui s'en relève, peut être plus éblouissant que celui du vainqueur.
A côté de l'apologie, le pamphlet. Dans le Bellum Gallicum, César avait fréquemment noté la bravoure de ses adversaires (4) ou l'excellence de leurs dispositions tac­tiques (5), qui avaient rendu plus d'une fois sa situation délicate ; il avait fait un éloge véritable de Vercingétorix (6). Ici, rien de pareil. Ses adversaires manquent de courage (7) : ils refusent la bataille quand César la leur offre ; ils se tiennent obstinément sous la protection de leur camp et n'osent s'en éloigner ; à la première attaque, ils se dé­bandent. Les dispositions qu'ils prennent sont dans la règle maladroites ou absurdes : Pétréius et Afranius, de qui l'objectif est de gagner les montagnes où ils seront en sûreté, ne le font pas, alors qu'ils auraient dû donner tous leurs efforts à l'exécution de cette manœuvre (8). Pompée

1  B. C., 3, 66-70. ,
2. B. C., 3, 68, 1.
3. B. C., 3, 70, 1 : insidias timens (Pompeius). 4. B. G., 1, 26 ; 2, 21 ; 2, 27 ; 2, 33 ; 3, 21 ; etc. 5.5. G., 1, 48: 2, 19; 5, 34; etc.
6. B. G., 7, 30.
7. A l'exception des Marseillais et des Albici. leurs alliés, exception qui est ici singulièrement significative.
8. B. C., 1, 65.

laisse échapper les légions de César, après avoir déclaré qu'il acceptait de passer pour un « propre à rien » si l'ar­mée ennemie réussissait à se dégager (1), et ainsi de suite. Et tous les Pompéiens qui défilent sous les yeux du lecteur sont présentes comme antipathiques ou incapables. Pom­pée, plein de suffisance et de vanité ; Caton, aigri par des échecs électoraux ; Lentulus, prêt à tout pour éteindre ses dettes, et qui d'ailleurs perd la tête au seul bruit de l'ap­proche de César (2); Scipion, qui ne pense qu'à écraser d'impôts la province d'Asie et à porter une main sacrilège jusque sur le trésor du temple d'Ephèse (3), et qui, infidèle à son devoir de soldat, tourne le dos aux Parthes qu'il de­vrait combattre pour marcher contre des concitoyens4; Afranius, qui fait preuve, devant la défaite, d'une résigna­tion fataliste indigne d'un homme de guerre (5); Pétréius, qui, s'i! a plus d'énergie, donne des ordres d'une rigueur inouïe et agit à l'égard des césariens avec une véritable traîtrise (6) ; Bibulus, qui, furieux de voir la flotte adverse lui échapper, venge sa déconvenue d'une façon atroce sur l'équipage d'un malheureux vaisseau dont il s'est em­paré (7); Varus, qui s'est allié à Juba et qui, au mépris de sa parole, par crainte du roi barbare, le laisse massacrer les débris de l'armée de Curion dont il a reçu la soumission (8) ; L. Domitius, qui forme le lâche projet d'abandonner dans Corfinium les troupes qu'il commande et de déserter avec quelques officiers (9) ;

1. B. C., 3,45 : non rccttsare se gain nulliut uius imperator exislimaretur.
2. B. C., 1, 4;1, 14.
3. B .C., 3, 31, 1.
4. B. C., 3, 31, 3. 11 y a aussi dans cette indication une allusion poli­tique ; la menace des Parthes, dont le Sénat avait pris prétexte pour réclamer à César deux légions n'était apparemment pas bien sérieuse, puisque non seulement ces deux légions n'avaient pas été envoyées en Orient, mais que l'on dégarnissait même la Syrie de ses effectifs normaux.
5. B. C., 1, 76, 1.
6. B. C., 1,76, 3-4.
7. B. C.,3, 14, 3.
8 B. C., 2, 44, 2.
9 B. C., 1, 19,3.

Labiénus, le transfuge, le soldat grossier et brutal, qui réclame la tête de César (1) et qui ne craint pas d'insulter lâchement, avant de les mettre à mort, ses anciens compagnons d'armes (2) ; tous sont mar­qués de traits d'autant plus acérés que César se borne presque toujours à présenter les faits sans les commenter, et que l'odieux de leur conduite semble se manifester au lecteur de la façon la plus directe.
Le comique s'y joint quelquefois. Le tableau des hési­tations de Varron en Espagne, qui penche pour César, mais que font réfléchir les difficultés au milieu desquelles les Césariens se débattent devant Ilerda, et qui hésite longuement, puis se décide enfin pour les Pompéiens, juste au moment où la victoire va leur échapper (3) ; la scène où l'on voit les principaux officiers de Pompée, Scipion, Domitius, Lentulus Spinther, se disputer par avance places et honneurs et s'exciter au point d'en arriver en public, devant leurs hommes, à des querelles de portefaix (4), sont d'une ironie très fine et du meilleur aloi. Comment s'in­téresser, comment s'attacher à des gens qui unissent à tant de défauts tant de maladresse et d'absurdité ! Si l'on ne peut s'empêcher de penser que César a parfois forcé la note, que les Pompéiens n'étaient pas toujours si crimi­nels ni si stupides qu'il les dépeint, si, de ce fait, la valeur historique du Bellum ciuile reste au-dessous de celle du Bellum Gallicum, on y trouve en revanche un intérêt psy­chologique dont les récits de la Guerre des Gaules ne sau­raient offrir l'équivalent.

Le style et la langue. Les « interpolations.
Le style du Bellum ciuile n'est pas spécifiquement diffé­rent de celui du Bellum Gallicum. Ici et là, la phrase de César présente en général la même sobriété, la même brièveté ; elle ne se déroule guère en longues périodes ; images, comparaisons, métaphores, on y chercherait en vain des figures de ce genre. Les seules que César se permette, et de façon très réservée, sont les « figures de mots » les plus courantes, allitérations, anaphores, antithèses : et si le pléonasme se rencontre assez fréquemment chez lui, c'est celui qui donne au style un caractère non pas d'emphase, mais de simplicité.

1. B. C., 3,19, 8 : nobis nisi Caesaris capite relata pax esse nulla potest.
2. B. C., 3, 71, 4.
3. B. C., 2, 17.
4. B. C., 3, 83.

Bref, le style des Commentaires est tout voisin, mutatis mutandis,du tenue dicendi genus tel que le définit Cicéron (2).
Le ton uni, froid, impersonnel, ajoute à l'impression de vérité qui se dégage déjà de la structure même de l'ouvrage ; il semble dédaigneux de tout effet, de toute recherche, de toute affectation. Ce n'est pas César qu'on pourrait accuser de « faire du style ». Et pourtant jusqu'à quel point cette simplicité n'est-elle pas une affecta­tion? On peut se demander si elle ne fait pas partie, elle aussi, du dessein général de César : laisser parler les faits sans y mettre du sien, ou du moins en paraissant ne rien y mettre du sien, c'était encore le meilleur moyen de pro­duire l'impression qu'il voulait produire ; ce style imper­sonnel y convenait mieux que tout autre (2). Il est d'ail­leurs étroitement adapté au genre auquel ressortissent les Commentaires, cet Essai ou ces Notes sur la guerre civile (3) : et l'on sait assez le soin qu'apportaient les anciens à adap­ter le style de leurs ouvrages à la catégorie dans laquelle ils se classaient.
Ce qui prouve au surplus que cette simplicité de style est volontaire, et qu'il ne faut pas vouloir y retrouver le « langage de soldat » que César, au dire de Plutarque (4), opposait à l'éloquence raffinée et artificielle de Cicéron, c'est qu'à plus d'une reprise jaillit tout à coup, du milieu de cette simplicité, un éclair d'éloquence, un accent d'émo­tion, presque de passion. C'est le cas non seulement dans les discours que rapporte César (ainsi les discours de Curion au livre II, et particulièrement sa grande harangue),

1. Cicéron, Orator, XXIII, 76 sqq.
2. Il serait intéressant, pour justifier ce point de vue, de comparer ce style de César à celui de Cicéron dans certaines de ses narrations, particulièrement dans celle du Pro Milone.
3. Cf. A. KIotz, Cäsarsludien, p. 1 ; Richard Frese, Beitràge zur Beurteilung der Sprache Câsars mit besotiderer Beriicksichtigung des Bel-lum Ciuile, diss. Munich, 1900 ; A. von Premerstein, dans Realencyd., IV, 758 sq. Les uns et les autres marquent avec raison la liaison entre le titre et le style de l'ouvrage.
4. Plutarque, Caes., 3.

ou dans ceux qu'il résume en style indirect (ainsi la harangue qu'il adresse à ses troupes avant le début des hostilités (1), ou le discours qu'il prononce devant le Sénat à son arrivée à Rome (2)), mais aussi parfois dans le cours du récit, où un mot, une phrase, un passage même de quelque étendue rompent la contrainte qu'il s'impose d'ordinaire : ainsi, après avoir résumé les conditions que met Pompée à un accord, il s'écrie : Erat iniqua condicio postulare..., et il développe cet iniqua par une série de phrases antithé­tiques, opposant la situation qui lui serait faite, en cas d'acceptation, à celle de Pompée (3). Ailleurs, il ne retient pas un trait ironique, une sententia mordante : les Pom­péiens ne pensent plus aux moyens de vaincre, mais seule­ment à la façon dont ils profiteront de la victoire (4). Ou bien c'est le tableau éloquent des exactions auxquelles se livrent les Pompéiens en Asie (5). L'indignation, réelle ou feinte, de César se reflète dans le style qu'elle anime et vivifie (6).
Ainsi le style du Bellum ciuile offre, soit parce que César n'a pas eu le temps de fondre et d'atténuer certaines couleurs un peu vives, soit parce qu'il a cru pouvoir s'ac­corder sur ce point quelque liberté — il n'avait pas besoin d'y garder toujours l'impersonnalité d'un rapport offi­ciel (7) — plus de variété, plus de couleur, et par là même plus d'intérêt que celui du Bellum Gallicum, dont il reste ; cependant très proche.

1..B. C.,1, 7.
2. B. C., 1, 32.
3. B. C.,1, 11.
4. B. C., 3, 83 : nec  quibus rationibus superare possent, sed quemadmodum uti uictoria deberent cogitabant.
5. B. C., 3, 31-33. Noter la phrase par laquelle s'ouvre le ch. 31 : His temporibus Scipio, detrimentis quibusdam circa montem Amanum accep-tis, imperatorem se appellauerat.
6. On ne trouve guère dans le B. G. qu'un passage de ce genre, que relève Norden, Die antike Kunstprosa, I, 200 (B. G., 2, 27).
7. Cf. dans le même sens A. Klotz, Càsarstudien, p. 5 sqq., qui note que les répétitions caractérisent le style simple, et que César les multi­plie au début pour s'en affranchir de plus en plus, si bien qu'elles de­viennent rares dans le B. C., de même qu'il s'affranchit peu à peu de la règle qu'il se serait imposée de ne donner aucun discours au style direct (ibid., p. 11).
.
Comme le style, la langue de la Guerre civile est très voi­sine de celle de la Guerre des Gaules. Dans l'ensemble, elle se caractérise essentiellement d'un mot : elegantia, pureté. Pureté dans le vocabulaire : le choix des mots est rigoureux ; pas de termes archaïques, poétiques, vulgaires ou étrangers, sauf exceptions très rares. Pureté dans la syntaxe : les règles de ce que nous appelons la syntaxe clas­sique sont fondées pour une bonne partie sur l'usage de César. C'est la langue d'un homme de bonne compagnie, et de qui les principes en la matière sont d'une assez grande sévérité.
Non d'ailleurs qu'il recule devant une expression fami­lière, un tour emprunté à la conversation : il ne faut pas exagérer le caractère « littéraire » de sa langue : au con­traire, elle reste très proche du parler courant, tout en obéissant à certaines règles qu'il n'est pas toujours pos­sible de définir — elles dérivent sans doute de ses théories grammaticales (1) — mais qui semblent avoir été fort strictes. C'est ainsi, par exemple, qu'il emploie toujours le mot flumen, jamais le mot fluuius, alors que les deux termes étaient également usités dans la langue de son époque.
D'une façon générale, cependant, cette sévérité semble moins accusée dans le Bellum Ciuile que dans le Bellum Gallicum. Certains mots y apparaissent que César n'a pas employés auparavant, certaines tournures plus libres s'y font jour. Ainsi, alors que quia et igitur ne se rencontrent nulle part dans le Bellitm Gallicum — au lieu du premier on trouve quod ou quoniam, au lieu du second itaque — ils apparaissent dans le Bellum Ciuile chacun une fois (2). Insuper, qu'on ne trouve pas dans l'œuvre de Cicéron, s'y rencontre une fois aussi (3). Circa, absent du Bellum Gallicum, deux fois (4).

1. On sait que César avait écrit deux livres De Analogia, dont il ne reste que quelques fragments.
2. Quia, 3, 30, 4 ; igitur, I. 85, 4. Cf. Richard Frese, BtiirSge tur Beurtfilung der Sprache Câsars mit besoaderer Bfriîcltsichtigung des Silluai Ciuile, diss. Munich, 1900, p. -14 lit 49.
3. 2, 9, ï ; cf. Frese, ap. cit., p. 30.
4-i, 14, 4; 3, 31, 1 ; cf. Frese, op. cit., p. 20.

Per yest employé avec le sens temporel jusqu'à six fois (1). Iuxta y est utilisé comme préposition quatre fois (2). Le cum de répétition y est suivi trois fois du subjonctif (3). Le verbe probare y est accompagné une fois de l'infinitif, de même que destinare, constructions étran­gères à la prose classique, et qu'on ne rencontre nulle part dans l'œuvre de Cicéron (4). On a même noté — car ces re­cherches ont été poussées jusque dans le détail le plus minutieux — qu'on ne trouve pas un exemple dans le Bellum Gallicum de atque devant une gutturale, tandis que cette rencontre a lieu quatre fois dans le Bellum ciuile (5). Et il serait aisé, à l'aide des travaux de d'Ooge, de Frese et de Dernoscheck, d'allonger encore cette liste.
Ces différences ont servi d'argument pour refuser à Cé­sar la paternité du Bellum ciuile tout entier, ou de cer­taines parties où elles semblent se marquer davantage. Il a été dit plus haut (6) ce qu'il faut penser de la première solution, abandonnée aujourd'hui. De plus d'importance sont les études qui croient déceler dans l'ouvrage de larges interpolations. Parmi celles-ci, deux surtout ont rencontré un certain écho ; elles sont l'œuvre de deux philologues allemands, le père et le fils, R. Menge et P. Menge. Le premier, dans un travail paru en 1873, De auctoribus Commentariorum de Bello ciuili, et dans une série d'études postérieures (7), s'est attaché à démontrer qu'un certain nombre de morceaux du Bellum Ciuile étaient l'œuvre, insérée telle quelle ou à peine retouchée, de lieutenants de César.

1. 1, 77, 1 ; 2, 32, 12 ; 3, 26, 5 ; 3, 64, 3 ; 3, 84, 5 ; 3, 105, 5 ; cf. Frese, op. cit., p. 30.
2. 1, 16, 4 ; 3, 20, 1 ; 3, 41, 3 ; 3, 65, 3. Le mot ne se trouve qu'une fois, et comme adverbe, dans le B. G., 2, 26, 1. Cf. Frese, op. cit., p. 69.
3. 2, 41, 6 ; 3, 47, 6 ; 3, 48, 2 ; cf. Lejay, Mélanges Louis Havet, p. 210 sqq.
4.1, 29,1 ; 1, 33, 4. L'inf. après destinare se rencontre dans Tite-Live et dans Népos ; après probare, seulement en poésie (Hor., C. S., 15). Frese, p. 51.
5. Devant C : 1, 40, 4 ; 2, 4, 2 ; 3,19, 1 ; devant G : 1, 7, 5 ; cf. D'Ooge, De parlicularum copulatiuarum apud Caesarem... usu, diss. Bonn, 1901, p. 55, et. 0. Dernoscheck, De elegantia Caesaris, diss. Leipzig, 1903, p. 48.
6. Cf. sup., p. xvm-xix.
7. Notamment Emendationes Gaesarianae, Halle, 1894.

Il insistait particulièrement sur la description du siège de Marseille au livre II, description dont le caractère technique décelait, à l'en croire, la main d'un homme du métier, d'un officier du génie. La thèse de R. Menge, diversement accueillie, suscita un certain nombre de recherches dans le même sens (1). Une trentaine d'années plus tard, le fils de R. Menge, P. Menge, analy­sant, dans deux « programmes » successifs (2), le vocabulaire, la syntaxe et le style du livre II, crut pouvoir conclure que non seulement le récit du siège, mais toute la seconde partie du livre, qui relate la malheureuse campagne de Curion, ne pouvaient avoir César pour auteur. Selon lui, les chapitres 24 à 33 seraient l'œuvre de Curion lui-même, les chapitres 34 à 42 celle de Caninius Relus, le cha­pitre 23, ainsi que le chapitre 43 et le début du chapitre 44 porteraient la signature au moins probable du questeur Marius Fus, tandis que la fin du même chapitre aurait été rédigée par un inconnu.
Toutes ces précisions, il faut le dire, malgré les minu­tieuses analyses qui les accompagnent et prétendent les légitimer, sentent un peu la fantasmagorie et rendent impossible à un esprit non prévenu de suivre P. Menge jusque dans le détail de ses conclusions : qui veut trop prouver ne prouve rien. Cependant plus d'un érudit, et notamment H. Meuse, a pensé pouvoir se rallier au moins à la partie négative de la thèse : « On ne peut plus croire, écrit Meuse, que le passage en question soit de César (3). » C'est aller peut-être un peu trop vite.
Au fond, que prouvent ces travaux? Une seule chose : que les chapitres du Bellum nulle qui y sont étudiés s'écartent dans une certaine mesure, pour la langue et le style, de l'usage ordinaire de César. Cela suffit-il pour conclure qu'ils ne sont pas de lui? Bien d'autres raisons

1. P. ex. Dm ter, Quaeationea Coesarianœ, 1876 ; Landgraf, Uniersu-chungen zit Càsar und seinen Fortseitern, 1888. On pourrait en citer beaucoup d'autres.
2. P. Mengû, Ist Ciisar der Verfasssr des Abschnittes iïber Kurioa Fetd-:ug in Afrika'f Progr. Landesschule Pforta, 1 (1910) et II (I9H).
3. Cf. Hertincr philol. Ifocheaseltrifl, 1912, col. 1641. Il faut d'ailleurs noter que telle était déjà l'opinion de Meusel avant le travail de .Menge. On lit en effet dans l'édition Kraner-Meusel, 1906, p. ix : « La plus grande partie du deuxième livre n'est pas de la main de César. •

peuvent expliquer ces différences. On sait assez que certaines tournures, certains mots, qui se présentent fré­quemment sous la plume d'un écrivain pendant une pé­riode donnée, lui deviennent par la suite plus ou moins étrangers, et inversement. Les circonstances dans les­quelles César a écrit, avec plus ou moins de hâte ou de soin, tel ou tel passage, les sentiments dans lesquels il se trouvait peuvent être la cause de certains contrastes : ainsi le caractère particulièrement émouvant que prennent les pages consacrées à la campagne d'Afrique se justifie par l'émotion qu'éprouvait César, qui semble avoir eu pour Curion une amitié et une estime toutes particulières, en pensant à la triste destinée de son lieutenant (1). Quoi de surprenant si le style et la langue même se trouvent mo­difiés sous l'influence de cette émotion? Le caractère même de la question qu'il traitait pouvait aussi imposer une allure, un vocabulaire plus ou moins spécial. Et préci­sément les expressions techniques ou semi-techniques, si abondantes dans la description du siège de Marseille, sont réclamées pour ainsi dire par le sujet. Cette descrip­tion ne ressemble pas aux chapitres qui l'encadrent, soit : mais elle ressemble d'assez près à deux passages du Bellum Gallicum, la description du pont sur le Rhin et l'investis­sement d'Alésia (2). Dans l'un comme dans l'autre de ces passages, on trouvera la même apparence savante, les mêmes tournures, parfois les mêmes mots. Faut-il alors les refuser tous à César? Non. A. Klotz a démontré de façon définitive (3) que, si l'on doit supposer à la base du récit des rapports officiels, on ne saurait en retrouver la trace dans la description des machines de guerre et des travaux d'approche ; que cette description est destinée au grand public, et qu'un officier du génie rendant compte à son général ne serait jamais entré dans des détails dont

1. Cette émotion se comprend mieux encore si l'on admet, avec Warde Fowler (cf. sup., p. xx, n. 1), que César a écrit ce récit après avoir vu de ses yeux le terrain où s'était déroulée cette courte et dé­sastreuse campagne.
2. B. G., 4, 17 ; 7, 72-73.
3. A. Klotz, Zu Càsars Bellum ciuile, dans Rheinisches Muséum, 66 (1911), p. 82 sqq.

l'allure technique ne doit pas faire méconnaître le carac­tère absolument superflu pour un spécialiste.
D'ailleurs on a, d'une façon générale, exagéré les diffé­rences entre le Bellum Gallicum et le Bellum ciuile. Elles sont moins tranchées qu'on ne l'affirme d'ordinaire (1). A y regarder de près, la langue du Bellum Gallicum n'est pas entièrement exempte, elle non plus, de tours un peu fami­liers, qui semblent empruntés au langage de la conversa­tion. Ainsi praeoptare suivi de l'infinitif, que l'on trouve au premier livre de la Guerre des Gaules (2), est une construc­tion inconnue par ailleurs à la langue classique. De même ad animant occurrere (3) . Deux fois s'y retrouve aussi l'ex-pression in fugam dare (4), qui se lit seulement dans les lettres de Cicéron et dans ses premiers plaidoyers : « On ne sau­rait assez remarquer, observe à ce propos Frese (5), que l'on rencontre aussi dans le Bellum Gallicam bon nombre d'expressions que Cicéron n'a jamais admises ou n'a admises que dans ses œuvres de jeunesse ou ses lettres. » II n'y a donc pas lieu d'opposer le Bellum Gallicam au Bellum ciuile d'une façon trop absolue.
C'est d'évolution plutôt que de contraste qu'il faudrait parler, évolution vers plus de liberté, plus de variété dans la langue comme dans le style, et qui semble se marquer déjà dans le livre VII de la Guerre des Gaules. Sur bien des points, en effet, comme l'a bien vu Dernoscheck, à qui on peut seulement reprocher trop de rigidité dans ses conclu­sions, ce livre se rapproche davantage du Bellum ciuile que du reste du Bellum Gallicam. Ainsi, les substantifs en -tio et -sic communs aux deux ouvrages sont beaucoup plus fréquents proportionnellement dans le livre VII et dans le Bellum ciuile que dans les six premiers livres du Bellum Gallicam (6). Ante n'est utilisé comme préposition

1. C'est une des conclusions du solide travail de Frese, p.  72 :  La différenoe entre le B, C,et le B. G. est ordinairement exagérée.
2. 1, 25, 4.
3. 7, 85, 2 ; et. Frese, op. cit., p. 40. 4,4,26, 5; 5, 51, 5.
5. Frese, op. cit., p. 66. Noter qu'aucun des exemples ci-dessus n'est emprunté à un passage qui ait jamais été regardé comme interpolé.
6. Voici la statistique de Dernoscheck, op. cit., p. 12 :179 pour B. G., 1-6 ; 117 pour B. G., 7 ; 214 pour B. C., 1-3.

que douze fois dans les six premiers livres, tandis qu'il l'est quinze fois dans le livre VII et dix-neuf fois dans les trois livres du Bellum ciuile (1). Le mot urbs désigne tou­jours dans les six premiers livres la ville de Rome, mais dans le livre VII et dans la Guerre civile il désigne souvent d'autres villes (2). Et ainsi de suite. Ce sont là sans doute des détails infimes, mais qui ont leur intérêt, parce qu'ils con­firment l'impression qui se dégage déjà du style de la Guerre civile, et qu'ils mettent en relief l'aspect progressif et relatif du changement qui se marque entre les deux œuvres.
Cela dit, il faut ajouter que le caractère inachevé du Bellum ciuile accentue encore cette impression de liberté, et qu'en définitive c'est ce caractère qui donne la raison de bien des contrastes, de bien des heurts, de bien des rup­tures dans le style comme dans la pensée, contrastes, heurts et ruptures que César eût sans doute fondus ou atténués dans une révision d'ensemble qui n'a jamais été faite (3). Ce n'est pas le moindre intérêt du Bellum ciuile que d'offrir, à côté du Bellum Gallicum, plus soigné et plus uni, une œuvre pour ainsi dire de premier jet, qui nous donne avec l'écrivain et avec l'homme lui-même un con­tact plus intime : sans aller jusqu'à dire que nous le voyons travailler sous nos yeux, il est incontestable que le Bellum ciuile a toute la valeur d'une ébauche dont certaines par­ties sont très poussées et amenées à un point très voisin de la perfection, tandis que d'autres sont seulement esquis­sées à grands traits et n'ont pas encore reçu leur forme définitive. Ces  explications  données,  il  reste  assurément  dans l'œuvre certains passages qui ne sauraient être de la main de César:

1 Dernoscheck, op. cit., p. 27.
2. Alesia, B. C., 1, 63, 3 ; Avaricum, 7, 15, 4 ; Gergovie, 7, 36, 1 ; 7, 47, 4 ; Alexandrie, B. C., 3,10S, 5 ; Corflinium, 1,17, 3 ; Gades, 2, 20, 2 ; Gomphi, 3, 80, 5 ; Iguvium, 1,12, Z ; Utique, 2, 25, 2 ; 3, 6, 3. Cf. Dernosctieck, np. cil., p. 18.
3. A. Kloti insiste tout particulièrement à plusieurs reprises sur ce skiszenhafier Chatakier du H, C. Il va peut-être un peu loin en expli­quant ainsi l'aspect de certains passages qu'on peut regarder plus vrai­semblable ment comme corrompus (p. ex. 2, 29). Cf. en dernier lieu la prélace de son édition du B. C., éd. maior, Teubner, 1926.

selon toute vraisemblance, on doit considérer comme responsable de la plupart de ces passages, sinon de tous, la tradition manuscrite dont il faut maintenant dire quelques mots.

003
                                                                                      III LES MANUSCRITS DE LA « GUERRE CIVILE »

Si la Guerre des Gaules nous est transmise isolément dans un certain nombre de manuscrits, tous les mss. de la Guerre civile contiennent, eux, dans les feuillets qui précèdent, la Guerre des Gaules : il s'ensuit que leur nombre est sensiblement inférieur à celui des premiers. On penserait du moins à première vue que leur classement est exactement le même : mais ce serait une erreur. Les manuscrits du Bellum Gallicum se répartissent en deux classes, communément désignées, depuis Nipperdey, par les lettres t. et % ; ces deux classes se distinguent l'une de l'autre par de nombreuses variantes (environ 1.500) et par la trace que porte la classe a d'une révision opérée par un certain Julius Celsus Constantinus, personnage d'ailleurs inconnu, mais qui a vécu, selon toute probabi­lité, dans la deuxième moitié du v° siècle. Cette révision, mentionnée à la fin de chaque livre du Bellum Gallicum dans les manuscrits de la classe x, a dû achever de donner à la tradition de ces manuscrits son caractère propre. Or, elle ne semble avoir été continuée nulle part pour le Bellum ciuile : tout au contraire, on lit a la fin du Bellum Gallicum, dans les manuscrits x, l'indication suivante : « Moi, Julius Celsus Constantinus, j'ai lu jusqu'ici; legi tarttam (2)» Le texte du Bellum ciuile n'a donc rien à voir avec lui, et,

1. Pour plus de détails sur la question, cf. Constans, éd. du B, G., XX sq. On lit la même mention (reiegi fan mm) sur deux mss. de la classe 11 (T et V}. Dans l'un comme dans l'autre, il s'agit, semble-t-il, de l'adjonction postérieure d'un correcteur qui aurait révisa le texte d'après la classe x.

dans ces conditions, il serait abusif de parler de classes a et b ou du moins ces sigles, appliqués ici, ne sauraient représenter la même réalité.
Néanmoins, les manuscrits du Bellum Ciuile se divisent eux aussi en deux classes, et qui semblent d'abord corres­pondre à celles dont il vient d'être question : dans l'une, en effet, se groupent ceux qui, pour le texte du Bellum Gallicum, forment une famille de la classe x, et dans l’autre ceux qui, pour le Bellum Gallicum, font partie de la classe b. Comment rendre compte de cette coïncidence? Deux explications semblent d'abord possibles. L'une s'ap­puie sur le fait que Julius Gelsus Constantinus, s'il a formé la classe x, ne l’a pas créée de toutes pièces : le ms. sur lequel il a opéré sa révision devait déjà se différencier net­tement de la tradition qui a abouti à la classe b (1). Et c'est de ce ms. que proviendrait en dernière analyse le texte du Bellum ciuile que nous lisons à la suite du texte corrigé par Constantinus. Au premier abord, l'explication est séduisante : mais elle résiste difficilement à l'examen. D'une part, en effet, les 7 rnss, principaux de la classe x ne présentent pas tous la Guerre civile : des deux familles entre lesquelles ils se divisent, la première n'en offre au­cune trace, et, dans la seconde, trois mss, seulement, sur cinq, la contiennent ; dans ces conditions, on ne peut guère admettre que le texte du Bellum ciuile se soit trouvé dans l'archétype des mss. de la classe x. D'autre part, comme on le verra plus loin, l'archétype commun à tous les mss. de la Guerre civile semble bien avoir été écrit en minuscules et, par conséquent, ne saurait remonter jus­qu'à une époque antérieure à Julius Constantinus, ni même jusqu'à lui (2).
Il paraît donc plus probable que le texte du Bellum ciuile a été ajouté à celui du Bellum Gallicum, postérieure­ment à Julius Constantinus, dans l'archétype des trois mss. qui l'ont transmis jusqu'à nous ; ce texte n'aurait par conséquent rien à voir ni avec Julius Constantinus

1. Cf.-L.-A. Constans, op. cit., \i. xxi. Cf. également, à propos des rapports de a et de p, l'article de Boas, Zur indiretaen Caesarueberliele-runs, dans Rlifin. Mus., 1931, p. 301-361, qui exagère peut-être quelque peu le rôle des « reviseurs >, Cotistatitiiuis cl Lupicinua.
2. Cf. inf. p. LVII- LVIII

—ce qui est évident — ni avec le ms. sur lequel celui-ci a travaillé, et il se rattacherait à la tradition de la classe b ; les divergences entre les deux classes, pour considérables qu'elles soient, n'exigent pas en effet que l'on fasse remonter l'ancêtre commun jusqu'au ve ou vie siècle, et s'expliquent parfaitement, on le verra, à partir d'un arché­type en minuscule caroline, quiprésentait lui-même un texte déjà en assez mauvais état.
La tradition manuscrite du Bellum ciuile semble donc bien appartenir tout entière à la classe b, et les deux divi­sions entre lesquelles elle se répartit s'y rattachent l'une et l'autre. Le plus simple est de représenter ces deux divisions par des numéros d'ordre, en attribuant le nu­méro 1 à celle que forment les trois manuscrits qui, pour le Bellum Gallicum, appartiennent à la classe x, et en réser­vant à l'autre le numéro 2. Il va de soi que ce numéro­tage ne préjuge nullement de la valeur relative des deux groupes, mais il se conforme à l'ordre suivi par Nipper-dey (1), ordre que les différents éditeurs ont continué à observer par tradition dans leurs apparats critiques.
A la base de cette édition, il y a huit mss. dont voici la liste : trois appartiennent à la première classe et cinq à la seconde :
lre classe.
S Ashburnhamensis (ou Ashbitrnkamianus), ms. du Xe Ou xie siècle, autrefois propriété de Saint-Pierre de Beauvais, fait maintenant partie du fonds Ashburnham à la bibliothèque Laurentienne à Florence (Ashb. 33). Description et fac-similé dans Châtelain, Paléographie des classiques latins, pi. L*, 2°.
L Louaniensis, ms. du xie siècle, autrefois propriété du collège des Jésuites de Louvain, maintenant à Londres, au British Muséum (Additamenta 10084). Description et fac-similé dans Châte­lain, op. cit., pl. L, 1°.

1. Qui animait, d'ailleurs, ses préférences pour la première classe.

N Neapolitanus, ms. de la fin du xiie siècle ou même du début du xiiie, d'après la consultation qu'a bien voulu me donner à ce sujet, sur examen de la photographie du ms., mon collègue M. H. Foerster, professeur de paléographie à l'Univer­sité de Fribourg-en-Suisse, que je suis heureux de remercier ici de son obligeance. Ce ms. est à Naples, Bibliothèque nationale, IV, c. 11. Des­cription dans Bassi, éd. du Bellum Gallicum (Corpus Paravianum 28). La partie relative au Bellum ciuile est l'œuvre de plusieurs copistes, d'ailleurs contemporains.
2e classe.
M Mediceus, ms. du xe ou xie siècle pour la plus grande partie, de la fin du xne pour le reste (de 3, 4, 6 à 3, 73, 5 fin, et de 3,106, 3 à la fin du livre), Florence, Laurentienne, 68, 8. Cf. Bandini, Ca­lai., t. II, p. 840.
Un accident a détaché dans M un certain nombre de feuillets, de sorte que le texte du Bellum ciuile ne commence dans ce ms. qu'avec le ch. 33 du livre I. Pour la partie manquante, on peut utiliser une copie de M exécutée avant cette mutilation, le Mediceus 68, 6, du début du xiiie siècle, désigné ici par m.
R Ursinianus, ms. du xie ou xiie siècle, autrefois pro­priété de l'abbaye de Massay (diocèse de Bourges), maintenant à la bibliothèque Vaticane, lat. 3324. Description dans Ramorino, Riv. di fllol. class., t. XVIII, 1890, p. 250 sqq.
R Riccardianus, ms. du xie ou xiie siècle, Florence, Laurentienne, Ricc. 541. Description dans Ra­morino, op. cit., t. XVII, 1889.
T Thuaneus, ms. du xie siècle, a appartenu à de Thou, plus tard à Golbert ; maintenant à Paris, Bibliothèque nationale, lat. 5764. Description et fac-similé dans Châtelain, op. cit., pi. XLVIII.
V Vindobonensis, ms. de la fin du xiie siècle, a appartenu à saint Euchaire, archevêque de Trêves ; maintenant à Vienne, 95. Description et fac-similé dans Châtelain, op. cit., pi. L, 2°.
Il y a malheureusement une grande diversité dans les sigles adoptés par les éditeurs pour désigner ces mss. Les abréviations choisies ici se tiennent le plus près possible de celles de Constans et de Klotz, mais avec cette différence que chacun des huit mss. de base est représenté par une capitale, et que cette capitale est l'initiale du nom sous lequel on désigne généralement le ms. Seule l'abréviation S, pour désigner l’Ashburnhamensis, échappe à cette règle : mais introduire encore une abréviation nouvelle eût été compliquer inutilement les choses. On trouvera le tableau des abréviations employées dans les principales éditions dans le conspectus siglorum à la fin de l'introduction.

La première classe.
Quels rapports soutiennent entre eux ces différents ma­nuscrits ? Il est dès l'abord évident que S, L et N sont très proches les uns des autres et forment bien, comme on l'a indiqué, une classe à part. Ces trois mss. offrent, en effet, à plusieurs reprises les mêmes lacunes : ainsi
1,6, 1 Pompeius... Senatus om. SLN.
1, 6, 3 Total Italia... Refertur om. SLN.
1, 40, 5 cuius aduentu... legionibus om. SLN.
1,45,3 nostros... 47,3 ex loco superiore om. SLN.
On compte ainsi en tout, dans le Bellum ciuile, quinze lacunes d'importance variable (sans parler de celles, fort nombreuses, qui se réduisent à un mot), lacunes qui ne se rencontrent pas dans les autres manuscrits, et qui suffi­raient à prouver l'étroite parenté de S, L et N. Mais cette parenté se marque encore par le nombre imposant de va­riantes propres, qui opposent SLN aux autres manus­crits  (1). Elle est donc absolument évidente : pour chacun de ces trois manuscrits, les deux autres sont, dans ce qui reste de la tradition de César, les manuscrits les plus voi­sins.

1. J'en compte 65 dans les 30 premiers chapitres du livre I.

Peut-on préciser cette parenté? Il n'y a pas, en tout cas, de filiation directe : aucun de ces manuscrits n'est copié sur l'un des autres. Le Neapolitanus, le plus récent des trois, ne saurait provenir ni de L (1), ni de S, puisqu'il s'accorde tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre (2), et L ne peut pas davantage provenir de S, puisqu'il s'accorde assez souvent avec IV contre lui. En revanche, il est beau­coup plus rare que S et L soient d'accord contre N. Si l'on compare en effet les accords et les désaccords de ces trois mss., on constate, pour l'ensemble du Bellum ciuile, les relations suivantes (3) :
SL > N = 9 S >
LN = 65
S > L < N = 63
On ne trouve donc pas ici le « zéro caractéristique » que Dom Quentin nous a appris à poursuivre (4). Mais la propor­tion de ces accords et désaccords est telle que, si aucun des trois manuscrits n'est intermédiaire entre les deux autres, du moins le texte de IV semble se rapprocher particulière­ment de celui qui a servi d'intermédiaire entre S et L.

1. Pour les rapports particuliers de L et de N, cf. Constans, Revue de philologie, 1926.
2. On pourrait penser à la rigueur qu'il a eu pour modules A' et L : mais l'hypothèse n'a aucune vraisemblance, on va le voir,
3. Le signe > signilie ici, on le sait, en désaccord avec. Je n'ai pas tenu compte dans celte statistique des variantes à un seul témoin, ni des noms propres, trop aisément corrompus.
4 Cf. D. Quentin, Mémoire sur l’établissement du texte de la Vulgate, 1922 ; Essais de critique textuelle, 1926 ; Une méthode de critique et de classement des mss., dans Rev, Et. Lat., V, 1927, p. 150.

Différents détails, et particulièrement l'étude d'une grave perturbation de l'archétype, dont SLN portent la trace, permettent peut-être ce choix. Au ch. 79 du livre I, § 4, après les mots incitati cursu, S passe sans transition à 2, 19, 3 uigiliasque, et continue jusqu'à 3, 43, 2 Pompeium instituit. Le texte reprend ensuite à 1, 79, 4 sese in ualles, c'est-à-dire au point où il avait été abandonné plus haut, jusqu'à 2, 18, 6 rébus faue- où l'on passe à 3, 48,2 ut spem eorum et la suite. Il y a donc là une interversion considérable, 2, 19, 3 — 3, 43, 2 passant avant 1, 79, 4 — 2, 18, 6, interversion qui se complique d'une double lacune, 2,18, 6 — 2,19, 3 et 3,43, 2 — 3, 48, 2. Cette perturbation n'est pas le fait de S, puisqu'on en trouve des traces dans LN : mais elle présente dans ces deux mss. un caractère assez différent.
Dans L et N, en effet, on constate après I, 79, 3 une la­cune qui s'étend jusqu'aux mots incitati cursu qu'elle com­prend : mais ensuite le texte reprend dans l'ordre normal à 1, 7!), 4 sese in ualles, et continue jusqu'à 2, 19, 3 où viennent s'intercaler les quelques lignes qui manquaient tout à l'heure (1, 79, 4... cursu) ; puis revient la suite de 2,19,3 uigiliasque jusqu'à 3, 43, 2 Pompeius instituit. Là, une lacune, qui cette fois n'est compensée nulle part, fait passer le lecteur à 3, 48, 2 ut spem eorum, et le texte conti­nue ensuite régulièrement.
On le voit, tandis que dans S il y a une grave interver­sion et deux lacunes (2,18,6—2,19,3 et 3,43,2—3,48,2), L et N n'intervertissent que quelques lignes (le début de 1, 79, 4 transposé dans 2,19,3) et n'offrent qu'une lacune, la seconde de S (3, 43, 2 —3, 48, 2). Néanmoins, ces acci­dents proviennent évidemment de la même source que ceux que présente S (si l'on ne veut pas admettre une im­possible série de coïncidences}, puisque c'est précisément aux mêmes points qu'ils se produisent, et que, notam­ment, les trois mss. présentent la succession incitati cursu (1,79,4) uigilias (2,19,3).
 Quel que soit la façon dont on puisse rendre compte de ces faits, il est clair qu'ils précisent la généalogie des mss. en question, et que, tout en attestant une fois de plus leur parenté, ils obligent à choisir un stemma qui groupe L et N en face de S, donc du genre du premier des quatre qui ont été indiqués plus haut. A dire vrai, on pourrait à la rigueur retenir le stemma 4, en admettant que L a été la source principale de N, et S seulement une source secondaire : mais on constate que, dans l'ensemble du texte, beaucoup de lacunes sont communes à LN, à l'exclusion de S (1), tan­dis que deux seulement, et qui ne portent que sur un mot et n'ont par conséquent qu'une valeur démonstrative à peu près nulle (2), sont spéciales à SN : il est clair que, si le copiste de N s'était référé à la fois à L et à S, il eût, même si L avait été sa source principale, complété à l'aide de S les lacunes que présentait l'autre ms. Aucune lacune, enfin, n'appartient en propre à SL. C'est donc bien au stemma 1 qu'il faut se tenir.
Ce stemma permet, on le voit, de choisir entre une leçon de S et une leçon de LN; l'une comme l'autre peut repré­senter le texte de leur archétype. Mais, entre une leçon de SN et une leçon de L, il faut de toute nécessité considérer la première comme ayant toutes chances de reproduire le texte de a. Ainsi l'introduction du Neapolitanus — qui n'a pas été jusqu'ici utilisé, à ma connaissance, pour l'éta­blissement du texte du Bellum ciuile — parmi les mss. de base de cette édition éclaircit les rapports de parenté entre S et L (3), et donne sur l'archétype de cette classe des

1. J'en compte six dans le seul livre I, dont trois sont relatives à des phrases ou à des membres de phrases d'une certaine importance. Dans le livre III, une de ces lacunes embrasse tout un chapitre (3, 96) ; la lacune a été comblée postérieurement dans N par une autre main, et à l'aide d'un ms. de la 2e classe.
2. Voici ces lacunes : 3, 27, 2 ut; 3, 82, 1 paucis.
3. Ainsi le titre de frater germanus dont quelques éditeurs paraient l'un de ces mss., par rapport à l'autre, doit-il céder la place à celui de cousin germain, et encore...

renseignements qui ne sont pas à dédaigner et qui per­mettent dans plus d'un cas d'en rétablir le texte avec certitude.
On peut même se faire quelque idée, à l'aide de ces trois mss., de l'aspect général qu'il présentait. Non pas, peut-être, au point de vue de la longueur des lignes. De pa­reilles recherches n'ont quelques chances d'aboutir que s'il s'agit d'un ms. fort ancien et d'exécution remarqua­blement régulière, et encore, dans les cas les plus favo­rables, bien des inconnues entrent en jeu, abréviations employées, espaces laissés en blanc par le copiste, grat­tages, surcharges, etc., qui peuvent facilement fausser un calcul. Que dire lorsque le ms. en question est postérieur — et c'est le cas pour a, comme on va le voir — à la renais­sance caroline, ou même contemporain de cette renais­sance ! Dans ces conditions, le postulat sur lequel on fonde l'idée de cette recherche, à savoir que la longueur des lignes, ou plus exactement le nombre de signes contenus dans une ligne du ms. considéré est toujours à peu près le même, ce postulat reçoit de la réalité de tels démentis qu'il devient bien hasardeux de l'admettre (1). Dans le cas présent, il est plus sage de laisser de côté ces recherches.
Mais on sait autre chose sur a, l'ancêtre commun de SLN. Il faut d'abord rappeler la constatation de Kübler, qui a noté que les accidents dont il a été question plus haut (2), et qui sont, dans les trois mss., le résultat d'une perturbation de l'archétype, se produisent en des points du texte qui, comme par un fait exprès, se trouvent régu­lièrement dans S après le dernier mot du quaternion (3). Coïncidence fortuite? Évidemment non. L'explication, c'est que S a reproduit dans ses quaternions les quaternions de son modèle, non sans doute, comme il arrive par­fois, par scrupule d'exactitude, mais plus probablement

1. Ainsi telle ligne de N compte 69 lettres, telle autre 59, telle autre encore 47. Dans un ms. plus ancien, en onciales du vme siècle, le Val. Urbinas lot. 293, on trouve une ligne de 57 signes, et la ligne suivante en a seulement 48. Et il y a des abréviations.
2. Cf. sup., p. xlviii.
3. Sauf un cas où l'accident ne se produit qu'à la troisième ligne du quaternion suivant.

parce que ces quaternions du modèle avaient été répartis pour la copie entre deux scribes (1).
D'autres précisions ont plus d'importance. Ainsi, on peut tenir pour assurer que aétait un ms. en minuscules, lui-même copié sur un ms. en minuscules. C'est ce que prouvent à l'évidence certaines erreurs. Ainsi :
1, 74, 4 natos SLN (les autres mss. ont notos, qui est certainement la leçon correcte, d'après Je con­texte}.
1, 76, 4 ablatus SLN (autres mss. oblatus, qui s'im­pose).
1,76,4 naua S, uana LN (autres mss. noua, sûr).
Ces trois fautes supposent la confusion d'un o avec un a (notas lu natos, oblatus lu ablatus, noua lu naua, et ce naua inintelligible, que le copiste de a lisait dans c, corrigé en uana, qui du moins donnait un sens). Or, cette confusion entre o et a ne peut être commise que sur un ms. en minus­cules. Quelle apparence de prendre un A pour un O, même dans un ms. en onciales? L'archétype de SLN, et même lems. qui lui a servi de modèle, ne sauraient donc être très anciens.
De plus, d'une façon générale, on doit constater que a devait être un ms. médiocre, souvent défectueux, offrant un certain nombre de lacunes, et peu propre en définitive à donner un texte correct. Sans doute, cette branche de la tradition rend à la constitution du texte de très réels ser­vices, et c'est elle notamment qui a conservé la trace de la division originelle du Belum ciuile en deux livres : mais son autorité doit cependant demeurer assez restreinte.

La deuxième classe.
Ce n’est pas à dire, du reste, que l'on puisse se fier aveuglé­ment à la deuxième classe, comme on va le voir. Cette classe, connue depuis plus longtemps dans ses mss. essen­tiels, a été aussi plus étudiée et on en a dressé la généalogie.

1. J'ai pu constater après d'autres l'existence de deux mains différentes suivant les quaternions, et souvent un espace blanc plus ou moins grand a la fin du quaternion, le scribe n'ayant pas calculé la place avec une précision mathématique.

II est clair que U et R ont entre eux des rapports de pa­renté fort étroits, si étroits que Ramorino1 et Kùbler2 ont vu d'abord dans R une copie fidèle de U. Ils ont reconnu ensuite, et les autres éditeurs avec eux, que l'hypothèse était fausse3, et que ces rapports s'expliquaient mieux si l'on admettait que U et R avaient été copiés l'un et l'autre sur le même manuscrit (4). Il en va de même pour T et F, avec cette différence que F est moins soigné que T, et que ce dernier paraît porter les traces d'une révision (opérée peut-être sur l'archétype de TV, tc) d'après un ms. de la lre classe (5).
M se rapproche plus du groupe UR que du groupe TV : assez souvent on trouve des leçons particulières à ces trois mss. (on en peut compter 17 dans le seul livre II, qui forme à peine le cinquième de l'ouvrage), et quelques-unes de ces leçons sont excellentes : il paraît impossible d'y voir de simples conjectures, et il faut plutôt admettre qu'elles proviennent de variantes empruntées par l'archétype m. à un ms. Y inconnu par ailleurs, mais qui se rattachait à l'original sans passer par l'archétype de tous les mss. existants. M garde d'ailleurs, vis-à-vis de UR, une cer­taine indépendance ; il se sépare même parfois de toute la deuxième classe, tantôt pour s'accorder avec la première, tantôt pour présenter des leçons qui lui sont propres (6) ; fait que l'on peut expliquer en admettant que le copiste

1. Ramorino, Rivista ai filol. class., XVIII, 1890, p. 250 sqq.
2. Kiibler, dans sa première édition du B. G., Teubner, p. vu.
3. Ramorino, Rivista ai filol. class., t. XIX, 1891, p. 129 ; Kùbler, éd. du B. C., Teubner, 1903, p. vu.
4. Lacunes communes à UR : 1, 36, 5 armalisque diebus ; 1, 47, 2 et initia locum tumulumque tenuissent (saut du même au même) ; 2, 33, 1 qua... uiderentur ; 2, 33, 3 siue sollicitandi milites (saut du même au même) ; les leçons communes aux deux mss. sont innombrables.
5. Lacunes : 3, 33, 1 tolli... Scipio; 3, 49, 2 non bona... muliitudine; 3, 101, 1 prius... Messanam; 3, 109, 15 accepta... aller. Toutes ont pour origine un « saut du même au même ».
6. On trouvera un relevé de ces dernières dans l'Appendice à la pré­face de la deuxième édition de Ramorino ; d'après ce relevé, elles s'é­lèveraient à 61 pour le texte du B. C. contenu dans la partie ancienne de M (ou 52 en retranchant les omissions). Ce relevé paraît exact. Il n'en est pas de même de celui qui donne la liste des passages où M se rencontre avec UR, et qui est extrêmement incomplet.

de M s'est intéressé plus que celui de p aux variantes de y, dont il vient d'être question1.
Malgré ces différences, qui font que ces cinq mss., MURTV, sont moins proches les uns des autres, ou, si l'on veut, offrent plus de variété que SLN, leur pa­renté, depuis longtemps démontrée, reste incontestable ; elle est attestée par un grand nombre de « fautes com­munes », et admise par tous les éditeurs. L'absence de lacunes communes, surprenante au premier abord, s'ex­plique sans doute par la révision opérée sur k à l'aide d'un ms. de la première classe, et sur m à l'aide d'y. Cette pa­renté peut se représenter de la façon suivante : c'est le stemma généralement adopté, et qui, dans son ensemble, a été dessiné par Holder.

Rapports entre les deux classes et valeur de l’archétype
En général, b, l'archétype de MURTV, paraît avoir étésupérieur à a. Mais c est une supériorité toute relative, et qui n'empêche point ce ms. d'être, lui aussi, de date re­lativement récente et d'avoir présenté toute sorte d'al­térations du texte authentique.

1. Cet intérêt se marque bien dans certains passages, où M a accueilli les deux leçons côte à côte. Ainsi 2, 34, 6, où il porte timoré tempore, tandis que UR ont timoré, et SLN, TV tempore.

A cause de l'intervention des influences extérieures que nous avons cru pouvoir re­lever, il est d'ailleurs difficile de se faire une idée exacte de cet archétype. Au reste, mieux vaut aller tout de suite plus loin et chercher à rendre compte de la valeur de l'an­cêtre commun aux deux classes qui viennent d'être distin­guées.
II résulte de ce stemma qu'une leçon donnée par SLN a théoriquement autant de raisons d'être conforme à l'ar­chétype (3 qu'une leçon donnée par MURTV. En re­vanche, si une leçon est commune à SLN (ou seulement à SN) et à un groupe de la 2e classe, elle a toutes les chances de représenter le texte de l'archétype. Cependant, puisque, pour ce qui concerne la 2e classe, les mss. sont « contami­nés », soit par un texte de la lre, soit par y, on ne peut poser de règle absolue, et il semble possible d'accueillir dans certains cas telle leçon de MUR, voire de M, contre l'accord unanime des autres mss. ; il en sera de même, plus rarement d'ailleurs, pour une leçon de TV.
Mais, alors, pourrait-on demander avec M. J. Bédier1,

1. Cf. le long et spirituel article où M. J. Bédier a mis au point et résumé toutes ses attaques antérieures sur la critique textuelle et les généalogies de mss., dans Romania, 1928.

à quoi bon tout ce travail de classement et cette construc­tion du stemma généalogique, de cet « automate » qui doit contraindre notre choix, si, après l'avoir construit, nous nous arrangeons pour échapper à ses contraintes toutes les fois qu'elles nous gênent? A cette objection, il est permis de répondre d'abord que l'éditeur n'y met pas toujours tant de malice, et que bien souvent, au contraire, il serait heureux, son stemma une fois fait, de n'avoir plus qu'à obéir sans discussion à l'automate ; son travail en devien­drait sans doute tout mécanique et peu intéressant, mais que de temps gagné et quelle réconfortante certitude ! Il faut ajouter que, dans le cas présent, ces recherches, ces efforts de classement ont eu un résultat qui n'est pas à dédaigner. Même si l'on a des doutes sur le détail du stemma — pourtant admis, au moins dans ses grandes lignes, par tous les derniers éditeurs de César — une chose reste incontestable : les huit mss. proviennent tous, en définitive, d'un même archétype. Et cet archétype paraît avoir été déjà très altéré. Bien des faits le prouvent, et A. Klotz en cite un certain nombre dans la préface de son édition. Les noms propres, qui sont en général extrême­ment corrompus, le sont souvent de la même façon dans tous nos mss. Les séparations de mots vicieuses s'y ren­contrent plus d'une fois sous la même forme, et cette forme doit remonter au moins à l'archétype. Des abréviations semblent avoir contribué à en rendre la lecture peu aisée1. Des lacunes évidentes le déparaient (2). Enfin, certains pas­sages irrémédiablement gâtés se présentent sous un aspect

1. Deux exemples suffiront : 1, 69, 1 nos M nos née U née RTV om.
 os SLN. Il s'agit évidemment de l'abréviation N (ou n), c'est-à-dire nostros, qu'il faut lire avec Morus, abréviation qui aura été prise pour 7V (ou n), c'est-à-dire nec. De même, 2, 9, 1, tous les mss. portent contabulationis causa. Il faut lire avec Aide contabulationem eam et admettre avec Klotz que l'archétype portait conlabulatione ea, et que le dernier mot a été lu ça, « causa », ou plutôt penser, ce qui est plus logique, que l'abréviation se trouvait dans le ms. sur lequel l'archétype a été copié, et que ce dernier l'a développée à contresens.
2. La plus frappante est celle de 3, 50, 2. Mais il y en a d'autres ; ainsi César avait sûrement parlé de l'échec des troupes antoniennes à Curicta (cf. sup., p. xn).

analogue dans tous les mss. existants : il est hors de doute que cette corruption s'étalait déjà dans l'archétype1. A tous égards, cet archétype n'était donc pas très recommandable, et, si on a le droit de témoigner peu de sa­tisfaction des mss. existants, il faut reconnaître que la responsabilité de l'état dans lequel ils se trouvent n'in­combe pas toujours pour la plus grosse part à leurs co­pistes, et qu'ils ont à porter le poids d'une très lourde hé­rédité.
Cet archétype n'était d'ailleurs pas très ancien. Des con­fusions de lettres (a et u, e et o, e et i, voire même a et i) témoignent, en effet, non seulement qu'il était écrit en minuscules, mais encore qu'il était lui-même, selon toute vraisemblance, copié sur un ms. en minuscules ; il semble, du moins, que c'est ce qu'il faut conclure de certaines erreurs répétées par l'unanimité de nos mss. Ainsi en est-il du texte pittoresque qu'ils donnent en 1, 40, 3 : dans le récit des opérations devant Ilerda, César raconte que Fabius, ayant fait passer le pont sur le Sicoris à deux légions pour aller, comme chaque jour, protéger les fourrageurs, ce pont se rompit tout à coup, mettant ainsi les Romains en fâcheuse posture. Mais les huit mss., en par­fait accord, attribuent cette rupture à un fait bien étrange : « Tout à coup, disent-ils, par l'effet de la grandeur des bêtes de somme et de l'eau, le pont fut coupé : subito iumentorum et aquae magnitudine pons est interruptus. » II est évident que ce rapprochement burlesque ne peut avoir César pour auteur, et un ms. du xve siècle semble bien avoir rétabli, par une ingénieuse conjecture, la leçon cor­recte ; il faut lire avec lui, au lieu de iumentorum, ui uentorum, « par la violence de la tempête (et la hauteur de la crue) ». Mais, si le copiste de l'archétype avait eu sous les yeux un ms. en capitales, ou même en onciales, il eût diffi­cilement pris VIV pour IVM ; il y a d'un côté cinq jam­bages, de l'autre sept. Au contraire, sur un ms. en minus­cules, l'erreur est beaucoup plus aisée : entre uiu et ium,

1. Avant tout le « locus desperatus » de 2, 29, 3. Que l'archétype en soit responsable, ou qu'il provienne d'un ms. antérieur, peu importe ici. Mais il paraît difficile d'admettre que pareil gâchis remonte en défini­tive, comme le voudrait Klotz, à César lui-même.

il n'y a qu'un jambage de différence, et la confusion est fréquente entre ui et iu.
D'autres erreurs sont plus probantes encore. Ainsi 1, 5, 1, où, à côté de la leçon correcte raptim donnée par LN, V, on lit, dans S, m URT, ruptim ;cette mélecture d'un u pour un a, invraisemblable dans l'écriture capitale, est courante dans la minuscule ; il faut sans doute retrouver la trace de la même confusion en 3, 107, 1, où la correction fiant a toutes chances de représenter le texte authentique en face du fiunt que nous offrent tous les mss. Ailleurs (1, 63, 2), une confusion analogue entre e et o oppose à la leçon authentique dolere (LNZ, MZURTV] un dolore qui n'offre aucun sens raisonnable (SN1, M1) ; on peut encore citer, par exemple, 3, 61, 3, où SLN portent uera diligen­tia, M1 uiria diligentia, UR uiriam diligentiam, T iuri adiligentia; le texte authentique, rétabli soit par conjec­ture, soit à l'aide d'une autre tradition, est certainement celui de M2 et de F, et c'est uaria diligentia ; mais il est clair que l'archétype devait offrir la leçon uiria diligentia, due à une erreur du copiste qui a pris l'a que portait son modèle pour un i; erreur qui ne peut s'expliquer que si ce modèle était déjà écrit en minuscules : comment, en effet, VA pourrait-il être lu VI ? Au contraire, la confusion de ua avec ni, sans être aussi naturelle que celle de a et de u, s'explique cependant.
Ainsi, à moins d'admettre que l'archétype présentait, dans tous les passages qui viennent d'être cités, et dans d'autres encore, une défectuosité favorisant l'erreur des scribes, un « piège à copistes », hypothèse d'autant moins vraisemblable que la liste de ces passages est plus longue, on est amené à la conclusion qu'il était écrit en minus­cules et copié lui-même sur un ms. en minuscules ; on ne peut, par conséquent, lui assigner une date bien reculée (ixe ou viii siècle au plus), et, d'autre part, un intermé­diaire au moins le séparait d'un ms. en capitales ou même en onciales ; cette succession et cette date relativement récente expliquent en partie l'état si défectueux du texte qu'il contenait, et que rend évident l'étude de la tradition manuscrite. Cette étude permet ainsi de constater que la situation est beaucoup moins favorable pour le Bellum
ciuile que pour le Bellum Gallicum, et la constatation n'est pas sans importance. Pour le Bellum Gallicum en effet, l'ancêtre commun de tous les mss. existants date d'une époque beaucoup plus ancienne, puisqu'il est anté­rieur à Julius Constantinus, donc sans doute à la fin du Ve siècle. Le texte de cet archétype a par conséquent des chances d'être plus proche de l'original. De plus, la révision même de Julius Constantinus a probablement utilisé des mss. qui, sur certains points, pouvaient améliorer le texte qu'il s'agissait de corriger.
Voilà ce que l'on oublie trop aisément lorsqu'on veut comparer dans le détail le texte du Bellum ciuile et celui du Bellum Gallicum : une telle comparaison n'est pourtant légitime qu'à la condition de garder présent à l'esprit le sentiment de cette différence de fait ; on comprendra ainsi que les conclusions qu'on en peut tirer restent beaucoup plus modestes qu'on ne l'imaginerait au premier abord, et qu'il ne faut pas prétendre les pousser trop loin. Par la force des choses, le texte du Bellum ciuile, malgré l'ingé­niosité des philologues, demeurera toujours, du fait même de la tradition manuscrite, inférieur à celui du Bellum Gallicum, et plus éloigné de l'original.

Les conjectures.
Ces considérations justi­fient-elles, dans l'établisse­ment du texte, un recours fréquent à la conjecture? Il ne le semble pas : le petit jeu de la conjecture — jeu qui a d'ailleurs ses règles, aussi strictes que délicates, il ne faut pas l'oublier — a exercé sur les philologues de la fin du siècle dernier une attraction qu'il est permis de trouver excessive ; sans doute, il a conduit quelquefois à des résul­tats merveilleux, à des restitutions dont le caractère d'évi­dence n'est contesté par personne ; mais, si l'éclat de ces réussites paie largement l'effort et la subtilité qu'elles ont coûtés, elles restent malgré tout exceptionnelles, et on n'évalue pas sans un peu d'effroi la prodigieuse dépense d'énergie que des dizaines de philologues ont consentie pour proposer des conjectures qui, tout ingénieuses qu'elles soient souvent, n'ont à peu près aucune chance de représenter le texte original : c'est ainsi que l'on peut compter dans la Tabula Coniecturarum de Meusel1 dix tentatives différentes pour remplacer (1, 48, 5) Vinhibernis des mss., et jusqu'à dix-huit conjectures qui visent à cor­riger (3, 48, 1) l'inintelligible quifuerant a ualeribus donné par l'ensemble de la tradition, et aucune de ces dix-huit conjectures — et c'est le cas de bien d'autres — n'est véri­tablement satisfaisante. C'est une dix-neuvième, proposée par M. L.-A. Constans, que j'ai adoptée. Mais, toutes les fois que la chose a paru possible, et que la correction ne portait pas avec elle ce caractère d'évidence dont il vient d'être question, j'ai jugé préférable de conserver le texte des manuscrits, en notant cependant dans l'apparat les conjectures les plus remarquables, qui offrent le double avantage de signaler la difficulté et d'indiquer dans quelles directions on a tenté d'y chercher un remède. A plus forte raison a-t-il semblé inutile d'ajouter à l'abon­dante moisson de conjectures présentée par la Tabula de Meusel — et ces conjectures se sont encore accrues depuis la publication de cette Tabula —un trop grand nombre de conjectures personnelles : on n'en trouvera que quelques-unes ça et là, dans les passages où ni le texte des manus­crits, ni aucune des corrections faites n'a paru acceptable, et où la recherche pouvait peut-être s'orienter dans une voie nouvelle. Mais qu'on ne s'y trompe pas : ces conjec­tures personnelles restent en général des hypothèses, guère plus satisfaisantes en somme que les autres corrections auxquelles elles viennent s'ajouter.

Caractères de cette édition. Principaux ouvrages utilisés.
Pour cette édition, l’Ashburnhamianus et le Thuaneus ont été collationnés sur l'origi­nal, le Neapolitanus et l'Ursinianus sur des photographies
généreusement procurées par l'Association G. Budé ;

1. Dans ce travail, publié à la suite de son précieux Lexicon Caesarianum, Meusel a réuni toutes les conjectures qu'il a pu atteindre (jusqu'en 1898) sur le texte de César. Et précisément cette Tabula illustre d'une manière curieuse la différence signalée plus haut entre l'état du texte du B. C. et de celui du B. G. Tandis, en effet, que 36 pages seulement sont consacrées au B. G., il en faut 54 pour le B. C., c'est-à-dire pour un texte de longueur sensiblement deux fois moindre.

les leçons du Riccardianus ont été relevées (pour le livre I) sur la collation qui en a été donnée dans la Rivista di filologia par Rostagno, celles de M (pour les parties les plus an­ciennes) sur la collation donnée par Ramorino en appen­dice à la préface de sa deuxième édition ; les autres leçons ont été prises dans les apparats critiques de diverses édi­tions du Bellum ciuile, et particulièrement de l'édition de Holder (1898), bien supérieure, comme présentation et comme travail, à ce qu'on penserait si l'on en jugeait par l'accueil généralement assez peu favorable que lui a ré­servé la critique lors de la publication1— Holder avait collationné la plupart des mss. utilisés par lui, et notam­ment L et F — et de celle de A. Klotz (1926), qui est excel­lente et contient beaucoup de choses sous sa forme conden­sée.
D'autres éditions du B. C. ont été constamment utili­sées, surtout celles de Kiïbler (Teubner), de Meusel (Weid-.... mann), de Doberenz-Dinter (Teubner), de Ramorino (Loescher) ; aux unes et aux autres, mais surtout à la se­conde et à la quatrième, la présente édition doit beaucoup, particulièrement au point de vue du commentaire. Est-il besoin de dire aussi le profit qu'elle a tiré de plusieurs des ouvrages que l'on peut dire classiques, comme le Lexicon Caesarianum de Meusel et le Lexicon zu den Schriften Casars de Merguet, comme les biographies de Warde Fowler (Julius Caesar and the foundation of the roman impérial system 2) et d'Ed. Meyer (Casars Monarchie und das Prin­cipal des Pompeius), comme les travaux de Drumann-Groebe, de Rice Holmes (The roman republic, t. III, 1923), et d'Adcock (dans le t. IX de la si remarquable Cam­bridge ancient history, 1932 (3)), comme les études d'histoire militaire de Léon Heuzey (Les opérations militaires de César étudiées par la mission de Macédoine), de Stoffel

1.   Cf.   notamment  Meusel,  Berl.  Philolog.   Wochenschrift, 24  dé­cembre 1898.
2. Ouvrage destiné surtout au grand public ; trad. franc., Paris, 1931.
3. Ce volume ne m'a pas été accessible en temps utile.

(Histoire de. Jules César, guerre civile (1)), de Kromayer-Veith (Antike Schlachtfelder, avec le Schlachten-Atlas), de Veith (Geschichte der Feldzuge des C. Julius Casar; ses études de détail sur Corfinium et Dyrrachium seront citées plus loin), comme le t. VIII de la magnifique Histoire an­cienne de l'Afrique du Nord, de Stéph. Gsell, pour la cam­pagne de Curion, et, pour le siège de Marseille, le t. III de l’Histoire de la Gaule de Camille Jullian, auquel il faut joindre le t. II du Massaliade Michel Clerc? J'ai aussi pu lire en épreuves, grâce à l'amitié de l'auteur — malheu­reusement à un moment où mon travail était déjà livré à l'imprimeur —la partie de l’Histoire romaine de M. J. Carcopino relative à la guerre civile. Dans ce précieux ou­vrage, si plein de vues ingénieuses et d'aperçus originaux, on trouvera une bibliographie fort étendue et tout à fait à jour, et on suivra presque avec passion les vicissitudes du triumvirat et le déroulement de la campagne entre Cé­sar et Pompée. Je l'ai utilisé in extremis dans toute la me­sure du possible (3). Pour une bibliographie analytique, où la philologie tient à côté de l'histoire la plus large place, il suffira de renvoyer au Jahresbericht de Bursian-Kroll (/. A. W.), t. CCXXIV (1929), où Kalinka donne une vue assez ample des dernières études sur la Guerre Civile. En­fin, sur les questions si complexes de l'organisation de l'armée, du matériel, etc., on consultera le manuel de Kromayer et Veith, Heerwesen und Kriegfûhrung der Griechen und Rômer (Hb. der Altertumswissenschaft, IV, 3, 2), 1928.
Dans la traduction non plus, je n'ai pas négligé l'aide que pouvaient m'apporter mes devanciers. A dire vrai, elle s'est trouvée ici beaucoup plus restreinte. Depuis Biaise de Vigenère, qui fit passer le premier en français — un français souvent vigoureux et pittoresque — le texte de la Guerre civile, depuis, même, Artaud, qui a collaboré, non sans bonheur parfois, à la collection Panckoucke, le goût a changé.

1. Deux vol. et Atlas, 1887. Cf. l'éloge dithyrambique — et d'ailleurs mérité — que fait de ce livre Meusel, dans son éd. du B. C., p. x-xi.
2. Dans l'Histoire générale de Gust. Glotz, lre sect., 3e partie.
3. M. Carcopino a accepté de relire une épreuve de cette Guerre ci­vile ; qu'il me permette de lui dire ici ma vive reconnaissance.

On demande avant tout aujourd'hui à une traduction la clarté et l'exactitude. C'est à quoi je me suis efforcé, en cherchant à rendre non seulement le sens, mais, dans la mesure du possible, le mouvement et les inten­tions du texte, tâche pour laquelle ce n'est ni Artaud ni Vigenère, quelques passages exceptés1, mais la traduction de la Guerre des Gaules de M. L.-A. Constans qui m'a sur­tout servi de guide. M. Constans a été, d'ailleurs, le révi­seur de ce volume, et les quelques passages où son nom est cité ne donnent qu'une bien faible idée de toutes les erreurs que son attention a évitées, et de toutes les amélio­rations que sa compétence a suggérées. Il n'est que juste de reconnaître ici l'étendue de cette dette, et je le fais avec une bien vive émotion au moment où la mort vient d'emporter en pleine maturité ce savant qui, dans sa trop courte carrière, a su marquer les études philologiques et archéologiques d'une empreinte durable2.

1. Ces lignes étaient écrites et le texte prêt pour l'impression lorsqu'à paru dans la collection Garnier la traduction de la Guerre civile de M. Rat, trop tard pour qu'il fût possible de tenir compte, sauf pour trois ou quatre passages, de cette bonne traduction souvent intéressante. On trouvera dans l'Introduction de cet ouvrage d'excellentes pages sur le caractère du Bellum ciuile, et à la fin, avec un appendice et de nom­breuses notes, les chapitres de Plutarque relatifs à la lutte entre Cé­sar et Pompée.
2. Je tiens à remercier aussi mes anciens élèves M. l'abbé Robert Mattlé, Marianiste, et Mlle J. Pilloud, professeur à l'École secondaire de jeunes filles de Fribourg, qui ont bien voulu relire une épreuve du présent travail et à qui je dois plus d'une heureuse rectification.
___________________________________________________________________________________________________________________________

 

                                                                                CONSPECTVS SIGLORVM
                                                                                                (Pour la description des mss., cf. sup., p. xliv-xlv).
                                                                                                                               NOMS DES MSS.       HOLDER     MEUSEL   CoNSTANS      KLOTZ         FABRE


Ashburnhamensis

D

S

S

S

S

Louaniensis

E

L

L

L

L

Neapolitanus

manque

manque

N

manque

N

Mediceus 68, 8

L

W

manque

W

M

Mediceus 68, 6

1

manque

manque

w

m

Ursinianus

U

h

U

U

U

Riccardianus

F

1

1

R

R

Thuaneus

T

a

T

T

T

Vindobonensis

V

f

f

V

V

 

 

004

                                 GUERRE CIVILE
                                                                    LIVRES PREMIER ET DEUXIÈME  (I)

Situation politique au début de 49; séances et discussions du Sénat,
                                                       
I.  La lettre de César une fois remise aux consuls (1), on n'obtint d’eux qu’avec beaucoup de difficulté, et grâce aux vi­goureux efforts des tribuns de la plèbe, que lecture en fût donnée en séance du Sénat ; mais, faire mettre à l'ordre du jour les propositions que contenait la lettre, on ne put l'obtenir. Les consuls dé­posent un ordre du jour sur la situation générale de la république. Le consul L. Lentulus excite le Sénat : il s'en­gage à ne pas manquer à l'État, si les sénateurs sont déci­dés à exprimer leur avis avec courage et énergie ; mais, s'ils regardent du côté de César et s'ils recherchent sa faveur, comme ils l'ont fait précédemment, il ne prendra conseil, lui, que de lui-même et ne déférera pas aux résolutions du Sénat : il a, lui aussi, son recours aux bonnes grâces et à l'amitié de César. Scipion parle dans le même sens :

1. Cf. Introd., p. x. Le texte des mss. porte : a Fabio, « la lettre de César une fois remise par Fabius aux consuls ». Mais c'est Curion, et non un certain Fabius, qui a remis aux consuls la lettre-ultimatum. Il y a donc là une erreur des mss. Noter le début ex abrupto : il n'en faut pas nécessairement conclure que les premières lignes de l'ouvrage manquent.

il est dans les intentions de Pompée de ne pas manquer à la république, s'il est suivi par le Sénat ; mais, si le Sénat hésite, s'il agit trop mollement, ce sera une démarche par­faitement inutile, le jour où ce corps en aurait le désir, que d'implorer l'aide de Pompée.
II.  Ce discours de Scipion, à une séance qui se tenait dans Rome, et alors que Pompée était aux portes1, sem­blait sortir de la bouche même de Pompée. Plusieurs avaient exprimé un avis plus modéré : tel tout d'abord M. Marcellus, qui était entré en matière en disant qu'il ne fallait pas mettre la question à l'ordre du jour avant d'avoir levé des troupes par toute l'Italie et enrôlé des armées sous la protection desquelles, sans crainte et libre­ment, le Sénat oserait alors prendre les décisions qu'il vou­drait ; tel M. Calidius, dont l'avis était que Pompée partît pour ses provinces2, afin d'éviter toute cause de bataille : César craignait, en effet, que les deux légions qu'on lui avait enlevées ne fussent conservées et retenues par Pompée aux abords de Rome dans le dessein de diriger contre lui une menace ; tel M. Rufus, qui suivait l'avis de Calidius en y changeant à peine quelques mots. Mais tous ceux-ci, violemment invectives par le consul Lentulus, étaient accablés sous la continuité de ses attaques. Lentu­lus déclara qu'il se refusait absolument à mettre aux voix la proposition de Calidius, et Marcellus, terrorisé par ces invectives, abandonna la sienne. Ainsi les vociférations du consul, la terreur que causait la présence de l'armée, les menaces des amis de Pompée, entraînent la plupart des sénateurs ; malgré eux, et sous la contrainte, ils votent la proposition de Scipion : dans un délai fixé 3, César devra

1. Pompée, revêtu de « l'imperiurn » et proconsul d'Espagne, ne pouvait pas, de par la constitution, pénétrer à l'intérieur du « pomerium ».
2. Il avait été nommé en 55 au gouvernement des Espagnes, mais s'y était fait remplacer par trois légats. Cf. ci-dessous, 1, 38, 1.
3. Il faut sans doute entendre : « Un délai que l'on fixera après déli­bération. » Cf. Class. Philology, 1912, p. 248-250.

licencier son armée ; s'il ne le fait pas, il sera considéré comme en révolte contre l'État. Les tribuns de la plèbe, Marc-Antoine et C. Cassius, opposent leur veto. Aussitôt la question du veto des tribuns est mise à l'ordre du jour. On porte des motions pleines de violence : plus elles sont intransigeantes et impitoyable; plus vives sont les appro­bations des ennemis de César.
III.  Vers le soir, la séance est levée, et tous ceux qui font partie de l'ordre sénatorial sont convoqués par Pom­pée. Il loue l'ardeur des uns et affermit leur résolution pour le lendemain, tandis qu'à l'égard de ceux qui ont montré trop de timidité, il mêle le blâme aux encouragements. Beaucoup de soldats des vieilles troupes de Pompée reprennent du service, attirés par des primes et par un grade supérieur, beaucoup sont appelés des deux légions qui ont été livrées par César. Rome se remplit de compa­gnons d'armes de Pompée, tribuns, centurions, rengagés. Tous les amis des consuls, les familiers de Pompée et de ceux qui nourrissaient de vieilles inimitiés contre César, sont entraînés au Sénat ; leurs vociférations, leur masse tumultueuse terrorisent les plus faibles, encouragent les indécis, mais enlèvent au plus grand nombre la faculté de se prononcer librement. Le censeur L. Pison s'offre à aller trouver César, et de même le préteur L. Roscius, pour le mettre au courant de ce qui se passe ; ils ne demandent pour cela qu'un délai de six jours. Un certain nombre propose même d'envoyer une délégation officielle à Cé­sar pour lui faire connaître la décision du Sénat.
IV. Toutes ces motions rencontrent de la résistance, et à toutes s'opposent les discours du consul1, de Scipion, de Caton. Caton est animé par sa vieille haine contre César et le ressentiment de son échec2.

1. L. Cornélius Lentulus.
2. Caton s'était présenté aux élections consulaires de 51, mais avait été battu par Marcellus et Sulpicius, les candidats de Pompée. Il ne faut pas oublier que Caton était alors hostile à la fois à César et à Pom­pée, qui menaçaient tous deux la constitution républicaine.

Pour Lentulus, l'énormité de ses dettes, l'espoir de commander une armée, de gouverner des provinces, les largesses des candidats au titre de roi1, tels sont ses mobiles ; il se vante, entre amis, de devenir un second Sylla, dans les mains de qui reviendra tout le pouvoir. Quant à Scipion, c'est également l'espoir d'un gouvernement de province et d'un commandement d'armées qui le pousse; il s'imagine qu'en raison de ses liens de parenté avec Pompée2 il partagera ce commandement avec lui ; c'est en même temps la crainte d'un procès, le désir de paraître et la flatterie des riches, qui avaient alors la plus grande influence dans le gouvernement et dans les tribunaux. Pompée lui-même, excité par les ennemis de César, et qui n'admettait pas que personne eût un pou­voir égal au sien propre, avait complètement rompu avec lui et était rentré en relations avec leurs adversaires com­muns, dont il avait lui-même attiré le plus grand nombre à César, au temps de leur parenté ; en même temps, in­quiet de la réputation fâcheuse que lui valait l'affaire des deux légions qu'il avait détournées de leur marche vers l'Asie et la Syrie pour les faire servir à ses ambitions de puissance et de domination, il cherchait à faire aboutir les choses à la guerre3.
V.  Voilà pourquoi tout fut mené dans la hâte et la con­fusion. On ne donne pas le temps aux parents de César de l'instruire des événements, on n'accorde pas aux tribuns de la plèbe la possibilité d'écarter par leurs prières le dan­ger qui les menace, ni même de conserver par l'exercice de l'intercession leur suprême droit, que Sylla leur avait laissé; mais, dès le septième jour, ils sont contraints de

1. Les princes étrangers qui cherchaient à obtenir du Sénat et des consuls le titre de rex : il s'agissait pour Lentulus de tenir César éloigné du pouvoir, pour se réserver ces largesses.
2. Pompée, après la mort de Julie, avait épousé la fille de Scipion.
3. Pourvu que César parût l'agresseur, la guerre civile devait justi­fier l'attitude de Pompée. Cicéron, qui jugeait alors sévèrement la con­duite de César, écrivait qu'on avait retenu ces légions traîtreusement, insidiose retentis (Att,, 1,13 d, 2).

songer à leur propre sûreté, ce pour quoi, jusque-là, les fameux tribuns les plus séditieux n'avaient à l'ordinaire de souci et de crainte que seulement au huitième mois de leurs fonctions1. On va jusqu'à recourir à ce suprême et ultime sénatus-consulte, extrémité à laquelle, sauf lorsque Rome était pour ainsi dire livrée aux flammes et que l'on désespérait du salut commun, l'audace des auteurs de mo­tions n'était pas encore descendue : « Veillent les consuls, les préteurs, les tribuns de la plèbe et les proconsuls qui sont aux abords de la ville, à ce que la république ne subisse aucun dommage2. » Telle fut la teneur du sénatus-consulte rédigé le 7 janvier. Ainsi, dans les cinq premiers jours où le Sénat put siéger, depuis le début du consulat de Lentulus (car il faut retrancher deux jours comitiaux)3, on prit, et sur l’imperium de César, et sur des magistrats si importants, les tribuns de la plèbe, des décisions pleines de gravité et de rigueur. Départ précipité, aussitôt, des tribuns de la plèbe, qui vont rejoindre César. Celui-ci était alors à Ravenne et attendait une réponse à ses demandes si modérées4, espérant que peut-être un certain sentiment d'équité pourrait faire aboutir les choses à la paix.
VI.  Les jours suivants, les séances du Sénat se tiennent hors de Rome. Pompée persiste dans la ligne de conduite qu'il avait fait connaître par l'entremise de Scipion. Il loue le courage et la fermeté du Sénat ; il dénombre ses propres forces : il a dix légions toutes prêtes ; d'autre part, il a appris de source sûre que les soldats de César sont pleins d'animosité contre leur chef, et qu'on ne peut les décider à le défendre, ni même à le suivre. Pour les autres

 l. Au moment, semble-t-il, où se faisaient les nouvelles élections.
2. Cette formule accordait aux magistrats en charge les pleins pou­voirs ; elle équivalait à peu près à la proclamation de l'état de siège.
3. Le 3 et le 4 janvier. Le Sénat ne siégeait pas les jours comitiaux.
4. Il est piquant de noter que Cicéron, dans une lettre à Tiron du 12 janvier 49, juge la lettre de César au Sénat menaçante et violente, minaces et acerbas. Dans la même lettre, il affirme qu'Antoine et Cassius ont quitté Rome de leur propre mouvement. Cependant, à l'entendre, les responsabilités sont partagées : « Des deux côtés, il y a des gens qui veulent la guerre » (Fam., 16, 13 ; cf. aussi Fam., 16, 12).

questions, les propositions suivantes sont présentées au Sénat : une levée sera faite dans toute l'Italie ; le pro­préteur Faustus Sylla sera envoyé en Maurétanie ; Pom­pée sera autorisé à prendre de l'argent dans le trésor public. Une proposition est faite aussi concernant le roi Juba : on lui donnera le titre d'ami et d'allié. Mais Marcellus déclare qu'il ne le tolérera pas quant à présent. Pour Faustus, le tribun de la plèbe Philippus oppose son veto. Les autres motions font l'objet de sénatus-consultes. On nomme des particuliers au gouvernement des provinces1; deux sont décrétées consulaires, les autres prétoriennes. A Scipion échoit la Syrie, à L. Domitius la Gaule. Philippus et Gotta sont laissés de côté par suite d'une décision de groupe, et leurs noms ne sont pas jetés dans l'urne. Dans les autres provinces, on envoie des préteurs. Et, sans attendre (ce qui s'était fait jusqu'alors) que leurs pouvoirs soient rati­fiés par le peuple, ils revêtent le paludamentum 2, font les sacrifices solennels et partent. Les consuls, chose inouïe jusqu'à ce jour, sortent de la ville3... et de simples parti­culiers ont des licteurs dans Rome et au Capitole, contrai­rement à toutes les traditions. Dans toute l'Italie, on fait des levées de troupes, on commande des armes, on exige de l'argent des municipes, on en prend dans les temples, toutes les lois divines et humaines sont bouleversées.

Harangue de César à la nouvelle des   décisions prises.
VII  Informé de ces événe­ments, César harangue ses troupes. Il rappelle les conti­nuelles injustices de ses enne­mis à son égard ; il se plaint qu'ils aient entraîné Pompée et qu'ils l'aient détourné de la voie droite par jalousie et par désir de rabaisser sa gloire, à lui, qui au contraire a toujours favorisé et soutenu Pompée dans la recherche des titres et des dignités.

1. La lex Pompeia de prouinciis ordinandis (52} ne permettait de nommer qu'un magistrat sorti de charge depuis cinq ans, donc priualus.
2. Le grand manteau rouge, insigne du commandement.
3. Le texte unanime des mss., traduit ici, ne peut s'admettre que si l'on suppose une lacune. Les consuls pouvaient sortir de Rome sans que cela fût « inouï ». Il faut penser qu'ils n'avaient pas observé les conditions requises. Certains éditeurs font passer « chose inouïe jusqu'à ce jour » dans la phrase précédente, ou croient ce passage interpolé.

Il déplore la nouveauté du précédent introduit dans l'État, la condamnation et l'écrasement par les armes du droit d'intercession tribunicienne, qui avait été rétabli naguère par les armes1. Sylla, qui avait dé­pouillé la puissance tribunicienne de tous ses pouvoirs, avait pourtant laissé libre le droit d'intercession ; et Pom­pée, qui passe pour avoir rendu aux tribuns ce qu'ils avaient perdu, leur a, au contraire, retiré les prérogatives qu'ils avaient conservées auparavant. Chaque fois qu'a été pris le décret ordonnant aux magistrats de veiller à ce que la république ne subisse aucun dommage, formule du sénatus-consulte par lequel on appelle aux armes le peuple romain, on l'a fait pour combattre des lois dangereuses, des coups de force des tribuns, des sécessions du peuple, quand il s'était établi dans les temples et sur les hauteurs ; et ces tentatives du passé, il montre qu'elles ont été expiées par le sort de Saturninus et des Gracques. Rien de pareil ne s'est produit actuellement, l'idée n'en est même pas venue ; ni projet de loi affiché, ni essai de convocation du peuple, ni sécession2. Il exhorte ses soldats, qui, sous sa conduite, ont, pendant neuf années, mené pour la pa­trie des campagnes particulièrement heureuses, gagné tant de batailles, pacifié toute la Gaule et la Germanie, à dé­fendre contre ses adversaires la réputation et l'honneur de leur chef. Des cris unanimes s'élèvent de la xiiie lé­gion, qui était là (César l'avait appelée dès le début des troubles; les autres n'avaient pas encore rejoint), attes­tant que-les troupes sont prêtes à venger les injures faites à leur général et aux tribuns de la plèbe.

1. On ne sait pas à quoi César fait ici allusion, car le rétablissement de la tribunicia potestas en 70 (cf. Carcopino, op. cit., II, 529), s'est opéré pacifiquement. Faut-il supprimer armis?
2. On condamne en général les mots « nulla lex promulgata », etc., parce qu'ils ne sont pas au style indirect. Il faut y voir une parenthèse. Cf. Reinhardt, Die oratio obliqua bei Caesar, Progr. Aschersleben, 1899.

César passe le Rubicon Négociations,    
 VIII.  Assuré de l'esprit de ses hommes, César gagne Ariminum avec cette légion et il y rencontre les tribuns de la plèbe qui s'étaient réfugiés prèsdelui1. Il rappelle les autres légions de leurs quartiers d'hiver, avec ordre de rejoindre. Le jeune L. Cé­sar, dont le père était légat de César, arrive dans la ville. Après avoir exposé la mission pour l'exécution de laquelle il était venu2, il fait connaître qu'il a reçu de Pompée pour César un autre mandat de caractère privé : Pompée veut être justifié aux yeux de César, pour que ce dernier ne regarde pas comme une offense personnelle des actes qui ont été accomplis pour le bien de l'État. Il a toujours fait passer l'intérêt de l'État avant les liens d'ordre privé. César doit aussi, en raison de son sentiment de l'honneur3, sacrifier à l'État esprit de parti et ressentiment, et ne pas s'emporter contre ses adversaires avec une violence telle qu'en cherchant à leur nuire il aille nuire à la république. L. César ajoute quelques exhortations de même style, qu'il mêle à une justification de Pompée. Le préteur Roscius traite avec César le même sujet presque dans les mêmes termes, témoignant que Pompée lui avait fait la leçon.
IX.  Tout cela n'apportait visiblement aucune atténua­tion aux injustices commises ; pourtant César, à qui l'oc­casion offrait des hommes qui pouvaient aisément rappor­ter à Pompée ce qu'il avait à lui dire, les prie tous deux, « puisqu'ils lui ont transmis ce dont Pompée les avait chargés pour lui, de bien vouloir lui transmettre en retour ses propres demandes, pour essayer, moyennant un petit effort, de mettre fin à de grandes dissensions et de délivrer l'Italie tout entière de ses angoisses. Pour lui, la chose essentielle a toujours été l'honneur, qu'il fait passer

1. Cf. 1, 5, et Klotz, Praef., IX, n. 1. — C'était la première ville que l'on rencontrait après avoir franchi la frontière de la Gaule cisalpine. César ne dit rien du passage du Rubicon.
2. Il s'agissait de notifier à César les décisions du Sénat.
3. Dignitatem. Doberenz-Dinter entendent : « en raison de la haute situation qu'occupe César ». Mais César reprend le mot (1, 9, 2), et au sens d' « honneur », à ce qu'il semble.

avant sa propre vie. Il a vu avec peine le privilège que lui avait accordé le peuple romain1 lui être enlevé par ses ennemis dans des conditions humiliantes et six mois de commandement lui être arrachés, par l'obligation où on le mettait de rentrer à Rome, alors que le peuple avait dé­crété qu'on tiendrait compte, malgré son absence, de sa candidature aux prochaines élections. Cependant, ce sacri­fice, il l'a supporté avec résignation pour le bien de l'État. Il a envoyé une lettre au Sénat, pour proposer que tous les généraux abandonnent leur commandement : il ne l'a même pas obtenu. Dans toute l'Italie on lève des troupes ; on retient les deux légions qu'on lui a enlevées sous pré­texte de guerre contre les Parthes ; Rome est en armes. A quoi donc tendent ces préparatifs, sinon à sa perte? Et, pourtant, il est prêt à consentir à tout et à tout supporter pour le bien de l'État. Que Pompée parte pour ses pro­vinces, qu'ils licencient tous deux leurs armées, que tous en Italie déposent les armes, que la terreur soit chassée de Rome, que la liberté des comices, que l'exercice du gouver­nement soient assurés au Sénat et au peuple romain ; que, pour réaliser tout cela plus facilement, pour régler les con­ditions du pacte et le sanctionner par un serment, Pompée se rapproche, ou qu'il laisse César se rapprocher de lui. Des conversations régleront tous les points en litige ».
X.  Leur mission reçue, Roscius et L. César arrivent à Capoue, où ils trouvent les consuls et Pompée2; ils leur transmettent les demandes de César. Après délibération, on donne une réponse écrite que l'on charge les mêmes personnages de porter à César, et qui contenait en subs­tance les propositions suivantes : César devait retourner en Gaule, évacuer Ariminum et licencier son armée ; si ces conditions étaient remplies, Pompée partirait pour les Espagnes.

1. Le « priuilegium » dont César parle plus bas.
2. D'après Cicéron, Roscius et L. César rejoignirent Pompée le 23 janvier à Téanum (Att, 7, 14, 1). La délibération eut lieu à Capoue le 25 ; mais Pompée n'y assistait pas. — Les propositions de César sont qualifiées par Cicéron de « tout à fait absurdes » (Att, 7, 13b, 2). Cependant il y voit ensuite une base de discussion, et il fonde de grands espoirs sur les contre-propositions envoyées à César (Att., 1, 18) et que César rejette ici.
,
En attendant, et jusqu'à ce qu'on eût l'assu­rance que César exécuterait ses promesses, les consuls et Pompée n'interrompraient point les levées de troupes.
XL  Pompée posait des conditions injustes en exigeant que César évacuât Ariminum et retournât dans sa pro­vince, tandis que lui conservait non seulement des pro­vinces, mais des légions qui étaient à un autre ; en voulant que César licenciât son armée alors qu'il faisait, lui, des le­vées de troupes ; en promettant de partir pour sa province, mais sans fixer une date à son départ, si bien que, s'il n'était pas parti une fois terminé le proconsulat de César, on ne pourrait cependant l'accuser d'avoir manqué à sa promesse. D'autre part, le fait qu'il n'offrait pas l'occasion d'une entrevue, et qu'il ne proposait pas de venir lui-même, faisait entièrement désespérer de la paix. Aussi Cé­sar fait-il partir des abords d'Ariminum M. Antoine avec cinq cohortes pour Arrétium ; lui reste à Ariminum avec deux et y organise une levée. Il occupe les places de Pisaurum, de Fanum et d'Ancona, chacune avec une cohorte1.

Progrès  de   César. Prise d'Iguvium et   d'Auximum.
XII.  Sur ces entrefaites, César apprend que l'ancien préteur Thermus tenait Iguvium avec cinq cohortes, qu'il fortifiait la ville, mais que l'esprit des habitants était tout à fait favorable à lui, César ; aussi y envoie-t-il Curion avec les trois cohortes qu'il avait à Pisaurum et à Ariminum. Lorsque Thermus connut son approche, comme il n'avait aucune confiance dans les sentiments du municipe à son égard, il retire ses troupes de la ville et s'éloigne précipitamment.

1. Cette conquête de l'Italie a eu pour premier effet de faire pencher du côté de Pompée des sympathies jusque-là hésitantes. C'est ce qui arriva pour Cicéron : « S'agit-il d'un général romain ou d'Hannibal? » demande-t-il à Atticus (Att., 7, 11, 1). Et ailleurs : « Cette guerre est née unius perditi ciuis audacia » (Att., 7, 13 a, 1).

Ses soldats, pendant l'étape, désertent et rentrent chez eux. Curion prend possession de la ville, au milieu de l'enthousiasme unanime de la population. A la nouvelle de ces événements, César, con­fiant dans l'esprit des municipes, fait sortir de leurs garni­sons les cohortes de la xiiie légion et part pour Auximum ; cette place était tenue par Attius, qui y avait in­troduit des cohortes, et qui faisait des levées dans tout le Picénum, en envoyant des sénateurs parcourir la région.
XIII.  A la nouvelle de l'approche de César, les décu­rions d'Auximum vont en grand nombre trouver Attius Varus ; ils lui déclarent qu'ils n'ont pas à juger le différend, mais que ni eux ni leurs concitoyens ne peuvent admettre que C. César, ce général qui a bien mérité de la république, qui a accompli tant d'exploits, se voie refuser l'entrée dans l'enceinte de la place. Que Varus pense aussi à l'avenir et aux risques qu'il court. Ces paroles inquiètent Varus, qui retire de la place la garnison qu'il y avait fait entrer et s'éloigne précipitamment. Quelques soldats de l'avant-garde de César1 se mirent à sa poursuite et l'obligèrent à accepter le combat. L'action engagée, les troupes de Varus l'abandonnent ; un certain nombre de soldats rentrent chez eux, le reste va trouver César, et en même temps qu'eux est amené un prisonnier, L. Pupius, centurion
primipile, qui avait fait partie précédemment, avec le même grade, de l'armée de Cn. Pompée. Mais César félicite les soldats d'Attius, relâche Pupius, remercie les Auximates et leur promet de ne pas oublier ce qu'ils ont fait.

Effet produit à Rome par l’avance de César.
XIV.  Quand on sut à Rome ce qui s'était passé, une telle panique se répandit soudain, que le consul Lentulus, qui était venu ouvrir le trésor pour

1. Ici ordo semble avoir le sens de rang, non de centurie.

en sortir de l'argent pour Pompée suivant les dispositions
du sénatus-consulte, aussitôt après l'ouverture du trésor sacré, quitta précipitamment la ville1. César approchait, sa cavalerie était là : tels étaient les faux bruits qui se répandaient. Lentulus fut suivi de son collègue Marcellus et de la plupart des magistrats. Cn. Pompée avait quitté les abords de Rome la veille de ce jour8 et faisait route vers les légions cédées par César, qu'il avait établies en Apulie pour les quartiers d'hiver. Les levées autour de Rome sont interrompues : on considère que la région au nord de Capoue ne présente aucune sécurité. A Capoue seulement on se rassure, on reprend ses esprits et on se met à lever les colons qui y avaient été établis par la loi Julia3 ; des gladiateurs, dont César avait là une école, sont amenés au forum : Lentulus les anime en leur faisant espé­rer la liberté, leur attribue des chevaux et leur commande de le suivre. Plus tard, sur les représentations de son entourage — car tout le monde blâmait cette façon d'agir — il les répartit dans les divers groupements d'esclaves de Campanie, pour y être gardés.

Soumission de tout le Picénum.
XV.  Sorti d'Auximum, Cé­sar, continuant sa progression, parcourt tout le Picénum ; toutes les préfectures4 de la région l'accueillent avec grand enthousiasme et viennent en aide à son armée de toutes les façons. De Cingulum même, place que Labiénus avait organisée et achevée de ses deniers, on lui adresse des délégués, qui déclarent que les habitants n'ont qu'un désir, exécuter tous les ordres qu'il pourra donner.

1. Cf., sur ce passage, P. Fabre, dans R. Ê. A., 1931, 26-32. aerarium sanctius ou interius était le trésor où l'on conservait, ad ultimes casus (Tite-Live, 27, 10, 11), le produit de l'impôt du 20e sur la valeur des esclaves affranchis. Cf. sup., 1, 6, 3, et inf., t. II, p. 99, n. 3.
2. En fait, cette panique (18 janv.) est antérieure à la prise d'Auxi­mum (début de févr.) ; elle a été provoquée par le passage du Rubicon (11-12 janv.) et l'occupation d'Ariminum, etc. (12-15 janv.).
3. Loi agraire, portée par César (59) pour les vétérans de Pompée.
4. Les praefecturae sont des municipes (c'est-à-dire des cités alliées ou soumises dont la population a reçu collectivement le droit de cité romaine) qui n'ont pas le lus suffragii (ciuitas sine suffragio), et où la juridiction est exercée par des praefecti iure dicundo, délégués du pré­teur urbain. Dans le détail, la question n'est d'ailleurs pas claire.

César demande des soldats ; on les envoie. Pendant ce temps, la xiie légion le rejoint. A la tête de ces deux légions, il part pour Asculum Picénum. Lentulus Spinther occupait la place avec dix cohortes. A la nouvelle de l'ap­proche de César, il s'éloigne précipitamment, après avoir essayé d'entraîner avec lui ses cohortes ; mais la plupart des soldats l'abandonnent. Laissé seul avec une poignée  d'hommes pendant l'étape, il tombe sur Vibullius Rufus que Pompée avait envoyé dans le Picénum pour y maintenir la confiance. Vibullius, renseigné par lui sur la situa­tion dans le Picénum, prend le commandement de ses soldats et le congédie. Il rassemble de même, des régions voisines, les troupes dont il peut opérer la concentration, provenant des levées ordonnées par Pompée. Parmi ces troupes, il recueille Lucilius Hirrus, qui s'enfuyait de Camérinum avec six cohortes, garnison qu'il avait com­mandée dans cette place. Du groupement de ces éléments, il forme treize cohortes ; avec elles, il rejoint à marches forcées Domitius Ahénobarbus, à Corfinium, et lui annonce l'arrivée imminente de César avec deux légions Domitius de son côté, avait rassemblé une vingtaine de cohortes tirées d'Alba, du pays des Marses et des Péligniens, et des régions voisines.

Siège  et prise de Corfinium.
XVI.  Après la capitulation de Firmum et la fuite de Lentulus, César fait rechercher les soldats du chef pompéien qui avaient déserté et organiser une levée. Il ne s'arrête qu'un jour à Asculum pour se ra­vitailler et marche vivement sur Corfinium. Quand il y ar­riva, cinq cohortes, détachées de la place par Domitius, coupaient le pont sur le fleuve, à environ trois milles en avant de la ville. Les premiers éléments des troupes de César engagèrent le combat sur ce point, et les soldats de Domitius, bien vite chassés du pont, se replièrent dans la place. César fit passer le fleuve à ses légions, s'arrêta aux portes de la ville et établit son camp sous les murs1.
XVII.  Domitius, en présence de cette situation, en­voie à Pompée, en Apulie, des gens connaissant le pays, avec promesse d'une grosse récompense ; ils étaient por­teurs d'une lettre et devaient demander instamment du secours : « Avec deux armées, et étant données les diffi­cultés du terrain, on pouvait facilement encercler César et lui couper les vivres ; mais, si Pompée ne venait pas à son aide, il allait lui-même se trouver en danger, avec plus de trente cohortes, et un grand nombre de sénateurs et de chevaliers romains. » En attendant la réponse, Domitius encourage ses troupes, dispose des machines sur les mu­railles, attribue à chacun son secteur pour la défense de la ville : aux soldats rassemblés il promet des terres prises sur ses biens propres, quinze arpents pour chacun 2, et en proportion équivalente pour les centurions et les rengagés.
XVIII.  Pendant ce temps, on apprend à César que les habitants de Sulmone, place distante de Corfinium de sept milles, ne demandaient qu'à obéir à ses ordres, mais qu'ils en étaient empêchés par le sénateur Q. Lucrétius et Attius Pélignus, qui tenaient garnison dans la place avec sept cohortes. César y envoie M. Antoine avec cinq cohortes de la xiiie légion. A peine les gens de Sulmone virent-ils nos enseignes qu'ils ouvrirent les portes, et que tous, civils et soldats, sortirent au-devant d'Antoine en témoignant leur joie. Lucrétius et Attius sautèrent au bas des remparts. Attius, amené devant Antoine, demande à être conduit en présence de César.

1. Sur le siège de Corfinium, cf. Veitli, Corfinium, Klio, 1913.
2. Un peu moins de quatre hectares. C'est déjà une belle générosité. Mais Domitius avait d'immenses propriétés foncières (cf. Dion Cassius, 41, 11), qu'il avait acquises sous Sylla (cf. aussi 1, 34 ; 1, 56, 3). Pourtant le texte des mss., quarante arpents, ne peut guère être retenu, xv est le nombre qui expliquerait le mieux l'erreur xl. Et c'est celui que donne Tite-Live à propos de la fondation d'une colonie : Vibonem colonia deducta est ex s, c. plebisque scito... Quina dena iugera agri data in singulos pedites sunt, duplex equiti (35, 40, 6).

Antoine revient avec les cohortes et Attius le jour même où il était parti. César réunit ces cohortes à son armée et renvoya Attius sans aucun mauvais traitement. Dès les premiers jours du siège, César prend ses dispositions pour établir autour de son camp une solide défense, pour y concentrer des appro­visionnements tirés des municipes voisins, et pour at­tendre le reste de ses troupes. Dans les trois premiers jours, la viiie légion fait sa jonction, ainsi que vingt-deux cohortes des nouvelles levées de Gaule, et à peu près trois cents cavaliers envoyés par le roi de Norique. A leur arri­vée, il établit un second camp, de l'autre côté de la place. Au commandement de ce camp, il nomma Curion. Les jours suivants, il entreprend l'investissement de la place au moyen d'une ligne de circonvallation garnie de points d'appui. A peu près vers le moment où la plus grande partie de ce travail était achevée, les agents de liaison envoyés à Pompée reviennent.
XIX.  Après avoir lu la réponse, Domitius en cache le véritable contenu et annonce à son état-major que Pom­pée va se porter rapidement à leur secours ; il l'exhorte à ne pas perdre courage et à préparer tout ce qui peut être utile à la défense de la place. Cependant, il s'entretient secrètement avec quelques-uns de ses intimes et se déclare résolu à prendre la fuite. Comme la physionomie de Domitius ne s'accordait pas avec son langage, que tous ses actes marquaient moins de confiance et de fer­meté qu'il n'en avait montré les jours précédents, qu'il s'entretenait souvent avec ses familiers en de mystérieux conciliabules, contrairement à ses habitudes, qu'il évitait les rassemblements et les réunions, la vérité ne put pas être cachée et tenue secrète plus longtemps. Pompée avait répondu en réalité qu'il se refusait à pousser l'affaire jusqu'aux risques les plus graves, qu'au surplus ce n'était ni sur ses conseils, ni par son ordre que Domitius s'était enfermé dans la place de Corfinium ; qu'il le rejoignît donc, s'il pouvait en avoir le moyen, avec toutes ses troupes (1). L'exécution de cet ordre était impossible, à cause du siège et des travaux d'investissement de la place.
XX.  Une fois répandue la nouvelle de la décision de Do­mitius, les troupes de Corfinium se rassemblent, aux pre­mières heures du soir, et par la bouche de leurs tribuns, de leurs centurions, et des plus considérés parmi les soldats, elles tiennent entre elles les propos suivants : « César les assiège ; les travaux d'investissement sont presque ache­vés ; leur chef Domitius, en qui ils avaient placé l'espoir et la confiance qui les ont fait tenir jusqu'au bout, les trahit tous et songe à prendre la fuite (2) ; eux aussi doivent penser à sauver leur vie. » Tout d'abord, les Marses s'op­posent à cette résolution ; ils occupent la partie de la place qui paraissait le mieux fortifiée ; une si vive discussion s'élève que l'on commence à en venir aux mains et qu'un combat s'engage ; mais, peu après, on envoie de part et d'autre des parlementaires, et les Marses apprennent le projet de fuite de Domitius, qu'ils ignoraient. Aussi tous, d'un commun accord, attirent Domitius au dehors, l'en­tourent, le gardent prisonnier et envoient à César des délégués pris parmi eux : ils déclarent être prêts à lui ouvrir les portes, à exécuter les ordres qu'il pourra donner et à livrer Domitius vivant entre ses mains.
XXI.  Ces faits une fois connus, César, tout en se rendant compte du grand intérêt qu'il y avait à ne pas perdre un instant pour prendre possession de la place, et pour faire

1. La lettre nous a été conservée (Att., 8, 12 d. Cf. 8, 12 b ; 8, 12 c). Pompée y juge sainement la situation. Cf. Veith, op. cit., 1 sqq.
2. Suivant Sénèque (Benef., 3, 24), Domitius aurait voulu se donner la mort et aurait demandé du poison à son médecin ; mais celui-ci lui aurait fait boire un remède inoffensif, medicamentum innoxium bibendum illi  dedit. Même si le détail (repris par Plutarque, Caes., 45) est authentique (et il n'y a pas de raison sérieuse d'en douter), il est tout naturel que César, qui tient à présenter Domitius sous le plus mauvais jour possible, n'y fasse aucune allusion.

passer dans son camp, sous ses ordres, les cohortes qui l'occupaient, de manière à éviter que des libéralités, des encouragements ou de fausses nouvelles n'amenassent un changement dans leur décision — car souvent, à la guerre, se disait-il, de grands malheurs procèdent de causes insi­gnifiantes — craignit cependant qu'à l'entrée des troupes le relâchement de la discipline qu'amène la nuit n'abou­tît au pillage de la ville ; aussi se borne-t-il à féliciter les délégués qui étaient venus le trouver et à les renvoyer dans la place, en les invitant à garder les portes et les remparts. Quant à lui, il dispose ses soldats dans les ou­vrages qu'il avait fait exécuter, non pas à intervalles déterminés, comme c'était l'habitude les jours précé­dents, mais en ligne continue de sentinelles et de petits postes, de façon qu'ils soient au coude à coude et gar­nissent toute la position. Il fait faire des rondes aux tribuns des soldats et aux préfets, et leur donne pour consigne non seulement de prendre garde aux sorties, mais aussi de surveiller les isolés qui passeraient les lignes en cachette. Et vraiment il n'y eut personne qui eût assez peu de ressort et d'énergie pour dormir cette nuit-là. Si grande était l'attente du dénouement que les réflexions et les désirs de chacun l'entraînaient aux conjectures les plus opposées : on se demandait ce qui allait arriver aux habitants de Corfmium, à Domitius, à Lentulus, aux autres, quel sort attendait celui-ci ou celui-là.
XXII.  Vers la quatrième veille1, Lentulus Spinther entre en conversation, du haut des remparts, avec nos sentinelles et nos petits postes : il voudrait, si on le lui permet, avoir une entrevue avec César. La permission accordée, on le laisse sortir de la place, sans toutefois que les soldats de Domitius consentent à le quitter avant qu'on l'ait amené devant César. En sa présence, il plaide pour sa vie, il le prie, il le supplie de lui pardonner,

1. On sait que les Romains partageaient la nuit (du coucher au lever du soleil) en quatre veilles, uigiliae : c'est donc peu avant l'aube, vers 5 ou 6 heures du matin (puisque César s'est rendu maître de Corfinium le 24 janvier julien), que Lentulus Spinther entame les négocia­tions.

il rappelle leur vieille amitié, il énumère les bontés que César a eues à son égard, et qui étaient très grandes : c'était par lui qu'il était entré dans le collège des pontifes, qu'il avait obtenu la province d'Espagne au sortir de sa préture, que, lorsqu'il briguait le consulat, il avait été soutenu. César interrompt ce discours : « Ce n'est pas pour faire tort à qui que ce soit qu'il a franchi les limites de sa pro­vince, mais bien pour se défendre contre les menées hos­tiles de ses adversaires, pour rétablir dans leurs pouvoirs les tribuns de la plèbe, chassés de Rome à l'occasion de cette affaire, et pour rendre à lui-même et au peuple romain, qu'opprimé une poignée d'individus, la liberté. » Encouragé par ces paroles, Lentulus demande qu'il lui soit permis de rentrer dans la ville. Il fait valoir que le fait d'avoir obtenu sa grâce sera aussi un réconfort pour les autres et leur donnera de l'espoir pour eux-mêmes ; il en est qui sont si démoralisés qu'ils sont amenés à prendre des résolutions funestes pour leur vie. L'autorisation ac­cordée, il part.
XXIII.  Dès le lever du jour1, César se fait amener tous les sénateurs, les fils de sénateurs, les tribuns militaires et les chevaliers romains. De l'ordre sénatorial, il y avait L. Domitius, P. Lentulus Spinther, L. Cécilius Rufus, Sex. Quintilius Varus, questeur, et L. Rubrius ; il y avait, en outre, le fils de Domitius, beaucoup d'autres jeunes gens, et un grand nombre de chevaliers romains et de décurions que Domitius avait fait venir de leurs muni-cipes. On les amène devant lui ; il les protège contre les outrages et les insultes des soldats, leur adresse quelques mots, se plaignant qu'une partie d'entre eux eussent payé d'ingratitude les faveurs qu'il leur a prodiguées,

1. Vers 7 ou 8 heures du matin.

et leur rend la liberté sans nul mauvais traitement. Une somme de six millions de sesterces, que Domitius avait apportée et déposée dans le trésor public de Corfinium, lui ayant été présentée par les duumvirs de la cité1, il la restitue à Domitius, ne voulant pas que son désintéressement parût moindre que sa clémence, bien qu'il fût notoire que cette somme appartenait à l'État, et que Pompée l'avait versée pour le paiement de la solde. Il fait jurer fidélité entre ses mains aux soldats de Domitius, puis, ce jour-là même, il lève le camp, fait une étape normale, après avoir été re­tenu sept jours en tout devant Corfinium, et, traversant le pays des Marrucins, des Frentani et des Larinates, arrive en Apulie.

Nouveaux essais de négociations. Siège de Brindes.
XXIV.  Pompée, une fois connus les événements qui s'étaient déroulés à Corfi­nium, quitte Lucéria pour Canusium et ensuite pour Brindes 2. Il fait faire sur lui la con­centration générale de toutes les troupes provenant des nouvelles levées ; des esclaves, des bergers sont armés, et il leur donne des chevaux ; il forme ainsi environ trois cents cavaliers. Le préteur L. Manlius quitte précipitamment Albe avec six cohortes, le préteur Rutilius Lupus Terracine avec trois. Ces troupes, apercevant à une certaine dis­tance la cavalerie de César, que commandait Vibius Curius, abandonnent leur chef, désertent avec leurs en­seignes et passent à l'ennemi. De même, pendant les étapes suivantes, quelques cohortes rencontrent le gros de l'armée de César, d'autres sa cavalerie. On lui amène un prisonnier dont on venait de s'emparer pendant la marche, N. Magius, de Crémone, commandant les troupes

1. Mommsen corrige le texte des mss., Iluiris, en IVuiris. Sans doute les inscriptions nous montrent à Corfinium des quatuorvirs, et non des duumvirs. Mais ce détail n'a-t-il pas pu échapper à César?
2. Ici encore, la chronologie de César est inexacte. Pompée (cf. Att., 8, 14) quitta Lucérie pour Brindes le 18 février, et la capitulation de Corfînium n'eut lieu que le 21, « le jour même, dit Cicéron, où Pompée quittait Canusium ». Il est vrai que his rebus cognitis peut se rapporter seulement au siège de Corfînium par César. Pompée n'a pas eu besoin d'en attendre le résultat pour juger la situation.

du génie de Cn. Pompée. César le lui renvoie avec mission de lui dire que, une conférence n'ayant pas été possible jusque-là, et César devant lui-même se rendre à Brindes, il est de l'intérêt de l'État et du salut commun qu'il puisse avoir une entrevue avec Pompée ; car les progrès des négo­ciations sont bien différents lorsque, fort éloignés l'un de l'autre, on fait porter par des tiers les conditions d'un ac­cord, ou lorsque la discussion de toutes ces conditions a lieu dans des entretiens directs.
XXV.  Cette mission donnée à Magius, César arrive à Brindes1 avec six légions, dont trois de vétérans et les autres formées par les levées nouvelles et portées à l'effec­tif complet en cours de route ; les cohortes de Domitius avaient été en effet dirigées immédiatement de Corfînium sur la Sicile. Il apprend que les consuls sont partis pour Dyrrachium avec une grande partie de l'armée, et que Pompée est encore à Brindes avec vingt cohortes. Et l'on n'arrivait pas à découvrir avec certitude si c'était pour conserver Brindes qu'il y était resté, de façon à tenir plus aisément sous son contrôle toute la mer Adriatique, de l'extrémité des côtes italiennes à celle du littoral grec, et à pouvoir conduire la guerre des deux côtés, ou si c'était le manque de navires qui l'avait fait demeurer ; aussi César, craignant que Pompée ne jugeât pas bon de quitter l'Ita­lie 2, entreprit de bloquer les issues et tout le mouvement du port de Brindes. Voici quel était le plan de ces tra­vaux. Là où le goulet du port était le plus étroit, César jetait, en partant de chaque rive, un môle formé par un terre-plein, car la mer y était peu profonde ; mais plus

1. Le 9 mars. Cf. Cicéron, ad Att., 9, 13 a.
2. On attendrait plutôt : « craignant que Pompée eût l'intention de quitter l'Italie » (ainsi Rat, p. 33 de sa traduction). Mais le non est attesté par l'ensemble de la tradition. En fait, César laisse croire qu'il a décidé Pompée à partir en menaçant de le bloquer. Cf. inf., 1, 27, 2.

loin le terre-plein, à cause de la profondeur plus grande, ne pouvant plus être construit, César faisait placer des radeaux accouplés, de trente pieds de côté, dans le prolon­gement du môle. Il les fixait par quatre ancres, une à cha­cun des quatre angles, pour empêcher tout déplacement sous l'effort des vagues. Ces radeaux une fois achevés et mis en place, il y joignait aussitôt d'autres de même taille. Il les couvrait de terre formant remblai, pour qu'on pût y accéder et y courir pour la défense avec facilité. En avant et de chaque côté, des fascines et des mantelets formaient une protection. Pour chaque groupe de quatre radeaux, César faisait élever une tour à deux étages, pour mieux se défendre contre l'abordage des navires et contre l'in­cendie.
XXVI.  Pour répondre à ces travaux, Pompée équipait de grands vaisseaux de charge, qu'il avait pris dans le port de Brindes. Il y construisait des tours de trois étages, et, après les avoir armées de beaucoup de machines de guerre et de toute sorte d'armes de jet, il les poussait contre les ouvrages de César, pour disloquer les radeaux et interrompre les travaux. Ainsi chaque jour on combat­tait de loin, des deux côtés, à coups de frondes, de flèches et d'autres projectiles. César, d'ailleurs, dirigeait toutes ces opérations sans croire devoir renoncer aux négocia­tions pacifiques. Et, bien qu'il fût fort étonné que Magius, qu'il avait envoyé à Pompée avec un message, ne lui fût point renvoyé1, bien que la répétition de ces tenta­tives retardât son élan et ses plans, il n'en pensait pas moins qu'il fallait par tous les moyens persévérer dans cette voie.

1. Cf. sup., 1, 24 et 25. II semble qu'il y ait contradiction entre ce que dit ici César, s'étonnant de ne pas revoir Magius, et ce qu'il écrit (ad Att,, 9, 13 a) : misit (Pompeius} ad me Magium de pace. Quae uisa sunt respondi. Il faut supposer avec Hoffmann que Magius, renvoyé par Pompée à César avec des propositions que ce dernier aurait jugées inacceptables, aurait été de nouveau renvoyé à Pompée, auprès de qui il serait cette fois resté.

Aussi envoie-t-il le légat Caninius Rébilus, l'intime et le parent de Scribonius Libon, pour conférer avec lui ; il lui donne pour mission d'engager Libon à s'en­tremettre pour la paix. Il demande avant tout que lui, César, puisse avoir une entrevue avec Pompée ; il marque qu'il a pleine confiance, si cette entrevue est rendue pos­sible, qu'un traité équitable mettra fin à la guerre ; fait qui fera rejaillir une grande part de gloire et de considéra­tion sur Libon, si c'est à son initiative et à son intervention que l'on doit la fin des hostilités. Libon, au sortir de son entretien avec Caninius, va trouver Pompée. Peu après, il vient dire en réponse que, les consuls étant absents, il ne peut, sans eux, être question de traiter. Après ces fré­quentes et vaines tentatives, César juge qu'il doit abandon­ner la chose une bonne fois et s'occuper de faire la guerre.

Pompée s'embarque pour Dyrrachium
XXVII.  Il avait achevé à peu près la moitié de l’ouvrage, et neuf jours y avaient été employés, quand les vaisseaux, renvoyés par les con­suls de Dyrrachium où ils avaient transporté la première partie de l'armée, rentrent à Brindes. Pompée, alarmé peut-être par les travaux de César, ou décidé même dès le principe à quitter l'Italie, commence, à l'arrivée des vais­seaux, à préparer son départ, et, pour retarder plus aisé­ment l'assaut de César, pour éviter qu'au moment même de l'embarquement les troupes de ce dernier ne fassent ir­ruption dans la ville, il obstrue les portes, il élève des bar­ricades dans les rues et sur les places, il coupe les routes de tranchées dans lesquelles il plante des pieux et des branches d'arbre taillées en pointe, et qu'il fait niveler à l'aide de claies légères et de terre ; les voies d'accès au port et les deux routes qui, à l'extérieur de l'enceinte, y conduisaient, il les barre en y enfonçant de très grandes pièces de bois aiguisées en pointe. Ces préparatifs termi­nés, il fait embarquer ses troupes en silence, tandis qu'il place aux remparts et sur les tours, à de grands intervalles, quelques soldats légèrement équipés, choisis parmi les rengagés, les archers et les frondeurs. Un signal convenu devra les rappeler, quand rembarquement de toutes les troupes sera terminé ; pour eux, il laisse, en un point d'accès facile, des bâtiments rapides1.

1. Détails analogues dans Lucain, 2, 610-635. Pompée quitta Brindes le 17 mars (Att, 9, 15 b).

César entre à Brindes.
XXVIII. Les habitants de Brindes, excédés par les vio­lences des troupes pompéiennes et par les affronts que leur faisait subir Pompée lui-même, étaient favorables au parti de César. Aussi, dès que fut connu le départ de Pom­pée, grâce à l'agitation des soldats et à leurs préparatifs, de tous côtés, du haut des maisons, ils se mirent à faire des signaux. Mis par eux au courant, César fait préparer les échelles et alerter les troupes, pour ne pas laisser échapper l'occasion d'engager l'action. Pompée, à la nuit tombante, lève l'ancre. Les hommes de garde au rempart sont rappe­lés par le signal convenu et se précipitent vers les navires par un itinéraire repéré. Les soldats de César dressent les échelles, escaladent les remparts ; mais, avertis par les habitants de Brindes de prendre garde aux chausse-trapes et aux tranchées, ils arrêtent leur élan et, conduits par eux, font un long détour pour arriver au port ; là, à l'aide de canots et de barques, ils retiennent deux bâtiments chargés de troupes, qui étaient venus s'échouer contre les môles de César, et s'en emparent aussitôt.

César décide de partir pour l'Espagne.
XXIX.  Sans doute, César estimait que, pour tenter de terminer les opérations, le plus avantageux était de rassembler une flotte, de passer la mer et de poursuivre Pompée, avant que ce dernier eût le temps de se renforcer à l'aide de troupes d'outre-mer ; mais il craignit les délais et la longueur du temps qu'impo­serait un pareil plan, car, en réquisitionnant tous les bâti­ments, Pompée lui avait enlevé toute possibilité d'une poursuite immédiate. La seule ressource était d'attendre des navires amenés des côtes plus éloignées de Gaule, du Picénum et du détroit1. A cause de la saison, cette concen­tration semblait devoir être longue et difficile. Pendant ce temps, l'ancienne armée pompéienne, ainsi que les Espagnes, dont l'une était liée à Pompée par les immenses services qu'il lui avait rendus2, risquaient d'être confir­mées dans leurs sentiments ; on pouvait organiser des troupes auxiliaires, une cavalerie, chercher à gagner à la cause pompéienne la Gaule et l'Italie, en profitant de son éloignement ; César ne le voulait pas.
XXX.  Aussi renonce-t-il pour le moment à poursuivre Pompée ; il décide de partir pour l'Espagne ; il donne ordre aux duumvirs de tous les municipes de chercher des bâtiments et de s'occuper de les faire parvenir à Brindes. Il envoie en Sardaigne avec une légion le légat Valérius, en Si­cile le propréteur Curion avec trois légions 3 ; à ce dernier, il donne ordre, dès qu'il aura pris la Sicile, de faire pas­ser aussitôt son armée en Afrique. La Sardaigne était gouvernée par M. Cotta, la Sicile par M. Caton ; pour l'Afrique, le sort avait désigné Tubéron. Dès que les ha­bitants de Caralis apprirent qu'on leur envoyait Valé­rius, avant même qu'il eût quitté l'Italie, d'un élan spontané ils chassent Cotta de la place. Lui, plein de ter­reur, car il savait bien que toute la province était dans les mêmes sentiments, s'enfuit de Sardaigne en Afrique. Caton, en Sicile, faisait réparer de vieux vaisseaux de guerre et en commandait de nouveaux aux diverses villes. Il dirigeait ces préparatifs avec beaucoup d'ardeur. En Lucanie et dans le Bruttium, ses émissaires faisaient des levées de citoyens romains, tandis qu'il exigeait des villes de Sicile un nombre déterminé de cavaliers et de fantassins.

1. Il s'agit de la Gaule cisalpine et du détroit de Messine, appelé cou­ramment fretum (Siculum).
2. L'Espagne Citérieure, où il avait mis fin à la guerre de Sertorius.
3. Certains éditeurs corrigent le chiffre iii des mss. en ii, d'autres en iv : en effet, on voit plus loin que Curion a en Sicile quatre légions ; mais la quatrième a pu être envoyée plus tard. Cf. Gsell, op. cit., p. 6.

Tout cela était à peine achevé, qu'apprenant l'ap­proche de Curion, il se plaint devant le peuple assemblé d'avoir été abandonné, trahi par Pompée, qui, alors que rien du tout n'était prêt, avait entrepris une guerre sans nécessité, et qui, à ses questions et à celles des autres, au Sénat, avait répondu en affirmant qu'il avait tout organisé et préparé pour la campagne. Après avoir répandu ces plaintes dans l'assemblée, il s'enfuit de la province1.
XXXI.  Valérius trouvant sans gouvernement la Sardaigne, et Curion la Sicile, tous deux gagnent ces pro­vinces avec leurs armées. Tubéron, arrivé en Afrique, y trouve comme gouverneur Attius Varus : après la perte de ses cohortes aux abords d'Auximum, que nous avons relatée plus haut2, il avait, aussitôt après sa fuite, ga­gné l'Afrique, et, de sa propre initiative, assumé le gou­vernement de la province qui était vacant ; une levée lui avait donné deux légions ; la connaissance qu'il possédait des personnes et des lieux, l'habitude qu'il avait du pays lui fournirent les moyens d'entreprendre cette tâche ; quelques années plus tôt, en effet, au sortir de sa préture, il en avait été gouverneur. Lorsque Tubéron arrive à Utique avec sa flotte, Varus lui interdit l'accès de la ville et du port, sans même autoriser le débarquement de son fils malade, et il l'oblige à lever l'ancre et à s'éloigner.

César à Rome.
 XXXII.  Ces dispositions prises, César, voulant em­ployer le temps qui lui restait à donner du repos à ses troupes, les dirige sur les municipes les plus voisins ; quant à lui, il gagne les abords de Rome. Devant le Sénat réuni3, il rappelle les injustices de ses adversaires à son égard ;

1. Le 23 avril, d'après Cicéron, Att., 10, 16, 3, qui donne cette date sur les indications d'une lettre de Curion, ut ad me Curio scripsit.
2. Cf. sup., 1, 13.
3. Le 1er avril, convoqué par Antoine et Cassius (Dion, 41, 15, 2).

il fait voir qu'il n'avait demandé aucune charge extraordinaire, mais qu'après avoir attendu le temps prescrit pour le consulat il s'était contenté d'aspirer à cette fonc­tion, que tout citoyen pouvait briguer. Les dix tribuns de la plèbe avaient proposé, malgré l'opposition de ses adver­saires et la résistance particulièrement violente de Caton, qui, selon une vieille habitude, avait fait de l'obstruction pendant des jours entiers, que, malgré son absence, on pût tenir compte de sa candidature, et cela sous le consu­lat même de Pompée : si Pompée n'approuvait pas cette proposition, pourquoi avait-il toléré qu'on la fît ? Et, s'il l'approuvait, pourquoi l'avait-il empêché de profiter de la faveur accordée par le peuple1? Il met en relief la lon­ganimité dont il a fait preuve en demandant de son propre mouvement le licenciement des armées, se montrant ainsi prêt à sacrifier lui-même sa charge et sa fonction. Il fait voir l'acharnement de ses adversaires, qui se refusaient à faire eux-mêmes ce qu'ils réclamaient de l'autre partie, et qui préféraient un bouleversement général à l'abandon de leur pouvoir et de leurs armées. Il dénonce hautement l'in­justice qu'on lui a faite en lui enlevant des légions, la fa­çon brutale et inouïe dont on a restreint le pouvoir des tri­buns de la plèbe ; il rappelle les propositions qu'il a faites, les entrevues qu'il a cherché à obtenir et qu'on lui a refu­sées. En raison de ces faits, il exhorte les sénateurs, il leur demande instamment de prendre en main la république et de la gouverner avec lui : si la crainte les fait reculer, eux, lui du moins ne se soustraira point au fardeau, et c'est par ses propres moyens qu'il gouvernera l'État. Il ajoute qu'il faut envoyer des délégués à Pompée pour traiter ; il n'éprouve pas, lui, cette crainte exprimée par Pompée dans une récente séance du Sénat, qu'envoyer des parle­mentaires à un adversaire,

1. Noter la construction, ordinaire dans l'œuvre de César, de prohibere avec l'infinitif (cf. B. G., 2, 4, 2 ; 1, 33, 3 ; 7, 78, 5). Au contraire, Hirtius (B. G., 8, 34, 3) écrit : « prohibere quominus sumerel ».

c'était lui reconnaître de l'autorité et avouer les inquiétudes de ceux qui les envoyaient ; de telles idées semblent être le fait d'un esprit sans largeur de vue et sans vigueur. Mais lui, qui a cherché à être le premier par ses exploits militaires, il veut aussi être su­périeur en justice et en équité.
XXXIII.  Le Sénat approuve la proposition d'envoyer des parlementaires. Mais qui envoyer? On n'arrivait à trouver personne : par crainte surtout, chacun refusait pour soi la charge de cette ambassade. C'est que Pompée, en quittant la Ville, avait dit à une séance du Sénat qu'il rangerait dans la même catégorie ceux qui resteraient à Rome et ceux qui se trouveraient dans le camp même de César. Trois jours sont ainsi perdus à discuter et à se récu­ser. Un tribun de la plèbe, L. Métellus, est même corrompu par les adversaires de César pour ruiner ce projet et pour faire échouer les autres plans dont il avait décidé l'exécu­tion. César, mis au fait des intentions de Métellus, après avoir dépensé quelques jours sans résultats1, pour ne pas perdre le temps qui lui reste, quitte Rome2 sans avoir exécuté ses projets, et arrive en Gaule ultérieure.

César devant Marseille.  
 XXXIV.  Une fois arrivé, il apprend que Pompée avait envoyé en Espagne Vibullius  Rufus, qui, fait prisonnier quelque temps  auparavant, avait quitté Corfinium  sur l’autorisation de César lui-même. Il apprend aussi que Domitius était également parti pour occuper Marseille,
avec sept bâtiments rapides appartenant à des particuliers,

1. César glisse sur le détail de l'intervention de Métellus, qui voulut notamment s'opposer à l'ouverture de Vaerarium ; il passa outre, mais pensa un moment à faire tuer le tribun. Cf. Cicéron, Att., 10, 4, 8 ; cf. aussi Dion Cassius (41, 17, 2), Appien (2, 41, 164), Plutarque (Caes., 35, 3, 4) ; l'ouverture de Vaerarium par effraction a fait à César le plus grand tort dans l'opinion. Lui-même quitta Rome avec un vif senti­ment d'irritation contre les « parlementaires » (cf. Célius, Au., 10, 9 a, t), sentiment qui perce ici à travers la froideur du style.
2. Il quitta Rome entre le 6 et le 8 avril.

qu'il avait rassemblés par force dans l'île d'Igilium et dans le Cosanum, et dont ses esclaves, ses affranchis, ses fermiers avaient formé l'équipage, et que même il a été précédé à Marseille de délégués, jeunes nobles massiliotes, à qui Pompée, en quittant Rome, avait prêché que les ser­vices récents à eux rendus par César ne devaient pas chas­ser le souvenir de ses propres bienfaits d'autrefois. Ces ins­tructions reçues, les Marseillais avaient fermé leurs portes à César. Ils avaient appelé à eux les Albiques, peuplade barbare, qui étaient sous leur protectorat depuis fort long­temps et habitaient les montagnes qui dominent Marseille ; ils avaient transporté dans la ville du blé des régions voi­sines et de tous les postes1, ils avaient organisé dans la ville des fabriques d'armes, ils travaillaient à réparer les remparts, les portes, la (lotte.
XXXV.  César mande les Quinze premiers de Marseille2. Il cherche à obtenir d'eux que l'initiative de la déclara­tion de guerre ne vienne pas des Marseillais ; leur devoir est de suivre l'exemple de l'Italie, plutôt que d'obéir aux décisions d'un seul individu. Tous les arguments qu'il estimait pouvoir contribuer à les ramener à la raison, il les fait valoir. Les députés rapportent à leurs concitoyens son discours et, en leur nom, donnent à César cette ré­ponse : « Ils se rendent compte que le peuple romain est divisé entre deux partis ; il n'est ni dans leur rôle, ni dans leurs capacités de reconnaître lequel soutient la cause la plus juste. Mais les chefs de ces partis sont Cn. Pompée et C. César, tous deux patrons de la cité3 :

1. Il s'agit des postes fortifiés, à la fois points d'appui et marchés, par lesquels Marseille étendait son influence sur les régions voisines.
2. C'était une sorte de Directoire nommé parmi les 600 sénateurs (cf. Strabon, 4, 1, 5) ; trois d'entre eux avaient la préémi­nence et l'essentiel du pouvoir exécutif (cf. Clerc, Massalia).
3. On sait que les cités et même les États choisissaient parmi les grands personnages un ou plusieurs « patrons » chargés de défendre à Rome leurs intérêts. C'était souvent un titre honorifique, que la cité décernait à qui s'était acquis des titres à sa reconnaissance.

celui-ci leur a donné au nom de l'État le territoire des Volques Arécomiques et des Helviens, celui-là, vainqueur des Sallyens, les a faits leurs tributaires et a augmenté leurs revenus1. Aussi, devant des services égaux, leur devoir est-il de té­moigner à chacun une reconnaissance égale, de ne donner à aucun d'eux une aide contre l'autre, et de ne pas rece­voir l'un plus que l'autre dans la ville ou dans les ports.

Débuts  du  siège de Marseille.
XXXVI.  Tandis qu'ont lieu ces explications, Domitius ar­rive à Marseille avec sa flotte : les habitants l'accueillent et le mettent à la tête de la cité ; on lui donne la direction suprême des opérations. Sur ses ordres, les bâtiments de la flotte sont envoyés de tous côtés : ils saisissent, partout où ils le peuvent, les vais­seaux de charge et les ramènent au port : ceux qui sont insuffisamment pourvus en fer, en bois ou en agrès, sont utilisés pour armer et radouber le reste ; tout ce qu'on a trouvé de blé est rassemblé dans un grenier public ; les autres marchandises et approvisionnements sont réservés en vue du siège éventuel de la ville. César, outré de ces pro­cédés offensants, amène devant Marseille trois légions ; il fait construire des tours et des mantelets pour donner l'assaut à la place, et mettre en chantier, à Arles2, douze vaisseaux de guerre. Ces vaisseaux sont achevés et armes en trente jours à compter du moment où le bois pour leur construction a été abattu ; on les amène devant Marseille ; il en donne le commandement à D. Brutus, et il laisse le légat C. Trébonius pour conduire le siège de la ville3.

1. Les faits dont il est question ici ne sont pas autrement connus. Il semble du moins qu'il faille, avec Nipperdey, rapporter le premier aller à César et le second à Pompée. Mais le chiasme est surprenant. Certains auteurs (ainsi L.-A. Constans, Arles antique, p. 62) ne l'admettent pas, gardent le texte des mss., uictas Gallias, et pensent que César a affermé aux Marseillais certains impôts de guerre (?) prélevés sur la Gaule vaincue. Mais le pluriel Galliae est absolument insolite dans César.
2. On sait que la navigation, à Arles, a persisté jusque vers le milieu du xixe siècle.
3. On ne se douterait guère, à lire ces lignes si dégagées, qu'elles dis­simulent un échec de César, qui espérait bien s'emparer rapidement de Marseille, et qui, après avoir passé deux mois devant la ville, dut continuer sa route en laissant derrière lui cette grave menace pour ses communications. Cf. Carcopino, op. cit., II, 839 sqq.

Fabius ouvre les hostilités en Espagne. Situation des partis  en présence.
 XXXVII.  Tout en réglant et en organisant cette affaire, il envoie en Espagne le légat G. Fabius, avec trois légions, qu il avait distribuées
à Narbonne et aux environs pour la saison d'hiver1, et il lui donne l'ordre d'occuper rapidement les cols des Pyrénées, que tenait alors le légat Afranius par une série de postes. Aux autres légions, qui avaient plus loin leurs quartiers d'hiver, il donne l'ordre de suivre. Fabius, selon les instructions reçues, chassa promptement le poste du passage et se porta à marches forcées contre l'armée d'Afranius.
XXXVIII.  A l'arrivée de L. Vibullius Rufus, que Pom­pée avait envoyé en Espagne, comme il a été dit, Afra­nius, Pétréius et Varron, légats de Pompée, dont le pre­mier gouvernait avec trois légions l'Espagne citérieure, Varron l'ultérieure, du col de Castulo jusqu'à l'Anas, avec deux légions, et Pétréius le pays des Vettones, à partir de l'Anas, et la Lusitanie, avec le même nombre de légions, se partagent la tâche, Pétréius devant quitter la Lusitanie et traverser le pays des Vettones avec toutes ses troupes pour rejoindre Afranius, et Varron assurer, avec les légions qu'il commandait, la garde de toute l'Espagne ultérieure. Les choses ainsi réglées, une levée de cavalerie et de troupes auxiliaires est faite dans toute la Lusitanie par Pétréius, en Celtibérie, chez les Cantabres et chez tous les barbares qui avoisinent l'Océan, par Afranius. La con­centration faite, Pétréius, traversant le pays des Vet­tones, rejoint rapidement Afranius, et tous deux décident d'un commun accord de mener les opérations dans la région d'Ilerda, à cause de la valeur stratégique de la position.

1. Hirtius (B. G., 8, 54) note que Fabius devait prendre cet hiver-là ses quartiers chez les Héduens. Au début de la guerre civile, César avait évidemment modifié ses premières dispositions et, en même temps qu'il rappelait deux légions en Italie (cf. sup., 1, 7, 8, et Introd p. xxvii), déplacé Fabius, de façon à barrer la route à une offensive éventuelle des Pompéiens d'Espagne.

XXXIX.  Les légions d'Afranius étaient, comme on l'a dit plus haut, au nombre de trois, celles de Pétréius de deux ; de plus, les cohortes auxiliaires munies du scutum1, qui venaient de l'Espagne citérieure, et celles, munies de la caetra2, qui venaient de l'Ultérieure, étaient environ une trentaine3, et il y avait, des deux provinces réunies, à peu près cinq mille cavaliers. César s'était fait précéder en Espagne par six légions. Les troupes auxiliaires compre­naient environ six mille fantassins, trois mille cavaliers (qui avaient, les uns et les autres, servi César dans toutes les guerres précédentes), et un nombre égal provenant de la Gaule pacifiée par lui4 : tout ce qu'il y avait de plus noble et de plus brave dans toutes les cités avait été recruté individuellement. Deux mille hommes de l'excel­lente race des Aquitains et des montagnards qui touchent à la province de Gaule5... Il avait entendu dire que Pom­pée, par la Maurétanie, se dirigeait vers l'Espagne avec ses légions et allait arriver incessamment. En même temps, il emprunta aux tribuns des soldats et aux centurions de l'argent, qu'il distribua à son armée. Ce faisant, il obtint deux avantages : le gage qu'il avait pris lia à lui les centu­rions, et sa générosité lui acquit la faveur des soldats.

1. Lourd et grand bouclier quadrangulaire, demi-cylindrique, haut de quatre à cinq pieds, en bois, recouvert de cuir et bordé de métal, normalement utilisé par le légionnaire romain.
2. Petit bouclier rond, de cuir, d'environ deux pieds de diamètre.
3 Les mss. donnent le chiffre, manifestement erroné, de quatre-vingts.
4. Ces chiffres sont pour une part incertains ; le texte des mss. pré­sente sans aucun doute des altérations, et ce qu'on en peut tirer reste nécessairement hypothétique.
5. II y a ici une lacune des mss., probablement peu étendue. Le sens de la phrase interrompue se laisse aisément compléter.

Situation de Fabius. Rupture d'un pont  sur le Sicoris.   
XL-  Fabius, par des lettres et des émissaires, cherchait à gagner à César les villes voisines. Sur le Sicoris, il avait construit deux ponts, distants entre eux de quatre milles. Par ces ponts, il envoyait au fourrage, ayant, les jours précédents, utilisé tout ce qui était en deçà de la rivière. C'est ce que faisaient aussi généralement, et pour la même raison, les chefs de l'armée pompéienne, et souvent des rencontres de cavalerie
mettaient aux prises les deux partis. Un jour que deux légions de Fabius étaient sorties comme à l'ordinaire, pour couvrir les fourrageurs, par le pont le plus proche1, et avaient passé la rivière, et que le train et toute la cavalerie suivaient, tout à coup, sous la violence du vent et l'effet d'une forte crue, le pont fut emporté, et une bonne partie de la cavalerie coupée de la tête de la colonne. Cette rupture du pont, Pétréius et Afranius l'apprennent en voyant les pièces de bois et les claies emportées par le courant ; aussitôt Afranius fit passer par son pont, qui était tout à côté de la ville et de son propre camp 2, quatre légions et toute sa cavalerie, et se lança sur les deux légions de Fabius. A la nouvelle de son approche, L. Plancus, qui les commandait, contraint par la nécessité, gagne une éminence et dispose ses troupes en ordre de bataille face à deux directions opposées, pour qu'il fût impossible à la cavalerie de l'envelopper. Le combat ainsi engagé, Plancus, malgré son infériorité nu­mérique, soutient les terribles attaques des légions et de la cavalerie. Cette dernière était en pleine action, quand les deux partis aperçoivent, à quelque distance, les enseignes de deux légions que Fabius avait envoyées en renfort à

1. Fabius avait établi son camp un peu au nord d'Ilerda, tenue par les troupes pompéiennes. Le gros de ces dernières occupait une colline à environ 1 km. au s.-o. de la ville. Devant Ilerda, un pont de pierre leur permettait d'accéder aisément à la rive gauche du Sicoris (Segre). Fabius avait construit ses ponts en amont, l'un près de son camp, l'autre quatre milles plus haut. Cf. le croquis à la fin du volume.
2. Il s'agit du pont de pierre d'Ilerda. Cf. la note précédente.

nos troupes par le pont le plus éloigné ; il avait pressenti qu'il se produirait ce qui avait eu lieu en effet, que les généraux ennemis mettraient à profit l'occasion et l'avan­tage que leur offrait la Fortune pour surprendre les nôtres. L'approche de ces renforts fait rompre le combat, et chaque parti ramène ses troupes au camp1.

Arrivée   de   César devant Ilerda.
XLI.  Deux jours après2, César, avec neuf cents cava­liers qu'il avait gardés comme escorte, arriva au camp. Le pont emporté par la tempête était presque refait : il le fit achever pendant la nuit. Après avoir reconnu le terrain, il laissa six cohortes pour assurer la défense du pont et du camp, et tout le bagage ; le len­demain, avec toutes ses troupes, formées sur trois lignes, il part en direction d'Ilerda et s'arrête au pied du camp d'Afranius ; il reste là quelque temps sous les armes, offrant ainsi la bataille en rase campagne. Afranius, de­vant cette offre, fait sortir ses troupes et prend position au-dessous de son camp, à mi-pente de la colline. Lorsque César vit que l'attitude d'Afranius empêchait d'en venir aux mains, il décida de placer son camp a quatre cents pas environ des premières pentes de la colline 3, et, pour éviter que les soldats, pendant qu'ils l'établiraient, fussent mis en désordre par une attaque soudaine de l'ennemi et arrêtés dans leur travail, il ne fit pas faire un rempart, qui aurait nécessairement formé saillie et se serait vu de loin, mais, du côté qui regardait l'ennemi, il fit creuser une tranchée de quinze pieds de large. La première et la seconde ligne continuaient à rester sous les armes, dans le dispositif adopté dès le début. Derrière elles, la troisième ligne exécutait le travail à l'abri des vues. De cette façon,

1. Les troupes pompéiennes n'ont qu'à repasser le pont de pierre; celles de Fabius doivent faire un grand détour par le « pons ulterior », le « pons propio »r étant coupé.
2. Probablement le 22 juin.
3. La colline de Gardeny.

tout fut terminé avant qu'Afraniua se fût rendu compte qu'on fortifiait un camp. Au soir tombant, César retire ses troupes derrière la tranchée et passe là, en dispositif d'alerte, la nuit suivante.
XLII.  Le lendemain, il retient toute l'armée en deçà du fossé, et, comme il aurait fallu chercher trop loin les maté­riaux de fortification, il se contente de faire faire pour commencer le même travail que la veille, c'est-à-dire qu'il donne chaque côté du camp à une légion comme sec­teur à fortifier, et qu'il fait établir des fossés de même di­mension que le premier. Le reste des légions, armées, mais équipées à la légère, est disposé face à l'ennemi. Afranius et Pétréius, pour effrayer l'adversaire et empêcher les tra­vaux, font avancer leur armée jusqu'au pied de la colline et harcèlent nos troupes. César n'en interrompt pas pour autant la besogne, sûr qu'il est d'être bien couvert par la protection des trois légions et la défense du fossé. Les géné­raux ennemis ne s'attardent pas longtemps, et, sans avoir progressé bien loin au delà de la hase de la colline, ils font rentrer les troupes dans leur camp. Le troisième jour, César élève un rempart autour de son camp et fait venir le reste des cohortes, qu'il avait laissées dans le camp précé­dent1, ainsi que les bagages.

Bataille indécise.
XLIII.  Il y avait entre la place d'Ilerda et la colline voi­sine, où campaient Pétréius et Afranius, un terrain plat d'environ trois cents pas2, et, à peu près vers le milieu de ce terrain, un mamelon qui dominait légèrement. César avait la conviction que, si une fois il l'occupait et le forti­fiait, il pourrait couper les ennemis de la ville, du pont et

1. Le camp de Fabi us, dont l'emplacement a été indiqué plus haut.
2. Le passus (espace que mesurent les deux bras étendus) était d'en­viron1,50 m.; en réalité, la distance mesurée sur la carte dépasse large­ment 450 m.

de tous les approvisionnements qu'ils avaient rassemblés à Ilerda1. Dans cet espoir, il fait sortir du camp trois légions, prend, sur un terrain propice, un dispositif de combat et donne aux troupes d'élite2 de l'une d'elles l'ordre de se lancer en avant et d'occuper le mamelon en question. Dès que ce mouvement eut été remarqué par l'ennemi, aussitôt les cohortes d'Afranius qui étaient de garde devant le camp sont envoyées par un chemin plus court sur le même objectif. Le combat s'engage, et les Afraniens, qui avaient atteint les premiers le mamelon, repoussent les nôtres, que l'arrivée de renforts ennemis oblige à battre en retraite et à se replier sur les enseignes des légions.
XLIV.  La manière de combattre des soldats d'Afranius était la suivante : ils bondissaient d'abord d'un élan puis­sant, enlevaient hardiment la position, mais sans beau­coup garder l'alignement et en combattant en ordre dis­persé : s'ils étaient pressés par l'ennemi, ils ne voyaient aucune honte à lâcher pied et à battre en retraite, habitués qu'ils étaient à une certaine façon de se battre avec les Lusitaniens et les autres barbares : c'est un fait ordinaire que, lorsqu'un soldat a longtemps séjourné dans une région, les coutumes du pays exercent sur lui beaucoup d'influence. Leur tactique, cette fois, jeta le trouble chez les nôtres, qui ne connaissaient pas cette manière de com­battre ;

1. Manœuvre d'une hardiesse extrême, puisque la ville et le camp entre lesquels il prétendait s'établir étaient tenus par l'adversaire.
2. Antesignani, c'est-à-dire, proprement, les troupes qui marchent devant les enseignes et qui sont chargées de les défendre. Certains his­toriens (Stoffel, op. cit., II, 328 ; Zander, d'autres encore) veulent que le mot ait servi à désigner certaines cohortes ou certaines centuries, d'après la place occupée par les enseignes dans la légion, mais ils ne sont pas d'accord sur l'identification de ces centuries ou de ces cohortes. En tout cas, il s'agit de troupes d'assaut, de troupes de choc (Stosstrup-pen}, chargées d'entraîner leurs camarades, et spécialisées dans l'exé­cution des coups de main. On trouvera les textes anciens où il est ques­tion des antesignani dans Planer, Caesars Antesignanen (Symbolae Joachimicae, 1). Un compte-rendu de ce travail a paru dans le Philologischer Anzeiger, 1884.

ils s'imaginaient, en effet, qu'ils allaient être enveloppés sur leur droite, en voyant les groupes ennemis cou­rir sur eux ; mais ils s'étaient formé la conviction qu'il fallait garder leur alignement, ne pas s'écarter des en­seignes et n'abandonner une position une fois occupée qu'à moins de circonstances exceptionnelles. Aussi le dé­sordre s'étant mis dans les rangs des troupes d'élite, la légion qui était établie à cette aile ne put maintenir ses positions et se replia sur la colline voisine.
XLV.  César, voyant que la démoralisation s'était empa­rée de presque toutes les troupes en ligne, contrairement à son attente et aux habitudes de ses soldats, ranime leur courage et amène en renfort la neuvième légion : l'ennemi poursuivait nos troupes avec autant d'audace que d'achar­nement ; César l'arrête, l'oblige à son tour à battre en retraite, à se replier sur Ilerda et à ne s'arrêter qu'au pied des remparts. Mais les soldats de la neuvième légion, em­portés par leur ardeur et voulant réparer l'échec subi, poursuivent témérairement les fuyards trop loin, s'en­gagent sur un terrain défavorable et s'avancent jusqu'au pied de la hauteur où était bâtie la place d'Ilerda. Quand ils voulurent battre en retraite, ce fut au tour des ennemis, dont la position était dominante, de les accabler. L'en­droit était escarpé, entre deux à-pics, et tout juste assez large pour contenir trois cohortes en ligne1, si bien qu'il n'était possible ni d'envoyer des renforts par les flancs, ni d'utiliser la cavalerie pour prêter appui aux troupes en danger. A partir de la ville, le terrain s'abaissait en faible pente sur un espace d'environ quatre cents pas. C'est par là que nos troupes faisaient retraite, après y avoir, entraînées par leur fougue, trop témérairement progressé. On se bat­tait donc sur ce terrain, que rendaient défavorable et son

1. L'effectif de la cohorte est de 500 à 600 hommes ; en formation normale de combat, ces hommes sont disposés sur trois rangs, au coude à coude. Trois cohortes déployées peuvent donc représenter un front d'environ trois à quatre cents mètres.

étroitesse et le fait que nos troupes s'étaient arrêtées au pied même de la montagne, de sorte qu'aucun des projec­tiles qu'on leur envoyait n'était perdu. Malgré tout, à force de courage et d'obstination, ils tenaient et suppor­taient toute sorte de blessures. Les effectifs ennemis s'ac­croissaient et, du camp, on envoyait sans cesse, en les fai­sant passer par la ville, des cohortes de renfort, pour rem­placer par des troupes fraîches celles qui étaient fatiguées. César était contraint d'en faire autant, d'envoyer sur la ligne de bataille de nouvelles cohortes et de faire battre en retraite les soldats harassés.
XLVI.  Lorsque l'action eut ainsi duré pendant cinq heures sans aucun arrêt, et que nos troupes furent trop vivement pressées par la multitude des ennemis, après épuisement de toutes les munitions, elles tirent l'épée et se lancent contre les cohortes adverses, en gravissant la pente. Quelques hommes sont culbutés et le reste con­traint de se replier. Les ennemis ainsi repoussés sous les remparts, et une partie même rejetée, par suite d'une panique, jusque dans la ville, la retraite de nos troupes est rendue facile. D'autre part, notre cavalerie, aux deux ailes, bien que placée dans une position en contre-bas et dominée, fait avec le plus beau courage tous ses efforts en direction du sommet et, en galopant entre les deux lignes, rend la retraite plus aisée et plus sûre. Ainsi on combattit avec des alternatives de succès et de revers. Nos troupes, dans le premier engagement, perdirent envi­ron soixante-dix hommes, et parmi eux Q. Fulginius, cen­turion du premier manipule de hastati de la quatorzième légion, que sa bravoure extraordinaire avait fait monter du poste le plus humble jusqu'à ce grade. Il y a plus de six cents blessés. Parmi les Afraniens sont tués T. Cécilius, centurion primipile1, quatre autres centurions et au moins deux cents soldats.

1. Chaque cohorte comprend trois manipules, un de triarii ou pili, un de principes, un de hastati, chaque manipule deux centuries (prior et posterior}. On s'élève en grade en passant de la dixième cohorte à la neuvième, et ainsi de suite jusqu'à la première, et en parcourant, dans chaque cohorte, les échelons haslati, principes, triarii : mais le détail est incertain. Cf. Kromayer-Veith, op. cit., p. 319 sq., 400 sq. Le centurion primipile (commandant la première centurie des triarii de la première cohorte de la légion) est le plus haut gradé. Cf. in/., p. 59, n. 1.

 

XLVII.  Mais sur cette journée le sentiment des deux partis fut tel que chacun s'attribua l'avantage : les Afraniens, parce que, bien qu'ils fussent considérés, au juge­ment de tous, comme de moins bonnes troupes, ils avaient résisté si longtemps au corps à corps, soutenu l'assaut de nos troupes, occupé dès le début la position élevée qui avait été l'enjeu de la bataille, et contraint au premier engagement nos soldats à s'enfuir ; nos troupes, de leur côté, parce qu'elles avaient soutenu le combat pendant cinq heures dans une situation défavorable et contre un ennemi supérieur en nombre, parce qu'elles étaient montées à l'assaut l'épée à la main, parce qu'elles avaient obligé l'ennemi à la fuite, malgré la position domi­nante qu'il occupait, et l'avaient refoulé dans la ville. Les ennemis fortifièrent puissamment la hauteur pour laquelle on avait combattu et y établirent une garnison.

Rupture des deux ponts. Situation difficile de César.
XLVIII.  Il arriva encore, deux jours après ces événe­ments, un accident soudain. Un si violent orage éclata que jamais, dans cette région, on n'avait vu la rivière si grosse. En outre, de toutes les montagnes, l'orage fit fondre les neiges, le Sicoris déborda et emporta le même jour les deux ponts construits par Fabius. Cette rupture causa de grandes difficultés à l'armée de César ; car le camp, comme il a été expliqué plus haut1, était situé entre deux cours d'eau, le Sicoris et la Cinga, distants de trente milles ; on ne pouvait franchir ni l'un ni l'autre, et toutes les troupes se trouvaient nécessairement enfermées dans cet étroit espace.

1. Rien de semblable n'a été dit dans ce qui précède. Cf. 1, 41-42.

Il était impossible aux cités qui étaient entrées dans l'alliance de César de faire apporter du blé, impos­sible aux hommes qui s'étaient trop écartés pour fourra­ger, et qui se trouvaient coupés par les rivières, de reve­nir, impossible aux grands convois de ravitaillement en provenance d'Italie et de Gaule d'arriver jusqu'au camp. C'était d'autre part une époque spécialement défavorable, où il n'y avait plus de blé dans les meules1 et où la récolte n'était pas loin d'être mûre, et les villes étaient entièrement démunies, parce qu'Afranius avait rassemblé presque tout le blé, avant l'arrivée de César, à Ilerda, et que le peu qui avait pu rester, César l'avait consommé les jours précédents. Le bétail, qui aurait pu être, dans cette disette, à défaut de blé, un secours précieux, les habitants des villes voisines, à cause de la guerre, l'avaient éloigné. Les hommes qui étaient partis pour faire du fourrage ou des approvisionnements en blé se voyaient sans cesse harcelés par les Lusitaniens, légèrement armés, et des troupes de l'Espagne citérieure, munies de la cétraz, qui connaissaient à fond le pays; il leur était facile de traverser la rivière, car tous ces soldats ont l'habitude de ne jamais partir en campagne sans être munis d'outrés.
XLIX.  En revanche, l'armée d'Afranius avait tout en abondance : de grandes quantités de blé avaient été pré­vues et rassemblées les jours précédents, de grandes quan­tités affluaient de toute la province ; il y avait beaucoup de fourrage. Tous ces approvisionnements, le pont d'Ilerda permettait de se les procurer sans aucun risque, et le pays au delà de la rivière, dont l'accès était absolument inter­dit à César, offrait des ressources intactes.

1. Je lis « acerui »s avec Fr. Hofmann. Mais peut-être « hibernis » des mss. pourrait-il s'expliquer par « lieu où l'on garde le blé pendant l'hiver ».
2. Cf. ci-dessus, 1, 39, 1. D'après ce passage, c'étaient les troupes de l'Espagne Ultérieure qui étaient munies de la caetra. Il faut admettre que certains contingents de l'Espagne Citérieure possédaient aussi ce bouclier, ou qu'on le leur donna pour la circonstance, qui réclamait un armement léger. La caetra était même particulièrement utile pour le passage des cours d'eau, à en croire Tite-Live, 21, 27, 5.

L.  Cette crue dura de longs jours. César essaya de réta­blir les ponts, mais la rivière trop grosse n'en permettait pas l'achèvement, que les troupes ennemies, en position le long de la berge, empêchaient aussi. Interdiction rendue facile tant à cause de la nature même du cours d'eau et de la hauteur de la crue que grâce à la concentration des projectiles lancés de tous les points de la rive1 sur un seul secteur de fort peu d'étendue : et il était malaisé, étant donnée la rapidité du courant, de mener à bien le travail et de s'abriter en même temps des projectiles.
LI.  Afranius apprend qu'un grand convoi, qui faisait route vers César, était arrêté au bord de la rivière. Il y avait là des archers rutènes, des cavaliers gaulois avec beaucoup de chars et des quantités de bagages, suivant l'habitude gauloise. Il y avait de plus environ six mille hommes de toute catégorie, avec esclaves et affranchis. Mais dans tout cela aucun ordre, aucun commandement bien net, chacun agissant à sa guise, et tous marchant sans inquiétude, avec la liberté qu'ils avaient eue jusque-là au cours de leurs étapes. Il y avait un grand nombre de jeunes nobles, fils de sénateurs ou appartenant à l'ordre équestre ; il y avait des délégations de différentes villes ; il y avait des émissaires de César. A tous, l'inondation barrait la route. Pour les écraser, Afranius, avec toute sa cavalerie et trois légions, part avant le jour, et ses cava­liers, envoyés en avant, tombent sur eux par surprise. Bien vite, cependant, les cavaliers gaulois se mettent en défense et engagent la bataille. Tant qu'ils n'eurent à combattre que des troupes de même arme, ils soutinrent, malgré leur petit nombre, l'effort d'une grande quantité .d'ennemis;

1. Ramorino interprète à tort : « De tous les points des deux rives. » César assurait évidemment la protection des travailleurs sur la rive (droite) qu'il occupait. C'était seulement sur l'autre rive (gauche) que l'ennemi pouvait gêner les travaux. Ripae désigne plus d'une fois, pour César, une rive considérée sur une certaine étendue (B. G., 1, 54, 1 ; 6, 29, 2 ; 6, 29, 4), comme le français « les bords ».

mais, lorsque les enseignes des légions commencent à apparaître, ils se réfugient sans pertes sérieuses dans les montagnes voisines. La durée de ce combat donna aux nôtres une aide efficace pour se tirer d'affaire ; ils eurent ainsi le temps de battre en retraite vers les hau­teurs. Manquèrent ce jour-là environ deux cents archers, quelques cavaliers et un chiffre assez peu élevé de valets et de bagages.
LII.  Cependant, toutes ces circonstances augmentèrent le prix du blé : renchérissement qui se produit presque toujours, non seulement à cause de la disette du moment, mais aussi par crainte de l'avenir. Déjà le blé était monté à cinquante deniers le boisseau1, et les forces des soldats, insuffisamment nourris, diminuaient ; les difficultés allaient croissant de jour en jour. En peu de temps, il s'était fait un tel renversement de la situation, et la For­tune avait penché de telle façon, que, pour nos troupes, la grande rareté des aliments nécessaires les faisait cruel­lement souffrir, tandis que l'ennemi avait de tout en abondance, et qu'on le regardait comme nous dominant. César réclamait aux villes qui avaient fait alliance avec lui du bétail, lorsque le blé était trop rare ; il envoyait les valets d'armée dans des villes assez éloignées ; lui-même cherchait à parer, par tous les moyens possibles, à la di­sette présente.
LIII.  Ces difficultés, Afranius, Pétréius et leurs amis en envoyaient à Rome la description, encore exagérée et am­plifiée, à ceux de leur parti. Les bruits qui couraient y ajoutaient beaucoup, si bien que la guerre paraissait

1. Le denier valait 4 sesterces, soit environ 1 fr. or. Le modius conte­nait 8,75 litres. Nous savons par Cicéron, Verr., 3, 196, qu'au moment de la propréture de Verres, c'est-à-dire une vingtaine d'années plus tôt, le Sénat allouait pour l'achat du blé en Sicile 4 sesterces (un denier) par modius. Encore le prix payé par l'État était-il, comme il arrive, fort au-dessus des cours, puisque le paysan que met en scène Cicéron se plaint de ne pas trouver à vendre son blé à 3 sesterces le modius. Le renchérissement que signale César est donc très considérable, puisqu'il s'agit d'une augmentation d'environ 50 pour 1. Il ne faut pas oublier que le soldat romain devait, en règle générale, payer sa nourriture.

presque terminée. A Rome, au reçu de ces lettres et de ces nouvelles, ce fut chez Afranius une affluence de gens, une affluence de félicitations. Beaucoup se préparèrent à quit­ter l'Italie pour rejoindre Cn. Pompée, voulant montrer les uns qu'ils étaient les premiers à annoncer une pareille nouvelle, les autres qu'ils n'avaient pas attendu l'issue de la guerre, ou qu'ils n'étaient pas arrivés bons derniers.

César réussit à reconstruire un pont.
LIV.  Dans cette situation si difficile, tous les chemins étant bloqués par l'infanterie et la cavalerie d'Afranius, et les ponts impossibles à ache­ver, César donne l'ordre à ses troupes de construire des embarcations d'un type que l'expérience de la Bretagne lui avait appris à connaître les années précédentes. La quille et la membrure étaient faites de bois léger ; le reste de la coque des navires, en osier tressé, se garnissait de peaux. Ces embarcations terminées, César les fait trans­porter de nuit, sur des chars jumelés, à une distance du camp de vingt-deux milles1 : il les utilise pour faire passer la rivière à un certain nombre de soldats et occupe à l'improviste la colline qui touche la rive. En hâte, avant que l'ennemi s'aperçoive de rien, il la fortifie ; il y fit ensuite passer une légion, et fit commencer par chaque bout un pont qu'il acheva en deux jours2. Ainsi il permit au con­voi et aux hommes qui étaient partis pour chercher du blé de le rejoindre en toute sécurité, rendant plus aisé le ravi­taillement.
LV.  Le même jour, il fit passer la rivière à une grande partie de la cavalerie. Elle fond à l'improviste sur les fourrageurs qui, sans aucune inquiétude, étaient disséminés, et s'empare d'un très grand nombre d'animaux et d'hommes :

1. Environ 33 kilomètres en amont, dans le voisinage de la petite ville actuelle de San Llorens.
2. Le 11 et le 12 juillet (Stoffel).

puis, en présence des cohortes de caetrati1 envoyés à la rescousse, elle se divise habilement en deux corps, l'un pour défendre le butin, l'autre pour résister aux attaques et les repousser ; une cohorte, qui s'était lancée témérairement en avant des autres, hors de la ligne de bataille, est coupée du reste, encerclée et massacrée, et nos troupes rentrent au camp sans pertes, par le même pont, avec beaucoup de butin.

Continuation du siège de Marseille.
LVI.  Tandis que ces événe­ments  se  déroulent   autour d'Ilerda, les Marseillais, sur le conseil de L.  Domitius, arment dix-sept vaisseaux de         guerre, dont onze pontés ; ils y joignent beaucoup de bâti­ments plus petits, pour effrayer notre flotte par leur mul­titude même. Ils embarquent un grand nombre d'archers, un grand nombre aussi de ces Albiques dont il a été ques­tion plus haut2, et les animent à force de récompenses et de promesses. Domitius réclame pour lui un chiffre déter­miné de navires, il en forme l'équipage avec les fermiers et les bergers qu'il avait fait venir avec lui. La flotte ainsi complètement armée, ils s'avancent pleins de confiance contre nos vaisseaux, que commandait D. Brutus. Ces derniers avaient leur mouillage près de l'île qui est en face de Marseille3.
LVII. La flotte de Brutus était très inférieure en nombre ; mais c'étaient des hommes choisis dans toutes les légions, des gens très vigoureux, des troupes d'élite, des centurions, que César avait désignés pour en former l'équi­page et qui tous étaient des volontaires.

1. Cf. sup., 1, 39, 1, et la note.
2. Cf. sup., 1, 34, 4.
3. L'île Ratonneau.

Ils avaient pré­paré des mains de fer et des grappins et s'étaient munis d'une quantité de javelots, de tragules et autres projectiles1. Telle était la situation lorsque, à la vue de l'ennemi qui approchait, ils font sortir leurs vaisseaux du port et engagent la bataille avec les Marseillais. On combattit de part et d'autre avec beaucoup de courage et d'acharne­ment : non seulement, en effet, les Albiques ne le cédaient guère en valeur à nos troupes ; c'étaient de rudes monta­gnards, habitués à porter les armes ; mais, de plus, ils quittaient à peine les Marseillais, et leur esprit était tout plein des promesses que ces derniers venaient de leur faire ; et les bergers de Domitius, que l'espérance de la liberté aiguillonnait, avaient à cœur, sous l'œil de leur maître, de faire apprécier leurs services.
LVIII.  Quant aux Marseillais, forts autant de la vitesse de leurs navires que de l'habileté de leurs pilotes, ils évi­taient les nôtres, trompaient leurs tentatives d'abordage, et, tant qu'il était possible de disposer pour la manœuvre d'un espace assez grand, ils essayaient, en étendant davan­tage leur ligne, d'envelopper nos vaisseaux, ou d'attaquer à plusieurs chaque navire, ou, en rasant vivement le bâti­ment ennemi, d'en balayer, s'ils le pouvaient, les rames. S'il n'y avait pas moyen d'éviter une prise de con­tact, au lieu de l'habileté des timoniers et de leurs ma­nœuvres, c'est à la valeur des montagnards qu'ils avaient recours. De notre côté, non seulement on utilisait des ra­meurs moins exercés, et des timoniers moins habiles, qui venaient directement de la marine marchande, et à qui les noms mêmes des agrès n'étaient pas encore connus, mais surtout la lenteur et la lourdeur des vaisseaux était une gêne : construits à la hâte, avec du bois encore vert, ils ne pouvaient fournir la même vitesse2... Aussi, pourvu qu'il

1. La iragula était une sorte de javelot d'origine celtique, assez grand et lourd et qui portait loin.
2. II semble qu'il faille admettre une petite lacune après habiteront, lacune où César aurait insisté sur la bravoure de ces troupes mai entraînées aux manoeuvres maritimes, ce qui justifierait l'itaque sui­vant.

fût possible de combattre de près, c'est sans crainte au­cune que chaque équipage tenait tête à deux navires, et que, grappins lancés et chacun de ces deux navires solide­ment accroché, on faisait face des deux côtés et on se jetait à l'abordage. Après un grand massacre des Albiques et des bergers, une partie des bâtiments est coulée, quelques-uns sont pris avec leurs équipages, les autres repoussés dans le port. Ce jour-là, les pertes de la flotte marseillaise, en comptant les vaisseaux capturés, sont de neuf navires.

Devant Ilerda, la situation s'améliore.
LIX.  C'est la première nou­velle heureuse que César ap­prend devant Ilerda. En même temps, l'achèvement du pont fait bien vite changer la Fortune de camp. L'ennemi, que démoralisait le courage de notre cavalerie, avait dans ses mouvements moins de liberté et moins d'audace ; tantôt il ne s'avançait qu'à une petite distance de son camp, pour pouvoir s'y réfugier facilement, ne fourrageant que dans une zone assez res­treinte, tantôt il faisait de fort longs détours, cherchant à éviter les vedettes et les postes à cheval ; ou bien, après avoir subi quelque échec, ou avoir vu de loin la cavalerie, au milieu de sa marche, il abandonnait sa charge et pre­nait la fuite. A la fin, il s'était résolu à cesser pendant plusieurs jours d'aller au fourrage, et même, contraire­ment à l'usage constant, à fourrager la nuit.
LX.  Pendant ce temps, les Oscenses et les Calagurritains, qui étaient tributaires des Oscenses1, envoient à César une ambassade et se déclarent prêts à obéir à ses ordres. Les Tarraconnais, les Jacétains, les Ausétains et, quelques jours après, les Illurgavoniens, qui touchent à l'Ebre, suivent leur exemple. Il leur demande à tous de

1. L'expression est technique. Rome, pour récompenser une cité et l'entretenir dans de bons sentiments vis-à-vis d'elle, autorisait parfois cette cité à percevoir un tribut sur une cité voisine. C'est ce que l'on appelait attribuere gentem aliquam alicui (ou contribuere...). 35, 4, et B. G,, 7, 76,1. La construction « contribuere cum » ne se rencontre que dans ce passage.

lui venir en aide en lui fournissant du blé. Ils promettent, réquisitionnent partout toutes les bêtes de somme et approvisionnent le camp. Il passe même du côté de César une cohorte d'Illurgavoniens, qui, ayant appris la décision de leur patrie, désertent pendant qu'ils sont de garde. Bien vite, grand changement dans la situation (1) : achève­ment du pont, alliance de cinq grandes cités, aisance du ravitaillement, disparition des bruits touchant les légions de renfort que l'on disait venir avec Pompée par la Maurétanie (2), tout cela fait que beaucoup de cités plus éloignées abandonnent Afranius et se rangent dans l'alliance de César.

Inquiétudes des  Pompéiens.
LXI.  Ces événements avaient complètement démoralisé l'en­nemi. César, pour ne pas être obligé de faire faire chaque fois à sa cavalerie un long détour par le pont, fit creuser en un point favorable un grand nombre de fossés de trente pieds de large chacun, pour y détourner une partie de l'eau du Sicoris et former ainsi un gué dans cette rivière. Ces fossés à peine achevés, une vive inquiétude gagne Afranius et Pétréius : ils craignent d'être entièrement coupés du ravitaillement en vivres et en fourrage, car les forces de cavalerie de César étaient considérables. Aussi décident-ils de s'éloigner spon­tanément et de porter la guerre en Celtibérie. En faveur de ce plan militait aussi la circonstance suivante : des deux groupes opposés qui s'étaient formés pendant la précé­dente guerre contre Sertorius,

1. Ce membre de phrase a été condamné par plusieurs éditeurs, à cause de l'absence de tout verbe, de l'emploi un peu surprenant de « celeriter », enfin parce que la même pensée a déjà été exprimée au début du ch. 59. Mais aucun de ces arguments n'est convaincant : celeriler est employé exactement dans le même sens précisément au début du cha­pitre 59 ; l'abscence de verbe et la répétition se justifient aisément si l'on admet le caractère inachevé du B. C. Cf. d'ailleurs sap., 1, 52, 3, et in/.. 3, 11, 1 etn. 1.
2. Cf. sup., l, 39, 3.

les cités qui avaient été vaincues craignaient le nom et le pouvoir de Pompée, mal­gré son éloignement, et celles qui étaient restées dans son alliance, comblées de grands bienfaits, lui étaient très attachées. Le nom de César, au contraire, était, chez les barbares, assez peu connu. En Celtibérie, ils pensaient trouver de gros contingents de cavalerie et de gros ren­forts de troupes auxiliaires, et espéraient, sur un ter­rain choisi par eux, faire durer la guerre jusqu'à l'hiver (1). Cette décision prise, ils réquisitionnent, sur tout le cours de l'Ebre, les embarcations, et les font rassembler à Octogésa : c'était une place forte, située sur l'Ebre, à vingt (2) milles du camp. Dans le voisinage de ce point du fleuve, ils font construire un pont de bateaux, font passer le Sicoris à deux légions et établissent un camp qu'ils fortifient d'un retranchement de douze pieds.
LXII.  Ayant reçu des patrouilles ces renseignements, César, au prix d'un très gros effort de ses troupes, qui con­tinuaient jour et nuit les travaux de dérivation, était par­venu à pousser les choses assez loin pour que la cavalerie, malgré beaucoup de peines et de difficultés, pût et osât tra­verser la rivière ; mais pour les fantassins, qui ne dépas­saient l'eau que des épaules et du haut de la poitrine, la profondeur de la rivière et surtout la rapidité du courant les empêchaient de passer. Néanmoins, à peu près au mo­ment où l'on apprenait l'achèvement presque complet du pont sur l'Ebre, on obtenait dans le Sicoris un passage guéable.

1. Cf., sur l'expression bellum ducere, Stoftel, II, 377 sqq., et inf., 2, 37, et la note.
2. On n'est pas d'accord sur l'emplacement d'Octogésa (cf. Index). Si on l'identifie avec Mequinenza, il y aurait à vol d'oiseau 39 kil. envi­ron, et 42 si on place Octogesa à Rivarroja, solution qui cadre le mieux avec le récit de César; il s'agirait donc de 26 à 28 milles, non de 20. On a conjecturé xxx au lien de xx. Mais l'erreur peut être le fait de César. A plus d'une reprise, on trouve dans les Commentaires des indi­cations de distances qui ne correspondent que très approximativement à la réalité. Il ne faut pas s'en étonner, les renseignements dont dispo­sait César étant souvent sujets à caution. Il n'est pas allé à Oetogésa.

Retraite des Pompéiens.      

LXIII.    Dans   ces  condi­tions,  l'ennemi pensait qu'il lui fallait hâter d'autant plus sa retraite. Aussi, laissant à Ilerda une garnison de deux cohortes auxiliaires, il passe le Sicoris avec toutes ses forces et campe avec les deux légions auxquelles il avait fait traverser la rivière quelques jours auparavant. Il ne restait à César qu'un parti : avec sa cavalerie, inquiéter et harceler la colonne ennemie. Le pont qu'il avait fait construire, en effet, comportait un long détour1, si bien que l'ennemi pouvait gagner l'Ebre par un chemin beaucoup plus direct. La cavalerie, sur l'ordre de César, traverse la rivière, et Pétréius et Afranius ayant levé le camp pendant la troisième veille 2, elle se montre soudain à l’arrière-garde, se répand largement et commence à retarder et à gêner la marche de la colonne.
LXIV.  A l'aube, des hauteurs avoisinant le camp de César, on voyait, sous l'attaque de notre cavalerie, les derniers éléments ennemis vivement pressés ; parfois l'ar­rière-garde de la colonne faisait front et suspendait son mouvement, tantôt la marche était reprise, et nos troupes, que l'effort des cohortes lancées en masse faisait reculer, revenaient ensuite à la charge et continuaient la pour­suite3. Cependant, partout dans le camp les soldats s'at­troupent, expriment leur colère de voir l'ennemi s'échap­per de leurs mains et la guerre se prolonger fatalement davantage ; ils entourent les centurions et les tribuns,

1. Cf. sup., 1, 54, 3.
2. Cf. inf., p. 50, n. 1.
3. Tout ce passage est controversé. J'ai adopté le texte des mss., en admettant seulement la correction conuersos (au lieu de conuerso), que donne d'ailleurs M2. Si l'on garde conuerso, on pourrait à la rigueur l'expliquer comme un ablatif absolu, en sous-entendant agmine, « l'arrière-garde ayant fait demi-tour ». Quelques commentateurs, notamment Stofîel, traduisent interrumpi par « était coupée du gros de l'armée », mais ce sens, qui serait exceptionnel, cadre mal avec la suite du récit. Il n'est pas nécessaire, pour interpréter interrumpi par « suspendait son mouvement », de suppléer un iter conjectural, comme le fait par exemple Forchhammer. Le latin emploie couramment l'expression interrumpere agmen, « arrêter la colonne ». On a ici le passif, agmen interrumpi.

et les supplient de faire savoir à César qu'il ne devait songer à leur épargner ni fatigue, ni danger : ils sont prêts, ils peuvent, ils veulent franchir la rivière, en utilisant le gué où était passée la cavalerie. Ces paroles pleines d'ardeur animent César ; malgré sa crainte d'exposer l'armée à un cours d'eau d'une telle importance, il juge pourtant qu'il faut entreprendre le passage et en faire l'essai. Aussi fait-il sortir des rangs dans chaque centurie les soldats les moins vigoureux, dont le courage et les forces physiques ne sem­blaient pas présenter la résistance suffisante ; il les laisse avec une légion à la garde du camp : les autres, légèrement équipées, il les fait sortir du camp, et, après avoir placé un grand nombre d'animaux du train dans la rivière, en amont et en aval, il fait procéder au passage. Un petit nombre de ces soldats ont leurs armes emportées par la violence du courant ; la cavalerie les soutient et leur vient en aide ; mais il n'y a pas de pertes. Le passage heureuse­ment terminé, César range ses troupes et les dispose tout de suite en bataille sur trois lignes. Et telle fut l'ardeur des soldats que, malgré un détour qui allongeait l'itiné­raire de six milles, et le grand retard causé par le passage de la rivière, ils rejoignirent les autres, partis cependant au cours de la troisième veille, dès avant la neuvième heure1.
LXV.  Quand Afranius et Pétréius les eurent aperçus de loin et observés, la surprise les bouleversa; ils s'ar­rêtèrent sur une hauteur et prirent la formation de com­bat. César fait reposer son armée dans la plaine, pour ne pas la lancer fatiguée à la bataille.

1. Cf. sup., p. 18, n. 1. La troisième veille, à cette époque de l'année, s'étendait de minuit à environ 2 heures du matin. De cette division de la nuit en quatre uigiliae, il reste peut-être quelque souvenir dans le système de veille souvent adopté dans la vie militaire, et particulière­ment à bord des navires. Quant à la neuvième heure, elle s'étend, au moment où les jours sont les plus longs, entre 2 h. 45 et 4 heures.

Mais l'ennemi faisant mine de repartir, il se met à sa poursuite et retarde sa marche. Force est aux Pompéiens de camper plus tôt qu'ils ne l'avaient décidé. C'est qu'en effet des montagnes étaient toutes proches, et, à cinq milles de là, venaient des défilés étroits et difficiles. Ces montagnes, ils désiraient y pénétrer afin d'échapper à la cavalerie de César, et pour pouvoir, au moyen de postes établis dans les défilés, inter­dire à son armée toute progression, tandis qu'eux-mêmes passeraient l'Ebre sans risque et sans inquiétude. Ils auraient dû donner tous leurs efforts à cette manœuvre et chercher à la réaliser par n'importe quel moyen : mais toute une journée de combat et la fatigue d'une étape pé­nible la leur firent remettre au lendemain (1). César, de son côté, campe sur une colline toute proche.
LXVI.  Vers le milieu de la nuit, des soldats qui s'étaient écartés à une certaine distance du camp pour la corvée d'eau sont enlevés par une patrouille de cavalerie : par eux, César apprend que les chefs ennemis font sortir sans bruit leurs troupes du camp. A cette nouvelle, il fait son­ner l'alerte et crier « aux bagages », comme il est d'usage à l'armée (2). L'ennemi entend ces cris et, craignant d'être obligé d'engager l'action de nuit, sous le chargement qui l'alourdit, ou bien d'être bloqué dans les défilés par la cavalerie de César, il donne contre-ordre et garde les troupes au camp. Le lendemain, Pétréius, avec quelques cavaliers, part secrètement en reconnaissance. On fait de même au camp de César. L. Décidius Saxa est envoyé avec un petit groupe pour se rendre compte de la nature du terrain. Chacun rapporte à son parti les mêmes rensei­gnements : d'abord, cinq milles de plaine,

1. On voit que, malgré les circonstances atténuantes que César men­tionne ici, évidemment par désir de faire montre aux yeux de tous d'impartialité, la « critique de la manœuvre » est plutôt sévère. Impéritie, manque d'énergie, voilà les traits caractéristiques des chefs pom­péiens. Cf. Introd., p. xxxi-xxxii.
2. Ordre équivalant à peu près à notre moderne « Sac au dos ».

puis un terrain difficile et montagneux ; qui occupera le premier ces défi­lés pourra sans aucune peine en interdire l'accès à l'ad­versaire.
LXVII.  Dans un conseil de guerre, il y a discussion, menée par Pétréius et Afranius1, sur la question de l'heure du départ. Le plus grand nombre était d'avis de faire l'étape de nuit : on pourrait arriver aux défilés avant que le mouvement eût été aperçu. Aux autres, l'alerte de la nuit précédente dans le camp de César servait d'argument pour affirmer l'impossibilité d'un départ clandestin : « La nuit, disent-ils, la cavalerie de César se répand autour d'eux et bloque chaque position et chaque passage ; du reste tout combat de nuit doit être évité, car un soldat démoralisé, dans une guerre civile, obéit généralement plutôt à la crainte qu'à ses serments : mais le grand jour fait naître par lui-même chez le soldat un vif sentiment d'amour-propre, parce qu'il le livre à tous les regards, et ce sentiment est rendu plus vif encore par la présence des tri­buns et des centurions ; tout cela exerce une contrainte sur la troupe et la maintient d'ordinaire dans le devoir ; aussi faut-il, coûte que coûte, forcer de jour le passage : même au prix de quelque échec, le gros de l'armée peut être sauvé et l'objectif atteint. » C'est ce dernier avis qui triomphe au conseil, et le départ est décidé pour le lende­main aux premières lueurs du jour.

1. Meusel remarque très justement que, bien que !e commandement en chef des troupes pompéiennes ait été exercé, à ce qu'il semble, par Afranius, qui, du reste, était consulaire (cf. 1, 65, 1 : Afranius... cum Petreio), César nomme presque toujours Pétréius en même temps que lui, et souvent même en premier lieu, comme c’est le cas ici. Faut-il expliquer cette anomalie, comme le fait Meusel, par le caractère plus énergique et plus hardi de Pétréius, de qui César aurait tenu à mar­quer ainsi le rôle? La chose est possible : en tout cas, la force morale de Pétréius est opposée plus loin à la philosophie nonchalante d'Afra­nius (cf. 1, 75, 1-2).

LXVIII.  César, une fois le terrain reconnu, fait sortir du camp, à l'heure où le ciel blanchit, toutes ses forces et
fait faire à l'armée un long détour à travers champs.
C'est que les chemins conduisant à l’Ebre et à Octogésa étaient tenus et barrés par le camp ennemi. César devait franchir des ravins très profonds et très difficiles, des barres rocheuses entravaient en bien des points le pas­sage, si bien qu'il fallait se passer les armes de mains en mains, et que c'était désarmés et en se hissant les uns les autres que les hommes devaient faire une bonne partie du trajet. Mais personne ne reculait devant cette fatigue, cha­cun pensant que c'en serait fini de toutes les fatigues si l'on arrivait à interdire l'Ebre à l'ennemi et à lui couper les vivres.
LXIX.  Tout d'abord les soldats d'Afranius, poussés par la curiosité, se mirent, tout joyeux, à courir hors du camp et à nous accompagner de cris injurieux : les vivres nécessaires nous manquant, nous étions obligés, disaient-ils, de fuir et de nous replier du côté d'IIerda. C'est qu'en effet nous tournions le dos à notre objectif et nous avions l'air de nous rendre à l'opposé. Quant aux chefs de l'armée adverse, ils se félicitaient de la décision qu'ils avaient prise de rester au camp. Un fait contribuait fortement à les confirmer dans leur opinion : ils voyaient que nous nous étions mis en route sans bêtes de somme et sans ba­gages ; aussi étaient-ils convaincus que nous ne pouvions supporter davantage le manque de vivres. Mais, lorsqu'ils virent notre colonne appuyer peu à peu à droite2 et qu'ils constatèrent que déjà les premiers éléments dépassaient

1. Le départ a donc lieu entre 3 et 4 heures du malin, puisque César en donne le signal à l'aube, et que les faits se passent vers la fin de juin du calendrier julien (exactement le 27, d'après le système de Le Ver­rier, cinq jours avant la capitulation des Pompéiens, qui est du 2 août antéjulien, ou du 2 juillet julien), c'est-à-dire au moment où les jours sont les plus longs. L'expression « albente caelo », employée ici par César, est nettement poétique, et Meusel (in loc.) la rapproche avec raison de Virgile, Aen., 4, 586.
2. Le détail est précieux et ne prête à aucune équivoque, puisque la droite, pour les Césariens et les Pompéiens qui les regardent, représente la même direction. César fait un mouvement tournant vers le sud.

la ligne de leur camp, les plus indolents et les plus mous eux-mêmes pensèrent qu'il fallait sortir au plus vite et parer à cette manœuvre1. On crie aux armes, et toutes les troupes, sauf quelques cohortes laissées à la garde du camp, se portent en avant et marchent directement sur l'Ebre.

Lutte de vitesse. Échec des Pompéiens,
LXX.  Il s'agissait unique­ment d'une lutte de vitesse, pour décider qui occuperait le premier les défilés et les montagnes : mais l'armée de César était retardée par les difficultés du terrain, et les troupes d'Afranius entravées par la cavalerie de César, qui les harcelait. Cependant, la situation où s'étaient mis les Afraniens aboutissait nécessairement à ce résultat que, s'ils atteignaient les premiers les montagnes qui étaient leur objectif, ils évitaient bien le danger pour eux-mêmes, mais les bagages de toute l'armée et les éléments laissés au camp ne pourraient pas être sauvés : une fois isolés par l'armée de César, il n'y avait plus aucun moyen de leur porter secours. Ce fut César qui arriva le premier ; trouvant, après avoir franchi de grands rochers, un terrain plat2, il y range l'armée contre l'ennemi en formation de combat. Afranius, dont l'arrière-garde était pressée par la cavalerie, tandis qu'il voyait l'ennemi devant lui, avise une colline et y prend position. De ce point, il envoie quatre cohortes de caetrati5 pour occuper un sommet très élevé qui était en vue des deux armées4. Il leur donne l'ordre de s'élancer au pas de course et de s'y établir, dans l'in­tention de s'y diriger lui-même avec toutes ses forces, et, en modifiant son itinéraire, d'atteindre Octogésa par les crêtes.

1. Selon quelques commentateurs, il faudrait comprendre « se porter à la rencontre (de l'ennemi) ». Pourtant il ne s'agit pas ici pour les Pompéiens de livrer bataille — César le note expressément plus bas (1, 70) — mais de devancer l'adversaire. Et occurrere a souvent le sens qu'on lui donne ici (cf. Forcellini).
2. Sans doute le plateau au sud-ouest de Mayals.
3. Cf. sup., 1, 39,1, et la note.
4. Ce sommet très élevé, mons excelsissimus, qui domine toute la région, ne peut guère être que le Maneu (491 m.). Le plateau où s'était établi César (environ 400 m.) en était éloigné de 5 à 6 kil. La « marche oblique » dont parle César quelques lignes plus bas s'accorde bien avec cette identification.

Tandis que les caetrati gagnaient, par une marche oblique, leur objectif, la cavalerie de César les aperçut et se lança sur eux : ils ne purent pas soutenir un seul ins­tant le choc, et, enveloppés par la cavalerie, ils périssent tous à la vue des deux armées.
LXXI.  C'était l'occasion de pousser la victoire. De fait, César se rendait bien compte que l'armée ennemie, démo­ralisée par un si grave échec subi sous ses yeux, ne pour­rait offrir de résistance, d'autant plus que la cavalerie l'enveloppait de toutes parts, dès que l'on combattrait en terrain plat et en rase campagne ; et de tous côtés on lui réclamait l'ordre d'attaque. Tous accouraient, légats, centurions, tribuns militaires : il ne fallait pas hésiter, disaient-ils, à engager la bataille : le moral de toutes les troupes était excellent ; les Afraniens, au contraire, avaient donné toutes sortes de preuves de leur crainte1 : ils ne s'étaient pas portés au secours de leurs camarades ; ils ne quittaient pas la colline ; ils soutenaient à peine les assauts de la cavalerie ; ils s'étaient groupés sur un même point, serrés les uns contre les autres, mêlant les rangs et les cohortes. Si César redoutait le désavantage du terrain, on aurait à coup sûr la possibilité de combattre sur n'im­porte quel terrain, car, de toute façon, il faudrait bien qu'Afranius abandonnât sa colline, puisqu'il ne pouvait rester toujours sans eau.

Temporisation de César.
LXXII.  Mais César se flat­tait de l'espoir qu'il pourrait terminer la campagne sans combat et sans exposer ses troupes : il avait, se disait-il, coupé l'adversaire de ses ap

1. Je traduis ici le texte des mss., sui timons. Il faut avouer cepen­dant que le pronom semble ici parfaitement inutile. Doit-on lire, avec Paul et KIotz, summi,  « une terreur intense »?

provisionnements : pourquoi donc perdre, même dans une bataille victorieuse, un certain nombre de ses soldats? Pourquoi faire blesser des hommes à qui il devait tant? Pourquoi, enfin, tenter la Fortune? D'autant qu'il n'était pas moins digne d'un chef de vaincre par l'habileté des dis­positions prises que par la force des armes. Il était aussi ému de pitié en pensant à ses compatriotes dont il voyait le massacre inévitable : aussi préférait-il obtenir une vic­toire qui leur laissât la vie sauve1. Ces projets de César, la plupart les désapprouvaient : quant aux soldats, ils di­saient ouvertement entre eux que, puisqu'on laissait pas­ser une pareille occasion de victoire, ils refuseraient de marcher, même si César en donnait l'ordre. Mais lui n'en persiste pas moins dans ses vues, et s'éloigne un peu, pour diminuer la crainte cbez l'adversaire. Pétréius et Afranius, puisque la possibilité leur en est donnée, se re­plient sur leur camp. César place des postes dans les mon­tagnes, ferme tout passage vers l'Ebre et établit un camp fortifié le plus près possible de celui de l'adversaire.

Inquiétude des chefs pompéiens.
LXXIII.  Le lendemain, les chefs ennemis, qui étaient dans le plus grand trouble, car ils avaient abandonné tout espoir de se ravitailler et d'atteindre l'Ebre, délibéraient sur ce qui leur restait à faire. Une route leur permettait, s'ils le voulaient, de revenir à Ilerda, l'autre de gagner Tarraco2. Tandis qu'ils tiennent conseil, arrive la nouvelle que la corvée d'eau est pressée par notre cavalerie. Au su de cet engagement, ils établissent un réseau serré de postes formés par la cavale­rie et les cohortes auxiliaires ; entre ces postes, ils placent des cohortes légionnaires, et ils entreprennent de mener une ligne de tranchées du camp jusqu'au point d'eau, de façon à pouvoir s'y ravitailler à l'abri du retranchement, en toute tranquillité, et sans qu'il soit besoin de postes. Cet ouvrage, Pétréius et Afranius se le répartissent entre eux, et, pour le faire exécuter, ils se portent eux-mêmes assez loin en avant.

1. Prudence et clémence sont deux vertus dont César fait volontiers étalage. Cf. Introd., p. xxix-xxx.
2. En effet, César, barrant au s.-o. l'accès à l'Ebre, ne pouvait en même temps couper les Pompéiens de Tarragone vers le s.-e., ni, à plus forte raison, d'Ilerda au n.-e.

Conversations entre Pompéiens et  Césariens.
LXXIV.  Leur départ donna aux soldats toute facilité pour s'entretenir librement avec les nôtres ; ils sortent en foule, et ceux qui ont dans le camp adverse des amis ou des compa­triotes s'enquièrent d'eux et demandent à les voir. Ce sont d'abord des remerciements unanimes à toute l'armée de la part des Afraniens, car, disent-ils, la veille, lorsque la démoralisation était complète, les soldats de César les ont épargnés ; c'est à eux qu'ils doivent d'être encore vivants. Puis ils s'informent de la loyauté de leur général ; sera-t-il raisonnable de se fier à lui? Ils déplorent de ne pas l'avoir fait des le début, et d'avoir porté les armes contre des hommes auxquels les unissaient les liens de l'amitié ou du sang. Ces conversations les enhardissent, et ils demandent au général la garantie que Pétréius et Afranius auront la vie sauve, pour qu'on ne les accuse pas d'avoir conçu des desseins criminels, ni trahi les leurs. Cette assurance don­née, ils assurent de leur côté qu'ils vont immédiatement passer à César, et ils envoient comme délégués, pour régler les conditions de l'accommodement, les centurions les plus élevés en grade. Pendant ce temps, les uns amènent à leur camp, pour les recevoir, leurs amis, tandis que les autres sont emmenés par leurs amis au camp de César ; si bien que des deux camps on semblait déjà n'avoir plus fait qu'un. Un grand nombre de tribuns mi­litaires et de centurions viennent trouver César et se re­commandent à lui ; de même les chefs espagnols, que les Pompéiens avaient convoqués et gardaient dans leur camp en façon d'otages. Ils cherchaient leurs relations et leurs hôtes, pour avoir, par leur entremise, une audience et une recommandation. Le propre fils d'Afranius, un jeune homme, traitait avec César, par l'intermédiaire du légat Sulpicius, pour sa vie et pour celle de son père. Partout la joie et les actions de grâces, chez ceux qui pensaient avoir échappé à un si grave danger, et chez ceux qui croyaient avoir achevé sans aucune perte une tâche si importante ; c'était un grand résultat que sa modération de la veille avait, tous le reconnaissaient, fait atteindre à César, et chacun approuvait le plan qu'il avait suivi.

Rupture des pourparlers.
LXXV.  Lorsque Afranius eut reçu la nouvelle de ces évé­nements, il quitte le travail commencé et rentre au camp, tout disposé, semblait-il, quel que fût le malheur qui arri­vât, à le supporter avec une sereine constance1. Pétréius, lui, ne se laisse pas aller. Il arme ses esclaves ; avec eux, sa cohorte prétorienne de caetrati et un petit nombre de cava­liers barbares, soldats qu'il exemptait de corvées et qu'il avait l'habitude d'utiliser pour sa garde personnelle, il bondit tout à coup au retranchement, arrête les conver­sations des soldats, chasse les nôtres de son camp, met à mort ceux dont il s'empare. Les autres se rassemblent et, effrayés de ce danger soudain, enroulent leur manteau sur leur bras gauche2, tirent l'épée et, dans cette situation, se défendent contre les caetrati3 et la cavalerie, soutenus par la pensée de la proximité du camp ; ils battent en retraite sur le camp, et les cohortes qui étaient de garde en avant des portes protègent leur mouvement.

1. Il est à peine besoin de souligner ici l'ironie de César. Afranius n'a pas une attitude de chef. En revanche, il semble d'abord que César va faire l'éloge de Pétréius. Mais le lecteur est vite détrompé, et la cruauté atroce du second chef pompéien (cruauté d'ailleurs nécessaire, César l'avoue implicitement) fera bientôt regretter la veulerie du pre­mier.
2. Cf. sup., i, 39, 1, et la note.
3. A défaut de bouclier, pour parer les coups.

LXXVI.  L'affaire terminée, Pétréius, tout en larmes, parcourt les manipules, interpelle les soldats, les conjure de ne pas le livrer lui-même à la mort, non plus que Pom­pée, leur général absent, en les abandonnant aux ennemis. Rapidement, il fait faire le rassemblement au prétoire ; il demande que tous jurent de ne pas déserter, de ne pas tra­hir l'armée ni leurs chefs, et de ne prendre aucune décision séparément, à l'écart des autres. Lui-même, le premier, prononce la formule du serment; il contraint Afranius à jurer de même ; viennent ensuite les tribuns militaires et les centurions ; on fait avancer les soldats par centuries et ils jurent aussi. Ordre est donné à quiconque a en son pou­voir un soldat de César de le livrer : ces soldats livrés, on les met à mort devant les troupes, dans le prétoire. Mais la plupart sont cachés par ceux qui les avaient reçus, et, la nuit venue, on les fait échapper par le retranchement. C'est ainsi que le système de terreur étale par les chefs, la rigueur des supplices, le renouvellement des liens du ser­ment firent disparaître l'espoir d'une capitulation immé­diate, transformèrent les dispositions des troupes et réta­blirent l'état de guerre tel qu'il était auparavant.
LXXVII.  César fait rechercher avec grand soin et mettre en liberté les soldats ennemis qui étaient venus au camp pendant les négociations. Mais, parmi les tribuns et les centurions, quelques-uns, de leur propre volonté, res­tèrent près de lui. Plus tard, il les combla d'honneurs : il rendit aux centurions le grade qu'ils avaient antérieure­ment J et aux chevaliers romains celui de tribun.

1. On interprète quelquefois « prions ordines » comme indiquant les premières centuries de chaque manipule. On a vu plus haut, en effet, que chaque manipule comprenait deux centuries, Ordo prier, ordo posterior. Quelle qu'ait été la classification exacte des centurions, il est hors de doute que celui qui commandait un ordo prier avait le pas sur un commandant d'ordo posterior. César aurait donc donné aux centurions pompéiens un grade relativement élevé, sans tenir compte de leur grade antérieur. Cette interprétation (donnée notamment par Doberenz-Dinter) est invraisemblable, malgré le « plus tard > qui atténue l'impossibilité de la mesure. Comment César aurait-il favorisé, aux dépens de ses propres centurions, l'avancement des offi­ciers pompéiens? D'ailleurs, le mot « restitua » suffit à prouver la légiti­mité du sens généralement adopté. On a beau nous dire que César eût écrit en ce cas « pristinos », sous peine de s'exprimer d'une façon poétique (en foi de quoi on cite Horace, Ép., l, 7, 95, « uitae me redde priori »), l'ar­gument est médiocrement convaincant. « In priores » est d'ailleurs le résultat d'une conjecture, mais qui paraît certaine.

Retraite des Pompéiens sur Ilerda.
 LXXVIII.  Les Afraniens manquaient de fourrage et s'approvisionnaient difficile­ment en eau. Du blé, les légionnaires en avaient une certaine quantité, parce qu'ils avaient reçu l'ordre d'em­porter d'Ilerda huit jours de vivres, mais les caetrati et les auxiliaires n'en avaient point du tout, parce que leurs ressources pour s'en procurer étaient restreintes, et qu'ils n'étaient pas habitués à porter un chargement. Aussi, chaque jour, de nombreux soldats de ces corps déser­taient, pour passer dans le camp de César. Telles étaient les difficultés de la situation. Mais, des deux plans propo­sés, le plus pratique semblait de revenir à Ilerda, parce qu'on y avait laissé un peu de blé. Une fois là, ils pen­saient préciser la suite de leurs projets. Tarraco était plus éloignée ; ils se rendaient compte que, pendant ce par­cours, la situation pouvait offrir prise à plus de hasards. Ce plan approuvé, l'ennemi sort du camp. César lance en avant sa cavalerie, pour harceler l'arrière-garde et en entraver la marche ; il suit avec ses légions. La cavalerie ne donnait pas un instant de relâche aux derniers rangs de la colonne ennemie.
LXXIX.  Le combat se déroulait de la façon suivante : des cohortes légères fermaient la marche ; en terrain plat, un assez grand nombre d'entre elles faisaient front ; s'il fallait gravir une hauteur, la nature même du terrain per­mettait aisément à l'ennemi d'échapper au danger, car les soldats qui étaient en avant, établis sur des positions do­minantes, protégeaient l'ascension de leurs camarades ; mais, quand un ravin ou une descente se présentaient, que ceux qui étaient en tête ne pouvaient venir en aide aux éléments qui venaient derrière, et que la cavalerie de César, d'une position dominante, concentrait son tir sur l'ennemi qui lui tournait le dos, alors la situation était des plus graves. Il ne restait qu'une ressource : c'était, lors­qu'on se trouvait arrivé à proximité d'un terrain de ce genre, de donner l'ordre de faire front et, par une vigou­reuse contre-attaque, de repousser la cavalerie, puis, celle-ci éloignée, de se lancer soudain tous ensemble, au pas de course, dans le ravin ; après quoi, le passage ainsi franchi, il fallait s'arrêter de nouveau sur la hauteur sui­vante. Car, bien loin d'être soutenues par leur cavalerie, qui était cependant nombreuse, les troupes d'infanterie pompéiennes avaient, au contraire, recueilli cette cavalerie, que les combats précédents avaient complètement démo­ralisée, au centre de la colonne, et c'étaient elles qui la pro­tégeaient. Aucun soldat ne pouvait s'écarter de la ligne de marche, sans être enlevé par la cavalerie de César.
LXXX.  Dans un combat de ce genre, la progression est lente et peu sensible : on s'arrête souvent, pour soutenir les camarades ; c'est ainsi que les choses se passèrent cette fois-là. Après une progression de quatre milles, trop rude­ment bousculés par la cavalerie, les Afraniens occupent une colline élevée1, et là ils se retranchent, d'un seul côté, face à l'ennemi, sans même décharger les bêtes de somme. Lorsqu'ils voient que le camp de César est établi, les tentes dressées et la cavalerie dispersée pour fourrager, ils partent en toute hâte, vers la sixième heure de ce même jour, et, dans l'espoir que la dispersion de notre cavalerie retarderait la poursuite, ils se mettent en route. César aperçoit le mouvement et reprend la poursuite avec les légions qui s'étaient reposées ;2

1. Probablement (Stoffel) la Sierra Grosa, peu « élevée » cependant.
2. Le texte des mss., « les légions laissées », « relictis », n'offre aucun sens acceptable. « Refectis» a l'avantage de s'éloigner fort peu de ce texte. Klotz propose « eductis », « ayant fait sortir les légions du camp ».

il ne laisse à la garde des bagages que quelques cohortes ; il donne ordre qu'elles le suivent à la dixième heure, et que l'on rappelle les fourrageurs et la cavalerie. En hâte, la cavalerie revient pour reprendre son rôle quotidien pendant la marche. De vifs combats ont lieu à l'arrière-garde, si bien que l'ennemi est presque en déroute et que beaucoup de soldats et même quelques centurions sont tués. L'armée de César talonnait l'ennemi et était tout entière à ses trousses.

les Pompéiens s'arrêtent César cherche les investir.    
 LXXXI.    Alors   les   Pompéiens, à qui César rend impossible toute recherche d'un endroit propice pour camper, comme aussi toute progression, sont contraints de s'arrê­ter et d'établir leur camp loin de tout point d'eau et sur un terrain défavorable (1). Mais César, pour les raisons qui ont été exposées plus haut, ne prononce pas d'attaque ; il ne laissa pas, d'autre part, monter les tentes ce jour-là, de façon que tout le monde se trouvât plus aisément disponible pour reprendre la poursuite, au cas où l'ennemi cherche­rait à s'échapper de nuit ou de jour. Les Pompéiens, qui se rendaient compte de la situation fâcheuse de leur camp, passent la nuit à porter en avant leurs retranchements et à changer d'emplacement2. Ils continuent le même travail le lendemain dès l'aube et emploient toute la journée à cette besogne. Mais plus ils prolongeaient leurs retranchements et plus ils portaient leur camp en avant, plus aussi ils se trouvaient éloignés de l'eau : c'était donner aux maux pré­sents d'autres maux pour remèdes. La première nuit, per­sonne ne sort du camp pour aller à l'eau ; le lendemain, on laisse une garde au camp et on fait sortir toutes les troupes pour y aller ; mais, pour le fourrage, on n'envoie personne. César aimait mieux voir ces souffrances miner les troupes adverses et les réduire nécessairement à la capitulation que de terminer la lutte par les armes.

1. Au sud de Torres de Segre et à l'est d'Aitona, d'après Stoftel.
2. Les Pompéiens, dominés par le camp adverse, veulent gagner une position meilleure et abritent leur mouvement par une ligne de tranchées, pour se garantir des attaques de la cavalerie.

Il entreprend pour­tant de les envelopper d'un rempart et d'un fossé, pour empêcher le plus possible les sorties soudaines, auxquelles il pensait qu'elles devraient nécessairement en venir. Les chefs ennemis, à cause du manque de fourrage, et pour donner plus de liberté de mouvement à l'armée en vue de ces sorties, font tuer tous les animaux du train qui trans­portaient les bagages des soldats1.
LXXXII.  A ces besognes et à ces plans, deux jours se passent ; le troisième, une grande partie de l'ouvrage de César était déjà terminée. L'ennemi, pour empêcher l'achèvement des travaux, vers la neuvième heure, à un signal donné, fait sortir ses troupes et les range en bataille sous les retranchements du camp. César rappelle ses légions du travail, fait rassembler toute la cavalerie, prend la formation de combat. Avoir l'air de refuser la bataille, contre le sentiment des troupes et le bruit qui courait partout2, présentait en effet de graves inconvé­nients ; mais, pour les mêmes motifs que l'on connaît déjà, il était poussé à ne pas vouloir combattre, d'autant plus que le peu de distance était loin d'être favorable, même si l'ennemi était mis en fuite, à une victoire déci­sive ; car il n'y avait pas plus de deux mille pieds entre les deux camps. De cet espace, les deux armées occupaient les deux tiers ; le troisième restait libre, pour courir à l'ennemi et donner l'assaut. Si l'on engageait le combat, la proximité des camps assurait au parti vaincu une position de repli aisée à gagner rapidement aussitôt après la dé­route. Pour cette raison, César avait décidé de résister si l'ennemi attaquait, mais de ne pas prendre l'offensive.

1. Les bagages personnels du soldat, « sarcinae », doivent être distingués des « impedimenta », matériel appartenant à la légion.
2. Ce sens est en accord avec ce qui est dit plus haut. Cependant Doberenz-Dinter glosent « opinionem militum famamque omnium » par « die hohe, gute Meinung, welche die Soldaten von Câsar hatten, der Ruhm, den Casar bei allen aïs Feldherr genoss », et renvoient à 3, 36, 1 ; 3, 56, 2, où l'on trouve en effet les mêmes substantifs avec un sens analogue.

LXXXIII.  Les cinq légions d'Afranius étaient dispo­sées en deux lignes de bataille ; une troisième, en réserve, était formée par les cohortes auxiliaires. Les troupes de César en formaient trois ; mais la première était consti­tuée par quatre cohortes de chacune des cinq légions, la ligne de soutien par trois et la troisième ligne par trois également, les éléments de chaque légion échelonnés en profondeur. Les archers et les frondeurs étaient englobés dans la seconde ligne, la cavalerie couvrait les flancs. Ces formations une fois prises, chaque parti semblait s'en tenir fermement à son plan ; il s'agissait pour César de ne livrer combat que s'il y était contraint ; pour l'adversaire, d'empêcher les travaux de César. Les choses traînent alors en longueur, et les deux armées sont maintenues en posi­tion jusqu'au coucher du soleil : puis chaque parti quitte le terrain pour regagner son camp. Le lendemain, César prend ses dispositions pour terminer la circonvallation commencée ; l'ennemi essaie un gué du Sicoris, pour voir si le passage est possible. César, s'en étant aperçu, fait traverser la rivière à des Germains légèrement armés et à une partie de la cavalerie, et dispose sur les rives un réseau serré de postes.

Capitulation des Pompéiens. Discours d'Afranius.
LXXXIV.  Enfin, coupé de tout, sans fourrage depuis trois jours déjà pour les ani­maux retenus à l'intérieur du camp1, sans eau, sans bois, sans pain, l'ennemi demande à parlementer, mais, si possible, hors de la présence de la troupe. César refusa d'accéder à cette demande, mais consentit à des pourparlers, si l'on acceptait qu'ils fussent publics 2 ; on lui donne alors comme otage le fils d'Afra­nius. La rencontre a lieu à l'endroit désigné par César. Devant les deux armées, Afranius prend la parole : « II n'y

1. Il s'agit ici des animaux du train qui restaient (cf. sup., 1, 81, 7, et n. 1). Mais, pour les chevaux de cavalerie, la situation était la même.
2. Visiblement, César tient à montrer son esprit « démocratique ».

a, dit-il, à s'indigner ni contre les chefs, ni contre les sol­dats de ce qu'ils ont voulu rester fidèles à leur général, Cn. Pompée ; mais ils ont maintenant assez bien rempli leur devoir, assez subi de souffrances ; ils ont enduré fer­mement une disette complète ; maintenant, les voici en­fermés presque comme des bêtes fauves, on les empêche de boire, on les empêche de faire un mouvement : ils ne peuvent plus supporter ces tortures physiques, cette humi­liation morale. Aussi s'avouent-ils vaincus ; ils prient, ils supplient, s'il reste quelque place à la pitié, qu'ils ne soient pas contraints de marcher au dernier supplice1. » II fait ces déclarations avec toute l'humilité et la soumis­sion possibles.

Réponse de César.
LXXXV.  A ces paroles, Cé­sar répondit qu' « à personne au monde un pareil rôle, ces plaintes, ces appels à la pitié ne convenaient moins qu'à Afranius. Car les autres avaient  tous fait leur devoir : lui, César, qui, même dans des cir­constances propices, lorsque le terrain, lorsque le moment lui étaient favorables, n'a pas voulu engager l'action, pour qu'en tout: le champ fût ouvert le plus largement
possible à la paix ; ses soldats, qui, malgré la trahison dont ils ont été victimes et le massacre de leurs cama­rades, ont épargné, ont protégé les ennemis qui étaient entre leurs mains ; les troupes de l'armée adverse enfin, qui, de leur propre initiative, ont entamé des négocia­tions de paix, dans lesquelles elles ont considéré qu'elles devaient penser au salut de tous ceux de leur parti. Ainsi le rôle de chacun, quelle que fût sa situation, avait été un rôle d'humanité.

1. Afranius craint donc que César ne fasse passer tous les Pompéiens par les armes : crainte opportune pour faire éclater par contraste la clé­mence de César. Doberenz-Dinter comprennent :   qu'ils ne soient pas contraints de se donner la mort. Mais supplicium s'entend mal d'un suicide. Meusel adopte la leçon kabeat, qu'il rapporte à César ; mais  « progredi » réclame un sujet.

Mais à eux, les chefs, la paix leur avait fait horreur ; ils n'avaient observé ni les règles des négociations, ni celles de la suspension d'armes; des hommes sans défiance, abusés par les pourparlers en cours, ils les avaient massacrés avec la dernière cruauté. Il leur était donc arrivé ce qui arrive fort souvent aux hommes de trop d'opiniâtreté et d'arrogance : ils se retournent en hâte vers ce pour quoi, un instant plus tôt, ils n'avaient que dé­dain, et le demandent de toute leur ardeur. Non, mainte­nant, il ne va pas, lui, profitant de leur humiliation et de l'occasion favorable, réclamer de quoi accroître ses propres forées; mais ces armées, qu'ils ont, depuis déjà bien des années, entretenues contre lui, il en exige le licenciement, f Point d'autre raison, en effet, à l'expédition de six légions en Espagne, à la levée d'une septième dans le pays même, ni à l'armement de tant de flottes si considérables et à l'envoi secret de chefs expérimentés1. Rien de tout cela n'a été prévu pour la pacification des Espagnes, rien pour les besoins de la province, puisque, grâce à la longue durée de la paix, aucun secours n'y était nécessaire. Toutes ces mesures, et de longue date, c'est contre lui qu'on les prend ; contre lui, on crée des commandements d'un nou­veau genre, si bien qu'un seul homme, aux portes de Rome, a la direction de la politique romaine, et, quoique absent, gouverne en même temps, depuis un grand nombre d'années, deux provinces qui sont parmi les plus belliqueuses2; contre lui, on bouleverse les droits des magistratures ; ce n'est plus au sortir de la préture et du consulat, selon la règle constante, mais après un choix et une élection faits par une coterie, qu'on est nommé au gouvernement des provinces; contre lui, l'excuse même de l'âge n'est pas admise, puisque des chefs qui ont fait leurs preuves dans les guerres précédentes sont rappelés à un commandement d'armée; contre lui seul, on sup­prime ce qui a toujours été accordé à tous les généraux, de rentrer à Rome, après une campagne heureuse,

1. César pense sans doute à la flotte envoyée au secours de Marseille, et à Vibullius Rufus (cf. 1, 38). On voit l'exagération de son discours.
2. Il s'agit de Pompée. Le grief est piquant, puisque quelques lignes plus haut César note que la longue durée de la paix dans cette même Espagne y rendait inutile un envoi de troupes.

ou avec quelque honneur1,ou en tout cas sans flétrissure, et de licencier seulement ensuite leur armée. Tous ces procédés, cependant, il les a supportés patiemment, et il continuera. D'ailleurs, ses plans actuels ne sont pas de débaucher leur armée et de la prendre sous ses ordres, ce qui pour­tant ne lui serait pas difficile, mais de les empêcher d'avoir une armée qu'ils puissent, eux, utiliser contre lui. Ainsi, il leur ordonnait, comme il l'avait déjà signifié, de quitter l'Espagne et de démobiliser leurs troupes. Si cette clause est exécutée, personne n'aura rien à redouter de lui. C'est la seule et unique condition de paix2 ».

Licenciement de l'armée pompéienne.
LXXXVI.  Ce qui causa aux soldats beaucoup de plaisir et de joie, comme on put s'en rendre compte à leurs manifestations mêmes, ce fut, alors qu'ils avaient redouté quelque peine bien méritée, d'obte­nir au contraire le privilège d'une démobilisation. En effet, lorsqu'on commença à discuter de l'endroit et du moment où elle se ferait, tous, de la voix et du geste, don­nèrent à entendre, du retranchement où ils étaient, qu'il fallait la faire immédiatement, et que toutes les promesses du monde ne pourraient leur procurer aucune certitude, si on la remettait à plus tard. Quand on eut, en quelques mots, discuté les deux thèses, on aboutit à la conclusion que ceux qui se trouveraient avoir un domicile ou une propriété en Espagne seraient démobilisés immédiate­ment, et les autres sur le Var; ils n'auront aucun ennui, personne ne sera obligé à s'enrôler malgré lui, César en donne l'assurance.

1. Ce « quelque honneur » désigne modestement le triomphe.
2. Je me suis inspiré plus d'une fois, pour ce chapitre et pour le précèdent, de la traduction si vivante qu'en donne Bayet, dans son excel­lente Littérature latine (Paris, Colin, 1934), p. 257-259.

LXXXVII.  Il promet de fournir du blé depuis ce mo­ment jusqu'à l'arrivée au Var.
Il ajoute même que les objets qu'ils pourraient avoir perdus au cours de la cam­pagne, et qui seraient entre les mains de ses hommes, seront rendus à leurs propriétaires ; après estimation faite au juste prix, il paie en argent à ses soldats la valeur de ces objets. Dans la suite, toutes les discussions qui s'élevèrent parmi eux furent spontanément soumises au jugement de César. Pétréius et Afranius, à qui les légions presque en révolte réclamaient leur solde, disaient que ce n'était pas encore le jour ; on demanda que la cause fût portée devant César, et chaque partie s'en tint à sa décision. En deux jours, un tiers environ de l'armée fut démobilisé ; il fit précéder les Pompéiens de deux de ses légions et suivre du reste, de façon que les camps ne fussent pas loin les uns des autres, et il charge de la conduite de cette marche le légat Q. Fufius Calénus. Ce fut d'après ses ordres que s'ef­fectua le trajet de l'Espagne jusqu'au Var, où le reste de l'armée fut démobilisé.

livre 2

                                                                                                      LIVRE DEUXIEME

Suite des opérations devant Marseille; positions d'attaque.
II, I.  Tandis que ces événe­ments se passent, en Espagne, le légat C. Trébonius que Cé­sar avait laisserai! siège de Marseille1, entreprend de pousser devant la place, sur deux points2, une terrasse, des baraques d'approche3 et

\. Cf. sup., 1, 36, 5. Le siège fut commencé au début de mai.
2. La première direction d'attaque était à l'est de la ville, à proxi­mité du Vieux-Port (vers la rue du Grand-Puits ou la rue Belzunce), la seconde au nord-est, partant sans doute de la butte des Carmes. Il semble que le camp romain se trouvait sur la colline Saint-Charles (Jullian le situe sur la butte des Carmes, mais cf. inf., 2, 5, 3, et la note). Le tracé de l'enceinte n'est pas absolument fixé, mais on admet que la butte des Carmes était en dehors, malgré Stoffel. Cf. C. Jullian, op. cit., III, p. 577 sqq. ; M. Clerc, Massalia, 2, 5, en général d'accord avec Jullian. E.-H. Duprat, Essai sur la topographie de Marseille..., dans Encycl. des B.-du-Rhône, 1933, admet un tracé de l'enceinte assez dif­férent ; très bon résumé du siège dans L.-A. Constans, Guide illustré des campagnes de César..., Paris, Les Belles-Lettres, 1929, p. 115-118. Je crois, malgré Jullian, à l'existence de deux terrasses (cf. inf., p. 80, n. 1). Mais le texte que nous possédons n'en mentionne qu'une.
3. « Vineae », « baraques en bois léger ou en claies recouvertes de cuir, montées sur roues » (L.-A. Constans).

des tours. Une de ces positions d'attaque était à proxi­mité immédiate du port et des chantiers maritimes, l'autre dans le voisinage de la porte par laquelle on pénètre dans la ville quand on vient de Gaule et d'Espagne, près de cette partie du rivage qui touche à l'embouchure du Rhône. Marseille est, en effet, baignée par la mer presque de trois côtés1; le quatrième est le seul qui soit accessible par terre. Même de ce côté, la partie qui touche à la citadelle est défendue par la nature du terrain et un ravin extrêmement profond, ce qui en rend l'attaque longue et difficile. Pour mener à bien ces travaux d'ap­proche, C. Trébonius réquisitionne dans toute la province un grand nombre d'animaux et d'hommes ; il fait rassembler de l'osier et du bois. Lorsque que tout cela est prêt, il élève une terrasse de quatre-vingts pieds de haut.

Travaux d'approche.
II, ii.  Mais il avait depuis longtemps dans la place un tel approvisionnement de matériel de guerre de toute sorte et une telle quantité de projectiles qu'aucune baraque d'approche en osier ne pouvait en soutenir la puissance : des poutres de douze pieds de long, garnies de pointes de fer, et lancées par d'énormes balistes, se fichaient en terre après avoir traversé quatre rangs de claies. Aussi, avec des pièces de bois d'un pied d'épaisseur, jointes ensemble, on construisait des galeries couvertes, et, par ce moyen, on faisait avancer de main en main les matériaux de la terrasse. En avant, une tortue de soixante pieds, qui per­mettait d'aplanir le terrain2, construite, elle aussi, de bois d'une très grande solidité, et recouverte de tout ce qui pouvait la protéger contre les projectiles incendiaires et contre les pierres. Mais l'ampleur des travaux à effectuer,

1. On a discuté pour savoir où il fallait situer le troisième côté, les deux autres étant le Vieux-Port et la côte ; c'est sans doute non pas, comme le veut Clerc,
le saillant occupé par le fort Saint-Jean, mais plutôt la partie bordée par les marais du Lacydon, au n.-e. du Vieux-Port.
2. La « testudo » était en somme une « uinea » de dimensions beaucoup plus considérables, et aussi plus fortement blindée. Elle comportait un toit protecteur. Sa largeur me semble donner la dimension de la base de la terrasse, dont le haut pouvait donc mesurer une quarantaine de pieds.

la hauteur du rempart et des tours, la multitude des ma­chines de guerre ralentissaient toute la conduite des opé­rations. De plus, avec les Albiques, les assiégés faisaient de fréquentes sorties et s'efforçaient d'incendier la terrasse et les tours : tentatives que nos soldats repoussaient faci­lement ; ils passaient même à la contre-attaque et reje­taient les assaillants dans la place, non sans leur avoir infligé des pertes sérieuses.
.
Renfort de Nasidius.
II,  iii Pendant ce temps, L Nasidius, que Cn. Pompée avait envoyé en renfort, avec une escadre de seize navires, dont quelques-uns avaient la proue de bronze, à L. Domitius et aux Marseillais, pénètre tout au fond du détroit de Sicile, surprenant Curion qui ne prévoyait rien de sem­blable ; il aborde à Messine : une soudaine panique des chefs et du Sénat provoque une fuite générale, et il enlève de l'arsenal un bâtiment. Cette unité jointe à sa flotte, il poursuit sa route vers Marseille; par un canot détaché secrètement en avant, il avertit Domitius et les Marseillais de son arrivée, et les exhorte vivement à engager de nouveau la lutte contre la Hotte de Brutus, avec l'appoint du renfort qu'il amène.

Seconde bataille navale.
II, iv . Les Marseillais, après leur précédent échec(1), avaient radoubé de vieux vaisseaux tirés des chantiers en nombre égal à celui des vaisseaux perdus et les avaient armés avec le plus grand soin (un effectif considérable de rameurs et de pilotes était à leur disposition) ; ils y avaient ajouté des bateaux de pêche qu'ils avaient pontés de façon à protéger les rameurs contre les projectiles; ils les remplirent d'ar­chers et d'artillerie.

1. Cf. eup., 1,58, 4.

Leur flotte ainsi équipée, tous, vieillards, mères, jeunes filles, les animent de leurs prières et de leurs larmes à prendre dans un moment si critiqua la défense de la ville ; aussi embarquent-ils avec plus de courage encore et de confiance que pour le premier enga­gement. Car c'est une erreur courante et naturelle chez l'homme que de sentir une confiance plus grande [ou une terreur plus vive]1 en présence d'une situation toute nou­velle ; ainsi en fut-il cette fois-là ; car l'arrivée de L. Nasidius avait rempli la ville d'espoir et d'ardeur. Profitant d'un vent favorable, ils sortent du port et atteignent Tauroentum, une place forte appartenant aux Marseillais ; ils y joignent Nasidius, prennent les dispositions de combat, se fortifient encore une fois dans la résolution d'engager la bataille et discutent le plan d'attaque. L'aile droite est attribuée aux Marseillais, la gauche à Nasidius2.
II,  v. Brutus cingle vers le même port, après avoir aug­menté sa flotte. Car aux vaisseaux qui avaient été cons­truits à Arles par ordre de César étaient venus s'ajouter ceux qu'il avait pris aux Marseillais, au nombre de six. Il les avait radoubés les jours précédents et entièrement armés. Aussi, après avoir exhorté ses troupes à ne pas craindre, maintenant qu'elles l'avaient vaincu, un en­nemi dont elles avaient triomphé quand ses forces étaient intactes, il part à l'attaque plein de confiance et de résolution. On pouvait facilement, du camp de Trébonius et de toutes les hauteurs, dominer la ville du re­gard3 : on voyait tous les hommes jeunes qui étaient restés dans la place et tous ceux dont l'âge était plus

1. Je crois que les mots entre crochets ont été interpolés par un lec­teur qui jugeait discutable l'affirmation trop «  unilatérale > de César. En tout cas, « ut tum  accidit » se rapporte uniquement à la première partie de la phrase.
2. La bataille paraît avoir eu lieu le 31 juillet.
3. Ce détail oblige à placer le camp romain à la colline Saint-Charles (la gare actuelle), qui domine la ville, tandis que la butte des Carmes (où était sans doute un camp secondaire) est dépassée de 4 m. par la butte des Moulins.

avancé, ainsi que les femmes et les enfants, dans les lieux publics, dans les postes de garde ou sur les remparts, lever les mains vers le ciel, ou bien aller aux temples des dieux immortels, et, prosternés devant leurs images, les supplier de leur accorder la victoire. Il n'y avait personne parmi eux qui ne pensât que du hasard de cette journée dépendait le résultat qui fixerait leur sort à tous : car, parmi les jeunes gens, tous ceux qui appartenaient à la noblesse, et les hommes, sans distinction d'âge, qui rem­plissaient les charges les plus importantes, avaient été convoqués nominativement et conjurés d'embarquer, si bien que, si quelque malheur arrivait, aucun effort, ils le voyaient bien, ne leur resterait même à tenter ; si, au con­traire, on avait le dessus, ils avaient toute confiance dans le salut de la ville, qu'il s'opérât exclusivement par leurs propres moyens ou à l'aide de secours extérieurs.
II,  vi. L'action engagée, les Marseillais firent preuve d'une bravoure à laquelle rien ne manquait : le souvenir des exhortations qu'ils avaient reçues de leurs compa­triotes peu de temps auparavant les faisait combattre dans de telles dispositions d'esprit qu'il leur semblait que désormais nulle occasion ne s'offrirait plus àleurs efforts, et qu'ils pensaient que ceux qui perdraient la vie dans l'action devanceraient seulement de peu le destin du reste de leurs concitoyens, voués, eux aussi, si la ville était prise, À subir le sort des armes. Peu à peu nos bâtiments s'étaient écartés les uns des autres, ce qui permettait aux ennemis d'utiliser tant l'habileté de leurs pilotes que la maniabilité de leurs bâtiments ; et s'il arrivait que les nôtres, saisis­sant une occasion, eussent jeté des grappins sur un vais­seau et l'eussent amarré au leur, de tous côtés, voyant leurs camarades en péril, ils accouraient à leur aide. Mêlés aux Albiques1, ils tenaient bon d'ailleurs dans le combat (corps à corps,

1. César a vanté plus haut leur bravoure, 1, 57, 3.

et leur courage n'était guère inférieur à celui de nos troupes. En même temps, les bâtiments plus petits (1) tiraient de loin une grande quantité de projectiles, qui causaient aux nôtres, surpris à l'improviste (2) et occupés ailleurs, de nombreuses blessures. Et voici que deux trirèmes, ayant repéré le vaisseau de D. Brutus, que l'in­signe de commandement rendait aisément reconnaissable, se lancèrent sur lui par chacun de ses flancs. Mais Brutus vit la manœuvre et poussa la vitesse de son bâtiment de façon à prendre une très légère avance ; les vaisseaux ennemis, lancés à toute allure, s'abordèrent avec tant de violence que tous deux souffrirent terriblement de la colli­sion (3), et que l'un même, la proue brisée, fut complètement fracassé. Voyant ce qui se passait, les navires de l'escadre de Brutus qui étaient à proximité attaquent ces bâtiments en désarroi et les coulent tous deux rapidement.
II, vii. Quant aux vaisseaux de Nasidius, ils ne jouèrent nulle part un rôle utile et abandonnèrent rapidement la lutte ; c'est que ni la vue de la patrie, ni les exhortations de leurs proches ne forçaient leurs équipages (4) à exposer leur vie jusqu'au bout. Aussi cette flotte ne perdit-elle aucun bâtiment. De la flotte marseillaise, cinq furent coulés, quatre pris, et un s'enfuit avec ceux de Nasidius, qui gagnèrent tous l'Espagne citérieure. Cependant, un des vaisseaux qui restaient fut envoyé à Marseille pour porter cette nouvelle ; à peine approchait-il de la ville que toute la foule se précipita pour savoir, et, des qu'elle eut appris l'événement,

1. Les barques de pèche dont il a été question sup., 2,4, 1.
2. Certains éditeurs (p. ex. Meusel) expulsent du texte ce de inprouisa ou assignent à ces mots une autre place. Mais des redondances du même genre se rencontrent quelquefois sous la plume de César, ainsi sup., 1, 3, 1, inprudente atque inopinante Curione,
3. Vlraque... laborarent. On ne trouve qu'un autre exemple, dans l'œuvre de César, d'uterque suivi d'un verbe au pluriel, 3, 30, 3.
4. César, par une figure hardie, qui n'est peut-être qu'une négligence, écrit : non enim has (i. e. naues]... cogebaat, « ne les forçaient (ces vais­seaux).. »  Il est impossible de conserver en français pareille tournure.

ce furent de telles lamentations qu'on eût dit la ville prise au même moment par l'ennemi. Pourtant les Marseillais n'en mirent pas moins d'ardeur à achever les préparatifs de défense (1).

Construction d'une tour.
II, viii. Les légionnaires qui avaient pour secteur la droite des ouvrages d'attaque (2) se rendirent compte, à cause des fréquentes sorties de l'ennemi, que ce pourrait être pour eux une sérieuse défense s'ils faisaient là en guise de fortin ou de réduit une tour en briques, au pied du rempart. Ils la firent d'abord, pour parer aux attaques brusquées, petite et peu élevée : c'est là qu'ils se repliaient ; c'est de là que s'ils se trouvaient pressés par des forces supé­rieures, ils se défendaient; c'est de là que, pour contre-attaquer et poursuivre l'ennemi, ils s'élançaient. Cette tour avait trente pieds de long et autant de large, mais l'épaisseur des parois était de cinq pieds. Or, au bout de quelque temps (en toutes choses l'expérience est un grand maître, quand vient s'y ajouter l'intelligence humaine (3)), on découvrit qu'il serait fort utile que cette tour fut plus élevée. Voici comment le travail fut conduit à son terme.
II,  ix. Quand la hauteur de la tour atteignit un étage, on fit reposer cet étage sur les parois de façon que l'ex­trémité des poutres fût protégée par la partie externe de la bâtisse (4), pour que rien ne fit saillie qui pût laisser prise au feu ennemi. Au-dessus de cet étage, tant que le permit la hauteur du toit du mantelet et des baraques de protec­tion (5), on continua la construction en petites briques, et, lorsqu'on eut dépassé ce point, on jeta deux traverses un peu en retrait par rapport à l'extérieur de la bâtisse,

1. Il est frappant de voir comme, dans tout ce récit. César insiste sur la bravoure et l’énergie des Marseillais, II parle sur un ton bien diffé­rent des troupes pompéiennes.
2. Cf. sup., 2, 1,2, et la note.
3. Les derniers mots : hominum adhibta sollertia, ont été suspectés.
4. C'est-à-dire noyées dans l'épaisseur des parois.
5. Placées, bien entendu, à l'extérieur de la tour.

pour supporter la plate-forme qui constituerait le toit de la tour ; sur ces traverses, on jeta perpendiculairement des poutrelles, qui furent reliées par des madriers. On fit ces poutrelles un peu longues et débordant légèrement la partie externe de la bâtisse, pour qu'il fût possible d'y suspendre des claies de protection qui abriteraient des projectiles et les écarteraient, tandis que l'on continue­rait, à l'abri de cette plate-forme, la construction des murs (1) ; le dessus de ladite plate-forme fut couvert de briques et de mortier, pour empêcher que le feu ennemi pût y causer quelque dommage, et on jeta par-dessus des matelas (2) pour éviter que le plancher fût rompu sous les projectiles lancés par les machines de guerre, et le briquetage brisé sous les blocs de pierre envoyés par les catapultes. D'autre part, on fit trois nattes en câbles d'ancre, de la même longueur que les murs de la tour, et d'une hauteur de quatre pieds, que l'on fit pendre autour de l'ouvrage des trois côtés qui regardaient l'ennemi, en les attachant aux poutrelles en saillie : cette sorte de protec­tion-là, on l'avait déjà expérimenté dans d'autres cas, était seule à l'épreuve de tout projectile d'infanterie ou d'artillerie. Lorsque la partie de la tour qui était terminée fut couverte et protégée contre le tir de l'ennemi, on retira les mantelets pour les utiliser ailleurs ; quant au toit de la tour, qui formait une masse indépendante, on se mit, à l'aide de leviers (3), en prenant appui sur la première plate-forme, à le soulever et à le hisser. Quand on l'avait élevé autant que le permettait la hauteur des nattes, les soldats, cachés et protégés par ces abris,

1. Ainsi, trois moments dans la construction de cette plate-forme mobile : a) deux grosses poutres posées sur les deux murs perpendicu­laires au front de combat, un peu en retrait ; b) perpendiculairement à ces deux poutres, et les reliant, une série de poutrelles, qui débordent du côté de l'ennemi l'aplomb extérieur du mur ; c) ces poutrelles sont reliées à leur tour par des madriers jointifs qui forment le plancher, et qui débordent sur les côtés.
2. Cf. Vitruve, 10, 14, 3.
3. Sans doute une sorte de treuil ou de cabestan.

édifiaient les murs de briques, puis une nouvelle manœuvre des leviers leur donnait la place de continuer la construction. Quand le moment paraissait venu de faire un nouvel étage, on éta­blissait des poutres protégées comme précédemment par la partie externe du briquetage, et c'était en prenant appui sur ce plancher que l'on hissait à nouveau la der­nière plate-forme et ses nattes. Ainsi, bien protégés, sans la moindre blessure et sans le moindre danger, ils construi­sirent six étages ; on laissa dans la bâtisse des ouvertures, aux points qui parurent opportuns, pour le tir d'artillerie.

Construction d'une galerie couverte.
II, x. Quand ils eurent la conviction que, de cette tour, ils pourraient défendre les ou­vrages qui se trouveraient à proximité, ils commencèrent à construire une galerie couverte de soixante pieds de long en poutres de deux pieds d'épaisseur, qu'ils pen­saient amener de la tour en briques jusqu'à la tour ennemie et au rempart. Voici le mode de construction de cette ga­lerie : tout d'abord, on pose sur le sol deux pièces de bois d'égale longueur, à quatre pieds de distance l'une de l'autre ; des piliers de cinq pieds de haut y sont fichés. On relie entre eux ces piliers par des fermes1 en pente douce, Se façon à permettre d'y placer les poutres destinées à la couverture de la galerie. Celles que l'on jette par-dessus ont deux pieds d'équarrissage ; on les maintient à l'aide de lattes et de clous. A l'extrême bord du toit de la galerie et aux pièces de bois extrêmes, on fixe des règles de section carrée larges de quatre doigts, à l'effet de retenir les briques qu'on disposerait au-dessus de la galerie. Ainsi muni d'un comble à deux pentes et méthodiquement construit, à mesure que les poutres sont mises en place sur les fermes, l'ouvrage est couvert de briques jointes avec du mortier, pour le défendre du feu lancé des remparts.

1. Capreoli : exactement, ici, les « arbalétriers », soutenus par les « contrefiches » (désignées proprement en latin par « capreoli, » cf. Vitruve, 4, 2), sur lesquels on fixe les « chevrons », lattes de bois remplacées ici par des poutres de deux pieds d'équarrissage.

Par-dessus les briques, on étend des peaux, pour empê­cher l'eau que l'ennemi pourrait envoyer par des conduits de désagréger les briques. Mais ces peaux, pour éviter qu'elles soient endommagées à leur tour par le feu et les pierres, sont recouvertes de matelas. Tout cet ouvrage, que masquaient1 des baraques de protection, est achevé dans le voisinage immédiat de la tour, et tout à coup, au moment où l'ennemi ne s'y attend pas, à l'aide de ma­chines qu'on utilise pour les navires, c'est-à-dire de rou­leaux glissés sous l'appareil, on le pousse jusqu'à la tour ennemie, de façon à le mettre en contact avec le rempart.

Impuissance des Marseillais.  Ils demandent une suspension d’armes. 
 II, xi. Cette menace cause une très vive alarme aux assiégés qui ébranlent à l'aide de leviers les blocs de pierre les plus gros possible, les précipitent du haut du rempart et les font rouler sur la galerie. La solidité du bois soutient le choc, et tout ce qui tombe glisse à côté, grâce à la pente du toit. Voyant cela, les ennemis changent de plan : ils mettent le feu à des barriques remplies de résine et de poix qu'ils font rouler du rempart sur la galerie ; elles roulent, tombent, et, une fois qu'elles sont tombées à terre sur chaque liane, perches et fourches les écartent de l'ou­vrage. Pendant ce temps, à couvert sous la galerie, les soldats ébranlent au moyen de leviers les pierres du bas de la tour ennemie qui en formaient les fondements. De la tour de briques, nos troupes défendent la galerie à coups de flèches et de projectiles d'artillerie ; l'ennemi est écarté des murailles et des tours; la défense du rempart est entravée. Un bon nombre de pierres avaient déjà été enle­vées de la base de la tour qui dominait la galerie, quand tout à coup un pan de cette tour s'écroula ;

1. C'est le sens que propose Stoffel. César insiste sur l'effet de sur­prise ; aussi ce sens paraît-il préférable à celui de « que protégeaient ».

la chute du reste, qui surplombait, était imminente, lorsque les ennemis, affolés à l'idée du pillage, sans armes, avec des bandelettes1, s'élancent tous hors de la porte et tendent vers les légats et les troupes des mains suppliantes.
II, xii.  Devant ce fait nouveau, toutes les opérations de guerre sont suspendues et les soldats, abandonnant le combat, se laissent aller à la curiosité d'entendre et de savoir. Les ennemis, une fois arrivés devant les légats et les troupes, se jettent tous à leurs pieds et les conjurent d'attendre l'arrivée de César. Leur ville est prise, ils le voient bien : les travaux d'approche sont terminés, la tour ruinée ; aussi ils renoncent à la défense. Ils ne pour­ront empêcher d'aucune façon, une fois César arrivé, dans le cas où ils n'exécuteraient pas ses ordres, le sac immé­diat, sur un simple signe, de leur ville. Ils font savoir que, si la tour se fût écroulée tout entière, il leur était impos­sible d'empêcher les soldats, excités par l'appât du butin, de faire irruption dans la ville et de l'anéantir. Ils tiennent ces discours, et bien d'autres du même genre, en hommes qui connaissent l'art de la parole2, de façon à exciter vi­vement la pitié et en répandant beaucoup de larmes.
II, xiii. Ces prières émeuvent les légats, qui font cesser les travaux et lèvent le blocus, laissant à chaque ouvrage un poste de garde. Une espèce de trêve est ainsi conclue sous l'empire de la pitié3, et l'on attend l'arrivée de César. Aucun projectile n'est tiré des remparts, aucun par nos troupes. Chacun considère l'affaire comme terminée, l'attention et le zèle se relâchent

\. Infulae, bandelettes de laine qui ornaient le front des prêtres et des victimes. Elles marquaient le caractère sacré de qui les portait. !     
 2. Les Marseillais avaient une haute réputation de culture et d'élo­quence.
3. Ce n'est donc qu'une convention tacite.

. César avait, en effet, for­tement recommandé à Trébonius, par écrit, de ne pas laisser emporter la place d'assaut, de peur que les soldats, trop vivement irrités par l'odieux de la défection et l'attitude méprisante des assiégés envers eux, comme aussi par la longue durée des travaux du siège, ne massacrassent tous les adultes : c'est l'intention que proclamaient leurs pa­roles menaçantes, et on eut peine alors à les empêcher de faire irruption dans la ville, et cette interdiction leur fut lourde à supporter, car il semblait que la prise de la place ne dépendît que de Trébonius.

Les Marseillais incendient traîtreusement les ouvrages.
II  XIV   Cependant   l'ennemi, au mépris de toute loyauté, cherche le moment  favorable  pour  un  acte   de fourberie et de traîtrise. Il laisse passer quelques jours, puis, l'élan de nos troupes calmé et leur énergie se relâchant, soudain, vers midi, alors que les uns s'étaient éloignés et que les autres, fatigués par un long travail, s'étaient mis à faire la sieste dans les ouvrages mêmes, tandis que les armes étaient toutes rangées dans leurs housses, il fait une sortie par les portes et, secondé par un vent violent, met le feu aux ouvrages. Le vent le propagea si rapidement qu'en un instant la terrasse, les mantelets, la tortue, la tour, les pièces d'artillerie furent en flammes, et que tout fut brûlé avant qu'on pût comprendre com­ment la chose s'était produite. Nos troupes, que ce coup soudain de la Fortune avait vivement émues, saisissent les armes qu'elles peuvent, d'autres s'élancent hors du camp. On mène une contre-attaque, mais l'ennemi, du haut des remparts, à coups de flèches et de projectiles d'artillerie, interdit la poursuite des fuyards. Ceux-ci se retirent au pied du rempart, et là incendient tout à leur aise la galerie et la tour de briques. C'est ainsi qu'un tra­vail qui avait coûté de longs mois fut, par la perfidie des ennemis et la violence de la tempête, réduit en un clin d'oeil à néant. Les Marseillais essayèrent de recommencer le lendemain. Favorisés par la même tempête, c'est avec plus de confiance qu'ils firent une sortie, attaquèrent du côté de l'autre tour et de l'autre terrasse1, et y portèrent la flamme sur de nombreux points. Mais, si nos troupes avaient entièrement relâché leur surveillance de la pé­riode précédente, le malheur de la veille avait été un aver­tissement et elles avaient tout préparé pour la défense. Aussi l'ennemi subit-il beaucoup de pertes et fut-il re­poussé dans la place sans avoir réussi dans son entreprise.

Réfection des ouvrages détruits.
II, xv. Trébonius fait pré­parer et exécuter avec ses hommes dont l'ardeur était plus vive que jamais la réfection des ouvrages détruits. Ils voyaient en effet que tant de peines de leur part, tant de préparatifs n'avaient abouti à rien, et ils éprouvaient un vif ressentiment à la pensée que par cette perfide violation de la trêve, on se serait joué de leur valeur; comme il ne restait plus rien que l'on put rassembler pour construire la moindre terrasse, puisque tous les arbres, dans le territoire entier des Marseillais, avaient été coupés et transportés2, ils entreprirent la construction d'une ter­rasse d'un nouveau genre et telle qu'on n'en avait jamais vu, formée de deux murs de briques de six pieds d'épais­seur, réunis par un plancher, et atteignant à peu près la largeur qu'avait mesurée la précédente terrasse, faite d'un entassement de bois. Là où l'écartement des murs ou la faiblesse des matériaux pouvait paraître le réclamer, on place entre eux des piliers, on y pose des poutres trans­versales qui servent à consolider; sur toute la charpente, On pose des claies et on recouvre ces claies de mortier. Sous ce toit, les soldats, protégés à droite et à gauche par le mur, et de front par le rempart d'un mantelet, apportent sans risques les matériaux nécessaires à la construction de l'ouvrage.

1 Il n'en a pas été question jusqu'à présent, et peut-être faut-il .admettre une lacune. Mais ce texte semble bien témoigner de l'existence de deux terrasses (cf. sup., p. 58, n. 2), puisque celle dont César a parlé jusqu'ici vient d'être brûlée. Il s'agit maintenant de l'autre secteur d'attaque, celui de gauche (cf. sup,, 2, t, 1-2), à proximité du part.
2. Lucain (3, 399 sqq,) parle d'une forêt sacrée que Trébonius (Lucain dit même César) aurait exploitée pour y trouver les matériaux du pre­mier « agger » (peut-être la Sainte-Baume, cf. Clerc, op. cit., 2, 5).

Le travail est mené vivement : l'échec d'un long effort, grâce à l'habileté et au courage de la troupe, est vite réparé. Des portes sont ménagées dans le mur, aux points opportuns, pour permettre les sorties1.

Situation désespérée des Marseillais.
II, xvi.  Lorsque l'ennemi vit que ces ouvrages, dont il avait espéré que de longs dé­lais et beaucoup de temps ne permettraient pas la réfec­tion, avaient été refaits par un travail intensif de quelques jours, et si bien qu'il n'y avait plus place pour la traîtrise ni pour une attaque, et qu'il ne restait pas le moindre point où il fût possible de causer des pertes aux troupes par les armes, ou aux ouvrages par le feu ; lorsqu'il se rend compte que, de la même façon, toute la ville, du côté de la terre, pourrait être investie par une muraille et des tours, si bien qu'il n'y aurait plus moyen de tenir dans ses propres fortifications, puisqu'il constatait que les murs avaient été construits par notre armée presque au contact des remparts, et qu'on était à portée des armes de jet, et que l'emploi de son artillerie, sur laquelle il avait fondé beaucoup d'espoirs, tombait à cause du peu de distance entre les lignes ; lorsqu'il comprend que, la position des as­siégeants, sur leur mur et sur leurs tours, étant aussi bonne que la sienne, il ne peut les égaler en valeur, il en revient à capituler aux mêmes conditions que précédemment.

La situation en Espagne ultérieure. Attitude de Varron.
II, xvii   En Espagne ulté­rieure, M. Varron, au su des événements d'Italie, et sans confiance dans le succès des Pompéiens, s'était mis tout d'abord à parler de César dans

1. On réalise ainsi à la fois une sorte de « uinea » monumentale (et, bien entendu, fixe) et un « agger », le toit de l'ouvrage formant terrasse et devant permettre ultérieurement le passage d'une tour roulante. On a vu plus haut (2, 2, 4, et la note) que le premier « agger » devait avoir environ 60 pieds à la base, et sans doute une quarantaine de pieds au sommet. C'est cette dernière dimension que devait offrir le nouvel «agger » les murs de briques étant évidemment à peu près verticaux (cf. 2, 15, 1). Meusel donne à l'ouvrage 60 pieds de large, ce qui semble excessif. Il fut sans doute édifié au nord du précédent « agger).

les termes les plus sympathiques : « Son titre de légat, disait-il, l'avait attaché en premier lieu à Pompée ; son serment le tenait lié à lui ; cependant, des liens non moins étroits l'unissaient à César : et il n'ignorait point ce qui était le devoir d'un légat qui occupe une charge confiée à sa loyauté, ce qu'étaient ses forces, ce qu'étaient les sym­pathies pour César de toute la province. » Voilà les idées qu'il répandait dans toutes les conversations, sans pen­cher d'aucun côté. Mais plus tard, lorsqu'il sut que César était arrêté devant Marseille, que les troupes de Pétréius avaient fait leur jonction avec l'armée d'Afranius, que de nombreux corps alliés s'étaient rassemblés, qu'un grand nombre d'autres étaient espérés ou attendus, que toute l'Espagne citérieure leur était dévouée, lorsqu'il apprit les événements qui avaient suivi, la disette des Césariens autour d'Ilerda (événements qu'Afranius lui écrivait par le menu, en les enflant et en les exagérant), lui aussi se mit à pencher du côté où penchait1 la Fortune.
II, xviii.  Il fit une levée dans la province entière, forma deux légions complètes et y ajouta une trentaine de co­hortes auxiliaires. Il rassembla d'énormes approvisionne­ments de blé, pour en envoyer aux Marseillais, et aussi à Afranius et Pétréius. Il commanda aux Gaditains dix vaisseaux de guerre, et il en fit faire en outre un grand nombre à Hispalis. Tout l'argent et tous les objets pré­cieux du temple d'Hercule2, il les fit transporter dans la

1. L'image est un peu différente en latin : au § 2 comme au § 3, César emploie le verbe mouere. Noter l'ironie piquante de tout le passage, et la façon dont César tourne Varron en ridicule.
2. Ce temple était situé dans l'île même de Gadès, mais en dehors des murs. Ce n'est pas le désir de s'approprier ou d'utiliser ces richesses qui pousse Varron à les enlever du temple, comme Scipion voulait le faire à Ephèse (cf. inf., 3, 33), mais le souci de les mettre en sûreté, et de ne pas les laisser tomber aux mains de César. Ce dernier nous dé­peint Varron comme un homme qui serait mieux à sa place dans toute autre charge que celle de gouverneur militaire, mais il ne l'accuse pas de malhonnêteté. Il s'égaie seulement aux dépens de sa pusillanimité.

place de Gadès : il y envoya comme garnison six cohortes de la province, et nomma au commandement de la place C. Gallonius, un chevalier romain, ami intime de Domitius, qui était venu à Gadès, envoyé par ce dernier pour administrer en son nom une succession ; il fit rassembler toutes les armes, tant des particuliers que de la ville, dans la maison de Gallonius. Lui-même tint des discours vio­lents contre César. Souvent, du haut de son tribunal, il proclama que César avait subi des défaites, qu'un grand nombre de ses soldats avait déserté pour passer au camp d'Afranius, que, ces renseignements, il les tenait d'infor­mateurs dignes de foi, de source certaine. Ces nouvelles ayant jeté une vive alarme parmi les citoyens romains de la province, il les contraignit à lui promettre pour l'ad­ministration des affaires publiques dix-huit millions de sesterces, vingt mille livres d'argent, cent vingt mille mesures de blé. Les villes qu'il soupçonnait de sympathie pour César recevaient l'ordre de payer les plus lourdes contributions, il y mettait des garnisons et autorisait les procès contre les particuliers suspects d'avoir tenu des propos subversifs contre la république ; leurs biens étaient confisqués. Il contraignait toute la province à prêter ser­ment de fidélité à Pompée et à lui-même. Une fois qu'il eut connaissance des événements qui s'étaient déroulés en Espagne citérieure, il se mit à préparer la campagne. Le plan de cette campagne était le suivant : il se porterait avec les deux légions à Gadès, il y concentrerait la flotte et tous les approvisionnements en blé ; car l'ensemble de la province était favorable à la cause de César, il s'en était rendu compte. Dans l'île, avec des approvisionnements et une flotte, il pensait qu'il ne serait pas difficile de diffé­rer la décision de la guerre1.

1. Sur l'expression « bellum ducere », cf. inf., p. 101, n. 3.

Bien que des raisons nombreuses et impérieuses rappe­lassent César en Italie, il avait pris cependant la décision de ne laisser derrière lui dans les Espagnes aucun foyer de guerre, car il connaissait l'importance des bienfaits de Pompée et l'importance de sa clientèle dans la pro­vince citérieure.

Sympathies de la province  pour César
II, XIX  
Aussi dirige- t-il deux légions en Espagne ultérieure sous le commandement de Q. Cassius, tribun de la plèbe, tandis que lui-même, avec six cents cavaliers, prend les devants à marches for­cées, et se fait précéder d'un édit, fixant le jour où il désirait voir les magistrats et les chefs de toutes les cités se tenir à sa disposition à Cordoue. Cet édit fut répandu dans toute la province, et il n'y eut pas une cité qui n'en­voyât au moment fixé une délégation de son sénat à Cor­doue, pas un citoyen romain quelque peu notable qui n'y vînt au jour convenu. En même temps, le conventus1 des citoyens romains de Cordoue prit l'initiative de fermer les portes de la ville à Vairon, plaça des postes et des senti­nelles dans les tours et sur les remparts et retint à Cor­doue, pour défendre la place, deux cohortes appelées coloniques2, qu'un hasard avait amenées dans cette ville. Vers le même moment, les habitants de Carmona, la cité de beaucoup la plus puissante de toute la province, dans la citadelle de laquelle Varon avait envoyé trois cohortes comme garnison, chassèrent ces cohortes par leurs propres moyens et fermèrent leurs portes.

Capitulation de Varron.
II, xx.  Ces événements poussent Varron à se hâter davantage, de façon à gagner Gadès le plus tôt possible avec ses légions, dans la crainte de se voir coupé de la ville par terre ou par mer, tant étaient nets et favorables à César les sentiments que l'on constatait dans toute la province.

1. Cf. t. il, p. 41, a. 2.
2. Parce qu'elles avaient été levées dans des colonies romaines.

Après avoir parcouru une certaine distance, il reçoit une lettre de Gadès lui annonçant que, à peine avait-on eu connaissance de l'édit de César, les princi­paux habitants de Gadès étaient tombés d'accord avec les tribuns des cohortes qui tenaient là garnison de chas­ser Gallonius de la place et de garder la ville et l'île pour César. Cette décision prise, ils avaient signifié à Gallonius d'avoir à quitter Gadès de son plein gré, tandis qu'il le pouvait sans danger : sinon, ils verraient eux-mêmes ce qu'ils auraient à faire. Inquiet de ces menaces, Gallonius avait quitté Gadès. Ces faits connus, l'une des deux lé­gions, que l'on appelait la légion indigène, en présence même du légat et sous ses yeux, sortit avec ses enseignes du camp de Varron, se retira sur Hispalis, et campa sans molester personne au forum et sous les portiques (1). Cet acte fut si fort approuvé par les citoyens romains de ce conventus  (2) que chacun mit le plus grand empressement à loger des légionnaires dans sa propre maison. Varron, démoralisé par ce qui se passait, avait changé de direction et envoyé à Italica des courriers pour annoncer son arri­vée, quand il apprit par ses gens que les portes de cette ville étaient fermées- Alors, bloqué de toutes parts, il fait dire à César qu'il est prêt à remettre sa légion à celui qui lui sera désigné. César lui envoie Se.ttus César, qu'il dé­signe comme celui à qui elle doit être remise. La remise effectuée, Varron va à Cordoue trouver César ; après avoir rendu compte loyalement de la situation financière de la province, il lui remet l'argent qu'il a par devers lui, et il indique tout ce qu'il peut posséder partout en fait de blé et de vaisseaux.

1. On voit, à l'époque des guerres civiles, apparaître quelques légions qui ne sont pas formées de citoyens romains. César a bien soin de mon­trer à ses lecteurs la correction de l'attitude de ces hommes qui se sont prononcés pour lui. Aucune violence, aucune déprédation : ils se con­tentent d'une organisation de fortune, en plein air, sans molester per­sonne.
2. Cf. t. II, p. 41, n. 2.

César quitte l'Espagne. 
II, XXI  César fait à Cordoue un discours, dans lequel il a un remerciement spécial à l'adresse de chacun ; des ci­toyens romains, pour avoir travaillé à garder la place en leur pouvoir ; des Espagnols, pour avoir chassé leur garni­son ; des Gaditains1, pour avoir brisé les efforts de leurs ad­versaires, et reconquis leur liberté ; des tribuns militaires et des centurions venus à Gadès pour y tenir garnison, pour avoir, par leur valeur, soutenu la décision des Gadi­tains. L'argent que les citoyens romains s'étaient engagés à donner à Varron pour le trésor public, il leur en fait re­mise ; il restitue leurs biens à ceux à qui il savait que, pour des paroles trop libres, ils avaient été confisqués2 ; il accorde à certains peuples des récompenses concernant soit la collectivité, soit des particuliers 3, et il remplit les autres d'espoir pour l'avenir ; après avoir passé deux jours à Cordoue, il part pour Gadès. L'argent et les ex-voto qu'on avait enlevés du temple d'Hercule et rassem­blés dans une maison particulière sont rapportés au temple sur son ordre. Au gouvernement de la province, il nomme Q. Cassius, et il lui attribue quatre légions. Lui-même, sur la flotte construite par Varron et par les Gadi­tains sur l'ordre de Varron, il arrive en quelques jours à Tarragone. Des délégations de presque toute la province citérieure y attendaient sa venue. Comme à Cordoue tant à la collectivité qu'aux particuliers, César distribue des fa­veurs à certaines cités, puis il quitte Tarragone et gagne par voie de terre Narbonne, puis Marseille (4). Il y apprend qu'une loi de dictature a été portée et que c'est lui-même qui a été nommé dictateur par le préteur M. Lépidus  (5).

1. Les Gaditains sont nommés à part. Ils s'étaient donnés à Rome dès la seconde guerre punique.
2. Cf. sup., 2, 18, 5.
3. Il faut entendre par « populis » la même chose que par « ciuitatibus » du & 5 : les habitants des cités d'Espagne ; on sait, par exemple, qu'il ac­corda aux Gaditains le droit de cité romaine (cf. Dion Gassius, 41, 24).
4. Il dut arriver à Marseille vers les derniers jours d'octobre.
5. Cette nomination était anormale. Régulièrement, c'était un consul qui nommait le dictateur, après un sénatus-consulte. Mais, préci­sément, la « lex de dictatore » dont parle César avait donné à Lépidus le droit (?) d'agir en lieu et place des consuls qui avaient suivi Pompée.

Capitulation des Marseillais; César part pour Rome.
II, xxii. Les Marseillais, accablés par toute sorte de malheurs, réduits à une extrême pénurie de blé, vaincus deux fois sur mer, repoussés dans de nombreuses sorties, luttant, de plus, contre une grave épidémie causée par une longue réclusion et le changement de nourriture {car tout le monde se nourrissait de vieux millet et d'orge gâté, dont on s'était pourvu de longue date et qu'on avait en­tassés dans les greniers publics en vue d'événements de cette nature), devant la destruction d'une de leurs tours, la ruine d'une grande partie du rempart, n'ayant aucune aide à espérer des provinces ni des armées, qu'ils savaient être aux mains de César, décidèrent de capituler loyale­ment1. Mais, quelques jours plus tôt, Domitius, ayant ap­pris les intentions des Marseillais, avait équipé trois vais­seaux, dont il avait attribué deux à ses amis, tandis qu'il s'embarquait lui-même sur le troisième, et, profitant d'une violente tempête, il était parti, il fut aperçu par les bâti­ments qui, sur l'ordre de Brutus, étaient chaque nuit en station devant le port : ils levèrent l'ancre et le prirent en chasse. L'un des vaisseaux poursuivis, celui de Domitius, donna toute la vitesse possible, persista dans sa fuite, et, à la faveur du gros temps, parvint à disparaître ; les deux autres, effrayés de voir nos bâtiments piquer sur eux, se réfugièrent dans le port. Les Marseillais, sur l'ordre qui leur en est donné, nous remettent les armes et les ma­chines de guerre, font sortir les vaisseaux du port et des chantiers, livrent l'argent du trésor. Ces choses faites, César laissa subsister la ville, considérant plutôt son nom et son antiquité que sa conduite envers lui ;

1. Cf. sup., 2, 16, fin. Leur première capitulation (sur la réalité de la­quelle on a d'ailleurs, à tort, je crois, émis des doutes : cf. M. Clerc, op. cit., II, 139 et 150) n'avait pas été « sine fraude » (cf. sap., 2,12-14).

il y place deux légions comme garnison, envoie les autres en Italie ; quant à lui, il part pour Rome1.

Campagne de Curion en Afrique. Débarquent et marche sur Utique
II, xxiii. A la même époque2, C. Curion s'embarquait en Sicile pour l’Afrique et, regardant dès l’abord comme méprisables
les troupes de P. Attius Varus, ne transportait que deux légions sur les quatre qu'il avait reçues de César, et cinq cents cavaliers. Après deux jours et trois nuits de navigation il aborda à un point qui s'appelle Anquillaria3. Ce point est à vingt-deux mille pas de Clupéa, il offre un mouillage assez com­mode en été, et deux promontoires élevés le limitent. L. Cé­sar le fils attendait son arrivée au large de Clupéa avec dix vaisseaux de guerre, qui avaient été tirés au sec à Utique à la suite de la guerre des pirates, et que P. Attius avait pris soin de faire réparer pour la guerre actuelle ; mais, effrayé par l'effectif de la flotte ennemie, il avait aban­donné la haute mer, poussé à la côte la plus proche une trirème pontée qu'il avait laissée sur le rivage, et s'était enfui par voie de terre à Hadrumète. C. Considius Longus défendait cette place avec une garnison forte d'une lé­gion. Les autres bâtiments de L. César, après sa fuite, s'y réfugièrent. Le questeur Marcius Rufus avait poursuivi L. César avec douze vaisseaux que Curion avait fait partir de Sicile pour convoyer le transport ; il aperçut

1. C'est au cours de ce voyage que César eut à châtier à Plaisance une révolte de la 9* légion (cf. Suétone, Caes,, 69 ; Dion, 41, 26 ; Appien, 2, 47, et sup.., p. xxviii, n. 3.)
2. Il faut entendre non pas au moment de la capitulation de Marseille (fin octobre), mais, plus généralement, des événements qui ont été racontés plus haut. La campagne de Curion se place, semble-t-il, au mois d'août, ancien style, c'est-à-dire en juillet. Le départ dut avoir lieu aux environs du 10 août (le 5, d'après Stoftel).
3. Sur la position d'Anquillaria, cf. p. suiv., n. 1.

sur le rivage le bâtiment abandonné et le prit en re­morque ; il rejoint ensuite C. Curion avec sa flotte.
II, xxiv.  Curion envoie en avant Marcius à Utique avec les vaisseaux. Quant à lui, il part pour la même direction avec l'armée, et atteint, après deux jours de marche, le Bagrada1. Le légat C. Caninius Rébilus est laissé en ce point, tandis que lui-même part en avant avec la cavalerie pour reconnaître le camp Cornélius, cet emplacement étant réputé particulièrement favorable à l'établissement d'un camp. C'est un promontoire abrupt qui s'avance dans la mer, les flancs en sont escarpés et taillés à pic, bien que pourtant la pente soit un peu plus douce du côté qui fait face à Utique. Il est éloigné d'Utique en ligne droite d'un peu plus de mille pas. Mais cet itinéraire ren­contre un ruisseau, dans lequel la mer pénètre à une cer­taine distance, et cet endroit est largement inondé ; si l'on veut éviter ce marécage, c'est un détour de six milles qu'il faut faire pour atteindre la place.
II, xxv.  Ce point reconnu, Curion observe le camp de Varus, appuyé mur de la place, à la porte appelée Bélica, dans une position très forte naturellement : il était défendu d'un côté par la place même d'Utique, de l'autre par le théâtre qui est devant la ville, et dont les substructions sont considérables, rendant ainsi l'accès au camp difficile et d'une extrême étroitesse. Il remarque en même temps quantité de transports et de convois qui arrivent de tous côtés sur les routes, où l'encombrement est au extrême, amenant tout ce que la terreur d'une alerte sou­daine fait diriger d'ordinaire des campagnes vers la ville.

1. Ces deux jours de marche font difficulté, car entre le point où l'on situe ordinairement Anquillaria et le Bagrada (Medjerda), il y a environ 110 kil. Il y en a encore une centaine si l'on place Anquilla­ria (Stoffel, Holmes) dans la baie de la Tonnara. Stoffel corrige arbi­trairement (op. cit., I, 306) biduique iter en et V dierum iter. Meusel et Veith lisent tridui. Déplacer Anquillaria plus loin vers Je sud-ouest, comme le fait Meusel, présente d'autres difficultés : en rapprochant ce point du Bagrada, on l'éloignera vite trop de Clupéa (cf. sup., 2, 23, 2). Peut-être cependant corrigerait-on plus aisément, dans 2, 23, 2, XXII en XXXII (ou même en XLll'!). Sur tout ceci, cf. Gsell, op. cit., p. 10, n. 10, et Meusel, Krit. Anhang, in loco.

Il lance sur ces convois sa cavalerie pour les piller et en faire du butin. En même temps, pour les couvrir, Varus fait sortir de la place six cents cavaliers numides et quatre cents fantassins que le roi Juba avait quelques jours au­paravant envoyés en renfort à Utique. Les mobiles qui déterminaient ce dernier étaient d'une part ses liens d'hospitalité avec Pompée, qu'il tenait de son père, et de l'autre sa haine contre Curion, qui avait comme tribun de la plèbe fait une proposition de loi tendant à incorporer à l'État le royaume de Juba (1). Les deux cavaleries courent l'une sur l'autre ; les .Numides ne purent d'ailleurs soute­nir le premier choc de nos troupes, mais, après avoir perdu environ cent vingt hommes, ils se replièrent sur leur camp aux portes de la ville.
Cependant, à l'arrivée des bâtiments de guerre, Curion fait proclamer à tous les transports qui étaient à l'ancre devant Utique, au nombre de deux cents environ, qu'il considérera comme ennemi tout capitaine qui n'aurait pas conduit immédiatement son navire au camp Cornélius. Cette proclamation faite, en un instant tous les bâtiments lèvent l'ancre, quittent Utique et se rendent au point fixé. L'affaire eut pour résultat de fournir l'armée d'approvi­sionnements de toute sorte.

Curion devant Utique; premiers succès.
II, xxvi.  Après ces opéra­tions, Curion se retire sur le camp du Bagrada; les accla­mations de toute l'armée le proclament împerator (2)et le lendemain il dirige ses troupes sur Utique et établit son camp à peu de distance de la place.

1. En 8l, Pompée avait donné à Hiempsal, père de Juba, le trône de Numidie. La proposition de loi de Curion avait été faite en 50.
2. Titre que décernaient par acclamation les soldats à leur général victorieux. On trouvera sans doute qu'ici la victoire est maigre. Mais la rapidité de Curion avait enthousiasmé les troupes.

Les travaux de retranchement n'étaient pas achevés, quand les cavaliers des avant-postes viennent annoncer que d'importants renforts de cavalerie et d'infanterie, envoyés par le roi1, se dirigent sur Utique ; en même temps on distinguait un grand nuage de poussière, et aussitôt après on apercevait l'avant-garde. Curion, qu'inquiète vivement ce fait inat­tendu, détache en avant sa cavalerie pour soutenir le pre­mier choc et ralentir l'attaque ; lui-même fait rapidement cesser le travail et prendre à ses légions la formation de combat. La cavalerie engage l'action et, avant que les légions aient pu se déployer et prendre leurs positions, le renfort entier du roi, dans l'incapacité de manœuvrer et dans le plus complet désarroi (car ils avaient fait route en désordre et sans redouter la moindre attaque), est mis en fuite, et, si la cavalerie ne subit pour ainsi dire aucune perte, grâce à une retraite précipitée le long du rivage sur la ville, un grand nombre de fantassins sont tués.

Quintilius Varus cherche à gagner les soldats de César     
II xxvii.  La nuit suivante, deux centurions Marses  s'échappent du camp avec vingt deux de leurs hommes et passent à Attius Varus. Lui rapportèrent-ils leur propre pensée, ou même flattèrent-ils les oreilles de Varus ? — car nous prenons volontiers nos désirs pour des réalités, et les sentiments que nous éprouvons nous-mêmes, nous sou­haitons que les autres les éprouvent aussi2. Toujours est-il qu'ils lui assurent que les sentiments de l'armée entière étaient hostiles à Curion, et qu'il fallait avant tout mettre les troupes en présence les unes des autres et leur donner la possibilité de communiquer. Sous l'influence de ces avis, Varus fait sortir le lendemain matin ses légions du camp. Curion en fait autant,

1. Juba.
2. Cette réflexion, très conforme aux habitudes de César, et dont on retrouve la première partie exprimée dans des termes analogues, B. G., 3, 18, 6, se rapporte à ce qui précède, mais, comme le remarque Meusel, dans l'ordre inverse.

et chaque général range en bataille ses troupes que sépare seul un ravin de peu de largeur1.
II, xxviii.  Dans l'armée de Varus, il y avait Sextus Quintilius Varus, qui s'était trouvé à Corfinium, comme on l'a vu plus haut 2 ; César lui ayant rendu la liberté, il était venu en Afrique ; d'autre part les légions qui com­posaient le corps de débarquement de Curion étaient précisément celles qui, naguère, étaient sorties de Corfi­nium pour se rendre à César, si bien que, sauf quelques changements parmi les centurions, centuries et manipules étaient restés les mêmes. Quintilius, saisissant ce motif de les haranguer, se mit à parcourir la ligne de bataille de Curion et à conjurer les soldats de ne pas oublier le pre­mier serment de fidélité qu'ils avaient prêté à Domitius et à lui-même en sa qualité de questeur, de ne pas porter les armes contre des hommes qui avaient partagé le même sort et subi les mêmes souffrances pendant le siège, de ne pas combattre au contraire pour un parti qui leur don­nait avec mépris le nom de déserteurs. A ces paroles, il ajouta quelques mots pour éveiller l'espoir des récom­penses que, s'ils les suivaient, Attius et lui, ils seraient en droit d'attendre de sa libéralité. Ce discours achevé, l'ar­mée de Curion ne donne aucune marque d'approbation ni d'improbation, et c'est ainsi que chaque chef ramène ses troupes au camp.

Agitation des soldats de Curion
II, xxix.  Cependant, au camp de Curion, une grande inquiétude pénétra tous les cœurs. Elle s'accroît rapidement par les différents bruits qui se répandent dans la conversation. Chacun, en effet, se forgeait des conjectures personnelles et ajoutait à ce qu'il avait entendu dire un peu de sa propre inquiétude.

1. A environ 150 m. au s.-e. d'Utique ; il est large de 70 m. à peu près. Cf. Gsell, op. cil., p. 15.
2. Ct.sup., 1, 23, 2.

Une opinion qui n'avait qu'une seule source, à mesure qu'elle avait atteint un plus grand nombre d'hommes, et qu'elle s'était répétée de bouche en bouche, semblait pro­venir de sources plus nombreuses1 ..........
……………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………….
les faits douteux étaient interprétés dans un sens pessi­miste. Quelques-uns même étaient inventés de toutes pièces par ceux qui voulaient paraître mieux informés.

Délibération du conseil.
II, xxx.  En conséquence, Curion réunit le conseil de guerre et ouvre la délibération sur la situation générale. Certains avis exprimés proposaient de faire tout l'effort possible et d'assiéger le camp de Varus, considérant que, dans les dispositions actuelles des troupes, l'oisiveté était ce qu'il y avait de plus funeste ; mieux valait en défini­tive, disaient-ils, tenter avec courage, dans la bataille, les hasards de la guerre, qu'être trahi et cerné par ses propres troupes et subir le dernier supplice.

1. Le texte est si irrémédiablement corrompu ici que toute tentative de correction semble bien vouée à l'échec : en tout cas, je n'ai pas mieux réussi que mes nombreux devanciers. On peut sans doute arranger le passage vaille que vaille pour en tirer des propositions qui se tiennent : mais ce n'est qu'un arrangement. Il m'a paru plus net de donner autant que possible le texte de l'archétype, sans corrections arbitraires ; mais ce texte ne se laisse pas traduire. Il est pourtant possible d'entrevoir la suite des idées, dont voici le résumé : César note, comme on le voit par les phrases précédentes, les réflexions inquiètes qui se répandent au camp de Curion : « II s'agissait d'une guerre civile (où le passage d'un parti à un autre est chose aisée), d'hommes qui pouvaient agir selon leur volonté (être lié par serment aux chefs des deux partis équivaut à n'être lié à aucun) et qui avaient fait partie des troupes pompéiennes ; pour les retenir, on ne pouvait compter sur le souvenir des bienfaits reçus : César les avait tant prodigués que l'effet en était émoussé. Et, de plus, ces troupes étaient de la même région que les troupes adverses. L'événement de la nuit précédente (cf. sup., 2, 27,1) était significatif. Certains exagéraient les motifs de crainte, interprétaient dans un sens pessimiste les faits douteux. »

D'autres proposaient de battre en retraite au cours de la troisième veille1 sur le camp Cornélius, où l'on aurait plus de temps pour ramener le calme dans l'esprit des soldats, où aussi, si quelque évé­nement grave venait à se produire, le grand nombre des vaisseaux 2 permettrait une retraite plus sûre et plus com­mode sur la Sicile.

II, xxxi.  Curion n'approuvait ni l'un ni l'autre de ces projets : toute l'énergie qui manquait au second, le pre­mier l'avait en excès ; les uns proposaient la plus honteuse des fuites, les autres pensaient qu'il fallait combattre même sur un terrain défavorable 3 : « Quelle présomption, dit-il, nous fait espérer pouvoir emporter d'assaut un camp auquel l'art, en même temps que la nature, ont fait d'aussi solides défenses? Et quel avantage avons-nous donc si, après avoir subi un grave échec, nous levons le siège du camp? Comme si ce n'était pas le succès qui vaut aux chefs la faveur de l'armée, et l'échec son hos­tilité ! Pour le changement de camp, qu'implique-t-il, sinon la honte de la fuite, la démoralisation complète, la défection de l'armée? Car il ne faut pas que les soldats qui ont le sentiment de l'honneur soupçonnent qu'on leur fait si peu confiance, ni que les mauvais sachent qu'on les craint, puisque notre crainte accroîtrait la hardiesse des seconds et affaiblirait le zèle des premiers. Que si mainte­nant, dit-il, ce que l'on nous dit des sentiments d'hostilité de l'armée est absolument certain — et, pour ma part, j'ai toute confiance que c'est complètement faux, ou en tout

1. Donc bien avant l'aube (on se trouve alors au milieu de juillet, le 15 août de l'ancien calendrier).
2. II y avait là non seulement l'escadre qui avait escorté les troupes de Curion de Sicile en Afrique, et les transports sur lesquels ces troupes avaient fait la traversée, mais encore tous les navires marchands dont l'ordre de Curion avait vidé le port d'Utique (cf. sup., ï, 25, 6).
3. César cherche à mettre en relief la pondération de Curion ; mais tout ce que l'on sait de lui, et la suite même du récit des Commentaires, témoigne que ce n'était pas précisément par là que se distinguait le jeune chef.

cas exagéré — ne serait-il pas de beaucoup préférable de voiler et de dissimuler ces faits, plutôt que de les confirmer par notre propre attitude? Les faiblesses de l'armée, tout comme les blessures physiques, ne doit-on pas les cacher, pour ne pas augmenter les espérances de nos adversaires? Mais on ajoute même que le départ doit avoir lieu en pleine nuit : c'est, j'imagine, pour donner plus de facilité à ceux qui cherchent à manquer à leur devoir. Car de sem­blables desseins sont entravés par la honte ou la crainte, et ces sentiments perdent leur force dans l'obscurité1. Ainsi je ne suis pas assez hardi pour penser qu'il faut atta­quer le camp sans espoir de l'enlever, ni assez lâche pour perdre tout espoir : je crois donc qu'il faut d'abord tout étudier de près2, et j'ai grande confiance que bientôt nous tomberons d'accord sur la façon de juger la situation. »

Harangue de Curion.
II, xxxii.  La séance levée, Curion fait rassembler les troupes. Il leur rappelle quel concours César a trouvé en eux devant Corfinium, comment c'est grâce à eux et à leur exemple qu'il a soumis à son pouvoir une grande par­tie de l'Italie : « Car c'est vous, c'est votre conduite, dit-il, qu'ont imités successivement tous les municipes, et ce n'est pas sans raison que César vous juge avec tant de fa­veur, et ses adversaires avec tant de sévérité. Car Pompée n'a pas été chassé par une bataille : mais c'est le précé­dent créé par votre attitude qui l'a détourné de ses pro­jets et l'a fait quitter l'Italie. César m'a confié, moi qui lui suis particulièrement cher, il a confié la Sicile et l'Afrique, sans quoi il ne peut garder ni Rome ni l'Italie3, à la garde de votre honneur.

1. Cf. des idées analogues sup., 1, 67, 3-4.
2. « Omnia prius experienda ». On est d'abord tenté de comprendre : « il faut d'abord tout essayer », mais la suite de la phrase me paraît inter­dire cette interprétation, admise cependant par plusieurs éditeurs. Il s'agit, en effet, non de l'exécution, qui viendra plus tard, mais des ren­seignements qui prépareront la décision (Curion pense évidemment à se rendre compte d'abord du moral des troupes).
3. A cause de la quantité de blé que fournissaient ces provinces pour le ravitaillement de Rome.

Certains individus vous ex­hortent à faire défection : et que peuvent-ils en effet souhaiter de mieux que de nous perdre, et de vous rendre en même temps coupables d'un crime impie? Quel vœu plus féroce leur haine peut-elle faire contre vous, que de vous voir trahir ceux qui estiment vous devoir tout, à vous, pour tomber aux mains de ceux qui voient en vous la cause de leur perte? Et puis n'avez-vous donc pas entendu parler des exploits de César en Espagne? Deux armées mises en fuite ; deux généraux vaincus ; deux provinces soumises ; voilà le bilan de quarante jours, à compter de celui où César s'est trouvé en présence de ses adversaires1. Est-ce que par hasard un parti qui n'a pas pu résister quand ses forces étaient intactes va résister après sa défaite? Et vous qui, lorsque la victoire était incertaine, avez suivi César, iriez-vous donc, maintenant que la Fortune de la guerre a décidé, suivre le vaincu, quand vous devriez recevoir la récompense de vos ser­vices? C'est que, déclarent-ils, vous les avez abandonnés et trahis, et ils rappellent votre premier serment ; mais est-ce vous qui avez abandonné L. Domitius, ou Domitius qui vous a abandonnés? Quand vous étiez prêts à tenir jusqu'au bout, n'est-ce pas lui qui vous a rejetés? N'est-ce pas son seul salut que, à votre insu, il a cherché dans la fuite? N'est-ce pas, après sa trahison, à la bonté de César que vous avez dû la vie? Le serment, mais com­ment Domitius eût-il pu vous y maintenir liés, quand, les faisceaux déposés, l’ imperium dépouillé, il n'était plus qu'un simple particulier, qu'un prisonnier tombé lui-même entre les mains d'un autre? Voilà une forme bien nouvelle de respect pour la foi jurée, que de négliger le

1. La capitulation d'Afranius est du 2 août. Curion peut fort bien la connaître vers le 15 : semblables nouvelles se propagent rapidement, et celle-ci n'est pas encore officielle. Quant aux « deux provinces », l'Espagne ultérieure ne sera conquise qu'après la reddi­tion de Varron ; mais Pétréius en gouvernait une partie, la Lusitanie

serment qui vous lie actuellement pour vous inquiéter de l'autre, que la capitulation du général et la perte de ses droits civiques ont effacé1. Mais, sans doute, satisfaits de César, est-ce de moi que vous êtes mécontents? Ce n'est pas moi qui parlerai de mes titres à votre reconnais­sance, titres qui sont encore bien au-dessous de mes désirs et de votre attente ; mais pourtant les soldats ne de­mandent jamais la récompense de leurs services que dans l'issue même de la guerre : quelle sera cette issue, vous-mêmes n'avez aucun doute à ce sujet. Quant au zèle atten­tif que j'ai déployé, et — à en juger par les résultats obte­nus jusqu'ici — à ma Fortune, pourquoi ne point en par­ler? Regrettez-vous donc que j'aie fait passer ici saine et sauve l'armée entière, sans avoir perdu un seul bâtiment? Que, dès mon arrivée, j'aie mis en fuite, à la première attaque, la flotte ennemie2? Que, deux fois en deux jours, j'aie eu le dessus dans un engagement de cavalerie? Que, du port, du sein même de l'ennemi, j'aie attiré à nous deux cents vaisseaux avec leur cargaison, et que je l'aie réduit à l'impossibilité de se ravitailler, par terre comme par mer3? Une telle Fortune, de tels chefs, allez-vous quitter tout cela? Est-ce donc à la honte de Corfinium, est-ce à la déroute d'Italie, est-ce à la capitulation des Espagnes, présages de la guerre d'Afrique4, que vont vos préférences? Quant à moi, je ne voulais point d'autre titre que celui de soldat de César ; c'est vous qui m'avez nommé imperator. Si vous regrettez le titre dont vous m'avez gratifié, je vous le restitue, mais rendez-moi mon nom, pour qu'il ne soit pas dit que vos marques d'hon­neur ne m'ont été données que pour me faire injure. »

1. Tout prisonnier de guerre perdait, par le fait même qu'il était pri­sonnier, sa qualité de citoyen. Cf. Horace, Carm., 3, 5, 42.
2. Cf. sup., 2, 23, 3-5.
3. Cf. sup., 2, 25 ; 2, 26.
4. Le texte des mss. est ici corrompu (cf. Apparat crit.). Quelques éditeurs corrigent « in Africa » en an Africi, et mettent ce membre de phrase sur le même plan que ceux qui précèdent. Mais, comme le re­marque Meusel, comment Curion pourrait-il dire, si ses soldats passent à Varus, qu'ils « suivent les débuts de la guerre d'Afrique » ?

Effet de la harangue de Curion.
II, xxxiii.  Ce discours émut très vivement les soldats, au point même qu'ils interrom­paient fréquemment l'orateur : il était visible qu'ils avaient beaucoup de peine à supporter ce soupçon de déloyauté. Puis, lorsque Curion quitte le rassemblement, tous le pressent de ne pas perdre courage et de ne pas hésiter à livrer bataille où que ce fût et à mettre à l'épreuve leur loyauté et leur valeur. Ayant ainsi par son initiative transformé les sentiments et les idées de tous, il décide à l'approbation unanime de risquer le combat dès que la possibilité s'en présenterait, et le lendemain il fait sortir ses troupes du camp et les range en bataille sur le terrain où il s'était établi les jours précédents. Attius Varus n'hé­site pas, lui non plus, à faire sortir ses troupes, pensant que, de cette façon, si une chance se présente d'essayer de se gagner les troupes de Curion ou de combattre sur un terrain favorable, il ne laissera pas échapper cette occa­sion.

Victoire des Césariens.
II, xxxiv.  Il y avait un ra­vin entre les deux armées, comme il a été indiqué plus haut1, ravin qui n'était pas très large, mais dont la pente était escarpée et difficile à gravir. Chaque parti attendait, espérant que les troupes adverses essayeraient de le franchir, pour engager le com­bat sur un terrain plus favorable2... En même temps, à l'aile gauche de P. Attius, on apercevait toute la cavale­rie, et, intercalée dans ses rangs, de l'infanterie légère en grand nombre, qui se lançaient dans la vallée. Contre ces forces, Curion envoie sa cavalerie et deux cohortes de Marrucins ; les cavaliers ennemis ne soutinrent pas le pre­mier choc, mais se replièrent à bride abattue sur leurs lignes : abandonnée par eux, l'infanterie légère, qui s'était

1. Cf. sup., 2, 27, 4, et la note.
2. Il y a ici une lacune, comme le prouve le « simul » qui suit ; mais elle doit être peu importante.

lancée en avant en même temps, était encerclée et taillée en pièces par les nôtres. Toutes les troupes de Varus re­gardaient ce spectacle et assistaient à la fuite et au mas­sacre de leurs camarades. C'est alors que Rébilus, légat de César, que Curion avait amené avec lui de Sicile, sa­chant qu'il avait une grande expérience militaire, s'écria : « La terreur est chez l'ennemi, tu le vois, Curion ; pour­quoi hésites-tu à saisir l'occasion? » Curion ne dit qu'un mot, invitant les troupes à se rappeler leurs promesses de la veille1, puis il donne l'ordre de le suivre et s'élance le premier en avant. Et le ravin était si difficile que les pre­miers n'arrivaient qu'à grand'peine à en gravir la pente sans l'aide de ceux qui les suivaient2. Mais les soldats de Varus, que la déroute et le massacre de leurs camarades avaient remplis de frayeur, n'avaient aucune idée de résis­tance, et tous se croyaient déjà enveloppés par la cavale­rie. Aussi, avant qu'un projectile ait pu être lancé, avant que nos troupes aient pu prendre le contact, toute l'armée de Varus lâche pied et se replie sur le camp 3.
II, xxxv.  Au milieu de cette déroute, un Pélignien nommé Fabius, un des derniers centurions de l'armée de Curion, rejoignit les troupes en fuite et se mit aussitôt à réclamer partout Varus en l'appelant par son nom d'une voix forte : il avait l'air d'être un de ses soldats et de vou­loir lui dire quelque chose ou lui donner quelque avis. Varus, entendant ainsi répéter son nom, regarda, s'ar­rêta, lui demanda qui il était et ce qu'il voulait ; l'autre chercha alors à frapper de son épée l'épaule découverte4 de Varus et faillit bien le tuer ; mais Varus évita le danger

1. Ainsi, même au milieu du combat, l'usage de l »'adhortatio » est observé.
2. Cf. 2, 27, 4, et la note.
3. Une fois de plus, les Pompéiens sont représentés ici comme sans grande ardeur militaire et prompts à la panique. Cf. la suite du récit.
4. Ici, le mot « apertum » ne signifie pas nécessairement qu'il s'agisse du côté droit (cf. in/., 3, 86, 3, t. II, p. 79 et la n. 2) ; Varus, ne redoutant point d'attaque, ne se gardait pas.

en levant son bouclier pour parer le coup. Fabius, entouré par les soldats les plus proches, est mis à mort. Cette foule de fuyards en désordre encombre les portes du camp, obs­true le passage, et plus d'hommes périssent là, sans bles­sures, que dans l'engagement ou dans la déroute : peu s'en fallut que l'ennemi ne fût chassé aussi du camp, et quelques hommes, continuant sans arrêt leur course, se dirigèrent sur la ville. Mais la position naturelle et les re­tranchements du camp en interdisaient à ce moment l'ac­cès, comme aussi le fait que les soldats de Curion, partis pour une bataille, n'avaient rien du matériel nécessaire pour y mettre le siège. Aussi Curion ramène-t-il son armée à son camp, sans autre perte que celle de Fabius, tandis que l'ennemi comptait environ six cents morts et un mil­lier de blessés1; tous ces derniers, après le départ de Curion, et bien d'autres avec eux, des simulateurs, quit­tent le camp, poussés par la peur, et se réfugient dans la place. Varus s'en aperçoit, et, voyant la démoralisation de l'armée, il laisse au camp un trompette et quelques tentes pour faire illusion2, puis, pendant la troisième veille 3, il ramène sans bruit ses troupes dans la place.

Siège d'Utique.
II, xxxvi.  Le lendemain, Curion se prépara à assiéger Utique et commença les travaux d'investissement. Dans la ville, la populace était désaccoutumée de la guerre par une longue période de calme ; les habitants d'Utique, grâce à certains services que leur avait rendus César, lui étaient extrêmement attachés ; le conventus des citoyens romains se trouvait composé d'éléments fort divers4; à la suite des derniers combats, la démoralisation était très

1. Appien (2, 44) donne le même chiffre de morts.
2. Le buccinateur « sonnait » le commencement de chaque « uigilia ».
3. Vers une ou deux heures du matin.
4. César distingue donc dans la population d'Utique plusieurs caté­gories : « multitudo », le bas peuple ; « incolae », les étrangers domiciliés (on dirait en Suisse les « habitants ») ; Uticenses, les citoyens de la ville, éligibles aux fonctions municipales (« cives », cf. les « bourgeois » des cantons Suisses) ; enfin, le conuentus ciuium Romanorum

profonde. Aussi parlaient-ils déjà ouvertement de capitu­lation et négociaient-ils avec P. Attius Varus pour obte­nir qu'il consentît à ne pas bouleverser par son opiniâ­treté personnelle leur sort à tous. Pendant ces pourpar­lers, il arriva des émissaires envoyés par le roi Juba pour annoncer que le roi approchait avec des troupes nom­breuses, et pour exhorter à garder et à défendre la ville : à cette nouvelle, les esprits démoralisés reprirent espoir.

Approche des  troupes  de  Juba. Car ion lève le siège.
II, xxxvii.  Les mêmes ren­seignements étaient donnés à Curion, mais pendant quelque temps il ne pouvait y croire, tant était grande sa confiance en sa Fortune. Et déjà lettres et courriers commençaient à répandre en Afrique les succès de César en Espagne1. Tout cela l'exaltait et lui faisait penser que le roi n'entreprendrait rien contre lui. Mais quand il sut de source certaine que ses troupes n'étaient éloignées d'Utique que de vingt-cinq milles, il abandonna les travaux et battit en retraite sur le camp Cornélius. Il commença à y faire accumuler du blé, éle­ver des retranchements, transporter des bois de construc­tion, et envoya aussitôt des ordres en Sicile pour qu'on lui fît parvenir les deux légions et le reste de la cavalerie 2. Le camp était particulièrement favorable pour différer la bataille, grâce à sa position, aux défenses dont il était garni, à la proximité de la mer, à l'abondance d'eau et de sel, dont une grande quantité, provenant des salines voi­sines, avait été déjà rassemblée en ce point. Ni le bois, puisqu'il y avait un grand nombre d'arbres, ni le blé, dont les champs étaient couverts, ne pouvaient manquer. Aussi tout le monde approuvait Curion de se préparer à attendre le reste de ses troupes et à différer la bataille3.

1. Cf. sup., 2, 32, 5, p. 96, n. 1.
2. Cf. sup., 2, 23, 1.
3. Cf., sur l'expression « bellum ducere », Stoffel, II, 378. C'est, selon lui, « différer la bataille », « faire la guerre défensive », et ses conclusions paraissent fort justes.

Curion marche contre les Numides.
II, xxxviii.  Ces disposi­tions prises et ces projets ap­prouvés, quelques déserteurs de la ville lui apprennent que Juba, rappelé par une guerre avec un peuple voisin et par les querelles des habitants de Leptis, était resté dans son royaume, et que c'était Saburra, son lieutenant, qu'il avait envoyé avec des forces peu considérables, qui approchait d'Utique. Il ajoute foi à ces affirmations avec trop de légèreté1, change de plan, et décide de risquer le combat. A cette décision contri­buent largement sa jeunesse, son grand cœur, ses précé­dents succès, sa confiance dans la victoire. Sous l'impul­sion de ces sentiments, il fait marcher dès le début de la nuit toute la cavalerie sur le camp ennemi au bord du Bagrada, camp à la tête duquel était ce Saburra de qui on avait entendu parler précédemment ; mais le roi suivait avec toutes ses troupes et s'était établi à six mille pas en arrière de Saburra. La cavalerie envoyée par Curion fait route de nuit, et fond à l'improviste sur l'ennemi surpris. Car les Numides, suivant une habitude barbare, s'étaient arrêtés sans garder aucune formation et sans se rassem­bler. Tombant ainsi sur ces hommes profondément endor­mis et disséminés de tous côtés, la cavalerie en massacre un grand nombre ; beaucoup d'autres, en proie à la pa­nique, prennent la fuite. Sa mission accomplie, elle revient vers Curion en ramenant des prisonniers.
II, xxxix.  Curion était parti avec toutes ses forces à la quatrième veille 2, ne laissant que cinq cohortes à la garde du camp3. Après une marche de six milles,

1. « Temere ». C'est la seule critique de César à l'adresse de son malheu­reux lieutenant. Il cherche, d'ailleurs, à l'excuser dans les lignes qui suivent.
2. Par conséquent, un peu avant l'aube. Cf., sur les « uigiliae », sup., p. 18, n. 1, et p. 50, n. 1.
3. Sous le commandement du questeur Marcius Rufus (cf. inf., 2, 43, 1).

il rencontra les cavaliers, il apprit leur succès ; il demande aux prison­niers qui commande au camp du Bagrada : ils répondent que c'est Saburra. Pressé qu'il est d'achever sa marche, il néglige de s'informer du reste, et, se tournant vers les manipules voisins : « Ne voyez-vous pas, soldats, s'écria-t-il, comme les dires des prisonniers s'accordent avec ceux des déserteurs? Le roi n'est pas là, les troupes envoyées par lui sont peu nombreuses, puisqu'elles n'ont pas été capables de résister à quelques cavaliers. Allons ! Mar­chez au butin, à la gloire, que nous commencions mainte­nant à penser à votre récompense, à la façon de vous té­moigner notre reconnaissance ! » L'affaire menée par les cavaliers était belle en soi, surtout si l'on comparait leur petit nombre à la multitude si considérable des Numides. Mais elle s'amplifiait encore dans leurs récits — car l'homme se plaît à chanter ses propres louanges. De plus, ils exhibaient toute sorte de butin, ils montraient des fan­tassins et des cavaliers prisonniers, si bien que chaque ins­tant qui passait semblait retarder d'autant la victoire. Ainsi l'ardeur des soldats répondait aux espérances de Curion. Il se fit suivre par la cavalerie et accéléra l'al­lure, pour pouvoir aborder l'ennemi encore dans tout le désordre de sa fuite. Mais ses soldats, qu'une nuit entière de marche avait rompus de fatigue, ne pouvaient suivre, et ils s'arrêtaient successivement le long du chemin1. Cela non plus ne diminuait en rien la confiance de Cu­rion.
II, xl.  Juba, informé par Saburra du combat de nuit, mit à sa disposition deux mille cavaliers espagnols et gau­lois, qu'il gardait généralement auprès de lui pour sa sûreté personnelle, et le corps d'infanterie en qui il avait le plus de confiance : lui-même, avec le reste de ses troupes et soixante éléphants, suit plus lentement. Saburra, qui se

1. II n'avait plus avec lui, au moment de la prise de contact, que 200 cavaliers (cf. in/., 2, 41, 3).

doutait qu'après avoir envoyé sa cavalerie Curion allait apparaître en personne, range en bataille cavalerie et infanterie1 et leur donne l'ordre de céder peu à peu le terrain, comme si elles étaient prises de crainte, et de re­culer : quand le moment sera venu, il donnera le signal du combat, et les ordres qu'il verra exigés par les circons­tances. Curion, en qui l'impression favorable que lui donne la situation actuelle vient s'ajouter à la confiance qu'il a déjà, est convaincu que l'ennemi prend la fuite ; il quitte les hauteurs et pousse ses troupes dans la plaine 2.

Défaite et mort de Curion.
II, xli. Lorsqu'il se fut avancé à une certaine distance de ces hauteurs, voyant son armée épuisée de fatigue par une marche de seize milles3, il s'arrêta. Saburra donne le signal à ses troupes4, forme sa ligne de bataille et com­mence à parcourir les rangs et à encourager ses hommes : mais il n'utilise l'infanterie qu'en arrière, pour faire nombre, et c'est la cavalerie qu'il envoie en ligne. Curion est à la hauteur de sa tâche : il exhorte ses troupes à mettre toute leur espérance dans leur valeur. Certes, ni les fantassins, tout harassés qu'ils fussent, ni les cavaliers, bien que peu nombreux et épuisés par l'effort, ne man­quaient pourtant d'ardeur pour se battre, ni de cou­rage : mais ces derniers n'étaient que deux cents, les autres étant restés en chemin. Partout où ils poussaient une charge, ils obligeaient l'ennemi à reculer, mais ils ne pouvaient ni poursuivre assez loin les fuyards, ni lancer leurs chevaux à une allure assez vive.

1. Sur la rive gauche du Bagrada, au nord-est de l'actuel Djedeïda.
2. La vallée du Bagrada.
3. Depuis le camp Cornélius. Mais la cavalerie avait fait beaucoup plus de chemin, puisqu'elle était revenue sur ses pas après le premier engagement, jusqu'à 6 milles du camp Cornélius (cf. sup., 2, 39, 2). Elle avait donc parcouru environ 16 + 10 + 10 milles, soit plus de 50 kil. Stoffel trouve le chiffre de 16 milles trop élevé.
4. Le signal de quoi? Pas encore du combat, puisque Saburra fait ensuite l’hortatio. D'autre part, il a déjà rangé ses troupes en bataille, 2, 40, 2. Sans doute Saburra avait-il prescrit à ses troupes « repos sur place ».

Cependant la cavalerie ennemie commence à envelopper notre ligne par les deux ailes et à écraser nos soldats qu'elle prend à revers. Toutes les fois que des cohortes se détachaient en avant de la ligne, les Numides, qui étaient frais, évitaient l'attaque, grâce à leur mobilité ; mais quand, ensuite, elles cherchaient à se replier dans le rang, ils les enveloppaient et les coupaient de la ligne. Ainsi, se tenir sur la défensive et garder les positions, ou prendre l'offensive et risquer le combat, aucune de ces deux solutions ne paraissait sûre. Les troupes ennemies s'augmentaient sans cesse des ren­forts qu'envoyait le roi ; les nôtres, brisés de fatigue, étaient à bout de forces ; de plus, les blessés ne pouvaient ni quitter la ligne de bataille, ni être mis à l'abri, toute l'armée se trouvant enveloppée par la cavalerie ennemie. Désespérant de leur salut, ils se comportaient comme on le fait d'ordinaire aux dernières heures de la vie, ou bien gémissant sur leur mort, ou bien recommandant leurs parents à leurs camarades, s'il y en avait par hasard que leur chance pût sauver de ce danger. Ce n'était partout que terreur et désolation.
II, xlii.  Lorsque Curion eut compris que dans la pa­nique générale ni ses encouragements ni ses prières n'étaient entendus, pensant qu'il restait encore, autant que peut le comporter une situation déplorable, un espoir de salut, commande à ses troupes de gagner toutes en­semble les collines les plus proches1, et de marcher dans cette direction. Mais elles sont devancées aussi par la cavalerie envoyée par Saburra qui s'en empare avant elles. Les nôtres tombent alors dans l'extrême désespoir ; les uns essaient de fuir et sont massacrés par la cavalerie, les autres s'écroulent à terre sans blessures. Cn. Domitius, commandant la cavalerie2, qui entourait Curion avec quelques cavaliers, le conjure de chercher

1. Les collines de Chaouat. Cf. Gsell, op. cit., p. 22.
2. Ce Cn. Domitius n'a aucun rapport avec Cn. Domitius Calvinus.

son salut dans la fuite et de s'efforcer de gagner le camp, assurant qu'il ne le quittera pas. Mais Curion déclare que jamais, après avoir perdu l'armée qui lui a été confiée par César, il ne se présentera devant lui, et il périt ainsi en combattant. Quelques cavaliers, en très petit nombre, se dégagent de la bataille et battent en retraite ; mais ceux qui, comme on l'a vu plus haut, s'étaient arrêtés à l'arrière-garde pour faire reposer leurs chevaux se rendent compte de loin de la déroute de l'armée entière, et se retirent sans pertes sur le camp. Toute l'infanterie est massacrée jusqu'au dernier homme1.
II, xliii.  A la nouvelle de ces événements, le questeur Marcius Rufus, que Curion avait laissé au camp, exhorte ses hommes à ne pas perdre courage. Eux le prient et le supplient d'embarquer pour les ramener en Sicile. Il le leur promet, et donne l'ordre aux capitaines d'avoir tous leurs canots à terre dès la tombée de la nuit. Mais l'effroi général fut si grand que les uns disaient que les troupes de Juba arrivaient, d'autres que Varus avec ses légions étaient tout près, et qu'ils distinguaient déjà la poussière soulevée par son approche (toutes choses qui n'avaient absolument aucune réalité), et que d'autres supposaient que la flotte ennemie allait accourir en toute hâte. Aussi, dans la démoralisation universelle, chacun ne pensait-il qu'à soi. Les équipages de la flotte se hâtaient de prendre le large. Leur fuite poussait les capitaines des navires de transport à les imiter2; quelques barques seulement se rassemblaient pour exécuter la tâche et les ordres reçus. Mais c'était, sur le rivage encombré, une telle lutte à qui, de cette grande foule, réussirait à embarquer, que quelques chaloupes, surchargées par le nombre, coulèrent, et que la crainte d'un pareil sort empêcha les autres d'ap­procher davantage.

1. Aucun commentaire à ce récit. César reste « impassible ».
2. Il est frappant de voir que ce sont les équipages des bâtiments de guerre qui donnent l'exemple de la démoralisation. Parmi les Césariens qui réussirent à se sauver, il faut citer Asinius Pollion et Caninius Rébilus (cf. Appien, 2, 45, qui insiste curieusement sur le rôle de Pollion).

II, xliv.  Par suite de ces événements, quelques soldats seulement et des chefs de famille1 qui avaient de l'in­fluence ou excitaient la compassion, ou qui avaient pu gagner les vaisseaux à la nage, furent embarqués et arri­vèrent en Sicile sains et saufs. Le reste des troupes fit sa soumission à Varus, à qui on avait envoyé, de nuit, des centurions comme parlementaires. Le lendemain, devant la ville, Juba aperçut les cohortes de ces soldats, et, décla­rant que ces prisonniers faisaient partie de son butin, il en fit massacrer un grand nombre, et en envoya quelques-uns, qu'il avait choisis, dans son royaume, tandis que Varus, tout en se plaignant de cette violation d'engagements que lui-même avait pris, n'osait pas cependant s'y oppo­ser. Quant au roi, il fit son entrée à cheval dans la place, suivi d'un grand nombre de sénateurs, parmi lesquels se trouvaient Servius Sulpicius et Licinius Damasippus : il régla et ordonna en quelques jours, à Utique, ce qu'il en­tendait qui fût fait2. Après quelques autres jours de dé­lai, il reprit avec toutes ses troupes le chemin de son royaume3.

1. César emploie la forme patres familiae (cf. sup., 2, 4, 3, maires familiae), et non la forme archaïque, mais couramment usitée de son temps, semble-t-il, paires familias. Le détail est intéressant si l'on songe aux théories grammaticales de César, partisan de l'analogie ; on sait qu'il avait écrit un ouvrage en deux livres qui portait comme titre De analogia.
2. Ainsi un roi barbare donne des ordres à des Romains. Juba fut à la suite de ce désastre proclamé par César ennemi public, tandis que Pompée et le Sénat de Macédoine le saluaient avec enthousiasme du titre d'ami et allié du peuple romain.
3. C'est peut-être ici que se plaçait le récit de la malheureuse expédi­tion de P. Cornélius Dolabella et de C. Antonius en Illyrie. Cf. t. II, p. 12, n. 1.

Livre 3

                                                                               LIVRE TROISIÈME

César dictateur à Rome.
III I Tandis que César préside les comices en qualité de dic­tateur, on y élit comme consuls Jules César et P. Servilius ; car c'était l'année où le premier pouvait légalement devenir consul. Ces questions réglées, comme le crédit traversait dans toute l'Italie une crise assez grave, et que les dettes ne se payaient pas, il décida qu'on nommerait des arbitres pour faire l'estimation des biens meubles et immeubles à leur valeur d'avant-guerre et donner ces biens en paiement aux créanciers. Cette institution lui parut tout à fait propre d'une part à faire disparaître ou à diminuer la crainte d'une annulation générale des dettes, suite presque constante des guerres et des troubles civils, et d'autre part à maintenir la confiance à l'égard des débi­teurs (1). En même temps, par des propositions que présentèrent au peuple les préteurs et les tribuns de la plèbe, il rétablit intégralement dans leur situation antérieure un certain nombre de personnes condamnées pour brigue en vertu de la loi Pompeia, pendant la période où Pompée avait eu à Rome une garde légionnaire, et dont les procès, procès dans lesquels ce n'étaient pas les mêmes juges qui entendaient la cause et qui portaient la sentence, n'avaient chacun duré qu'un seul jour (2); ces personnes s'étaient, au début de la guerre civile, proposées à César, au cas où il voudrait utiliser pour la campagne leur concours, et César considérait que c'était exactement comme s'il l'avait utilise en effet, puisqu'elles s'étaient mises à son entière disposition.

1. Cf. les prévisions de Cicéron, Att., 10, 8, 2.
2. Il s'agit de la « lex Pompeia de ambitu », portée par Pompée, consul unique en 52. Cette loi établissait une nouvelle procédure, dont César exagère ici les conséquences ; elle avait au moins l'avantage de la rapi­dité, le temps des plaidoiries étant mesuré.

S'il avait adopté cette procédure, c'est qu'il avait décidé qu'elles devaient être réhabilitées par une décision du peuple plutôt que de voir leur situation réta­blie par sa seule faveur ; il voulait éviter à la fois qu'on le taxât d'ingratitude s'il ne témoignait pas sa reconnais­sance, ou d'arrogance s'il se substituait au peuple dans l'octroi d'une faveur.

César à Brindes. Embarquement d'une partie des troupes. 
III II. Il consacre onze jours au règlement de toutes ces questions, aux Féries Latines  et à l’achèvement de tous les comices1 ; puis il dépose la dictature, quitte Rome et ar­rive à Brindes. Il avait donné l'ordre à douze légions et à toute la cavalerie de s'y rassembler. Mais le nombre de vaisseaux qu'il trouva permettait tout juste d'embarquer quinze mille légionnaires et cinq cents cavaliers : cela seul fit défaut à César pour terminer rapidement la guerre. Et ces troupes mêmes qu'il embarque forment des unités d'autant plus réduites que beaucoup d'hommes étaient indisponibles après toutes les campagnes de Gaule2, que la longueur du trajet depuis l'Espagne avait causé des pertes importantes, et que l'automne malsain d'Apulie et des environs de Brindes avait, au sortir du climat par­ticulièrement salubre de Gaule et d'Espagne, fait naître dans toute l'armée une épidémie.

Forces de Pompée.
III III. Pompée s'était trouvé avoir, pour rassembler des troupes, toute une année libre de guerre, sans activité de

1. Pour l'élection des autres magistrats.
2. César indique plus loin (3, 6, 2) qu'il a embarqué sept légions, pré­cision qu'on attendrait ici et qui a peut-être disparu. Sept légions formant un total de 15.000 hommes, soit un peu plus de 2.000 hommes par légion, ce sont là des effectifs 1res réduits. D'autre part, ii est évi­dent que César avait plus d'une fois complété ses effectifs depuis le début de la guerre des Gaules, et que l'indication qu'il donne ici est sur­prenante. On s'attendrait plutôt à voir mentionner la guerre d'Es­pagne.

la part de l'ennemi. Aussi la flotte qu'il avait tirée d'Asie, des Cyclades, de Corcyre, d'Athènes, du Pont, de Bithynie, de Syrie, de Cilicie, de Phénicie, d'Egypte, était considé­rable ; considérable celle dont il avait ordonné la construc­tion de tous côtés; considérables les sommes d'argent qu'il avait exigées et recueillies en Asie, en Syrie, de tous les rois, dynastes, tétrarques, et des villes libres d'Acbaïe1; considérables celles qu'il s'était fait verser par les compa­gnies de publicains des provinces qu'il occupait.

III IV. Il avait formé neuf légions de citoyens romains : cinq d'Italie, à qui il avait fait passer la mer ; une de Cili­cie, composée de vétérans, et qu'il appelait « la géminée », parce que deux légions avaient concouru à sa formation ; une de Crète et de Macédoine, formée de vétérans que les généraux précédents avaient licenciés et qui s'étaient établis dans ces provinces ; deux d'Asie, levées par les soins du consul Lentulus. II avait en outre réparti dans les légions un grand nombre de Thessaliens, de Béotiens, d'Achéens et d'Épirotes, pour compléter les effectifs; il y avait mêlé les soldats d'Antonius2. De plus, il attendait deux légions venant de Syrie, avec Scipion. Des archers de Crète, de Lacédémone, du Pont et de Syrie, et des autres pays, trois mille hommes au total, étaient sous ses ordres, ainsi que deux cohortes de six cents frondeurs chacune et sept mille cavaliers. Parmi ces derniers, six cents Galates amenés par Déjotarus, cinq cents hommes de Cappadoce conduits par Ariobarzane, un contingent à peu près égal de Thraces fourni par Cotys, qui avait envoyé son fils Sadala ; de Macédoine, ils étaient deux cents, que commandait un homme particulièrement valeureux1, Rhascypolis ;

1. Il s'agit des ciuitates liberae, nombreuses dans la province d'Achaïe.
2. C. Antonius, légat de César, avait été surpris par trahison avec quinze cohortes dans l'île de Curicta, au large de la côte illyrienne. Cf. inf., 3, 9; 3, 10; 3, 67.

cinq cents venaient d'Alexandrie : c'étaient d'an­ciens soldats de Gabinius, des Gaulois et des Germains, que ce chef avait laissés là-bas comme garde auprès du roi Ptolémée2 ; Pompée le fils les avait amenés avec la flotte ; huit cents avaient été réunis parmi les esclaves et les bergers de Pompée ; trois cents venaient de Gallogrèce, fournis par Tarcondarius Castor et Domnilaus : celui-ci les avait accompagnés, l'autre avait envoyé son fils ; deux cents venaient de Syrie, envoyés par Antiochus de Commagène, à qui Pompée avait procuré de grands avan­tages : pour la plupart, ces derniers étaient des archers à cheval. A ces troupes il avait adjoint des Dardaniens, des Besses, les uns mercenaires, les autres levés par ordre ou volontaires, et aussi des Macédoniens, des Thessaliens, et des hommes des autres peuples et des autres États, et était ainsi arrivé au chiffre que j'ai indiqué plus haut3.

III V. Du blé, Pompée en avait fait venir d'énormes quan­tités de Thessalie, d'Asie, d'Egypte, de Crète, de Cyrénaïque, et des autres contrées. Il avait décidé de prendre ses quartiers d'hiver à Dyrrachium, à Apollonie et dans toutes les villes de la côte, afin d'empêcher César de pas­ser la mer, et il avait pour cela échelonné sa flotte tout le long du littoral. A la tête des vaisseaux d'Egypte se trouvait Pompée le fils, des vaisseaux d'Asie D. Lélius et C. Triarius, de ceux de Syrie C. Cassius,

1. On s'est étonné de voir cet éloge donné par César à Rhascypolis, et certains éditeurs ont voulu rapporter les mots excellenti uirtute, non pas à lui, mais à ses hommes. La chose est possible : mais Meusel fait remarquer que ce Rhascypolis a joué plus tard un certain rôle dans la guerre (Dion, 47, 25, 2 ; 48, 2) et qu'il est naturel que César le mette en relief. Pour la construction, cf. B. G., 1, 18, 3 ; 2, 6, 4 ; etc.
2. Cf. inf., 3, 10, 3, 5.
3. L'énumération semble faite dans un simple souci d'exactitude. Elle tend pourtant sans doute à donner au lecteur l'impression non seulement que les forces de Pompée étaient considérables, mais encore qu'elles comprenaient un bon nombre de barbares.

de ceux de Rhodes C. Marcellus et C. Coponius, de la flotte liburnienne et grecque Scribonius Libon et M. Octavius ; mais l'ensemble des affaires navales était aux mains de M. Bibulus, qui en avait la direction complète ; c'est à lui qu'appartenait le commandement suprême.

Départ de Brindes et débarquement en Epire.
III VI- César, dès son arrivée à Brindes, harangua ses soldats : « Puisque, leur dit-il, les fatigues et les dangers tou­chaient à leur fin, ils devaient laisser sans regrets en Italie leurs esclaves et leurs bagages, s'embarquer sans rien d'encombrant pour qu'on puisse ainsi trouver place pour un plus grand nombre de soldats, et mettre dans la vic­toire et dans sa générosité toute leur espérance. » Tous s'écrièrent qu'il n'avait qu'à commander ce qu'il voudrait, et que, quel que fût l'ordre donné, ils y obéiraient sans regrets. Aussi il leva l'ancre la veille des nones de janvier, après avoir embarqué, comme on l'a vu plus haut, sept légions1. Le lendemain, il atteignit la terre des Germinii : au milieu des écueils et d'autres points dangereux, il eut la chance de trouver un mouillage tranquille ; évitant tous les porta, que l'on croyait tenus par l'ennemi, il opéra le débarquement des troupes à un endroit qui s'appelait Paleste2, sans avoir perdu un seul navire.

III VII. II y avait à Oricum Lucrétius Vespillo et Minucius Rufus avec dix-huit vaisseaux d'Asie qu'ils comman­daient par délégation de D. Lélîus, et M. Bibulus, avec cent dix vaisseaux, était à Corcyre.

1. César renvoie Évidemment ici à 3, 2, 2, bien qu'il ne donne pas, dans ce passage, le nombre de légions embarquées. Plus d'une fois, dans le B. C., César se réfère ainsi à un passage précédent qui se trouve être beaucoup moins précis que ne semblerait le faire prévoir ta référence. C'est une preuve de plus qu'il n'a pas mis la dernière main à son ouvrage. Cf. notamment 1, 48, II ; 3, 15, 1.
2. Les mss. donnent tous « Pharsalia » : mais, si le lieu de débarquement avait porté un nom tout voisin de celui de la victoire future {Pharsalus), cette coïncidence n'eût pas manqué d'être relevée par les écri

Mais les premiers,manquant de confiance en eux, n'osèrent pas sortir du port, bien que César n'eût emmené en tout pour convoyer les transports que douze vaisseaux de guerre, parmi les­quels quatre étaient pontés ; et Bibulus, de son côté, de qui les navires n'étaient pas prêts à mettre à la voile, et de qui les rameurs étaient dispersés, ne put se porter assez à temps contre lui ; car César apparut tout près de la côte avant qu'aucun bruit touchant son approche fût parvenu dans la région.

Retour de la flotte à Brindes.
III VIII. Une fois les troupes débarquées, César renvoie la même nuit les navires à Brindes, pour qu'ils puissent transporter les autres lé­gions et la cavalerie. Le légat Fufius Calénus avait été chargé de cette opération et devait en assurer l'exécution très rapide ; mais les navires, qui avaient quitté un peu tard leur mouillage et n'avaient pu utiliser la brise noc­turne, ne réussirent pas leur retour. Car Bibulus, informé à Corcyre de l'arrivée de César, et espérant pouvoir se porter contre quelque groupe de navires chargés de troupes, tomba sur les vaisseaux vides ; il en rencontra une trentaine, et fit éclater sur eux la fureur née de sa négligence et de sa déception ; il les brûla tous, et fit périr dans l'incendie les équipages et les capitaines, espérant, par la rigueur de ces représailles, jeter la terreur chez les autres. La chose faite, il fit occuper par ses escadres, de Sasone au port de Curicum, tous les mouillages et la côte entière dans toute son étendue, et placer des postes de surveillance de façon plus attentive ; lui-même, malgré l'extrême rigueur de l'hiver, couchant à bord, ne regar­dant comme indigne de lui aucune fatigue,

vains anciens, à l'affût de ce genre de rapprochement. D'ailleurs, Paleste est donné par Lucain, 5, 460. « Pharsalia » est le titre que quelques mss. récents donnent au poème de Lucain ; mais ce n'est sûrement pas le titre réel de l'œuvre, qui s'appelait sans doute Belli ciuilis libri. Cf. Bourgery, dans son éd. de Lucain (Belles-Lettres), I, préf., p. vin et n. 2.

et ne comptant sur aucune aide, s'il réussissait à joindre César,... (la­cune) (1).

Résistance de Salone aux troupes pompéiennes.
III IX. Lorsque les vaisseaux liburniens eurent quitté les côtes illyriennes, M. Octavius arriva à Salone avec ceux qu'il commandait. Il y sou­leva les Dalmates et les autres barbares, et détacha Issa du parti de César : mais, à Salone, voyant que ni ses pro­messes ni la menace du danger ne réussissaient à ébranler les citoyens romains, il entreprit d'assiéger la place (c'est une place que défend, outre sa position naturelle, une colline). Mais en hâte les citoyens romains construisirent des tours de bois qu'ils utilisèrent comme fortifications, et, comme leur petit nombre ne leur permettait que peu de résistance, accablés de nombreuses blessures, ils eurent recours aux moyens extrêmes : la liberté fut donnée à tous les esclaves adultes ; toutes les femmes se coupèrent les cheveux, et on en fit des câbles. Quand il connut leur résolution, Octavius entoura la place de cinq camps, et employa tout à la fois pour la réduire l'investissement et les assauts. Les assiégés, prêts à tout supporter, souf­fraient surtout du manque de ravitaillement ; ils firent demander à César de les aider à ce sujet : pour les autres difficultés, ils s'en tiraient par eux-mêmes, vaille que vaille. Longtemps après le début du siège, dont la durée avait rendu les soldats d'Octavius moins vigilants, les assiégés, profitant du fait que l'ennemi s'éloignait vers midi, placèrent sur les remparts les femmes et les enfants,

1. La lacune est sans doute assez considérable, et l'on admet quel­quefois que, dans le texte qui ne nous est pas parvenu, César racontait la malheureuse expédition d'Antonius et de Dolabella en Illyrie, à laquelle il fait allusion à plusieurs reprises (cf. sup., 3, 4). Toutefois, ce récit se placerait mieux après 2, 44, à cause de l'allusion de 3, 4. L'exis­tence même de la lacune ne saurait faire de doute : la phrase est ina­chevée, et elle le reste même si l'on remplace le complexum des mss. (qui soulève des inquiétudes que n'apaise pas un rapprochement avec Tacite, Agric., 36, où l'expression est en réalité toute différente) par un« conspectum » plus banal. Mieux vaut accueillir cette phrase incomplète, telle que les mss. nous l'ont transmise. Il est sûr en tout cas qu'au ch. 9 le récit reprend après l'affaire d'Antonius et de Dolabella, que cette affaire ait été racontée dans cette lacune ou plus haut. Cf. Florus, 4, 2.

pour que tout parût comme à l'ordinaire, et, formant une masse de choc avec ceux à qui ils avaient naguère donné la liberté, ils firent une sortie sur le camp d'Octavius le plus proche. Ils l'emportèrent d'assaut, partirent du même élan à l'attaque du second, puis du troisième et du qua­trième, et enfin du dernier, chassèrent l'ennemi de tous, et, après avoir fait un grand massacre, contraignirent ce qui restait et Octavius lui-même à se réfugier à bord des vaisseaux. C'est ainsi que se termina le siège. Déjà l'hiver approchait, et Octavius, qui, après un si grave échec, dé­sespérait de réussir, se replia sur Dyrrachium auprès de Pompée.

César fait de nouvelles tentatives pour négocier.          
III  X. Nous avons vu1 que L. Vibullius   Rufus,   préfet   de Pompée,   était   tombé   deux fois entre les mains de César,
qui lui avait rendu la liberté, la première fois au siège de Corfinium, la seconde en Espagne. César, à cause de sa générosité envers lui, avait pensé que c'était l'homme qu'il fallait pour porter des propositions à Cn. Pompée, sur qui il se rendait compte que ce personnage avait de l'influence. Et voici quel était l'essentiel de ces propositions : tous deux devaient cesser de s'obstiner, déposer  les armes, et ne pas tenter plus longtemps la Fortune. Les épreuves subies de part et d'autre avaient été  assez' grandes, elles pouvaient servir de leçon et d'exemple pour faire appréhender les hasards de l'avenir : Pompée avait été chassé d'Italie, avait perdu la Sicile, la Sardaigne, lesdeux Espagnes, et, tant en Italie qu'en Espagne,

i. Ct.sup., i, 15, 4; 1, 38, 1.

cent trente cohortes de citoyens romains ; pour César, c'était la mort de Curion, le désastre de l'armée d'Afrique, la capitulation d'Antonius et de ses soldats près de Curicta. Ils devaient s'épargner eux-mêmes et épargner la répu­blique, puisque leurs échecs leur avaient désormais suffi­samment prouvé combien est grand, à la guerre, le pou­voir de la Fortune. C'était l'unique moment où l'on pou­vait parler de paix, tandis que tous deux étaient pleins de confiance, et que leurs chances paraissaient égales : mais si la Fortune apportait à l'un d'eux un avantage, même léger, celui qui semblerait avoir le dessus ne voudrait plus entendre parler de négociations ; sa part légitime ne le satisferait pas lorsqu'il croirait pouvoir tout obtenir. Quant aux conditions de la paix, puisqu'ils n'avaient pas pu s'entendre jusqu'alors, il les faudrait demander à Rome, du Sénat et du peuple. C'était l'intérêt de la répu­blique, c'était la décision qu'ils devaient prendre. Si tous deux donnaient immédiatement leur parole, en présence de leurs troupes, de licencier leur armée dans les trois jours qui suivraient, après s'être ainsi dépouillés de leurs armes et des appuis en quoi ils mettaient actuellement leur confiance, il faudrait bien qu'ils se tinssent pour satis­faits de la décision du peuple et du Sénat. Pour que ces propositions pussent être plus facilement acceptées de Pompée, César licencierait toutes ses troupes de rase cam­pagne et les garnisons des villes... (lacune)1.

César s'empare d'Oricum et d'Apollonie
III XI Vibullius, ces instructions détaillées reçues2, n'en jugea pas moins nécessaire de prévenir Pompée de la soudaine arrivée de César, pour

1. Je traduis par « de rase campagne » terrestres, qui s'oppose évidem­ment à urbium (même opposition 3, 15, 6, aller oppidi muris, aller praesidiis terrestribus praeerat). On a suspecté cette phrase ; il semble qu'on puisse la maintenir, à condition de supposer que la fin manque. Car César ne peut s'engager sans conditions à licencier ses troupes.
2. Le texte des mss. porte : « his expositis Corcyrae » ces instructions détaillées reçues à Corcyre , ou, si l'on veut, « après le débarquement de ces troupes à « Corcyre » , car « his expositi » reste fort vague. Mais l'île de Corcyre, dont il sera question plus loin, n'a rien à voir ni avec le débarquement de César, ni avec la mission de Vibullius. Il faut de toute évidence en expulser du texte la mention.

qu'il fût possible de prendre une décision à ce sujet avant de commencer l'examen des propositions. Aussi, sans s'arrêter un seul instant, ni jour, ni nuit, et en changeant de cheval à chaque ville pour aller plus vite, il vint trou­ver Pompée pour lui annoncer le débarquement de César. Pompée était à ce moment en Candavie ; il venait de Ma­cédoine et marchait sur Apollonie et Dyrrachium pour y prendre ses quartiers d'hiver. Mais cet événement inat­tendu bouleversa ses plans, et c'est à grandes étapes qu'il se mit à gagner Apollonie pour empêcher César de s'em­parer des villes de la côte1. Cependant ce dernier, ses troupes débarquées, part le même jour pour Oricum. A son arrivée, L. Torquatus, qui commandait la place par ordre de Pompée, et y avait sous ses ordres une garnison de Parthini, fît fermer les portes et tenta de défendre la ville ; mais, lorsqu'il eut donné l'ordre aux Grecs de mon­ter sur les remparts et de prendre les armes, et que ceux-ci eurent déclaré qu'ils ne combattraient pas contre l'auto­rité légitime du peuple romain, cependant que les habi­tants essayaient spontanément de recevoir César, Torquatus, perdant tout espoir d'être soutenu, ouvrit les portes et livra la ville et lui-même aux mains de César, qui ne lui fit aucun mal.

III XII. César, après la capitulation d'Oricum, se dirige sur Apollonie sans perdre un instant. L. Stabérius, qui com­mandait la place, entend parler de son approche, et com­mence à faire porter de l'eau dans la citadelle, à mettre celle-ci en état de défense et à réclamer aux Apolloniates

1. Ainsi, tandis que César ne pense qu'à la paix, son ambassadeur songe avant tout à donner à Pompée des renseignements stratégiques, et Pompée à prendre les dispositions les plus favorables pour continuer la guerre dans les meilleures conditions. Tout cela est très habilement insinué. Ce simple exposé « objectif » des faits doit, dans la pensée de César, agir davantage sur l'esprit du lecteur que des récriminations ou des protestations passionnées.

des otages. Mais ils déclarent qu'ils n'en livreront pas, qu'ils ne fermeront pas leurs portes à l'arrivée d'un con­sul, et qu'ils se refusent à porter un jugement contraire à celui qu'avait porté l'ensemble de l'Italie. Quand il con­naît leur résolution, Stabérius s'enfuit secrètement d'Apollonie. Les habitants envoient une députation à César et le reçoivent dans la place. Les Bullidenses, les Amantini suivent leur exemple, ainsi que les autres cités voisines et l'Épire toute entière ; ils envoient des députations à César et promettent d'exécuter ses ordres.

Pompée marche en hâte sur Dyrrachium.
III XIII  Cependant Pompée, informé de ce qui s'était passé à Oricum et à Apollonie, et craignant pour Dyrrachium (1), marche jour et nuit pour s'y rendre, tandis que le bruit courait de l'approche de César ; et une telle panique s'abattit sur l'armée — parce que, dans sa hâte, Pompée ne faisait pas de différence entre le jour et la nuit et n'interrompait point sa marche — que presque tous les soldats d'Epire et des régions voi­sines désertèrent, qu'un grand nombre jetèrent leurs armes, et que la marche avait l'air d'une déroute. Mais, lorsque Pompée se fut arrêté près de Dyrrachium et eut donné l'ordre de tracer un camp (2), devant la panique per­sistante de l'armée, Labiénus, le premier, s'avance ; il fait serment de ne pas abandonner Pompée et de partager son destin, quel que soit celui que la Fortune lui accorderait.

1. Dyrrachium était la base essentielle de Pompée, qui y avait con­centré ses approvisionnements.
2. C'est le seul exemple dans l'œuvre de César de l'expression « castra metari » ; on rencontre couramment, au contraire, « castra ponere ». Ce camp de Pompée est vraisemblablement celui que César s'efforcera plus tard d'investir. Il suffît en effet d'examiner la carte pour se rendre compte qu'il n'est pas très aisé de faire camper une grande armée, avec une cavalerie nombreuse, à proximité immédiate de Dyrrachium.

Le même serment est répété par les autres légats ; les tri­buns militaires et les centurions suivent, et toute l'armée jure de même1. César, se voyant devancé en direction de Dyrrachium, cesse de hâter sa marche et campe au bord de l'Apsus, dans le pays des Apolloniates, de façon à cou­vrir par des fortins et des postes d'observation les villes dont la conduite méritait sa reconnaissance2. Il décida d'y attendre l'arrivée du reste des légions d'Italie et d'y pas­ser l'hiver sous la tente. Pompée en fit autant, établit son camp sur l'autre rive de l'Apsus et y rassembla toutes ses troupes et ses auxiliaires.

La flotte césarienne tente en vain un second transport de  troupes.  
III XIV Galénus, après avoir embarqué à Brindes, suivant l’ordre donné par César, des légions et de la cavalerie, autant tant que le lui permettait le nombre de bâtiments dont il disposait, prit la mer ; à quelque distance du port, il reçut une lettre de César lui annonçant que tous les ports et toute la côte étaient tenus par la flotte ennemie. A cette nouvelle, il se retire sur Brindes et rappelle tous les vaisseaux. L'un d'eux, qui continua sa route sans tenir compte de l'ordre de Calénus, parce qu'il ne transportait pas de troupes et qu'il était sous une autorité particulière, arriva à la hauteur d'Oricum, où Bibulus le prit à l'abordage. Le vainqueur envoya à la torture tout l'équipage, esclaves et hommes libres, même les enfants, et les fit massacrer jusqu'au dernier.

1. Ce détail du serment, qui semble donné par souci d'exactitude, a en réalité une grande importance et met en relief la démoralisation des Pompéiens. Ce n'est pas César qui aurait eu besoin de raffermir la disci­pline dans son armée par un nouveau serment.
2. Ce sont les villes dont il vient d'être question aux ch. 11 et 12 : Oricum, Apollonie, Bullis, Amantia, etc.
3. Ici encore, le ton indifférent du récit fait plus pour convaincre le lecteur de la cruauté des Pompéiens qu'une déclamation indignée. Mais l'anecdote comporte une autre morale : que les ordres de César sont judicieux et prudents, et qu'il est bon d'y obéir.

Ce fut donc seulement un bref espace de temps et un grand hasard qui assurèrent le salut de toute l'armée1.

Situation difficile de la flotte pompéienne. Bibulus et Libon demandent à entamer des négociations.
III XV- Bibulus, comme on l'a vu plus haut (2), était en station  César la  mer  et les  ports, d'autre part tout le littoral de la région lui était fermé à lui-même. César avait en effet disposé des postes qui tenaient toute la côte et qui ne permettaient aux ennemis ni de se ravitailler en bois et en eau douce, ni d'amarrer à terre leurs vaisseaux. La situation était très difficile, et une disette extrême des choses les plus nécessaires les ac­cablait, au point qu'ils étaient obligés de faire venir non seulement tout le reste des approvisionnements, mais même le bois et l'eau de Corcyre, sur des navires de trans­port. Et il arriva même un moment où, à cause du temps trop mauvais, on dut recueillir sur des peaux dont on avait couvert les navires la rosée de la nuit. Ils suppor­taient pourtant ces difficultés avec beaucoup de patience et de fermeté, sans penser à abandonner le blocus des côtes ni à cesser de croiser devant les ports3. Mais, au mi­lieu des embarras dont j'ai parlé, Libon ayant fait sa jonc­tion avec Bibulus, tous deux entrent en conversation, de leurs navires mêmes, avec les légats M. Acilius et Statius Murcus, dont l'un commandait la défense de la place (d'Oricum), et l'autre les troupes de rase campagne : ils désirent traiter avec César de questions très importantes, si on leur en donne la possibilité. Ils ajoutent quelques

1. Un exemple de plus, apporté par César, de la protection toute spéciale dont il jouissait. Napoléon aura son étoile, César avait sa for­tune.
2. Nulle part, dans le texte que nous possédons, le fait n'est expres­sément noté. Nous savons seulement que sa flotte croise devant la côte, de Curicum à Sasone (3, 8, 4).
3. C'est un des rares éloges que César accorde aux Pompéiens ; encore s'agit-il des troupes, non des chefs.

mots pour corroborer la chose, qui faisaient pressentir qu'ils voulaient négocier un accord. En attendant, ils de­mandent une suspension d'armes, qui leur est accordée. Car leur démarche paraissait importante, et on savait que c'était là le plus grand désir de César ; on pensait que la mission de Vibullius avait porté quelque fruit1.

Discussion des propositions des Pompéiens ;elles ne sont pas sérieuses.
III XVI. A ce moment, César, qui était parti avec une seule légion pour recevoir la soumission des cites plus éloignées et pour se procurer du blé, dont il n'avait qu'une quantité restreinte, se trouvait devant Buthrotum, en face de Corcyre. C'est là qu'une lettre d'Acilius et de Murcus lui apprend la demande de Libon et de Bibulus ; il laisse sa légion et revient à Oricum. Une fois de retour, il les convoque à une entrevue. Libon se présente et excuse Bibulus en rappelant son caractère emporté et les ressentiments d'ordre même personnel dont il était animé contre César depuis leur édilité et leur préture2 ; c'est pour cela qu'il a évité l'entrevue, désireux de ne pas compromettre par son emportement des négociations dont on pouvait beaucoup espérer et qui présen­taient beaucoup d'utilité. Pompée a et a toujours eu un très vif désir qu'un accord s'établisse et que l'on dépose les armes. Quant à eux, ils n'ont aucun pouvoir pour traiter, une décision du conseil de guerre ayant remis la direction de la campagne et de toutes les affaires à Pompée.

1. Cî..sup., 3, 10.
2. Édile, préteur et plus tard consul (mais le consulat n'est pas évo­qué ici) en même temps que César, Bibulus s'était vu chaque fois éclipsé par son collègue. Cf. Suétone, Caes., 10, où sont rapportées les plaintes, d'ailleurs spirituelles, de Bibulus éclipsé par César pendant son édilité. Le même Suétone raconte aussi les plaisanteries qui cou­raient à Rome au moment du consulat de César en 59, année, disait-on, non pas du consulat de César et de Bibulus, mais de Julius et de César (Suétone, Caes., 20, 4).

Mais, les conditions de César une fois connues, ils les feront par­venir à Pompée qui achèvera personnellement les négo­ciations sur leurs instances. Que l'armistice soit donc main­tenu jusqu'à ce qu'on ait pu avoir la réponse de Pompée, et qu'aucun des deux partis ne puisse faire de tort à l'autre. Il ajoute à ce discours quelques mots sur les causes du conflit, sur leurs troupes et leurs auxiliaires.

III XVII. A ces derniers mots, César jugea qu'il n'y avait pas lieu de répondre à ce moment-là, et maintenant nous considérons qu'il ne vaut pas la peine d'en perpétuer le souvenir. Ce qu'il demandait, c'était de pouvoir envoyer sans risque des parlementaires à Pompée, c'était qu'eux-mêmes s'en portassent garants, ou qu'ils reçussent les par­lementaires et se chargeassent personnellement de les faire conduire en présence de Pompée. Pour ce qui re­gardait l'armistice, la situation militaire était telle que la flotte ennemie le coupait de ses vaisseaux et de ses ren­forts, mais que lui, de son côté, leur interdisait l'accès de la terre et de l'eau douce. S'ils voulaient que ce blocus fût suspendu, ils n'avaient qu'à suspendre eux-mêmes leur surveillance de la mer; mais s'ils la maintenaient, lui aussi maintiendrait le blocus. On pouvait cependant né­gocier un accord, même sans ces concessions réciproques, et ce n'était nullement là pour eux un empêchement. Libon déclara ne pouvoir ni se charger des parlementaires de César, ni répondre des risques qu'ils pourraient courir : il laissait à Pompée toute la responsabilité de l'affaire. Il n'insistait que sur un point, la suspension d'armes, qu'il réclamait avec une vive insistance. Quand César se fut rendu compte que tout son discours avait été fait unique­ment à cause des difficultés de la situation et pour échap­per à la disette, et qu'il n'apportait aucun espoir ni au­cune proposition de paix, il ne songea plus qu'à la façon de continuer la guerre1.

1. Ainsi, pour une fois que les ennemis entament des négociations de paix, cette initiative, aux yeux de César, voile à peine de noirs des­seins. Il paraît bien d'ailleurs avoir raison.

Attitude de Pompée devant les propositions de César.
III  XVIII. Bibulus, à qui l'accès de la terre était fermé depuis de longs jours et qu’une grave maladie causée par le
froid et la fatigue avait terrassé, ne pouvant pas se soi­gner, et ne voulant pas abandonner son commandement, fut impuissant à résister à la violence du mal. Après sa mort, personne ne reçut le commandement en chef, mais chaque amiral se trouva diriger son escadre à sa guise, sans tenir compte des autres. Vibullius, une fois calmée l'agitation qu'avait soulevée l'arrivée imprévue de César, dès que l'occasion lui parut favorable, commença, en pré­sence de Libon, de L. Luccéius et de Théophanès, que Pompée associait d'ordinaire à ses délibérations les plus importantes, à rendre compte de la mission dont l'avait chargé César1. A peine avait-il prononcé quelques mots que Pompée l'interrompit et lui interdit d'en dire davan­tage : « Qu'ai-je donc besoin, s'écria-t-il, d'une vie ou de droits que je paraîtrai devoir à la générosité de César? C'est là une impression qu'il sera impossible d'effacer, lorsqu'on me croira rappelé d'exil dans cette Italie que j'ai quittée. » César connut ces détails, après la guerre, de la bouche de personnes qui avaient assisté à l'entretien. Cependant, il ne s'en efforça pas moins, à l'aide d'autres procédés, de négocier la paix par des conversations 2.

Nouveaux efforts inutiles de César pour négocier la paix.    
III XIX Les deux camps de Pompée et de César n'étaient séparés que par un cours d’eau l’Apsus ; aussi les sol­dats des deux partis avaient-ils de fréquents entretiens pendant lesquels, par convention établie entre les interlo­cuteurs, aucun projectile n'était tiré.

1. Cf. sup., 3, 10 et 11.
2. L'expression dont se sert César est peu claire, car il a toujours cherché à négocier « par des conversations », « per colloquia ». Il entend que les colloquia qu'il va essayer de réaliser seront d'une autre sorte. Le sens s'éclaire par ce qui suit : il s'agit de substituer aux entretiens diplomatiques reconnus inefficaces des négociations au grand jour aux­quelles la troupe participerait. César espérait ainsi faire pression sur Pompée, en même temps qu'il montrait une fois de plus l'esprit dé­mocratique qui l'animait.

César envoie son légat, P. Vatinius, sur le bord même du fleuve avec mis­sion de faire ce qui lui semblerait le plus propre à favoriser la paix, et de demander souvent à haute voix s'il n'était pas permis à des Romains d'envoyer à des Romains des parlementaires choisis parmi eux, alors que même des bandes d'esclaves fugitifs chassés des montagnes pyré­néennes et que des pirates avaient pu le faire ; et cela quand il s'agissait d'empêcher des citoyens de porter les armes contre leurs concitoyens ! Il parla ainsi longuement d'un ton suppliant, comme devait le faire un homme qui parlait pour son salut et pour celui de tous ; les troupes des deux partis l'écoutèrent en silence. On répondit du côté ennemi qu'Aulus Varron prenait l'engagement de venir le lendemain causer avec lui et étudier de concert comment des parlementaires pourraient être envoyés sans danger et exposer leurs propositions ; on fixe, pour cette discussion, une heure déterminée. Lorsqu'on fut le lendemain au rendez-vous, des deux côtés se rassembla une grande foule : on attendait beaucoup de cette entre­vue, et tous les esprits paraissaient pleins d'ardeur pour la paix. Titus Labiénus1 sort de la foule et commence, sur un ton modéré, à parler de la paix et à discuter avec Vati­nius. Au milieu de leurs discours, une pluie soudaine de projectiles, lancés de toutes parts, les interrompt : Vati­nius, que les soldats couvrirent de leurs boucliers, y échappa ; mais il y eut cependant un grand nombre de blessés, et parmi eux Cornélius Balbus, M. Plotius, L. Tiburtius, plusieurs centurions et soldats. « Cessez donc, s'écria alors Labiénus, de parler de négociations ; pour nous, tant qu'on ne nous aura pas apporté la tête de César, il n'y a pas de paix possible. »

1. César a déjà mis en scène un peu plus haut (3, 13, 3) son ancien lieutenant, passé à Pompée au début de la guerre civile. Étant donné le caractère du personnage (cf. Introd., p. xxxii xxxiii) certains auteurs sont étonnés qu'il ait pu parler « sur un ton modéré », et que César le dise : aussi ont-ils corrigé de différentes façons le « summissa oratione »  donné par tous les mss. : Meusel notamment, suivant l'exemple de Fleisch et de H. Schiller, veut lire « superbissima », « d'un ton plein de hauteur », ce qui semble à première vue plus en rapport avec la situa­tion. Mais César laisse entendre qu'il y a eu dans l'affaire traîtrise et guet-apens : le « ton modéré » est une feinte.

En Italie, Célius provoque des troubles ; sa mort.
III  X A la même époque, le préteur M. Célius Rufus prit en main la cause des débi­teurs : à peine entré en charge, il installa son tribunal à côté du siège de C Trébonius, le préteur urbain, et, si quelqu'un avait fait appel, à propos de l'estimation de ses biens et du chiffre des paiements fixés par décision arbitrale, selon la procédure établie par César en per­sonne, il promettait de le soutenir. Mais, grâce à l'équité du décret et à la bienveillance de Trébonius, qui pen­sait que dans ces circonstances la justice devait être ren­due avec indulgence et modération, il ne fut pas pos­sible de trouver des débiteurs décidés à recourir les pre­miers à l'appel. C'est que, sans doute, alléguer le manque de ressources, gémir sur son propre malheur ou sur le malheur des temps, mettre en avant la difficulté des ventes aux enchères, est déjà le fait d'une âme peu élevée ; mais conserver ses biens intacts alors qu'on reconnaît avoir des dettes, quelle bassesse d'âme, quelle impudence ne faut-il pas pour cela? Voilà pourquoi, pour faire une pareille réclamation, on ne trouvait personne. Si bien que Célius se montra plus intransigeant que ceux-là mêmes en faveur de qui cette initiative était prise. Et, après un pa­reil début, ne voulant point qu'il fût dit qu'il avait inuti­lement embrassé une mauvaise cause, il fit une proposi­tion de loi aux termes de laquelle les dettes seraient l'ob­jet d'un moratoire de six ans sans intérêts.

III XXI. Devant l'opposition du consul Servilius et des autres magistrats, et voyant qu'il obtenait moins de suc­cès qu'il n'en avait escompté, il retira sa première propo­sition, et, pour exciter les passions, en porta deux autres, l'une par laquelle il tenait les locataires quittes d'une an­née de loyer, et l'autre qui décrétait l'annulation des dettes (1) ; le peuple se souleva contre Trébonius ; il y eut des blessés, et Célius le fit arracher de son tribunal (2). Ces faits motivèrent un rapport du consul Servilius au Sénat, qui décréta que Célius devait être écarté du gouverne­ment (3). Le consul, s'appuyant sur ce décret, lui interdit l'entrée du Sénat et le fit expulser des rostres, tandis qu'il essayait de prononcer un discours. Bouleversé de honte et de colère, Célius feignit publiquement de partir pour aller retrouver César ; mais il envoya en secret des émissaires à Milon qui, après l'assassinat de Clodius, avait été con­damné de ce chef, l'appela en Italie (4) (car Milon, qui avait donné de grands jeux, possédait encore un certain nombre de gladiateurs), se l'attacha et l'envoya dans le Thurinum pour chercher à y soulever les bergers. Pour lui, il .était arrivé à Casilinum, quand au même moment ses enseignes et ses armes furent saisies à Capoue, et on dé­couvrit à Naples ses gladiateurs chargés de préparer par traîtrise la prise de cette place (5) ; la conspiration éventée, Célius, à qui Capoue avait fermé ses portes, craignant le danger, car les citoyens romains de la ville avaient pris les armes et l'avaient décrété ennemi public, abandonna ses projets et prit une autre direction.

1. Cf. sup., 3, 1.
2. Les faits sont racontés avec quelque détail dans Dion Cassius, 42, 22, 4.
3. Autrement dit déchu de sa charge de préteur et exclu du Sénat. Cf. Dion, 42, 23.
4. Milon, condamné à l'exil, s'était retiré à Marseille ; on ignore s'il y était resté pendant le siège ; en tout cas, César ne parle pas de lui. Célius l'avait soutenu au moment de son procès, alors qu'il était tribun de la plèbe.
5. Entendez : de Capoue.

III XXII. Cependant Milon avait envoyé des proclama­tions aux différents municipes de la région, disant qu' « il agissait d'après les ordres et sur le mandat de Pompée, de qui Vibullius lui avait transmis les instructions », et il cherchait à soulever ceux qu'il supposait chargés de dettes. Ne pouvant aboutir à rien auprès d'eux, il ouvrit quelques ergastules1 et entreprit l'attaque de Compsa, dans le pays des Hirpins2. Tandis que l'accès, grâce au préteur Q. Pédius avec une légion3... (lacune), une pierre lancée du rempart atteignit Milon et le tua. Quant à Célius, parti, à ce qu'il répétait, pour rejoindre César, il arriva à Thurii. Là il chercha à gagner quelques habitants du municipe et offrit de l'argent à des cavaliers de César, des Gaulois et des Espagnols, envoyés à Thurii pour y tenir garnison ; mais ils le mirent à mort. Ainsi ces pro­dromes de troubles importants qui, à cause des difficul­tés du gouvernement et des circonstances, avaient jeté l'inquiétude en Italie, eurent une fin rapide et facile.

Libon et sa flotte bloquent Brindes.
III XXIII. Libon, qui avait quitté les eaux d'Oricum avec l'escadre de cinquante vaisseaux qu'il commandait, arriva à Brindes et occupa l'île qui se trouve en face du port, car il jugeait préférable de bloquer par une étroite surveillance uniquement le point par lequel devaient nécessairement passer nos na­vires pour sortir, plutôt que toute la côte et tous les ports.

1. Ce sont les prisons privées où les maîtres enfermaient les esclaves indisciplinés et destinés aux pénibles travaux de la campagne.
2. Les mss. portent Cosam, in agro Turino. Mais Velléius Paterculus (2, 68) dit que Milon a trouvé la mort ad Compsam, in Hirpinis, et Dion le fait périr en Apulie. Sans doute, Compsa n'est pas en Apulie, mais elle n'en est pas loin, l'ager Thurinus, au contraire, est en plein Bruttium. Nous ne connaissons pas de Cosa in agro Thurino. Comme le Thurinum est mentionné dans le chapitre précédent et Thurii quelques lignes plus bas, on comprend qu'un copiste ait voulu le retrouver ici. Cosa au lieu de Compsa est une graphie due à une prononciation vul­gaire.
3. On a essayé d'améliorer le texte, mais il est plus normal de suppo­ser une lacune, d'ailleurs brève.

Grâce à la soudaineté de son arrivée, il rencontra plusieurs transports qu'il incendia, en emmena un chargé de blé et jeta une vive terreur parmi nos troupes ; il opéra de nuit un débarquement de légionnaires et d'archers, chassa notre poste de cavalerie, et, grâce au terrain favorable, progressa si bien qu'il adressa à Pompée un compte-rendu où il l'engageait, s'il le voulait, à donner l'ordre de tirer à sec les autres vaisseaux et à les radouber : sa propre es­cadre suffirait à couper la route aux renforts de César1.

Habile tactique d'Antoine; Libon s'éloigne.
III XXIV. A ce moment An­toine était à Brindes : plein de confiance dans le courage de ses troupes, il fit garnir de claies et de planches le bordage d'une soixantaine de cha­loupes de grands vaisseaux ; il y embarqua des soldats d'élite, il répartit ces chaloupes par groupes 2 le long du rivage sur un grand nombre de points et donna l'ordre à deux trirèmes qu'il avait fait construire à Brindes de se diriger, comme pour exercer les rameurs, vers le goulet3 du port. Libon, à la vue de ces bâtiments qui s'étaient si témé­rairement avancés, espérant pouvoir les enlever, envoya contre eux cinq quadrirèmes. A leur approche, nos vété­rans commencèrent à se replier sur le port, tandis que l'en­nemi, emporté par son ardeur, avait l'imprudence de les prendre en chasse. Et voici que de tous côtés, tout à coup, à un signal donné, les chaloupes d'Antoine s'élancèrent sur l'ennemi, et, dès le premier choc, s'emparèrent d'une de ces quadrirèmes, avec ses rameurs et ses combattants, et

\. César ne manque pas de signaler ce détail, pour montrer à ses lec­teurs la forfanterie des chefs pompéiens (cf. inf., 3, 72). Il n'y ajoute aucun commentaire ; mais ce commentaire est très habilement fourni par les faits eux-mêmes, à la fin du chapitre suivant.
2. On pourrait aussi comprendre « isolément », « une par une », mais il est peu vraisemblable qu'il ait été possible de trouver pour chacune de ces soixante chaloupes un point différent du rivage où elles se seraient abritées.
3. Cf. sup., 1, 25, 5, et Index, s. v. Brundisium.

contraignirent les autres à une honteuse retraite. A cet échec s'ajouta l'impossibilité de se ravitailler en eau, An­toine ayant disposé des cavaliers tout le long du rivage. Cette situation critique et cette humiliation ébranlèrent Libon, qui s'éloigna de Brindes et leva le blocus1.

La flotte césarienne opère une nouvelle traversée
III XXV
Bien des mois s’étaient déjà écoulés, l’hiver était presque achevé et ni vaisseaux ni légions n’arri­vaient à César de Brindes. Or il semblait à César qu'on avait négligé un certain nombre d'occasions favorables à une traversée, car maintes fois il avait soufflé des vents stables auxquels, à son sens, il aurait absolument fallu se confier. Et plus le temps passait, plus les commandants des flottes ennemies mettaient d'ardeur dans l'exercice de leur surveillance, plus aussi ils avaient d'espoir d'in­terdire le passage aux renforts, et souvent des lettres de Pompée venaient les stimuler en leur disant que, puis­qu'ils avaient laissé passer César dans une première tra­versée, ils devaient barrer la route au reste de ses troupes ; et chaque jour ils attendaient le moment où, les vents fai­blissant, la traversée deviendrait plus difficile. Inquiet de cette situation, César envoya à Brindes une lettre assez vive, où il enjoignait à ses officiers de ne pas manquer, dès que le vent serait favorable, cette occasion de mettre à la voile pour essayer de cingler vers la côte d'Apollonie et d'y faire aborder leurs bâtiments. C'est cette région que les flottes ennemies surveillaient le moins, car elles n'osaient pas s'aventurer trop loin des ports 3.

1. Le motif déterminant de ce départ est bien plutôt le manque d'eau que la petite escarmouche que vient de raconter César. Mais il tient à rendre hommage à l'habileté d'Antoine.
2. Nous sommes tout au plus dans la seconde quinzaine de mars du calendrier non réformé (= 20 janvier environ), et César a débarqué à Palaeste le 5 janvier (= 29 novembre). Le « bien des mois » est donc hyperbolique.
3. Apollonie et tout le littoral de cette région étaient aux mains de César. Appien, 2, 58, 240, donne des détails sur cette lettre. César ne dit rien de sa tentative pour aller chercher lui-même sa flotte (cf. Plutarque, Caes., 38 ; Suétone, Caes., 58 ; Appien, 2, 56-58 ; Lucain, 5, 497-702 ; etc.).

III XXVI. Nos troupes firent preuve d'audace et de cou­rage ; M. Antoine et Fufius Calénus les commandaient, et les soldats eux-mêmes multipliaient leurs instances et acceptaient d'affronter tous les dangers pour le salut de César ; elles lèvent l'ancre à la faveur d'un vent du midi, et, le lendemain1, passent en vue d'Apollonie et de Dyrra­chium. De la terre on les aperçut, et Coponius, qui com­mandait à Dyrrachium l'escadre rhodienne, fait prendre la mer à ses bâtiments : le vent mollissait et déjà l'ennemi était proche de nous ; mais ce même vent du sud fraîchit de nouveau et sauva notre flotte2. Coponius d'ailleurs ne relâchait pas pour autant ses efforts, mais il espérait qu'avec beaucoup de peine et de persévérance ses marins pourraient triompher même de la violence de la tempête, et, bien que notre flotte, emportée par la violence du vent, eût dépassé Dyrrachium, il n'en continuait pas moins la poursuite. La Fortune avait favorisé les nôtres, mais ils redoutaient pourtant l'attaque de la flotte ennemie, si par hasard le vent venait à mollir. Se trouvant en face du port que l'on appelle Nymphéum, trois milles au delà de Lissus, ils y firent entrer leurs bâtiments (ce port était protégé des vents du sud-ouest, mais il n'était pas à l'abri du vent du midi), pensant que la tempête était moins à redouter que la flotte ennemie. A peine y fut-on entré que, par une chance incroyable, le vent du midi, qui avait soufflé pendant deux jours, tourna au sud-ouest.

1. Altéra die. On connaît les discussions auxquelles cette expression a donné lieu il y a quelques années (cf. R. É. t., t. VII (1929), p. 256-259, et l'article de R. Durand, dans Mélanges Paul Thomas, p. 214-228). Il ne me paraît pas douteux, après la lumineuse démonstration de M. R. Durand, qu'altero die soit synonyme de postridie et signifie « le jour suivant », et non pas, selon l'interprétation de M. Toutain, fort ingénieusement défendue d'ailleurs, « le surlendemain ».
2. Les vaisseaux pompéiens, vaisseaux de guerre, sont faits surtout pour progresser à la rame ; au contraire, la plupart des vaisseaux césariens étaient des vaisseaux de transport, naues onerariae, beaucoup plus lourds, pour lesquels on devait avant tout compter sur les voiles ; ils étaient donc beaucoup mieux gréés et pouvaient mieux profiter du vent. En revanche, si le vent faiblissait, les vaisseaux de guerre repre­naient immédiatement l'avantage.

III XXVII. Alors on put voir un soudain changement de fortune (1). Ceux qui, quelques instants plus tôt, craignaient pour eux-mêmes, un port tout à fait sûr les avait accueillis, tandis que ceux qui avaient mis en danger nos navires se voyaient contraints de craindre à leur tour. Ainsi, par ce changement de circonstances, non seulement la tem­pête protégea notre flotte, mais elle causa la perte de la flotte rhodienne : tous les navires pontés, au nombre de seize, furent brisés et sombrèrent jusqu'au dernier ; du grand nombre des rameurs et des combattants, les uns furent lancés contre les écueils et périrent, les autres furent tirés de l'eau par nos soldats : à tous ceux-ci César laissa la vie, et il les renvoya chez eux (2).
III XXVIII. Deux de nos bâtiments dont la marche avait été moins rapide furent surpris par la nuit, et, ignorant en quel point avaient mouillé les autres, jetèrent l'ancre en face de Lissus. Otacilius Crassus, qui commandait la place, envoya contre eux quantité de chaloupes et d'autres embarcations plus petites, et, tout en faisant des prépa­ratifs d'abordage, il traitait de leur capitulation (3) et pro­mettait la vie sauve à ceux qui se rendraient. L'un de ces bâtiments portait deux cent vingt hommes d'une légion de jeunes recrues, l'autre un peu moins de deux cents d'une légion de vétérans (4). Ceux-ci firent bien voir quelles

1. César se plaît à signaler ces « renversements » de fortune : cf. p. ex. sup., 1, 52, 3 ; 1, 59, 1 ; 1, 60, 5, et la note.
2. Un exemple de plus de la dementia Caesaris, à ajouter à ceux qui ont déjà été donnés plus haut ; cf. Introd., p. xxix.
3. Meusel remarque très justement que le texte latin porte de deditione eorum, alors que grammaticalement on attendrait earum, se rap­portant à naues. Mais César pense avant tout aux troupes (cf. Appien, 2, 58, 240 : où fàp vsôv xpipÇeiv Kaîaapa, àXV àvSpœv), et c'est de leur reddition, non de celle des bâtiments, qu'il est question ici. Cf., au contraire, 2, 7, 1.
4. Antoine avait embarqué à Brindes (3, 29, 2) une légion de jeunes recrues et trois légions de vétérans.

ressources l'homme puise dans l'énergie morale. Les jeunes soldats, démoralisés par le nombre des embarca­tions et accablés par l'agitation des vagues et le mal de mer, sur la promesse que l'ennemi ne leur ferait aucun mal, se rendirent à Otacilius ; tous furent amenés devant lui, et, au mépris de la foi jurée, mis cruellement à mort en sa présence1. Tout au contraire, les vétérans, aux prises, tout comme eux, avec tous les désagréments de la tem­pête et d'un séjour dans la cale, bien loin de croire pou­voir abandonner quoi que ce fût de leur fermeté habi­tuelle, gagnèrent, en discutant, en feignant la capitulation, le commencement de la nuit, puis obligèrent le timonier2 à échouer le bâtiment à la côte et trouvèrent une position favorable, où ils passèrent le reste de la nuit ; à l'aube, Otacilius envoya contre eux la cavalerie qui avait pour secteur cette partie du rivage, quatre cents hommes envi­ron, auxquels se joignirent des soldats de la garnison'; ils se défendirent, tuèrent un certain nombre d'ennemis et rejoignirent nos forces sans aucune perte.

Débarquement des troupes à Lissus. César opère sa jonction avec elles.
III XXIX. Sur ces entrefaites, le conventus des citoyens ro­mains3 établis à Lissus — c'était César qui leur avait naguère attribué cette place qu'il avait fait fortifier4, — accueillit Antoine et l'aida de toutes les manières. Otacilius, craignant pour sa vie, s'échappa de la ville et rejoignit Pompée.

1. Bien que préoccupé en apparence de poursuivre le parallèle com­mencé entre l'attitude des troupes des deux navires, César ne laisse pas passer l'occasion de signaler un trait de perfidie pompéienne.
2. Les vétérans ne commandent pas le navire sur lequel ils sont et qui est dirigé par un magister réquisitionné avec son bâtiment pour ce transport de troupes. Le gubernator est sous les ordres de ce magister, à moins qu'il ne soit ce magister en personne, et ne tient pas à perdre son navire. Mais les vétérans prennent de force le commandement.
3. Cf. in/-, p. 41, n. 2.
4. Évidemment au cours de son proconsulat de l'Illyricum.

Antoine débar­qua toutes ses troupes, dont l'effectif total était de trois légions de vétérans, une de recrues et huit cents cava­liers, et renvoya en Italie la plus grande partie de la flotte pour le transport du reste de l'infanterie et de la cavalerie ; mais les pontones (c'est une sorte d'embarca­tion gauloise)1 furent laissés à Lissus, de façon que, si par hasard Pompée, pensant l'Italie démunie de troupes, y transportait son armée, ce que tout le monde s'attendait à lui voir faire, César eût un moyen de le poursuivre ; An­toine envoya au plus vite à César un rapport indiquant la région dans laquelle il avait débarqué l'armée, ainsi que le nombre de soldats transportés.

III XXX. César et Pompée apprennent ces événements presque au même moment. Car ils avaient vu de leurs yeux passer la flotte au large d'Apollonie et de Dyrra-chium2; mais ils ignoraient, les premiers jours, où elle avait été entraînée. Quand ils le savent, tous deux forment des plans tout à fait opposés : César voulait faire le plus tôt possible sa jonction avec Antoine, et Pompée barrer la route aux troupes qui arrivaient, en essayant de leur tendre une embuscade pour les attaquer par surprise ; et, le même jour, chacun d'eux fait sortir ses troupes des camps fixes au bord de l'Apsus, Pompée secrètement et de nuit, César ouvertement et en plein jour. Mais, pour César, le chemin était plus long, à cause d'un détour assez considérable qu'il devait faire en remontant le fleuve pour pouvoir le passer à gué : Pompée, au contraire, qui

1. Il en sera question plus loin, 3, 40, 5 (sous le nom plus vague de noues onerariae) ; César nous apprendra qu'ils étaient au nombre de 30. Suivant Isidore de Séville (Or., 19, 1, 24), les pontones servaient essen­tiellement à la navigation fluviale et étaient conduits à la rame. Ce texte, que citent plusieurs éditeurs sans paraître penser qu'il est en contradiction avec le récit que vient de faire César (cf. sup., p. 28, n. 2), ne mérite peut-être pas tant d'honneur : le même nom de pon­tones a toutes chances de représenter, au i" siècle av. J.-C. et au vne siècle ap. J.-C., deux réalités extrêmement différentes.
2. On lit ici dans les mss. : iter secundum eas terras direxerant, « ils étaient passés le long de ces terres », membre de phrase que Kraffert a justement condamné, et qui ne peut être qu'une glose commentant la phrase précédente.

avait la route libre, n'ayant pas à traverser le fleuve, marche contre Antoine en forçant les étapes, et, lorsqu'il sut que ce dernier n'était pas éloigné, il chercha un ter­rain propice pour y établir ses troupes, les enferma toutes dans un camp et interdit de faire du feu pour mieux ca­cher son arrivée. Ces faits sont aussitôt portés par les Grecs à la connaissance d'Antoine. Il envoya un rapport à César et ne sortit pas de son camp pendant une journée ; le lendemain, César opéra sa jonction avec lui. Pompée, à la nouvelle de son arrivée, dans la crainte d'être enveloppé par les deux armées, quitte la place et atteint avec toutes ses troupes les abords d'Asparagium Dyrrachinorum, où il établit son camp dans une position avantageuse.

Agissements de Scipion.
III XXXI Vers le même moment Scipion, après avoir subi
quelques échecs dans la région du mont Amanus, s'était décoré du titre d'imperator1. Cela fait, il avait impérieuse­ment réclamé aux cités et aux tyrans2 des sommes d'ar­gent importantes ; il avait de même exigé des publicains de sa province 3 les arrérages de deux années qui n'avaient pas été payés et les avait obligés à verser à titre d'avance la somme due pour l'année suivante ; enfin, il avait or­donné dans toute la province une levée de cavaliers. Quand ils avaient été rassemblés, laissant derrière lui un ennemi à la frontière, les Parthes, qui avaient massacré peu de temps auparavant l’imperator M. Crassus et tenu assiégé M. Bibulus, il avait retiré de Syrie ses légions et sa cavalerie.

1. C'est un des passages, relativement rares, où l'ironie, ou, si l'on veut, l'humour de César, se donne libre carrière. Il l'exerce d'ailleurs plus d'une fois aux dépens de Scipion. Cf. 1,3.
2. Tyrans est ici un terme général ; cf. 3, 3, 2 : dynastis et tetrarchis.
3. On a vu plus haut que Scipion, lors de la répartition des provinces au début de 49, avait reçu le gouvernement de la Syrie (cf. 1, 6, 5).

Comme cette province était dans une inquiétude et une crainte très vives à propos de la guerre des Parthes, et qu'on entendait un certain nombre de soldats s'écrier que, si c'était contre l'ennemi qu'on les menait, ils marcheraient, mais que, contre un concitoyen et un con­sul, ils ne porteraient pas les armes, il dirigea ses lé­gions sur Pergame et sur des villes particulièrement riches pour y prendre les quartiers d'hiver, leur fit de très grandes largesses et, pour affermir le moral de ses troupes, leur donna des cités à piller.

III XXXII. Pendant ce temps il exigeait avec la dernière rigueur par toute la province (1) le versement des contribu­tions qu'il avait imposées ; de plus il imaginait, pour sa­tisfaire sa cupidité, toutes sortes de catégories d'impôts. Il levait une taxe de capitation sur chaque esclave comme sur chaque homme libre ; il réclamait un impôt sur les colonnes (2), sur les portes, du blé, des soldats, des armes, des rameurs, des machines de guerre, des corvées de trans­port. Que l'on réussît seulement à trouver un nom, il sem­blait que c'en fût assez pour exiger une taxe. Non seule­ment dans les villes, mais presque dans chaque bourgade, dans chaque village, il y avait un personnage revêtu de l’imperium. Et le plus inhumain, le plus cruel d'entre eux, il le regardait comme le meilleur des hommes et des ci­toyens. La province était pleine de licteurs et d'autorités, elle fourmillait de commissaires et de percepteurs, qui, outre les contributions exigées, songeaient aussi à leur propre bourse ; ils allaient répétant qu'ils avaient été chas­sés de leurs foyers et de leur patrie et qu'ils manquaient de tout, afin de couvrir d'un honnête prétexte l'ignominie de leurs agissements.

1. S'agit-il ici, puisque Scipion est à Pergame, de la province d'Asie? On l'admet généralement, parce qu'on adopte à la fin du chapitre la conjecture ut in Syria, qui interdit de penser ici à la Syrie. Mais com­ment Scipion, malgré sa prepotenza, aurait-il pu se conduire avec tant de désinvolture dans une province qui ne relevait pas de son gouverne­ment? C'était déjà assez d'y établir des troupes. Noter aussi avec Meusel qu'intérim paraît ramener à autre chose, donc à la Syrie.
2. Considérées évidemment comme signe extérieur de richesse. Cicéron parle des columnaria et des ostiaria tributa. Fam., 3, 8, 5. Il y a quelques années, la municipalité d'Avignon avait édicté une taxe ana­logue sur les balcons, les auvents, les grilles, et, d'une façon générale, sur tout ce qui dépassait l'alignement des constructions. Cette taxe fit couler beaucoup d'encre ; mais je ne crois pas que défenseurs ou adver­saires aient signalé ce « précédent » pour s'en prévaloir dans un sens ou dans l'autre.

 

A tout cela s'ajoutait l'élévation considérable du taux de l'argent, chose qui arrive presque tou­jours pendant une guerre, lorsqu'on exige de tous des con­tributions : une prorogation d'échéance, dans ces circons­tances, c'était, disaient-ils, un véritable don. Aussi les dettes de la province se multiplièrent-elles pendant ces deux années. Cela n'empêcha point de réclamer aux ci­toyens romains de cette province, mais par conventus (1)et par ville, des sommes déterminées, qu'on prétendait être des emprunts exigés au terme du sénatus-consulte (2) ; aux publicains, étant donné qu'ils avaient amassé des capi­taux à prêter (3), on réclama les redevances de l'année sui­vante.

III XXXIII. En outre, à Éphèse, Scipion donnait l'ordre d'enlever du temple de Diane le trésor que l'on y conser­vait depuis fort longtemps ; un jour fut fixé pour cette opération. Il était arrivé au temple avec un nombre im­portant de personnages de rang sénatorial qu'il avait con­voqués, lorsqu'on lui remet une lettre de Pompée lui an­nonçant que César et ses légions avaient franchi la mer, et qu'il lui fallait le rejoindre le plus vite possible avec son armée, toute affaire cessante. Au reçu de cette lettre, il renvoie ceux qu'il avait convoqués, se met à tout préparer pour passer en Macédoine, et, peu de jours après, il partit. C'est cette circonstance qui sauva le trésor d'Éphèse.

1. Cf. in/., p. 41, n. 2.
2. Cf. Appien, 2, 34 (il s'agit du sénatus-consulte dont César parle sup., 1, 6, 3, et 1, 14, 1) : XpVipiaTa s'èç tov TCoXejiov «ùtw ™ te xoivà iràvra cc'jte'xûc È'I'TiçiÇovTO, xa; Ta cStwrtxà <r<ptbv sttè tocç xorvoïç, eï SsïjO'e'ev, eîvai dTpaTiwnxâ.
3. Le texte des mss., ut in sorte (ou in forte, ou forte), n'offre aucun sens. Depuis Estienne, tous les éditeurs le corrigent en ut in Syria, conjecture qui a le mérite de présenter un sens, mais qui n'a qu'un rap­port bien lointain avec la leçon des mss. J'ai adopté une autre conjec­ture, infiniment plus proche du texte, et que m'a proposée M. L.-A. Constans, ut ii sotem : sors ayant, dans la langue financière, le sens de « capital », d' « argent que l'on prête pour en tirer des intérêts » (cf., p. ex., Cicéron, Au., 6, 1, 3), paraît bien à sa place ici ; pour le sens de facéré, « amasser » (de l'argent), M. Constans renvoie à Cicéron, Verr., 2, 2, 6, 17 : quaerere... coepit... guibusnam rébus... pecuniam f acéré posset.

César envoie des troupes en Thessalie, en Étolie  et en Macédoine.
III XXXIV César, après avoir opéré sa jonction avec Antoine et retiré d’Oricum la légion qu’il avait plaçé pour protéger la côte, pensait qu'il devait sonder les disposi­tions des autres provinces et progresser davantage, et, comme des députés de Thessalie et d'Étolie étaient venus le trouver, promettant que, s'il leur envoyait des troupes, les états de ces peuples seraient prêts à exécuter ses ordres, il envoya L. Cassius Longinus avec une légion de recrues — la vingt-septième — et deux cents cavaliers en Thessalie, et de même C. Calvisius Sabinus avec cinq cohortes et quelques cavaliers en Étolie ; il leur recom­manda tout particulièrement, ces régions étant proches, de faire des approvisionnements de blé. Cn. Domitius Calvinus, avec deux légions, la onzième et la douzième, et cinq cents cavaliers, reçut l'ordre de partir pour la Macé­doine ; de la partie de cette province qu'on appelait libre1 était venu comme député Ménédémus, le chef de cette région, qui attestait les dispositions enthousiastes de tous ses concitoyens pour le parti de César.

III XXXV. Calvisius fut, dès son arrivée, accueilli par les dispositions les plus amicales des populations étoliennes, et, après avoir chassé les garnisons ennemies de Calydon et de Naupacte, il fut maître de toute l'Étoile. Cassius arriva en Thessalie avec sa légion ; il y avait là deux partis, et il trouvait chez la population des dispositions toutopposées : Hégésarétos, qui était depuis longtemps un per­sonnage puissant, était favorable à Pompée ; Pétréus, un jeune homme de très haute noblesse, par ses propres richesses et celles de ses amis, soutenait César tant qu'il le pouvait
.
1. C'était la partie occidentale de la province, voisine de l'Illyricum.

Arrivée de Scipion en Macédoine; opérations en Macédoine et en Thessalie.

III XXXVI. Au même mo­ment Domitius parvint en Macédoine1 : de nombreuses délégations de cités commen­çaient à venir le trouver quand on apprit l'arrivée de Scipion avec ses légions, ce qui provoqua partout une vive impression et beaucoup de bruit : car presque toujours le bruit fait par un événement nouveau dépasse la réalité2. Scipion, sans s'attarder nulle part en Macédoine, marcha3 en toute hâte contre Domitius ; il n'était plus éloigné de lui que de vingt mille pas, lorsque, brusquement, il changea de direction pour se por­ter contre Cassius Longinus en Thessalie. Il exécuta ce mouvement avec tant de rapidité qu'on apprit en même temps la nouvelle de sa marche et celle de son arrivée. Pour faire la route plus aisément, il laissa au bord de l’Aliacmon, qui marque la frontière entre la Macédoine et la Thessalie4, M. Favonius avec huit cohortes5, à la garde des bagages des légions, et il fit faire en ce point un fortin. Au même moment la cavalerie du roi Cotys, qui générale­ment se tenait aux frontières de Thessalie, accourut contre le camp de Cassius : ce dernier fut saisi d'épouvanté, car il avait appris l'arrivée de Scipion, et voyant des cavaliers, il croyait avoir affaire aux siens ;

1. Vers le début d'avril 48, d'après Stoffel.
2. Cf. sup., 2, 4, 4.
3. C'est le seul passage où César emploie en ce sens le verbe simple « tendit » au lieu du composé « contenait ». Meusel note que cet emploi est assez fréquent dans l'œuvre de Salluste et de Tite-Live, mais ne se relève qu'une fois dans celle de Cicéron (Au., 16, 5, 3 : dubito an Venusiam tendam).
4. Il semble que la frontière passait en réalité à quelque distance au sud du fleuve.
5. Meusel s'étonne, avec quelques autres éditeurs, de ce nombre relativement important de cohortes laissées à la garde des bagages. Incontestablement, ce soin n'est en général confié, comme il le re­marque, qu'à une ou au maximum deux cohortes par légion. Mais, avant de suspecter le chiffre des mss., il faut se rendre compte de la situation. Scipion ne va pas combattre à proximité de son camp : il s'éloigne à une distance considérable — plusieurs journées de marche — et il doit laisser à sa base des forces assez, grandes.

aussi il se dirigea vers les montagnes qui ferment la Thessalie, et de là com­mença à marcher sur Ambracie. Mais, tandis que Scipion précipitait sa poursuite une lettre de M. Favonius le re­joignit, annonçant que Domitius et ses légions était tout proches, et qu'il serait impossible à  Favonius de tenir la position qu'il était chargé de défendre sans le secours de Scipion. La réception de cette lettre change les plans et la direction de marche de ce dernier ; il cesse de poursuivre Cassius et se hâte de porter secours à Favo­nius. Il marcha donc jour et nuit et le rejoignit si à propos que l'on apercevait au loin la poussière soulevée par l'ar­mée de Domitius en même temps que l'on signalait les premiers éléments d'avant-garde de Scipion. Ainsi la stratégie de Domitius sauva Cassius, et la rapidité de Sci­pion Favonius.

III XXXVII. Scipion, après être resté deux jours dans le camp fortifié au bord du fleuve qui le séparait du camp de Domitius, l'Aliacmon1, fait passer ce cours d'eau à son armée le troisième jour à l'aube, campe, et le lendemain matin range ses troupes en bataille devant le front du camp. Domitius, même dans ces conditions2, ne crut pas devoir hésiter à faire sortir ses troupes et à livrer bataille. Mais, comme il y avait entre les deux camps une plaine d'environ trois mille pas3, Domitius poussa sa ligne de

1. Scipion avait établi ce camp fortifié (cf. sup., 3, 36, 3) sur la rive droite de l'Aliacmon. L'étude topographique de cette campagne vient d'être reprise par M. A. Kéramopoullos, dans r'Ap/ouoXoytx^ 'Eepïjue-pic, 1932 et 1933 ; cf. H, É. A., 1935, 280, et 1936, 132.
2. C'est-à-dire : bien qu'il eût à combattre Scipion, et non plus seule­ment Favonius, et, de plus, un ennemi adossé à ses retranchements.
3. Les mss. portent 6.000 pas, soit environ 9 kil. Mais Stoffel note qu'il n'y a dans la vallée de l'Aliacmon aucune plaine de cette dimen­sion et corrige VI en II. Loriti propose de lire III, ce qui explique plus aisément l'erreur. Du reste, César n'a pas vu le terrain ; moi non plus.

bataille jusqu'à proximité du camp de Scipion, tandis que ce dernier persistait à ne pas s'éloigner de ses retranche­ments. Et, bien qu'on ne pût retenir qu'à grand'peine les soldats de Domitius, le combat fut pourtant évité, sur­tout à cause d'un cours d'eau qui passait au pied du camp de Scipion, et dont les rives très escarpées arrêtaient la progression de nos troupes1. Lorsqu'il se fut rendu compte de l'élan et de l'ardeur de nos soldats à livrer ba­taille, Scipion pensa que le lendemain il serait obligé d'en­gager le combat contre son gré ou de rester, non sans grand déshonneur, enfermé dans son camp, lui dont l'ar­rivée avait suscité une grande attente ; sa téméraire avance eut pour résultat une honteuse retraite2, et pen­dant la nuit, sans même faire crier « aux bagages 3 », il tra­verse le fleuve, repasse sur la rive d'où il était venu et y établit son camp près du fleuve, sur une hauteur4. Après avoir laissé passer quelques jours, il plaça une nuit des cavaliers en embuscade, sur un point où les jours précé­dents nos troupes venaient généralement au fourrage. Q. Varus, préfet de la cavalerie de Domitius, y étant venu selon l'habitude quotidienne, tout à coup les ennemis sur­girent de leur embuscade. Mais les nôtres soutinrent vi­goureusement leur charge, en un instant chacun regagne son rang, et même tous ensemble menèrent une contre-attaque. L'ennemi eut environ quatre-vingts morts, les autres furent mis en fuite ; les nôtres, qui avaient perdu deux hommes, se replièrent sur le camp.

III XXXVIII.   Sur  ces   entrefaites,   Domitius,   espérant pouvoir attirer Scipion à une bataille, feignit d'être réduit

1. Peut-être le ruisseau qui passe près de Vantza (Heuzey, op. cit., p. 95). Kéramopoullos situe l'épisode à Siatista.
2. Tout à l'heure (3, 36, 8), César se donnait l'air de louer Scipion de la rapidité de son mouvement : in cauda uenenum.
3. Cf. t. I, p. 51, n. 3.
4. Heuzey (op. cit., p. 95) reconnaît cette hauteur en face de Kesaria.

par le manque de blé à lever le camp, et, après avoir rap­pelé « aux bagages », suivant l'habitude militaire1, il fait trois mille pas et place toute son armée, y compris la ca­valerie, dans un terrain favorable et à l'abri des vues. Scipion, qui était tout prêt à poursuivre Domitius, en­voie en avant-garde une grande partie de sa cavalerie pour savoir quelle route avait suivie Domitius et la recon­naître. Quand ils eurent progressé, et que les premiers escadrons eurent pénétré sur le terrain de l'embuscade, les hennissements des chevaux leur donnèrent quelques soupçons ; ils commencèrent à se replier sur ceux qui les suivaient, et ceux-ci, devant la rapidité de leur retraite, firent halte. Nos troupes, voyant l'embuscade éventée, sans attendre inutilement le reste de l'armée ennemie, trouvèrent à portée deux escadrons qu'elles surprirent ; seul s'échappa M. Opimius, préfet de la cavalerie ; tout le reste de ces escadrons fut massacré ou fait prisonnier et conduit à Domitius.

Attaque et destruction de la flotte césarienne d'Oricum par Cn.  Pompée.
III XXXIX. César, qui avait retiré, comme on l'a montré plus haut2, les postes de sur­veillance de la côte, laissa trois cohortes à Oricum pour défendre la place, et leur confia la garde des navires de guerre qu'il avait amenés d'Italie. A cette fonction et au commandement de la place il avait préposé son légat Caninus3. Ce dernier fit retirer nos vaisseaux dans le port intérieur, derrière la ville, les amarra à terre et coula dans

1. Cf. t. I, p. 5l, n. 3.
2. Cf. sup., 3, 34, 1.
3. On a voulu corriger Caninus (ou Caninius) donné par les mss. en Acilius (cf. 3, 15, 6 ; 3, 40, 2). Mais César a fort bien pu n'écrire ici que le cognomen Caninus, dont nous savons par C. I. t, XIV, 153, qu'il était porté par M. Acilius. Au surplus, tous les commentateurs sont d'accord pour reconnaître qu'il s'agit dans ce passage de M. Acilius Caninus (cf. 3, 15, 6).

le goulet pour barrer le passage un navire de transport auquel il en fixa un second ; sur ce dernier il fit élever une tour pour défendre l'entrée même du port ; il la remplit de troupes et leur en confia la défense contre tous les coups de main.

III XL. Informé de ces dispositions, Pompée le fils, qui commandait l'escadre d'Egypte, se dirigea sur Oricum, et, à l'aide d'une remorque et d'un grand nombre de cordes, après beaucoup d'efforts, réussit à tirer à lui le bâtiment coulé ; quant au second, qu'Acilius avait placé comme poste de défense, il l'assaillit avec un très grand nombre de vaisseaux, sur lesquels il avait fait construire des tours de même hauteur1 ; combattant ainsi d'une posi­tion plus élevée, il remplaçait sans cesse par des troupes fraîches ses soldats fatigués, et, tentant sur les autres points l'attaque des murailles de la place, à la fois par terre avec des échelles, et à l'aide de sa flotte, afin de diviser les forces adverses, au prix de beaucoup d'efforts et d'une dépense considérable de projectiles, il fut vainqueur de nos troupes, et, après avoir fait lâcher pied aux défenseurs, qui furent tous recueillis dans des chaloupes et parvinrent à s'échapper, il prit le bâtiment en question à l'abordage. En même temps, il occupa à l'autre extrémité la digue naturelle qui protège le port et fait d'Oricum une pres­qu'île, glissa des rouleaux sous quatre birèmes, les fit avancer au moyen de leviers et passer dans le port inté­rieur2. Ainsi il put assaillir des deux côtés les vaisseaux de guerre, qui étaient amarrés à terre et vides :

1. C'est ainsi que l'on interprète généralement les mots ad libram du texte latin. Cependant, un certain nombre de commentateurs, parmi lesquels Stoffel, entendent « équilibrées à l'aide d'un système de sus­pension », de façon à diminuer les oscillations produites par le mouve­ment de la mer. Ainsi Vigenère : « où il avoit basty des tours suspen­dues en contrepoix, pour les garder de pancher à la bande de costé ni d'autre ».
2. Ces « rouleaux », scutulae, dont le nom vient du grec erxuTàXy) (on connaît la scytale lacédémonienne), étaient couramment utilisés dans l'antiquité pour haler les navires au sec ou pour les remettre à flot. Horace les désigne simplement du nom de machina (Carm., 1. 4, 2). On les nommait aussi d'un autre terme grec, phalangae, que César emploie, sup., 2, 10, 7.

il en emmena quatre et mit le feu aux autres. Cette opération ter­minée, il laissa sur les lieux D. Lélius, détaché de l'es­cadre d'Asie, et le chargea d'empêcher l'entrée dans la place des convois venant de Byllis et d'Amantia. Quant à lui, il partit pour Lissus ; il y attaqua dans le port les trente navires de charge laissés par M. Antoine1 et les incendia tous ; il essaya d'enlever la place, que défen­daient les citoyens romains de ce conventus2 et les troupes envoyées par César pour y tenir garnison ; au bout de trois jours, et non sans avoir perdu quelques hommes au cours du siège, l'affaire manquée, il se retira.

César offre la bataille à Pompée; il se dirige sur Dyrrachium.
III XLI. A la nouvelle que Pompée se trouvait aux en­virons d'Asparagium, César prit avec son armée la direction de cette ville, enleva en passant la place des Parthini, où Pompée maintenait une garnison, atteignit Pompée le troi­sième jour et campa tout près de lui3 ; le lendemain, il fit sortir toutes ses troupes, prit la formation de combat et offrit la bataille à Pompée. Lorsqu'il vit que ce dernier ne bougeait pas, il ramena son armée dans l'enceinte du camp et pensa qu'il lui fallait modifier ses plans. Aussi le lende­main, avec toutes ses troupes, il partit pour Dyrrachium en faisant un grand détour, et par un chemin étroit et difficile, dans l'espoir que Pompée s'y laisserait enfermer

1. Cf. sup., 3, 29, 3. Le 11 avril, d'après Stoffel.
2. Le mot, qu'on retrouve à plusieurs reprises dans le Bellum ciuile, désigne la réunion, l'association des citoyens romains d'une ville don­née. Il est difficile de le traduire. Il a déjà été question du conventus de Lissus, 3, 29, 1.
3. Sur la rive gauche du Génusus, puisque, plus loin (cf. 3, 76, 1, César, battant en retraite vers le sud, traversera le fleuve avant de s'établir ueteribus suis in castris contra Asparagium. La ville elle-même, d'après ce texte, devait être située sur la rive droite. Il faut admettre que le camp de Pompée, malgré le ad Asparagium, se trouvait aussi sur la rive gauche..

ou bien qu'on pourrait le couper de cette ville, où il avait justement rassemblé tous ses approvisionnements et tout son matériel de guerre ; c'est ce qui arriva. Car tout d'abord Pompée, qui ignorait le plan de César, pensait, en le voyant parti dans une direction tout opposée à celle de Dyrrachium, que c'étaient les difficultés du ravitaille­ment qui l'avaient contraint à s'éloigner1; ses éclaireurs l'ayant plus tard informé de la situation, il leva le camp le lendemain dans l'espoir que l'itinéraire plus direct qu'il prenait lui permettrait de le prévenir 2. César, qui suppo­sait que les choses se passeraient ainsi, exhorta ses troupes à supporter courageusement la fatigue, ne fit, la nuit, qu'une halte de quelques heures, arriva le matin devant Dyrrachium au moment où l'on apercevait au loin l'avant-garde de Pompée, et y établit son camp.

Pompée se fortifie dans le voisinage de Dyrrachium. Dispositions de César.
III XLII. Pompée, coupé de Dyrrachium, et n'ayant pu atteindre son objectif, mit en œuvre un second plan, et se fortifia sur une hauteur que l'on appelle Pétra, et qui offre aux navires une petite anse à l'abri de certains vents3. Il fait rassembler là une partie de sa flotte de guerre et transporter du blé et des appro­visionnements d'Asie et de toutes les régions qu'il occu­pait. César, qui se rendait compte que la guerre allait traîner en longueur, et qui désespérait de recevoir des con­vois italiens — tant Pompée mettait de soin à occuper toute la côte, tandis que ses propres flottes, qu'il avait fait construire pendant l'hiver en Sicile, en Gaule, en Ita­lie, n'arrivaient pas — envoya en Épire, pour s'approvi­sionner en blé, Q. Tillius et le légat L. Canuléius, constitua, étant donné l'éloignement assez considérable de ces con­trées, des dépôts en certains points fixés, et imposa aux cités voisines l'obligation de faire des transports.

1. Au lieu de marcher vers le nord-ouest, en direction de Dyrrachium, César s'était d'abord dirigé vers l'est.
2. Selon Stoffel, l'itinéraire parcouru par César était d'environ 70 kil., tandis que Pompée, par le chemin direct, n'était guère éloigné de Dyrrachium que de 38 kil.
3. Pompée restait ainsi en liaison par mer avec la place de Dyrra­chium, et sa flotte pouvait le ravitailler librement. Cf. 3, 44, 1.

Il fit aussi réquisitionner tout ce qu'il pouvait y avoir de blé à Lissus, chez les Parthini, et dans tous les villages1. Il y en avait très peu, d'abord à cause de la nature du terrain — c'est une région âpre et montagneuse, et la plupart du temps le blé qu'on y consomme est importé — et surtout parce que Pompée avait prévu la chose, et que, les jours précédents, il avait mis à sac le pays des Parthini et réqui­sitionné tout leur blé qu'il avait, après pillage et boule­versement de leurs habitations, fait transporter à Pétra par sa cavalerie.

César entreprend d'investir Pompée.   
IIIXLIII. Cette situation une fois connue, César forme un plan qui s'inspire de la nature du terrain. Il y avait en effet autour du camp de Pompée beaucoup de hautes collines abruptes. Il les fit d'abord occuper par des postes et y établit des fortins. Puis, au­tant que le comportait en chaque point la nature du ter­rain, il mena d'un fortin à l'autre une ligne de tranchées et entreprit d'investir Pompée : il voulait, lui-même man­quant de blé, et Pompée ayant une cavalerie bien supé­rieure, permettre avec moins de risques le transport jus­qu'à son armée de blé et de vivres, d'où qu'ils vinssent ; en même temps2, empêcher Pompée de faire du fourrage et rendre sa cavalerie inutilisable pour le combat ; en troi­sième lieu, ébranler le prestige dont Pompée se voyait jouir surtout auprès des nations étrangères, lorsque le bruit se serait répandu dans tout l'univers que César le tenait assiégé et qu'il n'osait pas livrer bataille.

1. Le mot latin, « castella » (cf. 1, 34, 5), désigne des villages fortifiés.
2. César accumule les raisons qui pouvaient justifier sa décision, décision qui semble bien avoir été, au point de vue stratégique, d'une hardiesse excessive. Ses forces, il en fera plus loin la remarque, étaient en effet à ce moment au moins deux fois inférieures à celles de Pompée. Cf. 3, 47. Mais l'effet moral qu'il cherchait semble bien avoir été atteint. En tout cas, l'enthousiasme était grand chez les Césariens. Dolabella se demandait (Fam., 9, 9, 2) si pareille aventure était jamais arrivée à un autre général romain avant Pompée, circumuallato niinc denique, quod nescio an ulli unquam nostro acciderit imperatori. Sur les opérations qui vont suivre, cf. Veith, Der Feldzug v. Dyrrachium zivi-schen Caesar und Pompeius, Wien, 1920.

Pompée oblige César à étendre sa ligne.
III XLIV. Pompée ne voulaits'éloigner ni de la mer ni de Dyrrachium, parce que tout son matériel de guerre, munitions, armes, machines, y était rassemblé, et que son armée était ravitaillée en blé par la flotte ; et d'autre part, il ne pouvait empêcher les travaux de César qu'en acceptant la bataille ; or, à ce mo­ment-là, il avait décidé qu'il ne devait pas le faire. Il ne lui restait plus qu'à utiliser la dernière ressource que lui offrait l'art militaire : s'emparer du plus grand nombre de hauteurs possible, occuper par ses postes l'espace le plus étendu possible et obliger le plus qu'il le pourrait César à étirer ses troupes : c'est ce qui arriva. Grâce à la création de vingt-quatre fortins, il engloba un espace de quinze mille pas de tour1, dans lequel il fourrageait ; il y avait là beaucoup de terres cultivées, qui permettaient pour le moment de nourrir les animaux. Puis, de même que nos troupes avaient une ligne de tranchées continue qu'elles avaient menée de fortin en fortin2 pour empêcher les Pompéiens de faire une sortie sur un point quelconque et de nous prendre à revers, de même les Pompéiens, sur le terrain où ils étaient enfermés, se mirent à établir une ligne continue pour empêcher nos troupes de pénétrer sur quelque point et de les tourner par derrière. Mais leur ouvrage avançait plus vite parce qu'ils étaient supérieurs en nombre et aussi parce que, tenant les lignes intérieures, ils avaient un périmètre moins étendu.

1. Environ 22 kils.
2. Je traduis ici le texte des mss., avec seulement la correction habebant au lieu de uidebant. Mais il présente comme achevé un travail qui est en cours d'exécution, et les mots « ligne de tranchées continue » sont en contradiction avec ce que dit César lui-même (3, 43) et avec les résultats de l'étude faite sur le terrain par Stoffel. Ce texte est donc très suspect.

Lorsqu'il s'agissait pour César d'occuper une de ces positions, Pom­pée, bien qu'il eût décidé de ne pas l'arrêter par une action générale et de ne pas livrer bataille, envoyait pour­tant en des points choisis des archers et des frondeurs, dont il avait un grand nombre : beaucoup des nôtres étaient blessés, et la frayeur que causaient les flèches était vive, si bien que presque tous les soldats s'étaient con­fectionné, à l'aide de matelas, de couvertures ou de peaux, des cuirasses ou des abris pour se garantir des pro­jectiles.

Escarmouche dont les Césariens se  firent habilement.
III XLV. Pour l'occupation des différentes positions, chaque parti luttait énergiquement, César cherchant à contenir Pompée sur le terrain le plus exigu possible, et Pompée cherchant à s'emparer du plus grand nombre de hauteurs possible, formant le périmètre le plus étendu possible ; de nombreuses escarmouches se livraient à ce propos. Entre autres, un jour que la neuvième légion s'était em­parée d'une position et avait commencé à la fortifier, Pompée prit pied sur une hauteur voisine, juste en face, et entreprit de gêner le travail de nos troupes ; et comme, d'un côté, ce poste offrait un accès à peu près plan, à l'aide de ses archers d'abord et de ses frondeurs qui en­tourèrent la colline, puis d'une masse considérable d'in­fanterie légère, et de l'artillerie qu'il avait fait avancer, il cherchait à empêcher la continuation des travaux : il n'était pas facile pour nos troupes de se défendre et de se retrancher à la fois. César, voyant ses hommes exposés de tous les côtés au tir de l'ennemi, donna ordre de battre en retraite et de quitter la place. Pour se replier, il fallait descendre la colline. Mais l'ennemi n'en pressait nos troupes que plus vivement et voulait empêcher la re­traite, car il croyait que c'était sous l'impulsion de la peur qu'elles reculaient. On dit qu'à ce moment Pompée, tout glorieux, déclara à ceux qui l'entouraient « qu'il accep­tait de passer pour un général incapable si les légions de César réussissaient à se retirer sans de très lourdes pertes de la position où une avance téméraire les avait amenées ».

III XLVI. César, qui craignait pour la retraite de ses troupes, fit porter au bord extrême de la colline des claies que l'on dressa face à l'ennemi ; il fit même creuser en ar­rière, en utilisant l'abri qu'elles offraient, une tranchée de largeur médiocre, et rendre partout le terrain aussi impra­ticable que possible. Il posta personnellement sur des points convenables des frondeurs pour protéger les troupes en retraite1. Ces dispositions prises, il donna à la légion l'ordre de repli. Les Pompéiens n'en mirent que plus de hardiesse et d'audace à presser et à poursuivre nos troupes, et renversèrent les claies qu'on leur avait opposées comme défense pour franchir les éléments de tranchée. Quand César se fut rendu compte de ce qui se passait, craignant que la retraite ne prît l'apparence d'une défaite et que les pertes n'en fussent aggravées, après avoir, vers le milieu de la descente, fait dire aux troupes quelques mots d'encouragement par Antoine, qui com­mandait cette légion, donna l'ordre de sonner la charge et de contre-attaquer l'ennemi. Soudain, les hommes de la neuvième légion, après s'être entendus, lancèrent en­semble leurs javelots, et, malgré le désavantage de leur position, remontèrent la pente au pas de course, char­gèrent impétueusement les Pompéiens et les contrai­gnirent à prendre la fuite. Les claies qui barraient le pas­sage, les perches qui formaient obstacle, les éléments de tranchée que nous avions creusés gênèrent considérable­ment leur retraite.

1. Dispositif bien connu de retraite par échelons.
2. C'est la réponse à la parole de Pompée citée plus haut, 3, 45, 6.

Mais nos troupes, qui s'estimaient heu­reuses de pouvoir se retirer sans dommage, après avoir infligé à l'ennemi de grosses pertes et n'avoir perdu en tout que cinq hommes 2, se replièrent sans être inquiétées le moins du monde, s'emparèrent d'autres collines un peu en arrière de ces positions1 et achevèrent les travaux d'investissement.

Réflexions sur la situation Disette des Césariens.     
III XLVII. C'était une guerre toutenouvelle et d'un aspect inusité, tant à cause du grand nombre de fortins, de l'étendue de la ligne, de l'impor­tance des retranchements, de toute l'allure du siège que de ses autres caractères. En effet, lorsqu'une armée entre­prend d'en investir une autre, c'est un ennemi déjà démo­ralisé et en état d'infériorité qu'elle attaque, et elle l'en­ferme quand il a été vaincu dans une bataille ou ébranlé par quelque échec, tandis que les forces de cavalerie et d'infanterie des assaillants sont supérieures : et le but de l'investissement est presque toujours d'affamer l'ennemi. Mais, dans les circonstances présentes, c'étaient des troupes intactes, qui n'avaient subi aucun échec, que César investissait avec une armée numériquement infé­rieure, et, d'autre part, l'ennemi avait de tout en abon­dance, car chaque jour une quantité de navires venant de toutes les directions arrivaient pour le ravitailler, et de quelque côté que soufflât le vent, il était favorable à un certain nombre d'entre eux. César au contraire, étant donné que tout le blé de la région, sur une grande éten­due, avait été utilisé, se trouvait réduit à une extrême disette. Mais les soldats la supportaient cependant avec une rare patience. C'est qu'ils se rappelaient qu'après avoir enduré en Espagne, l'année précédente, les mêmes souffrances, ils avaient, à force de patience et d'efforts, terminé une guerre d'une importance considérable ; ils n'avaient pas oublié qu'après avoir enduré de lourdes pri­vations au siège d'Alésia, et de beaucoup plus lourdes encore au siège d'Avaricum, ils en étaient sortis vain­queurs de peuples très puissants.

1. Les hauteurs de Seferaï, à 1.500 m. environ à l'est de Tilaï. César ­masque ce petit échec, suivant un procédé devenu classique, en laissant croire à une retraite volontaire. En fait, l'objectif n'a pas été atteint.

Ni l'orge, si on leur en distribuait, ni les haricots n'étaient l'objet de protesta­tions (1). Mais le mouton, qu'il y avait en Epire en très grande quantité, était particulièrement apprécié.

III XLVIII. Ceux qui faisaient partie des troupes auxi­liaires (2) découvrirent une espèce de racine appelée chara, et qui, additionnée de lait, apportait un précieux allége­ment à la disette. Ils en faisaient une espèce de pain : on en trouvait en abondance (3). Lorsque, dans les entretiens avec les Pompéiens, ceux-ci les raillaient de leurs priva­tions, ils leur jetaient en quantité des pains ainsi fabri­qués pour rabattre leurs espérances.

Difficultés des Pompéiens.
III XLIX. Déjà d'ailleurs la moisson commençait à mûrir, et cet espoir même faisait supporter la disette, car les troupes comptaient sur une prochaine abondance ; on entendait souvent, pendant les gardes de nuit ou dans les conversations, les soldats déclarer qu'ils mangeraient plu­tôt l'écorce des arbres que de laisser Pompée s'échapper de leurs mains. Ils avaient appris aussi avec satisfaction par les déserteurs qu'on arrivait à grand'peine à mainte­nir vivants les chevaux de selle, mais que toutes les bêtes de somme avaient péri, que l'état sanitaire des Pompéiens eux-mêmes était mauvais, tant à cause de l'étroitesse de l'espace dont ils disposaient, de l'odeur repoussante exha­lée par le grand nombre de cadavres, des travaux dont ils n'avaient pas l'habitude, que du manque d'eau dont ils souffraient beaucoup.

1. L'orge était considéré comme un Ersatz. Par legumina, il faut en­tendre d'une façon générale les graines en cosses, haricots, pois, etc.
2. In alaribus est une correction qui m'a été suggérée par M. L.-A. Constans. Si le mot n'est pas dans César, qui écrit ailleurs alarii, on le trouve dans Tite-Live. Ces auxiliaires (passés de Pompée à César) étant du pays (cf. 3, 61, 2), pouvaient en connaître les ressources.
3. Léon Heuzey, qui a fait des recherches sur place (op. cit., p. 79 sq.), croit reconnaître la chara dans les épais rhizomes de l'arum esculentum.

Car tous les cours d'eau, tous les torrents qui aboutissaient à la mer, César les avait dé tournés ou arrêtés au moyen de grands barrages : comme la région était montagneuse et les vallées abruptes et étroites, il les avait fermées à l'aide de pieux fichés dans le sol, et il avait amoncelé de la terre pour retenir l'eau. Ainsi l'ennemi était dans l'obligation de chercher les en­droits bas et marécageux et de creuser des puits, travail qui s'ajoutait àsa tâche journalière : et, malgré cesefforts, les points d'eau se trouvaient assez éloignés de certains postes, et les chaleurs les tarissaient rapidement. Au con­traire, l'armée de César jouissait d'un état sanitaire excel­lent et avait de l'eau en grande abondance, et d'autre part elle était, le blé excepté, largement ravitaillée en tout ; les troupes voyaient, grâce à cette situation, le temps s'écou­ler chaque jour d'une façon plus satisfaisante, et leurs es­pérances grandir du fait de la maturité des moissons.

Procédés tactiques.
III L. Dans ce nouveau genre de guerre, chaque parti dé­couvrait de nouvelles méthodes de combat. Lorsque l'en­nemi se rendait compte, grâce aux feux de camp, que nos cohortes passaient la nuit à proximité des tranchées, il s'approchait silencieusement, tirait une volée de flèches dans la masse et se repliait en hâte sur ses lignes. A des attaques de ce genre, nos troupes, instruites par l'expé­rience, trouvaient les remèdes suivants : elles faisaient des feux sur un point... (lacune)1.

l. Il y a ici une lacune fort étendue. César devait raconter la tenta­tive de Pompée de forcer le blocus en transportant par mer à Dyrrachium une partie de sa cavalerie, et comment il s'était porté lui-même devant Dyrrachium pour déjouer cette tentative. Pendant son absence, Pompée concentra ses efforts contre un des fortins de la ligne d'inves­tissement, qu'il fit attaquer par quatre légions. Une cohorte de la sixième légion, qui tenait ce secteur, résista pendant quatre heures, jusqu'à l'arrivée des deux légions de P. Cornélius Sylla, avec laquelle reprend le récit de César. Cf. Bion Cassius, 41, 50, 3-4 ; Florus, 2, 13, 40, et inf., p. 54, n. 3.

Pompée attaque une série de combats sont livrés le même jour.
III LI Sur ces entrefaites, P. Sylla, à qui César à son départ avait passé le commandement du camp, apprit ce qui
se passait et se porta avec deux légions au secours de la cohorte. A son arrivée, les Pompéiens furent aisément repoussés : sans même soutenir la vue ni le choc de nos troupes, les éléments les plus avancés une fois bousculés, le reste tourna le dos et prit la fuite. Mais nos troupes s'étant lancées à leur poursuite, Sylla, dans la crainte qu'elles se laissassent entraîner trop loin, les rappela. Or beaucoup sont d'avis que s'il avait voulu mener la pour­suite avec plus d'énergie, la guerre pouvait être terminée ce jour-là. Mais sa décision ne semble pas devoir être blâ­mée ; car autres sont les devoirs d'un lieutenant et ceux d'un général en chef : le premier doit agir en tout suivant la consigne qu'il a reçue, tandis que l'autre doit se décider en toute liberté en fonction de la situation générale. Sylla, que César avait laissé au camp, une fois ses troupes déga­gées, se tint pour satisfait et ne voulut pas livrer bataille, malgré les chances qu'il avait d'obtenir un résultat favo­rable, de peur de paraître s'être adjugé le rôle de général en chef (1). Quant aux Pompéiens, leur situation rendait leur retraite très délicate. Ils étaient en effet partis d'une position en contre-bas pour s'établir au sommet de la colline ; s'ils exécutaient leur repli en redescendant la pente, ils avaient à craindre la poursuite des nôtres, par­tant d'une position dominante, et il ne restait guère de temps jusqu'au coucher du soleil, car l'espoir de mener à bien l'opération les avait fait prolonger la lutte presque jusqu'à la nuit. Aussi Pompée, prenant conseil des cir­constances et de la nécessité, s'empara d'une hauteur suf­fisamment éloignée de notre fortin pour être hors de por­tée des projectiles d'infanterie et d'artillerie. Il s'établit sur cette position, la fortifia et y rassembla toutes ses troupes.

1. Le satisfecit décerné par César à son lieutenant est curieux. Peut-être cependant n'insiste-t-il tellement que pour bien persuader ses lecteurs que vraiment « la guerre aurait pu finir ce jour-là », opinion qui justifierait la téméraire entreprise du blocus. Il est difficile de pré­ciser le point exact de l'action. Cf. Veith, Dyrrachium.

III LII. Le même jour, on combattit encore sur deux autres points. Car Pompée avait tenté l'attaque à la fois sur plus d'un fortin pour étirer nos forces, de façon à empêcher les postes voisins d'envoyer des renforts. Sur le premier de ces points Volcacius Tullus soutint l'attaque d'une légion avec trois cohortes et la repoussa ; sur le second, les Ger­mains sortirent de nos retranchements, tuèrent un grand nombre d'ennemis et se replièrent sans pertes1.

Résultats de ces combats.   
III LIII. Ainsi, en un seul jour six  engagements  avaient  eu
lieu, trois devant Dyrrachium2, trois sur la ligne de tranchées ; en faisant le bilan de l'ensemble, nous arri­vions à calculer que les Pompéiens avaient environ deux mille morts, parmi lesquels un grand nombre de rengagés et de centurions (au nombre desquels Valérius Flaccus, le fils de ce Lucius qui avait administré comme préteur3 la province d'Asie) ; nous avions pris aussi six enseignes. De notre côté, vingt hommes seulement périrent dans tous ces engagements. Mais, dans le fortin, il n'y eut pas un seul soldat qui ne fût blessé, et quatre centurions de la huitième cohorte 4 perdirent la vue.

1. Je crois avec Meusel, contrairement à l'interprétation générale­ment admise (cf. Veith, Feldzûgen, p. 321-322), que ces Germains font partie de l'armée de César, non de celle de Pompée. Si les Pompéiens avaient percé les lignes césariennes (munitiones nostras egressi), pour­quoi n'aurait-on pas utilisé cette percée qui était l'objectif de Pom­pée? De plus, comment accorder le « très grand nombre » de Césariens tués avec l'état des pertes donné 3, 53, 2, qui signale vingt morts?
2. Cf. sup., p. 49, n. 1.
3. Entendez : comme propréteur.
4. Il s'agit de la cohorte qui a défendu seule le fortin contre les quatre légions pompéiennes (et. sup., p. 49, n. 1). Les mss. Portent « una », qui s'explique mal sans un déterminatif comme « illa ». Aussi a-t-on conjecturé VIII, dont VNA n'est pas très éloigné paléographiquement. Cf. n. suiv.

Voulant apporter un témoignage des épreuves et des dangers subis, les soldats refirent devant César le compte d'environ trente mille flèches qui étaient tombées sur le fortin ; ils lui présen­tèrent le bouclier du centurion Scéva, où l'on trouva cent vingt trous. César, en reconnaissance des services rendus à lui-même et à l'État, fit don à ce centurion de deux cent mille sesterces, et le fit passer de la huitième classe à la première1 (car il était bien clair que c'était pour une bonne part grâce à lui que le fortin avait été sauvé) ; il accorda ensuite à la cohorte double solde, et distribua très largement blé, vêtements, nourriture2 et décorations militaires.

Pompée se replie sur ses positions.
III LIV. Pompée, qui s'était fortement retranché pendant la nuit, construisit des tours les jours suivants et, après avoir élevé ces ouvrages à une hauteur de quinze pieds, il couvrit de mantelets ce côté du camp ; puis il laissa passer cinq jours, et, profitant d'une autre nuit suffisamment sombre, il fit barricader toutes les portes de son camp, et les embarrassa de façon à entraver la marche de l'ennemi ; ensuite, au début de la troisième veille, il fit sortir son armée du camp en silence, et se replia sur son ancienne position.

César offre la bataille.
III LV (LVI). Tous les jours qui suivirent, César fit sortir son armée en formation de combat dans la plaine, pour le cas où Pompée voudrait engager la bataille ; il poussait même ses troupes presque au contact des fortifications pompéiennes : sa première ligne était tout juste assez éloignée du retranchement pour être hors de portée des projectiles d'infanterie et d'artillerie.

1. Cf. t. I, p. 38, n. 1. S'il était certain que la cohorte à laquelle appartenait Scéva fût la huitième, il y aurait ici un détail précieux sur l'ordre d'avancement des centurions, qui seraient divisés en dix classes correspondant aux dix cohortes.
2. Ici encore le texte est incertain. Les mss. portent « uespeciariis », qui est sûrement altéré. On sait, en tout cas, que les soldats pouvaient rece­voir à titre de récompense des vêtements (Liu., 7, 37, 2).

Mais Pompée, pour ne pas perdre sa réputation et son crédit, établissait son armée en avant du camp, mais de telle façon que sa troi­sième ligne touchait le rempart, et que l'ensemble de son dispositif pouvait être protégé par un tir exécuté du retranchement même1.

Fufius Calénus en Achaïe.     
III LVI (LV) L'Étolie, l'Acarnanie, les Amphilochi avaient été, comme nous l'avons montré plus haut2, gagnés à César grâce à Cassius Longinus et à Calvisius Sabinus ; César pensait qu'il fallait sonder les dispositions de l'Achaïe et étendre un peu son action. Aussi y envoya-t-il Q. Calénus3, à qui il adjoignit Sabinus et Cassius avec leurs cohortes. A la nouvelle de leur approche, Rutilius Lupus, que Pompée avait délégué au gouvernement de l'Achaïe, se mit à fortifier l'Isthme4 pour fermer la pro­vince à Fufius. Calénus reçut la soumission volontaire de Delphes, de Thèbes, d'Orchomène, enleva de force quelques villes, tout en cherchant, à l'aide de députations envoyées de tous côtés, à gagner au parti de César les autres cités. Voilà à quoi Fufius s'employait presque entièrement.

Nouvelles et infructueuses  négociations de César.      
III LVII Tandis que ces événements se déroulaient   en Achaïe et aux  abords de Dyrrachium, et que l'on savait de source sûre que Scipion était en Macédoine5, César, qui n'oubliait pas son ancienne idée, envoie vers lui A. Clodius, leur ami com­mun.

1. La phrase, sous cette froideur apparente, n'est pas dépourvue d'ironie. Il s'agit donc plutôt pour Pompée de paraître que d'être.
2. Cf. sup., 3, 34-36. Cependant, il n'est question dans ce passage de l'Acarnanie ni de l'Amphilochie.
3. Q. Fufius Calénus
4. L'isthme de Corinthe, évidemment (si la correction apportée au « sthumum » des mss. est adoptée). Il n'est donc question ici, sous le nom d'Achaïe, que du Péloponnèse.
5. Cf. sup., 3, 36-38.

Scipion le lui avait autrefois présenté et recom­mandé, et il l'avait admis parmi ses intimes. César lui confie une lettre et des instructions dont l'essentiel était ceci : il avait tout essayé en vue de la paix, mais il pen­sait que, s'il n'avait abouti à rien, c'était par la faute de ceux qu'il avait choisis comme organes de ses pro­positions, en raison de la crainte où ils étaient de s'ac­quitter de leur mission auprès de Pompée à un mau­vais moment1. Mais Scipion, lui, avait un tel crédit qu'il pouvait non seulement exposer librement son sentiment, mais même, dans une large mesure, faire des critiques à Pompée et le remettre dans le droit chemin s'il s'en écar­tait2; du reste, il commandait en chef à une armée, de sorte que, outre son crédit, il disposait aussi de forces ma­térielles qui lui permettaient d'exercer une contrainte. S'il agissait ainsi, la tranquillité de l'Italie, la paix des provinces, le salut de l'empire, c'est à lui seul qu'on de­vrait tout cela. Telle était la mission dont Clodius s'ac­quitta auprès de Scipion ; les premiers jours, on l'écoutait, semblait-il, volontiers ; mais ensuite Scipion ne l'admet plus à lui parler, sur les remontrances de Favonius, ainsi que nous l'avons appris plus tard après la guerre ; et il revint auprès de César sans avoir réussi.

La situation de Pompée s'aggrave.
III LVIII. Pour contenir plus facilement la cavalerie pom­péienne aux abords de Dyrrachium et l'empêcher d'aller au fourrage, César fit de grands travaux pour fermer les deux passages dont nous avons montré plus haut l'étroitesse 3, et y plaça des fortins.

1. Sur ces multiples tentatives, cf. Introd., p. xxix.
2. Il ne faut pas oublier .que Scipion était le beau-père de Pompée. Remarquer l'habileté avec laquelle César cherche à flatter la vanité qui paraît avoir été le trait dominant du caractère de Scipion.
3. Le passage auquel renvoie César a dû disparaître dans la lacune entre 3, 50, et 3, 51. Cf. sup., p. 49, n. 1. Dyrrachium est situé sur une presqu'île qui se rattache à la côte vers le nord par un isthme, tandis qu'à l'autre extrémité un bras de mer fort étroit alimente la la­gune qui sépare la presqu'île du continent ; sur ce bras de mer est jeté un pont. Isthme au nord, pont à l'est, voilà les deux « passages », aditus, qui avaient permis à César de bloquer la cavalerie pompéienne dans Dyrrachium. On peut croire d'ailleurs que Pompée, en envoyant sa cavalerie (ou une partie de celle-ci) à Dyrrachium, avait moins pour but de forcer le blocus (car cette cavalerie, sans appui, fût res­tée « en l'air ») que d'inquiéter César en esquissant ce mouvement tournant et, accessoirement, de trouver quelque nourriture pour ses chevaux. Ce qui prouve qu'il s'agissait bien d'une diversion, c'est que Pompée était resté dans ses lignes et qu'il avait lancé une attaque de rupture contre les lignes adverses, attaque qui faillit réussir et dont le récit de César, lorsqu'il reprend après la lacune, raconte la der­nière phase (sup., 3, 51).

Pompée, voyant qu'il n'aboutissait à rien avec sa cavalerie, la fit revenir par mer quelques jours après dans ses retranchements. Le manque de fourrage était complet, au point que l'on nourrissait les chevaux de feuilles arra­chées aux arbres et de racines tendres de roseaux que l'on écrasait : car tout le blé qu'on avait semé à l'intérieur des retranchements avait été consommé. Il fallait faire venir le fourrage de Corcyre et d'Acarnanie, ce qui représentait un fort long trajet par mer, et, comme il n'y en avait pas assez, y ajouter de l'orge et soutenir les chevaux à l'aide de ces expédients. Mais lorsque non seulement l'orge, le fourrage et l'herbe coupée, mais même le feuillage des arbres commencèrent à manquer, Pompée, voyant ses chevaux épuisés de maigreur, pensa qu'il fallait tenter une sortie.

Les déserteurs Allobroges.
III LIX. Il y avait parmi les soldats de César, dans la cava­lerie, deux frères, Roucillus et  Ecus, fils d'Adbucillus, qui avait été pendant de longues années à la tête de sa nation ; c'étaient des hommes d'un courage extraordinaire, de qui César avait éprouvé, dans toutes les campagnes des Gaules, les services éminents et la très grande vaillance1.

1. Aucun rapport, à première vue, entre le début de ce chapitre et la fin du précédent. On verra cependant par la suite avec quelle habi­leté César place ici cette histoire de déserteurs, qui diminue les mérites de Pompée. Cf. in/., p. 58, n. 1.

A cause de cela il leur avait donné dans leur patrie les plus hautes magistratures, il s'était occupé de les faire nom­mer à titre exceptionnel membres du sénat1, il leur avait distribué des terres gauloises prises à l'ennemi ainsi que de grosses récompenses en argent, et, de pauvres qu'ils étaient, il les avait rendus riches. Leur courage ne les fai­sait pas seulement distinguer par César, l'armée aussi les aimait. Mais, tout fiers de la bienveillance de César, gon­flés d'une vanité absurde et bien digne de barbares, ils regardaient de haut leurs camarades, s'appropriaient indû­ment la solde des cavaliers et détournaient tout le butin pour l'envoyer chez eux. Les cavaliers, outrés de cette façon d'agir, vinrent tous trouver César, et se plaignirent ouvertement à lui de l'injustice de leurs procédés ; ils ajoutèrent aux autres griefs que ces individus faussaient les situations d'effectifs qu'ils présentaient, pour pouvoir ainsi opérer des détournements sur la solde.

III LX. César, qui estimait que ce n'était pas le moment de sévir, et qui était porté, en considération de leur courage, à leur passer bien des choses, remit toute l'affaire à plus tard : il les prit à part, leur reprocha d'exploiter les cava­liers, et les engagea à tout attendre de sa bienveillance et à voir dans les bons offices qu'il avait eus pour eux dans le passé un gage d'espérance pour l'avenir. Cette affaire fit naître pourtant à leur égard dans toute l'armée un vif sentiment de haine et de mépris, et non seulement les reproches d'autrui, mais surtout leur jugement intime et leur propre conscience leur faisaient sentir cet état de choses.

1. Il s'agit du « Sénat » des Allobroges. César désigne à plus d'une reprise, sous le nom de « senatus », les assemblées politiques de différents peuples de la Gaule. Ainsi, pour les Eduens, B. G., l, 31, 6 ; pour les Rèmes, B. G., 2, 5, 1 ; pour les Nerviens, B. G., 2, 28, 2 ; pour les Vénètes, B. G., 3, 16, 4, etc.

Poussés par la honte, et s'imaginant peut-être qu'on ne leur avait pas fait remise de leur châtiment, mais qu'il n'était que différé, ils résolurent de quitter notre parti, de tenter une nouvelle fortune, et de faire l'essai de nouvelles amitiés. Après s'être entendus avec un petit nombre de leurs clients, à qui ils osaient faire part d'un projet si criminel, ils cherchèrent d'abord à assassi­ner le préfet de la cavalerie, C. Volusénus, ainsi qu'on l'apprit plus tard, après la guerre, voulant montrer qu'ils ne passaient point à Pompée les mains vides. Mais comme la chose leur parut trop difficile et qu'ils ne trouvaient pas l'occasion de l'exécuter, ils empruntèrent les sommes les plus importantes qu'il leur fut possible, comme s'ils vou­laient donner satisfaction à leurs camarades et restituer l'argent qu'ils avaient dérobé, puis, après avoir acheté beaucoup de chevaux1, ils passèrent à Pompée avec ceux qui étaient leurs complices.

III LXI. Comme ils étaient de bonne naissance, richement équipés, qu'ils étaient venus avec une nombreuse escorte et beaucoup de chevaux, qu'ils avaient une grande réputa­tion de courage et que César les avait particulièrement distingués, comme le fait était une nouveauté extraordi­naire, Pompée les conduisit à travers tous ses postes pour les montrer partout2, Avant ce moment en effet, personne, ni fantassin, ni cavalier, n'était passé de César à Pompée, tandis que presque chaque jour des déserteurs pompéiens gagnaient le camp de César, et même c'était en masse que désertaient tous les soldats levés en Épire, en Étolie et dans toutes les régions que César occupait3. Mais nos deux Allobroges connaissaient tous les détails du camp de César, les parties qui pouvaient se trouver inachevées dans le système de fortifications, comme aussi les endroits que les techniciens de l'art militaire jugeaient présenter quelque faiblesse ;

1. Ces chevaux étaient destinés à servir auprès de Pompée de gage de fidélité, à remplacer en somme l'assassinat, jugé impossible, du pré­fet Volusénus.
2. Noter la construction de « circumduxit » avec le double accusatif, construction qu'on ne rencontre avec ce verbe que dans Plaute, Most., 843.
3. Ainsi l'anecdote, désagréable malgré tout pour le parti de César, et qui pouvait faire mauvaise impression, se conclut-elle habilement par l'affirmation d'une supériorité sur Pompée.

ils avaient noté les heures de chaque mouvement, la distance qui séparait les différents points, le plus ou moins de vigilance de chaque poste, selon le caractère ou le zèle de chaque chef ; tout cela, ils l'avaient rapporté à Pompée1.

Pompée fait des préparatifs d'attaque.
IIILXII. Ces renseignements connus  Pompée, qui   avait déjà formé le plan de tenter
une sortie, comme on l'a vu2, donne l'ordre à ses troupes de se faire des couvre-casques en osier et de rassembler des matériaux de comblement. Une fois ces préparatifs achevés, il embarque de nuit sur des chaloupes et des bâ­timents rapides une grande quantité d'infanterie légère et d'archers, et tout le matériel de comblement, et, vers le milieu de la nuit, il dirige soixante cohortes qu'il avait tirées de son grand camp et de ses fortins sur la partie de la ligne qui touchait à la mer et se trouvait la plus éloi­gnée du grand camp de César3. Il envoie sur le même point les embarcations chargées, nous venons de le voir, de matériel et de troupes légères, ainsi que les navires de guerre qu'il avait aux abords de Dyrrachium, et donne à chacun les ordres de détail. César avait affecté le questeur Lentulus Marcellinus avec la neuvième légion à ce secteur ; comme sa santé était assez mauvaise, il lui avait adjoint comme second Fulvius Postumus.

État du secteur que Pompée attaque. Surprise des Césariens.
IIILXIII. Sur ce point, il y avait une tranchée  de quinze pieds et un retranchement du côté de l’ennemi, haut de dix pieds, et dont le terre-plein mesurait en largeur la même dimension ;

1. L'insistance que met ici César à marquer quels renseignements les transfuges avaient apportés à Pompée s'explique par le désir de faire comprendre au lecteur que la surprise des troupes césariennes racontée plus loin a été l'effet de la trahison. Cf. sup., p. 55, n. 1.
2. Cf. 3, 58, 5.
3. Il s'agit du secteur gauche de la ligne de César, qui venait s'ap­puyer à la mer au sud du Palamnus (actuellement Lesnikia).

à une distance de six cents pieds de là, il y avait une seconde palissade1 faisant face dans la direction opposée, mais de proportions un peu moindres. Les jours précédents en effet, César, craignant que la flotte de Pompée ne prit les nôtres à revers, avait fait faire sur ce point un double rempart, pour permettre la résistance, au cas où l'on serait attaqué des deux côtés. Mais l'ampleur de ce travail, le labeur incessant de chaque jour — car c'était un espace de dix-sept mille pas2 de périmètre que César avait englobé dans sa ligne de contrevallation — ne permettait pas de l'achever, faute de temps. Aussi la ligne transversale de tranchées, face à la mer, qui devait confiner à ces deux positions, n'était pas encore terminée. Ce fait était connu de Pompée, grâce aux Allobroges déserteurs, et fut extrêmement fâcheux pour nous. Car, tandis que nos cohortes3 avaient été postées près de la mer, tout à coup, à l'aube, surgirent les Pompéiens4, et, tandis que les soldats qui avaient fait un détour par mer tiraient contre le retranchement extérieur et comblaient les tran­chées, les légionnaires, avec des échelles qu'ils appro­chaient, avec des projectiles de toute espèce tirés par l'ar­tillerie et l'infanterie, jetaient l'effroi parmi les défenseurs du retranchement intérieur, et une grande quantité d'ar­chers nous enveloppaient des deux côtés. D'autre part les couvre-casques en osier protégeaient l'ennemi dans une large mesure contre les pierres, qui étaient le seul projectile dont disposaient nos troupes.

1. Le retranchement (uallum) dont il a été question plus haut com­portait, avec la « fossa », « l'agger », également mentionné, et le « uallus » ou palissade qui le couronnait. De là l'expression : une seconde palissade. Il est inutile de corriger le vallum  du début du chapitre en uallus.
2. 26 kil. environ. Pompée, qui tenait les lignes intérieures, n'avait eu à fortifier, on l'a vu plus haut, qu'environ 22 kil. {ct.sup., p. 44, n. 1).
3. On lit ici dans le texte « neuvième légion » : cette indication paraît bien être une glose marginale qui s'y sera glissée indûment. Si l'on veut incorporer ces deux mots au contexte, on le peut assurément, et l'on trouve, dans les leçons des mss,, de quoi justilier nonae legionis. Mais il faut alors corriger le nostrae qui precède.
4. Tout ce passage est très altéré. Le membre de phrase entre crochets du texte latin (« l'arrivée de l'armée a eu lieu ») ne semble pas avoir pu faire partie du récit de César ; c'est encore une indication marginale qui a envahi le texte.

Aussi, alors que les nôtres, que tout accablait, ne résistaient qu'à grand'peine, l'ennemi découvrit le point faible de la défense, qu'on a in­diqué plus haut, débarqua entre les deux retranchements, là où les travaux n'étaient pas terminés, des forces ame­nées par mer, attaqua les Césariens par derrière, les chassa des deux lignes de défense et les contraignit à la fuite.

Impuissance des renforts à arrêter la panique.
III LXIV. Marcellinus, appre­nant cette surprise, envoie du camp ... cohortes1 pour ren­forcer les troupes en danger : mais elles les trouvèrent en pleine déroute, leur arrivée ne réussit pas à rendre courage aux fuyards, et elles-mêmes ne purent soutenir le choc de l'ennemi. Ainsi tout ce qu'on envoyait comme renfort, gagné par l'épouvante des troupes en fuite, ne faisait qu'accroître la panique et le danger, car le grand nombre d'hommes était un obstacle à la retraite. Dans cette bataille, un porte-aigle2 qui avait été grièvement blessé et que ses forces abandonnaient aperçut nos cavaliers et leur cria : « Cette aigle, tant que j'ai vécu, je l'ai défendue de longues années avec le plus grand zèle : à l'heure de ma mort, c'est avec la même fidélité que je la restitue à César : n'allez pas, je vous en conjure, commettre le crime qu'à l'armée de César on n'a jamais vu encore, de porter atteinte à notre honneur militaire, et rapportez-lui l'aigle intacte. » C'est ainsi que l'aigle fut sauvée, bien que tous les centurions de la première cohorte3 fussent tombés, à l'exception du princeps prior (4).

1. Le chiffre des cohortes est tombé, à moins que César lui-même ne l'ait laissé en blanc dans son manuscrit, se réservant de l'ajouter après vérification. Ce camp était voisin de Kavaïa.
2. L'aigle se trouvait toujours avec la première cohorte.
3. Il s'agit toujours de la neuvième légion.
4. Le princeps prior est le centurion qui commande la première cen­turie (ordo prior) du deuxième manipule (principes) de la cohorte. Cf. t. I, p. 38, n. 1.

Antoine contient l'ennemi César constate que Pompée a percé.
III LXV. Déjà les Pompéiens, après avoir fait un grand massacre de nos soldats, appro­chaient du camp de Marcellinus, au vif effroi des cohortes qui y étaient restées, tandis que l'on apercevait M. Antoine, commandant du secteur voisin, qui, au courant de la situation, descendait d'une hauteur avec douze cohortes (1). Son arrivée contint les Pompéiens et rassura les nôtres, qui se remirent de leur extrême frayeur. Peu de temps après, César, averti par des signaux de fumée émis de fortin en fortin, comme cela se pratiquait auparavant, préleva un certain nombre de cohortes (2) sur les différents postes et arriva sur le champ de bataille. Il se rendit compte de l'échec subi et vit que Pompée avait percé les lignes et qu'il établissait son camp à proximité de la mer, de façon à pouvoir faire facilement du fourrage et à garder cependant ses commu­nications maritimes; il changea alors tous ses plans de campagne, puisqu'il n'avait pas réalisé son dessein, et donna l'ordre de se retrancher à proximité de Pompée (3).

Une légion de Pompée occupe un ancien camp.
III LXVI. Le retranchement terminé, les patrouilles de Cé­sar remarquèrent un certain nombre de cohortes, qu'on pouvait évaluer à une légion, qui étaient derrière un bois et qui se dirigeaient vers un ancien camp. Voici quelle était la disposition de ce camp : les jours précédents, la neuvième légion de César qui s'était opposée à l'avance des Pompéiens et travaillait, comme nous l'avons montré, à leur encerclement4, avait établi son camp à cet endroit. Un bois y touchait, et il n'était pas à plus de trois cents pas de la mer.

1. Le camp d'Antoine était vraisemblablement placé sur les hau­teurs de Djafaï, à 5 kil. environ de celui de Marcellinus.
2. Il est singulier que le chiffre ne soit pas indiqué.
3. César reconnaît son échec, d'ailleurs difficile à masquer.
4. Ce camp avait été établi sur la rive gauche de la Lesnikia, pour parer à une tentative de franchissement de la rivière.

Plus tard, César, ayant modifié ses plans pour certaines raisons, transporta le camp un peu plus loin1, puis, quelques jours après, Pompée avait occupé le premier emplacement, et, comme il avait l'intention d'y faire camper plusieurs légions, sans détruire le retranchement extérieur, il avait fait faire une autre défense d'un périmètre plus étendu. De cette façon ce petit camp, à l'intérieur d'un camp plus vaste, tenait lieu de fortin et de réduit. Il avait aussi fait creuser une tranchée qui allait de l'angle gauche du camp jusqu'au fleuve8, sur une distance d'environ quatre cents pas, pour que les soldats pussent s'approvisionner d'eau plus librement et sans danger. Mais Pompée, ayant à son tour modifié ses plans pour certaines raisons qu'il n'est pas nécessaire de rappeler ici, avait quitté cet emplace­ment 3. Pendant de nombreux jours le camp était demeuré ainsi ; mais tout le système de défense en était intact.

César attaque ce camp.
III LXVII. Les patrouilles ren­dirent compte à César que la légion avait pénétré dans ce camp. De quelques fortins, situés dans une position dominante, on confirma avoir observé le même mouvement. Ce point était éloigné du nouveau camp de Pompée d'environ cinq cents pas. César, qui espérait pouvoir écraser cette légion et qui désirait réparer la défaite de la journée, ne laissa au retranche­ment que deux cohortes qui devaient faire croire que le travail se poursuivait ; quant à lui, par un chemin dé­tourné, il partit le plus secrètement qu'il put avec les autres cohortes, au nombre de trente-trois, dont la neu­vième légion qui avait perdu beaucoup de centurions et dont les effectifs étaient très réduits, pour attaquer sur deux lignes la légion de Pompée et le petit camp. L'idée qu'il avait eue d'abord se trouva juste.

1. Sans doute dans le voisinage de Cavaïa, car il s'agit bien probablement des « Marcellini castra. »
2. La Lesnikia. La « gauche » doit s'entendre par rapport à Pompée, et le retranchement en question partait de l'angle nord-est du camp.
3. Sans doute, comme le remarque v. Gôler, pour endormir, en s'éloignant davantage, la méfiance des Césariens qui occupaient ce secteur ; c'était la 9° légion.

Car non seulement il arriva jusque-là avant que Pompée se fût aperçu de rien, mais même, malgré l'importance des défenses du camp, une attaque vivement menée, à l'aile gauche, où il se trouvait, délogea les Pompéiens du retranchement1. Il y avait pour barrer les portes un cheval de frise ; on com­battit quelques instants à cet endroit, nos troupes cher­chant à forcer l'entrée et l'ennemi défendant le camp : Titus Puléion, celui qui avait livré par trahison, nous l'avons montré plus haut, l'armée de G. Antonius2, était sur ce point le plus acharné à la lutte. Mais pourtant la valeur des nôtres l'emporta, ils coupèrent le cheval de frise, firent irruption d'abord dans la plus grande enceinte, puis dans le réduit qui était à l'intérieur de la grande enceinte, où la légion mise en fuite s'était repliée ; ils mas­sacrèrent un certain nombre d'ennemis qui essayaient là une résistance.

III LXVIII. Mais la Fortune, qui a tant de puissance sur toutes choses, et particulièrement sur les choses de la guerre, provoque en quelques instants des changements considérables : c'est ce qui arriva cette fois-là. Les co­hortes del'aile droite de César, qui ne connaissaient pas le terrain, longèrent l'ouvrage qui, nous l'avons montré, s'étendait du camp jusqu'au fleuve3 : elles cherchaient une porte et s'imaginaient avoir affaire à la fortification du camp.

 

1. Le détail est doublement important : César choisit l'aile gauche, parce qu'elle est la plus exposée à une contre-attaque éventuelle lancée du nouveau camp de Pompée, camp qui était situé à proximité immé­diate de la mer, à moins d'un kilomètre de celui que César attaque, et en effet Pompée lancera bientôt de ce côté des troupes de renfort (cf. inf., S, 69). Et, d'autre part, comme la manœuvre de César échoue par suite d'une erreur de direction de l'aile droite, il n'est sans doute pas fâché de faire savoir qu'il ne s'y trouvait pas.
2. Le texte en question a disparu dans la lacune qui s'ouvre à la suite de 2, 44, ou de 3, 8. Il s'agit de la défaite de C. Antonius à Curicta. Cf. t. I, p. 107, n. 3 ; t. II, p. 8, n. 2, et p. 12, n, 1.
3. Cf. sup., 3, 66, 6.

Lorsqu'elles se furent aperçues que cet ouvrage rejoignait le fleuve, elles en détruisirent les travaux, le franchirent, puisqu'il était sans défense, et toute la cava­lerie les suivit1.

Pompée en  oie des renforts. Panique des Césariens.
III LXIX. Cependant Pom­pée, au bout d'un temps assez long, apprit ce qui se passait et rappela du travail cinq légions qu'il amena en renfort ; tandis que sa cavalerie approchait de la nôtre, nos troupes qui s'étaient emparées du camp apercevaient son armée en formation de combat ; aussitôt le changement fut complet. La légion pompéienne, que soutenait l'espoir d'un prompt renfort, tentait de résister du côté de la porte décumane 2 et essayait même de contre-attaquer. La cavalerie de César, à cause de l'étroitesse des passages par lesquels elle montait là où l'ouvrage avait été comblé, craignait pour sa retraite et commençait à fuir. L'aile droite, qui était sans liaison directe avec la gauche, voyant la panique de la cavalerie et redoutant d'être écrasée à l'intérieur de l'ouvrage, se repliait du côté où elle l'avait détruit, et la plupart des soldats, pour éviter le défilé, se précipitaient du haut d'un rempart de dix pieds dans la tranchée, tandis que les sui­vants, après avoir écrasé les premiers, trouvaient sur leurs corps le passage qui les sauvait. A l'aile gauche, nos soldats, voyant du haut du retranchement l'avance des Pompéiens et la fuite de leurs camarades, craignirent d'être bloqués dans cet étroit espace, attaqués qu'ils étaient du dedans et du dehors 3, et songeaient à se retirer par où ils étaient venus ;

1. Cette fausse manœuvre eut trois conséquences fâcheuses : perte de temps, manque de liaison, retraite éventuelle rendue difficile.
2. La porte décumane, dans un camp romain, est du côté opposé à la direction de l'ennemi. Les Pompéiens étaient donc sur le point d'être chassés du camp.
3. Ils sont à l'intérieur du camp, où les Pompéiens résistent encore, et ils ont à se défendre en même temps de la contre-attaque lancée par Pompée et qui les prend à revers.

c'était partout la confusion, la panique, la déroute, à tel point que, malgré César qui saisissait de sa propre main les enseignes des fuyards et don­nait l'ordre de faire halte, les uns abandonnaient leurs chevaux pour continuer leur fuite, les autres, dans leur épouvante, abandonnaient même leurs enseignes, et pas un seul ne s'arrêtait1.

III LXX. Dans l'extrême gravité de cette situation, les cir­constances suivantes nous furent favorables et empê­chèrent la destruction complète de notre armée : Pompée, qui craignait un piège parce que, sans doute, un pareil succès était inespéré pour quelqu'un qui, quelques ins­tants plus tôt, avait vu ses troupes abandonner le camp et prendre la fuite, resta quelque temps sans oser approcher des remparts, tandis que sa cavalerie, gênée par l'étroitesse des passages, qui étaient du reste occupés par les soldats de César, se trouvait retardée dans sa poursuite. Ainsi de petites circonstances furent, pour chaque parti, d'une importance considérable : car le retranchement qui allait du camp jusqu'au fleuve suspendit, alors que le camp de Pompée était déjà pris, la victoire que César tenait presque, et ce même retranchement, en ralentissant la poursuite des Pompéiens, sauva notre armée.

Les pertes. Attitude de Pompée et de Labiénus.
III LXXI Dans ces deux ba­tailles livrées le même jour, César perdit neuf cent soixante fantassins2... et les illustres chevaliers romains Tuticanus Gallus, fils de sénateur, C. Fléginas, de Plaisance, A. Granius, de Pouzzoles,

1. Plutarque (Caes., 39, 4) et Appien (2, 62) rapportent que César, en essayant de s'opposer à la déroute, fut presque foulé aux pieds par ses propres soldats.
2. Le texte est ici altéré. Il semble qu'après l'indication des pertes de l'infanterie (« milites » est fort souvent opposé à « equites ») il manque les chiffres de la cavalerie. D'autre part, Tuticanus (sans « praenomen », contrairement aux autres personnages de la liste) n'est pas un gentilice conforme à l'onomastique romaine. Gallus n'est peut-être pas un « cognomen », mais l'ethnique « Gaulois ». Dans ces conditions, certains éditeurs ont peut-être raison de corriger le texte et de voir dans ce pre­mier personnage non un « eques romanus », mais un des « equites » dont la mention générale aurait disparu et qui serait fils non d'un sénateur romain, mais d'un « sénateur » gaulois (cf. sup., p. 56, n. 1). Plutarque parle (Caes., 41) de 1.100 morts, et ailleurs (Pomp., 65) de 5.200.

M. Sacrativir, de Capoue, cinq tribuns militaires1 et trente-deux centurions : mais la plupart périrent dans les fossés, sur les retranchements et le long des rives du fleuve, écrasés dans la panique et la déroute, sans aucune blessure2; trente-deux enseignes militaires furent per­dues. Cette bataille valut à Pompée le titre d'imperator, et il se laissa saluer de ce nom dans la suite, mais dans la suscription de ses lettres il ne l'utilisa point d'ordinaire, et les faisceaux que l'on portait devant lui ne furent point ornés de laurier. Labiénus, de son côté, avait obtenu de Pompée qu'il lui fît remettre les prisonniers : les ayant fait tous paraître devant les troupes pour afficher sans doute ses sentiments, et donner aux Pompéiens plus de confiance dans le déserteur qu'il était, il les appelait ses compagnons d'armes, et leur demandait à grand' renfort d'insultes si c'était l'habitude des vétérans de prendre la fuite ; puis il les fait mettre à mort sous les yeux de tous.

Jactance des Pompéiens.
III LXXH.
Cette victoire donna aux Pompéiens tant de con­fiance et de présomption3 qu'ils ne pensaient plus à la façon de conduire la guerre, mais qu'ils se croyaient déjà vainqueurs. Ni la maigreur de nos effectifs, ni le désavan­tage du terrain et la difficulté d'accès d'un camp tenu d'abord par l'ennemi, joints à la double crainte d'une attaque du dedans et du dehors, ni la coupure de l'armée en deux tronçons impuissants à se soutenir mutuellement ne se présentaient à leur pensée comme la cause de leur succès.

1. Les mss., à l'exception de deux qui ne portent aucun chiffre, donnent L. Mais ce nombre est évidemment beaucoup trop élevé.
2. Ces détails visent à atténuer la part de Pompée dans la victoire, en augmentant celle des circonstances.
3. Tout le chapitre, en même temps qu'une critique des Pompéiens, est encore un effort pour diminuer l'importance de la défaite.

Ils ne tenaient pas compte davantage du fait qu'il n'y avait pas eu de rencontre violente, qu'on ne s'était pas mesuré dans une bataille mais que leur propre nombre et l’étroitesse des défilés avaient causé à nos troupes plus de pertes que ne leur en avait fait éprouver l'ennemi. Enfin ils oubliaient les hasards auxquels chacun est exposé à la guerre, et quelles causes souvent infimes — une conjecture erronée, une panique soudaine, l'obstacle d'un scrupule religieux — ont amené de graves défaites, combien de fois l'erreur d'un général, la faute d'un tribun a retenti sur l'armée. Mais, comme si c'était leur valeur qui les avait fait vaincre, et comme si aucun changement ne pouvait plus se produire dans la situation, ils répan­daient tous par le monde entier, de vive voix et par écrit, la victoire de cette journée.

Discours de César.
III LXXIII. César, voyant ren­versés ses premiers projets, pensa qu'il lui fallait changer complètement ses plans de campagne. Aussi, après avoir retiré à la fois tous ses postes1, renoncé au blocus et regroupé son armée sur un seul point, il prononça un discours devant ses troupes pour les exhorter à ne pas se désoler de ce qui s'était passé, et à ne pas se laisser démoraliser par ces événe­ments en mettant en balance avec de nombreux combats victorieux un seul échec, et de faible importance. Il fallait au contraire remercier la Fortune qui leur avait permis de conquérir l'Italie sans pertes sérieuses, de pacifier les deux Espagnes alors que des chefs pleins d'habileté et d'expérience y commandaient des hommes remplis d'ar­deur guerrière, de soumettre les provinces voisines riches en blé 2 ; ils devaient enfin se rappeler avec quelle chance,

1. Ils étaient en effet devenus inutiles, du moment que Pompée avait percé les lignes. On admet généralement que le regroupement des forces césariennes a dû s'opérer non pas dans le voisinage immédiat du camp de Pompée, à proximité de la côte, où César s'était établi d'abord, mais à quelques kilomètres plus à l'est.
2. On comprend généralement qu'il s'agit de la Sicile et de la Sardaigne (cf. sup., 1, 30-31). Mais, comme me l'a fait remarquer M. L.-A. Constans, peut-on dire que ces provinces sont « finitimae » de l'Italie et de l'Espagne? D'après lui, il s'agirait de la Thessalie, de l’Etolie, de la Ma­cédoine, où César (3, 34 sq.) a envoyé des troupes pour assurer le ravi­taillement en blé. Conquêtes territoriales d'abord, heureuse traversée ensuite, appartiennent à deux séries d'événements favorables. Il n'y a pas à s'étonner si César mentionne d'abord les faits d'une série, puis ceux de l'autre, sans égard à l'ordre chronologique : Curion en fait autant dans son discours, 2, 32, 11 : « ... quod bis per biduum equestri proelio superauerim? quod ex portu sinuque aduersariorum CC naues oneratas abduxerim?... Le second de ces combats de cavalerie est pos­térieur à l'ultimatum aux navires d'Utique.

au milieu des flottes ennemies qui remplissaient non seule­ment tous les ports, mais la côte tout entière, ils avaient réussi à passer tous sans aucun dommage. Si tout ne tour­nait pas toujours de façon favorable, l'activité de l'homme devait aider la Fortune. Quant à l'échec subi, il fallait en rendre responsable tout homme au monde plutôt que lui-même. Il leur avait donné un terrain favorable pour le combat, il s'était emparé du camp ennemi, il avait chassé et vaincu l'adversaire dans une bataille. Mais que ce fût leur manque de sang-froid ou quelque malentendu ou la Fortune elle-même qui eût suspendu le cours d'une vic­toire déjà gagnée et que l'on tenait, tous devaient s'em­ployer à réparer, à force de valeur, l'insuccès subi. S'ils le faisaient, l'échec aurait de bons résultats, comme c'avait été le cas au siège de Gergovie, et les hommes qui avaient eu peur de se battre demanderaient d'eux-mêmes le combat1.

Mesures de César : il s'éloigne avec son armée et échappe à la poursuite de Pompée.
III LXXIV. Après ce discours, César taxa d'infamie et cassa un certain nombre de porte-enseigne. Mais l’armée entière
fut pénétrée d un tel senti­ment de colère à cause de l'échec subi et d'un si vif désir d'en effacer la honte que personne n'attendait pour agir les ordres des tribuns ou des centurions, mais que chacun allait jusqu'à s'imposer à soi-même de fort rudes travaux

1. Ce discours est destiné davantage aux lecteurs qu'aux troupes (cf. inf., 3, 73). Noter l'allusion à Gergovie : César reconnaît son échec.

pour se punir, et que tous brûlaient du désir de se battre ; certains officiers supérieurs même, poussés par des rai­sons tactiques, pensaient qu'il fallait rester sur place et livrer bataille. Mais César n'avait pas assez de confiance en des troupes encore troublées et croyait qu'il fallait lais­ser passer quelque temps pour refaire leur moral ; d'autre part, maintenant qu'il avait abandonné ses lignes, la ques­tion du ravitaillement l'inquiétait fortement (1).

III LXXV. Aussi, sans s'attarder un instant, après avoir pris seulement le temps de s'occuper des blessés et des malades, il fit d'abord quitter le camp sans bruit au milieu de la nuit à tout le bagage, et le dirigea sur Apollonie, avec défense de s'arrêter avant la fin de l'étape. Une légion fut désignée pour escorter le convoi. Débarrassé de ce souci, il garda deux légions au camp : les autres, il les fit sortir pendant la quatrième veille (2) par de nombreuses issues et leur fit prendre les devants par le même chemin ; un peu plus tard, pour conserver les usages militaires (3) et en même temps bien montrer que son départ se passait tout à fait comme à l'ordinaire, il fit sonner le rassemble­ment, puis sortit aussitôt du camp, suivit l'arrière-garde et fut bientôt hors de vue. Cependant Pompée, sitôt connu le stratagème de César, ne perdit pas un instant pour se mettre à sa poursuite, mais, voulant essayer par la même route de tomber à l'improviste sur la colonne dans l'embarras de la marche et dans la crainte, il fit sortir son armée du camp, et lança en avant sa cavalerie pour ralentir l'allure de l'arrière-garde ; mais elle ne put l'at­teindre parce que César, qui marchait sans embarras, avait pris une grande avance.

1. Les convois se trouvaient désormais exposés aux attaques de la cavalerie pompéienne, beaucoup plus nombreuse que celle de César.
2. La quatrième veille formait, on l'a vu plus haut, la dernière partie de la nuit ; c'est donc vers l'aube que se fait ce départ de quatre légions (César en a sept sous ses ordres ; une escorte le train, deux restent avec lui au camp après le départ des autres).
3. Préoccupation caractéristique de ne pas laisser s'affaiblir la dis­cipline.

Cependant, lorsqu'on fut arrivé au bord du Génusus, dont les berges étaient d'accès difficile1, l’arrière-garde se trouva atteinte par la cavalerie de Pompée qui réussit à l'accrocher. César lui opposa la sienne, à laquelle il mêla quatre cents soldats d'élite2 armés à la légère ; ces troupes réussirent si bien qu'une fois le combat de cavalerie engagé elles repoussèrent tous les ennemis, en massacrèrent un grand nombre et rejoi­gnirent la colonne sans aucune perte.

III LXXVI. Quand fut faite l'étape normale que César avait prévue pour ce jour-là3, et que l'armée eut terminé le passage du Génusus, César s'arrêta dans son ancien camp en face d'Asparagium4, maintint toute l'infanterie à l'intérieur du retranchement, et donna ordre à la cava­lerie, qu'il avait fait sortir pour qu'elle eût l'air de fourra­ger, de rentrer en hâte au camp par la porte décumane 5. Pompée, lui aussi, l'étape terminée, s'établit dans son ancien camp, proche d'Asparagium 6. Ses soldats n'avaient pas de travaux à exécuter, puisque les retranchements étaient intacts ; aussi les uns s'en allaient-ils à une cer­taine distance au bois et au fourrage, et d'autres qui, à cause de la soudaineté avec laquelle avait été décidé le départ, avaient dû laisser une bonne partie de leurs ba­gages et de leurs effets personnels, tentés par la proximité du dernier camp de les aller rechercher, déposaient leurs armes dans leurs tentes et quittaient le retranchement. Les Pompéiens étant ainsi dans l'impossibilité de le suivre, ainsi qu'il l'avait prévu, César donne vers midi le signal du départ, fait sortir son armée du camp et, doublant l'étape de la journée, va camper à huit mille pas de là7 : Pompée, à cause de la dispersion de ses troupes, ne put en faire autant.

1 Les berges abruptes du Génusus atteignent par endroits 6 ou 7 m.
2. Sur les « antesignani ».
3. Environ cinq heures de marche.
4. Cf. sup., p. 41, n. 3.
5. Cf. un stratagème analogue, mais qui échoua, 1, 80.
6. Cf. 3, 41, 1.
7. Ne pas entendre que la première étape avait été aussi de 8.000 pas (environ 12 kil.), mais que César fit faire deux étapes à ses troupes.

III LXXVII. Le lendemain1, César faisait partir en avant, comme la veille, au début de la nuit, ses bagages, et quitte lui-même le camp pendant la quatrième veille, de façon à avoir, si la nécessité lui imposait le combat, ses troupes allégées pour faire face à une attaque soudaine. Il fit de même les jours suivants2. Ainsi il réussit, malgré la très grande profondeur des cours d'eau et la très grande diffi­culté des chemins, à éviter jusqu'au moindre échec. Pom­pée en effet, après le retard du premier jour, fit les jours suivants d'inutiles efforts, bien qu'il forçât les étapes, dans son désir d'atteindre l'adversaire qui se dérobait devant lui ; il abandonna la poursuite le quatrième jour et pensa qu'il lui fallait changer ses plans.

Situation des deux adversaires. César cherche à rejoindre Domitius.
III LXXVIII. Pour déposer les blessés, pour payer à l'armée sa solde, pour raffermir ses alliances, pour laisser des gar­nisons dans les villes, César avait absolument besoin d'aller à Apollonie. Mais il ne donna à ces diverses affaires que juste le temps qu'il fallait pour les exécuter rapidement : il avait peur pour Domi­tius3, craignant de se voir devancé par Pompée, et, sti­mulé par ce souci, il se portait vers lui le plus rapidement possible. Le plan de toute la campagne se déroulait pour lui de la façon suivante : si Pompée prenait la même direc­tion, il serait entraîné loin de la mer, coupé des ressources en blé et en approvisionnements de toute nature qu'il avait rassemblées à Dyrrachium,

1. Le 8 juillet (Stoffel).
2. Stoffel s'étonne avec raison de ce pluriel. De Dyrrachium à Apollo­nie, il n'y a guère en effet que 80 kil., dont 36 avaient été franchis le premier jour. Comment César, qui se hâtait, aurait-il employé plus de deux jours à parcourir le reste? Il y a sans doute quelque imprécision dans ses souvenirs. César doit être à Apollonie lorsque Pompée aban­donne la poursuite. D'après Veith, il faudrait placer Apollonie à Avlona.
3. Il était alors, comme César nous l'apprend plus loin(3, 79, 2), à peu de distance d'Héraclée (Lyncestis), la ville actuelle de Monastir.

et obligé de lutter avec César à armes égales ; s'il passait en Italie, César, une fois sa jonction opérée avec Domitius, marcherait par l'Illyricum au secours de l'Italie ; s'il cherchait à assiéger Apollonie et Oricum, et à chasser ses troupes de toute la côte, César, en investissant Scipion, l'obligerait nécessai­rement à porter secours à ce dernier. Aussi il envoya à Domitius des courriers avec une lettre de lui où il expli­quait ses intentions, et, après avoir mis comme garnison quatre cohortes à Apollonie, une à Lissus et trois à Ori­cum, et laissé les blessés non guéris, il se mit en route à travers l'Épire et l'Athamanie. Pompée lui aussi, qui soupçonnait le plan de César, considérait qu'il lui fallait se hâter de rejoindre Scipion1; de cette façon il pourrait ou bien, si César se dirigeait de ce côté, porter secours à son lieutenant, ou bien, si César ne voulait pas s'éloigner de la côte ni d'Oricum pour attendre ses légions et sa cavalerie d'Italie, attaquer lui-même Domitius avec toutes ses forces.

Il fait sa jonction avec Domitius.
III LXXIX. Pour ces raisons, chacun des deux chefs s'effor­çait de se hâter, à la fois pour secourir les siens, et pour ne pas laisser passer l'occasion d'écraser l'adversaire. Mais le passage par Apollonie avait détourné César du chemin direct ; Pompée, au contraire, avait, par la Candavie, une route facile pour se rendre en Macédoine2. Il arriva même un autre contretemps im­prévu :
 1. Scipion se trouvait sur les bords de l'Aliacmon il quitta son camp (3, 80, 4) pour marcher en direction de Larisa lorsqu'il apprit la levée du blocus et la reprise de la guerre de mouve­ment.
2. Il n'avait, en effet, qu'à rejoindre la via Egnatia, qui lui permet­tait de gagner la Macédoine par la Candavie et le lac Lychnitis. César, plus au sud, a dû remonter la vallée de l'Aous (Stoffel) et franchir la chaîne du Pinde vers l'extrémité sud.

Domitius, qui avait campé pendant fort longtemps en face de Scipion, s'était éloigné de lui pour se ravitailler en blé, et s'était dirigé sur Héraclée1, de sorte que la Fortune elle-même paraissait le livrer à Pompée. A ce moment, César ignorait cette situation. En même temps, grâce aux lettres expédiées par Pompée dans toutes les provinces et dans toutes les cités sur le combat de Dyrrachium, lettres qui grossissaient et exagéraient beaucoup la réalité, la rumeur s'était répandue que César s'en­fuyait, vaincu, après avoir perdu presque toute son armée. C'est ce bruit qui avait rendu les étapes peu sûres, c'est ce bruit qui avait détourné un certain nombre de villes de l'alliance de César. Le résultat de tout cela fut que les agents de liaison qu'envoyaient par plusieurs itinéraires César à Domitius et Domitius à César ne réussissaient d'aucune façon à arriver à destination. Mais des Allobroges, compagnons de Roucillus et d'Écus, qui, nous l'avons indiqué, avaient déserté pour passer à Pompée2, rencontrèrent en marche des patrouilleurs de Domitius et, soit parce qu'ils les connaissaient depuis longtemps, ayant fait avec eux les campagnes des Gaules, soit parce qu'ils débordaient de vanité, ils leur racontèrent les faits tels qu'ils s'étaient passés et leur apprirent le départ de César et l'approche de Pompée. Domitius, averti par eux avec à peine quatre heures d'avance, dut à l'ennemi d'évi­ter le danger, et marcha sur Eginium, ville située en face et vis-à-vis de la Thessalie, à la rencontre de César qui arrivait3.

1. Un lecteur mal inspiré a ajouté au nom d'Héraclée : « Sentica, ville située au pied de la Candavie. » En réalité, il s'agit d'Héraclée Lyncestis (Monastir), et non d'Héraclée Sentica, en Thrace. Et, d'autre part, Héraclée Lyncestis est à 70 ou 80 kil. des monts de Can­davie, dont elle est séparée par une autre chaîne, le Barnus (auj. Neretchka Planina).
2. Cf. sup., 3, 59 sqq.
3. La jonction se serait opérée le 24 juillet, d'après Stoffel, et César aurait attendu six jours à Eginium l'arrivée de son lieutenant. Il paraît cependant difficile de croire que, si tel était le cas, César n'eût pas poussé au-devant de Domitius, que Pompée pouvait talonner.

César s'empare de Gomphi.
IIILXXX.  La  jonction  opérée, César atteignit Gomphi, qui est la première ville de Thessalie quand on arrive d'Épire : ses habitants, quelques mois auparavant, avaient d'eux-mêmes envoyé à César une ambassade pour mettre à sa disposition toutes leurs ressources et lui avaient demandé une garnison. Mais déjà l'avaient précédé jusque là les rumeurs dont nous avons parlé plus haut sur l'affaire de Dyrrachium, avec leurs exagérations sur beaucoup de points. Aussi Androsthène, préteur1 de Thessalie, qui préférait être l'allié de la vic­toire de Pompée que le compagnon de César dans sa dé­faite, fait rentrer dans la ville toute la foule des esclaves et des hommes libres qui étaient aux champs, ferme les portes et envoie des courriers à Scipion et à Pompée pour qu'ils viennent à son aide : il a confiance, dit-il, dans les fortifications de la place si le secours ne tarde pas ; mais il ne peut soutenir un siège de longue durée. Scipion, ayant appris que les armées avaient quitté la région de Dyrrachium, avait amené ses légions à Larisa ; Pompée était encore loin de la Thessalie. César, une fois son camp fortifié, fit faire des échelles et des musculi2 pour un assaut immédiat, et préparer des claies. Ces préparatifs terminés, il adressa la parole à ses soldats et leur montra quelle uti­lité il y aurait à s'emparer d'une place riche et remplie de vivres pour alléger la complète disette où ils se trouvaient, à porter en même temps, par l'exemple de cette ville, la terreur dans les autres .cités, et à agir vite, avant que les secours aient pu arriver. Ainsi, profitant de l'ardeur mer­veilleuse de ses troupes, le jour même de son arrivée, après la neuvième heure, il commença l'attaque de la place malgré la grande élévation de ses remparts, l'enleva avant le coucher du soleil, l'abandonna à ses soldats pour le pillage, puis, aussitôt après, leva le camp et gagna Métropolis si rapidement qu'il arriva avant que la nouvelle ou quelque bruit de la prise de Gomphi y fût parvenu.

1. Il faut entendre ici le mot au sens de chef de guerre, tcîvo.
2. Sur la machine de guerre désignée sous ce nom de « petit rat », cf. sup., 2, 10.

Métropolis et les cités thessaliennes ouvrent leurs portes à César.
III LXXXI. Les habitants de Métropolis, qui avaient pris d'abord la même décision que ceux de Gomphi sous l'in­fluence des mêmes nouvelles, fermèrent leurs portes et garnirent les remparts de soldats en armes ; mais ensuite, ayant appris le sort de Gomphi par des prisonniers que César avait eu soin de faire appro­cher au pied du rempart, ils ouvrirent leurs portes. César veilla très strictement à ce qu'on ne leur fît aucun mal, et la comparaison entre le sort de Métropolis et le malheur de Gomphi eut pour résultat que toutes les cités thes­saliennes, sauf Larisa, qu'occupaient les nombreuses troupes de Scipion1, obéirent à César et lui furent sou­mises. Quant à lui, ayant choisi dans la plaine2 un terrain favorable pour s'y approvisionner en blé (la moisson était déjà presque mûre) il décida d'y attendre l'arrivée de Pompée et d'en faire le théâtre des opérations décisives.

Jonction de Pompée avec Scipion. Présomption des Pompéiens.
III LXXXII.    Peu   de    jours après3,   Pompée   arrive    en Thessalie, et, dans un dis­cours qu'il prononce devant toute l'armée, il exprime des remerciements à ses propres troupes, et exhorte les sol­dats de Scipion à prendre, puisque la victoire est déjà gagnée, leur part de butin et de récompenses ;

1. Le texte dit « magnis exercitibus », « les grandes armées ». Mais César emploie parfois le mot au sens général de « troupes ».
2. La plaine de Pharsale (cf. Heuzey, op. cit., p. 103).
3. Le 1er août (Stoffel), Pompée fait sa jonction avec Scipion à La­risa.

toutes les légions étant rassemblées dans le même camp, il partage avec Scipion les honneurs du commandement, fait jouer les sonneries près de lui et dresser pour lui un second prétoire1. L'accroissement des forces de Pompée et cette jonction de deux grandes armées affermissent la confiance qu'avaient déjà tous ses partisans et augmentent l'espé­rance de la victoire à tel point que tout moment qui pas­sait semblait retarder le retour en Italie, et que, s'il arri­vait à Pompée d'agir avec une certaine lenteur et une cer­taine réflexion, tous disaient que l'affaire ne réclamait qu'une seule journée, mais qu'il se complaisait dans l'exer­cice du commandement et qu'il considérait consulaires et prétoriens comme des esclaves. Et déjà ils se dispu­taient ouvertement entre eux distinctions et sacerdoces, et fixaient pour des années les consuls, tandis que d'autres réclamaient les maisons et les biens de ceux qui combat­taient avec César2; et il y eut une très vive discussion entre eux au conseil pour savoir si la candidature de Lucilius Hirrus, étant donné que Pompée l'avait envoyé chez les Parthes, devrait être prise en considération, malgré son absence, aux prochains comices prétoriens : tandis que ses amis en appelaient à la loyauté de Pompée et le suppliaient de remplir l'engagement qu'il avait pris envers Hirrus au moment de son départ, pour que ce dernier ne se vît pas déçu par une décision de Pompée en personne, les autres, au contraire, se refusaient à admettre que, lorsque les peines et les dangers étaient les mêmes, un seul homme prit le pas sur tout le monde.

III LXXXIII. Bientôt, à propos du sacerdoce de César3, Domitius, Scipion et Lentulus Spinther, dans des discus­sions journalières, en arrivèrent à échanger publique­ment les plus graves insultes, Lentulus faisant valoir les égards dus à son âge, Domitius se vantant de son crédit à Rome et de sa considération, et Scipion mettant sa confiance dans sa parenté avec Pompée.

1. Scipion est donc traité par Pompée comme un général en chef.
2. Tous ces faits semblent rigoureusement exacts. Du moins Cicéron trace-t-il un tableau analogue (Au., il, 6, 2 ; 11, 6, 6).
3. Pontifex maximus depuis 63.

Une accusation contre L. Afranius, celle d'avoir livré son armée, fut même portée devant Pompée par Acutius Rufus ; c'était là, à l'entendre, ce qui s'était passé en Espagne. Et L. Domitius fit au conseil une proposition aux termes de la­quelle, la guerre terminée, on distribuerait trois sortes de bulletins de vote pour les jugements aux membres de l'ordre sénatorial qui auraient fait la campagne dans le parti pompéien, pour juger chacun de ceux qui seraient restés à Rome et de ceux qui se seraient trouvés dans la zone soumise à Pompée sans apporter leur concours aux opérations militaires : l'un de ces bulletins servirait à voter l'acquittement, le second les condamnations capi­tales, le troisième les amendes. Bref, chacun ne s'occupait que d'obtenir pour soi-même des charges publiques ou des avantages d'argent ou de poursuivre ses haines per­sonnelles, et s'inquiétait seulement de savoir non pas par quels moyens on pourrait être vainqueur, mais comment il faudrait profiter de la victoire1.

César tâte l'ennemi et exerce ses troupes
III LXXXIV. Les approvision­nements en blé étaient consti­tués, le moral des troupes raf­fermi, et un temps suffisamment long s'était écoulé depuis les combats de Dyrrachium pour que César pensât con­naître assez à fond l'état de ses soldats ; aussi estima-t-il le moment venu de chercher à savoir quels étaient au juste l'intention et le désir qu'avait Pompée d'engager la bataille. Il fit donc sortir ses troupes du camp et prit ses formations de combat, d'abord sur les emplacements qu'il avait choisis et à une certaine distance du camp de Pompée, puis, les jours suivants, en s'éloignant davantage de son propre camp, et en amenant sa ligne jusqu'au pied des collines pompéiennes.

1. Il est difficile de trouver une formule plus dure. Elle s'inspire d'ailleurs de la phrase célèbre adressée par Maharbal à Hannibal, au lendemain de la bataille de Cannes, et que rappellera Tite-Live : « Vincere scis, Hannibal, sed uictoria uti nescis ».

Ce mouvement exaltait chaque jour davantage la confiance de l'armée. Il gardait ce­pendant, en ce qui concernait la cavalerie, la précédente tactique que nous avons notée1 : comme elle était très inférieure en nombre, il faisait combattre au milieu des cavaliers des soldats jeunes et alertes pris parmi ses troupes d'élite, avec un armement choisi pour sa légèreté, de façon à leur donner également, par une pratique jour­nalière, l'expérience de ce procédé de combat. Le résultat de ce système fut qu'un millier de cavaliers se sentaient capables de soutenir, même en terrain découvert, si besoin était, l'attaque de sept mille Pompéiens sans se laisser trop émouvoir par leur nombre. La preuve en est que César livra même à ce moment-là un combat de cavalerie qui lui fut favorable, combat où ecus, un des deux Allobroges qui, comme nous l'avons dit plus haut2, étaient passés aux Pompéiens, fut massacré avec un certain nombre d'ennemis.

Bâtaille de Pharsale Les préliminaires.  
III  LXXXV. Pompée, dont le camp était sur une colline établissait sa ligne de bataille
presque au bas de la pente, attendant toujours, visible­ment, que César s'engageât sur une position défavorable. César, voyant qu'il ne réussissait par aucun moyen à entraîner Pompée au combat, pensa que le meilleur plan de campagne était pour lui de lever le camp et d'être tou­jours en marche ; son but était, en changeant constam­ment de camp et en allant de différents côtés, de se ravi­tailler plus aisément en blé, de trouver peut-être en même

1. Cf. sup., 3, 75, 5.
2. Cf. sup., 3, 59 sqq.
3. On a beaucoup discuté sur l'emplacement des deux camps et sur la localisation exacte du champ de bataille, que certains ont même voulu situer sur la rive droite (nord) de l'Enipée. A qui, comme moi, n'a pas vu les lieux, il est difficile, et quelque peu impertinent, de prendre parti. Cependant la thèse la plus vraisemblable semble bien être celle de Stoffel, qui place le camp de César au nord-est de Pharsale et celui de Pompée à 5 kil. à l'est du premier, sur les contreforts du Karadja-Ahmet. Cf. Y. Béquignon, Études thessaliennes, I, dans Bull. Corresp. hellén., 1928, p. 9-44, excellente mise au point de la question. César ne nomme nulle part Pharsale.

temps, chemin faisant, quelque occasion d'engager le combat et de fatiguer par des étapes quotidiennes l'armée de Pompée, mal entraînée à l'effort1. Cette décision prise, le signal du départ était déjà donné, et les tentes pliées quand on vit que les lignes pompéiennes venaient, contre leur habitude journalière, de s'avancer à une certaine dis­tance du retranchement, de sorte qu'il paraissait possible d'engager la lutte sans désavantage. Alors César, la colonne déjà prête à sortir du camp, dit à ses soldats : « II nous faut remettre à plus tard notre marche ; c'est à la bataille que nous devons penser, cette bataille que nous avons toujours réclamée. Soyons tout prêts à combattre : nous n'en retrouverons pas facilement l'occasion. » Et bien vite il fait poser le chargement et sortir les troupes du camp.

Discours de Pompée.
III LXXXVI. Pompée aussi, comme on le sut plus tard, s'était, sur les exhortations de tous les siens, décidé au combat. Il avait même dit au conseil, les jours précé­dents, que l'armée de César serait mise en fuite avant l'at­taque générale. Cette affirmation ayant étonné beaucoup de gens, il ajouta : « Je sais bien que je vous promets là quelque chose de presque incroyable : mais écoutez le plan que j'ai formé, et vous marcherez au combat avec plus d'assurance. J'ai déterminé notre cavalerie, et elle s'est engagée à le faire, à attaquer, quand on serait arrivé plus près, l'aile droite de César, par le flanc découvert2, à prendre à revers la ligne ennemie, et à mettre ainsi en fuite l'armée prise de panique avant que de notre côté nous ayons tiré sur l'ennemi un seul projectile.

1. On l'a constaté plus haut, 3, 77, 3.
2. L'aile gauche de César était appuyée à l'Enipée, mais l'aile droite

De cette façon, ce sera sans danger pour l'infanterie, et presque sans pertes, que nous terminerons la guerre. Et l'opéra­tion est des plus faciles, tant est grande la supériorité de notre cavalerie. » En même temps il leur donna ordre de se tenir prêts pour le lendemain, et, puisque la possibi­lité de combattre leur était offerte, comme ils l'avaient si souvent demandé, à ne pas tromper son propre espoir ni celui des autres chefs.

Discours de Labiénus.
III LXXXVII. Après lui La­biénus prit la parole ; il n'eut que des mots de mépris pour les troupes de César et exalta le projet de Pompée : « Ne crois pas, Pompée, dit-il, que ce soit là cette armée qui a soumis la Gaule et la Germanie. J'ai assisté à toutes les batailles, et ce n'est pas à la légère ni sans compétence que je le dis : c'est une partie infime de cette fameuse armée qui subsiste aujourd'hui : une grande partie a péri — tant de combats ont rendu cette perte inévitable ; — beaucoup d'autres ont été enlevés en Italie par les épidémies de l'automne1, beaucoup d'autres sont rentrés chez eux, beaucoup d'autres n'ont pas été em­barqués. N'avez-vous pas entendu dire qu'avec ceux qui sont restés là-bas sous prétexte de maladie on a cons­titué à Brindes des cohortes2? Ces troupes que vous voyez là ont été entièrement reformées au moyen des le­vées faites ces dernières années dans la Gaule citérieure, et la plupart proviennent des colonies transpadanes. Et du reste, tout ce qui était solide a péri au cours des deux batailles de Dyrrachium. »

était « en l'air ». Il faut noter de plus que l'ennemi avait avantage à attaquer, en règle générale, l'aile droite plutôt que l'aile gauche, puisque, le bouclier étant porté au bras gauche, le flanc droit des sol­dats était découvert. Aussi l'expression « latus apertum » désigne-t-elle, en langage militaire, la droite. Cf. Bellum Gallicum, éd. Budé, t. I, p. 20, note.
1. Cf. sup., 3, 2, 3.
2. Le texte dit : cohortes. César a-t-il laissé le chiffre en blanc?

Après ce discours, il jura qu'il ne rentrerait au camp que vainqueur, et engagea les autres à faire de même. Pompée approuva cette initiative et prononça le même serment ; et d'ailleurs personne parmi les autres n'hésita à jurer. Après cette séance du conseil, tout le monde se sépara plein d'espoir et de joie ; et déjà ils jouissaient d'avance de la victoire, car il leur semblait impossible que, pour une affaire d'une telle importance, un général si habile donnât des assurances qui fussent sans fondement1.

Ordre de bataille de Pompée.
III LXXXVIII. Lorsque César se fut approché du camp de Pompée, il se rendit compte que sa ligne de bataille était constituée à peu près de la façon suivante : à l'aile gauche, les deux légions dont César s'était dessaisi au début de leur dissentiment pour obéir au sénatus-consulte ; l'une était la première, l'autre la troisième 2 ; à cette aile se trouvait Pompée en personne. Le centre était tenu par Scipion avec ses légions syriennes. La légion de Cilicie3 ainsi que les cohortes espagnoles qu'Afranius avait, nous l'avons dit, amenées à Pompée4, avaient été placées à l'aile droite. Ces troupes étaient les plus solides que Pompée croyait avoir. Il avait intercalé les autres entre le centre et les ailes, et avait ainsi complété l'effectif à cent dix cohortes. Cela faisait 45.000 hommes, plus environ 2.000 rengagés, beneficiarii5 des anciennes armées qui étaient venus à lui et qu'il avait répartis sur toute sa ligne. Les autres cohortes, au nombre de sept, il les avait placées à la garde du camp et des points d'appui voisins.

1. Cf. sitp., 3, 83, 4, et la note, p. 77. •
2. Cf. Introd., p. ix. Ces deux légions, lorsqu'elles étaient sous les ordres de César, portaient les numéros VI et XV (Drumann-Groebe, III, 706-707).
3. Cf. sup., 3, 4, 1.
' 4. Il n'est nulle part question de ces cohortes dans le texte actuel de la Guerre civile. L'indication a pu disparaître dans une lacune : mais César a pu aussi croire l'avoir donnée alors qu'il n'en était rien.
5. Cî..sup., 1, 75, 2.

Son aile droite était couverte par un ruisseau dont les rives formaient un obstacle1, ce qui lui avait permis de masser contre l'ennemi toute sa cavalerie, tous ses archers et tous ses frondeurs à l'aile gauche.

Ordre de bataille de César.
III LXXXIX. César, conser­vant son ordre de bataille habituel, avait placé la dixième légion à l'aile droite et la neuvième à l'aile gauche, bien que cette dernière eût été terriblement réduite par les batailles de Dyrrachium2 : il lui adjoignit la huitième, de façon à former avec elles deux à peu près l'effectif d'une légion : ordre leur était donné de se soutenir l'une l'autre. Il avait en ligne quatre-vingts cohortes qui, au total, comprenaient 22.000 hommes : il avait laissé sept cohortes3 à la garde du camp. Il avait donné le commandement de l'aile gauche à Antoine, ce­lui de l'aile droite à P. Sylla, celui du centre à Cn. Domitius. Lui-même se plaça en face de Pompée. En même temps il se rendait compte du dispositif ennemi que nous avons exposé : craignant alors de voir son aile droite tournée par la nombreuse cavalerie adverse, il préleva vivement sur la troisième ligne une cohorte par légion, dont il forma une quatrième ligne qu'il opposa à la cava­lerie4 : il expliqua à ces cohortes ce qu'il attendait d'elles, et les prévint que le succès de la journée dépendait de leur valeur. En même temps, il défendit à la troisième ligne de se porter à l'attaque sans son commandement : quand il voudrait que ce mouvement soit exécuté, il ferait donner le signal à l'aide de son fanion.

1. Ce riuus semble bien ne pouvoir être que l'Enipée lui-même, bien que César le désigne plus loin par le mot « flumen » (3, 97, 4). Cf. Y. Béquignon, op. cit., p. 28-33. Les berges de l'Enipée, dans cette partie de son cours, en dominent le lit de 5 à 6 m.
2. Cf. sup., 3, 45 ; 3, 62 ; 3, 67-69.
3. Les mss. portent « cohortes II » ; mais César devait avoir à Pharsale, en tout, 87 cohortes. En effet, 11 légions (cf. 3, 6, 2 ; 3, 29, 2) = 110 co­hortes, dont il faut retrancher 15 (cf. 3, 56) et 8 (cf. 3, 78). Appien indique à la garde du camp 2.000 nommes, ce qui fait environ 7 co­hortes (Meusel).
4. Évidemment en flanc-garde sur la droite.

Exhortations de César.
III XC. En exhortant, comme il est d'usage à l'armée, ses troupes au combat, et en proclamant tout ce qu'il avait sans cesse fait pour elles, il rappela avant tout qu' « il pouvait prendre ses hommes à témoin de l'ardeur avec la­quelle il avait demandé la paix, des négociations qu'il avait entreprises par l'intermédiaire de Vatinius dans des conférences, et par l'intermédiaire d'Aulus Claudius avec Scipion, des efforts de toute sorte qu'il avait déployés aux abords d'Oricum pour obtenir de Libon l'envoi de par­lementaires1. Jamais il n'avait voulu ni dépenser inutile­ment le sang de ses soldats ni priver la république de l'une ou de l'autre des deux armées. » A la fin de ce dis­cours, les soldats réclamaient la bataille et étaient tout brûlants d'ardeur; la trompette donna le signal.

Belle attitude d'un centurion.
III XCI. Il y avait dans l'ar­mée de César un rengagé nommé Crastinus qui, l'année précédente, avait été primipile2 à la dixième légion; c'était un homme d'un courage extraordinaire. Le signal de l'attaque donné, il s'écria : « Suivez-moi, vous qui avez fait partie de mon manipule, et donnez à votre général le dévouement que vous lui avez promis. Voici la dernière bataille : quand nous l'aurons gagnée, César recouvrera son honneur, et nous notre liberté. » Et il ajouta en regar­dant César : « J'agirai aujourd'hui, Imperator, de façon à mériter, mort ou vivant, votre reconnaissance. » A ces mots, il s'élança le premier de l'aile droite et environ cent vingt soldats d'élite volontaires le suivirent.

Tactique de Pompée.
XCII. Il restait tout juste assez d'espace entre les deux lignes pour permettre aux armées de se lancer l'une contre l'autre.

1. Cf. sup., 3, 19, 2 ; 3, 57, 1 ; 3, 16-17. Noter, d'ailleurs, que l'initia­tive des pourparlers auxquels il est fait allusion dans ce dernier passage était venue de Libon. Pour l'ensemble du discours, cf. Introd., p. xxix.
2. Cf. t. I, p. 38, n. 1.

Mais Pompée avait donné l'ordre à ses troupes d'attendre l'attaque de César sans quitter leurs positions et de laisser notre ligne se disloquer : il avait adopté cette tactique, disait-on, sur les indications de C. Triarius
, de façon à briser le premier élan et la première ardeur de nos troupes, à créer des trous dans notre ligne, et à lancer à l'attaque sur des troupes en désordre des soldats qui auraient gardé leur formation. Il espérait aussi que les javelots arriveraient avec moins de force s'il maintenait ses groupes en place que si elles s'élançaient elles-mêmes au-devant des projectiles tirés contre elles, et aussi qu'après une course de longueur double les soldats de César seraient essoufflés et complètement harassés. Il nous semble, pour notre part, que Pompée eut tort d'agir ainsi, car une espèce d'ardeur de l'âme est un sentiment naturel et inné chez tout homme, et le désir de combattre l'enflamme. Ce sentiment, les chefs d'armée doivent non pas le réprimer, mais le favoriser, et ce n'est pas sans rai­son que s'est établi depuis la plus haute antiquité l'usage que sonne de toutes parts le signal de l'attaque, et que tous les soldats poussent de grands cris : on a pensé par là épouvanter l'ennemi et en même temps exciter la troupe 1.

La bataille. Déroute des Pompéiens.
XCIII. Mais lorsque nos soldats, au signal donné, se furent élancés, le javelot en avant, et qu'ils se furent aperçus que les Pompéiens res­taient immobiles, instruits par l'expérience et formés par les précédentes batailles,

1. La tactique de Pompée était cependant approuvée par certains historiens anciens : « II en est, dit Appien (2, 79), qui louent cette tac­tique comme excellente. César, lui, la blâme. » Ce blâme prouve, en tout cas, un grand souci des « forces morales ». Mais il marque aussi, visiblement, le désir de montrer à quel point la tactique de Pompée est en contradiction avec les traditions constantes de l'art militaire. En réalité, il y aura toujours, sur cette question, deux écoles.

ils ralentirent d'eux-mêmes leur allure et s'arrêtèrent à peu près au milieu du parcours pour ne pas être épuisés en abordant l'ennemi ; puis, quelques instants après, ils repartirent au pas de charge, lancèrent leurs javelots et dégainèrent rapidement, comme César le leur avait enjoint. Les Pompéiens, sans doute, se montrèrent à la hauteur de la situation1. Non seulement ils supportèrent la salve des projectiles ennemis, mais ils résistèrent au choc des légions, gardèrent leur formation et, après avoir lancé leurs javelots, tirèrent l'épée. En même temps la cavalerie, à l'aile gauche de Pompée, s'élança tout entière, selon les ordres reçus2, et toute la foule des archers se répandit. Notre cavalerie ne résista pas à leur charge, elle fut refoulée et céda un peu de ter­rain ; la cavalerie pompéienne ne l'en pressa que plus vive­ment, et commença à se déployer par escadrons et à tour­ner notre ligne par la droite. Lorsque César s'en aperçut, il donna à la quatrième ligne qu'il avait formée avec six cohortes le signal convenu3. Ces troupes s'élancèrent aussi­tôt en avant4 et firent en colonnes d'attaque une charge si vigoureuse contre les cavaliers de Pompée qu'aucun d'eux ne résista : tous tournèrent bride et non seulement cédèrent du terrain, mais se mirent aussitôt à fuir préci­pitamment pour gagner les crêtes les plus élevées. Après leur déroute, tous les archers et les frondeurs, qui res­taient en l'air sans défense ni protection, furent massa­crés. Du même élan, les cohortes débordèrent l'aile gauche pompéienne malgré la résistance de la ligne ennemie qui se maintenait, et la prirent à revers.

1. Éloge assez rare sous la plume de César. Mais, on a déjà pu le remarquer au livre I à propos des soldats de Pétréius et d'Afranius (cf. notamment 1, 85, 2), c'est aux chefs, non aux troupes, qu'il réserve le plus souvent ses critiques et son ironie. L'expression latine, huic rei defuerunt, se retrouve deux fois au début de la Guerre civile, 1, 1, 2 ; 1, 1, 4.
2. Cf. sup., 3, 86, 3. Elle était commandée par Labiénus, au dire de Plutarque (Pomp., 68, 1).
3. Cf. sup., 3, 89, 4 et n. 4.
4. En avant, c'est-à-dire contre l'ennemi, mais vers la droite par rap­port à l'attaque principale de César, pour dégager son flanc droit menacé par la cavalerie pompéienne.

III XCIV. En même temps, César donna l'ordre d'attaque à sa troisième ligne, qui n'avait pas été inquiétée et qui n'avait pas bougé jusqu'à ce moment de sa position. Alors, en face de ces troupes fraîches et intactes qui avaient relevé les éléments fatigués, et tandis que d'autres les prenaient à revers, les Pompéiens ne purent tenir et tous prirent la fuite. César ne s'était d'ailleurs point trompé en pensant que les cohortes qu'il avait placées en quatrième ligne contre la cavalerie seraient la cause déter­minante de la victoire, comme il l'avait lui-même annoncé en haranguant ses troupes. Ce furent elles en effet qui repoussèrent d'abord la cavalerie, elles qui massacrèrent les archers et les frondeurs, elles qui, après avoir tourné par la gauche la ligne pompéienne, décidèrent la déroute1. Mais Pompée, lorsqu'il vit sa cavalerie en fuite et qu'il comprit que les troupes en qui il avait le plus d'espoir étaient prises de panique, sans confiance non plus dans les autres, quitta les lignes, se porta tout d'une traite à cheval jusqu'au camp, et, s'adressant aux centurions qu'il avait mis de garde à la porte prétorienne2, il leur dit à voix haute pour que les soldats l'entendissent : « Gardez le camp et défendez-le sans défaillance s'il arrivait quelque malheur. Pour moi, je vais passer aux autres portes et affermir la défense. »

1. Cette phrase et la précédente ont été condamnées par Bentley et par Morstadt, peut-être avec raison. En effet, l'expression semble gauche, la grammaire douteuse (au lieu de oriretur, on attendrait « oriturum esset ; initium fugae facere » signifie d'ordinaire « prendre la fuite le premier », et non pas « décider la fuite de l'ennemi » ; le membre de phrase ut... pronuntiauerat insiste bien lourdement sur l'idée, etc.); enfin on peut trouver que la description de la fuite pompéienne est fâcheusement interrompue. Cf. Meusel, Krit. Ânhang, in loco. Cepen­dant, on peut aussi noter en sens contraire, avec L.-A. Constans, que cette digression, destinée à la fois à montrer la sagacité de César et à porter à l'ordre du jour les troupes de la 4P ligne, est tout à fait dans sa manière. Il s'agirait alors d'un premier jet.
2. C'est la porte qui fait face à l'ennemi.

A ces mots, il se dirigea vers le prétoire1, n'espérant plus une décision heureuse, mais attendant pourtant l'issue de la lutte.

Le camp pompéien est pris d'assaut. Fuite de Pompée.
III XCV. Lorsque les Pom­péiens en fuite eurent été ra­menés à l'intérieur du retran­chement, César, pensant qu'il ne fallait pas laisser un instant de répit à un ennemi en proie à la panique, exhorta ses troupes à profiter des fa­veurs de la Fortune et à donner l'assaut. Quoique fati­guées par la forte chaleur — car l'affaire s'était prolongée jusqu'à midi (2) — elles étaient prêtes à tout et obéirent à l'ordre donné. Le camp était défendu activement par les cohortes qui y étaient restées pour le garder, et beaucoup plus vivement encore par les Thraces et les autres auxi­liaires barbares. Car les soldats qui avaient quitté les lignes pour s'y réfugier, pleins d'épouvanté et rompus de fatigue, et dont la plupart avaient jeté leurs armes et leurs enseignes militaires, pensaient plutôt au moyen de continuer leur fuite qu'à la défense du camp. Mais ceux qui s'étaient mis au rempart ne purent pas non plus sup­porter bien longtemps la grêle de projectiles : accablés de blessures, ils quittèrent la place, et tous aussitôt, sous la conduite des centurions et des tribuns militaires, se réfu­gièrent sur les montagnes fort élevées qui avoisinaient le camp.

III XCVI. Dans le camp de Pompée on put voir des ton­nelles dressées, un grand étalage d'argenterie, le sol des tentes tapissé de mottes de gazon fraîchement coupées, et même les tentes de L. Lentulus et d'un certain nombre d'autres protégées avec du lierre, et toutes sortes d'autres

1.Le  « praetorium » est la tente du général en chef. César n'ajoute aucun commentaire à la description de l'attitude de Pompée, qui n'en est que plus frappante.
2. La bataille s'était engagée au lever du soleil (Plutarque, Caes., 43. 3), le 9 août (soit le 29 juin du calendrier julien). Les chaleurs estivales de cette région sont très pénibles.

raffinements qui témoignaient d'un luxe excessif et d'une confiance trop grande dans la victoire ; on pouvait aisé­ment se rendre compte que ces hommes qui cherchaient à se procurer ces jouissances superflues n'avaient eu aucune inquiétude sur l'issue de la journée1. Mais c'étaient ces gens-là qui reprochaient à l'armée de César, si pauvre et si endurante, sa mollesse, à elle qui avait toujours man­qué du nécessaire ! Quand nos troupes se trouvaient déjà à l'intérieur du retranchement, Pompée, ayant trouvé un cheval, quitta ses insignes de commandement, se jeta hors du camp par la porte décumane et gagna directement Larisa à bride abattue 2. Il ne s'y arrêta pas : continuant sa course avec la même vitesse, il rejoignit quelques-uns de ses soldats en fuite, et, sans interrompre sa marche pen­dant la nuit, avec trente cavaliers d'escorte, il atteignit la mer et il s'embarqua sur un navire à blé3, se plaignant souvent, dit-on, d'avoir été trompé dans son attente au point que ceux de qui il avait espéré la victoire parussent précisément, en donnant le signal de la déroute, l'avoir presque trahi.

Poursuite des débris de l'armée pompéienne. Leur capitulation.
III XCVII. Une fois maître du camp, César demanda instamment à ses soldats de ne pas laisser échapper, en ne s'intéressant qu'au butin, l'occasion de terminer l'affaire. Ce point obtenu, il se mit à entourer la montagne4 d'une ligne de contrevallation. Comme cette montagne n'avait pas d'eau, les Pompéiens ne s'y sentirent pas en sûreté : ils quittèrent la position et commencèrent tous à battre en retraite par les crêtes de la montagne en direction de Larisa. Voyant ce mouvement, César divisa ses forces : il fit rester une partie des légions dans le camp de Pompée,

1. Je n'ai pu rendre par le même mot « non necessarias... necessarium. »
2. Cf. Velléius, 2, 53, 1 ; Plutarque, Pomp., 73 sqq.
3. A l'embouchure du Pénée, à 80 kil. à vol d'oiseau de Pharsale.
4. La montagne où s'étaient réfugiés les Pompéiens fugitifs, et qui

en renvoya une partie dans son propre camp, prit avec lui quatre légions, entreprit, par un chemin plus facile1, de couper la retraite aux Pompéiens, et, après avoir parcouru six mille pas, prit la formation de combat. A cette vue les Pompéiens firent halte sur une montagne. Un cours d'eau en baignait le pied8. César prononça devant ses troupes des paroles d'encouragement, et, malgré la fatigue qui les accablait après une journée entière d'efforts ininter­rompus, malgré la nuit qui approchait déjà, fit faire un re­tranchement pour couper la montagne de la rivière, de fa­çon à empêcher les Pompéiens de s'approvisionner d'eau pendant la nuit. L'ouvrage achevé, l'ennemi envoya des parlementaires et commença des pourparlers en vue d'une capitulation. Quelques membres de l'ordre sénatorial qui s'étaient joints aux troupes profitèrent de la nuit pour chercher leur salut dans la fuite.

III XGVI1I. Dès l'aube, César enjoignit à tous ceux qui s'étaient arrêtés sur la montagne de descendre des hau­teurs dans la plaine et de jeter leurs armes. Lorsqu'ils l'eurent fait sans protestation, et que, les mains étendues, ils se furent jetés à terre pour demander grâce en pleu­rant, César les rassura, les fit se relever, leur dit quelques mots de sa clémence pour diminuer leur effroi, leur laissa la vie à tous, et recommanda à ses soldats qu'il ne leur fût fait aucune violence, et qu'on ne leur enlevât rien de ce qui leur appartenait. Ces soins une fois pris, il fit venir du camp pour le rejoindre d'autres légions, tandis que celles qu'il avait amenées avec lui avaient ordre de se reposer à leur tour et de retourner au camp, et, le même jour, il atteignit Larisa.

serait, si l'on suit Stoffel, une croupe faisant partie du massif du KaradjaAhmet.
1. C'est-à-dire en remontant la vallée de l'Enipéa (sans qu'il soit besoin de supposer avec Stoffel que César a franchi deux fois la rivière, car le chemin ne serait pas alors plus facile. Il a pu rester sur la rive gauche]. Cf. l'article de Béquignon cité supra, p. 78, n. 3.
2. Selon Stoffel, la montagne est le Karadja-Ahmet, et le  « cours d'eau » l'Énipée lui-même. Mais il reste malgré tout un peu étrange que César l'appelle ici « flumen », alors qu'il l’a nommé « riuu ».

Bilan de la bataille.
III XCIX. Dans cette bataille, il n'eut pas à déplorer la mort de plus de deux cents soldats, mais il perdit une trentaine de centurions d'un beau courage. Crastinus, de qui nous avons parlé plus haut1, périt lui aussi en combattant avec une bravoure héroïque, d'un coup d'épée en plein visage. Et ce qu'il avait dit en partant au combat se vérifia. Car César estimait que dans cette bataille la vaillance de Crastinus avait été extraordinaire et pensait qu'il lui devait une grande reconnaissance. Dans l'armée pompéienne, les pertes en tués paraissaient être d'environ 15.000 hommes 2 ; en tout cas, plus de 24.000 s'étaient rendus — car les cohortes qui occupaient les points d'appui capitulèrent elles aussi entre les mains de Sylla —, beaucoup d'autres cherchèrent un refuge dans les cités voisines ; on apporta à César après la bataille 180 enseignes militaires et 9 aigles. L. Domitius, qui avait quitté le camp pour se réfugier dans la montagne, à bout de forces, fut tué par nos cavaliers.

Tentative de Lélius devant Brindes.
III C. A la même époque, D. Lélius amena sa flotte devant Brindes et occupa, de la même manière que l'avait fait Libon, ainsi que nous l'avons exposé précédemment3, l'île située en face du port. De la même façon aussi Vatinius4, qui commandait la place de Brindes, après avoir ponté et équipé des barques, attira les navires de Lélius, prit dans le goulet du port une quinquérème qui s'était avancée trop loin et deux autres vaisseaux plus petits et, continuant à suivre la même tactique, commença à disposer des postes de cavalerie pour empêcher les marins de s'approvisionner en eau.

1. Cf. sup., 3, 91, 1.
2. Le chiffre semble considérable. Plutarque et Appien rapportent qu'Asinius Pollion (témoin oculaire) parlait de 6.000 morts.
3. Cf. 3, 23, 1.
4. Entendez : « De la même façon qu'avait opéré alors Antoine » (cf. sup., 3, 24).

Mais Lélius, qui profitait d'une saison plus favorable pour la navigation, faisait apporter de Corcyre et de Dyrrachium par des navires de transport l'eau pour ses troupes sans se laisser détourner de ses projets, et, tant que l'on n'eut pas connaissance de la bataille de Thessalie1, ni l'hu­miliation d'avoir perdu des vaisseaux ni la disette ne pu­rent le chasser du port et de l'île2.

Cassius à Messine et à Vibo.
III CI. A peu près vers le même moment Cassius, à la tête de la flotte de Syrie, de Phénicie et de Cilicie3, vint en Sicile ; la flotte de César y était divisée en deux escadres d'égale force, dont l'une, que commandait le préteur P. Sulpicius, était dans les eaux de Vibo4, et l'autre, commandée par M. Pomponius, dans celles de Messine ; Cassius arriva soudainement devant Messine avant que Pomponius eut entendu parler de son approche, le surprit dans une grande confusion, car les vaisseaux n'étaient point gardés et l'escadre était dans un complet désordre, chargea de résine, de poix, d'étoupe et de toutes sortes de matières inflammables des navires de transport, les lança, grâce à un vent violent et favo­rable, sur la flotte de Pomponius et en brûla tous les vais­seaux, au nombre de trente-cinq, dont vingt étaient pon­tés. Cette catastrophe fit naître une telle épouvante que, malgré la présence à Messine d'une légion qui y tenait garnison, on eut beaucoup de peine à défendre la ville : et si à ce moment même certaines nouvelles de la victoire de César n'avaient pas été apportées par des relais de cavaliers, presque tout le monde pensait que la perte en était certaine.

1. C'est le nom que César donne à la bataille de Pharsale.
2. Au contraire de ce qu'avait fait Libon (cf. sup., 3, 24, 4), qui, lui, avait quitté Brindes, poussé précisément, à en croire César, par ces deux mêmes motifs : « qua necessitate » (i. e. aquae inopia) et ignominia (mise en fuite de ses quadrirèmes et prise de l'une d'elles) permotus Libo discessit a Brundisio. Cf. d'ailleurs la note, in loc.
3. Cf. sup., 3, 5, 3.
4. Après Vibonem, Forchhammer a supprimé avec raison les mots  « ad fretum » « près du détroit », ajoutés évidemment par un géographe amateur. Vibo (Bieona) est à 60 kil. au moins du fretum Siculum.

Mais, grâce à l'arrivée si opportune de ces nou­velles, la place fut défendue. Cassius se dirigea alors sur Vibo, contre la flotte de Sulpicius, et comme la même crainte qu'à Messine1 avait fait amener à terre nos na­vires, au nombre d'une quarantaine, l'ennemi opéra de la même façon : Cassius profita d'un vent favorable pour lancer des navires de transport préparés pour porter l'in­cendie, et, le feu ayant pris aux deux extrémités de la ligne, cinq vaisseaux furent brûlés. La flamme, sous la violence du vent, gagnait de plus en plus, lorsque des sol­dats des vieilles légions — des malades qui avaient été laissés pour garder l'escadre —, ne pouvant supporter pareille honte, embarquèrent sans ordres, prirent le large, se lancèrent sur la flotte de Cassius et s'emparèrent de deux quinquérèmes dans l'une desquelles se trouvait Cassius : mais une chaloupe le recueillit et il réussit à s'échapper. On prit aussi deux trirèmes. Peu de temps après on fut renseigné sur la bataille de Thessalie, de telle sorte que les Pompéiens eux-mêmes durent y ajouter foi ; car jusque-là ils s'imaginaient que c'était une inven­tion des officiers et des partisans de César. Sur ces nou­velles, Cassius quitta ces parages avec sa flotte.

1. E. Hoffmann supprime du texte les mots « propter eundem timorem », parce qu'il est peu vraisemblable que la nouvelle de ce qui s'était passé à Messine ait pu parvenir si vite à Vibo (Bivona], et que d'ailleurs cette manœuvre n'avait pas été faite à Messine. Mais César ne dit point que les gens de Vibo aient agi comme ceux de Messine. En ce qui regarde la première objection, on peut répondre que, de l'autre côté du détroit, on avait vu la flotte pompéienne incendier les vaisseaux césariens, et rien n'empêche que le bruit de ce désastre se soit très rapidement répandu jusqu'à Vibo, qui n'était guère qu'à 80 kil. de Rhegium (Reggio). Meusel fait remarquer qu'amener à terre les vaisseaux était le plus mauvais moyen de les garantir de l'incendie. Cependant cette tactique parait avoir été régulièrement employée contre des forces supérieures. 11 n'en reste pas moins que le texte de ce passage n'est pas sûr et que le membre de phrase suivant ne peut être conservé tel que .

 

Pompée poursuivi par César est repoussé d’Asie Mineure.
III CIl. César pensa qu'il  lui fallait tout abandonner pourpoursuivre Pompée, quel que fût le lieu où il se serait retiré
après sa fuite, pour l’empê­cher de lever de nouvelles troupes et de recommencer la guerre ; aussi avançait-il chaque jour de toute la distance qu'il pouvait couvrir avec la cavalerie ; une légion devait le suivre en faisant de moins longues étapes (1). A Amphipolis, un décret était affiché au nom de Pompée, portant que toute la jeunesse de la province, aussi bien les Grecs que les citoyens romains, devrait se rassembler pour prêter serment (2). Mais Pompée avait-il promulgué cet édit pour détourner les soupçons, de façon à cacher le plus long­temps possible sa résolution de fuir plus loin, ou bien voulait-il essayer, après avoir levé de nouvelles troupes, et si personne ne l'attaquait, de tenir la Macédoine? C'est ce qu'on ne pouvait décider. Quant à lui, en tout cas, il ne s'arrêta qu'une nuit, à l'ancre (3), fit venir auprès de lui les amis qu'il avait à Amphipolis, récolta les fonds qui lui étaient nécessaires, puis, apprenant que César approchait (4), il partît et arriva à Mytilène en quelques jours (5). II y fut bloqué deux jours par la tempête, et ensuite, après s'être adjoint quelques bâtiments légers, il gagna la Cilicie, et de là Chypre. Là il apprend que, par décision unanime, les habitants d'Antioche et les citoyens romains qui y fai­saient le commerce avaient pris les armes pour lui inter­dire l'accès de la ville et avaient envoyé des courriers

1. Ce serait, d'après Stoffel, la 6°.
2. Le serment militaire.
3. Pour pouvoir prendre immédiatement le large en cas d'alerte.
4. Pompée a dû passera Amphipolis la nuit du 12 au 13 août. César n'a guère pu y arriver avec sa cavalerie que le 18 (Stoffel).
5. C'est la qu'au début de la guerre il avait laissé sa femme Cornélie. Là non plus, d'après Plutarque, Pompée ne débarqua pas ; il fit monter Cornélie à bord (Pomp., 73-74). Lucain (8, 35 sqq.) a  romancé  la scène, en développant surtout te récit de Plutarque ; mais il fait débarquer Pompée à Mytilène, tandis que, dans PIutarque, c'est un mes­sager qui va apprendre le désastre à Cornélie. La femme de Pompée, de qui les historiens s'accordent à peindre l'héroïsme, était fille de Scipion.

pour avertir les Pompéiens que l'on disait s'être réfugiés dans les régions voisines de ne pas venir à Antioche : s'ils y venaient, leur vie serait en grand danger. Le même accueil avait été fait à L. Lentulus, qui avait été consul l'année précédente, au consulaire P, Lentulus et à quelques autres à Rhodes. Tandis qu'après la déroute ils suivaient Pompée, à leur arrivée dans l'île où leur avait interdit l'accès de la place et du port, et on leur avait notifié d'avoir à s'éloigner ; bien malgré eux, ils levèrent l'ancre. Et déjà le bruit de l'approche de César parvenait jusqu'à ces villes.

Il gagne l'Egypte et sollicite l'hospitalité de Ptolémée situation.
III CIII. Au courant de cette situation, Pompée abandonna  le projet de gagner la Syrie
enleva l'argent des compa­gnies fermières, fit des emprunts à plusieurs particuliers, chargea sur ses vaisseaux quantité de monnaie de cuivre pour le paiement de la solde, embarqua deux mille hommes armés, dont les uns avaient été levés parmi les esclaves des compagnies et les autres demandés aux com­merçants, chaque maître ayant désigné parmi ses esclaves ceux qu'il jugeait aptes au métier des armes, et gagna Péluse (1). Le roi Ptolémée, un enfant, s'y trouvait juste­ment ; avec de nombreuses troupes, il faisait la guerre à sa sœur Cléopâtre qu'il avait, quelques mois plus tôt, chas­sée du pouvoir avec l'aide de ses parents et de ses favoris (2);

1. Non sans hésitations ni délibérations préalables (cf. Plut arque, Pomp., 77).
2. D'après le testament de leur père Ptolémée Aulète, mort en 51, Ptolémée et Cléopâtre devaient régner ensemble. Ptolémée n'était encore qu'un enfant (il avait environ treize ans en 48), mené par son entourage qui trouvait gênante la présence de Cléopâtre, âgée d'une vingtaine d'années, avait renvoyé sa soeur qui s'était réfu­giée en Syrie et cherchait alors à reprendre la pouvoir.

le camp de Cléopâtre était peu éloigné du sien. C'est à lui que Pompée fit demander, en souvenir des liens d'hospita­lité et d'amitié qui l'avaient uni a son père (1), de lui donner asile à Alexandrie, et de le protéger avec son armée dans le malheur qui l'accablait. Mais les messagers qu'il avait envoyés, une fois leur mission remplie, se mirent à causer trop librement avec les soldats du roi, et les engagèrent à prêter leur appui à Pompée et à ne pas dédaigner son infortune. Parmi ces soldats, beaucoup avaient servi sous les ordres de Pompée ; c'était un détachement de son armée dont Gabinius avait pris le commandement en Syrie, qu'il avait fait passer à Alexandrie (2), et qu'il avait, la guerre finie, laissé auprès de Ptolémée, le père du jeune roi.

Traîtrise des Égyptiens. Mort de Pompée.       
III CIV. Apprenant   alors  ces conversations, les   favoris du roi qui, à cause de son âge, avaient la régence (3), craignant peut-être, comme ils le déclaraient plus tard, qu'après avoir gagné l'armée royale, Pompée ne s'emparât d'Alexandrie et de l'Egypte, ou bien dédaignant son infortune — l'amitié se change bien souvent, dans le malheur, en hostilité —, donnèrent osten­siblement aux députés une réponse cordiale et invitèrent Pompée à se rendre auprès du roi ; mais, après une délibé­ration secrète, ils envoyèrent Achillas préfet royal, un homme qui ne reculait devant rien, et le tribun militaire L. Septimius avec mission d'assassiner Pompée.

1. En 57, Ptolémée Aulète, chassé de son royaume par une sédition, était allé réclamer du secours à Rome, et avait été l'hôte de Pompée, qui le lit rétablir sur le trône par A. Gabinius, gouverneur de Syrie. Aulète avait déjà eu recours à Pompée en 59.
2. En 55 a. C. Cf. sup, 3, 4,4.
3. Pothin, Achillas et le rhéteur Théodote de Chios, précepteur du jeune roi. Ce rhéteur surtout, à en croire les historiens (Plutarque, Pomp., 77, 2 ; Appien, 2, 84 ; Dion, 42, 3), conseilla l'assassinat, moins par méchanceté ou par politique, prétend Plutarque, que « pour étaler son éloquence ». Vraie ou non, cette explication est un bien curieux témoignage de l'importance qu'on accordait, du moins au temps de Plutarque, à la déclamation, et de l'empire qu'elle exerçait sur les esprits.

Ils l'abor­dèrent cordialement, et lui, mis en confiance parce qu'il connaissait un peu Septimius qui avait commandé une centurie sous ses ordres pendant la guerre des pirates (1), s'embarque sur un petit canot avec quelques-uns des siens ; il y est mis à mort par Achillas et Septimius (2). On arrête aussi, par ordre du roi, L. Lentulus, et on l'égorgé dans sa prison.

César en Asie. Prodiges.      
III CV. Arrivé en Asie (3), César y découvrait que T. Ampius
avait essayé d'enlever d'Éphèse, du temple de Diane, le trésor, et qu'il avait convoqué à ce sujet tous les sénateurs de la province afin de lui servir de témoins pour l'argent qu'il prendrait ; mais que, interrompu par l'arrivée de Cé­sar, il s'était enfui. Ainsi, en deux circonstances, César sauva le trésor d'Éphèse (4)... (lacune). De même on avait constaté, après calcul et compte fait des jours écoulés, qu'à Elis, dans le temple de Minerve, à la date même où César avait été vainqueur, une statue de la Victoire qui avait été placée devant celle de Minerve et qui jusqu'alors lui avait fait vis-à-vis, s'était tournée vers les portes d'entrée du temple. Le même jour, à Antioche de Syrie, on entendit par deux fois la clameur d'une armée et le son des trom­pettes de façon si formidable qu'on vit courir de tous côtés sur les remparts la cité en armes. Le même fait se pro­duisit à Ptolémaïs ;

1. En 67.
2. Le 28 septembre, la veille (ou le lendemain) de ses cinquante-huit ans.
3. D'Amphipolis, César avait, par la Thrace, atteint l'Hellespont, qu'il franchit, avec l'aide d'une flottille de fortune, vers le 18 septembre.
4. Il faut admettre après ces mots une lacune ; dans le texte perdu devait commencer l'énumération des prodiges (cf. Plutarque, Caes., 47 ; Pomp., 68 ; Lucain, 7, 172 sqq.), qui continue dans les lignes suivantes.

et à Pergame, dans le sanctuaire secret du temple dont l'accès est interdit, sauf aux prêtres, et que les Grecs appellent adyta, les tambourins résonnèrent. , A Tralles aussi, dans le temple de la Victoire où avait été consacrée une statue de César, on montrait une palme qui avait poussé dans le pavement dans les joints des pierres.

César à Alexandrie. Sédition populaire.
III CVI. César ne s'attarda que quelques jours en Asie ; lors­qu'il eut appris que Pompée avait été aperçu à Chypre, conjecturant qu'il se dirigeait sur l'Egypte à cause de ses relations avec ce royaume et des autres facilités que lui offrait le pays, il partit avec une légion dont il s'était fait suivre depuis la Thessalie, et une seconde qu'il avait fait amener d'Achaïe par son légat Q. Fufius, huit cents cavaliers, dix navires de guerre rhodiens et quelques autres qui venaient d'Asie, et gagna Alexandrie1. L'effectif de ces légions était d'environ 3.200 hommes ; les autres, que les blessures reçues sur les champs de bataille et la fatigue de la longue route avaient épuisés, n'avaient pu suivre. Mais César, qui comptait sur le retentissement de ses victoires, n'avait pas hésité à par­tir avec ces faibles moyens, estimant qu'il trouverait par­tout une égale sécurité. A Alexandrie, il apprend la mort de Pompée2, et, au moment même où il débarque, il entend les cris des soldats que le roi avait laissés en garni­son dans la place,

1. Il fit le trajet par mer et parut sept jours après, ayant fait escale à Rhodes, devant Alexandrie (le 4 octobre, d'après Stoffel).
2. L'assassinat de Pompée avait eu lieu quelques jours avant (le 28 septembre). Les historiens rapportent que Théodote vint présenter à César, avant son débarquement, la tête de son rival. Plutarque rap­porte qu'il détourna les yeux, « ne pouvant supporter la vue du misé­rable » qui lui présentait un pareil trophée, et qu'il pleura lorsqu'on mit entre ses mains le sceau de Pompée. L'anecdote est racontée de façon théâtrale par Lucain, 9, 1010 sqq., qui se refuse à admettre la sincérité de César. De fait, Théodote resta impuni du vivant de ce der­nier : cf. Carcopino, Hist. rom., II, 869.

et voit la foule se ruer contre lui, parce qu'il était précédé de ses faisceaux1. Tout le peuple répé­tait que c'était là une atteinte à la majesté royale. Cette émeute se calma ; mais tous les jours suivants la foule ne cessa de se rassembler et de provoquer des désordres, et beaucoup de soldats furent assassinés dans les rues de la ville, dans tous les quartiers.

Dispositions de César.
III CVII. En face de cette si­tuation, César fit venir d'Asie d'autres2 légions, qu'il avait formées avec des soldats de Pompée. Car lui-même était absolument empêché de par­tir à cause des vents étésiens3 qui sont tout à fait con­traires aux navigateurs qui veulent quitter Alexandrie. Il estimait en même temps que le différend entre Ptolémée et Cléopâtre était du ressort du peuple romain et du sien propre en sa qualité de consul, et que la chose le regardait d'autant plus que c'était sous son premier consulat qu'une alliance avait été conclue avec Ptolémée le père à la suite d'une loi et d'un sénatus-consulte4 : aussi fît-il connaître qu'il voulait voir le roi Ptolémée et sa sœur Cléopâtre licencier leurs armées et faire trancher le différend par voie juridique devant lui plutôt qu'entre eux par les armes.

Traîtrise de Pothin.
III CVIII. Le gouverneur du roi, à cause du jeune âge de ce dernier, avait la régence du royaume ; c'était un eunuque du nom de Pothin.

1. Ce sont les faisceaux consulaires.
2. Au lieu de « alias », que portent les mss., on a conjecturé, peut-être avec raison, « duos », «  deux légions » . 11 semble possible cependant de garder le texte des mss.
3. Vents qui, à cette saison, soufflent du nord-ouest. Il est permis de croire que César obéissait à d'autres raisons en prolongeant son séjour en Egypte. D'ailleurs, il le reconnaît lui-même dans la phrase qui suit.
4. En 59, sous le consulat de César, Ptolémée Aulète avait été déclaré « socius atque amicus populi Romani ». Sur les faits et sur l'attitude de Cé­sar, cf. Carcopino, Hist. rom., Il, 685. Voir aussi Cicéron, Att., 2, 17, 2.

Il se mit d'abord à gémir et à s'indigner au milieu de ses familiers de voir le roi cité en jus­tice ; puis, ayant trouvé parmi les favoris du roi quelques hommes pour seconder ses projets, il fit secrètement venir l'armée de Pélusium à Alexandrie, et mit à la tête de toutes les troupes ce même Achillas de qui nous avons fait mention plus haut1. Une fois ce dernier bien excité et enorgueilli par ses promesses et celles du roi, il l'instruisit par une lettre et des émissaires de ses intentions. Dans le testament de Ptolémée le père avaient été inscrits comme héritiers l'aîné des deux fils et la plus âgée des deux filles2. Que ces volontés fussent respectées, Ptolémée en conjurait le peuple romain dans le même testament au nom de tous les dieux et des traités qu'il avait faits à Rome. Un exemplaire de ce testament avait été apporté à Rome par une délégation pour qu'il fût déposé dans l’aerarium (mais comme, à cause des troubles civils, on n'avait pu en faire le dépôt, il fut placé chez Pompée) ; un second exemplaire identique, laissé à Alexandrie et authentiqué par les sceaux des témoins, était produit pu­bliquement 3.

L'armée égyptienne marche contre César.
III CIX. Pendant que l'affaire se discutait devant César, qui désirait avant tout apaiser les querelles des souverains en tant qu'ami et arbitre com­mun, on apprend tout à coup que toute l'armée royale avec la cavalerie marche sur Alexandrie4.

1. Le verbe « memini » n'est employé nulle part ailleurs dans l'œuvre de César ni dans celle de Cicéron au sens qu'il a ici, « faire mention de ».
2. Les deux autres enfants de Ptolémée Aulète étaient Ptolémée le Jeune (plus tard Ptolémée XV) et Arsinoé.
3. C'est donc en redresseur de torts et en champion de la justice, au nom du peuple romain, que se présente César. L' « aerarium », dans le temple de Saturne et d'Ops, servait de dépôt d'archives en même temps que de trésor.
4. L'armée qui était à Péluse et qui s'opposait jusque-là aux troupes de Cléopâtre.

Les troupes de César n'étaient pas encore du tout assez nombreuses pour qu'il pût compter sur elles s'il avait fallu livrer bataille en rase campagne. Il ne lui restait qu'un parti à prendre, c'était de garder les positions qu'il occupait dans la place et d'arriver à connaître les intentions d'Achillas. Il donna cependant l'ordre à tous ses soldats de rester en armes, et pria le roi de prendre dans son entourage les hommes les plus influents qu'il pourrait trouver pour les envoyer à Achillas et lui signifier quelle était sa volonté (1). Le roi choisit Dioscoridès et Sérapion, qui avaient tous deux été ambassadeurs à Rome et avaient eu beaucoup d'influence auprès de son père Ptolémée ; ils allèrent trouver Achillas. A peine étaient-ils arrivés en sa présence que ce dernier, sans les écouter, sans même s'informer du motif de leur mission, les fit saisir et massacrer ; l'un d'eux, étourdi par sa blessure, fut enlevé pour mort par les siens; l'autre périt. Après cet événement, César s'arrangea pour être maître de la personne du roi, pensant que le nom royal était d'un grand poids auprès des Égyptiens, et de façon a montrer que la guerre avait été entreprise sur l'initiative d'un petit groupe de brigands plutôt que sur celle du roi (2).

Composition de cette armée.
III CX. Les troupes d'Achillas étaient ainsi constituées que ni par leur nombre ni par leur composition ni par leurs connaissances militaires elles ne semblaient méprisables. Il avait sous les armes un effectif de 20.000 hommes. Ces troupes étaient formées par les soldats de Gabinius (3),

1. « Quid esset suae uolunlalis » : exactement. • ce qui était relativement à sa volonté n. La tournure avec ce génitif partitif se retrouve assez fréquemment dans les Commentaire.
2. Bien entendu, Ptolémée, quoique étroitement surveillé par César, restait absolument libre en apparence, et les honneurs royaux conti­nuaient à lui être rendus, Pothin, comme on le verra par la suite, était avec le roi. Dans ces conditions, les forces qui s'attaquaient à César semblaient s'en prendre en même temps à la personne royale.
3. Cf. $up., p. 95, n. 1, et Index, s. v. Gabinius.

qui avaient déjà pris l'habitude de la vie relâchée que l'on menait à Alexandrie, avaient oublié le nom et la discipline du peuple romain, s'étaient mariés et avaient pour la plupart des enfants (1). A eux s'ajoutaient des hommes qu'on avait recrutés parmi les pirates et les brigands de Syrie, de Cilicie et des régions voisines. De plus, beaucoup de condamnes à mort et de bannis s'étaient rassemblés là; pour tous nos esclaves fugitifs, Alexandrie offrait un asile assuré, une si­tuation assurée : il leur suffisait de s'enrôler dans l'armée. S'il arrivait que l'un d'eux fût appréhendé par son maître, les soldats s'entendaient pour l'arracher de ses mains : ils protégeaient leurs camarades contre la violence qui leur était faite comme s'il s'agissait d'un danger personnel, puisqu'ils se trouvaient dans le même cas. C'étaient ces hommes-là qui exigeaient la mort des favoris du roi, c'étaient eux qui mettaient au pillage les biens des riches, qui assiégeaient le palais royal pour obtenir une augmen­tation de solde, qui chassaient du pouvoir ceux-ci, qui y appelaient ceux-là, selon une antique coutume de l'armée d'Alexandrie. De plus, il y avait deux mille cavaliers. Toutes ces troupes avaient vieilli dans les nombreuses guerres d'Alexandrie, elles avaient rétabli sur son trône Ptolémée le père, elles avaient massacré deux fils de Bibu­lus (2), elles avaient guerroyé contre les Égyptiens. Telle était leur expérience militaire.

1. Ces détails, qui montrent chez ces hommes un certain relâche­ment où l'on pourrait voir un avantage pour César, sont donnés en réalité pour faire sentir à quel point ces Romains ont oublié Rome. II est impossible d'essayer de les ramener. D'autre part, ces hommes peuvent être redoutables, mais ils sont en même temps méprisables par la vie qu'ils mènent ou par les milieux où ils sont recrutés ; ils forment des bandes, mais non une armée.
2. En 50, M. Calpurnius Bibulus, qui gouvernait la Syrie, avait envoyé deux de ses fils a Alexandrie, on ne sait au juste pour quelle rai­son, ils y furent massacrés par les troupes de Gabinius, peut-être parce qu'on savait que Bibulus, pendant son consulat, s'était montré hostile au rétablissement de Ptolémée Aulète (cf. Valère Maxime, 1, 1, 15; Sénéque, ad Marc., 14,2).

Bataille dans Alexandrie.  
III CXI. Achillas, confiant dans ces troupes et jugeant mépri­sable la petite armée de César, occupait Alexandrie, sauf le quartier que tenaient César et ses soldats1. Dès la pre­mière attaque, l'ennemi chercha à enlever la maison qu'il habitait, mais César, qui avait fait prendre position à ses cohortes dans les rues, soutint l'assaut. On se battit aussi sur le port, et c'est ce qui donna au combat beaucoup plus d'ampleur. Car, tandis qu'on se battait dans un grand nombre de rues par petits détachements, en même temps l'ennemi en force cherchait à s'emparer des navires de guerre. Cinquante de ces navires, qui avaient été envoyés en renfort à Pompée, étaient rentrés après la bataille de Thessalie : c'étaient tous des quadrirèmes et des quinquérèmes équipées et armées de tout ce qui est nécessaire à la navigation. Il y en avait vingt-deux autres qu'on laissait ordinairement à Alexandrie pour la garde du port ; tous étaient pontés. Si l'ennemi réussissait à s'en emparer, il enlevait la flotte de César et avait la maîtrise du port et de la mer tout entière, et coupait César de ses approvi­sionnements et de ses renforts. Aussi mit-on à la lutte tout l'acharnement qu'on y devait mettre, les uns voyant que de cette action dépendait une prompte victoire, les autres comprenant qu'il y allait de leur salut. Mais ce fut César qui l'emporta : il brûla tous ces navires et tous ceux qui étaient dans les chantiers3, car, étant donné le petit nombre d'hommes dont il disposait, il lui était im­possible de défendre un secteur aussi considérable, et il se hâta de débarquer des troupes près du Phare.

1. Ce quartier, qui touchait au port, comprenait le palais royal, le théâtre et les rues avoisinantes. Achillas semble avoir occupé le reste de !a ville aux environs du 10 novembre. Sur la topograpbie d'Alexandrie, cf. Breccia. Alexandrea ad Aegyptum. Bergame, 2° éd., 1922; sur les phases de la guerre qui commence ici, Graindor, La guerre d’Alexandrie, Le Caire, 1931.
2. On sait qu'au cours de cet incendie le feu se communiqua à la bibliothèque d'Alexandrie, dont les 40.000 volumes furent réduits en cendres (et. Dion, 42, 38 ; Plutarque, Caes., 49, 3 ; Orose, 6,15, 31).

César occupe le Phare. Dissensions dans l'armée égyptienne. Exécution de Pothin.
IIICXII. Le phare est une très haute tour, dans une île, une merveille d’architecture et qui tire son nom de l’île elle-même. C est cette île qui, si­tué vis-à-vis d'Alexandrie, en crée le port ; mais les anciens rois ont construit dans la mer un môle de neuf cents pas de long1 qui constitue un chemin étroit et un pont2, l'unis­sant ainsi à la place. Dans cette île sont des maisons par­ticulières appartenant à des Egyptiens, et qui forment une agglomération aussi importante qu'une ville. Tout navire, où que ce soit, qu'une fausse manœuvre ou le mauvais temps fait un peu dévier de sa route, est réguliè­rement mis  au pillage par les habitants, véritables pirates. D'autre part, si ceux qui occupent le Phare s'y opposent, il est impossible aux vaisseaux, à cause de l'étroitesse du goulet, de pénétrer dans le port. C'est ce qui inquiétait César à ce moment ; aussi, tandis que l'ennemi était occupé à se battre, il débarqua des troupes, s'empara du Phare et y mit une garnison. Ces opérations permirent de faire arriver jusqu'à lui sans difficulté, par mer, ravitaillement et renfort. Car il envoya des émissaires dans toutes les provinces voisines et il en fit venir des renforts. Dans les autres quartiers de la ville, les combattants se séparèrent sans résultat décisif, aucun parti ne fut repoussé (cela à cause de l'étroitesse du théâtre de l'action), il y eut quelques pertes des deux côtés et César engloba l'essen­tiel de sa position dans un système défensif qu'il fit faire pendant la nuit.

1. C'est l'Heptastadion, ainsi nommé parce qu'il mesurait environ 7 stades {= 1.400 m.), et qui divisait le port d'Alexandrie en deux parties, l'Eunostos au s.-o. et le grand port au n.-e. Le port royal se trouvait lui-même dans la partie est du grand port.
2. Je conserve le texte des mss., « et ponte », que l'on corrige générale­ment en « ut ponte », - comme un pont- . Strabon nous apprend en effet qu'à chaque extrémité, l’Heptastadion se reliait à la terre par l'inter­médiaire d'un pont, permettant ainsi aux navires de passer d'un port dans l'autre. Sans doute le pluriel « pontibus » serait ici plus naturel ; mais l'emploi du singulier n'a cependant rien d'assez surprenant pour né­cessiter une correction de texte.

Cette partie de la ville comprenait une petite portion du palais royal où on l'avait introduit lui-même pour l'y loger à son arrivée, et le théâtre, contigu au palais, qui jouait le rôle de citadelle et qui permettait d'accéder au port et aux chantiers maritimes royaux. Les jours suivants, César fortifia ces défenses, de façon à oppo­ser à l'ennemi un véritable rempart et à n'être pas con­traint de combattre malgré lui. Pendant ce temps la se­conde fille du roi Ptolémée, dans l'espoir d'obtenir la libre possession du trône, quitta le palais pour se rendre auprès d'Achillas, et prit avec lui la direction des opérations1. Mais bien vite des contestations s'élevèrent entre eux au sujet du commandement, ce qui eut pour effet d'augmen­ter les largesses que recevaient les soldats : car chacun cherchait à se les attacher à grands frais. Pendant que ces événements se déroulaient chez l'ennemi, Pothin2 en­voyait des courriers à Achillas, l'exhortant à continuer l'entreprise sans se décourager; ses émissaires furent dé­noncés et pris, et César le fit mettre à mort. [Tel fut le début de la guerre d'Alexandrie3.]

1. Arsinoé.
2. Les mss. portent ici un membre de phrase évidemment interpolé (c'est une glose qui s'est introduite indûment dans le texte), puisque les renseignements qu'il contient ont déjà été donnés 3, 108, 1 ; il se borne à les répéter : « gouverneur du jeune roi et régent du royaume, qui se trouvait dans la partie de la ville occupée par César •.
3. Cette «  conclusion », qui est en même temps une transition, parait bien avoir été ajoutée pour relier directement le « Bellum civile» au « Bellum Alexandrinum. C'est assez dire qu'elle n'est pas de la main de César.

                                                      
                 005

Mesure d'audience ROI statistique webanalytics par WebAnalytics