Livre IV

I

1. Soumission de presque toute la Galilée. - 2-5. Siège de Gamala ; revers des Romains. - 6. Vespasien relève le moral de ses troupes. - 7-8. Découragement des gens de Gamala ; siège du mont Itabyrios. - 9. Les Romains prennent Gamala.

1. Tous les Galiléens qui, après la prise d'Iotapata, avaient fait défection des Romains, se soumirent quand Tarichées succomba : les Romains occupèrent alors toutes les citadelles et les villes excepté Gischala et le mont Itabyrios, tenu par des révoltés. De concert avec ces derniers se souleva la ville de Gamala, située de l'autre côté du lac, en face de Tarichées. Elle appartenait d'ailleurs au domaine d'Agrippa, comme Sogané et Séleucie, qui dépendaient également toutes deux de la Gaulanitide : mais Sogané faisait partie de la Gaulanitide supérieure ou Gaulanà, Gamala de la Gaulanitide inférieure. Quant à Séleucie, elle est située sur le lac Séméchonitis, large de trente stades, long de soixante : ses marais s'étendent jusqu'au pays de Daphné que d'autres avantages rendent délicieux, et dont les sources alimentent le petit Jourdain, avant de l'envoyer dans le grand fleuve, au pied du temple de la vache d'or. Agrippa s'était concilié par un traité, dès le début de la révolte, les citoyens de Sogané et de Séleucie mais Gamala ne se soumit pas, plus confiante encore qu'Iotapata dans les difficultés du terrain. Car une crête escarpée, prolongement d'une montagne élevée, dresse une hauteur centrale qui s'allonge et s'incline en avant et en arrière, offrant ainsi une figure semblable à celle d'un chameau : c'est de là que la ville a pris son nom, les habitants du pays ayant altéré l'initiale de ce mot (1). Sur les côtés et de face, le sol est sillonné de vallons infranchissables mais, en arrière, il se dégage un peu de ces obstacles, vers l'endroit où il se rattache à la montagne : les habitants l'avaient d'ailleurs coupé par un fossé transversal et rendu cette région difficile d'accès. Sur le flanc de l'escarpement où elles étaient construites, les maisons se pressaient étroitement les unes contre les autres ; la ville semblait ainsi suspendue en l'air et s'effondrer sur elle-même du point culminant des rochers. Tournée vers le midi, elle avait de ce côté pour acropole une montagne très élevée ; au-dessous un précipice, qu'on n'avait point enclos d'une muraille, plongeait en une vallée d'une extrême profondeur : il y avait une source à l'intérieur du rempart et c'était là que se terminait la ville.

(1). Observation singulière, car Kamala serait une forme grecque ; le nom sémitique du chameau commence par un G (Thackeray).

2. Cette ville, que sa nature même rendait ainsi d'un accès très malaisé, Josèphe l'entoura de murailles et la fortifia encore par des mines et des fossés. Sa situation donnait à ses habitants plus d'assurance que n'en avaient ceux d'Iotapata ; les hommes en état de porter les armes y étaient moins nombreux, mais ils mettaient leur confiance dans les avantages du terrain, au point de n'en pas accueillir d'autres pour grossir leur nombre car la ville était remplie de fugitifs, grâce à sa forte position ; c'est pour cela qu'elle avait résisté durant sept mois aux troupes qu'Agrippa envoya pour l'assiéger.

3. Cependant Vespasien partit d'Ammathus, où il avait dressé son camp en face de Tibériade. Le sens de ce nom, si l'on voulait l'interpréter, serait les Eaux Chaudes, car la ville possède une source chaude ayant des propriétés curatives. Arrivé à Gamala, comme il ne pouvait cerner de troupes toute la ville, à cause de sa situation, il plaça des postes aux endroits où cela était possible et occupa la montagne qui la dominait. Les légions, suivant leur habitude, établirent sur ce sommet un camp fortifié ; Vespasien fit commencer les terrassements à l'arrière. La partie tournée vers l'Orient, où se trouvait une tour, dressée dans le lieu le plus élevé de la ville, fut comblée par la quinzième légion : la cinquième dirigea ses travaux vers le centre de la ville : la dixième remplit de terre les fossés et les ravins. Sur ces entrefaites, comme le roi Agrippa s'était approché des remparts et s'efforçait de conseiller la capitulation à leurs défenseurs, un des frondeurs le blessa d'une pierre au coude droit ; les gens de sa suite l'entourèrent aussitôt. Quant aux Romains, ils furent d'autant plus animés à poursuivre le siège, irrités qu'ils étaient de ce qui était arrivé au Roi et craignant pour eux-mêmes, car il fallait s'attendre à un excès de férocité à l'égard d'étrangers et d'ennemis de la part de gens qui exerçaient ainsi leur fureur contre un compatriote, un conseiller dévoué à leurs intérêts.

4. Les terrassements s'achevèrent avec rapidité, grâce au grand nombre de bras et à l'habitude qu'avaient les Romains de ces travaux. On mit en place les machines. Alors Charès et Joseph, qui étaient les citoyens les plus considérables de la ville, rangèrent leurs soldats ; ceux-ci étaient effrayés, car ils doutaient de pouvoir résister longtemps au siège, médiocrement approvisionnés qu'ils étaient d'eau et des autres subsistances. Cependant leurs chefs, en les exhortant, les conduisirent sur le rempart, où ils repoussèrent quelque temps ceux qui amenaient les machines mais, frappés par les projectiles des catapultes et des onagres, ils retournèrent à la ville. Les Romains mirent en position en trois endroits les béliers et ébranlèrent le mur puis, se précipitant par la brèche avec un grand bruit de trompettes, un grand cliquetis d'armes et des cris de guerre, ils se jetèrent contre les défenseurs de la ville. Ceux-ci, postés à l'entrée des passages, les empêchèrent quelque temps de pousser plus loin et résistèrent avec courage aux Romains mais forcés de tous côtés par le nombre, ils battent en retraite vers les quartiers élevés de la ville, et, comme les ennemis les suivent de près, ils se retournent, les repoussent sur la pente et les égorgent, entassés dans des passages étroits et difficiles. Ceux-ci, ne pouvant refouler les Juifs qui occupaient la crête, ni se frayer un chemin à travers leurs propres compagnons qui s'efforçaient de monter, cherchèrent un refuge sur les maisons des ennemis, peu élevées au-dessus du sol. Mais bientôt, couvertes de soldats et ne pouvant supporter leur poids, elles s'écroulèrent. En tombant, il suffisait que l'une d'elles renversât celles qui étaient placées au-dessous pour qu'à leur tour celles-ci entraînassent
les autres placées plus bas. Cet accident causa la mort d'un grand nombre de Romains car, dans leur détresse, ils sautaient sur les toits, bien qu'ils les vissent s'affaisser. Beaucoup furent ainsi ensevelis sous les débris ; beaucoup fuyaient, estropiés, atteints sur quelque partie du corps ; un très grand nombre périssaient, étouffés par la poussière. Les habitants de Gamala virent dans cette catastrophe une intervention divine : oubliant les pertes qu'ils subissaient eux-mêmes, ils redoublaient leurs attaques, repoussaient les ennemis vers les toits des maisons. Les Romains glissaient dans les passages escarpés : chaque fois qu'ils tombaient, les Juifs placés au-dessus d'eux les massacraient. Les débris de leurs demeures leur fournissaient des pierres en abondance, et les corps des ennemis tués leur procuraient du fer : ils arrachaient, en effet, leurs glaives à ceux qui étaient tombés et s'en servaient contre les mourants. Enfin, beaucoup de Romains, voyant les maisons sur le point de s'écrouler, s'en précipitaient eux-mêmes et se donnaient la mort. Pour eux mêmes qui lâchaient pied, la fuite n'était pas facile car, dans leur ignorance des chemins, au milieu des nuages de poussière, ils ne se reconnaissaient pas entre eux, s'embarrassaient et se renversaient les uns les autres.
5. Ainsi, trouvant à grand'peine des issues, une partie des Romains sortirent de la ville. Vespasien ne cessa de rester auprès des troupes qui soutenaient cette lutte pénible : pénétré de douleur à la vue de cette ville qui s'écroulait sur son armée, il oubliait sa propre sécurité, s'avançant peu à peu, à son insu même, jusqu'aux points les plus élevés, où il se trouva abandonné, au cœur du danger, avec un très petit nombre d'hommes. Il n'avait pas alors auprès de lui son fils Titus, qu'il venait de dépêcher en Syrie, auprès de Mucianus (1). dépendant, il ne jugea ni sur ni honorable de fuir : il se souvint des périlleux travaux qu'il avait accomplis depuis sa jeunesse et de sa propre vertu. Cédant à une sorte d'inspiratiou divine, il fit serrer ses compagnons les uns contre les autres, protégés par leurs armures, et soutint sur la hauteur ce flot de la guerre qui le submergeait.

(1). Légat de Syrie, un des plus fermes soutiens de Vespasien.

Il résista ainsi, sans reculer devant la multitude des hommes et des traits, jusqu'au moment où les ennemis, frappés par cette intrépidité divine, attaquèrent avec moins de vigueur. Comme ils le poursuivaient plus mollement, Vespasien recula pied à pied, sans tourner le dos jusqu'à ce qu'il fût hors du rempart. Cette bataille coûta la vie à un grand nombre de Romains parmi eux fut le décurion Ebutius, homme qui non seulement dans le combat où il périt, mais auparavant, dans toutes les rencontres, montra la plus noble bravoure et fit beaucoup de mal aux Juifs. Un centurion, du nom de Gallus, enveloppé avec dix soldats au milieu du tumulte, se glissa dans la maison d'un citoyen et, comme il entendit les habitants de cette demeure s'entretenir pendant le souper des plans que le peuple avait arrêtés contre les Romains et de leurs moyens de défense (Gallus était Syrien, comme aussi ses compagnons), il s'élança contre eux pendant la nuit, les égorgea tous et, sain et sauf, rejoignit avec ses soldats les lignes romaines.
6. Cependant Vespasien voyait l'armée découragée. Ignorant la défaite, n'ayant nulle part jusqu'à ce jour subi un tel désastre elle avait aussi honte d'avoir laissé seul son général au milieu des dangers. Il rassurait les soldats, évitant toute allusion à lui-même. Pour ôter à son discours la moindre apparence de blâme, il leur dit qu'ils devaient supporter courageusement des maux communs à tous, en considérant ce qu'était la guerre : la victoire n'est jamais acquise sans effusion de sang : la fortune est, de sa nature, inconstante ; après avoir tué tant de milliers de Juifs, ils ont eux-mêmes payé à la divinité une légère redevance. Comme il y a sottise à trop s'enorgueillir du succès, il y a lâcheté à se laisser abattre dans la défaite ; car dans l'une et dans l'autre occurrence, le changement est prompt, et celui-là est le plus courageux qui garde la modération dans le succès pour rester ferme et de bonne humeur dans les revers. "Certes, ces fâcheux événements qui nous arrivent maintenant ne viennent ni d'un affaiblissement de notre valeur, ni du courage des Juifs ; leur avantage et notre insuccès ont pour cause la seule difficulté des lieux. Ce qu'on pourrait blâmer, c'est l'excès de votre ardeur car lorsque les ennemis avaient fui vers les hauteurs, il fallait vous contenir, ne pas rechercher les périls du terrain élevé, mais vous emparer de la ville basse et attirer peu à peu les fuyards à un combat sûr et bien assis. C'est en vous élançant tumultueusement à la victoire que vous avez négligé votre propre sécurité. Le manque de circonspection dans la guerre, la folle ardeur de l'attaque ne nous conviennent pas à nous, Romains, qui dirigeons toutes choses avec méthode et avec ordre, mais aux Barbares, et c'est là ce qui fait la valeur des Juifs. Il nous faut donc retourner à notre propre forme de courage et éprouver de la colère plutôt que du découragement devant cet échec immérité. Demandez donc, chacun de votre coté, à votre bras la meilleure consolation ainsi vous vengerez les morts et punirez les meurtriers. Pour moi, je tâcherai, dans tous les combats, comme je l'ai fait naguère, d'être à votre tête en marchant à l'ennemi et de revenir le dernier."

7. Par ces paroles, Vespasien releva le courage de l'armée. Quant aux habitants de Gamala, ils furent quelque temps pleins de confiance par suite du succès inattendu et considérable qu'ils avaient obtenu ; mais ils réfléchirent ensuite que l'espérance même d'un accommodement leur était ravie et, d'autre part, qu'ils ne pouvaient se sauver, car ils manquaient déjà de vivres, ils tombèrent alors dans un terrible découragement et restèrent comme abattus. Cependant, ils ne négligeaient pas de travailler à leur salut dans la mesure de leurs moyens : ainsi les plus braves gardaient la brèche, les autres ce qui restait intact des défenses. Mais comme les Romains renforçaient les terrassements et tentaient un nouvel assaut, la plupart des Juifs s'enfuirent de la ville par les ravins escarpés, où ne se trouvaient pas de postes ennemis, et par les galeries de mines. Tous ceux qui restèrent, craignant d'être pris, mouraient de faim, car les vivres avaient été requis de toutes parts pour nourrir les hommes capables de combattre.

8. Tandis que ceux-ci continuaient à résister dans ces épreuves, Vespasien joignit aux travaux du siège l'investissement des Juifs qui avaient occupé le mont Itabyrios, situé entre la grande plaine et Soythopolis ; sa hauteur s'élève à trente stades et il est à peine accessible sur le versant septentrional. Le sommet forme un plateau de vingt-six stades, tout entier enclos de murailles. C'est cette enceinte considérable que Josèphe éleva en quarante jours : il tirait de la plaine tout le bois et l'eau nécessaires, car les habitants de la montagne ne disposaient que des eaux pluviales. Comme une nombreuse multitude s'y était rassemblée, Vespasien y envoya Placidus avec six cents cavaliers. L'escalade était impossible : Placidus exhorta donc à la paix la foule de ces Juifs en leur donnant l'espérance d'un traité et d'un pardon. Ceux-ci descendirent, en effet, mais avec des desseins perfides : Placidus, de son coté, leur parlait avec douceur, cherchant à les surprendre dans la plaine mais eux feignant d'être depuis longtemps gagnés, descendaient pour l'attaquer et mettre à profit son manque de précaution. Cependant la ruse de Placidus réussit car lorsque les Juifs commencent le combat, il simule la fuite, les attire après lui sur une grande étendue de la plaine, fait tourner contre eux ses cavaliers, les met en déroute, et en tue un très grand nombre : le reste de la multitude fut coupé et se vit intercepter le chemin du retour. Ceux qui avaient ainsi quitté le mont Itabyrios s'enfuirent à Jérusalem : les habitants du pays, qui manquaient d'eau, acceptèrent les promesses de Placidus et lui livrèrent, avec la montagne, leurs propres personnes.

9. A Gamala, les plus aventureux fuyaient en secret tandis que les faibles mouraient de faim. Mais les combattants soutinrent le siège jusqu'au vingt-deux du mois d'Hyperberetaios : alors trois soldats de la quinzième légion atteignirent en rampant, vers l'heure de la première veille, à l'aurore, la tour qui faisait saillie de leur côté et la sapèrent en silence. Les gardes qui étaient placés au sommet ne s'aperçurent ni de l'arrivée (car il faisait nuit), ni de la présence des ennemis, Quant aux soldats romains, ils dégagèrent, tout en évitant le bruit, cinq des plus grosses pierres puis ils s'élancèrent au dehors. Soudain la tour s'écroula avec un fracas effroyable, entraînant les gardes. Frappés de terreur, les hommes des autres postes s'enfuirent ; les Romains en firent périr beaucoup, qui essayaient audacieusement de se faire jour, et parmi eux Joseph (1), qu'un soldat atteignit d'un trait et tua au moment où il franchissait en courant la partie de la muraille qui avait été détruite. Mais ceux qui étaient à l'intérieur de la ville, épouvantés par le bruit, couraient de toutes parts, en proie à une extrême agitation, comme si tous les ennemis s'étaient précipités sur eux. Alors Charès, alité et malade, rendit le dernier soupir, par l'effet de la terreur intense qui vint s'ajouter à sa maladie et causa sa mort. Mais les Romains, se souvenant de leur précédent échec, ne firent pas irruption dans la ville avant le vingt-trois de ce même mois.

(1). Aussi nomme Josès.

10. Ce jour-là Titus qui venait d'arriver, indigné de l'échec que les Romains avaient essuyé en son absence, choisit deux cents cavaliers, accompagnés de fantassins, et fit tranquillement son entrée dans la ville. S'apercevant de son arrivée, les gardes coururent aux armes et appelèrent à l'aide. Bientôt après, quand ceux de l'intérieur furent assurés de cette invasion, les uns saisirent en hâte leurs enfants et leurs femmes et s'enfuirent vers la forteresse. avec des gémissements et des cris: les autres, résistant à Titus, furent tués les uns après les autres: tous ceux que l'on empêchait de s'échapper vers le sommet tombaient égarés au milieu des postes romains. Partout retentissaient les lamentations ininterrompues des victimes: la ville entière était inondée du sang qui coulait sur les pentes. Cependant Vespasien amenait contre les fuyards réfugiés dans la citadelle le renfort de toute son armée. Mais le sommet était de toutes parts rocailleux et l'accès difficile, s'élevant à une immense hauteur, entouré de précipices (1). Les Juifs maltraitèrent les assaillants en les accablant de projectiles variés, en particulier de quartiers de roches qu'ils faisaient rouler sur eux, étant eux-mêmes, grâce à la hauteur, difficiles à atteindre. Mais il survint, pour le malheur des Juifs, un orage miraculeux qui, portant de leur côté les traits ennemis, détournait et dispersait obliquement les leurs. La violence du vent les empêchait de se tenir sur les escarpements, de conserver une assiette ferme et même de voir les assaillants. Alors les Romains gravissent les pentes et se hâtent d'encercler les Juifs, dont les uns se défendent et les autres tendent des mains suppliantes. Mais ce qui redoublait la colère des Romains, c'était le souvenir des soldats tombés dans le premier assaut. La plupart des Juifs, désespérant de leur salut et entourés de toutes parts, embrassèrent leurs enfants et leurs femmes et se précipitèrent avec eux dans la vallée profonde qui avait encore été approfondie au pied de l'acropole. Ainsi la fureur des Romains parut moins meurtrière que le désespoir qui anima contre eux-mêmes les défenseurs, car les Romains n'en tuèrent que quatre mille, tandis qu'on en trouva cinq mille qui s'étaient précipités dans l'abîme. Nul n'échappa. sauf deux femmes, filles d'une sœur de Philippe et Philippe lui-même, fils d'un certain Iakimos (Joachim), personnage considérable qui avait été tétrarque du roi Agrippa. Ils survécurent parce qu'ils s'étaient cachés lors de la prise de la ville, car à ce moment les Romains étaient tellement irrités qu'ils n'épargnaient pas même les enfants; des soldats, à maintes reprises, en saisirent un grand nombre pour les lancer, comme des balles de fronde, du haut de l'acropole. C'est ainsi que Gamala fut pris le 23 du mois d'Hyperberetaios, la défection de cette ville remontait au 21 du mois de Gorpiaios.

(1). Le texte est altéré.

II

1-2. Jean provoque la rébellion à Gischala, qu'assiège Titus. 3-4. Jean trompe Titus, il s'enfuit à Jérusalem. 5. Titus entre à Gischala.

1. Seule la petite ville de Gischala en Galilée restait insoumise. Les habitants y étaient animés de sentiments pacifiques, car la plupart étaient cultivateurs et leur esprit était entièrement occupé par les espérances de la prochaine récolte. Mais, pour leur malheur, ils avaient laissé s'introduire parmi eux une troupe assez considérable de brigands, dont quelques-uns même des citoyens partageaient les sentiments. Ceux-ci avaient été entraînés et organisés par Jean fils d'un certain Lévi, imposteur à l'esprit très souple, enclin à de vastes desseins et apte à les réaliser, laissant d'ailleurs voir à tous qu'il aimait la guerre afin de se saisir du pouvoir. A son incitation, se forma à Gischala un parti de factieux, à cause duquel le peuple, qui peut-être eût envoyé des députés pour négocier sa soumission prit une attitude hostile en attendant l'attaque des Romains. Vespasien envoie contre eux Titus avec mille cavaliers, et appelle à Scythopolis la dixième légion. Lui-même, avec les deux qui restaient, retourna à Césarée, où il leur accorda du repos après leurs continuelles fatigues, pensant que l'abondance de la vie urbaine fortifierait le corps et l'ardeur des soldats pour les luttes à venir car il voyait que Jérusalem lui réservait encore d'assez fortes épreuves. C'était, en effet, une ville royale, la capitale de la nation entière, et tous les fuyards de la guerre y accouraient. Outre la force naturelle de sa position, cette ville, protégée par des remparts, lui inspirait une sérieuse inquiétude ; il considérait que, même sans les murailles, le courage et l'audace des hommes étaient difficiles à abattre. Aussi exerçait-il ses soldats comme des athlètes, en vue de la lutte attendue.

2. Titus s'était avancé jusqu'à Gischala à la tête de sa cavalerie. Il lui était facile de s'emparer de cette place par une brusque attaque, mais il savait que, si elle était prise ainsi, les soldats massacreraient sans mesure la multitude or, il était déjà rassasié de carnage et éprouvait de la pitié pour la foule inoffensive, égorgée sans discernement avec les coupables. Il préférait donc soumettre la ville par un accord, Aussi comme le rempart était couvert de défenseurs qui, pour la plupart, faisaient partie de la troupe des brigands, il s'adressa à eux-mêmes pour exprimer sa surprise : "D'où leur vient donc leur confiance, quand seuls, après la prise de toutes les autres villes, ils résistent aux armes romaines ? Ils ont vu des places beaucoup plus fortes succomber dès la première attaque ; tous ceux, au contraire, qui se sont liés aux promesses des Romains jouissent en sûreté de leurs biens. Cette main, il la leur tend encore sans leur garder rancune de leur insolence car l'espérance de la liberté est licite, mais non la persévérance dans une entreprise impossible. S'ils ne se laissent pas persuader par l'indulgence de ses propositions et le gage qu'il leur donne de sa foi, ils éprouveront l'impitoyable rigueur de ses armes et verront bientôt que les murs ne sont qu'un jeu pour les machines romaines, alors que, seuls des Galiléens, comme d'insolents prisonniers, ils y mettent leur confiance."

3. Les citoyens ne purent répondre à ce discours, car on ne leur permit pas même de monter sur le rempart que les brigands avaient déjà occupé tout entier. Des gardes étaient aussi placés aux portes pour que nul Juif ne les franchit avec des propositions de paix, que nul cavalier romain ne pût passer au travers. En réponse à Titus, Jean déclara agréer ses propositions, et promit de persuader ou de contraindre ceux qui résisteraient mais il ajouta qu'il fallait pourtant accorder ce jour, qui était le sabbat, à la loi des Juifs, car elle leur interdisait, ce jour-là, non seulement de prendre les armes, mais encore de conclure un traité de paix. "Les Romains, dit-il, n'ignoraient pas que le cercle de la semaine ramenait la cessation complète de tout travail, et que violer le sabbat était une égale impiété pour ceux qui y étaient contraints et pour celui qui les y contraignait. Ce délai n'apporterait d'ailleurs aucun dommage à Titus Quelle autre résolution que la fuite peut-on prendre dans la nuit ? Il lui est loisible de prévenir cette entreprise en établissant son camp autour de la ville. Mais pour eux, c'est un important avantage que de ne transgresser aucune des lois de leurs ancêtres. Il convient assurément à celui qui accorde ainsi une paix inattendue d'observer les lois de ceux qu'il sauve." Ces discours de Jean trompèrent Titus, ce Juif avait moins en vue le sabbat que son propre salut, car, craignant d'être appréhendé aussitôt après la prise de la ville, il mettait son espoir dans la nuit et la fuite. Assurément, ce fut l'œuvre de Dieu qui sauvait Jean pour la perte de Jérusalem, si Titus non seulement se laissa persuader par le prétexte dont Jean colorait ce retard, mais encore dressa son camp assez loin de la ville, près de Cydasa. C'est un bourg fortifié, situé au milieu du territoire des Tyriens, toujours dans un état de haine et d'hostilité envers les Galiléens, sa forte population et sa position solide l'encouragent dans ses différends continuels avec les Juifs.

4. La nuit venue, comme Jean ne voyait autour de la ville aucun poste romain, il saisit l'occasion et, prenant avec lui non seulement ses fantassins mais encore un grand nombre de citoyens non armés avec leurs familles, il s'enfuit vers Jérusalem. Sur une étendue de vingt stades, cet homme, que pressaient la crainte d'être capturé et le désir anxieux de vivre, put entraîner à sa suite la foule des femmes et des enfants mais quand il s'avança davantage, ceux-ci furent laissés en arrière. Les abandonnés poussaient d'affreux gémissements car plus ils se trouvaient éloignés de leurs parents, plus ils se croyaient près des ennemis. Glacés d'effroi, ils se figuraient que ceux qui devaient les prendre étaient déjà là, au bruit que leurs compagnons faisaient en courant, ils se retournaient, comme s'ils voyaient déjà survenir ceux qu'ils fuyaient : la plupart s'égaraient dans des chemins impraticables et, dans leur effort commun pour arriver les premiers à la route, s'écrasaient en très grand nombre. Les femmes se lamentaient, les enfants périssaient. Quelques femmes s'enhardirent jusqu'à invoquer avec des clameurs leurs maris et leurs parents, en les suppliant de rester : mais les exhortations de Jean étaient les plus fortes, il leur crie de se sauver eux-mêmes et de se réfugier là où ils pourront se venger sur les Romains de ceux qu'ils abandonnent si l'ennemi les fait prisonniers. C'est ainsi que la foule des fugitifs se dispersa suivant l'endurance et l'agilité de chacun.

5. Quand Titus, le lendemain, se rendit au pied des remparts pour conclure le traité, le peuple lui ouvrit les portes, et les citoyens, s'avançant avec leurs familles, saluèrent en lui leur bienfaiteur, celui qui avait délivré la cité de sa garnison. Ils dénoncèrent en même temps la fuite de Jean et supplièrent Titus de les épargner et d'entrer dans la ville pour punir ceux des factieux qui l'étaient encore. Mais lui, négligeant les prières du peuple, envoya à la poursuite de Jean une section de cavalerie qui ne put le capturer, car il avait pris les devants et s'était réfugié à Jérusalem mais cette troupe tua environ six mille fugitifs, cerna et ramena près de trois mille femmes et enfants. Titus fut mécontent de n'avoir pas sur-le-champ puni Jean de sa ruse, mais il trouva une consolation suffisante à son échec dans le grand nombre des prisonniers et des morts. Il entra dans la ville au milieu des acclamations et donna aux soldats l'ordre de détruire la muraille sur une faible longueur, pour en marquer la capture. Il apaisa par des menaces plutôt que par des châtiments des perturbateurs de la cité car il savait que beaucoup, cédant à des haines privées et à des inimitiés personnelles, dénonceraient des innocents, s'il recherchait lui-même les coupables. Il valait donc mieux laisser les coupables tenus en suspens par la crainte, que de perdre avec eux quelqu'un de ceux qui ne méritaient point de punition peut-être celui-là deviendrait-il plus sage par la crainte du châtiment et par un sentiment de respect pour le pardon accordé aux fautes passées mais il n'y a point de remède à la peine de mort que l'on inflige par erreur. Il s'assura donc de la ville en y mettant une garnison, destinée à réprimer les factieux et à relever le courage des partisans de la paix qu'il y laissait. C'est ainsi que la Galilée fut soumise tout entière : les grands efforts qu'y déployèrent les Romains furent pour eux une préparation à la lutte contre Jérusalem.

III

1. Réception de Jean à Jérusalem. - 2. Mouvements en Judée. - 3. Les zélateurs font irruption à Jérusalem. - 4-6. Excès des zélateurs. - 7-8. Insurrection d'Ananos ; les zélateurs occupent le Temple. - 9-10. Indignation populaire ; discours d' Ananos.- 11-12. Combat contre les zélateurs, qui sont bloqués dans le Temple. - 13. Trahison de Jean de Gischala. - 14. Jean conseille aux zélateurs de solliciter une aide étrangère.

1. A l'entrée de Jean dans cette ville, tout le peuple se répandit au-devant de lui, et la multitude, groupée autour de chaque fugitif, le questionnait sur les malheurs survenus au dehors. La respiration brûlante et encore haletante de ces hommes témoignait de leur détresse mais ils montraient de la jactance dans l'infortune, déclarant qu'ils n'avaient pas fui devant les Romains, mais qu'ils venaient pour les combattre sur un terrain sur. "Il eût été, disaient-ils, déraisonnable et inutile d'exposer témérairement nos vies pour Gischala et d'aussi faibles bourgades, alors qu'il faut réserver et employer nos armes et nos forces pour la défense de la métropole." Ils racontèrent ensuite la prise de Gischala, et la plupart des auditeurs comprirent que c'était bien une fuite qu'ils décoraient pompeusement du nom de retraite. Mais quand il apprit les nouvelles relatives aux prisonniers, le peuple fut extrêmement consterné et vit là une annonce du sort qui l'attendait si la ville était prise. Jean, sans rougir d'avoir abandonné ces malheureux, s'empressait auprès des groupes des citoyens et les exhortait à la guerre en exaltant leurs espérances. Les Romains, disait-il, étaient faibles ; ils disposaient eux-mêmes de grandes forces, raillant l'ignorance du vulgaire, il prétendait que les Romains, eussent-ils des ailes, ne pourraient jamais franchir les murs de Jérusalem, après avoir éprouvé tant d'échecs autour des villages de Galilée et perdu tant de machines devant leurs remparts.
2. Ces propos séduisirent la plupart des jeunes gens et les décidèrent à la guerre ; quant aux sages et aux vieillards, il n'y en avait pas un qui ne prévit les événements à venir et ne fût dans le deuil, comme si déjà la ville était perdue. Le peuple était donc en pleine confusion mais la multitude des campagnes avait précédé Jérusalem dans la voie de la sédition. Titus, passant de Gischala à Césarée et Vespasien de Césarée à Jamnia et Azot, soumirent ces villes et s'en retournèrent après y avoir établi des garnisons, emmenant avec eux un grand nombre de citoyens qui avaient engagé leur foi. Dans chaque cité s'élevaient des troubles et des luttes intestines : à peine les Juifs respiraient-ils, à l'abri de l'hostilité des Romains, qu'ils tournaient contre eux-mêmes leurs propres bras. Entre les partisans de la guerre et ceux qui souhaitaient la paix, la discorde était acharnée. D'abord ce fut dans les maisons que la querelle sépara des hommes longtemps unis : ensuite on vit des gens, liés d'une étroite amitié, s'élever les uns contre les autres, et, chacun s'attachant à ceux de son parti, ils se divisèrent en camps opposés. La sédition était partout : l'élément révolutionnaire et belliqueux triomphait par sa jeunesse et son audace des vieillards et des hommes prudents. Les deux partis commencèrent par piller leurs voisins : puis on vit paraître des bandes de brigands qui dévastaient la contrée. Par leurs cruautés et leurs vexations, ces Juifs, aux yeux de leurs victimes, ne se distinguaient en rien des Romains ; même les populations ravagées trouvaient moins dur le sort de ceux qui étaient captifs des étrangers.

3.4. Cependant les garnisons des villes, soit par crainte d'un échec, soit par haine de la nation juive, n'apportaient que peu ou point de secours à ceux qui étaient ainsi molestés. Enfin, rassasiés du pillage de la campagne, les chefs des bandes de brigands répandues partout se réunirent, et, formant une armée du mal, s'introduisirent, pour sa ruine, dans la ville de Jérusalem. Celle-ci n'avait pas de chef militaire et, suivant la coutume des ancêtres, accueillait tous les gens de même nation, en ce moment surtout où l'on croyait que tous les arrivants étaient animés de sentiments bienveillants et venaient en alliés. Ce fut là ce qui devait plus tard précipiter la ville dans l'abîme, en dehors même de la sédition car cette multitude inutile et oisive consomma les subsistances qui auraient suffi à l'entretien des combattants outre la guerre, les habitants attirèrent sur eux-mêmes la discorde et la famine. D'autres brigands vinrent aussi de la campagne à la ville et, se joignant aux brigands encore pires qu'ils y trouvèrent, ne s'abstinrent plus d'aucun forfait. Ne se bornant pas à des pillages et à des vols de vêtements, leur audace s'emporta jusqu'à des assassinats, qu'ils ne se contentaient pas de commettre la nuit, ou en secret, ou sur le premier venu, mais ouvertement, en plein jour, en commençant par les plus illustres citoyens. D'abord ils saisirent et emprisonnèrent Antipas, homme de race royale, et l'un des plus importants citoyens, à qui même avait été confié le trésor public ; après lui ce furent un certain Levias, un des notables, et Syphas, fils d'Arégétès, tous deux également de sang royal, et d'autres encore qui paraissaient occuper dans le pays un rang élevé. Alors une panique se déchaina dans le peuple et, comme si la ville avait été prise d'un coup de force, chacun ne songea plus qu'à pourvoir à son salut.
5. Cependant, il ne suffisait pas aux brigands de mettre en prison ceux qu'ils avaient saisis ; ils ne trouvaient pas prudent de garder ainsi des personnages si puissants, car leurs familles, où les hommes ne manquaient pas, étaient capables de les venger ; ils craignaient aussi que le peuple ne se soulevât contre de pareilles illégalités. Ils résolurent donc de les tuer, et chargèrent de cette mission le plus sanguinaire d'entre eux, un certain Jean, qui dans le langage du pays s'appelait « fils de Dorcas » ; dix compagnons se rendirent avec lui dans la prison, armés de glaives, et ils tuèrent les prisonniers. Ils colorèrent d'un grand mensonge cet affreux forfait, prétextant que ces citoyens étaient entrés en pourparlers avec les Romains pour leur livrer Jérusalem, et qu'ils avaient été mis à mort comme traîtres à la cause commune de la liberté ; en un mot, ils se vantèrent de leurs crimes comme s'ils étaient les bienfaiteurs et les sauveurs de la cité.
6. Enfin, le peuple se trouva réduit à un tel degré d'impuissance et de terreur, et les factieux s'emportèrent à un tel degré de folie qu'ils prirent en mains l'élection des grands-prêtres. Sans tenir aucun compte des familles parmi lesquelles les grands-prêtres étaient choisis alternativement, ils élevèrent à cette charge des hommes inconnus et de basse origine, pour trouver en eux des complices de leurs impiétés car ceux qui obtenaient, sans en être dignes, les plus grands honneurs, devaient être nécessairement soumis à ceux qui les leur avaient procurés. Quant aux prêtres qui étaient en charge, les factieux les mettaient aux prises par des machinations et des mensonges, cherchant leur propre avantage dans les querelles de ceux qui pouvaient leur faire obstacle : jusqu'au moment où, rassasiés de crimes commis envers les hommes, ils élevèrent leur insolence contre Dieu et portèrent leurs pieds souillés dans le sanctuaire.
7. La multitude commençait d'ailleurs à se soulever contre eux, à la voix du plus âgé des grands prêtres, Ananos, homme d'une parfaite modération et qui peut-être eût sauvé la ville, s'il avait échappé aux mains des conjurés. Mais ceux-ci firent du Temple de Dieu leur citadelle et leur refuge contre les troubles civils ; le Saint des Saints devint l'asile de leur tyrannie. A tout cela s'ajouta de la bouffonnerie, plus pénible encore que les forfaits car pour éprouver l'abattement du peuple et mesurer leur propre puissance, ils entreprirent de tirer au sort les grands prêtres, alors qu'ils se succédaient, comme nous l'avons dit, au sein des mêmes familles. Ils donnaient pour prétexte de cette innovation un ancien usage, prétendant que le tirage au sort avait aussi, dans l'antiquité la fonction sacerdotale mais en fait, il y avait là une violation d'une loi solidement établie, et un moyen pour eux d'acquérir de l'autorité en s'attribuant à eux-mêmes le droit de conférer de hautes fonctions.
8. En conséquence, ils mandèrent une des tribus pontificales, la tribu Eniachim et procédèrent au choix par le sort d'un grand prêtre : le hasard désigna un homme dont la personne témoignait trop bien de leur infamie. C'était un nommé Phanni, fils de Samuel, du bourg d'Aphthia (1). Non seulement il n'appartenait pas à une famille de grands prêtres, mais il était ignorant au point de ne pas savoir ce qu'étaient les fonctions sacerdotales. Ils l'arrachèrent donc malgré lui à la campagne et, comme un acteur en scène, le parèrent d'un masque étranger ; ils lui firent revêtir les vêtements sacrés et l'instruisirent de ce qu'il avait à faire. Pour ces gens, une si grande impiété n'était qu'un sujet de moquerie et de badinage mais les autres prêtres, contemplant de loin cette dérision de la loi, ne pouvaient retenir leurs larmes et pleuraient sur cette dégradation des honneurs sacrés.

(1). Bourg connu par les sources rabbiniques (Derenbourg, p. 269).

9. Ce dernier trait d'audace parut insupportable au peuple qui se souleva en masse comme pour abolir la tyrannie. Ceux qui passaient pour les chefs du peuple, Gorion, fils de Joseph , et Siméon, fils de Gamaliel, encouragèrent dans les assemblées un grand nombre de Juifs, qu'ils visitaient d'ailleurs chacun en particulier, à punir sans tarder les violateurs de la liberté, à purifier le sanctuaire de ces meurtriers. Quant aux grands prêtres, les plus illustres d'entre eux, Jésus, fils de Gamalas et Ananos, fils d'Ananos, reprochaient au peuple, dans des réunions, son indolence, et l'excitaient contre les zélateurs car ils s'étaient donné ce nom à eux-mêmes, comme si des actions vertueuses, et non les entreprises les plus criminelles, étaient l'objet véritable de leurs efforts (1).

(1). Le texte grec est incertain, mais le sens général est sûr.

10. La multitude se réunit donc en assemblée. Tous étaient irrités de l'usurpation des lieux saints, des pillages et des meurtres. Mais on n'essayait pas encore d'opposer de la résistance, par peur des difficultés, assurément réelles, qu'on voyait à se délivrer des zélateurs. Ananos, debout au milieu de cette foule, après avoir plusieurs fois jeté sur le Temple ses yeux remplis de pleurs, s'exprima ainsi : " Certes, il eût été beau pour moi de mourir avant de voir la maison de Dieu pleine de si affreux sacrilèges, et les lieux sacrés devenus inaccessibles, pouvant à peine offrir assez de place aux meurtriers qui s'y pressent. Mais revêtu du vêtement de grand prêtre, et portant le plus honorable des noms qui inspirent le respect, je vis, j'aime cette lumière du jour, sans que ma vieillesse même me réserve une mort glorieuse mais je suis seul, et c'est dans la solitude, pour ainsi dire, que je donnerai ma vie seule pour la cause de Dieu (1). Car pourquoi vivre au milieu d'un peuple insensible à ses malheurs, qui a perdu la faculté de réagir contre les misères qui pèsent sur lui ? Aux pillages vous opposez la résignation, aux coups le silence : vous ne gémissez même pas ouvertement sur les victimes ! O l'amère tyrannie ! Mais pourquoi blâmer les tyrans ? n'ont-ils pas été encouragés par vous et votre résignation ? N'est-ce pas vous qui, dédaignant les premiers auteurs de troubles, encore peu nombreux, avez grossi leurs rangs par votre silence, qui êtes demeurés inactifs tandis qu'ils s'armaient ? N'avez-vous pas tourné ces armes contre vous-mêmes quand il fallait briser leurs premières attaques, au moment où leurs outrages s'adressaient à vos compatriotes ? Par votre négligence, vous avez excité au pillage ces scélérats ; vous ne teniez aucun compte des maisons saccagées ; aussi s'en prirent-ils bientôt à leurs possesseurs, et quand ceux-ci étaient entraînés à travers la ville, nul ne les défendait. Ils ont chargé de honteuses chaînes ceux que vous avez trahis. Je n'ai pas besoin de dire leur nombre et leur condition mais ces prisonniers, qui n'avaient été ni accusés ni jugés, nul ne leur porta secours. Le résultat fut que vous les vîtes encore massacrer. Ce spectacle, nous l'avons contemplé, avec la même indifférence que celui d'un troupeau de bêtes dénuées de raison, où l'on choisit successivement, pour les traîner à la mort, les plus belles victimes ; nul n'a haussé la voix, bien loin de lever la main. Supportez donc, supportez la vue des lieux saints foulés aux pieds de ces hommes, et, quand vous aurez vous-mêmes dressé sous les pas de ces sacrilèges tous les échelons de l'audace, ne vous montrez point impatients qu'ils soient au sommet ! Car ils auraient risqué quelque entreprise plus monstrueuse encore : s''ils en connaissaient une plus abominable que la destruction des lieux saints.
Le point le mieux fortifié de la ville est entre leurs mains ; il faut maintenant appeler le Temple une acropole, une forteresse ; mais quand vous êtes soumis à une tyrannie si bien fortitfiée, quand vous apercevez vos ennemis au-dessus de vos têtes, quels desseins formez-vous, contre qui votre colère s'échauffe-t-elle ? Attendrez-vous donc que les Romains portent secours à nos lieux sacrés ? La ville en est-elle venue à ce point d'infortune, en sommes-nous à cette extrémité de misère que vos ennemis mêmes doivent avoir pitié de nous ? Ne vous soulèverez-vous pas, ô les plus malheureux des hommes ! et n'allez-vous pas, en vous rebiffant contre les coups, comme le font même les bêtes sauvages, résister à ceux qui vous frappent ? Ne vous souviendrez-vous pas, chacun de vous, de vos propres malheurs et, vous rappelant ce que vous avez souffert, ne vous exciterez-vous pas contre eux à la vengeance ? Avez-vous donc laissé périr en vous le sentiment le plus honorable et le plus instinctif, l'amour de la liberté ? Sommes-nous devenus amis de l'esclavage, de la tyrannie, comme si nos ancêtres nous avaient légué l'esprit de soumission ? Mais ils avaient, eux, soutenu pour leur indépendance de nombreuses et grandes guerres : ils n'ont cédé ni à la domination des Égyptiens, ni à celle des Mèdes, parce qu'ils étaient décidés à ne pas accepter d'ordres. Mais pourquoi faut-il parler des actions de nos ancêtres ? Cette guerre actuelle contre les Romains (avantageuse, opportune ou non, je ne veux pas l'examiner), quelle autre cause a-t-elle que la liberté ? Et alors, quand nous ne supportons pas les maîtres du monde, endurerons-nous la tyrannie de compatriotes ?
Assurément, la soumission à des étrangers peut être expliquée par une défaveur temporaire de la fortune mais l'obéissance à des concitoyens scélérats n'est qu'ignominie et servilité. Et puisque je viens une fois de parler des Romains, je ne vous dissimulerai pas l'idée qui, tombant au milieu de mon discours, a donné un nouveau cours à ma pensée : c'est que, fussions-nous en leur pouvoir (puisse la réalité démentir ces paroles !), nous n'aurons pas à souffrir de traitement plus cruel que celui qui nous est infligé par ces misérables. N'est-ce pas un spectacle digne de larmes que de voir, dans le Temple même, les offrandes des Romains, et, d'autre part, le produit des vols de nos compatriotes, qui ont violé et souillé la gloire de la capitale, mettant à mort des hommes sur lesquels nos ennemis mêmes, vainqueurs, n'auraient pas porté les mains ? Les Romains n'ont jamais franchi les limites accessibles aux profanes, ni transgressé aucun de nos saints usages ; ils ont contemplé de loin et avec respect l'enceinte des lieux consacrés, et il nous faut voir des hommes, nés dans ce pays, nourris dans nos traditions et appelés Juifs, qui vont et qui viennent au milieu du sanctuaire, les mains encore chaudes du sang de leurs frères !
Après cela, craindra-t-on encore la guerre étrangère et des gens qui, comparés à nos concitoyens, sont beaucoup moins cruels ? Car, si l'on doit adapter aux choses des appellations exactes, on trouvera peut-être que les Romains sont les soutiens de nos lois, alors que ceux qui habitent dans ces murs sont leurs ennemis. Mais en ce qui touche ces criminels conspirateurs contre la liberté et l'impossibilité de trouver un châtiment à leur mesure, je pense que vous étiez convaincus chez vous avant mon discours et exaspérés contre ceux dont vous avez souffert les méfaits. Peut-être cependant la plupart d'entre vous sont-ils effrayés de leur nombre et de leur audace, et aussi de l'avantage des lieux qu'ils occupent. Mais c'est votre négligence qui a produit cette situation, et vos délais l'aggraveraient encore car leur multitude se grossit chaque jour de tous les mauvais citoyens qui passent dans les rangs de leurs semblables. L'absence de tout obstacle, jusqu'à présent, excite leur audace, et ils profiteront sans doute de la supériorité du terrain pour préparer leurs actes, si nous leur en laissons le temps. Croyez que si nous marchons contre eux, leur conscience troublée sera pour eux une cause de faiblesse ; leurs réflexions détruiront l'avantage qu'ils doivent à l'élévation du terrain. Peut être Dieu, qu'ils ont outragé, va-t-il rejeter contre eux leurs projectiles et détruire ces impies par leurs propres traits. Montrons-nous seulement à eux et les voilà en déroute. Il est beau, d'ailleurs, s'il y a danger, de mourir près des portiques sacrés et de se sacrifier, sinon pour les enfants ou les femmes, du moins pour Dieu et son culte. Moi-même, je vous seconderai de la pensée et de la main, je n'épargnerai aucun moyen d'assurer votre salut et vous ne me verrez point ménager mon corps."

(1). Le texte est douteux.

11. Telles sont les paroles par lesquelles Ananos excitait la multitude contre les zélateurs. Il n'ignorait pas que leur nombre, leur jeunesse, leur ferme courage et surtout la conscience de leurs forfaits les rendaient difficiles à renverser; ils ne se livreraient pas, dans l'espoir d'avoir la vie sauve, après ce qu'ils avaient perpétré. Cependant il aimait mieux endurer toutes les souffrances que de négliger les intérêts publics dans une pareille crise. Le peuple lui-même demandait à grands cris qu'il le menât contre ceux qu'il dénonçait : chacun était parfaitement prêt à affronter les premiers périls.
12. Mais tandis qu'Ananos recrutait et organisait ceux qui pouvaient combattre, les zélateurs, informés par ceux qui leur apprenaient tous les événements de la cité, s'irritent, s'élancent impétueusement hors du Temple, en masse ou par petites troupes sans épargner aucun de ceux qu'ils rencontrent. De son côté, Ananas réunit en hâte les citoyens, supérieurs en nombre, mais inférieurs par l'armement et l'habitude de combattre. Au reste, dans les deux partis, l'ardeur suppléait à ce qui manquait, car les citoyens étaient animés d'une fureur plus puissante que les armes, et la garnison du Temple d'une audace
plus efficace que le nombre. Les uns jugeaient qu'ils ne pourraient plus habiter cette ville s'ils n'en exterminaient les brigands : les zélateurs comprenaient que, à moins d'une victoire, ils auraient à subir tous les supplices. Ainsi poussés par leurs passions, ils s'entrechoquèrent. Ce fut d'abord, dans la ville et dans le voisinage du Temple, une lutte à distance, à coup de pierres et de javelots puis, quand une troupe lâchait pied, l'autre l'attaquait à l'épée. Il y eut grand massacre des uns et des autres,
et une multitude de blessés. Ces derniers étaient transportés dans leurs maisons par leurs parents, tandis qu'un zélateur blessé rentrait dans le Temple, ensanglantant le sol sacré ; on a même pu dire que seul le sang des zélateurs souilla le sanctuaire.
Les brigands obtenaient l'avantage dans les engagements, à chacune de leurs sorties, tandis que les citoyens, exaspérés, dont le nombre s'accroissait à chaque instant, injuriaient ceux qui reculaient, ou placés aux derniers rangs et se portant en avant
coupaient la retraite aux fuyards. Enfin, toute la puissance dont ils disposaient fut tournée contre les ennemis. Les zélateurs, ne pouvant plus résister à la violence de l'attaque, se retirèrent pas à pas dans le Temple, poursuivis par Ananos et ses gens qui les pressaient. Repoussés de la première enceinte, la terreur les saisit: ils fuient rapidement à l'intérieur et ferment les portes. Mais Ananos ne crut pas devoir attaquer les portiques sacrés, surtout sous la grêle de traits que lançaient de haut les défenseurs, il jugea aussi qu'il y avait sacrilège, fût-il vainqueur, à y introduire une foule sans l'avoir préalablement purifiée. Il fit désigner par le sort, dans toute cette multitude, environ six mille hommes bien armés auxquels il confia la garde des portiques, d'autres devaient relever les premiers,à tous fut imposée la tâche d'exercer à tour de rôle cette fonction. Mais beaucoup de Juifs d'un rang élevé, affectés à ce service par ceux que l'on reconnaissait pour chefs, soudoyèrent des citoyens pauvres et les envoyèrent prendre la garde à leur place.
13. Celui qui causa la perte de tous ces hommes fut Jean, le fuyard de Gischala. dont nous avons parlé ; c'était un homme plein de ruse, nourrissant dans son cœur un violent amour de la tyrannie : depuis longtemps, il conspirait contre l'État. A ce moment, feignant d'être du parti du peuple, il accompagnait Ananos dans ses délibérations quotidiennes avec les principaux citoyens et dans ses visites nocturnes aux postes ; puis il rapportait les secrets aux zélateurs, de sorte que les ennemis connurent par lui tout les projets du peuple, avant même que celui-ci les eût bien examinés. S'ingéniant d'ailleurs à ne pas éveiller de soupçons, il témoignait à Ananos et aux chefs du peuple un empressement immodéré. Mais ce zèle tourna contre lui, car ses extravagantes flatteries le rendirent suspect ; sa présence en tous lieux, sans qu'on l'appelât, le fit soupçonner de révéler ce qu'on tenait caché. On remarquait, en effet. que les ennemis étaient informés du détail de toutes les résolutions, et nul, plus que Jean, ne justifiait le soupçon de transmettre ces nouvelles. Il n'était cependant pas facile de se débarrasser d'un homme dont la perversité faisait la force, ce n'était pas d'ailleurs un homme obscur et il ne manquait pas de partisans dans les réunions. Aussi résolut-on de lui faire attester par serment sa loyauté. Jean s'empressa de jurer qu'il serait toujours dévoué au peuple, ne rapporterait à ses adversaires ni un projet ni un acte, que, par son bras comme par son conseil, il s'emploierait à briser les attaques des ennemis. Dès lors, Ananos et ses compagnons, confiants dans les serments de Jean, écartèrent tout soupçon ; ils l'admirent dans leurs conseils et l'envoyèrent même auprès des zélateurs pour négocier une réconciliation car ils se préoccupaient de ne pas souiller le Temple, du moins parleur faute et d'éviter que nul de leurs compagnons ne périt dans eette enceinte.
14. Jean, comme s'il avait juré aux zélateurs de leur être dévoué, et non prêté serment contre eux, entra dans le Temple et. admis au sein de l'assemblée, s'exprima ainsi : « Souvent, dans votre intérêt, je me suis exposé à des périls, pour ne pas vous laisser dans l'ignorance des secrets desseins qu'Ananos et ses amis avaient formés contre votre parti ; maintenant, je cours avec vous tous le plus grand danger, à moins qu'une aide divine n'intervienne pour vous sauver. Car Ananos. impatient de tout délai, a persuadé au peuple d'envoyer à Vespasien des députés, pour que celui-ci accoure en diligence et s'empare de la ville. Bien plus, il a prescrit des purifications pour le lendemain : il veut que ses gens s'introduisent dans le Temple en prétextant le service divin, ou y pénètrent de force, pour ensuite tomber sur vous. Je ne vois pas jusqu'à quand vous pourrez supporter le siège actuel ou soutenir le choc d'un si grand nombre d'hommes ». Il ajouta qu'un dessein providentiel l'avait fait choisir comme député pour négocier la paix car Ananos ne prétexte des négociations que pour attaquer des ennemis sans méfiance. Ils doivent donc, s'ils ont souci de leur vie, ou bien supplier les assiégeants, ou se procurer quelque secours du dehors ; ceux qui entretiennent l'espoir du pardon, en cas de défaite, oublient leurs propres violences, à moins qu'ils ne pensent qu'à la faveur de leur repentir une réconciliation. Ils doivent promptement rapprocher les criminels et les victimes. Mais le repentir même des hommes injustes est souvent un objet de haine, et les ressentiments de ceux qui ont subi l'injustice deviennent plus cruels qand ils sont les maîtres. Les zélateurs sont surveillés par les amis et les parents des morts, et par le grand nombre des citoyens qu'exaspéré la destruction des lois et des tribunaux. Si même une partie du peuple est accessible à la pitié, ce sentiment serait étouffé par la colère de la majorité.

IV

1-2. Les zélateurs demandent secours aux Iduméems qui marchent sur Jérusalem. - 3-4. Discours du grand-prêtre aux Iduméens et réponse de Simon. - 5-6. Les Iduméens campent sous les murs de la ville. - 7. Les zélateurs ouvrent les portes aux Iduméens. 

1. Par ces propos habilement variés il répandait la crainte dans tous les esprits. Et s'il n'osait pas désigner ouvertement l'alliance étrangère dont il parlait, il laissait entendre qu'il s'agissait des Iduméens. Pour toucher en particulier les chefs des zélateurs, il accusait Ananos de cruauté, assurant que celui-ci les menaçait plus que tous les autres. Ces chefs étaient Eléazar, fils de Gion (13) et un certain Zacharie, fils d'Amphicallès (14). Tous deux de famille sacerdotale, qui, dans ce parti, semblaient avoir le plus de crédit lorsqu'il s'agissait de proposer d'utiles mesures ou de les exécuter. Quand ils eurent appris, outre les dangers qui menaçaient toute la faction, ceux qui les visaient personnellement, quand ils surent que le parti d'Ananos, se réservant de garder le pouvoir, appelait les Romains (c'était là un nouveau mensonge de Jean), ils restèrent longtemps indécis, se demandant ce qu'ils devaient faire dans la situation si pressante où ils étaient réduits ; le peuple était prêt à les attaquer avant peu, et la soudaineté de ce dessein interdisait l'espoir des secours qu'ils pourraient demander au dehors ; ils subiraient tous les malheurs bien avant que la nouvelle en fût parvenue à aucun de leurs alliés. Cependant ils décidèrent d'appeler les Iduméens, à qui ils adressèrent une courte lettre, annonçant qu'Ananos avait trompé le peuple et livrait la métropole aux Romains, qu'eux-mêmes avaient fait sécession dans l'intérêt de la liberté, qu'ils étaient assiégés dans le Temple. Leur salut dépend de courts instants, et si les Iduméens ne leur portent secours en toute hâte, ils seront bientôt eux-mêmes aux mains d'Ananos et de leurs ennemis, et la ville sera au pouvoir des Romains. Ils confièrent aussi aux messagers un grand nombre de renseignements que ceux-ci devaient transmettre oralement aux chefs des Iduméens. Pour cette mission il choisirent deux des hommes les plus actifs, habiles à exposer une affaire et à persuader, et, qualité plus utile encore, d'une agilité remarquable à la course. Ils ne doutaient pas que les Iduméens seraient aussitôt persuadés : c'est une nation turbulente et indisciplinée, portée aux séditions, éprise de changements : à la moindre flatterie de ceux qui l'implorent, elle prend les armes et s'élance au combat comme à une fête. La célérité était essentielle à cette mission ; ceux qui en étaient chargés ne manquaient pas de zèle. Tous deux (ils se nommaient l'un et l'autre Ananias) furent bientôt en présence des chefs Iduméens.

2. Ceux-ci, frappés de stupeur en lisant la lettre et en entendant les paroles des messagers, coururent comme des furieux, à travers le peuple et firent proclamer l'expédition guerrière par un héraut. La multitude, par sa rapidité à s'émouvoir, devança l'appel, et tous ramassèrent leurs armes, comme pour défendre la liberté de la capitale. Réunis au nombre de vingt mille, ils marchent sur Jérusalem, sous la conduite de quatre chefs : Jean, Jacob, fils de Sosas, Simon fils de Thacéas et Phinéas, fils de Clouzoth .

3. Ananos, pas plus que les sentinelles, ne s'aperçut de la sortie des messagers mais il n'en fut pas de même lors de l'approche des Iduméens. Dès qu'il en fut avisé, Ananos fit fermer les portes devant eux et garnit les murailles de défendeurs. Toutefois, il ne voulut pas d'abord leur opposer la violence, préférant essayer de les persuader par des discours avant de recourir aux armes. Alors se dressa sur la tour, située en face des Iduméens, Jésus, le plus âgé des grands-prètres après Ananos, et il s'exprima ainsi : « Au milieu des désordres nombreux et divers auxquels la ville est en proie, la Fortune n'a rien fait de plus étonnant à mes yeux que de fournir une aide inopinée aux méchants. Vous arrivez donc au secours des hommes les plus scélérats pour lutter contre nous, avec un zèle que l'on attendrait à peine alors même que la métropole invoquerait votre aide contre des Barbares. Si je voyais votre troupe composée d'hommes semblables à ceux qui vous ont appelés, je ne trouverais rien de déraisonnable dans votre ardeur car il n'est pas de lien plus solide que la ressemblance des mœurs pour nouer des sympathies : mais, en réalité, si l'on passait en revue un à un les hommes de ce parti, on les trouverait tous dignes de mille mort? Écume et souillure du pays tout entier, ces misérables, après avoir dissipé dans la débauche leurs propres patrimoines, après avoir exercé leurs rapines dans les bourgades et les villes du voisinage, ont, à l'insu de tous, envahi la Ville sainte ; dans l'excès de leur impiété, ces brigands outragent même l'inviolable parvis ; on peut les voir s'enivrer sans scrupule dans l'enceinte sacrée, et consumer, pour la satisfaction de leurs insatiables appétits, le fruit qu'ils tirent des dépouilles de leurs victimes. Mais vous, à la fois nombreux et brillants de l'éclat de vos armes, vous êtes tels qu'on le souhaiterait si la capitale vous appelait, par une décision commune, pour la secourir contre l'assaut d'étrangers. N'est-ce pas là vraiment un méchant caprice de la Fortune, qu'une nation entière armée pour porter aide à une association de misérables ?
« Je me demande depuis longtemps quel motif vous a si promptement soulevés, car ce n'est pas sans une cause grave que vous avez pu vous armer de pied en cap en faveur de brigands et contre un peuple de votre race. Mais je viens d'entendre parler de Romains et de trahison ; c'est ce que murmuraient à l'instant quelques-uns d'entre vous, disant qu'ils venaient pour la libération de la capitale. Eh bien ! ce qui m'étonne le plus chez ces scélérats plus encore que leurs autres actes, c'est l'invention d'un pareil mensonge ! Car des hommes, naturellement amis de la liberté et disposés précisément, pour ce motif, à lutter contre un ennemi du dehors, ne pouvaient être exaspérés contre nous que par ce bruit, faussement répandu, qu'une liberté aimée de tous était trahie. Mais vous devez vous-mêmes considérer qui sont les calomniateurs et ceux qu'ils calomnient, et démêler la vérité non dans des récits pleins de mensonges, mais dans la connaissance des affaires publiques. Pourquoi, en effet, négocierions-nous maintenant avec les Romains, quand nous pouvions ou bien ne pas nous soulever, ou bien, après nous être soulevés revenir à leur alliance, au moment où les contrées voisines n'étaient pas encore dévastées ? Maintenant, au contraire, même si nous le voulions, une réconciliation serait difficile, en un temps où la soumission de la Galilée a exalté l'orgueil des Romains, où nous nous couvririons d'une honte plus insupportable que la mort en les flattant, quand ils sont déjà à nos portes. Pour moi, je préférerais la paix à la mort, mais une fois en guerre et aux prises avec l'ennemi, je préfère une noble mort à la vie d'un captif.
" Que dit-on ? Est-ce nous, les chefs du peuple, qui avons envoyé secrètement des messagers aux Romains, ou bien y a-t-il eu à cet effet un décret public du peuple ? Si l'on nous accuse, que l'on cite les amis que nous avons députés, ceux de nos agents qui ont négocié notre trahison ! A-t-on surpris le départ de quelqu'un ? capturé un messager à son retour ? Est-on en possession de lettres ? Comment aurions-nous caché notre jeu à ce grand nombre de citoyens, auxquels noua nous mêlons à. toute heure ? Comment un petit nombre d'hommes, étroitement surveillés, à qui il est impossible même de sortir du Temple pour pénétrer dans la ville, connaitraient-ils une entreprise secrète, accomplie sur les lieux-mêmes ? Ne l'ont-ils connue que maintenant, alors qu'ils doivent être punis de leurs méfaits, alors que personne de nous n'a été suspect de trahison quand ils se sentaient en sécurité ?
Si, d'autre part, ils portent cette accusation contre le peuple tout entier, certes la délibération a été publique, nul n'était absent de l'assemblée, et, dans ce cas, la nouvelle certaine vous serait parvenue plus vite que par la bouche d'un dénonciateur. Quoi donc ? N'aurait-il pas fallu envoyer des députés, après avoir voté l'alliance avec les Romains ? Qui a été désigné pour cela ?
Qu'on le dise ! Ce ne sont là que des prétextes d'hommes destinés à une mort déshonorante et cherchant à éviter les châtiments qui les menacent. Si c'était un arrêt du destin que la ville dût être trahie, seuls nos calomniateurs oseraient accomplir ce crime de trahison, car c'est le seul qui manque encore à leurs forfaits.
Vous devez donc, puisque vous vous présentez ici en armes, prendre le parti le plus juste : défendre la capitale et aider à détruire les tyrans qui ont aboli les tribunaux, foulé aux pieds les lois et rendu leurs sentences à la pointe de leurs glaives. Ils ont enlevé du milieu de la place publique des hommes considérables, qu'on ne pouvait mettre en accusation : ils les ont chargés outrageusement de chaînes et. sans leur permettre ni paroles ni prières, les ont massacrés. Vous pourrez, en entrant dans nos murs par un autre droit que celui de la force, voir les preuves de mes allégations : maisons que leurs pillages ont rendues désertes, femmes et enfants des morts vêtus de deuil. Vous pourrez entendre dans la ville entière des gémissements et des lamentations, car il n'y a personne qui n'ait eu à pàti,r de ces scélérats. Dans l'excès de leur fureur, ils ne se sont pas contentés de transporter leurs brigandages de la campagne et des villes du dehors jusqu'à cette cité, image et tête même de toute notre nation, mais, après la ville, ils s'en sont pris au Temple même. Ce Temple est devenu pour eux une forteresse, un asile, l'arsenal où ils fourbissent leurs armes contre nous, et ce lieu révéré du monde entier, même par les étrangers les plus éloignés de nous qui ont entendu publier sa gloire, est foulé aux pieds de ces bêtes féroces nées en ce pays même. Et maintenant, dans leur désespoir, ils veulent mettre aux prises peuples contre peuples, villes contre villes, armer la nation elle-même contre son propre sein. Aussi, le parti le plus beau, le plus convenable, est-il pour vous, comme je l'ai déjà dit, de nous aider à détruire ces criminels, en les punissant aussi de vous avoir trompés, puisqu'ils ont osé appeler comme alliés ceux qu'ils auraient dû craindre comme des vengeurs.
Si pourtant vous faites cas de l'appel de pareilles gens, vous pouvez encore déposer les armes, entrer dans la ville avec l'attitude de parents et. prenant un nom intermédiaire entre ceux d'allié et d'ennemi, devenir des arbitres. Considérez combien ils gagneront à être jugés par vous pour des crimes si manifestes et si grands, eux qui n'ont pas même accordé le droit de défense à d'irréprochables citoyens! Qu'ils récoltent donc cet avantage de votre venue ! Si, enfin vous ne devez ni vous associer à notre colère, ni vous ériger en juges, il vous reste un troisième parti qui est de nous laisser là les uns et les autres, sans insulter à nos malheurs, sans vous unir aux ennemis qui trament la perte de la capitale. Car si vous soupçonnez fortement quelques citoyens d'intelligence avec les Romains, vous pouvez surveiller les abords de la ville, et dans le cas où vous découvririez quelque fait à l'appui des accusations, accourir alors, entourer de troupes la capitale et punir les coupables car les ennemis ne sauraient vous surprendre, puisque vous campez tout près de cette ville. Que si cependant aucun de ces partis ne vous parait prudent ou modéré, ne vous étonnez pas de vous voir fermer les portes, tant que vous serez en armes. »
4. Telles furent les paroles de Jésus. Mais la masse des Iduméens n'y prêta pas l'oreille, furieux qu'ils étaient de ne pas trouver l'entrée libre. Leurs chefs s'indignaient à la pensée de déposer les armes, assimilant à la condition de captifs l'obligation d'agir ainsi sur l'ordre de quelques-uns. Un de leurs chefs était Simon, fils de Caatha. Après avoir, non sans peine, calmé le tumulte de ses compagnons, il se plaça dans un endroit d'où il pouvait être entendu des grands-prêtres et prit la parole :
« Je ne suis plus surpris de voir les défenseurs de la liberté enfermés dans le Temple, quand certains Juifs interdisent l'accès des portes de cette ville, patrimoine de tous, et se préparent à recevoir bientôt les Romains, pour lesquels même ils orneraient les portes de guirlandes. Mais les Iduméens, c'est du haut des tours qu'on s'entretient avec eux ; on leur ordonne de jeter les armes qu'ils ont prises pour la cause de la liberté. Ces Juifs ne confient pas à des hommes, qui sont de leur race, la défense de la capitale, mais leur proposent d'être les arbitres de leurs différends ; ceux qui accusent certains citoyens d'avoir procédé sans jugement à des exécutions prononcent ainsi une sentence d'infamie contre la natiou entière. Vous excluez maintenant vos parents d'une ville qui est ouverte pour le culte à tous les étrangers. Car c'est bien, d'après vous, à des massacres et à une guerre fratricide que nous courons, nous qui n'avons fait diligence que pour sauvegarder votre liberté. Voilà sans doute les injustices que vous avez, subies des Juifs que vous tenez enfermés, et ce sont, je pense, des soupçons aussi vraisemblables qui vous ont animés contre eux ! Enfin, tenant sous bonne garde ceux des habitants de la ville qui veillent aux intérêts de l'État, après avoir fermé la ville à des peuples qui vous sont étroitement apparentés, après leur avoir donné des ordres insolents, vous prétendez être tyrannisés, et vous attribuez le nom de despotes à ceux qu'accablé votre propre despotisme ! Qui donc pourra supporter ce plaisant abus des mots, s'il considère la contradiction que présentent les faits ? Serait-ce que les Iduméens vous repoussent de la capitale, eux à qui vous interdisez vous-mêmes la participation au culte ancestral ? On blâmera justement ceux que vous assiégez dans le Temple, et qui ont osé punir ces traîtres — appelés par vous, leurs complices, hommes distingués et irréprochables — de n'avoir pas commencé par vous-mêmes, de n'avoir pas détruit tout d'abord les fauteurs principaux de la trahison. Mais s'ils se sont montrés, par leur mollesse, inférieurs aux circonstances, nous saurons, nous, Iduméens, préserver la maison de Dieu et combattre pour notre commune patrie, en traitant comme des ennemis les envahisseurs du dehors et les traîtres du dedans. Nous resterons ici en armes devant les murailles, jusqu'à ce que les Romains soient fatigués de vous entendre, ou que vous-mêmes vous soyez convertis à la cause de la liberté. »

V

1-2. Massacre des soldats d'Ananos ; Ananos est tué. — 3. Massacre des nobles. — 4. Meurtre de Zacharias. — 5. Les Iduméens regrettent d'être venus à Jérusalem.

1. La multitude des Iduméens accueillit ce discours par des cris favorables, et Jésus se retira découragé : il voyait que les Iduméens étaient sourds aux conseils de la raison et que, dans la ville, deux partis se faisaient la guerre. Les Iduméens eux-mêmes n'étaient pas sans inquiétude : irrités de l'outrage qu'on leur avait infligé en les repoussant de la ville, et croyant les forces des zélateurs considérables, ils éprouvaient de l'embarras à ne pas les voir accourir à leur aide et beaucoup regrettaient déjà d'être venus. Mais la honte de retourner sur leurs pas sans avoir rien fait l'emporta sur leurs regrets, en sorte qu'ils restèrent sur place, misérablement campés devant les murs car un orage affreux éclata pendant la nuit, accompagné de violents coups de vent, de très fortes averses, d'éclairs fréquents, de coups de tonnerre effroyables et de prodigieux grondements du sol ébranlé. C'était manifestement pour la perte des hommes que l'harmonie des éléments était ainsi troublée, on pouvait conjecturer que ce tumulte présageait de terribles événements.
2. Les Iduméens et les Juifs de la ville pensaient de même à ce sujet. Les uns estimaient que Dieu était irrité de leur expédition et qu'ils n'échapperaient pas à ses coups, pour avoir porté les armes contre la capitale; les autres, Ananos et ses compagnons, se croyaient vainqueurs sans combat et que Dieu combattait pour eux. Ils étaient donc de mauvais juges de l'avenir, en présageant à leurs ennemis des malheurs qui allaient fondre sur leur propre parti. Car les Iduméens, se serrant les uns contre les autres, se préservèrent du froid et, en réunissant leurs longs boucliers au-dessus de leurs têtes, subirent moins fortement les atteintes de la pluie. Quant aux zélateurs, moins inquiets du péril qu'ils couraient que du sort de leurs alliés, ils s'assemblèrent pour rechercher s'ils trouveraient quelque moyen de les secourir. Les plus ardents étaient d'avis que l'on forçât en armes le passage à travers les postes de surveillance, pour se précipiter ensuite au milieu de la ville et ouvrir, devant tous, les portes aux alliés car les gardes, déconcertés par une attaque imprévue, céderaient le terrain, d'autant plus que la plupart étaient sans armes, sans expérience de la guerre, et que la multitude des gens de la ville, enfermés dans leurs maisons pour échapper à l'orage, seraient difficiles à rassembler. Si ce parti comportait quelque péril, c'était un devoir pour eux de tout supporter plutôt que de voir avec indifférence une si grande multitude honteusement détruite pour leur cause. Les plus prudents désapprouvaient cette tentative, parce que non seulement les troupes de garde qui les entouraient étaient en force, mais que l'arrivée des Iduméens avait rendu plus vigilante la garde des remparts. Ils croyaient aussi qu'Ananos était partout présent, inspectant les postes à toute heure. Telle, en effet, avait été sa conduite les nuits précédentes, mais cette fois il s'était abstenu, non certes par nonchalance, mais par suite de l'ordre du Destin, le condamnant à mourir avec tous ses gardes. La même fatalité voulut qu'au moment où la nuit s'avançait, où l'orage était dans toute sa force, les gardes du portique s'endormirent ; les Zélateurs eurent alors l'idée de saisir les scies des sacrifices et de couper les barreaux des portes. Ce qui leur facilita cette tâche et empêcha leurs ennemis d'entendre le bruit, fut le fracas du vent et la succession ininterrompue des coups de tonnerre.

3. Sortis donc du Temple sans éveiller l'attention, ils courent à la muraille et se servent des mêmes scies pour ouvrir la porte du côté des Iduméens. Ceux-ci, d'abord, croyant à une attaque d'Ananos et des siens, furent saisis de crainte ; chacun mit la main à son épée pour se défendre ; mais bientôt, reconnaissant ceux qui venaient à eux, ils entrèrent dans la ville. S'ils s'étaient alors répandus partout, rien n'aurait pu empêcher le massacre de tout le peuple, tant était violente leur colère ; mais ils commencèrent par libérer les zélotes du blocus, exhortés à cela par ceux qui les avaient introduits. "N'abandonnez pas aux dangers, disaient-ils, ceux dont l'intérêt vous a conduits ici ; ne vous exposez pas à un péril plus grand encore. Les gardes une fois pris, il sera facile de marcher contre la ville ; mais si vous lui donnez l'alarme, vous ne pourrez plus résister aux citoyens, qui, avisés de votre présence, vont se rassembler en nombre et, bloquant les rues, s'opposer à votre marche vers les hauts quartiers."

4. Les Iduméens approuvèrent ces conseils et montèrent jusqu'au Temple à travers la ville. Les zélateurs, anxieux, épiaient leur arrivée ; quand leurs alliés entrèrent, ils s'avancèrent avec confiance au devant d'eux, hors de l'enceinte intérieure. Puis, se mêlant aux Iduméens, ils se jetèrent sur les postes et massacrèrent quelques sentinelles endormies. Aux cris de ceux qui s'éveillaient, toute la troupe se dressa ; les soldats, frappés de stupeur, saisirent leurs armes et entreprirent de se défendre. Tant qu'ils crurent à une attaque des seuls zélateurs, ils se montrèrent résolus, comptant que leur nombre leur donnerait la victoire mais quand ils virent d'autres ennemis affluer du dehors, ils comprirent que c'était une attaque des Iduméens. La plupart d'entre eux, abandonnant leurs armes avec leur courage, se répandirent en lamentations. Quelques jeunes gens, il est vrai, se pressant les uns contre les autres, reçurent vaillamment le choc des Iduméens et protégèrent quelque temps la multitude devenue inerte. Ceux qui étaient dans la ville apprirent le malheur par les cris de la foule, mais nul n'osa secourir les combattants, quand on apprit que c'étaient les Iduméens qui étaient entrés de force ; on répondait par de vaines clameurs, par des gémissements ; nombreuses s'élevaient les lamentations des femmes, qui avaient quelqu'un des leurs en danger parmi les gardes. De leur côté, les Zélateurs unissaient leurs clameurs à celles des Iduméens, et le fracas de la tempête redoublait encore l'horreur de ces cris. Les Iduméens n'épargnaient personne, étant de leur nature très cruels et portés à tuer ; maltraités par l'orage, ils tournaient leur fureur contre ceux qui les avaient exclus de la ville. Ils agissaient de même envers ceux qui les suppliaient et ceux qui se défendaient, perçant de leurs épées beaucoup d'hommes qui leur rappelaient la parenté des deux peuples et les suppliaient de respecter ce Temple, leur commun sanctuaire. Nul endroit où chercher refuge, nul espoir de salut ; étroitement pressés les uns contre les autres, les Juifs étaient taillés en pièces, beaucoup, renonçant à toute résistance, ne voyant aucun lieu de retraite, au moment où les meurtriers se jetaient sur eux, se précipitaient de ces hauteurs dans la ville ; cette mort volontaire était, à mon avis, plus affreuse que celle à laquelle ils échappaient. Toute la partie extérieure du Temple fut inondée de sang, et le jour y fit voir huit mille cinq cents cadavres.  

5. Cette tuerie ne rassasia pas la fureur des Iduméens, qui, se tournant contre la ville, pillèrent toutes les maisons et mirent à mort ceux qu'ils rencontraient. Mais toute cette multitude leur paraissait peu digne de les occuper ; ils allèrent à la recherche des grands prêtres, et comme la plupart se portaient contre eux, ils furent bientôt pris et massacrés. Se dressant au-dessus des cadavres d'Ananos et de Jésus, ils raillaient l'un de son dévouement au peuple, l'autre du discours qu'il avait prononcé du haut de la muraille. Ils poussèrent l'impiété jusqu'à abandonner ces corps sans sépulture, alors que les Juifs s'acquittent de ce devoir avec un tel soin qu'ils enlèvent avant le coucher du soleil et ensevelissent même les corps des suppliciés, attachés au gibet. Je ne crois pas me tromper en disant que la mort d'Ananos fut le commencement de la prise de Jérusalem, que les murs furent renversés et l'État juif ruiné dès le jour où l'on vit, au milieu de la ville, le grand prêtre égorgé, lui qui avait travaillé si activement au salut commun. C'était un homme vénérable et juste, qui, malgré sa noble naissance, sa dignité et ses honneurs, aimait traiter les plus humbles comme ses égaux. Passionnément épris de la liberté, il était un partisan ardent de la démocratie et plaçait toujours le bien public au-dessus de ses propres intérêts. Il estimait la paix à très haut prix ; il savait les Romains invincibles, mais la nécessité l'obligeant à pourvoir aussi aux préparatifs de guerre, il fit en sorte que les Juifs, à défaut d'une réconciliation avec Rome, eussent des moyens efficaces de soutenir la lutte. Pour tout dire en un mot, si Ananos avait vécu, il eût mis un terme à la guerre, car il était habile à parler et à persuader le peuple ; il commençait même à ramener à lui les opposants. Si la guerre avait pourtant continué, les Juifs auraient, sous un pareil chef, arrêté longtemps les progrès des Romains. Quant à Jésus, il était attaché à Ananos, inférieur à ce dernier, si on les compare, mais surpassant tous les autres. Dieu qui avait, comme je le crois, décrété la destruction de cette ville souillée, qui voulait purifier par le feu le sanctuaire, supprima ceux qui leur étaient attachés et leur vouaient toute leur affection. Ainsi les hommes qui, peu de temps auparavant, avaient porté le vêtement sacré, qui présidaient au culte du Dieu cosmique, révéré des étrangers venus dans cette ville de toutes les parties de l'univers étaient exposés nus aux regards, servant de proie aux chiens et aux bêtes sauvages. Je crois que la Vertu même gémit sur ces hommes, et qu'elle pleura d'être ainsi vaincue par le Crime. Telle fut la fin d'Ananos et de Jésus. Après eux, les zélateurs et la foule des Iduméens poursuivirent le peuple, qu'ils égorgèrent comme un troupeau de bêtes impures. Ils tuaient les gens du commun sur la place même où ils les surprenaient ; quant aux jeunes nobles, ils les chargeaient de chaînes et les enfermaient dans une prison, espérant attirer dans leur parti un certain nombre d'entre eux, s'ils différaient de les exécuter. Mais nul ne se laissa gagner ; tous, plutôt que de se ranger parmi les méchants contre leur patrie, préférèrent la mort, malgré les cruels traitements que leur valait leur refus. Ils étaient flagellés. torturés: c'est seulement quand leur corps ne pouvait plus supporter les sévices qu'on les jugeait, non sans peine, dignes du glaive. Ceux que l'on prenait pendant le jour étaient exécutés la nuit : on emportait les cadavres, on les jetait au dehors, pour faire de la place à d'autres prisonniers. Si grand était l'effroi du peuple que nul n'osait ni pleurer ouvertement un parent mort, ni l'ensevelir. C'est en secret et derrière des portes verrouillées qu'on pleurait, et alors même avec prudence, car on craignait d'être entendu des ennemis : celui qui donnait des marques de deuil subissait le sort de celui qui en était l'objet. La nuit venue seulement, on prenait des deux mains un peu de poussière que l'on jetait sur les corps : les plus hardis agissaient de même pendant le jour. C'est ainsi que périrent douze mille jeunes nobles.  

6. Cependant les massacreurs, dégoûtés de ces meurtres multipliés, imaginèrent des parodies de tribunaux et de jugements. Ils avaient décidé de mettre à mort un des citoyens les plus illustres, Zacharie, fils de Baris : ils lui en voulaient surtout de sa haine contre les méchants et de son amour de la liberté ; de plus, il était riche, ce qui leur donnait l'espérance non seulement de mettre ses biens au pillage, mais de se débarrasser d'un homme capable de les perdre eux-mêmes. Ils convoquent donc, par ordre, au Temple, soixante-dix citoyens notables, les décorent, comme au théâtre, d'un appareil judiciaire sans autorité, accusent Zacharie de livrer l'État aux Romains et d'envoyer des messages de trahison à Vespasien. Il n'y avait ni preuve ni témoignage pour soutenir ces accusations, mais ils déclaraient en être bien informés eux-mêmes et prétendaient que cela suffisait à la vérité. Zacharie, comprenant qu'il ne lui restait aucun espoir de salut, qu'on l'avait insidieusement mené à une prison et non devant un tribunal, renonça à la vie, mais non à la parole. Debout dans l'assemblée, il railla l'invraisemblance des accusations et réfuta en peu de mots les griefs dont on le chargeait. Ensuite, tournant son discours contre ses accusateurs, il énuméra successivement toutes leurs injustices et déplora longuement le désordre des affaires publiques. Les zélateurs protestèrent avec bruit, et c'est à grand'peine qu'ils retinrent leurs épées, bien qu'ils fussent résolus à conserver jusqu'à la fin les apparences de cette parodie de tribunal, désireux d'ailleurs d'éprouver les juges et de voir s'ils mettraient la justice au-dessus des périls qui les menaçaient. Mais les soixante-dix citoyens donnèrent tous leurs suffrages à l'accusé, aimant mieux mourir avec lui que de porter la responsabilité de sa mort. Alors les zélateurs hurlèrent contre l'acquittement ; tous s'irritaient contre des juges qui n'avaient pas compris le caractère fictif de l'autorité qu'on leur donnait. Deux des plus audacieux attaquent et égorgent Zacharie au milieu du Temple ; quand il tomba, les meurtriers lui dirent, en manière de raillerie : "Voici maintenant notre sentence : c'est une mise en liberté plus sûre que l'autre" et ils le jetèrent aussitôt du haut du Temple dans le ravin situé plus bas (1). Quant aux juges, ils les chassèrent de l'enceinte à coups de plat d'épée dans le dos ; ils ne s'abstinrent de les tuer que pour leur faire porter à tous, en se dispersant dans la ville, le témoignage de la servitude où tous étaient réduits.  

(1). On a cru, probablement à tort, voir une allusion à ce meurtre dans Math. XXIIII. 35. cf. Loisy, Evangiles synoptiques , II. p. 386.

7. Cependant les Iduméens commençaient à regretter d'être venus et blâmaient la conduite de leurs alliés. Alors un des zélateurs alla les trouver en secret, les rassembla pour leur détailler les crimes commis par eux, avec ceux qui les avaient appelés, et passer en revue la situation de la capitale. Ils avaient pris les armes, dit-il, dans la pensée que les grands-prêtres livraient la ville aux Romains, mais ils n'avaient trouvé aucune preuve de trahison, ils protégeaient ceux qui en machinaient les apparences et qui osent accomplir des actes de guerre et de tyrannie. Il leur eût convenu, dès l'abord, d'y mettre un terme, mais puisqu'ils sont allés jusqu'à s'associer au massacre de leurs frères, ils doivent du moins mettre des bornes à ces crimes, et ne pas continuer à seconder ceux qui abolissent les institutions des ancêtres. S'il y en a parmi eux qui s'irritent encore d'avoir trouvé les portes closes et de s'être vu dénier l'autorisation d'entrer en armes dans la ville, ceux qui furent responsables de ces refus ont été punis: Ananos est mort, et presque tout le peuple a été détruit en une nuit. Ils savent, d'ailleurs, qu'un grand nombre de leurs concitoyens regrettent ces actes, alors que parmi ceux qui les ont appelés et qui ne respectent pas même leurs libérateurs, il n'y a que brutalité sans mesure, sous les yeux mêmes de leurs alliés, ces hommes commettent les forfaits les plus honteux, et ces iniquités peuvent être attribuées aux Iduméens tant qu'aucun d'eux ne s'y oppose ou ne s'en dissocie. Donc, puisque c'est la calomnie qui a fourni ces bruits de trahison, et qu'on ne s'attend pas à l'arrivée des Romains, puisqu'enfin un pouvoir difficile à renverser s'est emparé de la ville, les Iduméens doivent rentrer dans leurs foyers et, rompant toute alliance avec les scélérats, se dégager de la responsabilité des crimes auxquels la fourberie d'autrui les a fait participer.

VI

1. Nouveaux crimes des zélateurs, après le départ des Iduméens. - 2. Vespasien songe à attaquer Jérusalem. - 3. Beaucoup de Juifs se rendent aux Romains. - 4. Accomplissement des prophéties.

1. Persuadés par ce langage, les Iduméens commencèrent par mettre en liberté environ deux mille citoyens qui se trouvaient dans les prisons ; ceux-ci s'enfuirent aussitôt de la ville et allèrent rejoindre Simon dont nous parlerons prochainement. Ensuite les Iduméens quittèrent Jérusalem pour retourner chez eux. Leur départ surprit les deux factions : le peuple, ignorant leurs regrets, retrouva quelque courage, car c'étaient, à ses yeux, des ennemis dont il était délivré. Les zélateurs, de leur côté, n'en furent que plus insolents, car pour eux ce n'étaient pas des alliés qui les abandonnaient, mais des gens qui se mêlaient de les conseiller, et de les détourner de la violence. Désormais, on fut criminel sans hésitation ni réflexion : les entreprises étaient décidées avec la plus grande promptitude et les décisions exécutées en moins de temps qu'il ne leur en fallait pour y penser. Ils poursuivaient surtout, dans leurs meurtres, le courage et la noblesse, détruisant celle-ci par jalousie, celui-là par crainte : leur seul moyen de salut, croyaient-ils, était de ne laisser aucun citoyen notable en vie. Ainsi Gorion fut massacré avec beaucoup d'autres ; distingué par la considération dont il jouissait et par sa naissance, il n'en avait pas moins des sentiments démocratiques et, autant qu'aucun Juif, était rempli d'amour pour la liberté. Ce qui le perdit, outre ses autres avantages, fut la franchise de sa parole. Niger de la Pérée (1) n'échappa pas non plus à leurs mains ; c'était un homme qui avait montré la plus grande valeur dans la guerre contre les Romains. Poussant de grands cris et montrant ses cicatrices, il fut traîné à travers la ville. Quand on l'eut conduit hors des portes, il désespéra de son salut et supplia ses meurtriers de lui donner une sépulture : mais ceux-ci, après l'avoir menacé de ne pas lui accorder ce coin de terre, objet de son plus vif désir, le mirent à mort. Tandis qu'on l'égorgeait, les imprécations de Niger appelaient sur eux la vengeance des Romains, la famine et la peste jointes à la guerre, et, outre tous ces maux, la discorde civile. Dieu ratifia toutes ces malédictions contre les scélérats, y compris celle qui les condamnait à éprouver bientôt, dans une lutte fratricide, la juste fureur de leurs concitoyens. Le massacre de Niger calma, il est vrai, les craintes des zélateurs concernant la conservation du pouvoir : mais il n'y avait pas de section du peuple pour la destruction de laquelle ils ne cherchassent un prétexte. Ceux qui les avaient anciennement offensés étaient déjà parmi leurs victimes, il restait à inventer, à l'occasion, des accusations contre ceux qui, en temps de paix, ne leur avaient pas donné sujet de plainte. Un tel était soupçonné d'insolence parce qu'il n'allait jamais les visiter, un autre de mépris, parce qu'il s'approchait d'eux librement, un troisième, de complot, à cause de son empressement. Il n'y av'ait qu'un châtiment, la mort, pour les accusations les plus graves comme pour les plus frivoles. Nul n'échappait, sinon par hasard, s'il n'était de très humble condition. 

(1). Il est plusieurs fois question de lui dans le Bellum II, 520 et 566 ; III, 11-28).

2. Cependant, tous les généraux romains, considérant ces dissensions des ennemis comme une bonne fortune, préparaient avec ardeur l'attaque de la ville et exhortaient Vespasien à agir, comme le maître de la situation. Ils disaient que la Providence divine les favorisait, puisque leurs adversaires tournaient leurs armes contre eux-mêmes mais cet état de choses avantageux pouvait être bref, car bientôt les Juifs se réconcilieraient soit par lassitude, soit par repentir de leurs discordes. A quoi Vespasien répondit qu'ils se trompaient singulièrement sur la conduite à tenir, ils désiraient étaler, comme sur un théâtre, leur puissance et leurs armes, sans tenir compte de leur intérêt ni de leur sécurité. En effet, s'il marche aussitôt contre la ville, il opérera la réconciliation des ennemis et retournera contre lui-même leurs forces intactes. Mais s'il attend, il les trouvera amoindris, épuisés par les dissensions. Dieu est meilleur général que lui-même, quand il livre les Juifs aux Romains sans que ceux-ci fassent d'efforts, et accorde à son expédition une victoire sans péril. Ils doivent donc demeurer à l'écart des dangers, spectateurs lointains des luttes où leurs adversaires se déchirent de leurs propres mains et s'abandonnent au plus grand des maux, la guerre civile, plutôt que de combattre des hommes qui cherchent ta mort et se disputent avec rage. Si quelqu'un juge un peu flétris des lauriers d'une victoire remportée sans combat, qu'il sache qu'un succès paisiblement assuré a plus d'avantages que s'il est obtenu par le hasard des armes : en effet, il ne faut pas regarder comme moins glorieux que des vainqueurs à la guerre ceux qui, par sang-froid et sagacité, obtiennent des résultats identiques. En même temps que diminuera le nombre des ennemis, son armée, reposée de ses continuelles fatigues, sera devenue plus forte. Surtout, ce n'est pas le moment de chercher l'illustre renommée d'une victoire car ce n'est pas de préparer des armes, d'élever des murs, ni de convoquer des alliés que s'occupent les Juifs. S'il en était ainsi, notre retard tournerait à notre détriment. Mais, étreints par la guerre civile et les dissensions, ils souffrent chaque jour des maux plus cruels que s'ils tombaient vaincus entre nos mains. Si donc on tient compte de la sécurité, il faut laisser ces hommes se détruire les uns les autres ; si l'on considère la gloire du succès, il ne faut pas s'attaquer à une cité qui est en proie à un mal intérieur ; car on dirait avec raison que la victoire n'est pas de leur fait, mais celui de la sédition. 

3. Les officiers approuvèrent ces paroles, et l'on vit bientôt l'habileté stratégique de cette décision; car, tous les jours, de nombreux Juifs faisaient défection, fuyant le parti des zélateurs. S'échapper était difficile, car ils avaient entouré de postes toutes les issues, et exécutaient les citoyens qui, pour une raison ou une autre, s'y trouvaient pris, comme suspects de passer du côté des Romains. Au reste, on était relâché si l'on donnait de l'argent; celui-là seul était traître qui n'en donnait pas, de cette manière, les riches achetaient le droit de fuir, et il n'y avait que les pauvres qui fussent égorgés. D'énormes tas de cadavres s'amoncelaient dans les rues, plus d'un, que tentait la désertion, changeait d'avis et préférait périr à l'intérieur de la ville, car l'espérance d'obtenir la sépulture faisait trouver moins cruelle la mort subie sur le sol de la patrie. Mais les zélateurs poussèrent la cruauté jusqu'à n'accorder de terre ni à ceux qu'on égorgeait dans la ville, ni à ceux que l'on tuait sur les chemins. Comme s'ils avaient par un pacte juré de détruire à la fois les lois de leur patrie et celles de la nature et, dans leurs crimes contre les hommes, d'outrager Dieu lui-même, ils laissaient les corps pourrir au soleil. Ceux qui ensevelissaient quelqu'un de leurs parents subissaient, comme les déserteurs, la peine la mort, et quiconque rendait ainsi service à autrui avait bientôt besoin du même office. En un mot, parmi les malheurs du temps, il n'y avait pas de sentiment généreux qui eût disparu au même degré que la pitié; ce qui aurait dû inspirer la commisération ne faisait qu'exciter ces scélérats, dont les fureurs passaient des vivants aux morts et des morts aux vivants. La terreur était telle que les survivants enviaient le sort des victimes qui les avaient précédés; ceux qu'on accablait de tortures dans les prisons estimaient heureux les morts, même privés de sépulture. Toute loi humaine était foulée aux pieds par ces scélérats, ils tournaient en dérision les choses divines et raillaient les oracles des prophètes comme autant de propos de charlatans. Et pourtant ces paroles des prophètes enseignaient bien des choses sur le vice et la vertu; en agissant à l'encontre, les zélateurs travaillèrent à vérifier les prophéties contre leur propre patrie. Car il y avait une ancienne parole, due à des hommes animés de l'esprit divin, annonçant que la ville serait prise et le Saint des Saints incendié par la loi de la guerre au temps où éclaterait la sédition et où les mains mêmes des citoyens souilleraient le sanctuaire de Dieu or les zélateurs, tout en ne croyant pas à cette prédiction travaillaient à son accomplissement (1).

(1). On ne sait au juste à quelle prophétie le texte fait allusion. Thackeray rappelle un passage des Oracles sibyllins, IV, 117. D'autres ont pensé à Daniel 9 ou à Zacharie 14.

VII

1. Jean assume le pouvoir absolu. - 2. Les sicaires occupent Masada. - 3. Vespasien occupe Gadara. - 4. Défaite des Gadaréniens. - 5. Défaite des Péréens.

1. Jean, qui aspirait déjà à la tyrannie, dédaignait de partager les honneurs avec ses égaux ; s'attachant peu à peu quelques-uns des pires, il entrait en lutte avec sa propre faction. Toujours il désobéissait aux décisions des autres et imposait les siennes en véritable despote, prétendant manifestement à l'autorité suprême. Quelques-uns lui cédaient par crainte, d'autres par attachement, car il était habile à se concilier des sympathies par la tromperie et l'éloquence ; beaucoup d'ailleurs pensaient être plus en sûreté si la responsabilité des forfaits déjà commis pesait sur un seul et non sur tous. Alors que son activité physique et intellectuelle lui assurait des satellites assez nombreux, beaucoup de dissidents l'abandonnaient, les uns par jalousie et parce qu'ils ne supportaient pas d'être soumis à un homme qui était naguère leur égal, les autres parce qu'ils avaient horreur d'un régime monarchique ; une fois maître des affaires, ils ne pourraient pas l'abattre aisément et ils craignaient que leur opposition au début ne lui fournît un prétexte à agir contre eux (1). Chacun résolut donc de tout souffrir dans la lutte plutôt que d'être esclave volontaire et de périr en esclave. Ainsi, le parti se divisa, et Jean se posa en maître absolu contre ses adversaires. Mais les deux factions se tenaient sur leurs gardes et n'engageaient que peu ou point d'escarmouches : l'une et l'autre opprimaient le peuple et rivalisaient à qui s'assurerait le plus riche butin. Comme la ville était donc en proie aux trois plus grandes calamités - la guerre, la tyrannie et les factions, -la guerre était, en comparaison, la moins dure pour les habitants ; aussi les voyait-on fuir leurs concitoyens pour se réfugier auprès des étrangers et chercher chez les Romains la sécurité qu'ils désespéraient de trouver parmi les leurs. 

(1). Texte et sens également incertains.

2. Un quatrième fléau s'éleva pour la perte de la nation. Il y avait, non loin de Jérusalem, une très forte citadelle, construite par les anciens rois pour y transporter secrètement leurs richesses pendant les vicissitudes de la guerre et y abriter leurs personnes : on l'appelait Masada (1). Ceux qu'on nommait sicaires s'en étaient emparés. Pendant quelque temps, ils coururent les campagnes voisines, sans prendre autre chose que ce qui leur était nécessaire pour vivre et se faisant scrupule de prendre davantage mais quand ils apprirent que l'armée romaine restait inactive et que les Juifs de Jérusalem étaient en proie aux discordes et à la tyrannie, ils se livrèrent à des entreprises plus audacieuses. Pendant la fête des Azymes - que les Juifs célèbrent comme une fête du salut depuis le temps où, délivrés de la captivité égyptienne, ils revinrent dans leur patrie - les brigands, déjouant, à la faveur de la nuit, toute surveillance, firent une descente sur la petite ville d'Engaddi. Ceux des habitants qui auraient pu les repousser n'eurent pas le temps de prendre les armes et de se grouper, mais furent dispersés et chassés de la ville : quant à ceux qui ne pouvaient fuir, femmes et enfants, ils furent massacrés au nombre de plus de sept cents. Les brigands pillèrent ensuite les maisons, ravirent les produits du sol les plus mûrs et ramenèrent leur butin à Masada. Ils ravagèrent de même toutes les bourgades voisines de la forteresse et désolèrent toute la contrée, fortifiés chaque jour par de nouveaux malandrins qui se joignaient à ceux, Alors, dans les autres régions de la Judée, les brigands, jusque là inactifs, se mirent en campagne. Comme en un corps dont l'organe essentiel est enflammé on voit les autres s'infecter en même temps, ainsi les factions et les désordres de la capitale assurèrent aux scélérats de la province l'impunité de leurs brigandages ; les uns et les autres pillaient les bourgades de leur voisinage et fuyaient ensuite au désert. Quand ils se réunissaient et se liaient par des serments, leurs troupes, moins nombreuses qu'une armée, plus nombreuses qu'une bande, tombaient sur les lieux sacrés et les villes. Il leur arrivait sans doute d'être repoussés par ceux qu'ils attaquaient et d'avoir le dessous comme à la guerre : mais ils avaient toujours la ressource d'échapper au châtiment en prenant la fuite, comme des brigands, avec leur butin. Il n'y avait donc aucune partie de la Judée qui ne partageât le sort affreux de la ville principale.  

(1). Sebbeh, sur la rive ouest de la Mer Morte (Schürer, I, p. 639).

3. Les transfuges apprenaient à Vespasien ces événements. Car si les factieux entouraient de postes toutes les issues et mettaient à mort ceux qui s'en approchaient sous quelque prétexte que ce fût, plusieurs cependant trompaient cette surveillance et se réfugiaient auprès des Romains, exhortant le général à secourir la ville et à sauver les restes du peuple : car c'était leur bon vouloir pour les Romains qui avait causé la mort du plus grand nombre et mis en péril les survivants. Vespasien, déjà ému de pitié pour leurs malheurs, leva le camp comme pour assiéger Jérusalem, en réalité pour la délivrer d'un siège. Mais il fallait d'abord supprimer les obstacles qui restaient encore, et ne rien laisser derrière lui qui pût le gêner dans les opérations du siège. Il marcha donc contre Gadara, ville forte et capitale de la Pérée (1), et y entra le quatrième jour du mois de Dystros car les principaux citoyens lui avaient, déjà envoyé des messagers, à l'insu des factieux, pour négocier la reddition de la ville, tant par désir de la paix que pour conserver leurs biens ; Gadara comptait en effet un grand nombre de riches. Leurs ennemis ignorèrent cette ambassade et ne l'apprirent qu'à l'approche de Vespasien. Ils désespérèrent de pouvoir eux-mêmes conserver la ville, étant inférieurs en nombre à leurs adversaires et voyant les Romains à une assez faible distance. Alors ils décidèrent de fuir, mais non toutefois sans verser du sang et sans châtier ceux qui causaient leur malheur. Ils se saisirent donc de Dolésos qui n'était pas seulement, par l'autorité et la naissance, le premier citoyen de la ville, mais qui leur semblait encore l'instigateur de l'ambassade ; ils le tuèrent et, dans l'excès de leur fureur, outragèrent son cadavre. Puis ils prirent la fuite. Quand les troupes romaines commencèrent à entrer dans la ville, le peuple de Gadara accueillit Vespasien avec des acclamations, et reçut de lui des assurances formelles de sa foi, avec une garnison de cavaliers et de fantassins pour repousser les attaques des fugitifs. Car ils avaient détruit leurs remparts sans attendre la demande des Romains ; ils donnaient ainsi un gage de leur amour de la paix, en se mettant dans l'état de ne pouvoir faire la guerre, même s'ils l'eussent voulu.

(1).Gadora es-Salt? Sur la Gadara de la Décapole (Mukes), qui paraît différer d'une vile homonyme de la Pérée, voir Schürer, II, p, 122.

4 . Vespasien envoya contre les fuyards de Gadara, sous les ordres de Placidus, cinq cents cavaliers et trois mille fantassins ; puis, avec le reste de l'armée, il retourna à Césarée. A peine les fugitifs eurent-ils aperçu les cavaliers lancés à leur poursuite qu'ils se réunirent, avant de livrer combat, dans un bourg nommé Béthennabris (1). Ayant trouvé là un nombre assez considérable de jeunes gens auxquels ils firent en toute hâte prendre les armes, de bon gré ou par violence, ils s'élancèrent témérairement contre Placidus et ses compagnons. Ceux-ci, au premier choc, reculèrent un peu et s'ingénièrent en même temps à les attirer plus loin des remparts ; puis ils les reçurent dans une position avantageuse, les entourèrent et les accablèrent de leurs javelots. Tandis que les cavaliers coupaient la route à ceux qui fuyaient, l'infanterie tuait sans faiblir ceux qui soutenaient le combat. Les Juifs périssaient, sans autre dessein que de montrer leur courage. Ils se heurtaient aux rangs serrés des Romains, dont les armures leur opposaient comme un rempart, sans y trouver aucun intervalle par où faire pénétrer leurs traits, sans aucune possibilité de rompre leurs rangs. Eux-mêmes tombaient transpercés par les traits ennemis et, semblables à des bêtes féroces, se jetaient sur le fer. Les uns succombaient, frappés en plein visage par les glaives, les autres étaient dispersés par les cavaliers. 

(1). Beth Nimrah, aussi dit Tell Nimrin.

5. Placidus mettait ses soins à arrêter leur course vers la bourgade. A cet effet, sa cavalerie se portait de ce coté, les dépassait, puis revenait sur eux en lançant des traits ; on tuait sûrement les plus rapprochés, tandis que la crainte faisait fuir les autres. Pourtant, les plus courageux se frayèrent un passage et s'enfuirent vers les remparts. Les gardes étaient dans l'embarras ; ils ne pouvaient se résoudre à repousser les fugitifs de Gadara, qui avaient été recrutés dans la ville ; d'autre part, s'ils les accueillaient, c'était s'exposer à être tués avec eux. Ce qu'ils craignaient arriva. Car dès que les fugitifs eurent été poursuivis jusqu'à la muraille, il s'en fallut de peu que la cavalerie romaine n'y pénétrât en même temps ; mais on avait devancé l'attaque et fermé les portes quand Placidus se porta en avant. Après avoir vaillamment lutté jusqu'au crépuscule, il s'empara des murs et du bourg. Les vainqueurs massacrèrent la multitude inoffensive, tandis que les plus ingambes s'enfuyaient. Les soldats pillèrent les maisons et y mirent le feu. Quant aux fuyards, ils alertèrent les habitants des campagnes ; exagérant leurs propres malheurs, ils dirent que toute l'armée romaine faisait irruption. Frappés de terreur, les habitants quittèrent en foule leurs demeures et s'enfuirent du côté de Jéricho ; seule, en effet, cette ville, forte par le nombre de ses citoyens, leur offrait une espérance de salut. Placidus, se fiant à sa cavalerie et enhardi par le succès, les poursuivit jusqu'au Jourdain. Il tua tous ceux qu'il put prendre, puis, quand il eut repoussé cette foule vers le fleuve, dont les eaux grossies par les pluies opposaient une barrière infranchissable, il rangea ses troupes en face d'elle. La nécessité contraignit au combat ces gens qui n'avaient aucun moyen de fuir ; allongeant leurs rangs sur une très grande étendue de la rive, ils affrontèrent les traits et les charges des cavaliers, qui en frappèrent un grand nombre et les précipitèrent dans les flots. Quinze mille hommes tombèrent sous les coups des Romains ; une foule innombrable dut se jeter d'elle-même dans le Jourdain. Environ deux mille deux cents hommes furent faits prisonniers : le butin, très abondant, comprenait des ânes, des moutons, des chameaux et des bœufs.

6. Cette défaite fut la plus grave qu'eussent subie les Juifs et parut encore plus terrible qu'elle ne l'était, car non seulement tout le pays à travers lequel ils avaient fui était un champ de carnage, mais les morts amoncelés formaient comme un pont sur le Jourdain : même le lac Asphaltite regorgeait de cadavres que le fleuve y avait entraînés. Placidus, profitant du succès, se jeta en hâte sur les petites villes et bourgades du voisinage, il emporta Abila, Julias, Besimoth et toutes les places jusqu'au lac Asphaltite : il établit partout comme garnisaires des gens choisis parmi les transfuges. Ensuite, faisant monter les soldats sur des bateaux, il extermina les Juifs qui avaient cherché un refuge sur le lac. C'est ainsi que la Pérée entière jusqu'à Machaeron se soumit ou fut conquise par les Romains.

VIII

1. Soulèvement en Gaule ; Vespasien subjugue la Judée. - 2-3. Description de Jéricho. - 4. Le Lac Asphaltite.

1. Sur ces entrefaites se répandit la nouvelle du soulèvement de la Gaule ; Vindex, avec l'élite de la population, s'était révolté contre Néron, les historiens ont fait un récit détaillé de ces événements. Ces nouvelles poussèrent Vespasien à hâter la guerre, car il prévoyait déjà les prochaines discordes civiles, le danger auquel serait exposé l'Empire entier, et il espérait, en pacifiant l'Orient, calmer les inquiétudes de l'Italie. Mais l'hiver durait encore, Vespasien se contenta d'assurer par des garnisons la sécurité des bourgs et des petites villes qui avaient fait leur soumission ; il préposa des décurions à la garde des bourgs, des centurions à celle des villes, il releva aussi nombre de places qui avaient été ruinées. Au commencement du printemps, il transféra la plus grande partie de ses troupes de Césarée à Antipatris, il y passa deux jours pour rétablir l'ordre dans la ville et partit, le troisième, pour ravager et brûler les bourgades d'alentour. Ayant ainsi soumis la toparchie de Thamna, il marcha sur Lydda et Jamnia, villes précédemment réduites, il y installa comme habitants un nombre suffisant de Juifs qui s'étaient déjà ralliés à lui, puis se rendit dans la toparchie d'Ammathus. Après avoir occupé les passages qui conduisaient à la métropole, il y éleva un camp retranché, laissa dans cette ville la cinquième légion, et, avec le reste de ses forces, s'avança jusqu'à la toparchie de Bethleptenpha. Il la ravagea par le feu, comme aussi le district voisin et les pourtours de l'Idumée puis il éleva des fortins aux points favorables. En s'emparant de deux bourgs situés au centre de l'Idumée, Betabris et Caphartoba (1), il tua plus de dix mille hommes, en fit prisonniers plus de mille et chassa le reste de la population, en place de laquelle il établit une partie assez considérable de ses propres troupes, qui firent des courses dans les montagnes et les ravagèrent. Puis, il revint à Ammathus avec le reste de son armée : il en descendit à travers la Samaritide, en passant près de la ville de Néapolis, que les gens du pays appellent Mabartha, jusqu'à Corea, où il campa le deuxième jour du mois de Oaesios. Le lendemain, il se rendit à Jéricho où il fut rejoint par Trajan, un de ses généraux (2) qui lui amenait les troupes de la Pérée, après la soumission de la contrée située au-delà du Jourdain. 

(1). On n'en connaît pas l'emplacement.

(2). Le père de l'empereur Trajan.

2. La plupart des habitants de Jéricho, devançant l'arrivée des Romains, s'étaient enfuis dans la contrée montagneuse qui fait face à Jérusalem ; un assez grand nombre, qui étaient restés sur place, furent mis à mort. Les Romains occupèrent donc une cité déserte. Située dans une plaine, elle est dominée par une montagne nue et aride qui, sur une grande longueur, s'étend du côté du nord jusqu'au territoire de Scythopolis), du côté du midi jusqu'au pays de Sodome et aux limites du lac Asphaltite. C'est un pays fort accidenté et, à cause de sa stérilité, dépourvu d'habitants. En face se dressent les monts du Jourdain ; ils commencent à Juliade du côté du nord, et s'étendent vers le midi jusqu'à Somorron, qui confine à la ville arabe de Petra. Là est une montagne, dite "de fer", qui se prolonge jusqu'au pays des Moabites. La contrée qu'entourent ces deux chaînes se nomme la Grande Plaine (1), elle s'étend du bourg de Ginnabris au lac Asphaltite, sur une longueur de mille deux cents stades, une largeur de cent vingt, le Jourdain la traverse en son milieu ; elle renferme deux lacs : l'Asphaltite et celui de Tibériade, qui sont d'une nature toute différente. Le premier est salé et sans vie, le second est un lac d'eau douce, peuplé d'animaux. Dans la saison d'été, la plaine est brûlée par le soleil, l'excès de sécheresse rend malsain l'air qu'on y respire, car tout le territoire n'offre pas d'autres eaux que celles du Jourdain, aussi les palmiers qui croissent sur ses rives sont-ils plus florissants et d'un meilleur rapport que ceux qui se trouvent à quelque distance de là.

(1). Vallée du Jourdain.

3. Il y a près de Jéricho une source abondante et très propre à fertiliser le sol par des irrigations : elle jaillit dans le voisinage de l'ancienne ville qui fut la première du pays de Chanaan dont s'empara, par le droit de la guerre, Jésus (Josué), fils de Navé, général des Hébreux. La légende rapporte que cette source, à l'origine non seulement détruisait les productions de la terre et les fruits des arbres, mais encore faisait avorter les femmes, et qu'elle entretenait de toutes manières la maladie et la corruption ; ce fut, dit-on, le prophète Elisée qui en adoucit les eaux et les rendit très saines, très propres à répandre la vie, Élisée était l'élève et le successeur d'Élie. Comme il avait été reçu par les habitants de Jéricho avec une extrême bienveillance, il les gratifia en échange, eux et leur territoire, d'un bienfait impérissable. S'étant avancé vers la source, il jeta dans le courant une cruche de terre pleine de sel : puis, levant la main droite vers le ciel et répandant sur le sol des libations propitiatoires, il demanda à la terre d'apaiser l'âcreté des ondes et d'ouvrir des veines plus douces, à Dieu de mêler à ces ondes un air plus fécond, d'accorder en même temps aux hommes du pays l'abondance des fruits et des enfants pour leur succéder, de ne point laisser tarir cette eau productrice de tous ces biens, tant qu'ils resteraient un peuple de justes. Il joignit à ces prières de nombreux gestes des mains, exécutés avec sagesse, et changea ainsi la nature de la source, cette eau qui auparavant infligeait aux habitants la stérilité et la disette, devint, dès ce moment, productrice d'heureuses naissances et de biens. Ses irrigations ont une telle vertu que, eût-elle seulement effleuré le sol, elle le rend plus fertile que ne le feraient des eaux qui y séjourneraient longuement. C'est pourquoi l'on trouve peu de profit à en user très abondamment, tandis qu'une petite quantité confère de grands avantages. Cette source irrigue une surface supérieure à celle qu'arrosent toutes les autres ; elle traverse une plaine qui a soixante-dix stades de longueur et vingt de largeur et y fait croître et fleurir de très nombreux jardins d'une extrême beauté. Les palmiers ainsi arrosés appartiennent à des espèces de qualités et d'appellations très diverses, dont le goût et les vertus médicales diffèrent : les palmes les plus grasses font couler, si on les presse sous le pied, un miel abondant, à peine inférieur à celui des abeilles que le pays nourrit en grand nombre : on y trouve aussi le baumier, dont le fruit est le plus estimé de la région, le cyprès et le myrobalan, en sorte qu'on ne se trompera pas en qualifiant de divine une région où naissent en quantité les produits les plus rares et les plus exquis. Pour les autres fruits aussi, il n'y a pas un climat au monde que l'on puisse comparer à celui-là, tant les semences qu'on y jette se multiplient ! La cause m'en paraît être la chaleur de l'air et la fécondité des eaux ; l'air excite et épanouit les végétaux, l'humidité accroît la force de leurs racines, augmente leur vigueur en temps d'été, alors que le pays d'alentour est si brûlant que les hommes craignent de sortir de chez eux. L'eau puisée avant le lever du jour et ensuite exposée en plein air devient très fraîche à l'encontre du milieu environnant ; en hiver, par un phénomène opposé, elle s'attiédit et fait une impression très agréable à ceux qui s'y baignent. L'atmosphère est si douce que les habitants portent des vêtements de toile, alors même que le reste de la Judée est couvert de neige. Ce pays est à cent cinquante stades de Jérusalem, à soixante du Jourdain. De là à Jérusalem, la campagne est déserte et rocheuse ; vers le Jourdain et le lac Asphaltite, le sol est plus bas, mais également inculte et stérile. Je crois en a voir assez dit sur l'extrême richesse de Jéricho. 

4. Il n'est pas sans intérêt de décrire la nature du lac Asphaltite qui est, comme je l'ai dit, salé et stérile: la légèreté de ses eaux est si grande qu'elles font flotter les objets qu'on y jette: il n'est pas même facile, quand on s'y applique, de plonger au fond (1). Aussi rapporte-t-on que Vespasien, étant arrivé sur ses bords, fit jeter au fond du lac quelques hommes qui ne savaient pas nager, et dont on avait lié les mains derrière leur dos or, ils surnagèrent tous. comme si un souffle d'air les avait poussés de bas en haut. Ce qui est aussi merveilleux dans ce lac, ce sont les changements de couleur: trois fois par jour, l'aspect de sa surface se modifie, et les rayons du soleil, en s'y réfléchissant, lui donnent un éclat variable. Sur un grand nombre de points, il rejette des masses noires de bitume, qui flottent à la surface, comparables, pour la ligure et la grandeur, à des taureaux sans tête. Les riverains s'y rendent en barques et tirent sur cet asphalte coagulé qu'ils hissent à leur bord; mais quand ils en ont rempli leurs embarcations, il n'est pas facile d'en détacher leur charge, car cette matière s'y fixe et s'y agglutine; il faut, pour la dissoudre, du sang menstruel et de l'urine de femme, qui seuls la font céder. Le bitume n'est pas seulement utile pour assujettir la membrure des navires, mais encore pour la guérison des maladies, il entre, en effet, dans la composition de nombreuses drogues. La longueur de ce lac est de cinq cent quatre-vingts stades, il s'étend donc jusqu'à Zoara, ville d'Arabie ; sa largeur est de cent cinquante stades. Dans son voisinage est la région de Sodome , territoire jadis prospère grâce à ses productions et à la richesse de ses villes, maintenant tout entier desséché par le feu.
On dit, en effet, que l'impiété des habitants attira sur eux la foudre qui l'embrasa; il subsiste encore des traces du feu divin, et l'on peut voir les vestiges presque effacés de cinq villes. On y trouve aussi des fruits remplis d'une cendre renaissante, revêtus d'une couleur semblable à celle des fruits comestibles, et qui, dès qu'on y porte la main pour les cueillir, se dissolvent en vapeur et en cendre. Telles sont les légendes relatives à la région de Sodome, confirmées par le témoignage des yeux.

(1). Pour ce qui suit, Josëphe et Tacite ( Hist .. V. 6 sq.) paraissent suivre une source commune, peut-être Posidonios, connu de Tacite à travers Pline ; cf. Strabon, p. 763 Voir surtout Fabia, Sources de Tacite , p. 255.

IX

1. Jérusalem est isolée de la Palestine. - 2. Vespasien apprend la mort de Néron. -3 Simon, fils de Gioras, rejoint les brigands de Masada. - 4. Il réunit une troupe contre les zélateurs. - 5. Il les repousse. - 6. Trahison de Jean l'Iduméen. - 7. Simon prend Hébron. - 8. Capture de la femme de Simon par les zélateurs. - 9. Guerre civile en Italie. - 10. Terreur à Jérusalem. - 11-12. Sédition parmi les zélateurs, que Simon attaque dans le Temple.

1. Cependant Vespasien, pour encercler Jérusalem, dressa des camps à Jéricho et à Adida ; il y établit des garnisons prises dans l'armée romaine et dans les contingents des alliés. Il envoya à Gérasa Lucius Annius avec un escadron de cavalerie et de nombreux fantassins. Celui-ci, ayant pris d'assaut la ville, tua mille jeunes gens, qui n'eurent pas le temps de fuir, réduisit en captivité leurs familles et autorisa les soldats à piller les biens des habitants, puis il incendia les maisons et marcha contre les bourgs voisins. Les citoyens robustes fuyaient, les faibles périssaient, et tout ce qui restait devenait la proie des flammes. Alors, comme la guerre s'étendait sur la montagne et la plaine entières, les habitants de Jérusalem n'en purent plus sortir car si les zélateurs tenaient en étroite surveillance ceux qui voulaient déserter, l'armée, répandue de toutes parts autour de la ville, s'opposait à la sortie de ceux qui n'étaient pas encore favorables aux Romains.

2. Vespasien venait de rentrer à Césarée et se préparait à marcher contre Jérusalem avec toutes ses forces, quand il apprit que Néron avait été mis à mort, après un règne de treize ans, huit mois et huit jours. On sait comment ce prince se porta aux excès du pouvoir, après avoir confié la direction des affaires aux hommes les plus scélérats, à Nymphidius et à Tigellinus, indignes affranchis ; comment tous ses gardes l'abandonnèrent, quand ses favoris ourdirent une conjuration : on sait sa fuite dans les faubourgs, avec quatre de ses affranchis restés fidèles, et son suicide ; les châtiments infligés peu de temps après à ceux qui l'avaient renversé : la fin de la guerre des Gaules, les circonstances qui tirent désigner comme empereur et ramenèrent Galba d'Espagne à Rome, l'accusation d'avarice lancée par les soldats contre ce prince, son assassinat perpétré par trahison au milieu même du forum romain et l'élévation d'Othon à l'empire : sa campagne contre les généraux de Vitellius, et sa perte : ensuite les troubles du principat de Vitellius, la bataille livrée autour du Capitole, le rôle d'Antonius Primus et de Mucianus, qui, ayant anéanti Vitellius et ses légions de Germanie, étouffèrent la guerre civile. J'ai écarté le récit détaillé de tous ces événements, parce qu'ils sont devenus fastidieux pour tous et que nombre de Grecs et de Romains ont écrit cette histoire : mais pour conserver l'enchaînement des faits et éviter le défaut d'une narration discontinue, je note sommairement chacun d'eux. Tout d'abord, Vespasien différa l'expédition contre Jérusalem, attendant avec impatience à qui passerait le pouvoir après Néron : ensuite il apprit que Galba était empereur, et, comme celui-ci ne lui avait encore adressé aucune instruction relative à la guerre, il n'entreprit rien, mais lui envoya son fils Titus pour le saluer et recevoir ses ordres au sujet des Juifs. Pour les mêmes raisons, le roi Agrippa s'embarqua en même temps que Titus, afin d'aller trouver Galba. On était en hiver, et tandis qu'ils naviguaient sur des vaisseaux de guerre le long de la cote d'Achaïe, Galba fut tué après un règne de sept mois et d'un nombre égal de jours. Othon, qui faisait valoir ses droits, prit le pouvoir. Agrippa n'en résolut pas moins de se rendre à Rome, sans se laisser effrayer par la révolution, au contraire, Titus, par une inspiration divine, passa de Grèce en Syrie et rejoignit en toute hâte son père à Césarée.
Ces chefs, que l'état de l'Empire tenait en suspens, comme si une tempête le bouleversait, négligeaient la campagne contre les Juifs, et les craintes qu'ils concevaient pour leur patrie leur faisaient juger inopportun de poursuivre la guerre contre des étrangers.

3. Mais une autre guerre menaçait maintenant Jérusalem. Il y avait un certain Simon, fils de Gioras), natif de Gérasa. Cet adolescent, inférieur en ruse à Jean, qui dominait déjà dans la cité, le surpassait par la vigueur et l'audace ; chassé pour cette raison même par le grand-prêtre Ananos de la toparchie de l'Acrabatène qu'il administrait, il s'était joint aux brigands qui occupaient Masada. Tout d'abord il leur fut suspect ; ils lui permirent seulement de s'établir à l'étage inférieur de la forteresse, avec les femmes qu'il avait amenées, tandis qu'eux-mêmes occupaient l'étage supérieur. Ensuite, la ressemblance de son caractère avec le leur et la confiance qu'il leur inspirait le firent associer à leurs incursions de pillage : il sortit avec eux et ravagea en leur compagnie les environs de Masada. Toutefois, malgré ses exhortations, il ne pouvait les entraîner à de plus grandes entreprises car les brigands, accoutumés à vivre dans la forteresse, n'osaient s'éloigner longtemps de leur tanière. Mais lui, qui aspirait à la tyrannie et rêvait de grands desseins, dès qu'il eut appris la mort d'Ananos, s'enfuit dans la montagne, annonçant par la voix du héraut que les esclaves seraient libres et que les hommes libres recevraient des récompenses. Ainsi il réunit autour de lui tous les malfaiteurs de la région.

4. Quand ses troupes devinrent nombreuses, il fit des courses parmi les bourgs de la montagne puis, de nouveaux partisans affluant sans cesse, il s'enhardit jusqu'à descendre dans la plaine. Comme il devenait redoutable aux cités, de nombreux Juifs de qualité furent séduits, pour leur malheur, par sa puissance et par la facilité de ses succès. Bientôt ce ne fut plus seulement une armée d'esclaves et de brigands, mais on y vit un nombre assez considérable de citoyens qui lui obéissaient comme à un roi. Dès lors, il fit des incursions dans la toparchie de l'Acrabatène et jusqu'aux confins de la Grande Idumée. Dans un bourg nommé Nain, il éleva une muraille et en fit une forteresse pour sa sûreté ; dans le vallon de Phérété, il élargit de nombreuses cavernes et en trouva d'autres toutes préparées, qu'il transforma en dépôts de ses trésors, en magasins pour son butin. Il y accumula aussi les récoltes enlevées et y logea la plus grande partie de ses soldats. Son but était clair : c'était contre Jérusalem qu'il exerçait sa troupe et multipliait ses préparatifs.

5. Alors les zélateurs, qui craignaient ses desseins secrets et qui voulaient prévenir cette puissance croissante opposée à la leur, sortirent en grand nombre, les armes à la main. Simon marche à leur rencontre, en fait un grand carnage et chasse vers la ville ceux qui restent. Mais comme il n'avait pas encore une entière confiance dans ses forces, il recula devant un assaut et entreprit d'abord de soumettre l'Idumée. Avec vingt mille fantassins, il envahit les frontières de ce pays. Mais les gouverneurs de l'Idumée rassemblent en toute hâte les hommes les plus propres à porter les armes, au nombre d'environ vingt-cinq mille, laissèrent la masse de leurs concitoyens défendre leurs biens contre les incursions possibles des sicaires de Masada et attendirent Simon sur la frontière. Le combat s'engagea et dura toute la journée ; on ne put savoir qui était vainqueur ou vaincu. Simon se retira à Naïn, tandis que les Iduméens rejoignaient leurs foyers. Mais peu de temps après, Simon revint avec des troupes plus nombreuses et envahit leur territoire ; il campa dans un bourg du nom de Thécoué et envoya auprès de la garnison d'Hérodion, qui était dans le voisinage, un de ses compagnons. Eléazar, pour persuader aux défenseurs de livrer leurs remparts. Les sentinelles le reçurent avec empressement, ignorant la raison pour laquelle il venait mais quand il eut parlé de reddition, les soldats, tirant leurs épées, le poursuivirent, et Eléazar, n'ayant pas d'endroit où fuir, se jeta du haut de la muraille dans le vallon qu'elle dominait. Il mourut sur le coup, et les Iduméens, qui appréhendaient la force de Simon, jugèrent opportun de faire reconnaître l'armée ennemie avant de se mesurer avec elle.

6. Jacob, un des chefs, s'offrit volontiers pour remplir cette mission, avec le dessein de trahir. Il partit donc du bourg d'Alouros, où se concentrait alors l'armée des Iduméens, et fut trouver Simon. D'abord, il s'engage à lui livrer sa patrie, moyennant la promesse, confirmée par serments, qu'il continuerait toujours à jouir d'honneurs ; il promit lui-même que son concours assurerait la sujétion de toute l'Idumée. Reçu par Simon avec bienveillance et exalté par de brillantes promesses, il commença, quand il fut retourné parmi les siens, par exagérer mensongèrement l'effectif de l'armée de Simon ; ensuite, accueillant auprès de lui les officiers et, par petits groupes, tous les soldats, il leur persuadait de recevoir Simon et de lui livrer sans combat le commandement. En même temps qu'il exécutait ces desseins, il faisait appeler Simon par des messagers et lui promettait de disperser les troupes des Iduméens, en quoi il tint parole. Car, comme l'armée ennemie approchait, il sauta le premier sur un cheval et s'enfuit avec ceux qu'il avait gagnés. L'effroi s'empare de toute la multitude ; avant d'engager le combat, tous se débandent et se retirent chacun dans ses foyers.

7. Simon entra donc en Idumée sans avoir versé de sang, contre son attente ; il commença par attaquer à l'improviste la petite ville de Hébron, où il fit un butin considérable et pilla d'abondantes récoltes. Suivant les récits des habitants du pays, Hébron n'est pas seulement la plus ancienne des villes de cette province, mais elle surpasse en antiquité la cité égyptienne de Memphis ; on lui attribue deux mille trois cents ans de date. On raconte aussi qu'elle fut le séjour d'Abraham, l'ancêtre des Juifs, après sa migration de Mésopotamie ; c'est de là que ses fils partirent pour descendre en Égypte. On montre encore dans cette petite ville leurs tombeaux, d'un très beau marbre et d'un travail délicat. A six stades de Hébron on voit aussi un térébinthe gigantesque, et l'on prétend que cet arbre subsiste à cette place depuis la fondation de la ville. Simon partit de là pour parcourir toute l'Idumée ; non content de ravager les bourgades et les villes, il dévastait encore la campagne. Outre son infanterie régulière, quarante mille hommes le suivaient, en sorte que cette multitude ne trouvait pas de vivres en quantité suffisante. Ces besoins étaient aggravés par sa cruauté, sa fureur contre la nation, et cela explique comment l'Idumée fut dévastée de fond en comble. De même que toute une forêt peut être dépouillée par un passage de sauterelles, le pays que l'armée de Simon laissait derrière elle n'était plus qu'un désert. Les soldats brûlaient, détruisaient ; toutes les productions du sol étaient anéanties, soit foulées aux pieds, soit consommées comme nourriture. La marche de ces hommes rendait la terre cultivée plus dure que la lande stérile. En un mot, aucun vestige de ce qui avait été n'était épargné par les ravageurs.

8. Ces événements excitèrent l'ardeur des zélateurs, qui appréhendèrent, à la vérité, d'engager contre lui, Simon, une lutte ouverte, mais tendirent une embuscade dans les défilés et saisirent la femme de Simon avec un grand nombre de ses serviteurs. Joyeux comme s'ils avaient fait prisonnier Simon lui-même, ils retournèrent à la ville, espérant que celui-ci ne tarderait pas à déposer les armes et à les supplier de lui rendre sa femme. Mais, au lieu de la pitié, ce fut la rage que cet enlèvement lui inspira ; il s'approcha des murs de Jérusalem et, comme une bête blessée qui ne s'est pas vengée sur l'auteur de sa blessure, il tourna son ressentiment contre tous ceux qu'il rencontrait. Quiconque s'avançait hors des portes pour cueillir des légumes ou ramasser du bois mort, hommes désarmés ou vieillards, il les prenait, les torturait et les massacrait ; dans l'excès de sa fureur, peu s'en fallut qu'il ne goûtât à la chair de ses victimes. Il y en eut beaucoup dont il coupa les mains et qu'il renvoya ainsi, pour effrayer ses ennemis et pour soulever le peuple contre ceux qui étaient responsables de ses maux. Il ordonnait à ses victimes de dire que Simon jurait par Dieu, témoin de toutes choses, de pratiquer une brèche dans la muraille, si on ne lui rendait aussitôt sa femme ; il ferait subir un pareil traitement à tous les habitants de la ville, sans épargner aucun âge et sans distinguer entre les innocents et les coupables. Sous ces menaces, le peuple et même les zélateurs, frappés de terreur, lui renvoyèrent sa femme : alors seulement il s'adoucit un peu, et interrompit le cours de ses massacres.

9. Ce n'est pas seulement en Jusée que régnaient la sédition et la guerre civile, mais encore en Italie. Galba avait été massacré au milieu même du forum romain, et Othon désigné pour l'empire, était en guerre avec Vitellius, qui prétendait à la même dignité et qu'avaient élu les légions de Germanie. Dans le combat qu'il livra à Bédriaque en Gaule, contre Valens et Caecina, généraux de Vitellius, Othon fut vainqueur le premier jour mais le second jour, l'armée de Vitellius remporta la victoire ; après un affreux carnage, Othon se tua de sa propre main à Brixellum, où il apprit la défaite ; il avait occupé le pouvoir pendant trois mois et deux jours. Son armée passa aux généraux de Vitellius, qui descendit lui-même vers Rome avec toutes ses forces.
En ce temps-là, Vespasien quitta Césarée, le cinq du mois de Oaisios, et marcha contre les régions de la Judée encore insoumises. Gagnant les collines, il occupa les deux toparchies de la Gophnitide et de l'Acrabétène, ensuite il prit les bourgades de Bethela et d'Ephraim où il laissa des garnisons. Puis il chevaucha avec sa cavalerie vers Jérusalem ; en route, il tua beaucoup de monde et fit un grand nombre de prisonniers, De son côté, Céréalis, un de ses généraux, avec une partie des cavaliers et des fantassins, ravageait l'Idumée supérieure : il prit d'assaut et incendia Caphétra, qui prétendait mériter le nom de ville, arrivé devant une autre bourgade, appelée Charabis, il en fit le siège. Mais les murailles étaient fortes, et Céréalis s'attendait à y perdre du temps, lorsque les défenseurs ouvrirent soudain les portes et vinrent en suppliants se livrer à lui. Céréalis, après leur soumission, marcha vers Hébron, autre ville très ancienne, située comme je l'ai dit, dans la région montagneuse à une faible distance de Jérusalem. Il y entre de vive force, met à mort toute la jeunesse et incendie la ville. Le pays entier était déjà soumis à l'exception d'Hérodion, de Masada et de Machaeron, dont les brigands s'étaient emparés : les Romains se proposèrent alors Jérusalem pour seul objectif.

10. Dès que Simon eut recouvré sa femme des mains des zélateurs, il se retourna encore contre les restes de l'Idumée : ses courses incessantes sur ce territoire obligèrent la foule des habitants à chercher refuge à Jérusalem. Il les suivit lui-même jusqu'à cette ville et, cernant de nouveau les remparts, se mit à tuer tous les travailleurs qui s'aventuraient dans la campagne et tombaient entre ses mains. Hors des murs, Simon était pour le peuple un plus terrible fléau que les Romains ; à l'intérieur, les zélateurs étaient plus cruels que les Romains et que Simon. Parmi ceux-ci, la troupe des Galiléens se distinguait par la faculté d'innover dans le crime et par l'audace car c'étaient eux qui avaient élevé Jean au pouvoir et lui, pour les payer à son tour de l'autorité qu'il avait acquise, permettait à chacun d'agir à sa guise. Insatiables de pillage, ils perquisitionnaient dans les maisons des riches ; le meurtre des hommes, le viol des femmes étaient leurs jeux ; en même temps qu'ils s'abreuvaient de sang, ils dévoraient en débauches le produit de leurs vols. On les voyait outrager impunément la nature, et pour cela arranger leurs cheveux avec art, revêtir des vêtements féminins, s'inonder de parfums, se farder les yeux pour rehausser leur teint. Non seulement ils empruntaient la parure, mais ils imitaient même le sexe des femmes, imaginant, dans leur lubricité, toutes sortes de voluptés défendues : ils se vautraient dans la ville comme dans un lieu de prostitution et la souillaient tout entière de leurs impuretés. Sous l'aspect et l'accoutrement de femmes, ils avaient des mains meurtrières ; leur démarche était molle, mais, s'élançant tout à coup, ils se transformaient en combattants, et tirant leur glaive de dessous leurs fins manteaux de couleur, ils transperçaient celui qu'ils rencontraient. Ceux qui fuyaient Jean tombaient sur Simon, plus meurtrier encore, et si l'on échappait au tyran qui régnait à l'intérieur des murs, on était égorgé par celui qui commandait devant les portes. Mais il était impossible, vu que toute voie de sortie était coupée, de passer du côté des Romains.

11. Cependant l'armée conspirait contre Jean. Tous les Iduméens qui s'y trouvaient firent sécession et se soulevèrent contre le tyran, tant par jalousie de sa puissance que par haine de sa cruauté. Ils en vinrent aux mains, tuèrent beaucoup de zélateurs et repoussèrent le reste dans le palais qu'avait construit Grapté, parente d'Iza, roi des Adiabéniens. Les Iduméens se ruent à l'assaut de cet édifice, en chassent les zélateurs qu'ils refoulent dans le Temple et se mettent à piller le trésor de Jean. Celui-ci habitait, en effet, ce palais et y avait déposé le butin de la tyrannie. Entre temps, la multitude des zélateurs, dispersée dans la ville, se réunit au Temple, auprès des fugitifs, et Jean se prépara à les lancer contre le peuple et les Iduméens. Ceux-ci, étant plus exercés à la guerre, craignaient moins une attaque de leurs adversaires qu'un accès de fureur : ils pouvaient se glisser la nuit hors du Temple et mettre le feu à la ville. Ils allèrent donc délibérer avec les grands-prêtres sur le moyen de s'opposer à pareille tentative. Mais Dieu tourna leurs décisions à leur propre ruine : le remède qu'ils imaginèrent pour leur salut fut pire que n'eût été leur perte. Pour renverser Jean, ils résolurent d'accueillir Simon et d'appeler parmi eux, à force de supplications, un second tyran. La décision fut suivie d'effet ; ils envoyèrent à Simon le grand-prêtre Mathias, et prièrent d'entrer dans leurs murs celui qu'ils avaient tant redouté. Leur requête était appuyée par les émigrés de Jérusalem qui, fuyant les zélateurs, cédaient cependant au regret d'abandonner leurs maisons et leurs biens. Simon accepta avec hauteur la tyrannie et fit son entrée dans la ville comme s'il devait la débarrasser des zélateurs, salué par le peuple du nom de sauveur et de protecteur. Une fois, qu'il y eut pénétré avec ses troupes, il ne songea qu'à exercer sa puissance et considéra comme ses ennemis tant ceux qui l'avaient appelé que ceux contre qui on l'appelait.

12. C'est ainsi que Simon devint maître de Jérusalem, la troisième année de la guerre, au mois de Xanthikos. Jean et la foule des zélateurs se voyaient donc enfermés dans l'enceinte du Temple ; ils avaient d'ailleurs perdu tout ce qu'ils possédaient dans la cité, car les partisans de Simon pillèrent aussitôt leurs biens. Alors ils désespérèrent de leur salut. Simon, avec le concours du peuple, donna l'assaut au Temple, mais les zélateurs, placés sur les portiques et près des créneaux, repoussaient les attaques. Les soldats de Simon tombèrent en grand nombre, et l'on emporta beaucoup de blessés car les zélateurs, dans cette position forte et élevée, pouvaient tancer avec facilité des traits qui portaient. Ayant l'avantage du lieu, ils l'accrurent encore en construisant quatre très grandes tours pour lancer les projectiles de plus haut. Elles se dressaient, l'une à l'angle nord-est, la seconde au-dessus du Xyste, la troisième dans un autre angle, vis-à-vis la ville basse ; la quatrième dominait le sommet des Pastophories (1), où, suivant la coutume, se tient un des prêtres, pour annoncer le soir, au son de la trompette, le commencement du sabbat et, le lendemain soir, par le même moyen, la fin de la fête, appelant ainsi le peuple à l'arrêt ou à la reprise du travail. Sur ces tours ils placèrent, de distance en distance, des catapultes et des onagres, des archers et des frondeurs, Simon se montra dès lors plus timide dans ses attaques, car la plupart de ses hommes faiblissaient ; pourtant l'avantage du nombre lui permit de se maintenir, bien que les projectiles des machines, portant à une grande distance, tuassent un grand nombre de ses soldats.

(1). On appelait ainsi les chambrettes réservées aux prêtres ou servant de magasins. Elles étaient placées sous les toits.

X

1. Vitellius campe à Rome. - 2. Colère de Vespasien. - 3. Ses soldats l'incitent à la révolte. - 4. Ils le proclament empereur. 5-6. Vespasien s'assure de l'Egypte ; il est partout acclamé. - 7. Josèphe est remis en liberté.

1. En ce même temps, d'affreux malheurs fondirent aussi sur Rome. Vitellius arrivait de Germanie, entraînant à la suite de son armée une multitude d'autres gens : comme les quartiers réservés aux soldats ne lui suffisaient pas, il transforma Rome entière en camp et remplit de soldats toutes les maisons. Ceux-ci, voyant pour la première fois la richesse des Romains. entourés qu'ils étaient partout d'argent et d'or, réprimaient à grand'peine leur soif de pillage, au prix de la vie de ceux qui s'y opposeraient. Tel était alors l'état des affaires en Italie.

2. Cependant Vespasien, après avoir ravagé les environs de Jérusalem, était de retour à Césarée, quand il apprit les troubles de Rome et l'élévation de Vitellius à l'Empire. Quoiqu'il sût aussi bien obéir que commander, cette nouvelle l'indigna ; il refusait de reconnaître un maître dans celui que sa fureur poussait au souverain pouvoir comme si c'eût été une place vide : en proie à une vive douleur, il ne pouvait supporter cette épreuve, et quand sa patrie était ravagée, conduire d'autres guerres. Mais si son ressentiment l'excitait à la vengeance, la pensée de l'éloignement où il se trouvait l'en détournait : il estimait que les vicissitudes de la Fortune pouvaient le prévenir avant qu'il n'eût le temps de passer en Italie, surtout par une navigation d'hiver. Il retenait donc sa colère près d'éclater.

3. Mais les chefs et les soldats se réunirent en conciliabules, ils projetaient déjà ouvertement de tout changer ; ils s'écriaient avec indignation que les soldats de Rome [les prétoriens], amollis par les délices et ne tolérant pas même qu'on leur parlât de guerre, portaient à l'Empire des hommes de leur choix, guidés seulement par l'espoir du lucre. Ceux, au contraire, qui ont passé par tant d'épreuves et vieilli sous le harnais, cèdent le pouvoir à d'autres, alors qu'ils ont parmi eux un homme digne entre tous de commander. Quelle plus juste occasion trouveront-ils jamais de le payer de la bienveillance qu'il leur témoigne, s'ils négligent celle qui se présente ? Les titres de Vespasien à l'Empire sont aussi supérieurs à ceux de Vitellius que les leurs à ceux des soldats qui l'ont désigné. Les guerres qu'ils ont soutenues n'ont pas été plus faciles que celles de Germanie : ils ne sont pas moins bons soldats que ceux qui ont ramené de ces régions un tyran. Il n'y aura pas besoin de combattre, car le Sénat et le peuple romain ne supporteront pas les débauches de Vitellius, comparées à la modération de Vespasien : ils ne préféreront pas à un chef vertueux le plus cruel des tyrans, ni à un père un maître sans postérité. C'est en effet le principal gage d'une paix assurée que la légitime hérédité des princes. Si donc le pouvoir convient à l'expérience de la vieillesse, ils ont Vespasien : s'il est le privilège de la vigueur de la jeunesse, ils ont Titus : les avantages de ces deux âges leur seront offerts ensemble. Pour eux, ils ne fourniront pas seulement à ces princes, une fois désignés, les forces de trois légions et les auxiliaires royaux. "Nous leur assurons, disaient-ils, tout l'Orient et toutes les contrées de l'Europe qui échappent par l'éloignement à la terreur de Vitellius, mais aussi les alliés d'Italie, le frère et le second fils de Vespasien ; l'un s'adjoindra une grande partie des jeunes gens de qualité : l'autre, s'est déjà vu confier la garde de la cité, chose très importante pour faciliter l'accès du pouvoir (1). En résumé, s'ils tardent eux-mêmes, c'est le Sénat qui désignera bientôt le chef que ses soldats, ses compagnons de labeur auront paru dédaigner".

(1). Il s'agit de Flavius Sabinus, praefectus urbis et de Domitien.

4. Tels étaient les propos que les soldats répandaient dans leurs réunions. Puis, se rassemblant en masse et s'encourageant les uns les autres, ils saluent Vespasien du nom d'empereur ; ils l'invitent à sauver l'Empire en danger. Le général se préoccupait depuis longtemps des plus grands intérêts de l'État, mais il n'avait nullement le dessein de commander lui-même : il s'en jugeait digne par ses actions, mais il préférait aux périls de la gloire la sécurité d'une condition privée. En présence de ses refus, les officiers redoublaient d'instances, et les soldats, tirant leurs épées, menaçaient de le tuer s'il ne voulait vivre comme il le méritait. Après leur avoir donc longtemps opposé les raisons pour lesquelles il refusait l'empire, Vespasien vit enfin qu'il ne pouvait les convaincre et céda à ceux qui l'appelaient au pouvoir.

5. Mucianus et les autres généraux exhortèrent Vespasien à se comporter en empereur et le reste de l'armée demanda à combattre ses ennemis. Pour lui, il s'occupa d'abord d'Alexandrie, connaissant l'extrême importance de l'Égypte dans l'Empire à cause de ses ressources en blé : il espérait, en s'en rendant maître, dût-il même user de violence, ruiner Vitellius, car le peuple de Rome ne supporterait pas la famine : il voulait de plus s'adjoindre les deux légions qui tenaient garnison à Alexandrie et faire de cette région un boulevard contre les surprises de la Fortune. L'Egypte est, en effet, difficile à attaquer du côté de la terre et manque de ports sur son littoral. Les déserts arides de la Libye la défendent au couchant ; au midi, c'est Syène, qui la sépare de l'Éthiopie, et les cataractes de son fleuve, inaccessibles à la navigation : vers l'orient, la mer Rouge, qui remonte jusqu'à Coptos. Elle a pour rempart au nord cette portion de territoire qui s'étend jusqu'à la Syrie et la mer dite d'Égypte, complètement dépourvue de mouillages. Ainsi l'Égypte est défendue de toutes parts. Entre Péluse et Syène, sa longueur est de deux mille stades ; le trajet par mer de Plinthina (1) à Péluse est de trois mille six cents stades. Le Nil est navigable jusqu'à la ville dite des Éléphants , au delà de laquelle le passage est intercepté par les cataractes dont nous avons parlé. Quant au port d'Alexandrie, il est d'un accès difficile même en temps de paix, car l'entrée en est étroite et des roches sous-marines forcent les navires à se détourner de la ligne droite. Sur la gauche, le port est fortifié par les murs construits avec art : à droite, émerge l'île de Pharos, dont la haute tour éclaire les navigateurs sur une étendue de trois cents stades, pour les avertir de mouiller à distance pendant la nuit, à cause des difficultés de la navigation. Cette île est entourée de puissants remparts, élevés par la main des hommes : la mer qui bat ces murailles et se brise contre les obstacles qui lui sont opposés, à un fort remous dans le passage étroit et le rend périlleux. Cependant le port intérieur offre une parfaite sécurité : il a trente stades de long. C'est là qu'on transporte les denrées étrangères que le pays ne produit pas et dont il a besoin : c'est de là aussi que le surplus des produits indigènes est distribué dans tout l'univers.

(1). On ignore l'emplacement exact de cette localité côtière à l'ouest d'Alexandrie.

6. Ce n'est donc pas sans raison que Vespasien, en vue de l'intérêt de tout l'Empire, désirait être le maître dans ce pays. Il écrivit aussitôt à Tibère Alexandre, gouverneur de l'Égypte et d'Alexandrie, pour lui faire part du zèle de son armée et lui déclarer que, contraint à assumer le poids de l'Empire, il le prendrait volontiers pour collaborateur et pour auxiliaire. Après avoir lu cette lettre en public, Alexandre s'empressa de faire prêter serment à Vespasien par les légions et par le peuple : les uns et les autres obéirent avec joie, car la campagne dirigée par Vespasien dans le voisinage leur avait révélé sa valeur. Alexandre, déjà dépositaire des desseins de Vespasien sur l'Empire, préparait tout pour son arrivée. Plus rapide que la pensée, la renommée répandit le nom de cet empereur en Orient. Toutes les villes fêtaient la bonne nouvelle et célébraient des sacrifices en son honneur. Les légions de Moésie et de Pannonie qui, peu de temps auparavant, s'étaient soulevées contre l'insolence de Vitellius, jurèrent, avec une joie plus vive encore, fidélité à l'empire de Vespasien. Celui-ci partit de Césarée et se rendit à Berytus, où se présentèrent à lui de nombreuses ambassades, venues de Syrie et des autres provinces : elles lui apportaient des couronnes et des adresses de félicitations envoyées par les diverses cités. Mucianus, le commandant de la province, était là aussi ; il lui annonça l'empressement des peuples et les serments prononcés par les villes en sa faveur.

7. Comme la Fortune favorisait partout les vœux de Vespasien et que les circonstances, en général, le secondaient, il en vint à penser que ce n'était pas sans un dessein providentiel qu'il arrivait à l'empire et qu'un juste décret faisait passer entre ses mains le souverain pouvoir : il se rappelle alors, parmi les présages nombreux qui, partout lui avaient annoncé son élévation à l'autorité suprême, les paroles de Josèphe, qui, du vivant même de Néron, avait eu la hardiesse de le saluer du nom d'empereur. Il s'étonna que cet homme fût encore un de ses prisonniers. Appelant alors Mucianus avec ses autres généraux et amis, il leur raconta d'abord l'énergique conduite de Josèphe et les épreuves qu'ils avaient, à cause de lui, endurées devant Jotapata puis les prédictions de ce Juif, qu'il avait prises d'abord pour des fictions dictées par la crainte, mais dont le temps et les événements confirmaient l'origine divine. "C'est donc une honte, dit-il, que celui qui m'a prédit l'Empire, que l'interprète de la voix divine subisse encore la condition d'un prisonnier, le sort d'un captif". Là dessus, faisant appeler Josèphe, il ordonna de le mettre en liberté (1). Les officiers, d'après les égards que Vespasien témoignait à cet étranger, conçurent pour eux-mêmes de brillantes espérances. Alors Titus, placé auprès de son père : "Il est juste, dit-il, ô mon père, que la disgrâce de Josèphe tombe avec ses chaînes car il sera semblable à un homme qui n'a jamais été enchaîné si nous brisons ses liens au lieu seulement de les desserrer". C'est, en effet, le procédé dont on use à l'égard de ceux qui ont été injustement mis aux fers. Vespasien fut de cet avis ; un homme se présenta et brisa les anneaux d'un coup de hache. Josèphe, qui reçut ainsi, en récompense de sa prédiction, la pleine jouissance de ses droits, passa désormais pour un sûr garant des choses à venir.

(1). A partir de ce moment, Josèphe appartient, peut-être comme interprète, à la maison militaire du prince. On a supposé qu'il était protégé par Bérénice, la maîtresse juive de Titus. Weber. Op. laud . p. 57, 101.

XI

1 - 2. L'armée de Moesie marche contre Vitellius. - 3. Caecina passe à Antonius, qui défait Vitellius. - 4. On se bat au Capitole ; mort de Vitellius. - 5. Vespasien à Alexandrie, d'où il regagne Césarée.

1. Vespasien, après avoir donné audience aux députations et distribué les commandements avec équité et suivant le mérite de chacun, partit pour Antioche ; là, il délibéra sur la direction à prendre, et estima que la marche sur Rome était plus importante que la marche sur Alexandrie, car il voyait que cette dernière ville était assurée, alors que Vitellius excitait un trouble général dans l'autre. Il envoya donc Mucianus en Italie, avec une force considérable de cavalerie et d'infanterie. Mais il craignit de s'embarquer dans le fort de l'hiver, et conduisit son armée par la voie de terre à travers la Cappadoce et !a Phrygie.

2. Cependant Antonius Primus, ayant pris avec lui la troisième légion, parmi celles qui occupaient la Moesie dont il était gouverneur, hâtait sa marche pour livrer bataille à Vitellius.
Ce dernier envoya au-devant de lui Caecina Alienus avec une forte armée, car la victoire de ce général sur Othon inspirait à Vitellius une grande confiance. Coacina partit donc rapidement de Rome et rencontra Antonius dans le voisinage de Crémone, ville de Gaule située sur les confins de l'Italie. Mais là, quand il vit le grand nombre et la discipline des ennemis, il n'osa pas engager le combat, et, jugeant la retraite difficile, prépara sa défection. Il réunit donc les centurions et les tribuns placés sous ses ordres et les engagea à passer à Antonius, rabaissant la puissance de Vitellius et exaltant celle de Vespasien, disant que l'un avait seulement le titre du pouvoir suprême, tandis que l'autre en avait la réalité. "Mieux vaut pour vous, disait-il, prendre les devants, tourner en bonne grâce ce qui deviendra une nécessité ; sûrs d'être vaincus les armes à la main, devancez le péril par vos décisions. Car Vespasien est capable, même sans vous, d'obtenir tout le reste, tandis que Vitellius, même avec vous, ne peut garder ce qu'il possède."

3. Par beaucoup de propos de ce genre, il réussit à les persuader et passa avec son armée du côté d'Antonius. Mais dans la même nuit, les soldats de Caecina furent pris de regret ; ils craignirent celui qui les avait envoyés là, s'il venait à vaincre. Tirant leurs épées, ils s'élancèrent contre Caecina pour le tuer, et ils auraient accompli ce forfait si les tribuns n'étaient intervenus pour les en dissuader par leurs prières. Ils renoncèrent donc au meurtre, mais enchaînèrent le traître, et se disposaient à l'envoyer à Vitellius. Dès qu'il fut informé de ces choses, Primus alerta aussitôt ses soldats et les conduisit en armes contre les mutins. Ceux-ci, se mettant en ligne, résistèrent quelque temps, puis ils furent repoussés et s'enfuirent vers Crémone. Primus, avec sa cavalerie, les empêcha d'entrer et, coupant la route aux fuyards, cerna un grand nombre d'entre eux devant la ville et les massacra ; ensuite il tomba sur le reste et permit à ses soldats de piller. Il y périt beaucoup de marchands étrangers ou indigènes, et toute l'armée de Vitellius, forte de trente mille deux cents hommes ; Antonius, de son côté, perdit quatre mille cinq cents de ses légionnaires de Moesie. Caecina, mis en liberté, fut envoyé auprès de Vespasien pour lui faire le récit de ce qui s'était passé. Il fut, dès son arrivée, bien accueilli par le général, et les honneurs inespérés qu'il reçut effacèrent la honte de sa trahison.

4. A Rome, Sabinus reprenait déjà courage, à la nouvelle qu'Antonius approchait ; il rassembla les cohortes des « vigiles » et, pendant la nuit, s'empara du Capitole. Au lever du jour, il se vit rejoint par un grand nombre de citoyens distingués, entre autres Domitien, fils de son frère, sur qui reposait principalement l'espérance de la victoire. Quant à Vitellius, il n'était pas trop inquiet au sujet de Primus mais les conjurés qui avaient suivi Sabinus excitèrent sa fureur ; cédant à sa cruauté naturelle, ayant soif d'un sang noble, il lança contre le Capitole celles de ses troupes qu'il avait ramenées avec lui. Les assaillants et ceux qui combattaient du haut du temple tirent preuve d'un grand courage, mais enfin, supérieurs en nombre, les soldats germains s'emparèrent du sommet. Domitien et beaucoup de Romains de qualité échappèrent comme par miracle mais tout le reste fut massacré. Conduit devant Vitellius, Sabinus fut mis à mort, et les soldats, après avoir pillé les offrandes sacrées, incendièrent le temple. Le lendemain, Antonius arrivait avec son armée ; les soldats de Vitellius, marchant à sa rencontre, combattirent en trois quartiers de la ville et périrent tous. Mais Vitellins sortit du palais, ivre à la fin d'un banquet plus luxurieux que jamais. Traîné à travers la foule, accablé de toute espèce d'outrages, il fut égorgé au coeur même de Rome, après avoir régné huit mois et cinq jours (1). S'il eût vécu plus longtemps, je crois que l'Empire tout entier n'eût pu suffire à ses orgies. Le lendemain, Mucianus lit son entrée avec son armée. Il arrêta le massacre auquel se livraient les soldats d'Antonius car ceux-ci fouillaient encore les maisons et tuaient en foule, non seulement les soldats de Vitellius, mais ses partisans, trop furieux, d'ailleurs, pour distinguer exactement entre leurs victimes. Mucianus amena donc Domitien et le présenta à la multitude comme son chef en attendant l'arrivée de son père. Le peuple, enfin délivré de la terreur, salua Vespasien du nom d'empereur et fêta tout ensemble l'établissement de son autorité et la ruine de Vitellius.

(1). Du 17 avril au 20 décembre 69.

5. Vespasien était arrivé à Alexandrie quand y parvinrent les bonnes nouvelles de Rome et de joyeuses ambassades du monde entier, qui dès lors lui appartenait. Cette ville, la plus grande de toutes après Rome, fut trop étroite alors pour la foule qui l'encombrait. Maintenant que tout l'Empire était soumis à Vespasien et l'État romain sauvé contre toute espérance, l'empereur tourna ses vues contre les reste de la Judée (1). Lui-même, il est vrai, avait hâte, voyant l'hiver à son terme, de naviguer vers Rome ; il régla donc rapidement les affaires d'Alexandrie, et envoya son fils Titus, avec l'élite de l'armée, s'emparer de Jérusalem. Ce prince s'avança par terre jusqu'à Nicopolis, qu'un trajet de vingt stades sépare d'Alexandrie ; de là, ayant fait embarquer son armée sur des navires de guerre, il remonta le Nil à travers le nome de Mendès jusqu'à la ville de Thmouis. Là il débarque et marche vers la bourgade de Tanis où il campe. Sa seconde étape fut Héracléopolis, sa troisième Péluse. Il y passa deux jours puis, reprenant sa marche avec l'armée, il franchit dans la troisième journée les bouches de Péluse, fait une étape dans le désert et campe près du temple de Zeus Casios, le lendemain il était à Ostrakiné . Cette station manque d'eau : les habitants la font venir du dehors. Il se repose ensuite à Rhinococura, et pousse jusqu'à Raphia , terme de la quatrième étape ; c'est la première ville du territoire de Syrie. A la fin de la cinquième marche, il établit son camp à Gaza, passa alors par Ascalon et Jamnia, atteignit ensuite Joppé et Césarée, où il avait décidé de concentrer le reste de ses forces

(1). Expression qui correspond à Tacite ( Hist ., IV, 51) : "ad reliqua Judaici belli perpetranda". Il faut admettre une source latine commune (Weber, op. laud. , p. 185-7).

Fin du Livre IV

Livre 5