L'HEAUTONTIMORUMÉNOS

de

TERENCE

Traduction nouvelle par Victor Bétolaud (DOCTEUR ES LETTRES DE IA FACULTÉ DE PARIS, ANCIEN PROFESSEUR DE L'UNIVERSITÉ,. MEMBRE dE LA LÉGION D'HONNEUR)

Garnier frères

 

TITRE ou DIDASCAL1E

Cette pièce fut représentée aux jeux de Cybèle, sous les édiles curules L. Cornélius Lentulus et L.Valérius Flaccus, par la troupe de L. Ambivius Turpion et de L. Atilius de Préneste. Flaccus, [affranchi] de Claudius, en lit la musique, employant une première fois les flûtes inégales, ensuite les deux flûtes droites. Elle est tirée du grec de Ménandre. Elle eut trois représentations; et elle fut donnée sous le consulat de M. Juvenlius et de Tit. Sempronius.

PERSONNAGES DE LA PIÈCE

CHREMES, bourgeois d'Athènes.
CLITIPH0N,fils de Chrêmes.
MÉNÉDÈME, bourgeois d'Athènes.
CLINIA, fils de Ménédème.
SYRUS, esclave de Chrêmes.
DROMON, esclave de Ménédème, attaché particulièrementan service de Clinia.

SOSTRATA, mère de Clitipbon et femme de Chrêmes.
BACCHIS, courtisane, maîtresse de Clitiphon.
ANTIPHILE, amante de Clinia, reconnue plus tard fille de Chrêmes et de Sostrata.
PHRYGIA, suivante de Bacchis.
UNE NOURRICE, celle d'Antiphile.

La scène est dans un petit hameau, voisin d'Athènes.

SOMMAIRE DE L'HÉAUTONTIMORUMÉNOS DE TÉRENCE PAR SULPICE APOLLINAIRE

Un père impitoyable a forcé son fils Clinia, qui aimait Antiphile, à partir pour l'armée, et il est au désespoir de cette dureté dont il se rèpent. Bientôt le fils revient, et en cachette de son père il se loge chez Clitiphon. Celui-ci a pour maîtresse la courtisane Bacchis. Clinia ayant fait venir sa chère Antiphile, Bacchis accompagne la jeune fille qui est déguisée en suivante, pendant que la courtisane arrive comme maîtresse de Clinia. On s'est arrangé ainsi pour que la vérité soit cachée au père de Clitiphon; ce dernier, grâce aux ruses de Syrus, tire du vieillard dix mines, destinées à la courtisane. Antiphile est reconnue pour être là soeur de Clitiphon. Clinia l'épouse; Clitiphon consent à se marier d'un autre côté.

ARGUMENT ANALYTIQUE DE L'HÉAUTONTIMORUMÉNOS

Ménédème, bourgeois d'Athènes, s'est montré tellement rigoureux contre Clinia, son fils unique, à l'occasion du désoeuvrement et des amours de celui-ci, que le jeune homme est allé prendre du service a l'étranger. Cette résolution a consterné son père. Il a supprimé aussitôt le luxe et les douceurs de son existence pour acheter tin domaine à quelques lieues de la ville et se condamner à un labeur excessif, se punissant lui-même [héauton timoruménos) de sa trop grande.sévérité. Chrêmes, son voisin de campagne, touché de tant de douleur, a provoqué ses confidences et cherche à lui rendre l'espoir.
L'absence du jeune homme n'a duré que trois mois. Débarqué aujourd'hui même à Athènes, il a été reçu par le fils de Chrêmes, par Clitiphon, son ami d'enfance, qui l'emmène avec lui et chez lui. Presque en même temps qu'eux y arrivent celles qu'ils aiment, à savoir : Bacchis, maitresse de Clitiphon, courtisane avide, dépensière, et Amiphile, amante de Clinia, jeune fille pleine de réserve et dont la conduite est restée irréprochable. C'est Syrus, valet de Clitipbon, qui a ménagé cette double venue. Seulement Antiphile, qui est censée faire partie du cortège de la courtisane, est confiée tout aussitôt à Sostrata, mère de Clitiphon; et pour ce qui est de Bacchis, on laissera croire à Chrêmes qu'elle est la maitresse de l'autre jeune homme.
Chrêmes, plein de sécurité pour son propre compte, s'empresse d'annoncer à son voisin le retour du fugitif. Mais il craint de voir Ménédème céder d'une façon trop avouée, et par conséquent trop ruineuse, à la joie de ce retour. Il veut qu'il laisse croire qu'on le dupe : « Mieux vaut, lui dit-il, que l'on vous soutire un talent, que si vous donniez de vous-même une mine. » Chrêmes convie son propre valet, Syrus, à tromper ainsi le vieillard; et Syrus, après toutes réserves faites, accède d'autant plus volontiers à ce singulier conseil, qu'il faut de l'argent à Clitiphon pour son avide maitresse. Il est donc convenu que l'on s'attaquera à Ménédème; et sous prétexte qu'il est dû à la courtisane mille drachmes, prix d'un prétendu rachat de la jeune Antiphile, on les obtiendra de l'autre père, si heureux d'avoir retrouvé son fils. Du reste Bacchis ne s'est rendue dans cette campagne qu'à la condition que Syrus lui procurerait cette somme. Sur ces entrefaites Sostrata, femme de Chrêmes, a reconnu dans la jeune personne sa propre enfant, jadis élevée en secret contre la volonté paternelle. Après quelques hésitations Chrêmes accueille les aveux que ne tarde pas à lui faire Sostrata, et il consent a reconnaître sa fille.
Clinia voudrait tout aussitôt que son père lui obtint la main d'Antiphile et se présentât à Chrêmes dans ce dessein. Mais Syrus obtient de lui qu'il ménagera, au moins pendant quelque temps, les amours et les intérêts de Clitiphon, en continuant de passer pour être l'amant de la courtisane. Pour mieux le faire croire, Bacchis se transporte dans la maison de Ménédème, à la grande satisfaction de Chrêmes, qui ne se doute pas des tribulations qui vont commencer pour lui. Et d'abord ce n'est plus à Ménédème que Syrus peut maintenant demander les mille drachmes. Antiphile ayant été reconnue de condition libre, sa liberté ou sa personne ne saurait plus être l'objet d'un rachat quelconque. C'est Chrêmes qui payera. Syrus lui prouve que c'est à lui d'indemniser la courtisane, et Chrêmes s'exécute.
Ce n'est pas tout : il sait bientôt, à n'en pas douter, que son fils est l'amant de Bacchis. C'est lui, à son tour, qui devient un père impitoyable. Il consent au mariage de sa fille avec Clinia; mais il veut qu'on laisse croire à Clitiphon qu'il est déshérité de tout le bien auquel il pouvait prétendre. Sur les insinuations de Syrus le jeune homme se pense alors fils supposé, et court le déclarer à sa mère. Sostrata proteste contre\ces odieux soupçons et veut calmer Chrêmes. Ménédème, les rôles étant ainsi complètement changés, plaide aussi la cause du jeune homme. De son côté celui-ci, soudainement amendé et résigné, promet de faire un mariage convenable. Chrêmes cède enfin. Il mariera sa fille sans frustrer son fils, à qui, en outre, il accorde le pardon de Syrus.

LE PROLOGUE

Quelques-uns d'entre vous pourront trouver étrange que le poëte ait chargé un vieillard comme moi d'un rôle qui appartient aux jeunes gens. De ce point je toucherai d'abord un mot. J'expliquerai ensuite ce qui m'amène devant vous. La pièce que je vais représenter aujourd'hui est l'Héautontimoruménos. Elle est tirée tout entière d'une seule comédie grecque; et de simple qu'elle était, l'intrigue en a été doublée. C'est vous avoir montré comment elle devient une comédie neuve et ce qu'elle est. Je vous dirais maintenant quel en est l'auteur et qui l'a composée en grec, si je ne pensais pas que la plupart d'entre vous en sont instruits. Pourquoi je me suis chargé de ce rôle-ci, je vous l'apprendrai en peu de mots. C'est un plaidoyer que l'auteur a voulu placer dans ma bouche et non pas un prologue. Il voit en vous des juges, et il m'a constitué son avocat. Seulement, l'éloquence de l'avocat n'aura de pouvoir qu'autant que l'auteur de la harangue débitée par moi aura su en faire un morceau habilement composé. On va donc répétant partout avec malveillance qu'il a confondu et mêlé un grand nombre de comédies grecques pour en composer une petite quantité de latines. Loin de le dénier il déclare qu'il ne se le reproche point, et il a bien l'intention de le faire encore. Il a pour lui l'exemple d'excellents auteurs, exemple d'après lequel il prétend être en droit d'agir comme ils ont agi eux-mêmes. On répète aussi, et ce propos est d'un vieux poëte mal intentionné,que c'est tout à coup qu'il s'est mis à cultiver la muse comique, étant soutenu par le talent de ses amis et non par son mérite naturel : c'est, là une question sur laquelle votre jugement et voire appréciation auront à décider. Je veux donc vous supplier tous de ne pas vous laisser plus vivement influencer par la voix de l'envie que par celle des honnêtes gens. Tenez à être justes, et favorisez l'essor des écrivains qui travaillent à mettre sous vos yeux des pièces neuves et sans défauts. Ce que j'en dis n'est pas pour l'envieux en question, qu'il le sache bien, lui qui, dernièrement, montrait sur la scène un esclave courant dans la rue et devant qui tout le peuple s'écartait. Pourquoi irions-nous servir la cause d'un extravagant? Il sera parlé plus longuement de ses bévues quand il donnera d'autres pièces nouvelles, s'il ne met pas fin à ses malveillants propos. Prêtez-nous une attention impartiale; donnez-moi le moyen de jouer, au milieu du silence de l'auditoire, une pièce d'un caractère tranquille. Que je n'aie pas toujours à représenter des esclaves qui courent, des vieillards qui s'irritent, des parasites affamés, d'effrontés intrigants, d'avides marchands d'esclaves, tous rôles qui exigent de grands cris et donnent une fatigue extrême. Par égard pour moi, persuadez-vous que je ne vous demande rien que de raisonnable, et qu'il y a justice à diminuer un peu de mes fatigues. Car ceux qui écrivent aujourd'hui des pièces nouvelles n'ont aucun ménagement pour ma vieillesse.
S'il y en a une qui doive être laborieuse, c'est à moi que l'on accourt; l'oeuvre est-elle légère à représenter; on la porte tout d'abord à d'autres comédiens. Le style de celle-ci est d'une pureté remarquable. Faites l'épreuve de ce que mon talent peut réaliser dans l'un et l'autre des deux genres. S'il est vrai que mon art n'a jamais été pour moi l'objet d'une avide spéculation, si j'ai toujours estimé que mon gain le plus grand consistait à contribuer le plus grandement possible à vos divertissements, que vos dispositions envers moi deviennent un exemple poux les jeunes auteurs : ils s'encouragerontà consulter plutôt leur désir de vous plaire que le soin de leurs propres intérêts.

ACTE PREMIER

SCÈNE I

CHREMES, MÉNÉDÈME.

CHRÊMES. Bien que notre connaissance mutuelle soit toute récente, datant du jour où vous avez acheté un domaine ici près, et que réellement il n'y ail guère rien de plus entre nous, cependant ou votre mérite ou notre voisinage, et je regarde ces derniers rapports comme se rapprochant le plus de ceux de l'amitié, m'enhardissent à vous donner un conseil en toute franchise. Je trouve que vous en faites plus que ne comporte votre âge et que ne demande l'état de votre fortune. Car enfin, au nom des dieux et des hommes, quelles sont vos intentions? que cherchez-vous? Vous avez soixante ans ou davantage, si je conjecture bien. Nul dans le pays ne possède une terre qui soit de meilleure qualité ou qui rapporte davantage ; vous avez un grand nombre d'esclaves; et pourtant, ce serait à croire que vous n'en avez pas un seul, tant vous mettez d'application à faire vous-même leur ouvrage. Jamais je ne sors de si grand matin, ou ne rentre chez moi si avant dans la soirée, que je ne vous voie sur votre domaine, soit piochant, soit labourant, soit portant quelque lourde charge. Enfin, vous ne prenez pas un seul instant de trêve, et vous ne vous ménagez point. Et ce que vous en faites ce n'est pas pour votre plaisir, j'en suis bien sûr. Direz-vous que vous êtes mécontent de voir combien peu l'on vous abat d'ouvrage ? Si vous vous donniez pour faire travailler vos gens la peine que vous prenez pour travailler vous-même, vous avanceriez davantage.

MÉNÉDÈME. Vos propres affaires, Chrêmes, vous laissent-elles donc assez de loisir pour que vous vous occupiez de celles des autres, quand elles ne vous regardent en aucune façon?

CHRÊMES. Je suis homme : à rien de ce qui touche mes semblables je ne me crois étranger. Ce sont, prenez-le ainsi, des conseils que je vous donne ou des enseignements que je cherche, afin de vous imiter si vous avez raison, et vous détourner si vous faites mal.

MÉNÉDÈME. Je m'accommode ainsi; libre à vous de faire ce qui vous convient.

CHRÊMES. Mais y a-t-il un homme qu'il accommode de se rendre malheureux?

MÉNÉDÈME. Oui : moi.

CHRÊMES. Si c'est quelque affliction, je le regrette. Mais enfin, quel est votre mal? Dites-moi : est-ce une grande expiation que vous subissez?

MÉNÉDÈME, fondant cn larmes. Hélas! Hélas !

CHRÊMES. Ne pleurez pas; et, quoi que ce puisse être, ouvrez-vous à moi sans réticence et sans honte. Oui, fiez-vous à moi; par mes consolations, par mes conseils, ou de mon bien, je vous viendrai en aide.

MÉNÉDÈME. Vous le voulez savoir ?

CHRÊMES. Oui : pour la raison que j'ai dite.

MÉNÉDÈME. Je vous apprendrai tout.

CHRÊMES. Mais, en attendant, déposez au moins votre râteau; dispensez-vous de cette fatigue.

MÉNÉDÈME. Point du tout.

CHRÊMES. Pourquoi cela?

MÉNÉDÈME. Trouvez bon que je ne me donne pas un seul instant de repos.

CHRÊMES. Je ne saurais le permettre, vous dis-je.

MÉNÉDÈME. Ah ! c'est contre toute justice.

CHRÊMES, le débarrassant du râteau. Ciel ! ce râteau est-il assez lourd, je vous le demande !

MÉNÉDÈME. Je n'ai que trop mérité...

CHRÊMES. Parlez maintenant.

MÉNÉDÈME. J'ai un fils unique à peine entré dans l'adolescence. Que viens-je de dire : j'ai! non, je l'avais, Chrêmes; car aujourd'hui je ne sais pas s'il existe encore

CHRÊMES. Que signifient ces paroles?

MÉNÉDÈME. Vous allez l'apprendre. Il y a ici une vieille femme pauvre, venue de Corinthe, Il se prit de passion pour sa fille, au point qu'il se disposait déjà presque à l'épouser : tout cela, à mon insu. Dès que j'eus appris la chose, je fus intraitable; et au lieu de ménager, comme je l'aurais dû, l'esprit malade de ce jeune homme, j'employai la violence et les procédés habituels des pères. Tous les jours, c'étaient de nouvelles accusations : « Fort bien! lui disais-je, espérez-vous que vous puissiez longtemps continuer un pareil train tant que votre père sera de ce monde? Voilà que vous mettez presque votre maîtresse sur le pied d'épouse ! Vous êtes dans l'erreur, Clinia, si vous croyez que je le permette, et vous ne me connaissez point. Je ne consens à vous entendre appeler mon fils qu'autant que votre conduite sera digne de vous; si elle cesse de l'être, je saurai bien trouver de quelle façon je dois en agir à votre égard. Ces désordres ne proviennent que d'une seule cause, de trop d'oisiveté. Moi, à l'âge où vous êtes, je ne m'occupais pas à être amoureux. N'ayant aucune ressource, j'avais quitté la maison pour aller en Asie, et là, dans le métier des armes, j'acquis à la fois honneur et fortune. » A quoi cela devait-il aboutir? A force de s'entendre toujours accabler des mêmes reproches, le pauvre enfant céda. Il crut que mon âge et ma tendresse m'éclairaient plus que lui, et que j'entendais mieux ses propres intérêts. Il s'en alla en Asie, Chrêmes, et il s'engagea sous les drapeaux du grand roi.

CHRÊMES. Que dites-vous?

MÉNÉDÈME. Il partit à mon insu. Voilà trois mois qu'il est absent.

CHRÊMES. L'un et l'autre vous avez des torts; mais, malgré tout, sa résolution dénote une âme élevée et qui ne manque pas d'énergie.

MÉNÉDÈME. Dès que j'en eus été informé par ceux qu'il avait mis dans sa confidence, je revins chez moi navré, l'âme bouleversée en quelque sorte, et en proie aux plus cruelles incertitudes. Je me jette sur un siège. Mes esclaves accourent : les uns me déchaussent; j'en vois d'autres qui se hâtent de dresser la table et qui préparent le souper. Chacun d'eux, selon ses attributions, faisait son possible afin d'adoucir ma misère. A cette vue, je me pris à réfléchir : « Quoi! me dis-je, tant de serviteurs empressés autour de moi seul, exclusivement attentifs à combler mes seuls désirs ! tant de servantes occupées à mes vêtements! Et je ferais à la maison de si grandes dépenses pour moi seul, pendant que mon fils, mon unique fils, qui devrait jouir de tout ce bien-être avec moi, ou même plus que moi, car il est d'âge à en faire un meilleur usage, a été, le malheureux, jeté à la porte de ma maison par mon injustice. Oui, je me croirais digne de tous les maux imaginables si je continuais de cette façon. Aussi longtemps qu'il mènera cette vie de privations, éloigné de son pays par mes rigueurs iniques, aussi longtemps je m'imposerai le supplice que je dois subir à cause de lui : travaillant, amassant, économisant, me faisant esclave pour lui. Cet arrêt, je l'ai exécuté à la lettre; je n'ai conservé chez moi ni mobilier ni garde-robe; j'ai fait table rase. Servantes, esclaves, à l'exception de ceux qui, travaillant aux champs, fournissent sans peine à leur entretien, je vendis tout, je fis argent de tout : je mis incontinent l'écriteau à ma maison. J'ai réuni à peu près une quinzaine de talents, et j'ai acheté ce domaine dont je fais le théâtre de mes expiations. J'ai pensé que mes torts à l'égard de mon fils seraient moins grands si je devenais moi-même misérable; que le ciel m'interdisait la jouissance du moindre bien-être en ces lieux, tant que n'y serait pas revenu en bonne santé celui qui doit tout partager avec moi.

CHRÊMES. Je vois en vous un père plein de tendresse, et en lui un fils soumis qu'il ne s'agissait que de traiter avec intelligence et avec douceur. Mais vous ne le connaissiez pas assez bien, pas plus qu'il n'avait su vous apprécier. Quand il en est ainsi dans les familles, véritablement ce n'est plus vivre. Vous ne lui avez jamais montré combien il vous était cher. Lui, de son côté, n'a pas osé vous faire de ces confidences qu'il est juste de verser dans le sein paternel. Si vous en eussiez agi de cette façon l'un et l'autre, jamais ceci ne vous serait arrivé.

MÉNÉDÈME. Ce n'est que trop vrai, j'en conviens : les plus grands torts sont de mon côté.

CHRÊMES. Bon Ménédème! mais tout se s'arrangera, je l'espère; et j'ai bon espoir qu'il vous reviendra ici, bien portant, au premier jour.

MÉNÉDÈME. Puissent les Dieux vouloir qu'il en soit ainsi !

CHRÊMES. Ils le voudront. Pour le moment on célèbre ici les fêtes de Bacchus. Si le coeur vous en dit, je voudrais vous avoir chez moi.

MÉNÉDÈME. C'est impossible.

CHRÊMES. Pourquoi? Je vous en supplie, donnez-vous enfin un moment de trêve. Tout absent qu'il est, votre fils exige cela de vous.

MÉNÉDÈME. Il ne convient pas, quand je l'ai réduit à avoir du mal, que j'évite moi-même d'en prendre.

CHRÊMES. Persistez-vous dans ce sentiment?

MÉNÉDÈME. Oui.

CHRÊMES. Portez-vous bien.

MÉNÉDÈME. Et vous pareillement.

SCÈNE II

CHRÊMES.

Il m'a fait venir les larmes aux yeux, et son malheur me touche. Mais l'heure s'avance, et il faut que je rappelle au voisin Phania qu'il vienne souper. Allons voir s'il est chez lui. (il entre dans une maison qui a sa porte sur le théàtrc, et il reparait presque aussitot.) Il n'était pas nécessaire de l'avertir.Il est depuis longtemps, me dit-on, chez moi, au rendez-vous..C'est moi qui fais attendre mes convives. Entrons bien vite. Mais qu'est-ce? J'entends du bruit à ma porte. Qui sort de la maison? Retirons-nous un instant à l'écart.

SCÈNE III

CLITIPHON, CHREMES.

CL1T1PH0N, à Clinia , resté dans la maison. Il n'y a pas encore lieu de t'alarmer, Clinia; on n'est pas, jusqu'ici, le moins du monde en retard, et je suis sûr qu'elle t'arrivera aujourd'hui avec ton exprès. Ainsi donc bannis ces inquiétudes, mal à propos conçues, qui te tourmentent.

CHRÊMES. A qui parle mon fils?

CLITIPHON. Voici mon père, et c'est lui que je désirais. Je vais l'aborder. Mon père, vous arrivez à propos.

CHRÊMES. Pourquoi cela ?

CLITIPHON. Connaissez-vous Ménédème, notre voisin d'ici près?

CHRÊMES. Parfaitement.

CLITIPHON. Savez-vous qu'il a un fils?

CHRÊMES. J'ai entendu dire que ce fils est en Asie.

CLITIPHON. Il n'y est plus, mon père : il est chez nous.

CHRÉMES. Que dis-tu?

CLITIPHON. Il vient d'arriver, et au moment où il sortait du navire je l'ai emmené sur-le-champ souper chez nous. Car j'ai toujours été intimement lié avec lui dès ma plus tendre enfance.

CHRÊMES. Ce que tu m'annonces me fait un grand plaisir. Combien je voudrais avoir plus vivement insisté auprès de Ménédème afin qu'il fût aujourd'hui des nôtres! Je serais heureux de le régaler le premier chez moi de cette joyeuse nouvelle dont il ne se doute pas. Du reste, il en est temps encore.

CLITIPHON. Gardez-vous-en bien, mon père : il ne le faut pas.

CHRÊMES. Pourquoi?

CLITIPHON. Parce que son fils est encore incertain sur le parti à prendre. Il n'est arrivé que depuis un instant. Il craint tout, le mécontentement paternel, les dispositions de sa maîtresse à son égard, il est amoureux d'elle à la folie. C'est à cause d'elle qu'il s'est brouillé avec son père et qu'il s'en est allé.

CHRÊMES. Je le savais.

CLITIPHON. Tout à l'heure il a dépêché vers elle à la ville un petit esclave, à qui j'ai donné notre Syrus pour l'accompagner.

CHRÊMES. Que dit le jeune, homme?

CLITIPHON. Ce qu'il dit? Qu'il est bien à plaindre.

CHRÊMES. Lui, à plaindre ! Est-il quelqu'un que l'on doive croire moins malheureux que lui? Que lui manque-t-il pour posséder ce que les hommes appellent le bonheur? Il a son père et sa mère, une patrie florissante, des amis, de la naissance, une famille, de la fortune. Il est vrai qu'il en est de tous ces avantages comme du moral de celui qui les possède : pour qui sait en jouir, ce sont des biens; pour qui n'en fait pas un bon usage, ce sont des maux.

CLITIPHON. Au contraire, ce vieillard a toujours été détestable; et j'ai bien peur, mon père, que dans son emportement contre son fils il ne se laisse aller trop loin.

CHRÊMES. Lui?... (Bas.) Mais taisons-nous; car il est utile aux intérêts du père que le fils reste dans la crainte.

CLITIPHON. Que dites-vous là en vous-même?

CHRÊMES. Je dis que, malgré tout, le fils aurait dû rester. Peut-être trouvait-il son père plus rigoureux que dans sa passion il ne l'aurait voulu. Il fallait qu'il patientât. Qui donc supporterait- il, s'il ne supportait pas celui à qui il doit le jour? Était ce le père qui devait vivre à la guise du fils, ou le fils à celle du père? Quant à cette accusation d'insensibilité, elle n'a pas de fondement. Car les torts des parents se réduisent à peu près à un seul. Un homme qui est tant soit peu raisonnable ne veut pas que ses enfants fréquentent toujours des femmes perdues et fassent de perpétuelles bombances. Ils ne donnent pas beaucoup d'argent; et tout ce qu'ils en font, c'est pour que l'on soit vertueux. Mais dès qu'une âme s'est laissé asservir par une passion coupable, elle suit inévitablement, Clitiphon, des conseils qui le sont aussi. Un bon système, c'est d'apprendre aux dépens des autres comment on doit se conduire.

CLITIPHON. Je le pense comme vous.

CHRÊMES. Je vais rentrer à la rnaison pour voir ce que l'on nous donne à souper. Toi, tu sais l'heure qu'il est : vois à ne pas trop t'éloigner d'ici.

SCENE IV

CLITIPHON.

Combien les pères sont des juges injustes à l'égard de tous les jeunes gens ! Ils prétendent que dès le berceau nous naissions déjà vieux, et que nous restions étrangers à ce que comporte la jeunesse. Ils nous morigènent d'après leur humeur actuelle, et non d'après celle qu'ils avaient autrefois. Pour ma part, si j'ai jamais un fils, il trouvera bien certainement en moi un coeur plein d'indulgence. Je le mettrai à même de m'instruire de ses fautes et d'en obtenir le pardon. Je ne ferai pas comme mon père, qui me cite l'exemple d'un autre pour me montrer ses propres intentions. Vrai malheur! c'est fait de moi lorsque, ayant un peu trop bu, il me raconte ses prouesses; quelles prouesses! et aujourd'hui, il me recommande d'apprendre par l'exemple des autres comment je dois me conduire. C'est être bien avisé! Il ne sait pas, vraiment, combien je suis sourd à ces chansons. Un seul mot de ma maîtresse me disant : « Donnez- moi ceci, apportez-moi cela, » me stimule bien autrement. Je ne sais que lui répondre, et l'on n'est pas plus malheureux que moi. Car ce Clinia, quoiqu'il soit, lui aussi, bien embarrassé dans ses amours, a du moins une amante qui a été élevée honnêtement, qui s'est conservée pure, et qui ne connaît rien aux roueries de la courtisane; la mienne est impérieuse, exigeante, dépensière; il lui faut de la magnificence, de l'éclat. Cependant, pour lui donner, je n'ai... mais non : je n'ose même pas dire que je n'ai rien. Il n'y a pas longtemps que j'ai fait cette mauvaise rencontre, et mon père n'en est pas encore instruit.

ACTE DEUXIÈME

SCENE ï

CLINIA, CLITIPHON. CLINIA.

CLINIA .Si le ciel s'intéressait à mes amours, il y a longtemps, je ne m'y trompe pas, que nos gens seraient arrivés. Mais je crains qu'ici, en mon absence, on n'ait séduit celle qui m'est chère; et mille présomptions se réunissent pour me mettre l'esprit à la torture ; l'occasion, le lieu, son âge, là méchante mère qui la tient sous son empire et qui n'aime rien au monde que l'argent.

CLITIPHON. Clinia !

CLINIA. On ne saurait être plus malheureux que je ne le suis.

CLITIPHON. Encore une fois, prends-tu assez garde que quelqu'un sortant de chez ton père ne vienne à l'apercevoir ici?

CLINIA. J'y prendrai garde; mais, en vérité, mon âme nourrit je ne sais quels sinistres pressentiments.

CLITIPHON. Pourquoi persister dans cette opinion avant de savoir où en sont les choses?

CLINIA. S'il n'y avait pas de mal elle serait ici déjà.

CLITIPHON. Elle y sera dans un moment.

CLINIA. Quand sera ce moment?

CLITIPHON. Tu ne réfléchis pas qu'il y a un peu loin d'ici chez elle; et puis, tu sais les habitudes des femmes : quand il s'agit de s'apprêter, de s'attifer, c'est un siècle.

CLINIA. 0 Clitiphon! je tremble...

CLITIPHON. Respire : voici Dromon et Syrus qui te revienment de compagnie.

SCÈNE II

SYRUS, DROMON, CLINIA, CLITIPHON.

SYRUS, continuant sa conversation sans apercevoir les denx jeunes gens. Dis tu vrai?

DROMON. Parfaitement vrai.

SYRUS. Mais pendant que nous taillons des bavettes, nous les avons laissées en arrière.

CLITIPHON. Ta maîtresse arrive : tu entends, Clinia

CLINIA. Oui, j'entends. Enfin, Clitiphon, j'ouvre les yeux, je renais.

DROMON. Il n'y a rien d'étonnant à cela, tant elles sont embarrassées. Elles conduisent avec elles un troupeau de servantes.

CLINIA. Je suis perdu ! D'où a-t-elle ces servantes?

CLITIPHON. C'est à moi que tu le demandes!

SYRUS. Nous aurions dû ne pas les laisser en arrière. Quels objets précieux elles portent !

CLINIA. Hélas! malheur à moi!

SYRUS. De l'or, des vêtements; et la nuit approche, et elles ne connaissent pas le chemin. Nous avons fait une sottise. Retourne à leur rencontre, Dromon, sans perdre un instant. Pourquoi restes-tu ici planté?

CLINIA. Suis-je assez malheureux! C'en est fait de toutes mes espérances !
.
CLITIPHON. Que veux-tu dire? De quoi es-tu tourmenté?

CLINIA. Tu me demandes de quoi je suis tourmenté. Ne le vois-tu pas? Elle a des suivantes, de l'or, des atours; et moi, je l'avais laissée ici avec une petite servante. D'où crois-tu que lui vienne tout cela?

CLITIPHON. Ah! je comprends enfin.

SYRUS. Juste ciel! quelle cohue! A peine, j'en suis sûr, notre maison contiendra-t-elle tout ce monde.Va-t-on assez manger! assez boire! Notre vieillard sera-t-il assez malheureux! Mais j'aperçois ceux après qui j'attendais.

CLINIA. O Jupiter! Où est la bonne foi en ce monde? Pendant que pour toi je menais une vie errante, que je renonçais en insensé aux douceurs de la patrie, toi, pendant ce temps, Antiphile, tu t'enrichissais, et tu m'abandonnais à mon malheureux sort; toi, pour l'amour de qui je me suis complètement déshonoré, pour qui j'ai oublié l'obéissance que je devais à mon père. Comme je me sens aujourd'hui confus et malheureux en songeant à lui ! M'a-t-il assez chanté aux oreilles les habitudes de ces créatures! M'a-t-il assez averti ! C'était peine inutile : il n'a jamais pu me détacher de celle-ci. Je vais m'exécuter à présent; mais lorsque ma grâce pouvait être à ce prix, je ne l'ai pas voulu. Personne n'est plus à plaindre que moi.

SYRUS, à part. Ce sont les paroles que nous venons de dire qui causent son erreur : la chose est claire, (Haut.) Clinia, vous vous
méprenez sur le compte de celle que vous aimez. Sa conduite est la même, ses sentiments à votre égard sont ce qu'ils ont toujours été. Du moins les faits nous autorisent à le conjecturer.

CLINIA. Explique-toi, je t'en supplie; car je ne désire rien tant au monde en ce moment que d'avoir eu de faux soupçons.

SYRUS. D'abord, afin que vous n'ignoriez rien de ce qui la regarde, sachez que la vieille femme dont jusqu'ici on la disait fille n'est pas sa mère, et que, d'ailleurs, elle est morte récemment."C'est ce que je l'ai entendue raconter à une autre compagne pendant qu'elles faisaient route ensemble.

CLITIPHON. Quelle est cette autre?

SYRUS. Patience : laissez-moi d'abord, Clitiphon, narrer ce que j'ai commencé, puis j'arriverai à votre question.

CLITIPHON. Fais vite.

SYRUS. Pour débuter par le commencement, dès que nous sommes arrivés à son logis Dromon frappe à la porte; une vieille femme sort. Elle n'a pas plus tôt ouvert, qu'incontinent il se jette dans la maison, et je le suis. La vieille referme la porte au verrou, et reprend sa laine. C'était l'occasion ou jamais, Clinia, de savoir quels sont les goûts, quelle est la vie de votre maîtresse quand vous n'êtes pas là, puisque nous sommes survenus chez elle tout à fait à l'improviste. Les circonstances nous mettaient à même de connaître ses habitudes journalières, habitudes qui dénotent mieux que tout au monde les inclinations des gens. Nous la trouvâmes activement occupée à tisser de la laine. Elle était vêtue modestement et d'habits de deuil': à cause, je le présume, de cette vieille femme qui était morte. Elle ne portait :pas d'or.; elle avait la toilette que l'on a pour soi-même, sans aucun de ces atours maudits dont s'embellissent les femmes. Ses longs cheveux épars étaient rejetés négligemment autour de son cou. (A Clinia, qni veut parler.) Patience!

CLINIA. Mon bon Syrus, je t'en conjure, ne me jette pas dans une fausse joie.

SYRUS. La vieille lui filait des laines. Il y avait, de plus, une petite servante qui travaillait au métier avec sa maîtresse, et qui était couverte de haillons, négligée, sale et malpropre.

CLITIPHON. Si tout cela est vrai, comme je le pense, y a-t-il, Clinia, un mortel plus heureux que toi? Sais-tu bien que cette servante sale et salement tenue prouve grandement en faveur de celle que tu aimes? Une femme est toujours honnête quand ses messagères sont tenues si négligemment; car il est de règle pour ceux qui veulent arriver jusqu'à la maîtresse de commencer aussi par bien payer la servante.

CLINIA. Poursuis, je t'en conjure; et ne cherche pas à me tromper pour te bien faire venir de moi. Tu prononces mon nom : que dit-elle?

SYRUS. Quand nous lui eûmes dit que vous étiez de retour et que vous la priiez de venir vous voir, elle abandonna aussitôt son ouvrage, et se mit à fondre en larmes : il était facile de voir que c'était par tendresse pour vous qu'elle pleurait ainsi.

CLINIA. Ma joie est telle, en vérité, que je ne sais plus où j'en suis : j'avais si peur !

CLITIPHON. Mais moi, Clinia, j'étais bien sûr qu'il n'y avait rien. A nous deux maintenant, Syrus, dis-moi : quelle est cette autre compagne?

SYRUS. C'est, votre Bacchis; nous l'amenons.

CLITIPHON. Hein? quoi? Bacchis? Scélérat, que tu es! Où l'amènes- tu?

SYRUS. Où je la mène? Chez nous, apparemment.

CLITIPHON. Chez mon père?

SYRUS. Chez lui-même.

CLITIPHON. Jamais poussa-t-on plus loin l'audace et l'impudence!

.SYRUS. Oh là ! sachez qu'on n'accomplit point sans péril une entreprise grande et mémorable.
,
CLITIPHON. Voyez un peu : il veut acquérir au prix de mon existence le droit de se louer lui-même, le scélérat ! Et pour peu qu'en tout ceci quelque précaution lui échappe, c'est moi qui serai perdu. Que comptes-tu faire d'elle?

SYRUS. Mais pourtant...

CLITIPHON. Qu'est-ce à dire, avec ton : mais pourtant?

SYRUS. Voulez-vous me laisser parler?

CLINIA. Permets qu'il s'explique.
.
CLITIPHON. J'y consens.

SYRUS. Il en est de cette affaire-ci, comme, par exemple, de...

CLITIPHON. Malédiction! Par quel préambule va-t-il commencer son récit?

CLINIA. Syrus, il a raison : pas de phrase, va au fait.

SYRUS. Eh bien, il m'est impossible de me contenir; vous êtes injuste à tous égards, Clitiphon, et vos façons d'agir sont insupportables.

CLINIA, à Clitiphon. Il faut l'écouter, vraiment. Tiens ta langue.

SYRUS. Vous voulez avoir une maîtresse, jouir de ses faveurs, être à même de vous montrer généreux envers elle, et vous prétendez que vos amours soient exemptes de tout péril : voilà une sagesse qui n'est pas maladroite, si toutefois c'est être sage que de vouloir ce qui ne peut se réaliser. Il faut accepter les inconvénients avec les avantages, ou bien renoncer à ceux-ci pour éviler ceux-là. De ces deux conditions, voyez aujourd'hui laquelle vous aimez mieux. Du reste le parti que je viens de prendre est, j'en réponds, le plus sage et le plus sûr. Il donne toute facilité pour que votre maîtresse soit installée avec vous chez votre père sans que vous ayez rien à craindre. C'est, en outre, le moyen de vous faire trouver l'argent que vous avez promis à Bacchis; et pour l'avoir, cet argent, m'avez-vous assez rendu sourd avec vos supplications! Que vous faut-il encore?

CLITIPHON. Rien, pourvu que cela soit !

SVRUS. Si cela sera !... Les faits vous le prouveront.

CLITIPHON. Eh bien, eh bien, voyons ton projet : quel est-il?

SYRUS. Nous ferons croire que votre maîtresse est celle de Clinia.

CLITIPHON. A merveille! et lui, que fera-t-il de la sienne? Dira-t-on qu'il a en même temps l'autre, si c'est trop peu pour le compromettre que d'avoir seulement une des deux?

SYRUS. Non : sa maîtresse sera conduite chez votre mère.

CLITIPHON. Pourquoi chez ma mère?

SYRUS. Je n'en finirai pas, Clitiphon, si je vous raconte pourquoi j'arrange ainsi les choses : j'ai de bonnes raisons.

CLITIPHON. Sottises, que cela ! Je ne vois dans tout ceci rien d'assez solide pour qu'il me soit avantageux de courir une chance qui m'effraye.

SYRUS. Attendez : si ce plan vous fait peur, j'en ai un autre où vous reconnaîtrez tous deux qu'il n'y a aucun danger.

CLITIPHON. C'en est un comme cela qu'il faut que tu trouves, je t'en supplie.

SYRUS. Parfaitement : eh bien, je vais de ce pas au-devant d'elles; je leur dirai de s'en retourner.

CLITIPHON. Hein! qu'as-tu dit?

SYRUS. Je vous aurai ainsi délivré de toute crainte, et vous pourrez dormir bien tranquille sur les deux oreilles.

CLITIPHON. Que dois-je faire, à présent?

CLLNIA. Toi? Ce que ta bonne étoile...

CLITIPHON. Syrus, donne-moi seulement un conseil qui soit raisonnable.

SYRUS. Et vous, suivez-le seulement. Passé aujourd'hui il sera trop tard : vous aurez beau vouloir, tout sera inutile.

CLINIA, à Clitiphon. On te donne les moyens : profites-en, puisque tu le peux, car tu ne sais pas...

CLITIPHON, à Syrus, qui fait mine de s'en aller. Syrus, un mot.

SYRUS. Continuez, continuez : moi, je m'occupe de ce quej'ai à faire.

CLINIA. Si tu la posséderas plus tard, ou même jamais.

CLITIPHON. C'est bien vrai, ce que tu dis là. Syrus, Syrus, te dis-je ! Holà ! holà ! Syrus !

SYRUS, à part. Je la lui ai donnée bien chaude. (Haut.) Que voulez- vous?

CLITIPHON. Reviens, reviens.

SYRUS. Me voilà : expliquez-vous. Allez-vous dire que cela ne vous convient pas non plus?

CLITIPHON. Je ne dis rien, Syrus : ma personne, mon amour, ma réputation,je t'abandonne tout. Je te laisse le juge : arrange-toi pour que je n'aie pas à faire de toi l'accusé.

SYRUS. Clitiphon, vous me faites rire quand vous m'adressez une telle recommandation. Comme si je ne jouais pas, en cette affaire, aussi gros jeu que vous ! Si par aventure il nous arrive quelque mécompte, il y aura pour vous des remontrances; mais pour le dos que voici, il y aura les étrivières. En conséquence, la chose n'est pour moi nullement à négliger. Mais par vos prières obtenez de celui-ci (il montre Clinia), qu'il la fasse passer pour sa maîtresse.

CLINIA. Il est clair que j'y donne les mains : les choses se sont arrangées de telle manière que je ne puis faire autrement.

CLITIPHON. Que j'ai bien raison de t'aimer, Clinia!

CLINIA. Mais n'est-il pas à craindre qu'elle bronche?

SYRUS. Sa leçon lui a été bien faite.

CLITIPHON. Ce qui m'étonne, c'est que tu aies pu si facilement la déterminer, elle qui d'ordinaire se montre si dédaigneuse, et envers quels gens !

SYRUS. Je l'ai abordée au bon moment, et c'est là le point capital. J'ai trouvé chez elle un malheureux soupirant, un militaire, qui lui demandait une nuit. Elle vous le traitait de telle façon que, sans lui rien accorder, elle attisait l'ardeur dont il brûlait, et qu'en même temps ce manège était ce qu'il pouvait y avoir de plus rassurant pour vous. Mais voyons : n'allez pas tout déranger par quelque imprudence. Vous connaissez votre père : vous savez comme il est clairvoyant sur ces sortes de choses; et moi je vous connais : je sais combien peu vous êtes maître de vous. Mots à double entente, cous penchés, soupirs, crachements, accès de toux, éclats de rire, ne vous permettez rien de semblable.

CLITIPHON. Tu n'auras que des éloges à me donner.

SYRUS. Songez-y bien.

CLITIPHON. Tu en seras étonné tout le premier.

SYRUS. Mais comme elles nous ont bien vite eu rejoints!

CLITIPHON. Où sont-elles? (A Syrus, qui veut l'empêcher d'aller au-devant d'elles.) Pourquoi me retiens-tu ?

SYRUS. Dès à présent elle n'est plus à vous.

CLITIPHON. Oui, je sais, au logis paternel; mais en attendant...

SYRUS. Pas plus ici que là-bas.

CLITIPHON. Permets.

SYRUS. Non, vous dis-je, je ne permettrai pas.

CLITIPHON. Je t'en supplie : rien qu'un peu.

SYRUS. Je le défends.

CLITIPHON. Qu'au moins je la salue.

SYRUSÏ Allez-vous-en, si vous êtes raisonnable.

CLITIPHON. Je m'en vais.,. Et lui?

SYRUS. Il restera.

CLITIPHON. O l'heureux mortel ! (il fait comme s'il s'en allait.)

SYRUS. Bonne promenade!



SCÈNE III

BACCHIS, ANTIPHILE, GROUPE DE SERVANTES, sur le devant du théâtre; CLINIA, CLITIPHON, SYRUS, plus reculés.

BACCHIS. C'est du fond du coeur, ma chère Antiphile, que je vous adresse mes éloges et mes félicitations : vous vous êtes appliquée à rester aussi sage que belle, et je ne m'étonne pas le moins du monde si chacun vous recherche. Pour moi, le peu de mots que je vous ai entendue dire m'ont fait connaître la noblesse de votre âme. Quand je considère en moi-même votre manière de vivre aussi bien que celle-de toutes les jeunes filles qui, comme vous, écartent loin d'elles là foule des galants, je ne suis plus surprise que vous soyez ce que vous êtes, et que nous ne vous ressemblions pas. Il est de votre intérêt, à vous autres, de rester honnêtes : tandis que ceux à qui nous avons affaire ne nous permettent pas de l'être. C'est pour notre beauté seule que nos amants nous courtisent : dès qu'elle est passée, ils portent leur fantaisie ailleurs. Si nous n'avons pas songé par avance à nous pourvoir, nous végétons abandonnées. Vous autres, une fois que vous vous êtes décidées à passer votre existence avec un homme dont les habitudes ressemblent aux vôtres, vous le voyez se consacrer exclusivement à vous. Cette sympathie précieuse vous attache étroitement l'un à l'autre, et jamais une catastrophe ne peut venir troubler vos amours.

ANTIPHILE. J'ignore ce que font les autres femmes. Je sais seulement que, pour moi, mon unique étude a toujours été de trouver mon bonheur dans le sien.

CLINIA, qui a entendn les paroles d'Antiphile, mais qui n'est pas encore vu d'elle. Ah ! aussi, ma chère Antiphile, est-ce toi qui m'as fait revenir dans ma patrie. Car, tant que j'ai été loin de toi, toutes les fatigues que j'ai subies m'ont semblé légères. Mon seul mal, c'était de ne plus te voir.

SYRUS. Je le crois bien.

CLITIPHON. Syrus, j'y tiens à peine. Malheureux que je suis ! faut-il que je ne puisse posséder l'objet de mes voeux!

SYRUS, à Clitiphon. Et de plus, votre père, tel que je l'ai vu, vous donnera encore longtemps du fil à retordre.

BACCHIS, montrant Clinia. Quel est ce jeune homme qui nous regarde?

ANTIPHILE. Ah! soutenez-moi, je vous en conjure.

BACCHIS. Au nom du ciel, qu'avez-vous?

ANTIPHILE. Je me sens mourir. Oh ! malheur!

BACCHIS. Pourquoi cette défaillance, Antiphile?

ANTIPHILE. Est-ce Clinia que je vois, ou me trompé-je?

BACCHIS. Qui voyez-vous?

CLINIA, s'approchant. Salut, ma chère âme!

ANTIPHILE. O mon Clinia, salut !

CLINIA. Comment vous portez-vous?

ANTIPHILE. Je me réjouis de vous revoir en bonne santé.

CLINIA. Est-ce bien toi que je tiens dans mes bras, mon Antiphile, toi après qui mon coeur soupirait constamment!

SYRUS. Entrez au logis : car il y a plus d'une heure que le vieillard attend après vous autres.

ACTE TROISIÈME

SCÈNE I

CHRÊMES, MÉNÉDÈME.

CHRÊMES. Déjà le jour commence à paraître. Ne tardons pas davantage à frapper à la porte du voisin : je veux être le premier à lui apprendre que son fils lui est revenu. Je sais bien que le jeune homme désirerait qu'il l'ignorât; mais quand je vois un malheureux père si désolé de ce départ, dois-je lui cacher une joie si inespérée, puisque la nouvelle n'en peut avoir aucun danger pour le fils? Non, je n'agirai pas ainsi; et, autant que je le pourrai, je servirai le vieillard. De même que je vois mon fils s'employer aux intérêts du sien à titre d'ami et de compagnon d'âge, de même il est juste que nous autres, vieilles gens, nous soutenions les vieux.

MENEDEME, sértant de chez lui, et n'ayant pas encore vu Chrêmes. Ou bien je suis décidément né avec des dispositions tout exceptionnelles à être malheureux, ou ce que j'entends journellement répéter est faux, que le temps emporte le chagrin des hommes.Car, pour moi du moins, le désespoir que me cause l'absence de mon fils augmente de jour en jour- Plus il y a de temps qu'il m'a quitté, plus je voudrais le posséder et plus je le regrette.

CHRÊMES. Mais je le vois qui vient de sortir de chez lui. Allons, abordons-le. Bonjour, Ménédème. Je vous apporte une nouvelle après laquelle vous soupirez ardemment.

MÉNÉDÈME. Est-ce que vous avez ouï-dire quelque chose touchant mon fils, Chrêmes?

CHRÊMES. Il est vivant et en parfaite santé.

MÉNÉDÈME. Où est-il, je vous en supplie?

CHRÊMES. Chez moi, dans ma maison.

MÉNÉDÈME. Mon fils!

CHRÊMES. Votre fils.

MÉNÉDÈME. Il est revenu?

CHRÊMES. Assurément.

MÉNÉDÈME. Mon Clinia est revenu !

CHRÊMES. Oui, vous dis-je.

MÉNÉDÈME. Allons : conduisez-moi auprès de lui, je vous en conjure.

CHRÊMES. Il ne veut pas que vous sachiez encore son retour, et il persiste à fuir votre présence. En raison de sa faute, il craint que votre sévérité d'autrefois ne soit encore augmentée.

MÉNÉDÈME. Ne lui avez^vous pas dit comment j'étais?

CHRÊMES. Non.

MÉNÉDÈME. Pourquoi cela, Chrêmes?

CHRÊMES. Parce que vous entendriez très mal ses intérêts et les vôtres en laissant voir que vous êtes si débonnaire et qu'il a remporté la victoire.

MÉNÉDÈME. Cela m'est impossible : assez, assez longtemps j'ai été un père sans entrailles.

CHRÊMES. Ah! c'est aller trop brusquement, Ménédème, d'un excès à l'autre : ou vous êtes trop prodigue, ou vous êtes trop ménager.
D'une manière et de l'autre vous serez également victime. Naguère, dans le commencement, au lieu de souffrir que votre garçon fréquentât une jeune fille qui se contentait alors de peu de chose et qui était heureuse de tout, vous l'avez épouvanté au point de le faire partir. L'autre a été contrainte, quelle que fût sa répugnance, de se livrer pour vivre au premier venu. Maintenant qu'il ne peut la posséder sans qu'il en coûte gros, vous brûlez de donner tout ce qu'on voudra. Or il est bon que vous sachiez combien elle s'est merveilleusement mise en mesure aujourd'hui pour ruiner les gens : elle a commencé par amener avec elle plus de dix suivantes, chargées de ses robes et de ses parures en or. Elle aurait un satrape pour amant, qu'il ne pourrait jamais suffire aux dépenses qu'elle fait : à plus forte raison en sériez-vous incapable.

MÉNÉDÈME. Est-ce qu'elle est chez vous?

CHRÊMES. Si elle est chez moi, demandez-vous! J'ai mes raisons pour le savoir. Je ne lui ai donné qu'un seul souper à elle et à ses compagnes; mais s'il fallait lui en donner un second, ce serait fini. Car, sans parler d'autres détails, rien qu'en dégustant les vins, quelle quantité elle m'en a tout à l'heure absorbée ! Elle disait toujours : « Père, celui-ci est trop fort; voyez, je vous prie, à nous en donner de plus doux. » J'ai mis en perce tous mes tonneaux, décacheté toutes mes amphores; j'ai mis tout mon monde sur les dents; et je ne l'ai eue qu'une seule nuit. Que pensez-vous qu'il adviendra de vous, qu'elles grugeront sans discontinuer! En vérité, Ménédème, je tremble pour votre fortune.

MÉNÉDÈME. Qu'il fasse à sa guise; qu'il prenne, qu'il consomme, qu'il gaspille; je me suis fait une loi de m'y résigner, pourvu seulement que je l'aie avec moi.

CHRÊMES. Si votre décision est bien arrêtée, je regarde comme très important qu'il ne s'aperçoive pas que vous lui donnez tout
cela en parfaite connaissance de cause.

MÉNÉDÈME. Que faire?

CHRÊMES. Tout, plutôt que ce que vous vous proposez. Il faut que vos largesses se produisent d'une manière indirecte, et que vous vous laissiez tromper par les tours que vous jouera quelque valet. Du reste je sais que tout ce monde est à son poste, et qu'il
est question de dresser secrètement des batteries. Syrus et votre Dromon chuchottent ensemble, et communiquent aux jeunes gens
leurs machinations. Or il vaut mieux perdre un talent de cette manière qu'une mine de l'autre. Ce n'est pas d'argent qu'il s'agit à cette heure, mais du moyen d'en donner au jeune homme avec le moins de danger possible. Car si une fois il a lu dans votre coeur, s'il a compris que vous sacrifierez votre existence et toute votre fortune plutôt que de vous séparer de votre fils, oh! alors, ce sera ouvrir à deux battants la porte aux désordres; et, par suite, la vie pour vous ne sera plus supportable. Tous tant que nous sommes, la licence absolue nous rend pires. Dès qu'une chose lui passera par la tête, il la voudra, sans réfléchir si ce qu'il demande est mauvais ou bon. Vous ne pourrez voir de sang-froid et votre fortune et votre fils se perdre. Vous refuserez de donner; il recourra aussitôt à l'argument qu'il saura être le plus fort auprès de vous; il menacera de s'en aller du logis sans plus attendre.

MÉNÉDÈME. Je vois bien que vous avez raison et que ce que vous dites est vrai.

CHRÊMES. Je vous atteste que toute cette nuit je n'ai pas fermé l'oeil, occupé que j'étais à chercher dans quelles conditions je vous rendrais votre fils.

MÉNÉDÈME. Donnez-moi votre main, Chrêmes, et continuez, je vous en conjure, à m'assister toujours ainsi.

CHRÊMES. J'y suis tout disposé.

MÉNÉDÉME. Savez-vous ce que je voudrais que vous fissiez en ce moment?

CHRÊMES. Parlez.

MÉNÉDÉME. Vous vous êtes aperçu qu'ils sont en train de me duper : faites qu'ils y réussissent au plus vite. Je brûle de lui donner ce qu'il veut, je brûle de le voir en personne.

CHRÊMES. Je m'en occuperai. Il n'y a qu'un petit obstacle qui me gêne. Simus et Criton, nos voisins, sont en désaccord sur la limitation de leurs propriétés. Ils m'ont pris pour arbitre. Je leur avais promis de me mettre aujourd'hui à leur disposition : je vais de ce pas leur dire que la chose m'est impossible, et je serai ici dans un moment, (il sort.)

MÉNÉDÉME. Oh! oui, de grâce! (seul) Grands dieux! se peut-il que tous tant que nous sommes, nous soyons organisés de manière
à voir plus clair et à mieux juger dans les affaires d'autrui que dans les nôtres. Cela tient-il à ce que quand il s'agit de nous, l'excès de la joie ou le chagrin nous déconcerte à l'avance? En ce moment, combien celui-ci entend mieux mes intérêts que je ne les ménagerais moi-même!

CHRÊMES, revenant. Je. me suis rendu libre pour m'occuper de vous tout à loisir. Je vais prendre Syrus, et lui faire sa leçon. Mais on sort de chez moi; je ne sais qui ce peut être. Rentrez à votre logis, afin qu'ils ne se doutent pas que nous nous entendons ensemble.

SCÈNE II

SYRUS, CHRÊMES.

SYRUS, sans voir Chrêmes. Mets-toi en campagne, Syrus : il faut trouver à tout prix de l'argent; il s'agit de tendre un piège au bonhomme.

CHRÊMES. Me trompais-je, quand je disais que c'était là leur plan? selon toute apparence, le valet de Clinia n'est pas assez dégourdi : voilà pourquoi le nôtre a été chargé de la commission.

SYRUS, de même. Qui parle ici? C'est fait de moi. M'aura-t-il entendu?

CHRÊMES. Syrus!

SYRUS. Hein!

CHRÊMES. Que fais-tu ici?

SYRUS. Rien, en vérité. Mais vous-même, Chrêmes, je m'étonne de vous voir si matin, vous qui avez tant bu hier!

CHRÊMES, Il n'y avait rien de trop.

SYRUS. Rien de trop, dites-vous! Il me semblait, comme on dit, voir un vieux aigle.

CHRÊMES.Brisons là.

SYRUS. C'est une femme aimable et de joyeuse compagnie que cette courtisane.

CHRÊMES. En effet elle m'a paru telle.

SYRUS. Et de plus, elle est, ma foi, très jolie.

CHRÊMES. Oui, assez.

SYRUS. Ce n'est pas une de ces beautés comme il y en avait jadis; mais comparativement à ce que nous voyons aujourd'hui, elle est fort bien; et je ne m'étonne pas du tout que Clinia meure d'amour pour elle. Mais il a un certain père misérablement avare, de qui il ne peut rien tirer. C'est notre voisin, et voilà sa maison. Le connaissez-vous? Comme si le bonhomme ne regorgeait pas de richesses, son fils, aux abois, l'a quitté. Savez-vous qu'il en soit comme je vous dis là?

CHRÊMES. Eh! comment pourrais-je l'ignorer? Il mériterait qu'on l'envoyât au moulin.

SYRUS. Qui ça?

CHRÊMES. Je veux dire le valet du jeune homme.

SYRUS,àpart. J'ai eu peur de quelque mésaventure pour toi, Syrùs.

CHRÊMES. Comment a-t-il laissé faire cela?

SYRUS. Le moyen de l'empêcher?

CHRÊMES. C'est toi qui le demandes! Il devait trouver un expédient, imaginer quelque ruse, pour que le jeune homme eût de quoi donner à sa maîtresse, et pour sauver, en dépit de lui-même; l'intraitable vieillard.

SYRUS. Vous badinez.

CHRÊMES. Voilà comment il devait faire, Syrus.

SYRCS. Eh quoi! je vous prie, vous louez ceux qui trompent leurs maîtres?

CHRÊMES. Oui vraiment, lorsqu'ils le font à propos.

SYRUS. Oh! je l'entends bien ainsi.

CHRÊMES. Attendu que souvent c'est le moyen de prévenir de bien grands chagrins. Et, pour premier exemple, celui-ci aurait gardé chez lui son fils unique.

SYRUS, à part. Est-ce pour plaisanter ou sérieusement qu'il parle de la sorte? Je ne sais. En tout cas, il me donne courage et il
augmente mon envie.

CHRÊMES. Et à cette heure, Syrus, qu'est-ce qu'il attend, ce valet ?Veut il le voir partir d'ici encore une fois, par l'impossibilité
de fournir aux dépenses que fait sa maîtresse? N'organise- t-il pas quelque machine contre le vieux ?

SYRUS, a pan. C'est un lourdaud !

CHRÊMES. Mais tu devrais l'aider, dans l'intérêt du jeune homme.

SYRUS. Certainement la chose m'est facile, pour peu que vous me l'ordonniez; car je sais à merveille comment d'ordinaire on s'y prend.

CHRÊMES. Tu n'en es, par ma foi, que plus précieux.

SYRUS. Je n'ai pas l'habitude de m'en faire accroire.

CHRÊMES. Agis donc.

SYRUS. Mais un instant, s'il vous plaît. Promettez-moi que vous vous souviendrez de notre conversation, s'il arrivait par hasard, tout est possible en ce monde, que votre fils allât en faire autant.

CHRÊMES. Nous n'en viendrons pas là, j'espère.

SYRUS. Je l'espère aussi, assurément; et si je parle ainsi, ce n'est pas que je me sois aperçu de quelque chose de sa part. Mais enfin, si par hasard... n'allez pas... Vous voyez son âge; et en vérité, l'occasion se présentant, je puis, Chrêmes, vous servir un magnifique plat de mon métier.

CHRÊMES. A cet égard, quand nous en serons là, nous verrons quel parti il faudra prendre. Pour le moment, occupe-toi de cette
affaire-ci. (il entre chez lui.)
SYRUS. Jamais, au grand jamais, je n'ai entendu maître parler de façon plus accommodante, ni mieux autoriser les gens à faire le mal avec impunité. Mais quelqu'un sort de chez nous.

SCÈNE III

CHRÊMES, CLITIPHON, SYRUS.

CHRÊMES. Qu'est-ce à dire, je te prie? Quelles sont ces habitudes, Clitiphon? Est-ce ainsi que l'on doit agir?

CLITIPHON. Qu'ai-je donc fait?

CHRÊMES. Ne t'ai-je pas vu, tout à l'heure, quand tu glissais ta main dans le sein de cette courtisane?

SYRUS. C'est fini : je suis perdu.

CLITIPHON. Moi?

CHRÊMES. Je l'ai vu de mes yeux; ne dis pas non. Or, c'est tromper ce jeune homme, c'est lui manquer indignement, que de ne pas mieux t'observer dans tes gestes. Tu recueilles un ami chez toi, et tu veux lutiner sa maîtresse! Hier même, en buvant, combien tu as été immodeste!

SYRUS. C'est vrai.

CHRÊMES. Combien tes importunités étaient odieuses! A tel point, en vérité, que je me demandais avec inquiétude comment la chose allait finir. Je connais la susceptibilité des amants : ils se formalisent de choses qu'on ne croirait pas avoir été remarquées d'eux.

CLITIPHON. Mais il a pleine confiance en moi, mon père : il sait que je ne ferai rien de ce que vous supposez.

CHRÊMES. Soit; mais du moins cède leur la place, et de quelque temps ne trouble pas leur tête-à-tête. La passion inspire mille privautés que ta présence leur interdit. Je raisonne ainsi d'après ce que j'éprouve moi-même. Il n'est pas en ce moment un de mes amis devant qui j'osasse, Clitiphon, dire à coeur ouvert toutes mes pensées secrètes. Je suis arrêté à l'égard de l'un, parce que sa gravité m'impose; à l'égard de l'autre, parce que j'ai honte du fait en lui-même : j'ai peur de passer pour un maladroit ou pour un effronté. Crois bien que c'est son cas. Mais c'est à nous d'observer avec discrétion les circonstances et les moments.

SYRUS, d'un air grave, à Clitiphon. Vous entendez ce qu'il dit.

CLITIPHON. Je suis perdu.

SYRUS, de même. Clitiphon, ces conseils sont aussi ceux que je vous donne, m'acquittant des devoirs d'un loyal et honnête serviteur.

CLITIPHON. Veux-tu bien te taire!

SYRUS. Soit : n'en parlons plus.

CHRÊMES. Syrus, il me fait honte.

SYRUS. Je le crois bien, et ce n'est pas sans raison : moi-même, j'en suis scandalisé.

CLITIPHON, à Syrus. Vas-tu continuer encore !

SYRUS. Après tout, ma foi, je dis ce que je pense.

CLITIPHON, à son père. Ne devrai-je plus m'approcher d'eux?

CHRÊMES. Holà ! je te prie, n'y a-t-il qu'une seule manière de s'approcher?

SYRUS, bas. C'en est fait.Il se sera trahi lui-même avant que j'aie pu réaliser l'argent. (Haut.) Chrêmes, je ne suis qu'un sot, mais voulez-vous bien m'écouter ?

CHRÊMES. Que dois-je faire?

SYRUS. Ordonnez-lui de s'en aller quelque part.

CLITIPHON. Où irais-je?

SYRUS. Où bon vous semblera : cédez-leur la place; allez faire un tour de promenade.

CLITIPHON. Un tour de promenade? Où cela?

SYRUS. Bah! comme s'il manquait d'endroits! Eh bien, allez de ce côté, de cet autre, n'importe par où.

CHRÊMES. Il a raison, et je suis de son sentiment.

CLITIPHON. Que le ciel t'écrase, maudit Syrus, qui me fais partir d'ici !

SYRUS. Et vous, s'il vous plaît, tenez vos mains à l'avenir.

SCÈNE IV

CHRÊMES, SYRUS.

SYRUS. Jugez un peu, en vérité. Que croyez-vous qu'il doive faire plus tard, Chrêmes, si vous n'employez pas tout ce que le ciel vous donne d'énergie à le sauver de lui-même, à le corriger, à l'avertir?

CHRÊMES. J'en aurai soin.

SYRUS. Eh bien, c'est à présent, notre maître, qu'il faut observer ses démarches.

CHRÊMES. J'y veillerai.

SYRUS. Vous ferez sagement : car, pour moi, il m'écoute déjà de moins en moins.
.
CHRÊMES. Mais toi, Syrus, où en es-tu de l'affaire dont je t'ai entretenu tantôt? As-tu agi? As-tu trouvé un expédient qui te plaise? ou bien n'as-tu rien encore ?

SYRUS. Est-ce de notre ruse que vous parlez? C'est fait : je viens d'en imaginer une.

CHRÊMES. Tu es un brave garçon. Eh bien, qu'est-ce?

SYRUS. Je vais vous le dire. Mais vous savez : une chose en amène une autre.

CHRÊMES. Qu'entends-tu par là, Syrus ?

SYRUS. C'est une détestable créature que cette courtisane.

CHRÊMES. Je le pense comme toi.

SYRUS. Et encore si vous saviez... Au fait : voyez quelle rouerie elle prépare. 11 y avait ici une vieille femme de Corinthe, à qui elle avait prêté mille drachmes.

CHRÊMES. Eh bien, après?

SYRUS. La vieille est morte, en laissant une jeune fille, qui est devenue le gage de la courtisane pour la somme en question.

CHRÊMES. Je comprends.

SYRUS. Elle l'a amenée avec elle ici, et l'orpheline est en ce moment auprès de votre femme.

CHRÊMES. Eh bien, après?

SYRUS. La courtisane somme Clinia de lui compter cet argent aujourd'hui; moyennant quoi elle lui livrera ensuite la jeune fille : elle veut les mille drachmes.

CHRÊMES. Elle les veut, en vérité?

SYRUS. Oh! pouvez-vous le mettre en doute! Voici donc ce que j'ai pensé...

CHRÊMES. Oui, voyons : qu'as-tu l'intention de faire à présent?

SYRUS. Moi ? J'irai trouver Ménédéme. Je lui dirai que la jeune personne a été amenée de Carie comme esclave, qu'elle est riche, de condition noble, et qu'en la rachetant il y trouvera un grand bénéfice.

CHRÊMES. Tu es dans l'erreur.

SYRUS. Pourquoi dites-vous cela?

CHRÊMES. Je te réponds ici, comme si c'était Ménédéme en personne : « Je n'achète pas. »

SYRUS, comme s'il répondait à Ménédème. « Que dites-vous! Soyez plus traitable. »

CHRÊMES. « Je n'ai pas besoin de cette acquisition. »

SYRUS. « Pas besoin !»

CHRÊMES. « Non, assurément. »

SYRUS. « Je ne comprends pas que vous parliez ainsi. »

CHRÊMES. « Tu le comprendras tout à l'heure. »

SYRUS, reprenant son ton ordinaire. Attendez, attendez. Qu'est-ce? Pourquoi a-t-on si bruyamment ouvert la porte de notre logis?

SCÈNE V

CHRÊMES, SYRUS, SOSTRATA, LA NOURRICE.

SOSTRATA, sans voir Chrêmes. Si mon idée ne me trompe pas, c'est bien l'anneau que je soupçonne, celui avec lequel ma fille fut
exposée.

CHRÊMES. Que veut dire ce langage, Syrus?

SOSTRATA, à la nourrice. Eh bien ! te semble-t-il que ce soit le même?

LA NOURRICE. Aussitôt que vous me l'avez eu montré, je vous ai dit sur-le-champ que c'était bien cet anneau.

SOSTRATA. Pourvu que tu l'aies tout à l'heure suffisamment examiné, bonne nourrice?

LA NOURRICE. Suffisamment.

SOSTRATA. Rentre à cette heure, et si elle a fini de prendre son bain, tu viendras me l'annoncer. Dans l'intervalle j'attendrai mon mari en cet endroit.

SYRUS, à Chrêmes. C'est à vous qu'elle en a : voyez ce qu'elle veut. Je lui trouve je ne sais quel air de tristesse : ce doit, n'être
pas sans raison. Je crains ce que ce peut être.

CHRÊMES. Que veux-tu que ce soit ! Rien autre chose que de grandes balivernes qu'elle va me débiter avec grand effort.

SOSTRATA. Ah ! cher époux !

CHRÊMES,ironiquement. Ah! ma chère femme!

SOSTRATA. C'est vous-même que je cherche.

CHRÊMES. Parle : que veux-tu?

SOSTRATA. Je vous prie, avant tout, de ne pas croire que j'aie osé faire quoi que ce fût contrairement à vos ordres.

CHRÊMES. Tout incroyable que soit la chose, tu veux que je te croie : j'y acquiesce.

SYRUS, à part. Cette justification suppose une faute, je ne sais laquelle.

SOSTRATA. Vous vous rappelez ma grossesse, et votre déclaration formelle, que si j'avais une fille, vous ne vouliez pas qu'on l'élevât.

CHRÊMES. Je devine ce que tu as fait : tu l'as élevée.

SYRUS, à Sostrata. Si vous avez fait ainsi, Sostrata, voilà donc mon maître qui gagne un surcroît de charge.

SOSTRATA. En aucune façon; mais il y avait ici une vieille femme de Corinthé, des plus recommandables. Je la lui donnai, pour qu'elle l'exposât.

CHRÊMES. 0 Jupiter ! Tant de sottise peut-il entrer dans une cervelle!

SOSTRATA. Je suis perdue : qu'ai-je donc fait?

CHRÊMES. Tu le demandes!

SOSTRATA. Si j'ai péché, mon cher Chrêmes, c'est sans le savoir.

CHRÊMES. Oh ! pour cela, quand tu prétendrais le contraire, je sais, à n'en pas douter, que tu agis toujours sans savoir et sans
réfléchir. Dans cette affaire-ci, autant de pas, autant de fautes. En premier lieu, si tu avais voulu exécuter mes ordres, il aurait fallu là faire périr, et ne pas dire faussement qu'elle était morte, lorsque tu lui donnais réellement des chances de vie. Du reste, je passe là-dessus. C'était par compassion, par tendresse maternelle : je le veux bien. Mais comme tu agissais là prudemment! Que voulais-tu faire? Réfléchis un peu. A cette vieille, tu as, sans réserve aucune, livré notre fille, réduite, par ton fait, ou à trafiquer de sa propre personne ou à se voir vendue en place publique. Ton calcul, je le suppose, était celui-ci : « Tout sera suffisamment bien, pourvu qu'elle vive! » Que faire avec des gens qui n'ont la conscience ni de ce qui est juste ni de ce qui est bon et honnête? Le mieux ou le pire, le profit ou le dommage, ils ne voient rien : ils ne songent qu'à leur fantaisie.

SOSTRATA. Mon cher Chrêmes, j'ai été coupable, je l'avoue, et je me soumets. Maintenant, j'implore de vous ma grâce : soyez d'autant plus généreux que votre âge vous donne plus de gravité; oui, je réclame pour mon imprudence un abri dans votre justice.

CHRÊMES. Allons, je te pardonne ce que tu as fait, quoique pourtant mon indulgence soit une mauvaise conseillère pour bien des
choses. Mais enfin, de quoi s'agit-il? Dans quelle intention as-tu entamé ce chapitre? Explique-toi.

SOSTRATA. Nous autres femmes, avec nos superstitions, nous sommes toutes sottes à faire pitié. Quand je donnai ma fille à cette vieille pour qu'elle l'exposât, je détachai de mon doigt mon anneau, et je lui recommandai de l'exposer avec la petite créature. C'était afin que, en cas de mort de la vieille, notre enfant ne fût pas privée de sa part de notre bien.

CHRÊMES, ironiquement. Sage précaution : c'était mettre en sûreté et ta conscience et ta fille.

SOSTRATA. Voici cet anneau.

CHRÊMES. De qui le tiens-tu?

SOSTRATA. De la jeune personne amenée par Bacchis.

SYRUS, à part. Oh !

CHRÊMES. Que raconte cette fille?

SOSTRATA. En allant au bain, elle me l'avait donné à garder. Je n'y avais pas fait attention d'abord ; mais je ne l'ai pas eu plus tôt examiné, plus tôt reconnu, que je me suis élancée vers vous.

CHRÊMES. Que soupçonnes-tu maintenant, et qu'as-tu découvert sur son compte?

SOSTRATA. Je ne sais rien : mais vous devriez vous informer à la femme de laquelle lui est venu cet anneau, s'il est possible de
la retrouver.

SYRUS, à part. Je suis mort. Voilà plus d'espérance que je n'en veux. La jeune fille est la nôtre, s'il en est ainsi.

CHRÊMES. Vit-elle encore, cette femme à qui tu l'avais remise?

SOSTRATA. Je l'ignore.

CHRÊMES. Et dans ce temps-là, que déclara-t-elle avoir fait?

SOSTRATA. Avoir accompli mes ordres.

CHRÊMES. Dis-moi le nom de cette vieille, pour qu'on la recherche.

SOSTRATA. Philtéré.

SYRUS, toujours à part. C'est elle-même. Je m'étonnerai bien si elle n'est pas retrouvée, et moi perdu.

CHRÊMES. Sostrata, suis-moi au logis, et rentrons ensemble;

SOSTRATA. Quelle chance inespérée ! Je craignais, et c'était à tort, que vous n'eussiez aujourd'hui le coeur aussi dur qu'autrefois,
Chrêmes, quand il s'agissait d'élever notre enfant.

CHRÊMES. Souvent il n'est pas possible à un homme d'être tel qu'il le voudrait. Aujourd'hui les circonstances font que je désire
une fille; et à cette époque, il n'était aucune chose que je souhaitasse moins.

SCÈNE VI

SYRUS.

Ou mes pressentiments me trompent fort, ou dans peu il m'arrivera malheur. Voilà toutes mes batteries réduites à néant, si je ne trouve quelque moyen pour empêcher le bonhomme de savoir que la courtisane est la maîtresse de son fils. Pour ce qui est de compter sur l'argent, ou de prétendre que je puisse le tromper, il n'y a plus moyen. Je me crois triomphant, si je parviens à m'en tirer sans les étrivières. J'enrage : se voir un si beau morceau arraché brusquement de la bouche! Que dois-je faire? quel moyen imaginer? C'est tout un plan nouveau qu'il faut que je dresse. Il n'y a rien de si difficile au monde, qu'en bien cherchant on ne puisse-trouver. Voyons : si je m'y prenais ainsi? Non, ce ne vaut rien. Et ainsi? Je n'arriverais pas mieux mais de cette autre façon, je pense? C'est impossible Oh! très bien! à merveille! J'ai trouvé un excellent moyen. Je rattraperai, oui, j'en suis sûr, je rattraperai, en dépit de tout, ce maudit argent qui s'était enfui.

ACTE QUATRIÈME

SCÈNE I

CLINIA, SYRUS.

CLINIA. Rien ne saurait m'arriver d'assez grave désormais pour que j'en éprouve du chagrin, tant est immense la joie qui remplit
aujourd'hui mon coeur. A partir de ce moment je me livre à mon père, décidé que je suis à être plus rangé qu'il ne le demande.

SYRUS, à part. Je ne m'étais pas trompé : elle est reconnue, si j'ai bien compris ses paroles. (Haut.) Tout a réussi au gré de vos
voeux : j'en suis enchanté.

CLINIA. Oh ! mon cher Syrus ! est-ce que tu as entendu, je te prie?

SYRUS. Le moyen qu'il en fût autrement, puisque j'étais là !

CLINIA, As-tu jamais ouï-dire qu'un pareil bonheur fût arrivé à personne?

SYRUS. Jamais.

CLINIA. Et, je le dis du fond du coeur, je me réjouis moins pour moi que pour elle : car je la tiens digne de tous les hommages.

SYRUS. Je le crois comme vous le dites. Mais à présent, Clinia, livrez-vous aussi un peu à moi : car il convient également de songer à votre ami, et de mettre ses amours en sûreté, il faut qu'à l'égard de la maîtresse de Clitiphon le vieillard ne sache rien.

CLINIA, gesticulant. 0 Jupiter !

SYRUS. Calmez-vous.

CLINIA. J'épouserai mon Antiphile !

SYRUS. Est-ce que vous allez m'interrompre ainsi?

CLINIA. Que veux-tu que j'y fasse, mon brave Syrus ! Je suis ivre de bonheur : supporte-moi.

SYRUS. Je vous porte, en effet, sur les épaules.

CLINIA, gesticulant toujours. Nous voilà en possession d'une existence de dieux.

SYRUS. Je vois bien que je me donne une peine inutile.

CLINIA. Parle, j'écoute.

SYRUS. Mais dans un instant vous aurez la tête ailleurs.

CLINIA. Non, je serai à ce que tu diras.

SYRUS. Je disais donc, Clinia, qu'il faut également songer à votre ami et mettre ses affaires en sûreté. Car si maintenant vous vous éloignez de chez nous et que vous laissiez ici Bacchis, notre vieillard saura bien vite que c'est la maîtresse de notre jeune homme ; au lieu que si elle est emmenée par vous, leur liaison restera cachée comme elle l'a été jusqu'à ce jour.

CLINIA. Mais, Syrus, rien ne saurait être plus préjudiciable à mon mariage. Car de quel front aborderai-je mon père? Tu comprends
bien ce que je veux dire?

SYRUS. Comment ne comprendrais-je pas?

CLINIA. Que lui dirai-je? Quelle raison lui donnerai-je?

SYRUS. Mais je ne veux pas vous faire commettre de mensonge. Contez-lui la chose sans détour, et comme elle est.

CLINIA. Que dis-tu!

SYRUS. Voilà mon avis. Je dirais : « J'aime l'une, et je la veux pour épouse; l'autre est à Clitiphon. »

CLINIA. Bon et sage conseil, en vérité, que tu me donnes là, et de facile exécution ! et tu voudras bientôt, sans doute, que j'obtienne de mon père qu'il cache tout à votre bonhomme?

SYRUS. Au contraire : il faut que votre père raconte tout naturellement l'affaire d'un bout à l'autre.

CLINIA. Ah çà! perds-tu la raison? N'es-tu pas ivre? Tu compromets tout à fait mon ami : car comment pourra-t-il prendre
ses sûretés, dis-moi un peu?

SYRUS. Pour une telle combinaison je me décerne une couronne. Oui, je proclame que mon génie est incomparable : posséder en soi une telle force, une telle puissance d'astuce, qu'en disant la vérité on fasse deux dupes à la fois! Votre vieillard aura beau dire au nôtre : « C'est la maîtresse de votre fils », le bonhomme n'en croira cependant rien.

CLINIA. Mais, encore un coup, c'est m'enlever par là toute espérance de mariage. Si Chrêmes croit que Bacchis est ma maîtresse, il ne me donnera pas sa fille. Tu ne t'inquiètes peut-être nullement de ce qui m'arrivera, pourvu que tu ménages les intérêts de Clitiphon.

SYRUS. Croyez-vous donc, ô malheur! que je veuille faire durer perpétuellement cette méprise? Une journée me suffit : que j'aie le temps d'enlever les écus. Tranquillisez-vous : je n'en demande pas davantage.

CLINIA. Ce temps te suffira? Mais qu'adviendra-t-il, je te prie, si mon père apprend?

SYRUS. Que voulez-vous avec votre si ? Vous me rappelez ces gens qui disent : « Si le ciel allait en ce moment tomber sur nous ?»

CLINIA. J'ai peur : je ne sais ce que je dois faire.

SYRUS. Vous avez peur! Comme si vous n'étiez pas le maître de vous tirer d'embarras quand vous le voudrez ! Il suffira de révéler la chose.

CLINIA. Allons ! allons ! qu'on fasse passer Bacchis chez nous.

SYRUS. A la bonne heure ! Précisément la voilà qui sort.

SCÈNE II

BACCHIS, CLINIA, SYRUS, DROMON, PHRYGIA.

BACCHIS, sans voir Syrus. En vérité, ce Syrus est assez, impertinent, de m'avoir fait venir ici pour les dix mines qu'il a promis de me donner ! S'il me manque de parole aujourd'hui, il aura beau me supplier cent fois de venir, il en sera pour ses pas ; ou bien, je promettrai de venir, je fixerai un jour : il aura soin de l'annoncer à Clitiphon, qui comptera sur moi et desséchera sur pied. Mais je leur ferai faux bond : je ne viendrai point, et ce sera, je m'en réjouis d'avance, le dos de Syrus qui payera.

CLINIA, à Syrus. Elle te fait là d'assez galantes promesses.

SYRUS. Croyez-vous, par hasard, qu'elle plaisante! Elle les accomplira bel et bien, si je n'y prends garde.

BACCHIS, apercevant Syrus. Ils dorment. Eh bien, moi, je vais les secouer un peu. (Haut.) Ma chère Phrygia, as-tu écouté les indications que nous donnait tout à l'heure cet homme, au sujet de la maison de campagne de Charinus?

PHRYGIA. Oui.

BACCHIS. Près de ce domaine, à droite, n'est-ce pas?

PHRYGIA. Je m'en souviens parfaitement.

BACCHIS. Cours-y à toutes jambes : c'est chez lui que mon militaire célèbre les fêtes de Bacchus.

SYRUS. Que machine-t-elle?

BACCHIS. Tu lui diras que je reste ici tout à fait malgré moi, et que l'on m'y garde à vue; mais que, d'une manière ou d'une autre, je tromperai ces gens-ci et que j'irai le retrouver.

SYRUS, bas. Me voilà perdu : c'est sûr. (Haut.) Bacchis, restez, restez. Où envoyez-vous celle-ci, de grâce? Ordonnez qu'elle demeure.

BACCHIS, à Phrygia. Va.

SYRUS. Mais l'argent est tout prêt.

BACCHIS. Eh bien, moi je reste.

SYRUS. Dans un moment on vous le donnera.

BACCHIS. A votre aise. Est-ce que je vous mets l'épée dans les reins ?

SYRUS. Mais dites-moi : savez-vous une chose?

BACCHIS. Quoi?

SYRUS. Il faut que vous vous transportiez maintenant chez Ménédéme, et que vous y emmeniez tout votre cortège.

BACCHIS. Quelle est ton intention, scélérat?

SYRUS. Moi? Je bats monnaie, afin de vous donner des écus.

BACCHIS. Me crois-tu faite pour te servir de jouet?

SYRUS. Je n'agis pas à la légère.

BACCHIS, à Clinia. Est-ce que là encore j'aurai affaire à vous?

SYRUS, répondant pour Clinia. Pas le moins du monde ; je vous rends votre amoureux.

BACCHIS, à sa suivante. Allons-y.

SYRUS. Suivez-moi donc de ce côté. Holà ! Dromon !

DROMON. Qui m'appelle ?

SYRUS. Moi, Syrus.
DROMON. De quoi s'agit-il?

SYRUS. De conduire chez vous sans tarder toutes les servantes de Bacchis.

DROMON. Pourquoi cela?

SYRUS. Pas de questions. Qu'elles emportent le bagage dont elles s'étaient chargées. Notre vieillard espérera voir un allégement dans ses dépenses si elles déguerpissent; mais, en vérité, il ne se doute pas du grand dommage que lui vaudra ce petit bénéfice. Tu ne sais rien de ce que tu sais, Dromon, si tu entends tes intérêts.

DROMON. Tu pourras dire que Dromon est muet.

SCÈNE III

CHREMES, SYRUS.

CHRÊMES. C'est du fond du coeur que je le dis : Ménédémeme fait pitié. Faut-il qu'un pareil fléau se soit abattu sur sa maison! Sera-t-il obligé de nourrir cette créature et toute la bande qu'elle traîne avec elle? Je sais bien que pendant les premiers jours il ne s'apercevra de rien, tant ont été vifs les regrets que lui causait son fils. Mais dès qu'il verra une dépense si effroyable se renouveler chez lui tous les jours sans qu'il y ait jamais de mesure, il souhaitera de nouveau que le jeune homme décampe. Je vois Syrus : il arrive à propos. . .

SYRUS, à part. Pourquoi retarderais-je l'attaque?

CHRÊMES. Syrus!

SYRUS. Hé!

CHRÊMES. Comment vont les choses?

SYRUS. Voilà déjà longtemps que je désirais me retrouver avec vous.

CHRÊMES. Il paraît que notre vieillard a déjà eu affaire à toi?

SYRUS. Parlez-vous de nos projets de tantôt? C'a été aussitôt fait que dit.

CHRÊMES. Est-ce bien vrai ?

SYRUS. Parfaitement vrai.

CHRÊMES. En vérité, c'est plus fort que moi : il faut que je t'embrasse. Syrus, approche ici. Je te revaudrai cela par quelque bonne gratification, et de grand coeur.

SYRUS. Mais si vous saviez comme j'ai ingénieusement imaginé ce tour!

CHRÊMES. Oh! ne te vantes-tu pas quand tu parles de ton succès?

SYRUS. Non vraiment : je dis la vérité.

CHRÉMÈs. Conte-moi ce que c'est..

SYRUS. Clinia, trompant Ménédéme, lui a dit que cette Bacchis était la maîtresse de votre Clitiphon : « Je l'ai amenée chez nous, a-t-il continué, pour que Chrêmes ne se doutât de rien. »

CHRÊMES. Bon!

SYRUS. Qu'en dites-vous, s'il vous plaît ?

CHRÊMES. C'est trop plaisant, te dis-je.

SYRUS. Oui, mais vous ne savez rien encore. Écoutez à présent ce qui doit compléter la ruse. Il dira lui-même qu'il a vu votre fille, que du premier coup d'oeil il est devenu amoureux d'elle, qu'il désire l'épouser.

CHRÊMES. Quoi ! ma fille, tout à l'heure retrouvée?

SYRUS. Elle-même; et il exigera que la demande soit faite.

CHRÊMES. Pourquoi cela, Syrus? Car je n'y comprends absolument rien.

SYRUS. Ah ! vous avez l'intelligence bien lente.

CHRÊMES. C'est possible.

SYRUS. On lui donnera de l'argent pour ses noces, pour les bijoux, pour les habits dont il devra... Comprenez-vous?

CHRÊMES. Faire emplette ?

SYRUS. C'est cela même.
CHRÊMES. Mais, moi, je ne lui donne ni ne lui promets ma fille.

SYRUS. Non? Et pourquoi cela?

CHRÊMES. Pourquoi cela? Belle demande! Un garçon qui...

SYRUS. Comme il vous plaira. Je ne disais pas cela pour qu'elle lui fût donnée à tout jamais; je voulais que vous fissiez semblant.

CHRÊMES. La feinte n'est pas dans mes habitudes. Arrange tes affaires de façon à ne pas me mêler dans ces arrangements. Moi! j'irais promettre ma fille à un homme à qui je n'ai pas l'intention de la fiancer!

SYRUS. J'avais cru...

CHRÊMES. En aucune façon.

SYRUS. La chose pouvait se faire adroitement. Et si je m'en suis occupé, c'est parce que tantôt vous m'en aviez si instamment prié.
CHRÊMES. Je te crois.

SYRUS. Du reste, puisque telle est votre décision, je la tiens pour juste et convenable.

CHRÊMES. Sans doute je réclame de grand coeur tes bons offices, mais il faudrait t'y prendre autrement.

SYRUS. J'aviserai : je chercherai un autre moyen. Mais vous savez ce que je vous ai dit concernant la somme que votre fille doit à Bacchis. Il faut qu'à celle-ci l'argent soit maintenant rendu. Et vous n'irez pas, je l'espère, vous retrancher derrière des prétextes : « En quoi cela me regarde-t-il? Est-ce pour moi qu'a été donné cet argent? Est-ce d'après mon ordre? La vieille pouvait-elle livrer ma fille en gage sans mon consentement? » Il y a un mot parfaitement vrai, Chrêmes : l'extrême justice est souvent une extrême injustice.

CHRÊMES. Je ne ferai rien de semblable.

SYRUS. A la bonne heure! Cela serait-il permis à d'autres, que ce ne saurait l'être à un homme tel que vous : tout le monde vous croit riche et dans une excellente position.

.CHRÊMES, avec effort. Eh bien, j'irai moi-même tout à l'heure la trouver et lui porter la somme.

SYRUS. Non : chargez-en plutôt votre fils.

CHRÊMES. Pourquoi cela?

SYRUS. Parce que c'est sur lui que nous avons reporté le rôle d'amoureux prétendu.

CHRÊMES. Eh bien, après?

SYRUS. Dès lors, il semblera plus naturel que ce soit de lui qu'elle reçoive l'argent. En même temps, j'accomplirai avec plus de facilité ce que je médite. Le voici précisément. Allez, et rapportez les écus.

CHRÊMES. Je les rapporte.

SCÈNE IV

CLITIPHON, SYRUS.

CLITIPHON. La chose la plus aisée devient difficile du moment que vous la faites à contre-coeur. Cette simple promenade, qui n'est pas bien fatigante, m'a mis sur les dents. Je suis plus que jamais dans les transes. Peut-être serai-je assez malheureux pour qu'on m'envoie encore quelque part, loin d'ici, et que je ne puisse approcher de Bacchis. Que tous les dieux et toutes les déesses ensemble te confondent, abominable Syrus, avec tes, inventions et tes expédients! Tu imagines sans cesse des tours de ce genre, afin de me mettre au supplice.

SYRUS. Que le ciel vous confonde vous-même! Vous avez failli me perdre avec vos impertinentes familiarités.

CLITIPHON. Vraiment, je n'aurais pas demandé mieux, et ce serait justice.

SYRUS. Ce serait justice! Comment cela? Je suis assurément fort aise d'entendre de votre bouche de pareilles douceurs avant de vous avoir mis en possession de l'argent sur lequel vous comptez.

CLITIPHON. Que veux-tu donc que je te dise? Tu es parti, tu m'as amené ma maîtresse, et il ne m'est pas permis de la toucher du bout du doigt.

SYRUS. Allons, je ne suis plus fâché. Mais savez-vous à cette heure où elle-est, votre Bacchis?

CLITIPHON. Chez nous.

SYRUS. Non pas.

CLITIPHON. Où donc?

SYRUS. Chez Clinia.

CLITIPHON. Je suis perdu.

SYRUS. Rassurez-vous : bientôt elle recevra de vos mains l'argent, comme vous le lui avez promis.

CLITIPHON. Tu plaisantes! Où le prendrai-je?

SYRUS. Dans la bourse de votre père.

CLITIPHON. Tu te joues peut être de moi?

SYRUS. L'événement vous le prouvera.

CLITIPHON. Je suis bien le plus heureux des hommes. Je te porte dans mon coeur, Syrus.

SYRUS. Mais votre père sort de chez lui. Gardez-vous de témoigner la moindre surprise à propos de ce qui va se passer ici. C'est le moment de me seconder. Faites ce qu'il vous commandera, et parlez le moins possible.

SCENE V

CHRÉMÈS, SYRUS, CLITIPHON.

CHRÊMES. Où est Clitiphon, à présent?

SYRUS, bas à Clitiphon. Dites que vous êtes là.

CLITIPHON. Me voici, mon père.

CHRÊMES, à Syrus. Lui as-tu dit ce qu'il en est?

SYRUS. Je lui ai dit à peu près tout.

CHRÊMES, à son fils. Prends cet argent, et va le porter.

SYRUS, bas à Clitiphon. Allez, donc! Pourquoi rester là comme une pierre? Voulez-vous bien le prendre!

CLITIPHON, hésitant. Ah ! oui, donnez,

SYRUS, à Clitiphon. Suivez-moi de ce côté au plus vite, (A Chremes.) Vous, veuillez nous attendre ici jusqu'à notre retour, car nous n'aurons pas longtemps à rester là-bas. (ils sortent.)

CHRÊMES, seul. Ma fille m'a déjà coûté dix mines, que je suppose données pour son entretien ; dix autres iront les rejoindre, qui seront pour sa toilette. Avec cela, elle demandera encore deux talents pour sa dot. Que d'injustices, que d'abus sont autorisés par l'usage! Me voilà maintenant contraint de renoncer à ce que j'ai, pour me mettre en quête d'un inconnu à qui je donnerai la fortune acquise par mon travail !

SCÈNE VI

MÉNÉDÉME, CHRÊMES.

MÉNÉDÉME, à son fils resté dans la maison. 11 me semble, mon fils, que je suis devenu le plus heureux de tous les hommes sans comparaison, depuis que je te sais rentré dans la bonne voie.

CHRÊMES. Comme il se trompe !

MÉNÉDÉME. C'est vous même que je cherchais, Chrêmes. Vous pouvez nous sauver tous, mon fils, ma famille et moi.

CHRÊMES. Voyons que voulez-vous que je fasse?

MÉNÉDÉME. Vous avez retrouvé aujourd'hui une fille.

CHRÊMES. Hé bien, après ?

MÉNÉDÉME. Clinia veut qu'elle lui soit donnée en mariage.

CHRÊMES. Ah çà ! je vous prie, quel homme êtes-vous?

MÉNÉDÉME. Qu'entendez-vouspar là ?

CHRÊMES. Avez-vous oublié déjà ce que nous avons dit ensemble sur cette duperie : que c'était un moyen par lequel vous deviez vous laisser attraper de l'argent?

MÉNÉDÉME. Je le sais.

CHRÊMES. Eh bien, la scène se joue à cette heure.

MÉNÉDÉME. Que dites-vous. Chrêmes? On m'a dupé ?

CHRÊMES , ironiquement. Eh bien, non : celle qui est chez vous est la maîtresse de Clitiphon.

MÉNÉDÉME, avec naïveté. On le dit.

CHRÊMES, toujours ironiquement. Et vous le croyez?

MÉNÉDÉME. Je crois tout.

CHRÊMES. On dit aussi que votre fils veut prendre femme afin que quand j'aurai fiancé ma fille, vous donniez de quoi acheter des bijoux, des habits et les aulres objets nécessaires.

MÉNÉDÉME. Ah ! j'y suis : cet argent sera donné à sa maîtresse.

CHRÊMES. C'est clair; il le lui donnera.

MÉNÉDÉME. Hélas ! malheureux ! j'avais donc tort de me réjouir. Cependant je me résigne à tout, plutôt qu'à voir mon fils perdu
pour moi. Quelle réponse lui rapporterai-je de votre part, Chrêmes? Je ne veux pas qu'il sache que j'ai tout compris : je lui ferais de la peine.

CHRÊMES. De la peine ! Vous êtes trop bon pour lui, Ménédéme.

MÉNÉDÉME. Laissez-moi faire. La chose est commencée : aidez moi, Chrêmes, à la conduire jusqu'au bout.

CHRÊMES. Dites-lui donc que vous êtes venu me trouver, que vous m'avez parlé de ce mariage.

MÉNÉDÉME. Je le lui dirai: et ensuite ?

CHRÊMES. Que j'en passerai par tout ce qu'il demandera; que je l'agrée pour gendre. Finissez même, si cela vous fait plaisir, en disant que je vous ai promis pour lui la main de ma fille.

MÉNÉDÉME. C'est précisémentce que je voulais obtenir de vous.

CHRÊMES. Oui : Vous êtes pressé qu'il vous demande de l'argent, et il vous tarde de lui en donner, plus encore qu'il n'est impatient d'en recevoir.

MÉNÉDÉME. C'est tout mon désir.

CHRÊMES. Eh bien, sous peu de jours, si j'y vois clair, vous aurez de lui par-dessus la tête. Mais, au moins, dans l'état où sont les choses, vous ne donnerez qu'à bon escient et peu à peu, si vous êtes raisonnable.

MÉNÉDÉME. Je le serai.

CHRÊMES. Rentrez chez vous; voyez ce qu'il exige. Moi, je serai au logis, si vous avez besoin de mes services.

MÊNÉDÈME. Certainement; j'en aurai besoîn. Car je n'agirai pas sans vous tenir au courant de tout ce que je ferai.

ACTE CINQUIÈME

SCÈNE I

MÉNÉDÉME, CHRÊMES.

MÉNÉDÉME, sans voir Chrêmes. Je ne brille pas par la finesse et la perspicacité, j'en conviens ; et pourtant ce Chrêmes qui prétendait me venir en aide, me donner des conseils, me tracer ma route, il me dépasse encore! Toutes les qualifications que l'on donne à un imbécile s'appliquent à moi : souche, bûche, âne, lourdaud; soit : mais aucun de ces noms ne pourrait lui convenir, car sa sottise excède le vocabulaire entier.

CHRÊMES, parlant à sa femme qui est restée dans la maison. Je t'en conjure, ma femme, cesse enfin d'étourdir les dieux de tes remercîments parce que tu as retrouvé ta fille. Juges-tu donc de leur intelligence par la tienne? et crois-tu qu'ils ne te comprendront que si tu leur répètes cent fois la même chose? (A part.) Mais cependant d'où vient que mon fils reste si longtemps chez le voisin avec Syrus?

MÉNÉDÉME. Que parlez-vous de gens qui restent longtemps chez moi ?

CHRÊMES. Ah ! vous arrivez à propos, Ménédéme. Dites-moi, avez-vous annoncé à Clinia ce que je vous avais dit?

MÉNÉDÉME. De point en point.

CHRÊMES. Quelle a été sa réponse?

MÉNÉDÉME. Il a témoigné une joie extrême, comme ceux qui veulent véritablement se marier.

CHRÊMES. Ho! ho! ho!

MÉNÉDÉME. Qu'avez-vous à rire?

CHRÊMES. Je pensais aux roueries de maître Syrus.

MÉNÉDÉME. En vérité !

CHRÊMES. Le coquin ! 11 fait aussi prendre aux gens la physionomie qu'il veut.

MÉNÉDÉME. Dites-vous cela à cause de la joie que simule mon fils?

CHRÊMES. Oui.

MÉNÉDÉME. Je pensais à la même chose que vous.

CHRÊMES. Quel adroit maraud !

MÉNÉpÈME. Vous le croiriez plus adroit encore, si vous le connaissiez davantage.

CHRÊMES. Est-ce possible?

MÉNÉDÉME. Eh bien, écoutez un peu.

CHRÊMES. Attendez un instant. Je désiré savoir d'abord combien on vous a escamoté. Car dès que vous avez eu annoncé que je promettais ma tille, il est bien entendu qu'aussitôt Dromon vous a fait un beau discours où il a prouvé que vous deviez absolument donner dé l'argent pour procurer à la fiancée des vêtements, des parures en or, des servantes.

MÉNÉDÉME. Non.

CHRÊMES. Quoi, non?

MÉNÉDÉME. Non, vous dis-je.

CHHÉMÉS. Ni votre fils non plus?

MÉNÉDÉME. Bien absolument, Chrêmes. Il a seulement insisté plus fort que jamais, pour que le mariage se fît aujourd'hui.

CHRÊMES. Vous m'étonnez. Et mon Syrus? Est-ce qu'il n'a pas lui-même dit quelquechose?

MÉNÉDÉME. Rien.

CHRÊMES. Pourquoi cela? Je m'y perds.

MÉNÉDÉME. Je ne vous reconnais pas là, vous qui savez si bien d'autres choses. Du reste, Syrus aura fait habilement la leçon à votre fils lui-même, pour qu'on ne se doute pas le moins du monde que cette fille est la maîtresse de mon Clinia.

CHRÊMES. Que dites-vous?

MÉNÉDÉME. Je vous fais grâce des baisers et des caresses qu'ils se prodiguaient, je compte cela pour rien.

CHRÊMES. Quoi ! Est-ce qu'ils auraient poussé plus loin cette comédie?

MÉNÉDÉME. Ah! ah!

CHRÊMES. Qu'est-ce à dire?

MÉNÉDÉME. Écoutez-moi seulement. J'ai dans la partie la plis retirée de ma maison une chambre sur le derrière : on y a porté un lit, et on l'a garni de couvertures.

CHRÊMES. Et après cela, que s'est-îl passé?

MÉNÉDÉME. Clitiphon s'y est aussitôt rendu.

CHRÊMES. Seul?

MÉNÉDÉME. Seul.

CHRÊMES. Je tremble.

MÉNÉDÉME. Incontinent Bacchis l'a suivi.

CHRÊMES. Seule?

MÉNÉDÉME. Seule.

CHRÊMES. Je suis perdu!

MÉNÉDÉME. Dès qu'ils ont été entrés, ils ont fermé la porte.

CHRÊMES. Eh quoi! Clinia les voyait faire?

MÉNÉDÉME. Pourquoi pas? Il était là avec moi.

CHRÊMES. Bacchis est la maîtresse de mon fils, Ménédéme! Je suis un homme mort.

MÉNÉDÉME. Pourquoi?

CHRÊMES. Ma maison en a pour dix jours à peine.

MÉNÉDÉME. Quoi! vous vous effrayez parce qu'il se consacre au service d'un ami !

CHRÊMES. Non : mais d'une maîtresse.

MÉNÉDÉME. Qui sait si cela est?

CHRÊMES. En pouvez-vous douter? Pensez-vous que personne soit d'humeur assez accommodante, assez débonnaire, pour permettre
que sous ses propres yeux sa maîtresse.

MÉNÉDÉME, Pourquoi pas, si c'est pour me tromper plus facilement?

CHRÊMES. Vous moquez-vous? Je suis maintenant furieux contre moi-même, et je n'ai que trop raison. Que d'occasions ils m'ont données, où je pouvais tout pressentir si je n'avais pas été une bûche ! Pourquoi n'ai-je pas su voir ! malheureux que je suis ! Mais si le ciel me prête vie, ils me le payeront. Car tout d'abord.

MÉNÉDÉME. Ne sauriez-vous contenir votre dépit et rentrer en vous-même? Ne suis-je pas pour vous un exemple suffisant?

CHRÊMES. Je suis tellement furieux, Ménédéme, que je ne me possède plus.

MÉNÉDÉME. Est-ce vous qui tenez un pareil langage ? N'est-il pas honteux que vous donniez des conseils aux autres, que vous soyez sensé hors de chez vous, et que vous ne puissiez vous aider vous-même!

CHRÊMES. Que dois-je faire?

MÉNÉDÈME. Ce que vous me reprochiez d'avoir trop peu fait. Qu'il sente en vous un père, qu'il ose vous confier tous ses secrets, tous ses désirs, ses embarras, afin qu'il n'aille pas chercher des ressources ailleurs et vous abandonner.

CHRÊMES. Eh bien, non ! J'aime cent fois mieux qu'il s'en aille n'importe où que de le voir faire ici du scandale et réduire son père à la pauvreté. Car si je continue à fournir à ses dépenses, Ménédéme, c'est moi qui me trouve véritablement contraint à prendre à mon tour le râteau.

MÉNÉDÉME. Que de tourments vous vous préparez en cette occurence, si vous n'y prenez garde ! Vous vous montrerez père exigeant; néanmoins, vous pardonnerez plus tard, et l'on ne vous aura aucune reconnaissance.

CHRÊMES. Ah ! vous ne savez pas combien j'ai de chagrin.

MÉNÉDÉME. A votre aise! Mais parlons du désir que j'ai de marier votre fille avec mon fils; à moins qu'il n'y ait quelque parti qui vous plaise mieux.

CHRÊMES. Non : le gendre, les parents, tout m'agrée.

MÉNÉDÉME. Quelle somme dirai-je à mon fils que vous avez fixée pour la dot? Vous ne répondez pas?

CHRÊMES. Pour la dot?

MÉNÉDÉME. Oui.

CHRÊMES. Ah !

MÉNÉDÉME. Chrêmes, n'ayez pas honte si c'est trop peu de chose. La dot est le moindre de nos soucis.

CHRÊMES. J'ai décidé, eu égard à nos ressources, que c'était assez de deux talents; mais si vous ne voulez pas ma propre ruine, la ruine de mes biens et celle de mon fils, il faut que vous disiez que j'ai donné en dot à Antiphile tout ce que je possède.

MÉNÉDÉME. Quel est votre dessein?

CHRÊMES. Il faut que vous fassiez semblant d'en être étonné, et en même temps vous demanderez à mon fils lui-même pourquoi j'en agis de la sorte.

MÉNÉDÉME. Mais c'est que, en vérité, je ne comprends pas laraison de votre conduite.

CHRÊMES. La raison ! Comme ses goûts de dépense et de libertinage l'entraînent au delà de toute mesure, je veux le mater,et le réduire à ne savoir où donner de la tête.

MÉNÉDÉME. Que faites-vous!

CHRÊMES. Brisons-la, et trouvez bon qu'en ceci j'agisse comme je l'entends.

MÉNÉDÉME. Je le trouve parfaitement bon. Est-ce votre volonté?

CHRÊMES. C'est ma volonté.

MÉNÉDÉME. Qu'il en soit donc ainsi.

CHRÊMES. Et que votre fils prenne ses dispositions pour venir chercher sa femme. Quant au mien, je lui ferai la leçon, comme il est juste qu'un fils la reçoive de son père. Mais Syrus...

MÉNÉDÉME. Eh bien, Syrus?

CHRÊMES. Si le ciel me prête vie, je l'ajusterai, je l'étrillerai si bien, qu'il se souviendra de moi pour le reste de ses jours. Ah ! il se figure que je dois servir à ses railleries et à ses passetemps! En vérité, à une pauvre veuve il n'aurait pas osé faire ce qu'il m'a fait. (Pendant que Chrémès parle ainsi tout seul, Ménédéme est rentré chez lui, et a prévenu en deux mots Clitiphon du projet de son père)

SCÈNE II

CLITIPHON, MÉNÉDÉME, CHRÊMES, SYRUS.

CLITIPHON, sortant de chez Ménédéme et avec lui. Mais enfin, Ménédéme, est-il bien possible qu'en si peu de temps mon père ait dépouillé à mon égard tout sentiment paternel? Quel crime, si épouvantable, quel attentat ai-je eu le malheur de commettre? C'est ce qui se fait tous les jours.

MÉNÉDÉME. Je comprends que sa décision ne vous paraisse que plus sévère et plus dure, vous qui en souffrez; je ne suis pas moins péniblement affecté moi-même. Je ne sais rien, je ne m'explique rien, mais je m'intéresse à vous de tout mon coeur.

CLITIPHON. Vous me disiez que mon père était ici?

MÉNÉDÉME. Le voilà.

CHRÊMES. De quoi m'accuses-tu,Clitiphon? Tout ce que je viens de faire, c'a été dans ton intérêt, afin de prévenir les effets de ta sotte conduite. Quand j'ai reconnu que tu manquais de bon sens, que tu sacrifiais tout à la satisfaction du moment et que tu ne te préoccupais en rien de ce qui devait arriver plus tard, j'ai pris mes mesures pour que tu ne fusses pas dans le besoin, et qu'en même temps tu ne pusses consommer la perte de ma fortune. Sans doute, il eût été convenable de te laisser mon bien plutôt qu'à tout autre ; mais tu m'as mis dans l'impossibilité de le faire. Je me suis donc tourné vers tes parents les plus proches; je leur ai tout donné, tout assuré. Là, contre tes étourderies, Clitiphon, tu trouveras toujours une ressource, à savoir, de quoi manger, de quoi t'habiller, un toit où reposer ta tête.

CLITIPHON. Que je suis malheureux!

CHRÊMES. Cela vaut mieux que si je te laissais mon héritier et que Bacchis possédât tout rnon bien.

SYRUS, à part. Me voilà perdu sans ressource. Scélérat que je suis ! ai-je assez gâté les choses sans m'en douter !

CLITIPHON. Je voudrais être mort.

CHRÊMES. Apprends d'abord ce que c'est que de vivre. Quand tu le sauras, si la vie te déplaît, alors accomplis ton dessein.

SYRUS. Maître, puis-je dire un mot?

CHRÊMES. Parle.

SYRUS. Mais en toute sûreté?

CHRÊMES. Parle.

SYRUS. Quelle est cette injustice, ou cette folie, de lui faire payer la peine de ma faute?

CHRÊMES. Arrière; ne te mêle pas de ceci. Personne ne t'accuse, Syrus : tu n'as ni autel ni intercesseur à chercher.

SYRUS. Quel motif vous fait agir?

CHRÊMES. Je ne m'emporte (à Syrus) ni contre toi, (à Clitiphon) ni contre toi. Vous ne devez pas, à votre tour, vous irriter de ce que je fais.

SCENE III

SYRUS, CLITIPHON.

SYRUS, Le voilà parti. Ah! j'aurais voulu lui demander

CLITIPHON. Quoi?

SYRUS. Où j'irai prendre de qnoi mettre sous ma dent, puisque nous sommes désormais des étrangers pour lui. Vous, je comprends que vous trouverez désormais du pain chez votre soeur.

CLITIPHON. En suis-je donc réduit à courir même le danger de mourir de faim. Hélas! Syrus!

SYRUS. Qu'il me soit seulement possible de vivre, j'ai de l'espoir.

CLITIPHON. Quel espoir?

SYRUS. Que nous serons pourvus d'unvaillant appétit.

CLITIPHON. Peux-tu plaisanter dans une circonstance aussi grave? Ne ferais tu pas mieux de m'aider par quelques conseils?

SYRUS. C'est précisément ce qui me préoccupe à cette heure et j'y songeais tout le temps que parlait votre père. Autant que mon intelligence peut comprendre.

CLITIPHON. Et bien?

SYRUS. Mon expédient n'est pas loin.

CLITIPHON. Quoi donc?

SYRUS. Oui, c'est bien cela. Je suis convaincu que vous n'êtes pas leur fils.

CLITIPHON. Qu'entends-tu par là, Syrus? Est-ce que tu perds la tête?

SYRUS. Je dois vous dire ce qui m'est venu dans l'esprit : vous déciderez. Tant qu'ils n'ont eu que vous, tant que nulle autre affection plus rapprochée ne les rendait heureux, ils étaient bons pour vous, ils ne vous refusaient rien. Aujourd'hui, en retrouvant leur véritable fille, ils ont trouvé une raison pour vous mettre à la porte.

CLITIPHON. Tu sembles dire vrai.

SYRUS. Croyez-vous que ce soit votre peccadille qui ait mis Chrêmes en colère?

CLITIPHON. Je ne le pense pas.

SYRUS. Maintenant, considérez autre chose : toutes les mères, quand leurs fils ont commis une faute, prennent parti pour eux et les soutiennent contre les mauvais traitements du père. Rien de tel n'a lieu.

CLITIPHON. C'est vrai. Que dois-je donc faire, Syrus?

SYRUS. Demandez-leur des éclaircissements sur ce soupçon. Posez la question nettement. Si ce n'est pas vrai, vous aurez bientôt ému leur sensibilité, ou bien vous saurez à qui vous êtes.

CLITIPHON Ton conseil est bon, je veux le suivre, (il rentre à la maison.)

SCÈNE IV

SYRUS, à part.

C'est une assez bonne idée quej'ai eue là. Car moins le jeune homme nourrira d'espérance, plus il lui sera aisé de faire aux conditions qu'il voudra la paix avec son père. Du reste, il se pourra fort bien qu'il consente à prendre femme; et ce ne sera pas à Syrus que l'on en saura gré. Mais qu'est-ce? Voilà le bonhomme qui sort : je m'enfuis. Au train dont se sont déjà passées les choses, je m'étonne qu'il ne m'ait point encore fait empoigner. Je vais de ce pas trouver Ménédéme. Je veux me ménager en lui un intercesseur; car pour notre vieillard, je n'y ai pas du tout confiance, (il sort.)



SCÈNE V

SOSTRATA, CHREMES.

SOSTRATA. En vérité, si vous n'y prenez garde,vous serez un père qui fera le malheur de son fils et je ne comprends pas, cher époux,
comment une idée si inconcevable a pu vous venir dans l'esprit.

CHRÊMES. Oh! que tu persistes bien à raisonner en femme! Depuis que nous vivons ensemble, Sostrata, ai-je voulu jamais une chose sans que tu vinsses m'y faire opposition? Et aujourd'hui même, si je le demandais en quoi je fais mal ou pour quelle raison j'agis comme je le fais, tu ne saurais que répondre. Sur quoi t'appuies-tu à cette heure pour sottement m'opposer une résistance si hardie?

SOSTRATA.Je ne saurais que répondre!

CHRÊMES: Eh bien, mettons que tu le saurais. J'accorde tout plutôt que de recommencersur de nouveaux frais les explications.

SOSTRATA. Oh! c'est de l'injustice que d'exiger que je me taise lorsqu'il s'agit d'une chose si importante.

CHRÊMES. Je ne l'exige pas; parle à ton aise.je n'en agirai pas moins.

SOSTRATA. Vous agirez?

CHRÊMES. Certainement.

SOSTRATA. Ne voyez-vous pas quel malheur en résultera par votre faute. Il se soupçonne enfant supposé.

CHRÊMES. Enfant supposé,dit-tu?

SOSTRATA. Oui à coup sûr il le croira.

CHRÊMES, ironiquementt. Eh bien, fais-en l'aveu.

SOSTRATA. Juste ciel ! Laissons à nos ennemis de semblables indignités! Moi! avouer que mon fils, mon véritable fils, n'est pas à moi,

CHRÉMES. Quoi?as-.tu peur de ne pas pouvoir, au besoim, établir que tu es sa mère?

SOSTRATA. Parce que ma fille est retrouvée?

CHRÊMES. Non, pas à cause de cela; mais par une raison bien plus croyable, par la ressemblance de vos caractères. Tu n'auras pas de peine à prouver qu'il est ton fils car c'est tout ton portrait. II ne lui est pas resté un seul vice, qu'il ne le partage avec toi; et, d'ailleurs, il n'y avait que toi au monde pour donner le jour à un pareil sujet. Mais le voilà qui sort. Quel air grave ! à il a le voir se douterait-on de ce qui en est?



SCÈNE VI

CLITIPHON, SOSTRATA, CHRÉMES,

CLITIPHON. S'il y a jamais eu un temps, ma mère, ou j'ai fait les délices de votre coeur, où de votre volonté propre vous m'avez
appelé votre fils, je vous conjure de vous rappeler ce temps et de prendre aujourd'hui ma détresse en pitié. Je vous supplie, je vous adjure de me faire/connaître mes parents.

SOSTRATA. De grâce, mon fils, ne va pas te figurer que tu sois un étranger pour nous.

CLITIPHON. J'en suis un.

SOSTRATA. Quel malheur est le mien! Est-ce là, je t'en conjure, ce que tu demandes ! Puisses-tu nous survivre, à ton père et à moi, comme il est vrai que tu es notre enfant! Et garde-toi désormais, si tu m'aimes, de faire entendre ces paroles à mon oreille.

CHRÊMES. Et moi, si tu me crains, garde-toi de me rendre témoin de moeurs telles que les tiennes.

CLITIPHON. Quelles moeurs ?

CHRÊMES. Si lu veux le savoir, je vais te le dire : les moeurs d'un vaurien, d'un fainéant, d'un mauvais sujet, d'un dissipateur, d'un débauché, d'un mange-tout. Crois que je dis vrai, et crois aussi que tu es notre fils.

CLITIPHON. Ce n'est pas là le langage d'un père.

CHRÊMES. Non : serais-tu né de mon cerveau comme Minerve, dit-on, s'élança de celui de Jupiter, je n'en consentirais pas pour cela davantage, Clitiphon, à me voir déshonoré par tes scandales,

SOSTRATA. Que les dieux nous en préservent!

CHRÊMES. Je ne sais ce que feront les dieux; mais, quant à moi, j'emploierai tous les efforts dont je suis capable. Tu te mets en quête de tes parents, lorsque tu en as; et ce qui te manque, tu ne t'en mets pas en quête, à savoir de la manière dont tu dois obéir à ton père, pour conserver ce qu'il a gagné à force de travail. Devais-tu, par une série de ruses, amener devant mes yeux une... ? Je rougirais devant ta mère de dire un mot déshonnête. Mais ce scandale, tu n'as pas rougi, toi, de le commettre.

CLITIPHON. Hélas ! combien je me suis maintenant odieux à moi-même! Combien j'ai honte ! Et je ne sais par où je dois commencer
pour calmer tant de courroux.

SCÈNE VII

MÉNÉDÉME, CHREMES, CLITIPHON, SOSTRATA.

MÉNÉDÉME, qui a entendu ces dernières paroles. En vérité Chrêmes tourmente ce pauvre jeune, homme au delà de toute mesure : c'est pousser trop loin l'inhumanité. Aussi ai-je quitté la maison pour venir mettre la paix entre eux. Je les vois fort à propos.

CHRÊMES. Eh bien, Ménédéme, pourquoi n'ordonnez-vous pas qu'on vienne chercher ma fille? Ne ratifiez-vous pas l'acceptation
de la dot par moi stipulée?

SOSTRATA. Cher époux, au nom du ciel, n'accomplissez pas vos menaces.

CLITIPHON. Je vous supplie, mon père, de me pardonner.

MÉNÉDÉME. Accordez-lui sa grâce, Chrêmes. Laissez-vous fléchir par mes instances.

CHRÊMES. Que j'aille, de propos délibéré, faire don de mes biens à une Bacchis! Je ne m'y résoudrai jamais.

MÉNÉDÉME. Mais nous-mêmes, nous nous y opposerons.

CLITIPHON. Si vous voulez que votre fils vive, mon père, pardonnez- moi.

SOSTRATA, Allons, mon cher Chrêmes!

MÉNÉDÉME. Allons, je vous en supplie, ne montrez pas tant de rigueur, Chrêmes.

CHRÊMES. Que prétendez-vous tous? Je vois bien qu'il ne m'est pas permis de pousser les choses jusqu'où j'en avais l' intention.

MÉNÉDÉME. Vous agissez comme il est convenable.

CHRÊMES. J'y mets une condition, c'est qu'il fera ce que je regarde comme un devoir pour lui.

CLITIPHON. Mon père, je suis prêt à tout : ordonnez.

CHRÊMES. J'ordonne que tu te maries.

CLITIPHON, troublé et à demi-voix. Mon père!

CHRÊMES. Je n'entends pas là de réponse.

MÉNÉDÉME. Je prends la chose sur moi : il obéira.

CHRÊMES. Encore un coup, je ne l'entends pas répondre lui-même.

CLITIPHON, bas. Je suis perdu.

SOSTRATA. Est-ce que tu hésites, Clitiphon?

CHRÊMES, s'impatientant. Allons! des deux partis que préfère-t-il?

MÉNÉDÉME. Il se soumet à tout.

SOSTRATA, bas à son fils. Cela te parait dur pour commencer et parce que tu ignores ce que c'est; mais quand tu sauras à quoi
t'en tenir, ce sera chose facile.

CLITIPHON. J'obéirai, mon père.

SOSTRATA. Mon cher enfant, je te donnerai, sur ma parole, une personne charmante et que tu aimeras facilement : la fille de

CLITIPHON. Qui ? cette créature qui a des cheveux rouges, des yeux verts, la figure pleine de taches et un nez de perroquet? Cela m'est impossible, mon père.

CHRÊMES. Oh ! oh ! comme il fait le difficile ! On n'aurait pas de peine à croire qu'il s'y connaît.

SOSTRATA. Je t'en donnerai une autre.

CLITIPHON. Eh bien, puisqu'il faut que j'épouse, j'ai moi-même à peu près celle que je veux.

SOSTRATA. Je suis contente de toi à cette heure, mon cher enfant.

CLITIPHON. C'est la fille d'Archonide, celui qui demeure à côté d'ici.

SOSTRATA. Ce choix me plaît infiniment.

CLITIPHON. Mon père, il ne reste plus qu'une chose.

CHRÊMES. Laquelle?

CLITIPHON. Je veux que vous pardonniez à Syrus ce qu'il a fait pour l'amour de moi.

CHRÊMES. Soit, (aux spectateurs.)Vous, portez-vous bien et applaudissez.

FIN DE LA PIECE

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