Histoire de Jules César

Jules César de Napoléon III, Volume I  (1866)
PREFACE.
001Jules César par RUBENS.


La vérité historique devrait être non moins sacrée que la religion. Si les préceptes de la foi élèvent notre âme au-dessus des intérêts de ce monde, les enseignements de l'his­toire, à leur tour, nous inspirent l'amour du beau et du juste, la haine de ce qui fait obstacle aux progrès de l'hu­manité. Ces enseignements, pour être profitables, exigent certaines conditions. Il faut que les faits soient reproduits avec une rigoureuse exactitude, que les changements poli­tiques ou sociaux soient philosophiquement analysés, que l'attrait piquant des détails sur la vie des hommes publics ne détourne pas l'attention de leur rôle politique et ne fasse pas oublier leur mission providentielle.
Trop souvent l'écrivain nous présente les différentes phases de l'histoire comme des événements spontanés, sans rechercher dans les faits antérieurs leur véritable origine et leur déduction naturelle ; semblable au peintre qui, en reproduisant les accidents de la nature, ne s'attache qu'à leur effet pittoresque, sans pouvoir, dans son tableau, en donner la démonstration scientifique. L'historien doit être plus qu'un peintre; il doit, comme le géologue qui explique les phénomènes du globe, découvrir le secret de la transfor­mation des sociétés.
Mais, en écrivant l'histoire, quel est le moyen d'arriver à la vérité? C'est de suivre les règles de la logique. Tenons d'abord pour certain qu'un grand effet est toujours dû à une grande cause, jamais à une petite ; autrement dit, un acci­dent , insignifiant en apparence, n'amène jamais de résultats importants sans une cause préexistante qui a permis que ce léger accident produisît un grand effet. L'étincelle n'allume un vaste incendie que si elle tombe sur des matières com­bustibles amassées d'avance. Montesquieu confirme ainsi cette pensée : « Ce n'est pas la fortune, dit-il, qui domine le monde..... Il y a des causes générales, soit morales soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l'élèvent, la maintiennent ou la précipitent ; tous les accidents sont soumis à ces causes, et si le hasard d'une bataille,  c'est-à-dire une cause particulière, a ruiné l'État, il y avait une cause générale qui faisait que cet Etat devait  périr par une seule bataille ; en un mot, l'allure principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers (I). »

 (1)Montesquieu,  Grandeur et Décadence des Romains, XVIIII

 Si, pendant près de mille ans, les Romains sont toujours sortis triomphants des plus durs travaux et des plus grands périls, c’est qu’il existait une cause générale qui les a toujours rendus supérieurs à leurs ennemis, et qui a permis que des défaites et des malheurs partiels n'aient pas entraîné la chute de leur empire. Si les Romains, après avoir donné au monde l'exemple d'un peuple se constituant et grandissant par la liberté, ont semblé, depuis César, se précipiter aveu­glément dans la servitude, c'est qu'il existait une raison générale qui empêchait fatalement la République de revenir à la pureté de ses anciennes institutions ; c'est que les besoins et les intérêts nouveaux d'une société en travail exigeaient d'autres moyens pour être satisfaits. De même que la logique nous démontre dans les événements importants leur raison d'être impérieuse, de même il faut reconnaître et dans la longue durée d'une institution la preuve de sa bonté, et dans l'influence incontestable d'un homme sur son siècle la preuve de son génie.
La tâche consiste donc à chercher l'élément vital qui fai­sait la force de l'institution, comme l'idée prédominante qui faisait agir l'homme. En suivant cette règle, nous éviterons les erreurs de ces historiens qui recueillent les faits transmis par les âges précédents, sans les coordonner suivant leur importance philosophique; glorifiant ainsi ce qui mérite le blâme, et laissant dans l'ombre ce qui appelle la lumière. Ce n'est pas l'analyse minutieuse de l'organisation romaine qui nous fera comprendre la durée d'un si grand empire, mais l'examen approfondi de l'esprit de ses institutions ; ce n'est pas non plus le récit détaillé des moindres actions d'un homme supérieur qui nous révélera le secret de son ascendant, mais la recherche attentive des mobiles élevés de sa conduite.
Lorsque des faits extraordinaires attestent un génie éminent, quoi de plus contraire au bon sens que de lui prêter toutes les passions et tous les sentiments de la médiocrité? Quoi de plus faux que de ne pas reconnaître la prééminence de ces êtres privilégiés qui apparaissent de temps à autre dans l'histoire comme des phares lumineux, dissipant les ténèbres de leur époque et éclairant l'avenir? Nier cette prééminence serait d'ailleurs faire injure à l'humanité, en la croyant capable de subir, à la longue et volontairement, une domination qui ne reposerait pas sur une grandeur véritable et sur une incontestable utilité. Soyons logiques, et nous serons justes.
Trop   d'historiens   trouvent   plus  facile   d'abaisser  les hommes de génie que de s'élever, par une généreuse inspi­ration, à leur hauteur, en pénétrant leurs vastes desseins. Ainsi, pour César, au lieu de nous montrer Rome déchirée par les guerres civiles, corrompue par les richesses, foulant aux pieds ses anciennes institutions, menacée par des peuples puissants, les Gaulois, les Germains et les Parthes, inca­pable de se soutenir sans un pouvoir central plus fort, plus stable et plus juste; au lieu, dis-je, de tracer ce tableau fidèle, on nous représente César, dès son jeune âge, médi­tant déjà le pouvoir suprême. S'il résiste à Sylla, s'il est en désaccord avec Cicéron, s'il se lie avec Pompée, c'est par l'effet de cette astuce prévoyante qui a tout deviné pour tout asservir; s'il s'élance dans les Gaules, c'est pour acqué­rir des richesses par le pillage ('! ou des soldats dévoués à ses projets ; s'il traverse la mer pour porter les aigles ro­maines dans un pays inconnu, mais dont la conquête affer­mira celle des Gaules (2), c'est pour y chercher des perles qu'on  croyait exister dans les  mers  de la   Grande-Bre­tagne (3). Si, après avoir vaincu les redoutables ennemis de l’Italie au delà des Alpes, il médite une expédition contre les Parthes pour venger la défaite de Crassus, c'est, disent certains historiens, que l'activité convenait à sa nature et qu'en campagne sa santé était meilleure (4); s'il accepte du sénat avec reconnaissance une couronne de lauriers et qu'il la porte avec fierté, c'est pour cacher sa tête chauve; si, enfin, il a été assassiné par ceux qu'il avait comblés de ses bienfaits, c'est parce qu'il voulait se faire roi; comme s'il n'était pas pour ses contemporains ainsi que pour la posté­rité plus grand que tous les rois ! Depuis Suétone et Plutarque, telles sont les mesquines interprétations qu'on se plaît à donner aux choses les plus nobles. Mais à quel signe reconnaître la grandeur d'un homme? A l'empire de ses idées, lorsque ses principes et son système triomphent en dépit de sa mort ou de sa défaite.

(1) Suétone, César, XXII.
(2) « César résolut de passer dans la Bretagne, dont les peuples avaient, dans presque toutes les guerres, secouru les Gaulois. » (César, Guerre des Gaules, IV, xx.)
(3) Suétone, César,XLVII.
(4) Appien, Guerres civiles, I, ex, 326, édition Schweighaeuser.
N'est-ce pas, en effet, le propre du génie de survivre au néant, et d'étendre son empire sur les générations futures? César disparaît, et son influence prédomine plus encore que durant sa vie. Cicéron, son adversaire, est contraint de s'écrier : « Toutes les actions de César, ses écrits, ses paroles, ses promesses, ses pensées, ont plus de force après sa mort que s'il vivait encore (I). » Pendant des siècles, il a suffi de dire au monde que telle avait été la volonté de César pour que le monde obéît.

(1) Cicéron, Epistolœ ad Atticum, XIV, x.

Ce qui précède montre assez le but que je me propose en écrivant cette histoire. Ce but est de prouver que, lorsque la Providence suscite des hommes tels que César, Charlemagne, Napoléon, c'est pour tracer aux peuples la voie qu'ils doivent suivre, marquer du sceau de leur génie une ère nouvelle, et accomplir en quelques années le travail de plusieurs siècles. Heureux les peuples qui les comprennent et les suivent ! Malheur à ceux qui les méconnaissent et les combattent ! Ils font comme les Juifs, ils crucifient leur Messie; ils sont aveugles et coupables : aveugles, car ils ne voient pas l'impuissance de leurs efforts à suspendre le triomphe définitif du bien ; coupables, car ils ne font que retarder le progrès, en entravant sa prompte et féconde application.
En effet, ni le meurtre de César, ni la captivité de Sainte-Hélène, n'ont pu détruire sans retour deux causes popu­laires renversées par une ligue se couvrant du masque de la liberté. Brutus, en tuant César, a plongé Rome dans les horreurs de la guerre civile ; il n'a pas empêché le règne d'Auguste, mais il a rendu possibles ceux de Néron et de Caligula. L'ostracisme de Napoléon par l'Europe conjurée n'a pas non plus empêché l'Empire de ressusciter, et, cependant, que nous sommes loin des grandes questions résolues, des passions apaisées, des satisfactions légitimes données aux peuples par le premier Empire !
Aussi se vérifie-t-elle tous les jours, depuis 1815, cette prophétie du captif de Sainte-Hélène :
«  Combien de luttes, de sang, d'années ne faudra-t-il pas encore pour que le bien que je voulais faire à l'humanité puisse se réaliser (1) ! »

 
Palais des Tuileries, le 20 mars 1862.
NAPOLÉON.

(1) En effet, que d'agitations, de guerres civiles et de révolutions en Europe depuis 1815! en France, en Espagne, en Italie, en Pologne, en Belgique, en Hongrie, en Grèce, en Allemagne !
___

LIVRE PREMIER.
-TEMPS  DE  ROME  ANTÉRIEURS  A  CÉSAR.
CHAPITRE PREMIER.
ROME  SOUS  LES  ROIS.
I. « Dans la naissance des sociétés, dit Montesquieu, ce sont les chefs des républiques qui forment l'institution, et c'est ensuite l'institution qui forme les chefs des républiques. » Et il ajoute : « Une des causes de la prospérité de Rome, c'est que ses rois furent tous de grands personnages. On ne trouve point ailleurs, dans les histoires, une suite non interrompue de tels hommes d'État et de tels capitaines (1). »
Le récit plus ou moins fabuleux de la fondation de Rome n'entre pas dans le cadre que nous nous sommes tracé; et, sans vouloir démêler ce que l'histoire de ces premiers temps contient de fictions, nous nous proposons seulement de rap­peler que les rois jetèrent les fondements de ces institutions auxquelles Rome dut sa grandeur et tant d'hommes extraor­dinaires, qui étonnèrent le monde par leurs vertus et par leurs exploits.
La royauté dura deux cent quarante-quatre ans; et, à sa chute, Rome était devenue l'État le plus puissant du Latium. La ville avait une vaste étendue, puisque, dès cette époque,

(1)Grandeur et décadence des Romains.

les sept collines étaient déjà presque toutes renfermées dans un mur d'enceinte protégé à l'intérieur et à l'extérieur par un espace sacré appelé «Pomœrium»(1).
Cette enceinte resta longtemps la même, quoique l'ac­croissement de la population eût amené l'établissement d'immenses faubourgs, qui finirent par envelopper le Pomœrium (2).
Le territoire romain proprement dit était restreint, mais celui des sujets de Rome et de ses alliés déjà assez considé­rable. Quelques colonies avaient été fondées.  Les rois, par une politique habile, avaient réussi à attirer dans leur dépendance un grand nombre d'États voisins, et, lorsque Tarquin le Superbe convoqua les Ber­niques, les Latins et les Volsques, pour une cérémonie destinée à sceller son alliance avec eux, quarante-sept peu­plades distinctes prirent part à l'inauguration du temple de Jupiter Latialis(3).
La fondation d'Ostie, par Ancus Marcius, à l'embouchure du Tibre, montre que l'on comprenait déjà l'importance politique et commerciale de communications faciles avec la mer; d'un autre côté, le traité de commerce conclu avec Carthage à l'époque de la chute de la royauté, et dont

(1) Tîle-Live, I, xuv. Denys d'Halicarnasse dit en parlant de la partie du rempart qui s'étendait entre la porte Esquiline et la porte Colline : « Rome est munie d'un fosse' profond de trente pieds, et large de cent et davantage à l'endroit où il l'est le moins. Au-dessus de ce fossé s'élève un mur soutenu, en dedans, d'une haute et large terrasse, de sorte qu'il ne peut être ébranlé par les béliers, ni renversé par la sape. » (Antiquités romaines, IX, lxviii.)
(2) « Depuis ce temps-là (Servius Tullius), Rome n'a plus été agrandie..... et si, en face de ce spectacle, quelqu'un voulait se faire une idée de la grandeur de Rome, il se tromperait certainement, car il ne pourrait distinguer jusqu'où la ville s'étend et où elle cesse, tant les faubourgs sont contigus à la ville..... L'Aventin est resté jusqu'au règne de Claude en dehors du Pomœrium, malgré le grand nombre d'habitants qu'il contenait. » (Aulu-Gelle, II, xm. — Denys d'Halicarnasse, IV, xm.)
(3) Denys d'Halicarnasse, IV, xlix.

Polybe nous a conservé les détails, indique des relations plus étendues qu'on ne le supposerait (1).
II. La société romaine, née probablement d'anciennes transformations sociales, se composait, dès les premiers temps, d'un certain nombre d'agrégations, appelées «génies», formées des familles conquérantes, et ayant quelque rapport avec les clans d'Ecosse ou les tribus arabes. Les chefs de ces familles (patres familias) et leurs membres (patricii) étaient unis entre eux non seulement par la parenté, mais encore par des liens politiques et religieux. De là une noblesse héréditaire, ayant pour marques distinctives le nom de famille, des costumes particuliers (2), et les images en cire des aïeux (jus imaginum).
Les plébéiens, race peut-être antérieurement soumise, se trouvaient, à l'égard de la race dominante, dans la même situation que les Anglo-Saxons à l'égard des Normands, au XIe siècle de notre ère, après l'invasion de l'Angleterre. C'étaient, en général, des agriculteurs exclus, à l'origine, de toute charge militaire et de tous les emplois (3).

(1) « Par ce traité, les Romains et leurs alliés s'engagent à ne pas naviguer au delà du Beau promontoire (cap situé au nord et vis-à-vis de Carthage, et appelé aujourd'hui par les navigateurs cap de Porto-Farino).,... Les Carthaginois s'engagent à respecter les Ardéates, les Antiates, les Laurentins, les Circéens, les Terraoiniens, enfin tous les peuples latins sujets de Rome. » (Polybe, III, xxii.)
(2) « Lorsque Tarquin l'Ancien régla, avec la prévoyance d'un prince habile, l'état des citoyens, il attacha une grande importance à l'habillement des enfants de condition, et il voulut que les fils des patriciens portassent la bulle avec la robe bordée de pourpre, mais seulement ceux dont les pères avaient exercé une dignité curule; les autres avaient simplement la prétexte, encore fallait-il que leurs pères eussent servi le temps voulu dans la cavalerie. » (Macrobe, Satur­nales, I, vi.)
(3) « Les plébéiens étaient exclus de toutes fonctions, et uniquement appliqués à l'agriculture, à l'élevage des bestiaux et aux industries mercantiles. » (Denys d'Halicarnasse, II, ix;) — « Numa encouragea les agriculteurs; ils étaient dis­pensés d'aller à la guerre, déchargés du soin des affaires de la ville. »

Les familles patriciennes avaient réuni autour d'elles, sous le nom de «clients»,soit des étrangers, soit une grande partie des plébéiens. Denys d'Halicarnasse prétend même que Romulus avait exigé que chacun de ces derniers se choisît un patron (I). Les clients cultivaient les champs et faisaient partie de la famille (2). Le patronage avait créé de telles obligations réciproques, qu'elles équivalaient à des liens de parenté. Pour les patrons, elles consistaient à prêter aux clients assistance dans les affaires publiques et privées, et, pour ceux-ci, à aider constamment les patrons de leur personne, de leur bourse, et à leur garder une fidélité invio­lable ; ils ne pouvaient se citer réciproquement en justice, porter témoignage les uns contre les autres, et c'eût été un scandale de les voir se séparer dans une question politique. Cet état de choses avait quelque analogie avec la féodalité ; les grands protégeaient les petits, et les petits payaient la protection par des redevances et des services; toutefois, il existait une différence essentielle : les clients n'étaient pas des serfs, mais des hommes libres.
L'esclavage formait depuis longtemps un des éléments constitutifs de la société. Les esclaves, pris parmi les étran­gers et les captifs (3), et associés à tous les travaux inté­rieurs de la famille, recevaient souvent la liberté comme récompense de leur conduite. Nommés alors « affranchis », ils entraient dans la clientèle du patron, sans participer à tous les droits de citoyen (4).

 (1) Denys d'Halicarnasse, II, ix. — Plutarque, Romulus, xv.
(2) « Agrorum partes attribuerant tenuioribus. » (Festus, au mot Patres, p. 246, éd. O. Miller.)
(3) Denys d'Halicarnasse, IV, xxiv
(4) Ces questions ont été l'objet de savantes recherches; mais, après une lecture attentive des ouvrages de Beaufort, Niebuhr, Gœttling, Duruy, Marquardt  Mommsen, Lange, etc. on est effrayé de la diversité des opinions; nous avons adopté celles qui nous ont semblé les plus probables

La «gens»se composait donc de la réunion de familles patriciennes ayant un ancêtre commun; autour d'elle se groupait un grand nombre de clients, d'affranchis et d'esclaves. Pour donner une idée de l'importance des «génies»dans les pre­miers siècles de Rome, il suffit de rappeler que, vers l'an 251, un certain Attus Clausus, appelé depuis Appius Claudius, Sabin de la ville de Régille, aussi distingué, dit Denys d'Halicarnasse, par l'éclat de sa naissance que par ses grandes richesses, vint se réfugier chez les Romains avec ses parents, ses amis, ses clients et toutes leurs familles, au nombre de cinq mille hommes en état de porter les armes (1). Lorsqu'en 275 les trois cents Fabius, formant la «gens Fabia», voulurent à eux seuls combattre les Véiens, ils étaient suivis de quatre mille clients'2'. Souvent la haute classe croyait, avec le grand nombre de ses adhérents, pouvoir tout accomplir par elle-même. En 286, les plébéiens ayant refusé d'assister aux comices consulaires, les patriciens, suivis de leurs clients, élurent les consuls(3); et en 296, un Claudius disait avec orgueil que la noblesse n'avait pas besoin des plébéiens pour faire la guerre contre les Volsques (4). Les familles d'origine ancienne formèrent longtemps l'Etat à elles seules. C'est à elles que s'appliquait exclusi­vement le nom de «populus»(5), comme celui de «plebs»aux plébéiens (6). En effet, quoique ensuite le mot «populus»eût pris une signification plus étendue, Cicéron dit qu'il faut

(1) Denys d'Halicarnasse, V, xl. — Tite-Live, II, xvi.
(2) Tite-Live, II, xlvih. — Denys d'Halicarnasse, IX, xv.
(3)  Tite-Live, II, lxiv.
(4) Denys d'Halicarnasse, X, xv.
(5) « On appelait « décret du peuple » (scitum populi) la mesure qu'avait votée l'ordre des patriciens, sur la proposition d'un patricien, sans la participation de la plèbe. » (Voyez Festus, au mot Scitum poputi, p. 330.) En parlant des tribuns, Tite-Live met dans la bouche d'Appius Claudius les paroles suivantes : « Non enim populi, sed plebis, eum magistratum esse. » (Tite-Live, II, lvi.)(6) « La plèbe é’était composée de tout ce qui, dans le peuple, n'était ni séna­teur ni patricien. » (Voyez Festus, au mot Scitum populi.)

 entendre par là non l'universalité des habitants, mais une réunion d'hommes liés par une communauté de droits et d'intérêts (1).
III. Dans un pays où la principale occupation était la guerre, l'organisation politique devait dépendre de l'orga­nisation militaire. A un chef unique la haute direction, à la réunion de personnages importants et âgés le conseil, à ceux-là seuls qui supportaient les fatigues de la guerre les droits politiques.
Le roi, élu généralement par l'assemblée des «gentes»(2), commandait l'armée. Souverain pontife, législateur et juge en toutes matières sacrées, il rendait la justice (3)dans les affaires criminelles qui intéressaient la République. Il avait pour insignes une couronne d'or, un habit de pourpre, et avait pour escorte vingt-quatre licteurs (4), portant les uns des haches entourées de verges, les autres de simples verges (6).

(1) « Populus autem non omnis hominum cœtus quoquo modo congregatus, sed cœtus multitudinis juris consensu et utilitatis communione sociatus. » (Ciceron, De la République, I. xxv.)
(2) « Populus curiatis eum (Numam) comitiis regem esse jusserat. Tullum Hostilium populus regem, interrege rogante, comitiis curiatis creavit. Servius,  Tarquinio sepulto, populum de se ipse consuluit, jussusque regnare legein de  imperio suo curiatam tulit. » (Cicéron, De la République, II, xiii-xxi.)
(3) « Les prédécesseurs de Servius Tullius évoquaient toutes les causes à leur tribunal et prononçaient comme ils l'entendaient sur toutes les contestations qui regardaient l'État ou les particuliers. Pour lui, il sépara ces deux choses, et, ne se réservant que la connaissance des affaires où l'Etat était intéressé, il abandonna à d'autres juges les causes des particuliers, avec ordre néanmoins de régler leurs jugements sur les lois qu'il avait portées. » (Denys d'Halicarnasse, IV, xxv.)
(4) « Les consuls, comme les anciens rois, ont douze licteurs portant des haches et douze licteurs portant des verges. » (Appien, Guerres de Syrie, xv.)
(5) « Depuis ce temps-là, Tarquin l'Ancien porta, tout le reste de sa vie, une couronne d'or, une toge de pourpre brodée, un sceptre d'ivoire, et son trône était aussi d'ivoire; lorsqu'il rendait la justice ou qu'il marchait par la ville, il était précède de douze licteurs qui portaient des haches entourées de verges. (Denys ne compte pas tes douze autres licteurs ne portant que des verges.) Après que les rois eurent été chassés de Rome, les consuls annuels continuèrent à s'en servir, excepté de la couronne et de la robe à liserés de pourpre. On leur ôta seulement ces deux insignes, parce qu'ils étaient odieux et désagréables au peuple. On ne les leur retrancha pas pourtant entièrement, puisqu'ils se servent des ornements d'or et des habits de pourpre brodé, lorsque, après quelque victoire, le sénat leur décerne les honneurs du triomphe. « (Denys d'Halicarnasse, III, lxii.)

 A la mort du roi, un magistrat appelé «interroi» était nommé par le sénat pour exercer durant cinq jours l'autorité royale jusqu'à la désignation du successeur. Cette fonction se conserva, avec le même titre, sous la république consulaire, lorsque l'absence des consuls empêchait de tenir les comices.
Le sénat, composé des patriciens les plus riches et les plus illustres, au nombre de cent d'abord, de deux cents après la réunion avec les Sabins, de trois cents après l'admission des « gentes minores » sous Tarquin, était le conseil des anciens, s'occupant des intérêts de la ville, dans lesquels se concentraient alors tous les intérêts de l'État.
Les patriciens occupaient tous les emplois, supportaient seuls le poids de la guerre, et, par conséquent, avaient seuls le droit de voter dans les assemblées.
Les gentes étaient réparties dans trois tribus. Chacune, commandée par un tribun (1), devait, sous Romulus, fournir mille soldats (en effet, miles vient de mille) et cent cavaliers (celeres). La tribu se divisait eu dix curies; à la tète de chaque curie était un curion. Les trois tribus, fournissant trois mille fantassins et trois cents cavaliers, formèrent

 (1) « Les soldats de Romulus, au nombre de trois mille, furent divisés eu trois corps, appelés tribus. » (Dion-Cassius, Fragm. XIV, éd. Gros.) — Denys d'Halicarnasse, H, vh. — Plutarque, Romulus, xxv. — « Le nom de tribun des soldats vient de ce que les trois tribus des Ramnes, des Lucères et des Tities en envoyaient trois chacune à l'armée. « (Vairon, De la Langue latine, V, g 81, p. 32, éd. O. Müller.)

 d'abord la légion. Elles furent bientôt portées au double par l'adjonction de nouvelles cités(1).
La curie, dans laquelle entrait un certain nombre de «gentes», était alors la base de l'organisation politique et militaire, et de là vint pour le peuple romain le nom de « Quirites ».
Les membres des curies étaient constitués en associations religieuses, ayant chacune des réunions et des repas solen­nels qui établissaient entre eux des liens d'affiliation ; lorsque leurs assemblées avaient un but politique, les votes se recueil­laient par tête(2); on décidait de la paix ou de la guerre; on nommait les magistrats de la ville; on confirmait ou l'on abrogeait les lois(3).
L'appel au peuple (4), qui pouvait infirmer les jugements des magistrats, n'était autre chose que l'appel aux curies, et c'est en y recourant, après avoir été condamné par les duumvirs, que le survivant des trois Horace trouva son salut.

(1) Denys d'Halicarnasse, II, xxxv. — On a cherché à expliquer de diverses façons l'origine du mot curie. On le fait venir du mot curare, ou du nom de la ville de Cures, ou de xupioç, « seigneur; » il semble plus naturel de le faire dériver du mot cfuiris (curis), qui signifiait lance (Denys d'Halicarnasse, II, xlviii. — Plutarque, Romulus, xli), car ainsi nous arriverons à un terme identique à celui du moyen âge, où lance signifiait un homme d'armes, accompagné de six ou huit suivants armés. Et, comme le but principal de la formation de la curie était de fournir un certain nombre de citoyens armés, il est possible qu'on ait donné au tout le nom de la partie. On lit dans Ovide, Fastes, II,
vers 477-480 :
Sive quod hasta curis priscis est dicta Sabinis,
Bellicus a telo venit in astra Deus : Sive suo régi nomen posuere Quirites ; Seu quia Romanis junxerat ille Cures.
(2) Tite-Live, I, xliii.
(3) Denys d'Halicarnasse, II, xiv, et IV, xx.
(4) « L'appel au peuple existait même sous les rois, comme le montrent les livres des pontifes. » (Cicéron, De la République, II, xxxi.)

 La politique des rois consista à fondre ensemble les différentes races et à abaisser les barrières qui séparaient les diverses classes. Pour obtenir le premier résultat, ils divi­sèrent le bas peuple en corporations (1), augmentèrent le nombre des tribus et en changèrent la constitution(2); pour obtenir le second, ils firent entrer, au grand mécontentement de la haute classe, des plébéiens parmi les patriciens(3), et ils élevèrent des affranchis au rang de citoyens (4). De cette manière, chaque curie se trouva considérablement accrue; mais, les votes se recueillant par tête, les patriciens pauvres l'emportaient numériquement sur les patriciens riches.
Servius Tullius, tout en conservant les curies, leur enleva leur organisation militaire, c'est-à-dire qu'il n'en fit plus la base du recrutement. Il institua les centuries, dans le double but de donner en principe le droit de suffrage à tous les citoyens, et de créer une armée plus nationale, puisqu'il y faisait entrer les plébéiens; il voulut enfin faire peser sur les plus riches le fardeau de la guerre(5), ce qui était juste, chacun s'équipant et s'entretenant à ses frais. La classifica­tion des citoyens n'eut plus lieu par castes, mais d'après la fortune. Patriciens et plébéiens furent mis sur le même rang si leur revenu était égal. L'influence des plus riches prédo­mina, sans doute, mais en proportion des sacrifices qu'on exigeait d'eux.

(1) Plutarque, Numa, xvii. — Pline, Histoire naturelle, XXXIV, i.
(2) « Servius Tullius ne se réglait plus comme autrefois d'après l'ordre ancien des trois tribus distinguées par origine, mais d'après celui des quatre tribus nouvelles qu'il avait établies par quartiers.» (Denys d'Halicarnasse, IV, xiv.)
(3) Denys d'Halicarnasse, III, xli. — Tite-Live, I, xxxv.
(4) Denys d'Halicarnasse, IV, xxii.
(5) Denys d'Halicarnasse, IV, xix. — « Servius Tullius rejeta, par ce moyen, sur les plus riches tout le poids des frais et des dangers de la guerre. » (Denys d'Halicarnasse, IV, xx.)

Servius Tullius ordonna un recensement général de la population, dans lequel tout le monde devait déclarer son âge, sa fortune, le nom de sa tribu, celui de son père, le nombre de ses enfants et de ses esclaves. Cette opération fut appelée «cens»(1). Le recensement était inscrit sur des tables (2), et, une fois terminé, on convoquait tous les citoyens en armes au Champ-de-Mars. Cette revue se nommait «clôture du lustre»,parce qu'elle était accompagnée de sacrifices et de purifica­tions nommées « lustrations ». On appela «lustre»l'intervalle de cinq ans entre deux cens (3).
Les citoyens furent divisés en six classes (4)et en cent quatre-vingt-treize centuries, d'après la fortune de chacun, en commençant par les plus riches et en finissant par les plus pauvres. La première classe comprit quatre-vingt-dix-huit centuries, dont dix-huit de chevaliers; la seconde et la

(1) « Si Numa fut le législateur des institutions religieuses, la postérité pro­clame Servius le fondateur de l'ordre qui distingue dans la République les diffé­rences de rang, de dignité et de fortune. C'est lui qui établit le cens, la plus salutaire de toutes les institutions pour un peuple destiné à tant de grandeur. Les fortunes, et non plus les individus, furent appelées à porter les charges de l'État. Le cens établit des classes, des centuries, et cet ordre qui fait l'ornement de Rome pendant la paix et sa force pendant la guerre. » (Tite-Live, I, xlii.)
(2) Denys d'Halicarnasse, IV, xvi.
(3) » Lorsque Servius Tullius eut achevé le recensement, il ordonna à tous les citoyens de se réunir en armes dans la plus grande des plaines situées près de la ville, et, ayant rangé les cavaliers par escadrons, les fantassins en pha­langes, et les hommes armés à la légère dans leurs ordres respectifs, il les soumit à une lustration par l'immolation d'un taureau, d'un bélier et d'un bouc. Il ordonna que les victimes fussent promenées alentour de l'armée, après quoi il sacrifia à Mars, auquel ce champ est dédié. Depuis cette époque jusqu'à pré­sent, les Romains ont continué de faire accomplir la même cérémonie par la plus sainte des magistratures, à l'achèvement de chaque recensement; c'est ce qu'ils nomment lustre. Le nombre total de tous les Romains recensés donna, d'après ce qui est écrit dans les tables du cens, 85,000 hommes, moins 300. » (Denys d'Halicarnasse, IV, xxii.)
(4)« Ce bon ordre du gouvernement (sous Servius Tullius) s'est maintenu chez les Romains pendant plusieurs siècles , mais de nos jours il a été changé , et, par la force des choses, a fait place à un système plus démocratique. Ce n'est pas qu'on ait aboli les centuries, mais on ne convoquait plus les votants avec l'ancienne exactitude; leurs jugements n'ont plus la même équité, comme je l'ai observé en assistant souvent aux comices. » (Denys d'Halicarnasse, IV, xxi.)

quatrième, vingt-deux; la troisième, vingt; la cinquième, trente; la sixième, quoique la plus nombreuse, n'en forma qu'une seule (1). La première classe, qui comptait moins de citoyens, ayant cependant un plus grand nombre de centu­ries, devait payer plus de la moitié de l'impôt et fournir plus de légionnaires qu'aucune autre classe.
On continua de recueillir, ainsi que dans les curies, le vote par tête, mais la majorité des voix dans chaque centurie ne comptait que pour un suffrage. Or, comme la première classe en avait quatre-vingt-dix-huit, tandis que les autres, prises ensemble, n'en avaient que quatre-vingt-quinze, il est clair qu'il suffisait des votes de la première classe pour obtenir la majorité. Les dix-huit centuries de chevaliers donnaient d'abord leurs voix, puis les quatre-vingts centu­ries de la première classe; si elles n'étaient pas d'accord, on appelait au vote la deuxième classe, et ainsi de suite ; mais, dit Tite-Live, il n'arriva presque jamais qu'on fût obligé de descendre jusqu'à la dernière (2). Quoique, d'après sa signification originelle, la centurie dût représenter cent hommes, elle en renfermait déjà un nombre plus considé­rable. Chacune fut divisée en partie active, dans laquelle entraient tous les hommes de dix-sept à quarante-six ans, et en partie sédentaire, chargée de garder la ville, composée d'hommes de quarante-six à soixante ans (3).
Quant à ceux de la sixième classe, que plusieurs auteurs même ne comptent pas, ils étaient exempts de tout service militaire, ou bien on ne les enrôlait que dans un extrême

(1) « Les plus pauvres citoyens, malgré leur grand nombre, étaient les derniers à donner leur voix, et ne faisaient qu'une centurie. » (Denys d'Halicarnasse, IV, xxi.)
(2)  Tite-Live, I, xliii.
(3) « Dès l'âge de dix-sept ans, on était appelé sous les drapeaux. La jeu­nesse commençait à cet âge et se prolongeait jusqu'à quarante-six ans. Alors commençait la vieillesse. » (Aulu-Gelle, X, xxviii. — Denys d'Halicarnasse, IV, xvi.)

danger (1). Les centuries de chevaliers, qui formaient la cavalerie, recrutées parmi les plus riches citoyens, ten­daient à introduire dans la noblesse un ordre à part(2); ce que prouve l'importance du chef appelé à les commander. En effet, le chef des  «celeres»était, après le roi, le premier magistrat de la cité, comme plus tard, sous la république, le magister equitumdevint le lieutenant du dictateur.
Le premier recensement de Servius Tullius donna un effectif de quatre-vingt mille hommes en état de porter les armes (3), ce qui équivaut à deux cent quatre-vingt-dix mille personnes des deux sexes, auxquelles on pourrait ajouter, suivant des conjectures, d'ailleurs assez vagues, quinze mille artisans, marchands ou indigents privés du droit de citoyen, et quinze mille esclaves (4).

(1) Tite-Live ne parle que de cent quatre-vingt-douze centuries; Denys d'Halicarnasse en compte cent quatre-vingt-treize. « Dans la plèbe romaine, les citoyens les plus pauvres, ceux qui ne déclaraient pas au cens plus de quinze cents as, furent appelés « prolétaires »; on appelait « capite censi » ceux dont l'avoir ne dépassait pas trois cent soixante et quinze as, et qui ne possé­daient ainsi presque rien. Or, la fortune et le patrimoine du citoyen étant pour l'État une sorte de garantie, le gage et le fondement de l'amour de la patrie, on n'enrôlait les gens des deux dernières classes que dans un extrême danger. Toutefois la position des prolétaires était un peu plus honorable que celle des capite censi : dans les temps difficiles, la jeunesse venait-elle à manquer, on les incorporait dans une milice formée à la hâte, et on les équipait aux frais de l'État : leur nom ne faisait pas allusion à leur simple recensement par tête; moins humiliant, il rappelait leur destination de donner des enfants à la patrie. L'exiguïté de leur patrimoine ne leur permettant pas de venir en aide à l'État, ils contribuaient du moins à peupler la cité. » (Aulu-Gelle, XVI, x.)
(2) « Tarquin l'Ancien donna ensuite aux chevaliers l'organisation qu'ils ont conservée jusqu'aujourd'hui. » (Cicéron, De la République, II, xx.)
(3) « On dit que le nombre des citoyens inscrits à ce titre fut de 80,000. Fabius Pictor, le plus ancien de nos historiens, ajoute que ce nombre ne com­prend que les citoyens en état de porter les armes. » (Tite-Live, I, xliv.)
(4) Les recensements de la population fournis par les anciens historiens ont été diversement expliqués. Les chiffres donnés désignaient-ils tous les citoyens, ou seulement les chefs de famille, ou bien ceux qui avaient atteint l'âge de puberté? A mon avis, ces chiffres, dans Tite-Live, Denys d'Halicarnasse et Plutarque, s'appliquent à tous les hommes en état de porter les armes, c'est-à-dire, suivant l'organisation de Servius Tullius, à ceux de dix-sept à soixante ans. Cette catégorie formait en effet les véritables citoyens romains. Au-dessous de dix-sept ans, on était trop jeune pour compter dans l'Etat; au-dessus de soixante, on était trop vieux.
On sait que les vieillards sexagénaires étaient appelés « depontani », parce qu'on leur interdisait les ponts qu'il fallait passer pour aller voter. (Festus, au mot Sexayenarius, p. 334. — Cicéron, Discours pour S. Roscius Amerinus, xxxv.)
80,000 hommes en état de porter les armes représentent, suivant la statis­tique actuelle, les cinquante-cinq centièmes de la partie mâle de la population, soit 145,000 hommes, et, pour les deux sexes, en les supposant égaux eu nombre, 290,000 âmes. En effet, en France, sur 100 habitants, il y en a 35 n'ayant pas dépassé l'âge de dix-sept ans, 55 âgés de dix-sept à soixante ans, et 10 âgés de plus de soixante ans.

A l'appui du calcul ci-dessus, Denys d'Halicarnasse rapporte qu'en 247 de Rome on fit une souscription en l'honneur d'Horatius Coclès : 300,000 per­sonnes, hommes et femmes, donnèrent la valeur de ce que chacun pouvait dépenser en un jour pour sa nourriture. (V, xxv.)
Quant au nombre des esclaves, nous trouvons dans un autre passage de Denys d'Halicarnasse (IX, xxv) que les femmes, les enfants, les esclaves, les marchands et les artisans s'élevaient à un chiffre triple de celui des citoyens.
Si donc le nombre des citoyens en état de porter les armes était de 80,000, le reste de la population égalant trois fois ce chiffre, on aura pour la popu­lation totale 4 X 80,000 = 320,000 âmes, et, en retranchant de ce chiffre les 290,000 obtenus plus haut, il restera 30,000 pour les esclaves et les artisans.
Quelle que soit la proportion admise entre ces deux dernières classes, il en résultera toujours que les esclaves étaient alors peu nombreux.
Les comices par centuries furent chargés de l'élection des magistrats, mais les comices par curies, étant la forme pri­mitive de l'assemblée patricienne, continuèrent à statuer sur les affaires religieuses et militaires les plus importantes, et restèrent en possession de tout ce qui n'avait pas été for­mellement attribué aux centuries. Solon opérait, vers la même époque, à Athènes, une révolution semblable, de sorte que les deux villes les plus fameuses du monde ancien prenaient en même temps, comme base du droit de suffrage, non plus la naissance, mais la fortune.
Servius Tullius promulgua un grand nombre de lois favorables au peuple; il établit que la propriété seule du débi­teur, et non sa personne, répondrait de la dette. Il autorisa aussi les plébéiens à devenir les patrons de leurs affranchis, ce qui permettait aux plus riches des premiers de se créer une clientèle semblable à celle des patriciens (1).
                      IV. La religion, réglementée en grande partie par Numa, était, à Rome, un moyen de civilisation, mais surtout de gouvernement. En faisant intervenir la divinité dans les actes de la vie publique ou privée, on imprimait à tout un caractère sacré. Ainsi se trouvaient sous la sauvegarde des dieux l'enceinte de la ville avec ses servitudes (2), les limites des propriétés, les transactions entre citoyens, les engage­ments, enfin, même les faits importants de l'histoire consi­gnés dans les livres sacrés'3'. Au foyer domestique, les dieux Lares protégeaient la famille; sur le champ de bataille, l'emblème placé sur l'étendard était le dieu protecteur de la légion (4). Par les oracles ou les prodiges, on entretenait le sentiment national et la pensée que Rome deviendrait un jour la maîtresse de l'Italie (5); mais si, d'une part, le culte, avec ses imperfections même, contribuait à adoucir les

(1) Denys d'Halicarnasse, IV, ix, xxiii
(2) « Au dedans de la ville, les édifices ne pouvaient être contigus aux rem­parts, qu'ils touchent d'ordinaire aujourd'hui, et, au dehors, s'étendait un espace qu'il était interdit de cultiver. Tout cet espace où il n'était permis ni d'habiter, ni de labourer, au delà ou en deçà du mur, les Romains lui don­nèrent le nom de Pomœrium. Quand, par suite de l'agrandissement de la ville, on reculait le rempart, on ménageait toujours de chaque côté cette zone consacrée. » (Tite-Live, I, xliv.)
(3) « Fondé sur le témoignage des livres sacrés que l'on garde avec grand soin dans les temples. » (Denys d'Halicarnasse-, XI, lxh.)
(4) « Ces précieux gages, qu'ils regardent comme autant d'images des dieux. « (Denys d'Halicarnasse, VI, xlv.)
(5) « De là l'interprétation du nom donné au Capitole : en creusant les fon­dations du temple, on trouva une tête humaine; les augures déclarèrent que Rome deviendrait la capitale de toute l'Italie. » (Denys d'Halicarnasse, IV, l.xi.)

mœurs et à élever les esprits (i), de l'autre il facilitait merveilleusement le jeu des institutions, et conservait aux hautes
classes leur influence.
La religion accoutumait aussi les peuples du Latium à la suprématie romaine; car Servius Tullius, en leur persuadant de contribuer à l'élévation du temple de Diane (2), leur faisait, dit Tite-Live, reconnaître Rome pour leur capitale, prétention  qu'ils avaient  tant  de  fois  combattue  par  les armes.
L'intervention supposée de la divinité permettait, dans une foule de cas, de revenir sur toute décision gênante. Ainsi, en interprétant le vol des oiseaux (3), la manière dont mangeaient les poulets sacrés, les entrailles des victimes, la direction des éclairs, on annulait les élections, ou bien on éludait ou l'on retardait les délibérations soit des comices, soit du sénat. Personne ne pouvait accepter de fonctions, pas même le roi monter sur le trône, si les dieux n'avaient manifesté leur adhésion par des signes réputés certains de leur volonté. Il y avait des jours fastes et néfastes; dans ces derniers il n'était permis ni aux juges de tenir audience, ni au peuple de s'assembler (4). Enfin, on pouvait dire, avec Camille, que la ville était fondée sur la foi des auspices et des augures (5).

(1) «Ce recours aux avis des prêtres et l'observation du culte firent oublier
au peuple ses habitudes de violence et son goût pour les armes. Les esprits,
sans cesse occupés d'idées religieuses, reconnurent l'intervention de la Provi.
dence dans les choses humaines, et tous les cœurs forent pénétrés d'une piété
si vive, que la bonne foi, que la fidélité au serment régnaient dans Borne
plus que la crainte des lois et des châtiments. » (Tite-Live, I, xxi.)

(2) Tite-Live, I, xlv.
(3) « Assemblées du peuple, levées des troupes, enfin les opérations les plus importantes étaient abandonnées, si les oiseaux ne les approuvaient pas. » (Tite-Live, I, xxxvi.)
(4) « Numa établit aussi des jours fastes et des jours néfastes, car avec le peuple un ajournement pouvait quelquefois être utile. » (Tite-Live, I, xix.)
(5) « Nous avons une ville fondée sur la foi des auspices et des augures; pas un lieu dans ces murailles qui ne soit plein des dieux et de leur culte; nos sacrifices solennels ont leurs jours fixes comme la place où ils doivent se faire. « (Tite-Live, V, lii, Discours de Camille; — VI, xli.)

Les prêtres ne formaient pas un ordre à part, mais tous les citoyens pouvaient faire partie de collèges particuliers.
En tête de la hiérarchie sacerdotale se trouvaient les pontifes au nombre de cinq(1); le roi en était le chef(2). Ils décidaient de toutes les questions qui tenaient à la liturgie et au culte, veillaient à ce que les sacrifices et les cérémonies se fissent conformément aux rites traditionnels(8), surveillaient les autres                           
ministres de la religion, fixaient le calendrier (4), ne répondaient de leurs actions ni devant le sénat ni devant le peuple(5).
 Après les pontifes, la première place appartenait aux curions, chargés dans chaque curie des fonctions religieuses et qui avaient à leur tête un grand curion ; puis venaient les flamines, les augures (6), les vestales, chargées d'entretenir le feu sacré; les douze prêtres Saliens (7), gardiens des bou­cliers sacrés, nommés « ancilia»; enfin les « feciales », hérauts
 
(1) Cicéron, De la République, II, xiv.
(2) « Tous les actes religieux, publics et particuliers, étaient soumis à la déci­sion du pontife : ainsi le peuple savait à qui s'adresser, et l'on prévenait les désordres que pouvait amener dans la religion l'oubli des rites nationaux ou l'introduction de rites étrangers. Le même pontife devait encore régler ce qui concernait les funérailles, les moyens d'apaiser les mânes, de distinguer, entre les prodiges annoncés par la foudre et d'autres phénomènes, ceux qui exigeaient une expiation. « (Tite-Live, I, xx.)
(3) « Le grand pontife remplit les fonctions d'interprète et de devin ou plutôt d'hiérophante. Il ne préside pas seulement aux sacrifices publics, mais il surveille encore ceux qui se font en particulier, et il prend garde qu'on ne transgresse les ordonnances du culte. Enfin, c'est lui qui enseigne ce que chacun doit faire pour honorer les dieux et pour les apaiser. » (Plutarque, Numa, m.)
(4) Numa divisa l'année en douze mois, suivant le cours de la lune; il ajouta à l'année janvier et février. (Tite-Live, I, six. — Plutarque, Numa xxiii
(5) Denys d'Halicarnasse, II, lxxiii.
(6) Denys d'Halicarnasse, II, lxiv.
(7) Salien vient de satire (sauter, danser). (Denys d'Halicarnasse) Ils devaient, en certaines occasions, exécuter des danses sacrées et chanter des hymnes en l'honneur du dieu de la guerre.

d'armes au nombre de vingt, chargés de rédiger les traités et d'en assurer l'exécution, de déclarer la guerre et de veiller à l'observation de tous les rapports internationaux (1).
Il y avait aussi des confréries religieuses (sodalitates),instituées pour rendre un culte spécial à certaines divinités. Tel était le collège des frères Arvales, dont les prières et les processions appelaient la faveur du ciel sur les mois­sons; telle encore l'association ayant mission de fêter les Lupercales, fondées en l'honneur du dieu Lupercus, pro­tecteur des troupeaux et destructeur des loups. Les dieux Lares, génies tutélaires des villes ou des familles, avaient aussi leur fête instituée par Tullus Hostilius, et célébrée à certaines époques, pendant lesquelles les esclaves étaient exemptés de tout travail (2).
Les rois firent bâtir un grand nombre de temples destinés à déifier, les uns la gloire (3), les autres les vertus(4), les autres l'utilité (5), d'autres la reconnaissance envers les dieux(6).

(1) Denys d'Halicarnasse, II, lxxii. — « Le nom des féciales vient de ce qu'ils présidaient à la foi publique entre les peuples ; car c'est par leur inter­vention que la guerre entreprise prenait le caractère d'une guerre juste, et que, la guerre une fois terminée, la paix recevait d'un traité sa garantie. Avant d'en­treprendre la guerre, on envoyait quelques-uns d'entre les féciaux pour réclamer ce qui était à réclamer. » (Vairon, De la Langue latine, V, § 86.) — « Des alliés se plaignaient-ils que les Romains leur eussent fait tort et en deman­daient-ils réparation, c'était aux féciales d'examiner si l'on avait violé le traité. » (Denys d'Halicarnasse, II, lxxii.) — Ces prêtres féciales avaient été institués par Numa, le plus doux et le plus juste des rois, pour être les gardiens de la paix, les juges et les arbitres des motifs légitimes qu'on avait d'entreprendre la guerre. (Plutarque, Camille, xx.)
(2) Denys d'Halicarnasse, IV, xiv. — Pline, Histoire naturelle, XXI, viii.
(3) « Numa éleva un temple à Romulus, qu'il déifia sous le nom de Quirinus. » (Denys d'Halicarnasse, II, lxiii.)
(4) Temple de Vesta, emblème de la chasteté; temple à la Foi publique, élevés par Numa. » (Denys d'Halicarnasse, II, lxv et lxxv.)
(5) «Le dieu Terme; la fête en l'honneur de Pales, déesse des pasteurs; Saturne, dieu de l'agriculture; les dieux des jachères, des engrais, etc. » (Denys d'Halicarnasse, II, lxxiv.)
(6) « Après avoir fait ces choses dans la paix et dans la guerre, Servius TuIIius fit bâtir deux temples à la Fortune, qui semblait lui avoir été favorable pendant toute sa vie, l'un dans le marché aux bœufs, l'autre sur le bord du Tibre, et il lui donna le surnom de virile, qu'elle a conservé jusqu'aujourd'hui chez les Romains. » (Denys d'Halicarnasse, IV, xxvii)

Les Romains aimaient à tout représenter par des signes extérieurs; ainsi Numa, pour mieux constater l'état de paix ou de guerre, fit élever à Janus un temple, ouvert pendant la guerre, fermé pendant la paix; et, chose remarquable, ce temple ne fut fermé que trois fois en sept cents ans!
V. D'après ce qui précède, on peut se convaincre que la République romaine avait déjà acquis sous les rois une forte organisation. Son esprit conquérant débordait au delà de ses étroites limites. Les petits États du Latium qui l'entouraient avaient peut-être des hommes aussi éclairés, des citoyens aussi courageux, mais il n'existait certainement pas chez eux, au même degré qu'à Rome, le génie de la guerre, l'amour de la patrie, la foi dans de hautes destinées, la conviction d'une supériorité incontestable, mobiles puis­sants inculqués avec persévérance par de grands hommes pendant deux cent quarante-quatre ans.
La société romaine était fondée sur le respect de la famille, de la religion, de la propriété; le gouvernement, sur l'élection; la politique, sur la conquête. A la tête de l'État est une aristocratie puissante, avide de gloire, mais, comme toutes les aristocraties, impatiente de la royauté, dédai­gneuse de la multitude. Les rois s'efforcent de créer un peuple à côté de la caste privilégiée, et introduisent des plébéiens dans le sénat, des affranchis parmi les citoyens, et la plupart des citoyens dans les rangs de la milice.
La famille est fortement constituée : le père y règne en maître absolu, seul juge(1) de ses enfants, de sa femme, de ses esclaves, et cela durant toute leur vie; cependant le rôle de la femme n'est pas avili comme dans les sociétés bar­bares : elle entre en communauté de biens avec son mari; maîtresse dans sa maison, elle a le droit d'acquérir, et par­tage également avec ses frères l'héritage paternel(2).La base de l'impôt est la base du recrutement et des droits politiques; il n'y a de soldats que les citoyens; il n'y a de citoyens que ceux qui possèdent. Plus on est riche et plus on a de pouvoir et de dignités, mais plus on a de charges à supporter, de devoirs à remplir. Pour combattre comme pour voter, les Romains se divisent par classes suivant leur fortune, et, dans les comices comme sur le champ de ba­taille, les plus riches sont aux premiers rangs.

(1) « Chez les Romains, les enfants ne possèdent rien en propre du vivant de leur père. Celui-ci peut disposer non-seulement de tous les biens, mais môme de la vie de ses enfants. » (Denys d'Halicarnasse, "VIII, lxxix; II, xxv.)
(2) Denys d'Halicarnasse, II, xxv, xxvi. — « Dès l'origine, dit Mommsen, la famille romaine présentait, par l'ordre moral qui régnait entre ses membres et leur subordination mutuelle, les conditions d'une civilisation supérieure. » (His­toire romaine, 2e édit.I, p. 54.)

Initié aux pratiques apparentes de la liberté, le peuple est contenu par la superstition et le respect pour les hautes classes. En faisant intervenir la divinité dans toutes les actions de la vie, on idéalise les choses les plus vulgaires, et on apprend aux hommes qu'au-dessus des intérêts matériels il y a une Providence qui dirige leurs actions. Le sen­timent du droit et de la justice entre dans les consciences, le serment est chose sacrée, et la vertu, cette expression la plus élevée du devoir, devient la règle générale de la vie publique et de la vie privée (1). La loi exerce tout son empire, et, par l'institution des « feciales », les questions internationales se discutent au point de vue du droit avant d'être tranchées par les armes. La politique consiste à attirer par tous les moyens possibles les peuples environnants sous la dépen­dance de Rome ; et, lorsque leur résistance oblige de les vaincre, ils sont, à différents degrés, immédiatement asso­ciés à la commune fortune (2), et maintenus dans l'obéissance par des colonies, postes avancés de la domination future (3). Les arts, quoique grossiers encore, s'introduisent avec les rites étrusques et viennent adoucir les mœurs et prêter

(1) « Les mœurs étaient si pures que; pendant deux cent trente ans, on ne vit aucun mari répudier sa femme, ni aucune femme se séparer de sou mari.  (Plutarque, Parallèle de Thésée cl de Romulus.)
(2) Cicéron admire la profonde sagesse des premiers rois d'admettre au nombre des citoyens les ennemis vaincus. « Leur exemple, dit-il, a fait autorité, et jamais nos ancêtres n'ont cessé d'accorder aux ennemis vaincus le droit de cité. » (Discours pour Balbus, xxxi.)
(3)    COLONIES ROMAINES (COLOMM CIV1UM CUiW JURE SUFFRAGII ET HONORUM). I7e période : 1-244. (Sous les rois.)
(Sabine). Inconnue. axtemm (Sabine). Inconnue. camekia (Sabine). Détruite en 25S. Inconnue.
medullia (Sabine). Sànt'-Angelo. Voy. gell, Topogr. of Roma, 100. CntsTUMERU (Sabine). Inconnue. fidexje (Sabine). Ruines près de Giubileo et Scrpentina. Recolonisés en 326. Détruite d'après une hypothèse de M. Madvig. collatu. ostia (embouchure du Tibre). Ruines entre Torre Bovacciano et Ostia.
Colonies latines (COLONISE LATIN AE). 1  période : 1-244. (Sous les rois.) On ne peut mentionner avec certitude aucune colonie latine fondée à cette époque, d'après les auteurs anciens. Les colonies de signia et de circée ont toutes deux été recolonisées dans la période suivante, où nous les replaçons.

leur concours à la religion; partout des temples s'élèvent, des cirques se construisent(1), de grands travaux d'utilité publique s'exécutent, et Rome, par ses institutions, prépare sa prééminence.
Presque tous les magistrats sont le produit de l'élection; une fois nommés, ils possèdent un pouvoir étendu et font mouvoir résolument ces deux puissants leviers des actions humaines, le châtiment et la récompense. A tous les citoyens, pour une faiblesse devant l'ennemi ou pour une infraction à la discipline(2), les verges ou la hache du lic­teur; à tous, pour une belle action, les couronnes honori­fiques (3) ; aux généraux, l'ovation, le triomphe(4) et les dépouilles opimes(5); aux grands hommes, l'apothéose.

(1) « Tarquin embellit aussi le grand cirque qui est entre le mont Aventin et le mont Palatin; il fut le premier qui fit construire autour de ce cirque des sièges couverts. » (Denys d'Halicarnasse, III, lxviii.)
(2) Tite-Live, I, xliv. — « Aussitôt les centurions dont les centuries avaient pris la fuite, et les antesignani qui avaient perdu leur étendard, furent con­damnés à mort : les uns eurent la tête tranchée ; les autres expirèrent sous le bâton. Quant au reste des troupes, le consul les fit décimer : de chaque dizaine de soldats, celui sur qui tomba le sort fut conduit au supplice et paya pour les autres. C'est la punition ordinaire chez les Romains pour ceux qui ont quitté leur rang ou abandonné leurs étendards. » (Denys d'Halicarnasse, IX, l.)
(3) « Romulus mit sur ses cheveux une couronne de lauriers. » (Plutarque, Romulus, xx.)
(4) » Le sénat et le peuple décernèrent au roi Tarquin les honneurs du triomphe. » (Combat des Romains et des Etrusques, Denys d'Halicarnasse, III, lx.) — « L'ovation diffère du triomphe, premièrement, en ce que celui qui en reçoit les honneurs entre à pied à la tête de son armée, sans être monté sur un char; secondement, en ce qu'il n'a ni la couronne d'or, ni la toge brodée d'or et de diverses couleurs, et qu'il porte seulement une trabée blanche bordée de pourpre, habillement ordinaire des généraux et des consuls. Outre qu'il n'a qu'une couronne de laurier, il ne porte point de sceptre. Voilà ce que le petit triomphe a de moins que le grand : en toute autre chose il n'y a aucune différence. » (Denys d'Halicarnasse, V, xlvii.)
(5) « Romulus tue Acron, met les ennemis en déroute, et revient offrir à Jupiter Férétrien les nobles dépouilles enlevées à ce prince.

 Après Romulus, Cornélius Cossus fut le premier qui consacra au même dieu de semblables dépouilles, ayant tué de sa main, dans un combat où il commandait la cavalerie, le général des Fidénates.
» On ne doit pas séparer l'exemple de M. Marcellus des deux précédents. Il eut assez de courage et d'intrépidité pour attaquer sur les bords du Pô, à la tête d'une poignée de cavaliers, le roi des Gaulois protégé par une armée nom­breuse; il lui abattit la tête et lui enleva son armure, dont il fit hommage à Jupiter Férétrien. (An de Rome 531.)
» Le même genre de bravoure et de combat signala T. Manlius Torquatus, Valerius Corvus et Scipion Émilien. Ces guerriers, provoqués par des chefs ennemis, leur firent mordre la poussière ; mais, comme ils avaient combattu sous les auspices d'un chef supérieur, ils ne vinrent pas faire offrande de leurs dépouilles à Jupiter. » (Ans de Rome 392, 404, 602.) (Valère Maxime, III, h, §§ 3, 4, 5, 6.)
Pour honorer les morts et pour se délasser des luttes sanglantes, les citoyens courent aux jeux du cirque, où la hiérarchie donne à chacun son rang (1).
Ainsi Rome, arrivée au troisième siècle de son existence, se trouve constituée par les rois avec tous les germes de grandeur qui se développeront dans la suite. L'homme a créé les institutions; nous verrons maintenant comment les institutions vont former les hommes.

(1) « Tarquin partagea les sièges (du grand cirque) entre les trente curies, assignant à chacune la place qui lui appartenait. » (Denys d'Halicarnasse, III, lxviii.) — « C'est alors (après la guerre contre les Latins) qu'on choisit l'em­placement qu'on appelle aujourd'hui le grand cirque. On y désigna des places particulières aux sénateurs et aux chevaliers. » (Tite-Live, I, xxxv.)

 

CHAPITRE DEUXIÈME.
ÉTABLISSEMENT  DE  LA  RÉPUBLIQUE  CONSULAIRE.

 
I. Les rois sont expulsés de Rome. Ils disparaissent parce que leur mission est accomplie. Il existe, on le dirait, dans l'ordre moral ainsi que dans l'ordre physique, une loi suprême qui assigne aux institutions, comme à certains êtres, une limite fatale, marquée par le terme de leur utilité. Tant que ce terme providentiel n'est pas arrivé, rien d'op­posé ne prévaut : les complots, les révoltes, tout échoue contre la force irrésistible qui maintient ce qu'on voudrait renverser; mais si, au contraire, un état de choses, inébran­lable en apparence, cesse d'être utile aux progrès de l’hu­manité, alors ni l'empire des traditions, ni le courage, ni le souvenir d'un passé glorieux, ne peuvent retarder d'un jour la chute décidée par le destin.
La civilisation semble avoir été transportée de la Grèce en Italie pour y créer un immense foyer d'où elle pût se répandre dans le monde entier. Dès lors le génie de la force et de l'organisation devait nécessairement présider aux premiers temps de Rome. C'est ce qui arriva sous les rois, et, tant que leur tâche ne fut pas accomplie, ils triomphèrent de tous les obstacles. En vain les sénateurs tentèrent de se partager le pouvoir en l'exerçant chacun pendant cinq jours(l); en vain les passions se soulevèrent

(1) « Les cent sénateurs se partagèrent en dix décuries, et chacune choisit un de ses membres pour exercer l'autorité. Le pouvoir était collectif : un seul en portait les insignes, et marchait précédé des licteurs. La durée de ce pouvoir était de cinq jours, et chacun l'exerçait à son tour..... La plèbe ne tarda pas à murmurer. On n'avait fait qu'aggraver sa servitude : au lieu d'un maître, elle en avait cent. Elle paraissait disposée à ne plus souffrir qu'un roi, et à le choisir elle-même. » (Tite-Live, I, xvii.)

contre l'autorité d'un chef unique : tout fut inutile, et le meurtre même des rois fortifia la royauté. Mais une fois le moment venu où ils cessent d'être indispensables, le plus simple accident les précipite. Un homme abuse d'une femme, le trône s'écroule, et, en tombant, il se partage en deux : les consuls succèdent à toutes les prérogatives des rois(1). Rien n'est changé dans la République, si ce n'est qu'au lieu d'un chef électif à vie il y aura désormais deux chefs élus pour un an. Cette transformation est évidem­ment l'œuvre de l'aristocratie ; les sénateurs veulent gou­verner eux-mêmes, et, par ces élections annuelles, chacun espère prendre à son tour sa part de la souveraine puis­sance. Voilà le calcul étroit de l'homme et son mobile mes­quin. Voyons à quelle impulsion supérieure il obéissait sans le savoir.
Ce coin de terre, situé au bord du Tibre et prédestiné à l'empire du monde, renfermait en lui, on le voit, des germes féconds qui demandaient une expansion rapide. Elle ne pou­vait s'effectuer que par l'indépendance absolue de la classe la plus éclairée, s'emparant à son profit de toutes les pré­rogatives de la royauté. Le régime aristocratique a cet avantage sur la monarchie, qu'il est plus immuable dans sa durée, plus constant dans ses desseins, plus fidèle aux tra­ditions, et qu'il peut tout oser, parce que là où un grand nombre se partage la responsabilité,

(1) « Au reste, cette liberté consista d'abord plutôt dans l'élection annuelle des consuls que dans l'affaiblissement de la puissance royale. Les premiers consuls en prirent toutes les prérogatives, tous les insignes ; seulement on craignit que, s'ils avaient tous deux les faisceaux, cet appareil n'inspirât trop de terreur, et Brutus dut à la déférence de son collègue de les avoir le pre­mier. » (Tite-Live, II, i.)

personne n'est individuellement responsable. Rome, avec ses limites resserrées, n'avait plus besoin de la concentration de l'autorité dans une seule main, mais il lui fallait un nouvel ordre de choses qui donnât aux grands le libre accès au pouvoir suprême et secondât, par l'appât des honneurs, le développement des facultés de chacun. L'important était de créer une race d'hommes d'élite qui, se succédant avec les mêmes prin­cipes et les mêmes vertus, perpétuassent, de génération en génération, le système le plus capable d'assurer la gran­deur de la patrie. La chute de la royauté fut donc un événement favorable au développement de Rome.
Les patriciens occupèrent seuls pendant longtemps les charges civiles, militaires et religieuses, et, ces charges étant la plupart annuelles, il n'y avait au sénat presque aucun membre qui ne les eût remplies, de sorte que cette assem­blée se trouvait composée d'hommes formés aux luttes du Forum comme à celles du champ de bataille, façonnés aux difficultés de l'administration, enfin dignes, par une expé­rience durement acquise, de présider aux destinées de la République.
Ils n'étaient pas classés, ainsi que dans notre société moderne, en spécialités envieuses et rivales : on n'y voyait pas l'homme de guerre mépriser le civil, le jurisconsulte ou l'orateur se séparer de l'homme d'action, ou le prêtre s'isoler de tous. Pour s'élever aux dignités et mériter les suffrages de ses concitoyens, le patricien était astreint, dès son jeune âge, aux épreuves les plus diverses. On exigeait de lui l'adresse du corps, l'éloquence, l'aptitude aux exercices militaires, la science des lois civiles et religieuses, le talent de commander une armée ou de diriger une flotte, d'admi­nistrer la ville ou de commander une province; et l'obliga­tion de ces divers apprentissages non seulement donnait un plein essor à toutes les capacités, mais elle réunissait, aux yeux du peuple, sur le magistrat revêtu de dignités différentes, la considération attachée à chacune d'elles. Pendant longtemps, celui qu'honorait la confiance de ses conci­toyens, outre l'illustration de la naissance, jouissait du triple prestige que donne la fonction du juge, du prêtre, du guerrier.
L'indépendance presque absolue dans l'exercice du com­mandement contribuait encore au développement des facul­tés. Aujourd'hui nos habitudes constitutionnelles ont érigé en principe la défiance envers le pouvoir; à Rome, c'était la confiance. Dans nos sociétés modernes, le dépositaire d'une autorité quelconque est toujours retenu par des liens puis­sants; il obéit à une loi précise, à un règlement minutieux, à un supérieur. Le Romain, au contraire, abandonné à sa seule responsabilité, se sentait dégagé de toute entrave; il commandait en maître dans la sphère de ses attributions. Le contre-poids de cette indépendance était la courte durée des magistratures et le droit, donné à chacun, d'accuser tout magistrat au sortir de sa charge.
La prépondérance de la haute classe reposait donc sur une supériorité légitime, et cette classe, en outre, savait exploiter à son avantage les passions populaires. Elle ne voulait de la liberté que pour elle-même, mais elle savait en faire briller l'image aux yeux de la foule, et toujours le nom du peuple était associé aux décrets du sénat. Fière d'avoir contribué à la chute du pouvoir d'un seul, elle avait soin d'entretenir parmi les masses la crainte imaginaire du retour de la royauté. Entre ses mains la haine des tyrans deviendra une arme redoutable à tous ceux qui s'élèveront au-dessus des autres, soit en menaçant ses privilèges, soit en acquérant trop de popularité par leurs bienfaits. Ainsi, sous le prétexte, sans cesse renouvelé, d'aspirer à la royauté, succomberont le consul Spurius Cassius, en 269, parce qu'il avait présenté la première loi agraire; Spurius Melius, en 315, parce qu'en distribuant du blé au peuple, pendant la disette, il inquiétait les patriciens (l) ;  en 369, Manlius, sauveur de Rome, parce qu'il avait dépensé sa fortune pour venir en aide aux débiteurs insolvables (2). Ainsi tomberont victimes de la même accusation le réformateur Tiberius Sempronius Gracchus, et plus tard, enfin, le grand César lui-même.
Mais si la crainte simulée du retour à l'ancien régime était un moyen puissant de gouvernement entre les mains des patriciens, la crainte réelle de voir leurs privilèges attaqués par les plébéiens les contenait dans la modération et la justice.
En effet, si la classe nombreuse, exclue de toute fonction, n'était pas venue par ses réclamations mettre des bornes aux privilèges de la noblesse, la contraindre à se rendre digne du pouvoir par ses vertus, et la rajeunir, en quelque sorte, par l'infusion d'un sang nouveau, la corruption ou l'arbitraire l'auraient, quelques siècles plus tôt, entraînée vers sa ruine. Une caste que ne renouvellent pas des élé­ments étrangers est condamnée à disparaître; et le pouvoir absolu, qu'il appartienne à un homme ou à une classe d'in­dividus, finit toujours par être également dangereux à celui qui l'exerce. Cette concurrence des plébéiens excita dans la République une heureuse émulation qui produisit de grands hommes, car, comme le dit Machiavel(3) : « La crainte de perdre fait naître dans les coeurs les mêmes passions que le désir d'acquérir. » Quoique l'aristocratie ait défendu long­temps avec opiniâtreté ses privilèges, elle fit à propos d'utiles concessions. Habile à réparer sans cesse ses défaites, elle reprenait, sous une autre forme, ce qu'elle avait été contrainte d'abandonner, perdant souvent quelques-unes de ses attributions, mais conservant son prestige toujours intact.

(1) « La mort de Melius était justifiée, disait Quinctius pour apaiser le peuple, quand même il serait innocent du crime d'aspirer à la royauté. » (Tite-Live, IV, xv.)
(2) « De ces cœurs inflexibles sortit une sentence fatale, odieuse aux juges mêmes. » (Tite-Live, VI, xx.)
(3) Discours sur Tite-Live, I, v.

 Ainsi, le fait caractéristique des institutions romaines était de former des hommes aptes à toutes les fonctions. Tant que sur un théâtre restreint la classe dirigeante sut borner son ambition à faire prévaloir les véritables intérêts de la patrie, que la séduction des richesses et d'un pouvoir illimité ne vint pas l'exalter outre mesure, le système aristocratique se maintint avec tous ses avantages et domina l'instabilité des institutions. Lui seul, en effet, était capable de supporter longtemps, sans succomber, un régime où la direction de l'Etat et le commandement des armées passaient chaque année dans des mains différentes et dépendaient d'élections dont l'élément est toujours si mobile. En outre, les lois faisaient naître des antagonismes plus propres à amener l'anarchie qu'à consolider la véritable liberté. Examinons, sous ces derniers rapports, la constitution de la République.
II. Les deux consuls, dans l'origine, étaient à la fois, généraux, juges, administrateurs; égaux en pouvoirs, ils se trouvaient souvent en désaccord, soit au Forum (1), soit sur le champ de bataille (2). Leurs dissentiments se

(1) Preuves du désaccord des deux consuls : « Cassius fit venir secrètement autant de Latins et d'Herniques qu'il lui fut possible pour avoir leurs suffrages ; il en arriva à Rome un si grand nombre qu'en peu de temps la ville se trouva pleine d'hôtes. Virginius, qui en fut averti, fit publier par un héraut dans tous les carrefours que ceux qui n'avaient point de domicile à Rome eussent à se retirer incessamment; mais Cassius donna des ordres contraires à ceux de son collègue, défendant à quiconque avait le droit de bourgeoisie romaine de sortir de la ville jusqu'à ce que la loi fût confirmée et reçue. » (An de Rome 268.) (Denys d'Halicarnasse, VIII, lxxii.) — « Quinctius, plus indulgent que son collègue, voulut qu'on cédât au peuple tout ce qu'il demanderait de juste et de raisonnable; Appius, au contraire, aimait mieux mourir que de céder. » (An de Rome 283.) (Denys d'Halicarnasse, IX, xlviii.)
(2) « Les deux consuls étaient du caractère le plus opposé et toujours en discorde (dissimiles discordesque)..... » (Tite-Live, XXII, xli.) — « Tandis qu'ils perdent les moments en querelles plutôt qu'en délibérations..... » (Tite-Live, XXII, xlv.)

reproduisirent maintes fois jusque sous le consulat de César et de Bibulus; et ils pouvaient devenir d'autant plus dangereux que la décision d'un consul était annulée par l'opposition de son collègue. D'un autre côté, la courte durée de leur magis­trature les contraignait ou de brusquer une bataille pour en enlever la gloire à leur successeur (I), ou d'interrompre une campagne pour venir à Rome tenir les comices. Les défaites de la Trebia, de Cannes et celle de Servilius Caepion par les Cimbres (2) furent des exemples funestes du défaut d'unité dans la direction de la guerre.
Afin de pallier les mauvais effets de l'exercice simultané de leurs prérogatives, les consuls convinrent qu'en cam­pagne ils alterneraient journellement dans le commande­ment, et qu'à Rome chacun aurait les faisceaux pendant un mois ; mais cette innovation eut encore des conséquences fâcheuses (3). Ou crut même devoir, neuf ans après la chute des rois, recourir à la dictature; et cette autorité absolue, limitée à six mois, c'est-à-dire à la plus longue durée d'une campagne, ne remédiait que temporairement, et dans les circonstances extraordinaires, à l'absence du pouvoir d'un seul.

(1) Tite-Live, XXI, lii. — Dion-Cassius, Fragments, CGLXXI, édit. Gros.
(2) Tite-Live, XXI, lii.
(3) « Dans l'armée romaine les deux consuls jouissaient d'un pouvoir égal ; mais la déférence d'Agrippa, en concentrant l'autorité dans les mains de son collègue, établit cette unité si nécessaire au succès des grandes entreprises. » (Tite-Live, III, lxx.) — « Les deux consuls commandaient souvent tous les deux le jour de la bataille. » (Tite-Live, Bataille du mont Vésuve, VIII, ix; Bataille de Sentinum, X, xxvii.)— «Innovation funeste, dès lors chacun eut en vue son intérêt personnel et non l'intérêt général, aimant mieux voir la République essuyer un échec que son collègue se couvrir de gloire, et des maux sans nombre affligèrent la patrie. » (Dion-Cassius, Fragments, LI, édit. Gros.)

Ce dualisme et cette instabilité de l'autorité suprême n'étaient donc pas un élément de force; l'unité et la fixité
de direction nécessaires chez un peuple toujours en guerre avaient disparu; mais le mal eût été plus grave si la confor­mité d'intérêts et de vues d'individus appartenant à une même caste n'était venue l'atténuer. L'homme valait mieux que les institutions qui l'avaient formé.
La création des tribuns du peuple, dont le rôle devint plus tard si important, fut, en 260, une nouvelle cause de discorde : les plébéiens, qui composaient la plus grande partie de l'armée, demandèrent à avoir leurs chefs militaires pour magistrats (I) ; l'autorité des tribuns fut d'abord res­treinte : on peut s'en convaincre par les termes suivants de la loi qui les établit(2) :
« Personne ne contraindra un tribun du peuple, comme un homme du commun, à faire quelque chose malgré lui ; il ne sera permis ni de le frapper, ni de le faire maltraiter » par un autre, ni de le tuer ou de le faire tuer (3). »
Qu'on juge par là du degré d'infériorité auquel étaient réduits les plébéiens. Le veto des tribuns pouvait néan­moins arrêter les propositions de lois et les décisions des consuls et du sénat, les levées de troupes, la convoca­tion des comices, l'élection des magistrats (4).

 (1)On appela tribuns du peuple ceux qui, de tribuns des soldats qu'ils
 étaient d'abord, furent chargés de défendre le peuple pendant sa retraite à

Criistumère. » (Vairon, De la Langue latine, V, 81, édition O. Mûrier.)
(2) « Les mécontents obtinrent des patriciens la confirmation de leurs magis­trats; ensuite ils demandèrent au sénat la permission d'élire tous les ans deux plébéiens (édiles) pour seconder les tribuns dans toutes les choses où ils auraient besoin d'aide, pour juger les causes que ceux-ci leur remettraient entre les mains, pour avoir soin des édifices sacrés et publics, et pour assurer les appro­visionnements du marché. » (An de Rome 260.) (Denys d'Halicarnasse, VI, xc.)
(3) Denys d'Halicarnasse, VI, lxxxix.
(4) Les tribuns s'opposent à l'enrôlement des troupes. (An de Rome 269.) (Denys d'Halicarnasse, VI1I, lxxxi.) —  Licinius et Sextius, réélus tribuns du peuple, ne laissèrent créer aucun magistrat curule; et, comme le peuple renom­mait toujours les deux tribuns, qui toujours repoussaient les élections de tribuns militaires, la ville demeura cinq ans privée de magistrats. » (An de Rome 378.) (Tite-Live, VI, xxxv.) — « Toutes les fois que les consuls convoquaient le peuple pour conférer le consulat aux postulants, les tribuns, en vertu de leurs pouvoirs, empêchaient la tenue des assemblées. De même, lorsque ceux-ci assemblaient le peuple pour foire l'élection, les consuls s'y opposaient, préten­dant que le droit de convoquer le peuple et de recueillir les suffrages apparte­nait à eux seuls. » (An de Borne 271.) (Denys d'Halicarnasse, VIII, xc.) — « Tantôt les tribuns empêchaient les patriciens de s'assembler pour l'élection de l'interroi, tantôt ils défendaient à l'interroi lui-même de faire le sénatus-consulte pour les comices consulaires. » (An de Rome 333.) (Tite-Live, IV, xliii)

Dès 297, leur nombre fut porté à dix, c'est-à-dire à deux par chacune des cinq classes soumises spécialement au recrutement (1); mais la mesure ne profita guère aux plébéiens; plus le nombre des tribuns augmentait, plus il devenait facile à l'aristo­cratie de trouver parmi eux un instrument de ses desseins. Peu à peu leur influence s'accrut; ils s'arrogèrent, en 298, le droit de convoquer le sénat, et cependant ils furent long­temps encore sans faire partie de cette assemblée (2).
Quant aux comices, le peuple n'y avait qu'une faible influence. Dans les assemblées par centuries, le vote des premières classes, composées des citoyens les plus riches, on l'a vu, l'emportait sur tous les autres; dans les comices par curies, les patriciens étaient maîtres absolus, et lorsque, vers la fin du troisième siècle, les plébéiens obtinrent les comices par tribus (3), cette concession n'ajouta pas sensi­blement à leurs prérogatives. Elle se bornait à la faculté de se réunir sur la place publique, où, divisés par tribus, ils mettaient leurs votes dans des urnes pour l'élection de leurs tribuns et de leurs édiles, élus jusque-là par les centuries (4j;

(1) Tite-Live, III, xxx.
(2) Denys d'Halicarnasse, X, xxxi.
(3) « L'événement le plus remarquable de cette année (an de Rome 282), où les succès militaires furent si balancés, où la discorde éclata au camp et dans la ville avec tarit de fureur, fut l'établissement des comices par tribus, inno­vation qui donna aux plébéiens l'honneur de la victoire, mais peu d'avantages réels. En effet, l'exclusion des patriciens ôta aux comices tout leur éclat sans augmenter la puissance du peuple ou affaiblir celle du sénat. » (Tite-Live, II, lx.)
(4) Assemblée du peuple tant de la ville que de la campagne ; les suffrages s'y donnent, non par centuries, mais par tribus : « Le jour du troisième marché, dès le grand matin, la place publique se trouva occupée par une si grande foule de gens de la campagne, qu'on n'y en avait jamais tant vu. Les tribuns assemblèrent le peuple par tribus, et, partageant le Forum par des cordes ten­dues, formèrent autant d'espaces distincts qu'il y avait de tribus. Ce fut alors, pour la première fois, que le peuple romain donna ses suffrages par tribus, malgré l'opposition des patriciens, qui voulaient l'empêcher et qui demandaient qu'on s'assemblât par centuries, selon l'ancienne coutume. » (An de Rome 263.) (Denys d'Halicarnasse, VII, lix.) — Depuis cette époque (an 283, consulat d'Appius) jusqu'à nos jours, ce sont les comices par tribus qui ont élu les tribuns et les édiles, sans auspices ni observation d'autres augures. Ainsi finirent les troubles dont Rome était agitée. » (Denys d'Halicarnasse, IX, xlix.) — « Le peuple romain, plus aigri qu'auparavant, voulut qu'on ajoutât par chaque tribu une troisième urne pour la ville de Rome, afin d'y mettre les suffrages. » (An de Rome 308.) (Denys d'Halicarnasse, XI, h.)

leurs décisions s'appliquaient à eux seuls et n'obligeaient pas les patriciens; de sorte que la même ville offrait alors le spectacle de deux cités ayant chacune ses magistrats et ses lois (1). Les patriciens ne voulurent pas d'abord faire partie des assemblées par tribus, mais bientôt ils en reconnurent l'avantage et y entrèrent avec leurs clients, vers 305 (2).
III. Cette organisation politique, reflet d'une société composée de tant d'éléments divers, aurait difficilement constitué un ordre de choses durable si l'ascendant d'une classe privilégiée n'eût pas dominé les causes de dissen­sions. Cet ascendant lui-même se serait bientôt affaibli si des concessions forcées ou volontaires n'eussent peu à peu abaissé les barrières entre les deux ordres.

(1) « Duas civitates ex una factas : suos cuique parti magistratus, suas leges esse. » (Tite-Live, II, xliv.) — «... En effet nous sommes, comme vous le voyez vous-mêmes, partagés en deux villes, dont l'une est gouvernée par la pauvreté et la nécessité, et l'autre par l'abondance de toutes choses, par la fierté et par l'insolence. » (An de Rome 260.) (Discours de Titus Larcius aux envoyés des Volsques; Denys d'Halicarnasse, VI, xxxvi.)
(2) Les clients commencèrent à voter dans les comices par tribus après la loi Valeria Horatia; on voit, par ce que rapporte Tite-Live (V, xxx, xxxii), qu'au temps de Camille les clients et les patriciens étaient déjà entrés dans les comices par tribus.

  En effet, l'arbitraire des consuls, désignés peut-être ori­ginairement par le sénat seul (1), excitait de vives récriminations  L'autorité consulaire, s'écriaient les plébéiens, « était, en réalité, presque aussi dure que celle des rois. Au lieu d'un maître ils en avaient deux, revêtus d'un pouvoir absolu et illimité, sans règle et sans frein, qui tournaient contre le peuple toutes les menaces des lois, tous les supplices (2). » Quoique dès 283 les patriciens et les plébéiens fussent soumis aux mêmes juges (3), le défaut de lois fixes laissait les biens et la vie des citoyens livrés au bon plaisir, soit des consuls, soit des tribuns. Il devint donc indispensable d'asseoir la législation sur des bases solides, et on choisit, en 303, dix magistrats appelés « decemvirs » investis de la double puissance consulaire et tribunitienne, qui leur donnait le droit de convoquer éga­lement les assemblées par centuries et par tribus. Ils furent chargés de rédiger un code de lois appelées depuis « Lois des Douze Tables », gravées sur l'airain, et devenues le fon­dement du droit public romain. Cependant elles conti­nuaient à priver des effets civils l'union contractée entre personnes des deux ordres, et laissaient le débiteur à la merci du créancier, contrairement à ce qu'avait décidé Servius Tullius.
Les décemvirs abusèrent de leur pouvoir, et, à leur chute, les prétentions des plébéiens s'accrurent; le tribunat, aboli pendant trois ans, fut rétabli; on décida qu'il serait permis d'en appeler au peuple de la décision de tout magistrat, et que les lois faites dans les assemblées par
(1) Appien, Guerres civiles, I, i.
(2) Tite-Live, III, ix.
(3) Lectorius, le plus âgé des tribuns du peuple, parla des lois faites il n'y avait pas longtemps.   « Par la première, qui regardait la translation des jugements, le sénat accordait au peuple le pouvoir de juger qui il voudrait parmi les patriciens. » (An de Rome 283.) (Denys d'Halicarnasse, IX, xlvi.)
 
tribus, comme dans les assemblées par centuries, seraient obligatoires pour tous (1). Il y eut donc ainsi trois sortes de comices : les comices par curies, qui, conférant l’imperiumaux magistrats élus par les centuries, sanctionnaient en quelque sorte l'élection des consuls (2) ; les comices par cen­turies, présidés par les consuls, et les comices par tribus, présidés par les tribuns; les premiers nommaient les con­suls, les seconds les magistrats plébéiens, et tous deux, composés à peu près des mêmes citoyens, pouvaient éga­lement approuver ou rejeter les lois; mais, dans les unes, les hommes les plus riches et la noblesse avaient toute l'in­fluence , parce qu'ils formaient la majorité des centuries et votaient les premiers; dans les autres, au contraire, les votes étaient confondus avec ceux de la tribu à laquelle ils appartenaient. « Si, dit un ancien auteur, on recueille les suffrages par gentes (ex generibus hominum), les comices sont par curies; si l'on vote d'après l'âge et le cens, ils sont par centuries;

(1) « Les lois votées par le peuple dans les comices par tribus devaient être obligatoires pour tous les Romains, et avoir la même force que celles qui se faisaient dans les comices par centuries. On prononça même la peine de mort et la confiscation contre quiconque serait convaincu d'avoir abrogé ou violé en quelque chose ce règlement. Cette nouvelle ordonnance coupa court aux anciennes querelles des plébéiens et des patriciens, qui refusaient d'obéir aux lois faites par le peuple, sous prétexte que ce qui se décidait dans les assem­blées par tribus n'obligeait pas toute la ville, mais seulement les plébéiens, et qu'au contraire ce qu'on décidait dans les comices par centuries faisait loi, tant pour eux-mêmes que pour les autres citoyens. » (An de Rome 305.) (Denys d'Halicarnasse, XI, xlv.) — « Un point toujours contesté entre les deux ordres, c'était de savoir si les patriciens étaient soumis aux plébiscites. Le premier soin des consuls fut de proposer aux comices réunis par centuries une loi por­tant que les décrets du peuple assemblé par tribus seraient lois de l'Etat. » (An de Rome 305.) (Tite-Live, III, lv.) — « Les patriciens prétendaient qu'eux seuls pouvaient donner des lois. » (Tite-Live, III, xxxi.)
(2)  Les comices par curies pour tout ce qui touche aux choses militaires, les comices par centuries pour l'élection de vos Consuls et de vos tribuns mili­taires, etc.   (Tite-Live, V, iii.)

enfin si l'on vote par circonscription territoriale (regionibus), ils sont par tribus(1). » Malgré ces con­cessions, l'antagonisme légal régnait toujours entre les pou­voirs, entre les assemblées et entre les différentes classes de la société.
Les plébéiens prétendaient à tous les emplois, et surtout au consulat, refusant de s'enrôler tant qu'on n'aurait pas satisfait à leurs demandes, et, dans leurs prétentions, ils allaient jusqu'à invoquer l'origine plébéienne des rois : « Voulons-nous donc, s'écriait le tribun Canuleius en s'adressant au peuple, avoir des consuls qui ressemblent aux décemvirs, les plus vils des mortels, tous patriciens, plutôt qu'aux meilleurs de nos rois, tous hommes nouveaux ! » c'est-à-dire hommes sans ancêtres (2).
Le sénat résistait, parce qu'il n'entendait pas conférer à des plébéiens le droit attribué aux consuls, pour la convo­cation des comices, de prendre les grands auspices, privi­lège tout religieux, apanage exclusif de la noblesse (3).

(1) Aulu-Gellc, XV, xxvii — Festus, au mot Scitum populi.
(2)  Tite-Live, IV, iii.
(3) « L'indignation du peuple était extrême, parce qu'on lui refusait de prendre les auspices, comme s'il eût été l'objet de la réprobation des dieux immortels. » « Le tribun demanda pour quel motif un plébéien ne pouvait être consul, et on lui répondit que les plébéiens n'avaient pas les auspices, et que les décemvirs n'avaient interdit le mariage entre les deux ordres que pour empê­cher que les auspices ne fussent troublés par des hommes d'une naissance équivoque, » (Tite-Live, IV, vi.) « Or en quelles mains sont les auspices d’après la coutume des ancêtres? Aux mains des patriciens, je pense; car on ne prend les auspices pour la nomination d'aucun magistrat plébéien.  N'est-ce donc pas anéantir dans cette cité les auspices que de les enlever, en nommant des plébéiens consuls, aux patriciens, qui seuls les peuvent observer? » (An de Rome 386.) (Tite-Live, VI, xli.)

Au consul, au préteur, au censeur, était réservé le droit de 'prendre les grands auspices; aux magistratures moins élevées, celui de prendre les plus petits. Les grands auspices paraissent, en effet, avoir été ceux dont l'exercice importait le plus aux droits de l'aristocratie. Les anciens ne no'us ont pas laissé une définition précise des deux classes d'auspices ; mais il semble résulter de ce qu'en dit Cicéron (Des Lois, II, 12), qu'on entendait par grands auspices ceux pour lesquels l'intervention des augures était indispensable ; les petits, au contraire, ceux qui se prenaient sans eux. (Voy. Aulu-Gelle, XIII, xv.) Quant aux auspices pris dans les comices où s'élisaient les tribuns consulaires, les passages de Tite-Live (V, xiv, ni ; VI, xi) prouvent qu'ils étaient les mêmes que pour l'élection des consuls, conséquemment que c'étaient de grands auspices, car nous savons par Cicéron « De la Divination », I, (17; II, 35. — Cf. Tite-Live, IV, vii) que le magistrat qui tenait les comices devait amener un augure auquel il demandait ce qu'annonçaient les présages. En faisant tenir les comices, pour les élections des tribuns consulaires, par un interroi choisi dans l'aristocratie, on maintenait les privilèges de la noblesse. "
 Afin d'obvier à cette difficulté, le sénat, après avoir sup­primé les obstacles légaux qui s'opposaient aux mariages entre les deux ordres, consentit, en 309, à la création de six tribuns militaires revêtus de la puissance consulaire; mais, chose essentielle, c'était l'interroi qui convoquait les comices et prenait les auspices (1). Pendant soixante et dix-sept ans, les tribuns militaires alternèrent avec les consuls, et on ne rétablit le consulat d'une manière permanente, en 387, que lorsqu'il fut permis aux plébéiens d'y parvenir. Tel fut le résultat d'une des lois de Licinius Stolon. Ce tribun parvint à faire adopter plusieurs mesures qui sem­blaient ouvrir une ère nouvelle où les dissensions s'apai­sèrent. Cependant les patriciens tenaient tellement au privilège de prendre seuls les auspices, qu'en 398 on nomma, en l'absence du consul patricien, un interroi chargé de pré­sider les comices, afin de ne pas laisser ce soin au dictateur et à l'autre consul, qui étaient plébéiens (2).
Mais en permettant à la classe populaire d'arriver au consulat, on avait eu soin de retirer à cette dignité une grande partie de ses attributions, pour les conférer à des magistrats patriciens. Ainsi on avait successivement enlevé aux consuls, par la création de deux questeurs, en 307, l'administration de la caisse militaire (3); par la création des censeurs,

 (1) Tite-Live, VI, v.
(2)  Tite-Live, VII, xvii        
(3) En 333, leur nombre fut porté à quatre. Deux, préposés à la garde du trésor et au maniement des deniers publics, furent nommés par les consuls, les deux autres, chargés de l'administration de la caisse militaire, furent nommés par les tribus.

en 311, le droit de dresser la liste du cens, l'as­siette du revenu de l'État, et de veiller sur la morale publique; par la création des préteurs, en 387, la juridic­tion souveraine en matière civile, sous le prétexte que la noblesse seule possédait la connaissance du droit des Quirites; enfin, par la création des édiles curules, la prési­dence des jeux, la surintendance des bâtiments, la police et les approvisionnements de la ville, l'entretien des voies publiques et l'inspection des marchés.
L'intention de l'aristocratie avait été de limiter les con­cessions obligées ; mais, après l'adoption des lois liciniennes, il lui fut impossible d'empêcher en principe l'ad­mission des plébéiens à toutes les magistratures. Dès 386 ils étaient parvenus à la charge importante de maître des chevaliers (magister equitum),qui était pour ainsi dire le lieutenant du dictateur (magister populi) (1); en 387 l'accès aux fonctions religieuses leur avait été ouvert (2); en 345 ils obtinrent la questure; en 398, la dictature elle-même; en 403, la censure; enfin, en 417, la préture.
En 391 le peuple s'arrogea le droit de nommer une partie des tribuns légionnaires, choisis jusqu'alors par les consuls (3).
En 415 la loi de Q.Publilius Philon enlevait au sénat la faculté de refuser l'auctoritasaux lois votées par les comices, et elle l'obligeait à déclarer par avance si la loi proposée était conforme au droit public et religieux.

 (1) « Le maître des chevaliers était ainsi appelé parce qu'il exerçait le pou­voir suprême sur les chevaliers et les accensi, comme le dictateur l'exerçait sur tout le peuple romain, d'où le nom de maître du peuple, qu'on lui donna aussi. » (Varron, De la Langue latine, V, 82, éd. Müller.)
(2) « Les duumvirs chargés des rites sacrés furent remplacés par, des décemvirs, moitié plébéiens, moitié patriciens. » (Tite-Live, VI, xxxvii.)
(3)  Tite-Live, VII, v.

De plus, l'obli­gation imposée par cette loi d'avoir toujours un censeur pris parmi les plébéiens ouvrait les portes du sénat aux plus riches d'entre eux, puisqu'au censeur appartenait de fixer le rang des citoyens et de prononcer sur l'admission ou l'exclusion des sénateurs. La loi publilienne tendait donc à élever au même rang l'aristocratie des deux ordres, et à créer la noblesse (nobilitas),composée de toutes les familles illustrées par les fonctions qu'elles avaient remplies.
IV. Au commencement du Ve siècle de Rome, le rappro­chement des deux ordres avait donné à la société une plus grande consistance; mais, de même que nous avons vu, sous la royauté, poindre les principes qui devaient un jour faire la grandeur de Rome, de même nous voyons, alors, apparaître des dangers qui se renouvelleront sans cesse. La corruption électorale, la loi de perduellion, l'esclavage, l'accroissement de la classe pauvre, les lois agraires et la question des dettes, viendront, en différentes circonstances, menacer l'existence de la République. Constatons sommai­rement que ces questions, si graves dans la suite, furent soulevées de bonne heure.
Corruption électorale. — La fraude s'introduisit dans les élections dès que le nombre des électeurs s'accrut et obligea à recueillir plus de suffrages pour obtenir des charges publiques; en 396, en effet, une loi sur la brigue, proposée par le tribun du peuple C. Poetelius, atteste déjà l'existence de la corruption électorale.
Loi de lèse-majesté. — Dès 305 et 369, l'application de la loi de perduellion du d'attentat contre la République fournit à l'arbitraire une arme dont on fit plus tard, sous les empereurs, un si déplorable usage sous le nom de loi de lèse-majesté (I).

(1)  « Appius convoque une assemblée, accuse Valerius et Horatius du crime de perduellion, comptant entièrement sur la puissance tribunitienne dont il était revêtu. » (An de Rome 305.) (Denys d'Halicarnasse, XI, xxxix.)

Esclavage. — L'esclavage présentait de graves dangers pour la société, car, d'un côté, il tendait, par le meilleur marché de la main-d'œuvre, à se substituer au travail des hommes libres; de l'autre, mécontents de leur sort, les esclaves étaient toujours prêts à secouer le joug et à devenir les auxiliaires de tous les ambitieux. En 253, 294 et 336, des soulèvements partiels annoncèrent l'état déjà redou­table d'une classe déshéritée de tous les avantages, quoique liée intimement à tous les besoins de la vie commune (I). Le nombre des esclaves s'accrut promptement. Ils remplaçaient les hommes libres que les guerres continuelles arrachaient aux travaux de la terre. Plus tard, quand ces derniers reve­naient dans leurs foyers, le sénat était obligé de les nourrir, en envoyant chercher du blé jusqu'en Sicile, pour le livrer, soit gratis, soit à prix réduit (2).
Lois agraires. — Quant aux lois agraires et à la question des dettes, elles ne tardèrent pas à devenir une cause inces­sante d'agitation.

 (1) « Pendant que ces choses se passaient, il y eut à Rome une conspiration de plusieurs esclaves, qui formèrent ensemble le dessein de s'emparer des forts et de mettre le feu aux différents quartiers de la ville. » (An de Rome 253.) (Denys d'Halicarnasse, V, li.) — « Du haut du Capitole, Herdonius appelait les esclaves à la liberté. Il avait pris en main la cause du malheur; il venait rétablir dans leur patrie ceux que l'injustice en avait bannis, délivrer les esclaves d'un joug  pesant ; c'est au peuple romain qu'il veut accorder l'honneur de cette entreprise. » (An de Rome 294.) (Tite-Live, III, xv.) — «Les esclaves con­jurés devaient, sur différents points, incendier la ville, et, le peuple une fois occupé à porter secours aux toits embrasés, envahir en armes la citadelle et le Capitole. Jupiter déjoua ces criminels projets. Sur la dénonciation de deux esclaves, les coupables furent arrêtés et punis. » (An de Rome 336.) (Tite-Live, IV, xlv.)
(2) «Enfin, sous le consulat de M. Minucius et d'A. Sempronius, le blé arriva en abondance de Sicile, et le sénat délibéra sur le prix auquel il fallait le livrer aux citoyens. » (An de Rome 263.) (Tite-Live, II, xxxiv.) — « Comme le défaut de cultivateurs faisait craindre la famine, on envoya chercher du blé en Étrurie, dans le Pomptinum, à Cumes, et enfin jusqu'en Sicile. » (An de Rome 321.) (Tite-Live, IV, xxv.)

 Les rois, avec les terres conquises, avaient constitué un domaine de l'État (ager publicus),l'une de ses principales ressources (I), et ils en distribuaient généreusement une partie aux citoyens pauvres (2). En général on enlevait aux vaincus les deux tiers de leurs terres(3). De ces deux tiers, « la partie cultivée, dit Appien, était toujours adjugée aux nouveaux colons, soit à titre gratuit, soit par vente, soit par bail à redevance. Quant à la partie inculte, qui, par suite de la guerre, était presque toujours la plus considérable, on n'avait pas coutume de la distribuer, mais on en abandonnait la jouissance à qui voulait la défricher et la cultiver, en réservant à l'État la dixième partie des moissons et la cinquième partie des fruits. On imposait également ceux qui élevaient du gros ou du petit bétail (afin d'empêcher les prairies de s'étendre au détriment des terres labourables)

(1) « Quand Romulus eut distribue tout le peuple par tribus et par curies, il divisa aussi les terres en trente portions égales, dont il donna une à chaque curie, en réservant néanmoins ce qui était nécessaire tant pour les temples que pour les sacrifices, et une certaine portion pour le domaine de la République. » (Denys d'Halicarnasse, II, vii)
(2) « Numa distribua aux plus pauvres des plébéiens les terres que Romulus avait conquises et une petite portion des terres du domaine public. » (Denys d'Halicarnasse, II, lxii) — Mesures semblables attribuées à Tullus Hostilius et à Ancus Martius. (Denys d'Halicarnasse, III, i, xlviii.) — « Dès qu'il fut monté sur le trône, Servius Tullius distribua les terres du domaine public aux thètes (mercenaires) des Romains. » (Denys d'Halicarnasse, IV, 13.)
(3) Romulus, selon Denys d'Halicarnasse, envoya deux colonies à Caenina et à Antemnes, ayant pris à ces deux villes le tiers de leurs terres. (II, xxxv.) — En l'an 252, les Sabins perdirent dix mille arpents (jugera) de leurs terres arables. (Denys d'Halicarnasse, V, xlix.) — Un traité conclu avec les Herniques, en 268, leur enlevait les deux tiers de leur territoire. (Tite-Live, If, xli.) — « En 413, les Privernates perdirent les deux tiers de leur terri­toire ; en 410, les Tiburtins et les Prénestins perdirent une partie de leur territoire. » (Tite-Live, VIII, i, xiv.) — « En 563, P. Cornélius Scipion Nasica ôta aux Boïens près de la moitié de leur territoire. » (Tite-Live, XXXVI, 39.)

. On faisait cela en vue de l'accroissement de la population italique, qu'on jugeait à Rome la plus laborieuse, et pour avoir des alliés de sa propre race. « Mais la mesure produisit un résultat contraire à ce qu'on avait espéré. Les riches s'approprièrent la plus grande partie des terres non partagées, et, comptant que la longue durée de leur occupation ne permettrait à personne de les expulser, ils achetèrent de gré à gré ou enlevèrent par la force aux petits propriétaires voisins leurs modestes héritages, et formèrent ainsi de vastes domaines, au lieu des simples champs qu'eux-mêmes cultivaient auparavant(l).
Les rois avaient toujours cherché à réprimer ces usur­pations (2), et peut-être Servius Tullius paya-t-il de sa vie une tentative semblable. Mais, après la chute de la royauté, les patriciens, devenus plus puissants, voulurent conserver les terres dont ils s'étaient injustement emparés (3).
Il faut bien le reconnaître, comme ils soutenaient la plus grande partie du poids de la guerre et des impôts,

(1) Appien, Guerres civiles, I, 7. — Cette citation, quoique d'une date postérieure, s'applique néanmoins à l'époque dont nous parlons.
(2) « Servius publia un édit pour obliger tous ceux qui s'étaient approprié, à titre d'usufruitiers ou de propriétaires, les terres du domaine public, à les rendre dans un certain délai, et, par le même édit, il était ordonné aux citoyens qui ne possédaient aucun héritage, de lui apporter leurs noms. » (Denys d'Halicarnasse, IV, 10.)
(3) « II ne faut pas s'étonner si les pauvres aiment mieux que les terres du domaine soient distribuées (à tous les citoyens) que de souffrir qu'un petit nombre des plus effrontés en demeurent seuls possesseurs. Mais s'ils voient qu'on les ôte à ceux qui en perçoivent les revenus, et que le public rentre en possession de son domaine, ils cesseront de nous porter envie, et le désir qu'ils ont de les voir distribuer à chaque citoyen pourra se ralentir, quand on leur fera connaître que ces terres seront d'une plus grande utilité étant pos­sédées en commun par la République. » (An de Rome 268.) (Discours d’Appius; Denys d'Halicarnasse, VIII,lxxiii.)

ils avaient plus de droits que d'autres aux terres conquises; ils pensaient d'ailleurs que les colonies suffisaient pour entretenir une population agricole, et ils agissaient plutôt en fermiers de l'État qu'en propriétaires du sol. D'après le droit public, en effet, l'ager publicusétait inaliénable, et on lit dans un ancien auteur : « Les jurisconsultes nient que le sol qui a une fois commencé à appartenir au peuple romain puisse jamais, par l'usage ou la possession, devenir la propriété de qui que ce soit au monde(1). »
Malgré ce principe, il eût été sage de donner aux citoyens pauvres qui avaient combattu une part des dépouilles des vaincus ; aussi les demandes furent-elles incessantes, et, dès 268, renouvelées, presque d'année en année, par les tribuns ou par les consuls mêmes. En 275, un patricien, Fabius Caeson, prenant l'initiative d'un par­tage de terres récemment conquises, s'écria : « N'est-il pas juste que le territoire enlevé à l'ennemi devienne la propriété de ceux qui l'ont payé de leur sueur et de leur sang (2) ? Le sénat fut inflexible pour cette proposition comme pour celles qui furent mises en avant par Q. Considius et T. Genucius en 278, par Cn. Genucius en 280, par les tribuns du peuple, avec l'appui des consuls Valerius et AEmilius, en284(3).

(1) Agennius Urbicus, De contreversus agrorum, dans les Gromatici veteres,édit. Lachmann, t. I, p. 82.
(2)  Tite-Live, II, xlviii.
(3) « Lucius AEmilius dit qu'il était juste que les biens communs fussent partagés entre tous les citoyens plutôt que d'en laisser la jouissance à un petit nombre de particuliers ; qu'à l'égard de ceux qui s'étaient emparés des terres publiques, ils devaient être assez contents de ce qu'on les en avait laissés jouir pendant si longtemps sans les troubler dans leur possession, et que, si on les leur ôtait dans la suite, il ne leur convenait pas de s'entêter à en conserver la jouissance. Il ajouta qu'outre le droit reconnu par l'opinion générale, et d'après lequel les biens publics sont communs à tous les citoyens, de même que les biens des particuliers appartiennent à ceux qui les ont acquis légitimement, le sénat était obligé, par une raison spéciale, à distribuer les terres au peuple, puisqu'il en avait fait une ordonnance il y avait déjà dix-sept ans. » (Denys d'Halicarnasse, IX, li.)

Cependant, après cinquante-quatre ans de luttes, depuis l'expulsion des Tarquins, le tribun Icilius, en 298, obtint le partage des terres du mont Aventin, moyennant une indem­nité à ceux qui en avaient usurpé une certaine étendue (1). L'application de la loi Icilia à d'autres parties de l'ager publicus (2)fut vainement sollicitée en 298 comme dans les années suivantes; mais , en 330, un nouvel impôt fut prélevé sur les possesseurs des terres pour payer la solde des troupes. Rien ne lassait la persévérance des tribuns, et, pendant les trente-six années suivantes, six nouvelles pro­positions échouèrent, même celle qui était relative au terri­toire de Boles, récemment pris sur l'ennemi(3). En 361 seu­lement un sénatus-consulte accorda à chaque père de famille et à chaque personne libre sept arpents du territoire qui venait d'être conquis sur les Véiens(4).

(1) Tite-Live, III, xxxi. — Denys d'Halicarnasse, X, 23 et suiv.
(2) « Les plébéiens se plaignent hautement qu'on s'est emparé de leurs conquêtes; qu'il est indigne qu'ayant conquis tant de terres sur l'ennemi il ne leur en reste pas la moindre portion ; que l'ager publicus est possédé par des hommes riches et influents qui en perçoivent injustement le revenu, sans autre titre que leur puissance et les voies de fait les plus inouïes. Ils demandent enfin que, partageant avec les patriciens tous les périls, ils puissent aussi avoir leur part des avantages et du profit qu'on en retire. » (An de Rome 298.) (Denys d'Halicarnasse, X, xxxvi.)
(3) « Le moment eût été bien choisi, après s'être vengé des séditions, de proposer, pour adoucir les esprits, le partage du territoire de Boles; on eût ainsi affaibli tout désir d'une loi agraire qui chassait les patriciens des héritages publics injustement usurpés. Car c'était une indignité qui blessait le peuple au cœur, que cet acharnement de la noblesse à retenir les terres publiques qu'elle occupait de force, que son refus surtout de partager au peuple même les terrains vacants pris récemment sur l'ennemi, et qui deviendraient bientôt, comme le reste, la proie de quelques nobles. » (An de Rome 341.) (Tite-Live, IV, li.)
(4 -Livc, ) Tite V, xxx.

En 371, après une résistance de cinq années, le sénat, pour s'assurer le concours du peuple dans la guerre contre les Volsques, consentit au partage du territoire de Pomptinum (Marais Pontins) enlevé à ce peuple par Camille, et déjà livré aux empiétements des grands (l). Ces concessions partielles ne pouvaient néanmoins satisfaire les plébéiens ni réparer les injustices; la loi licinienne fit triompher les prétentions du peuple, combattues depuis cent trente-six ans(2) ; elle ne privait pas complètement les nobles de la jouissance des terres injustement usurpées, mais elle en limitait la posses­sion à cinq cents jugera(cent vingt-cinq hectares). Cette répartition faite, le terrain restant devait être distribué aux pauvres. Les propriétaires étaient obligés d'entretenir sur leurs terres un certain nombre d'hommes libres, afin d'aug­menter la classe dans laquelle se recrutaient les légions ; enfin on fixa le nombre des bestiaux de chaque domaine pour restreindre la culture des prairies, en général la plus lucrative, et augmenter celle des terres labourables, ce qui affranchissait l'Italie de la nécessité d'avoir recours aux blés étrangers.
Cette loi de Licinius Stolon assurait d'heureux résultats ; elle réprimait les empiétements des riches et des grands, mais ne procédait dans ses effets rétroactifs qu'avec modé­ration; elle arrêtait l'extension inquiétante des domaines privés aux dépens du domaine public, l'absorption des biens de tous par quelques-uns, la dépopulation de l'Italie, et par conséquent l'affaiblissement des armées (3).

 (1) Tite-Live, VI, xxi. Il paraît que les Marais Pontins étaient alors très fertiles, puisque Pline rapporte, d'après Licinius Mucianus, qu'ils renfermaient plus de vingt-quatre villes florissantes. (Histoire naturelle, III, v, 59, édit. Sillig.)
(2) Tite-Live, VI, xxxv à xlii. — Appien, Guerres civiles, I, 8.
(3) Voyez le remarquable ouvrage de M. A. Macé, Sur les lois agraires; Paris, 1846.

De nombreuses condamnations infligées pour infractions à la loi Licinia prouvent qu'elle fut exécutée, et pendant deuxcents ans elle contribua, avec l'établissement de nouvelles(1), à entretenir cette classe d'agriculteurs, force colonies première   de l'Etat.   On remarque   en   effet que, de  ce moment, le sénat prit lui-même l'initiative de nouvelles distributions de terres au peuple (2).
 Dettes. — La question des dettes et de la diminution du taux de l'intérêt était depuis longtemps le sujet de vives préoccupations et de débats passionnés.

(1)      COLONIES ROMAINES. - II' période : 2M-41IÏ.
Labici (Labicum) (336). Latium. (Via Lavicana} La Colonna.
vitellia   (359).   Volsques.   (Via   Praestina.)   Incret..   Civiletella   ou         
Valmonte.         
satRiucUm (370). Volsques. Rive.de l’Astura Casili di Conca, entre
Anzo et Velletri.
COLONIES LATINES. — II" période : 244-4I6
 (2) C'eut ainsi que nous voyons, en 416, chaque citoyen pauvre recevoir deux jugera pris sur les terres des Latins et de leurs alliés. Eu 479, après le départ de Pyrrhus, le sénat fit distribuer des terres à ceux qui avaient combattu le roi d'Epire. En 531, la loi flaminienne, que Polybe accuse à tort d'avoir amène la corruption dans Rome, partagea par tête le territoire romain situé entre Rimini et le Picenum; en 554, après la prise de Carthage, le sénat fit distribuer des terres aux soldats de Scipion. Pour chaque année de service en Espagne ou en Afrique, chaque soldat reçut deux jugera, et la distribution en fût faite par des decemvirs. (Tite-l.ive, XXXI, xlix.)

Comme les citoyens faisaient la guerre à leurs frais, les moins riches, tant qu'ils étaient sous les armes, ne pou­vaient prendre soin de leurs champs ou de leurs fermes, et empruntaient pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles. La dette avait, dans ce cas, une noble ori­gine, le service de la patrie(1). L'opinion publique devait donc être favorable aux débiteurs et hostile à ceux qui, spéculant sur la gêne des défenseurs de l'Etat, exigeaient un gros intérêt des sommes prêtées. Les patriciens aussi abusaient de leur position et de la science des formules judiciaires pour exiger de fortes sommes des plébéiens dont ils défendaient les causes (2).
Les rois, accueillant les réclamations des citoyens obérés, s'étaient souvent empressés de les secourir(3); mais, après leur expulsion, les classes riches, plus indépendantes, devinrent plus intraitables, et l'on vit des hommes, à

(1) « Marcus Valerius leur démontra que la prudence ne leur permettait pas de refuser une chose de peu d'importance aux citoyens qui, sous le gouver­nement des rois, s'étaient signalés dans tant de batailles pour la défense de la République. » (An de Rome 256.) Denys d'Halicarnasse, V, lxv.) — « D'un côté, les plébéiens feignaient de n'être point en état de payer leurs dettes ; ils se plaignaient que, pendant tant d'années de guerre, leurs terres n'avaient rien produit, que leurs bestiaux avaient péri, que leurs esclaves s'étaient échappés ou leur avaient été enlevés dans les différentes courses des ennemis, et que tout ce qu'ils possédaient à Rome, ils l'avaient dépensé pour les frais de la guerre. D'un autre côté, les créanciers disaient que les pertes étaient communes à tout le monde ; qu'ils n'en avaient pas moins souffert que leurs débiteurs ; qu'ils ne pouvaient se résoudre à perdre encore ce qu'ils avaient prêté en temps de paix à quelques citoyens indigents, outre ce que les ennemis leur avaient enlevé pendant la guerre. » (An de Rome 258.) (Denys d'Hali­carnasse, VI, xxii.)
(2) Ceux qui plaidaient les causes des particuliers étaient presque tous séna­teurs, et exigeaient pour ce service de très fortes sommes, à titre d'honoraires.  (Tite-Live, XXXIV, iv.)
(3) « Les jours suivants, Servius Tullius fit dresser un état des débiteurs insolvables, de leurs créanciers et du montant respectif de leurs dettes. Dès qu'il eut ce relevé, il fit établir des comptoirs dans le Forum, et, à la vue de tous, remboursa aux prêteurs ce qui leur était dû. » (Denys d'Halicarnasse, IV, x.)

ruinés cause de leur service militaire, être vendus à l'encan, comme esclaves (1), par leurs créanciers. Aussi, lorsque la guerre était imminente, les pauvres refusaient-ils souvent de s’enrôler (2), s'écriant : « Que nous servira-t-il de vaincre » les ennemis du dehors, si nos créanciers nous mettent dans les fers pour les dettes que nous avons contractées? Quel avantage aurons-nous d'affermir l'empire de Rome, si nous ne pouvons pas conserver notre liberté individuelle (3)» Cependant les patriciens, qui concouraient plus que les autres aux charges de la guerre, réclamaient, non sans raison, de leurs débiteurs le payement des sommes prêtées : de là de perpétuelles dissensions (4).

(1) « Servilius fit publier par un héraut qu'il était défendu à toutes personnes de saisir, de vendre ou de retenir en gage les biens des Romains qui serviraient contre les Volsques, d'enlever leurs enfants ou aucun de leur famille pour quelque contrat que ce fût. » — « Un vieillard se plaint que son créancier l'a réduit en servitude : il dit à haute voix qu'il était né libre, qu'il avait servi dans toutes les campagnes tant que son âge le permettait, qu'il s'était trouvé à vingt-huit batailles, où il avait remporté plusieurs prix de valeur ; mais que, depuis que les temps étaient devenus mauvais, et que la République s'était vue réduite à la dernière extrémité, il avait été contraint de faire des emprunts pour payer les impôts. Après cela, ajouta-il, n’ayant plus de quoi payer mes dettes mon impitoyable créancier m'a réduit en servitude avec mes deux enfants, et m'a fait indignement frapper de plusieurs coups, parce que je lui ai répondu quelques mots quand il m'a commandé des choses trop difficiles. >> (An de Rome 259.) (Denys d'Halicarnasse, VI, xxvi.) — «Les créanciers contribuaient
à soulever la populace; ils ne gardaient plus de mesure, ils mettaient leurs débiteurs en prison, et les traitaient comme des esclaves qu'ils auraient achetés
à prix d'argent. » (An de Rome 254.) (Denys d'Halicarnasse, V, Liii)
 (2) « Les pauvres, surtout ceux qui n'étaient pas en état de payer leurs dettes, et qui faisaient le plus grand nombre, refusaient de prendre les armes et ne voulaient avoir aucune communication avec les patriciens, tant que le sénat ne ferait point d'ordonnance pour l'abolition  des dettes. »  (An  de Rome  256.) Denys d'Halicarnasse, V, lxiii.

(5) Denys d'Halicarnasse, V, lxiv.
(4) « Appius Claudius Sabinus ouvrit un avis tout contraire à celui de Marcius Valerius : il dit qu'on ne pouvait douter que les riches, qui n'étaient pas moins citoyens que le menu peuple, qui tenaient le premier rang dans la République, occupaient des emplois publics, et avaient servi dans toutes les guerres, ne trouvassent fort mauvais qu'on déchargeât leurs débiteurs de l'obligation de les payer. » (An de Rome 256.) (Denys d'Halicarnasse, V, lxvi.)

En 305, les lois des Douze Tables décidèrent que le taux de l'intérêt serait réduit à 10 p. 100 par année ; mais une loi de Licinius Stolon résolut seule, d'une manière équitable, cette grave question. Elle statuait que les intérêts précé­demment payés par les débiteurs seraient déduits du capital, et que le capital serait remboursé par portions égales dans un intervalle de trois ans. Cette mesure était avantageuse pour tous, car, dans l'état d'insolvabilité où se trouvaient les débiteurs, les créanciers ne touchaient aucun intérêt et risquaient même de perdre le capital : la nouvelle loi garan­tissait les créances; les débiteurs, à leur tour, devenus propriétaires, trouvaient à se libérer an moyen des terres qu'ils avaient reçues, et du délai qui leur était donné. L'accord établi en 387 ne fut que momentané, et, au milieu de dissentiments de plus en plus animés, on arriva, en 412, jusqu'à décréter l'entière abolition des dettes et la défense d'exiger aucun intérêt, mesures révolutionnaires et transi­toires.
V. Cet aperçu rapide des maux déjà sensibles qui travail­laient la société romaine nous conduit à cette réflexion : le sort de tous les gouvernements, quelle que soit leur forme, est de renfermer en eux des germes de vie qui font leur force, et des germes de dissolution qui doivent un jour amener leur ruine. Suivant donc que la République fut en progrès ou en décadence, les premiers ou les seconds se développèrent et dominèrent tour à tour; c'est-à-dire, tant que l'aristocratie conserva ses vertus et son patriotisme, les éléments de prospérité prédominèrent ; mais, dès qu'elle commença à dégénérer, les causes de perturbation prirent le dessus et ébranlèrent l'édifice si laborieusement élevé. Si la chute de la royauté, en donnant à l'aristocratie plus de vitalité et d'indépendance, rendit la constitution de l'Etat plus solide et plus durable, la démocratie n'eut pas d'abord à s'en féliciter. Deux cents ans s'écoulèrent avant que les plébéiens pussent obtenir, non seulement l'égalité des droits politiques, mais encore le partage de l'ager publicus et un adoucissement en faveur des débiteurs, obérés par des guerres incessantes. Le même temps environ fut nécessaire à la République pour reconquérir sur les peuples voisins la suprématie qu'elle avait exercée sous les derniers rois (1),

(1) II résulte des témoignages de Polybe, de Denys d'Halicarnasse, de Tite-Live, de Florus et d'Eutrope, qu'au moment de la chute de Tarquin le Superbe la domination de Rome s'étendait sur tout le Latium, sur la plus grande partie du pays des Sabins, et même jusqu'à Ocriculum (Otricoli), en Ombrie; que l'Étrurie, le pays des Berniques, le territoire de Caere (Cervetri) étaient unis aux Romains par des alliances qui les constituaient, à l'égard de ceux-ci, dans un état de sujétion.

L'établissement du gouvernement consulaire fut pour les peuples sujets de Rome le signal de la révolte. En 253, tous les peuples du Latium étaient ligués contre Rome; la victoire du lac Régille, en 258, c'est-à-dire quatorze ans après le renversement des Tarquins, commença la soumission du Latium, que compléta le traité conclu par Spurius Cassius avec les Latins, en l'an de Rome 268. Les Sabins ne furent définitivement réduits que par le consul Horatius, en.305. Fidènes, qui avait reconnu la suprématie de Tarquin, fut prise en l'an 319, puis reprise encore, une insurrection ayant éclaté en 328. Anxur (Terracine)ne fut soumise définitivement qu'après la défaite des Volsques; et Veïes, Faléries, ne tombèrent au pouvoir des Romains que dans les années 358 et 359. Circei, où une colonie latine avait été établie au temps des rois, n'en reçut une nouvelle qu'en l'an 360. Caere fut réunie au territoire romain en l'an 364, et ce fut seulement au temps de l'invasion gauloise qu'Antium et Ecetra furent définitivement annexés au territoire de Rome. En 408, la prise de Satricum, à l'entrée du pays des Volsques, empêcha ce peuple d'appuyer un soulèvement qui s'annonçait déjà chez les Latins. En 411, toute la plaine du Latium était occupée par des citoyens romains ou des alliés, mais dans les montagnes il restait des cités volsques et latines, indé­pendantes et secrètement ennemies. Néanmoins on peut dire que vers cette époque la République avait reconquis le territoire qu'elle possédait sous les rois, quoique Rome ait eu encore en 416, à réprimer une dernière insur­rection des Latins.
La société romaine avait été néanmoins assez vigoureu­sement constituée pour résister à la fois aux attaques du dehors et aux troubles intérieurs. Ni les envahissements de Porsenna, ni ceux des Gaulois, ni la conjuration des peuples voisins, ne purent compromettre son existence. Déjà des hommes éminents, tels que Valerius Publicola, A. Postumius, Coriolan, Spurius Cassius, Cincinnatus, Camille, s'étaient distingués comme législateurs et comme guer­riers, et Rome pouvait mettre sur pied dix légions, ou 45,000 hommes. Au dedans, de sérieux avantages avaient été obtenus, de notables concessions faites pour amener la réconciliation entre les deux ordres ; on avait adopté des lois écrites, et mieux définies les attributions des différentes magistratures, mais la constitution de la société restait la même. La facilité accordée aux plébéiens d'arriver à tous les emplois ne fit qu'accroître la force de l'aristocratie; elle se rajeunit sans se modifier, diminua le nombre de ses adver­saires et accrut celui de ses adhérents. Les familles plé­béiennes riches et importantes vinrent bientôt se confondre avec les anciennes familles patriciennes, partager leurs idées, leurs intérêts, leurs préjugés même; aussi un savant historien allemand remarque avec raison qu'après l'abolition de la royauté il y eut peut-être un plus grand nombre de plébéiens dans le sénat, mais que le mérite personnel, sans naissance et sans fortune, éprouva plus de difficultés à parvenir (l).
Il ne suffit pas, en effet, pour apprécier l'état d'une société, d'approfondir ses lois, il faut encore bien constater l'action qu'exercent les mœurs.

(1) Mommsen, Histoire romaine, I, p. 241, 2e édit.

 Les lois proclamaient l'égalité et la liberté, mais les mœurs laissaient les honneurs et la prépondérance à la classe élevée. L'admission aux emplois n'était plus interdite aux plébéiens, mais l'élection les en écartait presque toujours. Pendant cinquante-neuf années, deux cent soixante-quatre tribuns militaires remplacèrent les consuls, et dans ce nombre on compte seulement, dix-huit plébéiens ; lors même que ces derniers purent prétendre au consulat, le choix tomba, le plus souvent, sur des patri­ciens (1). Depuis longtemps le mariage entre les deux ordres se concluait sur un pied d'égalité, et cependant les préjugés de caste étaient loin d'être détruits en 456, comme le prouve l'histoire de la patricienne Virginia, mariée au plébéien Volumnius, et que les matrones repoussèrent du temple de la « Pudicitia patricia »(2).
Les lois protégeaient la liberté ; mais elles étaient rare­ment exécutées, comme le témoigne le renouvellement con­tinuel des mêmes règlements. Ainsi en 305 on avait décidé que les plébiscites auraient force de loi, et malgré cela on se crut obligé de rappeler la même disposition par les lois Hortensia, eu 466, et Maenia, en 468. Cette dernière sanc­tionnait en outre de nouveau la loi Publilia de 415. Il en fut de même de la loi de Valerius Publicola (de 246), qui auto­risait à en appeler au peuple des sentences des magistrats. Elle semble avoir été remise en vigueur par Valerius et Horatius en 305, et plus tard par Valerius Corvus en 454. Et, à ce propos, le grand historien romain s'écrie : « Je ne puis m'expliquer ce fréquent renouvellement de la même loi qu'en supposant que le pouvoir de quelques grands parvenait toujours à triompher de la liberté du peuple (3).

(1) En quatorze ans, de 399 à 412, les patriciens ne laissèrent arriver que six plébéiens au consulat.
(2) Tite-Live, X, xxi.
(3) Tite-Live, X, ix.

L'admissibilité au sénat était reconnue en principe, cependant on ne pouvait y entrer sans avoir obtenu un décret du censeur, ou avoir exercé une magistrature curule, faveurs presque toujours réservées à l'aristocratie. La loi qui exigeait un plébéien parmi les censeurs demeurait souvent sans application, et, pour devenir censeur, il fallait généralement avoir été consul.
Toutes les fonctions devaient être annuelles, et néanmoins les tribuns comme les consuls se faisaient renommer plusieurs fois à de courts intervalles : tels que Licinius Stolon, réélu tribun pendant neuf années de suite; Sulpicius Peticus, cinq fois consul (de 390 à 403); Popilius Laenas et Marcius Rutilus, tous les deux quatre fois, le premier de 395 à 406, le second de 397 à 412. Vainement la loi de 412 vint exiger dix ans d'intervalle pour pouvoir prétendre à la même magistrature, plusieurs personnages n'en furent pas moins réélus avant le temps exigé, tels que Valerius Corvus, six fois consul (de 406 à 455), et consécutivement pendant les trois dernières années; Papirius Cursor, cinq fois (de 421 à 441).
La vie des citoyens était protégée par des lois, mais l'opinion publique restait impuissante devant l'assassinat de ceux qui avaient encouru la haine du sénat; et, malgré la loi du consul Valerius Publicola, on applaudissait à la mort violente du tribun Genucius ou du riche plébéien Spurius Melius.
Les comices étaient libres, mais le sénat avait à sa disposition le vetodes tribuns ou les scrupules religieux. Un consul pouvait empêcher la réunion de ces assemblées ou couper court à toutes les délibérations, soit en déclarant qu'il observait le ciel, soit en supposant un coup de tonnerre ou toute autre manifestation céleste ; enfin il dépendait de la déclaration des augures d'annuler les élections(1). D'ailleurs le peuple se bornait, au fond, à désigner les personnes auxquelles

(1) « Qui ne voit clairement que le vice du dictateur (Marcellus) aux yeux des augures, c'est qu'il est plébéien? » (Tite-Live, VIII, 23. — Cicéron, De la Divination, II, 35 et 37; — Des Lois, II, 13.)

il voulait conférer les magistratures, car, pour entrer en fonctions, les consuls et les préteurs devaient soumettre leurs pouvoirs à la sanction des curies (lex curiata de imperio)(1). Il était donc possible à la noblesse de faire revenir sur les élections qui lui déplaisaient; c'est ce qu'explique Cicéron dans les termes suivants, tout en présentant cette mesure sous un jour favorable au peuple : «Vos ancêtres exigeaient deux fois vos suffrages pour toutes vos magistratures, car, lorsqu'on proposait en faveur des magistrats patriciens une loi curiate, on votait en réalité une seconde fois sur les mêmes personnes, de sorte que le peuple, s'il venait à se repentir de ses préférences,  avait la faculté d'y renoncer(2). »       
La dictature était aussi un levier laissé aux mains de la noblesse pour faire tomber les oppositions et influencer les comices. Le dictateur n'était jamais élu, mais nommé par un consul (3). Dans l'espace de vingt-six ans seulement, de 390 à 416, il y eut dix-huit dictateurs. Le sénat restait donc tout-puissant malgré la victoire des plébéiens, car, indépendamment des moyens mis à sa dis­ position, il était le maître d'éluder les plébiscites dont l'exé­cution lui était confiée. Si l'influence d'une classe prédominante tempérait l'usage de la liberté politique, les lois restreignaient plus encore la liberté individuelle. Ainsi, non seulement tous les membres de la famille étaient soumis à  l'autorité absolue du chef, mais encore chaque citoyen était tenu d'obéir à une foule d'obligations rigoureuses (4).

(1) Les consuls et les préteurs ne pouvaient assembler les  comices,  commander les armées, juger en dernier ressort dans les affaires civiles, qu'après avoir été investis de l'imperium et du droit de prendre les auspices (Jus auspiciorum) par une loi curiate.            

(2) Deuxième discours sur la loi agraire, ix.                                                                                                                                   
(3) Tite-Live, IV, xxi.                                                                                                                                                                
(4) Si un citoyen refusait de donner son nom pour le recrutement, ses biens étaient confisqués ;   s'il  ne payait pas  ses  créanciers,  il  était vendu  comme  esclave. — II était interdit aux femmes de boire du vin (Polybe, VI, 2); le nombre des convives qu'on pouvait admettre dans les festins était réglé. (Athénée, VII, xxi, p. 274.) Les magistrats qui entraient en charge ne pou­vaient accepter d'invitations à dîner que chez certaines personnes désignées. (Aulu-Gelle, II, xxiv. — Macrobe, II, xiii). Le mariage avec une plébéienne ou une étrangère était entouré de mesures restrictives ; il était défendu avec une esclave ou une affranchie. Le célibat, à un certain âge, était puni d'une amende. (Valère Maxime, II, ix, 1.) Il existait des règlements pour le deuil et les funérailles. (Cicéron, Des Lois, II, 24.)

Le censeur surveillait la pureté des mariages, l'éducation des enfants, le traitement des esclaves et des clients, la culture des champs (1). « Les Romains ne croyaient pas, dit Plutarque, qu'on dût laisser à chaque particulier la liberté de se marier, d'avoir des enfants, de choisir son genre de vie, de faire des festins, enfin de suivre ses désirs et ses goûts, sans subir une inspection et un jugement préalables(2). »
L'état de Rome ressemblait alors beaucoup à celui de l'Angleterre avant sa réforme électorale. Depuis plusieurs siècles, on vantait la constitution anglaise comme le palladiumde la liberté, quoique alors, comme à Rome, la naissance et la fortune fussent la source unique des honneurs et de la puissance. Dans les deux pays l'aristocratie, maîtresse des élections par la brigue, par l'argent ou par les bourgs pourris, faisait nommer, à Rome des patriciens, au Parle­ment des membres de la noblesse, et, faute d'un cens élevé, on n'était citoyen dans aucun dès deux pays. Néanmoins, si le peuple, en Angleterre, n'avait point de part à la direction des affaires, on vantait avec raison, avant 1789, une liberté qui retentissait avec éclat au milieu de l'atmosphère silencieuse des États du continent. L'observateur désintéressé n'examine pas si la scène où se discutent les graves questions politiques est plus ou moins vaste, si les acteurs sont plus ou moins nombreux : il n'est frappé que de la grandeur

(1) Aulu-Gelle, IV, 12.
(2) Plutarque, Caton le Censeur, XXIII.
                                                                                                                                                                                         du spectacle. Aussi, loin de nous l'intention de blâmer la noblesse, pas plus à Rome qu'en Angleterre, d'avoir conservé sa prépondérance par tous les moyens que les lois ou les habitudes mettaient à sa disposition! Le pouvoir devait , rester aux patriciens tant qu'ils s'en montreraient dignes, et, il faut bien le reconnaître, sans leur persévérance dans la même politique, sans cette hauteur de vues, sans cette vertu sévère et inflexible, caractère distinctif de l'aristocratie, l'œuvre de la civilisation romaine ne se serait pas accomplie.
  Au commencement du Ve siècle, la République, consolidée, va recueillir le fruit de tant d'efforts soutenus. Plus unis désormais à l'intérieur, les Romains tourneront toute leur énergie vers la conquête de l'Italie, mais il faudra près d'un siècle pour la réaliser. Toujours stimulés par les insti­tutions, toujours contenus par une aristocratie intelligente, ils donneront l'étonnant exemple d'un peuple conservant, au nom de la liberté et au milieu des agitations, l'immobilité d'un système qui le rendra le maître du monde.

 

CHAPITRE TROISIÈME.
CONQUÊTE   DE   L'ITALIE.
(De 416 à 488.)
I. L'Italie ancienne ne comprenait pas tout le territoire qui a pour limites naturelles les Alpes et la mer. Ce qu'on appelle la partie continentale, c'est-à-dire la grande plaine traversée par le Pô et qui s'étend entre les Alpes, les Apen­nins et l'Adriatique, en était séparé. Cette plaine et une partie des montagnes sur les côtes de la Méditerranée for­maient la Ligurie, la Gaule cisalpine et la Vénétie. La pres­qu'île, ou Italie proprement dite, était bornée : au nord, par le Rubicon, et, vraisemblablement, par le cours inférieur de l'Arno (l); à l'ouest, par la Méditerranée; à l'est, par l'Adria­tique; au sud, parla mer Ionienne.
Les Apennins traversent l'Italie dans toute sa longueur. Ils commencent où finissent les Alpes, près de Savone, et leur chaîne va toujours en s'élevant jusqu'au centre de la presqu'île. Le mont Velino en est le point culminant, et de là les Apennins vont en s'abaissant jusqu'à l'extrémité du royaume de Naples. Dans la région septentrionale, ils se rapprochent de l'Adriatique; mais, au centre, ils coupent la presqu'île en deux parties à peu près égales; puis, arrivés au mont Caruso (Vultur), près de la source du Bradano (Bradanus), ils se partagent en deux branches, dont l'une pénètre en Calabre, l'autre dans la Terre de Bari jusqu'à Otrante.

(1) Les historiens ont toujours indiqué comme frontière septentrionale de l'Italie, sous la République, la rivière Macra, en Etrurie ; mais ce qui prouve que cette limite était plus au sud, c'est que César venait prendre ses quartiers d'hiver à Lucques ; cette ville devait donc être dans son commandement et faire partie de la Gaule cisalpine. Sous Auguste, la frontière de l'Italie septen­trionale fut portée jusqu'à la Macra.

 Les deux versants des Apennins donnent naissance à divers cours d'eau qui se jettent, les uns dans la mer Adria­tique, les autres dans la Méditerranée. Sur le versant oriental les principaux sont : le Rubicon, le Pisaurus (Foglia), le Metaurus (Metauro), l'Aesis (Esino), le Truentus (Tronto), l'Aternus (Pescara), le Sangrus (Sangro), le Trinius (Trigno), le Frento (Fortore), l'Aufidus (Ofanto), qui suivent géné­ralement une direction perpendiculaire à la chaîne de montagnes. Sur le versant occidental, l'Arnus (Arno), l'Ombro (Ombrone) le Tibre, l'Amasenus (Amaseno), le Liris (Garigliano), le Vulturnus (Vulturno), le Silarus (Silaro ou Sele), coulent parallèlement aux Apennins; niais près de leur embouchure ils prennent une direction presque perpendiculaire à la côte. Dans le golfe de Tarente se trouvent le Bradanus (Bradano), le Casuentus (Basiento}, l'Aciris (Agri).
On peut admettre dans l'Italie ancienne les grandes divi­sions et les subdivisions suivantes :
Au nord, les Sénons, peuple d'origine gauloise, occupant les rives de la mer Adriatique, depuis le Rubicon jusques auprès d'Ancône; l'Ombrie, située entre les Sénons et le cours du Tibre ; l'Etrurie, entre le Tibre et la mer Médi­terranée.
Au centre, le Picenum, entre Ancône et Hadria, dans l'Abruzze ultérieure; le Latium, dans la partie qui s'étend de l'Apennin à la Méditerranée, depuis le Tibre jusqu'au Liris; au midi du Latium, les Volsques, les Aurunces, débris des anciens Ausones, retirés entre le Liris et l'Amasenus, et confinant à un autre peuple de même race, les Sidicins, établis entre le Liris et le Vulturne; entre le Picenum et le Latium, la Sabine; à l'est du Latium, dans les montagnes, les Èques; les Herniques, adossés aux populations de souche sabellique, à savoir, les Marses, les Péligniens, les Vestins, les Marrucins, les Frentaniens, distribués dans les vallées traversées par les rivières que reçoit l'Adriatique, depuis l'extrémité du Picenum jusqu'au Fortore.
Le Samnium, répondant à la plus grande partie des Abruzzes et de la province de Molise, s'avançait à l'ouest jusqu'au cours supérieur du Vulturne, à l'est jusqu'aux rives du Fortore, et au midi jusqu'au mont Vultur. Au delà du Vulturne, s'étendait la Campanie (Terre de Labour et partie de la principauté de Salerne),depuis Sinuessa jusqu'au golfe de Paestum.
L'Italie méridionale ou Grande Grèce comprenait sur l'Adriatique : 1° l'Apulie (Capitanate et Terre de Bari} et la Messapie (Terre d'Otrante); cette dernière se terminait au promontoire yapygien, et sa partie centrale était occupée par les Salentins et diverses autres populations messapiennes, tandis que sur le littoral existaient un grand nombre de colonies grecques; 2° la Lucanie, qui répondait presque à la province actuelle de la Basilicate et que baignent les eaux du golfe de Tarente; 3° enfin le Bruttium (aujourd'hui les Calabres), formant la pointe la plus avancée de l'Italie et finissant au promontoire d'Hercule.
II. En 416, Rome avait définitivement dompté les Latins et possédait une partie de la Campanie. Sa suprématie s'éten­dait depuis le territoire actuel de Viterbe jusqu'au golfe de Naples, depuis Antium (Porto d'Anzo)jusqu'à Sora.
Les frontières de la République étaient difficiles à défendre, ses limites mal déterminées, et ses voisins les peuples les plus belliqueux de la Péninsule.
Au nord seulement, les monts de Viterbe, couverts d'une forêt épaisse (silva Ciminia), formaient un rempart contre l'Etrurie. La partie méridionale de ce pays était depuis longtemps à demi romaine; les colonies latines de Sutrium (Sutri) et de Nepete (Nepi)servaient de postes d'obser­vation. Mais les Étrusques, animés depuis des siècles de sentiments hostiles envers Rome, tentaient sans cesse de reprendre le territoire perdu. Les Gaulois Sénons, qui en 364 avaient pris, brûlé Rome et renouvelé souvent leurs invasions, étaient encore venus tenter la fortune. Malgré leurs défaites en 404 et 405, ils se tenaient toujours prêts à se joindre aux Ombriens et aux Étrusques pour attaquer la République.
Les Sabins, quoique entretenant, de temps immémorial, des relations assez amicales avec les Romains, n'offraient qu'une alliance douteuse. Le Picenum, contrée fertile et populeuse, était paisible, et la plupart des tribus monta­gnardes de race sabellique, malgré leur bravoure et leur énergie, n'inspiraient encore aucune crainte. Plus près de Rome, les Èques et les Berniques avaient été réduits à l'inaction ; mais le sénat gardait le souvenir de leurs hosti­lités et nourrissait des projets de vengeance.
Sur les côtes méridionales, parmi les villes grecques adonnées au commerce, Tarente passait pour la plus puis­sante; mais ces colonies, déjà en décadence, étaient obli­gées, pour résister aux indigènes, d'avoir recours à des troupes mercenaires. Elles disputaient aux Samnites et aux Romains la prépondérance sur les peuples de la Grande Grèce. Les Samnites, en effet, race mâle et indépendante, tendaient à s'emparer de toute l'Italie méridionale ; leurs cités formaient une confédération redoutable par son étroite union dans la guerre. Les tribus des montagnes se livraient au brigandage, et, chose digne d'attention, des événements récents prouvent que de nos jours les moeurs n'ont pas encore changé dans cette contrée. Les Samnites avaient amassé des richesses considérables ; leurs armes étaient d'un luxe excessif, et, si l'on en croit César(1), elles servirent de modèle à celles des Romains.
Entre les Romains et les Samnites, régnait depuis long­temps une rivalité jalouse. Du moment où ces deux peuples se trouvèrent en présence, ils devaient évidemment en venir aux mains; la lutte fut longue et terrible, et, pendant le Ve siècle, c'est autour du Samnium qu'ils se disputèrent l'empire de l'Italie. La position des Samnites était très avantageuse. Retranchés dans leurs montagnes, ils pou­vaient, à leur choix, ou descendre dans la vallée du Liris, de là atteindre le pays des Aurunces, toujours prêts à se révolter, et couper les communications de Rome avec la Campanie ; ou bien remonter par le haut Liris dans le pays des Marses, soulever ces derniers et tendre la main aux Etrusques en tournant Rome ; ou enfin pénétrer dans la Campanie par la vallée du Vulturne, et tomber sur les Sidicius, dont ils convoitaient le territoire.
Au milieu de tant de peuples hostiles, pour qu'un petit Etat parvînt à s'élever au-dessus des autres et à les subju­guer, il devait avoir en lui des éléments particuliers de supériorité. Les peuples qui entouraient Rome, belliqueux et fiers de leur indépendance, n'avaient ni la même unité, ni le même mobile, ni la même organisation aristocratique puissante, ni la même confiance aveugle dans leurs desti­nées. On découvrait en eux plus d’égoïsme que d'ambition. S'ils combattaient, c'était bien plus pour accroître leurs richesses par le pillage que pour augmenter le nombre de leurs sujets. Rome triompha, parce que seule, dans des vues d'avenir, elle fit la guerre non pour détruire, mais pour conserver, et qu'après la conquête matérielle elle s'appliqua toujours à faire la conquête morale des vaincus.

(1) Discours   de   César  au sénat,  rapporté  par Salluste.  (Conjuration  de Catilina, li.)

 Depuis quatre cents ans, les institutions avaient formé une race animée de l'amour de la patrie et du sentiment du devoir; mais, à leur tour, les hommes, sans cesse retrempés par les luttes intestines, avaient successivement amené et des mœurs et des traditions plus fortes que les institutions elles-mêmes. Pendant trois siècles, en effet, on vit à Rome, malgré le renouvellement annuel des pouvoirs, une telle persévérance dans la même politique, une telle pratique des mêmes vertus, qu'on eût supposé au gouvernement une seule tête, une seule pensée, et qu'on eût cru tous ses géné­raux de grands hommes de guerre, tous ses sénateurs des hommes d'État expérimentés, tous ses citoyens de valeureux soldats.
La position géographique de Rome ne concourut pas moins à l'accroissement rapide de sa puissance. Située au milieu de la seule grande plaine fertile du Latium, aux bords du seul fleuve important de l'Italie centrale qui l'unis­sait à la mer, elle pouvait être à la fois agricole et maritime, conditions indispensables alors à la capitale d'un nouvel empire. Les riches contrées qui bordent les rivages de la Méditerranée devaient tomber facilement sous sa domina­tion ; et, quant aux pays de montagnes qui l'environnaient, il lui fut possible de s'en rendre maîtresse en occupant peu à peu le débouché de toutes les vallées. La ville aux sept collines, favorisée par sa situation naturelle comme par sa constitution politique, portait donc en elle les germes de sa grandeur future.
III. A partir du commencement du Vème siècle, Rome se prépare avec énergie à soumettre et à assimiler les peuples qui habitent depuis le Rubicon jusqu'au détroit de Messine. Rien ne l'empêchera de surmonter tous les obstacles, ni la coalition de ses voisins conjurés contre elle, ni les nouvelles incursions des Gaulois, ni l'invasion de Pyrrhus. Elle saura se relever de ses défaites partielles et constituer l'unité de l'Italie, non en assujettissant immédiatement tous les peu­ples aux mêmes lois et au même régime, mais on les faisant entrer peu à peu et à différents degrés dans la grande famille romaine. «  De telle cité elle fait son alliée; à telle autre elle accorde l'honneur de vivre sous la loi quiritaire, à celle-ci  avec le droit de suffrage, à celle-là en lui conservant son propre gouvernement. Municipes de divers degrés, colonies maritimes, colonies latines, colonies romaines, préfectures, villes alliées, villes libres, toutes isolées par la différence de leur condition, toutes unies par leur égale  dépendance du sénat, elles formeront comme un vaste réseau qui enlacera les peuples italiens, jusqu'au jour où, sans luttes nouvelles, ils s'éveilleront sujets de Rome (1). » Examinons les conditions de ces diverses catégories : Le droit decité, dans sa plénitude (Jus civitatis optimo jure), comprenait les privilèges politiques particuliers aux Romains, et assurait pour la vie civile certains avantages dont la concession pouvait se faire séparément, par degrés. Venait d'abord le « commercium »c'est-à-dire le droit de pos­séder et de transmettre suivant la loi romaine; puis le « connubium »ou le droit de contracter mariage avec les avan­tages établis par la législation romaine (2). Le commercium et le connubiumréunis formaient le droit quiritaire (jus quiritium)
Il y avait trois sortes de municipes (3) : 1° les municipes dont les habitants, inscrits dans les tribus, exerçaient tous

(1) Cette phrase exprimant, avec une grande netteté, la politique du sénat romain, est extraite rie l'excellente « histoire romaine » de M. Duruy, t. I, chap.XI.
(2) Comme, par exemple, de mettre l'épouse dans l’obéissance complète de son mari; de donner au père une autorité absolue sur ses enfants, etc.
(3) Dans l'origine, les municipes étaient des villes alliées conservant leur autonomie, mais s'engageant à rendre à Rome certains services (munus); de là le nom de municipes. (Aulu-Gelle, XVI, 13, 16.)

les droits et étaient soumis à toutes les obligations des citoyens romains; 2) les municipes sine suffragio, dont les habitants jouissaient en totalité ou en partie du droit quiritaire, et qui pouvaient obtenir le droit complet de citoyens romains sous certaines conditions(1) : c'est ce qui constituait le jus Latii; ces deux premières catégories conservaient leur autonomie et leurs magistrats ; 3) les villes qui avaient perdu toute indépendance en échange des lois civiles de Rome, mais sans jouissance, pour les habitants, des droits politiques les plus importants : c'était le droit des Caerites, parce que Caere avait la première été ainsi traitée(2).
Au-dessous des municipes qui avaient leurs propres magistrats, venaient, dans cette hiérarchie sociale, les pré­fectures (3), appelées de ce nom parce qu'un préfet y était envoyé tous les ans pour rendre la justice.
Les « dedititii » étaient plus maltraités encore. Livrés par la victoire à la discrétion du sénat, ils avaient dû donner leurs armes et des otages, abattre leurs murailles ou y recevoir garnison, payer un impôt et fournir un contingent déter­miné. A l'exclusion de ces derniers, les villes qui n'avaient pas obtenu pour leurs habitants les droits complets de citoyens romains appartenaient à la classe des alliés (fœde rati socii). Leur condition différait suivant la nature de leurs engagements. Les simples traités d'amitié (4),

(1) Pour pouvoir jouir du droit de cité, il fallait être domicilié à Rome, avoir laissé un fils majeur dans son municipe ou y avoir exercé une magis­trature.
(2) Aulu-Gelle, XVI, xiii — Paul Diacre, au mot Municipium, p. 127.
(3) Dans cette, catégorie se trouvaient parfois des municipes du troisième degré, tels que Cœre. (Voy. Festus, au mot Prœfecturœ, p. 233.) Plusieurs de ces villes, telles que Fundi, Formies, Arpinum, obtinrent dans la suite le droit de suffrage; on continua cependant, par un ancien usage, de leur donner le nom de préfecture, qui fut aussi abusivement appliqué à des colonies.
(4) Socius et amicus. (Tite-Live, XXXI, xi.) — Conf. Denys d'Halicarnasse, VI, xcv; X, xxi.

ou de commerce (1), ou d'alliance défensive, ou offensive et défen­sive (2), conclus sur le pied de l'égalité, se nommaient « fœdera oequa ». Au contraire, lorsque l'une des parties contractantes (et ce n'étaient jamais les Romains) se soumettait à des obli­gations onéreuses dont l'autre était exemptée, ces traités s'appelaient « fœdera non œqua ». Ils consistaient presque tou­jours dans la cession d'une partie du territoire des vaincus et dans la défense d'entreprendre aucune guerre de leur chef. On leur laissait, il est vrai, une certaine indépen­dance ; on leur accordait le droit d'échange et le libre éta­blissement dans la capitale, mais on les liait aux intérêts de Rome en leur imposant une alliance offensive et défensive. La seule clause établissant la prépondérance de Rome était conçue en ces termes, « Majestatem populi Romani comiter conservanto »(3); c'est-à-dire, « Ils reconnaîtront loyalement la suprématie du peuple romain. » Chose remarquable, à dater du règne d'Auguste on divisa les affranchis en catégo­ries semblables à celles qui existaient pour les habitants de l'Italie (4).
Quant aux colonies, elles furent, établies pour conserver les possessions acquises, assurer les nouvelles frontières et garder les passages importants; même, dans le principe,

(1) Par exemple, avec Carthage. (Polybe, III, 22. — Tite-Live, VII, xxvii            
IX, xix, xliii.)                         

(2) Ainsi avec les Latins. « Ut eosdem quos populus romanus amicos atque hostes habeant. » (Tite-Live, XXXVIII, viii.)
(3) Cicéron, Discours pour Balbus, xvi.
(4) Les affranchis étaient, en effet, ou citoyens romains, ou latins, ou rangés au nombre des dedititii. Les esclaves qui avaient, pendant qu'ils étaient en servitude, subi un châtiment grave, s'ils venaient à être affranchis n'obtenaient que l'assimilation aux dedititii. Si, au contraire, l'esclave n'avait subi aucune peine, s'il était âgé de plus de trente ans; si, en même temps il appartenait à son maître selon le droit des Quirites, et si les formalités de la manumission ou de l'affranchissement exigées par la loi romaine avaient été  observées, il était citoyen romain. Il n'était que latin, si une de ces circonstances manquait. (Institutes de Gaius, I, §§ 12, 13, 15, 16, 17.)

pour se débarrasser de la classe turbulente (1). 11 y en avait de deux sortes : les colonies romaines et les colonies latines. Les unes différaient peu des municipes du premier degré, les autres des municipes du deuxième degré. Les premières étaient formées de citoyens romains, pris avec leurs familles dans les classes soumises au service militaire, et même, à l'origine, uniquement parmi les patriciens. Les colons con­servaient les privilèges attachés au titre de citoyen (2) se trou­vaient astreints aux mêmes obligations, et l'administration intérieure de la colonie était une image de celle de Rome  (3). Les colonies latines, à la différence des autres, avaient été fondées par la confédération des Latins sur divers points du Latium. Emanant d'une ligue de cités indépendantes, elles n'étaient pas, comme les colonies romaines, rattachées par des liens étroits à la métropole (4). Mais la confédération une fois dissoute, ces colonies furent mises au rang des villes alliées (socii latini). L'acte (formula) qui les insti­tuait était une sorte de traité garantissant leurs franchises (5).

(1) « Valerius envoya sur les terres conquises des Volsques une colonie d'un certain nombre de citoyens choisis parmi les pauvres, tant pour y servir de garnison contre les ennemis que pour diminuer à Rome le parti des séditieux... " (An de Rome 260.) (Denys d'Halicarnasse, VI, xliii.) — Ce grand nombre de colonies, en déchargeant la population de Rome d'une multitude de citoyens indigents, avait maintenu la tranquillité (453). (Tite-Live, X, vi.)
(2) Les auteurs modernes ne sont pas d'accord sur ce point, qui exigerait une longue discussion; mais on peut considérer la question comme tranchée dans le sens de notre texte par Madvig, Opuscula, I, p. 244-254.
(3) Le peuple (populus) y nommait ses magistrats; les duumviri remplis­saient les fonctions de consuls ou de préteurs, dont quelquefois ils prenaient le titre (Corpus inscriptionum latin, passim); les quinquennales correspondaient aux censeurs. Enfin il y avait des questeurs et des édiles. Le sénat, de même qu'à Rome, se composait de membres nommés à vie, au nombre de cent; il était complété tous les cinq ans (lectio senatus). (Tabula Heracleesis, cap. v et seq.)
(4) Un certain nombre de colonies figurent dans la liste que donne Denys d'Halicarnasse des membres de la confédération (V, 61.)
(5)  Pline, Histoire naturelle, III, iv, § 7.

Peuplées d'abord de Latins, ces colonies ne tardèrent pas à recevoir des citoyens romains que leur pauvreté engageait à échanger leur titre et leurs droits contre les avantages assurés aux colons. Ceux-ci ne figuraient point sur les listes des censeurs. La « formula »fixait simplement le tribut à payer et le nombre des soldats à fournir. Ce que la colonie per­dait en privilèges, elle le regagnait en indépendance (l).
L'isolement des colonies latines, placées au milieu du territoire ennemi, les obligeait de rester fidèles à Rome et de surveiller les peuples voisins. Leur importance militaire était au moins égale à celle des colonies romaines ; elles méritaient aussi bien que ces dernières le nom de propugnacula imperii, de spécula (2), c'est-à-dire boulevards et vigies de la conquête. Au point de vue politique, elles ren­daient des services analogues. Si les colonies romaines annonçaient aux peuples vaincus la majesté du nom romain, leurs soeurs latines donnaient une extension toujours plus grande au « nomen latinum » (3)c'est-à-dire à la langue, aux mœurs, à toute la civilisation de cette race dont Rome n'était que le premier représentant. Les colonies latines étaient fondées ordinairement pour ménager les colonies de citoyens romains, chargées principalement de défendre les côtes et de maintenir les relations commerciales avec les peuples étrangers.

(1) Puisqu'elle nommait ses magistrats, battait monnaie (Mommsen, Mùnzwesen, p. 317), droits refuses aux colonies romaines, et conservait ses lois particulières d'après le principe : « Nulla populi Romani lege adstricti, nisi in quam populus eorum fondus factus est. » (Aulu-Gelle, XVI, xiii, 6. — Conf. Cicéron, Discours pour Balbus, viii 21.)
(2) Cicéron, Discours sur la loi agraire, n, 27.
(3) Tite-Live, XXVII, ix.

En faisant du droit de citoyen romain un avantage que chacun était heureux et fier d'acquérir, le sénat donnait un appât à toutes les ambitions, et c'est un trait caractéristique des mœurs de l'antiquité que ce désir général, non de détruire le privilège, mais de compter au nombre des privi­légiés. Dans la cité non moins que dans l'État, les révoltés ou les mécontents ne cherchaient pas, comme dans nos sociétés modernes, à renverser, mais à parvenir. Ainsi cha­cun, suivant sa position, aspirait à un but légitime : les plébéiens, à entrer dans l'aristocratie, non à la détruire ; les peuples italiques, à avoir une part dans la souveraineté de Rome, non à la contester; les provinces romaines, à être déclarées alliées et amies de Rome, et non à recouvrer leur indépendance.
Les peuples pouvaient juger, d'après leur conduite, quel sort leur serait réservé. Les intérêts mesquins de cité étaient remplacés par une protection efficace et par des droits nou­veaux plus précieux souvent, aux yeux des vaincus, que l'indépendance même. C'est, ce qui explique la facilité avec laquelle s'établit la domination romaine. On ne détruit, en effet, sans retour que ce que l'on remplace avanta­geusement.
Un coup d'œil rapide sur les guerres qui amenèrent la conquête de l'Italie nous montrera comment le sénat appli­quait les principes indiqués plus haut; comment il sut pro­fiter des divisions de ses adversaires, réunir toutes ses forces pour en accabler un; après la victoire, s'en faire un allié; se servir des armes et des ressources de cet allié pour sub­juguer un autre peuple ; briser les confédérations qui unis­saient entre eux les vaincus ; les attacher à Rome par de nouveaux liens ; établir sur tous les points stratégiques importants des postes militaires ; enfin, répandre partout la race latine, en distribuant à des citoyens romains une partie des terres enlevées à l'ennemi.
Mais, avant d'entrer dans le récit des événements, nous devons nous reporter aux années qui précédèrent immédia­tement la pacification du Latium.
IV. Pendant cent soixante-sept ans, Rome s'était bornée à lutter contre ses voisins pour reconquérir une suprématie perdue depuis la chute des rois. Elle s'était presque tou­jours tenue sur la défensive, mais, à partir du Ve siècle, elle prend l'offensive et inaugure le système de conquêtes suivi jusqu'au moment où elle succombe elle-même.
En 411, elle avait, de concert avec les Latins, combattu pour la première fois les Samnites et commencé contre ce peuple redoutable une lutte qui dura soixante et douze ans et qui valut vingt-quatre triomphes aux généraux romains (I). Fiers d'avoir contribué aux deux grandes victoires du mont Gaurus et de Suessula, les Latins, avec le sentiment exa­géré de leur force et la prétention de marcher à l'égal de Rome, en étaient venus à exiger que l'un des deux consuls et la moitié des sénateurs fussent pris parmi eux. Dès ce jour la guerre leur fut déclarée. Le sénat voulait bien des alliés et des sujets, mais il ne pouvait souffrir d'égaux; il accepta alors sans scrupule les services des ennemis de la veille, et on vit dans les champs du Veseris et de Trifanum les Romains, unis aux Samnites, aux Herniques et aux peu­ples sabelliens, combattre contre les Latins et les Volsques. Le Latium une fois soumis, il restait à régler le sort des vaincus. Tite-Live rapporte un discours de Camille qui explique clairement la politique conseillée par ce grand citoyen. « Voulez-vous, s'écrie-t-il eu s'adressant aux membres de l'assemblée, user avec la dernière rigueur des droits de la victoire? Vous êtes les maîtres de détruire tout le Latium et d'en faire un vaste désert après en avoir tiré souvent de puissants secours. Voulez-vous, au contraire, à l'exemple de vos pères, augmenter les ressources de Rome? Admettez les vaincus au nombre de vos concitoyens ;

  1. Florus, I, xvi.

c'est un moyen fécond d'accroître à la fois votre puissance et votre gloire (1). » Ce dernier avis l'em­porta.
On commença par rompre les liens qui faisaient des peu­ples latins une espèce de confédération. Toute communauté politique, toute guerre pour leur propre compte, tous droits de « commercium » et de « connubium », entre cités différentes, leur furent interdits (2).
Les villes les plus près de Rome reçurent le droit de cité et de suffrage (3). D'autres conservèrent le litre d'alliées et leurs propres institutions, mais elles perdirent une partie de leur territoire (4). Quant aux colonies latines fondées auparavant dans l'ancien pays des Volsques, elles formè­rent le noyau des alliés latins (socii nominis latinï). Vélitres seule, s'étant déjà plusieurs fois révoltée, fut traitée avec une grande rigueur; Antium dut livrer ses navires, et devint colonie maritime.
Ces mesures sévères, mais équitables, avaient pacifié le Latium ; appliquées au reste de l'Italie et même aux pays étrangers, elles faciliteront partout les progrès de la domi­nation romaine.
L'alliance momentanée des Samnites avait permis à Rome de soumettre les Latins ; néanmoins le sénat n'hésita pas à se retourner contre les premiers, dès que le moment parut opportun. Il conclut, en 422, un traité avec les Gaulois et Alexandre le Molosse, qui, débarqué près de Paestum, atta­quait les Lucaniens et les Samnites. Ce roi d'Epire, oncle d'Alexandre le Grand, avait été appelé en Italie par les Tarentins ; mais sa mort prématurée trompa les espérances que sa coopération avait fait naître, et les Samnites recom­mencèrent leurs incursions sur les terres de leurs voisins.

(1). Tite-Live, VIII,xiii, xiv.
(2) Tite-Live, VIII, xiv. Ces villes eurent le droit de cité sans suffrage; de ce nombre furent Capoue, en considération de ce que ses chevaliers n'avaient pas pris part à la révolte, Cumes, Fundi, Formies.
(3) Velleius Paterculus, I, xv.
(4) Tite-Live, VIII, xiv.

L'intervention de Rome arrêta la guerre. Toutes les forces de la République furent employées à réprimer la révolte des villes volsques de Fundi et de Privernum (1). En 425, Anxur Terracine) fut déclarée colonie romaine, et, en 426, Frégelles (Ceprano?), colonie latine.    
L'établissement de ces places fortes et de celles de Calés et d'Antium assurait les communications avec la Campanie; le Liris et le Vulturne devenaient par là les principales lignes de défense des Romains. Les cités situées sur les bords de ce magnifique golfe nommé Crater par les anciens, et de nos jours golfe de Naples, s'aperçurent alors du danger qui les menaçait. Elles tournèrent les yeux vers les populations de l'intérieur, non moins inquiètes pour leur indépendance.
   V. Les contrées fertiles qui bordent la côte occidentale de la Péninsule devaient exciter la convoitise des Romains et des Samnites et devenir la proie du vainqueur. « La Campanie, en effet, dit Florus (2), est le plus beau pays de l'Italie et même de l'univers entier. Rien de plus doux que son climat. Deux fois chaque année le printemps y fleurit. Rien de plus fertile que son sol. On l'appelle le jardin de Gérés et de Bacchus. Point de mer plus hospitalière que celle qui baigne ses rivages. » En 427, les deux peuples s'en disputèrent la possession, comme ils l'avaient fait en 411. Les habitants de Palaeopolis ayant attaqué les colons romains de l’ager Campanus, les consuls marchèrent contre cette place, qui bientôt fut secourue par les Samnites et les habitants de Nola, tandis que Rome s'alliait aux Apuliens et aux Lucaniens.

(1) Tite-Live, VIII, xrx et sniv. — Valère Maxime, VI, h, 1
(2) Florus, I, xvi.

Le siège traîna en longueur, et la nécessité de continuer la campagne au delà du terme ordinaire amena la prorogation du commandement de Publilius Philon avec le titre de proconsul, qui apparaît pour la première fois dans les annales militaires. Bientôt les Samnites furent chassés de la Campanie; les Palaeopolitains se rendirent; on rasa leur ville; mais ils s'établirent tout auprès, à Naples (Neapolis), où un nouveau traité leur garantit une indépen­dance presque absolue, à la charge de fournir un certain nombre de vaisseaux à Rome. Dès lors, presque toutes les villes grecques, successivement soumises, obtinrent des conditions aussi favorables et formèrent la classe des « socii navales » (1).
La guerre néanmoins se prolongea dans les montagnes de l'Apennin. Tarente s'unit aux Samnites, seuls redou­tables encore (2). Les Lucaniens abandonnèrent l'alliance des Romains; mais, en 429, les deux capitaines les plus célèbres de ce temps, Q. Fabius Rullianus et Papirius Cursor, pénétrèrent dans le Samnium, forcèrent l'ennemi à payer une indemnité de guerre et à accepter une trêve d'un an.
A cette époque, un événement imprévu, qui changea les destinées du monde, vint montrer quelle différence existe entre la création rapide d'un homme de génie et l'œuvre patiente d'une aristocratie intelligente. Alexandre le Grand, après avoir jeté un éclat immense et soumis à la Macédoine les plus puissants royaumes de l'Asie, mourait à Babylone. Son influence féconde et décisive, qui avait fait pénétrer la civilisation grecque en Orient, lui survécut; mais, à sa mort, l'empire fondé par lui en quelques années se démembra (431); l'aristocratie romaine, au contraire, se perpétuant d'âge en âge, poursuivait avec plus de lenteur, mais sans interrup­tion, le système qui, rattachant tous les peuples à un centre commun, devait peu à peu assurer sa domination sur l'Italie d'abord, sur l'univers ensuite.

(1) Tite-Live, VIII,xxvi;XXI, xlix;XXII, xi.
(2)  « Eam solam gentem restare. » (Tite-Live, VIII, xxvn.

La défection d'une partie des Apuliens, en 431, encou­ragea les Samnites à reprendre les armes. Battus l'année d'après, ils demandèrent le rétablissement des rapports d'amitié; mais l'orgueilleux refus de Rome amena, en 433, la fameuse défaite des Fourches Caudines. La générosité du général samnite, Pontius Herennius, qui accorda la vie sauve à tant de milliers de prisonniers, sous la condition de remettre en vigueur les anciens traités, ne toucha pas le sénat. Quatre légions avaient passé sous le joug : il ne vit là qu'un affront de plus à venger. Le traité de Caudium ne fut pas ratifié, et des subterfuges peu excusables, quoique approuvés plus tard par Cicéron (1), donnèrent au refus une apparence de bon droit.
Cependant le sénat mit tout en œuvre pour réparer cet échec, et bientôt Publilius Philon battit les ennemis dans le Samnium, et, dans l'Apulie, Papirius, à son tour, fit passer 7,000 Samnites sous le joug. Les vaincus sollicitèrent la paix, mais en vain : ils n'obtinrent qu'une trêve de deux ans (436), et à peine était-elle expirée, que, pénétrant dans le pays des Volsques, jusques auprès de Terracine, et se plaçant à Lautulae, ils battaient une armée romaine levée à la hâte et commandée par Q. Fabius (439). — Capoue fit défection, Nola, Nucérie, les Aurunces et les Volsques du Liris, prenaient ouvertement le parti des Samnites. L'esprit de rébellion s'était propagé jusqu'à Préneste. Rome fut en danger. Quelle énergie ne fallait-il pas au sénat pour con­tenir des populations d'une fidélité toujours douteuse! La fortune seconda ses efforts, et les alliés coupables de trahison reçurent un châtiment cruel, expliqué par la terreur qu'ils avaient inspirée. En 440(1), une armée nombreuse alla chercher, non loin clé Caudium, les Samnites, qui perdirent 30,000 hommes et furent rejetés dans l'Apennin. Les légions romaines vinrent camper devant leur capitale, Bovianum, et y prirent leurs quartiers d'hiver.
L'année suivante (441), Rome, moins occupée à com­battre, en profita pour s'emparer de positions avantageuses; elle établit en Campanie et en Apulie des colonies qui entou­raient le Samnium. A la même époque, Appius Claudius transformait en chaussée régulière la voie qui a conservé son nom (2). L'attention des Romains se porta aussi sur la défense des côtes et sur les communications maritimes ; on envoya des colons dans l'île de Pontia (3), en face de Terracine, et l'on commença à armer une flotte, qui fut placée sous le commandement de duumviri navales (4). La guerre durait depuis quinze années, et, quoique Rome ne fût par­venue qu'à refouler les Samnites sur leur territoire, elle avait cependant conquis deux provinces, l'Apulie et la Campanie.
VI. Une lutte si acharnée avait retenti en Etrurie; l'an­cienne ligue se reforma. Aguerris par leurs combats jour­naliers avec les Gaulois, et enhardis par le bruit de la défaite de Lautulae, les Étrusques crurent le moment venu de re­prendre leur ancien territoire, au sud de la forêt Ciminienne ; ils étaient d'ailleurs encouragés par l'attitude des peuples du centre de l'Italie, fatigués du passage continuel des légions. Les armées de la République, de 443 à 449, furent obligées de faire face à différents ennemis à la fois.

(1) Tite-Live, IX, xxiv, xxviii.
(2) Diodore de Sicile, XX, xxxvi.
(3) Diodore de Sicile, XIX, ci.
(4) Tite-Live, IX, xxx.

        En Etrurie, Fabius Rullianus dégage Sutrium, rempart de Rome du côté du nord (1); il traverse la forêt Ciminienne, et par les vic­toires du lac Vadimon (445) (2) et de Pérouse force toutes les villes étrusques à demander la paix. En même temps, une année dévastait le pays des Samnites; la flotte romaine, composée des vaisseaux fournis par les alliés maritimes, pour la première fois prenait l'offensive. Sa tentative près de Nuceria Alfaterna (Nocera ville de Campanie) fut mal­heureuse.
La guerre se rallume ensuite dans l'Apulie, le Samnium et l'Etrurie où le vieux Papirius Cursor, nommé de nouveau dictateur, remporte une éclatante victoire à Langula (445). L'année suivante, Fabius pénètre encore dans le Samnium, et l'autre consul, Decius, maintient l'Etrurie. Tout à coup les Ombriens conçoivent le projet de s'emparer de Rome par surprise. Les consuls sont rappelés pour défendre la ville. Fabius bat les Etrusques à Mevania (confins de l’Etrurie et de l’Ombrie), et, l'année suivante, à Allifae (447). Parmi les prisonniers se trouvèrent des Èques et des Herniques. Leurs villes, se voyant compromises, déclarèrent ouverte­ment la guerre aux Romains (448). Les Samnites reprirent courage ; mais la prompte réduction des Herniques permit au sénat de concentrer ses forces. Deux corps d'armée, pénétrant dans le Samnium par l'Apulie et la Campanie, rétablirent les anciennes frontières. Bovianum fut pris pour la troisième fois, et pendant cinq mois le pays fut livré à la dévastation. En vain Tarente essaya de susciter de nouveaux embarras à la République et de forcer les Lucaniens à em­brasser le parti des Samnites. Le succès des armes romaines amena la conclusion de traités de paix avec tous les peuples de l'Italie méridionale, contraints désormais de reconnaître

(1) Diodore de Sicile, XX, 35.
(2) Aujourd’hui « lago di Vadimone ou Bagnaccio » situé sur la rive droite et à trois milles du Tibre, entre ce fleuve et le lac « Ciminius », à peu près à la hauteur de « Narni »

la majesté du peuple romain. Seuls les Eques restaient expo­sés à la colère de Rome; le sénat n'oublia pas qu'à Allifae ils  avaient combattu dans les rangs ennemis, et, une fois dégagé de ses plus graves embarras, il infligea à ce peuple un châ­timent terrible : quarante et une places furent prises et brû­lées en cinquante jours. Cette période de six ans se termina ainsi parla soumission des Herniques et des Èques.
Cinq années moins agitées laissèrent à Rome le temps de régler la position de ses nouveaux sujets, d'établir des colo­nies et des voies de communication.
Les Herniques furent traités de la même façon que l'avaient été les Latins en 416, et privés du commercium et du connubium. On imposa à Anagnia, à Frusino, et aux autres villes qui avaient fait défection, des préfets et le droit des Caerites. Les cités restées fidèles conservèrent leur indépendance et le titre d'alliées (448) (I); les Eques perdirent une partie de leur territoire et reçurent le droit de cité sans suffrage (450). Les Samnites, suffisamment humiliés, obtinrent enfin le renouvellement clé leurs anciennes conventions (450) (2) Des fœdera non œqua furent conclus avec les Marses, les Péligniens, les Marrucins, les Frentaniens (450), les Vestins (452) et les Picentins (455)(3). Avec Tarente on traita sur le pied de l'égalité, et Rome s'engagea à ne pas laisser sa flotte dépasser le promontoire Lacinien (au sud du golfe de Tarente) (4).
Ainsi, d'une part, les territoires partagés entre des citoyens romains, de l'autre, le nombre des municipes, se trouvaient considérablement augmentés. De plus, la République avait acquis de nouveaux alliés; elle possédait enfin les passages

(1) Tite-Live, IX, xliii — Ciceron, Discours pour Balbus,13. — Festus, au mot Praefecturœ, p. 233.
(2) Tite-Live, IX, xlv. — Diodore de Sicile, XX, ci.
(3) Tite-Live, IX, xlv; X, m, x.
(4) Appien, Guerres samnites, § i, p. 56, édit. Schweighauser.

des Apennins et dominait sur les deux mers (1). Une ceinture de forteresses latines protégeait Rome et rompait les com­munications entre le nord et le midi de l'Italie : chez les Marses et les Eques, c'étaient Alba et Carseoli; vers les sources du Liris, Sora ; enfin, en Ombrie, Narnia. Des routes militaires relièrent ces colonies avec la métropole.
VII. La paix ne pouvait durer longtemps : entre Rome et les Samnites, c'était un duel à mort. En 456, ces derniers étaient déjà assez remis de leurs désastres pour tenter une fois de plus le sort des armes (2). Rome envoie au secours des Lucaniens, subitement attaqués,  deux armées consulaires. Vaincus à Tifernum par Fabius, à Maleventum par Decius, les Samnites voient tout leur pays livré à la dévas­tation. Cependant ils ne perdent pas courage; leur chef, Gellius Egnatius, conçoit un plan qui met Rome en grand danger. Il divise l'armée samnite en trois corps : le premier reste pour défendre le pays; le second prend l'offensive en Campanie ; le troisième, qu'il commande en personne, se jette en Etrurie, et, grossi par le concours des Etrusques, des Gaulois et des Ombriens, forme bientôt une armée nom­breuse (3). L'orage grondait de tous côtés, et, tandis que les généraux romains étaient occupés les uns dans le Samnium, les autres en Campanie, arrivèrent des dépêches d'Appius, placé à la tête de l'armée d'Etrurie, annonçant la terrible coalition ourdie dans le silence par les peuples du nord, qui concentraient toutes leurs forces en Ombrie pour marcher sur Rome. La terreur fut extrême, mais l'énergie se trouva à la hau­teur du péril. Tous les hommes valides, jusqu'aux affran­chis, furent enrôlés, et quatre-vingt-dix mille soldats mis sur pied.

(1) Diodore de Sicile, XIX, x.
(2)  Tite-Live, X, xi et suiv.
(3) Tite-Live, X, 12 et suiv. Polybe, 11, xix. — Florus, I, xvii.*

Dans ces graves circonstances (458), Fabius et Decius furent, une fois de plus, élevés à la magistrature suprême, et ils remportèrent, sous les murs de Sentinum, une écla­tante victoire, longtemps disputée. Pendant la bataille, Decius se dévoua, à l'exemple clé son père. La coalition une fois dissoute, Fabius battit une autre armée sortie de Pérouse, puis vint triompher à Rome. L'Etrurie fut domptée (460), et obtint une trêve de quarante ans (1).
Les Samnites soutinrent encore une lutte opiniâtre entre­mêlée de succès et de revers. En 461, après avoir fait; serment de vaincre ou de mourir, trente mille d'entre eux jonchaient le champ de bataille d'Aquilonia. Quelques mois plus tard, le célèbre Pontius, le héros des Fourches Caudines, reparaissait, au bout de vingt-neuf ans, à la tête de ses concitoyens et faisait subir au fils de Fabius un échec, dont celui-ci se releva bientôt avec l'aide de son père (2). Enfin, en 464, deux armées romaines recommencèrent, dans le Samnium, une guerre à outrance qui amena pour la qua­trième fois le renouvellement des anciens traités et la cession d'une certaine étendue de terres. A la même épo­que, une insurrection qui éclata dans la Sabine fut promptement réprimée par Curius Dentatus. L'Italie centrale était conquise.
La paix avec les Samnites régna pendant cinq ans (464-469). Rome étendit ses frontières et fortifia celles des peuples placés sous son protectorat; en même temps elle établissait de nouveaux postes militaires.
Le droit de cité sans suffrage fut accordé aux Sabins, et l'on donna des préfets à quelques villes de la vallée du Vulturne (Venafrum et ÀLlifœ)(3). Pour surveiller l'Italie méridionale on envoya à Venouse une colonie latine de

(1)     Volsinies, Pérouse et Arretium. (Tite-Live, X, xxxvii.)
(2)     Orose, III, xxii — Zonare, VII, 2. — Eutrope, II, v.
(3)     Velleius Paterculus, I, xv. — Festus, au mot Prœfecturae, p. 233.

vingt mille hommes (1). Elle dominait à la fois le Samnium, l'Apulie et la Lucanie. Si, grâce au traité conclu avec les villes grecques, la suprématie romaine s'étendait sur le midi de la Péninsule, au nord les Etrusques ne pouvaient pas compter comme alliés, puisqu'on n'avait conclu avec eux que des trêves. Dans l'Ombrie, la peuplade des Sarsinates restait indépendante , et tout le littoral entre le Rubicon et l'Aesis était au pouvoir des Sénons ; sur leur frontière méridionale on fonda la colonie romaine de Sena Gallica (Sinigaglia) ; la côte du Picenum fut surveillée par celle de Castrum Novum et par la forteresse latine de Hatria (465) (2).
VIII.   La  puissance   de  Rome  s'était   considérablement accrue. Les Samnites, qui jusque alors avaient joue le premier rôle, étaient hors d'état d'ourdir encore une coalition, et un peuple seul ne pouvait être assez téméraire pour provoquer la République. Cependant les Lucaniens, toujours hésitants, donnèrent cette fois le signal d'une rébellion générale L'attaque de Thurium, par les Lucaniens et les Bruttiens, devint l'occasion d'une nouvelle ligue où entrèrent suc­cessivement les Tarentins, les Samnites, les Etrusques et jusqu'aux Gaulois. Bientôt le nord fut en feu, et l'Etrurie servit encore de champ de bataille. Une armée romaine, accourue pour dégager Arretium, fut mise en déroute par des Etrusques réunis à des mercenaires gaulois. Les Sénons, auxquels ceux-ci appartenaient, ayant massacré les ambas­sadeurs de Rome, envoyés pour demander raison de la violation de leur traité avec la République, le sénat fit mar­cher contre eux les légions, qui les rejetèrent au delà du Rubicon.

(1) Denys d'Halicarnasse, Excerpta, p. 23S5, édit. Schweighaeuser.
(2) Polybe II, xix, xxiv. — Tite-Live, Epitome, XI.

La tribu gauloise des Boïens, émue du sort des Sénons, descendit aussitôt dans l'Ombrie, et, ralliant les Etrusques, elle se préparait à venir renouveler le sac de Rome; mais sa marche fut arrêtée, et deux victoires suc­cessives, au lac Vadimon (471) et à Populonia (472), per­mirent au sénat de conclure une convention qui refoulait les Boïens sur leur ancien territoire. Les hostilités conti­nuèrent avec les Etrusques pendant deux années, après lesquelles leur soumission compléta la conquête de l'Italie septentrionale.
            IX.  Libres au nord, les Romains tournèrent leurs efforts    contre le midi de l’Italie : la guerre fut déclarée à Tarente,dont le peuple avait attaqué une flottille romaine. Pendant que le consul Aemilius investissait la ville, les premières troupes de Pyrrhus, appelées par les Tarentins, débar­quaient dans le port (474). Cette époque marque une phase nouvelle dans les des­tinées de Rome, qui va, pour la première fois, se mesurer avec la Grèce. Jusqu'ici les légions n'ont pas eu à combattre d'armées vraiment régulières, mais elles se sont aguerries par des luttes incessantes dans les montagnes du Samnium et de l'Etrurie; désormais elles auront en face de vieux soldats façonnés à une tactique habile et commandes par un homme de guerre expérimenté. Le roi d'Epire, après avoir déjà deux fois perdu et regagné son royaume, envahi et abandonné la Macédoine, rêvait la conquête de l'Occident. Sur la nouvelle de son arrivée à la tête de 25,000 soldats avec vingt éléphants (I), les Romains enrôlent tous les citoyens en état de porter les armes, même les prolétaires; mais, admirable exemple d'énergie !

(1) Tite-Live, Epitome, XIII-XIV. — Plutarque, Pyrrhus, xv et suiv. — Florus, I, xviii. — Eutrope, II, vi-viii — Zonare, VIII, 2.

Ils repoussent l'appui de la flotte carthaginoise avec cette fière déclaration : « La République n'entreprend de guerres que celles qu'elle peut soutenir avec ses propres forces (1). » Tandis que 50,000 hommes, sous les ordres du consul Laevinus, mar­chent contre le roi d'Epire, afin d'empêcher sa jonction avec les Samnites, un autre corps d'armée entre dans la Lucanie. Le consul Tiberius Coruncanius maintient l'Etrurie, de nouveau agitée. Enfin un corps de réserve garde la capitale.
Laevinus rencontra le roi d'Epire près d'Héraclée, colonie de Tarente (474). Les légions chargèrent à sept reprises la phalange, près de céder, lorsque les éléphants, inconnus aux Romains, vinrent décider la victoire en faveur de l'en­nemi. Une seule bataille avait livré à Pyrrhus tout le sud de la Péninsule, où les villes grecques l'accueillirent avec enthousiasme.
Mais, quoique vainqueur, il avait éprouvé des pertes sen­sibles et reconnu à la fois la mollesse des Grecs d'Italie et l'énergie d'un peuple de soldats. Il offrit la paix et demanda au sénat la liberté des Samnites, des Lucaniens, et surtout des villes grecques. Le vieil Appius Claudius la déclara impossible tant que Pyrrhus occuperait le sol de l'Italie. Son avis l'emporta, et la paix fut refusée. Le roi se résolut alors à marcher contre Rome en passant par la Campanie, où ses troupes firent un grand butin.
Laevinus, rendu prudent par sa défaite, se contenta d'ob­server l'armée ennemie et parvint à couvrir Capoue; de là il suivit Pyrrhus d'étape en étape, épiant une occasion favo­rable. Ce prince, s'avançant sur la voie Latine, était arrivé sans obstacle jusqu'à Préneste (2), lorsque, entouré par trois armées romaines, il se vit forcé de rétrograder et de se retirer en Lucanie.

(1) Valère Maxime, III, 7, 10.
(2) Appien (Guerres samnites, X, 3, p. 65) dit que Pyrrhus s'avança jus­qu'à Anagnia.

L'année suivante, comptant trouver de nouveaux auxiliaires chez les peuples de l'est, il attaqua l'Apulie; la fidélité des alliés de l'Italie centrale n'en fut point ébranlée. Vainqueur à Asculum (Àscoli de Satriano) (475), mais sans succès décisif, et rencontrant toujours la même résistance, il saisit la première occasion de quitter l'Italie, pour conquérir la Sicile (476-478). Pendant ce temps, le sénat rétablissait la domination romaine dans l'Italie mé­ridionale et s'emparait même de quelques villes grecques, entre autres de Locres et d'Héraclée (1). Le Samnium, la Lucanie et le Bruttium étaient de nouveau livrés au pou­voir des légions et forcés à céder des terres et à renouveler des traités d'alliance ; sur la côte, Tarente et Rhegium restèrent seules indépendantes. Les Samnites résistaient encore, et l'armée romaine campa dans leur pays eu 478 et 479. Sur ces entrefaites, Pyrrhus rentre en Italie, comp­tant arriver à temps pour délivrer le Samnium; mais il est battu à Bénévent par Curius Dentatus et regagne sa patrie. L'invasion de Pyrrhus, cousin d'Alexandre le Grand et l'un de ses successeurs, semble être un des derniers efforts de la civilisation grecque venant expirer aux pieds de la gran­deur naissante de la civilisation romaine.
La guerre contre le roi d'Épire produisit deux résultats remarquables : elle améliora la tactique romaine et amena entre les combattants ces procédés des nations civilisées qui apprennent à honorer les adversaires, à épargner les vaincus et à ne pas laisser la colère survivre à la lutte. Le roi d'Épire traita les prisonniers romains avec une grande générosité. Cinéas envoyé à Rome auprès du sénat, comme Fabricius auprès de Pyrrhus, rapportèrent chacun, de leur mission, une profonde estime pour ceux qu'ils avaient combattus.

(1) Cicéron, Discours pour Balbus, xxii.

Dans les années suivantes Rome prit Tarente (482) (1), pacifia définitivement le Samnium et s'empara de Rhegium (483-485). Depuis la bataille du mont Gaurus, soixante et douze ans s'étaient écoulés et plusieurs générations s'étaient succédé sans voir la fin de cette longue et sanglante que­relle. Les Samnites avaient été presque exterminés, et cependant l'esprit d'indépendance et de liberté demeurait profondément enraciné dans leurs montagnes. Lorsque, au bout de deux siècles et demi, viendra la guerre des alliés, c'est encore là que la cause de l'égalité des droits trouvera son plus ferme appui. Aussi le nom samnite restera-t-il toujours odieux à l'aristocratie et à Sylla, mais sympathique à César.
Les autres peuples subirent promptement les lois du vainqueur. Les habitants du Picenum, en punition de leur révolte, furent dépouillés d'une partie de leur territoire, et un certain nombre d'entre eux reçurent de nouvelles terres au midi de la Campanie, près du golfe de Salerne (Picentini) (486). En 487, la soumission des Salentins permit aux Romains de s'emparer de Brindes, le port le plus important de l'Adriatique (2). Les Sarsinates furent réduits l'année suivante (3). Enfin Volsinies, ville d'Étrurie, compta de nou­veau parmi les alliés de la République. Les Sabins reçurent le droit de suffrage. L'Italie, devenue désormais romaine, s'étendait depuis le Rubicon jusqu'au détroit de Messine.
         X. Pendant cette période, la fondation de colonies vint assurer la conquête des contrées soumises. Rome se trouva ainsi entourée d'une ceinture de places fortes commandant tous les passages qui conduisaient au Latium et fermant les

(1) Tite-Live, Epitome, XIV.— Orose, IV, 3.(2) Florus, I, xx.
(3) Tite-Live, Epitome, XV. — Fasti captioning, ann. 487.

routes de la Campanie, du Samnium, de l'Etrurie et de la Gaule (1). Au début de la lutte qui se termina par la conquête de l'Italie,

 (1)                    COLONIES ROMAINES. — III période : 416-488.
actium (416). Colonie maritime (Volsques).  Torre d'Anzo ou Porto
d'Anzo.
terracina (425). Colonie maritime (Aurunces). (Via Appia.) Terracina. mintcrn* (459). Colonie maritime (Aurunces). (Via Appia.) Ruines près
de Trajetta. Sinnuessa(459). Colonie maritime (Campanie). (Via Appia.) Près de Rocca
di Mondragone. sena gallica (465). Colonie maritime (Ombrie, in agro gallico). Via
Va/cria.) Sinigaglia. castrum novum  (465).   Colonie  maritime (Picenum).  (Via Valeria.)
Giulia nuova.
COLONIES LATINES.
cales (420). Campanie. (Via Appia.) Calvi.
fregelle  (426).  Volsques.  Vallée  du  Liris.   Ceprano  ( ?).  Détruite
en 629.
luceria (440). Apulie. Lucera.
suessa  aurunca (441). Aurunces. (Via Appia.) Sessa
pontiae (441). ile en face de Circeii. Ponza.
saticula (441). Limite du Samnium et de la Campanie. Prestia, près
de Santa Agata de Goti. Disparut de bonne heure.
interamna (Lirinas) (442). Volsques. Terame. Inhabitée.
sora (451). Limite des Volsques et des Samnites. Sora. Colonisée déjà
précédemment.
alba Fucensis (451). Marses. (Via Valeria.) Alba, village près d'Avezzano.
narnia (455). Ombrie. (Via Flaminia.) Narni. Renforcée en 555. carseoli (456). Eques. (Via Valeria.) Cerita, Osteria del Cavalière,
près de Carsoli.
 venusia (463). Frontière entre la Lucanie et l'Apulie. ( Via Appia.)
Venosa. Renforcée en 554.
Adria (ou hatria) (465). Picenum. (Via Valeria et Salaria.) Adri.
 cosa (481).  Étrurie ou Campanie, Ansedonia (?), près d'Orbitello.
Renforcée en 557.
Paestum (481). Lucanie. Pesto. Ruines.
Ariminum (486). Ombrie, in agro gallico. (Via Flaminia.)Rimini
beneventum (486). Samnium. (Via Appia.) Benevento.

il n'y avait que vingt-sept tribus de citoyens romains ; la création de huit nouvelles (les deux dernières en 513) en éleva définitivement lé nombre à trente-cinq, dont vingt et une furent réservées à l'ancien peuple romain et quatorze aux citoyens nouveaux. Les Etrusques en avaient quatre; les Latins, les Volsques, les Ausones, les Eques, les Sabins, deux chacun ; mais, ces tribus étant assez éloignées de la capitale, les nouveaux citoyens ne pouvaient guère assister à tous les comices, et la majorité, comme l'influence, restait à ceux qui habitaient Rome (1). Après 513, on ne créa plus de tribus ; on se borna à inscrire dans les anciennes ceux qui recevaient les droits de citoyen ; de sorte que les membres d'une même tribu se trouvèrent disséminés dans les pro­vinces, et le chiffre des inscrits s'augmenta considérable­ment par les adjonctions individuelles et par la tendance de plus en plus marquée à élever au rang de municipes de premier ordre ceux du second. Ainsi, vers le milieu du VIe siècle, les villes des Eques, des Herniques, des Volsques et une partie de celles de la Campanie, y compris les anciennes cités samnites Venafrum et Allifae, obtinrent le droit de cité avec suffrage.
Rome, vers la fin du Ve siècle, dominait donc, mais à divers degrés, les peuples de l'Italie proprement dite, L'Etat italien, si l'on peut lui donner ce nom, était composé d'une classe régnante, les citoyens; d'une classe de protégés ou tenus en tutelle, les alliés, et d'une troisième classe, les sujets. Alliés ou sujets étaient tous obligés de donner des contingents militaires. Les villes grecques maritimes fournissaient des marins à la flotte.

  1. Campaniens : Stellatina. Etrusques : Tromentina, Sabatina, Armiensis, en 367 (Tite-Live, VI, v). Latins : Mœcia et Scaptia, en 422 (Tite-Live, VIII, 17). Volsques : Pomptina et Publilia, en 396 (Tite-Live, VII, xv). Ausones : Ufentina et Falerna, en 436 (Tite-Live, IX, xx). Eques : Aniensis et Terentina, en 455 (Tite-Live, X, ix). Sabins : Velina et Quirina, en 513 (Tite-Live, Epitome, XIX).

Les cités mêmes qui gar­daient leur indépendance pour les affaires intérieures obéis­saient, pour l'administration militaire, à des fonctionnaires spéciaux désignés par la métropole (1). Les consuls avaient le droit de lever dans les contrées voisines du théâtre de la guerre tous les hommes en état de porter les armes. L'équi­pement et la solde de ces troupes restaient à la charge des cités; Rome pourvoyait à leur entretien pendant la guerre. L'infanterie auxiliaire était ordinairement égale en nombre à celle des Romains, la cavalerie double ou triple.
En échange de ce concours militaire, les alliés avaient droit à une part du terrain conquis, et, contre une rede­vance annuelle, à l'usufruit des domaines de l'État. Ces domaines, considérables dans la Péninsule (2), formaient l'unique source de revenus que le fisc tirât des alliés, exempts d'ailleurs de tribut. Pour surveiller l'exécution des ordres du sénat, l'équipement de la flotte et la rentrée des fermages, on établit quatre questeurs (quaestores classici).
Rome se réservait exclusivement la direction des affaires extérieures et présidait seule aux destinées de la République. Les alliés n'intervenaient jamais dans les décisions du Forum, et chaque ville ne sortait pas des bornes étroites de son administration communale. La nationalité italiote se trouva peu à peu constituée au moyen de cette centralisation poli­tique, sans laquelle les différentes peuplades se seraient affaiblies mutuellement par des guerres intestines, plus rui­neuses que les guerres étrangères, et l'Italie eût été hors d'état de résister à la double étreinte des Gaulois et des Carthaginois.

 (1) Au commencement de chaque année consulaire, les magistrats ou députés des villes devaient se rendre à Rome, et les consuls y fixaient le contingent que chacune d'elles était obligée de fournir suivant les listes du cens. Ces listes étaient dressées par les magistrats locaux, qui les envoyaient au sénat, et renou­velées tous les cinq ans, sauf dans les colonies latines, où l'on semble avoir pris pour base constante le nombre des colons primitifs.
(2) Le pays des Samnites, entre autres, était complètement découpé par ces domaines.

La forme adoptée par Rome pour régir l'Italie était la meilleure, mais comme forme transitoire. On devait tendre, en effet, à l'assimilation complète de tous les habitants de la Péninsule, et c'était évidemment le but de la sage poli­tique des Camille et des Fabius. Quand on considère que les colonies de citoyens présentaient une image fidèle de Rome, que les colonies latines avaient des institutions et des lois analogues, qu'en outre un grand nombre de citoyens romains et d'alliés latins étaient dispersés, dans les diffé­rentes contrées de la Péninsule, sur les vastes territoires cédés à la suite d'une guerre, on juge combien dut être rapide la diffusion des mœurs romaines et du langage latin.
Si Rome, dans les siècles postérieurs, ne sut pas saisir le moment favorable où l'assimilation, opérée déjà dans les esprits, aurait pu passer dans le domaine des faits, cela tient à l'abandon des principes d'équité qui avaient guidé le sénat durant les premiers siècles de la République, et sur­tout à la corruption des grands, intéressés à maintenir la condition d'infériorité des alliés. Le droit de cité étendu à tous les Italiotes, en temps utile, eût donné à la République une nouvelle force; mais un refus opiniâtre devint la cause de la révolution commencée par les Gracques, continuée par Marius, étouffée momentanément par Sylla et achevée par César.
            XI. A l'époque qui nous occupe, la République est dans toute sa splendeur. Les institutions forment des hommes remarquables, les élections annuelles portent au pouvoir les plus dignes et les y rappellent après un court intervalle. La sphère d'action des chefs militaires ne s'étend pas au delà des frontières naturelles de la Péninsule, et leur ambition, contenue dans le devoir par l'opinion publique, ne dépasse pas un but légitime, la réunion de toute l'Italie sous une même domi­nation. Les membres de l'aristocratie semblent hériter des exploits comme des vertus de leurs ancêtres, et ni la pau­vreté, ni une naissance obscure, n'empêchent le mérite de parvenir. Curius Dentatus, Fabricius, Coruncanius, ne peuvent montrer ni leurs richesses, ni les images de leurs aïeux, et cependant ils atteignent aux plus hautes dignités; d'ailleurs la noblesse plébéienne marche de pair avec la noblesse patricienne : toutes deux tendent de plus en plus à se confondre, en se séparant de la multitude (l); mais toutes les deux rivalisent de patriotisme et de désintéressement.
Malgré le goût des richesses, introduit par la guerre des Sabins (2), les magistrats maintiennent la simplicité clés mœurs, et garantissent le domaine public contre l'empiéte­ment des riches, par l'exécution rigoureuse de la loi qui limitait à cinq cents arpents l'étendue des propriétés qu'il était permis de posséder (3).
Les premiers citoyens donnent les exemples les plus re­marquables d'intégrité et d'abnégation. Marcus Valerius Corvus, après avoir occupé vingt et une charges curules, retourne à ses champs sans fortune, mais non pas sans gloire (419). Fabius Rullianus, au milieu de ses victoires et de ses triomphes, oublie son ressentiment contre Papirius Cursor et le nomme dictateur, sacrifiant ainsi sa rancune aux intérêts de la patrie (429). Manius Curius Dentatus ne garde rien pour lui des riches dépouilles enlevées aux

(1) Tite-Live met dans la bouche du consul Decius, en 452, cette phrase remarquable : « Jam ne nobilitatis quidem suae plebeios poenitere » (Tite-Live, X, 7); et plus tard encore, vers 538, un tribun s'exprime ainsi : « Nam plebeios nobiles jam eisdem initiatos esse sacris, et contemnere plebem, ex quo contemni desierint a patribus, cœpisse. « (Tite-Live, XXII, xxxiv.)
(2) Tite-Live, XIV, xlviii.
(3) La preuve en est dans la condamnation de ceux qui enfreignaient la loi de Stolon. (Tite-Live, X, 13.)

Sabins, et, après avoir vaincu Pyrrhus, reprend la vie simple de la campagne (479) (1). Fabricius repousse l'argent que lui offrent les Samnites en récompense de sa généreuse conduite envers eux, et dédaigne les présents de Pyrrhus (476). Coruncanius donne l'exemple de toutes les vertus(2). Fabius Gurgès, Fabius Pictor et Ogulnius versent dans le trésor les dons magnifiques qu'ils ont rapportés de leur ambassade à Alexandrie (3). M. Rutilius Censorinus, frappé du danger de confier deux fois de suite la censure aux mêmes mains, refuse d'être réélu censeur (488).
Bien d'autres noms pourraient encore être cités, qui honorèrent alors et dans les siècles suivants la République romaine ; mais ajoutons que si la classe dirigeante savait appeler à elle tous les hommes éminents, elle n'oubliait pas de récompenser avec éclat ceux surtout qui favorisaient ses intérêts : Fabius Rullianus, par exemple, vainqueur dans tant de batailles, ne reçut le nom de très grand (Maximus)que pour avoir, lors de sa censure, annulé dans les comices l'influence de la classe pauvre, composée d'affranchis, qu'il distribua parmi les tribus urbaines (454), où leurs votes se perdaient dans le grand nombre(4).
Le parti populaire, de son côté, ne cessait de réclamer de nouvelles concessions, ou de revendiquer, celles qui étaient tombées en désuétude. Ainsi il obtint, en 428, le rétablissement de la loi de Servius Tullius, qui décidait que les biens seuls du débiteur, et non son corps, répondraient de sa dette (5). En 450, Flavius, fils d'un affranchi, rendit publics le calendrier et les formules de procédure,

(1) Valère Maxime, IV, in, 5. — Plutarque, Caton, ni.
(2) Valère Maxime, IV, ni, 6,
(3) Valère Maxime, IV, m, 9.
(4) Tite-Live, IX, xlvi.
(5) «  Les biens du débiteur, non son corps, répondraient de sa dette. Ainsi tous les citoyens captifs furent libres, et on défendit pour toujours de remettre aux fers un débiteur. » (Tite-Live, VIII, xxviii.)

ce qui enlevait aux patriciens la connaissance exclusive du droit civil et religieux (1). Mais les jurisconsultes trouvèrent moyen d'atténuer la mesure de Flavius en inventant de nouvelles formules peu intelligibles pour le public (2). Les plébéiens, en 454, furent admis dans le collège des pontifes et dans celui des augures ; la même année, on fut obligé de renou­veler pour la troisième fois la loi Valeria, « De provocatione ».
En 468, le peuple se retira encore sur le Janicule, demandant la remise des dettes et s'indignant contre l'usure (8). La concorde se rétablit seulement lorsqu'il eut obtenu, d'abord par la loi Hortensia, que les plébiscites fussent obligatoires pour tous; ensuite, par la loi Maenia, qu'on remît en vigueur les dispositions provoquées par Publilius Philon en 415. Ces dispositions, comme on l'a vu plus haut, obligeaient le sénat à déclarer d'avance si les lois présentées aux comices n'étaient pas contraires au droit public et religieux (4).
L'ambition de Rome semblait démesurée ; cependant toutes ses guerres avaient pour raison ou pour prétexte la défense du faible et la protection de ses alliés. En effet, la cause des guerres contre les Samnites fut tantôt la défense des habitants de Capoue, tantôt celle des habitants de Palaeopolis, tantôt celle des Lucaniens. La guerre contre Pyrrhus eut pour origine l'assistance réclamée par les habi­tants de Thurium ; enfin, l'appui que solliciteront les Mamertins en Sicile amènera bientôt la première guerre punique.
Le sénat, on l'a vu, mettait en pratique les principes qui fondent les empires et les vertus que la guerre enfante.

(1) L'ignorance du calendrier et du mode de fixation des fêtes laissait aux pontifes seuls la connaissance des jour» où il était permis de plaider.
(2) « Les jurisconsultes, de peur que leur ministère ne devînt inutile pour procéder en justice, imaginèrent certaines formules, afin de se rendre néces­saires. » (Cicéron, Pour Murena, xi.)
(3) Tite-Live, Epitome, XI. — Pline, XVI, x, 37.
(4) Cicéron, Brutus, c. xiv. — Zonare, Annales, VIII, 2.

Ainsi, pour tous les citoyens, égalité de droits; devant les dangers de la patrie, égalité de devoirs et suspension même de la liberté. Aux plus dignes les honneurs et le comman­dement. Point de magistrature à qui n'a pas servi dans les rangs de l'armée. L'exemple est donné par les familles les plus illustres et les plus riches : à la bataille du lac Régille (258), les principaux sénateurs sont confondus dans les rangs des légions (1); au combat près du Crémère, les trois cent six Fabius, qui tous, selon Tite-Live, étaient capables de remplir les plus hautes fonctions, périssent les armes à la main. Plus tard, à Cannes, quatre-vingts sénateurs, qui s'étaient enrôlés comme simples soldats, tombent sur le champ de bataille (2). Le triomphe est accordé pour les victoires qui agrandissent le territoire, mais non pour celles qui font recouvrer le sol perdu. Point de triomphe non plus dans les guerres civiles (3) : le succès, quel qu'il soit, est toujours un deuil public. Les consuls ou proconsuls cher­chent à être utiles à la patrie sans fausse susceptibilité ; aujourd'hui au premier rang, demain au second, ils servent avec le même dévouement sous les ordres de celui auquel ils commandaient la veille. Servilius, consul en 281, devient, l’année suivante, lieutenant de Valerius. Fabius, après tant de triomphes, consent à n'être que le lieutenant de son fils. Plus tard, Flamininus, vainqueur du roi de Macédoine, redescend par patriotisme, après la victoire de Cynoscéphales, au grade de tribun des soldats (4) ; le grand Scipion fondent les empires et les vertus que la guerre enfante.

 (1) « Vous voyez ici tous les principaux sénateurs qui vous donnent l'exemple. » Ils veulent partager avec vous les fatigues et les périls de la guerre, quoique » les lois et leur âge les exemptent de porter les armes. » (Discours du dicta­teur Postumius à ses troupes; Denys d'Halicarnasse, VI, ix.)
(2) Tite-Live, XXII, xlix.
(3) Valère Maxime, II, viii, 4,7.
(4) Plutarque, Flamininus, xxviii.

Ainsi, pour tous les citoyens, égalité de droits; devant les dangers de la patrie, égalité de devoirs et suspension même de la liberté. Aux plus dignes les honneurs et le comman­dement. Point de magistrature à qui n'a pas servi dans les rangs de l'armée. L'exemple est donné par les familles les plus illustres et les plus riches : à la bataille du lac Régille (258), les principaux sénateurs sont confondus dans les rangs des légions (1); au combat près du Crémère, les trois cent six Fabius, qui tous, selon Tite-Live, étaient capables de remplir les plus hautes fonctions, périssent les armes à la main. Plus tard, à Cannes, quatre-vingts sénateurs, qui s'étaient enrôlés comme simples soldats, tombent sur le champ de bataille (2). Le triomphe est accordé pour les victoires qui agrandissent le territoire, mais non pour celles qui font recouvrer le sol perdu. Point de triomphe non plus dans les guerres civiles (3) : le succès, quel qu'il soit, est toujours un deuil public. Les consuls ou proconsuls cher­chent à être utiles à la patrie sans fausse susceptibilité ; aujourd'hui au premier rang, demain au second, ils servent avec le même dévouement sous les ordres de celui auquel ils commandaient la veille. Servilius, consul en 281, devient, l’année suivante, lieutenant de Valerius. Fabius, après tant de triomphes, consent à n'être que le lieutenant de son fils. Plus tard, Flamininus, vainqueur du roi de Macédoine, redescend par patriotisme, après la victoire de Cynoscéphales, au grade de tribun des soldats (4) ;

(1) « Vous voyez ici tous les principaux sénateurs qui vous donnent l'exemple. » Ils veulent partager avec vous les fatigues et les périls de la guerre, quoique » les lois et leur âge les exemptent de porter les armes. » (Discours du dicta­teur Postumius à ses troupes; Denys d'Halicarnasse, VI, ix.)
(2) Tite-Live, XXII, xlix.
(3) Valère Maxime, II, viii, 4,7.
(4) Plutarque, Flamininus, xxviii.

le grand Scipion lui-même, après la défaite d'Annibal, sert de lieutenant à son frère dans la guerre contre Antiochus.
Tout sacrifier à la patrie est le premier devoir. En se dévouant aux dieux infernaux, comme Curtius et comme les deux Decius, on croit acheter, au prix de sa vie, le salut des autres ou la victoire (I). — L'observation de la discipline va jusqu'à la cruauté : Manlius Torquatus, à l'exemple de Postumius Tubertus, punit par la mort la désobéissance de son fils, quoique vainqueur. Les soldats qui ont fui sont décimés, ceux qui abandonnent leurs rangs ou le champ de bataille sont voués, les uns au supplice, les autres au déshonneur, et l'on repousse, comme indignes d'être rache­tés, les prisonniers faits par l'ennemi (2).
Entourée de voisins belliqueux, Rome devait en triom­pher ou cesser d'exister ; — de là cette supériorité dans l'art de la guerre, car, ainsi que le dit Montesquieu, dans les guerres passagères, la plupart des exemples sont perdus; la paix donne d'autres idées, et l'on oublie ses fautes et ses vertus mêmes ; — de là ce mépris de la trahison et ce dédain des avantages qu'elle promet : Camille renvoie à leurs parents les enfants des premières familles de Faléries, livrés par leur instituteur; le sénat rejette avec indignation l'offre du médecin de Pyrrhus, proposant d'empoisonner ce prince ; — de là cette religion du serment et ce respect des engagements contractés : les prisonniers romains auxquels Pyrrhus avait permis de se rendre à Rome pour les fêtes de Saturne retournent tous auprès de lui sans manquer à leur parole, et Regulus laisse l'exemple le plus mémorable de la fidélité à la foi jurée ; — de là cette politique habile et inflexible qui refuse la paix après une défaite, ou un traité avec l'ennemi tant qu'il est sur le sol de la patrie ;

(1) Aurelius Victor, Hommes illustres, xxvi et xxvii.
(2) Tite-Live, IX, 10.

qui se sert de la guerre pour faire diversion aux troubles inté­rieurs (1) ; gagne les vaincus par des bienfaits s'ils se sou­mettent , les admet par degré dans la grande famille romaine; et, s'ils résistent, les frappe sans pitié et les réduit à l'esclavage (2) ; — de là cette préoccupation de multiplier sur les territoires conquis la race des laboureurs et des soldats ; — de là enfin l'imposant spectacle d'une ville qui devient un peuple et d'un peuple qui embrasse l'univers.

(1) «Une sédition s'élevait déjà entre les patriciens et le peuple, et la terreur d'une guerre si soudaine (avec les Tiburtins) l'étouffa. « (Tite-Live, VII, 12.) — « Appuis Sabinus, pour prévenir les maux qui sont une suite inévitable de l'oisiveté jointe à l'indigence, voulait occuper le peuple dans les guerres du dehors, afin que, gagnant sa vie par lui-même, et trouvant abondamment sur les terres de l'ennemi les vivres qui manquaient à Rome, il rendît en même temps quelque service à l'Etat, au lieu de troubler mal à propos les sénateurs dans l'administration des affaires. Il disait qu'une ville qui disputait, comme Rome, l'empire à toutes les autres, et qui en était haïe, ne pouvait pas manquer d'un honnête prétexte pour faire la guerre ; que, si l'on voulait juger de l'avenir par le passé, on verrait clairement que toutes les séditions qui avaient jusqu'alors déchiré la République n'étaient jamais arrivées que dans les temps de paix, lorsqu'on ne craignait plus rien au dehors. » (Denys d'Halicarnasse, IX, xliii.)
(2) Claudius fit aussi la guerre dans l'Ombrie et s'empara de la ville de Camerinum, dont il vendit les habitants comme esclaves. (Voy. Valère Maxime, VI, v, § 1. — Tite-Live, Epitome, XV.) Camille, après la prise de Veïes, fait vendre les têtes libres à l'encan. (Tite-Live, V, xxii.) — En 365, les prison­niers, la plupart Étrusques, furent vendus à l'encan. (Tite-Live, VI, iv.) — Les auxiliaires des Samnites, après la bataille d'Allifae (447), furent vendus comme esclaves au nombre de 7,000. (Tite-Live, IX, xlii.)

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

PROSPERITE DU BASSIN DE LA MEDITERRANEE AVANT LES GUERRES PUNIQUES
I. Deux cent quarante-quatre ans avaient été nécessaires à Rome pour se constituer sous les rois, cent soixante et douze pour établir et consolider la République consulaire, soixante et douze pour faire la conquête de l'Italie, et main­tenant il lui faudra près d'un siècle et demi pour dominer le monde, c'est-à-dire l'Afrique septentrionale, l'Espagne, le midi de la Gaule, l'Illyrie, l’Epire, la Grèce, la Macédoine, l'Asie Mineure, la Syrie et l'Egypte.
Avant d'entreprendre le récit de ces conquêtes, arrêtons-nous un instant pour considérer l'état où se trouvait alors le bassin de la Méditerranée, de cette mer autour de laquelle se sont déroulés successivement tous les grands drames de l'histoire ancienne. Dans cet examen nous ne verrons pas sans un sentiment de regret que de vastes contrées, où jadis produits, monuments, richesses, armées et flottes nom­breuses, tout enfin révélait une civilisation avancée, soient aujourd'hui désertes ou barbares.
La Méditerranée avait vu grandir et prospérer tour à tour sur ses côtes les villes phéniciennes Sidon, Tyr, et ensuite la Grèce.
Sidon, déjà florissante avant le temps d'Homère, est bientôt éclipsée par la suprématie de Tyr; puis la Grèce vient faire, concurremment avec elle, le commerce de la mer Intérieure : âge de grandeur pacifique et de rivalités fécondes. Aux Phéniciens principalement, le Sud, l'Orient,
l'Afrique, l'Asie au delà du mont Taurus, la mer Érythrée (mer Rouge et golfe Persique), l'Océan et les lointains voyages. Aux Grecs, tous les rivages du Nord, qu'ils couvrent de leurs mille établissements. La Phénicie s'adonne aux entreprises aventureuses et aux spéculations lucratives. La Grèce, artiste avant d'être commerçante, propage, par ses colonies, son esprit et ses idées.
Cette heureuse émulation disparaît bientôt devant la création de deux nouvelles colonies sorties de leur sein. La splendeur de Carthage remplace celle de Tyr. Alexandrie se substitue à la Grèce. Ainsi une Phénicie occidentale ou espagnole partage le commerce du monde avec une Grèce orientale et égyptienne, fruit des conquêtes intelligentes d'Alexandre.
            II.  Riche des dépouilles de vingt peuples divers, Carthage était la capitale superbe d un vaste empire, Ses ports, creusés de main d'homme, pouvaient contenir un grand nombre de navires (l). Sa citadelle, Byrsa, avait deux milles de circuit. Du côté de la terre la ville était défendue par une triple enceinte longue de vingt-cinq stades, haute de trente coudées, garnie de tours à quatre étages, pouvant abriter 4,000 chevaux, 300 éléphants et 20,000 fantassins (2); elle renfermait une immense population, puisque, dans les dernières années de son existence, après une lutte séculaire, elle comptait encore 700,000 habitants (3). Ses monuments étaient dignes de sa grandeur ; on y remarquait le temple du dieu Aschmoun, assimilé par les Grecs à Esculape (4), celui du Soleil, recouvert de lames d'or valant mille

(1) « Le port militaire en contenait à lui seul deux cent vingt. » Appien, Guerres puniques, xcvi, 437, éd. Schweighaeuser.
(2) Appien, Guerres puniques, xcv, 436.
(3) Strabon, XVII, m, 707.
(4) Appien, Guerres puniques, cxxx, 492.

 talents (1), et le manteau ou péplum destiné à l'image de leur grande déesse, qui en avait coûté 120 (2). L'empire de Carthage s'étendait depuis les frontières de la Cyrénaïque (pays de Barca, régence de Tripoli) jusqu'en Espagne ; elle était la métropole de tout le nord de l'Afrique, et, dans la Libye seulement, elle possédait trois cents villes (3). Presque toutes les îles de la Méditerranée, à l'ouest et au sud de l'Italie, avaient reçu ses comptoirs. Carthage avait fait prévaloir son hégémonie sur tous les anciens établissements phéniciens de cette partie du monde, et leur avait imposé un contingent de soldats et un tribut annuels.
 Dans l’intérieur de l'Afrique, elle envoyait des caravanes chercher les éléphants, l'ivoire, l'or et les esclaves noirs, qu'elle exportait ensuite dans les places commerciales de la Méditerranée (4). En Sicile, elle récoltait l'huile et le vin ; à l'île d'Elbe, elle exploitait le fer; de Malte, elle tirait des tissus estimés; de la Corse, la cire, le miel; de la Sardaigne, Ses blés, des métaux et des esclaves ; des Baléares, les mulets et les fruits ; de l'Espagne, l'or, l'argent et le plomb ; de la Mauritanie,

(1) 5,820,000 francs. (Appien, Guerres puniques, cxxvii, 486.) D'après les travaux de MM. Letronne, Böckh, Mommsen, etc. nous avons admis pour les sommes indiquées dans le cours de cet ouvrage les rapports suivants :
L'as de cuivre — 1/8 deniers = 5 centimes.
Un sesterce = 0 975 grammes = 19 centimes.
Le denier= 3,898 grammes zz= 75 centimes.
Le grand sesterce = 100,000 sesterces = 19,000 fr.
Le talent atlique ou euboïque, de 26k,196sr       = 5,821 fr. 00 c.
La mine .............         436         =      97       00
La drachme ...........   4   ,37 —          0        97
L'obole.  .............    0   ,73 =         0       16
Le talent éginétique équivaut à 8,500 drachmes attiques (37k,2) = 8,270 francs. — Le talent babylonien d'argent est de 33k,42 = 7,426 francs. (Voir, pour les détails, Mommsen, Rômisches Miïnzwesen, p. 24-26, 55. — Hultsch, Griechûche und rômische Métrologie, p. 135-137.)
(2) Près de 700,000 francs. (Athénée, XII, lvhi, 509, éd. Schweighaeur.
(3 Strabon, XVII, ni, 707.
(4)Scylax de Caryanda, Périple, p. 51 et suiv. éd. Hudson.

des peaux d'animaux; elle envoyait jusqu'à l'extrémité de la Bretagne, aux îles Cassitérides (les Sorlingues),des navires acheter l'étain (1). Dans ses murs, l'industrie était florissante et l'on y fabriquait des tissus très renommés (2).
Aucun marché du monde ancien ne pouvait être comparé à celui de Carthage, où se pressaient des hommes de toutes les nations. Grecs, Gaulois, Ligures, Espagnols, Libyens, accouraient en foule sous ses drapeaux (3); les Numides lui prêtaient une cavalerie redoutable (4). La flotte était formi­dable : elle s'éleva, à cette époque, jusqu'à cinq cents vais­seaux. Carthage possédait un arsenal considérable (5) ; on peut en apprécier l'importance par ce fait qu'elle livra à Scipion victorieux deux cent mille armes de toute espèce et trois mille machines de guerre (6). Tant de troupes et d'ap­provisionnements supposent d'immenses revenus. Même après la bataille de Zama, Polybe pouvait encore l'appeler la ville la plus riche du monde. Elle avait déjà pourtant payé aux Romains de lourdes contributions (7). Une agricul­ture perfectionnée ne contribuait pas moins que le commerce à sa prospérité.
(1) Voyez l'ouvrage de Heeren, Ideen uber die Politik, den Verkehr und den Handel der vornekmsten Vôlker der alten Welt, part. I, t. II, sect. v et vi, p. 163 et suiv. 188 et suiv. 3e éd.
(2) Athénée nous apprend que Polémon avait composé tout un traité sur les manteaux des divinités de Carthage. (XII, lviii, 509.)
(3) Hérodote, VII, clxv. — Polybe, I, lxvii. — Tite-Live, XXVIII, xii.
(4) En faisant, d'après Tite-Live, le relevé de ses troupes au temps de la seconde guerre punique, on trouve un effectif de 291,000 fantassins et 9,500 cavaliers. (Tite-Live, liv. XXI à XXIX.)
(5) Carthage, en certaines circonstances, put façonner par jour cent quarante boucliers, trois cents épées, cinq cents lances et mille traits pour les catapultes, (Strabon, XVII, m, 70T.)
(6) Strabon, XVII, m, 707.
(7) En 513, 3,200 talents euboïques (18,627,200 fr.); en 516, 1200 talents (6,985,200 fi-.); en 552, 10,000 talents (58^210,000 fi-.). Scipion, le premier Africain, rapporta, en outre, de cette ville 123,000 livres d'argent. ( Polybe  I, lxii, lxiii, lxxxviii; XV, xviiii — Tite-Live ; XXX, xxxvn, xlv)

Un grand nombre de colonies agri­coles (1) avaient été établies, qui, au temps d'Agathocle, s'élevaient à plus de deux cents. Elles furent ruinées par la guerre (2) (440 de Rome). La Byzacène (partie sud de la régence de Tunis) était le grenier de Carthage (3).
Cette province, surnommée « Emporta », c'est-à-dire la con­trée commerçante par excellence, est vantée par le géo­graphe Scylax (4) comme la partie la plus magnifique et la plus fertile de la Libye. Elle avait, du temps de Strabon, des villes nombreuses, entrepôts des marchandises de l'intérieur de l'Afrique. Polybe (6) parle de ses chevaux, de ses bœufs, de ses moutons, de ses chèvres, comme formant d'innombrables troupeaux, tels qu'il n'en avait pas vu ail­leurs. La seule petite ville de Leptis payait aux Carthaginois l'énorme contribution d'un talent par jour (5,821 francs) (6).
Cette fertilité de l'Afrique explique l'importance des villes du littoral des Syrtes, importance révélée, il est vrai, par des témoignages postérieurs, puisqu'ils datent de la déca­dence de Carthage, mais qui doivent s'appliquer d'autant plus à l'état florissant qui avait précédé. En 537, le vaste port de l'île Cercina (Kerkéni, régence de Tunis, en face de Sfax) avait payé dix talents à Servilius (7). Plus à l'ouest, Hippo-Regius (Bône)était encore une ville maritime consi­dérable au temps de Jugurtha (8). Tingis (Tanger),dans la Mauritanie, qui se vantait d'une origine très ancienne, faisait un grand commerce avec la Bétique.
(') Aristote, Politique, VII, ni, § 5. — Polybe, I, lxxh.
(2) Diodore de Sicile, XX, xvii.
(3) Pline, Histoire naturelle, V, iii, 24.
(') Scylax de Caryanda, Périple, p. 49, éd. Hudson,
(5) Polybe, XII,m.
(«) Tite-Live, XXXIV, lxii.
(7) 58,200 francs. (Tite-Live, XXII, xxxi.)
(8) Sallustc,Jugurtha, xix.
Trois peuples africains subissaient dans ces contrées l'influence et souvent la suzeraineté de Carthage : les Numides massyliens, qui depuis eurent Cirta (Constantine) pour capitale; les Numides massésyliens, qui occupaient les provinces d'Alger et d'Oran; enfin les Maures, répandus dans le Maroc. Ces peuples nomades entretenaient de riches troupeaux, et tiraient du sol d'abondantes céréales.
Hannon, amiral carthaginois, envoyé, vers 245, pour explorer l'extrémité de la côte africaine jusqu'au delà du détroit de Gadès, avait fondé un grand nombre d'établisse­ments dont, au temps de Pline, il ne restait plus de traces (l). Ces colonies portèrent le commerce chez les tribus maures et numides, chez les peuples du Maroc et peut-être même du Sénégal. Mais ce n'était pas seulement en Afrique que s'étendaient les possessions des Carthaginois, elles embras­saient l'Espagne, la Sicile et la Sardaigne.
 III L’Ibérie  ou l’Espagne, avec ses six grands fleuves, navigables pour les anciens, ses longues chaînes de montagnes, ses bois épais, les vallées fertiles de la Bétique Andalousie), paraît avoir nourri une population nombreuse, guerrière, riche par ses mines, ses céréales et son commerce. Le centre (de la Péninsule était occupé par les races ibérienne et celtibérien; sur les côtes, les Carthaginois et les Grecs avaient des établissements ; au contact des mar­chands phéniciens, les populations du littoral atteignirent un certain degré de civilisation, et du mélange des indigènes et des colons étrangers sortit une population métisse qui, tout en conservant le génie ibérique, avait adopté les habitudes mercantiles des Phéniciens et des Carthaginois. Une fois établis en Espagne, les Carthaginois et les Grecs utilisèrent les bois de construction qui couvraient les montagnes.

(1) Pline, en citant ce fait, le révoque en doute. (Histoire naturelle, V, i, 8.) .-_ Voy. le Périple Hannon, dans la collection des Petits géographes grecs.

Gadès (Cadix),sorte de factorerie fondée à l'extré­mité de la Bétique par les Carthaginois, devint un de leurs principaux arsenaux maritimes. C'est là que s'armaient des bâtiments qui se hasardaient jusque dans l'Océan pour aller chercher les produits de l'Armorique, de la Bretagne et même des Canaries. Bien que Gadès eût perdu de son im­portance par la fondation de Carthagène (la nouvelle Carthage)en 526, elle avait encore, au temps de Strabon, une si nombreuse population, qu'elle ne le cédait en grandeur qu'à Rome seule. Les tables du cens portaient cinq cents personnes auxquelles leur fortune donnait le droit d'être comptées parmi les chevaliers, fait dont Padoue seule offrait l'exemple en Italie (I). A Gadès, célèbre par son temple d'Hercule, affluaient les richesses de toute l'Espagne. Les moutons et les chevaux de la Bétique le disputaient en renom à ceux des Asturies. Corduba (Cordoue), Hispalis (Séville),où les Romains fondèrent plus tard des colonies, étaient déjà de grandes places de commerce et avaient des ports pour les bâtiments qui remontaient le Bétis (Guadalquivir) (2).
L'Espagne possédait beaucoup de métaux précieux; l'or, l'argent, le fer, le plomb, y étaient l'objet d'une active industrie (3). A Osca (Huesca), on exploitait des mines d'ar­gent; à Sisapon (Àlmaden), l'argent et le mercure 4). A Cotinae, le cuivre se trouvait à côté de l'or. Chez les Orétans, à Castulo (Cazlona, sur le Guadalimar), les mines d'argent occupaient, au temps de Polybe, 40,000 personnes, et pro­duisaient par jour 25,000 drachmes (6). En trente-deux ans, les généraux romains rapportèrent de la Péninsule des
(1) Strabon, III, y, 140.
(2) Strabon, III, h, 117.
(3) Pline, Histoire naturelle, III, m, 30. — Strabon, III, n, 120.
(4) Strabon, III, h, 117. — Pline, III, i, 3; XXXIII, vu, 40.
(5) A peu près 25,000 francs. (Strabon, III, h, 122.)

sommes considérables (I). L'abondance des métaux en Es­pagne explique comment se trouvait chez plusieurs des chefs ou petits rois des nations ibères un si grand nombre de vases d'or et d'argent. Polybe compare l'un d'eux, pour son luxe, au roi des fabuleux Phéaciens (2).
Au nord et au centre de la Péninsule, l'agriculture et l'élève des bestiaux étaient la principale source de richesse. C'est là que se fabriquaient les saies, vêtements de laine ou de poil de chèvre, qui s'exportaient en grand nombre en Italie (3). Dans la Tarraconaise, la culture du lin était très productive ; les habitants avaient été les premiers à tisser ces toiles si fines appelées « carbasa »et qu'on recherchait jus­qu'en Grèce (4). Le cuir, le miel, le sel, étaient apportés par cargaisons dans les principaux ports de la côte : à Emporiae (Empurias), établissement des Phocéens dans la Catalogue; à Sagonte(5), fondée par des Grecs venus de l'île de Zacynthe; à Tarraco (Tarragone)un des plus anciens établissements des Phéniciens en Espagne; à Malaca (Malaga),d'où s'ex­portaient toutes sortes de salaisons (8). La Lusitanie, négligée par les navires phéniciens ou carthaginois, était moins favo­risée.
(1) 767,695 livres d'argent et 10,918 livres d'or, sans compter ce que four­nirent certaines impositions partielles, parfois fort élevées, comme celles de Marcolica, 1 million de sesterces (230,000 fr.), et de Certima, 2,400,000 ses­terces (550,000 fr.). (Voy. les livres XXVIII à XLVI de Tite-Live.) Telles étaient les ressources de l'Espagne, même dans les moindres localités, qu'en 602 G. Marcellus imposait à une petite ville des Celtibères (Ocilis) une con­tribution de trente talents d'argent (environ 174,600 fr.), et cette contribution était regardée par les cités voisines comme des plus modérées. (Appien, Guerres d'Espagne, xlviii, 158, édit. Schweighauser.) Posidonius, cité par Strabon (III, iv, 135), rapporte que M. Marcellus tira des Celtibères un tribut de six cents talents (environ 3,492,600 fr.).
(2) Peuple de la fable dont parle Homère. (Athénée, I, xxvni, 60, édit. S chweighaeuser. )
(3) Diodore de Sicile, V, xxxiv, xxxv.
(4) Pline, Histoire naturelle, XIX, i, 10.
(5) A l'époque d'Annibal, cette ville était une des plus riches de la Péninsule. (Appien, Guerres d'Espagne, xit, 113.)
(6) Strabon, III, iv, 130,
On voit cependant, par le passage de Polybe (1) qui énumère les denrées de cette province avec leurs prix, que les produits de l'agriculture y étaient très abondants (2).
La prospérité de l'Espagne ressort d'ailleurs du chiffre élevé de sa population. Selon quelques auteurs, Tiberius Gracchus aurait pris aux Celtibères trois cents oppida.Dans la Turdétanie (partie de l'Andalousie), Strabon ne compte pas moins de deux cents villes (3). L'historien des guerres d'Espagne, Appien, signale la multitude des peu­plades que les Romains eurent à soumettre (4),
(1) Polybe, XXXIV, Fragm. 8.
(2) Le médimne d'orge (52 litres) se vendait 1 drachme (0 fr. 97 cent.); le médimne de froment, 9 oboles (environ 1 fi". 45 cent.). (Les 52 litres valent en moyenne, en France, 10 fr.) Un métrétès de vin (39 litres) valait 1 drachme (0 fr. 97 cent.); un lièvre, 1 obole (0 fr. 16 cent.); une chèvre, 1 obole (0 fr. 16 cent.); un agneau, de 3 à 4 oboles (0 fr. 50 cent, à 0 fr. 60 cent.); un porc de 100 libres, 5 drachmes (4 fr. 85 cent.): une brebis, 2 drachmes (1 fr. 95 cent.); un bœuf d'attelage, 10 drachmes (9 fr. 70 cent.); un veau, 5 drachmes (4 fr. 85 cent.); un talent (26 kilogr.) de figues, 3 oboles (0 fr. 45 cent.),
(3) Strabon, III, n, 116.
(4) Appien, Guerres d'Espagne, i, 102. — Pompée, dans les trophées qu'il s'était fait élever sur la côte de la Catalogne, affirmait avoir soumis huit cent soixante et dix-sept oppida, (Pline, Histoire naturelle, III, ni, 18.) Pline en comptait deux cent quatre-vingt-treize dans l'Espagne citérieure, et cent soixante et dix-neuf dans la Bétique. (Histoire naturelle, III, ni, 18.) — On peut d'ailleurs apprécier le nombre des habitants par le calcul des troupes levées pour résister aux Scipions. En additionnant les chiffres fournis par les auteurs, on arrive au total effrayant de 317,700 hommes tués ou faits prisonniers. (Tite-Live, XXX et suiv.) En 548, on voit deux nations de l'Espagne, les Ilergètes et les Ausétans, réunies à quelques petites peuplades, mettre sur pied 30,000 fantassins et 4,000 chevaux. (Tite-Live, XXIX, t.) On en remarque quinze à vingt autres dont les forces sont égales ou supérieures. Après la bataille de Zama, l'Espagne fournit à Asdrubal 50,000 hommes de pied et 4,500 chevaux. (Tite-Live, XXVIII, xii, xiii.) Caton n'a pas plutôt paru avec sa flotte en face d'Emporiae qu'une armée de 40;000 Espagnols, qui ne pou­vaient s'être rassemblés que dans le pays environnant, est déjà prête à le repousser. (Appien, Guerres d'Espagne, xl, 147.) Dans la Lusitanie même, pays beaucoup moins peuplé, on voit Servius Galba et Lucullus tuer aux Lusitaniens 12,500 hommes. (Appien, Guerres d'Espagne, lviii et lix, 170 et suiv.) Quoique dévasté et en partie dépeuplé par ces deux généraux, le pays au bout de quelques années, fournit encore à Viriathe des forces considérables.
et pendant la campagne de Cn. Scipion, plus de cent vingt se rendirent (1).
La péninsule ibérique comptait donc alors parmi les ré­gions les plus peuplées et les plus riches de l'Europe.
IV. La partie de la Gaule que baigne la Méditerranée n'offrait pas un spectacle moins satisfaisant. Des migrations nombreuses, venues de l'est, avaient refoulé la population de la Seine et de la Loire vers les bouches du Rhône, et, dès le milieu du III ème siècle avant notre ère, les Gaulois se trouvaient à l'étroit dans leurs frontières. Plus civilisés que les Ibères, mais non moins énergiques, ils unissaient des mœurs douces et hospitalières à une grande activité, que développa encore leur contact avec les colonies grecques répandues des Alpes maritimes aux Pyrénées. La culture des champs, l'élève du bétail constituaient leur principale richesse, et leur industrie s'alimentait des produits du sol et des troupeaux. On y fabriquait des saies, non moins renom­mées que celles des Celtibères, exportées en grande quan­tité en Italie. Bons mariniers, les Gaulois transportaient par eau, sur la Seine, le Rhin, la Saône, le Rhône et la Loire, les marchandises et les bois de construction qui, même des côtes de la Manche, venaient s'accumuler dans les places commerciales phocéennes de la Méditerranée (2). Agde (Àgatha), Antibes (Àntipolis], Nice (Nicœa), les îles d'Hyères (Stœcliades), Monaco (Portus Herculis Monœci), étaient autant de stations navales qui entretenaient des relations avec l'Espagne et l'Italie (3).

(1)  Tite-Live, XXII, xx.
(2) Strabon, IV, i, 153; h, 157; m, 160.
(3) Voyez ce que dit M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, II, 134 et suiv, 3e édit.

Marseille n'avait qu'un territoire très circonscrit, mais son influence s'exerçait au loin dans l'intérieur de la Gaule. C'est à cette ville qu'on doit l'acclimatation de la vigne et de l'olivier. Des milliers de bœufs venaient tous les ans paître le thym aux environs de Marseille (1). Les marchands marseillais parcouraient en tous sens la Gaule afin d'y vendre leurs vins et le produit de leurs manufactures (2). Sans s'élever au rang de grande puissance maritime, la petite république phocéenne avait cependant des ressources suffisantes pour se faire respecter de Carthage ; elle s'allia de bonne heure aux Romains. Des maisons marseillaises avaient, dès le Ve siècle de Rome, établi à Syracuse, comme elles le firent plus tard à Alexandrie, des comptoirs qui attestent une très-grande activité commerciale (3).
V. Seuls dans la mer Tyrrhénienne, les Ligures n'étaient point encore sortis de cette vie presque sauvage qu'avaient menée à l'origine les Ibères, issus de la même souche. Si quel­ques villes du littoral ligure, et Gênes notamment (Genua), faisaient le commerce maritime, elles se soutenaient par la piraterie (4) plutôt que par des échanges réguliers (5).
Au contraire, la Gaule cisalpine proprement dite nour­rissait, dès l'époque de Polybe, une population nombreuse. On peut s'en faire une idée par les pertes qu'essuya cette province pendant une période de vingt-sept années, de l'an 554 à l'an 582 ; Tite-Live donne un total de 257,400 hommes tués, pris ou transportés (6). Les tribus gauloises fixées dans la Cisalpine, tout en conservant les mœurs originelles,

(1)      Pline, XXI, xxxi.
(2)      Diodore de Sicile, V, xxvi. — Athénée, IV, xxxvi, 94.
(3)      Démosthène, XXXII" Discours, contre Zénofhémis, 980, edit. Bekker.
(4)      Strabon, IV, vi, 169.
(5)      Diodore de Sicile, V, xxxix.
(6)      Voy. Tite-Live, XXXII à XLII,

étaient, par leur contact avec les Étrusques, parvenues à un certain degré de civilisation. Le nombre des villes dans cette contrée n'était pas fort considérable, mais on y comp­tait beaucoup de bourgades (1). Adonnés à l'agriculture comme les autres Gaulois, les Cisalpins élevaient dans leurs forêts des troupeaux de porcs en telle quantité, qu'ils auraient suffi, au temps de Strabon, à l'alimentation de Rome (2). Les monnaies d'or pur que l'on a, dans ces der­niers temps, découvertes dans la Gaule cisalpine, surtout entre le Pô et l'Adda, et qui portent le type des Boïens et de quelques populations ligures, témoignent de l'abondance de ce métal, qui se recueillait en paillettes dans les eaux des fleuves (3). De plus, certaines villes d'origine étrusque, telles que Mantoue (Mantua), Padoue (Patavium),conser­vaient des vestiges de la prospérité qu'elles avaient atteinte au temps où les peuples de la Toscane étendaient leur domi­nation jusqu'au delà du Pô. A la fois ville maritime et place de commerce, Padoue, à une époque reculée, possédait un vaste territoire et pouvait mettre sur pied 120,000 hommes (4). Les transports des denrées étaient rendus faciles au moyen de canaux traversant la Vénétie, creusés en partie par les Étrusques. Tels étaient notamment ceux qui joignaient Ravenne à Altinum (Àltino),devenu plus tard le grand entrepôt de la Cisalpine (5).

 (1) Voy. Strabon, V, i, 179, 180.
(2) Strabon, V, i, 181.
(3) L'or était aussi, originairement, très abondant dans la Gaule; mais les mines d'où il était extrait, les rivières qui le charriaient, durent s'épuiser promptement, car le titre des monnaies d'or gauloises s'abaisse d'autant plus que l'époque de leur fabrication se rapproche davantage de la conquête romaine.
(4)  Strabon, V, i, 177. — Tite-Live, X, n.
(5) Pline, Histoire naturelle, III, xvi, 119. — Martial, Épigr.. IV, xxv. — Itinéraire d'Antonin, 126.

Les relations commerciales entretenues par la Vénétie avec la Germanie, l'Illyrie, la Rhétie, remontaient bien au
delà de l'époque romaine, et, dès une haute antiquité, c'était en Vénétie que parvenait l'ambre des bords de la Baltique (1). Tout le trafic qui se concentra plus tard à Aquilée, fondée par les Romains après la soumission des Vénètes, avait alors pour centre les villes de la Vénétie, et les colonies nombreuses établies par les Romains dans cette partie de la presqu'île prouvent ses immenses ressources. D'ailleurs, les Vénètes, occupés à cultiver leurs terres et à élever leurs chevaux, avaient des moeurs pacifiques qui facilitaient les relations commerciales et contrastaient avec les habitudes de brigandage des populations répandues sur les côtes nord et nord-est de l'Adriatique.
Les Istriens, les Liburnes et les Illyriens étaient des nations plus redoutables par leurs corsaires que par leurs armées ; leurs barques légères et rapides couvraient l'Adria­tique et entravaient la navigation entre l'Italie et la Grèce. En l'an 524, les Illyriens mettaient à la mer cent lembi (2) tandis que leur armée de terre ne comptait guère plus de 5,000 hommes (3). L'Illyrie était pauvre et n'offrit que peu de ressources aux Romains, malgré la fertilité du sol. L'agriculture y était négligée, même au temps de Strabon. L'Istrie renfermait une population beaucoup plus considé­rable, eu égard à son étendue (4). Cependant, pas plus que la Dalmatie et le reste de l'Illyrie, elle n'avait atteint, à l'époque qui nous occupe, ce haut degré de prospérité qu'elle acquit plus tard par la fondation de Tergeste (Trieste) et de Pola. La conquête romaine délivra l'Adria­tique des pirates qui l'infestaient (5), et alors seulement les ports de Dyrrachium et d'Apollonie obtinrent une véritable importance.

(1) Pline, Histoire naturelle, XXXVII, m, § 43.
    (2) Petits bâtiments, fins voiliers et bons marcheurs, excellents pour la pira­terie, aussi appelés liburnes, du nom du peuple qui les employait.
    (3) Polybe, II, 5
    (4) Tite-Live, XLI, h, iv, xt.
    (5) Polybe, II, 8,

 VI. L'Épire, pays de pâturages et de bergers, entre­coupé de montagnes pittoresques, était une espèce d'Helvétie. Ambracia (aujourd'hui Arta), que Pyrrhus avait choisie pour sa résidence, devenue une très belle ville, possédait deux théâtres. Le palais du roi (Pyrrheum) for­mait un véritable musée, car il fournit pour le triomphe de M. Fulvius Nobilior, en 565, deux cent quatre-vingt-cinq statues de bronze, deux cent trente de marbre (1), et des tableaux de Zeuxis mentionnés dans Pline (2). La ville paya en outre, à cette occasion, cinq cents talents (2,900,000francs) et offrit au consul une couronne d'or pesant cent cinquante talents (près de 4,000 kilogrammes) (3). Il paraît qu'avant la guerre de Paul-Emile ce pays renfermait une population assez nombreuse et comptait soixante et dix villes, la plu­part situées dans le pays des Molosses (4). Après la bataille de Pydna, le général romain y fit un butin si considérable, que, sans compter la part du trésor, chaque fantassin reçut 200 deniers (200 francs environ), chaque cavalier 400; en outre, la vente des esclaves s'éleva au chiffre énorme de 150,000.
        VII. Au commencement de la première guerre punique, la Grèce proprement dite se divisait en quatre puissances principales : la Macédoine, l'Etolie, l'Achaïe et Sparte. Toute la partie continentale, qui s'étend au nord du golfe de Corinthe jusqu'aux montagnes du Pinde, était sous la dépendance de Philippe ; la partie occidentale appartenait aux Etoliens.

(1) Tite-Live, XXXIX, v.
(2)  Pline, XXXV, lx.
(3)  Polybe, XXII, xm.
(4) Polybe, XXX, xv, 5. — Tite-Live, XLV, xxxiv.

Le Péloponnèse était partagé entre les Achéens, le tyran de Sparte, et des villes indépendantes. La Grèce, en décadence depuis un siècle environ, avait vu son esprit guerrier s'affaiblir et sa population diminuer ; et cependant Plutarque, en comprenant sous ce nom les peu­ples de race hellénique, avance que ce pays fournissait au roi Philippe l'argent, les vivres et les approvisionnements de son armée (1). La marine grecque avait presque disparu. La ligue Achéenne, qui comprenait l'Argolide, Corinthe, Sicyone et les cités maritimes de l'Achaïe, avait peu de vaisseaux. Sur terre les forces helléniques étaient moins insignifiantes. La ligue Etolienne mettait 10,000 hommes sur pied, et, lors de la guerre contre Philippe, prétendait avoir contribué plus que les Romains à la victoire de Cynoscéphales. La Grèce était encore riche en objets d'art de toute espèce. Lorsqu'on 535 le roi de Macédoine s'empara de la ville de Thermae, en Etolie, il y trouva plus de deux mille statues (2).
Athènes, malgré: la perte de sa suprématie maritime, conservait les restes d'une civilisation qui avait atteint jadis le plus haut degré de splendeur (3), et ces constructions incomparables du siècle de Périclés, dont le nom seul rap­pelle tout ce que les arts ont produit de plus parfait. On remarquait, entre autres, l'Acropole, avec son Parthénon, ses Propylées, les chefs-d'œuvre de Phidias, la statue de Minerve en or et en ivoire, et une autre en bronze, dont on apercevait au loin, de la mer, le casque et la lance (4). L'ar­senal du Pirée, bâti par l'architecte Philou, était, suivant Plutarque, un ouvrage admirable (5).

(1) Plutarque, Flamininus, II
(2) Polybe, V, 9.
(3)  Aristide, Panathen. p. 149.
(4) Pausanias, Attique, xxviii.
(5) Plutarque, Sylla,xx.

Sparte, quoique bien déchue, se distinguait par ses mo­numents et son industrie; le fameux portique des Perses (1), élevé après les guerres médiques, et dont les colonnes en marbre blanc représentaient des vaincus illustres, faisait le principal ornement du marché. Le fer, tiré en abon­dance du mont Taygète, était merveilleusement travaillé à Sparte, dont les fabriques d'armes et d'instruments agri­coles avaient de la célébrité (2). Les côtes de Laconie abon­daient en coquillages d'où l'on tirait la pourpre la plus estimée après celle de Phénicie (3). Le port de Gythium, très peuplé et très actif en 559, avait encore de grands arsenaux  (4).
Au centre de la presqu'île, l'Arcadie, quoique sa popu­lation fût composée de pasteurs, avait pour les arts le même amour que le reste de la Grèce. Elle possédait deux temples célèbres : celui de Minerve à Tégée, construit par l'archi­tecte Scopas (6), où se trouvaient réunis les trois ordres d’ar­chitecture, et celui d'Apollon à Phigalie (6), situé à 3,000 pieds au-dessus de la mer, et dont les restes font encore l'admira­tion des voyageurs.
L'Élide, protégée par sa neutralité, s'adonnait aux arts de la paix; l'agriculture y florissait; ses pêcheries étaient productives; on y fabriquait des tissus de byssus qui rivali­saient avec les mousselines de Cos et se vendaient au poids de l'or (7).

(1) Pausanias, Laconie, xi. — Il faut encore citer le fameux temple de bronze de Minerve, les deux gymnases et le Plataniste, grande place où avaient lieu les concours d'adolescents. (Pausanias, Laconie, xiv.)
(2) Étienne de Byzance, au mot AaxEûatjJUOv, p. 413.
(3) Pausanias, Laconie, xxi.
(4) Tite-Live, XXXIV, xxix.
(5) Pausanias, Arcadie, xlv.
(6) Pausanias, Arcadie, xli. Trente-six colonnes sur trente-huit sont encore debout.
(7) Pline, Histoire naturelle, XIX, i, 4.

La ville d'Elis possédait le plus beau gymnase de la Grèce;on venait s'y préparer, quelquefois un an à l'avance, pour le concours des jeux Olympiques (1).
Olympie était la cité sainte, célèbre par son sanctuaire et son jardin sacré, où s'élevait, au milieu d'une multitude de chefs-d'oeuvre, une des merveilles du monde, la statue de Jupiter, œuvre de Phidias (2), et dont la majesté était telle, que Paul-Emile, à son aspect, se crut en présence de la divinité elle-même.
Argos, patrie de plusieurs artistes célèbres, comptait des temples, des fontaines, un gymnase, un théâtre, et sa place publique avait servi de champ de bataille aux armées de Pyrrhus et d'Antigone. Elle resta, jusque sous la domina­tion, romaine, une des plus belles villes de la Grèce. Dans son territoire se trouvaient le superbe temple de Junon, l'antique sanctuaire des Argiens, avec la statue d'or et d'ivoire de la déesse, ouvrage de Polyclète, et le vallon de Némée, où se célébrait une des quatre fêtes nationales de la Grèce (3). L'Argolide possédait encore Epidaure avec ses sources thermales, son temple d’Esculape, enrichi des offrandes déposées par les malades (4)et son théâtre, un des plus grands du pays (5).
Corinthe, admirablement située sur l'isthme étroit qui séparait la mer Egée du golfe qui a gardé son nom (6), avec ses teintureries, ses fabriques célèbres de tapis, de bronze, rappelait encore l'ancienne prospérité hellénique. La population

(1)  Pausanias, Elide, II, xxiii et  xxiv.
(2) Pausanias, Elide, I, u.
(3) Strabon, VIII, vi, 319, 320.
(4) Pausauias, Corinthie, xxviii, 1.
(5) Pausanias,  Corinthie, xxvii.
(6) «Les marchandises n'étaient pas forcées de faire le détour par Corinthe; une route directe traversait l'isthme à sa partie la plus étroite, et l'on y avait même établi un système de rouleaux sur lesquels on transportait d'une mer à l'autre les vaisseaux d'un faible tonnage. Dans ce cas, Corinthe percevait un droit de transit. » (Strabon, VIII, n, 287, 288, — Polybe, IV, six.)

devait en être considérable, puisqu'on y comptait 460,000 esclaves (1); partout s'élevaient des palais de marbre, ornés de statues et de vases précieux. Corinthe passait pour la ville la plus voluptueuse. Parmi ses nombreux temples, celui de Vénus était desservi par plus de mille courtisanes (2). Dans la vente du butin fait par Mummius, un tableau d'Aris­tide, représentant Bacchus, fut vendu 600,000 sesterces (3). On vit, au triomphe de Metellus le Macédonique, un groupe, ouvrage de Lysippe, représentant Alexandre le Grand, vingt-cinq cavaliers et neuf fantassins tués à la bataille du Granique; ce groupe, pris à Corinthe, venait de Dium, en Macédoine (4).
D'autres villes de la Grèce n'étaient pas moins riches en œuvres d'art (6). Les Romains enlevèrent de la petite ville d'Erétrie, lors de la guerre de Macédoine, une grande quantité de tableaux et de statues précieuses (6). On sait par le voyageur Pausanias quelle était la prodigieuse quantité d'offrandes apportées des contrées les plus diverses dans le sanctuaire de Delphes. Cette ville, qui par sa réputation de sainteté et ses jeux solennels, les jeux Pythiques, rivalisait avec Olympie, amassa pendant des siècles, dans son temple, d'immenses trésors, et, quand les Phocéens le pillèrent, ils y trouvèrent assez d'or et d'argent pour battre 10,000 talents de monnaie (environ 58 millions de francs). L'ancienne opu­lence des Grecs avait néanmoins passé dans leurs colonies, et, des extrémités de la mer Noire jusqu'à Cyrène, s'éle­vaient de nombreux établissements remarquables par leur somptuosité.

(1) Pausanias, Attique, ii.
(2) Cicéron, De la République, II, iv, 7, 8. — Strabon, VIII, vi, 325.
(3) Strabon, VIII, vi, 327. — Pline, Histoire naturelle, XXXV, x, § 36.
(4) Arrien, Expéditions d'Alexandre, I, 16. — Velleius Paterculus, I, xi. — Plutarque, Alexandre, xvi.
(5)  Athénée, VI, 272.
(6)  Tite-Live, XXXIIii xvi.


                VIII. La Macédoine attirait à elle, depuis Alexandre, les richesses et les ressources de l'Asie. Dominant sur une grande partie de la Grèce et de la Thrace, occupant la Thessalie, étendant sur l'Epire sa suzeraineté, ce royaume concentrait en lui les forces vives de ces cités jadis indé­pendantes qui, deux siècles auparavant, rivalisaient de puissance et de courage. Sous une administration économe, les revenus publics provenant des domaines royaux (1), des mines d'argent du mont Pangée et des impôts, suffisaient aux besoins du pays (2). En 527, Antigone envoyait à Rhodes des secours considérables, qui donnent la mesure des res­sources de la Macédoine (3).
Vers l'an 563 de Rome, Philippe avait, par de sages mesures, relevé l'importance de la Macédoine. Il réunit dans ses arsenaux de quoi équiper trois armées et des vivres pour dix ans. Sous Persée, la Macédoine n'était pas moins florissante. Ce prince donna à Cotys, pour un service de six mois, avec 1,000 cavaliers, la somme considérable de 200 talents (4). A la bataille de Pydna, qui consomma sa ruine, près de 20,000 hommes restèrent sur le terrain, et 11,000 furent faits prisonniers (5). La richesse de l'armement des troupes macédoniennes surpassait beaucoup celle des autres armées. La phalange Leucaspide était vêtue d'écarlate et portait des armures dorées ; la phalange Chalcaspide avait des boucliers de l'airain le plus fin (5). Le luxe prodi­gieux de la cour de Persée et celui de ses favoris nous révèlent mieux encore à quel degré d'opulence la Macédoine était arrivée.

(1) Tite-Live, XLV, xviii.
(2) Tite-Live, XLII, xii.
(3) « C'étaient, en argent, 100 talents (582,000 francs), et en blé, 100,000 artabes (52,500 hectolitres); enfin des quantités considérables de bois de con­struction, de goudron, de plomb et de fer. (Polybe, V, lxxxix.)
(4) Environ 1,164,000 francs. Persée lui avait promis le double. (Tite-Live, XLII, lxvii.)
(5) Tite-Live, XLIV, xlii.
(6) Tite-Live, XLIV, xli.

Tous déployaient dans leurs habits et sur leur table un faste pareil à celui des rois (1). Dans le butin fait par Paul-Emile, se trouvent des tableaux, des statues, de riches tapisseries, des vases d'or, d'argent, de bronze et d'ivoire, qui étaient autant de chefs-d'œuvre (2). Aucun triomphe n'égala le sien (3).
Valère d'Antium estime à plus de 120 millions de sesterces (environ 30 millions de francs) l'or et l'argent exposés en cette occasion (4). La Macédoine, on le voit, avait absorbé les anciennes richesses de la Grèce. La Thrace, longtemps barbare, commençait aussi à sortir de l'état d'infériorité où elle avait langui. De nombreuses colonies grecques, fondées sur les rivages du Pont-Euxin, y faisaient pénétrer la civili­sation et le bien-être, et, parmi ces colonies, Byzance, quoique souvent inquiétée par les barbares ses voisins, avait déjà une importance et une prospérité qui présageaient ses futures destinées (5). Des étrangers, affluant de toutes parts dans ses murs, y avaient introduit une licence qui devint proverbiale (6).

(1) Tite-Live, XLV, xxxii
(2) Tite-Live, XLV, xxxiïi,
(3) II dura trois jours; le premier suffit à peine à faire défiler les 250 chariots chargés des statues et des tableaux; le second jour, ce fut le tour des armes, placées sur des chars que suivaient 3,000 guerriers portant 750 urnes remplies d'argent monnayé : chacune, soutenue par quatre hommes, contenait trois talents (en tout, plus de 13 millions de francs). Après eux venaient ceux qui portaient les coupes d'argent ciselées et sculptées. Le troisième jour, on vit paraître, dans la pompe triomphale, les porteurs d'or monnayé, avec 77 urnes, dont chacune contenait trois talents (en tout, environ 17 millions); paraissait ensuite une coupe sacrée, du poids de dix talents, et enrichie de pierres pré­cieuses, faite par les ordres du général romain. Tout cela précédait les prison­niers, Persée et les siens; enfin le char du triomphateur. (Plutarque, Paul-Emile, XXXII, XXXIII.)
(4) Tite-Live, XLV, xl.
(5) Polybe, IV, xxxviii xlv, xlv.
(6) Aristote, Politique, VI, iv, § 1. — Élien, Histoires variées, III, xiv.

Son commerce était surtout alimenté par des navires athéniens, qui allaient chercher les blés de la Tauride et les poissons du Pont-Euxin (1). Quand Athènes sur le déclin était en proie à l'anarchie, Byzance, où florissaient les arts et les lettres, servait de refuge àses exilés.
IX. L'Asie Mineure comprenait un grand nombre de pro­vinces dont plusieurs devinrent, après le démembrement de l'empire d'Alexandre, des États indépendants. Les prin­cipales se réunirent en quatre groupes, composant autant de royaumes, savoir : le Pont, la Bithynie, la Cappadoce et Pergame. Il faut en excepter quelques cités grecques de la côte qui gardèrent leur autonomie ou furent placées sous la suzeraineté de Rhodes. Leur étendue et leurs limites varièrent souvent jusqu'à la conquête romaine, et plusieurs passèrent d'une domination à une autre. Tous ces royaumes participaient à différents degrés de la prospérité de la Macédoine.
« L'Asie, dit Cicéron, est si riche et si fertile que la fécondité de ses campagnes, la variété de ses produits, l'étendue de ses pâturages, la multiplicité des objets que le commerce en exporte, lui donnent une supériorité incontestable sur tous les autres pays de la terre (2). »
La richesse de l'Asie Mineure ressort du chiffre des impo­sitions qu'elle paya aux différents généraux romains. Sans parler des dépouilles enlevées par Scipion, lors de sa cam­pagne contre Antiochus, et par Manlius Vulso en 565, Sylla, puis Lucullus et Pompée, tirèrent chacun de ce pays environ 20,000 talents (3), outre pareille somme distribuée par eux à leurs soldats : ce qui donne le chiffre énorme de près de sept cents millions, perçus dans un espace de vingt-cinq années.

(1)  Strabon, VII, v, 258; XII, ni, 467.
(2) Cicéron, Discours en faveur de la loi Manilia, vi.
(3) Plutarque, Sylla, xxv.

X. Le plus septentrional des quatre groupes nommés ci-dessus forma une grande partie du royaume de Pont. Cette province, l'ancienne Cappadoce Pontique, jadis satra­pie persane, asservie par Alexandre et ses successeurs, se releva après la bataille d'Ipsus (453). Mithridate III agrandit son territoire en y ajoutant la Paphlagonie, et ensuite Sinope et la Galatie. Bientôt le Pont s'étendit de la Colchide au nord-est jusqu'à la Petite Arménie au sud-est, et vint confiner à la Bithynie à l'ouest. Touchant ainsi au Caucase, dominant sur le Pont-Euxin, ce royaume, composé de peu­ples divers, offrait, sous des climats variés, des produits de différente nature. Il recevait les vins et les huiles de la mer Egée, ainsi que les blés du Bosphore; il exportait en grand des salaisons (1), l'huile de dauphin (2), et, comme pro­duits de l'intérieur, les laines de la Gadilonitide (3), les toisons d'Ancyre, les chevaux de l'Arménie, clé la Médie et de la Paphlagonie (4), le fer des Chalybes, population de mineurs au sud de Trapézonte, déjà célèbre au temps d'Homère, et citée par Xénophon (5). Là se trouvaient aussi des mines d'argent, abandonnées à l'époque de Strabon (6), et dont l'exploitation a été reprise dans les temps modernes. Des ports importants sur la mer Noire ouvraient à ces produits des débouchés faciles. C'est à Sinope que Lucullus trouva une partie des trésors qu'il étala à son triomphe, et qui nous donnent une haute idée du royaume des Mithridate (7).

(1) Surtout ces poissons appelés pélamydes, recherchés dans toute la Grèce. (Strabon, VII, vi, 266; XII, ni, 467, 470.)
(2) Strabon, XII, m, 470.
(3) Strabon, XII, m, 468. La Gadilonitide s'étendait au sud-ouest d'Amisus (Samsoun).
(4) Polybe, V, xliv, l.v. — Ézéchiel, xxvh, 13, 14.
(5) Xénophon, Retraite des dix mille, V, v, 34. — Homère, Iliade, II, 857,
(6) Strabon, XII, m, 470.
(7) On y vit passer une statue d'or du roi de Pont, de six pieds de hauteur, avec son bouclier garni de pierres précieuses, vingt étagères couvertes de vases d'argent, trente-deux autres pleines de vaisselle d'or, d'armes du même métal et d'or monnayé : ces étagères étaient portées par des hommes suivis de huit mulets chargés de lits d'or, et après lesquels en venaient cinquante-six autres portant l'argent en lingots, et cent sept chargés de tout l'argent monnayé, mon­tant à 2,700,000 drachmes (2,619,000 francs). (Plutarque, Lucullus, xxxvii.)

On admirait à Sinope la statue d'Autolycus, un des héros protecteurs de la ville, ouvrage du statuaire Sthénis (1).
Trapézonte (Trébizonde), qui, avant Mithridate le Grand, conservait une sorte d'autonomie sous les rois de Pont, avait un commerce étendu, ainsi qu'une autre colonie grecque, Amisus (Samsoun) (2), regardée, au temps de Lucullus, comme une des plus florissantes et des plus riches du pays (3). A l'intérieur, Amasia, devenue depuis une des grandes forteresses de l'Asie Mineure et la métropole du Pont, avait déjà vraisemblablement, au temps des guerres puniques, un certain renom. Cabire, appelée ensuite Sébaste, puis Néocésarée, centre de la résistance de Mithridate le Grand contre Lucullus, devait à son magnifique temple de la Lune une ancienne célébrité. Du pays de Cabire, il n'y avait, au dire de Lucullus (4), que quelques journées de marche jusqu'en Arménie, contrée dont la richesse peut s'évaluer d'après les trésors amassés par Tigrane (5).-
On comprend dès lors comment Mithridate le Grand par­vint, deux siècles plus tard, à opposer aux Romains des armées et des flottes considérables. Il possédait dans la mer Noire quatre cents navires (6), et son armée s'élevait à 250,000 hommes et 40,000 chevaux (7). Il recevait, il est vrai, des secours de l'Arménie et de la Scythie, du Palus-Méotide et même de la Thrace.

 (1) Plutarque, Lucullus, xxiii.
(2) Strabon, XII, iii, 469, 470.
(3) Appien, Guerres contre Mithridate, lxxviii.
(4) Plutarque, Lucullus, xiv.
(5) Voyez ce qui est rapporté par Plutarque (Lucullus, xxix) des richesses et des objets d'art de toute espèce dont regorgeait Tigranocerte.
(6) Appien, Guerres de Mithridate, xiii, 658; xv, 662; xvii, 664.
(7) Appien, Guerres de Mithridate, xvii, 664. La Petite Arménie fournissait 1,000 cavaliers. Mithridate avait cent trente chars armés de faux.

        xi. La. Bithynie, province de l'Asie Mineure comprise entre la Propontide, le Sangarius et la Paphlagonie, formait un royaume qui, au commencement du VIe siècle de Rome, était limitrophe du Pont et embrassait diverses parties des provinces contigues à la Mysie et à la Phrygie. Là se trou­vaient plusieurs villes dont le commerce rivalisait avec celui des villes maritimes du Pont, et notamment Nicée et Nicomédie. Cette dernière, fondée en 475 par Nicomède Ier, prit une rapide extension (I). Héraclée Pontique, colonie milesienne située entre le Sangarius et le Parthenius, gardait son commerce étendu et une indépendance que Mithridate le Grand lui-même ne put complètement abattre; elle pos­sédait un port vaste, sûr et habilement disposé, qui abritait une flotte nombreuse  (2). La puissance des Bithyniens n'était pas insignifiante, puisqu'ils mirent sur pied, dans la guerre de Nicomède contre Mithridate, 56,000 hommes (3). Si le trafic était considérable sur les côtes de la Bithynie, grâce aux colonies grecques, l'intérieur n'était pas moins prospère par l'agriculture, et Bithynium était encore, au temps de Strabon, renommé pour ses troupeaux (4).
Une des provinces de la Bithynie tomba aux mains des Gaulois (478 de Rome). Trois peuples d'origine celtique se la partagèrent et y exercèrent une sorte de domination féo­dale. On l'appela Galatie, du nom des conquérants. Les places de commerce étaient : Ancyre, point d'arrivée des caravanes venant de l'Asie, et Pessinonte, une des métro pôles du vieux culte phrygien,

(1) Strabon, XII, iv, 482. — Étienne de Byzance, au mot Pline, Histoire naturelle, V, xxxiii 149.
(2) Strabon, XII, m, 465.
(3) Appien, Guerres de Mithridate, xvii.
(4) Strabon, XII, v, 484.

où les pèlerins se rendaient en grand nombre pour adorer Cybèle (1). La population de la Galatie était certainement assez considérable, puisque, dans la fameuse campagne de Cneius Manlius Vulso (2), en 565, les Galates perdirent 40,000 hommes. Les deux tribus réunies des Tectosages et des Trocmes mettaient sur pied à cette époque, malgré bien des défaites, 50,000 fan­tassins et 10,000 chevaux (3).
XII. A l'est de la Galatie, la Cappadoce, comprise entre l’Halys et l'Arménie, éloignée de la mer, traversée par de nombreuses chaînes de montagnes, formait un royaume resté en dehors des conquêtes d'Alexandre, et qui d'années après sa mort, opposait à Perdiccas 30,000 hommes de pied et 15,000 cavaliers (4). Au temps de Strabon, le froment et le bétail faisaient toute la richesse de ce pays, peu En 566, le roi Ariarathe payait 600 talents l'alliance des Romains (6). Mazaca (depuis Césarée), capitale de la Cappadoce, ville d'origine tout asiatique, avait été, (5) dès une époque ancienne, renommée pour ses pâturages (7).
  XIII. La partie occidentale de l'Asie Mineure est mieux connue. Elle avait vu, après la bataille d'Ipsus, se former le royaume de Pergame, qui, grâce aux libéralités intéressées des Romains envers Eumène II,  s'accrut sans cesse jusqu'au moment où il tomba sous leur suzeraineté.

(1) Strabon (XII, v, 486) nous dit que Pessinonte était le plus grand marché de la province.
(2)  Tite-Live, XXXVIII, xxiii.
(3) Tite-Live, XXXVIII, xxvi.
(4) Diodore de Sicile, XVIII, xvi.
(5) Strabon, XII, m, 462.
(6) Environ 3,500,000 francs. (Tite-Live, XXXVIII, xxxvii.)— Voy. Appien, Guerres de Syrie, xlii, 602. — « Demetrius se fit donner peu après            mille talents (5,821,000 francs) par Olopherne pour l'avoir  établi sur le trône de Cappadoce. » (Appien, Guerre de Syrie, xlvii, 607.)
(7) Strabon, xii, ii, 461-462.

A ce royaume se rattachèrent la Mysie, les deux Phrygies, la Lycaonie, la Lydie. Cette dernière province, traversée par le Pactole,  avait pour capitale  Ephèse,  métropole de la confédération ionienne,  à la fois le  premier entrepôt  du commerce de l'Asie Mineure et une  des  localités où les beaux-arts étaient cultivés avec le plus d'éclat. Cette ville avait deux ports : l'un se prolongeait jusqu'au centre de son enceinte; l'autre formait un bassin au milieu même du mar­ché public (1). Le théâtre d'Ephèse , le plus grand qui ait jamais été bâti, avait 660 pieds de diamètre et pouvait con­tenir plus de 60,000 spectateurs. Les artistes les plus cé­lèbres, Scopas, Praxitèle, etc. travaillèrent à Ephèse pour le grand temple de Diane. Ce monument, dont la construc­tion dura deux cent vingt ans, était entouré de 128 colonnes, hautes chacune de 60 pieds, présents d'autant de rois. Pergame,   capitale  du  royaume,  passait pour  une  des  plus belles cités de l'Asie, longe clarissimum Asiœ Pergamum, dit Pline (2) ; le port d'Elée renfermait des arsenaux maritimes et pouvait armer de nombreux vaisseaux (3). Défendue par deux torrents, l'acropole de Pergame, citadelle inaccessible, était la résidence des Attalides ; ces princes, zélés protec­teurs des sciences et des arts, avaient fondé dans leur capi­tale une bibliothèque de 200,000 volumes n (4). Pergame faisait un vaste trafic; ses céréales s'exportaient, en grande quantité,

(1) Falkener, Ephesus; London, 1862.
(2) Histoire naturelle, V, xxx, 126.
(3) C'est de là qu'on voit partir les flottes des rois de Pergame. (Tite-Live, XXXVIII, xl, 13; XLIV, xxviii.)
(4) Le nom de Pergame, dans nos langues modernes, s'est conservé dans le mot parchemin (pergamena), par lequel on désigna la peau qui se prépara dans cette ville, en guise de papier, après que les Ptolémées eurent prohibé la sortie du papyrus égyptien.

dans la plupart des localités de la Grèce (1). Cyzique, située dans une île sur la Propontide, avec deux ports fer­més offrant environ deux cents cales pour les navires (2)le disputait aux plus riches cités de l'Asie. Elle faisait comme Adramyttium (3) un grand commerce de parfums, exploitait les carrières de marbre inépuisables de l'île de Proconnèse (4), et avait des relations si étendues que ses pièces d'or étaient la monnaie acceptée dans tous les comptoirs asia­tiques (5). La ville d'Abydos possédait des mines d'or (6). Les blés d'Assus étaient réputés les meilleurs du monde, et ré­servés pour la table des rois de Perse (7).
On peut évaluer la population et les ressources de cette partie de l'Asie d'après les armées et les flottes dont dispo­sèrent ses rois au temps de la conquête de la Grèce par les Romains. En 555, Attale Ier, et, dix ans après, Eumène II, leur envoyèrent de nombreuses galères à cinq rangs de rames (8). Les forces de terre des rois de Pergame étaient beaucoup moins considérables (9). Leur autorité directe ne s'exerçait pas sur un territoire fort étendu ; cependant ils avaient beaucoup de villes tributaires : de là de grandes richesses et une petite armée. Les Romains tirèrent de ce pays, aujourd'hui à peu près stérile et dépeuplé, des impôts immenses, tant en or qu'en blé (IO). La magnificence du triomphe de Manlius

(1) Attale Ier, roi de Pergame, donnait aux Sicyoniens 10,000 médimnes de blé (Tite-Live, XXXII, xl);Eumène II en prêtait 80,000 aux Rhodiens. (Polybe, XXXI, xvii, 2.)
(2) Strabon, XII, vin, 492.
(3) Athénée, XV, xxxviii, 513; édit. Schweighseuser.
(4) La mer de Marmara a tiré son nom de ces carrières de marbre.
(5) KuÇu»]voi uTKTÎipeç, de là sequins.
(6) Strabon, XII, viii, 492, 493.
(7) Strabon, XV, iii, 620.
(8)  Tite-Live, XXXII, xvi ; XXXVI, xliii.
(9)  Tite-Live, XXXVII, vin.
(10) Le petit roi Moagète, qui régnait à Cibyre, en Phrygie, donna cent talents et 10,000 médimnes de céréales (Polybe, XXII, xvii. — Tite-Live, XXXVIII, xiv et xv); Termissus, cinquante talents; Aspendus, Sagalassus et toutes les cités de la Pamphylie en payèrent autant (Polybe, XXII, xviii et xix), et les villes de cette partie de l'Asie contribuèrent, à la première sommation du général romain, pour environ 600 talents (soit 3,500,000 francs); elles livrèrent aussi près de 60,000 médimnes de céréales.

et les réflexions de Tite-Live, rappro­chées du témoignage d'Hérodote, révèlent toute la splen­deur du royaume de Pergame. C'est après la guerre contre Antiochus et l'expédition de Manlius que le luxe s'introduisit à Rome (1). Soldats et généraux s'étaient prodigieusement enrichis en Asie (2).
Les anciennes colonies de l'Ionie et de l'Éolide, telles que Clazomène, Colophon et beaucoup d'autres, qui dépen­daient pour la plupart du royaume de Pergame, étaient déchues de leur ancienne grandeur. Smyrne, rebâtie par Alexandre, se faisait encore admirer par la beauté de ses monuments. L'expédition des vins, aussi renommés sur les côtes d'Ionie que dans les îles voisines, alimentait surtout le commerce des ports de la mer Egée.
Les trésors du temple de Samothrace étaient si considé­rables, que cela nous engage à parler ici d'un fait qui se rapporte à cette petite île, située assez loin de l'Asie, près des côtes de la Thrace : les soldats de Sylla s'emparèrent, dans le sanctuaire des Dieux Cabires, d'un ornement de la valeur de 1,000 talents (5,820,000 francs) (3).

(1) Tite-Live, XXXIX, vi.
(2) Manlius, quoiqu'il eût été dépouillé, à son retour, d'une partie de son immense butin par les montagnards de la Thrace, fit encore porter à son triomphe des couronnes d'or de 212 livres, 220,000 livres d'argent, 2,103 livres d'or, plus 127,000 tétradrachmes attiques, 250,000 cistophores et 16,320 mon­naies d'or de Philippe. (Tite-Live, XXXIX, vii.)
(3) Appien, Guerres de Mithridate,lxiii..

                 XIV. Sur la côte méridionale de l'Asie Mineure, quelques villes soutenaient le rang qu'elles avaient atteint un ou deux siècles auparavant.
La capitale de la Carie était Halicarnasse, ville très forte, défendue par deux citadelles (1), et célèbre par une des plus belles œuvres de l'art grec, le Mausolée. Malgré la fertilité extraordinaire du pays, les Cariens avaient l'habitude de s'engager, comme les Crétois, en qualité de mercenaires, dans les armées grecques (2). C'est sur leur territoire que se trouvait la ville ionienne de Milet avec ses quatre ports (3).Les Milésiens avaient, à eux seuls, civilisé les bords de la mer noire par la fondation de près de quatre-vingts colonies (4).
Tour à tour indépendante ou placée sous une domination étrangère, la Lycie, province comprise entre la Carie et la Cilicie, possédait quelques villes riches et commerçantes. L'une surtout, renommée par son antique oracle d'Apollon, aussi célèbre que celui de Delphes, se faisait remarquer par son port spacieux (5) : c'était Patare, qui put contenir toute la flotte d'Antiochus, brûlée par Fabius eu 565 (6). Xanthus, la plus grande ville de la province, jusqu'où remontaient les navires, ne perdit son importance qu'après avoir été pillée par Brutus (7). Ses richesses lui avaient valu antérieurement le même sort de la part des Perses (8). Sous la domination romaine, la Lycie vit graduellement décliner sa population, et de soixante et dix villes qu'elle avait eues, elle n'en comptait plus que trente-six au VIII ème siècle de Rome (9).
Plus à l'est, les côtes de la Cilicie étaient moins favorisées ;

(1)Arrien, Campagnes d’Alexandre, I, 23. — Diodore, XVII, 23.
(2)Strabon, XIV, 11, 565.
(3)Strabon, XIV, i, 542.
(4)Pline, histoire naturelle, V, xxix, xxx.
(5)Strabon. XIV, 3, 568.
(6)  Tite-Live, XXXVIII,  xxxix.
(7)Scylax, Périple, 39, éd. Hudson.  — Dion-Cassius, XLVII, 34.
(8)Hérodote, I, clxxvi.
(9)Pline, Histoire naturelle, V,

tour à tour dominées par les Macédoniens, les Égyptiens, les Syriens, elles étaient devenues des repaires de pirates, qu'encourageaient les rois d'Egypte par hostilité contre les Séleucides (1). Du haut des montagnes qui tra­versent une partie de la province, descendaient des bri­gands pour piller les plaines fertiles situées du côté de l'Orient (Ciliciacampestris) (2). Cependant la partie arrosée par le Cydnus et le Pyramus était plus prospère, grâce à la fabrique des toiles grossières et à l'exportation du safran. Là se trouvait l'antique Tarse, jadis résidence d'un satrape, et dont le commerce s'était développé avec celui de Tyr (3); Soles, qu'Alexandre imposait à cent talents pour la punir de sa fidélité aux Perses (4), et qui, par sa position maritime, faisait l'envie des Rhodiens (5). Ces villes et d'autres ports entrèrent, après la bataille d'Ipsus, dans le grand mouve­ment commercial dont les provinces de Syrie devinrent le siège.
            XV. Par la fondation de l'empire des Séleucides, la civilisation grecque fut portée jusque dans l'intérieur de l'Asie, où à l'immobilité de la société orientale succéda la vie active de l'Occident. Les lettres et les arts helléniques fleurirent depuis la mer de la Phénicie jusque sur les bords de l'Euphrate. Des villes nombreuses furent bâties en Syrie et dans l'Assyrie avec toute la richesse et l'élégance des constructions de la Grèce (6); 

(1) Strabon, XIV, v, 571.
(2) Strabon, XIV, v, 570.
(3) Tarse avait encore des arsenaux maritimes au temps de Strabon (XIV, v,574).
(4) Arrien, Anabase, II, v.
(5) Polybe, XXII, 7.
(6) Seleucus fonda seize villes du nom d'Antioche, cinq du nom de Laodicée, neuf du nom de Séleucie, trois du nom d’Apamée, une du nom de Slratonicée, et un grand nombre d'autres qui reçurent également des noms grecs. (Appien, Guerres de Syrie, lvii, 622.) — Pline (Histoire naturelle, VI, xxvi, 117) nous apprend que ce furent les Séleucides qui réunirent dans des villes les habitants de la Babylonie, qui n'habitaient auparavant que des bourgades (vici) et n'avaient d'autres cités que Ninive et Babylone.

quelques-unes étaient presque ruinées du temps de Pline (I). Séleucie, fondée par Seleucus Nicator, à l'embouchure de l’Oronte, et qui reçut, avec huit autres villes élevées par le même monarque, le nom du chef de la dynastie gréco-syrienne, devint un port très fré­quenté. Construite sur le même fleuve, Antioche rivalisa avec les plus belles cités de l'Egypte et de la Grèce par le nombre de ses édifices, l'étendue de ses places, la beauté de ses temples et de ses statues (2). Ses murailles, élevées par l'architecte Xenaeos, passaient pour une merveille, et au moyen âge leurs ruines faisaient l'admiration des voya­geurs (3). Antioche comprenait quatre quartiers, ayant cha­cun sa propre enceinte (4), et l'enceinte commune qui les réunissait paraît avoir embrassé une étendue de six lieues de circonférence. Non loin de la ville, se trouvait la déli­cieuse résidence de Daphné, dont le bois, consacré à Apollon et à Diane, était l'objet de la vénération publique et le lieu où se célébraient des fêtes somptueuses (5). Apamée était renommée par ses pâturages. Seleucus y avait établi des haras contenant plus de 30,000 juments, 300 étalons et 500 éléphants (6). Le temple du Soleil, à Héliopolis (aujour­d'hui Baalbek), était l'œuvre d'architecture la plus colossale qui eût jamais existé (7).
La puissance de l'empire des Séleucides s'accrut jusqu'au jour où les Romains s'en emparèrent.

(1) Pline (Histoire naturelle, VI, xxvi, 119) cite une de ces villes qui avait eu 70 stades de tour et n'était plus de son temps qu'une forteresse.
(2) Strabon, XVI, h, 638. — Pausanias, VI,it, § 7.
(3) Jean Malalas,  Chronique, VIII, 200 et 202, éd. Dindorf.
(4)  Strabon, XVI, n, 638.
(5)  Strabon, XVI, n, 639.
(6) Strabon, XVI, h, 640.
(7) II s'élevait sur une terrasse de 1,000 pieds de longueur sur 300 pieds de largeur, bâti avec des pierres de 70 pieds de long.

S'étendant de la Méditerranée à l'Oxus et au Caucase, cet empire était composé de presque toutes les provinces de l'ancien royaume des Perses, et renfermait des peuples d'origines différentes (l) : la Médie était fertile, et sa capitale, Ecbatane, que Polybe nous représente comme l'emportant par ses richesses et le luxe incroyable de ses palais sur les autres cités de l'Asie, n'avait point encore été dépouillée par Antiochus III (2) ; la Babylonie, naguère siège d'un empire puissant, et la Phénicie, longtemps la contrée la plus commerçante du monde, faisaient partie de la Syrie et touchaient aux frontières des Parthes. Des caravanes, sui­vant un itinéraire qui est resté le même pendant bien des siècles, mettaient en relation la Syrie avec l'Arabie (3), d'où lui arrivaient l'ébène, l'ivoire, les parfums, les résines et les épices ; les ports syriens étaient les échelles intermé­diaires pour les marchands qui se rendaient jusque dans l'Inde, où Seleucus I était allé conclure un traité de com­merce avec Sandrocottus. Les denrées de ce pays remon­taient l'Euphrate jusqu'à Thapsacus ; de là elles étaient exportées dans toutes les provinces (4). Des relations aussi lointaines et aussi multipliées expliquent la prospérité de l'empire des Séleucides. La Babylonie rivalisait avec la Phrygie pour les tissus brodés ; la pourpre et les tissus de Tyr, les verres, les ouvrages d'orfèvrerie et les teintures de Sidon, s'exportaient au loin.

(1) L'empire de Seleucus comprit soixante et douze satrapies. (Appien, Guerres de Syrie, lui, 630.)
(2) Polybe, X, xxvii : Ecbatane paya à Antiochus III un tribut de 4,000 ta­lents (talents attiques = 23,284,000 francs), produit de la fonte des tuiles d'argent qui recouvraient un de ses temples. Déjà Alexandre le Grand avait fait enlever celles de la toiture du palais des rois.
(3) Le pays de Gerrha, chez les Arabes, payait 500 talents à Antiochus (talents attiques = 2,910,500 irancs). (Polybe, XIII, ix.) — II y avait jadis beaucoup d'or en Arabie. (Job, xxvm, 1,2. — Diodore de Sicile, II, i.)
(4) Strabon, XVI, iv, 652.

Le commerce avait pénétré jusqu'aux extrémités de l'Asie. Les étoffes de soie étaient expédiées des frontières de la Chine aux portes Caspiennes, puis de là dirigées par caravanes, à la fois vers la mer Tyrienne, la Mésopotamie et le Pont (1). Plus tard, l'inva­sion des Parthes, en interceptant ces routes, empêcha les Grecs de pénétrer au cœur de l'Asie. Aussi Seleucus Nicator forma-t-il le projet d'ouvrir une voie de communication directe entre la Grèce et la Bactriane, en construisant un canal de la mer Noire à la mer Caspienne (2). Les mines de métaux précieux étaient assez rares dans la Syrie ; mais l'or, l'argent, introduits par les Phéniciens, importés de l'Arabie ou de l'Asie centrale, y affluaient. On peut juger de la quantité de numéraire que possédait Séleucie, sur le Tigre, par le chiffre de la contribution à laquelle la soumit Antiochus III (mille talents) (3). Les sommes que les monar­ques syriens s'engagèrent à payer aux Romains étaient immenses (4). Le sol donnait des produits aussi considérables que l'industrie (5). La Susiane, une des provinces de la Perse placées sous la domination des Séleucides,

(1) Strabon, XI, n, 426 et suiv.
(2) Pline, Histoire naturelle, VI, 11, 131.
(3) Polybe, V, liv. Si, comme il est probable, il s'agit ici de talents baby­loniens, cela ferait 7,426,000 francs environ. Séleucie, sur le Tigre, était fort peuplée. Pline (Histoire naturelle, VI, xxvi, 122) évalue le chiffre de ses habitants à 600,000. Strabon (XVI, 2, 638) nous dit que Séleucie surpassait même en grandeur Antioche. Cette ville, qui avait succédé à Babylone, paraît avoir hérité d'une partie de sa population.
(4) En   565,   Antiochus   III   donne   15,000   talents   (talents   attiques   = 87,315,000  francs).  (Polybe,  XXI,  xiv.   —   Tite-Live,  XXXVIII,  xxxvii. Dans   le traité   de  l'année  suivante,   les  Romains  stipulèrent   un   tribut  de 12,000 talents  de l'or attique le plus pur, payables en douze ans, chaque talent de 80 livres romaines (69,852,000 francs). (Polybe, XXII, xxvi, 19. En outre, Eumène devait recevoir 359 talents (2,089,739 francs), payables en cinq  ans.  (Polybe,  XXII,  xxvi,   120.   —  Tite-Live  (XXXVIII,  xxxviii)   dit seulement 350 talents.)
(5)   Le   père   d'Antiochus,   Seleucus   Callinicus,    envoyait   aux   Rhodiens200,000 médimnes de blé (104,000 hectolitres). (Polybe, V, lxxxix.) En 556, Antiochus donnait 540,000 mesures de blé aux Romains. (Polybe, XXII, 16,11I).

avait une telle renommée pour ses céréales, que l'Egypte seule pouvait rivaliser avec elle (1). La Cœlésyrie était, comme le nord de la Mésopotamie, réputée pour ses troupeaux (2). La Palestine fournissait en abondance le blé, l'huile et le vin. L'état de la Syrie était encore si prospère au VII ème siècle de Rome, que le philosophe Posidonius nous représente les habitants se livrant àdes fêtes continuelles et partageant leur temps entre les travaux des champs, les banquets et les exercices du gymnase (3). Les fêtes d'Antiochus IV dans la ville de Daphné (4)donnent l'idée du luxe que déployaient les grands de ce pays.
Les forces militaires réunies à diverses époques par les rois de Syrie permettent d'apprécier la population de leur empire. En 537, à la bataille de Raphia, Antiochus disposait de 68,000 hommes (5); en 564, à Magnésie, de 62,000 hommes d'infanterie et de plus de 12,000 cavaliers (6). Ces armées, il est vrai, comprenaient des auxiliaires de différentes nations. Les seuls Juifs du canton du Carmel pouvaient mettre sur pied 40,000 hommes (7).

(1) Suivant Strabon, XV, m, 623, le blé et l'orge y rendaient le centuple, et même deux fois autant, ce qui est peu probable.
(2) Strabon, XVI, h, 640.
(3)  Athénée, XII, xxxv, 460, édit. Schweighaeuser.
(4) Polybe, XXXI, iii — On voyait dans ces fêtes mille esclaves tenant des vases d'argent, dont le plus petit pesait 1,000 drachmes; mille esclaves tenant des vases d'or et une profusion de la vaisselle la plus riche. Antiochus recevait chaque jour à sa table une foule de convives auxquels il laissait emporter sur des chariots d'innombrables provisions de toute sorte. (Athénée, V, xlvi, 311, édit. Schweighaeusser.)
(5)  Polybe, V, lxxix.
(6)  Tite-Live, XXXVII, xxxvii.
(7)  Strabon, XVI, h, 646.

La marine n'était pas moins imposante. La Phénicie comp­tait des ports nombreux et des arsenaux bien approvision­nés : tels étaient Aradus (Ruad),Berytus (Beyrouth), Tyr (Sour). Cette dernière ville se relevait peu à peu de sa dé­cadence. Il en était de même de Sidon (Saïda), qu'Antiochus III, dans sa guerre avec Ptolémée, n'osa pas attaquer à cause de ses soldats, de ses approvisionnements et de sa population (1). La plupart des villes phéniciennes jouissaient d'ailleurs, sous les Séleucides, d'une certaine autonomie favorable à leur industrie. Dans la Syrie, Séleucie, qu'Antiochus le Grand reprit aux Égyptiens, était devenue le premier port du royaume sur la Méditerranée (2). Laodicée faisait un commerce actif avec Alexandrie (3). Maîtres des côtes de la Cilicie et de la Pamphylie, les rois de Syrie en tiraient de nombreux bois de construction que le flottage des fleuves amenait des montagnes (4). Réunissant ainsi leurs vaisseaux à ceux des Phéniciens, les Séleucides lançaient sur la Méditerranée des armées considérables (5).
Le commerce lointain occupait aussi de nombreux navires marchands ; la Méditerranée, comme l'Euphrate, était sil­lonnée par des barques qui apportaient ou exportaient des marchandises de toute sorte.

(1) Polybe, V, lxx.
(2) Tite-Live, XXXIII, xli. — Polybe, V, lix. — Strabon, XVI, ii, 639, 640.
(3) Strabon, XVI, ii, 640.
(4) Strabon, XIV, v, 571, 572.
(5) En 558, Antiochus mit en mer cent vaisseaux couverts et deux cents bâtiments légers. (Tite-Live, XXXIII, xix.) C'est la plus grande flotte syrienne dont il soit fait mention dans ces guerres. Au combat de Myonnèse, la flotte commandée par Polyxénide se composait de quatre-vingt-dix navires pontés (574). (Appien, Guerres de Syrie, xxvii.) En 563, avant la lutte suprême contre les Romains, ce prince avait quarante vaisseaux pontés, soixante non pontés et deux cents bâtiments de transport. (Tite-Live, XXXV, xliii.) Enfin, l'année suivante, un peu avant la bataille de Magnésie, Antiochus possédait, non compris la flotte phénicienne, cent vaisseaux de moyenne grandeur, dont soixante et dix pontés. (Tite-Live, XXXVI, xliii; XXXVII, viii.) Cette marine fut détruite par les Romains.

Des vaisseaux voguant sur la mer Érythrée étaient en communication, par des canaux, avec le littoral méditerranéen. Le grand commerce de la Phénicie avec l'Espagne et l'Occident avait cessé, mais la navigation de l'Euphrate et du Tigre le remplaçait pour le transport des produits, soit étrangers, soit fabriqués dans la Syrie même, et envoyés en Asie Mineure, en Grèce ou en Egypte. L'empire des Séleucides offrait le spectacle de l'ancienne civilisation, de l'ancien luxe de Ninive et de Babylone, transformés par le génie grec.
            XVI, L'Egypte, qu'Hérodote appelle un présent du Nil,  n'égalait pas en superficie le quart de l'empire des Séleucides; mais elle formait une puissance bien plus compacte. Sa civilisation remontait au delà de trois mille ans. Les sciences, les arts, y florissaient déjà quand l'Asie Mineure, la Grèce, l'Italie, étaient encore dans la barbarie. La ferti­lité de la vallée du Nil avait permis à une population nom­breuse de s'y développer, à tel point que, sous Amasis II contemporain de Servius Tullius, on y comptait vingt mille cités (1). L'administration habile des premiers Lagides accrut, considérablement les ressources du pays. Sous Ptolémée II, les revenus annuels s'élevaient à 14,800 talents (86,150,800 fr.)et à 1 million et demi d'artabes (2) de blé(3). En dehors des revenus égyptiens, les impôts levés dans les possessions étrangères atteignaient le chiffre d'à peu près 10,000 talents an. La Coelésyrie, la Phénicie et la Judée, avec la pro­vince de Samarie, rapportaient annuellement à par Ptolémée Evergète8,000 talents

     (1) Hérodote, II, clxxvii. — Diodore de Sicile, I, xxxi. 
     (2) Mesure assez grande pour en faire trente pains. (Franz, Corpus inscript, grœcarum, III, 303. — Polybe, V, lxxix.)
     (3) Bockh, Staatshaushaltung der Athener, I, xiv, 15.
     (4)  Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, XII, iv.

(46 millions et demi) (4). Une seule fête coûtait à Philadelphe 2,240 talents (plus de 13 mil­lions) (I). Les sommes accumulées dans le trésor montaient au chiffre, peut-être exagéré, de 740,000 talents (environ 4 milliards 300 millions de francs) (2). En 527, Ptolémée Evergète put, sans trop amoindrir ses ressources, envoyer aux Rhodiens 3,300 talents d'argent, 1,000 talents de cuivre et dix millions de mesures de blé (3). Les métaux précieux abondaient dans l'empire clés Pharaons, comme l'attestent les traces d'une exploitation aujourd'hui épuisée et la foule d'objets en or renfermés dans les tombeaux. Pendant quelque temps maîtres du Liban, les rois d'Egypte en tiraient des bois de construction.
Ces richesses s'étaient surtout accumulées à Alexandrie, qui devint, après Carthage, vers le commencement du VIIe siècle de Rome, la première ville commerçante du monde (4). Elle avait 15 milles de circonférence, trois ports spacieux et commodes, qui permettaient aux plus gros na­vires de venir mouiller à quai (5). Là arrivaient les mar­chandises de l'Inde, de l'Arabie, de l'Ethiopie, de la côte

(1) Athénée, V, p. 203.
(2) Appien, Préface, § 10. — On peut néanmoins juger par les données suivantes de l'énormité des sommes accumulées dans les trésors des rois de Perse. Cyrus avait gagné, par la conquête de l'Asie, 34,000 livres d'or mon­nayé et 500,000 d'argent. (Pline, XXXIII, xv.) Sous Darius, fils d'Hystaspès, 7,600 talents babyloniens d'argent (le talent babylonien = 7,426 francs) étaient versés annuellement au fisc royal, plus 140 talents, affectés à l'entre­tien de la cavalerie sicilienne, et 360 talents d'or (4,680 talents d'argent) payés parles Indes. (Hérodote, III, xciv.) Ce roi avait donc un revenu annuel de 14,500 talents (108 millions de francs). Darius emmenait avec lui en campagne deux cents chameaux chargés d'or et d'objets précieux. (Démosthène, Sur les symmories, p. 185 ; xv, p. 622, éd. Millier.) Aussi, d'après Strabon, Alexandre le Grand trouva-t-il dans les quatre grands trésors de ce roi (à Suse, Persis, Pasargades et Persépolis) 180,000 talents (environ 1,337 millions de francs).
 (3) Polybe, V, lxxxix.
(4) Strabon, XVII, i, 678.
(5) Strabon, XVII, i, 672, 673.

d'Afrique : les unes apportées à dos de chameau de Myos-Hormos (au nord de Cosseïr), puis transportées sur le Nil (1); les autres venues par canaux du fond du golfe de Suez, ou amenés du port de Bérénice sur la mer Rouge (2). L'occu­pation de cette mer par les Egyptiens avait mis un terme aux pirateries des Arabes (3)et permis de fonder de nom­breux comptoirs. L'Inde fournissait les épices, les mousse­lines et les matières tinctoriales; l'Ethiopie, l'or, l'ivoire et le bois d'ébène ; l'Arabie, les parfums. Tous ces produits étaient échangés contre ceux qui arrivaient du Pont-Euxin et de la mer Occidentale. L'industrie indigène des tissus imprimés et brodés, celle des verreries, prirent sous les Ptolémées un nouveau développement. Les objets exhumés des tombeaux de cette époque, les peintures qui les dé­corent, les mentions consignées dans les textes hiérogly­phiques et les papyrus grecs, prouvent que les genres d'industrie les plus variés étaient exercés dans le royaume des Pharaons et avaient atteint un haut degré de perfection. L'excellence des produits, la finesse du travail, attestent l'intelligence des ouvriers. Sous Ptolémée II, l'armée se composait de 200,000 fantassins, 40,000 cavaliers, 300 éléphants et 200 chars ; les arsenaux pouvaient fournir des armes à 300,000 hommes (4). La flotte égyptienne propre­ment dite comprenait cent douze vaisseaux de premier rang (de 5 jusqu'à 30 rangs de rames), deux cent vingt-quatre de second rang et bâtiments légers; le roi avait, en outre,

 (1)Strabon, XVI, iv, 664; XVII, i, 692.
(2) Strabon, XVII, i, 683.
(3) Diodore de Sicile, III, xliii.
(4) Appien, Préface, § 10. — En 537, à Raphia, l'armée égyptienne s'élevait à 70,000 fantassins, 5,000 cavaliers, 73 éléphants. (Polybe, V, lxxii; voyez aussi V, lxv.) Polybe, qui nous donne ces détails, ajoute que la solde îles officiers était d'une mine (97 francs) par jour. (XIII,2.)
 
  plus de quatre mille navires dans les ports placés sous sa sujétion (1).  C'est surtout après Alexandre  que  la  marine égyptienne prit une grande extension.
                XVII. Séparant l'Egypte des possessions de Carthage, la Cyrénaïque (régence de Tripoli), jadis colonisée par les Grecs et indépendante, était tombée aux mains du premier des Ptolémées. Elle possédait des villes commerçantes et riches, des plaines fertiles ; la culture s'étendait même jusque sur les montagnes (2); le vin, l'huile, les dattes, le safran et diverses plantes, telles que le silphium (laserpitium) (3)fai­saient l'objet d'un trafic considérable (4). Les chevaux de la Cyrénaïque, qui avaient toute la légèreté des chevaux arabes, étaient recherchés jusque dans la Grèce (5), et les habitants de Cyrène ne purent faire de plus beau présent à Alexandre que de lui envoyer trois cents de leurs coursiers (6). Cepen­dant les révolutions politiques avaient déjà porté atteinte à

(1) Théocrite, Idylle XVII, vers 90-102. — Athénée (V, xxxvi, 284) et Appien (Préface, § 10) donnent le détail de cette flotte. — Ptolémée IV Philopator fit construire jusqu'à un navire de quarante rangs de rameurs, qui avait 280 coudées de long et 30 de large. (Athénée, V, xxxvii, 285.)
(2) Hérodote, IV, cxcix. Le plateau de Barca, aujourd'hui désert, était alors cultivé et bien arrosé.
(3) L'objet le plus important du commerce de la Cyrénaïque était le silphium, plante dont la racine se vendait au poids de l'argent. On en extrayait une espèce de gomme laiteuse qui servait de panacée aux pharmaciens et d'assaisonnement à la cuisine. Lorsque, en 658, la Cyrénaïque fut incorporée à la République romaine, la province payait son tribut annuel en silphium. Trente livres de ce suc, apportées à Rome en 667, étaient regardées comme une merveille; et, lorsque César, au commencement de la guerre civile, s'empara du trésor public, il trouva dans la caisse de l'État 1,500 livres de silphium enfermées avec l'or et l'argent. (Pline, XIX, xl.)
(4) Diodore de Sicile, III, xlix.— Hérodote, IV, clxix.— Athénée, XV, xxix, 487; xxxviii, 514. — Strabon, XVII, ni, 712. — Pline, Histoire natu­relle, XVI, xxxiii, 143; XIX, iii, 38-45.
(5) Pindare, Pythiques, IV, 2. — Athénée, III, lviii,392.
(6) Diodore de Sicile, XVII, xlix.

 l'antique prospérité de ce pays (1), qui constituait auparavant par sa navigation, son commerce et ses arts, peut-être la plus belle des colonies fondées par les Grecs.

XVIII. Les îles nombreuses de la Méditerranée jouis­saient d'une égale prospérité. Chypre , colonisée par les Phéniciens, puis par les Grecs, passée ensuite sous la domi­nation des Égyptiens, avait une population qui gardait, de sa première patrie, l'amour du commerce et des voyages lointains. Presque toutes ses villes étaient situées sur les bords de la mer et munies d'excellents ports. Ptolémée Soter y entretenait une armée de 30,000 Égyptiens (2). Aucun pays n'était plus riche en bois de construction. Sa fertilité passait pour supérieure à celle de l'Egypte (3). Aux produits agri­coles venaient se joindre les pierres précieuses, les mines de cuivre, exploitées depuis longtemps (4), et si abondantes, que ce métal tira son nom de l'île même (Cuprum). On voyait à Chypre de nombreux sanctuaires, notamment le temple de Vénus à Paphos, qui comptait cent autels (5).
 XIX. La Crète, peuplée de races diverses, avait atteint dès l'âge héroïque une grande célébrité ; Homère chantait ses cent villes, mais elle était déchue depuis plusieurs siècles. Sans commerce, sans marine régulière, sans agriculture, elle n'avait plus guère de produits que ses fruits et ses bois et la stérilité qu'on remarque aujourd'hui commençait déjà. Cependant tout porte à croire qu'à l'époque de la conquête

(1) Aristote, Politique, VII, h, § 10.
(2) Josèphe, Antiquités judaïques, XIII, xii, 2, 3.
(3) Élien,  Histoire des  animaux,  V,  lvi.  —  Eustathe,   Comment,  sur Denys le Périégète, 508. 198, éd. Bernhardy.
(4) Strabon, XIV, vi, 583. — Pline, Histoire naturelle, XXXIV, ii, iv, 94.
(5) Virgile, Enéide, I, 415. — Stace, Thébaïde, V, 61.

romaine l'île devait être encore fort peuplée (1). Livrés à la piraterie (2), réduits à vendre leurs services, les Crétois, archers renommés, combattaient comme mercenaires dans les armées de la Syrie, de la Macédoine et de l'Egypte (3).
XX. Si la Crète était en décadence, Rhodes, au contraire, étendait son commerce, qui prit graduellement la place de celui des villes maritimes de l'Ionie et de la Carie. Déjà habitée, au temps d'Homère, par une population nombreuse, et renfermant trois villes importantes, Lindos, Ialysos et Camiros (4), l'île était, au Ve siècle de Rome, la première puissance maritime après Carthage. La ville de Rhodes, bâtie pendant la guerre du Péloponnèse (346), avait, comme la cité punique, deux ports, l'un pour les bâtiments marchands, l'autre pour les vaisseaux de guerre. Le droit de mouillage rapportait un million de drachmes par an (5). Les Rhodiens avaient fondé des colonies sur divers points du littoral méditerranéen (6), et entretenaient des relations d'amitié avec un grand nombre de villes dont ils reçurent plus d'une fois des secours et des présents (7). Ils possédaient, sur le continent asiatique voisin, des villes tributaires, telles que Caunos et Stratonicée, qui leur payaient 120 talents (700,000 francs).

(1) Strabon, X, iv, 408 et suiv.
(2) Polybe, XIII, viii.
(3) On trouve des mercenaires crétois au service de Flamininus en 557 (Tite-Live, XXXIII, iii), à celui d'Antiochus en 564 (Tite-Live, XXXVII, xl), à celui de Persée en 583 (Tite-Live, XLII, li), et au service de Rome en 633.
(4) Iliade, II, 656, 670.
(5) Polybe, XXX, vii, an de Rome 590.
(6) Strabon, XIV, n, 558, 559. La ville de Rhode en Espagne, les établis­sements dans les Baléares, Gela en Sicile, Sybaris et Palœopolis en Italie, étaient des colonies rhodiennes.
(7) C'est ce qui arriva notamment à l'époque où s'écroula le fameux colosse de Rhodes, et où la ville fut violemment éprouvée par un tremblement de terre. Hiéron, tyran de Syracuse, Ptolémée, roi d'Egypte, Antigone Doson, roi de Macédoine, et Seleucus, roi de Syrie, envoyèrent des secoure aux Rhodiens. (Polybe, V, lxxxxviii, lxxxix).

La navigation du Bosphore, dont ils s'efforçaient de maintenir le passage libre, ne tarda pas à leur appartenir presque exclusivement (1). Tout le com­merce maritime depuis le Nil jusqu'au Palus-Méotide se trouvait ainsi dans leurs mains. Chargés d'esclaves, de bé­tail, de miel, de cire et de viandes salées (2), leurs navires allaient chercher sur le littoral du Bosphore Cimmérien (mer d'Azof)des blés alors très renommés (3), et portaient sur la côte septentrionale de l'Asie Mineure les vins et les huiles. Au moyen de ses flottes, et quoique n'ayant qu'une armée de terre composée d'étrangers (4), Rhodes fit plusieurs fois la guerre avec succès. Elle lutta contre Athènes, no­tamment de 397 à 399; elle résista victorieusement, en 450, à Demetrius Poliorcète, et dut son salut au respect de ce prince pour un magnifique tableau d'Ialysos, œuvre de Pro­togène(5). Pendant les campagnes des Romains en Macédoine et en Asie, elle leur fournit des flottes considérables (6). Sa force maritime se maintint jusqu'à la guerre civile qui suivit la mort de César; mais à cette époque elle fut anéantie.

(1) Nous voyons en effet avec quel soin les Rhodiens se ménageaient des alliés du côté du Pont-Euxin. (Polybe, XXVII, vi.)
(2) Polybe, IV, xxxviii
(3) Strabon, VII, iv, 259.
(4) Tite-Live, XXXIII, xviii.
(5) Pendant le siège de Rhodes, Demetrius avait formé le projet de livrer aux flammes des édifices publics dont l'un renfermait le fameux tableau d'Ialysos, peint par Protogène. Les Rhodiens envoyèrent une députation à Demetrius pour lui demander d'épargner un tel chef-d'œuvre. Après cette entrevue, Demetrius leva le siège, épargnant ainsi à la fois la ville et le tableau. (Aulu-Gelle, XV, xxxi.)
(6) En 555, vingt navires; en 556, vingt bâtiments pontés; en 563, vingt-cinq bâtiments pontés et trente-six vaisseaux. Cette dernière flotte de trente-six vaisseaux fut détruite, et cependant les Rhodiens purent remettre à la mer, la même année, vingt vaisseaux. En 584, ils avaient quarante vaisseaux. (Tite-Live, XXXI, xlvi; XXXII, xvi ; XXXVI, xlv; XXXVII, ix, XI, xii ; XLII, xlv.)

La célébrité de Rhodes n'était pas moins grande dans les arts et les lettres que dans le commerce. Après le règne d'Alexandre, elle devint le siège d'une école fameuse de sculpture et de peinture, d'où sortirent Protogène et les auteurs du Laocoon et du Taureau Farnèse. On voyait dans la ville trois mille statues (1) et cent six colosses, entre autres la fameuse statue du Soleil, l'une des sept merveilles du monde, haute de 105 pieds, et qui avait coûté 3,000 talents (17,400,000 francs) (2). L'école de rhétorique de Rhodes était fréquentée par des élèves accourus de toutes les parties de la Grèce, et César, comme Cicéron, alla s'y perfectionner dans l'art oratoire.
Les autres îles de la mer Egée avaient presque toutes perdu leur importance politique, et leur vie commerciale était absorbée par les États nouveaux de l'Asie Mineure, par la Macédoine et par Rhodes. Il n'en était pas de même de l'archipel de la mer Ionienne, dont la prospérité continua jusqu'au moment où il tomba au pouvoir des Romains. Corcyre, qui reçut dans son port les flottes romaines, devait à sa fertilité et à sa position favorable un commerce étendu. Depuis le iv° siècle, rivale de Corinthe, elle s'était cor­rompue comme Byzance et Zacynthe (Zante), qu'Agatharchide, vers 640, nous représente amollies par l'excès du luxe (3).
XXI. L'état florissant de la Sardaigne venait surtout des colonies que Carthage y avait fondées. La population de cette île se rendit redoutable aux Romains par son esprit d'indépendance (4). De 54l (5) à 580, 130,000 hommes furent tués, pris ou vendus (1). Le nombre de ces derniers fut si considérable, que l'expression Sardes à vendre (Sardi vénales) devint proverbiale (2). La Sardaigne, qui ne compte aujourd'hui que 544,000 habitants, en possédait alors au moins un million. La quantité des céréales, le nombre des troupeaux, faisaient de cette île le second grenier de Carthage (3). L'avidité des Romains l'épuisa promptement. Cependant, en 552, les récoltes y étaient encore si abon­dantes, qu'on vit les marchands forcés de laisser aux mate­lots le blé pour le prix du fret (4). L'exploitation des mines, le commerce de la laine, d'une qualité supérieure (5), occu­paient des milliers de bras.
(1)      Pline, XXXIV, xvii.
(2)      Strabon, XIV, ii, 557.
(3)      Athénée, XII, xxxv, 461.
(4)      Tite-Live, XXIII, xxxiv.
(5)      Tite-Live, XXIII, xl.
XXII. La Corse était beaucoup moins peuplée. Diodore de Sicile ne lui donne guère plus de 30,000 habitants (6), et Strabon nous les représente comme sauvages et vivant dans les montagnes (7). D'après Pline, elle aurait eu trente villes (8). La résine, la cire, le miel (9), exportés par quelques comptoirs que les Étrusques et les Phocéens avaient fondés sur les côtes, étaient presque les seules productions de l'île.

(1) Tite-Live, XLI, xii, xvii, xxviii. — Le chiffre de 80,000 hommes que les Sardes perdirent dans la campagne de T. Gracchus, en 578 et 579,              était donné par l'inscription officielle que l'on voyait à Rome dans le temple de la déesse Matuta. (Tite-Live, XLI, xxviii)
(2) Festus, p. 322, éd. 0. Millier. — Tite-Live, XLI, xxi.
(3) Voyez Heeren, t. IV, sect. I, ch. ii. — Polybe, I, lxxix.— Strabon, V, ii, 187. — Diodore de Sicile, V, xv. — Tite-Live, XXIX, xxxvi.
(4) Tite-Live, XXX, xxxviii.
(5) Strabon, V, ii, 187.
(6) Diodore de Sicile, V, xiv. — Les Corses s'étant révoltés, en 573, eurent 2,000 tués. (Tite-Live, XL, xxxiv.) — En 581, ils perdirent 7,000 hommes et eurent plus de 1,700 prisonniers. (Tite-Live, XLII, vii.)
(7) Strabon, V, h, 186-187.
(8) Pline, III, vi, 12.
(9) Diodore de Sicile, V, xiii. — En 573, les Corses furent imposés par les Romains à 1,000,000 de livres de cire, et à 200,000 en 581. (Tite-Live, XL, xxxiv; XLII, vii.)
XXIII. La Sicile, appelée par les anciens le séjour favori de Gérés, devait son nom aux Sicanes ou Sicules, race qui avait jadis peuplé une partie de l'Italie; des colonies phéni­ciennes, et ensuite des colonies grecques, s'y étaient éta­blies. En 371, les Grecs occupaient la partie orientale, environ les deux tiers clé l'île; les Carthaginois, la partie occidentale. La Sicile, à cause de sa prodigieuse fertilité, était, on le comprend, un objet de convoitise pour les deux peuples; bientôt elle le fut pour Rome elle-même, et, après la conquête, elle devint le grenier de l'Italie (l). Les discours de Cicéron contre Verres montrent les quantités prodigieuses de blé qu'elle expédiait, et à quel chiffre élevé montaient les dîmes ou taxes qui procuraient aux publicains des profits immenses (2).
Les villes qui, sous la domination romaine, diminuèrent d'importance, en avaient une considérable au temps dont nous parlons. La première d'entre elles, Syracuse, capitale du royaume de Hiéron, comptait 600,000 âmes; elle était composée de six quartiers compris dans une circonférence de 180 stades (36 kilomètres); elle fournit, lorsqu'elle fut conquise, un butin égal à celui de Carthage (3). D'autres cités rivalisaient avec Syracuse en étendue et en puissance. Agrigente, au temps de la première guerre punique, contenait 50,000 soldats (4); c'était une des principales places d'armes de la Sicile (5). Panormus (Païenne), Drepanum (Trapani) et

(1) Cicéron, II action contre Verres, II, ii, lxxiv. — Les bœufs fournis­saient des cuirs, employés surtout pour les tentes; les moutons, une laine  excellente pour les vêtements.
(2) Cicéron, II action contre Verres, III, lxx.
(3)  Tite-Live, XXV, xxxi.
(4) Polybe, I, xvii et xviii.
(5) Polybe, IX, xxvii. — Strabon, VI, ii, 226.
Lilybée (Marsala), possédaient des arsenaux, des chantiers de construction et de vastes ports. La rade de Messine pou­vait contenir 600 vaisseaux (1). La Sicile est encore le pays le plus riche en monuments antiques ; on y admire les ruines de vingt et un temples et de onze théâtres, entre autres celui de Taormina, qui contenait quarante mille spectateurs (2).
Cette description succincte du littoral de la Méditerranée, deux ou trois cents ans avant notre ère, fait assez ressortir l'état de prospérité des différents peuples qui l'habitaient. Le souvenir d'une telle grandeur inspire un vœu bien natu­rel, c'est que désormais la jalousie des grandes puissances n'empêche plus l'Orient de secouer la poussière de vingt siècles et de renaître à la vie et à la civilisation!
(1) Voy. ce que disent Tite-Live (XXIX, xxvi) et Polybe (I, xli, xlii, xlvi). — Florus, II, ii. .
(2) Voy. l'ouvrage du duc de Serra di Falco, Antichità della Sicilia.

 

CHAPITRE CINQUIÈME.
GUERRES   PUNIQUES,   DE  MACÉDOINE  ET  D'ASIE.
(De 488 à 621.)

 
I. Rome, ayant étendu sa domination jusqu'à l'extrémité méridionale de l'Italie, se trouva en face d'une puissance qui, par la force des choses, allait devenir sa rivale.
Carthage, située sur la côte africaine la plus rapprochée de la Sicile, n'en était séparée que par le canal de Malte, qui partage en deux le grand bassin de la Méditerranée. Elle avait, depuis plus de deux siècles, conclu, à différentes reprises, des traités avec Rome, et, imprévoyante de l'ave­nir, félicité le sénat tontes les fois qu'il avait remporté de grands avantages sur les Étrusques ou les Samnites.
La supériorité de Carthage au commencement des guerres puniques était évidente ; la constitution des deux cités faisait néanmoins prévoir laquelle en définitive devait l'emporter. Une aristocratie puissante régnait chez l'une et chez l'autre, mais à Rome les nobles, sans cesse confondus avec le peuple, donnaient l'exemple du patriotisme et de toutes les vertus civiques, tandis qu'à Carthage les premières familles, enri­chies par le commerce, amollies par un luxe effréné, for­maient une caste égoïste et avide, distincte du reste des citoyens. A Rome, l'unique mobile était la gloire, la prin­cipale occupation la guerre, le premier devoir le service militaire; à Carthage, on sacrifiait tout à l'intérêt, au com­merce, et la défense de la patrie était, comme un fardeau insupportable, abandonnée à des mercenaires. Aussi, après une défaite, l'armée, à Carthage, se recomposait avec peine; à Rome, elle se reformait aussitôt, puisque le peuple était soumis au recrutement. Si la pénurie du trésor obligeait de retarder la paye, les soldats carthaginois se révoltaient et mettaient l'État en péril; les Romains supportaient les pri­vations et la misère sans murmures, par le seul amour de la patrie.
La religion carthaginoise faisait de la divinité une puis­sance jalouse et malfaisante, qu'il fallait apaiser par d'hor­ribles sacrifices ou honorer par des pratiques honteuses : de là des mœurs dépravées et cruelles; à Rome, le bon sens ou l'intérêt du gouvernement tempérait la brutalité du paga­nisme, et maintenait dans la religion des idées de morale (1).
Quelle différence encore dans la politique ! Rome avait dompté par la force des armes, il est vrai, les peuples qui l'environnaient; mais elle s'était pour ainsi dire fait par­donner ses victoires en offrant aux vaincus une patrie plus grande et une part dans les droits de la métropole. D'ail­leurs, comme les habitants de la Péninsule étaient en gé­néral d'une même race, elle avait pu facilement se les assi­miler. Carthage, au contraire, était demeurée étrangère au milieu des indigènes d'Afrique, dont la séparaient l'origine, la langue et les moeurs. Elle avait rendu sa domination odieuse à ses sujets et à ses tributaires par l'esprit mercan­tile et les habitudes de rapacité de tous ses agents : de là des insurrections fréquentes et des répressions d'une cruauté inouïe. La défiance envers ses sujets l'avait engagée à laisser ouvertes toutes les villes de son territoire, afin qu'aucune d'elles ne devînt le point d'appui d'une révolte.
(1) Ainsi le Jupiter du Capitole, la Junon italienne, dans leur culte officiel du moins, étaient les protecteurs des mortels vertueux et punissaient les méchants, tandis que le Moloch et l'Hercule phéniciens, adorés à Carthage, n'accordaient leurs faveurs qu'à ceux qui faisaient couler un sang innocent sur leurs autels. (Diodore de Sicile, XX, xiv.) — Remarquer les figurines de Moloch tenant un gril destiné à des sacrifices humains. (Alb. della Marmora, Antiquités sardes, pi. 23, 51, t. II, 254.)
 Aussi deux cents villes se livrèrent-elles sans résistance à Agathocle, dès qu'il parut en Afrique. Rome, au contraire, entourait de remparts ses colonies, et les murailles de Plaisance, de Spolète, de Casilinum, de Nola, contribuèrent à arrêter Annibal.
La ville de Romulus était alors dans toute la vigueur de la jeunesse, tandis que Carthage était arrivée à ce degré de corruption où les États ne sont capables de supporter ni les abus qui les énervent, ni le remède qui les régénérerait.
A Rome donc appartenait l'avenir. D'un côté, un peuple de soldats, contenu par la discipline, la religion, la pureté des mœurs, animé de l'amour de la patrie, entouré d'alliés dévoués ; de l'autre, un peuple de marchands avec des mœurs dissolues, des mercenaires indociles et des sujets mécontents.
II. Ces deux puissances, d'une ambition égale, mais d'un esprit si opposé, ne pouvaient rester longtemps en présence sans se disputer la domination du riche bassin de la Médi­terranée. La Sicile surtout devait exciter leur convoitise. La possession de cette île était alors partagée entre Hiéron, tyran de Syracuse, les Carthaginois et les Mamertins. Ces derniers, issus d'aventuriers anciens mercenaires d'Agathocle, venus d'Italie en 490, et établis à Messine, se mirent à guerroyer contre les Syracusains. Ils sollicitèrent d'abord l'assistance des Carthaginois et leur livrèrent l'acropole de Messine pour prix de la protection qu'ils en obtinrent ; bientôt, dégoûtés d'alliés trop exigeants, ils envoyèrent demander des secours à Rome au nom d'une commune na­tionalité, car la plupart se disaient Italiotes, par conséquent alliés de la République ; quelques-uns même étaient ou se prétendaient Romains (l).
(1) Polybe, I, VII, XI.
Le sénat hésitait : l'opinion publique l'emporta, et, mal­gré le peu d'intérêt qu'inspiraient les Mamertins, la guerre fut décidée. Un corps de troupes, envoyé sans retard à Messine, en chassa les Carthaginois. Peu après, une armée consulaire passait le détroit, battait les Syracusains d'abord, puis les Carthaginois, et s'établissait militairement dans l'île. Tel fut le commencement de la première guerre punique.
Diverses circonstances favorisèrent les Romains. Les Car­thaginois s'étaient rendus odieux aux Grecs siciliens. Les villes encore indépendantes, comparant la discipline des légions aux excès de tous genres qui avaient signalé le pas­sage des mercenaires d'Agathocle, de Pyrrhus et des géné­raux carthaginois, accueillirent les consuls comme des libé­rateurs. Hiéron, maître de Syracuse, première ville de la Sicile, n'eut pas plutôt éprouvé la puissance des armes ro­maines qu'il prévit l'issue de la lutte et se déclara pour le plus fort. Son alliance, maintenue fidèlement pendant cin­quante ans, fut d'une grande utilité à la République (1). Avec son appui, les Romains, au bout clé la troisième année de guerre, s'étaient emparés d'Agrigente et de la plupart des villes de l'intérieur ; mais les flottes des Carthaginois res­taient maîtresses de la mer et des places du littoral.
Les Romains manquaient de marine militaire (2). Ils pou­vaient, sans doute, se procurer des bâtiments de transport, ou, par leurs alliés (socii navales), quelques trirèmes (3);

(1) Polybe, I, xvi. — Zonare, VIII, 16 et suiv.
(2) Nous avons vu que Rome, après la prise d'Antium (Porto d'Anzo), avait déjà une marine, mais elle n'avait pas de galères à trois rangs ou à cinq rangs de rames. Rien de plus vraisemblable alors que le récit de Tite-Live, qui avance que les Romains prirent pour modèle une quinquérème car­thaginoise naufragée sur leurs côtes. Malgré l'état avancé de la science, nous n'avons pu retrouver qu'imparfaitement la construction des anciennes galères, et, encore aujourd'hui, le problème ne serait complètement résolu que si le hasard nous offrait un modèle.
(3) Les Romains employèrent les trirèmes de Tarente,  de Locres, d'Élée et de Naples pour traverser le détroit de Messine.  « L'usage des quinquérème» était tout à fait inconnu en Italie. » (Polybe, I, xx.)

mais ils n'avaient pas de ces navires à cinq rangs de rames, plus propres, par leur poids et leur vitesse, à enfoncer les bâtiments ennemis. Une incomparable énergie suppléa en peu de temps à l'insuffisance de la flotte : cent vingt galères furent construites d'après le modèle d'une quinquérème car­thaginoise échouée sur la côte d'Italie; et on exerça à terre des soldats au maniement des rames (I). Au bout de deux mois, les équipages s'embarquaient et les Carthaginois étaient battus à Myles (494), et trois ans après à Tyndaris (497). Ces deux batailles navales enlevèrent à Carthage le prestige de sa supériorité maritime.
Cependant la lutte se prolongeait sur terre sans résultat décisif, lorsque les deux rivales résolurent chacune, par un effort suprême, de demeurer maîtresse de la mer. Carthage équipa trois cent cinquante vaisseaux pontés, Rome trois cent trente d'égale force. En 498, les deux flottes se rencon­trèrent entre Héraclée Minoa et le cap d'Ecnome, et, dans un combat mémorable, où 300,000 hommes (2) s'entrecho­quèrent, la victoire resta aux Romains. Le chemin de l'Afrique était ouvert, et M. Atilius Regulus, inspiré sans doute par l'exemple d'Agathocle, imagina d'y porter la guerre. Ses premiers succès furent tels que Carthage, dans son effroi et pour éviter le siège dont elle était menacée, s'apprêtait à renoncer à ses possessions en Sicile. Trop con­fiant dans la faiblesse des résistances qu'il avait rencontrées, Regulus crut pouvoir imposer à Carthage les conditions les plus dures; le désespoir rendit aux Africains toute leur éner­gie, et Xanthippe, aventurier grec, bon général, mis à la tête des troupes, défit le consul, dont il anéantit presque entièrement l'armée.

(1)  Polybe, I, xx, xxi.
(2) Chaque vaisseau portait 300 rameurs et 120 soldats, soit 420 hommes par bâtiment, ce qui fait, pour la flotte carthaginoise, 147,000 hommes, et, pour la flotte romaine, 138,600. (Polybe, I, xxv et xxvi.)
                                                                                                                                          
Jamais les Romains ne se laissaient abattre par les revers ; ils reportèrent la guerre en Sicile et reprirent Panorme, siège des forces carthaginoises. Pendant plusieurs années, les flottes des deux pays ravagèrent, les unes les côtes d'Afrique, les autres le littoral italien; dans l'intérieur de la Sicile, les Romains avaient l'avantage ; sur les rivages de la mer, les Carthaginois. Deux fois les flottes de la République furent détruites par les tempêtes ou par l'ennemi, et ces désastres engagèrent à deux reprises le sénat à suspendre toute expédition maritime. La lutte se trouva concentrée pendant six ans dans un coin de la Sicile; les Romains occu­paient Panorme, les Carthaginois Lilybée et Drepanum. Elle aurait pu se prolonger indéfiniment si le sénat, malgré la pénurie du trésor, ne fût parvenu, au moyen de dons volon­taires, à équiper encore une flotte de deux cents quinquérèmes. Lutatius, qui la commandait, dispersa les vaisseaux de l'ennemi, près des îles Aegales, et, maître de la mer, menaça d'affamer les Carthaginois. Ceux-ci demandèrent la paix au moment même où un grand homme de guerre, Amilcar, venait de rendre le prestige à leurs armes. C'est que, pendant ces vingt-quatre années, l'énormité des dépenses et des sacrifices avait découragé Carthage, tandis qu'à Rome le patriotisme, insensible aux pertes matérielles, maintenait l'énergie comme aux premiers jours. Les Car­thaginois, contraints de céder tous leurs établissements en Sicile, payèrent une indemnité de 2,200 talents (1). Dès lors toute l'île, excepté le royaume de Hiéron, devint tributaire, et, pour la première fois, Rome eut une province sujette,
Si, malgré ce succès définitif, il y eut des échecs momen­tanés, on doit les attribuer en grande partie à l'instabilité

(1) Près de treize millions de francs. (Polybe, I lxii.)

des plans de campagne variant annuellement avec les géné­raux. Plusieurs consuls, cependant, ne manquèrent ni d'ha­bileté ni de persévérance, et le sénat, toujours reconnais­sant, récompensa dignement leurs services. Quelques-uns obtinrent les honneurs du triomphe, entre autres, Duilius, qui gagna la première bataille navale, et Lutatius, dont la victoire décida de la paix. A Carthage, au contraire, les meilleurs généraux étaient victimes de l'envie et de l'ingra­titude. Xanthippe, vainqueur de Regulus, fut promptement éloigné par la jalousie de la noblesse; qu'il avait sauvée (1), et Amilcar, calomnié par une faction rivale, ne reçut pas de son gouvernement l'appui nécessaire à l'exécution de ses grands desseins.
Pendant cette lutte de vingt-trois ans, la guerre manqua souvent d'une direction habile et suivie, mais les légions ne perdirent rien de leur ancienne valeur, et on les vit même un jour en venir aux mains avec les auxiliaires, qui leur dis­putaient le poste le plus périlleux; on peut citer aussi l'in­trépidité du tribun Calpurnius Flamma, qui sauva les légions enfermées par Amilcar dans un défilé. Il couvrit la retraite avec trois cents hommes, et, retrouvé vivant sous un mon­ceau de cadavres, reçut du consul une couronne de feuillage, modeste récompense, mais suffisante alors pour inspirer l'héroïsme. Tous les sentiments nobles étaient exaltés au point de rendre justice à un ennemi. Le consul L. Cornélius fit de magnifiques obsèques à Hannon, général carthaginois, mort vaillamment en combattant contre lui (2).
Pendant la première guerre punique les Carthaginois menacèrent souvent les côtes de l'Italie, sans jamais tenter un débarquement sérieux. Ils ne purent trouver d'alliés parmi les peuples récemment soumis ; ni les Samnites, ni les Lucaniens, qui s'étaient déclarés pour Pyrrhus,

(1) Polybe, I, xxxvi.

(2) Valère Maxime, V, i, 2,

ni les villes grecques du sud de la Péninsule, ne montrèrent de dispositions à la révolte. Les Gaulois cisalpins, naguère si remuants, et que nous verrons bientôt reprendre les armes, demeurèrent immobiles. Les mouvements qui éclatèrent sur la fin de la guerre punique parmi les Salentins et les Falisques furent sans importance et ne paraissent pas se ratta­cher à la grande lutte entre Rome et Carthage (1).
Cette résistance à toute tentative, d'insurrection prouve que le gouvernement de la République était équitable, et qu'il avait donné satisfaction aux vaincus. Nulle plainte ne se fit entendre, même après de grands désastres; et cepen­dant les calamités de la guerre pesaient cruellement sur les laboureurs, sans cesse obligés de quitter leurs champs pour combler les vides faits dans les légions. A l'intérieur le sénat avait pour lui un grand prestige, et à l'extérieur il jouissait alors d'une réputation de bonne foi qui lui assurait des alliances sincères.
La première guerre punique exerça sur les mœurs une influence remarquable. Jusqu'alors les Romains n'avaient pas entretenu de rapports suivis avec les Grecs. La conquête de la Sicile rendit les relations nombreuses et actives, et bientôt se fit sentir ce que la civilisation hellénique renfer­mait à la fois d'utile et de pernicieux.
Les idées religieuses des deux peuples étaient différentes, bien que le paganisme romain eût de grands rapports avec le paganisme de la Grèce. Celle-ci avait des philosophes, des sophistes, des libres penseurs. A Rome, rien de sem­blable; les croyances y étaient profondes, naïves et sincères; d'ailleurs, dès une époque très reculée, le gouvernement avait subordonné la religion à la politique, et s'était appli­qué à lui donner une direction avantageuse à l'État.

(1) Tite-Live, Epitome, xix.

Les Grecs de Sicile introduisirent à Rome deux sectes de philosophie dont les germes se développèrent plus tard, et qui avaient peut-être plus de rapport avec les instincts des initiés qu'avec ceux des initiateurs. Le stoïcisme fortifia la pratique des vertus civiques, mais sans modifier leur antique rudesse; l’épicurisme, bien plus répandu, ne tarda pas à précipiter la nation à la recherche des jouissances maté­rielles. L'une et l'autre secte, en inspirant le mépris de la mort, donnèrent une puissance terrible au peuple qui les adopta.
La guerre avait épuisé les finances de Carthage. Les mer­cenaires, qu'elle ne pouvait payer, se révoltèrent à la fois en Afrique et en Sardaigne. Ils ne furent vaincus que par le génie d'Amilcar. Dans cette île, les excès des révoltés avaient soulevé les habitants, qui parvinrent à les chasser du pays. Les Romains ne laissèrent pas échapper cette occasion d'in­tervenir, et, comme précédemment pour les Mamertins, le sénat, selon toute apparence, prétexta qu'il y avait des Italiotes parmi les mercenaires de Sardaigne. L'île fut prise, et les vainqueurs imposèrent une nouvelle contribution à Carthage, qui avait capturé quelques vaisseaux marchands naviguant dans ces parages, abus scandaleux de la force, que Polybe a hautement flétri (1). Réduits à l'impuissance par la perte de leur marine, par la révolte de leur armée, les Carthaginois subirent les conditions du plus fort. Ils étaient sortis de Sicile sans y laisser de regrets; il n'en fut pas de même en Sardaigne; leur gouvernement et leur domination y étaient populaires, probablement à cause de la commu­nauté de religion et de l'origine phénicienne de plusieurs villes (2).

(1) Polybe, III, x, xxvii, xxviii.
(2) Les Sardes devaient leur civilisation aux Phéniciens ; les Siciliens avaient reçu la leur des Grecs. Cette différence explique l’attachement des premiers pour Carthage et la répulsion des autres pour la domination punique.

Pendant longtemps encore, des rébellions périodiques témoignèrent de l'affection des Sardes pour leurs anciens maîtres. Vers la même époque, les Romains s'em­parèrent de la Corse, et, de 516 à 518, repoussèrent les Ligures et les tribus gauloises avec lesquelles ils étaient en paix depuis quarante-cinq ans.
III. Tandis que la République protégeait ses frontières du nord contre les Gaulois et les Ligures, et qu'elle combattait en Sardaigne et en Corse l'influence de Carthage, elle entreprenait contre un petit peuple barbare une autre expédition, moins difficile, il est vrai, mais qui devait avoir d'immenses conséquences. La guerre d’lllyrie, en effet, allait ouvrir aux Romains le chemin de la Grèce et celui de l'Asie, soumise aux successeurs d'Alexandre, et où dominait la civilisation grecque. Devenue une grande puissance maritime, Rome avait désormais dans ses attributions la police des mers. Les habitants des côtes orientales de l'Adriatique, adonnés à la piraterie, désolaient le commerce. Plusieurs fois ils avaient poussé leurs déprédations jusqu'en Messénie, et battu des escadres grecques envoyées pour réprimer leurs ravages (1). Ces pirates appartenaient à la nation illyrienne. Les Grecs les considéraient comme barbares, c'est-à-dire étrangers à la race hellénique; il est probable pourtant qu'ils avaient avec elle une certaine affinité. Alliés incommodes des rois de Macédoine, souvent ils prenaient les armes pour ou contre eux; peuplades intrépides, féroces, elles étaient prêtes à vendre leurs services et leur sang à qui voulait les payer, fort semblables, en un mot, aux Albanais d'aujourd'hui, qu'on prétend être leurs descendants, refoulés dans les montagnes par les invasions des Slaves (2).
Le roi des Illyriens était un enfant, et sa mère, Teuta, exerçait la régence.

(1) Polybe, II, iv, v, x.
(2) Hahn, Albanesische Studien.

Ce fait seul révèle des mœurs absolu­ment étrangères à la civilisation hellénique et romaine. Un chef de Pharos (Lésina), nommé Demetrius, à la solde de Teuta, occupait en fief l'île de Corcyre la Noire (aujourd'hui Curzola) et remplissait les fonctions de premier ministre. Les Romains n'eurent pas de peine à le gagner; d'ailleurs les Illyriens fournirent une cause légitime de guerre en assassinant un ambassadeur de la République (1). Aussitôt le sénat envoya une armée et une flotte pour les réduire (525). Demetrius livra son île, qui servit de base d'opérations pour s'emparer d'Apollonie, de Dyrrachium, de Nutria et d'une grande partie de la côte. Après quelques mois de résis­tance, les Illyriens se soumirent, s'engagèrent à renoncer à la piraterie, cédèrent quelques ports, et consentirent à donner Demetrius, l'allié des Romains, pour tuteur à leur roi (2).
Cette expédition valut à la République une grande popu­larité dans toute la Grèce ; les Athéniens, et la ligne Achéenne surtout, furent prodigues de remerciements, et commencèrent dès lors à considérer les Romains comme des protecteurs contre leurs dangereux voisins, les rois de Macédoine. Quant aux Illyriens, la leçon qu'ils avaient reçue ne suffit pas pour les corriger de leurs habitudes de piraterie. Dix ans plus tard, une autre expédition dut aller châtier les Istriens au fond de l'Adriatique (3), et, bientôt après, la désobéissance de Demetrius aux ordres du sénat ramena la guerre en Illyrie. Il fut forcé de se réfugier auprès de Philippe de Macédoine, tandis que le jeune roi devenait l'allié ou le sujet de la République (4). Pendant ce temps une nouvelle guerre attirait l'attention des Romains.

(1) Florus, II, 5.--- Appien, Guerre d’Illyrie, VII.
(2) Polybe, II, xi et suiv.
(3) Tite Live, Epitome, XX, an de Rome533. --- Orose, IV, xiii.
(4) Polybe, III, xvi et suiv.

IV.  La pensée du sénat était évidemment d'étendre sa domination vers le nord de l’Italie, et de la préserver ainsi des invasions des Gaulois. En 522, sur la proposition du tribun Flaminius, les Sénons avaient été expulsés du Picenum, et leurs terres, déclarées domaine public, partagées entre les plébéiens. Cette mesure, présage, pour les tribus gauloises voisines, du sort qui leur était réservé, excita parmi elles une vive inquiétude et elles se mirent à préparer une formidable invasion. En 528, elles appelèrent d'au delà des Alpes une masse de barbares de la race belli­queuse des Gésates (1). L'effroi fut immense à Rome. Le même intérêt anima les peuples de l'Italie, et la crainte d'un danger également menaçant pour tous commença à leur inspirer le même esprit (2). Ils coururent aux armes; ou mit sur pied une armée de 150,000 hommes d'infanterie, de6,000 chevaux, et le recensement des hommes en état de porter les armes s'éleva à près de 800,000. L'énumération des contingents de chaque pays fournit des renseignements précieux sur la population générale de l'Italie, qui paraît, à cette époque, avoir été, sans compter les esclaves, à peu près la même qu'aujourd'hui (3), avec cette différence, cependant, que les hommes valides étaient alors dans une pro­portion beaucoup plus grande (1). Ces documents donnent aussi lieu de remarquer que les Samnites, remis depuis quarante ans seulement des désastres de leurs luttes sanglantes, pouvaient encore fournir 77,000 hommes.

(1) Peuple situé entre le Rhône et les Alpes. (Polybe, II, xxii, xxxiv.)      
(2)  « Ce n'était pas Rome seule que les Italiens, effrayés de l'invasion gau­loise, croyaient alors défendre; ils comprenaient qu'il s'agissait de leur propre salut. » (Polybe, II, xxiii.)
(3) Voici, d'après Polybe (II, xxiv), l'état des forces de l'Italie :
Deux armées consulaires, chacune de deux légions, de 5,200 fantassins
et de 300 cavaliers. .....     20,800                                   1,200

Troupes alliées. ........    30,000                                           2,000
Sabins et Étrusques.   .....     50,000 et plus de   4,000
Les Ombriens et Sarsinates, ha­
bitants de l'Apennin.  ....     20,000                                      ,

Cénomans et Venètes. .....     20,000
A Rome.   ...........     20,000                                                1,500
Alliés (de la réserve). .....     30,000                                   2,000
Latins.   ............     80,000                                                  5,000
Samnites ............     70,000                                                7,000
lapygiens et Messapiens.  .   .   .     50,000                        16,000
Lucaniens.   ..........     30,000                                             3,000
Marses, Marrucins,  Frentaniens
et Vestins.   .........     20,000                                              4,000
En Sicile et à Tarente, deux légions  de  4,200 fantassins  et
200 cavaliers.   .......       8,400                                           400
Citoyens romains et campaniens. 250,000    23,000
                                                     699,200 fantassins. 69,100 chevaux.

Les Gaulois pénétrèrent jusqu'au centre de la Toscane, et défirent à Fiesole une armée romaine; mais, intimidés par l'arrivée imprévue du consul L. Aemilius venant de Rimini, ils se retiraient, lorsque, rencontrant l'autre consul, Caius Atilius, qui, de retour de Sardaigne, avait débarqué à Pise, ils se trouvèrent pris entre deux armées et furent anéantis. Dans les années suivantes, les tribus gauloises, successivement refoulées au delà du Pô, essuyèrent une nouvelle défaite aux bords de l'Adda ; la coalition des peuples cisalpins fut dissoute, sans amener la soumission complète du pays. Les colonies de Crémone et de Plaisance contribuèrent néanmoins à le contenir.
Pendant que le nord de l'Italie semblait devoir absorber l'attention des Romains, de graves événements se passaient en Espagne.
V. Carthage, humiliée, avait perdu l'empire de la mer, la Sicile et la Sardaigne. Rome, au contraire, s'était affermie

(1) Voyez le mémoire de Zumpt,  Stand der Bevolkerung im Alterthum, Berlin, 1841.

par ses conquêtes dans la Méditerranée, en Illyrie et dans la Cisalpine. Tout à coup la scène change : les dangers qui menaçaient la ville africaine disparaissent. Carthage se relève de son abaissement, et Rome, qui a pu compter naguère 800,000 hommes en état de porter les armes, trem­blera bientôt pour sa propre existence. Un changement si imprévu s'opère par la simple apparition dans les rangs de l'armée carthaginoise d'un homme de génie, Annibal.
Son père, Amilcar, chef de la puissante faction des Barca, avait sauvé Carthage en domptant l'insurrection des mer­cenaires. Chargé ensuite de la guerre d'Espagne, il avait vaincu les peuples les plus belliqueux de cette contrée et formé en silence une armée redoutable. Ayant reconnu de bonne heure le mérite d'un jeune homme nommé Asdrubal, il se l'était attaché avec l'intention d'en faire son successeur. En le prenant pour gendre, il lui avait confié l'éducation d'Annibal, sur lequel reposaient ses plus chères espérances. Amilcar ayant été tué en 526, Asdrubal l'avait remplacé à la tête de l'armée.
Les progrès des .Carthaginois en Espagne et l'état de leurs forces dans ce pays avaient alarmé le sénat, qui, dès 526, obligea le gouvernement de Carthage de souscrire à un nouveau traité, interdisant à l'armée punique de passer l'Èbre et d'attaquer les peuples alliés de la République (I). Ce dernier article se rapportait aux Sagontins, qui avaient eu déjà quelques démêlés avec les Carthaginois. Les Romains affectaient de ne pas les considérer comme aborigènes, et s'autorisaient d'une légende qui faisait de ce peuple une colonie d'Ardée, contemporaine de la guerre de Troie (2) Par une semblable conduite, Rome se ménageait des alliés en Espagne pour observer ses anciens adversaires, et cette fois, comme à l'égard des Mamertins, elle montrait une sympathie intéressée en faveur d'une faible nation exposée à de fréquentes collisions avec les Carthaginois.

(1)Polybe, III, xxx.
(2) Tite Live , XXI, viii.

Asdrubal avait reçu l'ordre d'exécuter le nouveau traité; mais il fut assassiné par un Gaulois en 534, et l'armée, sans attendre les ordres de Carthage, acclama pour son chef Annibal, alors âgé de vingt-neuf ans. En dépit des factions rivales, ce choix fut maintenu, et peut-être quelque hésitation de la part du conseil de Carthage eût-elle amené la révolte des troupes. Le parti des Barca l'emporta dans le gouvernement, et confirma le pouvoir du jeune général. Adoré des sol­dats, qui voyaient en lui leur élève, il exerçait sur eux une autorité absolue et croyait avec ces vieilles bandes pou­voir tout oser.
Les Sagontins étaient en guerre avec les Torbolètes (I), alliés ou sujets de Carthage. Au mépris du traité de 526, Annibal vint assiéger Sagonte et s'en empara après un siège de plusieurs mois. Il prétendait qu'en attaquant ses propres alliés, les Sagontins avaient été les agresseurs. Ceux-ci s'étaient hâtés d'implorer le secours de Rome. Le sénat se borna à expédier des commissaires, les uns auprès d'Annibal, qui ne les écouta pas, les autres à Carthage, où ils n'arrivèrent que lorsque déjà Sagonte avait cessé d'exister. Un butin immense, envoyé par le vainqueur, avait fait taire la faction hostile aux Barca, et le peuple, comme les sol­dats, exalté par le sucées, ne respirait que la guerre. Les ambassadeurs romains, envoyés pour exiger des indemnités et même demander la tête d'Annibal, furent mal reçus et revinrent en déclarant les hostilités inévitables.
Rome s'y prépara avec sa fermeté et son énergie ordi­naires. L'un des consuls eut ordre de passer en Sicile et de là en Afrique, l'autre de diriger une armée par mer sur

(1) Appien, Guerres d'Espagne, x.

l'Espagne et d'en chasser les Carthaginois. Mais, sans attendre l'issue des négociations, Annibal était en pleine marche pour transporter la guerre en Italie. Tantôt traitant avec les peuplades celtibériennes ou gauloises afin d'obtenir un passage sur leur territoire, tantôt les intimidant par ses armes, il avait atteint les bords du Rhône, lorsque le consul chargé de conquérir l'Espagne, P. Cornélius Scipion, dé­barqué près de l'embouchure orientale de ce fleuve, apprit qu'Annibal était déjà engagé dans les Alpes. Il laisse alors son armée à son frère Cnaeus, retourne promptement à Pise, se met à la tête des troupes destinées à combattre les Boïens, traverse le Pô avec elles, espérant par ce mouve­ment rapide surprendre le général carthaginois au moment où, fatigué et affaibli, il déboucherait dans les plaines de l'Italie.
Les deux armées se rencontrèrent au bord du Tessin (536). Scipion, battu et blessé, se replia sur la colonie de Plaisance. Rejoint aux environs de cette ville par son col­lègue Tib. Sempronius Longus, il offrit de nouveau, sur la Trebia, la bataille aux Carthaginois. Une victoire éclatante mit Annibal en possession d'une grande partie de la Ligurie et de la Gaule cisalpine, dont les peuplades belliqueuses l'accueillirent avec enthousiasme et renforcèrent son ar­mée, réduite, après le passage des monts, à moins de 30,000 hommes. Flatté de l'accueil des Gaulois, le général carthaginois voulut gagner aussi les Italiotes, et, s'annon­çant comme le libérateur des peuples opprimés, il eut soin, après la victoire, de renvoyer libres tous les prisonniers faits sur les alliés. Il espérait que ces captifs délivrés deviendraient pour lui d'utiles émissaires. Au printemps de 537, il entra en Ëtrurie, traversa les marais du Val di Chiana, et, attirant l'armée romaine près du lac de Trasimène, dans des lieux défavorables, la détruisit presque tout entière.
La terreur fut grande à Rome ; cependant le vainqueur, après avoir dévasté l'Etrurie, attaqué en vain Spolète, tra­versa l'Apennin, se jeta dans l'Ombrie, le Picenum, et de là se dirigea, par le Samnium, vers les côtes de l'Apulie. En effet, arrivé jusqu'au centre de l'Italie, privé de toute communication avec la mère patrie, sans les machines néces­saires pour un siège, sans ligne de retraite assurée, ayant sur ses derrières l'armée de Sempronius, que devait faire Annibal? Mettre les Apennins entre lui et Rome, se rappro­cher des populations mieux disposées en sa faveur, enfin, par la conquête des provinces méridionales, établir une base d'opérations solide, en rapport direct avec Carthage. Malgré la victoire de Trasimène, sa position était critique, car, excepté les Gaulois cisalpins, tous les peuples italiotes demeuraient fidèles à Rome, et aucun, jusqu'alors, n'était venu grossir son armée (1). Aussi Annibal resta-t-il plusieurs mois entre Casilinum et Arpi, où Fabius, par ses habiles manœuvres, serait parvenu à affamer l'armée carthagi­noise, si son commandement n'eût pas expiré; d'ailleurs le parti populaire, irrité d'un système de temporisation qu'il accusait de lâcheté, éleva au consulat, comme collègue d'Aemilius Paulus, Varron, homme incapable. Forcé de se tenir en Apulie, pour faire vivre ses troupes, Annibal, imprudemment attaqué, défit entièrement, près de Cannes, deux armées consulaires composées de huit légions et d'un nombre égal d'alliés, s'élevant à 87,000 hommes (538) (2). Un des consuls périt, l'autre s'échappa, suivi seulement de quelques cavaliers. 40,000 Romains avaient été tués ou pris, et Annibal envoya à Carthage un boisseau d'anneaux d'or

(1) Polybe, III, xc. — « Les alliés étaient jusqu'alors restés fermes dans leur attachement. » (Tite-Live, XXII, lxi.) — « Cette fidélité qu'ils nous ont gardée au milieu de nos revers. » (Discours de Fabius, Tite-Live, XXII, xxxix.)
(2) II y avait dans les troupes romaines de la cavalerie samnite. (Tite-Live, XXVII, xi.iii.)

enlevés aux chevaliers restés sur le champ de bataille (1). Dès lors une partie du Samnium, de l'Apulie, de la Lucanie et du Bruttium, se déclara pour les Carthaginois, tandis que les villes grecques du midi de la Péninsule restèrent favo­rables aux Romains (2). Vers le même temps, pour surcroît de malheur, L. Postumius, envoyé contre les Gaulois, fut battu, et son armée taillée en pièces.
Les Romains se faisaient surtout admirer dans l'adversité; ainsi le sénat, par une politique habile, alla au-devant du consul Varron et le remercia de ne pas avoir désespéré de la République ; mais il ne voulut plus employer les troupes qui s'étaient retirées du combat, et les envoya en Sicile avec défense de rentrer en Italie tant que l'ennemi n'en aurait pas été chassé. On refusa de racheter les prisonniers au pouvoir d'Annibal. La patrie, disait-on, n'avait pas besoin de ceux qui s'étaient laissé prendre les armes à la main  (3), ce qui faisait répéter à Rome qu'on traitait bien différem­ment l'homme puissant et l'humble citoyen (4).
L'idée de demander la paix ne se présenta à personne. Chacun rivalisa de sacrifices et de dévouement. On leva de nouvelles légions, on enrôla 8,000 esclaves, qui furent affranchis après les premiers combats (8). Le trésor étant vide, toutes les fortunes particulières vinrent à son secours.

(1) Tite-Live, XXII, xlix; XXIII, xii. — « Dans la deuxième guerre punique l'usage des anneaux était déjà devenu vulgaire ; sans cela il eût été impossible à Annibal d'envoyer trois modius d'anneaux à Carthage. » (Pline, XXXIII, vi, 4.) — On lit dans Appien : « Les tribuns des soldats portent l'anneau d'or, ceux qui sont au-dessous l'ont de fer. » (Guerres puniques, VIII, cv.)
(2) «Les villes grecques, portées à maintenir l'alliance avec Rome.» (Tite Live, XXIV, i.) —Même dans le Bruttium, la petite ville de Pétélie se défendit contre Annibal avec la plus grande énergie ; les femmes se battirent comme les hommes. (Appien, VII, xxix.)
(3) Eutrope. III, vi.
(4) Tite-Live, XXVI, i.
(5) Tite-Live, XXIV, xiv

Les propriétaires des esclaves pris pour l'armée, les publicains chargés des approvisionnements, consentirent à n'être remboursés qu'à la fin de la guerre. Chacun, suivant ses moyens, entretint à ses frais des affranchis pour servir sur les galères. A l'exemple du sénat, les veuves et les mineurs portèrent leur or et leur argent au trésor public. Il fut défendu de garder chez soi au delà d'une valeur déterminée en bijoux, vaisselle, numéraire d'argent ou de cuivre, et, par la loi Oppia, on alla jusqu'à régler la toilette des femmes (1). Enfin on limita à trente jours la durée du deuil porté dans les familles pour les parents morts devant  l'ennemi (2).Après la victoire de Cannes, il aurait été plus facile à Annibal qu'après Trasimène de marcher droit sur Rome ; cependant, puisqu'un si grand capitaine ne crut pas pos­sible de le tenter, il n'est pas sans intérêt d'en rechercher les motifs: d'abord sa force principale était dans la cava­lerie numide, qui eût été inutile dans un siège (3) ; ensuite il avait généralement l'infériorité dans l'attaque des places. Ainsi, après la Trebia, il ne put se rendre maître de Plai­sance (4); après Trasimène, il échoua devant Spolète; trois fois il se dirigea vers Naples sans oser l'attaquer ;

(1) « La loi Oppia, proposée par le tribun C. Oppius, sous le consulat de Q. Fabius et de Tiberius Sempronius (539), au fort de la seconde guerre puni­que, défendait aux femmes d'avoir pour leur usage plus d'une demi-once d'or, de porter des habits de diverses couleurs, de se faire voiturer dans Rome, dans un rayon de mille pas, sur un char attelé de chevaux, excepté pour se rendre aux sacrifices publics. » Cette loi, n'étant que temporaire, fut révoquée, malgré l'opposition de P. Caton, en 559. (Tite-Live, XXXIV, i, vi.)
(2) Valère Maxime, I, i, 15.
(3) « C'était dans la cavalerie qu'Annibal mettait toutes ses espérances. » (Polybe, III, ci.) — « La cavalerie seule d'Annibal causait les victoires de Carthage et les défaites de Rome. » (Polybe, IX, iii.) — « La perte de 500 Numides fut plus sensible à Annibal que tout autre échec, et depuis ce temps il n'eut plus en cavalerie la supériorité qui jusque-là lui avait donné tant d'avantage. » (543,) (Tite-Live, XXVI, xxxviii.)
(4) « Annibal se souvenait d'avoir échoué devant Plaisance. » (Tite-Live, XXVII, xxxix.)

plus tard il fut obligé d'abandonner les sièges de Nola, de Cumes et de Casilinum (1). Quoi donc de plus naturel que son hési­tation à attaquer Rome, défendue par une population nom­breuse, habituée au métier des armes?
La preuve la plus frappante du génie d'Annibal,  c'est d'être resté seize ans en Italie, livré presque à ses seules forces, réduit à ne recruter son armée que parmi ses nou­veaux alliés et à subsister à leurs dépens, mal secondé par le sénat de son pays, ayant toujours en face deux armées consulaires, enfin enfermé dans la Péninsule par les flottes romaines, qui en gardaient les côtes pour intercepter les renforts envoyés de Carthage. Sa constante préoccupation fut donc de se rendre maître de quelques points importants du littoral pour communiquer avec l'Afrique. Après Cannes, il occupe Capoue, cherche à gagner la mer par Naples (2), Cumes, Pouzzoles ; ne pouvant y parvenir, il s'empare d'Arpi et de Salapia, sur la côte orientale, où il espère rencontrer les ambassadeurs du roi de Macédoine.  Il fait ensuite du Bruttium sa base d'opération, et ses tentatives sont dirigées contre les places maritimes, tantôt contre Brindes et Tarente, tantôt contre Locres et Rhegium.
Toutes les défaites essuyées par les généraux de la Répu­blique avaient eu pour cause d'abord la supériorité de la cavalerie numide et l'infériorité des soldats latins, levés à la hâte (3), opposés à de vieilles troupes aguerries; ensuite l'excès d'audace devant un capitaine habile, qui attirait ses adversaires sur le terrain qu'il avait choisi. Cependant

(1) Tite-Live, XXIII, xv et xviii. — Annibal prit par famine les places de Casilinum et de Nucérie; quant à la citadelle de Tarente, elle résista cinq ans et ne put être forcée. (Tite-Live, XXVII, xxv.)
(2) « Annibal descend vers Naples, ayant à cœur de s'assurer une place mari­time pour recevoir des secours d'Afrique. » (Tite-Live, XXIII, xv.)
(3)  Polybe, III, cvi.

Annibal, considérablement affaibli par ses victoires, s'écriait après Cannes, comme Pyrrhus après Héraclée, qu'un autre succès semblable amènerait sa ruine (1). Q. Fabius Maximus, rappelé au pouvoir (539), continua un système de guerre méthodique, tandis que Marcellus, son collègue, plus hardi (2), prit l'offensive et arrêta les progrès de l'ennemi en l'obli­geant de se renfermer dans un trapèze, formé au nord par Capoue et Arpi, au sud par Rhegium et Tarente. En 543, toute la guerre s'était concentrée autour de deux places : la citadelle de Tarente, bloquée par les Carthaginois, et Capoue, assiégée par les deux consuls. Ils s'étaient entourés de lignes de contrevallation contre la place et de lignes de circonvallation contre les attaques du dehors. Annibal, ayant échoué dans sa tentative de forcer ces dernières, marcha sur Rome, dans l'espoir de faire lever le siège de Capoue et de diviser les deux armées consulaires, pour les battre séparément en rase campagne. Arrivé sous les murs de la capitale et pré­voyant trop de difficultés pour se rendre maître d'une si grande ville, il abandonna ses projets d'offensive, et recula jusqu'aux environs de Rhegium. Son séjour se prolongea plusieurs années, avec des alternatives de revers et de suc­cès, dans le midi de l'Italie, dont la population lui était favo­rable; évitant les engagements, s'éloignant peu de la mer, et ne dépassant pas l'extrémité méridionale du Samnium.
En 547, une grande armée, partie d'Espagne et conduite par un de ses frères, Asdrubal, avait traversé les Alpes et s'avançait, pour le rejoindre, en longeant la côte de l'Adria­tique. Deux armées consulaires étaient chargées de com­battre les Carthaginois : l'une, sous les ordres du consul M. Livius Salinator, dans l'Ombrie; l'autre, ayant à sa tête le consul C. Claudius Néron, tenait en échec Annibal en Lucanie, et avait même obtenu sur lui un avantage à Grumentum.

(1) Appien, Guerres d’Annibal, xxvi.
(2) Plutarque, Marcellus, xi et xxxiii.

Annibal s'était avancé jusqu'à Canusium, lorsque le consul Claudius Néron, instruit de la supériorité numé­rique de l'armée de secours, laisse son camp sous la garde de Q. Cassius, son lieutenant, dissimule son départ,"vient opérer sa jonction avec son collègue, et défait, près du Métaure, Asdrubal, qui y périt avec toute son armée (1). Dès lors, Annibal prévoit le sort de Carthage; il abandonne l'Apulie, la Lucanie même, et se retire dans le seul pays demeuré fidèle, le Bruttium ; il y reste enfermé encore cinq années, attendant toujours des renforts (2), et ne quitte l'Italie que lorsque sa patrie, menacée par les légions romaines, déjà sur le sol africain, le rappelle pour la défendre.
La marine des deux nations joua dans cette guerre, un rôle important. Les Romains mirent tout en œuvre pour rester maîtres de la mer; leurs flottes, placées à Ostie, à Brindes et à Lilybée, exerçaient sans cesse la surveillance la plus active sur les côtes de l'Italie; elles firent même des excursions dans le voisinage de Carthage et jusqu'en Grèce (3).

(1) Tite-Live, XXVII, xylose.
(2) Appien, Guerres d’Annibal, i.iv.
(3) En 536, Rome avait sur mer 220 quinquérèmes et 20 petits vaisseaux (Tite-Live, XXJ, xvii, avec lesquels elle protégeait d'une manière efficace les côtes de la Sicile et de l'Italie. (Tite-Live, XXI, xlix, li.) En 537, Scipion, avec 35 vaisseaux, détruit une flotte carthaginoise aux embouchures de l'Èbre (Tite-Live, XXII, xix), et le consul Servilius Geminus débarque en Afrique avec 120 bâtiments, afin d'empêcher Carthage d'envoyer des renforts à Annibal. (Tite-Live, XXH, xxxi.) En 538, la flotte de Sicile est renforcée de 25 navires. (Tite-Live, XXII, xxxvii.) En 539, Valerius Lœvinus avait 25 vaisseaux pour protéger la côte de l'Adriatique, et Fulvius, un même nombre pour surveiller la côte d'Ostie (Tite-Live, XXIII, xxxii); puis la flotte de l'Adriatique, portée à 55 voiles, reçoit la mission de contenir la Macédoine. (Tite-Live, XXIII, xxxviii.) La même année, la flotte de Sicile, sous Titus Otacilius, défait les Carthaginois. (Tite-Live, XXIII, xli.) En 540, Rome a 150 vaisseaux (Tite-Live, XXIV, xi); cette année et la suivante, la flotte romaine défend Apollonie, attaquée par le roi de Macédoine, et débarque des troupes qui ravagent le territoire d'Utique. L'effectif de l'armée navale paraît n'avoir pas varié jusqu'en 543, époque à laquelle la Grèce nécessitait encore la présence de 50 bâtiments romains, et la Sicile, de 100. (Tite-Live,  XXVI, i.) Eu 544,  20 vaisseaux stationnaient dans les eaux de Rhegium pour assurer les arrivages de vivres entre la Sicile et la garnison de Tarente. (Tite-Live, XXVI, xxxix.) En 545, 30 voiles sont détachées  de  la  flotte  de  Sicile  pour croiser devant cette ville. (Tite-Live, XXVII, xxvii.) En 546, Carthage préparait un armement formidable de 200 voiles (Tite-Live, XXVII, xxii); Rome lui oppose 280 navires : 30 défendent la côte d'Espagne, 50 gardent la Sardaigne, 50 les bouches du Tibre, 50 la Macédoine, 100 stationnent en Sicile, prêts à opérer une descente en Afrique, et la flotte carthaginoise est battue devant Clupée. (Tite-Live, XXVII, xxix.) Enfin, en 547, une  seconde victoire de  Valerius Laevinus rend la mer complètement libre. Tite-Live, XXVIII, iv.)         
          
la difficulté des communications directes engagea les Car­thaginois à faire passer leurs troupes par l'Espagne et les Alpes, où leurs armées se recrutaient en route, plutôt que de les diriger sur les côtes méridionales de l'Italie. Annibal ne reçut que de faibles renforts (1) ; Tite-Live mentionne deux envois seulement, le premier de 4,000 Numides et 40 éléphants, et le second, amené par Bomilcar, sur la côte du golfe ionien, près de Locres (2). Tous les autres convois paraissent avoir été interceptés, et l'un des plus consi­dérables, chargé d'approvisionnements et de troupes, fut détruit sur les côtes de Sicile (3).
Il faut admirer la constance des Romains contre des enne­mis qui les menaçaient à la fois de tous côtés. En même temps ils contenaient les Gaulois cisalpins et les Etrusques, combattaient le roi de Macédoine, allié d'Annibal, soute­naient en Espagne une guerre acharnée et réprimaient en Sicile les attaques des Syracusains, qui, après la mort de Hiéron, s'étaient déclarés contre la République. Il fallut trois ans pour réduire Syracuse, défendue par Archimède.

 (1)  « Les Carthaginois, uniquement préoccupés de se maintenir en Espagne n'envoyaient à Annibal aucun secours, comme s'il n'avait eu que des succès  en Italie. » (Tite-Live, XXVIII, xii.)          
(2) Tite-Live, XXIII, xiii et xli.
(3) Appien, Guerres d'Annibal, liv.

                Rome maintint sur pied, tant que dura la seconde guerre punique, de seize à vingt-trois légions (1), recrutées seule­ment dans la ville et le Latium (2) ; or ces vingt-trois légions représentaient un effectif d'environ 100,000 hommes, chiffre qui ne paraîtra pas exagéré si on le compare au recense­ment de 534, s'élevant à 270,213 hommes et ne comprenant que les personnes en état de porter les armes. La treizième année de la guerre, les chances tournèrent en faveur de la République. P. Cornélius Scipion, fils du consul battu à la Trebia, venait de chasser les Carthaginois de l'Espagne. Le peuple, devinant son génie, lui avait con­féré, six ans auparavant, les pouvoirs de proconsul, malgré ses vingt-quatre ans. De retour à Rome, Scipion, nommé consul (549), passa en Sicile, de là en Afrique, où, après une campagne de deux ans, il défit Annibal dans les plaines de Zama, et contraignit la rivale de Rome à demander la paix (552). Le sénat accorda au vainqueur le plus grand honneur qu'une république puisse conférer à un de ses citoyens : elle s'en remit à lui pour dicter les conditions aux vaincus. Carthage fut réduite à livrer ses vaisseaux, ses éléphants, à payer 10,000 talents (58 millions de francs); enfin, à prendre l'engagement honteux de ne plus faire la guerre sans l'autorisation de Rome.
 VI. La seconde guerre punique avait amené la soumission de Carthage et de l'Espagne, mais c'était au prix de pénibles sacrifices. Pendant cette lutte de seize années, un grand nombre de citoyens des plus distingués avaient péri ;

(1) En 540, Rome eut sur pied dix huit légions; en 541, vingt légions; en 542 et 543, vingt-trois légions; en 544 et 546, vingt et une; en 547. vingt-trois; en 551, vingt; en 552, seize; en 553, quatorze; en 554, le nombre est réduit à six. (Tite-Live, XXIV, xi-xliv; XXV, m; XXVI, i, xxviii; XXVII, xxii, xxxvi ; XXX, ii,  xxvii, xli ; XXXI, viii.)
(2) « Les Romains ne prenaient leur infanterie et leur cavalerie que dans Rome ou dans le Latium. » (Tite-Live, XXII, xxxvii.)

à Cannes seulement deux mille sept cents chevaliers, deux questeurs, vingt et un tribuns des soldats et beaucoup d'anciens consuls, préteurs et édiles, furent tués ; et tant de sénateurs avaient succombé, qu'on fut obligé d'en nommer cent soixante et dix-sept nouveaux, pris parmi ceux qui avaient occupé des magistratures (1). Mais de si dures épreuves avaient retrempé le caractère national (2). La République sentait ses forces et sa prospérité se développer ; elle jouissait de ses victoires avec un juste orgueil, sans éprouver encore l'enivrement d'une trop grande fortune, et de nouveaux liens s'étaient formés entre les différents peuples de l'Italie. La guerre contre une invasion étrangère, en effet, a toujours cet immense avantage de faire cesser les divisions intérieures en réunissant les citoyens contre l'ennemi commun. La plu­part des alliés donnèrent des preuves non équivoques de leur dévouement. La République dut son salut, après la défaite de Cannes (3), au concours de dix-huit colonies, qui fournirent des hommes et de l'argent. La crainte d'Annibal avait heureusement affermi la concorde à Rome comme en Italie : plus de querelles entre les deux ordres (4), plus de scission entre les gouvernants et les gouvernés.

(1) Tite-Live, XXIII, xxiii.
(2) Q. Metellus disait « que l'invasion d'Annibal avait réveillé la vertu du peuple romain déjà plongé dans le sommeil. » (Valère Maxime, VII, ii, 3.)
(3) Le sénat demanda à trente colonies des hommes et de l'argent. Dix-huit donnèrent l'un et l'autre avec empressement, ce furent : Signia, Norba, Saticulum, Brindes, Frégelles, Lucérie, Venusia, Adria, Firmium, Bimini, Ponsa, Paestuim, Cosa, Bénévent, Isernia, Spolète, Plaisance et Crémone. — Les douze colonies qui refusèrent de donner des secours, prétendant qu'elles n'avaient plus ni hommes ni argent, furent : Népété, Sutrium, Ardée, Calès, Albe, Carséoles, Sora, Suessa, Setia, Circeium, Narni, Interamna. (Tite-Live, XXVII, ix.)
(4) « Les querelles et la lutte des deux partis eurent pour terme la seconde guerre punique. » (Salluste, Fragments, I, vii.)

Tantôt le sénat, renvoie au peuple les plus graves questions, tantôt celui-ci, plein de confiance dans le sénat, se soumet d'avance à sa décision  (1).
C'est surtout pendant la lutte contre Annibal qu'apparurent les inconvénients de la dualité et du renouvellement annuel des pouvoirs consulaires (2) ; mais cette cause incessante de faiblesse, comme on l'a vu plus haut, était compensée par le patriotisme. En voici un exemple frappant : Fabius étant prodictateur, Minucius, chef de la  cavalerie, fut, chose insolite, investi des mêmes pouvoirs. Ce dernier, entraîné par  son   ardeur,  compromit l'armée, qui fut sauvée  par Fabius. Il reconnut alors ses torts, se rangea de bonne grâce sous les ordres de son collègue, rétablissant ainsi par sa seule volonté l'unité de commandement (3). Quant au chan­gement incessant des chefs militaires, la force des choses obligea   de   déroger  à   cette  coutume.   Les   deux   Scipion restèrent  sept   années   à  la  tête   de   l'armée   d'Espagne ; Scipion l'Africain leur succéda pendant un laps de temps presque aussi long. Le sénat et le peuple avaient décidé que,  durant la  guerre d'Italie, on pourrait proroger les pouvoirs des proconsuls ou des préteurs, et renommer les mêmes consuls autant de fois qu'on le jugerait à propos (4). Et plus tard, dans la campagne contre Philippe, les tribuns signalaient en  ces termes le  désavantage de mutations si fréquentes : « Depuis quatre années déjà que durait la guerre de Macédoine, Sulpicius avait passé la plus grande partie de son consulat à chercher Philippe et son armée ;

(1) « Quatre tribus s'en remettent au sénat pour accorder le droit de suffrage à Formies, Fundi et Arpinum ; mais on leur répond qu'au peuple seul appar­tient le droit de suffrage. » (Tite-Live, XXXVIII, xxxvi.)
(2) « Le changement annuel des généraux fut désastreux pour les Romains. Ils rappelaient tous ceux qui avaient l'expérience de la guerre, comme si on ne les avait pas envoyés pour se battre, mais pour s'exercer. » (Zonare, Annales, VIII, 16.)
(3) Tite-Live, XXII, xxix.
(4)  Tite-Live, XXVII, v, vii.

Villius  avait joint l'ennemi, mais avait été rappelé avant d'avoir livré bataille ; Quinctius, retenu la plus grande partie de l'année à Rome par des soins religieux, avait poussé la guerre avec assez de vigueur pour la terminer entièrement s'il eût pu arriver à sa destination avant que la saison fût si avancée. A peine dans ses quartiers d'hiver, il se disposait à recommencer la campagne au printemps, de manière à la finir heureusement, pourvu qu'un successeur ne vînt pas lui arracher la victoire (1). » Ces raisons prévalurent, et le consul fut prorogé dans son commandement.
Ainsi les guerres continuelles tendaient à introduire la stabilité des pouvoirs militaires et la permanence des armées. Les mêmes légions avaient passé dix ans en Espagne, d'autres presque aussi longtemps en Sicile ; et quoique, à l'expiration de leur service, on renvoyât les anciens soldats, les légions restaient toujours sous les armes. De là vint la nécessité de donner des terres aux soldats qui avaient fini leur temps ; et, en 552, on assigna aux vétérans de Scipion, pour chaque année de service en Afrique et en Espagne, deux arpents des terres confisquées sur les Samnites et les Apuliens (2).
Ce fut la première fois que Rome prit des troupes étran­gères à sa solde, tantôt des Celtibères, tantôt des Crétois envoyés par Hiéron de Syracuse (3), enfin des mercenaires, et un corps de Gaulois mécontents qui avaient abandonné l'armée carthaginoise(4).
Beaucoup d'habitants des villes alliées étaient attirés à Rome (5), où, malgré les sacrifices imposés par la guerre, le commerce et le luxe prenaient plus d'extension.

(1) Tite-Live, XXXII, xxvii.
(2)Tite-Live, XXXI, iv, xlix.
(3)Tite-Live, XXIV, xlix. — Polybe, III, lxxv.
(4)Zonare, Annales, VIII, 16.
(5)Tite-Live, XXXIX, iii.

 Les dépouilles que Marcellus rapporta de la Sicile, et surtout de Syracuse, avaient développé le goût des arts, et ce consul se vantait d'avoir, le premier, fait apprécier et admirer à ses compatriotes les chefs-d'œuvre de la Grèce (1). Les jeux du cirque, dès le milieu du vi° siècle, commençaient à être davantage en faveur. Junius et Decius Brutus avaient, en 490, fait combattre pour la première fois des gladiateurs, dont le nombre fut porté bientôt jusqu'à vingt-deux paires (2). Vers cette époque aussi (559), eurent lieu des représenta­tions théâtrales données par les édiles (3). L'esprit de spécu­lation avait gagné les hautes classes, comme l'indique la défense faite aux sénateurs (loi Claudia, 536) d'entretenir sur mer des bâtiments d'un tonnage de plus de trois cents amphores ; les chevaliers , composant la classe qui payait le plus d'impôts, s'étaient accrus en nombre avec la richesse publique, et tendaient à se diviser en deux catégories, les uns servant dans la cavalerie et possédant le cheval de l'Etat (equus publicus) les autres se livrant au commerce et aux opérations financières. Depuis longtemps les chevaliers étaient employés à des missions civiles (5) et souvent appelés à de hautes magistratures ; aussi Persée les appelait-il avec raison « la pépinière du sénat et la jeune noblesse d'où sortaient les consuls et les généraux (imperatores) (6). » Pendant les guerres puniques, ils avaient rendu de grands services en faisant des avances considérables pour appro­visionner les armées (7), et si quelques-uns, comme entrepreneurs de transports, s'étaient enrichis aux dépens de

(1)  Plutarque, Marcellus, xxviii.
(2) Tite-Live, XXIII, xxx.
(3) Tite-Live, XXXIV, liv.
(4)  « Et equites romanos, milites et negotiatores. » (Salluste, Jugurtha ,lixv.)
(5) «En 342, un sénateur et deux chevaliers furent charges, pendant une disette, de l'approvisionnement de Rome. »(Tite-Live , IV, lxi.)
(6)  Senrinarium senatus. (Tite-Live, XLII, lxi.)
(7)Tite-Live, XXIII, xux. — Valère Maxime, V, vi , 8.

l'Etat, le sénat hésitait à punir les malversations, dans la crainte d'indisposer cette classe déjà puissante (l). La richesse territoriale était en partie dans la main des grands proprié­taires ; cela ressort de plusieurs faits et, entre autres, de l'hospitalité donnée par une dame de l'Apulie à 10,000 soldats romains, débris de la bataille de Cannes, qu'elle entretint à ses frais sur ses terres (2).
Le respect pour les hautes classes avait reçu quelques atteintes, comme on peut s'en convaincre par l'adoption d'une mesure peu importante en apparence. Depuis la chute de la royauté, on n'avait établi, dans les jeux publics, aucune distinction entre les spectateurs. La déférence pour l'autorité rendait toute classification superflue, et « jamais » un plébéien, dit Valère Maxime (3), n'aurait osé se placer devant un sénateur. » Mais, vers 560, une loi intervint pour assigner aux membres du sénat des places réservées. Il est nécessaire, pour le bon ordre d'une société, de rendre les lois plus sévères à mesure que le sentiment de la hiérar­chie sociale s'affaiblit.
Les circonstances avaient amené d'autres changements. Le tribunal, sans être aboli, était devenu un auxiliaire de l'aristocratie. Les tribuns ne représentaient plus exclusivement l'ordre des plébéiens; ils avaient leur entrée au sénat, faisaient partie du gouvernement et employaient leur auto­rité dans l'intérêt de la justice et de la patrie (4). Les trois espèces de comices existaient toujours (5), mais quelques modifications y avaient été introduites. L'assemblée des

(1) Tite-Live, XXI, lxiii ; XXV, iii.
(2) Valère Maxime, IV, viii, 2.
(3) Valère Maxime, IV, v, 1.
(4) Ils n'avaient pas de voix délibérative, parce que, d'après le droit public romain, aucun magistrat en fonctions ne pouvait voter. (Voyez Mommsen, 1,187.)
(5) « Maintenant vous avez encore les comices par centuries et les comices par tribus. Quant aux comices par curies, ils ne sont notés que pour les aus­pices. » (Cicéron, II discours sur la loi agraire, ix.)

 curies ne consistait plus que dans de vaines formalités (1). Leurs attributions, restreintes de jour en jour, se réduisaient à conférer l'imperium, et à décider les questions concernant les auspices et la religion. Les comices par centuries, qui des l'origine étaient la réunion du peuple armé votant au Champ clé Mars et nommant ses chefs militaires, gardaient les mêmes privilèges; seulement la centurie était devenue une subdivision de la tribu. Tous les citoyens inscrits dans chacune des trente-cinq tribus étaient répartis en cinq classes, toujours suivant leur fortune; chaque classe se divi­sait en deux centuries, l'une de jeunes gens (juniores), l'autre d'hommes plus âgés (seniores).
Quant aux comices par tribus, où chacun votait sans distinction de rang ni de fortune, leur compétence législa­tive n'avait cessé de s'accroître à mesure que celle des co­mices par centuries diminuait.
Ainsi les institutions romaines, tout en paraissant rester les mêmes, se transformaient insensiblement. Les assem­blées politiques, les lois des Douze Tables, les classes éta­blies par Servius Tullius, l'annualité des fonctions, le ser­vice militaire, le tribunat, l'édilité, tout semblait subsister comme par le passé, et, en réalité, tout avait changé par la force des choses; néanmoins, c'était un avantage des mœurs romaines que cette apparence d'immobilité au milieu d'une société en progrès.

(1) L'ancien mode de division par curies avait perdu toute signification et cessé d'être en usage. (Ovide, Fastes, II, vers 531.) Aussi Cicéron dit-il à leur sujet : « Des comices, qui ne se tiennent que pour la forme, à cause des auspices, et qui, figures par les trente licteurs, ne sont qu'une représen­tation de ce qui se faisait autrefois. Ad speciem atque usurpationem velustalis. « (Discours sur la loi agraire, II, xii.) Dans les derniers temps de la République, les curies n'avaient plus, en fait d'élection des magistrats, que l'inauguration des flamines, du roi des sacrifices (rex sacrificulus), et vraisem­blablement le choix du grand curion (curio maximus). (Tite-Live, XXVII, viii. — Denys d'Halicarnasse, V, i. — Aulu-Gelle, XV, xxvii. — Tite-Live, XXVII, vi, 36.)

Observateurs religieux de la tra­dition et des anciennes coutumes, les Romains ne parais­saient pas détruire ce qu'ils remplaçaient ; ils appliquaient les anciennes formes aux nouveaux principes, et introdui­saient ainsi des innovations sans secousse et sans affaiblir le prestige des institutions consacrées par le temps.
VII. Pendant la seconde guerre punique, Philippe III, roi de Macédoine, avait attaqué les établissements romains en Illyrie, envahi plusieurs provinces de la Grèce et fait alliance avec Annibal. Obligé de contenir ces dangereuses agressions, le sénat, de 540 à 548, entretint sur les côtes de l'Épire et de la Macédoine des forces imposantes ; uni à la ligue Étolienne et à Attale Ier, roi de Pergame, il avait contraint Philippe à la paix. Mais, en 553, après la victoire de Zama, ce prince ayant attaqué de nouveau les villes libres de Grèce et d'Asie alliées de Rome, la guerre lui fut déclarée. Le sénat ne pouvait oublier qu'à cette dernière bataille se trouvait un contingent macédonien dans les troupes carthaginoises, et qu'il restait encore en Grèce un grand nombre de citoyens romains vendus comme esclaves après la bataille de Cannes (1). Ainsi, de chaque guerre naissait une guerre nouvelle, et tout succès entraînait fata­lement la République à en poursuivre d'autres. Maintenant la mer Adriatique allait être franchie, d'abord pour abaisser la puissance macédonienne, ensuite pour appeler à la liberté ces villes célèbres, berceau de la civilisation. Les destinées de la Grèce ne pouvaient être indifférentes aux Romains, qui lui avaient emprunté ses lois, ses sciences, sa littérature et ses arts.

(1) « L'Achaïe seule en avait douze cents pour sa part. » (Tite-Live, XXXIV, l.)

Sulpicius, chargé de combattre Philippe, débarqua sur les côtes d'Epire et pénétra en Macédoine, où il remporta
une suite de succès, tandis qu'un de ses lieutenants, envoyé en Grèce avec la flotte, fit lever le siège d'Athènes. Pendant deux ans la guerre languit, mais la flotte romaine, réunie à celle d'Attale et des Rhodiens, resta maîtresse de la mer (555). T. Quinctius Flamininus, élevé jeune encore au con­sulat, justifia par son intelligence et son énergie la confiance de ses concitoyens. Il détacha de l'alliance du roi de Macé­doine les Achéens et les Béotiens, et, avec l'aide des Etoliens, gagna en Thessalie la bataille de Cynoscéphales (557), où la légion l'emporta sur la célèbre phalange de Philippe II et d'Alexandre le Grand. Philippe III, forcé à la paix, subit des conditions onéreuses, dont les premières étaient l'obli­gation de retirer ses garnisons des villes de la Grèce et de l'Asie, et la défense de faire la guerre sans la permission du sénat.
Le récit de Tite-Live où se trouve rappelé le décret qui proclame la liberté de la Grèce mérite d'être rapporté. On y verra quel prix le sénat attachait alors à l'influence morale et à cette vraie popularité que donne la gloire d'avoir affranchi un peuple.
« L'époque de la célébration des jeux Isthmiques attirait ordinairement une grande foule de spectateurs, soit à cause du goût naturel aux Grecs pour toute sorte de jeux, soit à cause de la situation de Corinthe, assise sur deux mers qui offrent aux curieux un accès facile. Mais, en cette circonstance, un concours immense s'y était porté de toutes parts, dans l'attente du sort futur de la Grèce en général et de chaque peuple en particulier; c'était l'unique objet des réflexions et des entretiens. Les Romains prennent place, et le héraut, suivant l'usage, s'avance au milieu de l'arène, » d'où l'on annonce les jeux par une formule solennelle. La  trompette sonne, le silence se fait, et le héraut prononce ces paroles : Le sénat romain, et T. Quinctius, imperator, vainqueurs de Philippe et des Macédoniens, rétablissent dans la jouissance de la liberté, de leurs lois et clé leurs immunités, les Corinthiens, les Phocéens, les Locriens, l'île d'Eubée, les Magnètes, les Thessaliens, les Perrhèbes et les Achéens de la Phthiotide.
C'était le nom de toutes les nations qui avaient été sous la domination de Philippe. A cette proclamation, l'assemblée pensa succomber sous l'excès de sa joie. Personne ne croyait avoir bien entendu. Les Grecs se regardent les uns les autres, comme s'ils étaient encore dans les illusions d'un songe agréable que le réveil va dissiper; et, se défiant du témoignage de leurs oreilles, ils demandaient à leurs voisins s'ils ne s'abusaient point. Le héraut est rappelé, chacun brûlant, non seulement d'entendre, mais de voir le messager d'une si heureuse nouvelle ; il fait une seconde lecture du décret. Alors, ne pouvant plus douter de leur bonheur, ils poussent des cris de joie et donnent à leur libérateur des applaudissements si vifs et tellement répétés, qu'il était aisé de voir que, de tous les biens, la liberté est celui qui a le plus de charme pour la multitude. Les jeux furent ensuite célébrés, mais à la hâte, sans attirer ni les regards, ni l'attention des spectateurs. Un seul intérêt absorbait leur âme entière et leur ôtait le sentiment de tous les autres plaisirs.
Les jeux finis, on se précipite vers le général romain : chacun s'empresse de l'aborder, de lui prendre la main, de lui jeter des couronnes de fleurs et de rubans, et la foule fut si grande qu'il pensa être étouffé. Mais il n'avait encore que trente-trois ans, et la vigueur de l'âge, jointe à l'ivresse d'une gloire si éclatante, lui donna la force de résister à une pareille épreuve. La joie des peuples ne se borna pas à l'enthousiasme du moment : l'impression s'en prolongea longtemps encore dans la pensée et dans la conversation. II était donc, disait-on, une nation sur la terre qui, à ses frais, au prix des fatigues et des périls, faisait la guerre pour la liberté de peuples même éloignés de ses frontières et de son continent; elle traversait les mers afin que dans le monde entier il n'existât pas une seule domination injuste, et que le droit, l'équité, la loi, fussent partout les plus puissants. Il avait suffi de la voix d'un héraut pour affranchir toutes les villes de la Grèce et de l'Asie. La seule idée d'un pareil dessein supposait une grandeur d'âme peu commune; mais, pour l'exécuter, il avait fallu autant de courage que de bonheur (1). »
II y avait cependant une ombre au tableau. Tout le Pélo­ponnèse n'était pas affranchi, et Flamininus, après avoir enlevé à Nabis, roi de Sparte, plusieurs de ses possessions, avait conclu la paix avec lui sans continuer le siège de Lacédémone, dont il redoutait la longueur. Il craignait aussi l'arrivée d'un ennemi plus dangereux, Antiochus III, déjà parvenu en Thrace et qui menaçait de passer en Grèce avec des forces considérables. Par cela même, les Grecs alliés, uniquement préoccupés de leurs intérêts, repro­chaient au consul romain d'avoir trop tôt conclu la paix avec Philippe, que, selon eux, il aurait pu anéantir (2). Mais Flamininus répondait qu'il n'avait pas mission de détrôner Philippe, et que l'existence du royaume de Macédoine était nécessaire comme barrière contre les barbares de la Thrace, de l'Illyrie et de la Gaule (3). Cependant, accompagnées jusqu'à leurs vaisseaux par les acclamations .du peuple, les troupes romaines évacuèrent les villes rendues à la liberté (560), et Flamininus vint triompher à Rome, apportant avec lui ce glorieux protectorat de la  Grèce, si longtemps un objet d'envie pour les successeurs d'Alexandre.

(1) Tite-Live, XXXIII, xxxii.
(2) « Les allies s'écriaient qu'il fallait continuer la guerre et exterminer le tyran, sans quoi la liberté de la Grèce serait toujours en danger. Ne pas prendre les armes eût été plus avantageux que de les poser sans avoir atteint le but. Le consul répondait : Si le siège de Lacédémone arrêtait longtemps l'armée, quelles autres troupes Rome pourrait-elle opposer à un monarque (Antiochus) si puissant et si redoutable ? » (Tite-Live, XXXIV, xxxiii)
(3)  Tite-Live, XXXiii, xii.

 VIII. La politique du sénat avait consisté à faire de la Macédoine un rempart contre les Thraces, et de la Grèce elle-même Un rempart contre la Macédoine. Mais si les Romains avaient affranchi la ligue Achéenne, ils n'enten­daient pas créer une puissance ou une confédération redou­table. Alors, comme autrefois, les Athéniens, les Spartiates les Béotiens, les Etoliens, puis les Achéens, s'efforçaient chacun de constituer une ligue hellénique à son avantage; et chacun, aspirant à dominer les autres, se tournait alternativement vers ceux dont il espérait dans le moment l'appui le plus efficace. Dans la presqu'île hellénique propre­ment dite, les Etoliens, au territoire desquels le sénat avait promis de joindre la Phocide et la Locride, convoitaient les villes de Thessalie que les Romains leur refusaient opiniâtrement.
Ainsi, quoique remis en possession de leur indépendance, ni les Etoliens, ni les Achéens, ni les Spartiates n'étaient satisfaits; ils rêvaient tous des agrandissements. Les Eto­liens, plus impatients, formèrent, en 562, trois tentatives à la fois contre la Thessalie, l'île d'Eubée et le Péloponnèse. N'ayant réussi qu'à se saisir de Démétriade, ils appe­lèrent Antiochus III en Grèce afin de le placer à la tête de l'hégémonie qu'ils cherchaient vainement à obtenir des Romains.
La meilleure partie de l'immense héritage laissé par Alexandre le Grand était échue à ce prince. Déjà, depuis plusieurs années, Flamininus lui avait fait déclarer qu'il était de l'honneur de la République de ne point abandonner la Grèce, dont le peuple romain s'était hautement proclamé le libérateur, et qu'après l'avoir soustraite au joug de Phi­lippe le sénat voulait maintenant affranchir de la domination d'Antiochus toutes les villes d'Asie d'origine hellénique (1).
Annibal, réfugié auprès du roi de Syrie, l'encourageait à la résistance en l'engageant à porter, comme il l'avait fait lui-même, la lutte en Italie. La guerre fut donc déclarée par les Romains. Soutenir l'indépendance de la Grèce contre un prince asiatique, c'était à la fois exécuter les traités et prendre la défense de la civilisation contre la barbarie. Ainsi, en proclamant les idées les plus généreuses, la Répu­blique justifiait son ambition.
Les services rendus par Rome étaient déjà oubliés (2). Aussi Antiochus trouva-t-il en Grèce de nombreux alliés, secrets ou déclarés. Il organisa une confédération redou­table, dans laquelle entrèrent les Etoliens, les Athamanes, les Eléens, les Béotiens, débarqua à Chalcis, conquit l'Eubée et la Thessalie. Les Romains lui opposèrent le roi de Macé­doine et les Achéens. Battu aux Thermopyles, en 563, par le consul Acilius Glabrion, aidé de Philippe, le roi de Syrie se retira en Asie, et les Etoliens, livrés à eux-mêmes, de­mandèrent la paix, qui leur fut accordée en 563.
Ce n'était pas assez d'avoir contraint Antiochus d'aban­donner la Grèce, L. Scipion, ayant pour lieutenant son frère, vainqueur de Carthage, alla, en 564, le chercher jusque dans ses États. Philippe favorisa le passage de l'armée romaine, qui traversa la Macédoine, la Thrace, l'Hellespont, sans difficulté. Les victoires remportées sur mer à Myonnèse, sur terre à Magnésie, terminèrent la cam­pagne et suffirent pour obliger Antiochus à céder toutes ses provinces en deçà du mont Taurus, et à payer 15,000 talents, un tiers de plus que la contribution imposée à Carthage après la seconde guerre punique.

(1) Tite-Live, XXXIV, lviii.
(2) « D'autres peuples de la Grèce avaient, dans cette guerre, montré un oubli non moins coupable des bienfaits du peuple romain. » (Tite-Live, XXXVI, xxii.)

Le sénat, loin de réduire alors l'Asie en province, n'exigea que des conditions justes et modérées (1). Toutes les villes grecques de cette contrée furent déclarées libres, seulement les Romains occupèrent quelques points importants et enrichirent les alliés aux dépens de la Syrie. Le roi de Pergame et la flotte des Rhodiens avaient secondé les armées romaines. Eumène II, successeur d'Attale Ier, vit agrandir ses États : Rhodes obtint la Lycie et la Carie. Ariarathe, roi de Cappadoce, qui avait aidé Antiochus, paya 200 talents (2).
IX. La prompte soumission de l'Orient était un fait heu­reux pour la République, car près d'elle des ennemis, toujours frémissants, pouvaient, d'un moment à l'autre, soutenus ou poussés par leurs frères de l'autre côté des Alpes, l'attaquer au centre même de son empire.
En effet, depuis Annibal, la guerre s'était perpétuée dans la Cisalpine, dont les tribus belliqueuses, quoique souvent battues, recommençaient sans cesse des insurrections. La conclusion des affaires de Macédoine permit au sénat d'agir avec plus de vigueur, et, en 558, les défaites des Ligures, des Boïens, des Insubres et des Cénomans vinrent arrêter l'ardeur de ces peuples barbares. Les Ligures et les Boïens cependant continuèrent encore la lutte; mais la sanglante bataille de 561, livrée près de Modène, et, en dernier lieu, les ravages exercés par L. Flamininus, frère du vainqueur de Cynoscéphales, et Scipion Nasica, durant les années sui­vantes, contraignirent les Boïens à traiter. Forcés de céder la moitié de leur territoire, en 564, ils se retirèrent du côté du Danube, et, trois années après, la Gaule cisalpine était réduite en province romaine.

(1) Tite-Live, XXXVII, xlv.
(2) Appien, Guerres d'Annibal, xlii. I.
Quant aux Ligures, ils soutinrent jusqu'à la fin du siècle une guerre acharnée. Leur résistance fut telle, que Rome dut en venir à des mesures d'une excessive rigueur, et, en 574, plus de 47,000 Ligures furent transportés dans une partie du Samnium presque sans habitants depuis la lutte contre Annibal. En 581 on distribuait à d'autres Ligures des terres au delà du Pô (1). Tous les ans les frontières recu­laient vers le nord, et des routes militaires(2), la fondation de colonies importantes, assuraient la marche des armées (3);
(1) Tite-Live, XL, xxxviii ; XLII, xxii.
(2) Routes d'Arezzo à Bologne, de Plaisance à Rimini (Tite-Live, XXXIX, ii), et de Bologne à Aquilée.
(3)           COLONIES ROMAINES. — 488-608.
Aesulum (507), ou Aesium selon Mommsen. Jesi, en Ombrie, sur la rivière Aesis.
Alsium (507).  Colonie maritime.  Étrurie.  (Via Aurélia.) Palo,  près de Porto.
Fregenae (509). Colonie maritime. Étrurie. (Via Aurélia.) Torre Maccarese.
Pyrgi  (avant 536).   Colonie maritime. Étrurie. (Via Aurelia).   Santa Severa.
 Castrum (555). Pagus près de Scylacium. Bruttium. Près de Squillace. Réunie en 631 à la colonie Minervia.
Puteoli (560). Colonie maritime. Campanie. Pozzuoli. Préfecture.
Vulturnum (560). Colonie maritime. Campanie. Castellamare ou Castel dl Volturno. Préfecture.
Liternum (560). Colonie maritime. Campanie. Tor di Patria, près du Lago di Patria. Préfecture.
Salernum (560). Colonie maritime.  Campanie.  Salerno. Décrétée trois ans auparavant.
Buxentum (560). Colonie maritime. Lucanie. Policastro.
Stipontum (560).  Colonie maritime.  Apulie. Santa Maria di Siponto Recolonisée..
Tempsa (Temesa) (560). Colonie maritime. Bruttium. Peut-être près de Torre del Piano del Casale.
Croton (560). Colonie maritime. Bruttium. Cotrone.
Potentia (570).  Colonie maritime. Picenum. Porto di Potenza ou di Ricanati.
Pisaurum (570).  Colonie maritime.  Ombrie gauloise. ( Via Flaminia.) Pesaro.

système interrompu pendant la seconde guerre punique, mais repris ensuite et appliqué surtout dans le midi de l'Italie et dans la Cisalpine.
Tout en achevant la soumission de cette dernière pro­vince, Rome avait mis fin à d'autres guerres moins impor­tantes. En 577 elle réduisait les Istriens, en 579 les Sardes et les Corses, enfin, de 569 à 573, elle étendait ses con­quêtes en Espagne, où elle rencontrait les mêmes ennemis qu'avait eus Carthage.
X. Il y avait vingt-six ans que la paix se maintenait avec Philippe, roi de Macédoine, que les Etoliens avaient été vaincus, les peuples de l'Asie domptés et la plus grande partie de ceux de la Grèce rendus à la liberté. Profitant du concours donné aux Romains contre Antiochus, la ligue Achéenne s'était agrandie, et Philopœmen y avait fait entrer Sparte, la Messénie et l'île de Zacynthe; mais ces contrées,

parma (57l). Gaule cispadane. (Via Emilia.) Parma. Préfecture.
mutina (571). Gaule cispadane. (Via Emilia.) Modena. Préfecture.
saturnia (571). Étrurie (centre). Saturnia.
graviscae (573).  Colonie maritime. Etrurie (sud). (Via Aurélia.) San Clementino ou le Saline?
luna (577). Étrurie (nord). (Via Aurélia.) Luni, près de Sarzana.
auximijm (597). Colonie maritime. Picenum. Osimo.
COLONIES LATINES. - 488-608.
 firmum (490). Picenum. (Via Valeria.) Ferma AesEHNU (491). Samnium. Isernia.
brundisium (510). Calabre iapygienne. (Via Egnatia.) Brindisi.
 spoi.etium (513). Ombrie. (Via Flaminia.) Spoleto.
cremosa (536). Gaule transpadane. Cremona. Renforcée en 560.
placentia (536). Gaule cispadane. (Via Emilia.) Piacenza.
copia (territoire de Thurium) (561). Lucanie.
viro ou virona valentia, appele'e aussi hippo. Bruttium (565 ou peut-être 515). Bibona. Monte-Leone.
Bonoxia. (565). Gaule cispadane. (Via Emilia.) Bologna.
aquileia (573). Gaule transpadane. Aquileia.
carteia (573). Espagne. Détroit de Gibraltar.
impatientes de la domination achéenne, avaient bientôt cherché à s'en affranchir. Ainsi se réalisait la prédiction de Philippe, qui, après la bataille de Cynoscéphales, déclarait aux envoyés thessaliens que les Romains se repentiraient bientôt d'avoir donné la liberté à des peuples incapables d'en jouir, et dont les dissensions et les jalousies entretien­draient sans cesse une agitation dangereuse (I). En effet, Sparte et Messène s'étaient insurgées et avaient réclamé l'appui de Rome. Philopoemen, après avoir cruellement puni la première de ces villes, succomba dans sa lutte avec la seconde. L'anarchie et la guerre civile déchiraient la Thessalie et l'Etolie.
Pendant que la République était occupée à rétablir le calme dans ces contrées, un nouvel adversaire vint impru­demment s'attirer son courroux. On dirait qu'en suscitant à Rome un si grand nombre d'ennemis, la fortune se plaisait à les lui livrer l'un après l'autre. La vieille légende d'Horace tuant successivement les trois Curiaces était un enseigne­ment que le sénat semblait n'avoir jamais oublié.
Persée, héritier de la couronne et des rancunes de son père, avait profité de la paix pour augmenter son armée et ses ressources, se créer des alliés et soulever contre Rome les rois et les peuples de l'Orient. Outre la population belli­queuse de son pays, il disposait de peuples barbares tels que les Illyriens, les Thraces et les Bastarnes, habitant non loin du Danube. Malgré le traité qui interdisait à la Macé­doine de faire la guerre sans l'aveu du sénat, Persée s'était agrandi silencieusement du côté de la Thrace, il avait placé des garnisons dans les villes maritimes d'Aenos et de Maronée, excité à la guerre les Dardaniens (2), soumis les Dolopes, et s'était avancé jusqu'à Delphes (3).

(1) Tite-Live, XXXIX, xxvi.
 (2)Tite-Live, XLI, xix.
 (3) Tite-Live, XLI, xxii.

Il faisait des efforts pour entraîner les Achéens dans son alliance, et s'était habilement attiré la bienveillance des Grecs. Eumène II, roi de Pergame, qui redoutait comme son père, Attale Ier, les empiétements de la Macédoine, dénonça à Rome l'infrac­tion aux anciens traités. La crainte que lui inspirait un prince puissant, et la reconnaissance qu'il devait à la Répu­blique pour l'agrandissement de ses États après la guerre d'Asie, l'obligeaient à cultiver l'amitié du peuple romain. En 582, il vint à Rome, et, reçu avec honneur par le sénat, il n'oublia rien pour l'animer contre Persée, qu'il accusa de projets ambitieux et hostiles à la République. Cette dénon­ciation attira à Eumène de violentes inimitiés. En retournant dans ses États, il fut assailli par des assassins et grièvement blessé. Des soupçons se portèrent, non sans vraisemblance, sur le monarque macédonien ; ils suffirent à la République pour déclarer la guerre à un prince dont la puissance com­mençait à lui faire ombrage.
Audacieux dans ses projets, Persée se montrait pusilla­nime lorsqu'il fallait agir. Après avoir d'abord rejeté avec hauteur les réclamations des Romains, il attendit en Théssalie leur armée, qui, mal commandée, mal organisée, fut battue par ses lieutenants et rejetée dans des gorges où elle aurait pu être facilement détruite. Il offrit alors la paix à P. Licinius Crassus ; mais, malgré son échec, le consul répondit, avec toute la fermeté du caractère romain, que la paix n'était possible que si Persée abandonnait sa personne et son royaume à la discrétion du sénat (1). Frappé de tant d'assurance, le roi rappela ses troupes et laissa l'ennemi opérer tranquillement sa retraite. Cependant l'incapacité des généraux romains, leurs violences et l'indiscipline des soldats avaient aliéné les Grecs, qui devaient naturellement préférer un prince de leur race à un capitaine étranger;

(1) Tite-Live, XLII lxii.

ils ne voyaient pas d'ailleurs sans une certaine satisfaction les Macédoniens l'emporter sur les Romains. A leurs yeux, c'était la civilisation hellénique qui abattait la présomption des barbares de l'Occident.
Les campagnes de 584 et 585 ne furent pas plus heu­reuses pour les armes de la République. Un consul eut l'idée téméraire d'envahir la Macédoine par les gorges de Callipeucé, où son armée eût été exterminée si le roi avait eu le courage de s'y défendre. A l'approche des légions il prit la fuite, et les Romains se tirèrent sans perte d'une position périlleuse (I). Enfin le peuple, sentant la nécessité d'avoir à la tête de l'armée un homme éminent, nomma consul Paul-Emile, qui dans la Cisalpine avait donné des preuves de ses talents militaires. Déjà la plupart des Gallo-Grecs traitaient avec Persée. Les Illyriens, les peuples du Danube offraient de le seconder. Les Rhodiens et le roi de Pergame lui-même, persuadés que la fortune allait se déclarer pour le roi de Macédoine, lui faisaient des propositions d'al­liance ; il les marchanda avec la plus inexplicable légèreté. Cependant l'armée romaine, habilement conduite, s'avan­çait à grandes journées. Une seule rencontre termina la guerre, et la bataille de Pydna, en 586, prouva une fois de plus la supériorité de la légion romaine sur la phalange. Celle-ci pourtant ne succomba pas sans gloire, et, bien qu'abandonnés par leur roi, qui prit la fuite, les hoplites macédoniens se firent tuer à leur poste.
Instruits de la défaite, Eumène et les Rhodiens s'empres­sèrent, par la promptitude de leur repentir, de faire oublier qu'ils avaient douté de la fortune de Rome (2). Dans le même temps, L. Anicius soumit l'Illyrie et s'empara de la per­sonne de Gentius.

(1) Tite Live, XLI, v.
(2) Tite Live, XLV, xxi et suiv.

La Macédoine fut partagée en quatre états déclarés libres, c'est-à-dire administrés par des magis­trats de leur choix, mais sous le protectorat de la Répu­blique. Par la loi imposée à ces nouvelles provinces, tout mariage, tout échange de propriétés immobilières furent interdits entre les citoyens de différents États (I) et les im­pôts réduits de moitié. La République appliquait, comme on le voit, le système mis en pratique pour dissoudre, en 416, la confédération latine, et, plus tard, en 449, celle des Herniques. On divisa aussi l'Illyrie en trois parties. Les villes qui s'étaient rendues les premières furent exemptées de tout tribut et les contributions des autres réduites de moitié (2).
Il n'est pas sans intérêt de rappeler comment Tite-Live apprécie les institutions que reçurent la Macédoine et l'Illy­rie à cette époque : « II fut arrêté, dit-il, que la liberté serait donnée aux Macédoniens et aux Illyriens, afin de prouver à tout l'univers qu'en portant au loin leurs armes, le but des Romains était de délivrer les peuples asservis, non d'asservir les peuples libres ; de garantir à ces derniers leur indépendance, aux nations soumises à des rois, un gouvernement plus doux et plus juste, et de les convaincre que dans les guerres qui s'élèveraient entre la République et leurs souverains, le résultat serait la liberté pour les peuples, Rome se réservant seulement l'honneur de la victoire (3). »
La Grèce et surtout l'Epire, saccagées par Paul-Emile, subirent la peine de leur défection.

(1) Tite-Live, XLV, xxix.
(2)  Tite-Live, XLV, xxvi.
(3) Tite-Live, XLV, xviii. — « Les lois données aux Macédoniens par Paul-Emile furent si sagement conçues qu'elles semblaient avoir été faîtes non pour des ennemis vaincus, mais pour des alliés dont il eût voulu récompenser les services, et que, dans une longue suite d'années, l'usage, seul réformateur des lois, n'y fit rien reconnaître de défectueux. » (Tite-Live, XLV, xxxii.)

Quant à la ligue Achéenne, dont la fidélité avait paru chancelante, près de mille des principaux citoyens, coupables ou suspects d'avoir favorisé les Macédoniens, furent envoyés à Rome comme otages (l). En portant ses armes victorieuses sur presque tout le littoral de la Méditerranée, la République avait jus­qu'alors obéi à des nécessités légitimes et à de généreuses inspirations. Le soin de sa grandeur future, de son exis­tence même, lui faisait une loi de disputer l'empire de la mer à Carthage : de là les guerres dont la Sicile, la Sardaigne, l'Espagne, l'Italie et l'Afrique devinrent tour à tour le théâtre. Ce fut aussi un devoir pour elle de combattre les peuples belliqueux de la Cisalpine, puisqu'il s'agissait de la sûreté de ses frontières. Quant aux expéditions de Macé­doine et d'Asie, Rome y avait été entraînée par la conduite des rois étrangers violant les traités, tramant de coupables complots et attaquant ses alliés.
Vaincre était donc pour elle une obligation, sous peine de voir s'écrouler l'édifice élevé au prix de tant de sacri­fices; et, ce qui est remarquable, elle s'était montrée, après la victoire, magnifique envers ses alliés, clémente à l'égard des vaincus, modérée dans ses prétentions. Laissant aux rois tout l'éclat du trône, aux nations leurs lois et leurs libertés, elle n'avait encore réduit en provinces romaines qu'une partie de l'Espagne, la Sicile, la Sardaigne et la Gaule cisalpine. En Sicile, elle conserva pendant cinquante ans l'alliance la plus intime avec Hiéron, tyran de Syracuse. Le constant appui de ce prince avait dû prouver au sénat combien les alliances sûres étaient préférables à une domi­nation directe. En Espagne, elle agrandit le territoire de tous les chefs qui consentirent à devenir ses alliés.

  1. Polybe, XXX, x; XXXV, vi

Après la bataille de Cynoscéphales, comme après celle de Magnésie, elle maintint sur leurs trônes Philippe et Antiochus, et n'imposa à ce dernier que les conditions offertes avant la victoire. Si, après la bataille de Pydna, elle renversa Persée, c'est qu'il avait ouvertement violé ses engagements ; mais elle donna à la Macédoine des lois équitables. La jus­tice réglait alors sa conduite, même à l'égard de sa rivale la plus ancienne; car, lorsque Masinissa, dans ses démêlés avec Carthage, demanda l'appui du sénat, on se borna à lui répondre que, même en sa faveur, l'équité ne serait pas sacrifiée (1).
En Egypte, sa protection affermit la couronne sur la tête de Ptolémée Philométor et de sa sœur Cléopâtre (2). Enfin, quand tous les rois vinrent, après la victoire de Pydna, offrir leurs félicitations au peuple romain et implorer sa protection, le sénat régla toutes leurs demandes avec une extrême justice. Eumène, devenu suspect, envoya à Rome son frère Attale, qui, voulant profiter des sentiments favo­rables qu'il avait inspirés, eut la pensée de solliciter pour lui une partie du royaume de Pergame. On l'engagea à y renoncer. Le sénat rendit à Cotys, roi de Thrace, son fils sans exiger de rançon, en lui faisant dire que le peuple romain ne trafiquait pas de ses bienfaits (3). Enfin, dans les contestations élevées entre Prusias, roi de Bithynie, et les Gallo-Grecs, il déclara que la justice seule dicterait sa décision (4).

(1) Tite-Live, XLII, xxiv. — On voit, par le passage suivant de Tite-Live, que Masinissa redoutait, dans ses intérêts, l'équité du sénat : « Si Persée avait l'avantage et si Carthage était privée de la protection romaine, rien n'empê­cherait plus Masinissa de conquérir l'Afrique entière. » (Tite-Live, XLII, xxix.)
(2) Tite-Live, XLV, xiii.
(3) Tite-Live, XLV, xlii.
(4) Tite-Live, XLV, xliv.

Comment donc tant de grandeur dans les vues, tant de magnanimité dans le succès, tant de prudence dans la con­duite, semblent-elles se démentir à dater de la période de vingt-deux ans qui sépare la guerre contre Persée de la troisième guerre punique? C'est qu'une fortune excessive éblouit les nations comme les rois. Lorsque les Romains en vinrent à penser que rien ne leur résisterait plus, parce que rien jusque-là ne leur avait résisté, ils se crurent tout per­mis. Ils ne firent plus là guerre pour protéger leurs alliés, défendre leurs frontières ou briser les coalitions, mais pour écraser les faibles et exploiter les nations à leur profit. Il faut reconnaître aussi que la mobilité des peuples, fidèles en apparence, mais tramant toujours quelque défection, les dispositions haineuses des rois, cachant leurs ressentiments sous les dehors de la bassesse, concouraient à rendre la République plus soupçonneuse, plus exigeante, et la por­taient à compter désormais plutôt sur des sujets que sur des alliés. Vainement le sénat cherchait à suivre les grandes traditions du passé, il n'était plus assez fort pour contenir les ambitions individuelles ; et les mêmes institutions qui faisaient jadis éclore les vertus ne protégeaient désormais que les vices de Rome agrandie. Les généraux osaient né plus obéir : ainsi le consul Cn. Manlius attaque les Gallo-Grecs en Asie sans l'ordre du sénat (1); A. Manlius prend sur lui de faire une expédition en Istrie (2); le consul C. Cassius abandonne la Cisalpine, sa province, et tente, de son chef, de pénétrer en Macédoine par l'Illyrie (3).; le préteur Furius, de sa propre autorité, désarme une population de la Gaule cisalpine, les Cénomans, en paix avec Rome (4); Popilius Laenas attaque les Statyellates sans motifs et vend dix mille d'entre eux ;

 (1) Tite-Live, XXXVIII, xlv.
(2) Tite-Live, XLI, vii
(3)Tite-Live, XLIII, i.
(4) Tite-Live, XXXIX, iii.

d'autres enfin oppriment les peuples d'Espagne (1). Tous ces faits, sans doute, encourent le blâme du sénat; les consuls et les préteurs sont désavoués, accusés même; les désobéissances n'en restent pas moins impunies et les accusations sans résultats. En 599, il est vrai, L. Lentulus, consul de l'année précédente, subit une condamnation comme concussionnaire; mais cela ne l'empêcha pas d'être appelé de nouveau aux premiers honneurs (2)
Tant qu'il ne s'était agi que de former des hommes destinés à un rôle modeste sur un théâtre restreint, rien de plus favorable que l'élection annuelle des consuls et des préteurs, système qui, au bout d'un certain laps de temps, faisait participer aux premières fonctions un grand nombre des principaux citoyens de la noblesse patricienne et plébéienne. Des pouvoirs ainsi exercés sous les yeux de leurs conci­toyens, plutôt par honneur que par intérêt, leur imposaient le devoir de s'en rendre dignes ; mais lorsque, conduisant leurs légions dans les contrées les plus reculées, les géné­raux, loin de tout contrôle, et investis d'un pouvoir absolu, s'enrichirent des dépouilles des vaincus, on ne rechercha les dignités que pour faire fortune pendant leur courte durée. La réélection fréquente des magistrats, en multipliant les candidatures, multiplia les ambitieux, qui ne reculèrent devant aucun moyen de parvenir. Aussi Montesquieu observe-t-il avec raison que « de bonnes lois, qui ont fait qu'une petite république devient grande, lui deviennent à charge lorsqu'elle s'est agrandie, parce qu'elles étaient telles que leur effet naturel était de faire un grand peuple, et non de le gouverner'(3).

 (1) « On disait généralement que les patrons des provinces espagnoles eux-mêmes s'opposaient à ce que l'on poursuivît des personnages nobles et puis­sants. » (Tite-Live, XLIII, ii
(2)Valère Maxime, VI, ix, 10.
(3) Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, IX, 66.

 Le remède à ce débordement de passions déréglées eût été, d'une part, de modérer l'ardeur des conquêtes; de l'autre, de diminuer le nombre des aspirants au pouvoir en lui donnant plus de durée.
Mais alors le peuple seul, guidé par son instinct, sentait le besoin de remédier au vice de l'institution, en conservant l'autorité à ceux qui avaient sa confiance. C'est ainsi qu'il voulait nommer Scipion l'Africain dictateur perpétuel (1), tandis que les prétendus réformateurs, comme Porcius Caton, asservis aux vieilles coutumes, et dans un esprit de rigorisme outré, faisaient rendre des lois pour interdire au même homme d'aspirer deux fois au con­sulat, et pour reculer l'âge auquel il était permis de prétendre à cette haute magistrature.
Toutes ces mesures allaient contre le but qu'on se pro­posait. En maintenant les élections annuelles, on laissait la carrière libre aux convoitises vulgaires; en excluant la jeu­nesse des hautes fonctions, on comprimait l'essor de ces natures d'élite qui se révèlent de bonne heure, et dont l'élé­vation exceptionnelle avait si souvent sauvé Rome des plus grands désastres. N'avait-on pas vu, par exemple, en 406, Marcus Valerius Corvus, porté au consulat à l'âge de vingt-trois ans, gagner sur les Samnites la bataille du mont Gaurus ; Scipion l'Africain, nommé proconsul à vingt-quatre ans, conquérir l'Espagne et abaisser Carthage; le consul Quinctius Flamininus remporter à trente ans, sur Philippe, la victoire de Cynoscéphales? Enfin, bientôt Scipion Emilien, qui doit détruire Carthage, sera nommé consul avant l'âge fixé par la loi même de Caton.
Sans doute Caton le censeur, probe et incorruptible, avait la louable intention d'arrêter la décadence des mœurs; mais, au lieu de s'en prendre à la cause, il s'en prenait à l'effet; au lieu de fortifier le pouvoir, il tendait à l'affaiblir; au lieu

(1) «  Scipion réprimande le peuple, qui voulait le nommer consul et dictateur perpétuel. » (Tite-Live, XXXVIII, lvi.)

de laisser aux nations une certaine indépendance, il pous­sait le sénat à les réduire toutes sous sa domination; au lieu d'adopter avec un discernement éclairé ce qui venait de la Grèce, il condamnait indistinctement tout ce qui était d'ori­gine étrangère (1). Il y avait dans l'austérité de Caton plus d'ostentation que de vertu réelle. Ainsi, pendant sa censure, il chassa Manilius du sénat pour avoir, en plein jour, donné un baiser à sa propre femme devant sa fille ; il se plaisait à régler la toilette et le luxe des dames romaines; et, par un désintéressement exagéré, il vendait son cheval en quittant l'Espagne, afin d'épargner à la République les frais de trans­port (2).
Mais le sénat comptait des hommes moins absolus, plus sages appréciateurs des besoins de l'époque : ils désiraient réprimer les abus, faire prévaloir une politique de modéra­tion , mettre un frein à l'esprit de conquête et accepter de la Grèce ce qu'elle avait de bon : Scipion Nasica et Scipion Emilien figuraient parmi les plus importants (3). L'un ne repoussait pas tout ce qui devait adoucir les mœurs et aug­menter les connaissances humaines ; l'autre cultivait les muses nouvelles et passait même pour avoir aidé Térence.
On ne pouvait arrêter le penchant irrésistible du peuple vers tout ce qui élève l'âme et ennoblit l'existence. La Grèce avait apporté en Italie sa littérature, ses arts, sa science, son éloquence ; et lorsqu'en 597 vinrent à Rome trois philo­sophes célèbres, l'académicien Carnéade, le stoïcien Diogène et le péripatéticien Critolaûs, ambassadeurs d'Athènes, ils produisirent une immense sensation.

(1) Caton, sachant le grec, se servit d'interprètes pour parler aux Athéniens. (Phitarque, Caton le censeur, xviii.) C'était en effet une vieille habitude des Romains de ne parler aux étrangers que latin. (Valère Maxime, II, ii, 2.)
(2) Plutarque, Caton le censeur, viii et xxv.
(3) Tite-Live, Epitome, XLVIII. — Valère Maxime, IV, i, 10.

La jeunesse accourut en foule pour les voir et les entendre; le sénat lui-même approuvait cet hommage rendu à des hommes dont le talent devait polir, par la culture des lettres, des esprits encore grossiers (l). Caton seul, inexorable, prétendait que ces arts ne tarderaient pas à corrompre la jeunesse romaine et à lui faire perdre le goût des armes ; et il fit congédier ces phi­losophes.
Envoyé en Afrique comme arbitre pour apaiser la lutte entre Masinissa et Carthage, il ne fit que l'envenimer. Jaloux de voir encore cette ancienne rivale grande et prospère, il ne cessa de prononcer contre elle l'arrêt de mort devenu célèbre : Delenda est Carthago. Scipion Nasica, au contraire, s'opposait à la destruction de Carthage, qu'il jugeait trop faible pour nuire, mais encore assez forte pour entretenir une crainte salutaire, propre à empêcher le peuple de se jeter dans tous les excès, suite inévitable de l'agrandisse­ment démesuré des empires (2). Malheureusement l'opinion de Caton triompha.
Il faut, comme le dit un de nos premiers écrivains, « que la vérité soit chose bien divine, puisque l'erreur des honnêtes gens est aussi fatale à l'humanité que le vice, qui est l'erreur des méchants. »
Caton, en poursuivant de ses accusations les principaux citoyens, et entre autres Scipion l'Africain, apprenait aux Romains à douter de la vertu (3). En exagérant ses attaques et en passionnant ses jugements, il faisait soupçonner sa justice (4). En incriminant des vices dont lui-même n'était pas exempt, il ôtait toute force morale à ses remontrances (6).

(1) Plutarque, Caton le censeur, xxxiv. — Aulu-Gelle, VI, xiv.
(2) Tite-Live, Epitome, XLIX.
(3) « Caton aboyait sans cesse contre la grandeur de Scipion. » (Tite-Live, XXXViII, liv.)
(4) « P. Caton avait un esprit aigre, la langue acerbe et sans mesure. » (Tite-Live, XXXIX, xl.)
(5) « II déclamait contre les usuriers, et lui-même prêtait à un haut intérêt l'argent qu'il retirait de ses terres; il blâmait le marche des jeunes esclaves  et lui-même se livrait à ce trafic sous un nom emprunté. » (Plutarque, Caton le censeur, xxxiii.)

Quand il flagellait le peuple comme accusateur et comme juge, sans chercher à le relever par l'éducation et par les lois, il ressemblait, dit un érudit allemand, à ce roi de Perse qui faisait battre la mer de verges pour conjurer les tempêtes (1). Son influence, impuissante à arrêter le mouvement d'une civilisation se substituant à une autre, ne laissa pas de produire un effet funeste sur la politique de cette époque (2). Le sénat, renonçant à la modération et à la justice, dont tous ses actes avaient été empreints jusque-là, les remplaça par une conduite astucieuse, arrogante, et par un système d'extermination.
Vers le commencement du VIIème siècle tout disparaît devant la puissance romaine. L'indépendance des peuples, les royaumes et les républiques cessent d'exister. Carthage est détruite, la Grèce rend ses armes, la Macédoine perd sa liberté, celle de l'Espagne périt dans Numance, et peu de temps après Pergame subit le même sort.
XII. Malgré son abaissement, Carthage, objet éternel de haine et de défiance, subsistait encore. On lui reprochait sa connivence  avec les Macédoniens, toujours impatients du joug, et on lui imputait la résistance des peuplades celti-bériennes. En 603, la lutte s'était engagée de nouveau entre Masinissa et les Carthaginois. Comme, d'après les traités, ces derniers ne pouvaient pas faire la guerre sans autorisa­tion, le sénat délibéra sur le parti à prendre. Caton la vou­lait immédiatement. Scipion Nasica, au contraire, obtint l'envoi d'une nouvelle ambassade, qui parvint à persuader

 (1) Drumann, Geschichte Rom's, V, p. 148,
(2) « Le dernier acte de sa vie politique fut de faire décider la ruine de Carthage. » (Plutarque, Caton le censeur, xxxix.)

à Masinissa d'évacuer le territoire en litige ; le sénat cartha­ginois consentait, de son côté, à s'en remettre à la sagesse des ambassadeurs, lorsque la populace de Carthage, excitée par ces hommes qui, dans les temps de trouble, spéculent sur les passions de la foule, s'insurge, insulte les envoyés romains et expulse les principaux citoyens (1). Insurrection fatale, car dans les moments de crise extérieure tout mouvement populaire perd les États (î), comme en présence de l'étranger foulant le sol de la patrie tout changement politique est funeste. Cependant le sénat romain crut devoir temporiser, à cause de la guerre d'Espagne, où Scipion Emilien servait alors en qualité de tribun. Chargé d'aller en Afrique (603) demander à Masinissa des éléphants destinés à la guerre contre les Celtibères, il fut témoin d'une défaite sanglante de l'armée carthaginoise. Cet événement décida l'interven­tion romaine; le sénat n'était pas, en effet, dans l'intention de laisser seul maître de l'Afrique le roi numide, dont les possessions s'étendaient déjà de l'Océan à Cyrène (3).
En vain Carthage fit expliquer sa conduite à Rome par des ambassadeurs, ils n'obtinrent aucune satisfaction. Utique se donna aux Romains (604), et les deux consuls, L. Marcius Censorinus et Manilius Nepos, y arrivèrent à la tête de 80,000 hommes, en 605. Carthage demande la paix; on lui impose la condition de rendre toutes ses armes ; elle les livre avec 2,000 machines de guerre. Mais bientôt les exi­gences augmentent, on ordonne aux habitants d'abandonner leur ville et de se retirer à dix milles dans les terres. Exas­pérés de tant de rigueurs, les Carthaginois retrouvent leur énergie; ils fabriquent de nouvelles armes, soulèvent les populations, lancent dans la campagne Asdrubal,

(1) Tite-Live, Epitome, XLVIII.
(2) A  Carthage,  la multitude  gouvernait;  à Rome,  la puissance  du  sénat était entière. (Polybe, VI, ii.)
(3)  Tite-Live, I, xvi.

qui a bientôt réuni 70,000 hommes dans son camp de Néphéris, et fait douter les consuls du succès de leur entreprise (l).
L'armée romaine rencontra une résistance à laquelle elle était loin de s'attendre. Compromise par Manilius, elle est sauvée par le tribun Scipion Émilien, sur lequel alors se portent tous les regards. De retour à Rome, il fut, en 607, élu consul à trente-six ans et chargé de la direction de la guerre, qui prit désormais une nouvelle face. Bientôt Carthage est enfermée dans des ouvrages d'un travail prodigieux; sur la terre ferme, des retranchements entourent la place et protègent les assiégeants; dans la mer, une digue colos­sale intercepte toutes les communications, et livre la ville à la famine; mais les Carthaginois construisent dans leur port intérieur une seconde, flotte et creusent une nouvelle communication avec la mer. Scipion va pendant l'hiver forcer le camp de Néphéris, et au retour du printemps s'empare de la première enceinte; enfin, après un siège qui durait depuis trois années et des efforts héroïques de part et d'autre, la ville et sa citadelle Byrsa sont emportées et détruites de fond en comble. Asdrubal se rendit avec cin­quante mille habitants, reste d'une immense population; mais sur un pan de mur, débris de l'incendie, on vit la femme du dernier chef carthaginois, parée de ses plus beaux vêtements, maudire son mari, qui n'avait pas su mourir ; puis, après avoir égorgé ses deux enfants, se pré­cipiter dans les flammes. Triste image d'une nation qui achève elle-même sa ruine, mais qui ne succombe pas sans gloire.
Lorsque le vaisseau chargé de dépouilles magnifiques et orné de lauriers entra dans le Tibre, porteur de la grande nouvelle, tous les citoyens se précipitèrent dans les rues en s'embrassant et se félicitant d'une si heureuse victoire.

(1) Appien, Guerres puniques, xciii et suiv.

Alors seulement Rome se sentit libre de toute crainte et maîtresse du monde. Néanmoins la destruction de Carthage fut un crime que Caius Gracchus, Jules César et Auguste cher­chèrent à réparer.
XIII. La même année vit disparaître l'autonomie grecque. Depuis la guerre de Persée, la prépondérance romaine avait maintenu l'ordre dans l'Achaïe ; mais le retour des otages,  en 603, coïncidant avec les troubles de Macédoine, les haines des partis s'étaient réveillées. Bientôt les dissensions éclatèrent entre la ligue Achéenne et les villes du Pélopon­nèse qu'elle convoitait et dont elle n'hésitait pas à punir les résistances par la destruction et le pillage.
Sparte ne tarda pas à s'insurger et le Péloponnèse à être en feu. Les Romains firent de vains efforts pour arrêter cette commotion générale. Les envoyés du sénat portèrent à Corinthe un décret qui détachait de la ligue Sparte, Argos et Orchomène d'Arcadie. A cette nouvelle, les Achéens massacrent les Lacédémoniens présents à Corinthe et acca­blent d'outrages les commissaires romains (1). Avant de sévir, le sénat résolut de faire un appel à la conciliation : les paroles de nouveaux envoyés ne furent point écoutées.
La ligue Achéenne, unie à l'Eubée et à la Béotie, osa alors déclarer la guerre à Rome, qu'elle savait engagée en Espagne et en Afrique. Bientôt la ligue fut vaincue à Scarphée, en Locride, par Metellus, et à Leucopétra, près de Corinthe, par Mummius. Les villes de la ligue Achéenne furent traitées avec rigueur; Corinthe fut saccagée, et la Grèce, sous le nom d'Achaïe, demeura soumise aux Romains (608) (2).

 (1) Justin, XXXIV, i. — Tite-Live, Epitome, LI. — Polybe, I, ii, iii.
(2)  Pausanias, VII, xvi. —Justin, XXXIV, ii.

Mummius, cependant, montra après la victoire, de l'aveu même de Polybe (1), autant de modération que de désinté­ressement. Il maintint debout les statues de Philopoemen, ne garda rien pour lui des trophées pris en Grèce, et resta pauvre à ce point que le sénat dota sa fille aux dépens du trésor public.
Vers le même temps, la sévérité du sénat n'avait pas non plus épargné la Macédoine. Pendant la dernière guerre punique, un aventurier grec, Andriscus, se donnant pour fils de Persée, avait soulevé le pays avec une armée de Thraces. Chassé de Thessalie par Scipion Nasica, il y ren­tra , tua le préteur Juventius Thalna, et fit alliance avec les Carthaginois. Battu par Metellus, il fut envoyé à Rome chargé de chaînes. Quelques années plus tard, un second imposteur ayant aussi tenté de s'emparer de la succession de Persée, le sénat réduisit la Macédoine en province ro­maine (612). Il en fut de même de l'Illyrie après la soumis­sion des Ardyens (618). Jamais on n'avait vu autant de triomphes. Scipion Émilien avait triomphé de l'Afrique, Metellus de la Macédoine, Mummius de l'Achaïe, Fulvius Flaccus de l'Illyrie.
Délivré désormais de ses embarras à l'est et au midi, le sénat porta son attention sur l'Espagne. Ce pays n'était jamais complètement soumis; ses forces à peine réparées, il reprenait les armes. Après la pacification amenée successi­vement par Scipion l'Africain et Sempronius Gracchus, de nouvelles insurrections avaient éclaté ; les Lusitaniens, cé­dant aux instigations de Carthage, s'étaient révoltés en 601, et avaient remporté des avantages sur Mummius et sur son successeur Galba (603). Mais ce dernier, par une trahison indigne, massacra trente mille prisonniers. Accusé pour ce fait à Rome par Caton, il avait été acquitté. Plus tard un autre consul montra non moins de perfidie :

 (1) Polybe, XL, xi.

Licinius Lucullus, étant entré dans la ville de Cauca, qui s'était rendue, tua vingt mille de ses habitants et vendit le reste (l).
Tant de cruauté excita l'indignation des peuples du midi de l'Espagne, et, comme toujours, le sentiment national fit surgir un héros. Viriathe, échappé au massacre des Lusi­taniens, et de pâtre devenu général, commença une guerre de partisans, et, pendant cinq années, vainqueur des géné­raux romains, finit par soulever les Celtibères. Tandis que ceux-ci occupaient Metellus le Macédonique, Fabius, resté seul en présence de Viriathe, fut enfermé dans un défilé et contraint à la paix. Le meurtre de Viriathe ne laissa plus douteuse l'issue de la guerre. Cette mort était trop avanta­geuse aux Romains pour qu'on ne l'imputât pas à Caepion, successeur de son frère Fabius. Mais, lorsque les meurtriers vinrent lui demander le salaire de leur crime, il leur répon­dit que jamais les Romains n'avaient approuvé le massacre d'un général par ses soldats (2). Cependant les Lusitaniens se soumirent, et les légions pénétrèrent jusqu'à l'Océan.
La guerre, terminée à l'ouest, se concentra autour de Numance (3), où, pendant cinq années, plusieurs consuls furent défaits. Lorsqu'en 616 Mancinus, cerné de tous côtés par l'ennemi, fut réduit, pour sauver son armée, à une capitulation honteuse, semblable à celle des Fourches Caudines, le sénat refusa de ratifier le traité et livra le consul chargé de fers. Le même sort était réservé à Tiberius Gracchus, son questeur, qui s'était rendu garant du traité ; mais il dut à la faveur du peuple de rester à Rome. Les Numantins résistèrent encore fort longtemps avec une rare énergie. Il fallut que le vainqueur de Carthage vînt lui-même diriger

(1) Appien, Guerres d'Espagne, lii.
(2) Eutrope, IV, vii.
(3) La ville de Garray, en Espagne, située à une lieue de Soria, sur le Duero, est bâtie sur l'emplacement même de l'ancienne Numantia (Minïano, Diccionario geografico de Espania.)

le siège, qui exigea d'immenses travaux, et cependant la ville ne fut prise que par famine (621). L'Espagne était abattue, mais son esprit d'indépendance survécut encore pendant un grand nombre d'années.
Quoique la chute du royaume de Pergame soit postérieure aux événements que nous venons de rappeler, nous en par­lerons ici, parce qu'elle est la suite du système d'asservisse­ment de tous les peuples. Attale III, monstre de cruauté et de folie, avait légué en mourant son royaume au peuple romain, qui envoya des troupes en prendre possession; mais un fils naturel d'Eumène, Aristonicus, souleva les habitants et défit le consul Licinius Crassus, bientôt vengé par un de ses successeurs. Aristonicus fut pris, et le royaume, pacifié, passa, avec le nom d'Asie, sous la domination romaine (625).
XIV. Plus la République étendait son empire, plus le nombre des hautes fonctions augmentait et plus les fonc­tions elles-mêmes prenaient d'importance. Les consuls, les proconsuls et les préteurs gouvernaient non seulement les pays étrangers, mais même l'Italie. En effet, Appien nous apprend que dans certaines contrées de la Péninsule les proconsuls exerçaient leur autorité (1).
Les provinces romaines étaient au nombre de neuf : 1° la Gaule cisalpine ; 2° l'Espagne ultérieure ; 3° l'Espagne citérieure ; 4° la Sardaigne et la Corse ; 5° la Sicile ; 6° l'Afrique septentrionale ; 7° l'Illyrie ; 8° la Macédoine et l'Achaïe ; 9° l'Asie. Le peuple nommait donc, tous les ans, deux con­suls et sept préteurs pour aller gouverner ces lointaines con­trées ; mais généralement il n'était permis de prétendre à ces hautes magistratures- qu'après avoir été questeur ou édile. Or l'édilité exigeait une grande fortune, car, pour plaire au peuple, les édiles étaient obligés à d'immenses dépenses en fêtes et en travaux publics.

 (1) Appien, Guerres civiles, V, iv, 38

 Les riches seuls pou­vaient aspirer à cette première dignité; par conséquent il n'y avait guère que les membres de l'aristocratie qui eussent la chance d'arriver à la position élevée où, pendant une ou deux années, ils décidaient en maîtres absolus de la destinée des plus vastes royaumes. Aussi la noblesse s'efforçait-elle de fermer l'accès de ces fonctions à des hommes nouveaux. De 535 à 621, en quatre-vingt-six ans, neuf familles seule­ment obtinrent quatre-vingt-trois consulats. Plus tard douze membres de la famille Metellus parvinrent, en moins de douze ans, à différentes dignités (630-642)(1). Nabis, tyran de Sparte, avait donc raison lorsque, s'adressant au consul Quinctius Flamininus, il lui disait : « Chez vous, c'est l'estimation du revenu qui détermine les enrôlements de la cavalerie et de l'infanterie. La puissance est pour un petit nombre; la dépendance est le partage de la multitude. Notre législateur (Lycurgue), au contraire, n'a pas voulu mettre tout le pouvoir dans les mains de quelques citoyens, dont la réunion forme ce que vous appelez le Sénat, ni donner à un ou deux ordres une prééminence légale (2). »
II est curieux de voir un tyran de la Grèce donner à un Romain des leçons de démocratie. C'est qu'en effet, malgré les changements introduits dans les comices, et dont il est souvent difficile d'expliquer le sens, la noblesse conservait sa prépondérance, et l'on persistait à ne s'adresser au peuple qu'après avoir pris l'avis du sénat (3). Le gouvernement ro­main, toujours aristocratique, devenait plus oppresseur à mesure que l'État s'agrandissait, et il perdait en influence ce que le peuple d'Italie gagnait en intelligence et en légi­times aspirations vers un meilleur avenir.
D'ailleurs, depuis le commencement de la République, il y avait eu dans son sein deux partis opposés cherchant, l'un à étendre les droits du peuple, l'autre à les restreindre.

(1)      Velleius Paterculus, II, xi.
(2)      Tite-Live, XXXIV, xxxi.
(3)      Tite-Live, XLV, xxi.

Quand le premier arrivait au pouvoir, on rappelait toutes les lois libérales du passé; quand c'était le second, ces lois étaient éludées. Ainsi nous voyons tantôt la loi Valeria, qui consacre l'appel au peuple, trois fois remise en vigueur; tantôt la loi interdisant la réélection des consuls avant un intervalle de dix ans, promulguée par Genucius en 412 (1), et aussitôt abandonnée, renouvelée en 603, et plus tard reprise par Sylla; tantôt les lois qui rejetaient les affranchis clans les tribus urbaines, pour annuler leur vote, être rap­pelées à trois époques différentes (2); tantôt les mesures contre la brigue, contre les concussions, contre l'usure, remises sans cesse en vigueur ; tantôt enfin le droit d'élection aux fonctions sacerdotales tour à tour refusé ou attribué au peuple (3). Par les lois Porcia, de 557 et de 559, il était défendu de frapper de verges ou de mettre à mort un citoyen romain avant que le peuple eût prononcé sur son sort. Et cependant Scipion Émilien, afin d'éluder la loi, faisait battre les auxiliaires avec des bâtons et ses soldats avec des ceps de vigne (4). Au commencement du VIIème siècle, on admit le principe du suffrage secret dans toutes les élections : en 615, pour les élections des magistrats; en 617, pour les décisions du peuple dans les condamnations judiciaires; en 623, pour les votes sur les propositions de lois. Enfin, par l'institution des tribunaux permanents (quœstiones perpétuae) établis à dater de 605, on avait cherché à porter un remède aux dilapidations des provinces ;

(1)  Tite-Live, VII, xlh.
(2) En 555, en 585, en 639. (Tite-Live, XLV, xv.) —Aurelius Victor, Hommes illustres, lxii.
(3) Le tribun Licinius Crassus proposa, en 609, de transférer au peuple l'élection des pontifes, nommés jusqu'alors par le collège sacerdotal. Cette proposition ne passa qu'en 650, par la loi Domitia, et elle fut de nouveau abolie par Sylla.
(4) Tite-Live, Epitome, LVII.

mais ces institutions, successi­vement adoptées et délaissées, ne pouvaient guérir les maux de la société. Les mâles vertus d'une aristocratie intelligente avaient jusqu'alors maintenu la République dans un état de concorde et de grandeur; ses vices allaient bientôt l'ébranler jusque dans ses fondements.
Nous venons de signaler les principaux événements d'une période de cent trente-trois ans, pendant laquelle Rome déploya une énergie qu'aucune nation n'a jamais égalée. De tous les côtés, et presque en même temps, elle a franchi ses limites naturelles. Au nord, elle a dompté les Gaulois cisal­pins et dépassé les Alpes ; à l'ouest et au midi, elle a conquis les grandes îles de la Méditerranée et la majeure partie de l'Espagne. Carthage, sa puissante rivale, a cessé d'exister. A l'est, les côtes de l'Adriatique sont colonisées; les Illyriens, les Istriens, les Dalmates sont soumis; le royaume de Macédoine est devenu une province tributaire; les logions ont pénétré jusqu'au Danube (1). Au delà, il n'existe plus que des terres inconnues, patrie de barbares, encore trop faibles pour donner de l'inquiétude. La Grèce continentale, ses îles, l'Asie Mineure, jusqu'au mont Taurus, tout ce pays, ber­ceau de la civilisation, est entré dans l'empire romain. Le reste de l'Asie reçoit ses lois ou obéit à son influence. Le plus puissant des royaumes qui ont fait partie de l'héritage d'Alexandre, l'Egypte,  est sous sa tutelle.  Les Juifs im­plorent son alliance. La Méditerranée est devenue un lac romain.  La République cherche en vain autour d'elle un adversaire digne de ses armes.  Mais si au dehors aucun danger sérieux ne semble plus la menacer,  au dedans il existe de grands intérêts non satisfaits et des peuples mé­contents.

 (1) Expédition contre les Scordisques, en 619.


Chapitre 6
(621-676)
LES GRACQUES, MARIUS ET SYLLA.
Le temps du désintéressement et des stoïques vertus était passé: il avait duré près de quatre cents ans, et, pendant cette période, l’antagonisme créé par la divergence des opinions et des intérêts n'avait jamais amené de conflits sanglants. Le patriotisme de l'aristocratie, le bon sens du peuple avaient su éviter cette fatale extrémité; mais, à dater des premières années du vif siècle, les choses changèrent de face, et on ne vit, à chaque proposition de réforme, à chaque convoitise du pouvoir, que séditions, guerres civiles, massacres, proscriptions.
« La République, dit Salluste, dut sa grandeur à la sage politique d'un petit nombre de bons citoyens » (1), et l'on peut ajouter que sa décadence commença le jour où leurs successeurs cessèrent d'être dignes de leurs devanciers. En effet, la plupart de ceux qui, depuis les Gracques, jouèrent un grand rôle furent si égoïstes et si cruels qu'il est difficile de distinguer, au milieu de leurs excès, quel était le repré­sentant de la meilleure cause. Tant que Carthage exista, semblable à un homme qui s'observe en présence d'un concurrent dangereux, Rome se montra jalouse de maintenir la pureté et la sagesse de ses anciens principes; mais, Carthage abattue, la Grèce sub­juguée, les rois d'Asie vaincus, on vit la République,

 (1) Salluste, Fragm. I, viii.

délivrée   désormais de tout frein salutaire,  s'abandonner  aux excès d'une puissance sans limites (1).
Salluste fait le tableau suivant de l'état de la société : « Lorsque, affranchis de la crainte de Carthage, les Romains eurent le loisir de se livrer à leurs dissensions, alors s'élevèrent de toutes parts des troubles, des séditions, et enfin des guerres civiles. Un petit nombre d'hommes puissants, dont la plupart des citoyens recherchaient bassement la faveur, exercèrent un véritable despotisme sous le nom imposant tantôt du sénat, tantôt du peuple. Le titre de bon et de mauvais citoyen ne fut plus le prix de ce qu'on faisait pour ou contre la patrie, car tous étaient également corrompus; mais plus on était riche et en état de faire impunément le mal, pourvu qu'on défendît l'ordre présent des choses, plus on passait pour homme de bien. Dès ce moment, les antiques mœurs ne se corrompirent plus par degrés comme autrefois ; mais la dépravation se répandit avec la rapidité d'un torrent, et la jeunesse fut tellement infectée du poison du luxe et de l'avarice, qu'on vit une génération de gens dont il fut juste de dire qu'ils ne pouvaient avoir de patrimoine ni souffrir que d'autres en eussent » (2)
L'agrandissement de l'Empire, le contact fréquent avec les étrangers, l'introduction de nouveaux principes philoso­phiques et religieux, les immenses richesses apportées en Italie par la guerre et le commerce, tout avait concouru à altérer profondément le caractère national. Il s'était fait un échange de populations, d'idées et de coutumes. D'un côté, les Romains, soldats, négociants ou publicains, en se répan­dant en foule dans toutes les parties du monde (3),

(1) « La corruption s'était surtout accrue, parce que, la Macédoine détruite, l'empire du monde semblait désormais assuré à Rome. » (Polybe, XI, xxxii.)
(2) Salluste, Fragm. I, x.
(3) Les Romains s'expatriaient à tel point que, lorsque Mithridate commença la guerre, il fit massacrer en un jour tous les citoyens romains répandus dans ses États; 150,000, suivant Plutarque (Sylla, xiviii; 80,000, selon Memnon (dans la Bibliothèque de Photius, codex CGXXIV, xxxi) et selon Valère Maxime (IX, h, 3). La petite ville de Cirta, en Afrique, ne put être défendue contre Jugurtha que par des Italiotes. (Salluste, Jugurtha, xxvi.)

 avaient senti leur cupidité s'accroître au milieu du faste et des délices de l'Orient; de l'autre, les étrangers, et surtout les Grecs, en affluant en Italie, y avaient apporté, avec leurs arts perfectionnés, le mépris des anciennes institutions. Les Romains avaient subi une influence comparable à celle qu'exerça, sur les Français des XVème et XVIème siècles, l'Italie, alors, il est vrai, supérieure en intelligence, mais morale­ment pervertie. La séduction du vice est irrésistible lorsqu'il se présente sous les formes de l'élégance, de l'esprit et du savoir. Comme à toutes les époques de transition, les liens moraux s'étaient relâchés, le goût du luxe et l'amour effréné de l'argent avaient gagné toutes les classes.
Deux faits caractéristiques, éloignés de cent soixante-neuf ans l'un de l'autre, attestent la différence des mœurs aux deux époques. Cinéas, envoyé par Pyrrhus à Rome, avec de riches présents, pour obtenir la paix, ne trouve personne à corrompre (474). Frappé de la majesté et du patriotisme des sénateurs, il compare le sénat à une assemblée de rois. Jugurtha, au contraire, venant à Rome (643) plaider sa cause, y épuise promptement ses ressources à acheter toutes les consciences, et, plein de mépris pour cette grande cité, il s'écrie en partant : « Ville vénale, et qui périrait bientôt » si elle trouvait un acheteur (1) ! »
C'est que la société se trouvait placée, par de notables changements, dans des conditions nouvelles : ainsi on avait vu la populace des villes augmenter, le peuple des cam­pagnes diminuer, l'agriculture se modifier profondément, les grandes propriétés absorber les petites,

 (1) Salluste, Jugurtha, xxv.

le nombre des prolétaires et des affranchis s'accroître, enfin les esclaves remplacer le travail libre. Le service militaire n'était plus considéré par la noblesse comme le premier honneur et le premier devoir. La religion, cette base fondamentale de la République, avait perdu de son prestige. Enfin les alliés étaient fatigués de concourir à la grandeur de l'Empire sans participer aux droits des citoyens romains (1). Il y avait, ainsi qu'on l'a vu, deux peuples bien distincts : le peuple des alliés et des sujets, et le peuple de Rome. Les alliés étaient toujours dans un état d'infériorité; leurs contin­gents, plus considérables que ceux de la métropole, rece­vaient une solde moitié moins forte, étaient soumis à des châtiments corporels dont on exemptait les soldats des légions. Dans les triomphes même, leurs cohortes, humi­liées, suivaient, au dernier rang et en silence, le char du vainqueur. Il était donc naturel que, pénétrés du sentiment de leur dignité et des services rendus, ils aspirassent à être traités en égaux. Le peuple romain proprement dit, occu­pant un territoire restreint, depuis Caere jusqu'à Cumes, conservait tout l'orgueil des privilégiés. Il était composé d'environ trois à quatre cent mille citoyens (2), divisés en trente-cinq tribus, dont quatre seulement appartenaient à la ville, et les autres à la campagne. Dans ces dernières, on avait inscrit, il est vrai, les habitants des colonies et de plu­sieurs villes d'Italie, mais la grande majorité des Italiotes était privée de droits politiques, et aux portes mêmes de Rome restaient encore des cités déshéritées, telles que Tibur, Préneste, Signia, Norba (3).
Les plus riches citoyens,  en  se partageant le domaine

(1) « Et Rome refusait d'admettre au nombre de ses citoyens des hommes par lesquels elle avait acquis cette grandeur dont elle était fière jusqu'à mépriser les peuples du même sang et d'une même origine. » (Velleius Paterculus, II, xv.)
(2) Voyez la liste des recensements dans la note 2 de la page 229.
(3) Mommsen, Geschichte Rom's, I, p. 785.

 public, composé des deux tiers environ de la totalité du territoire conquis, avaient fini par le concentrer dans leurs mains presque tout entier, soit en traitant avec les petits propriétaires, soit en les expulsant par la force; et cet en­vahissement avait eu lieu même hors des frontières de l'Italie (1). Plus tard, quand la République, maîtresse du bassin de la Méditerranée, reçut, soit à titre de contribu­tion, soit par échange, une immense quantité de céréales des pays les plus fertiles, la culture du blé fut négligée en Italie, et les champs se convertirent en pâturages et en parcs somptueux. D'ailleurs, les prairies, qui exigent moins de bras, devaient être préférées par les grands proprié­taires. Non-seulement les vastes domaines, latifundia, ap­partenaient à un petit nombre, mais les chevaliers avaient accaparé tous les éléments de richesse du pays. Beaucoup s'étaient retirés des rangs de la cavalerie pour devenir des fermiers généraux (publicains), des banquiers et presque les seuls commerçants. Constitués, sur toute la surface de l'Empire, en compagnies financières, ils exploitaient les provinces, et formèrent une véritable aristocratie d'argent, dont l'importance augmentait sans cesse, et qui, dans les luttes politiques, faisait pencher la balance du côté où elle portait son influence.
Ainsi, non-seulement la richesse du pays était dans les mains de la noblesse patricienne et plébéienne, mais encore les hommes libres diminuaient sans cesse dans les campagnes. Si l'on en croit Plutarque (2), il n'y avait plus en Etrurie,

(1) Les terres enlevées a. la ville de Leontium étaient d'une étendue de trente mille jugera. Elles furent, en 542, affermées par les censeurs; mais au bout de quelque temps il ne restait qu'un seul citoyen du pays sur les quatre-vingt-quatre fermiers qui s'y étaient installés : tous les autres appartenaient à la noblesse romaine. (Mommsen, II, 75. — Cicéron, Quatrième discours contre Verres, xlvi et suiv.)
(2) Plutarque, Tiberius Gracchus, ix.

 en 620, que des étrangers pour laboureurs et pour pâtres, et partout les esclaves s'étaient multipliés dans une telle proportion que, seulement en Sicile, 200,000 prirent part à la révolte de 619 (I). En 650, le roi de Bithynie se déclarait incapable de fournir un contingent militaire, tous les jeunes gens adultes de son royaume ayant été enlevés comme esclaves par des percepteurs romains (2). Dans le grand marché de Délos, 10,000 esclaves furent vendus et embar­qués en un jour pour l'Italie (3).
Le nombre excessif des esclaves était donc un danger pour la société et une cause de faiblesse pour l'État (4); même inconvénient à l'égard des affranchis. Citoyens depuis Servius Tullius, mais sans droit de suffrage; libres par le fait, mais restant généralement attachés à leurs anciens maîtres ; médecins, artistes, grammairiens, ils ne pouvaient, ni eux ni leurs fils, devenir sénateurs ou faire partie du collège des pontifes, ou épouser une femme libre, ou servir dans les légions, si ce n'est en cas d'extrême danger. Tantôt admis dans la communauté romaine, tantôt repoussés, véri­tables mulâtres des temps anciens, ils participaient de deux natures et portaient toujours le stigmate de leur origine (5).

(1) Diodore de Sicile, Fragments, XXXIV, in.
(2) Diodore de Sicile, Fragments, XXXVI, p. 147, éd. Schweighauser.
(3) Strabon, XIV, v, 570.
(4) « Nos ancêtres redoutèrent toujours l'esprit de l'esclavage, alors même que, né dans le champ ou sous le toit de son maître, l'esclave apprenait à le chérir en recevant le jour. Mais depuis que nous comptons les nôtres par nations, dont chacune a ses mœurs et ses dieux, ou même n'a pas de dieux, non, ce vil et confus assemblage ne sera jamais contenu que par la crainte. » (Tacite, Annales, XIV, xliv.)
(5) En 442, le censeur Appius Claudius Caecus fait inscrire les affranchis dans toutes les tribus et permet à leurs fils l'entrée au sénat. (Diodore de Sicile, XX, xxxvi.) — En 450, le censeur Q. Fabius Rullianus (Maximus) les renferme dans les quatre tribus urbaines (Tite-Live, IX, xlvi); vers 530, d'autres censeurs leur ouvrent encore une fois toutes les tribus; en 534, les censeurs L. Aemilius Papus et C. Flaminius rétablissent l'ordre de 450 (Tite-Live, Epitome, XX); une exception est faite pouf ceux qui ont un fils âge' de plus de cinq ans, ou qui possèdent des terrains d'une valeur de plus de 30,000 sesterces (XLV, xv); en 585, le censeur Tiberius Sempronius Gracchus les expulse des tribus rustiques, où ils s'étaient introduits de nouveau, elles réunit dans une seule tribu urbaine, l'Esquiline. (Tite-Live, XLV, xv. — Cicéron, De f Orateur, I, ix, 38.) — (639.) « La loi émilienne permet aux affranchis de voter dans les quatre tribus urbaines. » (Aurelius Victor, Hommes illustres, lxxii.)

Relégués dans les tribus urbaines, ils avaient, avec les pro­létaires, augmenté cette population de Rome pour laquelle le vainqueur de Carthage et de Numance montrait souvent un véritable dédain : « Silence ! s'écriait-il un jour, vous que l'Italie ne reconnaît pas pour ses enfants; » et, comme les murmures s'élevaient encore, « Ceux que j'ai fait conduire ici enchaînés ne m'effrayeront point parce qu'aujourd'hui on a brisé leurs fers (1). » Lorsque le peuple de la ville se réunissait au Forum sans le concours des tribus rurales, plus indépendantes, il était accessible à toutes les séduc­tions, et aux plus puissantes d'entre elles, l'argent des can­didats et les distributions de blé à prix réduit. Il subissait aussi l'influence de la foule privée de droits politiques, lorsque celle-ci, encombrant la place publique, comme dans les hustings anglais, cherchait, par ses cris et ses gestes, à agir sur l'esprit des citoyens.
D'un autre côté, fières des exploits de leurs ancêtres, les premières familles, en possession du sol et du pouvoir, voulaient conserver ce double avantage sans être tenues de s'en rendre dignes ; elles semblaient dédaigner cette édu­cation sévère qui les avait rendues capables de remplir tous les emplois (2), de sorte qu'on pourrait dire qu'il existait alors à Rome une aristocratie sans noblesse et une démo­cratie sans peuple.

 (1)  Valère Maxime, VI, h, 3. — Velleius Paterculus, II, iv.
(2) « Je connais des Romains qui ont attendu leur élévation au consulat pour commencer à lire l'histoire de nos pères et les préceptes des Grecs sur l'art militaire. « (Discours de   Marius, Salluste, Jugurtha,l.xxxv.)

Il y avait donc des injustices à redresser, des exigences à satisfaire, des abus à réprimer ; car ni les lois somptuaires, ni celles contre la brigue, ni les mesures contre les affranchis ne pouvaient guérir les maux de la société. Il fallait, comme du temps de Licinius Stolon (378), recourir à des moyens énergiques; donner plus de stabilité au pouvoir, conférer le droit de cité aux peuples de l'Italie, diminuer le nombre des esclaves, réviser les titres de propriété, distribuer au peuple les terres illégalement acquises, et rendre ainsi une nouvelle existence à la classe agricole.
Tous les hommes éminents voyaient le mal et cherchaient le remède. Caius Laelius, entre autres, ami de Scipion Emilien, et probablement à son instigation, eut la pensée de proposer des réformes salutaires ; mais la crainte de susciter clés troubles l'arrêta (1).
            II   Seul Tiberius Sempronius Gracchus osa prendre une courageuse initiative. Illustre par sa naissance, remarquable par ses avantages physiques et son éloquence (2), il était filsde Gracchus, deux fois consul, et de Cornélie, fille de Scipion l'Africain (3). A l'âge de dix-huit ans, Tiberius avait assisté, sous les ordres de son beau-frère, Scipion Emilien, à la ruine de Carthage, et était monté le premier à l'assaut (4). Questeur du consul Mancinus en Espagne, il avait contribué au traité de Numance. Animé de l'amour du bien (5), loin de se laisser éblouir par les splendeurs du moment, il prévoyait les dangers de l'avenir et voulait les conjurer lorsqu'il en

(1) Plutarque, Tib. Gracchus, viii.
(2) « Tiberius Gracchus genere, forma, eloquentia facile princeps. » (Florus, III, xiv.)
(3) Velleius Paterculus, II, ii. — Sénèque le Philosophe, De la Consolation, à Marcia, xvi.
(4) Plutarque, Parallèle entre Agis et Tiberius Gracchus, iv.
(5) « Pur et droit dans ses vues. » (Velleius Paterculus, II, ii.) — « Anime de la plus noble ambition. » (Appien, Guerres civiles, I, i, 9.)

était encore temps. Au moment de son élévation au tribunat, en 621, il reprit, avec l'approbation des hommes et des philosophes les plus considérés, le projet qu'avait eu Scipion Emilien (1) de distribuer aux pauvres le domaine public (2). Le peuple lui-même demandait cette mesure à grands cris, et tous les jours les murs de Rome étaient couverts d'in­scriptions pour la réclamer (3).
Tiberius, dans une harangue au peuple, signala avec éloquence tous les germes destructeurs de la puissance romaine, et traça le tableau de la déplorable position des citoyens répandus sur le territoire de l'Italie, sans asile où reposer leur corps affaibli par la guerre, après avoir versé leur sang pour la patrie. Il cita des exemples révoltants de l'arbitraire de certains magistrats, qui avaient fait mourir des hommes innocents sous les plus futiles prétextes (4).
Il parla ensuite avec mépris des esclaves, de cette classe remuante, peu sûre, envahissant les campagnes, inutile pour Je recrutement des armées, dangereuse pour la société, comme le prouvait la dernière insurrection de Sicile. Enfin il proposa une loi qui n'était que la reproduction de celle de Licinius Stolon, tombée en désuétude. Elle avait pour but de retirer à la noblesse une partie des terres du domaine, dontelle s'était injustement emparée.

(1)  Plutarque, Tib.  Gracchus, ix.
(2) « Ce fut à l’instigation du rhéteur Diophane et du philosophe Blossius, et il prit conseil des citoyens de Rome les plus distingués pur leur réputation et leurs vertus, entre autres Crassus, le grand pontife, Mucîus Scaevola, célèbre jurisconsulte, alors consul, et Appius Claudius, son beau-père. « (Plutarque, Tib. Gracchus,ix.)
(3) Plutarque, Tîb. Gracchus ix.
(4) Aulu-Gelle rend compte de deux passages du discours. G. Gracchus qu’il faut plutôt, selon nous, attribuer à Tib. Sempronius Gracchus. Dans l'un il signale le fait d'un jeune noble qui fait assassiner un paysan pour ce qu'il lui avait adressé ; une plaisanterie en le voyant passer en litière ; dans l'autre il
raconte l'histoire d'un consul qui fait frapper de verges l'homme le plus considérable de la ville de Teanum, parce que la femme du consul, voulant se
baigner, avait trouvé les bains de la ville malpropres. (Aulu-Gelle, X, iii.)

 Tout propriétaire ne conserverait que cinq cents jugera et deux cent cinquante pour chacun de ses fils. Ces terres leur appartiendraient à perpétuité; la partie confisquée serait divisée en lots de trente jugera et affermée héréditairement, soit aux citoyens romains, soit aux auxiliaires italiotes, à raison d'une faible redevance pour le trésor, mais avec la défense expresse de les aliéner. Les propriétaires devaient être indemnisés de la partie de leurs propriétés qu'ils perdraient. Ce projet, que tous les anciens auteurs trouvent juste et modéré, sou­leva une tempête parmi les grands. Le sénat le repoussa, et, lorsque le peuple allait l'adopter, le tribun Octavius Cœcina, gagné par les citoyens riches (l), y opposa un veto inflexible. Arrêté tout à coup dans ses desseins, Tiberius prit la résolution hardie et contraire aux lois de faire déposer le tribun par un vote des tribus. Celles-ci ayant prononcé la révocation, la loi fut promulguée, et l'on nomma trois triumvirs pour son exécution: c'étaient Tiberius, son frère Caius et son beau-père Appius Claudius. Sur une autre pro­position, il fit décider que l'argent laissé par le roi de Pergame au peuple romain servirait aux frais d'établissement de ceux qui recevraient des terres (ï).
La loi agraire n'avait passé qu'à la faveur des votes des tribus de la campagne (3). Néanmoins, le parti populaire, dans son enthousiasme, reconduisit Tiberius en triomphe, l'appelant non-seulement le bienfaiteur d'une cité, mais le père de tous les peuples de l'Italie.
Les possesseurs des grands domaines, frappes dans leurs plus chers intérêts, étaient loin de partager cette exaltation ; non contents d'avoir tenté d'enlever les urnes lors du vote de la loi, ils avaient voulu faire assassiner

(1)       Appien, Guerres civiles, 1, i, 12.
(2)       Plutarque, Tib. Gracchuss, xvi.
(3)       Appien,  Guerres civiles, \, i, 13.

Tiberius (1). En effet, comme le dit Machiavel : « Les hommes font plus d'estime de la richesse que des honneurs mêmes, et l'opiniâtreté de l'aristocratie romaine à défendre ses biens contraignit le peuple à recourir aux voies extrêmes (2). »
Les principaux opposants, grands propriétaires, tels que le tribun Octavius et Scipion Nasica, attaquaient par tous les moyens l'auteur de la loi qui les dépouillait, et un jour le sénateur Pompeius alla jusqu'à dire que le roi de Pergame avait envoyé à Tiberius une robe de pourpre et le diadème, signes de la future royauté du tribun (3). Celui-ci, pour s'en défendre, eut recours à des propositions inspirées plutôt par le désir d'une vaine popularité que par l'intérêt général. La lutte s'envenimait chaque jour, et ses amis l'engageaient à se faire renommer tribun, afin que l'inviolabilité de sa charge lui devint un refuge contre les attaques de ses enne­mis. Le peuple fut donc convoqué; mais le plus solide appui de Tiberius lui fit défaut : les habitants de la campagne, retenus par la moisson, ne répondirent pas à l'appel (4).
Tiberius ne voulait qu'une réforme, et, à son insu, il avait commence une révolution. Or, pour l'accomplir, il ne réu­nissait pas les qualités nécessaires. Mélange singulier de douceur et d'audace, il déchaînait la tempête et n'osait pas lancer la foudre. Entouré de ses adhérents, il marcha aux comices avec plus de résignation que d'assurance. Les tri­bus, réunies au Capitole, commençaient à donner leurs votes, lorsque le sénateur Fulvius Flaccus vint avertir Tibe­rius que, dans l'assemblée du sénat, les riches, entourés de leurs esclaves, avaient résolu sa perte. Cette nouvelle pro­duisit une vive agitation autour du tribun, et les plus éloignés demandant la cause du tumulte,

(1) Plutarque, Tib. Gracchus.
(2) Machiavel, Discours sur Tite-Live, I, xxxvii.
(3)  Plutarque, Tib. Gracchus, xvi.
(4)  Appien,  Guerres civiles, I, ii, 14.

Tiberius porta la main à sa tête pour donner à comprendre le danger qui le menaçait {l). Alors ses ennemis coururent au sénat, et, interpré­tant contre lui le geste qu'ils avaient remarqué, le dénon­cèrent comme aspirant à la royauté. Le sénat, précédé du souverain pontife, Scipion Nasica, se rendit au Capitole. La troupe de Tiberins fut dispersée, et lui-même trouva la mort, avec trois cents des siens, près de la porte de l'en­ceinte sacrée. Tous ses partisans furent recherchés et subi­rent le même sort, entre autres le rhéteur Diophane.
L'homme avait succombé, mais la cause restait debout, et l'opinion publique forçait le sénat à ne plus s'opposer à l'exécution de la loi agraire, à remplacer Tiberius, commis­saire pour le partage des terres, par Publius Crassus, allié des Gracques; le peuple compatissait au sort de la victime et maudissait les bourreaux. Scipion Nasica ne jouit pas de son triomphe : pour le soustraire au ressentiment général, on l'envoya en Asie, où il mourut misérablement.
L'exécution de la loi rencontrait néanmoins bien des ob­stacles. Les limites de l’ager publicus n'avaient jamais été bien définies; peu de titres subsistaient, et ceux qu'on pou­vait produire étaient souvent inintelligibles. La valeur de ces biens avait, d'ailleurs, prodigieusement changé. Il fal­lait indemniser ceux qui avaient défriché des terres incultes ou fait des améliorations. La plupart des lots renfermaient des édifices religieux et des sépultures. Dans les idées anti­ques, c'était un sacrilège de leur donner une autre destina­tion. Les possesseurs de l’ager publicus, soutenus par le sénat et l'ordre équestre, exploitaient habilement toutes ces difficultés. Les Italiotes ne montraient pas moins d'ardeur à protester contre le partage des terres, sachant bien qu'il ne leur serait pas aussi favorable qu'aux Romains.

(1) plutarque, Tib.  Gracchuss, xvi, xii.

Les luttes précédentes avaient excité les passions, et chaque parti, suivant l'occasion, présentait les lois les plus opposées. Tantôt, sur la motion du tribun Junius Pennus, il s'agit d'expulser tous les étrangers de Rome (628), afin d'ôter des auxiliaires au parti du peuple; tantôt, sur celle de M. Fulvius, le droit de cité est réclamé en faveur des Italiotes (629). Cette réclamation amène des troubles : elle est rejetée, et le sénat, pour éloigner Fulvius, l'envoie contre les Salluviens, qui menaçaient Marseille. Mais déjà les alliés eux-mêmes, impatients de voir leurs droits sans cesse méconnus, tentaient de les revendiquer par la force, et la colonie latine de Frégelles se révolte la première : elle est bientôt détruite de fond en comble par le préteur M. Opimius (629). La rigueur de cette répression était de nature à intimider les autres villes, mais il est des questions qu'il faut résoudre et qu'on ne supprime pas. La cause vain­cue il y a dix ans va trouver dans le frère de Tiberius Grac­chus un nouveau champion.
III. Caius Gracchus, en effet, gardait dans son cœur, comme un dépôt sacré, les idées de son frère et le désir de le venger. Après avoir fait douze campagnes, il revint à Rome pour briguer le tribunat. A son arrivée, les grands tremblèrent, et, afin de combattre son ascendant, l'accu­sèrent d'avoir pris part à l'insurrection de Frégelles; mais son nom lui attirait de nombreuses sympathies. Le jour de son élection, une foule considérable de citoyens arriva à Rome de tous les points de l'Italie, et l’affluence fut telle que le Champ de Mars ne put les contenir, et que plusieurs même donnèrent leurs voix de dessus les toits (1). Revêtu de la puissance tribunitienne, Gracchus en fit usage pour sou­mettre à la sanction du peuple plusieurs lois :

(1) Plutarque, C. Gracchus, v.

les unes dirigées uniquement contre les ennemis de son frère (1); les autres d'une grande portée politique et qu'il est nécessaire de signaler.
D'abord l'importance des tribuns s'accrut par la faculté d'être indéfiniment réélus (2), ce qui tendait à donner un ca­ractère de permanence à des fonctions déjà si prépondé­rantes. Ensuite la loi frumentaria, tour à tour mise en pra­tique et abandonnée (3), vint lui gagner des adhérents en accordant, sans distinction, à tous les citoyens pauvres, la distribution mensuelle d'une certaine quantité de blé, et, à cet effet, on construisit de vastes greniers publics (4). La di­minution du temps de service des soldats (5), la défense de les enrôler avant dix-sept ans, et le payement par le trésor des frais de leur habillement, pris autrefois sur leur solde, lui gagnèrent la faveur de l'armée. L'établissement de nou­veaux péages (portoria) augmenta les ressources de l'État; de nouvelles colonies (8) furent fondées, non-seulement en Italie,

(1) Elles interdisaient aux magistrats déposés par le peuple l'exercice de toute fonction et autorisaient la mise en accusation du magistrat auteur du bannisse­ment illégal d'un citoyen. La première atteignait ouvertement Octavius, que Tiberius avait fait déposer; la seconde, Popilius, qui, dans sa préture, avait banni les amis de Tiberius. (Plutarque, C. Gracchus, viii.)
(2) Appien, Guerres civiles, I, iii, 21.
(3) «En 556, les édiles curules Fulvius Nobilior et Flaminius distribuèrent au peuple un million de modius de blé de Sicile, à deux as le boisseau. » (Tite-Live, XXXIII, xlii.)
(4) Appien, Guerres civiles, I, iii, 21. — Cicéron, Tusculanes, III, xx.
(5) Plutarque, C- Gracchus, vii. Conformément à ce que dit Polybe, le temps de service était fixé à dix ans, car on lit dans Plutarque : « Caius Gracchus dit aux censeurs qu'obligé seulement par les lois à dix campagnes, il en a fait douze. » (Plutarque, C. Gracchus, iv.)
(6)     V ème PÉRIODE. — COLONIES ROMAINES.
dehtoka (630). En Ligurie, actuellement Tortona.
fabrateru (630). Chez les Volsques. (Latium Majus.) Act. Falvaterra.

Colonie des Gracques.
aquae   sextiae  (631).   Aix (Bouches-du-Rhône).   Citée  à tort  comme colonie, n'était qu'un castellum.

mais dans les possessions hors de la Péninsule (1). La loi agraire, qui se rattachait à l'établissement de ces colo­nies, fut confirmée, dans le but, probablement, de rendre aux commissaires chargés de son exécution leurs pouvoirs juridiques, tombés en désuétude (2). De longues et larges voies, partant de Rome, mirent la métropole en communi­cation facile avec les diverses contrées de l'Italie (3).
Jusque-là, la désignation des provinces avait eu lieu après les élections consulaires, ce qui permettait au sénat de dis­tribuer les grands commandements à peu près suivant sa convenance; pour déjouer les calculs de l'ambition et de la cupidité, il fut réglé que le sénat assignerait, avant l'élection des consuls,
(Scylacium) (6-12). En Calabre, act.   Squillace.  Colonie des Gracques.
Neptunia (Tarentum) (632).  En  Calabre, act.   Tarento.   Colonie  des
G racques.
carthago (Junonia). En Afrique. Colonie des Gracques, ne reçut qu'un commencement d’exécution.
narbo  Martius  (636).   Dans la   Gaule  narbonnaise,   act. Narbonne. Fondée sous l'influence des Gracques
Eporedia (654). Dans la Gaule transpadane, act. Ivrea.
Dans cette période, Rome cesse de fonder des colonies latines. Les pays allies et les villes du nom latin commençaient à réclamer le droit de cite ; l'assimilation de l'Italie, sons le rapport de la langue et des mœurs, est, d'ailleurs, si avancée, qu'il est superflu , sinon dangereux , de fonder de nouvelles cités latines.
On appelle colonies des Gracques celles qui furent établies essentiellement pour venir en aide aux citoyens pauvres et non plus, comme auparavant, dans un but stratégique.
Carthage et Narbonne sont les deux premières colonies fondées en dehors de l'Italie, contrairement à la règle suivie jusqu'alors. Le seul exemple qu'on pourrait mentionner appartiendrait à la période précédente, c'est celui d'Italica, fondée, en Espagne, par Scipion en 548, pour ceux de ses vétérans qui vou­laient rester dans le pays. On leur accorda le droit de cité, mais non point le titre de colonie. Les habitants d’Aquae Sextiaedevaienl se trouver à peu près dans la même situation,

(1) Velleius Paterculus, II, vi, xv. —Plutarque, C. Gracchus, vii, viii.
(2) Appien, Guerres civiles, I, iii, 19 et suivant.
(3) Plutarque,  C. Gracchus, ix- — Appien, Guerres civiles, I, iii, 23,

les provinces qu'ils devaient administrer (1). Pour relever le titre de citoyen romain, on remit en vigueur les dispositions de la loi Porcia, et il fut interdit non-seule­ment de prononcer la peine capitale (2) contre un citoyen romain, hors le cas de haute trahison (perduellio), mais encore de l'appliquer sans la ratification du peuple. C'était rappeler la loi de provocation, dont le principe avait été inscrit dans les lois des Douze Tables.
Gains Gracchus tenta encore davantage pour l'égalité. Il proposa de conférer le droit de cité aux alliés jouissant du droit latin, et d'étendre même ce bénéfice à tous les habi­tants de l'Italie (3). Il voulait que, dans les comices, toutes les classes fussent admises indistinctement à tirer au sort la centurie dite Prœrogativa, c'est-à-dire celle qui devait voter la première (4) ; elle  avait, en effet, une  grande in­fluence, parce que la voix des premiers votants était regar­dée comme un présage divin ; mais ces propositions furent repoussées. Jaloux  de diminuer la puissance du sénat, il résolut de lui opposer les chevaliers, dont il rehaussa l'im­portance par de nouvelles attributions. Il fit rendre une loi qui autorisait le censeur à affermer, en Asie, les terres enle­vées aux habitants des villes conquises (5). Les chevaliers alors prirent à ferme les redevances et les dîmes  de ces pays, dont le sol appartenait de droit au peuple romain (6);

(1) Salluste, Jugurtha, xxvii. — Cicéron, Discours sur les provinces consulaires,ii, xv. — Discours pour Balbus, xxvii.
(2) Cicéron, Discours pour Rabirius, iv.
(3) Plutarque , C. Gracchus, vii, xii. —D'après Velleius Paterculus (II, iv), « il aurait voulu étendre ce droit à tous les peuples d'Italie jusqu'aux Alpes. »
(4) Pseudo-Salluste, Ier lettre à César, vii. — Tite-Live, XXVI, xxii.
(5) « Aut censoria locatio constituta est, ut Asiae, lege Sempronia. » (Ciceron, Troisième discours contre Verres, VI. — Voyez, sur cette question, Mommsen, Inscriptiones latinae antiquissimae, p. 100, 101.)
(6) En province, le domaine du sol est au peuple romain; le propriétaire est réputé n'en avoir que la possession ou l'usufruit. (Gaius, Institutes, II, vii.)

les anciens propriétaires furent réduits à la condition de simples usufruitiers. Ensuite Caius donna aux chevaliers une part dans les pouvoirs judiciaires, exercés exclusivement par le sénat, dont la vénalité avait excité le mépris public (1). Trois cents chevaliers furent adjoints à trois cents séna­teurs, et la connaissance de tous les procès se trouva dévo­lue ainsi à six cents juges (2). Ces mesures lui attirèrent la bienveillance d'un ordre qui, hostile jusque-là au parti populaire, avait contribué à faire échouer les projets de Tiberius Gracchus.
Le succès du tribun fut immense; sa popularité devint telle, que le peuple lui laissa le droit de désigner lui-même les trois cents chevaliers parmi lesquels se choisiraient les juges, et sa simple recommandation suffit pour faire nom­mer consul Fannius, un de ses partisans. Désirant enfin montrer son esprit de justice envers les provinces, il ren­voya en Espagne le blé arbitrairement enlevé aux habitants par le propréteur Fabius. Les tribuns avaient donc, à cette époque, une véritable omnipotence; ils étaient chargés des grands travaux, disposaient des revenus publics, dictaient, pour ainsi dire, la nomination des consuls, contrôlaient les actes des gouverneurs des provinces, proposaient les lois et les faisaient exécuter.
L'ensemble de ces mesures, favorables à un grand nombre d'intérêts, calma pour quelque temps l'ardeur de l'opposition et la réduisit au silence. Le sénat même se réconcilia en apparence avec Caius Gracchus ; mais au fond la haine exis­tait toujours, et on suscita contre lui un autre tribun, Livius Drusus, avec mission de proposer des mesures destinées à rendre au sénat l'affection du peuple.

(1) On reprochait aux sénateurs des exemples récents de prévarication donnés par Cornélius Cotta, par Salinator et Manius Aquilius, le vainqueur de l'Asie.
(2) Toutefois l'Epitome de Tite-Live (LX) parle de 600 chevaliers an lieu de 300. (Voyez Pline, Histoire naturelle, XXXiii, vii. — Appien, Guerres civiles, I, iii, 22. — Plutarque, C. Gracchus, vii.)

Caius Gracchus avait voulu admettre les alliés jouissant du droit latin au droit de cité; Drusus fit déclarer que, comme les citoyens romains, ils ne seraient plus battus de verges. D'après la loi des Gracques, les terres distribuées aux citoyens pauvres étaient grevées d'une redevance au profit du trésor public; Drusus les en affranchit (1). Pour faire concurrence à la loi agraire, il obtint la création de douze colonies de trois mille citoyens chacune. Enfin on crut nécessaire d'éloigner Caius Gracchus lui-même, en le chargeant de conduire à Carthage, pour en relever les ruines, la colonie de six mille individus pris dans toutes les parties de l'Italie (2), et dont il avait obtenu l'éta­blissement.
Pendant son absence les choses changèrent de face. Si, d'un côté, les propositions de Drusus avaient satisfait une partie du peuple, de l'autre, Fulvius, ami de Caius, esprit exalté, en compromettait la cause par des exagérations dan­gereuses; Opimius, ennemi acharné des Gracques, se présen­tait pour le consulat. Instruit de ces diverses menées, Caius revint précipitamment à Rome briguer un troisième tribunal. Il échoua, tandis qu'Opimius, nommé consul, en vue de com­battre un parti si redoutable aux grands, faisait renvoyer de la ville tous les citoyens qui n'étaient pas Romains, et, sous un prétexte religieux, tentait d'obtenir la révocation du décret relatif à la colonie de Carthage. Le jour de la délibé­ration arrivé, deux partis occupèrent de bonne heure le Capitole.
Le sénat, vu la gravité des circonstances et dans l'intérêt de la sûreté publique, investit le consul de pouvoirs extraor­dinaires , déclarant qu'il fallait exterminer les tyrans, quali­fication perfide, toujours employée contre les défenseurs du

(1) Plutarque, C. Gracchus, xii.
(2) Appien, Guerres civiles, I, iii, 24,

 peuple et, afin de l'emporter plus sûrement, il eut recours à des troupes étrangères. Le consul Opimius, à la tête d'un corps d'archers crétois, mit facilement en déroute un ras­semblement tumultueux. Caius prit la fuite, et, se voyant poursuivi, se donna la mort. Fulvius subit le même sort. La tête du tribun fut portée en triomphe. Trois mille hommes furent jetés en prison et étranglés. Les lois agraires et l'émancipation de l'Italie cessèrent, pendant quelque temps, d'importuner le sénat.
Tel fut le sort des Gracques, de deux hommes qui avaient à cœur de réformer les lois de leur pays, et qui succom­bèrent, victimes d'intérêts égoïstes et de préjugés encore trop puissants. Ils périrent, dit Appien (I), parce qu'ils em­ployèrent la violence à l'exécution d'une excellente mesure (2). En effet, dans un État où les formes légales avaient été res­pectées depuis quatre cents ans, il fallait ou les observer fidèlement ou avoir une armée à ses ordres.
Cependant l'œuvre des Gracques n'était pas morte avec eux. Plusieurs de leurs lois subsistèrent encore longtemps. La loi agraire fut exécutée en partie, puisque plus tard les grands rachetèrent les portions de terrain qui leur avaient été enlevées (3), et les effets n'en furent détruits qu'au bout de quinze années. Impliqué dans les actes de corruption imputés à Jugurtha, dont il sera bientôt question, le consul Opimius eut le même sort que Scipion Nasica et une fin aussi malheureuse. Il est curieux de voir deux hommes, chacun vainqueur d'une sédition, terminer leur vie sur la terre étrangère, en butte à la haine et au mépris de leurs

(1) Appien, Guerres civiles, I, h, 17.
(2) « Je ne suis pas de ces consuls qui pensent qu'on ne peut sans crime louer dans les Gracques des magistrats dont les conseils, la sagesse, les lois, ont porte une reforme salutaire dans beaucoup de parties de l'administration. » (Cioéron, Second discours sur la loi agraire, v.)
(3) Appien, Guerres civiles, I, m, 27.

concitoyens. La raison en est cependant naturelle; ils com­battirent par les armes des idées que les armes ne pouvaient pas anéantir. Lorsque, au milieu de la prospérité générale, surgissent des utopies dangereuses, sans racines dans lu pays, le plus simple emploi de la force les fait disparaître; mais, au contraire, lorsqu'une société, profondément tra­vaillée par des besoins réels et impérieux, exige des ré­formes, le succès de la répression la plus violente n'est que momentané : les idées comprimées reparaissent sans cesse, et, comme l'hydre de la fable, pour une tête abattue, cent autres renaissent.
                  V. Une oligarchie orgueilleuse avait triomphe à Rome du parti populaire ; aura-t-elle au moins l’énergie de relever, à l'extérieur, l'honneur du nom. Romain? Il n'en sera pas ainsi; les événements dont l'Afrique va devenir le théâtre montreront la bassesse de ces hommes qui vou­laient gouverner le monde en répudiant les vertus de leurs ancêtres,
Jugurtha, fils de Micipsa roi de Numidie, et d'une con­cubine, s'était distingué dans les légions romaines au siège de Numance. Comptant sur la faveur dont il jouissait à Rome, il avait résolu de s'emparer de l'héritage de Micipsa, au préjudice des deux enfants légitimes, Hiempsal et Adherbal. Le premier fut égorgé par ses ordres, et, malgré cet attentat, Jugurtha était parvenu à corrompre les commis­saires romains chargés de diviser le royaume entre lui et Adherbal, et s'en faire adjuger la meilleure partie. Mais bientôt, maître de tout le pays par la force des armes, il avait fait périr Adherbal. Le sénat envoya contre Jugurtha le consul Bestia Calpurnius, qui, bientôt acheté comme l'avaient été les commissaires, conclut une paix honteuse. Tant d'infamies ne pouvaient rester dans l'ombre. Le consul, à son retour, fut attaqué par C. Memmius, qui, en forçant Jugurtha à venir s'expliquer à Rome, saisit l'occasion de rappeler les griefs du peuple et la conduite scandaleuse des nobles par les paroles suivantes :« Après l'assassinat de Tiberius Gracchus, qui, selon les nobles, aspirait à la royauté, le peuple romain se vit en butte à leurs rigoureuses poursuites. De même, après le meurtre de Caius Gracchus et de Marcus Fulvius, combien de gens de votre ordre n'a-t-on pas fait mourir en prison? A l'une et l'autre époque, ce ne fut pas la loi, mais leur caprice seul qui mit fin aux massacres. Au surplus, j'y consens : rendre au peuple ses droits, c'est aspirer à la royauté, et il faut regarder comme légitime toute vengeance obtenue par le sang clés citoyens..... Dans ces dernières années, vous gémissiez en secret de voir le trésor public dilapidé, les rois et clés peuples libres tributaires de quelques nobles, de ceux-là qui seuls sont en possession des dignités éclatantes et des grandes richesses. Cependant c'était trop peu pour eux de pouvoir impunément commettre de tels attentats : ils ont fini par livrer aux ennemis de l'Etat vos lois, la dignité de votre empire et tout ce qu'il y a de sacré aux yeux des dieux et des hommes..... Mais que sont-ils donc, ceux qui ont envahi la République? Des scélérats couverts de sang, dévorés d'une monstrueuse cupidité, les plus criminels et en même temps les plus orgueilleux de tous les hommes. Pour eux, la bonne foi, l'honneur, la religion, la vertu, sont, comme le vice, des objets de trafic. Les uns ont fait périr des tribuns du peuple ; les autres vous ont intenté d'injustes procédures; la plupart ont versé votre sang, et ces excès sont leur sauvegarde : plus ils ont été loin dans le cours de leurs attentats, et plus ils se voient en sûreté..... Eh ! Pourriez-vous compter sur une réconciliation sincère avec eux ! Ils veulent dominer, vous voulez être libres; ils veulent opprimer, vous résistez à l'oppression; enfin ils traitent vos alliés en ennemis, vos ennemis en  alliés (1)"
Il rappela ensuite tous les crimes de Jugurtha. Celui-ci se leva pour se justifier; mais le tribun C. Babius, avec lequel il s'était entendu, ordonna au roi de garder le silence. Le Numide allait recueillir le fruit de tant de corruptions accu­mulées, lorsque, ayant fait assassiner à Rome un prétendant dangereux, Massiva, petit-fils de Masinissa, il devint l'objet de la réprobation publique,  et fut forcé  de retourner en Afrique. La guerre alors recommence; le consul Albinus la laisse traîner en longueur. Rappelé à Rome pour tenir les comices, il confie le commandement à son frère le propréteur Aulus,   dont l'armée,  bientôt  pervertie par Jugurtha,  se laisse  envelopper et se trouve réduite à  une  capitulation déshonorante. L'indignation à Rome est à son comble. Sur la proposition d'un tribun, s'ouvre une enquête contre tous les complices présumés des méfaits de Jugurtha : ils furent punis, et, comme il arrive souvent dans de telles circon­stances, la vengeance du peuple dépassa les bornes de la justice. Enfin, après de vifs débats, on choisit un homme honorable, Metellus, appartenant à la faction des grands, et on le chargea de la guerre d'Afrique. L'opinion publique, en forçant le sénat de punir la corruption, l'avait emporté sur les mauvaises passions, et « c'était la première fois, dit Salluste, que le peuple mit un frein à l'orgueil tyrannique de la noblesse (2) »
V. Les Gracques s'étaient faits, pour ainsi dire, les champions civils de la cause populaire; Marius en devint le soldat farouche. Né d'une famille obscure, élevé dans les camps, parvenu par son courage aux grades élevés, 

(1) Salluste, Jugurtha, xxxi.
(2) Salluste, Jugurtha, v.

il avait la rudesse et l'ambition de la classe qui se sent opprimée. Grand capitaine, mais homme de parti, naturellement porté au bien et à la justice, il devint, vers la fin de sa vie, par amour du pouvoir, cruel et inexorable (1).
Après s'être distingué au siège de Numance, il fut nommé tribun du peuple, et montra dans cette charge une grande impartialité (2). C'était le premier échelon de sa fortune. Devenu lieutenant de Metellus dans la guerre contre Jugurtha, il chercha à supplanter son général, et plus tard par­vint à s'allier à une famille illustre en épousant Julie, sœur du père du grand César. Guidé par son instinct ou par son intelligence, il avait compris qu'au-dessous du peuple offi­ciel existait un peuple de prolétaires et d'alliés qui deman­dait à compter dans l'Etat.
Arrivé au consulat par sa haute réputation militaire, mais aussi par des intrigues, il fut chargé de la guerre de Numidie, et, avant son départ, exposa avec énergie, dans un discours au peuple, les rancunes et les principes de la dé­mocratie d'alors.
«Vous m'avez chargé, dit-il, de la guerre contre Jugurtha ; la noblesse est irritée de ce choix ; mais que ne changez vous votre décret, en allant chercher parmi cette foule de nobles, pour cette expédition, un homme de vieille liguée qui compte beaucoup d'aïeux, mais pas une seule campagne?... Il est vrai qu'il lui faudrait prendre parmi le peuple un conseiller qui lui enseignât son métier. A ces patriciens superbes comparez Marius, homme nouveau. Ce qu'ils ont ouï raconter, ce qu'ils ont lu, je l'ai vu ou fait moi-même...

(1) « Marius n'avait fait que raidir son caractère. »  (Plutarque, Sylla, xxxix.) « Talent, probité, simplicité, connaissance profonde de l'art de la guerre, Marius alliait au même degré le mépris des richesses et des voluptés, et l'amour de In gloire. »   (Salluste, Jugurtha, l.xiii.) Marius était né sur le territoire d'Arpinum, à Cereatae, aujourd'hui Casamare (maison de Marius).
(2) « Obtint l'estime des deux partis». « (Plutarque, Marius, iv.)

Ils me reprochent l'obscurité de ma naissance et ma fortune ; moi je leur reproche leur lâcheté et leur infamie personnelle. La nature, notre mère commune, a fait tous les hommes égaux, et le plus brave est le plus noble... S'ils se croient en droit de me mépriser, qu'ils méprisent donc leurs aïeux, ennoblis comme moi par leurs vertus... Et ne vaut-il pas mieux être soi-même » l'auteur de son illustration que de dégrader celle qui vous » est transmise?
Je ne puis pas, pour justifier votre confiance, étaler les images, les triomphes ou les consulats de mes ancêtres; mais je produirai, s'il le faut, des javelines, vin étendard, des phalères, vingt autres dons militaires, et les cicatrices » qui sillonnent ma poitrine. Voilà mes images, voilà mes titres de noblesse! Je ne les ai pas recueillis par héritage; je les ai obtenus moi seul, à force de travaux et de périls. » (1)
Après ce discours, où se révèle la légitime ardeur de ceux qui, dans tous les pays aristocratiques, réclament l'égalité, Marius, contrairement à l'ancien système, enrôla plus de prolétaires que de citoyens. Les vétérans aussi accoururent en foule sous ses étendards. Il conduisit avec habileté la guerre d'Afrique ; mais une partie de la gloire lui fut déro­bée par son questeur, P. Cornélius Sylla. Cet homme, appelé bientôt à jouer un si grand rôle, issu d'une famille patri­cienne illustre, ambitieux, ardent, plein d'audace et de confiance en lui-même, ne reculait devant aucun obstacle. Les succès qui coûtaient tant d'efforts à Marins semblaient venir d'eux-mêmes au-devant de Sylla. Marius défit le prince numide, mais, par une hardiesse aventureuse, Sylla se le fit livrer et termina la guerre. Dès lors, entre le proconsul et son jeune questeur, commença une rivalité qui, avec le temps,

(1)  Salluste, Jugurtha, lxxxv.

se changea en haine violente. Ils devinrent, l'un, le champion de la démocratie ; l'autre, l'espoir de la faction oligarchique. Aussi le sénat vantait-il outre mesure Metellus et Sylla, afin que le peuple ne considérât pas Marius comme le premier des généraux (l). La gravité des événements dé­joua bientôt cette manœuvre.
Pendant que Marius terminait la guerre contre Jugurtha, un grand danger menaçait l'Italie. Dès 641, une immense immigration de barbares s'était avancée par l'Illyrie sur la Gaule cisalpine et avait défait, à Norcia (en Carniole), le consul Papirius Carbon. C'étaient les Cimbres, et tout en eux, les mœurs, la langue, les habitudes de pillage et d'aventures, attestait leur parenté avec les Gaulois (2). Par­venus à travers la Rhétie dans le pays des Helvètes, ils entraînèrent diverses peuplades, et pendant quelques an­nées dévastèrent la Gaule ; revenus en 645 près de la Pro­vince romaine, ils demandèrent à la République des terres pour s'y établir. L'armée consulaire envoyée contre eux fut battue, et ils envahirent cette Province. Les Tigurins (647), peuplade de l'Helvétie, sortant de leurs montagnes, tuèrent le consul L. Cassius, et firent passer son armée sous le joug. Ce n'était qu'un prélude à de plus grands désastres. Une troisième invasion des Cimbres, suivie de deux nou­velles défaites eu 649, aux bords du Rhône, excite les appréhensions les plus vives, et l'opinion publique désigne Marius comme le seul homme capable de sauver l'Italie ; les nobles d'ailleurs, en présence d'un si grave danger, ne recherchaient plus le pouvoir (3). Il fut donc, contrairement à la loi, nommé pour la seconde fois consul, en 650, et chargé de la guerre dans la Gaule.
Ce grand capitaine s'appliqua pendant plusieurs années à rétablir la discipline militaire,

(1)  Plutarque, Marius, x.
(2)  Plutarque, Marius, xix.
(3)  Plutarque, Marius, xi.

à exercer ses troupes et à les familiariser avec ces nouveaux ennemis, dont l'aspect les remplissait de crainte. Marins, juge indispensable, était réélu d'année en année; de 650 à 654, il fut cinq fois nommé consul, battit les Cimbres, unis aux Ambrons et aux Teutons, près d'Aquae Sextiae (Aix}, repassa en Italie et extermina près de Verceil les Cimbres échappés à la der­nière bataille et ceux que les Celtibères avaient repoussés de l'Espagne, Ces immenses boucheries, ces massacres de peuples entiers éloignèrent pour quelque temps les barbares des frontières de la République.
Consul pour la sixième fois (654), le sauveur de Rome et de l'Italie, par une généreuse déférence, ne voulut pas triompher sans son collègue Catulus (l), et ne craignit pas d'ontre-passer ses pouvoirs en accordant à deux cohortes auxiliaires, de Cameria, qui s'étaient distinguées, les droits de cité (2). Mais il obscurcit sa gloire par de coupables intri­gues. Associé aux chefs les plus turbulents de la faction démocratique, il les excita àla révolte, et les sacrifia dès qu'il s'aperçut qu'ils ne pouvaient réussir. Quand les gou­vernants repoussent les vœux légitimes du peuple et les idées vraies, les factieux alors s'en emparent comme d'une arme puissante pour servir leurs passions et leurs intérêts personnels; le sénat ayant rejeté toutes les propositions de réforme, les fauteurs de désordres y trouvèrent un prétexte et un appui à leurs projets pervers. L. Appuleius Saturninus, créature de Marins, et Glaucia, de mœurs aussi déréglées, se livrèrent à d'incroyables violences. Le pre­mier ressuscita les lois agraires des Gracques et les exagéra en proposant le partage des terres enlevées aux Cimbres, mesure qu'il voulut imposer par la terreur et l'assassinat.

(1) Plutarque, Marius, xxviii.
(2) Plutarque , Marius, xxix.

Dans les troubles qui éclatèrent lors de l'élection des con­suls pour 655, les tribus urbaines en vinrent aux mains avec les tribus des campagnes. Au milieu du tumulte, Saturninus, suivi d'une troupe de désespérés, se rendit maître du Capitole  et  s'y fortifia.  Chargé,  en  sa   qualité  de consul,  de réprimer la sédition, Marins la favorisa  d'abord par une inaction calculée; puis, voyant tous les bons citoyens courir aux armes et les factieux abandonnés, même par la plèbe urbaine, il se mit à la tête de quelques troupes et fit cerner les avenues du Capitole. Dès les premiers moments de l'at­taque  les  rebelles  déposèrent  les  armes  et demandèrent quartier. Marius les laissa massacrer par le peuple, comme s'il eût voulu que le secret de la sédition mourût avec eux. La question de l'émancipation italienne n'était pas étran­gère à la levée de boucliers de Saturninus. Il est certain que les prétentions des Italiotes, repoussées après la mort de C. Gracchus, puis ajournées à l'approche des Cimbres, qui menaçaient toute la Péninsule d'une commune catastrophe, se  reproduisirent  avec  plus  de  vivacité  encore  après  la défaite des barbares. L'empressement des alliés à secourir l'Italie,  le  courage   dont  ils  avaient  fait  preuve   sur les champs de bataille d'Aix et de Verceil, leur donnaient de nouveaux droits à devenir Romains. Toutefois, si quelques politiques prudents croyaient le temps arrivé de satisfaire au  vœu des  Italiotes, un parti nombreux  et puissant se révoltait à l'idée d'une pareille concession. Plus les privi­lèges  de  citoyen s'étaient étendus,  plus l'orgueil  romain répugnait à les partager. M. Livius Drusus (663), tribun du peuple, fils du précédent, disposant, à Rome, d'une clien­tèle immense, patron reconnu de toutes les cités italiotes, osa  tenter cette réforme salutaire et faillit l'emporter de haute lutte. Il n'ignorait pas que déjà s'était formée une confédération formidable des peuples du sud et de l'est de l'Italie, et que plus d'une fois leurs chefs avaient médité un soulèvement général. Drusus, confident de leurs projets, avait eu l'art de les contenir et d'obtenir d'eux la promesse d'une obéissance aveugle. Le succès du tribun semblait assuré : le peuple était gagné par des distributions de blé et des concessions de terres ; le sénat, intimidé, paraissait réduit à l'impuissance, lorsque peu de jours avant le vote des tribus Drusus fut assassiné. L'Italie entière accusa les sénateurs de ce crime, et la guerre devint inévitable.
Le refus obstiné des Romains de partager avec les Italiotes tous leurs droits politiques était depuis longtemps une cause d'agitation. Plus de deux cents ans auparavant, la guerre des Latins et la révolte des habitants de la Campanie, après la bataille de Cannes, n'avaient pas en d'autres motifs. Vers le même temps (536), Spurius Carvilius avait proposé d'admettre au sénat deux sénateurs pris dans chaque peuple du Latium.  « L'assemblée, dit Tite-Live (l), fit éclater un murmure d'indignation, et Manlius, élevant la voix plus que les autres, déclara qu'il existait encore un descendant de ce consul qui naguère, au Capitole, menaçait de tuer de sa propre main le premier Latin qu'il aurait vu dans la curie, » preuve frappante de cette résistance séculaire de l'aristocratie romaine contre tout ce qui pouvait porter atteinte à sa suprématie Mais, depuis cette époque, les idées d'égalité avaient pris un empire qu'il était impossible de méconnaître.
VI.  Cette guerre civile, qu'on appela Guerre des alliés (2) montra une fois de plus l'impuissance de la force matérielle contre les légitimes aspirations des peuples, et elle couvrit le pays  de sang et de ruines. 

(1)  Tite-Live, XXIII, xxii.
(2)  C'est, à notre avis, bien à tort qu'on a traduit bellum sociale ou sociorum, par « guerre sociale, » expression qui, en français, donne un sens        tout à fait contraire à la nature de cette guerre.

Trois  cent mille  citoyens,l'élite de la nation, périrent sur le champ de bataille (l). Rome eut le dessus, il est vrai, et cependant c'est la cause des vaincus qui triompha, puisque, après la guerre, dont l'unique motif avait été la revendication des droits de citoyen, ces droits furent accordés à la plupart des peuples de l'Italie. Sylla les restreignit plus tard, et l'on se convain­cra, par l'examen des divers recensements, que l'émanci­pation totale s'accomplit seulement sous César (2).

 (1) Velleius Paterculus, II, xv.
An de Rome.     Cent.
(2)  187       80,000 Premier recensement sous Servius Tullius. (Tite-Live, I, xliv ; Denys d'Halicarnasse, IV, xxii ; Eutrope, I, vii.)
245    130,000 (Plutarque, Publicola, Xiy.)
278    110,000 (Plus de). (Denys d'Halicarnasse, IX, xxvi.) — 119,309 d'après Eutrope, I, xiv, et 120,000 d'après G. Syncelle, 452, édit. Bonn.
280    130,000 (Un peu plus de). (Denys d'Halicarnasse, IX, xxxvi.)
 vers 286         8,714 (sic). (Tite-Live, Epitome t III, éd. O. Jahu,) Corrigez : 118,714.
295    117,319 (Tite-Live, III, xxiv.) — 117,219 d'après l’Epitome.
331     120,000 (Canon d’Eusèbe, olympiade lxxxix, 2; 115,000 d'après un  autre manuscrit.) Ce passage  manque dans la traduction arménienne.
365 152,573 (Pline, Histoire naturelle, XXXIII, xvi, éd. Sillig.)
415 165,000 (Eusèbe, olymp. cx, 1.)
422 à 435 250,000 (Tite-Live, IX, xix. —G. Syncelle, Chronographia, 525, a le chiffre 260,000.
460 262,321 (Tite-Live, X, xlvii; l’Epitome, 272,320. — Eusèbe, olympiade cxxi, 4, écrit : 270,000; le traducteur arménien, 220,000.)
465     272,000 (Tile-Live, Epitome, Xi.)
474    287,222 (Tite-Live, Epitome, XIII.)
479    292,334 (Eutrope, II, x.) — 271,234 d'après Tite-Live, Epitome, XIV.)
489    382,234 (Tite-Live, Epitome, XVI.) Corrigez; 282,234.
502     297,797 (Tite-Live, Epitome, XVI11.)
507    241,212 (Tite-Live, Epitome, XIX.)
513     260,000 (Eusèbe, olymp. cxxxiv, 4.)    

La révolte éclata fortuitement avant le jour fixé. Elle fut provoquée par la violence d'un magistrat romain, que mas­sacrèrent les habitants d'Asculum ; mais tout était prêt pour une insurrection, qui ne tarda pas à devenir générale. Les alliés avaient un gouvernement occulte, des chefs désignés, une armée organisée. A la tête des peuples confédérés contre Rome se distinguaient les Marses et les Samnites :
An de Rome.      Cens.
534    270,213 (Tite-Live, Epitome, XX.)
546     137,108 (Tite-Live, XXVII, xxxvi.) — On attribue à tort cette dif­férence énorme aux pertes éprouvées dans les cinq premières années de la deuxième guerre punique, et Tite-Live ne con­state, lui, qu'une différence minime, minor aliquanto numerus quam qui ante bellum fùerat; ce. qui donnerait lieu de croire à une erreur de copiste dans le chiffre du recensement ; il fau­drait donc lire 237,108.
550    214,000 (Tite-Live, XXIX, xxxvii; Fastes capitolins.)— Les cen­seurs, cela est dit formellement, avaient étendu leurs opérations aux armées; de plus, beaucoup d'alliés et de Latins étaient venus élire domicile à Rome et avaient été compris dans le recensement.
561    143,704 (Tite-Live, XXXV, ix.) Là encore il existe sans doute une erreur : il faut lire 243,704. Peut-être aussi les censeurs ne comprirent-ils pas dans le nombre des citoyens les soldats en campagne.
566    258,318 (Tite-Live, XXXVIII, xxxvi); Epitome, 258,310. Beau­coup d'alliés du nom latin avaient été compris dans le cens.
576    288,294 (Tite-Live, Epitome, XLI.) Les chiffres des recensements qui précèdent et qui suivent nous font adopter ce nombre, quoique les manuscrits ne portent que 258,294.
581    269,015 (Tite-Live, XLII, x); Epitome, 267,231. « La raison de l'infériorité du recensement de 581 était, suivant Tite-Live, l'édit rendu par le consul Postumius, en vertu duquel ceux qui appartenaient à la classe des alliés latins devaient retourner, pour se faire recenser, dans leur ville respective, conformément à l'édit du consul C. Claudius, en sorte qu'il n'y eut pas un seul de ces alliés qui fut recensé à Rome. » (Tite-Live, XLII, x.)
586    312,805 (Tite-Live, Epitome, XLV.)
591    337,022 (Tite-Live, Epitome, XLVI.)
595    328,316 (Tite-Live, Epitome, XLVII.)
les premiers, excités plutôt par un sentiment d'orgueil na­tional que par le souvenir d'injures à venger; les seconds, au contraire, par la haine vouée aux Romains depuis les longues luttes pour leur indépendance, luttes renouvelées lors de l'invasion d'Annibal. Tous deux se partagèrent l'honneur du commandement suprême. Il paraît d'ailleurs que le système de gouvernement adopté par la confédération
An de Rome.      Cens.
600    324,000 (Tite-Live, Epitome, XLVIII.)
608    334,000 (Eusèbe, olymp. clviii, 3.)
613    327,442 (Tite-Live, Epitome, LIV.)
618    317,933 (Tite-Live, Epitome, LVI.)
623    318,823 (Tite-Live, Epitome, LIX.)
629    394,726 (Tite-Live, Epitome, LX.)
639    394,336 (Tite-Live, Epitome, LXIII.)
667    463,000 (Eusèbe, olymp. clxxiv, 1.)
684    900,000 (Tite-Live, Epitome, XCVIII.) — Dion Cassius (XLIII, xxv) rapporte que le recensement ordonne" par César, après la guerre civile, avait accusé un abaissement effrayant du chiffre de la population. Appien (II, 102) dit que ce chiffre n'avait atteint que la moitié environ du cens pré­cédent. Selon Plutarque (César, lv), sur 320,000 citoyens comptés avant la guerre, César n'en avait trouvé que 150,000. Ils ont confondu les registres de la distribution de blé avec les listes du cens. (Voir Suétone, César, xli.)
Auguste dit expressément qu'entre les années 684 et 726 il n'y a pas eu de recensement, post annum alterum et quadragesimum. (Monument d'Ancyre, tab. 2.) Le nombre de citoyens qu'il trouva à cette époque, 4,063,000, est à peu près celui que César aurait pu constater. (Photius, Biblioth. cod. XCVII; Fragm. histor. éd. Müller, III, 606.)
726    4,063,000 clôture du lustre par Auguste lors de son sixième con­sulat, avec M. Agrippa pour collègue. (Monument d'Ancyre.)
746    4,233,000 deuxième clôture du lustre par Auguste, lui seul. (Monument d'Ancyre.)
767    4,037,000 suivant le Monument d'Ancyre; 9,300,000 suivant la Chronique d'Eusèbe; troisième clôture du lustre par Auguste et Tib. César, son collègue, sous le consulat de Sex. Pompeius et de Sex. Appuleius.
fut une copie des institutions romaines. Substituer l'Italie à Rome, remplacer la domination d'une seule ville par celle d'un grand peuple, tel était le but avoué de la ligue nouvelle. Un sénat fut nommé, ou plutôt une diète, et chaque cité y eut ses représentants : on élut deux con­suls, Q. Pompaedius Siloii, Marse, et G. Papius Mutilus, Samnite. Pour capitale, on choisit Corfinium, dont le nom fut changé en celui d'Italia ou de Vitelia, qui, dans la langue osque, parlée par une partie des peuples de l'Italie méridionale, avait la même signification (1).
Les alliés ne manquaient ni de généraux habiles, ni de soldats braves et aguerris ; dans les deux camps, mêmes armes, même discipline. Commencée à la fin de l'année 663, la guerre fut poursuivie de part et d'autre avec le dernier acharnement. Elle s'étendit dans l'Italie centrale, du nord au midi, depuis Firmum (Ferma] jusqu'à Grumentum en Lucanie, de l'est à l'ouest, depuis Cannes jusqu'au Liris. Les batailles furent sanglantes, souvent indécises, et, des deux côtés, les pertes si considérables, qu'on fut bientôt réduit à enrôler les affranchis et même les esclaves.
Les alliés obtinrent d'abord d'éclatants succès. Marius eut la gloire d'arrêter leurs progrès, quoiqu'il ne lui restât que des troupes démoralisées par des revers. La fortune, cette fois encore, servit mieux Sylla : vainqueur partout où il paraissait, il ternit ses exploits par d'horribles cruautés contre les Samnites, qu'il semblait avoir pris à tâche, non de soumettre, mais d'exterminer. Le sénat se montra plus humain ou plus politique, en accordant spontanément le droit de cité romaine à tous les alliés fidèles à la Répu­blique, et eu le promettant à tous ceux qui déposeraient les armes.

(1) Ces deux mots se trouvent sur des médailles italiotes frappées pendant la guerre. Un denier de la Bibliothèque impériale présente la légende ITAL1A eu caractères latins, et, au revers, le nom de Papius Mutilus en caractères osques : >.H1NNn.>, Gai PAAPI G(aifili}.

Il traita de même les Gaulois cispadans; quant à leurs voisins de la rive gauche du Pô, il leur conféra le droit du Latium. Cette sage mesure divisa les confédérés (l) : la plupart se soumirent. Les Samnites, presque seuls, conti­nuèrent à combattre dans leurs montagnes avec la fureur du désespoir. L'émancipation de l'Italie fut accompagnée toutefois d'une mesure restrictive qui devait conserver aux Romains la prépondérance dans les comices. Aux trente-cinq tribus anciennes, on en ajouta huit nouvelles dans les­quelles tous les Italiotes furent inscrits, et, comme les votes se comptaient par tribu, et non par tête, on voit que l'in fluence des nouveaux citoyens devait être à peu près nulle (2).
            L'Etrurie n'avait pris aucune part à la guerre sociale. La noblesse était dévouée à Rome, et le peuple vivait dans une condition voisine du servage. La loi Julia, qui donnait aux Italiotes le droit de cité romaine, et qui prit le nom de son auteur, le consul L. Julius César, produisit chez les Etrusques une révolution complète. Elle fut accueillie avec enthousiasme.
Tandis que l'Italie était en feu, Mithridate VI, roi du Pont, voulut profiter de l'affaiblissement de la République pour s'agrandir. En 664, il envahit la Bithynie et la Cappadoce, et en chassa les rois alliés de Rome. En même temps il nouait des intelligences avec les Samnites, auxquels il promettait des subsides et des soldats. Telle était la haine qu'inspiraient alors les Romains aux peuples étrangers, qu'un ordre de Mithridate suffit pour soulever la province d'Asie, où, en un seul jour, quatre-vingt mille Romains furent massacrés (3). Déjà la guerre sociale tirait à sa fin. A l'exception du Samnium, toute l'Italie était soumise, et le sénat pouvait s'occuper des provinces éloignées.

(1)        Cette mesure contenta les Étrusques. (Appien, Guerres civiles, I, v, 49.)
(2)        Velleius Paterculus, II, xx. — Appien, Guerres civiles, I, v, 49.
(3)        Voyez la note 3 de la page 202.

VII. Sylla, nommé consul en récompense de ses services, fut chargé d'aller châtier Mithridate. Tandis qu'il s'y pré­parait, le tribun du peuple P. Sulpicius s'était fait un parti puissant. Homme remarquable quoique sans scrupules, il avait les qualités et les défauts de la plupart de ceux qui jouèrent un rôle dans ces époques de dissension (1). Escorté de six cents chevaliers romains
, qu'il appelait l'anti-sénat (2), il vendait publiquement le droit de citoyen aux affranchis, aux étrangers, et en recevait le prix sur des tables dressées au milieu de la place publique (3). Il fit rendre un plébiscite pour mettre fin au subterfuge de la loi Julia, qui, par une répartition illusoire, frustrait les Italiotes des droits mêmes qu'elle semblait leur accorder, et, au lieu de les maintenir dans les huit tribus nouvelles, il les fit inscrire dans les trente-cinq tribus anciennes. La mesure ne fut pas adoptée sans de vifs débats; mais Sulpicius était soutenu par tous les nouveaux citoyens, et la faction démocratique et Marius. Une émeute emporta le vote, et Sylla, menacé de mort, fut obligé de se réfugier dans la maison de Marius et de quitter Rome précipitamment. Maître de la ville, Sulpicius montra à quelles influences il obéissait en faisant donner au vieux Marius la province d'Asie et le comman­dement de l'expédition contre Mithridate. Mais Sylla avait son armée en Campanie et était déterminé à soutenir ses prétentions. Tandis que la faction de Marius se livrait, dans la ville, à des violences contre la faction opposée, les soldats de Sylla s'irritaient de se voir enlever par les légions de son rival le riche butin que leur promettait l'Asie; ils jurèrent de venger leur chef. Sylla se mit à leur tête et

(1) « P. Sulpicius avait recherché par sa droiture l'estime populaire; son élo­quence, son activité, son esprit, sa fortune, en faisaient un homme remar­quable.» (Velleius Paterculus, II, xviii.)
(2)  Plutarque, Marius, xxxvi.
(3)  Plutarque, Sylla, xi.

marchadeNola sur Rome avec son collègue, Pompeius Rufus, qui venait de s'unir à lui. La plupart des officiers supérieurs n'osèrent le suivre, tant était grand encore le prestige de la Ville éternelle (1). En vain on lui envoie des députations ; il marche en avant et pénètre dans les rues de Rome. Assailli par les habitants, attaqué par Marins et Sulpicius, il ne triomphe qu'à force d'audace et d'énergie. C'était la première fois qu'un général, entrant à Rome en vainqueur, s'emparait du pouvoir par les armes.
Sylla rétablit l'ordre, empêcha le pillage, convoqua l'as­semblée du peuple, justifia sa conduite, et, voulant assurer à son parti la prépondérance dans les délibérations publi­ques , fit remettre en vigueur la coutume d'exiger l'assenti­ment préalable du sénat pour toute présentation de loi. Les comices par centuries furent substitués aux comices par tribus, auxquels on ne laissa que l'élection des magistra­tures inférieures (2). Sylla fit tuer Sulpicius, dont il abrogea les décrets, et mit à prix la tête de Marius, oubliant que lui-même, peu de temps auparavant, trouvait un refuge dans la maison de son rival; il proscrivit les chefs de la faction démocratique, mais la plupart s'étaient enfuis avant son entrée à Rome. Marius et son fils avaient gagné l'Afrique à travers mille dangers. Cette révolution ne paraît pas avoir été sanglante, et, à l'exception de Sulpicius, les historiens du temps ne citent pas de personnage considérable mis à mort. La terreur inspirée d'abord par Sylla ne dura pas longtemps. La réprobation de ses actes se manifesta dans le sénat et dans le peuple, qui cherchaient toutes les occasions de montrer leur mécontentement. Sylla devait aller reprendre le commandement de l'armée d'Asie, et celui de l'armée d'Italie était échu à Pompeius.

(1) Appien, Guerres civiles, I, vii, 57.
(2) Appien, Guerres civiles, I, vii, 59. « Populus Romanus, Lucio Sylla dictatore ferente, comitiis centuriatis, municipiis civitatem ademit. » (Cicéron, Pour sa maison, xxx.)

Le massacre de ce dernier par ses propres soldats fit sentir au futur dictateur combien son pouvoir était mal affermi; il essaya de faire cesser l'op­position dirigée contre lui, en acceptant comme candidat aux comices consulaires L. Cornélius Cinna, partisan connu de Marius, prenant toutefois le soin d'en exiger un serment solennel de fidélité. Mais Cinna, une fois élu, ne tint pas ses engagements, et l'autre consul, Cn. Octavius, n'avait ni l'autorité ni l'énergie nécessaires pour balancer l'influence de son collègue.
Sylla, après avoir présidé les comices consulaires, alla en toute hâte à Capoue prendre le commandement de ses troupes, qu'il conduisit en Grèce contre les lieutenants de Mithridate. China voulut exécuter la loi de Sulpicius qui assimilait les nouveaux citoyens aux anciens (1); il deman­dait en même temps le retour des exilés, et faisait un appel aux esclaves. Aussitôt le sénat et même les tribuns du peuple se prononcèrent contre lui. Il fut déclaré déchu du consulat. « Injure méritée, dit Paterculus, mais exemple dangereux (2). » Chassé de Rome, il courut à Nola demander un asile aux Samnites, encore en armes. De là il parvint à nouer des intelligences avec l'armée romaine chargée d'ob­server le Samnium, et, une fois assuré des dispositions des soldats, pénétra dans leur camp, demandant protection contre ses ennemis. Ses discours, ses promesses, séduisirent les légions : elles acclamèrent China et le suivirent sans hésiter. Cependant, deux lieutenants de Marius, Q. Sertorius

(1) «  En conférant aux peuples d'Italie le droit de cité romaine, on les avait répartis en huit tribus, afin que la force et le nombre de ces nouveaux citoyens ne portassent aucune atteinte à la dignité des anciens, et que des hommes admis à cette faveur ne devinssent pas plus puissants que ceux qui la leur avaient accordée. Mais Cinna, suivant les traces de Marius et de Sulpicius, annonça qu'il les distribuerait dans toutes les tribus; et, sur cette promesse, ils accoururent en foule de toute l'Italie. • (Velleius Paterculus II, xx.)
(2) Velleius Paterculus, II, xx.

et Cn. Papirius Carbon, exilés l'un et l'autre par Sylla, par­couraient le nord de l'Italie et y levaient des troupes; le vieux Marius débarquait en Étrurie, où sa présence déter­minait aussitôt une insurrection. Les paysans étrusques accusaient le sénat de tous leurs maux; et l'ennemi des nobles et des riches leur parut un vengeur envoyé par les dieux. En se rangeant sous sa bannière, ils croyaient courir avec lui au pillage de la Ville éternelle.
La guerre allait recommencer, et cette fois Romains et Italiotes marchaient unis contre Rome. Du nord, Marius, Sertorius et Carbon s'avançaient avec des troupes considé­rables. Cinna, maître de la Campanie, pénétrait dans le Latium, pendant qu'une armée samnite l'envahissait d'un autre côté. A ces cinq armées le sénat n'en pouvait opposer qu'une : celle de Cn. Pompée Strabon, habile général, mais politique intrigant, qui espérait s'élever à la faveur du dés­ordre. Quittant ses cantonnements d'Apulie, il était arrivé, à marches forcées, sous les murs de Rome, cherchant à ven­dre ses services au sénat ou à s'accommoder avec Marius et son parti. Il ne tarda pas à s'apercevoir que les insurgés étaient assez forts pour se passer de lui. Ses soldats, levés dans le Picenum et le pays des Marses, ne voulaient point se battre pour le sénat contre leurs anciens confédérés, et auraient abandonné leur général sans le courage et la pré­sence d'esprit de son fils, alors âgé de vingt ans, celui qui, plus tard, fut le grand Pompée. Un jour, les légionnaires, arrachant leurs enseignes, menaçaient de déserter en masse : le jeune Pompée se coucha en travers de la porte du camp et les défia de passer sur son corps (1). La mort délivra Pompée Strabon de la honte d'assister à une catastrophe inévitable. Selon quelques auteurs, il succomba aux atteintes d'une ma­ladie épidémique; suivant d'autres, il fut frappé de la foudre au milieu même de son camp.

(1) Plutarque, Pompée, iii.

Privée de chef, son armée passa à l'ennemi; le sénat n'avait plus de défenseurs, la populace se soulevait : Rome ouvrit ses portes à Cinna et à Marius.
Les vainqueurs se montrèrent impitoyables, en mettant à mort, souvent avec des raffinements de cruauté inconnus aux Romains, les partisans de la faction aristocratique tom­bés entre leurs mains. Pendant plusieurs jours, les esclaves que Cinna avait appelés à la liberté se livrèrent à tous les excès. Sertorius, le seul des chefs du parti démocratique qui eût quelques sentiments de justice, fit un exemple de ces misérables et en massacra près de quatre mille (1).
Marius et Cinna avaient proclamé, en s'avançant contre Rome les armes à la main, que leur but était d'assurer aux Italiotes l'entière jouissance des droits de cité romaine; ils se déclarèrent consuls l'un et l'autre pour l'année 668. Leur puissance était trop considérable pour être contestée, les nouveaux citoyens leur fournissant un contingent de trente légions, soit 150,000 hommes (2). Marius mourut subitement, treize jours après être entré en charge, et le parti démocra­tique perdit en lui le seul homme dont le prestige le couvrît encore. Un fait auquel ses funérailles donnèrent lieu peint les mœurs de l'époque et le caractère de la révolution qui venait de s'opérer. Il fallait un sacrifice extraordinaire sur sa tombe; le pontife Q. Mucius Scaevola, un des vieillards les plus respectables de la noblesse, fut la victime désignée. Conduit en pompe devant le bûcher du vainqueur des Cim­bres, il fut frappé par le sacrificateur, qui, d'une main mal exercée, lui enfonça le couteau dans la gorge sans le tuer.

(1) Plutarque, Sertorius, v.
(2) « Cinna comptait sur cette grande multitude de nouveaux Romains, qui lui fournissaient plus de trois cents cohortes, répartie en trente légions. Pour donner à sa faction le crédit et l'autorité nécessaires, il rappela les deux Marius et les autres exilés. • (Velleius Paterculus, II, xx.)

Revenu à la vie, Scaevola se vit citer en jugement, par un tribun du peuple, Flavius Fimbria, pour n'avoir pas reçu franchement le coup (1).
Pendant que Rome et toute l'Italie étaient plongées dans la plus épouvantable anarchie, Sylla chassait de la Grèce les généraux de Mithridate VI, et gagnait deux grandes batailles, à Chéronée (668), et près d'Orchomène (669). Il était encore en Béotie, lorsque Valerius Flaccus, envoyé par Cinna pour le remplacer, débarquait en Grèce, péné­trait en Thessalie et de là passait en Asie. Sylla l'y suivit, bientôt, ayant hâte de conclure avec le roi de Pont un arran­gement qui lui permît de ramener son armée en Italie, Les circonstances étaient favorables. Mithridate avait besoin de réparer ses pertes, et il se trouvait en présence d'un nouvel ennemi, le lieutenant de Valerius Flaccus, le farouche Fla­vius Fimbria, meurtrier de son général, et qui, devenu ainsi chef de l'armée d'Asie, s'était emparé de Pergame. Mithri­date souscrivit aux conditions imposées par Sylla; il rendit toutes les provinces dont il s'était emparé, donna des vais­seaux et de l'argent. Sylla s'avança alors en Lydie au-devant de Fimbria; mais celui-ci, à l'approche du vainqueur de Chéronée, ne put retenir ses soldats. Son armée se débanda pour aller rejoindre Sylla. Menacé par son rival, le meur­trier de Flaccus en fut réduit à se donner la mort. Rien n'ar­rêtait donc plus les projets de Sylla sur l'Italie, et il se pré­para à faire expier chèrement à ses ennemis de Rome leur triomphe passager. Au moment de mettre à la voile, il écri­vit au sénat pour lui annoncer la fin de la guerre d'Asie et son prochain retour. Trois ans, disait-il, lui avaient suffi pour réunir à l'empire romain la Grèce, la Macédoine, l'Ionie,

  1. Quod parcius telum recepisset. Cette expression paraît empruntée aux combats de gladiateurs, qui tiraient leur origine de pareils sacrifices humaine accomplis aux funérailles. —Voy. Ciceron, Pour Sext, Roscius, XII, xxxviii — Valère Maxime, IX, xi, 2.

l'Asie, et renfermer Mithridate dans les limites de ses anciennes possessions; il avait, le premier des Romains, reçu une ambassade du roi des Parthes (l). Il se plaignait des violences exercées contre les siens et contre sa femme, qui était accourue, avec une foule de fugitifs, chercher un asile dans son camp (2). Il ajoutait, sans vaines menaces, son intention de rétablir l'ordre par la force des armes; mais il promettait de ne point revenir sur la grande mesure de l'émancipation de l'Italie, et terminait en déclarant que les bons citoyens, les nouveaux comme les anciens, n'avaient rien à craindre de lui.
Cette lettre, que le sénat osa recevoir, redoubla la fureur des hommes qui avaient succédé à Marins. Le sang coula encore. Cinna, qui pour la quatrième fois se faisait réélire consul, et Cn. Papirius Carbon, son collègue, réunissant à la hâte des troupes nombreuses, mais mal disciplinées, se disposèrent à faire tête de leur mieux à la tempête qui s'ap­prochait. Persuadé que Sylla longerait l'Adriatique pour envahir l'Italie du côté du nord, Cinna avait rassemblé près d'Ancône une armée considérable, avec le dessein de le surprendre au milieu de sa marche, en l'attaquant soit en Epire, soit en Illyrie. Mais ses soldats, Italiotes en grande partie, rassurés par les promesses de Sylla, d'ailleurs pleins de mépris pour leur général, disaient hautement qu'ils ne passeraient pas la mer. Cinna voulut faire un exemple des plus mutins. Une révolte éclata, et il fut massacré. Pour éviter un pareil sort, Carbon, qui vint prendre le comman­dement, s'empressa de promettre aux rebelles qu'ils ne quitteraient pas l'Italie.
Sylla débarqua à Brindes en 671, à la tête d'une armée de quarante mille hommes, composée de cinq légions, de six

(1)  Plutarque, Sylla, vi.
(2) Appien, Guerres civiles, I, ix, 77.

mille chevaux et des contingents du Péloponnèse et de la Macédoine. La flotte comptait seize cents vaisseaux (1). Il suivit la voie Appienne, et atteignit la Campanie après un seul combat, livré non loin de Canusium (2). Il apportait l'or de Mithridate et les dépouilles des temples de la Grèce, moyens clé séduction encore plus dangereux que son habileté sur le champ de bataille. A peine arrivé en Italie, il avait rallié les proscrits et tous ceux qui détestaient le gouverne­ment inepte et cruel des successeurs de Marius. Ce qui restait des grandes familles décimées par eux accourut à son camp comme en un refuge assuré. M. Licinius Crassus devint un de ses plus habiles lieutenants, et ce fut alors que Cn. Pompée, le fils de Strabon, général à vingt-trois ans, leva une armée clans le Picenum, battit trois corps ennemis, et vint offrir à Sylla une épée déjà redoutable.
L'année 672 commençait lorsque Sylla entra dans le Latium; il défit complètement, près de Signia, les légions du jeune Marius, que son nom avait porté au consulat. Cette bataille rendait Sylla maître de Rome; mais, au nord, dans la Gaule cisalpine et en Etrurie, Carbon, malgré de fré­quentes défaites, disputait avec opiniâtreté le terrain à Pompée et aux autres lieutenants de Sylla. Au midi, les Samnites avaient mis sur pied toutes leurs forces et se disposaient à secourir Préneste, assiégée par Sylla en personne et défendue par le jeune Marius. Pontius Telesinus, le général des Samnites, impuissant à faire lever le siège de la place, conçut alors l'idée audacieuse et presque désespérée de porter toute son armée sur Rome, de la surprendre et de la saccager. « Brûlons la tanière des loups (3), disait-il à ses soldats : tant qu'elle existera, il n'y aura pas de liberté en Italie. »

(1) Appien, Guerres civiles, I, ix, 79.
(2) Appien, Guerres civiles, I, x, 95.
(3) Velleius Paterculus, II, xxvii. Les Samnites désignaient ainsi les Romains par allusion à la louve, nourrice du fondateur de Borne. Une médaille samnite représente un taureau, symbole de l'Italie, terrassant un loup. Elle porte le  nom   de   C.   Papius   Mutilus,   avec  le  titre   d'Embrutur, mot osque correspondant au latin imperator.
 
Par une marche de nuit rapide, Telesinus trompa la vigi­lance de son adversaire ; mais, épuisés de fatigue, arrivant au pied des remparts de Rome, les Samnites ne purent donner l'assaut, et Sylla eut le temps d'accourir avec l'élite de ses légions.
Une bataille sanglante s'engagea aux portes mêmes de la ville, le jour des calendes de novembre 672 ; elle se prolongea fort avant dans la nuit. L'aile gauche des Romains fut battue et prit la fuite, malgré les efforts de Sylla pour la rallier ; Telesinus périt dans la mêlée, et Crassus, qui commandait l'aile droite, remporta une victoire complète. Au jour levant, les Samnites échappés au carnage mirent bas les armes et demandèrent quartier (1).
Plus d'une année encore s'écoula avant la pacification complète de l'Italie, et on n'y parvint que par les mesures les plus violentes et les plus sanguinaires. Sylla fit cette déclaration terrible, qu'il ne pardonnerait à aucun de ses ennemis. A Préneste, tous les sénateurs partisans de Marius furent égorgés et les habitants passés au fil de l'épée. Ceux de Norba, surpris par trahison, plutôt que dese rendre s'ensevelirent sous les ruines de leur cité.
Rien n'avait coûté à Sylla pour arriver au pouvoir : la démoralisation des armées (2), le pillage des villes,

(1) « Ainsi se terminent deux guerres des plus désastreuses : l'italique, appelée aussi guerre sociale, et la guerre civile; elles avaient duré dix ans l'une et l'autre; elles moissonnèrent plus de cent cinquante mille hommes, dont vingt-quatre avaient été consuls , sept préteurs , soixante édiles , et près de deux cents sénateurs. » (Eutrope, V, vi.)
(2) « Sylla fomenta ces désordres en faisant à ses troupes des largesses et des profusions sans bornes, afin de corrompre et d'attirer à lui les soldats des partis contraires. » (Plutarque, Sylla, xvi.)

le massacre des habitants et l'extermination de ses ennemis ; rien ne  lui  coûta non plus pour s'y maintenir. Il inaugura sa rentrée au sénat par l’égorgement, près du temple de Bel-lone,   de  trois  mille  Samnites   qui s'étaient rendus (1). Un nombre considérable d'habitants de l'Italie furent privés du droit de cité qu'on leur avait accordé après la guerre des alliés (2) ; il inventa une nouvelle peine, la proscription (3), et, dans Rome seule, il bannit quatre mille sept cents citoyens, parmi lesquels  quatre-vingt-dix  sénateurs,  quinze  consu­laires, deux mille sept cents chevaliers (4). Sa fureur s'appe­santit principalement  sur  les   Samnites, dont il redoutait l'esprit d'indépendance, et il anéantit presque entièrement cette nation (5). Quoique son triomphe ait été une réaction contre le parti populaire, il traita en prisonniers de guerre les enfants des familles les plus nobles et les plus  consi­dérées,  et,   par une innovation  monstreuse,  les  femmes mêmes subirent un sort pareil (6). Des listes de proscription, affichées au Forum avec les noms des suspects, jetaient la terreur dans les familles ; rire ou pleurer en y arrêtant les regards  était un  crime (7).  M.   Pletorius  fut  égorgé  pour s'être  évanoui   à   la   vue   du   supplice  infligé  au  préteur

(1) Dion-Cassius (XXXIV, cxxxvi, § 1) porte ce chiffre à 8,000; Appien, à 3,000. Valère Maxime parle de trois légions (IX, ii, i).
(2) « Un grand nombre d'alliés et de Latins furent privés par un seul homme du droit de cité qu'on leur avait donné pour leurs services nombreux et hono­rables. « (Discours de Lepidus, Salluste, Fragm. 1,5.) — « Nous avons vu le peuple romain, sur la proposition du dictateur Sylla, ôter, dans les comices des centuries, le droit de cité à plusieurs villes municipales; nous l'avons vu les priver aussi des terres qu'elles possédaient... Quant au droit de cité, l'inter­diction ne dura pas même aussi longtemps que le despotisme militaire du dicta­teur. » (Cicéron, Discours pour sa maison, xxx.)
(3) Appien,  Guerres civiles, I, xi, 95. — Velleius Paterculus, II, xxviii.
(4) Appien, Guerres civiles, I, xi, 95.
(5) Strabon, V, iv, 207.
(6) Dion-Cassius, XXXIV, cxxxvn, § 1.
(7) Dion-Cassius, XXXIV, cxxxvii.

 M. Marins (1) ; dénoncer l'asile des proscrits, les mettre à mort, était un titre à clés récompenses payées par le trésor public et s'élevant jusqu'à douze mille drachmes (environ 11,640fr.) par tête (2) ; leur venir en aide, avoir eu des liaisons d'amitié ou des relations quelconques avec les ennemis de Sylla, suffisait pour être puni de la peine capitale. D'un bout de l'Italie à l'autre, tous ceux qui avaient servi sous les ordres de Marius, de Carbon, de Norbanus, furent massacrés ou bannis, et leurs biens vendus à l'encan. On voulut les frapper jusque dans leur postérité : on ôta aux enfants et petits-enfants des proscrits le droit d'hériter de leurs pères et de prétendre aux charges publiques (3). Tous ces actes d'une impitoyable vengeance avaient été autorisés par une loi dite Valeria, promulguée en 672, et qui, en nommant Sylla dictateur, lui conférait des pouvoirs illimités. Cepen­dant quoique Sylla conservât la suprême puissance, il laissa chaque année nommer les consuls, exemple suivi plus tard par les empereurs.
Le calme rétabli dans Rome, une constitution nouvelle fut promulguée, qui rendait à l'aristocratie son ascendant. L'il­lusion du dictateur fut de croire qu'un système fondé par la violence, sur des intérêts égoïstes, pourrait lui survivre. Il est plus facile de changer les lois que d'arrêter le cours des idées.
La législation des Gracques fut abolie. Les sénateurs, par la loi judiciaria, acquirent de nouveau le privilège exclusif des fonctions judiciaires. La colonie de Capoue, création populaire, fut détruite et rendue au domaine. Sylla s'attri­bua un des premiers privilèges de la censure, qu'il avait supprimée : la nomination des membres du sénat. Il fit en­trer dans cette assemblée, décimée pendant la guerre civile,

(1)      Valère Maxime, IX, Jl, i.                     
(2)      Plutarque, Caton d’Utique, xxi.             
(3)      Appien, Guerres civiles, I, xi, 96. — Tite-Live, Epitome, LXXXIX.

trois cents chevaliers. Par la loi sur le sacerdoce, il enleva aux votes du peuple et rendit au collège le choix des pon­tifes et du souverain pontife. Il restreignit le pouvoir des tribuns, ne leur laissant que le droit d'assistance, auxilium(1), et leur défendant de prétendre aux magistratures supérieures (2). Il se flattait d'éloigner ainsi les ambitieux d'une carrière désormais sans issue.
Il admit dans Rome dix mille nouveaux citoyens (appelés cornéliens) (3), pris parmi les esclaves dont les maîtres avaient été proscrits. Des affranchissements semblables eurent lieu dans le reste de l'Italie. Il avait presque exterminé deux nations, les Étrusques et les Samnites ; il repeupla les con­trées désertes en répartissant sur les propriétés de ses ad­versaires un nombre considérable de ses soldats, que quel­ques auteurs élèvent au chiffre prodigieux de quarante-sept légions (4), et créa pour ses vétérans vingt-trois colonies mi­litaires sur le territoire enlevé aux villes rebelles (5).
Toutes ces mesures arbitraires étaient dictées par l'esprit de réaction; mais celles qui suivent furent inspirées parla pensée de rétablir l'ordre et la hiérarchie.
On en revint aux règles antérieurement adoptées pour la succession des magistratures (6). Personne ne put prétendre au consulat avant d'avoir exercé la préture ; à la préture, avant d'avoir été questeur. On fixa trente ans pour la ques­ture, quarante pour la préture, quarante-trois pour le consulat.

(1) Appien, I, xi, 100. — Velleius Paterculus, II, xxxi. — l’auxilium était la protection accordée par le tribun du peuple à celui qui la réclamait.
(2) Appien, Guerres civiles, I, xi, 100 et suiv.
(3) Appien, Guerres civiles, I, c. (Voyez, sur une inscription placée par ces affranchis en l'honneur du dictateur, et qui a été découverte en Italie, Mommsen, Inscriptiones latinœ antiquissimœ, p. 168.)
(4) Tite-Live, Epitome, LXXXIX.
(5) Appien, Guerres civiles, I, xi, 100.
(6) Appien, Guerres civiles, I, xi, 100, — En 574 on avait déjà fixé l'âge exigé pour les différentes magistratures. (Tite-Live, XL, xliv.)

La loi exigeait un intervalle de deux ans entre l'exer­cice de deux magistratures différentes, et de dix entre la même magistrature, règle si sévèrement maintenue, que, pour l'avoir bravée en briguant le consulat (1), Lucretius Ofella, un des partisans les plus dévoués de Sylla, fut mis à mort. Le dictateur retira aux affranchis le droit de voter, aux chevaliers les places d'honneur dans les spectacles ; il fit cesser les adjudications confiées aux fermiers généraux, les distributions de blé, et supprima les corporations, qui offraient un véritable danger pour le repos public. Enfin, pour mettre des bornes au luxe, des lois somptuaires furent promulguées (2).
Par la loi de provinciis ordinandis, il voulut régler le gou­vernement des provinces et en améliorer l'administration. La gestion des affaires civiles retenait à Rome les deux con­suls et les huit préteurs pendant l'année de leur charge. Ils prenaient ensuite, en qualité de proconsuls ou de pro­préteurs, le commandement d'une des dix provinces, qu'ils exerçaient durant un an ; dès lors une nouvelle loi curiate devenait inutile pour renouveler l'imperîum; ils le conser­vaient jusqu'à leur retour à Rome. Trente jours leur étaient accordés pour quitter la province après l'arrivée de leurs successeurs (3). Le nombre des préteurs, des questeurs, des pontifes et des augures fut augmenté (4). Tous les ans vingt questeurs durent être nommés, ce qui assurait le recrute­ment du sénat, puisque cette charge y donnait entrée. Sylla multiplia les commissions de justice. Il prit des mesures pour mettre un terme aux meurtres qui désolaient l'Italie (lex de sicariis) et protéger les citoyens contre les outrages (lex de injuriis).

(1) Appien, Guerres civiles, I, xi, 101. — Tite-Live, Epitome, LXXXIX.
(2) Aulu-Gelle, II, xxiv.
(3) Cicéron, Lettres familières, III, 6, 8, 10.
(4) Tite-Live, Epitome, LXXXIX. — Tacite, Annales, XI, xxii. — Aurelius Victor, Hommes illustres, lxxv.

La lex majestatis complétait, pour ainsi dire, la précédente (1). Au nombre des crimes de lèse-majesté, punis de la peine capitale, se trouvent les excès des magistrats chargés de l'administration des provinces. Quitter son gou­vernement sans congé du sénat, conduire une armée hors des limites de sa province, entreprendre une guerre sans autorisation, traiter avec des chefs étrangers, tels furent les principaux actes qualifiés de crimes contre la République. Il n'y en avait pas un dont Sylla ne se fût rendu coupable.
Sylla abdiqua en 675, seule action extraordinaire qui lui restât à accomplir. Lui qui avait porté le deuil chez tant de familles, il rentra seul dans sa maison, à travers une foule respectueuse et soumise. Tel était l'ascendant de son ancien pouvoir, soutenu d'ailleurs par les dix mille cornéliens pré­sents dans Rome et dévoués à sa personne (2), que, redevenu simple citoyen, on le laissa agir en maître absolu, et, la veille même de sa mort, arrivée en 676, il se rendait l'exé­cuteur d'une impitoyable justice, en osant faire impunément égorger sous ses yeux le préteur Granius, coupable de con­cussion (4).
Ses funérailles furent d'une magnificence inouïe ; on porta son corps au Champ-de-Mars, où jusqu'alors les rois seuls avaient été inhumés (4). Il laissait l'Italie domptée, mais non soumise; les grands au pouvoir, mais sans autorité morale; ses partisans enrichis, mais tremblants pour leurs richesses ; les nombreuses victimes de la tyrannie terrassées,

(1) Cicéron, De l’Orateur, II, xxxix. — « Loi qui chez les anciens embras­sait des objets différents : trahisons à l'année, séditions à Rome, abaissement de la majesté du peuple romain par la mauvaise gestion d'un magistrat. » (Tacite, Annales, I, lxxii.)
(2) Appien, Guerres civiles, I, xii, 104.
(3) II attendait la mort du dictateur pour frustrer le trésor d'une somme qu'il devait à l'État. (Plutarque, Sylla, xlvi.)
(4) Appien, Guerres civiles, I, xii, 106.

mais frémissantes sous l'oppression; enfin, Rome avertie qu'elle est  désormais   sans   défense   contre  l'audace   d'un   soldat heureux (1)
       VIII.  L'histoire des cinquante dernières années et surtout la dictature de Sylla montrent jusqu'à l'évidence que l'Italie demandait un maître. Partout les institutions fléchissaient devant le pouvoir d'un seul, soutenu non-seulement par ses propres partisans, mais encore par la foule indécise qui, fatiguée de l'action et de la réaction de tant de partis opposés, aspirait à l'ordre et au repos. Si la conduite de Sylla entêté modérée, ce qu'on nomma l'Empire eût probablement commencé avec lui; mais son pouvoir fut si cruel et si partial, qu'après sa mort on  oublia les abus de la liberté pour  ne se souvenir que des  abus de la tyrannie. Plus l'esprit démocratique avait pris d'extension, et plus les anciennes institutions perdaient de leur prestige. En effet, comme la démocratie, confiante et passionnée, croit toujours ses intérêts mieux représentés par un seul que par un corps politique, elle était sans cesse disposée à remettre son avenir à celui qui s'élevait, par son mérite, au-dessus des autres. Les Gracques, Marius et Sylla avaient tour à tour disposé à leur gré  des  destinées  de  la République,  foulé impunément aux pieds les anciennes institutions et les anciennes coutumes; mais leur règne fut éphémère (2), car ils ne représentaient   que des factions.   Au lieu   d'embrasser dans leur ensemble les voeux et les intérêts de toute la péninsule italique,  ils favorisaient exclusivement  telle  ou  telle  classe de la société. Les uns voulaient avant tout assurer le bien-être des prolétaires de Rome ou l'émancipation des

(1) Sylla avait pris le surnom d’heureux (Félix} (Mommsen, Inscriptiones latinae antiquissimae p. 168), ou de Faustus, suivant Velleius Paterculus.
(2) « 0n ne peut nier que Sylla n'ait eu alors la puissance d'un roi, quoiqu’il ait rétabli la République. " (Cicéron, Discours sur la réponse des aruspices, xxv.)

Italiotes, ou la prépondérance des chevaliers;  les autres, les privilèges de l'aristocratie. Ils échouèrent.
Pour fonder un ordre de choses durable, il fallait un homme qui, s'élevant au-dessus des passions vulgaires, réunît en lui les qualités essentielles et les idées justes de chacun de ses devanciers, et évitât leurs défauts comme leurs erreurs. A la grandeur d'âme et à l'amour du peuple de certains tribuns, il fallait joindre le génie militaire des grands généraux et le sentiment profond du dictateur pour l'ordre et la hiérarchie.
L'homme capable d'une si haute mission existait déjà ; mais peut-être, malgré son nom, serait-il resté longtemps encore inconnu, si l'œil pénétrant de Sylla ne l'eût décou­vert au milieu de la foule, et, par la persécution, désigné à l'attention publique. Cet homme était César.