Histoire de Jules César  

Jules César de Napoléon III, Volume IV

RÉSUMÉ DE LA GUERRE DES GAULES ET RÉCIT DES ÉVÈNEMENTS DE ROME DE 696 A 703

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                                                   CHAPITRE PREMIER

                                           ÉVÈNEMENTS DE L’AN 696

I Difficultés de la tâche de César
Dans le livre qui précède nous avons reproduit, d’après les Commentaires, le récit de la guerre des Gaules, en essayant d’élucider les questions douteuses et de retrouver les lieux, théâtre de tant de combats. Il ne sera pas maintenant sans intérêt de rappeler les traits saillants des huit campagnes du proconsul romain, en écartant tous les détails techniques. Nous examinerons en même temps ce qui se passait, pendant cette période, sur les bords du Tibre, et les événements qui amenèrent la guerre civile.
Des écrivains que la gloire irrite se plaisent à la rabaisser. Ils semblent vouloir ainsi infirmer le jugement des siècles passés ; nous préférons le confirmer en disant pourquoi la renommée de certains hommes a rempli le monde. Mettre en lumière les exemples héroïques, montrer que la gloire est la légitime récompense des grandes actions, c’est rendre hommage à l’opinion publique de tous les temps. L’homme aux prises avec des difficultés qui semblent insurmontables, et les domptant par son génie, offre un spectacle toujours digne de notre admiration ; et cette admiration sera d’autant plus justifiée, que la disproportion aura été plus marquée entre le but et les moyens.
César va quitter Rome, s’éloigner des débats du Forum, de l’agitation des comices, des intrigues d’une ville corrompue, et prendre le commandement de ses troupes. Laissons donc un moment de côté l’homme politique et ne considérons que l’homme de guerre, le grand capitaine. Le proconsul romain n’est point un de ces chefs barbares qui, à la tête de hordes innombrables, s’abattent sur un pays étranger pour le ravager par le fer et le feu. Sa mission n’est point de détruire, mais d’étendre au loin l’influence de la République en protégeant les peuples de la Gaule soit contre leurs propres dissensions, soit contre les empiétements de leurs redoutables voisins. Les dangers dont les victoires de Marius ont sauvé l’Italie ne sont pas sortis de la mémoire. On se rappelle la bravoure sauvage et surtout la multitude de ces barbares qui, avant la bataille d’Aix, avaient mis six jours entiers à défiler devant le camp de Marius (1) ; on craint le renouvellement de ces inondations de peuples, et le premier devoir de César est de conjurer de semblables périls. Déjà les Helvètes et leurs alliés, au nombre de 368.000, s’acheminent vers le Rhône ; 120.000 Germains se sont établis dans la Gaule ; 24.000 Harudes, leurs compatriotes, viennent de suivre le même exemple ; d’autres marchent après eux, et plus de 100.000 Suèves s’apprêtent à passer le Rhin,
La Narbonnaise est la base d’opération du proconsul, mais elle se compose en partie de populations récemment soumises, d’une fidélité encore douteuse.

(1) Plutarque, Marius, 19.

Rome compte dans les Gaules des peuples alliés, mais ils ont perdu leur prépondérance. Les différents États, divisés entre eux par des rivalités intestines, offrent une proie facile à l’ennemi ; mais que l’armée romaine vienne à occuper leur territoire d’une manière permanente et à blesser ainsi leur sentiment d’indépendance, toute la jeunesse belliqueuse se réunira, prête à commencer une lutte pleine de périls pour les envahisseurs. Il importe donc que César agisse avec la plus extrême prudence, favorise l’ambition des uns, réprime les empiétements des autres, ménage la susceptibilité de tous, attentif à ne blesser ni la religion, ni les lois, ni les moeurs ; il est cependant obligé de puiser une partie de ses forces dans la contrée qu’il occupe, et d’en tirer des hommes, des subsides et des approvisionnements. La plus grande difficulté qu’éprouve le chef d’une armée opérant dans un pays dont il veut se concilier l’esprit est d’y faire vivre ses troupes sans l’épuiser, et d’assurer le bien-être de ses soldats sans exciter le mécontentement des habitants. « Vouloir appeler, dit l’empereur Napoléon Ier dans ses Mémoires (1), une nation à la liberté, à l’indépendance ; vouloir que l’esprit public se forme au milieu d’elle, qu’elle fournisse des troupes, et lui enlever en même temps ses principales ressources, sont deux idées contradictoires, et c’est dans leur conciliation que consiste le talent. »
Ainsi, combattre deux à trois cent mille Helvètes et Germains, dominer huit millions de Gaulois, maintenir la Province romaine, telle est la tâche qui s’impose à César, et, pour l’entreprendre, il n’a encore sous la main qu’une seule légion. Quels seront ses moyens pour vaincre tous ces obstacles ? Son génie et l’ascendant de la civilisation sur la barbarie.

(1) Mémoires de Napoléon Ier, Révolte de Pavie, VII, 4.


II Campagne contre les Helvètes
César part de Rome, vers le milieu de mars 696, et arrive en huit jours à Genève. Aussitôt les Helvètes, qui s’étaient donné rendez-vous sur les bords du Rhône pour le 24 mars, jour de l’équinoxe, lui demandent la permission de traverser la Savoie, leur intention étant d’aller se fixer en Saintonge. Il ajourne sa réponse au 8 avril, et emploie les quinze jours qu’il gagne ainsi à fortifier la rive gauche du Rhône, depuis Genève jusqu’au Pas-de-l’Écluse, à lever des troupes dans la Province et à renouer les anciens liens d’amitié avec les Bourguignons (1), qui lui fourniront bientôt hommes, chevaux et vivres.
En rendant le Rhône infranchissable, en rattachant à sa cause le peuple qui occupait tout le cours de la Saône, depuis Pontailler jusque près de Trévoux, il avait intercepté aux Helvètes la route du midi et semé de difficultés leur passage du côté de l’ouest. Cependant ceux-ci n’en persistèrent pas moins dans leur dessein ; ils s’entendirent avec les Francs-Comtois, auxquels appartenait le Pas-de-l’Écluse, pour déboucher par ce défilé dans les plaines d’Ambérieux et sur le plateau des Dombes. Ils pouvaient ainsi arriver à la Saône, la passer de gré ou de force, se transporter dans la vallée de la Loire, en traversant les monts Charolais, et de là pénétrer en Saintonge.
Dès que César a connaissance de ce projet, son parti est aussitôt pris : il prévoit qu’un long temps s’écoulera avant que les Helvètes obtiennent le passage à travers des pays inquiets d’hôtes si nombreux ; il calcule qu’une agglomération de 368.000 individus, hommes, femmes et enfants, emportant sur des chariots pour trois mois de vivres, sera lente à se mouvoir ;

(1) Pour la plus claire intelligence du résumé, nous avons adopté les désignations modernes des différents peuples de la Gaule, quoique ces désignations soient loin de répondre aux anciennes circonscriptions.

il se rend dans la Cisalpine, y lève deux légions, fait venir d’Aquilée les trois qui y étaient en quartiers d’hiver, et, repassant de nouveau les Alpes, arrive, deux mois après, au confluent du Rhône et de la Saône, sur les hauteurs de Sathonay. Il apprend que les Helvètes sont occupés depuis vingt jours à traverser la Saône entre Trévoux et Villefranche, mais qu’une partie d’entre eux se trouve encore sur la rive gauche : il saisit l’occasion, tombe sur ces derniers, les défait, et diminue ainsi d’un quart le nombre de ses adversaires ; puis, franchissant la Saône, il suit pendant quinze jours le gros de l’immigration helvète, qui s’avançait vers les sources de la Bourbince. Les vivres venant à lui manquer, il se détourne de sa route et se dirige vers Bibracte (le mont Beuvray), citadelle et ville principale des Bourguignons. Cette marche sur sa droite fait croire aux Helvètes qu’il redoute de se mesurer avec eux ; ils reviennent alors sur leurs pas et l’attaquent à l’improviste ; une grande bataille s’engage, et, avec ses quatre vieilles légions seulement, César remporte la victoire. L’immigration, déjà considérablement réduite par la bataille de la Saône, ne compte plus que 130.000 individus, qui battent en retraite vers le pays de Langres. Le général romain ne les poursuit pas : il passe trois fours à ensevelir les morts et à soigner les blessés. Mais son ascendant est si considérable, que, pour priver de vivres les débris de l’armée vaincue, il lui suffit d’un ordre aux peuples dont ils traversent le territoire. Dépourvus de toutes ressources, les fuyards suspendent leur marche et font leur soumission. Il s’empresse de les rejoindre vers Tonnerre. Arrivé au milieu d’eux, il s’inspire des conseils d’une politique généreuse, et gagne par ses bons procédés ceux qu’il a subjugués par ses armes.
Il y avait dans l’agglomération helvète un peuple renommé par sa valeur, les Boïens ; César permet aux Bourguignons de les recevoir au nombre de leurs concitoyens et de leur donner des terres au confluent de l’Allier et de la Loire. Quant aux autres barbares, à l’exception de 6.000 qui avaient voulu se soustraire par la fuite à la capitulation, il les oblige à retourner dans leur pays, les renvoie sans rançon, au lieu de les vendre comme esclaves et d’en tirer ainsi un profit considérable (1), selon l’usage général à cette époque. En empêchant les Germains de s’établir dans les contrées abandonnées par l’immigration, il subordonnait un calcul intéressé à une haute pensée politique, et prévoyait que l’Helvétie, par sa position géographique, devait être un boulevard contre l’invasion du Nord, car, alors comme aujourd’hui, il importait à la puissance assise sur le Rhône et les Alpes d’avoir sur ses frontières orientales un peuple ami et indépendant (2).

III Campagne contre Arioviste
 La victoire remportée près de Bibracte a, d’un seul coup, rétabli le prestige des armes romaines. César est devenu l’arbitre des destinées d’une partie de la Gaule tous les peuples compris entre la Marne, le Rhône et les monts d’Auvergne lui obéissent (3). Les Helvètes sont rentrés dans leur pays, les Bourguignons ont reconquis leur ancienne prépondérance. L’assemblée de la Gaule celtique, réunie avec sa permission à Bibracte, invoque sa protection contre Arioviste, et, jusque dans le nord, les habitants du pays de Trèves s’empressent de lui dénoncer une prochaine invasion des Germains. Il avait toujours été dans la politique de la République d’étendre son influence en allant au secours des

(1) Cicéron, proconsul en Cilicie, retira la somme de 12 millions de sesterces (2.280.000 fr.) de la vente des prisonniers faits au siège de Pindenissus (Cicéron, Lettres à Atticus, V, 20).
(2) Julien (Cœsares, p. 72, éd. Lasius) fait dire à César qu’il avait traité les Helvètes en philanthrope et reconstruit leurs villes brûlées.
(3) C’est probablement à cette époque que les chefs de l’Auvergne, et peut-être Vercingétorix lui-même, ainsi que le dit Dion Cassius, vinrent rendre hommage au proconsul romain.

peuples opprimés. César ne pouvait manquer de régler sa conduite d’après ce principe. Non seulement il lui importait de délivrer les Gaulois d’un joug étranger, mais il voulait ôter aux Germains la possibilité de se fixer sur les bords de la Saône et de menacer ainsi la Province romaine, l’Italie peut-être.
Avant de recourir aux armes, César, qui, pendant son consulat, avait fait déclarer Arioviste allié et ami du peuple romain, entreprit d’essayer sur lui des moyens de persuasion. Il lui fit demander une entrevue et ne reçut qu’une réponse hautaine. Bientôt, informé que, depuis trois jours, le roi germain a passé ses frontières à la tête d’une nombreuse armée, et que, d’un autre côté, les cent cantons des Suèves menacent de franchir le Rhin vers Mayence, il part de Tonnerre en toute hâte pour se porter à sa rencontre. Arrivé vers Arc-en-Barrois, il apprend qu’Arioviste se dirige avec toutes ses troupes sur Besançon. Il tourne alors à droite, le prévient, et s’empare de cette place importante. Sans doute qu’à la nouvelle de la marche de l’armée romaine Arioviste ralentit la sienne et s’arrêta dans les environs de Colmar.
Après être resté quelques jours à Besançon, César se met en route vers le Rhin, évite les contreforts montagneux du Jura, prend par Pernnesières, Arcey, Belfort, et débouche vers Cernay dans les plaines fertiles de l’Alsace. Les deux armées ne sont plus qu’à 24 milles l’une de l’autre. César et Arioviste ont une entrevue ; elle ne fait qu’accroître leur mutuel ressentiment. Ce dernier conçoit le projet de couper la ligne d’opération des Romains, et, passant près des lieux où est aujourd’hui Mulhouse, il vient, par un mouvement tournant, se placer sur le ruisseau de la petite Doller, au sud de l’armée romaine qui, campée sur la Thur, s’appuie aux derniers contreforts des Vosges, près de Cernay. Dans cette position, Arioviste intercepte les communications de César avec la Franche-Comté et la Bourgogne. Celui-ci, pour les rétablir, partage ses troupes en deux corps et fait construire sur sa droite, près de la petite Doller, un second camp, moins considérable que le premier. Pendant plusieurs jours, il cherche inutilement à attirer Arioviste au combat ; puis, sachant que les mères de famille ont conseillé aux Germains de ne pas tenter la fortune avant la nouvelle lune, il réunit ses six légions, met tous les auxiliaires à sa droite, marche résolument à l’assaut du camp des Germains, les force à accepter la bataille, et les défait après une résistance opiniâtre. Dans leur déroute, ils reprennent le chemin par lequel ils étaient venus, et, poursuivis sur un espace de 50 milles, ils repassent le Rhin vers Rhinau. Quant aux Suèves réunis près de Mayence, en apprenant le désastre de leurs alliés, ils s’empressent de regagner leur pays.
Ainsi, dans cette première campagne, César, par deux grandes batailles, avait délivré la Gaule de l’invasion des Helvètes et des Germains ; tous les Gaulois le considéraient comme un libérateur. Mais les services rendus sont bien vite oubliés quand c’est à une armée étrangère qu’on doit sa liberté et son indépendance.
César met ses troupes en quartiers d’hiver dans la Franche-Comté, laisse le commandement à Labienus et part pour la Gaule cisalpine, où il était obligé, comme proconsul, de présider les assemblées provinciales. Rapproché de Rome pendant l’hiver, il pouvait suivre plus facilement les événements politiques de la métropole.

IV Suite du consulat de L. Calpurnius Pison et d’Aulus Gabinius
Tandis que les armées augmentaient au dehors la puissance de la République, à Rome les luttes intestines continuaient avec une nouvelle fureur. Il ne pouvait guère en être autrement au milieu des éléments de discorde et d’anarchie qui fermentaient, et qui, depuis le départ de César, n’étaient plus contenus par une haute intelligence et une volonté ferme. La force morale, si nécessaire à tout gouvernement, n’existait plus nulle part, ou plutôt elle n’existait pas là où les institutions voulaient qu’elle fût, dans le sénat ; et, selon la remarque d’un célèbre historien allemand, cette assemblée, qui gouvernait le monde, était impuissante à gouverner la ville (1). Il y avait longtemps que l’ascendant d’un homme en évidence l’emportait sur celui du sénat ; Pompée, par sa renommée militaire, par son alliance avec César et Crassus, dominait toujours, quoiqu’il n’eût alors aucun pouvoir légal. César avait compté sur lui pour continuer son oeuvre et refréner les mauvaises passions qui s’agitaient dans les hautes régions comme dans les bas-fonds de la société ; mais Pompée n’avait ni l’esprit ni l’énergie nécessaires pour maîtriser à la fois l’arrogance de la noblesse et la turbulence de certains partisans de la démagogie ; il fut bientôt en butte à l’animadversion des deux partis (2). D’ailleurs, tout entier sous le charme de sa jeune femme, il semblait indifférent à ce qui se passait autour de lui (3).
Le récit des événements de Rome, pendant les huit années du séjour de César dans les Gaules, ne nous offrira plus qu’une suite non interrompue de vengeances, de meurtres et de violences de toute nature.

(1) Mommsen, Römische Geschichte, III, p. 291. Berlin, 1861.
(2) Plutarque, Pompée, 51-52.
(3) « Lui-même se laissa bientôt amollir par l’amour qu’il avait pour sa jeune femme. Uniquement occupé à lui plaire, il passait des journées avec elle dans sa maison de campagne ou dans ses jardins, et ne songeait plus aux affaires publiques. Ainsi Clodius même, alors tribun du peuple, n’ayant plus pour lui que du mépris, osa se porter aux entreprises les plus audacieuses » (Plutarque, Pompée, 50).

Comment d’ailleurs maintenir l’ordre dans une si vaste cité sans une force militaire permanente, lorsque chaque homme important se faisait suivre par ses clients ou par ses esclaves en armes, et qu’ainsi, à l’intérieur, tout le monde avait une armée, excepté la République ? Dès ce moment, comme on le verra, les querelles qui vont s’élever entre les partis amèneront toujours des émeutes ; les esclaves et les gladiateurs enrégimentés en seront les acteurs ordinaires.
V Menées de Clodius
Clodius, dont l’imprudent appui de ceux qu’on a appelés plus tard triumvirs avait augmenté l’influence, ne cessa pas, après le départ de César, de rechercher une vaine popularité et d’exciter les passions mal assoupies. Non content d’avoir, au commencement de son tribunat, rétabli ces associations religieuses, commerciales et politiques, qui, composées en majorité de la lie du peuple, étaient un danger permanent pour la société ; d’avoir fait des distributions de blé, restreint le droit d’exclusion des censeurs, défendu de prendre les auspices ou d’observer le ciel le jour fixé pour la réunion des comices (1), provoqué l’exil de Cicéron, il tourna son inquiète activité contre Pompée (2), que bientôt il irrita profondément en enlevant, pour le rendre à la liberté, un fils de Tigrane, roi d’Arménie, fait prisonnier dans la guerre contre Mithridate, et gardé comme un gage de la tranquillité de l’Asie (3). En même temps il poursuivait en justice quelques amis de Pompée, et répondait aux représentations qui lui étaient adressées, « qu’il était bien aise d’apprendre jusqu’où allait le crédit du grand homme (4). » Celui-ci songea alors à rappeler Cicéron pour l’opposer à Clodius, de même que, peu de mois auparavant, il avait suscité Clodius contre Cicéron. On le voit, le système de bascule politique n’est pas nouveau.

(1) Dion Cassius, XXXVIII, 13.
(2) Plutarque, Pompée, 51-52.
(3) Dion Cassius, XXXVIII, 30.
(4) Plutarque, Pompée, 48 et 50.

VI Pompée consulte César sur le retour de Cicéron
Dans ces circonstances, l’opinion de César était d’un grand poids. Pompée lui écrivit pour le consulter (1), et P. Sextus, un des nouveaux tribuns désignés, se rendit dans les Gaules pour connaître ses dispositions (2). Il paraît certain qu’elles furent favorables (3), car, dès les calendes de juin 696, deux mois à peine depuis le décret qui avait frappé Cicéron, un tribun du peuple, L. Ninnius, demanda son rappel dans le sénat. Cette proposition allait être adoptée, quand un autre tribun du peuple, Ælius Ligus, intercéda (4). Le sénat, irrité, déclara qu’il ne prendrait en considération aucune affaire politique ou administrative avant d’avoir statué sur le retour de Cicéron (5). On juge par là combien l’assemblée avait à coeur le succès de cette mesure, et combien, en la soutenant, Pompée flattait les sentiments de la majorité.

VII Pompée se croit menacer par un esclave de Clodius
Un incident singulier acheva de le rapprocher du sénat : le 3 des ides de sextilis (5 août), un esclave de Clodius laissa tomber un poignard sur le passage de Pompée,

(1) « Pompée va enfin s’occuper de mon rappel ; il n’attendait qu’une lettre de César pour en faire faire la proposition par un homme à lui » (Cicéron, Lettres à Atticus, III, 18). —«  Si César m’a abandonné, s’il s’est joint à mes ennemis, il a manqué à l’amitié, et m’a fait tort ; j’ai dû être son ennemi, je ne le nie pas ; mais si César s’est intéressé à mon rétablissement, s’il est vrai que vous ayez pensé qu’il était important pour moi que César ne fût pas contraire, »  etc. (Discours sur les provinces consulaires, 18).
(2) « C’est alors que P. Sextius, tribun désigné, se rendit auprès de César pour l’intéresser à mon retour. Je dis seulement que, si César fut bien intentionné pour moi, et je le crois, ces démarches n’ajoutaient rien à ses bonnes dispositions. Il pensait (Sextius) que, si l’on voulait rétablir la concorde entre les citoyens et décider mon rappel, il fallait s’assurer du consentement de César » (Cicéron, Pour Sextius, 18).
(3) « Pompée prit mon frère à témoin que tout ce qu’il avait fait pour moi, il l’avait fait par la volonté de César » (Cicéron, Lettres familières, I, 9).
(4) Cicéron, Pour Sextius, 31 et suiv.
(5) Cicéron, Pour Sextius, 31.

qui entrait dans la curie ; arrêté par des licteurs et interrogé par le consul A. Gabinius, l’esclave avoua que son maître lui avait ordonné d’assassiner le grand citoyen (1). Ce projet d’attentat, plus ou moins sérieux, produisit cependant assez d’impression sur Pompée pour l’empêcher pendant longtemps d’aller au Forum et de se montrer en public (2).
Les demandes en faveur de Cicéron se renouvelèrent, et le 4 des calendes de novembre (20 octobre), huit tribuns du peuple, la plupart dévoués à Pompée, proposèrent formellement dans le sénat le rappel de l’exilé. De ce nombre était T. Annius Milon, homme violent, audacieux et sans scrupules, en tout semblable à Clodius, mais son adversaire déclaré. Clodius et son frère, le préteur Appius, parvinrent encore à faire échouer cette motion (3). Enfin, pour comble d’audace, le fougueux tribun, vers la fin de ses fonctions, osa s’attaquer à César et essaya de faire révoquer les lois juliennes ; mais cette tentative resta impuissante devant l’éclat des succès remportés sur les Helvètes et sur les Germains.

(1) Plutarque, Pompée, 51. — Cicéron, Pour Sextius, 32 ; Sur la réponse des aruspices, 23 ; Pour Milon, 7. — Asconius, Commentaire sur le discours pour Milon, p. 47, édit. Orelli.
(2) Plutarque, Pompée, 51. — Cicéron, Pour Milon, 7. — Asconius, Commentaire sur le discours pour Milon, p. 47, édit. Orelli.
(3) Cicéron, Lettres à Atticus, III, 23. - Dion Cassius, XXXIX, 6.

 

CHAPITRE DEUXIÈME

ÉVÉNEMENTS DE L’AN 697

I Guerre contre les Belges
Les victoires de César avaient éveillé parmi les Gaulois des sentiments d’admiration, mais aussi de défiance ; ils ne voyaient pas sans crainte qu’il avait suffi de six légions pour disperser deux invasions comptant chacune 100.000 combattants. Il y a des succès qui par leur éclat inquiètent même ceux qui en profitent. Presque toute la Gaule assiste avec jalousie à des événements qui prouvent la supériorité des armées permanentes sur des populations sans organisation militaire. Un petit nombre de soldats aguerris et disciplinés, conduits par un grand capitaine, font trembler tous les peuples depuis le Rhin jusqu’à l’Océan, et même les insulaires de la Grande-Bretagne ne se croient plus à l’abri des atteintes de la puissance romaine ; les Belges surtout, fiers d’avoir été jadis les seuls à repousser l’invasion des Cimbres et des Teutons, sentent se réveiller leurs instincts belliqueux. Des excitations venues de l’autre côté du détroit augmentent leur défiance ; elles leur signalent le séjour de l’armée romaine en Franche-Comté comme une menace contre l’indépendance de la Gaule entière. La plus grande partie des peuples compris entre le Rhin, l’Escaut, l’Océan et la Seine, s’agitent, se coalisent et mettent sur pied une armée de 300.000 hommes.
Informé en Italie de ces préparatifs, César lève deux nouvelles légions, rejoint son armée en Franche-Comté, et se décide sur-le-champ à envahir le pays des Belges. Les premiers qui se présentent sur sa route sont les Champenois. Surpris de son arrivée subite, ils se soumettent, lui offrent même des subsides et des auxiliaires. César peut ajouter à huit légions et à ses troupes légères les contingents de Reims, et les joindre à ceux de la Bourgogne et de Trèves. Malgré cette augmentation de forces, l’ennemi qu’il doit combattre est quatre fois plus nombreux. Pour en venir à bout, il envoie les Bourguignons faire une diversion et ravager le territoire du Beauvaisis, puis il traverse l’Aisne à Berry-au-Bac et choisit derrière la Miette, ruisseau marécageux, une position défensive qu’il rend inexpugnable.
Les Belges, dont l’armée occupe, sur la rive droite de la Miette, une étendue de 12 kilomètres, sont impuissants à forcer la position des Romains et échouent dans leurs tentatives pour passer l’Aisne à Pontavert. Bientôt, découragés par le manque de vivres, les dissensions, et la nouvelle que les Bourguignons viennent d’envahir le Beauvaisis, ils se séparent, car chacun, croyant son pays menacé, veut aller le défendre. La ligue belge se trouve ainsi dissoute presque sans combat. César alors court châtier chaque peuple l’un après l’autre ; il s’empare tour à tour de Soissons, de Breteuil, citadelles principales du Soissonnais, du Beauvaisis, et arrive à Amiens.
Mais les coalitions des peuples du Nord se succèdent comme les vagues de la mer ; après les Helvètes, les Germains ; après les Germains, les Beauvaisins ; après les Beauvaisins, les habitants du Hainaut. Ceux-ci se sont réunis sur la Sambre et attendent les renforts des populations d’origine germaine établies aux environs de Namur. César marche alors vers la Sambre par la rive gauche. En arrivant près de l’ennemi caché dans les bois de la rive droite, sur les hauteurs d’Haumont, il rassemble six légions, place les deux autres en réserve avec les bagages de l’armée, et, atteignant les hauteurs de Neuf-Mesnil, il commence à fortifier son camp ; mais à peine les soldats sont-ils au travail que les Belges débouchent par toutes les issues de la forêt, traversent les eaux peu profondes de la Sambre, gravissent les pentes abruptes et tombent sur les Romains, qui, surpris et incapables de former leur ligne de bataille, se rangent sans ordre sous les premières enseignes venues ; la confusion est extrême ; César est obligé de mettre l’épée à la main et de se jeter dans la mêlée. Cependant peu à peu le combat se rétablit, le centre et l’aile gauche ont repoussé les assaillants ; celle-ci vient au secours de l’aile droite compromise, les deux légions d’arrière-garde accourent sur le champ de bataille ; alors la victoire se décide pour les Romains, et les peuples du Hainaut sont presque anéantis. Dans cette journée, l’expérience et la valeur d’anciens soldats aguerris sauvent l’armée romaine de l’impétuosité des Belges. Après ce fait d’armes, César se dirige vers Namur, où les habitants de toute la contrée s’étaient renfermés à la nouvelle de la défaite de leurs alliés, et il s’empare de la place.
Pendant qu’il achevait la conquête de la Belgique, un de ses lieutenants, le jeune Publius Crassus, détaché, après la bataille de la Sambre, en Normandie et en Bretagne, soumettait les peuples de ces provinces, de sorte qu’à cette époque la plus grande partie de la Gaule reconnaissait l’autorité de la République : l’éclat des victoires de César était tel que les Ubiens, peuple germain d’au delà du Rhin, établi entre le Main et la Sieg, faisaient parvenir au vainqueur leurs félicitations et l’offre de leurs services.
Avant de partir pour la Cisalpine, César envoya une légion dans le Valais pour châtier les habitants de ces vallées des Alpes qui, au commencement de l’année, avaient attaqué dans leur marche les deux nouvelles légions venues d’Italie ; son but aussi était d’ouvrir des communications faciles avec la Cisalpine par le Simplon et le Saint-Bernard. Mais son lieutenant Galba, après un sanglant combat, fut forcé de se retirer et de prendre ses quartiers d’hiver en Savoie. Le projet de César ne put donc pas se réaliser. Il était réservé à un autre grand homme, dix-neuf siècles plus tard, d’aplanir cette formidable barrière des Alpes.

II Retour de Cicéron
Reprenons le récit des événements survenus à Rome à partir des calendes de janvier 697 (20 décembre 696). Les consuls entrés en fonction étaient P. Cornelius Lentulus Spinther et Q. Cæcilius Metellus Nepos ; le premier, ami de Cicéron ; le second, favorable à Clodius, en haine du célèbre orateur, qui l’avait offensé (1).
Lentulus mit en délibération la question du rappel de l’exilé (2). L. Aurelius Cotta, consulaire estimé, déclara que le bannissement de Cicéron, prononcé à la suite de violences inqualifiables, portait en lui-même la cause de sa nullité ; que dès lors il n’était pas besoin de loi pour revenir sur un attentat contre les lois (3). Pompée combattit l’opinion de Cotta, et soutint qu’il fallait que Cicéron dût son rappel non seulement à l’autorité du sénat, mais encore à un vote populaire. Il ne s’agissait plus que de présenter un plébiscite aux comices. Personne n’y faisait opposition, lorsque Sextus Atilius, tribun du peuple, demanda l’ajournement (4), et, par ces manoeuvres dilatoires si familières aux Romains, força le sénat à remettre la présentation de la loi au 22 du même mois. Le jour venu, les partis s’apprêtèrent à appuyer leur opinion par la force. Q. Fabricius, tribun du peuple, favorable à Cicéron, chercha, dès le matin, à s’emparer des rostres. Clodius n’était plus tribun, mais il disposait toujours de la populace. Aux agitateurs de profession à sa solde il avait joint une troupe de gladiateurs appelée à Rome, par

(1) Cicéron, Pour Sextius, 38.
(2) Cicéron, Discours pour sa maison, 27 ; Pour Sextius, 34.
(3) Cicéron, Pour Sextius, 34 ; Des Lois, III, 19.
(4) Cicéron, Pour Sextius, 34.

son frère Appius, pour les funérailles d’un de ses parents (1). La troupe de Fabricius fut facilement mise en déroute ; un tribun, M. Cispius, s’était à peiné présenté, qu’on le repoussa. Pompée eut sa toge couverte de sang, et Quintus Cicéron, qu’il avait amené au Forum pour parler au peuple en faveur de son frère, fut obligé de se cacher ; les gladiateurs se précipitèrent sur un autre tribun, P. Sextius, et le laissèrent pour mort. « La lutte fut si vive, dit Cicéron (2), que les cadavres encombrèrent le Tibre, remplirent les égouts ; le Forum se trouva tellement inondé de sang, qu’on fut dans la nécessité de le laver avec des éponges. Un tribun fut tué, la maison d’un autre menacée d’incendie. » La stupeur devint générale, et il fallut ajourner encore la délibération. C’était par l’épée que tout se décidait dans Rome bouleversée et avilie.
En effet, pour amener le retour de Cicéron, le sénat se vit contraint d’opposer l’émeute à l’émeute, et de se servir de P. Sextius, rétabli de ses blessures, ainsi que de Milon, qui avait organisé militairement une bande armée en état de tenir tête aux séditieux (3). En même temps, il espéra intimider la plèbe urbaine en faisant venir à Rome, de tous les points de l’Italie (4), les citoyens sur lesquels il comptait. De plus, les mêmes hommes qui excitaient, deux ans auparavant, Bibulus à entraver toutes les mesures de César en observant le ciel (5), défendaient maintenant,

(1) Cicéron, Pour Sextius, 35. — Dion Cassius, XXXIX, 7. — Plutarque, Pompée, 51.
(2) Cicéron, Pour Sextius, 35 ; Premier discours après son retour, V, 6.
(3) Cicéron, Des Devoirs, II, 17 ; Pour Sextius, 39. — Dion Cassius, XXXIX, 8.
(4) Cicéron, Deuxième discours après son retour au sénat, 10 ; Discours pour sa maison, 28 ; Discours contre Pison, 15.
(5) On voit que le pouvoir d’observer le ciel existait encore malgré la loi Clodia.

sous peine d’être considéré comme ennemi de la République (1), ces manoeuvres religieuses qui suspendaient toutes les délibérations. Enfin la loi de rappel fut rendue.
Cicéron rentra dans Rome la veille des nones de septembre (16 août 697), au milieu des plus vives manifestations d’allégresse. Le sénat avait triomphé de l’opposition factieuse de Clodius ; mais ce n’était pas sans de grands efforts, ni sans avoir eu souvent, de son côté, recours à la violence et à l’arbitraire.

III Pompée est chargé des approvisionnements
Dès les premiers moments de son retour, Cicéron mit tous ses soins à augmenter l’influence de Pompée et à le réconcilier avec le sénat. La disette dont souffrait l’Italie cette année lui en fournit l’occasion. Le peuple se souleva tout à coup, se porta d’abord à un théâtre où se célébraient des jeux, puis au Capitole, en proférant des menaces de mort et d’incendie contre le sénat, auquel il attribuait la détresse publique (2). Déjà en juillet, lors des jeux apollinaires (3), une émeute avait éclaté pour le même motif.
Cicéron, par son éloquence persuasive, calma la foule irritée, proposa de confier à Pompée le soin des approvisionnements et de lui conférer pour cinq ans des pouvoirs proconsulaires en Italie et hors d’Italie (4). Les sénateurs, effrayés, adoptèrent sur-le-champ cette mesure. C’était, comme à l’époque de la guerre des pirates, donner au même homme une puissance excessive sur toute la terre, ainsi que le disait le décret. On lui adjoignit quinze lieutenants, au nombre desquels fut Cicéron (5).

(1) Cicéron, passages cités.
(2) Cicéron, Lettres à Atticus, IV, 1.
(3) Asconius, Commentaire sur le discours de Cicéron pour Milon, p. 48, éd. Orelli.
(4) Dion Cassius, XXXIX, 9. — Plutarque, Pompée, 52.
(5) Cicéron, Lettres à Atticus, IV, 1. — La proposition de Cicéron fut amplifiée encore par C. Messius, tribun du peuple, qui demandait pour Pompée une flotte, une armée et l’autorisation de disposer des finances.

Mais la création de cette nouvelle charge n’apaisa pas les impatiences de la multitude. Clodius cherchait à persuader au peuple que la disette était factice, et que le sénat l’avait fait naître pour avoir un prétexte de rendre Pompée le maître de toutes choses (1). Il ne laissait échapper aucune occasion de susciter des troubles.
Quoiqu’on eût donné à Cicéron plus de deux millions de sesterces (2) d’indemnité, et décidé que sa maison serait rebâtie à la même place, Clodius, qui voulait empêcher cette réédification, en vint plusieurs fois aux mains avec Milon, dans des luttes semblables à des combats en règle, leurs adhérents portant des boucliers et des épées. Chaque jour voyait une émeute dans les rues. Milon jurait de tuer Clodius, et Cicéron avouait plus tard que la victime et le bras qui devait frapper étaient désignés d’avance (3).

IV Fêtes à l’occasion des victoires de César
Ce fut vers la fin de l’année 697 que parvint à Rome la nouvelle des succès prodigieux de César contre les Belges ; ils y excitèrent le plus vif enthousiasme. Dès que le sénat en fut informé, il vota, pour les célébrer, quinze jours d’actions de grâces (4). Ce nombre de jours n’avait encore été accordé à personne. Marius en avait obtenu cinq, et Pompée, vainqueur de Mithridate, dix seulement.

(1) Plutarque, Pompée, 52. — Cicéron, Discours pour sa maison, 10.
(2) Lettres à Atticus, IV, 2.
(3) « J’ajouterai que, dans l’opinion publique, Clodius est regardé comme une victime réservée à Milon » (Cicéron, Sur la réponse des aruspices, 3). — Ce discours sur la réponse des aruspices est de mai, juin ou juillet 698. Voyez aussi ce qu’il dit dans sa lettre à Atticus, de novembre 697 (Lettres à Atticus, IV, 3).
(4) Plutarque, César, 23. — Guerre des Gaules, II, 35.

Le décret du sénat fut rédigé en termes plus flatteurs qu’on ne l’avait fait pour aucun général ; Cicéron lui-même s’associa à ce haut témoignage de la reconnaissance publique (1).

V Emeutes à Rome
Malgré ces démonstrations, il existait toujours dans une certaine caste une haine sourde contre le vainqueur des Gaules : au mois de décembre 697, Rutilius Lupus, nommé tribun pour l’année suivante, proposa de révoquer les lois de César et de suspendre la distribution des terres de la Campanie (2) ; il se répandit en accusations contre ce général et contre Pompée. Les sénateurs se turent ; Cn. Marcellinus, consul désigné, déclara qu’en l’absence de Pompée on ne pouvait rien décider.

(1) « Mais pourquoi, dans cette occasion surtout, s’étonnerait-on de ma conduite ou la blâmerait-on, quand moi-même j’ai déjà plusieurs fois appuyé des propositions qui étaient plus honorables pour César que nécessaires pour l’État ? J’ai voté en sa faveur quinze jours de prières : c’était assez pour la République qu’on décernât à César autant de jours qu’en avait obtenu Marius. Les dieux se seraient contentés, je pense, des mêmes actions de grâces qui leur avaient été rendues dans les guerres les plus importantes. Un si grand nombre de jours n’a donc eu pour objet que d’honorer personnellement César. Dix jours d’actions de grâces furent accordés, pour la première fois, à Pompée, lorsque la guerre de Mithridate eut été terminée parla mort de ce prince. J’étais consul, et, sur mon rapport, le nombre de jours décernés d’habitude aux consulaires fut doublé, après que vous eûtes entendu la lettre de Pompée et reconnu que toutes les guerres étaient terminées sur terre et sur mer. Vous adoptâtes la proposition que je vous fis d’ordonner dix jours de prières. Aujourd’hui j’ai admiré la vertu et la grandeur d’âme de Cn. Pompée, qui, comblé de distinctions telles que personne avant lui n’en avait reçu de semblables, déférait à un autre plus d’honneurs qu’il n’en avait obtenu lui-même. Ainsi donc, ces prières que j’ai votées en faveur de César étaient accordées aux dieux immortels, aux usages de nos ancêtres, aux besoins de l’État ; mais les termes flatteurs du décret, cette distinction nouvelle et le nombre extraordinaire de jours, c’est à la personne même de César qu’ils s’adressaient, et ils étaient un hommage rendu à sa gloire » (Cicéron, Discours sur les provinces consulaires, X, 11. - Août, an de Rome 698).
(2) Cicéron, Lettres à Quintus, II, 1.

D’un autre côté, Racilius, tribun du peuple, se leva pour renouveler les anciens griefs contre Clodius (1). Afin de déjouer les prétentions de ce dernier, qui aspirait à l’édilité, et qui, une fois nommé, eût été inviolable, les consuls désignés demandèrent qu’il fût procédé à l’élection des juges avant celle des édiles. Caton et Cassius s’y opposèrent. Cicéron saisit avec empressement l’occasion de fulminer contre Clodius ; mais celui-ci, qui était sur ses gardes, se défendit longuement, et, pendant ce temps, ses adhérents, s’attaquant aux gens de Milon, excitèrent un tel tumulte sur les marches du temple de Castor, où le sénat tenait séance, que le Forum devint un nouveau champ de bataille. Les sénateurs s’enfuirent ; tous les projets furent abandonnés (2).
En présence de ces collisions sanglantes, les élections pour l’édilité et la questure n’avaient pu avoir lieu ; d’ailleurs Milon et Sextius empêchaient, par vengeance personnelle, le consul Q. Metellus de convoquer les comices. Dès que le consul indiquait un jour d’assemblée, les deux tribuns déclaraient aussitôt qu’ils observeraient le ciel ; et, de peur que cette cause d’ajournement ne suffît pas, Milon s’établissait de nuit dans le Champ de Mars avec son monde en armes. Metellus essaya de tenir les comices par surprise (3), et se rendit de nuit au Champ de Mars par des rues détournées ; mais il était bien surveillé. Avant d’arriver à la place, il fut rencontré et reconnu par Milon, qui lui signifia, en vertu de sa puissance tribunitienne, l’obnonciation, c’est-à-dire la déclaration d’un empêchement religieux à la réunion des assemblées populaires (4). C’est ainsi que finit l’année 697.
Pendant ces luttes sans dignité où chaque parti se déshonorait par la violence, César avait, en deux campagnes, sauvé l’Italie de l’invasion des barbares et vaincu les peuples les plus belliqueux de la Gaule.

(1) Cicéron, Lettres à Quintus, II, 1.
(2) Cicéron, Lettres à Quintus, II, 1.
(3) Cicéron, Lettres à Atticus, IV, 3.
(4) Cicéron, Lettres à Atticus, IV, 2-3 ; Lettres à Quintus, II, 1.

Ainsi, à Rome, la vénalité et l’anarchie ; à l’armée, le dévouement et la gloire. Alors, comme à de certaines époques de notre révolution, on put dire que l’honneur national s’était réfugié sous les drapeaux.

CHAPITRE TROISIÈME

                              ÉVÈNEMENTS DE L’AN 698

I Présence à Rome de Ptolémée Aulètes
Les consuls précédents venaient d’être remplacés par Cn. Cornelius Lentulus Marcellinus et L. Marcius Philippus ; celui-ci allié de César, dont il avait épousé la nièce Atia (1). Vainement les premiers magistrats se succédaient tous les ans, le changement des personnes n’en amenait aucun dans l’état de la République.
Vers cette époque, survint un fait qui montra à quel degré de mépris étaient tombées les lois et la morale. Ptolémée Aulètes, roi d’Égypte, père de la fameuse Cléopâtre, haï de ses sujets, s’était enfui d’Alexandrie, et, vers la fin de 697, était parti pour Rome, malgré les conseils de M. Caton, qu’il avait rencontré à Rhodes. Il venait solliciter la protection de la République contre les Égyptiens, qui, en son absence, avaient donné la couronne à sa fille Bérénice. Il avait obtenu le titre, si recherché alors, d’ami et d’allié du peuple romain, en achetant les suffrages d’un grand nombre de personnages considérables, ce qui l’avait obligé d’établir de lourds impôts sur ses sujets. Il fut d’abord bien accueilli, car on savait qu’il apportait son trésor, prêt à le distribuer à de nouveaux protecteurs. Pompée le logea dans sa maison (2) et se déclara publiquement en sa faveur. Mais les Égyptiens, instruits de sort départ, envoyèrent une ambassade composée de plus de cent personnes pour défendre lent, cause ; la plupart furent tuées en route par des émissaires de Ptolémée ;

(1) Atia avait épousé en premières noces Octavius, dont elle eut un fils qui fût plus tard Auguste.
(2) Dion Cassius, XXXIX, 14.

les autres, effrayées ou corrompues à prix d’argent, ne s’acquittèrent pas de leur mission (1). Cet événement fit tant de bruit, que Pavonius, appelé le singe de Caton, parce qu’il imitait son austérité, dénonça au sénat la conduite de Ptolémée, et ajouta qu’un des députés égyptiens, nommé Dion, confirmerait toutes ses assertions. Dion n’osa point paraître, et, à peu de temps de là, fut assassiné. Malgré ce crime, Pompée conserva à Ptolémée son amitié, et l’on n’osa pas poursuivre l’hôte d’un homme si puissant (2).
Plusieurs projets furent mis en avant pour replacer le roi d’Égypte sur le trône, et cette entreprise, qui promettait gloire et profit, excitait l’ambition de chacun. Ceux qui, probablement, y étaient opposés, proposèrent de consulter les livres sibyllins, qui répondirent : « Si le roi d’Égypte vient vous demander du secours, ne lui refusez pas votre amitié, mais ne lui accordez aucune armée. » Caius Caton, tribun du peuple, parent de M. Porcius Caton, et cependant son adversaire, s’empressa de divulguer cette réponse, quoiqu’il ne fut pas permis, sans un décret du sénat, de publier les oracles sibyllins (3). Le sénat décréta que le roi d’Égypte serait replacé sur son trône par des magistrats romains, sans intervention armée (4). Mais cette mission était fort disputée : les uns voulaient en charger Lentulus Spinther, les autres Pompée, avec obligation de n’employer que deux licteurs ; la jalousie des prétendants y fit bientôt renoncer. Ptolémée, perdant tout espoir, quitta Rome et se retira à Éphèse (5). Il fut plus tard rétabli sur son trône par Gabinius.

(1) Dion Cassius, XXXIX, 12-13. — Plutarque, Pompée, 52.
(2) Dion Cassius, XXXIX, 14. — « Je ne lui épargne pas même les reproches pour l’empêcher (Pompée) de tremper dans cette infamie » (Cicéron, Lettres familières, I, 1).
(3) Dion Cassius, XXXIX, 15.
(4) Cicéron, Lettres à Quintus, II, 2.
(5) Dion Cassius, XXXIX, 16.

II Clodius nommé édile. Procès de Milon.
Les élections pour l’édilité avaient eu lieu le 11 des calendes de février de l’année 698 (28 décembre 697), et, grâce à beaucoup d’argent répandu, Clodius avait été nommé édile (1). A peine revêtu de cette charge, qui le mettait à l’abri des poursuites de Milon, il attaqua son accusateur comme coupable d’attentat à main armée, le même crime précisément que Milon lui reprochait. Ce n’était pas Milon qu’il avait en vue, mais ses puissants protecteurs. En outre, alléguant des auspices défavorables, ou faisant agir quelques tribuns du peuple, il s’opposait absolument à la présentation par les consuls de toute affaire publique de quelque importance, sans en excepter la loi curiate, qui décernait le commandement aux proconsuls et aux propréteurs (2).
Le procès dont Clodius le menaçait inquiétait fort peu Milon, qui n’avait rien rabattu de son audace habituelle. En effet, à une époque où un personnage politique ne pouvait être en sûreté que sous l’escorte d’une bande armée, il était difficile de condamner Milon pour avoir des gladiateurs à sa solde, surtout lorsque ses ennemis avaient donné l’exemple de recourir à de tels auxiliaires.
La lutte judiciaire allait commencer, et l’on s’y préparait comme à un combat. L’accusé avait pour défenseurs Cicéron et Pompée ; la plus grande partie du sénat lui était favorable, et, dans la prévision d’émeutes, ses amis faisaient venir leurs clients de toute l’Italie et même de la Gaule cisalpine (3). Clodius et Caius Caton, de leur côté, avaient réuni toutes leurs forces. Ils comptaient d’ailleurs que la populace, rendue : encore plus turbulente par la disette, accueillerait fort mal Pompée, qui ne remédiait pas à la misère publique,

(1) Cicéron, Lettres à Quintus, II, 2. – Dion Cassius, XXXIX, 18.
(2) Dion Cassius, XXXIX, 18-19.
(3) Cicéron, Lettres à Quintus, II, 3.

et Cicéron, qui, au dire des superstitieux, avait attiré le courroux des dieux sur la ville en choisissant pour rebâtir sa maison un terrain consacré à la déesse Libertas (1). Il paraît que beaucoup d’ennemis de Pompée encourageaient Clodius et l’aidaient secrètement. Crassus lui-même était soupçonné de lui donner de l’argent ainsi qu’à Caius Caton.
Le 8 des ides de février (12 janvier 698), Milon parut devant ses juges (2). Lorsque Pompée voulut prendre la parole pour le défendre, la multitude, excitée par Clodius, le reçut avec des huées et des injures. La plèbe urbaine connaissait toutes les vanités de Pompée et les blessait toutes avec un art perfide. Celui-ci cependant, quoique interrompu à chaque instant, garda son sang-froid. et s’efforça de parler. Clodius lui répondit ; mais ses adversaires avaient aussi une populace organisée et soldée pour l’outrager et chanter des vers infâmes sur ses amours avec sa sœur (3). Dans cette étrange et ignoble dispute, Milon était oublié ; il n’y avait plus qu’une sorte de duel entre Clodius et Pompée. Clodius, au milieu de ses satellites, s’écriait en forçant la voix : « Quel est l’homme qui nous fait mourir de faim ? » Et toute la populace, avec l’ensemble d’un choeur de tragédie, de crier : « Pompée ! » — « Qui voudrait aller en Égypte ? » reprenait Clodius. « — Pompée ! » répondaient mille voix. — « Qui faudrait-il y envoyer ? » — « Crassus  ! » (4) Clodius ajoutait : « Quel est l’autocrate que rien ne contente ? Quel est l’homme qui cherche un homme ? Qui se gratte la tête d’un seul doigt ? — Pompée ! Pompée ! » criait toujours la foule. Après s’être provoqués de la sorte, les deux partis, las de vociférer, en vinrent aux mains.

(1) Dion Cassius, XXXIX, 20.
(2) Cicéron, Lettres à Quintus, II, 3.
(3) Cicéron, Lettres à Quintus, II, 3.
(4) Cicéron, Lettres à Quintus, II, 3. — Ce mot donne, suivant nous, l’explication de la querelle qui existait alors entre les deux triumvirs. L’Égypte était une proie si riche qu’elle devait les diviser.

Cicéron s’échappa prudemment (1), et cette fois encore la victoire demeura au parti des grands, probablement appuyé par des gladiateurs plus nombreux (2). Le jugement de Milon, renvoyé à quelques jours de là, amena encore des scènes semblables ; mais l’accusé fut acquitté.

III Retour de Caton
Au milieu de ces querelles intestines, M. Caton revint de Chypre à Rome. Il rapportait le trésor de Ptolémée, frère de Ptolémée Aulètes, 7.000 talents (environ 40 millions de francs), un mobilier considérable, et ramenait un grand nombre d’esclaves. Ptolémée s’était empoisonné, sur le bruit de sa venue, ne lui laissant d’autre embarras que de recueillir ses trésors, car les Cypriotes, alors esclaves, dans l’espoir de devenir les alliés et les amis de Rome, reçurent Caton à bras ouverts. Fier de son expédition, qu’il avait remplie avec la plus parfaite intégrité, il tenait fort à ce qu’elle fût approuvée (3).
Le retour de Caton ne pouvait en rien remédier à l’état profondément troublé de la République (4). Sa vertu n’était pas de celles qui attirent, mais de celles qui repoussent. Blâmant tout le monde, peut-être parce que tout le monde était blâmable, il restait seul de son parti.
Dès son arrivée, il se trouva à la fois en opposition avec Cicéron, qui attaquait la légalité de sa mission, et avec Clodius, qui, la lui ayant confiée en sa qualité de tribun, entendait s’en attribuer toute la gloire. Dans ces nouvelles menées de Clodius, César l’appuya, dit-on, en lui suggérant des motifs d’accusation contre Caton (5).

(1) « Clodius est précipité de la tribune, moi je m’esquive de crainte d’accident » (Cicéron, Lettres à Quintus, II, 3).
(2) Cicéron, Lettres à Quintus, II, 3.
(3) Dion Cassius, XXXIX, 22.
(4) Plutarque (Caton, 45) nous dit que Caton revint sous le consulat de Marcius Philippus.
(5) Dion Cassius, XXXIX, 23.

IV Etat d’anarchie à Rome
L’aperçu succinct des événements de Rome à cette époque montre le degré d’abaissement du niveau moral. Ce n’étaient plus ces luttes mémorables entre les patriciens et les plébéiens, où la grandeur du but ennoblissait les moyens. Il ne s’agissait plus de droits séculaires à défendre, de droits nouveaux à conquérir, mais d’ambitions vulgaires et d’intérêts personnels à satisfaire.
Rien n’indique davantage la décadence d’une société que la loi devenant machine de guerre à l’usage des différents partis, au lieu de rester l’expression sincère des besoins généraux. Tout homme arrivé au pouvoir se rendait coupable le lendemain de ce qu’il avait condamné la veille, et faisait servir les institutions à sa passion du moment. Tantôt c’était le consul Metellus qui, en 697, retardait la nomination des questeurs pour empêcher celle des juges, afin de protéger Clodius, son parent, contre une accusation judiciaire (1) ; tantôt c’étaient Milon et Sextius qui, à titre de représailles contre le même consul, opposaient tous les obstacles imaginables à la convocation des comices (2) ; tantôt, enfin, le sénat (en 698) essayait de retarder l’élection des juges, pour ôter à Clodius les chances d’être nommé édile. L’antique usage de prendre les auspices n’était plus, aux yeux de tous, qu’une manoeuvre politique. Aucun des grands personnages que la faveur momentanée du peuple et du sénat mettait en évidence ne conservait le véritable sentiment du droit. Cicéron, qui voit en lui seul toute la République, et qui attaque comme monstrueux ce qui s’est fait contre lui et sans lui, déclare illégaux tous les actes du tribunat de Clodius ; le rigide Caton, au contraire, défend, par intérêt personnel, ces mêmes actes, parce que la prétention de Cicéron blesse son orgueil et

(1) Dion Cassius, XXXIX, 7.
(2) Lettres à Quintus, II, 1.

invalide la mission qu’il a reçue de Clodius (1). Caius Caton viole la loi en divulguant l’oracle sibyllin. De tous côtés on a recours à des moyens illégaux, qui varient suivant le tempérament de chacun ; les uns, comme Milon, Sextius, Clodius, se mettent ouvertement à la tête de bandes armées ; les autres agissent avec timidité et dissimulation, comme Cicéron, qui, un jour, après une première tentative inutile, enlève furtivement du Capitole la plaque d’airain sur laquelle était gravée la loi qui l’avait proscrit. Singulière erreur des hommes, qui croient effacer l’histoire en faisant disparaître quelques signes visibles du passé !
Ce relâchement des liens sociaux amenait fatalement la dispersion de toutes les forces dont l’union eût été si utile au bien publie. A peine, dans un moment de danger, était-on tombé d’accord pour donner à un homme l’autorité qui pouvait rétablir l’ordre et le calme, qu’à l’instant même tout le monde s’entendait pour l’attaquer et l’abattre, comme si chacun avait eu peur de son propre ouvrage. A peine Cicéron est-il revenu de l’exil, que les amis qui l’ont rappelé sont envieux de son influence : ils voient avec plaisir une certaine froideur naître entre Pompée et lui, et soutiennent secrètement les manœuvres de Clodius (2). A peine Pompée, au milieu de la disette et de l’agitation publique, est-il revêtu de nouveaux pouvoirs, que le sénat d’un côté, et la faction populaire de l’autre, se concertent pour ruiner son crédit : des menées habiles réveillent la vieille haine entre lui et Crassus.

(1) Plutarque, Caton, 40 ; Cicéron, 45.
(2) « Il me revenait une foule de propos de gens que vous devinez d’ici, qui ont toujours été et qui sont toujours dans les mêmes rangs que moi. Ils se réjouissaient ouvertement de me savoir, à la fois, déjà en froid avec Pompée et prêt à me brouiller avec César ; mais, ce qu’il y avait de plus cruel, c’était leur attitude à l’égard de mon ennemi (Clodius), c’était de les voir l’embrasser, le flatter, le cajoler, le combler de caresses » (Cicéron, Lettres familières, I, 9).

Pompée croyait ou feignait de croire qu’il y avait une conjuration contre sa vie. Il ne voulait plus aller au sénat, à moins qu’on ne tînt la séance tout près de son domicile, tant il lui paraissait dangereux de traverser la ville (1). « Clodius, disait-il, cherche à m’assassiner. Crassus le paye, Caton l’encourage. Tous les discoureurs, Curion, Bibulus, tous mes ennemis l’excitent contre moi. Ce peuple, amoureux du bavardage de la tribune, m’a presque abandonné ; la noblesse m’est hostile ; le sénat est injuste pour moi ; la jeunesse est toute pervertie. » Il ajoutait qu’il prendrait ses précautions, et qu’il allait s’entourer de gens de la campagne (2).
Personne n’était à l’abri des plus odieuses imputations. Caius Caton accusait le consul P. Lentulus d’avoir facilité à Ptolémée les moyens de quitter Rome clandestinement (3). M. Caton s’indignait contre tout le monde. Enfin un parti implacable ne cessait de manifester par des propositions, sans résultat il est vrai, sa rancune et son animosité contre le proconsul des Gaules. Vers le printemps de 698, L. Domitius Ahenobarbus, beau-frère de Caton, dont il avait épousé la sœur Porcia, et qui s’était autrefois enrichi avec les dépouilles des victimes de Sylla, proposait d’enlever à César son commandement (4). D’autres renouvelaient la motion de faire cesser la distribution des terres de la Campanie, et remettaient en question toutes les lois juliennes (5).

(1) Cicéron, Lettres à Quintus, II, 3.
(2) Ces paroles sont rapportées par Cicéron (Lettres à Quintus, II, 3), à qui elles étaient adressées par Pompée. Dion Cassius, contre toute vraisemblance, prétend que Pompée, dès cette époque, était irrité contre César et cherchait à lui ôter sa province. Rien ne prouve une pareille allégation. L’entrevue de Lucques, qui eut lieu cette même année, la contredit formellement.
(3) Voyez Nonius Marcellus (éd. Gerlach et Roth, p. 261), qui cite un passage du livre XXII des Annales de Fenestella, lequel écrivait sous Auguste ou sous Tibère.
(4) Suétone, César, 24.
(5) Cicéron, Lettres à Quintus, II, 5.

Mais Cicéron, à la requête de Pompée, obtint l’ajournement jusqu’au mois de mai (1). D’ailleurs il était lui-même embarrassé, et avouait que sur ce sujet il n’avait pas d’idées bien arrêtées (2).

V Entrevue de Lucques
Au milieu de la confusion générale, beaucoup de citoyens tournaient les yeux vers César. Appius Claudius s’était déjà rendu près de lui (3). Crassus quitta brusquement Rome pour aller le trouver à Ravenne, au commencement du printemps de 698, avant la campagne contre les Vénètes, et lui exposer l’état des choses, car, ainsi que le dit Cicéron dans une lettre postérieure, il ne se faisait à Rome rien de si petit que César n’en fût informé (4).
Quelque temps après, Pompée, qui devait s’embarquer à Pise pour la Sardaigne, afin de hâter l’approvisionnement de blé, arriva à Lucques, où il se rencontra avec César et Crassus. Une foule nombreuse accourut également dans cette ville : les uns étaient attirés par le prestige de la gloire de César, les autres par sa générosité bien connue, tous par ce vague instinct qui, dans les temps de crise, indique où est la force et fait pressentir de quel côté viendra le salut. Le peuple romain lui envoya une députation de sénateurs (5). Tout ce que la ville avait de personnages illustres et considérables, tels que Pompée, Crassus, Appius, gouverneur de la Sardaigne, Nepos, proconsul d’Espagne (6),

(1) Cicéron, Lettres familières, I, 9.
(2) « L’affaire des terres de la Campanie, qui devait être finie le jour des ides et le suivant, ne l’est pas encore. J’ai bien de la peine à avoir un avis à moi sur cette question » (Lettres à Quintus, II, 8, juin 698).
(3) « Appius n’est pas encore revenu d’auprès de César » (Cicéron, Lettres à Quintus, II, 6, avril 698).
(4) « Sachant bien que petites nouvelles ou grandes nouvelles sont arrivées à César » (Lettres à Quintus, III, 1, 3).
(5) Dion Cassius, XXXIX, 35.
(6) Plutarque, César, 24.

vint lui témoigner la plus vive admiration et invoquer son appui (1) ; des femmes même se rendirent à Lucques, et le concours fut tel qu’on y vit jusqu’à deux cents sénateurs à la fois ; cent vingt licteurs, cortège obligé des premiers magistrats, assiégeaient la porte du proconsul (2). « Déjà, écrit Appien (3), il disposait de tout par son ascendant, par ses richesses, et l’empressement affectueux avec lequel il obligeait tout le monde. »
Que se passa-t-il dans cette entrevue ?

(1) « Appius, dit-il, s’est rendu près de César pour lui arracher quelques nominations de tribuns » (Cicéron, Lettres à Quintus, II, 15).
(2) Appien, Guerres civiles, II, 17. — Les consuls et les proconsuls avaient douze licteurs ; les préteurs, six ; les dictateurs, vingt-quatre, et le maître de la cavalerie, un nombre qui a varié. Les édiles curules, les questeurs et les tribuns du peuple, n’ayant pas l’imperium, n’avaient pas de licteurs. Comme, lors de la conférence de Lucques, il n’existait ni dictateurs, ni maître de la cavalerie, le chiffre de cent vingt faisceaux ne peut s’appliquer qu’à l’ensemble de l’escorte de proconsuls et de préteurs. il n’est pas probable que les deux consuls alors en charge à Rome se soient transportés à Lucques. D’un autre côté, il était défendu aux proconsuls de quitter leurs provinces pendant la durée de leurs pouvoirs (Voyez Tite-Live, XLI, 7 ; XLIII, 1). Mais, comme les conférences de Lucques eurent lieu précisément à l’époque où les proconsuls et les propréteurs partaient pour leurs provinces (nous savons par Cicéron (Lettres à Atticus, III, 9) que ce départ avait lieu aux mois d’avril et de mai), il est probable que les proconsuls et les propréteurs désignés se rendirent à Lucques avant d’aller prendre leurs commandements. Ainsi le chiffre de cent vingt faisceaux représenterait l’ensemble des licteurs des propréteurs on proconsuls qui pouvaient passer par Lucques avant de s’embarquer soit à Pise, soit à Adria, soit à Ravenne.
Dans cette hypothèse, nous aurions les chiffres suivants :        


Propréteur de Sicile

6

Proconsul de Macédoine

12

Propréteur de Sardaigne

6

Proconsul de Bithynie

12

Proconsul d’Espagne citérieure

12

Proconsul de Crète

12

Proconsul d’Espagne ultérieure

12

Proconsul de Syrie

12

Proconsul d’Afrique

12

Proconsul de Cilicie

12

Proconsul d’Asie

12

Total des licteurs

120

Plutarque (Pompée, 53) dit textuellement qu’on vit à sa porte cent vingt faisceaux de proconsuls et de préteurs.
(3) Appien, Guerres civiles, II, 17.

On l’ignore ; mais on peut le conjecturer d’après les événements qui en furent la conséquence immédiate. Il est évident d’abord que Crassus et Pompée, brouillés naguère, furent réconciliés par César, qui, sans doute, fit valoir à leurs yeux les raisons les plus capables de les rapprocher : « l’intérêt public exigeait leur réconciliation ; seuls ils pouvaient mettre un terme à l’état d’anarchie qui désolait la capitale ; dans un pays livré à des ambitions vulgaires, il fallait pour les dominer des ambitions plus grandes, mais plus pures et plus honorables ; ils devaient bien le voir, ce n’étaient pas des hommes tels que Cicéron, avec ses tergiversations, sa couardise et sa vanité, ni Caton avec son stoïcisme d’un autre âge, ni Domitius Ahenobarbus avec sa haine implacable et ses passions égoïstes, qui ramèneraient l’ordre et rallieraient les esprits divisés. Afin d’obtenir ces résultats, il fallait que Crassus et Pompée se missent résolument à briguer le consulat (1). Quant à lui, il ne demandait qu’à rester à la tête de son armée et à terminer la conquête qu’il avait entreprise. La Gaule était vaincue, mais non soumise. Plusieurs années étaient encore nécessaires pont, y asseoir la domination romaine. Ce peuple léger, et belliqueux, toujours prêt à la révolte, était sourdement excite et ouvertement soutenu par deux nations voisines, les Bretons et les Germains. Dans la dernière guerre contre les Belges, les promoteurs du soulèvement, de l’aveu (les Bellovaques, avaient bien montré, en se réfugiant dans file de Bretagne après leur défaite, d’oie venait la provocation. Aujourd’hui encore, l’insurrection que préparaient les peuplades vénètes, sur les rives de l’Océan, avait pour instigateurs les mêmes insulaires. Quant aux Germains, la défaite d’ Arioviste ne les avait pas découragés, et plusieurs contingents de cette nation se trouvaient naguère mêlés aux troupes du Hainaut.

(1) Voyez Suétone, César, 24. — La preuve que ce plan venait de César, c’est que Pompée et Crassus n’avaient encore pris aucune mesure pour préparer leur élection.

Il veut châtier ces deux peuples et porter ses armes au delà du Rhin comme au delà de la mer ; qu’on lui laisse donc terminer son ouvrage. Déjà les Alpes sont aplanies ; les barbares, qui ravageaient l’Italie il y a quarante-quatre ans à peine, sont relégués dans leurs déserts et dans leurs forêts. Encore quelques années, et la crainte ou l’espoir, les châtiments ou les récompenses, les armes ou, les lois, auront pour jamais rattaché la Gaule à l’Empire (1). »
Un pareil langage ne pouvait manquer d’être compris par Pompée et par Crassus. On se laisse aisément persuader lorsque l’intérêt public se présente à travers le prisme de l’amour-propre et de l’intérêt personnel, Au delà du consulat, Crassus et Pompée voyaient déjà le gouvernement des provinces et le commandement des armées. Quant à César, la réalisation logique de ses vœux était la prolongation de ses pouvoirs. Une seule difficulté s’opposait à l’exécution de ce plan. L’époque des élections approchait, et ni Pompée ni Crassus ne s’étaient mis en mesure de briguer le consulat dans le délai prévu par la loi ; mais on avait si souvent, depuis nombre d’années, retardé les comices, sous des prétextes frivoles, qu’on pouvait bien aujourd’hui en agir de même dans un intérêt plus sérieux.
César promit d’appuyer leur élection de tout son pouvoir, par ses recommandations et en donnant des congés à ses soldats pour aller voter dans les comices.

(1) Nous avons mis dans la bouche de César les paroles suivantes de Cicéron : « En donnant les Alpes pour bornes à l’Italie, la nature ne l’avait pas fait sans une intention spéciale des dieux. Si l’entrée en eût été ouverte à la férocité et à la multitude des Gaulois, jamais cette ville n’eût été le siège et le centre d’un grand empire. Elles peuvent maintenant s’aplanir, ces hautes montagnes ; il n’est plus rien, des Alpes à l’Océan, qui soit à redouter pour l’Italie. Encore une ou deux campagnes, et la crainte ou l’espoir, les châtiments ou les récompenses, les armes ou les lois, pourront nous assujettir, toute la Gaule et l’attacher à nous par des liens éternels »  (Cicéron, Discours sur les provinces consulaires, 14).

En effet, ses soldats, recrutés soit parmi les vétérans qu’il avait emmenés de Rome, soit parmi les citoyens romains établis en grand nombre dans la Gaule cisalpine, avaient le droit de porter à Rome leur suffrage, et jouissaient de l’influence légitime qui est le prix d’une vie de dangers et d’abnégation. Cicéron en fait foi par ces paroles (1) : « Regardez-vous, pour arriver au consulat, comme un faible appui la volonté des soldats, si puissants par leur nombre et par l’ascendant qu’ils exercent sur leurs familles ? D’ailleurs, quelle autorité sur le peuple romain tout entier que leur suffrage lorsqu’il s’agit de la nomination d’un consul ! Car dans les comices consulaires ce sont des généraux que l’on choisit et non des rhéteurs. C’est une recommandation bien puissante que de pouvoir dire : J’étais blessé, il m’a rendu la vie ; il m’a fait part du butin. C’est sous lui que nous avons pris le camp ennemi, que nous avons livré la bataille ; il n’a jamais exigé des soldats plus de travail qu’il ne s’en imposait à lui-même ; son bonheur est égal à son courage. Vous figurez-vous combien de pareils discours disposent favorablement les esprits ! » César donc se conformait à la coutume établie, en permettant à ses soldats d’exercer leurs droits de citoyen.

VI Conséquences de l’entrevue de Lucques. Conduite de Cicéron
L’entrevue de Lucques avait eu pour résultat de réunir dans un même sentiment les hommes les plus importants de la République. Quelques historiens ont vu là un complot mystérieux, et ils n’ont pas hésité à le qualifier de triumvirat, dénomination aussi peu appropriée à cet accord qu’à celui qui avait eu lieu en 694. Une entrevue au milieu de tant de citoyens illustres, accourus de toutes parts pour saluer un général victorieux, n’avait guère l’apparence du mystère,

  1. Cicéron, Discours pour Murena, 18.

et l’entente de quelques hommes influents dans une même pensée politique n’était pas un complot. Quelques auteurs n’en ont pas moins prétendu que le sénat, informé de cette conspiration ourdie dans la Gaule cisalpine, aurait fait éclater son indignation ; rien ne justifie cette allégation ; s’il en eût été ainsi, aurait-on, quelques mois après l’entrevue de Lucques, accordé à César tout ce qu’il désirait et repoussé tout ce qui lui était contraire ? On vit, en effet, lors de la distribution annuelle du gouvernement des provinces, les sénateurs hostiles à César demander qu’on lui retirât son commandement, ou tout au moins la partie de ce commandement décernée par le sénat (1). Or, non seulement cette prétention fut écartée, mais on lui donna dix lieutenants et des subsides pour payer les légions qu’il avait levées de sa propre autorité, en outre des quatre légions mises, dès le principe, à sa disposition par le sénat. C’est que les triomphes de César avaient exalté les esprits. L’opinion publique, cette force irrésistible de tous les temps, se déclarait hautement pour lui, et sa popularité rejaillissait sur Pompée et sur Crassus (2). Le sénat avait fait taire alors son animosité, et, de son côté, César se montrait plein de déférence pour cette assemblée (3).
Il faut bien le dire à la louange de l’humanité, la vraie gloire a le privilège de rallier tous les coeurs généreux ; il n’y a que les hommes follement épris d’eux-mêmes, ou endurcis par le fanatisme d’un parti, qui résistent à cet entraînement universel vers ceux qui font la grandeur de leur pays.

(1) Cicéron, Discours sur les provinces consulaires, 15.
(2) « Évidemment toute opposition à ces grands hommes, surtout depuis les éclatants succès de César, était antipathique au sentiment général et unanimement repoussée » (Cicéron, Lettres familières, I, 9).
(3) « César, fort de ses succès, des récompenses, des honneurs et des témoignages dont il était comblé par le sénat, venait prêter à cet ordre illustre son éclat et son influence » (Cicéron, Lettres familières, I, 9).

A cette époque, si l’on en excepte quelques hommes haineux et intraitables, la plupart des sénateurs subissaient l’impulsion générale, comme le prouvent les discours de Cicéron (1).
Mais si, d’une part, on nous représente les membres de ce prétendu triumvirat ligués étroitement entre eux contre la République ; de l’autre, Dion Cassius soutient que, dès cette époque, Pompée et Crassus conspiraient contre César. Cette opinion n’est pas mieux fondée. On voit, au contraire, par une lettre de Cicéron, combien Pompée prenait chaudement alors le parti de son beau-père. Pompée, en quittant Lucques, rencontra Quintus Cicéron, et, l’apostrophant vivement, il le chargea de rappeler à son frère ses engagements passés : « Cicéron ne devait pas oublier que ce que Pompée avait fait pour son rappel était aussi l’œuvre de César, dont il avait promis de ne point attaquer les actes ; que, s’il ne voulait pas le servir, il s’abstînt du moins de toute hostilité (2). » Ces reproches ne restèrent pas sans effet. Cicéron, très enclin à se tourner du côté de la fortune, écrivit à Atticus : « Il y a fin à tout ; et puisque ceux qui ne peuvent rien ne veulent plus de moi, je chercherai des amis parmi ceux qui ont la puissance (3). »
Déjà il avait voté avec les sénateurs des actions de grâces pour les victoires de César, et depuis il secondait de ses efforts toutes les propositions en faveur du vainqueur des Gaules.

(1) Pourquoi attendrais-je qu’on me réconcilie avec César ? Cette réconciliation n’a-t-elle pas été faite par le sénat ? le sénat, conseil suprême de la République, ma règle et mon guide dans toutes mes opinions. Je marche sur vos as, sénateurs, j’obéis à vos conseils, je cède à votre autorité… Tant que les démarches politiques de César n’ont pas eu votre approbation, vous ne m’avez pas vu lié avec lui. Lorsque ses exploits ont changé vos sentiments et vos dispositions, vous m’avez vu non seulement accéder à vos décisions, mais encore y applaudir tout haut (Cicéron, Discours sur les provinces consulaires, 10).
(2) Lettres familières, I, 9.
(3) Lettres à Atticus, IV, 5.

Comme le rôle de Cicéron dans cette occasion a eu une importance particulière, il ne sera pas sans intérêt de citer ses paroles : « Puis-je être ennemi d’un homme dont les courriers et les lettres, de concert avec la renommée, font retentir tous les jours à mes oreilles les noms de tant de peuples, de tant de nations, de tant de pays qu’il a ajoutés à notre empire ? Je suis enflammé d’enthousiasme, sénateurs, et vous en doutez d’autant moins que les mêmes sentiments vous animent (1). Il a combattu avec le plus grand succès les plus belliqueuses et les plus puissantes nations des Germains et des Helvètes ; il a terrassé, dompté, refoulé les autres, et les a accoutumées à obéir au peuple romain. Des contrées, qu’aucune histoire, aucun récit, aucun bruit public ne nous avaient encore fait connaître, notre général, nos troupes, nos armes les ont parcourues. Nous n’avions auparavant qu’un sentier dans la Gaule ; les autres parties étaient occupées par des peuples ou ennemis de cet empire, ou peu sûrs, ou inconnus, ou du moins féroces, barbares et belliqueux ; il n’était personne qui ne désirât les voir vaincus et domptés (2). On nous a présenté dernièrement un rapport sur la solde des troupes. Je ne me suis pas contenté de donner mon avis, j’ai fait en sorte qu’on l’adoptât ; j’ai répondu fort au long à ceux qui étaient d’un avis contraire, j’ai assisté à la rédaction du décret ; alors encore j’ai plus accordé à la personne qu’à je ne sais quelle nécessité. Je pensais que, même sans un tel secours d’argent, avec le seul produit du butin, César pouvait entretenir son armée et terminer la guerre ; mais je n’ai pas cru que, par une étroite parcimonie, nous dussions diminuer le lustre et la gloire de son triomphe.

(1) Cicéron, Discours sur les provinces consulaires, 9 (Août, an de Rome 698).
(2) Cicéron, Discours sur les provinces consulaires, 13 (Août, an de Rome 698).

De plus, il a été question de dix lieutenants pour César : les uns s’opposaient absolument à ce qu’on les accordât, les autres recherchaient les précédents ; ceux-ci remettaient à un autre temps, ceux-là accordaient, sans employer des termes flatteurs. Dans cette circonstance, à la manière dont je parlai, tout le monde comprit que, en m’occupant des intérêts de la République, je faisais encore plus pour honorer César. »
Dans un autre discours, le même orateur s’écrie : « Le sénat a décerné des prières publiques à César dans la forme la plus honorable, et pour un nombre de jours encore sans exemple. Malgré l’épuisement du trésor, il a pourvu à la solde de son armée victorieuse ; il a décidé qu’on donnerait dix lieutenants au général, et que, par dérogation à la loi Sempronia, on ne lui enverrait pas de successeur. C’est moi qui ai ouvert ces avis, qui ai porté la parole ; et, plutôt que d’écouter mon ancien dissentiment avec César, je me suis prêté à ce que réclament, dans les circonstances actuelles, l’intérêt de la République et le besoin de la paix. » (1)
Mais si en public Cicéron s’exprimait avec tant de netteté, dans ses relations privées il ménageait encore l’opinion de ses anciens amis. C’est d’ailleurs la seule manière d’expliquer une contradiction trop choquante, même dans un caractère aussi versatile. En effet, au moment où il se vantait hautement des services qu’il avait contribué à rendre à César, il écrivait à P. Lentulus, son ami, proconsul en Cilicie : « On vient d’accorder à César des subsides et dix lieutenants, et l’on ne tient aucun compte de la loi Sempronia, qui voulait qu’on lui donnât un successeur. Mais, ce sujet est trop triste, et je ne veux pas m’y arrêter. (2)

(1) Cicéron, Discours pour Balbus, 27.
(2) Cicéron, Lettres familières, I, 7.

D’après ce qui précède, évidemment l’impopularité ne s’attachait pas à César, mais aux moyens employés par Crassus et par Pompée afin d’obtenir le consulat.
Ils se servaient de Caius Caton, parent du stoïcien, et d’autres hommes aussi peu estimables, pour faire retarder l’époque des comices et amener la création d’un interroi (1), nomination qui eût rendu leur élection plus facile, puisque les consuls, présidents ordinaires de l’assemblée du peuple, leur étaient opposés.
Les récits sur les événements de cette époque offrent une grande confusion. Dion Cassius nous apprend qu’à la suite de violentes discussions dans la curie, entre Pompée, récemment revenu de Sardaigne, et le consul Marcellinus, le sénat, en signe de mécontentement, décréta qu’il prendrait le deuil, comme pour une calamité publique, et le prit aussitôt. Caius Caton opposa son veto. Alors le consul Cn. Marcellinus, à la tète du sénat, se rendit au forum, harangua le peuple pour lui demander des comices, sans succès probablement, puisque les sénateurs rentrèrent immédiatement dans le lieu de leurs séances. Clodius, qui depuis la conférence de Lucques s’était rapproché de Pompée, survint tout à coup dans la foule, interpella vivement le consul, et le railla de cet appareil de deuil intempestif. Sur la place publique Clodius devait enlever aisément l’approbation de la multitude ; mais, ayant voulu retourner au sénat, il éprouva la plus vive opposition. Les sénateurs se précipitèrent à sa rencontre pour l’empêcher d’entrer ; beaucoup de chevaliers l’accablèrent d’injures ; ils lui eussent fait un mauvais parti, si la populace ne fût accourue à son aide et ne l’eût dégagé, en menaçant de livrer aux flammes l’assemblée tout entière (2).

(1) Dion Cassius, XXXIX, 27.
(2) Dion Cassius, XXXIX, 29.

D’un autre côté, Pompée, avec plus d’autorité et moins de violence, s’élevait contre le dernier sénatus-consulte. Lentulus Marcellinus, l’apostrophant en plein sénat, lui demanda s’il était vrai, comme le bruit en courait, qu’il prétendit au consulat. « Je ne sais pas encore ce que je ferai, » répondit Pompée brusquement. Puis, remarquant le mauvais effet de ces paroles dédaigneuses, il reprit aussitôt : « Pour les bons citoyens, il est inutile que je sois consul ; contre les factieux, je suis peut-être nécessaire (1). » A une question semblable, Crassus répondit modestement « qu’il était prêt à faire tout ce qui serait utile à la République. » Alors Lentulus :  « Souviens-toi, lui dit-il, que tu me dois tout. Tu étais muet, je t’ai fait discoureur ; tu étais un mendiant affamé, j’ai fait de toi un glouton qui vomit pour remanger. » Ce langage peut donner une idée de la violence des passions politiques à cette époque. Les sénateurs, et Marcellinus lui-même, voyant qu’ils ne pouvaient lutter contre l’influence de ces deux hommes, se retirèrent. Pendant le reste de l’année ils ne prirent plus aucune part aux affaires publiques : ils se bornèrent à garder le deuil et à ne plus assister aux fêtes populaires.

VIII Campagne contre les peuples des côtes de l’Océan
Tandis que Pompée et Crassus, conformément à la convention de Lucques, employaient tous les moyens pour parvenir au consulat, César avait toujours les regards fixés sur une conquête qui, tous les ans, semblait achevée, et que, tous les ans, il fallait recommencer. Si les Gaulois, divisés en tant de peuples divers, étaient incapables de s’unir pour la défense commune, ils ne se laissaient pas abattre par titi seul coup dit sort.

(1) Dion Cassius, XXXIX, 30. — Plutarque, Pompée, 53 ; Crassus, 18.

A peine les uns étaient-ils terrassés sur un point, que d’autres relevaient ailleurs l’étendard de l’insurrection.
En 698, l’agitation se manifesta d’abord sur les côtes de l’Océan, depuis la Loire jusqu’à la Seine. Les peuples du Morbihan, maîtres d’une flotte considérable et disposant du commerce extérieur, se mirent à la tête du mouvement. Ils s’associèrent à tous les peuples habitant les côtes entre la Loire et l’Escaut, et demandèrent des secours à l’Angleterre, avec laquelle ils étaient en relation constante. Dans ces circonstances, César prévit que c’était sur mer qu’il fallait réprimer l’audace de ces populations maritimes. Il donna l’ordre de construire des navires sur la Loire, en demanda aux peuples de la Charente et de la Gironde, et envoya d’Italie Decimus Brutus avec des galères et des matelots. Lui-même, aussitôt que la saison le permit, se rendit dans les environs de Nantes, non loin d’Angers, où Publius Crassus hivernait avec la 7e légion. Dès son arrivée, sa préoccupation s’étendit sur le vaste territoire où il devait fonder la domination romaine. A cet effet, il répartit ainsi ses troupes : Labienus est envoyé avec la cavalerie à l’est, du côté de Trèves, pour tenir en respect les Germains ; sur son passage, il raffermira la fidélité des Champenois et de leurs voisins ; P. Crassus est dirigé vers l’Aquitaine pour la soumettre ; Sabinus vers la Normandie, pour y combattre les révoltés du Cotentin ; César se réserve les opérations dans le Morbihan. Après avoir assiégé, non sans de grandes difficultés, plusieurs petites places fortes qui, situées à l’extrémité de promontoires, étaient entourées d’eau à la haute mer, il résolut d’attendre sa flotte et se plaça sur la côte, à Saint-Gildas, au sud de Tannes. Decimus Brutus fit sortir ses vaisseaux de la Loire, vint se mesurer avec l’ennemi, en vue de l’armée romaine, et, par un concours de circonstances heureuses, détruisit la flotte gauloise ; dans le combat périt l’élite de la Bretagne. Le Morbihan et les États environnants se rendirent, et cependant le vainqueur fit mourir tous les principaux citoyens.
La conduite de César envers les habitants de cette province a été justement blâmée par l’empereur Napoléon Ier. « Ces peuples, dit-il (1), ne s’étaient point révoltés ; ils avaient fourni des otages, avaient promis de vivre tranquilles, mais ils étaient en possession de toute leur liberté et de tous leurs droits. Ils avaient donné lieu à César de leur faire la guerre, sans doute, mais non de violer le droit des gens à leur égard et d’abuser de la victoire d’une manière aussi atroce. Cette conduite n’était pas juste, elle était encore moins politique. Ces moyens ne remplissent jamais leur but, ils exaspèrent et révoltent les nations. La punition de quelques chefs est tout ce que la justice et la politique permettent. »
Tandis que la Bretagne était vaincue sur mer, Sabinus remportait une victoire décisive sur les peuples de la Normandie, près d’ Avranches ; et, dans le même temps, Publius Crassus soumettait l’Aquitaine. Quoique ce jeune lieutenant de César n’eût qu’une seule légion, un corps de cavalerie et des auxiliaires, il s’emparait de la place forte de Sos et faisait essuyer une défaite sanglante aux peuples situés entre la Garonne et l’Adour. Sa gloire en fut d’autant plus grande que les Aquitains avaient appelé à leur aide les chefs espagnols, débris de cette fameuse armée façonnée si longtemps par Sertorius à la tactique romaine.
Quoique la saison fût fort avancée, César voulut encore soumettre les peuples du Brabant et du Boulonnais, et marcha contre eux. Les Gaulois se retirèrent dans leurs forêts ; il fut alors obligé de se frayer une route dans les bois en abattant les arbres, qui, placés à droite et à gauche, formèrent de chaque côté un rempart contre l’ennemi.

  1. Précis des guerres de César, III, 5.

Le mauvais temps l’obligea de se retirer avant d’avoir accompli sa tâche.
Dans cette campagne de 698, la plupart des contrées qui s’étendent depuis l’embouchure de l’Adour jusqu’à celle de l’Escaut avaient senti le poids des armes romaines. La mer était libre : César pouvait tenter une descente en Angleterre.

 

                                          CHAPITRE QUATRIÈME

                                        ÉVÈNEMENTS DE L’AN 699

Les succès de la précédente campagne, l’existence d’une flotte romaine dans les eaux du Morbihan, devaient donner à César l’espoir que rien n’empêcherait désormais une expédition contre la Grande-Bretagne ; mais de nouveaux événements vinrent retarder ses projets.
Dans l’hiver de 698 à 690, les Usipètes et les Tenctères, peuples d’origine germaine, refoulés par les Suèves, passèrent le Rhin non loin de son embouchure, vers Xanten et Clèves. Ils étaient au nombre de 400,000, de tout âge et de tout sexe ; ils cherchaient des terres pour s’établir, et, au printemps de 699, la tète de l’émigration était déjà parvenue dans le pays où sont aujourd’hui Aix-la-Chapelle et Liége. César, inquiet de cet événement, part pour l’armée plus tôt que de coutume, se rend à Amiens, y rassemble ses troupes, et trouve les chefs gaulois profondément ébranlés dans leur fidélité par l’approche de ces nouveaux barbares, dont ils espèrent le concours. Il raffermit en eux le sentiment du devoir, obtient un contingent de cavalerie, se porte à la rencontre des Usipètes et des Tenctères, et arrive sur la Meuse, qu’il traverse à Maëstricht. Ces derniers, en apprenant la marche de l’armée romaine, s’étaient concentrés dans la Gueldre méridionale. Établis sur la rivière de la Niers, dans les plaines de Goch, ils députent vers César, parvenu près de Venloo, pour lui demander de ne pas les combattre et de leur permettre de conserver les terres qu’ils avaient conquises. Le général romain refuse et continue  sa marche. Après de nouveaux pourparlers, qui avaient pour but, de la part des Germains, de donner à leur cavalerie, envoyée au delà de la Meuse, le temps de revenir, fine trêve d’un jour est acceptée. César déclare toutefois qu’il s’avancera jusqu’à la Niers. Cependant son avant-garde est tout à coup traîtreusement attaquée dans sa marche et culbutée par la cavalerie germaine ; il se croit alors délié de ses engagements, et lorsque, le lendemain, les députés viennent pour se justifier de cette déloyale agression, il les fait arrêter, tombe à l’improviste sur le camp des Germains, et les poursuit sans relâche jusqu’au confluent du Rhin et de la Meuse (vers l’endroit occupé aujourd’hui par le fort Saint-André), où ces malheureux trouvent presque tous la mort.
A la suite de ce fait d’armes peu glorieux, où sa bonne foi a été mise en doute, César résolut de franchir le Rhin sous prétexte de réclamer des Sicambres la cavalerie des Usipètes et des Tenctères réfugiée chez eux, mais, au fond, pour intimider les Germains et leur faire perdre l’habitude de seconder les insurrections de la Gaule. Il remonta, donc la vallée du Rhin et arriva à Bonn en face du territoire des Ubiens, peuple qui avait déjà sollicité son alliance et son appui contre les Suèves. Il fit construire en dix jours un pont de pilotis qu’il traversa avec ses troupes ; mais il ne pénétra pas loin en Germanie : ne pouvant atteindre ni les Sicambres, ni les Suèves, qui s’étaient retirés dans l’intérieur des terres, il revint sur la rive gauche et fit rompre le pont.

II Première descente en Angleterre
Quoique l’été fût déjà avancé, César voulut profiter du temps qui lui restait encore pour passer en Angleterre et visiter cette île, sur laquelle on n’avait que des notions confuses, et qui n’était connue des Romains que par l’intervention des insulaires dans toutes les guerres de la Gaule. Il partit donc de Bonn, s’achemina vers Boulogne, jalonnant pour ainsi dire la route qu’Auguste fit construire plus tard entre ces deux villes, et rassembla dans ce port les navires des côtes voisines et la flotte qui, l’année précédente, avait vaincu celle du Morbihan. Après avoir envoyé un de ses officiers pour s’assurer du point de débarquement, il partit de Boulogne, dans la nuit du 24 au 25 août, avec deux légions, reconnut à son tour la côte à Douvres, et prit terre à Deal. Le rivage était couvert d’hommes en armes qui s’opposèrent avec vigueur au débarquement de l’armée romaine. Celle-ci, les ayant repoussés, s’établit solidement près de la mer. Les Bretons, étonnés d’une semblable audace, vinrent de tous côtés implorer la paix et faire leur soumission. Mais les éléments se conjurèrent contre les envahisseurs, et une horrible tempête vint briser les vaisseaux de transport et les galères. A la nouvelle de ce désastre, les Bretons relèvent la tête ; de leur côté les soldats romains, loin de se décourager, se hâtent de réparer leurs navires avec tant de zèle, que, sur quatre-vingts, soixante-huit purent être remis à flot. Non loin du camp de César, les Bretons firent un jour tomber une légion dans une embuscade ; plus tard un combat général eut lieu, où les Romains demeurèrent vainqueurs. Alors César, pressé par l’approche de l’équinoxe, traita avec les chefs de quelques peuplades, reçut des otages et repassa sur le continent le 12 septembre, étant resté dix-huit jours seulement en Angleterre. Dès le lendemain de son arrivée à Boulogne, les deux légions débarquées furent dirigées contre les Boulonnais, qui s’étaient réfugiés, depuis l’année précédente, dans les marais de leur pays ; d’autres troupes furent envoyées pour châtier les habitants du Brabant. Après ces expéditions, César mit ses légions en quartiers d’hiver chez les Belges, puis s’éloigna pour visiter la partie opposée de son vaste commandement, c’est-à-dire l’Illyrie, où il eut aussi à garantir les frontières romaines contre l’incursion des barbares.

III Habitudes de César en campagne
On est étonné, lorsqu’on lit les Commentaires, de la facilité avec laquelle César se rendait tous les ans de la Gaule en Italie ou en Illyrie. Il fallait qu’il y eût des relais établis sur les lignes principales qu’il devait parcourir, non seulement pour son propre usage, mais aussi pour les courriers portant les dépêches. On a vu qu’en 606 César se transporta en huit jours des bords du Tibre à Genève. D’après Suétone, il faisait 100 milles par jour, soit 150 kilomètres en vingt-quatre heures, ou un peu plus de 6 kilomètres par heure. Les courriers mettaient 28 ou 30 jours d’Angleterre à Rome. Plutarque nous apprend que, pour ne pas perdre de temps, César voyageait la nuit, dormant dans un chariot ou dans une litière (1). Le jour il avait auprès de lui un secrétaire qui écrivait sous sa dictée, et il était suivi d’un soldat portant son épée. Dans les marches militaires, il était quelquefois à cheval, mais le plus souvent il précédait la troupe à pied, et, la tête découverte, il ne s’inquiétait ni du soleil, ni de la pluie (2).
Au milieu des entreprises les plus périlleuses, il trouvait le temps de correspondre avec les hommes influents et même de lire des poèmes que lui envoyait Cicéron, auquel il faisait parvenir son avis et ses critiques (3) ; il s’occupait sans cesse des événements qui se passaient à Rome.
IV Consulat de Pompée et de Crassus
Au commencement de l’année 699 les consuls N’étaient pas encore désignés.

(1) Plutarque, César, 18.
(2) Suétone, César, 57.
(3) « Que pense César de mon poème, je vous prie ? Il m’a déjà écrit qu’il avait lu le premier livre et qu’il n’avait rien vu, même en grec, qui lui plût davantage. Le reste, jusqu’à certain passage, est plus négligé : c’est son expression. Dites-moi ce qui lui déplaît, le fond ou la forme, et ne craignez rien de votre franchise » (Cicéron, Lettres à Quintus, II, 16).

En pareille circonstance, le sénat nommait des interrois, qui, investis des pouvoirs consulaires, se succédaient tous les cinq jours. Ce fut à la faveur de cet interrègne que se tinrent les comices. Le résultat était prévu. Outre leur immense clientèle, Pompée et Crassus étaient assurés de l’appui de César, qui, ainsi que nous l’avons dit, avait, eu soin d’envoyer en congé, pour voter, un assez grand nombre de légionnaires (1). Ils arrivaient, conduits par Publius Crassus, fils du triumvir, que ses exploits en Aquitaine avaient rendu célèbre.
Seul candidat de l’année précédente, L. Domitius Ahenobarbus, excité par Caton, son beau-frère, persista dans sa brigue jusqu’au dernier moment. Sorti avant le jour pour les comices, avec M. Caton et beaucoup de ses clients, il fut avec les siens en butte à de violentes attaques. L’esclave qui marchait devant lui une lanterne à la main fut tué, Caton blessé. La frayeur s’empara de Domitius, et il se réfugia dans sa maison. L’interroi présidant les comices proclama sans opposition Crassus et Pompée consuls.
Les arrangements conclus à Lucques avaient donc réussi, et l’ambition des trois personnages éminents qui absorbaient l’attention publique était satisfaite ; mais le but de cette ambition variait selon le caractère de chacun. Crassus ne désirait le commandement d’une armée que pour augmenter sa réputation et ses richesses immenses. Pompée, sans convictions profondes, mettait sa vanité à être considéré comme le premier de la République. César, chef du parti populaire, aspirait au pouvoir, surtout pour faire triompher sa cause. Le moyen qui devait se présenter à son esprit n’était pas de fomenter la guerre civile, mais de se faire nommer plusieurs fois consul : les grands citoyens qui l’avaient précédé n’avaient pas suivi une autre voie, et il y a un entraînement naturel à prendre pour exemple ce qui a réussi dans le passé.

(1) Plutarque, Crassus, 16. — Dion Cassius, XXXIX, 31.

La gloire acquise dans les Gaules assurait d’avance à César la faveur publique, qui devait le porter de nouveau à la première magistrature. Néanmoins, pour faire disparaître les obstacles sans cesse suscités par un parti puissant, il fallait écarter des fonctions importantes les compétiteurs hostiles, attirer à lui les hommes distingués, tels que Cicéron, et, comme tout était vénal, acheter, avec le produit du butin fait à la guerre, les consciences à vendre. Cette conduite, secondée par Pompée et Crassus, promettait le succès.
Pompée, toujours sous le charme de sa femme, semblait se contenter du rôle qui lui était assigné. Libre de tout engagement, obéissant à ses propres instincts, il eût embrassé la cause du sénat plutôt que celle qu’il soutenait ; car les hommes d’une nature aussi vaniteuse que la sienne préfèrent aux marques d’approbation du peuple, qui parviennent rarement à leurs oreilles, l’adhésion flatteuse de l’aristocratie au milieu de laquelle ils vivent. Entraîné par la force des choses, il était obligé de lutter contre ceux qui lui faisaient obstacle, et, plus l’opposition se montrait ardente, plus il se laissait emporter par la violence. La légalité, d’ailleurs, n’était observée par personne. L’incident suivant en est une preuve. Caton aspirait à la préture. Le jour des comices, la première centurie, appelée la prérogative, et dont le suffrage avait une grande influence sur les autres, vota pour lui. Pompée, ne doutant pas du même résultat dans les autres centuries, déclara subitement qu’il avait entendu un coup de tonnerre (1), et congédia l’assemblée. Quelques jours après, en achetant les voix, en employant tous les moyens d’intimidation dont ils disposaient, les nouveaux consuls firent nommer préteur, à la place de M. Caton (2), P. Vatinius, auteur de la motion qui, en 695, avait fait donner à César le gouvernement de la Cisalpine.

(1) Plutarque, Caton, 48 ; Pompée, 54.
(2) Cicéron, Lettres familières, I, 9.

La plupart des autres magistrats furent également choisis parmi leurs créatures, et il n’y eut que deux tribuns du peuple, C. Ateius Capito et P. Aquilius Gallus, qui représentassent l’opposition. Toutes ces élections eurent lieu avec un certain ordre, troublé une fois seulement aux comices pour l’édilité. On se battit au Champ de Mars, où il y eut des morts et des blessés. En se jetant au milieu du tumulte pour l’apaiser, Pompée eut sa toge couverte de sang. Ses esclaves la rapportèrent à sa maison pour en chercher une autre. A la vue de ce sang, Julia, alors dans un état de grossesse avancée, crut que son mari venait d’être tué, et fit une fausse couche. Cet accident altéra sa santé, mais ne fut pas, comme on l’a dit, la cause de sa mort, qui eut lieu seulement l’année suivante (1).

V Proposition de Trebonius sur le gouvernement des provinces
Rien ne résistait plus aux deux consuls. Les factions semblaient vaincues. Cicéron lui-même et Clodius se rapprochaient, et, par l’entremise de Pompée et de Crassus, se promettaient des concessions réciproques (2). Le moment était arrivé de présenter la loi qui devait donner des provinces et des armées aux deux premiers magistrats de la République ; ceux-ci voulaient que la proposition vînt d’un tribun du peuple, et ils en avaient chargé C. Trebonius, qui fut depuis un des lieutenants de César. Le sénat n’avait pas procédé, avant les élections consulaires, à la répartition des provinces, ainsi que l’exigeait la loi. Trebonius, suivant l’exemple donné, quelques années auparavant, pour le gouvernement des Gaules, s’adressa au peuple et prit l’initiative de deux propositions, relatives l’une à Pompée et à Crassus, l’autre à César.

(1) Plutarque, Pompée, 55.
(2) Cicéron, Lettres à Quintus, II, 9.

Les provinces destinées aux deux consuls, à leur sortie de charge, n’étaient pas séparément désignées pour chacun d’eux, mais Pompée et Crassus devaient s’entendre sur le partage ; Dion Cassius prétend même qu’ils les tirèrent au sort. Cette assertion paraît inexacte. Une insurrection des Vaccéens et la réduction de Clunia révoltée (1) servirent de prétexte pour demander que les Espagnes fussent données à Pompée avec quatre légions ; Crassus devait avoir la Syrie et les États voisins, avec une armée considérable. Le nom des Parthes n’était pas prononcé, mais tout le monde savait pourquoi Crassus convoitait la Syrie (2). Quoique d’un âge avancé (il avait soixante ans), il rêvait de faire la conquête des contrées qui s’étendent depuis l’Euphrate jusqu’à l’Indus (3). Quant à César, il devait être maintenu dans sa province. La durée de ces gouvernements était de cinq années ; ils conféraient le pouvoir de lever des troupes romaines et alliées, et de faire la guerre ou la paix.
Les propositions de Trebonius furent vivement combattues par M. Caton, par Favonius et par deux autres tribuns du peuple, Ateius et Aquilius Gallus. « Mais Favonius, dit Plutarque (4), ne fut écouté de personne ; les uns étaient retenus par leur respect pour Pompée et pour Crassus, le plus grand nombre voulait faire plaisir à César, et se tenait tranquille, n’ayant d’espérance qu’en lui. » Les adversaires des consuls dans le sénat, intimidés, gardaient le silence. Cicéron, pour éviter la discussion, s’était retiré à la campagne.
Dans l’assemblée du peuple, M. Caton parla contre le projet de loi de Trebonius, ou plutôt il employa les deux heures qui lui étaient accordées à des déclamations sur la conduite des dépositaires du pouvoir.

(1) Le pays des Vaccéens comprenait une partie de la Vieille-Castille, du royaume de Léon et des provinces basques. Clunia, ville des Celtibériens, était située près de Coruña del Conde.
(2) Plutarque, Crassus, 19.
(3) Plutarque, Crassus, 19.
(4) Plutarque, César, 24.

Les deux heures écoulées, Trebonius, présidant l’assemblée, lui enjoignit de quitter la tribune. Caton refusa d’obéir ; un licteur du tribun l’entraîna ; il lui échappa, et un instant après reparut sur les rostres, essayant de parler encore. Trebonius donna l’ordre de le conduire en prison ; et, pour s’emparer de sa personne, il fallut une lutte en règle ; mais, au milieu de ce tumulte, Caton avait obtenu ce qu’il voulait, c’était de faire perdre une journée (1).
Une seconde assemblée réussit mieux. Des sommes considérables avaient été distribuées aux tribus, et des bandes armées se tenaient prêtes à intervenir en cas de besoin. L’opposition de son côté, n’avait rien oublié pour disputer la victoire. Le tribun P. Aquilius, craignant qu’on ne l’empêchât d’arriver à la place publique, imagina de se cacher la veille dans la curie Hostilia, qui était sur le Forum même. Trebonius, averti, en fit fermer les portes à clef, l’y retint toute la nuit et la journée du lendemain (2). M. Caton, Favonius et Ateius parvinrent à grand’peine au Forum ; mais, ne pouvant, à cause de la foule, se frayer un chemin jusqu’aux rostres, ils montèrent sur les épaules de quelques-uns de leurs clients et commencèrent à crier que Jupiter tonnait, et qu’on ne pouvait délibérer. Tout fut inutile ; toujours repoussés, mais protestant toujours, ils quittèrent la partie lorsque Trebonius eut proclamé l’acceptation de la loi par le peuple (3).

(1) Plutarque, Caton, 49. — Dion Cassius, XXXIX, 34.
(2) Dion Cassius, XXXIX, 35.
(3) Plutarque, Caton, 49. — Dion Cassius, XXXIX, 23, 25. — Dion Cassius prétend à tort que l’imperium dans la province des Gaules ne fut prorogé à César que par une sorte de grâce, et seulement pour trois ans, lorsque ses partisans murmuraient de voir que Crassus et Pompée ne pensaient qu’à eux-mêmes. Il ne dit pas un mot de la conférence de Lucques, attestée par Suétone, Plutarque et Appien. Il oublie que Trebonius, créature de César, fut un de ses lieutenants les plus dévoués pendant la guerre civile. Nous pensons que le témoignage des autres historiens doit être préféré.

Une de ses dispositions décidait que Pompée resterait à Rome après son consulat, et qu’il ferait gouverner sa province d’Espagne par ses lieutenants. Le vote fut émis au milieu du plus orageux tumulte. Ateius fut blessé dans la mêlée, qui conta la vie à quelques citoyens ; c’était chose trop fréquente alors pour produire une grande sensation.
Telle était la mémorable lutte engagée alors à Rome entre les consuls et l’opposition. A ne juger que d’après certaines violences racontées par les historiens, on est tenté d’abord d’accuser Crassus et Pompée de s’être portés à un étrange abus de la force ; mais un examen plus attentif prouve qu’ils y furent, pour ainsi dire, contraints par les menées turbulentes d’une minorité factieuse. En effet, ces mêmes historiens, qui décrivent avec complaisance les moyens de compression coupable employés par les candidats au consulat, laissent ensuite échapper çà et là des assertions contraires, qui viennent détruire l’impression fâcheuse de leur récit. Ainsi, d’après Cicéron, l’opinion publique blâmait la guerre qu’on faisait à Pompée et à Crassus (1). Plutarque, après avoir présenté sous des couleurs défavorables les manœuvres des consuls pour la distribution des gouvernements des provinces, ajoute (2) : « Ce partage plut à tous les partis. Le peuple désirait que Pompée ne fût pas éloigné de Rome. »
César pouvait espérer que le consulat de Pompée et de Crassus rétablirait l’ordre et l’empire des lois : il n’en fut rien.

(1) « A mon avis, ce que ses adversaires auraient de mieux à faire, ce serait de cesser une lutte qu’ils ne sont pas de force à soutenir… Aujourd’hui la seule ambition qu’on puisse avoir, c’est d’être tranquille, et ceux qui gouvernent seraient disposés à nous le permettre, s’ils trouvaient certaines gens moins roidis contre leur domination » (Cicéron, Lettres familières, I, 8, lettre à Lentulus).
(2) Plutarque, Crassus, 19.

Après avoir eux-mêmes si souvent violé la légalité et corrompu les élections, ils voulurent remédier au mal, qu’ils avaient contribué à aggraver, en proposant des mesures sévères contre la corruption ; ce tardif hommage rendu à la morale publique devait rester sans effet, comme l’avaient été tous les remèdes employés jusqu’alors.

VI Loi somptuaire de Pompée
 Ils cherchèrent à réprimer le luxe par une loi somptuaire, mais un discours d’Hortensius suffit pour la faire rejeter. L’orateur, après un brillant tableau de la grandeur de la République et des progrès de la civilisation, dont Rome était le centre, se mit à louer les consuls de leur magnificence et du noble usage qu’ils faisaient de leurs immenses richesses (1). Et, en effet, alors même Pompée faisait construire le théâtre qui porta son nom, et donnait des jeux publics où il semblait vouloir surpasser les somptuosités des plus prodigues courtisans du peuple romain (2). Dans ces jeux, qui durèrent plusieurs jours, cinq cents lions et dix-huit éléphants furent tués. Ce spectacle émerveilla la foule ; mais on remarqua que, ordinairement insensible à la mort des gladiateurs qui expiraient sous ses yeux, elle s’attendrit aux cris de douleur des éléphants. Cicéron, qui assista à ces fêtes, met, dans le récit qu’il adresse à un de ses amis, les hommes et les bêtes sur le même rang, et ne témoigne pas plus de regrets pour les uns que pour les autres, tant le sentiment de l’humanité était encore peu développé (3).
La splendeur de ces jeux avait ébloui Rome et l’Italie, et rendu à Pompée une partie de son prestige ; mais les levées de troupes qu’il fut obligé de prescrire, peu de temps après, causèrent un vif mécontentement.

(1) Dion Cassius, XXXIX, 37.
(2) Dion Cassius, XXXIX, 38.
(3)Cicéron, Lettres familières, VII, 1.

Plusieurs tribuns opposèrent vain leur veto, ils durent renoncer à une lutte dont Pompée et Crassus surtout se faisaient les soutiens.

VII Départ de Crassus pour la Syrie
Sans attendre la fin de son consulat, Crassus voulut quitter Rome : il partit dès les derniers jours était de porter la guerre dans le pays des Parthes, pour acquérir une nouvelle gloire et s’emparer des trésors de ces riches contrées.
La pensée de cette expédition n’était pas nouvelle. Les Parthes éveillaient depuis longtemps la jalousie de Rome. Ils avaient étendu leurs frontières depuis le Caucase jusqu’à l’Euphrate (1), et accru considérablement leur importance : leur chef prenait, comme Agamemnon, le titre de roi des rois. Il est vrai que la partie de la Mésopotamie enlevée par Tigrane aux Parthes leur avait été rendue par Lucullus, et Pompée avait renouvelé le traité qui faisait de l’Euphrate la frontière de l’empire des Arsacides. Mais ce traité n’avait pas d’octobre (2). Ainsi que nous l’avons dit, ce n’était pas le gouvernement de la Syrie qui excitait son ardeur : son but toujours été respecté, car il n’était pas dans les habitudes de la République de souffrir un trop puissant voisin. Cependant diverses circonstances pouvaient, en ce moment, porter le sénat à faire la guerre aux Parthes. Pendant que A. Gabinius commandait en Syrie, Mithridate, détrôné, à cause de sa cruauté, par son plus jeune frère Orodes, avait invoqué l’appui du proconsul ; et celui-ci allait le lui donner, lorsque Pompée lui envoya l’ordre de se rendre d’abord en Égypte pour replacer Ptolémée sur son trône. Mithridate, assiégé dans Babylone, s’était remis entre les mains de son frère, qui, l’avait fait tuer (3).

(1) D’après la lettre de Cicéron à Atticus (IV, 13), Crassus était parti de Rome peu avant le 17 des calendes de décembre 699, ce qui répond, d’après la concordance établie par M. Le Verrier, au 28 octobre 699.
(2) Justin, XLI, 6.
(3) Justin, XLII, 4.

D’un autre côté, les Parthes étaient toujours aux prises avec les rois d’Arménie, alliés des Romains. Le sénat, s’il l’avait voulu, ne manquait donc pas de prétextes pour déclarer la guerre. Il avait à venger la mort d’un prétendant ami, et à soutenir un allié menacé. Jusqu’à quel point le droit des gens pouvait-il être invoqué ? Cela est douteux, mais, depuis plusieurs siècles, la République consultait bien plus son intérêt que la justice, et la guerre contre les Parthes était tout aussi légitime que l’avaient été les guerres contre Persée, Antiochus ou Carthage.
Néanmoins cette entreprise rencontrait à Rome une vive opposition ; le parti hostile aux consuls craignait la gloire qui pouvait en rejaillir sur Crassus, et beaucoup d’esprits prudents redoutaient les périls d’une expédition si lointaine ; mais César, qui avait hérité de cette passion des anciens Romains rêvant pour leur ville la domination du monde, encourageait Crassus dans ses projets, et, dans l’hiver de 700, il envoya Publius à son père, avec mille cavaliers d’élite gaulois.
Des augures sinistres signalèrent le départ du proconsul. Les deux tribuns du peuple C. Ateius Capito et P. Aquilius Gallus, adhérents du parti des grands, s’y opposèrent. Ils avaient réussi à faire partager leurs sentiments à beaucoup de leurs concitoyens. Crassus, intimidé, se fit accompagner de Pompée, dont l’ascendant sur le peuple était si puissant que sa présence suffit pour arrêter toute manifestation hostile. Ateius Capito ne se découragea pas ; il donna l’ordre à un huissier de s’emparer de Crassus au moment où il allait sortir de Rome. Les autres tribuns empêchèrent cette violence. Alors, voyant que tous ses efforts échouaient, il eut recours à un moyen extrême : il fit apporter un réchaud, y jeta des parfums en prononçant contre Crassus de terribles anathèmes. Ces imprécations étaient de nature à frapper les esprits superstitieux des Romains. On ne manqua pas de se les rappeler plus tard, lorsqu’on apprit les désastres de Syrie.

VIII Caton propose de livrer César aux Germains
Vers la même époque, arrivèrent à Rome les nouvelles de la défaite des Usipètes et des Tenctères, du passage du Rhin, et de la descente en Bretagne ; elles excitèrent un vif enthousiasme, et le sénat décréta vingt jours d’actions de grâces (1). La dernière expédition surtout fit une grande impression sur les esprits ; c’était comme la découverte d’un nouveau monde ; l’orgueil national était flatté d’apprendre que les légions avaient pénétré dans un pays inconnu dont on se promettait d’immenses avantages pour la République (2). Cependant tous n’étaient pas éblouis par les succès militaires ; quelques-uns prétendaient que César n’avait pas traversé l’Océan, mais un simple étang (3), et Caton, persévérant dans sa haine, proposa de le livrer aux Germains : il l’accusait de les avoir attaqués au moment où ils envoyaient des députés, et, par cette violation du droit des gens, d’avoir attiré sur Rome la colère céleste ; « il fallait, disait-il, la faire retomber sur la tête du général perfide. » Diatribe impuissante qui ne prévalut pas contre le sentiment public (4) ! Toutefois, dès que César en eut connaissance,

(1) Guerre des Gaules, IV, 38.
(2) « César était très fier de son expédition en Bretagne, et tout le monde à Rome le prônait avec enthousiasme. On se félicitait de connaître un pays dont auparavant on ignorait presque l’existence, d’avoir pénétré dans des contrées dont en n’avait pas entendu parler jusqu’alors ; chacun prenait ses espérances pour la réalité, et tout ce qu’on se flattait d’obtenir un jour faisait éclater une joie aussi vive que si on l’eût déjà possédé » (Dion Cassius, XXXIX, 53). « — Après avoir débarqué en Bretagne, César crut avoir découvert un nouveau inonde. Il écrivit (on ignore à qui) que la Bretagne n’était pas une île, mais un pays entourant l’Océan » (Eumenius, Panégyriques, IV, 2).
(3) Lucain, Pharsale, II, v. 571.
(4) « Sans tenir aucun compte de l’avis de Caton, le peuple fit pendant quinze jours des sacrifices pour célébrer cette victoire et donna les plus grandes marques de joie » (Plutarque, Nicias et Crassus, 4).

trop sensible peut-être à l’injure, il écrivit au Sénat une lettre pleine d’invectives et d’accusations contre Caton. Celui-ci les repoussa d’abord avec calme ; puis, profitant de la circonstance, il se mit à peindre, sous les couleurs les plus noires, les prétendus desseins de César. « Ce n’étaient, disait-il, ni les Germains ni les Gaulois qu’il fallait redouter, mais cet homme ambitieux dont les projets n’étaient ignorés de personne. » Ces paroles frappèrent virement un auditoire déjà prévenu défavorablement. Cependant la peur de l’opinion publique arrêta toute décision ; car, selon Plutarque : « Caton ne gagna rien hors du sénat ; le peuple voulait que César parvînt à la plus grande puissance, et le sénat, quoiqu’il pensât comme Caton, n’osa rien faire, par crainte du peuple. » (1)

  1. Plutarque, Caton d’Utique, 58.

 

                                                    CHAPITRE CINQUIÈME

                                                 ÉVÈNEMENTS DE L’AN 700

I Seconde descente en Angleterre
L’expédition d’Angleterre, en 699, n’avait été, pour ainsi dire, qu’une reconnaissance démontrant la nécessité de forces plus nombreuses et de préparatifs plus considérables pour soumettre les peuples belliqueux de la Grande-Bretagne. Aussi, avant de partir pour l’Italie, César donna-t-il l’ordre de construire sur la côte, et surtout à l’embouchure de la Seine, un grand nombre de navires appropriés, au transport des troupes. Au mois de juin il quitta l’Italie, visita ses chantiers de construction, indiqua Boulogne comme le rendez-vous général de sa flotte, et, en attendant qu’elle fût rassemblée, marcha promptement, avec quatre légions, vers le pays des Trévires, où les habitants, rebelles à ses ordres, étaient divisés en deux partis, ayant à leur tête, l’un Indutiomare, et l’autre Cingetorix. Il donna le pouvoir à ce dernier, favorable aux Romains. Après avoir ainsi calmé l’agitation de ce pays, César se rendit promptement à Boulogne, où il trouva 800 navires prêts à prendre la mer ; il s’embarqua avec cinq légions et deux mille chevaux, et, sans éprouver de résistance, débarqua, comme l’année précédente, prés de Deal. Un premier combat heureux, non loin de Kingston, l’engageait à se porter en avant, lorsqu’il fut informé que la tempête venait de détruire une partie de sa flotte ; il retourna alors sur la côte, prit les mesures nécessaires pour réparer ce nouveau désastre, et fit tirer à terre tous les vaisseaux, qu’il entoura d’un retranchement attenant au camp. Il marcha ensuite vers la Tamise. Sur son chemin il rencontra les Bretons, qui, vaincus en deux combats successifs, avaient jeté cependant plus d’une fois le trouble et le désordre dans les rangs des légions, grâce à leurs chariots : ces machines de guerre, mêlées à la cavalerie, répandaient la terreur et déconcertaient la tactique romaine. César força le passage de la Tamise à Sunbury, alla attaquer la citadelle de Cassivellaunus, près de Saint-Albans, et s’en empara. Plusieurs peuplades, situées au sud de ce fleuve, firent leur soumission. Alors, redoutant l’approche de l’équinoxe et surtout les troubles qui pouvaient éclater en Gaule pendant son absence, il regagna le continent.

II Dislocation de l’armée. Catastrophe de Sabinus       
A peine de retour, il mit ses légions en quartiers d’hiver : Sabinus et Cotta à Tongres ; Cicéron à Charleroy ; Labienus, à Lavacherie sur l’Ourthe ; Fabius, à Saint-Pol ; Trebonius, à Amiens ; Crassus, à Montdidier ; Plancus, à Champlieu, et enfin Roscius dans le pays de Sées. Cette dislocation de l’armée, nécessitée par la difficulté de la nourrir, séparait par de grandes distances les quartiers les uns des autres, qui tous, excepté celui de Roscius, étaient compris dans un rayon de 100 milles.
Comme les années précédentes, César croyait pouvoir se rendre en Italie ; mais la Gaule frémissait toujours sous le joug étranger, et, tandis que les Orléanais massacraient Tasgetius, qui leur avait été donné pour roi depuis trois ans, des événements plus graves se préparaient dans les pays situés entre le Rhin et la Meuse. Les peuples de Liége, conduits par Ambiorix et Cativolcus, se soulèvent et attaquent, à Tongres, le camp occupé par Sabinus et Cotta avec quinze cohortes. Ne pouvant s’en emparer de vive force, ils ont recours à la ruse : ils répandent le bruit du départ de César et de la révolte de toute la Gaule ; ils offrent aux deux lieutenants de les laisser aller, sans obstacles, rejoindre les quartiers d’hiver les plus rapprochés. Sabinus assemble un conseil de guerre, dans lequel Cotta, vieux soldat éprouvé, refuse tout accommodement avec l’ennemi ; mais, comme il arrive souvent dans ces réunions, c’est à l’avis le moins énergique que se rallie la majorité ; les quinze cohortes, confiantes dans la promesse des Gaulois, abandonnent leur position inexpugnable et se mettent en route. Parvenues dans le défilé de Lowaige, elles sont assaillies et massacrées par les barbares, postés en embuscade dans les bois. Ambiorix, exalté par ce succès, soulève tous les peuples sur son chemin et court, à Charleroy, attaquer le camp de Cicéron. La légion, surprise, fait bonne contenance ; mais les Gaulois ont appris par des transfuges l’art d’assiéger les places à la manière romaine : ils élèvent des tours, construisent des galeries couvertes et entourent le camp d’une contrevallation. Cependant Cicéron a trouvé le moyen de faire connaître la gravité de sa situation à César. Celui-ci était à Amiens ; dès le lendemain du jour où il reçoit cette nouvelle, il part avec deux légions et envoie un Gaulois annoncer son approche. Les assaillants, informés de leur côté de la marche de César, abandonnent le siège et se portent au-devant de lui. Les deux armées se rencontrent près du petit ruisseau de la Haine, à 14 kilomètres de Charleroy. Enfermé dans ses retranchements, sur le mont Sainte-Aldegonde, César simule la frayeur, afin d’exciter les Gaulois à l’attaque, et, lorsque ceux-ci se précipitent sur les remparts pour les escalader, il fait une sortie par toutes les portes, met l’ennemi en déroute et jonche le terrain de morts. Le jour même, il rejoint Cicéron, félicite les soldats de leur courage et son lieutenant d’avoir obéi au principe romain de ne jamais entrer en pourparler avec un ennemi en armes. Cette victoire fit pour le moment échouer d’un seul coup les tentatives d’agression des populations des bords du Rhin contre Labienus, et celles des peuples maritimes des côtes de la Manche contre Roscius ; mais bientôt de nouveaux troubles survinrent ; les habitants de l’État de Sens renvoyèrent Cavarinus, que César leur avait donné pour roi, et, quelque temps après, Labienus fut forcé de se mesurer avec les habitants du pays de Trèves, qu’il défit dans un engagement où fut tué Indutiomare. A l’exception des Bourguignons et des Champenois, toute la Gaule était en fermentation, ce qui obligea César à y passer l’hiver.

III L. Domitius Ahenobabus et Claudius Pulcher, consuls
Pendant ce temps, la lutte des partis se perpétuait à Rome, et Pompée, chargé des approvisionnements, ayant Claudius sous ses ordres des lieutenants et des légions, se tenait aux portes de la Ville ; sa présence en Italie, gage d’ordre et de tranquillité, était acceptée par tous les bons citoyens. Son influence devait, aux yeux de César, paralyser celle de L. Domitius Ahenobarbus, parvenu au consulat. En effet, lorsque précédemment Crassus et Pompée s’étaient mis sur les rangs pour obtenir le consulat, le parti opposé, désespérant de l’emporter sur tous les deux, avait cherché à faire admettre au moins un de ses candidats. Il avait voulu renouveler sa manœuvre de 695, qui avait réussi à faire nommer Bibulus collègue de César. La tentative avait échoué ; mais, au moment où il fut question d’élire les consuls pour l’année 700, le parti aristocratique, n’ayant plus à lutter contre des personnages aussi éminents que Crassus et Pompée, obtint sans peine la nomination d’Ahenobarbus. Ce dernier représentait seul, dans cette haute magistrature, les passions hostiles aux triumvirs, puisque son collègue Appius Claudius Pulcher était encore, à cette époque, favorable à César.
L’autorité des consuls, quels qu’ils fussent, était impuissante à remédier à la démoralisation des hautes classes,  que de nombreux symptômes révélaient à Rome comme dans les provinces. Cicéron lui-même, l’événement suivant le prouve, faisait bon marché de la légalité, quand elle gênait ses affections ou ses opinions politiques.

IV Rétablissement de Ptolémée en Egypte
L’oracle sibyllin, on s’en souvient, avait défendu de recourir aux armes pour faire rentrer dans ses États Ptolémée, roi d’Égypte. Malgré cette défense, Cicéron, dès l’année 695, avait engagé P. Lentulus, proconsul en Cilicie et en Chypre, à le réintégrer par la force, et, pour encourager cette entreprise, il lui avait fait entrevoir l’impunité dans le succès, sans lui cacher toutefois qu’en cas de revers la question légale et la question religieuse se produiraient menaçantes (1). Lentulus avait cru plus prudent de s’abstenir ; mais Gabinius, proconsul en Syrie l’année suivante, ne s’était pas montré aussi scrupuleux. Acheté par le roi, disent les uns, ayant, disent les autres, reçu des ordres de Pompée, ce qui est plus probable, il avait laissé en Syrie son fils avec quelques troupes, et s’était dirigé avec ses légions vers l’Égypte.
Après avoir, en passant, rançonné la Judée et envoyé prisonnier à Rome le roi Aristobule, il traversa le désert et arriva devant Péluse. Un certain Archelaüs, qui était regardé comme bon général et qui avait fait la guerre sous Mithridate, était détenu en Syrie. Gabinius, informé que la reine Bérénice désirait le placer à la tête de son armée, et qu’elle offrait une forte somme pour sa rançon, s’empressa de le mettre en liberté, montrant par là autant d’avidité pour les richesses que de mépris pour les Égyptiens. Il les battit en plusieurs rencontres, tua Archelaüs, et entra dans Alexandrie, où il rétablit sur le trône Ptolémée, qui lui donna, dit-on, 10.000 talents (2).

(1) Cicéron, Lettres familières, I, 7.
(2) Dion Cassius, XXXIX, 56-58. — Schol. Bob. Pro Plancio, 271.

Dans cette expédition, Marc-Antoine, qui bientôt allait être le questeur de César, commandait la cavalerie ; il se distingua par son intrépidité et son intelligence de la guerre (1). Ce fut le commencement de sa fortune.
Gabinius, si l’on en croit Dion Cassius, se garda bien d’envoyer la relation de sa conduite ; mais on ne tarda pas à la connaître, et il fut contraint de revenir à Rome, où l’attendaient les plus graves accusations. Malheureusement pour lui, lorsque le procès allait être jugé, Pompée, son protecteur, n’était plus consul.
Gabinius eut à subir successivement deux accusations : il fut absous de la première, sur le double chef de sacrilège et de lèse-majesté, parce qu’il paya chèrement ses juges (2). Quant à la seconde accusation, relative à des faits de concussion, il éprouva plus de difficultés. Pompée, qui avait dû s’éloigner afin de pourvoir aux approvisionnements dont il était chargé, accourut aux portes de Rome, où ses fonctions de proconsul ne lui permettaient pas d’entrer, convoqua une assemblée du peuple hors du pomœrium, employa toute son autorité, et lut même des lettres de César en faveur de l’accusé.

(1) Plutarque, Antoine, 2.
(2)  Voici ce qu’en dit Dion Cassius : « L’influence des hommes puissants et des richesses était si grande, même contre les décrets du peuple et du sénat, que Pompée écrivit à Gabinius, gouverneur de la Syrie, pour le charger de ramener Ptolémée en Égypte, et que celui-ci, qui s’était déjà mis en campagne, l’y reconduisit, malgré la volonté publique et au mépris des oracles de la Sibylle. Pompée ne voulait que se rendre agréable à Ptolémée ; mais Gabinius s’était laissé corrompre. Plus tard, accusé pour ce fait, il ne fut pas condamné, grâce à Pompée et à son or. Il régnait alors à Rome un tel désordre moral, que des magistrats et des juges, qui n’avaient reçu de Gabinius qu’une faible partie des sommes qui avaient servi à le corrompre, ne tinrent aucun compte de leurs devoirs pour s’enrichir et apprirent aux autres à mal faire, eu leur montrant qu’ils pourraient facilement se soustraire au châtiment avec de l’argent. Voilà ce qui fit absoudre Gabinius ; dans la suite, traduit en justice pour avoir enlevé de sa province plus de cent millions de drachmes, il fut condamné » (Dion Cassius, XXXIX, 55).

Bien plus, il pria Cicéron de prendre sa défense, et Cicéron l’accepta, oubliant les invectives dont il avait accablé Gabinius devant le sénat. Tant d’efforts échouèrent : il fallut céder au déchaînement de l’opinion publique, habilement excitée par les ennemis de Gabinius, et celui-ci, condamné, partit pour l’exil, où il resta jusqu’à la dictature de César (1).

V Corruption des élections
On est étonné de voir des personnages tels que Pompée et César protéger des hommes qui semblent aussi décriés que Gabinius ; mais, pour juger avec impartialité les caractères de cette époque, il ne faut pas oublier d’abord qu’il y en avait fort peu sans tache, et ensuite que les partis politiques n’hésitaient pas à jeter sur leurs adversaires les plus odieuses calomnies. Gabinius, appartenant à la faction populaire, partisan de Pompée, avait encouru la haine de l’aristocratie et des publicains. Les grands ne lui pardonnaient pas d’avoir été l’auteur de la loi qui avait confié à Pompée le commandement de l’expédition contre les pirates et d’avoir montré, pendant son proconsulat en Syrie, peu de déférence à l’égard du sénat. Aussi cette assemblée refusait-elle, en 698, d’ordonner des actions de grâces pour ses victoires (2). Les publicains lui en voulaient de ses décrets contre l’usure (3) et de sa sollicitude pour les intérêts de sa province (4). Ce proconsul, qu’on représente comme un aventurier pillant ses administrés, parait avoir gouverné la Judée avec justice et rétabli avec habileté, à son retour d’Égypte, les affaires troublées pendant son absence. Sa capacité militaire ne peut pas être révoquée en doute.

(1) Dion Cassius, XXXIX, 53.
(2) Cicéron, Lettres à Quintus, II, 8.
(3) Voir l’Index legum de Baiter, 181.
(4) Josèphe, XIV, 43.

En parlant de lui, l’historien Josèphe termine par ces mots son récit de la bataille contre les Nabatéens (1) : « Ce grand capitaine, après tant d’exploits, retourna à Rome, et Crassus lui succéda dans le gouvernement de Syrie. » Néanmoins il est très probable que Gabinius n’était pas plus scrupuleux que les autres proconsuls en fait de probité ; car, si la corruption s’étalait alors avec impudence dans les provinces, elle était encore peut-être plus éhontée à Rome. En voici un exemple frappant. Deux candidats au consulat, Domitius Calvinus et Memmius Gemellus, associèrent leurs clients et leurs ressources de tout genre pour obtenir cette première magistrature. Voulant se procurer l’appui de Ahenobarbus et de Claudius Pulcher, consuls en exercice, ils s’engagèrent par écrit à leur faire obtenir, à leur sortie de charge, les provinces qu’ils désiraient, et cela à l’aide d’une double fraude : ils promettaient d’abord de faire affirmer par trois augures l’existence d’une loi curiate supposée, ensuite de trouver deux consulaires qui déclareraient avoir assisté au règlement relatif à la distribution des provinces ; en cas d’inexécution, il était stipulé, au profit des conseils, 400.000 sesterces (2). Ce trafic sans pudeur et d’autres du même genre, dans lesquels furent, compromis Emilius Scaurus et Valerius Messala, avaient fait doubler l’intérêt de l’argent (3). Le marché se serait probablement réalisé si, les deux consuls s’étant brouillés, Memmius n’eût dénoncé la convention en plein sénat et produit le contrat. Le scandale fut énorme, mais demeura impuni à l’égard des consuls.
Memmius, autrefois ennemi de César, s’était depuis rallié à son parti ; néanmoins celui-ci, outré de son impudence, blâma sa conduite et l’abandonna ; Memmius fut exilé (4).

(1) Josèphe, XIV, 11.
(2) Cicéron, Lettres à Atticus, IV, 18.
(3) Cicéron, Lettres à Quintus, II, 15.
(4) Schol. Bob. Pro Sextio, 297. — Cicéron, Lettres à Atticus, IV, 16 ; Lettres familières, XIII, 19.

Quant à Domitius, il fut, à la vérité, accusé de brigue, et le sénat crut lui fermer absolument le consulat en décidant que les comices consulaires n’auraient lieu qu’après le jugement de son procès.
Tous ces faits témoignent de la décadence d’une société, car la dégradation morale des individus devait infailliblement amener l’avilissement des institutions.

VI Mort de la fille de César
Vers le mois d’août de l’année 700, César perdit sa mère Aurélie, et, quelques jours après, sa fille Julie. Celle-ci, dont la santé avait été altérée depuis les troubles de l’année précédente, était devenue enceinte ; elle mourut en donnant le jour à un fils, qui ne vécut pas. César fut douloureusement affecté de ce malheur (1), dont il reçut la nouvelle pendant son expédition de Bretagne (2). Pompée désirait faire enterrer sa femme dans sa terre d’Albe ; le peuple s’y opposa, emporta le corps au Champ de Mars, et exigea qu’il y fût enseveli. Par ce rare privilège réservé aux hommes illustres, il voulait, selon Plutarque, honorer plutôt la fille de César que la femme de Pompée (3). Cette mort brisait un des liens qui unissaient les deux hommes les plus importants de la République. Pour en créer de nouveaux, César proposa sa nièce Octavie en mariage à Pompée, dont il offrait d’épouser la fille, déjà mariée à Faustus Sylla (4).

(1) « César m’a écrit de Bretagne une lettre datée des calendes de septembre (28 août), que j’ai reçue le 4 des calendes d’octobre (23 septembre). Son deuil m’a empêché de lui répondre et de le féliciter » (Cicéron, Lettres à Quintus, III, 1).
(2) « Dans l’affliction où se trouve César je n’ose lui écrire, mais j’ai écrit à Balbus (Cicéron, Lettres familières, VII, 9). — Que la lettre de César est aimable et touchante ! Il y a dans ce qu’il écrit un charme qui augmente ma sympathie pour le malheur qui l’afflige » (Cicéron, Lettres à Quintus, III, 1).
(3) Plutarque, Pompée, 4.
(4) Suétone, César, 27.

VII Construction de César à Rome
A la même époque, le proconsul des Gaules faisait, avec le produit du butin, reconstruire à Rome un édifice magnifique, la vieille basilique du Forum, qu’on étendait jusqu’au temple de la Liberté. « Ce sera la plus belle chose du monde, dit Cicéron ; il y aura dans le Champ de Mars sept enceintes électorales et des galeries de marbre qui seront entourées de grands portiques de mille pas. Auprès se trouvera une villa publique. » Paullus était chargé de l’exécution des travaux. Cicéron et Oppius trouvaient que soixante millions de sesterces étaient peu de chose pour une semblable entreprise (1). Selon Pline, le seul achat de l’emplacement du Forum coûta à César la somme de cent millions de sesterces (2). Cette construction, interrompue par les événements, ne fut terminée qu’après la guerre d’Afrique (3).

VIII Ses relations avec Cicéron
Tandis que César s’attirait, par ces travaux destines au public, l’admiration générale, il ne négligeait aucun de ces ménagements qui étaient de nature à lui assurer le concours des hommes importants. Cicéron, comme on l’a vu, s’était déjà réconcilié avec lui, et César avait tout mis en œuvre pour le gagner encore davantage. Il flattait son amour-propre, faisait droit à toutes ses recommandations (4), traitait avec de grands égards Quintus Cicéron, dont il avait fait un de ses lieutenants ; il allait même jusqu’à mettre à la disposition du grand orateur son crédit et sa fortune (5).

(1) Cicéron, Lettres à Atticus, IV, 17. - Suétone, César, 36.
(2) Pline, Histoire naturelle, XXXVI, 15.
(3) Appien, Guerres civiles, II, 102.
(4) « Avez-vous quelque autre protégé à m’envoyer, je m’en charge (Lettre de César citée par Cicéron, Lettres familières, VII, 5). Je ne dis pas un mot, je ne fais pas une démarche dans l’intérêt de César, qu’aussitôt il ne me témoigne hautement y attacher un prix qui m’assure de son affection » (Cicéron, Lettres familières, VII, 5).
(5) « Je dispose comme de choses à moi de son crédit, qui est prépondérant, et de ses ressources, qui, vous le savez, sont immenses » (Lettres familières, I, 9). Quelques années plus tard, lorsque Cicéron prévoyait la guerre civile, il écrivait à Atticus : « Il y a cependant une affaire dont je ne cesserai de vous parler tant que je vous écrirai à Rome, c’est la créance de César. Libérez-moi avant de partir, je vous en conjure »(Cicéron, Lettres à Atticus, V, 6).

Aussi Cicéron était-il en correspondance suivie avec lui. Il composait, on l’a vu, des poèmes en son honneur, et il écrivait à Quintus (1) « qu’il mettait au-dessus de tout l’amitié d’un tel homme, dont l’affection lui était aussi précieuse que celle de son frère et de ses enfants. » Ailleurs il disait (2) : « Les procédés mémorables et vraiment divins de César pour moi et pour mon frère m’ont imposé le devoir de le seconder dans tous ses projets. » Et il avait tenu parole. C’est sur la demande de César que Cicéron avait consenti à reprendre ses anciennes relations d’amitié avec Crassus (3), et à défendre Gabinius et Rabirius. Ce dernier, compromis dans les affaires d’Égypte, était accusé d’avoir reçu de grandes sommes d’argent du roi Ptolémée ; mais Cicéron prouva qu’il était pauvre, réduit à vivre de la générosité de César, et, dans le cours du procès, s’exprima ainsi : « Voulez-vous, juges, savoir la vérité ? Si la générosité de C. César, extrême envers tout le monde, n’eût, à l’égard de Rabirius, dépassé toute croyance, il y a déjà longtemps que nous ne le verrions plus dans le Forum. César à lui seul remplit envers Postumus le devoir de ses nombreux amis, et les services que ceux-ci rendaient à sa prospérité, César les prodigue à son infortune. Postumus n’est plus que l’ombre d’un chevalier romain ; s’il garde ce titre, c’est par la protection, par le dévouement d’un seul ami.

(1) Lettres à Quintus, II, 15 ; III, 1.
(2) Lettres familières, I, 9.
(3) « J’ai pris sa défense (de Crassus) dans le sénat, comme de hautes recommandations et mon propre engagement m’en faisaient une loi » (Lettres familières, I, 9).

Ce simulacre de son ancien rang, que César seul lui a conservé et l’aide à soutenir, est le seul bien qu’on puisse lui ravir aujourd’hui. Et voilà pourquoi nous devons d’autant plus le lui maintenir dans sa détresse. Ce ne peut être l’effet d’un mérite médiocre, que d’inspirer, absent et malheureux, tant d’intérêt à un tel homme, qui, dans une fortune si élevée, ne dédaigne pas d’abaisser ses regards sur les affaires d’autrui. Dans cette préoccupation des grandes choses qu’il fait ou qu’il a faites, on ne s’étonnerait pas de le voir oublier ses amis, et, s’il les oubliait, il lui serait facile de se le faire pardonner.
J’ai reconnu dans César de bien éminentes et merveilleuses qualités ; mais ses autres vertus sont, comme sur un vaste théâtre, exposées aux regards des peuples. Choisir habilement l’assiette d’un camp, ranger une armée, emporter des places, enfoncer des lignes ennemies, affronter la rigueur de l’hiver et ces frimas que nous avons peine à supporter au sein de nos villes et de nos maisons, poursuivre l’ennemi dans cette même saison où les bêtes sauvages se cachent au fond de leurs retraites, et où partout le droit des gens fait trêve aux combats : ce sont là de grandes choses ; qui le nie ? mais elles ont pour mobile la plus magnifique des récompenses, l’espoir de vivre éternellement dans la mémoire des hommes. De tels efforts ne surprennent point dans celui qui aspire à l’immortalité.
Voici la gloire que j’admire en César, gloire que ne célèbrent ni les vers des poètes ni les monuments de l’histoire, mais qui se pèse dans la balance du sage : un chevalier romain, son ancien ami, attaché, dévoué, affectionné à sa personne, avait été ruiné, non par les excès, non par les honteuses dépenses et les pertes où conduisent les passions, mais par une spéculation ayant pour but d’augmenter son patrimoine : César l’a retenu dans sa chute, il n’a pas souffert qu’il tombât, il lui a tendu la main, il l’a soutenu de son bien, de son crédit, et il le soutient encore aujourd’hui ; il arrête son ami sur le bord du précipice, et le calme de son âme n’est pas plus troublé par l’éclat de son propre nom, que ses yeux ne sont éblouis par l’éclat de sa gloire. Qu’elles soient grandes dans notre estime, comme elles le sont en réalité, les actions dont je parlais tout à l’heure ! De mon opinion à cet égard qu’on pense ce qu’on voudra ; mais quand je vois, au sein d’une telle puissance et d’une si prodigieuse fortune, cette générosité envers les siens, cette mémoire de l’amitié, je les préfère à toutes les autres vertus. Et vous, juges, loin que ce caractère de bonté, si nouveau, si rare chez les hommes considérables et illustres, soit par vous dédaigné, repoussé, vous devez l’entourer de votre faveur et chercher à l’encourager ; vous le devez d’autant plus, qu’on semble avoir choisi ce moment pour porter atteinte à la considération de César, bien que, sous ce rapport, on ne puisse rien faire qu’il ne supporte avec constance ou qu’il ne répare sans peine. Mais s’il apprend que l’un de ses meilleurs amis a été frappé dans son honneur, il en concevra la douleur la plus profonde, et ce sera pour lui un malheur irréparable (1) »
Dans une autre circonstance, Cicéron expliquait ainsi la raison de son attachement pour le vainqueur des Gaules : « Je refuserais mes éloges à César, quand je sais que le peuple, et, à son exemple, le sénat, dont mon cœur ne s’est jamais séparé, lui ont prouvé leur estime par des témoignages éclatants et multipliés ! Alors, sans doute, il faudrait avouer que l’intérêt général n’influe point sur mes sentiments, et que les individus seuls sont les objets de ma haine ou de mon amitié !

(1) Cicéron, Pour Rabirius Postumus, 15-16.

Eh quoi ! je verrais mon vaisseau voguer à pleines voiles vers un port qui, sans être le même que je préférais autrefois, n’est ni moins sûr ni moins tranquille, et, au risque de ma vie, je lutterais contre la tempête plutôt que de m’abandonner à la sagesse du pilote qui promet de me sauver ! Non, il n’y a point d’inconstance à suivre les mouvements que les orages impriment au vaisseau de l’État. Pour moi, j’ai appris, j’ai reconnu, j’ai lu une vérité, et les écrivains de notre nation, ainsi que ceux des autres peuples, l’ont consacrée dans leurs ouvrages par l’exemple des hommes les plus sages et les plus illustres ; c’est qu’on ne doit pas s’obstiner irrévocablement dans ses opinions, mais qu’on doit prendre les sentiments qu’exigent la situation de l’État, la diversité des conjonctures et le bien de la paix (1). »
Dans son Discours contre Pison, il s’écrie : « Il me serait impossible, en considération des grandes choses que César a faites, et qu’il fait tous les jours, de n’être pas son ami. Depuis qu’il commande vos armées, ce n’est plus le rempart des Alpes que je veux opposer à l’invasion des Gaulois ; ce n’est plus au moyen de la barrière du Rhin, avec tous ses gouffres, que je veux arrêter les farouches nations germaniques. César en a fait assez pour que, si les montagnes venaient à s’aplanir, et les fleuves à se dessécher, notre Italie, privée de ses fortifications naturelles, trouvât dans le résultat de ses victoires et de ses exploits une défense assurée (2). »
L’expansion chaleureuse de tels sentiments devait toucher César, lui inspirer de la confiance ; aussi engageait-il fortement Cicéron à ne pas quitter Rome (3).

(1) Cicéron, Pour Cn. Plantius, 39 (An de Rome 700).
(2) Cicéron, Discours contre L. Calpurnius Pison, 33 (An de Rome 700.)
(3) Cicéron, Lettres à Quintus, III, 1.

L’influence de César continuait à grandir, les lettres et les discours de Cicéron le témoignent assez. S’agissait-il de faire arriver des citoyens tels que C. Messius, M. Orfius,
M. Curtius, C. Trebatius (1), à des positions élevées, ou d’intéresser les juges en faveur d’un accusé, comme dans le procès de Balbus, de Rabirius, de Gabinius, c’était toujours le même appui qu’on invoquait (2).

(1) Cicéron, Lettres à Atticus, IV, 15 ; Lettres familières, VII, 5 ; Lettres à Quintus, II, 15.
(2) « Pompée est tout à Gutta, et il se fait fort d’obtenir de César une intervention active » (Cicéron, Lettres à Quintus, III, 8).

 

                                                         CHAPITRE SIXIÈME

                                                     ÉVÈNEMENTS DE L’AN 701

I Expédition au nord de la Gaule. Deuxième passage du Rhin
L’agitation de la Gaule, la perte de quinze cohortes à Tongres obligèrent César à augmenter son armée ; il leva deux autres légions dans la Cisalpine, et en demanda une troisième à Pompée. De nouveau à la tête de dix légions, César, avec son activité ordinaire, s’empressa de réprimer les insurrections naissantes. Depuis l’Escaut jusqu’au Rhin, depuis la Seine jusqu’à la Loire, la plupart des peuples étaient en armes. Ceux de Trèves avaient appelé les Suèves à leur aide.
Sans attendre la fin de l’hiver, César réunit quatre légions à Amiens, et, tombant à l’improviste sur les peuples du Hainaut, les força promptement à la soumission. Puis il convoqua dans cette dernière ville l’assemblée générale de la Gaule ; mais les peuples de Sens, d’Orléans et de Trèves ne s’y rendirent pas. Il transféra alors l’assemblée à Paris, marcha ensuite vers Sens, où son arrivée subite suffit pour pacifier non seulement ce pays, mais encore l’Orléanais. Ayant ainsi apaisé en peu de temps les troubles du nord et du centre de la Gaule, il porta toute son attention vers les pays situés entre le Rhin et la Meuse, où Ambiorix continuait à fomenter la révolte. Il était impatient de venger sur lui la défaite de Sabinus ; mais, pour l’atteindre plus sûrement, il voulut d’abord faire deux expéditions, l’une dans le Brabant, l’autre dans le pays de Trèves, et de cette manière couper à ce chef toute retraite tant du côté du nord que du côté de l’est, où se trouvaient les Germains.
De sa personne il s’avança vers le Brabant, qu’il réduisit bientôt à l’obéissance. Pendant ce temps, Labienus remportait, aux bords de l’Ourthe, sur les habitants du pays de Trèves, une grande victoire. Au bruit de cette défaite, les Germains, qui avaient déjà passé le Rhin, retournèrent chez eux. César rejoignit Labienus sur le territoire de Trèves, et, décidé à châtier les Suèves, il passa une seconde fois le Rhin, près de Bonn, un peu au-dessus de l’endroit où il avait construit un pont deux ans auparavant. Après avoir forcé les Suèves à se réfugier dans l’intérieur des terres, il revint dans la Gaule, fit couper une partie du pont et laissa une forte garnison sur la rive gauche.

II Poursuite d’Ambiorix
Ayant ainsi rendu toute retraite impossible à Ambiorix, il s’avança avec son armée vers le pays liégeois par Zulpich et Eupen, à travers la forêt des Ardennes. Parvenu sur la Meuse, il distribua ses troupes en trois corps, et envoya tous les bagages avec la 14e légion, sous les ordres de Cicéron, dans le fort de Tongres, où avait eu lieu la catastrophe de Sabinus. De ces trois corps, le premier fut dirigé vers le nord, près des frontières méridionales du Brabant ; le second vers l’ouest, entre la Meuse et la Demer ; le troisième marcha vers l’Escaut, commandé par César, dont l’intention était de gagner l’extrémité de la forêt des Ardennes entre Bruxelles et Anvers, où l’on disait qu’Ambiorix s’était réfugié. En partant de Tongres, il annonça qu’il serait de retour dans sept jours. Mais, ne voulant pas hasarder ses troupes dans des terrains difficiles, contre des hommes qui, dispersés, faisaient une guerre de partisans, il invita par des messagers les peuples voisins à venir ravager le pays liégeois, et, à son appel, tous accoururent pour se livrer au pillage. Parmi eux 2.000 cavaliers sicambres, attirés d’au delà du Rhin, conçoivent l’idée de tomber sur le camp de Cicéron pour s’emparer des richesses qu’il contenait. Ils arrivent au moment où une partie de la garnison
était allée au fourrage. Ce fut à grand’peine, et en perdant deux cohortes, que les Romains purent repousser cette attaque. La dévastation du pays de Liège s’accomplit ; mais Ambiorix échappa.
La défaite de Sabinus à Tongres ainsi cruellement vengée, César revint à Reims, y convoqua l’assemblée de la Gaule et y fit juger la conjuration des Sénonais et des Orléanais. Accon, chef de la révolte, fut condamné à mort et exécuté, et César, après avoir mis ses légions en quartiers d’hiver dans les pays qu’arrosent la Moselle, la Marne et l’Yonne, se rendit en Italie.

III C. Domitius Calvinus et M. Valerius Messala, consuls
A Rome, le jeu légal des institutions était sans cesse entravé par des ambitions particulières. L’année 700 avait fini sans que les comices consulaires eussent été tenus. Tantôt les tribuns du peuple, seuls magistrats dont l’élection avait lieu à jour fixe, s’opposaient à la tenue des comices ; tantôt les interrois eux-mêmes n’obtenaient pas d’auspices favorables, ou, dans ces moments de trouble, n’osaient pas assembler le peuple (1). L’audace des agitateurs de tous les partis explique cette anarchie.
Fatiguée des intrigues et du désordre, l’opinion publique n’en attendait la fin que d’un pouvoir nouveau, ce qui arrache à Cicéron cet aveu pénible (2) : « La République est sans force, Pompée seul est puissant. » On parlait même déjà de dictature (3). Plusieurs, selon Plutarque (4), osaient dire ouvertement « que la puissance d’un seul était l’unique remède aux maux de la République, et que ce remède, il fallait le recevoir du médecin le plus doux, ce qui désignait clairement Pompée. » Aussi le tribun Lucceius fit-il la proposition d’élire Pompée dictateur.

(1) Dion Cassius, XL, 45.
(2) Cicéron, Lettres à Quintus, III, 4.
(3) Cicéron, Lettres à Quintus, III, 8.
(4) Plutarque, César, 31.

Caton s’éleva énergiquement contre cette motion intempestive. Plusieurs amis de Pompée crurent utile de le justifier en affirmant qu’il n’avait jamais demandé ni désiré la dictature. Les reproches de Caton n’en avaient pas moins produit leur effet, et, pour couper court aux soupçons, Pompée permit la tenue des comices consulaires (1). En effet, il n’avait jamais le courage de son ambition, et, « quoiqu’il affectât dans ses discours, dit Plutarque (2), de refuser le pouvoir absolu, toutes ses actions tendaient à y parvenir. »
Les comices s’ouvrirent au mois de sextilis de l’année 701 ; les consuls nommés furent Cn. Domitius Calvinus et M. Valerius Messala. Le premier avait été mis en accusation, ainsi que nous l’avons vu plus haut ; mais les préoccupations du moment avaient fait traîner son jugement en longueur ; on ignore s’il fut acquitté, ou si toute action judiciaire ne fut pas paralysée à cause de l’absence de magistrats pendant les premiers mois de l’année 701. D’ailleurs, Calvinus était protégé par Pompée, et son collègue, Messala, était favorisé par César, à la recommandation de Cicéron.

IV Expédition de Crassus contre les Parthes et sa mort
Crassus était parti pour la Syrie depuis environ dix-huit mois, plein d’ambitieuses espérances et se flattant de réaliser d’immenses conquêtes. Il voulait non seulement soumettre les Parthes, mais même renouveler les campagnes d’Alexandre, pénétrer dans la Bactriane et arriver jusqu’aux Indes ; malheureusement il n’était pas à la hauteur d’une semblable tâche. Oubliant les premières règles d’un général en chef, qui consistent à ne jamais mépriser ses ennemis et à mettre de son côté toutes les chances de succès, il n’avait aucun souci de l’armée qu’il allait combattre,

(1) Plutarque, Pompée, 57.
(2) Plutarque, César, 31.

ne s’était enquis ni des chemins, ni des contrées qu’il devait traverser, et négligeait les alliances et les secours que pouvaient lui offrir les peuples voisins et ennemis des Parthes.
Il était parti de Brundusium malgré la mauvaise saison, avait débarqué à Dyrrachium, non sans avoir perdu plusieurs bâtiments ; de là, suivant la route militaire directe qui conduisait des côtes de l’Adriatique au Bosphore (1), il s’était rendu par terre en Galatie, et était entré en Mésopotamie, après avoir franchi l’Euphrate (2).
Les Parthes, surpris, n’opposèrent aucune résistance, et les riches et florissantes colonies grecques de l’Euphrate et du Tigre, qui détestaient le joug parthe, reçurent Crassus comme un libérateur. La ville de Nicephorium (Rakkah), située près d’Ichnæ, sur le Balissus, lui ouvrit ses portes ; Zenodotium seule l’obligea à un siège. Au lieu de profiter du concours des circonstances et de s’avancer promptement sur le Tigre, d’enlever la ville considérable de Séleucie, Ctésiphon (3), résidence ordinaire du roi des Parthes, et même Babylone, il se borna à rançonner la province. Ayant laissé 7.000 hommes d’infanterie et 1.000 chevaux en garnison dans quelques places fortes, il retourna en Syrie prendre ses quartiers d’hiver. Là, sans s’occuper de la campagne prochaine, il ne pensa qu’à commettre des exactions et à piller les temples d’Hiérapolis et de Jérusalem.
Au commencement de 701, Crassus se remit en campagne avec sept légions, près de 4.000 cavaliers et un pareil nombre de fantassins armés à la légère (4), et rentra en Mésopotamie.

(1) « Ut via illa nostra, quæ per Macedoniam est usque ad Hellespontum militaris » (Cicéron, Discours sur les provinces consulaires, 2. — Strabon, VII, 7, 268).
(2) Plutarque, Crassus, 17.
(3) Sur la rive gauche du Tigre, en face de Séleucie.
(4) Plutarque, Crassus, 24.

Il avait pour lieutenants son fils Publius, célèbre par son courage, l’élévation de ses sentiments et sa conduite dans la Gaule ; le brave Octavius, qui, plus tard, périt pour ne pas abandonner son général ; Vargunteius, Censorinus et Petronius ; pour questeur, C. Cassius Longinus, apprécié pour sa valeur et sa sagesse, et qui fut, dix ans après, un des meurtriers de César. Un Arabe était devenu son auxiliaire ; c’était le chef des Osroènes, bédouins du désert, lequel avait jadis servi Pompée dans sa campagne contre Mithridate ; il se nommait Abgaros ou Abgar (1), et s’était laissé acheter par le roi des Parthes pour trahir Crassus.
Artabaze, roi d’Arménie, vint trouver le proconsul à la tête de 6.000 chevaux, lui en promettant 10.000 autres avec 30.000 fantassins, s’il consentait à attaquer les Parthes par l’Arménie, où la nature montagneuse du pays rendrait inutile leur nombreuse et redoutable cavalerie. Crassus rejeta cette proposition, alléguant la nécessité d’aller rejoindre en Mésopotamie les garnisons qu’il y avait laissées l’année précédente. Celles-ci, en effet, étaient déjà bloquées par les Parthes, et des soldats évadés l’informaient des immenses préparatifs que faisait Orodes pour lui résister. Il traversa donc une seconde fois l’Euphrate non loin de Biradjik, lieu du passage d’Alexandre le Grand (2). Là il avait à choisir entre deux directions pour atteindre Séleucie : ou descendre la rive gauche de l’Euphrate jusqu’au point où il se rapproche du Tigre (3), ou traverser le désert. La première, proposée par Cassius, lui procurait, quoique plus longue, l’immense avantage d’appuyer constamment son aile droite à à l’Euphrate, sur lequel des bateaux auraient porté ses approvisionnements.

(1) Les anciens auteurs le nomment Augar, Abgaros on Ariamnes.
(2) Zeugma, suivant Dion Cassius. Cette ville est sur la rive droite de l’Euphrate, en face de Biradjik.
(3) D’après Drumann, on ne pouvait pas toujours suivre le cours du fleuve, comme le dit Plutarque, parce qu’il existait un canal qui joignait l’Euphrate au Tigre (Pline, VI, 30. — Ammien Marcellin, XXIV, 2).

La seconde offrait, il est vrai, un trajet plus court, mais on s’exposait en la suivant à manquer d’eau, de vivres, et à des marches plus pénibles. Les conseils perfides d’Abgar lui firent préférer cette dernière. Il n’y avait pas, disait l’Arabe, un moment à perdre pour empêcher les Parthes d’enlever leurs trésors et de les mettre en sûreté chez les Hyrcaniens et les Scythes. Crassus possédait quelques-unes des qualités qui font un bon général ; il en avait donné des preuves dans la guerre des alliés comme dans celle contre Spartacus, mais la cupidité paralysait ses facultés. La gloire doit être la seule préoccupation du soldat.
Pendant ce temps, Orodes, roi des Parthes, avait divisé ses forces en deux corps d’armée : l’un, dont il prit le commandement, alla ravager l’Arménie pour empêcher Artabaze de se joindre aux Romains ; l’autre fut confié au vizir Surena, homme de mérite auquel Orodes devait sa couronne. Sans méconnaître son intelligence, nous ne croyons pas, comme quelques écrivains, que Surena inventa une nouvelle tactique pour s’opposer à celle des Romains, et qu’à cet effet, renonçant à l’infanterie, il se servit seulement de sa cavalerie. S’il mit toute sa confiance dans cette arme, c’est que les Parthes, se conformant à la nature de leur pays, ne combattaient généralement qu’à cheval, et chez eux, comme le dit Dion Cassius, l’infanterie n’avait aucune valeur (1). Le talent de Surena fut d’employer la ruse, si familière aux Asiatiques, pour entourer Crassus d’embûches et de traîtres et l’attirer dans des plaines où la cavalerie avait tout l’avantage.

(1) « Il y a chez eux peu de fantassins. On ne les prend que parmi les hommes les plus faibles. Dès l’âge le plus tendre, les Parthes sont habitués à manier l’arc et le cheval. Leur pays, qui forme presque tout entier une plaine, est très favorable à la nourriture des chevaux et aux courses de cavalerie » (Dion Cassius, XL, 15). — Equis omni tempore vectantur ; illis bella, illis convivia, illis publica ac privata officia obeunt (Justin, XLI, 3). 

L’armée des Parthes était donc uniquement composée de cavaliers, les uns bardés de fer, ainsi que leurs chevaux (1), armés de lances longues et pesantes ; les autres munis d’arcs puissants dont les flèches, d’une plus grande portée que celles des Romains, perforaient les armes défensives.
Après avoir quitté la ville de Carrhes, l’armée romaine s’avançait vers le sud à travers le désert. Les sables, la chaleur rendaient la marche pénible, et l’ennemi restait toujours invisible. Enfin, arrivée au bord d’une petite rivière, le Balissus (Belick), qui se jette dans l’Euphrate, elle aperçut quelques cavaliers parthes. Abgar, envoyé en reconnaissance contre eux avec une avant-garde, ne revint pas. Le traître avait livré Crassus à Surena. Le proconsul, impatient et inquiet, franchit alors le Balissus avec toute son armée, et, sans la laisser reposer, il pousse en avant sa cavalerie ; et force l’infanterie à la suivre.
Bientôt quelques soldats viennent apprendre à Crassus qu’ils ont seuls pu échapper à l’embuscade dans laquelle est tombée son avant-garde, et que toute l’armée des Parthes marche à sa rencontre. A cette nouvelle, lui, qui croyait que l’ennemi n’oserait pas l’attendre, se trouble et range à la hâte ses troupes en bataille sur un front étendu, de crainte d’être enveloppé. La cavalerie est sur les ailes ; les Osroènes forment une dernière ligne. Les Parthes lancent d’abord leur cavalerie légère, qui tourbillonne dans la plaine en soulevant des nuages de poussière, font retentir l’air de cris sauvages et du bruit des tambours (2), puis se retirent comme s’ils fuyaient (3). Crassus fait sortir contre eux son infanterie légère ; mais, entourée et accablée par les armes de jet plus puissantes des Parthes, elle est obligée de se réfugier derrière les légions.

(1) « Munimentum ipsis equisque loricæ plumatæ sunt, quæ utrumque toto corpore tegunt » (Justin, XLI, 2).
(2) « Signum in prœlio non tuba, sed tympano datur » (Justin, XLI, 2).
(3) « Fidentemque fuga Parthum versisque sagittis »  (Virgile, Géorq. III, v. 31).

Tout à coup les Osroènes qu’Abgar n’avait pas emmenés avec lui attaquent les Romains par derrière (1), et en même temps apparaissent, resplendissant au soleil, les lignes étendues des cavaliers cuirassés. Crassus forme alors son armée en carré. Chaque face est composée de douze cohortes, le reste est en réserve. La cavalerie et l’infanterie légère, partagées en deux corps, flanquent deux côtés opposés du carré (2). Publius et Cassius commandent, l’un la droite, l’autre la gauche. Crassus se place au centre (3). La grosse cavalerie, la lance en arrêt, charge le grand carré romain et tente de l’enfoncer ; mais les rangs épais et serrés des légions lui opposent une résistance invincible. Les Parthes reculent à une certaine distance et rappellent leurs nombreux archers, puis, tous ensemble, ils reviennent en ligne et font pleuvoir sur les masses profondes des Romains une grêle de traits dont aucun ne manque son but. Les légionnaires, s’ils restent de pied ferme, ont le désavantage avec leurs pilums et leurs frondes à petite portée, et, s’ils s’avancent pour se servir de leurs épées, ils perdent cette cohésion qui fait leur force. Immobiles, se défendant à peine, ils voient leur nombre diminuer sans se décourager : ils espèrent que bientôt l’ennemi aura épuisé ses munitions. Mais les rangs des Parthes se succèdent les uns aux autres ;

(1) « Les Osroènes, placés derrière les Romains, qui leur tournaient le clos, les frappèrent là où leurs membres découverts donnaient prise, et rendirent plus facile leur destruction par les Parthes » (Dion Cassius, XL, 22).
(2) L’armée était composée de sept légions, mais quelques troupes avaient été laissées à Carrhes. Le carré était composé de quarante-huit cohortes, ou près de cinq légions ; le reste était probablement en réserve dans le carré. Les 4.000 hommes de cavalerie et les 4.000 hommes d’infanterie légère étaient probablement répartis par moitié à droite et à gauche du grand carré, qui devait avoir environ mille mètres de côté.
(3) Plutarque, Crassus, 28.

à mesure que les premiers ont tiré toutes leurs flèches, ils vont en reprendre près d’une longue file de chameaux qui portent les approvisionnements. Le combat dure depuis plusieurs heures, les Parthes s’étendent toujours davantage en cercle et menacent d’entourer entièrement le grand carré romain.
Dans cette situation critique, Crassus ne peut plus avoir recours qu’à sa cavalerie. Le côté le plus pressé par l’ennemi est celui que commande Publius ; son père lui ordonne de tenter un suprême effort pour dégager l’armée.
Ce noble et intrépide jeune homme prend à l’instant 1.300 cavaliers, parmi lesquels se trouvaient les 1.000 Gaulois envoyés par César, 500 archers et huit cohortes d’infanterie. Deux jeunes gens de son âge le suivent, Censorinus et Megabacchus, le premier sénateur et orateur de talent, le second, également distingué. Dès qu’ils s’ébranlent, les Parthes, suivant leur coutume, s’enfuient tout en lançant des flèches, à la manière des Scythes. Publius prend cette fuite pour une déroute et se laisse entraîner au loin. Lorsque, depuis longtemps, il a perdu de vue le corps de bataille, les fuyards s’arrêtent, font volte-face, sont rejoints par de nombreuses réserves et enveloppent la troupe romaine. Elle se défend avec héroïsme, mais les Gaulois, privés d’armes défensives, résistent avec peine à la cavalerie bardée de fer. Cependant le fils de Crassus a été rejoint par ses fantassins, qui combattent avec valeur ; il veut les porter en avant, ceux-ci lui montrent leurs mains clouées aux boucliers et leurs pieds fixés à terre par les flèches. Publius fait alors un dernier appel à ses braves cavaliers gaulois, qui, par dévouement pour lui, se font tuer loin de leur pays, au service d’une cause étrangère. Ils se précipitent avec impétuosité contre cette muraille de fer qui se dresse devant eux ; ils renversent des cavaliers sous le poids de leur armure, arrachent à d’autres leurs lances ou sautent à terre pour éventrer les chevaux ; mais la valeur doit céder au nombre. Publius, blessé, bat en retraite et dispose les débris de sa troupe sur un terrain dont la pente lui est désavantageuse. Il a beau vouloir faire un retranchement avec des boucliers, sa cavalerie se trouvant placée comme en amphithéâtre, les derniers rangs sont aussi exposés que les premiers aux traits des Parthes. Deux Grecs lui proposent de le sauver en l’emmenant à Ichnæ, ville peu éloignée ; le jeune héros répond qu’il n’abandonnera pas ses soldats : il reste pour mourir avec eux. Sur 6.000 hommes, 500 seulement sont faits prisonniers, les autres sont tués en combattant. Publius et ses deux amis, Censorinus et Megabacchus, se font donner la mort.
Pendant ce temps, Crassus, dégagé par le mouvement offensif de son fils, avait pris position sur une hauteur et attendait son retour victorieux. Mais bientôt des messagers viennent lui apprendre que, sans un prompt secours, son fils est perdu. Il hésite un moment entre l’espoir de le sauver et la crainte de compromettre le reste de son armée. Enfin il se décide à marcher. A peine s’est-il mis en mouvement qu’il aperçoit les Parthes arrivant à sa rencontre, poussant des cris de victoire et portant au bout d’une pique la tête de son fils. Dans cette circonstance, Crassus retrouve un instant cette énergie familière au caractère romain, et, parcourant les rangs : « Soldats, s’écrie-t-il, c’est moi seul que cette perte regarde. Tant que vous vivez, toute la fortune et toute la gloire de Rome subsistent et restent invincibles. Ne vous laissez pas abattre par mon malheur, et que votre compassion pour moi se change en colère contre les ennemis. » Ces derniers accents d’un chef présomptueux firent peu d’effet sur une armée déjà découragée. Elle combattit avec résignation, n’éprouvant plus cette ardeur que donne l’espoir de vaincre. Pris en flanc par les nombreux archers, attaqués de front par la pesante cavalerie cuirassée, les Romains luttèrent jusqu’au soir ; restant toujours sur la défensive et voyant sans cesse se resserrer le cercle dans lequel ils étaient enfermés. Heureusement les Parthes, incapables de se garder pendant la nuit, ne campaient jamais sur le champ de bataille : ils se retirèrent.
Ce combat, livré à quinze ou vingt lieues au sud de Carrhes, était désastreux. Cependant tout n’était pas perdu, si le général en chef conservait son énergie et sa présence d’esprit ; mais, abattu et plongé dans une profonde douleur, il se tenait immobile, à l’écart, incapable de donner aucun ordre. Octavius et Cassius convoquent les tribuns et les centurions et décident la retraite ; cependant il faut abandonner 4.000 blessés qu’on ne peut emporter, et leur cacher même le départ, afin que leurs cris n’éveillent pas l’attention de l’ennemi. La retraite s’exécute d’abord dans un silence complet ; tout à coup ces malheureux s’aperçoivent qu’on les sacrifie, leurs gémissements avertissent les Parthes, et excitent un tumulte effroyable parmi les Romains : les uns reviennent charger les blessés sur les bêtes de somme, les autres se mettent en bataille pour repousser l’ennemi ; 300 cavaliers s’échappent, arrivent à Carrhes et traversent l’Euphrate sur le pont construit par Crassus. Cependant les Parthes, occupés à massacrer les 4.000 blessés et les traînards, ne poursuivent que faiblement les débris de l’armée romaine, qui, protégée par une sortie de la garnison de Carrhes, parvient à s’enfermer dans ses murs.
Soit découragement, soit manque de vivres, les Romains ne séjournèrent pas dans cette ville et l’abandonnèrent pour se réfugier en Arménie. Crassus, suivi d’un petit nombre de troupes, se fiant encore à un indigène qui le trompait, vit sa fuite retardée par les détours qu’on lui fit faire inutilement. Au point du jour les Parthes apparurent. Octavius avait atteint, avec 5.000 hommes, un des contreforts des montagnes de l’Arménie, et aurait pu se mettre en sûreté dans la forteresse de Sinnaka, éloignée seulement d’un jour de marche ; il aime mieux descendre dans la plaine pour secourir son général, qu’il ramène avec lui sur les hauteurs. Si l’on combat jusqu’au soir, tout ne sera pas perdu ; mais Surena a encore recours à la ruse : il envoie des propositions séduisantes, et offre une entrevue. Crassus la repousse : il veut combattre. Malheureusement les soldats, qui jusqu’ici avaient obéi à des ordres imprudents, refusent cette fois d’obéir au seul ordre qui puisse les sauver. Crassus est forcé d’accepter l’entrevue. Au moment où il s’y rend, une querelle fortuite, ou plutôt préparée par la trahison des Parthes, s’engage entre les escortes des deux nations. Octavius traverse de son épée un écuyer parthe ; une mêlée s’ensuit, toute l’escorte romaine est massacrée. Crassus est tué et sa tête portée à Orodes. De 40.000 légionnaires le quart seul survécut. La cavalerie de C. Cassius qui, au départ de Carrhes, s’était séparée de l’armée, et quelques autres fuyards réussirent à gagner la Syrie, à couvrir Antioche, et même à repousser plus tard avec bonheur l’invasion des Parthes dans la Province romaine.

V Conséquences de la mort de Crassus
La mort de Crassus eut deux conséquences sérieuses : la première de rehausser encore le mérite du vainqueur des Gaules en montrant ce que deviennent les armées les plus nombreuses et les mieux aguerries sous les ordres d’un chef présomptueux et inhabile ; la seconde, de faire disparaître de la scène un homme dont l’influence contenait l’ambition de deux personnages destinés à devenir rivaux. Avec Crassus, Pompée n’aurait pas été l’instrument d’un parti ; sans Pompée, le sénat n’aurait pas osé se déclarer contre César.
L’équilibre ainsi rompu, Pompée chercha un nouveau point d’appui. Son alliance avec César lui avait seule donné le concours du parti populaire. Cette alliance venant à s’affaiblir, il devait naturellement se rapprocher de l’aristocratie, flatter ses passions et servir ses rancunes. Dans les premiers moments il provoqua le désordre plutôt qu’il ne le réprima.
Trois compétiteurs se disputaient le consulat pour 702, T. Annius Milon, P. Plautius Hypsæus et Q. Cæcilius Metellus Scipion (1). Ils luttaient d’intrigue et de corruption (2). Pompée, surtout depuis sa réconciliation avec P. Clodius, traitait Milon en ennemi, et, selon sa tactique accoutumée, affectait de croire qu’il en voulait à sa vie. Tout en retardant indéfiniment les comices, il favorisait P. Hypsæus et Q. Scipion, qui briguaient le consulat, et Clodius, qui, la même année, demandait la préture. Milon avait un grand nombre de partisans ; ses largesses au peuple et ses spectacles semblaient assurer son élection, et Pompée, dont elle contrariait les vues, s’opposait de tout son pouvoir à ce que le sénat nommât un interroi pour tenir ses comices. Il désirait lui-même ces fonctions importantes ; mais, obligé de céder devant la résistance de Caton, il se borna à empêcher toute élection, et l’année finit encore sans qu’il y eût de consuls désignés.

(1) Q. Cæcilius Metellus Scipion était fils de P. Cornelius Scipion Nasica, et de Licinia, fille de Crassus. Il avait été adopté par Q. Cæcilius Metellus Pius.
(2) Plutarque, Caton, 55.

 

                                                   CHAPITRE SEPTIÈME

                                              ÉVÉNEMENTS DE L’AN 702

I Meurtre de Clodius
Rome ne semblait livrée qu’à de mesquines luttes de personnes ; mais derrière les hommes en évidence s’agitaient de graves intérêts et de violentes passions. Le mal qui mine une société à son insu se révèle lorsque des faits, sacs grande importance par eux-mêmes, viennent tout à coup produire une crise imprévue, dévoiler des dangers inaperçus et montrer à tous cette société au bord d’un abîme dont nul n’avait soupçonné la profondeur. Ainsi, par de simples accidents de sa vie, Clodius semble avoir été destiné à faire éclater les éléments de trouble que recélait dans son sein la République. On le surprend dans la maison de la femme de César pendant un sacrifice religieux, et cette violation des mystères de la Bonne Déesse amène une scission funeste dans les premiers corps de l’État. Sa mise en accusation irrite le parti populaire ; son acquittement met au grand jour la vénalité des juges, sépare l’ordre des chevaliers de celui du sénat. L’animosité avec laquelle on le poursuit en fait un chef de parti redoutable, qui envoie Cicéron en exil, fait trembler Pompée et accélère l’élévation de César. Sa mort va réveiller toutes les passions populaires, inspirer tant de craintes à la faction opposée, qu’elle oubliera ses rancunes et ses jalousies pour se jeter dans les bras de Pompée, et, d’un bout de l’Italie à l’autre, tout le peuple sera en armes.
Le 13 des calendes de février 702 (13 décembre 701), Milon était parti de Rome peur se rendre à Lanuvium, sa ville natale, dont il était le dictateur (1). Vers la neuvième heure, il rencontra sur la voie Appienne, un peu au delà de Bovilles, Clodius, qui, de son côté, revenait à cheval d’Aricia à Rome, accompagné de trois amis et de trente esclaves, tous armés d’épées. Milon était dans un chariot avec sa femme Fausta, fille de Sylla, et M. Fufius, son familier. A sa suite marchait une escorte dix fois plus forte que celle de Clodius, et dans laquelle se trouvaient plusieurs gladiateurs renommés. Les deux troupes se croisèrent près d’un petit temple de la Bonne Déesse (2), sans échanger une seule parole, mais en se lançant des regards furieux. Elles étaient à peine éloignées l’une de l’autre que deux gladiateurs de Milon, restés en arrière, se prirent de querelle avec les esclaves de Clodius. Au bruit de la rixe ce dernier tourna bride, et s’avança proférant des menaces. Un des gladiateurs nommé Birria le frappa, d’un coup d’épée et l’atteignit grièvement à l’épaule (3) : on le transporta dans un cabaret voisin (4).
Milon, apprenant que Clodius était blessé, redouta les suites de cette agression, et crut qu’il serait moins dangereux pour lui d’achever son ennemi. Il envoya donc ses gens enfoncer le cabaret ; Clodius, arraché du lit sur lequel ou l’avait placé, est percé de coups et jeté sur la grande route. Ses esclaves sont tués ou mis en fuite.

(1) Tout ce qui suit est presque en totalité extrait d’Asconius, le plus ancien commentateur de Cicéron, et tiré, à ce qu’on croit, des Acta diurna. (Voyez Argument du discours de Cicéron pour Milon, édit. Orelli, p. 31.)
(2) Neuf ans après le sacrilège commis le jour de la fête de la Bonne Déesse, Clodius fut tué par Milon devant la porte du temple de la Bonne Déesse, près Bovilles (Cicéron, Discours pour Milon, 31).
(3) Rhomphœa (Asconius, Argument du discours de Cicéron pour Milon, p. 32, édit. Orelli).
(4) Cicéron, Discours pour Milon, 10. — Dion Cassius, XL, 48. — Appien, Guerres civiles, II, 21. — Asconius, Argument du discours de Cicéron pour Milon, p. 31 et suiv.

Le cadavre resta étendu sur la voie Appienne jusqu’à ce qu’un sénateur, Sex. Tedius, qui passait, le fit relever, mettre dans une litière et transporter à Rome, où il arriva la nuit, et fut déposé sur un lit dans l’atrium de sa maison. Mais déjà la nouvelle de la rencontre fatale était répandue par toute la ville, et la foule accourut vers la demeure de Clodius, où sa femme, Fulvia, montrant les blessures dont il était criblé, excitait le peuple à la vengeance. Il y eut une telle affluence que plusieurs personnes de marque, entre autres C. Vibienus, sénateur, furent étouffées dans la foule. Le cadavre fut porté au Forum et exposé sur les rostres ; deux tribuns du peuple, T. Munatius Plancus et Q. Pompeius Rufus, haranguèrent la multitude et demandèrent justice.
Ensuite, à l’instigation d’un scribe nommé Sex. Clodius ; on transporta le corps dans la curie pour faire outrage au sénat ; on fit un bûcher avec des bancs, des tables et des registres. Le feu prit à la curie Hostilia et gagna jusqu’à la basilique Porcia : les deux monuments furent réduits en cendres. Puis cette multitude, s’excitant de plus en plus, arracha les faisceaux qui entouraient le lit funèbre (1), et se rendit devant les maisons d’Hypsæus et de Q. Metellus Scipion, comme pour leur offrir le consulat ; enfin elle se présenta devant la demeure de Pompée ; les uns demandaient à grands cris qu’il fût consul ou dictateur, les autres faisaient entendre les mêmes vœux pour César (2).
Cependant, neuf jours après, lorsque la fumée sortait encore des décombres, le peuple, à l’occasion d’un banquet funèbre dans le Forum, voulut incendier la maison de Milon et celle de l’interroi M. Lepidus.

(1) Lectus Libitinœ (Asconius, p. 34). Le sens de ce mot est donné par Accon, un scholiaste d’Horace (voy. Scholia Horatiana, éd. Pauly, t. 1, p. 360) ; il correspond à notre mot corbillard, catafalque. On sait l’usage des Romains de porter aux enterrements les images des ancêtres avec les insignes de leurs dignités. Les faisceaux devaient être nombreux dans la famille Clodia.
(2) Dion Cassius, XL, 50.

Il fut repoussé à coups de flèches (1). Milon, dans le premier moment, n’avait songé qu’à se cacher ; mais, en apprenant l’indignation et l’effroi causés par l’incendie de la curie, il se rassura. Persuadé d’ailleurs que, pour réprimer ces excès, le sénat sévirait contre le parti opposé (2), il rentra de nuit à Rome, poussa la hardiesse jusqu’à annoncer qu’il continuait à briguer le consulat, et commença de fait à acheter les suffrages. Cœlius, tribun du peuple, parla en sa faveur au Forum. Milon lui-même monta à la tribune et accusa Clodius de lui avoir tendu un guet-apens. II fut interrompu par un nombre considérable d’hommes en armes qui se précipitèrent sur la place publique. Milon et Cœlius s’enveloppèrent de manteaux d’esclaves et prirent la fuite. On fit un grand carnage de leurs adhérents. Mais bientôt des séditieux, profitant de ce prétexte de trouble, égorgèrent tous ceux qui furent rencontrés, soit citoyens, soit étrangers, ceux surtout que leurs riches vêtements ou leurs anneaux d’or faisaient remarquer ; des esclaves en armes étaient les principaux instruments de ces désordres. Aucun crime ne fut épargné ; sous prétexte de rechercher les amis de Milon, un grand nombre de maisons furent pillées, et, pendant plusieurs jours, se commirent toutes sortes d’attentats (3).

II La République déclarée en danger
Sur ces entrefaites, le sénat déclara la République en danger, et chargea l’interroi, les tribuns du peuple et le proconsul Cn. Pompée, ayant l’imperium près de la ville, de veiller au salut public et de faire des levées dans toute l’Italie. Le soin de rebâtir la curie Hostilia fut confié au fils de Sylla ;

(1) Dion Cassius, XL, 49.
(2) Dion Cassius, XL, 49.
(3) Appien, Guerres civiles, II, 22.

on décida qu’elle porterait le nom de l’ancien dictateur, dont le sénat cherchait à remettre le souvenir en honneur (1).
Dès que Pompée eut réuni une force militaire assez imposante, les deux neveux de Clodius, nommés tous deux Appius, demandèrent l’arrestation des esclaves de Milon et de ceux de Fausta, sa femme. Mais le premier soin de Milon, une fois son ennemi mort, avait été d’affranchir ses esclaves, pour les récompenser de l’avoir défendu, et, une fois affranchis, ils ne pouvaient plus déposer contre leur patron.
Un mois environ après la mort de Clodius, Q. Metellus Scipion rappela l’affaire devant le sénat, et accusa Milon de mensonge dans les explications qu’il avait données. Il réunit habilement toutes les circonstances qui le signalaient comme l’agresseur : d’un côté, son escorte beaucoup plus nombreuse, les trois blessures de Clodius, les onze esclaves de ce dernier tués ; de l’autre, certains faits criminels qui se rattachaient à l’événement : un cabaretier égorgé, deux messagers massacrés, un esclave haché en morceaux pour n’avoir pas voulu livrer un fils de Clodius ; enfin la somme de mille as offerte par l’inculpé à quiconque voudrait le défendre. Alors Milon chercha à apaiser Pompée, en lui proposant de se désister de sa candidature au consulat. Pompée répondit qu’au peuple romain seul appartenait le droit de décider. Milon demeurait accusé non seulement de meurtre, mais de brigue électorale et d’attentat contre la République. Il ne pouvait être jugé avant la nomination préalable du préteur urbain et avant la convocation des comices.

III Pompée seul consul
Cette fois la peur du désordre fit taire les oppositions, et tous les regards se tournèrent vers Pompée ;
(1) Dion Cassius, XL, 50.
mais quel titre lui donner ? Celui de dictateur effrayait. M. Bibulus, quoique précédemment hostile, ouvrit l’avis de le nommer seul consul ; c’était un moyen d’écarter la dictature et d’empêcher que César ne devînt son collègue (1). M. Caton appuya cette proposition, qui passa à l’unanimité. « Tout vaut mieux que l’anarchie, » disait-il (2) On ajouta que, si Pompée croyait un second consul nécessaire, il le nommerait lui-même, mais pas avant deux mois (3). Le 5 des calendes de mars (27 février - c’était pendant un mois intercalaire), Pompée, quoique absent, fut déclaré consul par l’interroi Serv. Sulpicius, et rentra aussitôt à Rome. « Cette mesure extraordinaire, qui n’avait été encore adoptée pour personne, parut sage ; néanmoins, comme Pompée recherchait moins que César la faveur du peuple, le sénat se flatta de l’en détacher complètement et de le mettre dans ses intérêts. C’est ce qui arriva. Fier de cet honneur nouveau et tout à fait insolite ; Pompée ne proposa plus aucune mesure en vue de plaire à la multitude, et fit scrupuleusement tout ce qui pouvait être agréable au sénat (4). »
Trois jours après son installation, il provoqua deux sénatus-consultes l’un pour réprimer les attentats avec violence, nommément le meurtre commis sur la voie Appienne, l’incendie de la curie et l’attaque de la maison de l’interroi M. Lepidus ; l’autre pour prévenir la brigue électorale par une procédure plus rapide et une pénalité plus sévère.

(1) « Le sénat et Bibulus, qui devait le premier donner son avis, prévinrent les résolutions irréfléchies de la multitude en déférant le consulat à Pompée, pour qu’il ne fût pas proclamé dictateur, et en le déférant à lui seul, afin qu’il n’eût point César pour collègue » (Dion Cassius, XL, 2).
(2) Plutarque, Caton, 47.
(3) Plutarque, Pompée, 57.
(4) Dion Cassius, XL, 50.

Dans tous les procès criminels, un délai de trois jours était fixé pour l’interrogatoire des témoins, un jour pour les débats contradictoires. L’accusateur avait deux heures pour parler, l’accusé trois pour se défendre (1).
M. Cœlius, tribun du peuple, protesta contre ces lois, alléguant qu’elles violaient les formes tutélaires de la justice et qu’elles n’étaient imaginées que pour accabler Milon. Pompée répondit d’un ton menaçant : « Qu’on ne m’oblige pas à défendre la République par les armes ! » Il prenait d’ailleurs toutes les mesures pour sa sûreté personnelle et se gardait militairement, comme s’il redoutait quelque attentat de la part de Milon.

IV Procès de Milon
Pompée voulut encore qu’on choisit parmi les consulaires un questeur pour présider à l’instruction du procès. On tint les comices, et L. Domitius Ahenobarbus fut nommé. Milon obtint de faire juger d’abord l’accusation de meurtre et ajourner celle de brigue.
Les accusateurs étaient l’aîné des Appius (neveu de Clodius), M. Antonins et P. Valerius Nepos. Cicéron, assisté de M. Claudius Marcellus, devait défendre l’accusé. Tout avait été mis en ouvre pour intimider Cicéron. Pompeius Rufus, C. Sallustius (2) et T. Munatius Plancus avaient cherché à exciter le peuple contre lui et à le rendre suspect à Pompée. Bien qu’il résistât aux menaces de ses adversaires, son courage était ébranlé.
Le procès commença la veille des nones d’avril, et dès le premier jour une vive agitation fit interrompre les débats. Le lendemain, l’interrogatoire des témoins eut lieu sous la protection d’une force militaire imposante.

(1) Dion Cassius, XL, 52. — Cicéron, Brutus, 94 ; Lettres à Atticus, XIII, 49. — Tacite, Dialogue des orateurs, 38.
(2) C’est l’historien. Il avait été l’amant de la femme de Milon. Surpris par lui en flagrant délit, il avait été cruellement battu et impitoyablement rançonné.

La plupart des témoignages furent accablants pour l’accusé et prouvèrent que Clodius avait été massacré de sang-froid. Lorsque parut Fulvia, la veuve de Clodius, l’émotion redoubla ; ses larmes et le spectacle de sa douleur touchèrent les assistants. La séance levée, le tribun du peuple T. Munatius Plancus harangua la foule, engagea les citoyens à venir le lendemain en grand nombre sur la place publique pour s’opposer à l’acquittement de Milon, et il leur recommanda de bien manifester « aux juges leur opinion et leur douleur, lorsqu’il s’agirait de voter. »
Le 6 des ides d’avril, les boutiques étaient fermées ; des postes gardaient les issues du Forum par ordre de Pompée, qui, lui-même, avec une réserve considérable, s’établit au Trésor. Après le tirage des juges, l’aîné des Appius, M. Antonius et P. Valerius Nepos, soutinrent l’accusation. Cicéron seul répondit. On lui avait conseillé de présenter le meurtre de Clodius comme un service rendu à la République ; mais il repoussa ce moyen, quoique Caton eût osé déclarer en plein sénat que Milon avait fait acte de bon citoyen (1). Il préféra s’appuyer sur le droit de légitime défense. A peine avait-il pris la parole, que les cris, les interruptions des partisans de Clodius lui firent éprouver une émotion dont son discours se ressentit ; les soldats furent obligés de faire usage de leurs armes (2). Les cris des blessés, la vue du sang, ôtaient à Cicéron sa présence d’esprit ; il tremblait et s’interrompait souvent. Son plaidoyer fut loin d’être à la hauteur de son talent. Milon, condamné, s’exila à Marseille. Dans la suite, Cicéron composa à loisir la magnifique harangue que nous connaissons, et l’envoya à son malheureux client, qui lui répondit : « Si tu avais dit autrefoisce que tu as écrit, je ne mangerais pas des mulets à Marseille. »

(1) Velleius Paterculus, II, 47.
(2) Tout ce récit est extrait de l’argument d’Asconius servant d’introduction à son Commentaire sur le Discours pour Milon, édition Orelli, p. 41-42. – Dion Cassius, XL, 53.
(3) Dion-Cassius, XL,54.

Pendant les guerres de Grèce et d’Afrique, Milon, qui n’avait pas oublié son rôle de conspirateur, revint en Italie, appelé par Cœlius. Ils tentèrent tous deux d’organiser des mouvements séditieux ; mais ils échouèrent, et payèrent de leur vie leur téméraire entreprise (1).
Pompée, parvenu au faîte du pouvoir, crut, comme la plupart des hommes épris d’eux-mêmes, que tout était sauvé parce qu’on l’avait mis à la tête des affaires ; mais, au lieu de s’en occuper, sa première pensée fut de se remarier. Il épousa, malgré son âge avancé, Cornélie, fille de Scipion, la jeune veuve de Publius Crassus, qui venait de périr chez les Parthes. « On trouvait, dit Plutarque (2), qu’une femme si jeune, remarquable par les qualités de l’esprit et les grâces, extérieures, aurait été plus convenablement mariée à son fils. Les plus honnêtes citoyens lui reprochaient d’avoir, dans cette occasion, sacrifié les intérêts de la République, qui, dans l’extrémité où elle était réduite, l’avait choisi pour son médecin et s’en était rapportée à lui seul de sa guérison. Au lieu de répondre à cette confiance, on le voyait, couronné de fleurs, faire des sacrifices et célébrer des noces, tandis qu’il aurait dû regarder comme une calamité publique ce consulat, qu’il n’aurait pas obtenu, selon les lois, seul et sans collègue, si Rome eût été plus heureuse. »
Pompée avait néanmoins rendu de grands services en réprimant les émeutes et en protégeant l’exercice de la justice. Il avait délivré Rome des bandes de Clodius et de Milon, donné une organisation plus régulière aux tribunaux (3) et fait respecter leurs arrêts par la force armée.

(1) Velleius Paterculus, II, 48.
(2) Plutarque, Pompée, 58.
(3) Dion Cassius, XL, 53.

Toutefois, si l’on excepte ces actes, commandés par les circonstances, il avait usé de son pouvoir avec hésitation, comme un homme qui lutte entre sa conscience et ses intérêts. Devenu, peut-être à son insu, l’instrument du parti aristocratique, les liens qui l’attachaient à César l’avaient souvent retenu dans la voie où l’on voulait le pousser. Défenseur de l’ordre, il avait promulgué des lois pour le rétablir ; mais, homme de parti, il était sans cesse entraîné à les violer, pour satisfaire aux exigences de sa faction. Il fit adopter un sénatus-consulte autorisant des poursuites contre ceux qui avaient exercé des emplois publics depuis son premier consulat. L’effet rétroactif de cette loi, qui embrassait une période de vingt années, et par, conséquent le consulat de César, indigna les partisans de ce dernier ; ils s’écrièrent que Pompée ferait bien mieux de s’occuper du présent que d’appeler l’investigation haineuse des partis sur la conduite passée des premiers magistrats de la République ; mais Pompée répondit que, puisque la loi permettait le contrôle de ses propres actes, il ne voyait pas pourquoi ceux de César en seraient affranchis, et que d’ailleurs le relâchement des moeurs depuis tant d’années rendait la mesure nécessaire (1).
On se plaignait de la faculté laissée aux orateurs de faire l’éloge des accusés dont ils présentaient la défense, parce que le prestige qui s’attachait à la parole d’hommes considérables amenait trop facilement l’acquittement des coupables. Un sénatus-consulte interdit cet usage. Au mépris de ces dispositions, qu’il avait proposées, Pompée n’eut pas honte de faire l’éloge de T. Munatius Plancus, accusé, avec Q. Pompeius Rufus, de l’incendie de la curie Hostilia (2).

(1) Appien, Guerres civiles, II, 24.
(2) Dion Cassius, XL, 52.

Caton, qui était un des membres du tribunal, s’écria en se bouchant les oreilles : « Je n’en crois point ce louangeur qui parle contre ses propres lois. » Les prévenus n’en furent pas moins condamnés.
Dans le but de réprimer la corruption électorale et de rechercher les coupables, il fut statué que tout condamné pour brigue qui parviendrait à convaincre un autre du même crime obtiendrait la rémission de sa peine. Memmius, condamné pour un fait semblable, voulant profiter du bénéfice de l’impunité légale, dénonça Scipion. Alors Pompée parut vêtu de deuil devant le tribunal auprès de son beau-père. A la vue de ce simulacre de tristesse et de la pression morale qui en résultait, Memmius se désista, en déplorant le malheur de la République. Quant aux juges, ils poussèrent la flatterie jusqu’à reconduire Scipion à sa demeure (1).
Pour arrêter dans les élections les menées d’une convoitise éhontée, il fut décrété que les consuls et les préteurs ne pourraient prendre le gouvernement d’une province que cinq ans après leur consulat ou leur préture (2). On décourageait ainsi les ambitieux, qui se jetaient dans les plus folles dépenses afin d’arriver par l’une de ces magistratures au gouvernement des provinces. Et pourtant Pompée, quoique consul, non seulement conservait le proconsulat d’Espagne, mais se faisait proroger son gouvernement pendant cinq années, gardait une partie de son armée en Italie, et recevait mille talents pour l’entretien de ses troupes. Dans l’intérêt de ses partisans, il ne reculait pas devant la violation de ses propres lois, ce qui a fait dire de lui par Tacite : suarum legum auctor ident ac subversor. (3)

(1) Plutarque, Pompée, 59.
(2) Dion Cassius, XL, 54 ; comp. 30.
(3) Tacite, Annales, III, 28.

La loi précédente n’interdisait pas à César la possibilité d’arriver au consulat,
mais le sénat remit en vigueur la loi qui défendait à un absent de se présenter comme candidat, sans songer qu’il venait de nommer Pompée seul consul, quoique absent de la ville de Rome. Les amis du proconsul des Gaules réclamèrent vivement : « César, disaient-ils, avait bien mérité de la patrie ; un second consulat ne serait que la juste récompense de ses immenses travaux ; ou bien, si l’on répugnait à lui conférer cette dignité, il fallait du moins ne pas lui donner un successeur ni le priver du bénéfice de la gloire qu’il avait acquise. » Pompée, qui ne voulait pas rompre avec César, eut recours à Cicéron (1) pour ajouter à la loi déjà gravée sur une table d’airain, ce qui en constituait alors la promulgation, que la défense ne s’appliquait pas à ceux qui auraient obtenu l’autorisation de produire leur candidature malgré leur absence. Tous les tribuns, qui avaient d’abord réclamé, acceptèrent cette rétractation, sur la proposition de Cœlius (2).
Néanmoins les amis de César allèrent en grand nombre lui démontrer que les lois de Pompée avaient été toutes proposées contre son intérêt et qu’il était essentiel qu’il se mît en garde contre lui. César, fier de son bon droit et fort des services qu’il avait rendus, ne doutant ni de son gendre ni de la destinée, les rassura, et loua fort la conduite de Pompée (3).

(1) « Me prononcerai-je contre César ? Mais que devient alors cette foi jurée, quand, pour ce même privilège qu’il réclame, j’ai, moi, sur sa prière à Ravenne, été solliciter Cœlius, tribun du peuple ? Que dis je, sur sa prière ! à la prière de Pompée lui-même, alors investi de son troisième consulat, d’éternelle mémoire » (Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 1).
(2) « C’est lui, Pompée, qui a voulu absolument que les dix tribuns proposassent le décret qui permettait à César de demander le consulat sans venir à Rome » (Cicéron, Lettres à Atticus, VIII, 3. — Dion Cassius, XL, 56. — Suétone, César, 28).
(3) Appien, Guerres civiles, II, 25.

V Pompée s’associe Coecilius Metellus Pius Scipion
Vers le 1er août, Pompée associa son beau-père Scipion à son consulat, pour les cinq derniers mois. Ce partage de pouvoir, purement nominal, et qui fut depuis imité par les empereurs, sembla satisfaire les hommes uniquement préoccupés des formes. Les sénateurs se vantaient d’avoir rétabli l’ordre sans nuire aux institutions de la République (1).
Scipion voulut signaler sa courte administration en abolissant la loi de Clodius qui ne permettait aux censeurs d’expulser du sénat que les hommes déjà frappés d’une condamnation. Il remit les choses sur l’ancien pied, en rendant le pouvoir des censeurs à peu près illimité. Ce changement ne fut point accueilli avec faveur, comme Scipion s’y était attendu. Les vieux consulaires, parmi lesquels on choisissait ordinairement les censeurs, trouvaient compromettante la responsabilité de pareilles fonctions dans un temps de trouble et d’anarchie. Au lieu d’être sollicitée comme un honneur, la censure fut évitée comme un poste périlleux (2).
Il était chaque jour plus évident, aux yeux de tous les hommes sensés, que les institutions de la République devenaient de plus en plus impuissantes à garantir l’ordre au dedans, peut-être même la paix au dehors. Le sénat ne pouvait plus s’assembler, les comices se tenir, les juges rendre un arrêt, que sous la protection d’une force militaire ; il fallait donc se mettre à la discrétion d’un général, et abdiquer toute autorité entre ses mains. Aussi, tandis que l’instinct populaire, qui se trompe rarement, voyait le salut de la République dans le pouvoir d’un seul, le parti aristocratique, au contraire, ne voyait de danger que dans cet entraînement général vers un homme.

(1) Plutarque, Pompée, 4. — Valère Maxime, IX, 5. — Appien, Guerres civiles, II, 23-24.
(2) Dion Cassius, XL, 57.

C’est pourquoi Caton se fit : inscrire parmi les candidats au consulat pour l’année 703, signalant Pompée et César comme également dangereux, et déclarant n’aspirer à la première magistrature que pour réprimer leurs desseins ambitieux. Cette compétition, opposée à l’esprit de l’époque et aux instincts puissants qui étaient en jeu, n’avait pas de chance de réussite : la candidature de Caton fut écartée sans peine.

VI Insurrection de la Gaule et campagne de 702
Non seulement le meurtre de Clodius avait profondément agité l’Italie, mais le contrecoup s’en était fait sentir au delà des Alpes, et les troubles de Rome avaient ranimé dans la Gaule le désir de secouer le joug des Romains. Les dissensions intestines, en faisant croire à l’affaiblissement de l’État, réveillent sans cesse les espérances des ennemis extérieurs, et, chose plus triste à constater, ces ennemis extérieurs trouvent toujours des complices parmi les traîtres prêts à livrer leur patrie (1).
La campagne de 702 est sans contredit la plus intéressante, sous le double point de vue politique et militaire. A l’historien, elle offre la scène émouvante de peuplades, jusqu’alors divisées, s’unissant dans une même pensée nationale et s’armant afin de reconquérir leur indépendance. Au philosophe, elle présente, comme résultat consolant pour les progrès de l’humanité, le triomphe de la civilisation contre les efforts les mieux combinés et les plus héroïques de la barbarie. Enfin, aux yeux du soldat, c’est le magnifique exemple de ce que peuvent l’énergie et la science de la guerre chez un petit nombre en lutte avec des masses sans organisation et sans discipline.

(1) ... « Il (Vercingétorix) pensait à faire prendre subitement les armes à toute la Gaule pendant qu’à Rome on préparait un soulèvement contre César. Si le chef des Gaulois eût différé son entreprise jusqu’à ce que César eût eu sur les bras la Guerre civile, il n’eût pas causé à l’Italie entière moins de terreur qu’autrefois les Cimbres et les Teutons » (Plutarque, César, 28).

Les événements survenus à Rome donnaient à penser aux Gaulois que César serait retenu en Italie ; une formidable insurrection s’organise alors parmi eux. Tous les différents peuples se concertent et se coalisent. Les provinces occupées militairement par les légions, ou intimidées par leur voisinage, restent seules étrangères à l’agitation générale. L’Orléanais, le premier, donne le signal : les citoyens romains sont égorgés à Gien ; le Berry et l’Auvergne se joignent à la ligue, et bientôt, depuis la Seine jusqu’à la Gironde, depuis les Cévennes jusqu’à l’Océan, tout le pays est en armes. Comme un chef ne manque jamais de se révéler lorsque éclate un grand mouvement national, Vercingétorix apparaît, se met à la tête d’une guerre d’indépendance, et, pour la première fois, proclame cette vérité, empreinte de grandeur et de patriotisme : « Si la Gaule sait être unie et devenir une nation, elle peut défier l’univers. » Tous répondent à son appel.
Les peuples divisés naguère par les rivalités, les coutumes, la tradition, oublient leurs griefs réciproques et se réunissent à lui. L’oppression étrangère forme les nationalités bien plus que la communauté d’idées et d’intérêts. Vercingétorix avait-il autrefois, comme tant d’autres, courbé le front sous la domination romaine ? Dion Cassius est le seul historien qui le dise. Quoiqu’il en soit, il se montre, dès l’année 702, le ferme et intrépide adversaire des envahisseurs. Son plan est aussi hardi que bien combiné : créer au coeur de la Gaule un grand centre d’insurrection protégé par les montagnes des Cévennes et de l’Auvergne ; de cette forteresse naturelle jeter ses lieutenants sur la Narbonnaise, d’où César ne pourra plus tirer ni secours ni ravitaillement ; empêcher même le retour du général romain à son armée ; attaquer séparément les légions privées de leur chef, insurger le centre de la Gaule et détruire l’oppidum des Boïens, de ce petit peuple, débris de la défaite des Helvètes, placé par César au confluent de l’Allier et de la Loire comme une sentinelle avancée.
Informé de ces événements, César quitte l’Italie en toute hâte, suivi d’un petit nombre de troupes levées dans la Cisalpine. En descendant des Alpes, il se trouve presque seul en présence d’alliés chancelants et de la plus grande partie de la Gaule insurgée, tandis que ses légions sont dispersées au loin sur la Moselle, la Marne et l’Yonne. Tant de périls excitent son ardeur au lieu de l’abattre, et sa résolution est bientôt prise.
Il va attirer ses ennemis, par des diversions heureuses et multipliées, sur les points où il ne veut pas frapper de coups décisifs ; et en envoyant son infanterie dans le Vivarais, sa cavalerie à Vienne, en se rendant lui-même à Narbonne, il divise l’attention de ses adversaires pour cacher ses projets.
Sa présence dans la Province romaine vaut une armée. Il encourage les hommes restés fidèles, intimide les autres, double, avec les ressources locales, toutes les garnisons des villes de la Province jusqu’à Toulouse, et, après avoir ainsi élevé au midi une barrière contre tout envahissement, il retourne sur ses pas et arrive au pied des Cévennes, dans le Vivarais, où il retrouve les troupes envoyées d’avance. Il franchit alors les montagnes couvertes de neige, pénètre en Auvergne, et oblige Vercingétorix à abandonner le Berry pour venir défendre son propre pays menacé. Satisfait de ce résultat, il part à l’improviste, et, presque seul, il accourt à Vienne. Il prend l’escorte de cavalerie qui l’avait précédé, atteint le pays de Langres et se rend ensuite à Sens, où il réunit ses dix légions.
Ainsi, en peu de temps, il a mis la Province romaine à l’abri de toute attaque, forcé Vercingétorix de voler à la défense de l’Auvergne, rejoint et concentré son armée.
Quoique la rigueur de la saison ajoute à la difficulté des marches et des approvisionnements (c’était au mois de mars), il se décide à commencer immédiatement la campagne. Vercingétorix est venu mettre le siège devant Gorgobina, oppidum des Boïens. Ces 20.000 Germains, vaincus de la veille, gardent la reconnaissance sincère d’un peuple primitif envers celui qui leur a donné des terres au lieu de les vendre comme esclaves : ils demeurent fidèles aux Romains et affrontent les colères de Vercingétorix et les attaques de la Gaule soulevée. César, ne voulant pas qu’un peuple qui donne l’exemple de la fidélité devienne victime de son dévouement, se porte à son secours. Il pouvait aller directement à Gorgobina et traverser la Loire à Nevers ; mais alors Vercingétorix, informé de son approche, aurait eu le temps de venir lui disputer le passage. Le tenter de vive force était une opération dangereuse. Il laisse à Sens deux légions et ses bagages, part à la tête des huit autres, et se hâte, par la voie la plus courte, de traverser la Loire à Gien. Il remonte la rive gauche du fleuve ; cependant Vercingétorix ne l’attend pas et lève le siège de Gorgobina. Il se porte au-devant de César, qui le bat à Sancerre dans une rencontre de cavalerie, et marche ensuite sur Bourges, sans s’inquiéter d’un ennemi incapable de l’arrêter en rase campagne. La prise de cette ville importante doit le rendre traître de toute la contrée. Le général gaulois se borne à le suivre à petites journées, incendiant tout le pays d’alentour, afin d’affamer l’armée romaine.
Le siège de Bourges est un des plus réguliers et des plus intéressants de la guerre des Gaules. César ouvre la tranchée, c’est-à-dire qu’il établit des galeries couvertes qui lui permettent d’approcher de la place, de combler le fossé et de construire une terrasse, véritable batterie de brèche surmontée de chaque côté par une tour. Quand, à l’aide de ses machines de jet, il a éclairci les rangs des défenseurs, il réunit ses légions à l’abri derrière des parallèles composées de galeries couvertes, et, au moyen de la terrasse qui atteint la hauteur du mur, il donne l’assaut et emporte la place.
Après la prise de Bourges, il se rend à Nevers, où il installe ses dépôts, puis à Decize, pour apaiser les contestations nées, parmi les Bourguignons, de la compétition de deux prétendants au pouvoir. Il divise alors son armée, envoie Labienus, avec deux légions, contre les Parisiens et leurs alliés, lui ordonne de prendre les deux légions laissées à Sens, et lui-même, avec les six autres, se dirige vers l’Auvergne, foyer principal de l’insurrection. Par un stratagème, il traverse l’Allier à Varennes sans coup férir, et oblige Vercingétorix à se retirer dans Gergovia avec toutes ses forces.
Placés sur des hauteurs presque inaccessibles, ces vastes oppidums gaulois, qui renfermaient une grande partie de la population d’une province, ne pouvaient être réduits que par la famine. César en était persuadé, il voulait se borner à bloquer Gergovia ; mais un jour l’occasion lui semble favorable, et il hasarde un assaut. Repoussé avec perte, il ne songe plus qu’à la retraite, lorsque déjà l’insurrection l’enveloppe de toute part. Les Bourguignons eux-mêmes, qui doivent tout à César, ont suivi l’impulsion générale : par leur défection, les communications de l’armée romaine se trouvent interceptées et ses derrières menacés. Nevers est incendié, les ponts sur la Loire sont détruits ; les Gaulois, dans leur présomptueux espoir, voient déjà César humilié et forcé de passer avec ses soldats sous de nouvelles Fourches caudines ; mais de vieilles troupes aguerries, commandées par un grand capitaine, ne reculent pas après un premier revers, et ces six légions, renfermées dans leur camp, isolées au milieu d’un pays insurgé, séparées de tout secours par des fleuves et des montagnes, immobiles cependant et inébranlables en face d’un ennemi victorieux qui n’ose pas poursuivre sa victoire, ressemblent à ces rochers battus par les vagues de l’Océan qui défient les tempêtes, et dont l’approche est si périlleuse que nul n’ose les braver.
En cette extrémité, César n’a pas perdu l’espoir. Loin de lui la pensée de franchir de nouveau les Cévennes et de rentrer dans la Narbonnaise ! Cette retraite ressemblerait trop à une fuite. Il craint d’ailleurs pour les quatre légions confiées à Labienus, dont il n’a pas de nouvelles depuis qu’elles sont allées combattre les Parisiens ; il a hâte de les rejoindre à travers tous les hasards ; il marche donc dans la direction de Sens, traverse la Loire à gué, près de Bourbon-Lancy, et, arrivé vers Joigny, il rallie Labienus, qui, après avoir défait l’armée de Camulogène sous les murs de Paris, était retourné à Sens et s’était porté à sa rencontre.
Quelle joie ne dut pas éprouver César en retrouvant sur les bords de l’Yonne son lieutenant, alors encore fidèle ! car cette jonction doublait ses forces et rétablissait en sa faveur les chances de la lutte. Pendant qu’il refaisait son armée, appelait à lui un renfort de cavaliers germains et se préparait à se rapprocher de la province romaine, Vercingétorix n’avait pas perdu un instant pour ameuter toute la Gaule contre les Romains. Les habitants de la Savoie, comme ceux du Vivarais, sont excités à la révolte ; tout s’agite depuis les côtes de l’Océan jusqu’au Rhône. Il communique à tous les coeurs le feu sacré qui l’enflamme, et du mont Beuvray, comme centre, son action rayonne jusqu’aux extrémités de la Gaule.
Mais il n’est donné ni à l’homme le plus éminent de créer en un jour une armée, ni à l’insurrection populaire la plus générale de former tout à coup une nation. L’étranger n’a pas encore quitté le territoire de la patrie, que déjà les chefs se jalousent, et qu’entre les différents États éclatent les rivalités. Les Bourguignons obéissent à regret aux Auvergnats ; le peuple du Beauvaisis refuse son contingent, alléguant qu’il ne veut faire la guerre qu’à son heure et à sa guise. Les habitants de la Savoie, au lieu de répondre à l’appel fait à leur ancienne indépendance, repoussent énergiquement les attaques des Gaulois, et le Vivarais ne montre pas moins de dévouement pour la cause romaine.
Quant à l’armée gauloise, sa force consistait surtout en cavalerie ; les hommes de pied, malgré les efforts de Vercingétorix, ne composaient qu’une masse indisciplinée ; car l’organisation militaire reflète toujours l’état de la société, et là où il n’y a pas de peuple, il n’y a pas d’infanterie. En Gaule, comme le dit César, deux classes seules dominaient, les prêtres et les nobles (1). Rien d’étonnant que, alors comme au moyen âge, la noblesse à cheval fût le véritable nerf des armées. Aussi les Gaulois ne hasardaient-ils jamais de résister aux Romains en rase campagne, ou plutôt tout se bornait à un combat de cavalerie, et, lorsque la leur avait eu le dessous, l’armée se retirait sans que l’infanterie en vînt aux mains. C’est ce qui était arrivé devant Sancerre : la défaite de sa cavalerie avait forcé Vercingétorix à battre en retraite ; il avait laissé César continuer tranquillement son chemin vers Bourges, et prendre cette ville, sans jamais oser l’attaquer, ni pendant la marche ni pendant le siège.
Il en sera de même à la bataille de la Vingeanne. César se dirigeait de Joigny vers la Franche-Comté, à travers le pays de Langres. Son but était d’atteindre Besançon, place d’armes importante, d’où il pouvait à la fois reprendre l’offensive et protéger la Province romaine ; mais, arrivée à l’extrémité orientale du territoire de Langres, dans la vallée de la Vingeanne, à environ 65 kilomètres d’Alésia, son armée, en marche, est arrêtée par celle de Vercingétorix, dont la nombreuse cavalerie a juré de passer trois fois à travers les lignes romaines ;

(1) « Dans toute la Gaule il n’y a que deux classes d’hommes qui comptent et qui soient considérées (les druides et les chevaliers), car le peuple n’a guère que le rang des esclaves »   (Guerre des Gaules, VI, 13).

cette cavalerie est repoussée par celle des Germains à la solde de César, et Vercingétorix se réfugie en toute hâte à Alésia, sans que son infanterie ait opposé la moindre résistance.
La croyance des Gaulois est que la Gaule ne peut être défendue que dans les forteresses, et l’exemple de Gergovia les anime d’un généreux espoir ; mais César ne tentera plus d’imprudents assauts. 80.000 hommes d’infanterie s’enferment dans les murs d’Alésia, et la cavalerie est envoyée dans la Gaule entière pour appeler aux armes, et amener au secours de la ville investie les contingents de tous les États. Environ quarante ou cinquante jours après le blocus de la place, 250.000 hommes, dont 8.000 de cavalerie, apparaissent sur les coteaux qui limitent à l’ouest la plaine des Laumes. Les assiégés tressaillent d’allégresse. Comment les Romains pourront-ils soutenir la double attaque du dedans et du dehors ? César a obvié à tous les périls par l’art de la fortification qu’il a perfectionné. Une ligne de contrevallation contre la place, une autre de circonvallation contre l’armée de secours, sont rendues presque imprenables au moyen d’ouvrages adaptés au terrain, et où la science a accumulé tous les obstacles en usage dans la guerre de siége. Ces deux lignes concentriques sont très rapprochées l’une de l’autre, afin de faciliter la défense. Les troupes ne sont pas disséminées sur le pourtour si étendu des retranchements, niais réparties dans vingt-trois redoutes et huit camps, d’où elles peuvent se porter, suivant les circonstances, aux endroits menacés. Les redoutes sont des postes avancés. Les camps d’infanterie, placés sur les hauteurs, forment autant de réserves. Les camps de cavalerie sont établis au bord des ruisseaux.
Dans la plaine surtout, où les attaques peuvent être plus dangereuses, on a ajouté aux fossés, aux remparts et aux tours ordinaires, des abatis, des trous de loup, des espèces de chausse-trapes, moyens employés encore dans la fortification moderne. Grâce à tant de travaux, mais grâce aussi à l’insuffisance des armes de jet de l’époque, nous voyons une armée assiégeante, égale en nombre à l’armée assiégée, trois fois moins forte que l’armée de secours, résister à trois attaques simultanées et finir par vaincre tant d’ennemis assemblés contre elle. Chose remarquable ! César, au jour suprême de la lutte, renfermé dans ses lignes, est devenu pour ainsi dire l’assiégé, et comme tous les assiégés victorieux, c’est par une sortie qu’il triomphe. Les Gaulois ont presque forcé les retranchements sur un point ; mais Labienus, par ordre de César, débouche hors de ses lignes, attaque l’ennemi à l’épée et le met en fuite : la cavalerie achève la victoire.
Ce siège, si mémorable sous le point de vue militaire, l’est bien plus encore sous le point de vue historique. Auprès du coteau, si aride aujourd’hui, du mont Auxois, se sont décidées les destinées du monde. Dans ces plaines fertiles, sur ces collines maintenant silencieuses, près de 400.000 hommes se sont entrechoqués, les uns par esprit de conquête, les autres par esprit d’indépendance ; mais aucun d’eux n’avait la conscience de l’œuvre que le destin lui faisait accomplir. La cause de la civilisation tout entière était en jeu.
La défaite de César eût arrêté pour longtemps la marche de la domination romaine, de cette domination qui, à travers des flots de sang, il est vrai conduisait les peuples à un meilleur avenir. Les Gaulois, ivres de leur succès, auraient appelé à leur aide tous ces peuples nomades qui cherchaient le soleil pour se créer une patrie, et tous ensemble se seraient précipités sur l’Italie ; ce foyer des lumières, destiné à éclairer les peuples, aurait alors été détruit avant d’avoir pu développer sa force d’expansion. Rome, de son côté, eût perdu le seul chef capable d’arrêter sa décadence, de reconstituer la République, et de lui léguer, en mourant, trois siècles d’existence.
  Aussi, tout en honorant la mémoire de Vercingétorix, il ne nous est pas permis de déplorer sa défaite. Admirons l’ardent et sincère amour de ce chef gaulois pour l’indépendance de son pays, mais n’oublions pas que c’est au triomphe des armées romaines qu’est due notre civilisation ; institutions, moeurs, langage, tout nous vient de la conquête. Aussi sommes-nous bien plus les fils des vainqueurs que ceux des vaincus, car, pendant de longues années, les premiers ont été nos maîtres pour tout ce qui élève l’âme et embellit la vie, et, lorsque enfin l’invasion des barbares vint renverser l’ancien édifice romain, elle ne put pas en détruire les bases. Ces hordes sauvages ne firent que ravager le territoire, sans pouvoir anéantir les principes de droit, de justice, de liberté, qui, profondément enracinés, survécurent par leur propre vitalité, comme ces moissons qui, courbées momentanément sous les pas des soldats, se relèvent bientôt d’elles-mêmes et reprennent une nouvelle vie. Sur ce terrain ainsi préparé par la civilisation romaine, l’idée chrétienne put facilement s’implanter et régénérer le monde.
La victoire remportée à Alésia fut donc un de ces événements suprêmes qui décident de la destinée des peuples.
C’est vers la fin de ce troisième consulat de Pompée que durent arriver à Rome les licteurs portant, suivant la coutume, avec les faisceaux couronnés de lauriers, les lettres annonçant la reddition d’Alise. L’aristocratie dégénérée, qui mettait ses rancunes au-dessus des intérêts de la patrie, eût mieux aimé sans doute recevoir la nouvelle de la perte des armées romaines que de voir César grandir encore par de nouveaux succès ; mais l’opinion publique força le sénat de célébrer les victoires remportées au mont Auxois ; il ordonna des sacrifices pendant vingt jours ; bien plus, le peuple, pour témoigner son allégresse, en tripla la durée (1).

  1. Dion Cassius, XL, 50.

 

                                               CHAPITRE HUITIÈME

                                            ÉVÈNEMENTS DE L’AN 703

La prise d’Alésia et la défaite de l’armée de secours, composée de tous les contingents de la Gaule, devraient faire espérer la fin de la guerre ; mais les flots populaires, semblables à ceux de l’Océan, une fois agités, ont besoin de temps pour se calmer. En 703, des troubles se manifestèrent sur plusieurs points à la fois. César, qui hivernait à Bibracte, fut contraint de se rendre avec deux légions dans le Berry, et, quelque temps après, dans l’Orléanais, pour y rétablir l’ordre ; puis il marcha contre les Beauvaisins, dont la résistance paraissait devoir être d’autant plus formidable qu’ils n’avaient pris qu’une faible part au siège d’Alésia. Après avoir réuni quatre légions, il établit son camp au mont Saint-Pierre, dans la forêt de Compiègne, en face des Gaulois postés sur le mont Saint-Marc. Au bout de quelques semaines, ne pouvant pas les décider à quitter leur position et ne trouvant pas ses forces suffisantes pour entourer de tous les côtés la montagne où ils se tenaient, il fit venir trois autres légions, et menaça alors d’investir le camp, comme cela était arrivé à Alésia. Les Gaulois évacuèrent leur position et se retirèrent sur le mont Ganelon ; de là, ils envoyèrent des troupes qui s’embusquèrent dans la forêt pour tomber sur les Romains allant au fourrage. Il en résulta un combat dans la plaine de Choisy-au-Bac, où les Gaulois furent défaits, ce qui amena la soumission de toute la contrée. Après cette expédition, César porta son attention sur le pays situé entre Rhin et Meuse, et dont les populations, malgré la dure leçon de 701, relevaient encore l’étendard de la révolte sous Ambiorix. Toute la contrée fut mise à feu et à sang ; mais on ne put se saisir de la personne de cet ennemi implacable du nom romain.
Les débris des anciennes bandes gauloises s’étaient réunis sur la rive gauche de la Loire, refuge constant des derniers défenseurs de la patrie ; ils montraient encore une énergie capable d’inquiéter les vainqueurs. Ils se joignirent à Dumnacus, chef des Angevins, qui assiégeait, dans Poitiers, Duratius, chef gaulois fidèle aux Romains. Les lieutenants de César, Caninius Rebilus et C. Fabius, obligèrent Dumnacus à lever le siège et défirent son armée.
Pendant ce temps, Drappès de Sens et Lucterius de Cahors, échappés de la dernière bataille, tentèrent d’envahir la Province romaine ; mais, poursuivis par Rebilus, ils se jetèrent dans la place d’Uxellodunum (le Puy d’Issolu), où devait s’éteindre le dernier foyer de l’insurrection. Après un combat heureux pour les Romains au dehors de la place, Drappès tomba en leur pouvoir ; Rebilus et Fabius continuèrent le siège. Mais le courage des assiégés rendait inutiles les efforts des assiégeants. C’est alors que César arriva sur les lieux. Voyant que la place, énergiquement défendue et abondamment approvisionnée, ne pouvait être réduite ni par la force, ni par la famine, il conçut la pensée de priver d’eau les assiégés. A cet effet, une galerie de mine fut conduite jusqu’aux veines de la source qui, seule, fournissait à leurs besoins. Elle tarit instantanément. Les Gaulois, prenant ce fait pour un prodige, crurent y reconnaître la volonté des dieux et se rendirent. César infligea aux héroïques défenseurs d’Uxellodunum un atroce châtiment : il leur fit couper les mains ; cruauté impardonnable, quand même elle eût paru nécessaire !
Ces événements accomplis, il visita, pour la première fois, l’Aquitaine avec deux légions, et vit son autorité partout acceptée. Il se rendit ensuite à Narbonne, et de là à Arras, où il établit son quartier général pendant l’hiver. Labienus, de son côté, avait obtenu la soumission complète du pays de Trèves.
II Politique de César dans les Gaules et à Rome
Après huit années de luttes sanglantes la Gaule était soumise, et désormais, loin d’y rencontrer des ennemis, César ne devait plus y trouver que des auxiliaires.
La politique avait contribué autant que les armes à ce résultat. Au lieu de chercher à réduire la Gaule en province romaine, le grand capitaine s’était appliqué à fonder sur de puissantes alliances la suprématie de la République, assujettissant les pays conquis aux États dont il était sûr, et laissant à chaque peuple ses chefs, ses institutions, et à la Gaule entière ses assemblées générales.
On a pu remarquer avec quel soin il ménage, dans toutes ses guerres, les peuples qui lui offrent leur concours, et avec quelle généreuse habileté il les traite. Ainsi, dès la première campagne, il relève les Bourguignons de l’état d’infériorité où les tenaient les Francs-Comtois, les rétablit en possession de leurs otages et des droits de patronage sur les États clients (1) ; cédant à leur prière, dans la seconde campagne, il pardonne aux Beauvaisins (2) ; dans la sixième, aux habitants de Sens (3). En 702 les troupes auxiliaires fournies par les Bourguignons s’insurgent, il n’en tire aucune vengeance ; la même année, ceux-ci massacrent des négociants romains, ils s’attendent à de terribles représailles et envoient implorer grâce : César répond aux députés qu’il est loin de vouloir rejeter sur le pays tout entier la faute de quelques-uns ; enfin, quand, entraînés par le sentiment national, leurs contingents ont pris part à l’insurrection générale,

(1) Guerre des Gaules, VI, 12.
(2) Guerre des Gaules, II, 15.
(3) Guerre des Gaules, VI, 4.

et qu’ils sont défaits devant Alise, au lieu de les réduire en captivité, César leur donne la liberté. Il emploie les mêmes procédés envers les peuples de Reims, dont il augmente l’influence en accueillant leurs demandes en faveur, tantôt des Soissonnais (1), tantôt des habitants de l’Orléanais (2). Il restitue également aux habitants de l’Auvergne leur contingent, vaincu à Alise ; au peuple de l’Artois, il fait remise de tout tribut, lui rend ses lois et lui assujettit le territoire du Boulonnais (3). Dans chacune de ses campagnes, il suit une politique aussi bienveillante envers ses alliés.
Les chefs que César prépose au gouvernement des différents États ne sont pas choisis arbitrairement ; il les prend dans les anciennes familles qui ont régné sur le pays ; souvent même il ne fait que confirmer le résultat d’une libre élection. Il maintient Ambiorix à la tête des Liégeois, lui renvoie son fils et son neveu, prisonniers des Namurois, et le dispense du tribut qu’il payait à ce peuple (4). Il donne pour chef aux Orléanais Tasgetius, et aux habitants de Sens Cavarinus, tous deux issus de familles souveraines (5). Il nomme roi de l’Artois Commius (6), qui, cependant, de même qu’Ambiorix, se révolta plus tard contre lui. En présence des principaux personnages du pays des Trévires il décide entre des ambitions rivales, et se prononce pour Cingetorix (7) qu’il appelle au pouvoir. Il reconnaît enfin Convictolitavis comme chef des Bourguignons (8).

(1) Guerre des Gaules, II, 12.
(2) Guerre des Gaules, VI, 4.
(3) Guerre des Gaules, VII, 76.
(4) Guerre des Gaules, V, 27.
(5) Guerre des Gaules, V, 35, 54.
(6) Guerre des Gaules, IV, 21.
(7) Guerre des Gaules, V, 4.
(8) Guerre des Gaules, VII, 33.

On pardonne à César quelques actes de cruelle vengeance, lorsqu’on songe combien son époque était encore étrangère aux sentiments d’humanité, et combien un général victorieux devait être blessé de voir sans cesse se soulever contre son autorité ceux dont il avait revu le serment de fidélité et qu’il avait comblés d’honneurs.
Presque tous les ans, il convoque l’assemblée de la Gaule (1), soit à Lutèce, soit à Reims, soit à Bibracte, et il n’impose aux peuples les droits du vainqueur qu’après les avoir appelés à discuter devant lui leurs intérêts ; il les préside bien plus en protecteur qu’en conquérant. Enfin, lorsque les derniers restes de l’insurrection ont été anéantis à Uxellodunum (Puy d’Issolu), il va passer l’hiver dans la Belgique ; là il s’efforce de rendre aux vaincus l’obéissance plus facile, apporte dans l’exercice du pouvoir plus de douceur et de justice, et introduit chez ces races, encore sauvages, les bienfaits de la civilisation. Telle fut l’efficacité de ces mesures, que, lorsque, abandonnant définitivement la Gaule, il fut obligé d’en retirer ses légions, le pays, si agité naguère, demeura calme et tranquille ; la transformation fut complète, et, au lieu d’ennemis, il laissa de l’autre côté des Alpes un peuple toujours prêt à lui fournir de nombreux soldats pour ses nouvelles guerres (2).
A voir un homme éminent se dévouer, pendant neuf années, avec tant de persévérance et d’habileté, à la grandeur de sa patrie, on se demande comment pouvaient s’élever contre lui, dans Rome, tant d’animosités et de rancunes.

(1) « Dès le printemps il convoqua, selon l’usage, l’assemblée de la Gaule » (Guerre des Gaules, VI, 3).
(2) Cicéron paraît craindre pour sa femme et sa fille en pensant que l’armée de César était remplie de barbares (Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 13, an 705). Il écrivait à Atticus que, suivant Matius, les Gaulois offraient à César 10.000 hommes d’infanterie et 6.000 de cavalerie, qu’ils entretiendraient à leurs dépens pendant dix années (Cicéron, Lettres à Atticus, II, 12, 2).

Mais on s’explique ces colères par les regrets et le dépit, bien excusables d’ailleurs, que ressentent les castes privilégiées lorsqu’un système qui a fait durant plusieurs siècles leur puissance et la gloire du pays, vient à s’écrouler sous l’action irrésistible des idées nouvelles ; la haine s’attachait à César comme au promoteur le plus dangereux de ces idées. On accusait, il est vrai, son ambition ; au fond c’est à ses convictions hautement déclarées qu’on en voulait depuis longtemps.
César commença sa carrière politique par une épreuve toujours honorable, la persécution supportée pour une grande cause. Le parti populaire s’appuyait alors sur les souvenirs de Marius ; César n’hésita pas à les faire revivre avec éclat. De là le prestige qui l’entoura dès son jeune âge, et qui ne cessa de grandir avec lui. La constance de ses principes lui valut tous les honneurs et toutes les dignités qui lui furent conférés ; nommé successivement tribun militaire, questeur, grand pontife, curateur de la voie Appienne, édile, préteur urbain, propréteur en Espagne, enfin consul, il put compter ces différents témoignages de la faveur publique comme autant de victoires remportées sous le même drapeau contre les mêmes ennemis. Tel était le motif des passions violentes de l’aristocratie : elle rendait un seul homme responsable de la décadence d’un ordre de choses qui s’abîmait dans la corruption et dans l’anarchie.
Lorsque, pendant son édilité, César fait replacer au Capitole les trophées de Marius, symboles glorieux de la guerre contre les Cimbres et les Teutons, le parti opposé s’écrie déjà qu’il veut renverser la République ; lorsqu’il revient d’Espagne, après avoir conduit ses légions victorieuses jusqu’en Portugal, son passage à travers les colonies transpadanes inspire tant de craintes au sénat qu’on retient en Italie deux légions destinées à l’Asie ; lorsqu’il croit pouvoir demander à la fois le triomphe et le consulat, double faveur accordée à beaucoup d’autres, on l’oblige de renoncer au triomphe. Consul, il rencontre, pendant la durée de sa magistrature, l’opposition la plus vive et la plus haineuse. A peine ses fonctions sont-elles expirées qu’on tente coutre lui une accusation à laquelle il n’échappe que par le privilège attaché à l’imperium. Dans son entrevue, non loin du Rhin, avec Arioviste, il apprend que les grands de Rome ont promis leur amitié à ce roi germain si, par la mort, il les délivre de leur ennemi. Ses victoires, qui transportent d’enthousiasme le peuple, trouvent dans l’aristocratie romaine des envieux et des détracteurs. On cherche à rabaisser ses expéditions au delà de la mer comme au delà du Rhin. En 701, la nouvelle parvient à Rome de la défaite des peuplades germaines qui de nouveau menaçaient la Gaule d’invasion : Caton, sous prétexte que César n’a pas observé la trêve, demande qu’on livre aux barbares le chef glorieux des légions de la République.
Pendant la dernière campagne contre les Beauvaisins, ses adversaires se réjouissent des faux bruits répandus sur ses opérations militaires ; ils racontent tout bas, sans cacher leur contentement, qu’il est entouré par les Gaulois, qu’il a perdu sa cavalerie et que la 7e légion a été presque anéantie (1). Dans le sénat, Clodius, Rutilius Lupus, Cicéron, Ahenobarbus et les deux Marcellus proposent tour à tour, soit de révoquer les actes de son consulat, soit de le remplacer comme gouverneur des Gaules, soit enfin de. réduire son commandement. Les partis politiques ne désarment jamais, pas même devant la gloire nationale.

III S. Sulpicius Rufus et M. Claudius Marcellus, consuls
Les deux factions qui divisaient la République avaient chacune, en 703, leur adhérent, dans le consulat. Servius Sulpicius Rufus, jurisconsulte en renom, passait pour être attaché à César ; M. Claudius Marcellus était son ennemi déclaré. 

(1) « Tout cela, écrit Cœlius à Cicéron, ne se dit pas en public, mais en secret, dans le petit cercle que vous connaissez bien, sed inter paucos quos tu nosti palam secreto narrantur » (Cœlius à Cicéron, Lettres familières, VIII, 10).

Ce dernier, orateur distingué, imitateur de Cicéron, annonça, dès qu’il entra en fonction, le dessein de donner un successeur à César avant que le temps légal de son commandement fût expiré ; mais ce projet, contrarié par son collègue et par les vives oppositions des tribuns, fut successivement ajourné. « Pourquoi, disait-on, vouloir déposer un magistrat qui n’a point commis de faute ? » (1) «   L’attention du sénat fut d’ailleurs appelée d’un autre côté par de graves événements.
On se rappelle que C. Cassius Longinus, questeur de Crassus, avait rallié les débris de l’armée romaine ; il était même parvenu à repousser vigoureusement une invasion des Parthes dans la province de Syrie. On lui reprochait, cependant, beaucoup de rapacité dans son administration : on prétendait que, pour justifier ses rapines, il avait attiré des bandes d’Arabes, et les avait ensuite chassées, se vantant d’avoir battu les Parthes (2). La Syrie était une province importante qu’on ne pouvait laisser entre les mains d’un simple questeur ; M. Calpurnius Bibulus, l’ancien collègue de César au consulat, fut envoyé pour y exercer le commandement (3). En même temps Cicéron, obéissant à la nouvelle loi sur les provinces consulaires, partit, à son grand regret, pour la Cilicie. En passant par Tarente, il alla visiter Pompée, qui, après son consulat, s’était absenté de Rome afin d’être dispensé de prendre un parti. Cicéron, avec son défaut ordinaire de perspicacité, sortit enchanté de son entrevue, déclara dans ses lettres que Pompée était un excellent citoyen, dont la prévoyance, le courage et la sagesse étaient à la hauteur de tous les événements, et qu’il le croyait sincèrement rallié à la cause du sénat (4).

(1) Dion Cassius, XL, 59.
(2) Cicéron, Lettres familières, VIII, 10.
(3) Cicéron, Lettres à Atticus, V, 18.
(4) Cicéron à Cœlius, Lettres familières, II, 8.

Si l’on réfléchit au danger qui menaçait alors les provinces d’Orient, on a lieu d’être surpris de ces deux choix. Ni Bibulus, ni Cicéron n’avaient fait preuve de talents militaires ; ce dernier l’avouait même très franchement (1). Les Parthes étaient menaçants, et, tandis que Pompée avait envoyé en Espagne quatre vieilles légions, demeurant lui-même en Italie avec deux autres, les frontières orientales n’étaient gardées que par de faibles armées (2), commandées par deux généraux qui n’avaient jamais fait la guerre.

IV Esprit qui anime les adversaires de César
Marcellus, après avoir échoué dans son projet d’enlever César à son armée, proposa une mesure qui témoigne du véritable caractère des passions qui agitaient la République. Le père de Pompée avait fondé dans la Cisalpine la colonie de Novum Comum et lui avait donné le droit de Latium, qui conférait aux magistrats de la ville, après une année de fonctions, les privilèges des citoyens romains (3). César y avait envoyé cinq mille colons, dont cinq cents Grecs (4), et, pendant son premier consulat, leur avait attribué le droit de cité romaine. Or Marcellus s’évertua à leur faire retirer ce droit ; mais n’ayant pas réussi dans cette tentative et ne voulant à aucun prix reconnaître (5) la loi de César, il condamna aux verges, on ne sait pour quel délit, un habitant de Novum Comum. Celui-ci réclama, invoquant le bénéfice accordé à sa cité : ce fut en vain. Marcellus le fit fouetter en lui disant : « Va montrer tes épaules à César ;

(1) « Je m’établis quelques jours près d’Issus, sur l’emplacement même du camp d’Alexandre, qui était tant soit peu meilleur général que vous et moi (Cicéron, Lettres à Atticus, V, 20) — Que cette mission va mal à mes habitudes, et qu’on a raison de dire : Chacun son métier ! » (Cicéron, Lettres à Atticus, V, 10, 18).
(2) Cicéron avait deux légions, mais fort incomplètes.
(3) Asconius, In Pisonem, 3. — Appien, Guerres civiles, II, 26.
(4) Strabon, V, 177.
(5) Suétone, César, 28.

c’est ainsi que je traite les citoyens qu’il fait (1). » Ce mépris pour les nouveaux droits prouvait bien l’orgueilleux dédain du parti aristocratique, blâmant l’une des choses qui avaient le plus contribué à la grandeur de la République, l’extension successive de la cité romaine aux provinces et aux vaincus eux-mêmes. Confondant dans son aveugle réprobation et le principe d’une politique libérale et celui qui l’avait appliqué, il ne voyait pas que la persécution exercée contre ce citoyen transpadan contribuait encore à grandir César et à légitimer sa popularité.
Voilà pourtant les doctrines et les actes de ces hommes qu’on représente comme les dignes soutiens de la République ! Et Marcellus n’était pas le seul qui, en niant aux Transpadans leurs droits acquis, montrât la perversité de sentiments égoïstes ; les autres principaux personnages de la faction aristocratique ne se recommandaient guère par plus de modération et de désintéressement. « Appius Claudius Pulcher, dit Cicéron (2), avait traité par le fer et le feu la province confiée à ses soins, l’avait saignée et épuisée de toute manière » ; Faustus Sylla, Lentulus, Scipion, Libon et tant d’autres, cherchaient à s’élever par la guerre civile et à refaire leur fortune par le pillage (3) ;

(1) Appien, Guerres civiles, II, 26.
(2) Cicéron, Lettres à Atticus, VI, 1.
(3) En parlant du parti de Pompée, Cicéron s’écrie : « Des hommes qui tous, à l’exception d’un très petit nombre, ne respiraient que le pillage, des discours à faire frémir, d’autant plus que la victoire pouvait les convertir en réalité, pas un personnage considérable qui ne fût criblé de dettes ; il n’y avait absolument rien de beau, si ce n’est la cause que l’on servait » (Cicéron, Lettres familières, VII, 3). —«  Ils s’accordent tous à dire, et Crassipès avec eux, que là-bas ce ne sont qu’imprécations, que menaces de haine aux riches, de guerre aux municipes (admirez leur prudence !), que proscriptions en masse ; ce ne sont que des Sylla, et il faut voir le ton de Lucceius, et tout ce cortège de Grecs, et ce Théophane ! Voilà pourtant l’espoir de la République ! Un Scipion, un Faustus, un Libon avec leurs assemblées de créanciers sur les bras, de quelles énormités ces gens-là ne sont-ils pas capables ? Quel excès contre leurs concitoyens se refuseront de pareils vainqueurs ? » (Cicéron, Lettres à Atticus, IX, 11).

Brutus, dont la conduite était celle d’un usurier, se servait des troupes de son pays pour pressurer les peuples alliés. Ayant prêté de l’argent aux habitants de Salamine, il entendait se faire rembourser le capital et l’intérêt au taux usuraire de 4 % par mois, ou 48 % par an. Pour recouvrer sa créance, un certain Scaptius, son fondé de pouvoirs, avait obtenu d’ Appius une troupe de cavalerie avec laquelle, d’après Cicéron, « il tint assiégé le sénat de Salamine au point que cinq sénateurs moururent de faim. » Cicéron, devenu gouverneur de la Cilicie, voulut réparer cette injustice. Brutus, irrité, lui écrivit des lettres pleines d’arrogance, dont Cicéron se plaignit à Atticus avec vivacité (1) : « Si Brutus prétend que je devais faire payer Scaptius sur le pied de 4 % par mois, malgré mes règlements et mes édits, qui fixaient l’intérêt à 1 %, et lorsque les usuriers les moins traitables se contentent de ce taux-là ; s’il trouve mauvais que je lui aie refusé une place de préfet pour un négociant ; ... s’il me reproche d’avoir retiré la cavalerie, je regrette beaucoup de le mécontenter, mais bien davantage de le trouver si différent de ce que je l’avais cru. » Il y avait une loi de Gabinius destinée à prévenir ces abus ; elle défendait aux villes d’emprunter à Rome pour acquitter leurs impôts. Mais Brutus avait obtenu un sénatus-consulte pour s’affranchir de cette gêne (2), et il employait même des moyens de coercition pour recevoir deux ou trois fois la valeur de ce qu’il avait donné. Telle était la probité d’un homme dont on vantait la vertu.

(1) Cicéron, Lettres à Atticus, VI, 1.
(2) « Les Salaminiens voulaient emprunter de l’argent à Rome pour payer leurs impositions, mais, comme la loi Gabinia le défendait, les amis de Brutus qui offraient de leur en prêter à 4 % par mois demandaient pour leur sûreté un sénatus-consulte, que Brutus leur fit obtenir » (Cicéron, Lettres à Atticus, V, 21).

C’est ainsi que le parti aristocratique entendait la liberté ; la haine contre César venait surtout de ce qu’il prenait à cœur la cause des opprimés et de ce que pendant son premier consulat, comme le dit Appien, il n’avait rien fait en faveur des grands (1).
Le prestige de ses victoires avait contenu l’opposition ; lorsque approcha le terme de son commandement, toutes les inimitiés se réveillèrent ; elles attendaient que, rentré dans la vie commune, il ne fût plus protégé par les prérogatives attachées à l’imperium.  « Marcus Caton, dit Suétone (2), jurait qu’il dénoncerait César aux magistrats dès qu’il aurait licencié son armée, et l’on répétait généralement que, si César revenait en simple particulier, il serait, comme Milon, obligé de se défendre devant des juges entourés d’hommes en armes. Asinius Pollion rend cette version fort vraisemblable ; il rapporte qu’à la bataille de Pharsale, César, jetant les yeux sur ses adversaires vaincus ou fugitifs, s’écria : Ils l’ont voulu ! Après tant de grandes choses accomplies, moi, Caius César, j’étais condamné, si je n’eusse demandé secours à mon armée. » Aussi Cœlius, écrivant à Cicéron, posait-il la question sous son véritable jour en disant (3) : « César se persuade qu’il n’y a pour lui de salut qu’en gardant son armée » ; et, d’un autre côté, comme nous l’apprend Dion Cassius (4), Pompée n’osait pas soumettre le différend au peuple, sachant bien que, si le peuple était pris pour juge, César l’emporterait.

V La question de droit entre le sénat et César
C’est ici le lieu d’examiner à quelle époque expirait le pouvoir de César et quel fut le prétexte du conflit qui s’éleva entre lui et le sénat.

(1) Appien, Guerres civiles, II, 25.
(2) Suétone, César, 30.
(3) Cœlius à Cicéron, Lettres familières, VIII, 14.
(4) Dion Cassius, XLI, 6.

Depuis longtemps de savants historiens se sont occupés de ce sujet ; ils se sont livrés aux recherches les plus approfondies, aux plus ingénieuses suppositions, sans arriver cependant à un résultat complètement satisfaisant (1); ce qui ne doit pas surprendre, puisque Cicéron lui-même trouvait la question obscure (2).
En vertu d’une loi de C. Sempronius Gracchus, nommée lex Sempronia, il avait été décidé que le sénat désignerait, avant l’élection des consuls, les provinces qu’ils devaient administrer en quittant leurs, fonctions. Lorsque César et Bibulus furent nommés, au lieu de provinces, on leur attribua l’inspection des voies publiques. Mais César, ne voulant pas souffrir cet affront, se fit donner par un plébiscite, sur la proposition de Vatinius, le gouvernement de la Gaule cisalpine pour cinq ans ;

(1) A notre avis, le professeur A. W. Zumpt (Studia romana, Berlin, 1859) est le seul qui ait éclairci cette question ; aussi lui empruntons-nous la plupart de ses arguments. Quant à M. Th. Mommsen, dans une dissertation spéciale, intitulée La Question de droit entre César et le sénat, il établit qu’il fallait distinguer dans le proconsulat entre la provincia et l’imperium. Suivant lui, la provincia étant attribuée en même temps que le consulat, on ne pouvait, d’après la loi Sempronia, en prendre possession qu’aux calendes du mois de janvier de l’année suivante ; l’imperium, ou commandement militaire, venait s’y ajouter deux mois plus tard, aux calendes de mars. La provincia était donnée par un sénatus-consulte et comptait de janvier à janvier ; l’imperium était donné par une loi curiate et allait de mars à mars ; l’imperium suivait les règles du service militaire, une année commencée était réputée finie comme pour les campagnes des soldats, et ainsi les deux premiers mois de 705 pouvaient compter comme une année entière. Le savant professeur conclut que, si le sénat avait le droit d’enlever à César son imperium, il ne pouvait pas lui enlever le commandement de la province avant la fin de l’année 705, et que César se serait alors trouvé dans la même position que tous les proconsuls qui, pendant l’intervalle entre le 1er janvier, commencement de leur proconsulat, et le 1er mars, époque où ils recevaient l’imperium, avaient la potestas et non le commandement militaire. Ce système, on le voit, repose sur des hypothèses difficiles à admettre.
(2) Erat autem obscuritas quædam (Cicéron, Pour Marcellus, 10).

le sénat y ajouta la Gaule transalpine,qui formait alors une province séparée, indépendante de l’autre (1). En 699, la loi Trebonia prorogea, pour cinq nouvelles années, le commandement de César en Gaule. Ce commandement devait donc durer dix ans, et, comme César n’entra dans ses fonctions proconsulaires qu’au commencement de l’année 696, il semble naturel d’en induire que ces dix années devaient aller jusqu’au 1er janvier 706. On voit cependant que, dès la fin de 704, le sénat regardait le pouvoir de César comme périmé. On se demande alors sur quel fondement cette assemblée s’appuyait pour prétendre que les dix années dévolues au proconsul étaient accomplies à cette époque. Voici, selon nous, l’explication.
C’est au mois de mars qu’avait lieu habituellement la prise de possession du gouvernement des provinces (2) par les consuls sortants. Il est par conséquent très probable que la loi de Vatinius, rendue, comme nous l’avons dit, en 695, fut votée vers les derniers jours du mois de février de cette même année, et que le proconsulat attribué à César dut partir du jour de la promulgation de la loi.

(1)La question se compliquait par la différence d’origine des pouvoirs donnés pour chacune des deux Gaules. Le sénat pouvait bien retrancher du commandement de César la Gaule ultérieure, qui lui avait été attribuée par un sénatus-consulte, mais il ne pouvait lui enlever la Gaule citérieure, accordée par un plébiscite, et cependant c’était l’opinion contraire que Cicéron soutenait en 695. En effet, il s’écriait alors, dans son Discours sur les provinces consulaires : « Le préopinant détache la partie de la province sur laquelle il ne peut y avoir d’opposition (parce qu’elle a été donnée par un sénatus-consulte), et ne touche pas à celle que l’on peut très bien attaquer ; et, en même temps qu’il n’ose enlever ce qui a été donné par le peuple, il se hâte d’ôter, tout sénateur qu’il est, ce qui a été donné par le sénat » (Cicéron, Discours sur les provinces consulaires, 15. — Velleius Paterculus, II, 44. — Suétone, César, 20. - Appien, Guerres civiles, II, 13. — Dion Cassius, XXXVIII, 8).
(2) Le 1er mars était le commencement de l’ancienne année romaine, époque de l’entrée des généraux en campagne.

Rien ne l’aurait empêché, en effet, d’abréger le temps de sa magistrature et de saisir, avant le terme de ses fonctions curules, le commandement militaire ou l’imperium, comme le fit en 699 Crassus, qui partit pour la Syrie sans attendre la fin de son consulat. Dès lors, en supposant, ce qui n’est pas impossible, que toute l’année du consulat de César fût comprise dans son proconsulat (1), les cinq premières années de son commandement devaient dater de 695 et finir au 1er janvier 700. Le Discours sur les provinces consulaires prouve qu’on l’entendait bien ainsi : A l’époque où il fut prononcé (juillet ou août 698), on s’occupait de la désignation des provinces destinées aux consuls qui devaient sortir de charge dix-huit mois après, c’est-à-dire en 700, et il était question de remplacer César. Le premier quinquennium de son commandement se terminait donc en décembre 699, et par conséquent le second en décembre 704. Tel était le système du sénat, très porté naturellement à diminuer la durée du proconsulat des Gaules (2).

(1) P. Servilius, qui fut consul en 675, prit possession de sa province peu de temps après être entré en charge comme consul ; il revint en 679. Cicéron (Troisième discours contre Verrès, 90) dit qu’il commanda durant cinq ans. Ce chiffre ne peut s’expliquer qu’en admettant que les années 675 et 679 étaient comptées comme complètes. L. Pison, qui fut consul en 696, quitta Rome à la fin de son consulat et y revint dans l’été de 699. Or on le regardait comme ayant exercé le commandement pendant trois années (Cicéron, Contre Pison, 35, 40). Il faut donc que l’on comptât comme une année de proconsulat les quelques mois de 695 (Voyez Mommsen, La Question de droit entre César et le sénat, p. 28).
(2) Dans tous les temps, on a vu les assemblées s’efforcer de diminuer la durée des pouvoirs donnés par le peuple à un homme qui ne leur était pas sympathique. En voici un exemple : la Constitution de 1848 décidait que le Président de la République française serait nommé pour quatre ans. Le prince Louis-Napoléon fut élu le 10 décembre 1848, et proclamé le 20 du même mois. Ses pouvoirs auraient dû finir le 20 décembre 1852. Or l’Assemblée constituante, qui prévoyait l’élection du prince Louis-Napoléon, fixa le terme de la présidence au deuxième dimanche du mois de mai 1852, lui enlevant ainsi sept mois.

Aussi Hirtius nous apprend-il qu’en 703 les Gaulois savaient que César n’avait plus qu’un été, celui de 704, à passer dans la Gaule (1). Dion Cassius dit également que le pouvoir de César devait finir avec l’année 704 (2). Suivant Appien, le consul Claudius Marcellus proposait, au commencement de 704, de nommer un successeur à César, dont les pouvoirs allaient expirer (3). D’autre part, Cicéron rapporte dans une de ses lettres que Pompée semblait d’accord avec le sénat pour exiger le retour du proconsul aux ides de novembre de 704. A la fin de cette même année, le grand orateur émet dans les termes suivants son opinion personnelle au sujet de la prétention élevée par César d’être dispensé de venir à Rome briguer le consulat : « Eh quoi ! faut-il donc tenir compte d’un homme qui gardera son armée après le jour fixé par la loi ? » (4) Quelque temps après, apostrophant César dans une lettre à Atticus (5), il s’écrie : « Vous avez gardé pendant dix ans une province que vous vous êtes fait continuer non par la souveraine volonté du sénat, mais par vos intrigues et vos violences ; vous avez dépassé le terme fixé par votre ambition et non par la loi... Vous retenez votre armée plus longtemps que le peuple ne l’a ordonné et que le peuple ne le veut. » D’un autre côté, une phrase de Suétone dit d’une manière très formelle que César entendait se porter candidat en 705 pour exercer le consulat en 706, lorsqu’il aurait achevé le temps de son proconsulat (6).

(1) Guerre des Gaules, VIII, 39.
(2) Dion Cassius, XL, 59.
(3) Appien, Guerres civiles, II, 4.
(4) Quid ergo ? exercitum retinentis, quum legis dies transicrit, rationem haberi placet ? Mihi vero ne absentis quidem (Lettres à Atticus, VII, 7).
(5) Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 9.
(6) Absenti sibi, quandocumque imperii tempus expleri cœpisset (Suétone, César, 26. — Cicéron, Lettres familières, VIII, 9).

Enfin le sénat regarde si bien le commencement de l’année 705 comme le terme obligé du commandement de César, que, dès le mois de janvier, il le déclare ennemi de la République, parce qu’il est encore à la tête de ses soldats, et décrète contre lui des mesures extrêmes (1).
Mais la discussion entre le sénat et César ne portait pas sur le terme de son commandement. César se présentait aux comices consulaires de l’année 705. Une loi, soumise au peuple par les dix tribuns, appuyée par Pompée et Cicéron, lui avait permis de briguer cette charge quoique absent (2). Cette loi aurait été sans objet si elle n’eût impliqué l’autorisation pour César de conserver son armée jusqu’à l’époque des élections consulaires. Certains auteurs pensent même que ce droit devait être formellement réservé dans la loi. L’Epitomé de Tite-Live dit en effet que, d’après la loi, il devait garder son commandement jusqu’au temps de son second consulat (3). De son côté, Cicéron écrit à Atticus que le meilleur argument pour refuser à César absent la faculté de briguer le second consulat, c’est qu’en la lui accordant on lui reconnaît du même coup le droit de garder sa province et son armée (4). Cet avantage, César l’appelle benefecium populi (5), et, quand il se plaignait qu’on lui enlevât six mois de son commandement, il comptait le temps qui devait s’écouler du 1er janvier 705 au mois de juillet, époque des comices consulaires (6).

(1) César, Guerre civile, I, 5.
(2) J’ai lutté pour qu’on tint compte à César de son absence. Ce n’était pas pour le favoriser ; c’est pour l’honneur d’une décision du peuple provoquée par le consul lui-même (Cicéron, Lettres familières, VI, 6).
(3) Tite-Live, Epitomé, CVIII.
(4) Sed quum id datum est, illud una datura est (Lettres à Atticus, VII, 7).
(5) Doluisse se, quod populi romani beneficium sibi per contumeliam ab inimicis extorqueretur, erepto semestri imperio in Urbem retraberetur (César, Guerre civile, I, 9).
(6) Voyez, sur l’époque des comices, Cicéron, Lettres à Atticus, III, 13 ;  Lettres familières, VIII, 4.

Néanmoins César avait un grand intérêt à garder son armée jusqu’à ce qu’il fût nommé à la première magistrature de la République,car il conservait alors l’imperium aussi longtemps que Pompée, dont les pouvoirs, prorogés en 702, devaient finir au 1er janvier 707 (1). Il était évident qu’il ne voulait pas désarmer avant son rival ; or, d’après la combinaison légalement établie, il restait consul jusqu’au 1er janvier 707, son commandement finissait en même temps que celui de Pompée, et il n’avait dès lors plus rien à craindre des machinations de ses ennemis.
En effet, tout allait bientôt se résumer dans une lutte ouverte entre César et Pompée. Vainement le premier cherchera-t-il tous les moyens de conciliation, vainement le second s’efforcera-t-il de se soustraire aux exigences de son parti, la force des choses les poussera infailliblement l’un contre l’autre. Et de même qu’on voit, dans le liquide traversé par un courant électrique, tous les éléments qu’il renferme se porter aux deux pôles opposés, de même, dans la société romaine en dissolution, toutes les passions, tous les intérêts, les souvenirs du passé, les espérances de l’avenir, vont se séparer violemment et se partager entre deux hommes personnifiant l’antagonisme de deux causes contraires.

VI Intrigues pour ôter à César son commandement
Reprenons le récit des événements. Pompée, tout-puissant quoique simple proconsul, s’était, ainsi que nous l’avons dit, retiré à Tarente ; il semblait vouloir rester étranger aux intrigues qui se tramaient à Rome ; il paraît même qu’il avait l’intention d’aller en Espagne gouverner sa province (2). Au début des révolutions, la majorité du peuple

(1) Quoique tous les faits prouvent que le terme du pouvoir dût cesser en 707, Plutarque (Pompée, 55) compte quatre ans de prorogation et Dion Cassius (XL, 44, 46) cinq, ce qui montre la différence d’évaluation des dates (Zumpt, Studia romana, 85).
(2) « Je crois certainement à Pompée l’intention de partir pour l’Espagne, et c’est ce que je n’approuve pas du tout. II m’a été facile de démontrer à Théophane que le mieux était de ne pas s’éloigner. Je suis plus inquiet de la République depuis que je vois par vos lettres que notre ami Pompée doit aller en Espagne » (Cicéron, Lettres à Atticus, V, 9).

et même celle des assemblées inclinent toujours vers la modération ; mais bientôt, dominées, par une minorité passionnée et entreprenante, elles se jettent à sa suite dans des voies extrêmes. C’est, ce qui arriva à cette époque. Marcellus et son parti s’efforcèrent d’abord d’entraîner Pompée, et, celui-ci une fois décidé, ils entraînèrent le sénat. Au moment où, au mois de juin, Pompée s’apprêtait à rejoindre les troupes stationnées à Ariminum, on le fit revenir à Rome, et, lorsque, le 11 des calendes d’août, les sénateurs se rassemblèrent au temple d’Apollon pour régler la solde de ses troupes, on lui demanda pourquoi il avait prêté une légion à César. Obligé de s’expliquer, il promit de la rappeler, mais non immédiatement, ne voulant pas avoir l’air de céder à des menaces. On insista encore pour connaître son opinion sur le rappel de César ; alors, par une de ces phrases évasives qui lui étaient habituelles et qui révélaient son hésitation, il répondit (1) que « tout le monde devait également obéissance au sénat. » On ne statua rien sur les pouvoirs consulaires.
La question du gouvernement des Gaules devait être reprise aux ides d’août, puis enfin au mois de septembre ; mais le sénat ne se trouvait jamais en nombre pour délibérer, tant il craignait de se prononcer. On ne se décida à aborder franchement la question que lorsqu’on fut convaincu du consentement de Pompée au rappel de César (2).

(1) Cicéron, Lettres familières, VIII, 4.
(2) « Mais enfin, après plusieurs remises successives et la certitude bien acquise que Pompée voulait qu’on s’occupât du rappel de César aux calendes de mars, on rendit le sénatus-consulte que je vous envoie » (Cœlius à Cicéron, Lettres familières, VIII, 8).

Alors furent présentés des décrets qui liaient à l’avance les consuls désignés pour l’année suivante et leur imposaient une règle de conduite : leur hostilité contre César avait déterminé leur élection. Le 11 des calendes d’octobre, M. Marcellus, qui se fit l’organe des passions du moment, exigea des garanties si nombreuses et si insolites qu’on pouvait juger à quel point son parti avait à coeur de l’emporter. Ainsi les consuls récemment élus devaient prendre l’engagement de mettre la question à l’ordre du jour pour les calendes de mars ; jusqu’à ce qu’elle fût réglée, le sénat serait tenu de s’assembler pour en délibérer tous les jours, même ceux qu’on appelait comitiales, où toute réunion de ce corps était interdite, et, à cet effet, les sénateurs qui rempliraient les fonctions de juges seraient mandés dans la curie. Le sénat aurait aussi à déclarer d’avance que ceux qui avaient le pouvoir d’intercéder s’abstiendraient, et que, s’ils intercédaient ou demandaient un ajournement, ils seraient considérés comme ennemis de la République ; rapport de leur conduite serait fait, à la fois, au sénat et au peuple (1). Cette proposition fut adoptée et inscrite au procès-verbal comme une décision on un avis du sénat (senatus auctoritas). Quatre tribuns du peuple intercédèrent : C. Cœlius, L. Vinucius, P. Cornelius, C. Vibius Pansa.
Il ne suffisait pas de préparer les attaques contre le commandement de César, il fallait aussi redouter le mécontentement de l’armée, et, afin de le conjurer ou d’en atténuer l’effet, M. Marcellus fit encore inscrire dans le procès-verbal du sénat la décision suivante : « Le sénat prendra en considération la situation des soldats de l’armée des Gaules dont le temps de service est expiré ou qui produiront des motifs valables pour être rendus à la vie civile. » C. Cœlius et Vibius Pansa renouvelèrent leur opposition (2).

(1)Cœlius à Cicéron, Lettres familières, VIII, 8.
(2) Cœlius à Cicéron, Lettres familières, VIII, 8.

Quelques sénateurs, plus impatients, demandèrent qu’on n’attendît pas, pour statuer sur la question, l’époque fixée par M. Marcellus. Pompée intervint encore comme modérateur, et dit qu’on ne pouvait pas sans injustice prendre, au sujet de la province de César, une décision avant les calendes de mars 704, époque à laquelle il n’y trouverait plus aucun inconvénient. Que fera-t-on, demanda un des sénateurs, si l’on s’oppose à la décision du sénat ? — Peu importe, répondit Pompée, que César refuse d’obtempérer à cette décision ou qu’il aposte des gens pour intercéder. — Mais, dit un autre, s’il veut être consul et garder son armée ? Pompée se borna à répliquer avec un grand sang-froid : Si mon fils voulait me donner des coups de bâton ? ….Il affectait toujours, on le voit, de l’obscurité dans ses réponses. La conclusion naturelle de ce langage fut de faire supposer des négociations secrètes avec César, et l’on crut que ce dernier accepterait l’une de ces deux conditions, ou de garder sa province sans briguer le consulat, ou de quitter son armée et de revenir à Rome lorsqu’il aurait été, quoique absent, désigné consul.
Le sénat déclara aussi que, pour la province de Cilicie et les huit autres provinces prétoriennes, les gouverneurs seraient choisis au sort entre les préteurs qui n’avaient point encore eu de gouvernement. Cœlius et Pansa firent opposition à ce décret, qui laissait la faculté à cette assemblée de donner les commandements à son gré (1). Ces différentes mesures révélaient assez les préoccupations du sénat, et les politiques prudents voyaient avec inquiétude qu’il cherchât à précipiter les événements.
La discorde à l’intérieur paralyse généralement à l’extérieur toute politique nationale. Absorbé par ses intrigues au dedans, le parti aristocratique sacrifiait les grands intérêts de la République.

(1) Cœlius à Cicéron, Lettres familières, VIII, 8, 3-4.*

Vainement Cicéron écrivait-il que ses forces étaient insuffisantes pour résister aux Parthes, dont l’invasion paraissait imminente : les consuls se refusaient à entretenir le sénat de ses réclamations, ne voulant ni partir eux-mêmes pour entreprendre une campagne si éloignée, ni permettre à d’autres d’aller à leur place (1). Il leur importait bien plus d’abaisser César que de venger Crassus, et cependant l’opinion publique, émue des dangers que courait la Syrie, réclamait un commandement extraordinaire en Orient, soit pour Pompée, soit pour César (2). Heureusement les Parthes n’attaquèrent point ; Bibulus et Cicéron n’eurent à combattre que des bandes de pillards. Ce dernier, le 3 des ides d’octobre, défit, auprès du mont Amanus, un parti de montagnards ciliciens. Il enleva leur camp, assiégea leur forteresse Pindenissus et s’en empara ; ses soldats le saluèrent imperator. (3) Depuis lors, il prit ce titre dans la suscription de ses lettres (4).

(1) « Mais les consuls, qui craignent d’être obligés, par un décret du sénat, de partir pour la guerre, et qui sentent néanmoins combien il leur serait honteux que cette commission tombât sur un autre qu’eux, ne veulent point absolument que le sénat s’assemble ; ils vont jusqu’à se faire soupçonner de manquer de zèle pour la République : on ne sait si c’est négligence, ou lâcheté, ou la crainte dont je viens de parler, mais ce qui se cache sous cette apparence de retenue, c’est qu’ils ne veulent pas de cette province »  (Cœlius à Cicéron, Lettres familières, VIII, 10).
(2) « Avec le secours de Dejotarus, on pourra arrêter les ennemis jusqu’à l’arrivée de Pompée, qui me mande qu’on le destine pour cette guerre » (Cicéron, Lettres à Atticus, VI, 1). — « A cette nouvelle du passage de l’Euphrate, chacun s’est mis à donner son avis : celui-ci veut qu’on envoie Pompée, celui-là César et son armée » (Cœlius à Cicéron, Lettres familières, VIII, 10).
(3) Cicéron, Lettres à Atticus, V, 20.
(4) Il garda ce titre jusqu’au moment où la guerre civile éclata. 

 

                                                CHAPITRE NEUVIÈME

                                             ÉVÈNEMENTS DE L’AN 704

I C. Claudius Marcellus et L. Emilius Paulus, consuls
L’année 703 avait été employée à des machinations dont l’objet était de renverser César, et le parti aristocratique croyait pouvoir s’appuyer, pour le succès de cette espèce de complot, sur les premiers magistrats qui entraient en charge en janvier 704. Des deux consuls, C. Claudius Marcellus, neveu du précédent consul de ce nom, et L. Emilius Paulus, le premier était parent mais ennemi de César, le second n’avait pas pris couleur ; on lui prêtait cependant les mêmes sentiments qu’à son collègue. On espérait que, d’accord avec C. Scribonius Curion, dont l’élévation au tribunat était due à Pompée (1), il distribuerait les terres de la Campanie qui n’avaient pas encore été réparties, et que dès lors César, à son retour, ne pourrait plus disposer de ces biens en faveur de ses vétérans (2). Cette espérance était vaine ; déjà Paulus et Curion s’étaient donnés au proconsul des Gaules. Au fait des menées de ses ennemis, César prenait soin depuis longtemps d’avoir toujours dans Rome un consul ou des tribuns dévoués à ses intérêts : en 703, il avait pu compter sur le consul Sulpicius et les tribuns Pansa et Cœlius ; en 704, Paulus et Curion étaient à sa dévotion. Si plus tard, en 705, les deux consuls lui furent contraires, il eut du moins pour lui, cette année-là, les tribuns Marc-Antoine et Q. Cassius.

(1) Cicéron, Lettres familières, VIII, 4.
(2) Cœlius à Cicéron, Lettres familières, VIII, 10. 

Curion est appelé par Velleius Paterculus le plus spirituel des vauriens (1) ; mais, tant que ce tribun resta fidèle à la cause du sénat, Cicéron l’honora de son estime, et fit les plus grands éloges de son caractère et de ses hautes qualités (2). Curion s’était acquis de l’autorité par son éloquence et sa clientèle. Son père avait été l’ennemi déclaré de César, contre lequel il avait composé un livre (3), et lancé une foule de bons mots, piquants ou grossiers, qu’on répétait à Rome (4). Héritier de ces sentiments, Curion poursuivait lui-même depuis longtemps de ses sarcasmes le vainqueur des Gaules ; mais personne n’oubliait les injures plus facilement que César, et, comme il comprenait l’importance politique de ce dangereux adversaire, il n’épargna rien pour se l’attacher.
Dès sa première jeunesse, Curion avait été étroitement lié avec Marc-Antoine. Perdus de dettes l’un et l’autre, ils avaient mené ensemble la vie la plus dissolue ; leur intimité ne s’était pas affaiblie (5). La parenté de Marc-Antoine avec la famille Julia (6), ses relations avec Gabinius, et principalement sa conduite militaire en Égypte, l’avaient fait distinguer par César, auprès duquel il s’était retiré lorsque Gabinius fut mis en jugement (7). César l’employa d’abord comme lieutenant, puis le choisit pour questeur, en 701. Sa bienveillance pour Marc-Antoine adoucit probablement un peu l’humeur de Curion, sa libéralité fit le reste. Il lui aurait donné, s’il faut en croire Appien, plus de 1.500 talents (8).

(1) « Ingeniosissime nequam. »
(2) Cicéron à Curion, Lettres familières, II, 7.
(3) Cicéron, Brutus, 60, 218.
(4) Suétone, César, 49.
(5) Plutarque, Antoine, 2. — Cicéron, Philippiques, II, 19, 48.
(6) Voyez sa biographie, Appendice D.
(7) Cicéron, Philippiques, II, 20, 49.
(8) Appien, Guerres civiles, II, 26. — Cependant Cicéron, qui ne ménageait pas ses adversaires, ne parle pas de cet acte de corruption, et Velleius Paterculus (II, 48) s’exprime ainsi : Curion, comme on l’a dit, s’était-il vendu ? C’est ce que nous n’osons décider.

Il est vrai qu’en même temps il achetait tout aussi cher le consul L. Emilius Paulus, sans lui demander autre chose que sa neutralité (1). On a peine à comprendre comment César, tout en soldant son armée, pouvait s’imposer de pareils sacrifices et suffire à tant d’autres dépenses. Augmenter par ses largesses le nombre de ses partisans à Rome (2) ; faire bâtir, dans la Narbonnaise, des théâtres et des monuments ; près d’Aricia, en Italie, une magnifique villa (3) ; envoyer de riches présents à des villes lointaines, telles étaient ses charges. Comment, pour y subvenir, pouvait-il tirer l’argent nécessaire d’une province épuisée par huit années de guerre ? L’immensité de ses ressources s’explique, parce que, indépendamment des tributs payés par les vaincus, et qui s’élevaient, pour la Gaule, à 40 millions de sesterces par an (plus de 7 millions et demi de francs), la vente des prisonniers à des négociants romains produisait des sommes énormes. Cicéron nous apprend qu’il retira 12 millions de sesterces des captifs vendus après le siège peu important de Pindenissus. Si, par hypothèse, leur nombre s’élevait à 12.000, ce chiffre représente 1.000 sesterces par tête. Or, malgré la générosité de César, qui souvent rendait les captifs aux peuples vaincus, ou en faisait don à ses soldats, ainsi que cela eut lieu après le siège d’Alise, on peut admettre que 500.000 Gaulois, Germains ou Bretons, furent vendus comme esclaves pendant les huit années de la guerre des Gaules, ce qui a dû produire la somme de 500 millions de sesterces, soit environ 95 millions de notre monnaie.

(1) « Emilius Paulus bâtit, dit-on, de cet argent la basilique fameuse qui porte son nom » (Appien, Guerres civiles, II, 26).
(2) « On a dit de lui qu’il n’y avait homme si infime qui ne lui parût valoir la peine d’être gagné » (Cicéron, Ad Div., VIII, 22).
(3) Cicéron, Lettres à Atticus, VI, 1.

C’était donc, au fond, l’argent romain donné par les marchands d’esclaves qui formait la plus grande partie du butin, de même qu’aujourd’hui, lorsque, dans les expéditions lointaines, les nations européennes s’emparent du produit des douanes étrangères pour payer les frais de la guerre, c’est encore l’argent européen qui fait l’avance de ces frais.
La réconciliation de Curion avec César fut d’abord tenue secrète ; mais, soit que, afin de se ménager un prétexte pour changer de parti, le nouveau tribun eût présenté des lois qui n’avaient aucune chance d’être adoptées, soit qu’il se sentît blessé du rejet de ses propositions, vers le commencement de l’année 704 il se déclara pour César, ou, ce qui était la même chose, comme le dit Cœlius, il se mit du côté du peuple. Quel que fût le mobile de sa conduite, voici à la suite de quelles circonstances son attitude fut modifiée. Il avait proposé l’intercalation d’un mois dans l’année courante, afin, probablement, de retarder l’époque où l’on devait statuer sur la question qui agitait le sénat et la ville (1). Sa qualité de pontife rendait sa proposition parfaitement légale ; malgré son utilité incontestable, elle fut mal accueillie. Il s’y attendait, mais il parut prendre la chose à coeur et regarder le refus du sénat comme une offense. Dès ce moment, il fit une opposition systématique (2). Vers le même temps, il présenta deux lois, l’une concernant l’alimentation du peuple, dont il voulait charger les édiles (3) ; l’autre, sur la réparation des routes, dont il demandait la direction pendant cinq ans (4).

(1) « Curion, dans son humeur de n’avoir pas obtenu d’intercalation, s’est rejeté avec une légèreté sans pareille du côté du peuple, et s’est mis à parler pour César » (Cœlius à Cicéron, Lettres familières, VIII, 6).
(2) Dion Cassius, XL, 62.
(3) Cœlius à Cicéron, Lettres familières, VIII, 6.
(4) Cicéron, Lettres à Atticus, VI, 1 ; Ad Div., VIII, 6, 5. — Appien, Guerres civiles, II, 27.

Il entendait, semble-t-il, faire payer les voyageurs selon le nombre et la nature de leurs moyens de transport, en un mot, établir un impôt : sur les riches et accroître ainsi sa popularité (1). Ces deux derniers projets furent aussi mal reçus que le premier, et ce double échec acheva de le rapprocher de ceux qu’il avait jusque-là combattus.
La nomination des censeurs, qui eut lieu à cette époque, amena de nouvelles complications. L’un, L. Calpurnius Pison, beau-père de César, n’accepta ces fonctions qu’à regret et montra une extrême indulgence ; l’autre, Appius Claudius Pulcher, qui avait été consul en 700, fougueux partisan de la noblesse, crut la servir en déployant une sévérité excessive. II renvoya du sénat tous les affranchis et plusieurs nobles des plus illustres, entre autres l’historien Salluste, homme d’esprit et de talent, qui se rendit aussitôt dans la Cisalpine, où César l’accueillit avec empressement (2).
Appius n’avait aucune mesure dans sa dureté. Cicéron dit de lui que, pour ôter de simples taches, il s’ouvrait les veines et les entrailles (3). Au lieu de remédier au mal, il ne fit donc que l’envenimer ; il jeta dans les rangs du parti opposé tous ceux qu’il excluait, sans donner à ceux qu’il maintenait une plus grande considération. Il y a des temps où la sévérité est mauvaise conseillère et ne peut rendre à un gouvernement la force morale qu’il a perdue.

(1) La lettre suivante explique la nature de cet impôt : « Cet homme d’importance (P. Vedius) est venu au-devant de moi avec deux chariots, une chaise roulante, une litière et un si grand nombre de valets, que, si la loi de Curion passe, Vedius sera assurément taxé de cent mille sesterces. Il avait de plus un cynocéphale sur un de ses chariots, et des ânes sauvages dans son équipage. Je n’ai jamais vu un homme si ridicule » (Cicéron, Lettres à Atticus, VI, 1, 22).
(2) Dion Cassius, XL, 63.
(3) Cicéron, Lettres familières, VIII, 14.

II César se rend dans la Cisalpine
César passa tout l’hiver de 704 à Némétocenne (Arras). « Au commencement de l’été suivant, il partit en toute hâte pour l’Italie, afin, dit Hirtius, de recommander aux villes municipales et aux colonies son questeur, Marc-Antoine, qui briguait le sacerdoce. En l’appuyant de son crédit, non seulement il voulait servir un ami fidèle, qu’il avait lui-même engagé à solliciter cette charge, mais lutter contre une faction qui désirait le faire échouer, pour ébranler le pouvoir de César, dont le gouvernement allait bientôt expirer. Il apprit en route, avant d’arriver en Italie, la nomination d’Antoine en qualité d’augure : il n’en crut pas moins devoir parcourir les villes municipales et les colonies, afin de les remercier de leurs dispositions favorables à Antoine. Il voulait aussi se ménager leur appui pour l’année suivante (705), car ses ennemis se vantaient avec insolence, d’une part, d’avoir nommé au consulat L. Lentulus et C. Marcellus, qui dépouilleraient César de ses charges et de ses dignités ; et, de l’autre, d’avoir enlevé le consulat à Servius Galba, malgré son crédit et le nombre de ses suffrages, par le seul motif qu’il était l’ami et le lieutenant de César.
César fut accueilli par les villes municipales et par les colonies avec des témoignages incroyables de respect et d’affection : c’était la première fois qu’il y paraissait depuis l’insurrection générale de la Gaule. On n’omit rien de ce qui put être imaginé pour orner les portes, les chemins, les places, sur son passage ; femmes, enfants, tous accouraient sur les places publiques et dans les temples ; partout on immolait des victimes, on dressait des tables. Les riches étalaient leur magnificence, les pauvres rivalisaient de zèle. » César goûtait par avance le charme d’un triomphe vivement désiré (1).

(1) Guerre des Gaules, VIII, 50-52.

Après avoir ainsi parcouru les contrées de la Gaule citérieure, il rejoignit promptement l’armée à Némétocenne. Dans la prévision de son prochain départ, il voulut frapper les esprits des Germains et des Gaulois par une grande agglomération de forces, et se montrer encore une fois à ses troupes réunies. Les légions, retirées de leurs quartiers, furent envoyées chez les Trévires ; César s’y rendit de son côté et y passa l’armée en revue. Cette solennité avait nécessairement de la grandeur. Il voyait devant lui ces vieilles cohortes avec lesquelles il avait livré tant de combats et dont les plus jeunes soldats comptaient huit campagnes. Sans doute il leur rappela que, général ou consul, il devait tout au peuple et à l’armée, et que la gloire acquise ensemble formait entre eux d’indissolubles liens. Jusqu’à la fin de l’été, il resta dans le nord de la Gaule, « ne déplaçant les troupes qu’autant qu’il le fallait pour entretenir la santé du soldat. T. Labienus reçut ensuite le commandement de la Gaule citérieure, dans le but d’assurer plus de suffrages à la prochaine candidature de César au consulat. Quoique ce dernier n’ignorât pas les manœuvres de ses ennemis pour détacher de lui Labienus, et leurs intrigues pour lui faire enlever par le sénat une partie de son armée, on ne put l’amener ni à douter de Labienus, ni à rien entreprendre contre l’autorité du sénat. Il savait que, si les voix étaient libres, les pères conscrits lui rendraient justice (1). » En effet, toutes les fois que le sénat n’était pas sous l’empire d’une minorité factieuse, la majorité se prononçait en faveur de César.
Il avait été décidé, dans le mois d’octobre précédent, qu’on s’occuperait des provinces consulaires au 1er mars 704, époque à laquelle Pompée avait déclaré qu’il ne mettrait plus d’obstacle à la discussion.

(1) Guerre des Gaules, VIII, 52.

Elle s’ouvrit alors, à ce qu’il semble d’après une lettre de Cicéron, et le sénat se montra disposé à rappeler César pour les ides de novembre de 704. Il n’y eut pas néanmoins de résultat décisif. On n’osait pas s’engager encore dans une lutte à outrance : Curion, à lui seul, faisait trembler le sénat par son opposition (1).
Lorsqu’au sein de cette assemblée C. Marcellus déclamait contre César, Curion prenait la parole, louait la prudence du consul, approuvait fort que le vainqueur des Gaules fût sommé de licencier son armée ; mais il insinuait qu’il ne serait pas moins désirable de voir Pompée licencier la sienne. « Ces grands généraux, disait-il (2), lui étaient suspects, et il n’y aurait pas de tranquillité pour la République tant que l’un et l’autre ne seraient pas devenus des hommes privés. » Ces discours plaisaient au peuple, qui commençait d’ailleurs à perdre beaucoup de son estime pour Pompée, depuis que, par sa loi sur la brigue, un grand nombre de citoyens étaient condamnés à l’exil. On louait de tous côtés Curion : on admirait son courage à braver deux hommes si puissants, et plusieurs fois une foule immense le reconduisit à sa maison en lui jetant des fleurs, « comme à un athlète, dit Appien (3), qui vient de soutenir un combat rude et périlleux. »

(1) « Pompée paraît d’accord avec le sénat pour exiger absolument le retour de César aux ides de novembre. Curion est décidé à tout plutôt que de le souffrir : il fait bon marché du reste. Nos gens, que vous connaissez bien, n’osent s’engager dans une lutte à outrance. Voici l’état de la scène. Pompée, en homme qui, sans attaquer César, entend ne lui concéder que ce qui est juste, accuse Curion d’être un agent de discorde. Au fond, il ne veut pas que César soit désigné consul avant d’avoir remis son armée et sa province, et il redoute singulièrement que cela n’arrive. Il est assez malmené par Curion, qui lui jette continuellement au nez son second consulat. Je vous le prédis : si l’on ne garde des ménagements avec Curion, César y gagnera un défenseur. Avec l’effroi qu’ils laissent voir de l’opposition d’un tribun, ils feront tant que César restera indéfiniment le maître dans les Gaules » (Cicéron, Lettres familières, VIII, 11).
(2) Dion Cassius, XL, 61. — Appien, Guerres civiles, II, 27.
(3) Appien, Guerres civiles, II, 27.

Les habiles manœuvres de Curion eurent un tel succès, que, lorsque Marcellus proposa de se concerter avec les tribuns du peuple sur les moyens de s’opposer à la candidature de César, la majorité du sénat se prononça en sens contraire. M. Cœlius, à ce sujet, écrivait à Cicéron (1) : « Les opinions ont tourné, au point qu’on trouve bon de compter comme candidat au consulat tel qui ne veut remettre ni son armée ni sa province. » Pompée ne donnait plus signe de vie, et laissait faire le sénat.
Il semblait toujours dédaigner ce qu’il convoitait le plus (2). Ainsi, à cette époque, il affectait une complète insouciance et se retranchait dans la légalité, attentif à éviter toute apparence d’hostilité personnelle contre César. En même temps, soit pour échapper à une pression prématurée, soit pour paraître indifférent à la question qui agitait la République, il quitta ses jardins près de Rome pour se rendre en Campanie. De là il envoya au sénat une missive dans laquelle, tout en faisant l’éloge de César et le sien, il rappelait qu’il n’avait jamais sollicité un troisième consulat, ni le commandement des armées ; qu’il l’avait reçu, malgré lui, pour sauver la République, et qu’il était prêt à y renoncer, sans attendre le terme fixé par la loi (3). Cette lettre, étudiée et artificieuse, avait pour but de faire ressortir le contraste de sa conduite désintéressée avec celle de César, qui refusait d’abandonner son gouvernement ; mais Curion déjoua cette manœuvre. « Si Pompée était sincère, il devait, disait-il, non pas promettre de donner sa démission, mais l’offrir immédiatement ; tant qu’il ne serait pas rentré dans la vie privée, le commandement ne pouvait pas être enlevé à César.

(1) Cœlius à Cicéron, Lettres familières, VIII, 13.
(2) « C’est son habitude de parler d’une façon et de penser de l’autre ; mais il n’a pas assez de tête pour ne pas se laisser pénétrer » (Cœlius à Cicéron, Lettres familières, VIII, 1).
(3) Appien, Guerres civiles, II, 28.

D’ailleurs l’intérêt de l’État exigeait la présence de deux rivaux sans cesse opposés l’un à l’autre, et, à ses yeux, c’était Pompée qui aspirait ouvertement à la tyrannie. » (1) Cette accusation ne manquait pas de fondement, car depuis dix-neuf ans, c’est-à-dire depuis 684, époque de son premier consulat, Pompée avait presque toujours été en possession de l’imperium, soit comme consul, soit comme général dans les guerres contre les pirates et contre Mithridate, soit enfin comme chargé des approvisionnements de l’Italie. « Ôter à César son armée, dit Plutarque (2), et laisser à Pompée la sienne, c’était, en accusant l’un d’aspirer à la tyrannie, donner à l’autre les moyens d’y parvenir. »

III Pompée reçoit des ovations et redemande à César deux légions
Vers cette époque Pompée tomba dangereusement malade, et, lorsqu’il fut guéri, les Napolitains et les peuples de toute l’Italie montrèrent une telle allégresse, que « chaque ville, petite ou grande, dit Plutarque (3), célébra des fêtes pendant plusieurs jours. Lorsqu’il revint à Rome, il n’y avait pas d’endroits assez spacieux pour contenir la foule qui accourait au-devant de lui : les chemins, les bourgs et les ports étaient pleins de gens offrant des sacrifices, faisant des banquets pour témoigner leur joie de son rétablissement. Un grand nombre de citoyens, couronnés de feuillage, allaient le recevoir avec des flambeaux et l’accompagnaient en lui jetant des fleurs ; le cortége dont il était suivi dans sa marche présentait le spectacle le plus agréable et le plus magnifique. » Quoique ces ovations eussent donné à Pompée une opinion exagérée de son influence, de retour à Rome, il observa en public la même réserve, tout en soutenant secrètement les mesures propres à amoindrir le pouvoir de César.

(1) Appien, Guerres civiles, II, 28.
(2) Plutarque, César, 34.
(3) Plutarque, Pompée, 61.

Ainsi, prenant prétexte des demandes de renforts, sans cesse renouvelées par Bibulus et Cicéron, proconsuls de Syrie et de Cilicie, qui voulaient mettre leurs provinces à l’abri d’une invasion des Parthes, il représenta que les levées ordonnées par le sénat étaient insuffisantes et qu’il était nécessaire d’envoyer en Orient des troupes aguerries. Il fut alors décidé que Pompée et César, qui se trouvaient à la tête d’armées considérables, en détacheraient, chacun de son côté, une légion pour la défense des provinces menacées. Aussitôt un sénatus-consulte somma César de remettre la sienne et lui ordonna, en outre, de rendre la légion qui lui avait été prêtée par Pompée peu après la conférence de Lucques. Peut-être espérait-on quelque résistance de sa part, car cette dernière légion avait été levée, comme toutes celles de son armée, dans la Gaule cisalpine ; mais il n’hésita pas à obéir, en sorte que, seul, il dut fournir les renforts exigés pour l’Orient. Avant de se séparer de ses soldats, qui avaient si longtemps combattu sous ses ordres, il fit distribuer deux cent cinquante drachmes (225 fr.) à chaque légionnaire (1).
Appius Claudius, neveu du censeur du même nom, parti de Rome avec la mission de ramener ces troupes de la Cisalpine en Italie, rapporta, à son retour, que les soldats de César, fatigués de leurs longues campagnes, soupiraient après le repos et qu’il serait impossible de les entraîner à une guerre civile ; il prétendait même que les légions en quartiers d’hiver dans la Gaule transalpine n’auraient pas plutôt passé les Alpes, qu’elles se rallieraient aux drapeaux de Pompée (2).

(1) Appien, Guerres civiles, II, 29. — Plutarque, César, 32.
(2) Appien, Guerres civiles, II, 29. — Cet officier (Appius) affecta de rabaisser les exploits qui s’étaient accomplis dans cette contrée (la Gaule), et de répandre des bruits injurieux à César. « Il Fallait, disait-il, que Pompée connût bien peu ses forces et sa réputation ; autrement chercherait-il, pour se mesurer avec César, d’autres troupes que celles dont il disposait ? il le vaincrait avec les légions mêmes de son ennemi, aussitôt qu’il paraîtrait, tant les soldats haïssaient César et désiraient de revoir Pompée » (Plutarque, Pompée, 61).

Les événements démentirent dans la suite ces renseignements,car non seulement, comme on le verra, les troupes restées sous le commandement de César lui demeurèrent fidèles, mais celles qui lui avaient été retirées conservèrent le souvenir de leur ancien général. En effet Pompée lui-même n’avait nulle confiance dans les deux légions qu’il avait reçues, et sa lettre à Domitius, proconsul au commencement de la guerre civile, explique son inaction par le danger de les mettre en présence de l’armée de César, tant il redoute de les voir passer dans le camp opposé (1). A Rome, cependant, on croyait aux rapports qui flattaient les prétentions de Pompée, bien qu’ils fussent contredits par d’autres plus certains, montrant l’Italie, les provinces cisalpines, la Gaule même, comme également dévouées à César. Pompée, sourd à ces derniers avertissements, affectait le plus grand mépris pour les forces dont son adversaire pouvait disposer. A l’entendre, César se perdait, et n’avait d’autre chance de salut que dans une prompte et complète soumission. Quand on lui demandait avec quelles troupes il résisterait au vainqueur des Gaules, dans le cas où celui-ci viendrait à marcher sur Rome, il répondait d’un air confiant qu’il n’avait qu’à frapper du pied le sol de l’Italie pour en faire sortir des légions (2).
Il était naturel que sa vanité lui fit interpréter favorablement tout ce qui se passait sous ses yeux. A Rome, les plus grands personnages lui étaient dévoués.

(1) « Je voudrais me rapprocher de vous ; mais, je le dis à regret, je n’ose nie fier aux deux légions... II ne faut pas, sans les cohortes du Picenum, exposer les deux légions en présence de César » (Lettre de Pompée à Domitius, proconsul. — Cicéron, Lettres à Atticus, VIII, 12). « — Toutes mes ressources se réduisent à deux légions que Pompée a retenues d’une manière odieuse et dont il n’est pas plus sûr que d’étrangers » (Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 13).
(2) Plutarque, Pompée, 61.

L’Italie avait tressailli à la nouvelle de sa maladie et fêté sa guérison à l’égal d’un triomphe. L’armée des Gaules, lui disait-on, était prête à répondre à son appel.
Avec moins d’aveuglement, Pompée eût discerné la véritable raison de l’enthousiasme dont il avait été l’objet. Il eût compris que cet enthousiasme s’adressait bien moins à sa personne qu’au dépositaire d’une autorité qui semblait alors seule capable de sauver la République ; il eût compris que, du jour où se produirait un autre général dans les mêmes conditions que lui de renommée et de pouvoir, le peuple, dans son admirable discernement, se rangerait aussitôt du côté de celui qui s’identifierait le mieux avec ses intérêts.
Pour se rendre un compte fidèle de l’opinion publique, il eût fallu, chose difficile au chef de la cause aristocratique, ne pas s’en tenir uniquement au jugement du monde officiel, mais interroger les sentiments de ceux que leur position rapprochait le plus du peuple. Au lieu de croire aux rapports d’Appius Claudius, et de compter sur le mécontentement de quelques lieutenants de César qui, comme Labienus, montraient déjà des tendances hostiles, Pompée aurait dû méditer sur cette exclamation d’un centurion, qui, placé à la porte du sénat lorsque cette assemblée rejetait les justes réclamations du vainqueur des Gaules, s’écria en mettant la main sur son épée (1) : « Celle-ci lui donnera ce qu’il demande. »
C’est que, dans les troubles civils, chaque classe de la société devine, comme par instinct, la cause qui répond à ses aspirations, et se sent attirée vers elle par une secrète affinité. Les hommes nés dans les classes supérieures, ou élevés à leur niveau par les honneurs et les richesses, sont toujours entraînés vers les causes aristocratiques,

(1) Plutarque, César, 33.

tandis que les hommes retenus par la fortune dans les rangs inférieurs restent les fermes soutiens de la cause populaire. Ainsi, au retour de l’île d’Elbe, la plupart des généraux de l’empereur Napoléon, comblés de biens comme les lieutenants de César (1), marchaient ouvertement contre lui ; mais dans l’armée tous, jusqu’au grade de colonel, disaient, à l’exemple du centurion romain, en montrant leurs armes : « Voilà ce qui le remettra sur le trône. »

IV Le sénat vote avec impartialité
En examen attentif de la correspondance entre M. Cœlius et Cicéron, ainsi que les récits des différents auteurs, donne la conviction qu’il fallut, à cette époque, de grands efforts de la part de la fraction turbulente du parti aristocratique pour entraîner le sénat contre César. Le censeur Appius, en faisant la revue de cette assemblée, nota Curion, c’est-à-dire voulut le rayer de la liste ; mais, sur les instances de son collègue et du consul Paulus, il se borna à exprimer un blâmé formel et le regret de ne pouvoir faire justice. En l’entendant, Curion déchira sa toge et protesta avec la dernière vivacité contre une attaque déloyale. Le consul Marcellus, qui soupçonnait l’entente de Curion avec César, et qui comptait sur les dispositions du sénat, très défavorables à l’un et à l’autre, mit en discussion la conduite du tribun. Tout en réclamant contre ce procédé illégal, Curion accepta ce débat et déclara que, fort de sa conscience, et certain d’avoir toujours agi dans les intérêts de la République, il remettait avec confiance son honneur et sa vie entre les mains du sénat. Il ne pouvait résulter de cette scène qu’un vote honorable pour Curion (2) ; mais bientôt cet incident tint abandonné, et la discussion s’engagea sur la situation politique. Marcellus posa d’abord cette question : César doit-il être remplacé dans sa province ?

(1) « Approuvez-vous que Labienus et Mamurra aient amassé des richesses immenses ? » (Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 7).
(2) Dion Cassius, XL, 63-64.

Il pressa le sénat de voter. Les sénateurs s’étant formés en deux groupes dans la curie, l’immense majorité se déclara pour l’affirmative. La même majorité se prononça pour la négative à une seconde question de Marcellus : Pompée doit-il être remplacé ? Mais Curion, reprenant les arguments qu’il avait déjà fait valoir tant de fois sur le danger de favoriser Pompée aux dépens de César, exigea la mise aux voix d’une troisième question : Pompée et César devront-ils désarmer tous les deux ? A la surprise du consul, cette proposition inattendue passa à la majorité de trois cent soixante et dix voix contre vingt-deux ; alors Marcellus congédia le sénat en disant avec amertume : « Vous l’emportez ! vous aurez César pour maître (1). » Il ne croyait pas si bien prédire l’avenir. Ainsi la presque unanimité de l’assemblée avait donné, par son vote, raison à Curion, qui n’était, dans cette circonstance, que le représentant de César, et, si Pompée et son parti se fussent soumis à cette décision, la lutte que les honnêtes gens redoutaient n’aurait plus eu de prétexte : César et Pompée seraient rentrés dans la condition commune, chacun avec ses partisans et sa renommée, mais sans armée et par conséquent sans moyen de troubler la République.
V Mesures violentes adoptées contre César

Ce n’était pas l’affaire de ces hommes impatients, qui abritaient leurs petites passions sous les grands mots de salut public et de liberté. Pour détruire l’effet de ce vote du sénat, on fit courir dans Rome le bruit de l’entrée de César en Italie ; Marcellus demanda qu’on levât des troupes et qu’on fit venir de Capoue, où elles tenaient garnison, les deux légions destinées à la guerre d’Orient. Curion protesta contre la fausseté de cette nouvelle et intercéda, en sa qualité de tribun, pour s’opposer à tout armement extraordinaire.

  1. Appien, Guerres civiles, II, 30. — Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 4.

Alors Marcellus s’écria : « Puisque je ne puis rien faire ici par le consentement de tous, seul je me charge du salut public sous ma responsabilité ! » Puis il courut dans le faubourg où Pompée avait ses quartiers, et, lui présentant une épée, il lui adressa ces paroles : « Je te somme de prendre le commandement des troupes qui sont à Capoue, d’en lever d’autres, et d’aviser aux mesures nécessaires pour le salut de la République. » Pompée accepta cette mission, mais en faisant des réserves : il dit qu’il obéirait aux ordres des consuls, « si toutefois il n’y avait rien de mieux à faire. » Cette réflexion prudente, dans un moment si critique, peint le caractère de l’homme (1). M. Marcellus comprit tout ce que sa conduite avait d’irrégulier et amena avec lui les consuls désignés pour l’année suivante (705) ; même avant leur entrée en fonction (2), qui devait avoir lieu dans quelques jours, ils avaient le droit de rendre des édits indiquant les principes d’après lesquels ils se proposaient d’agir pendant leur magistrature. C’étaient L. Cornelius Lentulus Caus et C. Claudius Marcellus, ce dernier parent du précédent consul du même nom, tous les deux ennemis de César. Ils s’engagèrent auprès de Pompée a soutenir de tous leurs efforts la mesure que leur prédécesseur avait prise à ses risques et périls. On le voit, ce sont les consuls et Pompée qui se révoltent contre les décisions du sénat.
Curion ne put pas s’opposer régulièrement à ces mesures, les tribuns n’ayant pas le droit d’exercer leurs pouvoirs hors de Rome ; mais il attaqua devant le peuple ce qui venait de se faire et demanda qu’on n’obéît pas à la levée de troupes ordonnée par Pompée au mépris de la légalité (3).

(1) Appien, Guerres civiles, II, 31. — Cicéron, Lettres à Atticus, VI, 9 ; VII, 1.
(2) Dion Cassius, XL, 46.
(3) Appien, Guerres civiles, II, 31.

VI Etat de l’opinion publique
La lettre suivante, de M. Cœlius à Cicéron, fait connaître quel était le jugement des Romains impartiaux sur la situation politique, en septembre 704.
« Plus nous approchons de la lutte inévitable, plus on est frappé de la grandeur du péril. Voici le terrain où vont se heurter les deux puissants du jour. Cn. Pompée est décidé à ne pas souffrir que César soit consul avant d’avoir remis son armée et ses provinces, et César se persuade qu’il n’y a pour lui de salut qu’en gardant son armée ; il consent toutefois, si la condition de quitter le commandement devient réciproque. Ainsi ces effusions de tendresse et cette alliance tant redoutée aboutiront non pas à une animosité occulte, mais à une guerre ouverte. Pour ce qui me touche, je ne sais guère quel parti prendre dans cette conjoncture, et je ne doute pas que cette perplexité ne nous soit commune. Dans l’un des partis, j’ai des obligations de reconnaissance et des amitiés ; dans l’autre, c’est la cause et non les hommes que je hais. Mes principes, que vous partagez sans doute, sont ceux-ci : dans les dissensions intérieures, tant que les choses se passent entre citoyens sans armes, préférer le plus honnête parti ; mais, quand la guerre éclate et que deux camps sont en présence, se mettre avec le plus fort, chercher la raison là où se trouve la sûreté. Or que vois-je ici ? D’un côté, Pompée avec le sénat et la magistrature ; de l’autre, César avec tout ce qui a quelque chose à craindre ou à convoiter. Nulle comparaison possible quant aux armées. Plaise aux dieux qu’on nous laisse le temps de peser les forces respectives et de faire notre choix ! » (1)   Cœlius ne fut pas longtemps à faire le sien : il embrassa le parti de César (2).

(1) Cœlius à Cicéron, Lettres familières, VIII, 14.
(2) Cicéron, Lettres à Atticus, VIII, 3.

Cette appréciation d’un contemporain était certainement partagée par un grand nombre de personnes qui, sans convictions bien arrêtées, étaient prêtes à se ranger du côté du plus fort. Cicéron, qui revenait en Italie (1), avait la même tendance ; toutefois il éprouvait un extrême embarras. Non seulement il était lié avec les deux adversaires, mais César lui avait prêté une somme considérable, et cette dette lui pesait comme un remords (2). Après avoir ardemment désiré quitter son commandement par crainte de la guerre contre les Parthes, il allait tomber au milieu des préparatifs d’une guerre civile bien autrement dangereuse. Aussi, lorsque, arrivé en Grèce, il crut, sur de faux bruits, que César avait fait pénétrer quatre légions dans Plaisance, sa première pensée fut de s’enfermer dans la citadelle d’Athènes (3). Quand enfin il fut de retour en Italie, il se félicita d’être en instance pour obtenir les honneurs du triomphe, parce qu’alors l’obligation de rester hors de Rome le dispensait de se prononcer entre les deux rivaux.

(1) Cicéron débarqua à Brindes le 7 des calendes de décembre 704 (Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 2).
(2) « Je reçois de César des lettres flatteuses ; Balbus m’en écrit tout autant de sa part. Je suis bien résolu à ne pas m’écarter d’un doigt du chemin de l’honneur ; mais vous savez si je suis encore en reste avec César. Pensez-vous que j’aie à craindre qu’on ne me reproche ma dette, si j’opine pour lui seulement en douceur, et, si je me roidis, qu’on ne me la réclame tout haut ? Que faire ? Le payer, me direz-vous. Eh bien ! j’emprunterai à Cœlius. Pensez-y pourtant, je vous prie ; car je m’attends bien que, s’il m’arrive de parler avec fermeté dans le sénat, votre bon ami de Tartessus viendra aussitôt me dire : Payez donc ce que vous devez » (Année 704, 9 décembre. Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 3).
(3) « Qu’allons-nous devenir ? J’ai bien envie de m’enfermer dans la citadelle d’Athènes, d’où je vous écris » (Année 704. Lettres à Atticus, VI, 9). « — Aussi, laissant aux fous l’initiative de la parole, je crois que je ferai bien de travailler à obtenir ce triomphe ; ne fût-ce que pour avoir une raison de ne pas être dans Rome ; mais on saura bien trouver le moyen de venir m’arracher mon opinion. Vous allez vous moquer de moi. Que je voudrais être resté dans ma province ! » (Lettres à Atticus, VII, 1).

Il tenait par-dessus tout au triomphe, et, dans ses lettres, il pressait les grands personnages d’y faire consentir le sénat ; mais Caton trouvait, comme beaucoup d’autres, que les exploits du proconsul en Cilicie ne méritaient point tant d’honneur, et il lui avait refusé de l’appuyer, tout en donnant force éloges à son caractère. César, moins rigide sur les principes, n’oubliant rien de ce qui pouvait flatter l’amour-propre des hommes importants, avait écrit à Cicéron pour lui promettre son concours et blâmer la sévérité de Caton (1).
Cependant le célèbre orateur ne se faisait pas illusion sur les ressources des deux partis. Lorsqu’il s’entretenant avec Pompée, l’assurance de cet homme de guerre le tranquillisait ; mais, livré à ses propres méditations, il voyait bien que toutes les chances étaient du côté de César.
« Aujourd’hui, écrivait-il, César se trouve à la tête de onze légions (il oubliait les deux légions données à Pompée), sans compter la cavalerie, dont il aura tant qu’il voudra ; il a pour lui les villes transpadanes, la populace de Rome, l’ordre entier des chevaliers, presque tous les tribuns, tout ce qu’il y a de jeunesse désordonnée, l’ascendant de son nom glorieux, son audace extrême. Voilà l’homme qu’il faut combattre (2). Il ne manque à ce parti qu’une bonne cause ; le reste y abonde. Ainsi il n’y a rien qu’on ne doive faire plutôt que d’en venir à la guerre ;

(1) « Il a témoigné, ce que je ne lui demandais pas, de mon intégrité, de mon équité, de ma douceur, et il m’a refusé ce que j’attendais de lui. Aussi il faut voir comme César, dans la lettre où il me félicite et me promet tout, sait bien se prévaloir de cette abominable ingratitude de Caton ! Mais ce même Caton a fait accorder vingt jours à Bibulus : passez-moi d’être rancunier ; c’est là une chose que je ne puis souffrir et que je ne lui pardonnerai jamais » (Année 704, novembre. Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 2).
(2) Année 704, décembre. Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 7. — Les mots « ordre entier des chevaliers » ne sont point dans le texte, mais cela ressort de ce que dit Cicéron dans la même lettre.

le résultat en est toujours incertain, et combien n’est-il pas plus à redouter pour nous ! » (1)
Quant à son propre parti, il le définissait de la manière suivante : « Qu’entendez-vous par ces hommes du bon parti ? Je n’en connais pas que je puisse nommer. J’en connais, si nous l’entendons de la classe entière des honnêtes gens ; car individuellement, dans le vrai sens du mot, ils sont rares ; mais dans les dissensions civiles, c’est la cause des honnêtes gens qu’il faut chercher où elle est. Est-ce le sénat qui est ce bon parti, le sénat qui laisse les provinces sans gouverneurs ? Jamais Curion n’aurait résisté si l’on s’était mis à lui tenir tête ; mais le sénat n’en a rien fait, et l’on n’a pu donner à César un successeur. Sont-ce les chevaliers, qui n’ont jamais été d’un patriotisme très solide, et qui aujourd’hui sont tout dévoués à César ? Sont-ce les gens de commerce on ceux de la campagne, qui ne demandent qu’à vivre en repos ? Croirons-nous qu’ils redoutent beaucoup de voir le pouvoir d’un seul, eux à qui tout gouvernement est bon, dès lors qu’ils sont tranquilles ? » (2) Plus la situation devenait grave, plus les hommes sages inclinaient vers le parti de la paix. Pompée s’était encore absenté de Rome pour quelques jours ; il se montrait fort irrité de l’arrogance du tribun Marc-Antoine, qui, dans un discours devant le peuple, l’avait attaqué avec violence. Il paraissait aussi très blessé du manque d’égards d’Hirtius, cet ami de César, qui était venu à Rome sans lui rendre visite (3). L’absence de Pompée dans des moments si critiques avait été généralement blâmée (4) ; mais il fut bientôt de retour ; ses résolutions étaient arrêtées.

(1) Année 704, décembre. Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 3.
(2) Année 704, décembre. Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 7.
(3) Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 4.
(4) « La situation de la République m’inspire de jour en jour plus d’inquiétude. Les honnêtes gens ne sont pas d’accord autant qu’on le croit. Que de chevaliers romains, que de sénateurs n’ai-je pas entendus déclamer contre Pompée, notamment pour ce malheureux voyage ! C’est la paix qu’il nous faut. Toute victoire sera funeste et fera surgir un tyran. Oui, je suis de ceux qui pensent que mieux vaut en passer par tout ce qu’il demande (César) que d’en appeler aux armes. C’est s’y prendre trop tard pour lui résister, quand depuis dix ans nous n’avons fait que lui donner de la force contre nous » (Année 704, décembre. Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 5).

« J’ai vu Pompée, écrivait Cicéron à son ami, le 6 des calendes de décembre. Nous sommes allés ensemble à  Formies et nous nous sommes entretenus seuls depuis deux heures jusqu’au soir. Vous me demandez s’il y a quelque espérance d’accommodement ; autant que j’en ai pu juger par ce qu’il m’a dit dans un long entretien rempli de détails, on n’en a pas même envie. Il prétend que, si César obtient le consulat, même après avoir congédié son armée, il y aura un bouleversement dans l’État. Il est d’ailleurs persuadé que, lorsque César saura qu’on se met en mesure contre lui, il laissera là le consulat pour cette année et qu’il aimera mieux garder son armée et sa province ; il a ajouté que ses fureurs ne lui feraient pas peur et que Rome et lui sauraient bien se défendre. Que voulez-vous que je vous dise ? Quoique le grand mot, Mars a des chances égales pour tous, me revînt souvent à l’esprit, je me sentais rassuré en entendant un homme valeureux, si habile et si puissant, raisonner en politique sur les dangers d’une fausse paix. Nous avons lu ensemble la harangue d’Antoine, du 10 des calendes de janvier, laquelle est, tout d’une pièce, une accusation contre Pompée, qu’il prend comme dès la toge de l’enfance. Il lui reproche des condamnations par milliers ; il nous menace de la guerre. Sur quoi Pompée me disait : Que ne fera point César, une fois maître de la République, si son questeur, un homme sans biens, sans appui, ose parler de la sorte ! En un mot, loin de désirer une telle paix, il m’a paru la craindre, peut-être parce qu’il faudrait alors qu’il s’en allât en Espagne. Ce qui me fâche le plus, c’est que je serai obligé de rembourser César, et de mettre là tout l’argent que je destinais à mon triomphe, car il serait honteux de rester débiteur, d’un adversaire politique. » Par cette déclaration, Cicéron démontre, de la manière la plus positive, que Pompée voulait la guerre et repoussait tout rapprochement ; il le répète ailleurs avec plus de précision encore.
Pompée, entraîné par la marche fatale des événements à combattre les justes demandes de César, qu’il avait d’abord favorisées, en était réduit à désirer la guerre civile.
Lui et les siens n’étaient pas arrivés à cette extrémité sans froisser le plus souvent la volonté du sénat, sans blesser le sentiment publie et sans sortir de la légalité. Au commencement de 703, lorsque Marcellus avait proposé de rappeler César avant le temps légal, le sénat, réuni en grand nombre, avait passé à l’ordre du jour (1), et pendant le reste de l’année il s’était montré déterminé à ne rien entreprendre contre le proconsul des Gaules. Il avait rejeté une seconde fois la proposition de Marcellus, renouvelée le 1er mars 704, et par la suite le sénat avait témoigné de dispositions favorables à César. Cependant on en vient bientôt à méconnaître la loi qui lui permet de garder son commandement jusqu’aux comices consulaires de 705 ; après bien des hésitations, le sénat décide que César et Pompée licencieront en même temps leurs armées, mais le décret n’est pas exécuté ; les passions s’animent, les mesures les plus arbitraires sont proposées, les tribuns intercèdent : leur veto est regardé comme non avenu. Alors, sans provoquer de sénatus-consulte, sans faire appel au peuple, les consuls chargent Pompée de lever des troupes et de veiller au salut de la République. C’est le parti aristocratique qui se place au-dessus de la loi et met le droit du côté de César.

  1. Senatus frequens in alia transiit (Guerre des Gaules, VIII, 43).

 

                                                    CHAPITRE DIXIÈME

                                        EVENEMENTS DU COMMENCEMENT  DE L’AN 705

I C. Claudius Marcellus et L. Cornelius Lentulus, consuls
Dans le courant de l’été, on se le rappelle, César était revenu à Arras, au milieu de son armée, campée au nord de la Gaule. Il était informé de ce qui se tramait à Rome ; il savait que ses ennemis ne voulaient entrer dans aucun arrangement, mais il espérait encore que le sénat maintiendrait la balance égale entre lui et son rival, car cette assemblée avait déjà manifesté ses tendances pacifiques et semblait même ne pas vouloir intervenir dans la querelle (1). Il retourna pendant l’hiver de 704 à 705 dans la Gaule cisalpine, il présida, suivant sa coutume, les assemblées provinciales, et s’arrêta à Ravenne, dernière ville de son commandement (2). Il n’avait à sa disposition que la 13e légion, forte de 5.000 hommes et de 300 chevaux (3) ; presque toute son armée, au nombre de huit légions, était restée en quartiers d’hiver dans la Belgique et dans la Bourgogne (4).
C’est à Ravenne que Curion, dont l’année de tribunat était expirée en décembre 704 (5), vint le rejoindre en grande diligence. César le reçut à bras ouverts, le remercia de son dévouement et conféra avec lui sur les mesures à prendre. Curion lui proposa d’appeler les autres légions qu’il avait au delà des Alpes et de marcher sur Rome ; mais César ne goûta pas cet avis, toujours persuadé qu’on parviendrait à s’entendre.

(1) « Neque senatu interveniente » (Guerre des Gaules, VIII, 4).
(2) Suétone, César, 30.
(3) Appien, Guerres civiles, II, 32. — Plutarque, César, 41 ; Pompée, 85.
(4) Guerre des Gaules, VIII, 54.
(5) Elle finissait avant l’année consulaire.

Il engagea ses amis (1) de Rome à présenter un plan d’accommodement approuvé, disait-on, par Cicéron, et que Plutarque attribue expressément à ce dernier : César aurait cédé la Gaule transalpine, et il aurait gardé la Cisalpine, l’Illyrie avec deux légions, jusqu’à ce qu’il eût obtenu le consulat. On prétendait même qu’il se contenterait de l’Illyrie seule avec une légion (2). « Il fit les plus grands efforts, dit Velleius Paterculus (3), pour que la paix fût maintenue : les amis de Pompée se refusèrent à tout ce qui fut offert. — Les apparences de la justice,  dit Plutarque, étaient du côté de César. » La négociation ayant échoué, il chargea Curion de porter au sénat une lettre, pleine d’impudence selon Pompée, pleine de menaces selon Cicéron (4), bien faite au contraire, suivant Plutarque, pour attirer la multitude dans le parti de César (5).
Curion, après avoir parcouru en trois jours 1.300 stades (210 kilomètres), reparut dans cette assemblée le jour même de l’installation des nouveaux consuls, aux calendes de janvier 705. Il ne leur remit pas, selon l’usage, la lettre dont il était porteur, de crainte qu’ils ne voulussent pas la communiquer ; et, en effet, ils s’opposèrent d’abord à ce qu’on en donnât lecture ; mais deux tribuns du peuple dévoués à César, Marc-Antoine, son ancien questeur, et Q. Cassius, insistèrent avec tant de force, que les nouveaux consuls ne purent s’y refuser (6).

(1) Drumann pense que c’est à tort que les Commentaires parlent de Fabius.
(2) Plutarque, Pompée, 59. — Appien, Guerres civiles, II, 32.
(3) Velleius Paterculus, II, 49.
(4) Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 9.
(5) Plutarque, Pompée, 63.
(6) Plutarque (Pompée, 59) prétend même qu’ils en firent la lecture devant le peuple.

César, après avoir rappelé ce qu’il avait fait pour la République, se justifiait des imputations répandues contre lui par ses ennemis. En protestant de son respect pour le sénat, il déclarait. être prêt à résigner ses fonctions proconsulaires, et à licencier son armée ou à la remettre à son successeur, pourvu que Pompée en fit autant. On ne pouvait exiger qu’il se livrât désarmé à ses ennemis, qui demeuraient en armes, et qu’il donnât seul l’exemple de la soumission. Il ne parlait pas cette fois de ses prétentions au consulat ; la grande question de savoir si Pompée et lui garderaient leur armée dominait toutes les autres. La fin de la lettre témoignait d’un vif ressentiment. César y annonçait que, si on ne lui rendait pas justice, il saurait bien, en se vengeant lui-même, venger aussi la patrie. Cette dernière expression, qui ressemblait fort à une menace, excita les plus vives réclamations. « C’est la guerre qu’il déclare, » s’écria-t-on, et l’irritation fut à son comble (1). On ne put obtenir de délibération sur aucune de ses propositions.

II Lentulus entraîne le sénat contre César
Le consul L. Lentulus, dans un discours véhément, engagea le sénat à montrer plus de courage et de fermeté : il promit de le soutenir et de défendre la République ; « si, au contraire, l’assemblée, en ce moment critique, manquait d’énergie ; si, comme par le passé, elle entendait ménager César et se concilier ses bonnes grâces, ce serait fait de son autorité ; pour sa part, il s’empresserait de s’y soustraire et ne prendrait plus conseil que de lui-même. Après tout, lui aussi peut gagner l’amitié et la faveur de César. » Scipion parla dans le même sens : « Pompée, dit-il, ne fera pas défaut à la République s’il est suivi par le sénat ; mais si l’on hésite, si l’on agit avec faiblesse, vainement le sénat implorera désormais son secours. »

(1) Appien, Guerres civiles, II, 32.

Ce langage de Scipion semblait être l’expression de la pensée de Pompée, qui était aux portes de la ville avec son armée. Des avis plus modérés furent ouverts. M. Marcellus demanda que, avant de rien statuer, le sénat rassemblât des troupes des divers points de l’Italie pour assurer l’indépendance de ses délibérations ; M. Calidius, que Pompée se retirât dans sa province pour ôter tout motif de guerre, car César devait craindre de voir employer contre lui les deux légions enlevées à son commandement et retenues sous les murs de Rome ; M. Rufus opina à peu près dans les mêmes termes. Lentulus éclata aussitôt en violents reproches contre les derniers orateurs ; il leur fit honte de leur défaillance et refusa de faire voter sur la proposition de Calidius. Marcellus, effrayé, retira la sienne. Il se passa alors un de ces revirements étranges si fréquents dans les assemblées révolutionnaires : les violentes apostrophes de Lentulus, les menaces proférées par les partisans de Pompée, la terreur qu’inspirait la présence d’une armée sous les murs de Rome, exercèrent une irrésistible pression sur l’esprit des sénateurs, qui, malgré eux, adoptèrent l’avis de Scipion, et décrétèrent : « que, si César ne licenciait pas son armée au jour prescrit, il serait déclaré ennemi de la République » (1).
Marc-Antoine et Q. Cassius, tribuns du peuple, s’opposent au décret (2). Aussitôt on fait un rapport sur leur proposition, en invoquant la décision prise l’année précédente par le sénat ; de graves mesures sont proposées : plus elles sont violentes, plus les ennemis de César applaudissent. Sur le soir, après la séance, Pompée convoque les sénateurs dans ses jardins ; il leur distribue l’éloge et le blâme, encourage les uns, intimide les autres.

(1) César, Guerre civile, I, 1.
(2) Cicéron, Lettres familières, VIII, 8.

En même temps il rappelle de toutes parts un grand nombre de ses vétérans, leur promettant des récompenses et des grades. Il s’adresse même aux soldats des deux légions qui avaient fait partie de l’armée de César (1).
La ville est dans une agitation extrême. Le tribun Curion revendique le droit méconnu des comices. Les amis des consuls, les adhérents de Pompée, tous ceux qui nourrissaient de vieilles haines contre César, se précipitent vers le sénat, réuni de nouveau. Leurs clameurs et leurs menaces enlèvent à cette assemblée toute liberté de décision. Les propositions les plus diverses se succèdent. Le censeur L. Pison et le préteur Roscius offrent de se rendre près de César pour l’instruire de ce qui se passe ; ils ne demandent qu’un délai de six jours. D’autres veulent que des députés soient chargés d’aller lui exposer la volonté du sénat.
Toutes ces motions sont rejetées. Caton, Lentulus et Scipion redoublent de violence. D’anciennes inimitiés et la honte de son récent échec dans les élections consulaires animent Caton. Lentulus, accablé de dettes, espère les honneurs et les richesses ; il se vante, parmi les siens, de devenir un autre Sylla et maître de l’empire (2). Scipion se berce d’une ambition aussi chimérique. Enfin Pompée, qui ne veut point d’égal, désire la guerre, seule issue aux inconséquences de sa conduite (3), et ce soutien de la République se fait appeler, comme Agamemnon, le roi des rois (4).
Les consuls proposent au sénat un deuil public, afin de frapper l’imagination du peuple et de lui montrer la patrie en danger. Marc-Antoine et son collègue Cassius intercèdent mais on ne s’arrête pas à leur opposition.

(1) César, Guerre civile, I, 3.
(2) Les Livres sibyllins avaient prédit l’empire de Rome à trois Cornelius : L. Cornelius Cinna avait été consul ; Sylla, dictateur ; Cornelius Lentulus espérait être le troisième.
(3) César, Guerre civile, I, 3-4.
(4) Plutarque, Pompée, 72.

Le sénat se réunit en habits de deuil, résolu d’avance à toutes les mesures de rigueur. Les tribuns, de leur côté, annoncent qu’ils feront usage de leur droit de veto. Au milieu de cette excitation générale, leur opiniâtreté n’est plus considérée comme un droit de leur charge, mais comme une preuve de complicité ; et d’abord on met en délibération les mesures à prendre contre leur opposition. Marc-Antoine est le plus audacieux ; le consul Lentulus l’interpelle avec colère, et lui enjoint de quitter la curie, « où, dit-il, son caractère sacré ne le préservera pas plus longtemps du châtiment que lui mérite sa conduite hostile à la République. » Alors Marc-Antoine, se levant impétueusement, prend les dieux à témoin qu’on viole en sa personne les privilèges de la puissance tribunitienne. « On nous outrage, s’écrie-t-il, on nous traite comme des meurtriers.Vous voulez des proscriptions, des massacres, des incendies. Que tous ces maux que, vous vous êtes attirés retombent sur vos têtes ! » Puis, prononçant les formules d’exécration, qui avaient toujours le pouvoir de frapper les esprits superstitieux, il quitte la curie, suivi de Q. Cassius, de Curion et de M. Cœlius (1). Il était temps : la curie allait être cernée par un détachement de troupes qui déjà s’avançait (2). Ils sortirent tous les quatre de Rome dans la nuit du 6 au 7 janvier, sous des habits d’esclaves, dans un chariot ordinaire, et gagnèrent les quartiers de César (3).
Les jours suivants le sénat se réunit hors de la ville. Pompée y répète ce qu’il a fait dire par Scipion. Il applaudit au courage et à la fermeté de l’assemblée ; il énumère ses forces, se vante d’avoir dix légions, dont six en Espagne

(1) Cicéron, Lettres familières, XVI, 2 ; Philippiques, II, 21-22.
(2) Plutarque, Antoine, 7. — Dion Cassius, XLI, 2-3.
(3) Plutarque, Antoine, 7. — Appien, Guerres civiles, II, 33.

et quatre en Italie (1). Dans sa conviction, l’armée n’est point dévouée à César, et elle ne le suivra pas dans ses entreprises téméraires. D’ailleurs oserait-il, avec une seule légion, affronter les forces du sénat ? Avant qu’il ait eu le temps de faire venir ses troupes qui sont au delà des Alpes, Pompée aura rassemblé une armée formidable (2). Alors le sénat déclare la patrie en danser (c’était le 18 des ides de janvier), mesure suprême, réservée pour les grandes calamités publiques, et le soin de veiller à ce que la République ne reçoive aucun dommage est confié aux consuls, aux proconsuls, aux préteurs, aux tribuns du peuple. Aussitôt tout ce parti, dont l’exaltation a poussé Pompée et le sénat à la guerre civile, se jette sur les dignités, sur les honneurs, sur les gouvernements de provinces comme sur autant de proies. L’Italie est divisée en grands commandements (3), que les chefs principaux se partagent. Cicéron, toujours prudent, choisit la Campanie, comme plus éloignée du théâtre de la guerre. On envoie en Étrurie Scribonius Libon (4) ; sur la côte du Picenum, P. Lentulus Spinther (5) ; P. Attius Varus à Auximum et Cingulum (6) ; en Ombrie, Q. Minucius Thermus (7). Par une fausse interprétation de la loi qui permet de choisir les proconsuls parmi les magistrats qui ont depuis cinq années résigné leurs fonctions, on partage arbitrairement les provinces consulaires et prétoriennes :

(1)Cicéron, Lettres familières, XVI, 12.
(2) Appien, Guerres civiles, II, 34.
(3) Cicéron, Lettres familières, XVI, 11.
(4) Florus, IV, 2.
(5) César, Guerre civile, I, 15. — Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 23.
(6) César, Guerre civile, I, 7. — Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 13.
(7)César, Guerre civile, I, 12. — Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 13. — Lucain, Pharsale, II, v. 463.

on donne la Syrie à Metellus Scipion, la Gaule transalpine à L. Domitius Ahenobarbus, la Cisalpine à Considius Nonianus, la Sicile à Caton,la Sardaigne à M. Aurelius Cotta, l’Afrique à L. Ælius Tubernon, la Cilicie à P. Sextius (1). L’obligation d’une loi curiate pour légitimer leur pouvoir est regardée comme inutile. Leurs noms ne sont point tirés au sort ; on n’attend pas, suivant l’ordre établi, que le peuple ait ratifié leur élection et qu’ils aient revêtu l’habit de guerre, après avoir prononcé les vœux d’usage. Les consuls, contre la coutume, sortent de la ville ; des hommes étrangers jusque-là à toute haute fonction se font précéder de licteurs dans Rome et au Capitole. On propose de déclarer le roi Juba ami et allié du peuple romain. Qu’importe qu’il soit ou non dévoué à la domination romaine, pourvu qu’il devienne un auxiliaire utile pour la guerre civile ! On décrète une levée de 130.000 hommes en Italie. On met à la disposition de Pompée toutes les ressources du trésor public ; on prend l’argent enfermé dans les temples, et, s’il est insuffisant, les biens des particuliers eux-mêmes seront employés à la solde des troupes. Au milieu de ce bouleversement subit, les droits divins et humains sont également foulés aux pieds (2). Et cependant, quelques jours s’étaient à peine écoulés, « que le sénat, dit Appien (3), se repentait de ne pas avoir accepté les conditions de César, dont il sentait la justice dans un moment où la crainte le ramenait, de l’exaltation de l’esprit de parti, aux conseils de la sagesse. »

III César harangue ses troupes
Pendant qu’à Rome tout était confusion, et que Pompée, chef nominal de son parti, en subissait les exigences et les impulsions diverses, César, maître de lui-même et libre dans ses résolutions, attendait tranquillement à Ravenne

(1) César, Guerre civile, I, 6, 30. — Cicéron, Lettres familières, V, 20 ; XVI, 12 ; Lettres à Atticus, X, 16. — Suétone, César, 34.
(2) Cicéron, Lettres familières, XV, 11. — Appien, Guerres civiles, II, 34. — César, Guerre civile, I, 7.
(3) Appien, Guerres civiles, II, 36.

que la fougue irréfléchie de ses ennemis vînt se briser contre sa fermeté et son bon droit. Les tribuns du peuple Marc-Antoine et Q. Cassius, accompagnés de Curion et de M. Cœlius, accourent près de lui (1). A la nouvelle des événements de Rome, il envoie des courriers au delà des monts pour réunir son armée ; mais, sans l’attendre, il assemble la 13 ème légion, la seule qui eût passé les Alpes ; il rappelle en peu de mots à ses soldats les outrages anciens, les injustices récentes dont il est victime.
« Le peuple l’avait autorisé à briguer, quoique absent, un nouveau consulat, et, dès qu’il crut devoir profiter de cette faveur, on s’y opposa. On lui a demandé, dans l’intérêt de la patrie, de se dépouiller de deux légions, et, lorsqu’il en a fait le sacrifice, c’est contre lui qu’on les emploie. On a méprisé les décrets du sénat et du peuple, légalement rendus, et d’autres décrets ont été sanctionnés malgré l’opposition des tribuns. Ce droit d’intercession, que Sylla même avait respecté, on n’en a tenu aucun compte, et c’est sous des habits d’esclaves que les représentants du peuple romain viennent chercher un refuge dans son camp. Toutes ses propositions de conciliation ont été repoussées. Ce qu’on lui a refusé, on l’a accordé à Pompée, qui, entraîné par une malignité envieuse, a rompu les liens d’une ancienne amitié. Enfin quel prétexte pour déclarer la patrie en danger et appeler aux armes le peuple romain ? Est-on en face d’une révolte populaire, d’une violence tribunitienne comme au temps des Gracques, ou d’une invasion des barbares comme au temps de Marius ? D’ailleurs aucune loi n’a été promulguée, aucune proposition soumise à la sanction du peuple ; tout ce qui a été fait sans le peuple est illégitime (2).

(1) Les Commentaires disent, il est vrai, que les tribuns du peuple rejoignirent César à Rimini ; mais il est plus probable que ce fut à Ravenne, ainsi que le rapporte Appien (II, 33), ou dans son camp, entre Ravenne et Rimini.
(2) Paroles de la proclamation de l’empereur Napoléon débarquant au golfe Juan en 1815.

Que les soldats défendent donc le général sous lequel ils ont, pendant neuf ans, servi la République avec tant de bonheur, gagné tant de batailles, subjugué la Gaule entière, dompté les Germains et les Bretons, car ses ennemis sont les leurs, et son élévation, comme sa gloire, est leur ouvrage. »
D’unanimes acclamations répondent à ce discours de César. Les soldats de la 13e légion déclarent qu’ils sont prêts aux derniers sacrifices ; ils vengeront de tous les outrages leur général et les tribuns du peuple ; comme preuve de son dévouement, chaque centurion offre d’entretenir un cavalier à ses frais ; chaque soldat, de servir gratuitement, les plus riches se chargeant des plus pauvres ; et pendant toute la guerre civile, affirme Suétone, aucun ne manqua à cet engagement (1). Voilà quel était le dévouement de l’armée ; seul, Labienus, que César affectionnait particulièrement, qu’il avait comblé de ses bienfaits, déserta la cause du vainqueur des Gaules, et passa à Pompée (2). Cicéron et son parti crurent que ce transfuge allait leur apporter une grande force. Labienus (3), général habile sous César, ne fut que médiocre dans le camp opposé. Les défections n’ont jamais grandi personne.

IV César est forcé à la guerre civile
Le moment suprême était arrivé. César en était réduit à cette alternative, de se maintenir à la tête de son armée malgré le sénat, ou de se livrer à ses ennemis, qui lui auraient réservé le sort des complices de Catilina, condamnés à mort, s’il n’était pas, comme les Gracques, Saturninus

(1) Suétone, César, 48.
(2) Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 12.
(3) « César vient de recevoir un coup terrible : T. Labienus, qui avait tant d’influence dans son armée, n’a pas voulu se rendre son complice : il l’a quitté et s’est joint à nous. Cet exemple aura de nombreux imitateurs » (Cicéron, Lettres familières, XVI, 12). « — Labienus regarde César comme tout à fait hors d’état de soutenir la lutte » (Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 16).

et tant d’autres, tué dans une émeute. Ici se pose naturellement cette question : César, qui si souvent avait affronté la mort sur les champs de bataille, ne devait-il pas aller l’affronter à Rome sous une autre forme, et renoncer à son commandement, plutôt que d’engager une lutte qui devait jeter la République dans tous les déchirements d’une guerre civile ? Oui, si par son abnégation il pouvait arracher Rome à l’anarchie, à la corruption, à la tyrannie. Non, si cette abnégation devait compromettre ce qui lui tenait le plus à coeur, la régénération de la République. César, comme les hommes de sa trempe, faisait peu de cas de la vie, et encore moins du pouvoir pour le pouvoir lui-même ; mais chef élu du parti populaire, il sentait une grande cause se dresser derrière lui ; elle le poussait en avant et l’obligeait à vaincre en dépit de la légalité, des imprécations de ses adversaires et du jugement incertain de la postérité. La société romaine en dissolution demandait un maître, l’Italie opprimée, un représentant de ses droits ; le monde, courbé sous le joug, un sauveur. Devait-il, en désertant sa mission, tromper tant de légitimes espérances, tant de nobles aspirations ? Eh quoi ! César, redevable au peuple de toutes ses dignités, et se renfermant dans son droit, se serait retiré devant Pompée, qui, devenu l’instrument docile d’une minorité factieuse du sénat, foulait aux pieds le droit et la justice ; devant Pompée, qui, de l’aveu même de Cicéron, aurait été, après sa victoire, un despote cruel, vindicatif, et eût laissé exploiter l’univers dans l’intérêt de quelques familles, incapable d’ailleurs d’arrêter la décadence de la République, et de fonder un ordre de choses assez solide pour retarder de plusieurs siècles l’invasion des barbares ! Il aurait reculé devant un parti qui lui faisait un crime de réparer les maux causés par les fureurs de Sylla et les rigueurs de Pompée en rappelant les exilés (1) ;

(1) « Est-ce tenir à l’honneur... (de la part de César) de ne rêver qu’abolition de dettes, rappel d’exilés et tant d’autres attentats ? » (Cicéron, Lettres à Atticus, VII, 11).

de donner des droits aux peuples d’Italie ; de distribuer des terres aux pauvres et aux vétérans, et d’assurer, par une administration équitable, la prospérité des provinces ! C’eût été insensé. La question n’avait pas les proportions mesquines d’une querelle entre deux généraux se disputant le pouvoir : c’était la rencontre décisive entre deux causes ennemies, entre les privilégiés et le peuple ; c’était la continuation de la lutte formidable de Marius et de Sylla (1).
Il y a des circonstances impérieuses qui condamnent les hommes politiques soit à l’abnégation, soit à la persévérance. Tenir au pouvoir lorsqu’on ne saurait plus faire le bien, et que, représentant du passé, on ne compte, pour ainsi dire, de partisans que parmi ceux qui vivent des abus, c’est une obstination déplorable ; l’abandonner lorsqu’on est le représentant d’une ère nouvelle et l’espoir d’un meilleur avenir, c’est une lâcheté et un crime.

V César passe le Rubicon
César a pris son parti. Il a commencé la conquête des Gaules avec quatre légions ; il va commencer celle de l’univers avec une seule. Il lui faut d’abord s’emparer à l’improviste d’Ariminum (Rimini), première place importante de l’Italie, du côté de la Cisalpine. A cet effet, il envoie en avant un détachement composé de soldats, de centurions éprouvés et commandés par Q. Hortensius ; il échelonne une partie de sa cavalerie sur la route (2). Le soir arrivé, sous prétexte d’une indisposition, il quitte ses officiers, qui étaient à table, monte dans un char avec quelques amis et va rejoindre son avant-garde.

(1) « Un pouvoir à la Sylla, voilà ce que Pompée envie, et tout ce que veulent ceux dont il est entouré » (Cicéron, Lettres à Atticus, VIII, 11).
(2) Appien, Guerres civiles, II, 35. — Plutarque, César, 35.

Parvenu près du Rubicon, ruisseau qui formait la limite de son gouvernement et que les lois lui défendaient de franchir, il s’arrête un moment comme frappé de terreur ; il communique ses appréhensions à Asinius Pollion et à ceux qui l’entourent. Une comète s’est montrée dans le ciel (1) ; il prévoit les malheurs qui vont fondre sur l’Italie et se rappelle le songe qui, la nuit précédente, était venu oppresser son esprit : il avait rêvé qu’il violait sa mère. La patrie n’était-elle pas en effet sa mère ; et, malgré la justice de sa cause et la grandeur de ses desseins, son entreprise un attentat contre elle ? Mais les augures, ces interprètes flatteurs de l’avenir, affirment que ce songe lui promet l’empire du monde : cette femme qu’il a vue renversée n’est autre que la terre, mère commune de tous les mortels (2). Puis tout à coup une apparition frappe, dit-on, les yeux de César : c’est un homme de haute stature, entonnant sur la trompette des airs guerriers et l’appelant sur l’autre rive. Toute hésitation cesse ; il se porte en avant et passe le Rubicon en s’écriant : « Le sort en est jeté ! allons où m’appellent les prodiges des dieux et l’iniquité de mes ennemis » (3). Bientôt il arrive à Ariminum, dont il s’empare sans coup férir. La guerre civile est commencée !

(1) Lucain, Pharsale, I, v. 526.
(2) Suétone, César, 7. — Plutarque, César, 27.
(3) Suétone, César, 32.

Le véritable auteur de la guerre, a dit Montesquieu, n’est pas celui qui la déclare, mais celui qui la rend nécessaire. Il n’est pas donné à un homme, malgré son génie et sa puissance, de soulever à son gré les flots populaires ; cependant, quand, désigné par la voix publique, il apparaît au milieu de la tempête qui met en péril le vaisseau de l’État, lui seul alors peut diriger sa course et le conduire au port. César n’était donc pas l’instigateur de cette profonde perturbation de la société romaine, il était devenu le pilote indispensable. S’il en eût été autrement, lorsqu’il disparut tout serait rentré dans l’ordre ; au contraire, sa mort livra l’univers entier à toutes les horreurs de la guerre. L’Europe, l’Asie, l’Afrique, furent le théâtre de luttes sanglantes entre le passé et l’avenir, et le monde romain ne retrouva de calme que lorsque l’héritier de son nom eut fait triompher sa cause. Mais il ne fut plus possible à Auguste de refaire l’ouvrage de César ; quatorze années de guerre civile avaient épuisé les forces de la nation et usé les caractères ; les hommes imbus des grands principes du passé étaient morts ; les survivants avaient alternativement servi tous les partis ; pour réussir, Auguste lui-même avait pactisé avec les assassins de son père adoptif ; les convictions étaient éteintes, et le monde, aspirant au repos, ne renfermait plus les éléments qui eussent permis à César, comme il en avait l’intention, de rétablir la République dans son ancien lustre, ses anciennes formes, mais sur de nouveaux principes.

                                                                                                                                           Aux Tuileries, le 20 mars 1866.