HISTOIRE DES INSTITUTIONS POLITIQUES DE L'ANCIENNE FRANCE
-LA GAULE ROMAINE-
par
FUSTEL DE COULANGES
Ouvrage revu et complété sur le manuscrit et d'après les notes de l'auteur par CAMILLE JULLIAN
1901
LIVRE I : La conquète romaine.
I. Qu'il n'existait pas d'unité nationale chez les Gaulois.
II. Du régime politique des Gaulois.
III. Des diverses classes de personnes chez les Gaulois.
IV. De la clientèle chez les Gaulois.
V. D'un parti démocratique chez les Gaulois.
VI. Comment la Gaule fut conquise par César.
VII. Des premiers effets de la domination romaine.
VIII. Si la Gaule a cherché à s'affranchir.
IX. Que les Gaulois devinrent citoyens romains.
X. De la transformation de la Gaute sous les Romains.
LIVRE II : Introduction. L'empire romain.
I. La monarchie romaine.
Il. Comment le régime impérial fut envisagé par les populations.
III. De l'administration romaine et de la centralisation administrative.
IV. De quelques libertés provinciales sous l'Empire romain,
les assemblées et les députations.
V. La cité gauloise sous l'Empire romain.
VI. De quelques règles de ce régime municipal.
VII. De la surveillance exercée sur les cités.
VIII. Les charges de la population; les impôts .
IX. Les charges de la population; le service militaire.
X. De la législation romaine.
XI. De la justice.
Ce volume est le premier de ceux que M. Fustel de
Coulanges devait consacrer à l'Histoire des institutions
politiques de l'ancienne France, tel qu'il avait conçu le
plan de son ouvrage sous sa forme définitive. Il traite
de l'état de la Gaule avant la conquête romaine et de
son organisation politique pendant les trois premiers
siècles de la domination impériale. Dans les deux premières
éditions du tome Ier des Institutions(1875 et
1877), deux cents pages seulement étaient réservées à
ces sujets le présent livre n'est donc pas une simple
réimpression, mais une refonte complète de la rédaction
primitive Tous les chapitres qui composent ce livre sont
l'oeuvre intégrale de M. Fustel de Coulanges aucun
changementn'a été apporté dans le texte aux idées ou
à l'expression; aucun fait nouveau n'a été ajouté;
aucune suppression n'a été faite. Nous avons ainsi, sur
la Gaule indépendante et la période du Haut-Empire,
la dernière pensée de l'historien, et telle qu'il l'avait
lui-même arrêtée dans sa forme.
La conclusion seule a dû être ajoutée. J'ai essayé d'y
résumer, aussi fidèlement que possible, les idées de l'auteur,
telles qu'il les avait exprimées à la fin des différents
chapitres.
On remarquera que dans la deuxième partie, consacrée
à l'Empire romain, il n'est question ni du régime
de la propriété, ni du droit des personnes, ni de l'état social de la Gaule. M. Fustel de Coulanges avait, dans
la seconde édition de son ouvrage, réservé à l'étude
de ces questions les derniers chapitres du livre sur
l'Empire romain. Nous n'avons pas cru devoir les
insérer dans le présent volume; il nous a semblé
qu'ils seraient à leur vraie place dans le tome suivant,
l'invasion. L'auteur s'est visiblement reporté, pour les
écrire, aux derniers temps de l'Empire, au moment
même de l'arrivée des barbares; on s'en rendra compte
en les lisant, il l'avoue lui-même au début. D'ailleurs,
M. Fustel de Coulanges parait avoir eu l'intention
d'adopter ce plan, et de ne s'occuper, dans ce premier
volume, que de l'état politique de la Gaule sous le
Haut-Empire on pourra constater, en lisant notre conclusion,
que la disposition qu'il préférait, loin d'enlever
à ce volume son unité, en fait ressortir l'idée
maîtresse.Le dernier chapitre que nous avons imprimé
ici, de la Justice, terminait naturellement ce livre,
et l'auteur y avait résumé dans les derniers mots la
pensée fondamentale de l'Empire romain. Ajoutons
enfin qu'à partir du chapitre sur. le Droit de Propriété
la rédaction de l'oeuvre n'a pas été remaniée de la
même manière par M. Fustel de Coulanges.
La question des notes a été délicate à résoudre. Nous
en avons intercalé un grand nombre de nouvelles, toutes rédigées, mais éparses dans les fiches laissées par
l'auteur. Nous en avons supprimé quelques-unes, qui
ne semblent pas aussi exactes qu'elles pouvaient l'être
il y a trois ans, avant l'apparition des derniers recueils
sur l'épigraphie de la Gaule (la rédaction de ce volume
date de 1887). Nous avons remanié quelques citations
et renvoyé, pour les inscriptions de la Gaule narbonnaise,
au recueil de M. Ilirschfeld, que M. Fustel de
Coulanges n'avait pas eu le loisir d'étudier. Il nous a
paru inutile, pour les autres inscriptions, de rappeler
sans cesse le Corpus de Berlin, l'auteur ayant désiré
faire surtout connaître les recueils, plus accessibles,
d'Orelli-Henzen et de Wilmanns. Toutes les additions
sont mises entre crochets.
Il eût été facile de développer singulièrement les
notes relatives à la Gaule romaine. Les publications
récentes, en particulier celles de MM. Hirschfeld et
Allmer, offraient un très grand nombre de nouveaux et
précieux matériaux sur les noms des divinités gauloises,
sur les noms de personnes, sur les tribus, sur
les colonies, on aurait pu ajouter des dissertations à
l'infini. Il est possible que M. Fustel de Coulanges eût
remanié une fois encore son volume à la suite de ces
publications on ne nous en voudra pas si nous
n'avons point tenté de le faire, et si nous avons tenu
à ne point toucher à la rédaction des notes laissées
par Fauteur,dût-elle,à certains égards, paraître écourtée
ou trop ancienne. M. Fustel de Coulanges a écrit
lui-même qu'il ne regardait son oeuvre que comme provisoire. En cela d'ailleurs sa modestie le trompait.
On pourra se donner le facile plaisir de compléter ses
statistiques et ses citations, ses théories et ses discussions
ne s'en trouveront ni amoindries ni fortifiées; et,
dans ce livre, c'est la pensée qui constitue l'oeuvre
essentielle et le mérite permanent de l'historien.
C'est un devoir pour moi d'ajouter franchement que,
sur plus d'un point, je ne puis partager l'opinion de
l'auteur, par exemple sur la question des colonies, de
la disparition de la langue celtique, de l'organisation
municipale, de la fusion des races, des juridictions
provinciales. Il ne m'a pas semblé bon d'ajouter,
même en note, un mot qui ressemblât à une réserve
personnelle. Je ne dois au public, en lui livrant cet
ouvrage, que la pensée de M. Fustel de Coulanges, et
je la lui dois complète, avec toute sa force et dans toute
sa puissance.
CAMILLE JULLIAN
Nous n'avons songé en écrivant ce livre ni à louer ni à
décrier les anciennes institutions de la France nous nous
sommes uniquement proposé de les décrire et d'en marquer
l'enchaînement.
Elles sont à tel point opposées à celles que nous voyons
autour de nous, qu'on a d'abord quelque peine à les juger
avec un parfait désintéressement. Il est difficile à un homme
de notre temps d'entrer dans le courant des idées et des faits
qui leur ont donné naissance. Si l'on peut espérer d'y réussir,
ce n'est que par une étude patiente des écrits et des
documents que chaque siècle a laissés de lui il n'existe pas
d'autre moyen qui permette à notre esprit de se détacher
assez des préoccupations présentes et d'échapper assez à
toute espèce de parti pris pour qu'il puisse se représenter
avec quelque exactitude la vie des hommes d'autrefois.
Au premier regard qu'on jette sur ces anciennes institutions,
elles paraissent singulières, anormales, violentes surtout
et tyranniques. Parce qu'elles sont en dehors de nos
moeurs et de nos habitudes d'esprit, on est d'abord porté à
croire qu'elles étaient en dehors de tout droit et de toute
raison, en dehors de la ligne régulière qu'il semble que les
peuples devraient suivre, en dehors pour ainsi dire des
lois ordinaires de l'humanité. Aussi juge-t-on volontiers qu'il n'y a que la force brutale qui ait pu les établir, et
qu'il a fallu pour les produire au jour un immense bouleversement.
L'observation des documents de chaque époque nous a
amené peu à peu à un autre sentiment. Il nous a paru que
ces institutions s'étaient formées d'une manière lente, graduclle,
régulière, et qu'il s'en fallait beaucoup qu'elles
pussent avoir été le fruit d'un accident fortuit ou d'un
brusque coup de force. Il nous a semblé aussi qu'elles ne
laissaient pas d'être conformes à la nature humaine; car
elles étaient d'accord avec les moeurs, avec les lois civiles,
avec les intérêts matériels, avec la manière de penser et le
tour d'esprit des générations d'hommes qu'elles régissaient.
C'est même de tout cela qu'elles sont nées, et la violence a
contribué pour peu de chose à les fonder.
Les institutions politiques ne sont jamais l'oeuvre de la
volonté d'un homme; la volonté même de tout un peuple ne
suffit pas à les créer. Les faits humains qui les engendrent
ne sont pas de ceux que le caprice d'une génération puisse
changer. Les peuples ne sont pas gouvernés suivant qu'il leur
plait de l'être, mais suivant que l'ensemble de leurs intérêts
et le fond de leurs opinions exigent qu'ils le soient. C'est
sans doute pour ce motif qu'il faut plusieurs âges d'hommes
pour fonder un régime politique et plusieurs autres âges
d'hommes pour l'abattre.
De là vient aussi la nécessité pour l'historien d'étendre ses
recherches sur un vaste espace de temps. Celui qui bornerait
son étude à une seule époque s'exposerait, sur cette époque
même, à de graves erreurs. Le siècle où une institution apparaît
au grand jour, brillante, puissante, maîtresse, n'est
presque jamais celui où elle s'est formée et où elle a pris
sa force. Les causes auxquelles elle doit sa naissance, les
circonstances où elle a puisé sa vigueur et sa sève, appartiennent
souvent à un siècle fort antérieur. Cela est surtout
vrai de la féodalité,qui est peut-être, de tous les régimes politiques, celui qui a eu ses racines an plus profond de la
nature humaine.
Le point de départ de notre étude sera la conquête de la
Gaule par les Romains. Cet évènement est le premier de
ceux qui ont, d'âge en âge, transformé notre pays et imprimé
une direction à ses destinées. Nous étudierons ensuite chacune
des périodes de l'histoire en examinant toutes les faces
diverses de la vie publique; pour savoir comment chaque
génération d'hommes était gouvernée, nous devrons observer
son état social, ses intérêts, ses moeurs, son tour d'esprit
nous mettrons en face de tout cela les pouvoirs publics qui
la régissaient, la façon dont la justice lui était rendue, les
charges qu'elle supportait sous forme d'impôts ou de service
militaire. En parcourant ainsi les siècles, nous aurons à
montrer ce qu'il y a entre eux, à la fois, de continu et de
divers de continu, parce que les institutions durent malgré
qu'on en ait; de divers, parce que chaque événement nouveau
qui se produit dans l'ordre matériel ou moral les
modifie insensiblement.
L'histoire n'est pas une science facile; l'objet qu'elle
étudie est infiniment complexe une société humaine est un
corps dont on ne peut saisir l'harmonie et l'unité qu'à la
condition d'avoir examiné successivement et de très près
chacun des organes qui le composentet qui en font la vie.
Une longue et scrupuleuse observation du détail est donc la
seule voie qui puisse conduire à quelque vue d'ensemble.
Pour un jour de synthèse il faut des années d'analyse. Dans
des recherches qui exigent à la fois tant de patience et tant
d'effort, tant de prudence et tant de hardiesse, les chances
d'erreur sont innombrables, et nul ne peut se flatter d'y
échapper. Pour nous, si nous n'avons pas été arrêté par
le sentiment profond des difficultés de notre tâche, c'est
que nous pensons que la recherche sincère du vrai à toujours
son utilité. N'aurions-nous fait que mettre en lumière quelques
points jusqu'ici négligés, n'aurions-nous réussi qu'à attirer l'attention sur des problèmes obscurs, notre labeur
ne serait pas perdu, et nous nous croirions encore en droit
de dire que nous avons travaillé, pour une part d'homme,
au progrès de la science historique et à la connaissance
de la nature humaine.
1875
Fustel de Coulanges
LA CONQUÊTE ROMAINE
Qu'il n'existait pas d'unité nationale chez les Gaulois.
Nous ne voulons pas tracer ici une histoire des Gaulois ni un tableau de leurs moeurs. Nous cherchons seulement quelles étaient leurs institutions politiques au moment où Rome les a soumis. La question, même réduite à ces termes, est difficile à résoudre,à cause de l'insuffisancedes documents. Les sources gauloises font absolument défaut; les Gaulois de cette époque ne nous ont laissé ni un livre ni une inscription. (1)
(1) J'avoue n'avoir pas la hardiesse de ceux qui se servent de lois galloises ou irlandaises du moyen âge pour en déduire ce que furent les Gaulois d'avant notre ère.
La principale et presque l'unique source
de nos informations est le livre de César. Polybe était
d'une époque antérieure, et il n'a guère connu que les
Gaulois d'Italie et ceux d'Asie Mineure, lesquels pouvaient
n'avoir qu'une ressemblance très éloignée avec ceux qui vivaient en Gaule cinquante ans avant notre
ère. Diodore, Strabon, et plus tard Dion Cassius, n'ajoutent
que peu de traits à ce que dit César.
Or César lui-même n'avait pas pour objet de nous
renseigner sur les institutions des Gaulois. Il écrivait
ses campagnes en Gaule. Il est un chef d'armée romaine,
il n'est pas un historien de la Gaule. Aussi n'a-t-il pas
décrit une seule des constitutions qu'il a pu voir en
vigueur dans les divers États gaulois. Il a seulement
quatre ou cinq pages sur les moeurs générales du pays.
Ce qui est plus précieux pour nous que ce tableau trop
général et nécessairement vague, ce sont quelques traits
épars dans le cours du récit; ici nous apparaissent des
faits précis et caractéristiques. C'est là, avec quelques
mots de Strabon, le fondement unique de nos connaissances
sur l'état politique de la Gaule à ce moment. Ainsi, il faut tout d'abord nous bien convaincre que
nous n'arriverons,sur le sujet que nous voulonsétudier, s qu'à des connaissancesfort incomplètes. Prétendre bien
connaitre ces peuples serait une grande illusion. Nous
ne pouvons même pas retracer une seule de leurs
constitutions politiques. A plus forte raison faut-il
être très réservé quand on parle de leur droit, de leur
religion, ou de leur langue.
Nous nous contenterons de dégager quelques vérités
qui nous semblent ressortir des textes que nous avons. La première qu'on peut constater est que la Gaule
avant la conquête romaine, ne formait pas un corps de
nation. Les habitants n'avaient pas tous la même origine
et n'étaient pas arrivés dans le pays en même
temps. Les auteurs anciens assurent qu'ils ne parlaient
pas tous la même langue. Ils n'avaient ni les mêmes
institutions ni les mêmes lois.
Il n'y avait pas entre eux unité de race. On n'est pas
sûr qu'il y eût unité religieuse; car le clergé druidique
ne régnait pas sur la Gaule entière. Certainement il
n'y avait pas unité politique.
On voudrait savoir si la Gaule avait des assemblées
nationales pour délibérer sur les intérêts communs du
pays. César ne signale aucune institution qui ressemble
à un conseil fédératif. Nous voyons, à la vérité, dans
quelques occasions, les députés de plusieurs peuples se
réunir en une sorte de congrès et se concerter pour
préparer une entreprise commune; mais ce que nous
ne voyons jamais, c'est une assemblée régulière qui se
tînt à époques fixes, qui eût des attributions déterminées et constantes, qui fût réputée supérieure aux
différents peuples et qui exerçât sur eux quelque autorité.
Les mots concilium Gallorum se trouvent, [il est vrai,]
plusieurs fois dans le livre de César. il faut en ehercher
le sens, et, comme la vérité historique ne se
dégage que d'une étude scrupuleuse des textes, il est
nécessaire d'examiner tous ceux où cette expression se
rencontre.
César rapporte dès le début de son ouvraget qu'après
sa victoire sur les Helvètes, des envoyés de presque toute
la Gaule, chefs de cités, se rendirent vers lui pour le
féliciter et lui demandèrent " qu'une assemblée de
toute la Gaule fut convoquée, en faisant savoir que
c'était la volonté de César qu'elle eût lieu". Avec l'assentiment
du général romain, " ils fixèrent un jour
pour cette réunion". Il ne se peut agir, dans ce
passage, d'une assemblée régulière, légale, périodique;
si une telle institution avait existé, l'autorisation de
César n'était pas nécessaire, puisque César n'avait pas
encore commencé la conquête du pays et n'y exerçait
aucune espèce de domination. Ces Gaulois le priaient,
au contraire, de prendre l'initiative de la convocation
d'une sorte de congrès, uti id Caesaris voluntale facere
liceret et la suite du récit montre assez quelles
étaient leurs vues.
Ailleurs César mentionne des assemblées de Gaulois
qu'il convoquait lui-même et devant lui Principibus
cujusque civitatis ad se evocatis.
Assurément,ce n'étaient pas là des assemblées nationales. II s'agit, au contraire, d'un usage tout romain.
C'était la règle qu'un gouverneur de province réunit,
deux fois par an, le convemtus ou concilium provincialium,
« l'assemblée des provinciaux»; là il recevait
les appels, prononçait sur les différends, répartissait
les impôts, faisait connaître les ordres de la République
ou les siens. C'est cette habitude romaine que
César transporta dans la province de Gaule. Deux fois
par an, il appelait à lui les chefs des cités; dans la
réunion du printemps, il fixait le contingent en
hommes, chevaux et vivres que chaque cité devait
fournir pour la campagne; à l'automne, il distribuait
les quartiers d'hiver et déterminait la part de chaque
cité dans la lourde charge de nourrir ses légions.
Il n'y avait que les peuples alliés ou soumis qui
envoyassent à ces assemblées; César le dit lui-même;
l'an 55, « il convoqua, suivant sa coutume, une
assemblée de la Gaule; tous les peuples s'y rendirent,
à l'exception des Sénons, des Carnutes et des Trévires,
dont l'absence pouvait être regardée comme un commencement de révolte. »
Nous devons nous représenter le général romain
présidant cette assemblée qui n'est réunie que par son
commandement;il siège sur une estrade élevée et prononce
ses ordres, ex suggestu pronuntiat; il transfère
l'assemblée où il veut; il la déclare ouverte ou levée,
suivant qu'il lui plaît. Parfois, du haut de ce tribunal, la foule des Gaulois étant à ses pieds, il exerce
son droit de justice et prononce des arrêts de mort.
De telles réunions ne ressemblent en rien à des assemblées
nationales.
Que César ait lui-même, pour donner des instructions
générales, convoqué les représentants de tous les États,
par exemple quand il veut passer le Rhin et qu'il a
besoin du concours de la cavalerie gauloise, ou encore
quand, maître de presque toute la Gaule et devant y
marquer les quartiers d'hiver de son armée, il convoque
nu concilium Gallorum à Amiens, cette obéissance des
Gaulois au vainqueur ne prouve pas qu'ils eussent l'habitude
d'assemblées de cette nature. Que Vercingétorix
ait formé des réunions de chefs de toutes les cités gauloises
pour organiser la résistance, cela ne prouve pas
que le conseil fédéral fût une institution.
On ne doit pas douter d'ailleurs que les Étals gaulois
ne pussent s'adresser des députations et former entre
eux des congrès. Ainsi, en 57, les peuples belges tiennent
un concilium pour lutter contre César; mais ce concilium est si peu une assemblée régulière du pays,
que les Rèmes, qui sont Belges, n'y figurent pas, et ne
savent que par oui-dire ce qui s'y passe. Ailleurs,
Ambiorix dit qu'une ligue, conjuratio, s'est formée
entre presque tous tes peuples et qu'une résolution commune a été prise, esse Galliae commune concilium.
Ce sont là des réunions qui n'ont pas les caractères
d'une institution régulière et avouée « Elles se tenaient
la nuit, dans des lieux écartés, au fond des forêts. » La
réunion des guerriers qui se tint, l'an 52, dans le pays
des Carnutes,et dont les membres prêtèrent un serment
sacré sur les insignes militaires, n'est pas présentée
par César comme un conseil commun de la nation, et
l'on ne voit jamais que Vercingétoris agisse au nom
d'une assemblée.
L'institution d'un conseil fédéral n'est jamais mentionnée
par César, et l'on sent assez que, si ce conseil
avait existé, il apparaîtrait vingt fois, par des actes ou
des protestations, dans cette histoire de la conquête.
Dira-t-on que c'était César qui l'empêchait de se
réunir? Mais dans le passage de son livre où il décrit
en historien les institutions de la Gaule, il n'aurait pas
pu oublier celle-là, qui eût été la plus importante de
toutes à ses yeux. Strabon et Diodore en auraient fait
mention; on la verrait se montrer avant la conquête, à
l'occasion de l'affaire des Helvètes, par exemple. Aucun
écrivain ne parle de cette assemblée,aucun événement
ne nous la fait apercevoir (1).
(1) M. d'Arbois de Jubainville croit à une fête religieuse pour toute la Gaule, la fête du dieu Lug. Cycle mythologique irlandais, p. 5, 138, 139; et Revue de Droit, 1881, p. 105. H. Glasson prétend, p. 293, que " les assemblées générales des peuples de la Gaule étaient populaires, comme nous l'apprend César lui-même ". Mais César ne dit pas un mot de cela.
Les peuples de la Gaule se faisaient la guerre ou concluaient
des alliances, entre eux et même avec l'étranger,
comme font les États souverains. Il n'y a pas d'exemple que, dans leurs entreprises, ils aient dû
consulter une assemblée centrale ou recevoir d'elle des
instructions. Aucun pouvoir supérieur ne s'occupait de
régler leurs querelles ou de mettre la paix entre eux.
Quelquefois le clergé druidique se posait en médiateur,
ainsi que plus tard l'Église chrétienne à l'égard des
souverains du moyen âge. Mais il parait bien que son
action était peu efficace, car les guerres étaient continuelles.
Le résultai le plus fréquent de ces luttes qui
ensanglantaient chaque année le pays était que les
peuples faibles étaient assujettis par les peuples forts.
Il pouvait arriver quelquefois qu'une série de guerres
heureuses plaçât un de ces peuples au-dessusde tous les
autres; mais cette sorte de suprématie instable, qui n'était
qu'un effet de la fortune des armes et qui se déplaçait
avec elle, ne constituait jamais une unité nationale.
Du régime politique des Gaulois.
La première chose à constater est que César ne fait aucune mention de tribus ni de clans. On ne rencontre dans son livre ni ces deux mots, ni aucun terme qui en ait le sens, ni aucune description qui en donne l'idée. On peut faire la même remarque sur ce que Diodore et Strabon disent des Gaulois. Le vrai groupe politique chez les Gaulois, à l'époque qui précède la conquête romaine, était ce que César appelle du nom de civitas. Ce mot, qui revient plus de cent fois dans son livre, ne signifiait pas une ville. Il désignait, non une agglomération matérielle, mais un être moral. L'idée qui s'y attachait, dans la langue que parlait César, était celle que nous rendons aujourd'hui par le mot État. Il signifiait un corps politique, un peuple organisé, et c'est en ce sens qu'il le faut prendre lorsque cet écrivain t'applique aux Gaulois. On pouvait compter environ 90 États dans la contrée qui s'étendait entre les Pyrénées et le Rhin.
(1) Il est impossible de donner avec certitude le nombre des peuples avant César. César ne s'attache pas à en donner une liste complète. Ce nombre même pouvait varier suivant que tel petit peuple était consjdérê comme indépendant ou comme subordonné. On compte ordinairement 30 peuples dans la partie de la Gaule qui avait été conquise entre les années 125 et 121 et qui formait la Provincia. Dans la Gaule restée indépendante, comprenant l'Aquitaine, la Celtique et la Belgique, on peut compter 60 peuples ou civitates.
Chacun de ces États ou peuples formait un groupe assez nombreux. Beaucoup d'entre eux pouvaient mettre sur pied 10000 soldats, plusieurs 25000, quelques-uns 50000. Les Bellovaques pouvaient armer jusqu'à 100000hommes,ou, en ne prenant que l'élite, 60000. On peut admettre que la population d'un État variait entre 50000 et 400000 âmes. Un peuple gaulois était, en général, une collection plus grande qu'une ancienne cité de la Grèce ou de l'Italie. La civitas occupait un territoire étendu. Il était ordinairement partagé en plusieurs circonscriptions,auxquelles César donne le nom latin de pagi. Dans ce territoire on trouvait, le plus souvent, une ville capitale, plusieurs petites villes. un assez grand nombre de places fortes; car il y avait longtemps que chaque peuple avait pris l'habitude de se fortifier, non contre l'étranger, mais contre le peuple voisin. Dans le territoire on trouvait encore une multitudede villages, vici (1), et de fermes isolées, aedificia (2).
(1) Les vici sont plusieurs fois mentionnes par César.Il ne les décrit pas. C'étaient visiblement des agglomérations de paysans
(2) César appelle aedificia les habitations rurales. c'étaient des constructions légères, dont César ne parle guère que pour dire qu'il y faut mettre mettre le feu. Quelquefois pourtant l'aedificium était la vaste demeure d'un chef.
Il importe, au début de nos études, de faire attention à cette répartition du sol gaulois. Les siècles suivants n'y ont apporté que de lentes et légères modifications. Les trois quarts de nos villes de France sont d'anciennes villes gauloises. Plus que cela, les civitates elles-mêmes ont conservé, jusqu'à une époque assez voisine de nous, leurs anciennes limites. Les pagi ou pays subsistent encore; les souvenirs et les affections du peuple des campagnes y restent obstinément attachés. Ni les Romains, ni les Germains, ni la féodalité n'ont détruit ces unités vivaces, dont les noms mêmes ont traversé les ïiges jusqu'à nous. La forme du gouvernement n'était pas partout la même. Chaque peuple, étant souverain, avait les institutions qu'il voulait avoir. Ces institutions différaient aussi suivant les temps; car la Gaule avait déjà traversé plus d'une révolution et se trouvait dans une époque d'instabilité. La monarchie n'y était pas inconnue. César signale des rois chez les Suessions, chez les Atrébates, chez les Eburons chez les Carnutes, chez les Sénons, chez les Nitiobroges, chez les Arvernes. D'ailleurs, il ne définit pas avec précision cette royauté et ne dit pas quelle était l'étendue de ses pouvoirs. Plusieurs régimes très divers peuvent porter le nom de royauté. Les rois dont il parle paraissent avoir été électifs. Au moins ne parvenaient-ils au pouvoir qu'avec l'assentiment du plus grand nombre. Il ne semble pas non plus que cette royauté fut omnipotente. Peut-être n 'était-elle pas autre chose qu'une forme de la démocratie. L'un de ces rois dit un jour à César « que la multitude avait autant de pouvoir sur lui que lui sur la multitude' ». En général, cette royauté apparaît, non comme une institution traditionnelle qui reposerait sur de vieilles habitudesou sur des principes de droit public, mais plutôt comme un pouvoir révolutionnairequi surgit dans les troubles publics et qu'un parti crée pour vaincre l'autre parti. Ainsi Vercingétorix, au début de sa carrière, chassé de sa cité « par les grands », y est ramené par un parti populaire et y est proclamé roi par ce même parti. Chez la plupart des peuples, la forme républicaine prévalait, et avec elle l'aristocratie. La direction des affaires appartenait à un corps que César appelle du nom de sénat. Par malheur il ne nous apprend pas commentce sénat était composé. Nous ignorons si l'on y entrait par droit de naissance, par élection, par cooptation, ou de quelqueautre manière. Le pouvoirétait confié, là où il n'existait pas de rois, à des chefs annuels. César les appelle du nom romain de magistrats. Ils étaient élus; mais nous ne connaissons pas assez les règles et les procédés de l'élection pour pouvoir dire si la magistrature avait une source populaire ou aristocratique. Il semble qu'il n'y ait eu, dans beaucoup d'états, qu'un seul magistrat suprême, et que ce magistrat ait exercé un pouvoir absolu jusqu'à être armé du droit de vie et de mort. Nul doute, quoique César n'en parle pas, qu'il n'y eût au-dessous de lui quelques magistrats inférieurs. On serait désireux de savoir si ces constitutions politiques des divers peuples étaient mises en écrit, ou si elles se conservaient seulement à l'état de coutume. Il est certain que les Gaulois se servaientde l'écriture, en particulier « pour les choses du gouvernement » (1).
(1) Dans ce passasge l'écrivain latin note que les druides ne se servent pas de l'écriture il ajoute aussitôt que les Gaulois savent écrire. Ils se servaient aussi de l'écriture pour les actes privés, in privatis rationibus . Strabon ajoute que les Gaulois connaissaient l'usage des contrats écrits, IV, 1.
Ils avaient des registres publics. lis savaient mettre en
écrit le recensementde leur population, et l'état nominatif
des habitants et des soldats'. Ils pouvaient donc
avoir aussi des lois écrites. Nous ignorons si César
s'est fait lire ces textes ou s'est fait rendre compte de
ces coutumes. Deux ou trois traits, qu'il rapporte en
passant, donnent à penser que ces constitutions étaient
rédigées avec un détail assez minutieux, comme il convenait
à des peuples déjà avancés. Par exemple, la constitution
des Éduens fixait avec soin le mode d'élection
du magistrat, le lieu, le jour; elle établissait que des
prêtres y devaient être présents; la présidence de
l'assemblée électorale appartenait au magistrat en
charge, et c'était lui qui proclamait l'élu. César ajoute
ce trait qui l'a frappé la loi ne permettait pas à deux frères d'être magistrats du vivant l'un de l'autre; elle
ne permettait même pas que deux frères siégeassent
ensemble au sénat. Ces prescriptions semblent l'indice
de la jalousie mutuelle des grandes familles, attentives
à ne laisser aucune d'elles l'emporter sur les autres.
Une autre règle digne d'attention était que plusieurs
de ces peuples, les Éduens par exemple, séparaient nettement
la magistrature suprême du commandement de
l'armée. Enfin, César rapporte ailleurs une particularité
qui nous paraît significative. « Ceux des États
qui savent le mieux se gouverner ont établi dans leurs
lois que, si un homme a appris des étrangers quelque
chose qui intéresse le bien public, il doit le faire savoir
au magistrat, mais n'en donner connaissance à aucune
autre personne. Les magistrats cachent les faits ou les
exposent au public suivant ce qu'ils jugent utile. Il
n'est permis de parler des affaires publiques qu'en
conseil. »
La lecture du livre de César montre assez que ces
règles si précises et si bien conçues n'étaient guère observées. Mais nous devions les citer pour montrer que
les Gaulois, même en matière de gouvernement,
n'étaient plus une société primitive.
Ils connaissaient les impôts publics. César ne les
définit pas. Il laisse voir seulement qu'ils étaient de
deux sortes. Il y avait des impôts directs; il les appelle
tributa,et donne à penser qu'ils étaient déjà excessifs;
tous les hommes libresy étaient soumis, à l'exception
des druides. Il y avait en même temps des impôts
indirects; César les appelle portoria et vectigalia, et
il n'est pas douteux qu'il n'entende par ces mots des
droits de douane ou des droits sur les transports. Ces
impôts étaient affermés à des particuliers qui, moyennant
une somme convenue qu'ils payaient à l'Ëtat, les
percevaient à leur profit et s'enrichissaient. Le système des
fermes, qui a duré à travers tous les régimes
jusqu'en 1789, était déjà pratiqué chez les Gaulois.
Le service militaire était dû à l'État par tous les
hommes libres. Suivant César, les druides seuls en étaient exempts (1). Le jour où le magistrat suprême
ordonnait la levée en masse, c'est-à-dire « la réunion
générale en armes », tous les hommes en âge de combattre devaient se rendre au lieu indiqué.
(1) La devoir de guerre pesait surtout sur les chevaliers, La plèbe y était visiblement sujette mais peut-être n'était-ce que dans les cas de consilium armatum.
Le dernier
arrivé était ou pouvait être mis à mort.
L'Étet exerçait-il un droit de justice sur ses membres?
On en a douté. D'une part, on ne peut nier que l'État
n'eût le droit de punir les crimes commis contre lui-même.
Ainsi, Orgétorix ayant voulu changer la constitution
pour se faire roi, nous voyons l'État helvète se
constituer en tribunal et se préparerà frapper de mort,
par le supplice du feu, l'accusé. De même, un chef
des Trévires prononce une sentence de confiscation contre un personnage qui s'est allié aux Romains.
Mais dans ces deux cas il s'agit visiblement de crimes
contre l'État l'État poursuit et condamne. Le point
difficile est de savoir si, dans les crimes qui n'atteignaient
que des particuliers, ou dans les procès civils
que ceux-ci avaient entre eux, l'État se présentait comme
juge, ainsi que cela a lieu dans les sociétés modernes.
Ce problème est difficile à résoudre. César dit, en
effet, dans le passage où il parle des druides, qu'ils
jugeaient les procès et même les crimes entre particuliers.
On a conclu de là qu'il n'existait pas d'autres
tribunaux que ceux des druides. Mais si l'on examine
de près le passage de César, on y remarque deux choses.
En premier lieu César écrit le mot « presque », fere, qui
n'est pas à négliger: « Ils jugent, dit-il, presque tous les
débats. » En second lieu, il ne dit pas que cette juridiction
des druides fût obligatoire, et la manière dont il
s'exprime fait.plutôt.penser que c'était volontairement
que la plupart des homme sse présentaient devant eux.
Un détail qui n'a pas été assez remarqué est que les druides n'avaient pas le droit de coercition,et ne citaient
pas à comparaître devant eux c'étaient les justiciables
qui d'eux-mêmes allaient à eux. César remarque
même,comme une preuve du grand respect des hommes,
que « tous obéissaient à leurs jugements ». Ce n'est
pas ainsi qu'on a l'habitude de parler d'une juridiction
obligatoire. Ajoutons enfin que, si quelqu'un refusait
de se soumettre à leur sentence, ils n'avaient pas le
droit de le saisir et de lui imposer la peine, et ne pouvaient
que lui interdire les actes religieuxs.
Il y a d'ailleurs dans le même chapitre de César un
mot auquel il faut faire attention « Si un homme,
après s'être présenté à leur tribunal, refuse de s'en
tenir à leur arrêt, ils le frappent de l'interdit; et dès
lors, si cet homme demande justice, justice lui est refusée. » Ces derniers mots ont une grande importance;
ils ne signifient certainement pas que l'homme se présente devant les druides, puisqu'il vient de repousser
leur arrêt; c'est visiblement à un autre tribunal qu'il
s'adresse cette fois; mais « la puissance de l'interdit religieux, dit César, est si grande, que cette justice même lui est fermée ». César fait donc au moins allusion
à un autre tribunal que celui des druides; il y
faisait déjà allusion par le mot « ils jugent presque tous
les procès ».
C'est donc aller trop loin que d'affirmer, comme on
a fait, qu'il n'existait chez les Gaulois aucune justice
publique pour vider les procès et punir les crimes. Il
faut se borner à dire que la nature de ces tribunaux et
leur procédure nous sont inconnue? César n'ayant
jamais eu l'occasion d'en parler. Ce qu'on peut ajouter,
c'est que les hommes préféraient ordinairement la juridiction
des druides à celle de l'État. Apparemment, la
justice publique était mal organisée; durement ou partialement
rendue, elle laissait opprimer le faible par le
fort, « le plébéien par le puissant ». Elle inspirait peu
de confiance. Cela expliquerait à la fois la grande puissance
des druides et le développement des institutions
de patronage et de clientèle que nous verrons plus
loin
Des diverses classes de personnes chez les Gaulois.
Cette société était fort aristocratique et les rangs y
étaient très inégaux.
Il y avait d'abord, au bas de l'échelle, les esclaves.
César et Diodore les mentionnent plusieurs fois. César
les appelle du même nom dont il appelait les esclaves
des Romains, servi, et il ne remarque pas qu'il y ait de
différence entre la servitude en Gaule et la servitude en
Italie. Il rappelle un usage qui n'était pas fort ancien
un maître mort, on brûlait quelques-uns de ses esclaves
sur son bûcher. En Gaule comme à Rome, l'esclave
était un objet de propriété; le maître pouvait le vendre.
Les marchands italiens en achetaient volontiers, et, s'il
faut en croire Diodore, ces esclaves étaient si nombreux
et de si peu de valeur en Gaule, que leurs maîtres s'en
défaisaient au prix d'une mesure de vin.
César signale une classe d'hommes qu'il appelle les
« débiteurs». Nous ne connaissons pas assez le droit des Gaulois pour savoir quelle était leur législation sur les
dettes. Les deux allusions qu'y fait César donnent à
penser que la dette menait presque inévitablement à
l'esclavage ou à un demi-esclavage. C'est ainsi qu'on
voyait de riches Gaulois traîner après eux des troupes de
« débiteurs », qui leur obéissaient« comme des esclaves
obéissent à un maitre ».
Les Gaulois connaissaient aussi la pratique de
l'affranchissement.
Quant aux hommes libres, il est possible qu'ils
fussent égaux en droit et en théorie; mais dans la pratique
il y avait entre eux de profondes inégalités. César
parle plusieurs fois d'hommes très riches. Il nous
montre, par exemple, un Helvète qui a plus de dix mille
serviteurs à lui, un Éduen qui est assez riche pour
lever à ses frais une nombreuse troupe de cavalerie.
Ce qu'it montre plus souvent encore, c'est une noblesse
de naissance. Presque jamais il ne nous présente un Gaulois sans nous dire quel rang il occupe dans cette
hiérarchie. Une remarque nous a frappé On sait que,
dans la société romaine du temps de César, les rangs
étaient marqués par trois épithètes, toutes les trois
honorifiques, mais inégalement; c'étaient celles de honestus, de illustris et de nobilis. Or César applique
ces trois titres à des Gaulois. Il a donc vu, ou tout au
moins il a cru voir dans cette société gauloise des degrés
analogues à ceux qu'il voyait dans son pays.
Quelle était l'origine première de cette noblesse? Il
ne le dit pas. Nous pouvons supposer qu'elle se rattachait
à l'antique régime du clan. En tout cas, elle
formait encore, au temps de César, une caste héréditaire.
César la désigne par deux noms également
usités à Rome, nobilitas et equitatus, noblesse et
ordre équestre. Peut-être les deux mots, appliqués aux
Gaulois, n'étaient-ils pas tout à fait synonymes; nous
inclinons à croire qu'ils désignaient les deux rangs
inégaux de la classe supérieure. Cette classe, si l'on en juge par les exemptes que
César présente, était en même temps la classe riche et
la classe guerrière. On voit bien qu'elle puisait sa force
à la fois dans le prestigede la naissance, dans la possession
la puissance dans l'État. Elle composait en grande
majorité le sénat de chaque peuple, et il parait bien que
toutes les magistratures, comme tous les commandements
militaires, lui appartenaient (1).
(1) Tous les personnages que César présente comme puissants tiennenta appartiennent à cette classe. Il dit aussi que les Gaulois ne connaissent pas d'autre puissanceque cellle du chevalier qui est assez riche pour se faire un nombreux entourage , il est clair d'ailleurs qu'il faut faire une réserve pour les druides.
A côté de cette noblesse guerrière, la Gaule avait un
corps sacerdotal. Les druides ont beaucoup frappé l'imagination
des anciens. Ils leur ont attribué une doctrine
secrète, qui aurait été très élevée et très spiritualiste.
La critique historique a quelques motifs de douter de
l'existence de cette doctrine. La seule chose certaine et constatée est que les druides formaient entre eux un
clergé fortement organisé. Or une institution de cette
nature est digne de remarques, car on n'en trouve pas
d'autre exemple chez les anciens peuples de l'Europe.
Ce clergé n'était pas une caste héréditaire, comme
il s'en trouva dans l'Inde. Il n'était pas non plus une
simplej uxtaposition de prêtres isolés, comme en Grèce,
ou de collèges indépendants, comme à Rome. Il était
une véritable corporation. Il avait ses dogmes, lesquels,
exprimés par des milliers de vers, se transmettaient
par la mémoire et étaient d'autant plus sacrés aux yeux
de la foule qu'ils n'étaient pas écrits. Il avait son long
noviciat, en sorte que nul n'entrait dans ce corps
qu'après un lent travail où son âme avait été modelée à
la volonté des supérieurs. Il avait sa discipline intérieure
et sa hiérarchie. Il avait enfin un chef unique,
qu'il ne recevait pas de l'État et qu'il élisait lui-même.
Ce clergé était indépendant de toute autorité publique.
Il se plaçait en dehors et au-dessus des peuples.
Cette forte organisation lui avait donné un grand
prestige aux yeux des hommes. Venu peut-être de l'lie de Bretagne, il avait réussi à supplanter tous les sacerdoces
locaux; du moins n'en voyons-nous plus dans
les documentsque nous ont laissés les anciens.
Il s'était arrogé le monopole des choses religieuses, et,
ce qui surprenait fort un Romain, c'est qu'aucun acte
sacré, soit dans la famille, soit dans la cité, ne pouvait
être accompli sans la présence d'un druide. Il semble
non pas que toute la religion gauloise fût venue du
dçuidisme,mais que le druidisme à une certaine époque
ait mis la haute main sur toute la religion gauloise.
Le droit des druides allait jusqu'à exclure un homme
de la religion. Les anciens Grecs et les Romains avaient
connu cette sorte d'excommunication. Elle était le fond
de ce qu'ils appelaient infamia. Mais, chez
eux, c'était l'État seul qui la prononçait. En Gaule, les
druides, s'ils avaient à se plaindre d'un homme ou
même d'un peuple, lui interdisaient tous les actes sacrés. Cette arme dans leurs mains était terrible, en
proportion de la foi que les hommes avaient en eux.
« Les hommes à qui le culte a été interdit sont mis au
nombre des impies et des scélérats; on s'éloigne d'eux;
on fuit leur approche et jusqu'à leur parole; on craint
d'être souillé par leur contact; pour eux il n'y a plus
de justice, et aucune magistrature ne leur est accessible.
»
Avec cette grande force, grâce surtout à sa rigoureuse
discipline au milieu de populations peu disciplinées, ce
clergé avait acquis un pouvoir immense sur la société
laïque. Comme il était constitué monarchiquement au
milieu de la division universelle, il dominait tout. « Le
peuple tout entier leur était soumis. » Les textes ne
disent pas précisément que cette autorité des druides fût
établie par des lois, ni qu'elle fit partie de la constitution
de l'État. Tout ce que nous savons, c'est qu'ils
étaient « en grand honneur ».
Aussi s'étaient-ils fait donner des privilèges utiles.
Partout ils avaient l'exemption d'impôts pour leurs
biens et la dispense du service militaire pour leurs personnes.
Peut-être faisaient-ils partie des sénats locaux; tous les historiens modernes le soutiennent; mais ni
César ni aucun auteur ancien ne l'a dit. Ils n'avaient
sans doute pas besoin de faire partie des sénats ni de
gérer les magistratures pour être tout puissants (1).
Ils rendaient la justice. Non que César dise qu'ils
eussent légalement le droit de juger; mais il présente
leur juridiction comme un fait presque général.« Ils
décident de presque tous les débats entre les peuples
comme entre les particuliers; s'est-il commis un crime,
un meurtre, s'élève-t-il une contestation sur un héritage,
sur des limites, ce sont eux qui jugent; ils fixent
les indemnités et les peines.
(1) César, qui nomme beaucoup d'hommes puissants et beaucoup de magistrats, ne dit d'aucun d'eux qu'il fût druide. Les historiens modernes disent volontiers que l'Êduen Divitiac était un druide mais César, qui a été en rapports constants avec lui, ne mentionne nulle part cette particularité.
A une époque fixe de
l'année, dans le pays des Carnutes, ils tiennent leurs
assises en un lieu consacré par la religion; là accourent
de tous côtés tous ceux qui ont quelque débat, et, dès
que les druides ont décidé et jugé, on obéit. Ainsi,
les justiciables s'adressaient d'eux-mêmes aux druides.
La justice allait à eux. Et César admire, non quelque sans surprise, ces prêtres qui, sans posséder ni
l'imperium ni le jus gladii, faisaient pourtant respecter leurs arrêts. Il explique cela c'est que, si le justiciable
qui s'était présenté devant eux pouvait récuser leur
sentence et se retirer libre, il emportait avec lui leur
excommunication,et l'existence lui devenait dès lors
impossible. On a pu dire que leur juridiction était sans
appel, en ce sens seulement que, l'appelant étant
excommunié, aucun autre tribunal ne pouvait plus
s'ouvrira lui.
Telle était la puissance du clergé druidique, du
moins si l'on s'en rapporte à deux chapitres de César.
Mais il faut avouer que l'autorité de ces deux chapitres
est sensiblement affaiblie par tout le reste du livre. Il
ne faut pas négliger de remarquer que, nulle part
ailleurs, César ne parle des druides. Dans cette histoire
de huit années où tous les intérêts de la Gaule étaient
en jeu, où toutes les forces et les éléments divers du
pays ont eu à se montrer de quelque façon, les druides
ne figurent pas une seule fois. César mentionne bien
des discordes entre les Gaulois; les druides ne sont
jamais ni acteurs dans ces querelles ni médiateurs.
Plusieurs jugements sont signalés par César, pas un
qui soit rendu par eux. Le jour où deux Éduens se disputent
la magistrature suprême, ce n'est pas l'arbitrage
des druides qu'ils sollicitent, c'est l'arbitrage de César.
Dans plusieurs cités deux partis sont en présence; les
druides ne sont ni pour l'un ni pour l'autre, et n'interviennent même pas pour rétablir la paix. Une question
plus haute encore s'agite, celle de l'indépendance ou
de la sujétion de la Gaule. Il est impossible de savoir
s'ils sont pour l'indépendance ou pour la sujétion.
César ne traite jamais avec eux; jamais il ne les combat.
Ils ne sont pas avec César; ils ne sont pas davantage
avec Vercingétorix. Dans cette grande assemblée où les
représentants des cités gauloises préparèrent l'insurrection
générale et prêtèrent serment sur les enseignes
militaires, il n'y avait pas de druides. Nous ne les
voyons ni à Gergovie ni à Alésia.
Il y a donc quelques motifs pour faire quelques
réserves au sujet du rapport de César, et surtout pour se mettre en garde contre les exagérations que les historiens
modernes ont édifiées sur ce seul rapport. Dire
que « les druides avaient une part immense dans le
gouvernementde la Gaule est aller trop loin. Il faut
s'en tenir à penser qu'ils avaient comme prêtres un
grand prestige, que beaucoup d'hommes leur portaient
leurs procès, que leur justice était préférée à celle des
États. En politique, ils avaient des privilèges utiles et
ils les préféraient peut-être à l'autorité légale. Nous
sommes sûrs qu'ils étaient exempts des charges publiques
nous ne le sommes pas qu'ils fussent en possession
des pouvoirs publics. Leur indépendance à
l'égard des États est mieux prouvée que leur domination
sur ces États.
En dehors de la noblesse partout puissante et de
cette corporation druidique très forte dans son isolement, les simples hommes libres ne formaient plus
qu'une « plèbe ». César en parle comme d'une classe
méprisée et opprimée. « Elle ne compte pas, dit-il;
elle n'ose rien par elle-même; elle n'est admise dans
aucun conseil; elle est traitée presque en esclave. »
Les Gaulois avaient pourtant de l'industrie et du
commerce, c'est-à-dire de quoi former peu à peu une
plèbe riche vis-à-vis de la noblesse guerrière. Ils fabriquaient
du drap, des toiles, des armes, des poteries, des chars, des bijoux. Mais cela constituait-il une classe
industrielle? Nous ne pouvons pas l'affirmer, puisque
les anciens ne nous font même pas savoir si tout ce
travail était fait par des mains serviles ou par des
mains libres. Ils avaient aussi des commerçants; César
les mentionne. Mais il nous est impossible de dire si
ces commerçants étaient nombreux, s'ils étaient riches,
et s'ils tenaient quelque place et quelque rang dans
l'État. Dans les choses gauloises nous sommes réduits à
beaucoup ignorer.
Il ne semble pas qu'il existât en Gaule, au temps de
César, une véritable classe urbaine, du moins une classe
urbaine qui eût quelque importance et qui comptât. Il
y avait beaucoup de villes, mais, à l'exception de quatre
ou cinq, elles étaient petites. Elles n'étaient pas des
centres de population. Nous remarquons que, lorsque
les magistrats voulaient rassembler un grand nombre
d'hommes, ils devaient aller les chercher dans les
champs. Si César se présente inopinément devant une
ville, il ne trouve d'abord sur ses murailles qu'un très
petit nombre de défenseurs. Les villes ne résistent qu'à
condition que la population des campagnes vienne s'y
entasser.
D'autre part, la classe des paysans propriétaires ne
paraît pas avoir été nombreuse. César signale, dans les
campagnes, des multitudes d'hommes qui ne possèdent
rien, qu'il appelle des « indigents et des hommes sans
aveu », egente et perditi. Le prolétariat était déjà un fléau de la Gaule et la disposait à tous les troubles.
Les riches propriétaires, ceux que cite César appartiennent
tous à la noblesse, occupaient ordinairement, au bord d'un cours d'eau ou à l'ombre d'un
bois, une sorte de vaste demeure seigneuriale, où ils
vivaient entourés d'une domesticité nombreuse.
Nous pouvons d'après ces divers détails nous faire
une idée générale de la société gauloise beaucoup de
paysans et très peu de classe urbaine; beaucoup
d'hommes attachés au sol et très peu de propriétaires;
beaucoup de serviteurs et peu de maitres; une plèbe
qui ne compte pas, un clergé très vénéré, une aristocratie
guerrière très puissante.
Il y a un trait des moeurs gauloises qui dénote combien les rangs étaient marqués et les distinctions profondes.
« Dans leurs repas, dit un ancien, la place
d'honneur est au milieu; celui-là l'occupe qui est le
premier par la valeur, par la naissance ou par la
richesse; les autres se placent plus ou moins loin de
lui suivant leur rang; derrière chacun d'eux, debout,
se tient l'écuyer qui portes ses armes; leurs gardes
sont assis en face de chaque maître, et des esclaves
servent à la ronde. » (1)
(1) Posidonius, dans Athénée,livre IV, c. 36.
De la clientèle ehez les Gaulois
Un des traits qui caractérisent la société gauloise
avant la conquête romaine est qu'à côté des institutions
régulières et légales il existait tout un autre ordre
d'institutions qui étaient entièrement différentes des
premières et qui leur étaient même hostiles.
César donne à entendre très clairement que la constitution
ordinaire aux États gaulois était contraire aux
intérêts des classes inférieures. Il fait surtout remarquer
que les faibles trouvaient peu de sécurité. L'homme qui
n'était ni druide ni chevalier n'était rien dans la République
et ne pouvait pas compter sur elle. Les lois le
protégeaient mal, les pouvoirs publics ne le défendaient
pas. S'il restait isolé, réduit à ses propres forces,
il n'avait aucune garantie pour la libertéde sa personne
et pour la jouissancede son bien.
Cette insuffisance des institutions publiques donna
naissance à une coutume dont César fut très frappé et
qu'il a pris soin de signaler. Les hommes pauvres et
faibles recherchaient la protection d'un homme puissant
et riche, afin de vivre en paix et de se mettre à
l'abri de la violence. Ils lui accordaient leur obéissance
en échange de sa protection. Ils se donnaient à lui, et à partir de ce jour ils lui appartenaient sans réserve.
Sans qu'ils fussent légalement esclaves, cet homme
avait sur leur personne autant de droits que s'ils
l'eussent été. II. était pour eux un maître, ils étaient
pour lui des serviteurs. La langue gauloise les désignait
par le terme de ambact; César les appelle du nom de
clients, qui, dans la langue latine, exprimait l'idée
d'une sujétion très étroite.
Il décrit un genre d'association que toute la Gaule pratiquait. « Le but qu'on y cherche, dit-il, est que
l'homme de la plèbe trouve toujours un appui. » Mais
il ne s'agit pas ici de cette sorte d'association par
laquelle des hommes égaux entre eux se soutiendraient
les uns les autres. Il s'agit de l'association du faible
avec le fort. Le faible se résigne à obéir; le fort commande
autant qu'il protège. Le pouvoir du protecteur
est presque sans limites " II décide et prononce sur
toutes choses. " Il ne semble pas que ce chef fut
choisi par tous à la fois, le même jour, par une sorte
d'élection collective. C'était chacun individuellement
qui se donnait à ce chef. Il est clair que cette sujétion
personnelle et volontaire se portait naturellement vers
l'homme qui dans le pays jouissait de la plus haute
considération, et à qui sa naissance, sa richesse, sa
valeur guerrière assuraient l'un des premiers rangs.
Comme les faibles se préoccupaient uniquement d'avoir
un protecteur, ils s'adressaient à celui qu'ils jugeaient
le plus capable de les protéger, c'est-à-dire à l'homme
le plus riche ou le plus puissant du canton. En retour,
ils se soumettaient à lui. Les protégés étaient des
clients, c'est-à-dire des sujets.Une sorte de contrat était
conclu entre eux et lui. Ils lui devaient autant d'obéissance
qu'ils recevaient de protection. Ils cessaient de
lui obéir dès qu'il ne savait plus les défendre.
A côté de la subordination volontaire du faible au fort, il y avait la subordination, volontaire aussi, du
soldat à un chef. Tout personnage qui était noble et
riche pouvait réunir autour de soi une troupe d'hommes
de guerre. Ces hommes n'étaient pas soldats de l'Élat;
ils l'êtaient de leur chef. Ils ne combattaient pas pour
la patrie, mais pour sa personne. Ils ne recevaient d'ordres
que de lui. Ils le soutenaient dans toutes ses entreprises
et contre tous ses ennemis. Ils vivaient avec lui,
partageaient sa bonne et sa mauvaise fortune. Le lien
qui les unissait à lui était formé par un serment religieux
d'une étrange puissance ils lui étaient « voués ».
Aussi ne leur était-il jamais permis de l'abandonner.
Ils sacrifiaient leur vie pour sauver la sienne. S'il mourait,
leur serment leur interdisait de lui survivre. Ils
devaient mourir sur son corps, ou, comme ses esclaves,
se laisser brûler sur son bûcher.
La puissance d'un chef gaulois se mesurait au nombre
d'hommes qu'il attachait ainsi à sa personne. « Celui-là
est le plus grand parmi eux, dit Polybe, qui compte
le plus de serviteurs et de guerriers à sa suite. »
« Ils se font sans cesse la guerre entre eux, dit César,
et chacun d'eux s'entoure d'une troupe d'ambacts et de clients dont le nombre s'accroît avec sa richesse; ils
ne connaissent pas d'autre moyen de puissance. »
« Les grands emploient leurs richesses à soudoyer des
hommes; ils entretiennent et nourrissent auprès d'eux
des troupes nombreuses de cavaliers. »
Plusieurs de ces personnages figurent dans le livre de
César. C'est d'abord le riche et noble Helvète Orgétorix,
qui un jour « rassemble les 10000 serviteurs qui
composent sa maison, sans compter un nombre incalculable
de clients». C'est ensuite l'Éduen Dumnorix,
fort riche aussi, et qui tient à sa solde une troupe de
cavalerie. C'est l'Aquitain Adiatun, qui ne compte pas
moins de 600 « dévoués » autour de sa personne. C'est
Luctérius, qui tient une ville entière " dans sa clientèle". C'est encore Vercingétorix, qui dès son début
peut avec ses seuls clients se faire une armée.
On conçoit aisément combien cette institution de la
clientèle était contraire aux institutions régulières de
l'État, et combien elle y portait de trouble. Des hommes
si puissants étaient rarement des citoyens soumis. Ils
pouvaient, comme Orgétorix, se soustraire à la justice publique et se mettre au-dessus des lois, ou bien,
commeVercingétorix, expulser un sénat par la violence
et s'emparer du pouvoir. Les lois et les magistrats élus
avaient moins de force que ces puissants seigneurs que
suivaient avec un dévouement illimité des milliers de
serviteurs et de soldats. Chacun d'eux était une sorte de
souverain au milieu de la République. Les Ëduens
avouèrent un jour à César que leur sénat et leurs magistrats
étaient tenus dans l'impuissance par la volonté du
seul Dumnorix. S'il se rencontrait chez un même peuple
deux chefs ayant une égale clientèle, c'était la guerre
civile. S'il ne s'en trouvait qu'un, il dépendait de lui
de renverser la république et d'établir la monarchie.
D'un parti démocratique chez les Gaulois.
Il semble qu'il y ait une contradiction dans le livre
de César. Dans le chapitre où il présente la théorie
générale des institutions de la Gaule, il affirme que le
gouvernement étaitt partout aristocratique,que les druides
et. les chevaliers étaient seuls comptés pour quelque chose, et que la plèbe, presque esclave, n'avait aucune
part aux affaires publiques. Mais dans les chapitres où
il raconte les événements, il laisse voir que cette plèbe
avait quelque importance, car les ambitieux la courtisaient.
Plusieurs fois il la montre imposant sa volonté
ou contrecarrant celle des magistrats. Elle s'agitait,
elle intervenait dans les affaires, elle décidait des plus
graves intérêts. Elle était toujours assez forte pour
troubler l'État, et quelquefois assez pour y régner.
Comment cette classe avait-elle pris naissance?Comment
avait-elle grandi? L'historien ne nous l'apprend
pas. Il est possible que les druides, en rivalité avec les
nobles, lui aient prêté leur appui. On peut croire aussi
que les divisions des nobles entre eux lui furent favorables.
Nous n'avons aucun renseignementqui nous indique
quelle était la nature de ses désirs ou de ses exigences.
Poursuivait-elle la conquête des droits politiques ou
seulement celle des droits civils qui lui manquaient
encore? Voulait-elle prendre part au gouvernement, ou
prendre part à la richesse et à la possession du sol? L'historienne le dit pas. Il y a pourtant une observation
qu'on peut faire. D'une part, César ne lui attribue
jamais l'expression d'un principe ou d'une théorie politique,
et il ne la montre jamais non plus réunie en
comices populaires. D'autre part, il la montre presque
toujours s'attachant à un chef puissant, recevant ses instructions, obéissant à ses ordres, n'agissant que pour
lui et en son nom, et le portant enfin très volontiers au
pouvoir suprême.
Entre les instincts de cette plèbe et l'ambition de ceux
qui voulaient régner, il y avait un lien étroit. Luern
était devenu roi des Arvernes en captant la faveur
de la foule par des distributions d'argent. Dumnorix,
qui visait à s'emparer de la royauté chez les Éduens,
était cher à la plèbe. Vercingétorix, avant de se faire
nommer roi, commença par chasser le sénat de sa cité
avec une armée « qu'il avait levée parmi les prolétaires
et les gens sans aveu ». C'était chez les Trévires et les
Eburons que le parti populaire était le plus fort; l'un
de ces peuples avait des rois, l'autre avait une sorte de
dictature à laquelle il ne manquait que le nom de
royauté. César marque bien le caractère de ces petites royautés démocratiques lorsqu'il met dans la bouche
d'un de ces rois cette parole « Telle est la nature de
mon autorité, que la multitude a autant de droits sur moi que j'en ai sur elle. » On ne doit reconnaitre là
ni la liberté régulière ni la vraie monarchie; il s'agit
de cette sorte de régime dans lequel la classe inférieure,
souveraine maîtresse, délègue toute sa force à
un monarque de son choix, qu'elle peut aussi renverser
à son gré et qu'elle brise aussitôt qu'elle le voit
s'écarter de ses volontés.
La société gauloise, au moment où César l'a était connue, une société très agitée. Elle possédait, à la vérité,
un régime légal et régulier qui était ordinairement la
République aristocratique sous la direction d'une classe
habituée au commandement .Mais à travers ce régime
légal se dressait, d'une part, la clientèle qui créait dans
chaque État quelques hommes plus puissants que l'Etat, et d'autre part un parti démocratique qui, s'attachant à ceux des grands qui le flattaient, travaillait à
fonder la monarchie ou la dictature populaire.
Dans le continuel conflit de ces partis ou de ces ambitions, aucune institution n'était solide, aucun
gouvernement n'était assuré. Si l'on observe le détail
des événements que César raconte, et si l'on cherche à
démêler les pensées des hommes qui y prenaient part,
on s'aperçoit que la question qui divisait le plus la
Gaule, à cette époque, était celle de la démocratie. La
plus grande partie de l'attention des hommes était por- tée de ce côté. Il semble bien que, dans cette génération, le travail, la religion, le progrès matériel ou
moral, la grandeur même du pays et son indépendance
étaient choses qui préoccupaient peu les esprits. La
plupart des désirs, des efforts, des sentiments de l'âme,
étaient tendus vers le triomphe du parti. Les luttes
politiques remplissaient l'existence des hommes et la
troublaient.
Comment la Gaule fut conquise par César (1).
« De toutes les guerres que Rome entreprit, aucune ne fut plus courte que celle qu'elle fit contre les Gaulois. » C'est Tacite qui fait cette remarque.
(1) Nous ne raconterons pas les premières conquêtes des Romains en Gaule, celles qui oui eut lieu de 125 à 122 avant notre ère et qui eurent pour effet la soumission de la province appelée depuis Narbonnaise.Les principales sources pour qui voudrait étudier ce sujet sont 1" L'Epitome de Tite Live, liv. 61 2° les Acta triumphalia capitolina, qui rapportent les triomphes de Sextius Calvinus sur les Ligures, les Voconces et les Saliens, de Q. Fabius Maximus sur les Allobroges et les Arvernes, celui de Domitius Ahénobarhus sur les Arvernes; Corpus inscriptionum latinarum, I, p. 460; 5" Strabon, IV, 1-2; 4» Flonis, 1, 57. Ammien Marcellin,, XV, 12. Florus explique la facilité de cette conquête contre les Saliens, Rome eut l'appui de Massilia; contre les Allobroges et les Avernes, elle eut les Éduens. – Rappelons que les Romains fondèrent Aqaae Sextiae en 122 (Tite Live, Epitome, 01 Strabon, IV, 1).
L'Italie, en effet, et l'Espagne luttèrent pendant plusieurs générations
d'hommes; pour soumettre Carthage et même la
Grèce, Rome dut faire des prodiges d'énergie ou d'habileté.
La Gaule fut conquise en cinq campagnes (1).
On se tromperait beaucoup si l'on se figurait que
Rome eût employé toutes ses forces à cette conquête. La
vérité est qu'elle ne s'en occupa même pas. Le jour où
le sénat conféra à César ce qu'on appelait la province
de Gaule citérieure et ultérieure, c'est-à-dire le gouvernement
de la Cisalpine et de la Narbonnaise, personne,
pas même César, ne pensait à cette guerre. La
Province contenait quatre légions, jugées nécessaires à
sa défense.
(1) On compte ordinairement huit campagnes, et il est très vrai que César est resté huit années en Gaule. Mais il faut déduire, visiblement, la première année (an 58 av. J.-C), où il n'a fait que repousser la migration des Helvètes et a délivré la Gaule du Germain Arioviste; cette année ne doit certainement pas compter pour une campagne contre les Gaulois. On peut déduire aussi la quatrième et la cinquième année, où il a combattu les Germains et les habitants de l'île de Bretagne. Les seules campagnes où il ait réellement fait la guerre aux Gaulois sont celle de 57 av. J.-C., où il a surtout combattu les Belges, celle de 56, où il a soumis les Vénètes et les Aquitains, celle de 53, où il a vaincu les Trévires et les Éburons, celle de 52, où il a eu affaire à Vercingétoris, et enfin celle de 51, où il a ècrasé les Bellovaques, les Trévires et les Cadurques.
Le sénat n'ajouta pas un soldat de plus
pour conquérir la Gaule. Rome ne fournit jamais à
César ni une légion ni aucune somme d'argent. César fit la guerre de sa seule volonté, à ses frais, et avec ses
seules ressources de gouverneur d'une province.
Quelles furent ses forces militaires? Au début, le
jour où il se trouva en présence de 200 000 Helvètes,
il avait si peu songé à la guerre, qu'il ne disposait que
d'une seule légion. Il fit venir à marches forcées ses
trois légions de Cisalpine et en leva deux autres en
toute hâte. C'est avec ces six légions qu'il arrêta les
Helvètes et vainquit Arioviste. L'année suivante, il leva
deux légions nouvelles, puis trois autres quatre ans
après. Il n'eut jamais plus de dix légions à la fois. Il
ne dit nulle part combien elles comptaient de soldats.
A les supposer tout à fait complètes, et leurs auxiliaires
également au complet, cela ferait 120000 hommes.
Si on les suppose quelque peu incomplètes, si l'on
défalque les morts, les malades, les non-valeurs, les
hommes employés aux renvois ou à quelque garnison,
on jugera que César n'a jamais eu plus de 80 000 combattants.
Que la Gaule ait été conquise depuis les Pyrénées
jusqu'au Rhin, cela ne s'explique pas par les seuls
talents militaires de César. La supériorité de la civilisation de Rome et de sa discipline a eu sans doute plus
de part à ces grands succès que le génie d'un homme,
et cependant cette explication est encore insuffisante.
Ce qui rend compte de la conquête de la Gaule, c'est
l'état intérieur de la Gaule.
Ne jugeons pas ces événements avec nos idées d'aujourd'hui.
Transportons-nous au milieu de ce pays et
de cette époque. Observons d'abord comment les
Gaulois envisagèrent la conquête, sous quelle forme
elle se présenta à leur esprit, quels furent leurs sentiments
et le cours de leurs pensées en présence du
conquérant.
Ils ne virent pas d'abord dans les Romains des ennemis
les légions entrèrent en Gaule en auxiliaires. Le
pays était menacé dans sa sécurité par un déplacement
des Helvètes. Contre ce danger il demanda l'appui du
proconsul romain qui commandait dans la province
voisine. Les Helvètes vaincus, les députés de presque
toute la Gaule vinrent féliciter César « Nous comprenons
bien, lui dirent-ils, que vous avez agi dans
l'intérêt de la Gaulé autant que dans l'intérêt de
Rome. »
Débarrassés des Helvètes, les Gaulois retinrent encore
César et ses légions. Les députés des différents États le
supplièrent, « se jetant à ses pieds, les larmes aux
yeux », de ne pas les abandonner. Ils l'instruisirent alors des divisions et des embarras intérieurs de leur
malheureux pays. Quelques années auparavant, deux
ligues s'étaient fait la guerre, et l'une d'elles avait
appelé les Germainsà son aide. Les Suèves d'Arioviste,
appelés et sollicités par un parti, avaient donc franchi
le Rhin. Ces barbares « avaient pris goût au sol fertile
et à la richesse des Gaulois »; de jour en jour plus
nombreux, ils avaient impartialement rançonné leurs
adversaires et leurs alliés. Arioviste occupait en maître
le bassin de la Saône, et les Gaulois étaient trop divisés
pour pouvoir le repousser. « Si César ne les délivrait
pas de cette intolérable domination, il ne leur resterait
plus, disaient-ils, qu'à quitter eux-mêmes la Gaule et
à chercher, loin des Germains, une autre patrie et
d'autres terres. »
César fit ce qu'on lui demandait de faire il vainquit
Arioviste, refoula les bandes germaines au delà du
Rhin et affranchit la Gaule d'un maître étranger, La
Gaule ressaisit-elle une indépendance déjà perdue? A
la domination d'Arioviste succéda naturellement celle
de César. Il ne semble pas que cela ait soulevé, d'abord,
aucune protestation. Il ressort même du récit de César qu'à ce premier moment la Gaule lui obéit déjà, qu'il sans lui eût fallu la conquérir.
Les Gaulois ne voyaient pas dans César et dans les
Romains les ennemis de leur race. Le sentiment de la
diversité de race était alors un sentiment vague, qui
ne mettait dans le coeur des hommes ni amour ni
haine. Regardons quelle est la composition de l'armée
de César et cherchons, s'il est possible, quel sang coulait dans les veines de ses soldats nous y trouvons
beaucoup moins de Romains que de Gaulois. Les six
légions qu'il a levées en vertu de son pouvoir proconsulaire, il n'a pu les lever que dans sa province, c'est à-
dire dans la Gaule cisalpine et dans la Gaule narbonnaise.
Toutes les cohortes auxiliaires, qui doublaient
ses légions, lui vinrent des mêmes pays. Il a lui-même
conservé le souvenirde deux chefs allobroges, « qui lui
avaient rendu les plus grands services dans les guerres de la Gaule, ». Son lieutenant Hirtius reconnaît expressément
qu'il a soutenu la guerre grâce aux troupes
auxiliaires que lui fournissait sa province. Même la
Gaule proprement dite, ce pays qu'il conquérait, lui
fournit beaucoup de soldats et surtout de cavaliers.
Nous voyons dans son armée des troupes de Trévires,
d'Atrébates, de Sénons, d'Eduens. C'est avec la cavalerie
gauloise qu'il fit la guerre aux Germains; dans son
expédition de Bretagne il emmena 4000 cavaliers gaulois.
Les peuples des Pictons et des Santons lui fournirent
des vaisseaux. A un moment, les Éduens lui
donnèrent toute leur cavalerie et 10000 fantassins.
Les Gaulois n'étaient pas non plus une nation; ils
n'avaient pas plus l'unité politique que l'unité de race.
Ils ne possédaient pas un système d'institutions et de
moeurs publiques qui fut de nature à former d'eux un
seul corps. Ils étaient environ soixante peuples que n'unissait ni un lien fédéral,ni une autorité supérieure,
ni même l'idée nettement conçue d'une commune
patrie. La seule espèce de patriotisme qu'ils pussent
connaître était l'amour du petit État dont chacun d'eux
faisait partie. Or ce patriotisme local, qui était en même
temps la haine du voisin, pouvait quelquefois conseiller
l'alliance avec l'étranger. Depuis près d'un siècle, le Éduens étaient les alliés de Rome, tandis que les
Arvernes et les Séquanes appelaient les Germains.
Dans l'intérieur même de chaque peuple, les esprits
étaient divisés. D'un côté était un parti composé des
classes élevées, qui avait une prédilection pour les institutions
républicaines et s'efforçait de les conserver. De
l'autre, un parti populaire faisait ordinairement cause
commune avec les puissants chefs de clientèle et joignait
ses efforts aux leurs pour établir une sorte de monarchie.
Ces discordes tenaient une grande place dans
toutes les existences; les intérêts, les convoitises, les
ambitions, les dévouements s'attachaient au parti plus
qu'à la patrie. Il n'est pas douteux que chaque homme
n'envisageât l'intervention de l'étranger suivant le bien
ou le mal qu'elle devait faire à sa faction. Il en fut
toujours ainsi dans toute société divisée en elle-même.
On voit en effet, dans les récits de César, que le
général romain trouva dès le premier jour des alliés en
Gaule. Jamais il ne cessa d'en avoir. Plusieurs peuples
lui restèrent constamment attachés; ainsi les Rèmes,
les Lingons,et, sauf un court moment, les Êduens.
Même chez les peuples qui luttèrent le plus contre
César, il y eut toujours quelques personnages qui lui
furent obstinément attachés. On peut citer l'Arverne Épasnact, le Picton Duratius, le Nervien Vertico, le
Trévire Cingétorix. D'autres commencèrent par s'attacher
aux Romains, comme l'Éburon Ambiorix, l'Atrébate
Commius, l'Éduen Éporédorix, l'Arverne Vercingétorix,
et ne firent la guerre à César qu'après avoir été
ses amis. Or l'historien romain ne dit jamais que ces
amis de l'étranger fussent des hommes vendus. César
n'avait pas la peine de les acheter leur zèle était spontané.
Non seulement'il n'a pour eux aucuu signe de
mépris; mais ce qu'il dit d'eux donne l'idée d'hommes
honorables, qui étaient estimés et considérés même de
leurs compatriotes. Devons-nous dire que ces hommes
fussent des traitres? Ils le seraient d'après nos idées;
ils ne l'étaient pas d'après les leurs. Au moins n'y
a-t-il pas ici ce genre de trahison qui fait qu'on livre
sciemment sa patrie. Ceux qui combattaient Rome et
ceux qui la servaient se croyaient peut-être également
patriotes; seulement ils comprenaient d'une manière
opposée l'intérêt de la Gaule.
On était pour Rome ou contre Rome suivant la
forme du gouvernement qu'on préférait. César indique
assez clairement quels sont ses amis et quels sont ses
adversaires. II a toujours contre lui ces hommes qui,
« étant assez puissants pour lever des arrnées à leurs
frais, visent à la monarchie, et qui savent bien que
l'autorité romaine les empêchera d'atteindre ce but».
L'Helvète Orgétorix, l'Éduen Dumnorix, l'Éburon Ambiorix,
le Trévire Indutiomare, l'Arverne Vercingétorix,
en un mot tous les chefs de grandes clientèles et tous
ceux qui aspirent à la monarchie, sont toujours contre
Rome. Il en est de même de tout le parti que César
appelle, « la multitude » soit qu'elle suive l'impulsion
de ces chefs, soit qu'elle agisse spontanément,
elle se prononce toujours contre les Romains.
Au contraire, les hommes que César appelle les principaux
des cités, les hommes honorables, ceux qui
composaient presque partout le sénat et qui dirigeaient
le gouvernement républicain, étaient naturellement
attirés vers l'alliance romaine. Il n'y a rien là qui doive
surprendre Rome apparaissait à ces hommes comme
le modèle du régime qui leur semblait le meilleur pour
une société et qu'ils voulaient constituer solidement en
Gaule; elle était encore à cette époque un État républicain
qu'un sénat gouvernait et où les classes élevées
avaient une prépondérance incontestée. Rome, qui allait
bientôt perdre ce régime pour elle-même, devait pourtant,
ainsi que nous le verrons plus loin, travailler à
l'établir et à le consolider pour longtemps dans toutes
les provinces, et particulièrement dans la Gaule; en
sorte que les hommes qui souhaitaient le triomphe du
gouvernement municipal et des institutions républicaines
dans leur pays, et qui espéraient atteindre ce but
à la faveur de la suprématie et de l'hégémonie romaine,
ne se trompaient pas tout à fait dans leurs calculs. Telle était la situation des Gaulois en face de Rome
d'un côté, un parti et des ambitions qui savaient n'avoir
rien à espérer d'elle de l'autre, un parti qui attendait
d'elle son complet triomphe.
Quelques exemples tirés du détail des faits mettront
cette vérité en évidence. Des le début, l'État éduen est
gouverné par les classes élevées sous la forme républicaine
il appelle César. Pourtant César remarque à un
certain moment que les Éduens tiennent mal leurs promesses
il s'informe, et on lui apprend qu'à ce moment
même le parti populaire, sous la conduite d'un
chef ambitieux, s'agite dans l'état, paralyse le gouvernement
légal et souffle la haine contre Rome. Chez les
Trévires il y a aussi deux partis l'un, qui se compose
« des principaux de l'État », des classes élevées, de la
noblesse, recherche l'amitié de Rome; l'autre, qui
comprend « la plèbe » avec le puissant chef de bande
Indutiomare, est l'ennemi des Romains. Indutiomare
l'emporte et, dans une assemblée populaire, il fait en
même temps condamner à l'exil le chef de la faction
adverse et décider la guerre contre Rome. Les hommes
des classes élevées sont alors réduits à quitter le pays;
la plèbe et Indutiomare y sont les maîtres. Une victoire
de César change la situation; l'aristocratie revient,
reprend le pouvoir et renoue l'alliance avec les Romains. Dans une autre partie de la Gaule, chez les
Lexoviii, le sénat veut garder l'alliance romaine; mais
le parti populaire s'insurge, massacre les sénateurs et
commence aussitôt la guerre.
Chaque fois qu'un peuple est vaincu, nous voyons
« les principaux personnages de ce peuple » se présenter
devant César, l'assurer qu'ils ont combattu
malgré eux et rejeter la responsabilité de la guerre sur
« la multitude ». Cette allégation se renouvelle trop
souvent pour qu'elle n'ait pas un fond de vérité et
César en effet y ajoutait foi.
Il y a une parole qui se rencontre souvent dans les
Commentaires « Les Gaulois changent aisément de
volonté; ils sont légers et mobiles; ils aiment les révolutions.
» C'est que César avait remarqué qu'une déclaration
de guerre était ordinairement précédée d'une
révolution intérieure. Le pouvoir se déplaçait incessamment,
et l'amitié ou la haine d'une cité dépendait
du parti qui régnait.
On peut remarquer encore avec quel mépris César
parle des armées gauloises qui lui sont opposées. Il les
représente presque toujours comme un ramassis « de
vagabonds, de gens sans aveu, de voleurs et de pillards
qui préfèrent la guerre et le brigandage au travail » Or le général romain n'avait aucun intérêt à rabaisser
ceux qu'il avait vaincus. Il dit les choses telles qu'il les
a vues. Les armées démocratiques de la Gaule lui ont
apparu comme une multitude confuse, sans organisation,
sans discipline, et qui commandait à ses chefs
plus souvent qu'elle ne leur obéissait.
Pendant qu'un parti était ouvertement et franchement
l'allié des Romains, l'autre ne dissimulait pas sa
préférence pour les Germains. On peut remarquer en
effet que toutes les fois qu'un peuple gaulois fait la
guerre à César, il a commencé par envoyer des députations
au delà du Rhin et il a invité les Germains à
envahir la Gaule. Chacun était ainsi l'allié de l'étranger; entre les
deux peuples qui convoitaient la Gaule, chaque Gaulois
choisissait. Ce n'est pas que l'amour de l'indépendance
ne fût au fond des âmes; mais il était moins fort que
les passions et les haines de parti. Il est probable que
des deux parts on parlait également de patriotisme;
mais le vrai et pur patriotisme est le privilège des sociétés
calmes et bien unies.
Ce fut seulement dans la septième année de son
proconsulat que César vit la Gaule presque entière se
dresser contre lui. Jusque-là les Arvernes avaient été
dans son alliance. C'était un des plus puissants peuples
de la Gaule; au siècle précédent, ils avaient eu un
gouvernement monarchique et ils avaient fait la guerre
contre les Romains; vaincus, ils n'avaient pas été
assujettis; Rome leur avait seulement enlevé leur
royauté et l'avait remplacée par un gouvernement
sénatorial. Depuis ce temps ils étaient restés constamment
fidèles à l'alliance romaine; César ne les avait
jamais vus parmi ses adversaires; leurs principaux
citoyens, leurs sénateurs, Vercingétorix lui-même,
avaient recherché son amitié.
Vercingétorix appartenait à une de ces familles que
leur vaste clientèle rendait démesurément puissantes.
Son père Celtill avait voulu se faire roi mais le
sénat de Gergovie avait déjoué ses projets et l'avait mis
à mort. Lui-même visait à la royauté. Un jour on le vit réunir ses nombreux clients et s'en faire une armée;
le sénat de sa patrie le frappa d'un arrêt d'expulsion.
On put le chasser de Gergovie, mais il n'en fut que plus
fort dans la campagne. II rassembla autour de lui les
hommes que César appelle avec dédain des vagabonds
et des gens sans aveu, c'est-à-dire les hommes des
classes inférieures. A la tète d'une armée ainsi composée,
il rentra de force dans la capitale, chassa à leur
tour les sénateurs, et se fit proclamer roi.
Le changement de gouvernementet la guerre contre
Rome étaient, pour ainsi dire, deux choses qui se tenaient
et qu'on ne pouvait pas séparer. L'ancien ami de
César devint aussitôt son. adversaire. Il chercha des
alliés; il en trouva presque partout; le moment était
propice pour une insurrection générale
Il n'est pas douteux, en effet, que les Gaulois n'eussent
un attachement très profond pour la patrie et pour
l'indépendance; mais, pendant six années cet attachement
avait été moins fort que leurs dissensions. Il n'est
rien de plus efficace pour terminer les luttes intestines
que l'assujettissement. Des que les Gaulois se sentirent
conquis, leurs rivalités se turent, leurs volontés se
rapprochèrent. Au contact des étrangers qui mettaient
garnison dans les villes, qui imposaient des tributs, qui
commençaient à exploiter le pays suivant l'usage romain et s'emparaient déjà de tout le commerce, le regret, le
remords, la honte, la haine, prirent possession des
âmes. On avait été divisé dans la résistance, on fut à
peu près uni dans la révolte (1).
César remarqua alors avec quelque surprise « le
merveilleux accord des volontés pour ressaisir l'indépendance
». Vercingétorix, déjà roi des Arvernes, se fit
accepter comme dictateur suprême par presque tous les
peuples de la Gaule. L'important était de donner l'unité
au pays. La Gaule devint une grande monarchie pour
lutter contre l'étranger. Comme un monarque absolu,
Vercingétorix fixait les contingents militaires des cités
et leurs contributions de guerre. Aucun pouvoir ne
limitait ni ne contrôlait le sien. Juge suprême en même
temps que chef d'État, il avait le droit de vie et de
mort sur tous. Sa volonté était celle d'un maître.
L'indépendance nationale fut vaillamment défendue.
(1) On a supposé que le clergé druidique avait à ce moment prrèhé la guerre sainte. La chose est possible; toutefois, ni César ni aucun écrivain n'en parlent. César n'indique nulle part que les druides lui fussent particulièrement hostiles. Que le signal de l'insurrection soit parti du pays des Carnutes, cela ne prouve pas que ce signal ait été donné par les druides. Le serment prêté sur les enseignes militaires, suivant un usage commun à beaucoup d'anciens peuples, ne suppose pas l'intervention du clergé.
César rend justice au courage des Gaulois et aux qualités
militaires de leur chef; il laisse pourtant voir qu'il
était à peu près impossible qu'ils réussissent.On s'aperçoit
à plusieurs traits de son récit que la Gaule n'était pas aussi unanime qu'elle semblait l'être. Plusieurs
peuples, tels que les Rèmes et les Lingons, restaient
attachés à l'alliance romaine. Ni les Trévires ni les Bellovaques
ne voulurent se joindre à Vercingétorix; aucun
des peuples de l'Aquitaine ne figura dans son armée.
Les Éduens envoyèrent d'abord leur contingent à César,
et, lorsqu'ils se ravisèrent, « ils n'obéirent qu'à contrecoeur
aux ordres du chef arverne ». Chaque peuple
gardait ses jalousies.
Une autre cause de division et de faiblesse perçait
sous les dehors de l'union. La monarchie démocratique
de Vercingétorix soulevait des scrupules et des haines
dans beaucoup d'âmes gauloises. Cet homme comptait
si peu sur une obéissance volontaire, qu'il exigeait que
tous les États gaulois lui livrassent des otages. Il ne
régnait qu'à force de se faire craindre. Il prodiguait les
supplices. La désobéissance à ses ordres était punie de
mort; la tiédeur et l'hésitation étaient des crimes capitaux
partout se dressaient des bûchers et des instruments
de torture; un régime de terreur planait sur la
Gaule.
Ces faits montrent assez clairement que l'union des
coeurs n'était pas complète. Beaucoup d'hommes redoutaient
également la victoire de Vercingétorix et sa défaite.
L'indépendance nationale n'était pas l'unique
objet des préoccupations; on ne voulait pas de la conquête
romaine, mais on sentait qu'il existait un autre
danger que cette conquête. La monarchie à l'intérieur
était aussi odieuse à certaines âmes que la domination
de l'étranger, et l'on n'était pas sans inquiétude sur ce
que deviendrait la Gaule au lendemainde la délivrance.
Les partis avaient fait trêve pour lutter contre l'étranger,
mais sous cette trêve ils vivaient encore et conservaient
leurs désirs et leurs craintes, leurs passionset leurs rancunes.
Vercingétorix, roi et dictateur, était entouré de toutes
les difficultés qui assiègent d'ordinaire les monarques
que la démocratie a portés au pouvoir. D'une part,
il avait à contenir par des supplices le parti adverse;
d'autre part, il avait à tenir tête aux exigences du sien.
Soupçonneux à l'égard de ses adversaires, il était soupçonné
par ses partisans. Cette même foule qui l'avait
fait roi, dès son premier échec l'accusa de trahison
« S'il avait été battu, disait-elle, c'est qu'il s'entendait
avec César; il ne visait qu'à être roi, et sans doute il
aimait mieux l'être par la volonté de César que par celle
de ses compatriotes. » De tels discours montrent à quel
point les longues divisions politiques des Gaulois avaient
troublé leurs esprits. Dans un pareil état d'âme, vaincre
était impossible. Il manquait à Vercingétorix ce qui est
la condition du succès dans les grandes guerres il lui manquait de commanderà une nation sans partis. Les
divisions qui existent dans une société se reproduisent
toujours de quelque façon dans les armées. Elles se traduisent
dans l'âme de chaque soldat par l'indécision,
l'indiscipline, le doute, la défiance, tout ce qui paralyse
le courage ou le rend inutile. Vercingétorix put bien
rassembler une armée nombreuse; mais quelles que
fussent son énergie, son habileté, sa valeur personnelle,
il ne parait pas qu'il ait réussi à donner à cette armée
l'organisationet la cohésion qui eussentété nécessaires
en face des légions romaines. Pendant que les troupes de
César lui obéissaient sans jamais murmurer ni douter
de lui et que, non contentes d'être braves aux jours de
bataille, elles savaient accomplir d'immenses travaux
et endurer la faim « sans qu'on entendit sortir de leur
bouche un seul mot qui fût indigne de la grandeur romaine », le roi gaulois était réduit à haranguer ses soldats, à leur rendre compte de ses actes, à leur prouver à péniblement qu'il ne les trahissait pas. Les légions de
César montrèrent durant huit années de suite « ce que
pouvait la discipline de l'État romain »; les grandes
armées gauloises montrèrent le peu que peuvent les plus
brillantes qualités pour sauver un pays quand la discipline
sociale et la discipline militaire font défaut. Si le
nombre des hommes et leur courage avaient suffi pour
être vainqueur, Vercingétorix l'aurait été. Vaincu, il
tomba en homme de coeur.
Avec lui, la Gaule perdit le peu d'unité qu'il avait pu lui donner; les résistances partielles se prolongèrent sans succès pendant une campagne encore; puis tout se
soumit.
Quelques mois après, le conquérant quittait la
Gaule, emmenant son armée. La Gaule ne remua pas. Elle leva des soldats, mais ce fut pour les donner
à César. Elle servit son vainqueur dans la guerre civile.
Au début de cette guerre, Cicéron écrivait « César est
bien fort en auxiliaires gaulois les Gaulois lui promettent 10000 fantassins et 6000 cavaliers entretenus à leurs
frais pendant dix ans ». César, faisant le compte de ses
soldats romains, ajoute « qu'il avait un nombre égal de
Gaulois; il les avait enrôlés en choisissant chez chaque
peuple l'élite des hommes ». Étant en Espagne, il vit
venir à lui un nouveau renfort de 6000 Ganlois, il se
fit une légion composée exclusivement de Gaulois, la
légion de l'Alouette, et il l'instruisit à la romaine.
II compta jusqu'à IOOOO cavaliers gaulois dans son
armée (1).
(1) Appien, Guerres civiles. II, 49. – Plusieurs m'ont reproché ce chapitre comme ils m'ont reproché de n'avoir pas parlé de Vercingétorix
avec tout l'enthousiasme requis. Je réponds que c'est ici une question de
méthode. Ceux qui pensent que l'histoire est un art qui consiste à paraphraser quelques faits convenus, pour en faire profiler leurs opinionsou politiques, ou religieuses, ou patriotiques, sont libres de prétendre que les Gaulois a ont dû lutter longtemps et s'insurger incessamment contre
la domination étrangère; ils n'en peuvent pas donner la preuve, mais leur
patriotisme exige qu'il en ait été ainsi et leur sens historique est la dupe
de leur patriotisme. Ceux qui pensent que l'histoire est une pure science,
cherchent simplement à voir la vérité telle qu'elle fut. Le patriotisme est
une grande chose; mais il ne le faut pas mêler a l'histoire du passé; il ne faut pas le mettre là où il ne fut pas. La science ne doit pas avoir d'autre
souci que la recherche du vrai. Nous désapprouvons les historiens allemands
qui ont altéré l'histoire pour créer un Arminius légendaire et une Germanie idéale; nous ne voudrions pas tomber dans une erreur semblable.
Des premiers effets de la domination romaine.
Rome ne réduisit pas les vaincus en servitude, et les Gaulois conservèrent leur liberté civile. Rome ne les déposséda pas non plus de leurs terres. Il y eut sans nul doute quelques confiscations; César ne manqua pas de s'enrichir et d'enrichir ceux qui l'avaient servi; mais il n'y eut pas de spoliation générale. Ne nous figurons pas la Gaule écrasée par son vainqueur. Les documents historiques ne nous montrent rien de pareil. « César, dit son lieutenant Hirtius, ne songea qu'à maintenir les cités gauloises dans l'amitié de Rome et à ne leur donner aucun motif de révolte; par lui les cités furent traitées avec honneur, les principaux citoyens furent comblés de bienfaits; il n'imposa à la Gaule aucune charge nouvelle; il s'attacha à relever ce pays que tant de guerres avaient épuisé; et en lui assurant tous les avantages de l'obéissance, il n'eut pas de peine à le maintenir en paix. » Suétone marque bien comment les Gaulois furent traités. Toute la Gaule ne fut pas réduite en province; plusieurs peuples,dit-il, furent à l'état de « cités alliées ou de cités amies » Or, dans cette première liste de peuples qui conservaient une sorte de demi-indépendance, nous trouvons les Trévires, les Nerviens, les Rèmes, les Suessions, les Éduens, les Lingons, les Bituriges, les Carnutes, les Arvernes, les Santons, les Ségusiaves, et plusieurs autres; c'était un tiers de la Gaule (1). Le reste devint « province », c'est-à-dire terre sujette et placée sous l'imperium du gouverneur.
(1) La liste des populi liberi ou foederati est dans Pline, Histoire naturelle, IV, 17, § 105-109 pour la Narbonnaise, III, 4, § 31-37 Desjardins croit que Pline a pris cette liste dans des documents officiels contemporains d'Auguste.
Mais
le pouvoir arbitraire n'est pas toujours et nécessairement
l'oppression. Ce qui est certain, c'est que la Gaule
dut payer des impôts et fournir des soldats. Au dire de
Suétone, le total des impôts aurait été fixé par César au chiffre de 40 millions de sesterces, qui équivaudraient
en poids à 8 millions de francs chiffre très faible,
qui vraisemblablement ne comprenait pas toutes les
charges. Pour les levées de soldats, nous n'avons
aucun chiffre. Nous verrons bientôt quelques Gaulois
se plaindre du poids des impôts, mais déjà ils s'en
étaient plaints au temps de l'indépendance. Ils se plaindront aussi parfois de la conscription romaine, dilectus,
pourtant les charges de cette conscription n'approchèrent jamais
de ce qu'avaient été les levées en masse
des temps antérieurs.
Il ne faut donc pas nous représenter la Gaule
opprimée,asservie, bouleversée par la conquête.Jugeons
ces événements, s'il est possible, non d'après les idées
de l'esprit moderne, mais d'après celles des générations
qui les virent s'accomplir. Il n'est pas probable que les
hommes aient regretté très vivement leur nationalité
perdue, car ils n'avaient jamais formé une nation. Il ne
concevaient guère d'autres corps politiques que leurs
petits états ou leurs cités, et le patriotisme pour la plupart
d'entre eux n'avait pas d'objet plus élevé. Là était l'horizon
de leurs pensées, de leurs devoirs, de leur amour,
de leurs vertus civiques. Leur âme ne se fût sentie
déchirée que si ces corps politiques avaient été brisés
par le conquérant. Non seulement Rome ne les détruisit
pas, elle leur laissa même, sauf de rares exceptions,
leur organisme.et toute leur vie intérieure. Il n'y eut
presque aucun État gaulois qui disparut. Dans chacun
d'eux, les habitudes, les traditions, les libertés même se
continuèrent. La plupart des hommes, dont les pensées et les yeax ne dépassent jamais un cercle fort étroit, ne
s'aperçurent pas qu'il y eût un grand changement dans
leur existence.
II est vrai que chacun de ces États gaulois était désormais
subordonné à une puissance étrangère. Quelques
âmes élevées durent en gémir; mais la majorité des
hommes s'accommoda volontiers de cette situation. Ils
comparèrent le présent au passé et ils furent surtout
frappés de cette différence que le passé avait été plein
de troubles et de souffrances et que le présent était
calme et paisible.Il n'y avait plus lieu de se combattre
pour des rivalités de cités. On ne parlait plus de se
déchirer pour la cause aristocratique ou pour la cause
populaire. L'indépendance avait été la guerre perpétuelle
l'Empire romain fut la paix.
Il y a une expression qui se rencontre souvent dans
les écrivains de ce temps-là, et qui semble avoir été
fort usitée dans la langue ordinaire. Pour désigner
l'ensemble de l'Empire soumis à Rome, on disait la
paix romaine, pax romana.
A la distance où nous sommes de cette époque et en
la jugeant d'une manière trop absolue, il semble
d'abord que la Gaule échangeât un régime d'indépendance
contre un régime de servitude. Mais les Gaulois
savaient bien que, même avant que César les soumit,
l'indépendanceavait été plus rare chez eux que la sujétion, et que de tout temps les plus faibles parmi eux
avaient dû se courber devant les plus forts. A-t-on
compté combien il yavait en en Gaule de peuples qui fussent
vraiment libres et combien il y en avait eu qui fussent
sujets? Ces peuples-clients,que César mentionne
maintes fois, étaient des peuples qui avaient perdu leur
indépendance.Avant d'être sous l'empire de Rome, ils
avaient été sous l'empire des Éduens,des Séquanes, des
Serviens ou des Arvernes. Ils leur avaient payé des tributs
et leur avaient fourni des soldats, ce qui étai tprécisément
ce que Rome exigeait à son tour. Après les victoires
de César, tous furent soumis à Rome comme la moitié
d'entre eux l'avaient été à d'autres peuples gaulois. Or
telle est la nature humaine, qu'on éprouva peut-être
plus de joie à ne plus obéir à des voisins que de douleur
à obéir à des étrangers. La suprématie romaine
parut compensée par la disparition des suprématies
locales. Subjuguéspar un côté, ils se sentaient affranchis
par un autre côté. II faut se représenter ces hommes dans le cadre de leur 'vie réelle et avec les pensées qui occupaient leur
esprit. Rome était pour eux une grandeur lointaine,
fort au-dessus de leurs rivalités et de leurs passions.
Ce qui était, bien plus que Rome, l'objet de leurs antipathies,
de leurs jalousies ou de leurs craintes, c'étaient
les supériorités locales et les grandeurs de voisinage.
L'homme qu'on détestait, c'était celui qui voulait qu'on soupçonnait de vouloir se faire roi dans sa cité;
c'était celui qui dans le canton ou dans le village
exerçait un patronage impérieux; c'était celui qui
contraignait les faibles à redouter sa force ou à
subir sa protection; c'était le riche créancier qui
obligeait ses débiteurs à se faire ses esclaves; c'était
le chef de clients qui ne nourrissait un homme qu'à la condition d'être servi, qui ne le protégeait qu'à
la condition d'être obéi. Voilà les dominations qu'on
redoutait; voilà ce qui aux yeux de ces hommes était la
vraie servitude, la servitude de chaque jour et de la vie intime. Rome, par cela seul qu'elle mettait sa suprématie
au-dessus de tous, empêchait ces petites tyrannies
de surgir. En lui obéissant, on était sûr de ne pas obéir
à l'homme qu'on connaissait et qu'on détestait.
Le principal résultat de la domination romaine fut
de faire disparaître les clientèles. On ne vit plus « la plupart des hommes obligés par leurs dettes, ou par l'énormîté des tributs, ou par la violence des puissants,
à se mettre d'eux-mêmes en servitude ». On ne vit plus
quelques grands personnages entretenir autour d'eux
des centaines de clients, « d'ambacts », de dévoués, condamner, les uns à les servir, les autres à donner leur
vie pour leurs querelles ou pour leur ambition. On
cessa de voir aussi les druides dispenser la justice,
punir les fautes, adjuger les héritages et disposer des
propriétés, interdire la religion à quiconque n'acceptait
pas leurs arrêts, écarter l'excommunié de la vie commune,
et lui refuser l'accès même des tribunaux et
l'appui de la justice. Voilà les grands changements que
ces générations virent s'accomplir dans leur existence,
et c'est par eux qu'elles jugèrent la domination romaine. Rome ne se présenta pas à leur esprit comme
un pouvoir oppresseur, mais comme une assurance
de paix et une garantie de liberté quotidienne.
Si la Gaule a cherché à s'affranchir.
Il ne faut pas juger de la Gaule soumise aux Romains
comme de quelques nations modernes soumises à un joug étranger. Il ne faut pas la comparer à la Pologne
assujettie à la Russie, ou à l'Irlande sévèrement régie
par l'Angleterre. Toute comparaison de cette nature
serait inexacte. Nous ne devons pas nous représenter
la Gaule asservie, frémissante dans cet esclavage, et toujours prête à briser ses fers. Les faits et les documents
nous en donnent une tout autre idée.
Environ cent années après la conquête, l'empereur
Claude, dans une harangue au sénat, prononçait cette
parole « La fidélité de la Gaule, depuis cent ans, n'a
jamais été ébranlée; même dans les crises que notre
Empire a traversées, son attachement ne s'est pas démenti.
»
On compte, à la vérité, quelques tentatives de soulèvement
il les faut étudier de près pour voir si elles
prouvent que la Gaule, prise dans son ensemble, voulut
cesser d'être romaine.
La première est celle qui eut pour chef le Trévire
Julius Florus et l'Éduen Julius Sacrovir. Ces deux
Gaulois portaient des noms romains et ils avaient précédemment
brigué et obtenu le droit de cité romaine.
Dans leur révolte, ils ne manquèrent pas de raviver le
souvenir de la vieille indépendance; mais c'est surtout
en parlant du poids des impôts et des abus de la perception
qu'ils soulevèrent les hommes. Il n'existait
pas de troupes romaines en Gaule, sauf une cohorte à
Lyon; la négligence ou les embarras de l'empereur
Tibère laissaient aux Gaulois tout le temps et tout le
loisir de s'insurger. Ils purent « discourir dans leurs
assemblées et leurs réunions », faire fabriquer des
armes, envoyer partout des émissaires. Cependant aucune cité, aucun des 64 gouvernements réguliers de
la Gaule ne se déclara contre Rome. Les soldats gaulois
qui servaient l'Empire restèrent presque tous fidèles.
Florus et Sacrovir n'avaient avec eux « que ce qu'il y
avait de plus turbulent et ceux à qui le manque de ressources
ou la crainte de châtiments mérités par des
crimes faisait du désordre un besoin ». Il y eut peu
de peuples où ne fussent « semés les germes de la
révolte » il faut pourtant que le nombre des insurgés
ait été bien faible; car, « pour réduire le peuple de
l'Anjou, il suffit d'une seule cohorte venue de Lyon »
quelques compagnies envoyées des légions de Germanie
« châtièrent les Turons » « quelques pelotons de cavalerie
eurent raison des Séquanes ». Le chef trévire ne
put grouper autour de lui, dans son pays lui-même,
« qu'un ramassis d'hommes qui étaient ses débiteurs et
ses clients ». Une aile de cavalerie conduite par un
autre Trévire nommé Julius Indus dispersa sans peine
« cette foule confuse ». Sacrovir fut un peu plus heureux
il réussit à se saisir de la ville d'Augustodunum; il put rassembler jusqu'à 40000 Gaulois, mais dont les
quatre cinquièmes n'étaient armés que d'épieux et de
couteaux; les meilleurs d'entre eux, paraît-il, étaient
des gladiateurs bardés de fer, du genre de ceux que l'on
appelait crupellaires. Deux légions écrasèrent facilement
cette multitude qui ne combattit même pas; les gladiateurs
seuls, sous leur épaisse armure de fer, tinrent
debout quelques instants (1).
(1) Le récit de cette singulière bataille est dans Tacite, Annales,III, 45-46.
Sacrovir avait mis en première ligne ses gladiateurs au milieu, ses cohortes
bien armées sur les ailes; derrière, les bandes mal aimées. Silius attaqua
de front; les ailes gauloises, c'est-à-dire les cohortes bien armées, ne tinrent pas un moment, les gladiateurs seuls
retardèrent un instant le soldat romain,
ces crupeltaires qu'une armure de fer couvrait complètement (Annales,
III, 45) ne pouvaient ni frapper ni fuir; l'épëe du légionnaire n'avait pas de prise sur eux il fallut les abattre avec la hache ou bien, à l'aide de
leviers ou de fourches, les renverser à terre « où ils restèren comme des
masses inertes sans pouvoir se relever ».
Il nous parait impossible
de reconnaître à ces traits une véritable insurrection
nationale. Si la Gaule eût voulu redeveni rindépendante,
les choses sans doute se seraient passées autrement.
Tacite fait même remarquer que le gouvernement impérial
donna peu d'attention à ces impuissantes émeutes,
qui furent peut-être « grossies par la renommée ».
Caius Julius Vindex, qui se révolta à la fin du règne
de Néron, ne pensa pas à l'indépendance de la Gaule.
Ce Gaulois, originaire d'Aquitaine et descendant d'une
grande famille du pays, était sénateur romain et gouveneur de province. Il n'avait pas lieu de souhaiter le
renversement de l'Empire; il ne voulait que changer
d'empereur. Profitant de ce que les Gaulois avaient à se plaindre de l'administration de Néron, il les excita à la
révolte. Les historiens anciens montrent avec une parfaite
clarté la vraie nature de ce soulèvement. Vindex
réunitles conjurés et commença par « leur faire prêter
serment de tout faire dans l'intérêt du sénat et du peuple
romain ». Il les harangua; sans dire un mot de l'indépendance
gauloise, il leur énuméra les crimes de
Néron il dépeignit surtout la vie privée de ce monstre
qui « déshonorait, disait-il, le nom sacré d'empereur
»; il les adjura enfin « de venger le peuple romain,
de délivrer de Néron l'univers entier»; puis il proclama
empereur Sulpicius Galba. Les Gaulois du Centre
acceptèrent le nouveau prince; mais ceux du Nord lui
préférèrent Vitellius et s'armèrent pour le soutenir. De
liberté nationale il ne fut pas question.
Faut-il compter comme une révolte de la Gaule l'émeute
soulevée par le Boïen Maric. Faut-il la présenter
comme un effort de la démocratie ou du druidisme? Mieux vaut s'en tenir au récit de Tacite, le seul que
nous ayons sur cet événement. « Un certain Maric,
Boien de la plus basse classe du peuple, osa, en simulant
l'inspiration divine, provoquer les armes romaines.
Il prétendait être libérateur des Gaules, il prétendait
être un dieu ». » On aperçoit bien dans ces premiers
mots de l'historien que ce Maric avait le sentiment de
l'indépendance gauloise et probablement de la religion
nationale. Tacite ne prononce pourtant pas ici le nom
des druides, et la suite montre combien ce mouvement
était local et peu profond. « II rassembla 8000 partisans,
et entraîna quelques cantons voisins des Eduens;
mais cette cité à l'esprit très réfléchi arma l'élite de sa
jeunesse et, aidée de quelques cohortes Vitelliennes,
dispersa cette foule que la superstitiona avait rassemblée.
Maric fut pris; le stupide vulgaire le croyait invulnérable;
il n'en fut pas moins mis à mort. »
La grande majorité des populations restait étrangère
à tous ces mouvements de la Gaule et ne semblait pas
penser à s'affranchir. Ce n'était pourtant pas la force
matérielle qui la retenait dans l'obéissance. Rome n'avait
pas d'armée pour la contenir. Quelques légions défendaient
ses frontières contre les Germains; mais il
n'y avait pas de garnison dans l'intérieur du pays. Les
troupes de police elles-mêmes étaient composées de
Gaulois, entretenues et commandées par les autorités
municipales. Si la Gaule avait regretté son indépendance perdue, il lui eût été facile de se soulever tout
entière avant que les légions romaines eussent été à
portée de combattre l'insurrection. Elle fut fidèle parce
qu'elle voulut l'être. Un historien de ce temps-là dit
d'elle « La Gaule entière, qui n'est pourtant ni amollie
ni dégénérée, obéit volontairement à 1200 soldats
romains. »
La révolte de Civilis, au milieu des luttes entre Vitellius
et Vespasien, eut quelque gravité. Mais Civilis était
un Batave, c'est-à-dire un Germain. C'étaient aussi des
Germains qui composaient son armée Bataves,.Frisons,
Caninéfatcs,Cattes, Tongres, Bructères,Tenctères,
Chauques, Triboques. C'était toute l'avant-garde de la
Germanie qui « courait au pillage de la Gaule ». Velléda
aussi était une Germaine et elle prédisait la victoire
aux Germains. Ils franchirent le Rhin, brûlant et saccageant.
Ils s'emparèrent de Cologne, ville que les
Romains avaient récemment fondée pour arrêter leurs
incursions et qui par ce motif leur était particulièrement
odieuse.
En tout cela il ne se pouvait agir d'affranchir la Gaule; ces Germains notaient pas des libérateurs. Ils
étaient même plus dangereux pour la Gaule que pour
l'Empire. Civilis prétendit pourtant gagner les Gaulois
à sa cause. C'était, au jugement de Tacite, un ambitieux
qui voulait se faire roi des Gaulois et des Germains.
Pour attirer à lui les Gaulois, il leur parla de
liberté, fit luire à leurs yeux l'abolition des impôts et
du service militaire, leur rappela leur ancienne indépendance et
leur en promit le retour.
Les Gaulois ne se laissèrent pas prendre tout de suite
à un piège si grossier. Leurs auxiliaires coururent
d'abord se joindre à l'armée romaine, et ils servirent
l'Empire avec zèle1. Mais c'était le temps où l'Italie était
en proie à la guerre civile; la bataille de Crémone avait
été livrée déjà, mais la Gaule l'ignorait et croyait servir
encore Vitellius vivant4. Bientôt on sut que l'Empire
avait un nouveau maître, Vespasien, dont le nom
même n'était pas connu de la Gaule; c'était la troisième
fois depuis une année qu'il fallait changer de
serment. En même temps on voyait Civilis et les Germains faire des progrès; ils avaient détruit plusieurs
légions. I! y eut alors un moment où beaucoup dei
Gaulois penchèrent vers la révolte, refusèrent aux
Romains l'impôt et le service militaire' et « prirent
les armes, avec l'espoir de s'affranchir ou l'ambition de commander ». Un souffle de liberté et d'orgueil
national semble à ce moment avoir passé sur la Gaule.
A la nouvelle de l'incendie du Capitole, on crut que les
dieux abandonnaient Rome et que l'empire du monde
allait passer à des nations transalpines; telles étaient
les prédictions des druides. On ne voit pourtant pas
dans le récit de Tacite que la Gaule se soit insurgée;
mais il y avait dans les armées romaines des cohortes
gauloises; après avoir été jusque-là fidèles, ces cohortes
fit-ont tout à coup défection. Les trois chefs gaulois
Julius Classicus, Julius Sabinus et Julius Tutor étaient
des officiers au service de l'Empire. Se trouvant au
milieu de légions fort affaiblies par d6 récents revers,
ils s'entendirent avec Civilis, mirent à mort leur général
et forcèrent les restes de ces légions à s'insurger
comme eux. Ce fut une révolte militaire et non pas un
soulèvement de la populations.
Ces hommes parlaient de liberté; ils se promettaient
de rétablir la vieille indépendance et même de fonder
un empire gaulois. Le serment militaire, que les
soldats avaient l'habitude de prêter aux empereurs, ils
le firent prêter « à l'Empire des Gaules ». Cependant
l'un d'eux, Classicus, revêtit les insignes « de général romain »,et un autre, Sabrons, « se fit saluer César ». Ces deux faits, attestés par Tacite, diminuent beaucoup
la valeur du serment prêté à l'Empire des Gaules.
L'historien ne dit pas non plus que la majorité de la
population se soit soulevée à l'appel des trois chefs. Il
fait bien voir que pendant plusieurs semaines il n'y eut
aucun soldat romain en Gaule, que par conséquent la
Gaule pouvait s'affranchir, si elle voulait, et qu'elle
était maîtresse de ses destinées; mais il ne dit nulle
part qu'elle se soit insurgée. Il la montre hésitante; on
devine bien que tout un parti pencha vers la révolte et
que quelques hommes individuellement prirent les
armes; mais, des quatre-vingts cités, il n'en nomme
que deux, celle des Lingons et celle des Trévires, qui
se soient décidées pour l'insurrection.
Cette insurrection fut réprimée d'abord, non par des
troupes romaines, mais par les Gaulois eux-mêmes.
Les Séquanes, restés fidèles à Rome, s'armèrent pour elle et mirent en déroute Sabinus et les Lingons.
Quant à Civilis et à ses Bataves, ils refusèrent de
prêter serment « à la Gaule ». Ils aimaient mieux, dit
Tacite, se fier aux Germains. Ils annonçaient même
qu'ils allaient entrer en lutte avec les Gaulois; ils
disaient tout haut que la Gaule n'était bonne qu'à
leur servir de proies.
La fidélité des Séquanes et leur victoire, peut-être
aussi la crainte des Germains, ramenèrent la Gaule du côté de Rome. Les Rèmes, qui n'avaient pas fait défection,
convoquèrent une assemblée des députés de toutes
les cités ganloises, « pour délibérer en commun sur
ce qu'il fallait préférer, de l'indépendance ou de la
paix ».
Alors se produisit un des événements les plus caractéristiques de
toute cette histoire, les députés des divers
peuples gaulois se réunirent en une sorte d'assemblée
nationale dans la ville qu'on appelle aujourd'hui
Reims. Là on délibéra avec une entière liberté sur le
choix entre la domination romaine et l'indépendance.
Jamais question plus haute n'a été posée devant une
nation et n'a été débattue avec plus de calme. Des
orateurs parlèrent en faveur de la liberté, d'autres pour
le maintien de la domination étrangère. Nous ne voyons
d'ailleurs à aucun indice que ceux-ci aient été accusés
d'être des traîtres, même par leurs adversaires, et il ne
semble pas qu'ils aient été moins attachés que les
autres à leur patrie. On discuta. Le grand nom de la
liberté et le souvenir de la vieille gloire furent évoqués;
les coeursen furent émus. Mais quelques esprits plus
froids firent voir les dangers de l'entreprise six légions
romaines étaient en marche. On se demanda sur tout ce
que la Gaule, à supposer qu'elle réussit à s'affranchir,
ferait de son indépendance, quel gouvernement elle se
donnerait, où serait sa capitale, son centre, son unité.
On montra les rivalités qui allaient renaître, les prétentions
et les haines, la concurrence des divers peuples et l'animosité des partis. On fit entrevoir à quelles
incertitudes, à quelles fluctuations serait livrée la société
gauloise. On pensa surtout aux Germains, qui depuis
deux siècles avaient les bras tendus vers la Gaule, qui
étaient poussés contre elle par tous les genres de convoitise
» et qui n'attendaient que l'insurrection des
Gaulois contre Rome pour inonder leur pays et le mettre
à rançon. On calcula tous les avantages de la paix et de
la suprématie romaine. On compara le présent à ce que
serait l'avenir, et l'on préféra le présent. La conclusion
de ces grands débats fut que l'assemblée déclara solennellement,
au nom de la Gaule entière, qu'elle restait
attachée à Rome. Elle enjoignit aux Trévires, qui restaient
seuls soulevés, de déposer les armes et de rentrer
dans l'obéisoance.Puis beaucoup de Gaulois s'armèrent
spontanément pour la défense de l'Empire. Civilis,
vaincu une première fois, se refit une nouvelle armée
en Germanie4. Il fut vaincu encore et les Germains
furent refoulés au delà du Rhin, qui était leur limite.
La Gaule fut sauvée de l'invasion et resta romaine.
Tacite met dans la bouche d'un général romain des
paroles qui expriment avec justesse la pensée qui préoccupait
le plus les hommes de ce temps-là « Quand
nos armées, disait-il en s'adressant à des Gaulois, entrèrent dans votre pays, ce fut à la prière de vos ancêtres
leurs discordes les fatiguaient et les épuisaient,
et les Germains posaient déjà sur leur tête le joug de la
servitude. Depuis ce temps, nous faisons la garde aux
barrières du Rhin pour empêcher un nouvel Arioviste
de venir régner sur la Gaule. Nous ne vous imposons
d'ailleurs d'autres tributs que ceux qui nous servent à
vous assurer la paix. Vos impôts payent les armées qui
vous défendent. Si l'Empire romain disparaissait, que
verrait-on sur la terre, si ce n'est la guerre universelle?
Et quel peuple serait en péril plus que vous, vous qui
êtes le plus à portée de l'ennemi,vous qui possédez l'or
et la richesse qui appellent l'envahisseur? »
(1) Il semble étonnant au premier abord que la Gaule ait
eu besoin de l'Empire pour se défendre contre la Germanie.
Ce n'est pas que le courage et l'esprit militaire
fissent défaut aux Gaulois.
(1) Appien dit (Guerres civiles, II, 9) que César avait 10000 cavaliers gaulois dans son année.
Il s'en faut beaucoup que les écrivains de ce temps-là les représentent comme une race amollie. « Ils sont tous d'excellents soldats, dit Strabon, et c'est d'eux que les Romains tirent leur meilleure cavalerie. » César ne dédaignait pas non plus leurs fantassins; il en enrôla beaucoup dans son armée. Ils ne cessèrent jamais, durant les cinq siècles de l'Empire, de fournir de nombreux soldats et des officiers aux légions romaines, qui à cette époque ne se recrutaient plus en Italie. Les bras qu'ils mettaient au service de l'Empire leur auraient suffi pour se défendre eux-mêmes. Mais, sans l'Empire, la désunion se fût mise aussitôt parmi eux. Dans les grandes guerres et en présence des invasions, le courage personnel ne sert presque de rien. C'est la force des institutions publiques et la discipline sociale qui défendent les nations. Là où le lien politique est trop faible, l'invasion a pour premier effet de désorganiser le corps de l'État, de troubler les esprits, d'égarer les caractères, et dans le désordre qu'elle répand elle est infailliblement victorieuse. C'est ce qui était arrivé à la Gaule au temps des Cimbres et au temps d'Arioviste. Cela se serait reproduit encore si la domination romaine n'avait fait d'elle un corps constitué et solide. Cette domination fut pour les Gaulois le lien, le ciment, la force de résistance.
Que les Gaulois devinrent citoyens romains.
Chez les anciens, la conquête n'avait pas pour effet
d'annexer les vaincus au peuple vainqueur. La Gaule
devint ce que la langue latine appelait alors une provincia,
c'est-à-dire un pays subordonné. Elle ne fut dans l'État pas romain, in civitaiï romana, elle ne fut pas dans
l'Empire, in imperio romano.
Parmi les Gaulois, les uns furent déclarés alliés de
Rome, foederati, les autres libres, liberi, les autres
soumis, dedititiï. Tous se ressemblèrent en ce point
qu'ils étaient placés en dehors de l'État romain. Ils
étaient à l'égard de Rome des étrangers, peregrini. (1)
(1) Peregrinus s'oppose à civis peregrinitas à civitas. La pérégrinité impliquait une différence, non de domicile, mais de droit. On pouvait habiter Rome, même de père en fils, et y être un péregrin; en retour on pouvait habiter Lyon ou Trèves, et y être un civis romanus.Ce qui marque bien le sens de la pérégrinité, c'est que le citoyen romain qui était condamné à l'etil devenait aussitôt un pérégrin.
Cela signifiait qu'ils ne faisaient pas partie du peuple
romain; ils n'avaient ni les droits politiques ni les droits
civils de cette cité. Ils n'avaient pas la protection des
lois romaines. Ils ne pouvaient ni hériter d'un Romain
ni léguer à un Romain. Ils n'avaient pas le commercium,
c'est-à-dire le droit d'acquérir en pleine propriété
sur terre romaine. Ils n'avaient pas le droit de mariage
avec des Romains,c'est-à-dire qu'une union d'un Romain
avec une Gauloise n'eût pas produit d'effets légaux; le
fils qui en serait né aurait, comme pour toute union
illégale, suivi la condition de la mère; il eût été par
conséquent un Gaulois, un pérégrin. Le pérégrin n'avait
pas le droit de prendre un nom romain. Ces règles
n'ont pas été créées par Rome; elles découlaient de
principes qui avaient appartenu à tous les États anciens.
Il était dans les idées des hommes d'alors qu'une barrière
légale et morale séparât toujours deux peuples ou
deux cités.
Ne parlons pas ici d'une politique d'assimilation.
Tandis que l'on voit, dans les sociétés modernes, les
conquérants employer toute leur habileté à s'assimiler
les vaincus, et les vaincus de leur côté repousser aussi
longtemps qu'ils peuvent l'union avec les vainqueurs, c'était le contraire dans l'antiquité. Ceux qui supposent
que Rome eut la pensée et la conception nette de faire
entrer dans son sein les peuples soumis, lui attribuent
une idée assez moderne et qu'elle n'eut pas. Quelques
esprits élevés purent la concevoir; mais il y a tout au
moins une très grande exagération à dire que Rome ait
eu une politique constante en ce sens. Ce furent bien
plutôt les peuples soumis qui travaillentà entrer dans
la cité romaine. Rome ne fit que se prêter au désir des
peuples. Elle ne s'y prêta même que par degrés et lentement.
L'effort, en tout cela, vint des peuples, et non
pas de Rome. Ce ne fut pas Rome qui eut pour politique
de fondre les Gaulois avec elle; ce furent les Gaulois qui
aspirèrent et qui tendirent de toutes leurs forces à s'unir
à ceux qui les avaient conquis.
Il faut même remarquer que ce ne furent pas seulement
les Gaulois « déditices » qui sentirent l'intérêt de
devenir citoyens romains. Ceux qui étaient « fédérés »,
ceux qui étaient « libres », ceux qui par conséquent
continuaient à avoir l'usage de leurs lois nationales,
furent les plus empressés. Rome leur permettait de
rester Gaulois, ils voulurent être Romains.
L'État romain, à cette époque de l'histoire, n'était
plus une république libre. Le titre de citoyen ne conférait
donc plus, comme autrefois, le droit d'élire les
magistrats et de voter les lois. Les documents montrent
pourtant qu'il avait autant de prix aux yeux des
hommes et qu'il était autant recherché qu'à l'époque
précédente (1).
(1) Dion Cassius, LX, 17 " Comme les citoyens étaient en tontes choses plus estimés que les pérëgrins, beaucoup demandaient le droit de cité. "
C'est qu'il assurait la protection des lois
romaines. Avec lui, la propriété était garantie; on pouvait tester et hériter, contracter et vendre, suivant les
formes solennelles et sûres; on avait tous les droits
attachés à l'autorité maritale et à la puissance paternelle.
Ce titre, outre qu'il flattait la vanité, rehaussait
la valeur légale de l'homme. Il fut donc un objet d'ambition.
Pendant sept ou huit générations d'hommes, le
but de tous les désirs d'un Gaulois ne fut pas de s'affranchir
de Rome, mais d'acquérir le droit de cité
romaine.
Quand nous disons « droit de cité romaine », il faut
tâcher de bien comprendre cela suivant les idées des
anciens. Notons d'abord le mot dont ils se servaient. Ils
ne disaient pas jus civitatis comme nous disons droit de
cité. Ils disaient civitas.Les expressions usuelles étaient
dare civitatem, donare civitate, adimere ou amittere civitatem. Dans ces expressions il est visible que civitas signifie la qualité ou l'état de civis, de même que
peregrinitas signifie l'état de peregrinus. Nous pourions traduire par « citoyenneté ». Or cette observation n'est pas sans importance; nous y apercevons l'idée que
les hommes attachaient au mot et à la chose même. Ils
y voyaient bien plus qu'un droit s'ajoutant à la personne.
Ils y voyaient une situation entière de la personne
elle-même, un état nouveau de l'être humain. Passer
de la « pérégrinité » à la « citoyenneté romaine », ce n'était pas seulement acquérir un droit de .plus, c'était
se transformer intégralement. C'était cesser d'être Gaulois
et devenir Romain. Ce qu'on appelait « le don de la
cité romaine » était ce que nous appellerions aujourd'hui
la naturalisation romaine. Étudions d'abord comment le changement se fit. Une
première remarque est qu'il ne fut pas l'effet d'un effort
général et collectif. Ne nous figurons pas la Gaule
entière réclamant la citoyenneté romaine au nom d'un
principe égalitaire; surtout ne nous la figurons pas s'insurgeant
pour l'obtenir. Rien de pareil ne se vit ni en
Gaule ni en aucune autre province. L'ambition et les
efforts furent individuels. Ce ne fut aussi qu'à des
services ou à des mérites personnels que Rome accorda
la faveur si désirée.
La concession ne fut d'ailleurs ni très rare ni très
difficile. Rome, à cette époque même, échangeait le
gouvernement de tous contre le gouvernement d'un
seul. Le droit de cité ne fut donc plus décerné par un
« peuple » qui eût été intéressé à ne pas augmenter le
nombre de ses membres; il le fut par un empereur qui
trouva intérêt à se faire d'autres sujets que la plèbe
romaine.
César fit citoyens romains beaucoup de Gaulois qui
l'avaient servi. Après la guerre civile, « il donna la
cité » d'un seul coup aux 4000 ou 5000 Gaulois qui
composaient sa légion de l'Alouette.
La politique d'Auguste fut de donner la cité romaine
à « ce qu'il y avait de plus noble, de meilleur, et de plus riche dans les provinces ». De cette façon la « cité
romaine » resta une faveur toujours précieuse et toujours
enviable. Un assez bon nombre de Gaulois l'obtinrent.
Les noms de plusieurs d'entre eux nous sont
connus. Mais il avait fallu « une grande noblesse »,
des services rendus, pour l'obtenir.
Un peu plus tard, la richesse suffit. Le titre du
citoyen romain pouvait s'acheter, comme à d'autres
époques on acheta des titres de noblesse. Dion Cassius
affirme que beaucoup l'eurent à prix d'argent de l'empereur
Claudeou de ses affranchis. »
D'autres y parvinrent par une voie légale. Il y avait,
au moins, quatorze cités gauloises qui possédaient ce
que le droit public romain appelait la « latinité ». Dans
ces cités, il suffisait d'avoir rempli une magistrature
municipale pour être de plein droit, en sortant de
charge, citoyen romain. Enfin les hommes purent acquérir « la cité » en
servant Rome comme soldats pendant vingt ans. Le
Gaulois entrait comme pérégrin dans une cohorte
d'infanterie ou dans une ala de cavalerie, et après son
temps de service il en sortait citoyen romain, et ses
enfants l'étaient après lui.
Ainsi la population gauloise se transforma peu à
peu. La transformation commença par les plus grandes
familles, par les hommes les plus considérés dans leurs
propres cités, par les plus riches ou les plus braves.
Dès le règne de Claude, Tacite constate que dans tonte
la Gaule les notables des villes possédaient la cité
romaine. Beaucoup d'autres l'obtinrent ou l'achetèrent
de Galba, qui avait eu besoin de l'appui de la Gaule.
Qu'on essaye ensuite de calculer combien de Gaulois
entrèrent dans les troupes romaines, et combien d'entre
eux revinrent en Gaule comme citoyens; qu'on ajoute
à cela que chaque nouveau citoyen faisait lui-même
souche de Romains, non seulement par le mariage, mais
aussi par l'affranchissement: car les esclaves qu'il faisait
libres par les procédés légaux, il les faisait en même
temps citoyens romains; et par ces calculs on jugera
qu'au bout de deux siècles et demi la majorité de la population libre en Gaule avait cessé d'être gauloise
pour devenir romaine.
Alors vint le décret de Caracalla qui déclara que tous
les hommes libres dans l'Empire étaient citoyens romains.
Les qualifications de perégrins, de sujets, d'alliés, disparurent.
Il n'y eut plus dans l'Empire que des Romains.
Dans les premiers temps, le titre de citoyen romain
n'avait pas impliqué le droit de parvenir aux magistratures
romaines et d'entrer dans le Sénat. En l'année 48
de notre ère, les principaux habitants de la Gaule sollicitèrent
ce droit. L'empereur Claude prit leur cause en
mains (1), et se chargea de la plaider lui-même dans le
sénat.
(1) Claude était né à Lyon plusieurs historiens modernes insistent sur ce fait, et peu s'en faut qu'ils ne présentent Claude commeun Gaulois. Claude, né a Lyon, n'en était pas moins né Romain, le status ne dépendant nullement du lien de naissance d'ailleurs Lyon n'était pas une ville gauloise, mais une colonia civium romanorum.
Il montra leur parfaite fidélité, leur inébranlable attachement à Rome; il ajouta que, par leurs habitudes
d'esprit, leurs moeurs, leurs arts, ils étaient devenus
Romains; il fit entendre que par leur richesse comme
par leurs talents ils feraient honneur au Sénat. Un
sénatus-consulte suivit,conforme au discours du prince.
Les Gaulois, à commencer par les Éduens, purent être
magistrats et sénateurs dans Rome.
Les Gaulois passèrent ainsi, sans beaucoup de peine,
de la condition de sujets de Rome à celle de membres
de l'Empire. A mesure qu'ils entraient dans le vaste
corps de la cité romaine, ils prenaient tous les droits,
toute la fierté, toutes les ambitions du citoyen. Ils figuraient,
suivant leur richesse ou la faveur du prince, au
rang des chevaliers ou parmi les sénateurs. Les plus
hautes classes de la société romaine leur étaient ouvertes,
tous les honneurs et tous les pouvoirs leur étaient
accessibles. Ils devenaient volontiers agents du prince,
procurateurs, fonctionnaires de l'administration. Ils
occupaient les hauts grades dans les armées. Ils gouvernaïent les provinces. Un Romain pouvait sans exagération dire à un Gaulois « Vous partagez l'Empire
avec nous c'est souvent vous qui commandez nos
légions, vous qui administrez nos provinces; entre
vous et nous il n'y a aucune distance, aucune barriere. »
A partir de ce moment, les habitants de la Gaule
cessèrent de s'appeler Gaulois et s'appelèrent Romains.
Le nom de Gaule resta dans la langue comme expression
géographique;celui de Gaulois fut encore employé
quand il s'agit de distinguer cette population de celle
des autres parties de l'Empire, de la même façon que
nous employons les noms de Normands, Bourguignons,
ou Provençaux mais le vrai nom national fut pour tous
celui de Romains.
Une chose surprend d'abord dans les documents du
v° siècle. Salvien appelle du nom de Romains ses compatriotes gaulois. Une chronique désigne les habitants
du bassin de la Seine par le terme de Romains. On
voit au temps de Clovis un homme qui est né en Gaule,
Syagrius, et qui ne commande qu'à des Gaulois, s'intituler chef des Romains C'est que ce nom appartenait
officiellementet depuis longtemps à toute la population
de la Gaule comme à celle de toutes les provinces de
l'Empire. Elle a continué à le porter, même après que
l'Empire avait disparu. Le titre de citoyen romain se
retrouve encore, comme un titre d'honneur, dans des
actes authentiques du vu" siècle, et la langue du pays
s'appela longtemps la langue romane ou le roman.
Durant cinq siècles, le patriotisme des Gaulois fut
l'amour de Rome. Déjà au temps de Tacite on avait
remarqué qu'ils aimaient Rome autant que pouvaient
l'aimer les Romains de naissance. Ce sentiment ne fit
que se fortifier dans leurs âmes. Ils étaient attachés à
l'Empire romain comme on est attaché à sa patrie.
L'intérêt de la Gaule et l'intérêt de Rome se confondaient
dans leur pensée. Un de leurs poètes s'écriait en s'adressant à Rome « Tu es la patrie unique de tous
les peuples. »
On a dit que la Gaule avait essayé à plusieurs reprises
de se séparer de Rome. Il n'y a ni un seul fait avéré ni
un seul texte authentique qui montre que la population
gauloise ait eu cette pensée. Quelques usurpations de
chefs militaires, quelques récriminations au sujet des
impôts, quelques attaques du clergé chrétien contre une
autorité encore païenne, ne prouvent nullement que la
Gaule ait jamais eu la haine de Rome. Il est incontestable
que le lien entre Rome et la Gaule ne fut pas
brisé par la volonté des Gaulois; il le fut par les Germains.
Encore verra-t-on dans la suite de ces études
que la population gauloise garda tout ce qu'elle put de
ce qui était romain, et qu'elle s'obstina à rester aussi
romaine qu'il était possible de l'être.
De la transformation de la Gaule sous les Romains.
1° Si une population latine est entrée en Gaule.
Quand la Gaule fit partie de l'Empire romain, on
la vit renoncer à sa religion, à ses coutumes, à sa langue,
à son droit, à ses noms même, pour adopter la langue, les noms, la religion, le droit et les habitudes
des Romains.
Pourtant la population et la race ne furent pas modifiées.
Il n'y eut ni émigration des Gaulois ni introduction
de beaucoup d'Italiens. On voudrait calculer ce
qu'il entra de sang latin dans le pays. D'une part, il
est avéré que neuf colonies romainesy furent fondées
Narbonne, Arles, Béziers, Orange, Fréjus, Vienne,
Lyon, Valence, Nyon, et sur le Rhin Cologne. Ce ne
serait donc qu'un petit nombre de villes. Mais il faut
encore faire attention que ces villes n'ont pas été fondées
et peuplées par les nouveaux colons. Elles existaient
auparavant. Elles étaient déjà des centres importants
sous les Gaulois. Les nouveaux venus ne chassèrent pas non plus les habitants; ils s'établirent au milieu
d'eux. Nous n'avons aucun renseignementsur le chiffre
des colons, mais il est probablequ'ils étaient peu nombreux.
En sorte que, même dans les colonies, les colons ne formaient qu'un appoint à la population ils
n'étaient pas la population même. Il faut encore ajouter
que ces colons « citoyens romains » n'étaient pas des
Romains de race. Presque tous étaient d'anciens soldats
de César, et nous avons déjà vu que César les avait
recrutés dans la Gaule cisalpine et la Gaule narbonnaise (1).
(1) Les noms officiels que portaient ces colonies montrent que Narbonne était composée de decumani, Béziers de septimani, Fréjus d'octavani, c'est-à-dire de vétérans de la 10°, de la 7° de la 8° légion. De même Orange fut colonisée par des hommes de la 2° légion, Arles par des hommes de la 6°. M. Mommsena pensé que ces adjectifs decumanorum, septimanorum,étaient des titres purement honorifiques en l'honneur de telle ou telle légion. Il objecte que ces légions ne purent pas être envoyées en colonies l'an 46, puisqu'on les voit figurer dans les combats de l'année suivante. Aussi ne disons-nous pas que toute la dixième légion fut envoyée à Narbonne, tonte la septième à Béziers.Nous ne pensons pas qu'il y ait plus de quelques centaines de vétérans de chaque légion.
Ainsi les colonies, ou ce qu'on appelait de ce titre, n'introduisirent que fort peu de sang latin en Gaule. Quant aux fonctionnairesde l'Empire qui y vinrent successivement durant cinq siècles, ils ne faisaient qu'y passer et ne s'y établissaient pas. La Gaule ne vit pas non plus de garnisons romaines s'installer à demeure au milieu d'elle. Les huit légions étaient cantonnées uniquement dans la région du Rhin, et il ne faut pas croire d'ailleurs que ces légions fussent composées d'Italiens. De ces vérités découle une conclusion légitime ce n'est pas l'infusion du sang latin qui a transformé la Gaule. Est-ce la volonté de Rome? Les Romains ont-ils eu la pensée fixe et précise de transformer la Gaule? Il n'y a ni un texte ni un fait qui soit vraiment l'indice d'une telle pensée. Les historiens modernes qui attribuent à Rome cette politique, transportent nos idées d'aujourd'hui dans les temps anciens et ne voient pas que les hommes avaient alors d'autres idées. Que l'antique exclusivisme des cités eût disparu, cela est certain que Rome n'ait pas tenu à maintenir les vieilles barrières entre les peuples, cela est son honneur; mais il ne faut pas aller plus loin et lui imputer la volonté formelle de s'assimiler la Gaule. Il aurait été contraire à toutes les habitudes d'esprit des anciens qu'un vainqueur exigeât des vaincus de se transformer à son image. Ni le sénat ni les empereurs n'eurent pour programme politique et ne donnèrent pour mission à leurs fonctionnaires de romaniser les provinciaux. Si la Gaule s'est transformée, ce n'est pas par la volonté de Rome, c'est par la volonté des Gaulois eux-mêmes
2° Que les Gaulois ont renoncé à leurs noms gaulois.
Une chose étonne au premier abord à partir du
temps où la Gaule est conquise, presque tous les noms
de Gaulois qui nous sont connus sont des noms latins.
Dans Tacite nous trouvons un Aquitain qui s'appelle
Julius Vindex, un Éduen Julius Sacrovir, les Trévires
Julius Florns, Julius Classicus, Julius Indus, Julius
Tutor, JuliusValentinus, le Lingon Julius Sabinus, le
Rème Julius Auspex, le Santon Julius Africanus, les Bataves
Julius Civilis, Julius Maximus, Claudius Victor,
Julius Paulus.
Dans les inscriptions, c'est par centaines que nous
trouvons des noms tout romains. Dans la Viennoise,
nous voyons Sextus Valérius Mansuétus, Lucius Valérius
Priscus, Marcus Junius Certo, Sextus Valérius Firminus.
Dans le pays de Grenoble, les noms sont Marcus
Titius Gratus, Sextus Vinicius Julianus, Quintus Scribonius
Lucullus des femmes s'appellent Julia Gratilla,
Vinicia Véra, Pompéia Sévéra. Une femme qui se dit
Allobroge porte le nom de Pompéia Lucilla. Dans la
Narbonnaise, nous trouvons un Marcus Livius, un Cornélius Mélellus,
un Appius Claudius, un Caius Manlius,
un Caius Cornélius Celsus, et beaucoup d'autres noms
semblables, sans qu'il y ait à penser que tant de noms
appartiennent au très petit nombre de colons italiens qui ont pu venir dans le pays. Dans le pays des Bîturiges
Vivisques (le Bordelais d'aujourd'hui) la plupart
des noms sont latins c'est Publius Géminus, Titus
Julius Sécundus, Caius Julius Florus, Caius Octavius
Vitalis, Julius Avitus, Lucius Julius Solemnis, Julius
Lupus, Caius Julius Sévérus; un Aulus Livius Vindicianus
a pour fils Livius Lucaunus et pour petite-fille
Nammia Sulla. Nous connaissons par leurs inscriptions
funéraires deux Séquanes qui s'appellent Lucius Julius
Mutacus et Quintus Ignius Sextus, un autre Séquane
qui s'appelle Quintus Julius Sévérinus. Un habitant du
Périgord, Caius Pompéius Sanctus, a pour fils Marcus
Pompéius Libo et pour petit-fils Caius Pompéius Sanctus.
Un habitant du Limousin, Quintus Licinius Tauricus,
a pour fils Quintus Licinius Venator. Un
habitant du Poitou s'appelle Lucius Lentulus Censorinus,
et un Arverne Caius Servilius Martianus. Un Bellovaque
s'appelle Mercator, un Véromanduen Latinus, un
Suession Lucius Cassius Melior. Des habitants du pays
d'Amiens s'appellent Lucius Ammius Silvinus et Sabinéius
Censor. Dans l'Helvétie nous trouvons les noms
de Marcus Calpurnius Quadratus, Antonius Sévérus, Quintus Silvius Perennis, Latinius, Publius Cornélius
Amphio, Marcus Silanus Sabinus, et beaucoup d'autres
semblables. Tout au nord de la Gaule, un Ménapien
s'appelle Pompéius Junius, un Trévire s'appelle Léo et
sa femme Domitia; d'autres Trévires se nomment Domitius, Marcus Aurélius Maternus, Sextus Sécundinus, et leurs femmes Alexandria Prudentia, Primuia
Saturna. Dans les territoires de Cologne,de Juliers, de
Coblentz, les noms sont Lucius Vicarinius Lupus, Caius
Sécundinus Adventus, Appius Sévérus, Vérécundina
Quiéta, Pétronia Justina, Caius Vespêrianus Vitalis,
Lucius Cassius Vérécundus, Titus Julius Priscus, Censorina Faustina.Nous n'en citons qu'une faible partie.
A côté de ces noms latins si nombreux nous apercevons
un petit nombre de noms gaulois. Tacite en mentionne
un, celui de Maric; les inscriptions citent
Ëpostcrovid, Otuaneunus, Coinagos, Smertulitanos, Cimartioeix Divixta, Durnacus, Comartiorix, Solimarus,
Ivurix, Adbuciétus, Atioxlus, Beccus, Dubnacus, Gérémaros,
Épadatextorix,et quelques autre. Non seulement les noms latins sont beaucoup plus
nombreux, mais on doit remarquer que les noms gaulois
appartiennent aux cent cinquante premières années.Plus
on avance, plus les noms sont latins.S'il subsiste quelques
noms à radical gaulois, ils ont pris une forme latine. Il
ne faudrait pas supposer que les hommes qui portent
des noms latins et ceux qui portent des noms gaulois
représentent deux sentiments opposés et pour ainsi
dire deux partis dans la population. Nous voyons les
noms des deux langues alterner dans une même famille.
Deux frères s'appellent, l'un Publius Divixtus, l'autre
Publius Sécundus. Un père s'appelle Atépomar et son
fils Caius Cornélius Magnus. Ailleurs, c'est le père qui
porte le nom romain de Gémellus et c'est le fils qui a
le nom gaulois de Divixtos. Très souvent la même
personne porte un nom gaulois et un nom romain,
ignorant peut-être que l'un est gaulois et l'autre romain;
c'est ainsi que nous trouvons un Julius Divixtus, un
Vestinus Onntédo, une Julia Nerta, une Julia Bitudaca,
une Publicia Carasoua, un Lucius Solimarius Sécundinus,
un Caius Meddignatius Sévérus. Ce qui est surtout
digne d'attention, c'est qu'au lieu de ne porter qu'un
nom comme les anciens Gaulois, les hommes en viennent
tous à prendre trois noms, comme les Romains.
Peu importe que parmi ces trois noms il y ait parfois
un nom à radical gaulois; la dénomination de l'homme
n'en est pas moins essentiellement romaine. Il est donc avéré que, sauf de rares exceptions, la
race gauloise a renoncé à ses noms pour adopter ceux
de ses vainqueurs. Ceux qui ont attribué cela à la servilité
ou à la légèreté des Gaulois auraient bien dû faire
attention que le même fait s'est produit en Espagne, en
Afrique, en Asie, quelquefois en Grèce, en Mésie, en
Pannonie, et qu'on en trouve des exemples même chez
les Germains et les habitants de la Grande-Bretagne.
Il faut donc chercher à ce fait une cause plus sérieuse.
La principale raison est que les Gaulois sont devenus
citoyens romains. S'ils ne l'eussent été, une loi leur
interdisaitde prendre des noms de famille romains. Le
devenant, ils étaient autorisés à les prendre, et c'était
même pour eux une sorte d'obligation. L'usage était
que chaque nouveau citoyen prît le nom de famille, nomen gentilitium, et même le prénom de celui qui
lui avait conféré la qualité de citoyen.
De même que l'esclave qui entrait dans la société libre prenait le nom de celui qui l'avait fait libre, de
même celui qui entrait dans la société romaine prenait
le nom de celui qui l'avait fait Romain (1). Il y avait là
une sorte de génération à une existence nouvelle, et
l'esprit des hommes y voyait une véritable paternité.
Nous trouvons un exemple frappant de cet usage
avant même le temps de César. Un Gaulois de la Narbonnaise
nommé Cabur avait reçu la cité romaine par
don du proconsul Caius Valérius Flaccus (2). Il s'appela
dès lors Caius Valéùus Caburius, ne gardant plus son
ancien nom gaulois que comme cognomen. Son fils
abandonna même ce eognomen gaulois, qui n'était pas
héréditaire, et il s'appela Caius Valérius Procillus.
(1) Cette règle, qui n'était sans doute pas inscrite dans les lois, et qui était moins dans les lois que dans les moeurs, nous est signalée par Dion Cassius, qui y fait allusion.L'auteur dit (LX, 17) que plusieurs provinciaux, ayant obtenu le droit de cité de l'empereur Claude et n'ayant pas pris son nom, furent mis en accusation pour ce fait. Il loue comme un trait de bonté du prince de ne les avoir pas condamnés.
(2) C. Valérius Flaccus fut proconsul de Narhonnaise en 83 avant notre ère cela résulte d'une phrase de Cicéron,Pro Quinctio, 7.
Voici un autre exemple d'une époque un peu postérieure.
Une inscription nous donne les quatre générations
successives d'une même famille, qui était du pays
de Saintes. Le premier, qui appartient peut-être au
temps de l'indépendance, ou en est peu éloigné, porte
un nom gaulois: il s'appelle Épostérovid. Son fils doit apparemment à César ou a Auguste le droit de cité;
aussi a-t-il pris le nom de Caius Julius et il a gardé un
cognomen qui parait gaulois, celui de Gédémon. Le
petit-fils s'appelle Caius Julius Otuaneunus. Ainsi
le nom de Julius est définitivementle nom patronymique,
le gentilitium; le nom gaulois n'est plus qu'un
surnom. Enfin, l'amèie-petit-fil sabandonne ce surnom
même, et nous le voyons s'appeler Caius Julius Rufus.
Comme un très grand nombre de Gaulois reçurent
le droit de cité de César (C. Julius Caesar) ou d'Auguste
(C. Jnlitts Caesar Oetavianus), de Tibère (Tiberus
Claudius Aero), de Claude (Tib. Claudius Nero), ou de
Galba (Serv. Snlpicius Galba), il arriva naturellement
qu'un nombre incalculable de Gaulois prirent les noms
de famille de ces princes et s'appelèrent Julius, Claudius
ou Sulpicius.
Adopter un nom romain n'était pas un signe de servilité
c'était la conséquence naturelle et presque obligatoire
de l'entrée dans la cité romaine. En passant des
rangs du peuple gaulois dans les rangs du peuple
romain, l'homme prenait un nom romain.
Il était inscrit aussi dans l'une des trente-cinq tribus
romaines. Lorsqu'il mourait, on gravait sur sa tombe
une inscription comme celles-ci CaiusCraxsius Voltinia
Ililarus, Caius Pompéius Quirina Saoctus. Ces hommes avaient été fiers de porter trois noms comme les
Romains, et fiers aussi d'être inscrits dans la tribu
Voltinia ou dans la tribu Quirina.
Une autre source de tant de noms romains en Gaule
fut l'affranchissement. Lorsqu'un esclave recevait la
liberté, il prenait dès ce jour le nom de famille et le
prénom du maître qui l'affranchissait (1) et il gardait
son propre nom d'esclave comme cognomen. Ainsi un
esclave qui s'était appelé Mysticus et qui est affranchi
par son maître Titus Cassius, s'appelle désormaisTitus
Cassius Mysticus. Cette règle romaine fut parfaitement
suivie en Gaule.
(1) Nous donnons ici la règle générale; il y a quelques exceptions,mais
elles sont rares. Quelquefois le manumissor est autre que le maître. Parfois
encore le tnailre, par déférence pour un ami, donne à l'affranchi le
nom de cet ami.
C'est pour cela que nous trouvons des
hommes qui s'appellent Publius Cassius Hermutio,
Publius Cornélius Amphio, Sextus Attius Carpophorus,
Titus Spurius Vitalis, Caius Albucius Philogene, Sextus
Julius Philargurus. Les fils d'affranchis rejetaient le
cognomen qui venait de la servitude, et gardaient le
nom patronymique. Beaucoup de ces Gaulois que nous
voyons s'appeler Cornélius, Pompéius, Julius, Cassius,
descendaient d'anciens esclaves affranchis. Comme les
empereurs possédaient dans toutes les provinces, sur
leurs domaines, un nombreux personnel d'esclaves, ils
firent aussi de nombreux affranchis. Les affranchis de
Néron s'appelèrent Claudius, ceux de Vespasien Flavius,
ceux d'Hadrien Aelius, ceux de Marc-Aurèle Aurélius.
Ces noms furent fréquents en Gaule. Ainsi les plus grands noms de Rome se trouvèrent portés par des
milliers de Gaulois. Ce n'était pas une usurpation les
hommes obéissaient à une règle. Encore faut-il noter
que ces esclaves, que nous voyons affranchis en Gaule,
ne sont pas tous des Gaulois; ils peuvent aussi bien
être nés en Espagne, en Grèce, en Afrique; mais tous
sans distinction reçoivent le nom du maître, et comme
les maîtres portent des noms romains, les noms romains
se répandent à foison.
Dans ces temps-là, les noms ne représentent pas la
filiation naturelle. Ils représententla filiation sociale. Celui qui a fait d'un pérégrin un citoyen, ou d'un
esclave un homme libre, celui-là est un père et donne
son nom. Les noms ne sont nullement un indice de race;
nous ne devons pas perdre de vue que l'idée de race
n'occupe aucune place dans les esprits de ce temps,
et nous pouvons presque affirmer quelle en est absente.
Nous voyous encore,dans l'histoire de la Gaule à cette
époque, que les villes prirent des noms romains. Ce fait
a été rapproché du précédent et a paru lui ressembler.
Un peu d'attention montre qu'il en diffère essentiellement. D'abord, le nombre des villes qui prirent des
noms latins fut relativement peu considérable.J'en vois
[surtout] dans la Gaule du Centre et du Nord. Il
faut remarquer d'ailleurs que ces noms ne furent, le ptus souvent,que de simples êpitnetes ajoutées au nom
ancien du peuple gaulois. Ainsi la capitale des Suessions
s'appela Augusta Suessonium, celle des Trévires Augusta Trevirorum, celle des Bellovaques Caesaromagus Bellovacorum. Ces noms étaient considérés
comme des titres d'honneur, et les Gaulois croyaient
certainement recevoir une grande faveur en obtenant le
droit de les porter.
Mais, à côté de quelques épithètes ou de quelques
noms nouvellement introduits, nous ne devons pas méconnaître
un fait bien plus important, parce qu'il est
général et sans exception, à savoir que tous les noms
de peuples subsistèrent. C'est là ce que Rome aurait
détruit si elle avait eu la volonté de détruire les souvenirs
de l'ancienne Gaule. Elle n'y toucha pas.
Or ce n'est pas seulement dans la langue du peuple,
ainsi qu'on l'a dit, que ces noms gaulois subsistèrent.
Prenez les inscriptions. Elles représentent assez bien
la langue officielle, puisque les unes sont l'oeuvre
privée d'hommes de la haute classe et même de fonctionnaires,
et que les autres ont été rédigées en vertu
de décrets publics. Partout vous y trouvez les anciens
noms des peuples gaulois, tels qu'ils existaient avant
César. Prenons pour exemple les Éduens; ils ont bien
pu donner à leur chef-lieu le titre très envié d'Augustodunum
mais ils ont conservé leur nom d'Êduens, et
ce nom est le seul que les inscriptions leur donnent.
Éduens est resté le nom vrai et officiel. Plus tard, la
Notitia imperii, qui représente la langue des bureaux du Palais impérial, ignore les noms d'Augustodunum
et de Caesaromagus, mais conserve ceux d'Éduens, de
Suessions ou d'Arvernes.
Ainsi, Rome n'a pas eu pour politique d'effacer les
noms du passé. Les hommes ont pris des noms romains,
parce que chacun d'eux successivement est devenu
romain. Les peuples ont gardé leurs anciens noms parce
que ni eux ni Rome n'avaient intérêt à les changer.
3° Que le druidisme gaulois a disparu.
On est étonné de la facilité avec laquelle le druidisme
fut renversé. Si l'on songe combien les religions sont
vivaces dans l'ame humaine, on se demande comment
il a pu se faire que la Gaule, après deux ou trois générations
seulement, ait renoncé à sa vieille religion et
se soit couverte de temples et d'autels dédiés aux dieux
romains.
L'esprit moderne, partant de l'idée qu'il se fait des
religions, est d'abord porté à croire que la Gaule n'a
dû renoncer à la sienne qu'à la suite d'une persécution
violente des vainqueurs. Puis, cherchant des explications
à cette hypothèse préconçue, il n'a pas manqué
d'imaginer que le fond de la croyance gauloise était
hostile à Rome, que la religion nationale était un levain
de révolte, que cette religion avait dû résister à la domination
romaine, et qu'enfin Rome avait dû sentir la
nécessité de la faire disparaître. Ce sont là des idées toutes modernes; il est téméraire de juger les anciens
d'après elles. Il vaut mieux étudier et observer de près
les faits qui se dégagent des documents.
Un premier fait qu'on néglige trop est que la religion
gauloise et le druidisme n'étaient pas exactement
la même chose. César ne les a pas confondus. Dans
l'âme des Gaulois il existait une religion dont les divinités
étaient innombrables, les unes ayant un caractère
général, les autres étant purement locales, et dont le
culte comprenait des séries de « sacrifices publics ou
privés »; c'était la religion des cités, des familles, de
tout le monde, et de chaque âme en particulier. Quant
au druidisme, il était proprement un sacerdoce. Il
n'était pas très ancien, n'était nullement contemporain
de l'immigration des Gaulois et était beaucoup plus
jeune que le fond de la religion gauloise; il parait
même, d'après César, qu'il n'était pas né de cette religion
il était né hors de la Gaule, et avait été importé. Il exerçait, à la vérité, un grand empire; il avait mis
toute la religion dans sa dépendance, et ne souffrait
pas qu'aucun acte religieux s'accomplit sans l'intervention
d'un de ses membres.Mais, à côté de cela, il avait
ses croyances qui lui étaient propres et qui n'étaient pas
celles de tous les Gaulois; il en gardait même le secret.
Il avait son enseignement,ses écoles, dont la principale
était dans l'île de Bretagne. Il avait sa hiérarchie en
dehors des États gaulois, et son chef unique pour toute
la Gaule. Il avait aussi des pratiques qui lui appartenaient
en propre c'était la magie, la divination; c'était
la médecine par sorcellerie; c'était l'immolation des
victimes humaines pour attirer la faveur des dieux. En
un mot, le druidisme ne se confondait pas avec la religion
gauloise; il s'y ajoutait.
Observons successivement ce que devinrent, après la
conquête, le druidisme d'abord, la religion ensuite.
Après César, nous ne voyons pas une seule fois que
les druides élisent le chef commun de leur corporation,
ni même qu'il y ait une assemblée générale des
druides. Nous pouvons croire que ces élections et ces
assemblées communes ont disparu; mais il nous est
impossible de dire si elles disparurent spontanément par l'effet des troubles et du changement des habitudes,
ou si elles furent abolies par une interdiction formelle
du gouvernement romain. Le résultat fut que la corporation
perdit son unité. Peut-être même faut-il penser
que le druidisme cessa d'exister comme corporation, ait
moins dans la Gaule.
En même temps, les pratiques druidiques, c'est-à-dire
la magie, la sorcellerie, la médecine à l'aide des
charmes, et surtout l'immolation des victimes humaines,
disparurent. Ici, nous savons avec certitude que ce
fut le gouvernement romain qui les interdit. Tibère
défendit la magie, Claude les sacrifices humains.
Nous ne voyons nulle part que les druides aient conservé
leurs écoles. S'ils en conservèrent quelques-unes,
perdues dans les forêts, au moins est-il certain qu'on
n'y vit plus accourir, comme au temps de César, les
jeunes gens des grandes familles. Que devint leur
doctrine? On croit en retrouver quelques vestiges dans
le pays de Galles et dans l'Irlande, mais il est bien certain
qu'en Gaule on n'en trouve plus la moindretrace.
Est-ce à dire que les druides aient été persécutés?
Cette supposition qu'on a faite ne repose sur aucun
document. Il n'y a pas d'indice que Rome ait employé
les moyens violents ni qu'elle ait ensanglanté la Gaule par une persécution. On ne voit même pas comment elle aurait pu exercer des rigueurs dans un pays où elle
n'entretenait ni soldats ni bourreaux. On ne s'explique
pas comment ces rigueurs auraient pu réussir, pour peu
que la Gaule voulut conserver ses druides. La vérité est
que le gouvernement impérial ne défendit jamais à un
homme d'être druide ni de garder au fond de son coeur
les dogmes druidiques. Il y eut des druides pendant
trois siècles, et ils ne se cachaient pas. Mais ce n'étaient
plus que des gens de bas étage; ils ne sont plus signalés
que comme des diseurs de bonne aventure, que le
peuple consultait et méprisait à la fois.
La chute du druidisme est donc un fait certain, sans
que nous puissions dire avec certitude s'il est tombé
par l'effet de la politique romaine, ou par l'effet de la
volonté des Gaulois, ou par des causes de décadence
qu'il portait en lui-même. Ce qui est certain, c'est que
l'histoire ne mentionne aucun essai de résistance du
druidisme (1).
(1) Si le druidisme avait tenté quelque révolte ou un effort quelconque, il semble bien que nous le saurons par Strabon, par Pline, par Tacite, par les écrivains de l'Histoire Auguste. Maric qui se révolta n'était pas un druide.On allègue qu'en apprenant l'incendie du Capitole au moment de l'entrée de Vespasien, les druides dirent que cela prédisait la chute de l'Empire romain. Mais entre une prédiction de cette sorte et une prise d'armes, il y a loin.
La religion gauloise n'a pas eu tout à fait la même
destinée. Elle avait été, avant la conquête, et comme
toutes les religions anciennes, un ensemble assez confus
de croyances irréfléchies à toutes sortes de dieux et de
menues pratiques en vue d'apaiser ou de se rendre
favorable chacun de ces dieux. La religion populaire,
chez les Gaulois, n'était pas fort différente de ce qu'elle
était chez les Romains. Les noms des dieux différaient;
mais sous ces noms César reconnaissait le Mercure, le
Jupiter, le Mars, l'Apollon, la Minerve des Romains.
Il leur trouvait les mêmes caractères essentiels et les
mêmes attributs « Ils croient de ces dieux, dit-il, à
peu près ce que nous en croyons. »
Ce n'est pas de notre sujet, et il ne rentre pas dans le
cadre du présent livre, d'étudier cette religion dans le
détail; nous n'avons pas à chercher si elle avait, au fond, des caractères qui fussent particuliers à la race
gauloise. Nous n'avons à constater ici qu'une chose
c'est que les Romains ne virent pas qu'elle eût ces
caractères particuliers, et que par conséquent ils
n'eurent aucune raison pour la combattre. Le seul
changement qui s'opéra en elle après la conquête fut
qu'elle échappa à l'autorité supérieure de la corporation
druidique. La présence d'un druide ne fut plus
nécessaire pour accomplir un sacrifice. Aussi n'apercevons-
nous plus en Gaule, dans les siècles suivants,
l'existence d'un clergé qui soit en dehors de la population
laïque et qui s'impose à elle. Mais cette émancipation
vint-elle de la volonté des Romains ou de la volonté
des Gaulois, nous ne saurions le dire. S'il faut faire
une conjecture, on peut bien admettre que les Gaulois
aimèrent à se sentir affranchis d'un joug fort lourd.
L'autorité sombre et sévère du druidisme n'était pas
pour plaire longtemps aux imaginations gauloises.
A partir de ce moment, chaque cité gauloise, chaque
individu gaulois adora à sa guise ses dieux. C'est par les
inscriptions votives que nous pouvons savoir quels
dieux furent adorés pendant ces quatre siècles.
Nous trouvons, d'une part, des dieux à nom gaulois.
Pour ne citer que ceux qui nous sont fournis par les
inscriptions du musée de Saint-Germain, nous avons les
dieux Bélen, Borvo, Ésus, Teutatès, Taranis, Grannus,
Abellio, Cernunnos, Ergé, Ilino, Ségomo, Vincius, les
déesses Acionna, Bormona, Bélisama, Épona, Ura, Rosmerta,
et vingt autres divinités. Les Gaulois conservèrent surtout leursdivinités locales, Arduennat la déesse
de l'Ardenne, Sequana, la Seine, Matrona, la Marne,
Icauna, l'Yonne,la Divona, source près de Bordeaux.
Nous trouvons, d'autre part, des divinités toutes romaines, Jupiter Très Bon et Très Grand, Junon Reine,
Minerve, la Grande Mère, Vénus, Apollon, Saturne,
Diane, Esculape, la Victoire.
D'où vient cela? N'allons pas supposer que ces noms
romains soient l'indice d'un grand changement dans les âmes, d'une révolution religieuse. Ni la religion des
Gaulois ni celle des Romains n'interdisaient l'adoption
et l'adjonction de nouveaux dieux. Il était tout naturel
qu'un Gaulois eût une grande confiance dans un dieu
romain, et personne ne trouvait étrange qu'il fît une
offrande à ce dieu pour s'attirer sa faveur. Dieux gaulois et
dieux romains s'associèrent dans l'âme de chacun.
Quelquefois il arriva que l'on crut traduire un nom de
dieu gauloisen écrivant sur la pierre le nom d'un dieu
romain. C'est ainsi qu'une ancienne divinité chère aux
Arvernes prit le nom de Mercure Arverne. Il en fut
souvent des noms des dieux comme des noms de famille.
A mesure qu'on devint citoyen de Rome, on prit ses
noms d'hommes et l'on prit aussi le nom de ses divinités.
A mesure qu'on parla le latin, on adopta les
noms latins des dieux. Tout cela se fit sans nulle révolution,
sans aucun déchirement de la conscience, et
presque sans qu'on y pensât.
Cela est si vrai, que très souvent un nom latin et un
nom gaulois s'associèrent pour désigner un même dieu.
C'est ainsi que nous trouvons un Mars Camulus, un
Apollo Toutiorix, un Jupiter Baginatus, un Mercurius
Vassocalétus. L'esprit gaulois trouvait donc tout naturel
d'identifier ses dieux à ceux de Rome et ne croyait pas
changer pour cela de religion.
Il faut noter encore que si la Gaule adopta des dieux
romains, elle en adopta aussi qui n'étaient pas romains Elle reçut des divinités grecques,syriennes, égyptiennes.
II y eut des Gaulois qui adorèrent Isis, d'autres qui
adorèrent Mithra. L'Empire romain fut l'époque de la
plus grande liberté religieuse, le christianisme étant
seul excepté quelquefois, pour des raisons qui lui
étaient spéciales. Tous les dieux étaient permis, et
l'âme était ouverte à tous. Tous les cultes étaient libres,
et ils se coudoyaient, s'associaient, se confondaient, sans
nul obstacle des pouvoirs publics, sans nul scrupule de
la conscience. Surtout, on ne se demandait pas si tel
culte appartenait à une race plutôt qu'à une autre, si
tel dieu était national et tel autre étranger. Toute idée
de race ou de nationalité était inconnue en matière
religieuse. Des Italiens et des Syriens avaient le droit
d'adorer Bélen; des Gaulois ne voyaient rien d'anormal
à adorer Jupiterou Sérapis.
Quand le christianisme pénétra en Gaule, il n'y
trouva pas, d'une part une religion romaine, d'autre
part une religion gauloise; il n'y trouva qu'une religion
gallo-romaine, c'est-à-dire un polythéisme très
complexe et très confus, dans lequel on n'apercevait
rien qui fût spécialement et exclusivement gaulois.
4° De la disparition du droit gaulois.
L'ancien droit des Gaulois n'a pas duré plus longtemps
que leur religion. Mais ici l'historien se trouve en
présence d'une grande difficulté. Nous ne savons de ce vieux droit que ce que César nous en apprend. Nous
n'appartenons pas, pour notre part, à cette école de
savants hardis qui prétendent retrouver le droit de
l'ancienne Gaule dans de soi-disant codes irlandais ou
gallois, dont l'existence même comme codes est fort
problématique, qui ne nous sont connus que par des
manuscrits du xn" siècle de notre ère, et sur lesquels
il faudrait se demander tout d'abord s'ils représentent
un droit antérieur à l'ère chrétienne. Nous aurions
fort à dire sur l'extrême témérité de cette méthode
historique. Pour que nous puissions connaître l'ancien
droit de la Gaule, il faudrait ou bien que les Gaulois
eux-mêmes nous eussent transmis quelques renseignements
sur lui, ou tout au moins que les écrivains
romains l'eussent étudié, l'eussent compris, et en eussent
parlé. Il ne nous est parvenu que quelques lignes
de César. Il faut donc que nous sachions ignorer cet
ancien droit.
Ce que dit César se borne aux points suivants
1° Pour le droit civil, il existait chez les Gaulois une hereditas, c'est-à-dire un système de succession légitime
mais l'historien latin ne dit pas quel était ce
système; 2° il y avait chez eux des fines, c'est-à-dire
un mode d'appropriation de la terre; mais César n'indique
ni la nature ni les règles de cette propriété;
5° le père de famille avait une autorité absolue sur ses enfants et même sur sa femme, règle qui paraît avoir
régné chez tous les peuples de race aryenne dans leur
plus vieux droit 4° le mari recevait de sa femme une
dot il existait chez eux l'usage que le mari joignit à la
dot de la femme une valeur égale, et qu'à la mort d'un
des époux les deux valeurs, avec les revenus accumulés
qu'elles avaient produits, appartinssent à l'époux survivan'.
5" Pour le droit criminel, César nous donne ce
renseignement que la peine de mort se présentait sous
la forme d'immolation aux dieux, l'ancien supplicium romain, qu'elle était prononcée par les prêtres, qu'elle
était prodiguée, et qu'elle frappait aussi bien le voleur
que le meurtrier.
Tout cela n'est pas suffisant pour que nous puissions affirmer que le droit des Gaulois ressemblait à celui
des autres peuples de race aryenne, et s'il suivait la
même série d'évolutions que le droit de ces peuples,
commençant par la puissance absolue du père, la propriété
familiale, l'hérédité nécessaire, et inclinant ensuite
vers la division de la famille, la propriété individuelle
et la succession testamentaire. Mais cela n'est
pas suffisant non plus pour qu'on affirme que les
Gaulois aient eu un droit original et spécial à leur race.
Dès lors il nous est impossible de juger si le passage
du droit gaulois au droit romain fut fort difficile, s'il
donna lieu à des résistances, s'il fut une révolution
dans tout l'ordre des intérêts privés. Quelques remarques
seulementsont à faire, parce qu'elles se dégagent
des textes et des faits qui sont connus.
En premier lieu, si l'on se place dans les temps qui
suivirent la conquête, on ne doutera pas que les Gaulois
n'aient été laissés en possession de leur droit. Cela fut
reconnu officiellement pour les cités dites libres ou
alliées. Cela fut admis implicitement pour les cités
déditices. Rome, qui ne leur communiquait pas son
droit, ne leur enlevait pas non plus le leur, et sans le
reconnaître comme droit régulier, elle n'en interdisait
certainement pas la pratique. Il faut donc croire que,
pendant plusieurs générations d'hommes, les procès et
les crimes continuèrent à être jugés entre les Gaulois
d'après les règles et les coutumes du vieux droit gaulois.
Mais tout de suite il s'opéra un changement de grande
conséquence. Si le même droit subsista, il ne fut plus
appliqué par les mêmes juges. On se rappelle que les
druides, avant César, s'étaient emparés de presque toute
la juridiction. Ils la perdirent.Nous ne trouvons plus, tant
que dure la domination romaine, un seul indice d'un jugement rendu par eux. Certainement ils ne punirent
plus les crimes et ne brûlèrent plus les criminels. Ils
ne prononcèrent plus dans les procès civils; ils n'adjugèrent
plus les successions et les propriétés. Nous
verrons, dans la suite de ces études, que chaque cité
gauloise eut des magistrats élus par elle « pour rendre
la justice »,jnre dicundo. Ce furent là les vrais juges,
et au-dessus d'eux les gouverneurs romains. La justice,
là même où elle resta gauloise, devint laïque.
Ce changementde juges n'ameua-t-il pas un changement
dans le droit? La chose est probable, et d'autant
plus que ce vieux droit n'était pas écrit. Une nouvelle
jurisprudence s'établit, et insensiblement le droit se
modifia, même dans des mains gauloises. Beaucoup
d'anciennes règles subsistèrent sans doute c'étaient
celles qui étaient en harmonie avec l'état nouveau de
la société; mais on peut bien penser que celles qui
étaient contraires aux nouvelles moeurs ou qui sentaient
trop le druidisme, disparurent. Pour ce qui est
du droit criminel, la transformation s'aperçoit tout
de suite; le supplice du feu fut aboli, peut-être par
la volonté du gouvernement romain; toute la pénalité
s'adoucit. Pour ce qui est du droit civil, la maim
du mari sur la femme perdit son ancienne rigueur;
la puissance paternelle s'affaiblit, comme s'était
affaiblie chez les Romains la patria potestas; la propriété
foncière prit aussi, comme nous le verrons
ailleurs, quelques caractères nouveaux.
Puis il se produisit un autre fait. Nous avons vu que
les Gaulois obtinrent peu à peu le droit de cité romaine,
d'abord les plus grands, puis les plus riches, puis tous.
Or c'était un principe incontesté que tout homme qui
devenait Romain, quelle que fût sa race, avait aussitôt la jouissance des lois romaines. C'était son privilège et
en même temps son devoir d'être régi par elles. Pour le
Gaulois devenu Romain, il ne pouvait plus être question
de droit gaulois.
Dans les deux siècles et demi qui précédèrent le règne
de Caracalla, Rome n'avait contraint personne à devenir
citoyen romain. Si la plupart des Gaulois l'étaient déjà,
c'est qu'ils avaient voulu l'être.S'ils avaient voulu l'être,
ce n'était pas pour obtenir des droits politiques qui
n'existaient plus pour personne c'était pour obtenir
des droits civils que la législation romaine garantissait
mieux qu'aucune autre. C'est donc volontairement
qu'ils passèrent, par l'acquisition de la cité romaine,
du droit gaulois au droit romain.
Quand la cité romaine fut donnée par Caracalla à
ceux qui ne l'avaient pas encore, ce qu'il restait
d'hommes pouvant pratiquer le droit gaulois disparut.
Mais ce changement fut peu grave, tant il était préparé
de longue date. Dès qu'il n'y eut plus que des « Romains
» en Gaule, il n'y eut plus aussi qu'un seul
droit, le droit romain. Quelques usages locaux purent subsister, surtout en
matière de procédure. Encore fallait-il qu'ils ne fussent
contraires à aucune des règles du droit écrit. Pour la
propriété, pour l'héritage et le testament, pour les obligations,
pour l'état des personnes, ce fut le droit romain
qui fut seul suivi. Prenez tous les documents de
ces cinq siècles, vous n'y trouvez pas une seule mention
d'un droit gaulois. Il ne nous es: signalé aucune règle,
aucune pratique, qui soit gautoise. Les termes de « droit
gaulois » ou même de « coutume gauloise » ne se rencontrent
jamais. Plus tard, quand la domination romaine
disparaîtra, nous ne verrons pas surgir et se réveiller
un droit gaulois. La population, qui n'a pas adopté le
droit germanique, n'a pas songé non plus à faire
revivre le vieux droit des ancêtres. Elle a voulu garder
les lois romaines.
5° De la disparition de la langue chez les Gaulois
J'arrive à un autre problème: la langue gauloise
a-l-elle subsisté sous la domination romaine? Il faut,
avant tout, bien préciser la question. Il ne s'agit pas
de savoir si quelques mots gaulois ont survécu et se retrouvent encore dans notre langue. Nous cherchons
si tout un langage gaulois a été parlé sous l'Empire
romain. Les arguments a priori n'ont ici aucune valeur
c'est par les textes et les documunts qu'il faut nous
décider.
Nous possédons un grand nombre d'inscriptions qui
ont été gravées dans la Gaule et pour des Gaulois, au
I°,au II°, au III° siècle de notre ère. Elles sont en latin.
Les unes sont des dédicaces à des dieux, et il semble
qu'elles devaient être comprises de la foule. D'autres
sont des épitaphe set marquent quelle langue on parlait
dans la famille. D'autres enfin sont plus caractéristiques
encore ce sont des décrets honorifiques rendus par les
cités gauloises; ils montrent quelle était la langue officielle
de ces cités. Toutes également sont en latin, et
cela dès le 1° siècle de notre ère. Nulle traduction
n'apparatt à côté de ce latin, qui apparemment était
compris de presque tous.
Voilà donc un premier point acquis la classe supérieure,
celle qui élevait les monuments, celle qui siégeait
dans les assemblées municipales, parlait le latin.
Reste à savoir si le gaulois a subsisté comme idiome
populaire, et jusqu'à quelle époque.
Deux textes signalent encore l'emploi d'une langue
gauloise dans la première moitié du ne siècle. L'un est d'Ulpien, qui assure qu'un fidéicommis est valable,
même s'il est écrit en punique ou en gaulois.
L'autre est de Lampride et se rapporte à l'année 255.
Alexandre Sévère, dit l'historien, se trouvait en Gaule
et allait partir pour une expédition, dans laquelle il
devait être assassiné sur son passage, une druidesse
lui cria en langage gaulois « Va, mais n'espère pas
vaincre, et défie-toi de tes soldats. » II y avait done
encore, en 255, un langage gaulois qui était parlé
au moins par les classes populaires.
Mais à partir de là il n'y a plus, à ma connaissance,
aucun document qui mentionne la persistance de ce
langage. Quelques érudits, il est vrai, en ont allégué
trois, qui appartiendraient au iv° et au V° siècle. Mais
une simple vérification de ces documents montre qu'ils
n'ont pas le sens qu'on leur a prêté.
On a cité cette ligne d'un dialogue de Sulpice Sévère
« parle celtique ou,
si tu préfères, gaulois. » Il faut toujours se défier de ces
lignes qu'on cite isolémentet qui se répètent de livre
en livre. C'est le passage.entier qu'il faut lire. Postumus,
qui est un Aquitain, cause avec un jeune homme
nommé Gallus qui est de la Gaule centrale. L'Aquitaine
était renommée par son beau langage, à côté duquel le latin des Gaulois du Centre semblait simple et rude.
Gallus, invité à faire un récit, s'excuse d'abord. « Je
parlerais volontiers, dit-il, mais je songe que, moi Gaulois
du Centre, je me trouve en présence de deux Aquitains,
et je crains que mon langage trop grossier ne
choque des oreilles si délicates. » On voit bien qu'il
n'est pas question ici d'une langue celtique. Mais son
interlocuteur, qui veut qu'il fasse son récit sur l'histoire
de saint Martin, lui réplique en plaisantant « Parle
celtique, si tu veux, pourvu que tu parles de Martin ». Il serait puéril de prendre ces mots à la lettre. Postumus
ne savait, pas le celtique, et il est douteux que Gallus
lui-même le sût. Aussi Gallus se met-il à faire son récit;
mais il le fait en latin. Il s'exprime même en un fort
bon latia; visiblement, il ne s'est excusé de la grossièreté
de son langage que pour en faire mieux apprécier
l'élégance. Sa précaution oratoire a probablement fait
école, car vous la retrouvez chez tous les hagiographes,
ou presque tous, depuis le iv° siècle jusqu'au ix°. L'auteur n'a certainement pas songé au vieux langage celtique. Il a seulement voulu dire que les Gaulois du Centre avaient un latin moins pur que ceux.du Midi. Et il donne, en effet, un peu plus loin, un exemple des
nuances .qu'il y avait entre le latin de deux provinces
voisines; Gallus parle de sièges « que nous autres
Gaulois grossiers nous appelons tripetiae et que vous,
Aquitains, vous appelez tripodes ». Or ces Gaulois rustiques en disant tripetia, ne prononçaient pas un mot de la vieille langue, mais un mot de source bien latine.
Ainsi, cette ligne qu'on a citée de Sulpice Sévère ne
prouve en aucune façon qu'on parlât encore une langue
celtique. On a allégué, an second lieu, une phrase de saint
Jérôme,qui aurait écrit, au commencement du v° siècle,
que les Galates d'Asie parlaient à peu près la même
langue que les Trévires. On a déjà démontré que l'assertion
de saint Jérôme était inexacte en ce qui concernait
les Galates. Elle n'a pas plus de valeur en ce
qui concernait les Trévires. Si ces deux peuples
avaient conservé, par impossible, leur vieille langue
nationale, encore n'auraient-ils pas pu parler la même
langue, car les Trévires étaient des Germains.
On allègue enfin une phrasé de Sidoine Apollinaire
qui aurait dit que de son temps seulement, c'est-à-dire
vers 450, l'aristocratie arverne aurait renoncé à l'emploi
du celtique. Ici encore on s'est trompé pour n'avoir vu qu'une ligne isolée sans regarder la phrase entière.
Sidoine,qui appartient, lui aussi, à la noblesse du pays,
n'a jamais parlé la vieille langue gauloise; il écrit à son
ami Ecdicius et le loue d'avoir donné sa jeunesse « à
l'étude » et d'avoir introduit chez les siens « « le style
oratoire et l'harmonie poétique », en quoi il a donné
l'exemple de «déposer la radesse du langage celtique ».
Qui ne voit qu'ici « langage celtique » ne désigne pas
une langue opposée au latin, mais la simplicité provinciale
opposée à l'élégance du « style oratoire et poétique
» L'auteur ne pensait nullement à dire que la
noblesse arverne, si romaine et depuis si longtemps,
eût conservé plus que lui la langue gauloise. Sidoine
n'étaitpas un philologue, mais un puriste.
A vrai dire, après le texte de Lampride qui se rapporte
à l'an 235, on ne trouve aucun texte qui marque
la persistance de cette langue, même chez le peuple. Tout ce qu'on peut dire sur ce sujet est donc pure
conjecture. Bien des faits, au contraire, manifestent l'emploi du
latin, même chez le peuple. Quand le christianisme a
pénétré en Gaule, il y a été apporté par des hommes
qui ne savaient que le latin et le grec. Saint Pothin,
saint Irénée, saint Denis, saint Uleuthère, ont prêché
et fait des conversions, surtout chez le peuple. Saint
Martin n'était pas un Gaulois; né en Pannonie, il avait
été élevé en Italie; on n'a pas d'indice qu'il connût la
langue gauloise; il fut pourtant élu évêque pat tout le
peuple de la cité de Tours, et dans ses prédications il
sut s'adresser à tous. La conservation de quelques termes gaulois dans notre
langue ne prouve nullement la permanence d'une
langue gauloise. On devrait remarquer en effet que ces
termes, comme aripennis, leuga, commencèrent par
être latinisés. Ils entrèrent dans le latin du pays, parce
qu'ils exprimaient des choses qu'aucun terme du latin
classique ne pouvait rendre. Le latin de ce temps-là
prenait des mots partout il en prit au grec, au gaulois,
au germain; mais tous ces mots devinrent latins, et
c'est par le latin qu'ils sont venus jusqu'à nons. Ce
n'est pas seulement le latin littéraire, savant, juridique
ou officiel, qui s'est implanté en Gaule. Prenez les
termes les plus usuels, ceux dont le peuple a dû se
servir tous les jours, les termes de la parenté, les mots
affectueux, les verbes auxiliaires et qui reviennent sans
cesse, comme être, avoir, faire, ou encore les noms des
animaux, ceux des instruments aratoires, ou des outils
des ouvriers, presque tous viennent de la langue latine.
Or on ne croira pas que ce soit après l'invasion des barbares
que ces mots se soient implantés dans le langage
populaire. Ils y étaient avant l'entrée des Germains. Si
la langue celtique avait été encore parlée au v° siècle on ne voit pas pourquoi elle n'aurait pas continué à
vivre la domination romaine se retirant, et la haute
classe perdant son empire, c'était le cas de reprendre la
vieille langue. Les Germains n'avaient aucune raison
pour préférer le latin au celtique. Si le celtique, à ce
moment, ne reprit pas faveur et vigueur, c'est qu'il
n'existait plus.
La volonté de Rome eut-elle quelque part dans cette
disparition de la langue gauloise? Jamais Rome ne se
donna la peine de faire la guerre aux langues des
vaincus.Elle ne combattit ni l'ibérique, ni le punique,
ni le phrygien, et pourtant ces langues disparurent.
Aucune loi n'interdit à personne l'usage de l'idiome de
ses pères. Une seule fois, on voit l'empereur Claude
retirer la cité romaine à un homme qui ne savait pas le
latin; mais on n'a pas le droit de tirer de ce fait unique
une conclusion générale tout au plus en conclurons nous
que, dès qu'un homme devenait citoyen romain,
un certain decorum l'obligeait à parler la langue du
peuple en qui il entrait. Rome n'eut jamais la pensée
d'établir un système d'écoles de villages pour désapprendre aux
Gaulois leur langue. Seulement, les fonctionnaires
qu'elle envoyait ne parlaient que le latin,
et c'était en latin qu'ils s'adressaient aux cités ou qu'ils
jugeaient les procès. Les suppliques au sénat, aux
ministres du prince, au prince même, devaient être
écrites en latin. Tout Gaulois un peu ambitieux, bornât-il même son ambition aux charges municipales,
devait savoir le latin.
Les Gaulois, d'ailleurs,ne voyaientpas de raisons très
fortes pour tenir à leur vieille langue. Elle manquait
des termes que les arts et la civilisation rendaient nécessaires.
Elle ne savait exprimer aucune des idées nouvelles et ne se prêtait pas aux goûts des générations
présentes. Elle ne pouvait servir ni pour la littérature,
ni pour le barreau, ni pour la conversation élégante.
Le latin devint forcément la langue de la haute classe
et de tout ce qui approchait d'elle, de tout ce qui était
cultivé ou voulait le paraitre. La volonté de Rome fut ne pour rien dans ce changement; les Gaulois prirent
sa langue, parce qu'ils trouvèrent intérêt, profit,
plaisir, à l'adopter. Le changement de langue ne fut pas la conséquence directe de la conquête; il fut la conséquence
du nouvel état social et de tout l'état d'esprit
qui suivirent la conquête. Ajoutons que le latin était la
langue de la nouvelle religion, du polythéisme romain
d'abord, du christianisme ensuite. Ce n'était qu'en
latin qu'on pouvait faire des dédicaces aux dieux et aux mânes. Ce fut en latin qu'on pria.
Des hautes classes, le latin passa aux classes inférieures
et se propagea même dans les campagnes. C'est
qu'il n'y avait pas alors entre la ville et la campagne la
distinction qu'on suppose trop volontiers aujourd'hui.
Ville et campagne, nous le verrons, ne formaient
qu'une cité. L'aristocratie, propriétaire de maisons à
la ville, était propriétaire aussi des grands domaines
ruraux. Elle partageait son temps entre la ville et la campagne et avait dans l'une et dans l'autre son personnel de serviteurs, tous intéressés à parler quelque
peu la langue du maître.
Les hommes du XIX° siècle ont construit une théorie
sur la longue persistance des langues, signe de la persistance des races. Il n'est pas de notre sujet d'adhérer
à cette théorie ou de la combattre. Nous avertissons
seulement qu'elle n'a jamaisété pleinement démontrée.
L'histoire témoigne par plus d'uu exemple de l'extrême
facilité avec laquelle un peuple entier change de langue.
Il est vrai qu'on n'obtient guère cela par la violence,
mais on l'obtient tout naturellement par l'intérêt.
Quand deux peuples sont en présence, ce n'est pas
toujours le moins nombreux qui cède sa langue, c'est
plutôt celui qui a le plus besoin de l'autre. C'est pour
cela que la Gaule apprit la langue des Romains; elle
l'apprit si bien, qu'elle en fit sa langue habituelle, sa
langue unique, sa langue nationale, et elle désapprit
celle qu'elle avait parlée dans les siècles précédents.
6° Changement d'habitude et d'esprit
Les Gaulois renoncèrent avec une extrême facilité à
leurs habitudes belliqueuses d'autrefois. Trente années
s'étaient à peine écoulées depuis la conquête, et déjà
Strabon remarquait qu'ilsne pensaient plus à la guerre,
que tous leurs soins se portaient vers l'agriculture et
les travaux paisibles. Cette transformation si rapide
donne à penser que le goût de la guerre n'était pas plus
inné chez la race gauloise que chez toute autre race. Elle avait été belliqueuseaussi longtemps que l'absence
d'institutions fixes l'avait condamnée à la guerre perpétuelle.
Elle aima la paix dès qu'elle eut un gouvernement
stable. Le goût de la paix et celui.de la guerre
sont également au fond de la nature humaine; l'un ou
l'autre prend le dessus suivant le tour que le régime
politique où l'on vit imprime à l'âme.
La Gaule adopta les usages, le mode d'existence et
jusqu'aux goûts des Romains. Ses villes prirent la physionomie
des villes de l'Italie et de la Grèce. Elles
eurent des temples, des basiliques, des forums, des
théâtres, des cirques, des thermes, des aqueducs. Tous
ces monuments furent élevés, non par des hommes de
race romaine, mais par les Gaulois eux-mêmes, à leurs
frais, d'après les décrets de leurs cités, par un effet de
leur propre volonté. Le pays, qui avait déjà des routes
avant la conquête, se couvrit d'ua nouveau réseau de
routes dallées, dites romaines, mais qui furent ordonnées
et construites par les Gaulois. Les maisons changèrent
d'aspect; au lieu de ces vastes et grossières constructions
cachées au milieu des bois, où se plaisaient
les riches Gaulois de l'indépendance, ils eurent des
villas aux brillants portiques, avec des peintures, des
bibliothèques, des salles de bains, des jardins. Ils
eurent aussi dans les villes de somptueuses maisons et
de riches mobiliers. Les usages de la vie privée changèrent
autant que ceux de la vie publique.
L'éducation de la jeunesse fut transformée. A la place des anciens séminaires druidiques d'où l'écriture
même était proscrite, il y eut des écoles, où l'on enseigna
la poésie, la rhétorique, les mathématiques, tout cet
ensemble harmonieux d'études que les anciens appelaient
humanitas. Or ce ne furent pas les Romains qui
fondèrent ces écoles, et on ne voit pas qu'aucun décret
du gouvernement central ait obligéles villes à les fonder.
Elles furent élevées par les Gaulois eux-mêmes, très
librement. Les cités et les riches familles en firent tous
les frais.
Les esprits alors entrèrent dans une nouvelle voie.
On voulut lire, et comme il n'y avait pas de livres en
langue gauloise, on lut des livres latins et grecs. On
voulut entendre des comédies, et l'on se fit représenter
celles de Plaute. On voulut écrire, et l'on imita la littérature
latine. On plaida, et ce fut en latin, après s'être
nourri des discours de Cicéron et des leçons de Quintilien.
On conçut la notion de l'art; on visa au beau,
tout au moins à l'élégant. On se plut à construire; et
comme il n'y avait pas de modèles gaulois (les druides
n'avaient ni temples ni statues), on prit naturellement
les modèles et les types de la Grèce et de Rome. La
Gaule enfanta des écrivains, des avocats, des poètes, des
architecteset des sculpteurs. Il n'y eut pourtant ni une littérature ni un art gaulois; cette littératureet cet art
furent romains.
Les populations de la Gaule devinrent ainsi Romaines,
non par le sang, mais par les institutions, par les coutumes,
par la langue, par les arts, par les croyances,
par toutes les habitudes de l'esprit. Cette conversion ne
fut l'effet ni des exigences du vainqueur ni de la servilité
du vaincu. Les Gaulois eurent assez d'intelligence
pour comprendre que la civilisation valait mieux que la
barbarie. Ce fut moins Rome que la civilisation elle-même
qui les gagna à elle. Être Romain, à leurs yeux,
ce n'était pas obéir à un maître étranger, c'était partager
les moeurs, les arts, les études, les travaux, les
plaisirs de ce qu'on connaissait de plus cultivé et de
plus noble dans l'humanité.
Il ne faut pas dire Les Romains civilisèrent la
Gaule, la mirent en culture, défrichèrent les forêts,
assainirent les marais, construisirent des routes, élevèrent
des temples et des écoles. Mais il faut dire : sous la domination romaine, par la paix et la sécurité
établies, les Gaulois devinrent cultivateurs, firent
des routes, travaillèrent, et, avec le travail, connurent la
richesse et le luxe. Sous la direction de l'esprit romain
et par l'imitation louable du mieux, ils élevèrent des
temples et des écoles.
Au temps de l'indépendance, ils avaienteu des institutions
sociales et une religion qui les condamnaient,à
la fois, à l'extrême mobilité des gouvernements et à
l'extrême immobilité de l'intelligence. D'une part, la
vie politique, agitée par les partis et les ambitions, ne
connaissait pas le repos et le calme sans lesquels il
n'y a ni travail ni prospérité. D'autre part, la vie intellectuelle,
régentée par un clergé à idées étroites et à doctrines mystérieuses, ne connaissaitni la liberté ni le
progrès. On peut se demander ce que serait devenue la
population gauloise si elle était restée livrée à elle-même.
Ce qu'elle devint dans l'Irlande et le pays de
Galles ne fait pas présumer qu'elle aurait eu un grand
avenir. On a supposé qu'elle aurait pu créer une civilisation
originale pure hypothèse. Il ne faut pas oublier
que les Gaulois appartenaient à la même grande race
dont les Grecs et les Romains étaient deux autres
branches. Ils avaient les mêmes goûts et les mêmes
aptitudes que ces peuples. La civilisation romaine n'était
pas pour eux une civilisation étrangère elle était celle
de leur race; elle était la seule qui leur convînt et vers
laquelle ils dussent tendre les forces de leur esprit. Ils
y marchaient inconsciemment depuis des siècles. Le but
qu'ils n'auraient atteint qu'après de longs efforts et un
immense travail, fut instantanément mis à leur portée
par la conquête romaine. Ils le saisirent avidement, et
comme d'heureux enfants qui héritent du labeur
d'autrui, ils mirent la main sur ce beau fruit que vingt
générations de Grecs et d'Italiens avaient travaillé à
produire.
Nous avons vu, d'ailleurs, que la possibilité même
de l'indépendance n'existait pas, et que la vraie alternative
avait été entre la conquête romaine et la conquête
germanique. Il faut donc se demander, non pas ce que
serait devenue la Gaule libre, mais ce qu'elle serait
devenue si elle eût obéi aux Germains au lieu d'obéir
aux Romains, c'est-à-dire si, César n'étant pas venu,
Arioviste en fût resté le maître et les Germains après,
lui. Il faut alors se représenter par la pensée l'absence
complète de tous ces arts, de ces monuments, de ces
villes, de ces routes, de tout ce travail, de tonte cette prospérité, de tout ce développement d'esprit dont les
traces sont encore visibles sur notre sol et plus visihles
encore dans l'âme des habitants. L'invasion germanique
ne se produisit que cinq siècles plus tard, c'est-à-dire
à une époque où la civilisation avait jeté de si profondes
racines que les barbares ne purent pas rextirper, et
furent au contraire enlacés par elle. Si elle se fût
accomplie au temps d'Arioviste, il en eût été tout autrement.
La Gaule n'aurait peut-être jamais possédé la
civilisation et n'aurait pas pu la transmettre aux Germains.
L'EMPIRE ROMAIN
(Du règne d'Auguste à la fia du troisième siàcle)
Les documents
Les documents par lesquels nous pouvons retrouver l'état social et politique de la Gaule aux temps de l'Empire romain sont de trois sortes nous avons les oeuvres littéraires du temps; nous avons les oeuvres juridiques et législatives; nous avons enfin les inscriptions et les monuments.
-Dans les deux premières éditions de cet ouvrage, j'avais réuni en un même livre les cinq siècles de l'Empire romain, me contentant d'indiquer dans chaque chapitre les différences qui s'étaient produites au III et surtout au IV° siècle. J'ai cru m'apercevoir que cette méthode avait présenté un grave inconvénient. La distinction des temps et des institutions n'apparaissait pas assez nettement, et quelques lecteurs ont même eu cette impression que je considérais ces cinq siècles comme une époque d'uniformité et d'immobilité, quoique j'eusse dit vingt fois le contraire. Je me décide donc à faire deux descriptions successives, une de l'Empire dans les trois premiers siècles, l'autre de l'Empire dans les deux derniers. Mon travail gagnera en clarté. J'aurai encore cet avantage de donner plus de développement aux institutions et aux faits des deux derniers siècles, qui sont précisément ceux qui ont eu le plus d'influence sur les institutions et les faits des âges suivants.
De tous les historiens de ce temps, il n'en est aucun
qui nous ait laissé un tableau des institutions de l'Empire en général. Aucun Gaulois n'a décrit celles de la
Gaule en particulier.MaisTacite, Suétone, Dion Cassius,
Spartien, Lampride, Vopiscus, Ammien Marcellin,
Zosime, rapportent des faits ou présentent des jugements
qui sont comme les symptômes externes des institutions
qui régnaient. S'ils ne tracent guère l'état ordinaire des
institutions, ils signalent quelquefois les changements
et les nouveautés qui s'y produisent. Quant aux écrivains
qui ne sont pas historiens, comme les deux Pline,
Martial, Ausone, les panégyristes, Rutilius, Salvien,
Sidoine Apollinaire, Symmaque, ils nous présentent
dans leurs poésies, dans leurs discours, dans leurs
lettres, les usages, les moeurs et souvent les pensées
elles-mêmes de cette société.
Pour l'étude des institutions, les textes juridiques et
législatifs sont encore plus précieux que les livres, souvent
trop personnels, des historiens. Dans ces textes, il
importe de distinguer trois catégories. – 1° Les lois
proprement dites et les sénatus-consultes; ils n'ont pas
laissé d'être nombreux sous l'Empire, mais il n'en est
qu'un petit nombre dont le texte nous ait été conservé,
soit par des inscriptions (Lex Regia, Lex Julia municipalis, Lex malaeitana, etc.), soit dans le Digeste par
extraits. – 2°Les écrits des jurisconsultes Gaius : dont
un ouvrage presque entier nous est parvenu; Paul,
dont les Sententiae nous ont été transmises par les
compilateurs de la Loi Romaine des Wisigoths; Ulpien,
dont nous ne possédons les Regulae que par une copie
fort mauvaise du x° siècle; enfin les innombrables fragments
ou extraits de trente-neuf jurisconsultes, qui
furent recueillis au temps de Justinien pour former le
Digeste. –5" Les constitutions, édits ou reserits des
empereurs. Outre ceux qui sont cités au Digeste, nous
avons deux recueils considérables, quoique bien incomplets,
de ces actes impériaux, le Code Théodosien (438),
qui ne contient que les actes des empereurs chrétiens,
et qui ne nous est pas parvenu intégralement,et le Code
de Justinien (528-534), dont les matériaux remontent
un peu plus haut, mais ne présentent pas un égal degré
d'exactitude. A ces codes il faut ajouter, pour l'Occident,
les Novelles de Valentinien III, de Majorien et
d'Anthémius. À tout cela il convient de joindre encore
un document administratif d'un caractère presque officiel,
la Notice des dignités et fonctions de l'Empire,
écrite aux environs de l'an 400. L'épigraphie, sans être une science, est un très utile
instrument de la science historique. Cela ne tient pas
seulement à ce que la pierre, s'étant mieux conservée
que les papyrus, nous présente des textes plus sûrs et
plus authentiques. Cela tient surtout à ce que les
inscriptions relatent et mettent sous nos yeux des catégories
de faits et d'usages que les écrivains avaient
négligés. L'organisation des cités, l'ordre des magistratures
et des sacerdoces ne se trouvent presque que là.
C'est là seulement que nous voyons les habitudes de la
vie ordinaire, les noms et avec eux l'état .civil des différents
hommes, leurs titres, leurs fonctions, leur carrière,
la distinction des classes et leurs rapports entre
elles, les effets pratiques des lois, les idées même et les
sentimentsdes hommes.
Nous avons, pour la Gaule, plusieurs recueils, celui
de Boissieu pour les inscriptions relatives à Lyon, celui
de Herzog pour la Narbonnaise, ceux de Steiner et de
Brambachpour la région du Rhin, celui d'Allmer pour
la Viennoise, celui de Jullian pour Bordeaux, celui de
Lebègue pourNarbonne. Ce sont déjà quelques milliers d'inscriptions, auxquelles il en faut ajouter des centaines
qui sont contenues au milieu du recueil général
d'Orelli-Henzen ou du Corpus inscriptionum latina
et toute une autre série qui est disséminée dans
des Revues d'érudition locale. Mais un recueil complet
et méthodique des inscriptions de la Gaule, analogue à
ceux que nous possédons pour l'Espagne et pour l'Italie,
n'a pas encore paru (1887). C'est ce qui fait que le
présent travail n'est en quelque sorte que provisoire.
Un autre que moi, dans quelques années, le refera plus
complet et meilleur.
Ces trois catégories de sources, si diverses de nature,
et chacune d'elles si abondante, permettent d'étudier
de très près les cinq siècles de l'Empire romain. Nous
pourrons affirmer comme certains un grand nombre de
faits, surtout quand ils seront attestés par les trois
sortes de sources à la fois, ou au moins par deux d'entre
elles. Il ne faut cependant pas croire que ces nombreux
volumes d'écrits contemporains, ces énormes recueils
de lois, ces milliers d'inscriptions, nous donnent toute
la vérité que nous voudrions posséde rsur les institutions
de cette époque. Croire cela serait une grande illusion. Tout historien qui sait discerner les problèmes, et qui
ne se contente pas de passer à côté d'eux sans les voir,
apercevra bien vite les lacunes de nos documents et
l'insuffisance de nos textes. Après avoir compté ce que
nous avons, comptons ce qui nous manque. Il ne nous
reste rien des immenses archives qui s'accumulèrent
durant cinq siècles dans les bureaux du Palais impérial
et c'est là que nous aurions trouvé tous les secrets
de l'administration. Nous n'avons rien du cadastre des
terres, rien des registres de l'impôt, rien des archives
des cités. Toutes les chartes privées ont péri; nous
n'avons conservé aucun de ces innombrables testaments
ou actes de vente qui nous éclaireraient sur l'état des
personneset des terres. Il ne nous est rien parvenu de
ces millions d'actes de jugement qui furent mis en
écrit, et sans lesquels il nous est impossible de connaître
avec exactitude la procédur eobservée en Gaule. Rien de
ce que nous possédons ne supplée à ce qui nous manque.
Ainsi, malgré l'abondance apparente des documents,
nous aurons lieu de montrer qu'il y a plusieurs points,
parmi ceux qu'il nous importerait le plus de connaître,
sur lesquels nous ne savons rien ou presque rien.
La monarchie romaine
La population gauloise qui a emprunté aux Romains
leur religion et leurs lois, leurs arts et leur langage, a
adopté aussi leurs idées politiques et leur maniere de
penser en matière de gouvernement. Rome fit l'éducation
politique du pays qui devait être la France. Elle y
introduisit des opinions, des habitudes, des institutions,
qui devaient survivre de beaucoup à l'Empire romain
lui-même, et qui devaient même se transmettre, par la
Gaule, à l'Allemagne et à l'Angleterre. Il importe donc,
au début de cette histoire, d'examiner comment l'esprit
romain comprenait le gouvernement des hommes.
Le peuple romain est celui qui a su le mieux obéir et
le mieux commander. Il l'a emporté sur tous les autres
peuples, non par l'intelligence, non par le courage,
mais par la discipline. On admire sa discipline sociale,
quand on observe l'ordre singulier de ses comices, la
constitution de son sénat, l'organisme de ses magistratures.
On admire sa discipline militaire quand on
regarde les levées d'hommes, le serment, les marches,
le campement, le combat. Cette discipline militaire
n'était d'ailleurs qu'une partie et en quelque sorte une
des faces de la discipline sociale. Savoir obéir et savoir
commander furent les deux vertus qui rendirent le
peuple romain incomparable et qui le firent le maître
des autres peuples.
Le principe fondamental de tout le Droit public était
la souverainté absolue de l'État. L'État ou la chose publique, res publica (1), n 'était pas chez les Romains une
conception vague, un idéal de la raison; c'était un être
réel et vivant, qui, bien que composé de tous les
citoyens, existait pourtant par soi-même et au-dessus
d'eux. Ils comprenaient l'État comme un être constant
et éternel, au sein duquel les générations d'individus
venaient passer l'une après l'autre. Aussi cette res publica était-elle, à leurs yeux, un pouvoir supérieur,
une autorité maîtresse, à laquelle les individus devaient
une obéissance sans limite.L'esprit moderne, tout occupé
de pensées qui ne furent jamais celles des anciens, est
d'abord porté à croire que le régime de la République
avait été établi dans l'intérêt de la liberté. On suppose
volontiers que des institutions telles que les comices ou
l'élection de magistrats annuels ont été imaginées pour
garantir les droits des citoyens. C'est attribuer aux
Romains des préoccupations qui, en réalité, tinrent peu
de place dans leur esprit. Quand on regarde de près
leurs institutions, on voit qu'elles ont été combinées
dans l'intérêt de l'État; elles ont eu pour l'objet bien
moins la liberté que l'obéissance des hommes.
(1) On sait que le mot res publica n'avait pas en latin le sens que attachons depuis cent ans au mot république. Il ne désignait pas une forme particulière de gouvernement. Cicéron dit que la royauté est une des formes de la République, vocamus regnum ejus reipublicae statum (De Republtca, I, 26). De même Tacite emploie fréquemment le mot res publica en parlant de l'Empire.
La République
ou l'État était une sorte de monarque insaisissable,
invisible, omnipotent toutefois et absolu. La
maxime que le salut de
l'Etat
est la loi suprême, maxime
qui peut quelquefois devenir funeste et inique, a été formulée par l'antiquité. Tout était sous la surveillance
de l'État, même la religion, même la vie privée.
Tout lui était surbordonné, même la morale. L'homme
n'eut jamais de garantie, contre l'État, pour ses droits
individuels.
Cette notion de la res publica n'a pas disparu sous
l'Empire. Les empereurs ne semblent pas avoir songé à
l'extirper de l'esprit des peuples. Eux-mêmes, dans
leurs discours et dans leurs actes officiels, parlaient de
la République. Nous voyons Trajan inviter le sénat à
donner, après lui, « un prince à la République ».
Hadrien déclare « qu'il gérera la République de telle
sorte qu'on sache qu'elle est la chose de tous, et non la
sienne propre ». Septime Sévère écrit au sénat « J'ai
soutenu plusieurs guerres pour la République. » Valérien
déclare qu'il veut récompenser « ceux qui ont bien
servi la République », et s'adressant à un chef militaire
qui s'est bien conduit « La Républiquete remercie »,
dit-il. Les sujets pouvaient parler de la République
devant l'empereur lui-même; un tribun dit à Valérien
« Je n'ai épargné ni moi ni mes soldats afin que.la République et ma conscience me rendissent bon témoignage.
» L'empereur Constance haranguant des soldats
les appelle « braves défenseurs de la République ». Dans
les textes législatifs le nom de République revient souvent
», et toujours avec cette idée que c'est à la République
que tous doivent obéir et que c'est pour elle les que empereurs mêmes travaillent.
C'est là un point auquel il faut faire attention si l'on
veut se faire une idée exacte du régime impérial. L'Empire
ne s'est jamais présenté comme un pouvoir personnel.
Rien ici qui ressemble à la monarchie des peuples
orientaux ou aux royautés européennes du XVIII° siècle.
L'empereur n'est pas le sommet de tout; l'idée de l'État
plane au-dessus de lui. Ce n'est pas le prince que les
citoyens servent, c'est l'État. Le prince ne doit pas régner
pour soi, mais pour le bien commun. Le vrai souverain, théoriquement et dans l'opinion générale des
hommes, n'est pas le prince, c'est l'État ou la République.
Le sigle national continue à être S. P. Q. R. senatus populusque romanm, et l'État romain ne cesse
pas de s'appeler « la République ». Ainsi, dans les
douze siècles d'existence qu'a eus l'État romain, quoique
la forme du gouvernementait plusieurs fois changé, le
principe est resté le même. La même conception sur la
nature et l'origine des pouvoirs a régné dans les esprits.
L'Empire romain n'a pas supprimé l'idée de la chose
publique. Cette idée n'est sortie de l'esprit des hommes
que plusieurs siècles après lui.
Pour que le pouvoir suprême de l'État fût exercé
effectivement, il fallait que l'État le mît dans les mains
d'un ou plusieurs hommes. Cest le système de la délégation.
Il a été pratiqué toujours à Rome et sous les régimes les plus divers. Nous le trouvons sous les rois,
sous les consuls, et nous le trouvons encore sous les
empereurs. C'est même la notion persistante de cette
délégation qui explique la succession de ces divers
régimes, moins différents entre eux que notre esprit
moderne ne se l'imagine. Les rois de Rome n'avaient jamais régné en vertu
d'un droit personnel ou de l'hérédité. Ils n'avaient eu
le pouvoir que par la délégation que la cité en avait
faite à chacun d'eux. L'acte de délégation avait été
dressé au début de chaque règne sous la forme d'une
loi spéciale qui s'appelait lex regia curiata de imperio.
La révolution de 509 qui, suivant notre phraséologie
moderne, substitua la république à la royauté, ne changea
pas, à vrai dire, la nature de l'autorité publique.
Les consuls gouvernèrent en vertu du même principe
que les rois. Aussi renouvelait-on pour eux, chaque
année, l'acte de délégation. Cet acte continuait à s'appeler
lex curiata de imperio. Renouvelé pour chaque
consul, il a traversé les siècles et est arrivé jusqu'à
l'époque des Césars. C'est en vertu de la même délégation que les empereurs
ont exercé l'autorité. Les jurisconsultes de l'époque
impériale proclament cet axiome du Droit public de
leur temps « Si l'empereur peut tout, c'est parce que le peuple lui confère et met en lui toute sa puissance. »
Ainsi l'on reconnaît encore, au bout de deux siècles
d'Empire, que le vrai propriétaire de la puissance est
le peuple, et que l'empereur ne la possède que par délégation.
Ne pensons pas que cette délégation de l'autorité fût
une pure fiction, un faux dehors, ou une simple idée
de l'esprit. C'était un acte très réel. On peut voir dans
la vie du premier empereur que les diverses parties de
la souveraineté lui furent formellement confiées par une série de lois ou de sénatus-consultes rendus suivant les
formes usitées. Cela ne se fit pas une fois pour toutes,
à perpétuité. Il fallut que la délégation fût renouvelée pour chaque nouveau prince. Elle était prononcée par
le sénat, qui représentait officiellement la République
romaine. Cet acte était de même nature que celui qui
avait été dressé autrefois pour chaque roi et pour chaque
consul; aussi continuait-on à l'appeler du même nom
c'était la lex regia de imperio.
L'Empire ne fut pas considéré comme héréditaire, au moins dans les trois premiers siècles. Chaque
prince reconnut qu'il devait l'empire à la délégation que
le sénat lui en avait faite. Ce point de droit était incontesté.
Pour être déléguée, l'autorité n'en était pas moins
forte. Il y eut toujours ceci de remarquable chez les
Romains que la puissance publique, une fois qu'elle
avait été commise à un personnage et quelles que fussent
les mains à qui on l'eût confiée, était, dans ces
mains-là, absolue, complète, presque sans limites. Pour
les Romains, la magistrature n'était pas une simple
fonction, c'était un pouvoir. On l'appelait .du terme
expressif d'imperium. Celui qui en était revêtu, ne fût-ce que pour une année, était un maître, le maître
du peuple, magister populi.
Cette façon de comprendre l'autorité du chef de l'Etat
comme une délégation du pouvoir absolu de la République
se retrouve dans toutes les périodes de l'histoire
de Rome, sous les rois, sous les consuls, sous les
empereurs.
Comme représentants de l'État, les consuls étaient
légalement des maîtres absolus. Tite Live et Cicéron ne
voient aucune différence entre leur autorité et celle des
rois. Ils réunissaient dans leurs mains tous les pouvoirs
de la cité. Ils étaient à la fois administrateurs et
chefs d'armée. Ils présidaient le sénat et les comices, et
nul n'avait la parole ni dans l'une ni dans l'autre assemblée
qu'avec leur autorisation et sur les sujets
proposés par eux. Ils faisaient le cens cela voulait dire
qu'ils marquaient à chaque citoyen son rang social et
ses droits politiques; ils décidaient par leur seule
volonté qui serait sénateur, qui serait chevalier, qui
serait simple citoyen, qui serait hors des cadres de la
cité tout cela sans appel et sans recours. Ils rendaient
la justice; le Droit se manifestait par leur bouche, et
ils étaient comme la loi vivante, jus dicebant (1).
(1) Les eonsuls, dans les premiers siècles, portaient le titre de judices (Varron, De lingua latina, VI, 88).
Ils avaient même en leur personne une sorte de pouvoir
législatif; ce qu'ils avaient dit, edictum, avait force de
loi, au moins pendant le temps que durait leur magistrature,
et tout citoyen devait s'incliner devant cette simple parole. L'esprit romain ne concevait pas qu'un
individu pût entrer en lutte contre la volonté de l'homme
qui représentait l'État. Jamais les Romains ne pensèrent
à fixer des bornes précises à la puissance du magistrat.
Plus tard, quand la plèbe réclama sa place dans la
cité, les Romains ne pensèrent pas à définir les droits
individuels du citoyen ou à limiter le pouvoir du magistrat ils aimèrent mieux créer de nouveaux chefs
pour la plèbe, et ces tribuns furent armés aussi d'un
pouvoir absolu et inattaquable. Plus tard encore, les
Romains établirent de nouveaux magistrats; et chacun
d'eux encore fut dans sa sphère un maître tout-puissant.
Le seul moyen qu'ils imaginèrent de n'être pas absolument
esclaves de ces maîtres annuels fut de multiplier
leur nombre. Il arriva alors que l'un d'eux put défendre et
protéger le citoyen que l'autre avait frappé; le
droit individuel n'eut jamais à Rome de meilleure
garantie (1).
(1) Il y avait, à la vérité, la provocatio ad populum, la cité étant le juge souverain en matière criminelle; mais rien n'est plus obscur que cette " appel à la cité ". Pour en connaître la nature et le sens, nous voudrions savoir comment et par quelle procédure cet appel s'exercait, si le particulier présentait lui-même son appel, et d'après quelles règles le nouveau jugement était prononcé. Les historiens anciens ne nous renseignent pas sur ces détails, sans lesquels l'institution ne se comprend pas. Tite Live marque bien (X, 9) que la provocatio reste lettre morte jusqu'à une loi Porcia. dont la date est inconnue
Consuls, tribuns, censeurs, préteurs, furent
autant de souverains dans Rome, et chaque proconsul
fut un souverain dans sa province.
La révolution qui fit l'Empire consista seulement en ceci que les mêmes pouvoirs qui avaient été en plusieurs
mains furent concentrés alors dans une seule. La vraie
différence fut qu'au lieu d'être partagé entre plusieurs
magistrats l'imperim appartint tout entier à un seul
homme. Ce fut la même souveraineté, de même source
et de même nature, mais il n'y eut plus qu'un homme
qui l'exerça. Un chef unique remplaça plusieurs chefs,
un seul maître plusieurs maîtres. A cela près le droit
public resta le même
Il n'y eut jamais en Europe de monarchie plus
omnipotente que celle qui hérita ainsi de l'omnipotence
de la République.On ne connut pas plus de limites à
la puissance effective du prince qu'on n'en avait connu
à la souveraineté théorique du peuple. Il ne fut pas
nécessaire d'alléguèr aux hommes un prétendu droit
divin. La conception du droit populaire, poussée à ses
dernières conséquences par le génie autoritaire de
Rome, suffit à constituer la monarchie absolue.
Voici quelles étaient les attributions du prince
A titre de chef militaire de l'Empire, il commandait
à toutes les armées et nommait à tous les grades. Les
soldats prêtaient serment à son nom et à son image. Il
faisait le recrutement et levait autant de soldats qu'il
voulait. Il avait le droit de paix et de guerres.
Armé de la puissance tribunitienne, il avait l'initiative
en matière de loi, jus referendi, et en même temps le veto à l'égard de toute proposition comme de tout acte
émané d'autrui. Sa personne était inviolable et sacrée,
sacrosantum,et quiconque lui portait atteinte, fût-ce en
parole, pouvait être mis à mort sans jugement, comme
impie; telle était la vieille loi tribunitienne. Ce pouvoir
de tribun, qui lui donnait le droit de punir, lui conférait
aussi le droit de protéger,jus intercedenti, et lui
permettait de prendre ce rôle de défenseur des faibles
qui complète la monarchie.
Il levait les impôts, en fixait à son gré le chiffre, en
faisait dresser les tableaux de répartition par ses agents.
Il avait le maniement des fonds sans aucun contrôle. Il pouvait confisquer les terres pour cause d'utilité publique ou pour les assigner aux colonies qu'il fondait.
Comme chef de la moitié des provinces, il y exerçait
l'autorité absolue des anciens proconsuls. Il les faisait
administrer en son nom par ses lieutenants, legati, qui
ne répondaient qu'à lui de leur gestion. Le sénat garda
pendant plusieurs siècles le droit de nommer les gouverneurs des
autres provinces; mais le prince surveillait
ces gouverneurs, leur envoyait ses instructions, et
n'avait pas une autorité moindre dans les provinces
sénatorialesque dans les siennes. Nous avons la preuve de cela pour la Gaule elle-même.Il est visible par les
textes et par les inscriptions que l'empereur était autant
le maître dans la Narbonnaise, province sénatoriale,
que dans la Lyonnaise et la Belgique, provinces impériales.
Tenant la place des anciens censeursde la République,
il avait l'empire des moeurs et de la vie privée. Un pouvoir plus effectif lui venait de là c'était lui qui dressait
la liste des sénateurs et des chevaliers; il donnait à qui
il voulait le droit de cité. Chacun avait ainsi dans la
société le rang que lui assignait le prince. Comme souverain pontife, il tenait toute religion dans sa main,
régnait sur les croyances et sur les actes du culte, et
exerçait un droit de surveillance sur tous les sacerdoces.
Il était le juge suprême et sans appel de tout l'Empire.
A Rome il rendait la justice en personne, concurremment
avec le sénat et le tribunal des centumvirs.
Dans les provinces, il déléguait ses fonctions judiciaires
à ses légats, et la justice était rendue en son nom.
Il possédait même l'autorité législative. S'il ne pouvait
faire de véritables leges qu'avec le concours du
sénat, il pouvait du moins, comme les anciens magistrats
de la République, émettre des édits auxquels les
populations devaient la même obéissance qu'aux lois.
Une simple lettre du prince, une réponse à un fonctionnaire
ou à un particulier sur un point de droit,
devenait aussitôtun acte législatifet prenait place dans
le corps du droit romain.
A tous ces pouvoirs, qui n'étaient que ceux des anciens chefs de la République, s'ajouta un titre nouveau.
Le prince reçut du sénat le nom d'augustus.
Or ce mot n'était pas un nom d'homme, et l'on ne voit
en effet aucun homme qui l'ait porté avant C. Julius
César Octavien. Le terme augustus appartenait à la
langue religieuse de Rome; il signifiait vénérable,
sacré, divin; il s'appliquait aux dieux ou aux objets qui
participaient de la divinité. Ce titre fut conféré au
premier empereur. Il se transmit ensuite à tous les
empereurs après lui. Tout empereur fut donc un Auguste.
Cela signifiait que l'homme qui gouvernait l'Empire
était un être plus qu'humain, un être sacré. Le
titre d'empereur marquait sa puissance, le titre d'Auguste sa sainteté. Les hommes lui devaient la même
vénération, la même dévotion qu'aux dieux.
Cette collation d'un titre religieux à un simple mortel
peut étonner les hommes de nos jours, qui ne manquent
guère d'y voir la preuve de la plus basse servilité.
On devrait remarquer cependant que ni Tacite, ni
Suétone, ni Juvénal, ni Dion Cassius, ne marquent par
aucun indice que ce titre ait surpris les hommes de ce
temps-là, moins encore qu'il les ait indignés. Des centaines
d'inscriptions, fort librement écrites par des
particuliers, attestèrent que les Romains et les provinciaux
l'adoptèrent tout de suite. Pour comprendre cela,
il faut se reporter aux idées des anciens.Pour eux, l'État
ou la Cité avait toujours été une chose sainte et avait
été l'objet d'un culte. L'État avait eu ses dieux et avait
été lui-même une sorte de dieu. Cette conception très
antique n'était pas encore sortie des esprits. Elle y régnait
[toujours],comme ces vieilles traditions auxquelles
l'âme humaine se plie sans savoir d'où elles lui viennent.
Les contemporains de César Octavien trouvèrent
naturel de transporter à l'empereur le caractère sacré
que l'État avait eu de tout temps. L'Etat, en même
temps qu'il mettait en lui toute sa puissance et tous ses
droits, mit aussi en lui sa sainteté. Ainsi le prince fit
partie de la religion nationale. Il y eut association religieuse
entre l'État et l'empereur. Depuis longtemps
des temples étaient élevés à l'État romain considéré comme dieu, Romae Deae. On y joignit désormais l'empereur
régnant, à titre d'Augustus. La dédicace fut
alors Romae ET Augusto, « à Rome et à l'Auguste »,
comme si l'on eût dit à l'État qui est un dieu et à
celui qui, parce qu'il le représente, est un être sacré .
Il n'y avait donc aucun pouvoir qui n'appartint au
prince. Il avait dans ses mains l'armée et les finances;
il était à lui seul l'administration, la justice, la loi, la
religion même. On ne saurait imaginer une monarchie
plus complète. Le sénat n'était dans la pratique qu'une
sorte de conseil d'État ou un rouage utile pour donner
aux actes du prince les anciennes formes légales. Toute
l'action politique résidait dans la personne du prince
sans partage et sans contrôle. Il avait le droit de vie et de morts sur tous les hommes.
Ce droit terrible, qui de nos jours ne fait plus partie
de l'autoritépublique, y avait toujours été inhérent chez
les anciens. L'État ou le peuple avait été toujours considéré comme
le maître de la vie des hommes,en dehors
même de toute justice. Ce droit avait été accordé formellement
et explicitement aux empereurs par le sénat.
Quand nous voyons un Néron ou un Commode prononcer
des sentences de mort, l'idée d'illégalité ou de
crime nous vient d'abord à l'esprit; c'étaient au contraire
des actes légaux et conformes au Droit public. Vespasien,
Hadrien, Marc-Aurèle, jouissaient de la même faculté.
C'était la constitution même de l'État qui mettait la vie
des hommes à la discrétion du prince.
L'empereur romain possédait en sa personne ce que
l'ancienne langue de la République avait appelé la
Majesté; ce mot avait désigné autrefois l'omnipotence
de l'Etat. Or il avait toujours été admis que l'homme qui portait atteinte de quelque façon à la Majesté publique
commettait le crime d'impiété envers l'État et
devait être puni de mort. Armé de cette loi implacable,
qui avait été faite pour la République, le prince put
frapper tous ceux qui lui firent opposition, tous ceux
qui furent suspects, tous ceux dont la vie lui était
odieuse ou dont il convoitait les richesses. Ce qui est
remarquable ici, c'est que ces meurtres étaient légaux.
Les meilleurs princes proclamèrent leur droit, tout en
renonçant à l'exercer. Jamais la loi de majesté ne fut
contestée dans son principe. Personne, pas même Tacite,
ne mit en doute que l'homme qui se montrait hostile
à l'autorité publique ne fût justement puni de mort.
Ceux qui blâmaientle plus énergiquement les violences
de Néron et de Domitien acceptaient pourtant comme
une règle indiscutable du Droit publie que toute atteinte
portée à l'autorité souveraine fût un crime capital. Un
historien du iv° siècle exprime ainsi la pensée qui fut
celle de tous les hommes de cette époque « A l'existence du prince s'attache l'idée de protection, de sauvegarde
pour les gens de bien, de garantie pour tous, et
toutes les volontés doivent concourir pour former autour
de sa personneune barrière infranchissable; c'est pour
ce motif que les Lois Cornéliennes ne reconnaissent
aucune exception dans le cas de lèse-majesté. »
Jamais despotisme ne fut plus régulièrement établi.
On peut voir dans les documents authentiques qui nous
font connaître la vie d'Auguste qu'il n'y a pas un seul
de ces pouvoirs qui ne lui ait été conféré par une loi
expresse. Plus tard, à chaque changement de règne, le
sénat renouvela cette délégation de l'autorité. Encore
ne se contentait-on pas d'une formule vague un texte
clair, long, précis, énumérait en détail tous les droits
du prince, toutes les anciennes attributions de l'État
que l'État lui déléguait. Cette Lex Begia était comme
la charte de la monarchie absolue. Le sénat, qui la
rédigeait, ne manqua pas toujours d'indépendance. Dans
cet espace de trois siècles où il se rencontra plus d'un
interrègne, il fut assez souvent en situation de faire ce qu'il voulait; il n'essaya jamais de diminuer l'autorité
impériale. Il renouvela à chaque génération l'acte de
constitution du despotisme. Tant il est vrai que le
régime impérial ne fut ni un accident fortuit dans
l'histoire, ni le résultat de la seule violence.
Il est encore une remarque à faire c'est que le pouvoir
a été également absolu sous les bons et sous les
mauvais princes. Trajan et Marc-Aurèle ont été aussi
complètement monarques que Néron et Domitien. Il
n'est pas une seule des prérogatives de la monarchie à
laquelle ils aient renoncé. C'est partir des Antonins que l'autorité législative a passé tout entière dans les
mains du prince (1). La règle qui donne force de loi à
une simple lettre impériale a été émise sous Marc-
Aurèle. Les Antonins se faisaient appeler du nom de
« maître » et les citoyens n'étaient plus que des
sujets. Il est certain que le régime monarchique a
acquis sa pleine vigueur dans les temps qui passent
pour les plus prospères de l'humanité, et sous les
princes qui sont considérés comme les plus vertueux.
(1) Les Antonins modifièrent maintes fois le droit privé de leur seule autorité.
Comment le régime impérial fut envisagé par les populations.
L'Empire romain ne ressemble à aucun des régimes
politiques qui se sont succédé en France jusqu'à nos
jours. Il ne convient d'en faire ni la satire ni l'apologie.
Il le faut juger d'après les idées de ce temps-là, non
d'après celles d'aujourd'hui. L'historien n'a pas à dire
ce qu'il pense personnellement de ce régime; il doit
dire plutôt ce que les hommes d'alors en ont pensé. Il
doit chercher, à l'aide des documents, comment cette
monarchie a été appréciée par les générations qui lui
ont obéi et qui ont dû être heureuses ou malheureuses
par elle. En faisant cette recherche, nous ne songeons pas à
nous livrer à de pures et vaines considérations. L'histoire
n'est pas l'art de disserter à propos des faits elle
est une science dont l'objet est de trouver et de
bien voir les faits. Seulement il faut bien entendre que
les faits matériels et tangibles ne sont pas les seuls
qu'elle étudie. Une idée qui a régné dans l'esprit d'une
époque a été un fait historique. La manière dont un
pouvoir a été organisé est un ftrit, et la manière dont
les contemporainscomprennent et acceptent ce pouvoir
est aussi un fait. L'historien doit étudier l'un et l'autre,
et de l'une et l'autre étude il doit écarter toute opinion
personnelle ou préconçue.
On a conservé de ces cinq siècles un grand nombre
d'écrits. Il y a les oeuvres des poètes, celles des historiens,
celles des jurisconsultes. Il y a des lettres intimes,
il y a des panégyriques et des satires. Nous avons autre
chose encore que les livres pour nous faire connaître les
opinions des hommes ce sont les médailles,ce sont les
inscriptions, ce sont les monuments de toute sorte qui
ont été élevés par des villes ou par des particuliers.
Les tombeaux mêmes et les épitaphes qu'ils
portent nous disent les pensées intimes et l'état d'âme
de ces générations. Voilà des témoins de toute nature,
de toute nation, de toute condition sociale.
On ne trouve pas dans tout cela un seul indice qui
marque que les populations aient été hostiles à l'Empire.
L'opposition d'une partie du sénat romain était du
genre de celles que tout gouvernement peut rencontrer
dans le conseil d'État le plus dévoué. La noble fierté de
quelques hommes comme Thraséa et Corbulon n'était
pas de la haine pour le régime impérial,qu'ils servaient,
mais seulement du mépris peut l'homme qui momentanement gouvernait l'Empire. Tacite a peint en traits
énergiques les vices de plusieurs princes et ceux de
beaucoup de sujets; mais il n'a nulle part attaqué ce
régime dent il fut un des plus hauts fonctionnaires (1),et
il en a quelquefois fait l'éloge. Juvénal, en faisant la
satire de quelques hommes, n'a jamais fait celle des
institutions. Il y aurait la même erreur à représenter
Tacite et Juvénal comme des adversaires de l'Empire
qu'à représenter Saint-Simon comme un ennemi de la
royauté. Les deux Pline, Plutarque et Philon d'Alexandrie,
Suétone, Dion Cassius, Spartien et Ammien Marcellin
ont poursuivi la mémoire des mauvais empereurs,
mais ils ont loué et servi l'Empire. Tous les écrivains,
ceux de Rome comme ceux des provinces, professent
pour ce régime monarchique une estime et quelquefois
même une admiration que nous sommes forcés de croire
sincères. Les inscriptions de la Gaule, comme celles de
l'Espagne, de la Grèce, de l'Illyrie et de la Dacie,
témoignent de l'attachement universel des diverses
classes de la société au gouvernement impérial et
elles ne laissent voir aucun symptôme d'antipathie.
(1) Il exerça ensuite de hautes fonctions sous
Trajan.
Jamais les populations ne se sont révoltées contre ce
régime. On rencontre dans ce long espace de cinq siècles
beaucoup de guerres civiles; eïles avaient pour objet
de substituer un empereur à un autre; elles ne visaient
jamais à renverser l'Empire. La Gaule se plaignit quelquefois
dupoids des impôts et de la cupiditéde quelques
fonctionnaires; elle ne se plaignit jamais de la monarchie.
Plusieurs fois elle fut maîtresse de ses destinées;
elle ne songea jamaisà établir un gouvernement républicain.
Au milieu du III siècle, elle se vit détachée de
l'Italie et libre de choisir ses institutions elle se donna
un empereur.
Il serait sans exemple dans l'histoire du monde qu'un
régime détesté des populations ait duré cinq siècles. Il
n'est pas dans la nature humaine que des millions
d'hommes puissent être contraints d'obéir malgré eux à
un seul. Ce serait encore se tromper beaucoup que de
croire que le gouvernement impérial se soit soutenu par
la force militaire. Sauf les cohortes prétoriennes, qui
ne pouvaient garder tout au plus que la capitale, il
n'avait de vraies garnisons nulle part. Toutes ses
légions étaient aux frontières, en face de l'ennemi.
On ne rencontre jamais dans cette histoire rien qui
ressemble à un antagonisme entre une population civile,
qui aurait été ennemie de l'Empire, et une classe militaire
qui l'aurait défendu. Il ne faut pas attribuer la docilité des citoyens à ce qu'ils manquaient d'armes;
ils en avaientet savaient les manier. Jamais le gouvernement
ne songea à désarmer la population. On ne
s'expliquerait pas que les trente légions de l'Empire
eussent pu contraindre cent millions d'âmes à obéir.
Il faut d'ailleurs remarquer que les armées étaient ce
qu'il y avaitde moins docile dans l'Empire presque
toutes les révoltes qu'il y a eu ont été tentées par les
légions; la règle d'obéissance ne venait donc pas
d'elles.
On a attribué aux empereurs romains une politique
très savante et une administration fort habile. A voir de
près les choses, on est au contraire étonné du peu d'efforts
qu'il leur a fallu faire pour établir le gouvernement
le plus absolu et en même temps le plus solide
que l'Europe ait jamais eu. Le nombre des fonctionnaires
impériaux, dans les premiers siècles, fut infiniment
petit; même dans les derniers, il n'approcha pas à
beaucoup près du nombre d'agents que les États
modernes jugent nécessaire à leur conservation. L'autorité
impériale ne plaçait pas un représentant dans chaque
village. Elle ne nommait pas une multitude de juges et
de percepteurs d'impôt set ne disposait pas d'un nombre
infini d'emplois. Elle ne se chargeait même pas de tous les soins de la police. Encore moins jugeait-elle nécessaire,
pour gouverner la société, de diriger l'éducation
de la jeunesse. Elle ne nommait pas les membres des
divers sacerdoces dans les provinces. Tous les moyens
auxquels les États modernes ont recours pour se
maintenir lui furent inconnus; elle n'en eut pas
besoin.
Il faut donc acceptercomme une vérité historique que
les hommes de ce temps-là ont aimé la monarchie. Si
nous cherchons à nous rendre compte de la nature de
ce sentiment, nous remarquons d'abord qu'il ne dérivait
pas d'une théorie ou d'un principe de raison. Ces
hommes n'avaient nulle idée du dogme du droit divin
des princes. Le paganisme n'avait jamais enseigné que
les dieux eussent une préférence pour le régime monarchique.
Le christianisme ne l'enseignait pas davantage
il n'ordonnait l'obéissance aux princes que comme un
acte de résignation et il recommandait plutôt à leur
égard l'indifférence que le dévouement. Ce n'est donc
pas l'idée d'un devoir supérieur qui a forcé la soumission
des hommes. Ils ont aimé l'Empire parce qu'ils
ont trouvé intérêt et profit à l'aimer. Ils ne se sont pas
demandé si ce régime était moralement bon ou mauvais,
s'il était conforme ou contraire à la raison; il
leur a suffi qu'il fût d'accord avec l'ensemble de leurs
intérêts.
Tacite, au début de son grand ouvrage, énumère les
divers motifs qui firent que toutes les classes de la
société romaine et l'aristocratie elle-même acceptèrent
le régime impérial puis il ajoute « Quant aux prorinces, le nouvel ordre de choses était loin de leur
déplaire; le gouvernementdu sénat et du peuple leur
avait pesé à cause des rivalitésdes grands et de la cupidité des magistrats; les lois de la République ne les
avaient jamais protégées, impuissantes qu'elles étaient
contre la violence, contre la brigue, contre l'argent. »
Telle fut la vraie cause de l'attachement à l'Empire. Les
hommes jugèrent que le pouvoir d'un seul était moins
oppressif que le pouvoir de plusieurs, et que les droits
individuels seraient mieux garantis par la monarchie
qu'ils ne l'avaient été par le gouvernement républicain.
Beaucoup de faits et d'anecdotes montrent que ces populations
considéraient le prince comme un défenseur et
un appui, qu'elles lui adressaient leurs réclamations,
qu'elles croyaientlui être redevables de leur prospérité
ou de l'adoucissementde leur misère.
Qu'où lise les inscriptions, le sentiment qu'elles manifestentest toujours celui de l'intérêt satisfait et reconnaissant.
Les hommes appellent le prince des titres de
« pacificateur du monde », « conservateur du genre
humain », « garant de toute sécurité ». Il est « le
patron et le père des peuples » il est « leur espoir et
leur salut ». On lui demande de guérir tous les maux de l'humanité. On le remercie de tous les biens dont
s on jouit. Dans l'histoire du monde nous trouvons peu
de régimes politiques qui aient duré cinq siècles comme l'Empire romain; nous en trouvons peu qui aient été aussi indiscutés et inattaqués dans leur principe; nous
n'en trouvons pas qui aient été aussi longtemps et
aussi universellement applaudis par les populations
qu'ils régissaient.
Les opinions des hommes en matière de politique sont
fort variables. Il y a des temps où le désir général d'un
peuple est de se gouverner lui-même; il y en a où son
unique désir est d'être gouverné. Pour l'un et pour l'autre
ses voeux peuvent être également ardents. En général, il
aime le nouveau en proportion de sa haine pour le
passé. Or, à l'époque qui nous occupe, le passé et ce
qu'on pourrait appeler l'ancien régime était le gouvernement
républicain. En Italie et en Grèce, en Gaule et en
Espagne, les hommes avaient vécu sous ces institutions
durant plusieurs siècles. Ils en étaient venus peu à peu
à les haïr; leurs intérêts, leurs opinions, leurs sentiments
s'étaient détachés d'elles ils avaient aspiré à
s'en affranchir. Ils leur reprochaient d'avoir favorisé le
développement d'une aristocratie oppressive; d'avoir sous les faux dehors de la liberté politique, écrasé la
libeté individuelle; d'avoir enfanté partout des discordes
et des guerres civiles; d'avoir rempli l'existence humaine
de querelles et de passions. Ils avaient été pris de dégoût
pour ce régime, et ils en souhaitaient un autre qui leur
donnât plus de sécurité, plus de liberté, plus de travail
et de bonheur. Comme ils ne savaient pas encore que
la monarchie a aussi ses vices et ses dangers, ils se précipitèrent
vers elle avec une fougue irréfléchie; ils lui
donnèrent leurs coeurs et leurs volontés; ils lui furent
reconnaissants de s'être établie sur leur tête ils l'aimerent
d'un amour fervent et passionné.
N'allons pas croire que même les premiers empereurs
se soient imposés aux hommes par la violence
« Par l'accord du sénat et de la foule, la puissance
absolue fut conférée à Caligula, et telle fut la joie
publique que, durant les trois mois qui suivirent, les Romains immolèrent plus de 160000 victimes en son
honneur. » Sort-il de Rome, chacun s'engage envers
les dieux à leur élever un autel ou à leur faire quelque
ex-voto le jour où il reviendra. Tombe-t-il malade, tous passent la nuit autour du palais, et il ne manque
pas de gens qui offrent aux dieux leur vie pour sauver
la sienne. Or de tels voeux alors n'étaient pas de vains
mots. Caligula ayant guéri, ces hommes durent mourir
pour acquitter l'engagement qu'ils avaient pris envers
la divinité.
Ce fut dès lors un usage assez fréquent de « se
dévouer » aux empereurs (1).
(1) C'est ce que prouve Suétone, c. 27 Deux personnages ayant refusé d'acquitter leur voeu, Caligula les y obligea. L'un, qui était un chevalier romain, dut combattre comme gladiateur; l'autre dut mourir. La religion ne permettait pas que le voeux restât non acquitté c'est ce que Dion Cassius explique bien, LIX, 8.
Une foule d'inscriptions nous
montrent de simples particuliers qui se sont voués « à
la divinité et à la majesté » de Caligula, de Domitien,
de Trajan, de Marc-Aurèle, de Septime Sévère. Cela
ne veut pas dire que ces hommes s'attachent au prince
pour en obtenir quelque faveur; beaucoup sont des
provinciaux qui ne l'ont jamais vu. Mais ils se lient envers les dieux pour qu'ils accordent au prince santé,
guérison, ou victoire.Des villes entières prirent souvent
cette sorte d'engagement religieux. Une des formules
usitées en ce cas nous a été conservée: le serment des
habitants d'Aritium. "De ma propre et libre volonté.
Tous ceux que je saurai être ennemis de l'empereur
Caius César, je serai leur ennemi. Si quelqu'un met
en péril son salut, je poursuivrai celui-là par les armes,
sans trêve, sur terre et sur mer. Je n'aurai ni moi ni
mes enfants pour plus chers que le salut de l'empereur.
Si je manque à mon serment, que Jupiter et le divin
Auguste et tous les dieux immortels m'enlèvent ma patrie, mes biens, ma santé, et que mes enfants soient
frappés de même. " (1)
(1) Nous ignorons pourquoi cette petite ville de Lusitanie s'était ainsi vouée à Caligula. Ce fut un usage d'élever des monuments. des autels, ou d'immoter des séries de victimes, en l'honneur ou pour le salut de l'empereur.
Nous ne pouvons juger les sentiments des hommes
que par les témoignages qu'ils nous en ont laissés.
Or ces témoignages, si nombreux, si divers, venus de
toutes les classes, nous montrent qu'ils donnèrent à l'Empire, non pas seulement cette obéissance résignée
qu'on accorde toujours à la force, mais une obéissance
volontaire et empressée, un abandon de toute leur
ame, un dévouement complet, une véritable dévotion. Ce sentiment, comme il arrive aux sentiments qui
dominent une foule, prit la forme d'une religion. Nous
touchons ici à des faits qui sont en opposition avec
toutes nos idées modernes et qui paraissent d'abord
incroyables aux hommes de notre époque; ils sont
pourtant avérés et incontestables. On vit surgir en ce
temps-là dans les âmes, d'un bout de l'Empire à l'autre,
une religion nouvelle qui eut pour divinités les empereurs
eux-mêmes. Il est attesté par tous les historiens,
depuis Tacite et Dion Cassius jusqu'aux écrivains de
l'Histoire Auguste, que l'autorité impériale et la personne
même des empereurs furent adorées durant trois
siècles. Cette vérité est confirmée par d'innombrables
inscriptions qui ont été gravées, loin de Rome et des
empereurs, par des particuliers, par des corporations
ou par des villes. Toutes les provinces, et la Gaule
comme les autres, se couvrirent de temples et d'autels consacrés à tous les empereurs l'un après l'autre.
On a une inscription de la ville de Narbonne qui fut
écrite dans les premières années de notre ère; elle est
conçue ainsi « Le peuple de Narbonne s'engage par
voeu perpétuel à la divinité d'Auguste. Bonheur à l'empereur
César Auguste, père de la patrie, grand pontife,
à sa femme, à ses enfants, au sénat, au peuple romain,
et aux habitants de Narbonne qui se sont liés par un
culte perpétuel à sa divinité. Le peuple de Narbonne a
dressé cet autel dans la forum de la ville, et a décidé
que sur cet autel, chaque année, le 8 des calendes
d'octobre, anniversaire du jour où la félicité du siècle
l'a donné au monde pour le gouverner, six victimes lui seront immolées, l'acte de supplication sera adressé à
sa divinité, le vin et l'encens lui seront offerts. »
Quelques années avant l'ère chrétienne, la Gaule
entière' éleva en commun un temple, près de la ville
de Lyon, au confluent du Rhône et de la Saône ce
temple était consacré à Rome et à Auguste. Cest par
la volonté unanime des cités gauloises qu'il fut construit.
Une inscription énumérait le snoms des soixante
cités qui l'avaient érigé, et autour de l'autel soixante
images représentaient chacun de ces peuples. Un
prêtre fut élu par les Gaulois pour présider aux offices
de ce culte et une fête annuelle fut instituée Ce temple n'était pas précisément à Lyon. Lyon était
une colonie romaine et non une cité gauloise; Lyon
n'avait donc aucun titre à ériger ce temple ni même à
le posséder sur son territoire. B était situé hors de
Lyon, au confluent des deux fleuves, sur un terrain
qui était la propriété commune des trois provinces et
des soixante cités gauloises.
Cette religion ne fut pas une vogue d'un jour. Dion
Cassius écrit que l'autel et la fête existent encore de
son temps. Une série d'inscriptions montrent que le temple de Narbonne et celui du Confluent subsistèrent
plusieurs siècles et que les sacrifices y furent régulièrement
accomplis. On peut dresser une liste de Gaulois
qui s'y succédèrent comme grands prêtres. C'est d'abord
l'Éduen Caius Julius Vercundaridub. Nous trouvons
plus tard deux Carmutes, Caius Julius et Publius Vettius
Perennis, le Séquane Quintus Adgennius Martinus, le
Cadurque Marcus Luctérius, le Nervien Losidius,
l'Arverne Servilius Martianus, le Ségusiave Ulattius, et
beaucoup d' autres.
Tous ces prêtres, élus par la réunion des cités gauloises,
étaient les premiers personnages de leur pays.
De même la province de Narbonnaise avait son temple
de Rome et d'Auguste; un grand prêtre élu par la
province présidait annuellement à ce cultes. Chacune des cités gauloises avait en outre chez elle
un temple de l'empereur; le prêtre de ce culte, qui
portait le titre de flamme d'Auguste, était élu par la
cité, et parmi ses premiers citoyens.
Des temples semblables à ceux de Narbonne et du
Confluent furent élevés dans toutes les parties de
l'Empire, et des sacerdoces de même nature furent
institués partout par les populations. Ce qui est digne de remarque,c'est que l'érection de ces temples n'était
pas ordonnée par le pouvoir impérial aucun fait ni
aucun texte ne nous autorisent à douter qu'elle ne
fût l'oeuvre spontanée des populations (1).
(1)
Tibère et Claude défendirent qu'on leur élevât des temples (Dion Cassius.
LVII, 9; LX, 5). – II y a pourtant quelques exemples, mais ce sont de
rares exceptions, d'autels érigés par des empereurs à eux-mêmes ou par
des fonctionnaires aux empereurs (Dion Cassius, LIX, 28). – D'une,
manière générale on peut dire que
l'érection de tant d'autels fut une
vogue, mais non pas un mot d'ordre.
Les prêtres provinciaux
ou municipaux n'étaient pas non plus nommés
par les empereurs ils étaient élus par les peuples.
Ces sacerdoces étaient recherchés à l'égal des plus
hautes dignités. Ils étaient brigués par ce qu'il y avait
de plus distingué et de plus considérable. Pour être élu
prêtre de Rome et d'Auguste, ou flamine, il fallait
avoir passé par les premières magistratures de la cité.
C'était le but le plus élevé de l'ambition, le couronnement
des plus brillantes carrières.
Mais il ne fallait pas que ce culte n'appartînt qu'aux plus grands et aux plus riches. Les pauvres et les
humbles voulurent avoir aussi leur religion des empereurs.
Dans chaque cité, presque dans chaque bourgade,
le bas peuple et les simples affranchis élevèrent
un autel à l'Auguste; il se forma une corporation religieuse
qu'on appela les Augustaux,et il y eut un collège
de prêtres au nombre de six et qu'on appela les
« sévirs d'Auguste ». C'était un sacerdoce annuel, très
recherché des petites gens. Au jour des sacrifices, on
les voyait revêtus de la robe prétexte, et des licteurs
marchaient devant eux. Morts, on ne manquait pas
de mettre sur leur tombe le titre qui avait honoré
leur vie.
Dans ce culte, tout n'était pas public, tout n'était pas
pour l'apparat. Beaucoup d'hommes dans le secret de
leur maison, loin des regards de la foule et sans nul
souci des fonctionnaires impériaux, adoraient la divinité
de l'empereur, associé à leurs dieux pénates. On peut
voir au musée du Louvre deux statuettes en bronze qui
représentent Auguste et Livie elles étaient placées, à
titre d'objets d'adoration, dans le sanctuaire intime
d'une famille gauloise. Plusieurs générations d'hommes
les invoquèrent obscurément. Nous pouvons penser que
cette famille leur demandait, dans les prières de chaque
jour, la paix, le bonheur, la richesse, la santé, et que,
dans chacunede ses joies, elle se croyait tenue de leur
adresser ses actions de grâces. Les statues des empereurs étaient de véritables idoles, auxquelles on offrait l'encens,
les victimes, les prières.
Il est impossible d'attribuer tout cela à la servilité.
Des peuples entiers ne sont pas serviles, et ne le sont
pas durant trois siècles. Ne supposons pas que ce culte
fût un simple cérémonial, une règle d'étiquette; le
palais impérial était presque le seul endroit du monde
où il n'existât pas. Ce n'étaient pas les courtisans qui
adoraient le prince, c'était Rome. Ce n'était pas Rome
seulement, c'était la Gaule, c'était l'Espagne, c'était la
Grèce et l'Asie. Si l'on excepte les chrétiens, qui vivaient
alors obscurs et cachés, il y avait dans tout le genre
humain un concert d'adoration pour la personne du
prince,
Quelques historiens ont supposé que ce culte avait été
un fruit tardif du despotisme et qu'il n'avait réellement
surgi que vers le temps de Dioclétien. C'est au contraire
à partir de Dioclétien qu'il cessa d'être. Il ne fut plus
qu'un vain cérémonial et une étiquette; il n'en resta
plus que les dehors et les mots, tels qu'on les trouve
encore dans les codes des empereurs chrétiens. Le vrai
culte, le culte sincère, spontané, fervent, date du début
même de l'Empireet a duré environ trois siècles. Durant
toute cette époque, chaque prince fut personnellement
adoré: chacun eut ses temples, ses fêtes sacrées et ses prrêtres. Chacun n'était-il pas un Auguste, c'est-à-dire
plus qu'un homme? En parlant au prince, on lui disait : « Très saint empereur. » Le titre même de dieu
auquel il n'avait pas droit dans la langue officielle, lui
était volontiers donné dans la langue ordinaire. Dès le
temps de Caligula, on disait aux princes qu'ils étaient
des dieux. Cette forme de langage devint ordinaire sous
les Flaviens. On les appelait «Votre Divinité », « Votre
Éternité4 ». Le feu sacré était porté devant Hadrien,
devant Antonin, devant Marc-Aurèle. On jurait par l'empereur comme on eût juré par les plus puissants
dieux, et ce genre de serment était le plus sacré. Nous
avons l'inscription d'un Gaulois des environs de Lyon
qui se déclare dévot à la divinité de Marc-Aurèle. Les
meilleurs princes comme les plus mauvais, les plus
sages comme les plus insensés, durent accepter ces titres
et ces étranges respects. Ils pouvaient bien les repousser de leur entourage et éloigner l'encens de leur personne;
ils ne pouvaient pas empêcher que loin d'eux l'encens
fumât en leur honneur. Le plus philosophe d'entre eux,
Marc-Aurèle, n'eut même pas la pensée de supprimer
une si bizarre religion, qui d'ailleurs s'adressait moins
à lui qu'à l'autorité impériale dont il était revêtu. Il
institua un culte pour son collègue mort. II éleva un
temple à sa femme Faustine et créa pour elle un sacerdoce.
Il fut lui-même, et longtemps encore après
sa mort, honoré comme une divinité. Son historien,
Jules Capitolin, dit que « de son temps encore, dans
beaucoup de maisons particulières, la statue de Marc-
Aurèle est placée entre les dieux pénates il est un dieu
il a ses prêtres et ses flammes ». En sorte que ce même
homme que l'esprit moderne se représente comme le
type du philosophe, ces générationsl'adorèrent comme
un dieu. Caracalla aussi eut un temple et un clergé
spécial pour son culte. Il en était ainsi de tous les
empereurs. Ce culte, étrange se comprend et l'on en sent toute la
sincérité et toute la force si l'on songe à l'état psychologique
de ces générations. Les hommes étaient fort
superstitieux. Dans la société de l'Empire romain les
pratiques de la. dévotion étaient universelles; les plus
hautes classes s'y livraient avee la même ferveur que
les classes ignorantes. Les actes d'adoration et les
sacrifices étaient ce qui tenait le plus de place dans
l'existence. Chaque homme avait son lararium les
pauvres de chaque rue avaient leur chapelle et leur
idole, Les sacerdoces se multipliaient, chacun voulant
être prêtre de quelque dieu. Des confréries religieuses
s'établissaient partout. La magie et la divination étaient
fort en vogue, parce qu'on était préoccupé du surnaturel. Jules César croyait aux prodiges, Tibère cultivait l'astrologie, Vespasien faisait des miracles, Marc-Aurèle consultait les magiciens (1), il en était de même dans
tous les rangs de la société les princes et les riches
avaient leurs devins dans leur maison; la foule courait
aux devins des carrefours.
(1) Dion Cassius, qui est sénateur, se montre à chaque page de son livre le plus superstitieux et le plus dévot des hommes.
Beaucoup de gens avaient,comme Septime Sévère, un livre où ils notaient
jour par jour tous les prodiges et toutes les prédictions
qui les concernaient personnellement. On ne parlait
que de songes, d'oracles, d'évocation de morts. Il n'y
avait personne qui ne portât sur soi quelque talisman,
une pierre chaldéenne, un oeuf druidique. L'esprit
humain tremblant voyait la divinité partout. Son besoin
d'adorer s'appliqua naturellement à ce qu'il trouvait
de plus puissant dans les choses humaines, à l'autorité
impériale.
Nous ne devons pas d'ailleurs confondre les pensées
de ce temps-là avec la doctrine du droit divin des rois,
qui n'a appartenu qu'à une autre époque. Il ne s'agit
pas ici d'une autorité établie par la volonté divine;
c'était l'autorité elle-même qui était divine. Elle ne
s'appuyait pas seulement sur la religion; elle était une
religion. Le prince n'était pas un représentant de Dieu;
il était un dieu. Ajoutons même que, s'il était dieu, ce
n'était pas par l'effet de cet enthousiasme irréfléchi que
certaines générations ont pour leurs grands hommes.Il
pouvait être un homme fort médiocre, être même connu
pour tel, ne faire illusion à personne, et être pourtant
honoré comme un être divin. Il n'était nullement nécessaire
qu'il eut frappé les imaginations par de brillantes
victoires ou touché les coeurs par de grands bienfaits. Il
n'était pas dieu en vertu de son mérite personnel; il était dieu parce qu'il était empereur. Bon ou mauvais,
grand ou petit, c'était l'autorité publique qu'on adorait
en sa personne. Cette religion n'était pas autre chose,
en effet, qu'une singulière conception de l'État. La
puissance suprême se présentait aux esprits comme une
sorte de Providence divine. Elle s'associait dans la
pensée des hommes avec la paix dont on jouissait après
de longs siècles de troubles, avec la prospérité et la
richesse qui grandissaient, avec les arts et la civilisation
qui s'étendaient partout. L'âme humaine, par un
mouvement qui lui était alors naturel et instinctif,
divinisa cette puissance. De même que dans les vieux
âges de l'humanité on avait adoré le nuage qui, se
répandant en eau, faisait germer la moisson et le soleil
qui la faisait mûrir, de même on adora l'autorité
suprême qui apparaissait aux peuples comme la garantie
de toute paix et la source de tout bonheur.
Ces générations ne subirent pas la monarchie, elles
la voulurent. Le sentiment qu'elles professèrent à son
égard ne fut ni la résignation ni la crainte, ce fut la
piété. Elles eurent le fanatisme du pouvoir d'un seul
comme d'autres générations ont eu le fanatisme des institutions
républicaines. Il est naturel à l'homme de se
faire une religion de toute idée qui remplit son âme. A
certaines époques il voue un culte à la liberté; en
d'autres temps, c'est le principe d'autorité qu'il adore.
De l'administration romaine et de la centralisation administrative.
La Gaule était entrée dans l'Empire romain à titre de provincial. Ce mot n'avait pas alors une signification géographique il désignait proprement la subordination à l'État romain. Il impliquait que la Gaule était, en théorie et en droit, un pays sujet (1).
(1) Une question fort délicate est soulevée par le titre de libre ou d'allié qni fut laissé à plusieurs peuples gaulois.En droit, ces peuples ne devaient pas faire partie de la provincia, c'est-à-dire n'obéissaient pas à un proconsul. Suétone donne à entendre que ce droit fat respecté dans la première organisation faite par César. Mais dans la nouvelle organisation faite par Auguste en l'an 27, nous ne voyons pas que cette distinction ait été conservée. Nous pouvons remarquer au contraire que le jour où les Trois Provinces élevèrent un temple à Rome et à Auguste, tous les peuples gaulois au nombre de soixante figurèrent au même titre dans cet acte de sujétion. Nous notons encore qu'an débat du règne de Tibère la cité des Êduens, qui avaitle titre d'alliée, était soumise à l'impôt comme les autres cités (Tacite, Annales, III, 40). Tout cela nous amène à penser que, si quelques cités furent d'abord placées en dehors de la subordination romaine, cela dura pen. Les termes de fédérés on de libres furent plutôt des titres honorifiques que des marques d'indépendance.
En pratique, cela
signifiait que la Gaule allait être gouvernée, non par
ses propres lois, non pas davantage par les lois politiques
de Rome, mais par l'autorité arbitraire et personnelle d'un gouverneur envoyé de Rome. Telle est
l'origine première du système administratif romain.
Auguste partagea la Gaule en quatre provinces la
Narbonnaise, l'Aquitaine, la Lugdunaise et la Belgique.
Cette division était assez conforme aux anciennes divisions
du pays. Elle laissait même subsister deux des
noms anciens.
Dans un autre partage que le même empereur fit de toutes les provinces entre lui et le sénat, il mit la Narbonnaise
dans la part da sénat, et garda pour lui l'Aquitaine,
la Lugdnnaise et la Belgique. Théoriquement,
la première fut « province du peuple romain », et les
trois autres furent « provinces de César ». En pratique,
la seule différence fut que la Narbonnaise était gouvernée
par un proconsul qui paraissait être nommé par le
sénat et agir au nom du peuple romain, au lieu que
les trois autres avaient pour proconsul l'empereur lui-même,
représenté dans chacune d'elles par un « lieutenant
de l'empereur », legatus Augusti.
Comptons les fonctionnaires employés au gouvernement
de chaque province. En Narhonnaise il y avait un
proconsul, et à côté de lui était un questeur chargé de
percevoir les impôts et revenus du pays. Dans chacune
des trois autres provinces il y avait un légat propréteur
et à côté de lui un procurateur impérial qui tenait la
place du questeur (1).
(1) Souvent il n'y avait qu'un procurateur pour deux provinces.
En outre, deux procurateurs spéciaux étaient chargés de lever certains impôts déterminés, l'impôt sur les héritages et celui de la douane. Cela faisait, pour la Gaule entière, un total de dix fonctionnaires représentant le pouvoir central, dont quatre seulement pour la partie administrative. Chacun d'eux était entouré sans nul doute d'un personnel assez nombreux. Le proconsul avait un lieutenant à qui il pouvait déléguer une partie de ses pouvoirs. Il avait aussi un cortège d'amis qu'on appelait ses comites ou ses contubernales, jeunes gens qui faisaient l'apprentissage du service. Il avait enfin quelques secrétaires ou employés de bureau, cinq ou six licteurs et un plus grand nombre d'appariteurs ou de serviteurs à divers titres. Mais, quelque nombreux que pût être cet entourage, il n'y avait toujours que quatre personnages qui exerçassent le commandement, quatre hommes pour gouverner la Gaule entière (1).
(1) Il faut ajouter quelques fonctionnaires temporaires. comme les legati ad census. Nous n'avons pas à compter les pr
Le gouverneur de province, qu'on l'appelât proconsul
ou légat de César, possédait ce que le langage romain
appelait l'imperium. Cela comprenait tout autre chose
que ce que le langage moderne appelle l'autorité administrative.
Il avait en mains tous les pouvoirsde l'État.
C'était lui qui commandait les troupes, s'il s'en trouvait
dans sa province. Il faisait ou dirigeait le recrutement
des soldats. Quoiqu'il ne levât pas lui-même les impôts
et n'eût pas le maniement des fonds, c'était lui qui avait
la direction suprême en matière de finances. Il était
surtout un juge. Il possédait d'abord la juridiction volontaire,
et c'était devant lui que se faisaient les affranchissements,
les émancipations, les adoptions. Il possédait
surtout la juridiction contentieuse. II lui appartenait
de punir les crimes; il avait le droit d'arrêter les
coupables, de les frapper, de les mettre à mort.Il prononçait également dans
les procès civils; tout le monde pouvait s'adresser à lui.cela était dit formellement dans
les instructions impériales; et il jugeait par lui-même
ou déléguait des juges à sa place. Nous verrons bien
qu'il existait d'autres juridictions que la sienne; mais
la sienne seule était légale, et toutes les autres s'inclinaient
devant elle, car à lui seul appartenait le jus
gladii. Il avait aussi des fonctions de police. Sa charge
l'obhgeait à purger le pays des malfaiteurs. Il
devait aller plus loin que l'ordre matériel. Son devoir était
« d'empêcher toute exaction illicite, toute spoliation
sous forme de vente forcée ou de caution fictive. Par lui nul ne devait faire un gain injuste ni subir
un dommage immérité, « les puissants ne devaient
pas opprimer les faibles ». Un bon gouverneur veillait
« à ce que sa province fût paisible et tranquille »; il
recherchait les malfaiteurs; il punissait les sacrilèges,
les brigands, les voleurs et ceux qui recélaient les vols. II ne lui était pas permis de s'absenter de sa province,
parce qu'il fallait qu'il y eût toujours quelqu'un
pour s'occuper des intérêts des provinciau . Il devait
parcourir le pays, aller au-devant des justiciables et des
plaignants. Il parcourait les villes, visitait les prisons,
examinait les constructions publiques, veillait à leur
entretien ou les faisait réparer, pouvait même ordonner
la reconstruction des maisons privées si elles menaçaient
ruine ou offraient un danger. Son pouvoir portait
sur toutes choses.
On voit par tout cela que ce pouvoir était à la fois
absolu et tutélaire. Les provinciaux n'avaient aucun droit
contre lui, du moins aucun droit garanti par une loi
formelle. Ce que la langue officielle appelait lex provinciae ou provinciae formula n'était pas une charte
pour les populations. A l'égard d'elles, le gouverneur
était un maître tout-puissant. L'Empire n'effaça pas ce
principe, qui avait été celui de la République.
Il y eut pourtant une grande différence entre les
gouverneurs de l'époque républicaine et ceux de l'époque
impériale. Le proconsul qu'avait envoyé la République romaine n'avait dépendu légalement de personne.
Il n'avait dû rendre ses comptes ni aux provinciaux
ni même à la République. Il avait gouverné sous
sa responsabilité propre; il avat été un véritable
monarque dont l'autorité n'avait connu ni limite ni controle
régulier.
Il n'en fut plus de même sous l'Empire. Ce n'est pas
que les idées de liberté et de droit rationnel aient prévalu
à cette époque et aient fait imaginer des moyens
plus doux de gouvernement; la suite de ces études nous
montrera combien les idées et les théories ont eu peu d'action, dans tous les temps, pour l'amélioration de
l'existence humaine. Ce qui fit disparaître le despotisme
des proconsuls, ce fut le despotisme impérial.
Lorsque le sénat romain organisa l'Empire, vers
l'an 27 avant notre ère, il conféra à Auguste le pouvoir
proconsulaire sur la moitié des provinces, et un droit
de surveillance sur les gouverneurs de toutes les autres.
Cette innovation, dans laquelle quelques esprits ne
virent peut-être qu'une atteinte à la liberté, fut le germe
d'un nouveau système administratif. Il arriva en effet
que les chefs des provinces, au lieu d'être de vrais monarques
gouvernant en leur nom propre, ne furent plus
que les agents et les lieutenants du prince. Ce fait si
simple et en apparence si insignifiant fut ce qui introduisit
en Europe la centralisation administrative.
On ne peut guère douter que les peuples n'aient envisagé
cette centralisation comme un grand bienfait. Il
est fort différent d'être gouverné par un homme qui a un pouvoir personnel ou de l'être par un homme qui
n'est que l'agent et le représentant d'un pouvoir éloigné.
Ces deux modes d'administration ont leurs avantages
et leurs inconvénients; mais les avantages du
second l'emportent à tel point, qu'à presque toutes les
époques de l'histoire les populations l'ont préféré. Les
hommes aiment d'instinct la centralisation il leur plaît
de savoir que celui à qui ils obéissent obéit lui-même à
un autre. Exposés à être opprimés par celui qui les
administre directement, ils aiment à penser qu'une
autorité supérieure peut les protéger. Contre les agents
du prince, les Gaulois avaient un recours au prince
lui-même. Le pouvoir suprême de l'empereur était
une garantie contre les petites passions du fonctionnaire,
contre son orgueil, ses rancunes ou sa cupidité.
Les gouverneurs ne pouvaient plus se considérer
comme des souverains. Ils étaient les agents d'une
autorité supérieure. Avant de partir pour leur province,
ils recevaient de l'empereur des instructions écrites.
Ils lui rendaient compte de tous leurs actes. Sur tous
les points douteux ils le consultaient. On peut voir dans
les lettres de Pline le Jeune à Trajan un exemple de la
correspondance presque quotidienne que chaque gouverneur devait
entretenir avec le prince. On y observera
toute la distance qui sépare un gouverneur du temps de
l'Empire d'un proconsulde la République.On y remarquera
combien les provinciaux dépendaient du prince mais on remarquera aussi combien peu ils avaient à
redouter les abus de pouvoir de leurs administrateurs.
Dans le régime précédent, la République avait bien
essayé de sauver les sujets de l'extrême arbitraire et de
l'insatiable avarice des proconsuls; elle avait créé à cet
effet toute une série de tribunaux qui paraissaient devoir
être sévères; en réalité, ce moyen avait été inefficace,
et il avait été rare que les juges ne fussent pas de connivence
avec les accusés. Le régime impérial atteignit le
but par un moyen beaucoup plus simple, par la subordination
des gouverneurs au pouvoir central.
Du jour, en effet, où tous les pouvoirs eurent été
remis au prince, sa maison, que l'on ne tarda pas à
appeler le Palais, palatium, devint le centre de toute
l'administration de l'Empire. Là se trouvait un nombreux
personnel, et des bureaux furent tout de suite organisés.
Cela étaitsi nouveau,que ni sénateurs, ni chevaliers, ni
citoyens, ni hommes libres n'eurent l'idée d'en faire
partie, ou qu'on n'eut pas d'abord l'idée de les employer.
Mais, de même que dans l'aristocratie romaine chaque
grande maison avait ses secrétaires et ses copistes, qui
étaient des esclaves ou des affranchis du maître, de
même la maison impériale trouva, parmi ses esclaves
et ses affranchis, un nombreux personnel de secrétaires,
de commis, de gardiens d'archives. Ce, furent là les
bureaux des cent premières années de l'Empire. Plus tant, des citoyens libres et même des chevaliers furent
admis dans les plus hauts emplois.
Ces bureaux du palais portaient le nom général d'officia.
Ils étaient au nombre de cinq que l'on appelait
a libelis, ab epistolis, a rationibus,a memoria, a cognitionibus. Chacun d'eux avait à sa tête un chef ou directeur
qu'on appela princeps ou magister officii, sous lui
un sous-chef ou adjutor, un premier employé ou proximus,
et une série de scriniarii ou tabularii.
Le bureau a libellis recevait toutes les lettres qui
étaient adressées à l'empereur de toutes les parties de
l'Empire, soit par les fonctionnaires, soit par les particuliers.
II faisait un examen préliminaire de chacune de
ces lettres, et le chef du bureau les mettait sous les yeux
de l'empereur avec son propre rapport. Le bureau ab
epistolis rédigeait les réponses du prince. Nous n'avons pas de renseignements précis sur les attributions du
bureau a memoria, et ce n'est qu'une conjecture de dire
qu'il fut une sorte de bureau d'archives où l'on pût
retrouver et consulter les actes antérieurs. Le bureau
a rationibus était celui ou tous les comptes financiers
de Rome et des provinces étaient portés. Ils y étaient
examinés et vérifiés. Le bureau a rationibus était
celui qui recevait les nombreuses demandes de jugement
qui étaient adressées à l'empereur, et qui faisait sur
chacun de ces procès une enquête préliminaire.
L'institution de ces bureaux fut une chose toute
nouvelle dont Rome ni aucun pays de l'Europe n'avait
encore d'exemple. Elle put surprendre les hommes. Ce
qui les surprit surtout, ce fut de voir les actes ou les
comptes d'un gouverneurde province, qui était sénateur
et de grande famille, être examinés au fond d'un bureau
par un humble affranchi. De là l'aigreur et le mépris de
Tacite; et nous devons croire que quelques-uns de ces
hommes méritèrent le mépris. Mais Pline le Jeune parle
d'eux avec plus de considération et le poète Stace, qui à la vérité n'est pas un sénateur, leur rend pleiue justice;
il a connu personnellement plusieurs de ces chefs de
bureau, l'ab epistolis Abascantus, l'a rationibus Claudius
Êtrasous, et il les dépeint comme des hommes honnêtes
et laborieux. Aux générations suivantes, nous voyons
siéger dans ces bureaux un Papinien et un Ulpien.
Par ces bureaux les actes et les comptes des fonctionnaires
étaient contrôlés presque jour par jour. Toute
affaire de quelque importance était examinée. Les gouverneurs
consultaient le prince sur tous les points douteux (1).
(1) On peut voir dans les lettres de Pline qu ce gouverneur de Bithynie consulte l'empereur sur toutes sortes de sujets,su rla construction de bains publics ou d'un aqueduc, sur t'institutiond'un collegium fabnrum, etc. II faut bien entendre que cette correspondance entre Pline et Trajan n'est en général qu'une correspondance entre un gouverneur de province et les bureaux. – On peut voir aussi au Digeste combien il était fréquent qu'un gouverneur consultât le prince sur un point douteux de droit civil.
Les villes et les provinces correspondaient aussi, par ces
bureaux, avec le prince. Si, par exemple, une province se
croyait trop chargée d'impôts, elle écrivait au prince,
sûre, sinon d'obtenir le dégrèvement, du moins de voir
ses intérêts examinés en dehors du gouverneur. Si un
particulier se croyait lésé en justice, il écrivait au prince
et savait qu'il y avait dans les bureaux du palais quelques
jurisconsultes obscurs qui étudieraient son affaire
et peut-êtreen proposeraient au prince la révision. Les bureaux furent tout puissants, mais les gouverneurs
cessèrent de l'être.
Tous les monuments historiques sont d'accord pour
montrer que cette centralisation fut favorable aux provinces.
« Tibère veillait, nous dit Tacite, à ce que de
nouvelles charges ne leur fussent pas imposées, et à ce
que les anciennes ne fussent pas aggravées par l'avarice
et la cruauté des fonctionnaires. » Les historiens rendent
la même justice à presque tous les empereurs
« Domitien,dit Suétone, s'appliqua à maintenir dans le
devoir les chefs des provinces et les contraignit à être
intègres et justes. » « Hadrien, dit le biographe de ce
prince, visita tout l'Empire, et quand il rencontra des
gouverneurs coupables, il les frappa des peines les plus
sévères et même du dernier supplice. » Cette rigueur à
l'égard des fonctionnaires est restée la règle traditionnelle
de l'Empire; on la retrouve à chaque page des
codes impériaux. Elle ne fit pas disparaitre absolument
les abus et les iniquités mais elle fit qu'ils ne furent que
l'exception. Les inscriptions confirment à cet égard ce
qu'enseignent les historiens; elles montrent que les provinces
se regardaient en général comme bien administrées
et qu'elles en étaient reconnaissantes au prince. Leur prospérité durant trois siècle est hors de doute, et
elle serait inconciliable avec une mauvaise administration.
L'Empire romain ne se départit jamais de l'observation
de quelques règles administratives. La première
était que les fonctions ne fussent jamais vénales: l'habitude
de mettre en vente et de donner à ferme les offices
et les pouvoirs publics, habitude que nous verrons
paraîtra à d'autres époques de l'histoire, fut toujours
réprouvée de l'Empire romain. Un de ces princes disait
fort justement: « Je ne souffrirai jamais qu'on achète
les fonctions, d'abord parce qu'il est inévitable que celui
qui a acheté revende, ensuite parce que je ne saurais
punir le fonctionnaire qui aurait payé sa charge. (1)»
(1) Lampride, Alexandre Sévère, 49. Nous ne voulons pas dire que la vénalité ne s'exerçât jamais; nous aurions la preuve du contraire, s'il en était besoin, dans les lois mêmes des empereurs qui l'interdisent (Code Théodosien, Il, 29, i VI, 39, 3 et 5, etc.); mais il n'y eut jamais vénalité légale, vénalité au profit du pouvoir, comme cela s'est vu sous d'autres régimes. La vénalité fut un abus plus ou moins rare, ce ne fut jamais une règle.
La seconde règle était que toutes les fonctions fussent temporaires: le gouverneur de province savait qu'il n'était nommé que pour un petit nombre d'années; il ne pouvait espérer de se perpétuer dans sa dignité ou de faire de sa province un petit royaume. Il résulta de là que l'Empire fut toujours obéi de ses fonctionnaires et qu'il n'eut jamais à soutenir contre eux cette sorte de lutte à laquelle s'usèrent les forcesde plusieurs dynasties de rois. La troisième règle était que les gouverneurs de provinces reçussent un traitement fixe et des fournitures dont la valeur était déterminée par la loi (1).
(1) II est fait allusion aux traitements accordés ans gouverneurs de provinces, par Pline, Histoire Naturelle XXXI, 41, 89, et par Tacite, Agricola, 42. Au temps des Sévère, Dion Cassius indique que le traitement du proconsul d'Afrique était de 250000 drachmes . Lampride et Pollion énumèrent les fournitures qui étaient accordées am gouverneurs, il nous est difficile d'apprécier exactement la valeur de ces fournitures et de ces honoraires (salaria). Si l'on calcule que le gouverneur devait entretenir à ses frais toute un échelon d'employés et de secrétaires, tenir un train de maison luxueux, donner des fêtes et des repas, on jugera qae son traitement n'était pas fort au-dessus de ses dépenses. Les dignités publiques n'étaient pas un moyen de faire fortune on peut remarquer, au contraire, qu'elles étaient ordinairement conférées à des hommes déjà riches et de grande famille, comme si ceux-là seuls étaient capables de les remplir. C'est se tromper beaucoup que de se figurer les fonctionnaires de l'Empire romain comme une classe besogneuse, faisant métier de pressurer la population, et tout occupée a s'enrichir. Les fonctions (si l'on excepte du moins celles de procurateur) étaient plus honorables que lucratives, et aussi n'étaient-elles exercées que par les hautes classes de la société.
Il ne leur était pas permis de tirer de leur charge un bénéfice
personnel, et l'on peut voir dans les codes toutes les précautions
minutieuses que lepouvoir prenait pour garantir
les peuples contre leur avidité et surtout contre celle
de leurs subalternes. Le fonctionnaire n'avait le droit
ni d'entrer dans aucune opération commerciale, ni d'acheter an fonds de terre; il lui était interdit de
recevoir des présents. Il levait l'impôt, mais il n'en
fiiait pas le chiffre, et toute somme perçue par lui indûment
devait être restituée au quadruple. Les exactions
des employés subalternes étaient frappées des peines les
plus sévères. Le gouverneur, après l'expiration de ses
pouvoirs,était tenu de demeurer cinquante jours dans
sa province, afin de répondre à toutes les réclamations
que ses administrés pouvaient porter contre lui.
Il est difficile de dire jusqu'à quel point l'observation
de ces trois règles assura la régularité et l'équité de
l'administration; mais on verra, dans la suite de ces
études, qu'elles ont disparu avec l'Empire romain; on
observera à quels désordres cette disparition livra la
société; on pourra calculer ce qu'il y eut alors d'iniquité
et d'oppression et par le mal que fit l'absence de
ces règles, on pourra se faire une idée du bien qu'elles
avaient pu produire.
Il en fut de même de la centralisation à supposer
que les documents de ce temps-là ne nous démontrent
pas avec une pleine certitude que les peuples l'aient
aimée, les documents des âges suivants prouveront
qu'après l'avoir perdue ils ne cessèrent pas de la
regretter.
De quelques libertés provinciales sous l'Empire romain, les assemblées et les députations.
Les provinces n'étaient pas absolument dépourvues
de moyens de défense contre les excès de pouvoir. Il a
existé, du commencement à la fin de l'Empire, un
ensemble d'usages et d'institutions qui étaient des
garanties pour les intérêts et les droits des peuples.
On ne doit pas s'attendre, sans doute, à trouver ici ce
que les hommes de nos jours appellent le système
représentatif; les anciens ne l'avaient jamais connu et
les empereurs ne s'appliquèrent pas précisément à le
constituer; c'est pourtant au temps de l'Empire que les
institutions qui sont le germe de ce régime apparaissent
pour la première fois en Europe.
Les historiens de l'Empire mentionnent fréquemment
les députations que les cités ou les provinces envoyaient
à Rome. Or, ce qui est remarquable ici, c'est que ces
députations n'étaient pas élues secrètement, mais au
grand jour. Parmi tant de récits où nous les voyons
figurer, nous n'apercevons jamais qu'il leur soit
reproché de manquer d'un titre régulier. La nomination
de députés était chose légale et régulière.
Il est vrai que ces députés ne se présentaient à
Rome qu'en solliciteurs. Encore avaient-ils le droit de faire valoir les intérêts de la province, ses vieux, ses
besoins. Ils étaient reçus, soit par le sénat, soit par
le prince.
Ces députations jouissaient de certains droits vis-à-vis
des gouverneurs de la province. Quelquefois elles
avaient mission de faire son éloge .Cela même était pour
les provinces un assez utile privilège. Tel proconsul
avait soin d'administrer de manière à mériter ces
éloges; tel autre, tout au moins, s'arrangeait habilement
pour se les faire accorder. Ce qui était plus
efficace, c'est que la province avait le droit, par sa
députation, d'intenter une accusation contre son gouverneur.
Nous avons de nombreux exemples de pareils
procès soutenus par une province devant le sénat ou
devant l'empereur, et nous avons aussi de nombreux
exemples de condamnations prononcées contre des
gouverneurs. Il est donc vrai de dire que les provinces avaient une
représentation au moins intermittente, représentation
qui à la vérité n'avait pas le pouvoir de faire la loi
ni de voter l'impôt, mais qui pouvait au moins faire
entendre les voeux et les réclamations des peuples, et
qui obtenait souvent satisfaction.
Les inscriptions sont sur cette matière plus explicites
encore que les historiens. Elles nous mettent sous les
yeux avec une pleine clarté tout un côté de la vie publique
de ce temps-là. Déjà elles nous ont fait voir qu'il
s'était établi dès les premiers temps de l'Empire romain
une sorte de religion politique dont la divinité suprême
était l'empereur. Elles vont nous montrer encore que
cette même religion, qu'au premier abord on jugerait
faite pour des esclaves, fut au contraire un principe de
liberté.
On sait que chaque province avait son temple d'Auguste. On retrouve l'existence de ce templeen Galatie,
en Bithynie, en Grèce, en Afrique, en Espagne. La
Gaule Narbonnaise avait un temple à Narbonne. Les
trois grandes provinces qu'on appelait l'Aquitaine, la
Lugdunaise et la Belgique s'étaient associées dans ce
culte et avaient élevé un temple magnifique sur un
petit territoire qui leur appartenait en commun près de
Lyon. C'est là que s'accomplissaient les cérémonies
religieuses et les fêtes sacrées des Trois Gaules. Chacun de ces temples, eu Orient comme en Occident,
avait son grand prêtre. Les inscriptions latines
l'appellent sacerdos ou flamen ces deux termes indiquaient,
dans la langue du temps, une dignité religieuse
d'un ordre élevé.
Si l'on songe à l'importance que ce culte avait dans
les croyances des peuples, on doit penser que l'homme
qui y présidait jouissait lui-même d'une très haute
considération. Aussi ce sacerdoce n'était-il conféré
qu'aux hommes les plus distingués de la province;
pour y parvenir, il fallait avoir rempli déjà les fonctions
les plus élevées et les premières magistratures municipales.
Représentons-nous les usages et les idées de
cette époque voyons ce grand prêtre s'avancer sous
son brillant costume de pontife, couvert d'une robe de
pourpre brodée d'or, la couronne d'or sur la tête, et, au milieu de la grande assemblée silencieuse et recueillie
accomplir le pompeux sacrifice « pour le salut
de l'empereur et pour le salut du pays » nul doute
qu'un tel personnage ne tienne un rang très haut dans
l'estime des hommes et qu'en ce jour solennel il ne
marche à peu près l'égal du gouverneur. Celui-ci a le
droit de glaive; lui, il est en possession du droit de
prononcer la prière et d'attirer la bienveillance divine.
Le gouverneur est le représentant du prince; lui, il est
le prélat de la province.Or ce grand prêtrene dépendait
pas du pouvoir et n'était pas nommé par l'empereur;
il. était élu chaque année par la Gaule elle-même,
c'est-à-dire par les délégués des soixante cités. C'était
donc un chef électif du pays qui se plaçait vis-à-vis du
fonctionnaire impérial.
Dans l'exercice de son sacerdoce, il était entouré et
assisté par les repnisentants des différentes cités composant
la province.
Cette réunion de personnages revêtus d'un caractère
sacré et choisis par toutes les parties du pays ressemble
assez à ce que l'ancienne Grèce avait connu sous le
nom d'Amphictyonies, et à ce que l'ancienne Italie
avait appelé Féries Latines. La province était une sorte
de confédération religieuse et politique à la fois. Elle
marquait son unité et en même temps sa soumission à
l'Empire par un culte. Il fallait qu'aux cérémonies
annuelles de ce culte tous les membres de la confédération
fussent représentés; ils faisaient ensemble le sacrifice
et se partageaient la chair de la victime dans un
repas sacré. Tout cela n'était pas un pur cérémonial quand on
sait combien ces générations étaient superstitieuses et
quel empire la religion exerçait sur leurs âmes, on ne
peut pas douter que la fête annuelle du temple d'Auguste
ne fût un des événements les plus graves de
l'existence humaine de ce temps-là. La religion et la
politique y étaient également intéressées. Pour les
peuples, c'était la plus grande fête de l'année, c'était
le jour de la plus fervente prière et aussi des plus vifs
plaisirs, le jour des festins et des spectacles. Pour le
fonctionnaire impérial, c'était le jour solennel entre
tous où la population marquait son dévouement et par
son allégresse ratifiait l'Empire. Il devait envoyer un
rapport à Rome sur la manière dont cette journée
s'était passée. Il était très important qu'il pût écrire
chaque année ce que Pline, gouverneur de Bithynie,
écrivait à Trajan « Ma province est dans des sentiments
de soumission et de dévouement à votre égard;
nous nous sommes acquittés des voeux annuels pour
votre salut et pour le salut public; après avoir prié les
dieux qu'ils vous conservent pour le genre humain dont
vous assurez le repos, toute la province, avec un zèle
pieux, a renouvelé :le serment de fidélité. »
Cette prière et ce serment, dont parle Pline, étaient
certainement prononcés par le prêtre et les députés que la province elle-même avait élus. Supposons que la
province fût mécontente et que l'esprit d'opposition y
régnât, le gouvernement n'avait pas de moyens matériels
pour la contraindre à élire des hommes qui se
prêtassent à l'accomplissement de ces formalités. Si
fort que soit un pouvoir, il ne lui serait pas aisé
d'arracher à une population hostile un assentiment
annuel, et cela durant trois siècles. Telle était l'importance
de la fête solennelle que, si une seule ville dans
la province avait été ennemie du gouvernement et eût
marqué son opposition par un refus. d'envoyer son
représentant, il n'est pas douteux qu'un tel refus
n'eût été un acte fort grave et que le gouvernement
impérial n'y eut été très sensible. C'est en se plaçant
au milieu des croyances des hommes qu'on s'aperçoit
bien que ces générations avaient des moyens d'action
assez efficaces à l'égard de leurs administrateurs. Il y a
lieu de croire qu'un fonctionnaire avait pendant toute
l'année les yeux fixés sur la grande fête religieuse où la
province devait dire si elle était heureuse et satisfaite.
Toute son habileté devait tendre à ce que ce concert de
reconnaissanceet de dévouement ne fût troublé par
aucune discordance. Ce n'était pas lui qui nommait les
prêtres; leur élection était nécessairementà ses yeux la
plus grave affaire de chaque année. Elle avait à peu
près la signification et l'importance qui s'attachent, de
nos jours, au choix des députés d'un pays ou des conseillers
généraux d'un département (1).
(1) Ces élections étaient fort disputées. Un jurisconsulte du III° siècle parle des brigues et quelquefois même des luttes à main armée qni les accompagnaient.
Il faut d'ailleurs remarquer que ces prétres annuels n'étaient pas ce que
sont chez nous les ministres du culte, c'est-à-dire des
hommes uniquement soucieux de la religion et placés
en dehors de la vie politique. Les inscriptions montrent
au contraire que les villes choisissaient comme prêtres
les hommes qui avaient d'abord exercé les magistratures
municipales. Ils étaient donc ce qu'on appellerait de
nos jours des hommes politiques.Ils avaient administré
longtemps les affaires de leur pays; ils en connaissaient
les intérêts, les besoins, les voeux, les sujets de plainte;
ils en étaient de véritables représentants.
Fixons un moment les yeux sur le temple qui avait
été élevé par les trois provinces des Gaules près de
Lyon. La fête annuelle avait lieu aux calendes du mois
d'août. Elle commençait par un sacrifice; les prêtres
élus immolaient des victimes, faisaient brûler l'encens,
récitaient les prières et les hymnes. On faisait ensuite
un repas religieux en se partageant les chairs des victimes.
Venaient enfin les jeux et les spectacles qui, dans
les croyances de l'époque, n'étaient pas un simple amusement
et qui formaient, au contraire, une des parties
les plus essentielles du culte. Les soixante représentants
des soixante cités des Trois Gaules étaient présents à ces
jeux, assis à des places d'honneur et revêtus du costume
des cérémonies religieuses.
Quand les sacrifices et les spectacles étaient terminés,
ces représentants des cités ne se séparaient pas encore.
Ils restaient réunis pendant quelques jours et ils formaient
un corps que la langue officielle elle-même
appelait « l'assemblée des Gaules », concilium Galliarum.
C'était en effet une sorte d'assemblée nationale
qui se tenait régulièrement chaque année. Les inscriptions nous donnent une idée des objets
dont cette assemblée avait à s'occuper. Ses premières
délibérations portaient sans doute sur les frais de la
fête qui venait d'avoir lieu et sur le règlement des
comptes. Elle disposaità cet effet d'un trésor commun
(arca), qui était alimenté par les cotisations des villes.
Elle élisait chaque année un percepteur général (allector
arcae), un juge chargé d'apprécier les réclamations
(judex arcae Galliarum), et un répartiteur ou enquêteur
du pays (inquisitor Galliarum). C'était une sorte
d'administration provinciale, et elle était indépendante
de l'autorité romaine.
Là ne se bornaient pas les attributions de l'assemblée.
Elle examinait l'état des provinces et passait en revue les actes de l'année écoulée; enfin elle discutait s'il y avait
lieu d'accorder un éloge ou d'infliger un blâme aux
gouverneurs et aux fonctionnaires impériaux.
Une inscription qui a été trouvée en Normandie est
singulièrement instructive. Gravée l'an 238 de notre ère,
elle contient une lettre qu'un ancien gouverneur de
Gaule écrivait à l'un de ses successeurs. Cette lettre
mérite d'être citée « A l'époque où j'étais légat impérial
dans la province de Lugdunaise, j'ai connu plusieurs
hommes distingués, du nombre desquels était Sennius
Solemnis de la cité desViducasses(Vieux,près de Caen)
il avait été député comme prêtre au temple de Rome et
d'Auguste.J'aimais déjà cet homme pour son caractère
religieux, sa gravité, l'honnêteté de ses moeurs; un
autre motif encore lui valut mon amitié. Pendant que
mon prédécesseur Claudius Paulinus gouvernait la province,
il arriva que dans l'assemblée des Gaules quelques
membres, qui croyaient avoir à se plaindre de lui,
prétendirent lui intenter une accusation au nom de la
province; mais Solemnis combattit leur proposition et
déclara que ses concitoyens,en le nommant leur député,
loin de lui donner pour mandat d'accuser le gouverneur,
l'avaient chargé de faire son éloge. Sur cette raison
l'assemblée ayant délibéré décida unanimement que
Claudius Paulinus ne serait pas mis en accusation. »
Voilà donc une assemblée de députés élus de la Gaule
qui, dans la capitale du pays, après avoir accompli les cérémonies du culte, a délibéré sur la conduite et sur
l'administration du gouverneur impérial. Elle a pu
décider qu'elle lui intenterait une accusation; elle a
discuté cette question en pleine liberté; si l'accusation
u'a pas été produite, c'est parce que l'assemblée a voulu
qu'elle ne le fat pas.
Ces assemblées n'étaient pas particulières à la Gaule;
elles étaient une institution générale de l'Empire.
Autour du temple d'Auguste qui s'élevait dans chaque
province se groupait un conseil provincial ou national.
Les inscriptions de la Grèce mentionnent fréquemment
ce conseil; elles nous le montrent élisant son président
annuel et promulguant même des décrets. Celles d'Espagne
signalent de même le conseil de la Bétique et celui
de la Tarraconnaise qui se tenaient chaque année, à
époque fixe, dans les capitales de ces deux provinces.
Partout on trouve la trace de ces assemblées.
Un chapitre de Tacite confirme et éclaire tous ces
documents.Sous le règne de Néron, le sénat romain se plaignit de ce que les provinces, au lieu de trembler
devant leurs gouverneurs, leur faisaient la loi. « Voyez
nos proconsuls, dit un sénateur: ils sont comme des
candidats qui brigueraient les suffrages de leurs administrés
ils redoutent leurs accusations et ils mendient
leurs éloges. » On cita à ce sujet l'orgueilleuse parole
d'un homme de province qui avait dit « qu'il dépendait
de lui que son gouverneur reçût, ou non, des actions de
grâces ». Le sénat s'émut; il chercha les moyens de
relever l'autorité. Il se demanda s'il retirerait aux provinces
le droit d'accuser leurs administrateurs ;mais il
n'osa pas le faire. Il voulut au moins leur enlever, ce
qui en était la contre-partie, la faculté de décerner des
éloges et des honneurs publics. Il fut alors décidé que
les assemblées provinciales pourraient députer à Rome
pour accuser, mais non pour remercier.
Ainsi, dès le règne de Néron, on reconnaissait l'existence
légale des assemblées;on se plaignait à Rome de
leur trop de puissance et on n'osait leur enlever qu'une
seule de leurs attributions, qui leur fut même bientôt
rendue. A une autre époque, l'historien Ammien Marcellin
signale l'assemblée annuelle d'une province et
nous la montre élisant des députés pour porter à l'empereur
ses doléances.
Il est si vrai que ces assemblées étaient régulières et
légales, que le Digeste a conservé plusieurs rescrits impériaux adressés par Hadrien et par Antonin à l'assemblée
de la Bétique, à celle des Thraces, à celle des Thessaliens
». On a des lois de Vtspasien, d'Hadrien, d'Alexandre
Sévère qui ont trait aux députations provinciales. Nous
verrons plus loin que le régime plus despotique inauguré par
Dioctétien ne les fit pas disparaîtra.
Les membres de ces députations étaient élus par les
représentants des différentes cités de la province réunis
en une assemblée commune. L'usage était que cette assemblée
rédigeât d'abord ses voeux et ses demandes;elle
élisait ensuite un ou plusieurs députés à qui elle remettait
la lettre ou le cahier dans lequel ses voeux étaient
consignés. Les députés n'avaient autre chose à faire qu'à
porter ce cahier à l'empereuret à le soutenir devant lui
par leur parole; ils ne pouvaient pas s'écarter du mandat qu 'ils avaient reçu de leurs concitoyens. Tantôt il
s'agissait seulement d'adresser au prince les remercîments
de la province. Tantôt c'étaient des plaintes ou
des réclamations qu'il fallait présenter. Quelquefois il
fallait faire connaître au prince les désastres qui avaient
frappé la province, demander une réduction d'impôt ou
une subvention pour l'établissement d'un aqueduc, d'une
école ou d'un théâtre. Un député pouvait être élu malgré
lui; il n'avait pas le droit de refuser le mandat. Les
frais du voyage étaient supportés par le budget de la
province On se ferait sans doute une idée fort inexacte de ces
assemblées provinciales et de ces députations, si on les
rapprochait des parlements des nations modernes. Dire
que le régime parlementaire ait été trouvé dans l'Empire
romain serait aussi faux que de dîre« qu'il a été trouvé
dans les bois de la Germanie». Les assemblées de Lyon
et de Narbonne ne firent jamais de lois et n'eurent pas
à voter les impôts. Elles n'eurent même jamais le droit
de s'opposer à une loi ou d arrêter la levée d'aucun
impôt. D'aucune façon elles n'entrèrent en partage de
l'autorité publique.Elles ne furent même pas des centres
d'opposition. On ne voit pas qu'elles se soient jamais
posées en face du pouvoir impérial comme une puissance
adverse, et aussi le gouvernementne vit-il jamais
en elles des ennemis.
L'Empire romain ne connaissait assurément pas cette
sorte de régime représentatif où les populations gouvernent
sous le nom d'un roi. Il connaissait du moins
cette autre sorte de régime où les populations, sans
jamais gouverner, ont des moyens réguliers et légaux
de faire entendre leurs désirs et leurs plaintes.
Que l'on observe de près cette institution qui a duré
cinq siècles, on remarquera qu'elle n'a donné lieu à aucun trouble, qu'elle n'a engendré aucun conflit. Il
semble plutôt qu'elle ait été un appui pour le gouvernement
impérial. Elle aurait pu devenir un puissant
instrument d'opposition,si l'idée d'opposition avait été
dans les âmes. Dans l'état des esprits, elle fut plutôt un
moyen de gouvernement. Par elle, les peuples étaient
en communication incessante avec le pouvoir. Ne nous
figurons donc pas cette société muette et résignée c'est
,sous un tout autre aspect que les documents nous la
montrent. Tantôt elle remercie et adule, tantôt elle
récrimine et accuse; toujours elle parle, et librement;
elle est en perpétuel dialogue avec son gouvernement,
qui ne peut jamais ignorer ses opinions et ses besoins.
Cette institution n'était pas inconciliable avec une
obéissance constante, avec une fidélité irréfléchie, et
même avec certaines habitudes de servilité. Mais il y a
un degré d'oppression qui aurait été incompatible avec
elle; il n'est pas humainement possible que des peuples,
qui avaient une telle arme dans les mains, eussent supporté
et servi pendant cinq siècles un régime qui aurait
été contraire à leurs intérêts. L'adulation des hommes
ne va jamais jusqu'à souscrire à leur ruine.
La cité gauloise sous l'empire romain.
Avant la domination romaine on avait compté dans
la Gaule environ 80 peuples;on en compta à peu près
autant dans la Gaule soumise à Rome. Si l'on compare, géographiquement,aux temps de l'indépendance
ceux de la domination romaine, on remarque quelques
changements; mais ils sont surtout dans le Midi, c'est-à- dire dans la Narbonnaise. Le peuple des Allobroges
est devenu la cité de Vienne. Le peuple des Volques
Tectosages a formé les cités de Toulouse, de Narbonne,
de Carcassonne, de Béziers. Le peuple des Volques
Arécomiques est devenu la cité de Nîmes. La presque
totalité de ces cités s'appellent des colonies romaines;
les unes ont reçu un petit nombre de colons italiens, qui se sont bien vite fondus dans la masse des indigènes
les autres, sans qu'aucun colon y ait été envoyé; ont reçu la qualification de colonie comme un titre
et comme la marque de droits municipaux qui leur
étaient accordés.
En même temps quelques villes nouvelles étaient
fondées dans la vallée du Rhin Augusta Rauracorum (Augst, près de Bâle), Breucomagw Tribocorum (Brumath),
Nemeta (Spire), Mogontiacum (Mayence),
Juliacum (Juliers), Colonia Claudia Agrippina (Cologne),
Colonia Ulpia Trajana (Xanten), Confluentes (Coblentz),et quelques autres.
Mais si nous mettons à part la Narbonnaise et les bords du Rhin, si nous prenons « les Trois Provinces des Gaules », c'est-à-dire l'Aquitaine, la Lugdunaise et
la Belgique, lesquelles forment les quatre cinquièmes
du pays, nous n'y apercevons aucun changement
notable. Strabon y compte 60 peuples, ce qui est à peu
près le même chiffre qu'avant la conquête. Un peu
plus tard, Tacite en compte 64, apparemment parce
qu'il ajoute quelques cités nouvellement formées à
dans la région du Rhin'. Un siècle après, le géographe
Ptolémée énumère dans cette région 64 peuples. Ce qui est surtout digne de remarque, c'est que ce
sont les mêmes peuples qu'au temps de l'indépendance.
Tous ceux que César a énumérés, les Trévires, les
Nerviens, les Atrébates, les Ambiens, les Tongres, les
Véromanduens, les Rèmes, les Bellovaques, les Médiomatrices,
les Lingons, les Séquanes, se retrouvent dans
la Belgique romaine. Ceux qu'il avait nommés dans
la Celtique, les Éduens, les Ségusiaves, les Sénons, les
Parisiens, les Carnutes, les Turons, les Éburovices,
les Calètes, les Cénomans, les Namnètes, lesVénètes, les
Lexoviens, se retrouvent dans la province Lugdunaise.
Les Pictons, les Santons, les Bituriges de Bordeaux et les
Bituriges de Bourges, les Pétrocores, les Lémovices,
les Arvernes, les Cadurques, les Gabales, les Ausques, les
Rutènes, que César avait eus pour alliés ou pour ennemis, existent encore sous les Romains et composent
l'Aquitaine. Vous retrouvez tous ces mêmes noms
dans la liste de Pline, dans celle de Ptolémée, et dans
les inscriptions.
Il est visible d'après cela que Rome n'a pas brisé les
corps politiques qu'elle avait trouvés établis. Elle a
laissé à chacun d'eux son ancien nom, elle lui a laissé
son territoire et son étendue. Elle n'a même pas pris la
peine de couper en deux les plus forts,ceux qui, comme
les Arvernes, l'avaient tenue quelque temps .en échec.
Les cités de la Gaule romaine ne furent pas autre
chose que ces anciens peuples. Ce que l'on appelait
une cité était bien plus qu'une ville et que sa banlieue;
c'était, géographiquement,un territoire où l'on trouvait
une capitale, plusieurs pagi, quelques petites villes,
un certain nombre de villages, vici, et un nombre
incalculable de propriétés rurales; c'était, politiquement,
un corps organisé, qui se souvenait d'avoir été
un État souverain. On voit déjà par là que le régime
municipal dont nous allons parler était fort différent de
ce qu'on appelle aujourd'hui du même nom.
Pour étudier ce régime municipal avec quelque
exactitude, il faut faire d'abord une distinction. On
doit mettre d'un côté les cités dites colonies romaines
et celles qu'on appelait de droit latin, et de l'autre les
cités qui n'avaient pas ces qualifications. Ce qui distingue les cités dites colonies, c'est moins
d'avoir reçu quelques colons de sang italien que d'avoir
reçu de Rome leur constitution. Les inscriptions nous
ont conservé les chartes municipales de plusieurs villes
d'Italie et d'Espagne. Ces chartes sont des lois faites
par le pouvoir central à l'usage des villes. D'ailleurs, le
trait commun à toutes ces chartes est qu'elles constituaient
les cités à l'image de l'ancienne République
romaine. Le peuple de la cité, partagé en tribus ou en
curies, se réunissait dans ses comices et élisait chaque
année ses magistrats. Les magistrats suprêmes étaient
le plus souvent au nombre de deux, comme les anciens
consuls de Rome; on les appelait duumvirs. Ils avaient
aussi, comme les anciens consuls, les pouvoirs administratif,
judiciaire, et militaire. Tous les cinq ans ils
prenaient le titre de duummri quinquennales et remplissaient
les fonctions de l'ancien censeur. Au-dessous
d'eux se trouvaient deux édiles, chargés de la surveillance des
voies publiques et des marchés, du soin des
fêtes et du culte. Des questeurs faisaient les opérations financières, telles que locations, baux, enchères publiques.
Un sénat, comme dans l'ancienne République,
avait la direction générale et la préparation de tout ce
qui devait être décidé par le peuple. On l'appelait ordinanairement du nom de curie et ses membres du nom de
décurions. Il était composé, ainsi qu'à Rome, de ceux
qui avaient exercé les magistratures et de ceux que le
quinquenalis inscrivait sur l'album. Il est curieux
que le gouvernement impérial ait ainsi donné aux cités
une constitution qui, loin d'être conforme à lui-même,
restait toute républicaine.
Quoique aucune des chartes municipales des villes
de Gaule qualifiées colonies ne nous soit parvenue,
nous pouvons penser qu'elles ressemblaient pour le
fond à celles qui ont été conservées en Espagne et en
Italie. Ce qui confirme pleinement cette opinion, c'est
que tous les éléments essentiels de ces chartes se
retrouvent dans les inscriptions qui concernent les
colonies romaines de Gaule. A Narbonne, nous voyons
le peuple faisant une loi. A Lyon nous voyons la curie,
curia, ordo.Les décurions nous apparaissent dans une
série d'inscriptions de Nîmes, de Narbonne, d'Arles de Cologne et de beaucoup d'antres cités. Nous apercevons
des duumvirs à Narbonne, à Vienne, à Lyon, à
Cologne, et des quattorviri à Nîmes; des édiles à
Cologne, à Lyon, à Vienne, à Nîmes, à Aix; des questeurs
à Narbonne et à Arles. Nous ne citons que les
plus importantes colonies.
Mais il ne faut pas perdre de vue que les cités que
nous venons d'énumérer n'étaient qu'une petite partie
de la Gaule. Toutes les autres étaient formées d'anciens
peuples gaulois. Or aucun de ces peuples entrant dans
l'Empire ne reçut du gouvernement romain une constitution
municipale.
Les uns furent qualifiés libres ou alliés, ce qui
signifiait tout au moins qu'ils ne recevaient de Rome
aucune loi. Les autres étaient déditices, et cela signifiait
qu'ils n'avaient aucune loi officiellement reconnue par
Rome. Dans l'un et l'autre cas il est visible que le
gouvernement central n'eut pas à leur donner de constitutions.
Ainsi l'origine du régime municipal gaulois,
pour la grande majorité du pays, doit être cherchée dans
les habitudes et les traditions de l'ancienne Gaule, modifées apparemment par l'exemple des colonies omaines.
Nous avons vu, en effet, que la Gaule avant la conquête
avait eu un régime politique dans lequel chaque
petit peuple avait été un corps indépendant et s'était
gouverné lui-même. Rien de cela ne fut détruit par la
conquête. Rome se gardait bien d'enlever aux peuples
qu'elle avait soumis leurs organismes propres. Elle ne
leur enlevait pas non plus toute liberté. Un siècle et
demi après la conquête, il y avait encore quatre peuples
gaulois qui étaient appelés, non pas sujets, mais
alliés de Rome c'étaient les Rèmes, les Lingons, les
Éduens et les Carnutes. D'autres, au nombre de dix,
étaient des " peuples libres »: c'étaient les Nerviens,
les Suessions, les Ulmanètes, les Leuques, les Trévires,
les Meldes, les Ségusiaves, les Santons, les Bituriges,
les Turons. Les inscriptions marquent que ces cités
tenaient à leur qualification d'alliée ou de libre.
D'autre part, il nous a été conservé une lettre écrite par
le sénat de Rome à la curie de Trêves, au III° siècle, et
cette lettre commence ainsi « Vous êtes et avez toujours
été un peuple libre. » Il ne faut ni exagérer ni amoindrir la valeur de ces
titres. Sans doute ils ne pouvaient pas signifier que ces
peuples fussent indépendants de Rome et de l'empereur
mais ils signifiaient que chacun d'eux conservait
ses lois propres, sa juridiction, ses magistratures. Il
fallait, à la vérité, obéir aux ordres du prince représenté
par son légat; il fallait payer des impôts, fournir
des soldats. Mais, ces obligations une fois remplies, le
peuple qui était appelé libre ou allié ne sentait plus
l'action du gouvernement central les actes de sa vie
intérieure étaient libres.
Il nous est resté quelques vestiges de la vie municipale
de ces cités gauloises pendant les deux premiers
siècles. On peut constater d'abord que les historiens ne
signalent jamais l'existence d'une garnison romaine
dans leurs murs. Tacite montre la cité des Éduens levant elle-même des troupes et se chargeant de réprimer
une insurrection de paysans. Il montre
ailleurs la cité des Rèmes envoyant des députés aux
autres peuples gaulois et convoquant dans ses murs
un congrès de représentants de la Gaule. L'historien
n'ajouute pas qu'un acte si grave ait dépassé les droits
d'une cité. Des faits de telle nature supposent le maintien
d'un organisme politique assez indépendant et une
certaine habitude de la liberté.
Quant aux autres peuples gaulois qui n'avaient ni
le titre d'allié ni celui de libre, aucun historien ne nous
renseigne sur leur condition. Il est toutefois impossible
de ne pas remarquer deux choses l'une, que Tacite en
parlant des cités gauloises ne les sépare jamais en deux
catégories différentes; l'autre, que les inscriptions qui
nous viennent des cités non réputées libres, ressemblent
de tout point à celles des cités qui ont ce titre comme
celles-ci, elles signalent des magistratures locales et
des décrets municipaux. D'ailleurs les délégués des
soixante cités gauloises figuraient à titre égal dans la
fête du temple d'Auguste et dans les délibérations qui
la suivaient. Rien n'autorise donc à croire que les
peuples à qui manquent les noms d'alliés ou de libres
aient été traités avec beaucoup plus de rigueur que
ceux à qui ces titres furent donnés.
La constitution intérieure de ces cités gauloises nous
est moins bien connue que celle des colonies dont nous
parlions tout à l'heure. Les inscriptions ici sont moins
nombreuses, et leurs indications moins précises Comme nous ne voyons à aucun indice que Rome leur
ait donné une constitution municipale, nous pouvons
admettre qu'elles gardèrent d'abord le genre de gouvernement
qu'elles avaient eu avant la conquête. Il s'y
produisit seulement quelques modifications naturelles.
Comme le parti démocratique s'était montré hostile aux
Romains, il est probable que ce qu'il y avait de démocratique
dans la constitution des États en disparut.
Partout l'autorité fut entre les mains de sénats, c'est-à-
dire du corps aristocratiques. Puis, à mesure que les
Gaulois se détachèrent du druidisme et adoptèrent les
dieux romains, les druides disparurent des conseils
des cités et furent remplacés par les pontifes et les
flamines de la religion nouvelle.
Un autre changement se laisse entrevoir dans les
inscriptions. Aucune d'elles ne nous donne les noms
complets de toutes les magistratures dans les cités des
trois provinces. Mais plusieurs portent cette formule
qu'un personnage « s'est acquitté de toutes les magistratures
dans sa cité ». Il y avait donc dans ces cités
une série de magistratures que l'homme remplissait
l'une après l'autre. Or, comme la même formule était
usitée dans les colonies du midi de la Gaule, ou elle signifiait visiblement que le personnage avait obtenu
la questure, l'édilité, le duumvîrat, nous sommes
amené à croire que c'étaient les mêmes magistratures
ou des magistratures analogues qui s'étaient établies
dans les cités des trois provinces. Il y a donc apparence
que le nombre des magistrats s'était augmenté
et que les Éduens, par exemple, au lieu d'un vergobret
unique, avaient des duumvirs annuels, à l'imitation
des colonies romaines.
Nous pouvons donc, en attendant que de nouveaux
documents confirment ou modifient notre opinion, nous
représenter le régime de la cité gauloise de la manière
suivante:
Un premier point est que dans cette cité le gouvernement
central n'entretenait aucun agent. Il existait un praeses pour l'ensemble de la province, c'est-à-dire, par
exemple, pour toute la Lugdunaise,qui était un tiers de
la Gaule; il n'existait pas de fonctionnaire dans la cité
des Éduens ou dans celle des Arvernes, qui était pourtant
plus grande qu'un de nos départements modernes.
Chacun de ces peuples continua à former un État. Le
langage officiel l'appelait civitas ou res publica. Or ces deux termes, dans la pensée des hommes, désignaient
autre chose que de simples divisions territoriales; ils
présentaient à l'esprit l'idée de véritables corps politiques.
Aussi les lirons-nous dans des décrets qui ont
été rédigés par ces petits États avec une pleine indépendance.
Le territoire de la cité se partageait ordinairement en cantons qu'on appelait pagi. Ces subdivisions, qui avaient
déjà existé dans la Gaule indépendante, ont été si universellement
usitées et si vivaces, que nous les retrouverons
dans toutes les parties de la Gaule après la chute
de l'Empire romain. Ils apparaissent déjà dans les
inscriptions du temps de cet Empire. Ils avaient des
chefs que l'on appelait magistri mais nous ne savons
pas bien s'ils les élisaient eux-mêmes ou si ces chefs
leur étaient donnés par la cité. Quelles étaient les relations
entre le pagu et la cité, c'est ce qu'il est impossible
de dire sûrement. En droit, le pagus dépendait de
la cité et n'en était qu'une partie. En pratique, on ne sait pas par quels procédés ni dans quelle mesure cette
supériorité de la cité s'appliquait. Les historiens
modernes ont professé que la ville dominait les campagnes.
Ils ont émis cette théorie que le principe du
régime municipal romain était la subordination des
campagnes aux villes. Cette théorie ne s'appuie sur aucun
fait. Elle vient d'une confusion qu'on a faite entre
les termes de ville et de cité, urbs et civitas . La cité avait
sans nul doute un chef-lieu, urbs, mais elle comprenait
tout le territoire. Les pagi n'étaient pas soumis à la
civitas, ils en faisaient partie. Les habitants du chef-lieu
n'avaient pas plus de droits ni d'autres droits que les
propriétaires des campagnes. C'étaient les riches, les
grands propriétaires ruraux, qui exerçaient les magistratures
de la cité, et ils les exerçaient sur toute la cité
indistinctement. Le trait essentiel du régime municipal
romain était l'union de la campagne et de la ville.
Les documents connus jusqu'à ce jour ne nous montrent
pas de comices populaires dans les cités gauloises. On peut admettre qu'il en exista, surtout dans les deux
premiers siècles; mais on ne saurait dire comment ils
étaient composés. Se figurer une assemblée de tous les
hommes libres votant indistinctement serait téméraire.
Ce qui se voit mieux, c'est que chacune de ces citès
avait un conseil dirigeant que l'on appelait son sénat,
son ordre des décurions, sa curie. Les inscriptions
donnent souvent à ce conseil l'épithète de très grand,
très saint, splendissimus, sanctissimus ordo. La liste
des décurions était dressée tous les cinq ans par le quinquennalis,
qui devait y faire entrer tous les anciens magistrats
de la cité, et les membres étaient inscrits sur
cette liste suivant le rang que leur donnaient les magistratures
qu'ils avaient exercées (1).
(1) Dans les délibérations, ils votaient dans le même ordre. Les membres de la curie étaient rangés sur l'atbum d'après les magistratures qu'ils avaient exercées; c'est du moins ee qui peut se conclure de l'album de Canusium qui nous est parvenu et de celui de Thamugas. Ce dernier offre cette particularité que les prêtres de la cité figurent au premier rang. Nous n'insistons pas sur les modes de convocation et de délibération, nous n'avons pas de textes particuliers à la Gaule.
C'était ce conseil qui délibérait sur tous les intérêts du petit État. Il examinait les comptes de finances. Souvent il s'érigeait en tribunal pour recevoir les appels des magistrats. Il rédigeait des décrets qui avaient force de loi pour tous les membres de la cité. Beaucoup d'inscriptions nous sont parvenues avec la mention ex decreto decurionum (1). La cité avait ses magistratures, que la langue du temps appelait honores. Ces honneurs formaient une série dont il fallait gravir les divers échelons. Arrivé au terme de sa carrière, un personnage pouvait dire qu'il avait rempli tous les honneurs dans sa cité, omnibus honoribus functus.
(1)
Le droit de faire des décrets est signalé plusieurs fois
dans le Digeste. Il n'y a nul
indice que ces décrets des décurions dussent être soumis préalablement à
t'autorisation du gouverneur de la province. Il est d'aillem bien
entendu que ces décrets ne pouvaient toucher à la politique ni contrevenir aux
lois générales.
On commençait par être questeur,
puis édile, puis duumvir et flamine de la cité. Les duumvirs avaient en mains ce que le langage
moderne appelle le pouvoir exécutif, et étaient comme
des chefs de république. C'étaient eux qui convoquaient
et présidaient la curie. Ils proposaient les décrets, les
faisaient voter, et les exécutaient. Ils possédaient en
même temps l'autorité judiciaire avec un droit de coercition
sur tous les membres de la cité. Ils géraient aussi
les intérêts financiers, affermaient les terres publiques,
mettaient en adjudication la construction des édifices.
Les contrats et les donations, l'adoption et l'affranchissement
s'accomplissaient devant eux et recevaient d'eux
le caractère d'actes authentiques. Tous les cinq ans,
ces duumvirs ajoutaient à leur titre ordinaire celui de
quinquennaux, et ils remplissaient alors les fonctions si
importantes qu'avaient eues autrefois les censeurs de
Rome; ils faisaient le recensement, évaluaient les fortunes, répartissaient les impôts, fixaientà chaque citoyen
son rang, et dressaien tla liste des décurions et sénateurs. Au-dessous des duumvirs, la cite avait deux édiles, qui
avaient la police des marchés et des rues, et un questeur,
qui avait le maniement des fonds publics. Puis
venaient des fonctionnaires inférieurs, les curatores
annonae, les curatores viarum, les scribae et enfn tout
un personnel d'affranchiset, d'esclaves publics, liberti,
servi publici. Notons bien, d'ailleurs, que la liste des
magistratures et leurs noms n'étaient pas les mêmes
dans toutes les cités. Jamais l'uniformité ne régna dans
ce régime municipal de l'Empire romain.
Quelque doute qu'il puisse y avoir, en l'absence de
documents suffisants, sur la nature et les attributions de
ces magistrats, comme sur leur mode précis de nomination,
une chose du moins paraît bien certaine durant
les deux premiers siècles, la cité gauloise, la grande
cité comme était celle des Arvernes, celle des Eduens ou celle des Séquanes, eut un corps de magistrats et de
chefs qui ne lui étaient pas envoyés par le gouvernement
impérial, mais qu'elle nommait elle-même (1).
(1) Cette règle semble avoir été violée par l'institution de praefecti désignés
par l'empereur. Mais il font observer de près cette pratique pour en voir le vrai sens et le peu de portée. Noua lisons dans la Lex Salpensana, XXIV" Si les décurions on sénateurs,an nom de la cité, choisissent
l'empereur pour duumvir, et si l'empereur accepte cette dignité, le préfet
qu'il mettra à sa place exercera les fonctions des duumvirs. " Cest qu'il
arrivait quelquefois qu'une cité, soit pour flatter le prince, soit pour toute
autre raison, déférât à l'empereur sa magistrature suprême. Si l'empereur
acceptait, il était duumvir de la cité, et un préfet désigné par lui remplissait
la charge à sa place. L'empereur Hadrien fut un de ceux qui acceptèrent le plus souvent le titre de duumvir en Occident, ou celui
d'archonte en Grèce.
Mais on se tromperait si l'on voyait dans ce fait une
diminution des libertés municipales. Il s'agissait d'une nomination faite
par la cité elle-même, qui avait cru rehausser sa magistrature en en revêtant
le prince, c'est-à-dire en faisant du prince nominalement un magistrat
municipal. Aussi ne l'était-il que pour un an; l'année expirée, la cite
reprenait le cours de ses élections.
C'était à
elle aussi qu'à l'expiration de leur charge, ils rendaient
leurs comptes. C'était vis-à-vis d'elle, et non du pouvoir
central, qn'ils étaient responsables de leurs actes.
Non seulement cette cité ne recevait pas de garnison
romaine, mais elle avait ses soldats à elle, sa petite
armée pour la police locale. Les villes avaient des fortifications. Chaque cité possédait sa fortune publique, qui consistait
en édifices, en terres, en capitaux, en contributions.
Elle pouvait recevoir des donations et des legs.
Elle administrait elle-même cette fortune. Elle affermait
ses terres et plaçait ses capitaux à intérêts. Elle avait
ses contributions propres, telles que octrois, droits sur
les marchés, droits de passage aux ponts et sur les
routes
Elle avait aussi ses dépenses propres. Elle devait
entretenir ses fortifications, ses rues, son forum, ses
basiliques ,ses temples, ses bains publics et son théâtre,
ses routes et ses ponts. Elle fondait des écoles et elle
en nommait les maîtres, comme elle nommait ses
médecins. Elle nommait aussi ses prêtres, ses flamines, ses
pontifes. Elle avait même ses dieux à elle. Nous avons
vu que l'autorité monarchique divinisée était l'objet
d'un culte; il y avait aussi un culte municipal. A chaque
cité gauloise présidait un Génie qui recevait l'adoration
des hommes. Elle avait ses autels, son culte, ses
fètes. Les spectacles tenaient une grande place dans la
vie de cette cité; c'est qu'ils étaient chose sacrée. Une
idée religieuse s'y attachait encore .Le peuple tout entier
y assistait, chacun suivant son rang, les magistrats et
les décurions aux places d'honneur, et la cité regardait, à la fois recueillie et joyeuse, ces jeux offerts à ses divinités.
En résumé, la cité sur son vaste territoire était constituée
comme un véritable État. Nous ne voulons pas
dire par là qu'elle fût indépendante. Se la représenter
comme une communauté libre sous la simple suzeraineté
de l'Empire est exagéré et peu exact. Elle devait
obéir à tous les ordres du gouvernement impérial. Elle
ouvrait ses portes au proconsul toutes les fois qu'il
voulaitla visiter, et nous verrons plus loin que presque
tous ses actes étaient soumis à l'approbation du gouverneur
de la province. Mais ce que nous devons noter ici,
c'est d'abord que le gouvernement impérial n'avait pas
un agent toujours présent dans la cité; c'est ensuite que
cette cité avait un organisme complete, une vie propre.
Elle possédait son sénat dirigeant, son corps de magistrats,
sa juridiction, sa police, son trésor, ses biens
meubles et immeubles, sa fortune publique, ses écoles, son
clergé et son haut sacerdoce. Rien de tout cela ne
lui venait du dehors magistrats, professeurs, prêtres,
elle trouvait tout en elle-même. Sans doute elle n'était
pas un État libre; elle était du moins un État.
De quelques règles de ce régime municipal.
C'est à la faveur de ce régime municipal que les
villes gauloises se sont agrandies et embellies et que les
populations ont prospéré durant trois siècles. Il est
utile d'observer quelles sont les règles qui en ont assuré
le fonctionnement régulier durant un si long espace de
temps.
A première vue, cet organisme municipal semble
avoir été démocratique. L'Empire ne supprima nulle
part, si ce n'est à Rome, les comices populaires. Les
inscriptions de l'Espagne, comme celles de l'Italie, de la
Grèce et de l'Afrique, nous montrent ces assemblées se
perpétuant assez longtemps; elles nous permettent de
nous représenter les habitants d'une cité votant l'élection pour de leurs duumvirs ou de leurs questeurs;
parfois même elles nous mettent sous les yeux les
brigues des candidats et les agitations du corps électoral.
Il faut se garder toutefois d'attribuer une trop grande
importance à ces comices et surtout de les considérer comme des assemblées tout à fait populaires. Le peu de
renseignements qui nous sont parvenus à leur sujet
nous montrent. que les hommes y étaient répartis en
cadres qu'on appelait curies ou tribus;que les votes s'y
comptaient, non par têtes, mais par groupes; et qu'il
y a grande apparence que les petites gens étaient relégués,
ainsi que dans les anciens comices de Rome, dans
un petit nombre de ces groupes de manière à ne former
jamais la majorité. Il est même des faits qui donnent à
penser que les prolétaires n'étaient pas inscrits sur la
liste des citoyens. Pour ce qui est des grandes cités gauloises,
comme celles des Eduens et des Lingons, qui
embrassaient un vaste territoire et comprenaient une
populationf ort nombreuse ,il n'y a pas d'indice qu'une
si grande multitude s'y soit jamais réunie en comices.
Deux choses sont mieux connues et ont eu certainement
plus d'importance que ces comices d'apparence
démocratique l'une est la composition du sénat municipal
l'autre est la responsabilité des magistrats. C'est
par l'observation de ces deux choses qu'on se fera une
idée exacte du régime municipal de l'Empire romain.
Le sénat de la cité, ordo decurionum ou senatus, n'était sans doute pas nommé par le gouvernement ;il
eut été absolument contraire aux habitudes du pouvoir
impérial d'en désigner lui-même les membres. Il n'était
pas non plus élu par la foule; l'esprit romain n'avait
jamais admis, même au temps de la République,qu'un
conseil dirigeant, dont les premières qualités doivent
être l'expérience et l'indépendance, pût être l'expression
des volontés inconstantes de la multitude. Le sénat municipal, à l'image de l'ancien sénat romain, était composé
d'après une liste dressée par un magistrat, le
duumvir quinquennalis, qui faisait ainsi l'office de
l'ancien censeur.
Or ce magistrat, pas plus que le censeur romain, ne
pouvait composer la liste arbitrairement. Il ne devait y
porter que des hommes appartenant à des catégories
qui étaient déterminées ou par des lois formelles ou
par des usages aussi respectés que les lois. La première
condition pour qu'on y fût inscrit, était qu'on possédât
un certain chiffre de fortune. Qui n'avait pas au moins
100000 sesterces en biens inscrits au cens, n'était pas
décurion. Non seulement aucune indemnité pécuniaire
n'était attachée à la dignité de décurion, mais c'était
même un usage assez général que chaque nouveau
membre en entrant dans ce corps payât une somme
de 1000 ou 2000 pièces d'argent. Il fallait donc avoir quelque fortune pour être décurion. L'ensemble des
faits permet de croire que, dès qu'on était riche, on
entrait naturellement dans ce conseil. Enfin, bien que
la liste en fût renouvelée tous les cinq ans, il est visible
que la dignité de décurion était considérée comme viagère.
Il ne faut donc pas se représenter ce sénat municipal
comme un conseil électif, mais plutôt comme la
réunion des plus riches personnages et des grands
propriétaires du pays (1).
(1) Il ne faut pas perdre de vue que ce qu'on appelait une cité était à la
fois ville et campagne. La plupart des grandes fortunes étaient des fortunes
foncières.
Le législateur romain explique nettement le principe qui a présidé à cette organisation « Ceux qui ont fondé nos institutions, dit-il, ont jugé nécessaire de grouper dans chaque cité les hommes notables et d'en former un corps qui administrât avec ordre les intérêts communs. » C'était constituer une aristocratie municipale. L'ordre des décurions avait, en effet, un rang fort supérieur à ce qu'on appelait la plèbe. On lui assurait des places d'honneur dans les repas sacrés et dans les jeux. Mais il n'y a de véritable aristocratie que là où les obligations sont proportionnées aux privilèges; aussi était-ce ce qu'on avait voulu établir. Si les décurions étaient en possession du droit d'administrer les cités, ils supportaient en retour toutes les charges de cette administration. Ils géraient la fortune publique à leurs risques et périls. lls avaient le devoir de maintenir la plèbe dans l'ordre, de faire la police, de passer leur temps à juger. Ils avaient même la charge de lui fournir du blé à bas prix, d'entretenir pour elle des bains gratuits, de lui donner des fêtes. On ajouta ensuiteà toutes leurs obligations celle de percevoir les impôts, et on les rendit responsables pécuniairement pour ceux qui ne payaient pas. Quant aux magistratures municipales, c'était une règle absolue qu'elles fussent gratuites; elles étaient même fort coûteuses. L'homme qui en était revêtu devait d'abord payer un honorarium à la cité. Si ce n'était une règle absolue, c'était du moins un usage assez fréquent pour que plusieurs inscriptionsle signalent. Il devait ensuite, pendant l'année de sa magistrature, faire le sacrifice, non seulement de son temps et de ses soins, mais encore d'une partie de sa fortune. Il fallait qu'il fit des largesses au petit peuple, qu'il célébrât des jeux, qu'il accomplit, en grande partie à ses frais, un grand nombre de cérémonies religieuses et de repas sacrés. Il était souvent entraîné à construire ou à réparer à ses dépens les édifices publics, un théâtre, un temple, un marché. Puis, l'année expirée, il devait rendre des comptes. Il était responsable de la gestion des intérêts municipaux. Il pouvait être poursuivi, non seulement pour fait d'improbité, mais pour fait d'imprudence ou de négligence. Il avait administré la fortune publique à ses risques et périls. S'il avait, adjugé l'entreprise de la construction d'un édifice, il répondait de la bonne exécution du travail. S'il avait affermé les biens communaux, il répondait du payement des fermages. S'il avait placé les capitaux de la cité, il répondait pour les débiteurs insolvables. Aussi exigeait-on qu'en entrant en charge il donnât un cautionnement et engageât son bien. Sa fortune personnelle était la garantie de la bonne administration des finances municipales (1).
(1) Il fallait même que le magistrat sorti de charge fùt encore caution pour son successeur. Remarquons bien que ces personnages étaient responsables non envers l'État, mais envers la cité.
On conçoit d'après cela qu'un homme pauvre ne
voulût ni ne pût jamais aspirer à la magistrature. Une
ville n'aurait même pas voulu d'un homme sans fortune
pour en faire un magistrat. La première condition
pour être questeur, édile, duumvir, était de posséder une propriété foncière qui pût servir de gage. Les riches
seuls pouvaient donc arriver à la magistrature, et ils y laissaient quelquefois leur richesse. Il y a une loi qui
accorde une pension alimentaire à ceux qui se sont ruinés
pour le service de la cité. Au milieu de ces règles ou de ces usages, que pouvaient
devenir les comices populaires? Leur choix était
bien restreint; leur liberté, si grande qu'elle pût être
dans le texte de la loi, était en réalité presque nulle. A
supposer qu'ils eussent essayé de montrer quelque
exigence démocratique, l'ordre des décurions était armé
contre eux il examinait les cas d'indignité des élus,
pouvait casser l'élection, et si les comices refusaient
d'élire des candidats à son gré, il nommait lui-même, à
la place de duumvirs, des préfets. D'ailleurs, avec les
moeurs municipales que nous venons de décrire, quel
intérêt la plèbe avait-elle à pousser ses membres aux
magistratures ou à se mêler de l'administration de la
cité'?
On ne trouve dans l'histoirede l'Empire romain aucune
loi qui ait aboli les comices municipaux. Il semble
qu'ils aient disparu d'eux-mêmes.Ou bien ils cessèrent
de se réunir, ou bien ils ne se réunirent que pour la
forme, afin de confirmer des choix qui leur étaient
indifférents et des décrets où ils. n'étaient pour rien.
A partir de la fin du III° siècle, les classes inférieures
semblent absolument écartées du gouvernement municipal.
L'ordre des décurions en reste seul chargé. Le terme de curiales qui, à l'époque précédente, s'était
appliqué à tous les citoyens, ne désigne plus que les
décurions, c'est-à-dire les membres du sénat local.
Dès lors aussi le rang de curiale ou de décurion
devient absolument héréditaire et s'attache forcément à
la possession du sol. On est curiale parce qu'on est
propriétaire. Dès lors enfin tout ce qui est riche ou
seulement aisé à l'obligation d'exercer les magistratures,
il n'y a même plus d'apparence de comices.
L'usage s'établit que le magistrat en fonction présente
son successeur; ce choix est ensuite ratifié par le
vote de la curie.
Quand on lit les codes romains, on est d'abord surpris
d'y voir que la dignité de décurion ou celle de
magistrat est plus souvent présentée comme un fardeau
que comme un avantage. Les lois obligent le propriétaire
à être décurion malgré lui; elles le condamnent à
être édile ou duumvir. Essaye-t-il de fuir la curie, elles
l'y ramènent de force, elles l'y enchaînent. Il ne faut
pas croire que ces lois soient le fruit de la décadence
ou l'oeuvre d'une tyrannie aveugle; elles ont été promulguées par
les Antonins (1).
(1) Déjà dans la Lex Malacitana, LI, on
voit qu'un homme pouvait être nommé magistrat malgré soi. Il en était
de même pour le décurionat, dès le temps d'Ulpien et même de Trajan
Ces princes sont, en effet, les vrais organisateurs de ce régime municipal dont nous
venons démontrer le caractère. En instituant cette aristocratie,
ils lui ont marqué ses devoirs en même temps
que ses droits; et ils ont si bien lié les uns aux autres,
que l'on s'est demandé de nos jours si le sort de ce
décurion ou de ce magistrat n'était pas plus à plaindre
qu'à envier, et si cette liberté municipale n'était pas
une forme de tyrannie.
Il est vrai que les règles de ce temps-là paraissent
étranges aux hommes de notre siècle; mais cela tient
apparemment à ce que notre manière de penser en
matière de gouvernement n'est plus la même qu'à cette
époque. Aux yeux des générations actuelles, tout privilège
est une faveur, tandis que dans presque tous les
siècles de l'histoire les privilèges ont été des obligations.
Nous sommes portés à croire que les privilégiés les ont
usurpés par la force ou par la ruse, au lieu que le plus
souvent ils n'ont fait que les accepter et les subir. Nous
pensons volontiers que ces privilégiés ont dû tenir beaucoup
à l'exercice de leurs droits et à la conservation de
leurs avantages, tandis que presque toujours il a fallu
qu'on les contraignît à les garder, et que, dès qu'ils ont
été libres, ils se sont empressés de s'en défaire.
Notre siècle diffère aussi de ceux dont nous parlons
par la manière dont il conçoit la liberté. Il la fait consister
principalement à prendre part, ne fut-ce qu'indirectement et
en apparence, au gouvernement d'un pays
ou à l'administration d'une ville, au lieu que dans d'autres siècles les hommes plaçaient la liberté partout
ailleurs que dans l'exercice des devoirs politiques. Quand
les législateurs romains établirent ce régime municipal,
ils ne pensèrent certainement pas à faire oeuvre de libéralisme,
et les populations apparemment ne le leur
demandaient pas. Ce qu'on voulut, c'est que les affaires
municipales fussent administrées et que les intérêts
locaux fussent garantis. On ne trouva pas de plus sûr
moyen pour atteindre ce but que de grouper les propriétaires,
c'est-à-dire les principaux intéressés, et de
les charger des difficiles fonctions de gérer sous leur
responsabilité les intérêts de tous. Mais pouvait-on
laisserà chacun d'eux la liberté d'accepter ou de refuser
ces fonctions?Il faudrait bien peu connaître la nature
humaine pour croire que beaucoup d'hommes eussent
brigué un honneur si périlleux. On jugea donc que la
richesse ne donnait pas seulementun droit, mais qu'elle
imposait encore un devoir. Le propriétaire fut, bon gré,
mal gré, membre de la curie. On lui interdit d'émigrer,
de vendre sa terre, de se faire soldat ou moine; on lui
ferma toutes les issues par lesquelles il aurait pu
échapper à ses obligations. Les curies se seraient bien tôt trouvées vides, si les lois ne les eussent protégées
contre une désertion inévitable.
La liste de la curie (album curiae) était dressée tous
les cinq ans, non pas par un fonctionnaire impérial
qui eût été étranger à la cité, mais par les curiales
eux-mêmes ou par le magistrat qu'ils avaient choisi. Ils
étaient naturellement intéressés à n'omettre aucun nom;
il paraît même qu'ils étaient tentés d'inscrire plus
de noms qu'il n'eut fallu, afin qu'il y eut un plus grand
nombre de copartageants aux charges publiques. .De là
deux séries de réclamations en sens contraire qui n'ont
cessé d'assiéger les empereurs durant trois siècles. D'une
part, beaucoup d'hommes se plaignaient d'être indûment portés
sur la liste; ils alléguaient ou leur âge ou
leur pauvreté. D'autre part, les curies se récriaient, disant que beaucoup de leurs citoyens réussissaient à
leur échapper et que le fardeau devenait trop lourd pour
ceux qui restaient. A ces deux genres de récriminations
le pouvoir répondait par deux séries de règlements qu'une lecture attentive du Digeste et des Codes fait très bien discerner. D'un côté, il défendait d'inscrire sur l'album ceux qui avaient moins de 18 ans ou qui possédaient
moins de 25 arpents de terre; de l'autre, il ramenait
dans les curies ceux qui avaient voulu se dérober aux charges municipales. De ces mesures, les premières
étaient prises dans l'intérêt des individus; les
secondes, dans l'intérêt des curies. On s'explique tous
ces règlements divers du pouvoir si l'on entend par la
pensée les demandes diverses des populations.
Il n'est pas douteux que l'édilité, la questure, le
duumvirat, ne fussent de très hautes dignités. L'homme
qui était pour une année le chef d'une de ces grandes
cités, dont le territoire égalait l'étendue d'un de nos
départements, devait être un personnage fort honoré;
les inscriptions témoignent en effet de la considération
qui l'entourait, et il n'était pas rare que pour reconnaître
son habile administration ou ses sacrifices pécuniaires
la cité lui élevât par un décret public une statue.
Mais bien peu d'hommes devaient aspirer à ces grandeurs
brillantes. A compter ce qu'elles coûtaient, il est
difficile de croire qu'il s'offrît chaque année un nombre
suffisant de candidats. Il fallait donc élire des hommes
qui n'avaient rien brigué, rien souhaité, ou qui avaient
souhaité ardemment de n'être pas élus. Contre de tels
choix les protestations n'étaient pas rares; elles venaient
des élus eux-mêmes et non pas des candidats évincés (1).
(1) Dès le III° siècle, il n'y avait presque plus d'élections chacun était magistrat à son tour et obligatoirement.
En vain fuyait-on; en vain se cachait-on la loi disait « Si un homme désigné pour une magistrature s'est enfui, qu'il soit recherché ; si on ne le trouve pas, que sa fortune lui soit enlevée et qu'elle soit donnée à celui qui sera duumvir à sa place; si on le trouve, son châtiment sera de porter durant deux ans entiers le poids du duumvirat. » De telles lois oat paru inexplicables aux hommes de nos jours elles sont pourtant conformes à la nature des choses. Le gouvernement d'une société ou d'une ville est un ensemble de charges; pour qu'une classe aristocratique consente à porter un tel fardeau, il faut ou bien l'y déterminer par de grandes compensations, ou bien l'y contraindre par la force. L'Empire romain ne donna à l'aristocratie municipale que des compensations insuffisantes; il lui fallut donc, pour obtenir qu'elle se chargeât d'administrer le pays, déployer contre elle toute la sévérité de ses lois.
De la surveillance exercée sur les ctés.
A côté des faits qui nous ont présenté les cités comme
les corps assez indépendants, il en est d'autres qui vont
nous montrer l'ingérence du pouvoir impérial dans leurs
affaires. Il est vrai que le trop petit nombre de documents
que nous possédons sur la Gaule nous oblige à
chercher ces faits dans d'autres provinces.
Pline nous montre dans une de ses lettres qu'un de
ses amis a reçu de l'empereur Trajan une mission en
Achaïe et que cette mission consiste « à mettre l'ordre dans le régime intérieur des cités ». Pline lui-même,
comme proconsul de Bithynie, paraît avoir reçu de l'empereur des
instructions de même nature; car Trajan lui
rappelle dans une lettre « que son premier soin doit
être d'examiner les comptes financiers des villes ». En
effet, dès qu'il est entré dans sa province, il se fait donner
les comptes de la cité de Pruse il examine « ses
dépenses, ses revenus, ses créances», et il ajoute « que
cette inspection avait grand besoin d'être faite ». Il agit
de même à Apamée,à Nicomédie, à Nicée, partout.
Après lui, dans la même province, une inscription
nous montre un personnage qui a été envoyé par l'empereur Hadrien
pour examiner les comptes. Un autre
a reçu du même empereur, dans la province de Syrie,
la mission « d'examiner les comptes des cités ». En
effet le biographe d'Hadrien remarque qu'il surveillait
avec un soin vigilant les finances des villes de province.
C'est que ces finances étaient en mauvais état; Trajan
le dit dans sa lettre à Pline, et il dit encore qu'il y avait
beaucoup de choses à corriger. D'une part, les grands travaux faits depuis un siècle et la transformation des
villes avaient souvent compromis la fortune municipale.
D'autre part, le manque de surveillance avait amené bien
des abus et même des fraudes. Pline montre, par exemple,
que les villes étaient souvent trompées par les entrepreneurs
de travaux; aussi est-ce à eux qu'il s'attaqua
d'abord, les obligeant à restituer aux villes de grandes
sommes. Les magistrats annuels géraient singulièrement
les intérêts de la cité. On en voyait qui commençaient la construction d'un aqueduc; leurs successeurs
ordonnaient d'en construire un autre, et tous les deux
restaient inachevés, après avoir coûté plus de cinq millions
de sesterces. Ailleurs, c'était un théâtre dont les
fondations avaient été si mal faites, qu'on ne savait pas
s'il serait possible de l'achever; Pline craint que la cité
« n'ait bien mal placé son argent ». Ces petits gouvernements
se sentaient trop faibles vis-à-vis de leurs
propres débiteurs, et ne pouvaient pas obtenir le payement
de ce qui leur était dû. Faibles aussi devant certaines
influences locales, ils se laissaient entraîner à
des dépenses non justifiées et quelquefois même à des
dons inexplicables. Les faits que nous citons ici ne concernent, à la
vérité, que la Bithynie, province fort éloignée de la
Gaule. C'est que, de toutes les correspondances officielles
que les gouverneurs ont eues avec le prince et ses
bureaux, celle d'un gouverneur de Bithynie nous est
seule parvenue. Mais nous devons songer qu'à la même
époque les cités gauloises firent aussi de grands travaux.
En ce siècle elles construisirent des routes, des ponts,
des aqueducs, surtout des temples, des écoles, des
thermes, des basiliques.Tout était à faire; tout fut fait
très vite, avec un grand empressement, avec une grande
inexpérience. Nous pouvons admettre que, comme en
Bithynie, il y eut beaucoup d'incurie et de maladresse
d'une part, beaucoup de fraudes et de malversations de
l'autre. II n'est donc pas téméraire de penser que le
tableau que Pline fait de la Bithynie serait assez exact
pour les cités gauloises. En d'autres temps, une situation
pareille se serait « liquidée » par des emprunts que
les générations suivantes auraient payés. Mais cet usage
n'existait pas encore. Les finances de beaucoup de cité
restaient en souffrance, et cela mettait en péril tout le
régime municipal.
L'Empire vint au secours des cités. Ses puissants
fonctionnaires qu'aucune influence locale n'intimidait
examinèrent leurs registres des comptes, firent rentrer
l'argent qui leur était dû, révoquèrent leurs donations
illégitimes, vérifièrent leurs travaux. Les cités se plaignirent-
elles de cette intervention du pouvoir central?
Nous ne savons. Pline en signale seulement une qui
déclara à la fois qu'elle était en droit de ne pas présenter ses comptes au gouverneur, et qu'elle désirait unanimement
qu'il les examinât.
Ainsi commença, très naturellement, l'intervention
du pouvoir central dans les affaires intérieures des
cités. Elle s'établit au temps de Trajan, d'Hadrien, des
Antonins, c'est-à-dire sous des princes qui n'étaient
pas de purs despotes. On ne saurait dire si les empereurs
l'imaginèrent comme une augmentation de leur
puissance, ou si elle s'imposa à eux comme une obligation.
Dès lors nous voyons certaines règles prévaloir le
gouverneur de province a la charge d'examiner les
travaux des villes; il oblige les débiteurs de ces villes
à s'acquitter; il recherche les propriétés municipales
qui ont été usurpées par les particuliers et les fait restituer.
Bientôt la cité ne pourra plus construire un
édifice, un théâtre, un bain public, sans en demander
l'autorisation au gouverneurou au prince lui-même; et cela est posé en règle par les jurisconsultes. En
retour, le gouverneur, chaque fois qu'il visite une ville,
peut noter les constructions en mauvais état et ordonner
qu'elles soient ou réparées ou refaites.
Ce même besoin de surveillance en matière financière,
qui a provoqué l'intervention de l'État et de ses
proconsuls dans les affaires des cités, a donné naissance
à une sorte de magistrature d'un caractère singulier.
L'homme qui en était revêtu portait le titre de « curateur
de la cité» ou « curateur de la république». Elle apparaît
pour la première fois sous Donatien; mais c'est
surtout sous Trajan, Hadrien,Marc-Aurèle qu'elle prend
vigueur. Bien que les historiens la mentionnent à peine,
elle nous est passablement connue par quelques fragments
du Digeste et par de nombreuses inscriptions.
Nous allons présenter d'abord les faits qui se dégagent
des textes épigraphiques avec le plus de certitude.
Le premier est que le curateur n'appartenait jamais,
sauf des exceptions très rares, à la cité dont il avait la
curatelle. Par là déjà il se distinguait des vrais magistrats municipaux. Il ne parait même pas qu'il résidât
habituellement dans cette cité; car nous voyons le
même personnage exercer la curatelle dans plusieurs
cités éloignées l'une de l'autre. Ce qu'on peut remarquer
encore dans toutes ces inscriptions, ou presque
toutes, c'est que les curateurs ne suivaient pas ce qu'on
peut appeler la carrière des magistratures municipales
ils appartenaient à la carrière des fonctions
impériales. La plupart commençaient par cette charge
et finissaient par les proconsulats et le gouvernement
des meilleures provinces. Ceux-là étaient sénateurs.
D'autres appartenaient à l'ordre équestre. Presque tous
les curateurs qui nous sont connus par les inscriptions
ont vécu fonctionnaires impériaux.
Si l'on cherche quelles étaient leurs attributions,
elles ressortent de quelques inscriptions comme celle-ci
« A L. Gabinius. patron de la colonie des Tridentins,
curateur des municipes des Privernates et des Interamnates,
les Interamnates élèvent cette statue parce qu'il a
mis toute sa sollicitude à conserver et à accroître les
édifices de la cité, et notamment parce qu'il a rétabli un aqueduc qui avait été longtemps négligé par suite
du manque de ressources de la ville. » Le curateur
était donc l'homme qui était chargé de veiller à la conservation
des édifices municipaux et d'ordonner, s'il y
avait lieu, les constructions à faire. Or les édifices ne
sont qu'une partie de la fortune municipale c'est visiblement
sur cette fortune tout entière qu'il veillait.
Aussi avait-il la charge de faire restituer à la cité les
biens usurpés. Ce qui marque bien que ses attributions
avaient un caractère financier, il était le contrôleur
des comptes de la cité.
Les inscriptions montrent encore qu'il était nommé
par l'empereur. Plusieurs le disent expressément. Nous
y lisons que P. Clodius Sura a été « curateur donné
à la cité de Bergame par l'empereur Trajan et à la
cité de Côme par l'empereur Hadrien». Un autre est
qualifié curateur d'Aesenia , « donné par l'empereur
Antonin le Pieux ». Celui-ci est curateur de Tréia, « donné par l'empereurAntonin » celui-là est curateur
de Plestinum, « donné par les empereurs Marc-
Aurèle et Commode »; cet autre, à Tifernum, est
« curateur donné par l'empereur Septime Sévère ».
Enfin il en est un qui a été « curateur de la république
des Vénètes, établipar In empereurs Septime Sévère et
Caracalla ». Il est vrai que ces inscriptions sont à peu
près les seules entre plus de cent qui contiennent cette
formule; mais comme presque tous les curateurs sont
clairement désignés comme des hommes appartenant à
la carrière des fonctions impériales, nous pouvons
croire que c'est l'empereur qui les a désignés pour ces
curatelles comme pour leurs autres fonctions. Cela est
confirmé par une phrase du biographede Marc-Aurèle,
qui dit « qu'il donna souvent aux villes des curateurs
tirés du sénat ».
Faisons attention toutefois que le curateur ne doit
pas être compté parmi les vrais fonctionnaires publics.
Il n'est ni au-dessous ni au-dessus du gouverneur de
province. Il n'a pas de rang dans la hiérarchie si bien
réglée des fonctions. Tous les caractères du fonctionnaire
lui manquent. Une chose qu'il faudrait savoir,
c'est s'il rendait compte de sa gestion à l'empereur;
or ceia ne nous est signalé par aucun indice. Nous ne
savons pas non plus si toutes les cités ont eu des curateurs
Nous ignorons aussi si la dignité dtr curateur
était annuelle, permanente, ou intermittente. Enfin
dans toute cette incertitude on peut se demander si rétablissement des curateursn'a pas été plutôt un fait
fréquent qu'une institution générale.
Ce qu'on distingue le mieux, c'est que le curateur
avait une autorité très grande sur les comptes de la
cité, mais n'en avait aucune sur la cité elle-même. Il
ne vivait même pas au milieu d'elle. En établissant
les curateurs, l'Empire n'a donc pas eu la pensée de
placer un agent dans chaque cité. Le curateur n'était
pas, comme serait tout fonctionnaire, chargé de faire
exécuter les volontés du prince et de lui assurer l'obéissance
des hommes. L'autorité impériale s'exerçait les par proconsuls et les légats, non par les curateurs.
Nous ne savons pas exactement quelles étaient les
relations du curateur avec le prince; nous connaissons
ses relations avec la cité. Il vérifiait ses comptes de
recettes et de dépenses, il autorisait ou ordonnait ses
travaux de construction, il veillait sur ses biens, lui
interdisait d'aliéner ou lui faisait restituer les biens
usurpés. On ne peut s'empêcher de noter la ressemblance entre ce curateur du droit municipal et le curateur
du droit privé. Celui-ci était une sorte de tuteur
qui était donné aux incapables, aux malades, aux absents, avec mission de veiller, non sur la personne, mais sur les biens. C'est exactement le caractère du
curateurde la cité.
Il faut rapprocher aussi cette institution de celle du
patronage. On sait que c'était un usage presque universel
qu'une cité eût un patron, quelquefois plusieurs,
soit pour la soutenir dans ses démarches à Rome, soit pour veiller sur ses intérêts et sur toute sa vie intérieure.
Ce patron était choisi par la cité, mais choisi
en dehors d'elle, et presque toujours parmi les grands
personnages de Rome. Ce qui nous autorise à rapprocher
la curatelle du patronage, c'est que ce rapprochement
existe dans de nombreuses inscriptions. Beaucoup
de personnages sont qualifiés à la fois curateurs et
patrons d'une cité. La curateur fut nécessairement un
étranger, comme le patron; il fut, autant que possible,
un grand personnage, un sénateur, un chevalier,
cornue autrefois. La vraie différence avec l'ancien
patron est qu'il fut désigné, accordé, « donné » par
l'empereur.
La Gaule eut des curateurs comme l'Italie et les
autres provinces. On en trouve à Narbonne, à Lyon, à
Orange, à Avignon; on en trouve chez les Suessions,
chez les Carnutes, chez les Vénètes, chez les Bituriges
de Bordeaux, et enfin à Cologne Mais il y a ici une
particularitéà signaler. Si l'on excepte les curateurs de Narbonne, de Lyon et de Cologne, qui étaient des
colonies romaines, on remarque qne, dans les cités
gauloises, le curateur est un Gaulois. C'est un Poitevin
qui est curateur à Bordeaux; un Véromanduen l'est à
Soissons, un Sénon à Vannes, un autre Sénon à
Orléans. Ces Gaulois, avant d'être curateurs d'une
autre cité, avaient rempli toutes les magistratures
dans la leur. Il semble qu'en Gaule on ait simplement
obéi à ce principe de donner pour curateur à une cité
l'homme le plus expérimentéet le plus recommandable
d'une cité voisine.
Je ne puis partager l'opinion de quelques historiens
modernes qui regardent cette institution des curateurs
comme une sorte de machine de guerre que l'Empire
aurait imaginée pour opprimer le régime municipal.
Suivant ces historiens, l'Empire aurait prétendu tout
soumettre à soi, mettre la main partout, écarter toute
autre initiative et toute autre action que la sienne. Une
telle politique ne m'apparait pas dans les faits. Il est
bon d'écarter ces hypothèses que la méthode subjective
introduit trop facilement dans l'histoire. Ne disons
donc pas que l'institution des curateurs « fut l'instrument
d'une centralisation excessive », ni « qu'elle fut le premier coup porto à l'indépendanc emunicipale ».
La vérité se borne à ceci que les cités, pour échapper à
des abus trop visibles, eurent comme des tuteurs
chargés de contrôler leurs finances et de veiller sur
leur fortune. C'était là une institution de vigilance
plutôt qu'un instrument de despotisme. Les curateurs
n'ont pas été créés avec la pensée de mettre les villes
dans la main du pouvoir, mais avec la pensée toute
naturelle et toute simple de protéger leur fortune. Dans
nos inscriptions, les cités sont reconnaissantes à leurs
curateurs et les appellent volontiers du titre de patron.
Les hommesne voyaient pas qu'il y eut là une question
de libertéou d'autorité; ils n'y voyaient qu'une question
d'intérêt matériel.
Les documents historiques de ces trois siècles ne portent
aucun indice de conflit sérieux entre les institutions
municipales et le pouvoir central. Ce serait se tromper
beaucoupque de se figurer, d'une part, des populations
jalouses de leurs franchises et ardentes à les conserver,
et d'autre part un gouvernement ennemi de ess mêmes
franchises et obstiné à les combattre. Si l'on supposait
qu'il y eût durant cette époque un long antagonisme
entre les libertés locales et le gouvernement impérial,
on attribuerait à ces générations des pensées qui leur
étaient étrangères. Il faut ajouter que ces curateurs qui dans les premiers
temps avaient été « donnés » aux villes par le
pouvoircentral, ne tardèrent pas trop à être nommés
par les villes elles-mêmes. On ne sait pas comment ce changement se fit. Assument il n'y eut pas une
révolte générale des cités pour conquérir ce droit. Peu
à peu le pouvoir le leur abandonna. Au III° siècle, le
curateur était devenu partout un magistrat municipal,
élu par la cité.
Les chages de la population : les impôts
L'histoire des impôts que les Gaulois eurent à payer
doit être partagée en trois périodes une première, où
les Gaulois payèrent l'impôt à titre de sujets une
seconde, où ils le payèrent à titre de membres de
l'Empire; une troisième,où le système fiscal fut modifié
par les empereurs du iv° siècle.
La Gaule vaincue et réduite « en province » paya d'abord l'impôt de sujétion, que l'on appelait stipendium.
Nous ignorons comment fut imparti ce premier
impôt établi par César; quelques peuples en furent
exempts, mais ceux-là seuls qui s'étaient montrés ses
alliés « et avaient bien mérité de lui pendant la
guerre ». Vingt-quatre ans plus tard, l'organisation
de la Gaule fut faite par Auguste, et l'impôt fut remanié.
Cette fois, on ne voit pas qu'aucune cité en ait
été exempte. Un mot de Tacite donne bien à entendre
que les Éduens eux-mêmes le payaient. Un autre passage
marque clairement que les Trêvires et les Lingons
y étaient soumis. La distinction que quelques modernes
ont esssayé d'établir entre les peuples stipendiares
et les peuples exempts n'est qu'une pure hypothèse.
Cet impôt portait sur le soi. Pour l'établir avec
quelque exactitude, Auguste avait fait un cadastre des
terres de la Gaule comme de tout l'Empire. Cette opération
fiat reprise et refaite un peu plus tard par
Tibère. Nous pouvons donc admettre que chaque terre fut soumise à une contribution proportionnée à son
étendue et à sa valeur. L'Italie était exempte de cet
impôt, ainsi que quelques cites dotées du « droit italique
». L'impôt foncier n'était donc supporté que par
les provinces.
Il nous est impossible d'apprécier avec quelque
sûreté la lourdeur de cette contribution. Si nous en
croyons Suétone, elle n'aurait été, au temps de César,
que de 40 millions do sesterces, moins de 10 millions
de nos francs. Mais le poids se serait bientôt aggravé.
Velléius fait observer que la Gaule payait un peu plus
que l'Egypte; or il est généralement admis que
l'Egypte payait 12500 talents. On peut donc évaluer
les impôts de la Gaule à environ 75 millions de nos
francs. Mais il y a en tout cela beaucoup de conjecture. Nous ne pouvons dire si les populations se sentaient
accablées; Tacite dit seulement que deux hommes qui
poussaient la Gaule à la révolte « parlaient de la continutlé
des tributs ». D'autre part, nous voyons un
général de Vespasien s'adressant aux Gaulois leur dire
qu'ils ne payent d'impôts que ce qu'il en faut pour
payer les armées du Rhin qui les protègent contre
l'invasion ces impois sont le prix de la paix et de la
sécurité.
Les produits de l'impôt étaient versés, pour la Narbonnaise, province sénatoriale, dans le trésor de l'État;
pour les Trois Gaules, dans le trésor impérial qu'on
appelait le fisc. Ils étaient réunis, en Narbonnaise, par
le questeur; dans les Trois Gaules, par les procurateurs
de César. Plus tard, à mesure que les Gaulois devinrent citoyens
romains, il eurent a payer les contributions
romaines.
En premier lieu était celle qu'on appelait vicesima
heretatium. C'était un impôt sur les successions. Il
avait été établi par Auguste, avec l'assentiment du
sénat et par une loi régulière (1).
(1) . Cet impôt était destiné surtout aux dépenses militaires.
Il frappait les successions des citoyens romains, tant en Italie que dans le reste de l'Empire. Il était de 5 pour 100 de la valeur des héritages ou des legs; mais les héritiers en ligne directe en étaient exempts. Trajan étendit cette dispense au frère et à la soeur. La même exemption s'appliquait aux petites successions; l'impôt ne frappait qu'à partir d'une somme déterminée. Chaque Gaulois riche, dès qu'il devint citoyen romain, dut payer cet impôt (1). Il en fut de même pour l'impôt sur les affranchissements qui avait été établi par Auguste et qui portait sur les citoyens romains. Pour tout esclave que son maître faisait citoyen il y avait à payer 5 pour 100 de la valeur de cet esclave (2). Les inscriptions montrent celle payée par les Gaulois.
(1) Pline signale méme une particularité digne d'être notée. D'une part, l'impôt ne devait pas frapper le fils qui héritaitde son père d'autre part, le pûrégrin qui devenait citoyen romain perdait ses liens de famille. Le fils romain d'un père pêrégrin devaitt donc payer l'impôt. Cette règle, parfaitement conforme aux idées des anciens sur le droit de cité, parut inique à Trajan, qui la fit disparaître (Pline, Panégyrique, 37-30).
(2) L'impôt fut porté au dixième par Caracalla, mais il ne tarda guère à être ramené à l'ancien taux.
A ce systèmed'impôts établi par Auguste se rattachait un droit de I pour 100, puis de 2 1/2 pour 100 sur les ventes (1).
(1) Le peuple de Rome en demanda la suppression: Tibère refusa de l'accorder. Tacite, Annales, I, 78
Caligula le supprima; mais il fut rétabli et
nous en trouvons la trace au Digeste, la vente des
esclaves était sujette à un droit de 4 pour 100.
L'impôt des douanes, c'est-à-dire les péages sur les
ponts, sur les routes, au passage des rivières, avait
existé dans la Gaule indépendante. Nous les retrouvons
dans la Gaule romaine comme dans tout l'Empire.
Les inscriptions font connaître qu'il y avait
«ne ligne douanière entre la Gaule et l'Italie; à partir
des Alpes, cette ligne était portée vers Zurich et de là
vers Metz, en sorte que la province dite Germanie était
en dehors. D'autres postes de douane étaient établis à
Lvon, centre des routes de ta Gaule, à Nîmes, à Arles. Il y en avait d'antres aux débouchés des Pyrénées, et
d'autres encore sur les côtes de la Manche. Par là, les
marchandises qui arrivaient en Gaule de l'Italie, de la
Germanie, de l'Espagne et de la Bretagne, et celles qui
en sortaient pour ces mêmes pays, payaient un droit
ad valorem de 2 1/2 pour 100.
Ce qui ajoutait au poids de ces impôts, c'est qu'ils
n'étaient pas perçus directement par l'État. Ils étaient
affermés à des compagnies adjudicataires. Les inscriptions
nous montrent des « fermiers des droits de succesion », des « droits d'affranchissement »,
des fermiers « des péages». Chacune de ces compagnies
fermières avait un nombreux personnel de commis,d'agents,
d'esclaves. Chaque grand service avait d'ailleurs à sa tête un fonctionnaire public nommé procurateur.
Il faut ajouter à ces impôts une série de prestations en
nature. Quand l'empereur était en voyage ou qu'un de
ses fonctionnaires voyageait par son ordre, les populations
devaient donner le gîte et des fournitures. Il fallait
héberger aussi les soldats et les fournir de vivres, de
fourrages. Mêmes obligations pour la poste impériale,
dont les chevaux, veridi, étaient fournis par les habitants.
Il existait aussi un système de corvées pour l'entretien des chemins et pour des transports, qui étaient appelés
angarix.
Tous ces impôts étaient perçus au profit de l'autorité
publique; les cités avaient leurs contributions spéciales.
Ce système d'impôts indirects n'avait pas supprimé
l'impôt foncier. Après l'avoir payé comme sujets, les
Gaulois le payèrent comme citoyens. Au second siècle,
on avait cessé de voir en lui la marque de la sujétion
l'Italie elle-même y fut assujettie; il fut considéré
comme la part de biens que tout propriétaire doit à la
communauté pour la gestion des intérêts communs.
Le gouvernement impérial mit un soin particulier à
répartir équitablement la contribution foncière. Le
cadastre des propriétés, commencé sous Auguste, ne
cessa pas d'être tenu à jour, et fut en quelque sorte
refait à chaque génération d'hommes. Un jurisconsulte
nous a laissé un spécimen de la manière dont ce cadastre
était rédigé. « Voici, dit Ulpien, comment les propriétés
doivent être portées sur le registre du cens. On inscrit
d'abord le nom de chaque propriété, en quelle cité et
en quel canton elle est située, et le nom des deux propriétés
contiguës; puis on détaille 1° la terre labourée,
et le nombre d'arpents qui ont été semés dans les dix
dernières années; 2° le vignoble et le nombre de pieds
qui s'y trouvent; 5° combien d'arpents en oliviers et
combien d'arbres; 4° combien d'arpents de pré, en
comptant tout ce qui a été fané dans les dix dernières
années; 5° combien d'arpents en pacage; combien de
bois en coupe. » On reconnaît déjà ici la vigilance du
gouvernement à répartir l'impôt, non d'après l'étendue du sol ou sa valeur approximative, mais d'après la valeur
vraie et le revenu à peu près certain. L'estimation
est faite par le propriétaire. Elle est d'ailleurs aisément
contrôlée par le censitor.
Des cadastres de cette sorte ont été faits dans toutes
les parties de l'Empire. Ceux de la Gaule ont même
duré plus longtemps que la domination romaine. Nous
les retrouveronsau temps des Mérovingiens.
Comme l'impôt ne devait être qu'une part du produit
réel, il était de règle que le contribuable obtint une
réduction si ses vignes ou ses arbres venaient à périr.
Quel était le chiffre de cet impôt, dans quelle proportion
était-il avec le revenu du sol, c'est ce qu'aucun
document ne nous enseigne. Nous ne trouvons rien
qui nous autorise à dire qu'il fût excessif, rien qui
nous autorise à dire qu'il fût léger. Nous sommes tenus
de nous abstenir de toute appréciation.
Une chose est certaine, c'est que la Gaule supporta
ces impôts, et même que, pendant les trois premiers
siècles au moins, elle prospéra et s'enrichit, ce qui eût
été impossible si les contributions eussent été excessives.
Nous noterons plus loin ce qu'on peut savoir des
impôts dans les deux derniers siècles de l'Empire.
Les charges de la population, la servitude militaire.
Les sociétés anciennes n'avaient guère connu les armées distinctes de la population civile. L'homme libre ou le citoyen était en même temps le soldat. Il était soldat aussi longtemps que son corps était robuste, aussi souvent que l'Étal avait besoin de lui pour sa défense ou pour l'attaque de l'étranger. Le Romain, de dix-sept à quarante-six ans, était appelé chaque année devant le magistrat qui pouvait le prendre comme légionnaire. Il en était à peu près ainsi à Athènes et dans toutes les républiques anciennes. Le service militaire était également obligatoire chez les anciens Gaulois (1).
(1) C'est ce que César donne à entendre quand il dit que les druides étaient exempts du service militaire
Il en fut autrement sous l'Empire romain. On a dit quelquefois qu'Auguste avait séparé l'armée des citoyens afin d'opprimer ceux-ci à l'aide de celle là. Rien ne prouve qu'il ait fait ce calcul; aucun des historiens de l'époque ne le lui attribue, et le détail de sa vie montre, au contraire, qu'il se fiait plus aux citoyens qu'aux soldats. La séparation de l'ordre civil et de l'ordre militaire eut un autre motif. Quand on étudie cette époque de l'histoire romaine, en observant surtout les sentiments qui dominaient dans les âmes, on remarque que l'esprit militaire avait presque disparu. Poussé à l'extrême pendant les deux siècles qui avaient précédé, il était comme épuisé. Les classes élevées surtout et même les classes moyennes s'éloignaient autant qu'il leur était possible du service militaire. En Italie, on se faisait colon et même esclave pour ne pas être soldat. Par une compensation naturelle, tandis que tout ce qui était riche ou aisé fuyait l'armée, la lie de la population, qui en avait été autrefois écartée, demandait à y entrer. Être soldat devenait le métier préféré de ceux qui n'avaient rien et qui convoitaient butin ou terres. L'empereur Auguste donua satisfaction à ce double besoin de son époque. Les classes élevées et moyennes ne voulaient plus du service militaire obligatoire; il le supprima autant qu'il fut possible (1).
(1)
Ce n'est pas que l'obligation du service militaire ait jamais été supprimée en droit. Voir Suétone, Auguste, 24. Il suffit de lire le titre du
Digeste, De re militari (XLIX, 16), pour s'en convaincre;et cela explique
le recrutement, dont nous parlerons plus loin.il faut encore noter que, dans les trois premiers siècles, les empereurs exigèrent que les jeunes gens
des familles sénatoriales qui aspiraient à la carrière des honneurs satisfissent
au devoir militaire. Ils servaient en qualité de tribuns de légion et
il leur suffisait quelquefois d'un séjour au camp de quelques mois.
Les classes pauvres
souhaitaient une profession militaire qui fut lucrative;
il la créa. La vieille institution de la cité armée disparut
ainsi; il y eut désormais une armée distincte et séparée
de la population civile. Quelques-uns furent soldats
pendant 16, 20 ou 25 ans, et, à ce prix, le plus grand
nombre fut, toute la vie, en paix et au travail.
Cette pensée du gouvernement impérial est clairement
exprimée par les historiens du temps. « Exempter
du service militaire la plupart des hommes, n'enrôler
en général que ceux qui avaient besoin de ce moyen de
vivre, en choisissant parmi eux les plus robustes », tel
fut, suivant Dion Cassius, le principe suivi sous l'Empire.
De méme, Hérodien affirme que, depuis le règne d'Auguste, les Italiens ne connaissaient plus les armes
ni la guerre « Auguste, dit-il, fit cesser pour eux ce
service, et, les débarrassant des armes, il employa des
soldats payés. C'était le système des armées permanentes
et soldées substitué à celui des populations armées.
Ce système assura aux cent vingt millions d'âmes
qui habitaient l'Empire un repos et un travail que les
peuples anciens n'avaient jamais connus.
Les armées de l'Empire romain se composaient d'environ
trente légions, comprenant chacune de 5000 à
6000 soldats. En y ajoutant les corps auxiliaires ainsi
que les cohortes prétoriennes et urbaines, on peut estimer qu'elles comptaient environ 400000 hommes. Ce
chiffre suffisait à un Ëtat dix fois plus étendu que la
France actuelle. C'était un soldat sur trois cents habitants.
Ces armées se recrutaient en grande partie par des
engagements volontaires. Une lettre de Trajan à Pline
signale une catégorie de soldats qui se sont offerts
d'eux-mêmes au service. Les inscriptions aussi attestent
cet usage. Tacite fait remarquer que ces engagements
étaient la ressource des pauvres et des gens sans
aveus. Un jurisconsulte du II° siècle dit formellement
que la plupart des soldats sont des volontaires.
L'appât était grand, en effet; non seulement le soldat
recevait, outre les vivres, une solde annuellede 225 deniers,
qui fut portée à 500 par Domitien mais encore,
après son temps de service, on lui donnait une somme
d'argent ou une terre avec une maison et quelques
esclaves pour la culture. Ce qui était plus précieux
encore, c'est que, s'il n'était pas citoyen romain en
entrant au service (1), le diplôme de congé lui conférait ce titre si envié; on y ajoutait même le connubium, c'est à-
dire le mariage légal, qui avait pour effet que ses
enfants étaient citoyens romains comme lui.
(1) La règle était que les citoyens seuls fussent admis dans les légions;
mais il nous parait hors de doute que de bonne heure on imagina le biais
d'introduire les peregrini dans les légions en leur conférant immédiatement
et dès leur entrée le droit de cité. Cela est nettement expliqué par
Aristide, qui écrivait au temps des Antonins. Dans son Éloge de Rome, il 'exprime ainsi " D'une part, vos citoyens,
qui sont les maîtres du monde, ne veulent pas endurer les fatigues du
service; d'autre part, vous ne vous fiez pas aux étrangers.Il vous faut
pourtant des soldats; que faites-vous alors? Vous vous faites une armée de citoyens, sans que les anciens citoyens aient de fatigues. Comment
cela? Vous envoyés dans les provinces pour faire choix des hommes qui
sont propres au service ceux-là, vous les séparez aussitôt de leur patrie
de naissanceet vous leur donnez pour patrie Rome elle-même; ils deviennent
en même temps citoyens et soldats en entrant au service, ils
sont dès ce jour vos concitoyens".
C'est ainsi que César, ayant forma la légion
de l'Alouette, donna à ces Gaulois le droit de cité (Suétone, César, 21).
Plus tant. quand le royaume du Pont fut réduit en province, Rome prit à
son service l'ancienne garde du roi; elle en fit une cohorte et elle donna
à tous ceux qui la composaientle droit de cité romaine. L'on s'explique que
les diplômes militaires, missiones, n'aient jamais à conférer le droit de
cité à des légionnaires au moment de leur sortie du service; ces légionnaires étaient
citoyens de naissance ou ils l'étaient devenus en entrant
dans la légion.
Ainsi
l'homme qui était né deditice et pauvre, devenait, par le
service militaire, un citoyen, un propriétaire, un chef
de famille. Les empereurs ajoutèrent à tout cela des
privilèges honoritiques ils décidèrent que les vétérans
et leurs fils seraient traités à l'égal des décurions. Le
service militaire devint ainsi, même pour le simple
soldat, un moyen de s'élever.
Quoique les empereurs dussent compter beaucoup sur
les engagements volontaires, ils ne pouvaient pas se
priver de la ressource des appels forcés. Tantôt il fallait
faire face à un danger pressant; tantôt les volontaires ne se présentaient pas en assez grand nombre ou
n'étaient pas de bonne condition II fallait suppléer à ee qui manquait par le recrutement.
Nous ne possédons pas de documents précis sur la
manière dont ce recrutement s'opérait. Peut-être n'y
eut-il jamais de règles fixes sur ce point. Aucune loi ne
déterminait l'âge de !a conscription ni le nombre
d'hommes que chaque pays devait fournir. L'appel
n'avait pas lieu chaque année régulièrement; une province
restait quelquofois plusieurs années sans y être
soumise. Quand le gouvernement avait besoin de soldats,
il ordonnait un recrutement dans telle ou telle province
et envoyait des commissaires appelés dilectatores. Nul
tirage au sort; la population comparaissait devant les
commissaires qui choisissaient les hommes arbitrairement.
De là venaient beaucoup d'abus. L'un des vices
de l'Empire romain, et l'un de ses plus grands malheurs
lut de n'avoir pas fait du recrutement une institution
régulière et bien ordonnée.
Aussi les populations y répugnaient-elles comme à
tout ce qui est exceptionnel et arbitraire. L'historien
Vclléius reconnait que le recrutement causait toujours
un grand trouble. Auguste dut plusieurs fois se montrer
sévère pour des citoyens qui refusaient le service. Il paraît qu'on voyait des pères couper le pouce à leurs
enfants pour leur procurer des motifs d'exemption, et
Suétone parle de gens qui se faisaient esclaves de peur
d'être soldats. Ce n'est pas que nous puissions croire
que le nombre des appelés fût considérable. Il est facile
de calculer que, pour remplir les vides d'une armée de
400000 soldats qui servaient vingt ans en moyenne, il
suffisait d'un enrôlement annuel d'environ 30000 conscrits
pour tout l'Empire; or les engagements volontaires donnaient déjà, à tout le moins, la moitié de ce
chilfre. Mais cette obligation d"être soldat pendant
vingt ans était horrible pour le petit nombre qu'elle
frappait (1).
On comprend sans peine la résistance que le gouvernement
rencontrait et combien il lui était difficile de
faire servir les citoyens malgré eux. Il ressort d'une
lettre de Trajan à Pline que l'homme appelé au service
avait le droit de donner un homme à sa place (2).
(1) Le mal était qu'on ne faisait pas ce recrutement chaque année; Tacite, Dion, Hérodien, montrent par nombre de passages qu'en temps de paix on laissait les légions se dégarnir, survenait une guerre, et il fallait alors appeler d'un seul coup autant de conscrits qu'on aurait pu en appeler en dix années successives.
(2) Dans les lettres de Pline, X, 30, il est question de quelques esclaves que Pline a découverts dans l'armée.
La difficulté d'obliger les citoyens au service militaire fit que le gouvernement impérial chercha une autre ressource. Il avait devant lui une vieille loi, consacrée par les moeurs et par le temps, qui lui interdisait de mettre les armes aux mains des esclaves et des affranchis. Mais la Républiquelui avait déjà donné l'exemple d'enrôler ces hommes dans les dangers pressants. Auguste fit de même dans deux circonstances où il avait besoin de levées plus fortes que d'habitude. A cet effet, il s'adressa aux riches propriétaires qui possédaient des esclaves et des affranchis dans leurs maisons ou sur leurs terres, et il exigea de chacun d'eux un chiffre d'hommes proportionné à sa fortune. Un peu plus tard, nous voyons Néron avoir besoin de soldats; il ordonne un recrutement dans les tribus, c'est-à-dire parmi les citoyens; mais personne ne répond à l'appel. Il se décide alors à remplacer le recrutement par une réquisition d'esclaves; il enjoint à chaque maitre d'en livrer un nombre déterminé et il choisit parmi eux les plus robustes. Vitellius fit de même. Plus tard encore, Mare-AurMe enrôla des esclaves. Il est bien entendu que ces esclaves étaient préalablement affranchis, de sorte qu'à entrer dans l'armée ils gagnaient d'être hommes libres (1).
(1) M. C. Jullian a remarqué que beaucoup d« légionnaires du temps de Marc-Aurele portent le nom de Marcus Aurelius. C'étaient d'anciens esclaves affranchis par l'empereur en devenant soldats. C. Jullian, les transformations de l'Italie.
II y a apparence que ce procédé devint d'un emploi
de plus en plus fréquent. Si l'on regarde les titres des
codes romains qui sont relatif à l'armée, on est frappé
de voir que les motifs d'exclusion tiennent plus de place
que les motifs d'exemption. C'est qu'il s'agissait d'empêcher
que les citoyens ne fournissent à leur place des
hommes sans valeur. L'opération importante pour les
fonctionnaires impériaux était celle qu'on appelait
probatio et qui consistait à examiner chaque conscrit et
à n'admettre que des hommes qui fussent propres au
service. Il leur fallait lutter contre l'intérêt des propriétaires,
qui, suivant l'expression de Végèce, « donnaient
comme soldats ceux qu'ils ne se souciaient pas de
garder comme esclaves ».
Ce n'est pas qu'on ait aboli la loi qui défendait à
l'esclave de faire partie de l'armée. On ne cessa, au contraire,
de la renouveler. Mais aucune loi n'interdisait
d'affranchir un esclave et d'en faire le même jour un
conscrit. Le gouvernement avait maintes fois donné lui-même
cet exemple aux propriétaires. Il existait d'ailleurs
dans la société de l'Empire romain plusieurs
classes de serviteurs qui n'étaient pas réputés esclaves
et qui obéissaient pourtant à un maître c'étaient les
affranchis, les colons, les clients.\A mesure que nous avançons dans les siècles de l'Empire, nous voyons le recrutement frapper
de plus en plus ces classes d'hommes. Au iv° siècle, si
nous observons le Code Théodosien, le service militaire
ne nous apparaît plus comme une obligation personnelle
du citoyen. Il devient une sorte d'impôt portant sur la
propriété foncière, et cet impôt se paye en serviteurs.
Tout possesseur du sol est astreint, non pas à être soldat
lui-même, mais à fournir des soldats parmi les
hommes qui lui appartiennent. Le nombre de conscrits
est proportionnel à l'étendue et à la valeur des terres.
Un grand propriétaire devait fourni rplusieurs soldats;
plusieurs petits propriétaires se réunissaient pour en
fournir un. Ce n'était pas ce propriétaire qui devait
servir de sa personne; cela lui était au contraire interdit,
pour peu qu'il fût décurion il devait livrer des
conscrits à sa place. Tantôt il achetait des hommes hors
des frontières de l'Empire pour les donner comme
soldats au gouvernement. Tantôt il prenait dans sa
maison ou sur ses terres quelques affranchis, quelques
colons, ou même quelques esclaves qu'il affranchissait
aussitôt, et il en faisait des conscrits. Le serviteur que le maître avait donné pour le service
militaire cessait par cela même d'obéir au maître. Il
était absolument dégagé de tout lien et de toute dépendance
à son égard. Le jour où il sortait de l'armée,
il ne revenait pas vers lui. Le service militaire lui prenait
vingt ans de sa vie, mais, en revanche, le rendait
libre et citoyen. Quant au maître, il avait perdu un de
ses serviteurs; mais, en revanche, il avait été exempt de
l'obligation de porter les armes.
Ces habitudes conduisirent naturellement le gouvernement
impérial à remplacer l'impôt en hommes par un
impôt en argent. A la fourniture des conscrits, praebitio
tironum,se substitua peu à peu l'or de conscription. Lorsque l'État avait plus besoin d'hommes
que d'argent, il exigeait que les propriétaires livrassent
le nombre voulu de soldats; c'est ce qu'on appelait
exhibere tironum corpora. Quand il avait plus besoin d'argent
que d'hommes, il permettait et quelquefois même
il prescrivait que les propriétaires payassent, pour chaque
homme, une somme qu'il déterminait. Le prix fixé était
ordinairement de 25 pièces d'or par homme, sans compter
les frais de premier habillementet de nourriture.
Pour avoir quelques bons soldats, dans un temps où
les hommes ne l'étaient pas volontiers, l'Empire créa
une sorte d'armée héréditaire. Il donna des terres à ses
vétérans, à la condition que leurs fils seraient soldats
après eux. Les fils ne conservaient la possession du sol
que sous la charge de continuer le service de guerre. Surtout l'Empire s'adressa aux étrangers. Il enrôla
des barbares, principalement des Germains. Des le
temps d'Auguste, il admettait ces hommes dans ses
armées. Tous les empereurs en eurent à leur solde;
leur nombre s'accrut sous Marc-Aurèle et ses successeurs
ils formèrentpeu à peu la plus grande partie de
l'armée.
On voit par tous ces faits que la charge du service
militaire fut fort adoucie pou rla population civile. Une
armée d'environ 400000 soldats, composée en grande
partie de volontaires, de fils de vétérans,ou d'étrangers,
avec un recrutement peu à peu transformé en impôt,
dispensait la grande majorité des citoyens de ce service
de guerre qui, dans l'antiquité, leur avait pris le meilleur
de leur temps et de leurs forces, et qui devait, au
moyen âge, reprendre possession de leur existence. Il
n'est pas douteux que les hommes n'aient considéré cet
allégement comme un très grand bienfait. Les armées
permanentes sont celles qui coûtent aux peuples le moins
de sang, de temps et d'argent. Deux dangers toutefois
s'y attachent l'un est que ces armées, souvent exigeantes,
peuvent se soulever contre le gouvernement
même qui les nourrit; l'autre est que la population civile, trop exclusivement vouée au travail, se trouve
désarmée et impuissante contre les ennemis qui menacent
toute société paisible (1).
(1) On voudrait pouvoir marquer la place des Gaulois dans l'armées romaines. Il est certain que beaucoup d'entre eux, à toutes les époques, devinrent soldats de l'Empire, les uns par engagement volontaire, les autres par recrutement forcé. Ceux d'entre eux qui étaient dès l'abord citoyens romains, figurèrent dans les légions ceux qui étaien tpérégrins servirent dans les corps auxiliaires, et devinrent citoyens à l'expiration de leur service. Mais il ne me semble pas possible d'apprécier leur nombre ni dans quelle proportion ils furent avec les soldats des autres provinces. Les inscriptions mentionnent assez fréquemment un Gaulois qui a servi ainsi nous voyons deux hommes nés à Béziers qui sont morts soldats à Mayence. Nous trouvons des hommes de la Narbonnaise qni ont appartenuà la 4°, à la 7°, à la 15° légion . Les Gaulois formaient-ils des corps spéciaux? La legio Alaudae est mentionnée dans une inscription, et l'on peut admettre avec quelque vraisemblance qu'elle était restée composée de Gaulois. Les inscriptions mentionnent cinq autres légions qui portaient l'épithète de Gallica. On admet ordinairement qu'elles avaient été formées en Gaule et qu'elles continuaient à s'y recruter cela ne me parait pas démontré par les textes. Pour les corps auxiliaires, les inscriptions et les diplômes militaires nous font connaître des cohortes Gallorum, des cohortes d'Aquitains, de Bituriges, d'Éduens, de Lingons, de Séquànes,de Nerviens, de Vangions, de Belges, de Morins. Les découvertes épigraphiques augmentent chaque jour le nombre des corps. Il y a apparence que les Gaulois étaient appréciés comme soldats,Ammien Marcellin, qui était un militaire, fait d'eux un brillant éloge, et il les montre combattant vaillamment pour l'Empire sur sa frontière orientale.
De la législation romaine.
Nous n'avons ni à expliquer ni à juger la législation
romaine mais nous devons chercher commen telle fut
accueillie par les hommes de la Gaule, et sous quel
aspect elle leur apparut quand ils la comparèrent aux
législations qui les avaient régis auparavant.
Les sociétés primitives n'avaient connu que deux sortes
de lois, celles qui dérivaient de la « coutume des
ancêtres », et celles qui découlaient de la religion. Elles
n'avaient pas même la pensée que la loi put être le
résultat d'une convention libre; elles ne concevaient pas
qu'elle dût s'inspirer d'un principe de la raison et se
régler sur l'intérêt des hommes. La loi ne s'imposait à
elles que parce qu'elle venait des ancêtres ou parce
qu'elle venait des dieux.
Sur l'antique droit des ancêtres; la science historique
ne se fait plus illusion. Elle ne croit plus à l'égalité
primitive des hommes, au partage du sol à l'amiable, à
l'indépendance et à toutes les vertus qu'on attribuait
auttrefois à l'état de nature. Le droit des ancêtres, dans
ces vieilles sociétés, n'est autre chose que le droit patriarcal,
c'est-à-dire celui où la plupart des hommes sont assujettis à une autorité domestique toujours présente
et cent fois plus absolue que ne saurait l'être l'autorité
de l'État, car elle pèse sur tous les intérêts et sur les
moindres actions de la vie. C'est un droit qui est constitué
de telle sorte que la femme et les enfants sont sous
la puissance absolue du chef, et que les cadets obéissent
à l'aîné. Dans ce droit, la propriété foncière est attachée
à perpétuité à la famille; l'acquisition du sol est
par conséquent presque impossible et la richesse se
trouve ainsi inaccessible au pauvre.Dans ce droit, enfin,
les dettes entraînent forcément l'esclavage; le nombre
des esclaves va toujours en croissant, et ils sont absolument
assujettis à leur maître, sans protection et sans
recours.
Quantau droit qui vient des dieux, il est plus rigoureux
encore. Ici, l'homme est asservi à celui qui dirige
sa conscience ou qui représente pour lui la divinité; la
vie privée est surveillée et réglée dans toutes ses parties;
la loi civile est dictée par l'intérêt religieux; la loi pénale
est telle, qu'on y châti non seulement les actes qui blessent
la société, mais encore ceux qui portent atteinte
au culte; les délits d'irréligion y sont punis comme des
crimes.
Les renseignementsqui nous sont parvenus sur l'ancien
droit gaulois ne sont pas bien nombreux (1).
(1) Nous n'osons pas, en effet, nous servir des renseignements qu'on a cru pouvoir tirer des lois du pays de Galles et de l'Irlande. Ces codes, rédigés plusieurs siècles après l'ère chrétienne,ne sauraient montrer ce qu'était la législation gauloise au temps des druides
Il en
ressort au moins cette vérité que les Gaulois ne possédaient
pas une législation qui fut l'oeuvre de l'État et
qui émanât de l'autorité politique. Les seuls éléments
de leur droit étaient la coutume patriarcale qui dérivait de l'ancien régime du clan, et les prescriptions religieuses
qui étaient l'oeuvre des druides.
Aussi n'avaient-ils pas de lois écrites. Leurs règles de
droit se perpétuaient par la mémoire or il faut bien
entendre que cette mémoire était celle des chefs de clan
et des druides; car il n'existait pas d'autres juges que ces
deux classes de personnes. La famille était sévèrement
soumise à son chef, qui avait le droit de vie et de mort
sur sa femme, sur ses enfants, sur ses serviteurs.L'esclave
était à tel point la propriété du maître, qu'on l'immolait sur sa tombe. Les emprunts faisaient tomber
l'homme en servitude. Le droit pénal était d'une rigueur
inouïe le vol et les moindres délits étaient punis du
dernier supplice. Les condamnations à mort étaient
aimées des dieux; elles étaient prononcées par les druides,
et ceux-ci « croyaient, nous dit un ancien, que
quand il y avait un grand nombre de condamnations,
c'était l'annonce d'une bonne récolte pour le pays ».
Les sociétés de la Grèce et de l'Italie avaient eu un
droit semblable, mais dans un âge très reculé; depuis
plusieurs siècles, elles étaient en possession d'un système
législatif tout à fait dilférent. Chez elles la cité
s'était constituée avec une force singulière; aussi était-il
arrivé que leur ancien droit patriarcal et religieux, celui de la gens et du patriciat, avait fait place insensiblement
à un droit civil qui était l'oeuvre de la cité
même et qui s'était inspiré de l'équité naturelle et de
l'intérêt général. Telle était la voie dans laquelle le droit
romain était entré depuis le temps des décemvirs, et
dans laquelle il n'avait cessé d'avancer, d'un pas lent,
mais sûr. Le principe était que l'autorité publique, représentant la communauté des hommes, eût seule
l'autorité législative, et que sa volonté, exprimée suivant
certaines formes régulières, fut l'unique source de la
loi.
C'est ce principe que la domination romaine fit prévaloir
en Gaule. A partir de là, le Droit fut conçu
comme étant l'oeuvre des pouvoirs publics agissant dans
l'intérêt de tous. Le Droit cessa d'être une religion ou
une coutume. Il devint laïque et modifiable.
Il faut noter un second point. Le droit romain que la
Gaule reçut ne fut pas le « droit civil», le jns civile,
le droit propre à la cité romaine. Ce fut le "droit
honoraire" , le jus honorarium, le droit exprimé par
les édits successifs des magistrats agissant comme représentants
de l'autorité publique. Pendant le premier
siècle qui suivit la conquête, le gouverneur de
province, en vertu de son imperium, promulguait son
édit, c'est-à-dire la série des règles suivant lesquelles il
jugerait les procès et les délits. C'est sous cette forme
que les Gaulois virent d'abord apparaître le droit romain.
Plus tard tous ces édits individuels furent remplacés par un Edit général et permanent, qu'on appela
l'Édil perpétuel; oeuvre de Salvius Julianus, il fut constitué
par Hadrien. Ainsi se forma une sorte de code
auquel dix générations de magistrats et de jurisconsultes
avaient travaillé.
Ce droit alla toujours se complétant ou se modifiant.
D'une part, l'État romain continua à légiférer, ayant
pour organe en ce point, non plus les comices populaires,
mais le sénat. Ce corps ne cessa pas, durant les
cinq siècles de la période impériale, de travailler à
l'oeuvre législative. Les sénatns-consultes furent comme
autant de lois ayant vigueur dans tout l'Empire (1) .
(1) L'autorité législative du sénat subsista au moins en théorie; on sait que les codes mêmes de Théodose et de Justinien furent présentés au sénat et reçurent de lui la sanction légale.
D'autre part, l'empereur avait, comme tous les magistrats
de l'ancienne République', le droit de publier des
édits. L'édit d'un consul ou d'un préteur avait force
de loi aussi longtempsque ce magistrat restait en fonction;
l'édit du prince avait la même valeur aussi longtemps
que le prince vivait. La loi, oeuvre du sénat, gardait sa force pour tout l'avenir; l'édit, oeuvre du prince,
perdait la sienne'à la mort de celui-ci. Seulement, il
arrivait qu'à la mort de chaque empereur le sénat s'assemblait, délibérait sur le règne qui venait de finir et
discutait s'il y avait lieu d'en laisser les actes tomber dans le néant ou s'il convenait de les ratiner, de les
consacrer pour l'avenir. Cette ratification, acte sérieux
et grave qui s'accomplissait sous la forme de l'apothéose,
faisait de tous les édits du prince mort autant de lois à
jamais respectables. Comme elle ne fut refusée qu'à un
petit nombre d'empereurs, il arriva que les édits,
décrets, inscrits du prince, se confondirent peu à peu
avec les lois, et l'on peut dire sans exagération que les
empereurs possédèrent l'autorité législative.
Les jurisconsultes purent énoncer cet axiome « Tout
ce que le prince a décidé a la même foroe que si c'était
une loi. » Ils donnèrent la raison et l'explication de cette
règle en ajoutant « parce que l'État lui délègue et
place en sa personne toute sa souveraineté et tous ses
droits ».
Quand on se représente la série de ces empereurs,
parmi lesquels il y en eut bien peu qui fussent, par
l'intelligence et par le coeur, au-dessus du niveau
moyen de l'humanité, et dont plusieurs furent fort au-dessous
de ce niveau, on est d'abord tenté de croire
qu'ils ne durent faire qu'une législation mauvaise. II
n'en est rien. Leurs lois nous ont été conservées et elles
ont mérité de traverser les siècles. Il faut même remarquer
que l'admiration universelle que les sociétés modernes ont professée pour le droit romain s'applique
surtout à l'oeuvre des empereurs et de leurs jurisconsultes.
Lorsqu'on a dit que le droit romain était la
raison écrite, c'était de ce droit impérial qu'on voulait
parler.
Cela tient à ce que les empereurs ont maintenu le
Droit dans la voie où les siècles précédents l'avaient
placé. Il a continué à être l'oeuvre de l'Etat de l'autorité
politique. Qu'il fût promulgué par un seul homme
ou qu'il le fût par des comices, son caractère essentiel
est resté le même. Il a été t'expression de l'intérêt
général associé aux principes de l'équité naturelle.
Pour comprendre et apprécier avec justesse ce droit
romain, il le faut comparer à ce qui a existé dans le
monde avant lui et après lui avant lui, c'était le droit
religieux; après lui, ce fut le droit féodal.
A mesure que les Gaulois reçurent cette législation,
ils ne puren tmanquer de la mettre en regard des vieilles
lois qu'ils tenaient de la tradition du clan ou de la volonté
des druides. Ils y virent que la propriété individuelle
était assurée, que les enfants étaient égaux entre
eux, que la femme n'était plus soumise au droit de vie
et de mort de son mari, que le fils avait quelques droits vis-à-vis de son père lui-même, que le testament était
permis. Ils y virent aussi que les contrats étaient
libres, que la servitude pour dettes était abolie, que
l'esclavage enfin était adouci. Une chose surtout dut
les frapper c'est que l'autorité politique protégeait
tous les hommeset toutes les classes, que chacun trouvait
dans le pouvoir suprême de l'État un appui, que
les faibles avaient une protection contre les forts, et
qu'enfin ils n'étaient plus contraints, comme au temps
de l'indépendance, à implorer le patronage des grands
et à se faire leurs serviteurs.
Il est vrai que le droit pénal était sévère tout crime,
tout délit qui portait atteinte à la société ou au gouvernement
qui la représentait, était puni sans pitié; la
peine de mort sous ses formes les plus horribles, la
confiscation des biens et la prison frappaient des fautes relativement légères. Si la législation privée était incontestablement inspirée
par le respect des droits de l'individu
humain, la législation criminelle l'était surtout
par la pensée des droits de l'Étal, et elle exagérait
peut-être ce qui est dû à l'intérêt public. Mais les contemporains
ne remarquaient pas cette rigueur, parce
qu'ils jugeaient par comparaison; ils songeaient plutôt
que le nouveau droit était moins sévère que celui auquel
ils avaient obéi auparavant. Les peines que la
législation romaine prononçait n'étaient certainement
pas plus dures que les supplices qu'avaient infligés les
druides.
Il y avait surtoutcet avantage que les délits purement
moraux ou religieux disparaissaient à peu près de la
loi. Ce qui est le plus digne de remarque dans la législatton qui fut élaborée depuis Auguste jusqu'à Constantin,
c'est qu'on n'y voit plus figurer les minutieuses
et tyranniques prescriptions dont les législations antiques
de tous les peuples avaient enchaîné la vie privée et la
conscience. Le vieux droit de la Gaule, comme celui de
l'Inde antique et de la Grèce primitive, comme celui de
Rome dans son premier âge, avait été un faisceau
indivisible de lois civiles et de lois religieuses et morales.
Il avait assujetti à la fois le corps et l'âme et
n'avait laissé dans l'être humain rien qui fût libre. Le
grand bienfait de Rome fut de séparer le Droit de la
religion; c'est par là surtout qu'elle fut libérale. Sa
législation ne s'occupa que des intérêts individuels et
des intérêts sociaux; elle ne frappa plus que les fautes
par lesquelles la société était blessée. La conscience,
les moeurs, la vie privée, se trouvèrent affranchies.
Les inscriptions, où se révèlent les habitudes de la
vie pratique, nous montrent que les Gaulois adoptèrent
le droit romain. On y voit l'hérédité des biens soumise
aux mêmes règles qu'à Rome, et le partage égal entre
enfants. On y voit l'affranchissement opéré comme à
Rome et produisant les mêmes effets. On y trouve
enfin la pratique fréquente du testament romain.
L'une de ces inscriptions nous donne le testament d'un hommedu pays de Langres; on y reconnaît l'esprit et
les formes du testament romain. Il n'est pas impossible
que quelques coutumes gauloises aient subsisté; mais
ni les inscriptions ni les écrivains n'en signalent
aucune.
Quinze générations de Gaulois ont obéi au droit romain,
et, parmi tant de documents de toute nature qui
nous révèlent leurs pensées, il n'y a pas un signe qui
marque qu'elles se soient plaintes de cette législation.
Plus tard, les générations qui ont vu tomber l'Empire
ont fait d'unanimes efforts pour en conserver les lois.
Plus tard encore, celles qui ont trouvé ces lois abolies
n'ont pas cessé de les regretter et ont travaillé de siècle
en siècle à les faire renaitre.
De la justice.
1° A QU1 APPARTIENT LE POUVOIR DE JUGER.
La société gauloise, au temps de l'indépendance,
avait été jugée surtout par ses druides. Le prêtre avait
possédé, outre son pouvoir d'excommunication, le droit
de vie et de mort. Il lui avait appartenu, comme au
représentant de la divinité, de punir les crimes et les
fautes. Les contestations, même entre les particuliers,
lui avaient été soumises, et il avait jugé les contestations relatives aux limites des biens ou à l'héritage.
Cette société avait cru que la meilleure justice était
celle qui émanait des dieux et qui était administrée par
leurs prêtres.
Les Romains pensaient autrement. Ils avaient pour
principe que le droit de punir et de juger n'appartenait
qu'à l'État. La puissance publique seule avait qualité
pour frapper la personne humaine ou même pour
trancher les débats des particuliers. Chez eux la justice,
au lieu d'être une partie de la religion, était une
partiede l'autorité politique. C'est ce principe que la
domination romaine fit prévaloir en Gaule.
A Rome, quiconque était revêtu de l'imperium, c'est-à-
dire d'une part de la puissance publique, avait le
droit et le devoir de juger. Les consuls, les préteurs,
les tribuns eux-mêmes possédaient l'autorité judiciaire.
Tout magistrat avait un pouvoir sur la personne
humaine, jus coercendi; tout magistrat était un
organe du droit, dicebat jus. Les proconsuls et les
légats de l'empereur dans les provinces avaient les
mêmes attributions. Ce que les modernes appellent la séparation des
pouvoirs était incompatible avec les idées politiques des
Romains. Les lieutenants de l'empereur ou gouverneurs
de provinces réunissaient dans leurs mains, l'empereur comme lui-même, tous les genres d'autorité. Ils
étaient à la fois des administrateurs, des chefs militaires
et des juges.
« Le gouverneur de province, disent les jurisconsultes,
possède l'imperium sur tous les hommes qui
habitent sa province. » Or l'imperium « comprend le
droit de glaive, c'est-à-dire le pouvoir de frapper les
criminels, la juridiction qui consiste dans la faculté
d'adjuger la possession de biens ».
Il avait donc, d'une part, la juridiction criminelle
« il devait purger sa province de tous malfaiteurs, faire
rechercher les sacrilèges, les brigands, les voleurs
d'hommes, tous voleurs en général et punir chacun suivant son délit. » Il avait à sa disposition toute
l'échelle des peines la mort, les travaux forcés dans
les mines, la prison, l'amende. Il devait réprimer toute
violence, toute usurpation de propriété, tout contrat
frauduleux.
Il possédait, d'autre part, ce que nous appelons la
juridiction civile, ce que les Romains appelaient plus
particulièrement jurisdictio.Toute contestation relative
à la propriété, à la succession, au testament, à l'état
des personnes, c'est-à-dire à l'ingénuité, à la libertinité
ou à la servitude, était portée devant lui. Il avait aussi
la juridiction gracieuse, devant lui se faisaient les
adoptions, les émancipations, les affranchissements, il
donnait des tuteurs.
Le gouverneur de province était donc le juge unique
an civil comme au criminel. C'était lui qui punissait
les fautes, et c'était encore lui qui décidait des intérêts
individuels. Tous les pouvoirs judiciaires, qui à
Rome se partageaient entre plusieurs magistrats, étaient
réunis, dans les provinces, entre les mains du gouverneur. Les chefs des cités étaient aussi des magistrats. Ils
possédaient donc un droit de juger. Leur titre était duumviri jure dicundo. Mais pour eux le principe était
moins net et moins arrêté que pour les gouverneurs de
provinces. Si vous regardez les jurisconsultes du Digeste,
vous n'y trouvez pas clairement exprimé le droit
de juridiction des magistrats municipaux. On y voit au
contraire qu'un esclave même ne peut être frappé par
eux, ce qui implique qu'ils n'ont pas la juridiction
criminelle, h plus forte raison, sur les hommes libres.
Nous lisons ailleurs que les duumvirs n'ont pas le droit
d'infliger une peine. Plus tard encore, la loi interdit
aux chefs des cités de prononcer des amendes, et, en
matière criminelle, les charge seulement d'arrêter les
coupables et de les conduire aux magistrats. Même en
matière civile, nous voyons dans un fragment d'Ulpien
que le débat était porté devant le gouverneur, qui
renvoyait seulement l'enquête aux magistrats municipaux.
Il semble donc bien qu'ils ne prennent part à l'oeuvre judiciaire que d'une façon très subordonnée.
Si nous regardons d'autres écrivains en dehors du
droit, le pouvoir des magistrats municipaux paraît plus
grand. Suétone nous montre un édile municipal rendant
la justice du haut d'un tribunal (1) .
(1) La Loi Rubria, faite pour les municipes de droit romain de la Gaule cisalpine, mentionne formellement la juridiction des duumvirs en matière civile, mais seulement jusqu'au chiffre assez faible de 15 000 sesterces. Mais cette loi ne s'appliquait pas la Gaule.
Siculus Flaccus signale
comme une règle générale que « les magistrats municipaux
ont le pouvoir de coercition et de juridiction ».
La rareté des documents, on peut même dire leur
absence complète en ce qui concerne la Gaule, fait que
cette question de la justice municipale est fort obscure.
Voici ce que nous croyons probable 1° Le rapport entre
la justice municipale et la justice du gouverneur ne fut
jamais réglé d'une façon précise; d'où il résulta que le
gouverneur put ce qu'il voulut. 2° En droit, la justice
municipale ne fut pas (sauf dans les colonies romaines)
formellement reconnue; les magistrats des cités n'ayant
aucun imperium, le jurisconsulte ne pouvait voir en eux
de véritables juges. 5° En pratique, beaucoup d'affaires
s'arrêtèrent à eux; d'autres furent jugées par eux, quitte
à ce que leur jugement fût revisé par le gouverneur.
4° Pour les crimes, il arriva souvent que les magistrats
municipaux poursuivirent, firent l'enquête, jugèrent,
mais, en cas de condamnation, soumirent leur jugement au gouverneur, qui prononça seul la sentence de mort.
En résumé, la justic emunicipale exista dans la pratique,
mais ne fut qu'une justice inférieure et comme précaire.
Le pouvoir de juger n'appartenait, certain et complet,
qu'au gouverneur romain. « II n'y a aucune affaire dans
sa province, dit Ulpien, qui ne soit décidée par lui. »
Le gouverneur jugeait souvent par mandataires. Il ne
pouvait examiner et décider personnellement toutes les
affaires d'un ressort aussi étendu que la Narbonnaise
ou la Belgique; il déléguait donc, s'il le voulait, ses
pouvoirs à des hommes qui jugeaient en son nom. Il
avait d'abord un ou plusieurs lieutenants, legatos proconsulis,
qui à sa place jugeaient les procès et les crimes,
et qui le représentaient en vertu de son mandat. Il pouvait aussi établir, quandil le voulait, des juges inférieurs,
que l'on appelait judices pedanei. Leurs attributions
nous sont assez mal connues. Une chose certaine
est que c'était le gouverneur qui les nommait,en sorte
qu'ils n'étaient pas des fonctionnaires de l'État, mais
des délégués du gouverneur. Une chose probable est
qu'ils n'étaient pas des juges établis dans un ressort
particulier pour en juger les affaires, mais plutôt des
juges chargés de certaines sortes d'affaires (1).
(1) Cela me paraît résulter des termes de la constitution de Julien et aussi de la constitution de Dioctétien.
La loi leur
interdisait de prononcer dans les affaires .de grande
importance, par exemple dans les procès sur l'ingénuité.
Enfin le gouverneur pouvait, dans chaque procès
particulier, donner un juge aux parties.Ce procédé,
après avoir été fort en usage et presque en règle dans
l'ancienne Rome, était passé dans les provinces. Les
parties comparaissaient devant le gouverneur, présentaient
l'objet du litige; le gouverneur chargeait un juge
désigné par lui de procéder à l'examen des faits, et lui
donnait d'avance une formule qui lui dictait, suivant
les faits constatés, la sentence à prononcer. On a comparé
ce procédé au jury moderne; il ne lui ressemble en rien. Ce judex ne faisait qu'exécute run mandat personnel
qui lui était donné par le gouverneur de province.
Ce gouverneur pouvait toujours juger lui-même;
c'était pour diminuer son propre travail que pour telle
ou telle affaire il « donnait un juge » aux parties.
En résumé, dans la Gaule romaine, le pouvoir de
juger n'appartenait ni à une classe de juges nommés à
vie comme dans les sociétés modernes, ni à des jurys,
ni à des assemblées populaires; il appartenait, entièrement
et uniquement, à t'homme qui seul était légalement un magistrat, c'est-à-dire à l'homme en possession
de l'imperium,au gouverneur de province, proconsul
ou légat de l'empereur.
2° LE CONSILIUM.
Ce magistrat tout puissant, qui était seul investi du pouvoir de juger, n'était jamais seul dans l'exercice réel de ce pouvoir. On va voir ici que les Romains, très absolus en théorie, l'étaient moins en pratique. Ils avaient, en justice comme en toutes choses, des tempéraments et des biais qui, sans amoindrir l'autorité, en adoucissaient l'action. L'empereur lui-même, lorsqu'il rendait la justice, était entouré d'un Conseil'. Sans doute ce Conseil ne lui était imposé par aucune constitution; il en choisissait lui-même les membres. Mais il ne pouvait guère les choisir que dans les classes les plus élevées et les plus instruites. C'étaient des sénateurs ou des chevaliers. C'étaient des jurisconsultes. C'étaient aussi les plus hauts employés des bureaux du palais. Ces hommes, réunis auprès du prince et siégeant sur le même tribunal que lui, n'étaient pas sans action. Ils écoutaient les témoignages et les plaidoiries; puis, les débats terminés, le prince, avant de prononcer son arrêt, leur demandait leur avis. Quelquefois il les faisait voter au scrutin secret'; d'autres fois il leur faisait exprimer leur opinion à haute vois l'un après l'autre. L'empereur était libre de ne pas suivre leur avis; c'était lui seul qui décidait, mais en général il décidait suivant la pluralité des voix. Quelquefois le Conseil jugeait sans lui, en son nom, et comme s'il eût été présent. Le gouverneur de province, lorsqu'il jugeait, avait aussi son conseil autour de lui. Les hommes qui le composaient étaient appelés conseillers ou assesseurs. Le gouverneur les choisissait lui-même; ils ne lui étaient imposés ni par le pouvoir central ni par le peuple de la province. Ce conseil était ordinairement composé de trois éléments: il y avait quelques amis, ou comités, du gouverneur, venus avec lui de Rome; il y avait aussi quelques jurisconsultes; il y avait enfin les notables du pays. Ils assistaient aux débats; il semble même, à quelques indices, qu'ils pouvaient y prendre part et poser des questions. Le magistrat, avant de prononcer la sentence, leur demandait leur avis. Tout arrêt était précédé d'une courte conférence entre lui et son conseil. Probablement il comptait les voix. Aucune loi ne l'obligeait à se conformer à la majorité. Il pouvait toujours se décider contrairement à l'avis de son conseil; mais il fallait toujours qu'il l'eût consulté et entendu (1). Lorsque le magistrat « donnait un juge », c'est-à-dire se déchargeait de l'examen des faits de la cause, ce juge unique pouvait aussi se donner des assesseurs (2).
(1) Dès le troisième siècle,nous voyons des assesseurs qui reçoivent des honoraires. Il y eut dès lors, auprès de chaque praeses, quelques assesseurs attitrés. Lactance signale comme une violalion des règles habituelles de son temps que Galérius ait envoyé des magistrats dans les provinces sans les faire accompagner d'assesseur. Ils étaient de véritables fonctionnaires d'État placés a côté du praeses pour l'aider à juger.
(2) C'était au moins l'usage à Rome; Cicéron, Topiques, 9; Aulu-Gelle, XIV, 2, 3.
Il faut bien entendre que le conseil qui entourait le magistrat dans ses fonctions de juge, ne ressemblait en rien nos à nos jurys modernes Il n'avait aucun pouvoir lui-même. par Il n'existait que par le magistrat et ne pouvait que faire acte de conseiller. Il ne partageait pas le pouvoir judiciaire avec le magistrat celui-ci l'avait tout entier en sa personne. Il y a pourtant une disposition législative qui marque l'importance de ce conseil. Il est dit que « s'il a été fait mauvais jugement par l'ignorance ou la négligence de l'assesseur, c'est l'assesseur et non le magistrat qui aura à en souffrir ».
3° LE CONVENTUS.
Le proconsul ou le légat impérial, chargé de juger un
quart de la Gaule, n'attendait pas les justiciables dans
sa capitale de Lyon, de Trêves ou de Narbonne. Il devait
parcourir sa province, pénétrer dans les villes. Avec lui
la justice se déplaçait. C'était une sorte de justicier
ambulant; non pas qu'il pût juger en passant sur les
routes, mais il transportait son tribunal d'un lieu à un
autre lieu indiqué d'avance. A chaque endroit convenu, il établissait ses assemblées, forum agebat, et la langue
appelait cette opération un conventus. Le conventus est l'assemblée d'une population. Cette
assemblée se réunit par l'ordre du gouverneur, à son
commandement, au jour fixé par lui, en sa présence et
naturellement sous sa présidence. Ne croyons pas qu'il s'agisse de toute la population. Il est visible qu'il n'y
a pas eu un déplacement universel.
Le gouverneur peut traiter d'affaires politiques ou
administratives; en aucun cas l'assemblée ne délibère
et, si elle exprime des voeux, elle n'émet aucun désir; elle
n'est pas là comme un pouvoir vis-à-vis du gouverneur;
elle est subordonnée et doit être docile; le gouverneur
lui adresse la parole du haut d'un tribunal; il lui donne
ses ordres, peut, par exemple, lui faire savoir le chiffre
d'impôt qu'elle payera, le chiffre de soldats qu'elle
livrera; il peut aussi lui transmettre une instruction
particulière de l'empereur; il n'est pas impossible que
les edicta ad provinciales, edicta ad Gallo, fussent lus
dans des réunionsde cette nature. En matière judiciaire, c'est là que se jugent les crimes
et les procès. Avant de procéder aux différents jugements,
le gouverneur appelle à lui les hommes du pays qui doivent l'aider à juger, ceux qui seront ses assesseurs,
ceux qui seront les juges du fait dans chaque affaire.
Pour les provinciaux c'est un honneur d'être appelé,
c'est une charge aussi et un devoir à remplir. Après ce
premier travail, les débats commencent. II peut y avoir
des contestations entre les cités le gouverneur les
décide en personne. Il y a les crimes à punir chaque
cité amène en sa présence les criminels qu'elle a arrêtés, indique leurs fautes, donne les résultats de son
enquête préalable, et laisse le gouverneur prononcer sa sentence. Il y a les procès entre particuliers les deux
parties se présentent au magistrat, expliquent l'affaire en deux mots; le magistrat la renvoie à un judex et,
si elle est importante, la juge lui-même.
Tout cela se fait en public, dans un grand concours
de population; mais il est clair que s'il y a ici une
population réunie, il n'y a guère une assemblée nationale.
Qu'il s'agisse de politique, d'administration ou de
justice, la foule est aux pieds du.magistrat qui ordonne
et décide toujours.
Toutefois, si le vrai pouvoir judiciaire n'appartient
qu'à un seul homme et lui appartient pour toute une province, il y avait cependant un grand nombre
d'hommes qui prenaient part à l'exercice de la justice.
On peut admettre que beaucoup de Gaulois furent conseillers, furent juges donnés, furent juges pédanés,
assistaient aux travaux du conventus,et, par délégation
du gouverneur, jugeaient les crimes et les procès. En
théorie et en droit, les Gaulois furent jugés par un magistrat étranger; en fait, ils se jugèrent souvent
entre eux.
4° L'APPEL.
Il s'introduisit en ce temps-là dans la justice une heureuse innovation ce fut le droit d'appel. Il avait été
à peu près inconnu dans l'antiquité. II n'y a pas apparence que les Gaulois pussent appeler des arrêts que les
druides avaient prononcés au nom des dieux. A Athènes,
on n'avait eu aucun recours contre les sentences les
plus aveuglément rendues par les jurys populaires. La
République romaine elle-nrême n'avait pas connu le
véritable appel d'une justice inférieure à une justice
supérieure. La provocatio ad populum, l'appellatio d'un
magistrat à son collègue ou au tribun n'était pas proprement
l'appel.
L'appel s'établit d'une façon régulière au temps de
l'Empire romain et par une voie toute naturelle. Comme
le pouvoir judiciaire ne s'exerçait qu'en vertu d'une
série de délégations, il sembla juste et il fut inévitable
qu'on pût appeler du juge délégué au vrai juge.
Ainsi il eut appel du juge pédané au praeses qui l'avait
institué; il y eut appel du judex datus à celui qui l'avait
donné il y eut appel du legatus proconsulis à son proconsul,
des magistrats municipaux qui n'avaient qu'une
juridiction par tolérance au praeses qui avait le vrai
pouvoir de juger.
Grâce à la centralisation administrative, le gouverneur
de province était lui-même responsable. Les puissants
personnages qui gouvernaient la Lugdunaise, la Belgique,
l'Aquitaine n'étaient que des lieutenants de César, c'est à-dire des délégués. L'empereur, véritable proconsul,
les avait chargés d'administrer et de juger en son nom,
au point qu'ils devaient dans les cas douteux se référer
au prince qui envoyait de Rome sa sentence. Naturellement,
il y eut appel de ces mandataires au mandant.
La règle s'étendit, par imitation, aux provinces sénatorîales. De ces provinces on appela au sénat, des provinces
impériales on appela à l'empereur. Encore ce
partage fut-il plus théorique que réel. Nous avons au
Digeste plusieurs rescrits impériaux qui marquent que
les proconsuls et les particuliers des provinces sénatoriales
s'adressent à l'empereur. Plus tard, dans les
Codes, la distinction a disparu, et tout va au prince.
Le tribunal du prince devint bientôt la cour suprême.
Les historiens nous représentent souvent lesempereurs
rendant eux-mêmes la justice. Assis sur un tribunal, en
public, ils écoutent les plaideurs et les avoeats; ils
punissent les crimes et vident les procès. Quand ils
ne font pas la guerre, la plupart de leurs journées
sont employées à ce travail. De tous les juges de
l'Empire, le plus occupé est certainement l'empereur. Le droit d'appel fui ainsi la conséquence de la centralisation.
Il n'est pas douteux que ce nouveau droit n'ait
été accueilli avec une grande faveur pnr les peuples.
Les historiens, les lois, les inscriptions, tout montre que
les empereurs recevaient un très grand nombre d'appels
de toutes les provinces. II se passa alors quelque chose
d'analogue à ce qu'on devait voir dans la France du
xiv° siècle, quand tout le monde voulut être jugé par le
roi. Les hommes ont d'autant plus de confiance dans le
juge qu'il est plus éloigné et plus élevé en puissance.
L'histoire ne montre pas qu'en général la justice
monarchique ait été détestée des peuples.
Cette organisationjudiciaire de l'Empire romain présente
d'abord à l'esprit l'idée du despotisme. Un homme
du XIX°siècle est naturellement porté à penser qu'elle
n'a été imaginée que dans l'intérêt des princes. Il est
probable que les contemporains l'appréciaient autrement.
Ils la comparaient aux divers systèmes de justice
que leurs ancêtres avaient connus, et tout porte à croire
qu'ils la préféraient.
Ce n'est pas qu'ils n'eussent parfois à en souffrir. Le
fonctionnaire public pouvait avoir toutes les passions de
l'humanité; il pouvait être cupide, et alors il arrivait
ce qu'un historien raconte d'un juge du iv° siècle
« Dans sa province, tout prévenu qui n'avait rien à
donner était condamné,tout prévenu riche était acquitté
à prix d'argent. » De tels faits, bien qu'ils ne fussent que des exceptions, ne devaient pas être absolument
rares, et la surveillance du pouvoir central ne les empêchait
pas toujours de se produire. Il pouvait encore
arriver que le gouverneur fût honnête homme, mais que
ses subalternes ne le fussent pas; ses greffiers, ses secrétaires,
ses appariteurs avaient mille moyens de faire
absoudre un coupable et condamner un innocent. C'est
contre ces hommesque le législateur romain s'écriait
« Que les appariteurset employés retiennent leurs mains
rapaces, ou le glaive de la loi les tranchera; nous ne
souffrirons pas qu'ils vendent à prix d'argent la vue du
juge, l'entrée du tribunal, l'oreille du magistrat; ils ne
doivent rien recevoir des plaideurs. »
Le vice le plus grave de cette justice qui, à tous les
degrés, était dans les mains des fonctionnaires publics,
était que, dans beaucoup de causes, l'État se trouvait à
la fois juge et partie. S'agissait-il, par exemple, d'une
terre dont la propriété était contestée entre l'Etat et un particulier, c'était l'État qui décidait. S'agissait-il d'un
délit de lèse-majesté, c'est-à-dire d'une faute commise
contre la sûreté de l'État ou celle du prince, c'étaient
tes représentants de l'État et les agents du prince qui
jugeaient. L'accusé ne pouvait appeler que d'un fonctionnaire
à un autre fonctionnaire; contre l'arrêt du
prince il n'avait plus aucun recours. Il n'existait aucune
garantie contre l'autorité publique; la vie et la fortune
de l'homme dépendaient d'elle. Il faut ajouter l'usage que de la confiscation faisait que l'État avait toujours
intérêt à condamner. Toutefois, en compensation de ces vices, les contemporains
trouvaient dans cette justice un mérite inappréciable.
Ce n'était pas une justice qui fût rendue par une
caste sacerdotale à une population inférieure, ni par
une aristocratie à des olasses asservies, ni par un patron
à des clients, ni par un seigneur à des vassaux c'était
la justice de l'État. Elle n'était pas constituée de façon
à assurer l'empire d'une caste ou d'une classe; elle était
égale pour tous. On était sûr qu'elle n'avait d'autre
préoccupation, en dehors de l'intérêt public, que celle
des droits de chacun. Si elle ne laissait à l'individu
humain aucune sûreté contre la puissancede l'ttat, elle
lui offrait en revanche une protection sûre contre toute
autre supériorité que celle de l'État. Il est vrai qu'elle
soumettait les hommes à un monarque; mais lorsqu'elle
disparut, les hommes ne tardèrent guère à être
soumis à la féodalité.
On a étudié, dans ce volume, l'état de la Gaule au
moment de la conquête, la manière dont elle a été soumise,
les transformations politiques qu'elle a subies
sous le gouvernement des empereurs. On a essayé de
définir le caractère de ce gouvernement, la nature de
l'autorité du prince et de ses délégués; on a recherché
les règles de l'organisation provinciale et municipale,
en insistant sur la part qui était laissée aux Gaulois dans
l'administration de leur pays et de leurs villes. Les derniers
chapitres ont été consacrés aux charges militaires
et financières de la population on a terminé ces recherches
en examinant la manière dont les Gaulois furent
jugés, le droit de justice étant chez les Romains l'essence
de l'autorité politique. Il nous restera à nous demander
quel fut, sous la domination impériale, l'état social de
la Gaule, à quel régime la propriété était soumise, quel
était le droit des personnes et le caractère de la société.
C'est ce que nous aurons à rechercher au début du prochain
volume, en nous plaçant par la pensée dans les
derniers temps de l'Empire.
L'étude que nous venons de faire nous permet
de constater que la Gaule était arrivée, sous les lois
de Rome, à une organisation politique radicalement
opposée à celle qu'elle avait connue au temps de son
indépendance. Ce qui caractérisait l"état de la Gaule au moment ou
César en commença la conquête, c'était la faiblesse des
pouvoirs politiques. Dans chacun des peuples qui habitaient
ce vaste territoire, l'autorité publique semble avoir
été très incertaine, et la puissance des particuliers très
grande. A côté de l'ordre régulier, il y avait la coutume
de la clientèle et du patronage; en face du sénat et
des magistrats, il y avait des associations privées, qui
tenaient en échec les droits des chefs de la cité. Les
hommes les plus faibles se plaçaient sous la protection
des hommes les plus riches et les plus puissants. L'aristocratie,
maitresse du sol et de milliers de serviteurs
et de soldats, avait plus de force que les lois et que les
dépositaires du pouvoir.
D'autre part, il n'y avait, entre le Rhin et les Pyrénées, ni unité politique, ni unité de races, ni sans doute unité
de religion. La Gaule ne possédait point d'institutions
communes. On ne saurait même dire que ces peuples
eussent nettement l'idée d'une patrie gauloise.La guerre
contre César ne peut être uniquement regardée comme
une lutte patriotique. Des peuples importants furent les
alliés du proconsul romain, et dans les autres il trouva
presque toujours des partisans. L'homme qui dirigea la
résistance suprême, Vercingétorix, avait été un instant
l'ami de César; et il ne parvint jamais, même au nom
de l'indépendance de la patrie, à faire l'union complète
des coeurs. A ce régime essentiellement aristocratique, à ce morcellement extrême des forces morales et politiques du
pays, Rome a substitué le régime monarchique avec
toute sa sévérité, la centralisation la plus complète que
le monde eût encore connue. L'autorité de l'État devint
aussi incontestée que l'aristocratie avait été envahistsante, et les populations de la Gaule jouirent, sous ce
régime, d'autant de liberté et d'équité que le permettaient les sociétés anciennes. En même temps, Rome a
fait connaître aux vaincus un droit, une langue, une
religion, des habitudes nouvelles, sans d'ailleurs les
imposer par la forceni les insinuer par des alliances; le
sang des Latins ne s'est pas mêlé à celui des peuples
soumis,et les coeurs n'ont pas été violentés il n'en est
pas moins né dans le pays toute une civilisation nouvelle.
C'est surtout dans le domaine politique que la transformation
a été complète.
1° Rome a d'abord donné à la Gaule l'unité politique
et religieuse. De ces races diverses et de ces peuples
ennemis elle a fait un seul corps de nation. Il y avait
certainement, sinon plus de patriotisme, au moins plus
d'unanimité et de conscience nationale chez les Gaulois
groupés autour des autels de Lyon et de Narbonne que
chez ceux qui entouraient Vercingétorix. Ces conseils
généraux que la Gaule indépendante n'avait point connus,
l'Empire les créa auprès des temples de Rome et
d'Auguste. Ces assemblées établirent peu à peu une
communauté de prières, de voeux et de pensées, qui
demeurera peut-être, pendant les troubles de l'invasion,
le plus solide garant de l'unité gauloise.
2° Au-dessus de ces assemblées se plaça l'autorité du
prince. Le gouvernement des empereurs romains était
la monarchie la plus absolue qui eût encore régné sur
les hommes de nos pays. l'empereur concentre dans ses
mains tous les pouvoirs,en sa qualité de délégué suprême
du peuple souverain. Il est le chef de l'armée et le maître
des citoyens; il lève les impôts et juge les hommes, il
fait des lois et gouverne les provinces. Ce n'es tpas seulement un souverain politique c'est une personne religieuse,
inviolable et sainte; on lui obéit et on l'adore.
L'essence de son autorité est telle, que, si mauvais que
soit le prince, la puissance impériale demeure divine.
On put détester le maître on eut la religion du pouvoir.
L'idée monarchique allait être le principal et plus
durable héritage légué par Rome aux générations de
l'avenir.
5° L'autorité impériale est exercée en Gaule par des
fonctionnaires qui la reçoivent par délégation. Ces fonctionnaires,
comme le prince dont ils émanent, possèdent
tous les pouvoirs. Ils sont administrateurs, juges,
chefs militaires. Mais ils dépendent du souverain qui les
a envoyés. Contre leurs actes, les Gaulois ont recours à
lui; de leurs jugements, ils peuvent appeler à l'empereur.
Si les hommes sentent près d'eux les représentants
du pouvoir, ils peuvent toujours s'adresser, au loin,
à celui qui les nomme. C'est au nom d'un seul, en
définitive, que tout se fait. La centralisation administrative
a été la règle fondamentale de la monarchie
romaine. Ajoutons qu'elle est la plus contraire aux
anciennes habitudes de la Gaule, et celle qui se conservera
le plus difficilement pendant les luttes de la décadence
impériale.
4" Cependant ce régime a été, plus que l'indépendance,
favorable au développement de l'égalité et de certaines
libertés. Il y a des conseils qui contrôlent les actes des
légats et des proconsuls. Si les cités dépendent du gouverneur,
on les laisse, pour beaucoup de choses, s'administrer
elles-'mêmes: elles ont un sénat, elles nomment
leurs chefs; elles jouissent de revenus. Elles vivent
d'une vie régulière les associations des particuliers n'y
gênent plus l'autorité des magistrats, et les représentants du prince n'interviennent dans leur existence que
pour les protéger. D'autre part, il y eut le plus d'équité
possible dans la répartition des charges, l'exercice de la
justice, les règles de la législation. Les impôts indirects
et l'impôt foncier pesaient à peu près sur tous les
hommes et sur toutes les terres. En principe, le service
militaire était obligatoire; le plus souvent, il était volontaire,
et l'enrôlement des étrangers vint diminuer ce
qu'il pouvait avoir d'onéreux. Nul n'échappait à la
justice du prince. L'autorité publique s'élevait au-dessus
de toutes les classes. Le faibles n'avaient plus besoin
de se mettre dans la clientèle des forts, et le pouvoir de
l'État, de même qu'il commandait à tous, protégeait
aussi tout le monde.
Jamais deux régimes politiques ne furent donc plus
difrérents l'un de l'autre que celui de la Gaule avant la
conquête et celui qu'elle reçut de Rome. Est-ce à dire
que la société fut transformée sur toutes ses faces, et
qu'il ne resta rien des habitudes primitives? Nous ne
le pensons pas. L'aristocratie avait été réduite et comprimée
par l'Empire, et soumise à l'État; mais elle
n'avait point disparu. Quand nous étudierons, dans
le prochain volume, l'état social de la Gaule, nous
constaterons qu'elle avait maintenu sa prépondérance
dans la société, et nous verrons même sa puissance
grandir dans les dernières années de l'Empire, en même
temps que l'autorité de l'État commencera à décliner.
FIN DE L'OUVRAGE