Vies de quelques hommes illustres
par
Lamartine
CÉSAR
(AN DE ROME 710)
Soyons sans pitié pour la gloire, cette grande corruptrice
du jugement humain, lorsqu'elle n'est pas le reflet
de la vraie vertu. Telle est la première réflexion qui se
présenté quand, après avoir étudié avec l'impartialité de la
distance, le génie, les circonstances, l'époque, la patrie,
les exploits, la politique de César, on entreprend de peindre
le plus accompli, le plus aimable et le plus dépravé des
Romains et peut-être des hommes.
Mais il faut comprendre Rome pour comprendre César.
Le principe de ce qu'on a appelé la république romaine,
dans des siècles où le mot république signifiait seulement
l'État, n'était ni le juste ni l'honnête c'était le patriotisme.
Le patriotisme se confond quelquefois avec le juste et
l'honnête, quand il se borne à aimer, à défendre, à conserver
la patrie, c'est-à-dire cette portion héréditaire de
sol, patrimoine de la portion de famille humaine qu'on
appelle une nation. Mais le patriotisme ambitieux, envahisseur
et insatiable, qui ne reconnaît que son intérêt personnel
pour droit dans le monde, qui méprise et qui violente
les autres droits de nationalités, égaux chez tous les
hommes, et qui se fait de ces violences une gloire inique dans la postérité, ce patriotisme n'est qu'un égoïsme colossal,
un principe court, brutal, improbe, portant dans ses
succès mêmes sa condamnation et, le germe de sa ruine.
Les premiers Romains, horde de brigands avant d'être
peuple, ayant été obligés par leur bannissement et leur
expatriation de se réfugier dans les montagnes du Latium,
d'y bâtir une ville, et d'y conquérir un à un tous les territoires
de leurs voisins pour élargir leur patrie, avaient été
naturellement induits par cette origine à faire de ce féroce
patriotisme le principe unique, la vertu et presque la divinité
de Rome. Comme toutes les fausses vertus, ce patriotisme
avait légitimé ses crimes par des axiomes. La conquête
sans limites, la subjugation incessante du monde, la
spoliation de l'univers, les triomphes effrontés où la nation
étalait, au lieu d'en rougir, ces dépouilles, avaient été de
siècle en siècle la conséquence de ce principe la guerre
perpétuelle en avait été le moyen. La fortune, et cela est
fréquent, comme pour éprouver la foi et démentir la Providence,
avait asservi une grande partie de l'univers alors
connu des Romains.
L'origine illégitime de ce peuple, qui explique l'insatiabilité
de ses conquêtes, explique aussi la nature tumultueuse
de son gouvernement. Comme tous étaient égaux de
crime, d'exil et de brigandage dans leur repaire devenu
depuis la ville éternelle, l'égalité de tyrannie entre les fondateurs
de la cité, l'égalité de servitude entre les vaincus,
s'étaient profondément imprimées dans leurs âmes. Ils
n'avaient pas pu supporter longtemps la discipline de leurs
rois; il avaient monopolisé dans un sénat le pouvoir, par
droit de richesse et de prépondérance entre les membres de leurs principales familles, sans s'inquiéter des droits du
reste du peuple.
Peu à peu le peuple grandissant avait réclamé, les
armes à la main, sa part de puissance. On lui avait accordé des comices, des tribuns, des droits électoraux, des
magistratures propres, qui le rendaient l'égal du sénat
mais ce peuple, aussi égoïste et aussi exclusif que les
grands, avait borné à lui-même l'exercice des droits des
citoyens romains.
C'étaient deux oligarchies rivales, l'une dans le sénat,
l'autre dans le Forum, se combattant pour s'arracher
leurs priviléges, ou se conciliant pour imposer ensemble
leur joug à la plèbe et aux provinces ce n'était point une
république telle que nous entendons aujourd'hui, par ce
mot, le gouvernement représentatif organisé du peuple
tout entier. Cette idée d'égalité, de représentation dans le
pouvoir politique pour assurer l'égalité du droit dans l'ordre
civil, n'était pas née encore dans le monde romain.
Elle devait naître d'une religion meilleure, distributrice de
l'équité divine entre les classes. Seul, l'esclavage, admis
alors partout, protestait contre l'établissement d'une
démocratie véritable.
Rome, avec ses deux tribunes, ses deux aristocraties, ses
deux consuls annuels, ses comices, ses tribuns, ses sénatus-
consultes, ses plébiscites, ses brigues de suffrages, ses
luttes intestines, ses guerres civiles, ses dictatures, tyrannie
à temps pour interposer la force entre les anarchies,
avait été un éternel orage. Mais cet orage avait répandu
sur le monde les plus beaux éclairs d'éloquence, de génie,
de courage et de vertu. Tant que Rome avait été à l'étroit
dans l'Italie, ou tant qu'elle avait eu à conquérir en Sicile,
en Espagne, en Grèce, en Asie Mineure, en Égypte, à
Carthage, la nécessité du salut commun ou la tension de
l'ambition commune avait ajourné les grandes luttes intestines,
seule cause de mort des nations.
Mais quand Carthage fut conquise par les Scipions, la
dernière vertu de la république, le génie soldatesque
nourri par Rome dans ses légions pour asservir l'univers se retourna contre elle. C'est la loi du talion contre les
peuples libres qui veulent en même temps être des peuples
conquérants ils se blessent tôt ou tard et ils se tuent avec
l'épée qu'ils ont tirée contre le monde. Le sénat et le peuple
eurent à compter avec les légions et les généraux, habitués
à commander chez les autres et ne sachant plus
obéir aux lois dans leur patrie.
Le temps, en outre, avait développé dans l'intérieur de
l'Italie et dans la constitution même de la république des
dissensions organiques et des questions sociales qui ne
pouvaient se trancher que par la guerre civile. C'est le
jugement des causes insolubles. La plus grave de ces questions
était la loi agraire.
La loi agraire, levier habituel de tous les tribuns qui
voulaient soulever le peuple et la plèbe, depuis les Gracques
jusqu'à Clodius, Catilina et César, n'était nullement
ce rêve impraticable du partage arbitraire de la terre en
portions égales, lit de Procuste où des législateurs chimériques
prétendraient éternellement niveler ce que la nature
tend éternellement à inégaliser selon le travail, l'épargne,
le nombre et l'aptitude intellectuelle et physique de la
famille. Le bon sens romain, essentiellement législatif et
agricole, n'avait pas de telles aberrations du juste et
du possible. La loi agraire signifiait seulement la distribution,
soit gratuite aux familles de vétérans, soit par les
enchères aux familles rurales, des territoires à cultiver conquis
et possédés en Italie et ailleurs par l'État, et qu'on
appelait l'ager publicus, les biens territoriaux de l'État.
Ces territoires, non encore distribués ou vendus aux citoyens,
étaient affermés à long bail par la république à des
colons cultivateurs qui voulaient changer leur fermage
contre un titre inaliénable de propriété.
Les patriciens opulents s'étaient abusivement emparés,
à titre d'usurpation, de ces terres, qu'ils faisaient cultiver par des métayers, leurs sous-fermiers, ou par leurs innombrables
esclaves. Ils refusaient de restituer ces biens qui
ne leur appartenaient, en réalité, que par l'usage et la
déshérence. Le peuple, la plèbe et les légions voulaient
forcer le sénat à les exproprier avec indemnité pour donner
un cours libre à cette richesse en sol usurpé ou stérile. Les
tribuns, agitateurs du peuple, les démagogues, meneurs de
la plèbe, les ambitieux, flatteurs de ta multitude, les généraux
complaisants des légions, pour s'attirer la faveur des
camps, soutenaient le parti populaire contre le sénat.
Voilà toute la loi agraire. La cause était juste au fond et
le résultat salutaire; seulement la dépossession des patriciens
et des riches était d'une extrême vexation. Les tribuns
eux-mêmes sentaient la double difficulté de mécontenter
l'aristocratie en la dépouillant, sans indemnité, d'une possession
héréditaire sur laquelle mille autres possessions
d'exploitation s'étaient fondées, ou d'aliéner le peuple en
lui demandant de voter cette. indemnité nécessaire. Les
biens des proscrits des guerres civiles faisaient partie de
cet ager publicus. Les distribuer ou les vendre au peuple,
c'était prononcer l'éternité de la proscription et de la confiscation.
On reculait devant cette irrévocabilité de l'exil et
de l'indigence des proscrits d'hier, qui pourraient être les
proscripteurs de demain. Cela ressemblait, sous ce rapport,
à la discussion sur l'indemnité des émigrés en France
à l'époque de la restauration mesure irritante et calmante à
la fois, que le gouvernement de la restauration eut l'audace
d'aborder et la gloire d'accomplir sans guerre civile, et en
étouffant, au contraire, un germe perpétuel de représailles.
Cette loi agraire de la France agita le peuple et le sauva
malgré lui, comme l'indemnité demandée au peuple romain,
préalablement à la loi agraire, aurait sauvé Rome.
Une cause de dissension qui se confondait avec celle de
la loi agraire était l'extension du titre de citoyen romain, demandée avec justice par les habitants des villes libres et
refusée avec insolence ou accordée avec parcimonie par le
sénat ou par le peuple.
A ces grands éléments de trouble au coeur de la république
il faut ajouter la dépravation déjà monstrueuse des
moeurs, l'accumulation scandaleuse des. richesses dans
quelques familles, telles que les Crassus ou les Lucullus,
possédant des provinces entières et jusqu'à quarante mille
esclaves; l'indigence des autres, vendant tout, même leur
conscience et leur suffrage, à qui voulait les acheter la
religion, simple hypocrisie d'État, conservant au peuple
des augures, des prêtres et des dieux comme des habitudes
ou des spectacles pour amuser la populace une capitale
immense, dont le trésor public nourrissait gratuitement
une plèbe de quatre cent mille prolétaires, armée oisive,
toujours prête aux servitudes ou aux séditions; des corporations
de trois cent mille ouvriers formant autant de factions
délibérantes qu'il y avait de métiers dans Rome,
ateliers nationaux en permanence où chaque parti allait
recruter ses vociférateurs ou ses combattants des jeux
publics, des théâtres, des cirques, des troupeaux de bêtes
féroces, des armées de gladiateurs entretenus aux frais de
l'État ou des citoyens; le peuple dans une tumultueuse
oisiveté des tribunes ouvertes dans tous les carrefours aux
agitateurs de la ville pour les murmures, les plaintes, les
calomnies les séditions des citoyens, de la plèbe, des
affranchis et même des esclaves; enfin des légions nombreuses
de soldats ou de vétérans, véritables cités dans la
cité, inféodées comme une clientèle à tel ou tel général
pour les besoins de leur gloire ou de leur ambition, et venant
imposer tour à tour au sénat et au peuple qui les soldaient
un ordre humiliant ou des désordres sanguinaires.
Telle était la situation de la république aux temps où
César grandissait pour la détruire. Il était né entre les proscriptions de Marius, le bourreau
des nobles, et les proscriptions de Sylla, le bourreau des
plébéiens. Cette date explique ses ambitions et son impiété
envers une telle liberté. Le premier sentiment qui dut se
lever dans son âme fut de désespérer de la république. Un
grand homme vertueux aurait rêvé de la réformer et de
la rasseoir; un grand homme dépravé devait rêver de
l'asservir et de s'en emparer.
La nature et la fortune avaient façonné l'homme pour le
rôle. Il avait tout ce qui séduit les hommes et tout ce qui
les subjugue un grand nom, une grande beauté, un grand
génie, un grand caractère. On peut dire de lui seul qu'il
était né populaire.
Sa famille était des plus antiques de Rome, où l'antiquité
de la race était une consécration aux yeux du peuple.
Son sang se confondait avec celui des dieux. La première
fois qu'il parla en public, aux funérailles de sa tante, il
énuméra fièrement lui-même ses aïeux comme des titres à
l'attention publique « Mon aïeule maternelle, dit-il, descendait
d'Ancus Martius, la souche des rois de Rome; la
famille Julia, à laquelle s'affilie la mienne, descend de Vénus
elle-même. Je réunis donc dans mon sang quelque
chose de la majesté des rois, si puissants parmi les hommes,
et de la majesté des dieux, qui sont les maîtres des
rois! »
La richesse de cette maison répondait à son antiquité.
Elle possédait d'immenses domaines ruraux dans le Latium,
une vaste clientèle dans Rome, l'habitude héréditaire
des grandes charges, des milliers d'esclaves dans ses
terres, un palais et des jardins somptueux dans la Via Suburra,
le quartier sénatorial des vieux patriciens. Son père,
qui mourut jeune, le laissa, sous la tutelle de sa mère,
maître d'une liberté et d'une opulence précoces. A seize
ans, il commençait à attirer l'attention sur lui par son nom, par sa figure, par ses prodigalités et par sa familiarité
noble avec le peuple. La séduction irrésistible de Vénus,
de qui il prétendait descendre, semblait se retrouver en
caractères plus virils dans ses traits. Sa taille était élevée,
mince et souple; il marchait à pied dans les rues de Rome
plutôt qu'en litière, pour se faire admirer des femmes et
bien venir du bas peuple par cette affectation d'égalité.
Son costume, élégant dans sa négligence, était calculé pour
faire ressortir les agréments de sa personne une ceinture
lâche, dont le noeud retombait à demi dénoué sur ses
jambes comme une ceinture de femme, lui donnait l'apparent
abandon dont les hommes sévères de Rome accusaient
les jeunes voluptueux, hommes à la ceinture dénouée (homines
decincti). Il pensait que cette affiche de licence de
moeurs dans la jeunesse ne déplaisait pas au peuple, qui
avait du goût ou de l'indulgence pour les Alcibiades,
comme si un peu de vice devait toujours entrer dans la
grâce de ses favoris. L'austérité mettait trop de distance
entre le plébéien et le patricien la licence rapprochait elle
donnait aux uns le besoin d'indulgence, aux autres le droit
de familiarité.
L'instinct divinatoire du jeune César lui avait appris ce
mystère des popularités consommées. L'amour du plaisir
et la vanité de l'adolescent l'aidaient d'eux-mêmes à jouer
naturellement ce rôle délicat entre la popularité et le mépris,
où souvent la popularité glisse. Il soignait sa beauté
non seulement comme un attrait, mais comme une force.
Sa chevelure flottante, toujours lissée avec le peigne aux
dents d'ivoire, parfumée d'huile odorante, ramenée du
sommet de la tête sur le front et sur les tempes, et retenue
par un bandeau, dérobait aux regards le seul défaut de sa
figure, le front chauve avant les années. Ce front était modelé
comme par le pouce du statuaire la parfaite harmonie
des facultés, se jouant dans une facilité qui les accomplit toutes, n'y laissait ni froncement, ni protubérance, ni
ride il pensait sans qu'on le vît réfléchir, tant la pensée
en lui était rapide, naturelle et spontanée Sa peau blanche
était épilée avec raffinement sur la poitrine, sur les joues
et sur les jambes nues. Ses yeux étaient noirs dans le repos
dans l'émotion ils se teintaient, disent ses peintres, de
nuances mélangées et de jets de feu qui en rendaient la
couleur incertaine; ils semblaient lancer le regard comme
un trait, aussi loin et aussi profondément qu'il voulait atteindre.
Ses joues avaient la pâleur de l'étude ou de la
volupté fatiguée. Sa bouche bien ouverte et souriante,
n'avait ni sévérité, ni contention, ni dédain; des paroles
gracieuses en coulaient de source. Sa voix sonore et bien
timbrée s'entendait de loin sans effort; la bienveillance en
tempérait l'accent. Son geste participait de ce désir universel
de plaire il tendait la main avec cordialité à ceux
qui le saluaient par son nom, quel que fût le rang du salueur,
et il la pressait légèrement ou avec force, selon la
convenance ou l'amitié.
Tel était César à dix-sept ans déjà regardé des vieillards,
envié des jeunes gens, idolâtré des femmes, caressé
du peuple, promis aux précoces fonctions des hautes magistratures,
studieux, lettré, éloquent; débauché, aspirant
à toutes les supériorités, même à celle des vices, né pour
être le salut ou la perte de sa patrie.
C'était pendant les dernières années de la dictature du
vieux Sylla, qui avait fait triompher non un ordre durable,
mais une tyrannie précaire sur une autre tyrannie. Les
agitations suscitées par les Gracques, patriciens factieux
passés aux séditions du peuple et abandonnés par leurs
complices à la vengeance des patriciens; la dictature de
Marius, démagogue soldatesque sans génie et sans vertu,
mort d'excès de vin après des excès de sang contre la noblesse,
avaient lassé le peuple lui-même de ses convulsions. Sylla, général heureux, patricien implacable, avait saisi la
dictature, sans chercher à pacifier ou à réformer la république
Sylla, représaille vivante de Marius, avait repris
pour toute politique l'égorgement. Seulement il avait
égorgé les démagogues et les plébéiens, au lieu d'égorger
les sénateurs et les nobles. La dictature n'avait été qu'une
longue consternation du parti vaincu. La république, incapable
de vivre de vertu, vivait de stupeur.
Une autre représaille, après la mort de Sylla, ne pouvait
manquer de succéder à la représaille de cet aristocrate
vengeur du sénat. Déjà même les premiers symptômes
d'une réaction populaire révélaient une fermentation civile
sous la main de fer de Sylla. Quelques jeunes nobles, à
l'imitation des Gracques, tels que Dolabella, Lepidus,
Crassus, César, Catilina prêtent leur voix au peuple
abattu et briguent la popularité aux dépens de leur ordre.
Le peuple aime naturellement les tribuns qui lui viennent
de haut et qui lui paraissent généreux en adoptant sa
cause. Les démagogues sortis du peuple lui sont suspects
de chercher fortune ou importance dans les révolutions
les aristocrates populaires apportent au peuple en force et
en prestige plus qu'ils ne lui demandent, ils lui imposent
en outre un respect que ne lui inspirent pas ses propres
agitateurs. On a beau faire, le nom est quelque chose
dans l'homme il y a du passé dans le présent. L'homme
nouveau éprouve, malgré lui, le besoin de se rattacher à
l'homme ancien. Ce ne sont ni les lois ni les préjugés,
c'est la nature qui a fait cette noblesse. Voyez les Gracques,
voyez César à Rome, voyez Mirabeau, voyez La
Fayette en France! c'est toujours une main de patricien
tendue d'en haut qui relève, qui soulève ou qui dompte le peuple.
Le jeune César savait tout par intuition. Il se tenait, dès
les premiers jours de sa vie publique, sur cette limite indécise où les patriciens du sénat pouvaient voir en lui un
conservateur de leurs priviléges, et où le peuple pouvait
espérer dans ce jeune patricien un successeur des Gracques
et un émule de Marius, un tribun de ses droits. Cette
attitude équivoque, mal couverte par la réputation de débauche,
de prodigalité, d'épicurisme, qu'il s'était faite
dans une adolescence efféminée et licencieuse, le déroba
quelque temps aux. soupçons ombrageux de Sylla. Une
circonstance domestique les fit éclater.
César avait été fiancé à seize ans par sa mère avec une
opulente héritière, fille d'un simple chevalier romain, nommée
Cossutia. Parvenu à l'âge viril et épris des charmes
de Julie, fille de Cinna, il s'était refusé à accomplir ce mariage,
et il avait épousé Julie. Cinna, qui avait été dictateur,
était un nom odieux et suspect à Sylla. Tout ce qui
avait tenu au parti populaire lui était ennemi; il s'offensa
de cette union d'un jeune homme, sur lequel se fondaient
déjà tant d'espérances et tant de craintes, avec la fille de
Cinna; il voulut par séduction et par menace contraindre
César à répudier Julie. L'amour fut la première insurrection
de l'esprit de César contre le dictateur. Il sentait la
tyrannie jusque dans son coeur. Il s'indigna, il refusa obstinément
de sacrifier au caprice de Sylla l'épouse qu'il
adorait, il brava la proscription et la mort plutôt que de
désavouer sa tendresse.
Obligé de sortir de Rome pour se dérober aux poursuites
de Sylla, il se réfugia dans les montagnes de la Sabine,
empruntant tantôt le toit d'un de ses amis, tantôt la métairie
d'un autre, pour dépister les soldats du dictateur.
Une nuit qu'il errait ainsi dans la campagne d'asile en asile
et que la fièvre qui le minait énervait sa marche, il fut atteint
par les soldats. Il n'évita la mort qu'en achetant, au
prix de trois cent mille sesterces, le silence et la pitié du
centurion qui les commandait. Sylla avait confisqué tous ses biens et l'avait déclaré incapable de toutes les charges. L'intervention de sa famille, de ses amis et des Vestales,
solliciteuses sacrées auxquelles Sylla ne refusait rien fléchit
plus qu'elle ne convainquit le dictateur. Il avait pressenti
le successeur de Marius dans ce jeune voluptueux, à
la ceinture relâchée et à la robe flottante; il se rendit à
l'importunité plus qu'à la clémence. La tyrannie a des
yeux qui lisent au delà de la portée du regard dans l'ombre
de l'avenir. Sylla était un homme qui avait accumulé contre
lui trop de vengeances pour ne pas se prophétiser à lui-même
une expiation certaine dans un inévitable successeur;
mais il vieillissait, et il avait déjà l'indifférence d'un tyran
que la mort va couvrir bientôt contre les représailles de la
tyrannie. Peu lui importait en ce moment que Rome eût
un factieux de moins ou de plus après lui!
«Vous le voulez, dit-il aux vestales et à ses propres
amis qui lui garantissaient la parfaite innocuité de César,
j'y consens, mais souvenez-vous que vous vous en repentirez
et qu'il y a dans ce jeune homme plus d'un Marius »
Ce nom de Marius ne venait pas au hasard sur les lèvres
de Sylla; car le vieux Marius avait épousé Julie, tante de
César, et cette parenté avec l'homme dont le nom seul
faisait frissonner les patriciens appelait naturellementsur le
neveu de Marius le soupçon de quelque consanguinité de
parti.
Quoi qu'il en soit, César pardonné rentra dans Rome et
y reprit avec sa fortune le cours de ses prodigalités et de
ses débauches. Il semblait vouloir faire oublier au tyran de
sa patrie la peur qu'on avait eue de lui, par ses élégances,
ses dettes et ses scandales. Sa demeure, ouverte à tous les
luxes et à tous les plaisirs, était le foyer banal de tous les
jeunes licencieux de Rome. On y professait les doctrines
d'Épicure. On s'y raillait des moeurs, des lois et des dieux
de la république. César était à la fois l'hôte et le modèle de cette jeunesse; il donnait le ton, à Rome, du goût et des
vices on le citait comme l'homme qui savait le mieux
donner à toutes les licences la grâce de la légèreté et les
élégances de l'aristocratie.
Il continuait cependant à caresser sous main le parti
populaire, mais il le caressait par ses plus mauvais instincts,
et, au lieu de le prendre par l'hypocrisie de la
vertu, il le flattait par l'imitation de ses débordements. Il
n'y avait pas un débauché, un impie, un citoyen perdu de
moeurs, pas un débiteur perdu de dettes, pas un de ces
désespérés de fortune et de réputation qui ne peuvent se
relever que dans l'écroulement de toute chose, dont César
ne fût secrètement l'espoir ou l'ami. Il avait la clientèle de
tous les vices. Dans un temps de corruption, c'était une
force il semblait vouloir donner lui-même à ces ennemis
irréconciliables de l'ordre le gage d'une ruine commune en
se ruinant comme eux et en ne se gardant pour fortune
que le bouleversement de son pays. Ses dettes, provenant
presque toutes de libéralités faites aux meneurs des brigues
populaires, s'élevaient déjà à huit millions de notre
monnaie, somme qui représentait alors au moins quarante
millions.
Suétone, son historien domestique, le représente à cette
époque de sa vie comme l'Alcibiade romain, mais comme
un Alcibiade qui n'avait point de Socrate.
« Son costume, dit-il, était efféminé; les franges qui
bordaient son laticlave (vêtement de dessus) descendaient
jusque sur ses mains. C'était toujours sur cette robe qu'il
nouait sa ceinture mal attachée. Il aimait avec passion le
luxe et la magnificence. Il avait fait construire dans le site
délicieux de Laricia, près d'Albano, une maison de campagne
dont la construction et les décorations lui avaient
coûté des sommes énormes; il la fit démolir, avant de
l'habiter, pour de légères imperfections de convenance. Dans ses voyages, il faisait porter avec ses bagages des
parquets mobiles en bois odorant et des pavés de mosaïque
pour ne fouler aux pieds que des merveilles d'art. Il n'épargnait
rien pour corrompre à prix d'or les femmes que sa
beauté et sa célébrité ne suffisaient pas à séduire. Avant
l'âge de vingt-deux ans, il avait déjà enlevé à leurs maris
Posthumia, femme de Servius Sulpicius, Lollia, femme de
Gabinus, Tertulla, femme de Crassus, Mucia, femme du
grand Pompée, Servilie, enfin, mère de Brutus, la plus
chère de ses conquêtes. Il lui donna une perle du prix de
plusieurs millions de sesterces. »
Il tirait gloire de ses séductions, et, avant d'aspirer à
d'autres célébrités, il aspirait à la célébrité de ses désordres
plus la famille qu'il déshonorait était illustre ou
patricienne, plus il en recueillait d'honneur. De tous les
excès, il ne s'abstenait que de celui du vin, parce que le
vin trouble l'intelligence, et qu'il voulait se posséder lui-même
pour posséder les autres. Caton, qui affichait dans
la vertu l'excès que César affectait dans les scandales, lui
rendait ironiquement cette justice " De tous ceux, disait
Caton, qui ont entrepris de ruiner la république, ce jeune
homme est le seul qui ait été sobre. " Tibérius Gracchus
s'était souvent montré ivre à la tribune, et Marius était un
ivrogne de caserne.
A un tel prodigue il fallait un jour l'empire à dépenser.
Aussi les historiens s'accordent à dire qu'il était aussi
avide que généreux, et qu'il apportait aussi peu de probité
à vendre qu'à acheter les honneurs et les provinces
de la république.
Mais ses dissipations, dit Suétone, ne l'empêchaient pas
de cultiver assidûment tous les talents par lesquels on
s'élevait aux honneurs publics dans Rome, et les talents
plus hauts encore par lesquels on s'élève aux honneurs de
la postérité. Toute gloire lui était bonne, et il était capable de toutes les gloires. Ses premiers discours au Forum,
devant le peuple, ne lui laissèrent pour rivaux que les
premiers orateurs de Rome, dans un temps où Rome avait
le vieux Antoine et le divin Cicéron. Cicéron lui-même,
dans son traité de l'Orateur, dédié à Brutus, parle, sans
faveur comme sans envie, de la parole éclatante, grandiose
et opulente de César. " Je n'en connais aucun dont
on puisse dire que César est le second, " dit-il. Puis, pour
convaincre Brutus, qui devait un jour étouffer cette éloquence
sous le poignard « Quel orateur, ajoute Cicéron,
pourriez-vous lui préférer parmi ceux qui n'ont cultivé que
cet art seul de parler? Qui pourrait l'emporter sur lui pour
l'abondance et la vigueur de la pensée? qui, pour l'élégance
ou la splendeur'des expressions? »
Les discours écrits de lui qui existaient encore au temps
d'Auguste, soit au Forum, soit au sénat, soit au camp
devant les soldats, avant les batailles d'Espagne, ne retraçaient
qu'imparfaitement, dit-on, la grâce, la force et
l'abondance de ses harangues. Cicéron et d'autres contemporains
disent que ses poésies égalaient son éloquence, et
qu'elles ne l'auraient laissé inférieur à aucun poëte romain,
dans un temps qui couvait déjà Horace et Virgile. Un
poëme sur les voyages, une ode à Hercule, une tragédie
d'OEdipe, l'avaient exercé à la poésie didactique, lyrique
et dramatique. Ces essais se sont absorbés dans sa gloire
comme les rayons dans l'astre couché. On ne peut en juger
que par l'impression qu'ils firent sur Cicéron. L'impression
de Cicéron est un jugement aussi compétent que celui
de tout un siècle.
Quant à ses opinions religieuses, elles étaient telles que
les peut avoir un homme qui ne se proposait dès son adolescence
que deux fins dans la vie la volupté et l'ambition.
Il professait en morale cet axiome qui condamne les
petits crimes et absout les grands que, toutes les fois qu'il ne s'agit pas de l'empire, il convient de s'astreindre
au devoir et à la vertu, mais qu'il faut s'en affranchir
quand le prix du crime en vaut la peine. En religion, il
professait ouvertement l'athéisme et l'égalité après la mort
entre le bien ou le mal accompli par les mortels. « La mort
n'est qu'un sommeil éternel, osa-t-il dire au sénat dans sa
harangue pour les complices de Catilina; elle est la fin
de tout; au delà du tombeau, il n'y a plus ni félicité ni
supplice
» On sait, en effet, lui répondit Caton, que, vous regardez
comme des fables ce qu'on raconte du ciel et des
enfers, sur le sort différent qui attend les justes ou les méchants
après le trépas, sur les séjours sombres, formidables,
pleins d'horreur, où les criminels vont expier leurs
forfaits. »
César ne démentit par aucun signe et par aucune parole
l'opinion que Caton avait de son athéisme. La foi qui
exempte des scrupules et des remords était celle qui convenait
à son ambition.
Les hautes magistratures du culte étaient si exclusivement
civiles à Rome, que César, malgré son impiété avérée
et sa jeunesse, osa briguer les suffrages pour le souverain
pontificat, charge honorifique qui conduisait aux premiers
pouvoirs, et dont quelques-uns de ses ancêtres avaient été
revêtus. Il se croyait sûr de l'emporter sur ses concurrents,
lorsque Sylla s'indigna de l'audace de ce neveu de Marius
et déjoua brutalement sa candidature.
César, convaincu qu'il n'y avait plus pour lui, tant que
Sylla vivrait, ni honneur ni sûreté dans Rome, partit pour
l'Asie Mineure, afin de s'initier dans la guerre sous le général
romain qui combattait contre Mithridate, cet Annibal
asiatique. La galère qui le portait en Asie fut prise, non
loin de la côte de Milet, par des pirates de Cilicie qui écumaient
à cette époque la mer de l'Archipel et qui rançonnaient leurs captifs. Les pirates, après avoir conduit le
jeune patricien dans une de ces anses écartées de la côte
de Cilicie qui servent encore aujourd'hui de repaire ces
brigands maritimes, permirent à sa galère de voguer vers
Milet pour rapporter la rançon de leur prisonnier.
La liberté d'esprit, la grâce et même l'insolence avec
lesquelles César affronta ses geôliers, charmèrent ces aventuriers.
Plus flattés qu'offensés de tant d'audace, ils le traitèrent
en hôte illustre et non en captif, supportant tout
de lui, même les menaces enjouées de les faire mettre
en croix lorsqu'il leur aurait payé sa rançon et qu'il les
rencontrerait plus faibles que lui dans leurs courses; les
pirates pardonnaient tout à sa gaieté, à sa confiance et
à sa jeunesse.
La galère de César revint de Milet après quarante jours,
apporta les cinquante talents que César avait fixés lui-même,
au lieu de vingt demandés par les pirates, somme
selon lui trop inférieure à l'appréciation qu'ils faisaient de
son nom. Mais, à peine débarqué en Bithynie, il arma à
Mélos une escadre à ses frais contre les pirates, les surprit
encore dans la rade où il les avait laissés, reprit sur eux
les sommes payées pour sa rançon, et, les ayant conduits enchaînés à Pergam, les fit supplicier, comme il le leur
avait promis, par l'autorité de Nicomède, roi de Bithynie,
prince allié et vassal des Romains.
Son séjour à la cour du roi Nicomède et les complaisances
qu'on l'accusa d'avoir eues pour ce jeune roi asiatique,
engoué de sa beauté, ternirent à jamais sa réputation.
Les soupçons de ce commerce infâme entre le jeune Romain
et le jeune roi de Pergame se retrouvèrent jusque dans les
sarcasmes de Cicéron plaidant contre César au sénat, et
jusque dans les chansons de ses soldats suivant son char de
triomphe. Le nom de reine de Bithynie devint longtemps
l'infâme surnom du favori de Nicomède. César, il faut le constater cependant, démentit toujours avec indignation
cette rumeur publique. Lui qui se parait de tous ses vices,
rougit au moins de celui-là.
Après avoir suivi en volontaire l'armée du préteur
Junius dans quelques campagnes contre Mithridate, qui
insultait les États du roi de Bithynie, il monta sur la flotte
qui allait reconquérir aux Romains l'île de Mitylène, et
mérita par son intrépidité à l'assaut de la ville sa première
décoration militaire, une couronne de laurier. Quelque efféminé
qu'il fût dans ses moeurs, il savait qu'à Rome la
gloire des armes était, avec l'éloquence, la désignation
des hommes futurs aux regards et aux suffrages du peuple.
Il estimait assez la toute puissance pour croire qu'elle
valait la vie. Ce dédain réfléchi de la mort devint la base
de son intrépide ambition.
On lui écrivait de Rome que Sylla, vieilli et fatigué de
tyrannie, allait abdiquer ou mourir; le dictateur laissait
flotter le joug; César pouvait rentrer à Rome sans danger;
de hautes candidatures s'offraient à lui. Il eut la constance
de résister à ces amorces. Il voulut se perfectionner dans la
philosophie, dans les lettres, dans l'éloquence surtout, afin
de revenir lutter avec plus de supériorité contre ses grands
rivaux de tribune, Hortensius et Cicéron.
L'île de Rhodes, cette colonie d'Athènes qui survivait à
la mère patrie, était alors pour les Grecs, pour les Asiatiques
et pour les Romains, ce que Rome moderne fut, sous
Léon X, pour l'Occident l'école des arts et des lettres
pour l'univers. Les derniers des Grecs, à qui leur patrie
conquise et leur liberté perdue ne laissaient d'autre empire
que celui de l'esprit, y professaient la statuaire, la peinture,
la philosophie, la rhétorique, l'art de la tribune, de
la voix et du geste. César ne se regarda pas comme humilié
d'aller suivre, comme un disciple demi-barbare, les leçons
des disciples de Platon et de Démosthène. Il étudia la rhétorique civile et la rhétorique politique
sous le célèbre professeur Molon, qui déjà avait été le
maître de Cicéron. Il en apprit tout ce que l'art peut enseigner
à une si riche nature, pour accomplir la pensée par
la parole l'ordre du discours, la symétrie de l'expression,
le choix et la sobriété des images, les transitions, ces
phases variées du même raisonnement, la disposition des
arguments, les mouvements, ces commotions de l'âme, la
chaleur croissante produite par la progression, les péroraisons,
ce noeud des harangues qui ramène tous les fils de
la discussion en un seul faisceau, qui les serre avec vigueur
autour des convictions résumées de l'orateur et qui défie
l'auditoire de leur échapper; enfin l'attitude, l'accent, le
geste, le regard, cette éloquence du visage qui achève
l'éloquence de l'esprit. Il y étudia aussi l'histoire, ce
maître de toute expérience et de toute politique. Les Grecs
dégénérés employaient alors, comme on le voit, toute leur
supériorité d'intelligence à se former des oppresseurs plus
accomplis.
Ce ne fut qu'après plusieurs mois, employés à ces
études, que César, apprenant la mort de Sylla, s'embarqua
pour l'Italie.
Il y avait alors, et pour un moment, à Rome, une lacune
de tyrannie qui laissait un peu de jour aux grandes
ambitions étouffées sous la toute puissance de Sylla.
Le seul homme qui dominât de sa renommée, de son
crédit et de ses armes les partis prêts à se mesurer de
nouveau, était le grand Pompée. Sa fortune plus que son
mérite en avait fait l'arbitre des Romains. Sa naissance
modeste ne lui inspirait ni l'orgueil des patriciens ni la
haine des plébéiens; son éducation politique sous Sylla,
dont il avait été l'élève et le lieutenant, lui donnait la confiance
du sénat la faiblesse de son caractère et la paresse
de son esprit laissaient à tous les partis l'espérance de l'incliner à leurs caprices. Ses victoires sur Mithridate en Asie,
la mer purgée par lui des pirates qui menaçaient l'approvisionnement
de blé de l'Italie, l'avaient élevé, par de
grands services, à un degré d'autorité auquel il ne manquait
que le titre de dictateur. Son gouvernement d'Espagne
et les nombreuses légions que le sénat lui permettait
d'y entretenir avaient réuni dans ses mains toutes les armées
de la république. La guerre enfin, où la fortune et
les hasards se réservent souvent autant de place que le
génie, l'avait entouré jeune encore d'un prestige et d'une
majesté de grand homme dont la seule discussion aurait
paru une sorte de blasphème ou d'impiété contre la patrie.
Il y a ainsi, dans tous les temps et dans tous les.pays,
des hommes heureux, sacrés par le hasard des batailles,
dont on accepte d'un accord commun la supériorité, jusqu'à
ce que la fortune les prenne enfin corps à corps et les
précipite de leur piédestal.
Tel était Pompée. N'étant pas à la hauteur des grandes
difficultés du gouvernementde Rome depuis la disparition
de Sylla, il se gardait, avec l'instinct de sa faiblesse, de
les aborder de front. Il se contentait de régner de loin, en
Espagne, par le nombre de ses légions et par l'étalage de
ses colonies de vétérans; en Italie, par le crédit de ses
partisans dans le sénat et surtout par la balance des partis,
que sa perpétuelle indécision d'esprit et son attitude équivoque
entre le peuple et les patriciens tenaient en suspens.
On le voyait, dans toutes les dissensions du peuple et
des nobles, partager assez équitablement le différend, proposer
des tempéraments, adopter des transactions, conserver
ainsi la réputation d'homme ancien dans le sénat,
d'homme nouveau dans le Forum, et fonder à son profit ce
juste milieu qui paraît honnête et qui n'est souvent qu'habile.
De tels hommes, qui semblent ajourner les solutions, sont admirablement propres à les rendre insolubles; mais
ils dominent en attendant, et ils paraissent arbitres des
choses, quand ils n'en sont que les jouets.
L'homme de Pompée à Rome pendant ses absences était
Cicéron.
Si on mesurait les hommes à l'intelligence seulement et
non au caractère et à la fortune, nul dans Rome, et peut-être
dans toute l'antiquité, ne serait aussi grand que Cicéron.
Mais la naissance, la fortune et la vigueur d'âme ne
lui avaient pas été autant prodiguées que le génie. Né à
Arpinum, bourgade du Latium, de parents obscurs, illustré
seulement par la poésie, par les lettres, par la souveraine
éloquence dans le barreau, parvenu au sénat et aux
grandes charges de la république par la faveur des patriciens,
mais traité par eux en homme utile à leur cause
plutôt qu'en égal, Cicéron avait dans l'aristocratie l'espèce
de subalternité de ce qu'on appelait à Rome un homme
nouveau, et il avait dans le parti plébéien l'envie et l'impopularité
qui s'attachent à un homme inféodé à l'aristocratie.
Son éloquence triomphait de ces deux obstacles les
jours de tribune, et, s'il avait eu le caractère aussi bien
trempé que l'esprit, il pouvait, entre Marius, Sylla, Pompée,
César, prendre sur sa patrie la dictature de l'intelligence
et de la politique, et sauver la liberté de la dictature
des armes.
Cicéron, indépendamment de ses talents, était, dans
toute l'étendue du mot, un homme de bien. Il aimait la
vertu non seulement comme belle, mais comme sainte;
son ambition, soutenue par un peu de vanité, aspirait à
s'élever, mais par les voies honnêtes il n'aurait acheté
aucune grandeur au prix d'un crime; il avait un immense
besoin de l'estime des autres, mais avant tout de l'estime
de lui-même. Les lettres, qu'il cultivait avec passion depuis
son enfance, ne l'avaient pas seulement poli, elles l'avaient amélioré il voulait se maintenir par ses moeurs
et par ses actes à la hauteur idéale de ses modèles dans
l'antiquité; il pensait, il parlait, il agissait devant les dieux
et devant la postérité. Sa gloire même aurait suffi pour le
rendre probe, car il ne voulait pas paraître devant l'avenir
avec la moindre tache sur son grand nom il se croyait responsable
devant les siècles. Sa religion, bien qu'il eût dépouillé,
comme tous les Romains éclairés de son temps, les
grossières superstitions de l'Olympe, gouvernait sa vie.
Elle consistait dans cette foi innée, supérieure à tous les
dogmes locaux, dans une Divinité aussi providentielle
qu'évidente et juste de laquelle tout émane et dans le sein
de laquelle tout rentre après des épreuves mystérieuses
pour expier ou pour êtrer émunéré selon la vie. Le Dieu de
Socrate et de Platon était le Dieu de Cicéron il conformait
son âme à ce divin type.
Rien ne manquait donc à cet orateur accompli que le
muscle qui tient debout la statue vivante de l'homme. Il
était sujet à des prostrations involontaires de courage. Il
lui fallait un point d'appui en dehors de lui admirable
pour être le second dans l'univers Fomain, incapable d'être
le premier.
Ce sentiment qu'il avait de lui-même lui avait fait chercher
son appui dans Pompée, que Cicéron dominait de
toute la tête, mais que Pompée dominait de toute sa fortune.
Il était sa parole dans le sénat.
Caton était le troisième de ces hommes principaux sur
lesquels Rome portait les yeux dans ses angoisses civiles.
Mais Caton avait l'excès du caractère dont Cicéron avait
les défaillances c'était un despote de principe, un tyran
de vertu, un de ces hommes qui ne pardonnent rien au
temps, rien aux circonstances, rien à la faiblesse humaine,
et qui rendent la vertu impraticable au peuple à force de la
lui hérisser de préceptes. La vertu politique est comme l'or il faut, pour rendre
ce métal ductile et pour le convertir en monnaie à l'usage
du commerce humain, l'amollir par un peu d'alliage. Caton
frappait sa monnaie de maximes à son seul coin, il s'inquiétait
peu qu'on la reçût ou qu'on la refusât dans Rome, il
n'y admettait aucune composition, et il déclarait corrompu
ou criminel quiconque ne s'accommodait pas de sa rigidité
parlant bien, du reste, mais parlant en vain; conseillant
toujours, mais conseillant l'impossible; estimé de tous,
mais d'une estime stérile; inflexible et presque féroce
d'austérité; un de ces hommes que la postérité place dans
ses musées, mais que les nations n'admettent que pour
l'exemple dans leurs conseils le plus irréprochable, mais
le plus inutile des hommes vertueux
Caton aussi penchait vers Pompée, parce que Pompée
était honnête et prétendait relever l'antique majesté du
sénat, que les novateurs s'efforçaient d'abaisser jusqu'au
peuple.
Un nombre considérable d'hommes secondaires, depuis
l'orateur Hortensius jusqu'aux agitateurs comme Clodius,
et jusqu'aux démagogues comme Céthégus et Catilina, se
partageaient dans Rome le crédit sur le sénat, sur le peuple
et sur la plèbe, derrière Pompée, Caton et Cicéron.
César arriva à l'heure la plus propice à un ambitieux,
quand tout est indécision dans les événements, mêlée dans
les partis, cabale dans les hommes. D'un regard d'aigle il
perça au fond de cette anarchie et aperçut le joyau le
souverain pouvoir, tombé dans la lie du peuple, à prendre
par le plus habile, le plus patient et le moins scrupuleux.
On a vu que son habileté était instinctive, que sa jeunesse
lui promettait le temps, que sa vertu ne l'entravait pas
quand il s'agissait de l'empire, et que son athéisme l'affranchissait
de tout scrupule.
Il affecta les mêmes vices aimables qui lui avaient valu la faveur du peuple, et l'ambition naturelle et modérée
qu'autorisait en lui sa naissance. Il ne voulait porter ombrage
ni à Pompée, ni à Cicéron ni même à Clodius; mais,
étudiant les germes des factions qui couvaient dans le
sénat, dans la capitale, dans les provinces, il chercha à
ménager celles qui allaient mourir et à fomenter celles qui
allaient naître, de manière à servir de transition d'abord
entre elles, puis à les anéantir toutes ensemble sous
l'ascendant qu'elles lui auraient prêté tour à tour.
Pour quiconque étudie avec intelligence ces commencements
de la brigue de César, il est impossible de ne pas
voir un Machiavel consommé masqué sous l'Alcibiade, et
un politique sous le héros. Nul homme, malgré une légèreté
apparente, n'eut un plan préconçu de si loin nul n'attacha
à plus de racines saines ou malsaines les fils du piège où
il méditait de prendre la liberté de sa patrie. S'il eût été
honnête autant qu'il fut habile, il se serait fait le disciple
de Caton, l'émule de Cicéron, le client du grand Pompée,
l'ornement du sénat, le modérateur du peuple, l'idole des
légions, et sur les traces de ces derniers vestiges de la vertu
romaine il aurait non sauvé, mais prolongé et honoré du
moins la république.
Ces pensées étaient si naturelles et si patriotiques, qu'il
se crut longtemps obligé de les affecter pour s'acquérir
même la popularité et l'estime; mais ses brigues démentaient
ses actes. Il trouva plus simple de fomenter la corruption
dans la république que de l'assainir. Les politiques
qui ne croient pas aux dieux sont conséquents en se jouant
des hommes. César n'eut donc, dès son retour à Rome,
qu'une idée qui se résume dans toute sa vie, l'idée des
hommes qui n'ont d'autre divinité qu'eux-mêmes grandir!
Toute son histoire morale pourrait se résumer dans ce seul
mot.
Il fallait d'abord éblouir le peuple par l'éclat de cette éloquence qui, plus que tous les autres dons, charmait un
peuple pour qui le Forum était le perpétuel spectacle du
jour; il fallait de plus s'accréditer dans les provinces en
affichant l'intérêt pour leurs causes; il fallait enfin étaler
une certaine audace de probité qui plaisait même aux
déprédateurs de l'univers, en se faisant le champion du
désintéressement et de la justice contre quelques illustres
concussionnaires. Ces accusations, au nom des provinces,
ressemblaient à une satisfaction que la conscience bourrelée
du peuple romain se donnait de temps en temps à
elle-même comme un hypocrite hommage de la vertu.
Il accusa Dolabella et Antoine, oppresseurs et spoliateurs
de la Grèce, comme Cicéron avait accusé Verrès,
spoliateur de la Sicile. Ces deux accusations lui valurent la
clientèle de la Grèce, l'applaudissementdu peuple, l'estime
des bons citoyens. Rome feignit de s'émouvoir à ces peintures
de ses propres crimes. De nos jours, avec un gouvernement
analogue au sénat de Rome, l'Angleterre s'est
émue et passionnée aux accusations de ses orateurs Burke
et Sheridan contre les sévices de Hastings dans les Indes.
Les peuples engraissés des rapines du monde veulent avoir
le droit de répudier et de flétrir leurs instruments.
La parole élégante, grecque et substantielle du jeune
orateur patricien charma le peuple romain, connaisseur si
exercé dans l'art de bien dire. Hortensius et Cicéron
s'étonnèrent d'avoir un égal. César multiplia ses succès
oratoires et sa clientèle en plaidant gratuitement, comme
avocat, toutes les causes populaires auxquelles la faveur
publique s'attachait d'avance. Le barreau ou le Forum
était alors la grande candidature aux suffrages politiques
de la multitude. Le peuple récompensait par ses votes
l'éloquence mise à son service par les orateurs. Le bruit
d'un discours volait par toute l'Italie aussi vite que la
parole. César confirmait cette faveur des citoyens par des libéralités
qui ruinaient de plus en plus sa fortune privée,
mais cette ruine même était moins une dissipation qu'un système
en multipliant ses créanciers dans Rome, il multipliait
les hommes intéressés à son élévation pour recouvrer
avec usure leurs avances, et il multipliait en même temps
ses obligés dont la reconnaissance lui assurait des suffrages.
Que lui importaient des millions puisés dans la
bourse de créanciers qui lui achetaient la république et
auxquels il donnerait lui-même la république en gage?
Coïntéresser le plus de citoyens possible à son ambition
par des emprunts et par des prodigalités inépuisables, ce
n'était pas seulement son luxe, c'était sa politique.
Cicéron commençait à soupçonner ce dessein profond
sous l'incurie apparente du jeune favori du peuple. « Dans
toute la conduite de cet homme, écrivait-il à ses amis, je
crois entrevoir des vues de tyrannie sur son propre pays
mais lorsque je vois ensuite qu'il peigne ses cheveux avec
tant de recherche et d'artifice, qu'il se gratte si efféminément
la tête du bout du doigt, j'avoue que j'ai peine à
m'imaginer qu'un homme si léger et si voluptueux nourrisse
dans son âme un si profond et si funeste dessein de
renverser la république. »
César cependant jetait, sous ses élégances, les premiers
fondements de son dessein. Le peuple le nomma tribun des
soidats,. charge qu'il briguait contre Pompilius. Cette
nomination lui ouvrait la carrière des grands commandements
militaires, qui se confondaient à Rome, où l'on ne
connaissait pas l'absurde séparation des facultés, avec les
grandes fonctions civiles. La nature n'a pas fait des
citoyens militaires et des citoyens civils, elle a fait des
hommes. Défendre à un militaire d'être orateur ou à un
orateur d'être un héros, ce n'est pas accroître la force de
la patrie, c'est la mutiler. Au moment où il triomphait ainsi de Pompilius, César
perdit sa première femme, qu'il avait tendrement aimée
malgré ses désordres. Soit pour satisfaire sa douleur, soit
pour intéresser le peuple qui aime les larmes et les spectacles,
César, contrairement à l'usage qui n'admettait les
funérailles publiques et les oraisons funèbres que pour les
femmes âgées, mères d'illustres familles, prononça lui-même
devant le peuple, en robe de deuil, et interrompu par
ses propres sanglots, l'éloge funèbre de sa jeune femme. Il
entra par cette sensibilité éclatante, mais vraie, plus avan
dans le coeur du peuple. Son deuil même, quoique réel,
était une candidature.
Le peuple, pour le consoler, lui donna ses suffrages pour
la charge de questeur en Espagne, magistrature moitié
civile, moitié militaire, qui préparait aux fonctions de
préteur ou de gouverneur dans des provinces romaines. Ces
provinces, on s'en souvient, étaient des royaumes ou des
républiques.
César remplit pendant trois ans ces fonctions de juge
suprême, en Espagne, avec l'équité et l'humanité d'un
homme qui dédaignait d'opprimer de simples sujets de
Rome, et qui aspirait à régner de plus haut que d'un tribunal
de questeur. La lenteur de sa fortune l'ennuyait
visiblement pendant cette relégation oisive en Espagne. Il
cachait mal son impatience à ses amis peut-être même
affectait-il de faire confidence de ses aspiratidns pour faire
augurer de plus loin,sa grandeur. C'est là qu'il se consuma
de cette maladie de la gloire qu'on appelle émulation
dans les grandes âmes, envie dans les petites, et qu'il
s'effraya de la brièveté de la vie comparée à l'immensité
de ses rêves. Un jour qu'il visitait à Cadix le temple d'Hercule, il
s'arrêta longtemps devant un buste d'Alexandre, et ne put
retenir un soupir dont ses amis lui demandèrent le sens « Hélas dit-il, je songeais qu'à mon âge (trente-sept ans)
ce héros avait déjà conquis le monde et que je n'ai pas
encore commencé ma gloire! »
La nuit même ses songes participaient de ses préoccupations
du jour; il rêva qu'il faisait violence à celle qui lui
avait donné la vie. Les devins, toujours complaisants aux
désirs de ceux qui les consultent, lui dirent que ce songe
lui promettait la domination, par les armes, de la terre,
notre mère commune.
Revenu en Italie, il y visita sur sa route les provinces
et les villes dont les habitants opprimés convoitaient
le titre et les droits de citoyens romains. Il les encouragea en
sous main à soutenir leurs exigences par des pétitions et au
besoin par les armes. Tout germe de faction lui était bon,
pourvu qu'il lui permît de faire fructifier sa popularité.
Rome, à son retour, lui parut mûre pour l'anarchie, qui
fait tout craindre aux bons citoyens, tout espérer aux ambitieux.
Les démagogues le sondèrent et le trouvèrent ou
complice ou indulgent pour leurs plans les plus désespérés
de subversion. Il leur donna son silence sans leur donner
ni son nom ni sa main il acceptait le bénéfice de leur
conspiration mais il était trop habile pour accepter
l'odieux de leur crime. Il fut confident d'un égorgement
en masse du sénat pour donner la dictature à l'ancien consul
Crassus, dont César, en récompense de sa neutralité,
aurait été le premier lieutenant ou le commandant général
de la cavalerie. César devait donner le signal du meurtre
aux conjurés dans le sénat en laissant glisser, au moment
marqué, sa robe de dessus son épaule. La timidité ou le
remords de Crassus exanima la conspiration.
César, nommé édile, en renoua une autre moins atroce,
mais mieux combinée, avec Pison jeune, patricien comme
lui, du parti des démagogues..Pison devait soulever les
colonies romaines de l'Italie en Piémont, en Ligurie, en Lombardie, pendant que César répondrait à ce soulèvement
du dehors par des émeutes populaires suscitées dans
Rome. Le sénat, qui avait vent de ces menées et qui ne se
sentait assez fort pour accuser ni pour punir, se borna
à éloigner Pison de l'Italie en lui donnant la questure en
Espagne. La mort de ces émules en séditions fit avorter la
guerre civile. Mais les brandons en subsistaient sous la
main de César.
Son titre d'édile c'est-à-dire de ministre de la capitale,
des édifices, des théâtres, des fêtes, du luxe de Rome, lui
offrait les moyens et les occasions de capter de plus en plus
l'engouementde la multitude.
Les jeux publics et les combats de gladiateurs qu'il
donna au peuple pendant son édilité effacèrent tout ce
qu'on avait vu avant lui. Il corrompait par les spectacles
ceux qu'il voulait enchaîner. Quand sa popularité, acquise
par ses profusions de plaisirs, lui parut assez grande pour
défier le sénat par un coup d'audace imprévu, il se servit
de son autorité d'édile, qui lui donnait le droit d'inspection
sur les monuments publics et sur les statues, pour flatter
plus significativement le parti de Marius. Le peuple, en se
répandant le matin dans les rues, dans le Forum et dans
le Capitole, vit avec ravissement les images proscrites de
Marius relevées sur leur piédestal. La foule, encouragée
par ces simulacres de son idole, applaudit à l'audace de
César. Les vieux soldats de Marius pleurèrent d'attendrissement
en contemplant le visage de leur général.
C'est ainsi que, de nos jours, un roi qui cherchait à
flatter les vétérans et les fanatismes militaires d'une autre
époque fit rentrer les cendres et les statues de Napoléon
dans sa patrie, et recueillit comme pour lui les applaudissements
et les larmes qui s'adressaient à un autre.
Le sénat, ainsi défié, n'osa ni maintenir contre l'émotion
populaire les proscriptions des statues de Marius, ni punir l'édile qui avait bravé les lois il se contenta de s'assembler,
de murmurer et de frémir. Quelques rares sénateurs
de Rome prévirent, comme on devait prévoir à Paris,
la témérité sous l'ovation, et avertirent vainement le sénat
du danger de rendre aux vétérans leurs idoles. L'un d'eux,
le plus courageux après Caton nommé Lutatius, ne craignit
pas de déchirer 1e voile sur le visage de César. « Vous
le voyez, s'écria-t-il, ce n'est plus par des mines et des
souterrains que César sape la république, c'est par des
machines de guerre découvertes et au. grand jour »
Mais cette indignation des hommes de bien était déjà un
titre de plus pour César à l'enthousiasme des factieux.
Cependant, avec une astuce que Machiavel n'aurait su
assez admirer, César, au moment où il venait de donner à
la faction de Marius ce signe compris de connivence, donna
à la faction de Sylla un signe à peu près égal d'alliance. Il
épousa Cornélie, nièce de Sylla, s'alliant ainsi avec les uns
par les images de Marius, avec les autres par le sang du
dictateur, et se faisant une canditature des gages équivoques
qu'il donnait aux deux partis. Cette candidature,
appuyée sur la faveur de la multitude, le promut au titre
de souverain pontife. Il brigua avec passion les suffrages
pour cette dignité, qui lui assurait une autorité indépendante
des vicissitudes de l'élection et aussi durable que
sa vie. Son compétiteur Isauricus lui fit offrir des sommes
énormes, s'il voulait se désister en sa faveur de ses prétentions.
" Allez lui dire, répondit César à son émissaire,
que j'en emprunterai de plus énormes encore pour l'emporter
sur lui.. "
Le jour de l'élection, comme sa mère, inquiète des
incertitudes et des tumultes de la place publique, l'accompagnait
et l'embrassait dans le vestibule de sa maison
« Ma mère, lui dit-il avec une résolution qui affrontait jusqu'au
crime pour réussir, souvenez-vous que vous ne reverrez aujourd'hui votre fils que souverain pontife ou
banni de Rome »
Ce succès, vainement disputé par le sénat, ne fit que
l'animer à de nouvelles brigues. Toute hauteur n'était
pour lui qu'un degré. Il brigua la préture, qu'il obtint, et
le gouvernement d'Égypte, source de richesse, qui lui fut
refusé par l'ascendant du sénat et des patriciens. Ce refus
lui laissa une soif de vengeance qui ne pouvait s'assouvir
que dans le sang de ses ennemis. Il n'avait jusque-là que louvoyé et intrigué. De ce jour il paraît avoir conspiré avec
ceux qui méditaient la subversion complète du sénat, des
patriciens, de la république. Caton, Cicéron, Pompée,
Suétone, Plutarque, Salluste lui-même, si lâchement réservé
envers sa mémoire par des réticences et par des désignations
transparentes, l'accusent unanimement d'une
complicité tacite avec les radicaux sanguinaires et incendiaires
de Rome.
Laissons ici parler Salluste, l'historien oculaire de cette
conjuration; mais, auparavant, disons ce que nous pensons
en conscience de cette fantasmagorie historique et de
cette horreur de convention que les rhéteurs politiques se
sont transmis d'âge en âge, sur la parole de Cicéron, au
sujet de Catilina et de son parti.
L'histoire n'est pas obligée de croire tout ce qu'on lui
raconte; quelquefois même, comme dans cette affaire, elle
ne croit pas tout ce qu'elle dit. Il y a des esprits qui grossissent,
comme le cristal les petites choses, et qui créent
des monstres pour avoir la gloire de les dompter. Tout
atteste une exagération historique, non encore réduite à sa
stature réelle, dans l'histoire de Salluste et dans les harangues
de Cicéron. Napoléon à qui l'expérience avait
donné le tact des réalités dans l'histoire, pensait de la
conjuration de Catilina ce que nous en avons nous-même
toujours pensé. II analyse ainsi, dans une conversation à Sainte-Hélène et dans le sang-froid de la distance, son
impression d'esprit sur la conspiration plus littéraire et
plus oratoire que politique de Catilina
«Aujourd'hui, 22 mars 1820, l'empereur lisait dans
l'histoire romaine la conjuration de Catilina. Il lui était
impossible de la comprendre telle qu'elle est retracée.
« Quelque scélérat que fût Catilina, disait-il, il devait avoir un objet. Ce ne pouvait être celui de gouverner Rome, puisqu'on l'accusait d'avoir voulu mettre le feu aux quatre coins de la ville. » L'empereur pensait que c'était plutôt
quelque nouvelle faction, à la façon de celles de Marius et
de Sylla, qui, ayant échoué, avait accumulé sur son chef
toutes les accusations banales dont on accable les chefs en
pareil cas. Quelqu'un fit observer à l'empereur que c'était
précisément ce qui lui serait arrivé à lui-même s'il avait
succombé en vendémiaire, en fructidor ou au 18 brumaire.
On pouvait ajouter et au 20 mars 1815.
L'empereur tournait instinctivement autour de la vérité,
mais il ne la touchait pas à nu tout entière. Catilina n'était
point le chef, il était le recruteur d'une grande faction.
Cette faction n'était ni semblable à celle de Marius, ni
semblable à celle de Sylla car celle de Marius était la faction
du peuple, celle de Sylla la faction de l'aristocratie.
La tourbe de Catilina était une faction mixte, confuse,
infime, formée de la lie et de l'écume de tous les partis,
une faction purement turbulente et personnelle, sans autre
objet que le trouble et la subversion, comme toute faction
démagogique, et qui n'était au fond que la faction de
César.
César, en homme politique mille fois supérieur à Catilina,
avait agité et il agitait d'une main invisible tous les
éléments d'opinion, d'intérêt juste ou injuste, de raison ou
de passion qui formaient., à Rome et en Italie, l'opposition aux grands et au sénat, maîtres du gouvernement qu'il
voulait détruire pour s'élever sur ses ruines. Ces éléments
étaient le droit légitime de cité et de suffrage réclamé
par les villes municipales des provinces; la convoitise des
colons et des vétérans, l'investiture des terres, des domaines
publics les murmures des alliés opprimés et
spoliés par les proconsuls; les ressentiments du parti de
Marius, abattu par l'aristocratie implacable de Sylla; la
soif, chez les proscrits de ce parti vaincu de rentrer dans
leur patrie et dans leurs biens; la terreur des partisans de
Sylla de voir rentrer des proscrits à qui il faudrait restituer
ces maisons et ces biens la turbulence de la plèbe romaine
de la capitale, composée de trois cent mille ouvriers enrégimentés
en corporations menaçantes, qu'il fallait nourrir
à peu près comme ces immenses ateliers nationaux que,
sous une forme ou sous une autre, l'industrie accumule et
le trésor public nourrit dans nos propres capitales; l'insolence
tumultueuse du peuple politique, c'est-à-dire des cinq
cent mille citoyens romains, maîtres du Forum et des comices
par les votes et souvent du sénat par les séditions
enfin l'envie de la multitude contre les patriciens et l'ambition
effrénée des jeunes patriciens de son âge tels que
les Crassus, les Lépidus, les Antoine, les Pison, les Curion,
les Clodius, les Dolabella les Céthégus, les Catilina,
impatients de l'austérité de Caton, de la sagesse de Cicéron,
de l'autorité de Pompée, de la majesté du sénat.
On pouvait ajouter à ces éléments de trouble une armée de
gladiateurs dressés au meurtre dès leur enfance, hommes
aussi indifférents à donner qu'à recevoir la mort, qu'on
entretenait à Rome ou aux portes de Rome pour les plaisirs
sanguinaires des Romains et que César avait appelés
lui-même, sous prétexte de jeux publics, au nombre de
trois mille, à Capoue, dans la Campanie. On pouvait énumérer,
en outre, des millions d'esclaves que la voix de Sertorius avait déjà relevés de leur abjection civile en Espagne
et qui, en recevant des armes des partis politiques,
pouvaient submerger non-seulement l'État, mais la société
romaine elle-même.
Tels étaient les ferments que l'habileté perverse du jeune
César se complaisait, sinon à remuer lui-même, par pudeur
ou par prudence, du moins à voir remuer par la main du
parti désespéré des radicaux de Rome, hommes dont il
avait les moeurs et les dettes, dont il affichait les principes,
dont il se laissait proclamer tout bas le complice et tout
haut l'espérance. Voilà le mystère de cette conjuration de
Catilina, dont on pouvait avouer honorablement quelques
tendances justes et populaires en désavouant les moyens et
les instruments: mine composée avec art pour faire sauter
le gouvernement aristocratique de Rome, laquelle, comme
la poudre, s'anéantît elle-même en éclatant et ne laissât
que débris, fumée et horreur.
Napoléon voyait bien l'absurdité historique du caractère
contradictoire de Catilina et de sa conjuration, mais il avait
ses raisons pour n'y pas voir, au fond, César. Comment
s'expliquer, en effet, que Catilina eût fait trembler Rome?
qu'il eût assez de crédit sur le peuple pour y briguer avec
une vraisemblance de succès le consulat, et qu'en même
temps il fût cet homme exécrable et exécré de tous et
même de la plèbe, poursuivi jusque devant ses juges par
les malédictions de tout le peuple, et forcé de s'enfuir seul
et nuitamment, le lendemain, de la ville qu'il prétendait
bouleverser la veille ? Comment s'expliquer un tel phénomène
d'un homme à la fois si passionnément redouté et si
unanimement désiré, autrement que par une main invisible
que le lançait en avant pour tenter la fortune, et qui, en
se retirant parce que l'heure était intempestive, l'abandonnait
à son propre néant et rejetait sur lui l'horreur publique
pour la détourner de son propre crime? Il n'y a pas d'autre explication possible de ce mystère historique de Catilina
fantôme créé par César et que le souffle de César laissa
s'évanouir en te désavouant. Ajoutez-y la complaisance
hypocrite du sénat, heureux de n'avoir pas à juger un coupable
plus redouté et plus populaire, et feignant de ne voir
de crime que dans l'homme abandonné qu'on lui livrait
ajoutez-y le bonheur des factions politiques, fières de pouvoir
se laver de leurs propres perversités en flétrissant une
perversité imaginaire pire qu'elles-mêmes; ajoutez-y enfin
la vanité probe mais enflée, de Cicéron consul fier de
paraître sauver à si bon marché sa patrie et de faire des
harangues consulaires contre des fantômes vous comprendrez
dans sa vérité l'incompréhensible conjuration
sans conjurés et l'incompréhensible anéantissement sans
combat de ce factieux sans faction.
Maintenant, laissons parler Salluste. Nous savons le
mot, lisons l'énigme. C'est un admirable exercice de style
dans l'histoire, comme ce fut un admirable exercice d'éloquence
dans l'orateur et un ridicule exercice d'héroïsme
dans le sénat. Le danger était dans César, et on s'évertua
contre Catilina.
« Lucius Catilina, issu d'une noble famille, avait une
grande force d'esprit et de corps, mais un naturel méchant
et pervers. Dès son adolescence, les guerres intestines, les
meurtres, les rapines, les émotions populaires, charmaient
son âme, et tels furent les exercices de sa jeunesse d'une
constitution à supporter la faim, le froid, les veilles au
delà de ce qu'on pourrait croire; esprit audacieux, rusé,
fécond en ressources, capable de tout feindre et de tout
dissimuler convoiteur du bien d'autrui, prodigue du sien,
fougueux dans ses passions, il avait assez d'éloquence, de
jugement fort peu.
» Son esprit exalté méditait incessamment des projets
démesurés, chimériques, impossibles. On l'avait vu, depuis la dictature de Sylla, se livrer tout entier à l'ambition
de s'emparer du pouvoir quant au choix des moyens,
pourvu qu'il régnât seul, il ne s'en souciait guère. Cet
esprit farouche était chaque jour plus tourmenté par l'embarras
de ses affaires domestiques et par la conscience de
ses crimes, double effet toujours marqué des désordres
dont je viens de parler. Enfin il trouva un encouragement
dans les moeurs dépravées d'une ville travaillée de deux
vices qui sont les pires en sens contraires le luxe et
l'avarice.
" Au sein d'une ville si grande et si corrompue, Catilina,
et rien n'était plus naturel, vit se grouper autour de
lui tous les vices et tous les crimes. C'était là son cortége
le libertin, l'adultère, qui, par l'ivrognerie, le jeu, la table,
la débauche, avait dissipé son patrimoine, tout homme qui
s'était abîmé de dettes pour se racheter d'une bassesse ou
d'un crime, en un mot, tout ce qu'il pouvait y avoir dans
la république de parricides, de sacriléges, de repris de
justice ou ceux qui pour leurs méfaits redoutaient ses
sentences comme aussi ceux dont la main et la langue
parjure, exercées au meurtre des citoyens, soutenaient
l'existence; tous ceux enfin que tourmentaient l'infamie,
la misère ou le remords voilà sans exception quels
étaient les compagnons, les familiers de Catilina. Et si
quelqu'un encore pur de crime avait le malheur de se lier
avec lui d'amitié, il ne tardait pas, entraîné par la séduction
de son commerce journalier, à devenir en tout semblable
aux autres. Mais c'était surtout des jeunes gens que
Catilina recherchait l'intimité. Ces âmes tendres et flexibles
à cette époque de la vie se laissaient prendre facilement
à ses piéges; car, selon le goût de leur âge qui
dominait en eux, aux uns il procurait des courtisanes, pour
les autres il achetait des chiens et des chevaux enfin il ne
ménageait ni l'or ni les plus honteuses complaisances pour les avoir à sa dépendance et à sa dévotion. Je n'ignore
pas que quelques-uns en ont conclu que les jeunes gens qui
fréquentaient la maison de Catilina n'y conservaient guère
leur chasteté mais des conjectures tirées d'autres faits,
sans qu'on pût alléguer rien de positif, avaient seules
donné lieu à ce bruit." Et en effet, dès son adolescence, livré sans frein à sa
passion des femmes, Catilina avait séduit une vierge de
noble famille, puis une vestale, et commis maints excès
également contraires aux lois et à la religion. Et plus tard
il s'éprit d'amour pour Aurélia Aristillia, chez qui, hors
la beauté, jamais honnête homme ne trouva rien de louable.
Comme elle hésitait à l'épouser à cause d'un fils déjà
grand qu'il avait eu d'un premier mariage, il passe pour,
constant que, par la mort de ce fils, il ouvrit dans sa
maison un champ libre à cet horrible hymen.
" Ce forfait, si je ne me trompe a été l'un des principaux
motifs qui lui firent hâter son entreprise. Cette âme
impure, ennemie des dieux et des hommes, ne pouvait
trouver de repos ni dans la veille ni dans le sommeil, tant
le remords faisait de ravages dans ce coeur bourrelé! Son
teint pâle, son affreux regard, sa démarche tantôt lente,
tantôt précipitée, tout, en un mot, dans ses traits, dans
l'expression de son visage, annonçait le trouble de son
coeur."
Toutefois, cette jeunesse qu'il avait su gagner par ses
séductions, comme je viens de le dire, il avait mille manières
de la former aux crimes. De quelques-uns il disposait
comme faussaires et faux témoins honneur, fortune,
périls, ils devaient tout sacrifier, tout mépriser. Puis,
quand il les avait perdus de réputation et avilis, il leur
commandait des crimes plus importants. Manquait-il dans
le moment de prétexte pour faire le mal, il leur faisait
surprendre, égorger comme des ennemis ceux dont il n'avait point à se plaindre; ainsi, de peur que l'inaction
n'engourdît leurs bras ou leur coeur, il aimait mieux être
méchant et cruel sans nécessité."
Comptant sur de tels amis, sur de tels associés, alors
que par tout l'empire les citoyens étaient écrasés de dettes
et que les soldats de Sylla, la plupart ruinés par leurs profusions,
encore pleins du souvenir de leurs rapines et de
leurs anciennes victoires, ne désiraient que la guerre civile,
Catilina forma le projet d'asservir la république. Point
d'armée en Italie, Pompée faisant la guerre aux extrémités
de la terre pour Catalina donc, grand espoir de briguer
le consulat; le sénat sans défiance, partout une tranquillité,
une sécurité entières les circonstances ne pouvaient être
plus favorables à Catilina.
" Or, ce fut vers les calendes de juin, sous le consulat
de César et de Figulus, qu'il commença à s'ouvrir séparément
à chacun de ses amis encourageant les uns, sondant
les autres, leur montrant ses moyens, la république
sans défense, et les grands avantages attachés au succès
de la conjuration. Dès qu'il se fut suffisamment assuré des
dispositions de chacun, il réunit en assemblée tous ceux
qui étaient les plus obérés et les plus audacieux. Il s'y
trouva, de l'ordre des sénateurs, P. Lentulus, Laura,
P. Antronicus, L. Cassius Longinus, C. Céthégus, P. et
Ses. Sylla, tous deux fils de Servius, L. Vargunteius,
Q. Annius, M. Porcius, Loca, L. Bestia, Q. Curius; puis,
de l'ordre des chevaliers, M. Fulvius Nobitior, L. Statislius,
P. Gabinius Capiton, L. Cornélius; en outre, plusieurs personnes des colonies et des municipes, tenant aux premières
familles de leur pays. Il y avait encore d'autres
complices de l'entreprise, mais un peu plus secrets (César),
nobles personnages dirigés par l'espoir de dominer plutôt
que par l'indigence ou par quelque autre nécessité de position. Au reste, presque toute la jeunesse romaine, surtout
les nobles, favorisaient les desseins de Catilina. Pouvant,
au sein du repos, vivre avec magnificence et dans la mollesse,
ils préféraient, par ambition, l'incertain au certain
et la guerre à la paix. Quelques-uns même ont cru, dans
le temps, que Licinius Crassus n'avait point ignoré le complot,
et que, mécontent de ce que Pompée était à la tête
d'une grande armée, il voulait voir la puissance de tout
autre surgir pour contre balancer celle de son rival. Il se
flattait, d'ailleurs, si la conspiration réussissait, de devenir
facilement le chef du parti. Mais déjà auparavant quelques
hommes avaient formé une conjuration dans laquelle trempait
Catilina. Je vais en parler le plus fidèlement qu'il me
sera possible.
Sous le consulat de L. Tullus et de M. Lépidus, les
consuls désignés, P. Antronicus et P. Sylla, convaincus
d'avoir violé les lois sur la brigue, avaient été punis. Peu
de temps après, Catilina, accusé de concussion, se vit
exclu de la candidature au consulat, faute d'avoir pu se
mettre sur les rangs dans le délai fixé par la loi. Il y avait
à Rome un jeune noble, C. Pison, d'une audace sans
frein, plongé dans l'indigence, factieux et poussé au bouleversement
de l'État autant par sa détresse que par sa
perversité naturelle. Ce fut à lui que, vers les nones de décembre, Catilina
et Antronicus s'ouvrirent du dessein qu'ils avaient formé
d'assassiner dans le Capitole, aux calendes de janvier, les
consuls L. Catta et L. Torquatus. Eux devaient prendre les
faisceaux, et envoyer Pison avec une armée pour se rendre
maître des deux Espagnes. Le complot découvert, les conjurés
remirent leur projet de massacre aux nones de
février; car ce n'était pas seulement les consuls, c'était
presque tous les sénateurs que menaçaient leurs poignards.
Si Catilina, à la porte du sénat, ne s'était pas trop hâté de donner le signal à ses complices, on eût vu se consommer
en ce jour le pire forfait qui se fût encore commis depuis
la fondation de Rome. Mais, comme il ne se trouva pas
assez de conjurés avec des armes, cette circonstance fit
échouer le projet."
Ici Salluste compose à plaisir un discours du chef des
conjurés à ses complices, puis il ajoute aux paroles par le
drame « On disait dans ce temps-là qu'après avoir prononcé
son discours, Catilina, voulant lier par un serment
les complices de son crime, fit passer à la ronde des coupes
remplies de sang humain mêlé avec du vin.»
Dans de telles extrémités, réelles ou feintes, mais que
les terreurs des patriciens s'efforçaient de faire réputer
réelles, on chercha un homme de bien, crédule et vaniteux,
dont l'intégrité, l'éloquence et le patriotisme pussent
intimider César et ramener par de beaux discours l'opinion
alarmée du peuple à la défense de la patrie et du sénat.
On nomma Cicéron c'était l'homme d'apparat qui convenait
à un drame imaginaire. Cicéron était trop honnête
pour inventer les crimes de Catilina et de ses complices,
s'il les avait crus innocents; mais il avait trop d'esprit pour
les croire aussi dangereux que coupables, et il était assez
habile pour détacher César de ce groupe de radicaux
déhontés et pour frapper les membres, sans toucher la tête
et même sans la désigner dans ses harangues.
On ne peut douter de l'opinion qu'il avait de César, en
lisant la troisième lettre confidentielle du septième livre de
sa correspondance :
« Il est certain que nous aurons affaire à un homme
aussi puissant qu'il est audacieux et entreprenant il aura
pour lui tous les gens condamnés ou mal famés, et tous
ceux qui méritent d'être notés d'infamie sans qu'ils le soient
encore, presque toute notre jeunesse, toute cette plèbe urbaine
et exécrable, tous les tribuns en crédit sur la multitude; ajoutez-y Cassius et tous ceux qui, comme lui, vivent
de l'argent d'emprunt et sont sous la pression de leurs
dettes, ceux-là en plus grand nombre que je ne le pensais
moi-même. Il ne manque à ce parti qu'une meilleure cause,
il a tout le reste. »
On conçoit combien Cicéron devait s'étudier à séparer la
cause de César si puissant de celle de Catilina si décrié.
Dès les premiers jours de son consulat, Cicéron observait
cet aventurier de la cause de César pour lui prendre
la main dans le crime. Un de ces hommes équivoques
comme il y en a toujours dans les partis, Curius, amant de
Fulvie, épouse d'Antoine, collègue de Cicéron, l'instruisait
jour par jour de tous les projets incohérents de Catilina.
Il apprit par Curius et par Fulvie que Catilina se concertait
avec des députés allobroges, étrangers obséquieux
pour tous les partis, à qui Rome était indifférente, et qui
étaient aussi propres à rendre des factions dominantes qu'à
les vendre au sénat dans l'intérêt du succès de leurs sollicitations
à Rome. Cicéron les fit venir secrètement, obtint
d'eux l'aveu de leurs intelligences vagues avec Catilina, et
les encouragea à feindre d'entrer de plus en plus. dans ses
vues, afin d'en révéler davantage.
Ces rumeurs, jointes aux confidences que Fulvie recevait
de Curius et qu'elle transmettait à Cicéron, suffirent
au consul pour convoquer le sénat et pour intenter un procès
d'État, comme incendiaire et parricide de Rome, à
l'homme qui, peu de jours auparavant, briguait le consulat
et ne désespérait pas de l'obtenir. Mais l'opinion du peuple
lui-même, épouvanté par l'horreur des crimes supposés de
Catilina, avait tourné unanimement contre ce prétendu
coupable. Le vertige de la peur, comme cela arrive souvent
dans les moments de troubles civils, avait enlevé le
sang-froid et le jugement au peuple romain. Malheur aux
hommes et à César lui-même qu'on supposait seulement indulgents pour de pareils forfaits! L'aspect de Rome, tel
que le dépeint Salluste sous l'impression de cette panique,
est entièrement changé une tristesse morne remplace tout
à coup la sécurité et la joie licencieuse dont une longue
paix avait donné l'habitude à cette capitale; on ne voit que
des citoyens effarés courir et frissonner dans les rues; on
n'ose se confier à personne, ni s'arrêter nulle part; sans
être en guerre, on n'est plus en paix; chacun mesure à
l'excès de sa peur l'excès des périls imaginaires dont on se
sent entouré les femmes surtout, que la grandeur et la
solidité de la république avaient accoutumées à se reposer
sur l'État, sont consternées, eiles lèvent les mains vers le
ciel, s'attendrissent sur le sort de leurs petits enfants,
s'abordent, se communiquent leur effroi, et, oubliant leur
orgueil et leur luxe de la veille, désespèrent de la patrie.
On comprend que l'homme dont le nom résumait pour
la capitale toutes ces terreurs n'avait déjà plus de complices
pour l'avouer ni d'avenir pour le défendre. L'impartialité
même aurait paru une connivence, et les plus incrédules
étaient obligés de feindre la conviction. Nous avons
été témoins nous-mêmes, pendant nos transes civiles,
d'accusations aussi légères et de jugements aussi anticipés.
La panique ne raisonne pas, elle fuit ou elle frappe; malheur
à qui se trouve sous sa main Ce fut évidemment le
malheur de Catilina. II n'avait fait jusqu'à ce jour que ce
qu'avait fait César; il avait fomenté les éléments d'opposition
qui existaient dans la ville et dans les colonies romaines
de l'Italie contre le sénat et les patriciens; réclamé
les droits de citoyen romain pour les colons, la distribution
des terres stériles de l'État aux vétérans et aux prolétaires,
l'abolition d'une partie usuraire des dettes en faveur des
débiteurs écrasés par les extorsions des créanciers.
On conçoit avec quelle fureur les patriciens, le sénat,
les exploiteurs abusifs des terres à répartir, et les créanciers menacés dans leurs créances, adoptaient sans examen
les monstrueuses rumeurs répandues sur Catilina. Ils
avaient réussi, grâce à la crédulité vraie ou feinte du consul,
à faire de leur cause la cause de la patrie. Un seul
homme aurait pu contre-balancer tant de haines en se
posant avec son parti entre l'accusé et ses accusateurs
c'était César. Mais César manqua de coeur ce jour-là.
Quelle que soit l'audace, nulle ambition n'est audacieuse
contre une frénésie publique. Il y a dès vents qu'il convient
de laisser passer en s'abritant, pour se relever quand ils
s'apaisent. C'est ce que fit César.
Cependant Catilina, plus sûr que personne du néant des
attentats, des meurtres et des incendies qu'on lui imputait,
se garda bien de les confesser par la fuite; il parut résolûment
au sénat, où il ne devait rencontrer que des ennemis,
des accusateurs ou des lâches. Tout le monde s'écarta
de lui, comme d'un de ces hommes contagieux qui portent
l'impopularité avec leur ombre. Cicéron l'apostropha sans
danger dans une de ces harangues immortelles qu'il cisela
et polit à loisir bien des années après, comme on cisèle et
comme on polit la lame du poignard avec lequel on frappe
un ennemi public, non seulement dans sa vie, mais dans
sa mémoire. Cette Catilinaire théâtrale et cette intrépidité
d'apparat tiennent plus de la scène que du sénat. Il n'y a
aucun courage à invectiver celui que personne ne défend.
L'accusation de Cicéron contre Catilina est seulement la
plus magnifique et la plus oratoire, la plus longue injure
que le génie de l'éloquence ait jamais soufllée à des lèvres
d'homme.
Cicéron, après cette invective, se rassit tranquillement
pour s'essuyer le front sur sa chaise curule. César se tut.
« Catilina, dit Salluste, les yeux baissés et d'une voix modeste, se borna à supplier ses collègues de ne rien redouter
de semblable à ce que Cicéron venait d'inventer de ses prétendus forfaits Comment, leur dit-il, un homme de sa
naissance, de son éducation, de son rang, et favorisé à ce
point.par sa situation dans la société qu'il n'y avait aucune
fortune à laquelle il ne pût s'élever par des voies honorables,
comment un patricien des premières familles consulaires,
qui, à l'exemple de ses ancêtres, avait rendu déjà
d'illustres services à sa patrie, pouvait-il être soupçonné
de tramer la subversion de la république, tandis qu'elle
aurait besoin pour se sauver d'un homme tout nouveau,
à peine parvenu au rang de citoyen, tel que son accusateur
Cicéron? »
A cette ironique représaille contre le consul plébéien
que les patriciens avaient précisément choisi pour flatter
et embaucher le peuple à leur cause, le sénat tout entier se
leva comme saisi d'une sainte indignation contre la victime
qui osait railler, sous le couteau, le sacrificateur. Le bruit,
les insultes, les gestes, les imprécations des sénateurs
étouffèrent toute justification, toute voix sur les lèvres de
l'accusé. Quelle tribune et quelle assemblée n'ont pas vu
ces fureurs feintes ou concertées contre un accusé qui se
justifie? Le sang-froid et non le courage manqua à Catilina
devant cette insurrection générale de ses juges contre
lui. Il parut se repentir de son innocence. « Eh bien, dit-il
dans sa fureur, puisque, environné d'ennemis, au lieu de
juges, je suis précipité dans le crime malgré moi, j'éteindrai
sous des ruines en effet le bûcher sur lequel on veut
me consumer! »
Cicéron et le sénat, après avoir couvert d'imprécations
le plus impardonnable des scélérats selon leur discours,
s'étaient timidement bornés à lui conseiller de s'éloigner
de Rome contradiction absurde et lâche entre le crime et
la peine!
Par suite de cette même inconséquence et de cette même
lâcheté, ils laissèrent Catilina, ce fléau public, ce meurtrier, cet incendiaire, s'en aller tranquillement dans sa
maison, anéantir, si cela lui convenait, les preuves de ses
crimes, rassembler ses complices, se concerter avec ses
amis, et achever l'accomplissement de ses desseins envenimés par le désespoir et la vengeance. Une telle histoire est
plus semblable à un rêve qu'à un coup d'État. C'est pourtant
là l'histoire sans critique, ou plutôt la réticence convenue,
de la conjuration de Cat,ilina.
Le grand coupable à qui on laissait tant de moyens et
tant de motifs de précipiter l'accomplissement de ses fureurs
passe paisiblement la soirée dans sa maison à faire
ses préparatifs de départ, et part la nuit avec quelques
affranchis et quelque esclaves, sans être poursuivi, pour
la Toscane. Il laisse Lentulus, Céthégus et. tous ses amis à
Rome, leur remettant tranquillement, dit encore l'histoire,
le soin de rallier la faction, d'entretenir la constance des
conspirateurs, de tuer le consul, d'égorger le sénat, de
massacrer la moitié des citoyens, de brûler la ville. Quant
à lui, il va lever une armée de sicaires et d'incendiaires à
Arezzo, à cent lieues de Rome.
Il laisse seulement une lettre convenable pour le sénat,
dans laquelle il dit qu'assailli de fausses accusations et
accablé par la coalition de ses ennemis, il cédait à la fortune
et s'exilait lui-même à Marseille, non qu'il se reconnût
coupable des crimes monstrueux qu'on lui imputait, mais
pour rendre la sécurité à la république et pour ne point
susciter de sédition dans Rome par son inflexibilité aux
désirs du sénat.
Mais d'autres lettres, adressées par lui à ses amis particuliers
de Rome, leur disaient: que, poussé aux extrémités
par les injustices du sénat et par l'acharnement de
ses persécuteurs, il allait prendre en main la cause populaire
des débiteurs et des colons exhérédés des provinces
contre les créanciers et contre le sénat, non qu'il eût besoin pour lui-même de cette loi pour s'affranchir de ses
propres dettes, puisque la fortune de sa femme et de sa
fille lui en donnait amplement les moyens, mais pour servir,
comme il l'avait toujours fait, la cause des faibles et
des opprimés contre les forts et les puissants. Tout l'empire,
ajoute Salluste obligé de confesser l'opinion publique
à cet égard, approuvait en cela Catilina.
Ces lettres laissées et lues au sénat par Cicéron, comme
des témoignages de crime, firent lever deux armées d'observation
contre les rassemblements de Catilina en Toscane.
Antoine, collègue de Cicéron au consulat, quoique
suspect de faveur pour la cause populaire, reçut le commandement
de l'armée principale. Cicéron resta à Rome
pour surveiller et comprimer les mouvements que les partisans
de l'abolition des dettes pouvaient soulever parmi la
plèbe. Mais la plèbe elle-même, indifférente par sa misère
à l'abolition des dettes, était déjà retournée tout entière
contre le proscrit par l'horreur de l'incendie et de l'affamement
imaginaires de Rome, qu'on était parvenu à lui persuader.
La flamme et la faim n'étaient pas plus populaires
à Rome, en ce moment, que Catilina.
De nouvelles rumeurs, artificieusement semées par les
patriciens et par la panique, répandaient sans aucune
preuve que Lentulus, chef de la conjuration à Rome en
l'absence de Catilina, Statilius, Gabinius, Céthégus, tous
comme lui jeunes patriciens perdus de dettes, de moeurs,
d'adulations à la populace, devaient, à la nouvelle de l'insurrection
de Toscane, mettre le feu à douze quartiers de
Rome, afin de disperser les gardes du consul accourus
pour éteindre l'incendie; que Céthégus s'était chargé de
cerner, avec une bande de sicaires, la maison de Cicéron
et de le poignarder lui-même; que les jeunes patriciens,
fils des plus nobles maisons de Rome, devaient tuer leurs
propres pères, s'affranchir du joug des lois soutenues par eux contre les novateurs; enfin, qu'après tant de parricides,
cette jeunesse armée devait sortir de Rome et aller
rejoindre Catilina pour revenir avec lui contre la patrie!
L'absurdité de telles rumeurs en démontrait seule l'exagération
ou la démence; mais le peuple croit tout, les
sénateurs ne demandaient qu'à croire, et Cicéron, ivre
de peur et d'orgueil, croyait, sur la foi des plus légers
indices, tout ce qui pouvait lui donner la gloire de sauveur
de la patrie.
Catilina, pendant ces terreurs vraies ou artificielles de
Rome, attestait, par sa conduite et pour sa perte, qu'il ne
voulait à aucun prix ni la subversion de sa patrie, ni l'incendie,
ni le meurtre, ni même la guerre civile ou sociale;
car, rejoint à Arezzo par des milliers d'esclaves qui lui
demandaient des armes et qui lui auraient fait une armée
d'un million de bras vengeurs de leur dégradation, il les
refusa, les congédia, les renvoya à leurs sillons, et se
borna à lever une faible armée de mécontents politiques,
de soldats déserteurs, de partisans de l'émancipation des
provinces et de gladiateurs aguerris aux dissensions civiles.
Il attendait, de la seule existence de ce noyau armé, l'insurrection
politique de l'Italie par l'exemple; il savait que
le drapeau civil des novateurs qu'il levait en Toscane était
celui de César et des jeunes hommes populaires du sénat;
il ne doutait pas que l'opinion à laquelle il s'était dévoué
ne répondît par une révolution à son signal.
Telle était toute sa conjuration, et tel fut le secret de
ses lenteurs et de son immobilité dans la vallée du Picenum.
Cela était si vrai que les démagogues effrénés et
véritablement radicaux de Rome lui reprochaient, dans des
lettres qui furent saisies, de ne pas chercher des auxiliaires
partout et même dans les classes les plus abjectes, de repousser les esclaves et de ne pas allumer la guerre servile.
Possesseur de ces lettres d'objurgations démagogiques à Catilina par l'espionnage des députés allobroges qui
s'étaient perfidement chargés de les porter en rentrant en
Savoie, Cicéron envoie ses licteurs arrêter dans leur maison
Lentulus, Céthégus, Statilius, Gabinus et quelques autres
chefs de l'opinion populaire, partisans de la loi agraire et
de l'abolition des dettes; il convoque, comme pour un péril
public, le sénat dans le temple de la Concorde, lit les lettres
et demande l'emprisonnement des suspects. Le sénat les
place sous la garde des citoyens, en instruit sommairement
la cause en séance. Quelques témoins prononcent le
nom de Crassus parmi les noms des complices, d'autres
murmurent celui de César. Mais ces accusés étaient trop
grands, trop accrédités, trop redoutables pour qu'on pût
élever l'accusation jusqu'à eux; on ne voulait que des coupables
faciles à convaincre, à dépopulariser et à perdre.
On met Crassus, à l'unanimité, hors de cause; on aime
mieux déclarer son délateur faux témoin que s'attaquer si
haut. Quant à César, disent les contemporains initiés aux
secrets de la politique du jour, ni Catulus ni Pison, ses ennemis,
ni sollicitations, ni corruptions, ne purent décider
Cicéron à porter son accusation jusqu'à lui il craignait,
disent-ils, de le pousser ainsi à prendre en main la cause
trop retentissante alors des accusés et de soulever des
orages dans la république.
Mais le bruit des intelligences de César avec les conjurés
était si public et si général, qu'il fut insulté et menacé dans
le vestibule du sénat par les chevaliers romains de garde
au temple de la Concorde, et que ses collègues furent
obligés de se jeter entre lui et les chevaliers pour prévenir
des violences et peut-être sa mort.
Les accusés déjà déclarés traîtres à la patrie dans une
première séance, Cicéron demanda dans une seconde
séance qu'on délibérât sur la peine. La mort fut demandée
par Silanus, consul désigné, qui, à ce titre, parlait le premier la majorité se prononça pour le supplice.
César, sommé de dire son avis, embarrassé de condamner,
plus embarrassé d'absoudre, fit un de ces discours
équivoques de chef d'opposition dont les instruments ont
forcé ou devancé la main, contraint par la circonstance de
se déclarer, lâche s'il les abandonne, factieux et mauvais
citoyen s'il les absout. Il louvoya entre deux écueils, détestant
le crime, répudiant les hommes, se taisant sur
Catilina, se rejetant sur les dangers des condamnations
précipitées, sur de vagues professions d'humanité et de
douceur, et enfin proposant, par condescendance à l'indignation
publique, non la mort ou la prison dans Rome,
mais l'exil des coupables dans les villes municipales de
province. Là les exilés seraient sous la garde et sous la
garantie des magistrats de ces villes. Cette conclusion à
double entente avait, selon César, le mérite de satisfaire à
l'opinion publique en condamnant à une apparence de
peine, et le mérite de servir les partisans de Catilina en les
envoyant subir leur peine précisément dans ces villes municipales
des provinces où ils voulaient se rendre et où était
toute leur force d'opinion et d'insurrection contre le sénat.
Ce discours ambigu, conservé textuellement par les sténographes
de Rome, a été répété des milliers de fois dans
les tribunes modernes par des orateurs sans sincérité, sans
courage et sans vertu, plus soigneux de popularité que de
justice.
Il dégoûta le sénat et indigna Caton Caton y répondit
en grand homme de bien et en grand orateur dont l'éloquence
est plutôt dans le caractère que dans les paroles.
Nous avons aussi cette réplique de Caton. Elle montre par
les insinuations directes, et encore plus par les réticences
transparentes, ce que cet honnête homme, conscience
vivante de son pays, pensait de. l'innocence de César; la
voici. Pour qui sait lire au delà de la lettre morte, il n'y a pas de plus cruelle conviction de la culpabilité de César:
« Je vois l'affaire qui nous occupe sous un jour bien différent,
sénateurs, soit que j'envisage la chose même et nos
périls, soit que je réfléchisse sur les avis proposés par plusieurs
préopinants. Ils se sont beaucoup étendus, ce me
semble, sur la punition due à des hommes qui ont préparé
la guerre à leur patrie, à leurs parents, à leurs autels, à
leurs foyers. Or, la chose même nous dit qu'il faut plutôt
songer à nous prémunir contre les conjurés qu'à statuer
sur leur supplice. Car les autres crimes, on ne les poursuit
que quand ils ont été commis; mais celui-ci, si vous ne le
prévenez, vous voudrez en vain, après son accomplissement,
recourir à la vindicte des lois. Dans une ville conquise,
il ne reste rien aux vaincus. Mais, au nom des dieux
immortels, je vous adjure, vous, pour qui vos maisons, vos
terres, vos statues, vos tableaux, ont toujours été d'un plus
grand prix que la république, si ces biens, de quelque nature
qu'ils soient, objets de vos tendres attachements, vous
voulez les conserver, si à vos jouissances,vous voulez ménager
un loisir nécessaire, sortez enfin de votre engourdissement
et prenez en main la chose publique. Il ne s'agit
aujourd'hui ni des revenus de l'État ni des outrages faits à
nos alliés c'est votre liberté, c'est votre existence qui.sont
mises en péril.
Souvent, sénateurs, ma voix s'est élevée dans cette
assemblée, souvent le luxe et l'avarice de nos concitoyens
y furent le sujet de mes plaintes, et, pour ce motif, je me
suis fait beaucoup d'ennemis car moi, qui ne me serais
jamais pardonné même la pensée d'une faute, je ne pardonnerais
pas facilement aux autres les excès de leurs passions.
Mais, bien que vous tinssiez peu de compte de mes
représentations, la république n'en était pas moins forte,
sa prospérité était l'excuse de l'insouciance. Aujourd'hui il
ne s'agit plus de savoir si nous aurons de bonnes ou de mauvaises moeurs, si l'empire romain aura plus ou moins
d'éclat et d'étendue, mais si toutes ces choses, quelles
qu'elles puissent être, nous resteront ou tomberont avec
nous au pouvoir de nos ennemis. Et quelqu'un ici viendra me parler de douceur et de
clémence, il y a déjà longtemps que nous ne savons plus
appeler les choses par leur nom. Pour nous, en effet, prodiguer
le bien d'autrui s'appelle largesse l'audace du
crime, c'est le courage. Voilà pourquoi la république est
au bord de l'abîme. Que l'on soit (j'y consens, puisque ce
sont là nos moeurs) généreux des richesses de nos alliés,
compatissant pour les voleurs publics mais que du moins
on ne se montre pas prodigue du notre sang, et que, pour
sauver quelques scélérats, tous les bons citoyens ne soient
pas sacrifiés. C'est avec beaucoup d'art et.,de talent que
César vient de disserter devant cette assemblée sur la vie et
sur la mort. Il estime faux, je le crois, ce que l'on raconte
des enfers, à savoir que, séparés des bons, les
méchants vont habiter des lieux noirs, arides, affreux,
épouvantables. Son avis est donc de confisquer les biens des
conjurés et de retenir les conjurés eux-mêmes en prison
dans les municipes. Il craint sans doute que, s'ils restaient
à Rome, ils ne fussent, ou par les complices de la conjuration,
ou par une multitude soudoyée, enlevés à force ouverte
comme s'il n'y avait de méchants et de scélérats que
dans Rome et qu'il n'y en eût point par toute l'Italie
comme si l'audace n'avait pas plus de force là où il existe
moins de moyens pour la réprimer Ce conseil que donne
César est donc illusoire, s'il craint quelque danger de la
part des conjurés. Si au milieu d'alarmes si grandes et si
générales, il est seul sans crainte, c'est pour vous comme
pour moi un motif de craindre davantage. Ainsi, lorsque vous statuerez sur le sort de L. Lentulus
et des autres détenus, tenez pour certain que vous prononcerez à la fois sur l'armée de Catilina et sur tous les
conjurés. Plus vous agirez avec vigueur, moins ils montreront
de courage mais, pour peu qu'ils vous voient mollir
un instant, vous les verrez plus déterminés que jamais. Gardez-vous de penser que c'est par les armes que
nos ancêtres ont élevé la république, si petite d'abord, à
tant de grandeur S'il en était ainsi, elle serait entre nos
mains encore plus florissante, puisque citoyens, alliés,
armes, chevaux, nous avons tout en plus grande quantité
que nos pères. Mais il est d'autres moyens qui firent leur
grandeur et qui nous manquent au dedans l'autorité au
dehors une administration juste, dans les délibérations une
âme libre et dégagée de l'influence des vices et des passions. Au lieu de ces vertus, nous avons le luxe et l'avarice,
la pauvreté de l'État, l'opulence des particuliers; nous
vantons la richesse, nous chérissons l'oisiveté; entre les
bons et les méchants, nulle distinction. Toutes les récompenses
de la vertu sont le prix de.l'intrigue. Pourquoi s'en
étonner, puisque de vous tous, tant que vous êtes, chacun
ne pense que pour soi? Chez vous, esclaves des voluptés;
ici, esclaves des richesses et de la faveur. De là vient que
l'on ose se jeter sur la république délaissée. Mais laissons ce discours. Des citoyens de la plus haute noblesse ont conjuré
l'embrasement de la patrie. Le peuple gaulois, cet ennemi
implacable du peuple romain, ils l'excitent à la guerre; le
chef des révoltés, avec son armée, tient le glaive sur vos
têtes. Et vous temporisez encore Vous hésitez sur ce que
vous devez faire d'ennemis arrêtés dans l'enceinte de vos
murs ! Prenez en pitié, je vous le conseille, des jeunes
hommes que l'ambition a égarés Faites mieux, laissez-les
partir tout armés Certes, toute cette mansuétude et cette
pitié, une fois qu'ils auront pris les armes, feront place au
sentiment de vos propres misères. Sans doute le danger est terrible mais vous ne le craignez pas. qu'ai-je dit? il
vous épouvante; mais dans votre indolénce, dans votre
pusillanimité, vous vous attendez les uns les autres; vous
différez, vous fiant sans doute sur les dieux immortels à qui
notre république a, dans les plus grands périls, dû plus
d'une fois son salut. Ce n'est ni par des voeux ni par de
lâches supplications que s'obtient l'assistance des dieux. La
vigilance, l'activité, la sagesse des conseils, voilà ce qui
garantit le succès. Dès qu'on s'abandonne à l'indolence et
à la lâcheté, en vain on implore les dieux, ils sont courroucés
et contraires. Du temps de nos pères, L. Manlius Torquatus, dans
la guerre des Gaulois, fit mourir son propre fils pour avoir
combattu l'ennemi sans son ordre. Le jeune héros expia par
sa mort un excès de courage. Et vous, vous balancez à
statuer sur le sort d'exécrables parricides Sans doute le
reste de leur vie demande grâce pour ce forfait. Oui, respectez
la dignité de Lentulus, si lui-même a jamais respecté
la pudeur ou sa propre réputation, s'il a jamais respecté ou
les dieux ou les hommes; pardonnez à la jeunesse de Céthégus,
s'il ne s'est point déjà deux fois armé contre sa patrie.
Mais que dirai-je de Gabinius, de Statilius, de Céparius,
qui, s'il eût existé pour eux quelque chose de sacré, n'auraient
point tramé un si noir complot contre la république? Enfin, sénateurs, je le proteste, s'il pouvait être ici
permis de faillir, je ne m'opposerais pas à ce que l'événement
vînt vous donner une leçon, puisque vous méprisez
mes discours mais nous sommes enveloppés de toutes
parts. Catilina avec son armée est à nos portes. Dans nos
murailles, au coeur même de la ville, nous avons d'autres
ennemis. Il n'est mesure ni délibération qui puissent être
prises secrètement raison de plus pour nous hâter. Voici
donc mon avis puisque, par l'exécrable complot des plus
grands scélérats, la république est tombée dans le plus grand péril puisque, par le témoignage de T. Volturicus
et des ambassadeurs allobroges, aussi bien que par leurs
propres aveux, ils sont convaincus d'avoir comploté le
massacre, l'incendie et d'autres attentats affreux, atroces,
envers leurs concitoyens, j'opine pour que, d'après ces
aveux et la preuve acquise contre eux d'un crime capital,
ils soient, conformément aux institutions de nos ancêtres,
livrés au dernier supplice. »
Ce discours, où l'on sentait le nerf du républicain antique,
cette apostrophe intrépide à César: « Quand les
hommes comme vous ne craignent rien, tous les bons citoyens
doivent craindre » entraînèrent le sénat et atterrèrent
César. Il se tut, ne jugeant pas sûr de défier un
homme de bien et de demander à Caton la signification de
ses paroles. C'était s'avouer complice.
Cicéron ne donna pas au sénat et à l'opinion le temps de
revenir sur un jugement politique prononcé à la chaleur
des harangues, sous la panique de la ville, sans procès,
sans enquête, sans contradiction, sans autres preuves que
des lettres à double sens. Sûr de la défection de Cassius et
de César, trop heureux de laisser tomber là colère du
peuple sur quelques misérables sûr du sénat qui se vengeait
de ses craintes sûr du peuple et même de la populace
qui applaudissaient sur la place de la Concorde au
supplice des prétendus incendiaires de Rome, il conduisit
lui-même les condamnés à la prison.
« C'était, dit Salluste, un cachot appelé plus tard, du
nom de Cicéron, Tullianum. On y descend, après avoir
franchi le vestibule, en tournant à gauche, à environ douze
pieds romains au-dessous du sol des pierres énormes le
rendent de toute part impénétrable et forment au-dessus
une voûte liée par des blocs incrustés les uns dans les autres
les ténèbres, l'humidité, les immondices, l'odeur
fétide de ce souterrain consternent les sens. Dès que Lentulus y fut descendu, on. l'y étrangla par ordre du consul
telle fut la fin de ce patricien de l'illustre famille des Cornélius,
aussi vieille et aussi illustre que Rome, et qui avait
exercé lui-même la suprême autorité du consulat dans sa
patrie! Céthégus, Statilius, Gabinius (ami de César) et
leurs complices, y descendirent à leur tour pour y subir la
même mort et la même ignominie »
Cicéron avait pris sur lui de précipiter leur supplice
sans qu'aucune des formalités légales nécessaires à Rome
pour l'exécution des jugements fût remplie. Ce fut le coup
d'État de l'impatience, de la vanité et de la terreur. Seul
reproche, mais non pas seule pusillanimité de ce grand esprit,
qui ne put jamais être un grand homme!
Depuis ce sacrifice à la faveur des patriciens et à la panique
féroce de la multitude, Cicéron ne fit plus que chanceler
dans la vie publique comme un homme poursuivi par
un remords, et il accumula sur sa tête des représailles qui
le suivirent jusqu'à la tragédie de sa mort. La langue qui
avait converti en crimes d'État les complots de quelques
étourdis débauchés, et demandé la mort de tant de patriciens
au nom de quelques rumeurs publiques, fut percée
de l'aiguille de Fulvie et clouée à la tribune où sa parole
avait tué un fantôme de faction.
Catilina, à la nouvelle du meurtre de ses amis et de la
marche de l'armée d'Antoine, s'éloigna de la Toscane avec
quelques milliers de colons de Sylla, mal armés, pour se
rapprocher des Allobroges. Cerné, a la descente des montagnes
de l'Apennin, d'un côté par Métellus Céler, de
l'autre par Antoine, il harangue ses soldats avec l'éloquence
du désespoir, préfère la mort à la fuite, commande
en général, combat en héros, balance la victoire; puis,
quand il voit le nombre l'emporter sur la valeur, il se précipite
presque seul, à dix pas en avant de son armée, et
tombe sous le fer qu'il a provoqué. Le combat fini, disent les récits de la bataille, on vit
ce qu'étaient le courage et la résolution inspirés par Catilina
aux soutiens de sa cause. Le corps de chacun de ses
soldats occupait, mort, la place qu'il avait occupée, vivant;
toutes les blessures avaient été reçues en face; on trouva le
corps de Catilina seul et bien loin en avant des siens, sur
un monceau d'ennemis qu'il avait immolés avant de succomber
lui-même il respirait encore, et son visage conservait
dans la mort l'expression désespérée qui l'animait
pendant la vie.
Cependant, la mort héroïque de Catilina, la composition,
toute d'hommes libres, de son armée, et son refus
d'enrôler les esclaves, prouvèrent qu'il n'avait jamais médité
la guerre servile, la subversion, et encore moins l'incendie
de Rome On commença à réfléchir, à murmurer
contre la précipitation de Cicéron; à disculper César, et
bientôt à l'honorer pour des opinions populaires qui l'avaient
fait insulter dans le sénat et qui n'étaient des crimes qu'envers
sa caste. Le peuple, inquiet des périls que pouvait
courir son favori au milieu des patriciens ses ennemis, le
suivait en foule quand il se rendait aux séances, et le redemandait
à grands cris lorsqu'il tardait trop à sortir.
Ces agitations de la multitude en faveur de César alarmèrent
tellement le sénat, que le sévère Caton lui-même
proposa, pour contre-balancer sa popularité, de faire à la
plèbe, au nom du sénat, des distributions mensuelles de
blé pour fermer la bouche aux murmures. Mais César,
nommé préteur malgré les patriciens, poussa jusqu'à la
sédition la passion de la multitude pour lui; il soulevait et
il apaisait à son gré ces agitations plébéiennes, en sorte
que le peuple croyait lui devoir la sujétion du sénat, et que
le sénat, tremblant, le remerciait en corps de l'apaisement
du peuple. Tribun à deux faces, tel qu'on n'en avait pas
vu encore à Rome jusqu'à lui, d'une main soulevant et de l'autre refrénant la ville., il ne voyait plus, entre le pouvoir
suprême et lui, que le grand Pompée.
Trop novice encore dans l'armée pour le combattre, il
s'attacha à le séduire. Il exploita habilement des mécontentements
personnels de Pompée contre le sénat, qui refusait
de ratifier ses mesures en Asie après ses victoires sur
Mithridate. Pompée, homme nouveau lui-même comme
Cicéron, se plaignait avec raison de l'ingratitude et de
l'insolence d'un sénat qui ne subsistait que par son appui.
Il était trop haut dans la gloire pour redouter la rivalité
d'un jeune homme qui n'avait pour tout titre militaire
qu'une couronne de laurier reçue au siège de Lesbos; il
désirait se faire un soutien du parti des plébéiens pour
contraindre les patriciens à pactiser avec sa puissance.
César était le noeud par lequel cette grande idole des
vétérans pourrait se rattacher, sans paraître se dégrader,
aux idées et aux intérêts populaires. César, de son côté,
manquait de force dans le sénat et de considération dans
le parti des honnêtes gens. Il ne craignait pas de fortifier
dans Pompée un homme qui n'était à ses yeux qu'un grand
fantôme de vaine gloire, propre à lui garder la place et à
habituer les Romains au joug plus durable qu'il leur préparait
il flatta donc sans crainte celui qu'il était sûr d'humilier
à son heure. Il réconcilia Pompée avec Crassus, le
plus accrédité des tribuns après lui.
Un triumvirat secret d'influences combinées sur le gouvernement
de Rome se négocia sous ses auspices entre ces
trois hommes coalition inégale où Pompée apportait la
gloire, Crassus l'or, César le génie, la popularité et l'ambition.
Pompée promit à César les voix de ses innombrables
clients pour le gouvernement militaire de l'Espagne;
Crassus lui prêta huit millions pour s'affranchir de ses
créanciers avant de partir de Rome.
César, devenu ainsi préteur et aspirant déjà au consulat, osa tout contre le parti de Cicéron et des patriciens,
auxquels il avait arraché l'appui de Pompée. Il se déclara
ouvertement le protecteur de Clodius, le plus turbulent des
tribuns, qui voulait imiter les Gracques et qui avait juré la mort de Cicéron. Il fit inscrire cet agitateur, né, comme les
Gracques, d'une famille illustre, et qui voulait, comme
eux, répudier l'aristocratie en se jetant dans les rangs des
plébéiens il fit arrêter Caton lui-même en plein sénat pour
une harangue trop courageuse contre lui. Mais la vertu de
Caton contrastait trop avec l'indigne prison à laquelle César
l'avait condamné pour que l'opinion publique tolérât
une telle profanation. César se hâta de lui rendre la liberté,
de peur d'offenser les Romains.
Les peuples les plus corrompus se complaisent à laisser
debout dans leurs assemblées quelques hommes incorruptibles,
comme une pierre d'attente pour des temps meilleurs,
ou comme une vaine représentation de la vertu antique
dont les nations se décorent encore, même quand
elles ne veulent plus s'en servir. Tel.était Caton: une exception
au temps, une colonne debout dans une ruine.
En même temps, pour retenir Pompée dans son alliance,
il fit accuser un certain nombre de sénateurs d'avoir conspiré
l'assassinat de Pompée. Enfin il lui donna pour épouse
sa fille Julie, qu'il avait eue, à dix-sept ans, de sa première
femme. Julie, adorée de son père et de son mari, fut, pendant
qu'elle vécut, un lien de coeur entre deux rivaux qui
n'étaient unis jusque-là que par la politique. Tranquille
sur la solidité d'une alliance fondée sur de tels appuis, il
brigua et obtint le consulat.
On lui donna pour collègue un homme opulent, mais
nul, nommé Bibulus, dont il effaça si complétement le nom
et les actes par sa conspicuité dominante, qu'on oublia qu'il
y avait deux consuls. Il profita de son autorité consulaire
pour s'emparer de plus en plus de la multitude par une loi agraire, assez modérée pour ne pas blesser Pompée, assez
insolente pour humilier le sénat, assez libérale pour paraître
une satisfaction suffisante à la plèbe.
Son collègue Bibulus l'homme des patriciens ou des
conservateurs, ayant voulu protester contre ces innovations,
fut assiégé par une émeute soudoyée par César, et
précipité de son tribunal au milieu du Forum par César
lui-même, aux applaudissements du peuple. La terreur
était telle que le sénat, auquel Bibulus en appela de ces
outrages de son collègue, n'osa ni informer ni murmurer.
L'homme qui traitait ainsi les lois pouvait-il s'arrêter devant
la liberté de sa patrie?
Son consulat avait fait d'un chef de parti un pouvoir
public. Il ne consentit à en descendre que pour s'y faire
regretter, pour y remonter à son gré et à son heure, pour
y pousser en son absence ses créatures. Cette absence de
Rome était pour lui un calcul il avait besoin du prestige
que donnent la distance, le bruit d'un nom venu de loin,
l'exagération que les récits populaires ajoutent toujours aux
exploits d'un homme que son pays suit des yeux. Il se trouvait
précisément dans les mêmes circonstances où le général
Bonaparte, ce César français, se trouvait sous le directoire
quand il rêva une expédition semi-fabuleuse en
Égypte, pour que l'éclat de l'Orient le désignât à l'attention
de l'Europe.
Embarrassé de lui-même au dedans, César, comme Bonaparte,
n'avait plus en ce moment de place convenable
qu'au dehors. Quelque important qu'il fût par son parti
dans Rome, sa popularité civile et même factieuse ne pouvait
pas contre-balancer longtemps la gloire acquise par
les armes, et l'autorité consacrée par l'habitude, de Pompée.
Il fallait l'épée à l'homme qui n'était encore que le
plus séduisant des tribuns.
Tout le monde se prêta avec empressement à ce désir d'expatriation dans les camps, manifesté par le perturbateur
de Rome le sénat, pour se délivrer de la présence
d'un orateur et d'un tribun qui rendait Caton sans écho et
Cicéron muet; les patriciens, pour s'affranchir d'un déserteur
de sa caste, qui jetait à la plèbe les terres et les priviléges
de la noblesse; les citoyens, pour pacifier Rome en
n'y laissant pas un concurrent à leur idole, le grand Pompée
la plèbe, pour accroître l'autorité d'un chef qui promettait
de donner des légions à ses caprices Pompée
enfin, pour régner seul, dans sa tranquille majesté, à
Rome, et pour se délivrer d'un allié dont la supériorité
trop proche l'offusquait.
César, après avoir bien réfléchi à la partie du monde où
il irait agrandir sa renommée et son influence, choisit les
Gaules. Partout ailleurs il trouvait des sentiers battus par
d'autres gloires, des comparaisons propres à diminuer ses
triomphes, des noms en possession des provinces et qu'il
lui serait difficile de détrôner. S'il choisissait l'Espagne, il
y trouvait les souvenirs et les légions de Pompée; s'il choisissait
l'Afrique, il y trouvait la mémoire des Scipions et
les ruines de Carthage; s'il choisissait la Grèce, il y trouvait
les victoires et les colonnes de Sylla; s'il choisissait les
Indes, il y trouvait Alexandre; enfin, s'il choisissait l'Asie
Mineure et les royaumes de Mithridate, il y retrouvait encore
les conquêtes incomparables du grand Pompée, qui
venait de refouler cet ennemi des Romains jusqu'à la mer
Noire.
Les Gaules seules étaient une terre neuve où pouvait
germer dans les ténèbres de l'éloignement et dans le sang
des barbares un nom nouveau, un nom qui flattât l'orgueil
des Romains. Les lettres de Cicéron donnent à ces
conjectures la certitude d'une opinion publique unanimement
admise parmi les confidents de l'ambition de César.
Suétone lui attribue ouvertement la même pensée. On ne se trompe pas en jugeant un ambitieux sur son intérêt.
On lui décerna donc d'abord le gouvernement de la
Gaule cisalpine, c'est-à-dire du versant des Alpes qui
regarde l'Italie et qui entoure le golfe Adriatique; puis
de la Gaule qu'on appelait alors chevelue, à cause des longues
chevelures que ses habitants demi-barbares laissaient
pendre sur leurs épaules. César éprouva une telle joie de
cette double investiture, qu'il en oublia toute prudence et
qu'il s'écria en plein sénat « qu'il était parvenu enfin au but
de ses désirs, qu'il pouvait braver ses ennemis, et qu'il
foulerait désormais sous ses pieds tous ceux qui avaient
fait obstacle à sa fortune »
Une telle audace dans un sénat où siégeaient Pompée et
la majesté de la république scandalisa un de ces obscurs
railleurs qui se vengent de leur obscurité par des réparties
« Nous verrons, dit-il à César, si cela sera si facile à un homme qui a joué à la cour de Nicomède le rôle
d'une femme! Cela n'a pas empêché Sémiramis, répliqua
témérairement César, de régner sur la Syrie! »
Son commandement devait durer trois ans; on le porta
à cinq, et on lui donna les légions pour ce temps. Le
sénat, jaloux par servilité d'égaler les libéralités du
peuple, s'empressa de condescendre, par ses décrets, à
tous les désirs de César. Avant d'être le conquérant des
Gaules, Rome l'en faisait plus qu'un roi.
Les Gaules comprenaient alors, indépendamment de
l'Illyrie, des plaines arrosées par le Pô, du Piémont, de
la Lombardie, d'une partie des Apennins et du pays de
Lucques, tout l'espace compris entre les Pyrénées, les
Alpes, le Rhin et l'Océan, c'est-à-dire la Savoie, l'Helvétie,
la France, la Belgique et la Hollande.
Les Gaules étaient alors une proie toute préparée pour
la conquête. Les différentes peuplades qui la composaient,
alluvions successives des inondations des Barbares, barbares elles-mêmes, n'étaient qu'une anarchie sans fixite
au dedans, une confédération sans lien au dehors. Divisées
non-seulement en races, mais aussi en castes, tour à
tour subordonnées, ou antipathiques, ces peuplades n'avaient
d'autre unité que la religion, et cette religion était
atroce.
Les druides, théocratie enracinée dans la superstition
commune, gouvernaient le peuple par la terreur du ciel et
maintenaient cette terreur par des hécatombes humaines.
Les autels étaient des billots de pierre sur lesquels on
creusait dés égouts de sang.
Quand la conquête des Romains n'aurait fait qu'arracher
la Gaule aux druides et l'initier à des cultes plus doux, il
faudrait bénir les guerres de César. Elles asservirent un
peuple, mais elles délivrèrent l'esprit humain. Cette religion,
aux mains rouges de sang, les guerres civiles incessantes,
les luttes invétérées entre les druides, les nobles,
le peuple, les esclaves, la férocité originelle, la barbarie
qui enlève son prix à la vie, les distances, les forêts, les
marais, les fleuves, les armes sauvages, l'habitude d'être
toujours armés, enfin une rivalité de mépris de la mort et
une passion innée pour l'indépendance auraient rendu les
Gaulois invincibles s'ils avaient été unis. Leur division,
leur mobilité proverbiale, leur incohérence entre les divers
groupes de population, leur dissémination entre des chefs
plus ennemis les uns des autres qu'ils ne l'étaient de l'ennemi
commun, les rendaient faciles à l'asservissement. Il
suffisait de mettre le coin romain dans ce granit décomposé
ou non encore suffisamment .aggloméré par le
temps, pour que le bloc tombât en poussière.
D'héroïques résistances isolées, et nulle entente générale
de résistance commune voilà ce que César avait à attendre
ou à craindre d'un tel pays. Il allait combattre des
guerriers, mais point d'armée, ou des armées précaires comme le chef qu'elles élevaient ou qu'elles précipitaient
par leurs acclamations.
César, qui avait d'instinct la philosophie de la guerre
comme celle de la politique et des factions, comprit, après
un premier regard sur les Gaules, que les deux conditions
de succès dans un pays barbare étaient l'organisation
d'une armée peu nombreuse, mais indissoluble par la discipline
et la tactique, et, sur un pays vaste et décentralisé,
la rapidité des mouvements et des marches. Ce fut la
tactique opposée à celle de Bonaparte, qui, ayant à combattre
les vieilles phalanges savantes et méthodiques de
l'Europe, jeta des masses innombrables sur des bataillons
exercés.
Chacun de ces hommes de guerre avait sa raison dans
son temps et dans la nature différente de son ennemi. Bonaparte
eût été vaincu dans les Gaules, comme il le fut en
Espagne; César aurait été vaincu par les armées compactes
de l'Autriche, de la Russie et de la Prusse en Italie. Se
conformer par des moyens divers à des temps et à des lieux
divers, c'est le même génie.
César partit de Rome avec ce plan, sans s'inquiéter
beaucoup du petit nombre de légions que la république lui
accordait. Son âme avait le secret de doubler ses forces.
Mais, comme la guerre n'était pour lui qu'un moyen d'empire
et non un but d'ambition satisfaite par des victoires,
il s'occupa, en partant, de son retour plus que de son départ.
Un événement domestique faillit déjouer ses intrigues
avec le parti de la plèbe romaine, parti qu'il avait le plus
remué depuis sa jeunesse et sur lequel il comptait le plus
pour les grandes séditions civiles qui devaient tôt ou tard
le rappeler pour chef ou pour arbitre à Rome.
Il y avait à Rome un jeune patricien, émule des
Gracques, dont nous avons prononcé le nom parmi ceux
des protégés de César et des favoris de sa faction c'était Clodius. Doué de tous les dons de la naissance, de la
figure et de la richesse, Clodius était né pour décorer
l'aristocratie; mais son impatience d'honneurs, son immoralité
et sa turbulence lui avaient fait chercher une fortune
plus prompte, plus bruyante et plus orageuse dans les séditions
de sa patrie. C'était un de ces hommes néfastes qui
naissent dans la décadence des nations pour précipiter la
ruine des institutions et des pouvoirs et pour s'ensevelir
eux-mêmes sous les débris.
Il avait à la fois l'orgueil de l'aristocratie où il était né
et l'envie de la démagogie où il s'était jeté pour écumer
de la popularité à défaut d'estime. Son éloquence, désordonnée
et convulsive comme son âme, convenait merveilleusement
à la populace, qui ne veut pas être dirigée, mais
agitée. Il soulevait celle de Rome, comme le vent soulève
les vagues, sans s'inquiéter des excès et des délires auxquels
elle s'abandonnait à sa voix. Pourvu qu'il eût le mouvement
et le bruit, peu lui importait le crime! Il n'avait
pour conscience que sa passion. Il était l'ennemi né de tous
les hommes de bien; Caton, Cicéron, Pompée lui-même,
étaient sans cesse désignés par lui aux poignards des sicaires
comme les seuls obstacles de l'anarchie, seul gouvernement
compris par ce révolté contre toutes ces lois.
Il enrôlait, il soldait, il traînait partout à sa suite une
bande de vociférateurs, de gladiateurs et de scélérats, qui
assiégeaient les maisons de ses ennemis, qui imposaient
leurs volontés aux comices du peuple, et qui faisaient
trembler même le sénat.
C'était le roi de la multitude, le Danton de Rome, mais
un Danton subalterne, sans autre politique que le tumulte,
sans autre éloquence que la vocifération. De tels hommes,
odieux à tous dans les jours de sang-froid, ont, dans les
temps de trouble, la force que la convulsion donne aux
hommes saisis d'un accès de délire. Ils sont la fièvre chaude des attroupements, ils périssent après le paroxysme,
mais ils sont redoutables pendant l'accès.
Tel était le grand démagogue de Rome Clodius.
César seul avait de l'empire sur Clodius, parce que
César était un Clodius de génie, un Clodius modéré, un
Clodius politique qui couvrait la démagogie tumultueuse du
vrai Clodius de sa considération quand elle tombait dans le
mépris, de sa protection quand elle formulait des désordres,
de son indulgence quand elle touchait au crime. D'ailleurs,
César, comme on l'a vu, n'avait pas craint de faire
lui-même violence au sénat, aux lois, à son collègue le
consul Bibulus, pour favoriser les prétentions de Clodius au²
titre de plébéien et aux fonctions de tribun du peuple,
dont ce titre de plébéien était la condition à Rome.
Ces services forçaient Clodius, sinon à la reconnaissance,
au moins à une déférence qui profitait à César.
Entre ces deux hommes il y àvait un lien d'ambition d'un
côté, de clientèle de l'autre. Il leur importait également
de ne rompre à aucun prix cette coalition sourde de l'ambition
et du crime.
Un hasard allait mettre à une pénible épreuve cette
alliance des deux agitateurs de Rome, et montrer si dans
César l'homme l'emportait sur l'ambitieux ou l'ambitieux
sur l'homme.
Clodius, qui fréquentait la maison de César, aimait
Pompéia, la jeune et belle épouse du consul. Pompéia,
séduite par la jeunesse et par les grâces de Clodius, avait
préféré le tribun au héros.
Cette passion criminelle de Pompéia et de Clodius
éprouvait des obstacles dans la nombreuse domesticité
de César et dans la surveillance de sa mère, femme austère,
qui gouvernait sa maison. Une jeune esclave de
Pompéia, nommée Abza, corrompue à prix d'or par
sa maîtresse, favorisait les entrevues secrètes des deux amants. Les fêtes de la Bonne Déesse, pendant lesquelles
les femmes célébraient, dans l'intérieur de leur maison,
des cérémonies mystérieuses d'où les hommes étaient sévèrement
exclus, parut à Clodius une occasion propice de
s'approcher de Pompéia sans risquer de rencontrer César.
JI se déguisa en chanteuse, déguisement que sa jeunesse,
sa taille, la blancheur féminine de son teint, ne
démentaient pas au demi-jour des flambeaux, et il pénétra
sous ce voile dans le vestibule de la maison du consul.
Abza, qui l'attendait à la porte, feignit de le prendre pour
une des chanteuses convoquées pour la fête, le conduisit
par la main à l'étage supérieur, et, le laissant seul dans un
corridor obscur, s'empressa d'aller prévenir sa maîtresse.
Mais, pendant la courte absence d'Abza, Clodius, rencontré
et reconnu pour un homme déguisé en femme par une
esclave d'Aurélia, mère de César, s'enfuit et se cacha dans
la chambre d'Abza.
Le sacrifice profané et interrrompu par le bruit de ce
scandale remplit la maison de trouble et de rumeur. Clodius,
cherché avec horreur par toutes les femmes, est
découvert dans la chambre de l'esclave complice; il est
chassé comme un sacrilége, et les femmes, sortant en foule
de la maison profanée, remplissent la ville du récit, et du
scandale, et de l'impiété adultère de Clodius. La mort,
dans les lois romaines, devait être l'expiation d'un tel forfait.
Les tribuns citent Clodius à leur tribunal. Le peuple,
qui lui est vendu et qui pardonne tout à ceux qui le
servent, prend le parti de son démagogue favori. L'émeute
l'absout d'avance, pendant que les juges, intimidés, l'interrogent.
César, le plus intéressé de tous dans le procès, partage
entre son honneur à venger et son ambition à préserver,
n'hésite pas à sacrifier son honneur. Cité comme témoin,
il déclare aux juges « qu'il n'a aucune connaissance de ce qu'on impute à Clodius. » Le tribun qui l'interroge, étonné
d'une réticence si étrange, lui demande pour quel motif
alors il a répudié Pompéia le lendemain de la découverte
de Clodius dans sa maison. Il explique cette inconséquence
évidente par un de ces mots qui cachent le vide de sens
sous l'apparat du sophisme. «C'est, dit-il, que la femme
de César ne doit pas même être soupçonnée. »L'esprit de
parti se contenta de cette réponse qui si elle était sérieuse,
condamnerait une femme innocente pour le crime
de son suborneur ou pour la malignité de ses calomniateurs.
Mais César éluda ainsi la rupture des intelligences qu'il
voulait conserver avec le boute-feu de Rome.
Il profita même de cette circonstance pour s'assurer un
appui de plus dans le sénat en épousant Calpurnie, fille
de Pison, homme consulaire, du tiers parti de Rome, dont
l'alliance était une racine jetée de loin dans l'aristocratie.
Ayant ainsi combiné ses popularités contraires dans la
plèbe, dans les vétérans et dans les colons par ses lois
agraires, dans le sénat par Pompée, dans le parti des
honnêtes gens par Cicéron, dans le parti de Marius par sa
première femme, dans le parti de Sylla par la seconde,
dans le parti intermédiaire par la troisième, dans la coterie
des riches par Crassus, dans la horde des démagogues et
des scélérats par Clodius, il rassembla, dit-on, avant son
départ, tous les membres de ces factions diverses, dont il
avait fait ainsi sa faction personnelle, et il leur fit prêter
serment de soutenir dans Rome sa fortune, pendant qu'il
allait grandir pour revenir à son tour servir de sa toute puissance
leurs intérêts.
Ce fut la ligue de toutes les ambitions subalternes avec
l'ambition suprême. Tout en est vrai dans la contexture,
excepté sans doute le serment rapporté par Suétone. César,
assez impie pour douter des dieux, n'était pas assez novice
pour croire qu'on retenait les hommes politiques par un serment. Le seul serment pour lui, c'était l'intérêt personnel
de ses complices; tous étaient bien convaincus que
sa fortune était leur fortune, et qu'ils ne pouvaient désormais
s'élever ou tomber qu'avec lui.
César lui-même a écrit sa guerre des Gaules avec la rapidité
et la concision d'un soldat ou d'un géographe qui
note en courant les lieux et les choses. Ses Commentaires,
ouvrage, selon nous, trop loué sur le nom de l'auteur par
les superstitions de la renommée, n'est qu'un registre, tenu
par un compilateur affairé, de matériaux préparés pour
rédiger à loisir sa véritable histoire. Il n'y a guère que ce
qu'on estime dans un catalogue de faits exactitude, clarté,
précipitation de plume ébauche dessinée à grands traits,
mais rarement peints encore moins sentis çà et là quelques
bons éclairs de style qui illuminent par moments un
horizon vaste et obscur; mais en général une aridité, une
sécheresse une nudité osseuse de récit, qui ne donnent
aux faits, aux lieux, aux batailles, aux caractères, ni leur
éclat, ni leur couleur, ni leur intérêt. César était trop pressé
pour peindre il esquissait l'univers.
Il a laissé sous ce rapport, selon nous, une immense supériorité
à Bonaparte à Sainte-Hélène. Là,, dans les Dictées
historiques de ses premières campagnes, Napoléon, écrivain,
s'est égalé lui-même à lui-même; il a fait de ses
batailles des poëmes écrits par un tacticien. L'expression
s'y moule sur le fait comme l'airain sur le nu; elle s'y colore,
non de teintes artificielles, mais de sa propre chaleur,
comme le fer au feu, rouge parce qu'il brûle. Nul, excepté
Machiavel, n'a écrit la guerre ou la politique de ce style.
Ce n'est plus un écrivain qui remue des mots, c'est un
colosse qui construit sa phrase avec des blocs d'images,
d'impressions et de pensées. Copiste dans sa jeunesse, déclamateur
dans sa maturité, la guerre, la politique et l'expérience
des choses en avaient fait le plus robuste des historiens. L'âme pathétique de César lui manqua seule pour
le surpasser. Mais Napoléon n'était qu'une intelligence.
César était homme, et c'est ce qui le fit adorer.
Sa popularité et ses libéralités l'avaient précédé parmi
les légions qui l'attendaient dans les deux Gaules. Nous
avons déjà dit que les Romains ne scindaient pas leurs
grands citoyens en deux et que la réputation d'un grand
orateur ou d'un grand politique ne faisait pas préjuger aux
troupes un médiocre général; au contraire, le prestige
d'une supériorité de génie à la tribune ou au conseil leur
faisait augurer une supériorité égale dans le commandement
des armées. La guerre n'y était pas un métier, mais
un héroïsme intelligent des batailles.
César fut reçu par ses légions comme un homme qui
portait le génie et la fortune avec lui. Sa familiarité cordiale,
son intrépidité gracieuse, sa conversation élégante
avec les chefs, populaire avec les soldats; ses libéralités
qui ne se réservaient rien à lui-même que le bonheur de
tout conquérir pour tout donner; une supériorité de génie
qui se révélait au premier coup d'oeil et au premier mot,
sur les routines militaires de ses prédécesseurs; des perspectives
de gloire, de conquêtes, de dépouilles, de triomphes
en commun, qui précipitaient, dans ses harangues,
les légions oisives au delà des Alpes; une certaine indulgence
habile et licencieuse qui laissait détendre la discipline
des camps, pendant les loisirs, pour la resserrer avec plus
de nerf dans la marche et dans l'action enfin un aspect et
une éloquence qui enlevaient les regards et les coeurs, et
qui faisaient qu'on lui donnait avec enthousiasme ce qu'on
se laissait imposer par d'autres; ces dons variés en firent
en peu de mois l'idole de son armée. Il s'étudia à la séduire
comme il avait séduit le peuple romain, et à se l'incorporer
plus qu'à la grossir.
L'idée de l'empire l'obsédait jusque dans ses premiers pas vers la Gaule; il la laissait transpercer avec ses lieutenants
dans les confidences de la marche. Il savait que
l'espérance démesurée d'une ambition attache les subalternes
par leurs rêves.
Une fois, comme il soupait dans une misérable bourgade
du sommet des Alpes, quelques-uns de ses jeunes convives,
plaisantant avec ironie sur la pauvreté et la relégation aux
confins des neiges de ce hameau inconnu, se demandaient
s'il pouvait y avoir dans ce village des ambitions, des
compétitions de pouvoir et des brigues pour l'autorité
comme à Rome. César, qui les entendit, se retourna vers
eux et s'étonna de leur doute. « Quant à moi, dit-il en
soupirant, comme il avait soupiré a Cadix devant le buste
d'Alexandre, j'aimerais mieux être le premier ici que le
second dans Rome. »
Jamais la soif de la gloire n'éclata plus franchement
dans un cri de l'âme.
L'invasion imminente des Helvètes (Suisses) dans la
Gaule centrale fut le prétexte qui appela César.
Un puissant chef de clan, nommé Orgétorix, avait voulu
persuader aux Helvètes, ses compatriotes, que leur valeur
les rendrait facilement maîtres de toute la Gaule s'ils abandonnaient
leur étroit territoire. Il se flattait que la conduite
de la horde lui serait confiée, et qu'alors, investi d'une
autorité presque absolue, il pourrait, à la faveur d'une telle
entreprise, s'emparer de la royauté. Il lia ses intérêts avec
ceux de deux autres chefs de clan, l'Édue Dumnorix et le
Séquanais Castic, leur promettant de les aider à se faire
rois de leurs nations.
Au premier bruit des projets d'Orgétorix, il fut jeté en
prison par l'ordre des magistrats helvètes, et mis en jugement
devant le peuple comme aspirant à la tyrannie. Délivré
par son clan, mais se sentant le plus faible, il se tua
de sa propre main. La mort d'Orgétorix ne fit point abandonner aux Helvètes
le dessein qu'il leur avait inspiré, et les préparatifs
commencés se poursuivirent avec la même chaleur. On
voyait bien qu'ils voulaient s'interdire à jamais le retour.
Ils avaient brûlé leurs douze villes et leurs quatre cents
villages, détruit les meubles et les provisions qu'ils ne pouvaient
emporter. En comptant les femmes et les enfants,
ils étaient au nombre de trois cent soixante-dix-huit mille.
Chiffre certain, car les Romains, dit César, trouvèrent
dans le camp helvétien les rôles du dénombrement écrits
en caractères grecs.
Le rendez-vous général avait été fixé près du lac Léman.
Ils trouvèrent, vers Genève, César qui leur ferma la
route il avait fait couper le pont du Rhône qui communiquait
avec l'Helvétie, et rassemblé en toute, hâte les garnisons
et les milices de la Narbonnaise. Les principaux
chefs des Helvètes lui furent envoyés en députation.
L'homme de la parole (c'était le titre que portait l'orateur
en langue gallique) lui dit « Les Helvètes veulent traverser
la province, mais sans y causer le moindre dommage;
ils n'ont pas d'autre chemin à prendre, et ils espèrent que
César ne leur refusera point son consentement. »
César n'avait pas oublié la mort du consul L. Cassius et
la honte des légions que les Tigurins (habitants du canton
de Zurich) avaient fait passer sous le joug dans le lieu
même où ils venaient solliciter l'entrée du territoire romain
mais il n'avait qu'une légion avec lui. Il différa de
répondre, et usa du délai, qu'il indiqua, pour creuser un
fossé et construire un mur de seize pieds de haut, flanqué
de tours, sur une étendue de dix-neuf milles entre le lac
Léman et le Jura. Quand les ambassadeurs helvètes revinrent,
il leur déclara « que, d'après les usages du peuple
romain, il ne.pouvait permettre à qui que ce fût l'entrée
de la province. » Il ne leur restait plus que la route du Jura, route si difficile
qu'ils n'osaient s'y engager sans le consentement
formel des habitants. Ceux-ci, circonvenus par Dumnorix,
l'ancien allié d'Orgétorix, ne défendirent pas l'entrée des
montagnes, quoiqu'ils l'eussent promis aux Romains.
Les Helvètes se dirigèrent sur la Saône, limite commune
des Séquanes (Francs-Comtois) et des Édues (Autunois).
Les émigrants travaillèrent jour et nuit à rassembler
des barques, à construire des radeaux mais une si grande
.multitude de peuple, de bêtes de somme, de bétail, de
chariots, de bagages de toute sorte, occasionna une perte
immense de temps. Les Tigurins, qui formaient l'arrière garde,
étaient encore sur la rive gauche du fleuve quand
César arriva comme la foudre et les tailla.en pièces; puis,
jetant un pont sur la rivière, il fit en un jour passer toute
son armée, forte de soixante-dix mille hommes, sur l'autre
rive.
Les Helvètes avaient marché si lentement que César
avait eu le temps de courir en Italie, d'en ramener cinq
légions, de traverser les Alpes par le plus court chemin
malgré la vigoureuse défense des montagnards, peuplades
ennemies de Rome, et d'arriver ainsi au secours des Édues,
menacés par l'invasion des Helvètes.
Effrayés de sa promptitude, les Helvètes lui envoyèrent
des députés chargés, disaient-ils de traiter de la paix
mais les discours de ces hommes et. leur choix faisaient
voir que leur mission n'était qu'une feinte pour gagner du
temps. A leur tête se trouvait Divicon, qui commandait les
Tigurins lors de la journée du Léman et qui avait fait passer
les légions romaines sous le joug. Quoique âgé de
quatre-vingts ans, le vieux chef parla à César victorieux
avec le même orgueil qu'il avait parlé cinquante ans auparavant
aux lieutenants des légions vaincues
« Si les Romains veulent la paix, lui dit-il, qu'ils nous assignent une place en Gaule, et nous l'habiterons; s'ils
persistent à nous faire la guerre, qu'ils se rappellent ce
qu'elle leur a coûté. Pour avoir assailli à l'improviste un
de nos cantons, lorsque les autres, au delà du fleuve, ne
pouvaient lui porter secours, il n'y a pas tant sujet de s'enorgueillir
et de nous mépriser Les Helvètes ont appris de
leurs pères à se fier plus au courage qu'à la ruse, et à
compter peu sur les stratagèmes de la guerre. Que les
Romains ne s'exposent donc pas à voir le lieu où nous
nous trouvons, comme un autre bien connu, s'illustrer
par la honte de leur république et la destruction de leur
armée ».
A ces paroles dures pour la fierté romaine, César répondit
qu'il n'avait point oublié ce que les Helvètes prenaient
à tâche de lui rappeler; qu'ainsi sa conduite était
tracée d'avance; qu'il conservait de ce revers d'autant plus
de ressentiment que le consul Cassius, attaqué à l'improviste,
avait été victime d'une perfidie. Quand lui César,
oublierait cette ancienne injure, pourrait-il perdre le souvenir
d'affronts plus récents? Les Helvètes n'avaient-ils pas
voulu s'ouvrir malgré lui un chemin à travers la province?
N'avaient-ils pas porté la désolation chez les Édues, chez
les Ambarres, chez les Allobroges, dont ils avaient saccagé
les établissements et les propriétés sur la rive droite du
Rhône? Une armée romaine verrait-elle de sang-froid ravager
les champs des sujets ou des alliés de Rome, envahir
leurs villes, traîner leurs enfants en servitude?.Cet
insolent orgueil que vous inspire une victoire, ajouta le
proconsul avec colère, cette lenteur de la vengeance dont
vous avez droit d'être surpris, entrent, n'en doutez pas,
dans les desseins des dieux. Quand ils veulent châtier les
hommes, ils leur accordent de temps en temps quelques
succès, pour les enivrer de leur impunité et leur rendre
par là le malheur plus terrible. Cependant, si vous livrez des otages, si les Édues, leurs alliés, et les Allobroges reçoivent
réparation des dommages soufferts, je consens à
faire la paix.
» Les Helvètes, répartit froidement Divicon ont appris
de leurs pères à recevoir et non pas à donner des
otages le peuple romain en porterait témoignage au
besoin. »
Les négociations furent rompues, et la horde reprit sa
marche, suivie de l'armée de César. Après quelque temps
d'escarmouches, les Helvètes, profitant d'une diversion de
César à Bibracte (Autun), où il était allé s'approvisionner,
firent volte-face et assaillirent l'armée romaine.
Pour soutenir ce premier choc, César jeta en avant toute
sa cavalerie, pendant qu'il ordonnait son infanterie sur une
hauteur. Dans ce moment., on lui présenta son cheval,
mais il le renvoya « Qu'on me l'amène après la victoire,
quand il faudra poursuivre, dit-il; maintenant, il s'agit
d'attendre de pied ferme. » A ce mot d'ordre, tous les
officiers romains renvoyèrent, comme lui, leurs chevaux.
Les Romains, postés sur une colline, repoussèrent l'attaque
des Helvètes avec avantage; mais, quand ils voulurent
prendre l'offensive et poursuivre leurs ennemis, ils
furent chargés en flanc par la réserve de l'armée helvétienne.
La lutte recommença avec acharnement et dura longtemps
dans les ténèbres, jusqu'à ce que les Helvètes,
rompus une seconde fois, se retirèrent vers leurs chariots et
leur bagage. « Depuis le milieu du jour que le combat avait
commencé, aucun Romain, dit César, ne pouvait dire qu'un
Gaulois eût tourné le dos. » Autour des campements de la
horde, la bataille se prolongea, et là, non-seulement les
hommes, mais les femmes et les enfants, du haut des chariots,
de dessous les chariots, à travers les roues, de toutes
parts enfin, firent pleuvoir une grêle de traits qui arrêtèrent longtemps les Romains. Enfin l'enceinte de chariots
qui fermait leur camp fut forcée avec un horrible
carnage.
Les débris de la nation helvétienne se mirent en marche,
la même nuit, dans la direction du nord, et, après avoir
marché sans faire halte, arrivèrent le quatrième jour sur
le territoire des Lingons (pays de Langres). César les rejoignit
vers Dijon. Hors d'état de livrer une seconde bataille,
ils subirent les conditions du vainqueur et retournèrent dans
leur patrie après avoir livré leurs otages et leurs armes.
César voulait empêcher, dit Plutarque, que les Germains,
voyant ce pays désert, ne passassent le Rhin pour s'y établir
il enjoignit aux émigrants de relever leurs bourgades
incendiées et aux Allobroges de leur fournir tout le blé qui
leur serait nécessaire jusqu'à la prochaine récolte. Quand la
horde rentra dans l'Helvétie, il ne restait que cent dix mille
têtes des trois cent soixante-huit mille qui avaient passé le
Jura moins de trois mois auparavant.
Des félicitations arrivèrent à César de presque toutes les
parties de la Gaule. Une députation des notables citoyens
se rendit près de lui, chargée de lui dire, au nom de leurs
cités, « qu'encore qu'il eût combattu les Helvètes pour garantir
les terres du peuple romain et venger d'anciennes
injures, la Gaule ne lui devait pas moins que sa patrie
même; car il l'avait sauvée d'une guerre cruelle et peut-être
de la servitude. »
Ce n'était rien d'avoir repoussé les Helvètes, si les
Suèves envahissaient la Gaule. Les migrations des Germains
étaient continuelles déjà cent vingt mille guerriers
étaient passés. Arioviste, chef des Suèves, s'était établi
sur les terres des Séquanes; il en avait d'abord pris le tiers,
et maintenant il ordonnait aux habitants d'évacuer un autre
tiers pour le céder à vingt-quatre mille Hérules qui, depuis
quelques mois, étaient venus se joindre à lui. Se trouvant réunis en grand nombre auprès de César,
les députés de la Gaule centrale crurent l'instant opportun
pour lui demander son assistance contre les envahissements
et la tyrannie d'Arioviste. Le même druide qui avait
sollicité les secours de Rome, Divitiac, frère aîné de Dumnorix,
prit la parole et exposa devant César la situation
de la Gaule, inondée et opprimée par un déluge de Germains.
«
Il arrivera nécessairement, ajouta-t-il, qu'en peu d'années
tous les Gaulois seront chassés de la Gaule et que tous
les Germains auront passé le Rhin car le sol de la Germanie et celui de la Gaule ne peuvent se comparer, non
plus que la manière de vivre des habitants. Si le peuple
romain ne vient pas à notre secours, il ne nous reste d'autre
parti à prendre que d'émigrer comme les Helvètes, d'aller
chercher loin des Germains d'autres demeures, une autre
patrie, et de tenter, quoi qu'il en puisse advenir, les
chances d'une meilleure fortune. »
De graves motifs, fait remarquer l'historien de la Gaule,
M. Amédée Thierry, engageaient César à embrasser chaudement
la cause des Gaulois. Il sentait que l'abaissement
des Édues, honorés tant de fois par le sénat romain du titre
de frères, était, aux yeux de la Gaule, un sujet d'étonnement
et presque de mépris pour la république. Il voyait, en
outre, la province déjà menacée par les Germains, puisque
Arioviste, maître de la Séquanie (Franche-Comté), n'était
plus, séparé des établissements romains que par le Rhône.
Ce chef féroce en était venu d'ailleurs à un degré d'arrogance
et de cruauté qu'il n'était plus possible de soutenir. Au
moindre accès de son humeur ombrageuse, il torturait les
otages qu'il s'était fait livrer par les Gaulois ses tributaires,
et quelquefois il les faisait périr dans les supplices. Cet
homme farouche n'avait rien changé à la vie de ses forêts;
il campait en plein air, promenant son armée de bois en bois, ne connaissant d'abri que la voûte du ciel et la tente
de peaux du guerrier germain.
César, afin de mettre de son côté les apparences de la modération, députa vers Arioviste pour lui demander un
entretien touchant des objets de haute importance. « Si
j'avais besoin de César, répliqua le Suève, j'irais vers lui;
s'il veut de moi quelque chose, qu'il vienne vers moi. »
César lui signifia alors par députés qu'il eût à ne plus
attirer d'autres Germains dans les Gaules à restituer les
otages des Édues, et à ne plus ravager les terres de ce
peuple ni de ses alliés. S'il se refusait à ces réclamations,
César vengerait leurs injures.
« Je suis maître, répliqua Arioviste, de ma province
gauloise que j'ai vaincue par les armes, comme les Romains
de la leur. Si vous me laissez en repos, vous y
gagnerez; je ferai toutes les guerres que vous voudrez,
sans peine ni péril pour vous. Quant à la déclaration de
César, a qu'il ne négligerait pas de venger les Édues,
personne ne s'est attaqué à moi sans s'en repentir. Qu'il
vienne donc, et César apprendra alors à connaître les
Germains, qui depuis quatorze ans n'ont pas dormi sous
un toit. »
César reçut à la fois et cette réponse et la nouvelle que
les cent cantons des Suèves s'avançaient en masse vers le
Rhin. Voyant qu'il n'a pas un seul instant à perdre, il se
met en marche, traverse le territoire des Séquanes et
occupe à l'improviste Vesontio (Besançon).
Cependant les soldats romains questionnaient les Gaulois
avec inquiétude sur les nouveaux ennemis qu'ils
allaient combattre. Tout ce qu'on rapportait de la taille et
de la férocité de ces géants du Nord épouvantait les vétérans
eux-mêmes. César, voyant, dit Plutarque, que la
terreur s'était emparée de ses officiers, et surtout des plus
nobles, qui n'étaient venus servir sous lui qu'avec l'espoir de s'enrichir et de vivre dans le luxe, les assembla et leur
dit qu'ils pouvaient se retirer que, lâches et mous comme
ils étaient, ils ne devaient pas s'exposer à contre-coeur.
« Il me suffit de la dixième légion ajouta-t-il, pour aller
attaquer les Barbares, qui ne sont pas plus redoutables
que les Cimbres; et je ne me crois pas inférieur à Marius.
»
La dixième légion, flattée de cette marque d'estime, lui
députa ses officiers pour lui en témoigner sa reconnaissance.
Les autres légions désavouèrent leurs officiers, et
tous ensemble, pleins d'ardeur et de bonne.volonté marchèrent
droit au camp d'Arioviste.
Après sept jours de marche, César, conduit par son
fidèle ami.Divitiac, arriva en vue des Germains.
Alors eut lieu l'entrevue que César avait auparavant
demandée en vain. Les deux généraux, sans descendre de
cheval, conférèrent sur un tertre qui s'élevait entre les
deux armées, rangées dans une vaste plaine. Pendant ce
colloque, on vint avertir César que la cavalerie d'Arioviste,
se rapprochant de la hauteur, commençait à lancer
des pierres et des traits.
Le proconsul rompit la conférence et se retira vers son
armée, lui défendant aucun acte de représailles. Lorsqu'on
connut dans le camp romain la fin de l'entrevue, il n'y eut
qu'une voix pour combattre. Deux jours après, Arioviste
fit demander que les négociations fussent reprises. César
se contenta d'envoyer un Gaulois dont la fidélité lui était
connue et un Romain qui avait été l'hôte d'Arioviste il les
chargeait de recevoir et de rapporter les propositions du
chef germain. Mais aussitôt que celui-ci les vit entrer dans
son camp, il leur cria devant toute l'armée « Qui vous
amène? Venez-vous ici pour nous espionner? » Et il les fit
mettre aux fers.
Une semaine se passa en escarmouches. Arioviste s'efforçait de couper les vivres aux Romains, mais il évitait
toujours la bataille. Cinq jours de suite, César tira ses
légions de son camp et les disposa pour le combat mais
Arioviste retint constamment son infanterie derrière ses
lignes.
Dans une escarmouche où les Germains n'engagèrent
que leur cavalerie, il y eut beaucoup de blessés de part et
d'autre. Comme le général romain s'enquérait auprès des
prisonniers pourquoi Arioviste ne voulait pas combattre, il
apprit que, suivant la coutume des Germains, l'ennemi
avait consulté les devineresses sacrées s'il fallait ou non
livrer bataille, et que les prêtresses, qui prétendaient connaître
l'avenir par le bruit des eaux, par les tourbillons que
les courants font dans les rivières, avaient défendu à l'ennemi
de combattre avant la nouvelle lune.
César crut le moment favorable pour attaquer, il marcha
aux ennemis. A l'approche des légions, les Germains, forcés
de combattre, sortirent de leur camp et se rangèrent
par nations. Le choc fut si violent des deux parts, que ni
les uns ni les autres ne purent faire usage des javelots on
se battit corps à corps avec le glaive. Mais les Germains,
ayant promptement formé leur phalange accoutumée,
soutinrent avec fermeté l'effort de l'infanterie romaine.
« On vit alors, dit César, les légionnaires s'élancer sur la
voûte des boucliers qui couvrait cette phalange, les arracher
avec leurs mains, les briser à grands coups d'épée
et égorger l'ennemi, dont ils foulaient la tête sous leurs
pieds. »
César en personne culbuta l'aile gauche des Germains,
mais leur aile droite fit plier la gauche des Romains, et
elle l'accablait, quand le lieutenant Crassus, commandant
la réserve, lança la troisième ligne, jusqu'alors immobile,
pour soutenir les autres légions. Enfoncées de toutes parts,
les troupes d'Arioviste se débandèrent, prirent la fuite, et ne s'arrêtèrent qu'au Rhin, éloigné d'environ cinq milles
du champ de bataille. Tout ce qui ne put passer le fleuve
en barque ou à la nage fut massacré par la cavalerie romaine.
Il resta, selon Plutarque, quatre-vingt mille morts
sur la place. Arioviste, perdant à la fois, dans la déroute
de son armée, ses deux femmes et ses deux filles, alla
mourir de désespoir en Germanie.
Le Gaulois qui avait été député par César était emmené
chargé de chaînes par ses gardiens fugitifs. César le retrouva
tout à coup en poursuivant l'ennemi. " Cette rencontre
ne lui fit pas moins de plaisir que la victoire même,
dit-il dans ses Commentaires, car il retrouvait l'homme
le plus estimable de toute la province, son commensal,
son hôte, qu'il arrachait des mains des ennemis; et la
fortune, en le lui rendant, lui permettait de jouir pleinement
d'un aussi grand succès. Le Gaulois lui dit qu'il
avait vu trois fois jeter le sort pour décider s'il serait livré
aux flammes ou si son supplice serait différé, et que trois
fois le hasard l'avait sauvé."
A la nouvelle de cette victoire, les cent cantons des
Suèves qui arrivaient déjà sur les bords du Rhin reprirent
avec effroi la route de leurs forêts, et les habitants de la
rive les poursuivirent et leur tuèrent beaucoup de monde.
César avait terminé ces deux grandes guerres en une
seule campagne. Il emmena ses troupes en quartier d'hiver
chez les Séquanes, et, les laissant sous le commandement
de Labiénus, il partit pour aller tenir l'assemblée annuelle
dans la Gaule cisalpine.
L'enthousiasme des Gaulois pour le vainqueur égala
d'abord celui des Romains; mais, lorsqu'on vit qu'il ne
ramenait point avec lui en Italie ses légions victorieuses,
qu'elles occupaient la Gaule comme un pays conquis, que
les agents de Rome s'emparaient de toute l'administration
dans l'intérieur des villes, l'abattement succéda à la reconnaissance. On s'apercevait qu'on n'avait fait que changer
de maître.
Ce mécontentement éclata dans le Nord. Une vaste
coalition des peuples de la Belgique s'y forma contre
César. Les Belges, au rapport de César, étaient les plus
belliqueux de tous les Gaulois, parce qu'ils étaient les plus
éloignés de la civilisation de la province et qu'ils commerçaient
peu avec les marchands étrangers. Lorsque depuis
près d'un siècle le reste de la Gaule était réduit à se défendre
contre les agressions incessantes du dehors, les
Belges, demeurés intacts, faisaient encore des conquêtes,
et il y avait peu d'années qu'ils avaient opéré une descente
dans l'île de Bretagne.
Il ne fut pas difficile aux mécontents, qui ne voulaient
être ni Romains ni Germains, de soulever ces populations
remuantes. Une assemblée générale fut convoquée où
toutes les cités de la confédération étaient sommées d'envoyer
des députés. Toutes le firent, à l'exception de ceux
de Rèmes (les Rémois), qui, gagnés par les menées de
César, espéraient obtenir avec son secours la suprématie
sur le reste des Belges.
César, inquiet de ces nouvelles, revint en hâte de la
Gaule cisalpine, où il avait levé deux légions nouvelles il
rejoignit son armée cantonnée dans la Séquanie, et se
porta en douze jours du Doubs sur la Marne. Il arriva
lorsque la levée en masse de la Belgique se précipitait sur
les terres des Rèmes; elle comptait deux cent quatre-vingt dix
mille hommes.
« On a peine à comprendre, dit M. Henri Martin dans
son Histoire de France, comment le sol de la Belgique,
couvert de forêts et fort mal cultivé, pouvait nourrir une
telle multitude d'hommes libres et de guerriers; c'est que
la barbarie gauloise n'était pas dévorée, comme la civilisation
gréco-romaine, par la plaie de l'esclavage. Il n'y avait point là, comme en Italie, sous la population libre, une
couche bien plus épaisse et plus profonde de population
servile, et l'esclavage était presque une exception dans la
Gaule septentrionale. »
L'arrivée de César sauva Bibrax, ville des Rèmes, réduite
à l'extrémité par les assiégeants; mais il hésita quelque
temps à livrer bataille, à cause du nombre des Belges
et de la haute idée qu'il avait de leur bravoure. Il estimait,
par l'inspection des feux et de la fumée, que leur camp
pouvait occuper huit milles d'étendue, et il avait à peine
quatre-vingt mille hommes à opposer aux masses énormes
des Belges.
Après l'épreuve de quelques combats de cavalerie, il
crut pouvoir tenter une affaire décisive; it marqua un
champ de bataille en avant de son camp. Le lieu était favorable
aux manoeuvres de la tactique romaine. Les troupes
belges sortirent de leurs quartiers et se rangèrent en ligne.
Un marais peu étendu séparait les deux armées, et chacune
d'elles attendait que l'autre le passât la première pour
l'attaquer avec avantage durant le mauvais pas. Les Belges
ne se décidant point à traverser, César fit rentrer ses légions.
Alors les confédérés essayèrent de tourner l'armée
romaine et de couper ses communications avec la capitale
du pays des Rèmes, d'où les légions tiraient toutes leurs
ressources. César, averti, part avec toute sa cavalerie, les
Numides armés à la légère, les frondeurs baléares, les archers
crétois, et court aux ennemis qui passaient l'Aisne.
Le choc fut vif. Attaqués dans l'eau qui gênait leurs mouvements,
plusieurs fois les Belges furent arrêtés, plusieurs
fois ils revinrent intrépidement à la charge par-dessus les
cadavres. Ceux qui passèrent furent enveloppés par la cavalerie
romaine et massacrés. C'est sans doute à ce combat
que Plutarque fait allusion lorsqu'il dit, en parlant du carnage
des Belges, que les Romains passaient les rivières et les étangs sur les corps morts dont ils étaient remplis.
Les Belges, déçus dans leur espoir d'emporter Bibrax
et de passer la rivière, voyant que les Romains ne quittaient
pas leur excellente position, et commençant à manquer de
vivres, tinrent conseil, et décidèrent que chaque nation
rentrerait dans ses foyers, sauf à se rassembler de toutes
parts pour défendre le premier peuple d'entre eux dont le
sol serait envahi par les Romains. Il valait mieux, disaient-ils,
attendre la guerre sur leur propre territoire, où du
moins les vivres ne manqueraient pas.
En conséquence, ils décampèrent au milieu de la nuit
avec grand bruit et grand tumulte, ne gardant aucun rang,
n'obéissant à aucun chef, chacun ne songeant qu'à prendre
les devants pour arriver plus tôt chez lui. Ce départ avait
l'air d'une fuite. César, averti par ses vedettes, mais craignant
d'abord quelque piège, parce qu'il ne connaissait pas
encore les motifs de cette retraite, retint d'abord ses légions.
Au point du jour, il lança toute sa cavalerie avec
trois légions pour la soutenir. Elles tombèrent sur les Belges
et en tuèrent un grand nombre. N'ayant aucun chef pour
les contenir, les fuyards se débandèrent dans toutes les
directions, de sorte que les Romains, sans courir le moindre
danger, continuèrent à tuer tant que dura le jour.
Le lendemain, avant que l'ennemi fût remis de sa terreur,
César leva le camp et se dirigea vers le pays des
Suessions (Soissonnais). En une grande journée de marche
il arriva vers Noviodunum (Noyon). Il tenta d'enlever la
ville d'assaut, parce qu'on la disait sans troupes, mais il
échoua à cause de la largeur du fossé et de la hauteur des
murailles. Il disposa tout pour un siège en règle. La grandeur
des machines de siège et la promptitude des travaux
de terrassement, tout nouveaux pour les Belges, les terrifièrent,
et ils députèrent vers César, lui offrant de capituler.
Le général romain leur accorda la vie sauve, à la prière des Rèmes, leurs frères, mais il exigea qu'ils
livrassent leurs armes et les principaux personnages de la nation, y coinptis deux fils du roi Galba, généralissime
des confédérés.
De là il conduisit son armée dans le pays des Bellovaques
(Beauvaisis). Ils s'étaient enfermés, avec tout ce qu'ils
avaient, dans la ville de Bratuspantium (Gratepenche). A
cinq milles de cette place, César rencontra tous les vieillards
qui en étaient sortis; ils lui tendaient les mains, en
disant dans leur langue « qu'ils se soumettaient et ne prétendaient
pas résister au peuple romain. » A peine fut-il
campé sous les murs, qu'il aperçut au haut des remparts
la multitude des femmes et des enfants le suppliant par
leurs gestes de ne point les traiter en ennemis.
Le druide Divitiac, qui accompagnait César, intercéda
pour eux. « De tout temps, dit-il, les Bellovaques ont été les
alliés et les amis des Édues. Entraînés par des chefs qui
leur répétaient que César avait réduit les Édues en esclavage
et qu'il les accablait d'indignitése et d'outrages, les
Bellovaques se sont détachés de nous, ils ont pris les armes
contre vous. Maintenant les. auteurs de ces intrigues,
voyant les calamités qu'ils avaient attirées sur leur pays,
se sont enfuis dans l'île de Bretagne. Les Édues s'unissent
aux Bellovaques pour implorer la douceur et la clémence
de César. Que César les écoute! ce sera porter au plus haut
degré le crédit et la considération des Édues dans toute
l'étendue de la Belgique. »
César, dont l'intérêt était de faire grâce, parut ne céder
qu'aux prières de Divitiac; et, comme l'intercession des
Rèmes avait sauvé Noviodunum, il voulut que les Édues
pussent aussi se vanter d'avoir préservé de sa ruine la
capitale des Bellovaques. II consentit donc à recevoir les
assiégés à composition, leur fit livrer six cents otages
et leurs armes, et passa de là sur le territoire des Ambiens (Amiénois), qui se rendirent aussitôt corps et biens.
Les Ambiens touchaient aux Nerviens (Hainaut). Ils
répondirent aux questions que leur fit César sur le caractère
et les moeurs de ces peuples, "que les marchands
n'étaient point reçus chez eux; qu'ils n'y laissaient entrer
ni vin ni rien de ce qui flatte la sensualité, parce qu'ils
croyaient que cela pouvait énerver et amollir le courage.
Ils étaient féroces et très braves. Ils s'emportaient en invectives
contre les autres Belges, qui, dégénérant de
l'énergie de leurs ancêtres, s'étaient rendus à César. Ils
reniaient cette fraternité et le nom gaulois, s'attribuant
avec orgueil une origine germanique. Ils déclaraient qu'ils
n'enverraient point au général romain de députés et qu'ils
n'accepteraient la paix à aucune condition."
La nature de leur pays était d'ailleurs très favorable à
une guerre défensive. Là, aucune ville, aucun bourg considérable
ne s'offrait aux regards des légions, forcées de
se frayer un passage à travers une contrée sauvage, que
barraient en tout sens de grandes haies entrelacées de main
d'homme et des taillis presque impénétrables à la vue. Ces
espèces de murailles végétales empêchaient l'abord de la
cavalerie et arrêtaient à chaque pas les troupes à pied. Un
historien fait remarquer " que, par les soins des Nerviens,
les arbres de leurs forêts étaient entrelacés comme ceux
de l'Amérique le sont naturellement par les lianes. Mais,
ajoute-t-il, les Pizarre et les Cortez, avec une telle supériorité
d'armes, faisaient la guerre à coup sûr; et qu'était ce
que les Péruviens en comparaison de ces dures et énergiques
populations des Bellovaques et des Nerviens (Picardie,
Hainaut, Flandre), qui venaient par cent mille
attaquer César?"
Les Nerviens, soutenus par les Atrebates et les Véromandues,
descendirent, comme un torrent, d'une colline,
boisée, culbutèrent la cavalerie romaine et alliée, et s'élancèrent à l'assaut du camp que César n'avait pas fini de
tracer.
« César, surpris, dit-il lui-même dans ses Commentaires,
avait tout à faire à la fois il fallait élever le drapeau qui
donnait le signal de courir aux armes, faire sonner le rappel
du travail, rallier ceux qui s'étaient un peu écartés
pour couper du bois, ranger l'armée en bataille, encourager
les soldats, donner le mot choses dont il omit une
grande partie, vu la brièveté du temps, l'approche et l'attaque
des ennemis. Deux ressources se présentaient dans
cet embarras c'étaient d'abord l'expérience et l'habileté
du soldat, qui, formé par les affaires précédentes, savait se
prescrire à lui-même ce qu'il devait faire c'était ensuite la
défense faite par César à ses lieutenants de quitter chacun
sa légion avant que le camp fût retranché.
Ayant pourvu au plus nécessaire, César court encourager
ses troupes, comme le hasard les lui présente.
Rencontrant la dixième légion, il l'exhorte, pour toute
harangue, à se rappeler son ancienne valeur, à ne point s'étonner, et à soutenir vaillamment le choc des ennemis. »
Et ceux-ci n'étant plus qu'à portée du javelot, il donna le
signal du combat. Arrivé sur un autre point pour dire
quelques mots aux troupes, il les trouva déjà aux mains.
L'ennemi fut si empressé de combattre et nous laissa si peu
de temps, que l'on ne put déployer les enseignes et même
lacer les casques et ôter l'enveloppe des boucliers. L'endroit
où chacun se trouva par hasard en abandonnant le travail,
la première enseigne qu'il vit, ce fut là qu'il se rallia, afin
de ne pas perdre, en cherchant son rang, le moment de
combattre. »
Des huit légions qui composaient l'armée de César, six
seulement étaient près de lui. Quatre d'entre elles tinrent
tête aux Atrebates et aux Véromandues; mais les Nerviens
se précipitèrent sur les deux dernières, qui formaient l'aile droite, les prirent en flanc, et, faisant le tour de la hauteur
où le camp était assis, parvinrent tout à coup au sommet.
A cette vue, la cavalerie romaine, déjà rompue, et
toutes les troupes auxiliaires commencèrent à se mettre
en pleine déroute. Des cavaliers que la cité Trévire
(Trèves) avait envoyés par peur à César, voyant le camp
rempli de troupes nerviennes, les légions pressées et presque
enveloppées, les valets du camp, la cavalerie, les
frondeurs, les Numides dispersés et fuyant de toutes parts,
crurent la bataille désespérée, et reprirent aussitôt la route
de leur pays, publiant avec joie que les Romains étaient
défaits, leur camp et tout leur bagage au pouvoir des
Nerviens.
La bataille était perdue, en effet, si César, par un prodigieux
effort de courage, n'eût rétabli le combat. Comme
il n'avait pas son bouclier, il saisit celui d'un des soldats
du dernier rang, se fait jour au front de la bataille, appelle
les centurions par leur nom, encourage les soldats ordonne
aux files de se déployer, afin qu'on puisse se servir
de l'épée, commande la charge et la conduit lui-même. Sa
présence, son exemple, rendent l'espoir aux troupes. Chacun,
sous les yeux de son général, veut faire plus que son
devoir, et l'impétuosité de l'ennemi se ralentit un peu.
Cependant, sur la nouvelle du combat, les deux légions
d'arrière-garde qui escortaient le bagage accouraient à
toutes jambes. L'arrivée de ces troupes fraîches changea
complétement la situation des choses. Les Romains prirent
l'offensive, et ce fut aux Nerviens à se défendre: « On vit,
dit César, des soldats qui gisaient couverts de blessures se
soulever sur leurs boucliers pour prendre encore part à
l'action, les valets de l'armée se jeter sans armes sur leurs
ennemis armés, et la cavalerie, pour effacer par sa bravoure
la honte de sa fuite, se battre partout à l'envi des
légionnaires. » Mais les Nerviens ne reculèrent point. Là où tombaient
les guerriers du premier rang, ceux du second les remplaçaient,
montés sur leurs cadavres. Ceux-ci périssaient à
leur tour, et, les corps s'amoncelant, les derniers qui restèrent
debout lançaient encore leurs traits et renvoyaient
aux Romains leurs propres javelots du haut d'un monceau
de cadavres. « De tels hommes, écrivait César en racontant
cette journée (l'une des plus périlleuses de sa vie), avaient
pu entreprendre sans témérité de franchir un large fleuve,
de gravir des bords escarpés, d'attaquer dans un lieu défavorable
la grandeur de leur courage aplanissait pour eux
tant de difficultés. »
La nation nervienne n'était pas vaincue elle était
anéantie. Les vieillards et les femmes, qui avaient été
déposés dans une retraite fortifiée, au milieu d'un marais,
envoyèrent des députés à César pour se soumettre. Ils lui
dirent, pour lui donner une idée de leur désastre, " qu'il ne
leur restait que trois sénateurs sur six cents, et cinq cents
hommes à peine sur soixante mille combattants."
César, voulant montrer sa compassion pour ces malheureux
suppliants, pourvut à la conservation des débris d'un
grand peuple, leur rendit leurs champs et leurs villes, ordonnant
aux peuples voisins de s'abstenir de tout pillage et
de toute violence à leur égard.
De tous les peuples de la confédération belge, les Aduatiques
seuls avaient encore les armes à la main. Ce peuple
tirait son origine des, Cimbres qui, après avoir ravagé la
Gaule et l'Espagne, allèrent tomber en Italie, sous l'épée
de Marius. Six mille, demeurés autrefois dans la forteresse
d'Aduat (Namur), avaient fait souche de nation, et, par
leurs alliances, s'étaient accrus successivement jusqu'à
soixante mille. Ils comptaient dix-neuf mille guerriers.
Ces forces étaient en marche pour secourir tes Nerviens,
lorsqu'elles apprirent leur désastre. Elles revinrent précipitamment sur leurs pas, évacuèrent leurs bourgades, et
s'entassèrent avec toutes leurs familles et leurs richesses
dans leur forteresse d'Aduat, où ils attendirent l'ennemi.
La nature semblait avoir tout. combiné pour en faire une
retraite imprenable; car les rochers prodigieux et les précipices
qui l'entouraient ne laissaient d'accès que par une
pente douce, large de deux cents pieds au plus, et défendue
par un double mur très élevé sur lequel on avait
placé des quartiers de roches énormes et des poutres très pointues.
Les Aduatiques ne parurent pas d'abord s'inquiéter
des premiers travaux de siège, de la circonvallation de
quinze milles qui environna leur ville; ils considéraient
avec une muette curiosité ces ouvrages tout nouveaux pour
eux, ces terrasses, ces machines de formes variées. Voyant
construire dans le lointain l'énorme tour de bois à plusieurs
étages qui devait servir à escalader leur muraille,
ils raillaient ces petits hommes d'Italie qui croyaient pouvoir
mettre en mouvement une si grande machine. La petite
taille des Romains était pour eux, comme pour tous les
Gaulois, un sujet de risée.
Mais, quand la tour roulante commença à se mouvoir
et à s'avancer, frappés de ce spectacle comme d'un prodige,
ils envoyèrent demander la paix à César. Leurs
députés lui dirent « qu'ils ne doutaient pas que les Romains,
dans la guerre, ne fussent assistés par les dieux,
car ils ne pourraient, sans leur aide, ébranler ces énormes
machines et les approcher si rapidement des murs pour
combattre de près. Ils se livraient donc à lui corps et
biens; seulement, si, dans sa clémence, qu'ils avaient
entendu vanter, il avait résolu de leur faire grâce, ils le
conjuraient de ne pas les dépouiller de leurs armes. Les
Aduatiques n'avaient pour voisins que des ennemis jaloux
de leur courage, et contre lesquels ils ne pourraient plus se défendre. Il valait mieux pour eux, s'ils en étaient
réduits là, souffrir tout des Romains qu'être torturés et mis
à mort par leurs inférieurs et leurs tributaires. »
César leur répondit « que, s'ils se rendaient avant que
le bélier eût frappé le mur, il épargnerait leur cité, non
qu'ils le méritassent, mais parce que c'était son usage;
ajoutant qu'il n'y aurait point de capitulation s'ils ne
livraient leurs armes. Il ferait alors pour eux ce qu'il avait
fait pour les Nerviens il ordonnerait à leurs voisins de
respecter les sujets du peuple romain. »
Cette réponse ayant été portée dans la ville, les assiégés
crièrent du haut de la muraille qu'ils promettaient d'obéir,
puis ils jetèrent dans les fossés une telle quantité d'armes,
que les tas s'en élevaient presque au niveau des fortifications.
Les portes alors s'ouvrirent, et, pendant un jour,
tout présenta aux Romains l'aspect de la soumission la
plus complète.
Sur le soir, César fit sortir les soldats de la ville, de
peur qu'on ne fit de nuit quelque violence aux habitants.
Les Aduatiques s'étaient concertés d'avance, espérant que
les Romains, après la soumission, se relâcheraient de leur
vigilance habituelle, que les portes seraient mal gardées et
les retranchements déserts. S'armant donc les uns des
armes qu'ils avaient mises en réserve, les autres de boucliers
d'écorce et d'osier tressés, recouverts de peaux,
fabriqués en quelques heures, ils firent à la troisième veille
une sortie en masse de la place, et assaillirent les lignes
ennemies par l'endroit qui leur paraissait le plus accessible.
Leur attente fut trompée ils trouvèrent les Romains
éveillés et sur leurs gardes. Les avant-postes donnèrent
l'alarme en allumant des feux, et les légions accoururent
des forts les plus éloignés. Les Aduatiques se battirent en
hommes intrépides qui n'avaient de salut que dans le succès; mais, exposés dans un fond aux traits lancés du rempart et des tours, ils furent rejetés dans la ville avec
une perte de quatre mille hommes.
Le lendemain, César fit rompre les portes à coups de
hache et entra sans résistance. Les habitants expièrent
cruellement leur manque de foi envers le vainqueur. Tous
furent vendus sous la lance, corps et biens, aux marchands
d'esclaves qui suivaient l'armée romaine. On sut
par les adjudicataires que cinquante-trois mille têtes
avaient été mises à l'encan.
Cette campagne fut terminée par la soumission de l'Armorique
à une seule légion que César, sans provocation
aucune, avait détachée contre les pays de l'Ouest. Crassus,
qui la commandait, parcourut la côte de l'Océan,
entre l'embouchure de la Seine et celle de la Loire, ne
rencontrant ni armée sur pied ni résistance dans les villes.
Il écrivit à César que la Gaule maritime, effrayée de la
prompte défaite des Belges, lui avait remis des otages en
reconnaissance de la suprématie de Rome.
Cependant l'hiver commençait, et César avait hâte de
se rendre en Italie, afin d'y surveiller ses intérêts. Il fixa
donc à ses troupes des quartiers d'hiver. La cavalerie alla
dans le Nord, chez les Belges-Trevires, comme pour les
braver et démentir par sa présence les nouvelles défavorables
que les auxiliaires s'étaient trop pressés de répandre.
Sept légions furent distribuées sur la rive droite
de la Loire, chez les Carnutes (pays chartrain), les Andes
(l'Anjou), et les Turons (Touraine), dans le but de surveiller
l'Armorique, que César, avec raison, ne croyait
pas encore soumise. Une autre légion (la douzième) alla
hiverner dans les contrées qui s'étendent entre la crête
des Alpes et le Rhône, afin de frayer une route sûre au
commerce.
La Gaule entière paraissait ainsi reconnaître la domination
romaine à la fin de la seconde année du proconsulat de César. Ses succès avaient été trop rapides pour être décisifs.
L'Armorique, surprise plutôt que domptée, se réveilla
bientôt, honteuse de s'être avouée vaincue sans avoir
combattu. L'armée romaine, qui hivernait entre la Loire et
la Seine, manquait de vivres. En vain les préfets et les
tribuns parcouraient le pays de tous côtés et se rendaient
de ville en ville, pressant les envois de provisions. Les
Venètes (pays de Vannes) se saisirent des commissaires
romains, croyant par là avoir trouvé un moyen infaillible
de recouvrer leurs otages. Cet exemple fut imité par les
peuples voisins. Bientôt une ligue commune pour la délivrance
du territoire réunit toutes les nations maritimes et
voisines de la côte, depuis la Seine jusqu'à la Loire. Les
confédérés demandèrent du secours dans l'île de Bretagne
et en reçurent quelques troupes auxiliaires. Ils signifièrent
au général romain un message conçu en ces termes
« Si tu veux recouvrer tes compagnons, rends-nous nos
otages. »
César était déjà parti pour l'lllyrie lorsque ces nouvelles
lui parvinrent. Il voulait visiter ces peuples et connaître ce
pays qui faisait partie de son gouvernement. Trop éloigné
pour arriver aussi rapidement qu'il aurait voulu, il ordonne
de construire des galères sur la Loire, de lever des rameurs
dans la province et de rassembler des matelots et des
pilotes. De plus, dit-il, sachant que presque tous les Gaulois
désirent un changement, qu'on les fait courir aux armes
avec autant de légèreté que de précipitation, que tous les
hommes, naturellement épris de la liberté, détestent l'état
de servitude; craignant que, par ce caractère si aisément
inflammable des Gaulois, l'insurrection ne gagne toute
l'Armorique et ne s'étende même au delà, il ordonne à
Crassus d'occuper le pays entre la Loire et la Garonne, et
d'entrer en.Aquitaine s'il en est besoin, à Labiénus de surveiller
la Belgique, à Titurius Sabinus de marcher contre les Curiosolites (environs de Saint-Malo), les Unelles (le
Cotentin) et les Lexoves (Coutances, Évreux, Lisieux). Il
confie à Décimus Brutus le commandement de la flotte.
Lui-même se réserve l'élite des troupes de terre pour faire
la guerre aux Venètes, qu'il regarde comme le centre du
mouvement et la nation la plus redoutable, de cette partie
de la Gaule.
A peine arrivé d'Italie, il se dirige avec son armée sur
leur territoire, ordonnant à sa flotte de faire voile dans la
même direction et de venir le rejoindre à la côte.
Sur la presqu'île sauvage qui bornait la Gaule à l'occident,
César n'avait pas seulement les hommes à combattre,
il lui fallait aussi lutter contre les éléments. Le territoire
venète était sillonné en tous sens de vastes et profonds marais
produits par les inondations de la mer. La plupart des
villes étaient bâties au milieu de ces marais d'eau salée ou
sur des grèves recouvertes chaque jour par le flux elles
formaient alors de véritables îles inabordables aux piétons
pendant la marée haute, et dangereuses aux navires,
parce que le reflux, en se retirant, les laissait engagés
dans les bas-fonds et dans les sables. Lorsqu'à force de
peines les Romains parvenaient à contenir la marée par des
digues et à élever leurs terrasses de siége au niveau des
remparts, les Venètes, n'espérant plus se maintenir, faisaient
à leur aise aborder un grand nombre de vaisseaux,
s'embarquaient corps et biens, et se retiraient dans une
autre ville, que l'ennemi devait encore assiéger de la même
manière.
Les Romains perdirent ainsi beaucoup de temps. Ils
détruisirent plusieurs de ces forteresses mais le peuple
venète subsistait invincible dans de nouveaux asiles, toujours
prêts à le recevoir.
Pour le réduire, César devait se rendre maître de la
mer. Pendant presque tout l'été, des tempêtes violentes empêchèrent la flotte romaine de mettre à la voile. Puis
elle hésitait à s'aventurer sur ce vaste océan sans bornes,
dont elle ne connaissait ni les sondes, ni les îles, ni les
ports.
Enfin elle parut au large. Toute la marine armoricaine,
deux cent vingt navires réunis dans le port de Vannes levèrent
l'ancre et se rangèrent en ligne devant la flotte
romaine. Brutus, qui la commandait, hésita sur le parti
qu'il devait prendre et sur la manière dont il devait combattre.
En effet, les vaisseaux venètes étaient bien mieux disposés
que les siens pour manoeuvrer sur ces mers. La carène
en était plus plate, et ils souffraient moins sur les bas-fonds
et à marée basse la proue et la poupe, très élevées, pouvaient
mieux résister aux vagues et aux tempêtes. Le seul
avantage des Romains était dans l'agilité de leurs rameurs.
Cependant le signal du combat fut donné et les deux
flottes se mêlèrent. Les Romains attaquèrent d'abord avec
l'éperon, mais ils ne tardèrent pas à y renoncer, ne pouvant
entamer ces masses solides. Ils avaient établi sur leurs
vaisseaux des tours, du haut desquelles ils lançaient des
projectiles mais ces tours atteignaient à peine la poupe des
vaisseaux venètes, les traits étaient presque tous perdus,
tandis que ceux de l'ennemi frappaient sûrement et mortellement.
Une seule invention leur fut d'un grand secours.
Ils avaient fabriqué des faux bien tranchantes, emmanchées
et fixées à de longues perches les soldats romains
engageaient ces faux dans les cordages qui attachaient au
mât les vergues des vaisseaux gaulois. Le navire ainsi saisi
et accroché, on tirait à soi à force de rames, les cordages
se coupaient et les vergues tombaient. Alors le navire, qui
n'avait de mouvement que par sa voile et sa mâture, perdait
toute action. L'affaire se trouvait réduite à un combat
d'abordage. De ce côté les soldats romains avaient tout l'avantage « d'autant plus, dit César, que l'action se passait
à la vue du général et de toute l'armée qui couvrait les
falaises et les dunes qui dominent la mer, en sorte qu'aucun
trait de courage ne pouvait rester ignoré. »
Les Venètes, après avoir perdu quelques vaisseaux,
voulurent fuir, mais il survint tout à coup un calme plat
qui les rendit immobiles. Les Romains les prirent un à un,
les brûlèrent ou les coulèrent bas, et il n'y en eut que fort
peu qui purent gagner la terre à la faveur de la nuit.
Cette bataille termina la guerre des Venètes et des États
maritimes de l'Ouest toute la jeunesse, toute l'élite de ces
nations avaient péri avec la flotte. Ceux qui survivaient,
ne pouvant ni fuir ni résister à un double siège, se rendirent
à César mais ils ne trouvèrent qu'un vainqueur
cruel et sans pitié. Le sénat expira dans les supplices, et
le reste de la population, vendu à l'enchère, fut réduit en
esclavage, comme les Aduatiques.
Pendant ce temps, un des lieutenants de César, Titurius
Sabinus, avait soumis l'Armorique du Nord (la basse Normandie).
Un autre, le jeune Crassus, conquit l'Aquitaine,
quoique ces peuples eussent appelé d'Espagne, pour les
commander, les vieux compagnons de Sertorius.
Il ne restait plus dans toute la Gaule que deux peuples
en armes contre l'armée romaine, les Morins (Boulonnais
Calaisis, Saint-Omer) et les Ménapes (Gueldres, Hainaut).
Quoique l'hiver fût près de commencer, César marcha
contre eux. Ces deux peuples, voyant tant de nations qui
avaient essayé de la guerre régulière vaincues et domptées,
adoptèrent un autre système de défense ils se retirèrent
avec leurs provisions et leurs biens dans leurs forêts entrecoupées de
marais. Arrivé au commencement des bois sans
avoir vu les ennemis, César ordonne à ses troupes de se
retrancher, quand les Morins et les Ménapes sortent tout à
coup de toutes les parties de la forêt et tombent sur les légionnaires dispersés pour le travail. Ceux-ci saisissent leurs
armes, les rejettent dans le bois; mais, s'étant engagés
dans des fourrés ils perdirent beaucoup de monde.
Les jours suivants, César fit abattre la forêt, et, afin
que les travailleurs ne pussent être surpris, il ordonna
d'amonceler à mesure tout le bois coupé pour en former
un rempart sur les deux flancs. Déjà les Romains atteignaient
les troupeaux des Belges et leurs derniers bagages,
déja l'ennemi gagnait des bois plus épais, lorsque des
pluies continuelles survinrent. César se vit contraint d'interrompre
cet immense abatatage, et bientôt il ne fut plus
possible de tenir le soldat sous la tente.
Après avoir ravagé tout le pays et brûlé les bourgades
et les habitations, César ramena son armée en quartier
d'hiver sur les terres des Lexoves, des Aulerques (le Maine
et le Perche) et des autres peuples qui s'étaient récemment
soulevés, et il partit pour l'Italie.
A peine les légions romaines furent-elles rentrées dans
leurs cantonnements, que les Germains débordèrent sur la
Belgique. Deux grandes tribus teutoniques, harcelées au
nord par les incursions des Suèves, comme les Helvètes
l'avaient été au midi, venaient de passer dans la Gaule;
envahissant les terres que possédaient les Ménapes au delà
du Rhin, franchissant ce fleuve et se répandant dans toute
la contrée entre le Rhin et la Meuse, depuis l'île des Bataves
jusqu'aux frontières des Éburons (Liégeois). Ces tribus
formaient une masse de plus de quatre cent mille
têtes. " La Gaule opprimée, dit M. Henri Martin, projeta
de recourir à ces barbares contre César, comme elle avait
recouru à César contre Arioviste. La Gaule ne se faisait
plus son destin à elle-même c'était entre les Romains et
les Germains que se débattait désormais son sort."
Avant qu'aucune nation gauloise eût encore remué, César
sentit que sa présence était indispensable. S'arrachant donc à cette foule de courtisans qui, dans l'intervalle de
ses campagnes, accouraient à Lucques ou à Pise l'aduler
et conspirer avec lui l'asservissement de Rome, il repassa
les Alpes, et du fond de l'Armorique accourut sur le Rhin
avec ses légions.
Il n'en était qu'à quelques journées, lorsqu'il reçut des
envoyés germains qui lui dirent « qu'ils ne s'armeraient
pas les premiers contre les Romains, mais qu'attaqués ils
ne refuseraient pas la guerre; que c'était une vieille coutume
qu'ils tenaient de leurs ancêtres de faire face à l'ennemi
quel qu'il fût, et de ne jamais recourir à la prière. Ils
ajoutaient que, chassés de leur pays, ils étaient venus
malgré eux dans la Gaule qu'ils pouvaient être des amis
utiles aux Romains; que César leur assignât des terres ou
les laissât en possession de celles qu'ils avaient conquises.
Ils ne le cédaient qu'aux Suèves, à qui les dieux mêmes
ne résisteraient pas; mais, dans tout l'univers, il n'était
aucun autre peuple qu'ils ne pussent vaincre. »
La réponse de César fut cette d'un maître qui ouvre ou
ferme à sa volonté l'entrée de son empire: « Je ne puis,
dit-il aux Germains, faire avec vos nations aucun traité,
tant qu'elles seront sur le sol gaulois. Quand on n'a pu
défendre ses propres terres, il n'est pas juste de s'emparer
de celles d'autrui; d'ailleurs, il n'y a point dans la
Gaule de terre vague pour recevoir une telle multitude. »
Il ajouta qu'ils pouvaient se retirer vers le territoire des
Ubes (pays de Cologne), dont les envoyés lui demandaient
en ce moment son assistance contre les Suèves,
et qu'il se chargeait d'obtenir le consentement de la nation
ubienne.
Le proconsul eut sans doute un moment la pensée de
fondre ensemble ces tribus pour en faire une barrière
contre les Suèves; mais il ne s'y arrêta guère. Sous prétexte
que, pendant les pourparlers, il avait été attaqué par leur jeunesse, il fondit sur eux et les massacra tous,
hommes, femmes et enfants; et les Romains, sans perte
d'un seul homme, rentrèrent dans leur camp, ayant ainsi
terminé en quelques heures une guerre qui leur avait
causé d'abord tant d'inquiétude.
« Aucune bataille n'avait coûté moins de sang à César,
mais aucune ne lui rapporta moins de gloire, dit justement
M. Amédée Thierry. Les circonstances qui l'avaient
précédée, les circonstances qui l'accompagnèrent présentaient
un côté peu honorable pour sa loyauté. Cet homme,
vengeur si scrupuleux du droit des gens lorsqu'il intéressait
lui et les siens, qui avait fait torturer tout un sénat, vendu
à l'encan toute une nation parce qu'en retenant quelques
agents et espions romains cette nation avait cru pouvoir
recouvrer des otages qu'on lui avait enlevés contre toute
justice, ce même homme dressait un guet-apens à des
ambassadeurs et accordait des trêves pour les violer; ce
Romain dont la clémence faisait tant de bruit parmi les
siens, traitait des troupeaux de femmes et d'enfants fugitifs
avec plus de rigueur qu'on ne traite des soldats vaincus
dans une guerre sans quartier. Ces accusations couraient
de bouche en bouche dans la Gaule et se mêlaient
aux regrets d'une occasion échappée et d'une espérance
déçue. »
En Italie et jusque dans le sénat de Rome, des âmes
honnêtes ressentirent une indignation non moins vive et
osèrent l'exprimer, lorsque, après la lecture des dépêches
de César, les sénateurs votèrent que des actions de grâces
seraient adressées aux dieux en reconnaissance de cette
victoire
« Des actions de grâces! s'écria Caton; votez plutôt
des expiations suppliez les dieux de ne pas faire peser
sur nos armées le crime d'un général coupable. Livrez,
livrez César aux Germains, afin que l'étranger sache que Rome ne commande point le parjure et qu'elle en repousse
le fruit avec horreur »
Pour inspirer plus de terreur aux Germains, César alla
chercher ces terribles Suèves près desquels aucune nation
n'osait habiter. En dix jours il jeta un pont sur le Rhin,
non loin de Cologne, malgré la largeur et l'impétuosité du
fleuve, et répandit l'épouvante parmi les nations germaniques
les plus voisines. Mais, comme l'été touchait à sa
fin et qu'il était trop tard pour commencer une campagne
en Germanie, il repassa en Gaule. Il avait une vengeance
à tirer des habitants de l'île de Bretagne qui, l'année
précédente, avaient fourni des secours aux Venètes. Il fit
rassembler par ses lieutenants la flotte construite dans la
guerre contre l'Armorique, se rendit lui-même, avec deux
légions et quelque cavalerie, sur la pointe de la côte des
Morins (Pas-de-Calais), où il savait que le détroit de Bretagne
était le moins large et le moins dangereux.
Avant de s'embarquer, César appela près de lui les
voyageurs et les trafiquants qui pouvaient lui donner quelque
lumière sur l'étendue de l'île de Bretagne, sur les
peuples qui l'habitaient, sur les ports capables de recevoir
de grands vaisseaux. Il n'en put tirer rien de satisfaisant,
soit qu'ils se refusassent à donner à un conquérant
étranger des renseignements sur l'île sacrée, soit, comme
il le dit lui-même, que les Gaulois qu'il consultait n'eussent
pas pénétré dans l'intérieur et qu'ils n'en connussent
que les côtes et les contrées en face de la Gaule. César
prit le parti d'envoyer un de ses officiers explorer la côte.
La malveillance des Gaulois faillit être funeste à César
dans cette expédition. Les hauts navires qui transportaient
ses troupes, tirant beaucoup d'eau, ne purent approcher
assez du rivage. Il fallut que ses soldats se précipitassent
dans une mer profonde, les mains embarrassées et chargés
de leur pesante armure, et que, plongés dans l'eau jusqu'aux épaules, ils s'avançassent contre l'ennemi. Les
Bretons, à qui tous les bas-fonds étaient connus, accouraient
avec assurance, lançaient leurs traits ou poussaient
sur la grève leurs chevaux familiarisés avec la mer. Mais
les machines de siège vinrent au secours des Romains et
nettoyèrent le rivage par une grêle de pierres et de traits.
Dès que les légions eurent le pied sur le sec, elles chargèrent
les barbares, qui prirent la fuite.
Cependant l'équinoxe approchait c'était le moment des
grandes marées. En une nuit la flotte romaine fut brisée
ou mise hors de service. César et ses légions se trouvèrent
sans vaisseaux, sans vivres, sans cavalerie. Les barbares,
qui dans le premier moment avaient donné des otages,
essayèrent de surprendre son camp; ils l'enveloppèrent et
l'assaillirent avec leurs chariots à faux. Les Romains auraient
péri jusqu'au dernier, si César n'eût dégagé ses
légions. Vigoureusement repoussés, les Bretons demandèrent
à se soumettre. César leur parla en vainqueur impérieux,
leur ordonna de livrer des otages deux fois plus
nombreux; mais ses vaisseaux étaient réparés, il savait
que quelques jours plus tard la mer lui était fermée. Sans
attendre la réponse des insulaires, il mit à la voile au
milieu de la nuit.
Cette sorte de reconnaissance, qui avait duré vingt
jours, fut suivie d'une expédition plus sérieuse César
voulait forcer les races galliques dans leur dernier asile.
Il chargea ses lieutenants de pousser les préparatifs avec
vigueur, tandis qu'il allait en Italie faire proroger son
commandement pour cinq années. A son retour en Gaule,
il trouva vingt-huit galères complétement équipées et six
cents transports construits d'après le plan qu'il avait indiqué,
plus larges et moins hauts de bord que ceux dont
il s'était servi précédemment, et tous en même temps à
voiles et à rames. César, attendant que la saison devînt favorable pour le
'départ, commanda aux cités gauloises de lui fournir quatre
mille hommes de cavalerie, qu'il se proposait d'embarquer
avec cinq de ses légions. Puis, ayant sous sa main les
principaux personnages de la Gaule entière, qu'il avait
convoqués pour la session annuelle des états, il voulut les
emmener avec lui outre mer, et s'assurer ainsi de la tranquillité
de la Gaule en son absence. Une inquiétude sourde
régnait partout, et l'invasion de la Bretagne, l'île sainte
des druides, blessait profondément le sentiment national.
L'Édue Dumnorix déclara que la religion lui défendait de
suivre César, il essaya de s'enfuir; mais le proconsul, qui
connaissait son génie remuant,.Ie fit poursuivre avec ordre
de le ramener mort ou vif. Il fut tué en se défendant. Son
assassinat augmenta l'émotion dans toute la Gaule, comme
un attentat des Romains au droit des gens, car personnellement
Dumnorix inspirait peu d'intérêt il passait pour
un des premiers instigateurs de l'entrée de César dans les
Gaules et pour l'un des hommes qui avaient été le plus
funestes à l'indépendance de leur patrie.
Les autres Gaulois partirent avec la flotte romaine, qui
prit terre sans que les Bretons résistassent. César se disposait
à pénétrer dans l'intérieur de l'île, lorsque des
cavaliers arrivèrent à toute bride lui annoncer qu'une
violente tempête avait brisé et jeté à la côte presque tous
les navires de sa flotte.
Ses bâtiments mis à terre et renfermés dans le camp
retranché, César continua son entreprise. Les rivalités
locales vinrent à son secours en Bretagne comme en Gaule,
et les Romains ne se retirèrent qu'après avoir mis en fuite
les Bretons, assiégé le roi Caswallawn au nord de la Tamise,
dans l'enceinte où il avait rassemblé ses bestiaux et
réuni des milliers d'essédaires montés sur de rapides et
pesants chars de guerre. César n'était pas assez sûr de la Gaule pour hiverner
outre mer. Pressentant un soulèvement sur le continent,
il se hâta d'accepter les ouvertures de paix du roi breton,
exigea des otages, fixa le tribut annuel que la Bretagne
payerait au peuple romain, et se rembarqua au mois de
septembre.
La domination romaine n'était point établie en Bretagne
par une expédition où César avait déployé un appareil de
forces si imposant. Rome n'en retira d'autre avantage que
quelques prisonniers et une grande quantité de perles de
peu de valeur qu'on recueillait sur les côtes. Quant au
tribut annuel imposé au roi Caswallawn, il ne fut point
payé, et le proconsul n'y comptait guère. « César, dit
Velléius Paterculus, mit le pied deux fois en Bretagne,
et il en rapporta l'honneur d'y avoir deux fois combattu. »
A son arrivée, il trouva la Gaule tranquille. Elle ne
présentait du moins aucune résistance, aucune agitation
apparente; mais la haine de Rome fermentait dans tous
les coeurs, et les anciens alliés de César étaient devenus
ses ennemis les plus implacables. Le ressentiment de l'indépendance
perdue faisait chaque jour des progrès plus
rapides, parce que chaque jour aussi cette domination
devenait plus oppressive. La nécessité d'acheter Rome aux
dépens des Gaules, d'assouvir tant d'amis qui lui avaient
fait continuer le commandement pour cinq années, avait
poussé le conquérant aux mesures les plus violentes. Selon
Suétone, il dépouillait les lieux sacrés, mettait les villes au
pillage sans qu'elles l'eussent mérité. Pour lever les tributs
et les subsides, les Romains s'immisçaient dans les affaires
les plus intimes des cités; ils déposaient les magistrats
légalement élus, sous prétexte qu'ils étaient suspects ils
en nommaient d'autres et bouleversaient les constitutions
locales.
«C'étaient surtout les gouvernements populaires, dit l'historien de la Gaule, qu'ils poursuivaient avec acharnement,
parce qu'ils en redoutaient le principe et l'énergie.
Tantôt ils favorisaient sous main les chefs ambitieux, qui
.vivaient en conspiration permanente contre la liberté; tantôt
ils les imposaient ouvertement à la pointe de l'épée,
prétendant les restaurer dans un pouvoir légitime, attendu
que leur père, ou leur aïeul, ou leur oncle, l'avait jadis
possédé. Ainsi ils établirent chez les Carnutes le despotisme
de Tasget, chez les Atrobates celui de Comm; ainsi
ils forcèrent la haute assemblée des Sénons à reconnaître
pour roi Cavarin, homme abhorré de tous, dont le frère et
le père avaient attenté successivement à l'indépendance
publique. Ce n'était pas tout depuis le commencement de
la guerre, César s'était fait livrer tous les jeunes Gaulois
distingués par la richesse, la naissance ou le rang de leur
famille et il les gardait près de lui moins comme des auxiliaires
que comme des otages. Étudiant à loisir leur caractère
et leurs penchants, il s'appliquait à les corrompre par
l'ambition, à les éblouir par la gloire, à étouffer en eux
tout sentiment patriotique de cette pépinière de petits tyrans
sortaient les instruments les plus dévoués et les traîtres
les plus redoutables à la Gaule. Le proconsul les jetait
ensuite sur le point où il voulait exciter des orages; il leur
prodiguait l'argent, il leur prêtait au besoin ses soldats, il
préparait par leurs intrigues, chez ses alliés les plus fidèles,
une conquête facile et en apparence moins odieuse que la
conquête à force ouverte. »
Par ces princes et ses autres créatures, César espérait
dominer les assemblées générales de la Gaule, qu'il s'arrogeait
le droit de convoquer et de présider mais la colère
des populations allait croissant.
Une vaste conspiration, qui avait pour foyer la Belgique
et pour chefs le Trévirien Indutiomar et l'Éburon (Liégeois)
Ambiorix, se propagea rapidement dans toute la Gaule. La disette obligeant César à disperser ses troupes
pour les cantonnements d'hiver, l'insurrection éclata partout
les légions étaient massacrées et les Romains chassés
de la Gaule, si les Carnutes, exaspérés par la tyrannie de
Tasget, créature du proconsul, avaient eu la patience
d'attendre que César eût repassé les Alpes pour aller en
Italie.
A la nouvelle de leur soulèvement, Ambiorix crut la
Gaule en feu; il appela les Belges aux armes, et, par de
faux semblants, il attira hors de leur camp les lieutenants
de César qui avaient pris leurs quartiers d'hiver chez les
Éburons (Liégeois), égorgea en trahison Sabinus, et fondit
avec fureur sur le reste de la division romaine, qu'il surprit
dans un défilé. Dix mille légionnaires périrent, massacrés
par les Éburons.
Ambiorix eut bientôt soulevé les débris des Aduatiques
et des Nerviens, il vint assiéger dans ses retranchements
une autre légion cantonnée sur le territoire nervien (dans
le Hainaut) et commandée par Quintus Cicéron, le frère
de l'orateur.
César se trouvait à Samarobrive (Amiens ou peut-être
Saint-Quentin). II n'avait aucune nouvelle du désastre de
Sabinus et de Cotta, qui avait eu lieu depuis douze jours;
il ignorait le siège que soutenait Cicéron depuis une
semaine, lorsqu'un message lui parvint.
A la lecture de la dépêche, il fut saisi d'une violente
douleur; il ne sentait que trop, dans cette interruption
rigoureuse de ses communications, l'accord effrayant de
toutes les nations du Nord contre les Romains. Il jura de
ne plus couper ni sa barbe ni ses cheveux que le meurtre
de ses deux lieutenants ni le désastre de leur armée ne
fussent pleinament vengés. Avec une seule légion, il partit
au secours de Cicéron. Ambiorix leva le blocus pour venir
l'accabler d'une armée de soixante mille combattants. La confiance des Gallo-Belges était si grande, qu'ils offrirent
quartier à tout Gaulois ou Romain qui voudrait passer aux
assiégeants.
César attendit qu'ils fussent disséminés autour de ses retranchements,
puis il commanda une sortie générale par
toutes les portes. L'irruption fut tellement vive que les
Gaulois, culbutés, furent mis en déroute, et que César put
opérer sans aucune perte sa jonction avec Cicéron. Il trouva
l'armée de ce général dans un état déplorable un dixième
à peine des soldats était sans blessures. Il comprit le danger
qu'il avait couru. Il ne vit pas non plus sans étonnement
les travaux de siège exécutés par les Gaulois, les
tours, les tortues, les remparts qu'ils avaient élevés à
l'exemple des Romains; et leur habileté dans un art qu'ils
ignoraient naguère lui assombrit l'avenir.
Cette victoire de César dispersa les troupes d'Indutiomar,
qui le lendemain devait attaquer le quartier de Labiénus,
et fit rentrer les forces armoricaines, qui n'étaient
plus qu'à huit milles de la treizième légion. La Gaule semblait
encore une fois pacifiée, mais César ne s'y fia pas. En effet, bientôt après, les Sénons, suivant l'exemple
des Carnutes, chassèrent leur tyran Cavarin, roi imposé,
comme Tasget, par César, et les Trévires prirent les armes
à l'instigation d'Indutiomar. Ce patriote infatigable partageait
avec Ambiorix tous les regards et toutes les espérances
de tous côtés on lui adressait des députations pour
lui demander de fixer le jour où l'étendard de la délivrance
se lèverait à la fois sur toute la Gaule.
Sa mort dans une escarmouche frappa au coeur la coalition
belgique et désorganisa l'armée des Trévires. Toutefois,
la valeureuse nation ne se rebuta point et conféra, en
témoignage de ses respects, le commandement suprême
aux plus proches parents d'Indutiomar. Ils s'abstinrent,
ainsi que les Sénons et les Carnutes, d'envoyer des députés à l'assemblée générale des cités gauloises convoquées par
César à Samarobrive, et qui fut ensuite transférée à Lutèce
(Paris).
A la fin du printemps, César était en mesure d'agir avec
énergie. Trois légions nouvelles, levées en Italie, avaient
réparé ses pertes. Les Sénons et les Carnutes, déconcertés
par sa célérité, se virent contraints de demander la paix.
Le proconsul voulait être inflexible et promener le fer et le
feu sur leur territoire, lorsque le sénat éduen, allié des Sénons
vint s'interposer pour ce peuple qui touchait à ses
frontières. Les Rèmes se firent les protecteurs des Carnutes
auprès de César, qui consentit à les recevoir à composition.
Dans les dispositions où se trouvait la Gaule, il n'osa pas rendre la domination romaine plus odieuse dans le centre,
mais il ne se montra modéré envers ces deux peuples que
pour exercer sa vengeance sur les Éburons.
Il commença par leur couper toute retraite en deçà et
au delà du Rhin, mit à feu et à sang le pays de leurs voisins,
les Nerviens, les Ménapes, les Trévires et les Germains
des bords du Rhin, jusqu'à ce que ces nations
eussent rompu toute alliance avec le peuple voué à l'extermination.
Ayant ainsi assuré son oeuvre de destruction,
il se dirigea sur le pays des Éburons par la forêt des
Ardennes.
Afin que le coup arrivât plus terrible et plus imprévu,
César fit partir en avant sa cavalerie, avec ordre de ne point
allumer de feu dans les haltes et de ne négliger aucune des
précautions qui pouvaient rendre la marche prompte et secrète.
Les Éburons, se fiant a l'éloignement de l'armée
ennemie, qu'ils croyaient engagée dans des guerres contre
les Germains, n'avaient rien de prêt pour la défense. La
cavalerie romaine tomba au milieu d'eux comme la foudre.
Ambiorix, assailli à l'improviste, ne dut son salut qu'à un
bonheur inespéré. Surpris dans sa maison de campagne, qui était située au milieu d'une forêt, il put, grâce à la
vitesse de son cheval, gagner la profondeur du bois.
De sa retraite, où il fut rejoint par un petit nombre de
cavaliers, il envoya dans toutes les directions des émissaires
chargés de publier que César approchait et que
chacun eût à pourvoir à sa sûreté. En quelques heures,
tous les villages furent abandonnés, et la campagne se
couvrit de bandes de fugitifs qui gagnaient, avec leurs
provisions et leurs bestiaux, les lieux les plus sauvages et
les moins accessibles. Ambiorix, ne gardant près de lui que
quatre cavaliers, se tint au milieu des bois, dont il connaissait
tous les détours.
César fit cerner et envahir le territoire éburon de tous
les côtés à la fois par dix légions et une formidable cavalerie.
Alors commencèrent, dit l'historien auquel nous
empruntons ce récit, des scènes de désolation plus horribles
que tout ce que le pays avait encore vu et souffert.
Les légions, la hache à la main, perçaient les forêts; elles
jetaient des ponts sur les marécages; elles égorgeaient
dans ses dernières retraites la multitude fugitive. Mais
cette chasse n'était pas sans danger pour les soldats romains
la nature du pays ne leur permettant pas de marcher
par grandes masses, les traînards ou ceux qui se séparaient
du gros de l'armée périssaient enveloppés dans
des embuscades. Pour concilier la sûreté de ses soldats
avec l'accomplissement de sa vengeance, César mit les
Éburons hors la loi de l'humanité, il fit proclamer qu'il les
livrait corps et biens au premier occupant. Il convia à cette
proie les peuples voisins, déclarant que quiconque l'aiderait
à exterminer cette raçe scélérate serait compté au
nombre des amis du peuple romain. De tous les coins de la
Belgique on vit accourir une foule de malfaiteurs et de gens
sans aveu. Il n'y eut pas jusqu'aux peuplades germaniques
riveraines qui ne voulussent, elles aussi, avoir part à la curée. « Qu'on se figure, ajoute M. Amédée Thierry, les
atrocités qui durent accompagner ce sac de tout un peuple!
Qu'on se représente un cordon de cinquante mille Romains,
placés là pour assurer l'impunité aux assassins, pour leur
livrer des victimes et, parmi ces Romains, César, un frère
de Cicéron, Brutus, Trébonius, tout ce que la jeunesse
patricienne renfermait de plus éclairé et de plus poli on
détournera les yeux avec tristesse et horreur. »
Toutes les villes, toutes les habitations furent incendiées
les blés que ne mangèrent pas les chevaux furent
brûlés sur pied. Le général romain avait songé, par un
raffinement de cruauté, aux malheureux Éburons que le
hasard aurait soustraits au fer ou à la flamme il les
condamnait à mourir de faim après le départ des légions.
Quant à Ambiorix, toutes les tentatives pour s'emparer
de lui échouèrent. Vingt fois on se crut au moment de
l'atteindre; mais toujours il s'échappait à la faveur des
ténèbres, errant de forêt en forêt, de caverne en caverne,
de précipice en précipice, accompagné de ses quatre cavaliers.
De faux rapports, propagés par les prisonniers éburons,
fourvoyaient perpétuellement les Romains dans leur
chasse. Ils se lassèrent, et ce héros de l'indépendance
vécut pour des temps meilleurs.
Après cette dévastation, César ramena son armée à Durocortorum
(Reims); il y tint l'assemblée générale des cités
gauloises. Là, sous ses yeux, il fit instruire et juger l'affaire
des insurrections sénonaise et carnute. Revenant sur
la composition qu'il avait accordée à ces peuples, il condamna
à mort et fit exécuter Acco, qui avait été l'âme des
mouvements populaires chez les Sénons. Les autres accusés
avaient pris la fuite; ils furent frappés de l'excommunication
de l'eau et du feu. Après avoir indiqué des quartiers
d'hiver à ses troupes et s'être assuré du blé pour l'armée, César repassa en Italie, où de grandes agitations politiques
réclamaient sa présence.
L'anarchie régnait dans Rome et suspendait la nomination
des consuls. Clodius venait d'être assassiné par Milon,
dévoué à Pompée. Les deux rivaux et les deux factions
étaient en présence.
Ces nouvelles, arrivées au delà des Alpes, soulevèrent
les Gaulois; ils espérèrent que la guerre civile retiendrait
César et qu'il ne pourrait se rendre à l'armée. Des conciliabules
se formaient de tous côtés; ils se tenaient au fond
des bois, dans les lieux déserts. Là accouraient les personnages
notables de presque toutes les cités. Une vaste conjuration
de tout le territoire préparait le plus terrible effort
de la Gaule pour reconquérir son indépendance.
Les Carnutes prirent l'initiative de l'insurrection. Mais,
en s'exposant les premiers, ils exigèrent que les confédérés
s'engageassent à les soutenir. Comme on ne pouvait s'entre-donner des otages, de peur d'éveiller l'attention des
marchands et des autres agents romains, il fut convenu
que les députés des cités gauloises prêteraient sur les étendards
le serment de fidélité à la ligue de délivrance. Au
fond de quelque viei!le forêt, dans un lieu consacré aux
mystères du culte druidique, furent réunis furtivement les
drapeaux des cités gauloises, et sur ce faisceau sacré
chaque député vint prononcer à son tour l'engagement
solennel de haine aux Romains, de dévouement à l'indépendance
de la Gaule.
Au jour fixé pour l'insurrection, des milliers de paysans
carnutes se jettent sur Genabum (Orléans), devenu, depuis
l'invasion, l'entrepôt du commerce romain en Gaule. Les
habitants gaulois secondent l'attaque, massacrent les marchands
étrangers et pillent leurs maisons. L'intendant des
vivres, Fusius Cotta, est jeté dans la Loire.
La nouvelle, criée dans les champs à travers les terres passa de bourg en bourg, de ville en ville, avec une telle
rapidité, qu'elle arriva avant la fin de la première veille
(neuf heures du soir) chez les Arvernes, à plus de cent
soixante milles de Genabum.
Il y avait alors dans cette nation un jeune chef plus
redoutable encore, dit un ancien, par son génie que par la
force de son corps et sa valeur guerrière. Son nom même
inspirait la terreur. Il s'appelait Vercingétorix, c'est-à-dire
le grand chef des cent têtes. Son père, Celtill, noble arverne,
avait expié sur le bûcher son ambition de royauté
et son crime contre sa patrie. Vercingétorix eût pu se faire
roi par l'appui de l'étranger, comme Tasget et Cavarin;.
César n'avait rien négligé pour se l'attacher, il lui donnait
le nom d'ami. Mais le fils de Celtill ne répondit à ces
avances qu'en effaçant, par l'ardeur de son patriotisme, la
défiance imprimée sur son nom par les souvenirs. Retiré
dans les montagnes de l'Arvernie, il travaillait à réveiller
le parti de l'indépendance nationale, lorsqu'il reçut la nouvelle
des événements de Genabum. Quoique la nuit fût déjà
avancée, il arme sa tribu, descend de la montagne, et,
dès le point du jour, entre dans Gergovie, appelant la ville
à la guerre contre les Romains.
Aux acclamations unanimes du peuple, il est investi du
souverain commandement militaire. Les cités de la Gaule
centrale et tous les peuples armoricains répondent à son
appel et lui défèrent la conduite de la guerre. Avec une
activité digne de César, il fixe les contingents à fournir par
chaque cité et rassemble une magnifique cavalerie. La terreur
des supplices fait marcher ceux qui hésitent ou balancent. On brûlait vif les traîtres, on mutilait les réfractaires
et on les renvoyait dans leurs foyers pour servir d'exemple
aux lâches et aux indifférents.
Le plan de Vercingétorix était d'attaquer simultanément
au midi la province narbonnaise, et au nord les légions de César cantonnées dans leurs quartiers d'hiver. Il envoie
son ami Luctère, chef des Cadurces, dans le pays des
Rutènes (Rouergue), tandis que lui-même se porte contre
les Bituriges (Berri), qui hésitaient à se déclarer contre les
Romains. La présence de Vercingétorix entraîne leur adhésion
à la cause de l'indépendance. Il y lève des troupes et
met des garnisons dans les places fortes.
A la nouvelle de ces mouvements simultanés dans le
Nord et dans le Midi, César devine le plan de Vercingétorix,
passe les Alpes maritimes, et arrivé, inattendu, sur
les bords du Rhône. Sa présence rassure les Romains et
contient les Gaulois de la province, dont les dispositions
étaient douteuses. Il eut bientôt organisé les milices, éloigné
et découragé Luctère par ces mesures de défense.
Alors, malgré l'hiver, qui était encore dans toute sa force,
il franchit les Cévennes à travers six pieds de neige et entre
sur les terres des Arvernes. Tombant sur eux quand ils se
croyaient inexpugnables derrière leurs montagnes glacées,
il augmente leur terreur en faisant saccager le pays par sa
cavalerie.
Le chef gaulois, déjà parti vers le Nord, fut contraint
malgré lui de revenir, ses compatriotes l'abandonnant pour
défendre leurs familles. C'est tout ce que voulait César
il quitte son armée sous prétexte de faire des levées chez
les Allobroges, remonte le Rhône, la Saône, sans se faire
connaître, rejoint et rallie ses légions.
César, craignant de perdre le petit nombre d'alliés qui
lui restaient en Gaule, n'ose délaisser les Édues, attaqués
par Vercingétorix, et, au risque de manquer de vivres,
il met son armée en campagne malgré la rigueur de la
saison. Il enlève d'assaut les principales villes des Sénons,.
et, se trouvant près de Genabum, il ne veut point passer
outre sans donner un exemple terrible des vengeances
romaines. Un peu avant minuit, au moment où les habitants,
redoutant l'assaut qui devait être donné le lendemain,
sortaient de la ville et commençaient à traverser la Loire,
César met le feu aux portes, lance ses légions dans la ville,
massacre la multitude embarrassée sur le pont et dans les
rues étroites. Les maisons sont pillées et réduites en
cendres; des flots de sang punissent le meurtre de Fusius
Cotta et des marchands romains, et ce qui échappe au
carnage est traîné comme esclave à la suite de l'armée.
Vercingétorix, qui cherchait à contraindre les Édues et
les Boies (Bourbonnais) à quitter l'alliance romaine, fut
obligé de suspendre ses projets pour secourir Noviodunum
(Nevers), assiégée par César. C'était la seconde fois que
son armée le forçait de renoncer à ses plans. En effet,
comme le fait remarquer un historien, parmi tant de peuples divers
habitués jusqu'ici à voir leurs intérêts séparés, la
préoccupation des souffrances particulières entravait inévitablement
les mesures de salut public. A la pensée de leurs
enfants captifs, de leurs femmes outragées, de leurs maisons
incendiées, le Sénon, le Carnute, le Biturige, frémissaient
de rage et demandaient à grands cris à leur général
qu'on les ramenât combattre pour défendre leurs familles.
Les Gaulois accourent, et c'est pour voir la prise de
Noviodunum.
Alors Vercingétorix comprit qu'il fallait renoncer à une
guerre méthodique, où ses bandes intrépides, mais mal
rompues à la discipline et à l'unité du commandement,
auraient toujours le dessous contre les légions de César.
Il assemble son conseil et leur déclare qu'on doit adopter
un plan de campagne tout différent de celui qu'on avait
suivi jusque-là, qu'il faut affamer l'ennemi, intercepter les
vivres aux hommes, les fourrages aux chevaux. « Le salut
commun, ajoute-t-il, exige des sacrifices particuliers. Nous
devons nous résoudre à brûler toutes nos habitations isolées, tous nos villages; nous devons brûler nos villes mêmes
qui ne sauraient se défendre, de peur qu'elles ne servent
de refuge aux lâches ou qu'elles n'attirent l'ennemi par
l'espoir du butin. Si ces mesures vous paraissent dures et
violentes, n'est-il pas plus dur encore de voir vos femmes
et vos enfants réduits en esclavage et de périr vous-mêmes?
car voilà votre sort, si vous êtes vaincus. »
Pas une voix ne protesta contre cet immense sacrifice.
Ce fut à l'unanimité que les chefs de tant de nations décidèrent
la ruine de leurs fortunes et la dispersion de leurs
familles. Ils accomplirent héroïquement et sans délai cette
résolution terrible. En un jour, vingt villes des Bituriges
sont brûlées par leurs habitants. Cet exemple se propage,
et de toutes parts, chez les Carnutes et dans les États voisins,
on n'aperçoit plus que le feu et.la fumée des incendies
volontaires. A travers les décombres, une population innombrable
se dirige vers la frontière, souffrante et morne,
mais non sans consolation, dit César lui-même, puisqu'une
victoire presque certaine l'indemniserait d'un sacrifice à
la patrie.
C'était le conseil de l'armée qui désignait les villes dont
la destruction paraissait nécessaire. Mais quand on en vint
à Avaricum (Bourges), capitale des Bituriges, les habitants
en larmes embrassèrent les genoux de Vercingétorix, conjurant
les chefs d'avoir pitié de. leur ville. Ils protestaient
de la défendre jusqu'à la mort et de la sauver. Le conseil
et Vercingétorix lui-même, vaincus par leurs larmes et
leur désespoir, cédèrent à leurs supplications. Ces ménagements
firent leur malheur. La ville périt de même, mais
par César, qui la prit après de prodigieux efforts.
La garnison et la population entière, femmes, enfants,
vieillards, furent passées au fit de l'épée. Sur quarante
mille, à peine huit cents gagnèrent le camp de Vercingétorix.
Il les recueillit au milieu de la nuit, en silence, et les fit disséminer dans les quartiers des différentes nations,
car il craignait que leur arrivée et la commisération de la
multitude n'excitassent quelque désordre.
Il convoque l'armée le lendemain, la console et l'exhorte
à ne point se laisser abattre par un échec. « Les Romains
ne devaient point la victoire à leur valeur en bataille rangée,
mais à un art et à une habileté dans les sièges inconnus
aux Gaulois. Il n'avait jamais été d'avis de défendre
Avaricum, l'armée le savait; mais cette perte, il saurait
la réparer bientôt. Il travaillait à rallier à la cause de la
liberté les nations gauloises jusqu'alors dissidentes, actives
ou neutres, dans l'alliance de Rome. Ses mesures étaient
prises et leur succès infaillible. Ainsi réunis, les Gaulois
formeraient une fédération à laquelle l'univers entier ne
résisterait pas; le moment était proche, et il avait presque
réussi. »
Grâce au caractère magnanime de Vercingétorix, les
revers ne faisaient qu'augmenter son ascendant et raffermir
la confiance. L'assurance que toutes les divisions
allaient enfin cesser et tous les Gaulois se réunir sous le
drapeau d'une liberté commune remplissait les coeurs d'espérance.
Ces hommes indociles, turbulents, ennemis du
travail, se plièrent à tout ce que leur général exigeait
d'eux ils apprenaient à s'endurcir aux mêmes labeurs que
les légionnaires, ils s'exerçaient à retrancher les camps et
à construire des machines selon la manière romaine.
Vercingétorix n'avait point mis d'exagération dans ses
promesses. Tandis que le siége d'Avaricum absorbait tout
l'effort des Romains, il leur avait suscité de nouveaux ennemis.
Les Aquitains s'étaient déclarés, ils avaient envoyé
de la cavalerie au généralissime. Les Édues eux-mêmes
s'étaient détachés de César, et, pendant le siège d'Avaricum,
ils l'avaient laissé manquer de blé. Leur défection
le priva de sa cavalerie, et il fut obligé d'en faire venir de chez les Germains pour la remplacer. Labiénus, lieutenant
de César, eût été accablé dans le Nord s'il ne s'était dégagé
par une victoire (entre Lutèce et Melun). César lui-même
échoua au siège de Gergovie des Arvernes. L'armée
romaine eût été entièrement défaite sans la dixième légion,
la légion favorite de César, qu'il avait placée en réserve, et
qu'il conduisit lui-même à l'ennemi. Quarante-six centurions
étaient restés sur le champ de bataille.
La guerre allait toujours grandissant. La Belqique avait
adhéré à la fédération, et une assemblée solennelle des
délégués de toute la Gaule se tenait à Bibracte (Autun)
pour délibérer sur les opérations ultérieures de la guerre
et sur la réélection du généralissime. Trois nations seulement ne s'y firent point représenter, les Rèmes, les Lingons
et les Trévires ceux-ci comme très éloignés et d'ailleurs
empêchés par de nouvelles incursions germaniques, les
Lingons et les Rèmes surtout comme contraires à la coalition
et amis déterminés des Romains.
Vercingétorix, à la presque unanimité des suffrages, fut
maintenu dans le commandement qu'il avait honoré par
tant de vertu et de courage.
Chargé du sort de tant de millions d'hommes, il revint
à son ancien plan, que l'arrivée subite de César avait fait
échouer au commencement de la campagne Tandis qu'il
marchait en personne contre les légions réunies dans le
Nord, il fit attaquer la province narbonnaise par trois
endroits à la fois.
Les affaires de César allaient si mal qu'il ne pensait
plus qu'à se retirer en bon ordre vers le nord de la province,
afin de la secourir et de tirer de nouvelles troupes
d'Italie. Du territoire des Lingons, il se dirigea vers la
frontière séquanaise pour gagner le Rhône. Vercingétorix
le suivait à dix milles de distance, attentif à tous ses mouvements
il l'atteignit avant que César eût passé la Saône. Ayant appelé au conseil les chefs de la cavalerie: Le
jour de la victoire est arrivé, leur dit-il; les Romains s'enfuient
dans la province et quittent la Gaule. C'est assez
pour la liberté du moment; ce n'est rien pour la paix et la
liberté à venir. Bientôt ils reviendront avec de plus grandes
forces, et la guerre ne finira pas. Qu'y a-t-il à faire?
Tenter un combat de cavalerie, attaquer l'ennemi en pleine
marche et embarrassé de ses équipages. Si l'infanterie s'arrête
pour les défendre, César ne peut continuer sa route,
il est perdu. S'il les abandonne pour songer à sa sûreté, il
sortira de la Gaule, mais couvert de honte.
Tous s'écrient qu'il faut combattre sans délai, tous s'engagent
par le serment le plus sacré à ne point revoir
leurs maisons, leurs familles, leurs femmes et leurs enfants,
qu'ils n'aient au moins deux fois traversé la ligne
ennemie. »
Le combat fut terrible. César y courut les plus grands
dangers. Enveloppé par des cavaliers arvernes, il fut
presque pris, et son épée resta entre leurs mains. Il eût
perdu la journée si les masses compactes de ses légions ne
se fussent sans cesse portées, pour soutenir sa cavalerie,
partout où le combat était le plus vif.
Enfin, la cavalerie germaine, gagnant une hauteur importante,
se précipita avec tant de fureur sur une division
gauloise qu'elle la mit en déroute. A cette vue, les deux
autres divisions, craignant d'être enveloppées, se mirent à
fuir en désordre. Les Romains et les Germains en firent un
massacre horrible. Il ne fut plus possible d'arrêter cette
panique. Ces esprits mobiles tombèrent alors dans un tel
découragement, que Vercingétorix ne put les rassurer
qu'en se retranchant sous les murs d'Alésia, ville forte
(dans l'Auxois).
César ne perdit pas un instant. Laissant ses bagages sur
une colline, à la garde de deux légions, il se mit à la poursuite des confédérés tant que dura le jour, leur tua près de
trois mille hommes, et campa le lendemain sous les murs
de la place.
Alésia, antique cité, qui passait pour avoir été fondée
par les Phéniciens, était bâtie au sommet d'une haute colline,
aujourd'hui le mont Auxois, à trois lieues de Semur.
Le général gaulois assit son camp sur le versant oriental
de la montagne. Sa force en infanterie était de quatre-vingt
mille hommes, et il comptait encore dix mille cavaliers
échappés au désastre de la bataille et de la retraite.
Une armée si nombreuse. sous une place si forte défiant
toute attaque de vive force, César n'hésita point à assiéger
cette grande armée et conçut le gigantesque projet d'enfermer
à la fois la ville et les troupes gauloises dans une
circonvallation de quinze milles flanquée de vingt-trois
forts. Ces ouvrages étaient prodigieux c'étaient d'abord
trois fossés, chacun de quinze ou vingt pieds de large et
d'autant de profondeur, puis un rempart de douze pieds,
huit rangs de petits fossés, dont le fond était hérissé de
pieux aiguisés par le sommet et couvert de branchage et
de feuilles, des palissades de cinq rangs d'arbres entrelaçant
leurs branches. Ces ouvrages étaient commencés du
côté de la campagne, afin de mettre le camp à l'abri des
attaques du dehors. Tout cela fut terminé en moins de
cinq semaines et par moins de soixante mille hommes.
Vercingétorix comprit la faute qu'il avait faite en concentrant
toutes ses forces en un seul point. Avant que les
lignes des assiégeants fussent terminées, il convoqua sa cavalerie
au milieu de la nuit, recommanda à chaque cavalier
d'aller dans son pays et d'appeler toute la population en
âge de combattre. « Il les conjure de pourvoir à sa sûreté,
de ne pas l'abandonner au supplice et à la merci de l'ennemi,
lui qui s'était dévoué si pleinement pour la cause
publique; c'était sa vie qu'il fallait sauver, c'était la vie de quatre-vingt mille hommes qui périraient avec lui. Il
ajouta qu'il avait des vivres pour trente jours, qu'à la
rigueur même il pourrait les faire durer un peu plus.
Puis, à la seconde veille, il les fait évader par l'intervalle
que laissaient encore les ouvrages romains. Il se retire
dans la ville avec son infanterie, se fait apporter tout le blé
qui s'y trouvait, prononce la peine de mort contre quiconque
le recèlerait, et distribue par tête le bétail que les
habitants avaient fait rentrer en grande quantité. Ainsi
il attend les secours de la Gaule ou les horreurs de la
famine.
Les paroles de Vercingétorix retentirent comme le cri
de détresse de la patrie elle-même. Depuis la Garonne jusqu'au
Rhin, des Alpes à l'Océan, toutes les nations gauloises
armèrent en masse pour la délivrance d'Alésia. Il
n'y eut pas, fait observer un historien, jusqu'aux malheureux
débris des Helvètes, des Nerviens (exterminés deux
fois), des Venètes, qui ne voulussent prendre part au dernier
effort de la liberté Ambiorix, l'Éburon, parut seul
au nom de son peuple égorgé. A cette heure suprême, la
Gaule, mutilée, décimée peuple à peuple depuis tant d'années,
semblait enfin trouver cette unité nationale dont
l'absence avait été si funeste à la Gaule. »
Deux cent quarante mille fantassins et huit mille cavaliers
se rassemblèrent sur la frontière éduenne et se mirent
en marche vers Alésia. « Ils étaient pleins d'ardeur et de
confiance, dit César, car il n'en était pas un qui supposât
qu'on pût soutenir le seul aspect d'une pareille armée, surtout
dans une double attaque, lorsque les assiégés feraient
une sortie et qu'une armée si nombreuse paraîtrait en même
temps du côté de la campagne.
Malgré tous leurs efforts, les confédérés laissèrent passer
le terme assigné par Vercingétorix, et déjà dans la place
la disette devenait extrême. Séparés de toute nouvelle par une double enceinte, les assiégés ignoraient le rassemblement
et l'approche de l'armée gauloise.
Voyant tous les vivres épuisés et l'époque plus que
passée où devait arriver le secours, Vercingétorix avait
assemblé le conseil, et l'on délibérait sur le parti à
prendre. Quelques-uns inclinaient à capituler, d'autres à
faire une sortie tandis qu'on avait encore quelque vigueur.
Critognat, Arverne d'une haute naissance et d'une grande
autorité, ouvrit un avis d'une atroce et effroyable énergie.
« Je ne parle point, dit-il, de l'avis de ceux qui prétendent
appeler capitulation la plus honteuse servitude. On
ne doit, je pense, ni les regarder comme citoyens ni les
admettre dans nos conseils; je combats ceux qui proposent
une sortie et qui semblent répondre ainsi au souvenir de
notre ancienne gloire. Mais ne pouvoir soutenir un peu de
disette, c'est faiblesse. Les hommes qui se dévouent à la
mort sont moins rares que ceux qui endurent patiemment
la douleur. Et moi aussi, qui ai souci de mon honneur, je
serais de cet avis, si je n'y voyais d'autre perte que la vie;
mais, en prenant un parti, songeons à toute la Gaule que
nous avons appelée à notre délivrance. Quel courage auront,
croyez-vous, nos parents et nos amis, s'ils sont réduits
à combattre sur les cadavres de quatre-vingt mille
compatriotes égorgés en un seul lieu? Ne privez donc pas
de votre soutien ceux qui, pour vous sauver, n'ont pas
craint de s'exposer à tous les dangers; et, soit folie et
témérité, soit défaut d'énergie, n'allez pas accabler toute
la Gaule et la livrer à un esclavage perpétuel.. Parce qu'on
n'est pas arrivé à jour fixe, vous douteriez de la constance
et de la foi publique! Eh quoi! pensez-vous que ce soit
pour se tenir en haleine que chaque jour les Romains
ajoutent des fortifications nouvelles? Si, tous les chemins
étant fermés, vos amis ne peuvent s'annoncer par des
courriers, croyez-en les témoignages, leur arrivée est prochaine c'est là ce qui effraye les ennemis et les tient jour
et nuit à l'ouvrage.
Quel est donc mon avis? de faire ce que firent nos ancêtres
dans la guerre bien différente des Cimbres et des
Teutons. Réfugiés dans leurs villes réduits à la même
disette, plutôt que de se rendre, ils soutinrent leur existence
avec les corps de ceux que leur âge ou leur faiblesse
rendait inutiles à la défense. Et si nous n'avions pas cet
exemple, je dirais que, pour la liberté, il serait glorieux
de le transmettre à nos descendants. Car, quelle guerre
fut pareille à celle-ci? Les Cimbres, quand ils eurent ravagé
la Gaule et couvert notre pays de calamités, en sortirent
enfin et passèrent sur d'autres terres ils nous laissèrent
nos lois, nos moeurs, nos champs, notre liberté.
Mais les Romains, conduits par l'envie, que veulent-ils?
que cherchent-ils autre chose que de se fixer dans nos
campagnes et dans nos villes et de soumettre à un joug
éternel des peuples que la renommée leur disait illustres et
belliqueux? Ils n'ont jamais eu d'autre but dans leurs
guerres; et, si vous ignorez leur politique chez les nations
éloignées, considérez la Gaule qui vous est voisine son
droit et ses lois sont changés, elle est sous la hache et,
réduite en province, elle gémit dans une servitude sans
terme. »
Les voix recueillies, il fut résolu qu'on ferait sortir de la
place toutes les bouches inutiles, et qu'on tenterait tout
avant de suivre l'avis de Critognat; cependant, si les secours
tardaient trop, on s'y conformerait plutôt que d'en
venir à capituler.
Les Mandubiens, citoyens d'Alésia, avec leurs femmes
et leurs enfants, se virent chassés de leur ville par les soldats
qu'ils y avaient reçus ils s'avancèrent en pleurant
vers les lignes des Romains, « suppliant qu'on les prît pour
esclaves et qu'on leur donnât des vivres. » César plaça des postes sur les remparts pour les éloigner à coups de traits.
Ainsi rejetée entre la ville et le camp romain, courant tour
à tour des portes d'Alésia aux retranchements de César,
cette multitude périt en peu de jours de faim et de désespoir.
Cependant l'armée nationale arrive près d'Alésia et
campe sur une colline, à moins d'un mille des Romains. Le
lendemain la cavalerie se répand dans la plaine, l'infanterie
se tenant à quelque distance, cachée derrière les hauteurs. D'Alésia l'on dominait la campagne: à la vue du
secours, on s'empresse, on se félicite, on s'exalte. Les
troupes sortent et se forment devant la ville on remplit le
premier fossé de fascines, et l'on se prépare à tout événement
pour une attaque décisive.
César disposa ses légions sur les deux lignes de ses retranchements,
fit sortir sa cavalerie et engagea le combat.
On pouvait le voir des divers camps qui occupaient toutes
les hauteurs, et les soldats gaulois et romains, l'âme en
suspens, en attendaient l'issue. L'affaire se passant sous les
yeux de tous, et nul trait de valeur ou de lâcheté ne pouvant
rester caché, l'amour de la gloire et la crainte de l'infamie
animaient des deux côtés les combattants. La mêlée
fut acharnée depuis midi jusqu'au coucher du soleil, et la
victoire restait indécise, lorsque la cavalerie germaine, se
serrant sur un point, chargea l'ennemi, l'enfonça et le mit
en fuite. Les légions sortirent alors à la poursuite des
fuyards et les poussèrent en déroute jusqu'à leur camp sans
leur donner le temps de se reconnaître. La garnison
d'Alésia, consternée, regagna ses murailles.
Le surlendemain, vers le milieu de la nuit, l'armée
extérieure tenta l'assaut du camp de César. Elle s'approcha
des ouvrages romains dans le plus grand silence. Là,
poussant un cri général pour avertir les soldats de Vercingétorix,
elle se mit à jeter des fascines et de la terre dans le fossé. Vercingétorix et les siens accoururent. Mais les
deux armées gauloises se brisèrent contre les merveilles de
la science militaire et durent se retirer sans avoir entamé
les retranchements de César.
Les Gaulois renouvelèrent au point du jour l'assaut qui
avait échoué dans la nuit. Cette seconde épreuve était décisive.
Le général de l'armée extérieure, Vergasillaun,
parent de Vercingétorix, avait fait un long détour avec
cinquante-cinq mille hommes, l'élite des troupes confédérées,
pour s'emparer d'une colline qui dominait les quartiers
romains vers le nord, et que son vaste circuit n'avait
pas permis d'enfermer dans les lignes. C'était le côté faible
des retranchements, et les Gaulois sentaient qu'ils n'avaient
plus d'espoir s'ils ne parvenaient à percer la ligne et à opérer
la jonction des deux armées.
Au moment où Vergasillaun commande l'attaque, Vercingétorix,
qui le découvre du haut de la citadelle, sort
de la ville avec ses troupes, emportant les perchés, les
claies, et tout ce qu'il tenait prêt pour un dernier assaut.
On se bat partout à la fois partout on attaque on se
jette vers l'endroit qui paraît le plus faible. L'étendue des
ouvrages disséminant les Romains, ils ont sur plusieurs
points quelque peine à se défendre. Les clameurs qui
s'élèvent de l'armée extérieure les inquiètent ils vont lâcher
pied, lorsque César, placé sur une éminence d'où il
pouvait découvrir ce qui se passait sur toute la ligne,
envoie des renforts aux endroits les plus menacés.
Sur deux points ses formidables retranchements étaient
forcés; deux corps de troupes fraîches avaient été repoussés
par Vercingétorix, quand César lui-même s'élance avec toute
sa réserve, rejette les Gaulois hors des lignes, et vole au
secours de ses lieutenants qui pliaient devant Vergasillaun.
Avertis de son approche par la vue de son manteau de
pourpre, qu'il affectait de porter les jours de bataille, les Gaulois font les derniers efforts pour emporter la ligne un
double cri s'élève à la fois des rangs des deux armées.
Bientôt, jetant le javelot de part et d'autre, on tire le
glaive et on combat corps à corps. Tout à coup les Gaulois
voient derrière eux ta cavalerie germaine. Ils faiblissent
se rompent, et les Romains en font un affreux carnage.
Vergasillaun est pris le chef des Lemôvikes (Limousins)
est tué. La garnison d'Alésia, voyant ce massacre et cette
fuite désespérée, abandonne sa position et se retire dans
la ville. L'armée extérieure se disperse dans le plus grand
désordre.
On rapporta soixante-quatorze drapeaux des nations
gauloises à César, et, sur une si grande multitude, fort
peu d'hommes rentrèrent au camp sans blessures. Cette
armée de la Gaule entière s'évanouit comme un rêve, dit
Plutarque.
Dans la nuit qui suivit cette bataille, nuit suprême de
l'indépendance gauloise, Vercingétorix pensa que sa mort
suffirait peut-être à la vengeance du vainqueur, et que la
garnison obtiendrait merci. Au point du jour il convoque
ses troupes. II leur rappelle qu'il n'a point entrepris cette
guerre pour son avantage, mais pour la liberté commune
puisqu'il faut céder à la fortune, il s'offre pour qu'on donne
satisfaction aux Romains par sa mort volontaire ou pour
qu'on le livre vivant à l'ennemi. Le conseil députe vers César pour traiter de la reddition.
Il ordonne que les ennemis remettent leurs armes,
qu'ils livrent leur chef et se rendent à discrétion. Puis il va
lui-même en avant du camp, hors des portes, pour y recevoir
la soumission des vaincus et prononcer de son tribunal
sur leur sort.
Vercingétorix n'attendit point qu'on le traînât enchaîné
devant César il monta sur son cheval de bataille, se revêtit
de sa plus riche armure, sortit de la ville et traversa au galop l'intervalle qui séparait les deux camps. Après avoir
tourné en cercle autour du tribunal, il sauta de cheval
jeta son épée, son javelot et son casque aux pieds du Romain,
sans prononcer une parole.
Le vainqueur se montra moins grand que le vaincu.
César éclata en reproches sur son amitié trahie, sur ses
bienfaits méprisés. Puis il ordonna à ses licteurs de garrotter
Vercingétorix et de l'entraîner dans le camp. Vercingétorix
souffrit tout en silence. Il fut conduit à Rome et
plongé dans un cachot infect. Il y attendit pendant six ans
qu'il pût décorer le triomphe de César. Ce jour-là il rendit
sa grande âme sous la hache du bourreau, ne laissant
d'autre historien pour faire vivre sa mémoire que son
ennemi César.
César fit grâce de la vie à la garnison d'Alésia, mais il
la réduisit en esclavage, ainsi que les Gaulois de l'armée
extérieure tombés en son pouvoir. Chaque soldat romain
eut un captif pour butin. La liberté de vingt mille prisonniers
arvernes et édues fut accordée à la soumission de ces
deux peuples. Le dévouement de Vercingétorix ne fut pas
perdu pour les siens cette grande victime expiatoire
sauva la vie et la liberté de plusieurs milliers de ses compatriotes.
Le désastre de la confédération n'avait que trop démontré
aux Gaulois leur impuissance à résister en masse
contre les forces de l'armée romaine réunies. Ils sentirent
que la guerre partielle et simultanée en un grand nombre
de lieux était la seule praticable, et que César n'aurait ni
les moyens, ni le temps, ni les forces nécessaires pour se
porter partout à.la fois. Dans cette lutte à mort, il n'était
pas de nation qui ne dût s'exposer à périr même, si, tandis
qu'elle arrêterait l'ennemi, les autres pouvaient recouvrer
la liberté.
Pour diviser l'effort des légions, dès l'ouverture des hostilités, les chefs gaulois qui survivaient à Vercingétorix établirent
trois centres de résistante un dans le Nord, chez
les Bellovaques, un autre dans l'Ouest, chez les Andes, et
le troisième au Midi chez les Cadurces. Les Trévires devaient
en outre inquiéter Labiénus et le retenir en Séquanie.
Ce plan convenu, on répara les places fortes et l'on
amassa des vivres.
Dès que César fut instruit de ces mouvements, il partit,
la nuit des calendes de janvier, de Bibracte, où il passait
l'hiver, et, ralliant deux légions, se mit à parcourir le territoire
des Bituriges, qui, ne voyant chez eux qu'une
faible garnison, faisaient des préparatifs de guerre. L'arrivée
subite de César surprit la population disséminée dans
la campagne et occupée de la culture. Ils ne furent pas
même avertis par le signal qui précédait ordinairement
César, l'incendie des habitations; la cavalerie romaine
tomba sur eux avant qu'ils pussent se réfugier dans les
villes. On enleva plusieurs milliers d'hommes, de femmes
etd'enfants, qui furent garrottés et traînés avec le bagage;
les autres, poursuivis de canton en canton, crurent trouver
un refuge, mais en vain. César, forçant sa marche, se
montre partout à la fois et ne laisse nulle part le loisir de
recueillir les fugitifs. Après avoir ainsi pourchassé pendant
plusieurs semaines cette population demi-morte de froid,
de faim, de fatigue, il la reçoit à composition, exigeant
une forte somme pour ses troupes. « Grâce à la clémence
de César, dit le continuateur des Commentaires, Hirtius,
les Bituriges purent rentrer dans leurs foyers dévastés. »
Le proconsul renvoya les deux légions chez les Rèmes et
rentra lui-même à Bibracte après quarante jours d'absence.
II y était à peiné depuis dix-huit jours, qu'il reçoit la
nouvelle de l'insurrection des Carnutes, qui, mécontents
de la soumission des Bituriges, étaient entrés sur leurs terres pour les forcer à reprendre les armes. César repart
aussitôt avec deux légions cantonnées sur la Saône pour
assurer les communications et les subsistances; il court à la
chasse aux Carnutes. A son approche, les habitants se cachent
et se dispersent au fond des bois, s'abritant à peine
dans des huttes construites à la hâte. César s'établit dans
Genabum, d'où il lance sa cavalerie sur tous les points où
l'on disait que les fugitifs s'étaient retirés. A chacune de
ces courses, les Romains enlèvent un grand nombre de
captifs et de bestiaux. Exposés à découvert à toutes les rigueurs
d'un froid excessif et n'osant demeurer nulle part
par la crainte des surprises, les Carnutes périrent en grande
partie par l'épée de l'ennemi, par l'âpreté et les pluies de
l'hiver le reste se dispersa chez les nations voisines.
Avant le retour du printemps, César fut obligé de conduire
une nouvelle campagne contre les Bellovaques. Ce
peuple, qui avait refusé naguère son contingent à la grande
armée de Vercingétorix, se vantant, dans son orgueil, de
faire à lui seul la guerre aux Romains, s'était mis à la tête
d'une nouvelle coalition gallo-belge. Une nombreuse armée
de Bellovaques,d'Aulerkes, d'Ambiens, de Calètes, d'Atrebates,
s'était réunie sur la frontière des Rèmes, commandée
par le Bellovaque Corrée et l'Atrebate Comm.
César accourt en toute hâte avec quatre légions. I1
trouve les terres abandonnées. Les hommes en état de
combattre s'étaient retranchés sur une colline environnée
par des marais et des bois; la multitude sans armes s'était
cachée dans des retraites inaccessibles; quelques individus
seulement étaient restés dans les champs, moins pour travailler
que pour observer l'ennemi.
César alla camper en face de l'armée confédérée. Après
plusieurs échecs partiels dans des escarmouches de cavalerie,
il fait appeler deux légions nouvelles pour enfermer
les Gaulois dans une circonvallation. Ceux-ci, craignant un nouveau siège d'Àlésia, renvoient tout ce que l'âge ou
le défaut d'armes et de forces rendait inutile. Le jour
les surprend tandis qu'ils faisaient défiler cette multitude
effrayée et en désordre. César profite de cette confusion,
fait jeter des ponts de claies sur le marais, et ses légions
gravissent la hauteur en ordre de bataille elles coupent la
retraite des Bellovaques. Les Gaulois se tirèrent de ce pas
critique par un stratagème. Suivant la coutume de ces nations
en guerre, ils portaient un faisceau de branches ou
de paille sur lequel ils s'asseyaient. Ils les font passer de
main en main, les amoncèlent sur leur front de bataille, et
au même signal y mettent le feu partout à la fois; un rideau
de flammes les dérobe à la vue des Romains, et ils
s'enfuient à toutes jambes. Ils firent dix milles sans perte,
suivis à distance par la cavalerie romaine.
Mais ils ne purent longtemps échapper à la défaite. Leur
chef Corrée, ayant quitté le gros de l'armée pour surprendre
les fourrageurs romains; fut surpris lui-même et
enveloppé par toute l'armée ennemie. Vaincus, culbutés,
frappés de terreur, les Gaulois s'enfuient au hasard; les
Romains les poursuivent l'épée dans le dos et les massacrent.
« Corrée, supérieur à tous les revers, dit Hirtius,
ne veut ni quitter la mêlée ni se jeter dans le bois; vainement
on lui crie de se rendre, il continue à se battre intrépidement,
blesse, tue, terrasse les soldats qui l'approchent, jusqu'à ce qu'il tombe lui-même sous la grêle de
traits dont l'assaillent les Romains furieux. »
Voyant tout contre elle, l'armée bellovaque voulut se
rendre. A ce mot, Comm, l'autre chef de l'armée confédérée,
monte à cheval, sort du camp, et de forêt en forêt
regagne la Germanie, reniant, dit un historien, une patrie
qui se résignait déjà à servir, et allant en chercher une
autre où ses yeux ne rencontreraient pas un Romain.
Les députés des Bellovaques conjurèrent César « de se contenter des calamités qu'ils avaient éprouvées. Leur cavalerie
était écrasée, leur infanterie d'élite anéantie. Dans
un si grand malheur leur défaite était cependant pour eux
un avantage, puisque Corrée n'était plus lui seul avait été
le moteur de la guerre, le boute-feu de la populace; car
jamais, lui vivant, le sénat n'avait eu autant de pouvoir
que l'aveugle multitude. »
César répondit « qu'il était commode sans doute d'accuser
les morts des fautes commises; que nul homme, ayant
pour lui seulement une misérable populace, n'était dans le
cas de soutenir une guerre, malgré l'opposition des principaux
citoyens et du sénat; qu'au reste, il les regardait
comme assez sévèrement châtiés. »
La guerre était donc encore une fois comprimée dans le
Nord. Mais la domination romaine inspirait une telle haine
qu'on désertait en foule les villes et les campagnes. Des
bandes passaient le Rhin, renonçant à une patrie asservie.
Pour s'opposer à ces migrations, César répand son armée
sur différents points, et lui-même, de sa personne, il va
ravager et dévaster le pays des Éburons, comme si sa terrible
vengeance ne s'était pas encore assez appesantie sur
ce malheureux pays. Désespérant de prendre Ambiorix,
qui y était revenu, il crut de son honneur, dit un historien
romain, de détruire si bien dans le pays les habitants, le
bétail et les maisons, qu'Ambiorix, exécré des siens, si
par hasard il en survivait encore, ne pût jamais rester
dans sa patrie. César fait parcourir aux légions et aux
troupes auxiliaires l'Éburonie dans tous les sens on pille,
on ravage, on égorge. Ambiorix lui échappa encore, mais
le nom Éburon fut effacé pour jamais de la liste des nations
gauloises.
Pendant ce temps, les Andes et les populations de la
basse Loire s'étaient soulevés; mais, divisés entre eux, ils
furent écrasés par Fabius lorsqu'ils passaient la Loire. Les vainqueurs usèrent de la victoire comme ils en
usaient d'ordinaire. « On tua, dit l'historien de César, tant
que les chevaux purent aller et tant que les bras purent
frapper. On massacra plus de douze mille hommes, soit de
ceux qui avaient les armes à la main, soit de ceux qui les
avaient jetées bas. » Fabius, sans attendre, entra sur le
territoire des Carnutes, comptant que tant de désastres
coup sur coup les auraient rendus plus faciles à se soumettre.
En effet, ce peuple, qui n'avait jamais parlé de
paix, courba la tête et donna des otages, et après lui toutes
les nations armoricaines.
II restait l'insurrection du Midi, dont s'était chargé
Luctère, le compagnon de Vercingétorix. Poursuivi par
Caninius, lieutenant de César, il s'enferma avec ses troupes
dans Uxellodunum (le Puy dans le Quercy), place si
forte d'assiette par ses escarpements, que, même sans
trouver de résistance, des hommes armés eussent eu peine
à y monter. Caninius entreprit de la réduire par une circonvallation.
Luctère, qui s'était trouvé au siège d'Alésia,
redoutant le blocus, voulut pourvoir la ville mais, attaqué
par les Romains quand il ramenait des convois de blé, il
s'échappa et ne rentra point dans son camp. Tout y fut pris
ou tué. Drapès, chef des Senons, qui s'était joint à Luctère,
fut enveloppé dans le combat et resta prisonnier.
Cependant César, pour prévenir désormais de nouveaux
mouvements, parcourait les différentes nations de la Gaule,
exigeant des otages, faisant livrer à ses vengeances les instigateurs
des soulèvements et les hommes qui s'étaient
compromis dans la lutte de l'indépendance. Par une balance
de sa politique, en même temps qu'il frappait les
meneurs, il cherchait à rassurer l'esprit de la multitude.
Arrivé chez les Carnutes, il voulut, dit son historien, les
délivrer au plus tôt de la crainte qu'ils avaient d'éprouver
le sort des Éburons, et demanda pour l'envoyer au supplice Gutruat, l'agent le plus actif et le plus opiniâtre de
la dernière insurrection. Depuis que les Carnutes avaient
déposé les armes, Gutruat vivait seul au fond d'une forêt.
Ses compatriotes allèrent le chasser dans sa retraite, se
saisirent de lui et amenèrent leur ancien chef à César. César,
par une hypocrisie qui conciliait son ressentiment avec
sa nouvelle politique de clémence, se fit demander son supplice
par ses légions. Gutruat mourut sous les verges, et
on lui coupa la tête.
Un seul boulevard restait à l'indépendance Uxellodunum,
où deux mille Gaulois, laissés par Drapés et Luctère,
étaient résolus à tenir à toute extrémité. Quoiqu'il méprisât
cette poignée d'hommes, dit son historien, César jugea
que leur obstination méritait un châtiment sévère. Il ne
voulait pas que d'autres villes, se fiant sur des avantages
de position, tentassent de recouvrer de même leur liberté.
Son commandement ne devait plus durer qu'un été, tous
les Gaulois le savaient; si donc ils. pouvaient résister jusque là,
ils n'auraient ensuite rien à craindre. Il se hâta d'aller
lui-même frapper ce dernier coup.
Lorsqu'il arriva devant la place, elle était investie compiétement
par Caninius. Les assiégés avaient du blé en
abondance; César voulut leur couper l'eau. Il réussit
d'abord à les priver de l'eau de la rivière qui coulait au
fond du vallon. Il leur restait une fontaine au pied même
des murailles. Par de prodigieux ouvrages de terrassement
poussés avec des peines infinies, l'épée à la main, César
rendit l'abord de la fontaine impossible. Le bétail, les chevaux,
les hommes, périssaient de soif.
Dans cette extrémité, les assiégés remplissent des tonneaux
de bitume, de suif et de poix, puis les roulent tout
enflammés contre les ouvrages de la terrasse. Au même
moment, ils font une sortie très vigoureuse, afin d'empêcher
par le combat d'éteindre l'incendie. Un grand feu s'élève au milieu des ouvrages, embrasant les machines,
les tours par où les Romains voulaient donner l'escalade.
Cependant les Romains tenaient ferme, l'action se passait
à la vue des deux armées, et chaque soldat, pour faire
montre de bravoure, s'offrait le plus ostensiblement possible
aux traits et au feu de l'ennemi.
César, voyant qu'il avait déjà beaucoup de blessés,
ordonne que toutes les légions montent à l'assaut de tous
les côtés à la fois et en poussant de grands cris. Les habitants,
en alarme, appellent les combattants et les retirent
de l'attaque des ouvrages pour aller border les murailles.
Les assiégeants se rendent maîtres de l'incendie, soit en
l'étouffant, soit en l'isolant.
Les assiégés pourtant persistaient dans la défense, une
grande partie déjà était morte de soif, et le reste s'obstinait
toujours; mais une mine, couverte par la terrasse, parvint
jusqu'à la source de la fontaine et détourna les eaux de
la ville. Le dessèchement subit de cette source intarissable
enleva aux assiégés leur dernière lueur d'espérance. Regardant
cet événement plutôt comme un décret du ciel que
comme une oeuvre des hommes, ils se rendirent.
« César, dit le continuateur de ses Commentaires,
sachant sa réputation de clémence trop bien établie, ne
craignit pas qu'un acte de rigueur fût imputé à la cruauté
de son caractère, et, comme il ne voyait pas de terme à la
guerre des Gaules si de pareilles insurrections venaient à
éclater en divers points, il résolut d'enrayer les autres
peuples par un exemple. Il fit couper les mains à tous
ceux qui avait pris les armes, mais il leur laissa la vie,
afin qu'ils fussent un témoignage vivant des châtiments de
Rome. »
Drapés, que Caninius avait fait prisonnier, évita la
hache du licteur en se laissant mourir de faim.
Luctère, qui s'était échappé après sa défaite et qui sans cesse changeait de retraite, tomba dans les mains d'un
Arverne, grand ami des Romains, qui, sans hésiter, le
chargea de chaînes et le conduisit à César.
Labiénus avait battu les Trévires. Leurs chefs étaient
dans ses mains, ainsi que l'Éduen Sure, le seul de sa nation
qui fût resté en armes contre les Romains. Tous les peuples
de la Gaule étaient vaincus et pacifiés.
César voulut visiter l'Aquitaine, où il n'était jamais allé
lui-même. Il partit avec deux légions et reçut la soumission
de toutes les cités, qui lui envoyèrent des députés et lui
remirent des otages. Enfin, lorsqu'il vint établir son quartier
d'hiver à Némétocène (Arras), il apprit que le dernier
et le plus indomptable des chefs insurgés, Comm l'Atrebate,
avait mis bas les armes.
Comm s'était fixé en Germanie, car il n'avait plus de
patrie en Gaule; mais il n'avait pu se résigner à l'exil et
était revenu parmi ses anciens sujets pour les soulever
encore contre les Romains. Banni par eux, il erra de forêt
en forêt, avec une troupe de cavaliers. Cette poignée d'outlaws
se trouvait partout à la fois, infestant les chemins,
et souvent enlevant des convois pour l'approvisionnement
des quartiers.
Marc-Antoine, questeur de César, voulut se défaire à
tout prix de Comm l'Atrebate il envoya à sa chasse un
de ses officiers, Volusénus, qui déjà l'avait blessé dans un
guet-apens. Longtemps il le poursuivit de forêt en forêt,
de plage en plage, l'épiant, l'attaquant, tour à tour
battant et battu. Comm tenait prêts quelques navires sur
la côte des Morins, afin de passer en Bretagne s'il ne lui
restait plus de ressources. Un combat malheureux l'obligea
d'y recourir; le vent était favorable, mais la mer était
basse et les navires gisaient à sec sur le rivage. C'en était
fait si Volusénus approchait. Comm ordonna à ses cavaliers
de hisser les voiles au haut des mâts. Les Romains, les voyant de loin déployées, gonflées par le vent, crurent
l'Atrebate en mer et retournèrent sur leurs pas.
Comm recommença le duel avec plus d'acharnement
que jamais il voulait se venger de sa blessure et de la
perfidie de son ennemi. Un jour qu'après une action fort
vive il se retirait avec ses cavaliers, il aperçoit le Romain
qui le suivait presque seul il fait volte-face, et, s'élançant
sur son ennemi tête baissée, lui perce la cuisse de part
en part.
Sa vengeance était satisfaite; il envoie dire à Marc-Antoine qu'il s'engageait à vivre où l'on voudrait, à faire
ce qu'on lui ordonnerait, et à donner pour sûreté des
otages; qu'il ne demandait qu'une condition, de ne paraître
devant aucun Romain.
Antoine, pressé d'en finir, accueillit la demande.
La Gaule déposait les armes, épuisée de sang pour
combattre et de chefs pour la conduire."Qu'on se représente, dit un historien ancien, Paul
Orose, un malade pâle, décharné, défiguré par une longue
fièvre brûlante. qui a tari son sang et abattu ses forces
pour ne lui laisser qu'une soif importune sans le pouvoir
de la satisfaire voilà l'image de la Gaule épuisée et domptée
par César, d'autant plus altérée de la soif ardente de
sa liberté perdue que la liberté semble lui échapper pour
jamais. De là ses tentatives aussi fréquentes qu'inutiles et
hasardées pour sortir de la servitude; de là de plus grands
efforts de son vainqueur irrité pour lui rendre le joug plus
pesant; de là l'accroissement du mal, la diminution et la
perte enfin de l'espérance même. Ainsi, préférant son
malheureux sort au danger de remèdes incertains, et n'osant
plus entreprendre de se relever de peur de tomber
dans des calamités plus profondes, la Gaule demeurait
sans chaleur, sans mouvement, accablée, mais non tranquille." Plutarque résume ainsi les exploits de César dans les
Gaules
« Durant neuf années de guerre, il prit de force plus de
huit cents villes, subjugua plus de trois cents nations, et
combattit, à diverses fois, contre trois millions d'hommes,
dont un million périt sur le champ de bataille et un million
fut fait prisonnier. »
Depuis neuf années que César faisait la guerre dans les
Gaules, il n'avait que trop justifié le cri de son ambition
personnelle en passant les Alpes. Il avait marché à son but
lentement, mais sûrement, et il était maintenant irrésistible.
Son armée était plus à lui qu'à la république.
Mais il avait en main un ressort plus puissant encore que
l'enthousiasme et la fidélité de ses légions l'argent.
« Son séjour en Gaule n'avait été qu'un long brigandage,
dit M. Amédée Thierry dans son Histoire cles Gaulois.
Terres alliées ou ennemies, lieux sacrés ou profanes,
trésors privés ou publics, il dépouillait tout. Les richesses
qu'il amassa furent immenses. Avec le produit de ses rapines,
non seulement il entretenait son armée et levait de
nouvelles troupes, payait les dettes énormes qu'il avait
contractées autrefois en Italie, enrichissait ses officiers,
fournissait par ses gratifications à leurs débauches et à
celles de ses soldats, mais l'or de la Gaule coulait avec
non moins de prodigalité à Rome dans le sénat et dans les
comices. C'était surtout auprès de César, quand il allait
tenir sa cour à Lucques et à Pise, pendant les repos de la
guerre, que se déployait avec tous ses scandales la vénalité
des consciences romaines. Des consuls, des tribuns du
peuple, des sénateurs accouraient se marchander et se
vendre. La neutralité du consul Paulus coûta à l'ambitieux
proconsul plus de huit millions de notre monnaie, et la
connivence du tribun Curion lui en coûta plus de douze. »
On peut dire que César avait conquis la Gaule avec le fer des Romains, et Rome avec l'or des Gaulois.
La Gaule conquise, César ne voulut point achever la
ruine de la Gaule. Il n'oublia rien de ce qui pouvait guérir
les malheurs de la guerre. Son administration fut aussi
douce que sa conquête avait été violente. Point de confiscations
qui livrassent des terres à ses soldats; aucune colonie,
même militaire, ne fut établie; les peuples conservèrent
leur territoire, leurs villes, la forme essentielle de
leur gouvernement. Point de lourd tribut, seulement celui
que la province avait consenti elle-même à payer pendant
la guerre. Encore les exemptions étaient-elles nombreuses
pour les alliés et les villes qui avaient su mériter ce privilége
et surtout pour les nobles Gaulois qui devaient former
dans chaque cité une faction dévouée et comme un peuple
de clients. D'autres villes furent reçues sous le patronage
de César; quelques-unes, entre autres Bibracte, prirent
son nom. Il évita, avec une connaissance parfaite du caractère
de ces peuples, ce qui pouvait blesser des hommes irritables
et fiers; il ne toucha point à leurs monuments nationaux,
il respecta même les trophées qui lui rappelaient ses
revers. Les Arvernes avaient déposé dans un de leurs
temples l'épée que César avait perdue dans sa grande bataille
en Séquanie contre Vercingétorix il la reconnut un
jour, et se mit à sourire, disant à ses officiers, qui voulaient
l'enlever « Laissez-la, elle est sacrée. »
Avec une politique qu'on ne saurait trop faire remarquer,
il poursuivit un double but donner sa conquête
pour auxiliaire à sa fortune, et par ses ménagements, par
les faveurs dont il comblait les Gaulois, étouffer en eux le
patriotisme.
Dans l'intérêt de son ambition personnelle, il se servit
de l'esprit militaire et aventureux des Gaulois. Il organisa
de ses deniers une légion composée uniquement de vétérans
transalpins qui s'étaient distingués durant la guerre de l'indépendance, et la nomma la légion de l'Alouette,
parce que les soldats en portaient la représentation sur
leurs casques. « Sous cet emblème de la vigilance matinale
et de la vive gaieté, dit un historien, ces intrépides
soldats passèrent les Alpes en chantant, et jusqu'à Pharsale
poursuivirent de leurs bruyants défis les légions taciturnes
de Pompée. »
Il enrôla, à titre d'alliés et d'auxiliaires, des corps
choisis dans les différentes armes où la Gaule excellait, des
archers ruthènes, des fantassins légers de l'Aquitaine et
de l'Arvernie, de l'infanterie pesante de la Belgique, et
ces hardis cavaliers, dont trente suffisaient pour mettre en
fuite deux mille Numides, dont quatre cents paraissaient à
Cléopâtre et à Hérode valoir une armée.
César s'armait ainsi contre ses rivaux de l'élite des
troupes gauloises, il se procurait des soldats et des otages,
il épuisait la Gaule pour la contenir.
Pendant que les Gaulois combattaient pour son empire
en Grèce, en Afrique, en Espagne, leurs pères, leurs
frères labouraient, trafiquaient avec cette ardeur pour les
travaux de la paix qui éclate toujours au sortir des longues
guerres. Cette Gaule disait Marc-Antoine, qui nous envoyait
les Ambrons et les Cimbres, elle est soumise maintenant
et aussi bien cultivée dans toutes ses parties que
l'ltalie même! Ses fleuves se couvrent de navires, non seulement
le Rhône et la Saône, mais la Meuse, mais la
Loire, mais le Rhin lui-même et l'Océan. »
César associait sa conquête à son ambition aux hommes
les plus influents de la Gaule il ouvrait les portes du sénat,
aux familles nobles et riches il faisait espérer le droit de
cité romaine et de plus hautes faveurs encore, si la fortune
lui permettait un jour d'en disposer à son gré. Il se créait
dans ses ennemis de la veille des instruments intéressés
pour l'oppression de leur patrie. C'est ainsi que, pour la rattacher plus étroitement à lui, il fit de la Gaule qu'il avait
conquise une seconde province, sous le nom de. Gaule chevelue,
la distinguant de la province narbonnaise, qui lui
était suspecte comme pompéienne.
Ce qu'on rapporte de l'ardeur des soldats de César, de
cette soif de péril, de ce dévouement à la vie et à la mort,
de cette valeur furieuse, caractérise dans l'homme de
guerre le maître consommé des brigues romaines.
« César, dit Plutarque, a toujours trouvé tant d'affection
et tant de bonne volonté dans ses soldats, que ceux
qui, sous les autres chefs, ne différaient en rien des autres
hommes, devenaient invincibles quand il s'agissait de la
gloire de César, et. couraient tête baissée aux plus grands
périls avec une fureur dont rien ne pouvait ni arrêter ni
soutenir le choc. Je n'en rapporterai que trois ou quatre
exemples.
Acilius, dans le combat naval qui fut donné près de
Marseille, s'étant jeté dans une galère ennemie, eut
d'abord la main droite abattue d'un coup d'épée; mais,
avec le bouclier qu'il tenait de la gauche, il poussa toujours
sa pointe, et, donnant dans le visage des ennemis, il
les renversa tous et se rendit maître de la galère.
Le centurion Cassius Scéva, au combat de Dyrrachium contre Pompée, ayant eu un oeil crevé d'un trait,
l'épaule percée d'un javelot et la cuisse traversée d'un
autre, ayant reçu sur son bouclier cent trente coups, appela
les ennemis comme pour se rendre, et, deux s'étant
approchés, il abattit l'épaule de l'un d'un grand coup
d'épée, puis, ayant blessé l'autre au visage, il lui fit tourner
le dos, et à la fin encore il se sauva, ses compagnons
étant accourus à son secours.
Dans la Grande-Bretagne, les chefs de file s'étant
engagés dans un lieu marécageux et plein d'eau, et y
étant fort pressés par les barbares, un soldat de César, à la vue de ce général qui était spectateur du combat, se
jeta au milieu des ennemis et fit de si grands efforts et tant
d'actions d'une valeur éclatante qu'il les obligea à prendre
la fuite et sauva ses officiers. Ensuite, passant le marais
après tous les autres, avec des peines infinies, au travers
de cette eau bourbeuse, partie à la nage, partie à pied, il
gagna l'autre rive, mais sans son bouclier. César, plein
d'admiration pour son grand courage, courut à lui avec
de grands cris de joie et de grandes louanges pour l'accueillir
et le caresser. Mais lui, tout morne, la tête baissée
et le visage couvert de larmes, se jeta à ses pieds et lui
demanda pardon de ce qu'il n'avait pas conservé son
bouclier. Or, ce grand courage et cette grande ambition de bien
faire, c'était César qui les faisait naître et qui les nourrissait
en eux par de grandes récompenses et par les grands
honneurs dont il les comblait sans aucun ménagement, faisant
voir que les richesses qu'il amassait dans toutes les
guerres, il ne les gardait ni pour satisfaire son luxe ni
pour vivre dans les plaisirs, mais qu'elles étaient chez lui
comme des prix en réserve pour la valeur, et qu'il ne se
trouvait riche qu'autant qu'il était en état de récompenser
ceux de ses soldats qui s'en rendaient dignes et ce qui
contribuait encore à produire ce bon effet, c'est qu'il
s'exposait le premier aux plus grands périls et qu'il ne
s'exemptait d'aucun des travaux de la guerre. Il est vrai que, pour le mépris des dangers, on n'en
était point étonné, à cause de cet ardent désir de gloire dont
il était enflammé mais pour sa patience dans les travaux
comme elle était beaucoup plus grande que ses forces ne le
permettaient, il n'y avait personne qui n'en fût surpris,
car il était d'un tempérament très faible, grêle de corps,
d'une chair blanche et molle, souvent travaillé de grands
maux de tête et sujet à l'épilepsie, dont il sentit les premières atteintes à Corduba, en Espagne. Cependant il ne
tira point de ces indispositions un prétexte de s'efféminer
et de vivre dans la mollesse. Au contraire il chercha dans
la guerre un remède à ses indispositions, en les combattant
par de longues et fréquentes marches, par un régime
simple et frugal et par des gîtes à l'air, en rase campagne,
et en endurcissant ainsi son corps à toutes les
fatigues sans l'épargner. Quand il se reposait, c'était ordinairement chemin
faisant, ou dans un chariot, ou dans une litière, mettant
ainsi son repos à profit et le réduisant en action. Le jour,
il allait visiter les châteaux, les villes, les camps fortifiés,
ayant à côté de lui, dans son chariot, un des secrétaires
qu'il entretenait pour faire écrire sous sa dictée en voyageant,
et derrière lui un soldat qui portait son épée, et
dans cet équipage il faisait une si grande diligence que la
première fois qu'il sortit de Rome avec une charge publique,
il arriva sur les bords du Rhône le huitième jour.
Il était très bon homme de cheval, et cet exercice lui
était très aisé par l'habitude, car il était accoutumé à
pousser les chevaux à toute bride en tenant ses mains entrelacées
derrière son dos; et, dans cette expédition des
Gaules, il s'accoutuma à dicter les lettres en marchant à
cheval, et il fournissait en même temps à deux secrétaires,
et à un plus grand nombre encore, selon Oppius. On prétend
aussi que César fut le premier qui imagina de communiquer
par lettres avec ses amis, ou dans son camp, ou
à la ville, lorsque la nécessité des affaires le demandait et
que le temps ne lui permettait pas de s'entretenir avec eux
de bouche, à cause du nombre infini de ses occupations et
de la vaste étendue du camp ou de la ville.
Un jour, dans un voyage, il survint une si grande
tempête, qu'il fut obligé de se retirer dans la chaumière
d'un pauvre homme, où, n'ayant trouvé qu'une petite chambre qui suffisait à peine pour un homme seul, il dit à
ses amis Les lieux les plus honorables, il faut les céder aux plus grands, et les plus nécessaires aux plus malades. Et il laissa la chambre à Oppius, qui était incommodé,
et voulut qu'il y couchât pendant que lui et ses
amis coucheraient sous un auvent que formait le toit.
Mais c'est de l'homme surtout que la postérité cherche
les traces, à cette distance où elle est aujourd'hui des événements.
Elle cherche comment du fond des Gaules, de la
Germanie, de la Bretagne, César était plus présent à
Rome que dans Rome même.
L'histoire, à cet égard, est pleine de renseignements.
D'abord César avait, comme on l'a vu, laissé trois partis
dans' Rome, également intéressés, l'un à le tenir longtemps
éloigné en lui prodiguant toutes les lois, tous les
pouvoirs, toutes les légions, tous les subsides qui pouvaient
assouvir son autorité presque royale dans les Gaules,
c'était celui de Pompée; l'autre, à le rappeler sans cesse
par des éloges, des comparaisons, des regrets, à la mémoire
des Romains, afin de miner le sénat et la majesté
importune de Pompée, c'était celui de Clodius et des
démagogues; le troisième, enfin, celui de Cicéron et des
hommes de paix qui redoutaient au fond César comme le
plus dangereux des tribuns, mais qui, à cause de cette
crainte même, l'exaltaient jusqu'à l'hyperbole et s'efforçaient
de l'endormir dans sa vanité de conquérant, de
peur de faire éclater entre lui et le grand Pompée une
rivalité et des chocs qui auraient troublé leur quiétude. Si
l'on ajoute à la combinaison de ces trois partis le retentissement
lointain et perpétuel de ces exploits et de ces conquêtes
qui venaient flatter périodiquement l'oreille de
Rome, et enfin la nuée d'orateurs et de nouvellistes salariés
par César et dont il avait fait, comme les ambitieux
de nos jours font des journaux., les porte-voix de son nom, on comprendra que Rome et l'Italie, pendant ces neuf
années, ne fut qu'un immense écho, et que César jetait
sans cesse d'au delà des Alpes le mot qu'il voulait faire
répéter aux Romains.
Il y a de plus, en temps de faction, une popularité dans
l'absence. Les peuples froissés par les gouvernements rapprochés
d'eux cherchent leur consolation ou leur espérance
au loin dans un homme imaginaire à qui ils n'imputent
rien de ce qu'ils souffrent, à qui ils supposent toutes les
perfections qu'ils rêvent et si cet homme imaginaire est
en même temps un homme réel, un héros qui couvre de
gloire sa patrie et dont on attribue l'éloignement à l'envie,
l'absence de cet homme devient sa principale force, et le
regret qu'on a de lui devient la passion fanatique de
l'imagination de la multitude. C'est ce que nous avons vu
de nos jours, quand Bonaparte s'était relégué habilement
en Égypte, quand l'Europe le reléguait à l'île d'Elbe, et
enfin quand la captivité et la mort le reléguèrent à Sainte-Hélène. C'est ce qui entretenait, pendant les guerres
fabuleuses des Gaules, la mémoire et l'imagination des
Romains du prestige toujours grandissant de César.
Il semblait, avec un art profond, s'étudier à irriter la
passion publique en sa faveur, tantôt en se rapprochant
de Rome autant que les lois le permettaient à un général
d'armée à qui il était défendu de dépasser les limites de sa
province, tantôt en s'éloignant tout à coup comme pour
tromper le désir qu'il avait allumé et emporter à l'extrémité
des Gaules le regret du peuple. Jamais courtisane
d'Athènes ou de Rome n'employa plus d'artifice pour
l'amour que César pour l'ambition.
Aussi la voix de l'enthousiasme était unanime. Cicéron,
le premier des orateurs et des écrivains politiques, se laissait
prendre à ces piéges. César entretenait avec lui,
comme avec les hommes principaux de Rome, un commerce assidu de lettres qui faisait croire à chacun qu'il
avait en lui le plus tendre et le plus confiant des amis. Il
avait emmené avec lui le frère de Cicéron, Quintus, et il
lui conférait les charges les plus lucratives pour que l'intérêt
de Quintus retînt le grand Cicéron dans les intérêts de
César. Toute la jeunesse militaire de Rome, appelée par
ses faveurs autour de lui, se glorifiait de servir sous César
et le préférait ouvertement à la patrie. Les trésors et les
dépouilles de la Gaule, rançon des villes et pillage des
temples, lui servaient à corrompre tantôt le peuple entier
de l'Italie par des libéralités, tantôt les endettés de Rome
par les millions qu'il payait pour eux à leurs créanciers.
Après avoir été par politique le débiteur de tout le monde,
il était devenu le créancier complaisant de tous les jeunes
dissipateurs de Rome. La bourse de César était la source
intarissable où le tribun Curion, le consul même Paulus,
puisaient leur or. Il éblouit te peuple romain de ses dons
il prête aux sénateurs sans intérêt il achète de ses deniers,
pour en faire présent à la ville, un terrain pour un
nouveau Forum qui lui coûte soixante millions de sesterces;
il fait construire au Champ de Mars un portique couvert,
pour les comices, d'un mille d'étendue il élève des palais
aux colonnes de marbre pour les réunions des citoyens,
il envoie des armées de gladiateurs pour les cirques il fait
présent de milliers d'esclaves aux rois alliés.de la république
il donne asile dans sa province à tous les banqueroutiers
et à tous les hommes flétris par des condamnations
infamantes il appelle à la suite de ses camps tous les
aventuriers, sangsues des pays conquis, pour les engraisser
de ses rapines. On ne sait si son armée est notée de
plus de gloire par ses exploits ou de plus d'infamie par ses
moeurs. « Les soldats de César, dit-il complaisamment,
peuvent vaincre, quoique assouvis de débauche et de
luxe » Il protège ou asservit à son gré les nations sans attendre
les ordres du sénat, il prend la dictature insolente
de la guerre, il enrôle jusqu'à des légions de Gaulois, il
triple le nombre des siennes, il leur distribue le blé gratuitement
et double leur solde sans consulter Rome; il
fonde des colonies dans la Gaule cisalpine, entre Turin et
Milan, et il y appelle tous les hommes suspects de complicité
avec Catilina, comme pour se préparer une nation à
lui contre la nation légale; il y laisse fermenter à dessein
les doctrines les plus subversives de la vieille constitution
de Rome; à Rome même il soutient de son crédit, contre
les honnêtes gens et contre Cicéron lui-même, la bande
révolutionnaire de Clodius il lui permet de proscrire Cicéron
et de brûler les maisons des prétendus ennemis du
peuple. Tous les forfaits de Clodius le font sourire d'une
perverse indulgence. En vain Cicéron l'élève au-dessus des
proportions humaines dans ses écrits « Les Alpes peuvent
tomber, dit-il dans son livre sur les Provinces consulaires
depuis les victoires de César, ce rempart est inutile
à l'Italie»
Enfin les Ptolémées, ces rois opulents, mais tributaires,
d'Égypte, lui payent des millions sans distinguer entre le
trésor particulier de César et le trésor de la république.
Tout ce qu'il reçoit en concussions, il le reverse à Rome en
corruptions. Il achète la république avant de l'enchaîner.
Chaque année, pendant les quartiers d'hiver de ses
troupes au delà des Alpes, il s'approche de Rome pour
y recevoir la visite du peuple romain. Les magistrats, les
sénateurs en masse, les tribuns, les consuls, Pompée lui-même,
viennent lui former à Lucques une cour d'adulateurs
ou de clients. Rome, pendant ces résidences de
César en Toscane, n'est plus à Rome, elle est à Lucques
c'est là qu'il confère avec Pompée, qu'il conspire avec
Clodius, qu'il consulte avec ses amis quels consuls et quels tribuns il convient de nommer pour l'année. Ses avis sont
des lois; les grands et le peuple obéissent, dans le sénat et
dans les comices, à ses convenances. Pendant neuf ans il
est, par ses chefs de brigue et de l'aveu du peuple romain,
le grand électeur de Rome.
Quand le peuple, le sénat, la ville et les provinces
furent bien façonnés à ce joug suspendu de loin pendant
huit années sur la république, César, toujours d'intelligence
avec Clodius dans Rome, toléra ou fomenta des
agitations, des tumultes et des fureurs populaires de ce
tribun, qui indignèrent les hommes de bien et qui firent
sentir la mollesse du gouvernement de Pompée. Il faut
lire dans Cicéron le récit des attentats de ce favori avoué
du peuple, favori secret aussi de César. Clodius, qui avait
chassé Cicéron de Rome et démoli ses maisons, s'opposait
à ce que le grand orateur, rappelé par le sénat et par le
peuple, reconstruisît sa maison dans Rome.
« Le 3 de novembre, les gens de Clodius vinrent les
armes à la main chasser les ouvriers qui travaillaient à ma
maison. Ils abattirent le portique de Catulus, que les
consuls faisaient relever par l'ordre du sénat et qui était
presque achevé. S'étant ensuite postés dans la place où
était ma maison, ils jetèrent des pierres contre celle de
mon frère et y mirent le feu. Une telle violence, commise
en plein jour, aux yeux de toute la ville, fit gémir, je ne
dirai pas tous les gens de bien, car je n'ose assurer qu'il
s'en trouve encore, mais tout le monde généralement.
Clodius soutint ensuite par d'autres emportements cette
première fureur il n'y avait plus que le sang de ses ennemis
qui pût l'assouvir. Il courait de quartier en quartier,
et, pour grossir son parti, il promettait aux esclaves la
liberté. Il voyait qu'il pourrait dorénavant tuer en public
tous ceux qu'il lui plairait d'immoler. Sur cette assurance, comme je passais, le onzième de novembre par la Voie Sacrée, il me poursuivit
avec ses gens. Nous entendons tout d'un coup un grand
bruit, nous voyons des pierres en l'air, des bâtons levés;
des épées nues. Nous nous sauvâmes dans le vestibule de
Tertius Damion les gens qui m'accompagnaient empêchèrent
aisément ceux de Clodius de me forcer il ne tint qu'à
moi de le faire tuer lui-même, mais je commence à être las
des remèdes violents, et je veux en essayer de plus doux.
Ce séditieux, voyant que tout le peuple, également animé
contre lui, demandait, non plus qu'on lui fît son procès,
mais qu'on le menât au supplice, rappela toutes les horreurs
des Catilina et des Acilius. Le douzième de novembre,
il se mit à la tête d'une troupe de gens armés de boucliers
qui vinrent l'épée à la main attaquer la maison que
Milon a sur le mont Germanicus; d'autres tenaient des
flambeaux pour y mettre le feu; il se posta dans la maison
de Sylla pour faire cette attaque. Flaccus sortit tout à coup
de celle que Milon a eue de la succession d'Annius avec des
hommes hardis et vigoureux qui repoussèrent cette troupe
de brigands et tuèrent les plus signalés. On chercha CLodius,
et on ne l'aurait pas épargné, mais il se cacha dans
l'endroit le plus reculé de la maison. »
Cependant Pompée détournait les yeux de ces tumultes,
et César refusait de soutenir Cicéron contre l'agitateur de
Rome, de peur de diminuer sa propre popularité dans la
lie des démagogues de Clodius. Il fallut qu'un citoyen intrépide,
mais isolé, Milon, adversaire personnel de Clodius,
se chargeât seul de la vengeance publique en tuant
Clodius qui cherchait à le tuer. Et on va voir que ce géné.reux vengeur de Rome, quoique défendu par Cicéron, fut
puni par Rome et abandonné par César.
Au Champ de Mars, Métellus fait au peuple des harangues
séditieuses; celles d'Appius le sont encore davantage,
et celles de Clodius se ressentent de toute sa fureur. Les consuls sont insultés et poursuivis par lui sur le Champ
de Mars. L'excès de ses violences et le courage de Milon
relèvent l'esprit public contre lui.
« Le 21, il y eut une foire, et le peuple ne s'assembla
point ce jour-là ni le suivant. Aujourd'hui 23 que j'écris
cette lettre, à trois heures du matin, Milon s'est déjà
posté dans le Champ de Mars. On m'est venu dire qu'il n'y
a dans le vestibule de Clodius que quelques malheureux
avec une méchante lanterne. Les gens de sa faction disent
partout que Milon ne fait que ce que je lui fais faire. Ils
devraient savoir que ce héros ne prend conseil que de lui-même,
et qu'il est aussi capable d'entreprendre que d'exécuter.
Sa valeur est inconcevable; il fait tous les jours des
actions merveilleuses. Mais, sans m'arrêter à ce détail, je
vous dirai seulement qu'il n'y a pas d'apparence qu'on fasse
l'élection des édiles; que Clodius sera sans doute mis en
justice par Milon, à moins qu'il ne soit tué auparavant, et
qu'il pourra bien l'être par le même Milon s'il se rencontre
quelque part sur sa route. C'est une affaire résolue; il se
charge de l'exécution et n'en craint pas les suites. Mon
exemple ne l'étonne point. Ce qui le rassure, c'est qu'il
n'eut jamais d'amis jaloux et perfides, et qu'il n'a garde de
se reposer, comme moi, sur un faible protecteur. »
Les honnêtes gens attristés, dont Cicéron était la gloire
et dont Caton était la vertu, commençaient à prévoir que
de tels excès, commis à Rome en dépit de Pompée et avec
la connivence muette de César, amèneraient bientôt un déchirement
d'alliance entre ces deux hommes, et qu'il faudrait
suivre l'un ou. l'autre pour ne pas périr écrasé entre
les deux.
« Hélas écrit le protégé de Pompée et l'ami de César,
depuis que la république est dans un état si déplorable,
les amusements et les plaisirs de la vie n'ont plus rien de
piquant pour moi, et je ne trouve de ressource que dans mes livres. J'aime mieux être assis dans votre bibliothèque,
sur ce petit banc qui est au-dessous de l'image d'Aristote,
que dans leurs chaises curules, et me promener avec vous
que de marcher avec celui que je vois bien qu'il faudra
suivre; mais remettons-nous-en au sort et aux dieux, s'il en
est en effet qui se mêlent des choses d'ici-bas. Tout est
brigue ici la faction de César porte Memnius pour consul
cela ne plaît point à Pompée, qui s'indigne et se plaint tout
haut il s'est déclaré pour Scaurus. Ces troubles ne peuvent
aboutir qu'à un interrègne; on pourrait bien nommer
un dictateur. »
Ce mot faisait à la fois méditer César et Pompée.
« Considérez dans de telles circonstances combien il est
heureux pour moi d'avoir une si gracieuse bienveillance de
César Quelle heureuse planche dans le naufrage Comme
il traite mon frère comme il le comble de prévenances, de
dignités, d'honneurs César vient de lui laisser choisir
entre tous les quartiers d'hiver la résidence le plus à sa
convenance pour la légion qu'il commande Et on n'aimerait
pas un tel homme de préférence à tous ceux-ci? »
Les Romains, en effet, en étaient venus à cet excès de
désordre où l'on n'a plus qu'à implorer un maître pour relever
la liberté s'il est honnête, pour asservir la patrie s'il
n'est qu'ambitieux. Milon venait d'armer populace contre
populace, d'arracher Clodius de sa litière sur le chemin de
Tibur, et de le tuer dans une rixe, à défaut de justice, pour
venger les bons citoyens de ces incendiaires de sa patrie.
Le meurtre accidentel ou prémédité de Clodius fit jeter à
la multitude de Rome le même cri que la multitude de Paris
jeta au meurtre de Marat par Charlotte Corday. Clodius
était, en effet, le Marat de Rome. La. honte de César
fut d'avoir protégé si longtemps et jusqu'à sa mort un pareil
scélérat. César ami de Clodius Ces deux noms associés
par l'histoire des agitations de Rome dévoilent assez toute la part de César dans les calamités intestines qui
devaient lui asservir sa patrie.
Julie, fille de César et femme de Pompée, avait été
jusque-là, malgré la rivalité politique, le noeud de l'alliance
entre ces deux hommes. Leur empire, en se confondant par
cette parenté si rapprochée du coeur, était un empire de
famille. La mort précoce de Julie relâcha ce lien la compétition
du pouvoir suprême fit le reste.
César briguait un second consulat les lois interdisaient
à un général gouverneur d'une province romaine de venir
à Rome briguer les honneurs. Pompée, consul avant son
refroidissement pour César, avait fait lui-même révoquer
cette interdiction en faveur de César. Une loi spéciale,
inscrite sur l'airain au Capitole, avait autorisé le vainqueur
des Gaules à briguer le consulat sans venir à Rome. César
annonçait hautement l'intention de profiter de cette loi pour
déclarer sa candidature. César consul était en ce moment,
pour le sénat et pour les amis de Pompée, César dictateur.
Pompée et le sénat, craignant trop tard de subir la présence
et l'autorité de l'homme qu'ils avaient si démesurément
grandi, firent révoquer cette loi de faveur dont ils
sentaient maintenant l'imprudence, et s'opposèrent légalement
ainsi à la candidature de César. L'hostilité secrète
se dérobe encore sous l'apparence d'un scrupule de légalité.
Crassus, le troisième membre du triumvirat formé
entre lui, Pompée et César, avant la guerre des Gaules,
maintenait, par son intervention, un certain équilibre.
Crassus meurt et ne laisse plus en présence que deux rivaux
sans autre intermédiaire que l'ambition qui les
dévore et la république qu'ils convoitent. Pendant quelques
mois de négociation, l'empire paraît devoir appartenir au
plus habile il sera bientôt au plus audacieux.
La conduite de César, pendant cette compétition au
consulat que Pompée lui dénie, est le chef-d'oeuvre de l'habileté humaine. Avant de subjuguer la république, il
faut ranger de son côté l'opinion, sans laquelle la victoire
même est odieuse. L'obstination inhabile et tracassière de
Pompée aigrit les esprits, se refuse aux accommodements,
met l'apparence du droit et du grief du côté de César.
Pompée a toutes les raisons, et il paraît avoir tous les
torts; il défend la république, et il semble défendre uniquement
son propre orgueil; pour comble d'inconséquence,
il assume la guerre civile, et il ne prépare rien pour la
soutenir. Après avoir mérité le nom de grand par ses
exploits, il mérite maintenant de le perdre par ses fautes
il ne sait ni se soumettre avec dignité à un plus heureux
que lui, ni accepter un égal, ni combattre un compétiteur.
Le vertige de sa longue fortune semble l'avoir saisi il n'y
a plus de lois à Rome que lui-même, et il croit que le fantôme
de ces lois évanouies suffira pour arrêter César.
Ces temporisations habiles de César se prolongent pendant
deux années entières; il affecte une modération de
désirs, et une déférence envers le sénat qui contrastent
avec la toute puissance d'armes et d'opinion dont il est
investi. Le parti de Pompée et le sénat s'y trompent; ils
prennent la lenteur pour hésitation et la déférence affectée
pour scrupule. Plus César est humble, plus ils deviennent
inflexibles Caton lui-même devient provocant et jure par
les dieux que, si César ose entrer dans Rome, il portera
contre lui une accusation capitale.
Ces défis se brisent contre la longanimité paternelle
de César; il semble n'avoir besoin ni des armes, ni de
l'autorité de son titre, ni de ses provinces, ni de ses légions
pour entrer dans Rome. Sûr que sa force est toute dans
son nom, il se désarme en face de ses ennemis et de son
rival il souffre sans représailles que le consul Marcellus,
dévoué à Pompée, propose au sénat de le révoquer
de son gouvernement et de son commandement dans les Gaules il subit même les outrages que les consuls font à
ses clients de la Lombardie en fouettant comme esclaves
des citoyens élevés par lui dans la basse Italie au droit de
bourgeoisie. Il obéit au sénat qui lui enlève deux de ses
légions pour les donner à Pompée, sûr qu'un décret ne
donnera pas à son ennemi le coeur de ses troupes il offre
même de licencier le plus grand nombre de ses soldats et
de se démettre du gouvernement des Gaules, pourvu que
Pompée abdique celui de l'Espagne. II se contente du gouvernement subalterne de l'Illyrie et d'une seule légion,
six mille hommes, pour y maintenir la police romaine.
Rien ne fléchit le parti patricien, qui, comme tous les
vieux partis, prend sa confiance en lui-même pour de la
force. César est sommé d'abandonner son armée et de venir
rendre compte de sa conduite à Rome, sous peine
d'être déclaré rebelle aux lois et ennemi public. La défense
de la république et le commandement général de toutes les
armées de l'Italie sont remis à Pompée le sénat s'exalte,
le peuple murmure, les tribuns du peuple, partie intégrante
et légale aussi de la constitution, protestent, sont
menacés par l'insolence des patriciens, se déguisent en
esclaves, sortent de Rome et portent au camp de César, à
Ravenne, une apparence ou un prétexte de légalité à la
révolte.
Les tribuns, arrivés au camp de César, dépouillent leurs
habits d'esclaves sur la tribune aux harangues, devant les
soldats, et attestent la violation des droits du peuple en
leur personne. Ils se placent sous la protection de l'armée,
et conjurent César de marcher sur Rome pour y venger à
la fois ses propres outrages et les outrages du peuple romain.
César paraît indécis et consterné son hésitation
simulée accroît l'amour et l'enthousiasme des soldats les
tribuns déplorent sa timidité, mortelle à la patrie ils
quittent Ravenne ils vont dans les différents quartiers de la Gaule cisalpine et de la Gaule transalpine répéter les
mêmes harangues, les mêmes invocations et les mêmes
larmes devant les soldats de César. On voit avec quel art
l'homme qui méditait depuis tant d'années le renversement
de toutes les lois, à l'abri des lois, pousse par sa seule
attitude ses ennemis eux-mêmes à les violer contre lui, et
fait servir les organes du peuple lui-même à invoquer les
armes contre le peuple.
Pendant cette agitation des tribuns dans les camps déjà
dispersés de César, Rome attend dans l'anxiété la réconciliation
ou la guerre entre les deux rivaux. On espérait
encore la réconciliation de la prudence de Pompée et de la
longanimité de César.
Cicéron, dans son inappréciable correspondance,
éprouve et décrit, dans les transes de son propre esprit,
toutes les transes par lesquelles Rome et l'Italie passent en
peu de jours entre ces deux ennemis qui se mesurent avant
de se frapper. L'histoire vivante et palpitante de cette dernière
crise de la liberté romaine est tout entière dans les
lettres de Cicéron. Bon citoyen, homme vertueux, attaché
à la république, sans partager ni les illusions des patriciens
ni les turbulences des plébéiens, client de Pompée,
caressé de César et son obligé, admirateur de Caton, égal
à tous par l'intelligence, ne prévoyant que des calamités du
choc qui menaçait l'Italie, trop honnête pour abandonner
Pompée, trop faible pour résister à César, il éprouvait,
dans l'agonie de son caractère, l'agonie de la république.
Laissons-le parler
« C'est aujourd'hui le 15 octobre; César, dites-vous,
doit faire entrer demain quatre légions dans Plaisance
pour menacer de plus près. Qu'allons-nous devenir? J'ai
envie de me renfermer dans la citadelle d'Athènes!
Nous sommes, je le sens, à la veille d'une guerre civile
plus funeste que la guerre des Parthes, à moins que le même Dieu qui a sauvé la république de ses ennemis barbares
ne la sauve miraculeusement encore de ses propres
fureurs! Ces craintes et ces calamités sont communes à
tous; mais ce qui m'est personnel dans ces conjonctures,
c'est que je suis lié à la fois avec Pompée et avec César,
à l'un par ma reconnaissance pour les services qu'il m'a
rendus, à l'autre par l'immense popularité dont il jouit.
Je comptais et je devais ne jamais avoir à prendre parti
pour l'un des deux contre l'autre, tant ils paraissaient unis
jusqu'à ces derniers temps; et les voilà acharnés à se détruire
l'un l'autre! Ils comptent tous les deux sur moi, ou
du moins César feint de ne pas douter de mon amitié.
Quant à Pompée, il croit sincèrement que sa cause est la
mienne, parce qu'elle est en réalité celle de la république.
Je reçois des lettres de l'un et de l'autre pleines d'affection
et de confiance; comment me conduire? Je ne demande
pas cela pour le cas où la guerre aurait déjà éclaté et où
l'on en appellerait aux armes pour vider leur rivalité; car,
en ce cas, je n'hésite pas à reconnaître qu'il faudrait faire
son devoir, et qu'il vaudrait mieux mille fois être vaincu
avec Pompée que vaincre avec César. Le plus sage est
peut-être de ne pas entrer dans Rome et de solliciter le
triomphe pour mes campagnes en Asie Mineure, afin d'avoir
un prétexte pour n'être pas présent aux délibérations du
sénat. »
Cependant Cicéron se rapproche de Rome, traverse
l'Adriatique, et débarque à Brindes; il rôde de maison de
campagne en maison de campagne autour de Rome sans
y entrer. Il déplore en cris chaque jour plus déchirants les
malheurs de la patrie.
« Je n'hésiterais pas à me déclarer, s'il ne s'agissait que
des intérêts de la république; mais je la vois sacrifiée aujourd'hui
à l'ambition de deux compétiteurs. Si l'on n'agit
maintenant que pour elle, pourquoi l'a-t-on abandonnée pendant le consulat, de César? Pourquoi, l'année suivante,
m'a-t-on abandonné moi-même, moi dont les intérêts
étaient si fort liés avec les siens? Pourquoi a-t-on fait
continuer à César son gouvernement, et pourquoi par de telles
voies? Pourquoi s'est-on donné tant de mouvement
pour faire proposer par tous les corps des tribuns le décret
qui le dispensait de venir à Rome pour demander le consulat
? On l'a rendu par là si puissant, que la république
n'a plus de ressources que dans un seul citoyen, qui aurait
bien mieux fait de s'opposer d'abord à César que de combattre
contre lui après l'avoir armé contre nous. Cependant,
puisque les choses se trouvent ainsi engagées, je ne
demanderai point, pour parler comme vous, où est le vaisseau
des Atrides; je n'en connaîtrai point d'autre que celui
de Pumpée.
Mais à présent, lorsqu'il faudra opiner dans le sénat,
vous me demandez Que direz-vous?Ce que je dirai, le
voici en deux mots « Je suis de l'avis de Pompée. » Je ne
laisserai pas en particulier de le porter à un accommodement,
car il me paraît que ce serait fort hasarder que d'en
venir à une guerre civile. Vous autres qui êtes à Rome,
vous en pouvez juger mieux que moi; mais il est certain
que nous avons affaire à un homme aussi puissant qu'il est
entreprenant et hardi. Il aura pour lui tous les gens condamnés
et notés, tous ceux qui méritent de l'être, presque
toute notre jeunesse, cette populace qui se plaît dans le
trouble, des tribuns qui seront fort puissants, surtout si
C. Cassius se joint à eux; enfin tous les gens accablés de
dettes, qui sont en plus grand nombre que je ne pensais.
Il ne manque à ce parti qu'une meilleure cause, tout le
reste s'y rencontre. Ainsi, il n'y a rien qu'on ne doive
tenter plutôt que d'en venir à la guerre; le succès en est
toujours incertain, et il n'est.pas même assez incertain,
hélas! dans cette occasion. » Enfin Cicéron est aux environs de Rome et il voit Pompée
qui attend encore quelque composition avec César.
« En m'entretenant des affaires de la république, écrit-il,
Pompée n'a pas laissé ignorer que, dans son opinion, on
ne pourrait échapper à la guerre qu'on ne devait plus
espérer d'accommodement; que depuis quelque temps il
voyait bien que César ne voulait plus le ménager, et qu'il
en avait eu depuis peu une nouvelle preuve; que Hirtius,
l'ami particulier de César, était venu depuis peu de sa part
à Rome sans venir chez lui; qu'il était arrivé le sixième de
décembre au soir, et que, Balbus comptant parler le lendemain
de grand matin à Scipion de l'affaire qui l'avait
amené, il était reparti la nuit même.
Pompée regarde cela comme une marque certaine que
César veut rompre avec lui. En un mot, la seule espérance
qui me reste, c'est qu'un homme à qui ses ennemis mêmes
offrent un second consulat, et que la fortune a élevé si
haut, ne sera pas assez insensé pour risquer de perdre tant
d'avantages; mais, si cela ne peut l'arrêter, combien
vois-je de choses à craindre que je n'ose vous écrire.
Ah que c'est s'y prendre tard, s'écrie-t-il ailleurs, pour
combattre un homme à qui depuis dix ans nous donnons à
plaisir des forces contre nous
Il fallait arrêter les progrès de César dans leurs commencements,
ce qui était fort aisé. Maintenant il se voit à
la tête de onze légions, sans compter la cavalerie, dont il
aura tant qu'il voudra; il a pour lui les villes au delà du
Pô, la populace de Rome, la plus grande partie des tribuns,
et toute cette jeunesse perdue de débauches; joignez
à cela l'habileté, la réputation, l'audace d'un si grand
capitaine. Voilà l'ennemi auquel nous aurons affaire si
nous ne lui conservons un privilége qui lui a été confirmé
par une loi.
Il faut, me direz-vous, tout hasarder plutôt que de recevoir un maître. Oui, afin que, si nous sommes vaincus,
il nous en coûte toujours la liberté Quel parti prendrez-
vous donc? Je ferai comme les bêtes qui suivent leur
troupeau je suivrai les gens de bien ou ceux qui passent
pour tels, quelque mauvais parti qu'ils puissent prendre.
Mais cela ne m'empêchera pas de voir qu'étant pris si fort
au dépourvu, il faut acheter la paix à quelque prix que ce
soit. L'événement de la guerrè est toujours incertain, mais
il est bien sûr que, si César .a l'avantage, il n'épargnera
pas plus le sang des principaux citoyens que Cinna, et qu'il
s'emparera du bien des riches avec autant d'avidité que
Sylla. Voilà raisonner longtemps de politique, et je continuerais,
si ma lampe ne s'éteignait pas! »
César cependant semblait rester immobile et comme
frappé de stupeur à Ravenne, devant le déchirement de
la patrie. II n'appelait à lui ostensiblement aucune des
légions dont parle Cicéron. Il n'avait à Ravenne que les
débris d'une légion et quelques cavaliers. Mais, au retour
des tribuns dans son camp, il rassemble ce petit nombre
de soldats, et il les harangue en citoyen consterné des
malheurs de sa patrie et de la violation des lois plutôt
qu'en général impatient de la servir. Il a noté lui-même le
texte de sa harangue dans ses Commentaires: étalant devant
ses soldats les violences faites par le sénat à la
majesté du peuple, l'expulsion des tribuns, l'autorité dictatoriale
usurpée sur les lois sans autre prétexte que la
haine et la jalousie contre lui, et conjurant, au nom de ces
lois violées et de la liberté de Rome, les soldats d'aller
porter secours à la république! Ce n'est plus sa cause,
c'est la cause des dieux, des lois et des hommes.
Les soldats, qui avaient pour garants de telles invocations
à leur patriotisme la longue patience de César et la
présence des tribuns, images vivantes des lois abolies, courent aux armes, entraînent leurs chefs et s'élancent
d'eux-mêmes hors de la ville sur la route de Rome. César
reste presque seul à Ravenne, comme s'il eût été frappé
de vertige à l'aspect de la guerre civile sortant d'elle même
de son camp avec les soldats et les tribuns. Il veut
garder aux yeux de l'Italie l'apparence d'un conciliateur
que la guerre entraîne malgré lui à sa suite, mais qui la
suit encore en la retenant. Il sait que la faveur de l'Italie
est à ce prix et qu'il fera retomber ainsi sur Pompée et sur
le sénat les malédictions des bons citoyens. Il affecte
même de se désintéresser complétement de lui-même, de
remettre à un autre la responsabilité de la guerre désormais
inévitable, de disparaître de ses camps, de s'ensevelir
dans sa douleur, et il dépose le commandement de
l'armée des deux Gaules dans les mains d'Hortensius et de
Labiénus, deux de ses lieutenants les plus considérés du
sénat. Sûr des soldats et des vétérans, il ne craint pas de
les confier à des chefs qui tenteraient en vain de les conduire
à Pompée.
Cependant les troupes sorties sans son aveu de Ravenne
s'étaient arrêtées aux limites de la Gaule cisalpine et de
l'Italie romaine, sur les bords d'un petit fleuve nommé le
Rubicon, et dont le nom est devenu depuis proverbial,
comme celui des résolutions désespérées et criminelles
après les longues hésitations de la vertu.
César avait vraisemblablement espéré que l'élan de
l'indignation et de l'impétuosité aurait fait franchir à ses
soldats cette limite suprême entre l'obéissance et la révolte,
mais une inscription lapidaire sur le bord opposé du
Rubicon avait intimidé les soldats devant le sacrilége de la
patrie violée
« Que nul ne passe ce fleuve, limite de la république,
avec des armes, des drapeaux et des soldats, sans être
maudit des dieux et des hommes! » Sans ordre de leur général, sans aveu de leurs officiers
interdits devant la sainteté des lois qui protestaient ainsi
par la voix de la pierre, de la terre et de l'eau contre leur
premier pas dans le crime, les troupes, éparses sur la rive
gauloise du Rubicon, attendaient une impulsion des dieux
ou des hommes.
César semblait protester lui-même par son absence
contre leur sacrilége. Il se tenait enfermé dans sa maison
de Ravenne et paraissait plongé dans un abîme d'indécision.
Ce n'était pas scrupule il n'y en a point dans l'âme
des hommes qui ne croient ni à l'existence des dieux ni à
la conscience humaine, pressentiment de leur justice, ni à
l'immortalité de l'âme, répondant dans une autre existence
de la moralité de ses actes d'ici-bas. Tous les grands
crimes politiques sont commis par les fanatiques ou par les
impies; on a vu que César avouait tout haut son athéisme
et ne reconnaissait d'autre dieu que sa fortune, c'est-àdire
cette combinaison aveugle, sourde et fatale de circonstances,
qui gouverne au hasard la destinée des hommes
et qui les fait avec la même impassibilité victimes ou
bourreaux, esclaves ou tyrans, heureux ou malheureux sur
la terre. Cette doctrine, qui est celle des ambitieux, les
absout d'avance de tout ce qu'ils tentent pour leur puissance
ou pour leur gloire.
Il n'y avait, donc point d'attentat pour César; mais il y
avait en lui trois choses qui agissent à leur insu sur les
hommes les plus endurcis aux scrupules et qui les font
délibérer profondément avec eux-mêmes au moment de
consommer les actes irrévocables de leur vie l'habitude,
la nature de leur caractère et l'incertitude du succès. L'innocence
a son agonie comme la vie dans le coeur de
l'homme; il n'est accordé à personne de triompher sans
combat de la vertu.
César, né au premier rang d'une république qui l'avait traité en favori et dont la légitimité, dogme sacré de
Rome, coulait avec son sang dans les veines des Romains,
avait été élevé dans le préjugé salutaire de l'inviolabilité
du sénat et du peuple et dans l'exécration de la tyrannie.
Lever la main contre ces fantômes que son ambition jugeait,
mais que sa tradition respectait, produisait en lui
on ne sait quelle horreur semblable à celle du parricide.
Rome était une ruine de liberté et de vertu, il est vrai
mais c'était cependant quelque chose d'énorme, et, pour
ainsi dire, de divin ou d'infernal, que de porter le premier
la main sur cette ruine et de la faire écrouler sur l'Italie et
sur le monde avec un bruit qui retentirait dans tous les
siècles.
Et lui substituer quoi? le seul nom de César et la tyrannie
d'un homme de génie qui ne laisserait après lui que
des hommes médiocres ou pervers pour combler l'abîme
qu'il aurait creusé. Il y a dans les institutions même ruinées,
mais encore debout, une certaine vertu qui se confond
avec !a vétusté des choses et avec les souvenirs des
peuples, et qui tient au moins la place de ce qui devrait
être par l'apparence de ce qui a été. C'est comme la mémoire
postérieure des institutions qui impose encore aux
peuples, même quand l'âme de ces institutions s'est envolée.
Déblayer cette ruine, balayer cette mémoire, souffler
ce fantôme et montrer au monde le néant et l'horreur
de ce sépulcre vide qui leur dérobait la mort de la république
romaine, il y avait là de quoi imprimer une terreur
secrète même à un esprit de la trempe de César.
Mais, en supposant que l'esprit de César fût assez supérieur
au préjugé et assez résolu pour se jouer de cette
superstition de l'habitude, son caractère était tel qu'il
devait s'effrayer des torrents de sang dont la déclaration
de guerre ouverte à la patrie allait ouvrir la source. Non seulement
César n'avait rien de la férocité de Marius ni de l'implacabilité de Sylla, mais, au contraire, il portait
en lui toute la douceur, toute la miséricorde et toute la
magnanimité de pardon compatibles avec les succès de sa
fortune. Il ne reculait devant aucune immoralité et devant
aucun crime, mais il était capable de reculer devant le
sang. Ce n'était pas vertu c'était répugnance. Son âme
était impitoyable, ses sens étaient humains; les champs de
bataille, les supplices, les proscriptions, les cris des victimes,
les larmes des vaincus, l'amollissaient comme une
femme. Il détournait les yeux et la pensée de ce champ de
carnage, aussi vaste que l'univers romain, sur lequel il
allait déchaîner le fer et le feu non seulement des Romains,
mais des barbares qu'il avait enrôlés le premier contre
Rome.
On ne saurait ratifier cependant ce préjugé historique
de la douceur des moeurs de César qu'en se reportant au
temps et aux moeurs du peuple où César paraissait doux
aux Romains. C'était une douceur par comparaison. Après
deux bourreaux tels que Marius et Sylla, les Romains
appelaient doux et humain le meurtrier de la Gaule et de
l'Espagne, dont le sang ne comptait pas à leurs yeux parce
que c'était du sang barbare. On ne doit jamais oublier que
le peuple romain était dans l'origine et avait continué
d'être depuis un peuple d'oppresseurs et de meurtriers,
qui avait mis hors la loi de l'humanité tout ce qui n'était
pas Romain, c'est-à-dire le genre humain tout entier.
Certes, si les infortunés Gaulois, immolés et mutilés par
centaines de mille autour des murs de leurs villes auxquels
César avait fait clouer leurs mains, coupées comme des
trophées; si les Espagnols, dont les soixante mille cadavres
amoncelés et cimentés avaient formé des remparts
dérisoires autour de leur camp si les deux cent mille alliés
tués à Pharsale, en Égypte, en Afrique, à Munda, avaient
écrit l'histoire de leur bourreau, il est à croire que la douceur proverbiale de César aurait reçu de sanglants démentis.
Mais l'histoire romaine fut écrite par des Romains, par
des ennemis de la république et sous les yeux des héritiers
de César. Les modernes copièrent les anciens, et la renommée
de douceur s'établit par désuétude dans l'histoire;
mais les faits protestent.
On peut croire que l'image de Pompée lui-même, vaincu,
dégradé et peut-être immolé par César, lui apparaissait
dans ses réflexions comme un reproche, sinon comme un
crime. Pompée avait été le plus vénéré des Romains. Il
avait été de plus son protecteur d'abord, son allié politique
ensuite, son gendre enfin; ces deux coeurs s'étaient
confondus dans le coeur de cette Julie, qu'ils aimaient d'un
égal amour, l'un comme père, l'autre comme époux. Elle
semblait du fond de sa tombe à peine fermée reprocher à
César le meurtre de celui qu'il lui avait, donné lui-même à
aimer. César ne haïssait de Pompée que sa grandeur;
comme général, il l'estimait; comme homme, il était plutôt
enclin à l'aimer; comme dictateur, il lui devait sa fortune;
comme gendre, il lui avait dû le bonheur de sa fille.
Pour fouler aux pieds tant de sentiments innés et pour
tourner le fer de ses légionnaires contre celui qui lui avait
prêté ses légions, pour abattre une telle fortune, pour arracher
à un tel homme sa majesté, sa grandeur, sa patrie, et
peut-être sa vie, il fallait que l'ambition de César livrât
dans son coeur de bien sinistres assauts à la nature. On ne
peut s'étonner qu'il se renfermât pendant tant de jours à
Ravenne pour cacher à son armée ses combats, sa rougeur
et peut-être ses larmes; car César était aussi capable d'attendrissement
que d'ingratitude. La grandeur de l'univers
romain lui cachait à peine l'immensité de son forfait.
Enfin, l'incertitude du succès devait également faire
réfléchir un homme qui, dans les événements humains, ne
croyait qu'à la fortune. Sans doute sa popularité était grande; mais la majesté du peuple romain, la sainteté des
lois, l'antiquité des institutions, la souveraineté du sénat et
du peuple, la grandeur de Pompée, la noblesse du patriciat
romain, l'hostilité unanime des hommes de bien, la vertu
de Caton, l'opposition de Cicéron, le nom auguste de la
république, étaient de taille à se mesurer avec l'ambition
d'un général qui allait tourner les armes de la patrie contre
la patrie. Une harangue de Cicéron, un mot de Caton, un
geste de Pompée, un scrupule de Labiénus ou d'Hortensius,
ses propres lieutenants, dont il n'avait osé encore
faire ses complices, l'horreur de ses légions contre le parricide,
pouvaient faire tomber les armes de leurs mains.
César ne se dissimulait évidemment aucun de ces périls
de sa situation; mais l'homme qui avait pleuré de jalousie
à Cadix devant le buste d'Alexandre voulait le monde pour
conquête, et le monde valait bien un péril d'une heure et
mille crimes en un ! Or, le monde pour lui était à Rome
le noeud des chaînes dont la république avait enchaîné
l'univers était au Capitole. En le saisissant, ce noeud, dans
la capitale du monde romain, César saisissait du même
coup l'Italie, les Gaules, l'Illyrie, l'Espagne, l'Afrique, la
Grèce et l'Asie. Alexandre avait été obligé d'aller chercher
sa puissance, sa gloire et son nom de désert en désert, de
champ de bataille en champ de bataille, depuis la Macédoine
jusqu'à l'Indus; César, plus habile et plus heureux,
trouvait déjà Rome asservie, et, en subjuguant Rome, il
subjuguait en un seul jour les quatre continents. Le conquérant
de Rome était, sans se déplacer, le conquérant de
l'univers une telle proie aurait tenté un plus vertueux.
Elle décida César. Les nouvelles qu'il reçut du Rubicon
et l'étrange hésitation de ses troupes devant un scrupule
qu'il croyait déjà sans doute franchi avec ce ruisseau,
changèrent soudainement son attitude à Ravenne. Il sentit
que l'exemple d'hésitation donné au Rubicon par sa légion favorite (la dixième) à ses autres légions pouvait être contagieux,
et que, pour recueillir le fruit si longtemps mûri
du crime, il fallait enfin l'accomplir lui-même. On va voir
quel subterfuge il autorisa ou il machina de Ravenne pour
fasciner et entraîner ses soldats le pied toujours suspendu
sur le bord gaulois du Rubicon.
Le soir du jour où il se décida à tout oser, comme il avait
tout arrêté pour son dessein, il feignit de vouloir oublier
dans une nuit de fête les longs soucis du moment présent.
Après avoir passé la journée, assis dans le cirque de Ravenne,
à contempler avec une apparente liberté d'esprit un
combat de gladiateurs qu'il donnait au peuple et aux soldats,
il convia à un souper splendide les principaux magistrats
de la ville et les officiers de l'armée qui étaient
accourus depuis quelques jours à son quartier général pour
épier ses irrésolutions. Là, dans l'abandon simulé du repas,
du vin, de la musique et de la danse, il ne parut
absorbé que par la jouissance du luxe et par les délices
du bain et de la table avec ses convives; puis, à l'heure
où les affaires l'appelaient ordinairement à son conseil,
il se leva de table et sortit de la salle du festin, priant
ses convives de continuer sans lui à vider des coupes,
et assurant qu'il allait rentrer bientôt pour achever avec
eux la nuit déjà avancée dans les entretiens et dans les
plaisirs.
Mais, soit qu'il ignorât réellement encore les dispositions
où il trouverait ses soldats campés au Rubicon, soit
qu'il voulût simplement tromper les espions de Pompée qui
pouvaient informer Rome de sa marche, César, presque
seul, sortit par une porte dérobée de sa maison, et, se
glissant à la faveur de l'obscurité dans les rues de Ravenne,
rejoignit, dans un lieu convenu, hors de la ville, le petit
nombre des officiers confidents de son dessein. Un chariot
de louage, qui l'attendait là, l'emporte rapidement par des chemins peu frayés vers le Rubicon. Il y arrive à l'heure où
le clairon du matin appelle les soldats mal éveillés hors de
leurs tentes. Son cheval favori lui est amené par son écuyer
sur une petite colline boisée au sommet et gazonnée sur
sa pente, qui s'incline vers le ruisseau.
«C'était, dit Suétone, un cheval unique dans son espèce,
qui semblait, comme le Bucéphale d'Alexandre, avoir été
prédestiné par le prodige de sa conformation aux prodiges
de la destinée de son maître. Ses sabots, au lieu d'être un
seul bloc de corne ferré pour résister aux rochers, étaient
divisés en doigts articulés qui mordaient le sol et assouplissaient
ses mouvements sous le cavalier. Sa tête, sa
taille, son encolure et sa crinière répondaient par leur
force et par leur grâce à ce miracle de la nature. César,
qui l'avait dompté le premier et qui le montait de préférence
dans les batailles, l'aimait tellement qu'il lui fit élever
un tombeau avec une épitaphe, comme à un compagnon
regretté de fortune et de gloire. »
«Quand il fut arrivé, dit Plutarque, d'après les mémoires
de ceux qui assistèrent à cette dernière heure de
la république romaine, il commença a faire de grandes
réflexions; car, plus il approchait du danger, plus il était
combattu et agité par la grandeur et par l'audace de son
entreprise. II s'arrêta donc tout à coup, et, fixe dans la
même place, il repassa dans son esprit tous les inconvénients
de son dessein, et, plongé dans un profond silence, il changea et rechangea d'avis une infinité de fois avec
beaucoup d'agitation et de trouble c'était comme le flux
et le reflux de la mer. Il communiqua même ses angoisses
à ses amis qui étaient présents et au nombre desquels était
Pollion, et leur fit part de ses doutes et de ses incertitudes,
en rappelant tous les grands maux que ce passage de la
rivière allait faire aux hommes et le grand sujet de discours
qu'il allait fournir à la postérité. » Ses soldats, l'ayant reconnu, se pressaient en foule
autour de lui, et semblaient, par leur attitude et leur
silence, partager les fluctuations d'esprit de leur général;
mais tout atteste que ces fluctuations feintes n'avaient
d'autre but que de s'innocenter davantage aux yeux de
l'opinion et qu'une scène préparée par un de ses confidents
devait faire violence à ses incertitudes et précipiter, par
une impulsion soudaine et irréfléchie, ses soldats sur le sol
interdit à leurs pas.
On entendit tout à coup sortir des roseaux au bord du
fleuve les sons rustiques d'un chalumeau qui firent prêter
l'oreille aux soldats étonnés de cette harmonie pastorale
au milieu de l'appareil de la guerre. Un jeune homme
d'une taille colossale, d'une beauté imposante et d'un
costume statuaire, se leva tout à coup du milieu des roseaux
et continua à jouer merveilleusement de sa flûte.
Les bergers des bords gaulois du Rubicon et les soldats,
étonnés du prodige, s'attroupèrent en foule autour de lui
pour l'entendre. Quand l'étranger, sans doute un gladiateur
ou un musicien gaulois aposté par César, vit l'armée
assez nombreuse et assez émue pour lui imprimer un élan
décisif, il jeta sa flûte, arracha un clairon des mains d'un
musicien de la légion qui l'écoutait avec ravissement, et,
sonnant la marche et la charge avec cet instrument plus
sonore, il traversa le fleuve, entraînant à sa suite comme
un troupeau d'hommes les soldats fascinés par leur instrument
de guerre, par l'ivresse de la musique et par l'exemple
du berger.
Arrivés sur l'autre rive, leurs acclamations sollicitèrent
leur général de les suivre où le miracle les avait comme
malgré eux transportés.
« Allons donc, s'écria César, comme s'il cédait à l'obsession
de sa fortune et comme s'il croyait aux prodiges
et aux dieux allons où nous appellent la voix des dieux et l'iniquité de nos ennemis. Alea jacta est! Le sort
en est jeté! »
Mot irrévocable prononcé depuis par tous les hommes
qui, ne trouvant plus de fond dans leurs pensées et contraints
de choisir entre deux périls suprêmes, prennent
leur résolution dans leur caractère, ne pouvant la prendre
ailleurs, et se jettent à la nage sur le Rubicon du hasard
pour périr ou pour se sauver par le sort!
Ainsi Rome périt au son de la musique qui avait sauvé
Sparte. Ce berger, ce musicien ou ce gladiateur qui, à
l'instigation de César, passa le premier sur la rive sacrée
de l'Italie, n'était pas seulement un hasard, c'était un
symbole. Il représentait dans sa personne ces colons des
provinces opprimées et déshéritées par le sénat, dont César
avait embrassé la cause et qui, à leur tour, embrassaient
la cause de ses soldats prêts à leur conquérir les droits de
la patrie.
L'irrésolution qui avait paru faire chanceler César sur
le rivage gaulois cessa dès qu'il eut touché la rive romaine.
II n'y avait plus de retour pour lui, il lui fallait
l'empire ou la tombe. Son crime était derrière lui, Rome
devant lui; il marcha avec la rapidité de la foudre sur
sa proie.
Ses ordres donnés d'avance et les lieux de rassemblement
assignés prouvent que sa temporisation de Ravenne
n'était que le calcul des jours de marche nécessaires pour
concentrer ses légions sur l'extrême limite de la Gaule
cisalpine. Vingt-quatre heures après le passage du Rubicon,
il était déjà entré à Rimini, première ville forte de
l'Italie. Au premier moment, tout se retira de lui et de son
avant-garde de six mille hommes comme d'un sacrilége,
mais nul ne se présenta pour le combattre.
Quand il y eut enfin, à Corfinium, un coup à porter
contre les légions de Pompée, il fit porter le coup par un autre. Il s'éloigna, pour qu'une tache de sang romain ne
rejaillît pas sur son nom. Il traita avec bonté le lieutenant
vaincu de Pompée et le renvoya libre à Rome, pour encourager
la défection par la magnanimité. Peuple et légions,
tout revenait à lui après le premier mouvement d'effroi
peint par Tite-Live. Tout ce qui ne pouvait ni résister ni
se soumettre se sauvait dans Rome comme dans le dernier
asile de la patrie.
« Après la prise de Rimini, raconte Plutarque, comme si
la guerre à portes toutes ouvertes se fût répandue et sur la
terre et sur la mer, et comme si César, en franchissant les
bornes de son gouvernement, eût franchi en même temps
celles de toutes les lois de sa patrie, vous eussiez vu, non
les hommes et les femmes, comme cela est ordinaire,
courir par toute l'Italie dans un mortel effroi, mais les
villes entières, se levant de leur place, prendre la fuite
et se transporter d'un lieu à un autre. Rome même fut
remplie comme d'une inondation de peuples fugitifs, qui
affluaient de tous les environs, tellement qu'il n'était plus
au pouvoir d'aucun magistrat de la contenir, ni par raison,
ni par autorité, dans une tourmente si grande et dans une
si violente agitation, et qu'il s'en fallut bien peu qu'elle ne
se détruisît elle-même par ses propres mains. Car, dans
toute la ville, il n'y avait pas un seul endroit qui ne fût
agité et ébranlé par des passions contraires et par des
mouvements violents, ceux qui se réjouissaient de ce désordre
ne pouvant se tenir en repos, mais allant de place
en place et insultant partout avec fureur .ceux qui s'affligeaient
des succès de César. »
Les lettres de Cicéron sont le journal de cette panique
romaine qui fit courir le frisson de l'horreur sur toute
l'Italie et qui stupéfia Pompée lui-même, immobile comme
la statue de la patrie devant l'homme qui venait renverser
la république. La Providence avait décrété la fin e la liberté, puisque pour défenseur elle lui donnait Pompée
et pour ennemi César. Rome périt de l'inertie de l'un
et de la promptitude de l'autre. Écoutons les témoins et les
amis de Pompée.
Il était sorti de Rome avec la sainteté de la cause de
Rome, avec le sénat et les hommes de bien; il se retirait
avec les, dieux et les lois vers la mer de Naples.
«
Est-fi rien de plus déplorable que l'état où nous voilà!
écrit Cicéron. Privés de nos biens, nous errons avec nos
femmes et nos enfants; nos espérances ne sont fondées que
sur la vie d'un homme qui, tous les ans, est menacé de la
mort. Ce n'est point par la force des armes que nous avons
été contraints d'abandonner notre patrie; ce sont nos chefs
mêmes qui nous en ont fait sortir, non pas pour nous la
conserver, mais pour la livrer à l'avarice et à la fureur
de nos ennemis. Tous ses quartiers sont remplis de sénateurs
et Rome, ses faubourgs, ses dehors, tout est désert;
ceux qui y sont encore seront bientôt obligés d'en sortir.
On ne nous laisse même pas à Capoue, on nous mande à
Lucérie, nous allons abandonner cette côte, et nous attendons
Afranius et Pétreius; quant à Labiénus, il n'en faut
rien attendre de considérable.
Dans le trouble où me jette le déplorable état où nous
sommes, ne pouvant vous consulter de vive voix, je vais
le faire par écrit. Il s'agit de décider si je dois suivre
Pompée en cas qu'il abandonne l'Italie, comme il y a
toute apparence; et, afin que vous puissiez plus facilement
me déterminer, je vais vous exposer en peu de mots les
différentes raisons qui partagent mon esprit. D'un autre côté, lorsque je trouve en Pompée et mon
libérateur et mon ami particulier, lorsque je considère surtout
que sa cause est celle de la république, il me semble
que je ne puis prendre d'autre parti que le sien ni suivre
d'autre fortune. De plus, si je demeure en Italie et si je me sépare de tant de citoyens distingués par leur rang et
par leur vertu, il faut que je reconnaisse un maître. Il est
vrai que César me donne beaucoup de marques de bienveillance
et que j'ai eu soin, comme vous le savez, de le
ménager de longue main dans la crainte de l'orage qui
est prêt à tomber sur nous; il faut néanmoins examiner
d'abord si je puis me fier entièrement à lui, et ensuite,
quand j'en serai tout à fait sûr, si un homme de coeur et un
bon citoyen peut demeurer soumis à un pouvoir arbitraire
dans une ville où il a rempli les premières places, où il a
fait des actions éclatantes, et où il est actuellement revêtu
d'une dignité auguste et sacrée. D'ailleurs, je risquerais
beaucoup, et ce ne serait pas sans quelque honte, si Pompée
venait à rétablir les affaires. Voilà les raisons qu'on
peut alléguer d'une part, voici maintenant celles qu'on
peut leur opposer.
Pompée, jusqu'à présent, n'a montré ni prudence ni
résolution; j'ajoute qu'il n'a eu aucun égard à tous mes
avis. Je pourrais rappeler le passé et faire voir que c'est
lui qui a donné à César des forces et des armes contre la
république; qu'il lui a inspiré l'audace, de se servir des
armes pour faire passer des lois; qu'il a fait joindre au
gouvernement de César celui de la Gaule transalpine; qu'il
a recherché son alliance; qu'il fit les fonctions d'augure
lorsque Clodius fut adopté par un plébéien; que, s'il a
contribué à mon rappel, il ne s'était pas opposé à mon
exil qu'il a fait continuer à César son gouvernement;
enfin qu'il l'a servi en toute occasion. Et même, pendant
son troisième consulat, lorsqu'il eut commencé à soutenir
les intérêts de la république, il voulut absolument que les
dix tribuns proposassent le décret qui permettait à César
de demander le consulat sans venir à Rome, ce qu'il confirma
encore par une de ses lois. Ne s'est-il pas opposé
depuis à M. Marcellus lorsqu'il voulut, le 1er mars, faire nommer un gouverneur pour les Gaules? Mais, sans m'arrêter
à tout cela, vit-on jamais rien de plus indigne et de
plus mal concerté que cette retraite, ou, pour mieux dire,
cette fuite honteuse? Quelles conditions ne devrait-on pas
accepter plutôt que d'abandonner sa patrie? Elles étaient
fort mauvaises, je l'avoue; mais est-il rien de pire que l'état
où nous sommes? Pompée, dira-t-on, pourra se relever.
Quand et comment se relèvera-t-il? Quelles mesures a-t-on
prises? N'avons-nous pas perdu le Picenum? Le chemin de
Rome n'est-il pas ouvert à notre ennemi? Ne lui avons-nous
pas livré tout le bien des particuliers et tout l'argent du
trésor public? Enfin, nous n'avons point de parti formé,
nous manquons de troupes, nous n'occupons aucun poste
où puissent se rassembler ceux qui sont bien intentionnés.
On s'est retiré dans la Pouille, qui est la province la
plus dénuée de subsistances, la plus faible et la plus reculée
de l'Italie. On montre sa terreur en se ménageant ainsi
d'avance la retraite honteuse par la mer dont on se rapproche.
Si nous suivons Pompée au delà de la mer, César
s'en vengera sur nos biens et nous épargnera moins que
les autres, parce qu'il pensera se populariser dans la
multitude en sévissant contre nous. Quoi de plus ignominieux, continue l'interprète de
toute l'opinion des honnêtes gens de Rome, quoi de plus
lamentable que cette situation et ce caractère? Voilà Pompée
qui, après avoir fomenté César dans son sein, s'avise
tout à coup de le craindre! Il veut la guerre et il ne prépare
rien pour la faire! Il abandonne Rome elle-même!
Et, pendant qu'il écrit aux consuls une lettre où l'on s'attend
qu'il va relever leur courage et faire face au crime
avec la conscience de sa bonne cause, le voilà qui abandonne
tout à coup la Campanie elle-même et la Pouille,
et qui appelle les sénatenrs, les consuls, la patrie entière
à Brindes pour fuir avec lui ! Mais, dites-moi, n'est-ce pas une chose déplorable
que César, avec la plus mauvaise cause du monde, s'attire
des applaudissements, pendant que Pompée avec la meilleure
se rend odieux? que le premier pardonne à ses ennemis,
pendant que l'autre abandonne ses amis? J'ai pour
Pompée toute l'amitié que je dois avoir; mais comment
l'excuser d'avoir abandonné tant d'illustres citoyens? Si
c'est par crainte, quelle lâcheté! et si, comme le prétendent
quelques-uns, il a cru que leur mort rendrait sa
cause meilleure, vit-on jamais une plus cruelle politique?
Mais laissons là ces tristes idées, qui ne servent qu'à aigrir
ma douleur. Le 24 au soir, le jeune Balbus passa chez moi;
il courait en diligence et par un chemin détourné après
Lentulus, à qui il porte une lettre de César; il est aussi
chargé de lui promettre un gouvernement pour l'engager
à revenir à Rome. Je ne crois pas qu'on en puisse rien
obtenir sans une entrevue. Le même Balbus m'a dit que
César ne souhaitait rien tant que de joindre Pompée, je le
crois sans peine, et de se raccommoder avec lui, c'est ce
que je ne crois pas; et j'ai bien peur qu'il n'ait épargné
jusqu'à présent le sang de tant d'autres citoyens que parce
qu'il n'en veut qu'à Pompée. Balbus, l'oncle du premier,
m'écrit aussi que César ne pense qu'à vivre en repos sans
disputer à Pompée le premier rang. Vous croyez cela,
n'est-il pas vrai?
Pompée doit être arrivée à Brindes aujourd'hui, ving tcinquième
de février; car il a devancé, avec peu de
troupes, les légions qu'il avait à Lucerie. Mais César est
un prodige de vitesse, d'activité et de vigilance; les dieux
savent ce qui nous attend. »
On voit, par l'interrogation ironique de Cicéron sur la
bonne foi de César qui ne demandait, les armes à la main,
que la paix, et n'aspirait, en frappant Pompée, qu'à vivre en humble citoyen sous Pompée, ce que l'opinion publique
.pensait de la sincérité et de l'abnégation de César.
Plus le départ de Pompée approche, plus l'opinion, en
effet, se prononce à Rome et en Italie contre lui. Cicéron,
prêt à le suivre, ne peut s'empêcher de l'accuser dans le
secret de ses entretiens.
« Non, cet homme, dit-il, ne s'est jamais proposé le
bien public, et dans cette occasion moins que dans aucune
autre. II ne cherche, aussi bien que César, qu'à se rendre
le maître, et non pas à nous rendre heureux et à établir
un bon gouvernement. S'il a abandonné Rome, ce n'est
pas qu'il ne pût la défendre, et ce n'est pas non plus par
nécessité qu'il abandonne l'Italie; mais c'est que, dès le
commencement, il a eu le dessein de soulever et la terre et
la mer, de faire prendre les armes à des rois étrangers,
d'inonder l'Italie de nations barbares, et d'avoir à sa disposition
de puissantes armées. Il pense depuis longtemps
à s'élever où était monté Sylla, et il a avec lui bien des
gens qui le souhaitent. Croyez-vous qu'il ait été impossible de trouver des
voies d'accommodement? Cela ne l'est pas encore; mais
ces deux concurrents ne veulent point de paix, et ils ont
résolu de nous sacrifier à leur ambition. Voilà, en peu de
mots, comme vous l'avez souhaité, ce que je pense des
malheurs présents. »
L'angoisse de la situation des honnêtes gens rendait
Cicéron injuste envers le chef de son parti. L'ambition
insouciante de Pompée n'était que celle d'un grand citoyen
qui veut être le premier dans sa patrie libre, mais non la
renverser ni l'asservir; celle de César était l'ambition d'un
conspirateur armé qui veut le premier rang, non pour la
république, mais pour lui. Il est vrai que Pompée, n'ayant
pas eu la prévoyance, l'activité et l'énergie nécessaires
pour fermer à son rival l'accès de l'Italie et de Rome, voulait accroître l'horreur des citoyens contre le sacrilége
de César en emmenant avec lui hors de Rome et de l'Italie
tout ce que Rome et l'Italie comptaient de magistrats, de
sénateurs illustres et de citoyens intègres, et en faisant le
vide autour de l'usurpateur abhorré de sa patrie.
Cicéron, en cela, ne se trompait pas, tout le témoigne;
mais cette politique extrême de Pompée était désormais la
seule qui lui restât à suivre après tant d'inertie qui l'avait
rendue nécessaire. Il savait bien, en effet, qu'il était plus
facile de vaincre César en Asie ou en Grèce qu'à Rome,
où des milliers de colons des provinces, cinq cent mille
prolétaires de la plèbe révolutionnaire dans Rome, et au
besoin des millions d'esclaves soulevés à sa voix, feraient
à César, non plus une armée, mais une nation de partisans
et d'auxiliaires. Quand les patriciens veulent un champ de
bataille contre les plébéiens, ce n'est pas dans une capitale
pleine de plèbe qu'ils doivent le choisir. Pompée en cela
était plus politique que Cicéron. Aussi n'écouta-t-il point
ses doléances il entraîna à sa suite au delà des mers les
consuls, le sénat, les légions fidèles de la république, les
citoyens illustres, la jeunesse patricienne, Caton, Brutus,
toutes les lois et toutes les vertus de Rome, la république
enfin, et il alla lui chercher un champ de bataille chez les
alliés de Rome de l'autre côté de l'Adriatique.
Pendant cette émigration complète de la république avec
Pompée, César, n'ayant plus à craindre de résistance en
Italie, traversait Rome en éblouissant tous les coeurs de
son audace et de sa douceur; il laissait habilement en suspens
sur ses desseins tous les citoyens qui, comme Cicéron,
n'avaient pas encore rejoint Pompée en Grèce et qui
erraient à demi cachés autour des murailles de Rome.
« Voyez, je vous prie, à quel homme la république a
affaire Quelle pénétration! quelle activité! que de prévoyance.
S'il ne fait paraître ni cruauté ni avarice, il aura bientôt l'affection de ceux qui le redoutaient le plus. J'entends
souvent raisonner les citoyens de ces quartiers et les
gens de la campagne; ils ne se mettent en peine que de
leurs champs, de leurs métairies et de leur petit bien. Quel
changement! ils craignent maintenant celui qu'ils exaltaient
hier. Les villes d'Italie, malgré ses attentats, le
reçoivent comme un dieu, et cela avec une apparence
d'ivresse égale à celle qu'elles témoignaient naguère au
rétablissement de la santé de Pompée. On tient compte à
ce nouveau Pisistrate de tout le mal qu'il ne fait pas! On
espère maintenant,autantde sa clémence que l'on redoute
de la colère de Pompée. Quelle foule vient partout au devant
de lui. Quels honneurs ne lui rend-on pas? Sa modération,
quoique feinte ét étudiée, ne laisse pas de rassurer. J'attends aujourd'hui, quatrième jour de mars, des
nouvelles de Brindes; mais, hélas! quelles nouvelles! comment
l'un aura fui lâchement, comment l'autre sera entré
dans la ville sur ses traces! César m'écrit qu'il veut me
voir, en allant à Brindes, pour me faire intervenir comme
négociateur entre lui et Pompée! S'il vient par la voie
Appienne, j'aurai soin, pour l'éviter, d'aller à Arpinum. »
En attendant les nouvelles de Brindes, Cicéron, à
l'exemple de Caton, de Brutus, de Scipion, de tous les
citoyens cherchant dans ces ténèbres où est, non le salut,
mais le devoir, examine, dit-il, dans les perplexités de sa
patrie, « si l'on peut demeurer dans son pays lorsqu'il est
tombé sous la puissance d'un tyran? si l'on doit employer
toutes sortes de moyens pour le délivrer de la tyrannie,
quand même cela l'exposerait à une entière ruine? si l'on
ne doit pas prendre garde que celui qu'on oppose au tyran
ne s'élève lui-même trop haut? si l'on ne peut pas attendre
quelque circonstance favorable pour servir sa patrie et
tenter plutôt des voies d'accommodement que la voie des armes? s'il est permis à un bon citoyen, pendant ces temps
de troubles, de se retirer dans quelque lieu écarté? si, pour
recouvrer sa liberté, on doit s'exposer aux plus grands
périls? si, pour délivrer son pays d'un tyran, on doit y
allumer la guerre et venir même assiéger sa patrie? si ceux
qui sont d'un sentiment contrairé doivent néanmoins s'engager
avec ceux du bon parti? si, dans les dissensions
publiques, on doit suivre la fortune de ses amis et de ses
bienfaiteurs, lors même qu'ils ont fait des fautes essentielles
et décisives? si un homme, qui, pour avoir rendu à
sa patrie de grands services, s'est vu exposé à la haine, à
la jalousie et aux traitements les plus indignes, doit s'exposer
une seconde fois à des maux qu'il peut éviter? ou si,
après avoir tant fait pour sa patrie, il ne peut pas faire
quelque chose pour lui-même et pour sa famille, laissant à
ceux qui sont en place le soin du gouvernement? »
L'homme qui, comme César, pose de telles questions
devant la conscience de citoyens vertueux, est plus qu'un
tyran, il est le corrupteur de toute vertu civique.
Enfin la terrible nouvelle arrive. « Pompée s'est embarqué
à Brindes avec toutes les troupes au nombre de trente
mille hommes. Les deux consuls, les tribuns du peuple et
les sénateurs, qui étaient à Brindes, se sont aussi embarqués
avec leurs femmes et leurs enfants. Ils ont fait voile
le quatrième de mars, et, depuis ce jour-là, le vent du
nord a toujours soufflé. On dit qu'il a fait mettre en pièces
ou brûler tous les vaisseaux qui restaient dans le port. Ces
nouvelles ont été mandées ici à L. Métellus, tribun du
peuple, par Clodia, sa belle-mère, qui s'est aussi embarquée.
»
L'Italié reste tout entière aux mains de César. II écrit
en courant à Cicéron qu'il retourne à Rome, où il le convie
à le rejoindre pour lui confier des négociations et des plans
favorables à tous les bons citoyens. Ce billet caressant de César, un des rares monuments de sa politique qui nous
restent de lui, témoigne assez du prix qu'il attachait à se
rallier les hommes de bien après tes avoir consternés. C'est
la marche et la contre-marche de tous les usurpateurs.
" Comme je cours, dit-il, pour rejoindre mon armée,
que j'ai fait partir avant moi, je n'ai pu voir votre ami
Furnius qu'en passant, et je n'ai pas eu le temps de l'entretenir
à loisir; mais, tout pressé et tout affairé que je
suis, je dérobe néanmoins un instant pour vous écrire, et
j'envoie exprès Furnius pour vous porter les remercîments
que je vous dois; ce n'est pas la première fois que je vous
en fais, et la manière dont vous agissez à mon égard me
fait espérer que ce ne sera pas la dernière. Le plus grand
plaisir que vous puissiez me donner maintenant, c'est de
vous rendre à Rome, où je serai moi-même bientôt; vos
conseils, votre crédit, votre rang, votre autorité, m'y seront
merveilleusement utiles pour finir comme j'ai commencé.
Excusez-moi si je ne vous en dis pas davantage.
Furnius achèvera. "
Un autre billet de César, de la même date, montre combien
la victoire modifie à l'instant sa politique. Il ne songe
plus qu'à se faire pardonner ses attentats pour légitimer
sa puissance.
« Certes, et par les dieux! écrit-il, je me réjouis que
vous approuviez ma conduite généreuse envers les lieutenants
de Pompée à Corfinium je suivrai d'autant plus volontiers
vos conseils de douceur, qu'ils sont plus d'accord
avec ce que j'avais résolu moi-même de me montrer le
plus miséricordieux et le plus accommodant des hommes,
et même de tendre à une réconciliation avec Pompée; oui,
tâchons ainsi de reconquérir toutes les volontés en notre
faveur, et de jouir d'une victoire durable, puisque ceux
qui avant nous se sont fait abhorrer par leur cruauté n'ont
pu retenir longtemps leur puissance, excepté le seul Sylla, que je ne veux pas prendre pour modèle. Que cette modération
et cette humanité soient pour moi de nouveaux
moyens de tout vaincre J'ai déjà imaginé quelques mesures
dans ce sens, pensez-y de votre côté; on peut en
imaginer encore d'autres.
Pompée devrait bien être convaincu, enfin, par mes
égards envers ses lieutenants et par vos exhortations, qu'il
vaudrait mieux être mon ami que l'ami de tous ces gens
qui furent toujours mes ennemis et les siens, et qui, par
leurs artifices, ont précipité la république dans l'état où
vous la voyez »
De nouvelles terreurs saisirent l'Italie après le moment
de détente qui suivit l'embarquement des consuls, de
l'armée et du sénat avec Pompée. On ne se dissimulait pas
que la guerre, quoique éloignée de Rome, allait prendre
les proportions du monde romain où Pompée et César
l'avaient transportée.
« Je vois la république, écrit Cicéron, à la veille d'une
guerre funeste que Pompée commencera en affamant l'Italie,
et je suis fâché néanmoins de n'être point avec ceux
qui ont formé un dessein si barbare. En effet, si c'est un
crime que de laisser dans le besoin son père et sa mère,
comment appellerons-nous le dessein qu'ont formé nos chefs
de faire périr par la faim leur patrie, qui doit être encore
plus sacrée et plus respectable?Ce ne sont point là de vaines
terreurs et de simples conjectures; je le sais de nos chefs
mêmes. Ces vaisseaux qu'on rassemble de tous côtés,
d'Alexandrie, de la Colchide, de Tyr, de Sidon, d'Arade,
de Chypre, de la Pamphilie, de la Lycie, de Rhodes, de
Chio, de Byzance, de Smyrne, de Milet, de Cos, c'est pour
empêcher qu'il ne passe du blé en Italie ou pour se rendre
maître de toutes les provinces d'où elle en tire. Mais lorsque
Pompée y viendra descendre, qu'il fera paraître de
colère, surtout contre ceux qui avaient le plus à coeur de la sauver, comme s'il avait été abandonné par ceux qu'il a
abandonnés lui-même! Ainsi, lorsque je délibère sur le
parti que j'ai à prendre, c'est particulièrement mon inclination
pour Pompée qui me détermine à le suivre; sans
cela, j'aimerais mieux mourir dans le sein de ma patrie
que de la détruire sous prétexte de la défendre. Enfin il
me semble qu'il n'y a plus de soleil dans le monde.»
Mais pendant que les bons s'éloignaient, que les faibles
gémissaient, que les ambitieux flottaient, que la république,
selon l'expression de Plutarque, n'avait de patrie
que dans la fuite, César, maître en soixante jours de
toute l'Italie, revenait de Brindes à Rome pour constater
et pour tenter de légaliser son usurpation. Il n'y restait que
quelques magistrats secondaires, décidés à braver seuls,
et sans espoir pour l'honneur de la liberté, le violateur de
la patrie; quelques-uns de ces sénateurs pour lesquels rien
n'est criminel de ce qui réussit, et qui, après avoir reconduit
Pompée avec deuil, s'empressaient d'aller au-devant
de César avec joie; enfin ce peuple flottant et ballotté au
gré des événements sans les comprendre, comme l'écume
s'élève à tous les vents. Cette multitude de cinq cent mille
prolétaires dont César avait affecté de prendre en main la
cause, ne lui demandait ni des lois ni des libertés, mais
l'humiliation de l'aristocratie, les dépouilles de la patrie,
le froment gratuit, des gladiateurs, des spectacles et des
licences.
Pour satisfaire à cette exigence de la populace romaine
et de la solde des Gaulois qu'il avait enrôlés en légions
contre l'Italie, il lui fallait de l'or. Les subsides et les rapines
de la Gaule étaient épuisés. César ne pouvait puiser que dans le trésor public, que les lois et les moeurs avaient
rendu jusque-là sacré et inviolable, même aux dictateurs,
comme la propriété des morts, des vivants et de la postérité.
Un jeune homme, le tribun Métellus, gardien de ce dépôt, refusait obstinément d'ouvrir les portes du temple
où le trésor était sous la garde des dieux; il objectait les
lois divines et humaines.
« Le temps des armes et le temps des lois sont deux
temps, lui dit rudement César; si mon sacrilége te fait
horreur, tu n'as qu'à te voiler la face et à te retirer, car la
guerre ne s'accommode pas de ces libertés et de ces résistances.
Lorsque nous aurons déposé les armes et que l'ordre
sera rétabli, tu pourras venir me faire à ton aise tes harangues.
Et quand je te parle ainsi, continua-t-il avec un
accent plus âpre, je veux bien que tu saches que je te fais
grâce, car tu es à ma discrétion, et toi et tous ceux qui,.
après avoir combattu mon parti, sont tombés entre mes
mains »
Comme l'intrépide patriote s'opposait seul encore à ce
que les serruriers appelés par César enfonçassent les portes
de fer du trésor, César s'emporta jusqu'à tirer l'épée contre
Métellus et à. le menacer de mort. « Et tu n'ignores pas,
jeune homme, ajouta-t-il en se calmant, qu'il me serait
aussi facile de le faire que de le dire! »
Cette violence émut plus l'Italie que le passage même
du Rubicon. On sentit que la modération ne serait que
dans les paroles, mais que tout obstacle paraîtrait crime à
une si implacable volonté. Les amis mêmes de César se
confièrent en secret leur horreur.
« Il ne rêve plus rien que d'atroce, écrit Célius; il ne
parle plus que par menaces, il ne croit plus avoir besoin de
son masque de douceur, il oublie son rôle d'homme clément
avec Métellus, d'homme intègre en pillant le trésor
public une telle tyrannie ne peut pas durer six mois! Il
mérite le nom de tyran, et ouvertement il l'accepte; il n'a
voulu paraître un moment modéré que parce que la modération
était populaire »
Comme si ces murmures avaient importuné ses oreilles, César se hâta d'y échapper pour aller soumettre en Espagne
les légions que Pompée y avait impolitiquement laissées,
inutiles à Rome, à l'Italie et à lui-même. On ignore par
quel motif, impossible à comprendre de si loin, César, peu
sûr encore de l'Italie, au lieu de marcher droit et vite à
Pompée lui-même en Grèce et d'anéantir à la fois tout le
parti de la république dans une seule défaite, commença
par une campagne hasardeuse et inutile contre les lieutenants
de Pompée en Espagne. Dans tout autre homme, ce
serait une faute; dans César, aussi soldat que politique, on
doit présumer que ce fut une combinaison de génie. Peut-être
craignait-il que Pompée ne rappelât ces légions
aguerries d'Espagne en Grèce; peut-être voulut-il, selon
son expression pittoresque, en partant de Rome, « aller
d'abord combattre en Espagne une armée sans général
pour revenir ensuite en Grèce combattre un général sans
armée. »
On ne peut, en effet, s'étonner assez de l'impéritie de
Pompée laissant ses légions de vétérans combattre pour
lui et sans lui au delà des Pyrénées, pendant qu'il restait
lui-même en Grèce à la tête d'une armée de jeunes patriciens
sans habitude des armes, et de volontaires plus
citoyens que soldats.
César, portant rapidement en Espagne des légions de
Gaulois et de Germains aguerris dans ses camps; mal combattu
par les lieutenants de Pompée, plus mal par les
Espagnols, cher aux soldats mêmes, qui résistaient par
devoir, mais dont sa renommée embauchait les coeurs,
vainquit, subjugua, pacifia en peu de mois l'Espagne romaine,
et put écrire à Rome le fameux symbolede l'éclair
Veni, vidi, vici. J'ai paru, j'ai vu, j'ai vaincu.
A son retour, Pompée n'avait plus d'armée qu'en Grèce.
Mais il avait profité de l'absence, du temps, de la diversion
hasardeuse de César en Espagne pour rallier à sa cause et à celle de la république l'Albanie, la Macédoine,
la Grèce, l'Asie, la Syrie, l'Égypte, l'Afrique entière,
tous les alliés, peuples ou rois, de la république. Ce fut
le premier symptôme de cette rupture en deux parts du
monde romain qui fit depuis une Rome d'Orient et une
Rome d'Occident. Pompée donna l'idée à Constantin;
l'usurpation de César avait désorienté le monde.
Neuf légions de vétérans, rappelées par Pompée de
toutes les colonies d'Europe, d'Asie et d'Afrique, où il les
avait réparties après ses campagnes contre Mithridate
formaient le noyau de l'armée républicaine. Sept mille
hommes de cavalerie grecque et une nombreuse cavalerie
romaine, composée de la fleur de la jeunesse patricienne
de Rome, complétaient ses légions; cinq cents galères armées
étaient à l'ancre dans les anses de la mer Adriatique
en vue de son camp; ces galères devaient fermer le continent
aux débarquements de César.
Pompée, ainsi adossé aux montagnes de la Grèce,
inabordable par les défilés faciles à défendre de l'Albanie,
secouru de subsides, de vivres, d'auxiliaires étrangers,
par les rois alliés de Rome et qui voyaient en lui Rome
elle-même, entouré d'une armée de terre de cent vingt
mille hommes, éclairé sur la mer par une flotte de quarante
mille paraissait invincible à tout autre qu'à César. Il se
comparait lui-même, dans cette situation à la fois continentale
et maritime, à un Thémistocle romain attendant
les Perses sur terre et sur mer dans le golfe de Salamine et
commençant par les disperser sur les flots avant de les
achever sur le rivage. « Le plan de notre général est thémistocléen,
» disaient ses amis à Rome.
Son quartier général était Dyrrachium, ville fortifiée de
la côte, Rome en abrégé avec son sénat, ses consuls, son
patriciat, son dictateur; Caton et Brutus y étaient avec
tous les grands hommes de bien de Rome. Cicéron, honteux d'hésiter si longtemps entre un homme et la patrie
avait fini par y venir, il se repentait déjà d'y être venu
honnête homme, mais incapable de se faire à lui-même
un caractère de la trempe de sa vertu César n'était pas
un de ces fantômes de conspirateur qu'on peut vaincre
avec une harangue, comme Catilina.
César avait ramené ses légions décimées d'Espagne; il
en avait rappelé d'autres de la Gaule et de l'Illyrie; il en
avait onze comme Pompée, mais ces onze légions mal
recrutées ne lui fournissaient que quarante mille combattants. Il n'avait point de flotte pour les transporter au delà
de l'Adriatique, il n'avait pas le temps d'en construire.
L'Italie, épuisée par la guerre civile, commençait à se défier
de sa fortune. Il fallait se presser de frapper à la tête;
la tête, c'était Pompée et le sénat. Il chargea Antoine de
lui recruter rapidement une autre armée. Antoine, son
lieutenant, était lié avec lui par de tels attentats qu'il ne
pouvait trouver son salut que dans le dernier crime.
Sans attendre Antoine, César, avec vingt mille vétérans
d'élite seulement, s'embarque à Brindes, échappe à
Bibulus, amiral de la flotte de Pompée, et descend de
nuit sur une côte voisine de Dyrrachinm. Ses vétérans
murmurent
« Où cet homme veut-il donc nous mener? se disent-ils.
Quand cessera-t-il de nous traîner par toute la terre en se
servant de nous sans ménagement, comme si nous étions
des corps de fer? Cependant le fer lui-même s'use à force
de frapper. César ne s'aperçoit-il donc pas, à nos blessures,
qu'il commande à des hommes mortels? Et c'est
dans la saison même des tempêtes qu'il nous force à braver
les vents et les frimas avec une telle précipitation, qu'il
semble moins poursuivre que fuir! »
César, sourd à ces témérités comme à ces lassitudes de
ses vétérans, les tenait renfermés dans Apollonie, autre ville de la côte, en attendant ses principales forces, qu'Antoine
devait lui amener d'Italie. Il interrogeait sans cesse
des yeux l'horizon de l'Adriatique pour y apercevoir les
voiles de la flotte de son lieutenant. Mais Bibulus, amiral
de Pompée, avec ses cinq cents galères, interceptait complétement
l'Adriatique.
Le temps se consumait Pompée se fortifiait la disette
menaçait Apollonie César accusait de timidité la prudence
et la lenteur d'Antoine. Il résolut d'aller lui-même,
au risque de sa vie, presser le rassemblement et l'embarquement
de son armée d'Italie. Il s'embarqua seul, à
l'insu de ses soldats, déguisé en esclave, sur une barque
de douze rames, dont le pilote ne le connaissait pas, espérant
échapper, à la faveur des vents, des ténèbres et de
la petitesse de sa barque, aux croisières de Bibulus.
« Dès que la nuit fut venue, il prit un habit d'esclave,
monta dans la barque, se jeta là comme un homme de
néant auquel personne ne prend garde, et se tint en repos
sans dire une seule parole. La barque était portée à la mer
par le fleuve de l'Anius, dont l'embouchure était ordinairement
fort aisée et fort tranquille, parce qu'il se levait
tous les matins un petit vent de terre qui repoussait les
vagues de la mer et en facilitait l'entrée au fleuve. Mais
malheureusement cette nuit-là il se leva un vent marin si
violent qu'il amortit le vent de terre. Le fleuve, irrité par
le flux et par la résistance des vagues qui combattaient
contre son courant, devint dangereux et terrible; ses eaux
étant forcées de remonter vers leur source avec des tournoiements
affreux et avecun mugissement horrible, il était
impossible au pilote de surmonter cette violence et de
gouverner. C'est pourquoi il commanda aux rameurs de
ramer vers la poupe pour remonter le fleuve.
Ce que César ayant entendu, il se lève tout à coup,
se montre, et, prenant la main du pilote surpris et étonné de voir là César "Marche, mon ami, lui dit-il, ose tout et ne crains rien tu mènes César et sa fortune. " A ce
mot, les matelots oublient l'hiver et ses tourmentes, et,
ramant avec un merveilleux courage, ils s'efforcent de
surmonter la violence des vagues. Mais l'embouchure ne
pouvant être franchie par aucun effort, César, qui voyait
sa barque faire eau de tous côtés et prête à couler à fond,
permit au pilote, quoique avec peine, de retourner en
arrière. Quand il eut regagné son camp, ses soldats vinrent en
foule au-devant de lui, se plaignant hautement et lui
témoignant leur douleur de ce qu'il ne s'assurait pas de
vaincre avec eux seuls, et que, plein de chagrin et d'inquiétude,
il exposait sa personne aux plus grands dangers
pour aller chercher les absents, comme se défiant de ceux
qu'il avait avec lui.
Antoine trompa enfin, à la faveur de cette tempête,
la surveillance de Bibulus, dont les vaisseaux avaient été
dispersés par le vent. L'armée entière fut débarquée à
Apollonie.
L'arrivée de ces troupes força César à livrer une première
bataille dans une position mal choisie, où son armée
échoua contre les fortifications de Pompée. Il ne rallia ses
soldats en déroute qu'à force d'intrépidité personnelle.
Ayant saisi de sa propre main un de ces colosses gaulois
pour lui faire honte de sa fuite et pour le forcer à faire face
à l'ennemi, le soldat, éperdu, tourna son épée sur la poitrine
de son général et il allait le tuer, quand un écuyer de
César abattit d'un coup le bras du soldat. Heureusement
pour César, l'indolent Pompée n'acheva pas.sa victoire.
César s'écria, en rentrant dans son camp retranché d'ApolIonie " Aujourd'hui la victoire était à nos ennemis s'ils
avaient eu un homme qui sût vaincre. "
Mais Pompée espérait vaincre sans combat : la faim combattait pour lui. César, isolé sur la côte de la Grèce, au
milieu d'un pays possédé tout entier par son ennemi, ne
pouvait ni rester impunément à Apollonie ni forcer Pompée
dans ses retranchements inexpugnables. Il raconte lui-même
ses insomnies pendant qu'il délibérait avec ses angoisses.
S'il se rembarquait, il avouait sa défaite; s'il tentait
l'assaut du retranchement de Pompée, il donnait la
victoire certaine à son rival s'il restait immobile, son
armée périssait de faim.
Son audace le secourut une fois de plus. Scipion, lieutenant
de Pompée, occupait, avec une armée romaine, la
Macédoine. César résolut de marcher à Scipion, malgré le
danger de se trouver ainsi entre deux ennemis. Son instinct
militaire lui disait que, si Pompée sortait de ses retranchements
pour le suivre, il lui livrerait bataille en rase campagne
avec la supériorité de ses vétérans aguerris contre
des citoyens novices dans les armes, et que, si Pompée
ne le suivait pas, il rencontrerait l'armée de Scipion et
nourrirait facilement sa propre armée dans une province
riche en villes et en récoltes.
L'expérience de Pompée le détournait du piège il voulait
conserver l'admirable position qu'il avait choisie et
fortifiée mûrement, à l'imitation de Thémistocle; le temps
était pour lui l'Italie, abandonnée à elle-même, commençait
à éprouver le remords de sa servitude; la Grèce,
l'Asie, l'Afrique, l'Égypte, lui fournissaient des recrues,
des vivres, des armes, des trésors, des vaisseaux; les
villes fortes de la Macédoine et de la Thessalie étaient
gardées pour lui par ses lieutenants.
César, au contraire, errait loin de ses renforts et de ses
vaisseaux, sans asile, sans alliés, sans pain pour ses
troupes. Les jours l'usaient sans qu'il y eût besoin des
armes. Ces motifs allégués pour l'inaction par Pompée,
dans le conseil de guerre et devant le sénat, furent en vain appuyés de l'éloquence patriotique de Caton, qui voulait
épargner le sang romain et laisser le crime et la témérité
de César combattre seuls avec les dieux contre César.
La fougue et la jactance des jeunes patriciens du camp
de Pompée, enhardis par un premier avantage, l'emportèrent
sur la sagesse de Caton et sur l'autorité militaire de
Pompée. Le général, vaincu par cette jeunesse, sortit avec
le pressentiment de sa ruine du camp de Dyrrachium et
suivit César dans la plaine de Pharsale. Scipion l'y rejoignit
avec l'armée de Macédoine.
La jonction de ces deux armées exalta jusqu'au délire la
confiance des patriciens ils se partageaient déjà entre eux
les dépouilles et les honneurs de César. La bataille, tant
provoquée par César, tant évitée par Pompée, s'engagea
d'elle-même par la présomption des jeunes républicains de
l'armée de Pompée.
Deux cent mille hommes s'entre-choquèrent pendant
quelques heures, dans cette plaine ignorée jusque-là du
monde, pour décider de la vie ou de la mort de la république
maîtresse du monde. Pompée, découragé d'avance,
abandonna la bataille à elle-même comme un homme qui
a livré sa fortune à des insensés. César ordonna la manoeuvre
et la dirigea avec la certitude d'un général qui
compte sur les fautes de son ennemi présomptueux. Son
génie ne le déçut pas.
La cavalerie patricienne de Pompée, croyant envelopper
et enfoncer les légions de l'aile droite de César qui
fléchissait par feinte sur les montagnes, se heurta contre
six cohortes placées en réserve sur un mamelon, se
brisa, et, se retournant vers le camp, donna le signal et
l'impulsion de la déroute. La vieille infanterie de Pompée
soutint seule jusqu'à la mort le choc des deux cent mille
légionnaires de César et couvrit de ses morts la plaine de
Pharsale. A l'aspect de cette cavalerie en fuite, Pompée, sans
rien tenter pour sa gloire, remonta à cheval et rentra dans
le camp. Enfermé dans sa tente et comme désintéressé des
autres et de lui-même, il entendit des cavaliers de César
qui galopaient déjà à travers les tentes renversées. « Quoi
jusque dans mon camp ? » s'écria-t-il. Puis, dépouillant
ses insignes de général et de dictateur, il se revêtit d'un
costume qui n'appelait plus les regards sur lui, remonta à
cheval, et s'éloigna au pas, suivi de quelques esclaves
muets, par la route de la mer.
On sait comment il s'y jeta dans une barque de pêcheur,
qui le porta, le lendemain, sur un navire marchand;
comment, relâchant à Mitylène pour y prendre sa jeune
épouse Cornélie, il fut assassiné à son premier pas sur le
rivage d'Égypte par l'ingratitude de Ptolémée; comment
sa cendre, consumée pendant la nuit sur un bûcher d'emprunt
par les soins d'un vétéran charitable, fut dispersée
par le vent du matin sur ces mers et sur ces continents
couverts, quelques jours auparavant, de ses flottes et de ses
armées.
La journée de Pharsale fut la dernière heure de la
liberté. Le sénat, les lois, le peuple, les moeurs, le monde
romain, étaient anéantis avec Pompée. César n'était pas
seulement le premier comme il avait voulu être, il était
le seul. Il n'abusa pas de la victoire, il ne reconnaissait
d'ennemis que ceux qui lui disputaient l'empire. Il offrit
son indulgence et même sa faveur à tous ceux qui n'avaient
plus d'armes pour lui résister. Il incorpora les légions de
Pompée dans les siennes il caressa Brutus, qu'il avait ordonné
avant la bataille d'épargner dans le combat il se
croyait le père de ce jeune républicain, fils de Servilie, la
plus chère de tant de femmes qu'il avait enlevées dans sa
jeunesse à leurs maris. Il voulait rendre à Servilie le fruit
de leurs amours, égaré par sa naissance dans le camp des patriciens, mais qu'il espérait facilement ramener à sa
cause.
Chacun des hommes illustres, des sénateurs et des
citoyens du parti de Pompée, suivit, après la bataille de
Pharsale, l'instinct de sa lâcheté ou de son courage; le
plus grand nombre s'embarquèrent avec quelques débris
des légions sur la flotte intacte de Bibulus, qui les transporta
en Afrique pour y continuer la guerre désespérée
beaucoup se réconcilièrent avec le vainqueur Caton s'obstina
dans son amour de la liberté Cicéron rentra en Italie,
heureux d'être soulagé, par la décision de la fortune,
de l'indécision de son caractère. Il alla honteusement représenter
à Rome, sous une tyrannie qu'il détestait, on ne
sait quelle dignité accommodante du citoyen qui blâme
tout bas et qui flatte tout haut l'oppresseurde la patrie.
César, sans flotte par la fuite de Bibulus en Afrique, ne
pouvait saisir sa proie après l'avoir abattue. Il ne voulait
pas donner cependant à la république le temps de se reconstruire,
ne fût-ce que sur une plage de l'Asie ou sur
un rocher de l'Afrique. Il crut à son nom plus qu'à une
flotte et à une armée.
Il laisse ses légions à Antoine, il traverse la Macédoine
avec trois mille hommes et quelques cavaliers, il surprend
dans le Bosphore une, escadre de la flotte de Pompée à
l'ancre, il s'y embarque avec cette poignée de soldats, et
arrive à Alexandrie d'Égypte presque aussitôt que le bruit
de sa victoire.
Un jeune Ptolémée, pupille et client de Pompée, régnait
en Égypte c'étaient les lâches ministres grecs de cet adolescent
qui avaient fait égorger Pompée, leur bienfaiteur,
pour capter. d'avance par ce service présumé la faveur de
César. Ils lui présentèrent à son débarquement la tête de
son rival César, soit feinte, soit attendrissement, pleura
en voyant le visage inanimé de celui qui avait été son protecteur, son allié, son gendre peut-être aussi pleura-t-il
à cette image de l'instabilité du bonheur Il y a au sein
même de la victoire des retours semblables vers le passé
et vers l'avenir, dans le coeur des ambitieux assouvis;
César était plus capable qu'un autre de ces inconséquences
de larmes dans la joie, car il y avait autant de mouvements
involontaires de sensibilité que d'emportements
d'ambition dans sa grande âme.
Il fit recueillir et honorer ce qu'on put retrouver de la
cendre de Pompée; il désavoua et poursuivit ses meurtriers
il voulait bien qu'on l'aidât à vaincre, mais non
qu'on déshonorât sa victoire par des assassinats commis en
son nom. On ne sait ce qu'il ambitionnait le plus de la
gloire ou de la puissance. Le sang de Pompée tachait cette
gloire dans la postérité il le rejetait avec horreur à ses
bourreaux.
Pendant qu'il équipait une flotte pour aller chercher son
armée à Pharsale et qu'il attendait les vents obstinés
contre lui, l'Égypte, en proie à une anarchie dynastique,
se déchirait sous ses yeux.
Une jeune et séduisante reine, soeur et femme de Ptolémée,
et ayant les mêmes droits que lui au trône, avait
levé une armée contre son frère et son mari, et, soutenue
dans sa compétition par Sextus Pompée, parent et lieutenant
du grand Pompée, elle assiégeait Alexandrie. Dans
le premier rayonnement d'une beauté dont l'irrésistible séduction
se confond avec la fable, douée d'un esprit, d'une
éloquence et d'une passion qui ressemblaient au sortilége,
reine, politique, courtisane à la fois, Cléopâtre voyait son
sort dans les mains du maître du monde. Elle ne doutait
pas d'exercer sur l'arbitre de son trône l'empire de ses
larmes, de ses entretiens et de son amour.
Aussi confiante dans sa séduction que César l'était dans
sa fortune, la jeune reine congédie ses troupes, s'embarque presque seule sur une nacelle que le Nil porte la nuit sous
les murs du palais des Ptolémées, où César était bloqué par
le peuple, se fait envelopper des plis d'un tapis de Perse
et porter comme un fardeau inanimé sur les épaules d'un
robuste esclave jusque dans l'appartement de César,
l'enivre de cette audace, de ce subterfuge et de ses attraits.
L'amour, dès cette apparition, devient toute la politique
de César; il soulève contre lui et contre les Romains
l'Égypte entière en embrassant la cause de son amante
il oublie son armée, Rome, le monde, il s'oublie lui-même,
pour s'ensevelir avec Cléopâtre dans les délices
d'un amour effréné il croit n'avoir jamais connu que
l'ombre de la passion avant cette Égyptienne qui lui prodigue
à la fois son empire et ses charmes. Le monde se demande
où est César? Il est enseveli dans un palais assiégé,
aux pieds d'une courtisane, reine d'Égypte.
L'extrémité du péril lui rend seul le courage, mais non
la raison; il combat en héros avec une demi-légion et trois
cents cavaliers contre les Égyptiens d'Alexandrie et contre
vingt mille vétérans romains de l'armée de Sextus Pompée.
Il s'enferme dans le théâtre, devenu la dernière citadelle
du vainqueur de Pharsale. Sa flotte est incendiée sous ses
yeux. Il passe à la nage un bras de mer, tenant ses papiers
d'une main, au-dessus des flots, pour gagner une île fortifiée
avec les débris de sa légion.
Sextus lui ferme l'Égypte, les vaisseaux des Ptolémées
lui ferment la mer. Enfin, des légions appelées à son secours
arrivent par la Syrie. Il anéantit dans une seconde
Pharsale l'armée d'Égypte; il consolide Cléopâtre sur un
trône désormais incontesté, il s'enivre lentement du double
triomphe de l'amant et du héros, il s'arrache avec effort
des bras de la reine, et lui laisse dans le petit Césarion un
gage avoué de son amour, qui fera régner son sang un
jour sur le royaume des Ptolémées. II quittait l'Égypte après y avoir perdu dix mois pour sa
gloire. Il avait mérité dix fois d'y perdre l'empire. Il fallait
que Rome fût bien dépourvue de patriotes et que l'ombre
de César fût bien présente aux provinces et aux armées
pour que l'Italie, les provinces, les armées, attendissent,
immobiles, pendant un an, qu'il plût à César de sortir des
festins et du lit de Cléopâtre. Mais César avait bien jugé
son temps, en le croyant soumis aux caprices d'un débauché
et d'une courtisane.
Avant de rentrer en Italie, il marche à travers la Syrie
vers le royaume de Pont, contre Pharnace, fils parricide
du grand Mithridate, qui recommençait la guerre contre
les Romains. " Heureux Pompée, s'écria-t-il après une
facile victoire en Asie, de n'avoir eu à triompher que de
tels ennemis!" Les campagnes contre les Asiatiques amollis
lui semblaient des jeux après ses campagnes contre les
barbares, mais belliqueux Gaulois.
De Rome il repart avec une autre armée pour anéantir
en Afrique les débris de l'armée de Pharsale, reconstituée
sous Métellus. Scipion, Caton, Labiénus, le premier des
généraux après César, y commandaient quatorze légions et
la cavalerie numide du pays. Un chef manquait seul à
cette dernière armée des républicains pour lui donner l'espérance,
ce mobile du courage. La rivalité et la médiocrité
de tous ces chefs, l'indiscipline et l'infidélité des Numides,
l'orgueil du roi Juba, sur le territoire duquel ils empiétaient,
et qui prétendait les traiter en auxiliaires et non en
maîtres, condamnaient cette armée à une défaite.
César l'affronta, comme il avait affronté l'Italie, Pharsale,
Alexandrie, avec une poignée d'hommes et avec sa
garde de Gaulois, véritables béliers vivants, sous les coups
desquels il enfonçait tous les obstacles.
Le matin de la bataille, saisi d'un accès d'épilepsie, sa
maladie fatale, il se contenta de donner pour mot de reconnaissance à ses soldats le mot de sa destinée bonheur!
Et il resta couché sous sa tente, sans douter du sort.
En quelques heures, ses trente mille hommes en dispersent
cent quarante mille à Thapsus, ville qui donne son
nom à la dernière victoire de César. Sa clémence, qui
n'était jusque-là qu'une séduction pour les vétérans de
Pompée, se dément quand il voit qu'elle est inutile devant
leur obstination à la république. Il les fait désarmer, cerner
et massacrer de sang-froid après la bataille. Tous les
chefs prisonniers sont tués par ses ordres ou le préviennent
en se frappant eux-mêmes. L'histoire, éblouie par
la puissance de César et de ses successeurs intéressés à
déshonorer la république expirante, a trop peu remarqué
ce grand suicide des défenseurs de Rome qui ne voulurent
pas survivre à la liberté de leur patrie.
Quelques-uns des vaincus s'étaient retirés sur les galères
à l'ancre, non pour fuir, mais pour mourir plus paisiblement.
Ils s'y entretenaient en défiant la fortune. Les soldats
de César approchent d'une de ces galères où l'on supposait
que le général des vaincus, Métellus, cherchait à
fuir. « Où est le général? criaient les Gaulois. Il est à
l'abri de vos coups, » leur répond Métellus en leur montrant
l'épée sanglante dont il venait de se percer la poitrine.
Le roi Juba, aussi Romain que les Romains, avait fait
dresser, avant la bataille, un bûcher dans son palais de
Zama, sa capitale, pour s'y brûler avec ses femmes, ses
enfants, ses trésors, plutôt que de survivre au triomphe
de César. Zama lui ayant fermé ses portes après sa défaite,
pour éviter la colère de César, Juba et Pétrius, un des généraux
vaincus, résolurent de se délivrer de la vie en combattant l'un contre l'autre, non pour la victoire, mais pour
la mort. L'Africain tua le Romain; Juba, désespéré de
n'être pas tombé sous une main libre, supplia son esclave
de le percer de son épée. Quelques rares fugitifs parvinrent à entrer dans la ville
fortifiée d'Utique, où Caton commandait la réserve des
républicains.
Caton, comme beaucoup d'hommes supérieurs en leur
temps, craignait tout de César et n'espérait rien de son
propre parti. Il restait fidèle à la république, ou plutôt au
nom de la république, par devoir et non par illusion. Il
était las du monde où sa vertu n'avait plus de place dans
la corruption ou dans la lâcheté générale. Si les républicains
de Pompée triomphaient, il était décidé à s'exiler
lui-même pour n'être pas témoin de leurs dissensions et de
leurs vengeances; si César était vainqueur, il était décidé
à mourir pour ne pas plier sous la fortune du coupable.
Son âme, fortifiée par une philosophie stoïque, était incompatible
avec la corruption de la république, comme avec la
tyrannie de son destructeur. On peut croire que ce ne fut
pas pour lui une douloureuse nécessité que celle de mourir.
Il était de ces hommes sans alliage qui semblent toujours
vivre à contre-temps, parce qu'ils ne savent se conformer
à aucun temps, excepté à des temps chimériques. Hommes
admirables de savoir mourir, plus admirables et plus véritablement
vertueux s'ils savaient vivre!
Il faut lire sa mort pour bien connaître Caton et pour bien
mesurer le crime de César, condamnant de tels
hommes à s'avilir ou à mourir. L'histoire ne nous a laissé
manquer d'aucune information sur les dernières heures
d'Utique et sur le dernier soupir de Caton; car Caton a eu
ce bonheur de personnifier, dans son agonie, l'agonie de
la république.
A l'arrivée des fugitifs qui lui annoncent la défaite irrémédiable
des républicains et leur suicide à Thapsus, Caton
fait fermer les portes de la ville, et convoque les trois cents.
membres de la colonie romaine qui était établie à Utique
et qui formait le sénat d'Afrique, pour délibérer sur ce qui reste à faire. La ville avait dans ses murs et autour de ses
murs des forces suffisantes pour une héroïque défense ou
pour un mémorable écroulement. La république était si
vivante encore dans le coeur de ces trois cents citoyens
romains, et la cause de César était si impie à leurs yeux,
que nul d'entre eux n'hésita à se rendre à la convocation
de Caton.
Pendant qu'ils se rassemblaient et s'encourageaient mutuellement
à la constance, Caton, le visage calme, la démarche
lente, ayant à la main l'état des troupes, des
armes et des approvisionnements, s'avançait vers les portes
de ce sénat, rassurant la foule par sa contenance. Le discours
qu'il leur adressa et qui nous a été conservé ne trahit
ni l'abattement d'un homme qui sent sa cause s'écrouler
sous lui et qui veut ensevelir avec lui les autres, ni la jactance
d'un fanatique qui dissimule le danger et qui exagère
l'espérance.
«Non, leur dit-il, si c'est votre disposition d'esprit de
céder à la fortune, je considérerai cette résolution de votre
part comme l'oeuvre de la nécessité; que si, au contraire,
vous voulez prendre le parti de vous roidir contre l'adversité
et de défendre jusqu'à extinction de force votre
liberté, non-seulement je vous louerai et j'admirerai votre
vertu, mais je resterai à la tête des citoyens et des soldats
pour faire une dernière fois ensemble l'épreuve suprême
de la fortune. Et peut-être nous récompensera-t-elle de
n'avoir désespéré ni d'elle, ni de la justice, ni de la Providence,
ni de notre patrie. Car la patrie n'est ni Thapsus ni
Utique, mais Rome, qui souvent s'est relevée de plus
grandes chutes par sa seule force et par sa propre vitalité.
Tout n'est pas perdu notre meilleure chance de salut
est que nous résistons à un homme que la nécessité de ses
affaires appelle en plusieurs lieux à la fois. L'Espagne vient
de se révolter contre son joug et de se jeter avec son peuple et ses légions dans la cause du fils de Pompée. Rome elle-même
n'a pas encore accepté le frein; elle commence à
s'indigner et à se cabrer contre la tyrannie. Ne craignons
pas d'exposer nos biens et notre vie pour ce qui vaut mieux
que la vie et les biens, et suivons l'exemple de notre ennemi,
qui ne craint pas d'exposer tous les jours sa tête pour
le succès du plus grand des attentats. Une vie heureuse
nous est assurée si nous triomphons; une mort honnête et
glorieuse si nous succombons. Cependant, délibérez mûrement
et librement avec vous-mêmes, et priez les dieux de
vous inspirer ce qu'il y a de plus sage et de plus saint. »
Les trois cents sénateurs semblaient avoir respiré l'âme
de Caton dans ses paroles; ils décidèrent à l'unanimité
de résister à César par les moyens les plus désespérés,
demandant même qu'on donnât la liberté et des armes à
tous les esclaves, pour doubler les forces des républicains.
Mais Caton, qu'inquiétait cette émancipation en masse et
sans indemnité des esclaves, propriété sacrée dans l'antiquité,
quoique inique, repoussa cette spoliation extrême
des citoyens et ne voulut adjoindre à l'armée que les esclaves
qui seraient volontairement affranchis pour le salut
commun par leurs maîtres, préférant la justice même à
la victoire. Les sénateurs, empressés à donner l'exemple,
affranchirent à l'instant tous leurs esclaves, et Caton leur
donna des armes.
Mais à peine avaient-ils fait ce sacrifice à la patrie et à
l'éloquence de Caton, que l'enthousiasme dont ils avaient
été saisis en sa présence se refroidit après qu'il fut sorti,
et qu'ils commencèrent à se demander s'il était vraiment
prudent et raisonnable à quelques citoyens isolés, et trafiquants
comme eux dans une colonie d'Afrique, de résister,
jusqu'à la perte de leurs biens, de leurs esclaves et de leurs
vies, à celui à qui ni Rome, ni l'Espagne, ni la Gaule, ni
l'Asie, ni l'Afrique ne résistaient plus, et s'il y avait réellement du devoir dans l'impossible, de la honte dans la
nécessité, et s'il ne valait pas mieux implorer et recevoir le
salut de la clémence des vainqueurs en envoyant des députations
à César..
Pendant ce revirement du sénat, les troupes fugitives de
Thapsus, campées sous les murs d'Utique, refusent d'y
entrer, dans la crainte d'y être cernées par César et de
partager le sort d'une multitude mobile et lâche, ne sachant
ni se défendre ni se soumettre à propos. Elles demandèrent
séditieusement que Caton les commandât et les conduisît
dans les montagnes rejoindre l'armée numide de Juba.
Caton s'efforça de les retenir ainsi que les membres du
sénat de Rome qu'ils entraînaient déjà loin de la ville avec
eux; ses objurgations et ses larmes les émurent. Il rentra
avec ces débris dans la ville, et les distribua, les uns aux
portes, les autres dans la citadelle.
Mais le sénat municipal d'Utique, moins compromis dans
la guerre que ces restes du sénat de Rome, s'alarma de
voir sa ville au pouvoir des soldats et des sénateurs républicains.
Ils envoyèrent sommer Caton de se rendre de
nouveau dans leur conseil. Caton, désarmé, sortit de la
citadelle avec confiance et se livra à eux. Son immense
considération lui servait d'escorte et d'otage. Les notables
d'Utique lui annoncèrent qu'ils avaient renoncé à se défendre,
qu'ils envoyaient des députés à César, qu'ils imploraient
sa clémence et qu'ils lui demandaient, pour première
condition de la reddition d'Utique, le pardon et la vie de
Caton.
Caton ne combattit point leur résolution nouvelle; il
comprit que le devoir pour les hommes était proportionné
à la vertu, et que ce qui convenait à Caton pouvait ne pas
convenir à des marchands d'Afrique.
« Faites, leur dit-il sans aucun reproche, ce qui peut
assurer vos vies et vos fortunes, mais gardez-vous de rien stipuler pour moi; car c'est aux vaincus, ajouta-t-il, de
demander grâce, et aux criminels d'implorer le pardon.
Quant à moi, je ne suis pas vaincu, puisque je succombe
avec la liberté et la justice; c'est César qui est le véritable
vaincu et qui s'avoue lui-même aujourd'hui le grand coupable,
puisque, après avoir si longtemps nié qu'il tramât
rien contre sa patrie, il est pris aujourd'hui en flagrant
délit et en plein soleil la main dans les lois, dans la liberté
et dans le sang de Rome. »
Ayant laissé après ces paroles les trois cents sénateurs
d'Utique à leur délibération, il rentra dans la citadelle et
conjura les sénateurs de Rome de chercher leur salut sur
terre et sur mer et de sortir d'Utique avant que l'avant garde
des troupes de César leur fermât la fuite. Il leur fit
équiper des galères; il présida lui-même à la retraite des
cavaliers de Métellus, qui s'obstinaient à aller rejoindre les
Numides de Juba.
Son aspect cependant faisait rougir la multitude de la
lâcheté de ses chefs; le peuple et les esclaves s'insurgaient
pour la liberté, abandonnée par les hommes libres et par
les puissants. Ils menaçaient les trois cents notables de les
immoler à leur honte. Caton, comme s'il eût été désintéressé
dans l'une et l'autre cause, convoqua le peuple et les
esclaves sur la place publique, les harangua, leur montra le
danger de l'insurrection civile et de l'anarchie en face d'un
ennemi prêt à forcer leurs portes, et les conjura de laisser
leurs principaux citoyens, arbitres de leur sort, négocier
avec César pour le salut commun. Quand à lui, son indifférence
et sa tranquillité annonçaient qu'il avait pourvu au
sien.
Il conduisit ensuite les sénateurs romains jusqu'aux
galères et les embrassa en leur souhaitant une meilleure
fortune sous d'autres cieux. Il combattit même avec force
quelques exagérations d'héroïsme inutile dans les jeunes gens qui s'obstinaient à imiter inutilement son stoïcisme.
De ce nombre était Statilius, ennemi personnel de César,
qui refusait de s'embarquer avec les autres pour subir le
sort de Caton. « Désenflez ce jeune homme de son excès et
de son exagération de vertu, dit-il au philosophe Apollonides,
son ami, et portez-le à des résolutions plus sensées et
plus utiles. » Il ne craignit pas même, tant il était sûr de
lui, de fléchir sa rigidité pour les autres.
Lucius César, parent de l'usurpateur de la république,
mais fidèle à la liberté, était dans Utique. Il consultait
Caton sur une harangue pathétique qu'il comptait adresser
au vainqueur de Thapsus pour en obtenir la vie
« et, si
j'obtiens ma grâce, je parlerai aussi pour vous, dit-il à
Caton. Si je voulais tenir la vie de César, lui dit Caton je
n'aurais qu'à me rendre à son camp sans avoir besoin
d'autre intercesseur que moi-même; mais je ne veux pas
reconnaître un tyran en recevant de lui ce qu'il n'a pas le
droit de donner. Car de quel droit accorde-t-il la vie et la
liberté à ceux qui ont le droit de vivre et d'être libres plus
que lui? Mais quant à vous, examinons ensemble comment
vous lui parlerez pour en obtenir votre amnistie et celle
des Romains d'Utique. » Et il compatit à la faiblesse de
Lucius César, comme s'il avait été son maître d'éloquence.
César n'en fit pas moins égorger Lucius, trouvant plus
crime dans un parent ce qui n'était que patriotisme dans
les autres.
Toutes ces sollicitudes étant accomplies pour la ville,
pour les sénateurs, pour les fugitifs, et l'avant-garde de
César étant déjà campée en vue des remparts, Caton parut
détendre un moment son esprit comme un homme qui n'a
plus qu'à se reposer dans sa conscience. Il convoqua les
principaux citoyens du conseil d'Utique, quelques philosophes
et quelques amis à souper dans la citadelle il s'y étendit, pour la première fois depuis la bataille de Thapsus,
sur un lit, à la manière des Romains, car jusque-là il
n'avait mangé que debout. A la fin du souper et au moment
où la chaleur du vin anime et ébruite les conversations, il
parla avec une divine éloquence et avec une conviction anticipée
sur la liberté de l'homme de bien et sur la servitude
des méchants asservis en réalité à leurs passions puis,
craignant d'avoir fait soupçonner, par l'exaltation de son
accent, le dessein couvé dans son âme, il redescendit aux
choses humaines, s'informa des affaires publiques et privées
de ses hôtes, et tranquillisa, par sa liberté d'esprit,
ceux qui craignaient de lui un projet sinistre.
Après le départ des convives, il continua de se promener
dans la salle avec ses amis, il donna les ordres pour la
nuit et pour le lendemain aux commandants des portes de
la ville. Ses amis retirés, il se coucha et lut, en attendant
le sommeil, le dialogue de Platon sur l'immortalité de
l'âme. Puis, s'étant aperçu que son épée, soustraite à sa
main par la vigilante tendresse de son fils, n'était pas suspendue
comme à l'ordinaire au-dessus de son chevet, il
appela un esclave pour la lui rapporter.
L'esclave, d'intelligence avec son fils, tarda à lui obéir,
dans l'espoir que le sommeil enlèverait à Caton la pensée
de son arme. Il continua à lire en effet le dialogue de
l'immortalité, et son âme était déjà si plongée dans ce
monde supérieur dont il sondait avec Platon les mystères,
qu'il lut le livre tout entier jusqu'à la dernière ligne, et que
la première lueur de l'aube dans le ciel commençait à teinter
l'horizon quand il rappela l'esclave pour lui redemander
encore son épée.
Dans sa colère contre l'importune prudence de son fils
et de ses serviteurs, qui l'exposaient, disait-il, à être livré
désarmé à ses ennemis, il s'emporta jusqu'à frapper
l'esclave qui lui refusait l'instrument de sa délivrance: fatal emportement qui laisse éclater dans cette belle mort
une explosion de brutalité au milieu de la sérénité de la
raison Il ne tarda pas à en rougir.
Son fils et ses amis veillaient sur ses mains pour l'empêcher
d'accomplir le dessein qu'ils lui supposaient. Ils se
précipitèrent dans sa chambre et l'enlacèrent de leurs
bras en pleurant, comme pour le retenir par tant de liens
à la vie.
Mais lui, les repoussant avec douceur et se levant sur son
séant: " Depuis quand donc, dit-il à son fils et à ses amis,
m'a-t-on vu donner des signes d'un esprit qui ne se possède
pas soi-même, pour me désarmer ainsi comme un
insensé? Que ne me fais-tu lier aussi les mains derrière le
dos, ô mon fils, jusqu'à ce que César vienne et qu'il me
trouve à sa merci, sans défense? Mais crois-tu que j'aie
besoin du fer pour m'ôter la vie, si j'en avais pris la résolution
? Ne me suffirait-il pas, pour mourir, de retenir seulement
un peu de temps mon haleine ou de me briser la
tête contre cette muraille?»
Son fils qui l'adorait, ne put supporter ces images sans
fondre en larmes et sans sortir éperdu de la chambre pour
laisser éclater ses gémissements et ses sanglots.
Plus libre avec ses amis Caton leur parla à coeur plus
ouvert, mais toujours avec une tendresse où respirait
l'amertume du reproche.
" Et vous aussi, leur dit-il, vous restez donc là pour
surveiller en silence ma main et pour retenir malgré lui
dans la vie un homme déjà si avancé d'années que je le
suis? Ou bien, continua-t-il avec une ironie douce, m'apportez-
vous donc quelque belle démonstration pour me
convaincre qu'il n'est ici ni déplorable ni déshonorant pour
Caton, lorsqu'il n'a plus d'autre moyen pour défendre sa
vie, de la recevoir de l'ennemi de sa patrie? Que ne vous
efforcez-vous de me pénétrer de cette belle morale et de me détromper de ma longue erreur, afin que, démentant
toutes les autres opinions dans lesquelles nous avons jusqu'ici
vécu, et convertis à d'autres maximes par la vertu
de César, nous nous repentions et nous lui rendions grâce
de nous avoir dessillé les yeux? Mais non, ajouta-t-il en
reprenant un ton plus sérieux, je n'ai rien arrêté encore
définitivement avec moi-même, j'en délibérerai encore mûrement
avec vous, et par les arguments dont nous nous
servons dans nos entretiens philosophiques mais allez consoler
mon fils et dites-lui bien que, s'il ne peut persuader
son père, il ne faut pas qu'il tente de le contraindre."
Ses amis, convaincus qu'il n'y avait rien à attendre d'un
pareil homme que ce qu'on obtiendrait de lui-même, sortirent
les larmes aux yeux et lui renvoyèrent son épée.
Seulement, par une ruse inaperçue de la tendresse de son
fils, ils la lui firent rapporter non par un homme fait, dont
l'aspect aurait pu le soutenir dans une résolution trop virile,
mais par un petit enfant. Ils espéraient que cette
image de l'innocence et de la douceur, contrastant avec
l'épée que ses petites mains lui présenteraient, rappelleraient
à Caton son propre fils et le détourneraient de laisser
un orphelin sur la terre.
Caton sourit en effet a l'enfant, plaça l'épée sur son
chevet, rouvrit son livre, le lut une seconde fois jusqu'à la
fin, puis s'endormit d'un sommeil paisible, comme un
homme qui a déposé enfin un grand souci ou qui a trouvé
le mot d'une grande énigme. Il ne se réveilla qu'au jour; il
appela alors un de ses confidents et lui commanda d'aller
vers le port s'assurer si tous les fugitifs étaient en sûreté sur
les galères et si le vent et les flots leur étaient propices.
Ce confident revint lui dire que tout le monde était embarqué,
mais qu'une violente tempête ballottait les galères
et déchirait les voiles; il soupira, sans rien dire, de pitié
sur les périls et sur les souffrances des passagers, et renvoya une seconde fois un autre serviteur au port pour voir
si quelque navire en détresse ne s'était pas échoué sur la
côte et si les naufragés ne réclamaient pas secours,
Rassuré par le retour du messager sur cette crainte, il
lui ordonna de sortir et de fermer la porte, puis s'enfonçant,
comme pour reprendre un sommeil interrompu, sous
ses couvertures, il parut se rendormir.
Les oiseaux commençaient déjà à gazouiller au soleil
levant, dit Butas, le dernier de ses familiers auquel il ait
adressé la parole, quand, la tête enveloppée de ses couvertures,
il se plongea le fer dans les entrailles. Une convulsion
involontaire le précipita de sa couche sur le plancher.
Ses amis, qui veillaient dans la chambre voisine,
accoururent au bruit il les regarda d'un ait fixe sans
proférer ni parole ni plainte son médecin rentra ses intestins
qui s'échappaient avec son sang de sa blessure, recousit
la peau et replaça le corps sur le lit mais, aussitôt que
Caton eut repris ses sens, il s'obstina à la mort avec la
même résolution qui la lui avait fait méditer, et, déchirant
de ses propres mains ses entrailles, il expira muet, mais
laissant protester à jamais le silence et le sang d'un juste
contre la fortune d'un tyran.
On l'ensevelit sur le rivage de la mer. On y vit longtemps
sa statue avec le visage morne d'un homme qui
n'espère plus rien de la vertu de son pays, et pressant
contre les plis de sa robe le glaive libérateur que les anciens
invoquaient comme la Providence des vaincus et
et que les modernes plus religieux rejettent comme l'instrument
du désespoir faiblesse héroïque mais faiblesse des
impatients Honneur à cette philosophie de la résignation
qui, après la perte de toute puissance d'action a fait une
dernière vertu de l'espérance
César n'en avait pas fini avec la liberté. Elle renaissait
de son sang. Les fils de Pompée, ayant rallié treize légions de vétérans et tous les républicains du midi de l'Italie en
Espagne, menaçaient de rentrer avec la liberté et le sénat
à Rome. Tout ce qui avait échappé à Pharsale et à Thapsus
allait rejoindre ce grand nom.
César, vaincu en Espagne dans tous ses lieutenants,
court à Cordoue en sortant d'Utique. Il combat à Munda,
non plus pour l'empire, mais pour la vie; ses légions, un
moment enfoncées par les vétérans de Pompée, l'abandonnent
sur le champ de bataille. Il descend de cheval,
prend un bouclier de soldat, lutte avec une poignée
d'hommes contre des légions, cherche la mort, et, ne
pouvant la recevoir, tourne son épée contre lui-même pour
se la donner. Désarmé par ses Gaulois qui donnent à ses
légions l'exemple et le temps de se rallier, il tire la victoire
du sein de la défaite.
Les cadavres de trente mille vétérans de Pompée et de
trois mille chevaliers, fils de la bourgeoisie militaire de
Rome, furent liés les uns aux autres par une chaîne de
javelots entrelacés et construits comme un rempart funèbre
autour de la petite ville de Munda, assiégée par César.
César avait pris en Gaule les moeurs barbares des Gaulois.
Les républicains survivants et réfugiés dans la ville après
la bataille ne furent point épouvantés par cette circonvallation
de cadavres ils préférèrent la mort à la tyrannie. Il
n'y avait que quelques Catons en Afrique après la bataille
de Thapsus, il y en eut quatre-vingt mille en Espagne
après la bataille de Munda. La liberté était aussi désespérée
que l'ambition.
Les historiens vendus au succès et aux Césars ont accusé
la république d'être morte à Rome avant que César
l'eût ensevelie. C'est une calomnie. Corfinium, Thapsus,
Munda, protestent; quatre armées de deux cent mille
hommes, deux flottes, l'émigration en masse de tout ce
qui constituait le sénat, les magistratures, la cité politique, quatre années d'agonies convulsives sur trois continents
quand l'Italie manqua aux combattants, enfin six
cent mille cadavres de citoyens romains et trente suicides
d'hommes libres, confondent les sophismes historiques des
écrivains; une telle agonie prouve une vie encore robuste
et profonde. Non, la liberté romaine ne mourut pas de sa
propre mort, comme on l'a écrit pour excuser ou flatter
les imitateurs de César elle fut tuée, et César fut le
meurtrier.
Les fils de Pompée s'évadèrent presque seuls de Munda,
non par lâcheté, mais par courage; ils voulaient conserver
un grand nom à la liberté et combattre avec acharnement
jusqu'au dernier soupir, au lieu de mourir vainement pour
elle. L'aîné, Cnéius Pompée, fut tué en défendant l'entrée
d'une caverne des montagnes aux bourreaux de César le
second parvint avec quelques braves vétérans en Portugal,
y arma quelques galères et combattit en corsaire sur les
flots, puisque la terre lui manquait contre César.
Il faut se défier des histoires écrites sous les descendants
des usurpateurs de leur patrie. En histoire comme
en guerre, malheur aux vaincus! Ce ne sont pas les contemporains
seuls qui sont adulateurs des crimes heureux,
l'avenir l'est aussi. Il y a dans l'humanité tout entière une
certaine inclination lâche ou perverse, qui la porte à donner
raison à ce qui a force et à condamner sans examen
ce qui a succombé. C'est contre cette lâcheté de la postérité
que les philosophes impassibles et les historiens
justes ont la mission de protester avec la conscience et avec
la vérité.
César revint triompher insolemment de sa patrie dans
Rome. Plutarque, si indulgent pour la gloire, ne peut
s'empêcher de murmurer contre tant d'insolence.
« Ce fut là, dit-il, la dernière des guerres de César. Le
triomphe qu'il s'arrogea pour avoir exterminé les quatorze légions romaines des fils de Pompée et toute la jeunesse
patricienne et plébéienne de Rome consterna plus les Romains
qu'aucune chose qu'il eût encore osée car il ne
triomphait pas pour avoir vaincu des rois et des généraux
étrangers, mais pour avoir ruiné les enfants de Rome et
détruit la race du plus grand personnage que Rome eût
porté et que la fortune eût jamais précipité de plus haut
dans l'abîme. Tout le monde trouvait que c'était une chose
indigne que de triompher des calamités de sa patrie et de
se réjouir de victoires qu'on devait plutôt déplorer, et que
ni les hommes ni les dieux ne pouvaient excuser. Cependant, ajoute-t-il avec tristesse, les Romains,
pliant sous la grande fortune de cet homme et recevant le
frein, persuadés que le seul moyen de respirer et d'assoupir
toutes ces guerres civiles et toutes ces convulsions,
c'était de se soumettre à un seul, le nommèrent dictateur
perpétuel, et c'était là la plus palpable et la plus inouïe
des tyrannies, puisque, à l'autorité absolue et souveraine,
à la pleine et personnelle toute puissance de la monarchie,
on ajoutait de plus le droit de n'en être jamais
dépossédé. »
Cependant le droit, la légitimité, le respect manquaient
tellement à cette usurpation de César, que ses soldats eux-mêmes,
en suivant au Capitole son char de triomphe,
tournaient en dérision le maître qu'ils imposaient ainsi aux
citoyens. Ils le montraient du doigt à la population, avec
des railleries soldatesques sur son front chauve, sur ses
moeurs efféminées, sur ses adultères, sur son impiété, sur
les turpitudes de sa jeunesse chez Nicomède, sur tous les
vices qu'ils couronnaient effrontément sur la tête de leur
général. C'est le comble de l'ignominie, pour un peuple,
de mépriser celui qu'il subit. Cette ignominie ne fut pas
épargnée aux Romains par les vétérans et les Gaulois de
César. Mais l'expiation marchait du même pas que le cortège
du triomphe.
A peine César fut-il parvenu au sommet convoité depuis
tant d'années, qu'il parut saisi du vertige de sa propre
élévation, qu'il fut comme frappé d'indécision et d'immobilité
entre les différents partis qu'il avait à prendre. Dès
qu'il eut le monde tout à lui, il ne sut plus qu'en faire.
C'est la vengeance des ambitions criminellement satisfaites.
Elles ne peuvent plus monter, elles ne peuvent que
redescendre elles s'affaissent sur elles-mêmes et tombent
dans le découragement des passions assouvies.
L'histoire n'a. pas assez remarqué, selon nous, cette
inaction complète et pour ainsi dire fatale de César, du
jour où il fut maître absolu de Rome et de l'univers. II ne
fit plus rien qu'un grand rêve de guerre asiatique, imité
d'Alexandre, contre les Parthes, et, de ce rêve, la mort
le réveilla en sursaut.
Trois grands partis s'offraient à lui et pouvaient tenter
également son génie, sans être au-dessus de ses forces
Rétablir et réformer la république en réconciliant le
peuple et le sénat, les patriciens et les plébéins par une loi
électorale plus élargie et plus équitable, créer un sénat
national au lieu d'un sénat aristocratique, et rendre aux
consuls nommés par ce sénat souverain l'autorité républicaine,
à l'abri de la dictature courte qu'il aurait, comme
Washington, déposée après la réforme. On a vu qu'il
existait assez de civisme et de patriotiotisme républicain à
Rome pour que la république réformée pût se gouverner
ainsi longtemps elle-même en démocratisant son gouvernement.
Faire une révolution sociale, c'est-à-dire tenir les promesses
téméraires dans la paix, mais réalisables dans un
bouleversement général dont ses armées le laissaient l'arbitre
abattre entièrement l'aristocratie; élever tous les colons, tous les vétérans, tous les habitants des villes
municipales, aux droits complets de citoyens romains;
nationaliser les affranchis émanciper des millions d'esclaves
distribuer, par la plus large et la plus utile des
lois agraires; les territoires stériles de l'italie et des provinces
conquises, en propriété, aux citoyens, aux soldats,
aux municipes, aux alliés; transformer le Code; être le
législateur de la justice civile, le Solon de l'Italie faire,
en un mot, des Romains un peuple au lieu d'une oligarchie
de tribuns de Rome, la tête d'un monde au lieu d'une
ville, et de son sénat municipal le sénat d'un univers
représentatif c'était grand sans doute, mais ce n'était pas
plus grand que le génie et la toute-puissance de l'autocrate
de Rome.
Enfin anéantir de nom la république, comme il l'avait
anéantie de fait, la transformer hardiment en monarchie
héréditaire du monde romain, à l'exemple des grandes monarchies
asiatiques, et construire ainsi l'ordre monarchique
sur les débris de l'ordre républicain une telle monarchie,
instituée mûrement par un Numa posthume ou par un
Charlemagne précoce, valait mieux que la tyrannie élective
et personnelle qui n'allait être après lui que le règne
des casernes romaines et l'interrègne de toutes les lois. Si
le titre de roi, odieux au préjugé populaire, répugnait aux
Romains, le titre d'imperator héréditaire ne leur répugnait
pas; le nom même de César ne pouvait-il pas devenir et ne
devint-il pas le plus grand des titres?
Le premier de ces partis était le plus honnête le second
était le plus humain le troisième était le plus superbe.
Entre ces trois partis, César n'osa en choisir aucun c'était le pire. Jamais homme parvenu au faîte des choses
humaines ne parut se désintéresser davantage de ce qui
adviendrait après lui de sa patrie et de l'humanité. Il était,
selon son mot dans la bourgade des Alpes, le premier dans Rome, le seul dans le monde cela suffisait à l'univers.
Plus le vide qui se creuserait après lui serait grand, plus
on admirerait l'homme qui l'avait comblé seul de son nom
et de son génie. Cela était impie. L'égoïsme est la politique
de l'impiété.
Voyons dans l'état de Rome, au retour de César, ce
qui pouvait concourir à nuire dans les dispositions de
l'Italie, à l'une ou l'autre des grandes combinaisons politiques
qui s'offraient au choix de César.
Dans le parti des hommes de bien, tout était mort,
banni ou absent; l'indignation sourde avait succédé à la
guerre ouverte Cicéron et Brutus étaient les seuls qui
fussent rentrés en Italie et qui conservassent quelque commerce
avec le destructeur de leur parti. Encore avec quelle
défiance parlent-ils de César! « Brutus prétend, écrit Cicéron,
que César apporte de bonnes dispositions pour les
gens de bien. Mais les gens de bien, où les trouvera-t-il?
A moins qu'il n'aille les chercher dans l'empire de la
mort, où il les a tous envoyés Sa tyrannie n'est que trop
bien affermie dans ce monde-ci. »
Cependant César flattait avec affectation ces restes du
parti du sénat pour dissimuler, aux yeux de l'opinion publique,
le vide d'honneur et de vertu qui se faisait autour
de lui et pour essayer de présenter au peuple un fantôme
d'institutions libres sous la servitude. Il permettait à Cicéron
de publier un éloge de Caton et il publiait lui -même
l'Anti-Caton, livre dans lequel il louait beaucoup Cicéron,
tout en le réfutant, comme s'il ne s'agissait que d'une lutte
philosophique et littéraire entre la république et César. Il
poussait la déférence jusqu'à rendre visite à Cicéron dans
sa maison de campagne, à prendre le bain et à se promener
au bord de la mer, dans des entretiens familiers,
avec l'ami de Caton.
Ces caresses lui reconquéraient non les coeurs, mais les lâchetés du parti républicain. On feignait de croire, contre
toute évidence, à son dessein de relever la république
de ses ruines et de se réconcilier avec les patriciens,
dont il avait maintenant besoin contre le peuple. " La
crainte de nouvelles tables de proscription dit-il lui-même
dans ses Commentaires, qui suivent ordinairement
les guerres civiles et les dissensions de pouvoir, glaçait
les citoyens. "
Quant à son propre parti, Salluste, son flatteur, le dépeint
ainsi en s'adressant à César lui-même
" Des hommes souillés de dissolutions et d'opprobres,
qui te croyaient prêt à leur livrer la république, sont venus
en foule dans ton camp, menaçant les citoyens paisibles
de brigandage, de meurtre, de tout ce qu'on peut attendre
d'une âme dépravée. Mais quand ils ont vu que tu ne les
dispensais pas de payer leurs dettes, que tu ne leur livrais
pas les citoyens comme des ennemis, ils t'ont quitté. Un
petit nombre seulement se sont crus plus en sûreté dans
ton camp que dans Rome, tant ils avaient peur de leurs
créanciers! Mais il est incroyable combien d'hommes et
quelles gens ont déserté ta cause pour celle de Pompée
et choisi son camp comme un inviolable asile pour les
débiteurs. "
Ce parti, dit l'auteur de l'étude la plus approfondie sur
la politique de César, M. de Champagny, demandait avec
insistance des tables de proscriptions nouvelles, des lois
agraires, l'abolition des dettes, la suppression du prix des
loyers et des fermages c'est le cri de la faim qui se mêle
partout et toujours aux cris des révolutions.
Ce parti, en l'absence de César pendant sa campagne
d'Espagne, avait tout obtenu d'Antoine et de Dolabella,
ses deux lieutenants à Rome. Il y avait eu deux camps
dans la ville, celui des propriétaires et celui des prolétaires;
on s'était combattu sur le Forum, les uns pour la propriété, les autres pour la spoliation; les légions romaines, sans
solde pendant ces agitations qui faisaient disparaître l'or,
avaient murmuré et avaient ajouté leur indiscipline aux
désordres de la place publique. Antoine et Dolabella, deux
forcenés de popularité à tout prix et deux séides à tout
faire de César, n'avaient rien à ménager ni dans la fortune
ni dans l'honneur; ils avaient fomenté et secondé à l'envi
ces turbulences de la plèbe romaine.
Deux traits peignent dans Cicéron l'orgie d'Antoine et
de Dolabella, ces deux vice-rois de César, peu de temps,
avant sa rentrée à Rome.
«Antoine, dépravé par l'habitude des proconsulats et
par l'exemple des moeurs asiatiques dont il rapportait les
scandales dans sa patrie avec la tolérance de son patron
voyageait de ville en ville, en Italie, dans un char traîné
par des lions. Sa femme Fulvie, veuve du démagogue Clodius
(qui devait plus tard percer de l'aiguille qui relevait
ses cheveux la langue de Cicéron), suivait Antoine dans
une litière; une seconde litière portait sa maîtresse avouée,
la courtisane Cythéris; c'est à cette courtisane, mal déguisée
sous le nom patricien de Volumnia, qu'il forçait les
magistrats des villes d'adresser leurs hommages, se complaisant
ainsi à avilir le respect par l'autorité, bafouant
lui-même les déférences qu'il exigeait des citoyens au nom
de César; ses compagnons de débauche et sa propre mère,
flétrie par ce contact infâme, occupaient une troisième
litière; enfin, une bande d'histrions, de danseurs, de
joueurs de flûte et de soldats, l'épée nue à la main, escortaient
ce cortège, faisant tour à tour trembler et mugir les
citoyens. »
Jamais la démagogie moderne n'a mêlé ainsi le vin et le
sang. On a, dans le précurseur de César à Rome, le pressentiment
de Claude et de Caligula. Ivre des coupes de la
nuit, disent tous les historiens du temps, il montait chancelant sur son tribunal en plein Forum et vomissait dans
le pan de sa robe le vin surabondant de la nuit. Ses facéties
amusaient la ville.
Un jour qu'il avait laissé sa femme Fulvie à Rome, indignée
de ses adultères et décidée à se séparer de lui, il
veut éprouver la sincérité de l'amour de Fulvie et se réconcilier
avec elle, si cet amour lui paraît survivre à sa colère.
Il part de Narbonne seul et déguisé en courrier gaulois,
dans un chariot de louage. Arrivé aux portes de Rome, il
attend dans une taverne de faubourg que la nuit favorise
son passage furtif dans les rues. Vêtu de la chlamyde et des
longues guêtres de cuir du paysan de la Gaule, le visage
souillé de poussière et voilé de ses longs cheveux, il se fait
annoncer dans la propre maison de sa femme comme un
messager secret d'Antoine. Il lui remet une lettre de son
mari, dans laquelle Antoine, plus épris d'elle et plus repentant
de ses infidélités que jamais, lui jure une passion
retrempée par l'absence et lui promet de congédier
Cythéris.
Fulvie, trompée par l'apparence sauvage du messager,
pâlit, rougit et pleure d'attendrissement en lisant la lettre
amoureuse; Antoine, convaincu qu'il est encore aimé, se
jette dans les bras de Fulvie et la couvre de baisers et de
larmes.
Le bruit de l'arrivée soudaine du vice-roi de César se
répand dans Rome par les domestiques de Fulvie; le peuple
s'ameute en foule à sa porte, et l'amant heureux de
Fulvie est forcé de monter au Forum sur son tribunal pour
annoncer aux Romains que l'Italie est tranquille, que César
est vainqueur et qu'Antoine a passé une bonne nuit!
« Quant à Dolabella, l'autre Éphestion de César, ruiné
par le jeu, il détestait tout haut la fortune d'autrui, dépouillait
les fils de l'héritage de leurs pères, vendait les
biens des proscrits à vil prix pour se refaire un patrimoine; proclamait effrontément la doctrine du communisme romain,
l'abolition des dettes, la suppression des loyers de
maison, et prêtait les soldats de César aux prolétaires
contre les résistances des citoyens.»
Tel était le parti de César à Rome, quand César y rentra
après le meurtre en masse des soldats de la république à
Munda. Les légions gauloises et romaines qu'il ramenait
d'Espagne s'avançaient à sa suite non en soldats de la
patrie, mais en bandes effrénées qui venaient conquérir
et opprimer l'Italie. L'indiscipline, suite de l'indulgence
qu'un chef de parti doit à ses partisans en retour de leurs
services, travaillait ces légions du même esprit qui travaillait
les trois cent mille ouvriers, la plèbe, les démagogues
et les prolétaires affamés de Rome. Elles ravageaient toute
l'Italie sur leur passage.
« Chacune d'elles, dit Suétone, avait ses systèmes, ses
exigences, ses prétentions, ses tribuns différents; l'Italie
était menacée de dépossession tout entière, la chose publique
était perdue. »
César, sous peine de n'être plus qu'un chef de brigands,
devait réfréner son parti ou s'ensevelir déshonoré dans le
gouffre qu'il avait lui-même creusé. Ce fut de ce jour qu'il
perdit sa popularité dans la multitude et dans la soldatesque,
sans pouvoir la recouvrer dans le parti des bons
citoyens. Après avoir enlevé aux Pompéiens leur idole,
aux républicains de Caton leur liberté, au, sénat son autorité,
aux patriciens leur puissance, aux plébéiens leur
paix, aux lois leur empire, il était forcé d'arracher aux
soldats leur proie et aux prolétaires les chimères qu'il leur
avait longtemps laissées pour jouet; il ne lui restait que le
prestige de ses victoires, le dévouement intéressé de ses
lieutenants, le trésor public et les provinces à distribuer
aux démagogues qui suivaient ses camps pour ramasser les
dépouilles du monde, cette faveur peureuse d'une bourgeoisie affamée de repos et d'affaires qui feint d'adorer le
tyran pourvu que la tyrannie feigne de la protéger contre
l'anarchie, enfin une politique de dissimulation, de mensonge
et d'équilibre entre une armée dont on se défie, une
populace qu'on redoute et une aristocratie qu'on a blessée
au coeur.
En examinant bien, les récits contemporains sous les
yeux, la situation de César rentrant à Rome après dix ans
de complicité avec les démagogues, dix ans de gloire militaire
dans les Gaules, et cinq ans de crimes heureux contre
la république dans les guerres civiles, voilà littéralement
l'impasse politique où son immorale ambition l'avait enfermé.
Il ne pouvait s'en tirer que par une audace supérieure
a toutes ses audaces et par un génie supérieur à son
génie, soit, comme nous l'avons montré, en se déclarant
le second fondateur et le législateur populaire de Rome,
soit en se couronnant imperator héréditaire et absolu de
l'univers romain.
Il n'en fit rien, il eut une défaillance de caractère ou
une défaillance d'ambition. Il faut le reconnaître, soit à la
gloire de la morale qui se venge toujours, soit à la honte
de César, malgré le préjugé de génie qui s'attache à ce
nom, toute la conduite de César à Rome, depuis le jour
où il fut maître de Rome, porte l'empreinte de l'indécision,
de l'inertie, et, disons le mot, de la médiocrité. N'avançant
plus, ne trouvant aplomb sur rien, il ne pouvait manquer
de s'écrouler bientôt, ou par l'insatiabilité de l'armée,
ou par le désenchantement de la multitude, ou par la
vengeance muette des patriciens.
Que fit-il pour signaler sa toute-puissance?
Il demande le privilége de porter une couronne de laurier
sur sa tête nue pour cacher son front chauve, puérilité
qui rappelle le favori de Nicomède et l'amant de Cléopâtre
plus que le tyran de l'univers. Il apaise les légions indisciplinées en leur jetant l'or à pleines mains et en leur promettant
des guerres prochaines pour leur faire prendre
patience par la perspective de nouvelles dépouilles; il convoque
une ombre de sénat qui lui enlève de l'indépendance
et qui ne lui prête que de l'obséquiosité d'hommes discrédités
dans Rome par leur fluctuation de Marius à Sylla, de
Sylla à Pompée, de Pompée à César; il se fait nommer
consul et dictateur pour dix ans; il se laisse voter une statue
d'or en face celle de Jupiter « A CÉSAR presque DIEU
»
commencement de divinité des tyrans qui déshonore les
dieux sans sanctifier la servitude; il donne à chaque habitant
de Rome dix boisseaux de blé, dix livres d'huile et
une poignée de sesterces, commencement de solde aux
prolétaires pour en acheter la paix; il amuse et il corrompt
la ville par quarante-quatre jours de fêtes continues qui
apprennent au peuple que les gouvernements sont faits
pour l'amuser à tout prix, et qui lui ôtent le besoin et le
goût du travail; il lui bâtit des portiques et des jardins
comme à un roi qu'on veut amollir; il lui fait célébrer les
obsèques de sa fille comme pour l'apparenter à lui par ce
deuil; il dédie un temple à Vénus, mère fabuleuse de la
famille des Césars; il s'étale sur un char traîné par quatre
chevaux blancs, votés par le sénat, à l'envi du char de Jupiter
il fait spectacle au peuple des charmes, des larmes,
de la pudeur des prisonnières qu'il a ramenées à Rome, et
même de la pudeur de la jeune Égyptienne Arsinoé, soeur
et rivale de sa propre maîtresse Cléopâtre; il fait sculpter
et ciseler les images de ses batailles et de ses villes conquises
sur le bronze, sur le bois, sur l'écaille; il élève au
rang de citoyen romain ces barbares gaulois dont le glaive
étranger lui a ouvert le chemin de Rome; il s'en fait une
garde étrangère comme tous les ambitieux qui se défient
du patriotisme sous les armes; il place Balbus, un aventurier
espagnol, à l'administration du trésor romain; enfin, il réforme le calendrier et des erreurs d'astronomie, au lieu
de réformer la république.
Il conserve en les corrompant quelques formes des institutions
républicaines, des élections, des comices, en se
réservant le droit de recommander impérativement ses
candidats aux tribuns, détestable comédie qui laisse subsister
l'appareil de la souveraineté populaire, à condition
qu'elle soit une dérision convenue entre le peuple et lui; il
remplit le sénat de mimes, d'affranchis d'hier, de lutteurs
qui ont combattu dans le cirque devant le peuple pour lui
complaire; il ordonne aux chevaliers romains, fils de la
haute bourgeoisie, officiers de la cavalerie romaine, de
donner eux-mêmes des leçons de gymnastique aux écoles
de gladiateurs qu'il multiplie pour divertir le peuple romain
il double les charges et les appointements pour s'attacher
plus de créatures; il pardonne à Antoine et à Dolabella
leurs spoliations, à condition d'en restituer quelque
chose aux Pompéiens, qui se résignent à sa domination;
il relève même les statues de Pompée, comme dit Cicéron,
pour affermir les siennes contre les vicissitudes des réactions
futures. Il ne proscrit plus, parce qu'il n'y a plus rien
à proscrire et que cinq cent mille républicains se sont proscrits
eux-mêmes à Pharsale, en Afrique et en Espagne,
pour ne pas vivre sous le destructeur de la république.
D'un autre côté, il passe au peuple et aux vétérans tous
leurs caprices et toutes leurs violences compatibles avec
son autorité. « Il se passe bien des choses, écrit Cicéron,
alors plein d'ingulgence, de réticences et de complaisance
pour le tyran, il se passe bien des choses qui ne plaisent
pas à César, mais que voulez-vous ? C'est le sort des
guerres civiles, que non-seulement il faut après obéir au
vainqueur, mais que le vainqueur lui-même est obligé à
son tour d'obéir aux auxiliaires qui lui ont donné la victoire.
» Ces auxiliaires, c'étaient, pour César, les démagogues
de Rome, les continuateurs de Clodius, les provocateurs de
la loi agraire, de l'abolition des dettes, de la spoliation
des possesseurs de maisons par la suppression des loyers,
la plèbe famélique qu'il fallait assouvir sans cesse de froment,
d'huile, de spectacles, de sang, de gladiateurs,
d'animaux étrangers, éléphants, girafes, amenés à grand
prix du fond des déserts, de triomphes où l'orgueil romain
se dilataitdes larmes des captifs; c'était l'armée substituée
à tout, sénat, lois, peuple; enfin, c'étaient les hommes
qui, tels que Dolabella, Antoine, avaient passé des crapules
de leur jeunesse à Rome dans les camps de César,
avec leurs dettes et leurs vices, qui n'avaient de réhabilitation
que dans sa fortune et de salut que dans sa tyrannie
militaire, et à qui il était obligé, faute d'instruments plus
honorables, de confier les provinces, les légions et le gouvernement
même de Rome.
Tel était surtout Antoine, sorte de César de caserne et
de populace qui le servait par son zèle en le compromettant
par ses excès. César ne pouvait pas avoir d'instruments
honnêtes dans la plus déshonnête des entreprises, celle de
la tyrannie; il ne craignait pas Antoine, parce que ses
vices le déshonoraient trop pour qu'il pût jamais prétendre
par lui seul à la domination. Entre l'empire et Antoine il y
avait le mépris public César le montrait avec complaisance
aux Romains comme une espèce de brute féroce et
monstrueuse qu'il savait seul museler il n'était pas fâché
que les Romains vissent par le contraste la différence qu'il
y avait entre un maître couvert de gloire, doux, poli, élégant,
miséricordieux comme César, et un maître brutal
soldatesque et populacier comme Antoine. L'un relevait
l'autre
Antoine était l'ombre qui faisait ressortir dans la lumière
la figure de César. Un seul homme donnait alors à César et à son parti un
reflet de considération et de vertu antique c'était Cicéron.
Mais Cicéron, entraîné malgré lui par son indécision dans
l'écroulement de la république, n'était plus lui-même qu'une
ruine vénérée et déplacée dans le sénat césarien où il avait
eu la faiblesse de venir reprendre sa place. Son éloquence
y était aussi posthume que sa vertu. Il l'employait à faire
des harangues, belles mais sans nerf, dans lesquelles il se
croyait quitte envers lui-même quand il avait donné
quelques vagues conseils de vertu au vice, de liberté à la
tyrannie. L'ami honnête et timide de Caton et de Brutus
était devenu l'apologiste de César, l'homme du panégyrique
face à face, donnant avec grâce et dignité aux Romains
le ton et le tour de l'adulation qui plaisait au maître. Il sentait lui-même cet abaissement. « J'étais naguère
(sous la république) au gouvernail, dit-il, et je suis maintenant
dans la sentine du vaisseau de l'État. Mais que
voulez-vous? reprend-il ailleurs, César est encore le meilleur
des hommes de son parti.. Et pendant qu'il loue tout
haut le chef " Prends garde à tes biens et à ta vie, écrit- il
à Marcellus, car ce parti est celui des brigands; César
seul est modéré parmi ces bandits. "
Il commençait en effet à refréner avec plus de vigueur
la multitude et à se tourner, comme tous les révolutionnaires
assouvis, vers l'aristocratie, qui seule consolide et
décore les parvenus des révolutions. Pour faire oublier au
peuple ce qu'il lui retirait en concessions, il l'enivrait de
nouvelles fêles. La dernière de ces fêtes, déjà impériale,
décrite par M. de Champagny dans son livre des Césars,
rappelle Babylone.
« Pendant que César, à la lueur de quarante lustres
portés par des éléphants, monte a genoux les degrés du
Capitole, les jeux commencent par toute la ville. Dans tous
les quartiers, des bouffons débitent leurs lazzis dans toutes les langues à cette multitude cosmopolite. Au cirque,
agrandi par César, la jeune noblesse conduit des chars et
des chevaux; au Champ de Mars, luttes d'athlètes pendant
trois jours; au delà du Tibre, dans un lac creusé de main
d'homme, combat naval entre la flotte d'Égypte et celle de
Tyr; à l'amphithéâtre, combats de bêtes pendant cinq
jours; et à la fin, pour mettre le comble à la joie du peuple,
bataille sérieuse entre mille fantassins, cinq cents cavaliers,
quatre éléphants; le sang coule, les hommes périssent.
César est un bon maître, il a voulu indemniser son
peuple qui ne vit pas les massacres de Thapsus et de Pharsale.
Et dans Rome tout entière, vingt-deux mille tables
se dressent, chacune de trois lits; le peuple et l'armée,
cent quatre-vingt-dix-huit milles convives y prennent place;
le falerne s'y distribue par amphores, le vin de Chio par
tonneaux. »
Par un autre coup de balancier, il se fait adresser par
Salluste, son confident, au nom des patriciens, des conseils
publics pour la réforme des moeurs et pour la dignité de
son gouvernement.
L'historien de Catilina, un peu revenu de sa foi aux
panacées politiques, de publiciste se fait moraliste. Il ne
cache point à César que son parti n'est pas composé des
plus honnêtes gens du monde, qu'autour de lui on pousse
à la confiscation et à la tyrannie, qu'on blâme sa clémence,
que les vainqueurs réclament leur butin, et que pourtant
les vaincus sont des citoyens.
" Mais, dit-il tu es le maître fais en sorte que le peuple
qui t'obéit soit le meilleur possible; le malhonnête homme
n'est pas un sujet docile. Ne rends pas, comme les barbares,
meurtre pour meurtre, sang pour sang; continue à
être clément, quoi qu'on en dise; ôte la liberté du brigandage
ôte, pour y parvenir, la liberté des profusions et du
luxe; sans reprendre toutes les lois anciennes, règle les penses privées; assure à chacun son patrimoine, en le défendant
et contre les rapines d'autrui et contre sa propre folie.
Pour sauver la jeunesse de sa ruine pécuniaire et, par suite,
de toutes les voies de désordre où elle s'engage (pravae
artes), supprime l'usure; pour sauver le peuple et le soldat
de la pauvreté et de la sédition, supprime les distributions
qui le corrompent, et que chaque chose reprenne sa place"
César suit ces conseils.
«Les exilés rentrent, écrit Cicéron, César s'adoucit,
revient à sa propre nature. On élève un temple à sa clémence
il est maintenant entouré de nos Pompéiens; il
faut bien espérer du rétablissement de la république. Cassius
est remis à la tête de ses légions, Sulpicius reçoit le
gouvernement de la Grèce, Brutus gouverne pour César
la Gaule cisalpine. »
Puis, comme si César se fût repenti tout à coup de ces
retours au passé, il se fait décerner les honneurs divins,
le nom de Jupiter-Julius, et raillant insolemment un tribun
du peuple qui parlait avec trop de liberté devant lui
« Tribun, lui dit-il d'un ton sévère, que veux-tu ? Viens-tu
donc me redemander la république? La république n'est
rien, c'est un nom. Sylla n'a été qu'un imbécile quand il a
abdiqué. Je veux qu'on me parle désormais avec plus de
crainte, et que mes volontés soient toutes les lois » (Suétone.)
Il laisse murmurer autour de lui que Rome, la vieille
capitale de la liberté, ne convient plus pour être la capitale
monarchique du monde césarien, et qu'il faut la transplanter
à Byzance ou à Troie, sur la côte d'Asie. Le sénat délibère,
sous l'inspiration d'un de ses affidés, « une loi qui
autorise César à épouser autant de femmes qu'il lui conviendra,
afin de mieux assurer sa dynastie. » Il appelle à
Rome et il reçoit dans sa maison, à côté de sa femme
Calpurnie, fille de Pison, la belle Égyptienne Cléopâtre, dont la passion l'enivre toujours, et son fils Césarion,
pour le montrer aux Romains. Il fait répandre dans le
peuple que l'Asie et les Parthes ne peuvent être subjugués
que par un héros qui portera le titre de roi, afin de donner
un prétexte à la couronne qu'il convoite et qu'il n'ose
ceindre encore. On trouva un matin sa statue au Forum
couronnée de bandelettes en forme de diadème. Les tribuns
firent enlever le diadème et conduire en prison
l'homme vendu qui avait prêté la main à cette insinuation
par symbole. César parla rudement aux tribuns et les destitua
de leurs fonctions, en apparence parce qu'ils lui
ravissaient l'honneur du refus, en réalité parce qu'ils
avaient préjugé le refus du peuple.
Antoine et ses amis lui faisaient honte de ses tâtonnements
et de sa réserve. Une fois qu'il rentrait à Rome de
sa maison d'Albe, ils apostèrent des groupes de soldats
qui le saluèrent roi ! " Je ne suis pas roi, je suis César, "
répondit-il pour édifier le peuple. Mais les applaudissements
du peuple à ces paroles le mécontentèrent; il voulait
qu'on lui imposât la royauté, afin d'avoir aux yeux des
vieux Romains le profit sans le reproche.
Sa popularité baissait en proportion de l'élévation de
ses désirs et de la grandeur de son pouvoir il avait laissé
passer le moment de l'enthousiasme et de la terreur qui
permet tout aux ambitieux les démagogues comprimés
détestaient le transfuge, le peuple honnête haïssait l'usurpateur,
les patriciens le flatteur du peuple, les républicains
le sacrilége, le sénat même l'homme qui l'avait flétri en
le relevant. Il n'avait plus de faveur que dans la populace
et dans l'armée, il avait dans la plèbe et dans les légions
les deux forces matérielles; mais l'opinion, la force morale
se retirait. Ses hésitations l'avaient fait réfléchir. « Il
ne faut pas, dit Machiavel laisser réfléchir sur les mauvais
desseins.» Son propre courage semblait l'abandonner en même
temps que sa popularité; soit assouvissement d'une ambition
qui n'avait plus rien à désirer que l'impossible, soit
lassitude d'action dans une âme qui avait tant agi et qui
avait usé ses ressorts par la guerre, par la politique, par
l'intrigue, par l'éloquence comme par la volupté, soit
atteintes, plus fréquentes avec l'âge, de ces accès d'épilepsie
auxquels succédaient des mélancolies pensives, il paraissait
découragé de vivre, mais non encore de régner. La
couronne lui aurait rendu la vie.
Il autorisa sans aucun doute, disent tous les contemporains,
Antoine et ses amis à faire une dernière tentative
indirecte auprès du peuple romain pour obtenir, ou par
l'applaudissement ou par le silence au moins, le diadème,
signe de la monarchie sur sa tête.
Il n'obtenait rien le peuple s'obstinait à subir la tyrannie,
mais non à en concéder le signe. Quand il n'y a plus
de liberté dans le peuple, il y a encore l'indignation de
l'avoir perdue et la jalousie d'en conserver les apparences.
Le peuple romain et César semblaient se porter mutuellement
le défi, l'un de prendre, l'autre d'accorder la majesté
suprême. Par une puérilité qui annonçait en lui l'affaiblissement
du génie, César s'irritait également et du refus de la
tyrannie et dn soupçon d'y prétendre. Maître du monde, il
voulait encore paraître calomnié, quand on l'appelait tout puissant.
Il affectait envers le sénat tantôt l'insolence, tantôt
l'humilité: malheureux dans une de ces affectations
comme dans l'autre.
Un jour que les sénateurs étaient venus en grand cortége
lui offrir des respects et des honneurs, le vertige dont
il était souvent saisi inopinément l'empêcha de se lever pour
les recevoir; le peuple remarqua cette inconvenance et en
murmura tout haut. Il rentra désespéré dans sa maison, se
lamentant sur ces murmures, se découvrant la gorge et suppliant ses amis de le percer de leurs épées, puisqu'il
était assez malheureux pour que chacune de ses actions fût
l'objet des malveillantes interprétations du peuple.
Antoine, qui était alors consul, se décida à entraîner,
par son exemple et par l'exemple des soldats et de la populace
ivre de servitude, le peuple à son propre avilissement.
C'était aux jours des Lupercales, sorte de carnaval romain,
pendant lequel les jeunes patriciens et les magistrats
les plus augustes eux-mêmes couraient demi-nus ou entièrement
nus dans la ville, en frappant, par badinage, les
passants et les femmes avec des lanières de cuir fourrées,
pour porter bonheur, par cette superstition, à ceux qu'ils
rencontraient. César, en qualité de dictateur, assistait dans
une tribune à cette fête, assis sur une chaise curule d'or
et dans ses habits de triomphateur. Antoine, fendant la
foule qui se pressait sous la tribune du dictateur, tendit
hardiment à César un diadème entrelacé d'une couronne
de lauriers.
« A ce geste, dit Plutarque, on entendit d'abord un battement
de mains sourd et concentré dans un groupe aposté
pour la scène, comme l'assentiment d'un petit nombre
d'affidés chargés de donner l'exemple aux autres; cet applaudissement
ne se propageant pas, César repoussa politiquement
le diadème. Le peuple en masse applaudit alors
avec unanimité à ce geste de déférence pour la république;
Antoine s'obstine, les mêmes applaudissementsgagés l'encouragent
César refuse de nouveau, la même approbation
éclate de toutes les mains dans l'immense Forum. Ce
dialogue muet entre l'ambitieux déçu et le peuple rebelle
au signe de la tyrannie démontre à César l'invincible répugnance
de la multitude pour la monarchie; il dissimule
sa déception sur son visage, il feint d'applaudir lui-même
à l'austérité du peuple romain; il se lève de son siège et
il ordonne de porter aux dieux, dans le Capitole, une couronne qui n'est pas faite pour le front d'un citoyen. »
Ce refus forcé ne trompa personne et décida, par l'imminence
de la tyrannie, les ennemis de César et les derniers
amis de la liberté à prévenir le diadème par le poignard.
Les murmures du peuple à la scène vainement
préparée des Lupercales apprirent à un petit nombre de
républicains conjurés qu'ils avaient Rome presque entière
pour complice.
De ce jour, la conspiration latente qui n'était que dans
les coeurs s'ourdit dans les conciliabules et devint une
conjuration à peine couverte par le mystère. Les conjurés
s'enhardirent par la certitude que l'âme du peuple conspirait
tout entière avec eux. La haine privée et la haine
publique se rencontrèrent dans la même pensée de vengeance
les uns voulaient venger leurs amis, les autres
voulaient venger la république.
Mais, il faut le reconnaître à l'atténuation du crime des
conspirateurs contre César, une philosophie stoïque, un
patriotisme vengeur que les modernes appellent justement
crime aujourd'hui et que les anciens appelaient vertu
parce qu'il était plus haut que nature, fut le troisième et
principal mobile de la conjuration contre le tyran. Le
meurtre de César est peut-être la seule conspiration philosophique
dont l'histoire ait donné l'exemple au monde,
qui se soit armée du poignard par raisonnement, qui ait
frappé par devoir et assassiné par vertu. Voilà pourquoi
ce grand meurtre, absous par les uns, exécré par les
autres, n'est pas encore jugé par tous.
Nous allons en raconter les circonstances, en scruter la
nature et en exposer autant qu'il est en nous, sur la foi des
contemporains et des acteurs, la cause, le caractère et la
criminalité.
Quand les peuples commencent à s'indigner en secret
contre leurs tyrans, et quand, de confidence en confidence à voix basse, chacun est à peu prèssûr d'avoir un complice
dans tous, il se prépare en bas contre la tyrannie
une de ces explosions d'opinion publique qui ne se révèlent
que sur la physionomie muette du peuple, mais où le
silence et les yeux baissés couvrent la résolution commune.
Les peuples sont naturellement pusillanimes, parce que,
tout en désirant passionnément d'être délivrés, aucun des
hommes isolés qui composent la foule n'est chargé spécialement
de la responsabilité de la patrie et ne sent en soi
le dévouement nécessaire pour se compromettre et pour se
sacrifier, inutilement peut-être, au salut de sa cause et de
son pays. Voilà ce qui rend les tyrannies si durables, et ce
qui fait que les murmures précèdent de si loin les explosions.
Les révolutions sont déjà mille fois accomplies dans
tous les coeurs avant que les mains s'arment pour frapper
la tyrannie.
Dans une situation semblable à celle que nous venons
de décrire, tous les yeux se portent instinctivement sur
l'homme que la conformité d'opinion, le génie, l'intégrité,
le courage, désignent de plus haut à la pensée publique
comme l'homme d'action et de salut. On espère vaguement
en lui sans l'avoir interrogé on le nomme tout bas, on se
repose en lui, on s'irrite de sa lenteur, on l'objurgue, on
le provoque, on lui fait des signes d'intelligence on finit,
à force d'insinuations, par faire naître dans le coeur de cet
homme une pensée qu'il n'avait pas lui-même au commencement,
par le charger tacitement de la colère et de la
délivrance communes, par lui imposer en quelque sorte ou
la responsabilité de l'oppression soufferte ou le devoir du
coup d'État de la liberté.
Un tel homme existait c'était Brutus. Pour bien le
comprendre, il faut remonter jusqu'à son berceau.
De toutes les femmes que César avait aimées dans sa
jeunesse, Servilie, avant Cléopâtre, avait été sa plus tendre inclination. Cette jeune Romaine, d'une haute naissance,
d'une beauté majestueuse et d'une éducation virile, descendait
de Servilius Ahala, qui avait, dans les commenments
de Rome, assassiné un tribun turbulent du peuple
pour rendre l'ordre et la paix à sa patrie. Comme Charlotte
Corday, Judith du démagogue Marat, l'aïeul de Servilie
s'était dévoué à la mort pour délivrer la multitude de
la pire des tyrannies, la tyrannie des instigateurs au
crime. Elle avait donc dans les veines du sang qui savait
couler pour la vertu.
Servilie avait épousé un patricien d'un âge avancé, de
l'illustre maison des Brutus. Ces Brutus descendaient eux-mêmes
du Brutus, fondateur de la liberté, qui, après
avoir chassé les rois, avait supplicié ses propres fils pour
avoir conspiré contre leur patrie la restauration des rois.
Le jeune Brutus, fils au moins de nom de ce Brutus, mari
de Servilie, avait donc à la fois dans ses traditions paternelles
et maternelles les inspirations et les exemples des
grands complots et des cruels sacrifices pour la patrie.
Nous disons au moins de nom, car le jeune Brutus, né sans
doute de l'adultère pendant les amours de Servilie avec
son corrupteur César, passait pour fils du dictateur de
Rome. Servilie s'honorait ouvertement de ce fruit de sa
passion pour César; César se complaisait à voir son
propre fils dans Brutus.
On a vu qu'après la victoire de Pharsale, César n'avait
pas eu de plus vive sollicitude que de sauver Brutus du
fer de ses Gaulois, qu'il l'avait caressé non comme un ennemi
auquel on pardonne, mais comme un enfant qu'on
délivre des mauvais conseils de son parti, qu'il l'avait
ramené à Servilie dans Rome, qu'il lui avait donné le
gouvernement de la Gaule cisalpine pour le rattacher à
lui par les bienfaits comme par le sang.
Brutus, issu de deux si nobles races auxquelles l'amour de César pour sa mère ajoutait une illustration illégitime
mais aristocratique, était digne par sa nature de repréter
le type de la noblesse romaine. Il n'avait rien dans le
caractère ni dans les traits qui rappelât l'antique férocité
de moeurs de ses aïeux. La grâce de sa mère, l'élégance
de César, se retraçaient dans sa physionomie; seulement la
gravité de Caton, son oncle, frère de Servilie, y ajoutait
une maturité précoce et un peu austère, qui révélait le républicain
philosophe dans le neveu et dans le pupille du
grand Caton. Sous ce maître de moeurs, de vertu et de
patriotisme que la parenté lui avait donné, mais que la
nature lui aurait fait choisir, le jeune Brutus avait étudié
avec les plus rapides progrès les lettres grecques, la philosophie platonicienne qui place le souverain bien dans l'honnête
et la vraie gloire dans la vertu, l'éloquence dont Cicéron,
son modèle, lui enseignait les préceptes et les exemples,
enfin les armes que les Romains mêlaient à tout et dont il
avait pris les leçons sous le maître de la guerre. César.
Brutus était donc à la fleur de ses années le modèle,
l'admiration et l'envie de la jeune aristocratie romaine. Il
avait tous les dons, tous les talents, et de plus toute la
pureté de son âge. La chasteté de sa vie, surveillée par
Caton, faisait contraste et reproche aux débauches des
César, des Catilina, des Dolabella, des Clodius, des Antoine,
les impies et les corrompus du temps. Un chaste et
mutuel amour, cimenté par les mêmes goûts studieux et
par la même philosophie religieuse, l'attachait à Porcia,
sa cousine, fille de Caton, que Caton lui avait donnée pour
épouse. Il n'y avait peut-être dans Rome que Porcia digne
de Brutus et que Brutus digne de Porcia.
Cette union avait resserré encore les liens de sang et de
déférence qui l'attachaient à Caton, son oncle. Ces mêmes
liens l'avaient naturellement aussi retenu dans le parti de
Pompée, qui était celui de la république. Entre la société de Servilie, sa mère séduite, de César, son séducteur, et la
société de son oncle devenu son beau-père, il n'avait pas
hésité à choisir celle de Caton. Sa vertu comme celle de
son maître, trop mêlée de vaine gloire, ne péchait que par
la roideur et l'exagération qui la faisaient trop ressembler
à l'effort. C'était comme un défi orgueilleux et perpétuel à
la faiblesse humaine et aux mollesses du temps.
Un vaste génie relevait ces qualités et ces défauts de sa
nature. Il le cultivait sans cesse avec les philosophes grecs
de l'école antérieure même à Platon, dont sa maison était
l'académie à Rome. Il recherchait, à leur exemple, le
laconisme substantiel, cette plénitude sans débordement
du discours. Ses plaidoyers et ses lettres aux provinces
dont il était le patron, ses harangues militaires à ses
légions, renfermaient plus de sens que de mots. La brièveté
était pour lui le stoïcisme de la parole. Cette affectation
et cette recherche des formes laconiques d'exprimer
sa pensée n'en excluaient pas l'étude et l'élégance. Ses
discours, comme ceux de Démosthène, sentaient la lampe
des veilles qu'ils lui avaient coûtées on le verra, à la fin
de sa vie, préparer, polir et repolir pendant trois ans le
discours qu'il devait prononcer devant le peuple romain, le
poignard sanglant à la main, pour justifier le meurtre de
César. La rhétorique se mêlait à tout, même à l'héroïsme,
dans ces contrées où la tribune était souveraine.
Au moment où César passa le Rubicon, Brutus, quoique
assuré de sa faveur et peut-être héritier naturel de ses crimes,
gouvernait comme préteur la Sicile. Il n'hésita pas à
se prononcer pour la république contre son père. Il n'examina
pas, comme Cicéron, les chances du succès, mais la
légitimité de la cause. Il se rendit auprès de Pompée, à
Pharsale, pour combattre ou pour mourir avec le droit.
Sa renommée précoce était telle que Pompée, en le voyant
entrer dans sa tente, se leva de son siège, et, oubliant tous les personnages considérables auxquels il donnait audience,
courut à lui, l'embrassa et félicita hautement la république
de l'accession du jeune Brutus comme du signe le plus certain
du droit et de la sainteté de sa cause.
Après Pharsale, il avait suivi César comme captif plus
que comme fils. La mort.de Pompée, l'anéantissement de
ses fils en Espagne, la bataille de Thapsus, le suicide de
Caton, le triomphe fatal, mais universel, de César sur la
république, l'avaient sinon converti, du moins réduit en
apparence à la domination du dictateur. César, habile à
séduire comme à vaincre, l'avait persuadé, dans ses entretiens
intimes avec lui, qu'il n'avait d'autre but que de rétablir,
après la paix imposée aux partis, les institutions, le
sénat, l'aristocratie, la république; il avait fini par lui faire
accepter, par le gouvenement de la Gaule, un rôle dans sa tyrannie. Brutus avait eu la faiblesse d'y consentir et de croire que
la même main qui renverse les lois peut les relever. Il s'était
lavé autant qu'il l'avait pu à ses propres yeux de sa participation
malséante au règne de César, par la justice et la
douceur de son administration dans la Gaule romaine. Il y
était adoré comme le contre-poids de la tyrannie de César;
il y attendait avec une confiance douteuse que César exécutât
ses promesses pour la restauration de la liberté. Toutes
les lettres qui lui venaient depuis quelque temps de Rome,
toutes les tentatives d'Antoine, tous les pas de César vers la
monarchie, tous ses sacriléges contre les consuls, le sénat,
les tribuns, le peuple, l'avaient enfin détrompé sur la feinte
républicaine du dictateur. Il était revenu à Rome, l'oreille
ouverte aux gémissements de la patrie, le coeur aigri par
les déceptions du tyran; il rougissait d'avoir été dupe,
d'avoir aliéné dans cette expectative déçue une partie de sa
vertu, aux yeux des républicains stoïques; il détestait plus
encore dans César le trompeur que l'ambitieux, il ne lui pardonnait pas de l'avoir dénaturé aux yeux des Romains;
il cherchait de l'oeil une occasion, aussi grande que son
âme, de recouvrer, par quelque acte mémorable pour la
patrie, l'innocence, la réputation et la vertu, dont le contact
avec un tyran avait obscurci l'éclat sur son nom.
Le peuple, qui pénètre plus qu'on ne pense dans le secret
des âmes héroïques, ne s'était pas trompé cependant au
rapprochement apparent de Brutus et de César. Il voyait
un voile sur le visage du républicain favori de César,
comme il avait vu le masque de l'idiotisme sur le visage du
premier Brutus pour cacher la haine et la mort des rois;
mais derrière ce voile, comme derrière ce masque, le peuple
de Rome pressentait un libérateur de son pays.
Brutus ne pouvait ignorer longtemps lui-même ces dispositions
du peuple à tout lui pardonner et à tout espérer de
lui. Il recevait sans cesse des billets anonymes, où des citoyens
inconnus lui rappelaient la source de son sang et lui
faisaient honte de ressembler si peu à ses frères. Ses amis
et ses parents ne cessaient de lui dire qu'il était peu séant à
un neveu et à un gendre de Caton d'être le favori de César,
ajoutant a qu'il ne devait pas se laisser apprivoiser et tromper
par un tel homme, mais, au contraire, se préserver de
tout contact avec les grâces et les caresses par lesquelles,
disait-on, le maître de Rome cherchait bien moins à honorer
son rare mérite qu'à lier par la reconnaissance son
courage et à endormir son patriotisme. »
A mesure que la haine publique montait davantage
contre César, ceux qui espéraient en Brutus multipliaient
le murmure sourd et les objurgations à demi-voix à ses
oreilles, pour le forcer à les entendre. Ces symptômes d'une
opinion qui s'aliène, et qui cherche un centre illustre pour
s'y grouper, ne pouvaient échapper à César. Il n'était pas
ombrageux il était trop accoutumé à tout soumettre par la
violence pour redouter beaucoup les embûches; d'ailleurs, il aimait par mollesse d'âme à se faire une fausse sécurité,
pour que la terreur de la mort ne corrompît pas trop ses
plaisirs. « Il vaut mieux mourir une fois que craindre tous
les jours de mourir, » disait-il à ses familiers. « La meilleure
et la plus douce des morts, disait-il à d'autres, est
la plus inattendue et la plus soudaine. »
Au lieu d'éloigner Brutus de Rome et de prendre des
précautions contre lui, il ne cherchait à prendre des précautions
que dans son coeur. Sans lui avoir jamais dit qu'il
était son fils, sa prédilection avouée disait assez à Brutus
que César se considérait comme son père. Une circonstance
accidentelle vint afficher plus ouvertement cette faveur,
poussée jusqu'à l'injustice, du dictateur pour le fils de Servilie.
La préture urbaine, sorte de préfecture de Rome,
était vacante; c'était à César à y pourvoir. Un jeune sénateur
de haute naissance et d'ardente ambition la briguait
avec tous les titres pour l'obtenir. " Cassius a tous les
droits, dit César à ses amis, mais je donne la préture à
Brutus. "
Ce mot, sans lui faire un ami de Brutus, lui fit de
Cassius un ennemi mortel; Cassius, quoique moins pur
d'intérêt personnel dans son opposition à César, était un
homme dangereux à irriter par un tel mépris. Dès son
enfance, il avait trahi son antipathie contre les tyrans de
toute race et de toute faction. Le fils de Sylla, son compagnon
d'école, ayant, par piété filiale, préconisé l'autorité
absolue qu'avait exercée son père dans Rome, Cassius,
révolté de ce panégyrique de la monarchie dans la bouche
d'un républicain, se leva de sa place et alla frapper au
visage le fils de Sylla. Cités par les magistrats, les deux
jeunes gens comparurent devant Pompée, qui leur demanda
comment la querelle s'était engagée. « Allons,
Sylla, dit avec défi Cassius, redis devant cet homme, si
tu l'oses, ce que tu as dit devant moi et ce qui a levé ma main contre toi, afin que je te frappe encore au visage.
»
Du jour où César eut adjugé la préture à Brutus au
détriment de Cassius, Cassius ne s'irrita pas contre Brutus,
mais contre César. Il détesta moins en lui son rival
préféré, qu'il n'aima dans ce rival l'homme qui donnait le
plus à sa patrie l'espérance de la délivrer de la tyrannie. Il
commença à cultiver, dans un intérêt de vengeance supérieure,
l'heureux compétiteur dont il voulait faire un
complice.
La préture ainsi accordée à Brutus comme un signe de
la faveur croissante de César ne découragea pas les républicains
de bien espérer de lui. Cette magistrature, qui le
plaçait en évidence et en contact perpétuel avec les citoyens,
fut au contraire pour lui l'occasion d'un redoublement
de popularité dans la ville. Cette popularité sévère
prenait toujours les formes du reproche. Un jour, on trouvait
affiché sur le piédestal de la statue du premier Brutus
ces mots qui devaient poigner le coeur du moderne Brutus
« 0 Brutus! plût aux dieux que tu vécusses dans tes
descendants
» Un autre jour, sur le socle du tribunal où
le préteur rendait la justice « Où es-tu, Brutus »
Ailleurs « Tu dors, Brutus! Non, tu n'es pas des vrais
Brutus »
Le bois et la pierre prenaient ainsi des voix pour accuser
le jeune préteur de la servitude impunie des Romains.
Chaque matin, quand il montait à son tribunal, on y trouvait
en foule des billets, des inscriptions, des adjurations
semblables, déposés pendant la nuit. C'en était trop pour
laisser dormir plus longtemps la conscience d'un homme à
qui ses préceptes philosophiques avaient inculqué, comme
première vertu, le sacrifice de la reconnaissance et même de
la nature au devoir. Depuis qu'il s'était convaincu qu'une
plus longue patience à attendre la restauration de la liberté
par son bienfaiteur et son père était une illusion et une complicité, il n'hésitait plus à méditer le renversement du
dictateur, il espérait seulement que d'autres mains le dispenseraient
d'un acte qui ressemblait trop à l'ingratitude
et au parricide.
Mais les partis ne dispensent d'aucune extrémité
l'homme unique dont ils ont besoin pour leur oeuvre.
Aucun autre ne pouvait remplacer Brutus sa vertu
même, qui le désignait entre tous par son nom aux républicains,
était sa condamnation au crime. Il y avait de la
superstition et de la fatalité, aux yeux des Romains, dans
ce nom; il fallait, selon eux, qu'il désavouât sa race ou
qu'il imitât ses ancêtres.
On soupçonna ce qui se passait dans l'âme de Brutus,
et on lui mit avec tant d'art et d'obstination le poignard à
la main qu'il ne pouvait le rejeter sans perdre ses amis et
sans se trahir lui-même. Un petit nombre de patriciens
républicains, l'élite de la jeunesse romaine, Statilius,
philosophe de la secte d'Épicure, Favonius, le disciple et
l'imitateur de Caton, Labéon, Casca, hommes de conseil
extrême et d'exécution intrépide, se rassemblaient mystérieusement
dans la maison de Cassius pour épier l'heure
de la liberté et pour concerter le meurtre du tyran, seul
obstacle à la résurrection de la république. César, en n'édifiant
aucune institution qui pût lui survivre était à lui
seul la tyrannie tout entière. Lui mort, il n'y avait plus
que Rome, et Rome paraissait impatiente et capable de
renaître à l'antique liberté.
Mais aucun de ces conjurés, quelque importants qu'ils
fussent dans le sénat et dans le peuple, n'avait une popularité
et une autorité morale suffisantes pour imposer au
peuple le respect de l'attentat qu'ils méditaient. Le premier
venu peut frapper un tyran et appeler un peuple à la
liberté mais il faut un homme éclatant et prédestiné pour
changer le meurtre en révolution. Ce n'est pas l'assassin c'est l'homme d'État qui justifie le coup et qui le fait sanctionner
par la conscience publique comme une délivrance
ou comme une justice. Brutus seul avait ce crédit dans
Rome. Les conjurés, tout en se défiant encore de lui, se
sentaient subalternes devant lui; un acte que Brutus n'approuverait
pas paraîtrait un crime au peuple; sa conscience
seule légitimerait tout acte auquel il aurait participé.
Pénétrés de ce sentiment qui les humiliait sans les
décourager, ils résolurent unanimement de donner à leur
complot un chef, une âme, une sainteté dans Brutus.
Cassius, quoique son rival depuis la préférence injurieuse
de César, se chargea de sonder jusqu'au vif la faiblesse
ou la vertu du neveu de Caton.
Il se rendit inopinément chez Brutus, étonné d'une telle
déférence dans un homme dont il croyait n'avoir à attendre
que l'envie. Après avoir motivé sa visite par l'attrait
invincible qu'il avait toujours ressenti pour le neveu de Caton,
malgré leur conflit accidentel de candidature pour la
préture, il lui dit que les circonstances de la république
étaient trop suprêmes pour que deux hommes tels que
Brutus et lui affaiblissent plus longtemps le parti de la
liberté et de la gloire de Rome par une puérile dissension
qui diviserait encore la république prête à succomber sous
la convoitise des ambitieux. Il scella, avec l'accent de la
franchise et de la cordialité la plus tendre, la réconciliation
qu'il venait solliciter, sans rougir d'aucune déférence
quand il s'agissait de Brutus. Puis, changeant de ton, et
comme pour entrer dans les généralités d'un entretien qui
s'épanche au hasard, il demanda à Brutus s'il ne comptait
pas assister à la séance du sénat du 15 mars, dans laquelle
on devait, disait-on, proposer d'ajouter à tous les honneurs
de César le titre de roi et les attributions de la royauté.
Brutus répondit négligemment qu'il ne comptait pas se
trouver au sénat ce jour-là. « Eh quoi! reprit Cassius, vous abandonneriez la république
le jour où on veut lui porter le dernier coup? Mais,
si on vous appelle à consentir à un tel attentat, que ferezvous
?
» Alors, répliqua Brutus, mon devoir sera de me
prononcer, de parler, de repousser de toutes mes forces
l'établissement de la royauté dans Rome, et de mourir le
même jour que la liberté.
» Vous, mourir?.s'écria Cassius ravi, avec l'accent
de l'incrédulité; et quel est donc le Romain qui vous laisserait
mourir? Ne vous connaissez-vous donc pas vous-même,
Brutus? et ignorez-vous seul ce que vous êtes pour
Rome? Pensez-vous donc que ces adjurations anonymes
qui pleuvent toutes les nuits sur votre tribunal soient
l'oeuvre des artisans et d'une vile populace, et qu'ils ne
sont pas plutôt la voix mystérieuse, mais unanime, des premiers,
des plus honnêtes et des plus illustres de nos citoyens
? Ne vous y trompez pas, Brutus le peuple attend
des autres préteurs des largesses, des jeux publics, des
combats de gladiateurs; mais il attend de vous l'acquittement
d'une dette contractée par le nom de vos pères, par
le nom que vous portez l'abolition de la tyrannie? »
En finissant de parler, il embrassa Brutus, en inondant
son visage de ces larmes d'enthousiasme qui sont le trop plein
de la passion.
Brutus avait enfin consenti.
Du jour où la conjuration put compter sur Brutus, elle
cessa de se cacher dans l'ombre comme un crime; elle
s'afficha presque comme une vertu. Sans avoir besoin de
se donner les uns aux autres d'autres raisons et d'autres
gages que le nom de ce grand homme de bien, un autre
Brutus (Décimus Brutus), familier de César, Tribonius
Cimber, tous les amis de Pompée, tous les adorateurs de
Caton, tous les patriciens humiliés, tous les chevaliers romains avilis, tous les citoyens de la bourgeoisie, qui déploraient
la souveraineté républicaine absorbée dans un
homme; enfin, tous les hommes vertueux, à qui la tradition
romaine et la philosophie grecque avaient enseigné à
confondre, comme Cicéron, Scipion, Caton, la vertu et la
liberté dans le seul mot patrie, s'avouèrent à demi-voix
leur commune pensée. Soixante sénateurs, sans prêter sur
le poignard aucun de ces vains serments qui lient les courageux
et qui ne lient ni les espions ni les lâches, autorisèrent
Brutus à compter sur eux. César lui-même fixa le
jour de sa mort en fixant au 15 des ides de mars le jour
de la convocation du sénat, pour entendre, de la bouche
de ses affidés, la proposition de lui décerner le titre de la
royauté, le bandeau de pourpre autour du front.
L'opinion était si établie, la résolution était si ferme, le
dessein paraissait si honnête que, sur ce grand nombre de
conjurés à qui on n'avait demandé que la prudence, aucun
ne trahit même par une indiscrétion le complot. Ce n'était
pas même un complot dans leur pensée; c'était le coup
d'État de la république, le juste talion de la liberté. César
seul devait expier pour tous. Brutus, dans la réunion où
l'on délibéra si l'on ferait mourir ses principaux partisans,
s'opposa à tout autre meurtre qu'à celui qui paraissait
nécessaire à la liberté de tous. Il sauva même Antoine, plus
instigateur encore de monarchie que César; il représenta
avec raison qu'Antoine était plus méprisable que redoutable,
plus vaniteux que féroce, qu'il jouissait, comme
consul sur le peuple et comme général sur les légions
d'un crédit qui pourrait aider les conjurés à faire accepter
le meurtre de César une fois accompli, et qu'après avoir aidé à renverser la république, ce soldat dissolu et versatile
serait tout aussi tenté de participer à la gloire de la
rétablir. Quant à Cicéron, bien que Brutus fût le plus respectueux
de ses amis, uni depuis son enfance à ce grand homme par la philosophie, l'éloquence, les lettres, l'honnêteté,
il engagea les conjurés à ne pas lui confier l'entreprise.
On ne doutait pas de son opinion, mais de son
courage.
On ne pouvait, en effet, douter de l'opinion de Cicéron,
qui écrivait peu de jours après la mort de César : "on ne
peut assez louer les deux Brutus; ils nous ont délivrés du
tyran. Défendons en eux nos libérateurs, et consolons-nous
de tout en pensant au 15 mars (jour où César avait expiré). "Mais on pouvait douter de la constance et de la
fermeté de l'homme qui, après avoir suivi Pompée et
pleuré Caton, vivait familièrement avec le meurtrier de
ces deux victimes.
Une sollicitude plus tendre empêcha Brutus de faire confidence
de la conjuration à sa femme, Porcia; non qu'il
craignît d'être détourné par cette femme héroïque d'un
dessein qu'il jugeait magnanime pour sa patrie, mais afin
de lui épargner les transes et les terreurs inséparables de
la longue attente avant les grandes résolutions.
Mais la tension d'esprit de Brutus pendant le jour, ses
insomnies pendant la nuit, ses agitations inusitées pendant
son sommeil, n'échappèrent pas à la tendresse attentive de
la jeune femme. Elle soupçonna que son mari roulait quelque
lourde pensée dans son âme et que c'était ce poids qui
causait cette agitation maladive de ses sens; avant de lui
demander son secret, elle voulut s'éprouver secrètement
elle-même, afin de savoir si elle était capable de surmonter
la douleur et les supplices pour garder, jusqu'à la mort, le
mystère qu'on aurait versé dans son sein.
Après que Brutus fut sorti du lit, elle ordonna à ses
esclaves de la laisser seule; et, s'armant d'un petit ciseau
aigu à deux lames dont les barbiers romains se servaient
pour tailler les ongles, elle se l'enfonça profondément dans
les chairs et resta sans crier, à demi morte, baignée sous ses couvertures dans son sang. Brutus accourut à la nouvelle
de la maladie de sa femme, sans savoir, non plus
que toute sa maison, la cause de sa pâleur et de sa fièvre.
Porcia, à son approche, ayant fait retirer tous les assistants,
demanda à lui parler sans témoins.
« Brutus! lui dit-elle dans un entretien littéralement
conservé par les Mémoires de son propre fils, Brutus, je
suis la fille de Caton, et je vous ai été donnée par lui, non
pas pour être seulement compagne de votre couche et commensale
de votre table, comme les concubines, mais pour
partager, en tout, vos biens ou vos maux. De votre côté,
vous ne m'avez jamais donné le moindre sujet de me
plaindre de mon union avec vous. Mais quelle marque
puis-je donc à mon tour vous donner de mon amour et
de ma reconnaissance, si je ne suis capable ni de partager
avec vous une extrémité pénible et cachée, ni de supporter
pour vous, comme votre plus chère confidente, le secret
périlleux d'une entreprise qui demande de la fidélité et de
la constance? Je sais bien qu'en général on considère le
caractère des femmes comme trop faible pour qu'elles
gardent avec une sûreté parfaite un mystère qui leur est
confié. Mais, Brutus, la bonne éducation et le commerce
des hommes sages et vertueux ont quelque pouvoir et
quelque influence sur les moeurs; fille de Caton, épouse
de Brutus, ces deux titres me commandent d'être digne
d'eux; cependant je ne me suis pas encore assez fiée à ces
garanties de mon devoir, que je n'aie voulu, avant de vous
demander votre secret, faire sur moi-même l'épreuve de
ma constance; maintenant je suis sûre, et j'ai appris, par
ma propre main, que la douleur ne peut rien sur moi! »
A ces mots elle souleva ses couvertures et montra à son
mari la blessure d'où coulait son sang. Brutus, extasié
d'admiration, lève ses mains au ciel, s'écrie et prie les
dieux de l'inspirer d'assez de constance et de vertu dans son entreprise pour qu'on le déclare un jour digne d'avoir
été l'époux d'une femme telle que Porcia! Il avoua tout à
une femme qui savait s'infliger à elle-même des supplices
qui bravaient d'avance la main et le fer des bourreaux.
Cependant, le jour des ides de. mars approchait, et la
physionomie seule de Rome inspirait aux familiers de César
on ne sait quel vague pressentiment de péril invisible,
mais oppressif comme l'atmosphère d'un grand crime. On
lui conseillait de se défier de tels et tels jeunes patriciens,
hardis en paroles, et même de quelques amis de sa fortune,
comme Antoine et Dolabella. Non, non, dit-il, ce
ne sont pas ces visages gras et bien peignés, ce sont ces
visages maigres et pâles (en désignant du geste Brutus et
Cassius) qui sont capables de funestes résolutions et qu'il
faut craindre. » Mais il avait tant à craindre de tous côtés
par les représailles provoquées contre sa vie, qu'il avait
pris le parti de ne plus rien craindre; la vie lui pesait, la
possession du monde le trompait, comme elle trompe tous
ceux qu'elle allèche; les accès de sa maladie mentale se
multipliaient et l'amaigrissaient comme un squelette.
Un jour qu'on lui disait encore de se défier de Brutus
Bah! répondit-il en découvrant sa poitrine et ses flancs
devenus grêles par les soucis de l'empire; pouvez-vous
penser que Brutus n'aura pas la patience d'attendre que ce
corps miné tombe de lui-même en ruine?
Mais l'ambition effrénée survivait à la vie. On lui conseilla
en vain d'ajourner une aspiration à la royauté qui
n'ajoutait rien à sa puissance et qui lui aliénait le peuple
romain; il s'obstinait à ce titre, parce que les augures le
disaient nécessaire au vainqueur des Parthes, et qu'il voulait
la guerre pour distraire Rome de la tyrannie; il la désirait
aussi dans l'espoir que l'activité des camps rétablirait
sa santé, toujours plus chancelante dans l'inaction de
Rome. Le 15 mars resta fixé pour la délibération du sénat sur
le titre à donner à César.
Cassius, pour motiver la réunion ce jour-là, dans sa
maison, de tous les conjurés et de tous les sénateurs confidents
du complot, fixa au même jour la cérémonie de la
robe virile à faire revêtir solennellement à son fils. Un
nombreux cortège d'amis, de clients, d'affranchis des principales
familles de Rome pouvait ainsi, sans éveiller les
soupçons, l'accompagner au Forum et jusqu'au portique de
Pompée. Le portique de Pompée, choisi comme sous le
doigt d'une fatalité par César pour une assemblée nombreuse
du sénat, était un vaste édifice entouré de vestibules,
où la foule s'encombrait, sans les obstruer, autour
des tribunaux des préteurs. Une salle circulaire immense,
autour de laquelle étaient étagés les bancs des sénateurs,
occupait le centre de ces portiques. La statue de marbre
de Pompée, l'épée de général dans la main, comme si elle
eût fait le signal de la vengeance à ses amis, s'élevait au
milieu de la salle. On montre encore aujourd'hui à Rome
cette statue tachée aux pieds de quelque rouille indélébile
que la tradition dit être un jet du sang de César.
Le matin du jour des ides, Brutus cacha un poignard
sous sa tunique et rejoignit sous les portiques le groupe
des conjurés, aussi armés sous leurs habits, et le cortège
de Cassius. Impassibles de visage sous l'agitation de leurs
pensées, les deux préteurs, en attendant l'arrivée de César,
montèrent sur leurs tribunaux et s'occupèrent à entendre
des causes et à rendre des jugements. Les sénateurs
confidents du drame remplissaient en foule les vestibules,
sans donner d'autre signe d'agitation que leur attroupement
aux portes et leurs pas d'une place à l'autre.
César tardait plus que de coutume; le jour s'avançait;
les uns murmuraient contre son insolence, qui se jouait de
l'attente d'un corps aussi auguste que le sénat; les autres affirmaient que, retenu par sa maladie ou par son hésitation
croissante, il avait résolu d'atermoyer sa résolution et
de congédier le sénat en le remettant à un autre jour.
Ces retards étonnaient les indifférents et inquiétaient les
conjurés. Casca l'un d'eux, avait rencontré en route un
importun qui s'était penché à son oreille et qui lui avait
dit « Tu m'as caché en vain ton secret, Casca! Brutus
m'a tout dit! » Casca avait failli se trahir par son trouble,
mais, en interrogeant l'importun, il avait heureusemunt
découvert qu'il s'agissait d'une futilité n'ayant aucun rapport
avec la conjuration.
D'un autre côté, un des sénateurs les plus initiés aux
secrets de la haute politique, nommé Popilius Lenas,
s'était approché, en traversant les portiques, de Brutus et
de Cassius. « Que les dieux vous secondent dans le généreux
dessein que vous méditez! leur avait-il dit à voix
basse; mais hâtez-vous, car votre projet n'est plus un
mystère pour personne. » Popilius Lenas les quitta sans
que la foule et l'heure permissent aux deux chefs du complot
de lui demander l'explication de ces paroles. Ils crurent
un moment la conjuration éventée.
Porcia, l'épouse de Brutus, voyant aussi s'écouler les
heures sans qu'aucun messager lui rapportât des nouvelles
du sénat, commença à craindre qu'un si long retard ne fût
la suite de la découverte du complot, du salut de César et
de la perte de son mari. Moins stoïque contre l'anxiété de
son âme qu'elle ne l'avait été contre la douleur de son
corps, elle ne cessait d'aller et de venir du vestibule de sa
maison dans la rue et de la rue dans ses appartements.
Que fait Brutus? » demandait-elle à tous les passants
qui revenaient de l'assemblée. Au moindre bruit qui s'élevait
par hasard dans la ville, elle croyait reconnaître dans
les acclamations ou dans les malédictions de la foule le nom
de Brutus; elle dépêchait confidents sur confidents aux abords du sénat pour connaître plus tôt son sort; enfin,
ne pouvant contenir son angoisse, elle s'affaissa sur elle-même
à la porte de sa maison, devant les passants, qui
la rapportèrent à ses serviteurs évanouie et la croyant
morte.
Le bruit de cet évanouissement en public ou de cette
mort de sa femme parvint rapidement de bouche en bouche
à Brutus. Dans la crainte plus grande de manquer au salut
de sa patrie, il surmonta en apparence la crainte qu'il
avait sur l'évanouissement de Porcia. Il attendait César, et
la liberté attendait sa main. Il demeura immobile sur son
siège au sénat.
Cependant César, malade, inquiet des transes et des
rêves de sa femme Calpurnie, le plus tendre et le p!us sûr
des augures, avait renoncé en effet à se rendre au sénat, et
il donnait contre-ordre à son cortège.
Mais au moment où il cédait aux avis et aux songes de
Calpurnie, et où il remettait à un autre jour ce qu'il avait
déjà tant de fois remis, un de ses familiers les plus
agréables, Décimus Brutus, surnommé Albinus, parent du
chef des conjurés, conjuré lui-même, et le plus perfide de
tous, entra et lui fit honte de son hésitation. Après s'être
moqué des rêves de femmes et des prophéties des augures
payés pour mentir et mentant pour être payés, il parla à
César un langage plus sérieux en apparence. Chargé de le
pousser dans le piège où l'attendaient ses amis, Décimus
Brutus lui représenta qu'il allait donner, par cette absence,
un nouveau texte aux murmures du sénat et du peuple
contre lui.
« Les sénateurs, lui dit-il, ne se sont rassemblés que
sur votre convocation, pour vous déclarer monarque de
tout l'empire romain hors de l'Italie, et pour vous accorder
le privilége d'y porter le bandeau et le diadème; à présent
qu'ils ont pris depuis longtemps leur siège dans le portique de Pompée, si quelqu'un vient leur dire qu'ils n'ont qu'à
se retirer et à attendre que Calpurnie ait eu des songes
plus favorables, quel sujet de plainte ne donnerez-vous pas
à vos envieux? Et comment vos amis eux-mêmes pourront-
ils pallier dans l'opinion une servitude plus insolente
et une tyrannie plus dédaigneuse? Si vous voulez absolument
remettre la délibération à un autre jour, allez-y au
moins vous-même, et faites l'honneur au sénat de le congédier
de votre propre bouche »
En parlant ainsi, il tirait César par la main et lui faisait
autant violence par le geste que par le discours. César,
sans aucun soupçon de l'affection et de la sincérité d'Albinus,
à l'amitié de qui il croyait tellement qu'il l'avait
nommé le second de ses héritiers dans son testament, se
laissa entraîner hors de son palais et prit le chemin du portique
de Pompée.
A peine était-il dans la rue, qu'un philosophe grec de
l'intimité de Brutus, qui venait de flairer quelque vent de
la conjuration accourut un papier à la main, et, se penchant
vers sa litière, lui dit à l'oreille: « Lisez seul et vite;
il s'agit de choses graves et urgentes » César prit le papier
pour le lire; mais, interrompu à chaque instant par la
foule des solliciteurs qui jetaient des suppliques sur sa
litière ou qui lui adressaient des salutations et des voeux,
il ne put lire le papier d'Artemidon, et arriva aux portes
du sénat en le tenant non encore déployé dans la main.
Les vingt-trois principaux conjurés attendaient sous le
portique, comme pour lui faire cortège, mais en réalité
pour l'envelopper d'un cortège pressé de meurtriers. Ils
auraient pu le frapper dans cette mêlée qui obstruait les
portes, mais ils voulaient le tuer en plein sénat, afin que
le meurtre parût au peuple, non un homicide, mais un
jugement à mort ordonné ou acclamé par le sénat lui-même.
Pour que la chute du tyran fût la fin de la tyrannie, il fallait, selon Brutus, que le coup de poignard fût un
coup d'État.
César entra au milieu de ses assassins, le sénat se leva
tout entier à son aspect; il alla s'asseoir en face des sénateurs,
sur un siège isolé, près de la statue de Pompée,
séparé du sénat par l'espace vide qui s'étendait entre sa
place et les pourtours de la vaste enceinte. Pendant le moment
de confusion et de bruit qui suit l'entrée de l'homme
principal et qui précède la délibération, Popilius Lenas,
ce même sénateur qui avait dit en passant un petit mot
énigmatique à Brutus, s'approcha de César par respect et
par discrétion les amis du dictateur s'éloignèrent de quelques
pas pour ne pas entendre une conversation confidentielle
entre deux hommes si importants.
L'entretien, vif et à mots pressés sur les lèvres, fit
redouter un moment aux conjurés attentifs que ce ne fût
une révélation du complot soupçonné, mais non confié à
ce sénateur. Déjà Brutus cherchait de la main son poignard,
sous sa robe, pour s'en frapper lui même plutôt
que d'attendre l'ignominie du supplice, quand l'insistance
obstinée et les gestes suppliants de Popilius Lenas lui firent
conjecturer que ce n'était pas une délation, mais une supplique
que le sénateur adressait au dictateur. Brutus regarda
Cassius avec un visage rassuré, et Lenas, baisant la
main de César, se retira de lui et remonta à son banc.
A peine César était-il assis que Trébonius, un des
confidents du complot, chargé d'éloigner sans affectation
les défenseurs du tyran, entraîne Antoine hors de la salle
et le retient dans les vestibules, sous prétexte d'affaires
graves à lui confier. Dès que Trébonius, à qui Cicéron,
dans une de ses harangues, reproche comme un crime
d'avoir ainsi préservé Antoine de la mort, fut sorti, tous
les conjurés descendirent en foule de leurs places et se
pressèrent, sous l'apparence d'un respectueux concours, autour de César, pour le séparer ainsi de tous ses amis.
Feignant tous d'avoir, à l'envi les uns des autres, des félicitations
ou des requêtes à lui adresser, ils formèrent
autour de son siège un attroupement et un tumulte d'empressement
simulé qui ne laissait ni voir, ni entendre, ni
discerner ce que chacun d'eux avait à lui dire.
Cimber était chargé de donner le signal de frapper, par
un geste convenu d'avance avec ses amis. Il s'était jeté
aux genoux du dictateur, il les embrassait en demandant
avec instance le rappel de son frère proscrit sans se rebuter
du refus, et comme si l'ardeur de la supplication eût
égaré ses mains agitées, il saisit tout à coup les bords
supérieurs de la robe de César, et, les rabaissant violemment,
il découvrit à nu le cou et les épaules de la victime.
A ce signal, Casca frappa par derrière d'un coup mal
asséné la nuque de César; César se retourna, et, saisissant
de la main droite le manche du poignard qui l'avait
blessé « Scélérat de Casca, s'écria-t-il, que fais-tu?
» A moi, mon frère! » cria Casca en langue grecque;
et il cherchait à arracher son arme de la main de César.
A ce cri, à ce sang, tous les conjurés à la fois, tirant
leurs poignards de leur sein, fondirent sur le dictateur
encore debout, et, dans cette mêlée de bras et de fers, ne
trouvant pas assez de place pour leurs coups, se blessèrent
eux-mêmes en perçant à l'envi le corps de César.
César, frappé de tant de glaives, cherchait à travers
cette voûte d'acier, en s'élevant sur la pointe des pieds,
s'il n'y avait nulle voie à la fuite et nul secours de ses
amis, quand, pour unique sauveur, il aperçut parmi ses
assassins Brutus Brutus, blessé à la main par l,e fer d'un
de ses complices, dans la confusion des premiers coups,
brandissait encore dans sa main saignante la pointe du
poignard qui cherchait le coeur de César.
A l'aspect de Brutus, soit horreur de reconnaître son fils parmi ses assassins, soit conviction soudaine qu'il n'y avait
rien à espérer d'une conjuration dans laquelle un homme
aussi décidé que Brutus trempait le fer et la main « Et
toi aussi, Brutus » s'écria César d'un accent de reproche
consterné. Et, renonçant aussitôt à se défendre, lâchant
la lame du poignard de Casca qu'il tenait encore, il rabattit
sur son visage le pan de sa robe en forme de voile
puis, arrangeant de ses propres mains les plis de son manteau autour de ses jambes, comme pour mourir avec décence
ou pour s'ensevelir lui-même avec dignité, il s'affaissa
et il expira comme Pompée, d'un seul et long soupir,
aux pieds de Brutus.
Ainsi était vengé un crime par un crime, le parricide
de la patrie par le parricide de la nature. L'égorgeur et
l'égorgé se disputaient l'horreur de ce meurtre et de cette
mort.
« Le tyran est mort, meure la tyrannie!» s'écriaient les
conjurés en brandissant leurs poignards teints du sang de
César et en montrant les vingt trois blessures où chacun
d'eux avait voulu signer dans le sang la délivrance de
Rome et la renaissance de la république. Ils s'attendaient
que le sénat, demeuré immobile de consternation pendant
le meurtre, allait leur répondre par un cri unanime de
liberté pour Rome et de gloire pour ses vengeurs.
Leur premier supplice fut de voir qu'ils avaient vengé
de la tyrannie un sénat qui n'osait regarder, même mort,
le cadavre d'un tyran. Brutus, étonné de ce silence et de
cette horreur, s'avança au milieu de la salle; il voulut prononcer
devant ses collègues la harangue qu'il avait préparée
toute chaude d'invocation à la liberté, pour expliquer
le meurtre au sénat. Nul n'était plus là pour l'écouter. La
consternation, l'effroi, la crainte d'être compromis par
la présence seule dans un meurtre dont on ignorait le
contre-coup sur le peuple, avaient fait déserter l'enceinte. Tous les sénateurs avaient comme fui la contagion de ce
sang.
Aux premiers retentissements du meurtre hors de la
salle, Antoine lui-même, croyant que le fer le cherchait
aussi, s'était évadé déguisé en paysan de la Sabine, et avait
cherché un asile dans la maison d'un affranchi. Brutus et
ses complices se trouvèrent seuls en face de leur victime. Il
n'y avait personne pour protester, personne non plus pour
accepter le crime il avait fait place à la république, et la
république reculait d'horreur.
Après avoir délibéré un moment entre eux dans le désert,
ils résolurent, déjà tristes et abattus, de provoquer du
peuple cette approbation du meurtre et cette ivresse de
liberté qu'ils n'avaient pu arracher du sénat. Ils sortirent
en groupe, Brutus à leur tête du portique de Pompée et
se dirigèrent vers le Capitole en brandissant leurs poignards
dans leurs mains rougies du sang de César et en
appelant le peuple à la liberté.
On les regarda passer avec curiosité, mais en silence,
comme des hommes dépaysés qui parlent une langue étrangère
à leur pays. A peine deux ou trois sénateurs, trop
timides pour avoir participé à l'acte, trop ennemis du
tyran pour désavouer ses meurtriers, se joignirent-ils à
eux dans leur marche au Capitole. Le reste du peuple,
riches, pauvres, citoyens, prolétaires, magistrats, plèbe,
couraient au hasard, d'une maison à l'autre, comme des
hommes saisis de vertige, s'interrogeant les uns les autres,
sans que personne osât prendre l'initiative de se réjouir ou
de s'affliger, avant que l'impression générale eût éclaté
par la douleur ou par la joie de tous.
Brutus cependant avait atteint avec ses amis le Capitole.
Le Capitole était une sorte de citadelle fermée par un mur
que le peuple ne pouvait escalader. On pouvait néanmoins
haranguer de la tribune la multitude sur la place, au pied du mur. Le peuple, dont le rassemblement tumultueux
remplit bientôt cette place, sur la trace de Brutus et des
conjurés, attendait que Brutus lui expliquât l'événement.
Ce discours, médité, écrit, raturé, appris de mémoire
depuis de longs mois, était toute la vie de Brutus; il n'y
avait rien omis de ce qui pouvait, par la hauteur des
maximes, par la majesté des ancêtres, par la philosophie
de la vertu, par la contagion de l'héroïsme, par le dévouement
à la patrie, justifier sa main, glorifier son acte, exalter
le peuple au niveau de la destinée qu'il venait de lui
rouvrir.
Ce discours, plus long et plus étudié que ne le comportait
une circonstance où tout ce qui ne brûle pas les âmes
les refroidit, fut écouté sans applaudissementet sans murmure.
On respectait l'homme, on ne ratifiait pas son acte.
Cette froide estime de la foule pour le nom et pour la vertu
de Brutus le préserva seul des huées et des exécrations de
l'auditoire. On le laissa redescendre sans que le peuple lui
révélât encore l'énigme inconnue à lui-même de ses dispositions
c'était déjà une chute; car, dans ces extrémités
des sensations de la multitude, tout homme qui ne l'entraîne
pas au délire du crime ou de la vertu n'est plus bon
ni à la vertu ni au crime. Tout ce qui languit meurt dans
les émotions de la place publique.
Un autre orateur, Cinna, voulut réchauffer la langueur
que le discours trop littéraire de Brutus laissait dans la
foule. Il le remplaça à la tribune et vomit d'éloquentes
invectives contre César; mais ces invectives, qui auraient
été acclamées la veille par le peuple, César vivant, parurent
un sacrilége contre le cadavre de César mort et
noyé dans son sang. Déjà la pitié, cette vengeance infaillible
que l'assassinat prépare aux morts, avait succédé à
la haine. La multitude s'indigna contre Cinna, et, le couvrant
de malédiction et d'infamie, força les conjurés à chercher leur salut dans le silence et dans la retraite au
Capitole. Le respect personnel pour Brutus couvrit seul
encore cette retraite et empêcha la populace de massacrer
les conjurés.
Pendant ces anxiétés des meurtriers .et ces hésitations
de la foule entre la joie et la pitié de la mort de César, la
nuit était descendue sur la ville. L'inaction des conjurés
laissait cette nuit aux amis de César, au sénat et aux consuls.,
pour ressaisir le sang-froid qui leur avait manqué et
le pouvoir échappé avec la vie des mains du tyran. Dans le
premier trouble causé par le premier bruit du meurtre du
dictateur, on s'était attendu à voir éclater une révolution
aussi terrible que la conjuration paraissait profonde, vaste
et atroce. On croyait que les conjurés, presque aussi nombreux
que le sénat lui-même, allaient égorger, proscrire,
incendier les maisons des partisans de leur victime, relever
on ne sait quel pouvoir aristocratique sur les ruines de la
tyrannie, et recommencer en grand le règne sanguinaire
de Sylla.
Mais quand on vit que les sénateurs, aussi étonnés que
le peuple, s'étaient enfuis d'horreur dans leurs maisons
sans être immolés en route; que ni légion, ni peuple,
ni magistrats ne se déclaraient pour les meurtriers que
les conjurés en groupe, impuissants par leur voix et par
leurs gestes, au lieu de s'emparer de la ville, se réfugiaient
dans le Capitole, comme dans un lieu d'asile, attestant
ainsi eux-mêmes l'incertitude ou ils étaient d'être condamnés
ou absous par la multitude; qu'enfin le discours
de Brutus n'avait produit qu'un muet étonnement dans le
peuple, et celui de Cinna qu'un soulèvement d'indignation,
alors les hommes exercés à juger les coeurs par les
symptômes se rassurèrent, se rapprochèrent, se concertèrent
pendant la nuit, puis convoquèrent hardiment le
sénat au lever du jour, pour aviser, sur le cadavre de César, à remplacer César ou par la liberté antique ou par
une nouvelle tyrannie.
Antoine, caché au premier moment chez un affranchi
sous le costume d'un prolétaire, profita, avec une rare
inspiration d'habileté, des temps et des forces que les conjurés
lui laissaient comme lieutenant de César et comme
consul, puisqu'on respectait en lui ces deux titres. Il agit
à la fois, dans la nuit, comme général et comme magistrat,
courut au camp hors de la ville, harangua les légions,
les émut de pitié sur le sort de César, les conjura néanmoins
d'attendre sous les armes la volonté du peuple et
les décrets du sénat; puis, rentrant dans la ville, il déclara
sa déférence complète aux ordres du sénat, sa sollicitude
pour éviter à Rome une guerre civile, son amour
d'une pacification générale des partis réconciliés dans le
sang de César, et, s'entourant des meilleurs citoyens, il
prit, pour ainsi parler, la dictature de la concorde.
Cicéron, humilié mais heureux dè n'avoir pas été mis
par les conjurés dans la confidence du meurtre, proposa
une amnistie générale, et contre ceux qui avaient participé
à la tyrannie du mort, et contre ceux qui l'avaient tué.
Antoine sut assez dominer au commencement sa colère
pour envoyer à Brutus au Capitole des paroles de paix,
pour lui donner son propre fils en otage, pour aller de sa
personne s'entretenir avec lui dans un souper qui réunit le
meurtrier et le vengeur de César. Antoine, malgré sa douleur,
ne pouvait se dissimuler que l'événement lui remettait
l'arbitrage et peut-être la dictature d'où le poignard des
conjurés venait de précipiter son patron. L'ambition fut
son génie dans cette nuit suprême, il mérita d'être et il fut
en effet le sauveur de l'ordre et bientôt l'arbitre des amis
et des ennemis de César. Jamais César lui-même, son
maître, n'avait conçu, agi, parlé, négocié, avec un coup
d'oeil plus rapide et un maniement à la fois plus ferme et plus délicat de la situation. Cet interrègne fut la candidature
d'Antoine à l'empire du monde si ses dissolutions
n'avaient pas prévalu plus tard sur sa politique, Antoine
aurait vaincu Octave en intrigue et en gouvernement des
partis.
Sûr, par son entrevue avec Brutus, de la faiblesse et de
l'inaction des républicains protégés alors par lui-même,
Antoine se rendit au sénat. Le sénat était embarrassé de
savoir s'il traiterait César mort en tyran renversé de la
tyrannie ou en victime immolée criminellement par des
assassins avant de se prononcer, ce corps timide, encore
tout garrotté des honneurs et des salaires de César, voulait
sonder la véritable impression du peuple. Se tromper,
c'était s'exposer ou au mépris des républicains ou à la
colère de la multitude.
Antoine, consommé en expédients, demanda qu'avant
tout on lût publiquement devant le peuple le testament de
César. Il savait que ce testament était plein de largesses
faites aux citoyens par le dictateur, et que la reconnaissance
et l'intérêt plaideraient dans le coeur des Romains
la cause du testateur. Il insista aussi pour des funérailles
publiques, dont le spectacle et l'émotion ne pouvaient
manquer de produire une explosion d'attendrissement et
de fanatisme en faveur de la victime. La tyrannie morte
devait indubitablement ressortir de ce bûcher. Brutus lui-même,
présent au sénat, fit la faute, ou par générosité,
ou par peur, ou par défi, d'appuyer la motion d'Antoine.
C'était le vengeur qui se posait en coupable devant ceux
qu'il avait délivrés. Le sang de César donnait le vertige à
son meurtrier.
Ce qu'Antoine avait prévu, ce que Brutus devait prévoir,
arriva. A peine Antoine, monté à la tribune aux
harangues sur le Forum, eut-il fait lire le testament par
lequel César donnait à chaque citoyen une somme de soixante et quinze drachmes pour se souvenir de lui, et
au peuple romain les magnifiques jardins qu'il avait au
bord du Tibre, que l'éloge et le regret de César éclatèrent
dans toutes les bouches; il traitait le peuple comme il
aurait fait un fils les citoyens se sentaient en parenté avec
ce grand homme.
Antoine, qui épiait le sentiment public, fit exposer le
corps sur un bûcher élevé en face de la tribune. La.mort
a son éloquence irrésistible sur les hommes assemblés;
un cri sortait avec le sang de ces vingt-trois blessures
béantes par où la vie de César avait coulé. On oubliait sa
tyrannie, on ne se souvenait que de sa gloire. Antoine,
développant alors aux yeux du peuple la robe de César
percée de ces vingt-trois coups de poignard qui attestaient
l'acharnement de tant d'assassins contre un seul coeur, et
feignant d'être emporté au delà de ses pensées par sa douleur,
adressa à la multitude une des harangues les plus pathétiques
par les accents, par les sanglots, par les gestes,
qui aient jamais été prononcées. Si Brutus avait ainsi parlé
et agi la veille au Capitole, la république était sauvée et le
corps du tyran traîné aux égouts.
Cette robe ensanglantée, ces accents, ces larmes, ces
gestes, après avoir arraché des sanglots au peuple, changèrent
en fureur sa pitié une émeute de douleur et de rage
éclata autour de ce cadavre. La populace et la soldatesque,
indifférentes à la liberté, adoraient César, qui donnait aux
soldats la licence, aux armées l'empire, aux ambitieux le
monde, aux prolétaires du pain, à la multitude des spectacles,
des fêtes, des jeux. D'abord étonnée, bientôt attendrie,
puis furieuse, elle se répandit en imprécations contre
les conjurés; elle invoqua la vengeance contre les meurtriers
de son idole; elle courut à leur demeure, des brandons
à la main, pour les incendier; puis, démolissant les
boutiques, les bancs des marchands, les portes des temples qui étaient sur la place, et faisant de tous ces débris de
sa demeure un immense bûcher, elle y brûla le corps de
César dans un incendie de Rome plutôt que dans un bûcher
funèbre. Donnez donc la liberté au peuple pour qu'il en
fasse l'apothéose de la tyrannie!
La rage du peuple contre ceux qui avaient cru l'affranchir
était telle, qu'un sénateur, ami de César, nommé
Cinna, qui était malade, ayant voulu assister aux obsèques
du dictateur, fut massacré et traîné en lambeaux dans les
rues de Rome, parce que, sur une ressemblance fatale de
nom, le peuple l'avait pris pour Cinna, l'ami et le complice
de Brutus.
Brutus lui-même, quoique respecté seul encore par le
peuple, qui ne pouvait imputer à crime l'erreur d'une si
rare vertu, sortit de Rome, se proscrivant lui-même et
méditant amèrement sur l'inanité des assassinats. On
agita, il agitait lui-même dans sa conscience le droit ou
le crime d'immoler les tyrans. On les immole toujours en
vain. Le fantôme qui se leva devant Brutus, la veille de la
bataille de Philippes, n'était autre que son remords. Le
premier supplice du crime, c'est d'être toujours trompé.
Certes, César avait trop bien mérité les vingt-trois coups
de poignard qui l'étendirent sans vie aux pieds de la statue
de Pompée et du sénat asservi par lui.
Il l'avait mérité en soulevant la démagogie romaine
pendant ses premières années contre la liberté régulière
pour la jeter sciemment dans la licence qui appelle toujours
l'épée du dictateur, ce niveau de fer sous lequel tout
est petit.
Il l'avait mérité en se faisant, dans les Gaules, une
milice personnelle et soldatesque des légions que la république
lui avait confiées pour agrandir et préserver
Rome.
Il l'avait mérité en ne voulant souffrir aucun égal dans le pouvoir et dans la gloire, en insurgeant l'opinion et
bientôt les armées contre son bienfaiteur et son gendre, le
grand Pompée, qui n'était grand que par la légitimité de
sa grandeur.
Il l'avait mérité en faisant passer le Rubicon non-seulement
aux légions romaines, mais aux légions de barbares
gaulois et espagnols auxquels il apprenait le premier le
chemin de Rome.
Il l'avait mérité en traitant sa patrie en pays conquis,
en violant.le sénat, le peuple, le trésor, les temples, en
forçant les consuls et les citoyens à une immense proscription
en masse qui ne laissait en Italie que la populace, les
Gaulois, les prétoriens espagnols et lui! Il l'avait mérité en poursuivant de continent en continent,
de champ de bataille en champ de bataille, cette
république errante; en contraignant Pompée à la mort,
Caton au suicide, Cicéron à la bassesse, Brutus même,
son fils, à la dissimulation et à l'assassinat.
Il l'avait mérité en couvrant Corfinium en Italie Pharsale
en Grèce, Alexandrie en Égypte, Thapsus en Afrique,
Munda en Espagne, de sept cent mille cadavres de Romains
immolés par des Romains à sa voix.
Il l'avait mérité en corrompant Rome jusqu'à la moelle
pour l'assouplir à la servitude, en ne lui donnant pour
institutions que des jeux, des triomphes, des gladiateurs,
des orgies, moeurs des peuples qu'on veut désarmer.
Il l'avait mérité, enfin, en n'osant pas même accomplir
ce qu'il avait rêvé pendant tant de crimes saisir la monarchie
héréditaire, servitude au moins paisible des citoyens
dégradés par lui.
Il l'avait mérité en ramenant tout à lui-même, à lui seul;
en prenant l'univers romain en viager sur sa tête et en ne
se préparant d'autre héritier possible que l'anarchie.
Était-ce assez de crimes pour mériter les vingt-trois coups de poignard des conjurés républicains? Il n'y a pas
une conscience, républicaine ou monarchique, peu importe,
mais seulement honnête, qui ne condamne à mort le meurtrier
de sa patrie; qu'est-ce donc quand cette patrie c'est
l'univers, et quand ce meurtrier c'est le favori de l'univers
?
Mais ces considérations sont-elles de nature à légitimer
l'acte de Brutus et à justifier l'assassinat même du tyran?
L'antiquité le croyait dans sa moralité imparfaite, qui
jugeait les actes par le patriotisme, au lieu de les juger par
la conscience. Nous ne le croyons plus, parce que l'intérêt
de la patrie n'est pas pour nous le type de la justice. Le
type de la justice moderne est plus haut et plus large que la
patrie c'est le devoir. Les règles du devoir ne sont pas
écrites pour nous de mains de patriotes, mais des mains de
Dieu. Ces règles ne remettent aucune vie, pas même celle
de l'usurpateur, du tyran, du meurtrier, à l'arbitraire
erroné ou fanatique de celui qui croit venger la liberté,
la patrie, l'espèce humaine. Elles ne la remettent qu'aux
lois, expression de la conscience souveraine et légitime
de la patrie.
Rome avait le droit de révolution; Brutus, isolé, n'avait
pas le droit de meurtre. Il ne l'avait pas comme patriote, il
l'avait moins encore comme fils, peut-être ne l'avait-il pas
comme politique. Il n'avait reçu mandat que de son fanatisme
pour la liberté de son pays; mais le fanatisme n'est
que le mandat d'une opinion, d'une haine, quelquefois
d'une démence, et, si Brutus avait quelque doute sur la
légitimité de son assassinat, il n'avait qu'à interroger sa
conscience sur la moralité des moyens qu'il était forcé
d'employer pour l'accomplir. Ces moyens étaient le mystère,
qui, à lui seul, accuse l'acte qui a besoin de se cacher
on conspire à l'ombre, on sauve son pays et son
opinion au grand jour; c'était ensuite l'usurpation sur la volonté légale de son pays, il ne la savait pas, il ne pouvait
que la présumer, on ne tue pas par présomption et par
hypothèse; c'était enfin la dissimulation de la perfidie, il
endormait César, il lui dérobait l'embûche, et le jour il
cachait son poignard sous sa robe, il souriait du visage en
immolant du coeur, il envoyait Albinus, l'ami de César,
tirer César par des caresses de sa maison et le pousser au
piége en le couvrant de mensonges et d'adulations.
Si de tels moyens ne sont pas innocents, l'acte qui les
nécessite est-il honorable? La vraie vertu emprunte-t-elle
jamais ses moyens au crime? Et la même conscience peut-elle
à la fois déshonorer la route et glorifier le but? Non,
c'est une contradiction que l'homme invente par des sophismes
politiques, mais que Dieu n'a pas faite et que la
conscience n'absout jamais.
Brutus était donc vertueux d'intention, criminel de fait;
il risquait de plus d'être parricide. Que le fanatisme loue!
la conscience réprouve et la nature frémit. Brutus s'est
trompé en droit, il s'est trompé en moyens, il s'est trompé
en meurtre.
Mais, disions-nous tout à l'heure, il s'est trompé peut-être
en politique? Expliquons ici ce mot pour qu'on saisisse
bien notre pensée en résumant cette vie et cette mort
de César.
On a beaucoup innocenté César dans la première moitié
de ce siècle et beaucoup calomnié la liberté régulière
parce que la liberté avait succombé et que les théoriciens
politiques ont des sophismes, des doctrines et des adulations
au service de tous les succès. On a beaucoup
agité si la république romaine aurait vécu, même dans le
cas où César ne l'aurait pas tuée. « Il était légitime de
la tuer, dit-on, parce qu'elle ne pouvait plus vivre longtemps.
»
C'est comme si l'on disait qu'il est innocent de tuer une chose ou un homme mortels parce que cette chose ou cet
homme mortels sont condamnés par la nature à mourir un
.jour! Sophisme et iniquité! Ce n'est pas celui qui veut
sauver, c'est celui qui tue qui est le meurtrier. César était
d'autant plus criminel de porter le dernier coup aux institutions
de son pays, que la république était plus chancelante
et qu'elle avait moins de force et moins de vertu
publique pour se défendre. La lâcheté se trouvait en cela
réunie à l'attentat.
Mais est-il bien vrai qu'il n'y eût plus ni vertu, ni
énergie, ni républicains dans la république romaine,
quand César, tournant contre elle les légions, les barbares,
les Espagnols et les Gaulois, vint l'égorger dans son
berceau, à Rome?
Que sont donc ces sept cent mille citoyens romains, et
ces quatorze légions de Pharsale, et ces quatre légions
d'Égypte, et ces douze légions d'Afrique, et ces douze
légions d'Espagne, qui combattent jusqu'à la dernière
goutte de leur sang pour elle? Que sont donc les Pompée,
les Bibulus, les Scipion, les Cassius, les Brutus, les Caton,
la bourgeoisie et la noblesse tout entière de Rome, qui
désertent l'Italie, leurs foyers, leurs biens, leurs temples,
leurs fortunes, plutôt que de consentir à l'asservissement
de la république, et qui combattent et meurent pendant
sept ans pour aller partout où une plage d'Europe,
d'Afrique et d'Asie leur laisse assez de place pour combattre
et pour mourir? Une république qui se défend ainsi
et qui, à l'exception de Cicéron, ne rend la liberté qu'avec
le dernier soupir, après une si héroïque agonie et après
de si solennels suicides, était-elle une république déjà
morte, une république sans volonté de vivre, sans énergie
et sans vertu? Les casuistes de la tyrannie le disent,
mais le sang de ces millions de citoyens de Rome, et
des premiers et des meilleurs citoyens, proteste. Fouillez Pharsale, Thapsus, Munda vous y trouverez, dans les
ossements de ces millions de républicains romains, l'histoire
vraie de la vitalité obstinée de la république. César
ne l'a pas ensevelie seulement, il l'a égorgée voilà la
vérité.
Sans doute elle était en décadence, mais qui peut dire
ce que des hommes tels que César, Labiénus, Pompée,
Caton, Brutus, Scipion, Cicéron, s'ils s'étaient ligués
pour la réformer, la relever, la soutenir, auraient pu pour
le salut de la liberté ? Qui peut le dire si César, au lieu de
dévouer son génie à la détruire, avait consacré son ambition
à la diriger ? Des hommes tels que César sont plus
puissants qu'on ne le croit sur la destinée de leur pays il
y a des temps où un pays vit dans un homme. Que serait
devenue l'Amérique si Washington avait manqué à sa
vertu? Il était plus aisé de ne pas opprimer Rome que de
fonder l'Amérique libre.
Il y avait donc plus de vertu, de vitalité et d'énergie
dans la république romaine quand César la corrompit et
la tua qu'il n'en fallait à un homme de bien pour régénérer
la liberté. Rome s'humiliait et se dégoûtait rapidement de
César, quand Brutus raviva malheureusement sa popularité
posthume par l'immense horreur de l'assassinat et par
l'immense pitié d'un cadavre. Mort dans son lit et dans sa
décadence, César eût été peut-être moins funeste au peuple
romain. C'est son ombre longtemps que le peuple attendit
et que les légions irritées voulurent surtout venger
par Octave, son neveu l'empire sortit des funérailles de
César. Cet empire se ressentit toujours de son origine. Né
d'une ligue entre la populace et la soldatesque, il avilit et
il opprima jusqu'à sa fin.
Tel fut l'héritage de César, immense génie employé à
agiter, à corrompre, à enchaîner son pays, grand général,
habile démagogue, exécrable citoyen, brillant fléau de toute moralité et de toute liberté sur la terre, illusion de
l'histoire, exemple des ambitieux, nom d'autant plus funeste
au monde que les tyrans s'en font une excuse, les
soldats une idole, les peuples un éblouissement.qui sous la
gloire leur cache la servitude et sous le triomphe leur fait
oublier la vertu.
FIN DE L'OUVRAGE