Pensées

de

Marc-Aurèle

Traduction nouvelle par J. Barthélemy-Saint-Hilaire

1876 PARIS LIBRAIRIE GERMER-BAILLIËRE ET C"

Livre 1 Livre 7

Livre 2 Livre 8

Livre 3 Livre 9

Livre4 Livre 10

Livre 5 Livre 11

Livre 6 Livre 12

 

LIVRE PREMIER

I

Exemples que j'ai reçus de mon grand-père Vérus : la bonté et la douceur, qui ne connaît point la colère.

Le grand père de Marc-Aurële, du côté de son père, se nommait M.AnniusVerus.Il était consul en 121, l'année même de la naissance de son petit-fils; il le fut encore une fois cinq ans après, en 126. Il avait été préfet de Rome, et fait patricien par Vespasien et Titus. Le père de M. Annius Vérus, c'est-à-dire le bisaieul de Marc-Aurële, était originaire de Succube, municipe de la Bétique, en Espagne il avait été lui aussi créé sénateur. Marc-Aurè!e était né dans la maison de son aieul, à Rome, près du palais Lateran, en l'an 121, le 6° jour des calendes de mai. Quand il avait perdu son père, mort jeune, il avait été adopté par son grand-père, qui l'éleva. Ainsi, outre l'affection naturelle, Marc-Aurële devait beaucoup à M. Annius. son éducation. Capitolin, Vie de Marc-Aurèle, ch.I dit positivement: « Après la mort de son père, il fut adopté et élevé par son aieul paternel."

II

Du père qui m'a donné la vie : la modestie et la virilité, du moins si je m'en rapporte à la réputation qu'il a laissée et au souvenir personnel qui m'en reste.

III

De ma mère : la piété et la générosité; l'habitude de s'abstenir non pas seulement de faire le mal, mais même d'en concevoir jamais la pensée et aussi, la simplicité de vie, si loin du faste ordinaire des gens opulents.

De ma mère.. Elle se nommait Domitia Lucilla et non pas Domitia Calvilla, comme le dit Capitolin, Vie de Marc-Aurèle ch. i. Borghesi a rectifié l'erreur de Capitolin. Domitia Lucillia possédait une briqueterie dans un de ses domaines,et il reste une quantité de briques qui portent son nom comme marque de fabrique. Les vertus que Marc-Aurèle attribue à sa mère sont celles qu'il a lui-même pratiquées le mieux, piété, générosité, horreur du mal, simplicité; il a suivi l'exempte maternel, qui lui avait été donné dès sa naissance. Marc-Aurèle a conservé, comme tant d'autres grands hommes, l'empreinte morale qu'il avait reçue dans les premiers jours de sa vie. La nature sans doute avait beaucoup fait pour la beauté de son âme; mais sa mère n'y contribua pas moins; et l'éducation acheva le reste. Marc-Aurële ne dut qu'à lui-même de choisir et d'aimer le Stoïcisme, parmi toutes les autres philosophies.

IV

A mon bisaïeul, je suis redevable de n'avoir point fréquenté les écoles publiques, d'avoir profité dans ma famille des leçons d'excellents maîtres, et d'avoir appris par moi-même que, pour l'éducation des enfants, il ne faut ménager aucune dépense.

A mon bisaïeul. Il faut ajouter Maternel. Il se nommait Catilius Sévérus il avait été préfet de Rome et consul en l'an 120. Capitolin ch. III, dit au contraire que Marc-Aurële fréquenta les écoles publiques de déclamation; mais, sur un fait personnel de ce genre, le témoignage de Marc-Aurèle est péremptoire. Il est évident que pour l'éducation de Marc-Aurèle on n'avait rien épargné; et par les détails qu'il donne lui-même sur ses nombreux maîtres, on peut juger avec quels soins et quelle vigilance intelligente il avait été élevé. Il est vrai qu'il en a profité, tandis que son frère adoptif et son collègue à l'Empire, Lucius Vérus, et son fils Commode, n'ont pu être adoucis et domptés par la même discipline à laquelle ils avaient été également soumis.

V

A mon gouverneur, de n'avoir jamais été de la faction des Verts ou des Bleus, ni de celle des Petits-boucliers ou des Grands-boucliers; il m'a montré aussi à endurer la fatigue, à restreindre mes besoins, à faire beaucoup par moi-même, à diminuer le nombre des affaires, et à n'accueillir que très difficilement les dénonciations.

Mon gouverneur. Il est singulier que le nom de ce gouverneur ne soit pas exprexcement cité par Marc Aurèle, reconnaissant élève. C'est certainement un oubli involontaire. D'après un passage de Capitolin, vie d'Antonin le Pieux, il est probable que ce gouverneur était Apollonius de Chaicis ou peut-être de Chalcédoine, philosophe stoïcien. Des Petits- boucliers ou des Grands- boucliers. C'étaient sans doute des distinctions entre les gladiateurs pour lesquels se passionnait la foule qui se pressait dans le cirque et aux théâtres. Les gladiateursThraces spécialement avaient un petit bouclier, étroit et court, appelé Parma. Le grand bouclier oblong, le Scutum était en général porté par l'infanterie.

VI

A Diognète, j'ai dû de ne pas m'appliquer à des riens; de ne jamais croire à tout ce que les sorciers et les charlatans débitent de leurs incantations et des conjurations de démons, ni à tant d'autres inventions aussi fausses. Je lui ai dû encore de ne pas me plaire à élever des cailles de combat et de ne point me passionner pour ces puérilités; de savoir supporter la franchise de ceux qui me parlent; d'avoir contracté le goût de la philosophie; d'avoir suivi d'abord les leçons de Bacchius, puis ensuite celles de Tandasis et de Marcien; d'avoir composé des dialogues dès mon enfance, et de m'être fait une joie du grabat, du simple cuir, et de tous les ustensiles dont se compose la discipline des philosophes grecs.

VII

A Rusticus, j'ai dû de m'apercevoir que j'avais à redresser et à surveiller mon humeur; de ne point me laisser aller aux engouements de la sophistique de ne point écrire sur les sciences spéculatives; de ne pas déclamer de petits sermons vaniteux; de ne point chercher à frapper les imaginations en m'affichant pour un homme plein d'activité ou de bienfaisance; de me défendre de toute rhétorique, de toute poésie et de toute affectation dans le style. Je lui dois encore de n'avoir pas la sottise de me promener en robe traînante à la maison, et de me défendre de ces molles habitudes; d'écrire sans aucune prétention ma correspondance, dans le genre de la lettre qu'il écrivit lui-même de Sinuesse à ma mère. Il m'a montré aussi à être toujours prêt à rappeler ou à accueillir ceux qui m'avaient chagriné ou négligé, dès le moment qu'ils étaient eux-mêmes disposés à revenir; à toujours apporter grande attention à mes lectures, et à ne pas me contenter de comprendre à demi ce que je usais à ne pas acquiescer trop vite aux propositions qui m'étaient faites. Enfin, je lui dois d'avoir connu les Commentaires d'Épictète, qu'il me prêta de sa propre bibliothèque.

Rusticus. Junius Rusticus, philosophe stoicien, était très particulièrement aimé et estimé de Marc-Aurèle. L'empereur fut toujours plein de respect et de déférence pour ses lumières dans la guerre et dans la paix. Il l'admettait à tous ses conseils publics et privés. Il lui donnait l'accolade en présence des préfets du prétoire. Il le désigna consul pour la deuxième fois.

VIII

D'Apollonius, j'ai appris à avoir l'esprit libre et à être ferme sans hésitation; à ne regarder jamais qu'à la raison, sans en dévier un seul instant à conserver toujours une parfaite égalité d'âme contre les douleurs les plus vives, la perte d'un enfant par exemple ou les longues maladies. J'ai vu clairement en lui, par un exemple vivant, qu'une même personne peut être tout ensemble pleine de résolution et de facilité; et qu'on peut n'être point rude en enseignant; il m'a donné le spectacle éclatant d'un homme qui regarde comme la moindre de ses qualités de savoir transmettre la science à autrui, avec une rare expérience et tout en courant. C'est lui encore qui m'a appris l'art de recevoir de la main de mes amis de prétendus services, sans en être diminué, et sans y paraître insensible quand je ne croyais pas devoir les accepter.

IX

De Sextus, j'ai appris ce que c'est que la bienveillance, une famille paternellement gouvernée et le vrai sens du précepte Vivre selon la nature; la gravité sans prétention la sollicitude qui devine les besoins de nos amis la patience à supporter les fâcheux et leurs propos irréfléchis; la faculté de s'entendre si bien avec tout le monde que son simple commerce semblait plus agréable que ne peut l'être aucune flatterie, et que ceux qui l'entretenaient n'avaient jamais plus de respect pour lui que dans ces rencontres l'habileté à saisir, à trouver, chemin faisant, et à classer les préceptes nécessaires à la pratique de la vie le soin de ne jamais montrer d'emportement ni aucune autre passion excessive; le talent d'être à la fois le plus impassible et le plus affectueux des hommes le plaisir à dire du bien des gens mais sans bruit; enfin une instruction immense sans ostentation.

De Sextus. Capitolin, Vie de Marc Aurèle, ch. III, dit que ce Sextus était de Chéronée et petit-fils de Plutarque. L'éloge qu'en fait son élève est bien complet et Sextus semble avoir reproduit en partie le caractère et l'érudition de son grand-père. C'était un stoicien, si l'on en croit Capitolin.

X

Par l'exemple d'Alexandre le grammairien, j'ai appris à ne jamais choquer les gens, à ne les point heurter par une brusquerie blessante pour un barbarisme qu'ils auraient commis ,pour une tournure fautive ou une prononciation vicieuse qui leur serait échappée mais à m'arranger adroitement dans la conversation pour que le mot qui aurait dû être choisi d'abord reparût, par manière de réponse ou de confirmation, en donnant mon avis sur la chose même sans m'arrêter du tout à l'expression malheureuse, ou en prenant soigneusement tel autre détour pour dissimuler l'allusion.

Akexandre. Ces remarques de Marc-Aurële ont d'autant plus d'intérêt que cet Alexandre de Phrygie a été son précepteur pour le grec, et que c'est lui qui lui a enseigné la langue dans laquelle l'Empereur a écrit ses monologues les plus intimes. Il est évident, par les détails où entre Marc-Aurèle, qu'Alexandre devait avoir grand soin d'éviter tout ce qui sentait le pédantisme. C'est une preuve de bon goût. Plus loin, § 12, Marc-Aurèle parle d'un Alexandre le platonicien, qu'il ne faut pas confondre sans doute avec Alexandre le grammairien. Capitolin, ch. 11, qui cite ce dernier, ne semble pas connaitre l'autre.

XI

De Fronton, j'ai pu apprendre tout ce qu'un tyran peut ressentir de jalousie, et avoir de duplicité, et de fourberie, et combien ceux que nous appelons Patriciens ont, pour la plupart, peu de bonté et d'affection dans le coeur.

Fronton. C'est le plus célèbre des maîtres de Marc-Aurèle, et celui qu'il semble avoir le plus aimé, si l'on en juge par le recueil des lettres qu'a retrouvées M. Angelo Mai, et qu'a traduites M. Cassan. Capitolin, ch. II, affirme que Marc-Aurèle honora particulièrement Fronton entre tous ses maîtres, et qu'il alla jusqu'à demander pour lui une statue au Sénat. Ce qui nous reste de Fronton ne semble pas justifier tout à fait une aussi grande admiration. Fronton était spécialement pour Marc-Aurèle son précepteur d'éloquence latine. Si d'ailleurs Fronton donnait à son éleve des leçons de politique aussi hautes que celles qui sont rappelées ici, on conçoit l'estime reconnaissante que ces leçons avaient dû inspirer. Mais elles expliquent aussi comment l'Empereur put le faire consul en 161, et l'employer à des choses très importantes. On ne sait pas la date précise de la mort de Fronton.

XII

D'Alexandre le Platonicien, j'ai appris à ne pas dire aux gens à tout propos et sans nécessité, quand je leur parle ou que je leur réponds par lettre « Je n'ai pas le temps » et à ne pas décliner constamment, par cette facile excuse, mes devoirs divers envers ceux qui vivent avec moi, en alléguant les affaires qui me pressent

Alexandre le platonicien. Il est possible qu'il s'agisse d'Alexandre de Séleucie, en Silicie, dont Philostrate a écrit la vie, liv. II, ch. v. Envoyé en ambassade auprès d'Antonin le Pieux, il l'avait choqué par la recherche de sa toilette et même par sa beauté, qui parait avoir été remarquable. Plus tard, il s'était établi à Athènes, où il s'acquit bientôt une assez grande réputation et c'est de là sans doute que Marc-Aurèle l'avait fait venir à son camp de Pannonie,comme secrétaire pour la correspondance grecque. Du reste, le conseil que rappelle ici Marc-Aurèle est excellent; mais tout utile qu'il est, c'est sans contredit un de ceux qu'on a le plus de peine à suivre au milieu des affaires.

XIII

De Catulus, j'ai appris à ne jamais négliger les plaintes d'un ami, même quand il se plaint sans motif, mais à tout essayer pour l'adoucir et pour rétablir l'ancienne intimité il m'a appris aussi à louer mes maîtres de tout coeur, comme avaient coutume de le faire, à ce qu'il rapportait, Domitius et Athénodote et à ressentir pour mes enfants le dévouement le plus sincère.

XIV

De mon frère Sévérus, j'ai appris à aimer la famille, à aimer le vrai, à aimer le juste grâce à lui, j'ai apprécié Thraséas, Helvidius, Caton, Dion et Brutus; j'ai pu me faire l'idée de ce que serait un État où régnerait une égalité complète des lois, avec l'égalité des citoyens jouissant de droits égaux et l'idée d'une royauté qui respecterait par-dessus tout la liberté des sujets. C'est lui qui m'a appris à vouer à la philosophie un culte constant et inaltérable à être bienfaisant à donner sans me lasser; à garder toujours bonne espérance à me confier à l'affection de mes amis; à ne plus rien cacher à ceux qui s'étaient réconciliés, après leur pardon; à ne pas forcer mes intimes, sans cesse inquiets, à se demander « Que veut-il? Que ne veut-il pas? ». mais à être toujours net et franc avec eux.

De mon frèrre Severus. Le mot de Frère a fait difficulté, attendu qu'on ne peut pas ici le prendre dans son sens strict. Marc-Aurèle n'a jamais eu qu'un frère adoptif, LuciusVérus, qui ne lui a pas donné de si bons exemples, ni de tels conseils. L'expression grecque peut aussi ne signifier que Cousin, et on se rappelle alors que, parmi les ascendants de la mère de Marc-Aurèle, il y en avait un du nom de Sévérus. Ce qui est plus vraisemblable, c'est qu'il s'agit ici de Claudius Sévérus, le philosophe péripatéticien, que cite Capitolin, ch. III, à côté de Junius Rusticus, le stoïcien. Le mot de Frère serait alors uniquement un témoignage d'affection.

XV

De Maxime, j'ai appris ce que c'est que d'être maître de soi; de ne jamais rester indécis; de supporter de bon coeur toutes les épreuves, y compris les maladies de tempérer son caractère par un mélange d'aménité et de tenue d'exécuter sans marchander toutes les obligations qu'on a d'inspirer à tout le monde cette conviction que, quand on parle, on dit toujours ce qu'on pense, et que, quand on agit, on a l'intention de bien faire; de ne s'étonner de rien; de ne se point troubler; de ne jamais se presser ni se laisser aller à l'indolence; de ne jamais se déconcerter dans le désespoir en s'abandonnant soi-même et en s'anéantissant; ou de ne pas reprendre trop subitement du courage et une confiance exagérée d'être serviable et prompt à l'indulgence en un mot, de donner de soi plutôt l'idée d'un homme qui ne change pas que celle d'un homme qui se réforme, de quelqu'un dont jamais personne n'a dû croire être dédaigné, et à qui personne ne s'est jamais cru supérieur enfin de tâcher d'être affable pour tout le monde.

Maxime. Claudius Maximus, comme l'appelle Capitolin, ch. II.. C'était un philosophe stoïcien, qu'il ne faut pas confondre avec le rhéteur Maxime de Tyr, dont Marc-Aurèle a peut-être reçu aussi quelques leçons.

XVI

De mon père adoptif, j'ai appris la bonté; l'inébranlable constance dans les jugements qui ont été une fois mûris par la réflexion; le dédain pour ces honneurs factices qui séduisent la vanité la passion du travail l'application perpétuelle la disposition à prêter l'oreille à toutes les idées qui concernent l'intérêt public; l'invariable attention à rendre à chacun selon son mérite le discernement à juger des occasions où l'on doit tendre les ressorts et de celles où on peut les relâcher la sévérité à poursuivre et à punir les amours pour les jeunes gens; le dévouement au bien de l'État la liberté qu'il laissait à ses amis, sans les astreindre nécessairement à partager tous ses repas, ou à le suivre dans tous ses voyages; l'absolue égalité d'humeur, où le retrouvaient au retour ceux qui avaient dû le quitter pour quelque cause urgente la consciencieuse analyse des choses dans toutes les délibérations la persistance à ne point se départir de son examen, en se contentant des premières solutions qui se présentaient; l'attachement rempli de soins pour ses amis, aussi peu porté à se dégoûter d'eux sans raison qu'à les aimer à la fureur; l'indépendance d'esprit en toutes choses et la sérénité; la prévoyance à longue vue et la vigilance à régler les moindres détails, sans en faire tragiquement étalage; la précaution de repousser les acclamations populaires et la flatterie sous toutes ses formes; l'économie à ménager les ressources nécessaires à l'autorité; la retenue dans les dépenses pour les fêtes, tout prêt à souffrir les critiques sur ce chapitre; la piété sans superstition envers les dieux; la dignité avec le peuple, qu'il ne fatigua jamais de ses adulations ni de son empressement à complaire à la foule la sobre mesure en toutes choses; le solide respect de toutes les convenances, sans un goût trop vif pour les nouveautés l'usage, sans faste et aussi sans façon, des choses qui rendent la vie plus douce dans les occasions où c'est le hasard qui les offre, les prenant quand elles se trouvaient sous sa main avec indifférence, et n'en ayant nul besoin, si elles venaient à manquer; l'attitude de quelqu'un dont on ne peut dire ni qu'il est un sophiste, ni qu'il est un provincial, ni qu'il est entiché de l'école, mais d'un homme dont on dit qu'il est mur et complet, au-dessus de la flatterie, capable d'être à la tête de ses affaires propres et des affaires des autres. Ajoutez-y encore l'estime pour les vrais philosophes l'indulgence exempte de blâme pour les philosophes prétendus, sans d'ailleurs être jamais leur dupe; le commerce facile; la bonne grâce sans fadeur; un soin modéré de sa personne, comme il convient quand on n'est pas trop amoureux de la vie, sans songer à rehausser ses avantages, mais aussi sans négligence, de manière à n'avoir presque jamais besoin, grâce à ce régime tout individuel, ni de médecine, ni de remèdes intérieursou extérieurs; la facilité extrême à s'effacer sans jalousie devant les gens qui s'étaient acquis une supériorité quelconque, soit en éloquence, soit en connaissance approfondie des lois, des moeurs, et des matières de cet ordre la condescendance qui s'associait à leurs efforts pour les faire valoir, chacun dans leur domaine spécial; la fidélité en toutes choses se donner l'air d'y tenir essentiellement un esprit qui n'était ni mobile, ni agité, mais sachant endurer la monotonie des lieux et des choses reprenant les occupations habituelles, dès que le permettaient des maux de tête cruels, avec plus d'ardeur et de vivacité que jamais; n'ayant pas beaucoup de secrets qui lui appartinssent, et ces secrets en très petit nombre et fort rares ne concernant guère que l'Etat circonspect et près regardant dans la célébration des fêtes solennelles, dans le développement des travaux publics, dans les distributions au peuple et quand il les croyait nécessaires, ayant en vue ce que la convenance exigeait bien plutôt que le renom qu'il en pourrait retirer pour ce qu'il aurait fait; ne prenant jamais de bains hors des heures régulières; sans passion pour les bâtisses; ne songeant nullement à la composition de ses repas, ni à la qualité ou à la couleur de ses habits, ni à la beauté de ses gens. Ses vêtements étaient faits de la laine de Lorium, sa petite ferme, et le plus souvent de la laine de Lanuvium le manteau qu'il avait à Tusculum était d'emprunt; et toute sa façon était aussi simple. Jamais rien de dur, rien même de brusque, rien de pressé, et comme dit le proverbe: « Jamais jusqu'à la sueur:»» mais toute chose faite avec pleine réflexion, comme à loisir, sans le moindre trouble, dans un ordre absolu, robustement, et en harmonieuse correspondance de toutes les parties. C'est bien à lui que s'applique cette louange adressée jadis à Socrate « qu'il savait s'abstenir et jouir de ces choses dont la plupart des hommes ne s'abstiennent qu'à contre-coeur, et dont ils jouissent en s'y abandonnant avec ivresse. » Demeurer fort dans l'une et l'autre rencontre, conserver constamment sa vigueur et sa tempérance, n'appartient qu'à l'homme qui a l'âme ferme et invincible, comme fut mon père durant la maladie de Maxime.

Lorium.Petite ville d'Étrurie, où mourut Antonin le Pieux, à cinq ou six lieues de Rome, sur la voie Aurélienne.

Lanuvium. à cinq ou six lieues de Rome, sur la voie Appienne où Antonin le Pieux devait avoir une ferme.

Mon père adoptif. Le texte dit seulement Mon père, ce qui n'est pas tout à fait exact, quoique ce soit un vif témoignage d'affection. Plus haut, § 2, Marc-Aurë!e a parlé de celui qui lui a donné la vie. Le père adoptif de de Marc-Aurèle était l'Empereur Antoninle Pieux.Il faut rapprocher le portrait qui en est fait ici de la biographie écrite par Capitolin. Tous les traits se ressemblent et la physionomie admirable qu'a tracée le fils adoptif ne parait pas avoir aucune exagération. C'est un modèle accompli que feraient bien de méditer tous les hommes d'Etat.

XVII

Je dois aux Dieux d'avoir eu de bons aïeuls, de bons parents, une bonne soeur, de bons maîtres, des serviteurs, des proches, des amis, qui tous étaient bons également presque sans exception. A l'égard d'aucun d'eux, je ne me suis jamais laissé aller à quelque inconvenance, bien que par disposition naturelle je fusse assez porté à commettre des fautes de ce genre mais la clémence des Dieux a voulu qu'il ne se rencontrât jamais un tel concours de circonstances qui put révéler en moi ce mauvais penchant. Grâce à eux encore, j'ai pu ne pas rester trop longtemps chez la concubine de mon grand-père j'ai pu sauver la fleur de ma jeunesse, sans me faire homme avant le moment j'ai pu même sous ce rapport gagner un peu de temps vivre sous la main d'un prince et d'un père qui devait déraciner en moi tout orgueil, et m'amener à être convaincu qu'on peut, tout en vivant dans une cour, n'avoir nul besoin ni de gardes, ni de costumes éclatants, ni de lampes, ni de statues, ni de tout ce faste inutile, et qu'on peut toujours s'arranger pour se rapprocher le plus possible de la condition privée, sans avoir pour cela plus de timidité ou de faiblesse quand il faut donner des ordres au nom de l'intérêt public. Les Dieux m'ont aussi accordé d'avoir un frère dont le caractère était fait pour éveiller ma vigilance sur moi-même et qui en même temps faisait mon bonheur par la confiance et l'affection qu'il me montrait. Grâce à eux aussi, je n'ai point éprouvé le malheur d'avoir des enfants laids ou contrefaits je n'ai point poussé plus loin qu'il ne fallait la Rhétorique, la Politique, ni tant d'autres études où j'aurais peut-être été retenu plus que de raison, si j'avais trouvé que j'y fisse de faciles progrès. Je me suis hâté d'élever tous les maîtres qui avaient fait mon éducation aux honneurs qu'ils me semblaient désirer, et je ne les ai point bercés de l'espoir que, puisqu'ils étaient jeunes encore, ce ne serait que plus tard que je m'occuperais d'eux. Les Dieux m'ont accordé la faveur do connaître Apollonius, Rusticus, Maxime, qui m'ont donné l'idée claire et lumineuse de ce que doit être la vie selon la nature, et qui souvent m'en ont offert l'exemple dans toute sa réalité. De telle sorte que, du côté des Dieux, par leurs bienfaits, leurs secours et leurs inspirations, rien ne me manque plus pour vivre comme la nature le veut, et que, si je suis encore loin du but, je ne puis m'en prendre qu'à moi-même de n'avoir point écouté leurs conseils, et je pourrais dire leurs leçons. Si mon corps a supporté jusqu'à cette heure les règles d'une telle vie si je n'ai touché ni à Bénédicta, ni à Théodote si plus tard, livré aussi aux passions de l'amour,j'ai pu en guérir; si dans mes fréquentes colères contre Rusticus, je n'ai jamais rien fait de plus que j'aie eu à regretter; si ma mère, qui devait mourir à la fleur de son âge, a pu cependant passer avec moi ses dernières années si jamais dans les occasions où j'ai voulu secourir quelqu'un dans un besoin d'argent ou dans tout autre embarras, je ne me suis entendu répondre que je ne pouvais avoir les fonds nécessaires à mon dessein si jamais nécessité pareille de recevoir quelque chose d'autrui n'a pesé sur moi si ma femme est d'une nature docile, affectueuse et simple si j'ai pu rencontrer tant d'excellentes personnes pour l'éducation de mes enfants si des remèdes m'ont été révélés dans mes songes, particulièrement contre les crachements de sang et les vertiges, à Gaëte tout comme à Chryse si, dans ma passion pour la philosophie, je ne suis pas tombé aux mains de quelque sophiste si je ne me suis pas entêté aux ouvrages de quelque écrivain, ou à la solution des syllogismes, ou à la recherche des phénomènes célestes; tant d'avantages ne peuvent venir que de l'aide des Dieux et des grâces qu'ils daignent accorder.

Écrit chez les Quades, au bord du Granoua.

Quades. Les Quades occupaient une partie de la Hongrie.

Un frère. Lucius Vérus, qui semble avoir été bien peu digne des sentiments exprimés ici pour lui. Adopté aussi par Antonin le Pieux, il avait été associé à l'Empire par Marc-Aurèle, qui lui avait, en outre, donné sa fille en mariage, en 161.

LIVRE II

I

Le matin, dès qu'on s'éveille, il faut se prémunir pour la journée en se disant « Je pourrai bien rencontrer aujourd'hui un fâcheux, un ingrat, un insolent, un fripon, un traître,qui nuit à l'intérêt commun mais si tous ces gens-là sont affligés de tant de vices, c'est par simple ignorance de ce que c'est que le bien et le mal. » Quant à moi, considérant la nature du bien qui se confond avec le beau et celle du mal qui se confond avec le laid considérant en même temps que celui qui se met en faute à mon égard se trouve, par le décret de la nature, être de ma famille, non pas qu'il vienne d'un même sang et d'une même souche, mais parce qu'il participe aussi bien que moi à l'intelligence et à l'héritage divin, je me dis deux choses d'abord que nul d'entre ces gens ne peut me faire le moindre tort, puisque aucun ne peut me faire tomber dans le mal et le laid et en second lieu, que je ne puis éprouver ni de la colère ni de la haine contre un membre de la famille à laquelle j'appartiens moi-même. Nous sommes tous faits pour concourir à une oeuvre commune, comme dans notre corps y concourent les pieds, les mains, les yeux, les rangées de nos dents en haut et en bas de la mâchoire. Agir les uns contre les autres est donc certainement manquer à l'ordre naturel. Or, c'est agir en ennemi que de se laisser aller à son dépit et à son aversion contre un de ses semblables.

II

Ce que je suis, après tout, c'est une misérable chair, un faible souffle; mais il y a de plus en moi le principe directeur de tout le reste. Laisse donc là les livres ne tarde plus un instant car ce délai ne t'est plus permis. Comme si déjà tu en étais à la mort, dédaigne ce triste amas de chairs, de liquides et d'os, ce frêle tissu, ce réseau entrelacé de nerfs, de veines et d'artëres. Bien plus, ce souffle même qui t'anime, vois ce qu'il est du vent, qui ne peut même pas être toujours égal et uniforme, rejeté à tout moment et à tout moment aspiré de nouveau. Quant au troisième élément de notre être, le principe chef et maître, voici ce que tu dois en penser « Tu es vieux ne souffre plus que ce principe soit jamais esclave, qu'il soit jamais lacéré par un instinct désordonné ne permets plus qu'il se révolte contre la destinée, ni contre un présent qu'il maudit, ou contre un avenir qu'il redoute. »

Dédaigne ce triste amas de chair. C 'est le langage le plus austère de l'ascétisme stoïcien et chrétien.

Tu es vieux. Marc-Aurèle est mort à soixante-deux ans et en supposant même qu'il ait écrit ceci dans les dernières années de sa vie, il semble qu'il exagère un peu en parlant de sa vieillesse dans des termes qui la feraient supposer beaucoup plus avancée.

III

Tout ce que font les Dieux est plein de prévoyance. Lé hasard même n'agit pas sans coopérer avec la nature, et sans avoir une certaine connexité et un certain entrelacement avec l'ordre que la Providence a constitué. C'est de là que tout découle. La seule chose qui s'y ajoute, c'est la nécessité et ce qui est indispensable à l'ordre universel dont tu fais partie. Pour toute fraction de la nature, quelle qu'elle soit, le bien c'est ce que comporte la nature de l'universalité des choses et ce qui tend à la conserver. Or l'univers se conserve et se maintient par les changements des éléments et par les changements des composés qu'ils forment. Que cette conviction te suffise, et que ce soient là pour toi d'inébranlables principes. Quant à la soif désordonnée des livres, rejette-la bien loin de toi, afin de mourir un jour sans murmures, avec sérénité, avec la vérité en partage, et le coeur plein d'une juste reconnaissance envers les Dieux.

IV

Calcule un peu depuis combien de temps tu remets de jour en jour cette résolution et combien de fois, trouvant l'occasion offerte par la clémence des Dieux, tu n'as pas su la mettre à profit. Il te faut donc finir un jour par sentir de quel ordre tu fais partie et quel est l'être ordonnateur de ce monde, de qui tu n'es qu'une émanation. Tu dois comprendre que la brièveté du temps qui t'est accordé est très circonscrite et que, si tu n'emploies pas ce temps, il disparaîtra comme tu dois disparaître toi-même sans pouvoir jamais revenir.

V

A toute heure, songe sérieusement, comme Romain et comme homme, à faire tout ce que tu as en mains, avec une gravité constante et simple, avec dévouement, avec générosité, avec justice songe à te débarrasser de toute autre préoccupation; tu t'en débarrasseras si tu accomplis chacun de tes actes comme le dernier de ta vie, en les purifiant de toute illusion, de tout entraînement passionné qui t'arracherait à l'empire de la raison, de toute dissimulation, de tout amour-propre et de toute résistance aux ordres du destin. Tu vois de quel petit nombre de préceptes on a besoin quand on les observe réellement, pour mener une existence facile, qui se rapproche de celle des Dieux car les Dieux n'exigeront certainement rien de plus que l'observation de ces préceptes de celui qui les aura gardés.

VI

Accable-toi de reproches, ô mon âme, accable toi des reproches les plus sinceies car tu n'auras plus le temps de te faire l'honneur que tu te dois à toi-même. Chacun de nous n'a qu'une vie; et voici que la tienne est déjà presque achevée, sans que tu aies tenu le moindre compte de toi, ne plaçant jamais ton bonheur que dans l'âme des autres.

VII

Les accidents du dehors te distraient de mille façons ménage-toi donc un peu de répit pour apprendre aussi quelque chose de bien et pour te soustraire enfin au tourbillon qui t'emporte. Voici bientôt le moment où il faut songer à l'autre carrière car c'est se moquer que de se fatiguer à agir dans la vie, sans avoir un but précis vers lequel on dirige tout son effort et même aussi son imagination.

Voici bientôt le moment. C'est aussi une preuve de plus que ces réflexions que l'Empereur s'adresse à lui-même ont été écrites dans les derniers temps de sa vie.

VIII

Il ne serait pas aisé de trouver un homme devenu malheureux parce qu'il n'aurait pas surveillé ce qui se passe dans l'âme d'un autre; mais quand on néglige d'observer attentivement les émotions propres de son âme, il est inévitable qu'on tombe dans le malheur.

IX

Que ta mémoire se rappelle sans cesse les questions que voici « Quelle est la nature de l'ensemble des choses ? Quelle est ma propre nature ? Quelle relation ma nature soutient-elle avec l'autre? Quelle partie forme-t-elle dans le tout? Quel est ce tout dont elle fait partie? » Et ajoute qu'il n'est personne au monde qui puisse t'empêcher jamais de faire et de dire ce qui découle comme conséquence nécessaire de la nature dont tu fais partie.

X

C'est une idée bien philosophique que celle de Théophraste lorsque, comparant les fautes entre elles d'une manière plus claire que personne ne l'avait fait avant lui, il établit que les fautes qu'un désir réfléchi fait commettre sont plus graves que celles qu'on commet dans l'enivrement de la colère. En effet, quand la colère nous transporte, il semble que c'est avec une certaine douleur et un entraînement dont on n'a pas conscience qu'on s'égare loin de la raison, tandis qu'au contraire celui que le calcul du désir rend coupable et qui se laisse vaincre par le plaisir, paraît en quelque sorte plus intempérantet plus relâché dans ses fautes. C'est donc une sentence bien vraie et d'une bonne philosophie que celle de Théophraste, quand il dit que la faute accompagnée d'un sentiment de plaisir mérite bien plus de blâme que celle que la douleur accompagne. Et de fait, l'un a bien plutôt l'air d'un homme qui a été provoqué et qu'on a contraint à se mettre en colère, tandis que l'autre s'est porté de son plein gré au méfait, en se laissant aller à des actes reprochables, uniquement pour contenter le désir qu'il ressent.

XI

C'est en songeant toujours qu'à l'instant même tu peux fort bien sortir de la vie, qu'il faut régler chacune de tes actions et de tes pensées. Quitter la société des hommes n'a rien de bien effrayant, s'il y a des Dieux car certainement ils ne te jetteront pas dans le mal; et s'il n'y a pas de Dieux, ou s'ils ne s'occupent point des choses humaines, quel intérêt ai-je à vivre dans un monde qui est vide de Dieu, c'est-à-dire vide de Providence? Mais certes il y a des Dieux, qui prennent à coeur les choses d'ici-bas. Grâce à eux, il ne dépend absolument que de l'homme de ne pas tomber dans les véritables maux. Et, si en dehors de ces maux véritables, il se rencontre encore quelque mal, la Providence divine a également voulu que nous pussions toujours nous en garantir d'une façon absolue. Or comment ce qui ne rend pas l'homme plus mauvais, pourrait-il rendre la vie de l'homme plus mauvaise? Ce n'est pas parce que la raison universelle ignorait ce désordre apparent, ou parce que tout en le connaissant elle serait impuissante à le prévenir ou à le corriger, qu'elle l'a laissé subsister. Non, il n'est pas à supposer que ce soit par impuissance ou par inhabileté qu'elle ait commis cette grave erreur de répartir indistinctement aux bons et aux méchants, parmi les hommes, les biens et les maux. Le vrai, c'est que, si la vie et la mort, la gloire et l'obscurité, la peine et le plaisir, la richesse et la pauvreté sont distribuées indifféremment aux bons et aux méchants parmi nous, c'est que toutes ces choses là ne sont ni belles ni laides et par conséquent, elles ne sont non plus ni un:bien ni un mal.

XII

Comme tout disparaît en un instant dans le monde, les personnes et dans la durée, les souvenirs qu'elles laissent après elles! Qu'est-ce que toutes les choses sensibles, et surtout celles qui nous séduisent par le plaisir ou nous épouvantent par la douleur, et dont notre vanité fait tant de bruit? Comment des objets si frivoles, si méprisables, si décousus, si périssables et si parfaitement morts, pourraient-ils occuper notre intelligence et notre raison? Que sont même les hommes dont les jugements et les suffrages distribuent la gloire? Qu'est-ce que mourir? Si l'on considère la mort en elle-même, et si, par la pensée et l'analyse, on dissipe les vains fantômes qu'on y joint sans raison, que peut-on penser d'elle sinon qu'elle est une simple fonction de la nature ? Mais pour redouter une fonction naturelle, il faut être un véritable enfant. Bien plus, ce n'est pas même là une simple opération que la nature accomplit c'est en outre une opération qui lui est éminemment utile. Comment l'homme entre-t-il en rapport avec Dieu? Par quelle partie de son être? Et en quoi cette partie de l'homme doit-elle alors se modifier ?

XIII

Est-il rien de plus méprisable que de sortir sans cesse de soi-même pour parcourir tout le cercle des choses, « pour sonder toutes les profondeurs, » comme dit le poëte, pour pénétrer à force de conjectures ce qui se passe dans l'âme du prochain, et de ne pas sentir que tout ce qu'il nous faut au monde, c'est de ne penser qu'au seul génie que nous portons en nous et de le servir en toute sincérité ? Or le servir, c'est le conserver pur de toute passion, de toute imprudence, de toute impatience contre ce qui vient ou des Dieux ou des hommes car ce qui vient des Dieux est digne de respect à cause de leur sainte puissance et ce qui vient des hommes est digne d'affection, parce que notre famille est commune, et quelquefois aussi est digne d'une certaine pitié, quand le fait est causé par l'ignorance du bien et du mal, cécité qui est égale tout au moins à celle qui nous prive de discerner le blanc et le noir.

Comme dit le poëte. C'est Pindare, à ce qu'on suppose; mais je ne saurais dire où précisément.

XIV

Quand même tu aurais à vivre trois mille ans, et trois fois dix mille ans, dis-toi bien que l'on ne peut jamais perdre une autre existence que celle qu'on vit ici-bas, et qu'on ne peut pas davantage en vivre une autre que celle qu'on perd. A cet égard, la plus longue vie en est tout à fait au même point que la plus courte. Pour tout le monde, le présent, le moment actuel est égal, bien que le passé qu'on laisse en arrière puisse être très inégal. Ainsi, ce qu'on perd n'est évidemment qu'un instant imperceptible. On ne peut perdre d'aucune façon ni le passé ni l'avenir car une chose que nous ne possédons pas, comment pourrait-on nous la ravir ? Voici donc deux considérations qu'il ne faut jamais perdre de vue la première, que tout en ce monde roule éternellement dans le même cercle, et qu'il n'y a pas la moindre différence à voir toujours des choses pareilles, ou cent ans de suite, ou deux cents ans, et même pendant la durée infinie la seconde, que celui qui a le plus vécu et celui qui aura dû mourir le plus prématurémentfont exactement la même perte car ce n'est jamais que du présent qu'on peut être dépouillé, puisqu'il n'y a que le présent seul qu'on possède, et qu'on ne peut pas perdre ce qu'on n'a point.

XV

Que tout soit opinion, c'est ce qui ressort avec la dernière évidence des démonstrations de Monime, le Cynique et l'utilité de son système n'est pas moins évidente, si l'on sait faire la part de ce qu'il contient de vraiment profond.

XVI

L'âme de l'homme ne saurait s'infliger une plus cruelle injure à elle-même que de devenir en quelque sorte un rebut et comme une superfétation de l'univers. Or, prendre jamais en mal quoi que ce soit dans ce qui arrive, c'est se révolter contre la nature universelle, qui renferme les natures si diverses de tous les êtres. En second lieu, notre âme ne se fait guère moins de tort, quand elle prend un homme en aversion et qu'elle s'emporte contre lui dans l'intention de lui nuire avec cette passion aveugle des coeurs livrés à la colère. Troisièmement, notre âme se fait injure, quand elle se laisse subjuguer par le plaisir ou par la souffrance quatrièmement, quand elle commet quelque mensonge et qu'elle fait ou dit quelque chose qui n'est pas franc ou qui n'est pas exact cinquièmement enfin, lorsqu'elle néglige de diriger vers un but précis ses actes ou ses sentiments, et qu'elle les laisse aller à l'aventure et sans suite, tandis que c'est notre devoir de calculer nos moindres actions en les rapportant au but suprême de la vie. Or le but suprême pour des êtres doués de raison, c'est de se conformer toujours à la raison, et aux lois de la cité la plus auguste et du plus auguste des gouvernements.

XVII

Le temps que dure la vie de l'homme n'est qu'un point son être est dans un perpétuel écoulement ses sensations ne sont que ténèbres. Son corps composé de tant d'éléments est la proie facile de la corruption son âme est un ouragan son destin est une énigme obscure sa gloire un non-sens. En un mot, tout ce qui regarde le corps est un fleuve qui s'écoule tout ce qui regarde l'âme n'est que songe et vanité; la vie est un combat, et le voyage d'un étranger et la seule renommée qui nous attende après nous, c'est l'oubli. Qui peut donc nous diriger au milieu de tant d'écueils ? Il n'y a qu'un seul guide, un seul, c'est la philosophie. Et la philosophie, c'est de faire en sorte que le génie qui est en nous reste pur de toute tache et de tout dommage, plus fort que les plaisirs ou les souffrances, n'agissant en quoi que ce soit ni à la légère, ni avec fausseté ou dissimulation, sans aucun besoin de savoir ce qu'un autre fait ou ne fait pas, acceptant les événements de tout ordre et le sort qui lui échoit, comme une émanation de la source d'ou il vient lui-même, et par-dessus tout, attendant,d'une humeur douce et sereine, la mort, qu'il prend pour la simple dissolution des éléments dont tout être est composé. Or si, pour les éléments eux-mêmes, ce n'est point un mal quelconque que de changer perpétuellement les uns dans les autres, pourquoi regarder d'un mauvais oeil le changement et la dissolution de toutes choses ? Ce changement est conforme aux lois de la nature; et dans ce que fait la nature, il n'y a jamais rien de mal.

Ecrit à Carnuntum.

Écrit à Carnuntum Dans la Pannonie supérieure, un peu à l'Est de Vienne et sur le Danube. Il parait que cette ville avait été fondée par une colonie de Carnutes, venus de la Gaule, elle devint après Marc-Aurèle un municipe romain. Il y résida longtemps pour ses préparatifs militaires contre les barbares de ces contrées. On a vu plus haut que le premier livre des réflexions intimes de Marc-Aurèle avait été écrit chez les Quades, au bord du Gran. Le second est écrit dans les mêmes contrées et aussi dans les mêmes conditions. Il est regrettable que Mare-Aurèle n'ait pas daté tous les livres de ses Pensées, comme il a daté les deux premiers.Autant qu'on en peut juger d'après le récit, d'ailleurs très confus, de Capitolin, l'Empereur dut faire au moins deux expéditions en Germanie, et contre les Quades sur les bords du Danube. On peut croire que c'est dans la dernière de ces expéditions qu'il écrivit ses Pensées, c'est-à-dire vers l'an 178 ou 179 après Jésus-Christ.

LIVRE III

1

Ce n'est pas le tout de se dire que chaque jour la vie se perd, et que ce qui nous en reste diminue sans cesse il faut aussi se répéter que l'existence fût-elle beaucoup plus longue, nous ne sommes jamais sûrs que notre esprit demeurera jusqu'au bout également capable de bien comprendre la vérité, et de s'élever à ces hautes spéculations qui nous conduisent à la connaissance des choses divines et humaines. Ne se peut-il pas, en effet, qu'on tombe en un commencement de démence, sans que pour cela la respiration, la nutrition, l'imagination, les désirs et toutes les autres facultés de même ordre, viennent à défaillir en nous ? Mais jouir pleinement de soi, mesurer exactement le nombre et l'espèce de tous ses devoirs, être en état de préciser le moment où l'on doit s'éconduire soi-même de la vie, et tant d'autres actes qui, comme ceux-là, exigent la raison la plus éprouvée par des luttes antérieures, ce sont là des puissances qui s'éteignent prématurément en nous. Ainsi donc, voilà des motifs de se hâter, non pas seulement parce qu'à chaque instant nous nous rapprochons de la mort, mais de plus, parce que la conception des choses et leur enchaînement peuvent nous échapper avant la vie même.

II

Il est d'autres considérations analogues qu'il ne faut pas davantage perdre de vue. Ainsi, les objets acquièrent je ne sais quelle grâce et quel attrait par les accidents mêmes qui leur surviennent. Par exemple, le pain, quand il cuit, crève sur quelques points et il se trouve cependant que les trous qui se forment et qui sont réellement des fautes dans l'art et le dessein de la boulangerie, présentent une certaine convenance et stimulent en nous l'appétit des aliments. C'est de même encore que les figues se fendent quand elles sont tout a fait à point, et que, dans les olives qui sont mûres, ce goût, qui annonce l'approche de la décomposition, ajoute au fruit une saveur toute particulière. De même encore, les épis penchant vers le sol, le fier sourcil du lion, l'écume ruisselant de la gueule des sangliers, et tant d'autres choses qui, si on les regarde en soi, sont fort loin d'être belles, contribuent néanmoins à donner aux êtres un nouveau charme qui nous ravit. Concluons donc que, si quelqu'un avait la passion d'étudier les phénomènes de l'univers, et les comprenait plus profondément qu'on ne le fait d'ordinaire, il ne trouverait pas une seule chose, pour ainsi dire, qui n'offrît un agrément spécial dans ses rapports avec l'ensemble, même parmi les phénomènes qui ne sont que des conséquences tout à fait secondaires. S'il considérait à ce point de vue les bêtes les plus féroces, ouvrant leurs gueules toutes béantes, il ne s'y plairait pas moins qu'à ces imitations sorties de la main des peintres et des sculpteurs. Ses regards intelligents ne manqueraient pas de découvrir dans les traits d'une vieille femme ou d'un vieillard une grâce et une beauté secrètes, qui rappelleraient les charmes de l'enfance. Mais tout le monde n'est pas fait pour pénétrer ces mystères et ces jouissances sont réservées exclusivement au sage, qui se familiarise avec la nature et avec ses oeuvres

III

Après avoir guéri bien des malades, Hippocrate est mort, lui aussi, atteint par la maladie. Les Chaldéens, après avoir prédit le trépas de tant de gens, n'ont pu échapper plus que d'autres aux prises de la destinée. Alexandre, Pompée, Caïus César, après avoir tant de fois ruiné de fond en comble des cités entières, après avoir massacré un nombre incalculable de cavaliers et de fantassins en bataille rangée, ont du à leur tour aussi sortir un jour de la vie. Héraclite, après avoir tant disserté sur l'embrasement du monde détruit par le feu, est mort d'hydropisie et couvert de bouse de vache. La vermine a fait mourir Démocritc une vermine d'une autre espèce a tué Socrate. Qu'est-ce que tout cela signifie ? Le voici Tu t'es embarqué sur un navire tu as navigué tu es parvenu au port; débarque. Si c'est dans une autre vie que tu abordes, rien au monde n'est vide des Dieux, et tu les trouveras .là tout aussi bien qu'ailleurs. Si, au contraire, tu dois tomber alors dans une insensibilité absolue, te voilà délivré des souffrances et des plaisirs, et tu n'as plus à te soumettre servilement à cette enveloppe matérielle, d'autant plus vile que d'un côté, c'est l'intelligence et le génie; de l'autre, la terre et la fange.

Couvert de bouse de vache .Diogène de Laërte, raconte le même fait, et il ajoute que les médecins ne sachant que conseiller à Héraclite pour guérir son hydropisie, ce fut lui qui imagina ce remède. L'historien de la philosophie invoque les témoignages d'Hermippe et de Néanthès de Cyzique. Héraclite n'avait que soixante ans quand il mourut.

IV

Ne consume pas le peu qui te reste de vie en des pensées qui ne concernent que les autres, à moins que ce que tu fais ne se rapporte à l'intérêt commun car alors tu manques à un autre devoir, quand tu penses, par exemple, à ce que fait telle personne et aux motifs qu'elle peut avoir quand tu penses à ce qu'elle dit, à ce qu'elle médite, ou à ce qu'elle entreprend,et que tu te laisses aller à tant d'autres détails qui te détournent de cultiver le principe directeur que tu portes en toi. Ainsi donc, tu dois éviter, dans l'enchaînement successif de tes pensées, tout ce qui est désordonné, tout ce qui est sans but, à plus forte raison encore tout ce qui est inutile et immoral. L'habitude qu'il faut prendre, c'est de ne penser jamais qu'à des choses telles que si l'on te demandait tout à coup « A quoi penses-tu ? », tu pusses immédiatement répondre en toute franchise « Voici à quoi je pense. » Il faut qu'on voie à l'instant même, sans l'ombre d'un doute, que tous tes sentiments sont droits et bienveillants, comme il convient à un être destiné à vivre en société, qui ne songe point aux plaisirs et aux illusions de la jouissance, à quelque rivalité, à quelque vengeance, à quelque soupçon en un mot, qui ne songe à aucune de ces pensées dont on rougirait de faire l'aveu, s'il fallait convenir qu'on les a dans le coeur. Quand l'homme a pratiqué cette règle, sans rien négliger désormais pour compter entre tout ce qu'il y a de mieux au monde, il devient, on peut dire, le ministre et l'agent des Dieux, en s'appuyant sur le principe inébranlable qu'il porte au dedans de lui, et qui met l'homme à l'abri des souillures de la volupté, qui le rend invulnérable à toute souffrance, insensible à tout outrage, inaccessible à toute perversité, qui en fait l'athlète de la plus noble des luttes, de la lutte où l'on est vainqueur de toute passion, qui trempe l'homme profondément dans la justice, qui le dispose à aimer de toutes les forces de son âme tout ce qui lui arrive et lui échoit en partage, à ne s'occuper que bien rarement, et jamais sans une nécessité pressante d'intérêt commun, de ce que dit un autre, de ce qu'il fait et de ce qu'il pense. Les seules affaires, en effet, dont il s'occupe, ce sont les siennes il réfléchit perpétuellement à la part qui lui a été faite dans le vaste écheveau de l'univers, y trouvant des choses excellentes, et croyant d'une foi absolue que celles qu'il ne connaît pas doivent être non moins bonnes car la part dévolue à chacun de nous, si elle est enveloppée dans l'ensemble des choses, en enveloppe aussi un bien grand nombre. Puis, il se souvient que, si tous les êtres doués de raison ne forment qu'une seule famille, et s'il est conforme à la vraie nature de l'homme d'aimer tous les hommes en général, il ne faut pas, quant au jugement qui est à porter sur les choses,tenir compte de celui de tous les hommes sans exception mais il faut regarder uniquement à l'opinion de ceux qui savent vivre conformément à la nature. Pour tous ceux qui ne vivent point de cette manière-là, on n'a qu'à voir ce qu'ils sont dans leur intérieur ou hors de chez eux, ce qu'ils sont le jour et la nuit, et ce que sont les sociétés dégradées qu'ils fréquentent. On n'a donc pas à faire le moindre état de la louange de pareilles gens, qui ne savent pas même se plaire à leurs propres yeux.

V

N'apporte jamais dans ce que tu fais ni mauvaise volonté, ni humeur insociable, ni hauteur inabordable, ni préoccupation qui te distraie. Que l'affectation ne soit jamais la parure de ta pensée ne dis jamais beaucoup de mots n'aie jamais beaucoup d'affaires. Que le Dieu qui réside en toi n'ait à y protéger qu'un être viril et
fort, un être digne de respect, un ami de la société, un Romain, un être qui se commande en maître, parce qu'il s'est discipliné lui-même, comme un guerrier qui n'attend que l'appel de la trompette, toujours prêt à faire le sacrifice de sa vie, sans avoir besoin ni de prêter serment, ni d'être surveillé par qui que ce soit. C'est en cela que consiste l'indépendance qui sait se passer de tout secours étranger, et même de cette tranquillité que les autres peuvent nous assurer; car ce qu'il faut à l'homme, c'est d'être droit; ce n'est pas d'être redressé.

VI

Si, dans la vie telle qu'elle est faite à l'homme, tu trouves quelque chose de mieux que la justice, la vérité, la tempérance, le courage, en un mot, que la pleine domination de ta propre pensée, se suffisant à elle-même dans les choses où elle te fait agir selon la droite raison, et se résignant à la part que lui assigne le destin dans les choses qui ne dépendent pas de notre libre arbitre, si, dis-je, tu trouves quelque chose de mieux, tourne-toi de tout ton coeur vers ce trésor et jouis du bien incomparable que tu auras su découvrir. Mais si tu ne trouves rien de supérieur au génie qui siège au dedans de toi, qui a soumis à son empire toutes les passions, qui maîtrise toutes les perceptions et qui doit t'arracher à toutes les séductions des sens, comme le dit Socrate, qui obéit docilement aux Dieux et qui se dévoue à l'intérêt des humains si auprès de lui tout le reste devient à tes regards petit et mesquin, ne laisse plus de place en ton coeur à nul autre objet qui, en t'attirant et en te faisant dévier, t'enlèverait désormais la force de préférer invariablement à tout le reste ce bien, qui est le bien propre de l'homme et qui n'appartient qu'à toi. En face de ce bien, qui est la règle de l'intelligence et de l'activité, il n'est pas permis de rien mettre en balance de tout ce qui est d'une autre espèce que lui, ni les louanges de la foule, ni le pouvoir, ni les jouissances du plaisir. Tous ces prétendus biens, pour peu qu'ils semblent à peu près d'accord avec celui-là, nous ont bien vite dominés et nous font dévier malgré nous. Prends donc uniquement, te dis-je, et avec pleine liberté, le bien qui vaut le mieux. Diras-tu: Ce bien suprême, c'est l'utile? Oui, sans doute, si c'est ce qui t'est utile en tant qu'être raisonnable, recherche-le mais si c'est ce qui ne peut te servir qu'en tant qu'être animé, n'hésite pas à y renoncer. Garde ton jugement à l'abri de toute vanité ne serait-ce que pour te livrer avec le calme nécessaire aux réflexions indispensables.

VII

Ne regarde pas comme pouvant jamais t'être utile rien de ce qui un jour te forcerait peut-être à te parjurer, à perdre ton honneur, à haïr un de tes semblables, à le soupçonner, à le maudire, ou à user de dissimulation, à désirer quelque chose qu'il faille cacher entre des murailles ou sous des voiles. Celui, en effet, qui préfère au monde entier la raison et le génie qu'il porte en lui et les solennels mystères de cette puissance intime, n'a que faire de jouer la tragédie et de pousser des gémissements. Il n'aura besoin ni de la solitude, ni de la foule il vivra sans rechercher, ni fuir, la part qui lui est faite. Il ne se préoccupe absolument en rien de savoir s'il jouira pendant plus ou moins de temps de cette existence, où son âme est enveloppée dans son corps. Mais dût-il à l'instant même partir de la vie, il en sort comme s'il s'agissait d'un de ces actes qu'on peut toujours accomplir avec honneur et pleine sécurité, n'ayant qu'un seul souci durant le cours de sa vie entière, celui d'empêcher que jamais sa pensée ne soit dans une disposition indigne d'un être intelligent et fait pour vivre en société.

VIII

Dans un coeur qui a su se dominer et se rendre pur, on ne trouverait rien qui sentît la corruption, la souillure ou la saleté du vice. Jamais non plus dans un tel homme le destin ne peut surprendre la vie en un état incomplet, comme le serait le cas d'un tragédien sortant de la scène avant la fin de son rôle et le dénouement du drame. Jamais vous ne trouveriez non plus en lui rien qui sente la servilité, l'affectation, la dépendance, l'embarras, la discorde intérieure, et le sentiment de la faute, qui a besoin de se défendre ou de se cacher.

IX

Respecte en toi-même la force qui te permet de bien comprendre les choses car tout est là, afin que jamais en toi l'entendement ne vienne à être en contradiction avec la nature, qui est ton souverain guide, et avec le développement régulier de l'être doué de raison. Or la nature te recommande la circonspection la plus attentive, l'amour des hommes, et la soumission aux Dieux.

X

Ainsi donc, jette de côté tout le reste, et ne t'attache solidement qu'a ces quelques points. Souviens-toi toujours aussi que le seul temps qu'on vive est uniquement le présent, c'est-à-dire un instant imperceptible; et que, pour les autres parties de la durée, ou bien on les a vécues, ou bien on no sait jamais si l'on doit les vivre. C'est donc bien peu de chose que le temps que vit chacun de nous c'est bien peu de chose que le misérable coin de terre où l'on vit. C'est peu de chose même encore que cette renommée qui nous survit, prît-on celle qui dure le plus longtemps. Et cette renommée elle-même ne tient qu'à la succession de ces pauvres hommes, qui vont mourir dans un moment et qui ne se connaissent point eux-mêmes, loin de pouvoir connaître quelqu'un qui est mort depuis de si longues années.

XI

A la suite des recommandations qui précèdent, en voici une autre qu'il est bon d'y ajouter. Quand on a quelque objet dans l'esprit, il faut s'en faire toujours à soi-même une définition et une esquisse, afin de pouvoir considérer ce qu'est au juste, et dans son essence nue, cet objet spécial, en le prenant dans sa totalité séparément de tout le reste, et afin de pouvoir se dire à part soi son vrai nom et les noms de tous les éléments qui le constituent et dans lesquels il peut se décomposer. Rien, en effet, ne contribue autant à la grandeur d'âme que de pouvoir apprécier, chemin faisant et en toute vérité, chacun des événements de la vie, et de les si bien voir en eux-mêmes qu'on puisse discerner d'un coup d'oeil à quel ordre de choses ils appartiennent, quel genre d'utilité ils peuvent offrir, quel rang ils occupent par rapport au reste du monde, et par rapport à l'homme, à ce citoyen de la cité suprême, dont les autres cités ne sont en quelque sorte que les maisons. Quel est donc cet objet qui se présente actuellement à mon esprit? De quoi se compose-t-il ? Combien de temps doit-il naturellement durer ? Quelle vertu dois-je exercer à son occasion: douceur, courage, véracité, confiance, simplicité, indépendance ? Ainsi donc, il faut se dire à chaque événement " Ceci vient de Dieu c'est conforme à l'enchaînementdes choses, à la combinaison qu'elles forment en s'entremêlant; c'est l'effet de telle rencontre c'est l'effet de tel hasard c'est l'acte d'un de mes semblables, de la même espèce, de la même famille, de la même société que moi, qui ignore ce que vaut la nature, tandis que moi je ne l'ignore pas comme lui c'est là ce qui fait que je lui montre, dans mes rapports et selon la loi naturelle de l'association, bienveillance et justice, tout en m'efforçant, dans le cours ordinaire des choses, de n'attribuer à chacune que son véritable prix."

XII

Si, dans l'affaire qui t'occupe actuellement, tu n'obéis qu'à la droite raison avec amour, avec courage, avec douceur, sans la moindre déviation, gardant toujours pur et sans tache le génie qui réside en toi, comme si tu avais à le restituer à l'instant même si tu sais remplir toutes ces conditions sans rien craindre et sans rien éviter, ne t'occupant que de l'acte que tu as présentement à faire, selon la loi de la nature, et de l'héroïque vérité qui doit régner dans tout ce que tu dis ou tu exprimes, tu te conduiras aussi bien qu'il est possible de se conduire et personne au monde ne peut te ravir ce bonheur.

XIII

De même que les médecins ont toujours sous la main leurs appareils et leurs instruments tout prêts, afin de pouvoir soigner sur-le-champ les accidents imprévus, de même sois toujours muni de quelques préceptes qui te permettent de comprendre les choses divines et humaines, et de tout faire, même pour les objets les plus ordinaires, en vue du lien étroit qui les enchaîne les uns aux autres car il n'est pas une affaire humaine qu'on réussisse à bien conduire, si on ne la rapporte point aux choses divines; et réciproquement.

XIV

Cesse enfin de t'égarer tu n'as plus le temps de lire, ni tes mémoires personnels, ni les hauts faits des anciens Romains et des Grecs, ni ces extraits d'ouvrages choisis que tu avais réservés pour charmer ta vieillesse. Ne tarde donc plus à en finir; et, si tu as quelque souci de toi-même, laisse là les espérances vaines, et ne pense plus qu'à ton propre salut, tandis que tu peux encore y songer.

Tes mémoires personnel. Il s'agit peut-être du présent ouvrage mais il est plus probable qu'il s'agit des papiers et documents de toute sorte que l'Empereur devait avoir rassemblés, pour en tirer sans doute l'histoire de son règne.

Ces extraits d'ouvrage choisis. On peut, par cet ouvrage même, le seul qu'ait laissé Marc-Aurële, se faire une idée assez juste des morceaux qu'il avait du choisir dans les ouvrages des philosophes grecs et romains.

XV

On ne sait pas assez toutes les nuances de significations diverses que peuvent recevoir des mots tels que Voler, Semer, Acheter, Se Reposer, Voir ce qu'on doit faire car on ne voit pas ces nuances par les yeux du corps, mais par une vue toute différente.

XVI

Corps, âme, raison. Les sensations sont le fait du corps les passions se rapportent à l'âme, et les principes n'apparaissent qu'à la raison. Recevoir les impressions des phénomènes est aussi une faculté des brutes éprouver l'ébranlement nerveux que produisent les passions est à la portée des animaux sauvages, des hommes qui sont à moitié femmes, à la portée d'un Phalaris et d'un Néron prendre en tout sa raison pour guide dans des devoirs purement extérieurs, ce peut être à la portée même des gens qui ne croiraient pas aux Dieux, qui trahissent leur patrie en péril, ou qui se livrent à la débauche quand ils ont une fois leurs portes fermées. Mais si toutes les autres facultés sont encore communes à ces êtres, outre celles que je viens de nommer, le caractère qui reste propre à l'homme de bien, c'est d'aimer du fond du coeur tout ce qui lui arrive et le sort qui lui est tissu c'est de ne jamais souiller le génie intérieur qui réside en son âme. de ne le point laisser troubler par la foule confuse de ses idées, mais de se ménager toujours sa faveur en suivant humblement les lois de Dieu, en ne disant jamais un mot qui ne soit vrai, en ne faisant jamais un acte qui ne soit juste. Tous les hommes viendraient à nier que l'homme de bien vit ainsi avec simplicité, avec dignité, avec plein contentement, il ne s'irriterait aucunement contre eux; et il ne se détournerait peut-être pas de cette route qui conduit au terme de la vie, où l'on doit arriver, pur, tranquille, prêt à quitter sa chaîne, et s'accommodant sans peine à la destinée qui nous est faite.

LIVRE IV

I

Le maître intérieur, quand il est tout ce que veut la nature, doit prendre les choses de la vie de telle sorte qu'il soit toujours prêt à se régler sans peine sur le possible et sur les circonstances données. Il se garde bien de s'attacher jamais à une matière, qui n'est qu'en sous ordre et il s'élance vers les choses supérieures, où même encore il fait son choix. L'obstacle qu'il rencontre lui devient une matière à s'exercer. C'est comme le feu, quand il dévore les objets qu'on y jette ces objets seraient assez volumineux pour éteindre le maigre foyer d'une lampe mais le feu toujours plus ardent s'assimile en un instant les matériaux qu'on'y entasse; il les absorbe; et, nourri par ces mêmes aliments, il n'en est que plus fort et ne s'en élève que plus haut.

II

Ne fais jamais quoi que ce soit à la légère et règle uniquement tous tes actes d'après la réflexion, complément nécessaire de la pratique.

III

On va se chercher de lointaines retraites dans les champs, sur le bord de la mer, dans les montagnes et toi-même aussi tu ne laisses pas que de satisfaire volontiers les mêmes désirs. Mais que tout ce soin est singulier, puisque tu peux toujours, quand tu le veux, à ton heure, trouver un asile en toi-même Nulle part, en effet, l'homme ne peut goûter une retraite plus sereine ni moins troublée que celle qu'il porte au dedans de son âme, surtout quand on rencontre en soi ces ressources sur lesquelles il suffit de s'appuyer un instant, pour qu'aussitôt on se sente dans la parfaite quiétude. Et par la " Quiétude", je n'entends pas autre chose qu'une entière soumission à la règle et à la loi. Tâche donc de t'assurer ce constant refuge, et viens t'y renouveler toi-même perpétuellement. Conserve en ton coeur de ces brèves et inébranlables maximes que tu n'auras qu'à méditer un moment, pour qu'à l'instant ton âme entière recouvre sa sérénité, et pour que tu en reviennes, exempt de toute amertume, reprendre le commerce de toutes ces choses où tu retournes. A qui, je te le demande, pourrais-tu en vouloir ? Est-ce à la perversité des humains? Mais si tu rappelles à ta mémoire cet axiome que tous les êtres doués de raison sont faits les uns pour les autres, que se supporter réciproquement est une partie de la justice, et que tant de gens qui se sont détestés, soupçonnés, haïs, querellés, sont étendus dans la poussière et ne sont plus que cendres, tu t'apaiseras peut-être assez aisément. Ou bien, par hasard, est-ce que tu en veux au sort qui t'a été réparti dans l'ordre universel? Alors considère de nouveau cette alternative. De deux choses l'une, ou il y a une Providence, ou il n'y a que des atomes. Pense aussi à cette vieille démonstration d'où il ressort que le monde n'est après tout qu'une vaste cité. Sont-ce les choses corporelles qui ont encore prise sur toi ? Dis-toi alors, à part toi, que la pensée, une fois qu'elle a pu se saisir elle-même et comprendre son essence propre, ne se confond plus avec les mouvements du souffle vital qui t'anime, que d'ailleurs ce mouvement soit puissant ou débile. Ou bien encore, rappelle-toi toutes ces maximes qu'on t'a apprises et que tu as acceptées sur la douleur et le plaisir. Serait-ce par hasard la vaine opinion des hommes qui t'agite et te déchire? Alors regarde un peu l'oubli rapide de toutes choses, l'abîme du temps pris dans les deux sens, l'inanité de ce bruit et de cet écho, la mobilité et l'incompétence des juges, qui semblent t'applaudir, et l'exiguïté du lieu où la renommée se renferme. La terre entière n'est qu'un point, et la partie que nous habitons n'en est que le coin le plus étroit. Là même, ceux qui entonneront tes louanges, combien sont-ils et quels sont-ils encore? Il reste donc uniquementà te souvenir que tu poux toujours faire retraite dans cet humble domaine qui n'appartient qu'à toi. Avant tout, garde-toi de t'agiter, de te raidir conserve ta liberté, et envisage les choses comme doit le faire un coeur énergique, un homme, un citoyen, un être destiné à mourir. Puis, entre les maximes où la réflexion peut s'arrêter le plus habituellement, place ces deux-ci: la première, que les choses ne touchent pas directement notre âme, puisqu'elles sont en dehors d'elle, sans qu'elle puisse les modifier, et que nos troubles ne viennent que de l'idée tout intérieure que nous nous en faisons la seconde, que toutes ces choses que tu vois vont changer dans un instant, et que tout à l'heure elles ne seront plus. Enfin, rappelle-toi sans cesse tous les changements que tu as pu toi-même observer. Le monde n'est qu'une transformation perpétuelle la vie n'est qu'une idée et une opinion.

IV

Si l'intelligence est notre bien commun à tous, la raison, qui fait de nous des êtres raisonnables, nous est commune aussi. Cela étant, cette raison pratique qui est notre guide pour ce qu'il nous faut faire ou ne pas faire, nous est commune également. Cela étant encore, la loi nous est commune. La loi nous étant commune, nous sommes concitoyens étant concitoyens, nous sommes membres d'un certain gouvernement. De tout cela, concluons que le monde n'est, à vrai dire, qu'une vaste cité car de quel autre gouvernement que celui-là serait-il possible d'affirmer que le genre humain tout entier en fait partie? Oui, c'est de là, c'est bien de cette cité commune que nous viennent essentiellement, et l'intelligence, et la raison, et la loi. S'il n'en était pas ainsi, de quelle, source nous viendraient-elles ? Car, de même que la partie terrestre de mon être est une partie détachée de quelque terre, de même que le liquide en moi vient de quelqu'autre élément liquide, et que la chaleur et le feu dont je suis animé viennent d'une source particulière, puisque rien ne vient de rien et que rien ne s'abîme dans le néant de même aussi, l'intelligence doit nous venir de quelque part.

V

La mort, telle que nous la voyons, est, ainsi que la naissance, un mystère de la nature ici, combinaison des mêmes éléments et là, dissolution d'éléments toujours les mêmes. Dans tout cela, il n'y a rien absolument qui puisse révolter un être doué d'intelligence, ni qui contredise le plan raisonné du système entier.

VI

Telles conséquences devaient de toute nécessité, dans l'ordre de la nature, sortir de tels principes. Ne pas vouloir qu'il en soit ainsi, c'est vouloir que la figue n'ait pas de suc. En un mot, souviens-toi bien de ceci c'est que, dans le plus mince intervalle de temps, et toi et lui, vous serez morts tous les deux, et que, bientôt aussi, il ne subsistera rien de vous, pas même votre nom.

VII

Supprime l'idée que tu t'es faite; et, du même coup, tu supprimes aussi ta plainte « Je suis blessé. » Supprime le " Je suis blessé" et, du même coup. la blessure est supprimée également.

VIII

Tout ce qui ne rend pas l'homme plus mauvais vis-à-vis de lui-même, ne peut pas non plus rendre sa vie plus mauvaise, et ne peut lui nuire ni au dehors ni au dedans.

IX

La nature du bien universel est contrainte nécessairement à faire ce qu'elle fait.

X

Que tout ce qui arrive, arrive selon ce que la justice exige, c'est ce que tu reconnaîtras pour peu que tu y appliques ton attention. Ainsi, je dis que les choses se succèdent, non pas seulement selon l'ordre, mais en outre selon la justice, et comme si elles étaient disposées par un être qui les distribuerait d'après leur mérite. Continue donc à le reconnaître ainsi que tu as commencé à le comprendre et quoique tu fasses, fais-le toujours avec cette pensée, la pensée unique d'être homme de bien dans toute l'étendue de ce mot, tel que le conçoit la raison. C'est là une résolution que tu dois conserver avec toute l'énergie dont tu peux être capable.

XI

Ne prends jamais les choses sous le point de vue où les voit celui qui t'insulte, ni au point de vue sous lequel il voudrait te les faire voir. Pour toi, ne les considère que dans leur réalité.

XII

Voici deux choses auxquelles il faut que tu sois incessamment tout prêt la première, de ne faire absolument que ce que te recommande, dans l'intérêt de tes semblables, la raison, qui doit te régir souverainement et te dicter ses lois la seconde, de changer d'avis si tu viens à rencontrer quelqu'un qui t'éclaire, et qui te fasse renoncer à ta première pensée. Il est évident d'ailleurs que ton changement doit toujours venir de cette conviction profonde que la chose est juste ou qu'elle est d'utilité générale; car ce ne sont jamais que des motifs analogues et aussi sérieux qui doivent te faire varier, et non pas cette considération qu'il peut y avoir pour toi dans l'idée nouvelle que tu adoptes ou du plaisir, ou de la gloire.

XIII

As-tu la raison en partage? Oui, sans doute, je l'ai. Alors, pourquoi n'en uses-tu pas? Car, du moment que la raison remplit le rôle qui est le sien, que peux-tu vouloir de plus ?

XIV

Tu n'as vécu et subsisté qu'a l'état de partie dans un tout. Tu disparaîtras dans le sein de l'être qui t'a produit; ou plutôt, tu seras recueilli par suite de quelque changement, dans la raison de cet être qui a créé les germes de l'univers entier.

XV

Sur le même autel, il y a bien des grains d'encens tel grain est le premier qui tombe dans le feu tel autre n'y tombe qu'un peu plus tard. Ce n'est pas une différence.

XVI

Dans dix jours, tu sembleras un dieu pour les gens qui te traitent aujourd'hui de bête fauve ou de singe, pour peu que tu t'en tiennes aux principes et au culte de la raison.

De bête férocede singe. Un empereur était plus que tout autre exposé à ces fluctuations et à ces retours de la popuularité. Mare-Aurele ne paraît pas s'être soucié beaucoup ni des unes ni des autres. Un ferme ami de la raison n'a jamais à s'inquiéter outre mesure de ces passions mobiles de la foule.

XVII

Ne te conduis pas comme si tu devais vivre des millions d'années. L'inévitable dette est suspendue sur toi. Pendant que tu vis, pendant que tu le peux encore, deviens homme de bien.

XVIII

Que de temps on pourrait se ménager en ne regardant point à ce qu'a dit le voisin, à ce qu'il a fait, ce qu'il a pensé, et en ne songeant qu'à ce qu'on fait soi-même, afin de rendre toutes ses actions justes et saintes Oui, à l'exemple de l'homme de bien, il faut ne point plonger ses regards dans les moeurs ténébreuses, mais marcher tout droit sur la ligne, sans le moindre écart.

A l'exemple de l'homme de bien. Il y a ici quelque altération dans le texte; et plusieurs éditeurs ont proposé une heureuse variante, qui n'exige qu'un très léger changement matériel. Il faudrait, selon eux, introduire le nom d'Agathon, le poëte contemporain et ami de Socrate et de Platon. Alors on traduirait " Comme le dit Agathon, " au lieu de " A l'exemple de l'homme de bien." Les deux leçons sont très aceeptables; mais la seconde aurait en sa faveur la nuance un peu poétique des mots qu'emploie Marc-Aurèle, nuance un peu poétique des mots qu'emploie Marc-Aurèle, nuance que j'ai essayé de conserver dans ma traduction.

XIX

Si l'on ambitionne avec tant d'ardeur la renommée qu'on doit laisser après soi, c'est qu'on ne rétiéchit pas assez qu'il n'est point un seul de ces hommes qui se seront souvenus de vous qui ne doive aussi mourir à son tour, qu'il en sera de même indéfiniment, et pour celui qui héritera de ce premier admirateur, et pour tous ceux qui suivront, jusqu'à ce que, enfin, s'éteigne cette renommée tout entière, passant de ceux qui la recherchent avec tant d'ardeur à ceux qui s'éteignent après l'avoir un instant entretenue. Suppose même, si tu le veux, que ceux qui garderont ton souvenir soient immortels et que le souvenir soit immortel ainsi qu'eux qu'est-ce que tout cela peut te faire, je ne dis pas après la mort, mais je dis de ton vivant? Qu'est-ce que la louange des hommes, à moins toutefois qu'on ne veuille en faire un calcul et un profit? Car voilà que tu négliges bien à contre-temps les dons de la nature, tandis que le reste suit une tout autre raison.

à moins toutefois qu'on ne veuille ... Le texte doit être altére ici; mais il n'y a pas de variante qui permette de le corriger je l'ai interprété du mieux que j'ai pu.

XX

Tout ce qui est beau, en quelque genre que ce puisse être, est beau de soi seul, et n'aboutit qu'a soi-même, sans que la louange qu'on peut en faire en constitue une partie essentielle. Ainsi donc, un objet quelconque, parce qu'on le loue, n'en est ni pire ni meilleur. Et ce que je dis ici s'applique aux choses qu'on qualifie de belles
dans un sens plus vulgaire, à savoir les objets purement matériels et les oeuvres de l'art. Quand une chose est belle réellement, de quoi peut-elle avoir encore besoin? Il ne lui manque absolument rien pas plus qu'à la loi, pas plus qu'à la vérité, pas plus qu'à la bonté ou à la pudeur. De tous ces biens, en est-il un qui soit beau parce qu'on le loue, ou qui puisse périr parce qu'on le critique ? Une émeraude perd-elle du prix qu'elle avait parce qu'on ne la loue pas ? Et l'or, et l'ivoire, et la pourpre, et la lyre, et le poignard, et la fleur, et l'arbuste ?

XXI

Si les âmes subsistent et continuent de vivre, comment, depuis des temps infinis, l'air est-il assez vaste pour les contenir toutes ? Mais comment la terre contient-elle les corps de tant d'êtres ensevelis depuis tant de siècles dans son sein? Eh bien de même que, dans la terre, après un séjour plus ou moins long, la transformation et la dissolution de ces cadavres font de la place à d'autres de même, les âmes, après un certain séjour dans l'air où elles sont transportées, changent, s'épanchent et se consument, absorbées et reprises dans la raison génératrice de l'univers. De cette manière, elles font place aux autres, qui viennent habiter les mêmes lieux. Voilà bien ce qu'on peut répondre quand on soutient le système de la permanence des âmes. Mais il ne faut pas supputer seulement cette foule innombrable de corps ensevelis de la sorte il faut calculer aussi cette autre foule d'animaux que nous mangeons ou que d'autres animaux dévorent. Quel nombre n'en est pas détruit, et comme enseveli de cette façon dans les corps de ceux qui s'en nourrissent Et pourtant, cet étroit espace les peut conserver parce qu'ils changent, et qu'ils se transforment en particules de sang, d'air ou de feu. Mais, dans une telle question, quel est le moyen de savoir la vérité? C'est de distinguer l'élément matériel, et la cause d'où vient cet élément.

XXII

Ne point se laisser entraîner par le tourbillon mais, dans toute entreprise, s'appliquera ce qui est juste; et, dans toute pensée, conserver avant tout la plénitude de l'intelligenc, qui comprend les choses.

XXIII

0 monde, tout me convient de ce qui peut convenir à ton harmonie rien n'est pour moi prématuré ni tardif de ce qui pour toi vient à son temps. Tout est fruit pour moi, ô nature, de ce que produisent les saisons fixées par toi. Tout vient de toi, tout vit en toi, tout retourne en toi. Dans la tragédie, un personnage s'écrie « 0
" douce cité de Cécrops" Et toi, tu ne t'écrierais pas " 0 douce cité de Jupiter ".

XXIV

« Si tu veux conserver la paix de ton âme, dit un philosophe, n'agis que le moins possible. » Mais ne serait-ce pas encore mieux de ne s'occuper que de ce qui est absolument nécessaire, et uniquement de ce qu'exige la raison d'un être essentiellement sociable, dans les conditions où la raison l'exige ? De cette façon on ne jouit pas seulement de la satisfaction d'avoir fait bien mais on jouit en outre de l'avantage de n'avoir agi que fort peu. C'est qu'en effet la plupart du temps ce que nous disons, ce que nous faisons n'a rien de bien nécessaire; retrancher tout cela, ce serait s'assurer plus de loisir et aussi plus de tranquillité. Par conséquent, il faut, pour chaque chose, se souvenir de se poser cette question : " N'est-ce point là quelque chose qui n'est point nécessaire ?" Bien plus, ce qu'il faut ainsi retrancher, ce ne sont pas seulement les actions qui ne sont pas indispensables, mais ce sont en outre les pensées car, de ce moment, les actions qui nous entraînent et nous dévient ne pourraient plus suivre des pensées qui n'existeraient point.

XXV

Essaie de voir dans quelle mesure tu peux, toi aussi, réaliser la vie de l'homme de bien, qui sait se contenter du destin qu'il reçoit en partage dans l'ordre universel des choses, et qui se borne, en ce qui dépend de lui, à pratiquer la justice et à conserver la sérénité de son âme.

XXVI

As-tu vu cela? Vois encore ceci. Ne te trouble pas; simplifie ta vie tant que tu le peux. Quelqu'un a-t-il fait une faute? C'est à son détriment qu'il l'a commise. Te survient-il un accident? C'est fort bien; car tout ce qui t'arrive t'était destiné des l'origine et faisait partie de la trame universelle des choses. Somme toute, la vie est bien courte, et il faut mettre le présent à profit avec un calcul éclairé et avec justice. Sois sobre dans le relâche que tu te donnes.

XXVII

Ou le monde a été bien réglé, ou ce n'est qu'un chaos. Dit-on qu'il est confus? Il n'en est pas moins le monde. Eh quoi Ne peux-tu pas réaliser en toi-même un certain monde réguliërement ordonne? Et dans l'univers, il y aurait du désordre Et cela quand toutes choses sont si bien distinctes les unes des autres, si habilement combinées et si harmonieuses entre elles.

XXVIII

Caractère sombre, caractère efféminé, caractère opiniâtre, féroce, puéril, brutal, bouffon, perfide, sacrilége, cupide, tyrannique.

XXIX

Si c'est être étranger au monde que d'ignorer les éléments qui le composent, ce n'est pas l'être moins que d'ignorer ce qui s'y passe. On n'est qu'un fuyard, quand on se soustrait aux lois et à la raison de la cité; on n'est qu'un aveugle, quand on ferme l'oeil de l'entendement; un mendiant, quand on a besoin d'autrui et qu'on ne sait pas se procurer par soi-même tout ce qu'il faut pour vivre une superfétation du monde, quand on s'y dérobe et qu'on s'isole de l'existence de la commune nature, en se révoltant contre ce qui arrive car c'est elle qui produit les événements, comme c'est elle qui t'a produit toi-même; enfin, on n'est plus qu'un fragment détaché de la cité, quand on détache son âme de celle des êtres raisonnables, dont on brise ainsi l'unité.

XXX

Celui-ci, quoique sans tunique, n'en est pas moins philosophe celui-là sait l'être même sans livres tel autre sait l'être aussi quoique à moitié nu. « Je n'ai pas de pain, dit-il, et je n'en reste pas moins fidèle à la raison. » Et moi, je dis Je n'ai pas même besoin de l'aliment de la science pour y demeurer également fidèle.

XXXI

Plais-toi au pauvre métier que tu as appris, et sache t'en contenter et t'y tenir et, pour tout le reste dans la vie, supporte-le comme un homme qui, du fond de l'âme, a remis aux Dieux le soin de tout ce qui le regarde, et ne veut se faire le maître ni l'esclave de qui que ce soit.

XXXII

Songe un peu, pour prendre cet exemple entre tant d'autres, au temps de Vespasien. Voici tout ce que tu y verras On se marie, on élève ses enfants, on est malade, on meurt, on fait la guerre, on est en fête, on trafique, on cultive, on flatte, on a de l'arrogance, on a des soupçons, on dresse des embûches, on ourdit la perte de ses ennemis, on se plaint de l'état où l'on est, on fait l'amour, on amasse de l'argent, on brigue le consulat, on recherche la couronne eh bien cette existence que menaient tous les gens de ce temps a disparu complétement. Passe si tu le veux au temps de Trajan c'est toujours la même chose, et son monde a cessé d'exister, comme a cessé l'autre. Considère si tu le veux encore les souvenirs de tous les autres temps, le souvenir de nations entières vois quelle multitude d'êtres humains sont tombés après quelques efforts passagers et se sont dissous dans les éléments matériels. Surtout rappelle-toi ceux que tu as vus toi-même s'épuiser en vains projets, négligeant d'accomplir ce qu'exigeait leur condition particulière, oubliant de s'y tenir opiniâtrement et de s'en contenter. Une autre chose non moins nécessaire, c'est de te souvenir que chacun des actes auxquels on se livre à son mérite propre et son harmonie avec le tout. En prenant ainsi les choses, tu n'auras jamais de mécomptes, puisque tu n'auras pas donné à des choses inférieures plus de prix qu'elles n'en ont réellement.

XXXIII

Les mots qui naguère étaient compris de tout le monde ont aujourd'hui besoin d'explications. Il en est de même des noms qui jadis étaient les plus illustres, et qui à cette heure ont aussi besoin en quelque sorte qu'on les explique. Camille, Céson, Volésus, Léonnatus, et, peu de temps après eux, Scipion, et Caton, puis ensuite
Auguste, et ensuite encore Adrien et Antonin, tous ces noms s'effacent pour passer bientôt à l'état de légendes. Le plus parfait oubli les a bien vite submergés. Encore, je ne parle ici que de ceux qui ont jeté, on peut dire, un éclat prodigieux. Car, pour les autres, à peine ont-ils rendu le dernier soupir " On ne les connaît plus,on ne s'en inquiète plus". Qu'est-ce donc après tout même que cette éternelle mémoire? Une pure vanité. Alors à quoi donc devons-nous appliquer nos soins?A une seule chose, et la voici Pensée dévouée à la justice; activité consacrée au bien commun; disposition à aimer tout ce qui nous arrive, comme chose nécessaire, comme chose familière, qui découle du principe et de la source d'où nous venons nous-mêmes.

Céson,Volesus. Pour nous, ce sont des personnages à peu près inconnus pour Marc-Aurèle, il semble qu'au contraire ils sont encore illustres.

Leonnatus Ce personnage est peut-être le compagnon d'Alexandre, dont le courage extraordinaire a été célèbré par Arrien, liv. VI, ch. ix et x. Léonnatus n'a pas d'ailleurs laissé un nom durable dans l'histoire.

Un éclat prodigirux. Marc-Aurëte se sert ici des expressions qu'emploie Homère dans l'Odyssée, chant I, vers 242. Voilà pourquoi elles sont mises ici entre des guillemets.

XXXIV

Abandonne-toi de ton plein gré à l'empire de Clotho, l'aidant à tisser la trame de tous les événements qu'il lui plaira de t'envoyer.

Clotho. C'est la première des trois Parques, elle tient le fuseau, et préside à la naissance des humains.

XXXV

Tout est éphémère, et l'être qui se souvient des choses, et la chose dont il se souvient.

XXXVI

Ne te lasse point de considérer tout ce qui par un simple changement se produit en ce monde, et dis-toi bien que la nature universelle n'aime rien tant que de changer les choses qui existent, et d'en faire de nouvelles toutes pareilles à celles qui disparaissent; car ce qui est, est toujours, on peut dire, le germe de ce qui doit en sortir. Mais toi, tu ne prends pour des germes que ceux qui sont déposés, ou dans la terre, ou dans une matrice, sans te douter que c'est là une opinion des plus grossières.

XXXVII

Tu seras mort dans quelques instants et tu n'as pas su encore, ni simplifier ta vie, ni assurer ta tranquillité, ni te débarrasser de cette fausse opinion que les choses du dehors peuvent te nuire, ni être bienveillant envers tout le monde, ni apprendre que la sagesse ne consiste que dans la justice.

XXXVIII

Examine avec soin les principes qui conduisent l'âme des sages, et rends-toi compte de ce qu'ils évitent et de ce qu'ils recherchent.

XXXIX

Ton mal ne peut jamais être dans l'âme d'un autre, pas plus qu'il n'est dans les variations ou le changement de ton enveloppe matérielle. Où peut donc être réellement ton mal? Là où est aussi pour toi la faculté qui juge des biens et des maux. Que cette faculté s'abstienne de juger; et alors tout est bien. Que ton pauvre corps, qui est son voisin le plus proche, soit mutilé, brûlé, couvert d'ulcères et de plaies qui le dévorent, la partie qui, en toi, juge de tout cela doit garder néanmoins la paix la plus profonde, c'est-à-dire qu'elle doit toujours penser qu'il n'y a ni mal ni bien dans tous ces accidents, qui peuvent frapper également les méchants et les bons; car il faut se dire que tout ce qui peut indifféremment atteindre celui-là même qui vit selon la nature, n'est ni selon la nature, ni contre ses lois.

XL

Se représenter continuellement le monde comme un seul être animé, qui ne renferme qu'une seule substance et qu'une seule Ame essayer de comprendre comment toutes choses doivent se rapporter à une perception unique, qui est la sienne comment c'est lui qui fait tout par une unique impulsion; comment chaque détail coopère réciproquement à tout ce qui arrive et enfin comment tout s'enchaîne et tout est solidaire dans l'ensemble de l'univers.

XLI

Tu n'es qu'une âme débile qui traîne un cadavre, ainsi que le disait Epictète.

XLII

II n'y a pas pour les êtres le moindre mal à être absorbés dans un changement, pas plus que ce n'est un bien pour eux de devoir à un changement quelconque leur constitution et leur existence.

A être absorbés dans un changement. Le texte n'est pas aussi précis; mais j'ai dû donner à la pensée une forme un peu plus arrêtée, afin que l'opposition fut plus claire et plus frappante. La mort n'est pas plus un mal pour les êtres que leur naissance n'est un bien pour eux.


XLIII

Le temps est comme un fleuve qui entraîne toutes choses, c'est comme un torrent irrésistible. A peine a-t-on pu y apercevoir une chose qu'elle disparaît entraînée dans le tourbillon ; le flot en apporte une nouvelle, qui à son tour sera bientôt emportée.

XLIV

Tout ce qui nous arrive est aussi ordinaire et aussi prévu que la rose au printemps, ou la moisson en été. Telles sont aussi pour nous la maladie, la mort, la calomnie qui nous déchire, l'inimitié qui nous tend des pièges, et tant d'autres événements, qui sont pour les ignorants des sujets de joie ou d'affliction.

XLV

Toujours les choses qui succèdent à d'autres se rattachent étroitement à ce qui les a précédées. C'est qu'ici il n'en est point comme d'une suite de nombres qui sont isolés entre eux, et qui n'ont chacun que la quantité nécessaire qui les forme. Loin de là, c'est une connexion parfaitement raisonnée et de même que toutes les choses qui jouissent d'une existence perpétuelle sont disposées en un ordre harmonieux, de même celles qui se produisent sous nos yeux attestent, non pas seulement une simple succession, mais une sorte de parenté qui les unit merveilleusement entre elles.

Qui jouissent d'une existence perpétuelle. Le texte dit simplement "Qui sont", par opposition aux choses qui se produisent, et qui passent sans être permanentes. La traduction a du être un peu plus précise que l'original.

XLVI

Se rappeler toujours cette sentence d'Heraclite " La mort de la terre, c'est de se changer en eau; la mort de l'eau, c'est de se changer en air; la mort de l'air, de se changer en feu; et réciproquement." Se souvenir aussi d'un point qu'Heraclite a oublié, à savoir le but où conduit cette route que suivent toutes choses en ce monde. Se souvenir en outre que les êtres s'élèvent d'autant plus qu'ils participent davantage, et plus continûment, à cette raison qui gouverne l'ensemble de l'univers; et qu'ils regardent les détails de la vie de chaque jour comme leur étant de plus en plus étrangers. Se rappeler également que nous ne devons pas agir et parler comme on le fait en rêve car durant le sommeil aussi, on a l'air de parler et d'agir; et enfin, que nous ne devons pas nous conduire comme des enfants, aveuglément dociles à leurs parents, et toujours prêts a se justifier par ce motif assez futile «Voilà la leçon que nous avons reçue. »

XLVII

Si quelque Dieu te disait que tu mourras demain, ou si ce n'était demain, au plus tard après-demain, tu ne ferais pas grande différence de mourir le troisième jour au lieu de mourir le second, à moins que tu ne fusses de la plus insigne lâcheté. En effet, que serait un tel sursis? Eh bien pense absolument de même que ce n'est pas grand état de mourir après de longues années, plutôt que demain.

XLVIII

Penser sans cesse il la mort de tant de médecins qui avaient eux-mêmes si souvent froncé le sourcil au lit des malades, de tant d'astrologues mathématiciens qui avaient cru faire merveille en pronostiquant la mort des autres; de tant de philosophes qui avaient composé tant de dissertations sans fin sur la mort et l'immortalité; de tant de guerriers qui avaient tué tant de monde; de tant de tyrans qui, avec une férocité hautaine, avaient usé du droit de vie et de mort comme s'ils eussent été eux-mêmes immortels; enfin à la mort de tant de cités; car les cités meurent aussi, on peut dire; témoins Hélice, Pompéi, Herculanum, et cette foule d'autres villes, qu'on ne saurait compter. Repasse en ta mémoire les gens que tu as toi-même connus mourant l'un âpres l'autre celui-ci menant le deuil de celui-là, et bientôt enseveli lui-même par tel autre, qui succombe à son tour; et tout cela en quelques instants! Pour le dire en un mot, il faut toujours considérer les choses humaines comme éphémères et de bien peu de prix. On doit donc passer ce moment imperceptible de la durée conformément à la nature et quitter la vie avec sérénité, comme une olive mûre, qui tombe en remerciant la terre qui l'a produite et en rendant grâces à l'arbre qui l'a portée.

Hélice. Ville d'Achaie, dans le Péloponnèse, qu'il ne faut pas confondre avec une autre ville de même nom en Thessalie. Deux ans avant la bataille de Leuctres, 373 avant Jésus-Christ, Hélice fut submergée par la mer, que soulevait un tremblement de terre, la ville étuit cependant à une lieue de distance environ du rivage. Toute la populationy périt.Voir Strabon, liv. VIII, ch. vii, § 2.

XLIX

Se rendre ferme comme le roc que les vagues ne cessent de battre. Il demeure immobile, et l'écume de l'onde tourbillonne à ses pieds. " Ah! quel malheur pour moi, dis-tu, que cet accidentme soit arrivé !Tu te trompes; et il faut dire Je suis bien heureux, malgré ce qui m'arrive, de rester à l'abri de tout chagrin, ne me sentant, ni blessé par le présent, ni anxieux de l'avenir." Cet accident en effet pouvait arriver à tout le monde mais tout le monde n'aurait pas reçu le coup avec la même impassibilité que toi. Pourquoi donc tel événement passe-t-il pour un malheur plutôt que tel autre pour un bonheur? Mais peux-tu réellement appeler un malheur pour l'homme ce qui ne fait point déchoir en quoi que ce soit la nature de l'homme? Or, crois-tu qu'il y ait une vraie déchéance de la nature humaine, là où il n'est rien qui soit contraire au voeu de cette nature? Et quoi tu connais précisément ce qu'est ce voeu; et tu croirais que cet accident qui t'arrive peut t'empêcher d'être juste, magnanime, sage, réfiéchi, circonspect, sincère, modeste, libre, et d'avoir toutes ces autres qualités qui suffisent pour que la nature de l'homme conserve tous ses caractères propres Quant au reste, souviens-toi, dans toute circonstance qui peut provoquer ta tristesse, de recourir à cette utile maxime « Non-seulement l'accident qui m'est survenu n'est point un malheur; mais de plus, c'est un bonheur véritable, si je sais le supporter avec un généreux courage. »

L

C'est un secours assez singulier, mais pourtant passablement efficace, pour s'apprendre à mépriser la mort, que de récapituler dans sa mémoire ceux qui ont tenu obstinément à la vie. Qu'y ont-ils gagné de plus que ceux qui sont morts avant le temps? Cadicianus, Fabius, Julien, Lépidus, et tous ceux qui ont eu le même caractère, ont dû cependant tomber un jour ou l'autre, ici ou là. Eux qui avaient porté tant de gens au tombeau, ils y ont été portés à leur tour. Somme toute, l'intervalle est bien peu de chose. Et encore à quel prix, avec qui le passe-t-on, et dans quel misérable corps! Que ce ne soit donc pas là une affaire. Regarde en effet derrière toi l'abîme insondable de la durée; et devant toi, un autre infini. Au milieu de cette immensité, quelle différence y a-t-il à vivre trois jours ou trois âges d'homme?

LI

Marcher toujours par le chemin le plus court; et le plus court chemin, c'est celui qui est selon la nature; c'est-à-dire que nous devons nous conformer à la plus saine raison, dans toutes nos paroles et dans tous nos actes. Une fois prise, cette résolution nous délivre, et des soucis qui nous accablent, et des combats intérieurs, et de tous calculs et de toute vanité frivole.

LIVRE V

1

Le matin, quand tu as de la peine à te lever, voici la réflexion que tu dois avoir présente à l'esprit « Je me lève pour faire mon oeuvre d'homme; je vais remplir les devoirs pour lesquels je suis né et j'ai été envoyé en ce monde. Pourquoi donc faire tant de difficultés? Ai-je été créé pour rester ainsi chaudement sous des couvertures ? Mais cela me fait plus de plaisir » Es-tu donc né pour le plaisir uniquement? N'est-ce pas au contraire pour toujours travailler et toujours agir? Ne vois-tu pas que les plantes, les oiseaux, les fourmis, les araignées, les abeilles concourent, chacune dans leur ordre, à l'ordre universel ? Et toi, tu refuserais d'accomplir tes fonctions d'itomme Tu ne t'élancerais pas avec ardeur à ce qui est si conforme à ta nature Mais, diras-tu, il faut bien que je me repose. D'accord le repos est nécessaire mais la nature a mis aussi des bornes à ce besoin, comme elle en a mis au besoin de manger et de boire. En cela pourtant, tu vas au-delà des bornes, et tu dépasses ce qu'il te faut. Au contraire, quand tu agis, tu n'en fais pas autant; et tu restes en deçà de ce que tu pourrais faire. Cette négligence tient à ce que tu ne t'aimes pas sérieusement toi-même; car autrement tu aimerais ta nature. Ceux qui aiment réellement l'art spécial qu'ils cultivent se dessèchent sur les oeuvres que cet art leur inspire, oublieux du boire, oublieux du manger. Et toi, tu apprécies ta propre nature moins que le tourneur n'apprécie l'art du tour, moins que le danseur n'apprécie l'art de la danse, moins que l'avare n'apprécie son argent, ou le glorieux, sa vaine gloire Quand tous ces gens là sont à leur ardent labeur, ils songent moins à manger ou à dormir qu'à avancer l'oeuvre dont ils s'occupent si passionnément. Et, toi, tu trouves les devoirs que la société impose à ses membres moins importants et moins dignes de tes soins

Il

Qu'il est commode d'écarter et d'effacer toute imagination fâcheuse ou inconvenante, et de retrouver aussitôt un calme profond !

III

Juge digne de toi toute parole et tout acte qui est selon la nature. Ne t'en laisse détourner ni par le blâme, ni par les calomnies, dont parfois le blâme est suivi. Du moment que ce que tu as fait, ou ce que tu as dit, est bien, ne crois jamais que ce soit au-dessous de ta dignité. Les autres ont leur propre raison qui les conduit, et ils obéissent à leur impulsion propre ne regarde donc pas à autrui mais suis tout droit ton chemin, en te conformant tout ensemble à ta nature particulière et à la nature commune car pour toutes les deux, il n'y a qu'une seule et même voie.

IV

Je marche dans les sentiers que me trace la nature, jusqu'à ce que je me repose en tombant, exhalant mon dernier souffle dans cet élément où je puise à chaque instant le souffle de ma vie, tombant sur cette terre d'où mon père a tiré le germe de mon être, d'où ma mère a tiré son sang, d'où ma nourrice a tiré son lait sur cette terre, dont moi-même, .depuis tant d'années, je me nourris et m'abreuve chaque jour sur cette terre, qui me porte, quand je la parcours et que j'en abuse de tant de façons.

V

Je veux bien que tu n'aies pas une profondeur d'esprit qui provoque l'admiration générale mais il est une foule d'autres qualités pour lesquelles tu ne peux pas dire «La nature ne m'a pas favorisé. » Fais donc tout ce qui dépend absolument de toi seul. Sois franc, sérieux, patient à la fatigue, sans passion pour le plaisir, sans plainte contre le sort, vivant de peu, cordial, libre, dédaigneux du superflu sobre de paroles, magnanime. Est-ce que tu ne le vois pas? Que de choses ne peux-tu pas faire dès à présent, pour lesquelles tu n'as pas la moindre excuse d'incapacité naturelle ou d'inaptitude, et où cependant tu restes, de ton plein gré, dans une inertie qui te rabaisse Est-ce par hasard une impuissance de nature qui te nécessite à gronder sans cresse, à être nnchalant, à te flatter, à écouter ton malheureux corps, que tu accuse de tous tes maux, à t'occuper de toi avec complaisance, à t'ajuster, et à troubler ton âme de ces vains soucis ? Non certainement et tu aurais pu dès longtemps te débarrasser de ces défauts. Seulement, tout ce qu'on aurait pu encore te reprocher, c'eût été d'avoir tant tardé à le faire et d'avoir eu trop de peine à écouter la raison car tu aurais dû depuis longues années t'y exercer, en désapprouvant dans ton coeur cette inertie et en n'en faisant point tes délices.

VI

Tel homme, après s'être bien conduit en faveur de quelqu'un, est tout prêt à lui faire payer le service dont il l'a obligé. Tel autre est moins pressé mais, à part lui, il se figure qu'il a une créance, et il se garde d'oublier le service qu'il a rendu. Enfin, un dernier ne sait même plus ce qu'il a fait, pareil à la vigne qui porte sa grappe, et qui ne cherche plus rien au-delà, après avoir produit le fruit qui lui est naturel. Le cheval qui a couru, le chien qui a chasse, l'abeille qui a distillé son miel, l'homme qui a fait le bien, ne va pas le crier; mais il passe à une autre bonne oeuvre, de même que la vigne portera de nouveaux raisins quand la saison sera venue. « Eh quoi faut-il donc se ranger au nombre de ces êtres qui agissent sans même savoir ce qu'ils font ? Oui certainement. Mais pourtant il faut bien réfléchir un peu à ce que l'on fait, et c'est, dit-on, le propre de l'être qui vit en société, de comprendre qu'il agit pour le bien commun et de désirer tout au moins, par Jupiter, que son compagnon qu'il oblige le comprenne aussi. » Sans doute; ta réponse est juste mais dans ce cas-ci tu ne saisis pas bien le sens de mon conseil. C'est précisément en le suivant que tu te classeras parmi les êtres dont je parlais tout à l'heure car eux aussi sont bien guidés par une conviction raisonnable, à laquelle ils se laissent aller. Et ,toi, si tu veux bien comprendre ce que je te recommande en ce moment, tu n'as pas à craindre que cette disposition te fasse jamais négliger aucun des devoirs

VII

Prière des Athéniens " Arrose, bon Jupiter, arrose de ta pluie les sillons et les prés des Athéniens!" Ou il ne faut pas prier; ou il faut prier comme eux, simplement et noblement.

Prière des Athéniens. C'est, je crois, le seul passage d'un auteur de l'antiquité où il soit parlé de cette prière. Pausanias affirme à diverses reprises que les Athéniens étaient le peuple le plus religieux de la Grèce; et dans le livre I. ch. 24. § 3, t, il cite à Athènes une statue qui représentait la Terre demandant à Jupiter de faire tomber la phtie. La prière des Athéniens avait ceci de remarquable que chacun priait pour tous au lieu de prier pour soi seul. Pausanias semble même indiquer que la prière avait lieu en faveur de la Grèce entière.

VIII

On dit en parlant d'un malade " Esculape lui a prescrit l'exercice du cheval, l'usage des bains froids, la marche à pieds nus." On peut dire tout a fait de même . La nature universelle a prescrit pour tel homme la maladie, la mutilation d'un membre, la perte des êtres les plus chers, ou telle autre épreuve non moins pénible. Et quand je dis « Prescrit, » cela signifie, d'une part, que le médecin a ordonné ses remèdes en vue de la santé, et d'autre part, que tout ce qui arrive à chacun de nous est également ordonné pour nous conformément au destin. Et encore, lorsque nous disons que tout est arrangé pour nous, c'est au sens où les ouvriers le disent des pierres carrées des murs et des pyramides, qui s'arrangent entre elles et s'encastrent régulièrement, selon la disposition qu'on leur donne. Dans la totalité des choses, il n'y a qu'une seule et unique harmonie. Et de même que l'univers, qui est le corps immense que nous voyons, est rempli et se compose de tous les corps particuliers, de même, le destin, qui est la cause que nous savons, se compose de toutes les causes particulières. L'opinion que j'exprime ici est aussi celle des gens les plus simples car on entend dire à tout moment " C'était là son sort." Oui, certes; c'était bien le sort qui lui était réservé; c'était bien là ce qui avait été réglé pour lui dans l'ensemble des choses. Ainsi donc, acceptons tout cela comme nous acceptons les remèdes qu'Esculape nous ordonne. Bien souvent ses prescriptions nous sont douloureuses mais nous les agréons dans l'espérance d'y retrouver la santé, que nous avons perdue. Considère l'accomplissement des décrets de la commune nature et le but auquel ils concourent, à peu près comme tu considères ta propre santé. Aime également tout ce qui t'arrive dans la vie, quelque dure que l'épreuve puisse te paraître, parce que tout cela conduit à un résultat qui est la santé du monde, et que tout cela facilite les voies de Jupiter et l'heureuse exécution de ses desseins. Il n'eût point rendu ce décret pour aucun de nous, si ce décret n'avait point importé à l'ensemble des choses car la nature ne fait jamais rien qui s'égare, et qui ne concorde pas avec le plan général qu'elle s'est prescrit. Voilà donc deux raisons pour aimer tout ce qui t'arrive. La première, c'est que la chose a été faite pour toi, que pour toi spécialement elle a été disposée dans l'ensemble, et qu'elle a avec toi ces rapports précis, venus de haut et se rattachant, dans la trame universelle, aux causes les plus saintes. La seconde, c'est que, pour Celui qui gouverne l'univers, ce qui arrive à chacun des êtres en particulier concourt au succès de ses démarches, à l'accomplissement de ses décrets et à la durée même des choses. C'est mutiler le tout que de retrancher quoi que ce soit de son enchaînement et de sa continuité, dans les causes qui le forment, aussi bien que dans les parties qui le composent. Or c'est te retrancher toi-même de ce tout, autant qu'il dépend de toi, que de te révolter contre ses lois; et en quelque façon, c'est le détruire.

IX

Ne pas se dégoûter, ne pas se décourager, ne pas désespérer, si l'on ne réussit pas du premier coup à toujours agir selon les vrais préceptes mais, après un échec, revenir à la charge, se trouver content si, dans la plupart des cas, on se conduit en homme, et surtout aimer l'objet auquel on revient. Ne pas retourner à la philosophie comme l'enfant retourne à son maître mais bien plutôt comme les malades qui souffrent des yeux reprennentl'éponge et le blanc d'oeuf, ou comme d'autres encore ont recours au cataplasme et à la douche. Grâce à ta persistance, il ne t'en contera plus d'obéir à la raison et c'est en elle que tu trouveras ton repos. La philosophie, sache-le bien, ne veut absolument que ce que la nature veut aussi; mais c'est toi qui voulais quelqu'autre chose qui n'était pas selon la nature. Entre les deux, quel parti dois-tu choisir de préférence ? Le plaisir ne nous fait-il pas commettre mille erreurs ? Demande-toi bien plutôt s'il ne vaut pas mieux choisir la grandeurd'âme, l'indépendance, la simplicité, la prudence, la sainteté. Quels attraits peuvent te paraître plus puissants que ceux de la sagesse, si tu songes à la force infaillible et à la facilité qu'elle nous procure, pour toutes les résolutions de la noble faculté qui nous fait suivre les lois de la raison, et qui nous fait réellement connaître les choses ?

L'éponge et le blanc d'oeuf. C'étaient des remèdes usités contre l'ophthaltmie.

X

Les choses sont, pour ainsi dire, enveloppées d'une telle obscurité que des philosophes, et ce ne sont ni les moins nombreux ni les moins illustres, ont déclaré qu'elles leur semblaient tout à fait incompréhensibles. Les stoïciens eux-mêmes trouvent qu'elles sont tout au moins très difficiles à comprendre, et que notre intelligence, dans toutes ses facultés, est exposée sans cesse à faillir. En effet, d'abord où est l'homme dont le jugement ait été toujours infaillible? Considérons, si tu le veux, les faits extérieurs. Mais que leur durée est passagère Que leur prix est misérable, puisqu'ils peuvent être aux mains d'un débauché, d'une courtisane, d'un scélérat! Regarde ensuite au caractère des gens avec qui tu vis. Le plus bienveillant des hommes a grand'peine à les supporter que dis-je? il n'est pas un d'eux qui n'ait peine à se supporter lui-même. Dans ces profondes ténèbres, dans ces ordures dans ce torrent de la substance et du temps, du mouvement et de toutes les choses que le mouvement entraîne, je ne puis apercevoir quoi que ce soit qui doive mériter notre estime ou même mériter nos soins. Bien loin de là, il n'y a, pour se fortifier le coeur, qu'à attendre de sang-froid la dissolution naturelle de son être, à ne pas s'impatienter si elle tarde, et à puiser la paix dans ces deux seuls principes le premier, qui est de se dire « Il ne m'arrivera rien qui ne soit conforme à la nature universelle des choses » le second « Il m'est toujours possible de ne rien faire qui puisse blesser mon Dieu, et le génie que je porte en moi car il n'est personne au monde qui puisse me forcer à violer leurs lois. »


XI

« A quoi donc est-ce que s'applique mon âme en ce moment ? » Telle est la question qu'en toute circonstance il faut se poser à soi-même, en se demandant « Que se passe-t-il actuellement pour moi, dans cette partie de notre être qu'on appelle notre chef et notre guide ? Quelle espèce d'âme ai-je en ce moment ? N'est-ce pas l'âme d'un enfant ? L'âme d'un jeune homme ? L'âme d'une femmelette ? L'âme d'un tyran ? L'âme d'une brute ? Ou l'âme d'un animal féroce ? »

XII

Pour apprécier ce que sont réellement ces biens prétendus qui séduisent le vulgaire, voici à quel point de vue il faut se placer. Quand on a compris ce que sont essentiellement les biens véritables, tels par exemple que la sagesse, la tempérance, la justice, le courage, on ne pourrait supporter, à propos d'un de ces biens précieux auquel on penserait, d'entendre quelqu'un y ajouter une idée qui serait en désaccord avec l'idée même du bien. Au contraire, si l'on ne pense qu'à une de ces choses qui passent pour des biens auprès du vulgaire, on écoutera et on accueillera volontiers les railleries du poëte, qu'on pourra trouver de très bon goût. Le vulgaire lui-même sent bien aussi cette différence car autrement, loin d'agréer cette bouffonnerie, il la repousserait avec indignation. Mais s'il s'agit de l'argent, du plaisir, ou de l'opinion, et des plaisanteries que ces sujets provoquent, on les accueille comme les choses les plus fines et les plus charmantes du monde. Pousse donc plus loin, et demande-toi si l'on peut sérieusement estimer de pareilles choses et les prendre pour des biens, quand, au moment où l'on y songe, on leur trouve fort applicable le mot du poète « Celui qui possède toutes ces belles choses en grande quantité, en est tellement encombré qu'il n'a pas même chez lui de place pour des latrines. »

XIII

Deux éléments forment mon être, constitué comme il l'est ce sont la cause et la matière. Ni l'un ni l'autre de ces principes ne peut se perdre dans le néant; car ce n'est pas du néant qu'ils sont sortis. Ainsi, chacune des parties qui me composent se convertira, par le changement, en une partie de l'univers. Celle-là se changera encore en une partie différente; et ainsi de suite à l'infini. C'est précisément un changement de cet ordre qui m'a fait être ce que je suis, qui a produit également nos parents, et qui se poursuit indéfiniment aussi loin qu'on veuille remonter. C'est là une vérité incontestable ce qui n'empêche pas que le monde ne soit soumis dans son organisation à des révolutions périodiques et régulières.

XIV

La raison et l'art qui enseigne à raisonner sont des facultés indépendantes, qui se suffisent à elles-mêmes et qui suffisent aux opérations qui en relèvent. Elles partent d'un principe qui leur est propre, et elles marchent vers le but spécial qu'elles se proposent. C'est là ce qui fait qu'on les appelle les Directrices de l'esprit, parce qu'en effet elles nous montrent la voie qu'il faut directement suivre.

XV

On ne doit pas regarder comme faisant partie de l'homme une seule des choses qui n'appartiennent pas essentiellement à l'homme en tant qu'homme. On ne doit pas attendre de telles choses de lui; sa nature ne les promet pas et elles ne sont pas davantage des perfectionnements de la nature humaine. Ce n'est donc pas dans ces choses-là que gît et que se trouve le but véritable do l'homme; car ce n'est pas là non plus que se rencontre le bien, qui est la perfection mêmede ce but. Ajoutez que, si les choses de cet ordre appartenaient réellement à l'homme, il ne pourrait pas appartenir à l'homme de les dédaigner, et même de s'en détacher; l'homme ne serait pas digne de louange, comme il l'est, quand il s'exerce à savoir s'en passer. Celui qui, pour une des choses de cette espèce,s'impose des privations personnelles, ne serait pas un homme de bien, si ces choses-là étaient des biens véritables. Mais à cet égard, plus on se retranche à soi-même de ces prétendus biens et de tout ce qui leur ressemble, ou même plus on s'en laisse volontairement retrancher quelque chose par les autres, plus on a de vertu.

XVI

Telles seront les pensées que tu nourriras habituellement, tel aussi sera ton esprit; car l'âme prend la couleur et la teinte des pensées qu'elle entretient. Applique-toi donc à la teindre dans de constantes réflexions telles que les suivantes « En quelque endroit qu'on vive, on y peut toujours vivre bien; si c'est à la cour que l'on vit, on peut vivre bien et se bien conduire même dans une cour. » Dis-toi encore que tout être se porte naturellement à la chose pour laquelle son organisation a été faite; et que la chose vers laquelle il se porte de cette façon, est précisément son but et sa fin. Or, là où est la fin de l'être, là aussi est dans tous les cas son intérêt et son bien. Ainsi donc, la société est le bien propre de l'être doué de raison et il a été mille fois démontré que c'est pour la société que nous sommes faits. Mais n'est-il pas également de toute évidence que les moins bons sont faits pour les meilleurs, comme les meilleurs sont faits les uns pour les autres ? Or les êtres animés valent mieux que les êtres inanimés; et les êtres doués de raison valent mieux que les êtres simplement animés.

XVII

C'est une folie de vouloir l'impossible; or il est bien impossible de toujours empêcher les méchants de faire ce qu'ils font.

XVIII

Jamais on n'éprouve d'accident que la nature ne vous ait mis en état de le supporter. Les mêmes malheurs qui vous atteignent frappent un de vos semblables, qui, soit par ignorance de ce qui lui arrive, soit pour faire parade de sa force d'âme, conserve son équilibre et demeure impassible au mal. On peut donc s'étonner que l'ignorance ou la vanité aient plus d'effet et de puissance que la sagesse.

XIX

Il est bien entendu que les choses elles-mêmes n'ont pas le moindre contact avec notre âme. Elles n'y ont pas d'accès possible elles ne peuvent ni la changer ni la mouvoir. L'âme seule a la puissance de se modifier elle-même et de se donner le mouvement; et c'est d'après les jugements qu'elle croit devoir porter qu'elle façonne à son usage les choses du dehors.

XX

A certains égards, l'homme est pour nous tout ce qu'il y a de plus proche, parce que, dans nos rapports avec nos semblables, nous devons leur faire du bien et les tolérer; mais en tant qu'un homme fait obstacle à l'accomplissement de mes devoirs personnels, l'homme devient alors pour moi un être indifférent, tout aussi bien que pourrait l'être, ou le soleil, ou le vent, ou un animal quelconque. Eux aussi, en certains cas, peuvent arrêter mon activité; mais, au fond, ce ne sont pas là de vrais obstacles à ma volonté et à mes dispositions morales, parce que je puis toujours, ou m'abstraire des choses, ou leur donner un autre tour. La pensée, en effet, transforme tout ce qui faisait obstacle à notre activité et l'emploie à son premier dessein; et alors ce qui vous empêchait d'agir facilite votre action; ce qui vous barrait la route vous aide à parcourir cette route même.

XXI

Entre tous les principes qui forment le monde, honore celui qui est le plus puissant de tous et celui-là, c'est le principe qui met toutes choses en oeuvre et qui les pénètre toutes. Par la même raison, entre les éléments qui sont en toi, honore aussi le plus élevé et le plus puissant; car il est de même ordre que le principe universel, puisque c'est lui qui met en toi tout le reste en action et qui gouverne ta vie.

XXII

Quand une chose n'est pas nuisible à la cité, elle ne peut pas non plus nuire au citoyen. En toute circonstance, pour juger si tu as éprouvé quelque dommage, applique-toi cette règle: " Si l'État n'éprouve aucun tort, moi non plus, je n'en éprouve aucun.". Si au contraire l'État est lésé, il n'y a point à s'emporter inutilement
contre le coupable mais il faut se demander " En quoi a-t-il manqué au devoir?"

XXIII

Considère souvent en ton coeur la rapidité du mouvement qui emporte et fait disparaître tous les êtres et tous les phénomènes. L'être est comme un fleuve qui coule perpétuellement; les forces de la nature sont dans des changements continuels; et les causes présentent des milliers de faces diverses. Rien pour ainsi dire n'est stable; et cet infini qui est si près de toi est un abîme insondable, où tout s'engloutit, soit dans le passé, soit dans l'avenir. Ne faut-il pas être insensé pour que tout cela puisse vous gonfler d'orgueil, ou vous tourmenter, ou vous rendre malheureux, quand on songe combien de temps dure ce trouble et combien il est peu de chose?

XXIV

Pense à la totalité de l'être, dont tu n'es qu'une si faible portion; à la totalité du temps, dont un intervalle si étroit et si imperceptible t'a été accordé. Songe à la destinée tout entière, dont tu es une part. Et quelle part

XXV

Un autre commet une faute; que m'importe à moi? C'est à lui de voir; il a son organisation propre, il a son activité individuelle. Quant à moi, j'ai à cette heure ce que la commune nature veut que j'aie à cette heure; et je fais ce que ma nature veut que je fasse maintenant.

XXVI

Que la partie de ton âme qui te conduit et te gouverne demeure inaccessible à toute émotion de la chair, agréable ou pénible. Qu'elle ne se confonde pas avec la matière à laquelle elle est jointe; qu'elle se circonscrive elle-même; et qu'elle relègue dans les organes matériels ces séductions qui pourraient l'égarer. Mais lorsque, par suite d'une sympathie d'origine étrangère, ces séductions arrivent jusqu'à la pensée, grâce au corps qui est uni à l'âme, il ne faut pas essayer de lutter contre la sensation, puisqu'elle est toute naturelle; seulement, le principe qui nous gouverne ne doit point y ajouter de son chef cette idée qu'il y ait là ni un bien ni un mal.

XXVII

Vivre avec les Dieux. Or celui-là vit avec les Dieux qui, sans jamais défaillir, leur présente son âme satisfaite des destinées qui lui sont réparties, exécutant tout ce que veut le génie que Jupiter a donné à chaque homme pour protecteur et pour guide, par celle détachée de lui-même. Et ce génie, c'est l'entendement et la raison accordée à chacun de nous.

XXVIII

Est-ce que tu te mets en colère contre quelqu'un parce que sa sueur sent le bouc? Est-ce que tu te mets en colère contre quelqu'un qui a mauvaise haleine? Que peut-il y faire? Sa bouche, ses aisselles ont cette odeur; d'organes ainsi disposés, il sort nécessairement de pareilles émanations. « Mais, dira-t-on, l'homme, qui
a l'intellig'enee en partage, peut trouver moyen de prévenir ces inconvénients. » Applique-toi cette heureuse réponse; car toi aussi tu es doué de raison. Provoque donc en lui, par une disposition raisonnable en toi, une disposition non moins raisonnable indique-lui le remède rappelle-lui les moyens de l'employer. S'il t'écoute, tu le guériras. Mais il n'est que faire de t'emporter tu n'as ici besoin, ni des éclats de voix de l'acteur tragique, ni de la complaisance d'une courtisane.

XXIX

Dans le monde où tu es, il t'est toujours possible de vivre pendant que tu y restes, ainsi que tu comptes vivre après que tu en seras sorti. Que si les hommes ne t'en laissent pas la liberté, alors résous-toi de sortir de la vie, de telle sorte néanmoins que tu ne croies pas en cela souffrir le moindre mal. « Il y a ici de la fumée; je
quitte la place. » Crois-tu que ce soit là une bien grande affaire? Mais tant que rien de semblable ne me force à sortir de ce lieu, j'y demeure, jouissant de ma pleine liberté; et qui que ce puisse être ne m'empêchera jamais d'accomplir ce que je veux. Or, je veux, conformément à la nature de l'être doué de raison et faisant partie de la société universelle.

XXX

L'esprit qui anime l'univers est essentiellement ami de l'association c'est dans ce but qu'il a créé les choses inférieures en vue des choses plus relevées; et que ces choses meilleures, grâce à lui, se combinent si bien entre elles. Tu peux t'en convaincre et voir comment il les a subordonnées et coordonnées les unes aux autres, réparti à chacune d'elles ce qu'elles doivent régulièrementavoir, et ménagé entre les principales une mutuelle harmonie.

XXXI

Comment jusqu'à ce jour t'es-tu comporté envers les Dieux, avec tes parents, avec tes frères, ta femme, tes enfants, tes maîtres, tes gouverneurs, tes amis, tes proches, tes serviteurs? As-tu observé toujours à leur égard le précepte « Jamais ne dire ou faire aucun mal à personne? » Rappelle en ta mémoire toutes les épreuves par où tu as passé, et celles que tu as supportées énergiquement; souviens-toi que l'histoire de ta vie est déjà pleine et que ton service est accompli compte toutes les belles choses que tu as vues, tous les plaisirs et toutes les peines que tu as surmontées en les bravant, toutes les distinctions que tu as dédaignées, et aussi tous les ingrats que tu as comblés de tes bienfaits.

Jamais ne dire ou faire aucun mal à personne. Marc-Aurèle emprunte les mots dont il se sert ici à Homère, en les appropriant d'ailleurs à sa pensée et au tour de sa phrase. Voir l'Odyssée, chant IV, vers 690.

XXXII

Comment des âmes incultes et ignorantes peuvent-elles troubler une âme savante et cultivée ? Mais qu'est-ce qu'une âme savante et cultivée? C'est celle qui comprend le principe et la fin des choses, qui comprend la raison répandue dans la création entière et gouvernant l'univers, lequel est soumis aux révolutions périodiques que cette raison lui a prescrites de toute éternité.

XXXIII

Encore un instant, et tu ne seras plus que poussière, un squelette, un nom, et bientôt pas même un nom; car la renommée n'est qu'un bruit et un écho qui s'évanouit. Toutes les choses qu'on recherche si ardemment dans la vie sont bien vides, bien corrompues, bien mesquines, roquets qui se mordent, enfants qui se querellent sans cesse, riant un instant pour pleurer l'instant d'après. La bonne foi et la pudeur, la justice et la vérité, « Remontant vers l'Olympe ont déserte terre. » Quel motif peut donc encore te retenir ici-bas ? Ne vois-tu pas que les objets que nos sens perçoivent sont dans un changement continuel, qui ne s'arrête jamais; que nos sens n'ont que des perceptions obscures, sujettes à mille erreurs; que le souffle qui nous anime n'est qu'une vapeur de notre sang; et que la gloire, qu'on recherche auprès d'êtres si fragiles, n'est qu'une fumée vaine? Qu'est-ce donc que tout cela? Tu te résignes à attendre l'heure où tu devras t'eteindre ou te transformer. Mais jusqu'à ce moment, qu'on doit subir, que te faut-il? Une seule chose et rien de plus honorer et bénir les Dieux, faire du bien aux hommes, et les supporter, ou t'en éloigner. Et quant à tout ce qui est en dehors des bornes de ta pauvre personne et de ton pauvre esprit, bien savoir que cela ne t'appartient pas et ne dépend pas de toi.

XXXIV

Il t'est toujours permis de couler une vie heureuse et bonne, puisque tu peux toujours poursuivre ton chemin, et, tout en fournissant ton chemin, penser et agir. Voici deux points communs entre l'âme de Dieu et celle de l'homme; en d'autres termes, voici les attributs de l'âme de tout être doué de raison le premier, c'est de n'être jamais entravée par un autre; le second, c'est de placer le bien dans la volonté et la pratique de la justice, et de borner là tous ses désirs.

XXXV

Quand une chose n'est pas le fait de ma méchanceté actuelle ou la conséquence de ma méchanceté antérieure, et qu'elle ne peut pas être nuisible à la communauté, pourquoi aurais-je à m'en préoccuper? Quel tort peut-elle faire à l'ordre commun de l'univers ?

XXXVI

Ne pas se laisser emporter aveuglément à son imagination, mais se défendre contre elle du mieux possible et selon les occurrences. Que si, dans les occasions indifférentes, on est vaincu, ne pas s'imaginer qu'en cela même on ait subi un tort irréparable. C'est l'habitude qui est mauvaise. Mius toi comme ce vieillard qui, sur le point de sortir de la vie, s'cnquérait de la toupie de son petit-fils, se souvenant encore que cet enfant avait une toupie, toi aussi tu agis comme lui. « Mais, dis-tu, ma situation est si belle! 0 homme, ignores-tu donc ce qu'étaient leschoses de la vie? Non pas; mais les hommes en faisaient tant de cas! Et c'est pour de telles choses que tu as perdu la raison » Et moi aussi, je l'ai jadis perdue; mais en quelque endroit que je fusse relégué, j'ai pu y vivre en homme bien partagé; or être bien partagé, c'est se faire à soi-même une belle part; et la part la meilleure, ce sont les bonnes conduites de l'âme, les bons instincts et les bonnes actions.

Bien partagé. C'est la traduction littérale du mot grec.

LIVRE VI

1

La substance de l'univers est docile et maniable. L'intelligence qui la gouverne ne peut trouver en soi aucun motif de mal faire, attendu qu'elle n'a aucun vice qui l'y pousse; elle ne fait rien d'une façon mauvaise; et rien ne peut éprouver d'elle le moindre dommage, puisque c'est grâce à elle que toute chose se produit ou s'achève.

II

Ne t'inquiète pas de savoir si tu as chaud, ou froid, quand tu fais ce que tu dois si tu as besoin de sommeil, ou si tu as suffisamment dormi; si l'on te hlâme, ou si l'on te loue; si tu t'exposes a la mort, ou à toute autre épreuve; car le fait même de mourir n'est qu'une des fonctions de la vie; et, dans ce cas comme dans tous les autres, il suffit que tu disposes bien du moment où tu es.

III

Regarde le dedans des choses; et ne te laisse jamais abuser, ni sur leur qualité, ni sur leur mérite.

IV

Toutes les choses de ce monde sont sujettes aux plus rapides changements. Ou elles s'évaporent, si leur substance est uniforme; ou elles se dissolvent en éléments divers.

V

L'intelligence qui régit l'univers connaît les conditions où elle opère, les choses qu'elle fait, et la matière sur laquelle elle agit.

VI

Le meilleur moyen de se défendre contre eux, c'est de ne pas leur ressembler.

VII

Que ton seul plaisir, que ton unique délassement soit de passer, en te souvenant toujours de Dieu, d'un acte d'utilité générale et commune à un autre acte qui soit également utile à la communauté.

VIII

Le principe intelligent qui nous gouverne est le principe qui se donne comme il veut l'éveil et le mouvement, qui se fait. lui-même ce qu'il est et ce qu'il veut être, et qui fait aussi que tous les événements de la vie lui apparaissent sous les couleurs qu'il veut leur donner.

IX

Tout s'accomplit conformément aux lois de la nature universelle, et non pas suivant une autre nature qui envelopperait celle-là extérieurement, ou qui serait renfermée au dedans d'elle, ou qui serait suspendue en dehors d'elle.

X

Ou le monde est un chaos, un pê le-mêle, une infinie dispersion; ou il y a en lui, unité, ordre, providence. Dans le premier cas, comment puis-je désirer de rester dans cette confusion pitoyable, dans cet affreux cloaque? A quoi puis-je songer si ce n'est à savoir comment un jour je deviendrai cendre et poussière? Pourquoi donc irais-je me troubler? Car j'aurai beau faire; la dispersion finira bien par m'atteindre moi-même. Dans le second cas, j'adore et je m'assure, en mettant ma ferme confiance dans l'être qui ordonne tout.

XI

Quand, par suite de circonstances inévitables, tu te sens profondément troublé, reviens à toi le plus vite que tu peux, et ne reste hors de mesure que le temps absolument nécessaire tu seras plus certain de retrouver l'équilibre et l'harmonie, en l'efforçant sans cesse d'y revenir.

XII

Entre ta belle-mère et ta mère, si tu les possèdes toutes deux à la fois, tu n'hésites pas; tu as des soins pour la première; mais c'est cependant à ta mère que ton coeur revient sans cesse. Eh bien! c'est là ce que sont pour toi la cour et la philosophie. Reviens souvent à la dernière; et cherches-y ton repos; car c'est elle qui te rend supportable ce que tu vois à la cour, et c'est elle aussi qui est cause que tu t'y fais supporter toi-même.

XIII

Quand on veut se faire une juste idée des mets et des plats qu'on a devant soi, on se dit "Ceci est le corps d'un poisson; ceci est le corps d'un oiseau ou d'un porc. Ou bien encore, on se dit: Le Falerne est le jus du raisin; cette robe de pourpre est la laine d'un mouton, teinte avec la couleur sanguine d'un coquillage." Quand on veut définir les plaisirs du sexe, on dit que c'est une excitation de l'organe suivie d'une excrétion et d'une sorte de spasme. Voilà les idées qu'on se forme de tous ces faits, en suivant à la trace les réalités mêmes, et en les observant à fond pour savoir au juste ce qu'elles sont en soi. C'est avec la même franchise qu'il faut agir durant toute sa vie. Pour toutes les choses qui nous semblent dignes de notre attention et de notre confiance, il faut les mettre à nu, et les considérer dans toute leur simplicité et leur faiblesse, en les dépouillant du prestige vain dont les entoure tout ce qu'on en dit. Ce faste orgueilleux est un imposteur bien dangereux; et le piège est d'autant plus redoutable que les objets paraissent davantage mériter notre recherche. Enfin rappelle-toi ce que Cratës dit de Xénocrate lui-même.

XIV

Les objets qu'admire la foule sont en général tout ce qu'il y a de plus commun dans le monde, c'est-à-dire des objets qui n'ont pour eux que leur seule façon d'être et ce que les fait la nature, comme par exemple, les pierres, les bois, le figuier, la vigne, l'olivier. Les gens un peu plus relevés admirent les êtres doués de vie, comme les troupeaux, le bétail. D'autres encore plus cultivés admirent les êtres doués d'une âme raisonnable, non pas d'une âme prise dans toute la généralité de ce terme, mais de celle qui rend un être habile dans un art quelconque, ou qui le rend capable par son application d'acquérir peu à peu ce qu'il désire, comme par exemple un grand nombre d'esclaves. Mais quand on s'élève jusqu'à honorer l'âme raisonnable, universelle et sociable, alors on ne se soucie plus en rien d'aucune des âmes d'une autre espèce. Par dessus tout, on s'efforce de maintenir personnellement son âme dans un état constant de raison et de dévouement à l'ordre commun, dans une perpétuelle activité; et l'on concourt avec ses semblables à atteindre ce but.

XV

Il y a des êtres qui tendent à exister; d'autres tendent a n'exister plus. Même ce qui existe a déjà perdu une partie de son être. Des écoulements et des altérations successives rajeunissent sans cesse le monde, de même que le cours indéfectible du temps présente la durée infinie des siècles sous un aspect toujours nouveau. Sur ce fleuve, ou tant d'objets courent en passant devant nos yeux, quel est celui qu'on devrait choisir en se nattant de pouvoir s'y arrêter? Autant vaut se mettre à aimer un de ces passereaux qui voltigent près de nous, et qui disparaissent déjà quand on les a aperçus à peine. Même pour chacun de nous, l'existence n'est guère autre chose que la vapeur sortie du sang et la respiration puisée dans l'air. Aspirer l'air à un certain moment, puis le rendre un moment après, c'est ce que nous faisons continuellement; et cette fonction peut nous donner une idée assez exacte de ce que nous ferons un jour en rendant la totalité de cette faculté respiratrice, et en la restituant à la source d'où nous l'avons tirée pour la première fois, il n'y a qu'un instant.

XVI

C'est assez peu de chose d'estimable que de transpirer comme le font les plantes de respirer comme le font les animaux domestiques ou sauvages ce n'est pas beaucoup plus de pouvoir imprimer en son esprit les images des choses, et de pouvoir faire obéir ses nerfs à ses instincts; ce n'est pas non plus merveille de vivre en société ni de préparer ses aliments car tout cela vaut à peu près la fonction du corps qui excrète le résidu de la nourriture qu'on a prise. Qu'y a-t-il donc au monde qui mérite notre estime? Est-ce d'être loué et applaudi? Pas du tout. Par conséquent, les acclamationset les cris d'enthousiasme n'ont guère plus de prix; et les félicitations de la foule ne sont qu'un vain tapage de voix. Ainsi, tu ferais bien de laisser là cette prétendue gloire. Que reste-t-il donc qui soit digne de ton estime? Je te le dis c'est, à mon sens, d'agir suivant l'organisationqu'on a et de tendre sans cesse au but que les études les plus attentives et la science nous indiquent. La science en effet ne s'applique tout entière qu'à ce point unique, de faire en sorte que le moyen employé par nous s'adapte le plus convenablement possible à l'objet pour lequel il est préparé. Le vigneron n'a pas d'autres vues dans les soins qu'il donne à la vigne, tout comme le palefrenier en dressant les chevaux, le veneur en instruisant les chiens, de même aussi que les précepteurs et les maîtres en donnant des leçons aux enfants. Voilà ce qui a sérieusement du prix; et quand une fois
tu auras régie ce point essentiel, tu feras bien peu de cas de tout le reste. Ne sera-ce pas même là un motif pour que tu cesses d'estimer tant d'autres choses? Sans cela, tu ne seras jamais ni libre, ni indépendant, ni maître de tes passions. Il te faudra haïr, jalouser, soupçonner ceux qui sont en mesure de t'enlever ce que tu as; ou il te faudra combattre ceux qui ont ce que tu désires si ardemment. En un mot, quand on éprouve de ces misérables besoins, on en est réduit à vivre dans un trouble profond, et l'on élevé à tout instant ses plaintes,même contre les Dieux. Au contraire, en respectant et en honorant la pensée qui est en toi, tu te rendras aimable à tes propres yeux tu te mettras en harmonie avec tes compagnons, et en accord avec les Dieux, c'est-à-dire que tu les remercieras de tous leurs dons et de tous leurs décrets.

En harmonie avec tes compagnons. Les termes du texte ont peut-être un sens plus général.

XVII

En haut, en bas, en cercle, tels sont les mouvements auxquel sles éléments sont soumis; mais le mouvement de la vertu ne rentre dans aucune de ces classes; elle a quelque chose de plus divin, et elle accomplit sa noble route, s'avançant par un âpre sentier.

XVIII

Quelle singulière contradiction On a grand' peine à louer les gens de son temps et les personnes qui vivent avec nous; et quant à soi, on désire ardemment être loué par la dernière postérité, c'est-à-dire par des gens qu'on n'a jamais vus, et qui ne vous verront jamais. Autant vaudrait se désoler de n'avoir point obtenu les louanges flatteuses qu'auraient pu nous donner les siècles précédents.

XIX

Parce qu'une chose offre une difficulté énorme, ne va pas croire que ce soit chose impossible aux forces humaines et si c'est quelque chose de possible et même de naturel à l'homme, pense que toi aussi tu es en état de le faire.

XX

Quelqu'un, dans les exercices du gymnase, nous a égratignés avec ses ongles, ou nous a fait une contusion en nous frappant d'un coup de tête; nous ne paraissons même pas nous en apercevoir surtout nous n'en sommes point offensés, et nous ne le prendrons pas plus tard pour un homme que nous devions soupçonner de nous tendre des piéges. Toutefois nous nous en méfions mais ce n'est pas comme d'un ennemi; ce n'est pas une méfiance hostile et si nous l'évitons, c'est avec bienveillance. Sachons en faire autant dans tous les autres détails de la vie. Il y a bien des choses que nous pouvons garder pour nous comme si nous nous exercions encore au gymnase; car il est toujours loisible, ainsi que je viens de le dire, d'éviter les gens sans avoir contre eux ni soupçon ni haine.

XXI

Si quelqu'un veut bien me convaincre et s'il m'arrête en me prouvant que ma pensée n'est pas juste, ou que mon action n'est pas bonne, je suis à la joie de mon coeur de me redresser; car je ne cherche que la vérité, qui n'a jamais nui à personne, tandis qu'on se fait le plus grand tort en persévérant dans son erreur et dans son ignorance.

XXII

En ce qui me concerne, j'accomplis le devoir qui m'est imposé; et quant au reste des êtres, ils ne me préoccupent point; car, ou bien ce sont des choses sans vie et des êtres qui ne sont pas doués de raison ou bien, ce sont des hommes qui s'égarent et méconnaissent la voie qu'il faut suivre.

XXIII

A l'égard des êtres qui n'ont pas la raison en partage, et d'une manière générale à l'égard des choses et des simples objets, sache en user comme un être doué de raison doit le faire à l'égard des êtres qui n'ont pas de raison, c'est-à-dire, avec une certaine hauteur d'âme et avec liberté. Dans tes rapports avec les hommes que la raison éclaire, conduis-toi comme faisant partie avec eux d'une société commune. Dans tous les cas, appelle-s-en aux Dieux en les invoquant, et ne t'inquiète guère de savoir combien de temps tu auras à te conduire de la sorte; car trois heures suffisent, employées de cette façon.

XXIV

Alexandre de Macédoine et le muletier qui le servait, une fois morts, en sont au même point. Tous deux également ont été, ou repris dans les mêmes raisons séminales de l'univers, ou également dissous dans les atomes.

XXV

Essaie de calculer le nombre énorme de choses, corporelles ou morales, qui se passent en chacun de nous, pendant un seul et même instant imperceptible; alors tu ne seras plus surpris qu'un nombre encore beaucoup plus grand de choses, ou pour mieux dire que tout ce qui se produit dans cette unité et cette totalité qui se nomme le monde, puisse y tenir et y exister simultanément.

XXVI

Si l'on te demandait comment s'écrit le mot d'Antonin, aurais-tu donc grands efforts à faire pour en épeler toutes les lettres une à une? Et si par hasard quelqu'un se mettait en colère contre toi en te les entendant prononcer, est-ce que tu croirais devoir montrer colère pour colère? Ne pourrais-tu pas continuer doucement à énumérer les lettres l'une après l'autre? De même aussi dans la vie, il faut bien te dire que tout ce que nous avons à faire s'accomplit également, au fur et à mesure, par nombre de choses. Ce sont donc ces proportions nécessaires qu'il te faut observer avec soin; et sans te troubler, sans rendre à qui que ce soit reproches pour reproches, tu dois marcher tout droit au but que tu t'es proposé.

XXVII

Quelle cruauté de ne pas laisser les hommes prendre les moyens qu'ils jugent les plus convenables pour servir leur intérêt, tel qu'ils l'entendent ! Eh bien! c'est là pourtant ce que tu les empêches de faire en quelque façon, quand tu L'emportes contre eux pour les fautes qu'ils commettent car toujours ils suivent absolument leurs propres habitudes, ou ce qui leur semble leur intérêt. « Mais, dis-tu, ils se trompent du tout au tout! » Soit; mais redresse-les, et montre leur qu'ils se trompent, sans pour cela te courroucer contre eux.

XXVIII

La mort, c'est le repos pour notre sensibilité, qui ne peut plus imprimer en nous les objets du dehors pour nos désirs, qui ne peuvent plus épuiser nos nerfs; pour notre intelligence, qui sort d'esclavag'e et qui se soustrait à la servitude de la chair.

XXIX

C'est une honte que, dans cette existence où ton corps ne t'a point manqué et ne t'a point refusé son service, ton âme ait été la première à te manquer.

XXX

Veille à ne pas tomber au nombre des Césars, à ne pas t'empreindre de leur couleur, comme cela s'est vu. Tâche donc de rester simple, honnête, intègre, digne, sans faste, ami de la justice, plein de piété envers les Dieux, bienveillant, dévoué à ceux que tu aimes, toujours prêt à remplir les devoirs qui sont les tiens. Combats sans cesse, pour demeurer tel que la philosophie a voulu te rendre. Adore les Dieux protége les hommes. La vie est courte; et l'unique fruit de la vie que nous menons sur terre,c'est une disposition sainte de notre coeur; ce sont des actes utiles à la communauté. Tout cela, c'est l'enseignement qui convient à l'élève d'Antonin. Souviens-toi de tout ce qu'il était rappelle-toi sa fermeté dans l'exécution des actes qu'inspirait la raison, son égalité d'humeur dans toutes les conjonctures, sa sainteté, la sérénité de son visage, sa douceur, son dédain de la vaine opinion son amour-propre à bien saisir le sens des choses, son habitude de ne jamais en laisser une seule sans l'avoir approfondie et parfaitement comprise; de supporter avec patience les reproches injustes, sans jamais s'oublier à les rendre; de ne jamais rien précipiter; de ne pas accueillir les calomnies; de scruter avec le plus scrupuleux examen les caractères et les actes des gens;de ne jamais se permettre contre personne des injures, de mauvais propos, des soupçons, des sophismes. Rappelle-toi sa simplicité à se contenter de peu pour son logis, pour son vêtement, pour sa table, pour son service personnel; son amour du travail; sa longanimité; sa sobriété, qui, grâce à la régularité de sa vie, lui permettait de travailler jusqu'au soir, sans même éprouver aucune nécessité en dehors de l'heure accoutumée; la sûreté et la parfaite égalité de son commerce avec ses amis sa patience à supporter les contradictions qu'on opposait à ses idées; sa satisfaction quand on lui montrait une idée meilleure; enfin sa dévotion sincère sans superstition. N'oublie jamais tant de vertus, afin que l'heure suprême te trouve comme elle l'a trouvé, avec la conscience du bien que tu auras tâché de faire.

XXXI

Dissipe ton ivresse, rappelle ta raison; et quand tu auras secoué ton sommeil et que tu seras convaincu que c'étaient des rêves qui t'abusaient, alors considère la réalité que tu vois, pleinement éveillé, ainsi que tu regardais naguère les fausses apparences qui te trompaient.

XXXII

Je suis composé d'un corps et d'une âme. Pour le corps, toutes choses sont indistinctes et sans différence entre elles, parce que le corps n'a pas le pouvoir de rien discerner. Pour la pensée, il n'y a d'indistinctes que les choses qui ne sont pas ses actes propres mais tout ce qui est vraiment un de ses actes particuliers dépend absolument d'elle seule. Et même encore parmi ces actes, ne faut-il compter que ceux qui se rapportent exclusivement au présent; car les actes futurs et les actes passés, s'ils sont d'elle encore, sont aujourd'hui indistincts pour elle.

XXXIII

Ce n'est pas pour la main, ou pour le pied, une fatigue contre nature tant que le pied ne fait que ce que le pied doit faire, tant que la main ne fait que ce que doit faire la main. De même, ce n'est pas un labeur contre nature pour l'homme en tant qu'homme, toutes les fois qu'il ne fait que ce que l'homme doit faire. Et si la chose n'est pas pour lui contre nature, elle n'est pas non plus un mal pour lui.

XXXIV

Quels plaisirs n'ont pas goûtés des brigands, des débauchés infâmes, des parricides, des tyrans !

XXXV

Ne remarques-tu pas que les gens qui exercent des professions salariées s'accommodent jusqu'à un certain point à l'humeur de leurs clients, mais que toutefois ils se gardent bien de sacrifier les règles de leur art, et qu'ils ne s'en laissent point écarter? N'est-il pas étrange que l'architecte et le médecin fassent plus de compte des principes de leur art spécial, que l'homme n'en fait de la loi qui est la sienne et qui lui est commune avec les Dieux?

XXXVI

L'Asie et l'Europe sont perdues dans un des coins du monde; la mer entière n'est dans le monde qu'une goutte d'eau le mont Athos n'y est qu'une motte de terre. Toute cette partie du temps que nous pouvons mesurer n'est qu'un instant de l'éternité.Tout est mesquin, changeant, périssable. Mais toutes choses viennent de ce principe commun qui conduit l'univers, et duquel tout sort, soit directement, soit comme conséquence. L'effroyable gueule du lion, les poisons qui nous tuent, en un mot tout ce qui est mauvais pour nous. ici une épine, là de la boue, ne que sont les suites et les dérivés des choses les plus nobles et les plus belles. Ne t'imagine donc pas que tout cela soit étranger au principe que tu adores mais sache reconnaître en lui la source universelle des choses, quelles qu'elles soient.

XXXVII

Celui qui a vu le temps où il vit a tout vu, et tout ce qui a été dans toute l'éternité, et tout ce qui sera dans un avenir également infini car toutt en général se ressemble, et tout est uniforme.

XXXVIII

Applique-toi a réiléchir souvent à l'étroit enchaînement de toutes les choses de ce monde et à leur corrélation. Elles sont toutes en quelque manière entrelacées les unes aux autres; et en ce sens, elles ont entre elles une sorte d'intimité; car l'une vient à la suite de l'autre; et cette conuexion tient, soit à la fonction qu'elles remplissent dans le lieu où elles sont placées, soit au but commun pour lequel elles conspirent, soit à l'unité de la substance universelle.

Dans le lieu où elles sont placées.Le texte est altéré en cet endroit,et les manuscrits me fournissent aucun moyen de le rectifier d'une manière satisfaisante. La pensée générale ne peut d'ailleurs faire de doute.

XXXIX

Pour les choses que le sort te répartit, sache t'y plier et t'en accommoder; et quant aux hommes, avec qui tu dois vivre, aime-les; mais que ce soit en toute sincérité.

XL

Un instrument, un outil, un appareil quelconque, quand il remplit la fonction pour laquelle il a été conçu, est parfait; et cependant celui qui l'a fabriqué en est absent. Mais pour les choses qu'a créées la nature et qu'elle renferme, la force ordonnatrice est à leur intérieur, et elle y persiste. C'est là pour toi un motif de l'adorer encore davantage, en reconnaissant que, si tu vis et te conduis conformément à sa volonté, tout alors se règle en toi sur l'intelligence. Or, il en est de même pour l'univers; et tout ce qui s'y passe se règle sur l'intelligence qui l'anime.

XLI

Quand pour des choses qui ne relèvent pas de ta libre préférence, tu t'imagines qu'elles sont ou un bien ou un mal pour toi, il faut nécessairement, lorsque ce mal vient à te frapper ou lorsque ce bien t'échappe, que tu t'en prennes aux Dieux, ou que tu détestes les hommes, qui sont les auteurs réels, ou que tu soupçonnes d'être les auteurs, de tes mécomptes ou de ta souffrance. Dans tout cela, nous ne sommes si souvent injustes qu'a cause de l'importance que nous y attachons. Si les choses qui ne dépendent que de nous étaient les seules qui nous parussent bonnes ou mauvaises, il ne nous resterait plus le moindre prétexte, ni d'accuser Dieu, ni de faire à l'homme la guerre acharnée d'un ennemi.

XLII

Nous concourons tous à l'accomplissement d'une seule et même oeuvre, les uns avec pleine connaissance et avec pleine docilité; les autres, dans une ignorance absolue. C'est ainsi que, même en dormant,comme le disait, je crois, Héraclite, on travaille et l'on coopère à ce qui se passe dans le monde.Chacunb y concourt dans une sphère différente; et par surcroît, celui-là même y concourt qui critique le plus amèrement les choses, et qui essaye de remonter le courant et d'anéantir la réalité. C'est que le monde avait besoin de cette résistance même.Comprends donc enfin dans quels rangs tu veux te placer; car Celui qui ordonne toutes choses se servira toujours de toi admirablement bien, et il t'accueillera dans le nombre de ceux qui travaillent à son oeuvre et qui le secondent. Seulement, toi, ne va pas te faire une partie de l'ensemble analogue à ce vers plat et ridicule qui, dans la pièce, tient la place dont Chrysippe a parlé.

Comme le disait,je crois, Héraclite. Cette pensée ne se retrouve pas précisément dans les fragments qui nous restent d'Héraclite; mais on peut en trouver cependant quelques traces. Héraclite est un des premiers qui aient reconnu et proclamé l'harmonie de l'univers et son unité admirable.

XLIII

Est-ce que le soleil veut jouer le rôle de la pluie? Est-ce le rôle de la Terre, « mère des fruits, » que prétend jouer Esculape? Est-ce que chacun des astres, tout différents qu'ils sont entre eux, ne concourent pas tous au même but?

XLIV

Si les Dieux ont décrété ce que je dois être et tout ce qui doit m'arriver dans cette vie, leurs décrets sont admirables; car un Dieu sans sagesse, ce n'est pas même chose facile à se figurer. Et par quel motif imaginableles Dieux pourraient-ils jamais songer à me faire du mal? Que pourrait-il leur en revenir, soit pour eux d'abord, soit pour cette universelle communauté des choses, qui est le plus cher objet de leur providence? Si l'on me dit qu'ils ne se sont pas occupés de moi en particulier, du moins ils se sont occupés bien certainement de l'ordre général, lequel doit me faire accueillir et aimer tout ce qui m'arrive comme sa conséquence nécessaire. Croire que les Dieux ne s'occupent en rien de nous, c'est une impiété; car alors nous n'avons plus à leur offrir ni sacrifices, ni prières, ni serments il n'y a plus aucun sens à tant d'autres actes que nous faisons, et qui supposent toujours que les Dieux sont présents et qu'ils partagent notre vie. Mais, que si à toute force les Dieux ne s'occupent en rien de ce qui nous regarde, il m'est du moins permis de m'occuper de moi-même je puis réfléchir à ce qui importe à chacun de nous. Or ce qui importe à chacun de nous, c'est de se conduire selon son organisation et sa nature. Mais ma nature est essentiellement raisonnable et sociable. La oté, la patrie, pour moi comme pour Antonin,c'est Rome; mais en tant que je suis un être humain, ma patrie, c'est le monde il n'y a de choses bonnes pour moi que celles qui sont utiles aux cités diverses dont je fais partie.

XLV

Ce qui nous arrive est toujours pour le bien de l'ensemble. Il ne nous en faudrait pas déjà davantage. Mais en y regardant de plus près, tu verras que le plus généralement, ce qui est utile à un individu l'est en même temps à bien d'autres. Et ici l'utile s'étend d'autant plus loin qu'il concerne les choses indifférentes et moyennes de la vie.

XLVI

C'est comme les spectacles de l'amphithéâtre et les autres amusements de cette sorte, dont on se dégoûte à force de voir toujours les mêmes choses, et où l'uniformité rend la répétition des mêmes objets intolérable. On éprouve aussi une répugnance analogue durant le cours de la vie; car, du haut jusqu'en bas, les choses sont les mêmes,et elles ont les mêmes causes. Ainsi donc, jusques à quand?

XLVII

Songe sans cesse à cette prodigieuse diversité d'hommes qui sont morts dès longtemps, de moeurs si différentes, de peuples si divers; et descends, si tu le veux, jusqu'à un Philistion, un Phaebus, un Origanion. Passe ensuite à d'autres classes de gens et dis-toi que c'est là qu'il faut un jour aussi nous rendre, là où sont déjà tant d'habiles orateurs, tant de graves philosophes, Héraclite, Pythagore, Socrate; tant de héros des âges antérieurs, tant d'hommes de guerre venus après eux, tant de tyrans. Ajoute à tous ces noms un Eudoxe, un Hipparque, un Archimède, et une foule de tant d'autres natures d'esprits, ceux-ci pénétrants, magnanimes, laborieux, ceux-là capables de tout, égoïstes, railleurs impitoyables de la vie même de l'homme, si mêlée, si éphémère, un Ménippe par exemple, et tous ceux de son espèce. Compte un peu depuis combien de temps ils gisent en terre. Qu'y a-t-il donc là de si terrible pour eux? A plus forte raison, quel malheur est-ce donc pour ceux dont le nom n'a pas même survécu? Ainsi, il n'y a vraiment qu'une seule chose qui soit digne du plus grand prix c'est de traverser la vie, dévoué à la vérité et à la justice, et doux envers les hommes, bien qu'ils soient trompeurs et méchants.

Un Eudoxe. Sans doute le disciple de Platon.

XLVIII

Quand tu veux te ménager quelque joie, tu n'as qu'à songer aux qualités éminentes de ceux qui vivent avec toi, à l'activité de l'un, à la modestie de l'autre; à la générosité d'un troisième, et à tant d'autres perfections que plusieurs possèdent. Il n'est pas de plus grand plaisir que de contempler ces images de la vertu, brillant dans le caractère ou la conduite de nos amis, multipliées et se répétant aussi souvent qu'il le faut. C'est ainsi qu'on peut les avoir présentes à l'esprit toutes les fois qu'on le veut.

XLIX

Est-ce que tu t'affliges de ne peser que tant de livres et de n'en point peser trois cents? Ne t'afflige donc pas non plus de n'avoir à vivre qne tant d'années et non davantage. Et de même que tu te contentes du poids qui a été assigné à ton corps, de même aussi sache te contenter du temps qui t'est accordé.

L

Efforçons-nous de persuader les gens; mais, s'ils ne t'écoutent pas, n'en agis pas moins selon les lois de la justice, qui doit seule te conduire. Que si quelqu'un arrête ton action en t'opposant la force, tâche alors de bien prendre la chose et do ne pas t'en chagriner. Que l'obstacle même qui te gêne soit l'occasion pour toi de t'exercer à une autre vertu. Souviens-toi que ton désir ne pouvait être que conditionnel, et que tu ne peux désirer rien d'impossible. Que voulais-tu donc en effet? Rien que de former en toi ce même désir or, tu as atteint ce but; et ainsi le résultat que nous poursuivions est obtenu.

LI

Quand on aime la gloire, on fait consister son propre bien dans l'acte d'autrui quand on aime son plaisir, on place son bien dans sa satisfaction propre; mais, si l'on est vraiment intelligent, on ne place jamais son bien que dans l'acte qu'on accomplit soi-même.

LII

Il m'est possible de m'abstenir de tout jugement sur une chose, et de faire qu'elle ne trouble point mon âme; car les choses ne sont pas par elles-mêmes de nature à pouvoir former nos jugements.

LIII

Accoutume-toi à écouter sans distraction intérieure ce qu'un autre te dit; et, autant qu'il est possible, entre dans la pensée de la personne qui te parle.

Dans la pensée. Le texte dit positivement " Sois dans l'âme de celui qui te parle,"

LIV

Ce qui n'est pas utile à l'essaim ne peut pas non plus être utile à l'abeille.

LV

Si les passagers injuriaient le pilote, si les malades injuriaient le médecin qui les soigne, pourraient- ils avoir une autre intention que de pousser le pilote à sauver l'équipage, ou le médecin à guérir ses malades?

LVI

Combien de ceux avec qui je suis entré dans le monde en sont déjà partis!

LVII

Quand on a la jaunisse, le miel paraît amer; l'homme qu'a mordu un chien enragé a horreur de l'eau; les enfants trouvent que leur balle est la plus belle du monde. Pourquoi donc est-ce que je m'emporte? Crois-tu qu'une idée fausse agisse moins vivement sur les esprits que la bile sur le malade atteint de la jaunisse, ou que le virus, sur le malade atteint de la rage?

LVIII

Personne au monde ne peut t'empêcher de vivre selon la loi raisonnable de ta nature propre et rien ne peut t'arrivcr jamais contre la loi de la commune nature.

LIX

Qu'est-ce que sont les gens auxquels on s'efforce de plaire! Et pour quels résultats! Et par quels moyens! Avec quelle rapidité le temps effacera tout cela Et combien de choses n'a-t-il pas déjà effacées!

LIVRE VII

1

Qu'est-ce que le vice? C'est ce que tu as vu cent fois dans ta vie. Mais ce n'est pas seulement pour le mal, c'est aussi pour tout ce qui t'arrive, que tu peux te dire que ce sont là des choses que tu as déjà vues mille fois. De tous côtés, en haut, en bas, il n'y a que répétition de choses semblables, remplissant les histoires des âges reculés, les histoires des temps plus récents, les histoires contemporaines, et remplissant, même à l'heure où nous parlons, nos cités et nos familles. C'est qu'il n'y a rien de nouveau dans le monde, et toutes les choses sont tout ensemble habituelles et passagères.

Il

Comment pourrais-tu faire mourir en toi les jugements que tu formes, autrement. qu'en éteignant les perceptions sensibles qui y correspondent, et qu'il ne tient absolument qu'à toi de raviver? Je puis toujours m'en faire l'idée qu'il faut on avoir; et, du moment que je le puis, pourquoi m'en troubler? Les choses du dehors, puisqu'elles ne résident pas dans mon esprit, ne peuvent absolument quoi que ce soit sur mon esprit lui-même. Sois donc dans cette disposition et te voilà dans le vrai. Tu peux alors te faire une vie nouvelle. Examine encore une fois les choses comme tu les as vues naguère car c'est là précisément se faire une nouvelle vie.

III

Les vains raffinements du luxe, les pièces jouées au théâtre, ces immenses assemblées, ces troupeaux, ces combats de gladiateurs, tout cela est comme un os jeté aux chiens, comme un morceau de pain lancé aux poissons du vivier, comme les labeurs des fourmis s'épuisant à traîner leur fardeau, comme les courses extravagantes des souris effarées, comme des marionnettes qu'un fil fait mouvoir. Contre toutes ces séductions, il faut savoir conserver son coeur parfaitement calme, et ne pas montrer non plus un mépris trop altier. Mais du moins, tu peux en tirer cette conséquence que, tant vaut l'homme, tant valent les choses auxquelles il donne ses soins.

Ces immenses assemblées, ces troupeaux. La plupart des traducteurs ont compris ce passage différemment.Selon eux, il s'agit ici de grands troupeaux de bêtes domestiques, de moutons et de boeufs. Le contexte ne se prête pas à ce sens; et je préfère entendre le mot de Troupeaux avec la même nuance d'ironie que nous y attachons, quand nous parlons de ces troupeaux d'hommes assemblés pour quelque fête publique, pièces de théâtre, combats de gladiateurs. Il me semble que la pensée ainsi comprise a plus d'unité et de teneur.

IV

S'il s'agit d'un discours, il faut regarder à chaque mot; s'il est question d'un acte, il faut regarder à l'intention. Dans ce dernier cas, il importe tout d'abord d'apprécier le but que l'agent poursuivait, de même que, dans l'autre, il ne faut apprécier que l'expression dont on s'est servi.

V

Mon intelligence suffit-elle, ou ne suffit-elle pas pour faire une chose que je désire? Si elle suffit, je m'en sers pour accomplir mon oeuvre, comme d'un instrument que m'a donné la nature qui régit l'univers. Si mon intelligence à elle seule ne suffit point, ou je m'en remets du travail sur quelqu'un qui peut l'exécuter mieux que moi, à moins que ce ne soit mon devoir de le faire personnellement; ou bien, je le fais dans la mesure de mes forces, en m'adjoignant un auxiliaire, qui, sous ma direction, peut en se réunissant à moi, satisfaire en temps opportun à ce qu'exige l'utilité commune; car ce que je fais, à moi seul ou avec le secours d'un autre, ne doit jamais avoir qu'un seul but, l'intérêt commun et la bonne harmonie du monde.

VI

Combien d'hommes jadis célèbres dans la terre entière sont déjà livrés à l'oubli. Combien de gens qui les ont célébrés sont depuis longtemps disparus !

VII

Ne rougis pas de recevoir l'aide d'autrui; car ton but, c'est d'accomplir le devoir qui t'incombe, comme un soldat qui monte à l'assaut. Eh bien, que ferais-tu si, blessé à la jambe, tu ne pouvais à toi seul franchir la brèche, mais que tu le pusses grâce au secours d'un autre?

VIII

Que l'avenir ne te trouble pas; tu l'aborderas, s'il le faut, en portant dans tout ce qu'il te réserve cette même raison qui t'éclaire sur les choses du moment.

IX

Toutes les choses sont entrelacées entre elles; leur enchaînement mutuel est sacré; et il n'est rien pour ainsi dire qui soit isolé de toute relation avec quelque autre objet. Les choses sont toutes coordonnées; et elles contribuent au bon ordre du même monde. Dans son unité, ce monde renferme tous les êtres sans exception Dieu, qui est partout, est un; la substance est une; la loi est une également; la raison,qui a été donnée à tous les êtres intelligents, leur est commune; enfin la vérité est une, de même qu'il n'y a qu'une seule et unique perfection pour tous les êtres d'espèce pareille, et pour tous ceux qui participent à la même raison.

X

Tout ce qui est matériel disparaît en un instant dans la substance universelle; toute cause rentre en un instant dans la raison qui gouverne le monde; en un instant aussi, la mémoire de tout ce qui fut est engloutie dans l'éternité.

XI

Aux yeux de l'être raisonnable, toute action qui est conforme à la nature n'est pas moins conforme à la raison.

XII

Droit, ou redressé.

XIII

De même que, dans les êtres individuels, les membres du corps ont entre eux une certaine relation de même, les êtres raisonnables ont, malgré leur isolement, un rapport analogue, parce qu'ils sont faits pour coopérer à un seul et même but. Cette pensée acquerra dans ton âme d'autant plus de poids, que tu te diras souvent à toi-même " Je suis un membre de la famille des êtres raisonnables." Si tu disais seulement: je suis une partie et non pas un membre proprement dit, c'est que tu n'aimerais pas encore les hommes du fond du coeur c'est que faire le bien ne te causerait pas ce plaisir que donne un acte dont on a pleine conscience. Tu le fais simplementparce qu'il est convenable de le faire; mais tu ne le fais point comme accomplissant par là le bien qui t'est propre.

XIV

Que du dehors advienne tout ce qu'il voudra, dans ces portions de mon être qui peuvent ressentir ces sortes d'accidents; ce qui en moi souffrira pourra se plaindre, s'il le trouve bon. Mais quant à moi, si je ne pense pas que ce qui m'arrive soit un mal, je n'en suis pas encore atteint; or il m'est toujours possible de concevoir cette pensée.

XV

Quoi qu'on me dise, quoi qu'on me fasse, c'est mon devoir d'être toujours homme de bien. C'est ainsi que l'or, l'émeraude, la pourpre pourraient toujours se dire « Quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, il y a nécessité que je sois émeraude, et que je conserve la couleur que j'ai. »

XVI

Le principe qui nous gouverne ne se donne jamais à lui-même le trouble d'aucune passion, par exemple, la passion de la crainte, qu'il s'infligerait de son plein gré. Que si quelque autre peut lui causer frayeur ou chagrin, qu'il le fasse; car ce n'est pas ce principe supérieur qui se précipitera spontanément dans ces désordres. C'est au corps de s'arranger lui-même pour ne point souffrir, comme c'est à lui de dire ce qu'il souffre. Quant à l'âme, qui éprouve la frayeur ou la tristesse, et qui, d'une manière générale, conçoit la pensée de toutes ces sensations, qu'elle n'en souffre en quoi que ce soit; car tu ne lui permettras pas d'en porter ces jugements erronés. Le principe directeur peut être indépendant, dans tout ce qui le regarde, à moins qu'il ne se mette lui-même dans la dépendancede quelque besoin. Il peut à cet égard être toujours sans trouble et sans embarras, tant qu'il ne se trouble pas et ne s'embarrasse pas lui-même.

XVII

Le bonheur, c'est d'avoir un bon génie c'est de faire le bien. Que viens-tu donc faire ici, ô imagination aux décevantes apparences? Va-t-en, au nom des Dieux, ainsi que tu es venue. Je n'ai que faire de toi. Tu es arrivée en moi, je le sais, par une habitude bien ancienne; aussi je ne t'en veux pas. Seulement, retire-toi.

XVIII

Est-il possible que l'homme redoute le changement ? Et quelle chose peut donc se faire au monde sans qu'un changement n'ait lieu? Qu'y a-t-il de plus agréable, de plus familier à la nature de l'univers entier? Peux-tu prendre un bain, sans que le bois qui le chauffe ne se transforme et ne change? Peux-tu manger, sans qu'il n'y ait un changement dans les aliments qui doivent te nourrir? Une chose utile quelconque peut-elle s'accomplir sans un changement correspondant ? Ne comprends-tu donc pas que le changement qui t'atteint toi-même est tout pareil, et que ce changement est aussi de toute nécessité dans la nature des choses ?

XIX

Tous les corps, quels qu'ils soient, sont entraînés dans la substance universelle, comme dans un irrésistible torrent, de même nature que le tout, coopérant à l'oeuvre commune,comme nos organes se correspondent entre eux. Que de Chrysippes, que d'Épictètes, le temps n'a-t-il pas déjà engloutis Le même sort attend tout homme et toute chose, quels qu'ils puissen têtre.

XX

Je n'ai qu'une préoccupation, c'est de ne jamais faire, de mon plein gré, rien qui soit contraire à la constitution naturelle de l'homme, de ne jamais rien faire autrement que ne le veut cette constitution, ni, si elle ne le veut point, au moment où je le fais.

XXI

Tu es bien près de tout oublier; et tout est bien près de te rendre un égal oubli.

XXII

C'est une vertu propre de l'homme d'aimer ceux mêmes qui nous offensent. Tu ressentiras cette facile indulgence, si tu te rappelles que ces hommes sont de ta famille; que c'est par ignorance et sans le vouloir qu'ils commettent ces fautes; que, dans bien peu de temps, vous serez morts les uns et les autres; et, par-dessus tout, tu seras indulgent, si tu te dis que l'offenseur ne t'a fait aucun tort; car il n'a pu pervertir en toi le principe supérieur qui te dirige.

XXIII

L'universelle nature façonne la substance universelle comme une cire. Ainsi, elle en fait tantôt un cheval; et, le dissolvant, elle se sert de sa matière pour créer un arbre; puis, elle se sert de l'arbre, pour en faire tel autre être. Mais chacun de ces êtres ne subsiste qu'un instant; et il n'est pas plus fâcheux pour un coffre d'être disloqué que d'être construit.

L'universelle nature. La cosmologie indiquée dans ce paragraphe est celle de l'école Stoïcïenne, qui a toujours soutenu l'unité de matière sous la variété infinie des transformations. C'est l'antique doctrine des atomes d Ëpicure et de Démocrite.

XXIV

Un air courroucé du visage est par trop contraire à la nature, puisque souvent la physionomie s'y gâte, et qu'à la fin elle disparaît si complètement que rien ne peut plus ensuite la ramener. Si cette remarque est vraie, applique-toi à en tirer cette conséquence que la colère elle-même est contraire à la raison; car si l'on perd, en s'y livrant, jusqu'à la consciencede ses fautes, quel motif de vivre pourrait-on encore conserver?

XXV

La nature qui ordonne et régit l'univers va dans un instant changer tout ce que tu vois; de la substance de ces êtres, elle en formera d'autres, comme avec la substance de ceux-ci elle en formera d'autres encore, afin que l'univers soit éternellement jeune et nouveau.

XXVI

Si quelqu'un se conduit mal à ton égard, demande-toi quelle idée il a dû se faire du bien et du mal pour s'être oublié ainsi envers toi. A ce point de vue, tu le prendras en pitié, et tu n'éprouveras plus ni surprise ni colère; car, ou bien tu avais toi-même une opinion identique à la sienne, ou une opinion du moins analogue sur ce qu'il était bon de faire; et alors il n'y a qu'à pardonner. Mais si des fautes de ce genre ne te paraissent ni un bien ni un mal, alors il te sera encore bien plus facile d'être indulgent pour quelqu'un qui n'a que le tort d'avoir de mauvais yeux.

XXVII

Ne pense jamais à ce qui te manque comme si déjà tu l'avais parmi les choses que tu possèdes, préfère ce qu'il y a de mieux; en les considérant, remets-toi en mémoire les moyens qui devraient te les procurer, si elles venaient à te manquer. Toutefois prends bien garde de ne pas contracter l'habitude de les estimer si haut que, si quelque jour elles venaient à t'échapper, tu en fusses troublé profondément.

XXVIII

Replie-toi souvent sur toi-même car le principe raisonnable qui nous gouverne a cette nature spéciale de pouvoir se suffire absolument à lui seul, en pratiquant la justice, et de trouver dans cette vertu le repos qu'il cherche.

XXIX

Efface les trop vives couleurs des impressions sensibles; apaise l'excitation de tes nerfs; borne toi au moment actuel de la durée; rends-toi bien compte de ce qui arrive, soit à toi, soit à un autre de tes semblables. Partage et analyse l'objet qui t'occupe, pour y bien distinguer la cause et la matière. Pense souvent à l'heure suprême. Laisse la faute à qui l'a commise, dans les conditions où il a pu la commettre.

XXX

Prêter toute son attention à ce qu'on nous dit; et faire pénétrer son intelligence dans les faits réels et dans les causes qui les produisent.

XXXI

Sache embellir ton âme de simplicité, de pudeur, et d'indifférence pour ces choses qui ne sont ni le vice ni la vertu. Aime le genre humain; obéis à Dieu et suis-le docilement. Un poëte l'a dit: " L'univers tout entier est soumis à ses lois." Les éléments matériels supposent l'existence de Dieu et il suffit de se rappeler que tout est soumis à une loi régulière. On doit se contenter de ces principes, en quelque petit nombre qu'ils soient.

XXXII

Sur la mort. Si c'est une dispersion des éléments de notre être, c'est, ou résolution en atomes, ou anéantissement, ou extinction, ou transformation.

XXXIII

Sur la douleur. Si elle est intolérable, elle nous fait sortir de la vie; si elle dure, c'est qu'on peut la supporter. Notre pensée, concentrée en elle-même, conserve néanmoins toute sa tranquillité; et le principe souverain qui nous gouverne n'en est pas altéré; c'est seulement aux parties de notre être affectées par la douleur de nous dire, si elles le peuvent, ce qu'elles éprouvent.

XXXIV

Sur l'opinion. Considère un peu ce que sont les esprits des hommes, ce qu'ils fuient, ce qu'ils recherchent; et dis-toi bien que, de même que les dunes de sable en s'amoncelant font disparaître celles qui s'étaient formées d'abord, de même, dans la vie, les événements antérieurs s'effacent aussi en un instant, sous les événements qui ne cessent de s'accumuler après eux.

XXXV

Extrait de Platon « Mais crois-tu que celui dont la pensée est pleine de grandeur, et qui contemple tous les temps et tous les êtres, puisse regarder la vie qu'on passe ici-bas comme quelque chose de bien important? C'est impossible. Ainsi la mort ne devra pas lui paraître à craindre ? Non. »

XXXVI

Sentence d'Antisthène « Quand on fait le bien, c'est chose vraiment royale de s'entendre calomnier. »

XXXVII

Il est assez honteux que notre visage nous obéisse docilement, qu'il prenne l'air que nous lui donnons, qu'il réponde si bien aux ordres de notre volonté, et que notre volonté sache si peu s'obéir à elle-même et se composer à son gré.

XXXVIII

" A quoi bon s'emporter jamais contre les choses, « Qui ne font aucun cas de notre vain courroux?"

A quoi bon s'emporter. Citation d'Euripide dans sa tragédie perdue de "Bellérophon".

XXXIX

"Donne-nous le plaisir, aux Dieux ainsi qu'à nous."

XL

" Nos jours sont moissonnés ainsi que des épis, Dont l'un est déjà mûr quand l'autre est vert à peine".

Nos jours sont moissonnés.Citation d'Euripide dans sa tragédie perdu "d'Hypsipyle".

XLI

" Si les Dieux m'ont frappé, mes deux enfants et moi, C'est qu'ils ont leur raison pour cette rude loi.".

XLII

"Le bien et la justice ont pris parti pour moi."

XLIII

Ne pas se lamenter avec les autres hommes, ne pas palpiter comme eux.

XLIV

Extraits de Platon" Je puis répondre avec raison à qui me ferait cette objection Vous êtes dans l'erreur si vous croyez qu'un homme, qui vaut quelque chose, doit considérer les chances de la vie ou de la mort, au lieu de chercher seulement dans toutes ses démarches si ce qu'il fait est juste ou injuste, et si c'est l'action d'un homme de bien ou d'un méchant."

XLV

" Et en effet, Athéniens, c'est ainsi qu'il en doit être. Tout homme qui a choisi un poste parce qu'il le jugeait le plus honorable, ou qui y a été placé par son chef, doit, à mon avis, y demeurer ferme et ne considérer ni la mort, ni le péril, ni rien autre chose que l'honneur."

XLVI

" Mon cher, prends bien garde qu'être vertueux et bon ne soit autre chose que se tirer d'affaire, soi et les autres. Vois si. celui qui est vraiment homme ne doit point négliger le plus ou moins de temps qu'il pourra vivre, et se montrer peu amoureux de l'existence, et s'il ne faut pas, laissant à Dieu le soin de tout cela, et ajoutant foi à ce que disent les femmes, que personne n'a jamais échappé à son heure fatale, s'occuper de quelle manière on s'y prendra pour passer le mieux qu'il est possible le temps qu'on a à vivre".

XLVII

Étudier le cours des astres, en se disant qu'on est emporté avec eux dans leur cercle, et penser souvent aux permutations .des éléments les uns dans les autres. Des considérations de cet ordre purifient la vie terrestre de ses souillures.

XLVIII

Voici une belle pensée de Platon « Quand on veut parler convenablement des choses humaines, il faut s'occuper aussi de toutes celles qui se présentent sur terre, en les considérant en quelque sorte de haut, pour en connaître la source et la valeur immenses agglomérations d'individus, expéditions guerrières agriculture mariages dissensions, naissances, morts, disputes des tribunaux, contrées désertes, peuples barbares de toute espèce, fêtes solennelles, lamentations funèbres, assemblées publiques; il faut voir ce mélange de toutes choses, et l'harmonie qui sort de cette foule d'éléments contraires. »

XLIX

Étudier le passé en remontant les siècles, et considérer les révolutions si nombreuses des Empires. Par ce moyen, on peut se faire une idée assez exacte de l'avenir; car tous les événements futurs seront analogues à ceux du passé, et les choses ne peuvent pas sortir de l'ordre qu'elles suivent sous nos yeux. Ainsi, il est parfaitement égal de faire l'histoire humaine, ou pendant quarante ans, ou pendant quelques milliers d'années. Que pourrait-on voir de plus?

L

« Ce que la terre enfante en son sein rentrera; « Ce que l'air a produit dans l'air retournera, « Absorbé par le ciel, et par sa sphère immense. Ou bien, c'est une simple dissolution d'organisations antérieures en atomes et cette dispersion, quelle qu'elle soit, ne porte que sur des éléments qui ne sentent rien.


Ce que la terre enfante. Ces deux vers sont d'Euripide, dans sa tragédie de "Chrysippe".

LI

" Tout est vain aliments, boissons, philtres, magie, Pour repousser la mort et sauver notre vie."
" Le vent qui nous emporte est soufflé par les Dieux; Il nous faut l'accepter sans pleurs, ni cris honteux."

Tout est vain. Ces deux premiers vers sont d'Euripide," Les Suppliantes", Vers 1110 et 1111.

LII

Un tel est plus adroit à la lutte. C'est vrai; mais il n'est pas plus dévoué à l'intérêt commun il n'est pas plus modeste; il n'est pas plus doux; il n'est pas plus indulgent pour les erreurs de son prochain.

LIII

Quand une oeuvre peut-être accomplie conformément aux lois de la raison, qui régit également les Dieux et les hommes, on doit faire cette oeuvre en toute sécurité; car, dès que l'on peut atteindre un but utile, par une action régulière qui se développe selon les lois de l'organisation générale des choses, il n'y a jamais à craindre qu'on puisse en souffrir l'ombre d'un dommage.

L'organisation générale des choses. L'expression du texte est aussi peu déterminée, quelques traducteurs ont cru qu'il fallait la définir davantage et comprendre "Les lois de notre organisation." Le paragraphe suivant pourrait donner raison à cette dernière interprétation.

LIV

Partout et toujours, trois choses dépendent uniquement de toi accepter avec joie, et par pieuse obéissance aux Dieux, la destinée qui t'est faite présentement; te conduire selon la justice envers les hommes avec qui tu vis à présent; enfin, soumettre l'idée présente que tu as à un examen qui en éloigne toute erreur.

LV

Ne regarde pas à ce que font les autres, sous la conduite de leur propre raison; mais dirige exclusivement tes yeux sur la route que te trace la nature et d'abord, la nature de l'univers,manifestée par les événements qui t'arrivent; et ensuite, ta nature personnelle, qui se manifeste par les devoirs que tu as à remplir. Or, pour tout être, le devoir est la conséquence de l'organisation. Mais c'est en vue des êtres doués de raison que tous les autres êtres ont été faits, d'après le principe qui veut qu'en cela comme en tout le reste, les moins bonnes choses soient faites en vue des meilleures; et les êtres raisonnables sont faits les uns pour les autres. Voilà pourquoi, dans l'organisation de l'homme, le devoir supérieur, c'est d'abord d'être dévoué à l'intérêt de la communauté en second lieu, c'est de ne point se livrer aux entraînements du corps; car le propre de l'activité raisonnable et intelligente, c'est de se fixer des bornes à elle-même, et de ne point se laisser vaincre ni à la séduction des sens ni à celle des passions. Ces deux derniers principes, ceux des sens et des passions, sont en effet purement animaux, tandis que l'entendement revendique la première place et ne peut être dominé par aucun d'eux. L'entendement a pleinement droit à cet empire, puisque la nature veut précisément que ce soit lui qui se serve des principes inférieurs. Enfin, en troisième et dernier lieu, l'organisation douée de raison à ce privilége de pouvoir ne point faillir et ne point s'égarer.
Qu'ainsi donc appuyé sur de tels secours, le principe qui doit nous diriger aille droit son chemin et, dès lors, il possède tout ce qui lui appartient et n'est qu'à lui.

LVI

Il faut vivre conformément à la nature le reste d'existence qui t'est laissé par grâce, comme si tu étais déjà mort, et que tu eusses vécu tout le temps qui t'a été accordé jusqu'aujourd'hui.

LVII

Nous n'avons qu'à aimer le sort dont la trame nous est tissue dans le destin commun. Qu'y a-t-il en effet de plus régulier?

LVIII

En toute rencontre, nous devons nous remettre sous les yeux le souvenir des gens qui ont subi les mêmes épreuves que nous, qui s'en sont irrités, s'en sont révoltés et en ont gémi. Où sont-ils à cette heure? Ils ne sont plus. Vas-tu donc faire comme eux? Ne vaut-il pas mieux laisser ces agitations contre nature à ceux qui les provoquent et en sont eux-mêmes les victimes, pour ne t'appliquer tout entier qu'à profiter de telles leçons? Tu en tirerais tout avantage; et c'est là une matière qui te revient exclusivement. N'aie jamais qu'un objet et qu'un désir celui de te bien conduire dans tout ce que tu fais. Rappelle-toi ces deux choses, et, en outre, que ce qui t'importe, c'est l'objet de ton action.

LIX

Regarde au dedans de toi; c'est au dedans qu'est la source du bien, laquelle peut s'épancher à jamais, si tu sais à jamais la creuser et l'approfondir.

LX

Le corps doit, lui aussi, se ranger et n'avoir rien de désordonné, ni dans son mouvement, ni dans son maintien. Puisque la pensée se manifeste jusqu'à un certain point sur le visage, en lui appliquant un cachet d'intelligence et de calme, il faut exiger du corps tout entier la même docilité. Mais le soin qu'il faut apporter à tout cela ne doit en rien sentir l'affectation.

LXI

L'art de la vie se rapproche de l'art de la lutte, bien plus que de celui de la danse, puisqu'il y faut toujours être prêt, et inébranlable, à tous les accidents qui peuvent survenir et qu'on ne saurait prévoir.

LXII

Ne cesse jamais d'étudier le caractère des gens dont tu ambitionnes le témoignage, et de scruter les principes qui les dirigent. Avec cette précaution, tu ne t'en prendras plus à eux des fautes involontaires qu'ils peuvent commettre, et tu n'auras que faire d'une approbation autre que la tienne, en considérant la source où ces hommes puisent leurs pensées et les motifs qui les font agir.

autre que la tienne. J'ai ajouté ces mots pour rendre toute la force de l'expression grecque.

LXIII

« Il n'est pas une âme, dit le philosophe, privée de la vérité, sans que ce ne soit malgré elle. » C'est donc aussi contre son gré qu'elle manque de justice, de sagesse, de douceur, et de toutes les vertus de cet ordre. Il n'y a rien de plus nécessaire que d'avoir sans cesse cette réflexion présente à l'esprit; car elle te rendra plus indulgent envers tous tes semblables.


Dit le philosophe
. C'est Platon, qui a soutenu cette doctrine dans le "Protagoras".

LXIV

Dans toute souffrance que tu éprouves, dis-toi bien qu'il n'y a là aucune honte pour toi, ni rien qui dégrade l'intelligence destinée à te régir, puisque la douleur ne la peut atteindre, ni la détruire, en tant que cette intelligence est raisonnable et dévouée à l'intérêt commun. Tu peux aussi, dans les épreuves les plus pénibles, tirer presque toujours profit de la sentence même d'Épicure, en te disant que cette " douleur n'est point intolérable; et surtout qu'elle n'est point éternelle; tu n'as qu'à te souvenir qu'elle a des bornes où elle est renfermée, et que tu peux ne point l'accroître par l'opinion que tu t'en fais." Souviens-toi encore, dans l'occasion, qu'il y a bien des choses, fort semblables à la douleur, qui te font souffrir sans que tu t'en aperçoives: ainsi, l'envie de dormir, la chaleur qui te suffoque, le dégoût par faute d'appétit. Quand donc tu t'inquiètes d'un de ces désagréments, dis-toi bien que c'est à la douleur que tu cèdes.

LXV

Prends garde à ne pas éprouver, même envers des gens inhumains, les sentiments que trop souvent les hommes montrent pour des hommes.

LXVI

Comment savoir si l'âme de Télaugès était supérieure à celle de Socrate? Pour résoudre cette question, il ne suffit pas que Socrate soit mort plus glorieusement que Télaugès, qu'il ait combattu les sophistes avec plus d'énergie, qu'il ait veillé plus courageusement au milieu des nuits glaciales du camp, qu'il ait résisté avec plus de magnanimité à l'ordre d'arrêter l'homme de Salamine, ni même qu'il ait brillé davantage par ses conversations dans les rues, points sur lesquels on pourrait insister, si tout cela était parfaitement exact. Ce qu'il faut savoir avant tout, c'est ce qu'était réellement l'âme de Socrate, s'il pouvait concentrer tout son bonheur à être juste envers les hommes et pieux envers les Dieux, s'il ne s'abandonnait pas plus que de raison à sa colère contre le vice, ou s'il ne condescendait pas un peu trop complaisamment à l'ignorance des hommes, s'il ne recevait pas avec assez de résignation la part qui lui était faite dans le destin universel, s'il ne la regardait pas comme intolérable, et enfin s'il ne laissait pas quelquefois succomber l'esprit aux passions de la chair.

Télaugès. Il s'agit sans doute du fils de Pythagore.

LXVII

La nature ne t'a pas tellement confondu avec l'informe mélange des choses qu'il te soit interdit de t'isoler de tout le reste, et de rester maître d'accomplir tout ce qui te regarde; car on peut fort bien devenir un homme divin sans être même connu de qui que ce soit. C'est là ce que tu ne dois jamais oublier; et tu dois aussi te dire qu'il ne faut presque rien pour être heureux. Ce n'est pas parce que tu désespères de devenir habile en dialectique ou dans les sciences naturelles, que tu dois renoncer à te montrer libre, modeste, dévoué à l'intérêt commun, et soumis à la volonté de Dieu.

LXVIII

Il faut savoir, à l'abri de toute violence, conserver la paix la plus profonde de son coeur, quand bien même le genre humain tout entier nous poursuivrait de ses vaines clameurs, et que la dent des bêtes féroces mettrait en pièces les membres de cette masse de chair dont nous sommes enveloppés. Qui peut, en effet, dans toutes ces conjonctures, empêcher l'âme de se maintenir en un calme absolu, d'abord si elle porte un jugement vrai sur les circonstances où elle se trouve, et ensuite, si elle sait user comme il convient de ces épreuves? Alors, le Jugement dit à l'Accident qui survient « Voilà ce que tu es essentiellement, bien qu'on se fasse de toi une opinion toute différente. » L'Usage dit à l'Épreuve, qu'on subit « Précisément, je te cherchais; car pour moi, le fait présent doit toujours être matière à exercer la vertu de la raison et les qualités sociables; c'est-à-dire,. l'ensemblede cet art qui se rapporte à l'homme ou à Dieu. » Ainsi donc, tout événement, de quelque façon qu'il survienne, me rattache à Dieu ou à l'homme, comme un membre de la famille et cet événement ne peut causer ni surprise, ni difficulté, puisqu'il est à l'avance bien connu, et qu'il facilite l'oeuvre commune.

LX!X

La perfection de la conduite consiste à employer chaque jour que nous vivons comme si c'était le dernier, et à n'avoir jamais ni impatience, ni langueur, ni fausseté.

LXX

Les Dieux, qui sont immortels, ne s'irritent nullement d'avoir à supporter durant leur éternité les fautes toujours renouvelées d'un si grand nombre de méchants incorrigibles. Loin de là, les Dieux ont même pour ces pervers une bonté qui prend mille formes. Et toi, qui dans un moment vas cesser de vivre, tu te révoltes, comme si tu n'étais pas, toi aussi, un de ces méchants !

LXXI

Il est assez plaisant de ne pas songer à corriger ses propres vices, ce qui est possible cependant, et de prétendre corriger ceux d'autrui, ce qui est absolument impossible.

LXXII

Quand la faculté qui comprend en nous les lois de la raison et de la société, juge qu'une chose n'est ni sensée ni utile au bien commun, elle est en droit de la rejeter comme indigne de son attention.

LXXIII

Quand tu as rendu service à quelqu'un et qu'on a profité de ce service, pourquoi cherches-tu encore une troisième chose, comme font les sots, qui est de faire paraître le service que tu as rendu, et de montrer que tu comptes sur la réciprocité ?

LXXIV

On ne se lasse jamais de recevoir des services or le service que nous pouvons nous rendre à nous-mêmes, c'est d'agir conformément à la nature. Ne te lasse donc pas de te faire du bien à toi-même en en faisant à autrui.

LXXV

La nature de l'univers a procédé spontanément à la création et à l'ordre du monde. Donc, à cette heure, de deux choses l'une ou tout ce qui se passe n'est que la suite de la première impulsion ou bien, il n'y a rien de raisonnable même dans les êtres les plus importants, dont le Souverain du monde a pris un soin tout particulier. Dans bien des cas, cette réflexion, si tu te la rappelles, augmentera encore ta profonde tranquillité.

LIVRE VIII

1

Une considération bien faite pour te détourner de la présomption de la vainc gloire, c'est que tu ne peux pas te flatter d'avoir passé ta vie entière, du moins à partir de ta jeunesse, comme un vrai philosophe. Bien des gens l'ont su; et toi-même, tu sais aussi bien que personne que tu étais alors très loin des sentiers de la philosophie. Voilà donc ton personnage défiguré et te faire la réputation d'un philosophe n'est plus guère facile pour toi. La supposition seule est un contre-sens. Si donc tu comprends réellement le fond des choses, ne t'inquiète pas de l'apparence que tu pourras avoir; mais sache te contenter, pour ce qui te reste de vie, de la passer comme le veut ta nature. Ainsi tâche de connaître ses volontés, et n'aie pas d'autre préoccupation. En effet, l'expérience t'a montré que d'erreurs tu as commises, sans jamais trouver le bonheur; tu ne l'as rencontré ni dans l'étude, ni dans la richesse, ni dans la gloire, ni dans le plaisir, nulle part en un mot. Où donc l'obtiendras-tu? Uniquement en faisant ce qu'exige la nature de l'homme. Et comment l'homme accomplit-il le voeu de sa nature? En ayant d'immuables principes, d'où ses actes découlent. Et à quoi s'appliquent ces principes ? Au bien et au mal; le bien ne pouvant jamais être pour l'homme que ce qui le rend juste, prudent, courageux et libre; le mal n'étant non plus que que ce qui produit les dispositions contraires à celles que je viens d'énumérer.

II

Toutes les fois que tu fais quelque chose, adresse-toi cette question « Qu'est-ce que je fais précisément? Ne le regretterai-je pas? Encore un peu, je meurs; et tout disparaît pour moi. Ai-je à chercher autre chose que de savoir si l'acte que je fais actuellement est bien l'acte d'un être intelligent, dévoué à l'intérêt commun, et soumis aux mêmes lois que Dieu s'est données à lui-même? »

III

Que sont Alexandre, et César, et Pompée, si on les compare à Diogène, à Héraclite, à Socrate?Ces philosophes ont scruté les choses; ils ont approfondi les éléments qui les composent; et les principes qui dirigeaient ces grandes âmes ne variaient point. Mais les autres, à quoi ont-ils songe? De quoi ne se sont-ils pas faits les esclaves ?

IV

Les hommes n'en continueront pas moins à faire les mêmes choses que tu leur vois faire, dusses-tu en crever de fureur.

V

D'abord ne te trouble pas; car tout s'accomplit selon les lois de la nature universelle; et dans un temps qui ne peut pas être bien long, tu ne seras absolument rien, pas plus que ne sont à cette heure Adrien ou Auguste. Puis, fixant ton esprit sur la chose en question, vois clairement ce qu'elle est, et rappelle-toi sans cesse que tu dois être homme de bien. Souviens-toi de ce que veut la nature de l'homme; et satisfais à ses exigences, sans jamais t'y soustraire. Que tes paroles n'expriment que ce que tu crois le plus juste seulement, parle toujours avec bienveillance, modestie et franchise.

VI

La nature universelle n'a pour fonctions que de déplacer les choses perpétuellement; elles sont ici, elle les met là; elle les transforme; elle les enleve du lieu où elles sont pour les porter dans un autre; toutes transformations, où il n'est pas à craindre qu'il se produise jamais rien de nouveau, où tout est régulier, et où les répartitions sont éternellement équitables.

VII

Tonte nature est pleinement satisfaite de suivre son droit chemin. Or la nature raisonnable suit tout droit le sien, lorsque, dans les apparences que lui fournissent les sens, elle ne s'arrête ni au faux, ni à l'obscur; lorsqu'elle dirige uniquement ses puissances en vue de l'intérêt commun; lorsqu'elle n'adresse ses désirs et ses répugnances qu'à ce qui dépend de nous seuls; lorsqu'elle embrasse avec amour le destin que lui fait la commune nature. C'est qu'en effet l'être raisonnable en est une partie, tout comme la nature de la feuille est une partie de celle de la plante; si ce n'est pourtant que la nature de la feuille fait partie d'une nature insensible, dénuée de raison, et qui peut être contrariée dans son développement, tandis que celle de l'homme relève d'une nature que rien ne contrarie, ni n'arrête, d'une nature douée d'intelligence, ayant le sentiment de la justice, répartissant à tous les êtres, en proportions égales et selon leur importance, le temps, la substance, la cause, la faculté d'agir et les relations avec tout ce qui les entoure. D'ailleurs, quand je parle d'égalité, il est entendu qu'il ne s'agit pas de l'égalité d'un détail isolé avec le tout, mais bien de l'égalité d'un tout pris dans tout ce qu'il est, et d'un autre tout considéré de même dans sa totalité entière.

VIII

Il ne t'est plus possible de lire, soit; mais ce qui t'est toujours possible, c'est de repousser de ton coeur l'insolence; il t'est toujours possible de te raffermir contre les plaisirs et les peines; il t'est possible de te mettre au-dessus de la vaine gloire; tu peux ne pas t'emporter contre les gens qui ne sentent pas tes bienfaits, et qui les paient d'ingratitude il t'est même toujours possible de continuer à leur faire du bien.

IX

Ne fais jamais entendre de plaintes à personne ni contre la vie qu'on mené à la cour, ni contre ta propre vie.

X

Le regret est un secret reproche qu'on se fait à soi-même d'avoir négligé son intérêt; or c'est le bien qui doit être notre intérêt véritable, et le bien seul est digne des soins d'un homme vertueux. Mais l'homme de bien ne peut jamais se repentir d'avoir négligé un plaisir. Donc le plaisir n'est pas notre intérêt, pas plus qu'il n'est le
bien.

XI

Cet objet que j'ai sous les yeux, quel est-il en lui-même et dans ses conditions propres? Quelle est son essence, et quelle est sa matière? Quelle est sa cause? Et lui-même, que produit-il dans le monde? Pour combien de temps existe-t-il?

XII

Quand tu as de la peine à t'arracher au sommeil, il faut te dire que ton organisation propre, aussi bien que l'organisation naturelle de l'homme, c'est d'accomplir des actes utiles à la communauté, tandis que dormir est une fonction que partagent avec nous les animaux privés de raison. Or ce qui pour chaque être est conforme à sa nature est aussi pour lui plus familier, plus habituel, et même plus attrayant.

X!II

En présence de toute perception sensible, aie toujours le soin, si tu le peux, de distinguer la nature de l'objet, l'impression qu'il fait sur toi et les raisonnements que tu en tires.

XIV

Avec qui que ce soit que tu discutes, demande-toi sur-le-champ à toi-même " Quels principes cette personne a-t-elle sur le bien et sur le mal?" Car, selon qu'elle aura tels ou tels principes sur le plaisir ou la douleur, et sur les objets qui produisent l'un ou l'autre, sur la gloire et le déshonneur, sur la mort et la vie, je ne m'étonnerai pas, surtout je ne me choquerai pas, qu'elle agisse de telle ou telle façon; et je me dirai qu'elle est dans la nécessité de faire ce qu'elle fait.

XV

N'oublie jamais que, de même qu'on aurait tort de trouver mauvais qu'un figuier produise des figues, de même on a tort de s'irriter quand on voit le monde porter les fruits qui sont les siens. Un médecin, un pilote n'ont pas à se choquer de ce que le malade a la fièvre, ou de ce que le vent est contraire.

XVI

Sois bien persuadé que changer d'avis et savoir profiter de la juste critique de quelqu'un qui te redresse, ce n'est pas perdre quoi que ce soit de ta liberté; car le nouvel acte que tu fais se règle toujours par ta volonté et par ton jugement, et se conforme à ta propre raison.

XVII

Si la chose ne dépend que de toi, alors pourquoi la faire? Si elle dépend d'autrui, à qui vas-tu t'en prendre? Est-ce aux atomes ou aux Dieux? De part et d'autre, ce serait une égale erreur. N'accuse donc personne. Si tu le peux, corrige celui qui a commis la faute; si tu ne le peux pas, corrige du moins la chose; et si tu ne peux pas même cela, à quoi te servirait-il de te fâcher? C'est qu'en effet il ne faut jamais rien faire en pure perte.

XVIII

Ce qui meurt dans le monde n'en sort pas pour cela. Il y demeure, et il y subit certains changements, se dissolvant dans ses éléments propres, qui sont ceux de l'univers et les tiens. Ces éléments eux-mêmes changent encore, et ils ne s'en plaignent pas.

XIX

Tout a été fait en vue d'un certain résultat, le cheval, la vigne. T'en étonnes-tu? Le soleil même te dira « J'ai été fait dans tel but. » Les autres Dieux en pourront dire autant. A quelle intention as-tu donc été fait toi-même? Est-ce pour le plaisir? Examine un peu si la raison te permet de le croire.

XX

La nature se propose toujours un but, et elle ne s'occupe pas moins de la fin des choses que de leur origine et de leur existence. Elle ressemble assez à un joueur de ballon. Est-ce donc un bien pour le ballon de monter si haut? Est-ce un mal de descendre si bas, ou même de tomber tout à fait? Est-ce un bien pour la bulle d'air de se soutenir ? Est-ce un mal pour elle de crever? Est-ce un bien, est-ce un mal pour la lampe de briller ou de s'éteindre?

XXI

Retourne un peu le corps en tous sens, et demande- toi ce qu'en font la. vieillesse, la maladie, la débauche. La vie est bien courte pour celui qui loue et pour celui qui est loué, pour celui qui célèbre un nom illustre et pour celui dont le nom est célébré. Ajoute que ce bruit se fait dans un coin de cette région de la terre où nous sommes. Et encore, dans ce coin même, tous ne s'entendent pas entre eux; et il n'y a pas même un individu qui s'entende avec lui-même! Et la terre tout entière n'est qu'un point dans l'univers!

XXII

Applique bien ton attention à l'objet qui t'occupe, au jugement que tu en portes, à l'acte qui est la suite de ce jugement, et aux paroles qui te servent pour l'exprimer. Tu as bien raison d'apporter tant de soin à tout cela car c'est aujourd'hui que tu veux devenir homme de bien plutôt encore que demain.

XXIII

Dois-je faire quoique chose, je tâche de le faire en le rapportant à l'intérêt des hommes, mes semblables. Un accident me survient-il, je l'accepte en le rapportant aux Dieux, et à la source de toutes choses, d'où s'épanchent, en s'enchaînant, tous les événements de l'univers.

XXIV

Que te représente le bain que tu prends? De l'huile, de la sueur, de l'ordure, de l'eau visqueuse, toutes choses dégoûtantes. Eh bien, voilà ce qu'est la vie dans toutes ses parties; voilà ce qu'est tout objet, quel qu'il soit.

XXV

Vérus meurt avant Lucille; puis Lucille meurt à son tour; Maximus avant Sécunda, puis Sécunda Diotimus, avant Epitynchanus; puis Epitynchanus Antonin, avant Faustine; puis, Faustine il en va ainsi de toutes choses. Adrien avant Céler, puis Céler à son tour. Et tous ces autres êtres à l'esprit si vif, si prévoyant de l'avenir, si haut, où sont-ils à cette heure? Où sont ces philosophes de tant d'intelligence, Charax, Démétrius le platonicien, et Eudémon, et tant d'autres qui les valaient? Tout cela a vécu un jour; et, depuis longtemps, tout cela est mort. Il en est qui n'ont pas même laissé le moindre souvenir après eux; on a parlé quelque temps de ceux-ci déjà on ne dit même plus un mot de ceux-là. Pense donc à eux en te disant aussi qu'il faudra pour toi comme pour eux, que le composé chétif que tu formes se désagrège un jour, que le souffle qui t'anime s'éteigne, ou se déplace, et qu'il aille recevoir ailleurs une autre vie.


Verus. C'est Lucius Vérus, frère adoptif de Marc-Aurèle, à qui il avait marié sa fille.

Lucille. Fille de Marc-Aurèle, femme de Lucius Vérus, associé à l'Empire

Maximus. Sans doute, le Stoïcien, un des maîtres de Marc-Aurèle, et dont il a fait plus haut un magnifique éloge, liv. I, § 15.

Sécuncla. Probablement femme de Maximus.

Diotimus... Epitynchanus. Tous deux inconnus.Diotimus est encore nommé un peu plus loin, § 37.

Antonin. L'Empereur et père adoptif de Marc-Aurële, Voir plus hant, iivre I, § 16, le portrait d'Antonin le Pieux.

Faustine. La première Faustine, femme d'Antonin.

Adrien:. L'Empereur,qui avait adopté Antonin le Pieux.

Céler. Rhéteur illustre, qu'Antonin avait donné pour maitre à Marc-Aurète et à son frère. Au premier livre, Marc-Aurèle ne le cite pas parmi ses maitres.

Charax. On ne connait point ce philosophe peut-être le nom est-il altéré, comme l'ont cru quelques éditeurs.

Demetrius le Platonicien.... Eudémon. Ces deux personnages ne sont autrement connus.


XXVI

La vraie joie de l'homme, c'est de faire ce qui est propre à l'homme. Or le privilège de l'homme, c'est d'être bienveillant à l'égard de ses semblables, de surmonter les agitations des sens, de discerner les perceptions qui méritent créance, et de contempler la nature universelle et l'ensemble des faits dont elle règle le cours.

XXVII

Trois relations que nous avons à soutenir: la première avec la cause matérielle qui enveloppe et compose notre corps; la seconde avec la cause divine, d'où tout procède pour tous les êtres sans exception; enfin la troisième avec nos compagnons d'existence.

XXVIII

Ou la douleur est un mal pour le corps, et dès lors c'est à lui de le dire; ou elle est un mal pour l'ame. Mais l'âme peut toujours conserver son calme parfait et son absolue sérénité, en n'admettant pas que la douleur soit un mal. C'est qu'en effet le jugement, l'émotion, le désir et l'aversion sont toujours au-dedans de nous; et il n'y a pas de mal qui soit assez puissant pour pénétrer jusqur-là.

XXIX

Efface les impressions sensibles en te disant toujours « Je puis, dans le cas présent où je me trouve, empêcher que cette âme ne soit altérée par aucun vice, par aucune passion, en un mot, par aucun trouble quel qu'il soit. Mais voyant les choses toujours comme elles sont, j'en use selon leur valeur respective. » N'oublie
jamais que tu jouis de cette puissance supérieure, qui est d'ailleurs si conforme à la nature.

XXX

Parler, soit dans le Sénat, soit à une personne quelle qu'elle puisse être, avec douceur et sans éclat, de voix; avoir un langage parfaitement sain et mesuré.

XXXI

Vois la cour d'Auguste, sa femme, sa fille, ses ascendants, ses descendants, sa soeur, Agrippa, ses parents, ses familiers, ses amis, Areus, Mécène, ses médecins, ses sacrificateurs; toute cette cour est morte. Passe à d'autres, si tu le veux, et ne te borne pas à considérer la fin d'un seul individu regarde la fin de tous les membres d'une famille, de la famille de Pompée par exemple. Puis, souviens-toi de cette inscription qu'on lit sur tant de tombeaux « Ci-gît le dernier de sa race. » Rappelle-toi alors que de peines s'étaient données leurs ancêtres pour s'assurer un héritier après eux. Mais c'est une nécessité inévitable qu'il y ait enfin un dernier; et voilà la mort de la race tout entière.

XXXII

Il faut ordonner toutes les actions de ta vie une à une; et si chacune d'elles produit, autant que possible, tout ce qu'elle doit produire essentiellement, sache t'en contenter; personne au monde ne peut t'empêcher de faire tout ce que tu peux pour qu'elle produise son effet. Mais un obstacle extérieur s'y opposera. Non pas; rien ne peut faire que tu n'y aies point apporté justice, prudence, réflexion. Mais peut-être une autre cause non moins puissante annulera toute mon action. Pas davantage; car, en sachant prendre aussi cet obstacle comme il convient de le prendre, en acceptant de bon coeur les circonstances données, tu substitues aussitôt une action nouvelle à la première, et tu trouves un aide énergique pour la disposition que je viens de te recommander.

XXXIII

Recevoir les choses sans vain orgueil et les perdre sans y faire aucune difficulté.

XXXIV

Si jamais tu as eu l'occasion de voir une main, un pied, ou une tête coupés, et qui gisaient séparés du reste du corps, tu peux te dire que c'est là une image de ce que fait l'homme, pour lui-même, du moins autant qu'il le peut, quand il n'accepte pas de bon gré le destin qui lui est réparti, qu'il s'isole volontairement, ou qu'il commet un acte contraire à la loi commune. Tu t'es rejeté hors de cette union, qui était cependant conforme à la nature; d'abord, tu avais été une partie de l'ensemble; et voilà que maintenant tu t'en es toi-même retranché. Mais ce qu'il v a d'admirable en ceci, c'est qu'il t'est permis de te rattacherde nouveau à l'union que tu as quittée; c'est là une faveur que Dieu n'a accordée à aucune autre partie quelconque, qui ne saurait revenir à son tout, une fois qu'elle en a été séparée et coupée. Mais vois l'immense avantage et l'honneur dont Dieu a gratiné l'homme. Il l'a d'abord laissé libre de ne pas briser l'union par son initiative individuelle; et en second lieu, il lui a donné de pouvoir revenir, même après qu'il a rompu l'union de son plein gré, de s'y rattacher encore, et d'y reprendre, comme partie du tout, la place qu'il y occupait précédemment.

XXXV

Tout être doué de raison possède à peu près toutes les facultés que possède la nature universelle des êtres raisonnables. Mais voici une faculté qu'elle nous a plus spécialement départie c'est que, de même que la nature de l'univers sait arranger et soumettre au destin commun tout ce qui lui fait opposition et résistance, de même aussi l'être qui a la raison en partage peut toujours, dans l'obstacle qu'il rencontre, trouver matière à son activité, et tourner cet obstacle même à l'accomplissement de son premier dessein.

XXXVI

Prends garde de te troubler en essayant d'embrasser d'un coup d'oeil l'ensemble de ta vie; ne t'agite pas à la pensée de tous les événements qui, selon toute probabilité, peuvent t'assaillir encore: Mais contente-toi dans chaque occurrence de t'occuper uniquement du présent, et demande-toi " Est-ce qu'il y a dans ce qui m'arrive quelque chose de vraiment intolérable, et que je ne puisse endurer?" Tu rougiras alors à tes propres yeux de t'avouer ta faiblesse. Puis souviens- toi bien encore que ce n'est ni l'avenir ni le passé qui te presse, mais que c'est toujours le présent. Or le présent se réduit à bien peu de chose, si tu te bornes à ne considérer que lui, et que tu sois prêt à gourmander ton coeur de ne pas savoir tenir contre un adversaire réduit à des forces aussi mesquines.

XXXVII

Est-ce que Panthée, ou Pergame, peuvent demeurer éternellement sur le tombeau de leur maître? Est-ce que Chabrias ou Diotimus sont toujours sur le tombeau d'Adrien? Quel ridicule Eh quoi y fussent-ils à demeure fixe, est-ce que les morts le sentiraient? Et si les morts le sentaient, serait-ce un plaisir pour eux? Et si c'était un plaisir, en seraient-ils pour cela rendus immortels? Est-ce que le destin n'avait pas voulu que d'abord ils devinssent, les uns et les autres des vieillards, ou des vieilles, pour mourir ensuite? Et les maîtres une fois morts, que pouvaient faire les autres? Mauvaise odeur que tout cela, et ordure dans le fond du sac!

Pantée. Maîtresse de Lucius Vérus, qui l'avait ramenée de Smyrne à Rome, et qui la traitait en véritable impératrice, par le luxe sans bornes dont il l'entourait. Dans le dialogue intitulé "Les Portraits" Lucien fait de la beauté de Panthée une description enthousiaste.

Pergame. Affranchi de Lucius Vérus.

Chabrias. Personnage inconnu.

Diotimus. Ce personnage, aussi inconnu que Chabrias, a déjà été aussi inconnu a déjà été nommé plus haut § 25.

XXXVIII

Si tu as si bonne vue, dit le philosophe, vois donc à juger les choses le plus sagement possible.

XXXIX

Dans l'organisationde l'être raisonnable, je ne vois pas de vertu qui puisse supplanter la justice mais j'en aperçois une qui peut supplanter le plaisir, c'est la tempérance.

XL

Si tu supprimes ton opinion sur l'objet qui semble te causer tant de douleur, te voilà, toi, dans la plus immuable sécurité. Mais qui, Toi? Toi, c'est la raison. Mais je ne suis pas raison. Deviens-le. Que la raison ne s'inflige donc pas à elle-même une douleur inutile; et si, par hasard, il y a encore en toi quelque chose qui ne va pas bien, que ce quelque chose se fasse à soi-même une opinion sur ce qu'il souffre.

XLI

Une gêne pour la sensibilité est un mal pour la vie animale; une gêne à la satisfaction d'un désir est un mal pour la vie animale également une gêne d'un autre genre peut être aussi un mal pour la vie végétative en nous. De la même manière, ce qui gêne l'intelligence est donc un mal pour la nature intellectuelle. Eh bien, applique- toi à toi-même ces réflexions diverses. Est-ce que la douleur et le plaisir te touchent? C'est à la sensibilité de le savoir. Ton désir rencontre- t-il un obstacle qui l'arrête? Mais si tu as conçu ce désir sans y supposer les limitations nécessaires, le mal est alors imputable à ta raison. Que si ton sort est le sort commun de tout le monde, tu n'as pas le droit de dire que tu aies subi un tort, ou rencontréun obstacle. Personne au monde, si ce n'est toi, ne peut empêcher les actes propres de ton intelligence; il n'y a ni feu, ni fer, ni tyran, ni calomnie, en un mot il n'y a rien qui puisse la toucher. « L'âme, une fois Sphaerus, reste tout arrondie. »

L'âme une fois... Ce vers d'Empédocle est encore cité par est encore cité par Marc-Aurèle plus loin, Liv. XII, § 3.

XLII

Je ne suis pas capable de me faire du chagrin à moi-même, moi qui n'en ai jamais fait volontairement à personne.

XLIII

Le plaisir de l'un ne ressemble pas au plaisir de l'autre. Le mien, c'est de maintenir toujours en santé l'esprit qui doit me gouverner, sans qu'il se détourne jamais avec aversion, ni d'un homme quelconque, ni d'aucun de ces événements auxquels est soumise l'humanité, de façon qu'il regarde toujours chaque chose d'un oei bienveillant, qu'il l'accepte, et qu'il l'emploie selon la valeur qu'elle peut avoir.

XLIV

Ne cherche à jouir que du temps qui t'est présentement accordé. Ceux qui poursuivent avec le plus d'ardeur une gloire qui doit leur survivre, feraient bien de penser que ceux dont ils l'attendent seront absolument semblables à leurs contemporains d'aujourd'hui, qu'ils ont tant de peine à supporter. Ceux-là aussi sont soumis à la mort; et dès lors, quel intérêt peux-tu avoir à ce que leurs voix retentissent en ta faveur, et qu'ils aient de toi un souvenir aussi peu durable qu'eux-mêmes?

XLV

Saisis-moi, jette-moi où bon te semble. Là comme partout ailleurs, j'aurai mon génie, qui ne me sera pas moins favorable,je veux dire, qui saura se contenter de vivre et d'agir conformément aux lois de son organisation propre. Qu'y a-t-il donc là qui mérite que mon âme en soit en rien troublée, et que, se ravalant elle-même, elle s'abaisse, se passionne, et se laisse aller à l'abattement ou à l'épouvante? Mais où trouver jamais quelque chose qui puisse valoir ce sacrifice?

XLVI

Jamais rien ne peut arriver à aucun homme qui ne soit un fait humain rien n'arrive à un boeuf qui ne soit fait pour le boeuf; à une vigne, qui ne soit fait pour la vigne, ni même à une pierre, qui ne soit spécial à la pierre. Si donc chaque être n'éprouve jamais rien que d'ordinaire et de naturel, pourquoi dès lors prendre si mal les choses? La commune et universelle nature ne te donne pas à supporter un fardeau insupportable.

XLVII

Si la douleur que tu éprouves vient d'une cause extérieure, ce n'est pas à l'objet du dehors que tu dois t'en prendre, c'est au jugement que tu en portes car il ne dépend que de toi absolument d'effacer le jugement que tu t'en formes. Si au contraire la cause de la peine est dans ta disposition personnelle, qui est-ce qui t'empêche de redresser ta propre pensée? Si même tu t'affliges de ne pouvoir faire ce que, selon toi, réclame la droite raison, pourquoi n'agis-tu pas plutôt que de te désoler? Mais l'obstacle est plus fort que moi. Alors ne t'en préoccupe pas, du moment que la cause qui s'oppose à ton action ne dépend pas de toi. Mais j'aime mieux perdre la vie plutôt que de ne pas faire ce que je désire. Alors, sors de la vie avec un coeur tranquille, comme meurt celui-là aussi qui a fait tout ce qu'il voulait. Et, a ce moment suprême, sache encore être doux envers les obstacles que tu auras rencontrés.

XLVIII

Souviens-toi bien que le principe qui nous gouverne est absolument invincible, quand, replié sur lui-même, il se contente d'être ce qu'il est, pouvant ne pas faire ce qu'il ne veut point, en supposant même que sa résistance ne soit pas raisonnable. Que sera-ce donc quand il a la raison pour lui, et qu'il ne juge d'un objet qu'après l'avoir examiné attentivement? C'est là ce qui fait qu'une âme libre des passions est une véritable forteresse, et l'homme n'a pas de rempart plus fort, où il puisse se réfugier et se mettre pour jamais à l'abri de toute attaque. Ne pas voir cela, c'est être aveugle; et quand on voit cet asyle, et qu'on ne s'y réfugie pas, on est bien malheureux.

XLIX

Ne t'en dis jamais à toi-même sur les choses plus que ne t'en annoncent les premières impressions. On t'apprend qu'un tel dit du mal de toi soit mais on ne t'apprend pas que tu en sois blessé. Je vois que mon enfant est malade; oui, je le vois; mais ce que je ne vois pas, c'est qu'il soit en danger. Sache donc toujours rester ainsi sur les impressions premières; n'y ajoute rien de ton propre fonds; et, de cette façon, elles ne sont rien. Ou plutôt ajoutes-y, mais en homme qui connaît de reste tous les accidents dont ce monde est le théâtre.

L

Ce melon est amer. Laisse-le. Il y a des ronces dans mon chemin. Détourne-toi. C'est tout ce qu'il faut faire mais n'ajoute pas « Pourquoi y a-t-il de pareilles choses dans le monde? » Prends-y garde; par cette question, tu te ferais moquer de toi par quelqu'un qui aurait étudié les lois de la nature, de même que tu prêterais à rire au menuisier ou au cordonnier si tu allais leur reprocher les copeaux et les rognures qui sont dans leurs ateliers. Encore, ces ouvriers ont-ils toujours la possibilité de jeter ces débris dans un autre endroit, tandis que la nature n'a pas un lieu quelconque dans l'univers qui soit en dehors d'elle. Ce qu'il y a précisément de merveilleux dans l'art que déploie la nature, c'est que, s'étant donné à elle-même des limites, elle transforme en sa propre substance tout ce qui en elle semble fait pour se corrompre, vieillir et devenir inutile, et qu'avec ces débris eux-mêmes elle compose des êtres nouveaux, sans avoir jamais besoin d'emprunter des matériaux étrangers, ni d'avoir un lieu quelconque où elle rejette les immondices. Elle sait donc se contenter, et de l'espace qui est à elle, et de la matière qui lui appartient également, et de l'art qui est spécialement le sien.

LI

Quand on agit, ne point hésiter; quand on s'entretient avec les gens, ne point s'animer; dans les perceptions qu'on reçoit, ne pas se tromper; ne pas se concentrer en soi-même tout d'une pièce, et n'en pas sortir trop inopinément ne point être affairé dans la vie. Les hommes se tuent, se massacrent, s'accablent d'exécrations. Mais qu'est-ce que tout cela fait pour le devoir qu'a ton âme de rester pure, intélligente, sage et juste? Autant vaudrait, en passant près d'une eau limpide et savoureuse, l'accabler d'outrages. Mais l'eau ne cesserait pas de s'épancher, toujours excellente à boire. On aurait beau y jeter de la boue et du fumier, elle aurait bientôt dissous ces ordures; bientôt elle les aurait rejetées, sans en avoir contracté la moindre souillure. A quel prix peux-tu donc te faire en toi-même une source qui ne tarisse jamais, comme tarit un puits intermittent? Le seul moyen, c'est de te rendre à tout instant de plus en plus libre, sans jamais te départir de la bienveillance, de la simplicité et de la modestie indispensables.

Un puits intermittent.J'ai ajouté ce dernier mot pour rendre la pensée plus claire. Il y a des éditeurs qui ont cru que ce dernier membre de phrase est une interpolation.

LII

Quand on ignore ce qu'est le monde, on ignore le lieu ou l'on est; quand on ignore pourquoi on a été naturellement fait, on ignore ce qu'on est soi-même, comme on ignore ce qu'est le monde; et quand on en est à ignorer une de ces choses, on ne sait même pas pourquoi soi-même on a été créé par la nature. Mais que te semble de celui qui redoute le blâme, ou qui recherche les éloges, de ces hommes dont l'ignorance va jusqu'à ne savoir, ni où ils sont, ni ce qu'ils sont?

LIII

Tu recherches les éloges d'un homme qui, trois fois par heure, s'accable de ses propres malédictiens; tu prétends plaire à un homme qui se déplaît à lui-même souverainement; car peut-on se plaire à soi-même quand on se repent, ou peu s'en faut, de tout ce qu'on fait?

LIV

Ne pas se borner à respirer l'air qui nous environne, mais s'associer en outre par la raison au principe intelligent qui enveloppe toutes choses; car la force intelligente est répandue dans l'univers entier, et elle ne se communique pas moins à celui qui veut la conquérir que la force de l'air ne se communique à celui qui est fait pour le respirer.

LV

Considéré d'une façon générale, le vice ne peut pas nuire au monde; considéré dans un individu séparé, il ne nuit pas à autrui; mais il est exclusivement nuisible a l'être même, qui d'ailleurs a la possibilité d'en être délivré, pourvu que d'abord ce soit lui qui le veuille.

LVI

Pour tout ce qui regarde ma volonté personnelle, la volonté de mon voisin m'est aussi parfaitement indifférente et étrangère que sa respiration ou son corps. Sans doute, nous sommes faits les uns pour les autres autant que possible; mais la raison qui nous conduit n'en a pas moins dans chacun de nous son domaine distinct. Autrement, le vice de mon voisin deviendrait mon vice personnel. Mais Dieu ne l'a pas voulu, afin qu'un autre ne pût pas à son gré faire mon malheur.

LVII

Le soleil semble épancher et répandre sa lumière, et en effet il l'épanche dans le monde entier; mais, en s'épanchant, il ne s'épuise jamais. Cet écoulement n'est qu'une simple extension. Le mot qui, dans la langue grecque, signifie ses Rayons a la même étymologie que le mot qui exprime l'idée de s'étendre et de s'épancher. Tu peux voir en effet ce qu'est précisément un rayon de soleil, en observant la lumière qui s'introduit dans une pièce obscure, à travers une ouverture étroite. Elle s'étend et marche en ligne droite; puis elle se partage, pour ainsi dire, en rencontrant un obstacle solide, qui en prive l'air placé au-delà. C'est sur cet obstacle que la lumière s'arrête, sans glisser en bas et sans tomber. C'est justement ainsi que ton intelligence doit s'écouler et se répandre en tous sens. C'est une diffusion ce n'est pas un épuisement, et, quand elle rencontre des obstacles, elle ne doit montrer ni colère ni emportement dans la résistance qu'elle leur oppose; elle ne tombe pas; elle reste debout, et elle éclaire de sa lumière tout ce qui la reçoit. Ce qui ne peut pas la réfléchir se prive soi-même de son splendide éclat.

LVIII

Quand on craint la mort, cela revient à craindre, ou de ne plus rien sentir du tout, ou de sentir autrement que dans cette vie. Mais, si tu ne sens plus quoi que ce soit, tu ne peux par conséquent ressentir aucun mal; et, si tu as une sensibilité différente, alors tu ne seras qu'un autre être mais tu ne cesses pas de vivre.

LIX

Les hommes sont faits évidemment les uns pour les autres. Ainsi, éclaire-les, ou sache au moins les supporter.

LX

Autre est le mouvement d'une flèche, autre est celui de l'esprit. Mais l'esprit a cet avantage que, tout en procédant avec le soin nécessaire et en considérant les choses attentivement, il n'en va pas moins droit, et il n'en arrive pas moins sûrement à son but.

LXI

Il faut entrer dans l'esprit des autres, et toujours permettre aux autres d'entrer aussi dans ton esprit.

LIVRE IX

I

Se rendre coupable d'une injustice envers autrui, c'est faire un acte d'impiété, parce que la nature qui gouverne l'univers, ayant créé les êtres raisonnables pour s'aider par des secours réciproques, selon leurs mérites divers, sans qu'il leur soit jamais permis de se nuire entre eux, celui qui méconnaît cette volonté expresse de la nature se rend impie envers la plus auguste des divinités. Faire un mensonge est une autre impiété aussi grave envers elle car la nature qui régit l'univers est également la nature pour tous les êtres; et les êtres d'ici-bas sont évidemment de la même famille que les êtres éternels. C'est là ce qui fait qu'à un certain point de vue, la nature est appelée la Vérité, parce que c'est elle qui est la cause première de tout ce qui est vrai. Celui donc qui trompe sciemment fait acte d'impiété; car c'est un délit de mentir. Mais même quand on trompe sans le vouloir, comme on se met en désaccord avec la natureuniverselle, et que l'on provoqueun désordre dans son sein, on combat par cela seul la constitution naturelle du monde. C'est la combattre que de se porter, fût-ce à son propre détriment, vers ce qui contredit la vérité. Car celui qui s'égare ainsi avait préalablement reçu de la nature toutes les facultés nécessaires, et c'est en les négligeant qu'il s'est rendu désormais impuissant à distinguer le faux du vrai. C'est encore une sorte d'impiété de rechercher le plaisir comme un bien, et de fuir la douleur comme un mal. Il est inévitable qu'avec ces idées on accuse incessamment la commune nature d'avoir réparti ses dons, sans considération de mérite, entre les méchants et les bons, puisqu'à chaque instant les méchants jouissent des plaisirs de ce monde et de tous les moyens de se les procurer, et queles bons sont plongés dans la douleur, exposés aux causes de tout genre qui la produisent. D'une autre part, quand on redoute la douleur, on doit par suite redouter bien des événements que le monde doit néanmoins voir s'accomplir. C'est là encore une disposition impie. Quand on tient tant au plaisir, on ne se défend pas assez de commettre des fautes contre ses semblables; et c'est également une impiété manifeste. Dans les choses où la commune nature se montre indifférente, puisque, certainement, elle n'aurait pas fait les deux si elle n'était pas profondément indifférente à l'une et à l'autre, ce qu'il faut c'est que ceux qui veulent obéir à la nature pensent à cet égard absolument comme elle, et qu'eux aussi ils restent dans une indifférence parfaite. Ainsi donc, en ce qui concerne la douleur et le plaisir, la mort et la vie, la gloire et l'obscurité, toutes choses dont la commune nature fait indistinctement usage, on se rend coupable d'une impiété évidente, si l'on n'est pas aussi impassible que la nature elle-même. Et quand je dis que la commune nature est indifférente à tout cela, et qu'elle en fait un égal usage, je veux faire entendre que tout cela arrive indistinctement à tous les êtres qui se succèdent, les uns à la suite des autres, ou qui apparaissent dans le monde, en vertu d'une impulsion première de la Providence; car elle a dès l'origine des choses réglé l'ordre entier de l'univers, et y a déposé les raisons de tout ce qui devait être dans un avenir sans fin, en déterminant l'empire de toutes les forces qui ont été les germes des existences, des changements, et des révolutions de tout genre que nous pouvons observer.

II

Ce serait le privilége d'un mérite surhumain que de pouvoir sortir de la société des hommes sans avoir jamais su ce que c'est que le mensonge, la fausseté sous aucune de ses formes, la mollesse et l'orgueil. Déjà, c'est avoir fait une heureuse traversée que de s'en aller de ce monde avec le profond dégoût de ces vices. Ou bien, par hasard, préférerais-tu t'enfoncer dans le mal? Et l'expérience en est-elle encore à t'apprendre à fuir cette peste? La corruption de l'âme, qui se ruine par le vice, est une peste cent fois plus fatale que celle qui infecte et vicie l'air que tu respires. Car l'une est la peste des animaux en tant qu'ils sont de simples animaux, tandis que l'autre est la peste des hommes en tant qu'ils sont hommes.

III

Ne maudis pas la mort; mais fais-lui bon accueil, comme étant du nombre de ces phénomènes que veut la nature. La dissolution de notre être est aussi naturelle en nous que la jeunesse, la vieillesse, la croissance, la pleine maturité, la pousse des dents, la barbe, les cheveux blancs, la procréation, la gestation des enfants, l'accouchement, et tant d'autres fonctions purement physiques, que développent en nous les diverses saisons de la vie. Lors donc que l'homme y a réfléchi, il sait qu'il doit ne montrer à l'égard de la mort, ni oubli, ni courroux, ni jactance. Il faut l'attendre comme un des actes nécessaires de la nature; et puisque tu attends bien le jour où ta femme mettra au monde l'enfant qu'elle porte en son sein, de même aussi tu dois accueillir l'heure où ton âme se délivrera de son enveloppe. Que si tu as besoin, pour te rassurer le coeur, d'une réflexion toute spéciale, qui te rende plus accommodant envers la mort, tu n'as qu'à considérer ce que sont les choses dont tu vas te séparer enfin, et les spectacles dont moralement ton âme ne sera plus attristée. Ce n'est pas à dire le moins du monde qu'il faille combattre contre les hommes; loin de là, il faut les aimer et les supporter avec douceur. Seulement, il faut bien te dire que ce ne sont pas des gens partageant tes sentiments que tu vas quitter; car le seul motif qui pourrait nous rattacher à la vie et nous y retenir, ce serait d'avoir le bonheur de s'y trouver avec des hommes qui auraient les mêmes pensées que nous. Mais, à cette heure, tu vois quelle anxiété te cause ce profond désaccord dans la vie commune, et tu vas jusqu'à t'écrier: « 0 mort, ne tarde plus à venir, de peur que je n'en arrive, moi aussi, à me méconnaître autant qu'eux!" »

IV

Quand on fait une faute contre quelqu'un, on en commet une aussi contre soi-même; en faisant tort à autrui, on se fait en même temps un tort personnel, puisqu'on se pervertit.

V

Bien souvent on se rend coupable en négligeant d'agir, et non pas seulement en agissant.

VI

Il doit te suffire d'avoir une idée parfaitement intelligible des choses qui t'occupent actuellement, de remplir actuellement ton devoir envers la communauté, et d'être actuellement en disposition de te soumettre avec joie à tout événement que la Cause infinie peut t'envoyer.

VII

Effacer les impressions sensibles apaiser l'émotion qu'elles ont pu nous causer; éteindre nos passions; rester complétement maîtres de la raison qui doit nous guider.

VIII

C'est une seule et même âme qui fait vivre les animaux privés de raison; c'est une seule et même âme intelligente qui est répartie entre les êtres raisonnables, de même qu'il n'y a qu'une seule et même terre pour toutes les choses terrestres, de même qu'il n'y a qu'une seule et même lumière qui nous fait voir tout ce qui est visible, de même qu'il n'y a qu'un seul et même air que respirent tous les êtres animés.

IX

Tout être qui a quelque chose de commun avec un autre être se porte invinciblement vers son semblable. Tout objet terreux se dirige spontanément vers la terre; toute particule liquide tend à s'écouler avec les eaux; la particule d'air en fait autant. Il faut des obstacles et une violence pour qu'ils ne suivent pas cette pente. De même encore, le feu monte toujours en haut pour s'y rejoindre au feu élémentaire; sur la terre, il suffit qu'une matière quelconque soit un peu plus sèche pour qu'elle soit toute prête à s'enflammer, sous toute espèce de feu, parce que cette matière est moins mélangée de ce qui s'oppose et résiste à la combustion. C'est en vertu d'une loi semblableque tout être qui a sa part de la communenature intellectuelle, tend aussi vivement ét plus vivement encore vers l'être qui est de la même espèce que lui. Plus l'être intelligent l'emporte sur le reste des créatures, plus aussi il a d'empressement à se mêler et à se fondre avec ce qui est de sa famille. Ainsi d'abord, parmi les animaux qui n'ont pas la raison en partage, on peut observer des essaims, des troupes, des éducations de petits, et, en quelque sorte aussi, des affections et des amours; car, dans ces êtres, il y a déjà des âmes; et l'on peut y remarquer une tendance évidente à se grouper autour du meilleur, ce qu'on ne voit, ni dans les plantes, ni dans les pierres, ni dans les bois. Au contraire, entre les êtres qui ont le privilége de la raison, il se forme des gouvernements, des amitiés de tout ordre, des familles, des reunions de tout genre, et, même pendant la guerre, des traités et des trêves. En montant encore plus haut jusqu'aux êtres de la région supérieure, il y a une sorte d'unité même entre les plus séparés par la distance comme le sont les astres. C'est donc ainsi que la tendance à s'élever toujours vers le mieux peut créer entre les êtres les plus disparates une sorte de sympathie. Mais regarde ce qui se passe dans l'état présent des choses. Seuls, les êtres doués d'intelligence ont perdu le sentiment de cette affection et de ce bon accord qu'ils se doivent mutuellement; il n'y a que parmi eux qu'on ne voit plus ce concours. Pourtant ils ont beau fuir; ils sont repris dans le courant qui les entraîne la nature est la plus forte; et tu peux te convaincre de cette vérité pour peu que tu l'observes avec quelque soin; car il serait plus facile de découvrir un objet terrestre séparé du reste de la terre, que de trouver un homme absolument isolé de l'homme.

X

L'homme porte son fruit, comme Dieu porte le sien, comme le monde porte le sien aussi, comme toute chose le porte, quand la saison en est venue. Si d'ordinaire le mot de Fruit ne s'applique proprement qu'aux plantes qui, comme la vigne, produisent des fruits, l'expression ici n'est de rien. La raison porte également son fruit, qui est tout ensemble, et commun, et spécial; et, de ce fruit-là, il sort une multitude d'autres fruits qui sont pareils à la raison elle-même.

XI

Si tu le peux, instruis les gens et redresse les si tu y échoues, n'oublie pas que c'est précisément à cet effet que la bienveillance t'a été accordée. Les Dieux mêmes sont cléments pour les êtres qui te résistent; et à leur égard, tant les Dieux sont bons, ils les aident à se donner santé, richesse et gloire. Tu peux imiter les Dieux; ou, si tu ne le fais pas, dis-moi qui t'en empêche.

XII

Travaille sans cesse, non pas avec la persuasion que c'est un malheur pour toi de travailler, ni avec le désir qu'on te plaigne ou qu'on t'admire, mais soutenu par cette seule volonté de toujours agir ou de suspendre ton activité, de la manière que le veut la raison dans l'intérêt de la cité dont tu fais partie.

XIII

Aujourd'hui, je suis sorti de tous mes embarras ou, pour mieux dire, j'ai mis tous mes embarras de côté; car ils n'étaient pas au dehors; ils étaient tout intérieurs, c'est-à-dire dans les idées que je m'en faisais.

XIV

Toutes choses deviennent familières par l'expérience qu'on en acquiert; le temps qu'elles subsistent n'est que d'un jour; leur matière n'est que souillure. A cette heure, tout est absolument ce qu'il était quand vivaient ceux que nous avons ensevelis.

XV

Les choses nous sont extérieures et restent à notre porte. Indépendantes par elles-mêmes, elles ne savent rien de ce qu'elles sont, elles ne nous en disent rien. Qui nous en apprend donc quelque chose? C'est uniquement la raison, qui nous gouverne.

XVI

Pour l'être raisonnable qui vit en société, le mal, ainsi que le bien, ne consiste pas dans ce qu'il pense, mais dans ce qu'il fait. C'est comme la vertu et le vice, qui, pour lui, ne consistent pas davantage dans la pensée, mais dans l'action.

XVII

Pour le caillou qu'on lance en l'air, il n'y a pas plus de mal à redescendre qu'il n'y avait de bien à monter.

XVIII

Pénètre au fond de leurs coeurs et tu sauras quels juges tu redoutes, et quels juges ils sont aussi à leur propre égard.

XIX

Tout est soumis au changement. Et toi-même tu es sujet à une perpétuelle modification, et, sous certains rapports, à une destruction perpétuelle. L'univers entier est comme toi.

XX

Il faut laisser à autrui la faute d'autrui.

XXI

Qu'une action cesse qu'un désir, qu'une idée s'arrêtent et s'apaisent; que tout cela meure, peut-on dire, il n'y a pas la le moindre mal. A un autre point de vue, considère les âges divers de la vie, enfance, adolescence, jeunesse, vieillesse tous ces changements sont des morts successives de chacun de ces états. Est-ce donc si terrible ? Maintenant considère encore le temps de la vie que tu as passé sous la conduite de ton grand-përe, de ta mère, de ton père; et te rappelant encore bien d'autres vicissitudes que celles là, bien d'autres changements, bien d'autres cessations de choses, demande-toi de nouveau ; « Est-ce donc si terrible? » Ainsi, le terme de la vie tout entière, sa cessation, son changement ne sont pas non plus davantage à craindre.

XXII

Reviens bien vite, reviens en courant à la pensée du principe souverain qui te régit, du principe qui régit l'univers, et de celui qui régit l'homme à qui tu parles: à ton principe, pour en faire en toi une intelligence amie de la justice; au principe souverain de l'univers, pour te rappeler de quel tout tu fais partie; au principe qui conduit ton interlocuteur, pour savoir s'il agit par ignorance ou de propos délibéré, et ne pas oublier qu'il est de ta famille.

XXIII

Comme tu n'es toi-même qu'un complément du système entier que la cité compose, de même il faut aussi que chacun de tes actes tende à compléter la vie de la cite. Si donc une quelconque de tes actions n'a pas un rapport, soit direct, soit éloigne, avec le but commun de la société, cette action brise ta vie sociale, et en rompt l'unité; elle est factieuse, au même titre qu'est factieux le citoyen qui, pour sa part personnelle, s'écarte de l'harmonie qui ressemble à celle-là et qui est si nécessaire au peuple.

XXIV

Fureurs d'enfants, jeux puérils, pauvres âmes chargées des cadavres qu'elles portent, toutes choses qui jettent une plus vive lumière sur l'évocation des morts dans l'Odyssée.

Dans l'Odyssée. Ces mots ne sont pas dans le texte mais ils sont impliqués dans le mot consacré et très spécial dont se sert Marc-Aurèle.

XXV

Remonte jusqu'à la qualité essentielle de la cause, et, l'isolant de tout élément matériel, considère- la en elle-même. Tâche de la même manière d'isoler le temps, et calcule combien doit durer tout au plus cette qualité particulière que tu as distinguée.

XXVI

Tu as beaucoup souffert dans la vie, parce que tu ne t'es pas borné à faire faire à ta raison ce que sa constitution lui permet; mais sans doute la leçon t'a suffi.

XXVII

Si les gens te critiquent, s'ils te détestent, s'ils t'accablent de leurs clameurs et de leurs outrages, va droit à leurs âmes, pénètre-s-y et regarde ce qu'ils sont. Tu verras bien vite que tu n'as guère à te tourmenter de l'opinion que de telles gens peuvent avoir de toi. Il faut néanmoins conserver ta bienveillance envers eux car la nature veut que vous vous aimiez. Les Dieux mêmes leur viennent en aide de cent manières par les songes, et par la divination, afin qu'ils acquièrent précisément tout ce qui fait l'objet de leurs voeux.

XXVIII

Les choses de ce monde roulent toujours, en haut, en bas, dans le même cercle, qu'elles parcourent perpétuellement d'âge en âge. Ou bien. l'intelligence universelle s'occupe de chacune d'elles spécialement et alors, si cela est, tu dois adorer ce qu'elle a réglé elle-même; ou bien, elle s'est contentée de donner une première impulsion, à laquelle toutes choses obéissent les unes a la suite des autres ou bien enfin, il n'y a que des atomes, c'est-à-dire des indivisibles. En un mot, Dieu existe, et dès lors tout est bien. Si tout va au hasard, toi du moins tu n'y es pas soumis. Bientôt la terre nous aura tous cachés dans son sein; puis, elle-même changera comme nous; ce qui succédera changera encore à l'infini, et ce changement sera éternel. Aussi, en considérant ces flots accumulés de révolutions et la rapidité de ces vicissitudes incessantes, on se sentira pris, pour tout ce qui est mortel, d'un bien profond dédain.

XXIX

La cause universelle est un torrent qui entraîne toutes choses. Aussi, qu'ils sont naïfs même ces prétendus hommes d'Etat qui s'imaginent régler par la philosophie la pratique des affaires! Ce sont des enfants qui ont encore la morve au nez. 0 homme, que te faut-il donc? Borne-toi à faire ce que présentement la nature exige. Agis, puisque tu le peux et ne t'inquiète pas de savoir si quelqu'un regarde ce que tu fais. Ne va pas espérer non plus la République de Platon; mais sache te contenter du plus léger progrès et si tu réussis, ne crois pas avoir gagné si peu de chose. Qui peut en effet changer l'esprit des hommes ? Et tant qu'on ne parvient pas à modifier les coeurs et les opinions, qu'obtient-on,si ce n'est l'obéissance d'esclaves, qui gémissent, et d'hypocrites, qui feignent de croire à ce qu'ils font? Poursuis donc maintenant; et continue à me citer Alexandre, Philippe et Démétrius de Phalère. On verra s'ils ont bien compris ce que veut la commune nature, et s'ils ont su faire leur propre éducation. Mais s'ils n'ont eu qu'un personnage plus ou moins dramatique, je ne connais personne qui puisse me condamner à les imiter. L'oeuvre de la philosophie est aussi simple que modeste. Ne me pousse donc pas à une morgue solennelle.

XXX

Regarde d'un peu haut ces rassemblements innombrables, ces innombrables cérémonies de tout ordre, ce voyage fait dans toutes les conditions de tempête et de calme, ces diversités infinies d'êtres naissant, coexistant, mourant; songe aussi un peu à cette vie que tant d'autres ont jadis vécue comme toi, à cette vie qu'après toi d'autres vivront encore, à la vie que mènent à cette heure tant de nations barbares; et calcule combien il y a d'hommes qui n'ont jamais entendu même prononcer ton nom, combien qui l'oublieront dans un moment, combien qui peut-être te louent aujourd'hui et qui demain s'empresseront de te déchirer. Et tu te diras que le souvenir des hommes est certainement bien peu de chose, que la gloire ne vaut pas davantage, et que rien dans tout cela ne mérite notre estime.

XXXI

Pas de trouble, pour tout ce qui provient de la cause extérieure; stricte justice dans tous les actes que produit la cause qui ne tient qu'à toi en d'autres termes, principe d'action et désir, qui aboutissent a te faire toujours rechercher l'intérêt de tous, comme un devoir que la nature t'impose.

XXXII

Il est une foule d'embarras gratuits que tu peux aisément t'épargner, puisqu'ils n'ont rien de réel que dans l'idée que tu t'en formes. Il te sera toujours facile de donner à ton esprit une immense carrière, en embrassant par la pensée l'univers entier, en songeant à l'éternité du temps, au changement rapide de chacune des parties de ce monde, à l'intervalle si étroit qui sépare leur naissancede leur destruction, à l'abîme sans fond qui a précédé leur existence, et à l'infini non moins insondable qui suivra leur dissolution.

XXXIII

Tout ce que tu vois sera détruit dans un instant, et ceux aussi qui observent cette destruction inévitable seront eux-mêmes non moins vite détruits. On a beau mourir dans la plus extrême vieillesse, on en est au même point que celui qui a trouvé la mort la plus prématurée.

XXXIV

Quelles âmes sont les leurs! A quels objets appliquent- ils leurs soins les plus ardents! Dans quelles vues prodiguent-ils leur amour et leur respect! Essaie un peu de voir à nu leur coeur misérable. Quelle déception de s'imaginer que le blâme de telles gens puisse nous faire quelque tort, ou que leurs louanges les plus vives puissent nous servir à quelque chose !

Quelles âmes sont les leurs! Le texte est aussi vague que la traduction. La fin du paragraphe explique très clairement la pensée.

XXXV

La perte de l'existence n'est pas autre chose qu'un changement. Cette vicissitude plaît à la nature universelle, qui a fait que tout est bien, que tout a été de toute éternité semblable à ce qui est, et que tout sera à l'avenir semblable à ce qui a été. Et toi, qu'oses-tu dire? Que tout dans le monde a toujours été mal, que tout sera mal à jamais, et que, parmi ces Dieux si nombreux, il ne s'est pas trouvé une seule puissance capable de redresser ce désordre, et tu prétends que l'univers a été condamné à des souffrances qui ne doivent jamais cesser!

La perte de l'existence. La langue grecque permet ici une opposition, et un cliquetis de mots de forme presque identique, que notre langue ne nous fournit pas.

XXXVI

Dans la matière dont tout être est composé, il y a une partie qui se corrompt et se perd, liquide, cendre, os, humeur; dans un autre genre, les marbres sont les coagulations de la terre; l'or et l'argent y sont des dépôts, des sédiments; les poils des bêtes sont notre vêtement le sang est de la pourpre, et ainsi de tout le reste. Le souffle même qui nous anime est quelque chose d'analogue, puisque, venu de certains éléments, c'est en ces éléments qu'il se change lui-même.

XXXVII

Assez de cette vie de misère, assez de murmures, assez de grimaces dignes d'un singe Pourquoi te troubler ainsi? Qu'y a-t-il de nouveau dans les choses? Qui te met hors de toi? T'en prends-tu à la cause même, à laquelle tu rapportes ton agitation? Regarde-la en face. Est-ce à la matière? Regarde-la avec une égale fermeté. En dehors de la matière et de la cause, il n'y a rien. Tache donc enfin de devenir, sous l'oeil des Dieux, plus simple et meilleur que tu n'es. Se dire tout cela et voir tout cela pendant cent années ou pendant trois ans, c'est bien toujours la même chose.

XXXVIII

Si cette personne a commis une faute, c'est un mal pour elle; mais peut-être n'a-t-elle pas commis la faute qu'on lui impute.

XXXIX

Ou bien en ce monde tout vient d'une source unique, qui est intelligente, comme en un vaste et unique corps; et dans ce cas, une partie n'a pas le droit de se plaindre de ce qui se fait en vue du tout; ou bien, il n'est au monde que des atomes, et il n'y a jamais que leur concours fortuit, ou leur dispersion. Dès lors, pourquoi t'émouvoir et te troubler? Tu n'as qu'à dire à l'âme qui te gouverne « Tu es morte tu es perdue et détruite; tu n'es que déception; tu es à l'état des brutes comme elles, tu te réunis en troupes, et tu te repais comme elles. »

XL

Ou les Dieux sont impuissants, ou ils peuvent quelque chose. S'ils sont sans puissance, pourquoi leur adresser tes prières? S'ils peuvent quelque chose pour toi, pourquoi ne les pries-tu pas de te donner la force de ne plus craindre rien de tout ce que tu crains, de ne désirer rien de ce que tu désires, de ne t'affliger de rien de ce qui t'afflige, plutôt que de leur demander qu'ils t'accordent cette chose que tu souhaites, ou qu'ils éloignent telle ou telle autre chose de toi ? Car si les Dieux peuvent aider les hommes en agissant avec eux, c'est en cela certainement qu'ils le peuvent. Mais peut-être diras-tu « Ce sont là des choses dont les Dieux m'ont laissé maître. » Eh bien alors, ne vaut-il pas cent fois mieux te les procurer toi-même. et te servir avec pleine liberté de choses qui ne dépendent que de toi seul, plutôt que de t'agiter avec la bassesse d'un esclave pour des choses qui ne dépendent pas de toi? Mais qui t'assure que les Dieux ne prennent point une part dans les actions mêmes qui dépendent de nous? Essaie donc un peu de les prier comme je te le recommande, et tu verras. L'un fait cette prière « 0 Dieux, faites que je couche avec cette femme » Et toi, fais-leur cette prière « Faites, ô Dieux, que je ne désire pas coucher avec elle. » Un autre prie ainsi « Faites, ô Dieux, que je sois délivre de ce fléau. » Toi, au contraire, prie-les en disant. « Faites, ô Dieux, que je ne désire pas d'être délivré de ce fléau. Un troisième s'écriera « Faites, ô Dieux, que je ne perde pas mon enfant. » Toi, prie-les en leur disant « Faites, ô Dieux, que je ne craigne pas de le perdre. » C'est en ce sens que tu dois diriger le cours de tes prières, et tu vois ensuite venir les choses.

XLI

Ëpicure a dit « Quand j'étais indisposé,je ne mettais jamais la conversation sur mon mal et je me gardais d'en souffler mot à ceux qui venaient chez moi. Mais je poursuivais l'entretien commencé sur les principes de la nature et je m'appliquais uniquement à ce que l'âme, qui participe cependant à ces émotions poignantes de la chair, n'en fut pas troublée, et conservât la jouissance du bien qui n'appartient qu'à elle. Je ne laissais pas même aux médecins, poursuit Epicure, la vanité de croire qu'ils faisaient quelque chose pour moi. Et ma vie n'en continuait pas moins son cours heureux et digne. » Tu dois imiter cet exemple dans la maladie, si tu es malade, ou dans tout autre accident; car il ne faut jamais déserter la philosophie,quelles que soient les circonstances; pas plus qu'il ne faut perdre ses paroles en conversant avec l'ignorant, ou avec celui qui n'a point étudié la nature, préceptes excellents que recommandent toutes les écoles; en un mot, on doit être tout entier à ce qu'on fait actuellement, et au moyen qu'on emploie pour le faire.

XLII

Quand quelqu'un te choque par son impudence, demande-toi sur-le-champ « Se peut-il qu'il n'y ait pas d'impudents dans le monde?» Non, cela ne se peut pas. Ainsi donc, ne cours pas après l'impossible car cet homme qui te choque est un de ces impudents dont l'existence est inévitable dans le monde où nous sommes. Aie toujours la même réflexion présente s'il s'agit d'un malfaiteur, d'un perfide, ou de quelqu'un qui s'est rendu coupable de toute autre faute. En te disant qu'il est impossible que cette sorte de gens n'existe pas dans la société; tu te sentiras plus de tolérance envers chacun d'eux en particulier. En même temps, tu feras bien aussi de penser à la vertu spéciale que la nature permet à l'homme en opposition avec le vice qui te blesse. Ainsi, contre l'ingrat, elle nous a permis la douceur, et telle autre vertu contre tel autre genre de faute. Toujours il t'est loisible d'offrir tes conseils et tes leçons à celui qui s'égare, puisque toujours, quand on dévie, on quitte la voie qu'on s'était proposée, et que c'est une erreur qu'on commet. Et puis, quel tort as-tu souffert? En y regardant de près, tu verras que pas un de ceux contre qui tu t'emportes si vivement, n'a pu rien faire absolument qui corrompît ton âme; or, le mal et le tort personnel que tu pourrais éprouver ne consiste absolument qu'en cela. Est-ce donc un mal ou une chose si étrange qu'un ignorant fasse oeuvre d'ignorance? Examine si ce n'est pas bien plutôt à toi-même qu'il faudrait t'en prendre de n'avoir pas prévu qu'un tel homme commettrait une telle faute. Car la raison te donnait bien des motifs de présumer que, selon toute apparence, il commettrait ce délit; et si tu t'étonnes qu'il l'ait commis, c'est que tu n'as pas assez écouté les avertissements de la raison. C'est surtout quand tu accuses quelqu'un de perfidie ou d'ingratitude qu'il faut faire ce retour sur toi-même. Evidemment, c'est ta faute si, connaissant le caractère de cet homme, tu as pu croire qu'il observerait sa parole ou bien si, en lui rendant service, tu n'as pas rendu ce service sans arrière-pensée, et si, en faisant ce que tu as fait, tu n'as pas su tirer sur-le-champ de ton action même tout le fruit qu'elle comporte. Que veux-tu donc de plus que de rendre service à cet homme ? Ne te suffit-il pas d'avoir agi en cela conformément à la nature? Te faut-il donc en outre un salaire ? C'est à peu près comme si l'oeil demandait qu'on le payât, parce qu'il voit les pieds, parce qu'ils marchent. Ces organes ont été faits pour un but déterminé et, en agissant, selon leur structure particulière, ils ne font que remplir la fonction qui leur est particulièrement propre. De même aussi, l'homme, qui est né pour le bien, quand il fait quelque chose de bien à lui tout seul, ou qu'il concourt autrement à faire le bien commun en compagnie de ses semblables, ne fait qu'obéir au voeu de son organisation, et il accomplit son devoir propre.

A faire le bien commun. Le texte a paru offrir un sens un peu différent à quelques traducteurs celui que j'adopte me semble s'accorder mieux avec tout ce qui précède.

LIVRE X

I

0 mon âme, quand sauras-tu donc enfin être bonne, simple, parfaitement une, toujours prête à te montrer à nu, plus facile à voir que le corps matériel qui t'enveloppe? Quand pourras-tu goûter pleinement la joie d'aimer et de chérir toutes choses? Quand seras-tu remplie uniquement de toi-même, dans une indépendance absolue, sans aucun regret, sans aucun désir, sans la moindre nécessité d'un être quelconque vivant ou privé de vie, pour les jouissances que tu recherches; sans avoir besoin, ni du temps pour prolonger tes plaisirs, ni de l'espace, ni du lieu, ni de la sérénité des doux climats, ni même de la concorde des humains? Quand seras-tu satisfaite de ta condition présente, contente de tous tes biens présents, persuadée que tu as tout ce que tu dois avoir, que tout est bien en ce qui te touche, que tout te vient des Dieux, que, dans l'avenir qui t'attend, tout sera également bien pour toi de ce qu'ils décideront dans leurs décrets, et de ce qu'ils voudront faire pour la conservation de l'être parfait, bon, juste, beau, qui a tout produit, renferme tout, enserre et comprend toutes les choses, lesquelles ne se dissolvent que pour en former de nouvelles pareilles aux premières? Quand seras-tu donc telle, ô mon âme, que tu puisses vivre enfin dans la cité des Dieux et des hommes, de manière à ne leur jamais adresser une plainte, et à n'avoir jamais non plus besoin de leur pardon ?

II

Observe attentivement ce que demande ta nature, comme si la nature seule devait te guider; et une fois que tu connais son voeu, accomplis le avec constance, jusqu'au point où la nature animale en toi devrait en trop pâtir. En conséquence, observe avec une attention suffisante les exigences de la nature animale. Mais ce soin même doit être subordonné au devoir de n'altérer jamais cette autre nature qui fait de toi un être raisonnable. Or, l'être raisonnable est en même temps un être fait pour la société. En appliquant scrupuleusement ces règles, tu n'as point à te préoccuper d'autre chose.

III

Tout ce qui t'arrive dans la vie, arrive de telle sorte que la nature te l'a rendu supportable, ou que tu es hors d'état de le supporter avec la nature que tu as. Si l'accident est tel que tu sois de force à l'endurer, ne t'en plains pas mais subis-le avec les forces que t'a données la nature. Si l'épreuve dépasse tes forces naturelles, ne te plains pas davantage; car, en te détruisant, l'épreuve s'épuisera elle-même. Toutefois, n'oublie jamais que la nature t'a fait capable de supporter tout ce qu'il dépend de ta volonté seule de rendre supportable, ou intolérable, selon que tu juges que c'est ton intérêt de faire la chose, ou qu'elle est un devoir pour toi.

IV

Quand quelqu'un se trompe, redresse-le avec bienveillance, et montre-lui son erreur. Si tu ne peux le redresser, ne t'en prends qu'à toi seul ou mieux encore, ne t'en prends même pas à toi.

V

Quelque chose qui puisse t'arriveren ce monde, cette chose avait été prédisposée pour toi de toute éternité; et dès l'éternité, l'enchaînement réciproque des causes avait décrété, tout à la fois dans la trame de l'univers, et ta propre existence, et la chose qui t'arrive.

VI

Qu'il n'y ait que des atomes, qu'il y ait une nature, peu m'importe; un premier principe qu'il faut toujours poser, c'est que je ne suis qu'une partie de ce tout ce que la nature gouverne. Un second principe, suite de celui-là, c'est que je suis dans un certain rapport de parenté avec les parties de ce monde, qui sont de la même espèce que moi. Si je me souviens de ces axiomes, je ne me révolterai jamais, eu tant que partie, contre le sort qui m'est assigné dans le tout; car la partie ne peut pas souffrir de ce qui est utile au tout. En effet, le tout ne peut jamais rien avoir qui ne soit dans son intérêt. Toutes les natures en sont là, et celle de l'univers en particulier. Ajoutez encore à cette première condition le privilége de ne pouvoir être contrainte, par aucune cause extérieure, à produire quoi que ce soit qui puisse lui porter dommage. En me rappelant donc que je suis personnellement une des parties de ce tout, je recevrai avec reconnaissance tout ce qui pourra m'arriver; et en tant que je suis en quelque sorte de la famille des parties qui sont de même espèce que moi, je me garde de faire rien de ce qui pourrait blesser la communauté. Bien plus, je penserai sans cesse à ces êtres mes semblables, et je dirigerai tous mes efforts vers le bien commun, et me défendrai de tout ce qui pourrait y être contraire. Ces divers devoirs étant bien remplis, le cours de la vie doit être nécessairement heureux, si tu admets que le citoyen coule réellement une vie heureuse quand il la passe à ne faire que des actes utiles à ses concitoyens, et qu'il accepte avec joie la part que lui accorde l'État.

VII

Les parties de l'univers qui, d'après la loi de la nature, sont comprises dans le monde où nous sommes, doivent périr de toute nécessité. D'ailleurs, périr ne signifie pas autre chose que changer. Mais si, pour ces parties, changer est un mal naturel et un mal nécessaire, c'est qu'alors le tout serait mal constitué, les parties étant fort disparates, et, en ce qui regarde la destruction, étant traitées différemment les unes des autres. Est-ce donc que la nature elle-même a résolu de maltraiter ses parties diverses, et, en les assujettissant au mal, les y a-t-elle fait nécessairement tomber? Ou bien tous ces phénomènes ont-ils lieu à son insu? Les deux suppositions sont également inadmissibles. Que si, laissant de côté l'intelligence de la nature, on prétendait expliquer les choses en disant simplement qu'elles sont ce qu'elles sont, l'explication serait encore ridicule, puisque, d'une part, on affirmerait que les choses sont faites pour changer, et que, d'autre part, on s'étonnerait et l'on se plaindrait même d'un de ces changements, comme s'il était contre nature, quoique après tout il ne s'agisse que de la dissolution des êtres dans leurs propres éléments. De deux choses l'une en effet ou c'est la simple dispersion des éléments dont l'être avait été formé; ou c'est une transformation, laquelle, par exemple, fait changer en terre la partie solide de notre corps, et le souffle vital en air, de telle façon que ces principes rentrent dans la substance de l'univers, destiné lui-même à être consumé par le feu, après une période déterminée, ou à se renouveler par des changements éternels. Même avec cette hypothèse, ne va pas t'imaginer que, dans ton être, cette partie solide et cette partie de souffle vital soient exactement encore aujourd'hui ce qu'elles étaient à l'époque de ta naissance. Ton être actuel, dans sa totalité, a puisé ce qu'il est aux aliments que tu as pris et à l'air que tu as respiré, depuis deux ou trois jours peut-être. Ce qui change, c'est ce que ton corps avait récemment absorbé, et non pas ce qu'il avait reçu jadis du sein maternel. Mais prends garde de t'égarer en tenant trop de compte d'une organisation particulière et spéciale, qui n'a rien. à faire, selon moi, à ce que je dis ici.

VIII

Quand tu te seras conquis le renom d'homme honnête, modeste, sincère, prudent, résigné, magnanime, veille bien à ne jamais t'attirer des appellations contraires que si tu perds tes titres à ces noms honorables, hâte-toi de les reconquérir, au plus vite, de ton mieux. Souviens-toi qu'être Prudent, cela veut dire qu'on s'applique à examiner chaque objet attentivement et sans négligence qu'être Résigné, c'est accepter de sa pleine volonté le destin que nous répartit la commune nature; que Magnanime désigne l'empire de la partie pensante de notre être sur les émotions agréables ou pénibles de la chair, sur la vaine gloire, sur la mort, et sur toutes les choses de cet ordre. Si donc tu continues à mériter réellement ces noms, sans t'inquiéter d'ailleurs de les recevoir de la bouche d'autrui, tu deviendras tout différent de ce que tu es, et tu entreras dans une tout autre vie. Car demeurer encore ce que tu as été jusqu'aujourd'hui, être toujours lacéré et souillé par cette conduite que tu as antérieurement menée, c'est avoir par trop perdu tout sentiment, c'est par trop aimer l'existence; c'est par trop ressembler à ces bestiaires à demi dévorés, qui, criblés de blessures et couverts de boue n'en demandent pas moins avec instance qu'on les conserve pour le jour suivant, afin qu'ils puissent encore dans l'état où ils sont, aller s'exposer aux griffes et aux dents qui les ont déjà déchirés. Affermis-toi donc dans la possession de ces quelques noms honorables; et, si tu peux rester sur ce ferme terrain, reste-s-y, comme si tu avais le bonheur d'avoir été transplanté dans les îles des Bienheureux. Si tu vois que tu en sors, et que tu n'es plus de force à y demeurer, aie alors le courage de te retirer dans quelque lieu écarté, où tu pourras redevenir ton maître et recouvrer tes forces. Sinon, sors définitivement de ce monde, non pas dans un accès de fureur, mais au contraire, avec simplicité, avec ta liberté entière, modestement, et n'ayant fait de bien qu'une seule chose dans ta vie, à savoir d'en être sorti de cette façon. Pour te rappeler tout ce que valent ces noms qu'il faut mériter, ce sera un grand appui pour toi de te rappeler aussi qu'il y a des Dieux, que ce qu'ils veulent, ce n'est pas d'être flattés, c'est d'être imités par les êtres auxquels ils ont accordé la raison et que si le figuier doit remplir le rôle de figuier, le chien le rôle de chien, l'abeille le rôle d'abeille, l'homme doit remplir également ses fonctions d'homme.

IX

Un histrion, des travaux de guerre, un vain effroi, la paresse, la servilité d'esprit, effaceront chaque jour de ton âme les saintes maximes que nous découvre l'étude de la nature, et que tu négliges. Tes réflexions et tes actes doivent toujours être conduits de telle sorte que tu accomplisses à la fois ce que les circonstances exigent, et qu'en mémo temps tu pratiques ce que la théorie nous enseigne et sache, avec tout ce que nous peut apprendre la science des choses, conserver une satisfaction intime qui ne se montre pas, mais qui ne se cache pas non plus. Quand sentiras-tu le plaisir d'être simple, le plaisir d'être grave, le plaisir de connaître chaque chose, en connaissant ce que cette chose est dans son essence, la place qu'elle occupe dans le monde, la durée que la nature lui accorde, les éléments dont elle est composée, les êtres à qui elle peut appartenir, et ceux qui peuvent, ou nous la procurer, ou nous la ravir?

X

Une araignée est toute fière d'avoir pris une mouche tel chasseur est tout fier d'avoir pris un lièvre tel pêcheur d'avoir pris une sardine dans son filet; tel autre d'avoir pris des sangliers tel autre encore, des ours; tel autre, enfin, des Sarmates. A ne considérer que les principes, ne sont-ils pas tous également des brigands et des voleurs?

XI

Il faut se rendre bien compte, par une étude méthodique, de la manière dont les choses se changent les unes dans les autres; applique-toi sans cesse à cette question, et fais-en spécialement le constant exercice de ta pensée. Rien n'est plus propre à élever l'âme elle se dépouille du corps; et quand l'homme songe qu'il va falloir dans un instant quitter tout cela, en sortant de la société de ses semblables, il se consacre tout entier et il se dévoue à la justice dans les actes qui dépendent de lui il se soumet, pour tout ce peut lui arriver d'ailleurs, à la nature universelle des choses. Quant à ce que les autres hommes pourront dire ou penser de lui, bien plus, quant à ce qu'ils pourront faire contre lui, cette idée ne lui entre même pas dans l'esprit, satisfait de ces deux seuls points, à savoir, de pratiquer la justice dans tout ce qu'il fait actuellement, et de toujours se trouver heureux du sort qui lui est actuellement accordé. C'est ainsi qu'on se délivre de toutes les préoccupations, de tous les soucis, et qu'on ne veut rien au monde que marcher sur la droite ligne, en observant la loi, qui est d'obéir à Dieu, dont les sentiers sont toujours droits.

XII

Quel besoin as-tu de tant de réfexion dès que tu peux voir ce que tu dois faire? Si tu l'aperçois clairement, n'hésite pas à marcher à cette lumière, d'un coeur tranquille, et sans te laisser détourner de ta route. Si tu ne le vois pas assez nettement, tu n'as qu'à t'arrêter et à recourir aux conseils les plus éclairés. S'il se présente encore d'autres difficultés qui s'opposent à tes desseins, tu peux toujours t'avancer, en scrutant avec réflexion les motifs que tu as actuellement d'agir, et en t'en tenant à ce qui te semble juste. C'est le point essentiel il faut t'en assurer, bien que du reste tu puisses échouer dans ce que tu poursuis. Suivre en toutes choses les conseils de la raison, c'est tout à la fois se garantir la paix et se faciliter tous ses mouvements; c'est à la fois brillant et solide.

XIII

Au moment où tu t'éveilles tu peux te demander à toi-même " S'il t'importera personnellement qu'un autre que toi se conduise avec« justice et probité. " Non sans doute, cela ne t'importe en rien. Est-ce que tu ignores comment ces gens, si impertinents dans les louanges ou dans les critiques qu'ils font d'autrui, se conduisent eux-mêmes au lit, comment ils se conduisent à table? Ignores-tu leurs manières de faire, les objets de leurs craintes, les objets de leurs convoitises, leurs rapines, leurs vols, qu'ils accomplissent, non pas en se servant de leurs mains et de leurs pieds, mais en y appliquant la partie la plus précieuse de leur être, celle qui peut avoir, quand elle le veut, la loyauté, la pudeur, la vérité, l'obéissance à la loi, et qui peut devenir le bon génie de l'homme?

XIV

L'homme éclairé et respectueux dit à la nature, qui nous donne tout et qui peut tout nous reprendre « Donne-moi ce que tu veux; reprends-moi ce que tu veux. » Mais s'il tient ce langage, ce n'est pas pour braver la nature audacieusement c'est uniquement parce qu'il est docile et reconnaissant envers elle.

XV

Ce qui te reste à vivre est bien peu de chose. Vis donc comme si tu étais au sommet d'un mont; car il n'importe point qu'on soit ici ou qu'on soit là, puisque partout on est dans le monde comme dans une cité. Que les humains puissent enfin voir et contempler à leur aise un homme véritable, qui vit selon les lois de la nature. Que s'ils ne peuvent pas en supporter la vue, qu'ils l'égorgent car, pour lui, la mort serait préférable à la vie que mène le vulgaire.

XVI

Il n'est plus temps de discuter sur les conditions que l'homme de bien doit remplir; il s'agit uniquement d'être homme de bien.

XVII

Essaie sans cesse de te représenter l'image de la totale durée, de la totale substance; et dis-toi bien que tous les êtres particuliers valent, comparés à la substance, un grain de millet, et, comparés au temps éternel, un tour de vrille.

XVIII

En examinant un objet quelconque, figure-le toi comme s'il était déjà dissous, et soumis au changement qui doit le transformer, comme s'il était déjà exposé à la corruption qui l'attend, et a la dispersion de toutes ses parties, c'est-à-dire en cet état où, selon les lois de la nature, tout être doit mourir, à ce qu'il semble.

XIX

Qu'est-ce donc que sont les hommes, qui mangent, qui dorment, qui s'accouplent, qui rendent leurs excréments, et qui sont soumis à tant d'autres besoins Et cependant, quel orgueil n'ont ils pas d'être hommes Quelle morgue! Que de dureté pour les autres, qu'ils traitent du haut d'une écrasante supériorité! Et l'instant d'auparavant, de qui n'etaicnt-ils pas les esclaves? Et pourquoi s'ahaissaient-ils ainsi ? Dans un instant, ne reviendront-Ils pas encore aux mêmes bassesses?

XX

Tout ce que la nature universelle comporte pour un être est utile à cet être, et, de plus, lui est utile au moment oit la nature le lui donne.

XXI

« La terre aime la pluie, ainsi que l'air immense. » Il en est de même pour le monde, qui se plaît à faire tout ce qui doit être. Je dis donc au monde "J'aime avec toi tout ce que tu aimes." Ne dit-on pas aussi, en parlant même d'une chose, qu'elle aime à être de telle ou telle façon ?

XXII

Ou bien tu continues à vivre où tu es, et c'est pour toi chose d'habitude; ou bien tu t'en vas, et c'est parce que tu l'as voulu ou enfin tu meurs, et alors tu as fini ton service. Hors de ces trois hypothèses, il n'y en a pas d'autre. Ainsi, aie bon courage.

XXIII

Qu'il soit toujours parfaitement évident pour toi que la ville, que tu habites, est précisément ce qu'est la campagne. Sache bien aussi que les choses y sont tout à fait identiques à ce qu'elles sont au sommet des montagnes, sur le rivage des mers, en un mot, partout où tu voudras. Tu pourras voir combien est vrai ce que dit Platon dans ce passage « Les rois ne sont ni moins grossiers ni moins ignorants que des pâtres, à cause du peu de loisir qu'ils ont de s'instruire, renfermés entre des murailles, comme dans un parc sur une montagne. »

Que la ville que tu habites. J'ai rendu la pensée plus précise qu'elle n'est dans le texte et le sens que je donne me parait plus d'accord avec ce qui suit.

XXIV

Dans quel état est en moi la faculté qui doit me conduire ? Qu'est-ce que j'en fais en ce moment même? A quel usage est-ce que je l'applique maintenant? Est-elle dénuée de raison? Ne s'est-elle pas isolée et arrachée de la communauté, à laquelle elle apparuent? Ne s'est-elle pas tellement absorbée et confondue dans cette misérable chair, qu'elle en subisse et en partage toutes les fluctuations ?

XXV

L'esclave qui fuit son maître est un déserteur et un fugitif; or notre maître, c'est la loi donc transgresser la loi, c'est fuir et déserter. Par la même raison, on a tort et l'on transgresse la loi quand on s'afflige, quand on s'emporte, quand on s'effraie pour une de ces choses passées, présentes ou futures, lesquelles sont réglées par Celui qui régit l'univers, par Celui qui est la loi même, répartissant à chacun ce qui lui revient. Ainsi, la crainte, la douleur, la colère, ce sont là autant de désertions.

XXVI

La semence une fois versée dans l'organe qui la doit recevoir, le père disparaît. Pour ce qui se développe ensuite, c'est une autre cause qui, recevant ce germe, élabore et parachève l'enfant. Quel début! Quel progrès! Puis, l'enfant absorbe de la nourriture, qui passe par sa bouche. Et pour ce qui va suivre encore, c'est également une autre cause qui, recevant ces premiers matériaux, produit la sensibilité, les passions, en un mot, la vie, avec les forces et toutes les facultés qui la composent. En quel nombre! Avec quelle énergie! Contemplons ce qui se passe dans ces profondes ténèbres, voyons la force qui produit ces merveilles, ainsi que nous voyons la force qui précipite les corps en bas, ou qui les fait monter en haut. Certes, ce n'est pas l'affaire de nos yeux mais le fait n'en est pas moins d'une évidence éclatante.


Le père disparait....L'expression du texte est plus générale mais la suite prouve bien qu'il s'agit de l'être humain spécialement.

XXVII

Répète-toi sans cesse que la manière dont les choses se passent actuellement est aussi la manière dont elles se passaient jadis, dont elles se passeront plus tard. Remets-toi sous les yeux tous ces drames, tous ces théâtres, toujours si uniformes, que tu as pu connaître, soit par ton expérience personnelle, soit par les récits d'une histoire plus ancienne; par exemple,tout ce que l'on a fait à la cour d'Adrien, à celle d'Antonin, et tout ce qu'on faisait dans les cours de Philippe, d'Alexandre, de Crésus. Elles étaient absolument comme celle que tu as il n'y avait que les acteurs de changés.

A la cour d'Adrien. Marc-Aurèle avait passé une partie de son enfance à la cour d'Adrien, et il avait dix-sept ans lorsque cet empereur mourut,en 138. Quant à la cour d'Antonin, il y avait vécu plus de vingt ans de suite, mêlé à toutes les affaires, avant d'être empereur lui-même.

XXVIII

Représente-toi bien qu'un homme qui s'afflige de quoi que ce soit, ou qui se révolte contre les choses, ressemble à un de ces pourceaux traînés au sacrifice, qui regimbent en grognant. C'est l'image de celui qui, couché sur son lit solitaire, se plaint en secret du destin qui nous enchaîne. Dis-toi bien aussi que le privilége de l'être doué de raison, c'est d'obéir de son plein gré aux événements, tandis que, pour tous les autres êtres, y obéir purement et simplement est une absolue nécessité.

XXIX

A chacun des actes que tu accomplis, demande toi si la mort te semble plus particulièrement affreuse, parce qu'elle doit te priver de l'objet qui t'occupe.

XXX

Lorsque tu t'offusques de la faute de quelqu'un, fais un retour sur toi-même, et pense un peu aux fautes analogues que, toi aussi, tu commets par exemple, quand tu fais trop de cas de l'argent, du plaisir, de la vaine gloire, et de tant d'autres objets, qui ne valent pas mieux. Si tu t'attaches à cette réflexion, tu auras bien vit oublié ton irritation, et tu te diras « Il y était force que pouvait-il faire? » Ou bien même, si tu le peux, fais disparaître la contrainte que le malheureux subit.

XXXI

Quand tu vois Satyron, pense à un philosophe socratique, ou à Eutychès, ou à Hymen quand tu vois Euphrate, pense à Eutychion, à Silvanus quand c'est Alciphron, pense à Tropseophore en voyant Xénophon, pense à Criton ou à Sévérus enfin, en regardant à toi-même, reporte ta pensée sur un des Césars. En un mot, dans chaque cas qui se présente, fais une comparaison analogue. Puis adresse-toi cette question"« Et tous ceux-là, où sont-ils ? Nulle part, « en ce monde; ou bien, ils sont n'importe où. » En te mettant sans cesse à ce point de vue, tu comprendras que les choses humaines ne sont que fumée et que néant. Tu en seras surtout convaincu, si tu te rappelles en même temps que l'être qui a une fois changé et disparu ne redeviendra jamais ce qu'il a été, dans toute la durée du temps infini. Et toi, dans combien de temps vas-tu changer aussi? Est-ce qu'il ne te suffit pas d'avoir fourni comme il convient cette courte carrière? Quelle réalité, quelle chimère peux-tu craindre et fuir encore ? Qu'est-ce, en effet, que tout cela, si ce n'est une suite d'exercices pour la raison, appréciant nettement, et par l'étude exacte de la nature, ce que valent les choses de la vie ? Arrive-s-en donc avec persévérance à t'assimiler ainsi ces vérités, de même qu'un estomac robuste s'assimile tous les aliments, de même qu'un feu qui brille convertit en flamme et en lumière éclatante tout ce qu'on y jette. "

XXXII

Que personne ne puisse jamais se permettre de dire de toi avec vérité que tu n'es pas simple ou que tu n'es pas bon qu'à ton égard un tel soupçon soit toujours une calomnie. Tout cela ne dépend que de toi. Qui pourrait, en effet, t'empêcher d'être bon et simple? Tu n'as qu'à te résoudre à ne pas continuer de vivre, si tu n'avais pas ces qualités car la raison ne te retient pas dans la vie, si tu ne les possèdes point.

XXXIII

Sur une question donnée, qu'y a-t-il de mieux à faire ou a dire, dans la mesure du possible ? Quelle que soit cette question, il t'est toujours permis de faire ou de dire ce qu'il y a de mieux. Et ne va pas alléguer pour excuse que tu en es empêché. Tu ne cesseras de te plaindre que quand, aussi ardent que les amis du plaisir le sont dans leurs jouissances, tu sauras accomplir tout ce que comporte la constitution de l'homme, dans la question qui se présente et qu'il faut résoudre car tout être doit regarder comme une jouissance véritable de faire ce que permet sa nature propre. Or, toujours et partout, il est possible de s'y conformer. Ainsi, une boule ne peut pas toujours et partout obéir au mouvement qui lui est propre le mouvement propre n est pas non plus toujours possible pour l'eau, le feu, et tant d'autres choses, qui n'obéissent qu'à la naturc, ou pour une âme qui n'est pas douée de raison, attendu qu'il peut y avoir une foule d'obstacles qui les empêchent et les arrêtent. Mais l'intelligence et la raison peuvent toujours se frayer leur route à travers tous les obstacles, selon leur nature et dans la plénitude de leur volonté. Si tu te mets bien devant les yeux cette facilité merveilleuse que possède la raison de passer au travers de tout, comme le feu monte en haut, comme la pierre descend en bas, comme l'objet rond roule sur un plan incliné, ne recherche dès lors rien de plus; car tous ces obstacles, qui ne regardent que le corps et notre cadavre, et qui sont en dehors de notre volonté et du domaine dc la raison même, n'ont pas le don de nous blesser ils ne nous font absolument aucun mal, puisque, dans ce cas, l'être qui en serait vraiment atteint, devrait périr à l'instant même. Il est bien vrai que, dans les autres combinaisons de choses, quand il survient un mal quelconque, ce mal empire la condition de l'être qui en est atteint mais ici, au contraire, il faut bien se dire que l'homme n'en devient que meilleur et d'autant plus louable, quand il fait bon usage des épreuves qu'il subit. Souviens-toi donc toujours que le véritable et naturel citoyen ne souffre jamais de ce qui ne fait pas souffrir la cité, et que la cité même n'éprouve aucun dommage quand la loi n'en éprouve point. Or, dans ces prétendus revers, il n'y a rien qui blesse la loi et, dès lors, ce qui ne blesse point la loi ne blesse point non plus, ni la cité, ni le citoyen.

XXXIV

Une fois qu'on a mordu aux vrais principes, il suffit du plus simple mot, d'une sentence connue de tout le monde, pour se souvenir qu'on ne doit avoir ni tristesse, ni crainte "Le vent les jette à terre et pourtant la nature..."Ainsi sont les humains."
Ce sont également des feuilles que tes enfants; ce sont aussi des feuilles légères que les clameurs enthousiastes qui chantaient tes louanges, ou, en sens contraire, ces malédictions, ces critiques, ces railleries dont on t'accablait. Ce sont des feuilles encore, et non moins légères celles-là, que ces voix qui propageront successivement ton souvenir dans la postérité. Oui, ce sont là autant de feuilles.
".......... Et pourtant la nature, Chaque année, au printemps, ramène ta verdure". Puis, le vent les a dispersées encore une fois, et la forêt en produit d'autres à leur place. Ainsi donc, cette durée éphémère est la condition commune de toutes choses. Et toi, tu prends toutes choses, soit que tu les fuies, soit que tu les recherches, comme si elles devaient être éternelles! Encore un peu, et tes yeux se fermeront aussi et celui-là même qui t'aura porté en terre sera, à son tour, pleuré par un autre, qui l'y portera.

Le vent les jette à terre. Illiade, chant VI, vers 147 et suivants.

XXXV

Lorsque l'oeil est sain, il regarde tout ce qui peut être regardé, et il ne dit pas " C'est du vert que je veux voir." Car le vert n'est un besoin que pour l'oeil qui est malade. De même, l'ouïe quand elle saine, l'odorat quand il est sain, doivent être tout prêts à entendre les sons et à sentir les odeurs. L'estomac qui est sain doit être aussi bien disposé pour tous les aliments qu'il reçoit, de même encore qu'une meule de moulin doit être prête a moudre tous les grains qu'on y apporte. Ainsi donc, l'âme, quand elle est vraiment saine, doit être préparée à tous les événements. Mais l'âme qui dit « Que mes enfants vivent » ou bien « Que tout le
monde me comble de louanges dans tout ce que je fais, » cette âme-là n'est qu'un oeil qui cherche à voir du vert, ou des dents qui ne veulent que des aliments mous et faciles à broyer.

XXXVI

Il n'est personne qui soit assez heureux pour n'avoir point auprès de soi, quand il meurt, des gens prêts a prendre assez tranquillement le mal qui lui arrive. « Sans doute, c'était un honnête homme, diront-ils c'était un sage. » Mais n'y aura-t-il pas aussi quelqu'un pour se dire, en fin de compte, et à part lui « Nous voila donc délivrés de ce pédagogue; respirons enfin. Certes, il n'était méchant pour personne de nous mais je sentais bien qu'au fond du coeur il nous désapprouvait? » Voilà ce qu'on dit d'un honnète homme. Mais, nous autres, combien de motifs ne fournissons-nous pas à ceux qui, en grand nombre, voudraient être débarrassés de nous? C'est là ce qu'on doit penser à son lit de mort, et la réflexion suivante te fera quitter la vie plus aisément « Je sors de cette vie, où même mes associés de route, pour qui j'ai tant lutté, fait tant de voeux, pris tant de peine, désirent, malgré tout cela, que je m'en aille, espérant que ma mort leur procurera peut-être une facilité quelconque de plus. » Quel motif pourrait donc nous faire souhaiter de demeurer plus longtemps ici-bas ? Toutefois ne va pas, en partant, montrer moins de bienveillance pour eux conserve à leur égard ton caractère habituel reste affectueux, indulgent, doux, et ne semble pas avoir l'air d'être éconduit. Mais de même que, quand on a une mort facile, l'âme s'exhale aisément du corps, de même il faut que tu prennes congé de tes semblables avec une inaltérable sérénité. Car c'est la nature qui avait formé ton lien avec eux et qui le rompra. Mais voici qu'elle le rompt. Eh bien, je me sépare d'amis qui me sont chers, sans qu'on ait besoin de m'arracher d'au milieu d'eux, et sans qu'il faille me faire violence car cette séparation même est une chose qui n'a rien que de conforme à la nature.

XXXVII

Autant que possible, quand tu vois agir quelqu'un, prends l'habitude de te demander à toi-même « Quel motif cet homme peut bien avoir poaf faire ce qu'il fait? » Commence ainsi par toi-même, et soumets-toi le premier à ton examen.

XXXVIII

Dis-toi bien que le principe qui met tes fibres en mouvement est tout intérieur et caché en toi. Ce principe est ce qui te fait parler c'est la vie, et. s'il faut le dire d'un mot, c'est l'homme. Ne le confonds jamais dans ta pensée avec le vase qui le renferme, avec les organes dont il est entouré et revctu. Ils sont à ton usage comme tous les autres instruments, une cognée, par exemple et la seule différence, c'est que c'est la nature qui nous l'annonce. Mais ces parties de ton corps, sans la cause qui en provoque ou en arrête le mouvement, seraient aussi inutiles que la navette sans l'ouvrière qui tisse; que le roseau sans la main qui écrit, ou que le fouet sans le cocher qui le tient.

LIVRE XI

I

Voici les facultés propres de l'âme raisonnable elle se voit elle-même elle s'analyse elle fait d'elle ce qu'elle veut elle cueille le fruit qu'elle porte, tandis que les fruits des plantes ou les produits analogues des animaux sont recueillis par des mains étrangères enfin l'ame atteint toujours le but qu'elle poursuivait, à quelque moment que survienne la fin de l'existence. A cet égard, il n'en est pas pour elle comme il en est de la danse, comme il en est d'une pièce de théâtre et de représentations pareilles, où le moindre détail qui vient à manquer suffit pour déranger tout l'ensemble. L'âme, au contraire, dans une partie quelconque de temps, et en quelque lieu qu elle soit surprise par la mort, a toujours rempli l'objet qu'eue se proposait et, comme il n'y manque rien, elle peut toujours se dire « Je possède, et je retiens ce qui est bien à moi. » L'Ame a encore cette faculté de pouvoir embrasser le monde entier, y compris le vide qui entoure le monde, et la forme qu'il a reçue elle peut s'étendre aussi dans l'infinité de la durée elle observe et elle conçoit la régénération périodique de toutes choses elle comprend que ceux qui nous succéderont ne verront rien de nouveau, de même que ceux qui nous ont précédés n'ont rien vu de plus que nous et qu'en un certain sens, il suffit d'avoir vécu une quarantaine d'années, quelque intelligence qu'on ait d'ailleurs, pour connaître, par une assimilation facile, et tout ce qui a été et tout ce qui sera. Enfin, une dernière faculté propre à l'âme raisonnable, c'est d'aimer le prochain, c'est d'être faite pour la vérité et pour le respect, et de ne rien mettre an monde au-dessus d'elle-même, privilège qui n'appartient qu'à elle, ni au-dessus de la loi. Ainsi, la droite raison s'accorde sur tous les points avec la raison de justice.

II

Tu tiendrais bien peu de compte d'un chant délicieux, d'une danse élégante, ou de tous les exercices du pancrace, si tu décomposais cette voix harmonieuse en chacun des sons successifs qu'elle a produits et si, a chacun d'eux pris isolement, tu te demandais s'ils te charment encore; car ton sentiment serait bien retourne par cette épreuve. Même effet pour la danse, si tu la décomposais en chaque mouvement, en chaque attitude; et de même aussi, pour les exercices gymnastiques. Ainsi donc, et d'une manière générale, sauf la vertu et tout ce qui vient d'elle, tu dois courir sur les détails, et, en les divisant, arriver à en' faire bien peu de cas. Tu peux appliquer cette même règle à la vie tout entière.

III

Que doit être l'âme qui sait être toute prête au moment où, nécessairement délivré du corps, notre être doit enfin s'éteindre, ou se disperser, ou subsister éternellement? Quand je dis que l'âme est prête, j'entends que cette fermeté doit venir de notre propre jugement, et sans être la suite d'une injonction étrangère, comme pour les Chrétiens; il faut que ce soit un acte réfléchi, grave et assez sérieux pour provoquer l'imitation et la foi des autres, sans aucune prétention dramatique.

IV

Ai-je fait une chose utile à la communauté ? Si oui, je me suis rendu service a moi-même. Arrange-toi pour avoir toujours cette conviction présente à l'esprit, et ne cesse jamais de te conduire en conséquence.

De te conduire. Le texte n'est pas tout à fait aussi précis.

V

Quelle est ta profession? D'être homme de bien. Mais comment atteindre sûrement ce but. si ce n'est avec l'aide de ces nobles études, qui s'appliquent tout ensemble à la nature de l'univers cutter et à la condition particulière de l'homme?

VI

Le premier objet que la tragédie se soit proposé, en nous mettant sous les yeux les événements de la vie, ce fut de nous rappeler que ces événements sont bien en effet dans la nature tels que la scène nous les montre, et que ce qui nous charme au théâtre ne doit pas nous accabler sur une scène plus grande. C'est qu'en réalité les choses doivent nécessairement se passer ainsi et que ceux-là même les subissent comme les autres qui s'écrient le plus fort " Hélas! Cithéron! ô Cithéron!" Les poètes tragiques ont parfois des sentences bien justes celle-ci, par exemple: "Si les Dieux m'ont frappe mes deux enfants et moi, c'est qu'ils ont leur raison pour cette rude loi. "
Et, cette autre
"A quoi bon s'emporter jamais contre les choses?" Et cette autre encore " Nos jours sont moissonnés, ainsi que des épis." Et une foule d'autres maximes qui valent autant que celles-là.
Après la tragédie, fut inventée la comédie ancienne, qui ne laissa pas de contribuer a l'instruction des hommes par sa franchise, et de rabattre les vanités par la rudesse même de ses critiques. Aussi Diogène lui fit-il quelques emprunts. A la comédie ancienne, succéda la comédie moyenne, et enfin la nouvelle, qui, peu a peu, dégénéra jusqu'à ne plus rechercher que l'art de la pure imitation. Réfléchis à ces détails car il faut reconnaître que, dans tous ces poètes, il y a plus d'une bonne chose. Mais, au fond, quel est le véritable but que s'est proposé tout ce développement de la poésie et de l'art dramatique ?

Cithéron. Oedipe roi de Sophocle, vers 1391.

VII

Que tu dois voir clairement qu'il n'est pas, dans la vie, de meilleure route à suivre pour être philosophe que celle que tu suis maintenant.

VIII

Un rameau qui est détaché du rameau voisin ne peut pas ne pas être détaché de l'arbre tout entier. Tel est l'homme qui, en se séparant d'un seul autre homme, s'est .détaché en même temps de la communauté entière. C'est une main étrangère qui coupe la branche, tandis que c'est l'homme qui se sépare lui-même de son prochain, qu'il déteste et qu'il fuit, sans se douter que, du même coup, il se retranche lui-même de toute la cité. Cependant Jupiter, qui a constitué l'association des hommes entre eux, nous a octroyé ce précieux don, à savoir que nous pouvons nous rattacher de nouveau à notre voisin et redevenir encore une partie intégrante de l'ensemble. Mais, si cette séparation se répète souvent, elle rend, pour le membre qui s'était isolé, la réunion plus difficile, ainsi que la réconciliation. Le rameau qui, dès l'origine, a grandi avec le reste de l'arbre, et qui a toujours reçu la même sève, ne ressemble en rien à celui qui. après un premier retranchement, a été regreffe dans le tronc, et c'est là ce que les jardiniers savent bien. On est donc tenu de pousser tous ensemble, si ce n'est de penser tous de la même façon.

IX

De même que les gens qui te font obstacle quand tu marches dans le chemin de la droite raison, ne doivent pas pouvoir t'empêcher de te conduire selon le devoir, de même leur opposition ne doit pas davantage refroidir ta bienveillance à leur égard. Il y a ici deux choses dont il faut également te préserver la première, c'est de te laisser ébranler en rien dans ton jugement ou dans tes actes et la seconde, c'est de rien perdre de ta bonté, même envers ceux qui essaient de t'arrêter ou qui te causent un déplaisir quelconque. Il y aurait égale faiblesse, soit à t'emporter contre eux, soit à renoncer à ce que tu veux faire et à céder sous le coup que tu recois. C'est, déserter également le devoir que d'avoir peur, dans un cas et, dans l'antre cas, de prendre en aversion quelqu'un dont la nature même a fait notre parent et notre ami.

X

La nature ne peut jamais être inférieure à l'art, puisque les arts ne sont qu'une imitation de la nature, sous ses formes diverses. S'il en est ainsi, la nature, qui est la plus parfaite et la plus compréhensive de tontes, ne peut pas être au-dessous des chefs-d'oeuvre de l'art les plus accomplis. Or tous les arts, sans exception,font toujours ce qui est moins bon en vue de ce qui est meilleur, et la commune nature n'agit pas autrement. C'est de la nature que découle la justice; et c'est de la justice que découlent toutes les autres vertus car nous ne nous soucierons pas assez de la justice si nous recherchons avec tant de passion les choses indifférentes, et si nous nous montrons faciles à séduire, faciles à nous laisser prévenir, faciles à changer d'avis.

XI

Puisque ce ne sont pas les choses mêmes qui viennent à toi, quand elles te bouleversent par l'espérance ou par la crainte, c'est toi seul qui, en un certain sens, vas vers elles. Apaise donc et mots de côté le jugement que tu en portes; et, comme les choses ne bougeront pas, on ne te verra, ni les rechercher, ni les fuir.

XII

La sphère de l'âme est absolument identique à elle-même dans toutes ses parties, quand elle ne s'étend pas à un objet du dehors, ou qu'elle ne se réfugie pas dans son intérieur, quand elle ne se disperse pas, ou qu'elle ne se concentre point, mais qu'elle brille de cette éclatante lumière qui lui fait voir, et la vérité de toutes choses, et la vérité qu'elle porte dans son propre sein.

XIII

Mais un tel va me mépriser C'est à lui d'y voir. Mais ce que je dois voir personnellement, c'est que l'on ne puisse jamais surprendre de moi un acte ou un mot digne de mépris. Mais un tel va me haïr! C'est à lui d'y voir encore. Ce que je dois voir se réduit, pour ma part, à demeurer tranquille et bienveillant à l'égard de tout le monde, fort disposé, avec celui-là même qui me hait ou me méprise, à lui faire voir son erreur, non pas en l'injuriant, non pas même en lui faisant sentir que je le supporte, mais avec pleine franchise et pour lui être utile, comme le faisait cet excellent Phocion, si toutefois Phocion n'y mettait pas quelque malice. C'est le fond de notre coeur qui doit être dans cette disposition intime, afin qu'aux regards des Dieux l'homme ne montre, ni indignation, ni souffrance. Quel mal, en effet, peut-il y avoir jamais pour toi, quand tu fais toi-même actuellement ce qui convient à ta propre nature, et que tu accueilles avec gratitude ce que la nature universelle trouve opportun de t'envoyer actuellement, homme mis au poste qu'il occupe pour servir toujours l'intérêt de la communauté ?

XIV

Tout en se méprisant mutuellement, ils se font des politesses, et bien qu'ils veuillent l'un l'autre se supplanter, ils se confondent en bassesses réciproques.

XV

Quelle perversité et quelle hypocrisie de dire « J'ai pris la résolution d'en agir franchement avec vous » Homme, que fais-tu ? Supprime ce préambule ton intention se verra de reste. Avant même que tu aies parlé, ce que tu vas dire doit se lire sur ta figure. Tu es dans cette disposition à son égard il le voit sur-le-champ dans tes yeux, comme, entre amants, celui qui est aimé connaît dans un coup d'oeil toutes les pensées de sa maîtresse. En un mot, l'homme simple et bon doit toujours être à peu près comme celui qui a de l'odeur on le sent en s'approchant de lui, qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas. L'affectation de la franchise est une dague cachée, et rien n'est plus laid qu'une amitié de loup; fuis-la plus que tout au monde. L'homme bon, simple, bienveillant, porte ces qualités dans ses regards, et personne ne s'y trompe.

XVI

L'âme trouve en elle-même le pouvoir de mener la plus noble existence, pourvu qu'elle sache rester indifférente à tout ce qui est indifférent. Elle s'assurera cette sage impassibilité, en considérant chacun des objets qui la peuvent émouvoir, d'abord isolément, puis dans leur relation avec le tout. Elle se rappellera toujours qu'il n'est pas un seul de ces objets qui puisse nous imposer l'idée que nous devons nous en faire, pas un seul qui arrive jusqu'à nous, mais qu'ils demeurent immobiles, et que c'est nous seuls qui produisons les jugements que nous en portons, qui gravons, en quelque sorte, ces jugements en notre esprit, tout en ayant le pouvoir de ne pas les y graver, et qui pouvons aussi les effacer sur-le-champ, si nous reconnaissons que ces jugements se sont, à notre insu, glissés en notre âme. Enfin l'âme doit se dire que cette attention qu'elle a à prendre exige bien peu de temps, et que le reste de la vie sera tranquille. Et, d'ailleurs, qu'y a-t-il donc de si pénible dans cette surveillance de soi ? Si les objets qui se présentent sont conformes à la loi de la nature, jouis-en, et qu'ils te soient légers et faciles. S'ils sont contre la nature, recherche ce qui est pour toi conforme à ta nature propre, et sache t'y attacher, quelque singulier que cela puisse paraître. On est toujours excusable de rechercher son bien personnel, tel qu'on l'entend.

XVII

Pour un objet quelconque, on peut toujours se demander « Quelle est son origine ? De quels éléments est-il composé? En quel autre objet changera-t-il ? Et quand il aura changé, que sera-t-il devenu? Quel mal subira-t-il à changer ainsi ? »

XVIII

Premièrement. Quelle est ma position à l'égard des autres hommes? Nous sommes faits certainement les uns pour les autres mais, sous un autre rapport, je suis né pour être à leur tête, comme le bélier est à la tête des moutons, et le taureau à la tête de son troupeau. Pars encore de ce principe plus élevé que, si ce ne sont pas les atomes qui gouvernent l'univers, c'est la nature ce principe admis, il en résulte que les êtres inférieurs sont faits pour les êtres supérieurs, et que ces derniers sont faits réciproquement les uns pour les autres. Secondement.Examine ce que sont les hommes dans tous les détails de la vie, à table, au lit, etc. Rends-toi compte surtout des nécessites que leur imposent certaines idées, et vois avec quel orgueil ils font tout cela. Troisièmement. Dis-toi toujours que, si les hommes se conduisent bien, il n'y a point apparemment à leur en vouloir, et que, s'ils se conduisent mal, il est clair qu'ils le font sans intention et par pure ignorance car, de même qu'il n'est pas une âme qui se prive de la vérité autrement que contre son propre gré, de même il n'en est pas non plus qui se prive volontairement de traiter chacun selon son mérite. C'est là ce qui fait que les gens se révoltent quand on les traite d'injustes, d'ingrats, d'avares, en un mot, quand on leur reproche quelque méfait à l'égard de leur prochain. Quatrièmement. Il faut bien t'avouer aussi que tu n'as pas laissé de commettre personnellement des fautes nombreuses que, sous ce rapport, tu ressembles au reste des hommes, et que, si tu évites des fautes d'un certain genre, tu n'en as pas moins la disposition qui les fait commettre, ne t'abstenant souvent de délits pareils que par lâcheté, par crainte de l'opinion, ou par suite de toute autre faiblesse qui ne vaut pas mieux. Cinquièmement. Tu ne sais même pas très précisément si les gens sont en faute; car il y a une foule d'actes qui se font par de très bons motifs; et, en général, on doit prendre bien des informations avant de pouvoir rien dire de fondé sur la conduite des autres. Sixièmement. Te répéter, quand tu ressens une colère ou une souffrance trop vive, que la vie de l'homme ne dure qu'un instant, et que, dans quelques jours, nous serons tous dans la tombe. Septièmement. Que ce ne sont pas, à vrai dire, les actes des hommes qui nous choquent, puisque ces actes ne sont réellement que dans leur esprit, mais que, ce qui nous émeut, ce sont les idées que le nôtre s'en fait. Supprime donc ces idées veuille effacer le jugement qui attachait tant de gravite à la chose dont tu te plains et, du même coup, voila ta colère partie.Mais comment supprimer cette idée ? En te disant, après réflexion, qu'il n'y a pas là pour toi la moindre honte et que, s'il y avait autre chose que le mal de honteux dans le monde, tu aurais nécessairement commis toi-même bien des crimes, et que tu serais une sorte de brigand, couvert de tous les méfaits. Huitièmement. Combien les emportements et la douleur que nous ressentons à l'occasion de ces actes sont plus pénibles que ne le sont ces actes eux-mêmes, qui nous causent tant de dépit et tant de peine.
Neuvièmement. Que la honte est chose invincible, pourvu qu'elle soit réelle, et qu'elle ne soit ni fardée ni fausse. Que peut faire le plus violent des hommes, si tu conserves toute ta bonté à son égard; si, dans l'occasion, tu l'avertis doucement, et, qu'au moment même où il essaie de te faire du mal, tu lui adresses sans te fâcher cette leçon " Ne fais pas cela, mon ami la nature veut de nous tout autre chose. Ce n'est point à moi que tu feras tort; c'est à toi seul, mon ami ?" Puis, montre-lui, par une comparaison frappante et toute générale, qu'il en est bien comme tu le dis, et que les animaux mêmes qui vivent en société, comme les abeilles, ne font pas ce qu'il se permet. Eu lui donnant ce conseil, n'aie dans ton coeur aucun sentiment d'ironie ou d insulte agis avec une affection véritable et sans la moindre rancune, sans prendre le ton d'un pédagogue à l'école, et sans chercher à briller aux yeux des assistants mais ne parle qu'à lui seul, lors même que d'autres personnes seraient présentes à l'explication. N'oublie jamais ces neuf points essentiels regarde-les comme autant de présents des Muses. Commence enfin à être homme, et reste-le jusqu'à la fin de tes jours. Mais si tu te gardes de t'emporter contre tes semblables, aie un soin égal de ne pas les flatter. Ces défauts sont tous les deux contraires au bien de la communauté, et aussi nuisibles l'un que l'autre. Quand on va se mettre en colère, il faut se dire que l'emportement n'est pas digne d'un homme, et que la douceur et la bonté, de même qu'elles sont plus humaines, sont en même temps plus viriles; que ce sont elles qui témoignent, de ta force, de la vigueur et du courage, et que ce ne sont pas du tout la colère et la mauvaise humeur; car, plus l'attitude se rapproche de l'impassibilité, plus elle se rapproche aussi de la force. Si la douleur est un signe de faiblesse, la colère en est un signe non moins certain. Dans les deux cas, on est blesse et l'on se rend à l'ennemi. Si tu le veux bien, reçois, de la main du chef des Muses, un dixième présent que voici. C'est que prétendre empêcher le mal que font les méchants est une folie, car c'est désirer l'impossible. Mais leur concéder de faire du mal aux autres, et prétendre qu'ils ne vous en feront pas à vous-même, c'est un acte déraisonnable qui ne va qu'a un tyran.

XIX

Voici quatre erreurs de ton guide, de ta raison. contre lesquelles tu dois surtout te prémunir par une vigilance constante, et que tu dois effacer en toi, dès que tu les surprends, en te faisant les objections suivantes « L'idée que j'ai en ce moment n'est pas indispensable; l'acte que je vais faire est de nature à relâcher les liens de la communauté ce que je vais dire n'est pas ma pensée, » Regarde, en effet, comme une des plus énormes fautes de parler contre ta conscience. Enfin, une quatrième erreur, que tu peux avoir à te reprocher, c'est que l'acte dont il s'agit soit le fait d'un homme qui se laisse vaincre, et qui soumet lâchement la plus divine partie de son être à la portion la moins précieuse, à la portion mortelle de son corps, et aux voluptés grossières que le corps exige.

XX

Le souffle qui t'anime, et toute la portion ignée qui entre dans la composition de ton être, tendent, par leur nature, à un mouvement d'ascension perpétuelle et cependant, se soumettant à l'ordonnance générale des choses, ils sont retenus dans le mélange, à l'état que nous savons. De même encore, tous les éléments terrestres et liquides qui sont en toi se portent non moins naturellement en bas, et cependant ils s'élèvent en haut, et ils occupent une place qui ne leur est pas naturelle. Ainsi donc, les éléments eux-mêmes obéissent à la loi qui régit l'univers et, en quelque place qu'ils aient été mis par elle, ils y demeurent par la force qui les domine, jusqu'à ce que le signal de la dissolution les fasse sortir de nouveau de la place qu'ils occupaient. N'est-il donc pas intolérable que la partie intelligente de ton être soit précisément la seule à desobéir et a se révolter contre la position qui lui a été assignée ? Pourtant, aucune violence ne lui est imposée; et, dans l'ordre qui lui est donné, il n'y a rien absolument qui ne soit conforme à sa nature. Et voilà que l'intelligence ne supporte pas la règle, et qu'elle tente de suivre une route toute contraire Car le mouvement qui nous entraîne aux injustices, aux excès, aux colères, aux douleurs, aux craintes, n'est pas autre chose que l'égarement d'un être révolté contre la nature. Quand notre raison, qui doit nous éclairer, s'irrite contre un événement quelconque de la vie, elle déserte également son poste car elle est faite pour être pieuse et pour adorer les Dieux, non moins que pour être juste. La piété et la soumission aux ordres divins sont indispensables à l'harmonie de la communauté,et elles sont plus augustes encore que la justice.

XXI

Quand on n'a pas dans la vie un seul et unique but, toujours identique, il est bien impossible d'être soi-même, durant sa vie entière, toujours un et toujours égal. Mais cette généralité ne suffit pas, et il faut encore déterminer précisément quel doit être ce but car, de même qu'il ne faut pas considérer indistinctement comme de véritables biens ceux que la majorité des hommes prend pour tels, mais qu'on ne doit s'attacher qu'à des biens d'une certaine espèce, je veux dire les biens communs à tout le monde, de même aussi on doit ne prendre pour but de la vie que l'intérêt de la communauté et l'intérêt de l'Etat; car c'est en dirigeant toujours sur cet unique but ses tendances personnelles qu'on rendra toutes ses actions uniformes, et que, grâce à cette règle, on se montrera constamment le même.

XXII

Le rat des champs et le rat de ville; la terreur du premier, et ses trépidations continuelles.

XXIII

Socrate appelait les croyances vulgaires des Lamies, vains épouvantails des enfants.

XXIV

Dans les cérémonies solennelles, les Spartiates réservaient pour les étrangers les places qui étaient à l'ombre quant, à eux, ils s'asseyaient n'importe où.

XXV

Socrate, pour s'excuser de ne pas se rendre auprès de Perdiccas, lui faisait dire « Je .ne veux pas m'exposer à la plus triste fin ». En d'autres termes « Je ne veux pas accepter un service que je ne pourrais pas rendre. »

XXVI

Les lois écrites d'Ephèse contenaient la recommandation de toujours entretenir avec soin la mémoire de ceux qui, dans les temps passés, s'étaient signalés par leur vertu.

Les lois écrites d'Ephèse. C'est le seul témoignage de l'antiquité sur ce point assez curieux. On a proposé pour ce passage de Marc-Aurële des variantes, qui en modifieraient beaucoup le sens, mais qui ne s'appuient sur aucun manuscrit.

XXVII

Les Pythagoriciens nous conseillent de lever les yeux au ciel, dès le point du jour, pour réveiller en nous la pensée de ces grands corps, qui parcourent éternellement la même carrière, et qui remplissent leurs fonctions avec une régularité parfaite. C'est se rappeler en même temps la pureté et la vérité nues car les astres n'ont pas de voile qui les cache.

XXVIII

Il faut faire comme Socratc, qui s'était affublé d'une toison un jour que Xanthippe lui avait emporté son manteau en sortant, et répéter son mot à ses amis, qui se retiraient tout étonnés de le voir dans cet accoutrement.

XXIX

On ne pourrait pas donner des leçons d'écriture et de lecture, si d'abord on n'en avait soi-même reçu. A bien plus forte raison, cette éducation préalable est-elle nécessaire pour l'art de la vie.

XXX

"Vil esclave, tais-toi; tu n'as pas la parole."

Vil esclave, tais-toi. On ne sait de qui est ce vers. Il est probable que Marc-Aurële l'applique au corps, qui doit obéir à la raison, comme l'esclave doit obéir à son maître

XXXI

« Mon coeur en a souri dans sa profonde joie. »

Mon coeur en a souri. Homère, 0dyssée, chant xi, vers 413. On ne voit pas à quoi s'applique ce souvenir poétique

XXXII

« Poursuivant la vertu de reproches amers. »

Poursuivant la vertu de reproches. On ignore de qui est ce vers; et l'on ne voit pas à qui Marc-Aurëte voulait en faire application.

XXXIII

Vouloir des figues en hiver, c'est folie mais il n'est pas moins fou de chercher encore son enfant quand on ne peut plus l'avoir.

XXXIV

" Quand on embrasse son enfant, disait Epictète, il faut se dire en son coeur Demain peut-être seras-tu mort. C'est un affreux augure ! II n'y a pas de mauvais augure à prévoir un fait naturel, répondait le philosophe ou hien, il serait aussi de mauvais augure de dire que les épis seront moissonnés."

XXXV

Raisin vert, raisin mûr, raisin sec autant de changements, qui ne font point que la chose ne soit plus, mais qui font qu'elle devient ce qu'elle n'est pas actuellement.

XXXVI

"Il n'y a point de voleur pour notre libre arbitre." C'est un mot d'Epictète.

XXXVII

Epictete disait encore qu'il faut se faire un art de bien donner le consentement de sa raison, et de ménager cet acquiescement en tout ce qui touche aux motifs d'action, afin que ces motifs soient toujours conditionnels, conformes à l'intérêt commun, et en rapport avec l'importance des choses. Il disait aussi qu'il faut s'abstenir absolument de tout aveugle désir, et savoir se détourner de tout ce qui ne dépend pas de nous. « Dans le combat que nous livrons, disait-il encore, il ne s'agit pas d'une mince affaire il s'agit de savoir si nous serons fous, ou si nous ne le serons pas. »

XXXIX

« Que voulez-vous avoir, disait Socrate, l'àme des êtres raisonnables ou l'âme des êtres privés de raison? L'âme des êtres raisonnables. Mais, parmi ces êtres raisonnables, désirez-vous l'àme des bons, ou l'âme des méchants? L'âme des bons. Alors, pourquoi ne cherchez-vous pas à l'avoir? Parce que nous l'avons. Si vous l'avez, pourquoi donc toutes ces luttes entre vous, pourquoi toutes ces discordes ? »

Que voulez-vous avoir, disait Socrate. On ne trouve rien dans Platon ni dans Xénophon qui corresponde à la citation que fait ici Marc-Aurëte. D'ailleurs, c'est bien l'esprit de la doctrine socratique; mais il eut été curieux de savoir à quel ouvrage Marc-Aurèle emprunte cette idée du sage d'Athènes.

LIVRE XII

I

Tu peux te procurer immédiatement tous les biens que tu cherches à acquérir par de si longs détours; pour cela, tu n'as qu'à ne pas te nuire à toi-même. Tout se réduit à mettre de côté le passé, à laisser l'avenir à la Providence, à régler le seul présent, et'après les lois de la piété et de la justice de la piété, pour savoir être heureux de la part qui t'est faite en ce monde, puisque c'est la nature qui a fait ce destin pour toi et qui t'a fait pour ce destin; de la justice, pour que tu dises toujours le vrai, en toute liberté et sans réticence, pour que tu agisses conformément à la loi et dans la mesure de chaque chose, pour que tu ne sois jamais arrêté par la perversité des autres hommes, ni par leurs opinions, ni par leurs paroles, pour que tu ne cèdes pas à tes sens, ni aux suggestions de cette chair qui n'est que ton enveloppe matérielle, et dont ce qui en souffre a seul à s'inquiéter. Si donc, à quelque moment qu'il te faille sortir de la carrière, tu es prêt à tout abandonner, uniquement occupé de l'àme qui te gouverne et de la partie divine de ton être; si tu ne crains jamais de cesser de vivre, mais seulement de ne pas vivre comme le veut la nature alors tu deviendras un homme digne du monde qui t'a produit, tu cesseras d'être un étranger dans ta patrie tu ne t'étonneras plus désormais de tout ce qui arrive chaque jour, comme si c'étaient là des choses absolument inopinées et tu ne seras plus le jouet des événements.

II

Dieu voit les âmes toutes nues, et dépouillées de ces enveloppes charnelles, de ces feuillages et de ces impuretés qui les cachent. C'est par son intelligence toute seule que Dieu touche aux seuls êtres qui soient émanés de lui, pour s'écouler et descendre dans leur condition actuelle. Si tu parviens en ceci à imiter l'exemple de Dieu même, tu te débarrasseras de bien des agitations qui te déchirent car celui qui ne tient pas compte de cette masse de chair où il est plongé, ne s'inquiétera guère, à plus forte raison, d'un vêtement, d'une maison, de la renommée qu'il peut avoir, ni de tout ce vain attirail et de toute cette mise en scène.

III

Trois éléments entrent dans la composition totale de ton être le corps, le souffle de vie qui t'anime, et l'intelligence. De ces trois éléments, deux te regardent bien, en ce sens que c'est a toi d'en prendre soin mais en vérité, il n'y a que le troisième qui soit réellement tien. Si tu sais écarter loin de toi, jè veux dire de ta pensée, tout ce que font les autres hommes, tout ce qu'ils disent si même tu en écartes tout ce que personnellement tu as pu faire jadis, ou tout ce que jadis tu as pu dire, tout ce qui te trouble dans l'avenir, tout ce qui ne concerne que le corps qui t'enveloppe et le principe de vie que tu as reçu a ta naissance, sans que tu y sois pour rien, tout ce que roule à l'extérieur le tourbillon dont les flots t'environnent, de telle manière que la force intelligente, dégagée de l'empire du destin, pure et libre, vive de son propre fonds, pratiquant la justice, acceptant tout ce qui lui arrive, et ne disant jamais que la vérité si, dis-je, tu isoles de ton esprit ainsi disposé toutes les relations du corps, dont il subit le contact, du temps qui doit suivre, du temps qui a précédé, tu deviendras comme le dit Empédocle « Un Sphxrus arrondi, goûtant son fier repos. » Et enfin, si tu t'appliques à ne vivre que là où tu vis, c'est-à-dire dans le présent, à ces conditions, tu pourras jusqu'à la mort passer ce qui te reste d'existence sans trouble, avec dignité, et en un constant accord avec le génie qui te gouverne.

IV

Bien souvent je me suis demandé, non sans surprise, comment il se peut que chacun de nous, tout en se préférant au reste des êtres, fasse pourtant moins de cas de sa propre opinion sur lui-même que de l'opinion des autres. Si un Dieu veillant sur nous, ou un maître plein de sagesse nous prescrivait de ne concevoir aucune pensée, de ne faire aucune réuexion sans l'exprimer à l'instant même où nous l'aurions dans l'esprit, nous serions incapables de supporter cette contrainte un seul jour. Tant il est vrai que nous respectons l'opinion que les autres se font de nous, bien plutôt que l'opinion que nous en avons nous-mêmes !

V

Comment est-il possible de concevoir que les Dieux, qui ont ordonné si bien les choses et avec tant d'amour pour l'humanité, n'aient oublié qu'un seul point, à savoir que ces quelques hommes, qui ont été complètement bons, qui furent en quelque sorte presque toute leur vie en commerce étroit avec la divinité, qui sont entrés le plus avant dans sa familiarité, par leurs oeuvres saintes et par leurs pieux sacrifices, ne reviennent plus à-la vie une fois qu'ils sont morts, et qu'ils s'éteignent à jamais? Puisqu'il en est ainsi, sois bien persuadé que, s'il avait fallu qu'il en fût autrement, les Dieux l'eussent certainement fait; que, si cet arrangement eût été juste, il aurait été possible et que, s'il eût été conforme à la nature, la nature n'eût pas manqué de le produire. De ce que cela n'est pas de cette façon, puisqu'en effet il n'en est pas ainsi, tire cette conclusion convaincante qu'il ne fallait pas que cela fût. Toi-même, tu peux voir aisément que tenter une telle recherche, c'est faire le procès à Dieu. Mais nous ne pourrions pas même élever ces objections contre les Dieux, s'ils n'étaient pas souverainement bons et justes envers nous. Que si c'est là une vérité évidente, il n'est pas moins clair que les Dieux n'auraient pas laissé passer, dans l'ordonnance de ce monde, quelque chose qui, par une négligence étrange, eût été contraire à la justice et à la raison.

VI

Apprends à faire par l'habitude les choses mêmes qui te répugnent. C'est ainsi que la main gauche, qui est cependant la plus inhabile, faute d'habitude, tient la bride plus solidement que la main droite, parce qu'elle a été dressée à la tenir. L'état de corps et d'âme où il faut être quand la mort viendra nous surprendre, la brièveté de la vie, le gouffre insondable du temps, soit en arrière, soit en avant, la fragilité de toute matière.

VIII

Considérer les causes toutes nues sans les écorces qui les cachent; apprécier les intentions sans les actes bien peser ce que c'est que la douleur, ce que c'est que le plaisir, ce que c'est que la mort, ce que c'est que la gloire; voir comment on se crée à soi-même tous ses tourments, comment on n'est jamais arrêté par un autre que soi, et comment l'importance des choses dépend uniquement de l'idée qu'on s'en forme.

IX

Dans l'usage qu'on fait des principes par lesquels on se guide, il faut ressembler à l'athlète exercé à tous les genres de luttes plutôt qu'au gladiateur, qui ne connaît qu'une seule manière de combattre. Le gladiateur, une fois qu'il a perdu le glaive qu'il tient, n'a plus qu'à mourir, tandis que l'athlète du Pancrace a toujours ses mains à sa disposition, et il n'a qu'à les manoeuvrer énergiquement.

X

Voir ce que les choses sont dans leur réalité, en y distinguant leur matière, leur cause et leurs conséquences.

XI

Quelle admirable puissance l'homme n'a-t-il pas, puisqu'il lui est donné de ne faire que ce que Dieu doit approuver, et d'accepter toujours le destin que Dieu lui fait

XII

Ne jamais s'en prendre aux Dieux pour ce qui est conforme aux lois de la nature; car les Dieux ne font jamaisrien de mal, ni volontairement, ni involontairement; ne pas s'en prendre davantage aux hommes car leurs fautes sont toujours involontaires. En résumé, ne s'en prendre jamais à personne.

XIII

C'est être bien ridicule, ou étrangement inexpérimenté, que de s'étonner de quoi que ce soit dans la vie !

XIV

Ou il n'y a dans le monde qu'une nécessité aveugle et un arrangement d'où l'homme peut sortir; ou bien, il y a une Providence miséricordieuse ou enfin, il n'y a qu'une confusion infinie, sans cause supérieure. Si c'est une nécessité insurmontable, à quoi bon luttes-tu contre elle? Si c'est une Providence, qui permet qu'on la fléchisse, rends-toi digne de recevoir l'appui de la divinité. Si c'est une confusion sans aucun maître qui la dirige, prends-en bravement ton parti, puisque toi du moins, dans cette affreuse tourmente, tu as le bonheur de porter en toi une intelligence qui peut te diriger. Si le flot t'emporte, qu'il emporte, donc cette chair dont ton corps est formé, ce souffle qui t'anime, et tout le reste également; mais, quant à ton intelligence, il ne l'emportera pas.

XV

Eh quoi la lumière de la lampe resplendit et ne cesse point de briller jusqu'au moment où elle s'éteint et la vérité, la justice, la sagesse, qui sont en toi, s'éteindraient avant toi-même !

XVI

Quand quelqu'un me paraît avoir commis une faute, je me demande « Suis-je bien sûr que ce soit là une faute de sa part? Et si, de fait, il est réellement coupable, je me dis « Ne s'est-il pas « déjà comdamnélui-même? » Alors, c'est bien à peu près comme s'il s'était arraché les yeux de ses propres mains. Prétendre que le méchant ne fasse pas le mal, c'est comme si l'on prétendait que le figuier n'ait pas de suc dans ses figues, que les enfants à la mamelle s'abstiennent de vagir, que les chevaux ne hennissentpas c'est vouloir empêcher tant d'autres choses non moins nécessaires. Pouvait-on attendre autre chose d'un homme qui a une pareille complexion ? Guéris donc cette complexion même, si tu es si habile.

XVII

Si la chose n'est pas convenable, ne la fais pas si elle n'est pas vraie, ne la dis point. Que ce soit toujours là tes motifs d'agir.

XVIII

Pour toute espèce de choses, regarde toujours ce qu'est en lui-même l'objet qui te produit cette apparence sensible analyse cet objet en y distinguant la cause, la matière, la conséquence, et en calculant l'intervalle de temps ou il faudra nécessairement qu'il cesse d'exister.

XIX

Comprends donc enfin que tu portes en toi quelque chose de plus noble, quelque chose de plus divin que tous ces objets qui causent tes impressions, et te font mouvoir tout d'un coup, comme les fils font mouvoir la marionnette. En ce moment, quelle est au vrai la disposition de ton âme? N'est-ce pas la crainte? N'est-ce pas le soupçon? N'est-ce pas le désir, ou quelque autre passion aussi peu louable?

Et te font mouvoir tout d'un coup. J'ai dù paraphraser le texte pour rendre toute la force du mot dont il se sert.

XX

En premier lieu, ne faire quoi que ce soit au hasard, ou sans le rapporter à un but. En second lieu, ne rapporter jamais l'acte qu'on fait à une autre fin que celle même de la communauté.

XXI

Il ne s'écoulera pas beaucoup de temps encore pour que toi-même tu ne sois absolument rien, non plus que chacune de ces choses que tu vois présentement, non plus que chacun de ceux qui présentement vivent avec toi. La nature veut que tout change, que tout se transforme, que tout périsse, pour que d'autres êtres puissent à leur tour succéder à ce qui est.

XXII

Sache bien que les choses ne sont que l'idée que tu t'en fais. Or cette idée dépend toujours de toi supprime-la donc, quand tu le veux et, ainsi qu'un vaisseau qui a doublé un promontoire, tu trouveras une mer calme, une pleine tranquillité, et un port où les vagues ne pénètrent plus.

XXIII

Une action isolée, quelle qu'elle soit, quand elle cesse en son temps, ne souffre en rien dans le mérite qu'elle peut avoir, par cela seul qu'elle a cessé celui qui a fait cette action ne souffre pas davantage par ce motif unique que cette action a dû cesser d'être. En vertu de la même raison, cet ensemble d'actes successifs qui est ce qu'on appelle la vie, n'est pas mis à mal par cela seul qu'il cesse son cours, pas plus que ne souffre celui qui met un terme opportun à cet enchaînement d'actions qui se suivent. C'est la nature qui marque le temps opportun et la limite. Parfois, c'est la constitution même de chaque individu, quand il sent le poids de la vieillesse. Mais, d'une manière générale, c'est la nature universelle qui nous prescrit ce terme inévitable, parce qu'il faut que ses parties changent perpétuellement, pour que le monde dans sa totalité soit éternellement jeune et florissant. Or tout ce qui est dans l'intérêt de l'ensemble est toujours bon et vient toujours à point. Donc la cessation de la vie n'est un mal pour personne, parce qu'elle n'a rien de honteux, attendu qu'elle est absolument involontaire et qu'elle ne blesse en quoi que ce soit l'intérêt de la communauté. On peut même dire qu'elle est un bien, du moment qu'elle est opportune et utile pour l'ensemble des choses, et qu'elle rentre dans leur cours régulier. C'est qu'en effet l'homme est porté par la main de Dieu, quand il se porte vers le même but que Dieu lui-même, et qu'en pleine connaissance de cause, il s'associe à ses desseins.

XXIV

Voici trois idées qu'il faut toujours avoir présentes à l'esprit. Dans tout ce que tu fais, n'agis jamais sans réflexion, ni autrement que ne le ferait la justice même. Dans les événements extérieurs, dis-toi toujours qu'.ils viennent ou du hasard ou de la Providence et il n'y a, ni à se plaindre du hasard, ni à accuser la Providence. En second lieu, considère un peu ce qu'est un être quelconque depuis le moment qu'il est à l'état de simple germe, jusqu'à celui où il reçoit une âme, et depuis le moment où l'âme lui est donnée jusqu'au moment où il doit la rendre; et vois de quels éléments il est composé, et en quels éléments il se dissout, En troisième lieu, suppose qu'en t'élevaht tout à coup, au sommet des airs, tu puisses contempler à tes pieds les choses humaines, observant cette infinie variété sous toutes ses faces, et embrassant d'un regard tout ce que l'air et l'éther renferment dans leur vaste sein ne te dirais-tu pas, toutes les fois que tu t'élèverais, en ayant sous les yeux ce spectacle toujours uniforme et toujours passager « Voila donc les objets de notre orgueil »

XXV

Mets de côté l'idée que tu te fais des choses, et te voilà sauvé. Et qui peut t'empêcher encore de la mettre de côté?

XXVI

Quand tu ressens de la peine à supporter ce qui t'arrive, c'est que tu oublies que tout sans exception se produit selon les lois de la nature universelle; que la faute est ailleurs qu'en elle tu ouhlies en outre que ce qui se passe aujourd'hui s'est toujours passé commetu le vois, se passera toujours de même, se passe ainsi partout à cette heure tu oublies que l'homme est uni à tout le genre humainpar une parenté étroite, qui ne vient pas d une communauté de sang et de race, mais d'une communauté d'intelligence. C'est que tu ne penses pas non plus que l'intelligence en chacun de nous est Dieu, de qui nous sommes tous sortis que rien n'appartient en propre à quelque être que ce soit, et que c'est de Dieu que nous viennent, et notre enfant, et notre corps, et notre âme; que les choses ne sont que ce que les font nos idées et enfin que chacun de nous ne vit absolument que dans le moment présent, et que c'est ce présent seul que nous pouvons perdre.

Que la faute est ailleurs. Je préfère ce sens bien que quelques traducteurs aient compris ce passage autrement "Que la faute est étrangère à toi".

XXVII

Repasser sans cesse en sa mémoire le souvenir de ceux qui se sont signalés par la fureur de leurs emportements, par l'éclat de leur gloire, par l'excès de leurs malheurs, par leurs rivalités, ou par des destinées extraordinaires en quelque genre que ce soit puis se demander « Où tout cela est-il maintenant?» Fumée, poussière, bruit de paroles vaines, et plus même de bruit. Qu'on se représente encore, si l'on veut, tout ce côté des choses: un Fabius Catullinus, retiré dans sa campagne, un Lucius Lupus dans ses jardins, un Stertinius à Baies, un Tibère à Caprée, un Vélius Rufus, ou telles autres personnes, si vantées en quelque façon qu'elles le fussent. Que le but de tant d'efforts était misérable! Et qu'il est cent fois plus sage de s'appliquer, dans la condition qui vous est faite, à être juste, sobre en tout, et obéissant à la volonté des Dieux avec une simplicité absolue ! Car l'orgueil le plus orgueilleux et le plus insupportable est celui qui se cache sous les dehors de la modestie.

XXVIII

Si l'on te demande « Où donc as-tu vu les Dieux, et d'où as-tu appris leur existence, pour les adorer comme tu le fais? » Réponds « D'abord les Dieux sont visibles à tous les regards; et ensuite, sans avoir jamais vu mon âme, je ne l'en respecte pas moins. Pour les Dieux, il en est absolument de même et comme je trouve partout des marques de leur puissance, ce témoignage me suffit pour condure qu'ils existent, et pour les adorer. »

XXIX

Le salut de notre vie, c'est de savoir, pour chaque objet, ce qu'il est dans la totalité des choses, la matière dont il est fait, et la cause d'où il vient; c'est de pratiquer la justice de toute notre âme, et de ne jamais dire que la vérité. Que voudrait-on de plus ? N'est-ce donc pas jouir pleinement de l'existence que de faire succéder sans interruption une bonne oeuvre à une bonne oeuvre, en ne laissant pas entre elles le moindre vide?

XXX

Il n'y a qu'une seule et même lumière du soleil, bien qu'elle se divise en se répandant sur nos maisons, sur les montagnes, et sur des millions d'objets. Il n'y a également qu'une seule et même substance, bien que se partageant individuellement en des milliers de corps. Il n'y a qu'une seule vie, bien qu'elle se répartisse à des milliers de natures diverses, et s'y détermine de mille manières. Enfin il n'y a qu'une seule âme intelligente, bien qu'elle semble disséminée à l'infini. Entre toutes ces parties différentes de l'univers, il en est, par exemple le souffle vital ou les objets purement matériels, qui sont insensibles, et qui restent mutuellement étrangères
les unes aux autres, quoique d'ailleurs toutes ces choses soient également soumises au principe raisonnable qui les embrasse, et à la force de pesanteur qui les entraîne indistinctement vers un même centre. Mais le propre de notre Intelligence, c'est de nous pousser à nous unir avec nos semblables, à nous constituer entre nous, et à ne jamais perdre notre sympathie commune.

XXXI

Que peux-tu chercher encore ? Est-ce à continuer de vivre? Mais sentir? Mais vouloir? Et grandir? Et diminuer, après avoir grandi? Et faire usage de la parole? Et penser? De toutes ces facultés, quelle est celle qui te semble la plus digne de justifier ton désir? Mais s'il n'en est pas une que tu ne sois prêt à dédaigner, arrive-s-en donc enfin au terme suprême, qui est d'obéir à la raison et à Dieu. Et quand on adore Dieu et la raison, n'est-ce pas une contradiction flagrante que de se désoler, parce que la mort vient nous ravir l'usage de toutes ces facultés?

XXXII

Quelle infime parcelle chacun des êtres n'ont ils pas reçue dans la durée du temps insondable et infini ! En un instant, ils disparaissent engloutis dans l'éternité. Quelle parcelle infime de la substance totale Quelle parcelle infime de l'âme universelle ! Quelle misérable portion du globe entier n'est pas la motte de terre où tu es condamné à ramper En pesant tout cela dans ton coeur, comprends qu'il n'est au monde rien de grand, si ce n'est d'agir comme le veut ta nature particulière et d'accepter ce que produit la commune nature.

XXXIII

Quel usage ton âme fait-elle d'elle-même? Tout est là. Quant au reste, volontaire ou involontaire, ce n'est jamais que cadavre et fumée.

XXXIV

Rien ne peut nous inspirer plus sûrement le mépris de la mort que de voir que ceux-là même qui font du plaisir un bien, et de la douleur un mal, ont cependant pour la mort un mépris souverain.

XXXV

Quand on ne trouve bon que ce qui vient en son temps quand on regarde comme parfaitement égal d'accomplir un nombre plus grand ou un nombre moindre d'actions conformes à la droite raison; quand on ne met nul Intérêt à voir le monde plus ou moins longtemps quand le coeur est ainsi disposé, la mort n'a plus rien qui puisse nous inspirer de crainte.

XXXVI

0 homme, tu as été le citoyen de cette grande cité; que t'importe de l'avoir été cinq ans, ou seulement trois ? La règle qui est conforme aux lois est égale pour tous. Dès lors, quel mal y a-t-il à ce que tu sortes de la cité, d'où t'éloigne non point un tyran, non point un juge inique, mais la nature même, qui t'y avait introduit ? Ce n'est qu'un acteur quittant la scène, quand il reçoit congé du chef de la troupe qui le commandait. « Mais, je n'ai pas joué mes cinq actes je n'en ai joué que trois actess eulement. Tu les as bien joués; et dans la vie parfois la pièce est complète avec trois actes seulement; car celui-Ià marque le terme où tout est accompli, qui naguère avait décide que des éléments seraient combinés, et qui décide aujourd'hui qu'ils seront dissous. Quant à toi, tu n'es pour rien, ni dans un cas, ni dans l'autre. Pars donc, le coeur serein car celui qui te délivre est plein d'une bienveillante sérénité. »

Cette dernière pensée termine noblement un bien noble ouvrage.

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