OSTIE

par Gaston Boissier

Ce n'est pas s'éloigner beaucoup de Rome que de parler d'Ostie. Malgré la distance qui les sépare, Ostie peut être regardée comme un des faubourgs de la grande ville. Elle a toujours été mêlée à son histoire; elle était nécessaire à son existence et devint de bonne heure un des organes de sa vie. Aussi semble-t-il que, si l'on négligeait de l'aller voir, le voyage de Rome serait incomplet. Il n'est pourtant pas très commode de la visiter. Comme il n'y a pas de voiture publique qui y mène, c'est une excursion qu'il faut méditer et préparer à l'avance, ce qui décourage beaucoup de curieux de l'entreprendre (On a construit un chemin de fer qui va jusqu'à Fiumicino; mais de Fiumicino à Ostie le chemin est long et peu commode. Il faut traverser l'isola sacra, peuplée de troupeaux presque sauvages, et passer le Tibre). Le voyage est d'abord assez monotone. On sort de Rome par la porte Saint-Paul, l'ancienne porta Ostiensis, et l'on suit presque tout le temps le Tibre. D'ordinaire les bords d'un fleuve sont riants et verts, et l'on en devine le cours aux touffes d'arbres qui l'ombragent. Ici la verdure est absente: le Tibre, jaune et silencieux, coule entre quelques maigres arbrisseaux et des broussailles blanchies par la poussière. C'était pourtant un lieu de plaisir dans les beaux temps de l'empire. Les financiers, les grands seigneurs, achetaient très cher un petit jardin sur les bords du Tibre. Ils y donnaient des fêtes à leurs amis des deux sexes, et un poète du temps les représente buvant des vins délicats dans des coupes ciselées par de grands artistes, au bruit joyeux des barques qui sans cesse descendent et remontent le fleuve (Properce, I, 14). Il n'y a plus aujourd'hui ni barques, ni jardins; rien ne trouble la solitude de ce désert que quelques troupeaux de chevaux ou de boeufs conduits par des pâtres à l'oeil dur, que le passant effarouche. C'est à peine si l'on rencontre par intervalles un ou deux paysans à cheval qui s'en reviennent de la ville, avec leur costume pittoresque, leurs grandes bottes, leur chapeau pointu et leur long bâton qu'ils placent en travers de la selle. Le temps s'écoule, le chemin continue à monter et à descendre, et le spectacle est toujours le même. Enfin, après plus de deux heures de cette route uniforme, les maquis se montrent, les arbres reparaissent, l'horizon s'agrandit. On aperçoit au loin les pins parasols de Castel-Fusano, on traverse quelques champs de blé, et bientôt on arrive à Ostie (L'administration romaine n'a pas publié encore de carte qui fasse connaître l'état actuel des fouilles d'Ostie. A ma demande, M. Laloux, pensionnaire de l'Académie de France à Rome, a bien voulu se rendre à Ostie, et, prenant pour base de son travail un plan de Canina, y indiquer les découvertes qu'on a faites depuis une vingtaine d'années. Si les lecteurs, grâce à la carte qu'il a tracée, trouvent plus de facilité et plus de plaisir à suivre le récit qu'on va lire de ces découvertes, ils remercieront, comme moi, M. Laloux de la peine qu'il s'est donnée pour eux).

Ostie moderne. - Aspect de la plaine qui recouvre l'ancienne Ostie. - Comment la ville a été abandonnée. - Premières fouilles qu'on y a faites. - Travaux de M. Visconti. - Découverte de la voie des tombeaux. - Maison appelée le Palais impérial. - Le grand temple et la rue qui va vers le Tibre. - Les magasins situés le long du fleuve.

La ville moderne se montre à nous sous l'aspect d'une église du seizième siècle et d'un élégant château fort sur lequel sont gravées les armes de Jules II. Autour du château se serrent deux ou trois maisons qui composent

toute la ville. Les habitants sont au nombre d'une dizaine pendant la saison des fièvres, qui commence de bonne heure et se prolonge tard. Au mois de novembre, il arrive quelques centaines de paysans des environs, qui s'entassent dans des huttes et cultivent le pays. Dès que les chaleurs reviennent, ils s'empressent de fuir. Quand on s'avance de quelques pas au delà des maisons et du château, et qu'on regarde devant soi, on est saisi du grand et majestueux spectacle qu'on a sous les yeux. De cette immense plaine qui nous entoure pas un bruit ne s'élève, tout semble immobile et muet; c'est un recueillement et une tristesse dont l'âme est tout émue. L'émotion redouble lorsqu'on se souvient que ce lieu silencieux était autrefois l'un des plus agités du monde, qu'on le repeuple de cette foule affairée qui s'y pressait quand les flottes de l'Afrique et de l'Égypte y venaient apporter le blé qui nourrissait Rome. La mer, qui scintille à l'horizon, forme comme un cadre lumineux à ce tableau désolé. A droite, le Tibre se sépare en deux branches qui entourent l'isola sacra, peuplée aujourd'hui de troupeaux. Autour de soi, autant que l'oeil peut s'étendre, la plaine est couverte de petits tertres d'inégale hauteur: ce sont des amas de décombres qui recouvrent une grande ville ensevelie. Au-dessous de ces terres amoncelées, où l'on heurte à chaque pas, quand on s'y promène, des fragments de marbre, des débris de poteries, des anses ou des fonds de vases brisés, on est sûr de retrouver la vieille Ostie. Voilà une affirmation qui, au premier abord, peut causer quelque surprise. On comprend que l'éruption du Vésuve qui a saisi Pompéi en pleine vie et qui, en un jour, l'a toute enterrée sous la cendre, nous l'ait conservée comme elle était; mais Ostie n'a pas été victime, comme Pompéi, d'une catastrophe subite, elle a péri lentement et en détail: comment se fait-il donc qu'on espère en retrouver d'importants débris? C'est qu'elle a cessé d'être habitée tout d'un coup. Sa prospérité tenait à la puissance de Rome, dont elle était le port; elle déclina vite quand Rome n'attira plus à elle les voyageurs et les marchandises du monde entier. Les invasions des barbares lui portèrent le dernier coup. Elle était, depuis Genséric, la route naturelle de tous les hardis pirates que tentaient les richesses accumulées dans la campagne romaine (Déjà, du temps de Cicéron, une flotte romaine commandée par' un consul avait été surprise et détruite à Ostie, «presque sous les yeux de Rome», dit Cicéron, à qui ce malheur semble une ignominie. (Pro lege Man., 12.) Les pirates, écartés dans les beaux temps de l'empire, revinrent au quatrième siècle). C'est là qu'ils débarquaient pour être plus rapprochés de leur proie, pour tenter quelque coup de main avantageux avant qu'on eût le temps de se mettre en défense. Ces incursions répétées rendirent bientôt le séjour d'Ostie insupportable. La pauvre ville dut regretter alors amèrement ce voisinage de la mer, qui, après avoir fait si longtemps sa fortune, l'exposait à tant de désastres imprévus. Chaque ravage dont elle était victime diminuait sa population. Il est probable qu'un jour les derniers habitants qui restaient, menacés d'une attaque plus furieuse que les autres, et pris de peur, se sont tout d'un coup enfuis ensemble loin des côtes. Ils cherchèrent sans doute quelque asile, soit dans les montagnes du Latium et de la Sabine, où ils pensaient bien que l'ennemi ne songerait pas à les suivre, soit derrière les murailles de Rome, que l'empereur Honorius venait justement de reconstruire. Une fois sortis, ils ne furent plus tentés de revenir. Les incursions des pillards étaient tous les jours plus fréquentes. On peut dire que depuis les dernières années de l'empire jusqu'à notre époque elles ne se sont jamais arrêtées, et que la sécurité n'a pas été un moment rendue à ce rivage malheureux. Les Sarrasins et les Barbaresques succédèrent aux Vandales, et leurs déprédations, qui ne cessaient pas, causèrent aux gens du pays une terreur dont le souvenir est resté vivant sur toute la côte maritime du Latium. On parlait encore, sous le pape Léon XII, peu de temps avant la prise d'Alger par les Français, de maisons qu'ils venaient de piller, de paysans qu'ils avaient enlevés pour en faire des esclaves. Voilà pourquoi Ostie, abandonnée un jour de ses habitants, ne s'est jamais plus repeuplée; et c'est là précisément ce qui en a conservé les débris. Les autres villes romaines ont eu sans doute beaucoup à souffrir des Goths, des Lombards ou des Francs; mais elles ont continué à vivre, et en vivant elles se sont renouvelées. Comme il fallait se loger, quand les maisons sont devenues trop vieilles, on les a rebâties. Les anciennes ont fourni des matériaux pour les nouvelles, et il n'est rien resté des constructions antiques. C'est l'homme, bien plus que le temps, qui détruit les monuments du passé; Ostie, heureusement pour elle, n'a eu affaire qu'au temps. On l'a sans doute bien des fois pillée; mais d'ordinaire les pillards étaient pressés et n'avaient pas le temps de ravager en conscience. D'ailleurs ils ne tenaient pas à tout prendre. Ils entraient dans les maisons désertes et se chargeaient en toute hâte de ce qui leur semblait précieux et qui pouvait s'emporter aisément. Quelquefois ils violaient les sépultures quand ils espéraient y faire un riche butin. Sur la voie qui menait de Rome à Ostie, la large dalle qui recouvrait une des plus belles tombes a été brutalement soulevée par un levier et jetée au milieu de la route, où on l'a retrouvée. Les temples surtout les attiraient. Dans celui de Cybèle, on voit le long des murs des revêtements de marbre en éclats et des crampons de fer tordus. Au-dessous, des inscriptions nous apprennent que d'opulents dévots avaient consacré en cet endroit des statues en argent qui représentaient des empereurs ou des dieux. Les inscriptions y sont encore; mais les statues ont disparu, et ce fer tordu ainsi que ce marbre brisé nous indiquent avec quelle brusquerie et quelle violence l'opération s'est accomplie. Mais si l'on prenait les statues d'argent, on laissait celles de marbre, dont on ne soupçonnait pas la valeur et qui auraient été trop embarrassantes. On ne pouvait pas non plus emporter les maisons. Voilà comment, malgré tant de ravages, il subsiste encore tant de débris de la vieille Ostie. Quand il n'y resta rien de ce qui pouvait tenter les pillards, ils n'y revinrent plus et laissèrent la ville périr de vieillesse. Peu a' peu les murailles se sont effondrées, les colonnes de brique et de pierre sont tombées l'une sur l'autre, s'écrasant mutuellement dans leur chute; puis, avec le temps, une couche de terre a tout recouvert et l'herbe a poussé sur les ruines. Mais au-dessous existent toujours les fondations solides des maisons et des monuments publics, les pavés de mosaïque ou de marbre, les colonnes étendues, les frises brisées, et sans doute aussi des pans de murailles qu'a protégés la chute même des édifices voisins. On pouvait donc fouiller sans crainte; on était sûr, je le répète, qu'en enlevant ces décombres on retrouverait les restes d'une grande ville. Les amateurs du siècle dernier le savaient bien; aussi avaient-ils sondé à peu près toute cette vaste plaine, et à chaque fois ils en tiraient des oeuvres d'art très remarquables. Ces découvertes heureuses, les marbres précieux dont ce sol est pour ainsi dire jonché, les inscriptions qu'on y rencontre partout, finirent par éveiller l'attention du public. Beaucoup de personnes se disaient qu'on avait peut-être sous la main, à quelques lieues de Rome, une autre Pompéi, et qu'il fallait ne pas négliger cette bonne fortune. En 1800, le pape Pie VII eut l'idée d'y commencer des fouilles régulières, qui furent dirigées par l'architecte J. Petrini; malheureusement, les événements politiques les interrompirent bientôt. Elles ne furent reprises qu'en 1855, par Pie IX, qui en chargea M. Visconti. Les travaux, accomplis par des galériens qu'on avait logés dans le château fort de Jules II, furent bien conduits, et le succès qu'on obtint dès le début attira sur eux l'attention du monde savant (M. C. L. Visconti a fait connaître les principaux résultats de ces fouilles dans les Ann. de l'inst. de corresp. archéol., 1857, p. 281 et suiv.). A l'époque où les fouilles commencèrent, il n'était rien resté debout de la vieille Ostie que les quatre murs d'un temple qu'on appelait, je ne sais pourquoi, le temple de Jupiter, et qui était probablement consacré à Vulcain, la principale divinité de la ville (Voy., sur le plan, no. 5). Ce temple avait été sauvé de la destruction par sa hauteur: il était bâti au-dessus d'un vaste soubassement qui formait une sorte d'étage inférieur presque aussi haut que le temple lui-même. Les décombres des maisons voisines ayant recouvert tout cet étage, la porte du monument s'était trouvée de niveau avec le nouveau sol, et, la fortune aidant, les quatre murs avaient tenu bon. C'était donc le seul édifice qui eût survécu à la ruine commune, et de tous les côtés de l'immense plaine il attirait sur lui les regards. Du temps de Pie VII, on avait commencé les fouilles de ce côté et dégagé les environs du temple. M. Visconti voulut procéder d'une autre façon et suivre une marche plus régulière. Au lieu de s'établir du premier coup, comme l'avait fait Petrini, au coeur de la ville qu'il voulait découvrir, il l'attaqua, pour ainsi dire, du dehors, et il essaya d'y entrer par la porte. Il se souvint qu'on avait trouvé à un certain endroit un assez grand nombre d'inscriptions funéraires, et supposa que cet endroit devait être voisin d'une voie publique. A Ostie, comme partout, les sépultures étaient placées des deux côtés des grands chemins, et l'on n'arrivait à la demeure des vivants qu'après avoir traversé celle des morts. Ces suppositions se trouvèrent justes, et en creusant autour des tombes on ne tarda pas à découvrir les larges dalles de la via Ostiensis. On était sûr dès lors de ne plus se tromper, et l'on n'avait qu'à marcher devant soi pour arriver à la porte de la ville (Voy., sur le plan, no. 1. D'autres sépultures, moins curieuses, ont été trouvées le long de ce qu'on croit être la voie Laurentine. Voy., no. 2). La voie a été déblayée sur une assez grande étendue. Elle se compose d'une chaussée de cinq mètres de largeur, avec de spacieux trottoirs, et deux rangées de tombes. Ces tombes, moins belles en général que celles de Pompéi, sont aussi plus mêlées. A côté de columbaria très simples, qui renferment des affranchis ou des pauvres, se trouve la sépulture d'un chevalier romain assez vaniteux, qui s'y est fait représenter avec les insignes de sa dignité et des génies qui lui tendent des couronnes: un chevalier devait être à Ostie un grand personnage. On rencontre ensuite les restes d'un assez vaste local, divisé en un grand nombre de petites chambres, qui servait, selon les uns, de corps de garde, selon les autres, d'hôtellerie. De là, on arrive à l'une des portes de la ville, dont le seuil est encore à sa place, et l'on entre dans Ostie. Le quartier où l'on débouche est assez misérable, comme le sont d'ordinaire les extrémités des grandes villes, surtout des villes de commerce, où tant de pauvres gens s'entassent. La principale rue est bordée de maisons qui paraissent petites et pauvres, et on la voit bientôt se diviser en plusieurs rues plus étroites qui conduisaient dans des directions contraires. M. Visconti hésita à s'y engager; les murs qu'il rencontrait sur son chemin avaient été réparés tant bien que mal avec des débris apportés d'ailleurs; d'une petite urne de pierre enlevée à un tombeau on avait fait le bassin d'une fontaine. Il conclut de ces indices qu'on était tombé sur un quartier reconstruit en toute hâte, au cinquième ou au sixième siècle, après un premier désastre d'Ostie, quand les habitants effrayés cherchaient à s'éloigner de la mer, qui leur amenait des ennemis, et s'entassaient dans ce petit coin de la ville, du côté de Rome, d'où pouvaient venir les secours. Il pensa donc qu'il n'avait pas l'espoir d'y faire des découvertes importantes, et, de ce côté, il ne poussa pas les fouilles plus loin. Mais il avait en même temps abordé la ville par une autre de ses extrémités, vers l'endroit où elle touchait à la mer, et là il fut plus heureux. Un peu plus bas que la tour Boacciana, on avait remarqué depuis longtemps un amas considérable de ruines, disposé de manière à former un demi-cercle, et qui avait sans doute appartenu à quelque édifice important. On supposait généralement que ce devait être un marché (emporium), et comme Canina se souvenait d'avoir vu la reproduction d'un monument semblable sur une médaille de l'empereur Sévère, et que ce prince avait construit un grand chemin (via Severiana), qui partait à peu près de cet endroit et longeait tout le littoral, il n'hésita pas à croire qu'il avait fait aussi construire ce marché et à l'appeler emporium Severi (Voy., sur le plan, no. 12).A côté de l'emporium s'élevait une véritable colline de décombres. M. Visconti pensa qu'elle devait recouvrir quelque riche habitation, et la fit résolument attaquer par ses ouvriers. Ou y trouva d'abord une statue de Cérès, puis, sous vingt pieds de terre, la plus belle mosaïque qu'on ait découverte à Rome depuis longtemps. «Ce pavé de marbre, dit un des explorateurs, donne raison à Ennius Quirinus Visconti, quand il prétend qu'il faut voir dans les mosaïques de ce genre une imitation des tapis alexandrins, dont l'antiquité faisait ses délices. Ces capricieuses arabesques, enfermées dans des compartiments réguliers, entourées de festons et de méandres de l'invention la plus riche, relevées par les couleurs les plus vives et les plus harmonieuses, produisent le même effet et ont pour l'oeil le même charme que le plus magnifique des tapis» (Cette mosaïque est aujourd'hui au musée du Vatican). On ne tarda pas à reconnaître, à des indices certains, que la salle où cette belle mosaïque était placée appartenait à des bains, et, comme les ornements y étaient prodigués, on supposa que c'étaient des bains publics. On savait précisément, par une inscription curieuse, que l'empereur Antonin avait fait bâtir à Ostie des thermes d'eau de mer qui lui avaient coûté plus de 2,000,000 de sesterces (400,000 francs), et l'on crut qu'on venait de les retrouver. Mais en continuant les fouilles, on s'aperçut que ces thermes, malgré leur magnificence, n'étaient que l'accessoire d'une habitation somptueuse qui est maintenant tout à fait déblayée. Elle occupe un vaste espace, ou, comme disaient les Romains, une île entière, enfermée entre quatre rues; la principale entrée, qui est voisine du Tibre, est ornée de deux belles colonnes de cipollin qu'on a relevées sur leur base. La maison est construite comme celles de Pompéi; mais le péristyle est si vaste, les pièces dont elle se compose sont si nombreuses et si grandes, qu'on a soupçonné qu'elle ne servait pas à loger un simple particulier; et, comme on savait que les empereurs ont séjourné souvent à Ostie, on a supposé qu'ils logeaient dans cette belle habitation et on l'a appelée le «palais impérial» (Voy. no. 9). Cette hypothèse ne s'appuie sur aucune raison solide, et il semble plus naturel de croire que la maison appartenait à quelque riche banquier ou à quelque grand négociant: nous verrons tout à l'heure qu'il n'en manquait pas à Ostie. Ce quartier n'est pas le seul où l'on trouve des traces manifestes de l'importance et de la prospérité de la ville. Le temple de Jupiter ou de Vulcain dont je viens de parler est aujourd'hui entièrement dégagé, et quand on l'a eu débarrassé des ruines qui en recouvraient la base, il a paru dans toute sa splendeur. Il se composait, comme la plupart de nos églises du moyen âge, de deux édifices superposés; celui du dessous servait de réserve et de magasin au temple lui-même. Le fronton était soutenu par six colonnes corinthiennes dont il ne reste que d'informes débris; mais on possède encore quelques-unes des sculptures élégantes qui ornaient la frise, et le temps a respecté le seuil de la porte, qui est formé d'un bloc admirable de marbre africain, long de 4 mètres (On a trouvé, dans les ruines d'Ostie, une grande quantité de marbres précieux. Les plus beaux ont servi à orner la confession de Sainte-Marie-Majeure). Par là nous pouvons juger de la magnificence du reste. Devant le temple, dont l'entrée est tournée vers le midi, s'étend une petite place qui était ornée de portiques; de l'autre côté une rue droite se dirige vers le Tibre, c'est-à-dire vers le centre du mouvement et des affaires. Elle était, comme notre rue de Rivoli, bordée de portiques des deux côtés. Les piliers de brique qui les soutenaient sont restés à leur place; on y remet aisément par la pensée la foule des promeneurs de tous les pays qui venaient s'y abriter aux heures chaudes du jour. Des deux côtés, on pénètre dans de grands magasins, qu'on a entièrement déblayés, et qui devaient être très vastes et fort riches (Voy., sur le plan, no. 7). Cette rue, avec les portiques, a 45 mètres de largeur; c'est la plus grande des voies romaines qu'on ait encore découvertes, et il n'y a rien à Pompéi qui en donne l'idée. On en était là des travaux lorsque, en 1870, Rome changea de gouvernement. Les fouilles d'Ostie ne furent pas interrompues; on se contenta d'en confier la direction à M. Pietro Rosa, connu du public par les découvertes qu'il venait de faire au Palatin. M. Rosa, qui est un esprit inventif et plein de ressources, eut dès le premier jour une idée heureuse et qui devait être féconde. Il ne tenait guère à continuer les travaux de M. Visconti, qu'il remplaçait; il voulait tenter des voies nouvelles et diriger les fouilles d'un autre côté. Il se dit qu'Ostie, étant une des grandes villes de commerce de l'empire, qui recevait des marchandises de tous les pays du monde, possédait certainement des magasins pour les remiser, et que, si l'on consultait les usages ordinaires et les données du bon sens, ces magasins devaient être situés le long du Tibre. C'est là qu'il les chercha, et il lui fut aisé de les trouver. Le Tibre forme en cet endroit un demi-cercle, autour duquel la ville est construite. Toute trace de quais a disparu, et l'eau vient battre les murs des maisons. Quelques-unes même s'appuient sur de solides piliers qui avancent dans le fleuve, en sorte que les barques pourraient entrer aujourd'hui dans la cave et y déposer directement les denrées. Les vastes magasins voûtés qui recevaient les marchandises existent encore; on y retrouve ces grandes amphores à moitié enterrées dans le sol, où l'on déposait le blé et l'huile. Elles ont beaucoup servi, et quelques-unes portent la trace des réparations qu'on y a faites. Toutes ces maisons s'ouvrent sur une rue qui devait être très animée du temps de la prospérité d'Ostie. Elle est parallèle au fleuve, avec lequel des ruelles ou plutôt de petits passages la mettent en communication. L'un de ces passages est fermé par une porte d'un aspect monumental, qui prouve que même dans ces quartiers de commerce on avait un certain goût d'élégance, et qu'on y mêlait le sentiment des arts au souci des affaires. La rue des Docks, comme on pourrait l'appeler, a été dégagée dans une grande partie de sa longueur, et l'on peut la suivre aujourd'hui jusqu'au marché de Sévère.

Pourquoi le port d'Ostie fut fondé. - Les distributions gratuites de blé à Rome. - Difficulté d'approvisionner Rome. - Création du port de Claude. - Le port de Trajan. - Le Palais impérial. - La ville de Portus. - Magnificence d'Ostie et de Portus.

Tandis qu'on parcourt cette longue rue et qu'on chemine entre ces deux rangées de magasins interrompus de temps en temps par quelques points de vue sur le Tibre, on se trouve transporté dans un monde d'industrie et de commerce qui nous montre l'antiquité sous un jour nouveau. Les historiens anciens ne nous parlent guère des conditions économiques des sociétés de leur temps; ils ne paraissaient pas se douter qu'on pourrait être un jour curieux de savoir comment ces sociétés se procuraient leur subsistance, de quelle façon elles échangeaient leurs marchandises avec celles de leurs voisins, d'où leur venaient les objets nécessaires ou agréables à la vie. Ces détails leur semblent trop bas, et, comme ils se plaisent à ne nous faire voir leur époque que par ses côtés les plus nobles, ils n'y descendent pas volontiers. C'est à Ostie surtout que toutes ces questions se posent; c'est là aussi qu'il est le plus aisé de les résoudre. La vue de ses ruines, les souvenirs de son histoire, peuvent nous donner à ce sujet plus d'un renseignement utile. La tradition rapportait la fondation d'Ostie à un roi de Rome, Ancus Martius. «C'est lui, dit le vieux poète Ennius, qui bâtit ce port pour les beaux navires et les matelots qui cherchent leur vie sur les flots» (Ostia munita est: idem loca navibus pulchris | Munda facit; nautisque mari quaerentibus vitam. Ennii reliq. (Vahlen, p. 24)). Quand Rome fut devenue maîtresse du monde, les sages, qui s'occupaient de découvrir les raisons qui l'avaient rendue si puissante, félicitaient Romulus de n'avoir pas placé sa ville sur les bords de la mer. Cicéron, après les philosophes grecs, énumère tous les dangers auxquels les villes maritimes sont exposées. Il nous dit que chez elles rien n'annonce les surprises de l'ennemi qui peut aborder sur le rivage et pénétrer dans leurs murs sans que personne ait soupçonné son approche. Il ajoute qu'elles sont plus accessibles aux influences du dehors et sans défense contre la corruption des moeurs étrangères. «Les peuples qui les habitent ne s'attachent pas à leurs foyers; une continuelle mobilité de désirs et d'espérances les emporte loin de la patrie, et lors même qu'ils ne changent pas réellement de place, leur esprit toujours aventureux voyage et court le monde» (Cic., De Rep., II, 8). C'est ce qui a perdu Corinthe et les belles îles de la Grèce, «qui, au milieu de cette ceinture de flots, semblent nager encore avec les institutions et les moeurs de leurs mobiles cités». Cicéron en conclut que Romulus a fait preuve d'une rare sagacité en s'établissant dans l'intérieur des terres, et pourtant à proximité d'un fleuve qui pouvait lui apporter les marchandises des pays voisins. Il est très douteux que le fondateur de Rome ait fait tous les beaux raisonnements qu'on lui prête; mais il est sûr que la nouvelle ville s'applaudit beaucoup de n'être pas trop éloignée de la mer, et qu'elle chercha très vite à se servir pour sa fortune de ce voisinage avantageux. Les citoyens qui l'habitaient étaient animés de passions qui semblent d'abord incompatibles. On ne les montre ordinairement que sous un de leurs aspects, le plus beau et le plus brillant; ils en ont deux tout à fait contraires. C'étaient des soldats, des conquérants, auxquels la tradition ne donne plus que des attitudes héroïques; mais dans ces demi dieux il y avait des négociants et des usuriers. Ils étaient avides autant que braves, ils aimaient la gloire, mais ils tenaient beaucoup aussi à l'argent; ils savaient très bien calculer, et, sous des dehors dédaigneux, ils se gardaient bien de négliger les beaux profits qu'on tire du commerce. C'est pour les satisfaire qu'Ancus Martius fonda le port d'Ostie, à l'endroit où le Tibre se jette dans la mer. Un roi de Rome, à cette époque, n'était pas assez riche pour entreprendre loin de chez lui des travaux coûteux. On lui attribue la fondation d'un arsenal (navale); mais il est probable qu'il ne construisit ni bassins, ni jetées, au moins n'en a-t-on trouvé aucune trace (On a rapporté aux Navalia d'Ostie quelques débris de constructions en tuf et en travertin qui se trouvent près de la maison appelée Palais impérial, du côté de la tour Boacciana. Mais ces débris, à quelque monument qu'ils appartiennent, doivent être du dernier siècle de la république. Voy. Ann. de l'Inst. de corresp. archéologique, 1868, p. 148.). L'embouchure même du fleuve formait le port, et l'on ne se donna pas beaucoup de peine pour le rendre plus commode et plus sûr. Tel qu'il était, il servit pendant toute la république. Dans son enceinte étroite et peu profonde, il abritait non seulement les navires de commerce, mais les vaisseaux de l'État : Tite-Live nous apprend que plusieurs escadres partirent d'Ostie, pendant les guerres puniques, pour aller attaquer les flottes de Carthage. Il n'était pourtant pas possible qu'on se contentât toujours du vieux port d'Ancus Martius; outre qu'il dut devenir insuffisant quand le commerce de Rome s'accrut avec sa puissance, le Tibre ne tarda pas à en ensabler les abords. Le fleuve jaune, comme on l'appelait, entraîne avec lui de grandes quantités de limon: M Lanciani a calculé qu'à l'embouchure de Fiumicino le rivage s'avance dans la mer de plus de 3 mètres tous les ans, et de 9 mètres à celle d'Ostie. L'entrée du port devint donc tous les jours plus difficile, et vers la fin de la république les grands navires n'y pouvaient presque plus aborder. C'était pourtant l'époque où Rome avait le plus besoin d'attirer à elle, pour sa subsistance, les vaisseaux du monde entier. - Comment la campagne romaine, ce pays d'abord si riche et si bien cultivé, arriva-t-il si vite à ne pouvoir plus nourrir ses habitants? Pline l'ancien en accuse surtout l'extension de la grande propriété: latifundia perdidere Italiam. Ces vastes domaines, qui avaient absorbé l'héritage de tant de pauvres familles, contenaient des parcs, des jardins, des portiques et des promenades: c'était autant d'enlevé à l'agriculture. Dans le reste, les maîtres étaient partout entraînés à remplacer le blé par les pâturages, qui sont d'un revenu plus sûr et d'un entretien plus commode. M. Mommsen ajoute que la concurrence étrangère découragea les agriculteurs romains, et que lorsqu'ils virent les marchands de la Sicile et de l'Égypte apporter en abondance et à bas prix le blé de leur pays, ils cessèrent de le cultiver chez eux. Dès lors Rome, la puissante Rome, fut à la merci de ses voisins: elle ne subsista plus que des produits du dehors que la mer lui apportait à travers mille dangers. «Tous les jours, dit Tacite dans son énergique langage, la vie du peuple romain est le jouet des flots et des tempêtes» (Ann., III, 54: Vita populi romani per incerta maris et tempestatum quotidie volvitur). En même temps, et comme pour rendre le mal sans remède, les chefs de la démocratie, arrivés enfin au pouvoir, payèrent au peuple leur bienvenue par une libéralité dont les conséquences devaient être fatales à la république. C. Gracchus fit décider que l'État se chargerait désormais de nourrir en partie les citoyens pauvres. On leur distribuait des bons de blé (tesserae frumentariae) qui leur permettaient de l'avoir à moitié prix. Comme il est naturel qu'on ne s'arrête pas aux demi-mesures, quelque temps après les Gracques un autre démagogue imagina de le donner pour rien. Moins on payait, plus augmentait le nombre de ceux qui voulaient jouir de cette faveur: on en comptait 320,000 quand César s'empara de l'autorité. Tout populaire qu'il voulait être, il trouva qu'il y en avait beaucoup trop, et réduisit le chiffre à 150,000, ce qui est déjà bien honnête. On dit qu'Auguste voulut aller plus loin, et qu'il eut un moment la pensée de ne plus rien donner à personne. Suétone rapporte qu'à la suite d'une famine où l'on chassa de Rome les troupes d'esclaves à vendre, les bandes de gladiateurs et tous les étrangers, à l'exception des professeurs et des médecins, l'empereur songea à supprimer entièrement les distributions gratuites. Il voyait bien qu'elles encourageaient la paresse et faisaient déserter les champs. Il les conserva pourtant, car il

craignait, dit son historien, que, s'il les supprimait, quelque ambitieux ne s'attirât la faveur du peuple en promettant de les rétablir (Suétone, Aug., 42). Il finit même par se montrer moins rigoureux que César, et, à sa mort, 200,000 citoyens recevaient le blé de l'État (Ce nombre fut conservé jusqu'à l'époque des Sévères. On peut consulter sur toutes les questions qui concernent les distributions de blé un travail très complet de M. Otto Hirschfeld, intitulé: Die Getraideverwaltung in der römischen Kaiserzeit, qui a paru dans le Philologus en 1870). C'était beaucoup si l'on songe qu'à Paris 113,000 personnes seulement sont inscrites sur les listes de l'Assistance publique, que la population de Rome, d'après les calculs les plus favorables, était inférieure d'un bon tiers à celle de Paris, et qu'une grande partie de cette population se composait d'esclaves qui devaient être nourris par leurs maîtres. Nous en devrions conclure qu'il y avait un nombre très considérable de pauvres à Rome, s'il n'était plus naturel de penser que beaucoup de ceux qui venaient recevoir l'aumône du prince n'étaient pas des pauvres véritables, mais de petits bourgeois qui étaient fort satisfaits de toucher ce supplément de revenu qui les faisait vivre plus à l'aise. Ils n'y mettaient aucune honte; au contraire, ils paraissaient en être fiers: comme ces libéralités ne se donnaient qu'aux gens qui jouissaient du droit de cité, on en voit qui mettent sur leur épitaphe «qu'ils ont eu part aux distributions de blé», pour établir qu'ils sont citoyens.

Dès lors l'approvisionnement de leur capitale devint le plus grand souci des empereurs. Le peuple romain, si soumis, si complaisant, si prêt à flatter tous les caprices de ses maîtres, ne se fâchait plus que lorsqu'il craignait de voir sa ration de blé diminuée. Au moindre retard qu'éprouvaient les distributions, qui devaient se faire tous les mois, cette populace, qui d'ordinaire acceptait tout sans se plaindre, s'ameutait devant le palais, ou, en l'absence du prince, allait piller la maison et briser les meubles du préfet de Rome. Quand le bruit se répandait que le pain pourrait manquer, il courait par la ville de ces frayeurs insensées comme on en a vu chez nous dans les plus mauvais jours de notre révolution, et qui disposaient la foule a tous les excès. Les empereurs n'avaient rien négligé pour prévenir ces craintes; ils encourageaient par toutes sortes de privilèges les marchands de tous les pays à porter leur blé en Italie. Claude assura de grands avantages à ceux qui construisaient des vaisseaux dans cette intention; il augmenta leurs bénéfices et leur promit de les indemniser de leurs pertes (Suétone, Claud., 18). Tous ceux qui, de quelque manière, étaient employés dans l'administration des subsistances de Rome (Annona) furent exemptés de tout autre service: «ils travaillent, disait la loi, dans l'intérêt public» (Dig., L, 6, 5, 3). Cette administration fut l'objet de tant de distinctions et de faveurs de la part du gouvernement qu'on finit par la respecter beaucoup dans les provinces; on avait partout le sentiment de son importance, et comme elle se proposait de faire vivre «la ville sacrée», on l'appelait quelquefois Annona sancta (Orelli, 1810). Les céréales arrivaient en Italie de toutes les contrées du monde; mais c'était l'Égypte qui fournissait la plus grande partie, plus de la moitié, de ce qui se consommait à Rome. Cette énorme quantité de blé, recueillie dans le pays par les employés de l'annone, était envoyée en Italie sur une flottille particulière, au moment qu'on jugeait le plus favorable. Mais, comme en Égypte la récolte dépend de l'inondation du Nil et n'est pas toujours de la même abondance, Commode eut l'idée de s'assurer contre ce hasard fâcheux en créant une flotte nouvelle qui s'en allait tous les ans à Carthage chercher les blés de l'Afrique (Hist. Aug., Comm., 17); on mettait ainsi à contribution les deux pays les plus fertiles du monde. Ce n'était pourtant pas assez encore; l'Égypte et l'Afrique pouvaient être frappées ensemble de la même stérilité; il fallait prendre des précautions contre une disette générale et mettre Rome à l'abri d'une famine qui atteindrait le monde entier. Pour y parvenir, on bâtit d'immenses greniers qu'on remplissait dans les temps d'abondance, en prévision des mauvaises années. Les princes prudents avaient soin de les tenir toujours pleins; ils renfermaient, nous dit-on, de quoi faire vivre pendant sept ans toute la populace de Rome: il n'en fallait pas moins pour rassurer cette foule si facilement effrayée, et qui avait tant peur de mourir de faim (Hist. Aug., Sept. Sev., 8; Heliog., 27).

Ce qui explique cette frayeur qu'éprouvait le peuple, c'est que la plus grande partie du blé qui approvisionnait Rome n'y pouvait venir que par mer; or la mer épouvantait les Romains. Ces vaillants soldats ne furent pas en même temps des navigateurs intrépides, comme les Grecs. Ils étaient portés à s'exagérer les périls de l'élément perfide; ils tremblaient toujours pour le sort de ces vaisseaux précieux qui portaient leur subsistance et qui avaient la mer à traverser. Aussi était-ce tous les ans un événement que l'apparition de la flotte d'Égypte en vue des côtes d'Italie. Sénèque raconte que, lorsqu'on apercevait, à Pouzzoles, ces vaisseaux légers qu'on appelait «les messagers », qui précédaient et annonçaient les autres, la Campanie était en joie. La foule se pressait sur les jetées du port, et l'on cherchait à distinguer dans la profondeur de la mer, au milieu de la multitude des navires, ceux d'Alexandrie, qu'on reconnaissait à la forme particulière de leurs voiles (Sénèque, Epist., 77). C'était beaucoup d'avoir traversé la Méditerranée et d'être arrivé d'Égypte à Pouzzoles, mais le voyage n'était pas pourtant achevé: il fallait aller, en longeant le rivage, de Pouzzoles à Ostie, ce qui présentait beaucoup de danger, et, même quand on était en face du Tibre et en vue d'Ostie, tout n'était pas fini. L'entrée du fleuve était si difficile, la côte si mauvaise et si changeante, que plus d'un navire venait misérablement y échouer. N'avait-on pas vu un jour deux cents vaisseaux à la fois périr dans le port même, où ils n'étaient pas protégés contre la tempête (Tacite, Ann., XV, 18)?

Ce dernier péril au moins, on pouvait le conjurer. Il suffisait de construire à Ostie un port plus sûr, où les navires aborderaient aisément et n'auraient rien à craindre des orages. César avait, dit-on, songé à le faire; mais la mort l'en empêcha, et ce projet fut abandonné pendant plus d'un siècle après lui. Ce fut Claude, l'imbécile Claude, qui eut l'honneur de l'exécuter. Ce pauvre prince, que ses malheurs domestiques ont rendu ridicule et dont la tête n'était pas très saine, avait pourtant le goût des travaux utiles. Son zèle ici fut stimulé par un danger personnel qu'il avait couru au commencement de son règne. Quand il arriva à l'empire, Rome souffrait cruellement d'une famine dont on accusait son prédécesseur d'être la cause. Caligula, qui était, lui, tout à fait fou, avait eu la fantaisie de se promener à cheval sur le golfe de Naples. Pour le satisfaire, on avait réuni en grande hâte tout ce qui se trouvait de vaisseaux et de barques dans les ports d'Italie; puis, en les attachant ensemble, on en avait fait un large pont qui allait de Pouzzoles à Bauli, avec des auberges sur la route pour se divertir, et l'empereur s'était passé son caprice. Mais les vaisseaux employés aux plaisirs de César n'avaient pas pu aller chercher dans le temps favorable les blés de l'Égypte et de l'Afrique, et Rome manquait de pain (Suét., Calig., 19; Aurel. Vict., Claud.). Caligula étant mort dans l'intervalle, le peuple, dans sa colère, s'en était pris à Claude, qui n'était pas coupable, et on avait failli lui faire payer les folies de son prédécesseur. Assailli au milieu de Forum, insulté, battu, il ne s'était sauvé des mains de ces forcenés que grâce à une porte dérobée qui s'était trouvée ouverte et qui lui permit de rentrer au Palatin (Suét., Claud., 18). Claude eut grand'peur ce jour-là. Pour n'être plus exposé à des séditions de ce genre et rendre l'arrivée des blés plus facile, il résolut de bâtir un nouveau port à Ostie. On raconte que les ingénieurs, contrairement à leurs habitudes, exagérèrent les dépenses de l'entreprise pour l'en détourner (Il dut y avoir, à ce sujet, une discussion importante au Sénat. On en trouve la trace dans Quintilien, III, 21, et II, 8. Tout ce qui a rapport au port de Claude et à celui de Trajan a été étudié avec beaucoup de soin par M. Lanciani dans un article important : Sulla cita di Porto (Ann. de l'Inst. de corresp. arch., 1868); mais il tint bon contre tout le monde, ce qui n'était guère son usage, et, de peur que les travaux ne fussent conduits avec négligence, il prit le parti de les surveiller lui-même. Pendant tout le temps qu'ils durèrent, il fit de nombreux séjours à Ostie. Il s'y trouvait le jour où il prit fantaisie à sa femme Messaline, lui vivant et régnant, de se marier en grande cérémonie avec son amant Silius. Tacite rapporte que le lendemain des noces, tandis qu'elle se livrait avec ses amis à une sorte d'orgie ou de bacchanale furieuse, l'un d'eux, dans une saillie de débauche, monta sur un arbre élevé, et que, comme on lui demanda ce qu'il voyait, il répondit

qu'un affreux orage arrivait d'Ostie (Tacite, Ann., XI, 31). C'était le mari qui, prévenu un peu tard, venait troubler la fête.

Le port de Claude existe encore (Pour dresser le plan des ports d'Ostie, on s'est servi de la carte publiée par Canina (Atti della pont. acc. di arch., VIII). Mais on a eu soin, pour le port de Trajan, de corriger le plan de Canina par celui de M. Lanciani, qui est plus exact (Monum. del Ist., VIII, pl. 9)); seulement, grâce au progrès de l'ensablement, il se trouve aujourd'hui au milieu des terres, mais on peut en distinguer la forme et en mesurer l'étendue. On l'avait creusé à quelque distance de l'ancienne Ostie, au-dessus de l'embouchure du Tibre, peut-être dans la pensée de le préserver des sables. Il était fermé, à droite et à gauche, par deux jetées solides, «semblables, dit Juvénal, à deux bras qui s'avancent au milieu des flots» (Juvénal, XII, 77. Voy. sur le plan, no. 2). Celle de droite, que sa situation mettait à l'abri des tempêtes, était formée par des arches qui laissaient pénétrer l'eau de la mer; l'autre était en maçonnerie pleine et résistante: il fallait qu'elle eût assez de force pour tenir contre les vagues quand elles sont soulevées par les vents du midi. Entre les deux jetées, on avait coulé, en le remplissant de pierres, l'énorme vaisseau sur lequel on venait de rapporter un des plus grands obélisques de l'Égypte. C'était devenu une sorte d'îlot, qui protégeait le port et ne laissait des deux côtés, pour y pénétrer, qu'une passe garnie de chaînes de fer (Voy., sur le plan, no. 1). Sur cette petite île, on éleva un phare, c'est-à-dire une tour à plusieurs étages, ornée de colonnes et de pilastres comme celle qui servait à éclairer le port d'Alexandrie. A la lueur des feux que le phare projetait sur les eaux, les navires pouvaient se diriger pendant la nuit et pénétrer dans le port à toutes les heures et par tous les temps.

Quoique le port de Claude mesurât, selon M. Texier, 70 hectares de surface, il fut bientôt trop étroit, et l'on éprouva, sous Trajan, le besoin de l'agrandir. Ce prince infatigable, qui remplit le monde d'édifices de toute sorte, surtout de monuments utiles, s'était fort préoccupé des constructions maritimes. Il avait réparé le port d'Ancône et fondé celui de Centumcellae (Civita Vecchia). A Ostie, au lieu de se contenter d'étendre le port de Claude, il en fit creuser un nouveau, qui, comme l'autre, est encore visible au milieu des terres, et dont on distingue aisément la forme et les contours aux ondulations du sol. C'était un bassin hexagone de près de 40 hectares, bordé de tous les côtés par un quai de 12 mètres, avec des bornes de granit qui devaient servir à amarrer les navires et qui sont encore à leur place. Le nouveau port faisait suite à l'ancien, auquel il se reliait par un canal de 118 mètres de largeur. Pour le mettre en communication avec le Tibre, et par le Tibre avec Rome, on creusa un autre canal (fossa Trajana), qui est devenu avec le temps un nouveau bras du fleuve, le seul qui soit aujourd'hui navigable et qu'on appelle le Fiumicino. Les navires entraient donc dans le port de Claude et passaient de là dans celui de Trajan, qui formait une sorte de bassin intérieur. Là, s'ils étaient trop grands pour naviguer sur le Tibre, on les déchargeait de leurs marchandises, qu'on transportait sur des barques plus petites. Une peinture curieuse, découverte à Ostie même, dans le tombeau d'un riche patron de navire, nous montre comment s'accomplissait cette opération. Cette peinture représente une de ces barques qui servaient à la navigation du Tibre et qu'on appelait naves caudicariae. Chacune d'elles, comme les vaisseaux d'aujourd'hui, avait son nom par lequel on la désignait et qu'on inscrivait en noir ou en rouge sur quelque endroit apparent. Celle-ci avait reçu le nom d'une divinité auquel on ajoutait, de peur de confusion, celui de son propriétaire: on l'appelait l'Isis de Geminius (Isis Geminiana). Sur la poupe, au-dessus d'une petite cabine, le pilote Pharnaces tient le gouvernail. Vers le milieu, le capitaine Abascantus surveille les travailleurs. Du rivage, des portefaix, courbés sous le poids d'un sac de blé, se dirigent vers une petite planche qui joint la barque à la terre. L'un d'eux est déjà arrivé et verse le contenu de son sac dans une sorte de grande mesure (modius), tandis qu'en face de lui le mensor frumentarius, chargé des intérêts de l'administration, s'occupe à voir que la mesure soit bien pleine et tient les bords du sac pour que rien ne se perde. Un peu plus loin un autre portefaix, dont le sac est vide, s'est assis et se repose, et toute sa physionomie respire un air de satisfaction qu'explique le mot que le peintre a écrit au-dessus de sa tête: «J'ai fini, feci». C'est une scène d'une vérité saisissante, comme on en voit tous les jours dans nos ports de mer. - La barque ainsi chargée se dirigeait par la fossa Trajana vers le Tibre et suivait le fleuve jusqu'à Rome.

Auprès des nouveaux ports, une ville nouvelle se forma. On l'appelait, du nom de son fondateur, Portus Trajani, ou simplement Portus (aujourd'hui Porto). Elle devait être habitée surtout par des négociants et des employés de l'annone. M. Lanciani affirme que plus des deux tiers des maisons dont il reste quelques débris étaient des magasins. Ils s'étendent sur plusieurs rangs autour du bassin, en longues files régulières, et ils semblent avoir été construits tous à la fois et sur le même modèle. Ils devaient avoir deux étages: celui du bas, où l'on remisait le blé, le vin ou l'huile, et l'étage supérieur, aujourd'hui détruit, qui contenait sans doute les logements des ouvriers et des employés. Les magasins pour le blé se reconnaissent encore à l'épaisseur de leurs murailles et au soin qu'on a pris de les revêtir d'un fort enduit pour les préserver de l'humidité, qui était tant à craindre dans un pays si marécageux (Voy., sur le plan no. 4. Tous ces détails sont tirés du travail de M. Lanciani cité plus haut). On pense que les magasins des marchands de vin étaient situés près d'un temple de Bacchus, dont on a retrouvé les restes (Voy. no. 5). Il devait y en avoir d'autres pour l'huile et le marbre; car on en faisait aussi un grand commerce à Ostie. A côté de ces vastes entrepôts, dont un port de mer ne peut se passer, Trajan ne négligea pas de construire des édifices destinés à l'embellissement de la ville, des bains, des portiques, des temples (A l'entrée de la ville, on a cru reconnaître les ruines d'un temple de Portumnus. Voy., no. 6); enfin, comme il était fier de son ouvrage et qu'il devait souvent venir le visiter, il se bâtit à lui-même un magnifique palais dans un terrain qui séparait son port de celui de Claude (Voy. no. 3). Ce palais serait sans doute l'une des ruines les plus curieuses de l'antiquité romaine, s'il avait été déblayé d'une manière intelligente, et si l'on avait pris soin d'en conserver les débris. M. Texier a raconté dans un article intéressant de quelle manière il y pénétra lorsqu'on en ignorait presque l'existence (Cet article a été publié dans la Revue générale d'architecture de Daly, XV. M. Texier avait été chargé par le gouvernement français d'étudier les atterrissements des grands fleuves de la Méditerranée). Un ouvrier qui poursuivait un blaireau, le voyant entrer dans un trou, y avait introduit un bâton pour l'atteindre; il s'aperçut bientôt que le trou s'agrandissait aisément, et, quand il eut écarté quelques grosses pierres, il vit que l'ouverture donnait accès dans une grande salle. M. Texier, qu'on avertit, y entra le premier et y fut témoin d'un beau spectacle: tandis que ce premier rayon du jour, pénétrant dans des profondeurs où l'ombre régnait depuis des siècles, faisait frissonner tout un monde d'insectes qui en avaient fait leur résidence, il éclairait les lianes et les stalactites qui pendaient à la voûte, et les petites mares d'eau qui brillaient dans les fonds. De cette salle on arrivait dans une autre, qui était suivie d'autres encore. Il y en avait tant, nous dit M. Texier, et elles étaient si vastes que, pour se reconnaître dans cette obscurité, on fut obligé de se diriger à la boussole, comme dans une forêt vierge. Depuis cette époque, des fouilles ont été exécutées dans le palais de Trajan par l'ordre du prince Torlonia, auquel appartient tout le pays; malheureusement ce n'était pas dans un intérêt scientifique. Comme on ne cherchait que des objets d'art pour enrichir le musée de la Lungara, on a fouillé avec beaucoup de hâte et de secret. La récolte faite, on s'est hâté, selon l'antique usage, de recouvrir tout ce qu'on avait mis au jour. M. Lanciani, à qui on a permis, par grande faveur, d'entrevoir ces belles ruines, n'a pas eu même le loisir d'en lever le plan. Il nous parle de bains, de temples, de salles splendides, d'un petit théâtre, parfaitement visible, où Trajan venait sans doute se délasser au spectacle des pantomimes, qu'on lui reprochait de trop aimer; enfin d'un portique immense dont les colonnes, qui étaient encore à leur place, ont fait donner au palais entier, dans le pays, le nom de Palazzo delle cento colonne. Ces débris étaient si beaux qu'ils arrachaient des cris d'admiration au paysan grossier qui conduisait M. Lanciani. Après avoir échappé aux barbares du moyen âge et aux amateurs de la renaissance, plus terribles souvent que les barbares, ils ont achevé de périr obscurément de nos jours, par l'ordre d'un grand seigneur maladroitement épris d'antiquités: Quod non fecerunt barbari fecerunt Barberini.

Ce n'était pas seulement le palais de l'empereur qui étalait tant de magnificence; nous savons que les deux villes, Ostie et Portus, étaient riches et somptueuses. C'est ce que montrent assez les belles colonnes, les marbres précieux, les admirables statues qu'on y a trouvés. Tout devait y être en abondance. Tacite raconte qu'après l'incendie de Rome, sous Néron, on construisit en toute hâte, au Champ de Mars et dans les jardins publics, des abris provisoires pour la foule des gens qui n'avaient plus d'asile. Il fallut au plus vite les garnir de meubles: on les fit venir d'Ostie (Tacite, Ann., XV, 39). Il y en avait donc dans cette ville beaucoup plus que pour l'usage des habitants. Cette prospérité s'accrut encore après Néron. Indépendamment des grands travaux de Trajan dont j'ai parlé, Hadrien et Antonin embellirent Ostie de monuments magnifiques. Aurélien y fit bâtir un Forum nouveau, et le faible empereur Tacite lui donna de sa fortune particulière cent colonnes en marbre de Numidie de 23 pieds de haut (Hist. Aug., Aurel., 45; Tac., 10): c'était une libéralité fort extraordinaire dans un temps si malheureux. Comme il arrivait dans toutes les grandes villes industrielles, les corporations y étaient très nombreuses. Tout le commerce s'y divisait en corps de métiers qui avaient leur lieu de réunion, leur trésor, leurs magistrats, et parmi ces sociétés il y en a qui paraissent avoir été fort importantes. Naturellement, il s'y était fait de très grandes fortunes; quelques-uns de ces heureux négociants que le commerce de l'huile ou du blé avait enrichis ont tenu à laisser d'eux-mêmes de grands souvenirs. Après avoir conquis l'opulence, ils voulaient obtenir la considération et se montraient fabuleusement généreux pour l'embellissement de leur ville ou les plaisirs de leurs concitoyens. Tel fut ce Lucilius Gamala, qui vivait probablement sous les Antonins (C'est du moins l'opinion de M. Mommsen, le dernier qui ait étudié les deux grandes inscriptions qui concernent Gamala (Ephemeris epigr., III, p. 319). MM. Visconti, Wilmanns et Homolle avaient élevé des doutes sur l'une d'elles; M. Mommsen les croit toutes les deux authentiques), et dont quelques inscriptions nous rapportent les libéralités. Il était d'une famille ancienne, et ses ancêtres, pendant plusieurs générations, avaient occupé à Ostie les fonctions les plus honorables. Aussi l'avait-on fait décurion, c'est-à-dire conseiller municipal, dès le berceau. Il devint plus tard pontife, questeur, édile, duumvir, enfin tout ce qu'on pouvait être dans une colonie romaine. Après sa mort, on lui décerna des funérailles publiques et on lui dressa des statues; mais aussi de combien de bienfaits n'avait-il pas payé d'avance les honneurs dont on le comblait! La liste, qui sans doute n'est pas complète, est vraiment incroyable; il avait donné des jeux publics, des combats de gladiateurs plus beaux et plus coûteux qu'il n'était d'usage de le faire, sans vouloir accepter la somme d'argent que la ville accordait au magistrat pour l'aider dans ces dépenses. Il avait offert deux fois à dîner à tous les habitants d'Ostie, et une fois même il les avait traités dans 217 salles à manger (Plutarque nous apprend que César après son triomphe, donna à dîner au peuple de Rome dans 1,022 salles à manger. On voit que Gamala imitait de grands exemples); il avait pavé à ses frais une rue, voisine du Forum, dans l'espace qui s'étendait entre deux arcs de triomphe; il avait réparé le temple de Vulcain, celui du Tibre, celui des Castors, construit celui de Vénus, de la Fortune, de Cérès et de l'Espérance; il avait fait cadeau de poids publics dans le marché et la halle aux vins, élevé un tribunal de marbre sur le Forum; il avait rebâti l'arsenal et les thermes d'Antonin détruits par un incendie. Enfin, comme la ville, qui s'était engagée à fournir une somme considérable au trésor de l'État, dans un moment de détresse, avait peine à tenir ses engagements, et qu'elle était forcée de vendre les propriétés communales, Gamala vint à son aide et lui donna d'un seul coup 3 millions de sesterces (600,000 francs). Quelle immense fortune supposent ces libéralités! Voilà les personnages qui habitaient les belles maisons qu'on découvre à Ostie; on n'a pas de peine à comprendre qu'ils les aient bâties avec tant de magnificence et remplies de si beaux ouvrages.

Les monuments religieux d'Ostie. - Établissement et progrès rapide du christianisme. - Le Xenodochium de Pammachius. - Le prélude de l'Octavius de Minutius Felix. - Mort de sainte Monique.

Une particularité qui frappe tous ceux qui s'occupent des antiquités d'Ostie, c'est le grand nombre de temples et de sanctuaires de toute sorte qu'on y avait construits. Les historiens et les inscriptions en mentionnent beaucoup, et quelques-uns ont été retrouvés dans les fouilles de ces derniers temps. Évidemment Ostie devait être une ville dévote. Elle possédait un culte local, celui de Vulcain, auquel elle paraît très attachée. Les pontifes de Vulcain sont chez elle les chefs de la religion: ils surveillent les autres cultes et donnent aux particuliers qui le souhaitent la permission d'élever des monuments dans les édifices sacrés. Mais Vulcain n'est pas le seul dieu qui soit fêté à Ostie; on prie aussi très dévotement les autres, surtout la Fortune et l'Espérance, véritables divinités des négociants, Castor et Pollux, protecteurs des gens de mer, Cérès, qui devait compter beaucoup d'adorateurs dans une ville enrichie par le commerce du blé. Les étrangers, qui formaient une bonne partie de la population, avaient naturellement amené leurs divinités avec eux, et elles jouissaient d'un très grand crédit. Comme les relations avec l'Égypte étaient très fréquentes, on avait élevé des autels et des statues à Isis et Sérapis. Le culte asiatique de la Mère des dieux était aussi en grande estime, et les habitants d'Ostie avaient eu le spectacle d'un de ces sacrifices solennels qu'on appelait des Tauroboles, dans lesquels un personnage important de la ville, placé dans une sorte de cave dont le plafond était percé de trous nombreux, se faisait arroser du sang d'un taureau immolé au-dessus de lui, qui devait le purifier de ses fautes et assurer le salut de sa famille et de sa cité. Nous avons encore l'inscription destinée à conserver le souvenir de cette fête religieuse. Une des plus curieuses découvertes qu'aient amenées les fouilles de ces dernières années est celle du temple de la Mère des dieux, à côté duquel on a retrouvé la salle de réunion de la corporation religieuse des Dendrophores (Voy., sur le plan des fouilles d'Ostie, no. 4. Ce temple de la Mère des Dieux ou de Cybèle a été l'objet d'un long travail de M. C. L. Visconti dans les Annales de corresp. arch., 1868, p. 362). Mithra, le soleil invincible, le dieu insaisissable (deus indeprehensibilis), comme l'appelle un de ses adorateurs d'Ostie, y était aussi l'objet de beaucoup d'hommages. On sait que ce culte, qui excitait la piété par ses associations secrètes et ses sacrifices mystérieux, obtint une grande importance dans les dernières années de l'empire, et que toutes les forces vives du paganisme semblent s'être alors résumées en lui pour lutter contre la religion nouvelle. On a découvert à Ostie non seulement des restes nombreux de monuments mithriaques, mais un temple consacré à la divinité persane. C'était une sorte de chapelle domestique située dans la belle maison dont j'ai parlé plus haut, qu'on appelle le palais impérial (Voy., sur le plan des ruines d'Ostie, no. 11). Elle est divisée en trois parties, non pas par des colonnes, comme il arrive dans les basiliques chrétiennes, mais par des différences de niveau. Chacune d'elles était réservée sans doute à des fidèles d'un rang différent: cette sorte de classement était naturelle dans un culte où la hiérarchie avait tant d'importance. La chapelle devait être fort élégante, si l'on en juge par les marbres précieux dont elle est pavée. En face de la porte d'entrée se trouve l'autel, élevé de quatre marches au-dessus du sol, avec les deux génies qui représentent les deux équinoxes, l'un qui tient un flambeau droit, l'autre un flambeau renversé. Au-dessus de l'autel on avait placé, selon l'habitude, une image du jeune dieu, la tête couverte du bonnet phrygien et sacrifiant le taureau. On en a retrouvé quelques débris à terre. Une inscription nous apprend «que la décoration de l'autel a été faite aux frais de C. Caelius Hermeros, prêtre de ce sanctuaire».

Ostie semblait donc être un terrain tout préparé d'avance pour le christianisme: on sait que les pays les plus religieux sont ceux ou' il s'est établi le plus vite. Les ports de mer, les villes de passage et de commerce, où se réunissaient des gens de toutes les contrées, où s'élevaient des temples à tous les dieux, où les cultes de l'Orient comptaient le plus de fidèles, lui étaient particulièrement favorables; aussi est-il probable que ses progrès furent très rapides à Ostie (Les Juifs, qui se glissaient partout, devaient être assez nombreux à Ostie et à Portus. On y a trouvé un certain nombre d'inscriptions grecques qui portent le chandelier à sept branches et la formule En eirenei. L'une d'elles mentionne un chef de la communauté auquel elle donne le nom de «Père des Hébreux». La présence des Juifs à Ostie explique aussi pourquoi le christianisme s'y est vite développé). Il y posséda bientôt deux sièges épiscopaux, l'un à Ostie même, l'autre à Portus Traiani, qui fut illustré par S. Hippolyte. Vers le temps de Théodose, un ami de S. Jérôme, le riche et noble Pammachius, eut l'idée généreuse de construire à Portus un hospice (Xenodochium) pour les voyageurs pauvres. On y accueillait les gens venus de Rome pendant qu'ils attendaient un vent favorable, et ceux qui arrivaient de partout dans la grande ville pour y traiter leurs affaires ou y chercher fortune. Ils étaient si heureux de trouver un asile où ils pouvaient se reposer quelques jours après les fatigues du voyage, que la réputation de l'hospice de Pammachius se répandit bientôt dans le monde entier. S. Jérôme dit que la Bretagne en a entendu parler et que l'Égyptien ou le Parthe s'en entretiennent (S. Jérôme, Epist., 77, 10). M. de Rossi croit l'avoir retrouvé parmi les ruines de Portus (Voy., sur le plan des ports impériaux, no. 7). Il en reste des débris considérables, où l'on reconnaît assez distinctement une basilique et une vaste cour entourée de colonnes qui étaient prises à des monuments antérieurs: c'était la manière ordinaire dont on bâtissait au quatrième et au cinquième siècle, et l'on ne savait plus faire d'édifices nouveaux qu'en dépouillant les anciens. Comme il arrive dans les cloîtres du moyen âge, au milieu de la cour se trouvait une sorte de citerne ou de puits qui portait une inscription aujourd'hui fort mutilée, mais où l'on a pu lire ces mots: «Que celui qui a soif vienne ici se désaltérer» (Rossi. Bull. di arch. crist., 1866).

Le christianisme d'Ostie reste attaché pour nous à deux souvenirs importants qu'il est impossible d'oublier quand on visite ces ruines: le prélude de l'Octavius et la mort de sainte Monique. L'Octavius est le premier essai d'une apologie chrétienne, écrite par un Romain, dans la langue de Rome; c'est encore aujourd'hui l'un des ouvrages les plus intéressants qu'on puisse lire. L'auteur, Minutius Felix, était un avocat et un homme du monde, qui vivait sans doute dans une société élégante et devait s'y plaire.Il s'adresse à des lettrés, à des mondains, et veut s'en faire écouter; aussi se garde-t-il de présenter ses opinions sous une forme aride et dogmatique qui pouvait rebuter des indifférents; il leur donne un tour agréable et cherche à piquer la curiosité des lecteurs par une mise en scène dramatique. Son livre est un dialogue où il met aux prises, non pas des théologiens qui dissertent, mais d'honnêtes gens qui s'entretiennent un jour de loisir. Il suppose qu'un de ses anciens amis, Octavius, chrétien comme lui, le vient voir après une longue absence, et que, pour être plus libres et s'appartenir davantage l'un à l'autre, ils quittent Rome pendant quelques jours, en compagnie d'un ami commun, Caecilius, qui est resté païen. C'est pendant les féries des vendanges, époque où, les tribunaux étant fermés, les avocats sont en vacances. Ils partent donc tous les trois pour Ostie, «site charmant», où l'esprit jouit du repos et le corps retrouve la santé. Un matin qu'ils se dirigeaient vers la mer, «se livrant au plaisir de fouler le sable qui cédait sous leurs pas et d'aspirer cette brise légère qui rend la vigueur aux membres fatigués», Caecilius, le païen, ayant aperçu une statue de Sérapis, la salue, selon l'usage, en approchant sa main de sa bouche. Cet acte religieux blesse Octavius, qui ne peut s'empêcher de dire à l'autre chrétien: «C'est mal, mon frère, de laisser dans cette grossière erreur un ami fidèle. Lui permettrez-vous d'envoyer des baisers à des statues de pierre qui ne méritent pas cet honneur, toutes couvertes de couronnes et arrosées d'huile qu'elles sont?» Personne ne répond d'abord, et la promenade continue. Quand on a visité la plage d'Ostie, il est aisé de refaire par la pensée le chemin que les amis parcoururent ensemble. Ils suivirent sans doute cette longue rue qui longe le Tibre ou quelque rue parallèle; puis, arrivés à l'endroit où les maisons cessaient et où rien ne bornait la vue, ils jouirent de l'aspect de cet immense horizon. Ils marchaient sur le sable humide, le long du rivage, parmi les barques qu'on avait tirées sur le bord, à côté des enfants qui s'amusaient à faire rebondir des cailloux sur l'eau. Les deux chrétiens, dont l'âme est tranquille, se livrent entièrement au plaisir de ces spectacle; mais Caecilius ne regarde rien; il est muet, sombre, préoccupé; les quelques mots qu'il vient d'entendre le troublent, il veut qu'on s'explique, il demande à être éclairé. Alors tous les trois s'asseyent sur les grandes pierres qui protègent la jetée, et, en face de cette mer tranquille, sous ce soleil éclatant, ils commencent à s'entretenir ensemble de ces grandes questions qui agitaient le monde. Est-ce bien un roman que Minutius nous raconte? Dans tous les cas, c'est un roman qui ressemble beaucoup à la vérité. Je ne doute guère que plus d'une conquête que le christianisme a faite au second siècle n'ait été amenée par des incidents semblables, que souvent un mot, jeté comme par hasard dans un moment favorable, ait ému une âme bien disposée, et qu'elle ait achevé de se rendre après quelques entretiens comme ceux qui furent alors tenus sur le rivage d'Ostie et que Minutius a rapportés.

La mort de sainte Monique est l'autre grand souvenir chrétien que rappellent les ruines d'Ostie. Saint Augustin en a raconté les circonstances dans l'un des plus beaux passages de ses Confessions. Ramené, après des luttes terribles, à la foi de sa mère et de sa jeunesse, il venait de recevoir le baptême des mains de saint Ambroise. Comme il était résolu à rompre entièrement avec le monde et qu'il voulait quitter pour toujours cette chaire de rhétorique dont il était d'abord si fier, il avait annoncé aux Milanais «de chercher pour leurs enfants un autre vendeur de paroles». Il s'en retournait en Afrique, avec sa mère, et il attendait à Ostie que le temps fût favorable pour la traversée. Il est probable qu'Augustin qui était pauvre, s'était logé dans quelque médiocre hôtellerie, au milieu de la vieille ville. Il ne dit pas que de la maison qu'il habitait il eût la vue de la mer. Peut-être les riches étaient-ils les seuls qui pouvaient faire bâtir leur demeure dans les sites favorisés qui longent le rivage. Il nous parle seulement d'une fenêtre qui donnait sur un jardin paisible. C'est là qu'eut lieu cette scène mémorable, immortalisée par un grand peintre, et que n'oublieront jamais tous ceux qui ne peuvent se figurer, quoi qu'on leur dise, que ces préoccupations inquiètes de l'avenir ne soient que des curiosités inutiles. Placés près de cette fenêtre et le regard tourné vers le ciel, la mère et le fils, qui semblaient pressentir que leur séparation était prochaine, s'entretenaient ensemble de ces espérances de l'autre vie qui passionnaient alors tout le monde. Ils conversaient, dit saint Augustin, avec une ineffable douceur, oublieux du passé, penchés sur l'avenir, et tendant les lèvres vers cette source immortelle où se rafraîchit l'âme fatiguée. Comme ils se séparaient par degrés des choses du corps, et qu'ils élevaient de plus en plus leurs pensées vers cette vie qui ne finit pas, à laquelle ils aspiraient sans la connaître ni la comprendre, «ils y touchèrent un moment par un bond du coeur». Quelques jours après cet entretien, Monique mourut, et en mourant elle donna la dernière et la plus forte preuve du changement qu'avait accompli en elle l'ardeur de ses croyances. Son fils nous dit que, comme toutes les personnes de son temps et de son pays, elle avait été jusque-là très préoccupée de sa sépulture. Elle s'était préparé une tombe près de celle de son mari, et sa plus grande consolation était de penser que la mort la réunirait à celui dont elle avait été l'inséparable compagne pendant la vie. Elle y renonça pourtant d'elle-même quand elle se sentit mourir. «Vous ensevelirez votre mère ici», dit-elle à ses enfants, et comme on lui demandait si elle ne redoutait pas de laisser son corps si loin de son pays, elle répondit «Rien n'est loin de Dieu, et il n'est pas à craindre qu'à la fin des siècles il ne reconnaisse pas la place où il doit me ressusciter». Augustin fit ce que sa mère demandait, et il ensevelit la sainte femme dans une des églises d'Ostie.

Il faut aujourd'hui un violent effort d'imagination pour réveiller ces grands souvenirs sur cette plage muette. Tout y est si changé, tout y paraît si calme, si mort, qu'on a peine à se figurer l'époque ou elle était animée par le mouvement de la vie et l'activité des affaires. Et pourtant cette solitude contenait une des villes les plus bruyantes du monde; des campagnes fertiles occupaient la place de ce désert. A l'endroit où l'on n'aperçoit plus que des sables arides, il y avait de beaux ombrages et des jardins qui produisaient des fruits délicieux. On raconte que l'empereur Albin, qui passait pour un fin gourmet, faisait grand cas des melons d'Ostie. Pline le Jeune a célébré la beauté de ce rivage où se pressaient des maisons de plaisance grandes comme des villes, riches comme des palais: c'est à peine aujourd'hui si l'on y trouve de loin en loin quelque misérable cabane. Il n'y a pas de nos jours un Romain qui consentît à séjourner une heure sur ces bords empestés après le coucher du soleil. Nous venons de voir dans l'l'Octavius qu'au second siècle on y venait de Rome chercher le repos et la santé. L'isola sacra, où paissent à peine quelques troupeaux de buffles, était un des plus beaux lieux du monde, si plein de verdure et de fleurs qu'on le regardait comme un des séjours préférés de Vénus. J'ai souvent entendu dire à Rome que cette antique prospérité pouvait revenir, qu'en cultivant mieux le pays on l'assainirait, qu'il serait aise d'en chasser la fièvre si l'on donnait un écoulement aux eaux qui croupissent, et qu'on arriverait à reconquérir ainsi tout un grand territoire inutile. Il me semble que cette ambition est de nature à tenter l'Italie. Les Italiens ont cette heureuse fortune, après tant d'autres, que pour s'étendre ils n'ont pas besoin d'attaquer leurs voisins et qu'ils peuvent faire des conquêtes sans sortir de chez eux. Ils ont bien raison de prétendre qu'ils n'ont pas encore racheté tout l'héritage paternel; mais cette partie d'eux-mêmes dont ils n'ont pas repris possession, cette Italia irredenta qui les occupe et les passionne, elle est chez eux, dans leur pays, à leurs portes. Auprès de leurs grandes villes, si vivantes et si belles, ils trouveront, s'ils le veulent, des villes mortes à ranimer; au lieu d'entretenir cet état militaire qui les épuise et d'avoir toujours l'oreille tendue vers les moindres bruits des discordes extérieures pour en profiter, ils peuvent s'occuper à repeupler leurs déserts, à cultiver leurs terres stériles, à rendre enfin à l'Italie tous ces riches territoires que la négligence ou la barbarie des siècles précédents lui a fait perdre. - C'est une entreprise qui ne leur fera pas courir de hasards et à laquelle le monde applaudira.

Promenades Archéologiques---1880.

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