L'Art d'Aimer
Ovide
Nisard
1838
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LIVRE I
 Si parmi vous, Romains, quelqu'un ignore l'art d'aimer,   qu'il lise mes vers; qu'il s'instruise en les lisant, et qu'il aime. Aidé de la   voile et de la rame, l'art fait voguer la nef agile; l'art guide les chars   légers : l'art doit aussi guider l'amour. Automédon, habile écuyer, sut manier   les rênes flexibles; Tiphys fut le pilote du vaisseau des Argonautes. Moi, Vénus   m'a donné pour maître à son jeune fils : on m'appellera le Tiphys et l'Automédon   de l'amour.
   L'amour est de nature peu   traitable; souvent même il me résiste;  mais c'est un enfant; cet âge est souple   et facile à diriger. Chiron éleva le jeune Achille aux sons de la lyre, et, par   cet art paisible, dompta son naturel sauvage : celui qui tant de fois fit   trembler ses ennemis, qui tant de fois effraya même ses compagnons d'armes, on   le vit, dit-on, craintif devant un faible vieillard et docile à la voix de son   maître, tendre au châtiment des mains dont Hector devait sentir le poids. Chiron   fut le précepteur du fils de Pélée; moi je suis celui de l'amour; tous deux   enfants redoutables, tous deux fils d'une déesse. Mais on soumet au joug le   front du fier taureau;  le coursier généreux broie en vain sous sa dent le frein   qui l'asservit : moi aussi, je réduirai l'Amour, bien que son arc blesse mon   coeur, et qu'il secoue sur moi sa torche enflammée. Plus ses traits sont aigus,   plus ses feux sont brillants, plus ils m'excitent à venger mes blessures. Je ne   chercherai point, Phébus, à faire croire que je tiens de toi l'art que   j'enseigne : ce n'est point le chant des oiseaux qui me l'a révélé; Clio et ses   soeurs ne me sont point apparues, comme à Hésiode, lorsqu'il paissait son   troupeau dans les vallons d'Accra. L'expérience est mon guide; obéissez au poète   qui possède à fond son sujet. La vérité préside à mes chants; toi, mère des   amours, seconde mes efforts !
   Loin d'ici,   bandelettes légères, insignes de la pudeur, et vous, robes traînantes, qui   cachez à moitié les pieds de nos matrones ! Je chante des plaisirs sans danger   et des larcins permis : mes vers seront exempts de toute coupable   intention.
   Soldat novice qui veux t'enrôler   sous les drapeaux de Vénus, occupe-toi d'abord de chercher celle que tu dois   aimer; ton second soin est de fléchir la femme qui t'a plu; et le troisième, de   faire en sorte que cet amour soit durable. Tel est mon plan, telle est la   carrière que mon char va parcourir, tel est le but qu'il doit   atteindre.
   Tandis que tu es libre encore de   tout lien, voici l'instant propice pour choisir celle à qui tu diras : "Toi   seule as su me plaire." Elle ne te viendra pas du ciel sur l'aile des vents; la   belle qui te convient, ce sont tes yeux qui doivent la chercher. Le chasseur   sait où il doit tendre ses filets aux cerfs; il sait dans quel vallon le   sanglier farouche a sa bauge. L'oiseleur connaît les broussailles propices à ses   gluaux, et le pécheur n'ignore pas quelles sont les eaux où les poissons se   trouvent en plus grand nombre.
   Toi qui   cherches l'objet d'un amour durable,  apprends aussi à connaître les lieux les   plus fréquentés par les belles. Tu n'auras point besoin, pour les trouver, de   mettre à la voile, ni d'entreprendre de lointains voyages. Que Persée ramène son   Andromède du fond des Indes brûlées par le soleil; que le berger phrygien aille   jusqu'en Grèce ravir son Hélène; Rome seule t'offrira d'aussi belles femmes, et   en si grand nombre, que tu seras forcé d'avouer qu'elle réunit dans son sein   tout ce que l'univers a de plus aimable. Autant le Gargare compte d'épis,   Méthymne de raisins, l'Océan de poissons, les bocages d'oiseaux, le ciel   d'étoiles, autant notre Rome compte de jeunes beautés : Vénus a fixé son empire   dans la ville de son cher Énée.
   Si pour te   captiver, il faut une beauté naissante, dans la fleur de l'adolescence, une   fille vraiment novice viendra s'offrir à tes yeux; si tu préfères une beauté un   peu plus formée, mille jeunes femmes te plairont, et tu n'auras que l'embarras   du choix. Mais peut-être un âge plus mûr, plus raisonnable, a pour toi plus   d'attraits ? alors, crois-moi, la foule sera encore plus nombreuse.
   Lorsque le soleil entre dans le signe du Lion, tu   n'auras qu'à te promener à pas lents sous le frais portique de Pompée, ou près   de ce monument enrichi de marbres étrangers que fit construire une tendre mère,   joignant ses dons à ceux d'un fils pieux. Ne néglige pas de visiter cette   galerie qui, remplie de tableaux antiques, porte le nom de Livie, sa fondatrice;   tu y verras les Danaïdes conspirant la mort de leurs infortunés cousins, et leur   barbare père, tenant à la main une épée nue. N'oublie pas non plus les fêtes   d'Adonis pleuré par Vénus, et les solennités que célèbre tous les sept jours le   juif syrien. Pourquoi fuirais-tu le temple de la génisse de Memphis, de cette   Isis qui, séduite par Jupiter, engage tant de femmes à suivre son   exemple ?
   Le Forum même (qui pourrait le   croire ?) est propice aux amours :  plus d'une flamme a pris naissance au milieu   des discussions du barreau. Près du temple de marbre consacré à Vénus, en ce   lieu où la fontaine Appienne fait jaillir ses eaux, souvent plus d'un   jurisconsulte se laisse prendre à l'amour; et celui qui défendit les autres ne   peut se défendre lui-même. Là, souvent les paroles manquent à l'orateur le plus   éloquent : de nouveaux intérêts l'occupent, et c'est sa propre cause qu'il est   forcé de plaider. De son temple voisin, Vénus rit de son embarras : naguère   patron, il n'aspire plus qu'à être client.
   Mais c'est surtout au théâtre qu'il faut tendre tes   filets :  le théâtre est l'endroit le plus fertile en occasions propices. Tu y   trouveras telle beauté qui te séduira, telle autre que tu pourras tromper, telle   qui ne sera pour toi qu'un caprice passager, telle enfin que tu voudras fixer.   Comme, en longs bataillons, les fourmis vont et reviennent sans cesse chargées   de grains, leur nourriture ordinaire; ou bien encore comme les abeilles,   lorsqu'elles ont trouvé, pour butiner, des plantes odorantes, voltigent sur la   cime du thym et des fleurs; telles, et non moins nombreuses, on voit des femmes   brillamment parées courir aux spectacles où la foule se porte. Là, souvent leur   multitude a tenu mon choix en suspens. Elles viennent pour voir, elles viennent   surtout pour être vues :  c'est là que vient échouer l'innocente   pudeur.
   C'est toi, Romulus, qui mêlas le   premier aux jeux publics les soucis de l'amour, lorsque l'enlèvement des Sabines   donna enfin des épouses à tes guerriers. Alors la toile, en rideaux suspendue,   ne décorait pas des théâtres de marbre; le safran liquide ne rougissait pas   encore la scène. Alors des guirlandes de feuillage, dépouille des bois du mont   Palatin, étaient l'unique ornement d'un théâtre sans art. Sur des bancs de   gazon, disposés en gradins, était assis le peuple, les cheveux négligemment   couverts. Déjà chaque Romain regarde autour de soi, marque de l'oeil la jeune   fille qu'il convoite, et roule en secret dans son coeur mille pensers divers.   Tandis qu'aux sons rustiques d'un chalumeau toscan un histrion frappe trois fois   du pied le sol aplani, au milieu des applaudissements d'un peuple qui ne les   vendait pas alors, Romulus donne à ses sujets le signal attendu pour saisir leur   proie. Soudain ils s'élancent avec des cris qui trahissent leur dessein, et ils   jettent leurs mains avides sur les jeunes vierges. Ainsi que des colombes,   troupe faible et craintive, fuient devant un aigle, ainsi qu'un tendre agneau   fuit à l'aspect du loup, ainsi tremblèrent les Sabines, en voyant fondre sur   elles ces farouches guerriers.  Tous les fronts ont pâli : l'épouvante est   partout la même, mais les symptômes en sont différents. Les unes s'arrachent les   cheveux, les autres tombent sans connaissance; celle-ci pleure et se tait;   celle-là appelle en vain sa mère d'autres poussent des sanglots, d'autres   restent plongées dans la stupeur. L'une demeure immobile, l'autre fuit. Les   Romains cependant entraînent les jeunes filles, douce proie destinée à leur   couche, et plus d'une s'embellit encore de sa frayeur même. Si quelqu'une se   montre trop rebelle et refuse de suivre son ravisseur, il l'enlève, et la   pressant avec amour sur son sein "Pourquoi, lui dit-il, ternir ainsi par des   pleurs l'éclat de tes beaux yeux ?  Ce que ton père est pour ta mère, moi, je le   serai pour toi." Ô Romulus ! toi seul as su dignement récompenser tes soldats :   à ce prix, je m'enrôlerais volontiers sous tes drapeaux.
   Depuis, fidèles à cette coutume antique, les théâtres   n'ont pas cessé, jusqu'à ce jour, de tendre des pièges à la beauté.
   N'oublie pas l'arène où de généreux coursiers disputent   le prix de la course; ce cirque, où se rassemble un peuple immense, est très   favorable aux amours. Là, pour exprimer tes secrets sentiments, tu n'as pas   besoin de recourir au langage des doigts, ou d'épier les signes, interprètes des   pensées de ta belle. Assieds-toi près d'elle, côte à côte, le plus près que tu   pourras : rien ne s'y oppose; le peu d'espace te force à la presser, et lui   fait, heureusement pour toi, une loi de le souffrir. Cherche alors un motif pour   lier conversation avec elle, et ne lui tiens d'abord que les propos usités en   pareil cas. Des chevaux entrent dans le cirque : demande-lui le nom de leur   maître; et, quel que soit celui qu'elle favorise, range-toi aussitôt de son   parti. Mais, lorsqu'en pompe solennelle s'avanceront les statues d'ivoire des   dieux de la patrie, applaudis avec enthousiasme à Vénus, ta   protectrice.
   Si, par un hasard assez commun,   un grain de poussière volait sur le sein de ta belle, enlève-le d'un doigt   léger; s'il n'y a rien, ôte-le toujours : tout doit servir de prétexte à tes   soins officieux. Le pan de sa robe traîne-t-il à terre ? relève-le, et fais en   sorte que rien ne le puisse salir. Déjà, pour prix de ta complaisance, peut-être   t'accordera-t-elle la faveur d'apercevoir sa jambe.
   Tu dois en outre faire attention aux spectateurs assis   derrière elle, de peur qu'un genou trop avancé ne touche à ses tendres épaules.   Un rien suffit pour gagner ces esprits légers : que d'amants ont réussi près   d'une belle, en arrangeant un coussin d'une main prévenante, en agitant l'air   autour d'elle avec un éventail, ou en plaçant un tabouret sous ses pieds   délicats !
   Toutes ces occasions de captiver   une belle, tu les trouveras aux jeux du cirque, aussi bien qu'au forum, cette   arène qu'attristent les soucis de la chicane. Souvent l'amour se plaît à y   combattre : là tel qui regardait les blessures d'autrui s'est senti blessé   lui-même; et tandis qu'il parle, qu'il parie pour tel ou tel athlète, qu'il   touche la main de son adversaire, et que, déposant le gage du pari, il s'informe   du parti vainqueur, un trait rapide le transperce; il pousse un gémissement;    et, d'abord simple spectateur du combat, il en devient une des   victimes.
   N'est-ce pas ce qu'on a vu   naguère, lorsque César nous offrit l'image d'un combat naval, où parurent les   vaisseaux des Perses luttant contre ceux d'Athènes ? A ce spectacle la jeunesse   des deux sexes accourut des rivages de l'un et de l'autre océan : Rome, en ce   jour, semblait être le rendez-vous de l'univers. Qui de nous, dans cette foule   immense, n'a pas trouvé un objet digne de son amour ? combien, hélas ! furent   brûlés d'une flamme étrangère !
   Mais César   se dispose à achever la conquête du monde : contrées lointaines de l'Aurore,   vous subirez nos lois; tu seras puni, Parthe insolent ! Mânes des Crassus,   réjouissez-vous !  et vous, aigles romaines, honteuses d'être encore aux mains   des barbares, votre vengeur s'avance ! A peine à ses premières armes, il promet   un héros; enfant, il dirige déjà des guerres interdites à l'enfance. Esprits   timides, cessez de calculer l'âge des dieux : la vertu, dans les Césars,   n'attend pas les années. Leur céleste génie devance les temps, et s'indigne,   impatient des lenteurs d'un tardif accroissement. Hercule n'était encore qu'un   enfant, et déjà ses mains étouffaient des serpents : il fut, dès son berceau, le   digne fils de Jupiter. Et toi, toujours brillant des grâces de l'enfance,   Bacchus, que tu fus grand à cet âge, lorsque l'Inde trembla devant tes thyrses   victorieux !
   Jeune Caïus, c'est sous les   auspices de ton père, c'est animé du même courage que tu prendras les armes; et   tu vaincras sous les auspices et avec le courage de ton père : un tel début   convient au grand nom que tu portes. Aujourd'hui prince de la jeunesse, tu le   seras un jour des vieillards. Frère généreux, venge l'injure faite à tes frères;   fils reconnaissant, défends les droits de ton père. C'est ton père, c'est le   père de la patrie qui t'a mis les armes à la main, tandis que ton ennemi a   violemment arraché le trône à l'auteur de ses jours. La sainteté de ta cause   triomphera de ses flèches parjures : la justice et la piété se rangeront sous   tes drapeaux. Déjà vaincus par le droit, que les Parthes le soient aussi par les   armes; et que mon jeune héros aux richesses du Latium ajoute celles de   l'Orient ! Mars, son père, et toi, César, son père aussi, soyez ses dieux   tutélaires ! l'un de vous est déjà dieu, l'autre un jour doit l'être. Je lis   dans l'avenir : oui, tu vaincras, Caïus; mes vers acquitteront les voeux que je   fais pour ta gloire, et s'élèveront pour te chanter au ton le plus sublime. Je   te peindrai debout, animant tes phalanges au combat. Puissent alors mes vers ne   pas être indignes de ton courage ! Je dirai le Parthe tournant le dos, et le   Romain opposant sa poitrine aux  traits que l'ennemi lui lance en fuyant. Toi   qui fuis pour vaincre, ô Parthe, que laisses-tu à faire au vaincu ? Parthe,   désormais pour toi Mars n'a plus que de funestes présages.
   Il viendra donc, ô le plus beau des mortels, ce jour où,   brillant d'or et traîné par quatre chevaux blancs, tu t'avanceras dans nos   murs ! Devant toi marcheront, le cou chargé de chaînes, les généraux ennemis :   ils ne pourront plus, comme naguère, chercher leur salut dans la fuite. Les   jeunes garçons, avec les jeunes filles, assisteront joyeux à ce spectacle, et ce   jour épanouira tous les coeurs. Alors, si quelque belle te demande le nom des   rois vaincus,  quels sont ces pays, ces montagnes, ces fleuves dont on porte en   trophée les images, il faut répondre à tout, prévenir même ses questions,   affirmer avec assurance ce que tu ne sais pas, comme si tu le savais à   merveille. Voici l'Euphrate, au front ceint de roseaux; ce vieillard à la   chevelure azurée, c'est le Tigre; ceux-là... suppose que ce sont les Arméniens.   Cette femme représente la Perside, où naquit le fils de Danaé. Cette ville   s'élevait naguère dans les vallées de l'Achéménie; ce captif, cet autre étaient   des généraux; et, ce disant, tu les désigneras par leurs noms, si tu le peux,   ou, s'ils te sont inconnus, par quelque nom qui leur convienne.
   La table et les festins offrent aussi près des belles un   facile accès, et le plaisir de boire n'est pas le seul qu'on y trouve. Là,   souvent l'Amour aux joues empourprées presse dans ses faibles bras l'amphore de   Bacchus. Dès que ses ailes sont imbibées de vin, Cupidon, appesanti, reste   immobile à sa place. Mais bientôt il secoue ses ailes humides, et malheur à   celui dont le coeur est atteint de cette brûlante rosée ! Le vin dispose le   coeur à la tendresse et le rend propre à s'enflammer; les soucis disparaissent,   dissipés par d'abondantes libations. Alors viennent les ris; alors le pauvre   reprend courage et se croit riche :  plus de chagrins, d'inquiétudes; le front   se déride, le coeur s'épanouit, et la franchise, aujourd'hui si rare, en bannit   l'artifice. Souvent, à table, les jeunes filles ont captivé notre âme : Vénus   dans le vin, c'est le feu dans le feu.
   Défie-toi alors de la clarté trompeuse des flambeaux :   pour juger de la beauté, la nuit et le vin sont de mauvais conseillers. Ce fut   au jour, à la clarté des cieux, que Pâris vit les trois déesses, et dit à   Vénus : "Tu l'emportes sur tes deux rivales." La nuit efface bien des taches et   cache bien des imperfections;  alors il n'est point de femme laide. C'est en   plein jour qu'on juge les pierres précieuses et les étoffes de pourpre; c'est en   plein jour aussi qu'il faut juger le visage et la beauté du corps.
   Compterai-je toutes ces réunions propres à la chasse aux   belles ? J'aurais plutôt compté les sables de la mer. Parlerai-je de Baïes, de   ses rivages toujours couverts de voiles, de ses bains où bouillonne et fume une   onde sulfureuse ? Plus d'un baigneur, atteint d'une blessure nouvelle, a dit en   la quittant "Ces eaux vantées ne sont point aussi salubres qu'on le   dit."
   Non loin des portes de Rome, voici le   temple de Diane, ombragé par les bois,  et cet empire acquis par le glaive et   par des luttes sanglantes. Parce qu'elle est vierge, parce qu'elle hait les   traits de l'amour, Diane a fait bien des blessures; et elle en fera bien   d'autres encore.
   Jusqu'ici ma muse, portée   sur un char aux roues inégales, t'a indiqué les lieux ou tu dois tendre tes   filets et choisir une maîtresse. Maintenant, je vais t'apprendre par quel art tu   captiveras celle qui t'a charmé; c'est ici le point la plus important de mes   leçons. Amants de tous pays, prêtez à ma voix une oreille attentive; et que mes   promesses trouvent un auditoire favorable.
   Sois d'abord bien persuadé  qu'il n'est point de femmes   qu'on ne puisse vaincre, et tu seras vainqueur : tends seulement tes filets. Le   printemps cessera d'entendre le chant des oiseaux, l'été celui de la cigale; le   lièvre chassera devant lui le chien du Ménale, avant qu'une femme résiste aux   tendres sollicitations d'un jeune amant. Celle que tu croiras peut-être ne pas   vouloir se rendre le voudra secrètement. L'amour furtif n'a pas moins d'attraits   pour les femmes que pour nous. L'homme sait mal déguiser, et la femme dissimule   mieux ses désirs. Si les hommes s'entendaient pour ne plus faire les premières   avances, bientôt nous verrions à nos pieds les femmes vaincues et suppliantes.   Dans les molles prairies, la génisse mugit d'amour pour le taureau;  la   cavale hennit à l'approche de l'étalon. Chez nous, l'amour a plus de retenue, et   la passion est moins furieuse. Le feu qui nous brûle ne s'écarte jamais des lois   de la nature.
   Citerai-je Byblis, qui brûla   pour son frère d'une flamme incestueuse, et, suspendue à un gibet volontaire, se   punit bravement de son crime ?
   Myrrha, qui   conçut pour son père des sentiments trop tendres, et maintenant cache sa honte   sous l'écorce qui la couvre ? Arbre odoriférant, les larmes qu'elle distille   nous servent de parfums et conservent le nom de cette infortunée.
   Un jour, dans les vallées ombreuses de l'Ida couvert de   forêts, paissait un taureau blanc, l'orgueil du troupeau. Son front était marqué   d'une petite tache noire, d'une seule, entre les deux cornes; tout le reste de   son corps avait la blancheur du lait. Les génisses de Gnosse et de Cydon se   disputèrent à l'envi ses caresses. Pasiphaé se réjouissait d'être son amante;   elle voyait d'un oeil jaloux les génisses qui lui semblaient les plus belles.   C'est un fait avéré : la Crète aux cent villes, la Crète, toute menteuse qu'elle   est, ne peut le nier. On dit que Pasiphaé, d'une main non accoutumée à de   pareils soins, dépouillait les arbres de leurs tendres feuillages, les prés de   leurs herbes nouvelles,  pour les offrir à son cher taureau. Attachée à ses pas,   rien ne l'arrête : elle oublie son époux : un taureau l'emporte sur Minos !   Pourquoi, Pasiphaé, te parer de ces habits précieux ? Ton amant connaît-il le   prix des richesses ? Pourquoi, le miroir à la main, suivre les troupeaux   jusqu'au sommet des montagnes ? Insensée ! Pourquoi sans cesse rajuster ta   coiffure ? Ah ! du moins, crois-en ton miroir : il te dira que tu n'es pas une   génisse. Oh ! combien tu voudrais que la nature eût armé ton front de cornes !   Si Minos t'est cher encore, renonce à tout amour adultère; ou, si tu veux   tromper ton époux, que ce soit du moins avec un homme. Mais non, transfuge de sa   couche royale, elle court de forêts en forêts, pareille à la Bacchante pleine du   dieu qui l'agite. Que de fois, jetant sur une génisse des regards courroucés,   elle s'écria : "Qu'a-t-elle donc pour lui plaire ? Voyez comme à ses côtés elle   bondit sur l'herbe tendre ! l'insensée ! elle croit sans doute en paraître plus   aimable." Elle dit; et, par son ordre, arrachée du nombreux troupeau,   l'innocente génisse allait courber sa tête sous le joug, ou, dans un faux   sacrifice, tomber aux pieds des autels;  puis la cruelle touchait avec joie les   entrailles de sa rivale. Que de fois, immolant de semblables victimes, elle   apaisa le prétendu courroux des dieux, et tenant en main de pareils trophées :   "Allez maintenant, dit-elle, allez plaire à mon amant !" Tantôt, elle voudrait   être Europe; tantôt, elle envie le sort d'Io : l'une, parce qu'elle fut génisse,   l'autre, parce qu'un taureau la porta sur son dos. Cependant, abusé par le   simulacre d'une vache d'érable, le roi du troupeau couvrit Pasiphaé; et le fruit   qu'elle mit au jour trahit l'auteur de sa honte.
   Si cette autre Crétoise eût su se défendre d'aimer   Thyeste, (mais qu'il est difficile à une femme de ne plaire qu'à un seul   homme !), Phébus, au milieu de sa course,  n'eût point fait rebrousser chemin à   ses coursiers, et ramené son char du couchant à l'aurore.
   La fille de Nisus, pour avoir dérobé à son père le cheveu   fatal, tomba de la poupe d'un vaisseau, et fut transformée en oiseau.
   Échappé   sur terre à la colère de Mars, et sur mer à celle de Neptune, le fils d'Atrée   périt sous le poignard de sa cruelle épouse.
   Qui n'a donné des larmes aux amours de Créuse de   Corinthe ? Qui n'a détesté les fureurs de Médée, de cette mère souillée du sang   de ses enfants ?
   Les yeux de Phénix, privés   de la lumière, versèrent des larmes.
   Et   vous, coursiers d'Hippolyte, dans votre épouvante, vous mîtes en pièces le corps   de votre maître !
   Phinée, pourquoi crever   les yeux de tes fils innocents ? Le même châtiment va retomber sur ta   tête.
   Tels sont, chez les femmes, les excès   d'un amour effréné; plus ardentes que les nôtres, leurs passions sont aussi plus   furieuses. Courage donc ! présente-toi au combat avec la certitude de vaincre;   et, sur mille femmes, une à peine pourra te résister. Qu'une belle accorde ou   refuse une faveur, elle aime qu'on la lui demande. Fusses-tu repoussé, un tel   refus est pour toi sans danger. Mais pourquoi un refus ? on ne résiste pas aux   attraits d'un plaisir nouveau : le bien d'autrui nous sourit toujours plus que   le nôtre : la moisson nous semble toujours plus riche dans le champ du voisin,   et son troupeau plus fécond. 
   Mais ton premier soin doit être de lier   connaissance avec la suivante de la belle que tu courtises : c'est elle qui te   facilitera l'accès de la maison. Informe-toi si elle a l'entière confiance de sa   maîtresse, si elle est la fidèle complice de ses secrets plaisirs. Promesses,   prières, n'épargne rien pour la gagner. Ton triomphe alors sera facile; tout   dépend de sa volonté. Qu'elle prenne bien son temps (c'est une précaution   qu'observent les médecins); qu'elle profite du moment où sa maîtresse est d'une   humeur plus facile, plus accessible à la séduction. Ce moment, c'est celui où   tout semble lui sourire, où la gaieté brille dans ses yeux comme les épis dorés   dans un champ fertile.
   Quand le coeur est   joyeux, quand il n'est point resserré par la douleur, il s'épanouit; c'est alors   que Vénus se glisse doucement dans ses plus secrets replis. Tant qu'Ilion fut   plongée dans le deuil, ses armes repoussèrent les efforts des Grecs; et ce fut   dans un jour d'allégresse qu'elle reçut dans ses murs ce cheval aux flancs   chargés de guerriers.
   Choisis encore   l'instant où ta belle gémit de l'affront qu'elle a reçu d'une rivale, et fais en   sorte qu'elle trouve en toi un vengeur. Le matin, à sa toilette, en arrangeant   ses cheveux, la suivante irritera son courroux; pour te servir, elle s'aidera de   la voile et de la rame, et dira tout bas, en soupirant :  "Je doute que vous   puissiez rendre la pareille à l'ingrat qui vous trahit." C'est l'instant propice   pour parler de toi : qu'elle emploie en ta faveur les discours les plus   persuasifs; qu'elle jure que tu meurs d'un amour insensé. Mais il faut se hâter,   de peur que le vent ne se retire et ne laisse retomber les voiles. Semblable à   la glace fragile, le courroux d'une belle est de courte durée.
   Mais, diras-tu, ne serait-il pas à propos d'avoir   d'abord les faveurs de la suivante ? Cette façon d'agir est très chanceuse. Il   est telle suivante que ce moyen rendra plus soigneuse de tes intérêts, telle   autre dont il ralentira le zèle : l'une te ménagera les faveurs de sa maîtresse;   l'autre te gardera pour elle-même. L'événement seul peut en décider. En   admettant qu'elle encourage tes entreprises, mon avis est qu'il vaut mieux   s'abstenir. Je n'irai point m'égarer à travers des précipices et des rochers   aigus; la jeunesse qui me suit est en bon chemin avec moi. Si cependant la   suivante, quand elle donne ou reçoit un billet, te charme par sa beauté non   moins que par son zèle et son empressement, tâche d'abord de posséder la   maîtresse; que la suivante vienne ensuite; mais ce n'est point par elle que ton   amour doit commencer. Seulement je t'avertis, si tu as quelque foi dans l'art   que j'enseigne, si les vents ravisseurs n'emportent pas mes paroles à travers   les flots de la mer, de ne point tenter l'aventure, à moins de la pousser à   bout.  Une fois de moitié dans le crime, la suivante ne te trahira point.   L'oiseau dont les ailes sont engluées ne peut voler bien loin; le sanglier se   débat en vain dans les filets qui l'enveloppent; dès qu'il a mordu à l'hameçon,   le poisson ne saurait s'en déprendre. Pour toi, pousse ton attaque jusqu'à bonne   fin, et ne t'éloigne qu'après la victoire. Alors, complice de ta faute, elle   n'osera te trahir; et, par elle, tu sauras tout ce que fait et dit ta maîtresse.   Mais surtout sois discret; si tu caches bien tes intelligences avec la suivante,   tout ce que fait ta belle n'aura plus pour toi de mystères.
   C'est une erreur de croire que les cultivateurs et les   pilotes doivent seuls consulter le temps. Comme il ne faut pas en toute saison   confier la semence à une terre qui peut tromper nos voeux,  ni livrer aux   hasards de la mer un faible navire, de même il n'est pas toujours sûr d'attaquer   une jeune beauté. Souvent on parvient mieux à son but en attendant une occasion   plus propice.
   Evite, par exemple, le jour de sa naissance, ou celui des   calendes, que Vénus se plaît à prolonger pour Mars, son amant. Quand le Cirque   est orné, non pas comme autrefois de figures en relief, mais des dépouilles des   rois vaincus, alors il faut différer; alors approchent et le triste hiver et les   Pléiades orageuses; alors le Chevreau craintif se plonge dans l'océan. C'est le   moment du repos : quiconque ose affronter alors les dangers de la mer peut à   peine se sauver avec les débris de son vaisseau naufragé.
   Attends, pour tenter un premier essai, ce jour à jamais   funeste où le sang des Romains rougit les flots de l'Allia, ou bien encore ce   jour consacré au repos, que fête chaque semaine l'habitant de la Palestine. Que   l'anniversaire de la naissance de ton amie t'inspire une sainte horreur, et   regarde comme néfastes les jours où i1 faudra lui faire un   présent.
   Tu auras beau chercher à l'éviter,   elle t'arrachera quelque cadeau : une femme sait toujours trouver les moyens de   s'approprier l'argent d'un amant passionné. Un colporteur à la robe traînante se   présentera devant ta maîtresse, toujours prête à acheter, et, devant toi, il   étalera toutes ses marchandises; et la belle; pour te fournir l'occasion de   montrer ton bon goût, te priera de les examiner puis elle te donnera un baiser;   puis enfin elle te suppliera de faire quelque emplette : "Ceci, dit elle, me   suffira pour plusieurs années; j'en ai besoin aujourd'hui, et vous ne pourrez   jamais acheter plus à propos". En vain tu allègueras que tu n'as pas chez toi   l'argent nécessaire pour cet achat : on te demandera un billet, et tu   regretteras alors de savoir écrire.
   Combien   de fois encore lui faudrait-il quelque cadeau pour le jour de sa naissance !  Et   cet anniversaire se renouvellera aussi souvent que ses besoins. Combien de fois,   désolée d'une perte imaginaire, viendra-t-elle, les yeux en pleurs, se plaindre   d'avoir perdu la pierre précieuse qui ornait son oreille ! car c'est ainsi   qu'elles font. Elles vous demandent une foule de choses qu'elles doivent vous   rendre plus tard; mais une fois qu'elles les tiennent, vous les réclamez en   vain. C'est autant de perdu pour vous, sans qu'on vous en ait la moindre   obligation. Quand j'aurais dix bouches et autant de langues je ne pourrais   suffire à énumérer tous les manèges infâmes de nos courtisanes.
   Tâte d'abord le terrain par un billet doux écrit sur des   tablettes artistement polies. Que ce premier message lui apprenne l'état de ton   coeur; qu'il lui porte les compliments les plus gracieux et les douces paroles à   l'usage des amants; et, quel que soit ton rang,  ne rougis pas de descendre aux   plus humbles prières. Touché de ses prières, Achille rendit à Priam les restes   d'Hector. La colère même des dieux cède aux accents d'une voix   suppliante.
   Promettez, promettez, cela ne   coûte rien; tout le monde est riche en promesses. L'espérance, lorsqu'on y   ajoute foi, fait gagner bien du temps; c'est une déesse trompeuse, mais on aime   à être trompé par elle. Si tu donnes quelque chose à ta belle, tu pourras être   éconduit par intérêt : elle aura profité de tes largesses passées et n'aura rien   perdu. Aie toujours l'air d'être sur le point de donner; mais ne donne jamais.    C'est ainsi qu'un champ stérile trompe souvent l'espoir de son maître; qu'un   joueur ne cesse de perdre, dans l'espoir de ne plus perdre, et que le sort   chanceux tente sa main cupide. Le grand art, le point difficile, c'est d'obtenir   les premières faveurs d'une belle sans lui avoir fait encore aucun présent :   alors, pour ne pas perdre le prix de ce qu'elle a donné, elle ne pourra plus   rien refuser.
   Qu'il parte donc ce billet   conçu dans les termes les plus tendres; qu'il sonde ses dispositions et te fraye   le chemin de son coeur. Quelques lettres, tracées sur un fruit, trompèrent la   jeune Cydippe; et l'imprudente, en les lisant, se trouva prise par ses propres   paroles.
   Jeunes Romains, suivez mes   conseils : livrez-vous à l'étude des belles-lettres; non pas seulement pour   devenir les protecteurs de l'accusé tremblant : aussi bien que le peuple, que le   juge austère, aussi bien que les sénateurs, cette élite des citoyens, la beauté   se laisse vaincre par l'éloquence.
   Mais   cache bien tes moyens de séduction, et ne va pas tout d'abord étaler ta faconde.   Que toute expression pédantesque soit bannie de tes tablettes. Quel autre qu'un   sot peut écrire à sa maîtresse sur le ton d'un déclamateur ? Souvent une lettre   prétentieuse fut une cause suffisante d'antipathie. Que ton style soit naturel,   ton langage simple, mais insinuant; et qu'en te lisant on croie t'entendre. Si   elle refuse ton billet et te le renvoie sans le lire, [espère toujours qu'elle   le lira, et persiste dans ton entreprise. L'indomptable taureau s'accoutume au   joug avec le temps; avec le temps on force le coursier rétif à obéir au frein.   Un anneau de fer s'use par un frottement sans cesse renouvelé, et le soc est   rongé chaque jour par la terre qu'il déchire. Quoi de plus solide que le rocher,   de moins dur que l'eau; et cependant l'eau creuse les rocs les plus durs.   Persiste donc, et avec le temps tu vaincras Pénélope elle-même. Troie résista   longtemps, mais fut prise à la fin. Elle te lit sans vouloir te répondre ? libre   à elle. Fais seulement en sorte qu'elle continue à lire tes billets doux :   puisqu'elle a bien voulu les lire; elle voudra bientôt y répondre, tout viendra   par degrés et en son temps. Peut-être recevras-tu d'abord une fâcheuse réponse,   par laquelle on t'ordonnera de cesser tes poursuites. Elle craint ce qu'elle   demande, et désire que tu persistes, tout en te priant de n'en rien faire.   Poursuis donc; et bientôt tu seras au comble de tes voeux.
   Cependant, si tu rencontres ta maîtresse couchée dans sa   litière, approche-toi d'elle, comme sans y penser; et, de peur que vos paroles   n'arrivent à des oreilles indiscrètes,  explique-toi, autant que possible, d'une   manière équivoque. Dirige-t-elle ses pas incertains sous quelque portique ? tu   dois t'y promener avec elle. Tantôt hâte-toi de la devancer; tantôt,   ralentissant ta marche, suis de loin ses pas. Ne rougis pas de sortir de la   foule et de passer d'une colonne à l'autre pour te trouver à ses côtés. Ne   souffre pas surtout que, sans toi, elle se montre au théâtre dans tout l'éclat   de sa beauté. Là, ses épaules nues t'offriront un spectacle charmant. Là, tu   pourras la contempler, l'admirer à loisir; là, tu pourras lui parler du geste et   du regard. Applaudis l'acteur qui représente une jeune fille; applaudis encore   plus celui qui joua le rôle de l'amant. Se lève-t-elle, lève-toi; tant qu'elle   est assise, reste assis, et sache perdre ton temps au gré de son   caprice.
   D'ailleurs renonce au futile   plaisir de friser tes cheveux avec le fer chaud, ou de lisser ta peau avec la   pierre-ponce. Laisse de pareils soins à ces prêtres efféminés qui hurlent sur le   mode phrygien des chants en l'honneur de Cybèle. Une simplicité sans art est   l'ornement qui convient à l'homme. Thésée, sans ajuster sa chevelure, se fit   aimer d'Ariane; Phèdre brilla pour Hippolyte, quoique sa parure fût simple;   Adonis, cet hôte sauvage des forêts, gagna le coeur d'une déesse.
   Aime la propreté; ne crains pas de hâler ton teint aux   exercices du Champ de Mars. Que tes vêtements, bien faits, soient exempts de   taches. Ne laisse point d'aspérités sur ta langue, point de tartre sur l'émail   de tes dents. Que ton pied ne nage pas dans une chaussure trop large. Que tes   cheveux, mal taillés, ne se hérissent pas sur ta tête; mais qu'une main savante   coupe et ta chevelure et ta barbe. Que tes ongles soient toujours nets et polis;   que l'on ne voie aucun poil sortir de tes narines; surtout que ton haleine   n'infecte pas l'air autour de toi, et prends garde de blesser l'odorat par cette   odeur fétide qu'exhale le mâle de la chèvre. Quant aux autres détails de la   toilette, abandonne-les aux jeunes coquettes, ou à ces hommes qui recherchent   les honteuses faveurs d'autres hommes.
   Mais   voici que Bacchus appelle son poète; favorable aux amants, il protège les feux   dont il brûla lui-même.Ariane errait éperdue   sur les plages désertes de l'île de Naxos, toujours battue des flots de la mer.   À peine échappée au sommeil, elle n'était vêtue que d'une tunique flottante; ses   pieds étaient nus, sa blonde chevelure flottait en désordre sur ses épaules, et   des torrents de larmes inondaient ses joues : elle redemandait aux flots le   cruel Thésée; les flots restaient sourds à ses cris. Elle criait et pleurait à   la fois; mais (heureux privilège de la beauté !) ses cris et ses pleurs   ajoutaient encore à ses charmes. "Le perfide ! disait-elle en se frappant le   sein, il me fuit ! que vais-je devenir ? hélas ! quel sera mon   sort ?"
   Elle dit; et soudain les cymbales et   les tambours qu'agitent des mains frénétiques font retentir au loin le rivage.   Frappée d'effroi, elle tombe en prononçant quelques mots entrecoupés, et son   sang a fui de ses veines glacées. Mais voici venir les Bacchantes échevelées et   les Satyres légers, avant-coureurs du dieu des vendanges; voici le vieux Silène,   toujours ivre : suspendu à la crinière de son âne, qui plie sous le faix, il   peut à peine se soutenir. Tandis qu'il poursuit les Bacchantes, qui fuient et   l'agacent en même temps, et qu'il presse du bâton les flancs du quadrupède aux   longues oreilles, l'inhabile cavalier tombe la tête la première. Aussitôt les   Satyres de lui crier : "Relevez-vous, père Silène, relevez-vous !   "
   Cependant, du haut de son char couronné de pampres, le dieu guide avec des   rênes d'or les tigres qu'il a domptés. Ariane, en perdant Thésée, a perdu la   couleur et la voix : trois fois elle veut fuir, trois fois la crainte enchaîne   ses pas; elle frémit, elle tremble, comme la paille légère ou les roseaux   flexibles qu'agite le moindre vent. Mais le dieu : "Bannis, lui dit-il, toute   frayeur; tu retrouves en moi un amant plus tendre, plus fidèle que Thésée :   fille de Minos , tu seras l'épouse de Bacchus. Pour récompense je t'offre le   ciel; astre nouveau, ta couronne brillante y servira de guide au pilote   incertain." A ces mots, il s'élance de son char dont les tigres auraient pu   effrayer Ariane; la terre s'incline sous ses pas; pressant sur son sein la   princesse éperdue, il l'enlève. Et comment eût-elle résisté ? un dieu ne peut-il   pas tout ce qu'il veut ? Tandis qu'une partie du cortège entonne des chants   d'hyménée, et que l'autre crie : Evohé ! Evohé ! le dieu et sa jeune épouse   consomment le sacrifice nuptial.
   Lors donc   que tu seras assis à un festin embelli des dons de Bacchus, et qu'une femme aura   pris place auprès de toi sur le même lit, prie ce dieu, dont les mystères se   célèbrent pendant la nuit, de garantir ton cerveau des vapeurs nuisibles du vin.   C'est là que tu pourras, à mots couverts, adresser à ta belle de tendres   discours, dont sans peine elle devinera le sens. Une goutte de vin te suffira   pour tracer sur la table de doux emblèmes où elle lira la preuve de ton amour.   Que tes yeux alors fixés sur ses yeux achèvent de lui dévoiler ta flamme. Sans   la parole, le visage a souvent sa voix et son éloquence. Empare-toi le premier   de la coupe qu'ont touchée ses lèvres, et du côté où elle a bu, bois après elle.   Saisis les mets que ses doigts ont effleurés, et qu'en même temps ta main   rencontre la sienne.
   Tâche aussi de plaire   au mari de la belle; rien ne sera plus utile à tes desseins que son amitié. Si   le sort, te favorisant, te donne la royauté du festin, aie soin de la lui céder;   ôte ta couronne pour en orner sa tête. Qu'il soit ton inférieur ou ton égal,   n'importe, laisse-le se servir le premier, et, dans la conversation, n'hésite   pas à prendre le second rôle. Le moyen le plus sûr et le plus commun de tromper,   c'est d'emprunter le nom de l'amitié; mais, quoique sûr et commun, ce moyen n'en   est pas moins un crime. En amour, le mandataire va souvent plus loin que son   mandat, et se croit autorisé à dépasser les ordres qu'il a   reçus.
   Je vais te prescrire la juste mesure   que tu dois observer en buvant : que ton esprit et tes pieds gardent toujours   leur équilibre; évite surtout les querelles qu'engendre la vin, et ne sois pas   trop prompt au combat. N'imite pas cet Eurytion qui mourut sottement pour avoir   trop bu : la table et le vin ne doivent inspirer qu'une douce gaieté. Si tu as   de la voix, chante; si tes membres sont flexibles, danse; enfin, ne néglige   aucun de tes moyens de plaire. Une ivresse véritable inspire le dégoût; une   ivresse feinte peut avoir son utilité. Que ta langue rusée bégaie comme avec   peine des sons inarticulés, afin que tout ce que tu feras ou diras d'un peu   libre trouve son excuse dans de trop fréquentes libations. Fais hautement des   souhaits pour ta maîtresse, fais-en pour celui qui partage sa couche; mais, au   fond du coeur, maudis son époux.
   Lorsque les   convives quitteront la table, le mouvement qui en résulte t'offrira un facile   accès près de ta belle. Mêlé dans la foule, approche-toi d'elle doucement, de   tes doigts serre sa taille, et de ton pied va chercher le sien. Mais voici   l'instant de l'entretien. Loin d'ici, rustique pudeur ! la Fortune et Vénus   secondent l'audace. Ne compte pas sur moi pour t'enseigner les lois de   l'éloquence; songe seulement à commencer, et l'éloquence te viendra sans que tu   la cherches. II faut jouer le rôle d'amant; que tes discours expriment le mal   qui te consume, et ne néglige aucun moyen pour persuader ta belle. II n'est pas   bien difficile de se faire croire; toute femme se trouve aimable; et la plus   laide est contente de la beauté qu'elle croit avoir. Que de fois d'ailleurs   celui qui d'abord faisait semblant d'aimer finit par aimer sérieusement, et   passa de la feinte à la réalité ! Jeunes beautés, montrez-vous plus indulgentes   pour ceux qui se donnent les apparences de l'amour; cet amour, d'abord joué, va   devenir sincère. Tu peux encore, par d'adroites flatteries, t'insinuer   furtivement dans son coeur, comme le ruisseau couvre insensiblement la rive qui   le dominait. N'hésite point à louer son visage, ses cheveux, ses doigts arrondis   et son pied mignon. La plus chaste est sensible à l'éloge qu'on fait de sa   beauté, et le soin de ses attraits occupe même la vierge encore novice.   Pourquoi, sans cela, Junon et Pallas rougiraient-elles encore aujourd'hui de   n'avoir point obtenu le prix décerné à la plus belle dans les bois du mont Ida ?   Voyez ce paon : si vous louez son plumage, il étale sa queue avec orgueil; si   vous le regardez en silence, il en cache les trésors. Le coursier, dans la lutte   des chars, aime les applaudissements donnés à sa crinière bien peignée et à sa   fière encolure.
   Ne sois point timide dans   tes promesses, ce sont les promesses qui entraînent les femmes.  Prends tous les   dieux à témoin de ta sincérité. Jupiter, du haut des cieux, rit des parjures   d'un amant, et les livre, comme un jouet, aux vents d'Éole pour les emporter.   Que de fois il jura faussement par le Styx d'être fidèle à Junon ! son exemple   nous rassure et nous encourage. Il importe qu'il y ait des dieux, comme il   importe d'y croire : prodiguons sur leurs autels antiques et l'encens et le vin.   Les dieux ne sont pas plongés dans un repos indolent et semblable au sommeil.   Vivez dans l'innocence, car ils ont les yeux sur vous. Rendez le dépôt qui vous   est confié; suivez les lois que la piété vous prescrit; bannissez la fraude; que   vos mains soient pures de sang humain, Si vous étes sages, ne vous jouez que des   jeunes filles; vous pouvez le faire impunément, en observant dans tout le reste   la bonne foi. Trompez des trompeuses. Les femmes, pour la plupart, sont une race   perfide; qu'elles tombent dans les pièges qu'elles-mêmes ont   dressés.
   L'Égypte, dit-on, privée des pluies   nourricières qui fertilisent ses campagnes, avait éprouvé neuf années de   sécheresse continuelle : Thrasius vient trouver Busiris, et lui découvrit un   moyen d'apaiser Jupiter : c'est, dit-il, de répandre sur ses autels le sang d'un   hôte étranger, "Tu seras, lui répond Busiris, la première victime offerte à ce   dieu; tu seras l'hôte étranger à qui l'Égypte sera redevable de l'eau céleste".   Phalaris fit aussi brûler le féroce Perillus dans le taureau d'airain qu'il   avait fabriqué, et le malheureux inventeur arrosa de son sang l'ouvrage de ses   mains ! Ce fut une double justice. Quoi de plus juste, en effet, que de faire   périr par leur propre invention ces artisans de supplices ? Parjure pour   parjure, c'est la règle de l'équité; la femme abusée ne doit s'en prendre qu'à   elle-même de la trahison dont elle donna l'exemple.
   Les larmes sont aussi fort utiles en amour; elles   amolliraient le diamant. Tâche donc que ta maîtresse voie tes joues baignées de   larmes. Si cependant tu n'en peux verser (car on ne les a pas toujours à   commandement),  mouille alors tes yeux avec la main.
   Quel amant expérimenté ignore combien les baisers   donnent de poids aux douces paroles ? Ta belle s'y refuse; prends-les malgré ses   refus. Elle commencera peut-être par résister : "Méchant !" dira-t-elle; mais,   tout en résistant, elle désire succomber. Seulement, ne va pas, par de brutales   caresses, blesser ses lèvres délicates, et lui donner sujet de se plaindre de ta   rudesse. Après un baiser pris, si tu ne prends pas le reste, tu mérites de   perdre les faveurs même qui te furent accordées. Que te manquait-il, dès lors,   pour l'accomplissement, de tous tes voeux ? Quelle pitié ! ce n'est pas la   pudeur qui t'a retenu; c'est une stupide maladresse. C'eût été lui faire   violence, dis-tu ? Mais cette violence plaît aux belles, ce qu'elles aiment à   donner, elles veulent encore qu'on le leur ravisse. Toute femme, prise de force   dans l'emportement de la passion, se réjouit de ce larcin : nul présent n'est   plus doux à son coeur. Mais lorsqu'elle sort intacte d'un combat où on pouvait   la prendre d'assaut, en vain la joie est peinte sur son visage, la tristesse est   dans son coeur. Phoebé fut violée; Ilaïre, sa soeur, le fut aussi; cependant   l'une et l'autre n'en aimèrent pas moins leurs ravisseurs.
   Une histoire bien connue, mais qui mérite d'être   racontée, c'est la liaison de la fille du roi de Scyros avec le fils de Thétis.   Déjà Vénus avait récompensé Pâris de l'hommage rendu à sa beauté, lorsque, sur   le mont Ida, elle triompha de ses deux rivales; déjà, une nouvelle bru était   venue d'une contrée lointaine dans la famille de Priam, et les murs d'Ilion   renfermaient l'épouse du roi de Sparte. Tous les princes grecs juraient de   venger l'époux outragé : car l'injure d'un seul était devenue la cause de tous.   Achille cependant (quelle honte, s'il n'eût en cela cédé aux prières de sa   mère !), Achille avait déguisé son sexe sous les longs vêtements d'une fille.   Que fais-tu, petit-fils d'Éacus ? tu t'occupes à filer la laine ! Est-ce là   l'ouvrage d'un homme ? C'est par un autre art de Pallas que tu dois trouver la   gloire. À quoi bon ces corbeilles ? ton bras est fait pour porter le bouclier.   Pourquoi cette quenouille dans la main qui doit terrasser Hector ? jette loin de   toi ces fuseaux, et que cette main rigoureuse brandisse la lance Pélias. Un   jour, le même lit avait réuni, par hasard, Achille et la princesse de Scyros,   quand la violence qu'elle subit lui dévoila tout à coup le sexe de sa compagne.   Elle ne céda sans doute qu'à la force : je me plais à le croire; mais enfin elle   ne fut pas fâchée que la force triomphât. "Reste," lui disait-elle souvent,   lorsque Achille impatient de partir avait déjà déposé la quenouille pour saisir   ses armes redoutables. Où donc est cette prétendue violence ? Pourquoi,   Déidamie, retenir d'une voix caressante l'auteur de ta honte ?
   Oui, si la pudeur ne permet pas à la femme de faire les   avances, en revanche c'est un plaisir pour elle de céder aux attaques de son   amant. Certes, il a une confiance trop présomptueuse dans sa beauté, le jeune   homme qui se flatte qu'une femme fera la première demande. C'est à lui de   commencer, à lui d'employer les prières; et ses tendres supplications seront   bien accueillies par elle. Demandez pour obtenir : elle veut seulement qu'on la   prie. Explique-lui la cause et l'origine de ton amour. Jupiter abordait en   suppliant les anciennes héroïnes; et, malgré sa grandeur, aucune ne vint à lui   la première, tout Jupiter qu'il était. Si cependant on ne répond à tes prières   que par un orgueilleux dédain, n'insiste pas davantage, et reviens sur tes pas.   Bien des femmes désirent ce qui leur échappe, et détestent ce qu'on leur offre   avec instance. Sois moins pressant, et tu cesseras d'être importun. Il ne faut   pas manifester l'espoir d'un prochain triomphe; que l'Amour s'introduise auprès   d'elle sous le voile de l'amitié. J'ai vu plus d'une beauté farouche être dupe   de ce manège et son ami devenir bientôt son amant.
   Un teint blanc ne sied point à un marin : l'eau de la   mer et les rayons du soleil ont dû hâler son visage; il ne sied point non plus   au laboureur qui, sans cesse exposé aux injures de l'air, remue la terre avec la   charrue ou les pesants râteaux; et vous qui, dans la lutte, briguez la couronne   de l'olivier, une peau trop blanche vous serait une honte. De même tout amant   doit être pâle : la pâleur est le symptôme de l'Amour, c'est la couleur qui lui   convient : que, dupe de ta pâleur, ta maîtresse prenne un tendre intérêt à ta   santé. Orion était pâle, lorsqu'il suivait Lyrice dans les bois;  Daphnis, épris   d'une indifférente Naïade, était pâle aussi. Que ta maigreur décèle encore les   tourments de ton âme; ne rougis pas même de couvrir ta brillante chevelure du   voile des malades. Les veilles, les soucis et les chagrins qu'engendre un   violent amour maigrissent un jeune homme. Pour voir combler tes voeux, ne crains   pas d'exciter la pitié, et qu'en te voyant chacun s'écrie : "tu   aimes."
   Maintenant, dois-je garder le   silence, ou me plaindre de voir partout la vertu confondue avec le crime ?   L'amitié, la bonne foi ne sont plus que de vains mots. Hélas ! tu ne pourrais   sans danger vanter à ton ami l'objet de ton amour : s'il croit à tes éloges, il   devient aussitôt ton rival. Mais, dira-t-on, le petit-fils d'Actor ne souilla   point le lit d'Achille; Phèdre ne fut point infidèle, du moins en faveur de   Pirithoüs; Pylade aimait Hermione d'un amour aussi chaste que celui de Phébus   pour Pallas, que celui de Castor et de Pollux pour Hélène, leur soeur. Compter   sur un pareil prodige, c'est se flatter de cueillir des fruits sur la stérile   bruyère, ou de trouver du miel au milieu d'un fleuve. Le crime a tant d'appas !   chacun ne songe qu'à son propre plaisir; et celui que l'on goûte aux dépens du   bonheurd'autrui n'en a que plus d'attraits. Ô honte ! ce n'est pas son ennemi   qu'un amant doit craindre. Pour être à l'abri du danger, fuis ceux même qui te   paraissent le plus dévoués. Méfie-toi d'un parent, d'un frère, d'un tendre ami :   ce sont eux qui doivent t'inspirer les craintes les plus fondées.
   J'allais finir; mais je dois dire que toutes les femmes   n'ont pas la même humeur; il est, pour répondre aux mille différences de   caractère qui les distinguent, mille moyens de les séduire. Le même sol ne donne   pas toutes sortes de productions : l'un convient à la vigne, l'autre à   l'olivier; celui-ci se couvre de vertes moissons. On voit dans le monde autant   d'esprits divers que de visages. Un homme habile saura se plier à cette   diversité d'humeurs, semblable à Protée, qui tantôt se transformait en onde   légère, [1,760] tantôt en lion, tantôt en arbre ou en sanglier au poil hérissé.   Tel poisson se prend avec le harpon, tel autre avec la ligne, tel enfin reste   captif dans les filets du pêcheur. Les mêmes moyens ne réussissent pas   toujours : sache les varier selon l'âge de tes maîtresses. Une vieille biche   découvre de plus loin le piège qu'on lui tend. Si tu te montres trop savant   auprès d'une beauté novice, ou trop entreprenant auprès d'une prude, elle se   défiera de toi et se tiendra sur ses gardes. C'est ainsi que parfois la femme   qui craint de se livrer à un honnête homme s'abandonne aux caresses d'un vil   manant.
   Une partie de ma tâche est achevée;   une autre me reste à remplir. Jetons ici l'ancre qui doit arrêter mon   navire.
LIVRE II
Chantez, chantez deux fois : "Io Paean !", la proie que je   poursuivais est tombée dans mes filets. Que l'amant joyeux couronne mon front   d'un vert laurier, et m'élève au-dessus du vieillard d'Ascra et de l'aveugle de   Méonie. Tel le fils de Priam, fuyant à toutes voiles la belliqueuse Amyclée,   entraînait l'épouse de son hôte; tel aussi, ô Hippodamie, Pélops, sur son char   vainqueur, t'emmenait loin de ta patrie.
   Jeune homme, pourquoi te hâtes-tu si fort ? Ta nef vogue en   pleine mer,  et le port où je te conduis est loin encore. Ce n'est pas assez que   mes vers aient mis ton amante dans tes bras : mon art t'apprit à la vaincre; mon   art doit aussi t'apprendre à conserver son amour. S'il est glorieux de faire des   conquêtes, il ne l'est pas moins de les garder : l'un est souvent l'ouvrage du   hasard, l'autre est un effet de l'art.
   Reine   de Cythère, et toi, son fils, si jamais vous me fûtes favorables, c'est   aujourd'hui surtout que je vous invoque ! Et toi aussi, divine Érato, car tu   dois ton nom à l'amour. Je médite une grande entreprise : je dirai par quel art   on peut fixer l'Amour, cet enfant volage, sans cesse errant dans le vaste   univers : il est léger : il a deux ailes pour s'envoler : comment arrêter son   essor ?
   Minos n'avait rien négligé pour   s'opposer à la fuite de son hôte; mais celui-ci osa, avec des ailes, se frayer   une route. Quand Dédale eut renfermé le monstre moitié homme et moitié taureau,   fruit des amours d'une mère criminelle : "Ô toi qui es si juste, dit-il à Minos,   mets un terme à mon exil : que ma terre natale reçoive mes cendres ! En butte à   la rigueur des destins, si je n'ai pu vivre dans ma patrie, que je puisse du   moins y mourir ! Permets à mon fils d'y retourner, si son père ne peut trouver   grâce devant toi; ou, si tu es inexorable pour l'enfant, prends pitié du   vieillard !" Ainsi parla Dédale; mais en vain il essayait, par ce discours et   beaucoup d'autres, d'émouvoir Minos; celui-ci restait inflexible. Convaincu de   l'inutilité de ses prières : "Voilà, se dit-il à lui-même, une occasion pour moi   d'exercer mon génie. Minos règne sur la terre, règne sur les flots ; ces deux   éléments se refusent à ma fuite. L'air me reste; c'est par là qu'il faut   m'ouvrir un chemin. Puissant Jupiter ! excuse mon entreprise. Je ne prétends   point m'élever jusqu'aux célestes demeures ;  mais je profite de l'unique voie   qui me reste pour fuir mon tyran. Si le Styx m'offrait un passage, je   traverserais les eaux du Styx. Qu'il me soit donc permis de changer les lois de   ma nature."
   Souvent le malheur éveille   l'industrie. Qui jamais eût pensé qu'un homme pût voyager dans les airs ? Dédale   cependant se fabrique des ailes avec des plumes artistement disposées, et   attache son léger ouvrage avec des fils de lin; la cire amollie au feu en garnit   l'extrémité inférieure. Enfin, ce chef-d'oeuvre d'un art jusqu'alors inconnu   était terminé : le jeune Icare maniait, joyeux, et les plumes et la cire,  sans   se douter que cet appareil dût armer ses épaules pour la fuite. "Voilà, lui dit   son père, le navire qui nous ramènera dans notre patrie; c'est par lui que nous   échapperons à Minos. Si Minos nous a fermé tous les chemins, il n'a pu nous   interdire celui de l'air; profite donc de mon invention pour fendre les plaines   de l'air. Mais garde-toi d'approcher de la vierge de Tégée ou d'Orion qui, armé   d'un glaive, accompagne le Bouvier. Mesure ton vol sur le mien; je te précéderai   ; contente-toi de me suivre guidé par moi, tu seras en sûreté. Car si, dans   notre course aérienne, nous nous élevions trop près du soleil, la cire de nos   ailes n'en pourrait supporter la chaleur; si, par un vol trop humble, nous   descendions trop près de la mer, nos ailes imprégnées de l'humidité des eaux   perdraient leur mobilité. Vole entre ces deux écueils. Redoute aussi les vents,   ô mon fils ! suis leur direction, et livre-toi à leur souffle officieux." Après   ces instructions, Dédale ajuste les ailes de son fils, et lui apprend à les   faire mouvoir : ainsi les oiseaux débiles apprennent de leur mère à voler. Il   adapte ensuite à ses épaules ses propres ailes, et se balance timidement dans la   route nouvelle qu'il s'est ouverte. Avant de prendre son vol, il donne à son   jeune fils un baiser, et ses yeux ne peuvent retenir ses larmes   paternelles.
   Non loin de là s'élevait une   colline, moins haute qu'une montagne, mais qui pourtant dominait la plaine.   C'est de là qu'ils s'élancent pour leur fuite périlleuse. Dédale, en agitant ses   ailes, a les yeux fixés sur celles de son fils, sans ralentir toutefois sa   course aérienne. D'abord la nouveauté de ce voyage les enchante; et bientôt,   bannissant toute crainte, l'audacieux Icare prend un essor plus hardi. Un   pêcheur les aperçut tandis qu'il cherchait à prendre les poissons à l'aide de   son roseau flexible, et la ligne s'échappa de ses mains. Déjà, ils ont laissé   sur la gauche Samos, et Naxos,  et Paros, et Délos chère à Phébus : ils ont à   leur droite Lébynthe, Calymne ombragée de forêts, et Astypalée environnée   d'étangs poissonneux, lorsque le jeune Icare, emporté par la témérité, trop   commune, hélas ! à son âge, s'éleva plus haut vers le ciel, et abandonna son   guide. Les liens de ses ailes se relâchent; la cire se fond aux approches du   soleil, et ses bras qu'il remue n'ont plus de prise sur l'air trop subtil.   Alors, du haut des cieux, il regarde la mer avec épouvante, et l'effroi voile   ses yeux d'épaisses ténèbres. La cire était fondue; en vain il agite ses bras   dépouillés; tremblant et n'ayant plus rien pour se soutenir, il tombe; et dans   sa chute : "Ô mon père ! ô mon père ! s'écrie-t-il, je suis entraîné." Les flots   azurés lui ferment la bouche. Cependant son malheureux père (hélas ! il avait   cessé de l'être) : "Icare ! mon fils ! lui crie-t-il, où es-tu ? vers quel point   du ciel diriges-tu ton vol ? Icare !" Il l'appelait encore, quand il aperçut des   plumes flottant sur les ondes. La terre reçut les restes d'Icare, et la mer   garde son nom.
   Minos ne put empêcher un   mortel de fuir avec des ailes; et moi j'entreprends de fixer un dieu plus léger   que l'oiseau.  C'est une erreur grossière que d'avoir recours à l'art des   sorcières thessaliennes, ou de faire usage de l'hippomane arraché du front d'un   jeune poulain. Les herbes de Médée, les chants magiques des Marses ne pourraient   faire naître l'amour. Si les enchantements avaient ce pouvoir, Médée eût captivé   pour toujours le fils d'Eson, Ulysse eût été retenu par Circé. Il est donc   inutile de faire boire aux jeunes filles des philtres amoureux : les philtres   troublent la raison et n'engendrent que la fureur.
   Loin de toi ces coupables artifices ! sois aimable, et tu   seras aimé. La beauté du visage, l'élégance de la taille ne te suffiront point   pour cela. Fusses-tu Nirée, jadis tant vanté par Homère,  fusses-tu le tendre   Hylas, enlevé par les coupables Naïades; pour fixer ta maîtresse, et pour n'être   pas surpris un jour d'être quitté par elle, joins les dons de l'esprit aux   avantages du corps. La beauté est un bien périssable; avec les années, elle ne   cesse de décroître : elle s'altère par sa durée même. Les violettes et les lis   épanouis ne fleurissent pas toujours; et la rose une fois tombée, sa tige   dépouillée n'a plus que des épines. Ainsi, bel adolescent, bientôt blanchiront   tes cheveux; ainsi les rides viendront sillonner ton visage. Pour relever ta   beauté, forme-toi un esprit à l'épreuve du temps :  c'est le seul bien qui nous   accompagne jusqu'au tombeau. Donne un soin assidu à la culture des beaux arts, à   l'étude des deux langues. Ulysse n'était point beau, mais il était éloquent; et   deux déesses éprouvèrent pour lui les tourments de l'amour. Que de fois Calypso   gémit de le voir hâter son départ, et prétendit que les flots ne permettaient   pas de mettre à la voile ! Sans cesse elle lui redemandait l'histoire de la   chute de Troie, qu'il redisait sans cesse sous une forme nouvelle. Un jour, ils   étaient arrêtés sur le rivage;  la belle Nymphe voulait qu'il lui racontât la   fin cruelle du roi de Thrace. Ulysse, avec une baguette légère qu'il tenait par   hasard à la main, lui en traçait l'image sur le sable. "Voici Troie, lui dit-il   (et il en figurait les remparts). Ici coule le Simoïs. Supposez que voici mon   camp. Plus loin est une plaine (il la représentait) qu'ensanglanta le meurtre de   ce Dolon qui, pendant la nuit, voulait ravir les chevaux d'Achille. Là,   s'élevaient les pentes de Rhésus, roi de Thrace; c'est par ici que je revins   avec les chevaux enlevés à ce prince." Il continuait sa description,  lorsque   tout à coup une vague vint effacer Pergame, et Rhésus et son camp. Alors la   déesse : "Osez donc, lui dit-elle, osez vous fier à ces flots qui viennent, sous   vos yeux, d'effacer de si grands noms !" Qui que tu sois, n'aie qu'une faible   confiance dans les charmes trompeurs de la beauté : ajoute d'autres avantages à   ces mérites du corps.
   Ce qui gagne surtout   les coeurs, c'est une adroite complaisance. La rudesse et les paroles acerbes   n'engendrent que la haine. Nous détestons l'épervier qui passe sa vie dans les   combats, et le loup toujours prêt à fondre sur les troupeaux timides. Mais   l'homme ne tend point de pièges à la douce hirondelle, et laisse la colombe   habiter en paix les tours qu'il a bâties. Loin de toi les querelles et les   combats d'une langue mordante ! les paroles agréables sont l'aliment de l'amour.   C'est par des querelles que la femme éloigne son mari, et le mari sa femme : ils   croient, en agissant ainsi, se payer d'un juste retour. Permis à eux : les   querelles sont la dot que les époux s'apportent mutuellement. Mais une maîtresse   ne doit entendre que des paroles aimables. Ce n'est point par ordre de la loi   que le même lit vous a reçus; votre loi, à vous, c'est l'amour. N'approche de   ton amie qu'avec de tendres caresses, qu'avec des paroles qui flattent son   oreille, afin qu'elle se réjouisse de ta venue. Ce n'est point aux riches que je   viens enseigner l'art d'aimer : celui qui donne n'a pas besoin de mes leçons. Il   a toujours assez d'esprit, s'il peut dire, quand il lui plaît : "Acceptez ceci."   Je lui cède le pas : ses moyens de plaire sont plus puissants que les miens. Je   suis le poète du pauvre, parce que, pauvre moi-même, j'ai aimé. À défaut de   présents, je payais mes maîtresses en belles paroles. Le pauvre doit être   circonspect dans ses amours; le pauvre ne doit se permettre aucune invective; il   doit endurer bien des choses qu'un amant riche ne souffrirait pas. Je me   souviens d'avoir, dans un moment de colère, mis en désordre la chevelure de ma   maîtresse. Combien cet emportement m'enleva de beaux jours ! je ne crois pas, et   je ne m'aperçus point que j'eusse déchiré sa robe; mais elle le prétendit, et je   fus obligé de la remplacer à mes frais. Ô vous, plus sages que votre maître,   évitez ses fautes, ou craignez comme lui d'en porter la peine. Faites la guerre   aux Parthes, mais soyez en paix avec votre amie; ayez recours à l'agréable   badinage et à tout ce qui peut exciter l'amour.
   Si ta maîtresse se montre peu traitable et peu gracieuse   pour toi, souffre-le avec patience ; et bientôt elle s'adoucira. Si l'on courbe   une branche avec précaution, elle plie; elle rompt, si l'on fait tout d'abord   sur elle l'essai de toutes ses forces. En suivant avec précaution le fil de   l'eau, on traversa un fleuve à la nage; mais si l'on veut lutter contre le   courant, impossible d'en venir à bout. La patience triomphe des tigres et des   lions de Numidie; le taureau s'accoutume peu à peu au joug de la charrue. Quelle   femme fut jamais plus farouche qu'Atalante l'Arcadienne ? et pourtant, toute   fière qu'elle était, elle se rendit enfin aux tendres soins de son amant. On dit   que Milanion pleura souvent à l'ombre des forêts son malheur et les rigueurs de   sa cruelle maîtresse; que souvent, par son ordre, il porta sur ses épaules des   filets trompeurs; que souvent il perça de ses traits le sanglier menaçant. Il   fut même atteint par les flèches d'Hylée; mais d'autres flèches, hélas ! trop   connues, l'avaient déjà blessé.
   Je ne te   prescris point de gravir, l'arc en main, comme lui, les bois escarpés du Ménale,   ni de charger tes épaules de lourds filets; je ne t'ordonne point d'offrir ta   poitrine aux flèches d'un ennemi. Si tu sais être prudent, tu verras que les   préceptes de mon art sont plus faciles à suivre.
   Ta maîtresse résiste : eh bien, cède; c'est en cédant que tu   triompheras. Quel que soit le rôle qu'elle t'impose, sois prêt à le remplir.  Ce   qu'elle blâme, blâme-le; loue ce qu'elle loue. Ce qu'elle dit, répète-le; nie ce   qu'elle nie. Ris, si elle rit; pleure, si elle pleure : en un mot, compose ton   visage sur le sien. Mais elle veut jouer, et déjà sa main agite les dés   d'ivoire : fais exprès de manquer le coup, et passe-lui la main. Si vous jouez   aux osselets, pour lui épargner le chagrin d'une défaite, fais en sorte d'amener   souvent un malencontreux ambesas. Si un échiquier est votre champ de bataille,   il faut que tes pions de verre tombent sous les coups de l'ennemi. Aie soin de   tenir sur elle son ombrelle déployée; de lui frayer un passage, si elle se   trouve engagée dans la foule; empresse-toi d'approcher le marchepied pour   l'aider à monter sur son lit; ôte ou mets les sandales à son pied délicat.   Souvent aussi, quoique transi de froid toi-même, il te faudra réchauffer dans   ton sein les mains glacées de ta maîtresse. Ne rougis point, bien qu'il y ait   quelque honte, d'employer ta main, la main d'un homme libre, à lui tenir le   miroir. Ce demi-dieu, vainqueur des monstres suscités contre lui par une marâtre   dont il lassa la haine; ce héros digne d'être admis dans l'Olympe qu'il avait   soutenu sur ses épaules, Hercule, confondu parmi les vierges d'Ionie, tenait,   dit-on, leurs corbeilles et filait avec elles des laines grossières. Quoi ! le   héros de Tirynthe obéit aux ordres de sa maîtresse; et toi, tu hésiterais à   souffrir ce qu'il a souffert ! Si ta belle te donne un rendez-vous au Forum,   tâche de t'y trouver avant l'heure prescrite et ne te retire que fort tard. Si   elle t'ordonne de te trouver en quelque autre endroit, quitte tout pour y   courir : la foule même ne doit pas ralentir ta marche. Si, le soir, retournant   chez elle, au sortir d'un festin, elle appelle un esclave, offre-toi aussitôt.   Tu es à la campagne, et elle t'écrit : "Venez sur-le-champ"; l'Amour hait la   lenteur. À défaut de voiture, fais la route à pied. Rien ne doit t'arrêter, ni   un temps lourd, ni l'ardente Canicule, ni la neige qui blanchit les   chemins.
   L'amour est une image de la   guerre : loin de lui, hommes pusillanimes ! les lâches sont incapables de   défendre ses étendards. La nuit, l'hiver, les longues marches, les douleurs   cruelles, les travaux les plus pénibles, il faut tout endurer dans ces camps où   semble régner la mollesse. Souvent tu devras supporter la pluie que les nuages   verseront sur toi ; souvent il te faudra, transi de froid, coucher sur la dure.   Apollon, lorsqu'il paissait les troupeaux d'Admète, n'avait, dit-on, pour asile   qu'une étroite cabane. Qui rougirait de faire ce qu'a fait Apollon ? Dépouille   tout orgueil si tu aspires à un amour durable. Si tu ne peux arriver à ta   maîtresse par une route sûre et facile, si sa porte bien fermée te fait   obstacle, monte sur le toit et descends chez elle par cette route périlleuse, ou   bien glisse-toi furtivement par une fenêtre élevée. Elle sera charmée de se   savoir la cause du danger que tu as couru : ce sera pour elle un gage assuré de   ton amour. Tu pouvais souvent, ô Léandre, te priver de voir ton amante; mais tu   traversais à la nage les flots, pour lui prouver ton courage.
   Il ne faut pas rougir de gagner les bonnes grâces des   servantes, selon leur rang, et même des simples valets. Que risques-tu à saluer   chacun d'eux par son nom ? Amant ambitieux, ne crains point de serrer dans tes   mains leurs mains serviles. Fais aussi (la dépense est légère) quelques petits   cadeaux, selon tes moyens, au valet qui te les demande. Offres-en aussi à la   suivante, dans ce jour où, trompée par le travestissement des servantes   romaines, les Gaulois payèrent cette erreur de leur vie. Crois-moi, fais en   sorte de mettre dans tes intérêts tout ce petit peuple; n'oublie ni le portier,   ni l'esclave qui veille à la porte de la chambre à coucher.
   Je ne t'ordonne point de faire de riches présents à ta   maîtresse; offre-lui quelques bagatelles, pourvu qu'elles soient bien choisies   et données à propos. Lorsque la campagne étale ses richesses, lorsque les   branches d'arbres plient sous le poids des fruits, qu'un jeune esclave lui   apporte de ta part une corbeille pleine de ces dons champêtres. Tu pourras dire   qu'ils viennent d'une campagne voisine de la ville, bien qu'ils aient été   achetés sur la Voie Sacrée. Envoie-lui ou des raisins ou de ces châtaignes   qu'aimait Amaryllis; mais les Amaryllis de nos jours aiment peu les châtaignes.    Un envoi de grives ou de colombes lui prouvera que tu ne l'oublies point. Je   sais qu'on achète aussi par de semblables prévenances l'espoir d'hériter d'un   vieillard sans enfants. Ah ! périssent ceux qui font des présents un si coupable   usage !
   Dois-je te conseiller de lui envoyer   aussi de tendres vers ? Hélas ! les vers ne sont guère en honneur. On en fait   l'éloge, mais on veut des dons plus solides. Un Barbare même, pourvu qu'il soit   riche, est sûr de plaire. Nous sommes vraiment dans l'âge d'or : c'est avec l'or   qu'on obtient les plus grands honneurs; c'est avec l'or qu'on se rend l'amour   favorable. Homère lui-même, vint-il escorté des neuf Muses, s'il se présentait   les mains vides, Homère serait mis à la porte. Il y a pourtant quelques femmes   instruites ; mais elles sont bien rares; les autres ne savent rien et veulent   paraître savantes. Cependant tu feras, dans tes vers, l'éloge des unes et des   autres. Surtout, lecteur habile, fais valoir tes vers, bons ou mauvais, par le   charme du débit. Doctes ou ignorantes, peut-être qu'un poème composé en leur   honneur fera près d'elles l'effet d'un petit cadeau.
   Surtout, quand tu seras décidé à faire quelque chose que tu   croiras utile, tâche d'amener ton amie à te prier de le faire. Si tu as promis   la liberté à un de tes esclaves, c'est à elle qu'il devra s'adresser pour   l'obtenir;  si tu fais grâce à un autre du châtiment et des fers qu'il a   mérités, qu'elle t'ait obligation de cet acte d'indulgence auquel tu étais   résolu. Tu en recueilleras l'avantage; laisse-lui en l'honneur : tu n'y perdras   rien, et elle se croira tout pouvoir sur toi.
   Mais, si tu as à coeur de conserver l'amour de ta   maîtresse, fais en sorte qu'elle te croie émerveillé de ses charmes. Est-elle   revêtue de la pourpre de Tyr : vante la pourpre de Tyr. Sa robe est-elle d'un   tissu de Cos : dis que les robes de Cos lui vont à ravir. Est-elle brillante   d'or : dis-lui qu'à tes yeux l'or a moins d'éclat que ses charmes.  Si elle   endosse les fourrures d'hiver, approuve ces fourrures; si elle s'offre à tes   yeux vêtue d'une légère tunique : "Vous m'enflammez," crieras-tu; mais prie-la,   d'une voix timide, de prendre garde au froid. Si ses cheveux sont séparés avec   art sur son front, loue ce genre de coiffure; s'ils sont frisés avec le fer :   "La charmante frisure !" diras-tu. Admire ses bras quand elle danse, sa voix   quand elle chante, et quand elle cesse, plains-toi qu'elle ait fini si tôt.   Admis à partager sa couche, tu pourras adorer ce qui fait ton bonheur, et, d'une   voix tremblante de plaisir, exprimer ton ravissement. Oui, fût-elle plus   farouche que l'effrayante Méduse, elle deviendra douce et traitable pour son   amant. Surtout sache dissimuler avec adresse et sans qu'elle puisse s'en   apercevoir, et que ton visage ne démente point tes paroles. L'artifice est utile   lorsqu'il se cache; s'il se montre, la honte en est le prix; et, par un juste   châtiment, il détruit pour toujours la confiance.
   Souvent, vers l'automne, lorsque l'année se montre parée   de tous ses charmes, lorsque la grappe vermeille se gonfle d'un jus pourpré,   lorsque nous éprouvons tour à tour un froid piquant ou une chaleur accablante,   cette inconstance de la température nous jette dans la langueur. Puisse alors ta   maîtresse se bien porter ! mais, si quelque indisposition la retenait au lit,    si elle ressentait la maligne influence de la saison, c'est alors que doivent   éclater ton amour et ton dévouement; c'est alors qu'il faut semer pour   recueillir plus tard une ample moisson. Ne te laisse point rebuter par les soins   que réclame sa triste maladie; que tes mains lui rendent tous les services   qu'elle voudra bien accepter; qu'elle te voie pleurer; qu'aucune répugnance   n'arrête tes baisers, et que ses lèvres desséchées s'humectent de tes larmes.   Fais des voeux pour sa santé; surtout fais-les à haute voix; et, au besoin, sois   toujours prêt à lui raconter des rêves d'un heureux présage. Fais venir, pour   purifier son lit et sa chambre, quelque vieille femme dont les mains tremblantes   porteront le soufre et les oeufs expiatoires : son âme gardera le souvenir de   toutes ces attentions. Que de gens obtiennent par de pareils moyens place dans   un testament ! Mais prends garde, par des complaisances trop empressées, de te   rendre importun à la malade : ta tendre sollicitude doit avoir des bornes. Ce   n'est pas à toi de lui défendre les aliments ou de lui présenter un amer   breuvage : laisse ce soin à ton rival.
   Mais   le vent auquel tu as livré tes voiles en quittant le port n'est plus celui qui   te convient quand tu vogues en pleine mer. L'amour est faible à sa naissance; il   se fortifiera par l'habitude :  sache l'alimenter, et avec le temps il deviendra   robuste. Ce taureau que tu redoutes aujourd'hui, tu le caressais quand il était   jeune; cet arbre à l'ombrage duquel tu reposes ne fut d'abord qu'un faible   scion. Mince filet d'eau à la source, le fleuve s'augmente peu à peu, et, dans   son cours, se grossit de mille ruisseaux. Tâche que ta belle s'habitue à toi :   rien n'a plus de force que l'habitude. Pour gagner son coeur, ne recule devant   aucun ennui. Que sans cesse elle te voie; qu'elle n'entende que toi. Le jour, la   nuit, sois devant ses yeux. Mais, lorsque tu pourras croire avec plus de   confiance qu'elle peut te regretter,  alors éloigne-toi, pour que ton absence   lui donne quelque inquiétude. Laisse-lui un peu de repos; le champ qu'on laisse   reposer rend avec usure la semence qu'on lui confie, et une terre aride boit   avec avidité les eaux du ciel. Tant que Phyllis eut Démophoon près d'elle, elle   ne l'aima que faiblement; dès qu'il eut mis à la voile, sa passion la consuma.   L'adroit Ulysse tourmenta Pénélope par son absence, et tes pleurs, ô Laodamie !   appelaient le retour de Protésilas.
   Mais   pour plus de sûreté, que ton éloignement ne se prolonge pas : le temps affaiblit   les regrets. L'amant qu'on ne voit plus est vite oublié : un autre prend sa   place. En l'absence de Ménélas, Hélène s'ennuya de sa couche solitaire  et alla   se réchauffer dans les bras de son hôte. Quelle sottise fut la tienne, Ménélas !   Tu pars seul, laissant sous le même toit ton épouse avec un étranger. Insensé !   c'est livrer la timide colombe à la serre du milan, c'est confier le bercail au   loup dévorant ! Non, Hélène ne fut point coupable; son ravisseur ne fut point   criminel. Il fit ce que toi-même ou tout autre eussiez fait à sa place. Tu les   forçais à l'adultère en leur laissant et le temps et le lieu. Ne semblais-tu pas   toi-même conseiller à ta jeune épouse d'en agir ainsi ? Que fera-t-elle ? Son   époux est absent; près d'elle est un aimable étranger : elle craint de coucher   seule. Que Ménélas en pense ce qu'il voudra : Hélène, selon moi, n'est pas   coupable; elle n'a fait que profiter de la complaisance d'un mari si   commode.
   Mais le féroce sanglier, dans sa   plus grande furie, lorsque ses défenses foudroyantes font rouler au loin les   rapides limiers; la lionne, lorsqu'elle présente sa mamelle aux petits qu'elle   allaite; la vipère que le voyageur a foulée d'un pied distrait, sont moins à   craindre que la femme qui a surpris une rivale dans le lit de son époux. Sa   fureur se peint sur sa figure : le fer, la flamme, tout lui est bon; oubliant   toute retenue, elle court, pareille à la Bacchante agitée par le dieu d'Aonie.   La barbare Médée vengea sur ses propres enfants le crime de Jason et la   violation de la foi conjugale; cette hirondelle que vous voyez fut aussi une   mère dénaturée. Regardez ! sa poitrine est encore teinte de sang. Ainsi se   rompent les unions les mieux assorties, les liens les plus solides. Un amant   prudent doit craindre d'exciter ces jalouses fureurs.
   Ce n'est pas que, censeur rigide, je veuille te condamner à   n'avoir qu'une maîtresse : m'en préservent les dieux ! Une femme mariée peut à   peine tenir un semblable engagement. Donne-toi de l'amusement, mais couvre d'un   voile modeste tes tendres larcins;  il faut se garder d'en tirer vanité. Ne fais   point à une femme un présent qu'une autre puisse reconnaître; change l'heure et   le lieu de vos rendez-vous, de peur qu'une d'elles ne te surprenne dans une   retraite dont elle connaît le mystère. Quand tu écriras, relis avec soin tes   épîtres avant de les envoyer : bien des femmes lisent dans une lettre plus qu'on   ne leur dit.
   Vénus blessée prend justement   les armes, rend trait pour trait à l'agresseur, et lui fait éprouver à son tour   le mal qu'il a causé. Tant qu'Atride se contenta de son épouse,  elle fut   chaste; l'infidélité de son mari la rendit coupable. Elle avait appris que   Chrysès, le laurier à la main, le front ceint de bandelettes sacrées, avait en   vain redemandé sa fille. Elle avait appris, ô Briséis, l'enlèvement qui causa   tes chagrins, et par quels honteux retards se prolongeait la guerre. Tout cela,   cependant, elle ne l'avait su que par ouï-dire. Mais elle avait vu de ses   propres yeux la fille de Priam; elle avait vu le vainqueur, ô honte ! devenu   l'esclave de sa captive. Dès lors la fille de Tyndare ouvrit à Égisthe et son   coeur et son lit, et se vengea par un crime du crime de son époux.
   Si, quoique bien cachés, tes amours secrets viennent à   se découvrir, tout découverts qu'ils sont, ne laisse pas de nier. Ne sois pour   cela ni plus soumis, ni plus flatteur que de coutume : un tel changement est la   marque d'un coeur coupable. Mais n'épargne aucun effort, et emploie toute ta   vigueur aux combats de l'amour; la paix est à ce prix; c'est ainsi que tu   pourras nier tes précédents exploits. Il en est qui te conseilleraient de   prendre pour stimulants des plantes malfaisantes; la sariette, le poivre mêlé à   la graine mordante de l'ortie, ou le pyrèthre jaune infusé dans du vin vieux : à   mon avis, ce sont de vrais poisons.  La déesse qui habite les collines ombreuses   du mont Eryx ne souffre pas pour l'usage de ses plaisirs ces moyens forcés et   violents. Tu pourras cependant te servir de l'oignon blanc que nous envoie la   ville de Mégare, et de la plante stimulante qui croît dans nos jardins : joins-y   des oeufs, du miel de l'Hymette, et ces pommes que porte le pin   élancé.
   Mais pourquoi, divine Érato, nous   égarer dans ces détails de l'art d'Esculape ? Rentrons dans la carrière dont mon   char ne doit pas sortir. Tout à l'heure je te conseillais de cacher avec soin   tes infidélités; quitte maintenant cette voie, et, si tu m'en crois, publie tes   conquêtes. Garde-toi pourtant de m'accuser d'inconséquence.  La nef recourbée   n'obéit pas toujours au même vent; elle court sur les flots, tantôt poussée par   l'Aquilon, tantôt par l'Eurus ; le Zéphyr et le Notus enflent tour à tour ses   voiles. Vois ce conducteur monté sur son char; tantôt il laisse flotter les   rênes, tantôt il retient d'une main habile ses coursiers trop   ardents.
   II est des amants que sert mal une   timide indulgence : l'amour de leur maîtresse languit si la crainte d'une rivale   ne vient le ranimer. Le bonheur souvent nous enivre, et difficilement on le   supporte avec constance. Un feu léger s'éteint peu à peu faute d'aliments  et   disparaît sous la cendre blanchâtre qui couvre sa cime; mais, à l'aide du   soufre, sa flamme assoupie se rallume et jette une clarté nouvelle. Ainsi,   lorsque le coeur languit dans une indolente torpeur, il faut, pour le réveiller,   employer l'aiguillon de la jalousie. Donne des inquiétudes à ta maîtresse, et   réchauffe son coeur refroidi; qu'elle pâlisse à la preuve de ton   inconstance.
   Ô quatre, ô mille et mille fois heureux, celui dont la maîtresse   gémit de se voir offensée ! À peine la nouvelle de son crime, dont elle voudrait   douter encore, a frappé son oreille,  elle tombe; malheureuse ! la couleur et la   voix l'abandonnent. Que ne suis-je l'amant dont elle arrache les cheveux dans sa   fureur ! que ne suis-je celui dont elle déchire le visage avec ses ongles, dont   la vue fait couler ses larmes, qu'elle regarde d'un oeil farouche, sans lequel   elle voudrait pouvoir, mais ne peut vivre ! Combien de temps, me diras-tu,   dois-je la laisser en proie au désespoir ? Hâte-toi d'y mettre un terme, de peur   que sa colère ne s'aigrisse en se prolongeant. Hâte-toi d'entourer de tes bras   son cou si blanc et de presser sur ton sein son visage baigné de larmes. À ses   pleurs donne des baisers; à ses pleurs mêle les plaisirs de l'amour. Elle   s'apaisera; c'est le seul moyen de fléchir sa colère. Lorsqu'elle se sera bien   emportée, lorsque la guerre sera ouvertement déclarée entre vous, demande-lui à   signer sur son lit le traité de paix; elle s'adoucira. C'est là que, sans armes,   habite la pacifique Concorde; c'est là, crois-moi, que naquit le Pardon. Les   colombes qui viennent de se battre unissent plus amoureusement leurs becs; leur   roucoulement semble plein de caresses et dit quel est leur amour.
   La nature ne fut d'abord qu'une masse confuse et sans   ordre, où gisaient pêle-mêle les cieux, la terre et l'onde. Bientôt le ciel   s'éleva au-dessus de la terre, la mer l'entoura d'une liquide ceinture; et de ce   chaos informe sortirent les éléments divers. La forêt se peupla de bêtes fauves,   l'air d'oiseaux légers; les poissons se cachèrent sous les eaux. Alors les   hommes erraient dans les campagnes solitaires, et la force était l'unique   partage de ces corps grossiers et endurcis. Ils avaient les bois pour demeure,   l'herbe pour nourriture, les feuilles pour lit; et pendant longtemps chacun   vécut ignoré de son semblable. La douce volupté amollit, dit-on, ces âmes   farouches, en réunissant sur la même couche l'homme et la femme. Ils n'eurent   besoin d'aucun maître pour apprendre ce qu'ils avaient à faire :  Vénus, sans le   secours de l'art, remplit son doux office. L'oiseau a une femelle qu'il aime; le   poisson trouve au milieu des ondes une compagne pour partager ses plaisirs. La   biche suit le cerf; le serpent s'unit au serpent; le chien s'accouple à la   chienne; la brebis et la génisse se livrent avec joie aux caresses du bélier et   du taureau; le bouc, tout immonde qu'il est, ne rebute point la chèvre lascive.   La cavale, en proie aux fureurs de l'amour, franchit, pour rejoindre le cheval,   et l'espace et les fleuves mêmes.
   Courage   donc ! emploie ce puissant remède pour calmer le courroux de ta maîtresse;  seul   il peut assoupir ses cuisantes douleurs, baume plus efficace que tous les sucs   de Machaon. Il saura, si tu as quelques torts, te les faire   pardonner.
   Tel était le sujet de mes chants   quand soudain Apollon m'apparut, et sous ses doigts résonnèrent les cordes d'une   lyre d'or; une branche de laurier était dans sa main; une couronne de laurier   ceignait sa tête. D'un air et d'un ton prophétiques : "Maître dans l'art folâtre   d'aimer, me dit-il, hâte-toi de conduire tes disciples dans mon temple. On y lit   cette inscription fameuse dans tout l'univers :  Mortel, connais-toi toi-même.   Celui-là seul qui se connaît suit dans ses amours les préceptes de la sagesse;   seul il sait mesurer ses entreprises à ses forces. Si la nature l'a doué d'un   beau visage, qu'il sache en tirer parti; s'il a une belle peau, qu'il se couche   souvent les épaules découvertes; s'il plaît par son langage, qu'il ne garde   point un morne silence. Est-il chanteur habile : qu'il chante; joyeux buveur :   qu'il boive. Mais qu'il n'aille pas, orateur bavard ou poète maniaque,   interrompre la conversation pour déclamer ou sa prose ou ses vers". Ainsi parla   Phébus; amants, obéissez aux oracles de Phébus :  on peut, en toute confiance,   croire aux paroles émanées de sa bouche divine. Mais mon sujet m'appelle.   Quiconque aimera prudemment et suivra les préceptes de mon art est sûr de   vaincre et d'atteindre le but qu'il se propose.
   Les sillons ne rendent pas toujours avec usure la   semence qu'on leur a confiée; les vents ne secondent pas toujours le nocher dans   sa course incertaine. Peu de plaisirs, beaucoup de peines; voilà le lot des   amants : qu'ils s'attendent à de dures épreuves. L'Athos a moins de lièvres,   l'Hybla moins d'abeilles, l'arbre de Pallas moins d'olives, le rivage de la mer   moins de coquillages, que l'Amour n'enfante de douleurs : les traits qu'il nous   lance sont trempés dans le fiel. On te dira peut-être que ta maîtresse est   sortie tandis que tu l'aperçois chez elle. N'importe, crois qu'elle est sortie   et que tes yeux te trompent. Elle a promis de te recevoir la nuit, et tu trouves   sa porte fermée : patiente, et couche-toi sur la terre froide et humide.   Peut-être même qu'une menteuse servante viendra, d'un air insolent, te dire :   "Que veut cet homme qui assiège notre porte ?" Adresse alors des paroles   caressantes à ce farouche émissaire, à la porte même, et dépose sur le seuil les   roses qui paraient ton front. Si ta maîtresse le permet, accours; si elle refuse   de te voir, retire-toi.  Un homme bien appris ne doit jamais se rendre à charge.   Voudrais-tu la forcer à dire : "Il n'y a pas moyen d'éviter cet importun ?" Les   belles ont souvent des caprices déraisonnables. N'aie pas honte de supporter ses   injures, ses coups même, ni de baiser ses pieds délicats.
   Mais pourquoi m'arrêter à de si minces détails ?   Occupons-nous d'objets plus importants. Je vais chanter de grandes choses :   peuple des amants, porte-moi toute ton attention. Mon entreprise est périlleuse;   mais, sans le péril, où serait le courage ? Le but que mon art se propose n'est   pas d'un facile accès. Supporte sans te plaindre un rival, et ton triomphe est   assuré, et tu monteras vainqueur au temple du grand Jupiter. Crois-m'en, ce ne   sont point là les avis d'un simple mortel, mais des oracles aussi sûrs que ceux   de Dodone : c'est le plus sublime précepte de l'art que j'enseigne. Ta maîtresse   fait-elle à ton rival des signes d'intelligence : souffre-le; lui écrit-elle :   ne touche point à ses tablettes. Laisse-la librement aller et venir où bon lui   semble : tant de maris ont cette complaisance pour leurs épouses légitimes,   surtout lorsqu'un doux sommeil vient aider à les tromper ! Pour moi, je   l'avouerai, je ne puis atteindre à ce degré de perfection. Qu'y faire ? je ne   suis pas à la hauteur de mon art. Quoi ! je verrais un rival faire, moi présent,   des signes à ma belle,  et je le souffrirais ! et je ne donnerais pas un libre   cours à ma colère ! Un jour, il m'en souvient, son mari lui avait donné un   baiser; je me plaignis de ce baiser : tant l'amour est plein d'injustes   exigences ! Hélas ! ce défaut m'a nui bien souvent près des femmes ! Plus habile   est celui qui permet à d'autres d'aller chez sa maîtresse. Mais le mieux est de   tout ignorer. Laisse-la cacher ses infidélités, de peur que l'aveu forcé de ses   fautes ne lui apprenne à ne plus rougir. Jeunes amants ! gardez-vous donc de   surprendre vos maîtresses; qu'en vous trompant elles vous croient dupes de leurs   belles paroles. Deux amants surpris ne s'en aiment que mieux : dès que leur sort   est commun, ils persistent l'un et l'autre dans la faute qui causa leur   perte.
   Il est une histoire bien connue de   l'Olympe entier : c'est celle de Mars et de Vénus pris en flagrant délit par les   ruses de Vulcain. Mars, épris d'un fol amour pour Vénus, de terrible guerrier   devint amant soumis. Vénus (quelle déesse eut jamais le coeur plus tendre !),   Vénus ne se montra ni novice ni cruelle. Que de fois, dit-on, la folâtre rit   avec son amant de la démarche grotesque de son époux, de ses mains durcies par   le feu et par les travaux de son art ! Qu'elle était charmante aux yeux de Mars   lorsqu'elle contrefaisait le vieux forgeron !  combien ses grâces piquantes   relevaient encore sa beauté ! Ils eurent soin d'abord de cacher leur commerce   amoureux sous le voile d'un profond mystère, et leur passion coupable fut pleine   de réserve et de pudeur. Mais le Soleil (rien n'échappe à ses regards), le   Soleil découvrit à Vulcain la conduite de son épouse. Quel fâcheux exemple tu   donnes, ô Soleil ! Réclame les faveurs de la déesse; mets ton silence à ce   prix : elle a de quoi le payer. Vulcain dispose avec art, au-dessus et autour de   son lit, des réseaux invisibles à tous les yeux; puis il feint de partir pour   Lemnos. Les deux amants volent au rendez-vous accoutumé;  et tous deux, nus   comme l'Amour, sont enveloppés par les perfides réseaux. Vulcain alors convoque   les dieux et leur offre en spectacle les amants prisonniers. On dit que Vénus   eut peine à retenir ses larmes. Leurs mains ne pouvaient ni couvrir leurs   visages, ni voiler leur nudité. Un des spectateurs dit alors d'un ton railleur :   "Brave Mars, si tes chaînes te pèsent trop, cède-les-moi." Enfin, vaincu par les   prières de Neptune, Vulcain délivra les deux captifs. Mars se retira en Thrace,   Vénus à Paphos. Dis-moi, Vulcain, qu'as-tu gagné à cela ! Naguère ils cachaient   leurs amours;  ils s'y livrent maintenant en pleine liberté; ils ont banni toute   honte. Insensé ! tu te reprocheras souvent ta sotte indiscrétion ! On dit même   que déjà tu te repens d'avoir écouté ta colère.
   Point de pièges : je vous l'ai défendu; et Vénus,   surprise par son époux, vous défend aussi ces ruses dont elle fut la victime. Ne   dressez point d'embûches à votre rival; ne cherchez point à intercepter les   secrets d'une correspondance amoureuse. Laissez ce soin, s'ils jugent à propos   de s'en charger, aux maris, dont le feu et l'eau ont consacré les droits   légitimes. Quant à moi, je le proclame de nouveau, je ne chante ici que des   plaisirs que la loi permet : nous n'associons à nos jeux aucune   matrone.
   Qui oserait divulguer aux profanes   les mystères de Cérès et les rites pieux institués dans la Samothrace ? Il y a   peu de mérite à garder le silence qui nous est prescrit; mais dire ce qu'on doit   taire est une faute des plus graves. Oh ! c'est avec justice que Tantale, puni   de son indiscrétion, ne peut saisir les fruits suspendus sur sa tête et brûle de   soif au milieu des eaux ! Cythérée surtout défend de dévoiler ses mystères. Je   vous en avertis, aucun bavard ne doit approcher de ses autels. Si les attributs   de son culte ne sont point renfermés dans de mystiques corbeilles; si l'airain à   ses fêtes ne retentit point de coups redoublés; si elle ouvre son temple à tous,   c'est à la condition de ne pas divulguer ses mystères. Vénus elle-même ne quitte   jamais son voile sans couvrir d'une pudique main ses charmes secrets. Les   troupeaux se livrent en tout lieu, et au conspect de tous, aux ébats de l'amour,   et souvent, à cette vue, la jeune fille détourne les yeux; mais il faut à nos   larcins amoureux un secret asile, des portes closes, et nous couvrons de nos   vêtements de honteuses nudités. Si nous ne cherchons pas les ténèbres, nous   aimons cependant un peu d'obscurité, quelque chose de moins que le grand jour.   Ainsi, lorsque la tuile ne protégeait pas encore la race humaine contre le   soleil et la pluie, lorsque le chêne lui fournissait et l'abri et la nourriture,   ce n'était pas en plein air, mais dans les antres et au fond des bois, qu'on   allait goûter les douceurs de l'amour; tant cette race encore grossière était   soigneuse des lois de la pudeur ! Maintenant nous affichons nos exploits   nocturnes, et il semble qu'on ne saurait payer trop cher le plaisir de les   divulguer. Que dis-je ? N'arrête-t-on pas en tous lieux toutes les jeunes   filles, pour pouvoir dire au premier venu : "En voilà encore une que j'ai   possédée ?" Et cela pour en avoir toujours quelqu'une à montrer au doigt, pour   que chaque femme signalée de la sorte devienne la fable de la ville. Mais c'est   peu, il est des hommes qui inventent des histoires qu'ils désavoueraient si   elles étaient vraies : à les entendre, i1 n'est point de femme qui leur ait   résisté. S'ils ne peuvent toucher à leur personne, ils peuvent du moins attaquer   leur honneur; et, quoique le corps soit resté chaste, la réputation est flétrie.   Va maintenant, odieux gardien, ferme la porte sur ta maîtresse; renferme-la sous   cent verrous. Que servent ces précautions en présence du diffamateur qui se   targue menteusement de faveurs qu'il n'a pu obtenir ? Pour nous, ne parlons   qu'avec réserve de nos amours réels,  et tenons nos plaisirs secrets   cachés sous un voile impénétrable.
   N'allez   pas surtout reprocher à une belle ses défauts : que d'amants se sont bien   trouvés de cette utile dissimulation ! Le héros aux pieds ailés, Persée, ne   blâme jamais dans Andromède la couleur brune de son teint. Andromaque, d'un   commun avis, était d'une taille démesurée : Hector était le seul qui la trouvât   d'une taille moyenne. Accoutume-toi à ce qui te déplaît; tu t'y feras :   l'habitude adoucit bien des choses; mais l'amour, à son début, s'effarouche d'un   rien. Une branche nouvellement greffée, qui commence à se nourrir sous la verte   écorce, tombe si le moindre souffle l'ébranle; mais, si on lui laisse le temps   de s'affermir, bientôt elle résiste aux vents, et, branche robuste, enrichit   l'arbre qui la porte de ses fruits adoptifs. Le temps efface tout, même les   difformités du corps, et ce qui nous parut une imperfection cesse un jour d'en   être une. L'odeur qui s'échappe de la dépouille des taureaux blesse d'abord nos   narines délicates : elles s'y font à la longue et finissent par la supporter   sans dégoût.
   II est d'ailleurs des noms par   lesquels on peut pallier les défauts. La femme qui a la peau plus noire que la   poix d'Illyrie, dis qu'elle est brune. Est-elle un peu louche : compare-la à   Vénus; est-elle rousse : c'est la couleur de Minerve.
   Celle qui, dans sa maigreur, semble n'avoir qu'un   souffle de vie a la taille svelte. Elle est petite : tant mieux ! elle en est   plus légère. Sa taille est épaisse : c'est un agréable embonpoint. Déguise ainsi   chaque défaut sous le nom de la qualité qui en approche le plus.
   Ne t'informe jamais de son âge, ni du consulat sous   lequel elle est née : laisse le censeur remplir ce rigoureux devoir, surtout si   elle n'est plus dans la fleur de la jeunesse, si la belle saison de sa vie est   passée, et si déjà elle est réduite à s'arracher des cheveux gris.
   Jeunes Romains, cet âge, et même un âge plus avancé,   n'est pas stérile en plaisirs : c'est un champ qu'il faut ensemencer pour qu'il   donne un jour sa moisson. Travaillez, tandis que vos forces et votre jeunesse le   permettent :  assez tôt, dans sa marche insensible, viendra la vieillesse   caduque. Fendez l'océan avec la rame, ou les sillons avec la charrue; armez du   glaive meurtrier vos mains belliqueuses, ou consacrez aux belles vos efforts,   votre vigueur et vos soins. C'est un autre genre de milice, où l'on peut aussi   recueillir de riches trophées.Ajoutez que les   femmes déjà sur le retour sont plus savantes dans l'art d'aimer : elles ont   l'expérience, qui seule perfectionne tous les talents. Elles réparent par la   toilette les outrages du temps, et parviennent, à force de soins, à déguiser   leurs années. Elles sauront à ton gré, par mille attitudes diverses, varier les   plaisirs de Vénus :  nulle peinture voluptueuse n'offre plus de diversité. Chez   elles le plaisir naît sans provocation irritante : ce plaisir le plus doux,   celui que partagent à la fois et l'amante et l'amant. Je hais des embrassements   dont l'effet n'est pas réciproque : aussi les caresses d'un adolescent ont-elles   pour moi peu d'attrait. Je hais cette femme qui se livre parce qu'elle doit se   livrer, et qui, froide au sein du plaisir, songe encore à ses fuseaux. Le   plaisir qu'on m'accorde par devoir cesse pour moi d'être un plaisir, et je   dispense ma maîtresse de tout devoir envers moi. Qu'il m'est doux d'entendre sa   voix émue exprimer la joie qu'elle éprouve, et me prier de ralentir ma course   pour prolonger son bonheur ! J'aime à la voir, ivre de volupté, fixer sur moi   ses yeux mourants, ou, languissante d'amour, se refuser longtemps à mes   caresses !
   Mais, ces avantages, la nature ne   les accorde pas à la première jeunesse : ils sont réservés à cet âge qui suit le   septième lustre. Que d'autres, trop pressés, boivent un vin nouveau; pour moi,   que l'on me verse d'un vieux vin qui date de nos anciens consuls. Ce n'est   qu'après un grand nombre d'années que le platane peut lutter contre les ardeurs   du soleil, et les prés nouvellement fauchés blessent nos pieds nus. Quoi ! tu   pourrais préférer Hermione à Hélène ? et la fille d'Althée l'emporterait sur sa   mère ? Si donc tu veux goûter les fruits de l'amour dans leur maturité, tu   obtiendras, pour peu que tu persévères, une récompense digne de tes   voeux.
   Mais déjà le lit complice de leur   plaisirs a reçu nos deux amants. Muse, arrête-toi à la porte close de la chambre   à coucher; ils sauront bien, sans toi, trouver les mots usités en pareil cas, et   leurs mains dans le lit ne resteront pas oisives. Leurs doigts sauront s'exercer   dans ce mystérieux asile où l'Amour aime à lancer ses traits. Ainsi, jadis, près   d'Andromaque, en usait le vaillant Hector, dont les talents ne se bornaient pas   à briller dans les combats. Ainsi le grand Achille en usait avec sa captive de   Lyrnesse, lorsque, las de carnage, il reposait près d'elle sur une couche   moelleuse. Briséis, tu te livrais sans crainte aux caresses de ces mains,   toujours teintes du sang des Troyens. Ce qu'alors tu aimais le plus, voluptueuse   beauté, n'était-ce pas de te sentir pressée par ces mains   victorieuses ?
   Si tu veux m'en croire, ne te   hâte pas trop d'atteindre le terme du plaisir; mais sache, par d'habiles   retards, y arriver doucement. Lorsque tu auras trouvé la place la plus sensible,   qu'une sotte pudeur ne vienne pas arrêter ta main.
   Tu verras alors ses yeux briller d'une tremblante   clarté, semblable aux rayons du soleil reflétés par le miroir des ondes. Puis   viendront les plaintes mêlées d'un tendre murmure, les doux gémissements, et ses   paroles, agaçantes qui stimulent l'amour. Mais, pilote maladroit, ne vas pas,   déployant trop de voiles, laisser la maîtresse en arrière; ne souffre pas non   plus qu'elle te devance : voguez de concert vers le port. La volupté est au   comble lorsque, vaincus par elle, l'amante et l'amant succombent en même temps.   Telle doit être la règle de ta conduite, lorsque rien ne te presse et que la   crainte ne te force pas d'accélérer tes plaisirs furtifs. Mais, si les retards   ne sont pas sans danger, alors, penché sur les avirons, rame de toutes tes   forces, et presse de l'éperon les flancs de ton coursier.
   Je touche au terme de mon ouvrage. Jeunesse   reconnaissante, donne-moi la palme, et ceins mon front du myrte odorant. Autant   Podalire s'illustra chez les Grecs dans l'art de guérir, Pyrrhus par sa valeur,   Nestor par son éloquence; autant Calchas fut habile à prédire l'avenir, Télamon   à manier les armes, Automédon à conduire un char; autant j'excelle dans l'art   d'aimer. Amants, célébrez votre poète, chantez mes louanges; que mon nom   retentisse dans tout l'univers. Je vous ai donné des armes : Achille en reçut de   Vulcain; par elles il fut vainqueur : sachez vaincre par les miennes. Et que   tout amant qui aura triomphé d'une farouche Amazone avec le glaive qu'il reçut   de moi inscrive sur ses trophées : "Ovide fut mon maître".
   Mais voici qu'à son tour le beau sexe me demande aussi   des leçons. C'est à vous, jeunes beautés, que je réserve celles qui vont   suivre.
LIVRE III
Je viens d'armer les Grecs contre les Amazones; il me reste   maintenant, Penthésilée, à t'armer contre les Grecs, toi et ta vaillante troupe.   Combattez à armes égales, et que la victoire soit au parti que favorisent et la   belle Dionée et l'enfant qui, dans son vol, parcourt tout l'univers. Il n'était   pas juste de vous exposer sans défense aux attaques d'un ennemi bien armé.   Hommes, à ce prix, la victoire serait pour vous un opprobre.
   Mais l'un d'entre vous me dira peut-être : "Pourquoi   fournir à la vipère de nouveaux venins ? pourquoi livrer le bercail à la louve   en furie ?"  Cessez de rejeter sur toutes les femmes le crime de quelques-unes.   Que chacune soit jugée selon ses oeuvres. Si le plus jeune des Atrides a droit   de se plaindre d'Hélène, si son frère aîné accuse à juste titre Clytemnestre, la   soeur d'Hélène, si, par la scélératesse d'Ériphyle, la fille de Talaïon,   Amphiaraos descendit vivant aux enfers sur ses chevaux vivants, n'est-il pas   aussi une Pénélope qui resta chaste loin de son époux, retenu dix années à la   guerre de Troie, et, pendant deux autres lustres, errant sur les mers ? Voyez   cette Laodamie qui, pour rejoindre son époux au tombeau, meurt à la fleur de   l'âge; cette Alceste qui, par le sacrifice de sa propre vie, arrache au trépas   Admète, son époux. "Reçois-moi dans tes bras, cher Capanée, et que nos cendres   du moins soient confondues !" Ainsi parlait la fille d'Iphis; et soudain elle   s'élance au milieu du bûcher.
   La vertu est   femme et d'habit et de nom; est-il donc étonnant qu'elle soit favorable à son   sexe ? Toutefois ce n'est pas à ces grandes âmes que mon art s'adresse : de   moindres voiles suffisent à ma nacelle. Mes leçons n'enseignent que les amours   folâtres : je vais apprendre aux femmes l'art de se faire aimer.
   La femme ne sait point résister aux feux et aux flèches   cruelles de l'Amour,  dont les traits, il me semble, pénètrent moins avant dans   le coeur de l'homme. L'homme trompe souvent; la femme est rarement trompeuse :   étudiez ce sexe, vous y trouverez peu de perfides. L'astucieux Jason délaisse   Médée, déjà mère, et fait entrer dans son lit une nouvelle épouse. Il ne tint   pas à toi, Thésée, qu'Ariane, abandonnée sur des bords inconnus, ne servît de   pâture aux oiseaux des mers. Pourquoi Phillys se rendit-elle neuf fois sur le   rivage ? Demandez-le aux forêts qui, pleurant sa perte, se dépouillèrent de leur   chevelure. Ton hôte, ô Didon, malgré sa réputation de piété, ne te laisse   en fuyant qu'un glaive et le désespoir, cause de ta mort. Infortunées, je vais   vous apprendre ce qui causa votre perte : vous ne saviez pas aimer. L'art vous   manqua, cet art qui perpétue l'amour.
   Aujourd'hui encore elles l'ignoreraient; mais Cythérée   m'ordonna de l'enseigner aux femmes. Cythérée s'offrit à mes yeux, et me dit :   "Que t'ont donc fait les malheureuses femmes pour que tu les livres ainsi,   troupeau sans défense, au glaive des hommes armés par toi ? Tu consacras deux   chants à les instruire dans ton art; l'autre sexe, à son tour, réclame tes   conseils. Le poète, qui d'abord avait versé l'opprobre sur l'épouse de Ménélas,   mieux inspiré, chanta bientôt ses louanges. Si je te connais bien, tu ne voudras   pas offenser les belles; c'est un service qu'elles doivent attendre de toi   pendant toute ta vie". Elle dit, et, de la couronne qui ceignait sa chevelure,   détachant une feuille et quelques grains de myrte, elle me les donna. Je sentis   en les prenant une influence divine : l'air brilla plus pur autour de moi, et ma   poitrine fut comme soulagée d'un fardeau.
   Tandis que Vénus m'inspire, jeunes beautés, prêtez   l'oreille à mes leçons. La pudeur et les lois vous le permettent; votre intérêt   vous y invite. Songez dès à présent à la vieillesse qui viendra trop tôt, et   vous ne perdrez pas un instant. Tandis que vous le pouvez, et que vous en êtes   encore à vos années printanières, donnez-vous du bon temps; comme l'eau   s'écoulent les années. Le flot qui fuit ne reviendra plus à sa source; l'heure   une fois passée est passée sans retour. Profitez du bel âge : il s'envole si   vite ! Chaque jour est moins beau que celui qui l'a précédé. Dans ces lieux   hérissés de broussailles flétries, j'ai vu fleurir la violette; ce buisson   épineux me donna jadis de suaves couronnes. Un temps viendra où toi, qui, jeune   aujourd'hui, repousses ton amant, vieille et délaissée, tu grelotteras la nuit   dans ton lit solitaire; alors les amants rivaux, dans leurs querelles nocturnes,   ne briseront plus ta porte, et le matin tu n'en trouveras plus le seuil jonché   de feuilles de roses. Sitôt, hélas ! notre corps se couvre de rides ! Sitôt   s'effacent les couleurs qui brillaient sur un gracieux visage ! Ces cheveux   blancs, qui (tu le jures du moins) datent de ton enfance, te couvriront bientôt   toute la tête. Le serpent, en quittant sa peau, se dépouille de sa vieillesse,   et le cerf, en renouvelant son bois, semble rajeunir; mais rien ne remplace les   avantages que le temps nous enlève. Cueillez donc une fleur qui, si vous ne la   cueillez, tombera d'elle-même honteusement flétrie. Le travail de l'enfantement   vient en outre abréger la jeunesse : des moissons trop fréquentes épuisent un   champ.
   Ne rougis point, ô Phébé, de tes   amours avec Endymion sur le mont Latmos. Déesse aux doigts de roses, Aurore, tu   as pu sans honte enlever Céphale. Et, sans parler d'Adonis, que Vénus pleure   encore aujourd'hui, n'est-ce pas à l'Amour qu'elle dut la naissance d'Énée et   d'Harmonie ? Imitez donc, ô jeunes mortelles, l'exemple que vous offrent ces   déesses; ne refusez point à l'ardeur de vos amants les plaisirs qu'ils   sollicitent.
   S'ils vous trompent, qu'y   perdez-vous ? Tous vos attraits vous restent, et, vous dérobât-on mille faveurs,   ils n'en seraient pas même altérés. Le fer, le caillou s'usent, s'amincissent   par le frottement; mais cette partie de vous-mêmes résiste à tout, et vous   n'avez point à craindre pour elle les mêmes effets. Un flambeau perd-il sa   lumière en la communiquant à un autre flambeau ? Doit-on craindre de puiser de   l'eau dans le vaste Océan ? - Il ne faut pas, dites-vous, qu'une femme se donne   ainsi à un homme. - Qu'y perd-elle ? répondez : de l'eau qu'elle peut puiser   encore à pleine source. Non, ma voix ne vous conseille pas de vous prostituer;   mais elle vous défend de redouter une perte imaginaire : de semblables dons ne   peuvent vous appauvrir.
   Mais je suis encore   au port : une brise légère suffit pour me pousser au large; bientôt, en pleine   mer, je voguerai par un vent plus fort.
   Parlons d'abord de la parure : c'est par les soins qu'on   prend de la vigne qu'on obtient une bonne vendange; une terre bien cultivée   donne une abondante moisson. La beauté est un présent des dieux; mais combien   peu de femmes peuvent s'enorgueillir de leur beauté ! La plupart d'entre vous   n'ont pas reçu du Ciel cette faveur. Les soins de la parure vous embelliront;   mais, faute de soins, le plus beau visage perd tout son éclat, fût-il comparable   à celui de la déesse d'Idalie. Si les belles de l'antiquité ne soignaient guère   leur personne, c'est que leurs maris étaient aussi négligés qu'elles. Andromaque   n'était vêtue que d'une tunique flottante. Doit-on s'en étonner ? son époux   n'était qu'un soldat grossier. L'épouse d'Ajax se serait-elle offerte richement   parée à ce guerrier dont l'armure avait pour ornement sept peaux de   boeufs ?
   Chez nos ancêtres régnait une   simplicité rustique; maintenant, resplendissante d'or, Rome possède les immenses   richesses de l'univers qu'elle a dompté. Voyez le Capitole; comparez ce qu'il   est présentement à ce qu'il fut jadis : on le dirait consacré à un autre   Jupiter. Le palais du sénat, digne aujourd'hui de cette auguste assemblée,   n'était, sous le règne de Tatius, qu'une simple chaumière. Ces brillants   édifices élevés en l'honneur d'Apollon et de nos illustres généraux, qu'était-ce   autrefois ? un pâturage pour les boeufs de labour.
   Que d'autres vantent le passé; pour moi, je me félicite   d'être né dans ce siècle : il convient mieux à mes goûts, non parce que, de nos   jours, on va chercher l'or dans les entrailles de la terre et qu'on fait venir   la pourpre des rivages les plus éloignés; non parce que nous voyons décroître   les montagnes que l'on creuse sans cesse pour en tirer du marbre; non parce que   des môles énormes repoussent au loin les flots de la mer; mais parce que la   parure est en honneur, et que cette rusticité, qui survécut longtemps à nos   premiers aïeux, n'a pas duré jusqu'à nous.
   N'allez pas toutefois charger vos oreilles de ces perles   somptueuses que l'Indien basané recueille sur ses verts rivages. Ne portez pas   ces brocards tout pesants d'or qui gêneraient votre démarche : tout ce faste que   vous étalez pour nous séduire produit souvent un effet contraire. Une élégante   propreté nous plaît bien davantage.
   Que   votre coiffure ne soit jamais négligée; sa grâce dépend du plus ou moins   d'adresse des mains qui président à ce soin. II est mille manières de la   disposer : que chacune choisisse celle qui lui convient le mieux : elle doit   avant tout consulter son miroir.
   Un visage   allongé demande des cheveux simplement séparés sur le front : telle était la   coiffure de Laodamie. Un noeud léger sur le sommet de la tête, et [3,140] qui   laisse les oreilles découvertes, sied mieux aux figures arrondies. Celle-ci   laissera tomber ses cheveux sur l'une et l'autre épaules : tel est Apollon,   lorsque sa main saisit sa lyre mélodieuse; cette autre doit en relever les   tresses, à la manière de Diane, lorsqu'elle poursuit les bêtes fauves dans les   forêts. L'une nous charme par les boucles flottantes de sa chevelure; l'autre   par une coiffure aplatie et serrée sur les tempes. L'une se plaît à orner ses   cheveux d'une écaille brillante, l'autre à donner aux siens les ondulations des   flots. On compterait les glands d'un vaste chêne,  les abeilles de l'Hybla, les   bêtes fauves qui peuplent les Alpes, plutôt que le nombre infini de parures et   de modes nouvelles que chaque jour voit éclore.
   Une coiffure négligée sied à plus d'une femme : on la   croirait de la veille; elle vient d'être ajustée à l'instant même. L'art doit   imiter le hasard. Telle Iole s'offrit aux regards d'Hercule, lorsqu'il la vit,   pour la première fois dans une ville prise d'assaut : "Je l'adore," dit-il   aussitôt. Telle était Ariane, abandonnée sur le rivage de Naxos, lorsque Bacchus   l'enleva sur son char, aux acclamations des Satyres qui criaient :   Evoé !
   Femmes, combien la nature secourable   à vos charmes vous fournit de moyens pour réparer l'outrage du temps ! Quant à   nous, il nous est impossible de le cacher; nos cheveux enlevés par l'âge tombent   comme les feuilles de l'arbre battu par l'Aquilon. La femme teint ses cheveux   blancs avec le suc des herbes de Germanie; et l'art leur donne une couleur   d'emprunt, préférable à leur couleur naturelle. La femme se montre à nos yeux   parée de l'épaisse chevelure qu'elle vient d'acheter, et, pour un peu d'argent,   les cheveux d'autrui deviennent les siens. Elle ne rougit pas même d'en faire   publiquement l'emplette, à la face d'Hercule et des neuf Soeurs.
   Que dirai-je des vêtements ? que m'importent ces riches   bordures ou ces tissus de laine deux fois trempés dans la pourpre de Tyr ? Il   est tant d'autres couleurs d'un prix moins élevé ! Pourquoi porter sur soi tout   son revenu ? Voyez ce bleu azuré, pareil à un ciel pur et dégagé des nuages   pluvieux que pousse le vent du midi; voyez ce jaune d'or, c'est la couleur du   bélier qui jadis sauva Phryxus et Hellé des embûches d'Ino; ce vert a reçu son   nom de l'eau qu'il imite : je croirais volontiers que c'est là le vêtement des   Naïades.
   Cette teinte ressemble au safran;   c'est celle du manteau de l'Aurore, lorsque, humide de rosée, elle attelle ses   brillants coursiers. Là vous retrouvez la couleur du myrte de Paphos, ici   l'améthyste pourprée, le rose tendre, la nuance des plumes de la grue de Thrace,   ailleurs la couleur de tes châtaignes, ô Amaryllis ! celle de tes amandes, et   celle de l'étoffe à laquelle la cire a donné son nom. Autant la terre produit de   fleurs nouvelles, lorsque l'hiver paresseux s'éloigne, et que sous la tiède   haleine du printemps la vigne se couvre de bourgeons, autant et plus encore la   laine reçoit de teintures variées. Choisissez avec goût; car les couleurs ne   conviennent pas également toutes à toutes; Le noir sied à la blonde : il   embellissait Briséis;  elle était vêtue de noir, lorsqu'elle fut enlevée. Le   blanc convient aux brunes : le blanc, ô Andromède ! te rendait plus charmante,   et c'était 1a couleur de ta parure, lorsque tu descendis dans l'île de   Sériphe
   J'allais presque vous avertir de   prendre garde que vos aisselles n'offensent l'odorat, et que vos jambes velues   ne se hérissent de poils. Mais ce n'est point aux filles grossières du Caucase   que s'adressent mes leçons, ni à celles qui boivent les eaux du Caïque. A quoi   bon vous recommander de ne point laisser par négligence noircir l'émail de vos   dents, et de laver tous les matins votre bouche avec une eau limpide ? Vous   savez emprunter à la céruse sa blancheur artificielle, et au carmin les couleurs   que la nature vous a refusées. Votre art sait encore remplir les lacunes d'un   sourcil trop peu marqué, et voiler, au moyen d'un cosmétique, les traces trop   véridiques de l'âge. Vous ne craignez pas d'animer l'éclat de vos yeux avec une   cendre fine, ou avec le safran qui croît sur les rives du   Cydnus.
   J'ai parlé des moyens de réparer la   beauté, dans un ouvrage peu volumineux, mais d'une grande importance par le soin   que j'ai donné à tous ces détails. Cherchez-y les secours dont vous avez besoin,   jeunes femmes peu favorisées de la nature : mon art n'est point pour vous avare   de conseils utiles.
   Il ne faut pas toutefois   que votre amant vous surprenne entourée des petites boîtes qui servent à ces   apprêts.  Que l'art vous embellisse sans se montrer. Qui de nous pourrait, sans   dégoût, voir le fard qui enduit votre visage tomber entraîné par son poids, et   couler sur votre sein ? Que dirai-je de l'odeur nauséabonde de l'oesype,   quoiqu'on tire d'Athènes ce suc huileux, extrait de l'immonde toison des   brebis ? Je vous blâmerais aussi d'employer la moelle de cerf, ou de nettoyer   vos dents en présence de témoins. Tout cela, je le sais, fera briller vos   charmes; mais la vue n'en est pas moins désagréable : que de choses nous   choquent quand nous les voyons faire, et nous plaisent quand elles sont faites !   Ces statues, chefs-d'oeuvre du laborieux Myron, ne furent jadis qu'un bloc   inutile, qu'une masse informe. Il faut battre l'or pour en faire un anneau; les   étoffes que vous portez ont été une laine malpropre. Ce marbre fut d'abord une   pierre brute : maintenant, statue fameuse, c'est Vénus toute nue, exprimant   l'eau de ses cheveux humides.
   Ainsi,   laissez-nous croire que vous dormez encore, lorsque vous travaillez à votre   toilette : vous paraîtrez avec plus d'avantage, lorsque vous y aurez mis la   dernière main. Pourquoi saurais-je à quelle cause est due la blancheur de votre   teint ? Fermez la porte de votre chambre, et ne me montrez pas un ouvrage   imparfait. Il est une foule de choses que les hommes doivent ignorer : la   plupart de ces apprêts  nous choqueront, si vous ne les dérobez à nos yeux.   Voyez ces décors brillants qui ornent la scène : examinés de près, ce n'est   qu'un bois recouvert d'une mince feuille d'or. Mais on ne permet aux spectateurs   d'en approcher que lorsqu'ils sont achevés : ainsi ce n'est qu'en l'absence des   hommes que vous devez préparer vos attraits factices.
   Je ne vous défends point cependant de faire peigner vos   cheveux devant nous; j'aime à les voir tomber en tresses flottantes sur vos   épaules. Mais gardez-vous alors de toute humeur chagrine, et ne retouchez pas   trop souvent à vos boucles. Que la coiffeuse n'ait rien à craindre de vous : je   hais ces mégères qui lui déchirent  la figure avec leurs ongles ou qui lui   enfoncent des aiguilles dans les bras. Elle dévoue aux dieux infernaux la tête   de sa maîtresse qu'elle tient entre ses mains, et trempe à la fois de sang et de   larmes cette odieuse chevelure. Toute femme qui a peu de cheveux doit mettre une   sentinelle à sa porte ou se faire toujours coiffer dans le temple de la Bonne   Déesse. Un jour, on annonce à une belle mon arrivée subite : dans son trouble,   elle met à l'envers sa chevelure postiche. Puisse un si honteux affront   n'arriver qu'à nos ennemis ! Puisse tant d'opprobre n'être réservé qu'aux filles   du Parthe ! Un animal mutilé, un champ sans verdure,  un arbre sans feuilles,   sont choses hideuses; une tête chauve ne l'est pas moins.
   Ce n'est pas à vous, Sémélé ou Léda, que s'adressent mes   leçons, ni à toi, belle Sidonienne, qu'un taureau mensonger emporta au-delà des   mers, ni à cette Hélène que tu réclamas avec raison, ô Ménélas ! et qu'avec   raison aussi, toi, ravisseur troyen, tu refusas de rendre. La foule de mes   élèves se compose de belles et de laides; et ces dernières sont toujours en plus   grand nombre. Les belles ont moins besoin des secours de l'art, et font moins de   cas de ses préceptes : elles ont le privilège d'une beauté qui ne doit point à   l'art sa puissance. Lorsque la mer est calme, le pilote se repose en toute   sécurité;  est-elle gonflée par l'orage, il ne quitte plus le   gouvernail.
   Cependant il est peu de visages   sans défauts : cachez ces défauts avec soin; et, autant que possible, dissimulez   les imperfections de votre corps. Si vous êtes petite, asseyez-vous, de peur   qu'étant debout on ne vous croie assise; si vous êtes naine, étendez-vous sur   votre lit; et, ainsi couchée, pour qu'on ne puisse pas mesurer votre taille,   jetez sur vos pieds une robe qui les cache. Trop mince, habillez-vous d'étoffes   épaisses, et qu'un large manteau flotte sur vos épaules. Pâle, teignez votre   peau d'un vermillon pourpré; brune, ayez recours au poisson de Pharos. Qu'un   pied difforme se cache sous une blanche chaussure; qu'une jambe trop sèche ne se   montre que maintenue dans ses liens. De minces coussinets corrigent heureusement   l'inégalité des épaules : entourez d'une écharpe une gorge qui a trop d'ampleur.   Faites peu de gestes : en parlant, si vos doigts sont trop gros et vos ongles   trop raboteux. Celle qui a l'haleine forte doit ne jamais parler à jeun, et se   tenir toujours à distance de l'homme qui l'écoute. Celle qui a les dents noires,   ou trop longues, ou mal rangées,  peut en riant se faire beaucoup de   tort.
   Qui pourrait le croire ? les belles   apprennent aussi à rire, et cet art leur donne un charme de plus. N'ouvrez que   peu la bouche; que sur vos deux joues se creusent deux petites fossettes, et que   la lèvre d'en bas couvre l'extrémité des dents supérieures. Évitez un rire   excessif et trop fréquent; qu'au contraire, votre rire ait je ne sais quoi de   doux et de féminin qu'on ait du plaisir à entendre. Il est des femmes qui ne   peuvent rire sans se tordre hideusement la bouche; d'autres veulent témoigner   leur joie, et vous diriez qu'elles pleurent; d'autres enfin choquent l'oreille   par des sons rauques et désagréables;  on croirait entendre braire une ânesse   qui tourne la meule.
   Où l'art n'entre-t-il   pas ? les femmes apprennent aussi à pleurer avec grâce, à pleurer quand elles   veulent, et comme elles veulent. Que dirai-je de celles qui retranchent d'un mot   une lettre indispensable, et forcent leur langue à bégayer en le prononçant ? Ce   vice de prononciation devient en elles un agrément : aussi s'exercent-elles à   parler moins bien qu'elles ne le pourraient. Ce sont des minuties; mais   puisqu'elles sont utiles, étudiez-les avec soin.
   Apprenez aussi à marcher comme il convient à une femme :   il est dans la démarche une grâce qui n'est point à dédaigner;  par là une femme   attire ou éloigne les amants. L'une, par un mouvement de hanche étudié, fait   flotter sa robe au gré des vents, et s'avance d'un pas majestueux; l'autre,   imitant la rubiconde épouse d'un paysan ombrien, se promène en faisant de   grandes enjambées. Mais en cela, comme en bien d'autres occasions, il est une   mesure à garder. L'une a dans sa démarche quelque chose de trop rustique,   l'autre trop de mollesse et de prétention. Du reste, vous ferez bien de laisser   à découvert l'extrémité de l'épaule et la partie supérieure du bras gauche :   cela sied surtout aux femmes qui ont la peau très blanche; enflammé par cette   vue,  je voudrais couvrir de baisers tout ce qui s'offre à mes   regards.
   Les Sirènes étaient des monstres   marins qui, par leur voix mélodieuse, arrêtaient les vaisseaux dans leur course.   Ulysse, en les entendant, fut sur le point de rompre les liens qui   l'attachaient, tandis que ses compagnons, grâce à la cire qui bouchait leurs   oreilles, étaient à l'abri de la séduction.
   C'est une chose charmante qu'un chant agréable. Femmes,   apprenez donc à chanter; il en est plus d'une à qui la beauté de sa voix a tenu   lieu d'attraits. Tantôt répétez les airs que vous avez entendus au théâtre,   tantôt des chants légers sur un rythme égyptien. La femme qui veut plaire doit   savoir tenir son archet de la main droite, et sa harpe de la main   gauche.
   Le chantre de la Thrace, Orphée, sut   émouvoir par les sons de sa lyre et les rochers, et les monstres sauvages, et   l'Achéron, et le chien à la triple tête. Et toi, légitime vengeur de l'affront   fait à ta mère, Amphion, n'a-t-on pas vu les pierres, dociles à ta voix,   s'élever d'elles-mêmes en murailles ? Qui ne connaît les prodiges de la lyre   d'Arion ? quoique muet, un poisson fut sensible à ses chants. Apprenez aussi à   faire vibrer de l'une et de l'autre main les cordes du psaltérion : cet   instrument est propice aux plaisirs de l'amour.
   Vous apprendrez aussi les vers de Callimaque, ceux du   chantre de Cos,  et ceux du vieillard de Téos, ami du vin, sachez Sapho par   coeur : est-il rien de plus voluptueux que ses poésies ? N'oubliez pas ce poète   qui nous représente un père dupé par les artifices du fourbe Géta. Vous pouvez   lire aussi les vers du tendre Properce, ou ceux de mon cher Tibulle, ou quelques   passages de Gallus, ou le poème que Varron a composé sur cette Toison d'or si   fatale à la soeur de Phryxus; lisez surtout, lisez les voyages du fugitif Énée,   le fondateur de la superbe Rome : il n'est point de chef-d'oeuvre dont le Latium   se glorifie davantage.
   Peut-être aussi me   sera-t-il permis de mêler mon nom à ces grands noms;  peut-être les eaux du   Léthé n'engloutiront pas mes écrits; peut-être quelqu'un de mes disciples dira :   "Lisez ces vers élégants où notre maître instruit à la fois l'un et l'autre   sexe; ou choisissez, dans ces trois livres qu'il intitula les Amours, des   passages que vous lirez d'une voix douce et flexible; ou bien déclamez avec art   une de ses Héroïdes, genre d'ouvrage inconnu avant lui, et dont il fut   l'inventeur". Écoutez mes voeux, ô Phébus, et toi, puissant Bacchus, et vous,   chastes muses, divinités protectrices des poètes 
   !Qui peut douter que j'exige dans une jeune beauté le talent   de la danse ?  Je veux que, déposant la coupe des festins, elle sache mouvoir   ses bras en cadence au son des instruments. Les danseurs habiles font au théâtre   les délices des spectateurs : tant cette légèreté gracieuse a de charmes pour   nous !
   J'ai honte d'entrer dans de si petits   détails; mais je veux que mon élève sache jeter les dés avec adresse, et   calculer l'impulsion qu'elle leur donne en les lançant sur la table; qu'elle   sache tantôt amener le nombre trois, tantôt deviner à propos le côté qu'il faut   adopter et qu'il faut demander. Je veux qu'elle soit habile et prudente aux   échecs : un seul pion contre deux doit succomber; un roi qui combat, séparé de   sa reine, s'expose à être pris, et son rival est souvent forcé de revenir sur   ses pas. Lorsque la balle arrondie va rebondir sur de larges raquettes, ne   touchez qu'à celle que vous voulez lancer. Il est un autre jeu, divisé en autant   de cases qu'il y a de mois dans l'année; la table contient trois pièces de   chaque côté : pour gagner, il faut les ranger toutes les trois sur la même   ligne. Apprenez mille jeux divers : il est honteux pour une jeune femme de ne   savoir pas jouer; car souvent l'amour vient en jouant.
   Mais c'est un faible mérite que de conduire habilement   son jeu; le grand point est de rester maître de soi-même. Parfois, trop peu sur   nos gardes, et entraînés par la chaleur du jeu, nous nous oublions, et nous   montrons à nu le fond de notre coeur. La colère et l'amour du gain, ces vices   honteux, s'emparent de nous; de là naissent les querelles, les rixes, et les   regrets amers. On s'invective : l'air retentit de cris furieux; et chacun tour à   tour invoque en sa faveur les dieux irrités. Plus de confiance entre les   joueurs : on demande que les instruments du jeu soient changés; souvent même   j'ai vu les visages se baigner de larmes. Puisse Jupiter vous préserver de ces   coupables transports, ô femmes, qui mettez quelque prix à nous   plaire !
   Tels sont les jeux que la nature   permet à votre faiblesse : elle ouvre à l'homme une plus vaste carrière; à lui   la paume, le javelot, le disque, les armes, et le manège qui force un cheval à   tourner sur lui-même. Ce n'est pas à vous de supporter les travaux du   Champ-de-Mars, ni de vous exercer à la natation dans l'onde glacée de la   fontaine Virginale, ou dans les flots paisibles du Tibre. Mais il vous est   permis, il vous est utile de vous promener à l'ombre du Portique de Pompée,   lorsque les coursiers brillants du Soleil entrent dans le signe de la Vierge.   Visitez le temple consacré à Phébus, à ce dieu ceint de lauriers, qui, au combat   d'Actium, submergea la flotte égyptienne; ou bien ces monuments qu'ont élevés la   soeur et l'épouse d'Auguste, et son gendre, décoré de la couronne navale.   Visitez les autels où brille l'encens offert à la génisse de Memphis; visitez   nos trois théâtres, lieux si favorables pour se faire voir; fréquentez cette   arène tiède encore d'un sang nouveau, et cette borne autour de laquelle   circulent les chars aux roues brûlantes.
   Ce   qui se cache reste ignoré, et l'on ne désire point ce qu'on ignore. Que sert un   beau visage, si personne n'est là pour le voir ? Quand vos chants surpasseraient   en douceur ceux de Thamyras et d'Amébée,  qui vantera le mérite de votre lyre   inconnue ? Si le peintre de Cos, Apelles, n'eût point exposé aux regards l'image   de Vénus, la déesse serait encore ensevelie sous les flots de la mer. Où tendent   les voeux du poète ? À la renommée; c'est le prix que nous attendons de nos   travaux. Autrefois les poètes étaient les favoris des héros et des rois; et les   choeurs, chez les anciens, obtinrent de grandes récompenses. Le nom de poète   avait quelque chose d'imposant et de vénérable; et à ce respect se joignaient   souvent d'abondantes largesses. Ennius, né dans les montagnes de la Calabre, fut   jugé digne d'être inhumé près de toi, grand Scipion ! Mais maintenant, le lierre   poétique gît sans honneur, et les veilles laborieuses des Muses sont flétries du   nom d'oisiveté. Nous aimons toutefois à veiller pour la gloire. Qui jamais eût   connu Homère, si l'Iliade, cet immortel chef-d'oeuvre, n'eût pas vu le jour ?   Qui jamais eût connu Danaé, si, toujours renfermée, elle eût vieilli cachée dans   sa tour ?
   Jeunes beautés, vous ferez bien de   vous mêler à la foule : portez souvent hors de chez vous vos pas incertains. La   louve épie plusieurs brebis pour en prendre une seule; et l'aigle poursuit plus   d'un oiseau dans les airs. Ainsi une belle doit s'offrir en spectacle au   public : dans le nombre, il y a peut-être un amant que ses charmes captiveront.   Que partout elle se montre avide de plaire, et qu'elle soit attentive à tout ce   qui peut ajouter à ses attraits. Partout le hasard offre ses chances : que   l'hameçon soit toujours tendu : le poisson viendra y mordre, quand vous y   penserez le moins. Souvent les chiens parcourent en vain les bois et les   montagnes, et le cerf vient de lui-même se jeter dans les toiles.
   Qui jamais, moins qu'Andromède, enchaînée sur son   rocher, put espérer  que ses larmes intéresseraient quelqu'un à son sort ? C'est   souvent aux funérailles d'un mari qu'on en trouve un autre : rien ne sied mieux   à une femme que de marcher les cheveux épars, et de donner un libre cours à ses   pleurs.
   Mais évitez ces hommes qui font   étalage de leur parure et de leur beauté, et qui craignent de déranger l'édifice   de leur coiffure. Ce qu'ils vous diront, ils l'ont déjà répété à mille autres   avant vous : leur amour vagabond ne se fixe nulle part. Que peut faire une   femme, lorsqu'un homme est plus efféminé qu'elle, et peut-être a plus d'amants ?   Ceci va vous paraître incroyable; et pourtant vous devez le croire : Troie   serait encore debout, si elle eût profité des avis du vieux Priam. Il est des   hommes qui s'insinuent auprès des femmes sous les dehors d'un amour mensonger,   et qui, par cette voie, ne cherchent qu'un gain honteux. Ne vous laissez séduire   ni par leurs cheveux tout parfumés d'un nard liquide, ni par leur tunique de   l'étoffe la plus fine, et dont une étroite ceinture retient les plis artistement   arrangés, ni par les nombreux anneaux qui couvrent leurs doigts. Peut-être le   mieux paré de ces galants n'est qu'un escroc qui brûle du désir de vous   dépouiller de vos riches vêtements. "Rends-moi mon bien ! " s'écrient souvent   les femmes ainsi trompées;  et le barreau tout entier retentit de ces cris   redoublés : "Rends-moi mon bien ! " Du haut de tes autels tout resplendissants   d'or, Vénus, et vous, déesses dont les temples s'élèvent sur la voie Appienne,   vous contemplez ces débats sans en être émues. Parmi ces galants, il en est   d'ailleurs dont la mauvaise réputation est si notoire, que les femmes trompées   par eux méritent de partager leur opprobre.
   Femmes, apprenez par les plaintes d'autrui à vous mettre   à l'abri du même sort, et que votre porte ne s'ouvre jamais pour un suborneur.   Gardez-vous, filles de Cécrops, de croire aux serments de Thésée : ce n'est pas   la première fois qu'il prend les dieux à témoin d'un parjure. Et toi, héritier   de la perfidie de Thésée, Démophoon,  après avoir trompé Phyllis, quelle   confiance peux-tu inspirer ? Femmes, si vos amants vous font de belles   promesses, agissez comme eux : s'ils vous font des présents, accordez-leur les   faveurs convenues. Elle serait capable d'éteindre les feux éternels de Vesta,   d'enlever de ton temple, ô fille d'Inachus ! les choses sacrées, et de présenter   à son époux un breuvage où l'aconit mêle ses poisons à ceux de la ciguë, celle   qui, après avoir reçu les dons d'un amant, lui refuse les plaisirs auxquels il a   droit.
   Mais où vais-je m'égarer ? Muse,   serre les rênes de tes coursiers, de peur qu'ils ne t'emportent au delà du but.   Lorsque votre amant aura sondé le gué par quelques mots tracés sur ses   tablettes, et qu'une adroite suivante aura reçu les billets qu'il vous envoie,   méditez-les attentivement, pesez-en les expressions, et tâchez de deviner si son   amour n'est qu'une feinte ou si ses prières partent d'un coeur vraiment épris.   Ne vous hâtez pas trop de lui répondre : l'attente, si elle n'est pas trop   prolongée, aiguillonne l'amour. Ne vous montrez pas trop facile aux instances   d'un jeune amant, mais pourtant ne rejetez pas durement ses prières. Faites   qu'il espère et craigne en même temps, et qu'à chaque refus ses espérances   s'accroissent et ses craintes diminuent. Vos réponses doivent être d'un style   pur, mais simple et familier : les termes usités sont ceux qui plaisent le plus.   Que de fois une lettre alluma dans un coeur un amour jusque-là hésitant et   douteux ! Que de fois un langage barbare a détruit les prestiges de la   beauté !
   Mais vous qui, sans prétendre aux   honneurs de la chasteté, voulez cependant tromper vos époux, sans qu'ils s'en   doutent, ne faites porter vos tablettes que par une suivante ou un esclave d'une   adresse éprouvée; et ne confiez pas ces preuves de votre tendresse à un amant   novice. J'ai vu, pour une semblable imprudence, des jeunes femmes pâlir de   terreur, et passer une vie malheureuse dans un esclavage continuel. Il est bien   perfide sans doute, celui qui conserve de pareils gages;  mais il tient en main   des armes aussi terribles que les foudres de l'Etna. Il est juste, selon moi,   d'opposer la fraude à. la fraude, comme la loi permet de repousser les armes par   les armes. Que la même main s'accoutume à varier son écriture de plusieurs   manières. Ah ! périssent les traîtres qui m'obligent à vous donner de semblables   conseils ! Il n'est pas prudent non plus de répondre sur les mêmes tablettes,   avant d'en avant d'en avoir bien effacé l'écriture, de peur que la cire n'offre   la trace de deux mains différentes. Que les lettres écrites par vous à votre   amant semblent s'adresser à une femme, et dans vos billets doux dites toujours   elle, en parlant de lui.
   Mais passons de ces   petits détails à de plus graves sujets, et voguons enfin à pleines voiles. Pour   conserver la pureté de vos traits, il vous importe de contenir la violence de   votre caractère. La douce paix est l'apanage de l'homme, comme la farouche   colère est le partage des bêtes féroces.
   La   colère gonfle le visage, grossit les veines d'un sang noir, et allume dans   l'oeil tous les feux de la Gorgone : "Loin d'ici, flûte maudite, tu ne mérites   pas que je te sacrifie ma beauté", dit Pallas en voyant dans l'onde ses traits   défigurés. Et vous aussi, femmes; si vous vous regardiez dans un miroir au   milieu d'un accès de colère, pas une de vous ne pourrait alors reconnaître son   visage. L'orgueil n'est pas moins nuisible à vos attraits :  il faut de doux   regards pour captiver l'amour.
   Croyez-en mon   expérience, une hauteur dédaigneuse inspire l'aversion; et souvent, sans parler,   le visage porte avec lui des germes de haine. Regardez qui vous regarde; souriez   doucement à qui vous sourit; répondez aux signes qu'on vous fait par des signes   d'intelligence. C'est ainsi que l'Amour, après avoir préludé avec des flèches   émoussées, tire de son carquois des traits aigus. Nous haïssons aussi la   tristesse : qu'Ajax aime sa Tecmesse; pour nous, troupe joyeuse, c'est la gaîté   qui nous séduit dans une femme. Ni vous, Andromaque, ni vous, Tecmesse,  jamais   je n'eusse désiré d'être votre amant; et, sans votre fécondité, je ne pourrais   croire que vos époux aient goûté dans vos bras les plaisirs de l'amour. Comment   une femme aussi triste que Tecmesse eût-elle dit à Ajax : Lumière de ma vie ! et   ces douces paroles qui nous charment ?
   Qu'il   me soit permis d'appliquer à mon art frivole des exemples tirés d'un art plus   sérieux, et d'oser le comparer aux manoeuvres d'un général d'armée. Un chef   habile confie à un officier la conduite de cent fantassins, à un autre un   escadron de cavalerie, à un autre la garde des drapeaux. Et vous aussi, examinez   à quoi chacun de nous peut vous être utile, et donnez à chacun l'emploi qui lui   convient. Que le riche vous fasse des présents; que le jurisconsulte vous aide   de ses conseils; que l'avocat éloquent plaide souvent la cause de sa belle   cliente.
   Pour nous qui faisons des vers,   nous ne pouvons vous offrir que nos vers; mais, plus que tous les autres, nous   savons aimer, et nous faisons retentir au loin la gloire de la beauté qui sut   nous plaire. Némésis et Cynthie ont un nom fameux; Lycoris est connue du   couchant à l'aurore; et déjà de tous côtés on demande quelle est ma Corinne.   Ajoutez que toute perfidie répugne à celui qu'inspire le dieu des vers, et que   notre art contribue aussi à polir les mœurs. Ni l'ambition, ni l'amour des   richesses ne nous tourmentent; dédaignant le forum, nous ne recherchons que   l'ombre et le repos. Prompts à nous attacher, l'amour nous brûle de son feu le   plus vif, et nous aimons, hélas ! avec trop de confiance et de bonne foi. L'art   paisible que nous cultivons adoucit notre caractère, et nos habitudes sont   conformes à nos travaux. Jeunes beautés, montrez-vous faciles aux voeux des   poètes : un souffle divin les anime, et les muses les favorisent. Oui, un dieu   vit en nous, et nous commerçons avec le ciel; c'est des demeures éthérées que   nous vient notre inspiration. Quelle honte d'attendre un salaire des doctes   poètes ! mais, hélas ! c'est une honte qu'aucune belle ne redoute. Femmes, du   moins sachez dissimuler, et ne montrez pas d'abord votre cupidité. Craignez   qu'un nouvel amant ne vous échappe à la vue du piège qu'on lui tend.
   Un habile écuyer ne gouverne pas le coursier récemment   soumis au frein, comme celui qui a vieilli dans les exercices du manège. Ainsi   vous ne captiverez pas un amant dans la verdeur du jeune âge, de la même manière   qu'un homme mûri par les années. L'un, soldat novice, qui fait ses premières   armes sous l'étendard de l'Amour,  et qui, nouvelle proie, vient de tomber dans   vos filets, ne doit connaître que vous, ne s'attacher qu'à vous seule; c'est une   plante qu'il faut entourer de haies élevées. Redoutez une rivale; vous ne   conserverez votre conquête qu'autant que vous en jouirez seule : le pouvoir de   l'amour, comme celui des rois, ne souffre point de partage.
   L'autre, guerrier vétéran, aimera lentement et avec mesure,   et endurera bien des choses qu'un nouveau soldat ne pourrait supporter. On ne le   verra pas briser vos portes ou les brûler; ses ongles ne mettront pas en sang   les joues délicates de sa maîtresse. Il ne déchirera pas sa tunique ou la robe   de celle qu'il aime, et des cheveux arrachés ne seront point une cause de   larmes. De tels excès ne sont permis qu'aux adolescents, dans la chaleur de   l'âge et de l'amour. Mais lui, il supportera patiemment les plus cruelles   blessures; il brûlera d'un feu lent, comme une torche humide ou comme le bois   vert qui vient d'être coupé sur le sommet des montagnes. Cet amour est plus sûr;   l'autre est plus actif, mais moins durable : hâtez-vous de cueillir ce fruit   éphémère.
   Qu'enfin la place se rende à   discrétion; que les portes soient ouvertes à l'ennemi, et qu'il se croie en   sûreté au sein même de la trahison. Des faveurs trop facilement accordées sont   peu propres à nourrir longtemps l'amour :  il faut mêler à ses douces joies   quelques refus qui l'irritent. Que votre amant, devant leseuil de votre chambre,   s'écrie : "Porte cruelle ! " et qu'il emploie tour à tour la prière et la   menace. Les aliments trop doux affadissent le palais; l'amertume réveille notre   appétit; plus d'une barque périt par un vent favorable. Ce qui empêche les maris   d'aimer leurs femmes; c'est qu'ils peuvent les voir autant qu'il leur plaît.   Fermez donc votre porte, et que votre portier me dise d'un ton rébarbatif : "On   n'entre pas ! " Ce refus irritera l'amour éconduit.
   Quittez, il en est temps, les armes émoussées, pour en   prendre de plus acérées, dussé-je voir se tourner contre moi les traits que je   vous ai fournis. Que le nouvel amant tombé captif dans vos filets se flatte   d'abord d'être seul admis aux plaisirs de votre couche; que bientôt il craigne   un rival; qu'il se croie réduit à partager avec lui vos faveurs : sans ces   stratagèmes, l'amour vieillit promptement. Jamais un coursier généreux ne vole   avec plus de rapidité dans la carrière que lorsqu'il a des rivaux à devancer ou   à atteindre. Un affront réveille nos feux assoupis, et moi-même, je l'avoue, je   ne saurais aimer si l'on ne me blesse un peu. Mais que votre amant n'ait pas,   d'une façon trop évidente, sujet de se plaindre, et que, dans son inquiétude, il   se figure qu'il y en a plus qu'il n'en sait. Que la triste vigilance d'un   gardien supposé et l'importune jalousie d'un époux trop sévère aiguillonnent sa   passion. Un plaisir sans danger est un plaisir moins vif. Fussiez-vous plus   libre que Thaïs, supposez des craintes imaginaires.
   Quand il vous serait plus facile de le faire entrer par   la porte, faites-le passer par la fenêtre, et qu'il lise sur votre visage tous   les symptômes de l'effroi. Qu'une fine soubrette accoure tout à coup, en   s'écriant : "Nous sommes perdus ! " Alors, cachez dans quelque coin le jeune   homme tremblant. Mais que des plaisirs sans trouble succèdent enfin à ses   alarmes, de crainte que vos nuits ne lui semblent achetées trop cher à ce   prix.
   J'allais passer sous silence les   moyens de tromper un mari rusé et un gardien vigilant. Qu'une femme craigne son   époux; qu'elle soit bien gardée; c'est dans l'ordre : ainsi le veulent les lois,   l'équité et la pudeur. Mais qu'on vous soumette aussi à cet esclavage, vous que   vient d'affranchir le préteur, qui de nous pourrait le souffrir ? Venez à mon   école apprendre à tromper. Eussiez-vous autant de surveillants qu'Argus avait   d'yeux, vous les duperez tous, si vous en avez la ferme volonté.
   Un gardien, par exemple, pourra-t-il vous empêcher   d'écrire pendant le temps consacré au bain ? empêchera-t-il qu'une suivante,   complice de vos amours, ne porte vos billets doux cachés dans son sein, sous une   large écharpe ? ne peut-elle pas encore les soustraire aux regards, soit dans la   tige de ses brodequins, soit sous la plante de ses pieds ? Mais supposons que   votre gardien déjoue toutes ces ruses : eh bien, que votre confidente vous offre   ses épaules en guise de tablettes, et que son corps devienne une lettre vivante.   Des caractères tracés avec du lait qu'on vient de traire sont un moyen assuré de   tromper les yeux : un peu de charbon pulvérisé suffira pour les rendre lisibles.   Vous obtiendrez le même service d'un tuyau de lin vert;  et des tablettes dont   on ne se défie pas emporteront ces caractères invisibles. Acrisius ne négligea   rien pour surveiller Danaé, et pourtant, devenue criminelle, Danaé le fit   grand-père.
   Que peut le gardien d'une femme,   quand il y a dans Rome tant de théâtres, quand elle assiste tantôt aux courses   de chars, tantôt aux fêtes données en l'honneur de la génisse de Memphis; quand   elle va dans des lieux interdits à ses gardiens; quand la Bonne Déesse exclut de   son temple les hommes, excepté ceux qu'il lui plaît d'y admettre, quand le   pauvre surveillant garde les habits de sa jeune maîtresse  à la porte de ces   bains où se cachent sans crainte des amants inaperçus ? Ne trouvera-t-elle pas,   tant qu'elle le voudra, une amie qui, tout en se disant malade, ne laissera pas   de lui céder son lit ? Le nom d'adultère donné à une fausse clef n'indique-t-il   pas l'usage qu'on en doit faire ? et la porte est-elle la seule voie pour   pénétrer chez une belle ? On peut encore endormir la vigilance d'un argus en le   faisant boire largement, fût-ce d'un vin récolté sur les coteaux de l'Espagne.   Il est aussi des philtres qui procurent un profond sommeil, et qui font peser   sur les yeux une nuit aussi épaisse que celle du Léthé. Votre confidente peut   encore écarter un odieux Cerbère par l'appât du plaisir,  et le retenir   longtemps par ses caresses.
   Mais à quoi bon   tant de détours et de conseils minutieux, lorsque le moindre présent suffit pour   l'acheter ? Les présents, croyez-moi, séduisent les hommes et les dieux :   Jupiter lui-même se laisse fléchir par les offrandes. Que fera donc le sage,   lorsque le fou connaît lui-même toute la valeur d'un présent ? Il n'est pas   jusqu'au mari qu'un présent ne rende muet. Mais il suffit d'acheter une seule   fois l'année le silence de son gardien : la main qu'il aura tendue une première   fois, il sera souvent disposé à la tendre encore.
   J'ai déploré naguère, il m'en souvient, qu'il fallût se   méfier de ses amis;  ce reproche ne s'adresse pas seulement aux hommes. Si vous   êtes trop confiantes, d'autres goûteront les plaisirs qui vous étaient dus, et   le lièvre que vous aurez levé ira se prendre dans les filets d'autrui. Cette   officieuse amie, qui vous prête et sa chambre et son lit, s'y est trouvée plus   d'une fois en tête-à-tête avec votre amant. N'ayez pas non plus de servantes   trop jolies; plus d'une a pris auprès de moi la place de sa   maîtresse.
   Insensé ! où me laissé-je   emporter ? Pourquoi offrir aux traits de l'ennemi ma poitrine découverte ?   Pourquoi me trahir moi-même ? L'oiseau n'enseigne pas à l'oiseleur les moyens de   le prendre :  la biche ne dresse pas à la course les chiens, ses ennemis.   N'importe; pourvu que je sois utile, je continuerai à vous donner fidèlement mes   leçons, dussé-je armer contre moi de nouvelles Lemniades. Femmes, faites en   sorte que nous nous croyions aimés; rien n'est plus facile : on croit aisément   ce qu'on désire. Jetez sur un jeune homme des regards séduisants; poussez de   profonds soupirs, reprochez-lui de venir trop tard; ajoutez-y les larmes et le   chagrin menteur d'une feinte jalousie, et que vos ongles mêmes déchirent le   visage de votre amant. Il sera bientôt persuadé que vous l'adorez, et, touché de   vos tourments :  "Cette femme, dira-t-il, est folle de moi !" surtout, si c'est   un petit-maître qui se plaise à consulter son miroir, et qui se croie capable   d'inspirer de l'amour aux déesses elles-mêmes. Mais, quelle que vous soyez, que   ses torts envers vous vous émeuvent modérément, et n'allez pas perdre l'esprit   au seul nom d'une rivale.
   Ne soyez pas trop   promptement crédule : Procris vous offre un exemple bien sérieux des dangers   d'une trop facile crédulité.
   Près des   coteaux riants et fleuris de l'Hymette est une fontaine sacrée, dont les rives   sont bordées d'un vert gazon. Des arbres peu élevés forment à l'entour moins un   bois qu'un bocage; l'arbousier y offre un abri;  le romarin, le laurier et le   sombre myrte y répandent leurs parfums; là, croissent aussi le buis au feuillage   épais, la fragile bruyère, l'humble cytise et le pin élancé. Tous ces feuillages   divers et le sommet des herbes frémissent, agités par la douce haleine des   zéphyrs et par une brise bienfaisante.
   C'est   là que le jeune Céphale, laissant à l'écart sa suite et ses chiens, venait, las   des travaux de la chasse, goûter les douceurs du repos : " Brise légère,   répétait-il souvent, viens sur mon sein, viens éteindre mes feux ! " Quelqu'un   l'entendit, et, méchamment officieux,  alla répéter à sa craintive épouse ces   innocentes paroles. Au nom de cette Brise, qu'elle prend pour une rivale,   Procris, dans son saisissement, tombe, muette de douleur. Elle pâlit, comme   après la vendange pâlissent les pampres tardifs, blessés par les premiers froids   de l'hiver, ou comme ces coings déjà mûrs qui font courber les rameaux sous leur   poids, ou comme les fruits du cormier, lorsqu'ils sont encore trop acides pour   figurer sur nos tables. Dès qu'elle a repris ses sens, elle déchire les légers   vêtements qui couvrent son sein, et ses ongles ensanglantent son visage. Puis   soudain, furieuse et les cheveux épars, elle s'élance à travers les campagnes,   comme une bacchante en délire. Arrivée prés du lieu fatal, elle laisse dans le   vallon ses compagnes, et, sans faire entendre le bruit de ses pas, elle pénètre   hardiment dans la forêt. Quel est ton dessein, insensée Procris, en te cachant   ainsi ? quelle imprudente ardeur anime ton esprit égaré ? Tu crois sans doute   voir arriver cette Brise, cette rivale inconnue; tu penses que tes yeux vont   être témoins de l'outrage qui t'est fait. Tantôt tu te repens de ta démarche;   car tu ne voudrais pas surprendre les coupables ! tantôt tu t'en applaudis;   l'amour livre ton coeur aux plus cruelles incertitudes. Tout excuse ta   crédulité : le lieu, le nom, le délateur,  et ce fatal penchant qu'ont tous les   amants à croire ce qu'ils redoutent.
   Dès   qu'elle vit l'herbe foulée et marquée d'une empreinte récente, des battements   redoublés agitèrent son coeur ému. Déjà le soleil, à son midi, avait raccourci   les ombres et voyait à une égale distance l'orient et l'occident, lorsque le   fils du dieu de Cyllène, Céphale, revint à la forêt, et apaisa dans l'eau d'une   source la chaleur qui le brûlait. Cachée près de lui, Procris inquiète l'épie :   elle le voit s'étendre sur l'herbe accoutumée; elle l'entend s'écrier : "Venez,   doux Zéphyrs, viens, Brise légère ! " Ô surprise agréable ! elle reconnaît son   erreur, causée par un nom équivoque; elle   recouvre ses esprits; son visage reprend sa couleur naturelle : elle se lève,   et, voulant s'élancer dans les bras de son époux, elle agite par ce mouvement le   feuillage qui l'environne. Céphale, attribuant ce bruit à quelque bête fauve,   saisit vivement son arc, et déjà le trait fatal est dans ses mains. Que fais-tu,   malheureux ? ce n'est point une bête fauve - arrête ! - il est trop tard : ton   épouse tombe sous le fer lancé par toi : "Hélas ! s'écria-t-elle, tu as percé le   cœur d'une amante ! ce coeur toujours blessé par Céphale ! Je meurs avant le   temps, mais sans rivale : la terre qui va me couvrir en sera plus légère. Déjà   cette Brise qui causa mon erreur emporte mon âme dans les airs : ah ! je meurs;   - que du moins ta main chérie me ferme les yeux."
   Céphale désolé soutient   dans ses bras sa maîtresse expirante, et arrose de larmes sa cruelle blessure.   Enfin l'âme de l'imprudente Procris s'échappe par degrés de son sein, et   Céphale, les lèvres collées sur ses lèvres, recueille son dernier   soupir.
   Mais reprenons notre course, et,   pour que notre barque fatiguée touche enfin au port, laissons les exemples et   parlons sans détours. Vous attendez sans doute que je vous conduise aux   festins,  et, à ce sujet, vous désirez encore recevoir mes leçons. Venez-y tard,   et ne vous montrez pas avec toutes vos grâces, avant que les flambeaux soient   allumés. L'attente plaît à Vénus; l'attente donne un bien plus grand prix à vos  charmes.
   Fussiez-vous laide, vous paraîtrez   belle à des yeux troublés par le vin, et la nuit jettera son voile sur vos   imperfections. Prenez les mets du bout des doigts : savoir manger est aussi un   art : gardez que votre main mal essuyée ne laisse de sales empreintes autour de   votre bouche. Ne mangez pas chez vous avant le repas; mais, quand vous serez à   table, sachez vous modérer, et mangez un peu moins que vous n'en auriez envie.   Si le fils de Priam eût vu Hélène montrer un appétit glouton,  il l'eût prise en   haine; il eût dit : "Quel sot enlèvement j'ai fait là !"
   Il siérait mieux à une jeune femme de se permettre un peu   d'excès dans le boire : le fils de Vénus et Bacchus s'accordent assez bien   ensemble. Ne buvez cependant qu'autant que peut le supporter votre tête;   conservez l'usage de votre esprit et de vos pieds; et ne voyez jamais doubles   les objets simples de leur nature. C'est un honteux spectacle que celui d'une   femme plongée dans l'ivresse; elle mérite, en cet état, d'être livrée aux   caresses du premier venu. Elle ne peut non plus, une fois à table, se livrer   sans danger au sommeil. Le sommeil favorise alors des excès qui outragent la   pudeur.
   J'ai honte de poursuivre; mais la   belle Dionée m'encourage :  "Ce que tu rougis d'enseigner, me dit-elle, c'est ce   que mon culte a de plus important." Que chaque femme apprenne donc à se   connaître, et se présente aux amoureux combats dans l'attitude la plus   favorable. La même posture ne convient pas à toutes. Que celle qui brille par   les attraits du visage, s'étende sur le dos; que celle qui s'enorgueillit de sa   croupe élégante, en offre à nos yeux toutes les richesses. Mélanion portait sur   ses épaules les jambes d'Atalante : si les vôtres ont la même beauté, placez-les   de la même manière. Si vous êtes de petite taille, que votre amant fasse   l'office de coursier : jamais Andromaque à la haute stature ne prit cette   position avec Hector. Celle qui est remarquable par sa longue taille  doit   appuyer ses genoux sur le lit, la tête légèrement inclinée. Si vos cuisses ont   tout le charme de la jeunesse; si votre gorge est sans défaut, que votre amant,   debout, vous voie obliquement étendue devant lui. Ne rougissez pas de délier   votre chevelure comme une bacchante thessalienne, et de la laisser flotter   éparse sur vos épaules. Si les travaux de Lucine ont sillonné de rides votre   flanc, telle que le Parthe agile, combattez en tournant le dos. Vénus a mille   manières de prendre ses ébats, mais la plus simple, la moins fatigante pour   vous, c'est de rester à demi penchée sur le côté droit.
   Jamais les trépieds de Phébus, jamais Jupiter Ammon   n'ont rendu d'oracles plus sûrs que les vérités chantées par ma muse. Si   l'art dont j'ai fait une longue étude mérite quelque confiance, croyez-moi, mes   leçons ne vous tromperont pas. Femmes, que le plaisir circule jusque dans la   moelle de vos os, et que la jouissance soit également partagés entre vous et   votre amant; qu'elle s'exhale en tendres paroles, en doux murmures; que les   propos licencieux aiguillonnent vos doux ébats. Et toi, à qui la nature a refusé   le sensation du plaisir, que ta bouche du moins, par un doux mensonge, dise que   tu l'éprouves. Malheureuse est la femme chez laquelle reste insensible et   engourdi cet organe qui doit procurer à l'un et à l'autre sexe les mêmes   voluptés. Mais, lorsque vous feindrez ainsi, n'allez pas vous trahir; que vos   mouvements et vos yeux aident à nous tromper; que votre voix entrecoupée, que   votre respiration haletante, ajoutent à l'illusion. Ô honte ! la source du   plaisir a donc ses secrets et ses mystères ! La femme qui, en sortant des bras   de son amant, ose lui demander le prix de ses faveurs, doit s'attendre à voir   ses prières mal accueillies. Gardez-vous de laisser pénétrer dans votre chambre   à coucher une clarté trop vive : il est dans une belle bien des choses qui   gagnent à n'être vues qu'au demi-jour.
   J'ai   terminé mon galant badinage : dételons, il en est temps, les cygnes qui ont   traîné mon char. Et maintenant, mes belles écolières, comme l'ont fait naguère   vos jeunes amants, inscrivez sur vos trophées : Ovide fut notre   maître.
Fin de l'ouvrage
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