SIXIEME PHILIPPIQUE

de

Cicéron

Nisard 1840

 I. Vous avez appris, je pense, Romains, et la délibération qui vient d'avoir lieu au sénat, et quelle a été l'opinion de chaque membre. Oui, l'affaire en discussion depuis les calendes de janvier vient à l'instant d'être décidée, sans doute avec moins de vigueur qu'il ne convenait, mais toutefois sans faiblesse. La guerre est retardée, la cause n'en est pas détruite. Aussi pour satisfaire à la demande que m'en a faite un citoyen qui vous est tout dévoué, Apuleius, auquel m'attache une suite de bons offices et des rapports très intimes, je vais m'expliquer de manière à vous faire parfaitement connaître la nature des débats auxquels vous n'avez pas assisté.  Nos très courageux et excellents consuls ont dû faire avant tout leur rapport aux calendes de janvier, sur la situation de la république, aux termes du décret que le sénat a, d'après mon avis, rendu le treizième jour avant les calendes de janvier. Ce jour-là, Romains, on a commencé de jeter les bases du rétablissement de la république : alors, après un long intervalle, le sénat se vit assez libre pour se flatter enfin de vous rendre la liberté.  Alors aussi, quand ce jour aurait amené le terme de ma vie, j'aurais reçu une assez belle récompense, puisque tous, d'un sentiment et d'une voix unanimes, vous vous écriâtes que pour la seconde fois Rome me devait son salut. Animé par votre grand, votre glorieux témoignage, aux calendes de janvier, je me rendis au sénat, jaloux que j'étais de soutenir le rôle important que vous m'aviez imposé. Voyant donc la guerre impie que l'on allait faire à la république, je pensai que sans aucun retard il fallait poursuivre M. Antoine; cet homme audacieux, qui, pour mettre le comble à tant d'attentats inouïs, s'était alors déclaré en hostilités contre un général du peuple romain, et tenait assiégée une de ses colonies les plus dévouées et les plus courageuses; j'opinai pour qu'on lui fit la guerre. Déclarer qu'il y avait tumulte, suspendre le cours de la justice, prendre l'habit de guerre, voilà ce que je proposai, convaincu que tous s'appliqueraient avec plus d'ardeur et d'énergie à venger les injures de la république, quand ils verraient le sénat mettre en avant toutes les manifestations de la guerre la plus formidable. Aussi cet avis, Romains, a tellement prévalu pendant trois jours, que, bien qu'on n'eût pas encore été aux opinions, tous, excepté un petit nombre, paraissaient devoir m'appuyer. Mais aujourd'hui, je ne sais par quel motif imprévu, l'énergie du sénat s'est ralentie : car la majorité a embrassé l'opinion qui consiste à éprouver par une députation le pouvoir que l'autorité du sénat et votre accord unanime auront sur Antoine.

II. Je le vois, Romains, cette mesure n'a pas votre approbation, et ce n'est point sans raison. A qui envoie-t-on des députés?  N'est-ce pas à celui qui, après avoir dissipé et prodigué l'argent de l'État, après avoir, par la violence et contre les auspices, imposé des lois au peuple romain, après avoir dissipé l'assemblée du peuple, assiégé le sénat, a fait venir de Brindes des légions pour opprimer la république? Abandonné par elles, ne s'est-il pas, avec une troupe de brigands, jeté sur la Gaule? Ne tient-il pas Brutus assiégé, Modène investie? Entre vous et ce gladiateur que peut-il y avoir de commun? Quelles conditions lui proposer et quelle justice en espérer? quelle députation lui envoyer? Toutefois, Romains, c'est moins une députation qu'une déclaration de guerre, s'il refuse d'obéir. Les termes du décret sont les mêmes que si l'on envoyait des députés à Annibal. Les instructions de nos députés portent qu'il ait à ne point attaquer un consul désigné, à ne point assiéger Modène, à ne point ravager une province, à ne point faire de levées, et à reconnaître I'autorité du sénat et du peuple romain. Lui sera-t-il aisé d'obtempérer à de pareilles injonctions, en se remettant sous le pouvoir du sénat et sous le vôtre, lui qui n'a jamais eu aucun pouvoir sur lui-même? Quel usage a-t-il jamais fait de sa volonté, lui qu'entraînent incessamment la passion, la légèreté, la fureur, l'ivresse? Toujours deux espèces d'hommes bien différents l'ont dominé: les agents de débauche et les brigands ; et dans ses infamies au sein de sa maison, dans ses parricides au sein de Rome, il trouve tant de charmes, qu'il obéirait plutôt à la femme la plus avare qu'au sénat et au peuple romain.

 III. Aussi vais-je faire devant vous ce qu'il n'y a qu'un instant je viens de faire devant le sénat. Je soutiens, j'annonce, je prédis, que M. Antoine n'obtempérera à aucune des injonctions de nos députés. Il ravagera les campagnes, assiégera Modène, lèvera autant de troupes qu'il pourra. N'est-il pas celui qui méprisa toujours les opinions et l'autorité du sénat, toujours votre volonté et votre puissance? Tiendra-t-il compte du décret récent qui lui enjoint de ramener son armée en deçà du Rubicon, frontière de la Gaule, et de ne point s'approcher de Rome de plus de deux cents milles? Obtempérera-t-il à une semblable injonction? Se laissera-t-il assigner pour limites le Rubicon et cette distance de deux cent mille pas? Non, tel n'est pas Antoine: autrement il ne se serait pas exposé à ce que le Sénat lui fit une défense analogue à celle qui fut faite à Annibal au commencement de la guerre punique pour qu'il n'assiégeât point Sagonte? Mais être arraché de Modène, être écarté de Rome, comme un brandon incendiaire, quelle ignominie! quel arrêt accablant du sénat! Ajouterai-je que les instructions du sénat aux députés portent qu'ils se rendront auprès de D. Brutus et de ses soldats pour leur faire connaître que leurs services signalés envers la république et leur généreux dévouement leur ont mérité la reconnaissance du sénat et du peuple romain, et leur vaudront les plus grands éloges et les plus grands honneurs? Pensez-vous qu'Antoine souffrira que les députés entrent dans Modène et qu'ils en sortent sains et saufs? Jamais il ne le souffrira, croyez-moi; je connais sa violence, je connais son impudence, je connais son audace. Et l'idée que nous devons avoir de lui n'est pas celle qu'on doit se former d'un homme, mais bien d'une bête féroce.  D'après ces considérations, on ne peut taxer absolument de faiblesse le décret du sénat. Cette députation a quelque chose de rigoureux : plût au ciel qu'elle n'entrainàt aucun retard ! S'il est vrai que, dans la plupart des affaires, la lenteur et l'irrésolution sont funestes, la guerre présente exige surtout de la célérité. Il faut venir au secours de D. Brutus, il faut rassembler des troupes de tous côtés : une seule heure perdue, quand il s'agit de sauver un tel citoyen, serait un crime. Brutus ne pouvait-il pas, s'il avait vu un consul dans Antoine, et dans la Gaule une province d'Antoine, livrer à Antoine les légions et les provinces? rentrer à Rome, triompher? opiner le premier au sénat jusqu'à ce qu'il fût entré en charge? Qu'y avait-il là de difiicile? Mais il s'est ressouvenu qu'il était Brutus, qu'il était né pour votre liberté et non pour son repos; puis il a trouvé tout naturel de faire de son corps un rempart pour éloigner Antoine de la Gaule. A ce dernier étaient-ce des députés ou des légions qu'il fallait envoyer? Mais laissons le passé. Que les députés se gâtent, et je sais qu'ils s'y disposent : vous, préparez l'habit de guerre. Tels sont, en effet, les termes du décret, que s'il ne se soumettait pas à l'autorité du sénat, on prendrait l'habit de guerre. On en viendra là : il n'obéira point, et nous regretterons tant de jours perdus pour agir.

IV. Je ne crains pas, Romains, qu'Antoine, quand il apprendra que j'ai affirmé au sénat et dans l'assemblée du peuple qu'il ne se soumettrait jamais au sénat, je ne crains pas, dis-je, que, pour me donner un démenti, pour prouver que j'ai mal vu, Antoine aille changer de nature et obéir au sénat. Jamais il ne le fera; il ne m'enviera pas cette gloire; il aimera mieux me laisser obtenir de vous le nom de sage que de mériter celui de modéré. Et, le voulût-il lui-même, pensons-nous que son frère Lucius le souffrirait? Récemment, dit-on, à Tibur, si je ne me trompe, M. Antoine paraissant hésiter, Lucius menaça de mort son propre frère. Ce mirmillon d'Asie écoutera-t-il aussi les ordres du sénat, les paroles des députés? M. Antoine ne peut, en effet, être séparé de son frère, dont l'autorité sur lui est si grande : car, dans leur famille, Lucius est le Scipion l'africain. On l'estime plus que L. Trebellius, plus que T. Plancus, qui dans son adolescence comptait parmi les nobles. Ce Plancus, condamné par des suffrages unanimes et au milieu de vos applaudissements, s'est, je ne sais comment, jeté dans cette tourbe, et nous est revenu si triste qu'il semblait ramené de force et non rappelé de bon gré; Lucius le méprise comme si l'eau et le feu lui étaient encore interdits; quelquefois il prétend qu'on ne doit pas donner une place dans le sénat à l'incendiaire du palais du sénat. Pour Trebellius, il l'aime à présent beaucoup. Il le haïssait, quand Trebellius s'opposait à l'abolition des dettes; maintenant il le chérit comme la prunelle de ses yeux, depuis qu'il voit que, sans cette abolition, point de salut pour Trebellius. Vous avez sans doute ouï dire, Romains, et même vous avez pu voir que journellement les cautions et les créanciers de L. Trebellius se réunissaient. O bonne foi! car c'est de là que Trebellius a, je crois, pris son surnom de "Fides". Quelle bonne foi plus grande que de voler ses créanciers, d'abandonner sa maison, et de courir aux armes pour ne point payer ses dettes? Que sont devenus les applaudissements qui lui furent donnés au triomphe, et souvent dans les jeux? Qu'est devenue l'édilité qui lui fut déférée avec tant d'empressement par les bons citoyens? Qui ne pense que, s'il a bien agi, c'est par pur hasard? lui, la méchanceté, la scélératesse en personne.

 V. Mais je reviens à nos amours, à nos délices, à L. Antonius, qui vous a pris tous sous sa protection. Vous le niez? Est-il quelqu'un d'entre vous qui n'ait une tribu? Aucun, certainement. Eh bien, les trente-cinq tribus l'ont adopté pour patron. Vous vous récriez encore. Regardez, à gauche, cette statue équestre dorée. Quelle en est l'inscription? LES TRENTE-CINQ TRIBUS, A LEUR PATRON. L. Antonius est donc le patron du peuple romain. Que la peste l'étouffe! dites-vous. Je fais chorus avec vous. Non seulement c'est un brigand que personne ne voudrait avoir pour client; mais quel citoyen fut jamais assez influent, quel général assez grand par ses exploits, pour oser se dire le patron du peuple romain, de ce peuple vainqueur et maître de toutes les nations? Nous voyons au Forum la statue de L. Antonius, comme devant le temple de Castor celle de Q. Tremulus, qui dompta les Herniques. O l'incroyable impudence!  A-t-il donc tant osé, parce que, mirmillon à Mylases, il a coupé la gorge à un Thrace, son camarade? Comment pourrions-nous supporter ce misérable, s'il eût combattu dans le Forum et sous vos yeux ? Mais il n'a pas qu'une statue. Il en existe une autre, érigée par les chevaliers romains, avec le cheval donné aux frais de l'État. Elle porte aussi pour inscription : AU PATRON DES CHEVALIERS.  Qui fut jamais adopté comme patron par cet ordre? Si quelqu'un mérita ce titre, c'est moi. Mais je m'efface. Quel censeur, quel général victorieux fut jamais le patron des chevaliers?  Il leur a fait une distribution de terre. Infâmes ceux qui ont reçu! scélérat celui qui a donné! Une troisième statue est le don des tribuns militaires qui ont servi dans les deux armées de César. Qui jamais connut cet ordre, depuis tant de siècles qu'il a existé dans les légions tant de tribuns militaires? Il leur a aussi partagé les terres de Semurium. Il ne restait plus que le Champ de Mars ; mais, avant de le partager, il a pris la fuite avec son frère. Au reste, Romains, cette distribution de terres vient d'être annulée d'après l'avis de L. César, illustre citoyen, excellent sénateur. J'ai appuyé sa proposition, et nous avons cassé les actes des septemvirs.  Ainsi les bienfaits de Nucula sont à vau-l'eau, et son patron Antonius par terre. Quant aux nouveaux possesseurs, ils se retireront avec d'autant moins de regret, qu'ils n'avaient fait aucune dépense pour orner ou défricher ces domaines, les uns faute de confiance, les autres faute de moyens. Mais celle de toutes ces statues qui mérite la palme, celle dont, en des temps meilleurs, je ne saurais parler sans rire, elle a pour inscription ; A L. ANTOINE, PATRON DU MILIEU DE LA RUE DE JANUS. Ainsi donc la rue de Janus est dans la clientèle de L. Antoine! Qui trouvera-t-on jamais dans cette rue qui voulût lui prêter mille sesterces?

VI. Mais c'est trop m'arrêter à des bagatelles : revenons à notre sujet, à la guerre dont il s'agit; et pourtant il n'était pas hors de propos d'ôter à vos yeux le masque à certains personnages, afin que vous pussiez considérer en silence avec qui nous avons la guerre.  Pour moi, Romains, je vous conseille, quoiqu'on eût pu mieux faire, d'attendre patiemment le retour des députés. Notre cause a perdu l'avantage de la célérité; mais elle a du moins gagné en justice : car, lorsque les députés nous auront annoncé, ce qu'ils nous annonceront sans aucun doute, qu'Antoine ne veut obéir ni à vous ni au sénat, qui serait assez mauvais citoyen pour vouloir le considérer comme citoyen? car il existe encore quelques hommes, en petit nombre sans doute, mais pourtant plus nombreux qu'il ne faudrait pour l'honneur de la république, qui s'expriment ainsi. N'attendrons-nous pas même les députés? Indubitablement la ressource de ce beau mot, de ce semblant de clémence leur sera arrachée par l'évidence même de l'événement. C'est pour cela, je dois vous l'avouer, Romains, que j'ai fait hier moins d'efforts, que j'ai pris moins de peine pour déterminer le sénat à proclamer la rébellion, à décréter la prise de l'habit de guerre.  Pour que mon avis obtint dans une vingtaine de jours des éloges unanimes, je me suis résigné aujourd'hui au blâme de quelques-uns.  Attendez donc, Romains, le retour des députés, et dévorez un déplaisir de peu de jours. Quant ils seront revenus, s'ils apportent la paix, croyez que je la souhaite; si c'est la guerre, reconnaissez ma prévoyance. Et moi, comment ne serais-je pas prévoyant pour mes concitoyens? comment ne penserais-je pas nuit et jour a votre liberté, au salut de la république? Que ne vous dois-je pas, en effet, Romains, moi qui, fils de mes oeuvres, ai reçu de vous des honneurs plus grands que ceux des plus nobles citoyens? Suis-je ingrat? Qui l'est moins que moi? Depuis que vous m'avez élevé aux dignités, j'ai travaillé au barreau, comme au temps où je les recherchais. N'entends-je rien aux affaires d'État? Quel homme y est plus exercé que moi, qui depuis vingt ans fais la guerre aux citoyens parricides?

VII. Aussi, Romains, avec ce que je puis avoir d'expérience, et sans épargner mes fatigues, même au delà de mes forces, je me tiendrai sur pied, je veillerai pour vous : car quel citoyen, surtout dans ce haut rang où m'ont placé vos suffrages, pourrait oublier vos bienfaits, négliger la patrie, prostituer sa propre dignité, jusqu'à n'être pas excité, enflammé par votre accord unanime? Consul, j'ai maintes fois présidé de grandes assemblées, j'ai assisté à un grand nombre : je n'en ai jamais vu d'aussi nombreuses que celle qui vous réunit en ce moment. Vous n'avez tous qu'une même pensée, qu'un même désir, de détourner le coup dont M. Antoine menace la république, d'étouffer sa fureur, d'écraser son audace. Tel est aussi le voeu de tous les ordres de l'État : vers ce but unique tendent les villes municipales, les colonies, et l'Italie entière. Le sénat était déjà ferme de lui-même; mais votre assentiment l'affermit encore plus.  Le moment est venu, beaucoup trop tard sans doute pour l'honneur du peuple romain ; mais enfin l'occasion est mûre, et ne peut être différée d'une heure. Il fut une sorte de fatalité, pour ainsi dire, que nous avons supportée, il a fallu nous y résigner.  Si cet événement se renouvelait, ce serait par notre propre volonté.  Le peuple romain réduit à la servitude, ce serait un sacrilége.  Les dieux immortels ont voulu qu'il commandât à toutes les nations. Nous sommes arrivés au moment décisif; nous combattons pour notre liberté. Il faut vaincre, Romains; et certes votre piété envers les dieux et votre accord unanime vous procureront la victoire; il faut vaincre, ou tout souffrir plutôt que d'être esclaves. Les autres nations peuvent supporter l'esclavage , mais le peuple romain, son vrai partage est la liberté!

FIN

Philippique 7