PLAUTE

LE CORDAGE (Rudens)

AVANT-PROPOS DU "CORDAGE.''

On dirait que Philémon avait emprunté le sujet et l'idée princi­pale de sa comédie à l'auteur du Carthaginois; Ce sont à peu près les mêmes éléments qui ont servi à former l'un et l'autre ouvrage ; mêmes acteurs, mêmes aventures, même dénouement : deux jeunes filles, non pas sœurs mais amies et compagnes d'esclavage ; un infâme trafiquant de libertinage, sans pudeur et sans foi; un amant à qui le perfide veut dérober sa maîtresse, un père déses­pérant de revoir jamais, pour la consolation de sa vieillesse et de ses infortunes, son enfant qu'on lui ravit en bas âge; et tout à coup une reconnaissance miraculeuse, et cependant naturelle qui rend la fille à son père et la liberté aux deux amies. Ne semble-t-il pas que l'auteur ait seulement changé les lieux et les noms?

Cependant le plagiat, s'il y en eut, dut être déclaré de bonne
prise par les juges ; car l'imitateur était demeuré tellement supérieur à son devancier par la composition, qu'il n'avait fait que reprendre son bien et reconstruire: son œuvre qu'on lui avait gâtée. Ici point de double action, dont les parties soient plutôt,
ajoutées l'une à l'autre, que fondues ensemble pour faire un seul tout. La fable est une, comme la pensée qui l'a créée et qui l'anime, pensée religieuse et morale qui imprimait un caractère particulier à ce poème, et qui l'élevait à la dignité des fêtes dont
il était un des principaux ornements; pensée indiquée par Mé andre, seulement dans ses dernières scènes, et mise en lumière
par Philémon, et par Plaute après lui dans tout le cours de leur drame, et proclamée d'avance dans l'ingénieuse fiction du Prologue. On rapport, que la vue des Euménides d'Eschyle émut si fortement les spectateurs, que plusieurs femmes se pâmèrent d'effroi, quelques-unes accouchèrent sur les gradins! En effet, quelle, impression ces objets devaient produire sur des imaginations vives, sensibles, exaltées par la superstition, et non encore blasées par la fréquence et par la pompe des spectacles! Très probable­ment les Romains, sans éprouver un trouble égal à celui que la tragédie d'Eschyle avait excité, ne purent pas voir, non plus, avec un esprit tranquille, cet être divin ? qui apparaissait sur la scène, au milieu des nuages, le front ceint d'une auréole étoilée, et qui leur disait : «Je suis un habitant du ciel un de ces génies qui règne la nuit parmi les astres, et que Jupiter envoie pendant le jour sur la terre pour observer les actions des hommes et lui en rapporter un compte fidèle; il révise lui-même les sentences des juges et des puissants; si l'on gagne sa cause par l'intrigue et la fraude, l'amende qu'il inflige tôt ou tard surpasse de beaucoup le gain qu'on a dérobé. Le crime et la vertu sont inscrits par son ordre sur des registres éternels. C'est moi qui ai soulevé aujour­d'hui la tempête contre le perfide que vous verrez se traîner sur la plage.»

Et bientôt on apprend qu'un prostitueur, qui s'enfuyait secrè­tement de Cyrène avec deux jeunes filles, ses esclaves, et qui emportait l'argent reçu pour une d'elles, vient de faire naufrage, la nuit même, à peine sorti du port; les deux femmes ont gagné le rivage sur un esquif, où elles s'étaient jetées à la merci des flots. Elles trouvent asile dans une chapelle de Vénus, grâce à l'es­prit bienfaisant de la vieille prêtresse qui habite ce lieu soli­taire. Puis quand leur maître, que la mer a vomi sur les rochers voisins, vient à les découvrir, et, bravant les dieux, outrageant la prêtresse, s'efforce d'arracher du sanctuaire ses victimes, un honnête vieillard, qui cultive un petit domaine auprès de la déesse, accourt avec ses gens pour protéger l'innocence et répri­mer le sacrilège. Les dieux le récompensent de ses vertus par cette inspiration même; celle qu'il défend est sa fille, qu'il a pleurée si longtemps, qu'il regrette toujours, qui vivait près de lui, tandis qu'il se plaignait au ciel d'en être à jamais séparé. Cependant il s'intéresse à elle sans la connaître encore. Mais voici que, par une de ces rencontres qu'on appelle d'heureux hasards, faute de remonter à la cause véritable, la providence des dieux a mis dans l'esprit d'un esclave de ce bon vieillard, d'aller, ce matin-là même, selon sa coutume, chercher au bord de la mer de quoi sub­venir à la subsistance de la famille. Il a rapporté dans ses filets une valise; cette valise est celle de l'odieux prostitueur. Un autre esclave a vu la capture; il prétend en avoir sa part : on prend pour juge le vieillard, et la jeune fille retrouve dans cette valise le coffre où elle conservait précieusement les objets qui devaient la faire reconnaître par ses parents. Le vieillard embrasse enfin sa fille chérie. Ainsi tous les complots du scélérat sont confondus sans qu'il y ait aucune ruse ourdie contre lui; une main invisible conduit à leur insu tous ceux qui doivent lui échapper ou le punir. Les ruses des Chrysale et des Pseudolus, la loquèle officieuse des Saturion et des Charançon n'ont rien à faire ici, et c'est par là que cette comédie a son cachet de nouveauté, d'originalité.

Avertirons-nous maintenant qu'elle est défectueuse en beau­coup de détails? que Plante, pour complaire à ses juges plé­béiens, l'a trop surchargée quelquefois de plates bouffonneries ? que les quolibets du prostitueur et de son digne conseiller dans une telle détresse, offensent le bon sens, et que le burlesque de leurs propos nuit a l'effet comique de leur situation? que les niaiseries de l'amant, véritable émule d'Agorastoclès du « Carthaginois » ne sont nullement l'expression naturelle d'un délire de joie et d'amour ? que le vieux Démonès diminue beaucoup l'in­térêt qu'il inspire, en se permettant des plaisanteries indignes de son caractère par le libertinage, contraires à ses sentiments par l'égoïsme? Ajouterons-nous, comme l'ont, pensé des hommes d'esprit, qu'on supprimerait quelques rôles sans retrancher en même temps des ressorts nécessaires ni même utiles à la machine dramatique ? Mais ces rôles pourraient encore se défendre : Ampélisque ne disparaîtrait pas sans nous priver de la jolie scène où elle fait connaissance avec Scéparnion; et si Charmide n'était plus à côté de Labrax, on n'assisterait point à cette risible dis­pute de deux coquins si bons, amis la veille, et l'on ne verrait pas en action cette sage maxime : « L'intérêt unit les méchants, et l'adversité les divise. » Ce ne sont pas quelques fautes semées dans un ouvrage qui le feront condamner à l'oubli, surtout quand ce sont de ces fautes qu'on peut corriger d'un trait de plume, surtout quand elles sont rachetées par une foule d'idées ingénieuses et par les grâces du style, surtout quand on voit répandu dans tout l'ensemble l'esprit qui vivifie. Lors même qu'on ne se prendrait pas d'affection pour les prin­cipaux personnages de ce roman conçu dans un si noble dessein, on aimerait du moins à lire beau coup de passages de la pièce seulement pour le charme des vers. Je n'en citerai que peu d'exemples. Qui ne connaît pas ce modèle de langage pittoresque tant admiré par Longin, dans le «  Phaéthon » d'Euripide (1) :

Le père cependant, plein d'un trouble funeste, Le voit rouler de loin sur la plaine céleste: Lui montre encor sa route , et du plus haut des cieux Le suit, autant qu 'il peut, de la voix et des yeux. Va par là, lui dit-il, reviens, détourne, arrête !

Combien Plaute l'a surpassé dans la scène où Scéparnion, sui­vant aussi des yeux les deux femmes naufragées, que le spectateur ne voit pas, les lui fait voir cependant des yeux de l'esprit par l'énergie de son langage, qui représente avec tant de naturel et de vérité tous leurs mouvements, tous leurs périls, qu'on ressent ce qu'il éprouve lui-même! Il était plus aisé de surpasser la belle esquisse d'Euripide, que de soutenir le parallèle avec un des chefs-d'œuvre de cette naïveté si spirituelle et si fine dont La Fontaine eut le secret. Qu 'il suffise donc à l'éloge de Plaute de dire, qu'après la fable de la laitière, on lira encore avec plaisir la rêverie de Gripus. Je ne crois pas que Plaute, ce grand poète, ait orné aucune autre de comédies d'un coloris de poésie plus riche et plus habilement ménagé.

(1) « Trailé du Sublime » ch.XIII, traduction de Boileau.


PERSONNAGES

L'ÉTOILE ARCTURE, personnage du Prologue

SCÉPARNION, esclave de Démonès.

PLEUSIDIPPE, amant de Palestra.

DÉMONÈS, vieillard athénien, père de Palestra.

PALESTRA, maintenant esclave de Labrax.

AMPÉLISQUE, compagne d'esclavage de Palestra.

PTOLÉMOCRATIE, prêtresse de Vénus.

PÊCHEURS.

TRACHALION, esclave de Pleusidippe.

LABRAX, prostitueur.

CHARMIDÈS, parasite de Labrax.

DEUX ESCLAVES de Démonès.

GRIPUS, pêcheur, esclave de Démonès.

ARGUMENT ACROSTICHE

attribué

A PRISCIEN LE GRAMMAIRIEN.

Un pêcheur retire de la mer une valise qui renferme des jouets appartenants à la fille de son maître, laquelle, victime d'un rapt, était tombée en la possession d'un prostitueur. Rejetée par le naufrage, elle devient cliente de son propre père sans le savoir. Elle est reconnue, et s'unit à son amant Pleusidippe.


PROLOGUE.

L'ETOILE ACTURE

Le grand moteur de toutes les nations et des terres et des mers, je suis son concitoyen dans la cité céleste. Je suis, vous le voyez, un astre brillant, une blanche étoile, qui se lève toujours à son heure, ici et dans le ciel. Mon nom est Arcture. Je brille là-haut pendant la nuit parmi les dieux, je parcours durant le jour la demeure des mortels. Mais je ne suis pas la seule constel­lation qui descende sur la terre. Le souverain des dieux et des hommes, Jupiter, nous envoie dans les différentes contrées pour observer les mœurs et la conduite des mor­tels; comment ils pratiquent Je devoir et la bonne foi, comment chacun obtient les présents de la fortune. Ceux qui soutiennent des poursuites frauduleuses par de frauduleux témoignages; ceux qui nient, avec serment, une dette devant les tribunaux, leurs noms sont écrits par nous et portés à Jupiter, Chaque jour il sait qui pro­voque sa vengeance. Que les médians s'efforcent de ga­gner des procès par leurs impostures, qu'ils obtiennent par la sentence du juge un bien qui ne leur appartient pas ; Jupiter remet en jugement la chose jugée, et l'amende qu'il leur inflige dépasse le gain qu'ils emportent. Il garde les noms des honnêtes gens inscrits sur d'autres tables. Voyez encore les criminels ; ils s'imaginent qu'ils pour­ront acheter la clémence de Jupiter par des offrandes, par des sacrifices; ils perdent leurs soins et leur argent. C'est que jamais les prières des perfides ne sauraient le toucher. Mais lorsqu'un homme juste implore les dieux, il lui est plus facile qu'à l'impie de trouver grâce devant eux. Je vous le conseille donc, hommes de bien, dont la vie est conforme aux lois de la justice et de la vertu, persévérez, vous vous féliciterez, après, de votre conduite.

Maintenant, je vais expliquer le sujet de la pièce, je suis venu tout exprès. D'abord cette ville se nomme Cyrène; ainsi l' a voulu Diphile. Par-là, tout près, Démonès habite une maison rustique, dans un champ au bord de la mer. Ce vieillard athénien, qui vint ici lorsqu'il s'ex­patria, n'est pas du tout un méchant homme; ce ne sont point de mauvaises actions qui l'ont privé de son pays : mais pour être utile aux autres, il se mit dans l'em­barras, et perdit une fortune bien acquise , par trop d'obligeance. Un pirate lui enleva encore sa fille en bas âge, et la vendit à un scélérat de prostitueur, qui l'a conduite ici même à Cyrène; elle était grande alors. Un jour qu'elle revenait de l'école de musique, un de ses

compatriotes, un jeune homme d'Athènes, s'éprit d'a­ mour pour elle. Il va trouver le prostitueur, achète la belle trente mines, donne des arrhes, et reçoit le ser­ ment qui engage le vendeur. Mais le coquin, par un procédé digue de lui, ne tient nul compte de sa parole ni du serment qu'il a fait au jeune homme. Il avait pour hôte un vieillard sicilien, d'Agrigente, son pareil, un scélérat, traître à son pays. Cet homme commence par vanter les attraits de la jeune fille et des autres beautés en la possession du prostitueur; puis il lui conseille de passer avec lui en Sicile, parce que c'est un pays de voluptueux, excellent pour le trafic des courtisanes. L'autre le croit; on s'assure en secret d'un vaisseau; le prostitueur y transporte pendant la nuit tout son avoir; il dit à l'amant, acquéreur de la jeune fille , qu'il est dans l'intention de s'acquitter d'un vœu fait à Vénus, (voici le temple de la déesse); et il l'invite, sous ce prétexte, à venir ici pour dîner. Puis, à l'instant même, il s'embarque, emmenant sa troupe féminine. Le jeune homme apprend par d'autres la fourberie du prostitueur et sa fuite; il court au port : le vaisseau était déjà loin en pleine mer. Mais moi, qui voyais enlever cette pauvre fille, je suis venu la secourir et perdre en même temps l'infâme. J'ai déchaîné la tempête, j'ai troublé les ondes; car vous voyez en moi, Arcture, la plus orageuse de toutes les constellations : terrible à mon lever, je suis, à mon coucher, plus terrible encore. En ce moment le prostitueur et son ami occupent ensemble un rocher où les a jetés le naufrage; ils n'ont plus de vaisseau. Mais la fille de Démonès et une autre esclave comme elle ont sauté toutes tremblantes dans l'esquif et la vague les éloigne du rocher et les porte au rivage, près de la métairie, séjour du vieillard expatrié, dont le toit vient d'être dévasté par le vent. Et voici son esclave qui sort de la maison; bientôt vous verrez venir l'amoureux qui avait acheté au prostitueur la jeune fille.

Salut à vous, à vos ennemis, la terreur.

ACTE I

Scène 1

SCÉPARNION, seul.

O dieux immortels! l'affreuse tempête que Neptune nous a envoyée cette nuit! Le vent a découvert toute la métairie. Le vent? c'était plutôt l'ouragan de l'Alcmène d'Euripide , tant il a ravagé toutes les tuiles de nos toits. Combien il y a percé de jours et de fenêtres!

Scène2

PLEUSIDIPPE, SCÉPARNION, plus tard DÉMONÈS, amis de Pseusidippe.

PLEUSIDIPPEe, à ses amis.

Je vous ai détournés de vos affaires, et pour rien; j'ai manqué mon coup; le prostitueur n'était plus au port, quand je suis allé pour l'y prendre. Mais je ne voulais pas abandonner par indolence tout espoir. Voilà pourquoi je vous ai retenus si longtemps, mes amis. Maintenant je viens voir au temple de Vénus, où il m'avait dit qu'il ferait un sacrifice.

SCÉPARNION, sans voir Pleusidippe nises amis.

Je ferai bien cependant d'arranger ce mortier qui me donne tant de mal.

PLEUSIDIPPE.

J'entends quelqu'un parler près d'ici.

DÉMONÉS, venant du côté de la métairie.

Holà ! Scéparnion.

SCÉPARNION.

Qui m'appelle ?

DEMONES.

Celui qui a donné de l'argent pour toi.

SCÉPARNION, d'un air faisant.

Comme si tu voulais dire que je suis ton esclave, Démonès?

DÉMONÈS.

Il faut beaucoup de mortier, tire beaucoup de terre. Je vois que la métairie est à recouvrir entièrement ; elle est tout à jour et plus criblée de trous que n'est un crible.

PLEUSIDIPPE, approchant de Démonès.

Père, je te souhaite le bonjour; (à Scéparnion) et à toi en même temps.

DÉMONÈS.

Bonjour.

SCÉPARNION, à Pleusidippe.

Es-tu garçon ou fille, pour le nommer du nom de père ?

PLEUSIDIPPE.

Je suis homme.

DÉMONÈS.

Puisque tu es homme, cherche ailleurs ton père. Je n'ai eu qu'une fille, et celte fille unique me fut enlevée dès sa première enfance. Je n'ai jamais eu d'enfant mâle.

PLEUSIDIPPE.

Veuillent les dieux t'en, donner !

SCÉPARNION .

Et mal de mort à toi, par Hercule, qui que tu sois, pour nous occuper à t'écouter quand nous avons de l'occupation.

PLEUSIDIPPE, à Démonès, en lui montrant la maison.

C'est ici que vous demeurez?

SCÉPARNION.

Pourquoi cette question ? Est-ce que tu prends connaissance des lieux pour venir ensuite nous voler?

PLEUSIDIPPE, avec une ironie mêlée de colère.

Il n'y a qu'un excellent esclave et riche de son pé­ cule, qui se permette de prendre la parole en présence de son maître et d'insulter un homme libre.

SCÉPARNION.

Il n'y a qu'un vaurien sans pudeur qui vienne im­ portuner des gens qui ne lui sont de rien et qui n'ont rien à lui.

DEMONES.

Scéparnion, silence. ( A Pleusidippe) Que désires-tu, jeune homme?

SCÉPARNION.

Un châtiment pour ce drôle, qui se hâte, sans égard pour son maître présent, de parler avant qu'on l'interroge. (D'un ton radouci) Mais si cela ne t'incommode pas, je veux prendre auprès de toi quelques informations.

DÉMONES.

A ton service, quelque affaire qui me tienne.

SCÉPARNION, à Pleusidippe.

Va plutôt couper des roseaux dans le marais, pour que nous en couvrions la métairie pendant qu'il fait beau.

DÉMONÈS, à Scéparnion.

Silence. ( A Pleusidippe) Que veux-tu? dis-le moi.

PLEUSIDIPPE.

Je te prie de me répondre. As-tu vu ici un homme qui a les cheveux crépus et blancs, un coquin, un fourbe, un sournois.

DÉMONÈS.

J'en ai vu beaucoup ; car ce sont les gens de cette espèce qui m'ont réduit à la misère où je suis.

PLEUSIDIPPE.

Je parle d'un homme qui a dû mener ici, au temple de Vénus, deux jeunes femmes avec lui, et faire les ap­prêts d'un sacrifice, aujourd'hui ou hier.

DÉMONÈS.

Non Jeune homme ; il y a, par Hercule, déjà plusieurs jours que je n'ai vu personne sacrifier ici, et il ne peut pas y avoir de sacrifice sans que j'en sois instruit; car on nous demande toujours de l'eau ou du feu, ou des vases, ou un couteau, ou des broches, ou une marmite à faire bouillir les viandes, ou quelque ustensile. Enfin c'est pour le service de Vénus que j'ai une vaisselle et un puits, et non pas pour moi. Mais il y a déjà plu­sieurs jours qu'on n'est venu.

PLEUSIDIPPE.

D'après ce que tu me dis, je suis perdu, c'est toi qui me l'annonces.

DEMONÈS.

Pour ce qui dépend de moi, je ne te souhaite que prospérité.

SCEPARNION, à Pleusidippe.

Dis donc, l'affamé, qui vas flairant les sacrifices, tu ferais mieux de commander un dîner chez toi ; on t'a peut-être invité à dîner ici. L'auteur de l'invitation n'a point paru.

PLEUSIDIPPE.

Tu dis vrai.

SCEPARNION.

Tu ne risques rien, ayant là panse vide, de t'en aller chez toi ; le culte de Gérés te vaudra mieux que celui de Vénus. L'une procure des amours, l'autre des vivres.

PLEUSIDIPPE, à part.

Il m'a joué d'une manière indigne.

DÉMONÈS, regardant du côté de la mer.

O dieux immortels ! quels sont ces hommes auprès du rivage, Scéparnion ?

SCÉPARNION.

Si je ne me trompe, ils sont invités à dîner pour un départ.

DÉMONÈS.

Comment cela?

SCEPARNION

C'est qu'ils ont l'air d'avoir pris un bain hier après souper. Leur vaisseau a été brisé en mer.

DEMONES

C'est vrai.

SCEPARNION

Comme ici sur terre notre métairie et nos tuiles, par Hercule.

DEMONES, regardant toujours du même coté

Hélas ! pauvres humains , ce que c'est de vous ! Comme ils tâchent de se sauver du naufrage!

PLEUSIDIPPE

Où sont-ils je te prie?

DEMONES

Par ici, à droite,  vois-tu ? Près du rivage.

PLEUSIDIPPE

Je vois, (à ses amis) Suivez-moi: plaise aux dieux que ce soit l'homme que je cherche, 1e scélérat: maudit ! (à Démonès et à Scéparnion) Portez-vous bien (il sort)

SCEPARNION

Nous n'avons pas besoin de tes avertissements pour y donner nos soins. (il regarde à son tour la mer d'un autre coté) Mais, o Palémon, auguste suivant de Neptune, et qui partages même, dit -on, ses honneurs, qu'est-ce que je vois!

DEMONES.

Que vois -tu?

SCEPARNION

Deux femmes dans un esquif, toutes seules; les pauvrettes! comme elles sont battues par les eaux ! Bon, bon, très bien !l a vague éloigne l'esquif des écueils et le pousse au rivage. Un pilote n'aurait pas mieux manœu­ vré. Je ne crois pas avoir vu de flots plus terribles. Elles sont sauvées si elles échappent à cette lame. Dieux! dieux! quel péril!,en voici une qui vient d'être jetée à là mer. Mais l'endroit est guéable, elle s'en tirera facilement... à merveille! elle est debout; elle s'avance par ici. Il n'y a plus de danger. Et l'autre, elle a sauté de l'esquif à terre. Comme, dans son effroi, elle est tombée à l'eau sur les deux genoux! elle est sauvée; la voilà; échappée des ondes, elle est sur le rivage. Mais, quel détour prend-elle! C'est pour aller se casser le cou. Tiens ! elle se perdra.

DEMONES

Que t'importe!

SCEPARNION, regardant toujours.

En grimpant sur ce rocher, si elle roule en bas, elle aura bientôt trouvé le terme de sa course.

DEMONES, le tirant avec impatience.

Si elles font les frais de ton souper, tu as raison de t'occuper d'elles, Scéparnion; si c'est moi qui dois te fournir ton repas, je réclame tes services.

SCEPARNION

Ç'est trop juste; très bien dit,

DEMONES

Suis-moi donc de ce coté.

SCEPARNION

Je te suis. (ils sortent tous deux )

Scène 3

PALESTRA, seule, sortant des rochers qui bordent le rivage.

Tout ce qu'on dit des infortunes et des misères hu­ maines est encore bien au dessous des maux qu e nous sommes condamnés à éprouver effectivement dans la vie. Un dieu la donc voulu ainsi ! je devais, en cet équipage misérable, errer dans des régions que je ne connais pas, naufragée et souffrante ! Était-ce donc ma destinée? est-ce là le prix que je reçois pour une vertu si pure? Car il ne me semblerait pas pénible d'endurer cette peine, si je m'étais rendue coupable envers les dieux ou envers mes parents. Mais si je m'en préservai toujours avec une attention extrême, c'est une indignité, c'est une injust ice, c'est un excès d'iniquité, ô dieux, de m'accabler ainsi ! Quel sera en effet le sort des médians désormais, puisque vous ne témoignez pas d'autre intérêt à l'inno­ cence? Si je savais que mes parents ou moi nous nous fus­sions rendus criminels, je ne me plaindrais pas. Mais c'est le crime de mon maître qui me poursuit, c'est son impiété qui cause mes malheurs. Il a vu périr dans la mer son vaisseau et tout ce qu'il avait. De ses biens, je suis tout ce qui reste. Ma compagne, qui s'était réfugiée avec moi dans la nacelle, est noyée elle-même. Je demeure seule. Si nous nous étions sauvées ensemble, du moins sa pré­sence adoucirait mes chagrins. Maintenant quelle espé­rance puis-je avoir? quelle ressource? que résoudre, jetée comme je suis dans ces lieux déserts? Là des ro­ chers, ici la mer qui gronde; et pas un être humain ne s'offre à ma vue. Ces vêtements sont tout ce que je pos­sède au monde, sans savoir comment me nourrir, où trouver un asile. Quel espoir m'attache encore à la vie? J'ignore les chemins, j'ai si peu habité ce pays. Si quel­qu'un au moins me montrait une route, un sentier, pour sortir de ces lieux! Irai-je par ici? ou bien de ce coté? Je ne sais. Quelle perplexité! Je n'aperçois dans les alentours aucun champ cultivé. Le froid, la détresse, la terreur glacent tous mes membres. Vous ne savez pas, mes infortunés parents, quelle est en ce moment l'infor­tune de votre fille. Ainsi donc j'étais née libre autant que personne au monde, et ma naissance ne m'a servi de rien. Suis-je moins esclave à présent, que si j'étais née dans l'esclavage? Et jamais je ne fus d'aucune con­solation pour ceux qui m'ont donné l'être !

Scène 4

AMPELISQUE, PALESTRA. ( Les rochers les séparent l'une de l'autre et les empêchent toutes deux de se voir.)

AMPELISQUE.

Qu'ai-je de mieux à faire, et quel autre parti dois-je prendre, que de bannir la vie de mon corps? Je suis trop malheureuse; trop de chagrins mortels se sont amassés dans mon sein. Je ne veux plus prolonger mon existence; j'ai perdu l'espérance qui me soutenait. Je viens de par­courir tous les lieux d'alentour, de me traîner dans tous les réduits cachés, pour y découvrir la trace de ma compagne, la cherchant des yeux, des oreilles, de la voix; je ne la trouve nulle part. Ou aller? ou la découvrir? je m'y perds. Je ne rencontre personne à qui je puisse m'informer. Il n'y a pas de terre plus déserte que cet endroit et toute cette contrée. Vit-elle encore? Si elle vit, je n'aurai point de cesse que je ne l'aie trouvée.

PALESTRA.

Quelle voix résonne près d'ici?

AMPÉLISQUE.

Que j'ai eu peur! Qui est-ce qui parle près de moi?

PALESTRA.

Espérance, ô bonne Espérance, viens à mon aide!

AMPÉLISQUE.

C'est une femme; oui, une voix de femme a frappé mon oreille. Ah! délivre-moi de la crainte et du tour­ment ou je suis!

PALESTRA.

Assurément, c'est une voix de femme qui est venue à mes oreilles. (Élevant la voix) Est-ce Ampélisque, de grâce?

AMPELISQUE.

Est-ce toi, Palestra, que j'entends?

PALESTRA

Je veux l'appeler par son nom de manière qu'elle m'entende. (criant) Ampélisque !

AMPELISQUE

Hé! Qui est là?

PALESTRA

C'est moi Palestra.

AMPELISQUE

Dis moi où tu es ?

PALESTRA

Par Pollux, dans un abîme de maux.

AMPELISQUE

Notre sort est commun. Je n'en une moindre part que toi, Que je suis impatiente de te voir.

PALESTRA

Ton impatience ne peut égaler la mienne.

AMPELISQUE

Marchons en nous guidant à la voix. Où es-tu ?

PALESTRA

Me voici; approche de ce coté, viens me rejoindre.

AMPELISQUE

C'est ce que je m'empresse de faire.

PALESTRA, lui tendant sa main

Donne-moi la main

AMPELISQUE, lui donnant la sienne

Tiens.

PALESTRA

Tu es donc vivante? dis-moi, je te prie.

AMPÉLISQUE.

A présent je tiens à la vie, et c'est à cause de toi; il m'est donc permis de te presser dans mes bras ! J'ai peine à le croire encore: est-ce toi qui m'est rendue? Je t'en prie, embrasse-moi. (Elles s'embrassent) O mon es­poir, que tu soulages toutes mes afflictions!

PALESTRA.

Tu m'as prévenue, en me disant ce que j'avais à le dire. Il faut maintenant nous en aller.

AMPÉLISQUE.

Où irons-nous, ma chère?

PALESTRA.

Suivons le rivage.

AMPÉLISQUE.

Je te suis partout.

PALESTRA.

Mais comment marcherons-nous avec ces vêtements tout trempés?

AMPÉLISQUE.

Il faut prendre les choses comme elles sont. ( Tour­nant par hasard les yeux du coté du temple) Mais que vois-je là, je te prie?

PALESTRA.

Quoi?

AMPÉLISQUE.

Vois-tu, ma chère, vois-tu ce temple?

PALESTRA.

Où?

AMPELISQUE

A droite.

PALESTRA

Je vois en effet une décoration qui annonce la demeure des dieux.

AMPELISQUE

Il doit y avoir non loin d'ici des habitations; ce lieu est charmant.(S'approchant du temple ) Quel que soit ; le dieu, je lui adresse,ma prière pour qu'il délivre de leurs peines deux infortunées, souffrantes, sans appui et qu'il leur donne quelque assistance.

Scène 5

LA PRÊTRESSE, PALESTRA, AMPELISQUE

LA PRETRESSE

Quels mortels implorent ma patronne ? Car c'est la voix des suppliants qui vient de m'attirer à cette porte. Ils invoquent une déesse bienveillante et facile, une patronne qui ne se fait pas arracher ses bienfaits; elle n'en est pas avare.

PALESTRA

Reçois nos vœux pour ta santé, ma mère.

LA PRETRESSE

Salut, jeunes filles. Mais d'où venez-vous ainsi trempées, je vous prie, et dans ce triste accoutrement?

PALESTRA

Nous ne venons pas de bien loin d'ici en cet instant; mais nous sommes loin de la contrée d'où l'on nous avait transportées en ces lieux.

LA PRETRESSE .

Il paraît que vous êtes venues sur un cheval de bois par la route azurée.

PALESTRA

Justement.

LA PRETRESSE,

Alors vous auriez dû venir en habits blancs et munies de victimes. On n'a pas coutume de se présenter de la sorte dans ce temple.

PALESTRA.

Jetées ici toutes les deux par le naufrage, de grâce, où voulais-tu que nous prissions des victimes ? (Elles s'agenouillent) Maintenant nous embrassons tes genoux, dénuées de ressources, ne sachant qu'espérer, ne sachant point où nous sommes; reçois-nous dans ta demeure, sauve-nous, prends pitié de deux malheureuses filles sans asile, sans espoir, et n'ayant rien au monde que ce que tu vois. .

LA PRETRESSE.

Donnez-moi la main, relevez-vous; il n'y a pas de femme plus compatissante que moi. Mais vous ne trou­verez pas ici beaucoup d'aisance et de ressources, mes enfants : moi-même, je vis mesquinement; j'y mets du mien en servant Vénus.

AMPELISQUE

C'est ici le temple de Vénus, je te prie ?

LA PRETRESSE 

Tu l'as dit ; et c'est moi qui suis la prêtresse de ce temple. Mais quoi qu'il en soit, je vous ferai bon accueil autant que mes moyens me le permettront. Venez avec moi.

PALESTRA

Nous te remercions, ma mère de ta bienveillance, et de tes procédés obligeants envers nous.

LA PRETRESSE

Je fais mon devoir. (elles entrent toutes les trois dans le temple)

Acte II

Scène 1

TROUPE DE PÊCHEURS .

Que la vie des pauvres gens est misérable! surtout quand ils ne sont point de commerce et n'ont point appris de métiers. Si peu qu'ils aient à la maison, force leur est de s'en contenter. Pour ce qui est de nous, à cet accoutrement, vous avez déjà vu quelles richesses sont les nôtres. Nos lignes, nos hameçons, voilà toute notre industrie, toute notre existence. Nous venons de la ville Chercher en mer la pâture. Notre gymnastique a nous , nos exercices de palestre, c'est de prendre des oursins, des patelles, des huîtres, des glands et des orties, des orties de mer, des moules, des ratons, des plaguses cannelées. Ensuite nous essayons de l a pêche à la ligne et de celle des rochers. La mer nous fournit la nourriture que nous pouvons prendre. S'il n'arrive pas de bonne chance, et si nous n'avons pas pris de poisson, nous revenons, salés et baignés, purs et nets, à la maison, et nous nous cou­chons sans souper. A voir comme la mer est houleuse; nous n'avons pas grande, espérance à moins, de ramasser des coquillages. Adressons notre prière à la bonne Vénus, pour qu'elle veuille nous prêter son gracieux secours.

Scène2

TRACHALION, LES PECHEURS

TRACHALION

J'ai regardé avec attention pour ne point passer à côté de mon maître sans le voir car il a dit en sortant qu 'il allait au port, et il m'a commandé de venir le trouver ici au temple de Vénus. Mais v oi ci fort à propos des gens à qui je peux demander. Allons. Salut, vo­leurs de mer, écaillers, hameçonniers, race famélique ; qu'est-ce que vous faites ? comment dépérissez-vous ?

LES PÊCHEURS.

Comme des pêcheurs, de faim, de soif, et d'attente.

TRACHALION

Avez -vous vu venir, depuis que vous êtes ici, un jeune homme de bonne mine, frais, de belle venue, amenant avec lui trois hommes en chlamyde et le coutelas au coté?

LES PECHEURS.

Nous n'avons vu personne qui ressemblât à ce portrait.

TRACHALION.

N'avez-vous pas vu un vieillard au front chauve, au nez camus, de haute stature, avec un gros ventre, les sourcils de travers et le front plissé; un artisan de fraude et de malice noire, horreur des dieux et des hommes, ramas de vice et d'infamie, qui conduisait deux femelles assez gentilles?

LES PECHEURS-

Un gaillard distingué par de telles œuvres et de telles qualités devrait rendre visite au bourreau plutôt qu'à Vénus.

TRACHALION.

Mais si vous l'avez vu, dites-le.

LES PÉCHEURS.

Il n'est pas venu certainement Porte-toi bien. (Ils s'en vont.)

TRACHALION.

Et vous de même. J'en étais sûr; ce que je soupçon­nais est arrivé. Mon maître a été pris pour dupe. Le scé­lérat de prostitueur s'est en allé en pays étranger. Il s'est embarqué, il a emmené ses donzelles ; je suis devin. Et il a invité mon maître à venir dîner ici encore! Mainte­ nant, je n'ai rien de mieux à faire que d'attendre mon maître en ce lieu. En même temps, si la prêtresse de Vénus est mieux informée, et si je la vois, je la prierai de m'instruire. Elle me donnera des renseignements.

Scène 3

AMPELISQUE, TRACHALION

AMPELISQUE, parlant à la prêtresse dans l'intérieur du temple.

Je comprends ; c'est à la métairie, ici, près du temple de Vénus, que tu m'as dit de frapper, et de demander de l'eau.

TRACHALION.

Quelle voix a volé jusqu'à mon oreille?

AMPELISQUE.

De grâce, qui est-ce qui parle là ? (Apercevant Trachalion) Que vois-je ?

TRACHALION.

Est-ce Ampélisque qui sort du temple?

AMPELISQUE.

Est-ce Trachalion que j'aperçois, le valet de Pleusidippe?

TRACHALION.

C'est elle.

AMPELISQUE.

C'est lui. Bonjour, Trachalion.

TRACHALION.

Bonjour Ampélisque. Comment t'en va?

AMPELISQUE.

Mal, sans l'avoir mérité.

TRACHALION.

Point de paroles de mauvais augure.

AMPELISQUE.

Les gens sensés doivent dire la vérité en toute ren­contre. Mais que fait Pleusidippe, ton maître, je te prie?

TRACHALION.

Oui-da? comme s'il n'était pas là (Montrant le temple) !

AMPELISQUE.

Il n'y est point, par Pollux, il n'est pas venu du tout.

TRACHALION .

Il n'est pas venu ?

AMPELISQUE.

Tu dis la vérité.

TRACHALION.

Ce n'est pas mon habitude, Ampélisque. Mais le dî­ ner sera-t-il bientôt prêt?

AMPELISQUE.

Quel dîner, s'il te plaît?

TRACHALION.

Puisque vous faites ici un sacrifice.

AMPELISQUE.

Tu rêves, mon cher.

TRACHALION.

Il est certain que Labrax ton maître a invité mon maître Pleusidippe à venir dîner ici.

AMPÉLISQUE.

Ce que tu me dis ne m'étonne pas, par Pollux. S'il a trompé les dieux et les hommes, il s'est conduit en prostitueur.

TRACHALION.

Vous ne célébrez point ici un sacrifice, ni vous ni votre maître ?

AMPÉLISQUE.

Tu as deviné.

TRACHALION.

Que fais-tu donc ici ?

AMPÉLISQUE.

Échappées à des maux sans nombre, à un péril épou­vantable, à la mort, sans secours, sans ressources, nous avons été recueillies ici par la prêtresse de Vénus, moi et Palestra.

TRACHALION.

Est-ce que Palestra est en ce lieu, je te prie, la maîtresse de mon maître?

AMPÉLISQUE.

Certainement.

TRACHALION

Cette nouvelle me charme, Ampélisque, ma mie. Mais je suis curieux de savoir quel péril vous avez couru.

AMPÉLISQUE.

Nous avons fait naufrage cette nuit, mon cher Trachalion.

TRACHALION .

Comment, naufrage! qu'est-ce que tu me racontes-là?

AMPELISQUE

Est-ce qu'on ne t'a pas conté de quelle manière le prostitueur a voulu nous transporter secrètement en Si­cile et a chargé un vaisseau de tout ce qu'il avait chez lui ? Il a tout perdu.

TRACHALION.

Oh ! merci, Neptune, que tu es aimable! Il n'y a pas de joueur de dés plus habile que toi. Tu as fait assuré­ment un coup merveilleux : tu as ruiné un perfide. Mais qu'est-il devenu ce Labrax, ce prostitueur?

AMPELISQUE.

Il est mort probablement pour avoir trop bu. Neptune lui a versé cette nuit de terribles rasades.

TRACHALION.

Il s'est trouvé, je crois, à une fête où on l'aura fait boire plus qu'il ne voulait, par Hercule. Mon Ampélisque, tu es délicieuse. Que tes paroles me semblent douces! Mais comment vous êtes-vous sauvées, toi et Palestra?

AMPELISQUE

Je vais te l'apprendre. Nous sautâmes toutes les deux, du vaisseau dans l'esquif, à demi mortes. Quand nous voyons le navire poussé contre les rochers, vite, je dé­tache le câble, et je profite du trouble de nos gens. La tempête nous emporte avec l'esquif sur la droite bien loin d'eux. C'est ainsi qu'après avoir été le jouet de l'orage et des flots durant la nuit entière, nuit déplorable ! à la fin nous venons d'être jetées par les vents sur le rivage, presque sans vie.

TRACHALION.

Oui, je sais; c'est l'usage de Neptune; il n'y a pas d'édile plus sévère; quand il voit de mauvaises marchan­dises, il les jette.

AMPÉLISQUE.

Malédiction pour toi et pour ta vie !

TRACHALION, prononçant les deux premiers mots d'une manière équivoque.

Pour toi, ma chère Ampélisque, je redoutais le pro­stitueur; j'ai prédit cent fois ce qui est arrivé. Je vais laisser croître mes cheveux, il faut absolument que je me fasse devin.

AMPÉLISQUE, avec ironie et d'un air de reproche.

Alors, toi et ton maître, vous avez bien pris vos pré­cautions pour l'empêcher de fuir, puisque vous vous en doutiez.

TRACHALION.

Qu'y pouvait-il?

AMPÉLISQUE.

Ce qu'il y pouvait, s'il était amoureux? tu le de­mandes? Qu'il veillât jour et nuit; qu'il fut sans cesse aux aguets. Mais, par Castor, il a bien montré tout l'in­térêt qu'il nous portait, par le grand soin qu'il a pris.

TRACHALION.

Ne dis pas cela.

AMPÉLISQUE.

La chose est assez claire.

TRACHALION.

Tu ne sais donc pas? quand on est au bain, quelque attention qu'on mette à veiller sur ses vêtements, il ar­rive cependant qu'on est volé. En effet, sur qui avoir les yeux parmi tant de monde? On s'y trompe. Il est aisé au voleur de voir ceux qu'il veut attraper, tandis qu'on ne voit pas le voleur dont il faut se garder. Mais conduis-moi auprès de Palestra : où est-elle?

AMPELISQUE.

Tu n'as qu'à entrer dans le temple de Vénus ; tu la trouveras assise et pleurant.

TRACHALION

Que cela me fait de la peine ! Mais pourquoi pleure-t-elle ?

AMPELISQUE

Le voici, elle se désole parce que le prostitueur lui a enlevé une cassette renfermant des objets qui devaient l'aider à reconnaître ses parents et elle craint de l'avoir perdu pour jamais.

TRACHALION

Où était cette casette ?

AMPELISQUE

Avec nous sur le vaisseau. Il l'avait enfermée dans une valise pour ôter à Palestra le moyen de reconnaître sa famille.

TRACHALION

O l'infâme ! une fille qui devrait être libre, vouloir la tenir en esclavage

AMPELISQUE

Maintenant la cassette s'en est allée au fond de lamer avec le vaisseau. L'or et l'argent du prostitueur étaient dans la même valise; quelqu'un, je pense, aura plongé pour la retirer. Pauvre Palestra ! quel chagrin elle a d'être privée de ces objets.

TRACHALION

Alors, il faut m'empresser doutant plus, de la consoler, et de ne pas la laisser se tourment ainsi ; car j'ai vu arriver tant de fois un bonheur qu'on espérait point.

AMPELISQUE

J'ai vu aussi tant de fois l'espérance trompée !

TRACHALION

Ainsi donc la résignation est le meilleur remède à tous les maux. J'entrerai, si tu me le permets.

AMPELISQUE

Va: (il entre dans le temple ) Moi, je ferai la commission que la prêtresse m'a donnée; je v ais demander de l'eau chez le voisin. Elle m'a dit que si j'en demandais de sa part, on m 'en donnerait tout de suite. Je n'ai pas vu en effet une vieille plus digne de tous les bienfaits des dieux et des hommes. Avec quelle obligeance, quelle générosité, en nous voyant tremblantes, manquant de tout après le naufrage, toutes mouillées et à demi mortes, elle s'est empressée de nous recevoir ; de m ême que si nous étions ses propres filles ! Comme elle s 'est mise en devoir de nous faire chauffer un bain elle -même ! Je ne veux pas qu'elle attende : je vais demander de l'eau dans cette maison où elle m'envoie. (ElIe frappe). Holà ! y a-t-il quelqu'un dans ce logis? veut-on bien m'ou­vrir? veut-on me répondre?

Scène 4

SCÉPARNION, AMPÉLISQUE.

SCEPARNION

Qui donc insulte si audacieusement notre porte?

AMPÉLISQUE.

C'est moi.

SCÉPARNION.

Oh! la bonne aventure, par Pollux! le joli brin de femme!

AMPÉLISQUE.

Bonjour, l'ami.

SCÉPARNION.

Mille bonjours, ma mignonne.

AMPÉLISQUE.

Je viens chez vous.

SCÉPARNION.

Je suis prêt, si tu viens ce soir, à te donner l'hospitalité, selon l'équipage où tu te présenteras ; car dans ce
moment, il n'y a pas moyen, tu n'as rien à donner. ( Il
veut l'embrasser) Mais dis-moi, ma charmante, ma gaillarde ..

AMPÉLISQUE, le repoussant

Ah ! tu prends trop de libertés !

SCÉPARNION, continuant à vouloir lui faire des caresses.

O dieux immortels! c'est le portrait de Vénus. Quel œil fripon, et ce teint ! Ah ! la mordante brunette.... Je voulais dire piquante. Et cette gorge, qu'elle est jolie ! quel délice de baiser cette bou che!

AMPELISQUE, le repoussant.

Je ne suis pas exposée en offrande au public. A bas les mains!

SCEPARNION.

Comment, gentillette ! on ne peut pas te toucher comme cela doucement, gentiment ?

AMPELISQUE

Je me prêterai au badinage et à la plaisanterie quand j'aurai le temps. Maintenant pour ce qui est de ma commis­sion, je t'en prie, dis-moi si tu yeux où si tu ne veux pas.

SCEPARNION

Qu'est-ce que tu souhaites ?

AMPELISQUE, montrant sa cruche.

En voyant ce que je porte, un homme d'esprit peut deviner ce que je désire.

SCEPARNION

Une fille d'esprit peut deviner ce que je désire en voyant aussi ce que je porte.

AMPELISQUE

La prêtresse de Vénus m'a dit de venir vous demander de l'eau.

SCEPARNION

Je suis un personnage d'importance, il faut me prier; sinon, pas une goutte d'eau. C'est à nos risques et dé­pens que ce puits a été creusé; que l'on me prodigue les caresses, ou l'on n'aura pas d'eau.

AMPELISQUE.

Que tu fais de difficultés pour rendre un service qu'on ne refuse pas à un étranger!

SCÉPARNION.

Que tu fais de difficultés pour donner ce qu'on ne re­fuse pas à un compatriote !

AMPÉLISQUE.

Eh bien, mon amour, je n'aurai rien à te refuser.

SCÉPARNION.

Vivat! je triomphe! elle m'appelle déjà son amour. Je vais te donner de l'eau; tu ne m'auras pas dit pour rien des tendresses. Dorme ta cruche.

AMPÉLISQUE.

Tiens. Dépêche-toi, je t'en prie, de me la rapporter

SCEPARNION.

Attends ; je serai ici dans un instant, mon amour.

AMPÉLISQUE, seule. .

Que dirai-je à la prêtresse pour m'excuser d'être restée si longtemps ici ? ( Elle tourne les jeux vers le rivage) Je tremble encore de tous mes membres, seulement que de regarder la mer. ( Poussant un cri) Mais, que vois-je là-bas sur le rivage? le prostitueur mon maître, avec son hôte le Sicilien ! Hélas ! je les croyais tous deux noyés. Il vit; c'est encore un fléau de plus auquel nous ne nous at­tendions pas. Que tardé-je à fuir dans le temple pour annoncer ce malheur à Palestre et me réfugier avec elle auprès de l'autel, avant que ce scélérat arrive et qu'il nous surprenne ? Fuyons, je n'ai pas autre chose à faire en ce moment. (Elle court dans le temple.)

Scène 5

SCÉPARNION, seul, se parlant à lui-même .

O dieux immortels! je n'aurais jamais cru que l'eau eut en soi tant de charmes. Que j'ai senti de plaisir à la tirer du puits, et qu'il m'a semblé moins profond qu'à l'ordinaire ! Comme cette cruche a été facile à monter! Sans me vanter, je suis un assez mauvais sujet d'avoir commencé tout de suite une intrigue d'amour. (il va pour donner la cruche à Ampélisque) Tiens, ma belle, voici ton eau. Tiens, je veux que tu la prennes de bonne grâce, comme je te la donne, afin de me plaire. ( Étonné, et regardant autour delui ) Mais où es-tu donc, maligne? Je lui ai donné dans l'œil, par Hercule, j'en suis sûr. La friponne se cache. Viens donc. Veux-tu bien prendre ton eau? où es-tu? c'est assez badiner. Ah çà, tout de bon, veux-tu venir prendre cette cruche? où es-tu donc fourrée ? (il regarde) Par Hercule, je ne l'a­perçois nulle part. Elle se moque de moi. Ma foi, je lui mettrai sa cruche au beau milieu du chemin. Mais, si on la volait ; elle appartient à Vénus, elle est sacrée ; je me ferais des affaires. J'ai peur, vraiment, que cette fille ne m'ait tendu un piège pour qu'on me prît avec un meuble de la déesse. En effet, si l'on voyait cette cruche dans mes mains, il n'en faudrait pas davantage pour que le magistrat me fît mourir en prison. Elle porte une in­ scription, elle dit en se montrant à qui elle est. Par Her­ cule, je vais appeler la prêtresse pour qu'elle prenne sa cruche. Approchons de la porte. Hé! Ptolemocratia, te plaît-il de prendre cette cruche qui t'appartient? une jeune fille, que je ne connais pas, me l'a tout à l'heure apportée. Tu n'as qu'à la reprendre. ( Après quelques mo­ment d'attente) J'ai trouvé de la besogne, s'il faut encore leur porter leur eau chez elles.

(Il entre dans le temple.)

Scène 6

LABRAX, CHARMIDÈS.

LABRAX.

Qui voudra tomber dans la misère, être réduit à mendier, n'aura qu'à confier à Neptune son existence et sa personne. Quand on s'avise d'avoir affaire avec lui, il vous renvoie équipé de la sorte ( montrant ses habits dégouttants d'eau). Par Pollux, tu étais bien inspirée, déesse de la Liberté, de ne vouloir pas absolument t'embarquer sur le vaisseau d'Hercule. ( Regardant autour de lui) Mais où est mon hôte qui a causé ma perte? Le voici qui s'avance.

CHARMIDÈS.

Où, diantre vas-tu si vite, Labrax? je n'ai pas la forcé de te suivre.

LABRAX.

Que n'as-tu péri par tous les supplices en Sicile, avant que je t'eusse vu, auteur de mon affreuse catastrophe !

CHARMIDES.

Que n'ai-je couché en prison, plutôt que d'entrer chez toi la première fois que tu m'y as cond uit ! Par les dieux immortels, puisses-tu, jusqu'à la fin de tes jours, n'avoir que des hôtes qui te ressemblent.

LABRAX.

C'est la mauvaise Fortune que j'ai amenée chez moi en t'y amenant. Malédiction! pourquoi t'ai-je écouté? pourquoi quittais-je ce pays? pourquoi suis-je entré dans ce vaisseau où j'ai perdu plus que je ne possé­dais ?

CHARMIDES.

Par Pollux, je ne m'étonne pas que ton vaisseau ait fait naufrage, puisqu'il portait une fortune criminelle et le crime en ta personne.

LABRAX.

C'est toi qui as causé ma perte, avec tes promesses flatteuses.

CHARMIDES.

Et toi,tu m'as donné une hospitalité plus funeste que les festins servis jadis à Thyeste et à Térée.


LABRAX.

Je suis mort ! le coeur me manque; soutiens-moi la tête, je te prie.

CHARMIDES.

Puisses-tu, par Pollux; vomir tes poumons!

LABRAX.

Hélas! Palestra, A mpélisque, qu'êtes -vous devenues ?

CHARMIDES.

Elles donnent sans doute à manger aux poissons dans le fond de la mer.

LABRAX

Tu m'as réduit à la mendicité en me leurrant de tes pompeux mensonges.

CHARMIDES

Tu me dois des remercîements; d'insipide que tu étais, Grâce à moi, tu es devenu plein de sel.

LABRAX

Va-t'en au plus affreux gibet.

CHARMIDES

Avec toi, c'est justement ce que je faisais tout à l'heure.

LABRAX

Hélas! y a-t-il un mortel plus à plaindre que moi ?

CHARMIDES

Moi, certes je le suis bien plus que toi, Labrax.

LABRAX.

Comment?

CHARMIDES.

Parce que je n'ai pas mérité de l'être, et tu n'as que ce que tu mérites.

LABRAX.

Osiers, osiers, que vous êtes heureux de pouvoir vous vanter de conserver une sécheresse éternelle !

CHARMIDES, en grelottant.

Je m'apprête à batailler: c'est un cliquetis perpétuel entre mes mâchoires pendant que je parle.

LABRAX.

Par PoIlux, que les bains que tu fournis sont froids, Neptune ! Après en être sorti, même tout habillé, je frissonne. On ne trouve pas seulement chez lui un cabaret où boire chaud ; il ne donne que de l'eau salée et froide.

CHARMIDES.

Que j'envie les forgerons qui se tiennent continuelle­ ment auprès d'un brasier ! ils sont toujours bien chauffés.

LABRAX.

Que ne suis-je de la nature des canards ! je sortirais de l'eau sans être mouillé.

CHARMIDÈS.

Eh mais! si je me louais à quelque directeur de jeux pour faire le Manducus ?

LABRAX.

Pourquoi ?

CHARMIDÈS.

Parce que mes dents claquent fort. J 'ai bien mérité, par Pollux, de faire un plongeon.

LABRAX,

Par quelle raison?

CHARMIDÈS.

Par la raison que j'ai osé m'embarquer avec toi, et que tu as fait soulever les mers du fond de leurs abîmes.

LABRAX

Je t'en ai cru ; tu m'assurais que ton pays était excellent pour le commerce des courtisanes, que j 'y amasserais des monts d'or.

CHARMIDES

Est-ce que tu te flattais déjà, monstre infâme , de dévorer toute la Sicile?

LABRAX, d'une vois lamentable.

Quelle est la baleine qui a dévoré ma valise où j'avais serré tout mon argent et tout mon or?

CHARMIDES

La même, je pense, qui tient ma bourse toute pleine d'argent avec la sacoche où je l'avais mise.

LABRAX

Hélas ! je suis réduit, pour tout bien, à cette mince tunique et à ce misérable manteau; O désespoir!

CHARMIDES

Nous pouvons nous associer ensemble, nos fortunes sont égales.

LABRAX.

Si du moins j'avais conservé mes donzelles, tout ne serait pas perdu pour moi. Et à présent, si je rencontre Pleusidippe, qui m'avait donné un à-compte pour Palestra il me fera de mauvaises affaires.

CHARMIDES

Pourquoi t'alarmer, imbécile? Tant que la langue te restera, par Pollux, tu as toujours le moyen de payer tes dettes.

Scène 7

SCÉPARNION, CHARMIDÈS, LABRAX.

SCEPARNION, sortant du temple, sans voir les autres personnages.

Qu'est-ce quelles ont, ces deux pauvres filles, à pleurer dans le temple de Vénus, en tenant sa statue embrassée? Pauvrettes, il y a quelqu'un qui leur fait peur. Elles disent qu'elles ont été en proie à la tempête la nuit dernière, et que la mer les a jetées sur la rive aujourd'hui.

LABRAX, s'approchant avec empressement.

Par Hercule, où sont ces filles dont tu parles, jeune homme ?

SCEPARNION.

Ici, dans le temple de Vénus.

LABRAX.

Combien sont-elles?

SCÉPARNION.

Autant que nous sommes toi et moi.

LABRAX.

C'est cela, ce sont elles.

SCÉPARNION , d'un air moqueur.

Pour cela, je n'en sais rien.

LABRAX.

Leur figure?

SCEPARNION

Gentille. J'aurais plaisir à faire l'amour avec l'une ou l'autre indifféremment; après boire, s'entend.

LABRAX.

Et puis, elles sont jeunes?

SCEPARNION.

Et puis, tu es ennuyeux. Va voir, si tu en as en­vie.

LABRAX , transporté de joie.

Mes deux esclaves doivent être clans ce temple, mon cher Charmidès.

CHARMIDÈS.

Que Jupiter t'extermine, qu'elles y soient, ou qu'elles n'y soient pas.

LABRAX.

Je fais invasion dans le temple de Vénus. (Il sort.)

CHARMIDES.

Mieux vaudrait dans le Barathre. (A Scéparnion) Je t'en prie. cher hôte, procure-moi un endroit où je puisse faire un petit somme.

SCÉPARNION, lui montrant le rivage.

Fais ton somme ici, où tu voudras : la place est à tout le monde.

CHARMIDES.

Mais tu vois comme je suis arrangé avec ces habits trempés. Donne-moi asile en ta maison, prête-moi quelques vêtements secs, pour que je fasse sécher les miens. Je saurai d'une manière ou d'une autre te témoigner ma reconnaissance.

SCEPARNION.

Voici une cape de jonc qui sèche, si tu la veux je te la donnerai. Elle me sert de manteau, elle me sert aussi d'abri quand il pleut. Donne-moi tes habits, je les ferai sécher.

CHARMIDES

Oh ! oh ! Tu crois que je n'ai pas été suffisamment rincé dans la mer, tu veux m'achever sur terre.

SCEPARNION.

Que tu sois rincé ou frotté d'huile, peu m'importe. Point de crédit pour toi chez nous, autrement que sur gage. Sue ou meurs de froid, soit malade ou porte toi bien ; je ne me soucie pas d'un hôte étranger à la maison.  Il n'y a déjà que trop de matière à procès. (il sort)

CHARMIDES, en colère.

Va-t'en. (Seul) Cet homme, quel qu'il soit, est un trafiquant d'esclaves; il n'a pas de pitié. Mais, que fais-je planté ici, avec mes habits tout trempés, malheureux que je suis ? Pourquoi ne m'en vais-je pas dans le temple de Vénus pour cuver, en sommeillant, l'excès de boisson dont je me suis chargé plus que je n'aurais voulu et bien malgré moi? Neptune nous a mélangés comme des vins de Grèce avec de l'eau de mer; il nous en a fait boire, des rasades salées, à nous crever l'estomac. Enfin, pour peu qu'il eût prolongé le régal, nous étions pris de sommeil sur la place. C'est à peine si nous nous sommes re­tirés vivants de chez lui.

Acte III

Scène 1

DEMONES, seul.

Que les dieux se jouent étrangement des humains, et qu'ils leur envoyent d'étranges visions dans leur sommeil! Ils ne nous laissent pas de repos, même pendant que nous dormons. Moi, par exemple, la nuit dernière, que j'ai fait un rêve singulier, extravagant ! Il me sem­blait voir un singe qui s'efforçait de grimper à un nid d'hirondelles, sans pouvoir les arracher de là. Ensuite il vint à moi, me pria de lui prêter une échelle. Mais je lui répondis que les hirondelles étaient sorties de Philomèle et de Procné ; et je pris contre lui la défense de mes compatriotes. Le voilà qui s'emporte, qui me menace de me faire un mauvais parti, et m'appelle en justice. Alors, je ne sais comment, je saisis le singe par le milieu du corps et j'enferme en prison la bête scélé­rate. Que signifie ce rêve? je n'ai jamais pu venir à bout aujourd'hui de le deviner. (On. entend des voix de femmes effrayées) Mais quels sont les cris qu'on pousse dans le temple de Vénus ? Cela m'étonne.

Scène 2

TRACHALION, DÉMONÈS.

TRACHALION, sortant du temple de Vénus.

O Cyrénéens, je vous implore ; au secours ! Habitants de ces campagnes, habitants du voisinage, vous tous qui peuplez les lieux d'alentour, prêtez assistance à la faiblesse, exterminez une exécrable audace. Main-forte ! em­pêchez l'impie d'opprimer l'innocent qui ne veut point se signaler par le crime. Intimidez l'insolence par un exem­ple; donnez à la modestie sa récompense; faites qu'on puisse vivre ici sous le règne de la loi, et non de la violence. Accourez au temple de Vénus ; j'implore en­core une fois votre secours; venez en aide à ceux qui, selon l'antique usage, ont commis leur salut en garde à Vénus et à sa vénérable prêtresse. Prévenez, réprimez l'injustice, n'attendez pas qu'elle arrive jusqu'à vous.

DÉMONES.

Qu'est-ce que cela signifie ?

TRACHALION, se jetant aux pieds de Démonès.

J'embrasse tes genoux, vieillard, qui que tu sois.

DÉMONÈS.

Laisse donc mes genoux, et apprends-moi de quoi il s'agit, pourquoi tu fais ce vacarme ?

TRACHALION, avec une émotion tragi-comique.

Je te prie, je te conjure, si tu attends cette année une ample récolte de benjoin et de sucs parfumés, ainsi que le transport sans déchet et sans perte jusqu'au marché de Capoue;... et que jamais humeur chassieuse ne coule de tes yeux.

DÉMONÉS.

Es-tu dans ton bon sens?

TRACHALION, sur le même ton.

Ou si tu comptes recueillir la graine en abondance, je t'en prie, vieillard, ne tarde pas à m'accorder le ser­vice que je demande.

DÉMONÈS.

Et moi, je t'en conjure, par tes jambes et par tes ta­lons, au nom de ton dos, si tu attends une copieuse vendange de verges et une riche moisson de supplices, pour cette année, veuille me dire ce que tu as pour jeter ces cris d'alarme?

TRACHALION.

Pourquoi répondre mal ? je ne t'ai souhaité que du bien.

DÉMONÈS.

Je ne te réponds point mal, en te souhaitant ce que tu mérites.

TRACHALION.

Je t'en supplie, écoute-moi d'abord.

DÉMONÈS.

De quoi s'agit-il?

TRACHALION.

Il y a ici, dans ce temple, deux pauvres innocentes qu'on outrage d'une manière scandaleuse , contre toute justice, et cela dans l'asile de Vénus et de plus la prêtresse est indignement maltraitée.

DEMONES.

Quel est le téméraire qui ose insulter la prêtresse ? et ces femmes, qui sont-elles? quelle injure leur fait-on ?

TRACHALION

Si tu veux m'entendre, je te le dirai; elles tiennent l'autel embrassé; [un scélérat abominable] veut les en arracher ; ce sont assurément des suppliantes

DEMONES

Qui est celui qui a si peu de respect pour les dieux?

TRACHALION

Un coquin, un scélérat, u n parricide, un parjuré ? sans loi, sans frein , sans mœurs, sans pudeur, pour tout dire, en un mot, un prostitueur. Que faut-il ajou­ter à cela ?

DEMONES

Par Pollux, tu me dépeins un homme qu'on doit gratifier de terribles châtiments.

TRACHALION.

L'infâme a empoigné la prêtresse à la gorge.

DEMONES

Il lui en arrivera mal, grand mal, par Hercule. (Il s'approche de sa maison, et crie : ) Holà! Turbalion Sparax, où êtes-vous? ( Les deux esclaves se présentent)

TRACHALION

Viens, entre, je t'en prie, pour les secourir.

DEMONES, à Trachalion .

Ils ne se le feront pas dire deux fois. ( Aux esclaves) Suivez mes pas.

TRACHALION.

Allons, ferme, ordonne-leur de lui arracher les yeux, comme les cuisiniers font aux sèches.

DÉMONES, à ses esclaves.

Traînez-le-moi dehors par les pieds, comme un porc qu'on a tué. (il entre dans le temple avec les esclaves)

TRACHALION, seul, prêtant l'oreille.

J'entends un grand bruit. Ils peignent le prostitueur à coups de poing , ce me semble. Que je voudrais qu'on lui fit sauter toutes les dents de la bouche, le misérable! Mais voici les deux pauvrettes qui sortent du temple tout effarées.

Scène 3

PALESTRA, AMPÉLISQUE, TRACHALION.

PALESTRA , sans voir Trachalion.

C'est maintenant que tout moyen, toute ressource, tout appui, toute protection nous abandonne. Pas une lueur d'espérance! plus de salut pour nous! Nous ne sa­vons plus où aller. Dans quelle affreuse terreur nous som­mes toutes deux, malheureuses! Par quel attentat, par quelle violence notre maître nous a poursuivies dans ce temple; le scélérat, qui a repoussé, qui a heurté, d'une manière indigne, la vieille prêtresse et l'a failli jeter par terre, et nous a ensuite arrachées du sanctuaire et de la statue de la déesse comme un forcené! Maintenant, dans la détresse où nous sommes, nous n'avons plus qu'à mou­rir. La mort est ce qu'il y a de plus désirable, quand on est aussi infortuné , aussi à plaindre.

TRACHALION , à part.

Qu'est-ce donc ? quel discours tient-elle? que tardé-je à la consoler ? (Haut) Hé ! Palestra.

PALESTRA.

Qui m'appelle ?

TRACHALION.

Hé! Ampélisque.

AMPÉLISQUE.

Qui m'appelle, de grâce ?

PALESTRA.

Qui a prononcé mon nom ?

TRACHALION.

Regarde, tu le sauras.

PALESTRA, voyant Trachalion.

O mon espoir de salut!

TRACHALION.

Calme-toi, aie bon courage. C'est moi qui te le dis.

PALESTRA.

Oui, pourvu qu'on nous dérobe à des mains violen­ tes, mains cruelles, qui me forceront de tourner contre moi mes propres mains.

TRACHALION.

Ah! cesse; tu n'as pas le sens commun.

AMPELISQUE, à Trachalion qui s'est toumé vers elle.

N'essaie point de consoler ma douleur par des discours.

PALESTRA.

Il faut des actions pour nous protéger, ou nous som­mes perdues. Plutôt mourir, j'y suis résolue, que de souf­frir les entreprises du prostitueur contre moi. Pourtant

AMPELISQUE

je ne suis qu'une femme. Quand l'idée de la mort s'of­fre à moi, mon pauvre cœur frémit et se glace, par Pollux.

TRACHALION.

Quoique votre position soit fâcheuse, calmez vos esprits.

PALESTRA.

Ai-je l'esprit à moi, je te le demande ?

TRACHALION.

Ne craignez rien, vous dis-je. Asseyez-vous ici sur l'autel.

AMPÉLISQUE.

Cet autel nous défendra-t-il mieux que la statue de Vénus dans son temple, quand nous l'embrassions tout-à-l'heure, et que nous en avons été arrachées misérablement par la force?

TRACHALION, les conduisant à l'autel.

Asseyez -vous toujours là; je veillerai d'ici à votre sûreté. Que cet autel soit votre camp ; moi, je défen­drai les retranchements. Sous la protection de Vénus, je ferai bonne contenance contre ce scélérat de prostitueur.

AMPELISQUE.

Nous t'obéissons. (se tounant vers l'autel ) 0 bonne Vénus, nous embrassons ton autel en l'arrosant de nos larmes, nous te supplions à genoux de nous prendre en ta garde et de nous sauver. Accable de ta vengeance les impies qui n'ont point respecte ton temple, permets que nous prenions place sur ton aâteî, et ne t'offense pas, Neptune a eu soin de nous laver cette nuit . Ne te fâche point contre nous, ne nous tiens pas pour coupables, si notre ajustement te paraît trop peu soigné.

TRACHALION, s'adressant à l a déesse.

Leur prière est juste, et tu dois l'accueillir avec in dulgence. C'est la crainte qui les force à cette démarche. Tu es née, dit-on, d'une coquille; que leurs coquilles trouvent grâce devant toi. ( Aux deux femmes) Mais je vois sortir fort à propos le vieillard, qui sera mon pa tron et le vôtre.

Scène 4

DÉMONÈS, LABRAX, PALESTRA, AMPÉLISQUE, TRACHALION, Esclaves de Démonès.

DÉMONES, à Labrax.

Sors de ce temple, ô le plus sacrilège des hommes. (S' adressant aux deux femmes qu'il croit auprès de lui) Vous, allez vous asseoir sur l'autel. Mais, où sont-elles donc?

TRACHALION, lui montrant Palestra et Ampélisque sur l'autel.

Regarde ici.

DEMONES.

Fort bien.

UN DES ESCLAVES.

Nous sommes prêts. ( Montrant Labrax) Dis-lui seu­lement d'approcher.

DEMONES.

Est-ce pour que ce violateur des lois se mêle à nos sacrifices? Assène-lui un coup de poing sur la face. (L'esclave frappe.)

LABRAX, à Démonès.

Tu me paieras l'injure que je souffre.

DEMONES

Il menace encore, l'effronté!

LABRAX.

Tu me ravis mon bien, tu me ravis mes esclaves, par violence.

TRACHALION.

Hé bien, choisis qui tu voudras des plus riches, du sénat cyrénéen , qu'il prononce si elles t'appartiennent, si elles n'ont pas droit d'être libres, si tu ne dois pas être fourré en prison , et y passer ta vie jusqu'à ce que tu aies entièrement usé ta cage.

LABRAX.

Je ne suis pas en humeur aujourd'hui d'entrer en pourparlers avec un pendard. (A Démonès) C'est à toi que je m'adresse.

DEMONES.

Vide d'abord ta querelle avec lui qui te connaît.

LABRAX, à Démonès.

J'ai affaire à toi.

TRACHALION, tirant son côté.

Pourtant c'est à moi qu'il faut avoir affaire. (Montrant Palestra et Ampélisque) Sont-elles tes esclaves ?

LABRAX.

Oui.

TRACHALION.

Hé bien donc, touche n'importe, laquelle, du bout du doigt seulement.

LABRAX.

Et s'y j'y touche ?

TRACHALION.

Alors tu me serviras de ballon ; je cours sur toi et je te t'enlève à coups de poing, imposteur insigne.

LABRAX.

Je ne pourrai pas tirer mes esclaves de l'autel de Vé­nus?

DEMONES.

Non, tu ne le peux pas ; telle est la loi chez nous.

LABRAX.

Je n'ai rien à démêler avec vos lois. (Montrant Pa­lestra et Ampélisque) Je vais les emmener toutes deux. Toi, vieillard, si tu es amoureux d'elles, apporte-moi de l'argent sec.

DÉMONES.

C'est à Vénus qu'elles sont chères.

LABRAX.

Elle les aura pour son argent.

DÉMON ES.

Son argent, à toi? Or donc, afin que tu saches ma vo­lonté, essaie, pour rire seulement, de leur faire violence le moins du monde, et je t'arrangerai si bien, que tu ne te reconnaîtras plus toi-même. (Aux esclaves) Vous autres, si à mon premier signal vous ne lui ôtez pas les yeux de la tête, je vous ceindrai de verges, comme on lie les bottes de myrte avec de l'osier.

LABRAX.

Tu exerces des violences contre moi.

TRACHALION.

C'est bien à toi, de reprocher aux autres leurs violen­ces, foyer de scandale !

LABRAX

Tu oses m'insulter, triple pendard?

TRACHALION, avec ironie.

Oui, je suis un triple pendard, et toi, tu es la perle des honnêtes gens. Mais en doivent-elles moins être li­bres ?

LABRAX.

Libres, elles?

TRACHALION.

Et en droit de te commander, par Hercule; natives de Grèce, de la Grèce véritable : car celle-ci (montrant Palestra) est née Athénienne, et de bonne famille.

DÉMONES.

Qu'entends-je ?

TRACHALION.

Qu'elle est Athénienne et libre de naissance.

DÉMONÉS.

Elle est ma compatriote, dis-tu ?

TRACHALION.

Tu n'es donc pas de Cyrène ?

DÉMONES.

Non: je suis né dans la ville d'Athènes, j'y ai été nourri, élevé.

TRACHALION.

Je t'en supplie, vieillard, défends tes concitoyennes.

DÉMONÈS, se détournant avec attendrissement.

O ma fille ! quand je la regarde (désignant Palestra ), ton souvenir réveille mes douleurs. Elle n'a­vait que trois ans quand je la perdis ; elle doit être de cet âge, si elle vit encore.

LABRAX.

J'ai donné mon argent pour elles au maître qui les possédait. Que m'importe qu'elles soient natives d'Athè­nes, ou de Thèbes, pourvu qu'elles soient mes esclaves légitimement.

TRACHALION.

Oui-da, dénicheur de filles libres, tu auras des enfants de famille, dérobés à leurs parents, et tu eu abuseras pour ton indigne industrie? Quant à celle-ci (montrant Ampelisque), j'ignore tout à fait quel est son pays; tout ce que je sais, c'est qu'elle vaut mieux que toi, in­ fâme.

LABRAX

Est-ce quelles sont à toi ?

TRACHALION.

Hé bien, voyons qui de nous deux sera plus digne de foi à l'inspection de son dos. Si tu n'as pas sur le tien plus de marques de gloire, qu'il n'y a de clous dans un vaisseau long, je veux être le plus grand menteur. Tu regarderas le mien ensuite, quand j'aurai visité le tien, et s'il n'est dans un état de conservation si parfait, qu'il n'y a pas de fabricant d'ouvrages en cuir qui ne le trouvât excellent à employer, convenons.... que je te déchirerai de verges jusqu'à ce que j'en aie assez. Pourquoi les regardes-tu? Avise-toi de les toucher, je t'arracherai les yeux.

LABRAX.

Puisque tu me le défends, je les aurai bientôt tirées de là l'une et l'autre.

DÉMONÉS.

Comment t'y prendras-tu ?

LABRAX..

J'amènerai Vulcain; il est ennemi de Vénus. (il va du coté de la maison de Démones.)

DÉMONÉS.

Où va-t-il ?

LABRAX, s'adressant à la maison de Démonès.

Holà!y a-t-il quelqu'un ici? hé!

DÉMONÉS.

Si tu touches cette porte, à l'instant même, par Her­ cule, on entassera sur ta face une moisson de coups de poing.

UN DES ESCLAVES; à Labrax.

Nous n'avons pas de feu, nous ne vivons que de figues sèches.

DÉMONÉS.

Je donnerai du feu, s'il s'agit d'en allumer sur la tête.

LABRAX.

Je trouverai bien, par Hercule, du feu quelque part.

DÉMONÈS.

Et quand tu en auras trouvé ?

LABEAX, montrant l'autel.

J'allumerai un grand feu ici.

DÉMONÈS.

Pour faire ton sacrifice funèbre, sans doute.

LABRAX.

Dis plutôt pour les brûler vives sur l'autel.

DEMONES.

Je voudrais voir. Je te prendrais sur-le-champ par la barbe, je te jetterais dans le feu, et t'abandonnerais, à moitié grillé, aux oiseaux carnassiers pour leur pâture.... ( A part) Quand je réfléchis sur le sens de mon rêve, voilà le singe qui veut arracher du nid les hirondelles à toute force; oui, comme je l'ai vu en songe.

TRACHALION, à Démonès.

Sais-tu? je vais chercher mon maître; pendant ce temps-là, vieillard, je t'en conjure, défends-les, re­pousse toute violence.

DÉMONES.

Va, ramène ton maître.

TRACHALION.

Mais que ce traître ne ......

DÉMONÉS.

Il le paierait cher, s'il les touchait, ou s'il en faisait mine seulement.

TRACHALION.

Prends garde.

DÉMONÉS.

On y prend garde ; va.

TRACHALION.

Aie les yeux sur lui aussi, et ne le laisse pas échap­per ; car nous nous sommes engagés à livrer aujour­d'hui au bourreau un grand talent, ou ce coquin-là. (Il sort.)

Scène 4

DÉMONES, LABRAX, PALESTRA, AMPÉLISQUE, ESCLAVES .

DÉMONES.

Lequel aimes-tu mieux, prostitueur, de te faire ros­ser pour que tu restes tranquille, ou de rester tranquille, s'il t'est possible, sans qu'on te rosse ?

LABRAX.

Tes discours, vieillard, ne me font pas plus qu'une paille qui vole. Elles sont à moi, je les prendrai par les cheveux et les arracherai de l'autel, malgré toi, et malgré Vénus et le souverain des dieux.

DÉMON ES.

Touche-les.

LABRAX.

Oui, par Hercule, je les toucherai.

DÉMONÈS.

Allons donc, approche seulement jusqu'ici.

LABRAX, montrant les deux esclaves.

Dis-leur seulement de s'éloigner tous deux.

DÉMONE S.

Pas du tout, il faut qu'ils s'approchent de toi.

LABRAX.

Ce n'est pas ce que je veux, par Hercule.

DEMONÉS.

Que feras-tu, s'ils approchent ?

LABRAX.

Je me retirerai. Mais, vieillard, si jamais je te ren­contre par la ville, je veux perdre mon nom de prostitueur, par Hercule, si tu ne t'en retournes rudement bafoué.

DÉMONÈS.

Je voudrais voir l'effet de tes menaces. Mais, en at­tendant, si tu les touches, on te fera un très mauvais parti.

LABRAX.

Bien mauvais, vraiment.

DÉMONÈS.

Autant qu'il faut à un prostitueur.

LABRAX.

Je ne fais pas plus de cas de tes menaces que de rien, ( Montrant les deux femmes ) Je les enlèverai en dépit de toi.

DÉMONES.

Touche-les donc.

LABRAX,

Oui, oui, je les toucherai.

DÉMONÈS.

Touche. Mais tu vas voir. Turbalion, cours chercher deux bâtons.

LABRAX.

Des bâtons !

DÉ MONES, à Turbalion.

Mais solides. Ne perds pas un instant. (A Labrax) Je te ferai aujourd'hui une réception comme il faut, digne de toi.

LABRAX.

Ah ! malheureux, j'ai perdu mon casque dans le nau­ frage. Qu'il me serait bon maintenant, si je le possédais encore ! (A Démonès) M'est-il permis du moins de leur adresser la parole?

DÉMONÈS.

Non. ( Turbalion revient) Voici justement mon homme qui arrive avec les bâtons.

LABRAX.

Par Pollux, c'est de quoi faire tinter les oreilles.

DÉMONÈS, prenant un bâton des mains de Turbalion.

A l'œuvre, prends ce bâton, Sparax. Allons, placez-vous, toi de ce coté, lui de l'autre (il les range des deux cotés de l'autel). Tenez-vous en arrêt, comme cela (il fait le geste d'un homme qui se prépare à frapper). Écoutez, maintenant ; si le drôle, par Hercule, les tou­ che du bout des doigts malgré elles, il faut que vous le régaliez si bien avec cela (montrant les bâtons), qu'il ne sache plus retrouver son chemin pour retourner chez lui, ou vous êtes morts tous deux. S'il adresse la parole à l'une ou à l'autre, répondez-lui pour elle de votre place. S'il veut s'en aller, aussitôt, sans perdre de temps embrassez ses genoux avec vos bâtons

LABRAX

Ils m'empêcheront même de m'en aller ?

DÉMONÈS.

J 'en ai dit assez. Une fois que l'esclave qui est allé chercher son maître, sera revenu avec lui, retournez sans tarder à la maison. Ayez soin, je vous prie, d'exécuter ponctuellement mes ordres. (il rentre chez lui.)

LABRAX

O ciel! les temples ici changent bien subitement. C'était tout à l'heure le temple de Vénus, c'est mainte­ nant celui d'Hercule, avec ces deux figures armées de massues, que le vieillard vient d'y poser! Je ne sais vrai­ment plus où m'enfuir; tout se déchaîne contre moi, et l a terre et la mer.... Palestra !

TURBALION, s' avançant, le bâton levé.

Que veux-tu ?

LABRAX.

Arrière, point d'équivoque. C'est bien une palestre qui me répond, mais ce n'est pas la mienne. Hé! Ampélisque!

SPARAX, s'avançât, le bâton levé.

Prends garde, s'il te plaît, aux accidents.

LABRAX, à part.

Pour des coquins de leur sorte, ils ne conseillent pas mal . (Haut) A !çà, je vous le demande,y a-t-il du mal à m'approcher d'elles?

TURBALION.

Pas pour nous du moins.

LABRAX.

Est-ce qu'il y en aura pour moi ?

SPARAX.

Pas du tout, pourvu que tu prennes garde,

LABRAX,

Pourquoi prendre garde ?

TURBALION, montrant son bâton.

Vois-tu? pour éviter un gros malheur.

LABRAX.

Laissez-moi approcher, de grâce.

TURBALION, avec ironie.

Approche, si tu veux.

LABRAX, en s'approchant.

Vous êtes bien bons, par Hercule, je vous suis obligé. ( Voyant les bâtons prêts à le frapper) Non, j'aime mieux me retirer. (Il s'éloigne.)

LES DEUX ESCLAVES, l'arrêtant

Halte-là ! ne bouge pas.

LABRAX

Par Pollux, je suis bien malencontreux. Je n'en démordrai pas, je les assiégerai si bien aujourd'hui qu'el­les se rendront.

Scène 6

PLEUSIDIPPE, TRACHALION , arrivant du côté de la ville; PALESTRA, AMPÉLISQUE, LABRAX, LES DEUX ESCLAVES; plus tard CHARMIDÈS, sortant du temple.

PLEUSIDIPPE, sans voir les personnages qui sont de l'autre côté de la scène.

Quoi! ce prostitueur a voulu arracher ma maîtresse par force et par violence de l'autel de Vénus ?

TRACHALION

Oui, vraiment.

PLEUSIDIPPE.

Il fallait le tuer sur la place

TRACHALION

Je n'avais pas d'épée.

PLEUSIDIPPE.

Que ne t'armais-tu d'une pierre, d'un bâton ?

TRACHALION

Poursuivre un homme comme un chien, à coups de p ierre?

PLEUSIDIPPE.

Un franc scélérat !

LABRAX, apercevant Pleusidippe.

Me voilà perdu, par Pollux; c'est Pleusidippe. Il va m'anéantir totalement jusqu'au dernier atome.

PLEUSIDIPPE.

Étaient-elles encore assises sur l'autel quand tu es venu me chercher?

TRACHALION, regardant l'autel.

Elles y sont encore.

PLEUSIDIPPE.

Qui est-ce qui veille sur elles?

TRACHALION.

Un vieillard que je ne connais pas, voisin de Vénus : il s'y est prêté très obligeamment. Il les garde avec ses esclaves ; je le lui avais recommandé.

PLEUSIDIPPE.

Conduis-moi tout de ce pas au prostitueur. Où est-il?

LABRAX, se montrant d'un air piteux.

Salut.

PLEUSIDIPPE.

Je me soucie peu de ton salut. Choisis, et promptement, lequel tu aimes le mieux, qu'on t'emporte, ou qu'on te traîne, le cou tordu, au tribunal? Dépêche-toi de choisir, pendant que tu le peux.

LABRAX.

Je ne veux ni l'un ni l'autre.

PLEUSIDIPPE.

Va, toujours courant, au rivage, Trachalion ; dis aux gens que j'avais amenés pour livrer ce traître au geôlier, de me rejoindre dans la ville, sur le port. En­suite, reviens ici, tu feras sentinelle. Moi, j'irai au tri­bunal avec ce coquin que j'enlève. (A Labrax) Allons, au tribunal, marche.

LABRAX.

Quel crime ai je commis ?

PLEUSIDIPPE.

Tu le demandes ? N'avais-tu pas reçu de moi un à compte pour Palestra, que tu m'as dérobée ensuite?

LABRAX.

Je ne l'ai pas emmenée de ce pays.

PLEUSIDIPPE.

Tu oses le nier?

LABRAX.

Sans doute, par Pollux, je l'ai bien menée en mer, mais je n'ai pas pu l'emmener, hélas ! Je t'avais promis de me trouver devant le temple de Vénus ; te manqué-je de parole? ne me voilà-t-il pas?

PLEUSIDIPPE.

Tu t'expliqueras au tribunal ; c'est assez discourir ici. Suis-moi. (il le saisit.)

LABRAX, se tournant vers son hôte.

Je t'en supplie, à l'aide, mon cher Charmidès. On m'entraîne en me tordant le cou.

CHARMIDÈS.

Qui m'appelle ?

LABRAX.

Vois-tu comme on m'entraîne de force?

CHARMIDÈS.

Oui, et c'est un spectacle qui me réjouit fort.

LABRAX.

Tu ne veux pas me secourir?

CHARMIDÈS.

Qui est-ce qui t'entraîne?

LABRAX.

Le jeune Pleusidippe.

CHARMIDÈS.

Prends ton mal en patience. Tu feras bien de chemi­ner en prison. Le ciel t'envoie la grâce que tant d'au­tres souhaitent!

LABRAX.

Laquelle?

CHARMIDÈS.

De trouver ce qu'ils ont cherché,

LABRAX.

Ne m'abandonne pas, je t'en prie.

CHARMIDÈS.

Tes conseils te ressemblent ; on te traîne en prison, tu veux que je t'y accompagne. (il se dégage des mains de Labrax, qui tâche de se prendre à lui) Oui, accro­che-toi après moi.

LABRAX.

Je suis perdu !

PLEUSIDIPPE.

Puisses-tu dire vrai. (Se tournant vers l'autel) Ma chère Pales tra, et toi, Ampélisque, restez ici, et at­ tendez-moi.

TURBALION.

Je leur conseille plutôt de s'en aller chez nous en t'attendant.

PLEUSIDIPPE.

C'est bien dit. (En s'adressant à Sparax et à Turbalion à la fois) Je vous remercie.

LABRAX, aux esclaves qui conduisent les deux femmes chez Démonès.

Vous me volez.

SPARAX.

Nous te volons ?

PLEUSIDIPPE, à un esclave à lui.

Entraîne-le,

LABRAX.

Je t'en prie, je t'en conjure, Palestra.

PLEUSIDIPPE, à Labrax, en le poussant avec violence.

Avance, bourreau.

LABRAX, à Charmidès.

Mon hôte!

CHARMIDÈS.

Je ne suis pas ton hôte; foin de ton hospitalité !

LABRAX.

C'est ainsi que tu me délaisses !

CHARMIDÈS.

C'est ma manière; on ne me prend pas à boire deux fois.

LABRAX.

Que les dieux te maudissent!

CHARMIDÈS.

Garde tes souhaits pour toi-même. (Pleusidippe em­mène Labrax, Charmides reste seul) On a vu, je crois, des métamorphoses d'hommes en différentes figures d'animaux : il me semble que le prostitueur se transforme en pigeon; car il aura bientôt le cou pris dans le pigeonnier. Il ira faire son nid au cachot. Cependant, je vais l'assister au tribunal, et hâter, si je peux, sa con­ damnation. (il sort.)

Acte IV

Scène 1

DÉMONÈS, seul.

Je me félicite, je suis charmé d'avoir secouru ces pauvres petites femmes. Ce sont deux clientes que j'ai acquises, et toutes deux pourvues de jolis minois et enâge de plaire. Mais ma scélérate de femme ne me quitte pas des yeux, de peur que je ne leur fasse quelque signe. Ah çà, Gripus, notre esclave, que fait-il donc? Il a devancé le jour pour aller pêcher dans la mer. Il aurait été plus sage, par Pollux, de dormir au logis. Où va-t-il employer son travail et ses filets? C'est se moquer, avec le
temps que nous avons à présent, et que nous avons eu toute la nuit. Je ferais bien cuire sur mes doigts tout le poisson qu'il prendra. Quelles vagues! comme la mer est agitée! Mais j'entends ma femme qui m'appelle pour dîner. Elle aura bientôt rassasié mes oreilles de son bavardage. (Il sort )

Scène 2

GRIPUS, seul, portant une valise dans ses filets, d'où pend un cordage qui traîne derrière lui

Neptune, mon patron, qui règnes sur les régions salées et poissonneuses, je te rends grâces de m'avoir reconduit sain et sauf hors de tes domaines et si nanti ; chargé d'un si précieux butin ramenant; à bon port ma nacelle qui s'est enrichi a u milieu des flotsécumants, d'une pêche abondante et tout-fait nouvelle. C'est merveilleux, c'est incroyable, cette pêche qui m'arrive si heureusement; et, cependant, je n'ai pas pris une once de poisson, et je n'ai que ce qui est là dans mon filet. Je m'étais levé longtemps avant le jour, point de paresse, l' ntérêt avant le repos et le sommeil. Je voulais essayer si, malgré la fureur de la tempête, je trouverais de quoi soulager la pauvreté de mon maître et de son pauvre serviteur en même temps. Je n'ai pas épargné ma peine. Ne me parlez pas des gens paresseux, cela ne vaut rien, je les ai en horreur. Il faut être éveillé, quand on veut remplir son devoir ponctuellement. Convient-il d'attendre que le maître vienne dire : Debout, à l'ouvrage? Ceux qui se plaisent à dormir, ne gagnent rien en dormant, que des coups. Mais moi, qui ai secoué la paresse, j'ai à présent le moyen d'être paresseux si bon me semble. J'ai trouvé cela dans la mer (montrant la valise) je ne sais ce qu'il y a dedans, mais quoi qu'il y ait, c'est lourd; je crois que c'est de l'or. Personne, au monde n'est dans mon secret! L'occasion est belle, Gripus, de te faire affranchir par le préteur, et de te distinguer. Mon plan est arrêté ; voici comme je m'y prendrai: je me présenterai adroitement, avec finesse, à mon maître; puis, sans faire semblant de rien, je lui proposerai un prix pour mon affranchissement, pour , que je devienne un homme libre. Dès que j'aurai ma li­berté, j'acquerrai des terres, une maison, des esclaves. Je ferai un brillant commerce sur mer ; j'irai de pair avec les grands personnages. Et puis, j'aurai un vaisseau pour mon agrément, comme Stratonicus, et je me promènerai de ville en ville et, quand j'aurai illustré mon nom, je bâtirai une grande cité, elle s'appellera Gripus, monument de ma gloire et de ma puissance et j'y fonderai un grand empire. Voilà de beaux pro­jets qui roulent dans ma tête. Songeons à serrer cette valise. Le noble personnage va dîner avec un peu de vi­naigre et de sel sans une miette de bonne chère. (Il va pour sortir.)

Scène 3

TRACHALION, GRIPUS.

TRACHALION

Hé ! halte-là!

GRIPUS.

Pourquoi donc?

TRACHALION, d'un air goguenard.

Je veux te ramasser ce cordage qui traîne là derrière toi.

GRIPUS.

Laisse, laisse !

TRACHALION.

Non, par Pollux, je veux te rendre service. Le bien qu'on fait aux braves gens n'est jamais perdu.

GRIPUS.

Le temps a été trop mauvais hier ; je n'ai pas du tout de poisson, jeune homme. Ne te figure pas que j'en aie. Tu vois, je rapporte mes filets humides sans gibier à écailles.

TRACHALION.

Je ne te demande pas de poisson, par Pollux, j'ai plutôt besoin de ta conversation.

GRIPUS.

Quel ennui! tu m'assommes, par Pollux, qui que tu sois. (il veut s'éloigner.)

TRACHALION , l'arrêtant.

Je ne te laisse pas aller ; demeure.

GRIPUS.

Prends garde qu'il ne t'arrive mal. Que, diantre, as-tu à me tirer comme cela?

TRACHALION.

Écoute.

GRIPUS.

Je ne t'écoute pas.

TRACHALION.

Ah! Oui-da, par Pollux, tu m'écouteras.

GRIPUS.

Oui-da, tu me diras une autre fois tout ce que tu voudras.

TRACHALIOK.

Holà ! ce que j'ai à te dire en vaut la peine.

GRIPUS, impatienté.

De quoi s'agit-il ? parle.

TRACHALION, d'un air mystérieux.

Regarde s'il n'y a personne derrière nous.

GRIPUS, inquiet. .

Est-ce quelque chose qui m'intéresse?

TRACHALIO F.

Oui. Mais es-tu homme de bon conseil?

GRIPUS.

Dis-moi enfin ce que c'est.

TRACHALION .

Tu vas le savoir. Sois tranquille, pourvu que tu me jures de ne pas me trahir.

GRIPUS.

Je te le jure, qui que tu sois, je ne te trahirai pas.

TRACHALION.

Écoute. J'ai vu un voleur faire sa main. Je connais le maître de l'objet volé. Alors je me présente au voleur, et je lui propose un arrangement en ces termes ( regar­dant Gripus en face) : « Je sais à qui appartient ce que tu as volé si tu veux partager avec moi, je ne te dé­noncerai pas.» Il ne m'a pas répondu encore. Quelle part est-il juste que je reçoive ? la moitié, n'est-ce pas?

GRIPUS.

Oui, par Pollux, et plus encore; car, s'il fait le récalcitrant, tu n'as qu'à le dénoncer, j'en suis d'avis.

TRACHALION.

Je suivrai ton conseil. Prête-moi attention, mainte­nant, car l'affaire te concerne tout à fait.

GRIPUS.

Qu'est-ce que c'est?

TRACHALION.

Je connais le maître de cette valise, il y a long­temps.

GRIPUS.

Qu'est-ce à dire?

TRACHALION.

Et comment elle a été perdue.

GRIPUS.

Moi, je sais comment elle a été trouvée, et qui l'a trouvée, et à qui elle appartient à présent. Ton savoir ne me regarde pas plus que le mien ne t'intéresse. Je connais le possesseur actuel, toi l'ancien. ( Montrant la valise) Personne ne me la prendra, ne t'en flatte pas.

TRACHALION.

Le propriétaire ne la reprendrait pas, s'il se présen­tait?

GRIPUS.

Elle n'a pas d'autre propriétaire que moi, ne t'y trompe pas; c'est le produit de ma chasse,

TRACHALION.

Oui-da?

GRIPUS.

Les poissons dans la mer ne sont pas à moi, n'est-ce pas ? Mais quand j'en ai pris, ils m'appartiennent, c'est de bonne prise, ils sont bien à moi; on ne vient pas récla­mer dessus un droit de propriété, on ne demande point le partage. Je les vends dans le marché, au vu de tous, comme miens. La mer assurément est du domaine com­mun.

TRACHALION.

D'accord. Pourquoi donc, je te prie, la valise ne se­rait-elle pas commune aussi pour moi ? elle a été pêchée en mer, c'est du domaine commun.

GRIPUS.

Tu es, certes, un effronté coquin. Si tes prétentions étaient fondées en droit, c'en serait fait des pêcheurs, Aussitôt qu'ils étaleraient leur poisson dans la poisson­nerie au lieu de leur en acheter, chacun viendrait de­mander sa part, en disant que la mer où le poisson a été pris est du domaine commun.

TRACHALION.

Dis donc, effronté; oses-tu comparer une valise à du poisson ? est-ce la même chose ?

TRACHALION.

Pas du tout, par Hercule, si c'est un meuble que tu trouves.

GRIPUS.

Oh! l e philosophe!

TRACHALION.

Mais toi, maudit sorcier, as-tu jamais vu un pêcheur pêcher un poisson appelé valise? en as-tu vu étaler au marché? Tu ne seras pas maître de faire ici tous les métiers qu'il te plaira. Tu prétends, coquin, être à la fois marchand de valises et marchand de poisson? Il faut me prouver qu'il y a du poisson-valise, ou renoncer à l'approprier ce qui n'est pas un produit de la mer et ce qui ne porte pas écaille.

GRIPUS, d'un air moqueur

Bah ! tu n'as jamais entendu dire qu'il y eût une espèce de poisson qu'on nomme valise ?

TRACHALION.

Scélérat ,non,il n'y en a pas.

GRIPUS.

Si fait, il y en a. Je l e sais bien, moi, qui suis pêcheur; mais on en pêche rarement : il n'y a pas de poisson qui s'approche moins de la terre.

TRACHALION.

Peine perdue! Crois-tu pouvoir m'en donner à gar­ der, pendard ? De quelle couleur est-il ce poisson?

GRIPUS.

On en prend fort peu de cette couleur-là. Il y en a qui ont la peau rouge, d'autres qui sont grands et noirs.

TRACHALION

Oui, oui. Toi, par Hercule, tu te métamorphoseras en poisson de l'espèce des valises, si tu n'y prends garde : ta peau deviendra rouge, et ensuite noire.

GRIPUS, à part.

Quelle funeste rencontre j'ai faite là !

TRACHALION

Nous jasons, le temps passe. Vois, s'il te plaît, quel arbitre nous prendrons.

GRIPUS

La valise même.

TRACHALION.

La valise, tu es fou;

GRIPUS, ironiquement en s'en allant.

Salut , sage Thales !

TRACHALION, saisissant le filet.

Tu ne l'emporteras, il faut que tu nommes un dépositaire, ou un arbitre pour juger le différent.

GRIPUS

As-tu ta raison, je te prie? !

TRACHALION, tirant la valise d'un air menaçant.

Je suis à l'ellébore.

GRIPUS

Et moi en démence. Toutefois, je ne la lâcherai pas.

TRACHALION.

Ajoute un mot seulement, je t'enfonce mes poings dans la cervelle. Si tu ne lâches pas, je le presserai à te faire sortir tout le sang du corps, comme on égoutte un pinceau neuf.

GRIPUS.

Touche-moi, je te flanque à terre comme les polypes, quand j'en ai pris. Veux-tu te battre?

TRACHALION

Quelle nécessité? Que ne partageons-nous plutôt le butin?

GRIPUS.

Il ne te reviendra de là que des coups pour tout profit Je m'en vais.

TRACHALION, faisant un détour pour lui barrer le chemin.

Mais je vire de bord par ici pour te couper la re­traite. Arrête.

GRIPUS.

Si tu veilles à la proue, moi, je tiendrai le gouver­nail. Lâche ce cordage, misérable.

TRACHALION.

Je le veux bien, pourvu que t u lâches la valise.

GRIPUS.

Tout ce que tu en auras, par Hercule, ne te fera pas plus riche d'un fétu.

TRACHALION.

Tu as beau t'obstiner, je ne te céderai pas. Il faut me donner ma part, ou venir devant un arbitre, ou consigner en mains sûres.

GRIPUS.

Une chose que j'ai trouvée dans la mer?

TRACHALION

Qui, pendant que je te regardais du rivage.

GRIPUS

Et qui est le produit de mon industrie, de mon tra vail, de ma nacelle?

TRACHALION

Et moi, si le maître de la valise venait maintenant, moi qui ai vu comment tu t'en es emparé, ne serais-je pas impliqué dans le vol tout comme: toi ?

GRIPUS

Pas du tout, (il veut s'en aller)

TRACHALION

Arrête, maraud. Prouve-moi que je ne suis pas associé, étant complice. Veux-tu me l'apprendre?

GRIPUS

Je n'en sais rien. Je ne connais pas vos lois à vous autres gens de la ville, je dis seulement que cela est à moi.

TRACHALION

Et je soutiens de même que c'est à moi.

GRIPUS

Un moment. J'ai trouvé le moyen pour que tu ne sois ni complice, ni associé.

TRACHALION

Lequel?

GRIPUS.

C'est de me laisser aller, et de passer ton chemin sans rien dire ; tu ne me dénonceras pas, et je ne te donnerai rien. Ne parle pas, je ne dirai mot: c'est ce qu'il y a de meilleur et de plus juste.

TRACHALION.

Veux-tu entrer en arrangement ?

GRIPUS.

Il y a longtemps que je te t'ai proposé le mien : c'est de t'en aller, de lâcher ce cordage, et de ne plus m'ennuyer.

TRACHALION.

Attends, que je te fasse ma proposition, à mon tour.

GRIPUS.

Délivre-moi de ta présence; c'est tout ce que je te demande, par Hercule.

TRACHALION .

Connais-tu quelqu'un ici?

GRIPUS.

Mes voisins apparemment.

TRACHALION.

Où demeures-tu?

GRIPUS.

Loin, loin, au bout du pays.

TRACHALION, montrantla maison de Démonès.

Veux-tu que nous prenions le maître de cette maison pour nous juger?

GRIPUS.

Laisse aller un peu la corde, pour que je me consulte à l'écart.

TRACHALION, lâchant le cordage.

Soit.

GRIPUS, à part.

Fort bien, je suis sauvé. Le butin est à moi tout entier. Il soumet l'affaire au jugement de mon maître. Ja­ mais, par Hercule, le vieillard n'ôtera, par sa sentence, une obole à un de ses gens. ( Montrant du doigt Trachalion ) Il ne sait pas ce qu'il propose. J'accepterai le juge.

TRACHALION .

Eh bien, enfin?

GRIPUS.

Quoique ma propriété soit incontestable, j'en passe­rai par où tu veux, pour éviter une batterie.

TRACHALION.

A la bonne heure.

GRIPUS.

Je ne connais pas le juge devant qui tu me conduis; mais s'il agit en conscience, quoique je ne le connaisse pas, je le connais assez; autrement, j'aurais beau le connaître, ce serait comme si je ne le connaissais pas.

Scène 4

DÉMONÈS, PALESTRA, AMPÉLISQUE, TRACHALION, GRIPUS, [TURBALION, SPARAX].

DÉMONÈS, sortant de chez lui avec les deux femmes.

En vérité, mes enfants, quoique j'aie envie de vous obliger, par Pollux, j'ai peur, que ma femme ne me chasse de la maison à cause de vous ; elle dira que j'ai amené des maîtresses chez nous, à son nez. J'aime mieux que l'autel serve de refuge à vous qu'à moi.

PALESTRA et AMPÉLISQU E.

Malheureuses, nous sommes perdues.

DEMONES.

Je veillerai à votre sûreté, ne craignez rien. ( A Tur balion et à Sparax) Mais vous n'avez pas besoin de les accompagner ici. Je suis là, on ne leur fera point de mal. Allez à la maison, vous dis-je, et sortez de faction, sen­ tinelles.

GRIPUS.

O mon maître, salut !

DÉMONÉS.

Bonjour, Gripus , quelle nouvelle ?

TRACHALION à Démonès.

Cet homme est ton esclave?

GRIPUS.

Je n'en rougis pas.

TRACHALION.

Je n'ai pas affaire à toi.

GRIPUS.

Alors, va-t'en donc.

TRACHALION.

Réponds-moi, je te prie, vieillard, est-il ton es­ clave?

DÉMONÈS.

Oui.

TRACHALION

Ah! je suis enchanté qu'il t'appartienne. Reçois de nouveau mes salutations.

DEMONES.

Je te salue aussi. C'est toi qui es allé tout à l'heure chercher ton maître?

TRACHALION

Moi-même.

DEMONES.

Qu'est-ce que tu veux maintenant?

TRACHALION, montrant Gripus.

Il est ton esclave ?

DEMONES

Oui.

TRACHALION.

Puisqu'il t'appartient, j'en suis ravi.

DEMONES.

De quoi s'agit-il ?

TRACHALION.

C'est un scélérat....

DEMONES.

Ce scélérat, que t'a-t-il fait?

TRACHALION.

Il mérite d'avoir les jambes rompues.

DEMONES.

Quel est le sujet de votre dispute?

TRACHALION

Je vais te l'expliquer.

GRIPUS.

Non, c'est moi qui l'expliquerai.

TRACHALION

C'est moi qui suis demandeur, je pense.

GRIPUS.

On te demande ailleurs, si tu avais un peu de ver­gogne.

DEMONES.

Gripus, fais attention, et tais-toi.

GRIPUS.

Il aura le premier la parole !

DEMONES.

Écoute. ( A Trachalion) Toi, parle.

GRIPUS

Tu permettras à l'esclave d'un autre de parler avant le tien!

TRACHALION, d'un air railleur en montrant Gripus.

Comme il est rétif ! (A Dèmonès) Je disais donc que le prostitueur que tu as chassé tantôt, voici sa valise, là (il indique le filet de Gripus).

GRIPUS.

Ce n'est pas vrai.

TRACHALION.

Tu le nies, quand je la vois de mes yeux!

GRIPUS.

Que n'es-tu aveugle ! Je l'ai, je ne l'ai pas ; pourquoi te mêles-tu de ce que je fais?

TRACHALION.

Il importe de savoir comment tu la possèdes; si c'est de bon droit ou illégitimement.

GRIPUS

Je veux que ta fasses cadeau de mon corps au gibet si je ne l'ai pas pêchée. Puisqu'elle a été prise dans la mer, avec mes filets, pourquoi t'appartient-elle plutôt qu'à moi?

TRACHALION

Il te fait des contes. La chose est comme je le dis.

GRIPUS, l'interrompant.

Tu prétends?

TRACHALION, à Démonès

Il faut que le premier orateur s'explique, prends le dessus avec lui, s'il t'appartient.

GRIPUS.

Ah! tu voudrais que mon maître fasse ce que le tien a coutume de te faire. Si l'on prend le dessus avec toi, chez nous le maître ne se comporte pas ainsi.

DEMONES, à Trachalion, en riant,

Pour ce propos, du moins, l'avantage est à lui. Que veux-tu? Dis le moi.

TRACHALION

Je ne demande point ma part de cette valise, et je ne prétends pas qu'elle m'appartienne. Mais elle renferme une petite cassette à la jeune fille qui a été libre autrefois, comme je te l'ai dit tantôt.

DEMONES

Ma compatriote, à ce que tu m'as assuré ? C'est à elle?

TRACHALION

Oui, sans doute. Et les jouets qu'elle avait autrefois étant petite, sont dans la cassette, laquelle se trouve ici, dans cette valise. Cela n'est d'aucune utilité pour lui, et il rendra grand service à la pauvre fille, s'il lui donne les moyens de retrouver ses parents.

DÉMONÈS, avec autorité.

Il les lui donnera, sois tranquille.

GRIPUS.

Non, par Hercule, je ne veux rien lui donner.

TRACHALION.

Je ne demande que la cassette avec les jouets.

GRIPUS.

Et s'ils sont en or ?

TRACHALION.

Que t'importe ? On te rendra or pour or, argent pour argent, même poids, même valeur.

GRIPUS.

Montre-moi l'or, s'il te plaît , alors je te montrerai la cassette.

DÉMONÉS, à Gripus, avec un geste menaçant.

Garde-toi de mal, et silence. ( A Trachalion) Toi, continue à t'expliquer.

TRACHALION, à Démonès.

Je ne te demande qu'une grâce, c'est d'avoir pitié d'elle (montrant Palestra). Quant à cette valise, que je soup­çonne être celle du prostitueur, je ne puis rien affirmer; je dis ce que je crois.

GRIPUS.

Voyez le scélérat, quel manège!

TRACHALION.

Laisse-moi parler, ne m'interromps pas. (A Démonès) Si cette valise appartient, comme je le dis, au prostitueur, elles la reconnaîtront; ordonne qu'il la leur montre.

GRIPUS.

Que je la montre ? oui-da !

DÉMONES.

Il ne demande rien que de juste, Gripus,

GRIPUS.

Point du tout, par Hercule, c'est très injuste.

DÉMONÈS.

Comment?

GRIPUS.

Parce que, si je la montre, elles diront tout de suite qu'elles la reconnaissent.

TRACHALION.

Maître larron, tu crois que tout le monde te ressem­ble ? artisan de mensonges !

GRIPUS.

Ces mots-là ne me touchent pas, pourvu que le maî­tre juge dans mon sens.

TRACHALION.

Oui, le juge est de ton coté; mais les témoignages sont pour nous.

DÉMONÈS.

Silence, Gripus. (A Trachalion) Toi, forme ta de­mande en deux mots.

TRACHALION.

J'ai dit. Mais si je ne me suis pas fait comprendre, je répéterai : ces deux filles, comme je le disais, doi­vent être libres. Celle-ci ( désignant Palestra) fut en­levée d'Athènes dès son bas-âge.

GRIPUS.

Dis-moi, qu'est-ce que cela fait à la valise, qu'elles soient libres ou esclaves?

TRACHALION.

Veux-tu, maraud, que je recommence mon récit tant que le jour n'y suffise pas.

DÉMONÈS, à Trachalion.

Épargne les injures, et réponds à la question que je t'ai posée.

TRACHALION, sur le ton d'un avocat qui prend ses conclusions.

Il doit y avoir dans la valise une petite cassette de bois, où se trouvent les indices qui serviront à cette jeune fille à reconnaître ses parents, plusieurs choses qu'elle avait quand elle fut ravie d'Athènes, dans sa première enfance, ainsi que je l'ai déjà dit.

GRIPUS.

Que Jupiter et tous les dieux t'exterminent! Ah çà, empoisonneur, est-ce qu'elles sont muettes et ne peu­vent point parler pour ce qui les touche?

TRACHALION.

Elles se taisent, parce que la femme qui se tait vaut mieux que celle qui parle.

GRIPUS.

Alors, par Pollux, à ton compte tu n'es ni homme ni femme.

TRACHALION.

Pourquoi ?

GRIPUS.

Parce que, soit que tu te taises ou que tu parles, tu ne vaux rien. Me sera-t-il permis un moment de parler, je vous prie?

DÉMONES.

Si tu dis encore un seul mot, je te casserai la tête.

TRACHALION.

Je le répète, vieillard, ordonne-lui, je t'en supplie, de leur rendre la valise. S'il exige pour cela une ré­compense, il l'aura. Excepté les jouets, il peut garder tout ce qu'il y a dedans.

GRIPUS.

Tu y consens, à la fin parce que tu vois que la jus­tice est pour moi. Tu voulais prendre la moitié, tout à l'heure.

TRACHALION.

Et je le veux encore.

GRIPUS.

J'ai vu des étourneaux vouloir prendre ce qu'ils ne pouvaient pas attraper.

DÉMONÈS, à Gripus.

Il faut donc te battre, pour te forcer à te taire?

GRIPUS.

Qu'il se taise, je me tairai ; s'il parle, laisse-moi par­ler à mon tour pour ma défense.

DÉMONÈS.

Donne-moi toujours cette valise, Gripus.

GRIPUS.

C'est à toi que je la confie ; à condition que s'il n'y a rien de ce qu'il dit, tu me la rendras.

DÉMONES,

Elle te sera rendue.

GRIPUS, lui présentant la valise.

Tiens.

DEMONES.

Écoute, maintenant, Palestra, et toi, Ampélisque. (Montrant la valise à Palestra) Est-ce la valise où tu di­sais qu'était ta cassette?

PALESTRA.

Oui, c'est elle.

GRIPUS.

Tout est perdu, par Hercule. O misère! avant de l'avoir regardée seulement, elle l'a reconnue à l'in­stant.

PALESTRA.

Je prouverai ce que je dis. Il doit y avoir dans cette valise une petite cassette de bois. Je nommerai, l'un après l'autre, tous les objets qu'elle renferme, sans que tu me les aies montrés. Si mes déclarations ne sont pas exactes, j'aurai perdu; gardez tout ce qui sera dans la cassette. Mais si je dis vrai, alors, je t'en conjure, fais-moi rendre ce qui m'appartient.

DÉMONES.

C'est bien ma volonté ; ta demande me paraît de toute justice.

GRIPUS.

Et à moi de toute injustice, par Hercule. Eh bien, si elle est sorcière ou devineresse , et qu'elle dise exactement tout ce qu'il y a, est-ce quelle l'obtiendra pour prix de sa sorcellerie?

DEMONES.

Elle n'obtiendra rien qu'autant qu'elle dira la vérité. La sorcellerie n'y fera rien. Ouvre donc la valise pour que je sache au plus tôt ce qu'il y a de vrai dans tout ceci.

GRIPUS, en ouvrant avant d'avoir regarder dedans.

Attrapée! la valise est ouverte. (Après avoir regardé) Ah! je suis mort! J'aperçois une cassette.

DEMONE, prenant la casette.

Est-ce la tienne?

PALESTRA, prenant la cassette des mains de Démonès.

Oui, c'est elle. O mes parents, je vous tiens enfermés ici! C'est là que j'ai déposé toute ma fortune, tout mon espoir de vous reconnaître. (Démonès lui reprend la cassette)

GRIPUS.

Tu dois, en ce cas-là, être maudite des dieux, par Hercule, pour avoir fourré tes parents dans une si étroite prison.

DEMONES.

Gripus , approche ; c'est ton affaire. Toi, jeune fille, tiens-toi à distance, et nomme et décris les objets que contient la cassette. Si tu te trompes le moins du monde, par Hercule, tu auras beau vouloir te reprendre en suite, toutes tes paroles ne seront que des chansons. |

GRIPUS.

Ce discours est la justice même.

TRACHALION.

Il ne te ressemble donc pas, par Pollux ; car tu es un grand coquin.

DEMONES.

Parle maintenant , jeune fille. Gripus, attention; fais silence.

PALESTR A.

Il y a des jouets.

DÉMONÉS, regardant dans la cassette.

Les voici, je les vois.

GRIPUS.

Je suis mort dès le commencement du combat. ( A Démonès) Un moment, ne montre pas.

DÉMONÉS.

Quels sont-ils ? réponds catégoriquement.

PALESTRA.

Il y a d'abord une petite épée d'or avec une inscrip­tion.

DEMONES.

Dis alors ce qui est écrit.

PALESTRA.

Le nom de mon père. Puis, à côté, il y a une petite hache à deux tranchants, en or aussi, et portant une inscription : c'est le nom de ma mère.

DEMONES.

Attends. Dis-moi quel est le nom de ton père écrit sur l'épée?

PALESTRA.

Démonès.

DÉMONES.

O dieux immortels ! quel espoir me luit !

GRIPUS.

Et moi, quel espoir me fuit !

DÉMONÈS, à Palestra.

Continue, je te prie, sans interrompre.

GRIPUS.

Doucement, ou (A voix'basse) allez vous faire pendre.

DÉMONÈS, à Palestra.

Dis quel est le nom de ta mère, gravé sur la hache.

PALESTRA.

Dédalis.

DÉMONÈS.

Les dieux veulent mon bonheur.

GRIPUS.

Et ma perte.

DÉMONÈS.

Il faut que ce soit ma fille, Gripus.

GRIPUS.

Je ne l'en empêche pas. ( A Trachalion) Que les dieux t'exterminent, toi, qui m'as aperçu aujourd'hui; et ma­ lédiction sur moi, de n'avoir pas regardé cent fois, tout à l'en tour, avant de retirer mon filet, de peur des espions.

PALESTRA, à Démonès.

Il y a de plus une faucille d'argent, et deux petites mains jointes, et une petite laie.

GRIPUS, à part.

Puisses-tu crever, avec ta laie et ses petits.

PALESTRA.

Il y a encore une huile d'or, que mon père me donna pour l'anniversaire de ma naissance.

DÉMONÈS.

C'est elle, assurément. Je n'y tiens plus, il faut que je l'embrasse. Salut, ma fille, je suis ton père; c'est moi qui élevai ton enfance. Je m'appelle Démonès: ta mère, Dédalis, est ici à la maison.

PALESTRA.

Salut, mon père, que je n'espérais pas revoir.

DEMONES.

Salut. Que j'ai de plaisir à t'embrasser !

TRACHALION.

Je suis charmé du bonheur qui vous arrive et que vous méritez si bien.

DÉMONES, à Trachalion.

Tiens, porte vite cette cassette à la maison, dépêche- toi, Trachalion.

TRACHALION, prenant d'un air triomphant la c assette.

Voilà donc le supplice de Gripus ! ( D'un ton goguenard) Le contre-temps qui t'arrive, Gripus, me cause beaucoup de joie.

DEMONES.

Allons, ma fille, viens voir ta mère, qui pourra te demander encore d'autres preuves de la vérité. Elle t'a tenue entre ses mains plus que moi, elle sait mieux à quelles marques te reconnaître.

TRACHALION.

Entrons tous, puisque nous avons tous part à l'évé­nement.

PALESTRA.

Suis-moi, Ampélisque.

AMPÉLISQUE.

Que je suis contente du bien que t'ont fait les dieux! (Ils entrent tous chez Démonès, excepté Gripus)

GRIPUS, seul.

N'est-ce pas une malédiction d'avoir péché cette va­lise? ou du moins, quand je l'avais pêchée, de n'avoir pas su la mettre en lieu de sûreté? Je me doutais bien, par Pollux, que je serais troublé dans la possession de mon butin, parce que je l'avais pris en eau trouble. Il y a là dedans, sans doute, de l'or et de l'argent à foison. Je n'ai pas d'autre parti à prendre que de rentrer et de me pendre sans qu'on me voie, un peu seulement pour faire passer mon chagrin. (il sort)

Scène 5

DÉMONÈS, seul.

Dieux immortels, y a-t-il un homme plus fortuné que moi? je retrouve ma fille au moment où je m'y atten­dais le moins. Voyez comme les dieux, lorsqu'ils veulent du bien à qui les honore, ont toujours moyen d'accom­plir ses souhaits : voilà qu'aujourd'hui, contre tout es­poir, contre toute attente, je retrouve inopinément ma fille, pourtant; et je la donnerai à un jeune homme de bonne naissance, à un Athénien, mon parent. Aussi, mon dessein est de le mander tout de suite ; j'ai dit à son esclave de venir ici pour que je l'envoie au forum. Il tarde bien, cela m'étonne. Allons voir à la porte. (il regarde dans l'intérieur) Qu'est-ce que j'aper­çois? ma femme est pendue au cou de sa fille et la re­tient. Qu'elle est sotte et ennuyeuse dans ses épanchements de tendresse!

Scène 6

DÉMONÈS, TRACHAL ION

DÉMONÈS, encore seul et parlant à sa femme que le spectateur ne voit pas.

Tu devrais, ma femme, faire trêve à tes embrassades. Prépare ce qu'il faut pour que j'offre en rentrant un sacrifice aux dieux Lares, protecteurs de notre famille, qu'ils viennent d'augmenter. Nous avons chez nous des porcs et des agneaux destinés aux dieux. Femmes, pour­quoi retenir Trachalion auprès de vous? Le voici qui sort, heureusement.

TRACHALION, parlant à Palestra, dans l'intérieur.

En quelque lieu que soit Pleusidippe, je le déterrerai bien, et je l'amènerai avec moi.

DÉMONÉS.

Apprends-lui ce qui m'est arrivé au sujet de ma fille ; dis-lui de tout quitter pour venir ici.

TRACHALION.

C'est bon.

DÉMONÈS.

Ajoute que je lui donnerai ma fille en mariage.

TRACHALION.

C'est bon.

DÉMONÉS.

Et que je connais son père; que nous sommes pa­reils.

TRACHALION.

C'est bon.

DÉMONES.

Mais il faut te hâter.

TRACHALION.

C'est bon.

DÉMONES.

Fais en sorte qu'il ne tarde pas, pour qu on prépare le souper.

TRACHALION.

C'est bon.

DÉMONÉS, impatienté.

C'est bon ! quoi? toujours?

TRACHALION.

C'est bon. Mais, sais-tu ? il y a une chose que je désire de toi : c'est que tu te souviennes de ta promesse, et que tu me procures ma liberté.

DÉMONES.

C'est bon.

TRACHALION.

Obtiens de Pleusidippe qu'il m'affranchisse.

DÉMONES.

C'est bon.

TRACHALION.

Engage ta fille à le demander; elle l'obtiendra sans peine.

DEMONES.

C'est bon.

TRACHALION.

Et qu'Ampélisque devienne ma femme, quand j'aurai ma liberté.

DÉMONÈS.

C'est bon.

TRACHALION.

Que les effets me prouvent que je n'ai pas servi des ingrats.

DÉMONES.

C'est bon.

TRACHALION, impatienté.

Toujours c'est bon!

DÉMONES.

C'est bon. Je te rends la monnaie de ta pièce. Mais dépêche-toi d'aller à la ville, et de revenir ici.

TRACHALION.

C'est bon; je serai revenu dans un moment. En at­tendant, fais tous les préparatifs nécessaires.

DÉMONES.

C'est bon.

TRACHALION, à part.

Qu'il soit maudit d'Hercule avec toutes ses bontés. M'a-t-il assez corné aux oreilles son «  c'est bon » pour toute réponse.

(il sort)

Scène 7

GRIPUS, DÉMONÈS.

GRIPUS.

Serais-tu assez bon pour m'entendre, Démonès ?

DÉMONÈS.

De quoi s'agît-il, Gripus?

GR1PUS.

De la valise. Si tu es sage, tu te comporteras sagement ; tu garderas le bien que les dieux t'envoient.

DÉMONÈS.

Te semble-t-il juste que je m'approprie le bien d'autrui ?

GRIPUS.

Ce que j'ai trouve dans la mer ?

DÉMONÈS.

Tant mieux pour celui qui l'avait perdu. La valise ne doit pas, pour cela, t'appartenir.

GRIPUS.

Voilà comme tu es pauvre, tu as trop de scrupule et de délicatesse.

DÉMONÈS.

O Gripus, Gripus, les hommes rencontrent dans la vie beaucoup de pièges trompeurs, où ils se prennent le plus souvent, par Pollux. Il y a une amorce qui tente; si l'on se jette dessus trop avidement, l'avidité fait tomber l'avare dans le piège. Mais l'homme cir­conspect, éclairé, prudent, qui sait se conduire, jouit longtemps du bien qu'il a bien acquis. Ce butin doit nous être enlevé; mais nous trouverons, je pense, plus de profit à le perdre qu'à l'avoir pris. Quoi ! lorsqu'on m'apporte une chose que je sais appartenir à autrui, je la recèlerais? non, Démonès n'agira point ainsi. Un homme sage doit toujours se garder de charger sa con­science d'une mauvaise action: J'ai trouvé plaisir au jeu, je ne tiens pas au gain.

GRIPUS.

J'ai vu souvent débiter au théâtre de ces belles maxi­mes, et le public applaudissait les leçons de sagesse qu'on lui donnait. Mais ensuite, quand on s'en retournait chacun chez soi, personne ne s'était approprié les vertus que les acteurs avaient enseignées.

DÉMONES.

Rentre, et cesse de m'ennuyer ; modère ta langue. Je ne te donnerai rien, afin que tu ne te leurres point.

GRIPUS.

Et moi , je demande aux dieux que tout ce qui est renfermé dans cette valise, or ou argent, se change en poussière. (il sort.)

DÉMONÉS.

Voilà ce que c'est que d'avoir de méchants garnements d'esclaves. Car si ce drôle avait rencontré un drôle de son espèce , et qu'il se fût rendu coupable de larcin avec son complice, au lieu de faire la capture qu'il espérait, il serait capturé lui-même. La capture entraînerait une autre capture. Je vais rentrer chez moi pour sacrifier, et je ferai tout aussitôt préparer le souper. (il sort.)

Scène 8

PLEUSIDIPPE, TRACHALION.

PLEUSIDIPPE, avec des transports de joie.

Dis-moi encore et redis-moi tout cela, mon cœur, mon cher Trachalion, mon affranchi, mon patron, ou, pour mieux dire, mon père. Palestra vient de retrouver son père et sa mère ?

TRACHALION

Oui.

PLEUSIDIPPE.

Et elle est ma compatriote?

TRACHALION.

Je le présume.

PLEUSIDIPPE.

Et elle m'épousera?

TRACHALION

Je le soupçonne.

PLEUSIDIPPE.

Estimes-tu, je te prie, que son père conclue aujour­d'hui le mariage ?

TRACHALION.

Je l'estime ainsi.

PLEUSIDIPPE.

Et que je doive le féliciter d'avoir retrouvé sa fille?

TRACHALION.

Je l'estime ainsi.

PLEUSIDIPPE.

Et la mère ensuite ?

TRACHALION.

Je l'estime ainsi.

PLEUSIDIPPE.

Tu estimes?... Quoi?

TRACHALION.

J'estime que ce que tu me demandes....

PLEUSIDIPPE.

Dis donc, enfin, combien tu estimes.

TRACHALION.

Moi? j'estime.

PLEUSIDIPPE.

Rends-toi du moins adjudicataire, pour n'en pas rester toujours à l'estimation.

TRACHALION.

C'est ce que j'estime.

PLEUSIDIPPE.

Et si je courais?

TR ACHALION.

J'admets la proposition.

PLEUSIDIPPE.

Ou si j'allais plutôt doucement, comme cela?

TRACHALION.

J'admets.

PLEUSIDIPPE.

La saluerai-je aussi en arrivant ?

TRACHALION.

J'admets.

PLEUSIDIPPE.

Et son père aussi ?

TRACHALION.

J'admets.

PLEUSIDIPPE.

Et ensuite sa mère?

TRACHALION.

J'admets.

PLEUSIDIPPE.

Et en arrivant, embrasserai-je le père ?

TRACHALION.

Je n'admets pas.

PLEUSIDIPPE.

Et la mère?

TRACHALION.

Je n'admets pas.

PLEUSIDIPPE.

Et enfin elle-même ?

TRACHALION.

Je n'admets pas.

PLEUSIDIPPE.

Désolation ! Il a fermé les contrôles, et n'admet plus, quand je voudrais qu'il admît.

TRACHALION.

Tu es fou. Suis-moi.

PLEUSIDIPPE.

Conduis-moi où il te plaira, mon cher patron. (Ils sortent.)

Acte V

Scène 1

LABRAX, seul.

Y a-t-il sur la terre un mortel plus infortuné que moi aujourd'hui? Pleusidippe a obtenu sentence de condam­nation contre moi; les juges m'enlèvent Palestra; je suis perdu. Vraiment, on dirait que c'est la joie elle-même qui a mis au jour les prostitueurs, tant ils réjouissent tout le monde, pour peu qu'il leur arrive mal. Je vais chercher, dans le temple de Vénus, l'autre qui m'appar­ tient; que je l'emmène du moins : car, des débris de ma fortune, elle est tout ce qui me reste.

Scène 2

GRIPUS, sortant de chez Démonès; LABRAX

GRIPUS, parlant aux gens de la maison, sans voir Labrax.

Non, par Pollux, vous ne verrez pas Gripus en vie ce soir, si la valise ne m'est rendue.

LABRAX.

C'est ma mort, quand j'entends parler de valise; il semble qu'on me donne sur la poitrine un coup de massue.

GRIPUS, toujours de même.

Ce coquin est affranchi, et moi qui ai tiré la valise de la mer avec mes filets, vous ne voulez rien me donner!

LABRAX, à part.

O dieux immortels ! son discours me fait dresser les oreilles.

GRIPUS.

Je vais afficher partout, en lettres longues d'une cou­ dée, par Hercule : « Si quelqu'un a perdu une valise remplie d'or et d'argent, qu'il s'adresse à Gripus. » Vous ne l'aurez pas, détrompez-vous.

LABRAX, à part.

Oui-da, il sait celui qui a ma valise, à ce que je vois. Allons lui parler. O dieux ! secourez-moi.

GRIPUS, à quelqu'un qui l'appelle dans la maison.

Qu'est-ce que tu me veux ? je suis occupé ici, devant l a porte, à nettoyer cette broche , elle est de rouille, par Pollux, et non de fer. Plus je l'écure, et plus elle rougit, et devient d'un mince ! Cette broche est une rose de printemps, on ne peut pas la toucher qu'elle ne passe.

LABRAX.

Bonjour, l'ami.

GRIPUS.

Que les dieux te protègent, avec ta tête chevelue.

LABRAX.

Quelle nouvelle ?

GRIPUS.

Une broche qu'on nettoie.

LABRAX.

Comment va la santé ?

GRIPUS.

Pourquoi cela? est-ce que tu es médecin, je te prie?

LABRAX.

Non, par Pollux; mais le nom de mon état commence aussi par, un «  m ».

 

GRIPUS.

Tu es mendiant?

LABRAX.

 

Tu as mis le doigt dessus,

GRIPUS.

Ta mine ne te dément pas. Mais que t'est-il arrivé?

LABRAX.

J'ai été rincé cette nuit dans la mer ; mon vaisseau a fait naufrage, hélas ! et j'y ai perdu tout ce que je pos­sédais.

 

GRIPUS.

Qu est-ce que tu as perdu?

LABRAX.

Une valise pleine d'or et d'argent.

GRIPUS.

Cette valise que tu as perdue, te souviens-tu de ce qu'elle contenait ?

LABRAX.

Qu'importe, à présent qu'elle est perdue ?

GRIPUS.

Autant parler de cela que d'autre chose. Et si je sa­ vais qui l'a trouvée? Donne-moi des indices.

LABRAX.

Il y avait huit cents pièces d'or dans une sacoche ; et de plus, cent philippes dans une bourse de peau, à part.

GRIPUS, en se détournant.

Quel butin, par Hercule ! j'aurai une belle récom­pense. Les dieux prennent en pitié les pauvres gens: cette aventure finira; par m'enrichir. Assurément la va­lise est à lui. (Haut) Continue ton inventaire.

LABRAX.

Il y avait dans un sac un grand talent d'argent bien compté, et avec cela un pot, un entonnoir, une coupe, une jatte et une mesure à boire.

GRIPUS.

Oh ! oh! tu avais une fortune brillante.

LABRAX.

« J'avais ! » Triste et cruelle parole ! et n'avoir plus rien!

GRIPUS.

Que donnerais-tu à celui qui découvrirait le trésor, et qui t'en donnerait des nouvelles? Dis vite promptement.

LABRAX

Trois cents didrachmes.

GRIPUS, avec dédain.

Sornettes !

LABRAX.

Quatre cents.

GRIPUS.

Bagatelles!

LABRAX.

Cinq cents.

GRIPUS.

Babioles !

LABRAX.

Six cents.

GRIPUS.

C'est comme si tu me proposais de petits vers de terre.

LABRAX.

Eh bien ! sept cents.

GRIPUS.

Il paraît que la bouche te brûle ; tu veux la refroidir avec tes plaisanteries.

LABRAX.

Je te donnerai mille drachmes.

GRIPUS.

Tu rêves.

LABRAX.

Je n'ajouterai rien, va-t'en.

GRIPUS.

Alors, écoute. Si je m'en vais.... je ne serai plus ici.

LABRAX.

Veux-tu onze cents ?

GRIPUS.

Tu dors.

LABRAX.

Dis-moi combien tu demandes.

GRIPUS.

Pour ne plus marchander ni disputer davantage, un grand talent; pas une obole de moins. Réponds oui ou non.

LABRAX

Eh bien donc, je le vois, il y a force majeure; tu auras un talent.

GRIPUS, le menant auprès de l'autel.;

Approche, il faut que Venus préside au traité.

LABRAX

Ordonne, j 'obéirai.

GRIPUS

Mets la main sur cet autel de Vénus.

LABRAX, touchant l'autel

L'y voici.

GRIPUS

Jure maintenant par Vénus.

LABRAX

Que faut-il jurer ?

GRIPUS

Ce que je vais te dire.

LABRAX

Dicte moi les paroles que tu voudras (A part, d'un air de malice) Il y a des choses pour lesquelles je suis en fonds, et n'ai besoin de recourir à personne.

GRIPUS.

N'ôte pas la main de cet autel.

LABRAX

Elle y est

GRIPUS.

Jure que tu me donneras l'argent le jour même que tu seras en possession de ta valise.

LABRAX.

Soit.

GRI PUS, en même temps, LABRAX répétant les paroles de Gripus.

Venus Cyrénéenne, je te prends à témoin que, si la valise que j'ai perdue dans mon naufrage se retrouve et revient saine et sauve en ma possession, avec mon or et mon argent…

GRIPUS.

Alors, je promets à Gripus, ici présent. Répète en me touchant.

LABRAX ? touchant Gripus,

Alors, je promets à Gripus, ici présent ; tu m' en­tends, Vénus.

GRIPUS et LABRAX, ensemble.

De lui donner, sur l'heure, un grand talent d'argent.

GRIPUS.

Et si tu manques à ta parole, ajoute que tu veux que Vénus te ruine dans ton commerce et te perde à jamais. Dans tous les cas, que l'imprécation reste sur ta tête, une fois que tu l'auras prononcée.

LABRAX, reprenant d'un ton solennel.

Et si je lui fais tort, Vénus, je t'en supplie, que tous les prostitueurs aient un sort misérable.

GRIPUS.

C'est ce qui arrivera toujours quand même tu ne violerais pas ta foi, Attends-moi ici, je t'amènerai le vieillard. Réclame tout de suite ta valise. (il sort)

LABRAXj seul, regardant Gripus qui s'en va.

Qu 'il me rende ma valise tant qu'il voudra, je ne lui dois pas un triobole; c'est moi qui suis juge de ce que ma langue a juré. Mais, silence; le voici qui revient avec le vieillard.

Scène 3

GRIPUS, portant la valise; DEMONÈS , LABRAX

GRIPUS, à Démonès.

Viens avec moi.

DÉMONÈS.

Où est ce prostitueur?

GRIPUS, à Labrax.

Holà ! hé! voici l'homme qui a ta valise.

DEMONES

C'est vrai, je reconnais qu'elle est en mon pouvoir; et si elle t'appartient, tu l'auras. Tous les objets qu'elle contenait te seront remis tels qu'ils étaient. ( Montrant la valise) Prends- la, si elle est à toi.

LABRAX.

Odieux immortels! oui , c'est elle-même. Salut, chère valise !

DÉMONÈS.

T'appartient-elle?

LABRAX.

Tu le demandes? Quand Jupiter l'aurait prise, par Hercule, elle serait bien à moi toujours.

DÉMONÈS.

Tout y est, rien n'y manque , excepté une cassette avec des jouets qui m'ont fait reconnaître tout à l'heure ma fille.

LABRAX.

Qui?

DÉMONÉS.

Palestra, qui fut ton esclave, et en qui j'ai reconnu ma fille.

LABRAX.

Tant mieux, par Hercule, je me réjouis du bonheur qui a comblé tes vœux.

DÉMO NÉS.

J'ai peine à t'en croire.

LABRAX.

Eh b ien, pour te prouver la sincérité de ma joie, par Hercule, je n e te demanderai pas une obole pour elle, je te fais remise de tout.

DÉMONES.

Je te remercie, par Pollux.

LABRAX, montrant la valise, qu'il a reçue des mains de Gripus.

C'est moi, par Hercule, qui te dois des remerciements.

GRIPUS, à Labrax.

Ah çà, tu as ta valise maintenant?

LABRAX

Oui.

GRIPUS

Dépêche-toi.

LABRAX

De quoi faire?

GRIPUS

De me payer.

LABRAX

Je ne te paierai pas. Par Pollux, je ne te dois rien.

GRIPUS

Qu'est-ce que c'est que ce ton là? tu ne me dois rien?

LABRAX

Non, par Hercule, rien,

GRIPUS.

Tu ne m'as pas juré?

LABRAX

J'ai juré, je jurerai encore, si cela te fait plaisir. Les serments sont institués pour la conservation, non, pour la perte des biens.

GRIPUS

Vite, qu'on me donne, un grand talent d'argent, triple menteur.

DEMONES

Gripus, quel talent réclames-tu ?

GRIPUS

Celui qu'il a juré de me donner.

LABRAX

Il me plaît à moi de jurer. Es-tu grand pontife pour me déclarer parjure ?

 

DEMONES, à Gripus.

Pourquoi t'a-t-il promis cet argent?

GRIPUS

Il m'a juré que si je remettais la valise en son pou voir, il me donnerait un grand talent d'argent.

LABRAX.

Présente quelqu'un avec qui je puisse plaider ; je sou­tiens que ta stipulation est de mauvaise foi, et que je n'ai pas encore vingt-cinq ans.

GRIPUS, montrant Démonès.

Plaide avec lui.

LABRAX.

Je ne veux pas plaider avec lui.

DÉMONÈS, à Labrax.

Je ne souffrirai pas que tu la lui reprennes, avant que j'aie jugé qu'il a tort. Lui as-tu promis de l'argent?

LABRAX.

C'est vrai.

DEMONES

Ce que tu as promis à mon esclave, doit m'appartenir. Prostitueur, ne cherche pas à nous faire ici des tours de ton métier: tu ne réussiras pas.

GRIPUS.

Tu croyais avoir trouvé ta dupe. Il faudra me payer en bonnes espèces ; et je les lui donnerai à l'instant pour qu'il m'affranchisse.

DÉMONÈS, à Labrax.

Puisque j'ai été généreux envers toi, et que tu me dois la conservation de ton bien.

GRIPUS.

A moi, par Hercule; ne dis pas à toi.

DEMONES, à Gripus, d'un air menaçant.

Tu feras sagement de te taire. ( A Labrax) Tu dois te montrer généreux à ton tour , et me témoigner ta reconnaissance pour le service que je t'ai rendu.

LABRAX

En effet, tu réclames pour toi ce qui est juste.

DEMONES, ironiquement.

C'est étonnant que je ne te demande pas justice pour toi-même, à mes risques et périls ?

GRIPUS, à part.

J'ai gagné. Le prostitueur faiblit; bon augure pour ma liberté.

DEMONES, montrant Gripus.

C'est lui qui a trouvé la valise, et il est mon esclave; et c'est moi ensuite qui te l'ai conservée avec tout l'argent qu'elle renfermait.

LABRAX.

Je te suis obligé; et quant à ce talent que je lui ai promis, nulle difficulté, tu l'auras.

GRIPUS, en colère, à Labrax.

Dis-donc; c'est à moi, par conséquent, qu'il faut le donner, entends-tu?

DEMONES

Te tairas-tu, à la fin?

GRIPUS, à Démonès.

Tu fais semblant de prendre mes intérêts, et tu es généreux pour toi. Par Hercule, tu ne me frustreras pas de cet argent, si je perds le reste du butin.

DEMONES.

Tu auras des coups, si tu ajoutes une seule parole.

GRIPUS.

Tue-moi, si tu veux, par Hercule ; mais je ne me tairai pas, à moins d'un talent pour ma soumission.

LABRAX, à Gripus, d'un air moqueur.

Ce qu'il a fait, c'est pour ton bien. Tais-toi.

DÉMONÉS, tirant Labrax à l'écart.

Prostitueur, viens ici.

LABRAX.

Je le veux bien.

GRIPUS.

Parle sans mystère ; point de chuchoteries, ni de mots à l'oreille.

DÉ MONÉS, parlant à distance de Gripus et assez bas pour n'être pas entendu par lui.

Dis-moi combien t'a coûte l'autre jeune fille, nommée Ampélisque.

LABRAX.

Deux mille drachmes, tout autant.

DÉMONÉS.

Veux-tu que je te propose un marché d'or ?

LABRAX.

Si je le veux?

DÉMONÉS.

Je partagerai en deux le talent.

LABRAX.

Ce serait bien fait.

DÉMONÉS.

Tu en recevras une moitié pour qu'Ampélisque soit affranchie, tu donneras l'autre moitié à Gripus.

LABRAX

Très volontiers

DEMONES

Et je prendrai cette moitié pour affranchir Gripus, qui est cause que nous avons retrouvé ;toi ta valise,

moi, ma fille.

LABRAX

Merci, je te suis bien reconnaissant.

GRIPUS, s'approchant des deux interlocuteurs.

Me paîera-t-on bientôt ?

DEMONES

C'est payé , Gripus, j'ai l'argent,

GRIPUS

Mais, par Hercule, j'aime mieux l'avoir moi-même.

DEMONES

Il n'y a rien là pour toi, par Hercule, ne l'espère pas. Remets-lui son serment, je l'ordonne. :

GRIPUS

O dieux, je suis mort ; il faut que je me pende. (A Démonès)Dorénavant tu ne me joueras plus de tour pareil.

DEMONES.

Tu souperas ici aujourd'hui, prostitueur.

LABRAX

De grand cœur ; l'offre me plait.

DEMONES, à Labrax et à Gripus

Venez, rentrons. ( Au public) Spectateurs, je vous inviterais aussi à souper; mais je n'ai rien à vous don ner; je n'ai point de festin d'Hercule à la maison, et puis je crois que vous êtes invités ailleurs. Mais , si vous voulez applaudir bien fort cette comédie, venez chez moi faire une partie d'après-souper dans seize ans. ( Aux deux autres personnages) Vous deux, vous souperez ici.

LABRAX.

Je le veux bien.

DÉMONÈS, aux spectateurs.

Applaudissez.

sommaire