PLAUTE

 

MERCATOR ou LE MARCHAND

Texte traduit par Alfred Ernout, membre de l’Institut, Professeur à la faculté des lettes de l’Université de Paris.

Société d’édition « LES BELLES LETTRES », 1936.

 

 

NOTICE
Comme il arrive souvent chez Plaute, le titre de la pièce n'a qu'un rapport assez lointain avec l'intrigue. Il rappelle seulement que le vieux Démiphon, père de Charinus, pour soustraire son fils aux griffes d'une courtisane et de son léno, l'a envoyé faire du commerce par delà les mers. Il lui a armé un grand vaisseau — magna nauis magnam fortitudinem habet, dira Trimalcion dans semblable circonstance (1) — chargé de toute sorte de marchandises et le fils est parti pour les îles, sous la garde de l'esclave qu'il avait eu pour gouverneur dès sa plus tendre enfance, le fidèle Acanthion. Il faut croire que l'expérience en matière commerciale s'acquérait vite en ce temps-là. Charinus débarqué à Rhodes, y a vendu sa cargaison à un prix tellement avantageux qu'il a pu se réserver, outre la somme qu'il devait rendre à son père, un important pécule : il est vrai qu'il lui a fallu deux ans pour achever son voyage. En deux ans, on oublie bien des choses : Charinus a eu le temps non seulement d'effacer de son esprit le souvenir de la belle Athénienne qui lui avait fait faire tant de folies, mais même de s'éprendre d'une autre jolie fille, Pasicompsa, qu'un sien hôte, ami de son père, lui avait offerte un soir après souper : bon souper, bon gîte, et le reste. Ce coeur inflammable n'a pu se faire à l'idée de quitter cette maîtresse d'une nuit; à force de prières, il a décidé son hôte à la lui céder, moyennant finances, et il l'a ramenée avec lui à Athènes, où il vient de débarquer. La belle est demeurée à bord du vaisseau, sous la garde d'Acanthion, car il ne faut pas que Démiphon ait vent de l'aventure.

1. Pétrone, Satiricon, ch. 76, 6.

Voilà où en sont les choses au début de la comédie. Charinus, qui nous a exposé lui-même ses aventures dans un monologue qui tient lieu de prologue, est maintenant assez embarrassé de son emplette. Et pour mettre le comble à son embarras, voici Acanthion qui accourt, éperdu, hors d'haleine, révéler à son jeune maître une fâcheuse nouvelle : Démiphon est venu au port, il est monté à l'insu d'Acanthion dans le vaisseau, il a vu la belle, il l'a même caressée et pour expliquer la présence de cette femme à son bord, Acanthion lui a raconté que c'était une servante dont Charinus avait fait l'achat pour l'offrir à sa mère. La suite, on la devine : en dépit d'un songe avertisseur et symbolique, qui lui révèle tous les maux que la présence d'une jeune chèvre ne manquera pas de lui attirer dans son ménage (1),

1. Ce songe, qui est une imitation parodique des songes de l'épopée et de la tragédie, a son pendant dans le Rudens, v. 593-612, où le vieux Démonès est également averti par un rêve des événements qui se préparent dans sa maison. Aussi s'est-on demandé si tous les deux remontaient à des originaux grecs, ou si, au contraire, Plaute ne s'était pas inspiré de l'un d'eux pour transposer dans une des deux comédies un songe de son cru. La question a fait couler beaucoup d'encre, sans que. naturellement, elle ait abouti a une solution nette. M. F. Marx a soutenu que seul le songe du Rudens provenait du grec, et que celui du Mercator n'en était qu'une transposition, due à Plaute lui-même; Léo a défendu l'opinion contraire; d'autres partisans de l'une ou l'autre opinion se sont à leur tour jetés dans la lutte. M. P. J. Enk a repris toute la question dans l'excellente édition annotée du Mercator qu'il a donnée à Leyde en 1932, p. 7-21 de la préface, et, après un minutieux examen il conclut que le songe du Mercator doit provenir directement de Philémon, comme celui du Rudens, de Diphile. C'est l'opinion la plus sage. Et cette conclusion n'est pas sans importance : il semble bien que le Mercator soit une des comédies de Plaute où la part d'invention du poète latin soit la moins grande, et où il soit le plus difficile de découvrir, comme dit Eduard Fraenkel, Plautinisches im Plautus : ceci notamment ressort de la pauvreté des parties lyriques, qui est justement un des traits caractéristiques de la comédie nouvelle; cf. P. Lejay, Plaute, p. 78, qui pourtant croit que, dans le songe de Démiphon, «Plaute paraît... s'être imité lui-même» (ibid. p. 81). Il serait étrange que dans une pièce de ce type Plaute se soit permis de
transposer un morceau de son cru.

Démiphon — tel fils, tel père, — est tombé amoureux de Pasicompsa: « non pas comme un homme raisonnable, mais comme un véritable fou. Par Hercule, j'ai été amoureux comme les autres, autrefois, dans mon jeune temps, mais jamais à en perdre la tête comme aujourd'hui (1).» Et nous voici dans la même situation que dans Casina et nous retrouverons, au cours de l'intrigue, des péripéties qui rappellent celles qu'on trouve dans cette comédie : comme Lysidame, Démiphon cherchera à s'assurer la complicité d'un vieil ami, Lysimaque et Dorippa, la femme de ce dernier, s'emploiera, telle Myrrhine, à faire échouer les projets des deux vieillards. Finalement, grâce à l'intervention d'Eutychus, fils de Lysimaque et ami de Charinus, la belle Pasicompsa reviendra à Charinus, Démiphon renoncera aux aventures amoureuses et en guise de morale, Eutychus édictera une loi défendant à tout homme de soixante ans de courir le guilledou, qu'il soit marié ou célibataire; à tout père de famille d'interdire à son fils l'amour et les filles.
Comme on le voit, le sujet n'est pas neuf, et la banalité de l'intrigue n'est pas relevée par l'originalité des caractères : nous saluons, comme de vieilles connaissances, la rivalité du père et du fils, le jeune homme amoureux, le vieillard salace, la matrone soupçonneuse, l'esclave dévoué à son jeune maître, l'ami fidèle qui finira par tout arranger. Aussi les critiques se sont-ils montrés généralement sévères pour le Mercator, « une des oeuvres les plus faibles de Plaute » dit P. Lejay (2). Elle renferme néanmoins des parties excellentes, notamment la scène qui met aux prises le père et le fils dans la vente aux enchères de Pasicompsa ou celle, pleine de sensibilité et de poétique fantaisie où Charinus, d'abord désespéré, reprend peu à peu goût à la vie et renonce à ses projets funestes.

1. Vers 262-265..
2. P. Lejay, Plaute, p. 78. Voir les jugements réunis par Enk dans son édition, t. I, p. 22 et suiv.

Elle a des situations d'un comique savoureux, comme la méprise du cuisinier qui prend ou feint de prendre la vieille Dorippa pour la belle qu'il doit régaler, et ne peut s'empêcher d'exprimer son admiration ironique pour cette beauté un peu mûre. Le comique s'y tempère d'attendrissement, Charinus côtoie souvent le ton du drame dans l'expression de sa douleur; et cette variété n'est pas sans agrément.
Comme nous l'apprend Plaute lui-même, l'original du Mercator, est de Philémon, poète de la comédie nouvelle, qui naquit à Syracuse en 361, et mourut près de cent ans après, en 263/2. Nous ne savons pas grand chose de lui, sinon qu'on le tenait pour très inférieur à Ménandre, bien qu'il l'eût battu plusieurs fois, à force d'intrigues, dans les concours de comédie (1). De l'oeuvre de Philémon, nous n'avons que le titre mais comme on l'a dit plus haut, il semble que l'adaptation de Plaute nous en donne une idée exacte. S'il en est ainsi, il n'est peut-être pas trop hardi d'en déduire que la pièce doit dater de la jeunesse du poète latin, et remonte à une époque où il n'était pas encore assez sûr de lui-même pour s'évader de son modèle. Vouloir pousser plus loin la précision serait dangereux, et les raisons pour lesquelles M. Enk se rallie à la date de 212 avant l'ère chrétienne, si ingénieuses qu'elles soient, me paraissent plus spécieuses que solides.

1. Cf. Aulu-Gelle, N. A. XVII, 4, 1: Menander a Philemone, nequaquam pari scriptore, in certaminïbus comoediarum ambitu gratiaque et factionïbus saepenumero uincebatur. Eum cum forte habuisset obuiaum : « Quaeso, inquit, Philemo, borna uenia die mihi: cum me uincis, non erubescis? » Voir aussi Quintilien, Inst. Or. X, 1, 72, et Apulée, Florid. 16.

 

 

PERSONNAGES

CHARINUS, jeune homme, amant de Pasicompsa.
ACANTHION, esclave de Charinus.
DÉMIPHON, vieillard, père de Charinus.
LYSIMAQUE, vieillard, ami de Démiphon.
UN ESCLAVE.
EUTYCHUS, fils de Lysimaque, ami de Charinus.
PASICOMPSA, courtisane.
DORIPPA, femme de Lysimaque.
SYRA, vieille servante de Dorippa.
UN CUISINIER.

La scène est à Athènes.

_________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

ARGUMENT I

(acrostiche,)
Dans un voyage d'affaires entrepris sur l'ordre paternel, un jeune homme achète une jolie fille qu'il ramène avec lui. Le vieillard la voit et veut savoir qui elle est. L'esclave invente une fable, et lui répond que c'est une suivante dont son maître a fait emplette pour sa mère. Le vieillard en tombe amoureux; et, feignant de la vendre, il la met en dépôt chez son voisin. La femme de celui-ci accuse son mari de lui avoir amené une fille dans sa maison. Ensuite Charinus, qui veut s'exiler, est retenu par son ami, qui lui a retrouvé sa maîtresse.

ARGUMENT II
Voyant que son fils se débauchait, un père le force à quitter la maison pour faire du commerce. Envoyé à l'étranger, le jeune homme achète à son hôte une esclave dont il s'est épris. Il revient, il débarque en hâte; son père vole au devant de lui; il voit la belle, il
en tombe éperdûment amoureux. Il s'informe à qui elle appartient. L'esclave répond que c'est une emplette du jeune homme qui la destine pour suivante à sa mère. Le vieillard, qui avait ses vues, priait son fils de la vendre à un de ses amis. Le fils prétendait qu'elle fût vendue à l'un des siens. Ils avaient mis dans leur jeu, l'un son voisin, l'autre le fils du voisin. Mais le père prend les devants et achète la jeune fille. La femme du voisin surprend cette fille chez elle, elle la prend pour une rivale, et tance son mari. Notre jeune commerçant, désespéré, veut s'exiler à nouveau. Mais son ami l'en empêche, et, secondé par son propre père, obtient du
vieil amoureux qu'il s'efface devant son fils.

 

(ACTE I)

(SCÈNE I)

CHARINUS, seul
Mon intention est de faire aujourd'hui deux choses à la fois, de vous dire du même coup le sujet de la pièce et mes amours. Je n'imiterai pas les amoureux que j'ai vus dans d'autres comédies, qui, sous le coup de la passion, s'en vont narrant leurs infortunes à la Nuit, au Jour, au Soleil, à la Lune, lesquels pourtant, j'imagine, ne se soucient guère des humaines doléances, de nos vœux, de nos craintes. C'est à vous plutôt que je confierai mes malheurs.
Cette comédie, en grec, a pour titre Emporos, elle est de Philémon; en latin elle devient le Marchand, de Titus Maccius.
Mon père m'envoya d'ici faire du commerce à Rhodes, il y a deux ans que j'ai quitté la maison. Là-bas je tombai amoureux d'une beauté merveilleuse. Du reste, je vais vous dire comment je m'en suis entiché, si vos oreilles sont de loisir, et si vous voulez me prêter une bienveillante attention.
Dans ce moment même, je m'écarte des règles posées par nos ancêtres; au lieu de commencer par vous demander votre agrément, j'ai fait l'annonce tout d'abord (1). C'est la faute de l'amour : tant de défauts l'accompagnent : préoccupation, chagrin, élégance recherchée... Pour celle-ci, ce n'est pas aux seuls amoureux qu'elle fait tort, quiconque en est atteint est perdu sans ressources et, j'en jure par Pollux, il n'est personne au monde qui n'ait eu à se repentir grandement d'avoir poussé l'élégance plus loin que ne le permettaient ses ressources. Mais l'amour traîne encore avec lui un cortège dont je n'ai pas parlé : l'insomnie, le tourment, l'égarement, la terreur et la fuite, l'ineptie avec la sottise, sans compter l'aveuglement, l'irréflexion stupide, les excès de tout genre, l'emportement, la passion, la malveillance. A l'amour s'attachent encore la cupidité, la paresse, la violence, la misère, les affronts, la dépense, le trop-parler, le trop-peu-parler.

1. Le texte latin des vers 16 et 17 est corrompu. J'ai reproduit la traduction de Naudet, qui correspond au texte arbitrairement corrigé par Pistoris. Il semble en effet que le poète fasse allusion à l'usage observé dans les prologues de réclamer d'abord du public sa bienveillance et son attention par une sorte de "captatîo beneuolentiae". Ceci est particulièrement sensible dans le prologue de l'Amphitryon qui commence par une longue adjuration de Mercure aux spectateurs :
"Vt uos in uostris uoltis mercimoniis
Ita huic facietis fabulae silentium
Itaque aequi et iusti hic eritis omnes arbitri,"
et qui est en outre entremêlé d'appels à leur impartialité, et de menaces contre les fauteurs de cabales. — Allant plus loin dans cette voie, Térence a transformé le prologue en une sorte de plaidoyer pro domo d'où tout résumé de la pièce a disparu; cf. Ph. Fabia, Les prologues de Térence.


En effet que de discours impertinents, inutiles, les amants tiennent mal à propos! Et si, en revanche, j'ai prononcé le mot de trop-peu-parler, c'est que jamais amant n'est assez habile orateur pour dire ce que son intérêt lui commande (1). Ainsi ne vous fâchez pas de mon trop-parler; c'est Vénus qui m'en affligea en même temps que du mal d'amour... Je reviens au fait, et j'achève l'explication commencée.
A peine, avec les progrès de l'âge, étais-je sorti de la classe des éphèbes (2), à peine avais-je renoncé aux jeux qui avaient diverti mon enfance, que je tombai follement amoureux d'une courtisane d'ici. Aussitôt la fortune de mon père se mit à prendre secrètement le chemin de la belle. Un léno impitoyable, le maître de cette femme, me mettait le couteau sur la gorge pour m'arracher tout ce qu'il pouvait. Et mon père de me reprocher jour et nuit ma conduite, de me remontrer la perfidie, la déloyauté de ces marchands de femmes, et que j'allais dilapidant rondement son bien pour enrichir cette vermine. Tout cela avec de grands éclats de voix; tantôt au contraire, il se contentait de bougonner entre ses dents, et avec un signe de tête significatif, il me reniait pour son fils (3). Il allait crier par toute la

1. « Hoc dicit : multiloquium amatoris et parumloquium (parum loquium per occasionem fictum non coaluit) fit quoniam quae profert nulli usui esse solent, et pauciloquium, (hoc, scil. multiloquium, rursum, scil. post parumloquium, praedico pauciloquium) quoniam, quibus opus est in occasione proferre non potest; ergo amator loquae et parum et pauca loquitur. » (Léo).
2. Trait de mœurs grec, que Plaute a emprunté à Philémon sans l'adapter aux habitudes romaines. A Athènes, on sortait de la classe des éphèbes vers dix-huit ans pour être inscrit, après avoir subi l'épreuve de la "docimasie", comme citoyen sur le registre de son dème.
3. Cf. Térence, Hautontimor. 99:
"Vbi rem resciui, coepi non humanitus
Neque ut animum decuit aegrotum adulescentuli
Tractare, sed ui et uia peruolgata patrum."

ville, et recommander aux gens de bien de se garder de me consentir le moindre prêt. Il disait que l'amour en avait entraîné plus d'un à sa ruine, que j'étais un dévergondé, un libertin, un mauvais sujet, occupé seulement à le dépouiller, à vider sa maison de tout ce que je pouvais, que c'était une indignité de voir ce bien qu'il avait si dignement acquis au prix de tant de sueurs, se répandre et se gaspiller dans de folles amours, que j'étais sa honte et que depuis trop longtemps il me nourrissait à son foyer; et que, si je ne rougissais pas d'une telle conduite, je ferais mieux de renoncer à la vie; que lui au contraire, une fois sorti du rang des éphèbes, ne s'était pas, comme moi, adonné à l'amour, à la paresse et à la fainéantise, que du reste, il n'en aurait pas eu le moyen, tant il avait été tenu étroitement serré par son père; qu'il avait été longtemps occupé aux plus grossiers travaux des champs (1), et qu'il ne pouvait venir en ville, à ce moment-là, qu'une fois tous les quatre ans (2), et encore! il n'avait pas plus tôt vu le péplum de la déesse, que son père le renvoyait incontinent à la ferme.

1. Il semble, en effet, que c'ait été l'habitude d'envoyer les fils de famille s'occuper de la gérance de leurs fermes et des travaux de la campagne, avant de revenir en ville jouer leur rôle de citoyens et participer aux fonctions publiques. Dans les Adelphes de Térence, Déméa qui joue à peu près le rôle de Démiphon, reproche à son frère, Micion, d'élever avec trop de douceur son neveu et fils adoptif Eschine:
Venit ad me saepe clamitans " Quid agis, Micio? Cur perdis adulescentem nobis ? Cur amat ? Cur potat? Cur tu his rebus sumptum suggeris, Vestitu nimio indulges?" et à la vie de débauche que mène Eschine à Athènes il oppose la rude existence de Ctésiphon à la campagne:
"Denique,
Si conferendum exemplumst, non fratrem uidet Rei dare operam, ruri esse parcum ac sobrium?"
2. C.-à-d. aux grandes Panathénées, où il pouvait voir dans la procession solennelle qui se rendait au Parthénon le voile consacré à la déesse, où se trouvait brodée sa victoire contre les Titans. Les grandes Panathénées avaient lieu tous les quatre ans, ce qui s'exprime en latin par "quinto quoque anno", en vertu de l'habitude latine de faire figurer dans le comput le point de départ et le point d'arrivée.


Là-bas, pour ce qui est du travail, il s'en donnait plus que tous ses domestiques, tandis que son père ne cessait de lui répéter: « C'est pour toi que tu laboures, c'est pour toi que tu herses, pour toi que tu sèmes mais c'est pour toi aussi que tu moissonneras, c'est à toi en définitive que reviendront la joie et l'abondance (1) qui paieront toute cette peine. » Et après que son père eut quitté ce bas monde, il avait vendu les terres pour acheter un navire jaugeant trois cents tonneaux (2), sur lequel il avait porté en tous lieux sa marchandise, n'ayant point de cesse qu'il n'eût amassé le bien qu'il avait maintenant : je devrais bien faire comme lui, si j'étais ce que je devrais être. Alors, voyant que je suis mal vu de mon père, que je suis la désolation de l'homme dont j'aurais dû faire le bonheur, tiraillé entre le remords et l'amour (3), je prends finalement une grande résolution : je déclare à mon père que, s'il y consent, j'irai faire du commerce à l'étranger, que je dis adieu à l'amour, pour lui obéir. Il rne remercie, me loue de mes bons sentiments, mais il n'en presse pas moins l'effet de mes promesses. Il fait construire un vaisseau léger (4), achète des marchandises.

1. J'ai introduit "laetitiam" par deux substantifs « la joie et l'abondance » parce qu'il m'a semblé que le mot était pris ici dans le sens spécial qu'il a dans le vocabulaire des agriculteurs, où "laetus" signifie moins « joyeux », que « gras, fertile, abondant », "laeto", « engraisser, fertiliser », "laetamen" « engrais ». Le sens de « joyeux » est évidemment secondaire.
2. "Metreta" est la transcription d'un mot grec, dérivé de fièrpov, et qui désigne une mesure athénienne pour les liquides valant à peu près quarante litres (38 lit. 84 centil.). Par extension, le terme a servi à désigner une unité de tonnage, comme notre tonne.
3. Le texte de ce vers est quelque peu altéré.
4. "Cercurum", autre mot grec, désignant une embarcation rapide, mais dont les caractères ne se laissent pas autrement préciser. Le terme a été rétabli d'après une citation de Nonius; dans les manuscrits il a été éliminé par des gloses.

Le vaisseau une fois prêt, il embarque la cargason et en outre il me compte lui-même de sa main un talent d'argent. Il me donne, pour m'accompagner, un esclave qui avait été autrefois mon précepteur dans mon tout jeune âge, et qui devait veiller sur moi. Quand tout est terminé, nous levons l'ancre. Nous arrivons à Rhodes, où je vends toute ma cargaison aussi bien que je pouvais le souhaiter. J'en tire un très gros bénéfice, bien au-dessus au prix d'estimation fixé par mon père, et je me fais un pécule des plus coquets. Mais, dans une de mes promenades sur le port, un hôte de ma famille me reconnaît, et m'invite à souper. J'y vais, je me mets à table; joyeux accueil et bonne chère. La nuit venue; chacun gagne son lit et voici que se présente à moi une femme... une beauté sans pareille. Elle venait, sur l'ordre de mon hôte, pour passer la nuit avec moi. Jugez vous-même à quel point elle me plut : le lendemain je vais trouver mon hôte, et le prie de me la vendre, je l'assure que ma reconnaissance et mon dévouement sauront le payer d'un tel service. Que vous dire de plus? Je l'ai achetée, et amenée hier ici. Ne voulant pas que mon père le sache, je l'ai laissée à bord sous la garde de mon fidèle esclave. Mais n'est-ce pas lui-même que j'aperçois? Il vient en courant du port. Qu'est-ce qui se passe? Je lui avais pourtant défendu de quitter le vaisseau. Je crains quelque accident.

(SCÈNE II)

ACANTHION CHARINUS

ACANTHION (accourant sans voir Charinus). —- Vas-y de toutes tes forces, fais des pieds et des mains pour sauver ton jeune maître, Acanthion! Allons, vite à l'œuvre! Chasse-moi la fatigue, ne te laisse pas gagner par la paresse. [Je halète à mourir; je n'en peux plus, tant je suis essoufflé (1).] Quiconque te barre le chemin sur ces trottoirs encombrés, repousse-le, bouscule-le, balance-le-moi sur la chaussée. Quelle sale habitude ont les gens d'ici! On a beau courir, être pressé; personne ne daigne se déranger pour vous. Il faut faire trois choses à la fois, quand on ne s'en est proposé qu'une : courir, faire le coup de poing, et se disputer chemin faisant.
CHARINUS (à part). — Qu'a-t-il donc pour se mettre tant en peine de courir librement ? Je suis inquiet de savoir quelle affaire l'occupe, et quelle nouvelle il apporte.
ACANTHION. — Je muse ici. Plus je tarde, plus le péril menace.
CHARINUS (à part). — C'est quelque fâcheuse nouvelle.
ACANTHION. — Mes genoux se dérobent à moi et abandonnent la course. Je suis mort! Ma rate se révolte et me remonte dans l'estomac. Je suis mort! Impossible de reprendre haleine : quel mauvais flûtiste je ferais!

CHARINUS (à part). — Par Pollux, prends le pan de la tunique et essuie donc ta sueur.

1. Ce vers, qui semble déplacé dans cette partie du monologue d'Acanthion, est transposé par certains éditeurs, soit après le v. 122, soit après le v. 123, soit après le v. 125. C'est peut-être une citation introduite dans le texte par quelque commentateur.

ACANTHION. — Non, par Pollux! jamais tous les bains du monde ne seront capables de me délasser. Mais où est mon maître Charinus? Chez lui ou en ville?
CHARINUS (à part). — Toul cela m'inquiète. Il faut que je l'interroge, pour savoir à quoi m'en tenir (1).
ACANTHION. — Eh bien! je reste planté là? Je n'ai pas encore fait voler cette porte en éclats? Ouvrez, là, quelqu'un. Où est mon maître Charinus? Chez lui, ou en ville? Quelqu'un daigne-t-il se déranger pour ouvrir?
CHARINUS. — Me voici, je suis celui que tu cherches, Acanthion.
ACANTHION (sans faire attention à Charinus). — Nulle part le service n'est plus mal fait.
CHARINUS. — Qu'est-ce qui t'agite ainsi? Mauvaises nouvelles?
ACANTHION. — Terribles, maître, pour toi et pour moi.
CHARINUS. — Qu'est-ce que c'est?
ACANTHION. — Nous sommes perdus.
CHARINUS. — Garde cet exorde pour nos ennemis.
ACANTHION. — C'est pourtant à toi que le sort s'est chargé de l'appliquer.
CHARINUS. — Dis-moi donc ce qui en est.
ACANTHION. — Doucement, que je me remette un peu. Pour te servir, je me suis rompu les bronches; je ne fais que cracher le sang.
CHARINUS (avec impatience), — Avale de la résine d'Egypte avec du miel (2), cela te guérira.
ACANTHION. — Et toi, par Pollux, tu n'as qu'à boire de la poix bouillante : ton chagrin sera vite parti.
CHARINUS. — Quel mauvais caractère! Je ne connais personne de plus irascible que toi.

1. Texte peu sûr.
2. C'était un remède contre les maux de gorge, comme on le voit par Pline, Histoire Naturelle, 1. XXIV, 34.

ACANTHION. — Et moi, je ne connais pas de plus mauvais plaisant que toi.
CHARINUS. — Si je te conseille un remède qui doit te rendre la santé?
ACANTHION. — Foin d'une santé qu'on n'acquiert qu'au prix d'un supplice.
CHARINUS. — Dis-moi : y a-t-il au monde un bien dont on puisse jouir sans qu'il s'y mêle aucun mal, ou dont la jouissance ne vous coûte pas quelque peine?
ACANTHION. — Je n'en sais rien, je n'ai pas appris à philosopher, je n'y entends goutte. Mais ce que je sais, c'est qu'un bien qui s'accompagne d'un mal ne me fait nulle envie.
CHARINUS. — Donne-moi la main; un bon mouvement, Acanthion.
ACANTHION (lui tendant la main). — Tiens, on te la donnera; prends.
CHARINUS. — Veux-tu être pour moi un bon serviteur, oui ou non?
ACANTHION. — Tu peux t'en rendre compte par expérience, quand je viens de me crever à courir à cause de toi, pour te faire savoir sans retard ce que je savais moi-même.
CHARINUS. — Je ferai de toi un affranchi avant peu de mois.
ACANTHION. — Tu veux m'enjôler.
CHARINUS. — Moi, j'aurais le toupet de le dire jamais rien qui ne soit vrai? Avant même que j'aie ouvert la bouche, tu sais si je veux mentir.
ACANTHION. — Ah! tout ton bavardage redouble encore ma fatigue. Par Hercule, tu me fais mourir!
CHARINUS (avec humeur). — Voilà comme tu es un bon serviteur!
ACANTHION. — Que veux-tu que je fasse?
CHARINUS. — Ce que tu devrais faire? Ce que je veux.
ACANTHION. — Qu'est-ce que tu veux donc?
CHARINUS. — Je vais le dire.
ACANTHION (d'un ton d'impatience). — Dis-le.
CHARINUS. — Doucement; je veux prendre tout mon temps.
ACANTHION. — Tu crains de réveiller les spectateurs endormis ?
CHARINUS. — Malheur à toi!
ACANTHION. — C'est précisément ce que je t'apporte du port.
CHARINUS. — Que m'apportes-tu, dis-moi?
ACANTHION. — Un coup affreux, la peur, le tourment, le souci, les querelles et la détresse.
CHARINUS. — Pauvre de moi! C'est toute une cargaison de malheurs que tu m'apportes-là. Je suis mort.
ACANTHION. — Non, tu es...
CHARINUS. — Je devine, tu veux dire misérable.
ACANTHION. — Tu l'as dit, je me tais.
CHARINIJS. — Quel est donc ce malheur que tu m'annonces?
ACANTHION. — Ne cherche pas à le savoir : une infortune sans pareille.
CHARINUS. — Je t'en supplie, ôte-moi d'inquiétude, il y a trop longtemps que je suis en suspens.
ACANTHION. — Doucement; j'ai plusieurs questions à te poser avant de recevoir ma raclée.
CHARINUS. — Mordieu, tu vas la recevoir tout de suite, si tu ne te décides pas à parler, ou à filer d'ici.
ACANTHION. — Voyez-moi, s'il vous plaît, comme il sait vous prendre! Quand il s'y met, il n'y a pas plus bel enjôleur.
CHARINUS. — Je t'en prie, par Hercule, je t'en supplie, indique-moi tout de suite ce qui en est, puisque je vois bien qu'il me faut prendre un ton suppliant pour parler à mon esclave.
ACANTHION. — J'en suis donc tellement indigne?
CHARINUS. — Bien au contraire.
ACANTHION. — Je le pense bien.
CHARINUS. — Je t'en supplie : est-ce que mon vaisseau a péri?
ACANTHION. — Le vaisseau est sauf, sois sans crainte.
CHARINUS. — Et les agrès?
ACANTHION. — En parfait état.
CHARINUS. — Alors, explique-moi pourquoi tout à l'heure tu courais tout à travers la ville pour tâcher de me trouver?
ACANTHION. — Tu ne fais que me couper la parole.
CHARINUS. — Je me tais.
ACANTHION. — C'est cela. A voir l'insistance que tu mets à me faire parler pour apprendre un malheur, je me rends compte de l'acharnement que tu y mettrais, s'il s'agissait d'une bonne nouvelle.
CHARINUS. — Je t'en supplie par Hercule, fais-moi connaître cette mauvaise nouvelle.
ACANTHION. — Hé bien, puisque tu m'en pries, je vais parler : ton père...
CHARINUS. — Eh bien? mon père?
ACANTHION. — A vu...
CHARINUS. — Qu'est-ce qu'il a vu?
ACANTHION. — Ta maîtresse.
CHARINUS. — Ma maîtresseI Ah malheur! misère de moi! comment a-t-il pu la voir?
ACANTHION. — Avec ses yeux.
CHARINUS. — De quelle façon?
ACANTHION. — Grands ouverts.
CHARINUS. — Va te faire pendre, tu plaisantes quand il y va de ma vie.
ACANTHION. — Comment, diantre, est-ce que je plaisante quand je réponds à ta question?
CHARINUS. — Réponds sans jouer sur les mots.
ACANTHION. — Hé bien, pose-moi toutes les questions qu'il te plaira.
CHARINUS. — Tu es bien sûr qu'il l'a vue?
ACANTHION. — Aussi sûr que nous nous voyons, toi et moi.
CHARINUS. — Où l'a-t-il vue?
ACANTHION. — Dans le vaisseau où il était entré, où il s'est approché d'elle, où il lui a parlé.
CHARINUS. — Ah! mon père, tu m'assassines! (A Acanthion) Et toi, et toi, pourquoi n'as-tu pas su l'empêcher de la voir, coquin? Pourquoi, scélérat, ne la cachais-tu pas, pour la dérober aux regards de mon père?
ACANTHION. — Parce que nous étions pris nous-mêmes par notre besogne; nous nous occupions de plier les agrès, de les ranger. Pendant ce travail, ton père s'amène dans un tout petit canot, et sans qu'aucun de nous l'ait aperçu, il monte à bord.
CHARINUS (à lui-même, désespéré). — C'est en vain, ô mer, que j'ai échappé à tes tempêtes (1). Je me croyais déjà être à terre, à l'abri du danger; mais je me vois jeté contre les écueils par les vagues furieuses. (A Acanthion) Continue : que s'est-il passé?
ACANTHION. — Quand il aperçut la belle, il se mit à lui demander à qui elle était.
CHARINUS. — Qu'a-t-elle répondu?
ACANTHION. — Aussitôt je me suis jeté à la traverse, et, prenant la parole à sa place, je dis que c'est une esclave que tu as achetée pour ta mère.
CHARINUS (avec inquiétude). — Est-ce qu'il a eu l'air de te croire?
ACANTHION. — Quelle question! Mais le scélérat s'est mis à la caresser (2).
CHARINUS. — La caresser, elle?
ACANTHION. — Cela t'étonne qu'il ne m'ait pas choisi plutôt pour ce rôle?
CHARINUS. — Par Pollux, mon pauvre cœur se fond goutte à goutte, comme du sel qu'on jetterait dans l'eau. Je suis mort.

1. Texte peu sûr.
2. Le verbe latin, "subigitare", en dit davantage.

ACANTHION (haussant les épaules). — Bon! voilà tout ce que tu pouvais dire de plus véritable. Quel animal tu fais!
CHARINUS (réfléchissant). — Que faire? Mon père, je le crois bien, ne me croira pas, si je lui dis que c'est pour ma mère que je l'ai achetée. Et puis, cela me paraît fort mal de mentir à mon père (1). D'ailleurs il ne croira pas, et ce n'est pas chose croyable que j'aie acheté une si jolie fille pour être la servante de ma mère.
ACANTHION. — Tais-toi donc, archi-sot. Il t'en croira, par Hercule; il m'en croyait déjà bien, moi.
CHARINUS. — J'ai une peur terrible qu'il ne vienne à soupçonner la vérité. Réponds à ma question, s'il te plaît.
ACANTHION. — Quelle question, je te prie?
CHARINUS. — A-t-il eu l'air de se douter qu'elle fût ma maîtresse?
ACANTHION. — Non, pas du tout. Au contraire, il croyait tout ce que je lui disais.
CHARINUS (d'un air d'incrédulité). — Oui, à ce qu'il t'a semblé.
ACANTHION (avec assurance). — Non; il me croyait bel et bien.
CHARINUS. — Misère et malheur à moi! je suis mort. Mais pourquoi me consumer ici en lamentations, au lieu de courir à mon vaisseau? Suis-moi. (Il va pour sortir).
ACANTHION (l'arrêtant). — Si tu passes par là, tu vas tout droit à la rencontre de ton père et quand il te verra tout troublé, décontenancé, aussitôt il te retiendra, il te pressera de questions : « A qui l'as-tu achetée? Combien? » II profitera de ton embarras pour te sonder.

1. Ce scrupule fait d'autant plus honneur à Charinus qu'il est plus rare chez les jeunes gens de la comédie. Ce n'est pas d'ordinaire le respect qui les étouffe.

CHARINUS. — Eh bien! j'irai par ici. Crois-tu qu'à présent mon père ait quitté le port?
ACANTHION. — Bien sûr! et c'est pour cela que j'ai couru en avant : je ne voulais pas qu'il pût te prendre au dépourvu, et te tirer les vers du nez.
CHARINUS — Très bien. (Ils sortent).

(ACTE II)

(SCÈNE I) DÉMIPHON, seul

Les dieux se jouent étrangement des hommes, et leur envoient dans leur sommeil des songes bien étranges. C'est ainsi que la nuit dernière, j'ai fait un rêve qui m'a passablement agité et tourmenté. Il me semblait que j'avais acheté une chèvre de toute beauté. De peur qu'elle ne fût maltraitée par la chèvre que j'avais déjà chez moi, et pour éviter les disputes qui ne manqueraient pas d'éclater si elles demeuraient toutes deux ensemble, j'ai rêvé que je confiais en garde à un singe ma nouvelle acquisition. Quelques instants après, le singe vient me trouver, il m'accable de malédictions et d'invectives; il se plaint que l'arrivée de la chèvre dans sa maison et ses manigances lui ont causé autant de scandale que de dommage (1), il ajoute que la chèvre
dont je lui ai confié la garde a dévoré entièrement la dot de sa femme. Cela me semblait bien extraordinaire que cette chèvre, à elle seule, eût dévoré la dot de la femme d'un singe. Mais le singe me soutient que c'est la vérité et, pour terminer, il ajoute, que si je ne me dépêche de la reprendre, il va la mener chez moi à ma femme. Moi de mon côté, par Hercule, j'étais tout à fait bien disposé pour cette chèvre, dans mon rêve; mais je n'avais personne à qui la confier. Que faire? Quelle angoissante et cruelle perplexité! Sur ces entrefaites, il me sembla qu'un jeune bouc s'approchait de moi. Il commence par m'annoncer qu'il a emmené la chèvre de chez le singe, et se met à me railler. Moi, de me désoler, et de pleurer la chèvre qu'on m'a enlevée.
— Que peut bien signifier ce rêve? je n'arrive pas à le deviner sauf pourtant que je crois bien avoir trouvé ce que c'est que cette chèvre, et ce qu'elle veut dire.
Ce matin, je suis allé au port dès le point du jour. Après y avoir terminé mes affaires, j'aperçois soudain le navire sur lequel mon fils est arrivé hier de Rhodes. L'envie me prit, je ne sais comment, de le visiter. Je monte dans une barque, et je me fais conduire au
vaisseau.

1. "Flagitium et damnum", dit le texte. Les deux choses vont souvent de pair; les personnages de la comédie étant aussi sensibles aux pertes d'argent qu'aux mauvais propos qui courent sur leur compte. Cf. Bacch. 1032 "quam propter tantum damni feci et flagiti", Mer. 784 "non miror si quid damni facis aut flagiti"; Pseud. 440 "nam tu quod damni et quod fecisti flagiti."

Et là, j'aperçois une fille d'une beauté singulière, que mon fils a ramenée pour le service de sa mère. Je ne l'eus pas plus tôt vue que j'en tombe amoureux, non pas comme un homme raisonnable, mais comme un véritable fou. Par Hercule, j'ai été amoureux comme les autres, autrefois, dans mon jeune temps mais jamais à en perdre la tête comme aujourd'hui. En tout cas, il y a une chose dont je suis sûr, par Hercule : c'est que je suis un homme fini. (Aux spectateurs) Voyez du reste vous-mêmes ce que je vaux. A présent, il n'y a pas de doute : la chèvre est trouvée. Mais ce singe et ce bouc, rnordieu, me signifient quelque malheur; sans que je sache ou puisse dire ce qu'ils représentent (1). Mais taisons-nous; voici le voisin qui sort de chez lui.

1. On rapprochera ce songe du songe de Démonès dans le Eudeus, v. 593 et suivants. Le singe y est aussi le symbole du personnage malignement intentionné, et dont il faut se méfier. Par contre les jeunes filles, Palestra et Ampelisca, plus pures que Pasicompsa, figurent non plus sous la forme de chèvres Que poursuit un bouc, mais d'hirondelles, filles de Procné et de Philomèle. La nuance a son prix.

(SCÈNE II)

LYSIMAQUE DÉMIPHON UN ESCLAVE

LYSIMAQUE (il sort de chez lui, en continuant de parler aux gens de sa maison). — Je veux absolument faire châtrer ce bouc qui vous donne tant d'ennuis à la ferme.
DÉMIPHON (à part). — Fâcheux augure et déplaisant présage! J'ai bien peur que ma femme ne me fasse châtrer comme ce bouc, [et j'ai peur aussi qu'elle ne joue le rôle du singe (1).]
LYSIMAQUE (à un esclave). — Va-t-en de ce pas à la ferme, emporte ces râteaux, et aie soin de les remettre à notre fermier Fidèle, à lui-même, en mains propres. Tu préviendras ma femme que j'ai affaire en ville, qu'elle ne m'attende pas, tu lui diras que j'ai aujourd'hui trois procès à juger. Va, et n'oublie pas la commission.
L'ESCLAVE. — C'est tout?
LYSIMAQUE. — Oui, c'est tout. (L'esclave sort).
DÉMIPHON. — Bonjour, Lysimaque.
LYSIMAQUE. — Eh, bonjour, Démiphon! Quoi de neuf? comment vas-tu?
DÉMIPHON (avec un soupir). — Comme le plus malheureux des mortels.
LYSIMAQUE. — Que les dieux te réservent un meilleur sorti
DÉMIPHON (tristement). — C'est pourtant aux dieux que je dois mon malheur.
LYSIMAQUE. — Comment cela?

1. Vers suspect d'être interpolé.

DÉMIPHON. — Je te le dirais, si je savais que tu as la curiosité et le loisir de m'entendre.
LYSIMAQUE (intéressé). — J'ai beau avoir affaire; si tu as besoin de moi, Démiphon, il n'y a pas d'occupation qui puisse m'empêcher d'écouter un ami.
DÉMIPHON. — Inutile de me le dire; je connais assez ta bienveillance pour en avoir éprouvé les effets. (Se redressant) A me voir, quel âge me donnes-tu?
LYSIMAQUE. — L'âge d'un homme marqué pour l'Achéron, d'un vieillard usé, décrépit.
DÉMIPHON. — Tu vois mal, je suis un enfant, Lysimaque, un enfant de sept ans.
LYSIMAQUE. — Tu n'es pas fou, de te prendre pour un enfant?
DÉMIPHON. — C'est la vérité.
LYSIMAQUE. — J'y suis, par Hercule! je comprends ce que tu voulais dire : aussitôt qu'on est vieux, on perd le sens et la raison, et, comme, disent les gens, on retombe en enfance.
DÉMIPHON. — Au contraire; je me sens deux fois plus de forres qu'auparavant.
LYSIMAQUE (avec politesse). — Tant mieux, ma foi! j'en suis ravi.
DÉMIPHON (d'un ton enthousiaste). — Bien plus, si tu savais! mes yeux, eux aussi, sont bien meilleurs qu'autrefois.
LYSIMAQUE. — Tant mieux.
DÉMIPHON. — Pour mon malheur, hélas!
LYSIMAQUE. — Alors, tant pis!
DÉMIPHON. — Mais oserais-je t'ouvrir mon cœur en toute confiance?
LYSIMAQUE. — N'aie pas peur.
DÉMIPHON. — Alors, écoule.
LYSIMAQUE. — Je suis tout oreilles.

DÉMIPHON. — J'ai commencé aujourd'hui d'aller à l'école, Lysimaque, je sais déjà trois lettres.
LYSIMAQUE. — Comment trois lettres?
DÉMIPHON. — A, m, o « J'aime ».
LYSIMAQUE. — Toi, avec ta tête toute blanche, tu te mêles d'aimer, vieux polisson?
DÉMIPHON. — Qu'elle soit blanche, rousse, ou noire, j'aime.
LYSIMAQUE. — Tu veux te moquer de moi, j'imagine, Démiphon.
DÉMIPHON (avec une exaltation croissante). — Coupe-moi le cou, si je mens : je ne bougerai pas. Mieux encore, pour te convaincre que je suis amoureux, prends un couteau et tranche-moi le doigt, l'oreille, le nez, la lèvre, à ton choix. Si je bouge d'une ligne ou si je fais montre que j'ai senti la coupure, je t'autorise, Lysimaque, à me faire l'amour jusqu'à ce que mort s'ensuive1.
LYSIMAQUE (aux spectateurs). — Si jamais vous avez vu un amant en peinture, c'est bien lui (montrant Démiphon). Car, à mon humble avis, un vieux bonhomme tout décrépit vaut tout juste autant qu'une figure peinte sur une muraille.
DÉMIPHON. — Et maintenant, je pense, tu songes à me morigéner.
LYSIMAQUE. — Te morigéner, moi?
DÉMIPHON. — II n'y a pas là de quoi te fâcher contre moi, bien d'autres ont déjà fait de morne, et de hauts personnages, encore! Aimer est dans la nature de l'homme; c'est un mal qui nous vient des dieux. Ne me gronde pas, je te prie; ce n'est pas de ma faute, ni de mon propre gré.

1. te vers avec son double hiatus est suspect de corruption. Pour la pensée, on rapprochera la sentence d'Epicure « que le sage connaît le bonheur même au milieu de la souffrance» (cf. TJsener, Epicurea, 338).

LYSIMAQUE. — Mais je ne te gronde pas!
DÉMIPHON. — Ne va pas non plus me mépriser pour cela.
LYSIMAQUE. — Moi, le mépriserl m'en préservent les dieux!
DÉMIPHON. — Regardes-y à deux fois, vois-tu.
LYSIMAQUE. — C'est tout regardé.
DÉMIPHON. — Sûrement?
LYSIMAQUE. — Tu m'assommes. (A part) L'amour lui a tourné la tète. Tu n'as plus besoin de moi?
DÉMIPHON. — Non, adieu!
LYSIMAQUE. — Je rne dépêche d'aller au port, j'y ai une affaire.
DÉMIPHON. — Bon voyage!
LYSIMAQUE. — Bonne santé!
DÉMIPHON. — Toi aussi! (Lysimaque quitte la scène) Et moi aussi, parbleu, j'ai affaire au port; et j'y vais de ce pas. Mais justement, j'aperçois mon fils : cela tombe bien. Je vais l'attendre; j'ai besoin de le voir. Il faut que je trouve un moyen de le décider à vendre la fille au lieu de la donner à sa mère; car c'est pour lui en faire cadeau qu'il l'a ramenée de là-bas, m'a-t-on dit. Mais il faut y aller avec précaution, qu'il ne devine pas que j'ai des visées sur son emplette.

(SCÈNE III)

CHARINUS DÉMIPHON

CHARINUS (monologuant, sans voir Démiphon). — Non, il n'y a pas au monde d'homme plus malheureux que moi, j'imagine, ni qui rencontre sans cesse plus de traverses sur son chemin. Ainsi donc, quelque chose que j'entreprenne, jamais je ne pourrai réaliser pleinemoment mon désir! Toujours quelque malin obstacle se dresse devant moi, qui détruit mes projets les mieux concertés. Infortuné! Je me procure une maîtresse pour mon plaisir; à prix d'or je l'arrache à son maître, comptant que je pourrais l'avoir à l'insu de mon père; il l'a su, il l'a vue, et pour moi tout est perdu. S'il me pose des questions, je ne sais que lui répondre : mille pensées contradictoires se heurtent dans mon esprit; et je ne sais encore à quel parti m'arrêter, tant je sens dans mon oœur de trouble et d'inquiétude. Tantôt je trouve excellent le conseil d'Acanthion, tantôt au contraire, je le trouve mauvais et il ne me paraît pas possible de faire croire à mon père que c'est pour ma mère que j'ai acheté pareille servante. Maintenant, si je lui dis la chose comme elle est, si je lui avoue que c'est pour moi que je l'ai achetée, quelle opinion aura-t-il de moi? Sans compter qu'il me l'arracherait aussitôt, et la ferait transporter outre mer pour la vendre, je connais sa rigueur par ma propre expérience. Est-ce donc là aimer? J'aimerais mieux le labour qu'un amour de cette sorte1. Il m'a déjà forcé à quitter la maison, il m'a chassé de chez lui, pour m'envoyer faire du commerce au loin. Qu'y ai-je gagnéP Ce chagrin. Où la peine passe le plaisir, peut-il y avoir quelque charme? En vain l'ai-je cachée, dérobée aux regards, en vain la tenais-je enfermée loin de tous : c'est une mouche que mon père; ou ne peut avoir de secret pour lui. Il n'y a rien de si sacré, de si profane qu'aussitôt il ne soit dessus. Quelle confiance puis-je avoir en mes affaires? Il ne me reste plus au cœur un seul espoir sur quoi je m'assure.

1. Il y a en latin un jeu de mots intraduisible entre "amare" et "arare".

DÉMIPHON (à part). — Qu'est-ce que mon fils a donc à se parler ainsi tout seul? Il m'a l'air d'avoir je ne sais quoi qui le tourmente.
CHARINUS (à part). — Eh, mais! voici justement mon père que j'aperçois. Je vais lui parler. (Haut) Comment va, mon père?
DÉMIPHON. — D'où viens-tu? Pourquoi es-tu si pressé, mon enfant?
CHARINUS. — Tu es trop bon, mon père.
DÉMIPHON. — C'est bien ainsi que je veux être. Mais qu'as-tu donc à changer de couleur? Est-ce que tu te sens mal?
CHARINUS. — Je me sens au cœur je ne sais quel malaise. Et puis, la nuit dernière je n'ai pas dormi aussi bien que j'aurais voulu.
DÉMIPHON. — Après une traversée aussi longue, tes yeux sans doute ont peine à se réaccoutumer à la terre.
CHARINUS. — C'est plutôt, je crois...
DÉMIPHON. — C'est cela certainement mais cela sera bientôt passé. C'est vrai que tu es pâle, ma foi! Tu ferais bien de rentrer te coucher.
CHARINUS. — Je n'ai pas le temps, j'ai des commissions dont je veux m'acquitter tout d'abord.
DÉMIPHON. — Tu les feras demain, tu les feras après-demain.
CHARINUS. — Je te l'ai entendu dire souvent, mon père : un homme sage doil faire passer avant tout les affaires dont il est chargé.
DÉMIPHON. — Va donc, je ne veux pas te contrarier.
CHARINUS. — Je suis sauvé, si je puis avoir en cette parole que tu viens de prononcer une confiance entière et constante. (Il s'écarte, l'air préoccupé).
DÉMIPHON (à part). — Qu'est-ce qu'il y a donc? Pourquoi me quitte-t-il pour tenir conseil seul à seul avec lui-même? Mais je n'ai rien à craindre; il ne peut savoir que je suis amoureux : je n'ai fait encore aucune de ces bêtises dont les amants sont coutumiers.
CHARINUS (à part). — Jusqu'à présent, ma foi, tout va bien : je suis sûr qu'il ne sait rien de ma maîtresse. S'il avait eu vent de quelque chose, il me tiendrait un autre langage.
DÉMIPHON (à part). — Décidément, je vais l'entreprendre au sujet de cette fille.
CHARINUS (à part). — Décidément, je m'en vais. (Haut) Je vais, en ami fidèle, remettre à mes amis les commissions dont je suis chargé. (Il s'apprête à s'en aller).
DÉMIPHON. — Non, un moment. J'ai encore quelques petites questions à te poser.
CHARINUS. — Tout ce que tu voudras.
DÉMIPHON (embarrassé). — Ta santé a toujours été bonne?
CHARINUS. — Toujours, du moins tout le temps que j'ai été là-bas. Mais depuis que j'ai touché le port, depuis que je suis ici, je me sens au cœur je ne sais quel malaise.
DÉMIPHON. — Parbleu, c'est le mal de mer, sans doute mais cela sera vite passé... A propos? est-ce que tu n'as pas ramené de Rhodes une servante pour ta mère ?
CHARINUS. — Si fait.
DÉMIPHON. — Eh bien? comment la trouves-tu?
CHARINUS (d'un ton qu'il veut rendre indifférent). — Pas mal, ma foi.
DÉMIPHON. — Son caractère?
CHARINUS. — Jamais je n'en ai vu de meilleur, à mon gré.
DÉMIPHON. — C'est bien ainsi que j'en ai jugé moi-même, quand je l'ai vue...
CHARINUS. — Hein? tu l'as vue, mon père?
DÉMIPHON. — Oui, je l'ai vue... (Résolument) Mais elle n'est pas bonne pour notre service, elle ne convient pas du tout.
CHARINUS. — Pourquoi cela?
DÉMIPHON. — Parce que... parce qu'elle a un air, une figure qui ne conviennent pas du tout à notre maison. Ce qu'il nous faut comme servante, c'est quelqu'un qui sache tisser, moudre, fendre du bois, filer sa tâche, balayer la maison, recevoir une rossée, qui fasse tous les jours la cuisine pour toute la famille. Celle-là ne saura rien faire de tout cela.
CHARINUS. — Bien au contraire. C'est précisément cette raison qui me l'a fait acheter pour la donner à ma mère.
DÉMIPHON. — Garde-t'en bien, ne va pas lui dire que tu l'as amenée.
CHARINUS (à part). — Les dieux me sont en aide.
DÉMIPHON (à part). — Je le bats en brèche tout doucement (1). (Haut) Mais, j'oubliais de te dire encore : elle ne pourra pas décemment accompagner ta mère comme suivante; je ne le souffrirais pas.
CHARINUS. — Pourquoi donc?
DÉMIPHON. — Parce que si une fille de cette beauté accompagnait une mère de famille, il y aurait scandale quand elle passerait dans les rues. On l'examinerait, on la dévisagerait, on lui ferait des signes de tête, des oeillades, des pst, psll on la pincerait, on l'appellerait, et que d'ennuis pour nous! on viendrait faire du charivari devant la porte; on en charbonnerait les battants d'élégies galantes. Sans compter qu'avec la médisance d'aujourd'hui, on ne manquerait pas de nous accuser, ma femme et moi, de faire un joli métier... Je n'ai pas besoin de tout ce train-là.

1. "Di me adiuuant Charinus dicit, qui sane matri eam dare nisi coactus noluit; labefacto paulatim Demipho, qui quam maxime uxorem ab illa prohibere cupit." (Léo).

CHARINUS. — Parbleu oui, tu as raison, je suis de ton avis. Mais que fera-t-on d'elle, à présent?
DÉMIPHON. — Bon! J'achèterai pour ta mère quelque servante un peu hommasse, un bon gros laideron, comme il sied d'en avoir à une mère de famille, une Syrienne, par exemple, ou une Egyptienne. On la fera moudre le grain, faire la cuisine, filer sa tâche, on la rossera au fouet, et nous n'aurons pas à cause d'elle le moindre scandale à notre porte.
CHARINUS. — Si on la rendait à celui qui me l'a vendue?
DÉMIPHON (vivement). — Pas le moins du monde.
CHARINUS. — II m'a promis de la reprendre, si elle ne faisait pas l'affaire.
DÉMIPHON. — Cela n'est pas nécessaire. A aucun prix je ne veux entrer dans des procès, ni voir non plus accuser ta bonne foi. J'aime mille fois mieux, par Pollux, s'il faut en venir là, faire un sacrifice que de voir, à cause d'une femme, l'opprobre et le scandale se répandre de chez nous. Je pense que je pourrai te la vendre avantageusement.
CHARINUS. — Pourvu, par Hercule, que tu ne la vendes pas moins que je l'ai achetée, mon père.
DÉMIPHON. — Tais-toi donc; il y a un vieillard qui m'a chargé de la lui acheter... ou du moins une de cette tournure1.
CHARINUS. — Et moi, mon père, il y a un jeune homme qui m'a chargé de lui en acheter une de cette tournure, tout à fait dans son genre.
DÉMIPHON. — Je puis, je crois, en avoir vingt mines.

1. Le texte paraît ici corrompu; j'ai, dans la traduction, adopté la correction de Léo, sans me dissimuler les critiques qu'on peut lui faire.

CHARINUS. — Et moi, si je veux, on m'en donne dès à présent vingt-sept.
DÉMIPHON. — Mais moi...
CHARINUS. — Et moi donc, te dis-je...
DÉMIPHON. — Mais, tu ne sais pas ce que je vais dire! Tais-toi. Je puis encore ajouter trois mines, pour arrondir la trentaine. (Il se tourne du côté opposé à son fils).
CHARINUS. — Vers qui te tournes-tu?
DÉMIPHON. — Vers mon acheteur.
CHARINUS. — Où diable est-il donc?
DÉMIPHON. — II est là, je le vois; il me commande d'ajouter encore cinq mines.
CHARINUS. — Par Hercule, que les dieux le mettent à mal, quel qu'il soit.
DÉMIPHON. — Justement mon client me fait encore un nouveau signe. J'ajouterai six mines.
CHARINUS. — Le mien en offre sept...
DÉMIPHON. — Par Pollux, ce n'est pas aujourd'hui qu'il me battra.
CHAHINUS. — Et bien comptées, mon père.
DÉMIPHON. — II a beau faire : ce sera moi qui l'aurai.
CHARINUS. — Mais l'autre a mis l'enchère le premier.
DÉMIPHON. — Je m'en moque pas mal.
CHARINUS. — II offre cinquante mines.
DÉMIPHON. — II ne l'aura pas pour cent. Si tu voulais bien ne plus renchérir pour me contrarier? Tu auras un butin magnifique, par Hercule! Je connais le vieillard qui la fait acheter. Il est fou d'amour pour elle; tout ce que tu demanderas, tu l'auras.
CHARINUS. — Je t'assure, par Pollux, que le jeune homme pour qui j'ai charge de l'acheter, se consume et se meurt d'amour pour elle.
DÉMIPHON. — Et le vieillard, bien plus encore, par Hercule; si tu savais!
CHARINUS. — Non, par Pollux, jamais ton vieillard ne fut ni ne sera plus éperdûment amoureux que le jeune homme auquel je m'intéresse, mon père.
DÉMIPHON. — Reste tranquille, te dis-je, j'arrangerai l'affaire au mieux.
CHARINUS. — A propos...
DÉMIPHON. — Qu'y a-t-il?
CHARINUS. — Je l'ai achetée sans garantie1.
DÉMIPHON. — N'importe; lui l'achètera telle quelle, laisse.
CHARINUS. — Tu ne peux la vendre légitimement.
DÉMIPHON. — Je trouverai bien quelque expédient.
CHARINUS. — Autre chose encore : je la possède de moitié avec un autre. Comment puis-je savoir ses intentions, et s'il veut qu'on la vende ou non?
DÉMIPHON. — Moi, je sais qu'il le veut.
CHARINUS. — Mais, morbleu! je crois qu'il y a là quelqu'un qui ne le veut pas.
DÉMIPHON. — Qu'est-ce que cela me fait?
CHARINUS. — II est juste qu'il ait la libre disposition de son bien.
DÉMIPHON. — Dis-moi donc...
CHARINUS. — J'en suis copropriétaire avec lui et il n'est pas ici
DÉMIPHON. — Tu fais la réponse avant la question.
CHARINUS. — Et toi, mon père, tu achètes avant que je ne vende. J'ignore, te dis-je, s'il veut ou non qu'elle passe en d'autres mains.
DÉMIPHON. — Comment? Si elle est vendue au quidam qui t'a donné commission de l'acheter, il voudra bien la vendre, et si c'est moi qui l'achète pour mon mandataire, il ne voudra pas? Tu plaisantes. Personne, entends-tu? personne ne l'aura de préférence à celui pour qui je veux l'avoir.

1. C'est sur une question de droit semblable que roulera l'intrigue du Persa, où la prétendue fille du parasite Saturio est vendue au léno Dordale sans garantie: "hanc mancupio nemo tibi dabit" (Persa, v. 499).

CHARINUS. — C'est décidé?
DÉMIPHON (résolu). — Si c'est décidé! Bien mieux, je vais tout de ce pas au vaisseau, c'est là que la vente se fera.
CHARINUS. — Veux-tu que j'aille avec toi?
DÉMIPHON. — Non.
CHARINUS. — Tu n'es pas gentil.
DÉMIPHON. — II vaut mieux que tu t'acquittes d'abord de tes commissions.
CHARINUS. — C'est toi qui m'en empêches.
DÉMIPHON. — Eh bien, mets tout sur mon dos : tu diras que tu as fait ton possible. Quant au port, je te défends d'y aller, je le le dis une fois de plus.
CHARINUS. — On obéira.
DÉMIPHON (à part). — Je m'en vais au port. Il faut prendre ses précautions pour qu'il ne se doute de rien. Je ne ferai pas l'achat moi-même, mais j'en chargerai mon ami Lysimaque; il m'avait dit tout à l'heure qu'il allait au port. Je perds mon temps en demeurant ici. (Il sort).
CHARINUS (le regardant partir avec désespoir). — C'en est fait de moi, je suis mort.

(SCÈNE IV)

CHARINUS EUTYCHUS

CHARINUS. — On dit que Penthée fut mis en pièces par les Bacchantes; pures bagatelles, je pense, en comparaison des tortures qui me déchirent. Pourquoi suis-je en vie? Pourquoi ne pas mourir? quel bonheur y a-t-il pour moi dans l'existence? C'est décidé : je vais chez le médecin, et je m'y donne la mort par le poison, puisqu'on m'enlève la seule chose qui m'attache à la vie. (Il va pour sortir).
EUTYCHUS (se montrant). — Arrête, arrête, je t'en prie, Charinus.
CHARINUS. — Qui me rappelle?
EUTYCHUS. — C'est moi, Eutychus, ton ami, ton camarade, ton voisin le plus proche.
CHARINUS. — Tu ne sais pas sous quel faix de maux je succombe?
EUTYCHUS. — Si fait, j'écoutais de cette porte; je sais tout.
CHARINUS. — Qu'est-ce que tu sais?
EUTYCHUS. — Ton père veut vendre...
CHARINUS. — Tu connais toute l'affaire.
EUTYCHUS. — Ta maîtresse...
CHARINUS. — Tu n'en sais que trop.
EUTYCHUS. — Malgré toi.
CHARINUS. — Tu n'ignores rien. Mais comment sais-tu que c'est ma maîtresse?
EUTYCHUS. — C'est toi-même qui me l'as raconté hier.
CHARINUS. — Vrai! J'ai donc oublié que je te l'avais dit?
EUTYCHUS. — Cela n'a rien étonnant.
CHARINUS. — A présent je te demande un conseil. Réponds-moi : quelle mort penses-tu que je doive choisir de préférence?
EUTYCHUS. — Veux-tu te taire! Ne dis donc pas de pareilles choses.
CHARINUS. — Que veux-tu que je dise, alors?
EUTYCHUS. — Veux-tu que je fasse la barbe à ton père joliment?
CHARINUS. — Je ne demande pas mieux.
EUTYCHUS. — Veux-tu que j'aille au port?
CHARINUS. — Si je veux? vole-s-y au contraire!



EUTYCHUS. — Et que j'enlève la belle contre argent?
CHARINUS. — Si je veux! au poids de l'or, au contraire!
EUTYCHUS. — Mais où l'aura-t-on?
CHARINUS (d'un air égaré). — Je prierai Achille de me donner celui qu'il a reçu pour la rançon d'Hector.
EUTYCHUS. — Tu n'es pas malade?
CHARINUS. — Parbleu, si je ne l'étais pas, je n'aurais pas besoin de toi pour médecin.
EUTYCHUS. — Veux-tu que je pousse l'enchère aussi loin qu'il la poussera lui-même?
CHARINUS. — Enchéris, s'il le faut, sur lui de deux mille drachmes.
EUTYCHUS. — Bon, suffit. Mais, dis donc, quand ton père réclamera le prix de la vente, où trouveras-tu de l'argent pour le lui donner?
CHARINUS. — On en trouvera, on en cherchera, on fera bien quelque chose; tu me fais mourir.
EUTYCHUS. — Ce « on fera bien quelque chose » ne me rassure pas du tout.
CHARINUS. — Tais-toi donc.
EUTYCHUS. — Tu commandes à un muet.
CHARINUS. — Tu as bien retenu toutes mes instructions?
EUTYCHUS. — Mais oui, occupe-toi donc d'autre chose.
CHARINUS. — Je ne peux pas.
EUTYCHUS. — Bonne santé!
CHARINUS. — Hélas! je ne pourrai la recouvrer avant ton retour.
EUTYCHUS. — Essaie de te remonter, cela vaudrait mieux.
CHARINUS. — Adieu, sois vainqueur et sauve moi.
EUTYCHUS. —J'y arriverai bien. Attends-moi chez toi.
CHARINUS. — Dépêche-loi de revenir vainqueur avec ton butin. (Ils sortent).

(ACTE III)

(SCÈNE I)

LYSIMAQUE PASICOMPSA

LYSIMAQUE (traînant par la main Pasicompsa). — Mon amitié a bien servi mon ami : comme me l'avait demandé notre voisin, j'ai fait cette emplette. (A Pasicompsa) Tu es à moi, suis-moi, voyons. Ne pleure pas : quelle sotte tu fais! abîmer des yeux comme les tiens! Eh! mais, tu as bien plutôt sujet de rire que de te lamenter.
PASICOMPSA. — Je t'en prie, par Castor, bon vieillard, explique-moi...
LYSIMAQUE. — Pose-moi toutes les questions que tu voudras.
PASICOMPSA. — Pourquoi tu m'as achetée?
LYSIMAQUE. — Pourquoi je t'ai achetée? Pour que tu fasses ce qu'on te commandera, et aussi pour que je fasse tout ce que tu pourras me commander.
PASICOMPSA. — J'ai bien l'intention de faire, selon mes moyens et mon savoir, tout ce que je croirai devoir te plaire.
LYSIMAQUE. — Je ne te commanderai du reste aucune espèce de tâche fatigante.
PASICOMPSA. — C'est que, vois-tu, bon vieillard, je n'ai jamais, par Pollux! appris à porter des paquets, ni à mener paître les troupeaux dans les champs, ni à faire le métier de nourrice.
LYSIMAQUE. — Si tu veux être bonne fille, tu seras bien traitée.
PASICOMPSA. — Alors, par Pollux, je suis perdue. Malheureuse!
LYSIMAQUE. — Pourquoi?
PASICOMPSA. — Parce que, dans le pays d'où je viens; c'est aux méchantes filles que l'on réserve les bons traitements.
LYSIMAQUE. — Tu veux dire sans doute qu'il n'y a pas une femme qui soit bonne?
PASICOMPSA. — Je ne dis pas cela. Et du reste je n'aime pas à proclamer ce que je crois que tout le monde sait.
LYSIMAQUE (à part). — Par Pollux, ses paroles seules valent plus que ce qu'elle a coûté. (A Pasicompsa) Je veux te poser une seule question.
PASICOMPSA. — Interroge; je répondrai.
LYSIMAQUE. — Dis-moi, quel est ton nom?
PASICOMPSA. — Pasicompsa.
LYSIMAQUE (à part). — C'est sa beauté qui le lui a valu. (A Pasicompsa) Mais, dis-moi, Pasicompsa, saurais-tu, au besoin, filer au fuseau un fil bien mince?
PASICOMPSA. — Oui, bien sûr.
LYSIMAQUE. — Si tu sais le filer mince, tu pourrais, j'en suis sûr, le filer plus gros.
PASICOMPSA. — Pour ce qui est des ouvrages de laine, je ne crains aucune femme de mon âge.
LYSIMAQUE. — Par Hercule, je te crois bonne et honnête travailleuse, ma fille, et juste de l'âge qu'il faut, puisque tu sais si bien ton affaire.
PASICOMPSA. — Par Pollux, j'ai assez étudié pour le savoir : je ne souffrirai pas qu'on critique mon travail.
LYSIMAQUE. — Par Hercule! c'est justement ce qu'il faut. Il y a là une brebis de soixante ans que je te donnerai : ce sera ton pécule.
PASICOMPSA. — Si vieille que cela, bon vieillard?
LYSIMAQUE. — Elle est d'espèce grecque. Si tu la soignes, c'est une excellente bête; elle se laisse tondre admirablement.
PASICOMPSA. — Par égard pour toi, quoi que tu veuilles me donner, je t'en saurai gré.
LYSIMAQUE. — Maintenant, ma belle, pour que tu ne t'abuses pas, tu n'es pas à moi, ne te figure pas cela.
PASICOMPSA. — Alors, dis-moi, à qui suis-je, je te. prie?
LYSIMAQUE. — Tu viens d'être rachetée derechef pour ton maître. Je n'ai fait que lui servir d'intermédiaire, comme il m'en avait prié.
PASICOMPSA. — Je renais à la vie, s'il me garde sa foi.
LYSIMAQUE. — Rassure-toi, il t'affranchira. Il est tellement fou de toi, par Pollux! Et pourtant il l'a vue aujourd'hui pour la première fois.
PASICOMPSA. — Par Castor, il y a déjà deux ans que dure notre liaison. Maintenant que je sais que tu es son ami, je puis bien t'en faire l'aveu.
LYSIMAQUE. — Qu'est-ce que tu dis? Il y a déjà deux ans que vous êtes ensemble?
PASICOMPSA. — Parfaitement. Et nous nous sommes juré mutuellement, moi à lui, et lui à moi, de ne faire l'amour, lui à aucune femme, moi à aucun homme, en dehors des caresses que nous nous donnerions l'un à l'autre.
LYSIMAQUE. — Dieux immortels! il ne coucherait pas même avec sa femme?
PASICOMPSA. — Serait-il marié, je te prie? Il ne l'est point, il ne le sera jamais.
LYSIMAQUE. — Je le voudrais, par Hercule; mais il a menti.
PASICOMPSA. — De tous les jeunes gens, c'est lui que j'aime le plus.
LYSIMAQUE. — Un jeune homme! Mais, sotte que tu es, c'est un enfant. Il n'y a pas longtemps, en effet, que les dents lui sont tombées.
PASICOMPSA. — Que veux-tu dire avec ses dents?
LYSIMAQUE. — Rien. Suis-moi, veux-tu? Il m'a prié de te loger chez moi pour un seul jour, parce que justement ma femme est à la campagne. (Ils entrent dans la maison de Lysimaque).

(SCÈNE II)

DÉMIPHON

Enfin je possède de quoi me débaucher à mon aise; ma maîtresse est achetée à l'insu de ma femme et de mon fils. C'est chose décidée, je reprends mes bonnes vieilles habitudes et je me passerai toutes mes fantaisies. Ma carrière est brève, et mes jours sont comptés, raison de plus pour les embellir avec le plaisir, le vin, et l'amour. C'est à mon âge surtout qu'il convient de se donner du bon temps. Lorsqu'on est jeune, quand le sang est dans toute sa force, il est juste de travailler à faire fortune; mais à la fin lorsqu'on n'est plus qu'un vieillard, alors il faut se mettre au repos, et faire l'amour tout le temps qu'on le peut encore. A cet âge, d'être en vie est autant de gagné. Ainsi dis-je, ainsi ferai-je. Mais d'abord, en attendant, je vais faire un tour à la maison (1), où ma femme m'attend, le ventre creux, depuis déjà un bon moment. Elle va m'assommer de ses criailleries, si je rentre la-dedans. Après tout, par Hercule, quoi qu'elle puisse dire... non décidément je n'y vais pas. Je veux parler au voisin avant de rentrer chez nous. Il faut qu'il me trouve à louer quelque maison où je puisse loger cette fille. Justement, le voici qui sort.

1. Le vers 555b n'est qu'une variante du v. 555.

(SCÈNE III)

LYSIMAQUE DÉMIPHON

LYSIMAQUE (parlant à Pasicompsa dans sa maison). — Je te l'amènerai tout de suite, si je le rencontre.
DÉMIPHON (à part). — C'est de moi qu'il parle.
LYSIMAQUE. — Eh bien, Démiphon?
DÉMIPHON. — La belle est chez toi?
LYSIMAQUE. — Que penses-tu faire?
DÉMIPHON. — Si j'allais la voir?
LYSIMAQUE. — Pourquoi tant te presser? Un moment.
DÉMIPHON. — Que ferai-je?
LYSIMAQUE. — Réfléchis un peu à ce que tu dois faire.
DÉMIPHON. — Réfléchir? A quoi? Par Hercule, la seule chose que j'aie à faire, à mon avis, c'est d'entrer là (montrant la maison de Lysimaque).
LYSIMAQUE. — Ah! tu veux entrer comme cela, bête que tu es?
DÉMIPHON. — Que pourrais-je faire d'autre?
LYSIMAQUE. — D'abord m'écouter, et me prêter attention. Il y a une précaution qu'à mon avis tu ferais bien de prendre. Car si tu entres maintenant à la maison, tu voudras la prendre dans tes bras, bavarder avec elle, la bécoter.
DÉMIPHON. — En vérité, tu lis dans mes pensées : tu sais exactement ce que je veux faire.
LYSIMAQUE. — Tu feras une sottise.
DÉMIPHON. — En bécotant une femme que j'aime?
LYSIMAQUE. — Raison de plus, si tu l'aimes, pour t'en abstenir. Le ventre creux, l'haleine fétide, tu voudrais, vieux bouc, baiser une jolie femme? Est-ce pour la faire vomir dès la première approche?
DÉMIPHON. — Tu es amoureux, par Pollux, j'en suis sûr, à voir comme tu m'en remontres. Si je faisais préparer à dîner, qu'en penses-tu ? Si tu es de cet avis, nous nous saisirions de quelque cuisinier pour nous préparer chez toi un repas qui l'occupe jusqu'au soir.
LYSIMAQUE. — Parfait, tout à fait mon avis. Voilà qui est parler sagement, et non pas en amoureux (1).
DÉMIPHON. — Pourquoi sommes-nous encore ici? Pourquoi n'allons-nous pas nous occuper des provisions, pour nous bien traiter?
LYSIMAQUE. — Mais, je te suis. Ah! encore une chose; tu feras bien, par Hercule, de lui trouver un logement car, par Hercule,! elle ne restera pas chez moi un jour de plus. J'ai peur de ma femme : si demain, en rentrant de la campagne, elle venait à la rencontrer ici.
DÉMIPHON. — L'affaire est arrangée. Viens avec moi. (Ils sortent).

(SCÈNE IV) CHARINUS EUTYCHUS

CHARINUS. — Quel malheur de vivre dans ce perpétuel état d'inquiétude! Suis-je à la maison, mon esprit est en ville, suis-je en ville, mon esprit est à la maison. Quel incendie l'amour a déchaîné dans ma poitrine, dans mon cœur! Si je n'avais, pour la protéger, toutes les larmes de mes yeux, ma tête, je crois bien, ne serait

1. Texte peu sûr.



plus qu'un brasier. Je n'ai plus que l'espoir, j'ai perdu ma raison de vivre. Reviendra-t-elle ou non, je l'ignore. Si mon père enlève l'affaire, comme il s'en est vanté, tout est perdu; si au contraire mon ami tient sa promesse, tout est sauvé. Mais enfin, quand même Eutychus aurait la goutte aux deux pieds, il pourrait déjà être revenu du port. C'est là son plus grand défaut : il est d'une lenteur qui me désespère. Mais n'est-ce pas lui que je vois accourir? C'est lui-même. Allons à sa rencontre. [0 toi que les dieux et les hommes reconnaissent pour leur espérance et les hommes pour leur souveraine, toi qui as fait luire à mes yeux cet espoir si ardemment espéré, reçois mes actions de grâces (1).] Pourquoi s'arrête-t-il? Hélas! je suis perdu! Son visage ne m'annonce rien de bon. Il s'avance d'un air triste. J'ai le cœur en feu; mes jambes se dérobent... Il secoue la tête... Eutychus!
EUTYCHUS. — Hé bien! Charinus.
CHARINUS. — Avant de reprendre haleine, explique-toi en un seul mot. Où suis-je? Chez les vivants ou chez les morts?
EUTYCHUS. — Ni chez les morts, ni chez les vivants.
CHARINUS. — Je suis sauvé; l'immortalité m'est acquise (2). Il l'a achetée; il a joliment fait la barbe à mon père. Il n'y a personne au monde avec qui on soit plus sûr de réussir. Dis-moi, je te prie : si je ne suis ni sur terre, ni dans l'Achéron, où suis-je donc?
EUTYCHUS. — Nulle part.

1. Cette invocation à la Fortune qui se retrouve plus loin, v. 842-843, est généralement considérée comme interpolée à cette place. La leçon "speratrix" du texte latin est très incertaine.
2. Charinus équivoque sur le sens de la réponse d'Eutychus, qu'il interprète comme si elle signifiait qu'il est au ciel, parmi les immortels; cf. Cicéron ad Att. II 9, 1: "Si uero quae de me pacta sunt, ea non seruantur, in caelo sum" (= je suis au septième ciel). Voulant avoir ensuite confirmation du fait, il s'attire une seconde réponse qui l'éclairé, et l'abat.

CHARINUS. — Je suis mort. Ce discours m'assassine. Quelle insupportable manie de discourir à l'infini, quand, au lieu de paroles, on demande des faits (1)! Arrive au résultat, quel qu'il soit.
EUTYCHUS. — Pour commencer, nous sommes perdus.
CHARINUS. — Tu ferais mieux de m'apprendre quelque chose que j 'ignore.
EUTYCHUS. — Ta maîtresse ne t'appartient plus.
CHARINUS. — C'est un assassinat que tu commets là, Eutychus.
EUTYCHUS. — Comment?
CHARINUS. — Oui, puisque tu fais mourir ton camarade, ton compagnon, un citoyen libre.
EUTYCHUS. — Les dieux m'en préservent!
CHARINUS. — Tu m'as plongé un poignard dans la gorge; je tombe...
EUTYCHUS. — Par Hercule, je t'en prie, ne perds pas courage.
CHARINUS. — Comme si j'en avais encore à perdre! Apprends-moi tout mon malheur : qui est-ce qui l'a achetée?
EUTYCHUS. — Je ne sais, déjà elle était adjugée et emmenée quand j'arrivai au port.
CHARINUS. — Malédiction! Sais-tu bien que depuis une heure tu entasses sur moi des montagnes de maux dont la flamme me dévore? Continue, bourreau, de me torturer, puisqu'aussi bien tu as commencé.
EUTYCHUS. — Tu ne peux en être chagriné plus que je ne l'ai été moi-même.
CHARINUS. — Dis, qui l'a achetée?
EUTYCHUS. — Je l'ignore, par Hercule.
CHARINUS. — Voilà! est-ce ainsi qu'on sert fidèlement un ami?

1. L'attribution du vers 608 est discutée, les manuscrits le donnent à Charinus, mais Ussing, suivi par Léo, le met dans la bouche d'Eutychus. La correction ne semble pas nécessaire.

EUTYCHUS. — Que veux-tu que je fasse?
CHARINUS. — Ce que tu me vois faire à moi-même : que tu périsses. Pourquoi n'as-tu pas cherché à savoir comment était fait cet acheteur, pour nous mettre ainsi sur la trace de la femme, s'il était possible? Hélas! que je suis malheureux!
EUTYCHUS. — Dispense-toi de pleurer, comme tu le fais à présent. Que me reproches-tu?
CHARINUS. — Tu m'as perdu, et tu as perdu ma confiance.
EUTYCHUS. — Les dieux sont témoins qu'il n'y a nullement de ma faute.
CHARINUS. — Ah, oui! chansons! Tu invoques les dieux, qui sont loin. Quelle raison ai-je de te croire?
EUTYCHUS. — Tu es libre de croire ce que tu veux; je suis libre de dire ce que je veux.
CHARINUS. — Pour cela tu es subtil, tu sais répondre du tac au tac mais pour les choses qu'on te confie, tu es boiteux, aveugle, muet, manchot, perclus. Tu m'avais promis de faire la barbe à mon père; je croyais confier mes intérêts à un habile homme, c'est à une bûche (1) que j'ai affaire.
EUTYCHUS. — Que devais-je faire?
CHARINUS. — Ce que tu devais faire? Tu me le demandes? Il fallait faire des recherches, t'informer qui c'était, d'où il était, de quelle famille, s'il était citoyen ou étranger.
EUTYCHUS. — On m'a dit que c'était un citoyen d'Athènes.
CHARINUS. — II fallait au moins découvrir sa demeure, si tu ne pouvais savoir son nom.
EUTYCHUS. — Personne ne le connaissait.
CHARINUS. — Mais tu pouvais au moins demander la figure qu'il a.
EUTYCHUS. — C'est ce j'ai fait.

1. Proprement: c'est à une pierre des plus grandes.

CHARINUS. — Que t'a-t-on dit? Comment est-il?
EUTYCHUS. — Je vais te le dire : les cheveux blancs, cagneux, ventru, joufflu, courtaud, les yeux tirant sur le noir, les mâchoires allongées, les pieds comme des battoirs.
CHARINUS. — Ce n'est pas un homme que tu me décris là, c'est un musée des horreurs. Tu n'as pas d'autres renseignements sur lui?
EUTYCHUS. — C'est tout ce que j'en sais.
CHARINUS. — Par Pollux, avec ses mâchoires allongées il m'a joliment mordu au cœur (1). Je ne puis y tenir, le dessein en est pris, je m'exilerai d'ici. Mais, j'y songe, à quelle cité donnerai-je la préférence? Mégare, Erétrie, Corinthe, Chalcis, la Crète, Chypre, Sicyone, Cnide, Zacynthe, Lesbos, la Béotie?
EUTYCHUS. — Pourquoi formes-tu ce projet?
CHARINUS. — Parce que l'amour me ronge.
EUTYCHUS. — Dis-moi! quand tu seras arrivé dans ce pays où tu es si impatient d'aller, si là-bas tu tombes amoureux de nouveau, sans pouvoir encore arriver à tes fins, prendras-tu la fuite une seconde fois? Et une autre fois encore, si ailleurs t'arrive la même mésaventure? Finalement, quel sera le terme de ton exil? où s'arrêtera ta fuite? Dans quelle patrie, dans quel foyer pourras-tu te fixer? Dis-le moi. Voyons, penses-tu qu'en quittant cette ville tu y laisseras ton amour? Si ton esprit se flatte de cette idée, si tu en es assuré, si tu tiens la chose pour certaine, ne vaudrait-il pas bien mieux te retirer quelque part à la campagne, y demeurer, y vivre, jusqu'à ce que ta passion pour elle et ton amour rendent à ton cœur sa liberté?
CHARINUS. — Tu as fini ton discours?
EUTYCHUS. — Oui.

1. Il y a en latin un jeu de mots intraduisible entre "malae" " mâchoires" et "malum" mal ".

CHARINUS. — Tu as perdu ton éloquence : ma résolution est inébranlable. Je vais à la maison pour saluer mes parents; puis, sans rien dire à mon père, je m'enfuirai de ce pays, ou en tout cas je prendrai quelque parti. (Il sort en courant).
EUTYCHUS. — Déjà disparu! quelle hâte il a mise à me quitter! Misère de moi! S'il part, tout le monde accusera ma mauvaise volonté à le servir... Oui, je vais louer tout ce qu'il y a de crieurs publics, pour qu'ils la cherchent, pour qu'ils me la trouvent. Puis j'irai tout droit au préteur, je le prierai de me donner des agents pour perquisitionner dans toutes les rues car je vois bien qu'il ne me reste plus d'autre ressource. (Il sort).

(ACTE IV)

(SCÈNE I)

DORIPPA SYRA

DORIPPA (arrivant sur la scène par le côté droit, et suivie à quelque distance par son esclave). — Mon mari m'a fait dire qu'il n'irait pas à la campagne; aussi en ai-je fait à ma tête (1), je suis revenue, afin de poursuivre celui qui me fuit. Mais je ne vois plus derrière moi notre vieille Syra. Ah! la voici qui s'avance enfin. Marche donc plus vite.
SYRA. — Je ne peux pas, par Castor, avec ce fardeau que je porte...
DORIPPA. — Quel fardeau?

1. La locution "feci ego ingenium meum" est suspecte, peut-être faut-il lire avec Ussing "flexi ego ingenium meum" et traduire "j'ai changé d'avis".

SYRA. — Mes quatre-vingt-quatre ans, sans compter la servitude, la sueur et la soif. Tout ce bagage que je traîne en bloc m'accable.
DORIPPA (s'approchant d'un autel d'Apollon à la porte de Démiphon). — Donne-moi quelque chose, Syra, pour faire une offrande sur l'autel de notre voisin (1). Donne donc cette branche de laurier. Toi, rentre à la maison.
SYRA. — J'y vais. (Elle entre chez Lysimaque).
DORIPPA (déposant la branche sur l'autel). — Apollon, je t'en prie, montre-toi envers nous bienveillant et propice, accorde à notre famille la sécurité et la santé, sois clément et bon pour mon fils.
SYRA (revenant tout effarée). — Je suis perdue! je suis morte! Ah! misère! misère de moi! quel malheur!
DORIPPA. — Tu n'es pas un peu folle, s'il te plaît? Pourquoi ces cris de désespoir?
SYRA. — Dorippa, Dorippa! ma chère maîtresse!
DORIPPA. — Mais qu'as-tu à crier, miséricorde?
SYRA. — Il y a là, chez nous, dans la maison, je ne sais quelle espèce de femme.
DORIPPA. — Comment, une femme?
SYRA. — Oui, une femme, une courtisane.
DORIPPA. — Est-ce vrai? sérieusement?
SYRA. — Tu as eu joliment bon nez, de ne pas être restée à la campagne. Et du reste il ne fallait pas l'avoir bien bon pour flairer tout de suite que la belle est la maîtresse de ton joli cœur de mari (2).
DORIPPA. — Je le crois, par Castor.
SYRA. — Viens avec moi pour voir ta rivale, ton Alcmène, ma Junon.
DORIPPA. — Par Castor, j'y cours au plus vite. (Elles entrent dans la maison).

1. Le texte est corrompu; le sens, du reste, ne fait pas de doute.
2. Il y a ici dans le texte conservé par les Palatins une lacune d'un vers, si l'on en croit le témoignage de l'Ambrosien.


(SCÈNE II)

LYSIMAQUE, seul
Ce n'était pas assez pour ce pauvre Démiphon d'être amoureux, il faut encore qu'il dépense son argent par-dessus le marché! Aurait-il invité dix convives, et des plus hauts bonnets, il a acheté beaucoup trop de choses. Et ses recommandations aux cuisiniers! on aurait dit un chef de nage dirigeant la manœuvre des rameurs. Moi, de mon côté, j'ai loué un maître-queux. Mais je m'étonne qu'il ne vienne pas comme je le lui avais dit... Mais qui est-ce qui sort de chez nous? la porte s'ouvre.

(SCÈNE III)

DORIPPA LYSIMAQUE SYRA

DORIPPA (sans voir Lysimaque). — Non, jamais il n'y eut, jamais il n'y aura au monde femme plus malheureuse que moi! Etre mariée à un tel homme! Pauvre, pauvre Dorippa! Voilà l'homme à qui on confie sa personne et tout ce qu'on possède! Voilà à quel monstre j'ai apporté dix talents en dot : tout cela pour voir de pareilles choses, pour souffrir de pareils affronts !
LYSIMAQUE (à part). — Je suis perdu, par Hercule! Ma femme est déjà revenue de la campagne. Je crois bien qu'elle a vu la belle dans la maison. Mais d'ici je n'entends pas très bien ce qu'elle dit. Approchons un peu.
DORIPPA. — Que je suis malheureuse!
LYSIMAQUE (à part). — Et moi, donc!

DORIPPA. — Je suis perdue, je suis morte!
LYSIMAQUE (à part). — C'est moi, parbleu, qui le suis, et le suis bel et bien. Malheur à moi! Elle l'a vue. Que tous les dieux te mettent à mal, Démiphon!
DORIPPA. — Par Pollux, c'est donc cela, que mon mari n'a pas voulu venir à la campagne!
LYSIMAQUE (à part). — Je n'ai d'autre ressource que de l'aborder et de lui parler. (Haut, d'un ton aimable) A sa chère femme le mari est heureux de souhaiter le bonjour. (Dorippa ne répond pas et lui tourne le dos) Les citadins qui vont aux champs prendraient-ils les manières des campagnards?
DORIPPA. — Ils agissent plus honnêtement, en tout cas, que ceux qui n'y vont pas.
LYSIMAQUE. — Est-ce que tu as trouvé nos campagnards en défaut, (pour revenir si vite) ?
DORIPPA. — Beaucoup moins, ma foi! que les gens de la ville, et risquant beaucoup moins de s'attirer quelque méchante affaire.
LYSIMAQUE. — Qu'as-tu à reprocher aux gens de la ville? Dis-le moi. J'ai bien envie de le savoir.
DORIPPA. — Tu le sais bien, mais tu veux m'éprouver. A qui est la femme qui est là, chez nous?
LYSIMAQUE. — Tu l'as vue?
DORIPPA. — Oui, certes.
LYSIMAQUE. — A qui est-elle, demandes-tu?
DORIPPA. — De toute façon, je finirai bien par l'apprendre.
LYSIMAQUE. — Tu veux que je te dise à qui elle est? Elle est... parbleu! elle est... (à part) malédiction!... Je ne sais que dire.
DORIPPA. — Te voilà bien embarrassé.
LYSIMAQUE (d'un ton qui veut être ironique). — On ne peut pas plus.
DORIPPA. — Eh! parle donc!
LYSIMAQUE. — Eh! si tu voulais permettre...
DORIPPA. — Ce devrait être fait.
LYSIMAQUE. — Comment pourrais-je? Tu me bouscules tellement, tu me presses comme un criminel.
DORIPPA. — Je sais, tu es innocent.
LYSIMAQUE. — Tu peux le dire en toute assurance.
DORIPPA. — Alors, parle.
LYSIMAQUE. — Que je parle?
DORIPPA. — Tu as beau faire, tu parleras; il le faudra bien.
LYSIMAQUE. — C'est... Veux-tu que je te dise aussi son nom?
DORIPPA. — Tu perds ton temps, je t'ai pris en flagrant délit.
LYSIMAQUE. — Quel délit? Cette femme, c'est...
DORIPPA. — Qui est-ce?
LYSIMAQUE. — C'est...
DORIPPA. —- Ah! oui da! (1)
LYSIMAQUE (se troublant de plus en plus). — S'il n'y avait pas nécessité, je me dispenserais de le dire.
DORIPPA. — Tu ne sais pas qui c'est?
LYSIMAQUE. — Mais si, je le sais... On m'a pris pour arbitre à son sujet.
DORIPPA. — Pour arbitre! Ah! je vois; et tu l'as fait venir pour tenir conseil avec elle.
LYSIMAQUE. — Non pas : les parties me l'ont remise à titre de dépôt.
DORIPPA. — Je comprends.
LYSIMAQUE. — II n'y a rien, par Hercule, de ce que tu penses.
DORIPPA. — Tu es bien pressé de te justifier.
LYSIMAQUE (à part). — Je me suis mis dans un beau pétrin. Et comment, diantre, en sortir?

1. Cette fin de vers et le vers suivant semblent corrompus et la fin de la scène présente dans les manuscrits des traces de remaniement.

(SCÈNE IV)

UN CUISINIER avec sa suite LYSIMAQUE DORIPPA SYRA

LE CUISINIER (à ses aides, qui portent des paniers de provisions). — Allons, vite, dépêchez-vous. J'ai un dîner à faire pour un vieil amoureux. Mais, à bien y réfléchir, c'est pour nous que nous allons faire la cuisine, non pour celui qui nous a engagés. Un amant, lorsqu'il a l'objet qu'il aime, songe bien à manger! Le voir, l'embrasser, le bécoter, bavarder avec lui, voilà sa nourriture! Quant à nous, j'espère que nous nous en retournerons bien lestés au logis. Venez par ici. Mais voici le vieillard qui nous a loués.
LYSIMAQUE. — Bon! une autre tuile! Le cuisinier!
LE CUISINIER. — Nous voici arrivés.
LYSIMAQUE (bas). — Va-t-en.
LE CUISINIER. — Comment! que je m'en aille?
LYSIMAQUE (bas). — Chut! Va-t-en.
LE CUISINIER. — M'en aller?
LYSIMAQUE (bas). — Oui.
LE CUISINIER. — Vous n'êtes plus disposés à dîner?
LYSIMAQUE (bas). — Nous avons déjà mangé. (A part) Je suis mort, tout de bon.
DORIPPA (montrant les provisions d'un air d'ironie). — Dis donc : est-ce aussi un envoi de ceux dont tu devais arbitrer le différend?
LE CUISINIER (désignant Dorippa). — C'est là ta maîtresse, celle dont tu me disais être si amoureux tout à l'heure, en faisant tes provisions?
LYSIMAQUE (bas). — Te tairas-tu?
LE CUISINIER. — C'est un assez beau brin de fille, mais, morbleu! elle a de l'âge!
LYSIMAQUE. — T'en iras-tu, pendard?
LE CUISINIER. — Elle n'est pas désagréable.
LYSIMAQUE. — Ce n'est pas comme toi.
LE CUISINIER. — Par Hercule! elle doit faire, je pense, une gentille camarade de lit.
LYSIMAQUE. — T'en iras-tu? Ce n'est pas moi qui t'ai engagé, tout à l'heure.
LE CUISINIER. — Comment? Si fait, par Hercule, c'est toi-même.
LYSIMAQUE. — Malheur à moi!
LE CUISINIER. — A preuve que ta femme est à la campagne, ta femme, tu sais bien, que tu détestes autant qu'une vipère : tu me l'as dit toi-même (1).
LYSIMAQUE. — Moi, je t'ai dit cela, à toi?
LE CUISINIER. — Oui, à moi, par Hercule!
LYSIMAQUE. — Par l'amitié de Jupiter, je te jure, femme, que je ne l'ai jamais dit.
DORIPPA. — Oui, nie-le. La chose est claire, tu me détestes.
LYSIMAQUE. — Mais non; ce n'est pas moi.
LE CUISINIER (à Dorippa). — Ce n'est pas de toi qu'il me parlait : c'est sa femme qu'il déteste; et sa femme est à la campagne, à ce qu'il me disait.
LYSIMAQUE (montrant Dorippa). — La voici; c'est elle. Pourquoi m'ennuies-tu de la sorte?
LE CUISINIER. — Parce que tu prétends ne pas me connaître. A moins que tu n'aies peur d'elle...
LYSIMAQUE (se retournant vers Dorippa d'un air doucereux). — Et j'ai raison car je n'ai qu'elle au monde.

1. Il est assez étrange que Lysimaque ait engagé un cuisinier, et qu'il lui ait fait de telles confidences. Peut-être voulait-il prendre la place de Démiphon. Mais cela aurait dû être dit quelque part.

LE CUISINIER. — Veux-tu essayer mes talents?
LYSIMAQUE. — Non.
LE CUISINIER. — Alors, mes gages.
LYSIMAQUE. — Viens les réclamer demain; on te paiera; aujourd'hui décampe.
DORIPPA. — Hélas! que je suis malheureuse!
LYSIMAQUE (à part). — Je connais maintenant par expérience la vérité de ce vieux proverbe : Qui a mauvais voisin, mal lui vient.
LE CUISINIER (à ses aides). — Qu'est-ce que nous faisons ici? Allons-nous en. (A Lysimaque) S'il t'arrive quelque contretemps, ce n'est pas de ma faute.
LYSIMAQUE. — Eh! tu me perds, tu m'assassines.
LE CUISINIER. — Je devine ce que tu désires : tu as envie que je m'en aille!
LYSIMAQUE. — Oui, certes.
LE CUISINIER. — On s'en ira. Donne-moi une drachme.
LYSIMAQUE. — On te la donnera.
LE CUISINIER. — Alors, fais-la donner tout de suite, s'il te plaît. On a bien le temps, pendant qu'ils déposent leurs paniers.
LYSIMAQUE. — Veux-tu t'en aller? As-tu fini de m'assommer?
LE CUISINIER (à ses aides). — Allons, déposez ces provisions devant le vieillard, à ses pieds. (A Lysimaque) Quant aux paniers, je les ferai reprendre chez toi tout à l'heure, ou demain. (A ses aides) Venez, vous autres. (Ils partent).
LYSIMAQUE (s'approchant de Dorippa). — Tu es peut-être étonnée de voir arriver ce cuisinier avec toutes ces provisions. Je t'expliquerai ce que c'est.
DORIPPA. — Non pas, je ne m'étonne ni de tes dépenses ruineuses, ni de ta conduite scandaleuse; et morbleu! je ne me résignerai pas non plus à demeurer plus longtemps aussi mal mariée que je suis, ni à voir introduire chez moi, comme c'est le cas, des prostituées de bas étage. Syra, va chez mon père, prie-le de ma part de venir me trouver avec toi, tout de suite.
SYRA. — J'y vais. (Elle sort pendant que Lysimaque est tourné vers Dorippa).
LYSIMAQUE. — Tu ne sais pas de quoi il s'agit, ma femme, je t'en supplie. Je suis prêt à te jurer, dans les termes les plus formels, qu'entre elle et moi il ne s'est rien passé, mais rien du tout... (Il se tourne pour parler à Syra; sa femme en profite pour rentrer dans la maison.) Syra est déjà partie? Je suis perdu, par Hercule! (S'apercevant du départ de sa femme.) La voilà partie, elle aussi? Misère de misère! Ah! maudit voisin! que les dieux et les déesses se conjurent pour te perdre, avec ta maîtresse et tes amours. Il amasse sur moi les soupçons les plus indignes, il me suscite une guerre à mon foyer, ma femme est déchaînée contre moi... Je m'en vais au forum, et je déclare tout net à Démiphon que je traînerai sa belle par les cheveux et la jetterai dans la rue, s'il n'en débarrasse ma maison pour la mettre où il voudra. (Il appelle.) Ma femme! dis donc, ma femme! malgré ta colère contre moi, tu ferais tout de même bien de faire rentrer tout ceci chez nous (montrant les provisions); nous aurons ainsi de quoi mieux souper tantôt. (Il sort).

(SCÈNE V)

SYRA EUTYCHUS

SYRA. — Ma maîtresse m'avait envoyée chercher son père, mais il n'est pas chez lui : on m'a dit qu'il était allé à la campagne. Je viens lui rendre la réponse.
EUTYCHUS. — Je suis éreinté de faire la chasse à travers toute la ville : impossible de trouver la moindre trace de la jeune fille. (Apercevant Syra) Mais ma mère est revenue de la campagne : je vois Syra devant notre porte. (Haut) Syra!
SYRA. — Qui est-ce qui m'appelle?
EUTYCHUS. — Ton maître et ton nourrisson.
SYRA. — Salut, mon cher petit.
EUTYCHUS. — Est-ce que ma mère est déjà rentrée de la campagne, dis-moi?
SYRA. — Oui certes, et pour le plus grand bien de toute la maison.
EUTYCHUS. — Qu'est-ce que tu veux dire par là?
SYRA. — Ton joli cœur de père a introduit dans la maison une maîtresse.
EUTYCHUS. — Comment?
SYRA. — Ta mère, à son arrivée de la campagne, l'a trouvée chez nous.
EUTYCHUS. — Par Pollux, je ne croyais pas mon père capable d'une pareille besogne. Cette femme est-elle encore à la maison?
SYRA. — Oui.
EUTYCHUS. — Viens avec moi. (Il rentre chez lui).

(SCÈNE VI)

SYRA, seule

Par Castor, les femmes vivent sous une loi bien dure, et bien plus injuste, les malheureuses, que les hommes. Car si un mari entretient une maîtresse à l'insu de sa femme, et que sa femme vienne à l'apprendre, il est sûr de l'impunité. Qu'une femme sorte de chez elle à l'insu de son mari, le mari lui fait un procès, et la voilà répudiée. La loi devrait bien être la même pour le mari et pour la femme. Car une honnête femme se contente d'un seul mari : pourquoi un mari ne se contenterait-il pas d'une seule femme? Par Castor, si on punissait les maris qui entretiennent des maîtresses à l'insu de leur femme de la même manière qu'on répudie les femmes qui ont commis quelque faute, je vous garantis qu'il y aurait plus de maris sans femme que de femmes sans mari. (Elle rentre dans la maison).

(ACTE V)

(SCÈNE I)

CHARINUS, seul, se retournant vers la porte, par où il vient de sortir.

Seuil et linteau, salut, et en même temps adieu. C'est aujourd'hui la dernière fois que je mets le pied hors de la maison paternelle! Tout ce que m'offrait cette demeure, l'usage, la jouissance de ces lieux, le vivre et le couvert, tout cela est fini, anéanti pour moi, tout cela m'est devenu étranger. Je suis rnort! Dieux pénates de mes parents, vénérable Lare de la famille, protégez bien leur fortune, je les recommande à vous. Moi, j'irai chercher ailleurs d'autres dieux pénates, un autre Lare, une autre ville, une autre patrie; j'ai l'Attique en horreur. Car une cité où la corruption des mœurs fait des progrès chaque jour, où l'on ne peut reconnaître l'ami véritable de celui qui vous trahit, où l'on se voit arracher ce que l'on a de plus cher au monde, cette cité-là, quand même on vous y offrirait un trône, ne mérite pas de vous retenir. (Il sort).



(SCÈNE II)

EUTYCHUS CHARINUS

EUTYCHUS (sortant de chez son père, l'air agité et enthousiaste). — 0 toi que les dieux et les hommes reconnaissent pour leur espérance et les hommes pour leur souveraine, toi qui as fait luire à mes yeux cet espoir si ardemment espéré, reçois mes actions de grâces. Y a-t-il un dieu dont le bonheur puisse se comparer au mien? Chez nous, j'ai trouvé chez nous ce que je me tuais à chercher. J'y ai rencontré six bons compagnons, la Vie, l'Amitié, la Patrie, la Joie, les Jeux, les Ris. Par cette trouvaille, j'ai exterminé du même coup dix épouvantables fléaux. Colère, Inimitié, Chagrin, Larmes, Exil, Détresse, Abandon, Folie, Ruine, Obstination. 0 Dieux, je vous en supplie, faites que je le rencontre sans retard.
CHARINUS (revenant en tenue de voyage; s'adressant aux spectateurs sans voir son ami). — Me voilà prêt, comme vous voyez. Loin de moi tout faste orgueilleux. Je suis mon compagnon, mon domestique, mon cheval, mon palefrenier, mon écuyer; c'est moi-même qui me commande, et c'est moi-même qui m'obéis, c'est moi-même qui me porte tout mon nécessaire. 0 Cupidon, quelle est ta puissance! Tu remplis aisément de confiance celui que ta protection favorise; et, si tu veux, par un brusque retour, tu transformes aussitôt sa confiance en découragement.
EUTYCHUS (sans voir Charinus). — Je me demande où je vais bien courir le chercher.
CHARINUS (sans voir Eutychus). — J'y suis résolu; je la chercherai sans répit, l'aurait-on emmenée jusqu'au bout du monde. Aucun obstacle ne m'arrêtera, ni fleuve, ni montagne, ni mer même. Je ne crains ni la chaleur, ni le froid, ni le vent, ni la grêle; je supporterai la pluie, j'endurerai la fatigue, le soleil, la soif. Il n'y aura pour moi ni trêve, ni repos, jamais, ni le jour ni la nuit, j'en réponds, avant que j'aie trouvé ma maîtresse, ou la mort.
EUTYCHUS. — Je ne sais quelle voix a volé jusqu'à mon oreille
CHARINUS. — Je vous invoque, Lares des voyageurs, protégez-moi bien!
EUTYCHUS (l'apercevant tout à coup). — 0 Jupiterl n'est-ce pas là Charinus?
CHARINUS (se mettant en marche). — Adieu, mes concitoyens!
EUTYCHUS. — Ne va pas plus loin, arrête-toi, Charinus!
CHARINUS (sans se retourner pour voir qui lui parle)
— Qui me rappelle?
EUTYCHUS. — L'Espérance, le Salut, la Victoire.
CHARINUS (de même). — Que me voulez-vous?
EUTYCHUS. — Aller avec toi.
CHARINUS (toujours de même). — Cherchez un autre compagnon de route; j'ai là des compagnons qui me tiennent, et ne me lâcheront pas.
EUTYCHUS. — Quels sont-ils?
CHARINUS. — Le Souci, le Malheur, le Chagrin, les Pleurs, les Gémissements.
EUTYCHUS. — Renvoie tout ce cortège, regarde ici le nôtre, et fais demi-tour.
CHARINUS. — Si tu veux causer avec moi, tu n'as qu'à me suivre.
EUTYCHUS. — Arrête-toi, tout de suite.
CHARINUS (s'en allant). — Quel importun tu fais, de me retenir quand je suis pressé! Le soleil baisse.
EUTYCHUS. — Au lieu de courir si vite par là, tu ferais mieux de courir aussi vite par ici. C'est par ici maintenant que souffle le bon vent, vire de bord et tu verras. Ici c'est le Zéphyre et le beau temps, là-bas, l'Auster et la pluie. L'un apporte le calme, l'autre soulève tous les flots. Reviens à terre, Charinus, de ce côté. Ne vois-tu pas devant toi ce nuage noir et ce grain qui menacent? Regarde à ta gauche (vers la maison de Lysimaque); de quel éclat brille le ciel! (1)
CHARINUS. — Ses présages m'intimident. Je retourne par là. (Il fait demi-tour vers Eutychus).
EUTYCHUS. — Tu fais bien. (Il s'avance vers lui, les bras tendus, d'un air joyeux). — Oh! mon cher Charinus, viens à ma rencontre, toi aussi, approche. Tends-moi la main.
CHARINUS (lui tendant la main). — Prends-la. Tu la tiens?
EUTYCHUS. — Oui.
CHARINUS. — Tiens-la bien.
EUTYCHUS. — Où allais-tu?
CHARINUS. — En exil.
EUTYCHUS. —- En exil? pour quoi faire?
CHARINUS (avec un soupir, et d'une voix morne). — Pour vivre malheureux.


1. Les vers 878-880 sont très corrompus surtout dans 1e second hémistiche. La fin du v. 880 qui répète indûment la fin du vers 878 a expulsé la leçon authentique. A titre d'indication, voici la restitution proposée par Léo :
"Nonne ex aduorso uides
Nubie atra imberque ut instat? Aspice ad sinisteram Caelum ut est splendore plénum, atque ut dei is(tuc uorti iubent) ?"
Le sens général du reste ne fait aucun doute, si l'on peut hésiter sur le détail de la correction.

EUTYCHUS. — Ne crains rien; je vais te rendre ta joie et ton bonheur d'autrefois. La nouvelle que tu désirais le plus apprendre, tu vas la connaître, pour ta plus grande joie. Arrête-toi, n'avance plus; c'est ton ami qui vient à toi, désireux de faire ton bonheur (1). Ta maîtresse...
CHARINUS. — Eh bien?
EUTYCHUS. — Je sais où elle est.
CHARINUS. — Toi, grands dieux!
EUTYCHUS. — Saine et sauve.
CHARINUS. — Où cela?
EUTYCHUS. — Je le sais.
CHARINUS. — J'aimerais mieux que ce soit moi.
EUTYCHUS. — Tu ne peux pas te calmer un peu?
CHARINUS. — Et si mon cœur est ballotté par la tempête?
EUTYCHUS. — Je vais le mener au port et le mettre au calme, à l'abri, n'aie pas peur.
CHARINUS. — Je t'en prie, dis-moi où elle est, où tu l'as vue (2). Pourquoi ce silence? Parle : tes réticences me font mourir, hélas!
EUTYCHUS (d'un ton mystérieux). — Elle n'est pas bien loin de nous.
CHARINUS (avec impatience). — Montre-la moi donc, si tu la vois.
EUTYCHUS. — Je ne la vois pas à présent, par Hercule; mais je viens de la voir.
CHARINUS. — Que ne me la fais-tu voir, à moi?
EUTYCHUS. — C'est ce que je vais faire.
CHARINUS (avec un soupir). — Que ce futur est long pour mon amour!
EUTYCHUS. — Peux-tu craindre encore? Je vais t'instruire de tout. Il n'y a personne au monde qui me soit plus attaché que celui qui la possède, personne qui mérite davantage mon affection.

1. Le vers 887 est trop court, et d'autre part il est inutile pour le sens. Peut-être est-ce une citation faite par un commentateur, qui a été introduite indûment dans le texte.
2. Vers également incomplet. On peut suppléer après "loquere" un adverbe comme "propere" « rapidement, vite ».

CHARINUS. — Je me soucie bien de ton personnage; c'est d'elle que je veux avoir des nouvelles.
EUTYCHUS. — C'est d'elle aussi que je te parle. A propos, j'avais oublié tout à l'heure de te dire...(1)
CHARINUS (avec impatience). — Alors dis-moi, où est-elle?
EUTYCHUS. — Dans notre maison.
CHARINUS (se tournant vers la maison de Charinus). — L'honnête maison, si tu dis vrai, et la magnifique demeure! Mais dois-je en croire ton récit? As-tu vu de tes yeux, ou ne parles-tu que par ouï-dire?
EUTYCHUS. — J'ai vu de mes yeux.
CHARINUS. — Qui l'a conduite chez vous?
EUTYCHUS. — Tu es trop curieux (2).

CHARINUS. — Me dis-tu vrai au moins?
EUTYCHUS (impatienté). — Vraiment, Charinus, tu manques de discrétion (3). Que t'importe avec qui elle est venue, pourvu qu'elle soit là (4)? Elle y est, voilà ce qu'il y a de sûr.
CHARINUS. — Pour cette bonne nouvelle, demande tout ce que tu voudras.
EUTYCHUS. — Et si je demande?
CHARINUS. — Tu prieras (5) les dieux de te l'accorder.

1. Lacune à la fin du vers. Il faut probablement compléter, avec Léo : de te dire (où elle était)

2. La fin du vers 904 "inique rogas" ne peut guère s'expliquer, et la traduction proposée est, il faut l'avouer, assez aventureuse. Mais aucune des corrections proposées ne s'impose.
3. Le vers 905 ne semble pas à sa place. Diverses transpositions ont été proposées. Acidalius le place après le v. 936, Bothe, après le vers 912, Léo, après le vers 905. Ussing le considère comme interpolé et l'exclut du texte, ce qui est peut-être la solution la plus vraisemblable.
4. Le mot "ama" donné par les manuscrits est inintelligible. Faut-il lire "tua"? La correction est facile, mais la faute ne s'explique pas. Le "ama(bo)" de Nencini est inadmissible, la formule de politesse "amabo" étant réservée aux femmes.
5. Les manuscrits sont d'accord pour écrire "orato" « prie alors ». Mais la correction de l'Aldine "orabo" « je prierai » est séduisante. La plaisanterie de Charinus ne semble pas convenir en effet ni à la situation, ni à son caractère.


EUTYCHUS. -— Tu te moques.
CHARINUS. — Je ne me sentirai sauvé qu'après que je l'aurai vue. Mais si je me débarrassais de cet équipage? (Allant à la porte de la maison de son père) Holà, quelqu'un! Vite, dehors, ici! Venez. Apportez-moi un pallium. (Il ôte sa chlamyde).
EUTYCHUS. — Très bien! Voilà comment j'aime à te voir.
CHARINUS (à un esclave qui lui apporte le pallium). — Tu arrives fort à point. Prends-moi cette chlamyde, mon garçon, et tiens-toi là sans bouger, de façon que, si la nouvelle ne se vérifie pas, je poursuive mon voyage commencé.
EUTYCHUS (d'un ton de reproche). — Tu ne m'en crois pas?
CHARINUS. — Je crois tout ce que tu me dis. Mais que ne me mènes-tu chez vous, auprès d'elle, pour que je la voie!
EUTYCHUS. — Attends un peu.
CHARINUS. — Comment, attendre?
EUTYCHUS. — II n'est pas temps d'entrer.
CHARINUS. — Tu me fais mourir.
EUTYCHUS. — II ne faut pas, te dis-je, que tu entres maintenant.
CHARINUS. — Explique-moi pour quelle raison?
EUTYCHUS. — Ce n'est pas le moment.
CHARINUS. — Pourquoi?
EUTYCHUS (assez embarrassé). — Parce qu'elle n'est pas disposée.
CHARINUS (avec ironie). — Vraiment? Pas disposée, elle, qui m'aime, et que j'aime du même amour! Il se joue de moi à plaisir, par Hercule!... Je suis bien sot de le croire. Il ne fait que me retarder. (Il commence à se déshabiller.) Reprenons notre chlamyde.
EUTYCHUS. — Attends un peu, et écoute-moi.
CHARINUS (reprenant sa chlamyde). — Tiens, garçon, prends-moi ce pallium.
EUTYCHUS. — Ma mère est violemment irritée contre mon père, qu'elle accuse d'avoir amené dans la maison, sous ses yeux, une courtisane, tandis qu'elle était elle-même à la campagne; elle s'imagine que c'est une maîtresse à lui.
CHARINUS (reprenant pièce à pièce son costume de voyage). — J'ai remis ma ceinture.
EUTYCHUS. — Elle est en train de faire son enquête chez nous.
CHARINUS. — Mon épée est dans ma main.
EUTYCHUS. — Si je te faisais entrer dès maintenant...
CHARINUS. — J'emporte ma fiole d'huile, et je m'en vais.
EUTYCHUS. — Reste, reste, Charinus.
CHARINUS. — Tu fais fausse route; tu n'arriveras pas à me tromper.
EUTYCHUS. — Je n'en ai pas envie non plus, par Pollux.
CHARINUS. — Laisse-moi donc poursuivre ma route.
EUTYCHUS. — Non.
CHARINUS (de plus en plus exalté). — Je m'attarde à plaisir. Toi, garçon, rentre, et plus vite que ça. Je suis déjà monté sur mon char; déjà j'ai pris les rênes en mains.
EUTYCHUS. — Tu es malade.
CHARINUS. — Allons, mes pieds; vite prenez votre course, tout droit vers Chypre, puisque mon père me condamne à l'exil.
EUTYCHUS. — Tu es fou. Ne dis-je pas de ces choses-là, je te prie.
CHARINUS. — Ma résolution est prise, j'irai jusqu'au bout : aucune peine ne me coûtera pour découvrir sa retraite.
EUTYCHUS. — Mais elle est à la maison.
CHARINUS (continuant sans paraître entendre Eutychus). — Car tout ce qu'il m'a dit n'est que mensonge.
EUTYCHUS. — Je t'ai bien dit la vérité, pourtant.
CHARINUS (de même). — Je suis arrivé à Chypre.
EUTYCHUS. — Suis-moi plutôt, et viens la voir puisque tu en as tant envie.
CHARINUS (de même). — Malgré mes recherches, je n'ai rien trouvé.
EUTYCHUS. — Ma mère a beau être en colère, je m'en moque.
CHARINUS (de même). — Je pars, je continue mes recherches. Me voici maintenant à Chalcis J'y vois un de nos hôtes de Zacynthe; je lui raconte l'objet de mon voyage : je lui demande qui l'a emmenée, qui la possède, au cas où il l'aurait entendu dire.
EUTYCHUS. — Laisse-là toutes ces sottises, et entre avec moi dans la maison.
CHARINUS (de même). — Mon hôte m'a répondu que les figues de Zacynthe ne sont pas mauvaises.
EUTYCHUS. — II n'a pas menti.
CHARINUS (de même). — Quant à ma maîtresse, on lui a dit, à ce qu'il m'assure, qu'elle est ici, à Athènes.
EUTYCHUS. — C'est un Calchas que ce Zacynthien.
CHARINUS. — Je m'embarque, je pars aussitôt; me voici dans mes foyers, je suis revenu d'exil. (D'un air joyeux, tendant la main à son ami) Bonjour, mon cher Eutychus, mon vieux camarade. Tu t'es bien porté? Et mes parents? Comment vont mon père et ma mère? Tu m'invites à souper; je te remercie, tu es bien bon. Demain chez toi; aujourd'hui chez nous. Cela se doit; on ne peut faire autrement.
EUTYCHUS. — Ah ça! quels rêves me fais-tu? (Se tournant vers le public) II est malade.
CHARINUS. — Hâte-toi donc de me guérir, si tu es mon ami.
EUTYCHUS. — Tu n'as qu'à vouloir me suivre.
CHARINUS. — C'est ce que je fais. (Il se précipite sur les pas d'Eutychus)..
EUTYCHUS. — Doucement, s'il te plaît; tu m'écorches les talons. (L'arrêtant pour conférer avec lui) Ecoute donc.
CHARINUS (le poussant vers la maison). — II y a longtemps que je t'écoute.
EUTYCHUS. — Je veux réconcilier mon père et ma mère; elle est très irritée...
CHARINUS (continuant de le pousser). — Marche donc.

EUTYCHUS. — A cause de ta maîtresse.
CHARINUS. — Marche donc.
EUTYCHUS. — Aussi tu auras soin...
CHARINUS. — Mais marche donc, marche donc. Je te la rendrai aussi bien disposée pour lui que Junon pour Jupiter, quand il lui arrive de l'être.

(SCÈNE III)

DÉMIPHON LYSIMAQUE

DÉMIPHON (il arrive par la droite, en continuant la conversation commencée). -— Comme si tu n'avais jamais rien fait de semblable.
LYSIMAQUE. — Jamais, par Pollux : je m'en suis toujours bien gardé. Pauvre de moi! je suis plus mort que vif; ma femme, à cause de cette fille, est dans un terrible état d'effervescence.
DÉMIPHON. — Je me charge de te justifier; elle s'apaisera.
LYSIMAQUE. — Suis-moi. Mais je vois mon fils qui sort.

(SCÈNE IV)

EUTYCHUS LYSIMAQUE DÉMIPHON

EUTYCHUS (parlant à quelqu'un dans la maison). — Je vais chercher mon père, pour lui dire que ma mère n'est plus fâchée contre lui. Je reviens à l'instant.
LYSIMAQUE. — J'aime ce début. Comment vas-tu? quelles nouvelles, Eutychus?
EUTYCHUS. — Quelle chance de vous rencontrer ici tous les deux!
LYSIMAQUE. — Qu'y a-t-il?
EUTYCHUS (à Lysimaque). — Ta femme est tout à fait apaisée et ne t'en veut plus. Vous pouvez vous donner la main.
LYSIMAQUE. — Les dieux me sauvent la vie!
EUTYCHUS (à Démiphon). — Et toi, je t'annonce que tu n'as plus de maîtresse.
DÉMIPHON. — Que les dieux te confondent! Qu'est-ce que cette histoire, s'il te plaît?
EUTYCHUS. — Je m'explique; voulez-vous m'écouter tous les deux?
LYSIMAQUE. — Comment! mais nous sommes tout à toi, tous les deux.
EUTYCHUS (d'un ton sentencieux). — Quand les hommes de bonne naissance ont de mauvais penchants, leur honte rejaillit sur leur famille (1), leurs mœurs démentent leur origine.
DÉMIPHON. — C'est vrai, ce qu'il dit là.
LYSIMAQUE. — C'est à toi qu'il s'adresse.

1. Texte peu sûr.

EUTYCHUS. — En ce cas, c'est d'autant plus vrai. En effet, devais-tu, à l'âge que tu as, enlever à un jeune amant, qui est ton fils, la maîtresse qu'il avait achetée de son bel argent?
DÉMIPHON. — Que dis-tu là? C'est la maîtresse de Charinus?
EUTYCHUS. — Comme il joue l'ignorance, ce vieux roué!
DÉMIPHON. — II me disait lui-même qu'il l'avait achetée pour le service de sa mère.
EUTYCHUS. — Etait-ce donc une raison pour en faire l'emplette, amoureux novice, vieux jouvenceau?
LYSIMAQUE. — Très bien, par Hercule! continue; moi je vais me mettre après lui de l'autre côté. Unissons-nous pour lui dire son fait, et pour l'accabler comme il le mérite.
DÉMIPHON. — Je suis mort.
EUTYCHUS. — S'être aussi odieusement conduit envers un fils qui ne le méritait pas; un fils que j'ai ramené moi-même à la maison, au moment où il partait pour l'exil; car il s'expatriait, le pauvre garçon!
DÉMIPHON. — Est-ce qu'il est parti?
EUTYCHUS. — Te tairas-tu, vieux masque? A l'âge que tu as, convient-il encore d'avoir une pareille conduite?
DÉMIPHON. — Je le confesse; évidemment, j'ai eu tort (1).
EUTYCHUS. — Te tairas-tu, vieux masque? A l'âge que tu as, ne devais-tu pas t'abstenir de pareilles fredaines? De même qu'à chaque saison, à chaque âge conviennent ses occupations. Car si l'on autorise les vieillards à courir les filles dans leur arrière-saison, comme tu le fais, que deviendra la république?

1. Les vers 983-983b sont superflus et alourdissent inutilement le dialogue. De plus, la répétition de l'expression "Etiam loquere larua est" choquante. On peut se demander si le passage n'est pas d'un interpolateur.

DÉMIPHON. — Pauvre de moi! me voilà bien arrangé.
LYSIMAQUE. — C'est plutôt l'affaire des jeunes gens.
DÉMIPHON. — Hé bien! grâce, par Hercule, gardez la belle pour vous; je vous cède tout, et les porcs, et le panier (1).
EUTYCHUS. — C'est à ton fils qu'il faut la rendre; c'est lui qui doit l'avoir.
DÉMIPHON. — Entendu, qu'il la prenne, s'il veut; ce n'est pas moi qui m'y opposerai.
EUTYCHUS. — II est temps, par Pollux; à présent que tu ne peux plus faire autre ment.
DÉMIPHON. — Qu'il exige, pour cette injure, toutes les réparations qu'il voudra; je vous demande seulement de conclure la paix entre nous, pour qu'il cesse de m'en vouloir. Si j'avais su, par Hercule, s'il m'avait dit, même en plaisantant, qu'il était amoureux d'elle, jamais je ne me serais permis de la ravir à son amour. Eutychus, je t'en prie, tu es mon ami, sois mon sauveur, et viens à mon secours. Accepte un vieillard dans ta clientèle; tu n'obligeras pas un ingrat.
LYSIMAQUE (à Démiphon, ironiquement). — Prie-le d'être indulgent pour tes méfaits de jeunesse.
DÉMIPHON (à Lysimaque). — Tu continues, toi? Vas-y! Charge-moi sans pitié. J'espère bien qu'un jour je trouverai l'occasion de te rendre la pareille.

LYSIMAQUE. — Il y a beau temps que j'ai renoncé, moi, à ces amusements-là.
DÉMIPHON. — Et moi j'en fais autant : à compter d'aujourd'hui...
LYSIMAQUE. — Tu as beau faire. L'habitude et tes goûts t'y ramèneront.
DÉMIPHON. — Par pitié, tenez-vous pour satisfaits. Ou bien donnez-moi le fouet, pendant que vous y êtes.

1. Expression proverbiale, d'origine évidemment campagnarde, et qui doit correspondre à quelque chose comme notre locution «avec armes et bagages; avec tout son bataclan».

LYSIMAQUE. — Tu as raison; mais ta femme s'en chargera, quand elle saura ta conduite.
DÉMIPHON. — II n'est nullement besoin qu'elle la sache.
EUTYCHUS. — Soit. Elle n'en saura rien, n'aie pas peur. Entrons; cet endroit-ci est mal choisi. Il est inutile que les passants entendent ce que nous disons de toi et soient mis au courant de tes affaires.
DÉMIPHON. — Parbleu, oui; tu as raison. En même temps, nous abrégerons la pièce. (Se dirigeant vers sa maison) Entrons.
EUTYCHUS (le ramenant en arrière). — Ton fils est ici chez nous.
DÉMIPHON. — Très bien. Nous rentrerons en faisant le tour par le jardin.
LYSIMAQUE. — Eutychus, je veux d'abord régler mon affaire à moi avant de remettre le pied dans la maison.
EUTYCHUS. — Qu'est-ce?
LYSIMAQUE. — Chacun songe à ses intérêts. Réponds-moi. Es-tu bien sûr que la mère ne soit plus fâchée contre moi?
EUTYCHUS. — Tout à fait sûr.
LYSIMAQUE. — Réfléchis bien.
EUTYCHUS. — Je t'en donne ma parole.
LYSIMAQUE. — Cela me suffit. (Repris d'inquiétude) Mais, je t'en prie, par Hercule, encore une fois, réfléchis bien.
EUTYCHUS (d'un ton de reproche). — Tu n'as pas confiance en moi?
LYSIMAQUE. — Si fait, j'ai confiance mais j'ai peur tout de même.
DÉMIPHON. — Entrons.
EUTYCHUS. — Non pas; m'est avis qu'avant de nous retirer nous dictions aux vieillards une loi qu'ils soient tenus d'observer, et qui les tienne en bride. (Prenant le ton du commandement) Tout homme âgé de soixante ans, qu'il soit marié ou même, morbleu! seulement célibataire, dont nous viendrons à savoir qu'il court les filles, nous le poursuivrons en vertu de ladite loi : nous déciderons qu'il n'est qu'un sot, et de plus, en tant qu'il dépend de nous, l'indigence atteindra le dissipateur. Que désormais aucun père n'interdise à son jeune fils l'amour et les filles, pourvu qu'il n'y ait pas d'excès. Si quelque père enfreint cette défense, il perdra plus par ce qu'on lui cachera que ce qu'il aurait eu à donner ouvertement. Et nous voulons que la présente ordonnance s'applique aux vieillards à partir de cette nuit. (Aux spectateurs) Portez-vous bien. Et vous, jeunes gens, si vous approuvez cette loi, vous devez, par Hercule, en l'honneur des vieillards (1), applaudir à tour de bras.

1. L'expression "ob senum industriam" est obscure. Sans doute fait-elle allusion à la part qui revient, malgré eux, aux deux vieillards de la comédie dans l'élaboration de la loi nouvelle.

 

 

sommaire