CONSOLATION
A
HELVIE
de
SENEQUE
TRADUCTION NOUVELLE PAR M. CABARET DUPATY
C. I,. F. PANCKOUCKE 1833
ARGUMENT.
HELVIE, mère de Sénèque, avait été frappée de tous les coups
qui peuvent briser le coeur d'une femme sensible et tendre, et dont
tous les sentimens sont des vertus. Dans l'espace de quelques
mois, elle avait perdu un oncle qu'elle chérissait, puis son mari,
puis trois de ses petits-fils; enfin, vingt jours s'étaient écoulés depuis
les funérailles du fils de Sénèque, lorsque leur père, mêlé dans une
intrigue de cour au commencement du règne de Claude, fut séparé
d'elle par l'exil. Sénèque, apprenant du fond de la Corse, que sa
mère était inconsolable de sa disgrâce, lui écrivit cette Consolation,
dans laquelle il a rassemblé tout ce que le raisonnement philosophique
et l'expression des sentimens de tendresse filiale ont de
plus fort contre la douleur. Cet ouvrage, écrit dans la situation la
plus cruelle, est plein d'âme et d'éloquence : le beau génie du philosophe
s'y montre tout entier, et, sans le souvenir importun de
quelques traits de la vie de Sénèque, on pourrait croire que le
coeur le plus tendre et le plus sensible a conduit sa plume; mais
nous en savons trop sur le précepteur de Néron, pour nous laisser
surprendre à l'expansion factice d'une sensibilité qu'on chercherait
vainement dans sa conduite. Qui pourrait, en effet, se persuader
que celui qui, sous Néron, trempa dans le meurtre d'Agrippine,
qui ensuite en fit l'apologie officielle, fut un bon fils? Ce sont,
dans une vie, des taches indélébiles, et il a fallu toute la préoccupation
des commentateurs et des interprètes de Sénèque, toute
la mauvaise foi sophistique de Diderot, pour aider le public à
confondre le philosophe si bien disant, avec l'homme de vertu
pratique.
Sous le rapport littéraire, aucune restriction ne saurait être apportée
aux éloges qui ont été faits de ce morceau. Répétons avec
Juste-Lipse, « Le style de ce livre est pur, châtié; les idées sont
bien présentées, les preuves méthodiquement arrangées; le tout est bien pensé »avec la Beaumelle, « Cette pièce est un chef d'oeuvre
au gré des connaisseurs. Ce qui en relève le prix, c'est que
l'auteur ne l'avait point destinée à voir le jour; car il n'y parle que
de ce qui peut consoler sa mère, et il n'est question ni de rappel ni
d'innocence: » avec Diderot, « Sénèque s'y montre sous une multitude
de formes diverses : il est érudit, naturaliste, philosophe,
historien, moraliste, religieux, sans s'écarter de son sujet; c'est
parce que tout serait à citer dans ce bel écrit, que j'en citerai peu
de chose. » Enfin, avec l'auteur de l'Histoire de la littérature romaine,
ajoutons, « Ce livre est plein de sentences vraies et profondes, sans tomber dans le froid raisonnement des stoïciens. »
Pour les amis de la littérature ancienne, la Consolation à Helvie
a encore le mérite d'être le premier ouvrage de ce genre que
nous ayons,
puisque la Consolation de Crantor, philosophe de la
secte académique, adressée à Hippoclès sur la perte de ses fils, et
le Traité que Cicéron écrivit lors de la mort de sa fille, sont
perdus. Depuis Sénèque,
Plutarque,
dans sa jeunesse, a composé
la Consolation à Apollonius, dans laquelle il reproduit une partie
du livre de Crantor. Enfin la Consolation de Boèce est un des plus
beaux livres que la philosophie ait inspiré à l'homme battu par la
fortune.
En commençant, Sénèque dit que s'il n'a pas plus tôt entrepris
de consoler sa mère, c'est qu'il voulait attendre que le temps rendît
sa douleur plus traitable (eh. i). Il énumère toutes les afflictions
qui, coup sur coup, ont frappé Helvie, depuis la mort de son oncle
jusqu'à l'exil de son fils, et compte sur l'apprentissage qu'elle a
fait de l'infortune, pour qu'elle se prête avec constance au traitement
de sa douleur (n, m). D'abord, il démontre à sa mère que lui personnellement n'est
point malheureux, bien qu'exilé, attendu que le
bonheur de celui qui puise ses sentimens, non dans les préjugés du
vulgaire, mais dans les idées d'une saine philosophie, ne dépend
que de lui-même et non du hasard des évènemens (iv, v).
L'exil qui n'est autre chose qu'un changement de lieu, n'est pas un
mal par lui-même, puisque tout dans l'univers, depuis les astres qui roulent dans l'espace,
jusqu'aux faibles mortels, n'aspire
qu'à se déplacer : ici, abusant en déclamateur de ce point de vue,
Sénèque nous montre les continuelles émigrations des peuples,
depuis la plus haute antiquité jusqu'à l'établissement des colonies
romaines (vi, vii). La Corse elle-même, où je suis exilé, n'a-telle
pas sans cesse reçu de nouveaux habitans, qui, spontanément,
y sont venus après avoir quitté leur patrie? Partout où l'on
va, d'ailleurs, ne retrouve-t-on pas toujours la même nature? Et
qui jamais empêcha les bannis d'emporter avec eux leurs vertus
sur la terre d'exil (viii) ? En Corse, comme dans tout pays,
l'oeil
du philosophe et son âme peuvent s'élever à la contemplation des
grands phénomènes de la nature. Un exil est-il jamais affreux,
quand on peut s'y rendre avec le cortège de ses vertus? L'exemple
de Metellus le Numidique, qui fut aussi heureux dans l'exil
que le comporte la nature humaine, vient à l'appui de ce raisonnement.
La pauvreté de l'exil n'est d'ailleurs, pour Sénèque, que
l'absence des embarras attachés aux richesses; et ici il fait un bel
éloge de la sobriété (ix), puis de la simplicité antique de Rome.
A la noble et heureuse pauvreté de Curius il oppose la mort
d'Apicius,
qui se tua parce qu'il ne lui restait plus que dix
millions de sesterces; puis il montre combien il faut peu de chose
à un exilé pour se nourrir et se vêtir. C'est l'âme qui fait la richesse
: libre, indépendante, la pensée ne s'exile pas (x, xi). Les
pauvres, qui forment la plus nombreuse partie du genre humain,
ont-ils plus de peines morales que les riches? Un exilé peut-il se
plaindre de sa misère, quand un Menenius Agrippa n'a pas de quoi
se faire enterrer, un Scipion de quoi doter ses filles; quand un
Regulus n'a pas d'esclave pour cultiver son champ (xii) ? Mais,
dira-t-on, si deux maux pris à part, l'exil et la pauvreté, sont tolérables,
il n'en est pas de même lorsque, réunis, ils tombent sur
la même tête. A cela le philosophe répond : Ayez assez de force
pour résister à chacun des coups du sort, et vous n'en manquerez
pas contre tous ensemble. Qu'est d'ailleurs l'ignominie d'une condamnation
injuste ? Voyez Socrate, voyez Aristide. Un grand
homme qui tombe n'est pas plus méprisé dans sa chute que les
ruines vénérables des temples que le voyageur foule aux pieds,
mais que vénère encore la piété des fidèles (xiii). Sénèque arrive
aux motifs de consolation applicables à sa mère : exempte d'ambition,
elle ne regrette point chez son fils la perte du crédit et de
la puissance (xiv). Elle ne peut donc éprouver que le regret de
l'absence de son fils : plus ce malheur est horrible, plus elle doit
s'armer de courage (xv). Elle ne cherchera pas à s'excuser sur la
faiblesse de son sexe : d'ailleurs Helvie ne s'est-elle pas toujours
montrée à cet égard au dessus des autres femmes ? Sénèque lui cite
l'exemple de Cornélie, mère des Gracques, qui, de douze enfans,
n'en conserva que deux ; et celui de Rutilie, mère de Cotta, qui accompagna
son fils en exil : de retour avec lui, elle le perdit avec le
même courage qu'elle l'avait suivi. Ce ne sont pas les moyens vulgaires
de tromper sa douleur que Sénèque indique à sa mère,
distractions, voyages et autres passe-temps de cette espèce : qu'elle applique son âme à des études sérieuses, élevées. Elle trouvera
d'ailleurs dans ses autres fils, dans sa fille, dans ses petits-fils,
d'efficaces consolations (xvi). Enfin, n'a-t-elle pas son autre elle-même,
sa soeur, dont Sénèque fait ici l'éloge? Il termine, en disant
à sa mère que, puisqu'elle reporte sans cesse sa pensée sur son fils
exilé, malheureux, elle doit se le représenter calme, satisfait, et
l'esprit occupé des plus hautes spéculations de la science et de la
philosophie.
CH. DR
I. SOUVENT, ô la meilleure des mères, j'ai formé le projet
d'adoucir vos peines, souvent j'ai retenu l'élan de
mon coeur. Plusieurs motifs m'encourageaient à vous
écrire. D'abord il me semblait que, suspendre au moins
un instant vos larmes, s'il ne m'était permis d'en arrêter
le cours, c'était me décharger du poids de toutes mes
infortunes ; ensuite je n'ignorais pas que j'aurais plus
d'empire pour ranimer votre courage, si je sortais le premier
démon abattement; enfin, j'appréhendais qu'en
laissant la victoire à la fortune, elle ne triomphât de quelqu'un
des miens. Je m'efforçais donc de me traîner, la
main appuyée sur ma blessure, pour mettre un appareil
sur la vôtre. Mais d'autres motifs retardaient l'exécution
de mon dessein. Je savais qu'il ne fallait pas heurter de
front votre douleur, dans toute la vivacité de son premier
accès : les consolations n'auraient servi qu'à l'irriter et à
l'aigrir. Dans les maladies même du corps, rien de plus
dangereux que des remèdes précipités. J'attendais donc
que votre douleur épuisât ses forces d'elle-même, et que,
disposée par le temps à supporter les consolations, elle
devînt plus docile et plus traitable. D'ailleurs, en parcourant
les monumens des génies les plus célèbres sur
les moyens d'adoucir et de calmer les chagrins, je n'y trouvais pas l'exemple d'un homme qui eût consolé sa
famille, lorsque lui-même était pour elle un sujet de
deuil. Ainsi, je flottais incertain dans cette situation
toute nouvelle, tremblant d'ulcérer encore votre âme,
au lieu d'y verser un baume consolateur. Je dirai plus, il
fallait renoncer à tous ces lieux communs, journellement
mis en usage pour apaiser les souffrances ; il fallait des
expressions neuves à un homme qui, pour raffermir les
siens, soulevait sa tête du fond même de son tombeau.
Eh ! n'est-il pas naturel que l'affliction, poussée à son
dernier période, interdise le choix des paroles, puisque
souvent elle va même jusqu'à étouffer la voix? Néanmoins
je m'efforcerai de vous consoler, non par une
vaine confiance en mes talens, mais parce que je puis
être pour vous la consolation la plus efficace. O vous ! qui
ne sûtes jamais rien refuser à votre fils, j'ose me flatter,
quelle que soit l'opiniâtreté habituelle de la douleur, que
vous lui permettrez d'imposer un terme à vos regrets.
II . Voyez combien je présume de votre bonté : je
suis certain d'avoir sur vous plus d'ascendant que la
douleur, qui exerce sur les malheureux un si fatal
empire. Ainsi, loin d'entrer brusquement en lice avec
elle, je commencerai par me ranger de son parti ; je
lui fournirai des alimens; je révélerai toutes ses causes;
je rouvrirai toutes ses cicatrices. «Etrange manière de
consoler, direz-vous, que de réveiller des chagrins morts
dans notre souvenir, et de placer l'âme en présence de
toutes ses infortunes, quand une seule ne suffit que trop
à son courage! » Mais songez que des maux assez dangereux
pour s'accroître en dépit des remèdes, se guérissent
par des remèdes contraires. Je vais donc environner
votre douleur présente du lugubre appareil de toutes vos afflictions : ce ne sera pas employer de calmant, mais le
fer et le feu. Qu'y gagnerai-je? le voici : Vous rougirez,
après avoir triomphé de tant de maux, de ne pouvoir
souffrir une seule plaie sur un corps tout couvert de cicatrices.
Laissons donc les pleurs, laissons les éternels gémissemens
à ces âmes faibles et aniollies par une longue
prospérité ; la moindre secousse de l'infortune les renverse;
mais que celles, dont toutes les années n'ont été
qu'un tissu de malheurs, supportent les plus grandes
peines avec un courage ferme et inaltérable. La continuité
de l'infortune procure an moins cet avantage, qu'à
force de tourmenter, elle finit par endurcir. Le destin
vous a frappée sans relâche des coups les plus accablans ;
il n'a pas même excepté le moment de votre naissance :
à peine venue au monde, ou plutôt en recevant le jour,
vous perdîtes votre mère, et votre entrée dans la vie fut
une sorte d'exposition. Elevée sous les yeux d'une marâtre,
votre complaisance et votre tendresse, vraiment
filiales, lui donnèrent, malgré elle, des entrailles maternelles;
mais il n'est personne qui n'ait payé bien cher
même une bonne marâtre. Un oncle, dont la tendresse
et la bonté égalaient le courage, vous fut ravi au moment
où vous attendiez son arrivée; et, comme si elle
eût craint de rendre ses coups moins sensibles en les séparant,
la fortune vous priva, dans le même mois, d'un
objet adoré, d'un époux qui vous avait rendue mère de
trois enfans. Votre deuil fut ainsi traversé d'un autre
deuil pendant l'absence de tous vos fils, comme si les malheurs
s'étaient appesantis à la fois sur vous, pour que
votre douleur ne pût trouver aucun support. Je passe sous
silence cette foule innombrable de périls et d'alarmes dont vous avez généreusement soutenu les continuels assauts.
Naguère, sur ce même sein qu'ils venaient de quitter,
vous avez recueilli les cendres de vos trois petits-fils.
Vingt jours après avoir rendu les honneurs funèbres à
mon fils, mort entre vos bras, au milieu des plus tendres
caresses vous apprenez que je suis enlevé à votre
amour. Il ne vous manquait plus que de porter le deuil
des vivans.
III. Ce dernier coup est le plus sensible de tous ceux
qui vous ont frappée, j'en conviens; il n'a pas seulement
attaqué l'épiderme, il a percé votre coeur, déchiré
vos entrailles. Mais, de même que des soldats
novices jettent les hauts cris à la moindre blessure, et
redoutent moins le fer de l'ennemi que la main du médecin,
tandis que des vétérans, grièvement blessés, supportent
l'amputation sans gémir, sans se plaindre, comme
s'il s'agissait du corps d'un autre ; de même vous devez
aujourd'hui vous prêter avec courage au traitement. Loin
de vous les lamentations, les cris aigus et les manifestations
bruyantes de douleur que fait d'ordinaire éclater
une femme. Pour vous tant de malheurs seraient en
pure perte, si vous n'aviez pas encore appris à être malheureuse.
Eh bien ! trouvez - vous que j'en use avec mollesse
? Je n'ai rien retranché à vos infortunes ; je
les ai toutes accumulées sous vos yeux ! En cela, j'ai
montré de l'intrépidité; car je prétends vaincre et non
abuser votre douleur.
IV. Oui, j'en triompherai, je l'espère, d'abord en vous
montrant que je ne souffre rien qui puisse me faire regarder
comme malheureux bien loin de rendre tels ceux
qui me sont unis par les liens du sang ; puis, en tournant
mes regards sur vous-même, et en vous prouvant que votre sort n'est pas non plus si déplorable, vu qu'il
dépend entièrement du mien. Je commencerai par le
point le plus intéressant pour votre coeur : je n'éprouve
aucun mal. Si je ne puis vous en convaincre, je démontrerai
jusqu'à l'évidence que les peines dont vous me
croyez accablé, ne sont pas insupportables. Peut-être refuserez-vous de me croire; mais je m'applaudirai davantage
de trouver la félicité dans ce qui fait d'ordinaire
le malheur des hommes. Ne vous en rapportez point
aux autres sur mon compte ; ne vous laissez pas troubler
par des opinions incertaines ; c'est moi qui vous déclare
que je ne suis point malheureux ; j'ajouterai, pour
vous tranquilliser encore plus, qu'il m'est impossible de
le devenir.
V. La destinée de l'homme est heureuse, s'il ne sort
point de son état. Pour nous faire goûter le bonheur, la
nature n'exige pas de grands apprêts ; notre félicité est
entre nos mains. Les objets du dehors n'ont qu'une faible
puissance; ils n'influent sensiblement sur nous ni en
bien ni en mal. La prospérité n'enfle point le coeur du
sage, l'adversité ne saurait l'abattre. Sans cesse, il a travaillé
à placer dans sa vertu toutes ses ressources, à
chercher en lui-même tout son bonheur. Mais quoi! aurais-je la prétention de me donner pour sage? Non. Si elle
m'était permise, je soutiendrais non seulement que je
ne suis point malheureux, mais je me proclamerais le
plus fortuné des mortels, et pour ainsi dire le rival de
Dieu même. Il me suffit, pour adoucir toutes les amertumes
de la vie, de m'être confié aux sages. Trop faible
encore pour ma propre défense, je me suis réfugié dans
un camp de généreux soldats,
qui savent combattre pour
leurs personnes et pour leurs biens. Ce sont eux qui m'ont ordonné de veiller toujours comme en sentinelle,
et de prévoir tous les assauts, tous les coups du destin,
longtemps avant l'attaque. Il n'accable que par surprise;
la vigilance lui résiste sans peine. De même l'ennemi ne
nous renverse que par une attaque imprévue. Une longue
préparation à la guerre, des mesures sagement prises, arrêtent
aisément le premier choc, qui d'ordinaire est le
plus furieux. Jamais je ne me suis fié à la fortune, lors
même qu'elle paraissait me laisser en paix. Tous les avantages
dont me comblait sa libéralité, richesses, dignités,
gloire, je les ai tous mis dans un lieu où elle pût les
reprendre sans m'ébranler : il y eut toujours entre eux et
moi un grand intervalle. Aussi le destin me les a-t-il
ravis sans me les arracher. Les revers ne brisent qu'une
âme déçue par les succès. L'homme qui, enchanté des
faveurs de la fortune, les a regardées comme personnelles
et durables, comme un titre à la considération publique,
tombe dans l'abattement et le chagrin,
lorsque
son esprit vain et frivole, insensible à tout plaisir solide,
se voit privé de tous ces hochets éphémères et mensongers.
Celui que n'a point enivré la coupe du bonheur,
n'est consterné d'aucun retour soudain; sa constance,
déjà éprouvée, se montre invincible dans l'une
et l'autre fortune ; au sein même de la prospérité, elle
s'est essayée contre les revers.
Pour moi, je n'ai jamais fait consister le vrai bien
dans les objets auxquels tous les mortels aspirent; au
contraire, je n'y ai trouvé que du vide, que des dehors spécieux, qu'un vernis séduisant; aucun fond qui répondît
aux apparences. Dans ce qu'on appelle mal, je
ne vois rien d'aussi terrible, ni d'aussi affreux que l'opinion
du vulgaire me le faisait appréhender. Le mot lui-même,
d'après l'idée générale et le préjugé, blesse les
oreilles : c'est un son lugubre qu'on n'entend point prononcer
sans horreur. Ainsi l'a voulu le peuple; mais les
décisions du peuple sont, en grande partie, abrogées
par les sages.
VI. Mettant donc de côté les jugemens de la multitude,
qui, sans rien examiner, se laisse éblouir par l'apparence,
voyons ce que c'est que l'exil : ce n'est réellement qu'un
changement de lieu. Or, pour ne point paraître en restreindre
les effets, et lui ôter ce qu'il a de plus horrible,
j'ajoute que ce déplacement est suivi d'inconvéniens, tels
que la pauvreté, l'opprobre, le mépris. Je combattrai
plus tard tous ces désavantages : bornons-nous à considérer,
pour l'instant, ce que le déplacementa de fâcheux en
soi. «Être privé de sa patrie est, dit-on, un supplice insupportable.
» Eh bien! regardez cette foule à laquelle suffisent
à peine les habitations d'une ville immense : la plus
grande partie de cette multitude est privée de sa patrie.
Des villes municipales, des colonies, de tous les points de
l'univers on afflue vers cette cité. Les uns y sont conduits
par l'ambition, les autres par l'obligation attachée à des
fonctions publiques,ou par des ambassades,ou par la passion
du luxe, qui recherche les villes opulentes, toujours
favorables à la corruption; ceux-ci sont attirés par l'amour
des beaux-arts ou des spectacles ; ceux-là par l'amitié ou
par le désir de déployer leur talent sur un plus vaste
théâtre; quelques-uns viennent y trafiquer de leur beauté,
quelques autres vendre leur éloquence. Enfin, des individus de toute espèce accourent dans cette capitale, qui
met à un haut prix les vices et les vertus. Appelez par son
nom chacun de ses habitans ; demandez-lui d'où il est ;
vous verrez que la plupart ont quitté leur pays natal pour
s'établir dans une cité, sans doute la plus grande, la plus
belle du inonde, mais dans une cité qui n'est pas leur
berceau. De Rome, pour ainsi dire la patrie du genre
humain, transportez-vous clans les autres villes ; il n'en
est pas une dont les habitans ne soient la plupart étrangers.
Abandonnez maintenant ces lieux,
dont le site enchanteur
et commode est le rendez-vous des nations ;
parcourez les déserts, les îles sauvages, Sciathos, Sériphe,
Gyare et la Corse; vous ne trouverez aucune terre
d'exil, où quelqu'un ne demeure pour son plaisir. Quoi
de plus aride,
de plus isolé que le rocher que j'habite?
quel pays plus pauvre en ressources? quels habitans
plus barbares? quel aspect plus affreux? quel climat
plus dur? et cependant on y voit plus d'étrangers que
d'indigènes.
Le changement de lieu offre en soi si peu de désagrémens,
que l'on s'est expatrié même pour venir dans
cette île. Je connais des philosophes qui prétendent que
l'homme a un penchant irrésistible à se déplacer et à
changer de demeure. Son âme remuante et mobile ne se
fixe jamais; elle se répand partout; elle disperse ses idées
dans tous les lieux connus et inconnus, toujours errante,
toujours ennemie du repos, toujours amoureuse de la nouveauté.
Vous n'en serez point surprise, si vous considérez son principe et son origine. Elle n'est pas une partie de
cette masse terrestre et pesante qu'on appelle le corps;
elle est une émanation de la substance céleste ; or, les
choses célestes sont, par leur nature, dans un mouvement
perpétuel; sans cesse elles sont emportées par une
course rapide. Contemplez ces globes lumineux qui éclairent
l'univers ; aucun d'eux ne demeure en repos ; ils
roulent sans cesse et sont transportés d'un lieu dans un
autre ; quoiqu'ils se meuvent avec l'univers,
ils rétrogradent
partout dans un sens contraire à celui du monde ;
ils parcourent successivement tous les signes ; leur mouvement
est continuel comme leur déplacement. Ainsi les
corps célestes, suivant l'ordre et les lois de la nature,
sont soumis à une révolution et à une translation perpétuelles
: après avoir parcouru leurs orbites pendant un
certain nombre d'années,
ils reprendront leur route primitive.
Croyez donc maintenant que l'âme humaine, formée
des mêmes élémens que les corps célestes, souffre à
regret le déplacement et les émigrations, tandis qu'un
changement rapide et perpétuel fait le plaisir ou la conservation
de Dieu même.
Mais descendez du ciel sur la terre, vous y verrez des
nations, des peuples entiers changer de demeure. Que
signifient ces villes grecques au milieu des pays barbares?
Pourquoi la langue des Macédoniens se trouve-t-elle
entre l'Inde et la Perse? La Scythie et cette suite de
nations farouches et indomptées ne nous montrent-elles
pas des villes grecques bâties sur les rivages du Pont ?
Ni la rigueur d'un éternel hiver, ni les moeurs des habitans,
aussi âpres que leur climat, n'ont empêché des
colonies de s'y fixer. L'Asie est peuplée d'Athéniens; la féconde Milet a fourni à la population de soixante quinze
villes en des climats divers. Toute la côte de l'Italie,
baignée par la mer inférieure, s'appelait la Grande-Grèce. L'Asie revendique les Toscans; les Tyriens habitent
l'Afrique,
les Carthaginois l'Espagne ; les Grecs se
sont introduits dans la Gaule, et les Gaulois dans la
Grèce. Les Pyrénées n'ont pu mettre obstacle au passage
des Germains. L'inconstance humaine s'est ouvert des
routes inconnues et impraticables. Les femmes, les enfans,
les vieillards appesantis par l'âge, se faisaient traîner
dans ces émigrations. Les uns, après avoir longtemps
erré, ne choisirent pas le lieu de leur demeure,
mais s'arrêtèrent par lassitude sur le rivage le plus voisin
; d'autres acquirent par les armes des droits sur une
terre étrangère; quelques nations, en naviguant vers des
plages inconnues, furent englouties dans les flots; d'autres
se fixèrent dans l'endroit où le défaut de provisions
les força de rester. Toutes n'avaient pas les mêmes motifs
pour quitter leur patrie et pour en chercher une autre.
On a vu des peuples, après la destruction de leurs
villes, échappés au fer de l'ennemi et chassés de leur
territoire, se réfugier dans une contrée étrangère; on en
a vu s'éloigner d'une patrie déchirée par les séditions;
émigrer pour décharger leur pays d'une population exubérante;
fuir une terre ravagée par la peste, par de
fréquens affaissemens, ou par quelqu'autre vice insupportable
d'un sol désastreux ; céder aux attraits d'une
côte fertile et trop fameuse ; enfin tous se sont expatriés
pour différeus motifs. Il est donc bien évident
qu'aucun être n'est resté dans le lieu où il avait vu la
lumière. Sans cesse le genre humain se disperse; chaque
jour voit des changemens sur ce globe immense. On jette les fondations de nouvelles villes; on voit éclore
de nouvelles nations à la place des anciennes, qui ont
été détruites ou incorporées avec le peuple vainqueur.
Toutes ces émigrations de peuples sont-elles donc autre
chose que des exils publics?
VII. Mais pourquoi de si longs détours? pourquoi
vous citer Anténor, qui fonda Padoue ; Evandre, qui
établit, sur la rive du Tibre, le royaume des Arcadiens ;
et Diomède, et les autres princes, ou vainqueurs ou
vaincus, que la guerre de Troie dispersa dans des contrées
étrangères ? L'empire romain ne doit-il pas sa naissance
à un exilé, à un fugitif qui, après la ruine de sa
patrie, traînant avec lui quelques faibles débris, et forcé,
par la nécessité et la crainte du vainqueur, de chercher
un établissement lointain,
aborda en Italie? Que de colonies
ce même peuple n'a-t-il pas ensuite envoyées dans
toutes les provinces? Rome est partout où elle a vaincu.
Ses enfans s'enrôlaient volontiers pour ces émigrations;
et, quittant ses foyers, le vieillard, devenu colon, les
suivait au delà des mers.
VIII. Mon sujet n'exige pas un plus grand nombre
d'exemples : il en est un pourtant que j'ajouterai parce que
je l'ai précisément sous mes yeux. L'endroit même où je
suis a souvent changé d'habitans. Sans remonter aux évènemens
que le temps couvre de ses voiles, les Grecs fixés
aujourd'hui à Marseille, après avoir quitté la Phocide,
commencèrent par s'établir clans cette île. On ignore s'ils
eu furent chassés par l'insalubrité de l'air, par le formidable
aspect de l'Italie, ou par l'incommodité d'une mer privée de port. Il est évident que la férocité de ses habitans
n'en fut point le vrai motif, puisqu'ils ont pu vivre
au milieu des peuples les plus sauvages et les plus barbares
de la Gaule. Les Liguriens leur succédèrent, et
firent place aux Espagnols, comme l'atteste la ressemblance
des usages. En effet, les Corses ont la coiffure et
la chaussure des Cantabres ; ils ont même quelques mots
de leur langue; car leur idiome primitif est entièrement
altéré par leur commerce avec les Grecs et les Liguriens.
Ensuite deux colonies de citoyens romains y furent
amenées,
l'une par Marius, l'autre par Sylla : tant
cette roche épineuse et aride a vu renouveler souvent
sa population! Enfin vous aurez de la peine à trouver
une terre habitée aujourd'hui par les indigènes ;
toutes les nations sont mélangées et, pour ainsi dire,
entées les unes sur les autres ; elles se sont mutuellement
succédé. Celle-ci a convoité ce que celle-là dédaignait;
une autre, après avoir expulsé les habitans d'un
pays, en a été chassé à son tour. Tel est l'arrêt du destin
: il n'est rien dont la fortune soit irrévocablement
fixée. Abstraction faite de tous les inconvéniens attachés
à l'exil, Varron,
le plus docte des Romains, remarque,
comme une consolation suffisante contre le changement
de lieu, que, partout où l'on va, on jouit toujours de la
même nature. M. Brutus regarde comme un dédommagement
suffisant, la faculté qu'ont les bannis d'emporter
leurs vertus avec eux. Si chacune de ces consolations,
prise à part, ne suffit pas à un exilé, on conviendra
de leur efficacité quand elles sont réunies. A quoi se
réduit en effet notre perte? Nous ne pouvons faire un
pas sans être suivis des deux choses les plus belles, de
la nature, commun domaine des humains, et de notre vertu personnelle. Croyez-moi, le créateur de ce vaste
univers, quel qu'il ait été, soit un dieu, maître de
toutes choses, soit une intelligence incorporelle, capable
d'opérer les plus éclatantes merveilles, soit un souffle
divin,
répandu avec une égale énergie dans les plus
petits corps comme dans les plus grands, soit un destin
d'un enchaînement immuable de causes liées entre
elles; cet agent souverain n'a voulu nous laisser dépendre
des autres que pour les choses les plus abjectes, que l'homme a de plus excellent est au dessus de
la puissance humaine ; il ne peut être ni donné ni
avi : je parle de ce monde, le plus grand,
le plus
magnifique ouvrage de la nature, de cette âme, faite
pour contempler, pour admirer l'univers, dont elle
est la plus noble partie ; qui nous appartient en propre
et pour toujours ; qui doit subsister avec nous aussi longemps
que nous subsisterons nous-mêmes. Marchons
donc gaîment, d'un pas ferme et la tête levée, partout
où il plaira à la fortune de nous envoyer.
IX. Parcourons tous les pays ; en est-il un seul dans
l'univers entier qui soit étranger à l'homme? Sur tous les
points de la terre c'est de la même distance que nos regards
se dirigent vers les cieux ; partout le séjour des
humains est séparé par le même intervalle de la demeure
des immortels. Pourvu donc que mes yeux ne
soient pas privés de ce spectacle dont ils ne peuvent
rassasier ; pourvu que je puisse contempler la lune
et le soleil,
observer les autres astres, suivre leur
lever, leur coucher,
leurs distances,
rechercher les
ruses de leur accélération et de leur ralentissement, admirer pendant la nuit ces milliers d'étoiles brillantes, les unes sont fixes,
tandis que les autres s'écartent à une distance peu considérable, et roulent dans la même
orbite ; d'autres s'élancent tout à coup,
d'autres paraissent
tomber en éblouissant les yeux par une longue traînée
de flammes, ou s'envolent rapidement avec un long
sillon de lumière ; pourvu que je vive au milieu de ces
grands objets, que j'habite avec les dieux, autant qu'il
est permis à un faible mortel, et que mon âme, aspirant
à contempler sa véritable patrie, se tienne toujours
dans cette sphère élevée, que m'importe la fange que
je foule à mes pieds? Mais la terre où je suis ne produit
pas des arbres utiles ou de pur agrément ; elle n'est point
arrosée par des fleuves profonds et navigables ; elle ne
porte rien qui puisse attirer les peuples étrangers, et suffit
à peine à la nourriture de ses habitans ; on n'y taille
point de pierres précieuses ; on n'en tire point de filons
d'or ou d'argent. Il n'y a qu'une âme rétrécie pour qui les
objets terrestres aient des charmes. Tournons-nous vers
ceux qui se montrent également partout, et partout resplendissent
du même éclat ; et songeons que ce sont les
choses d'ici-bas, avec les erreurs et les préjugés qu'elles
enfantent, qui nuisent au vrai bonheur. En étendant ces
portiques, en élevant ces tours, en prolongeant sans mesure
cette suite de constructions, en augmentant la profondeur de
ces grottes d'été, en surchargeant d'une masse
de pierres les plafonds de ces salles de festins, vous ne
faites que vous interdire de plus en plus la vue du ciel. Le
sort vous a jeté dans un pays où la demeure la plus spacieuse
est une cabane. Que je plains la petitesse de votre
esprit et la bassesse de vos consolations,
si vous ne souffrez
cet inconvénient avec courage, qu'en songeant à la
cabane de Romulus ! Ah ! dites plutôt : « Cet humble toit
est l'asile des vertus ; il effacera en beauté tous les temples, dès qu'on y verra briller la justice, la modération, la sagesse, la piété, la connaissance parfaite de tous
ses devoirs, la science des choses divines et humaines.
Un lieu est-il jamais étroit, quand il contient cette foule
de grandes vertus? Un exil est-il jamais affreux, quand
on peut s'y rendre avec un tel cortège?»
Brutus, dans son traité de la Vertu, assure qu'il vit
Marcellus, exilé à Mitylène, aussi heureux que le comporte
la nature de l'homme, et plus passionné que jamais
pour les beaux-arts. Aussi ajoute-t-il qu'en le quittant,
il crut lui-même partir pour l'exil, et non y laisser
ce grand homme. O Marcellus ! tu fus plus heureux de
mériter, dans ton exil, les éloges de Brutus, que ceux
de la république, dans ton consulat! Quel illustre banni
que celui dont on ne peut se séparer, sans se croire exilé
soi-même, et qui inspire de l'admiration à un personnage
admiré même de Caton
, son beau-père ! Brutus assure
encore que César ne voulut point s'arrêter à Mitylène,
parce qu'il ne pouvait soutenir la vue d'un grand homme
humilié par la fortune. Les sénateurs, par leurs prières
unanimes, obtinrent son retour. Avoir leur inquiétude et
leur tristesse, on eût dit qu'ils avaient tous en ce jour les
sentimens de Brutus, et qu'ils demandaient, non pour
Marcellus,
mais pour eux-mêmes, de n'être pas exilés en
vivant loin de lui. Toutefois, le plus beau jour pour
Marcellus fut celui où Brutus ne put le quitter, et
César n'osa le voir. Ces deux témoignages étaient également
glorieux : Brutus s'affligea, César rougit de revenir
sans Marcellus. Doutez-vous que ce grand homme
ne se soit excité à la patience par de tels discours? «Être éloigné de sa patrie n'est pas un malheur pour Marcellus.
La philosophie, dont les principes vivent au fond de
son âme, lui ont appris que tous les lieux de la terre
sont la patrie du sage. Mais, que dis-je? celui qui m'a
banni, n'a-t-il pas été lui-même, pendant dix ans, privé
de sa patrie? Ce fut sans doute pour étendre les limites
de l'empire; mais en fut-il moins expatrié? Le voilà loin
de Rome entraîné par l'Afrique qui nous menace avec
orgueil d'une guerre nouvelle; entraîné par l'Espagne
qui ranime un parti vaincu et terrassé; entraîné par
l'Egypte infidèle, par le monde entier attentif à profiter
de cet ébranlement de notre empire. A quel mal remédierat-il d'abord? A quel parti s'opposera-t-il ? Sa victoire
va l'emporter par toute la terre. Qu'il reçoive les
respects et les hommages des nations; pour toi, vis content
de l'admiration de Brutus. »
Marcellus sut donc supporter l'exil ; le changement
de lieu ne changea rien à son caractère en dépit de la
pauvreté. L'indigence n'est point un mal, quand on sait se
préserver des extravagances du luxe et de la cupidité, ces
deux fléaux destructeurs. Qu'il faut peu de chose pour
l'entretien de l'homme ! Peut-on sentir le besoin quand
ou a la moindre énergie? Pour moi, je ne m'aperçois de
la perte de mes richesses que par l'absence des embarras.
Les appétits du corps sont bornés; le corps veut seulement
être garanti du froid,
de la soif et de la faim ; tout
désir ultérieur est un vice, et non un besoin. Il n'est pas
nécessaire de fouiller les plus profonds abîmes, de charger son ventre d'un immense carnage d'animaux, d'arracher
les coquillages des bords inconnus de la mer la plus lointaine.
Que les dieux et les déesses confondent ces insensés,
dont le luxe a franchi les limites de ce vaste empire,
objet de la jalousie universelle. C'est de par delà le Phase
qu'ils font venir les mets de leurs fastueuses orgies ; ils
ne rougissent pas d'aller chercher des oiseaux jusque
chez les Parthes, dont nous ne sommes pas encore vengés.
L'univers est mis à contribution par leur appétit
blasé. Des extrémités de l'Océan on apporte des mets
qui séjourneront à peine dans leur estomac affadi. Ils
vomissent pour manger, ils mangent pour vomir; et ces
alimens, qu'ils ont cherchés par toute la terre, ils dédaignent
de les digérer.
Quel mal fait la pauvreté à qui méprise ces excès ?
elle est même utile à qui les désire; elle le guérit malgré
lui; et, dût-il rejeter les remèdes qu'il est forcé de prendre,
l'impuissance, du moins, pendant ce temps, équivaut
à la bonne volonté. C. César, que la nalure semble
n'avoir fait naître que pour montrer jusqu'où peuvent
aller les vices les plus monstrueux avec une immense
fortune, dévora dans un souper dix millions de sesterces
; et, quoique soutenu par une cour fertile en expédiens,
à peine trouva-l-il le moyen de dépenser en un
repas le revenu de trois provinces. Malheureux ceux dont
le goût ne peut être réveillé que par des mets dispendieux!
Le prix de tels alimens ne provient ni de quelque
saveur exquise, ni de la délicatesse du palais, mais de
leur rareté et de la difficulté de se les procurer. Si
l'homme voulait reprendre sa raison, quel besoin aurait-il de tant d'artifices pour flatter sa gourmandise? Pourquoi
ces marchés? pourquoi ces chasses et ces pêches,
qui dévastent les forêts et dépeuplent l'Océan? Ne
trouve-t-on pas partout des alimens? la nature les a répandus
en tous lieux. Mais on passe à côté sans les voir;
on parcourt les contrées, on traverse les mers; et, au
lieu d'apaiser sa faim à peu de frais, on aime mieux
l'irriter à force de dépenses.
X. A quoi bon lancer des navires en mer? dirai-je à ces
insensés. Pourquoi armer vos bras contre les bêtes sauvages,
contre les hommes même? pourquoi courir tumultueusement
de tous côtés? pourquoi entasser richesses
sur richesses? Ne songerez-vous jamais à la petitesse de
vos corps? N'est-ce pas le comble de l'égarement et de
la folie, d'avoir des désirs immenses, avec des moyens
si bornés? Augmentez vos revenus, reculez vos limites,
jamais vous ne donnerez à vos corps plus d'étendue.
Je veux que le commerce ait comblé vos désirs, que
la guerre vous ait enrichis, que l'univers ait amoncelé
sous vos yeux des provisions immenses; vous n'aurez pas
de quoi loger tout cet appareil. Pourquoi donc rechercher
tant de choses? Nos ancêtres, dont les vertus nous
soutiennent encore aujourd'hui malgré nos vices, étaient
sans doute bien malheureux de préparer leurs mets eux-mêmes,
de coucher sur la dure, de n'avoir ni plafonds
brillans d'or, ni temples étincelans du feu des pierreries.
Mais la foi était respectée, quand on jurait par des dieux
d'argile; mais ceux qui les prenaient à témoin, revenaient
chez l'ennemi pour y trouver la mort, plutôt que
de manquer à leur serment. Le dictateur qui écoutait
les députés des Samnites, en retournant lui-même sur son foyer un grossier aliment, de cette même main qui
plus d'une fois avait terrassé l'ennemi, et posé le laurier
triomphal dans le sein du grand Jupiter, vivait sans
doute moins heureux que, de notre temps, un Apicius
qui, dans une ville d'où les philosophes avaient reçu
l'ordre de sortir, comme corrupteurs de la jeunesse,
donna des leçons de gloutonnerie, infecta son siècle de
sa doctrine, et fit une fin qui mérite d'être rapportée.
Il avait prodigué pour sa cuisine un million de sesterces,
absorbé en débauches une foule de présens dus à la
munificence des princes, et englouti l'énorme subvention
du Capitole : criblé de dettes, il fut forcé de vérifier ses
comptes pour la première fois; il calcula qu'il ne lui
resterait plus que dix millions de sesterces; et, ne voyant
pas de différence entre mourir de faim et vivre avec une
pareille somme, il s'empoisonna. S'imaginer être pauvre
avec dix millions de sesterces, quel luxe épouvantable!
Eh bien ! croyez après cela que le bonheur se mesure
sur la richesse, et non sur l'état de l'âme !
XL II s'est donc rencontré un homme qui a eu peur
de dix millions de sesterces, un homme qui a fui, par le
poison, ce que les autres convoitent avec tant d'ardeur.
Certes, ce breuvage mortel fut le plus salutaire qu'eût jamais
pris un être aussi dégradé. Il mangeait déjà et buvait
du poison, lorsque non-seulement il se plaisait à ces énormes
festins, mais encore s'en glorifiait ; lorsqu'il faisait parade
de ses désordres ; lorsqu'il fixait les regards de toute la
ville sur ses débauches; lorsqu'il excitait à l'imiter une
jeunesse naturellement portée au vice, même sans y être
entraînée par de mauvais exemples. Tel est le sort des humains, quand ils ne règlent pas l'usage de leurs richesses
sur la raison qui a ses bornes fixes, mais sur un appétit
pervers dont les caprices sont immodérés et insatiables.
Bien ne suffit à la cupidité, peu de chose suffit à la
nature. La pauvreté dans l'exil n'est donc pas un mal :
en effet, où est le lieu si stérile qui ne fournisse abondamment
à la subsistance d'un banni ? « Mais, dira-t-on,
un exilé abesoin d'un vêtement et d'un domicile. » S'il ne
lui faut absolument que ce qu'exige la nature, je réponds
de sa demeure et de son vêtement ; il en coûte aussi peu
pour couvrir l'homme que pour le nourrir; en l'assujétissant
au besoin,
la nature lui a donné les moyens d'y
satisfaire sans peine. S'il désire une étoffe saturée de
pourpre, chamarrée d'or, nuancée de couleurs,
enrichie
de broderies, ce n'est plus la fortune, c'est lui-même
qu'il doit accuser de son indigence. Que gagnerez-vous
à lui rendre ce qu'il a perdu? Rentré dans ses foyers,
il trouvera dans ses désirs plus de sujets de privations
qu'il n'en a essuyé pendant son exil. S'il convoite un
buffet étincelant de vases d'or; une argenterie marquée
au coin des plus célèbres artistes de l'antiquité; cet airain,
dont la manie de quelques riches a fait tout le prix;
un peuple d'esclaves, capable de diminuer l'espace du
plus vaste palais; des bêtes de somme chargées d'un embonpoint
factice et des pierres de toutes les contrées du
monde; vous aurez beau entasser tous ces objets de luxe,
jamais ils ne rassasieront son âme insatiable. C'est ainsi
qu'aucune boisson ne peut désaltérer celui dont la soif
ne vient pas du besoin, mais de l'ardeur qui dévore ses
entrailles : car ce n'est plus une soif, c'est une vraie
maladie.
Cet excès n'est pas particulier à la gourmandise et à la cupidité. Telle est encore la nature des désirs qu'engendre
le vice et non l'indigence, tous les alimens que
vous leur prodiguez, loin de les satisfaire, ne font qu'accroître
leur intensité. Ainsi, tant qu'on respecte les
bornes de la nature, on ignore le besoin ; dès qu'on en
sort, on rencontre la pauvreté, même au sein de l'opulence.
Oui, tout, jusqu'à l'exil, nous fournit le nécessaire;
et des royaumes entiers ne pourraient suffire au
superflu. C'est l'âme qui fait la richesse ; elle suit l'homme
en exil; et, dans les plus affreux déserts, tant qu'elle
trouve de quoi soutenir le corps, elle jouit de ses propres
biens, et nage dans l'abondance. La richesse est aussi
indifférente pour l'âme, que le sont pour les dieux tous
les objets admirés des hommes îgnorans et esclaves de
leur corps. Ces pierres, cet or, cet argent, ces grandes
tables circulaires d'un poli si parfait sont un poids matériel
et terrestre, auquel ne peut s'attacher une âme
incorruptible, toujours occupée de son origine, légère,
exempte de tout soin, et prête à s'envoler au ciel dès
qu'elle verra tomber ses chaînes. En attendant, malgré
le poids des membres et l'épaisseur de la matière qui
l'enveloppe, elle parcourt, sur les ailes rapides de la
pensée, le séjour des immortels. Ainsi, dans sa liberté,
participant à la nature des dieux, embrassant le temps
et le monde, elle ne peut être bannie. La pensée s'élance
dans toute l'étendue des cieux, dans les temps passés,
dans les temps à venir. Ce faible corps, prison et lien de
l'âme, est agité dans tous les sens ; c'est sur lui que
s'exercent et les supplices, et les brigandages, et les maladies
; mais l'âme est sacrée, l'âme est éternelle, et nul
bras ne saurait l'atteindre. XII. N'allez pas croire que, pour diminuer les inconvéniens
de la pauvreté, qui ne semble pénible qu'autant
qu'on la croit telle, je recourre seulement aux préceptes
des sages. Considérez d'abord les pauvres, qui
forment la portion la plus nombreuse du genre humain :
ont-ils plus de tristesse et d'inquiétude que les riches?
Non, certes : peut-être même sont-ils d'autant plus gais,
que leur âme a moins d'occupations qui la partagent. Passons
des pauvres aux riches : combien de fois dans la vie
ne ressemblent-ils pas aux pauvres? En voyage, leur
bagage se réduit à peu de chose ; et, si la célérité est nécessaire,
ils renvoient même leur cortège. A la guerre,
quelle partie conservent-ils de leurs effets? La discipline
des camps interdit toute pompe. Non seulement la nature
des circonstances, ou la stérilité des lieux, les met
au niveau des pauvres, mais encore ils choisissent des
jours où, ennuyés de leurs richesses, ils prennent leur
repas sur le gazon, sans vaisselle d'or ni d'argent, dans
des vases d'argile. Les insensés ! ce qui fait quelquefois
l'objet de leurs désirs, ils le craignent toujours. O profond
aveuglement d'esprit! ô cruelle ignorance de la vérité!
ils fuient ce qu'ils imitent, afin de se procurer du
plaisir. Pour moi, quand j'envisage les exemples de
l'antiquité, je rougis de chercher des consolations contre
l'indigence. Les progrès du luxe sont si effrayans de nos
jours, que le bagage d'un banni excède le patrimoine
d'un grand d'autrefois. Ou sait qu'Homère n'avait qu'un
esclave, et Platon que trois. Zenon, le fondateur de la
secte mâle et rigide des stoïciens, n'en avait point. Quelqu'un osera-t-il prétendre qu'ils étaient à plaindre, sans
se faire regarder lui-même comrne.le dernier des malheureux?
Menenius, ce médiateur de la paix entre le sénat
et le peuple, fut enterré au moyen d'une contribution
publique. Pendant que Regulus battait les Carthaginois
en Afrique, il écrivit au sénat que son agent s'était enfui, et que son champ restait sans culture. Le sénat ordonna
que le bien de Regulus fût, en son absence, cultivé
aux dépens de l'état. Certes, la perte d'un esclave
ne payait pas trop cher l'honneur d'avoir le peuple romain
pour fermier. Les filles de Scipion furent dotées
aux dépens du trésor public, parce que leur père ne leur
avait rien laissé. N'était-il pas bien juste que le peuple
romain, qui tirait tous les ans un impôt de Carthage,
fût une fois tributaire de Scipion ? Heureux les époux
de ces filles auxquelles le peuple romain tenait lieu de
beau-père ! Estimez-vous plus fortunés ces hommes qui
donnent à leurs comédiennes un million de sesterces en
les épousant, que Scipion, dont les filles recevaient
une modique dot du sénat, leur tuteur? Ose-t-on dédaigner
la pauvreté devant les portraits de ces illustres personnages?
Un exilé peut-il s'indigner d'être privé de
quelque chose, quand Scipion manque de dot pour ses
filles, Regulus d'un homme à gages, Menenius d'argent
pour ses funérailles? Les secours accordés à ces grands
hommes ne furent-ils pas d'autant plus honorables, que
leur indigence était, réelle? Voilà des défenseurs qui
préservent la pauvreté d'outrage; que dis-je? des patrons
qui lui méritent même la faveur. XIII. «Mais, dira-t-on, pourquoi séparer avec adresse
des maux qui, pris à part, sont tolérables, et qui, réunis,
ne le sont plus? Le déplacement est supportable, si
l'on se borne à changer de pays; la pauvreté est supportable,
si elle n'est pas jointe à l'infamie, capable seule
d'abattrel'énergie de l'âme. » Voici ce que j'ai à répondre
à celui qui cherche ainsi à m'épouvanter de la multitude
des maux : Ayez assez de force pour résister à chacun
des coups de la fortune; vous n'en manquerez pas contre
tous ensemble. Quand une fois la vertu a corroboré
notre âme, elle la rend invulnérable, de tous les côtés.
Que la cupidité, le plus violente peste du genre humain,
ne vous retienne plus, l'ambition ne vous arrêtera pas.
Regardez votre dernier jour, non comme un châtiment,
mais comme une loi de la nature; et nulle terreur
n'osera s'introduire dans un coeur dont vous aurez
banni la crainte de la mort. Songez que les désirs de
l'amour n'ont pas été donnés à l'homme pour la volupté,
mais pour la propagation de l'espèce; et toutes les
passions respecteront celui que n'aura pas atteint ce fléau
secret attaché à nos entrailles. La raison ne terrasse pas
chaque vice isolément, mais tous à la fois; sa victoire
est générale. Pensez-vous donc que le sage soit sensible
à l'infamie, lui qui renferme tout en lui-même, et qui
s'est séparé des opinions du vulgaire? Une mort ignominieuse,
dites-vous, est pire que l'ignominie. Cependant
voyez Socrate : cet air majestueux avec lequel on
l'avait vu jadis réprimer l'insolence des trente tyrans,
il le porte dans la prison, pour la dépouiller de l'infamie.
Eh quoi ! pouvait-on voir une prison,
là où était
Socrate ? Ne faut-il pas fermer les yeux à la lumière, pour
traiter d'ignominie le double refus qu'essuya Caton dans la demande de la prêtlire et du consulat? L'ignominie ne
fut uu honneur que pour ces deux charges. Le mépris
qu'ont pour nous les autres, découle du mépris de nou-mêmes.
Les âmes viles et abjectes sont seules vulnérables
à cette sorte d'outrage. Mais,
quand on s'élève au dessus
des plus cruels évènemens, quand on triomphe des maux
auxquels succombe le vulgaire, les infortunes elles-mêmes
deviennent une égide sacrée contre le mépris. Tel est
l'homme ; rien ne s'empare plus fortement de son admiration
qu'une âme héroïque au milieu des revers. Dans
Athènes, on conduisait Aristide au supplice. Tous ceux
qui le rencontraient baissaient les yeux, et plaignaient,
non le sort d'un homme juste, mais la justice elle-même.
Cependant il se trouva un misérable pour lui cracher au
visage; affront d'autant plus révoltant, qu'il ne pouvait
partir que d'une bouche impure. Aristide se contenta de
s'essuyer le front, et dit en souriant au magistrat qui l'accompagnait
: «Avertissez cet homme de bâiller désormais
avec plus de décence. » C'était outrager l'outrage même.
Il en est, je le sais, qui regardent le mépris comme le
malheur le plus insupportable, et qui lui préfèrent la
mort. Je leur répondrai que l'exil est souvent à couvert
de tous les mépris. Un grand homme qui tombe est encore
grand après sa chute : il n'est pas plus exposé à
vos mépris que les ruines des temples qu'on foule aux
pieds, et que la piété honore autant que s'ils étaient debout. XIV. Puisque, de mon côté, ma tendre mère, vous
n'avez rien qui vous fasse verser éternellement des
larmes, il faut que vos motifs d'affliction vous soient
personnels. Or ils peuvent se réduire à deux : ou vous
regrettez en moi un appui, ou vous ne pouvez supporter
mon absence. Le premier point ne demande qu'à être
effleuré : je connais voire coeur; vous n'aimez votre famille
que pour elle-même. Laissons les motifs d'intérêt
à ces mères qui, par de bizarres caprices, abusent de
la puissance de leurs enfans ; à ces mères qui, exclues par
leur sexe de la carrière des honneurs, font servir d'instrumens
à leur ambition leurs fils, dont elles dissipent
le patrimoine, dont elles cherchent à capter la succession,
et fatiguent l'éloquence en faveur de leurs propres
créatures. Pour vous, ma mère, toujours heureuse de
' la fortune de vos enfans, vous n'en avez jamais usé.
Sans cesse vous avez mis des bornes à leur libéralité,
sans en mettre à la vôtre. Encore sous la tutelle de vos
parens, vous avez pris plaisir à augmenter la richesse de
vos fils, en administrant leur patrimoine avec autant
d'activité que s'il eût été le vôtre, et en le ménageant
comme le bien d'autrui. Aussi avare de leur crédit que
de celui d'un étranger,
de toutes leurs dignités il ne vous
est revenu que de la dépense et du plaisir : jamais votre
tendresse ne vous a permis de songer à l'intérêt. Privée
de votre fils, vous ne pouvez donc regretter ce que vous
ne regardiez pas comme un bien personnel, quand il
était présent.
XV. Toutes mes consolations doivent donc se tourner
vers la véritable source de la douleur maternelle : «Je
suis privée des embrassemens de mon fils bien-aimé. Je
ne jouis plus de sa présence; je ne jouis plus de son entretien.Où est-il celui dont le regard rendait mon front
serein, celui dans le sein duquel je déposais toutes mes
peines? Où sont ces entretiens dont j'étais insatiable; ces
études auxquelles j'assistais avec un plaisir rare dans
une femme, avec une familiarité peu commune dans
une mère? Où sont ces entretiens rencontres? Où est-elle
cette gaîté d'enfant qui, même daus l'âge mûr,
éclatait à ma vue? » Vous vous représentez peut-être
encore les lieux témoins de nos joies et de nos
épanchemens ; et il vous est impossible de ne pas retrouver
les traces récentes de ma présence, souvenir si
capable de déchirer une âme sensible. En effet, pour
vous donner une nouvelle preuve de sa barbarie, la fortune
a profité de la sécurité, qui vous faisait écarter
toute appréhension funeste, pour vous rappeler à Rome,
trois jours avant le coup qui m'a frappé. La distance
des lieux qui nous séparaient, une absence de quelques
années, semblaient vous avoir préparée à cette infortune
; et vous êtes revenue, non pour jouir de votre fils,
mais pour ne pas perdre l'habitude de le regretter ! Si
vous vous étiez absentée longtemps auparavant, ma
perte vous eût été moins cruelle; l'intervalle eût adouci
le regret; si vous ne fussiez point partie, vous auriez eu
du moins pour consolation dernière le plaisir de voir
votre fils deux jours de plus. Mais les affreuses combinaisons
du destin vous ont empêchée de jouir de ma
prospérité, et de vous accoutumer à mon absence. Plus
ce malheur est horrible, plus vous devez vous armer de
courage, et combattre avec une nouvelle ardeur,comme
ayant affaire à un ennemi connu, et déjà terrassé plus
d'une fois. Ce n'est pas d'un corps sans blessure que votre sang coule aujourd'hui, c'est sur vos cicatrices
mêmes que le coup a porté.
XVI. Ne cherchez pas une excuse dans la faiblesse de
votre sexe; on lui accorde presque unanimement le droit
immodéré, mais non illimité, de s'abandonner aux larmes.
Aussi nos ancêtres, voulant composer par un décret solennel
avec la douleur obstinée des femmes, leur ont accordé
dix mois pour pleurer leurs époux; ce n'était pas
leur interdire le deuil, mais y mettre un terme. Se livrer
une faiblesse puérile; n'en ressentir aucune, serait une
dureté inhumaine. La meilleure manière de tempérer la
tendresse par la raison, c'est d'éprouver des regrets et de
les étouffer. Ne vous réglez pas sur quelques femmes,dont
la tristesse n'a fini qu'avec la vie. Vous en connaissez qui,
après la perte de leurs fils, n'ont plus quitté le deuil. La
fermeté, que vous avez déployée dès l'âge le plus tendre,
vous impose d'autres devoirs. Le sexe n'est point une
excuse pour celle qui n'a montré aucun des vices du sien.
L'impudeur, ce fléau dominant de notre siècle, n'a pu
vous ranger dans la classe la plus nombreusedes femmes.
En vain elle étalait à vos yeux les perles et les diamans ;
l'éclat de l'opulence ne vous a point paru le premier bien
de l'homme. Élevée avec soin dans une maison austère
et amie des moeurs antiques, vous sûtes échapper à la
contagion de l'exemple, si dangereuse pour la vertu même.
Jamais on ne vous vit rougir de votre fécondité, comme
si elle vous reprochait votre âge. Bien différente de ces
femmes qui n'aspirent à d'autre gloire qu'à celle de la
beauté, jamais vous n'avez caché votre grossesse,comme
un fardeau nuisible aux grâces, ni étouffé dans vos entrailles
l'espoir naissant de votre postérité; jamais votre visage ne s'est souillé de fard, ni de couleurs empruntées;
jamais vous n'avez aimé ces vêtemens, qui n'ont
d'autre destination que de laisser tout voir. Une beauté
supérieure à toutes les autres, et qui ne craint pas les
outrages du temps, fut toujours votre unique parure,
comme la chasteté, votre plus noble éclat.
Vous ne pouvez donc, pour autoriser votre douleur,
mettre en avant le titre de femme; vos vertus vous ont
séparée des femmes vulgaires. Vous ne devez pas plus
partager les pleurs que les vices de votre sexe. Les
femmes même ne vous permettront pas de vous dessécher
de douleur sous le coup qui vous a frappée; mais, après
quelques larmes données à la nature, elles vous obligeront
de reprendre courage; je ne parle que de celles
qu'une vertu éprouvée a rangées parmi les grands
hommes. De douze enfans qu'avait Cornélie, le destin
la réduisit à deux. Elle en avait perdu dix; quel nombre!
et dix Gracques; quelle perte! Ses amis en pleurs
maudissaient son destin : «Cessez, leur dit-elle, d'accuser
la fortune qui m'avait donné des Gracques pour fils. »
Une telle femme méritait de mettre au monde l'orateur
qui s'écria devant le peuple : «Quoi! tu oses insulter
celle qui m'a donné le jour?» Le mot de la mère me paraît
beaucoup plus énergique. Le fils mettait un haut
prix à la naissauce des Gracques, et la mère, même à
leur trépas. Rutilia suivit son fils Cotta en exil. Elle lui
était si tendrement attachée, qu'elle aima mieux supporter
l'exil que son absence, et ne revint dans sa patrie
qu'avec son fils. Après son retour, jusqu'au sein de la prospérité et des honneurs, elle le perdit avec le
même courage qu'elle l'avait suivi, et l'on ne vit plus
couler ses larmes depuis les funérailles de son fils. Elle
montra du courage dans son exil, et de la raison à sa
mort. Rien n'avait arrêté les mouvemens de sa tendresse,
rien ne put la faire persister clans une affliction inutile
et insensée. Voilà les femmes au rang desquelles je veux
qu'on vous place, vous qui avez toujours imité leurs
exemples ; comme elles, vous saurez modérer ou étouffer
le chagrin. Je sais que la chose ne dépend pas de nous;
que nulle affection n'obéit à l'homme, et encore moins
celle que produit la douleur; elle est opiniâtre et résiste
à tous les remèdes. On veut quelquefois la comprimer
et dévorer ses soupirs; on affecte un air serein; mais
notre sourire est trahi par nos larmes. D'autres fois on
essaie de se distraire par des jeux et des combats de gladiateurs;
mais, au milieu des spectacles mêmes, je ne
sais quel vague souvenir de notre perte vient encore se
glisser dans notre âme. Il est donc mieux de vaincre la
douleur que de la tromper; l'illusion des plaisirs et la
distraction des affaires ne l'empêchent pas de renaître;
au contraire, ces délais ne servent qu'à en augmenter
la force et la violence; mais le calme que la raison procure
est durable. Je ne vous indiquerai donc pas les
moyens auxquels je sais qu'on a souvent recours; je ne
vous exhorterai pas à vous distraire et à vous amuser
par des voyages agréables ou prolongés, à donner beaucoup
de temps à la révision de vos comptes et à l'administration
de vos biens, à vous jeter sans cesse dans de
nouvelles affaires. Ce ne sont là que des remèdes momentanés,
ou plutôt ce ne sont pas des soulagemens,
mais des embarras. J'aime mieux mettre un terme à l'affliction, que de lui donner le change. Voilà pourquoi je vous conduis dans l'unique asile ouvert à ceux qui fuient
les coups du destin, dans le sanctuaire de la philosophie.
C'est elle qui guérira votre blessure, qui vous arrachera
entièrement à vos regrets. Quand vous ne seriez nullement
habituée à cette étude, il faudrait y recourir aujourd'hui.
Mais, autant que vous l'a permis l'antique sévérité
de mon père, vous avez, sinon approfondi, du
moins effleuré toutes les sublimes connaissances. Plût au
ciel que, moins attaché aux usages de ses ancêtres, ce
père, le meilleur des époux, ne vous eût pas restreinte
à une légère teinture de la philosophie ; vous ne chercheriez
pas maintenant des armes contre la fortune ;
vous feriez usage des vôtres. L'exemple des femmes,
pour qui les lettres sont un moyen de corruption plutôt
que de sagesse, força mon père à modérer votre passion
pour l'étude; cependant, grâce à votre rare aptitude,
vous avez plus appris que les circonstances ne semblaient
le permettre. Votre esprit est imbu des principes
de toutes les sciences. Revenez maintenant vers elles;
elles feront votre sûreté, votre consolation, votre joie.
Si elles ont véritablement pénétré dans votre âme,
l'accès
en sera désormais interdit à la douleur, aux inquiétudes,
aux inutiles tourmens d'une vaine affliction; et
votre coeur, toujours fermé aux vices, le sera également
à tous les chagrins.
Voilà, sans contredit, le rempart le plus sûr, le seul
qui puisse vous soustraire aux rigueurs de la fortune. Mais comme il vous faut des appuis, avant de surgir au
port que vous promet l'étude, je veux, en attendant,
vous découvrir les motifs de consolation qui vous sont
propres. Jetez les yeux sur mes frères : pouvez-vous, tant
qu'ils vivront, accuser la fortune? Tous deux, par la diversité
de leurs vertus, charmeront vos ennuis. Gallion
est parvenu aux honneurs par ses talens ; Mêla les a
dédaignés par sagesse. Jouissez de la considération de
l'un, de la tranquillité de l'autre,
de l'amour de tous
les deux. Je connais à fond les sentimens de mes frères :
Gallion recherche les dignités pour vous en faire honneur;
Mêla embrasse une vie douce et paisible, pour se
vouer tout entier à vous. La fortune vous a heureusement
accordé des fils capables de vous aider et de charmer
votre vie; vous trouvez un appui dans le crédit du
premier, une jouissance dans les loisirs du second. Ils
rivaliseront de zèle auprès de vous, et la tendresse de
deux fils suppléera à la perte d'un seul. Oui, je puis
hardiment vous l'assurer ; il ne vous manquera que le
nombre. Considérez encore les petits-fils que vous tenez d'eux; le jeune Marcus, cet aimable enfant, dont la
présence dissipe les plus noirs chagrins : point de blessure
si vive et si récente que ne puissent guérir ses
douces caresses. Quelles larmes sa gaîté ne tarirait-elle
pas? quel front, si chargé de nuages, ne s'éclaircirait à
ses saillies ? quel caractère si grave ne partagerait, son aimable
enjouement ? quel esprit si rêveur n'interromprait
ses méditations pour écouler ce babil charmant qu'on
ne saurait se lasser d'entendre? O dieux, puisse-t-il
nous survivre ! Destin cruel, épuise sur moi seul tous
tes traits! Infortunes, qui planez sur la mère et sur
l'aïeule, tombez sur moi! Que tous mes autres parens soient heureux, chacun dans sa sphère ; je ne me plaindrai
ni de ma solitude, ni de mon sort. Puissé-je, seul,
être la victime expiatoire de toute ma famille, et l'affranchir
désormais de tout sujet de larmes!
Serrez bien dans vos bras cette Novatilla, qui va bientôt
vous donner des arrière-petits-fils ; Novatilla, que
j'avais adoptée,
qui tenait à mon sort par des liens si
étroits, qu'elle peut, après m'avoir perdu, paraître
orpheline, quoiqu'il lui reste un père. Aimez-la pour
vous, aimez-la pour moi. La fortune lui a ravi depuis
peu sa mère; votre tendresse peut l'empêcher, sinon
d'être affligée de cette perte, du moins de la sentir.
Veillez tantôt sur ses moeurs, tantôt sur sa beauté. Les
préceptes pénètrent plus avant, quand ils sont imprimés
dans l'âge tendre. Qu'elle s'accoutume à vos discours,
qu'elle se règle sur vos leçons. Vous lui donneriez
beaucoup, même en ne lui donnant que l'exemple.
Ce devoir, que vous avez toujours regardé comme sacré,
vous servira de consolation. Une âme, dont la douleur
est prescrite par la nature, ne peut en être détournée
que par la raison ou par quelque occupation honnête.
Parmi vos puissans motifs de consolation,>
je compterais
encore votre père, s'il n'était absent. Cependant jugez,
en consultant votre coeur, quel est son intérêt ; vous
sentirez qu'il est plus juste de vous conserver pour lui,
que de vous sacrifier pour moi. Toutes les fois qu'une
douleur excessive s'emparera de vous et maîtrisera votre
âme, songez à votre père. Sans doute, par les petits-fils
et les arrière-petits-fils que vous lui avez donnés, Vous
n'êtes plus son unique appui ; mais le soin d'environner de bonheur la fin de sa carrière est un devoir que vous
seule devez remplir. Tant qu'il vit, ce serait un crime
de vous plaindre d'avoir trop vécu.
XVII. Je ne vous parlais pas de votre plus grande consolation,
de votre soeur, de ce coeur si fidèle, dans lequel
vous épanchez tous vos ennuis, comme dans une autre
vous-même, de cette âme qui a pour nous tous l'affection
d'une mère : c'est avec elle que vous avez confondu
vos larmes ; c'est sur son sein que vous êtes revenue de
votre évanouissement. Elle épouse il est vrai tous vos
sentimens; néanmoins, dans mon malheur, ce n'est pas
seulement pour vous qu'elle s'afflige. C'est entre ses bras
que je fus apporté à Rome ; c'est à ses soins, à sa sollicitude
maternelle que je dus ma convalescence après une
longue maladie; c'est son crédit qui me fit obtenir la
questure. Trop timide pour parler, pour faire publiquement
sa cour, elle a osé, par tendresse pour moi, sortir
de sa réserve habituelle. Ni sa vie retirée, ni sa timidité
villageoise, si on la compare avec l'effronterie de
tant de femmes, ni son amour pour le repos, ni ses
moeurs paisibles et solitaires, ne l'empêchèrent de devenir
ambitieuse en ma faveur.
Voilà, ma tendre mère, la consolation qui doit raffermir
votre âme : unissez-vous encore plus à cette soeur,
serrez-la plus étroitement dans vos bras. Les personnes
affligées fuient les objets de leur vive affection, pour
donner un libre cours à leur douleur. Réfugiez-vous
dans son sein avec toutes vos pensées : que vous veuilliez
vous livrer à la même tristesse, ou que vous consentiez
à y renoncer, elle dissipera ou partagera votre
chagrin. Mais si je connais bien la sagesse de cette femme admirable, loin de vous laisser en proie à une douleur
inutile, elle vous citera son propre exemple, dont
j'ai moi-même été témoin. L'époux le plus cher, notre oncle,
auquel elle s'était unie, vierge encore ; elle l'avait
perdu dans le trajet même, quoiqu'elle eût à combattre à
la fois la douleur et la crainte, elle triompha de la tempête,
et, jusque dans son naufrage, elle eut le courage
d'emporter le corps de son mari. O combien de femmes
dont les belles actions sont perdues dans les ténèbres!
Si elle eût vécu dans ces temps anciens, dont la simplicité
savait admirer les vertus, que de bouches éloquentes
se seraient disputé l'honneur de préconiser une femme
qui, oubliant la faiblesse de son sexe, oubliant la mer, si
redoutable même aux plus intrépides, exposa ses jours
pour ensevelir son époux, et qui, tout occupée du soin
de ses funérailles, ne craignit pas elle-même d'être privée
d'un tombeau? La poésie a partout immortalisé l'héroïne
qui se dévoua pour son époux.Eh! n'est-il pas plus
beau d'affronter le trépas pour donner un asile à ses
cendres? L'amour n'est-il pas plus sublime, lorsque, en
courant les mêmes dangers, il rachète un trésor moins
précieux que la vie?
Est-on surpris, après cela, que, pendant seize ans
que son mari fut gouverneur d'Egypte, jamais elle ne
parut en public, jamais elle ne reçut chez elle une personne
de la province, jamais elle ne demanda rien à son
époux, et ne souffrit la moindre sollicitation? Aussi cette
province, médisante et ingénieuse à outrager ses préfets,
cette province, où ceux même qui évitèrent les fautes,
ne purent échapper aux traits malins, admira votre
soeur comme un modèle unique de vertu ; et, ce qui était
encore plus difficile pour elle, malgré son goût pour les sarcasmes les plus dangereux, elle réprima entièrement
la malignité de ses discours. Aujourd'hui même encore,
l'Egypte souhaite une femme semblable, quoiqu'elle
n'ose l'espérer. C'eût été beaucoup d'avoir, pendant seize
ans, mérité l'estime de cette province; c'est encore plus
d'en avoir été ignorée. Je ne vous rapporte pas ces détails
pour célébrer ses louanges : ce serait les affaiblir
que de les esquisser si rapidement; mais pour vous faire
sentir la grandeurd'âme d'une femme, que ni l'ambition,
ni la cupidité,
fléaux inséparables de la puissance, n'ont
pu corrompre; d'une femme que la crainte de la mort,
à la vue de son vaisseau désarmé et d'un naufrage inévitable,
n'a pas empêchée de s'attacher au corps de son
époux, moins attentive à se sauver elle-même, qu'à
emporter ce précieux dépôt.
Montrez un courage égal; arrachez votre âme à la
douleur, et ne laissez pas croire que vous vous repentiez
de m'avoir mis au monde. Néanmoins, quoique vous fassiez,
comme il faut que votre pensée revienne toujours
vers moi, et que maintenant aucun de vos enfans ne se
présente plus fréquemment à votre souvenir, non qu'ils
vous soient moins chers, mais parce qu'il est naturel de
porter plus souvent la main sur la partie souffrante,
voici l'idée que vous devez vous faire de moi : je suis
heureux et content, tel que j'étais au sein de la prospérité
: je m'y trouve en effet, puisque mon âme, dégagée
d'embarras, se livre à ses fonctions, tantôt en s'amusaut
d'études légères, tantôt, uniquement avide de connaître
la vérité, en s'élevant à la contemplation d'elle-même et de l'univers. D'abord, elle examine la terre et sa
position ; ensuite la nature de la mer qui l'environne, la
cause de son flux et de son reflux ; puis elle considère
ces effroyables météores, formés entre le ciel et la terre,
et cette bruyante région des tonnerres, des foudres, des
vents, des pluies, de la neige et de la grêle. Après avoir
parcouru ces objets moins sublimes, elle s'élance vers la
voûte des cieux; elle jouit du pompeux spectacle des
sphères; et, se rappelant son immortalité, elle s'avance
au milieu des temps passés et des siècles à venir.
FIN DE L'OUVRAGE