DE LA PROVIDENCE

par

Sénèque

TRADUCTION de M. J. NAUDET

PUBLIÉE PAR C. L. F. PANCKOUCKE. 1833

SOMMAIRE.

\Cet ouvrage est adressé à Lucilius Junior, procurateur de Sicile, le même que Sénèque a immortalisé en lui dédiant ses Lettres. Le traité de la Providence paraît avoir été composé sous Néron : les critiques supposent généralement qu'il formait l'un des livres d'un ouvrage complet sur la morale, auquel Sénèque travailla dans les dernières années de sa vie, et dont lui-même parle dans ses lettres cvi, cviii, cix. Lactance, dont les écrits sont si précieux par eux-mêmes et par les documens qu'ils nous fournissent sur l'antiquité littéraire, parle en maints endroits de ce grand traité de morale, dont nous devons regretter la perte : car, s'il nous était parvenu, nous posséderions en son entier le corps de la doctrine de Sénèque, et nous aurions plus de moyens de concilier les contradictions qui se trouvent assez souvent entre ses différens écrits.
Le livre de la Providence n'est pas un traité général sur cette grande question, ainsi que paraît l'indiquer son premier titre, qui, probablement, n'est pas de la main de Sénèque. Sans embrasser cet immense sujet dans toute son élévation, dans toute son étendue, l'auteur se borne à justifier les dieux au sujet des maux dont les gens de bien ne sont pas exempts. C'est ce que porte le second et sans doute le véritable titre de ce traité : Quare bonis viris mala accidant, quum sit Providentia? — A toto particulam revelli placet, comme Sénèque l'exprime lui-même (ch. i). Cette question de la providence appliquée aux destinées humaines a exercé les philosophes anciens et modernes, et tous n'ont présenté que des systèmes incomplets, incohérens, contradictoires.
Les uns ont nié l'existence d'un être supérieur, par conséquent ils ont nié la providence : les autres en admettant une providence générale, rejetaient une providence particulière, et laissaient agir les causes secondes : ceux-là ne voyaient partout que la fatalité, les causes occultes et les effets du hasard. D'autres reconnaissaient une providence générale, et, par suite, les peines attachées en l'autre vie, à l'infraction des lois naturelles gravées dans tous les coeurs. Tous ces systèmes, fondés sur le raisonnement, sont plus ou moins faciles à détruire par la même arme : car tous manquent de base et de sanction. Seuls conséquens dans leur respectueux amour de la providence, me paraissent le chrétien et le stoïcien. Le premier montre du doigt le ciel que la révélation a promise à la foi comme une récompense achetée par l'homme vertueux au prix des tribulations d'une vie d'épreuves. Il y a là base et sanction pour admettre et justifier la providence; car la foi chez celui qui l'a n'est plus une opinion, c'est un fait matériel. Le stoïcien et Sénèque aiment aussi à espérer que le sage se reposera des adversités de cette vie dans le sein de la divinité ; mais chez eux cet espoir n'est qu'une opinion sujette à controverse. Or, si cet appui leur manque, le suicide est là : la mort volontaire est le remède que les dieux ont mis toujours à la portée du sage, pour qu'il échappe à la souffrance, à la misère, à la servitude. Afin d'apprécier cette sanction des idées de Sénèque en faveur de la providence, il ne faut pas le juger d'après les idées chrétiennes, mais d'après les moeurs et la religion de son temps : grâce à la foi du suicide, on le trouvera aussi bien d'accord avec lui-même dans tous ses raisonnemens, que le chrétien avec la foi d'une vie future.

Lucilius avait demandé à Sénèque pourquoi, s'il existe une providence, cette foule de maux dont les gens de bien sont assaillis?
Notre auteur observe que cette difficulté trouverait mieux sa place dans un ouvrage où il prouverait que la providence préside à l'ensemble de l'univers. Si Dieu permet que les hommes vertueux et qui lui sont agréables, soient éprouvés par l'adversité, c'est pour les rendre plus dignes de lui. I. — Les adversités ne sont pas des maux, elles sont utiles, profitables et même nécessaires aux gens vertueux. " Bel endroit où Sénèque incline la tête de Jupiter vers la terre, et attache les regards du maître de l'univers sur Caton, etc. (1)'".

(1) Diderot

II.— Les calamités prétendues sont pour le bien de ceux qui les éprouvent; elles sont utiles à l'universalité du genre humain, que Dieu doit préférer à des individus. Paroles de Demetrius; exemples de Mucius, de Fabricius, de Rutilius, de Socrate, de Caton. Peut-on dire que Sylla fut heureux? III. — Les dieux ne laissent tomber la prospérité que sur les âmes abjectes et vulgaires. La vertu ne sert de rien à l'homme s'il ne rencontre les occasions d'en faire preuve. Dieu expose les gens de bien aux traverses, comme un capitaine met au premier rang du péril ses plus vaillans soldats. IV.— Ce qui prouve que les adversités sont plutôt un bien qu'un mal, c'est que Dieu les envoie de préférence aux gens de bien pour qu'ils en fassent leur profit. D'ailleurs tout ce qu'on souffre est la loi du destin. Le créateur de toutes choses a d'avance écrit, les destinées; il les a ordonnées une fois pour y obéir toujours. Le sage doit donc s'y soumettre. Singulier éloge de Phaéton. V. — Sénèque montre en terminant que Dieu préserve le sage de tous maux, en écartant de lui les vices, qui, selon lui, sont les seuls, maux réels. Exemple de Démocrite. Enfin Dieu prend lui-même la parole, et demande de quoi ont à se plaindre ceux qui ont embrassé la vertu. Souffrir patiemment est un avantage qui élève le sage au dessus de Dieu même, puisque Dieu n'a pas le pouvoir de rien souffrir. D'ailleurs, si le sage ne veut plus souffrir, la mort est à sa disposition. VI. Ce discours a été traduit par Chalvet, Du Ryer, La Grange, en partie par La Beaumelle, Vernier, Diderot, etc. — Un des livres de Lactance est intitulé de Providentia. Enfin nous avons un très long commentaire du traité de Sénèque en italien, par le P. A. Tomassi.

CH. DU.

I. Vous m'avez demandé, Lucilius, pourquoi les gens de bien, si le monde est gouverné par une Providence, éprouvent tant de maux. La réponse trouverait mieux sa place dans un ouvrage où je prouverais que la Providence préside à l'univers, et que Dieu est présent parmi nous; mais puisqu'il faut, pour vous satisfaire, traiter séparément cette petite partie d'un si grand sujet, et m'attacher à cette unique objection, sans entamer le fond du procès ; je me charge d'une tâche peu difficile ; je vais plaider la cause des dieux. Il est inutile de montrer en ce moment que cette machine immense ne se maintiendrait pas sans un gardien puissant; que les astres, dans la constance de leurs révolutions diverses, ne suivent pas un mouvement fortuit; que les choses produites par le hasard sont sujettes à des perturbations fréquentes et à de promptes collisions ; qu'au contraire, une loi éternelle régit cette harmonieuse rapidité qui soutient tout ce qu'embrasse l'immensité des terres et des mers, ainsi que tous ces flambeaux qui brillent en leur place et à leur tour; qu'un pareil ordre n'appartient pas à la matière vaguement agitée; qu'une réunion d'élémens sans plan et sans dessein n'aurait ni cet équilibre ni cette disposition savante, qui font que la terre demeure immobile au centre de la sphère céleste, dont la fuite n'est jamais ralentie; que la mer se répand dans les vallées pour humecter l'intérieur des terres, sans jamais se sentir accrue par tous les tributs des fleuves; et que des moindres semences naissent les plus superbes végétaux. Les météores même, où semble régner le plus de confusion et d'irrégularité, je veux dire les pluies et les nuages, l'éruption de la foudre, les feux lancés du sommet des volcans, les secousses qui ébranlent la terre, en un mot tous les mouvemens que la partie orageuse de la nature excite sur notre globe, quoique nés subitement, ne sont pas l'effet du hasard : ils ont leurs causes comme les phénomènes qui, se produisant hors de leur lieu naturel, sont des prodiges; tels que les eaux chaudes au milieu de la mer, les îles nouvelles qui s'élèvent à sa surface. De plus, quand on voit les mers laisser leurs rivages à sec en se retirant, et les couvrir ensuite de nouveau dans un court espace de temps, peut-on croire que ce soit par la seule force de l'aveugle matière qu'elles se resserrent et se refoulent sur elles-mêmes, et qu'elles reprennent ensuite leur place ; surtout, si l'on observe que le flux s'accroît et diminue périodiquement à des jours et des heures fixes, en obéissant aux différentes attractions de la lune, qui règle à son gré les inondations de l'Océan? Mais réservons ces considérations pour le temps convenable, d'autant plus que vous accusez la Providence, et ne la niez pas. Je veux vous réconcilier avec les dieux, qui traitent toujours les bons avec bonté. La nature, en effet, ne veut pas que le bien nuise aux bons. Il y a entre Dieu et les gens de bien une amitié dont le lien est la vertu. Que dis-je, une amitié ! c'est plutôt une affinité, une ressemblance. L'homme de bien ne diffère de Dieu que par la durée; il est son disciple, son imitateur, son véritable fils. Mais cet auguste père, inflexible sur la pratique des vertus, élève rudement ses enfans ; c'est un chef de famille sévère. Lors donc que vous verrez des hommes vertueux et agréables à la divinité, peiner, suer, gravir des sentiers escarpés, tandis que les médians nagent au sein des délices et de la volupté, songez qu'on aime la modestie dans ses enfans, la licence dans ceux des esclaves; on assujettit les premiers à une discipline austère, et l'on provoque la pétulance des seconds. Ainsi Dieu n'élève pas l'homme de bien dans la mollesse; il l'éprouve, il l'endurcit, il le prépare pour lui-même. II. Mais pourquoi les gens de bien souffrent-ils tant d'adversités? Il n'y a pas de maux pour les gens de bien : les contraires ne peuvent s'assembler. De même que tous ces fleuves, toutes ces pluies qu'épanchent les cieux, toutes ces eaux qui viennent du sein de la terre dans la mer, n'en peuvent point changer la saveur, ni même l'affaiblir; ainsi le choc de l'adversité n'altère pas une âme courageuse : elle reste inébranlable, elle imprime aux évènemens sa couleur; car elle est plus puissante que tout ce qui vient du dehors. Je ne veux pas dire qu'elle y soit insensible; mais elle en triomphe; dans son calme et sa tranquillité, elle résiste et reste supérieure à l'effort de l'ennemi. Les calamités ne sont pour elle qu'un exercice. Quel est l'homme au coeur élevé, généreux, qui ne désire une honorable épreuve, qui ne soit prêt à sacrifier sa sûreté à son devoir? Pour peu qu'on ait d'énergie, ne regardera-t-on pas l'inaction comme un supplice? Nous voyons l'athlète qui veut entretenir ses forces, choisir les adversaires les plus robustes, demander à ceux avec qui il se prépare au combat, de déployer contre lui toute leur vigueur; il endure les coups, les plus rudes étreintes, et, s'il ne trouve personne qui l'égale, il fait tête à plusieurs à la fois. Le courage se flétrit quand il manque d'adversaire; sa grandeur, sa force, sa puissance ne se montrent que dans l'épreuve de la douleur.
Ainsi se comporte l'homme de bien; il ne crainl pas le malheur et la peine; il ne murmure pas contre le destin ; quoi qu'il arrive, il s'en accommode, et le tourne à son profit. Le mal n'est rien, la manière de le supporter est tout. Voyez quelle différence il y a entre l'amour d'un père et celui d'une mère pour leurs enfans. Le premier ordonne qu'on les réveille de bon matin pour qu'ils s'appliquent à l'étude, il ne les laisse pas oisifs même les jours fériés, il fait couler leur sueur et quelquefois leurs larmes. La mère, au contraire, les tient sous son aile, leur épargne le poids du jour; elle veut qu'ils ne pleurent jamais, qu'on ne les chagrine pas, qu'on écarte d'eux la fatigue. Dieu a pour l'homme de bien les sentimens d'un père, une mâle affection. «Qu'il lutte contre les douleurs et contre les infortunes, dit-il, c'est ainsi qu'il acquerra la véritable force. » Les animaux qu'on engraisse s'énervent par l'inaction ; loin qu'ils supportent la moindre fatigue, le mouvement seul, leur propre poids les accablent. Un bonheur qui n'a jamais été troublé succombe au premier coup. Mais, par l'habitude de se mesurer avec le malheur, l'homme s'endurcit à la souffrance, et devient indomptable; est-il abattu, il combat encore à genoux.
Vous êtes surpris que Dieu, qui aime les gens de bien, qui veut les élever au plus haut degré de perfection, leur donne ici-bas la fortune pour adversaire. Et moi, je ne suis pas étonné qu'il prenne quelquefois envie aux dieux de voir les grands hommes luttant contre l'adversité. C'est quelquefois un plaisir pour nous de regarder un jeune homme intrépide, qui attend, avec son épieu, une bête féroce, et qui soutient la fureur d'un lion; le plaisir est d'autant plus vif, que le combattant est d'un rang plus illustre.
La divinité ne daigne point fixer ses yeux sur ces vains amusemens de la frivolité humaine. Mais voici un spectacle capable de distraire le souverain de l'univers de ses soins éternels ; voici deux athlètes dignes d'avoir Dieu pour spectateur : le grand homme aux prises avec la fortune, surtout quand c'est lui qui l'a provoquée.
Non, je ne vois dans le monde rien de plus beau à contempler pour Jupiter, s'il veut abaisser vers nous ses regards, que Caton, après le désastre de son parti, seul debout au milieu des ruines de la république. « Que l'empire, dit-il, tombe au pouvoir d'un seul homme; que la terre soit occupée par ses légions, et la mer par ses vaisseaux; que les Césariens veillent à nos portes; Caton sait par où leur échapper : il suffit de mon seul bras pour m'ouvrir le chemin qui mène à la liberté. Ce fer, innocent même dans la guerre civile, et pur de sang romain,va remplir enfin un office utile et glorieux. S'il n'a pu garantir la liberté de Rome, Caton lui devra la sienne. Exécute, ô mon âme, un projet médité depuis longtemps; dérobe toi aux misères de l'humanité. Déjà Petreius et Juba, en se précipitant l'un contre l'autre, sont tombés sous leurs coups mutuels : noble et courageux accord pour mourir, mais qui serait encore au dessous du grand caractère de Caton. Il aurait également à rougir de demander à quelqu'un ou la mort ou la vie. »
Je n'en doute nullement, les dieux furent pénétrés de la joie la plus vive, lorsque ce héros, intrépide libérateur de lui-même, prenait soin de la sûreté des autres, et disposait tout pour leur fuite; lorsqu'il se livrait à l'étude cette même nuit qui devait être pour lui la dernière; lorsqu'il plongeait le fer dans sa poitrine sacrée, lorsqu'il arrachait ses propres entrailles, et que sa main faisait sortir son âme vénérable, que le fer eût souillée. Voilà sans doute pourquoi le coup mal dirigé ne fut pas mortel. Ce n'était pas assez pour les dieux d'avoir eu Caton en spectacle seulement une fois : sa vertu fut redemandée, ramenée dans l'arène, afin qu'elle se montrât encore, et dans une épreuve plus difficile. En effet, il y a moins de courage à faire un premier essai de la mort, qu'à s'y reprendre. Oui, les dieux devaient avoir plaisir à regarder leur élève s'affranchir par une fin si belle et si mémorable.
La mort devient une apothéose, quand elle est un objet d'admiration pour ceux mêmes qu'elle épouvante. III. La suite du discours me conduira tout-à-1'heure à montrer combien il s'en faut que ce qu'on appelle des maux en soient réellement; je me contente à présent d'affirmer que ces prétendues calamités, quelque affreuses qu'elles semblent, sont d'abord dans l'intérêt de ceux à qui elles arrivent, puis de l'universalité du genre humain, dont les dieux tiennent compte plus que des individus ; qu'elles plaisent à qui les éprouve, ou qu'on les mérite, si elles déplaisent; qu'elles entrent dans l'ordre général des destinées, et qu'elles doivent échoir aux gens de bien par la même loi qui les a faits tels qu'ils sont. De là, vous conclurez qu'il ne faut pas plaindre le sort de l'homme vertueux; qu'on peut le dire malheureux, mais qu'il ne l'est jamais.
De ces assertions, celle qui paraît la plus difficile à prouver est la première, savoir : que les maux qui nous font frémir, sont dans l'intérêt de ceux qui les souffrent. Quoi, direz-vous, c'est un bien que d'être envoyé en exil, d'être réduit à la mendicité, de porter ses enfans, sa femme à la sépulture, d'avoir le corps mutilé, d'être flétri par un jugement? Si vous ne concevez pas que, de ces accidens, il puisse résulter un bien, soyez donc étonné aussi de ce qu'on traite plusieurs maladies par le fer et le feu, par la faim et la soif. Mais si vous songez que, dans certains cas, on est obligé de dépouiller les os, de les extraire, de retrancher des veines, d'amputer quelques membres qui ne peuvent rester unis au corps sans entraîner sa destruction totale; vous serez forcé de reconnaître qu'il y a des maux utiles à ceux, qui les endurent, aussi bien, assurément, que plusieurs objets des voeux et des soins les plus empressés sont funestes à ceux qu'ils charment, comme les jouissances de l'ivrognerie, de la gourmandise, et de tous les vices qui conduisent à la mort par le plaisir.
Parmi plusieurs maximes sublimes de notre cher Demetrius, en voici une dont l'impression sur moi est toute récente ; je crois l'entendre encore retentir à mon oreille : il n'y a rien, ce me semble, de plus malheureux que l'homme qui n'a jamais eu de malheur. En effet il n'a pas pu s'éprouver. Quand la fortune aurait secondé tous ses voeux, les aurait même prévenus, toujours est-il que les dieux ont eu mauvaise opinion de lui ; ils ne l'ont pas jugé digne de vaincre quelquefois la fortune. Elle aussi, évite le lâche, comme si elle disait : pourquoi m'atîaquer à un pareil adversaire? à la première atteinte, il mettra bas les armes; il n'y a pas besoin contre lui de toute ma force; la plus légère menace le fera reculer; il ne peut soutenir mes regards. Cherchons-en un autre avec qui je puisse me mesurer. Je rougirais de combattre un ennemi tout prêt à s'avouer vaincu. Un gladiateur se croit déshonoré, si on le met en présence d'un adversaire trop au dessous de lui ; il sait qu'on n'a pas de gloire à vaincre celui qu'on vaincra sans péril.
La fortune fait de même; elle choisil les plus braves pour entrer en lice avec eux, et passe dédaigneusement devant les autres. Elle attaque les plus fiers et les plus hardis, contre qui tout son effort soit nécessaire : elle essaie le feu contre Mucius, la pauvreté contre Fabricius, l'exil contre Rutilius, les tourmens contre Regulus, le poison contre Socrate, la mort contre Caton.
Ce n'est que par la mauvaise fortune que se produisent les grands exemples : trouvez donc Mucius malheureux lorsqu'il presse de son poing les feux de l'ennemi, et se punit lui-même de son erreur? lorsqu'un roi, que son glaive n'avait pu vaincre, fuit à la vue de son bras consumé? eût-il été plus heureux, s'il eût échauffé sa main dans le sein de sa maîtresse? Trouvez-vous Fabricius malheureux d'employer tout le temps que lui laissent les soins publics, à labourer sa terre? de faire la guerre autant contre l'or que contre Pyrrhus? de manger au coin de son foyer ces herbes et ces racines qu'il a arrachées en nettoyant son champ au retour du triomphe qui honore sa vieillesse? Le croiriez-vous plus heureux, s'il chargeait son estomac d'oiseaux étrangers, de poissons venus de pays lointains? s'il réveillait la paresse de son appétit blasé par les coquillages de la mer Adriatique et de la mer Tyrrhénienue ? s'il voyait servir sur sa table, parmi les fruits les plus exquis, des bêtes fauves d'une grosseur énorme, dont la prise aurait coûté bien du sang aux chasseurs? Trouvez-vous Rutilius si malheureux d'avoir subi une condamnation qui sera l'opprobre de ses juges dans tous les siècles? de s'être plus facilement résigné à être privé de sa patrie que de son exil ? d'avoir été le seul qui refusât la clémence du dictateur Sylla, lorsqu'au lieu de rentrer dans sa patrie, où on le rappelait, il se retira, que dis-je ? il s'enfuit dans une retraite plus lointaine? «Qu'ils prennent leur parti, dit-il, ceux que ton bonheur a surpris à Rome; qu'ils voient des flots de sang inonder la place publique ; qu'ils voient au dessus du lac Servilius (c'était la tuerie des proscriptions de Sylla) les têtes des sénateurs; qu'ils voient des troupes d'assassins errant dans la ville, et des milliers de citoyens romains égorgés dans un même lieu, contre la foi donnée, ou plutôt au piège de la foi donnée. Ce spectacle est fait pour ceux qui ne peuvent pas vivre en exil. » Syila est donc plus heureux, parce qu'à son arrivée dans le Forum, le glaive écarte la foule sur son passage; parce qu'il permet d'exposer en public les têtes des consulaires; parce qu'il fait payer par le questeur, et inscrire sur les registres publics le prix de chaque meurtre, et qu'il ose toutes ces horreurs après avoir publié la loi Cornelia? Venons à Regulus. Quel mal lui a fait la fortune en le
rendant un exemple de bonne foi, un exemple d'une constance héroïque? Ses membres sont percés de clous; de quelque côté qu'il tourne son corps fatigué, il pèse sur une blessure ; une insomnie continuelle tient ses paupières ouvertes. Plus grande est la torture, plus sublime sera la gloire. Voulez-vous être sûr qu'il ne se repent pas d'avoir mis ce prix à la vertu? ressuscitez-le, envoyez-le dans le sénat : il y ouvrira le même avis.
Trouvez-vous donc plus heureux Mécène en proie aux tourmens de l'amour, désolé par les froideurs d'une femme capricieuse? Il cherche à rappeler le sommeil par la douce harmonie d'un concert un peu éloigné. Il a beau recourir au vin pour s'assoupir, au bruit des chutes d'eau pour se distraire, à mille autres voluptés pour tromper son chagrin, il demeurera éveillé sur la plume, comme Regulus sur des pointes déchirantes. Mais Regulus a une consolation ; c'est qu'il endure le supplice pour la vertu ; il oublie ses tortures pour n'en considérer que la cause. Au lieu que Mécène, flétri par la débauche, fatigué par l'excès de son bonheur, est encore plus misérable par la cause de ses souffrances que par ses souffrances mêmes.
Le vice n'est pas encore assez maître du monde pour qu'il soit douteux que, s'ils avaient la faculté de choisir leur destinée, le plus grand nombre des hommes aimât mieux ressembler à Regulus qu'à Mécène; ou si quelqu'un osait préférer le sort de ce dernier, il préférerait aussi, quoiqu'il ne le dît pas, le soit deTerentia.
Plaignez-vous Socrate pour avoir avalé la coupe que lui présenta le bourreau, comme s'il prenait un breuvage d'immortalité? pour avoir disserté sur la mort jusqu'à l'instant même de mourir? Le trouvez-vous à plaindre, parce qu'il sentit son sang se figer, et que le froid, qui s'insinuait dans ses veines, y éteignit peu à peu la vie? Combien on doit plus envier son sort que celui de ces riches voluptueux qui boivent dans des coupes de pierre précieuse, et pour qui un jeune débauché, d'une virilité équivoque ou supprimée, et instruit à tout souffrir, délaie dans l'or la neige qui tombe de sa main. Ce qu'ils ont bu, ils le rendront jusqu'à la dernière goutte avec les angoisses du vomissement et avec le dégoût de la bile qui reflue dans leur bouche; au lieu que Socrate avala le poison avec joie et sans difficulté.
Pour Caton, tous les hommes reconnaissent, d'un accord unanime, qu'il atteignit le comble de la félicité. C'était pourtant lui que la nature avait choisi pour recevoir le chocdes évènemeusles plus terribles. «Les inimitiés des grands sont funestes, dit-elle; je veux donc qu'il soit en butte à la haine de Pompée, de César et de Crassus. Il est révoltant d'être supplanté par un rival sans mérite; on lui préférera Vatinius. Il est affreux d'être engagé dans les guerres civiles ; il combattra dans les trois parties du monde pour la bonne cause, et ses revers égaleront son intrépidité. Il est cruel d'attenter à sa propre vie; il y attentera.
Qu'aurai-je donc fait par là ? j'aurai montré à tous que ces prétendus maux n'en sont pas, puisque Caton m'en aura paru digne? »
IV. Les prospérités descendent sur le vulgaire, sur les âmes communes. Mettre sous ses pieds les calamités et les terreurs des mortels est le privilège des grands hommes. Jouir d'un bonheur continuel, et couler ses jours sans recevoir aucune atteinte aux siens, c'est ne pas connaître une moitié de la condition humaine. Vous êtes magnanime; mais comment le saurai-je, si la fortune ne vous a pas mis à portée de montrer votre vertu ? Vous êtes descendu dans la carrière olympique, mais vous étiez seul; vous avez remporté la couronne, mais non pas la victoire. Je vous félicite, non de votre courage, mais de l'honneur qu'on vous a décerné, comme si vous aviez obtenu le consulat,ou la préture.
On peut en dire autant à l'homme de bien, lorsque l'adversité ne lui a pas procuré une seule rencontre, où il lui fût possible de déployer sa force d'âme. Vous êtes malheureux de n'avoir jamais eu de malheur; vous avez passé votre vie sans combat : on ne saura pas de quoi vous étiez capable ; vous ne le saurez pas vous-même. Pour se connaître, il faut des épreuves. On ne sait la mesure de ses forces qu'en les essayant. Aussi a-t-on vu des hommes s'offrir d'eux-mêmes à l'adversité trop tardive; et leur vertu, qui se serait perdue dans l'obscurité, s'est créé des occasions de briller. Oui, le grand homme aime les traverses, comme le brave soldat, les périls. Sous l'empire de C César, j'entendis Triumphus le mirmillon se plaindre de la rareté des jeux : «Que de beaux jours perdus ! » s'écriait-il.
Le courage est avide de périls, il songe à son but, et nullement aux maux qu'il souffrira, d'autant plus qu'ils font une partie de sa gloire. Les guerriers montrent avec orgueil leurs blessures ; ils regardent avec joie leur sang couler; c'est une faveur des dieux. Quoique les soldats qui reviennent de la bataille sans avoir reçu de coups aient aussi bien fait leur devoir, ce sont les blessés qui
attirent seuls tous les regards.
Je le répète, c'est pour l'intérêt de ceux qu'il veut élever au comble de la gloire que Dieu leur apprête matière à déployer leur force et leur vertu, ce qui ne peut se faire que dans des conjonctures difficiles. Le pilote se signale dans la tempête, et le soldat dans la mêlée. Comment puis-je connaître votre courage dans la pauvreté, si vous nagez dans l'opulence? votre constance contre l'ignominie, le déshonneur, les haines populaires, si vous vieillissez au milieu des applaudissemens, si rien n'ébranle votre crédit, si la faveur générale s'empresse à vous chercher? Comment juger de quelle âme vous supporteriez la perte de vos enfans, si vous n'en avez aucun à regretter? Je vous ai entendu donner des consolations à d'autres; mais j'aurais voulu vous voir vous consoler vous-même,vous interdire la douleur. Ne redoutez donc pas ces aiguillons dont les dieux se servent pour réveiller votre courage : l'adversité est une occasion pour la vertu. Les vrais malheureux sont ceux qui s'engourdissent dans l'excès du bonheur, comme ces navigateurs qu'un calme plat enchaîne au milieu d'une mer immobile; le moindre accident sera pour eux une chose extraordinaire.
Les chagrins paraissent plus amers à qui ne les connut jamais, de même que le joug est plus dur au front encore neuf et tendre. Le soldat novice pâlit à l'idée d'une blessure ; un vétéran regarde avec intrépidité le sang qu'il perd; il sait qu'il a plus d'une fois acheté la victoire à ce prix. Ainsi Dieu fortifie, essaie, exerce ses élus, ses favoris. Ceux, au contraire, qu'il semble traiter avec plus de douceur et de ménagement, il les garde comme une proie sans défense pour les maux à venir. En effet, ne croyez pas qu'il y ait personne d'exempt; cet homme, si longtemps heureux, aura son tour. Il semblait être.affranchi ; son jour était différé.
Vous me demandez pourquoi Dieu envoie aux gens de bien des maladies et d'autres afflictions; et moi, je vous demande pourquoi, dans les camps, ce sont toujours les meilleurs soldats qu'on choisit pour les expéditions les plus périlleuses? Faut-il dresser une embuscade à l'ennemi pendant la nuit, reconnaître le pays, surprendre un poste? ce sont des hommes d'élite qu'on en charge; et aucun d'eux au départ ne se plaint d'une injuste rigueur du général ; au contraire, ils se disent : «Le général a confiance en nous. »
Ainsi, ceux à qui la Providence ordonne de souffrir des maux insupportables pour les timides et pour les lâches doivent dire : Dieu nous estime assez pour éprouver en nous jusqu'où peut aller la constance humaine.
Fuyez les plaisirs, fuyez la mollesse d'un bonheur qui énerve, s'il ne survient quelque accident pour vous avertir de la fragilité des choses d'ici-bas. Celui que des pierres transparentes garantissent du vent, dont les pieds sont échauffés par des fomentations renouvelées incessamment, dont la salle à manger est entretenue dans une douce température par la chaleur qui circule sous le plancher et autour des cloisons; un tel homme ne peut être saisi par la moindre impression de l'air sans danger. De tous les excès le plus à craindre, est l'excès du bonheur. C'est une ivresse qui dérange le cerveau, qui entraîne l'esprit après des idées fantastiques, qui met entre la vérité et l'erreur des brouillards épais. Ne vaudrait-il pas mieux supporter des maux continuels, qui nous rappelassent à la vertu, que de regorger d'énormes, d'excessives prospérités? On meurt plus doucement l'estomac vide; on crève par l'indigestion. Dieu suit le même procédé avec les gens de bien que le maître avec ses disciples, envers lesquels il est plus exigeant et plus sévère en proportion des espérances qu'ils donnent. Croyez-vous que les Lacédémoniens haïssent leurs enfans, parce qu'ils éprouvent leur courage par des flagellations publiques? Les pères eux-mêmes exhortent leurs fils à endurer avec constance les coups de fouet; en les voyant déchirés, demi-morts, ils les conjurent encore de tenir bon et d'offrir leurs corps blessés à de nouvelles blessures.
Est-il donc surprenant que Dieu mette à de rudes épreuves les âmes généreuses? L'apprentissagede la vertu n'est jamais doux et facile. La fortune nous frappe et nous déchire ; souffrons. Ce n'est point une persécution, c'est une lutte. Nous serons d'autant plus forts, que nous l'aurons plus de fois soutenue. Les membres les plus vigoureux sont ceux qui travaillent et fatiguent davantage.
Il faut nous mettre à l'école de la fortune, pour qu'elle nous endurcisse elle-même contre ses propres coups. Insensiblement elle nous rendra capables de lui faire tête. L'habitude des périls nous en inspirera le mépris. Ainsi le nautonnier s'accoutume à supporter la mer; le laboureur a la main calleuse; le soldat, pour lancer les traits, se fait un bras robuste, et le coureur acquiert la souplesse du jarret. La partie du corps la plus solide est celle qu'on exerce. A force de souffrir les maux, l'âme finit par les braver. Vous en aurez la preuve, si vous voyez tout ce qu'une vie rude et pénible donne à des nations dénuées de tout et que fortifie leur indigence même. Considérez ces peuples où finit la paix de notre empire; je parle des Germains et de toutes ces tribus vagabondes qu'on rencontre aux environs de lister.
Sous le poids d'un hiver perpétuel, d'un ciel sauvage, ils ont pour séjour un sol avare et stérile; un abri de chaume ou de feuillage sec les défend seul contre la pluie ; ils courent sur des marais que la glace a durcis, et font la chasse aux animaux des forêts pour se nourrir. Sont-ils malheureux? non, il n'y a point de malheur dans ce qui est devenu naturel par l'habitude, et l'on se fait à la longue des plaisirs de ce qui fut d'abord une nécessité. Ils n'ont de domicile et de demeure que celle que leur assigne chaque jour le besoin du repos : la nourriture la plus commune est le prix de leur sueur; ils sont exposés à l'intempérie d'un affreux climat, sans vêtemens pour s'en garantir. Eh bien! ce qui vous semble une désolation, c'est la vie de tant de peuples. Ne soyez donc pas surpris que les gens de bien, pour être affermis, éprouvent des secousses violentes. Un arbre ne se consolide et ne se fortifie que par les assauts multipliés de l'Aquilon. Ce sont ces tourmentes mêmes qui rendent sa fibre plus robuste, et sa racine plus vive et plus puissante. Ceux qui naissent dans les vallons abrités sont fragiles. Il est donc de l'avantage des gens de bien, pour qu'ils soient sans peur, de vivre habituellement parmi des objets d'effroi, et de souffrir avec une âme impassible ces maux qui n'en sont pas, si ce n'est pour l'homme qui ne sait point les supporter. V. Ajoutez que l'intérêt général exige que les gens de bien soient, pour ainsi dire, toujours sous les armes et en action. Le but de Dieu, comme celui du sage, est de montrer que les objets des désirs et des craintes du vulgaire ne sont ni de vrais biens ni de vrais maux. Or, s'il n'est donné qu'aux hommes vertueux d'en jouir, les uns seront réellement des biens, et les autres des maux, s'ils ne sont infligés qu'aux méchans. La cécité serait une chose abominable, s'il n'y avait que ceux qui mériteraient d'avoir les yeux arrachés qui perdissent la vue : qu'Appius et Metellus soient donc privés de la lumière. Les richesses ne sont pas un bien; ainsi qu'Ellius, le vendeur de prostituées, soit riche, afin que les hommes qui rendent un culte à l'argent dans les temples, le voient affluer aussi dans les lieux de débauche.
Dieu n'a pas de meilleur moyen de décrier les objets de nos voeux, que de les retirer aux honnêtes gens, pour les transporter aux infâmes. «Mais, direz-vous, c'est une injustice que les bons soient mutilés, percés de coups, chargés de chaînes; tandis que les méchans conservent leurs membres intacts, marchent en liberté, vivent dans les délices.» C'est donc une injustice que les plus braves guerriers prennent les armes, veillent la nuit dans les camps et défendent les retranchemens, avec l'appareil sur leurs blessures; tandis que des débauchés de profession, amusement de la luxure, jouissent dans la ville d'une profonde sécurité? C'est donc une injustice que les plus nobles vierges soient réveillées pendant la nuit pour la célébration des sacrifices; tandis que des femmes impudiques reposent dans les bras du sommeil. Les obligations laborieuses réclament les hommes les plus distingués. Le sénat se tient quelquefois assemblé des journées entières; pendant ce temps-là, les plus vils citoyens cherchent un amusement à leur paresse dans le Champ-de-Mars, ou s'enivrent dans les cabarets, ou perdent leur temps à babiller dans des cercles d'oisifs. La même chose arrive dans la république du monde : les gens de bien travaillent, se sacrifient, sont sacrifiés, et cela sans contrainte; ils ne se font point traîner par la fortune, ils la suivent d'un pas égal; ils seraient même allés au devant d'elle, s'ils avaient connu ses intentions. Je me rappelle encore ces paroles énergiques du magnanime Demetrius : « Dieux immortels, disait-il, je n'ai qu'une plainte à faire de vous, c'est de ne m'avoir pas annoncé votre volonté plus tôt ; j'aurais prévenu vos ordres : je ne puis à présent qu'y obéir. Voulez-vous mes enfans? c'est pour vous que je les ai élevés. Voulez-vous quelque partie de mon corps? choisissez. Ce n'est pas un effort bien généreux; dans un moment, il me faudra quitter ce corps tout entier. Voulez-vous ma vie? je ne balance pas à vous rendre ce que vous m'avez donné. Quoi que vous demandiez, je vous l'abandonne sans regret. Oui; mais j'aurais mieux aimé vous l'offrir, que de vous le laisser prendre. Qu'était-il besoin de l'enlever? vous pouviez le recevoir. Cependant, vous ne m'enlevez rien; on ne ravit qu'à celui qui veut retenir. Moi, je ne souffre ni contrainte, ni violence; Dieu ne m'opprime pas, je suis d'accord avec lui, d'autant mieux que je n'ignore pas que tous les évènemens sont réglés par une loi infaillible, éternelle. » Les destins nous conduisent, et la durée de notre carrière est fixée dès la première heure de notre naissance. Les causes s'enchaînent, et un long ordre de choses détermine le sort des hommes comme celui des états. Il faut donc tout souffrir avec courage; ce ne sont pas des accidens, comme nous le croyons, c'est notre destinée. Les causes de nos plaisirs et de nos peines sont déterminées longtemps d'avance, et quelle que soit la variété d'évènemens qui distingue la vie de chacun, il y a une ressemblance générale qui domine tout. Ce que nous possédons doit périr, comme nous périrons nous-mêmes. Pourquoi nous plaindre et nous indigner? C'est la loi de notre existence. Que la nature use à son gré des corps qu'elle a formés; nous, contens quoi qu'il arrive, exempts de faiblesse, pensons que rien de ce qui est nous ne périt. Quel est donc le devoir de l'homme vertueux? de
s'abandonner au destin. C'est une grande consolation que d'être emporté avec l'univers. Quelle que soit la puissance qui ordonne ainsi de notre vie et de notre mort, elle assujettit à une pareille loi les dieux mêmes. Un torrent, que rien ne peut arrêter, entraîne également et les dieux et les hommes. Le créateur, l'arbitre de l'univers, qui a tracé les arrêts du destin, y est lui-même soumis. Il a ordonné une fois, il obéit toujours.
«Mais, dira-t-on, pourquoi, dans la distribution des destinées, Dieu a-t-il été assez injuste pour assigner aux gens de bien la pauvreté, les blessures, les catastrophes? » L'ouvrier ne peut changer la matière; elle est passive. Chaque être a ses conditions nécessaires, essentielles, inévitables. Les âmes qui doivent languir dans le sommeil, ou veiller dans un état qui en diffère peu, se composent d'élémens sans aucune énergie. Mais pour former un grand homme, il faut un destin plus fort; il ne s'avancera pas par une route unie; il doit monter, descendre, être balotté par les vagues, naviguer dans la bourrasque; il faut qu'il poursuive sa route ayant la fortune contraire. Il trouvera bien des obstacles, bien des écueils ; c'est à lui de les aplanir et de les vaincre avec ses propres forces. L'or est éprouvé par le feu, et le courage par les revers. Voyez à quelle hauteur la vertu doit s'élever; vous comprendrez qu'elle ne peut pas choisir un chemin sans péril.

Un chemin escarpé commence ma carrière. Mes coursiers rafraîchis, sortant de la barrière, Ne gravissent qu'à peine à la cime des airs. Là, tout dieu que je suis, du haut de l'univers Je ne puis sans effroi voir l'abîme du vide. Enfin de mon déclin la pente est si rapide, Que Téthys qui, le soir, me reçoit dans ses eaux, Tremble d'y voir rouler mon char et mes chevaux.

A ce discours, le généreux jeune homme répond : «Cette route n'a rien qui m'effraie; je monte; l'entreprise est assez belie, dussé-je y périr. » Son père continue à tâcher de l'intimider:

Je veux qu'en ton chemin nulle erreur ne t'égare; Oseras-tu braver plus d'un monstre barbare ? Les cornes du Taureau, la gueule du Lion, Et l'arc du Sagittaire?

«Tout ce que vous dites pour m'arrêter excite mon courage; j'aimerai à me tenir sur ce char, où Phébus lui-même tressaille de crainte. Qu'une âme basse et lâche prenne les sentiers battus; la vertu s'élance sur les hauteurs. »
VI. «Cependant pourquoi Dieu souffre-t-il qu'il arrive mal aux gens de bien?» Non, il ne le souffre pas; il a éloigné d'eux tous les maux, c'est-à-dire les crimes, les infamies, les mauvaises pensées, les desseins ambitieux, la passion effrénée, l'avarice qui a soif du bien d'autrui : Dieu prend les hommes vertueux sous sa défense et sous sa protection. Exigera-t-on aussi qu'il garde leur bagage? Ils le tiennent quitte de ce soin par leur mépris pour ce qui ne touche pas à l'âme.
Démocrite se dépouilla de ses richesses, les regardant comme un fardeau incommode pour le sage. Est-il surprenant que Dieu prépare aux gens de bien le sort qu'ils recherchent quelquefois eux-mêmes ? « Ils perdent leurs enfans. » Et ne leur est-il jamais arrivé de les condamner eux-mêmes à la mort? «On les envoie en exil.» Et ne quittent-ils pas quelquefois leur patrie pour ne la plus revoir? « On leur ôte la vie. » Et ne se l'arrachent-ils pas de leurs propres mains ? «Pourquoi souffrent-ils certaines adversités?» C'est pour apprendre aux autres à souffrir. Ils sont nés pour servir d'exemple. Figurez-vous que Dieu leur dit : «Qu'avez-vous à vous plaindre de moi, vous qui avez embrassé la vertu? j'ai environné les autres de biens trompeurs; j'ai abusé des esprits frivoles, comme par la longue illusion d'un songe. Je leur ai prodigué l'or, l'argent, l'ivoire pour parure; mais au dedans, ils n'ont pas le moindre bien. Ces hommes, qui vous semblent fortunés, si vous considérez, non pas l'apparence, mais le fond, sont vils, misérables, hideux, décorés seulement à la surface, comme les murs de leurs palais. Ce bonheur n'est point pur et identifié avec eux; ce n'est qu'une application, et encore très mince. Tant qu'ils peuvent rester debout et se montrer comme il leur plaît, ils brillent, ils en imposent; mais, au premier accident qui les déconcerte et les met à nu, on aperçoit la boue que cachait cet éclat emprunté.
Les biens que je vous ai donnés sont permanens et durables. Plus vous les examinerez sous toutes les faces, plus vous y découvrirez de grandeur et de perfection. Je vous ai accordé de braver tout ce qu'on redoute, de mépriser tout ce qu'on désire. Votre éclat n'est point au dehors ; tous vos biens ne regardent que l'intérieur. Ainsi le monde ne daigne rien voir hors de lui, et jouit dans la contemplation de sa propre harmonie. J'ai placé tous vos avantages au dedans de vous. Votre bonheur consiste à pouvoir vous passer du bonheur.Maisil arrive des afflictions, d'affreux revers, de rudes épreuves. Je ne pouvais vous y soustraire, j'ai armé votre âme. Souffrez donc courageusement; c'est par là que vous pouvez être supérieurs à Dieu même. Il est à l'abri des maux; vous les surmontez. Méprisez la pauvreté; on ne vit jamais aussi pauvre qu'on le fut en naissant. Méprisez la douleur, elle finira, ou vous finirez. Méprisez la fortune, je ne lui ai pas donné de trait qui atteignît l'âme. Méprisez la mort, c'est le terme, ou le changement de l'existence.
J'ai pourvu surtout à ce qu'il fût impossible de vous retenir malgré vous dans la vie; vous pouvez toujours en sortir. Si vous êtes las de combattre, la fuite est permise. Voilà pourquoi, de toutes les nécessités auxquelles je vous ai soumis, il n'y en a pas que j'aie rendue plus facile que la mort. Votre être est placé sur une pente, un mouvement naturel l'entraîne. Regardez un peu, vous verrez combien est courte et dégagée la voie qui mène à la liberté. J'ai voulu qu'il n'y eût pas besoin de tant d'efforts pour sortir du monde, que pour y entrer. La fortune vous aurait tenus esclaves, si l'homme avait autant de peine à mourir qu'à naître. Tous les temps, tous les lieux peuvent vous apprendre combien il est facile de rompre avec la nature et de lui renvoyer son présent. Au pied des autels, au milieu des sacrifices solennels pour la conservation de la vie, apprenez ce qu'est la mort. Les taureaux vigoureux succombent à une petite blessure; ces animaux si grands et si robustes, un seul coup de la main de l'homme suffit pour les abattre. Le fer le plus mince peut trancher les liens des vertèbres, et dès que l'articulation qui joint le cou à la tête a été coupée, ces masses énormes tombent. La vie ne se cache pas dans une retraite bien profonde; il n'est pas même besoin du fer pour l'en tirer ; il n'est pas besoin de blessures qui pénètrent dans les entrailles ; la mort est tout proche. Je n'ai pas marqué d'endroits pour ces sortes de coups; partout ils peuvent se porter. Ce qu'on appelle mourir, cet instant où l'âme se sépare du corps, est trop court, trop rapide pour être sensible. Soit qu'un noeud vous étrangle, soit que l'eau vous suffoque, soit que, par une chute violente, vous vous brisiez le crâne contre la terre, soit que vous avaliez des charbons ardens pour fermer le passage à la respiration refoulée sur elle-même, quel que soit le moyen, l'effet est prompt. Ne rougissez-vous pas de craindre si longtemps ce qui dure si peu? »

FIN DE L'OUVRAGE

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