Livre 13 à 17.

Les chiffres en italique indiquent le commencement d'un vers.

LIVRE XIII

Annibal ne se retirait qu'à pas lents, et le sommet du Capitole disparaissait à peine à ses yeux; il se retourne, jette un regard farouche sur Rome, et se dispose à rebrousser chemin. Néanmoins il campe dans la plaine où la Tutia promène en serpentant le faible ruisseau de ses ondes ignorées, et va se perdre sans bruit et sans nom dans le fleuve de Toscane. Là il éclate en reproches, tantôt contre ses principaux officiers, tantôt contre les dieux, tantôt contre lui-même. "Réponds, soldat, toi qui as fait regorger de sang les lacs de la Toscane, qui as ébranlé des foudres de la guerre le royaume de Daunus, où vas-tu, dans ta frayeur, porter tes drapeaux déshonorés ? Quel ennemi t'a blessé de son épée ou de sa lance? Si Carthage, que tu aimes, se levait maintenant devant toi avec ses tours altières, quelle raison lui donnerais-tu de cette retraite sans gloire et sans blessures? O patrie ! je fuis devant la pluie, la grêle, l'orage, le tonnerre! Hâtons-nous de laver la nation tyrienne de cette honte qui nous égale aux femmes, et qu'on ne dise pas de nous qu'il nous faut un ciel sans nuage et un air pur et transparent pour oser combattre". En effet, la terreur venue des dieux remplissait encore leur esprit, ils croyaient sentir l'odeur de la foudre s'exhalant de leurs armes, et voir Jupiter en courroux combattre pour Rome. Toutefois, l'obéissance et le courage qui leur faisaient exécuter les ordres du chef, conservaient sur eux leur empire. A peine a-t-il parlé de ramener les drapeaux à Rome, que cet ordre se répand partout, et devient le plus ardent désir de l'armée. Ainsi, lorsqu'un caillou a percé la surface d'une eau dormante, la première agitation paraît aux cercles étroits qui s'y forment; mais bientôt le mouvement se communique et s'étend à la masse tremblante des eaux, les cercles se multiplient et vont s'élargissant jusqu'à ce qu'enfin le dernier touche dans son vaste contour les deux rives opposées.

30- Un guerrier, l'honneur et le déshonneur d'Argyripe, s'élève contre ce projet. C'était Dasius, homme d'une illustre origine, et issu par Diomède de la race glorieuse d'Ènée; riche , mais infidèle aux Romains, il avait suivi le parti du bouillant Carthaginois, n'espérant plus dans la fortune du Latium. Rappelant alors un fait ancien, transmis d'àge en àge, il s'écria: "Quand les Grecs ébranlaient les murs de Pergame sous les coups d'une longue et impuissante guerre, et que Mars était arrêté par des remparts sans pouvoir verser de sang, Calchas (car c'est ainsi que le courageux Diomède, interrogeant ses souvenirs, à la demande de son beau-père Daunus, le racontait souvent à table), Calchas prédit aux Grecs affligés que, s'ils ne parvenaient à enlever la statue de la belliqueuse Pallas du sanctuaire de la citadelle où elle était enfermée, jamais Ilion ne succomberait sous leurs armes ; et que la fille de Léda ne reverrait point Amyclée. Les dieux avaient décidé que l'ennemi n'entrerait pas dans la ville, tant qu'elle posséderait cette statue. C'est alors que le fils de Tydée, mon aïeul , accompagné d'Ulysse, pénètre dans la citadelle par une route indiquée, égorge les gardes à la porte du temple, enlève ce palladium, descendu des cieux, et que les portes de l'infortunée Pergame s'ouvrent à nos destinées triomphantes. Diomède bâtit plus tard une ville sur les frontières de l'Oenotrie; alors, troublé par l'idée de son forfait, il veut apaiser Minerve par des sacrifices, et se rendre propices les pénates d'Ilion. Il élève donc dans la citadelle d'Argyripe un vaste temple, que Minerve, arrachée de Troie, n'agréa point; mais elle lui apparut en songe, dans toute sa majesté divine, au moment du plus profond sommeil , et lui dit d'un ton menaçant: "Non, fils de Tydée, les hommages que tu veux me rendre ne sont pas dignes de moi, et ne peuvent m'honorer; ni le mont Gargan, ni la Daunie ne me doivent des autels: va trouver aux champs de Laurente ceux qui jettent les fondements d'une nouvelle Troie, plus heureuse que la première. Porte-leur les bandelettes et la chaste divinité de leurs pères". Diomède, à cet ordre, se dirige avec empressement vers le royaume de Saturne. Déjà le Troyen, vainqueur, y bâtissait une nouvelle Pergame, sous le nom de Lavinium, et plantait les drapeaux d'Ilion dans les bocages de Laurente. Mais à peine, arrivé près du Tibre, Diomède a-t-il fait débarquer sur le rivage ses troupes brillantes, que les Troyens sont saisis d'un soudain effroi. Alors le gendre de Daunus, élevant dans sa main une branche d'olivier, en signe de paix, s'exprime en ces termes au milieu des murmures des Troyens : "Fils d'Anchise, bannis toute crainte, tout ressentiment. Tout ce que nos fronts ont dégoutté de sueur sanglante sur les bords du Xanthe et du Simoïs, devant la porte de Scée, n'a pas été pour nous ; les dieux et les trois soeurs impitoyables ont tout fait. Parle, pourquoi ne point achever, sous de plus heureux auspices, le cours de notre vie? unissons nos mains désarmées, voici la déesse qui recevra nos serments". En même temps, debout sur la poupe de son vaisseau, il montre le palladium aux Troyens étonnés, en priant la déesse d'oublier son crime. Oui, c'est ce symbole qui a frappé de mort les Gaulois, assez hardis pour envahir les murs de Rome; et d'un peuple si nombreux et si grand, il n'est pas resté un seul homme pour retourner à ses antiques autels". Annibal, entraîné par ces paroles, fait replier ses tentes, et remplit de joie le soldat en lui donnant le signal du retour. Il se jette sur les riches campagnes où la déesse Féronie est adorée au fond d'un bocage arrosé par les eaux du Capenas, fleuve sacré. Là, dit-on, s'étaient accumulées dans son temple, depuis l'époque antique de sa fondation, des richesses restées intactes, et que des offrandes multipliées n'avaient cessé d'accroître; biens immenses amassés par les siècles, trésors abandonnés depuis longtemps et que le respect religieux avait seul conservés jusqu'à ce jour.

90- Annibal souffle dans ces âmes avides et barbares la pensée d'un pillage sacrilége, et il arme leur courage du mépris des dieux. Il s'éloigne ensuite par de longs détours, et se dirige vers les vastes plaines que cultive le Bruttien jusqu'aux bords de la mer de Sicile.
Tandis qu'Annibal gagne tristement le rivage de Rhégium, Fulvius, voyant le sol de la patrie délivré de ses ennemis, portait aux assiégés de Capoue la funeste nouvelle de cette retraite, et réduisait ces malheureux aux dernières extrémités. S'adressant aux plus braves d'entre les soldats: "N'effacerons-nous jamais ce déshonneur, leur disait-il? Quoi! cette ville perfide, cette autre Carthage ennemie de Rome, est encore debout? N'a-t-elle donc pas rompu l'alliance qui l'unissait à nous? N'a-t-elle pas conduit Annibal à nos portes, et demandé le partage du consulat? du haut de ses tours, elle attend patiemment le Libyen et ses cohortes". Mêlant les actions aux paroles, Fulvius fait approcher des tours de bois, assez élevées pour dominer les murailles, et ordonne qu'on assemble des poutres garnies de leurs ferrements, pour enfoncer les hautes portes de la ville, et renverser les remparts qui l'arrêtent. Ici s'élève un ouvrage aux flancs garnis de poutres entre-croisées; là, un mantelet, rempli de soldats, présente son dos tout armé. Après ces préparatifs nécessaires, et que demande l'art des sièges, il donne le signal, et, d'un geste animé, ordonne à ses soldats d'escalader les murs; la terreur s'en répand dans toute la ville. A l'instant se montre un augure favorable à ses efforts. C'était une biche d'une couleur qu'on avait rarement vue, et dont la blancheur effaçait celle de la neige et des cygnes. Capys l'avait rencontrée dans la campagne, comme il traçait par un sillon l'enceinte de Capoue ; touché des douces et innocentes caresses de l'animal, il l'apprivoisa en l'élevant. Devenue familière, et dressée à venir à la table de son maître, elle aimait à s'offrir à la main qui voulait la flatter. Les femmes avaient l'habitude de passer dans ses poils un peigne d'or, et d'y rappeler la blancheur, en lavant l'animal dans le fleuve. Cette biche devint bientôt la divinité du lieu; on la crut la messagère de Diane ; on lui offrit des parfums comme à la déesse. Toujours pleine de vigueur et de vie, elle avait déjà mené son heureuse vieillesse au-delà de mille ans; et, par son âge, elle égalait l'antiquité de la ville; mais la mort vint terminer enfin cette longue existence.

130- Effrayée par la présence de plusieurs loups qui, à la faveur des ombres de la nuit, avaient pénétré subitement dans Capoue (sinistre présage pendant un siège !), elle avait pris la fuite au hasard dès les premiers feux du jour, et s'était jetée éperdue dans les campagnes environnantes. Saisie par les soldats romains qui la poursuivent à l'envi, elle est immolée par Fulvius à Latone, comme une victime agréable, et le général prie la déesse de seconder son entreprise. Alors, plein d'ardeur et de confiance dans la protection de la déesse, il serre de plus près les assiégés ; et, suivant le contour sinueux des murs, il les enferme par une tranchée garnie de soldats, et les tient enveloppés du réseau de ses armes, comme une proie tombée dans les flets du chasseur. Au milieu de leurs angoisses, un fier guerrier, dont le casque est ombragé d'un haut panache, et dont la main excite un coursier fougueux et écumant, s'élance hors de la ville : c'est Taurea. De l'aveu même d'Annibal, ni les Autololes, ni les Maures, ne lançaient un javelot avec autant de force. Son cheval frémissant ne peut rester en place au bruit des trompettes; mais le cavalier le dompte d'une main vigoureuse, et quand il se voit assez près de l'ennemi, et qu'il s'est avancé jusqu'à portée de la voix : "Claudius, s'écrie-t-il, si tu as quelque confiance en ton bras, viens seul dans la plaine, et que la bataille soit entre nous". Claudius était un guerrier habile et illustré par mille exploits glorieux. A cet appel, le Romain n'attend plus que la permission du général pour accepter le combat. Car il est défendu, sous peine de mort, à tout soldat, de combattre sans en avoir reçu l'ordre. Fulvius donne carrière au courage du guerrier: plein d'orgueil, Claudius s'élance hors des rangs, et pousse à travers la campagne son cheval, dont les pas font tourbillonner autour de lui un nuage de poussière. Tauréa, dédaignant la courroie de sa pique, ne veut pas emprunter le secours du noeud qui la doit chasser avec plus de force, et il brandit son javelot par le seul effort de son bras. Furieux, il darde le trait qui ne fait que fendre les airs. Le Romain n'est pas si bouillant. Il parcourt des yeux tout le corps de son ennemi, cherche l'endroit où le fer devra pénétrer plus sûrement, lui donne le change par ses mouvements, en feignant de lâcher sa pique, qu'il retient aussitôt. Enfin il perce le milieu du bouclier de son adversaire ; mais l'arme ne s'étant pas teinte du sang dont elle avait soif, il tire rapidement son épée. Tauréa, redoutant le coup qui le menace, l'évite en faisant voler son cheval sous les coups de ses éperons. Claudius, non moins rapide, le suit sans le perdre d'un pas, le presse à bride abattue dans sa fuite précipitée. Le vaincu est emporté par la peur, le vainqueur par la colère, par l'amour de la gloire, par le désir de verser un sang qui lui appartient. L'un et l'autre se jettent ainsi dans la ville. Chacun en croit à peine ses yeux : est-ce un prestige? Claudius seul oser pénétrer dans ces murs; mais le Romain intrépide a déjà traversé la ville étonnée, et revient dans les rangs de l'armée par l'autre porte. La même ardeur enflamme bientôt les assiégeants.

180- C'est à qui fondra sur les murs et pénétrera dans la ville. Le fer, les flammes brillent de tous côtés. Une grêle de pierres tombe sur les remparts; les piques volent jusqu'au haut des tours ; aucun soldat ne veut le céder à un autre en bravoure ; la fureur égale tous les courages; les flèches fendent l'air, et vont tomber au milieu de la ville. Fulvius contemple avec joie cette ardeur, qui n'a plus besoin d'être encouragée, ni excitée par la voix du devoir: on se dispute le danger. Dès que le général voit ses troupes ainsi animées, et ne voulant plus d'autres guides que la fortune ou leur valeur, il se précipite vers la porte comme la foudre, et vient chercher la gloire au milieu des périls.
Trois frères jumeaux en avaient la garde, chacun avec une troupe de cent hommes d'élite ; et tous trois, placés au même poste, veillaient à la sûreté de la ville. Numitor était le plus beau des trois. Lauréus était le plus rapide à la course, et Laburnus le plus grand et le plus fort; mais chacun se servait d'armes différentes. L'un était renommé dans les combats pour son adresse à lancer la flèche; l'autre, ne se fiant point au fer tout seul , se servait de piques et de javelots empoisonnés; l'arme favorite du troisième était le feu et les torches ardentes. Tel autrefois, sur les bords atlantiques, un monstre affreux, géant aux trois corps, Géryon, déployait ses fureurs ; ses trois bras portaient au combat autant d'armes différentes.
L'un lançait des flammes, l'autre jetait des flèches en arrière, le troisième dardait unie pique vigoureuse, et, d'un seul effort, il portait ainsi trois différentes blessures.
A la vue de cette lutte, où les armes étaient si diverses, à la vue du carnage qui se faisait aux portes, dont les piliers étaient arrosés du sang des mourants, Fulvius, en furie, brandit sa lance; le trait fend les airs, portant avec lui la mort; et tandis que Numitor se découvre pour bander son arc et lancer ses flèches du haut du rempart, il est frappé au flanc.
Cependant, dédaignant de se battre enfermé dans l'enceinte des murs, Virrius, guerrier peu redoutable, mais téméraire, se laisse emporter par une ardeur aveugle hors des portes de la ville, à la tête d'une troupe qu'il expose à la fureur des assiégeants. Scipion se jette au-devant de lui, et moissonne sans pitié l'ennemi qui s'offre à ses coups.
Tifate et ses coteaux ombragés avaient donné le jour au bouillant et audacieux Calène. Son courage égalait son vaste corps ; arrêter un lion qu'il avait poussé dans ses filets, combattre là tète nue, attaquer un taureau menaçant, le saisir par les cornes, et le coucher à terre, était pour lui jeu d'habitude et matière inépuisable à d'orgueilleux récits. Tandis que Virrius s'emporte ainsi hors de la ville avec sa troupe, Calène sort aussi sans cuirasse, soit qu'il ait dédaigné de s'en couvrir, soit qu'il n'en ait pas pris le temps. Dégagé du poids de cette armure, il poussait devant lui l'ennemi qui fuyait en désordre.
Déjà il avait percé Véliterne au milieu du ventre, et renversé d'un coup de pierre Marius, qui s'exerçait d'ordinaire à des joutes équestres avec Scipion. L'infortuné, la bouche ouverte, et déjà expirant sous le coup de la pierre qui le suffoque, implorait son ami. Scipion, dont la douleur furieuse double les forces, brandit, en versant des pleurs, sa pique qui résonne; il voudrait du moins donner à Marius la consolation de voir en mourant périr son ennemi. Le trait vole avec la rapidité de l'oiseau qui fend l'air, perce Calène à la poitrine, et couche à terre le colosse. L'impétuosité de Scipion égalait en ce moment celle de l'esquif léger qui glisse à la surface des ondes ; à chaque coup de rame sur les llots , il fuit plus vite que les vents et parcourt tout l'espace de sa longueur. Volésus atteint Ascagne, qu'il poursuit ; Ascagne avait jeté ses armes dans la plaine, afin de gagner plus promptement les murs. Soudain sa tête, tranchée d'un seul coup, roule à ses pieds, et le tronc, encore emporté par son élan, va tomber plus loin. Les assiégés n'osent espérer de défendre plus longtemps leurs portes ouvertes : Virrius ramène sa troupe, et les premiers rentrés (extrémité cruelle!) sourds aux prières de leurs compagnons, les laissent en dehors des remparts ; et la porte, impuissante et tardive barrière, roulant avec effort, se ferme sur les derniers! Les Romains pressent l'ennemi avec plus de vigueur, pour l'écraser dans sa détresse ; et si la nuit ne couvrait la terre de ses sombres voiles, le soldat en furie se serait ouvert un passage en brisant les portes de la ville. Toutefois, les ténèbres n'apportent pas un repos semblable aux deux armées. Ici, c'est un sommeil paisible tel qu'on le goûte après la victoire. Mais Capoue, épouvantée par les clameurs et les sanglots des femmes, par les gémissements des hommes et par leurs cris de terreur, n'aspire qu'au terme de ses peines et de ses douleurs.
Virrius, l'instigateur de leur défection perfide, et le chef du sénat, affecte de garder le silence ; mais soudain, résigné à périr, il leur crie : "Plus de salut à attendre d'Annibal ! J'espérais pour nous le sceptre de l'Italie, et j'avais décidé que nous transporterions à Capoue l'empire de Romulus, si les dieux et la fortune secondaient nos armes. C'est moi qui ai envoyé les Carthaginois devant Rome pour en saper les murailles, et je n'ai pas craint de demander d'une voix ferme, à cette ville, le partage des honneurs du consulat.

270- J'aurai donc assez vécu si je puis encore disposer de cette nuit. Que ceux qui tiennent à coeur de conserver leur liberté jusque chez les ombres de l'Achéron viennent chez moi prendre leur part d'un dernier festin. Là, l'esprit captivé par Bacchus, dont la liqueur coulera dans leurs veines, ils pourront s'endormir dans la mort, et trouveront un remède à leurs revers, en avalant le poison léthargique qui peut seul désarmer le destin". Il dit, et se rend chez lui accompagné de la foule.
Au milieu de son palais s'élève un immense bûcher, dernier refuge pour lui et ceux qui meurent avec lui. D'un autre côté, la douleur, la crainte, mettent le peuple en fureur. On se rappelle trop tard Décius, expiant sa vertu dans les rigueurs de l'exil. La
Bonne Foi considère ce spectacle du haut des cieux, et agite de terreur ces âmes perfides.
Une voix inconnue semble se répandre dans les airs : "Mortels, ne rompez pas les traités en tirant le glaive : gardez plutôt la foi jurée: mieux vaut être fidèle que de gouverner les empires sous la poupre. Quand la fortune d'un ami chancelle, celui qui se félicite de rompre avec lui, au lieu de soutenir son débile espoir, verra sa maison, sa femme, et sa vie tout entière dans le trouble et dans la désolation : il sera poursuivi sur terre et sur mer, tourmenté nuit et jour par la foi qu'il aura méprisée et violée; et ce souvenir nourrira ses douleurs". Déjà l'impitoyable Erynnis, cachée dans un nuage, est présente à toutes les assemblées; elle se place à table à côté des convives, sur leurs lits, et partage leur repas. Elle leur présente les coupes pleines des poisons du Styx, et leur verse à longs flots les peines et la mort. Virrius, en attendant que le poison pénètre jusqu'à la moelle de ses os, monte sur le bûcher, tient étroitement embrassés les compagnons de sa destinée, et ordonne enfin d'approcher promptement la flamme. La nuit touchait à sa fin, et le Romain, vainqueur, se précipitait dans la ville. Déjà les troupes de Capoue aperçoivent, debout sur les murs, Milon, qui y appelle ses soldats. Consternée, la ville ouvre ses portes, et l'un voit s'avancer en tremblant, vers le camp ennemi, tous ceux qui n'ont pas eu le courage de prévenir ces calamités par la mort. Capoue est tout entière aux Romains; elle confesse sa fureur aveugle, et leur ouvre ses maisons qu'a souillées l'hospitalité donnée aux Carthaginois. Les femmes, les enfants, le sénat consterné, le peuple qui ne méritait point de pardon, se précipitent pêle-mêle au-devant des Romains. Tous les soldats s'arrêtent, appuyés sur leurs piques, et regardent ces hommes incapables de supporter la bonne comme la mauvaise fortune. Ces vieillards, dont la barbe couvre la poitrine, et balaie la terre; ou qui, souillant leurs cheveux blancs dans la poussière, mêlent à de honteuses larmes d'humiliantes prières, et, comme de faibles femmes, remplissent l'air de cris lamentables.
Tandis que l'armée considère avec étonnement cet inutile repentir; et attend en courroux l'ordre de renverser ces murs, un secret sentiment de religion gagne toutes les âmes, et fait céder leur colère à la douce influence de la divinité. Plus de ruines, plus de flammes; l'incendie ne dévorera point ces temples en un vaste et même bûcher.

320- Insensiblement ce dieu favorable pénètre jusqu'au fond des coeurs, il les captive, et , se dérobant à tous les yeux, il leur rappelle que Capys a jeté autrefois les fondements de cette superbe cité, et leur fait entendre qu'il est bon de laisser subsister ces murs au milieu de campagnes aussi vastes. Peu à peu la colère s'apaise dans ces esprits farouches, et la fureur se dissipe par degrés. C'était Pan, que Jupiter avait envoyé, dans la pensée de sauver de sa ruine cette ville troyenne; Pan, qu'on dirait toujours suspendu sur la terre qui garde à peine la trace de son pied. Sa main droite joue avec la peau d'une chèvre d'Arcadie; il en agite joyeusement la queue par les carrefours, aux jours de ses fêtes, et réjouit les passants en leur distribuant des coups de lanière. Une branche de pin, au feuillage aigu, lui ceint la chevelure et ombrage ses tempes. Sur son front vermeil on voit poindre deux petites cornes. Ses oreilles sont droites ; de l'extrémité de son menton tombe une barbe en désordre. Le dieu est armé d'un bâton semblable à celui des pâtres. Son flanc gauche est couvert de la belle peau d'un jeune daim. Il n'est point de roche si escarpée, si impraticable, sur laquelle il ne s'élance et n'aille poser sa corne bifourchue, en voltigeant à travers les précipices. Quelquefois il se retourne, et regarde en riant les mille jeux de la queue hérissée qui lui sort au milieu du dos; il porte la main sur son front, pour se garantir des feux du soleil, et parcourt les campagnes en se couvrant les yeux. Après avoir exécuté les ordres de Jupiter, apaisé la rage malfaisante, et touché le coeur du soldat furieux, le dieu revole aux bois d'Arcadie et au pénale, ses délices. Sur ses cimes sacrées, il fait retentir au loin les airs des sons mélodieux de ses chalumeaux aigus, et conduit tous ses troupeaux au bruit de ses chansons. Fulvius, par une modération qui l'honore, fait donc éloigner la flamme des portes, et veut qu'on laisse subsister les murs. Aussitôt le soldat quitte ses torches et remet l'épée dans le fourreau. Cependant on enlève un précieux butin de ces temples et de ces maisons où l'or brillait de toutes parts: funeste aliment de l'orgueil, richesses qui ont causé la perte de leurs possesseurs ; des habits de femmes, dont on a dépouillé les hommes, des tables apportées d'un autre climat, des coupes, où brillent les perles de l'Orient, ornement du luxe le plus raffiné; un nombre infini de vases d'or et d'argent ciselés , uniquement destinés aux festins , une longue suite de captifs, des sommes immenses, ravies aux habitants, et qui pourraient suffire aux frais d'une longue guerre ; enfin des troupes innombrables d'esclaves employés au service des tables. Dès que Fulvius eut fait donner, aux sons de l'airain guerrier, le signal de cesser le pillage, il se place sur un siégé élevé, et, en général qui savait aussi bien récompenser qu'encourager les belles actions, il appelle Milon : "Guerrier, que Junon nous a donné à Lanuvium, lui dit-il, viens recevoir en vainqueur le prix de ton courage, et que ta tête soit ceinte de cette couronne murale". Il fait ensuite amener les grands de la ville, illustres coupables, dont le châtiment doit passer le premier, et la hache fait justice de leurs forfaits. L'intrépide Tauréa (car je ne voudrais pas taire même la gloire d'un ennemi ) s'écrie d'un ton farouche : "Toi, Fulvius, tu prétends m'ôter une vie plus grande que la tienne? et, par tes ordres, un licteur abattra aux pieds d'un lâche la tète du plus brave des guerriers? Non, Romains, le ciel ne vous a pas réservé cet honneur". A ces mots, la menace éclate dans son regard, la fureur embrase ses yeux, et il se plonge avec intrépidité son épée redoutable dans la poitrine. "Va donc, lui dit Fulvius, suis chez les ombres ta patrie expirante. Laisse au sort des combats â décider de notre vigueur et de notre force d'âme.

380- Si tu croyais t'abaisser en subissant la loi du vainqueur, tu pouvais chercher la mort les armes à la main". Tandis que Capoue expie sa faute malheureuse par le sang que verse le vainqueur, la fortune mêlait à Rome la tristesse à la joie : les deux Scipion périssaient en Espagne, grands noms dignes d'une grande douleur. Le jeune Scipion, revenant après la guerre, s'était arrêté à Pouzzole. La renommée lui apprit dans cette ville le deuil de sa famille, et la cruelle destinée des siens. Lui qui n'avait pas encore cédé au malheur, il se frappe violemment la poitrine et déchire ses vêtements. Aucun ami ne peut le retenir; il oublie ce que les devoirs de l'homme de guerre exigent de lui. Sa tendresse filiale s'emporte contre les dieux cruels, et sa douleur se refuse à toute consolation. Déjà il avait passé plusieurs jours dans les gémissements, quand, tout à coup, les ombres de son père et de son oncle lui apparaissent. Il se résout alors à évoquer leurs mânes, et à chercher une consolation à sa douleur dans le commerce de ces deux grands hommes. Le marais voisin semble l'y inviter, et l'eau stagnante de l'Achéron marque l'horrible entrée des enfers. D'ailleurs, il veut savoir ce que lui réservent les destins. Le jeune héros se rend donc à Cûmes, dans l'antre où la prêtresse d'Apollon, Autonoé, siégeait sur un trépied sacré. Il lui confie son projet et l'affliction de son coeur, et la conjure de faire paraître à ses yeux les deux héros de sa race.
La sibylle lui répond aussitôt: "L'usage veut que l'on offre aux mânes en sacrifice expiatoire des brebis noires immolées vers l'aube du jour, et que l'on fasse couler dans des fosses le sang de ces victimes expirantes. Alors les pâles demeures t'enverront leurs habitants. Quant aux autres choses que tu veux connaître, c'est par la bouche d'une prêtresse plus puissante que moi que tu dois les apprendre.

410- Je vais appeler des Champs-Élysées l'oracle, docile à ma voix, et, au milieu de cérémonies sacrées, faire paraître devant tes yeux l'ombre prophétique de l'ancienne sibylle, pleine du dieu qui l'inspire. Va donc, après t'être purifié, va à l'entrée voisine de l'Averne, quand la nuit humide sera au milieu de sa carrière; et offre à l'inflexible dieu les victimes dont je t'ai parlé. Prends aussi avec toi du miel et du vin le plus pur". Scipion, que ces avertissements et l'espoir de contempler la sibylle ont rempli de joie, prépare en secret le sacrifice indiqué. Quand l'heure marquée est venue, et que la nuit a partagé en intervalles égaux le temps des ténèbres, il se lève et se dirige vers la noire entrée du Tartare, où, fidèle à ses promesses, se tenait déjà la sibylle, siégeant dans l'antre du Styx. Là, au fond d'un large abîme s'ouvre une caverne dont le ciel lui-même a l'horreur, et dont le vaste gouffre vomit, avec un sourd mugissement, l'affreux marais du Cocyte. Elle y entraîne le jeune héros, le presse de creuser la fosse, et, murmurant d'une voix étouffée une secrète invocation, elle lui commande d'immoler les victimes selon les rites prescrits. D'abord il sacrifie un taureau noir au dieu souterrain ; une génisse qui n'avait point senti le joug tombe ensuite en l'honneur de la déesse Henna. A toi , Alecto, à toi, triste Mégère, il immole des brebis choisies. On répand sur les victimes du miel, du vin et des coupes de lait. "Arrête, jeune guerrier, s'écrie alors la prêtresse, ose contempler le spectacle qui va t'apparaître du fond de l'Érèbe. Je vois s'avancer le Tartare entier : l'empire de Pluton va se montrer. Mille spectres sous diverses formes; tous les hommes, nés et morts depuis l'ancien chaos, se précipitent en foule. Tu vois Scylla, les cyclopes; les chevaux d'Odrysie que Diomède repaissait de chair humaine. Soutiens ce spectacle et tiens avec intrépidité ton épée nue. Que ton glaive chasse toutes ces âmes qui viendraient pour boire le sang des victimes avant que l'ombre de la sibylle sacrée ait apparu. Jette toutefois les yeux sur cette ombre privée de sépulture qui s'avance précipitamment pour t'entretenir. Son corps n'a point été brûlé, aussi peut-elle parler sans avoir auparavant goûté du sang". Scipion l'aperçoit soudain et s'écrie au milieu de son trouble: "Grand Appius ! quel bras, quelle catastrophe t'a enlevé à la patrie accablée, alors que de cruelles guerres demandent des héros tels que toi? non, tu ne le cédais à personne ni par ta valeur, ni par tes stratagèmes. Il y a dix jours que je te vis en revenant de Capoue ; tu pansais tes blessures, et si tu t'affligeais, c'était d'être éloigné par ta faiblesse des murs de Capoue, et privé des honneurs promis à ton courage". Appius lui répond: "Vaincu par la douleur, j'ai été enlevé hier à la douce lumière des cieux pour être à jamais précipité sur les sombres bords.

460- Mais ma famille, esclave de la coutume, et retenue par les lenteurs de vaines cérémonies, diffère trop longtemps de brûler mon cadavre, pour le porter en pompe dans le tombeau de mes pères. Au nom de tes glorieux exploits, si dignes des miens, empêche, je t'en prie, qu'on ne conserve mon corps embaumé, et fais au plus tôt passer à mon ombre errante les portes de l'Achéron". "Illustre descendant de l'antique Clausus, lui dit Scipion, ce soin sera le premier qui occupera ma pensée, bien qu'elle plie sous le poids des affaires. Les peuples ont sur les morts des idées bien différentes; de là cette diversité infinie dans les cérémonies religieuses des funérailles.
Dans l'Ibérie était, dit-on, un ancien usage d'abandonner les corps morts en pâture à un vautour immonde. En Hircanie, c'est à des chiens qu'on donne à dévorer le cadavre des rois qui ne sont plus. L'Égypte renferme dans des tombeaux les corps, qu'on y fait tenir debout, et le cadavre n'est jamais éloigné de la table du festin. Le Pont a imaginé d'enlever la cervelle du crâne des guerriers, et de le remplir de parfums, pour conserver à jamais leur visage. Les Garamantes enfouissent les morts nus dans le sable. Les Nasamons, sur la côte libyenne, ensevelissent dans la mer ceux qui ont perdu la vie. Les Celtes se plaisent à vider les crânes, les entourent d'un cercle d'or, et s'en servent, les barbares ! comme de coupes dans leurs festins! Les Cécropides veulent qu'on brûle sur un bûcher commun ceux qui sont morts ensemble pour la patrie; mais les Scythes les suspendent aux arbres, d'où ces corps tombent en lambeaux pourris, et le temps reste chargé du soin de leur sépulture". Tandis qu'ils se parlaient ainsi, l'ombre de la sibylle s'avance: "Cessez vos discours, dit Autonoé, voici, voici la prêtresse, oracle de la vérité; sa science ne s'arrête qu'aux limites de celle des dieux. Il est temps que je me retire avec tes compagnons, et que je livre aux flammes les victimes".
Dès que l'antique sibylle, toute chargée des secrets du destin, a touché des lèvres le sacrifice et goûté légèrement le sang des victimes, elle fixe ses regards sur le jeune héros, paré de la beauté de son âge, et lui dit: "Lorsque je jouissais de la lumière du jour, les peuples entendaient sans cesse l'antre de Cumes retentir de mes oracles. Je t'ai même annoncé comme devant avoir part dans le cours des siècles aux révolutions futures de votre empire.

500- Mais vos ancêtres n'ont pas attaché assez d'imprtance à mes paroles, envoyé comme un heureux augure, tu partiras avec joie pour les plages espagnoles, et tu soumettras Carthagène. Après ces exploits, tu seras revêtu d'un plus grand pouvoir encore, et la sollicitude de Jupiter ne s'éloignera pas de toi, qu'il n'ait rejeté toute la guerre en Libye, et qu'il n'ait lui-même amené le chef des Carthaginois au-devant de ta victoire. Je rougis de l'ingratitude des Romains, qui, après tant de hauts faits, refusent à ta gloire une patrie et un asile". Elle dit, et tourne ses pas vers le marais ténébreux.
"Quelle que soit la rigueur du sort qui m'est réservé, répondit Scipion, je lutterai avec courage; pourvu que je sois innocent. Mais, ô vierge illustre, puisque tu n'as vécu que pour être favorable aux entreprises des humains, mportance à mes paroles. Ils furent peu jaloux d'en pénétrer le sens ou d'y conformer leurs actions. Apprends donc, jeune guerrier, puisque tu as tant à cœur de le savoir, apprends donc aujourd'hui l'ordre de tes destins et ceux de Rome qui en dépendent. Tu viens avec empressement interroger ton sort, et voir les ombres de ton père et de ton oncle. Oui, tu vengeras ce père en portant tes armes victorieuses en Ibérie. Avant l'âge du commandement, on te confiera une arméee.
Le fer à la main, tu mettras fin à l'allégresse de Carthage; et, envoyé comme un heureux augure, tu partiras avec joie pour les plages espagnoles, et tu soumettras Carthagène. Après ces exploits, tu seras revêtu d'un plus grand pouvoir encore, et la sollicitude de Jupiter ne s'éloignera pas de toi, qu'il n'ait rejeté toute la guerre en Libye, et qu'il n'ait lui-même amené le chef des Carthaginois au-devant de ta victoire. Je rougis de l'ingratitude des Romains, qui, après tant de hauts faits, refusent à ta gloire une patrie et un asile". Elle dit, et tourne ses pas vers le marais ténébreux. "Quelle que soit la rigueur du sort qui m'est réservé, répondit Scipion, je lutterai avec courage; pourvu que je sois innocent. Mais, ô vierge illustre, puisque tu n'as vécu que pour être favorable aux entreprises des humains, de grâce, arrête un instant tes pas, daigne me nommer ces mânes silencieux, et m'ouvrir le Palais du maître terrible de ces lieux". Elle y consentit: "Tu me demandes, dit-elle, de te montrer un royaume qu'on ne doit pas désirer de connaître. Là, au sein des ténèbres et parmi les ombres, habitent en voltigeant des peuples innombrables. Ils ont tous une même demeure: un vide immense s'étend au milieu de ce vaste empire. Tout ce qui a eu vie sur la terre, dans les mers et dans les airs, séjour du feu, depuis le premier instant que la nature a exercé sa vertu féconde, tout enfin, emporté par une mort commune, est descendu dans ce séjour, ce champ silencieux peut contenir tous les êtres qui sont morts et tous ceux qui nai tront pour mourir. Dix portes ferment les avenues de ce royaume. La première s'ouvre aux guerriers qui ont supporté pendant leur vie les fatigues de Mars.
Par la seconde sont introduits ceux qui ont fondé les premières villes, donné des lois aux cités, un gouvernement mémorable aux nations.
Par la troisième entrent les laboureurs, foule chère à Cérès, qui arrive pleine d'innocence chez les mânes, et dont la fraude n'a jamais empoisonné le coeur. La suivante est destinée à ceux qui ont inventé des arts agréables, répandu dans la vie de doux délassements, et fait des vers dignes du suffrage des Muses.

540- La porte voisine est celle des naufragés: il n'entre par celle-là que ceux qui ont été le jouet de la furie des vents, ou que les tempêtes ont engloutis. Vient ensuite la vaste porte qui reçoit la multitude des coupables ; ils confessent leurs crimes à l'entrée, et, sur le seuil même, Rhadamante prononce ses arrêts, et inflige leur supplice à ces ombres vaines.
La septième porte s'ouvre à la foule des femmes, et c'est là qu'habite Proserpine au milieu de pâles bocages. Celle qui suit livre passage aux innombrables enfants, aux vierges dont le flambeau d'hymen s'est changé en torche funèbre, et à ceux qui sont morts à l'entrée de la vie: on reconnaît cette porte aux rugissements qui s'y font entendre. D'un autre côté, resplendit à l'écart et loin des ténèbres une porte brillante. Elle conduit aux Champs-Elysées par un sentier secret couvert de frais ombrages. Les mânes irréprochables habitent ce séjour, qui s'étend entre le royaume du Styx et les demeures célestes. Au-delà de l'Océan, près de la source sacrée du Léthé, elles boivent à longs traits l'oubli de leur vie mortelle.
L'or qui répand son éclat sur la dernière porte annonce qu'elle touche à la source même de la lumière. Il semble que la Lune, qui en est voisine, y verse toute sa clarté. C'est par là que les âmes retournent au ciel, pour revenir, après mille lustres, ranimer leurs corps, lorsqu'elles ont oublié le royaume de Pluton. Telles sont les routes et les portes que visite la mort hideuse, qui tient ouverte son horrible bouche et qui va sans cesse de l'une à l'autre. Dans l'intervalle s'ouvre un gouffre immense, entièrement vide et inhabité, auquel des marais fangeux servent de limites. Le terrible Phlégéthon, qui s'y déborde au loin en brûlant ses rives, fait retentir le tourbillon de ses flammes rapides et lance des roches embrasées. Plus loin l'impétueux Cocyte pousse avec furie ses flots d'un sang noir, et se précipite en bouillonnant. Le Styx, marais horrible dont Jupiter et tous les dieux attestent les ondes redoutables, roule entre ses deux rives une boue fumante mêlée de poix et de soufre.
L'Achéron, plus formidable que ces trois fleuves, fait sans cesse fermenter dans son lit une affreuse sanie et d'épais poisons, dégorge en mugissant des torrents d'un sable glacial, et descend lentement à travers les lagunes d'un noir marais. C'est de cette sanie que Cerbère abreuve sa triple gueule. Tel est aussi le breuvage de Tisiphone, de Mégère ; mais il ne peut calmer leur soif toujours plus ardente. Le dernier fleuve sort des sources formées par les larmes qui sont versées devant le seuil du palais de l'inflexible dieu, et il en borde l'entrée. Que de monstres divers veillent ici couchés dans les vestibules, et dont les murmures répandent en se mêlant la terreur parmi les mânes! Le Chagrin rongeur, la Maigreur, compagne des maladies ; l'Affliction, nourrie de pleurs, la Pâleur, privée de sang, les Soucis, les Embûches, la Vieillesse plaintive, l'Envie qui se serre la gorge de ses deux mains, la Pauvreté, mal hideux et qui porte au crime; l'Erreur, à la démarche trompeuse, la Discorde, qui s'applaudit de confondre le ciel et les mers, Briarée, chargé d'ouvrir avec ses cent bras la porte du palais de Pluton, le Sphinx avec sa tète de femme et sa bouche ensanglantée,

590- Scylla, les farouches Centaures, les ombres des Géants. Si quelquefois Cerbère, brisant les mille anneaux qui le retiennent, vient à parcourir le Tartare, Alecto même, ni Mégère, avec toute sa fureur, n'osent approcher du monstre qui aboie en roulant autour de ses flancs sa queue de vipère. A droite s'élève un if qui étend au loin son épais branchage et qu'arrose et engraisse l'onde du Cocyte. C'est là que des nuées d'oiseaux sinistres, le vautour qui se repaît de cadavres, d'innombrables hiboux, l'orfraie à l'aile sanglante, les Harpies ont fixé leur demeure : ils se tiennent attachés par groupes épais à toutes les feuilles, et font retentir l'arbre d'horribles sifflements.
Au milieu de ce sombre entourage est assis sur un trône l'époux de Proserpine, interrogeant les rois sur leurs fortaits. Là, debout et chargés de chaînes, ils se repentent trop tard sous les yeux de leur juge. Autour d'eux s'agitent les Furies avec tout l'appareil des supplices. Qu'ils voudraient, hélas! n'avoir jamais connu l'éclat et l'orgueil du sceptre!
Les malheureux qu'ils ont opprimés injustement pendant leur vie bravent ici leur tyrannique empire ; et les plaintes, que la terreur contenait autrefois, peuvent maintenant éclater en toute liberté. Ces rois sont alors, les uns enchaînés sur un rocher, les autres condamnés à rouler un énorme quartier de roc contre la pente d'une montagne; l'éternelle Mégère en accable un autre des coups de son fouet armé de serpents. Tels sont les supplices réservés aux tyrans cruels.
Mais il est temps que tu voies le visage de ta mère; voici son ombre qui s'avance la première avec empressement. C'est à l'amour secret de Jupiter pour Pomponia que tu dois le jour. Cet amour fut l'ouvrage de Vénus qui, prévoyant que la guerre allait s'allumer entre Carthage et le Latium, et dans la pensée de prévenir les embûches de Junon, pénétra insensiblement le coeur du père des dieux d'une flamme amoureuse et le maîtrisa tout entier. Sans cette prévoyance de Vénus, les vierges de Carthage entretiendraient maintenant le feu sacré sur l'autel de Vesta". A l'ordre de la sibylle, l'ombre goûte du sang, et tous deux se reconnaissent. Scipion le premier s'écrie : "0 mère chérie ! toi que je révère à l'égal des dieux, oui, pour te voir j'aurais volontiers acheté au prix de ma vie le droit de franchir le Styx et ses ténèbres. Oh! combien mon sort fut triste, lorsqu'à ma naissance le premier de mes jours fut le dernier des tiens, et changea en funérailles les honneurs dus à ta maternité!" Sa mère lui répond: "Ma mort, ô mon fils! ne fut pas douloureuse : délivrée du doux fardeau que l'amour d'un dieu avait mis dans mon sein, Mercure, obéissant à Jupiter, me conduisit par la main dans les Champs-Élysées, et me plaça au rang que l'illustre mère d'Alcide et Léda tiennent de la faveur divine.
Apprends, mon fils, ta brillante origine, pour t'affranchir de toute crainte au milieu des combats et t'encourager à t'élever jusqu'aux cieux par l'éclat de tes exploits. Libre enfin de t'ouvrir ces secrets, je vais parler. Écoute : seule, vers le milieu du jour, j'avais cherché le repos dans le sommeil, quand je me sentis tout à coup étreindre dans des embrassements inaccoutumés; ce n'était point la douceur des baisers de mon époux; je vis alors, quoique le plus profond sommeil pesât sur mes yeux; oui, je vis Jupiter tout éclatant de lumière: il ne put me cacher sa divinité, bien qu'il eût pris la forme d'un vil serpent, dont le corps se recourbait en mille replis tortueux. Il ne me fut pas donné, hélas ! de survivre à ta naissance ! combien j'ai gémi de quitter la vie avant de t'avoir révélé ces secrets!" Elle dit. Scipion, plein de joie, s'avance pour embrasser sa mère; trois fois il veut la saisir, et trois fois l'ombre échappe à sa tendresse.

650- Aussitôt se présentent les ombres, toujours unies, de son père et de son oncle. Scipion s'élance à travers les ténèbres, et poursuit de ses vaines caresses ces mânes chéries qui, semblables à une légère fumée, à la vapeur qui forme les nuages, se dérobent à ses embrassements. "Mon père, ô toi qui étais l'appui de l'Italie! quel dieu jaloux t'enleva au Latium? hélas! pourquoi ai-je eu le malheur de m'éloigner de toi un seul instant? j'aurais présenté ma poitrine au coup mortel qui t'était destiné. Dans quel danger tes funérailles ont plongé l'Italie entière : deux tombeaux, par ordre du sénat, s'élèvent en votre honneur au milieu du Champ-de-Mars". Il allait en dire davantage; les deux ombres l'interrompent, et celle de son père lui parle la première. "La vertu, mon fils, est à elle-même sa plus belle récompense; toutefois , il arrive plein de douceur chez les ombres, le bruit de la reconnaissance et de la gloire que l'on a laissées après soi sur la terre, et que l'oubli ne saurait dévorer.
Mais, dis-nous, toi, l'honneur de notre race, quelle est cette guerre où tu t'épuises en efforts? Quelle terreur me saisit quand je songe avec quelle furie tu t'emportes à travers les plus grands dangers. Vaillant jeune homme, je t'en conjure par ta cause même de notre mort, modère cette ardeur guerrière; que ta famille te serve d'exemple. La moisson, mûrie aux feux de l'été, venait d'être foulée pour la huitième fois depuis que, foudroyée et soumise par nos armes unies, la terre de Tartesse avait subi le joug. Nous avions relevé les murs de l'infortunée Sagonte, fait sortir ses maisons de leurs cendres, et purgé de leurs ennemis les rives du Bétis. L'indomptable frère d'Annibal avait fui plusieurs fois devant nous mais, ô perfidie de ces Barbares toujours sans foi!, j'allais attaquer Asdrubal, épuisé par ses défaites, lorsque tout à coup les cohortes celtibériennes, troupes vénales qu'il avait gagnées à prix d'or, se débandent et abandonnent mes drapeaux. Alors l'ennemi, dont les forces viennent de s'augmenter par la défection de mes alliés, m'enveloppe de ses épais bataillons.
Non, mon fils, je n'ai pas vu finir en lâche, ni sans me venger, le dernier de mes jours; j'ai terminé ma vie avec gloire". Il dit, et Cnéius, son frère, ajoute à ce récit celui de sa fin tragique. "Réduit enfin à la dernière extrémité, j'avais cherché un refuge au sommet d'une tour, et j'y faisais les derniers efforts de valeur; l'incendie éclatait de tous côtés, mile torches fumantes pleuvaient autour de moi. Loin de moi la pensée de me plaindre aux dieux de ma mort. Un vaste tombeau a reçu mon corps et mes armes, brûlés des mêmes flammes, et séparés par la mort seule.
Mais une pensée douloureuse me tourmente; je crains qu'après nos deux défaites, l'Espagne, inondée de Carthaginois, ne subisse de nouveau leur joug". A ces paroles, le jeune Scipion s'écrie, le visage baigné de pleurs : "Dieux! puissiez-vous un jour infliger à Carthage le juste châtiment de pareils attentats! Mais calmez vos craintes; les peuples des Pyrénées sont contenus dans le devoir C'est Marcius, homme d'une expérience éprouvée sous votre commandement, qui a rallié vos armées défaites, et soutenu le poids de cette guerre. On dit même qu'il a mis le vainqueur en déroute, et vengé votre mort". A ces mots, les deux ombres satisfaites se retirèrent dans le riant séjour des justes : Scipion les suivit longtemps de ses regards respectueux et tendres.
Alors paraît Paul Émile, dont l'ombre est à peine reconnaissable. Après avoir goûté du sang, il dit : "Flambeau de l'Italie, toi dont j'ai vu la valeur surpasser celle d'un simple mortel, qui t'a contraint de descendre dans les ténèbres et de visiter ces royaumes, où l'on n'entre qu'une fois?"

710- Scipion lui répond en ces termes: "Grand capitaine, que Rome a longtemps pleuré ton destin! qu'il s'en est peu fallu que ta perte n'entraînât toute l'Italie dans l'affreuse nuit du Styx ! Le Carthaginois lui-même t'a élevé un tombeau, et a cru sa gloire intéressée aux tristes honneurs de ta sépulture". Paul ne peut retenir ses larmes en apprenant que des mains ennemies ont pris soin de ses funérailles. Soudain Scipion voit debout devant lui Flaminius, et Servilius, et Gracchus, morts à Cannes, et défigurés par le glaive. Malgré le désir qu'il avait de les appeler et de leur adresser la parole, il se sent entraîné par la noble envie de connaître les mânes des anciens.
Déjà il a remarqué Brutus, immortalisé par le supplice de son fils; Camille, que sa gloire place à côté des dieux; Curius, recommandable par son mépris constant de l'or. La sibylle lui désigne ces ombres qui s'avancent, et lui dit leurs noms.
"Voici le héros aveugle qui, repoussant une paix frauduleuse, chassa Pyrrhus des portes de Rome. Cet autre soutint sur le Tibre l'effort du roi d'Étrurie, et seul, par son audace, empêcha le retour des Tarquins, en coupant le pont qu'il laissait derrière lui. Si tu désires voir le grand homme qui traita de la paix avec les Carthaginois, à la fin de la première guerre punique, le voici : c'est ce glorieux Lutatius, dont la flotte les défit sur mer. Veux-tu connaître cette ombre qui est loin de nous? C'est celle du farouche Amilcar.
Vois, la mort n'a point déridé son front; elle a laissé empreints sur son visage tous les traits de sa fureur. Si tu tiens à t'entretenir avec lui, laisse-lui recouvrer, en goûtant du sang, l'usage de la voix". Scipion le lui permet, et l'ombre s'en abreuve. En même temps, il lui adresse d'un air sévère ces reproches : "Sont-ce là, ennemi plein d'astuce, les traités que tu fais? Réduit par nos armes en Sicile, est-ce à de pareilles conditions que tu avais accepté la paix?

740- Ton fils, au mépris d'une solennelle alliance, ravagetoute l'Italie. Il a franchi les Alpes; il a brisé les barrières que leurs roches gigantesques opposaient à sa marche, et le voilà sous nos murs, avec ses Barbares, dont la fureur a mis en feu l'Italie; et les fleuves, obstrués par les monceaux de cadavres, remontent vers leur source". "Annibal achevait à peine sa dixième année, répond Amilcar, lorsque, par mon ordre, il forma le dessein de vous faire la guerre : il ne pouvait manquer aux dieux , qui avaient reçu ses serments. Si donc il porte le ravage et l'incendie dans le royaume de Laurente, s'il s'efforce de renverser l'empire de Pergame, quelle n'est pas sa religion, sa foi ! oui, je le reconnais pour mon fils! plaise aux dieux qu'il relève ma gloire déchue!" L'ombre à ces mots s'éloigne d'un pas rapide, et, plus fière, elle paraît encore plus grande.
La sibylle montre ensuite à Scipion ces législateurs qui, cédant aux instances du peuple en armes, allèrent les premiers chercher des lois sur le rivage athénien, et les réunirent à celles de l'Italie. Le héros, plein de joie, ne se lasse pas de contempler ces grands hommes; il parlerait même à chacun d'eux, si la prêtresse ne l'eût averti que d'autres ombres arrivaient en foule : "Combien crois-tu, jeune mortel, qu'il soit descendu de milliers d'ombres dans l'Érèbe depuis que tu contemples ces choses ? C'est un torrent qui coule et s'agite sans s'arrêter Charon les passe par troupes dans sa longue barque, et la nacelle infernale suffit à leur foule incessante". Lui montrant alors un jeune guerrier : Voici, dit-elle, ce conquérant qui, dans sa course victorieuse, promena ses étendards par toute la terre. Il pénétra chez les Bactres et les Daces ; il but l'eau du Gange, jeta un pont macédonien sur le Niphate, et la ville qu'il a bâtie s'élève sur les bords sacrés du Nil". Scipion lui parle le premier : "O toi qu'Hammon revendique pour son véritable fils, toi, dont la gloire a, sans contredit , surpassé celle des plus grands capitaines, apprends à celui qui sent son coeur embrasé de la même ardeur, comment tu t'es élevé jusqu'au faite de la renommée et de la gloire". Il répond: "La lenteur est un moyen honteux à la guerre; c'est l'audace qui doit frapper les derniers coups. Une valeur indolente ne domine point les dangers ; si tu veux faire de grandes choses, précipite les moments : la mort jalouse plane sur ta tête pendant que tu agis".
L'ombre se retire à ces mots. Scipion voit bientôt s'avancer précipitamment vers lui celle de Crésus, ce prince autrefois si riche sur terre; mais la mort l'a égalé aux plus pauvres. Le jeune héros aperçoit alors une ombre qui sort radieuse de l'Elysée, la tête ceinte d'une guirlande de pourpre, et les cheveux flottants sur ses blanches épaules: "Vierge sacrée, dit Scipion, quelle est cette ombre? une lumière éclatante rayonne sur son front vénérable; une foule d'âmes la suit dans l'admiration , et l'accompagne de ses cris de joie. Que son visage est beau! oui, j'aurais pris ce mortel pour un dieu, s'il n'était dans ce ténébreux séjour!""Tu ne te trompes pas, répondit la docte compagne d'Hécate ; il a mérité de passer pour tel. Cette âme sublime renfermait une grande divinité. Il a embrassé dans ses vers la terre, la mer, les astres, les mânes; et ses chants l'ont égalé aux muses et à Apollon.

790- Il avait révélé à la terre, avant de les contempler lui-même, toutes les choses de l'infernal séjour, et c'est à lui que votre Troie doit son immortalité". Scipion ravi ne peut assez regarder cette ombre: "O Rome! s'écrie-t-il, que n'as-tu un tel poète pour chanter tes exploits! Qu'ils passeraient à la postérité avec bien plus d'éclat et de grandeur, sur la foi d'une telle muse! Achille ! quel n'est pas ton bonheur, à toi que cette bouche immortelle a chanté parmi les nations; oui, ta valeur a grandi dans ses vers".
Mais, quelle est cette foule qui s'avance avec un air de joie et de bonheur? Scipion interroge la sibylle, et apprend que ce sont les héros et les ombres les plus illustres.

800- Il est frappé d'étonnement à la vue d'Achille, à la vue du grand Hector. Il admire la fière démarche d'Ajax , et le visage vénérable de Nestor; il contemple avec joie les deux Atrides, et Ulysse qui ne le cédait point au fils de Pélée.
Bientôt se présente l'ombre de Castor sur le point de retourner à la vie : Pollux touchait alors au terme des années qu'il lui avait été donné de passer sur la terre. Mais tout à coup, signalée par la sibylle, Lavinie attire ses regards. Il devait se hâter en effet, et la sibylle l'en avertit, de voir les ombres des femmes illustres, sans attendre que le jour vînt le rappeler sur la terre. "Vois, dit-elle, l'heureuse belle-fille de Vénus: voilà celle qui a uni, par une longue postérité, la race troyenne à celle des Latins. Si tu veux connaître la compagne de Romulus, ce fils de Mars, regarde Hersilie. Une peuplade voisine avait repoussé avec mépris l'hymen des enfants encore grossiers de Romulus; enlevée alors avec les Sabines, et devenue la proie du chef de ces pasteurs, Hersilie fut conduite dans la cabane de son nouvel époux, et quand elle eut reposé à ses côtés sur son lit de paille, qu'elle l'eut pressé dans ses joyeux embrassements, elle aida ses compagnes à désarmer leurs pères. Mais Carmente porte ici ses pas. Mère d'Evandre, elle a prédit en partie les grands événements qui vous agitent aujourd'hui. Veux-tu voir aussi Tanaquil? son esprit divin connut aussi la science des augures : elle prédit même le trône à son mari, et découvrit la faveur des dieux dans le vol d'un oiseau.
Voici la chaste Lucrèce, l'honneur de l'Italie : glorieuse par sa mort, elle s'avance le front incliné et les yeux fixés sur la terre. O Rome ! il ne t'a pas été donné de conserver longtemps cette gloire de la chasteté, qui devrait être la plus chère à tes yeux. Vois, à ses côtés, Virginie ; son sein ensanglanté porte encore la marque d'une blessure, triste témoignage de sa pudeur, que le fer seul put défendre; elle remercie encore la main paternelle qui lui porta ce coup funeste. Voici Clélie, qui triompha du Tibre en le traversant à la nage, et des Etruriens en les forçant à la paix ; vierge bien supérieure à la faiblesse de son sexe, en qui Rome trouva le mâle courage qu'elle demandait alors à ses enfants. Mais, troublé par le spectacle qui s'offre subitement à ses yeux, Scipion veut connaître la cause de ce supplice, et le nom de ces mânes coupables. "Tu vois, répond alors la sibylle, cette Tullie qui brisa les membres de son père sous les roues de son char, et qui poussa ses chevaux sur son visage mourant: non, jamais elle n'épuisera les supplices; elle est plongée dans les flots brûlants du Phlégéthon. Ce fleuve rapide, qui s'élance furieux de ses sombres cratères, vomit du fond de ses gouffres des roches brûlantes et des laves embrasées qui la frappent sans cesse au visage. Celle-ci, dont un aigle dévore les entrailles (entendez-vous avec quel bruyant battement d'ailes l'oiseau de Jupiter revient à sa pâture!), cette femme a indignement livré le Capitole aux ennemis. Ce fut à prix d'or que Tarpéia en ouvrit les portes aux Sabins. Vois-tu près de là le supplice qui punit un exécrable forfait? Orthrus, à jeun, poursuit une femme : cet impitoyable gardien du troupeau de Géryon l'effraie de ses aboiements, la déchire de ses dents et de ses ongles ensanglantés: cependant son châtiment est loin encore d'égaler son crime. Prêtresse de Vesta, elle osa en souiller le temple, et y prostituer sa virginité.

850- Mais c'est assez voir de coupables. Je vais finir en te faisant connaître quelques-uns de ceux qui boivent à présent les eaux du Léthé, après quoi nous sortirons de ces ténèbres.
Voici Marius; il n'a plus longtemps à attendre pour retourner à la vie. D'une naissance obscure, il s'élèvera aux honneurs répétés du consulat. Cet autre est Sylla. Il ne peut tarder d'accomplir ses destinées, ni boire longtemps encore les ondes du fleuve de l'oubli.
Déjà la lumière et les destins immuables l'appellent hors de ce séjour. Le premier, il envahira l'autorité suprême; mais, glorieux par son forfait même, il sera le seul qui sache la déposer. Personne après Sylla ne voudra soutenir le poids d'un si grand nom. Regarde ce front sévère que couronne une chevelure hérissée : c'est le grand Pompée, tête glorieuse et chère à l'univers. Celui-là est César. Issu des dieux mêmes et des Troyens, par Iule, son aïeul, il porte avec fierté l'étoile qui brille sur sa tête. Avec quels efforts et quelle puissance ne troubleront-ils pas la terre et les mers, lorsqu'on leur ouvrira cette demeure, et qu'ils s'élanceront à la vie ! Infortunés! que de combats ils livreront dans tout l'univers! Mais la criminelle entreprise du vainqueur ne sera pas moins punie que celle du vaincu".
A ces mots, Scipion verse des larmes: "Oh! combien je déplore, s'écrie-t-il, ces tristes révolutions que doit subir ma patrie! Mais s'il n'est point de pardon après la vie, si le crime trouve de justes châtiments au sein même de la mort, le perfide Carthaginois expiera-t-il son crime? sera-t-il brûlé dans les eaux du Phlégéthon, ou déchiré par un aigle qui se repaîtra de ses entrailles éternellement renaissantes?" "Ne crains point, répond la sibylle ; la vie de ce guerrier ne sera pas exempte de revers, et ses os ne reposeront pas au sein de la patrie. Abattu et sans ressources, vaincu dans une bataille décisive, il s'abaissera jusqu'à demander grâce ; puis il courra réveiller la guerre sous les drapeaux macédoniens. Condamné comme fourbe ou trompeur, il fuira des murs de Carthage, abandonnant sa femme et son fils. Réduit à errer à travers les mers, sur une seule galère, on le verra chercher un asile en Cilicie , sur les roches sourcilleuses du Taurus.
Oh ! qu'il est plus facile à l'homme de supporter les maux de l'esclavage, les glaces de l'hiver et les feux de l'été, la fuite, les tempêtes et la faim, que de se résoudre à mourir! Ainsi , après sa guerre en Italie, Annibal rampera devant Antiochus ; et, trompé dans l'espérance qu'il avait de remuer encore l'Italie, il s'abandonnera de nouveau au caprice des mers, se rendra à la cour de Prusias en timide suppliant; et là, il soumettra à l'esclavage sa vieillesse impuissante, regardant conjme une faveur royale d'avoir pu se cacher chez son hôte. Mais les Romains le poursuivront partout, et demanderont qu'on leur livre cet ennemi; alors, il saisira en secret une coupe empoisonnée, et sa mort laissera enfin respirer le monde de ses longues terreurs". Ainsi parlait la sibylle: soudain elle disparait dans les sombres demeures. Scipion, au comble de ses voeux, retourne au port, et y retrouve ses compagnons. Mais les Romains le poursuivront partout, et demanderont qu'on leur livre cet ennemi; alors, il saisira en secret une coupe empoisonnée, et sa mort laissera enfin respirer le monde de ses longues terreurs". Ainsi parlait la sibylle: soudain elle disparait dans les sombres demeures. Scipion, au comble de ses voeux, retourne au port, et y retrouve ses compagnons.

LIVRE XIV

Maintenant, déesses de l'Hélicon, tournez vos chants vers la mer d'Ortygie et les villes du rivage sicilien. Vos doctes travaux vous appellent tantôt à parcourir le royaume de Daunus et des Romains, les ports de Sicanie, les villes de Macédoine, les champs d'Achaïe: tantôt à voltiger sur la surface des mers de Sardaigne, à visiter les cabanes des anciens Tyriens; enfin à vous transporter là où finit le soleil et aux dernières limites du inonde. Mars vous le demande aujourd'hui, Mars qui répand ses fureurs par toute la terre; suivons-le donc où le son des clairons et les combats nous appellent. La Sicile, autrefois partie considérable de l'Ausonie, en est à présent séparée, depuis qu'assaillie par la fureur des vents et des flots elle reçut l'océan dans son sein frappé du trident de Neptune. La mer, subitement lancée par l'effort d'une puissance inconnue, sépara les entrailles du sol, qu'elle déchira en se précipitant à travers les campagnes entr'ouvertes, entraîna dans l'immensité de ses eaux les peuples avec leurs villes renversées. Depuis ce temps, le rapide Nérée a maintenu cette séparation, en empêchant par la violence de ses ondes que les deux terres ne se réunissent. Toutefois, l'intervalle qui les sépare est si étroit que l'aboiement des chiens, si l'on en croit la commune renommée, se fait entendre d'un rivage à l'autre, ainsi que le chant matinal des oiseaux. Le sol de la Sicile est très fertile : les moissons y paient le laboureur avec usure; les montagnes y sont couvertes d'oliviers et les coteaux de vignes; les chevaux, aussi rapides à la course que propres à la guerre. Le miel d'Hybla y égale celui que l'Attique recueille sur l'Hymette. Elle renferme des sources imprégnées d'un soufre mystérieux qui les rend médicinales. Elle a produit des poètes dignes d'Apollon et des muses: ces grands maîtres font retentir l'Hélicon des accents de la muse de Syracuse. Cette nation a le don excellent de la parole; et, quand elle a fait la guerre, elle a plus d'une fois orné ses portes de trophées maritimes. Après le règne du cruel Antiphate et celui des Cyclopes, ce furent les Sicaniens qui commencèrent à défricher cette terre encore vierge. Ceux-ci étaient originaires de l'Ibérie, et donnèrent à l'île déserte le nom du fleuve paternel qu'ils abandonnaient. Bientôt les Liguriens , sous la conduite de Siculus, changèrent le nom de ce pays qu'ils étaient venus conquérir. Le Crétois ne fut pas non plus un déshonneur pour son pays d'adoption.

40- Minos y avait amené ce peuple de ses cent villes, en poursuivant dans une expédition malheureuse Dédale, qu'il voulait punir. Mais les embûches des filles de Cocalus l'envoyèrent dans les sombres demeures juger les ombres qui ne cessent d'y descendre. L'armée de Minos sentit alors s'amortir son ardeur belliqueuse, et se fixa sur ces bords. Les Troyens Hélimus et Aceste y mêlèrent la race phrygienne, et bâtirent une ville qui conserve depuis ces temps reculés le nom d'Acesta, qu'ils lui donnèrent. Zanclé n'a pas une origine moins célèbre. Elle tient ce nom de Saturne même, qui y jeta sa faux. Mais rien de si beau, rien de si grand, dans toute la Sicile, que la ville de Syracuse: elle doit son nom à l'isthme de Sisyphe, et a été élevée au-dessus de toutes les autres cités par les enfants d'Ephyra qui la bâtirent. C'est là qu'Aréthuse reçoit dans ses ondes poissonneuses son cher Alphée qui porte sur sa tête une couronne sacrée. Vulcain ne favorise pas les antres de la Sicile, car Lipari, que dévorent intérieurement de vastes foyers, vomit de son sommet rongé des tourbillons d'une fumée sulfureuse. L'Etna retentit des horribles mugissements du feu qui fait trembler ses roches calcinées. La montagne, dont le murmure ressemble au bruit d'une mer en courroux, tonne jour et nuit dans ses gouffres retentissants. Des torrents de flamme s'élancent comme du Phlégéthon, et une noire tempête fait tournoyer dans ces cavernes liquéfiées les pierres à demi consumées. Cependant, malgré les flammes immenses qui bouillonnent dans son sein, malgré le feu toujours renaissant qui s'en échappe en torrents liquides, son sommet, blanchi par les neiges, conserve, chose étonnante! la glace â côté du feu. Ses roches escarpées et brûlantes sont hérissées de frimas éternels; le haut de la montagne est le séjour du sombre hiver, et des cendres noires, encore chaudes, y couvrent la neige. Parlerai-je ici de l'empire d'Éole, du séjour des vents, et des antres où sont emprisonnées les tempêtes? Ici la mer Ionienne bat de ses flots et fait retentir les rochers de Pachynum qui regarde le Péloponnèse. Lilybée, fièrement tournée du côté de la Libye, est exposée aux furies du Caurus, et voit le Scorpion s'étendre en s'abaissant. La troisième pointe de cette île s'avance du côté opposé vers l'Italie, en étendant vers la mer ses croupes inclinées : c'est là que Pélore élève en forme de plateau sa cime sablonneuse. Hiéron avait régné longtemps avec douceur et tranquillité dans cette île. Tous les jours de son facile empire furent des jours de bonheur, jamais il n'inspira de crainte à ses sujets dociles. Fidèle à garder la foi jurée sur les autels, il avait strictement observé les traités faits avec l'Ausonie. Mais une vieillesse caduque ayant mis fin à ses jours, son sceptre devint depuis, dans les mains de son neveu, un fatal instrument de tyrannie; et cette cour, jusque-là si réglée, devint le théâtre de moeurs licencieuses. Le jeune roi, qui n'avait pas encore seize ans, fut d'abord ébloui par l'éclat du trône.

90- Incapable de porter le fardeau du gouvernement, il se fia témérairement à une grandeur trop fragile. Les armes assurant à ses fautes l'impunité, il ne distingua bientôt plus le juste de l'injuste, et la modération lui parut la plus honteuse faiblesse d'un roi. Descendant, par sa mère, de Pyrrhus, et, par ce prince, de l'illustre race desÉacides et d'Achille, qu'ont célébrés les Muses, cette origine devenait un aiguillon pour ses passions fougueuses. Une subite frénésie le porte à se jeter dans le parti des Carthaginois : le forfait s'exécute sans retard: il fait d'abord un traité; puis, par un second engagement, il obtient d'eux que le victorieux Annibal évacuera la Sicile; mais le châtiment était tout prêt, et les furies lui refusèrent même la sépulture dans ce pays, où il ne voulait plus souffrir d'allié. Déjà les citoyens, révoltés de sa fierté, de son faste insolent, de ses débauches mêlées de cruautés, n'écoutent plus que la crainte et la colère. Ils s'unissent par des serments et massacrent ce prince. Leur vengeance va plus loin. De faibles femmes tombent sous leurs coups; ils plongent le fer dans le sein de ses soeurs innocentes, et les traînent tout ensanglantées hors du palais. La liberté, que la guerre civile a fait revivre, se livre à sa fougue et secoue le joug. Les uns demandent les Carthaginois, les autres les Romains et des amis qui leur soient connus. Parmi ces furieux un troisième parti ne veut aucune de ces alliances. Dans ce bouleversement de la Sicile, dans ce trouble qui suit la mort violente du prince, Marcellus, décoré pour la troisième fois de la pourpre consulaire, aborde à Zanclé avec une flotte, et dans tout l'appareil de sa nouvelle grandeur. Dès qu'il a tout appris, les circonstances de la mort du tyran, la division des esprits, les forces dont on dispose, quelles places tiennent pour les Carthaginois, quel parti favorise les Romains, et comment Syracuse obstinée a conçu le fol espoir de lui fermer ses portes, il se donne tout entier aux soins de la guerre, et son courage irrité en répand le fléau dans tout le pays d'alentour. Tel Borée, fondant des cimes du Rhodope, pousse contre les rivages une vague énorme, et suit en murmurant la montagne humide qu'il a lancée devant lui. Tout retentit au loin du sifflement de ses ailes. Le soldat ravage d'abord les champs des Léontins, ancien royaume du cruel Lestrigon. Marcellus presse sa marche, et regarde comme une défaite de vaincre des Grecs avec lenteur. Il se précipite à travers les plaines, battant l'ennemi, ou plutôt cette troupe de femmes qui a osé tenir tête à des hommes ; et les campagnes, chères à Cérès, sont engraissées de sang. Les cadavres ont jonché la terre : le vainqueur enlève à l'ennemi tout moyen d'éviter la mort l'épée à la main, Marcellus barre le chemin à tous ces fuyards. "Allons, soldats, taillez en pièces, égorgez cette troupe timide, s'écrie le consul, en pressant les bataillons de son bouclier. Ce ne sont que d'indolents athlètes accoutumés à lutter mollement à l'ombre, et à frotter d'huile leurs membres luisants. Il y a peu d'honneur à triompher de ces lâches ; les voir et les vaincre aussitôt, voilà la seule gloire qui vous attend."

140- A ces mots, toute l'armée redouble de courage; elle ne combat plus que pour elle et par un noble sentiment d'émulation : c'est à qui des soldats sera aux premiers rangs; chacun veut remporter le plus de dépouilles opimes. Semblable est la furie des flots de l'Euripe lancés contre les rochers de Capharée : telle l'onde mugissante sort du détroit resserré de la Propontide; telle, enfin, s'emporte et s'agite la mer, aux extrémités de l'occident, contre les colonnes d'Hercule. Cependant, au milieu du carnage, on put distinguer un trait de reconnaissance. Un soldat toscan, nommé Asylus, avait été fait prisonnier à Trasymène. Esclave de Béryas, il avait été traité par lui avec douceur et humanité. Rendu à sa patrie par son généreux maître, il avait courageusement repris les armes, et se vengeait dans cette guerre de Sicile de tous ses malheurs passés. Emporté au milieu de la mêlée sanglante, il rencontre Béryas, dont le casque d'airain lui dérobait le visage. Celui-ci, envoyé par le peuple carthaginois pour contracter une alliance avec le roi de Syracuse, combattait alors dans les rangs des alliés de Carthage. Asylus fond sur lui, le bras levé, et le renverse à terre, comme il portait en arrière ses pas mal assurés. A la voix de son vainqueur, l'infortuné, rappelant comme du Styx son âme éperdue, rompt les attaches de son casque qui l'a si mal défendu, et veut balbutier quelques mots de prière. Mais Asylus, interdit à la vue de ce visage qu'il reconnaît, suspend le coup dont il allait frapper son ennemi, fond en larmes, et lui dit le premier en poussant un soupir : "Cesse, ô Béryas, de me demander la vie, prends confiance; je puis sauver un ennemi : le meilleur des soldats est celui pour qui le premier et le dernier des devoirs est de garder la foi de l'amitié au milieu des combats. Tu m'as le premier arraché à la mort, tu m'as sauvé avant qu'un ennemi te sauvât toi-même. J'aurais mérité tous les maux que j'ai soufferts, ou j'en mériterais de plus grands encore, si mon bras ne t'ouvrait un chemin au travers des flammes et du carnage." A ces mots, il le relève, et il lui rend la vie pour prix de celle qu'il lui devait. Marcellus, dont ce premier combat sur la terre de Sicile a comblé les voeux, tourne ses drapeaux victorieux contre Syracuse, et fait avancer ses troupes sans être inquiété dans sa marche.

180- Bientôt un vaste camp en a investi les remparts : mais l'ardeur de la guerre y a langui. Marcellus voudrait, par ses conseils, éclairer ces coeurs aveuglés et apaiser leur fureur. Cependant, comme ils peuvent rejeter ses offres, et croire que sa modération est l'effet de la crainte, il n'interrompt pas le siège qu'il a commencé, et enferme la place de tous côtés. Redoublant de soins et de zèle, il déploie une nouvelle vigilance, et prépare, dans le plus grand secret, les coups imprévus qu'il va porter. Tel, au sein des marais du Pô, ou sur les rives du Caïstre, un cygne plus blanc que la neige s'abandonne immobile au cours du fleuve; ses pieds, qui lui servent de rames, fendent les ondes sans en troubler le silence. Tandis que les assiégés sont dans une cruelle incertitude, les peuples de l'île sortent de leurs villes et réunissent leurs armes contre les Romains; à leur tête sont ceux de Messine, qui domine le détroit. Cette ville, peu éloignée de l'Italie, est fameuse par son origine, qu'elle fait remonter aux Osques. Viennent ensuite Catane, trop voisine de l'ardent Typhée, ville illustre par l'amour filial de deux frères; Camarina, dont les oracles avaient défendu de remuer le sol; Hybla, qui le dispute à l'Hymette par l'excellence de son miel; Selinus, ombragée de palmiers; Myla, autrefois port sûr, mais aujourd'hui retraite inhospitalière pour ceux qui fuient sur sa plage solitaire, devant la mer en courroux; le haut Eryx, Centuripe, dont les cimes vont fendre les nues; Entellas, aux nombreux et verdoyants vignobles; nom chéri d'Aceste, descendant d'Hector. Thapsos se joint à ces villes , ainsi qu'Acra, qui est descendue de son plateau glacé. La jeunesse d'Agyrêne, de Tyndaris, fière des deux jumeaux de Laconie, s'y porte en foule. Agragas, qui nourrit des chevaux, en envoie mille à cette guerre; leurs hennissements troublent l'air qu'obscurcit la poussière soulevée par leurs pieds. Le chef de cette troupe est Grosphus; sur son bouclier est ciselé un taureau farouche, emblème qui rappelait un ancien supplice. Quand les victimes renfermées dans les flancs du monstre y ressentaient l'ardeur des flammes, leurs cris de douleur s'y changeaient en mugissementsqu'on eût pris pour ceux d'un troupeau sortant de l'étable. Mais l'horrible invention de Périllus ne resta pas impunie. Le tyran lui-même mourut de cette mort atroce, et mugit à son tour dans son taureau. Géla, ainsi appelée du nom de son fleuve ; Halaesa, les Palices, qui punissent sur-le-champ les parjures; la Troyenne Acesta, se réunirent aux peuples des bords de l'Acis, fleuve qui, passant près de l'Etna, va se précipiter dans la mer, et arrose de ses douces ondes la Néréide reconnaissante. Acis fut autrefois le rival de tes amours, ô Polyphême! Fuyant le courroux qui enflammait ton coeur sauvage, il sut échapper à son ennemi sous la forme d'une eau fugitive, et vint mêler ses ondes victorieuses à celles de Galatée. Ceux qui boivent l'Hypsa, l'Alabis, fleuves bruyants, les eaux limpides de l'Achate profond, les sources du vagabond Chrysa ; le petit Hypparis, le Pantagia peu profond et toujours guéable ; ceux qui habitent près des ondes jaunâtres du rapide Symèthe, vinrent augmenter le nombre des combattants. On vit aussi sous les armes les colons des rivages de Thermes, ville riche des dons de la Muse antique, qui s'élève aux lieux où l'Hymère verse ses ondes dans la mer de Toscane. Ce fleuve, se partageant sur deux plages diverses, coule avec une égale rapidité dans deux lits opposés, vers l'occident et vers l'orient. La double source jaillit du mont Nébrode, le plus ombragé de la Sicile. Henna et ses hauteurs armèrent les mains consacrées aux cérémonies des bois sacrés. C'est là que se voit cet antre formé par une large ouverture du sol, et dont les ténébreux sentiers mènent au sombre royaume des mânes; c'est par-là que l'Hymen descendit la première fois dans des demeures inconnues. L'abîme s'ouvrit pour le roi du Styx, alors que, poussé par Cupidon, il osa venir à la lumière du jour, et que quittant le triste Achéron et ses royaumes vides, il poussa son char vers la terre qui lui était interdite. Mais, dès qu'il eut enlevé Proserpine, il fit rebrousser vers le Styx ses coursiers effrayés de l'aspect du ciel et de l'éclat du jour, et cacha sa proie dans les sombres demeures. Pétrea, Callipolis, Enguion aux campagnes pierreuses; Hadranum, Ergétium, Malte, fière de ses étoffes de laine; Calacta, dont le rivage abonde en poissons; Céphaloedia et sa plage que la mer orageuse remplit de monstres marins; ceux qui voient des bords Tauroménitans Charybde absorber les vaisseaux dans son gouffre, et les rejeter hors de son sein jusqu'aux nues, suivaient les généraux romains et leur parti. Telles furent les troupes qui se rallièrent au Latium et aux drapeaux laurentins. Les autres peuples de la Sicile s'attachèrent au parti des Carthaginois. Agathyrne, Trogilos, exposée au souffle des vents du midi, Faceline, où Diane est adorée, leur donnèrent chacune mille hommes. Trois mille leur vinrent de Panorme, contrée fertile où tout abonde, soit qu'on poursuive les bêtes fauves dans ses forêts, soit qu'on traîne les filets dans ses mers, ou qu'on abatte l'oiseau qui plane sous son beau ciel. Herbésos ne resta pas inactive; Naulochum ne voulut pas se soustraire au danger. Morgentia quitta ses champs ombragés pour les hasards de la guerre; Amastra y vint accompagnée des Ménaeens. L'humble Tissé, Nétum, Mutyce, la jeunesse du fleuve Achètcette double origine mêlait en eux la fourberie punique à la légèreté sicilienne. Marcellus, voyant que la sédition était devenue un mal sans remède, et que l'ennemi donnait le premier le signal de la guerre, atteste les dieux, les fleuves, les lacs de la Sicile, et les eaux sacrées d'Aréthuse, qu'il est entraîné malgré lui à la guerre, et que c'est l'ennemi qui lui met à la main ces armes qu'il avait si longtemps différé de prendre. Alors il fait pleuvoir sur les murs une nuée de traits, et toute la ville retentit du bruit de ses armes. Assiégés, assiégeants sont transportés d'une même fureur; ils combattent et se précipitent à l'envi. e ; Drépane, les colons du bruyant Hélorus, Triocola, qui devait être bientôt ravagée par la guerre des Esclaves, la courageuse Arbéla, la haute cité d'létas, Tabas, toujours prête à prendre les armes, la petite Cossyre; Muté, qui n'est pas plus grande que Mégare, Gaulum, d'où l'on a le spectacle d'une mer unie, qui retentit des chants des alcyons et berce leurs nids flottants sur ses ondes assoupies. Toutes ces villes se liguèrent avec Carthage contre Rome. La vaillante Syracuse avait aussi rempli ses vastes murailles de troupes et d'armes de toute espèce.

280- Les chefs animaient par de vains discours la fureur du peuple, trop facile à se laisser conduire, et avide de bouleversements: "Syracusains, disaient-ils, jamais l'ennemi n'est entré dans ces murs, ni dans ces quatre citadelles : notre ville imprenable a pu, grâce à la situation de son port, effacer tous les trophées des vainqueurs de Salamine. Nos aïeux ont vu trois cents vaisseaux engloutis devant leurs murailles dans une seule victoire; et la puissante Athènes, que la défaite du grand roi et des peuples barbares de la Perse avait élevée si haut, est venue s'abîmer tout entière dans la mer de Syracuse, et briser contre nous ses vains efforts." Deux frères carthaginois enflammaient l'esprit du peuple. Leur mère était aussi de Carthage ; mais leur père, injustement accusé et forcé de fuir de Syracuse, les avait engendrés en Libye ; cette double origine mêlait en eux la fourberie punique à la légèreté sicilienne. Marcellus, voyant que la sédition était devenue un mal sans remède, et que l'ennemi donnait le premier le signal de la guerre, atteste les dieux, les fleuves, les lacs de la Sicile, et les eaux sacrées d'Aréthuse, qu'il est entraîné malgré lui à la guerre, et que c'est l'ennemi qui lui met à la main ces armes qu'il avait si longtemps différé de prendre. Alors il fait pleuvoir sur les murs une nuée de traits, et toute la ville retentit du bruit de ses armes. Assiégés, assiégeants sont transportés d'une même fureur; ils combattent et se précipitent à l'envi. Une tour, ouvrage du génie grec, élevait aux cieux ses nombreux étages. Archimède avait fait tomber, pour la construire, un grand nombre d'arbres. De là les assiégés lançaient des pins enflammés, et faisaient rouler des quartiers de rochers, ou pleuvoir la poix bouillante. Cimber y jette de loin un javelot enflammé, et enfonce le trait incendiaire dans les flancs de la tour. La flamme l'a bientôt gagnée ; irritée par le vent qui tourbillonne, elle porte le ravage dans l'intérieur, traverse en pétillant les vingt étages de cette masse prodigieuse, dévore les poutres, et, chassant devant elle d'épaisses colonnes de fumée, monte victorieuse jusqu'au comble resplendissant qui jette au loin un éclat terrible. Une noire fumée inonde l'intérieur du mobile édifice; plus d'espérance de fuir ; les ruines de la tour, frappées comme d'un coup de foudre, s'abîment dans les cendres. La flotte des Romains n'était pas moins maltraitée par les assiégés. A peine les vaisseaux s'approchaient-ils des murs et des habitations baignées par les eaux tranquilles du port, que des machines d'une invention inouïe y répandent le désordre et la terreur.

320- Une pièce de bois ronde et polie, semblable à un mât, armée à l'extrémité de crocs de fer, descendait du haut des murs, enlevait les assiégeants avec ses griffes de fer, et, en se redressant, les amenait au milieu de la ville. Non seulement les guerriers, mais les trirèmes elles-mêmes étaient enlevées par la force prodigieuse de ces machines dont le harpon mordant, une fois lancé d'en haut sur les vaisseaux, ne les lâchait plus. Le fer, s'accrochant aux madriers des navires qu'il prenait en flanc, les enlevait dans les airs; puis, les chaînes qui le gouvernaient se relâchant, on voyait, spectacle affreux! la masse retomber avec tant de force et de vitesse, que les flots engloutissaient la trirème et ceux qui la montaient. Outre ces terribles inventions, les remparts offraient des ouvertures adroitement disposées pour lancer impunément des traits contre les assiégeants. Leur construction même servait à masquer la ruse; les traits des Siciliens partaient de ces meurtrières, et ceux que renvoyait l'ennemi n'y pouvaient pas pénétrer. Le génie inventif d'un Grec, et son adresse, plus puissante que les armes, repoussaient ainsi Marcellus par terre et par mer, trompaient son généreux courage, et tout l'effort de la guerre échouait devant ces murs. C'est qu'alors il y avait à Syracuse un homme, la gloire immortelle de son siècle. Il était pauvre, mais son génie l'élevait au-dessus de tous les mortels. Tous les secrets de l'univers lui étaient connus. Il savait pourquoi le soleil, quand il se lève pâle et languissant, nous présage les tempêtes; si la terre est fixe ou suspendue sur son axe mobile; pourquoi la mer, de tout temps répandue autour du globe, l'environne comme un fleuve immense; d'où vient l'agitation de ses flots, et pourquoi la lune subit différentes phases; enfin, à quelle loi obéit l'Océan, dans le flux et le reflux de ses ondes.

350- Oui; l'on peut croire qu'il avait compté les sables de la mer, lui auquel suffisait la main d'une femme pour mettre une galère à flots, et pour faire monter contre la pente des montagnes des rochers entassés. Pendant que son inépuisable génie fatigue ainsi Marcellus et ses troupes, une flotte carthaginoise, forte de cent voiles, arrive, en sillonnant la mer, au secours de Syracuse. La ville d'Aréthuse, ranimée tout à coup par l'espoir, fait sortir ses vaisseaux du port pour les joindre à cette flotte. Les Romains, non moins résolus, saisissent leurs rames et fendent rapidement les ondes agitées; la mer blanchit sous les coups redoublés, et l'écume qu'ils soulèvent laisse au loin une trace brillante sur la surface des flots. Tous profanent avec une audace pareille l'empire de Neptune ébranlé par cette nouvelle tempête: la mer retentit de clameurs dont le rivage renvoie les échos. Déjà la flotte carthaginoise, s'étendant sur les ondes, embrassait de ses ailes l'espace réservé au combat, et présentait comme un immense réseau sur la plaine liquide. La flotte romaine, rangée dans le même ordre, s'avançait serrée en forme de croissant. Soudain le son terrible de la trompette se fait entendre; la mer frappée résonne au loin du bruit aigu de l'airain : Triton paraît au-dessus des ondes, effrayé de ces sons qui rivalisent avec ceux de sa conque recourbée. A peine le soldat se souvient-il que c'est la mer qui le porte, tant il se sent embrasé de l'ardeur du combat. Rangés sur le bord de leurs vaisseaux, que l'onde fait vaciller, ils lancent une grêle de traits: l'intervalle qui sépare les deux flottes en est couvert: et les vaisseaux, poussés de part et d'autre par les matelots haletants, tracent un noir sillon sur les flots écumants. Les uns, prenant l'ennemi en flanc, brisent ses rangs de rameurs avec toute la force que leurs bras vigoureux ont imprimée à leur navire; les autres, la proue en avant, l'attaquent de front, et le harpon du navire assaillant le retient enchaîné lui-même au navire ennemi. Au milieu de ces vaisseaux et au-dessus d'eux s'élevait orgueilleusement une galère à quatre cents rames. Jamais masse plus gigantesque n'était sortie des ports de la Libye. Fière de ses vastes voiles, quand le rapide Borée s'y engouffrait tout entier, et qu'elle recueillait tous les vents dans ses antennes, elle ne se mouvait qu'avec lenteur, abandonnée aux seuls efforts des rames. Les vaisseaux légers des Romains, dociles à la direction du pilote, volent à sa rencontre. Himilcon les voit venir sur la gauche ; il invoque les dieux de la mer, tend son arc, vise l'ennemi, et lance une flèche qu'il suit des yeux; le trait va percer la main du pilote et la cloue à la barre. Cette main privée de vie reste fixée au gouvernail, qu'elle ne peut plus diriger. Taurus, qui croit déjà le navire aux mains de l'ennemi, veut remplacer le pilote; mais une seconde flèche, lancée avec autant de force et de bonheur, passe au milieu de la foule qui se presse, et perce la main de Taurus, qui allait prendre la barre abandonnée. Bientôt s'avance avec rapidité une galère de Cumes, montée par la jeunesse de Stabies, sous le commandement de Corbulon.

410- Vénus, dont l'image orne la poupe de ce vaisseau, en était la divinité tutélaire. En ce moment le vaisseau romain qui était le plus près de celui d'Himilcon et le plus exposé à ses coups s'enfonce dans les eaux qu'il entr'ouvre : la mer écumeuse étouffe les cris des malheureux qui se noient, et qui élèvent en vain les mains au-dessus des ondes, en luttant contre les flots où ils s'engloutissent. Alors Corbulon furieux franchit d'un seul élan l'espace qui le séparait de la galère d'Himilcon. Il était monté sur une tour portée sur plusieurs trirèmes attachées l'une à l'autre par des crampons de fer. Il en gravit les étages, et, arrivé au sommet, il lance de là sur le vaisseau carthaginois une torche enflammée. Des feux nourris de bitume et irrités par le vent dévorent les banderoles du vaisseau d'Himilcon. Le fléau se communique aux autres parties du navire, et atteint les premiers rangs des rameurs; ils se dispersent en désordre et laissent là leurs rames. Ceux des derniers bancs ignoraient encore l'extrême danger que couraient les premiers; mais le ravage du feu et la chute des torches ardentes retentissent bientôt dans les flancs de la carène. Il restait un seul endroit où les Romains n'avaient pas encore porté la flamme, et où la fumée suffocante n'avait pas encore pénétré : c'est de là que le farouche Himilcon lance une grêle de pierres et essaie de retarder la funeste destinée de son vaisseau. Cydnus secouait dans les airs un brandon enflammé; Lychée l'atteint d'un énorme caillou: blessé, il glisse sur le sang qui couvre les bancs des rameurs, et va rouler dans les ondes. Sa torche siffle en s'éteignant dans la mer, et répand au loin une odeur fétide. Le farouche Sabrata, debout sur la poupe, et brandissant un javelot, adresse une prière à Hammon, ce dieu au front armé de cornes, dont l'image, protectrice du vaisseau carthaginois, contemplait la mer azurée: "Hammon, dit-il, oracle sacré qu'adore le Garamante, sois-nous favorable dans ce désastre, et dirige nos traits contre le Romain." Il dit; et son javelot va frapper au visage, dans la foule tremblante, l'insulaire Télon. Ceux qu'une fuite précipitée avait entassés du côté de la poupe où le feu n'avait pas encore pénétré, ne combattaient pas avec moins de courage, quoique aux portes de la mort. Mais le feu va les atteindre: il arrive rapide comme la foudre, et enveloppe le navire tout entier. Le premier de tous, Himilcon, du côté où Vulcain ne roule pas encore ses tourbillons, saisit un cordage, et se jette à la mer à demi consumé; ses compagnons l'en retirent en lui tendant leurs rames. Après lui, c'est le pilote Bato que les destins enlèvent à son navire. Bato, par son art, bravait la mer la plus orageuse, et savait échapper aux tempêtes. Il devinait lequel devait souffler le lendemain, de Borée ou de l'Auster : malgré l'obscurité de ta marche, tu ne pouvais, Cynosure, tromper son oeil vigilant. Comme il voit que tout est désespéré, il s'adresse à Hammon : "O Dieu! s'écrie-t-il, spectateur indifférent de nos désastres, prends donc ma vie."

460- A ces mots, il se plonge l'épée dans la poitrine, reçoit dans sa main droite le sang de sa blessure, et le répand comme une libation abondante entre les cornes du dieu. Daphnis, nom célèbre par l'ancienneté de son origine, fut au nombre de ceux qui périrent. Pourquoi laissa-t-il ses bois et ses chaumières pour l'infidèle élément? L'auteur de sa race s'était fait un nom bien plus glorieux parmi les bergers : Les muses de Sicile aimèrent l'ancien Daphnis : Apollon, qui lui fut propice, lui fit don d'une flûte de Castalie, et voulut qu'à l'instant où Daphnis, étendu sur le gazon, approcherait de ses lèvres le divin instrument, les troupeaux accourussent joyeux à travers les vertes campagnes, et que les ruisseaux fissent taire leurs ondes murmurantes. A peine avait-il préludé sur la flûte à sept chalumeaux, que les forêts étaient attirées vers lui; jamais les sirènes n'osèrent chanter sur les ondes en même temps que Daphnis. Les chiens de Sylla se taisaient; la noire Charybde s'arrêtait ; et le cyclope, étendu sur ses rochers, écoutait joyeux ses charmants accords. Hélas ! la flamme a dévoré le rejeton et le nom à jamais aimable de Daphnis. Le fier Ornytus, jouet des flots, nage encore soutenu par un banc de rameurs, débris fumant du navire; mais il n'a fait qu'y prolonger les horreurs de sa mort. Tel on vit Ajax, fils d'Oïlée, frappé de la main foudroyante de Minerve, lutter contre les ondes avec ses bras à demi consumés; le Marmaride Scyron, essayant de s'élever au-dessus de l'eau, rencontre la pointe aiguë d'une proue qui le perce de part en part : une moitié de son corps nage dans l'eau qui la couvre encore ; l'autre, hélas! reste attachée à la proue, qui emporte avec elle sur les ondes ces restes inanimés. Les deux flottes s'avancent impétueusement l'une contre l'autre. Les rames font ruisseler une eau sanglante sur le visage des combattants. Le commandant romain montait une galère à six rangs, et devançait les vents, grâce aux efforts de ses rameurs. Lilaeus y porte subitement les mains pour l'accrocher : un coup de hache lui tranche les deux bras, et les mains tiennent encore à la galère rapide qui les emporte. Podoete, fils d'Éole, commandait un vaisseau sicilien. Ce guerrier sortait à peine de l'adolescence ; entraîné, soit par l'ardeur de son âge, soit par l'amour de la gloire, pour laquelle il n'était pas mûr encore, il s'était couvert d'armes peintes; et, tout fier de sa parure, il fendait les flots sur la haute Chimère. Mieux conduite et mieux armée que tous les vaisseaux de Carthage et de Rome, la Chimère s'avançait triomphante; déjà Podoete avait coulé bas le Nessus, chargé d'une tour: mais combien les premières amorces de la gloire conseillent mal un enfant! Tandis que le jeune téméraire demande aux immortels le panache redoutable et la dépouille de Marcellus, une flèche lancée par ce chef le frappe d'un coup mortel. Dieux! que de nobles travaux convenaient mieux à ce jeune homme, soit qu'il lançât dans les airs le disque étincelant, ou le javelot à travers les nues; soit que, dans sa course légère, son pied, rasant le sol, devançât l'oiseau; soit qu'il franchît d'un saut les espaces immenses marqués sur l'arène. C'était assez de cette gloire, assez de ces honneurs; tu les avais obtenus sans danger; pourquoi donc, ô jeune téméraire! ambitionner plus? Précipité dans les flots par un trait meurtrier, privé de la sépulture que Syracuse eût accordée à ta dépouille, tu fus pleuré par les mers, pleuré sur les rivages escarpés des Cyclopes, pleuré par Cyané, par l'Anapus, par Aréthuse d'Ortygie. Sur un autre point, deux navires, le Persée, monté par Tibérinus, l'Io, par le Phénicien Crantor, fondent l'un sur l'autre. Ils s'accrochent, se lient avec des chaînes, et s'arrêtent pour le combat.

520- Ce n'est pas de loin avec le javelot ou la flèche qu'ils s'attaquent : c'est corps à corps et l'épée à la main, comme sur la terre ferme. Les Romains se jettent où leurs premiers coups ont fait un vide et leur ont ouvert un passage. Crantor crie alors à ses troupes de rompre l'énorme masse des chaînes; il voulait, en dégageant son vaisseau, emmener loin de leurs compagnons les Romains qui l'ont envahi. Avec Crantor se trouvait Polyphême, soldat nourri dans un antre de l'Etna, auquel il aimait à rapporter l'origine de son nom, que la férocité a rendu trop fameux. Enfant, il y avait été allaité par une louve. Rien de plus terrible à voir que sa haute stature et son vaste corps: son humeur était farouche; ses traits toujours contractés par la colère; il avait le coeur d'un cyclope ; il ne respirait que le carnage. Polyphême, du seul poids de ses membres, avait brisé les liens qui retenaient le vaisseau, et déjà il plongeait les rames dans les ondes. Il eût ainsi dégagé le navire, si Laronius, l'atteignant de sa lance, ne l'eût attaché sur le banc, comme il prenait son élan pour ramer. A peine Polyphême cède-t-il au coup mortel qui le frappe : sa main, quoique languissante, continue le même mouvement, et fait un dernier effort pour lever l'aviron sur la surface des flots. Les Carthaginois, culbutés par les Romains, se pressent tous du côté où n'est pas l'ennemi: mais le vaisseau surchargé s'affaisse; la mer y pénètre, et il disparaît sous les flots. Les boucliers, les casques, les traits devenus inutiles, les images tutélaires des dieux, tout devient en un instant le jouet des ondes. L'un, à défaut de fer, combat avec un débris de bois, et trouve une arme jusque dans le naufrage. L'autre, dans son aveugle fureur, arrache une rame, démembre les bancs des rameurs. Celui-ci se saisit de la barre, celui-là brise la proue dont les éclats lui servent de traits, ou recueille les javelots qui surnagent. La mer entre dans leurs larges blessures, et en sort refoulée par un dernier effort de la vie qui s'échappe. D'autres, saisissant un ennemi, le tiennent étroitement serré dans leurs bras, le plongent sous les flots, et, le fer leur manquant pour le frapper, ils le font périr avec eux. Ceux-là reparaissent sur l'eau plus furieux, et résolus à se servir du liquide élément comme d'une arme dernière. Un gouffre de sang engloutit en tournoyant les cadavres. On n'entend ici que des clameurs; là, ce sont les gémissements des mourants, les cris des fuyards; c'est le fracas des rames, le conflit des proues qui s'entrechoquent. La mer paraît comme embrasée du feu de la guerre répandu sur ses ondes.

560- Himilcon, entièrement défait, s'échappe sur une petite galère et fuit rapidement en Libye. Le Grec, le Carthaginois, cèdent, enfin la mer au vainqueur. Une longue suite de vaisseaux, pris et retenus par des chaînes, est amenée sur le rivage. Les autres s'élèvent encore sur les flots où le feu les consume. L'incendie éclaire au loin la mer, qui en réfléchit l'image mobile. On voit brûler Cyané, si connue dans ces parages ; la sirène ailée; Europe, emportée par Jupiter sous la forme d'un taureau sans tâche, et fendant la mer, les mains attachées aux cornes du dieu. Avec elle est consumée Néréis aux cheveux épars, dont les rênes humides dirigent un dauphin. Les flammes dévorent Python, dont la course est si rapide; Hammon aux nobles cornes, et la galère de Tyr, portant l'image d'Elisse, et qui sillonnait les flots avec six rangs de rameurs. Anapus est traîné par des chaînes sur ce rivage qui lui est familier, ainsi que Pégase, qui portait jusqu'aux cieux les ailes qu'il reçut de la Gorgone. Viennent ensuite ceux qu'embellit la figure de Libya, du triton captif, de la phénicienne Sidon, de l'Etna aux roches sublimes, immense bûcher sous lequel respire Encelade. Les Romains se préparaient à fondre sans retard sur la ville épouvantée de cette défaite; mais une maladie pestilentielle, suite des fatigues de la mer, et que les dieux jaloux ont envoyée du ciel, leur enlève cette joie. Le soleil embrase de ses feux l'air empoisonné. L'odeur s'élève des eaux stagnantes du Cocyte que la vaste Cyané dépose au loin dans ses marais. Une chaleur dévorante infecte l'automne tout chargé des derniers présents de l'année. De noires exhalaisons se répandent dans les airs, comme une fumée épaisse. La terre se dessèche, et s'embrase à sa surface, elle ne fournit plus d'aliments; elle n'a plus d'ombre pour les animaux languissants; une noire vapeur corrompt l'éther appesanti. Les chiens furent les premiers atteints par le mal. Bientôt l'oiseau défaillant ne peut plus se soutenir dans les airs, et tombe; les cadavres des bêtes fauves gisent dans les bois ; 1'horrible fléau, qui va sans cesse se propageant, attaque enfin les armées, où il sème la mort. La langue devient aride, une sueur froide coule par tout le corps, et le fait trembler. La gorge desséchée se refuse à recevoir des aliments. Une toux violente secoue la poitrine; la soif allume dans la gorge un feu mortel. Les yeux abattus ne peuvent plus supporter le jour; le nez se contracte; la poitrine rejette une sanie mêlée de sang ; les os décharnés ne sont plus couverts que de la peau. O douleur! le soldat courageux subit la mort d'un lâche. On livre aux flammes les nobles récompenses de la valeur obtenues dans cent batailles! La violence du mal triomphe des remèdes : les morts sont entassés les uns sur les autres, et les cendres des bûchers s'élèvent en monceaux. Des milliers de cadavres sont étendus çà et là sans sépulture : on craint de toucher les malheureux que le fléau a frappés. Le mal, vomi par l'Achéron, se nourrit et s'augmente par le nombre des victimes. Syracuse n'est pas épargnée, et le deuil n'y est pas moindre non plus que dans le camp des Carthaginois, où le même fléau produit les mêmes ravages. Par- tout règne un égal désastre, partout pèse également la colère du Ciel; partout la mort se présente sous la même image. Le Romain cependant ne se laisse point abattre par ces maux cruels, tant qu'il voit que son chef n'en ressent pas les atteintes. Cette seule tête épargnée par le fléau, semble balancer toutes les pertes. Dès que l'ardent Sirius a ralenti sa maligne influence, et que la peste, avide de funérailles, s'est enfin arrêtée, Marcellus, après les lustrations d'usage autour de ses troupes échappées au fléau destructeur, leur fait reprendre les armes. Tel on voit un pêcheur, quand le Notus s'est apaisé, lancer de nouveau sa barque sur la mer rentrée dans son repos. Le soldat se range avec ardeur autour des aigles, et semble, au son joyeux des trompettes, reprendre une vie nouvelle. Il marche à l'ennemi; heureux de pouvoir mourir par le fer, si la fortune le veut ainsi, et regrettant ses compagnons morts sans gloire, comme des bêtes, sur des couches infectées. Il jette la vue sur ces tombeaux, sur ces bûchers privés de tous les honneurs; il aime mieux mourir glorieusement sans sépulture, que d'être vaincu par des maladies. Marcellus le premier entraîne ses drapeaux vers les murs de Syracuse. Le soldat a caché sous son casque son visage exténué et languissant, et voilé sa pâleur à tous les yeux, pour ne point relever l'espoir des ennemis. Les Romains s'élancent rapidement à la brèche, et fondent en rangs serrés sur cette ville si longtemps imprenable, dont les nombreuses citadelles se rendent aussitôt qu'ils en ont franchi la porte. Aucune ville, parmi celles que le soleil éclaire, ne pouvait être alors comparée à Syracuse. Elle avait des temples nombreux, plusieurs ports dans l'enceinte de ses murs, de vastes places, de superbes théâtres élevés sur des colonnes; des masses gigantesques pour lutter contre la mer; des maisons sans nombre et égalant les campagnes en espace; des jardins consacrés aux jeux de la jeunesse, et qu'enfermaient de larges enceintes où s'ouvraient de longs portiques. Que dirai-je des dômes éclatants de ses temples ornés de proues captives, des armes suspendues aux demeures des dieux, dépouilles enlevées aux vainqueurs de Marathon, ou apportées de la Libye soumise?

651- Là se voyaient et le palais d'Agathocle, orné de trophées, et les richesses dues au pacifique Hiéron. L'antiquité vénérable y apparaissait partout dans les oeuvres des artistes. Nulle part, dans ce siècle, la peinture ne brilla d'un plus vif éclat. On s'y inquiétait peu d'aller chercher des bronzes à Corinthe, ou de trouver une rivale dans l'art de confectionner ces étoffes brochées d'or, où la navette babylonienne fait respirer dans le tissu des visages humains. L'orgueilleuse Tyr et sa pourpre, le pays d'Attale et ses riches tapis brodés; Memphis et la finesse de ses toiles le cédaient à Syracuse. Joignez y les vases d'argent incrustés de pierreries qui en rehaussent l'éclat ; les statues des dieux, avec cette majesté que leur conserva le génie de l'artiste; les perles de la mer Rouge; les étoffes de soie filées de la main des femmes. Telle fut la ville, telles furent les richesses dont Marcellus se rendit maître. Du haut des murs, il contemple cette cité, où le bruit des trompettes a jeté le trouble. Il sent qu'il lui suffit d'un signe de tête pour conserver intacte cette demeure des rois, ou pour qu'elle disparaisse le lendemain avant l'aurore. Il gémit du droit excessif de la victoire, et, saisi d'horreur à la seule pensée de sa toute-puissance, il se hâte de calmer la furie du soldat. Il ordonne que ces maisons subsistent, qu'on épargne les temples, que les antiques divinités continuent sans trouble d'y recevoir des hommages. La Victoire alors, contente d'elle-même, applaudit de ses ailes pures de tout sang. Et toi, célèbre défenseur de ta patrie, que cette tempête vint frapper au milieu de tes travaux, tranquille, et traçant des figures sur le sable, ta mort arracha des larmes au vainqueur! Déjà la joie ranime toute la ville : vainqueurs et vaincus s'y livrent à l'envi. Marcellus, imitant la bonté des dieux, fonde Syracuse en la conservant. Elle est debout, et restera debout jusque dans les siècles les plus reculés, comme un monument des antiques moeurs de nos généraux. Heureux les peuples, si la paix que nous leur donnons défendait aujourd'hui les villes, comme la guerre les défendait autrefois! Si le prince, dont les soins viennent de pacifier, l'univers, ne réprimait partout la fureur dévastatrice des hommes, la rapine aurait déjà épuisé la terre et les mers.

LIVRE XV

Mais de nouveaux malheurs préoccupaient vivement le sénat. Comment calmer l'inquiétude des troupes? Quel est celui qui se chargerait de la guerre d'Ibérie, après la ruine des affaires? L'ennemi, que la victoire a rendu plus superbe, venait de renverser les Scipion, ces deux frères dignes du dieu des combats. Aussi devait-on craindre que cette province, menacée de si près par le vainqueur, ne se soumît bientôt aux Carthaginois. Le sénat troublé, et jetant un regard inquiet sur l'avenir, songe aux mesures à prendre pour réparer l'échec qu'a reçu la puissance romaine; il demande aux dieux un chef qui ose se mettre à la tête des débris de l'armée. Le jeune Scipion voudrait venger les mânes de son père et de son oncle ; mais sa famille le retient: les malheurs encore récents qu'elle déplore, la jeunesse de Scipion, tout l'épouvante. S'il passait dans ces sinistres contrées, il lui faudrait combattre, sur les cendres mêmes de son père et de son oncle, contre un ennemi qui a déjoué leur habileté, qui les a vaincus tous deux, et dont le succès n'a fait qu'enflammer le courage. Ses bras, encore trop faibles pour soutenir une lutte terrible, ne lui permettent pas de solliciter un commandement réservé à la vigueur de l'âge mûr. Assis sous l'ombrage verdoyant d'un laurier, dans la partie la plus retirée de sa demeure, le jeune héros s'abandonnait aux pensées tumultueuses qui agitaient son coeur. Tout à coup, apparaissent devant lui la Vertu et la Volupté, qu'il voit descendre des cieux, et qui se placent à sa droite et à sa gauche: toutes deux ont une taille au-dessus de celle des mortels. D'un côté, la Volupté, ennemie redoutable de la Vertu, laissant flotter ses longs cheveux, embaumait l'air d'une odeur d'ambroisie. Vêtue d'une robe brillante, elle avait rehaussé par l'éclat de l'or la pourpre tyrienne. Une épingle, retenant sa chevelure sur son front, relevait la beauté de son visage, et les éclairs capricieux de ses yeux lascifs semblaient autant de flèches brûlantes. Mais la Vertu se présentait avec un extérieur bien différent: son front était sans ornement; sa chevelure simple et sans parure; ses regards étaient modestes. Elle avait l'air mâle et le maintien plein de noblesse : un pudique sourire animait son visage. Sa haute taille paraissait encore relevée par la blancheur éclatante de sa robe. La Volupté la première lui adresse la parole ; elle est pleine de confiance dans les promesses qu'elle va lui faire. "Jeune homme, lui dit-elle, pourquoi cette ardeur belliqueuse? Quoi! tu irais consumer indignement dans les camps la fleur de ta jeunesse! As-tu donc oublié la journée de Cannes, le Pô, le Trasymène, ce lac plus funeste que l'onde du Styx? Et tu songerais à passer sur le sol de l'Atlas; tu penserais à Carthage? Crois-moi : cesse de chercher les périls et d'exposer ta tête aux tempêtes de Mars.

40- Si tu ne renonces pas au culte sanglant de ce dieu, la Vertu te commandera de voler au milieu des combats et de te jeter à travers les flammes. C'est elle qui a précipité aux sombres bords ton père et ton oncle, Paul Émile et Décius. Elle promettait de pompeux honneurs à leur cendre, un grand nom à leur tombeau, et de la gloire à leur ombre qui ne sent plus rien. Mais si tu marches avec moi, tu n'auras point à suivre un sentier pénible pour arriver au terme qui t'est marqué; jamais la trompette ne viendra troubler ton sommeil. Tu n'auras à souffrir ni les glaces de l'Ourse, ni les flammes du brûlant Cancer. Ta table ne sera pas un gazon souvent ensanglanté. Tu ne sentiras pas la soif dévorante ; ta gorge ne sera pas desséchée par la poussière qui pénètre sous le casque : plus de soucis, ces enfants de la crainte. Tous tes jours seront brillants; tes heures couleront heureuses, et tu pourras attendre la vieillesse dans le sein d'une molle abondance. Combien de choses les dieux n'ont-ils pas faites pour servir à notre bonheur ! N'ont-ils pas répandu à pleines mains les doux plaisirs? Ces dieux eux-mêmes, par leur exemple, invitent les hommes à jouir d'une vie paisible : leurs âmes, exemptes des soucis de la terre, reposent dans un calme inaltérable. C'est moi qui, sur les bords du Simoïs, ai conduit dans les bras de Cythère Anchise, qui donna naissance à l'auteur de votre race. C'est moi qui ai fait prendre au maître des dieux, tantôt la forme d'un oiseau, tantôt celle d'un taureau armé de cornes menaçantes. Ecoute : la vie passe si rapidement! l'on ne peut naître qu'une fois; l'heure fuit et va se perdre dans le torrent du Tartare. Ce qui nous flatte le plus sur la terre, nous ne pouvons l'emporter avec nous chez les ombres. Quel mortel, à sa dernière heure, n'a pas gémi, trop tard, hélas! d'avoir repoussé mes faveurs?" La Volupté se tait; la Vertu lui répond en ces termes : "Dans quels égarements d'une débauche honteuse, dans quelles ténèbres prétends-tu jeter ce jeune homme à la fleur de ses ans? Les dieux lui ont accordé toute leur prudence, et c'est d'eux qu'il tient sa grande âme. Autant les dieux de l'Olympe sont élevés au-dessus des mortels, autant les fils des dieux l'emportent sur le reste des humains, et la Nature, en les faisant naître pour nous, n'a mis au-dessus d'eux que la seule Divinité ; mais son immuable volonté condamne aux ténèbres du Tartare les âmes viles qui se sont souillées. Au contraire, celles qui ont respecté leur céleste origine, voient la porte du ciel s'ouvrir à leur approche. Citerai-je Hercule, à qui rien ne résista? Bacchus, dont les tigres du Caucase traînaient par les villes le char triomphant, lorsqu'après avoir enchaîné les Sères et les Indiens, il ramena de l'Orient ses armes victorieuses? Rappellerai-je les enfants de Léda, ces jumeaux qu'invoquent les nautonniers dans la tempête, et votre grand Quirinus? Ignores-tu que si les dieux ont voulu que l'homme eût la tête droite et élevée, c'est afin qu'il eût toujours les yeux fixés vers les demeures célestes; tandis que les autres animaux, quelles qu'en soient la nature et la forme, courbés vers la terre, y rampent pour satisfaire leurs appétits grossiers? L'homme est né pour la gloire et pour les honneurs, s'il veut comprendre l'excellence des dons du ciel.

90- Sans remonter bien loin dans le passé, jette les yeux ici: vois Rome à sa naissance, lorsqu'elle pouvait à peine résister au Fidenate menaçant ; heureuse d'abord de s'accroître par le droit d'asile, à quelle hauteur ne s'est - elle pas élevée par son courage! Ailleurs, vois que de villes florissantes ont péri par les plaisirs! Non, la colère des dieux, le bras d'un ennemi, le fer n'ont jamais produit les désastres qu'amène avec elle la Volupté, lorsqu'elle se glisse dans les coeurs. L'ivresse, la débauche, sont ses compagnes inséparables, et l'infamie voltigeant toujours autour d'elles sur ses sombres ailes... Mais ne vois tu pas venir à ma suite l'honneur, les Louanges, la Gloire au brillant sourire, la Grandeur, et la Victoire portée sur des ailes blanches comme la neige? Le Triomphe, ceint de lauriers, m'élève jusqu'aux astres. J'habite, au haut d'une colline, une chaste demeure. Le sentier est d'un accès difficile; je ne veux tromper personne. La peine est grande pour arriver jusqu'à moi; et quiconque en a la noble envie, doit se préparer aux luttes et aux travaux. Mais faut-il regarder comme de vrais biens ceux que la main perfide de la Fortune donne et peut ravir aussitôt? Une fois que tu tiendras les hauteurs, tu verras au-dessous de toi tout le genre humain: là, tu dois t'attendre à des choses tout autres que les flatteuses promesses de la Volupté. Couché sur un dur feuillage, tu passeras sous la voûte des cieux des nuits sans sommeil, et tu auras à triompher du froid et de la faim. Rigide observateur de la justice, quoi que tu entreprennes, souviens-toi que les dieux seront là témoins de tes actions. Alors, à quelque danger que t'appellent la patrie et l'intérêt public, tu saisiras le premier tes armes, le premier tu pénétreras dans les murs ennemis; ni for, ni le fer n'abattront ton courage. N'attends pas cependant, pour prix de tant d'épreuves, des habits de pourpre, ni ces précieux parfums qui déshonorent un homme; mais je te ferai vaincre celui qui dévaste aujourd'hui votre empire par les fureurs de la guerre, et tu iras déposer le superbe laurier de la victoire dans le sein de Jupiter, après avoir exterminé le Carthaginois." Ce discours prophétique, que la Vertu prononce de sa bouche sacrée, lui gagna entièrement le jeune guerrier. Ces beaux exemples flattaient son coeur, et l'on pouvait voir au feu de son visage combien il goûtait ces conseils. Mais la Volupté indignée ne put garder le silence. "Non, dit-elle, je ne vous arrêterai point davantage. Il viendra, il viendra ce temps où Rome, docile à mes lois, courbera sa tête sous mon joug et ne reconnaîtra plus que mon culte." C'est pourquoi, secouant sa tête, elle se retira dans les sombes nuages. Mais Scipion, tout pénétré des sévères leçons de la Vertu, et brûlant de l'amour qu'elle lui inspire, conçoit un projet digne de sa grande âme. Il vole aux rostres; personne n'excitait les esprits à braver le péril: lui demande hardiment qu'on le charge du commandement et des dangers de cette guerre. Tous le contemplent avec empressement ; les uns croient reconnaître le visage de son père, les autres croient voir le visage martial de son oncle rajeuni. Quoique prévenus favorablement, une terreur inquiète se glisse dans leur âme et les glace d'épouvante, lorsqu'ils viennent à peser le fardeau de la nouvelle guerre. On compte avec anxiété les années du jeune chef, qui a pour lui tous les coeurs. Tandis que les Romains agités examinent tumultueusement cette grande affaire, on voit tout à coup un serpent, parsemé de brillantes taches d'or, traverser obliquement la voûte des cieux, et, traçant dans les airs un sillon éclatant, se porter avec grand bruit vers les bords que baignent les mers voisines du mont Atlas. Jupiter prend sa foudre pour confirmer l'augure, la fait gronder deux et trois fois, aussitôt l'univers ébranlé retentit des éclats du tonnerre. La foule à genoux salue le présage: "Va, dit-elle à Scipion, va où t'appellent visiblement les dieux ; suis la route que t'a tracée ton père." Aussitôt une multitude nombreuse se rassemble pour prendre part à cette guerre et l'y accompagner.

150- Chacun demande à s'associer aux plus rudes travaux; chacun se fait gloire de partir pour cette expédition. Une nouvelle flotte descend dans les mers; et l'Ausonie, entraînée par Scipion, se transporte sur les terres lbériennes. Tel on voit le Corus bouleversant les mers, élever au-dessus de l'Isthme les flots amoncelés. L'onde écumante s'abat en furie sur les roches qui retentissent, et la mer Egée va se confondre avec la mer Ionienne. Scipion apparait d'un air majestueux sous ses armes; et debout sur le premier navire, il s'adresse à Neptune : «Dieu qui portes le redoutable Trident, toi dont j'ose traverser l'empire; si mon entreprise est juste, puisse cette flotte achever heureusement sa course : ne dédaigne pas de seconder nos travaux; elle est sainte la guerre que je porte au-delà des mers." A l'instant un vent frais s'élève et enfle les voiles. Déjà la flotte rapide a doublé les côtes de l'Étrurie, battues par la mer retentissante; dans sa vitesse, elle a franchi le golfe des Liguriens. Alors du sein des eaux ils aperçoivent de loin les Alpes, ces monts altiers qui poussent leurs cimes audacieuses jusqu'aux astres. Marseille s'offre bientôt à leurs regards. Cette colonie grecque, environnée de peuples féroces qui l'effraient sans cesse par leur religion barbare, retient au milieu de ces nations belliqueuses les coutumes et les moeurs de la Phocide, son antique patrie, et reçoit avec amitié les étrangers. Les Romains passent ensuite les différents golfes de ces côtes : ils aperçoivent la chaîne gigantesque des Pyrénées, couronnées par d'épaisses forêts qui se perdent dans les nues. Ils laissent derrière eux Emporia, ville antique, d'origine grecque, et arrivent à Tarraco, fameuse par ses vins. Là ils s'arrêtent dans le port, les vaisseaux abrités se rangent le long du rivage qui les couvre, et chacun oublie les peines et les fatigues de la mer. Une nuit paisible avait apporté aux hommes le sommeil semblable à la mort. Scipion croit voir son père se présenter à ses yeux: il se trouble et s'imagine entendre ce discours : "Cher enfant! ô toi qui sauvas autrefois ton père, toi qui fais ma gloire après ma mort ; il t'appartient de ravager ces contrées cruelles, foyer permanent de guerres. Tu vaincras les fiers capitaines de la Libye; mais joins la ruse à la valeur. Tu les trouveras à la tête de trois armées séparées. Si, dans le dessein de prendre l'offensive, ils viennent à réunir leurs forces, comment tenir devant l'impétuosité de leurs formidables bataillons? Évite d'engager une action hasardeuse, et hâte-toi de prendre un parti plus sûr. Il est une ville fondée par l'antique Teucer. Son nom est Carthage ; des Tyriens habitent ses murs. Comme l'Afrique, l'Espagne a sa Carthage, qui est la métropole illustre de ces contrées. Aucune ville ne rivalise avec elle pour la richesse de ses habitants, pour son port, sa position élevée, la fertilité de son territoire, l'activité de ses fabriques d'armes. Profite, ô mon fils! de l'éloignement des armées, et va fondre sur cette ville. Aucune ne t'offrira de plus riches dépouilles, aucune ne te méritera plus de gloire."

200- Tels étaient les avertissements de son père et l'objet de ses vives instances, quand tout à coup Scipion s'éveille et voit disparaître le fantôme. Il se lève, invoque les divinités des demeures infernales, et s'adresse aux mânes de son père: "Soyez mes guides dansles combats; marchez devant moi vers la ville que vous m'indiquez. Oui, je vais vous venger, et tout brillant de la pourpre du Carthaginois, fier d'avoir dissipé les armées Ibériennes, je vous immolerai des victimes, et des jeux consacrés par la religion honoreront votre tombeau." Il dit; et hâtant sa marche à la tête de ses bataillons, il vole et fait retentir au loin la plaine. Tel, à Pise, un coursier rapide s'élance hors de la barrière. Non seulement il devance ceux des autres quadriges ; mais, chose admirable! il précède ses compagnons d'attelage, nul regard ne peut suivre le char emporté à travers les airs. Le matin du septième jour, Scipion se présentait devant la place, dont la citadelle et les édifices semblaient s'élever à mesure qu'il en approchait. Lélius arrive par mer, à l'heure prescrite par le chef suprême de l'armée, range sa flotte sous les murs de la ville, et la bloque ainsi par derrière, en étendant ses vaisseaux sur une ligne. Carthagène, dont la nature s'est plu à favoriser la situation, élève fièrement ses murs, que la mer baigne tout alentour. Une petite île fermait l'étroite entrée de son port, du côté où l'aurore inonde la terre de ses rayons: mais du côté où la ville regarde le soleil se couchant lentement derrière les monts, des eaux stagnantes, que le flux augmente et que le reflux retire, languissent dans une vaste plaine. La ville, assise sur une colline, le front tourné vers le septentrion, s'abaisse en amphithéâtre jusqu'à la mer. L'accès en est défendu parle rempart éternel des flots. Le soldat, plein d'audace, s'efforce de gravir la hauteur; on eût dit qu'il portait ses étendards victorieux à travers une plaine. Aris présidait à la défense. Dans le danger qui le menaçait, il comptait sur les avantages de sa position, et avait fortifié la citadelle par de nouveaux travaux : la nature même du sol combattait pour les assiégés. Au moindre effort le soldat romain perdait l'équilibre et roulait mutilé et mort au fond des précipices. Mais à l'instant du reflux, l'eau vint à baisser, et les ondes entrainées précipitamment vers la mer, permirent de passer à gué, là où la plage était auparavant sillonnée par la flotte. Scipion se porte en silence sur ce point, où il sait qu'on ne le craint pas, et fait franchir les bas-fonds à ses soldats; qui, les pieds dans l'eau, arrivent tout à coup jusqu'au pied des murailles. Tous volent à l'attaque par les derrières de la ville, qu'Aris, se fiant aux flots, avait laissés dégarnis. Le général carthaginois s'humilie aux pieds du vainqueur, subit le joug qu'on lui impose, et la garnison remet ses armes. Ainsi fut prise cette place, que le soleil levant avait vu investir, et qu'il vit se rendre avant que son char se fût plongé dans la mer Hespérienne. Au lever de l'aurore, sitôt que les ombres ont quitté la terre, les Romains commencent par dresser les autels. Un magnifique taureau tombe en l'honneur de Neptune, et un autre en l'honneur de Jupiter. Scipion récompense les actions d'éclat, et le soldat intrépide obtient le prix qu'il a payé de son sang. Celui-ci étale les phalères sur sa poitrine; celui-là entoure son cou d'un collier d'or. Cet autre pare sa tête altière de la couronne murale. Le premier de tous, Lélius, guerrier illustre par sa valeur et sa naissance, reçoit trente bœufs avec un titre glorieux, prix de sa victoire navale; on y ajoute les armes nouvelles du chef carthaginois. Scipion distribue ensuite des lances, des drapeaux, des insignes de la valeur, comme prémices du butin, à tous ceux qui en sont dignes. Après avoir remercié les dieux, et distribué les récompenses méritées, le général romain examine les dépouilles des vaincus et en fait le partage. Une partie de l'or est réservée au sénat, une autre consacrée aux frais de la guerre. De riches présents seront offerts aux rois; d'autres doivent orner les temples des dieux. Le reste appartiendra aux guerriers dont la valeur et les hauts faits furent dignes d'éloges. Il fait ensuite venir le roi d'Ibérie, son prisonnier, et cette future épouse pour laquelle brûlait le coeur du captif.

270- Elle était d'une admirable beauté. Scipion, joyeux et triomphant, s'apprête à lui rendre la jeune vierge, qu'il a noblement respectée. L'armée, libre de soucis, dresse alors des tentes le long du rivage voisin, et se livre à la joie bruyante des festins. Lélius s'adresse au jeune héros : "Courage ! poursuis, ô digne chef qui nous commandes! qu'elle cède à la tienne la gloire si vantée de ces fameux capitaines que les poètes ont immortalisés dans leurs vers." Le roi de Mycènes traînant à sa suite ses mille vaisseaux ; celui de Thessalie, qui venait d'associer ses armes aux bataillons d'Argos, ont sacrifié l'amitié à l'amour d'une femme. Les tentes grecques qui s'élevaient dans la plaine de Troie étaient remplies de femmes captives. Toi seul tu as eu la vertu de traiter cette vierge étrangère avec plus de respect que la prêtresse troyenne ne le fut par ces Grecs". Ainsi Lélius et Scipion s'entretenaient ensemble. La Nuit, couverte d'un voile sombre, ramenait son char obscur dans les cieux, et les invitait au sommeil. Cependant l'Étolie, effrayée de la subite apparition d'une flotte macédonienne, était en proie à l'agitation. L'Acarnan, voisin des Étoliens, s'était joint à leur ennemi; et la cause de ces troubles imprévus était l'alliance armée de Philippe avec Carthage dans la guerre contre les Romains. Descendant d'une illustre race, ce prince rapportait l'origine de son royaume au sceptre des Éacides, et comptait avec orgueil Achille au nombre de ses ancêtres. Il jette pendant la nuit l'épouvante dans Orique, fond comme un orage vers les côtes de l'Illyrie, dans le pays des Taulantins, nation qui pouvait à peine lui opposer de faibles murailles. De là il se rend par mer dans l'île des Phéaciens, la ravage ; en fait autant du territoire des Thesprotes; et parcourt enfin l'Épire, où il promène ridiculement ses armes inutiles. Bientôt il montre ses drapeaux sur les côtes d'Anactorium, fait une incursion rapide vers le golfe d'Ambracie, sur les côtes de Pella, pousse ses vaisseaux à travers les flots bouillonnants de Leucate, va voir rapidement à Actium le temple d'Apollon , aborde à Ithaque, ancien royaume de Laerte; à Samé, traverse les écueils de Céphallénie toujours battus par une onde écumante; et pose le pied sur les roches de Néritos. Jaloux de voir la terre qui a servi d'asile à Pélops, et les murs de l'Achaïe, il passe à Calydon, objet de la colère de Diane; dans les domaines d'Énée, chez les Curètes ; promettant aux Grecs le secours de ses armes contre les Romains. Il tourne ensuite vers Corinthe, Patras, Pleuros, jadis demeure royale, le Parnasse, les roches prophétiques de Cyrrha. Rappelé plusieurs fois dans son royaume, tantôt par les incursions des Orestes, peuple sarmate, tantôt pour repousser les Dolopes qui fondaient comme un torrent dans ses provinces; mais, trop fier pour renoncer à ses vaines entreprises, il fit au moins une ombre de guerre le long des côtes de la Grèce, jusqu'à ce que, perdant sur mer et sur terre tout l'espoir qu'il avait placé dans les armes carthaginoises, il fut contraint de signer, honteux et soumis, la paix accordée par les Romains, et de recevoir la loi dans ses propres états.

320- La fortune de Tarente, cette colonie spartiate, venait aussi d'augmenter les forces et la gloire du Latium. Cette ville perfide avait été prise enfin par le vieux Fabius, dernier fait d'armes qui honora sa prudence. Un heureux stratagème l'avait rendu maître de la place, sans répandre de sang, et sans compromettre sa renommée. Il apprend que le commandant carthaginois brûle d'amour pour une femme, et sa tranquille valeur se plaît à l'attaquer en secret par la ruse. Il ordonne au frère de cette femme, lequel était dans le camp romain, d'aller vers sa soeur, et de la gagner par les plus grandes promesses, afin qu'elle engageât le commandant carthaginois à ouvrir les portes à l'ennemi. Fabius, au comble de ses voeux, et triomphant ainsi du gouverneur, pénètre la nuit, par des portes mal gardées, dans les murs de la ville, que les armes environnent de toutes parts. Mais on apprend tout à coup la mort de Marcellus. Qui eût douté, à cette nouvelle, que les chevaux du soleil ne se fussent détournés de Rome? Quelle gloire pour Annibal que la chute de ce héros, dans le coeur duquel le bouillant dieu des armes semblait habiter! Intrépide dans tous les dangers, la terreur même de Carthage, il est tombé sur la poussière. Si le ciel lui eût accordé plus de jours, Scipion n'aurait peut-être pas eu la gloire de terminer cette guerre. Un coteau séparait du camp romain celui des Carthaginois. Le théâtre de la guerre était la Pouille. Crispinus, qui partageait avec Marcellus l'honneur du consulat et les soucis de l'autorité suprême, commandait l'armée, de concert avec lui. "Je veux", lui dit Marcellus, "aller reconnaître les bois voisins, et placer un poste au milieu de cette montagne, de peur que l'ennemi ne s'empare secrètement des hauteurs. Viens, Crispinus, si tu le crois utile: partageons ensemble les hasards de cette entreprise. Deux hommes comme nous ne peuvent espérer que le succès". Ils s'élancent donc à l'envi sur leurs coursiers. Marcellus, voyant son fils apprêter ses armes, et se réjouir à l'idée de cette tumultueuse attaque, lui dit. "Ton ardeur brûlante surpasse mon courage. Puisse ta valeur prématurée être couronnée de succès. Montre-toi tel que je t'ai vu en Sicile, combattant avec mon air menaçant, à une époque où ton âge tendre t'éloignait du théâtre des combats. Viens, mon fils, viens, ma gloire! Tiens-toi à côté de ton père, et apprends de lui à combattre." II l'embrassa alors, et s'adressant au ciel : «Puissant Jupiter, dit-il, fais-moi revenir vainqueur d'Annibal, et que ce bras, chargé de dépouilles opimes, puisse te les consacrer." A peine a-t-il parlé, que Jupiter fait tomber du ciel serein une pluie de sang. Des gouttes noires ont taché leurs armes, et révèlent de sinistres présages. Marcellus avait cessé de parler : il entrait dans les gorges de cette funeste montagne. Tout à coup ils sont investis par une troupe rapide de Nomades, qui sortent en armes de l'embuscade où ils s'étaient cachés, et fondent sur les consuls comme une nuée orageuse.

370- Enveloppé de toutes parts, n'ayant plus d'espoir, l'intrépide Marcellus n'ambitionne plus d'autre gloire que celle d'emporter un grand nom chez les ombres. Tantôt il se dresse sur son cheval en brandissant de loin sa lance; tantôt, attaquant l'ennemi de près, il le frappe, tout furieux, de son épée. Peut-être, hélas! eût-il échappé à cet océan de malheurs, s'il n'eût vu son fils percé d'un trait. Son bras paternel tremble à ce coup; et, le coeur déchiré par le désespoir, il laisse tomber ses armes malheureuses de sa main glacée. Sa poitrine, découverte à tous les traits, reçoit le fer d'une lance : il tombe, et sa tête va marquer la plaine d'une trace sanglante. Le chef carthaginois, voyant Marcellus abattu par le trait qui a traversé sa poitrine, s'écrie d'une voix farouche : "O Carthage! cesse enfin de redouter la loi du Latium. Ce guerrier terrible, la colonne de l'Ausonie, est enfin couché sur la poussière. Mais il m'a trop ressemblé par sa vaillance, pour descendre ainsi obscurément chez les ombres. Jamais la vraie valeur n'a connu l'envie." On dresse aussitôt un immense bûcher, qui s'élève jusqu'aux cieux. D'énormes arbres sont réunis en monceau. Il semble que ces honneurs funèbres soient rendus à Annibal lui-même. Alors on apportel'encens, les offrandes, les faisceaux, le bouclier, pompes dernières réservées à Marcellus. Annibal met lui-même le feu au bûcher : "Oui, s'écrie-t-il, ma gloire est à présent immortelle. Nous avons enlevé Marcellus au Latium ; et peut-être, enfin, Rome va déposer les armes. Compagnons, rendez les devoirs funèbres à cette grande âme, et que la cendre de Marcellus jouisse des derniers honneurs. Non, Rome, je ne te les refuserai jamais." La Fortune ne fut pas moins cruelle pour l'autre consul. Crispinus était près d'expirer, quand son coursier le ramena dans sa tente. Tel était le triste spectacle offert à l'Ausonie; mais en Espagne, les armes romaines étaient plus heureuses. La rapide victoire remportée contre Carthagène avait jeté au loin l'épouvante, et ne laissait d'espoir aux généraux carthaginois, que dans la prompte réunion de leurs forces. Un guerrier, jeune encore, venait de débuter comme un héros. Armé de la foudre de son père, il avait pris, en moins d'un jour, une citadelle fortifiée sur le sommet d'un mont, où on la distinguait à peine, et il l'avait couverte de cadavres; tandis que dans cette même contrée le vaillant Annibal avait mis presque un an pour prendre Sagonte, qui n'était comparable a Carthagène, ni par ses ressources et ses richesses, ni par le nombre de ses jeunes guerriers. Près de là, Asdrubal, dont les exploits glorieux retraçaient ceux de son frère, se tenait adossé à une ceinture de roches boisées. Là campait l'élite de l'armée carthaginoise, le vaillant Cantabre, uni aux Africains rebelles, et l'Astur, plus rapide que le Maure. Asdrubal était aussi grand aux yeux de l'Ibérie, qu'Annibal était redouté dans les champs laurentins. Le hasard voulut que les Carthaginois célébrassent alors l'anniversaire mémorable de la fondation de leur cité, laquelle avait remplacé d'humbles cabanes. Asdrubal, renouvelant avec joie cette fête du berceau de sa patrie, s'était livré aux plaisirs de la journée; ses enseignes étaient couronnées de fleurs, et il offrait lui-même le sacrifice à ses dieux. De ses épaules descendait une robe éclatante, présent de son frère. Annibal l'avait reçue du roi Trinacrius parmi d'autres gages d'amitié. Les rois de Sicile en faisaient un insigne de leur pouvoir: une broderie d'or y représentait un aigle planant dans les airs, où il enlevait un enfant balancé sur ses ailes. A côté était une vaste caverne, séjour des Cyclopes, et que l'aiguille avait retracée sur la pourpre. Là, Polyphème assis dévorait les corps sanglants que sa dent cruelle avait déchirés.

430- Autour de lui gisaient des os brisés, qu'il rejetait quand il les avait rongés. Le bras étendu, il demandait à Ulysse du vin qu'il mêlait, en le buvant, au sang qui ruisselait de sa bouche. Asdrubal, couvert de cette robe dont le riche tissu rappelait tout l'art de la Sicile, rendait ses hommages aux dieux sur des autels de gazon. Un courrier arrive en toute hâte au milieu de l'assemblée, et lui apprend que l'ennemi s'avance. Le trouble gagne tous les coeurs : Asdrubal abandonne la cérémonie religieuse, quitte l'autel sans achever le sacrifice, et s'enferme dans son camp. Dès que l'humide aurore a éclairé le ciel d'une faible lumière, on se dispose au combat. L'intrépide Saburra est atteint du trait qui part en sifflant de la main de Scipion. Ce présage est comme le signal auquel les deux armées s'ébranlent. Le chef des Latins s'écrie : «Ombres sacrées, c'est à vous que j'immole cette première victime. Soldats, volez au combat, courez au carnage; montrez-nous cette ardeur dont les deux Scipion ont été tant de fois témoins, lorsqu'ils vivaient encore." A ces mots, le soldat fond sur l'ennemi : Mycon est renversé par Laenas, Cirta par Latinus, Thysdrus par Maron ; Néalce l'incestueux, qui avait souillé la couche de sa soeur, tombe sous la main de Catilina : Carthalo, qui régnait sur la Libye, se présente devant le vaillant Nasidius, qui le renverse sur le sable; et toi, Lélius, gloire de l'Italie, les peuples des Pyrénées n'ont pu voir sans terreur ta fougue t'emporter au milieu des Carthaginois, et ton bras y faire des prodiges de valeur. La nature libérale, d'accord avec tous les dieux, avait prodigué ses dons à Lélius. S'il parlait en public, la douceur de son éloquence semblait être le miel sorti de la bouche du vieux Nestor. Les sénateurs partagés lui demandaient-ils son avis; il entraînait tous les esprits comme par enchantement. Mais sur le champ de bataille, la trompette n'avait pas plus tôt fait entendre son lugubre signal, que Lélius se jetait au milieu des bataillons ennemis avec autant de furie que s'il fût né seulement pour la guerre : jamais il ne fit rien qui n'ajoutât à sa gloire. Ici Lélius renverse Gala, qui bravait les hasards des combats : Gala ne devait le jour qu'à un secret artifice: sa mère, pour le soustraire aux sacrifices barbares de Carthage, lui avait substitué l'enfant d'une autre femme; mais on ne peut jouir longtemps du plaisir impie d'avoir trompé les dieux. Là, Lélius envoie chez les ombres Alabis, Murrus, Dracès, qui lui demande la vie avec les cris d'une femme. Le Romain lui tranche la tête, sans se laisser émouvoir par ses prières ou par ses plaintes; il les murmurait encore, que déjà sa tête était détachée de son cou. Asdrubal dans ce combat ne montre pas la même ardeur. Sans s'inquiéter de la déroute et du carnage de son armée, il gagne les rochers et les mille détours de la montagne couverte de bois, s'estimant heureux de pouvoir contempler les Alpes et l'Italie : c'est là le digne prix de sa fuite. En même temps il fait secrètement avertir ses troupes de céder sur tous les points, de se disperser dans les bois, sur les collines, où le hasard les portera, et de gravir les cimes des Pyrénées. Le premier il quitte ses insignes et ses armes, et caché sous le bouclier ibérien, il gagne les monts et abandonne ses soldats au désordre de la fuite. Le Romain promène dans le camp désert ses enseignes victorieuses. Jamais ville prise n'offrit plus de butin; aussi le carnage cessa-t-il bientôt, comme l'avait prévu le chef Carthaginois. Tel on voit le castor, surpris dans les ondes, arracher avec ses ongles la partie de son corps qui l'expose au danger, et se sauver à la nage pendant que l'ennemi auquel il se dérobe songe à recueillir sa proie. Dès que le Carthaginois s'est réfugié dans les sombres retraites de ces bois escarpés, où il se croit hors de péril,

490- Scipion revient pour livrer de plus grands combats à l'ennemi qu'il a laissé derrière lui et qu'il est plus sûr de vaincre. Il commence par élever un trophée sur les Pyrénées, avec cette inscription : Scipion, vainqueur d'Asdrubal, consacre ces dépouilles au dieu Mars. Le Carthaginois, délivré de ses craintes, armait, près de la porte Bébrycienne, les peuples qui habitent au-delà des monts. Il achetait des troupes à grand prix, et prodiguait facilement pour la guerre les trésors amassés dans la guerre. Il s'était fait précéder de l'immense quantité d'or et d'argent recueillie dans l'Ibérie au milieu de tant de travaux et de dangers. L'appât de l'or échauffe le courage de ces âmes vénales; il voit bientôt son camp se remplir des nations qui habitent le long des rives du Rhône et des bords fertiles de la Saône. Il part, prend sa route par les champs celtiques, arrive rapidement au pied des Alpes, dont il voit avec étonnement les cimes orgueilleuses que son frère a franchies; il y cherche les traces d'Hercule, et ose comparer le passage d'Annibal à celui de ce dieu. Dès qu'il est parvenu au sommet de ces montagnes et qu'il a pénétré dans le camp même d'Annibal : "Rome, s'écrie-t-il, ces remparts que tu portes si haut resteraient-ils debout lorsque ces murailles de montagnes n'ont pu arrêter mon frère? Puissent mes succès égaler les siens! Puisse un dieu jaloux ne pas nous envier la gloire de nous être élevés jusqu'aux astres !" Alors le bouillant Carthaginois descend par le chemin qu'Annibal avait rendu praticable sur les flancs de ces montagnes, et les franchit avec rapidité. La guerre, dans ses commencements, n'avait pas répandu plus d'effroi. Il n'est bruit partout que de ces deux Annibal abreuvés du sang italien : ces deux vainqueurs vont réunir leurs camps, doubler leurs armées, et faire la guerre en commun. L'ennemi va venir au pas de course jusqu'aux pieds des murs de Rome, et il pourra voir encore fichés à ses portes les traits lancés par le bras des Carthaginois. L'Italie frémissante se livre à sa douleur : Dieux! la fureur des Carthaginois m'exposera-t-elle à cette affreuse humiliation, moi qui ai reçu dans mon sein Saturne fuyant les armes de son fils; moi qui lui ai donné sur cette terre un royaume? Voilà dix ans que nous sommes écrasés. Un jeune audacieux, qui ferait la guerre au ciel même, est venu des extrémités de la terre m'attaquer le fer à la main, il a franchi les Alpes et s'est jeté dans mes plaines avec furie. Que de cadavres il m'a fallu ensevelir! Que de fois mes enfants égorgés m'ont rendue un objet d'horreur! Je ne vois plus fleurir aucun arbre dont les fruits me consolent, et l'épée coupe mes moissons sur leurs tiges encore vertes. Les toits de mes chaumières, renversés et dispersés sur mon sein, ont fait de mon empire un hideux amas de ruines. Vois-je donc, après tant de maux, être livrée aux coups de cet autre furieux, qui vient fondre sur mes vastes contrées et n'aspire qu'à détruire par le feu les misérables restes de la guerre. Oh! que le Nomade ouvre mon sein avec la charrue; que le Libyen confie ses semences à la terre ausonienne, si je n'ensevelis pas dans un même tombeau toute cette multitude qui parcourt en triomphe mes vastes campagnes". Telles sont les tristes pensées de l'Italie. Profitant de la nuit qui couvre de ses ombres la couche des dieux et des hommes, son génie se dirige vers le camp du rejeton d'Amyclée. Retranché sur les confins de la Lucanie, il observait alors tous les mouvements d'Annibal. L'image de la Patrie lui parle en ces termes : "Gloire des Clausus, le plus grand espoir de Rome, depuis qu'elle a perdu Marcellus, arrache-toi bien vite au sein du repos, si tu veux soutenir les destins de Rome; marche, ose frapper un coup qui repousse l'ennemi de nos murs, et qui fasse trembler le vainqueur lui-même après sa victoire. Le Carthaginois vient de couvrir de ses armes étincelantes les plaines Senonoises, où le Gaulois a imprimé pour jamais son nom. Si tu ne voles au combat à la tête de tes bataillons, en vain voudras-tu trop tard secourir Rome expirante. Hâte-toi donc, que rien n'arrête tes pas; j'ai destiné les vastes champs du Métaure à être le tombeau de nos ennemis, et à engloutir leurs ossements." A ces mots, l'ombre se retire; elle semble traîner à sa suite Néron, saisi de frayeur, et brisant les portes du camp, chasser les soldats devant elle.

560- Néron s'éveille, plein de trouble; le coeur enflammé par ce songe, il lève vers le ciel ses mains suppliantes, adresse ses prières à la terre, à la nuit, aux astres semés sur la voûte des cieux, et demande à Phébé de guider sa marche de sa lumière silencieuse. Il choisit ensuite les troupes les plus dignes de ces grands efforts, et traverse, en côtoyant la mer supérieure, le pays des Larinates, les campagnes des belliqueux Marruciens, des Frentans, toujours fidèles à leurs alliés, les fertiles vignobles de Praetutia. L'oiseau, la foudre, le torrent impétueux, le trait des Parthes n'égalent pas la rapidité de Néron. Les soldats s'encouragent les uns les autres: "Compagnons, se disent-ils, marchons, hâtons-nous. Les dieux, neutres aujourd'hui, laissent en nos mains le salut de Rome ou sa perte" Ils s'exhortent ainsi, et volent à l'ennemi. Néron, qui les devance, les anime puissamment de son exemple. Ils précipitent leurs pas pour le suivre, et marchent nuit et jour sans songer à la fatigue. Mais Rome ne voit qu'en tremblant la grandeur du danger qui la menace, et gémit de la trop grande confiance de Néron. Un seul coup funeste peut lui ravir le peu qui lui reste de vie. Ses trésors sont épuisés; plus d'armes, plus de jeunesse, plus de sang à répandre. Quoi! Néron attaquer Asdrubal lorsqu'il n'ose se mesurer avec le seul Annibal? Mais Annibal, dès qu'il le saura éloigné, fondra sur nos remparts, ou plutôt Asdrubal, déjà près de Rome, ne vient-il pas disputer à son cruel frère la gloire de la réduire en cendres? Tel est le trouble, le désespoir qui agitent en secret le sénat. Cependant, tout entier au soin de son honneur, il cherche avec inquiétude comment il pourra se soustraire à l'esclavage, et se dérober à la colère du ciel. Pendant que Rome s'abandonne aux gémissements, Néron, dans l'obscurité d'une nuit profonde, entre dans le camp de Livius, qui s'était retranché près du fier Asdrubal. Le vaillant Livius, instruit flans l'art des combats, avait brillé autrefois, dans sa première jeunesse, parmi les plus illustres guerriers. Mais, offensé par le peuple, qui l'avait injustement accusé, il avait enseveli dans la solitude des champs ses jours qui s'écoulaient dans la tristesse. La terreur, le danger pressant de la patrie dans cette guerre terrible, l'avait forcée, après la perte de tant de chefs renommés, de recourir à son bras, et il avait oublié son ressentiment. Cependant la secrète arrivée de ces troupes ne put être ignorée d'Asdrubal, malgré les ténèbres qui avaient caché la ruse. Il s'étonne à la vue de cette poussière qui couvre les boucliers; la maigreur des chevaux et des cavaliers est le signe d'une marche précipitée. On distingue le son deux fois répété des fanfares; tout annonçait que deux camps s'étaient réunis, et que deux consuls étaient présents. Cependant, comment les consuls ont-ils pu joindre leurs armées, si Annibal respire encore? Le seul parti à prendre, pour être instruit de tout, est d'attendre, et d'ajourner la bataille : déjà, dans son extrême frayeur, Asdrubal songe à assurer sa fuite. La nuit, mère du sommeil, chassait les soucis du coeur des humains; et les ténèbres entretenaient un profond silence. Il se dérobe du camp, effleurant à peine la terre de ses pas, et, suivant ses ordres, l'armée muette s'écoule sans bruit. La lune ne répandait aucune lumière dans l'obscurité de la nuit: ils hâtent leur marche à travers les plaines silencieuses; pas le moindre choc des armes; mais la terre, ébranlée par ce grand mouvement, a reconnu l'ennemi : elle trouble et embarrasse leur marche, les fait revenir sur leurs pas, tourner dans un étroit espace, errer au milieu des ténèbres. Car le fleuve, qui par mille détours serpente dans la plaine, revient bientôt sur lui-même en remontant son cours à travers des solitudes sauvages. Ainsi égarés, la fatigue qu'ils endurent a été inutile à leur fuite; ils n'ont fait que tourner sur eux-mêmes; et ces ténèbres qu'ils croyaient propices n'ont servi qu'à tromper leurs pas. Bientôt le jour paraît et trahit leur fuite. Un essaim rapide de cavaliers se précipite du camp romain, et une grêle de traits couvre au loin la plaine. Les armes, les bras des guerriers ne se touchent point encore, et déjà le fer s'abreuve de sang.

630- D'un côté volent les flèches crétoises, pour arrêter la fuite du Carthaginois; de l'autre, une forêt de lances présente la mort à quiconque ose s'approcher. Forcé de combattre, l'ennemi s'y dispose à la hâte, et n'a plus d'espoir que dans ses armes. Asdrubal, qui comprend la grandeur du péril, se jette au milieu de ses soldats; porté sur un bouillant coursier, il leur tend les bras, et les anime de la voix : «Par les lauriers que vous avez conquis aux extrémités du monde, par la gloire de mon frère, je vous en conjure, prouvons qu'il y a ici un frère d'Annibal. La fortune ne nous expose à ce danger que pour nous faire connaître au Latium, pour apprendre aux Rutules ce que sont les vainqueurs de l'Ibérie, ces soldats accoutumés à vaincre aux colonnes d'Hercule. Peut-être Annibal va-t-il aussitôt se joindreà nous; hâtez-vous, préparez-lui un spectacle digne de lui, digne de sa gloire, en couvrant cette plaine de morts. Tous les chefs que vous pouviez redouter dans les combats sont tombés sous ses coups; et maintenant, la seule espérance de Rome, ce Livius, qui a usé sa vie dans l'exil et la disgrâce, s'offre à vous pour être votre victime. Courage, compagnons, frappez, immolez ce Romain, avec qui mon frère rougirait de se mesurer, et délivrez-le d'une honteuse vieillesse." Néron, de son côté, anime aussi ses troupes : «Soldats, pourquoi balancer à terminer cette horrible guerre? La rapidité de votre marche est déjà pour vous un grand sujet de gloire; il faut que votre valeur couronne à présent cette belle entreprise. Oui, on nous accusera d'avoir quitté le camp, que notre départ a laissé sans défense, si la victoire ne justifie notre audace; que votre gloire soit sans partage, et qu'on puisse dire que votre arrivée seule a défait l'ennemi." Plus loin Livius a déposé son casque, et on le reconnaît à ses cheveux blancs : «Regardez, dit-il, regardez-moi, jeunes guerriers, fondre sur l'ennemi, et remplissez le vide que mon bras aura fait. Que vos épées ferment enfin ces Alpes trop longtemps ouvertes aux courses des Carthaginois; que si, par une attaque rapide, vous ne renversez ces bataillons, et qu'Annibal comme la foudre vienne tout à coup fondre sur nous, quel dieu pourra nous arracher à la mort?" Alors se recouvrant de son casque et saisissant son épée, il confirme, le fer à la main, les paroles qu'il a prononcées. Protégé par son armure, il fait de tous côtés un horrible carnage. Il se porte au milieu des bataillons les plus épais et renverse autant d'ennemis que son bras lance de javelots. Tout fuit à son appproche, et le Mace éperdu, et le féroce Autolole et la jeunesse à la longue chevelure qui habite les rives du Rhône. Nabis était venu des sables prophétiques d'Hammon; et, comme s'il eût été sous la garde du dieu dont il est le prêtre, plein de sécurité, il se portait avec furie à travers les combattants. Il avait, dans son fol orgueil, promis de suspendre dans son temple les dépouilles de l'Italie. Les perles de l'Orient brillaient sur sa robe d'azur, comme les astres semés sur la voûte des cieux : l'or et les perles étincelaient sur son casque et sur son bouclier. Les bandelettes sacrées, flottant sur son casque à double aigrette, inspiraient une religieuse terreur et la vénération due aux dieux. Il avait un arc, un carquois, des flèches trempées dans le sang d'un Céraste, et le poison lui fournissait des armes. Assis sur la croupe de son cheval, selon la coutume de sa nation, il tenait inclinée, en l'appuyant sur son genou, sa lourde pique sarmate, et la poussait ainsi contre l'ennemi. Déjà triomphant, il emportait Sabellus, dont il avait percé à la fois et les armes et le corps sous les yeux du consul; déjà il célébrait à grands cris son dieu Hammon. Le vieillard intrépide ne peut soutenir tant de fureur et tant d'orgueil dans le coeur d'un Barbare. Il lui lance un trait; et, victorieux, il enlève au vainqueur et sa vie et sa proie. Asdrubal accourt au bruit de cette chute lamentable. Il voit Arabus prêt à enlever les ornements brillants de Nabis et ses autres dépouilles enrichies d'or; et lui enfonce par derrière son trait jusqu'aux os, comme il se jetait avidement sur ces vêtements splendides, et laissait à nu le cadavre palpitant. Arabus tombe, rend à Nabis ses habits sacrés, ses tissus d'or, et meurt sur l'ennemi qu'il avait dépouillé.

700- Canthus, l'intrépide Canthus, possesseur des sables où les courageux Philènes ont rendu leur nom à jamais célèbre, tue l'opulent Rutulus, dont les nombreux troupeaux faisaient retentir les vastes bergeries. Livré dans ses loisirs aux soins les plus doux, tantôt Rutulus conduisait son troupeau sur les bords d'une onde fraîche, pendant les chaleurs du midi; tantôt, assis sur le gazon, il tondait les brillantes toisons de ses brebis, blanches comme la neige; ou, lorsque le troupeau revenait du pâturage, il contemplait ses agneaux qui reconnaissaient leur mère restée dans la bergerie. Trahi par son bouclier d'airain, que le fer a percé de part en part, il tombe et gémit, mais trop tard, d'avoir quitté les bergeries de ses aieux. Le soldat romain presse l'ennemi avec plus de furie. C'est un torrent, une tempête; c'est la foudre et ses éclats lumineux. Telle la mer se retire devant le souffle de Borée; telles les nuées orageuses roulent poussées par l'Eurus, lorsqu'il a confondu et le ciel et les ondes. Les cohortes des Gaulois à la haute stature combattaient au premier rang. Le choc violent d'un escadron impétueux les repousse soudain, fatiguées qu'elles étaient d'avoir erré au hasard, et incapables, d'ailleurs, de supporter longtemps l'ardeur du soleil. De longs efforts les ont épuisées, et bientôt la terreur, ordinaire à cette nation, les emporte. Le Romain les poursuit, les frappe de sa lance, les atteint de son javelot et les arrête dans leur fuite. Un seul coup renverse Thyrmis; il en faut plus d'un pour renverser Rhodanus. Livius, de sa lance, abat Morin, déjà percé d'une flèche, et chancelant sur son coursier. Il presse l'ennemi en désordre, et, abandonnant les rênes à son cheval, il le précipite sur la multitude qui fuit. Mosa croyait échapper au consul, qui lui fait tomber la tête de son large cou. La terre retentit de la chute de cette tête encore enfermée dans son casque, et le coursier emporte, à travers la mêlée, le tronc sanglant du guerrier. Témoin de ces exploits de Livius, Caton, qui se portait de tous côtés au milieu des combattants, s'écrie tout-à-coup : «Voilà celui qu'il fallait opposer à Annibal, lorsqu'il franchit les Alpes ! Hélas! quel bras le Latium a-t-il laissé dans l'inaction! que de sang les injustes suffrages du Champ-de-Mars n'ont-ils pas épargné à nos ennemis!" Déjà l'armée d'Asdrubal pliait tout entière, et partout, dans les rangs des Gaulois, naissait la frayeur. La fortune de Carthage se lassait, et la Victoire venait de tourner ses ailes du côté des Romains. On eût dit que le consul avait retrouvé la vigueur de sa brillante jeunesse; il courait triomphant au milieu du carnage, et se couvrait de gloire à chaque pas. Mais Asdrubal, traînant à sa suite une troupe toute blanchie par la poussière, accourt, et brandissant un trait: "Arrêtez, s'écrie-t-il; devant qui fuyons-nous? quelle honte! quoi! un vieillard décrépit vous chasse devant lui : mon courage s'est-il donc démenti, ou rougissez-vous de votre chef ? Bélus est le premier de mes aieux : on trouve parmi eux le nom illustre de Didon ; et mon père, c'est Amilcar, le plus grand de tous les guerriers. Un homme à qui tout cède, et les montagnes, et les fleuves, et les lacs, et les plaines, est mon frère;

750- Carthage me regarde comme le premier après lui, et les peuples du Bétis, qui ont connu mon courage, m'égalent même à ce héros." Il dit, s'élance au milieu des ennemis, et apercevant l'armure brillante du consul, il lui porte un coup rapide. Sa lance perce le bouclier d'airain et la cuirasse de Livius, s'arrête à l'épaule, dont elle effleure le haut: elle n'a fait qu'une blessure légère, et se rougit à peine d'un peu de sang. Elle a trompé Asdrubal, qui déjà se réjouissait dans son cœur. Ce spectacle jette l'alarme et le trouble parmi les Romains : mais Livius, reprochant à l'ennemi sa faiblesse: «Non, s'écrie-t-il, je n'ai été blessé que de la main téméraire d'une femme, ou par un trait qu'a lancé le bras d'un enfant. Courage, soldats! apprenez à l'ennemi quelles blessures porte le bras d'un Romain." Alors une nuée de traits se répand dans les airs et dérobe le soleil. Déjà le carnage fait par le deux armées couvrait la plaine de morts, et les cadavres amoncelés dans le fleuve en touchaient l'une et l'autre rive. Telle on voit Diane parcourir les sombres forêts du Ménale ou du Pinde, et y répandre l'alarme, spectacle qui réjouit sa mère. Les nymphes qui accompagnent en foule la déesse volent sur ses pas, et font résonner les carquois remplis de flèches. Bientôt les animaux sont atteints sur les rochers, dans leurs retraites profondes, dans les vallées, dans les fleuves, au fond des antres tapissés de mousse; rien n'échappe au carnage. Assise au sommet d'une montagne, Latone suit des yeux tous les coups et tressaille de joie. L'intrépide Néron apprend le premier que le consul est blessé; aussitôt, il s'ouvre un passage au milieu de l'armée, et voyant que de part et d'autre la résistance est égale. "C'en est donc fait, dit-il, de la fortune de Rome? Vaincrez-vous Annibal , si vous ne pouvez vaincre cet ennemi?" Puis il se précipite dans la mêlée; bravant tous les dangers. Bientôt il aperçoit Asdrubal qui combattait avec furie à la tète des siens. Tel un monstre du vaste Océan parcourt longtemps en vain les profondeurs stériles ; il fait bouillonner la mer au loin, lorsque déjà affaibli par la faim, il aperçoit une proie dans les flots, et la suivant au fond des abîmes, il engloutit l'onde amère avec les poissons qui y nagent. Néron s'adresse à Asdrubal, et sa flèche suit ses paroles:

790- "Non, tu ne n'échapperas pas à mon bras. Il n'y a plus ici, comme aux Pyrénées, de forêts inaccessibles. Tu ne m'abuseras plus par de vaines promesses, comme tu l'as fait déjà, lorsqu'arrêté en Ibérie, tu n'as échappé à mes coups que par un traité perfide." Il dit; et d'une main sûre, il lui lance son javelot qui, balancé dans les airs, va s'enfoncer dans son flanc. Le Romain intrépide, tirant aussitôt son épée, se jette sur lui et le renverse; puis il tient pressé sous son bouclier ses membres tremblants. "Si tu veux, lui dit-il, envoyer, avant d'expirer, quelque message à ton frère, nous le lui porterons nous-mêmes." Le Carthaginois lui répond: "Non, la mort n'est pas pour moi un sujet de terreur. Use du droit de ta victoire, pourvu que mes mânes soient bientôt vengés. Si tu veux redire à mon frère mes dernières paroles, répète lui que je charge son bras vainqueur de brûler le Capitole, et de confondre mes os et ma cendre avec la cendre de votre Jupiter." Sentant que la vie lui échappe, il allait, dans son désespoir, en dire davantage; mais Néron le perce de son épée vainqueur, il tranche et emporte cette tête d'un guerrier sans foi. L'ennemi, privé de son chef, n'essaie plus de résister; et le carnage est affreux. Déjà la nuit avait fait disparaître la lumière devant ses ombres. Néron fait prendre à ses troupes un peu de repos et de nourriture pour réparer leurs forces, et, avant le jour, revenant sur ses pas, il ramène ses drapeaux victorieux dans son camp que la crainte d'une surprise tenait fermé. Alors le consul, portant au bout d'une pique la tête du général qu'il a immolé, s'écrie: « O Annibal ! cette tête de ton frère est le juste prix de Cannes, de la Trébie et de Trasymène. Fais donc, perfide, deux guerres à la fois: réunis maintenant deux armées contre nous. Voilà la récompense due à ceux qui brûlent de passer les Alpes pour suivre tes enseignes." Annibal retient à peine ses larmes, et enlève quelque chose à la grandeur du mal, en le supportant avec courage: sa bouche est muette; mais il murmure en lui-même qu'il fera un jour aux mânes de son frère le sacrifice qui leur est dû. Il s'éloigne alors avec son armée, et, dissimulant sa mauvaise fortune par l'inaction, il évite de s'exposer aux hasards des combats.

LIVRE XVI

La terre du Bruttium donna asile au général carthaginois, qui pleurait ses malheurs et ceux de sa patrie. Là, retranché dans son camp, il se consume à attendre l'instant favorable pour recommencer la guerre. Tel un taureau chassé des étables paternelles, et qui a perdu l'empire du troupeau, va cacher sa honte au fond des bois : il s'exerce à l'écart aux combats; ses mugissements répandent la terreur au loin; il court, il bondit à travers les précipices, renverse les arbres, et furieux, va frapper les rochers de sa corne irritée. Les bergers, du haut d'un mont qui domine le voisinage, tremblent en voyant l'animal se préparant à des luttes nouvelles. Ainsi le fougueux Annibal, qui pouvait dans sa force absorber l'Italie, s'il eût eu tous les secours nécessaires, cédant aujourd'hui à la basse envie des siens, retenait son ardeur guerrière, s'arrêtait faute de ressources, et se laissait languir dans une impuissante inaction. Cependant la peur qu'on a de son bras, la terreur, qui reste aux nations de tant de victoires sanglantes, semblent avoir mis sa tête inviolable, comme sous la sauvegarde des dieux. Son nom seul lui tenait lieu d'armes, de munitions, de recrues. Cette multitude de soldats étrangers dont le langage, l'esprit, les moeurs, se heurtent et se contrarient, demeura dans le devoir. Tout est perdu : mais le respect du chef tient encore les coeurs fidèles à sa mauvaise fortune. Ce n'était pas seulement dans l'Ausonie que le dieu des armes se montrait propice aux Romains : déjà la terre Ibérienne a vu le Carthaginois fugitif quitter ses plaines qui produisent l'or. Déjà Magon, chassé de son camp, a mis à la voile, et sa flotte l'emporte à la hâte vers la Libye, qu'agite l'épouvante. Mais voici que la fortune, après une pretnière faveur, en ménage une autre à Scipion.

30- Hannon s'avançait rapidement à la tête de ses bataillons barbares, aux boucliers retentissants : il entraînait avec lui, mais trop tard, les troupes ibériennes. Hannon, sil n'eût pas eu à lutter avec Scipion, avait assez d'habileté, de ruse et de courage militaire; mais rien de tout cela ne tenait contre l'accablant génie du général romain : ainsi Phébé fait pâlir les étoiles, pour s'éclipser à son tour devant les rayons de l'astre fraternel; ainsi les montagnes le cèdent à l'Atlas, les fleuves au Nil, les mers à l'Océan, père des ondes. Déjà Vesper commençait à répandre dans les cieux obscurcis une ombre qui nuit à l'ardeur des Romains : tout à coup Scipion fond sur les Carthaginois, qui se retranchaient dans leur camp, et force partout les ouvrages qu'ils abandonnent inachevés. Ces remparts à peine ébauchés, et faits de gazon, sont renversés sur les soldats qui tombent; c'est là toute leur sépulture. De tous ces guerriers, à peine un seul montra du coeur, et mérita, par sa résistance, de voir passer son nom à la postérité. Le cantabre Larus pouvait, même sans armes, se faire redouter par la seule masse de son corps et par l'étonnante souplesse de ses membres. Il combattait la hache à la main, à la manière de sa nation. Ferme au milieu de la déroute générale et du massacre de ses jeunes compagnons, dont il voyait les corps gisants à ses côtés, il remplissait à lui seul le vide de ceux qui étaient tombés. S'il combattait de près, c'était dans les premiers rangs ennemis qu'il semait la mort : était-il assailli de côté; il faisait tournoyer son arme autour de sa tête. L'ennemi vainqueur l'attaquait-il par derrière; il savait le frapper de sa hache sans se retourner, prêt de tous les côtés et toujours redoutable. Le jeune Scipion, frère de l'invincible général, lui lance son javelot avec furie, et du coup il abat le panache flottant de son casque ; le trait porte plus haut, relevé par la hache de Larus, prompt à le parer. Larus, à qui la colère devient une arme terrible, s'élance, en poussant un grand cri, et porte à son ennemi un coup de sa hache. Les deux lignes de bataille en sont ébranlées : le bouclier de Scipion retentit sous le poids de l'arme formidable. Mais le Cantabre va payer cher son audace : au moment où il ramène son bras en arrière, Scipion le lui tranche de son glaive, et la main tombe sans vie avec l'arme qu'elle tenait serrée. Quand Larus, le seul rempart qui restait aux vaincus, est tombé, tous ensemble lâchent pied et se dispersent à travers la plaine. Ce n'est plus un combat, mais partout le triste et sanglant spectacle du carnage. Ici, les uns frappent, là, les autres tombent. Hannon, pris au milieu des fuyards, et les mains liées derrière le dos, était traîné vers Scipion, chargé de fers; il demandait la vie, et qu'on le laissât jouir de la douce lumière du ciel. «Les voilà donc, dit le capitaine romain, les voilà donc ces guerriers qui demandaient pour eux l'empire du monde, auxquels devait céder la toge et la race belliqueuse de Romulus ! S'il vous est si facile d'être esclaves, pourquoi avez-vous ressaisi vos armes?" Scipion achevait à peine ces mots, quand un cavalier, envoyé en éclaireur, arrive et lui apprend qu'Asdrubal, ignorant les désastres de cette journée, s'approchait avec rapidité pour joindre ses troupes à celles d'Hannon.

80- Il court à l'ennemi avec les premiers bataillons qui se présentent; il a vu venir avec une joie impatiente l'instant du combat, et l'ennemi courant à une mort certaine. "Dieux immortels, s'écrie-t-il, les yeux levés au ciel, je ne vous demande plus rien aujourd'hui, c'est assez d'avoir amené ces fugitifs à la pointe de nos épées; soldats, vos bras feront le reste : Courez, volez; voici mon père, voici mon oncle qui vous appellent à la vengeance. Ombres saintes, mes Dieux tutélaires dans le combat, apparaissez, je vous suis. Non, je ne m'abuse pas sur l'avenir, et vous allez être témoins d'un carnage digne de votre grand nom. Quand cessera-t-on enfin de combattre dans les plaines de l'Ibérie; viendra-t-il jamais ce jour où je te verrai, ô Carthage! tremblante au bruit de mes armes, et la guerre frémissant à tes portes." Il dit; et le son retentissant des trompettes se fait entendre; des cris féroces ébranlent la voûte des cieux; les bataillons se choquent ainsi, quand fondent sur la mer le Notus, Borée, ou l'Auster inexorable aux matelots, on voit s'abîmer dans les vagues que leur souffle soulève, des flottes tout entières; tel encore Sirius, en montant dans les cieux, brûle les peuples du Midi, tout haletants sous ses mortelles ardeurs. Telle est l'impétuosité des combattants : ainsi la discorde furieuse les moissonne sous le tranchant du fer. La terre ne pourrait s'en tr'ouvrir assez pour recevoir dans son sein le nombre des mourants. Jamais, dans les déserts inhospitaliers, la rage des bêtes farouches n'a fait couler plus de sang. Déjà les vallées et la plaine ruissellent; les traits sont émoussés: l'Africain, l'Ibère belliqueux mordent la poussière. Une partie de l'armée résiste encore, mais affaiblie, les armes criblées de coups, du côté où Asdrubal agite sa lance. Ce jour-là n'eût pas vu finir le combat, et sans doute la valeur d'Asdrubal n'eût pas cédé, si un trait qui traversa sa cuirasse ne lui eût fait une légère blessure, et ne l'eût contraint de fuir. Il quitte la mêlée, se sauve de toute la vitesse de son cheval par des chemins détournés, et, favorisé par les ombres de la nuit, se dirige, en suivant le rivage, vers le port de Tartesse. Le premier après lui, par sa valeur, était le chef des Numides, Masinissa. Ce prince devint bientôt célèbre par une longue alliance avec les Romains, et par l'attachement qu'il leur garda. Fatigué de sa fuite pénible au milieu des ténèbres de la nuit, il s'était livré au sommeil; pendant qu'il dormait, une flamme brilla tout-à-coup sur sa tête, enveloppa doucement les boucles de sa chevelure, et se répandit sur son front, qu'ombragent d'épais sourcils. Ses gardes accourent, et s'empressent d'éteindre avec de l'eau les feux qui semblent se jouer autour de ses tempes. Mais sa vieille mère, qui sait l'art d'expliquer les augures, s'écrie: "Oui, dieux puissants, confirmez vos présages, et que cette lumière éclaire à jamais cette tête qui m'est chère; et toi, mon fils, ne crains rien de ces heureux prodiges; le ciel est pour toi, et ces feux sacrés qui environnent tes tempes ne doivent pas t'effrayer. Ils t'assurent une alliance éternelle avec les enfants de Dardanus; ils te présagent un empire plus étendu que celui de ton père, et tu verras ta destinée unie à celle des Romains." Ainsi parla la prétresse. Ce jeune guerrier est ému de ce prodige si éclatant, il n'attend plus des Carthaginois ni sa gloire ni le prix de sa valeur; Annibal lui-même perdait tous les jours à ses yeux de son éclat redoutable. L'aurore chassait du ciel les ténèbres qui l'obscurcissent; à peine avait-elle rougi de ses feux le beau visage des Atlantides, ses soeurs, que Masinissa se dirige vers les Romains, dans ce camp qui est encore celui de ses ennemis. Il entre; Scipion le reçoit d'un air affable. Masinissa parle ainsi :

140- "Chef des Romains, les avertissements venus du ciel, les réponses favorables de la prêtresse ma mère, ta valeur surtout, qui te fait chérir des dieux, m'ont enfin détaché des intérêts de Carthage, et m'amènent ici volontairement. Fils de Jupiter, si j'ai montré quelque courage à braver tes foudres, je viens t'offrir aujourd'hui le bras que je crois digne de te servir. En venant à toi, je ne cède ni à la vaine légèreté d'un esprit incertain, ni au caprice d'une volonté changeante ; ce n'est pas même l'espérance de partager tes glorieux avantages qui m'amène ici : je fuis la perfidie, j'abandonne une nation parjure dès son origine. Puisque la guerre ici n'a fini pour toi qu'aux colonnes d'Hercule, allons maintenant la chercher ensemble à sa source même, à Carthage. Le fer et la flamme à la main, attirons en Libye cet Annibal, qui depuis trois lustres règne en vainqueur dans l'Ausonie, et a planté ses échelles contre les murs de Rome même." Ainsi parle Masinissa. Scipion mettant sa main dans la sienne : «Chef des Numides, si notre nation te paraît grande dans la guerre, elle l'est encore plus par sa bonne foi. Oui, retire ta parole à ces fourbes qui furent tes alliés : les glorieuses récompenses ne manqueront pas à ton courage; on vaincra Scipion par les armes avant de le vaincre en reconnaissance. Quant à l'avis que tu ouvres de porter en Libye l'incendie de cette guerre, le temps en décidera. Plus d'une fois j'ai médité ce grand projet: Carthage pèse à mon âme impatiente." A ces mots, Scipion lui fait présent d'une tunique militaire richement brodée, et d'un cheval aux harnais de pourpre; il l'avait pris lui-même sur Magon qui le montait; et déjà il avait essayé l'ardeur du fougueux animal. Il joint à ces dons la coupe d'or avec laquelle Asdrubal faisait des libations, et un casque orné de son panache. Après avoir ainsi scellé son alliance avec le héros africain, Scipion ne songe plus qu'à renverser les murs de Carthage. Les Massyles avaient alors pour roi Syphax, le prince le plus riche de ces contrées, et qui ne manquait pas de bravoure. Ce monarque étendait son empire sur des peuples innombrables et jusqu'aux mers les plus éloignées. Il avait, dans ses vastes domaines, beaucoup de chevaux, d'éléphants, la terreur des combats, et de nombreuses troupes d'élite. Aucun prince de l'Italie n'était plus riche en ivoire, en or, en étoffes de pourpre. Scipion, jaloux de s'assurer un secours aussi puissant, songeant d'ailleurs à la grandeur du péril, si ce prince se tourne du côté des Carthaginois, ordonne aussitôt qu'une galère mette à la voile; dès ce jour il n'a plus qu'une pensée, la guerre d'Afrique.

180- Arrivé sur les bords africains, et dès que les vaisseaux sont entrés dans le port, il apprend qu'Asdrubal, fugitif et tremblant, l'a devancé sur les mers, qu'il a cherché dans sa détresse de nouveaux alliés, et qu'il vient d'entraîner les Massyliens dans le parti de Carthage. On annonce à Syphax que les généraux de ces deux peuples puissants qui se disputent les armes à la main l'empire du monde, sont dans ses états. Le roi ordonne qu'on les introduise dans son palais avec les plus grands égards, et tire vanité de l'éclat qu'en reçoit son diadème. Il regarde avec une joie orgueilleuse ces deux ennemis présents devant lui, et s'adresse en ces termes au chef des Romains : "Illustre Scipion , quelle n'est pas ma joie de te voir en ces lieux, et que j'ai de bonheur à te contempler! combien il m'est doux de retrouver en toi l'image de ton père; elle respire dans tes traits. Je me souviens qu'étant allé sur les bords d'Érythie, près de Cadix, où j'étais curieux de voir le flux et reflux de la mer, ces deux grands capitaines me vinrent trouver dans le voisinage du Bétis, et semblèrent m'accueillir avec les plus grandes marques d'amitié. Ils me firent même présent de ce qu'ils avaient de plus précieux dans les dépouilles de l'ennemi. Je reçus de leurs mains des armes, des freins avec lesquels vous domptez vos chevaux, et les premiers qu'on ait vus dans mes états; des arcs dont la force ne le cédait pas à celle de nos javelots. Ils mirent à mon service des maîtres vieillis dans l'art de la guerre, pour former à vos évolutions militaires mes bataillons épars et qui combattaient sans règles. Et lorsque je leur offris en retour cet or et ce précieux ivoire dont nos contrées abondent, je ne gagnai rien par mes instances; ils ne prirent l'un et l'autre qu'une épée renfermée dans un fourreau d'ivoire poli. Ainsi donc sois le bien venu dans ce palais. Mais puisque la fortune a conduit aussi vers moi à travers les ondes le général carthaginois, daigne écouter, ô Scipion ! ce que je vais dire; et toi puissant chef de la colonie de Tyr, Asdrubal, prête l'oreille attentive à de sincères avis. "Qui ne sait aujourd'hui quelle tempête est venue fondre sur l'Ausonie, quelle guerre a moissonné ses habitants, et réduit le Latium aux dernières extrémités? Qui ne sait que les plaines de l'Italie et d'Ibérie sont abreuvées depuis dix ans du sang carthaginois? Pourquoi ne pas mettre fin à ces tristes guerres? pourquoi ne pas déposer volontairement les armes? Vous, Carthaginois, contentez-vous de la Libye; vous, Romains, renfermez-vous dans l'Ausonie. Syphax, croyez-moi, ne sera pas un médiateur indigne de servir d'aussi grands intérêts, si vos esprits inclinent à la paix." Scipion ne permet pas au roi d'en dire davantage; la coutume de sa nation, et le souverain arbitrage du sénat empêchent qu'il ne traite en son nom : il faut renoncer à ce vain espoir d'accommodement, puisque les pères conscrits seuls peuvent en décider. Les conseils de Syphax en restèrent là : on passa en festins le reste de la journée; après le repas, chacun s'abandonne au sommeil, et se délivre, dans le sein du repos, de la chaîne pesante des soucis. Déjà l'aurore, quittant sa couche matinale, éclairait la terre d'un jour nouveau. Les coursiers du soleil sortaient de leurs célestes étables pour reprendre le joug, et le dieu n'était pas encore monté sur son char : cependant la mer brillait de quelques traits de feu prêts à jaillir de son sein. Scipion se lève de sa couche son visage est calme et serein, il se rend au palais de Syphax. Ce prince, selon la coutume de son pays, nourrissait des lionceaux, et savait l'art de dompter à la longue leur naturel féroce et leurs naissantes fureurs. Dans ce moment même il promenait une main caressante sur la crinière d'un de ces animaux , et jouait sans frayeur avec sa terrible gueule. Dès qu'il apprend la venue de Scipion, il revêt sa tunique royale; sa main gauche est ornée d'un sceptre, insigne majestueux de son antique empire; un bandeau blanc lui ceint la tête ; il porte l'épée à son côté, selon la coutume de sa nation. Scipion est introduit, reçu par le prince, en hôte et en ami; il va s'asseoir près de lui dans une partie retirée du palais, où on lui rend les mêmes honneurs qu'au monarque lui-même. "Puissant Syphax, lui dit le pacificateur de l'Espagne, dès que j'eus soumis les peuples des Pyrénées, mon premier soin et le plus ardent de mes désirs a été de venir te visiter dans tes états. La mer en courroux n'a pu m'arrêter : je ne viens pas te demander une chose au-dessus de ton pouvoir, ou qui puisse déshonorer la majesté de ton trône. Unis-toi de coeur aux Romains, et partage en ami nos succès. Non, les hordes massyles, le pays des Syrtes et les vastes domaines de tes aïeux ne peuvent pas tant pour ta gloire qu'une alliance fidèlement gardée avec le noble peuple de Laurente. Que dirai-je de plus? le ciel n'est jamais propice à celui qui ose attaquer la race de Dardanus." Syphax entend ces propositions avec plaisir, les accepte; et, embrassant Scipion : « Oui, dit-il, confirmons cet heureux augure de la paix, et que les dieux présents entendent ces voeux communs de l'amitié : prenons ici à témoin et Jupiter au front paré de cornes et celui qu'on révère sur la roche Tarpéienne." En même temps l'Africain faisait élever un autel de gazon; la hache déjà levée sur la victime allait la frapper, quand tout-à-coup le taureau brisant ses liens s'enfuit de l'autel, remplit de ses mugissements les galeries du temple, et répand la terreur dans le palais épouvanté. Le bandeau de Syphax, ornement de ses ancêtres, tombe sans qu'une main profane l'ait touché, et laisse à nu le front du roi.

270- Tels étaient les sinistres présages par lesquels les dieux annonçaient la chute de cet empire, et la triste destinée du prince. Le temps n'est pas éloigné où Syphax, vaincu et renversé de son trône, sera traîné au Capitole derrière le char du triomphateur, qui vient presque en suppliant lui demander son alliance. Le traité conclu, Scipion se rend au port, met à la voile, et, secondé par un vent favorable, regagne l'Ibérie, terre qui lui est si connue. Les peuples, avides de le revoir, accourent à sa rencontre; les Pyrénées soumises députent vers lui leurs nations diverses. Animées du même esprit, toutes l'appellent leur roi ; pour elles, c'est le plus beau titre et le suprême honneur dû au courage. Scipion refuse leurs offres avec douceur, comme peu dignes d'un Romain; il apprend à ces Barbares les usages de sa patrie, et que Rome ne peut supporter le nom des rois. Alors, n'ayant plus d'ennemi à vaincre dans ces contrées, il ne songe désormais qu'à rendre les derniers devoirs à des mânes vénérables. Il convoque à la fois les Latins, les peuples du Bétis, ceux du Tage, et parle ainsi au milieu de cette nombreuse assemblée: "Puisqu'il a plu aux dieux immortels de nous être favorables, d'abattre ici le Carthaginois, de le chasser de ces contrées où finit l'univers, de le rejeter loin de l'Espagne, afin qu'il regagnât en fugitif ses sables déserts, je veux aujourd'hui rendre aux miens, dans cette terre qui les a vus mourir, les honneurs funèbres, et apaiser leurs mânes, qui réclament de moi ce triste et dernier devoir. Faites silence et prêtez l'oreille à mes paroles : lorsque le soleil aura parcouru sept fois sa carrière, ceux qui savent manier les armes ou conduire un quadrige, ceux qui ont l'espoir de vaincre à la course, ou qui aiment à fendre les airs de leurs javelots, se réuniront ici pour disputer la palme glorieuse des jeux. Les plus nobles dépouilles des Carthaginois serviront à récompenser dignement le vainqueur, et nul ne se retirera sans un présent de ma main." C'est ainsi que Scipion enflamme toute cette foule, à laquelle il commande par l'idée de l'honneur et des recompenses. Le jour venu, toute la plaine retentit de l'immense murmure de mille voix confuses. Scipion, les larmes aux yeux, conduit ces funérailles simulées avec toute la pompe de véritables obsèques : l'Ibère, le soldat romain apportent ensemble leurs offrandes et les déposent sur le cénotaphe embrasé. Scipion debout, tenant la coupe funéraire, qu'il remplit alternativement de lait et de vin, jette des fleurs sur l'autel des dieux. En même temps il appelle, il évoque ces ombres; il chante, en pleurant, les louanges des deux héros, et célèbre du moins la gloire de ceux qui ne sont plus. De là il se rend au cirque, et propose de commencer les jeux par la course des quadriges. La foule, déjà tout impatiente d'applaudir, flotte incertaine et frémissante entre les rivaux : les barrières ne sont pas encore ouvertes, et chacun a les yeux attachés sur l'entrée de la lice où se pressent les chevaux. Au signal donné, la barrière s'ouvre avec fracas : à peine les coursiers se sont-ils élancés de toute la vitesse de leurs pieds, que mille cris étourdissants s'élèvent à la fois dans les airs.

320- Pareils à des combattants qui se disputent la victoire, les conducteurs, penchés sur leur attelage, suivent de la main et de la voix leur quadrige emporté, et semblent pousser de leurs cris les coursiers qui volent aussi rapides que la parole. Le cirque retentit du bruit des chars, et chacun des rivaux s'abandonne en aveugle à la fougue qui l'emporte. Ils précipitent leurs coursiers, les pressant du fouet, les gouvernant de la voix. Un noir tourbillon s'élève de l'arène poudreuse, obscurcit les airs, et dérobe aux yeux et la route que parcourent les chars, et les efforts de ceux qui les dirigent. Du côté des spectateurs on ne s'anime pas moins c'est à qui se déclarera, celui-ci, pour le coursier qu'il aime; celui-là, pour le guide en qui il espère. Les uns se passionnent pour leur patrie dont l'honneur est en jeu; les autres, pour la gloire jusque-là soutenue de l'antique race de leurs chevaux. Tel a placé toutes ses douces et inquiètes espérances sur la tête d'un coursier novice au joug; tel autre se promet tout de la verte vieillesse d'un couple éprouvé dans les luttes depuis de longues années. Lampon vole et précède tous les autres. Né en Galice, il a précipité son char à travers les airs, et ses vastes élans laissent derrière lui les vents rapides. Mille cris, mille applaudissements font retentir le cirque. Les spectateurs, à la vue de ce char qui devance les autres, le croient déjà près du but, où le poussent leurs voeux. Mais tous ceux que l'expérience et l'habitude du cirque a rendus meilleurs juges de ces luttes, blâment l'imprudent écuyer qui prodigue ainsi, dès la première course, les forces de ses chevaux; et, le gourmandant, lui crient de loin , mais en vain , qu'il va les épuiser par des efforts mal mesurés. "Où t'emporte ton ardeur, Cyrnus? cesse de frapper; ramène à toi doucement les rênes." Hélas! Cyrnus est sourd â ces clameurs: plein de confiance en ses coursiers, il s'emporte, sans songer à l'espace qui lui reste encore à parcourir. Panchatès qui le suivait, n'était éloigné de lui que de la longueur d'un char. Ce coursier asturien était remarquable par la blanche étoile qui ornait son front, marque distinctive de ceux de son pays ; aussi blancs étaient ses pieds agiles.

350- Plein de courage, quoique d'une taille médiocre et d'une apparence peu remarquable, son ardeur lui donnait des ailes; il courait à travers la plaine, indigné de sentir le mors dans sa bouche écumante; à chaque élan il semblait grandir et tous ses membres augmenter. Hibérus tout éclatant de pourpre conduisait ce char. Pélore s'avançait le troisième; il avait à son côté Caucasus, qui courait de front avec lui. Caucasus, rétif et regimbant au bruit flatteur de la main qui le caresse, se plaisait à mordre son frein, et remplissait sa bouche d'une écume ensanglantée : Pélore, plus souple et plus docile, poursuivait sa course sur la gauche, serrant de près la borne, et n'en faisant jamais dévier le char qu'il emportait. Il était remarquable par sa noble encolure, où flottait en se jouant la plus épaisse crinière. O prodige! Caucasus n'avait pas de père. Sa mère, Harpé, avait été fécondée par le souffle d'un Zéphir de printemps : fils des vents, il était né dans les plaines des Vettons. Le noble Durius poussait ce char dans la carrière. Caucasus semblait se fier à la main sûre du vieil Atlas, qui le guidait. Le noble coursier avait été envoyé par Tydée, ville que bâtit Diomède, errant loin de sa patrie. Il passait pour être de la race des chevaux troyens que le fils de Tydée ravit sur les bords du Simoïs à Énée vaincu. Déjà les rivaux avaient fourni la moitié de la carrière, et redoublaient d'efforts pour arriver au terme : Panchatès s'anime pour atteindre le premier char, il va le dépasser, il s'élève au-dessus, il va s'élancer dedans ; déjà la corne de ses pieds recourbés frappe et ébranle le char de Galice. Après eux, vient Atlas; mais il ne s'avance pas avec moins de vitesse que Durius, resté comme lui des derniers. On eût dit qu'ils couraient ainsi de concert et pour maintenir de front leurs attelages alignés. Hibérus, qui suivait Cyrnus de plus près, voit que les coursiers de Galice sont épuisés, qu'ils n'avancent plus que sous les coups violents et redoublés du fouet, et que le char ne bondit plus comme auparavant sur l'arène. Alors, pareil à la tempête qui fond tout à coup du sommet des montagnes, Hibérus se penche sur le cou de ses coursiers, et comme suspendu sur leur tête, il pousse l'ardent Panchatès, le gourmande de n'être que le second, le stimule avec le fouet, l'encourage de la voix. Eh quoi! coursier d'Asturie, tu souffriras qu'un autre te devance et t'enlève la palme. Courage, vole, glisse sur la plaine; eh! n'as-tu pas les ailes des vents? Lampon épuisé se ralentit : en vain il ouvre sa bouche haletante, il n'a pas un dernier souffle pour arriver au but. A ces mots, Panchatès s'enlève comme s'il ne faisait que s'élancer hors de la barrière, et laisse derrière lui Cyrnus qui essaie, mais en vain, de courir son égal, ou de le croiser dans sa course. Le ciel retentit, frappé de mille clameurs qui s'élèvent du cirque. Panchatès, victorieux, lève sa tête altière, s'emporte dans les airs, et entraîne avec lui les autres coursiers du quadrige. Atlas et Durins, les derniers tous deux, ont recours à la ruse. Celui-ci s'efforce d'arriver par la gauche, celui-là le presse sur la droite et voudrait passer devant lui : mais c'est en vain qu'ils tâchent de se surprendre l'un l'autre. Enfin Durius, plein de confiance dans sa florissante jeunesse, se penche sur ses rênes, détourne obliquement son char, et l'oppose de côté à celui du vieil Atlas dont il pousse et fait soulever l'essieu. Le faible vieillard lui adresse de justes remontrances : "Ou t'emportes-tu? et quelle est cette nouvelle manière de courir en furieux?

410- Je le vois, tu veux ma mort et celle de mes coursiers." A peine finissait-il de parler, que son essieu vole en éclats. Atlas est renversé la tête la première, et avec lui, spectacle déplorable! avec lui gisent, de côté et d'autre, dans la poussière les chevaux abattus. Durius, vainqueur, agite fièrement ses rênes; la barrière est libre, et Pélore laisse derrière lui Atlas, qui tâchait de se relever, au milieu de l'arène. Il ne tarda pas à joindre le quadrige fatigué de Cyrnus. Cyrnus, dont la course s'était ralentie et qui apprenait trop tard à modérer son ardeur, est bientôt dépassé par ce char rapide, que les clameurs et les applaudissements semblent encore pousser avec plus de rapidité. Déjà Panchatès touchait de sa tête le dos et les épaules d'Hibérus, qui se sent avec effroi pressé par le souffle ardent du coursier et tout échauffé par sa brûlante écume. Durius fond en avant, il ne guide plus ses chevaux, il les laisse aller sous le fouet; ce n'est pas en vain; car il va tenir, il tient déjà sur la droite la même ligne qu'Hibérus. Étonné de tant de bonheur, il s'écrie : "Voici, voici le moment, Pélore, de montrer que tu es fils du Zéphir; que ceux dont l'origine est vulgaire apprennent combien l'emportent sur eux les rejetons des dieux. Vainqueur, tu éleveras des autels et tu offriras des dons à ton père." En effet, si Durius, trahi par une émotion où se mêlaient la crainte et la joie du succès, n'eût laissé échapper son fouet avec ses paroles, il eût peut-être consacré au Zéphir les autels qu'il lui avait voués. Le malheureux jeune homme tourne alors sa colère contre lui-même, comme s'il eût vu tomber la couronne de sa tête victorieuse. Déchirant sa belle tunique aux franges d'or, il se répand en pleurs et en plaintes amères. Déjà les coursiers, qui ne sentent plus le fouet, ne savent plus obéir, et vainement Durius, en guise d'aiguillon , secoue sur leur dos les rênes inutiles. Cependant Panchatès, assuré de la victoire, courait droit au but, et, la tête haute, semblait réclamer le premier prix. Un vent léger se joue dans sa crinière en désordre, et la répand sur son cou et sur ses larges épaules. L'orgueilleux coursier se lève enfin sur ses jarrêts flexibles, et triomphe, aux applaudissements universels. Scipion donne à tous les combattants une hache massive d'argent ciselé, et distribue les autres prix selon le mérite des rivaux. Le premier reçoit un coursier rapide, présent non méprisable du roi des Massyles ; le second, deux coupes sur lesquelles brille l'or que roule le Tage, et qui font partie de l'immense butin fait sur les Carthaginois.

450- Le troisième obtient la dépouille d'un lion, et un casque sidonien surmonté d'un panache aux crins hérissés. Le vieil Atlas eut le dernier prix, quoique son essieu brisé l'eût arrêté au milieu de la carrière, son âge et son malheur ont touché le coeur de Scipion : il le fait venir, et lui donne un jeune et vigoureux esclave ; il y joint l'honorable présent d'une coiffure du pays. Le général romain propose ensuite la course à pied, et enflamme tous les cœurs par la vue des récompenses qu'il y destine. "Le premier prix, dit-il, sera ce casque; voilà le cimier qui rendait Asdrubal la terreur de l'Ibérie. Le second des vainqueurs aura cette épée; mon père la ravit à Hyempsa, tué par sa main. Le troisième se consolera par le don d'un taureau. Quant au reste des concurrents, ils se contenteront chacun de deux javelots forgés du métal de cette contrée.3 Aussitôt Tartessus et Hesperus, brillants de jeunesse et de beauté, se présentent et sont accueillis par des acclamations favorables. Ils étaient venus de Cadix, célèbre colonie tyrienne, qui leur avait donné le jour. Après eux vient Béticus, dont le menton est à peine couvert du premier duvet; il tirait son nom du fleuve qui coule sous les murs de Cordoue, et cette ville ne mettait pas peu de prix à ce qu'un de ses enfants remportât le prix de la course. Il est suivi d'Eurytus, à la chevelure d'un blond ardent, à la peau plus blanche que la neige; aussi mille cris s'élèvent à son entrée dans la lice; Sétabis l'avait nourri sur ses collines, et ceux de qui il tenait le jour assistaient aux jeux, le coeur ému de crainte et d'espérance. Après eux, paraissent Lamus, Sicoris, enfants de la belliqueuse Ilerda ; et Théron qui boit de cette onde qui, sous le nom de Léthé, effleure les rivages de ses flots oublieux. Suspendu sur la pointe du pied, chacun des concurrents prête l'oreille, se penche en avant, et sent battre son couur du feu de la gloire. Le son de la trompette leur a ouvert l'espace ; ils s'élancent plus rapides que la flèche que l'arc a chassée par les airs. Les spectateurs, partagés dans leurs vœux , poussent des cris, debout sur les ongles de leurs pieds: chacun se fatigue à appeler par son nom le concurrent qu'il favorise. La troupe glorieuse s'emporte dans la carrière, sans y imprimer la trace de ses pas. Ils sont tous dans la fleur de la jeunesse , tous embellis par les grâces du visage, tous également rapides, tous dignes de la victoire, Eurytus, jusqu'au milieu de la carrière, a conservé le premier rang ; il ne devance ses rivaux que de quelques pas: il les devance pourtant. Non moins ardent, Hespérus le presse à chaque pas que fait Eurytus, il met le pied sur la trace qu'il a quittée; il suffît à l'un de se voir le premier, à l'autre d'espérer qu'il pourra l'être. Leur course n'en est que plus précipitée: ils se portent vers le but de la force de toute leur haleine, et ces efforts ajoutent à leur beauté. Mais voici qu'un rival, qui d'abord avait couru derrière tous les concurrents, et d'un élan modéré, comme s'il eût senti qu'il avait recueilli assez d'haleine, se dresse tout à coup, et s'élançant, avec furie, plus rapide que l'air, déploie, contre l'attente de tout le monde, des forces qu'il avait su ménager. Ce rival, c'est Théron. On eût cru voir Mercure lui-même, les pieds soutenus sur ses ailes, parcourir la voûte des cieux. Il laisse les uns derrière lui, puis les autres, au grand étonnement de la foule. Du dernier rang il passe au troisième, et déjà son pied inquiète celui d'Hespérus. Et non seulement il fait trembler le rival qu'il suit; mais Eurytus lui-même, l'espoir de la lice, se trouble au bruit de la course ailée de Théron. Tartessus, qui est au quatrième rang, et dont les efforts seront inutiles si ceux qui le devancent conservent chacun te leur, s'efforce de joindre son frère, derrière lequel courait Théron.

510- Mais celui-ci, emporté par son ardeur impatiente, parut devant Hespérus irrité de dépit. Il n'avait plus qu'un rival devant lui; et le but, en se rapprochant, redouble leur courage; tout ce que la fatigue, la crainte qui pénètre dans leur âme, leur laissent de forces et d'espérances, ils le rassemblent pour cette lutte d'un moment. Ils courent de front et sur la même ligne, et peut-être tous deux eussent-ils mérité le prix en touchant le but en même temps, si Hespérus qui suivait Théron, saisissant, dans un accès de colère, la longue chevelure qui flottait sur son cou d'albâtre, ne l'eût ainsi arrêté. Eurytus devance son rival retardé, et tout triomphant arrive au but. Il reçoit de Scipion le casque éclatant, glorieux prix de la victoire; les autres obtiennent les récompenses promises; et, la tête couronnée de feuillage, ils quittent la lice en faisant retentir le fer de leurs javelots. Scipion propose alors un combat plus sérieux : il s'agit d'un simulacre de guerre, d'un combat à l'épée. Mais ici les rivaux ne sont pas des hommes dont la vie est souillée de crimes; la valeur seule, aiguillonnée par l'amour de la gloire, doit se mesurer avec la valeur : spectacle digne d'un peuple issu de Mars, image de ses travaux guerriers. Dans la foule, deux frères se présentent : quels crimes les rois n'ont-ils pas osés, et quel forfait reste-t-il que le désir de régner n'ait pas fait commettre? Les spectateurs détestent leur fureur impie. C'est pour un sceptre qu'ils vont s'égorger ! La féroce coutume de leur pays leur a mis à la main ces armes parricides. C'est le trône de leur père, resté vide par sa mort, qui sera le prix de cet exécrable combat.

540- Ces furieux se précipitent l'un sur l'autre avec toute la rage que peut souffler à des hommes l'ambition de régner. Mais tous deux succombent, emportant chez les ombres leurs coeurs assouvis du sang fraternel. Les deux épées, poussées par un même effort, ont traversé les deux poitrines : des injures accompagnent les coups mortels, et leurs âmes farouches murmurent encore d'amères paroles en s'évanouissant dans l'air, qui les reçoit malgré lui. Leurs ombres elles-mêmes ne voulurent pas de paix, et du bûcher qui les consume tous deux, la flamme impie s'élança en se divisant, et leurs cendres refusèrent de reposer ensemble. Les autres combattants furent honorés d'un prix proportionné à leur valeur et à leur adresse: les uns emmenèrent des boeufs dociles au joug du labourage : les autres de jeunes esclaves pris dans le butin des Maures, et accoutumés à faire lever les bêtes féroces de leurs repaires. Enfin Scipion distribua des vases d'argent, des habits enlevés à l'ennemi, des chevaux, des casques éclatants surmontés de panaches, et des peaux de lion. Le dernier spectacle du cirque fut le combat du javelot. Ceux qui se disputaient l'honneur d'atteindre le but furent le noble Burrus, illustre par ses dieux, et né sur les bords du Tage, dont l'or fait pâlir les sables et semble troubler les eaux; Glagus, qui fait voler un trait plus vite que le vent; le chasseur Acontéus dont les cerfs n'ont jamais pu éviter le javelot, malgré leur fuite rapide; Indibilis, longtemps ennemi des Latins, alors leur allié; Ilerdès, valeureux guerrier, dont le trait sait atteindre l'oiseau qui s'enfuit sous la nue. Burrus eut les premiers honneurs; son trait avait frappé le but, il reçoit pour prix une esclave, habile à colorer la laine avec la pourpre d'Afrique. Ilerdès, qui avait approché le plus près du but après lui, reçoit avec joie pour second prix un jeune esclave, pour qui c'était un jeu de saisir les daims à la course. Le troisième est adjugé à Acontéus; il eut deux dogues hardis à aboyer après le sanglier. L'assemblée applaudit à grands cris à ces récompenses; alors Lélius, tout éclatant de pourpre, et le frère de Scipion appellent avec joie les grands noms et les ombres des guerriers morts dans les combats. L'un et l'autre ils lancent en même temps leur javelot, se faisant un devoir d'ajouter à l'éclat des jeux par cet hommage rendu à des cendres sacrées. Scipion lui-même, dont la joie éclatait sur son visage, pour récompenser dignement cette pieuse pensée, donne à son frère une cuirasse enrichie d'or, et à Lélius, deux coursiers rapides d'Asturie. Puis, se levant, il fait voler de toute sa force sa lance victorieuse, symbole de l'honneur qu'il rend aux illustres morts. La lance, poussée avec vigueur, franchit l'espace, tombe, se plante dans la terre; et tout à coup, ô prodige! se couronne de feuillages et de branches, et à peine naissante, devient un grand chêne dont l'ombrage se projette au loin.

590- Les prêtres, consultés, répondent qu'on ne peut prétendre à de plus grandes destinées ; que les dieux l'indiquent et le promettent par ce prodige. Après cet heureux présage, Scipion part pour l'Italie : il a chassé de l'Ibérie les Carthaginois, et vengé à la fois sa patrie et sa famille. Sa gloire fut son seul triomphe. Le plus grand désir du Latium était de donner la Libye au jeune capitaine, avec la dignité consulaire mais les vieillards, au coeur glacé, ennemis de la guerre à cause de ses hasards, s'opposaient à ce projet hardi, et repoussaient ces espérances de gloire avec une prudence mêlée de crainte. Dès que Scipion est revêtu de la haute dignité de consul, il propose ouvertement son projet au sénat, et demande à aller renverser Carthage. A ces mots, le vieux Fabius se lève, et de sa bouche, d'où tombent des paroles respectées : "Rassasié de vie et d'honneurs, dit-il, je ne crains pas que le consul, à qui ses jeunes années promettent tant de gloire, me croie guidé par un désir jaloux de diminuer sa renommée; la mienne est assez grande, et mes succès passés n'ont pas besoin de lauriers nouveaux; mais, tant qu'un souffle me restera, je me croirai criminel de manquer à ma patrie, et déshonoré même, par mon silence. Quoi! Scipion, tu veux porter la guerre en Lybie? mais l'Italie est-elle donc sans ennemis, et n'est-ce pas assez pour nous de vaincre Annibal? Quelle gloire plus grande iras-tu chercher sur les rives de Carthage? Si nous sommes si avides de gloire, voilà les lauriers qu'il te faut moissonner. La matière de tes triomphes est près de toi, la fortune t'a donné un rival digne de ton courage. C'est le sang du cruel Annibal que demande l'Italie ; c'est de ce sang qu'elle a soif. En quelle contrée, en quels lieux vas-tu traîner nos étendards? Commence par éteindre le feu qui consume l'Italie. L'ennemi épuisé est là sous tes yeux, et tu l'abandonnes, et traître à ta patrie, tu dégarnis les sept collines de leurs défenseurs? Mais tandis que tu porteras le ravage dans les Syrtes et dans des sables stériles, ce fléau de notre pays ne viendra-t-il pas fondre une seconde fois sur ces murs qui lui sont connus? n'envahira-t-il pas le Capitole, qui n'aura plus de bras, plus d'armes pour le, repousser? Quelle conquête vaut que tu quittes l'Italie et que tu abandonnes Rome au bras d'un vieillard qui a passé l'âge des combats? Frappés par ce foudre terrible, aurions-nous le temps de te rappeler de la Libye, comme nous avons rappelé naguère Fulvius de Capoue? C'est ici qu'il faut vaincre, ici qu'il faut délivrer l'Italie de cette guerre qui depuis trois lustres y répand le deuil. Retourne ensuite au pays des Garamantes, et va mériter un triomphe chez le Nasamon. Mais, à cette heure, les dangers de l'Italie s'y opposent. Ton père, ce héros dont le courage a illustré ta race, près de mener son armée en Ibérie, revint sur ses pas se jeter au-devant d'Annibal qui se ruait du haut des Alpes sur l'Italie; et toi, consul, tu songes à t'éloigner d'un ennemi vainqueur, pour l'arracher, dis-tu, par ce stratagème du sein du Latium ! Mais si, loin de suivre ton armée, il reste ici, sans s'effrayer, combien ne regretteras-tu pas, quand Rome sera prise, tes conseils imprévoyants ! Mais je veux bien que, craignant pour Carthage, il mette à la voile, suive ta flotte et tes drapeaux; en sera-t-il moins ce redoutable Annibal, que tes yeux ont vu camper sous les murs de Rome?" Ainsi parlait Fabius, et tous les vieillards murmuraient les mêmes plaintes. Alors Scipion prit la parole : "Deux illustres généraux venaient de perdre la vie en même temps; toute l'Ibérie subissait le joug de Carthage, sans que Fabius, sans qu'aucun de ceux qui partagent son avis, songeât à y porter du secours; c'est moi, j'ose le dire, qui, malgré ma jeunesse, m'exposai à cet orage, qui osai braver la tempête et attirer sur moi tout le danger. Nos vieillards disaient de même qu'on avait tort de confier la guerre au bras d'un jeune homme ; et le même prophète que j'entends encore qualifiait l'entreprise de téméraire. Mais j'en rends grâces aux dieux, protecteurs de la race troyenne: Scipion, ce frivole jeune homme, ce bras d'enfant, ce Scipion, à peine mûr pour les armes, vous a rendu toute l'Ibérie sans échec. Il a poussé devant lui le Carthaginois, et suivi le cours du soleil jusqu'aux cimes de l'Atlas. Il a purgé du nom libyen ce monde redevenu Romain, et n'a ramené ses étendards qu'après avoir vu le soleil dételer ses coursiers fumants sur un rivage rendu à Rome. Ce même Scipion vous a donné des rois pour alliés. A présent il ne reste plus que Carthage à détruire : ce sera le dernier de vos travaux; Jupiter même, le père des hommes, vous y convie par ses prodiges. Annibal a déjà la pusillanimité de la vieillesse, ou du moins il l'atteste, afin que ce ne soit pas une gloire pour nous d'avoir fait cesser de si longs malheurs par la défaite d'un vieillard. Pour moi, je reconnais ce que peut mon bras, et je sens qu'en moi la force s'est accrue avec les années.

670- N'inventez donc point des prétextes de retard : les dieux m'ont réservé la gloire d'effacer l'opprobre de nos anciennes défaites; laissez un libre cours à la destinée : ç'a été pour le prudent Fabius un titre assez glorieux de n'avoir pas été vaincu; et il est vrai qu'en temporisant il nous a faits ce que nous sommes. Mais Magon, Hannon, Asdrubal, auraient-ils été défaits, si je m'étais tenu oisif, enfermé dans mon camp. Quoi! un jeune Carthaginois, à peine à la fleur de l'àge, aura pu parcourir les campagnes du Latium, s'avancer jusque sous les murs de Rome et visiter la source sacrée du Tibre ! Il aura pu dévorer dans une longue guerre toutes les forces de l'Italie; et nous n'oserons transporter nos étendards en Afrique, et faire trembler à notre tour les demeures tyriennes ! Tous les rivages de la Libye sont ouverts au loin et plongés dans une sécurité profonde, et cette terre ennemie jouit de la paix et de l'abondance : que Carthage connaisse enfin la crainte après l'avoir si longtemps inspirée! qu'elle sache qu'il nous reste des armes, alors même que nos plaines ne sont pas encore délivrées de la présence d'Annibal. Ce, général, que vos timides délibérations ont laissé vieillir dans le Latium, où il a versé notre sang à grands flots depuis trois lustres, je saurai, moi, le forcer de revenir à Carthage, tremblant, mais trop tard, pour ses murs embrasés. Rome verra-t-elle donc sur ses remparts les marques honteuses du bras des enfants d'Agénor, tandis que Carthage, libre d'inquiétudes, apprendra nos dangers sans en craindre pour elle, et nous fera la guerre, ses portes ouvertes? Oui, que notre farouche ennemi batte encore nos murailles du bélier sidonien, s'il n'apprend pas que je l'ai prévenu en livrant aux flammes les temples de Carthage." Le sénat, enflammé par ce discours, semble reconnaître la voix du destin et se rend aux désirs du consul. On fait des voeux pour le salut de la patrie, et l'on permet à Scipion de transporter la guerre en Afrique.

LIVRE XVII

Selon d'antiques oracles de la Sibylle, l'ennemi étranger ne devait quitter les bords de l'Ausonie, que si l'on allait en Phrygie chercher la mère des dieux, pour consacrer son culte dans les murs des descendants de Laomédon. Il fallait encore que celui qui recevrait la déesse à son arrivée fût choisi par l'assemblée du sénat, comme l'homme le plus vertueux de son temps : honneur plus grand, plus flatteur que tous les triomphes! Et déjà Cybèle, portée sur une galère romaine, avait touché aux rivages du Latium. Désigné par les suffrages de tous les sénateurs, Scipion s'était rendu à l'embouchure du Tibre, et allait avec empressement au devant de la pompe sacrée. Parent du général alors chargé de la guerre d'Afrique, il brillait de tout l'éclat de ses illustres aïeux. Après avoir reçu dans ses bras suppliants la déesse, qui avait parcouru tant de mers lointaines, il amène le vaisseau dans les ondes mugissantes du Tibre. Alors les dames romaines veulent, de leurs mains, le traîner le long du fleuve, et attachent des cordages à la proue. Tout autour retentissaient les tambours frappés à coups redoublés, et les bruyantes cymbales.

20- Une foule de ces prêtres qui ont renoncé à leur sexe, pour habiter le double sommet et les chastes asiles du mont Didyme, qui célèbrent Bacchus dans les antres de la Crète, et qui seuls connaissent les bocages silencieux du mont Ida, s'avançaient en formant des danses. Au milieu des joyeux applaudissements et des cris d'allégresse, le vaisseau sacré s'arrêta tout-à-coup, sans vouloir céder aux efforts, et resta comme immobile dans le sable. Alors , du haut de la poupe, le prêtre s'écrie : "Cessez de toucher ces cordages de vos mains impures loin d'ici, loin d'ici les profanes; écoutez ma voix; gardez-vous de prendre part à une oeuvre qui veut des âmes chastes, et craignez le courroux de la déesse! Que s'il en est une, une seule parmi vous qui soit sans tache, et qui ait la conscience de sa pureté, qu'elle approche, et s'acquitte de cette fonction sacrée." Issue de l'ancienne famille des Clausus, Claudia, objet des injustes soupçons du peuple, se présente alors, et, tournant ses regards vers le vaisseau, elle s'écrie en étendant les bras : "Mère des Immortels, divinité qui a créé toutes les divinités, toi, dont les enfants gouvernent le ciel, la terre, les mers et les sombres royaumes, s'il est vrai que jamais mon corps n'a été souillé d'un crime, viens, déesse! me rendre témoignage, et, que pour preuve de mon innocence, ton vaisseau cède à mes efforts." Alors, pleine de confiance, elle saisit le cordage. 'l'out à coup on crut entendre dans les airs rugir les lions de la déesse, et ses tambours retentir, sans qu'une seule main les frappât; le vaisseau avance de lui-même, comme s'il eût été poussé par les vents, et semble prévenir l'effort qui l'entraîne contre le courant du fleuve. Aussitôt l'espérance remplit tous les coeurs. Voici la fin de la guerre, s'écrie-t-on, voici le terme des dangers. Scipion lui-même, s'éloignant, plein de joie, des côtes de la Sicile, couvre au loin les flots de ses vaisseaux qui s'avancent en pleine mer. Il avait immolé un taureau pour se rendre Neptune favorable, et les entrailles de la victime, jetées dans les ondes, flottaient encore sur la plaine d'azur. Alors des aigles descendent du séjour des dieux, par un ciel serein, et ces oiseaux, armés de la foudre de Jupiter, volent devant le héros pour lui montrer sa route et diriger sa flotte. Le bruit de leurs ailes annonçait un augure favorable. Ils ne s'élevaient sous la nue qu'autant qu'il le fallait pour ne point se dérober aux yeux des Romains, qui arrivent avec eux aux rivages de la perfide Carthage. L'Afrique, voyant fondre l'orage, s'empresse d'opposer à ce déluge d'ennemis, et à leur chef redoutable, la puissance et les armes du roi des Massyles. Syphax était le seul espoir de la Libye, le seul ennemi que Rome redoutât. Les plaines, les vallées profondes, les bords de la mer, le Numide avait tout envahi; il ne couvrait pas ses coursiers de brillantes étoffes; mais ses javelots, sifflant dans les airs, obscurcissaient la lumière du jour. Syphax, oubliant donc la foi jurée et le traité conclu sur les autels, avait violé, mal conseillé par l'amour, les droits de l'hospitalité consacrés par des sacrifices, toutes les lois divines et humaines, et il courait ainsi sacrifier son royaume à sa passion. A peine a-t-il reçu dans sa couche royale Sophonisbe, fille d'Asdrubal, jeune vierge aussi belle qu'illustre par sa naissance, que, brûlant comme pour la première fois des feux de l'amour, il se range, avec toutes ses forces, du parti de Carthage, et, au mépris de son alliance avec Rome, transporte, comme présent de noces, ses armes du côté de son beau-père. Le général romain s'empresse alors de faire avertir Syphax. Ses députés n'épargnent ni les conseils, ni les menaces : il doit rester neutre dans ses états, songer aux dieux vengeurs, garder sa foi et les serments faits à ses alliés. En vain il comptera sur l'appui d'une femme, sur un hyménée commandé par Carthage, quand les arrnées romaines l'envelopperont de toutes parts. S'il repousse ces avis, le sang coulera , et sera le prix de cette lâche complaisance d'un époux aveuglé par la passion. Tels furent les avertissements et les menaces que fit entendre Scipion. Tout fut inutile; une épouse adorée rendait Syphax sourd aux avis. Scipion, irrité de voir ses efforts inutiles, a recours aux armes; et en même temps qu'il atteste les sacrés autels, témoins du parjure, il songe à employer tous les stratagèmes de la guerre. Il attaque secrètement, à la faveur de la nuit, le camp numide formé de paille légère et de joncs entrelacés, comme le sont les huttes que le berger maure élève çà et là dans les plaines.

90- Partout sa main porte le feu, et d'abord les ténèbres cachent la marche de l'incendie. Mais lorsqu'enfin le foyer dévastateur a rayonné, lançant la flamme dans tous les sens, il embrase avec bruit l'herbe grasse qui lui sert d'aliment, s'élance éclatant dans les airs, et ne connaît plus de bornes. D'effroyables tourbillons portent le ravage par tout le camp. Le feu dévore en pétillant tout ce qu'il rencontre d'aride, et de toutes les huttes les flammes s'échappent par torrents. La plupart des soldats, réveillés par l'incendie, l'ont plus tôt senti qu'aperçu : plusieurs sont étouffés en appelant du secours. Le feu vainqueur s'est répandu partout; armes, soldats, rien n'échappe à ses rapides atteintes; l'horrible fléau s'étend comme l'onde furieuse, et le camp incendié vole en étincelles au plus haut des airs. La tente même de Syphax est bientôt la proie des flammes, dont le ravage s'étend au loin avec un bruit lugubre. Le roi allait périr, si un de ses gardes, accouru dans cette extrémité, ne l'eût arraché tout tremblant, à son sommeil et à la mort qui le menaçait. Mais lorsque le prince Massyle eùt réuni ses forces à celles du général carthaginois, et que la vue des nouvelles troupes tirées de son empire eût un peu calmé le désespoir de cette funeste nuit, alors la colère, la honte et l'amour, comme autant d'aiguillons, irritèrent son âme. Il frémissait de rage, en songeant que sous sa tente la flamme avait presque atteint son visage, et qu'il n'avait échappé qu'avec peine, et en fuyant, demi-nu, au milieu de ses soldats épouvantés. A la lumière du jour et à la face du soleil, disait-il, personne n'eût pu vaincre Syphax. Ainsi parlait l'insensé, dont la Parque allait abaisser l'orgueil, en arrètant sa langue téméraire. Bientôt il se jette hors du camp, pareil à un fleuve impétueux qui, entraînant les arbres et les rochers, inonde ses rives de ses flots écumants, et court tomber au fond des précipices. Il appelle à grand cris ses troupes, et les précède sur un orgueilleux coursier. Dès que les braves Rutules l'ont aperçu de loin, ils saisissent leurs armes, et volent à sa rencontre. "Vois-tu, se disent-ils en eux-mêmes, vois-tu ce roi Massyle s'avancer aux premiers rangs, et nous offrir la bataille? Puisse mon bras avoir l'honneur de le punir: il a profané les autels des dieux, il a violé le traité fait avec notre général. Qu'il lui suffise d'avoir échappé à l'incendie de son camp." Aussitôt une grêle de traits part de leurs mains. Le premier javelot, traversant les airs, va se fixer aux narines de son coursier qui semblait vomir le feu. L'animal ensanglanté se dresse et frappe l'air de ses pieds; puis il tombe épuisé, se débat sous les traits qui le percent, et livre Syphax à l'ennemi. En vain le roi essaie de fuir, de soulever ses membres fatigués, et d'arracher le trait de sa blessure : les Romains l'entourent et le saisissent. Aussitôt ses bras sont chargés de chaînes. O honte ! ô terrible exemple, pour qui se fie à la fortune! Déjà d'indignes liens tiennent captive cette main qui avait porté le sceptre. Le voilà précipité du faîte de la grandeur, celui qui naguère avait vu sous ses pieds les royaumes et les couronnes, et la mer Méditerranée obéir à ses lois jusqu'au rivage de l'Océan. La défaite de Syphax est suivie du carnage de l'armée des Tyriens. Asdrubal, odieux à Mars, et habitué à fuir, tourne le dos précipitamment, et condamne lui-même sa téméraire entreprise. Carthage, comme un corps mutilé par le fer, ne se soutenait plus que par Annibal : absent, il retardait encore, par l'éclat de son nom, la ruine de cette cité qui s'affaissait avec fracas. L'extrémité où elle est réduite la force de réclamer cet appui qui lui reste dans son désastre. C'est à lui qu'ont recours ses concitoyens tremblants, lorsqu'ils se voient enfin abandonnés des dieux. Et déjà un vaisseau, sillonnant les flots, porte à Annibal les ordres de la patrie : on lui mande qu'il se hâte, de peur qu'arrivant trop tard, il ne retrouve plus les murs de Carthage. L'Aurore se levait pour la quatrième fois, lorsque le vaisseau aborda aux rivages de la Daunie. Des songes affreux agitaient Annibal.

160- Accablé d'inquiétude, à peine s'est-il abandonné au repos, qu'il lui semble voir Flaminius, Gracchus, Paul-Émile fondre ensemble sur lui, l'épée nue, et le chasser de l'Italie. Les ombres des Romains, accourant en foule de Cannes et de Trasymène, le poussaient dans les flots. Lui-même, prenant la fuite, cherchait à se sauver par le chemin connu des Alpes, et en même temps il tenait embrassé le sol de l'Italie, et y collait sa poitrine. Enfin, une force irrésistible l'entraînait vers la mer et le livrait aux tempêtes pour l'emporter au loin. Les députés l'abordent au milieu du trouble que lui causaient ces songes. Ils lui transmettent les ordres de sa patrie et l'instruisent de l'extrême danger qui la menace : l'armée de Syphax a été défaite, et ce roi, chargé de fers, à qui on refuse la faveur de mourir, est réservé pour la pompe du Capitole; Carthage, déjà affaiblie par les défaites réitérées d'Asdrubal, n'a plus d'autre chef que ce timide guerrier. Eux-mêmes ils ont vu, hélas ! triste spectacle! les deux camps de Syphax et d'Asdrubal livrés aux flammes, dans le silence de la nuit, et la terre d'Afrique éclairée au loin des reflets de cet horrible incendie. Pendant que les Carthaginois s'arrêtent sur le rivage du Bruttium, l'ardent Scipion menace de réduire en cendres cette patrie, où Annibal pourrait rentrer encore dans tout l'éclat de ses hauts faits. Après ce discours, où ils ont retracé les malheurs et les craintes de Carthage, les députés fondent en larmes et baisent sa main avec un respect religieux. Annibal les avait écoutés d'un air farouche, les yeux fixés vers la terre. En proie à la plus vive inquiétude, il se demandait en lui-même si Carthage valait un si grand sacrifice; enfin il s'écrie: «O monstre fatal au genre humain! ô envie ! tu ne souffriras donc jamais que rien s'elève, et qu'une grande renommée croisse à sa hauteur! Depuis longtemps j'aurais pu renverser Rome, la mettre au niveau du sol, emmener en esclavage cette nation vaincue, et donner des lois à toute l'Italie. Tandis qu'on me refuse de l'argent, des armes, des soldats, pour remplir les vides que la victoire a faits dans nos rangs; tandis qu'Hannon nous laisse manquer de vivres et de blé, toute l'Afrique est en feu, et le Romain frappe de sa lance les portes de Carthage. Annibal est enfin la gloire, l'unique soutien de sa patrie: elle n'a plus d'espoir que dans son bras. Oui, nos enseignes vont obéir à la voix du sénat qui nous rappelle: nous sauverons la patrie, et toi aussi, Hannon! Après ces paroles prononcées d'une voix tonnante, il lance les vaisseaux à la mer et met à la voile en déplorant son malheur. Aucun ennemi n'osa ni le rappeler, ni l'attaquer dans sa fuite; on regarde comme une faveur des dieux qu'il se retire ainsi librement et qu'il délivre enfin l'Italie. Rome lui souhaite un vent favorable et s'estime heureuse en contemplant ses rivages abandonnés par l'ennemi. Ainsi, lorsque l' Auster cesse de souffler avec fureur, et rend le calme à la mer, le nautonnier ne fait plus de voeux pour obtenir des vents propices; il lui suffit de voir cesser l'ouragan terrible, et dans cette paix rendue aux ondes, il voit le gage d'une navigation désormais facile. Toute l'armée d'Annibal avait les yeux fixés sur les flots; mais lui, il ne pouvait détourner ses regards de l'Italie. Des larmes, qu'il voulait retenir, inondaient son visage, et il poussait sans cesse de profonds soupirs. On eût dit que, banni de sa patrie, il quittait ses pénates chéris, et qu'il était entraîné vers la triste terre de l'exil. Déjà la flotte s'avançait , poussée par les vents favorables ; les montagnes commençaient à se plonger sous l'horizon; on ne voyait plus ni l'Hespérie, ni le pays de Daunus. Il se dit alors à lui-même, en frémissant de rage: «Suis-je donc maître de ma raison? n'ai-je pas mérité la honte de ce retour, pour avoir pu me décider à quitter l'Italie? N'eût-il pas mieux valu laisser périr le nom d'Élise dans les ruines fumantes de Carthage? Eh quoi? Est-ce bien Annibal qui, après la journée de Cannes, a pu ne pas lancer sesIl déchaîne des antres d'Éole les vents et les tempêtes, et d'épais nuages obscurcissent le ciel. Alors le dieu fait trembler sous les coups de son trident les profondeurs de son empire; les ondes s'entrechoquent de l'orient à l'occident ; il bouleverse l'Océan tout entier ; les flots s'élèvent en montagnes écumantes, et le choc des vagues fait trembler tous les rochers. Le vent du midi , tout chargé de nuages , se lève le premier de la contrée des Nasamons, chasse l'onde de cette plage, et laisse les Syrtes à sec. Borée se précipite à sa rencontre, apportant sur ses sombres ailes une énorme masse d'eau. torches ardentes sur le Capitole et renverser Jupiter de son temple? J'eusse porté l'incendie sur les sept collines sans y trouver de défenseurs, et fait subir à cette race superbe le sort de Troie et de ses aïeux.

230- Mais pourquoi ces regrets? Qui m'empêche en cet instant de fondre sur elle, le fer à la main? Oui, retournons vers ces murs, reparaissons sur les rives de l'Anio, par les chemins qui me sont connus : il ne me faut que suivre la trace de mes campements. Tournez les proues du côté de l'Italie, quittez la route de l'Afrique: je saurai faire revenir Scipion au secours de Rome investie." Neptune, qui du sein des mers voit Annibal en proie à ces furieux transports, et dirigeant sa flotte vers le rivage, secoue sa chevelure azurée, bouleverse l'onde dans ses abîmes, et pousse loin des bords les flots amoncelés. Il déchaîne des antres d'Éole les vents et les tempêtes, et d'épais nuages obscurcissent le ciel. Alors le dieu fait trembler sous les coups de son trident les profondeurs de son empire; les ondes s'entrechoquent de l'orient à l'occident ; il bouleverse l'Océan tout entier ; les flots s'élèvent en montagnes écumantes, et le choc des vagues fait trembler tous les rochers. Le vent du midi , tout chargé de nuages , se lève le premier de la contrée des Nasamons, chasse l'onde de cette plage, et laisse les Syrtes à sec. Borée se précipite à sa rencontre, apportant sur ses sombres ailes une énorme masse d'eau. Le violent Eurus gronde à son tour, soufflant en sens contraire, et entraîne une partie de la mer. Les pôles ébranlés mugissent; les éclairs brillent à chaque instant, et le ciel en courroux se décharge sur la flotte. Les feux, les nuées, les flots, la furie des vents conspirent sa perte, et la plus sombre nuit s'étend sur la mer. Poussé par le Notus, un tourbillon, accouru de l'antre d'Éole, mugit contre l'antenne, fait siffler les cordages avec un bruit affreux, et du noir abîme élève une vague immense qu'il brise sur la tête d'Annibal. Saisi d'effroi, le héros s'écrie, en portant ses regards vers le ciel et la mer : "Que tu fus heureux, ô mon frère! ô Asdrubal! devenu en périssant l'égal des dieux mêmes! Toi, qui as trouvé dans les combats une fin glorieuse; toi , à qui les destins ont permis de saisir encore d'une main mourante la terre d'Ausonie. Et moi, je n'ai pu laisser la vie dans les plaines de Cannes, où Paul-Émile, où tant de généreux guerriers ont péri. Alors même que j'accourais portant la flamme destinée au Capitole, la foudre de Jupiter n'a pu me précipiter chez les ombres." Tandis qu'il exhale ainsi sa douleur, l'onde, agitée par les vents contraires, se précipite à la fois sur les deux flancs du vaisseau, et s'élevant de part et d'autre, le tient comme englouti dans un vaste gouffre. Bientôt , repoussé par les noirs tourbillons de sable du fond de la mer bouillonnante, il revient vers le ciel, et, ballotté par le vent, demeure suspendu au sommet d'une vague. Deux navires sont ainsi jetés sur les rocs et sur les écueils par l'Eurus furieux. Triste spectacle! les proues se heurtent avec fracas. La carène, brisée par les pointes aiguës, s'entr'ouvre avec bruit, et jaillit en éclats. Alors mille objets divers viennent frapper la vue: au milieu des armes, des casques, des panaches éclatants, nagent sur les flots le trésor de l'opulente Capoue, la dépouille des Laurentins, qu'Annibal réservait pour son triomphe, les trépieds, les tables des dieux, et ces statues, hélas! vain objet du culte des malheureux Latins. Vénus, effrayée à la vue de ce bouleversement des ondes, adresse ces paroles au dieu de la mer: "Cesse de t'irriter, ô mon père! c'est trop de courroux contre de si faibles ennemis. Je t'en conjure , calme la fureur des flots, afin que la cruelle Carthage ne puisse se vanter d'avoir produit un guerrier invincible, et dire que mes chers Troyens ont eu besoin des ondes furieuses, pour voir périr Annibal."

290- Elle dit : les vagues amoncelées s'abaissent, et portent l'armée carthaginoise devant le camp ennemi. Annibal, qui avait vieilli sous les armes, et qui savait combien les louanges sont puissantes pour enflammer les coeurs, anime ses soldats du feu de sa parole, et allume dans tous les esprits la passion de la gloire. "O toi , qui m'apportas la tête sanglante de Flaminius, je reconnais ton bras ; toi, tu t'élanças le premier au-devant des coups du grand Paul-Émile, pour enfoncer ton épée dans son flanc; toi, tu enlevas les dépouilles opimes du brave Marcellus, et Gracchus, couché sur la poussière, rougit ton fer de son sang. Belliqueux Appius, voici la main qui te perça d'une lance du haut des murs de la fière Capoue; c'est elle qui te repoussa en te donnant la mort. Mais je vois ici cet autre foudre de guerre, qui frappa de tant de coups Fulvius, fier d'un grand nom. Viens, approche aux premiers rangs, toi qui renversas le consul Crispinus. Suis-moi à travers les bataillons ennemis, toi dont la bravoure triomphante m'apporta, à la journée de Cannes, je ne l'ai point oublié, la tête de Servilius sur la pointe d'un javelot. O le plus intrépide des Carthaginois! jeune guerrier, je reconnais tes yeux ardents et ton visage aussi redoutable que ton épée même. Ainsi je te vis autrefois, aux bords fameux de la Trébie, lorsque tu serrais ce tribun dans tes bras vigoureux, et que, malgré ses efforts, tu le plongeais dans les eaux. Mais toi, qui trempas le premier ton fer dans le sang du père de Scipion, sur les rives glacées du Tésin, poursuis comme tu as commencé, et n'épargne point le sang de son fils. Quoi! soldats, craindrais-je à présent les dieux mêmes, fussent-ils au milieu de la mêlée, lorsque je vois encore ces masses formidables qui, sous mes yeux, voltigeaient sur les Alpes, et foulaient aux pieds leurs cimes voisines du ciel? lorsque je revois ces guerriers dont les mains et le fer ont répandu l'incendie et le carnage dans les champs d'Argyripe? Toi qui as lancé le premier trait contre les murs de Rome, et dont la gloire le cède à peine à la mienne, serais-tu ici moins courageux? Ai-je besoin de t'animer, toi qui, lorsque je bravais l'orage, le tonnerre, et toute la fureur de Jupiter, m'excitais à tenir ferme contre une vaine tempête, et voulais devancer ton général dans l'attaque du Capitole? Dois-je aussi échauffer votre courage, vous à qui je dois l'éclatante ruine de Sagonte, vous pour qui les premiers jours de cette guerre ont été si glorieux?

330- Soutenez, je vous en conjure, soutenez d'une manière digne de vous et de moi la gloire de vos armes. Favorisé des dieux et vieilli dans la victoire, je vais revoir, après trois lustres, la patrie chancelante et mes pénates que j'ai quittés depuis si longtemps. Je reverrai mon fils et ma fidèle épouse, et je le devrai à votre valeur. Il ne nous reste plus une seconde Libye, si nous sommes vaincus : c'est aussi le dernier combat pour les Romains. L'empire du monde, disputé entre nous, connaîtra aujourd'hui son maître." Ainsi parlait Annibal. Les Romains, au contraire, ne pouvaient souffrir les lenteurs d'un discours. Scipion ouvrait-il la bouche pour leur adresser la parole, les soldats demandaient le signal du combat. Cependant Jupiter aperçut Junon observant les deux armées du haut des airs. Il remarqua sa tristesse et ses sombres regards, et lui dit avec douceur: "Apprends-moi, chère épouse, quel souci te dévore. Sont-ce les revers d'Annibal? Crains-tu pour ta chère Carthage? Mais songe aux fureurs de cette race sidonienne. Quand donc, ô ma soeur ! ce peuple rebelle, violant les traités, cessera-t-il de s'opposer aux descendants des Troyens et aux destins qui leur promettent l'empire? Non, Carthage n'a pas enduré plus de maux, supporté plus de fatigues, que tu n'as éprouvé d'inquiétudes pour la race de Cadmus. Tu as bouleversé la terre et les mers; tu as livré le Latium à ce guerrier cruel; les murs de Rome ont tremblé, et pendant seize ans, Annibal a été le premier des humains. Il est temps de rendre le repos à cette nation: le terme promis à ses agitations est arrivé: il faut fermer le temple de la guerre." Junon lui répondit humblement: "Ce n'est point pour changer l'ordre du destin, que je suis descendue sur ce nuage suspendu dans les airs. Je ne veux ni rappeler les bataillons qui fuient, ni prolonger la guerre: puisque je n'ai plus sur vous qu'un faible empire, et que votre premier amour s'est déjà éteint; je ne demande que ce que vous pouvez m'accorder, mais rien qui soit contre la volonté des trois Soeurs. Qu'Annibal s'abandonne à la fuite, et que les restes de Troie commandent à Carthage. Mais, je vous en conjure, au nom du mutuel amour que consacrent les titres de soeur et d'épouse, souffrez que ce héros échappe à tous les dangers, et laissez-lui la vie; qu'il ne tombe pas dans les fers de Rome. Que les murs ébranlés de la ville qui m'est chère restent encore debout; qu'ils soient conservés pour l'honneur qu'on m'y rend, malgré les revers du peuple sidonien.»

370- Elle dit ; Jupiter lui répond en peu de mots : "Je laisserai, selon tes désirs, subsister encore les murs de la fière Carthage. Ils resteront debout, gràce à tes larmes et à tes prières; mais apprends quel doit être le terme de cette faveur: bientôt vont s'accomplir les destinées de cette ville, et un nouveau Scipion renversera de fond en comble ces remparts que nous voulons sauver. Je consens qu'Annibal, échappé au combat, comme tu le souhaites, jouisse de la lumière des cieux; mais je prévois qu'il voudra confondre de nouveau le ciel et la mer, et couvrir la terre de nouvelles armées. Je connais ce coeur toujours prêt à enfanter la guerre; voici donc le prix que nous mettons à nos bienfaits : jamais il ne retournera dans le royaume de Saturne; jamais il ne rentrera dans l'Ausonie. Maintenant, arrache-le à la mort qui le menace, de peur que, s'il s'engage dans la mêlée, au milieu de ces plaines, tu ne puisses plus le soustraire au bras du héros, fils de Romulus." Tandis que Jupiter fixe la destinée de Carthage et de son général, les deux armées marchent au combat, pleines d'ardeur, et frappent le ciel de leurs cris. Jamais, depuis cette époque, la terre ne vit combattre deux peuples plus puissants, ne vit de plus grands capitaines aux prises, à la tête des forces de leur patrie. Le prix immense de la bataille était tout ce que couvre le ciel. Revêtu d'une pourpre éclatante, le chef tyrien s'avançait dans les rangs. Une aigrette flottante s'agitait sur son casque, dont elle augmentait la hauteur. La terreur effroyable de son grand nom le précède, et l'épée redoutée du Latium brille en ses mains. D'un autre côté, on reconnaît Scipion aux brillants reflets de l'écarlate. II porte le bouclier terrible sur lequel sont représentés les combats fameux de son père et de son oncle. Le casque élevé qui couvre son front lance au loin la flamme. Malgré tant d'armes et tant de soldats, c'est dans les chefs seuls que réside tout l'espoir du triomphe. Bien plus, suivant que l'amour ou la crainte anime les coeurs, on reconnaît que, si la Libye eût donné naissance à Scipion, le sceptre passerait aux mains des Carthaginois ; et que, si Annibal était né Romain, l'Italie serait, sans nul doute, maîtresse de toute la terre. Déjà le ciel est ému du sifflement des rapides javelots, et une horrible nuée obscurcit les airs. L'épée brille, les armées se rapprochent, les guerriers se trouvent face à face, l'oeil plein de colère et de feu.

410- Les téméraires, qui s'offrent imprudemment aux premiers coups, sont renversés, et cette contrée haïe des dieux est abreuvée du sang de ses enfants. Masinissa, emporté par son bouillant courage, fier de sa haute stature, s'élance avec toute la fougue de la jeunesse contre les premiers bataillons macédoniens, et fait voler ses javelots sur tout le champ de bataille. Tel l'habitant de Thulé, aux membres colorés d'azur, attaque les rangs serrés de l'ennemi, et l'entoure de ses chars armés de faux. La phalange grecque avait resserré ses bataillons, selon la coutume de sa patrie, immobile comme un mur impénétrable partout hérissé de lances. Philippe, oubliant les traités, avait envoyé ces troupes à la ville d'Agénor, et ranimait les esprits abattus. Mais les rangs des soldats couverts de blessures s'éclaircissent à mesure qu'ils tombent, et offrent aux Romains de larges ouvertures. Une troupe nombreuse s'y jette semblable à une masse qui s'écroule, et châtie ces Grecs parjures. Rutilus tue Archémorus : Norbanus perce Teucer. Ces deux Romains, déjà sur le déclin de l'àge, étaient venus des murs de Mantoue, qui leur avait donné le jour. Le bras du courageux Calène renverse Samius. Sélius tue Clytius de Pella, Clytius, tout orgueilleux du nom de sa patrie : mais la gloire de Pella ne put défendre le malheureux des traits du Romain. Lélius, avec plus de fureur encore, portait le ravage dans les bataillons bruttiens. "Quelle haine, leur disait-il d'un ton menaçant, vous inspire donc l'Oenotrie, pour la fuir en bravant les mers et la tempête sur une flotte carthaginoise? N'est-ce pas assez d'avoir abandonné votre patrie? Oserez-vous arroser une terre étrangère du sang des Latins?» En disant ces mots, il prévient de son javelot Silarus prêt à l'attaquer. Le trait vole, s'enfonce sous sa gorge, et lui arrache la parole et la vie. Caudinus est renversé par Virgile; Sarris, par le redoutable Amanus. La vue de visages italiens, la ressemblance de tactique et de langage irritent la colère des Romains; les Bruttiens prennent la fuite. Annibal, qui voit leur honte, s'écrie: "Arrêtez, ne trahissez pas notre nation;" et sa main les ramène à la charge. Tel on voit, dans les montagnes brûlantes des Garamantes, un serpent, levant son cou gonflé des poisons qu'il a puisés dans ces sables arides, répandre au loin dans l'air son souffle empesté. En cet instant, Annibal vole au-devant d'Hérius qui allait le percer de sa lance, et le frappe le premier. Descendant des illustres Marrucius, ce Romain avait un grand nom à Téate. La gloire de se mesurer avec un si noble ennemi lui fait faire le plus grand effort; mais Annibal lui plonge son épée dans le sein jusqu'à la poignée. Son oeil mourant cherche encore son frère Pléminius; celui-ci s'offre aussitôt à lui, et, furieux de cette mort cruelle, s'avance en brandissant un javelot d'un air menaçant; il redemande son frère à grands cris. Annibal lui répond: "Te rendre ton frère, j'y consens, à condition qu'Asdrubal soit aussi rappelé des sombres demeures. Moi, je renoncerais à la haine que je porte au nom romain? mon coeur pourrait déposer sa colère, et j'épargnerais un homme qui doit le jour à l'Italie? Oh ! alors, que mon frère irrité repousse mes mânes de la demeure éternelle, qu'il me ferme à jamais l'entrée de l'Averne !" Il dit, et frappant Pléminius de tout l'effort de son pesant bouclier, à l'endroit où la terre glissante, arrosée du sang de son frère, refusait de le soutenir, il le renverse, et le perce de son épée.

470- Pléminius mourant ouvre les bras et embrasse le corps inanimé de son frère; la mort, qui les réunit, lui paraît moins douloureuse. Alors Annibal, combattant toujours, fond au milieu de la mêlée, et met l'ennemi en fuite partout où il porte ses pas. Ainsi, lorsque le père des dieux épouvante l'univers de ses foudres et de son tonnerre, la demeure céleste est ébranlée, et le genre humain tremble, saisi d'effroi; d'horribles lueurs brillent sur le monde, et l'homme croit voir Jupiter prêt à le frapper de son bras vengeur. D'un autre côté, on eut dit que la lutte n'était engagée que dans l'endroit où l'impitoyable Scipion renversait tout devant lui. Là, le carnage est affreux, et la mort se présente sous mille aspects. L'un est percé d'une épée qui traverse sa poitrine; l'autre expire horriblement mutilé sous la pierre qui l'écrase. Ceux-ci, emportés par la frayeur, mordent honteusement la poussière. Ceux-là périssent en recevant dans la poitrine d'honorables blessures. Scipion presse l'ennemi au plus fort du carnage. Tel, debout sur son char, Mars, plein de joie, pousse ses chevaux sur les bords de l'Hèbre glacé, et fait fondre les neiges par la chaleur du sang répandu. L'essieu du char crie et brise sous son poids la glace épaissie par le souffle des aquilons. Le général romain se porte sur tous les points avec une infatigable ardeur; il renverse les plus illustres guerriers, et son bras moissonne au loin cette jeunesse fameuse dans l'univers par tant de victoires. Ceux qui ont rasé tes murs, ô Sagonte! et ont commencé cette guerre impie par d'affreux ravages; ceux qui ont souillé les ondes sacrées du Trasymène ou du Pô en y mêlant des flots de sang; ceux qui ont témérairement aspiré à piller le temple et le trône de Jupiter Capitolin, sont tous égorgés à la fois. On voit expirer ceux qui se vantaient d'avoir foulé le mystérieux sentier des immortels, et de s'être ouvert les Alpes, inaccessibles aux humains. A cette vue, la terreur se répand dans toue l'armée, qui se précipite partout où la crainte l'emporte. Ainsi, lorsque l'incendie se propage parmi les édifices d'une cité, et que la violence du vent accroît encore sa furie, des tourbillons de flammes s'élèvent jusqu'au comble des maisons. Soudain, le peuple épouvanté accourt, et se jette de tous côtés en désordre, comme dans une ville prise d'assaut. Scipion, las de poursuivre des bataillons épars pour les forcer à combattre, ou de s'arrêter à des victimes peu dignes de sa valeur, cherche le seul auteur de la guerre et de tant de maux, et veut tourner contre lui tous ses efforts. Tant qu'Annibal restera, Carthage füt-elle la proie des flammes, ses soldats eussent-ils jonché la plaine, Rome n'aura rien fait encore: mais qu'Annibal périsse, et ni les armes ni les soldats ne pourront sauver Carthage. C'est donc lui que cherche Scipion, qui porte ses regards dans toute la plaine; c'est à lui seul qu'il s'attache. Il voudrait en venir à un combat corps à corps, se mesurer avec ce héros en présence de toute l'armée romaine. Du haut de son coursier il appelle à grands cris son rival, le provoquant par d'amers reproches à de nouveaux combats. Junon, qui l'entendit, fut saisie d'effroi; et de peur que l'intrépide Annibal n'accepte le défi, elle donne à un fantôme les traits de Scipion, orne sa tête d'un casque étincelant, lui donne son bouclier, son panache, et couvre ses épaules de son brillant saguin : elle veut que cette vaine ombre ait le geste, la démarche de ce guerrier volant au combat, et son audacieuse ardeur.

530- Junon crée aussi, pour cette ombre d'un guerrier, la forme trompeuse d'un cheval qu'elle doit mener par de nombreux détours à un simulacre de combat. Ainsi vient voltiger devant Annibal ce faux Scipion, formé par la déesse. Des javelots brillent dans ses mains. Annibal voit avec joie devant lui le général romain, qu'il peut enfin combattre de près. Plein de hautes espérances, il s'élance sur son coursier agile, et pousse contre son ennemi son rapide javelot. Le fantôme fuit dans la plaine avec toute la vitesse de l'oiseau, et traverse le champ de bataille. Annibal au comble de ses voeux, ne doutant plus de sa victoire, pique son coursier, dont il ensanglante les flancs, et lui abandonne les rênes, qui flottent sur son cou." Où fuis-tu , Scipion ! s'écrie-t-il, oublies-tu que ces terres obéissent à Carthage? Non, il n'est point d'asile pour toi dans la Libye." Il dit, et l'épée nue, il poursuit le fantôme, qui l'abuse et l'entraîne à travers les campagnes, bien loin du champ de bataille: puis l'image trompeuse disparaît aussitôt dans les airs. "Quel est, s'écrie le bouillant guerrier, le dieu caché qui lutte ainsi avec moi? Pourquoi se dérobe-t-il à mes coups sous cette forme mensongère? Les dieux eux-mêmes sont-ils donc jaloux de ma gloire? Non, qui que tu sois, divinité si favorable aux Romains, tes artifices ne sauraient m'arracher mon véritable adversaire." Alors, plein de fureur, il détourne son rapide coursier et le ramène vers le champ de bataille. Mais l'animal, saisi d'un mal inconnu, tremble et s'abat de tout son poids; le souffle de la vie s'échappe de sa poitrine haletante. Ainsi le veut la sollicitude de Juron. "Dieux! s'écrie le héros, oui, c'est encore ici votre main qui me frappe; je reconnais vos coups. Que n'ai-je été plutôt englouti dans les ondes, précipité au fond des mers, et abîmé sous les rochers? Voilà donc la mort qui m'était réservée? Ceux qui ont suivi mes enseignes, et à qui j'ai donné le signal du combat, tombent sous le glaive; et moi, séparé d'eux, j'entends leurs gémissements et leurs cris qui m'appellent. Le Tartare aura-t-il assez de supplices pour l'auteur de tant de maux?" En disant ces mots, il avait les regards attachés sur son épée, et brûlait de se donner la mort. Junon, prenant pitié de son désespoir, sort tout-à-coup d'une épaisse forêt, sous la figure d'un berger, et lui adresse la parole au moment oit il méditait cette mort sans gloire. "Quel est donc, guerrier, le motif qui t'amène près de nos bois? Vas-tu au champ de bataille où l'Annibal de l' Ausonie défait les restes de Carthage? Si tu veux y arriver sans retard, et t'épargner de longs détours, je vais te conduire au milieu des combattants, par ce sentier voisin." Annibal accepte avec joie l'offre du berger, et lui fait les plus magnifiques promesses : le sénat de Carthage récompensera son zèle avec; munificence, et lui-même saura le reconnaître avec usure. Le héros s'élance et franchit l'espace à pas précipités; mais Junon l'entraîne loin du but, et, l'égarant par mille détours veut, sans être connue, lui conserver, malgré lui, une vie qui lui est à charge. Cependant les troupes carthaginoises, abandonnées et tremblantes, cherchent en vain Annibal, et ce bras accoutumé à frapper de si terribles coups. Les uns pensent qu'il est tombé sous le fer; d'autres, qu'il a désespéré de la bataille, et cédé la victoire aux dieux qui le trahissent. Scipion redouble ses efforts et disperse l'ennemi qui fuit au loin dans la plaine. Déjà Carthage tremble derrière ses remparts; la défaite de cette armée répand une vague terreur dans toute l'Afrique; les bataillons en désordre fuient rapidement jusqu'aux rivages les plus éloignés.

590- Ceux-ci gagnent précipitamment les bords de Tartesse; ceux-là se retirent dans la Cyrénaïque; d'autres, jusqu'en Égypte même. Ainsi, lorsque, cédant enfin à la force cachée dans ses entrailles, le Vésuve vomit jusqu'aux astres les feux qu'il a nourris pendant des siècles, et répand l'incendie sur la terre et sur les mers, les Sères qui habitent aux portes de l'Aurore voient, ô prodige! les cendres de ce volcan d'Italie blanchir leurs bocages chargés de flocons de soie. Annibal était épuisé de fatigue; Junon l'arrête enfin sur une éminence voisine, d'où se déroule à ses regards l'affreux spectacle du carnage. Tels il avait vu les champs de Cannes, les marais de la Trébie, le lac de Trasymène et le fleuve de Phaéton, regorger du sang des Romains : telle, hélas! se présente l'horrible plaine jonchée de ses soldats. Alors Junon, troublée par la douleur, remonte dans les cieux. Déjà l'ennemi approchait et gravissait la colline: "Que le ciel ébranlé, se dit le héros, s'écroule sur ma tête; que la terre s'entr'ouvre sous mes pas; non, Jupiter, jamais tu n'effaceras la journée de Cannes de la mémoire des hommes. Tu abandonnerais l'empire du monde, avant que le nom ou les hauts faits d'Annibal fussent oubliés des nations. Et toi, Rome, ne crois pas désormais n'avoir plus rien à redouter de mon bras; si je survis à ma patrie, c'est dans l'espoir de reprendre les armes. Sois donc aujourd'hui victorieuse : accable tes ennemis; mes voeux sont remplis au-delà de mes espérances, si l'attente de mon retour fait trembler sans cesse les femmes et les cités de l'Italie, incapables de goûter la paix." A ces mots il s'échappe au milieu d'un groupe qui fuyait, et trouve, sur les montagnes opposées, une sûre retraite. Ainsi se termine cette guerre. Les citadelles de Carthage s'ouvrent aussitôt d'elles-mêmes au général romain.

620- Scipion enlève à cette cité le droit d'être injuste impunément, lui ravit ses armes, ses lois gravées sur l'airain, et ses richesses, aliment de son orgueil. Toute sa puissance tombe à la fois, et ses éléphants déposent leurs tours. On porte sur ses grands navires des torches enflammées. Bientôt, ô douloureux spectacle pour les Carthaginois! la mer est tout en feu, et les affreuses lueurs de l'incendie épouvantent Nérée. Scipion, en possession d'une immortelle renommée, et le premier des Romains honoré du nom de la terre conquise, traverse de nouveau les mers pour revoir cette Rome qui n'a plus de rivale, et rentre dans sa patrie avec la pompe éclatante du triomphe. Syphax précédait son char, porté sur un siège élevé, les yeux baissés vers la terre et le cou chargé de chaînes d'or. On voyait à la suite du roi captif, Hannon, vaincu en Espagne, l'élite de la jeunesse phénicienne, et les plus illustres des Macédoniens; puis des Maures au visage brûlé, des Nomades, des Garamantes connus du dieu Hammon, dont ils parcourent les sables; et les peuplades des Syrtes, où règnent les tempêtes. Venaient ensuite les images de Carthage vaincue élevant ses bras vers le ciel, celles de l'Ibérie, déposant sa fierté, de Gadès, borne du monde, du mont Calpé, jadis le terme des glorieux travaux d'Hercule, du Bétis, qui lave chaque jour dans ses ondes limpides les coursiers du Soleil. On avait représenté la contrée belliqueuse des Pyrénées, qui élèvent jusqu'aux astres leurs cimes couvertes de forêts, et l'Ebre, si impétueux lorsqu'il verse dans la mer les fleuves qui ont grossi son cours. Mais rien n'attirait les regards autant que ce tableau où l'on voyait Annibal, fuyant à travers les campagnes. Scipion était debout sur son char, resplendissant d'or et de pourpre: tel, vainqueur des Indes embaumées, Bacchus, couronné de pampres, dirigeait les tigres attelés à son char. Tel encore, après la défaite des Géants, dans les champs de Phlégra, Hercule s'avançait, portant sa tête dans les cieux. Salut, père de la Patrie! ton nom sera chéri, honoré des Romains, à l'égal des noms de Camille et de Quirinus. Rome, qui te croit issu du sang des dieux, reconnaît en toi un digne fils du grand Jupiter.

FIN de L'OUVRAGE

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