L'alouette du casque ou Victoria la mère des camps
par
Eugène Sue
1866
CHAPITRE PREMIER
Moi, descendant de Joël, le brenn de la tribu de Karnak
; moi, Scanvoch, redevenu libre par le courage de
mon père Ralf et les vaillantes insurrections gauloises,arrivées
de siècle en siècle, j'écris ceci deux cent soixante
quatre ans après que mon aïeule Geneviève, femme de
Fergan; a vu mourir, en Judée, sur le Calvaire, Jésus de
Nazareth.
J'écris ceci cent trente-quatre ans après que Gomer, fils
de Jiidicaël et petit-fils de Fergan, esclave comme son
père et son grand-père, écrivait à son fils Médérik qu'il
n'avait à ajouter que le monotone récit de sa vie d'esclave
à l'histoire de notre famille.
Médérik, mon aïeul, n'a rien ajouté non plus à notre légende; son fils Justiny avait fait seulement tracer ces mois
par une main étrangère :
« Mon père Médérik est mort esclave, combaliant,
comme Enfant du Gui, pour la liberté de la Gaule. Moi,
son fils Justin, colon du fisc, mais non plus esclave, j'ai
fait consigner ceci sur les parchemins de notre famille; je
les transmettrai fidèlement à mon fils Aurel, ainsi que la
faucille d'or, la clochette d'airain, le morceau de collier de
fer et la petite croix d'argent, que j'ai pu conserver. »
Aurel, fils de Justin, colon comme son père, n'a pas été
plus lettré que lui ; une main étrangère avait aussi tracé
ces mots à la suite de notre légende :
« Ralf, fils d'Aurel, le colon, s'est battu pour l'indépendance
de son pays ; Ralf, devenu tout à fait libre par
la forcedes armes gauloises, a été aussi obligé de prier
un ami de tracer ces mots sur nos parchemins pour y
constater la mort de son père Aurel. Mon fils Scanvoch,
plus heureux que moi, pourra, sans recourir à une main
étrangère, écrire dans nos récits de famille la date de ma
mort, à moi, Ralf, le premier homme de la ascendance
de Joël, le brenn de la tribu de Karnak, qui ail reconquis
une entière liberté. »
Moi, donc, Scanvoch, fils d'Aurel, j'ai effacé de notre
légende et récrit moi-même les lignes précédentes, jadis
tracées parla main d'autrui, qui mentionnaient la mort et
les noms de nos aïeux, Justin, Aurel, Ralf. Ces trois générations
remontaient à Médérik, fils de Gomer, lequel
était fils de Judicaël et petit-fils de Fergan, dont la femme
Geneviève a vu mettre à mort, en Judée, Jésus de Nazareth,
il y a aujourd'hui deux cent soixante-quatre ans.» Mon père Ralf m'a aussi remis nos saintes reliques à
nous : La petite faucille d'or de notre aïeule Hêna, la vierge de
l'ile de Sen ; La clochette d'airain laissée par noire aïeul Guilhern le
seul survivant des nôtres à la grande bataille de Vannes;
jour funeste, duquel a daté l'asservissement de la Gaule
par César, il y a aujourd'hui trois cent vingt ans;
Le collier de fer, signe de la cruelle servitude de notre
aïeul Sylvest;
la petite croix d'argent que nous a léguée notre aïeule
Geneviève, témoin de la mort de Jésus de Nazareth.
Ces récits, ces reliques, je te les léguerai après moi,
mon petit Aëlguen, fils de ma bieu-aimée femme Ellèn,
qui t'as mis au monde il y a aujourd'hui quatre ans.
C'est ce beau jour, anniversaire de ta naissance, que je
choisis, comme un jour d'un heureux augure, mon enfant,
afin de commencer, pour toi et pour notre descendance,
le récit de ma vie, selon le dernier voeu de notre
aïeul Joël, le brenn de la tribu de Karnak.
Tu t'attristeras, mon enfant, quand tu verras par ces récits
que, depuis la mort de Joël jusqu'à celle de mon
arrière-grand-père Justin, sept générations, entends-tu,?
sept générations!... ont été soumises à un horrible esclavage;
mais ton coeur s'allégera lorsque tu apprendras que
mon bisaïeul et mon aïeul étaient, d'esclaves, devenus
colons attachés à la terre des Gaules, condition encore
servile, mais de beaucoup supérieure à l'esclavage; mon
père à moi, redevenu libre'grâce aux redoutables insurrections
des Enfants du Gui, m'a légué la liberté, ce bien
le plus précieux de tous; je te le léguerai aussi.
Noire chère patrie a donc, à force de luttes, de persévérance
contre les Romains, successivement reconquis, au
prix du sang de ses enfants, presque toutes ses libertés.
Un fragile et dernier lien nous attache encore à Rome,
aujourd'hui notre alliée, autrefois notre impitoyable dominatrice
; mais ce fragile et dernier lien brisé, nous retrouverons
notre indépendance absolue, et nous reprendrons notre antique place à la tête des grandes nations du
monde.
Avant de te faire connaître certaines circonstances de
ma vie, mon enfant, je dois suppléer en quelques lignes
au vide que laisse dans l'histoire de notre famille l'abstention
de ceux de nos aïeux qui, par suite de leur manque
d'instruction et du malheur des temps, n'ont pu ajouter
leurs récits à notre légende. Leur vie a dû être celle de
tous les Gaulois qui, malgré les chaînes de l'esclavage,
ont, pas à pas, siècle à siècle, conquis par la révolte et la
bataille l'affranchissement de notre pays.
Tu liras, dans les dernières lignes écrites par notre aïeul
Fergan, époux de Geneviève, que, malgré les serments
des Enfants du Gui et de nombreux soulèvements, dont
l'un, et des plus redoutables, eut à sa tête Sacrovir, ce
digne émule du chef des cent vallées, la tyrannie de Rome,
imposée depuis César à la Gaule, durait toujours. En
vain Jésus de Nazareth avait prophétisé les temps où les
fers des esclaves seraient brisés, les esclaves traînaient
toujours leurs chaînes ensanglantées; cependant notre
vieille race, affaiblie, mutilée, énervée ou corrompue par
l'esclavage, mais non soumise, ne laissait passer que peu
d'années sans essayer de briser son joug; les secrètes associations
des Enfants du Gui couvraient le pays et donnaient
d'intrépides soldats à chacune dé nos révoltes contre
Rome.
Après la tentative héroïque de Sacrovir, dont tu liras la
mort.sublime dans les récifs de noire aïeul Fergan, le
cliétif et timide esclave tisserand, d'autres insurrections
éclatèrent sous les empereurs romains Tibère et Claude ; "elles redoublèrent d'énergie pendant les guerres civiles
qui, sous le règne de Néron, divisèrent l'Italie. Vers cette époque, l'un de nos héros, VINDEX, aussi intrépide que le
CHEF DES CENT VALLÉES ou que Sacrovir, tint longtemps
en échec les armées romaines.CIVILIS, autre patriote gaulois,
s'appuyant sur les prophéties de VELLÉDA, une de
nos druidesses, femme virile et de haut conseil, digne de
la vaillance et de la sagesse de nos mères, souleva presque
toute la Gaule, et commença d'ébranler la puissance
romaine. Plus tard, enfin, sous le règne de l'empereur
Vitellius, un pauvre esclave de labour, comme l'avait été
notre aïeul Guilhern, se donnant comme Messie et libérateur
de la Gaule, de même que Jésus de Nazareth s'était
donné comme Messie et libérateur de la Judée, poursuivit
avec une patriotique ardeur l'oeuvre d'affranchissement
commencée par le chef des cent vallées, et continuée par
Sacrovir, Vindex, Civilis et tant d'autres héros. Cet esclave
laboureur, nommé MARIK, âgé de vingt-cinq ans à
peine, robuste, intelligent, d'une héroïque bravoure, était
affilié aux Enfants du Gui; nos vénérés druides, toujours
persécutés, avaient parcouru la Gaule pour exciter les
tièdes, calmer les impatients et prévenir chacun du terme
fixé pour le soulèvement. Il éclate; Marik, à la tête de
dix mille esclaves, paysans comme lui,armés de fourches
et de faux, attaque, sous les murs de Lyon, les troupes
romaines de Vitellius. Cette première lentative avorte; les
insurgés sont presque entièrement détruits par l'arméeromaine,
trois fois supérieure en nombre. Loin d'accabler
les insurgés gaulois, cette défaite les exalte; des populations
entières se soulèvent à la voix des druides prêchant
la guerre sainte : les combattants semblent sortir des entrailles
de la terre ; Marik se voit bientôt à la tête d'une
nombreuse armée. Doué par les dieux du génie militaire,
il discipline ses troupes, les encourage, leur inspire une
confiance aveugle, marche vers les bords du Rhin, où
campait, protégée par ses retranchements, la réserve de l'armée romaine, l'attaque, la bat, et force des légions
entières, qu'il fait prisonnières, à changer leurs enseignes
pour notre antique coq gaulois. Ces légions romaines,
devenues presque nos compatriotes par leur long séjour
dans notre pays, entraînées par l'ascendant militaire de
Marik, se joignent à lui, combattent les nouvelles cohortes
romaines venues d'Italie, les dispersent ou les anéantissent.
L'heure de la délivrance de la Gaule allait sonner.
Marik tombe entre les mains de l'immonde empereur Vespasien,
par une lâche trahison... Ce nouveau héros de la
Gaule, criblé de blessures, est livré aux animaux du cirque,
comme notre aïeul Sylvest.
La mort de ce martyr de la liberté exaspéra les populations
; sur tous les points de la Gaule, de nouvelles insurrections
éclatent. La parole de Jésus de Nazareth, proclamant l'esclave l'égal de son
maître,commence à pénétrer
dans noire pays, prêchée par des apôtres voyageurs ; la
haine contre l'oppression étrangère redouble "attaqués en
Gaule de toutes parts, harcelés de l'autre côté du Rhin
par d'innombrables hordes de Franks, guerriers barbares,
venus du fond des forêts du Nord, en attendant le moment
de fondre à leur tour sur la Gaule, les Romains capitulent
avec nous; nous recueillons enfin le fruit de tant de sacrifices
héroïques ! Le sang versé par nos pères depuis
trois siècles a fécondé notre affranchissement, car elles
étaient prophétiques ces paroles du chant du Chef des cent
vallées :
« Coule, coule, sang du captif! Tombé, tombe, rosée
sanglante! Germe, grandis, moisson vengeresse!... »
Oui, mon enfant, elles étaient prophétiques ces paroles;
car c'est en chantant ce refrain que nos pères ont combattu
et vaincu l'oppression étrangère. Enfin, Rome nous rend une partie de notre indépendance; nous formons des
légions gauloises, commandées par nos officiers; nos provinces sont administrées par des gouverneurs de notre
choix. Rome se réserve seulement le droit de nommer un
principat des Gaules, dont elle sera suzeraine; on accepte
en attendant mieux; ce mieux ne se fait pas altendre.
Épouvantés par nos continuelles révoltes, nos tyrans
avaient peu à peu adouci les rigueurs de notre esclavage ;
la terreur devait obtenir d'eux ce qu'ils avaient impitoyablement
refusé au bon droit, à la justice, à la voix suppliante
de l'humanité : il ne fut plus permis au maître,
comme du temps de notre aïeul Sylvest et de plusieurs de
ses descendants, de disposer de la vie des esclaves, comme
on dispose de la vie d'un animal. Plus tard, l'influence de
la terreur augmentant, le maître ne put infliger des châtiments
corporels à son esclave que par l'autorisation d'un
magistrat. Enfin, mon enfant, cette horrible loi romaine,
qui, du temps de noire aïeul Sylvest et des sept générations
qui l'ont suivi, déclarait les esclaves hors de l'humanité,
disant dans son féroce langage, .que l'esclave
n'existe pas, qu'il N'A PAS DE TÊTE (non caput habet, selon
le langage romain), cette horrible loi, grâce à l'épouvante
inspirée par nos révoltes continuelles, s'était à ce point
modifiée, que le code Justinien proclamait ceci :
« La liberté est de droit naturel; c'est le droit des gens
qui a créé la servitude; il a créé aussi l'affranchissement,
qui est le retour à la liberté naturelle. »
Ainsi donc, mon enfant, grâce à nos insurrections sans
nombre, l'esclavage était remplacé par le colonat, sous le
régime duquel ont vécu notre bisaïeul Justin et notre aïeul
Aurel ; c'est-à-dire qu'au lieu d'être forcés de cultiver,
sous le fouet et au seul profit des Romains, les terres dont ceux-ci nous avaient dépouillés pa rla conquête,les colons
avaient une petite part dans les produits de la terre qu'ils faisaient valoir. On ne pouvait plus les vendre, comme
des animaux de labour, eux et leurs enfants; on ne pouvait
plus les torlurer ou les tuer;mais ils étaient obligés,
de père en fils, de rester, eux et leur famille, attachés à
la même propriété. Lorsqu'elle se vendait, ils passaient au
nouveau possesseur sous les mêmes conditions de travail.
Plus tard, la condition des colons s'améliora davantage
encore : ils jouirent de leurs droits de citoyens. Lorsque
les légions gauloises se formèrent, les soldais dont elles
furent composées redevinrent complètement libres. Mon
père Ralf, fils de colon, regagna ainsi sa liberté; et moi,
fils de soldat, élevé dans les camps, je suis né libre, et
je te léguerai cette liberté,comme mon père me l'a léguée.
Lorsque tu liras ceci, mon enfant, après avoir eu connaissance
des souffrances de nos aïeux, esclaves pendant
sept générations, tu comprendras la sagesse des voeux de
notre aïeul Joël, le brenn de la tribu de Karnak; tu verras
combien justement il espérait que notre vieille race gauloise,
en conservant pieusementle souvenir de sa bravoure
et de son indépendance d'autrefois, trouverait dans son
horreur de l'oppression romaine la force de la briser.
Aujourd'hui que j'écris ces lignes, j'ai trente-huit ans;
mes parents sont morts depuis longtemps : Ralf, mon père,
premier soldat d'une de nos légions gauloises, où il avait
élé enrôlé à dix-huit ans dans le midi de la Gaule, est
venu dans ce pays-ci, près des bords du Rhin, avec l'armée;
il a élé de toutes les batailles contre les Franks, ces
hordes féroces, qui, attirés par le beau ciel et la fertilité
de noire Gaule, sont campés de l'autre côté du Rhin, toujours
prêts à l'invasion.
Il y a près de quarante ans, on craignit en Bretagne une
descente des insulaires d'Angleterre : plusieurs légions,
parmi lesquelles se trouvait celle de mon père, furent envoyées
dans ce pays. Pendant plusieurs mois, il tint garnison dans la ville deVannes, non loin de Karnak, le berceau
de notre famille. Ralf, s'élant fait lire par un ami
les récils de nos ancêtres, alla visiter avec un pieux respect
le champ de bataille de Vannes, les pierres sacrées
de Karnak, et les terres dont nous avions été, du temps
de César, dépouillés par la conquête. Ces terres étaient au
pouvoir d'une famille romaine; des colons, fils de Gaulois
Bretons de notre ancienne tribu, autrefois réduits à l'esclavage,
exploitent ces terres pour ceux-là dont les ancêtres
les avaient dépossédés. La fille de l'un de ces colons
aima mon père et en fut aimée. Elle se nommait Madelène;
c'était une de ces viriles et fières Gauloises, dont
notre aïeule Margarid, femme de Joël, offrait le modèle
accompli. Elle suivit mon père lorsque sa légion quitta la
Bretagne pour revenir ici sur les bords du Rhin,où je suis
né, dans le camp fortifié de Mayence, ville militaire, occupée
par nos troupes. Le chef de la légion où servait
mon père était fils d'un laboureur; son courage lui avait
valu ce commandement. Le lendemain de ma naissance,
la femme de ce chef mourait en mettant au monde une
fille... une fille.,, qui, peut-être, un jour, du fond de sa
modeste maison, régnera sur le monde, comme elle règne
aujourd'hui sur la Gaule; car, aujourd'hui, à l'heure où
j'écris ceci,VICTORIA,par la juste influence qu'elle exerce
sur son fils VICTORIN et sur notre armée, est de fait impératrice
de la Gaule.
Victoria est ma soeur de lait; son père, devenu veuf, et
appréciant les mâles vertus de ma mère, la supplia de
nourrir cette enfant; aussi, elle et moi, avons-nous été
élevés comme frère et soeur : à cette fraternelle affection,
nous n'avons jamais failli... Victoria, dès ses premières
années, était sérieuse et douce, quoiqu'elle aimât le bruit
des clairons et la vue des armes. Elle devait être un jour
belle, de cette auguste beauté, mélange de calme, de grâce et de force, particulière à certaines femmes de la Gaule.
Tu verras des médailles frappées en son honneur dans sa
première jeunesse; elle est représentée en Diane chasseresse,
tenant un arc d'une main et de l'autre un flambeau.
Sur une dernière médaille, frappée il y a deux ans, Victoria
est figurée avec Victorin, son fils, sous les traits de
Minerve accompagnée de Mars (1). A l'âge de dix ans, elle
fut envoyée par son père dans un collège de druidesses.
Celles-ci, délivrées de la persécution romaine, par la renaissance
de la liberté des Gaules, élevaient des enfants
comme par le passé.
Victoria resta chez ces femmes vénérées jusqu'à l'âge de
quinze ans ; elle puisa dans leurs patriotiques et sévères
enseignements un ardent amour de la patrie et des connaissances
sur toutes choses : elle sortit de ce collège instruite
des secrets du temps d'autrefois, et possédant,
dit-on, comme Velléda et d'autres druidesses, la prévision
de l'avenir. A cette époque, la virile et fière beauté de
Victoria était incomparable...
(1) " Victoria, encore jeune, se faisait remarquer par une
beauté mâle; ses médailles la représentent armée et coiffée
d'un casque, avec des traits grands et réguliers, et sur la physionomie, idéalisée sans doute, on trouve ce mélange de force
calme et de majesté qui fait dans .les statues antiques l'attribut
de Minerve. " (A, Thierry, Histoire de la Gaule, v.II.)
" Victoria joignait à l'autorité d'une âme ferme et virile un
esprit étendu capable des résolutions les plus élevées, et dont
les inspirations furent bientôt écoutées comme des oracles. Son
ascendant sur l'armée se montra parfois si grand, si absolu,
qu'on ne saurait s'en rendre compte sans la supposition de quelque
chose d'extraordinaire, de merveilleux... Les soldats avaient
proclamé solennellement Victoria LA MÈRE DES CAMPS" (Trebellius Pollion, Trig. Tyr.
apud A. Thierry, p. 375, v. II.)
Lorsqu'elle me revit, elle
fut heureuse et me le témoigna; son affection pour moi, son frère de lait, loin de s'affaiblir pendant notre longue
séparation, avait augmenté.
Ici, mon enfant, je veux, je dois te faire un aveu, car
tu ne liras ceci que lorsque tu auras l'âge d'homme: dans
cet aveu, tu trouveras un bon exemple de courage et de
renoncement.
Au retour de Victoria, si belle de sa beauté de quinze
ans, j'avais son âge; je devins, quoique à peine adolescent,
follement épris d'elle ; je cachai soigneusement cet
amour, autant par timidité que par suite du respect que
m'inspirait, malgré le fraternel attachement dont elle me
donnait chaque jour des preuves, cette sérieuse jeune fille,
qui rapportait du collège des druidesses je ne sais quoi
d'imposant, de pensif et de mystérieux.Je subis alors une
cruelle épreuve. A quinze ans et demi; Victoria, ignorant
mon amour (qu'elle doit toujours ignorer), donna sa main à un jeune chef militaire. Je faillis mourir d'une lente
maladie, causée par un secret désespoir. Tant que dura
pour moi le danger, Vicloria ne quitta pas mon chévét;
une tendre soeur ne m'eût pas comblé de soins plus dévoués,
plus délicats.Éle devint mère...et quoique mère,
elle accompagnait à la guerre son mari, qu'elle adorait.
A force de raison, j'étais parvenu à vaincre, sinon mon
amour, du moins ce qu'il y avait dé violent, de douloureux,
d'insensé dans cette passion ; mais il me restait pour
ma soeur de lait un dévouementsans bornes; elle me demanda
de demeurer auprès d'elle et de son mari, comme
l'un des cavaliers qui servent ordinairement d'escorte aux
chefs gaulois, et écrivent ou portent leurs ordres militaires ;
j'acceptai. Ma soeur de lai tavaitdix-huit ans à peine, lorsque,
dans une grande bataille contre les Franks, elle perdit
le même jour son père et son mari..Restée veuve
avec son enfant,pour qui elle prévoyait de glorieuses destinées,
vaillamment réalisées aujourd'hui, Victoria ne quitta pas le camp. Les soldats, habitués à la voir au milieu
d'eux, son fils dans ses bras, entre son père et son
mari, savaient que plus d'une fois ses avis, d'une sagesse
profonde, avaient, comme ceux de nos mères, prévalu
dans les conseils des chefs ; ils regardaient enfin comme
d'un bon augure pour les armes gauloises la présence de
cette jeune femme, élevée dans la science mystérieuse des
druidesses. Ils la supplièrent, après la mort de son père
et de son mari, de ne pas abandonner l'armée, lui déclarant,
dans leur naïve affection, que son fils Viclorin serait
désormais le fils des camps, et elle la mère des camps.Victoria,
touchée de tant d'attachement, resta au milieu des
troupes, conservant sur les chefs son influence, les dirigeant
dans le gouvernement de la Gaule, s'occupant d'élever
virilement son fils, et vivant aussi simplement que
la femme d'un officier.
Peu de temps après la mort de son mari, ma soeur de
lait m'avait déclaré qu'elle ne se remarierait jamais, voulant
consacrer sa vie tout entière à Victorin. Le dernier
et fol espoir que j'avais, malgré moi, conservé en la
voyant veuve et libre, s'évanouit : la raison me vint avec
l'âge; oubliant.mon malheureux amour, je ne songeai
plus qu'à me dévouer à Victoria et à son enfant. Simple
cavalier dans l'armée, je servais de secrétaire à ma soeur
de lait; souvent elle me confiait d'importants secrets
d'État, et parfois me chargeait de messages de confiance.
J'apprenais à Victorin à monter à cheval, à manier la
lance et l'épée; je le chéris bientôt comme mon fils : on
ne pouvait voir un plus aimable, un plus généreux naturel.
Il grandit ainsi au milieu des soldats, qui s'attachèrent
à lui par les mille liens de l'habitude et de l'affection.
À quatorze aus, il fit ses premières armes contre les
Franks, devenus pour nous d'aussi dangereux ennemis que l'avaient été les Romains. Je l'accompagnai : sa
mère, achevai, entourée d'officiers, resta, en vraie Gauloise,
sur une colline d'où l'on découvrait le champ de
bataille où combattait son fils. Il se comporta bravement
et fut blessé. Ainsi habitué jeune à la vie de guerre, de
grands talents militaires se développèrent en lui : intrépide
comme le plus brave des soldats, habile et prudent
comme un vieux capitaine, généreux autant que sa bourse
le lui permettait, gai, ouvert, avenant à tous, il gagna de
plus en plus l'attachement de l'armée. Les éloges que lui
donne un historien contemporain (Trébellius Pollion) sont
tellement magnifiques, qu'en faisant à l'exagération une
large part, Victorin resterait encore un homme très éminent,
qui partagea bientôt son adoration entre lui et
sa mère. Vint enfin le jour où la Gaule, déjà presque
indépendante, voulut parlager avec Rome le gouvernement
de notre pays; le pouvoir fut alors divisé entre un
chef gaulois et un chef romain : Rome choisit Posthumus,
et nos troupes acclamèrent d'une voix Victorin comme
chef de la Gaule et général de l'armée. Peu de temps
après, il épousa une jeune fille dont il élait aimé. Malheureusement
elle mourut après une année de mariage,
lui laissant un fils. Victoria, devenue aïeule, se voua à
l'enfant de son fils comme elle s'était vouée à celui-ci.
Ma première résolution avait élé de ne jamais me marier
; cependant je fus peu à peu séduit par la grâce modeste
et par les vertus de la fille d'un centenier de notre
armée ; c'était ta mère Ellèn que j'ai épousée il y a cinq
ans, mon enfant.
Telle a été ma vie jusqu'à aujourd'hui, où je commence
le récit qui va suivre.
Ce que je vais raconter s'est passé il y a huit jours.
Ainsi donc, afin de préciser la date de ce récit pour notre
descendance, il est écrit dans la ville de Mayence, défendue par notre camp fortifié des bords du Rhin, le cinquième jour
du mois de juin, ainsi que disent les Romains,
la septième année du principal de Posthumus et de Victorin
en Gaule, deux cent soixante-sept ans après la mort de
Jésus de Nazareth, crucifié à Jérusalem sous les yeux de
notre aïeule Geneviève.
Le camp gaulois, composé de tentes et de baraques légères,
mais solides, avait été massé autour de Mayence,
qui le dominait. Victoria logeait dans la ville : j'occupais
une petite maison à peu de distance de la sienne.
Le malin du jour dont je parle, je me suis éveillé à
l'aube, laissant ma bien-aimée femme Ellèn encore endormie.
Je la contemplai un instant : ses longs cheveux dénoués
couvraient à demi son sein ; sa tête, d'une beauté
si douce, reposait sur l'un de ses bras replié, tandis
qu'elle étendait l'autre sur ton berceau, mon enfant,
comme pour te protéger, même pendant son sommeil.
J'ai, d'un baiser, effleuré votre front à tous deux, de
crainte de vous réveiller ; il m'en a coûté de ne pas vous
embrasser tendrement, à plusieurs reprises ; je partais
pour une expédition aventureuse; il se pouvait que le baiser
que j'osais à peine vous donner, chers endormis, fût
le dernier. Quittant la chambre où vous reposiez, je suis
allé m'armer, endosser ma cuirasse par-dessus ma saie,
prendre mon casque et mon épée; puis je suis sorti de
notre maison. Au seuil de notre porte j'ai rencontré
Sampso, la soeur de ma femme, et, comme elle, aussi
douce que belle; son tablier était rempli de fleurs humides
de rosée, elle venait de les cueillir dans notre petit jardin.
A ma vue, elle sourit et rougit de surprise.
— Déjà levée, Sampso? lui dis-je. Je croyais, moi, être
sur pied le premier. Mais pourquoi ces fleurs?
— N'y a-t-ii pas aujourd'hui une année que je suis
venue habiter avec ma soeur Ellèn et avec vous... oublieux Scanvoch? me répondit-elle avec un sourire affectueux.
Je veux fêter ce jour, selon notre vieille mode gauloise;
j'ai élé chercher ces fleurs pour orner la porte de la maison,
le berceau de votre cher petit Aëlguen et la coiffure de sa
mère. Mais vous-même, où allez-vous si matin armé en
guerre?
A la pensée de cette journée de fêle, qui pouvait devenir
une journée de deuil pour ma famille, j'ai étouffé un soupir
et répondu à la soeur de ma femme en souriant aussi, afin
de ne lui donner aucun soupçon :
—Victoria et son fils m'ont hier soir chargé de quelques
ordres militaires à porter au chef d'un détachement campé
à deux lieues d'ici; l'habitude militaire est d'être armé
pour porter de pareils messages.
— Savez-vous, Scanvoch, que vous devez faire beaucoup
de jaloux?
— Parce que ma soeur de lait emploie mon épée de
soldat pendant la guerre et ma plume pendant la trêve?
— Vous oubliez de dire que cette soeur de lait est
Victoria la Grande et que Victorin, son fils, a presque
pour vous le respect qu'il aurait à l'égard du frère de sa
mère. Il ne se passe presque pas de jour sans que lui ou
Victoria vienne vous voir.Ce sont là des faveurs que
beaucoup envient.
— Ài-je jamais tiré parti de cette faveur, Sampso? Ne
suis-je pas resté simple cavalier; refusant toujours d'être
officier; demandant pour toute grâce de me battre à la
guerre à côté de Victorin?
— A qui vous avez deux fais sauvé la.vie, au moment
où il allait périr sous les coups de ces Franks si barbares
!
— J'ai fait mon devoir de soldat et de Gaulois.Ne
dois-je pas sacrifier ma vie à celle d'un homme si nécessaire
à notre pays?
— Scanvoch, je ne veux pas que nous nous querellions; vous savez mon admiration pour Victoria, mais...
— Mais je sais votre injustice à l'égard de son fils, lui
dis-je en souriant, inique et sévère Sampso.
— Est-ce ma faute si le dérèglement des moeurs est à
mes yeux méprisable, honteux?
— Certes, vous avez raison; cependant je ne peux
m'empêcher d'avoir un peu d'indulgence pour quelques
faiblesses de Victorin. Veuf à vingt ans, ne faut-il pas
l'excuser s'il cède parfois à l'entraînement de son âge ?
Tenez, chère et impitoyable Sampso, je vous ai fait lire
les récils de notre aïeule Geneviève; vous êtes douce et
bonne comme Jésus de Nazareth, imitez donc sa miséricorde
envers les pécheurs. Il a pardonné à Madeleine parce
qu'elle avait beaucoup aimé; pardonnez, au nom du même sentiment, à Victorin!
— Rien de plus digne de pardon et de pitié que l'amour,
lorsqu'il est sincère ; mais la débauche n'a rien de commun
avec l'amour.C'est comme si vous me disiez, Scanvoch,
qu'il y a quelque comparaison à faire entre ma soeur ou
moi et ces bohémiennes hongroises arrivées depuis peu
à Mayence...
— Pour la beauté on pourrait vous les comparer, ainsi
qu'à Ellèn, car on les dit belles à ravir d'admiration.
Mais là s'arrête la comparaison, Sampso. J'ai peu de
confiance dans là vertu de ces vagabondes,si charmantes,
si parées qu'elles soient, qui vont de ville en ville chanter
et danser pour divertir le public lorsqu'elles ne font pas
un pire métier.
— Et pourtant, je n'en doute pas, un jour ou l'autre,
vous verrez Victorin, lui un général d'armée! lui un des
deux chefs de la Gaule, accompagner à cheval le chariot
où ces bohémiennes vont se promener chaque soir sur les
bords du Rhin. Et si je m'indigne de ce que le fils de Victoria a servi d'escorte à de pareilles créatures, alors
vous me répondrez sans doute : Pardonnez à ce pécheur,
de même que Jésus a pardonné à Madeleine, la pécheresse.
-Allez, Scanvoch, l'homme qui se complaît dans
d'indignes amours est capable de...
Mais Sampso s'interrompit.
— Achevez, lui dis-je, achevez, je vous prie.
— Non, dit-elle après un moment de réflexion, le
temps n'est pas venu ; je ne voudrais pas hasarder une
parole légère.
— Tenez, lui dis-je en souriant, je suis sûr qu'il s'agit
de quelqu'un de ces contes ridicules qui courent depuis
quelque temps dans l'armée au sujet de Victorin, sans
qu'on sache la source de ces méchantes menteries. Pouvez-vous,
Sampso... vous... avec votre saine raison, avec votre
bon coeur, vous faire l'écho de pareilles histoires?
— Adieu, Scanvoch; je vous ai dit queje ne voulais pas
me quereller au sujet de votre héros; vous le défendez,
envers et contre tous.
— Que voulez-vous? c'est mon faible; j'aime sa mère
comme ma soeur... j'aime son fils comme s'il était le mien.
Ne faites-vous pas ainsi que moi, Sampso? Mon petit
Aëlguen, le fils de votre soeur, ne vous est-il pas aussi
cher que vous le serait votre enfant? Croyez-moi lorsque
Aëlguen aura vingt ans et que vous l'entendrez accuser de
quelque folie de jeunesse, vous le défendrez,j'en suis sûr,
encore plus chaudement que je ne défends Victorin.
D'ailleurs, ne commencez-vous pas dès à présent votre rôle de défenseurr? Oui, lorsque l'espiègle est coupable de quelque grosse faute, n'est-ce pas sa tante Sampso qu'il va trouver, pisur la prier de le faire pardonner? Vous l'aimez tant !
-L'enfant de ma soeur n'est-il pas le mien !
- Voila donc pourquoi vous ne voulez pas vous marier ?
— Certainement, mon frère, répondit-elle en rougissant
avec une sorte d'embarras.
Puis, après un moment de silence, elle reprit :
— Vous serez, je l'espère, de retour ici vers le milieu
du jour, pour que notre petite fête soit complète?
— Mon devoir accompli, je reviendrai. Au revoir,
Sampso.
— Au revoir, Scanvoch.
Et laissant la soeur de ma femme occupée à placer un
bouquet dans l'un des anneaux de la porte de notre maison,
je m'éloignai en réfléchissant à notre entretien.
Souvent je m'étais demandé pourquoi Sampso, plus
âgée d'un an qu'Ellen, et aussi belle, aussi vertueuse
qu'elle, avait jusqu'alors repoussé plusieurs offres de
mariage; parfois je supposais qu'elle ressentait quelque
amour caché; d'autres fois qu'elle appartenait à une de
ces affiliations chrétiennes qui commençaient à se répandre,
et dans lesquelles les femmes faisaient voeu de chasteté
comme plusieurs de nos druidesses. Un moment aussi
je me demandai la cause de la réticence de Sampso au
sujet de Victorin; puis j'oubliai ces pensées pour ne
songer qu'à l'expédition dont j'étais chargé. M'achëminant
vers les avant-postes du camp, je m'adressai à un offcier
à qui je fis lire quelques lignes écrites de la main de Victorin.
Aussitôt l'officier mit à ma dispositionquatre soldats
d'élite, excellents rameurs choisis parmi ceux qui avaient
l'habitude de manoeuvrer les barques de la flottille militaire
destinée à remonter ou à descendre le Rhin pour
défendre au besoin notre camp fortifié. Ces quatre soldats,
sur ma recommandation, ne prirent pas d'armes; moi seul
étais armé. En passant devant un bouquet de chênes, je
leur fis couper quelques branchages, destinés à être placés
à la proue du bateau qui devait nous transporter. Nous
arrivons bientôt sur la rive du fleuve; là étaient amarrées plusieurs barques réservées au service de l'armée. Pendant
que deux des soldats placent à l'avant de l'embarcation
les feuillages de chêne dont je les avais munis, les
deux autres examinent les rames d'un air exercé, afin de
s'assurer qu'elles sont en bon état; je me mets au gouvernail,
nous quittons le bord.
Les quatre soldats avaient ramé en silence pendant
quelque temps, lorsque le plus âgé des quatre, vétéran à
moustaches grises, me dit :
—Il n'y a rien de tel qu'un bardit gaulois pour faire
passer le temps et manoeuvrer les rames en cadence; on
dirait qu'un vieux refrain national répété en choeur rend
les avirons moins pesants. Peut-on chanter, ami Scanvoch?
— Tu me connais ?
— Qui ne connaît .dans l'armée le frère de lait de la
mère des camps?
— Simple cavalier, je me croyais plus obscur.
— Tu es resté simple cavalier malgré l'amitié de notre
Victoria pour toi; voilà pourquoi, Scanvoch, chacun te
connaît et chacun t'aime.
— Vrai, tu me rends heureux en me disant cela. Comment
te nommes-tu?
— Douarnek.
. —Tu es Breton?
*— Des environs de Vannes.
— Ma famille aussi est originaire de ce pays.
— Je m'en doutais, car l'on t'a donné un nom breton.
Eh bien, ce bardit, peut-on le chanter, ami Scanvoch?
Notre officier nous a donné l'ordre de t'obéir comme à lui;
j'ignore où tu nous conduis, mais un chant s'entend de
loin, surtout lorsqu'il s'agit d'un bardit national entonné
en choeur par de vigoureux garçons à larges poitrines.
Ou peut-être ne faut-il pas attirer l'attention sur notre
barque?
— Maintenant, tu peux chanter... Plus tard,., non.
—Alors, qu'allons-nous chanter, enfanls? dit le vétéran
en continuant de ramer, ainsi que ses compagnons, et
tournant seulemen tla tête de leur côté; car, placé au premier
banc, il me faisait face. Voyons choisissez...
— Le bardit des Marins, dit un des soldats.
— C'est bien long, mes enfants, reprit Douarnek.
— Lé bardit du Chef des cent vallées?
— C'est bien beau, reprit Douarnek; mais c'est un
chant d'esclaves attendant leur délivrance, et par les os
de nos pères!... nous sommes libres aujourd'hui dans la
vieille Gaule !
— Ami Douarnek, lui dis-je, c'est au refrain de ce
chant d'esclaves : Coulé, coule, sang du captif! Tombe,
tombe, rosée sanglante! que nos pères, les armes à la main,
ont reconquis cette liberté dont nous jouissons.
— C'est vrai, Scanvoch... mais ce bardit est long, et tu
nous as prévenus que nous devions bientôt rester muets
comme les poissons du Rhin.
— Douarnek, reprit un jeune soldat, si tu nous chantais
le bardit d'Hèna, la vierge de l'île de Sên? Il me
fait toujours venir les larmes aux yeux; car c'est ma
sainte, à moi, cette belle et douce Hêna, qui vivait il y a
des cents et des cents ans!
— Oui, oui, reprirent les trois autres soldais, chante nous
le bardit d'Héna, Douarnek; ce bardit prophétise la
victoire de la Gaule et la Gaule est victorieuse aujourd'hui.
Moi, entendant cela, je ne disais rien ; mais j'étais ému,
heureux, et je l'avoue, fier, en songeant que le nom
d'Hêna, morte depuis plus de trois cents ans, était resté
populaire en Gaule comme au temps de mon aïeul Sylvest,
et allait être chanté.
— Va pour le bardit d'Hèna, reprit le vétéran, j'aime aussi cette sainte et douce fille, qui offre son sang à Iésus
pour la délivrancede la Gaule ; et toi, Scanvoch, le sais-tu,
ce chant?
— Oui... à peu près... je l'ai déjà cnlendu...
— Tu le sauras toujours assez pour répéter le refrain
avec nous.
Et Douarnek se mita chanter, d'une voix pleine et sonore
qui, au loin, domina le bruit des grandes eaux du Rhin :
« Elle était jeune, elle était belle, elle était sainte.
« Elle a donné son sang à Hésus pour la délivrance de
la Gaule!
« Elle s'appelait Hèna! Hêna, la vierge de l'île de Sên.
« Bénis soient les dieux, ma douce fille, lui dit son père
Joël, le brerib de la tribu de Karnak, bénis soient les dieux,
ma douce fille, puisque le voilà ce soir dans notre maison
pour fêter le jour de ta naissance!
« Bénis soient les dieux, ma douce fille, lui dit sa rnère
Margarid, bénie soit ta venue! Mais ta figure est triste?
« Ma figure est triste, ma bonne mère, ma figure est
triste, mon bon père, parce qu'Hêna, votre fille, vient vous
dire adieu et au revoir.
« Et où vas-tu, chère fille? Le voyage sera donc bien
long? Où vas-tu ainsi?
« Je vais dans ces mondes mystérieux que personne ne
connaît et que tous nous connaîtrons, où personne n'est allé et où tous nous irons, pour revivre avec ceux que
nous avons aimés. »
Et moi et les rameurs, nous avons repris en choeur .
« Elle était jeune, elle était belle, elle était sainte...
« Elle a donné son sang à Hésus pour la délivrance de
la Gaule!
« Elle s'appelait Hêna! Hêna, la vierge de l'île de Sên. »
Douarnek continua son chaut :
« Et entendant Hêna dire ces paroles-ci, bien tristement
se regardèrent et son père et sa mère, et tous ceux de sa
famille, et aussi les peiits enfants, car Hêna avait un
grand faible pour l'enfance.
« — Pourquoi donc, chère fille, pourquoi donc déjà
quitter ce monde, pour t'en aller ailleurs sans que l'ange
de la Mort t'appelle?
« — Mon bon père, ma bonne mère, Hésus est irrité,
l'étranger menace notre Gaule bien-aimée. Le sang innocent
d'une vierge, offert par elle aux dieux, peut apaiser
leur colère.
« Adieu donc et au.revoir, mon bon père, ma bonne
mère ! Adieu et au revoir, vous tous, mes parents et mes
amis ! Gardez ces colliers, ces anneaux en souvenir de
moi; que je baise une dernière fois vos têtes blondes,
çhers petits! Adieu et au revoir! Souvenez-vous d'Hêna votre amie ; elle va vous attendre dans les mondes inconnus.
Et moi et les rameurs nous avons repris en choeur, au
bruit cadencé des rames :
« Elle élait jeune, elle était belle, elle était sainte!
« Elle a offert son sang à Hésus pour la délivrance de
la Gaule!
« Elle s'appelait Hêna, Hêna, la vierge de l'île de Sèn. »
Douarnek continua le bardit :
« Brillante est la lune, grand est le bûcher qui s'élève
auprès des pierres sacrées de Karnak; immense est la
foule des tribus qui se pressent autour du bûcher.
« La voilà! c'est elle! c'est Hêna!... Elle monte sur le
bûcher, sa harpe d'or à la main, et elle chante ainsi :
« —Prends mon sang, ô Hésus ! et délivre mon pays de
l'étranger! Prends mon sang, ô Hésus! pitié pour la
Gaule ! Victoire à nos armes !
« Et il a coulé, le sang d'Hêna !
« 0 vierge sainte ! il n'aura pas en vain coulé, ton sang
innocent et généreux! Courbée sous le joug, la Gaule un
jour se relèvera libre et fière,.en criant comme toi : Victoire
à nos armes ! victoire et liberté !»
Et Douarnek, ainsi que les trois soldats, répétèrent à voix plus basse ce dernier refrain avec une sorte de pieuse
admiration :
« Celle-là qui a ainsi offert son sang à Hésus pour la
délivrance de la Gaule!
« Elle était jeune, elle était belle, elle était sainte !
« Elle s'appelait Hôna, Hêna, la vierge de l'île de Sên! »
Moi seul je n'ai pas répété avec les soldats le dernier
refrain du bardit, tant je me sentais ému.
Douarnek, remarquant mon émotion et mon silence, me
dit d'un air surpris :
— Quoi! .Scanvoch, voici maintenant que la voix te
manque ! Tu restes muet pour achever un chant si glorieux?
— Tu dis vrai, Douarnek; c'est parce que ce chant est
glorieux pour moi que lu me vois ému.
— Glorieux pour toi, ce bardit; je ne te comprends pas.
— Hêna était fille d'un de mes aïeux!
— Que dis-tu?
— Hêna était fille de Joël, le brenn de la tribu de Karnak,
mort, ainsi que sa femme et presque toute sa famille,
à la grande bataille de Vannes, livrée sur terre et sur mer
il y a plus de trois siècles ; moi, de père en fils, je descends
de Joël.
Le chant d'Hêna était si connu en Gaule que je vis (pourquoi
le nier?) avec un doux orgueil les soldats me regarder
presque avec respect.
— Sais-tu, Scanvoch, reprit Douarnek, sais-tu que des
rois seraient fiers de tes aïeux?
— Le sang versé pour la patrie et la liberté, c'est notre
noblesse, à hous autres Gaulois, lui dis-je; voilà pourquoi
nos vieux bardits sont chez nous si populaires.
— Quand on pense, reprit le plus jeune des soldats,
qu'il y a plus de trois cents ans qu'Hêna, cette douce et
belle sainte, a offert sa vie pour la délivrance du pays, et que son nom est venu jusqu'à nous!
— Quoique la voix de la jeune vierge ait mis plus de
deux siècles à monter jusqu'aux oreilles d'Hésus (c'est
tout simple, il est placé si haut), reprit Douarnek, cette
voix est parvenue jusqu'à lui, puisque nous pouvons dire
aujourd'hui : Victoire à nos armes! victoire et liberté!
Nous étions arrivés vers le milieu du Rhin, à l'endroit
où ses eaux sont très-rapides.
Douarnek me demanda en relevant ses rames :
— Entrerons-nous dans le fort du courant? Ce serait
une fatigue inutile, si nous n'avions qu'à remonter ou à
descendre le fleuve à la distance où nous voici de la rive
que nous venons de quitter.
— Il faut'traverser le Rhin dans toute sa largeur, ami
Douarnek.
— Le traverser?... s'écria le vétéran en me regardant
d'un air ébahi. Traverser le Rhin!,.. Et pourquoi faire?
— Pour abonder à l'autre rive.
— Y penses-tu, Scanvoch ? L'armée de ces bandits
franks, si on peut honorer du nom d'armée ces hordes
sauvages, n'est-elle pas campée sur l'autre bord?
— C'est au milieu de ces barbares que je me rends.
Pendant quelques instants, la manoeuvre des rames fut
suspendue; les soldats, interdits et muets, se regardèrent
les uns les autres, comme s'ils avaient peine à croire à ma
résolution.
Douarnek rompit le premier le silence, et me dit avec
son insouciance de soldat :
— C'est alors une espèce de sacrifice à Hésus que nous
allons lui offrir en livrant notre peau à ces écorcheurs ? Si
tel est l'ordre, en avant! Allons, enfants, à nos rames!
— Oublies-tu, Douarnek, que, depuis huit jours, nous
sommes en trêve avec les Franks?
— II n'y a jamais trêve pour de pareils brigands!
— Tu vois, j'ai fait, en signe de paix, garnir de feuillage
l'avant de notre bateau,
je descendrai seul dans le
camp ennemi, une branche de chêne à la main.
— Et ils te massacreront, malgré ta branche de chêne,
comme ils ont massacré d'autres envoyés en temps de
trêve.
— C'est possible, ami Douarnek; mais si le chef commande,
le soldat obéit. Victoria et son fils m'ont ordonné
d'aller au camp des Franks ; j'y vais !
— Ce n'est pas par peur, au moins, Scanvoch, que je le
disais que ces sauvages ne nous laisseraient pas nos têtes
sur nos épaules et notre peau sur le corps. J'ai parlé
par vieille habitude de sincérité. Allons, ferme, enfants,
ferme à vos rames! c'est à un ordre de notre mère, de
la mère des camps que nous obéissons. En avant! en
avant! dussions-nous être écorchés vifs par ces barbares,
divertissement qu'ils se donnent souvent aux dépens
de nos prisonniers.
— On dit aussi, reprit le jeune soldat d'une voix moins
assurée que celle de Douarnek, on dit aussi que ces prêtresses
d'enfer qui suivent les hordes franques mettent
parfois nos prisonniers bouillir tout vivants dans de grandes
chaudières d'airain, avec certaines herbes magiques.
— Eh! eh! reprit joyeusement Douarnek, celui de
nous qui sera mis ainsi à bouillir, mes enfants, aura du
moins l'avantage de goûter le premier de son.propre
bouillon, cela console. Allons, enfants, ferme sur nos
rames ! nous obéissons à un ordre de la mère des
camps.
— Oh! nous ramerions droit à un abîme si Victoria
l'ordonnait!
— Elle est bien nommée la mère des camps et des soldats;
il faut la voir après chaque bataille allant visiter les
blessés !
— Et leur disant de ces paroles qui font regretter aux
valides de n'avoir pas de blessures.
— Et puis, si belle... si belle!...
— Oh! quand elle passe dans le camp, montée sur son
cheval blanc, vêtue de sa longue robe noire, le front si
fier sous son casque, et pourtant l'oeil si doux, le sourire
si maternel, c'est comme une vision !
— On assure que notre Victoria connaît aussi bien l'avenir
que le présent.
— Il faut qu'elle ait un charme ; car qui croirait jamais,
à la voir, qu'elle est mère d'un fils de vingt-deux ans?
— Ah! si le fils avait tenu ce qu'il promettait!
— On l'aimerait comme on l'aimait autrefois.
— Oui, et c'est vraiment dommage, reprit Douarnek
en secouant la tête d'un air chagrin, après avoir ainsi
laissé parler les autres soldats; oui, c'est grand dommage!
Ah! Victorin n'est plus cet enfant des camps que
nous autres vieux à moustaches grises, qui l'avions vu
naîlre et fait danser sur nos genoux, nous regardions, il
y a peu de temps encore, avec orgueil et amitié.
Ces paroles des soldats me frappèrent ; non-seulement
j'avais souvent eu à défendre Victorin contre la sévère
Sampso, mais je m'étais aperçu dans l'armée d'une sourde
hostilité contre le fils de ma soeur de lait, lui jusqu'alors
l'idole de nos soldats.
— Qu'avez-vous donc à reprocher à Victorin? dis-je à
Douarnek et à ses compagnons. N'est-il pas brave entre
les plus braves? Ne l'avez-vous pas vu à la guerre?
— Oh! s'il s'agit de se battre, il se bat vaillamment,
aussi vaillamment que toi, Scanvoch, quand tu es à ses
côtés, sur ton grand cheval gris, songeant plus à défendre le fils de ta soeur de lait qu'à te défendre toi-même. Tes
cicatrices le diraient si elles pouvaient parler par la bouche
de tes blessures, selon notre vieux proverbe gaulois.
— Moi, je me bats en soldat; Victorin se bat en capitaine.
Et ce capitaine de vingt-deux ans n'a-l-il pas
déjà gagné cinq grandes batailles contre les Germains et
les Franks?
— Sa mère, notre Victoria, la bien nommée, a dû, par
ses conseils, aider à la victoire, car il confère avec elle de
ses plans de combat mais, enfin, c'est vrai, Victorin est
bon capitaine.
— Et sa bourse, tant qu'elle est pleine, n'est-elle pas
ouverte à tous? Connais-tu un invalide qui se soit en vain
adressé à lui?
— Victorin est généreux, c'est encore vrai...
— N'est-il pas l'ami, le camarade du soldat? Esl-il
fier?
— Non, il est bon compagnon et de joyeuse humeur;
d'ailleurs, pourquoi serait-il fier? Son père, sa victorieuse
mère et lui ne sont-ils pas, comme nous autres, gens de
plèbe gauloise?
— Ne sais-tu pas, Douarnek, que souvent les plus fiers
sont ceux-là qui sont partis de plus bas?
— Victorin n'est point orgueilleux, c'est dit.
— A la guerre, ne dort-il pas sans abri, la tête sur la
selle de son cbeval, ainsi que nous autres cavaliers?
—
Élevé par une mère aussi virile que la sienne, il devait
devenir un rude soldat, il l'est devenu.
— Ignores-tu qu'il montre dans le conseil une maturité
que beaucoup d'hommes de notre âge ne possèdent point?
N'est-ce pas, enfin, sa bravoure, sa bonté, sa raison, ses
rares qualités de soldat et de capitaine, qui l'ont fait acclamer
par l'armée général et l'un des deux chefs de la
Gaule?
— Oui, mais en le choisissant, nous savions, nous autres,
que sa mère Victoria, la belle et la grande, serait
toujours près de lui, le guidant, l'éclairant, tout en cousant
ses toiles de lingerie, la digne matrone, à côté du
berceau de son petit-fils, selon son habitude de bonne
ménagère.
— Personne mieux que moi ne' sait combien sont sages
et précieux pour notre pays les conseils que Victoria
donne à son fils. Mais qu'y a-t-il de changé? N'est-elle
pas là, veillant sûr Victorin et sur la Gaule, qu'elle aime
d'un pareil et maternel amour? Voyons, Douarnek, réponds-moi avec ta franchise de soldat : d'où vient cette
hostilité, qui, je le crains, va toujours empirant contre
Victorin?
—
Écoute. Scanvoch ; je suis, comme toi, un vieux et
franc soldat, car ta moustache, plus jeune que la mienne,
commence à grisonner. Tu veux la vérité? La voici. Nous
savons tous que la vie des camps ne rend pas les gens de
guerre chastes et réservés comme des jeunes filles élevées
chez nos druidesses vénérées; nous savons encore, parce
que nous en avons bu souvent, oh ! très-souvent, que
noire vin des Gaules nous met en humeur joyeuse ou tapageuse.
Nous savons enfin qu'en garnison le jeune et
fringant soldat, qui porte fièrement sur l'oreille une aigrette
à son casque, en caressant sa moustache blonde ou
brune, ne garde pas longtemps pour chers amis les pères
qui ont de jolies filles ou les maris qui ont de jolies femmes.
Mais tu m'avoueras, Scanvoch, qu'un soldat, qui
d'habitude s'enivre comme une brute, et qui fait lâchement
violence aux femmes, mérite d'être régalé d'une
centaine de coups de ceinturon bien appliqués sur l'échine,
et d'êlre ensuite chassé honteusement du camp, est-ce vrai?
— C'est vrai; mais pourquoi me dire ceci à propos de
Victorin?
— Ecoute encore, ami Scanvoch, et réponds-moi. Si un
obscur soldat mérite ce châtiment pour sa honteuse conduite,
que mériterait un chef d'armée qui se dégraderait
ainsi?
— Oserais-tu prétendre que Victorin ait jamais fait
violence à une femme et qu'il s'enivre chaque jour? m'écriai-je indigné. Je dis que tu mens, ou que ceux qui t'ont
rapporté cela ont menti. Voilà donc ces bruits indignes
qui circulent dans le camp sur Victorin! Et vous êtes
assez simples ou assez enclins à la calomnie pour les
croire?
— Le soldat n'est déjà pas si simple, ami Scanvoch;
seulement il n'ignore pas le vieux proverbe gaulois : On
n'attribue les brebis perdues qu'aux possesseurs de troupeaux...
Ainsi, par exemple, tu connais le capitaine Marion? tu sais? cet ancien ouvrier forgeron?
— Oui, l'un des meilleurs officiers de l'armée...
—Le fameux capitaine Marion, qui porte un boeuf sur
ses épaules, ajouta un des soldats, et qui peut abattre ce
boeuf d'un seul coup de poing, aussi pesant que la inasse
de fer d'un boucher.
— Et le capitaine Marion, ajouta un autre rameur,
n'en est pas moins bon compagnon, malgré sa force et sa
gloire ; car il a pour ami de guerre, pour saldune, comme
on disait au temps jadis, un soldat, son ancien camarade
de forge.
— Je connais la bravoure, la modestie, la haute raison
et l'austérité du capitaine Marion, leur dis-je; mais à quel
propos le comparera Victorin?...
—.Un mot encore, ami Scanvoch. As-tu vu, l'autre
jour, entrer dans Mayence ces deux bohémiennes traînées
dans leur chariot par des mules couvertes de grelots, et
conduites par un négrillon?
— Je n'ai pas vu ces femmes, mais j'ai entendu parler d'elles. Mais, encore une fois, à quoi bon tout ceci à propos
de Victorin?
— Je t'ai rappelé le proverbe-, On n'attribue les brebis
perdues qu'aux possesseurs de troupeaux parce que l'on
aurait beau attribuer au capitaine Marion des habitudes
d'ivrognerie et de violence envers les femmes, que, malgré
sa simplesse, le soldat ne croirait pas un mot de ces
mensonges, n'est-ce pas? De même que, si l'on attribuait
quelque débauche à ces coureuses bohémiennes, le soldat
croirait à ces bruits?
..— Je te comprends, Douarnek, et comme toi je serai
sincère. Oui, Victorin aime la gaieté du vin, en compagnie
de quelques camarades de guerre. Oui, Victorin,
resté veuf à vingt ans, après quelques mois de mariage
a parfois cédé aux entraînements de la jeunesse; sa mère
a souvent regretté, ainsi que moi, qu'il ne fût pas d'une
sévérité de moeurs, d'ailleurs assez' rare à son âge.
Mais, par le courroux des dieux! moi, qui n'ai pas quitté
Victorin depuis son enfance, je nie que l'ivresse soit chez
lui une habitude; je nie surtoutqu'il ait jamais été assez
lâche pour violenter une femme!
— Ton bon coeur te fait défendre le fils de ta soeur de
lait, Scanvoch, quoique tu le saches coupable, à moins
que tu nies ce que tu ignores.
— Qu'est-ce que j'ignore?
— Une aventure que chacun sait dans le camp.
— Quelle aventure? Dis-la...
— Il y a quelque temps, Victorin et plusieurs officiers
de l'armée ont été boire et se divertir dans une des îles
des bords du Rhin, où se trouve une taverne. Le soir
venu, Victorin, ivre comme ;d'habïtude, a fait violence à
l'hôtesse; celle-ci, dans son désespoir, s'est jetée dans le
fleuve où elle s'est noyée.
— Un soldat qui se conduirait ainsi sous un chef sévère, dit un des rameurs, porterait sa tête sur le
billot...
— Et ce supplice, il l'aurait mérité, ajouta un autre
rameur; j'aimerais, comme un autre, à rire avec mon hôtesse;
mais lui faire violence, c'est une sauvagerie digne
de ces écorcheurs franks dont les prêtresses, cuisinières
du diable, font bouillir nos prisonniersdans leur chaudière.
J'étais resté si stupéfait de l'accusation portée conlre
Victorin, que, pendant un moment, j'avais gardé le silence;
mais je m'écriai :
— Mensonge!mensonge aussi infâme que l'eût élé
une pareille conduite! Qui ose accuser le fils de Vicloria
d'un tel crime?
— Un homme bien informé, me répondit Douarnek.
— Son nom? le nom de ce menteur?
— Il s'appelle Morix; il était le secrétaire d'un parent
de Victorin, venu au camp il y a un mois.
— Ce parent est Tétrik, gouverneur de Gascogne, dis-je
stupéfait; cet homme est la bonté, la loyauté mêmes,
un des plus anciens, des plus fidèles amis de Victoria.
— Alors le témoignage de cet homme n'en est que plus
certain.
— Quoi! lui, Tétrik! il aurait- affirmé.ce que tu racontes
?
— Il en a fait part et l'a confirmé à son secrétaire, en
déplorant l'horrible dissolution des moeurs de Victorin.
— Mensonge! Tétrik n'a que des paroles de tendresse
et d'estime pour le fils de Victoria.
— Scanvoch, nous sommes tous deux Bretons; je sers
dans l'armée depuis vingt-cinq ans : demande à mes officiers
si Douarnek est un menteur.
— Je te crois sincère, mais l'on t'a indignement abusé !
— Morix, le secrétaire de Tétrik, a raconté l'aventure,
non pas seulement à moi, mais à bien d'autres soldats du camp, auxquels il payait à boire. Cet homme a élé cru
sur parole, parce que plus d'une fois, moi, comme beaucoup
de mes compagnons, nous avons vu Viclorin et ses
amis, échauffés par le vin, se livrer à de folles prouesses.
— L'ardeur du courage n'échauffe-t-elle pas les jeunes
têtes autant que le vin?
—
Écoute, Scanvoch, j'ai vu de mes yeux Victorin
pousser son cheval dans le Rhin, disant qu'il voulait le
traverser, et il eût été noyé si moi et un autre soldat, nous jetant dans une barque, n'avions été le repêcher
demi-ivre, tandis que le courant entraînait son cheval,
un superbe cheval noir, ma foi. Sais-tu ce qu'alors Viclorin
nous a dit? « Il fallait me laisser boire, puisque ce
fleuve coule du vin blanc de Béziers. » Ce que je raconte
n'est pas un conte, Scanvoch ; je l'ai vu de mes yeux, je
l'ai entendu de mes oreilles.
A cela, malgré mon attachement pour Victorin, je ne
pus rien répondre : je le savais incapable d'une lâcheté,
d'une infamie; mais aussi je le savais capable de dangereuses
étourderies.
— Quant à moi, reprit un autre soldat, j'ai souvent
vu, étant de faction près de la demeure de Victorin, séparée
de celle de sa mère par un jardin, des femmes voilées
sortir à l'aube de son logis; il en sortait de grandes, il en
sortait de petites, il en sortait de grosses, il en sortait de
maigres, à moins que le crépuscule ne me troublât la vue
et que ce fût toujours la même femme.
— A cela, ta sincérité n'a rien à répondre, ami Scanvoch,
me dit Douarnek; — car, «n effet, je n'avais pu
contredire cette autre accusation. — Ne t'étonne donc
plus de notre croyance aux paroles du secrétaire de Tétrik.
Voyons, avoue-le, celui qui, dans son ivresse,
prend le Rhin pour un fleuve de vin de Béziers, celui de
chez qui^ort à l'aube une pareille procession de femmes, ne peut-il pas, dans son ivresse, vouloir faire violence à
son hôtesse?
— Non, m'écriai-je, non! L'on peut avoir les défauts
de son âge, sans être pour cela un infâme!
— Tiens, Scanvoch, tu es l'ami de notre mère à tous,
de Victoria, la belle et l'auguste; tu chéris Victoria comme son fils; dis-lui ceci : Les soldais, même les plus grossiers,
les plus dissolus, n'aiment pas à retrouver leurs
vices dans les chefs qu'ils ont choisis; aussi, de jour en
jour, l'affection de l'armée se retire de Victorin pour se
reporter tout entière sur Victoria.
— Oui, lui dis-je en réfléchissant; et cela seulement,
n'est-ce pas? depuis que Tétrik, le gouverneur de Gascogne,
parent et ami de Victoria, a fait un dernier voyage
au camp. Jusqu'alors on avait aimé le jeune général,
malgré les faiblesses de son âge.
— C'est vrai ; il était si bon, si brave, si avenant pour
chacun! Il était si beau à cheval! il avait une si fière
tournure militaire! Nous l'aimions, comme notre enfant,
ce jeune capitaine! Nous l'avions vu naître et fait danser
tout petit sur nos genoux aux veillées du camp; plus
tard, nous fermions les yeux sur ses faiblesses, car les
pères sont toujours indulgents; mais pour des indignités,
pas d'indulgence!
— Et de ces indignités, repris-je de plus en plus frappé
de cette circonstance qui, rappelant à mon esprit certains
souvenirs, éveillait aussi en moi une vague défiance, et de
ces indignités il n'existe pas d'autre preuve que la parôle du secrétaire de Tétrik?
— Ce secrétaire nous a rapporté les paroles de son
: maître, rien de plus.
Pendant cet entretien, auquel je prêtais une attention
de plus en plus vive, notre barque, conduite par les quatre
vigoureux rameurs, avait traversé le Rbin dans toute sa largeur; les soldats tournaient le dos à la rive où nous
allions aborder; moi, j'étais tellement absorbé par ce
que j'apprenais de la désaffection croissante de l'armée à
l'égard de Viclorin, que je n'avais pas songé à jeter les
yeux sur le rivage, dont nous approchions de plus en
plus. Soudain j'entendis une foule de sifflements aigus
retentir autour de nous et je m'écriai :
— Jefez-vous à plat sur les bancs !
Il était trop tard; une volée de longues flèches criblait
notre bateau : l'un des rameurs fut tué, tandis que
Douarnek, qui pour ramer tournait le dos à l'avant de la
barque, reçut un trait dans l'épaule.
— Voilà comme les Franks accueillent les parlementaires
en temps de trêve, dit le vétéran sans discontinuer
de ramer et même sans retourner la têl«; c'est la première
fois que je suis frappé par derrière. Cetie flèche
dans le dos sied mal à un soldat; arrache-la-moi vite,
camarade, ajouta-t-il en s'adressant au rameur devant
lequel il était placé.
Mais Douarnek, malgré ses efforts, manoeuvrait sa rame
avec moins de vigueur ; et quoique la plaie fût légère,
son sang coulait avec abondance.
— Je le l'avais bien dit, Scanvoch, reprit-il, que tes
branches de paix nous seraient de mauvais remparts
contre la traîtrise de ces écorcheurs franks. Allons, enfants,
ferme à nos rames, puisque nous ne sommes plus
que trois ; car notre camarade, qui se débat le nez sur
son banc, ne peut plus compter pour un rameur!
Douarnek n'avait pas achevé ces paroles, que, m'élançant
à l'avant de la barque en passant par-dessus le corps
du soldat qui rendait le dernier soupir, je saisis une des
branches de chêne et l'agitai au-dessus de ma tète en signal
de paix.
Une seconde volée de flèches, partie de derrière un escarpement de la rive, répondit à mon signal : l'une m'effleura le bras, l'autre s'émoussa sur mon casque de fer;
mais aucun soldat ne fut atteint. Nous étions alors à peu de distance du rivage; je me jetai à l'eau ; elle me montait
jusqu'aux épaules, et je dis à Douarnek :
— Fais force de rames pour te mettre hors de portée
des flèches, puis tu ancreras le bateau, et vous m'attendrez
sans danger Si après le coucher du soleil je ne
suis pas de retour, relourne.au camp, et dis à Victoria
que j'ai élé fait prisonnier ou massacré par les Franks;
elle prendra soin de ma femme Ellèn et de mon fils Aëlguen.
— Cela me fâche de te laisser aller seul parmi ces écorcheurs,
ami Scanvoch, dit Douarnek; mais nous faire tuer
avec toi, c'est l'ôter tout moyen de revenir à noire camp,
si tu as le bonheur de leur échapper.Bon courage,
Scanvoch.A ce soir.
Et la barque s'éloigna rapidement pendant que je gagnais
le rivage.
CHAPITRE II
A peine eus-je touché le bord, tenant ma branche d'arbre
à la main, que je vis sortir des rochers, où ils étaient
embusqués, un grand nombre de Franks, appartenant à
ces hordes de leur armée qui portent des boucliers noirs,
des casaques de peau de mouton noires, et se teignent les
bras, les jambes et la figure, afin de se confondre avec
ies ténèbres lorsqu'ils sont en embuscadeou qu'ils tentent
une attaque nocturne. Leur taspect était d'autant plus
élrange et hideux, que les chefs de ces hordes noires
avaient sur le front, sur les joues et autour des yeux, des
tatouages d'un rouge éclatant. Je parlais assez bien la
langue franque, ainsi que plusieurs officiers et soldats de
l'armée; depuis longtemps habitués dans ces parages.
Les guerriers noirs, poussant des hurlements sauvages,
m'entourèrent de tous côtés, me menaçant de leurs longs
couteaux, dont les lames étaient noircies au feu.
— La trêve est conclue depuis plusieurs jours ! leur
ai-je crié. Je viens, au nom du chef de l'armée gauloise,
porter un message aux chefs de vos hordes. Conduisez moi
vers eux. Vous ne tuerez pas un homme désarmé.
Et en disant cela, convaincu de la vanité d'une lutte,
j'ai tiré mon épée et l'ai jetée au loin. Aussitôt ces barbares se précipitèrent sur moi en redoublant leurs cris de
mort. Quelques-uns détachèrent les cordes de leurs arcs,
et malgré mes efforts me renversèrent et me garrottèrent;
il me fut impossible de faire un mouvement.
— Écorchons-le, dit l'un; nous porterons sa peau sanglante
au grand, chef Néroweg; elle lui servira de bandelettes
pour entourer ses jambes.
Je savais qu'en effet les Franks enlevaient souvent, avec
beaucoup de dextérité, la peau de leurs prisonniers, et
que les chefs de hordes se paraient triomphalement de ces
dépouilles humaines. La proposition de l'écorcheur fut
accueillie par des cris de joie ; ceux qui me tenaient garrotté
cherchèrent un endroit convenable pour mon supplice,
tandis que d'autres aiguisaient leurs couteaux sur
les cailloux du rivage.
Soudain le chef de ces écorcheurs s'approcha lentement
de moi ; il était horrible à voir : un cercle tatoué d'un
rouge vif entourait ses yeux et rayait ses joues; on aurait
dit des découpures sanglantes sur ce visage noirci. Ses
cheveux, relevés à la mode franque aulour de son front,
et noués au sommet de sa tête, retombaient derrière ses
épaules comme la crinière d'un casque, et étaient devenus
d'un fauve cuivré, grâce à l'usage de l'eau de chaux dont
se servent ces barbares pour donner une couleur ardente
à leurs cheveux et à leur barbe. Il portait au cou
et au poignet un. collier et des bracelets d'élain grossièrement
travaillés; il avait pour vêlement une casaque de
peau de mouton noire; ses jambes et ses cuisses étaient;
aussi enveloppées de peaux de mouton, assujetties avec
des bandelettes de peau croisées les unes sur les autres.
A sa ceinture pendaient une épée et un long couteau.
Après m'avoir regardé pendant quelques instants, il leva
la main, puis l'abaissa sur mon épaule en disant :
— Moi, je prends et garde ce Gaulois pour Elwig!
Les sourds murmures de plusieurs guerriers noirs accueillirent
ces paroles de leur chef. Celui-ci reprit d'une
voix plus éclalante encore :
— Riowag prend, ce Gaulois pour la prêtresse Elwig;
il faut à Elwig un prisonnier pour ses augures.
L'avis du chef parut accepté par la majorilé des guerriers
noirs, car une foule de voix répétèrent :
— Oui, oui, il faut garder ce Gaulois pour Elwig.
— Il faut le conduire à Elwig!
— Depuis plusieurs jours elle ne nous a pas fait d'augures.
— Et nous, nous ne voulons pas livrer ce prisonnier à
Elwig; non, nous ne le voulons pas, nous qui les premiers
nous sommes emparés de ce Gaulois, s'écria l'un de ceux
qui m'avaient garrotté; nous voulons l'écorcher pour faire
hommage de sa peau au grand chef Néroweg.
Peu m'importait le choix : élre écorché vif ou être mis
à bouillir dans une cuve d'airain; je ne sentais pas le besoin
de manifester ma préférence, et je ne pris nulle part
au débat. Déjà ceux qui me voulaient écorcher regardaient
d'un air farouche ceux qui voulaient me faire bouillir, et
portaient la main à leurs couteaux, lorsqu'un guerriernoir, homme de conciliation, dil au chef :
—Riowag,tu veux livrer ce Gaulois à la prêtresse Elwig?
— Oui, répondit le chef, oui... je le veux.
— Et vous autres, poursuivit-il, vous voulez offrir la
peau de ce Gaulois au grand chef Néroweg?
—Nous le voulons!
— Vous pouvez être tous satisfaits...
Un grand silence se fit à ces mots de conciliation; ilcontinua :
—
Écorchez-le vif d'abord, et vous aurez sa peau.
Elwig fera bouillir ensuite le corps dans sa chaudière.
Ce moyen terme sembla d'abord satisfaire les deux partis; mais Riowag, le chef des guerriers noirs, reprit :
— Ne savez-vous pas qu'il faut à Elwig un prisonnier
vivant, pour que ses augures soient certains? Et vous ne
lui donnerez qu'un cadavre en écorchant d'abord ce Gaulois.
Puis il ajouta d'une voix éclatante :
— Voulez-vous vous exposer au courroux des dieux
infernaux en leur dérobant une victime?
A cette menace, un sourd frémissement courut dans la
foule; le parti des écorcheurs parut lui-même céder à une
terreur superstitieuse.
Le même homme de conciliation qui avait proposé de
me faire écorcher et ensuite bouillir, reprit:
— Les uns veulent faire offrande de ce Gaulois au grand
chef Néroweg, les autres à la prêtresse Elwig; mais donner
à l'une, c'est donner à l'autre : Elwig n'est-elle pas la
soeur de Néroweg?.
— Et il serait le premier à vouer ce Gaulois aux dieux
infernaux pour les rendre propices à nos armes, dit
Riowag.
Puis, se tournant vers moi, il ajouta d'un ton impérieux:
— Enlevez ce Gaulois sur vos épaules, et suivez moi.
— Nous voulons ses dépouilles, dit un de ceux qui
s'étaient des premiers emparés de moi, nous voulons son
casque, sa.cuirasse, ses. braies, sa ceinture, sa chemise ;
nous voulons tout, jusqu'à sa chaussure.
— Ce butin vous appartient, répondit Riowag. Vous
l'aurez, puisqu'Elwig dépouillera ce Gaulois de tous ses
vêtements pour le mettre dans sa chaudière.
— Nous allons te suivre, Riowag, reprirent-ils; d'autres
que nous s'empareraient des dépouilles du Gaulois.
— Oh! race pillarde! m'écriai-je, il est dommage que ma peau ne soit d'aucune valeur, car au lieu de la vouloir
donner à votre chef, vous l'iriez vendre si vous pouviez.
— Oui, nous te l'arracherions, ta peau, si tu ne devais
être mis dans là chaudière d'Elwig.
Mes perplexités cessèrent, je connaissais mon sort, je
serais bouilli vif. Je me serais résigné sans mot dire à une
mort vaillante ou utile, mais cette mort me semblait si
stérile, si absurde, que, voulant tenter un dernier effort,
je dis au chef des guerriers noirs :
• — Tu es injuste... plusieurs fois des guerriers franks
sont venus dans le camp gaulois demander des échanges
de prisonniers; ces Franks ont toujours élé respectés;
nous sommes en trêve, et, en temps de trêve, on ne met
à mort que les espions qui s'introduisent furtivement dans
un camp. Moi, je suis venu ici à la face du soleil, une
branche d'arbre à la main, au nom de Victorin, fils de
Victoria la grande; j'apporte de leur part un message aux
chefs de l'armée franque. Prends garde! Si tu agis sans
leur ordre, ils regretteront de ne pas m'avoir entendu, et
ils pourront te faire payer cher ta trahison envers ce qui
est partout respecté : un soldat sans armes qui vient en
temps de trêve, en plein jour, le rameau de paix à la
main.
A mes paroles, Riowag répondit par un signe, et quatre
guerriers noirs, m'enlevant sur leurs épaules, m'emportèrent,
suivant les pas de leur chef, qui se dirigea vers le
camp des Franks d'un air solennel.
Au. moment où ces barbares me soulevaient sur leurs
épaules, j'entendis l'un de ceux qui voulaient m'écorcher
vif dire à l'un de ses compagnons, en termes grossiers :
— Riowag est l'amant d'Elwig; il veut lui faire présent
de ce prisonnier.
Je compris dès lors que Riowag, le chef des guerriers
noirs, étant l'amant de la prêtresse Elwig, lui faisait galamment hommage de ma personne, de même que dans
notre pays les fiancés offren tune colombe ou un chevreau
à la jeune fille qu'ils aiment. Une chose l'étonnera peut-être dans ce récit, mon enfant,
c'est que j'y mêle des paroles presque plaisantes,
lorsqu'il s'agit de ces événements redoutables pour ma vie. Ne pense pas que ce soit parce qu'à cette heure où
j'écris ceci j'aie échappé à tout danger...Non... même au
plus fort de ces périls, dont j'ai été délivré comme par
prodige, ma liberté d'esprit était entière; la vieille raillerie
gauloise, naturelle à notre race, mais longtemps engourdie
chez nous par la honte et les douleurs de l'esclavage,
m'était, ainsi qu'à d'autres, revenue pour ainsi dire
avec noire liberté... Ainsi les réflexions que tu verras
parfois se produire au moment où la mort me menaçait
étaient sincères, et par suite de ma disposition d'esprit et
de ma foi dans cette croyance de nos pères, que l'homme
ne meurt jamais et qu'en quittant ce monde-ci il va revivre ailleurs...
Porté sur les épaules des quatre guerriers noirs, je traversai
donc une partie du camp des Franks; ce camp
immense, mais établi sans aucun ordre, se composait de
tentes pour les chefs et de tentes pour les soldats; c'était
une sorte de ville sauvage et gigantesque : çà et là, on
voyait leurs innombrables chariots de guerre, abrités derrière
des retranchements construits en terre et renforcés
de troncs d'arbres; selon l'usage de ces barbares, leurs
infatigables petits chevaux maigres, au poil rude, hérissé,
ayant un licou de corde pour bride, étaient attachés aux
roues des chariots ou arbres dont ils rongeaientl'écorce.
Les Frauks, à peine vêtus de quelques peaux de bêtes, la
barbe et les cheveux graissés de suif, offraient un aspect
repoussant, stupide et féroce : les uns s'étendaient aux
chauds rayons de ce soleil qu'ils venaient chercher du fond de leurs sombres et froides forêts; d'autres trouvaient
un passe-temps à chercher la vermine sur leur corps
velu, car ces barbares croupissaient dans une telle fange,
que, bien qu'ils fussent campés en plein air, leur rassemblement
exhalait une odeur infecte.
A l'aspect de ces hordes indisciplinées, mal armées,
mais innombrables, et se recrutant incessamment de nouvelles
peuplades émigrant en masse des pays glacés du
Nord pour venir fondre sur notre fertile et riante Gaule
comme sur une proie, je songeais, malgré moi, à quelques
mots de sinistre prédiction échappés à Victoria; mais
bientôt je prenais en grand mépris ces barbares qui, trois
ou quatre fois supérieurs en nombre à notre armée, n'avaient
jamais pu, depuis plusieurs années, et malgré de
sanglantes batailles,envahir notre sol et s'étaien ttoujours
vus repoussés au delà du Rhin, notre frontière naturelle.
En traversant une partie de ces campements, porté sur
les épaules des quatre guerriers noirs, je fus poursuivi
d'injures, de menaces et de cris de mort par les Franks
qui me voyaient passer; plusieurs fois l'escorte dont j'étais
accompagné fut obligée, d'après l'ordre de Riowag,
de faire usage dz ses armes pour m'empêcher d'être massacré. Nous sommes ainsi arrivés à peu de distance d'un
bois épais. Je remarquai, en passant, une butte plus
grande et plus soigneusement construite que les autres,
devant laquelle était plantée une bannière jaune et rouge.
Un grand nombre de cavaliers vêtus de peaux d'ours, les
uns en selle, les autres à pied à côté de leurs chevaux, et
appuyés sur leurs longues lances, postés autour de cette
habitation, annonçaient qu'un des chefs importants de
leurs hordes l'occupait. J'essayai encore de persuader
Riowag, qui marchait à mes côtés, toujours grave et silencieux,
de me conduire d'abord auprès de celui des chefs
dont j'apercevais la bannière, après quoi l'on pourrait ensuite me tuer; mes instances ont été vaines, et nous
sommes entrés dans un bois touffu, puis arrivés au milieu
d'une grande clairière. J'ai vu à quelque distance de moi
l'entrée d'une grotte naturelle, formée de gros blocs de
roche grise, entre lesquels avaient poussé, çà et là, des
sapins et des châtaigniers gigantesques; une source d'eau
vive, filtrant parmi les pierres, tombait dans une sorte de
bassin naturel. Non loin de cette caverne se trouvait une
cuve d'airain assez étroite, et de la longueur d'un homme;
un réseau de chaînes de fer garnissait l'orifice de cette
infernale chaudière; elles servaient sans doute à y maintenir
la victime que l'on y mettait bouillir vivante. Quatre
grosses pierres supportaient cette cuve, au-dessous de
laquelle on avait préparé un amas de broussailles et de
gros bois; des os humains blanchis, et dispersés sur le
sol, donnaient à ce lieu l'aspect d'un charnier. Enfin, au
milieu de la clairière, s'élevait une statue colossale à trois
lêtes, presque informe, taillée grossièrement à coups de
hache dans un tronc d'arbre énorme et d'un aspect repoussant.
Riowag fit signe aux quatre guerriers noirs qui me portaient
sur leurs épaules de s'arrêter au pied de la statue,
et il entra seul dans la grotte, pendant que les hommes
de mon escorte criaient :
— Elwig! Elwig!
— Elwig! prêtresse des dieux infernaux!
— Réjouis-toi, Elwig, nous t'apportons de quoi remplir
ta chaudière!
— Tu nous diras tes augures!
— Et tu nous apprendras si la terre des Gaules ne sera
pas bientôt la nôtre!
Après une assez longue attente, la prêtresse, suivie de
Riowag, apparut au dehors de la caverne.
Je m'attendais à voir quelque hideuse vieille; je me trompais : Elwig était jeune, grande et d'une sorte de
beauté sauvage; ses yeux gris, surmontés d'épais sourcils
naturellement roux, de même nuance que ses cheveux,
étincelaient comme l'acier du long couteau dont elle était
armée; sonnez en bec d'aigle, son front élevé, lui donnaient
une physionomie imposante et farouche. Elle était
vêtue d'une longue tunique de couleur sombre; son cou
et ses bras nus étaient surchargés de grossiers colliers et
de bracelets de cuivre, qui, dans sa marche, bruissaient,
choqués les uns contre les autres, et sur lesquels, en s'approchant
de moi, elle jeta plusieurs fois un regard de coquetterie
sauvage. Sur son épaisse et longue chevelure
rousse, éparse autour de ses épaules, elle portait une espèce
de chaperon écarlale, ridiculement imité de la charmante
coiffure que les femmes gauloises avaient adoptée.
Enfin, je crus remarquer (je ne me trompais pas) chez
cette étrange créature ce mélange de hauteur et de vanité
puérile particulier aux peuples barbares.
Riowag, debout à quelques pas d'elle, semblait la contempler
avec admiration; malgré sa couleur noire et les
tatouages rouges sous lesquels son visage disparaissait,
ses traits me parurent exprimer un violent amour, et ses
yeux brillèrent de joie lorsque, par deux fois, Elwig, me
désignant du geste, se retourna vers son amant, le sourire
aux lèvres, pour le remercier sans doute de sa sanglante
offrande. Je remarquai aussi sur les bras nus de cette infernale
prêtresse deux tatouages; ils me rappelèrent un
souvenir de guerre.
L'un de ces tatouages représentait deux serres d'oiseau
de proie; l'autre, un serpent rouge.
Elwig, tournant et retournant son couteau dans sa main,
attachait sur moi ses grands yeux gris avec une satisfaction
féroce, tandis que les guerriers noirs la contemplaient
d'un air de crainte superstitieuse.
— Femme, dis-je à la prêtresse, je suis venu ici sans
armes, le rameau de paix à la main, apportant un message
aux grands chefs de vos hordes... On m'a saisi et
garrotté... Je suis en ton pouvoir... tue-moi, si tu le
veux.... mais auparavant, fais que je parle à l'un de vos chefs. Cet entretien importe autant aux Franks qu'aux
Gaulois, car c'est Victorin et sa mère Victoria la Grande
qui m'ont envoyé ici.
— Tu es envoyé ici par Victoria? s'écria la prêtresse
d'un air singulier, Victoria que l'on dit si belle?
— Oui.
Elwig réfléchit, et après un assez long silence, elle
leva les bras au-dessus de sa tête, brandit son couteau en
prononçant je ne sais quelles mystérieuses paroles d'un
ton à la fois menaçant et inspiré ; puis elle fit signe à
ceux qui m'avaient amené de s'éloigner.
Tous obéirent et se dirigèrent lentement vers la lisière
du bois dont était entourée la clairière.
Riowag resta seul, à quelques pas de la prêtresse. Se
tournant alors vers lui, elle désigna d'un gesle impérieux
le bois où avaient disparu les autres guerriers noirs. Le
chef n'obéissant pas à cet ordre, elle éleva la voix et redoubla
son geste en disant :
— Riowag!
Il insistait encore, tendant vers elle ses mains suppliantes;
Elwig répéta d'une voix presque menaçante :
—Riowag ! Riowag !
Le chef n'insista plus et*disparut aussi dans le bois,
sans pouvoir contenir un mouvement de colère.
Je restai seul avec la prêtresse, toujours garrotté, et
couché au pied de la statue des divinités infernales. Elwig
s'accroupit alors sur ses talons près de moi, et reprit :
— Tu es envoyé par Victoria pour parler aux chefs des
Franks?
—Je te l'ai déjà dit.
—Tu es l'un des officiers de Victoria?
—Je suis l'un de ses soldats.
—Elle t'affectionne?
--C'est ma soeur de lait, je suis pour elle un frère.
Ces mots parurent faire de nouveau réfléchir Elwig;
elle garda encore le silence, puis continua :
—Victoria regrettera ta mort?
—Comme on regrette la mort d'un serviteur fidèle.
—Elle donnerait beaucoup pour te sauver la vie?
—Est-ce une rançon que tu veux ?
Elwig se tut encore, et me dit avec un mélange d'embarras
et d'astuce dont je fus frappé :
— Que Victoria vienne demander ta vie à mon frère, il
la lui accordera; mais, écoute. On dit Victoria très belle,
les belles femmes aiment à se parer de ces magnifiques
bijoux gaulois si renommés. Victoria doit avoir de
superbes parures, puisqu'elleest la mère du chef des chefs
de ton pays. Dis-lui qu'elle se couvre de ses plus riches
ornements, cela réjouira les yeux de mon frère... Il en
sera plus clément et accordera ta vie à Victoria.
Je crus dès lors deviner le piège que me tendait la prêtresse
de l'enfer, avec cette ruse grossière naturelle aux
sauvages. Voulant m'en assurer, je lui dis sans répondre
à ses dernières paroles :
—Ton frère est donc un puissant chef?
— Il est plus que chef! me répondit orgueilleusement
Elwig; il est ROI!
—Nous aussi, autrefois nous avons eu des rois; et ton
frère, comment s'appelle-t-il?
r— Néroweg, surnommé l'Aigle terrible.
— Tu as sur les bras deux figures représentant un serpent
rouge et deux serres d'oiseau de proie ; pourquoi
cela?
— Les pères de nos pères ont toujours, dans notre famille
de rois, porté ces signes des vaillants et des subtils :
les serres de l'aigle, c'est la vaillance ; le serpent, c'est la
subtilité. Mais assez parlé de mon frère, ajouta Elwig
avec une sombre impatience, car cet entretien semblait
lui peser; veux-tu, oui ou non, engager Victoria à venir
ici?
— Un mot encore sur ton royal frère... Ne porte-t-il
pas au front les deux mêmes signes que tu porles sur les
bras?
—Oui, reprit-elle avec une impatience croissante: oui,
mon frère porte une serre d'aigle bleue au-dessus de chaque
sourcil, et le serpent rouge en bandeau sur le front,
parce que les rois portent un bandeau... Mais assez parlé
de Néroweg... assez...
Et je crus voir sur les trails d'Elwig un ressentiment
de haine à peine dissimulé en prononçant le nom de son
frère; elle continua:
— Si tu ne veux pas mourir, écris à Victoria de venir
dans notre camp parée de ses plus magnifiques bijoux.
Elle se rendra seule dans un lieu que je le dirai... un endroit
écarté que je connais... et moi-même je la conduirai
auprès de mon frère, afin qu'elle obtienne ta grâce.
— Victoria venir seule dans ce camp? J'y suis venu,
moi, comptant sur la franchise de la trêve... le rameau
de paix à la main, et l'on a tué l'un de mes compagnons;
un autre a élé blessé, puis l'on m'a livré à toi garrotté,
pour être mis à mort.
— Victoria pourra se faire accompagner d'une petite
escorte.
— Qui serait massacrée par tes gens! L'embûche est
trop grossière.
— Tu veux donc mourir ! s'écria la prêtresse en grinçant
les dents de rage et me menaçant de son couteau; on va rallumer le foyer de la chaudière. Je te ferai plonger
vivant dans l'eau magique, et tu y bouilliras jusqu'à
la mort. Une dernière fois, choisis. Ou tu vas mourir
dans les supplices, ou tu vas écrire à Victoria de se
rendre au camp parée de ses plus riches ornements.
Choisis! ajouta-t-elfe dans un redoublement de rage,
en me menaçant encore de son couteau; choisis ou tu
vas mourir.
Je savais qu'il n'était pas de race plus pillarde, plus
cupide, plus vanileuses que cette maudite race franque; je
remarquai que les grands yeux gris d'Elwig étincelaient
de convoitise chaque fois qu'elle me parlait des magnifiques
parures que, selon elle, devait posséder la mère des
camps. L'accoutrement ridicule de la prêtresse, la profusion
d'ornements sans valeur dont elle se couvrait avec
une coquetterie sauvage, pour plaire sans doute à Riowag,
le chef des guerriers noirs ; et surtout la persistance
qu'elle mettait à me demander que Victoria se rendît au
camp couverte de riches ornements, tout me donnait à
penser qu'Elwig voulait attirer ma soeur de lait dans un
piège pour l'égorger et lui voler ses bijoux. Cette embûche
grossière ne faisait pas honneur à l'invention de l'infernale
prêtresse; mais sa vaniteuse cupidité pouvait me
servir; je lui répondis d'un air indifférent :
—Femme, tu veux me tuer si je n'engage pas Victoria
à venir ici? Tue-moi donc, fais bouillir ma chair et mes
os, tu y perdras plus que tu ne sais, puisque tu es la
soeur de Néroweg, l'Aigle terrible un des plus grands
rois de vos hordes!
— Que perdrai-je?
— De magnifiques parures gauloises !
— Des parures. Quelles parures? s'écria Elwig d'un
air de doute, quoique ses yeux brillassent plus que jamais
de convoitise. De quelles parures parles-tu?
— Crois-tu que Victoria la Grande, en envoyant ici son
frère de lait porter un message aux rois des Franks, ne
leur ait pas envoyé, en gage de trêve, de riches présents
pour leurs femmes et leurs soeurs, qui les ont accompagnés
ou qui sont restées en Germanie?
Elwig bondit sur ses talons, se releva d'un saut, jeta
son couteau, frappa dans ses mains, poussa des éclats de
rire presque insensés, puis s'accroupit de nouveau près
de moi, me disant d'une voix entrecoupée, haletante:
— Des présents? Tu apportes des présents? Quels
sont-ils? Où sont-ils?
— Oui, j'apporte des présents capables d'éblouir une
impératrice : colliers d'or ornés d'escarboucles, pendants
d'oreilles de perles et de rubis, bracelets, ceintures et
couronnes d'or, si chargés de pierreries, qu'ils resplendissent
de tous les feux de l'arc-en-ciel. Ces chefs-d'oeuvre
de nos plus habiles orfèvres gaulois... je les apportais en
présent et puisque ton frère Néroweg, l'Aigle terrible,
est le plus puissant roi de vos hordes, tu aurais eu la
plus grosse part de ces richesses.
Elwig m'avait écoulé la bouche béante, les mains
jointes, sans chercher à cacher l'admiration et l'effrénée
cupidité que lui causait l'énumération de ces trésors.
Mais soudain ses traits prirent une expression de doute
et de courroux... Elle ramassa son couteau, et le levant
sur moi, elle s'écria :
— Tu mens ou tu railles!... Ces trésors, où sont-ils?
— En sûreté... Sage a élé ma précaution; car j'aurais
été tué et dépouillé sans avoir accompli les ordres de
Victoria et de son fils.
— Où les as-tu mis en sûreté, ces trésors?
— Ils sont restés dans la barque qui m'a amené ici...
Mes compagnons ont regagné le large et se sont ancrés
dans les eaux du Rhin,hors de portée des flèches de tes gens.
— Il y a les barques du radeau à l'autre extrémité du
camp, je vais faire poursuivre tes compagnons... j'aurai
tes trésors !
— Erreur... Mes compagnons, voyant au loin s'avancer
vers eux des bateaux ennemis, se défieront, et
comme ils ont une longue avance, ils regagneront sans
danger l'autre rive du Rhin... Te! sera le fruit de la trahison
des tiens envers moi... Allons, femme, fais-moi
bouillir pour les augures infernaux! Mes os, blanchis
dans la chaudière, se changeront peut-être par ta magie
en parures magnifiques!
— Mais ces trésors, reprit Elwig lullant contre ses
dernières défiances, ces trésors, puisque tu ne les avais
pas apportés avec toi, quand les aurais-tu donnés aux
rois de nos hordes ?
— En les quittant; je croyais être accueilli et reconduit
par eux en envoyé de paix... Alors mes compagnons auraient
abordé au rivage pour venir me chercher ; j'aurais
pris dans la barque les présents pour les distribuer aux
rois au nom de Victoria et de son fils.
La prêtresse me regarda encore pendant quelques instants
d'un air sombre, paraissant céder tour à tour à la
méfiance et à la cupidité. Enfin, vaincue sans doute par
ce dernier sentiment, elle se leva et appela d'une voix
forle, et par un nom bizarre, une personne jusqu'alors
invisible.
Presque aussitôt sortit de la caverne une hideuse vieille
à cheveux gris, vêtue d'une robe souillée de sang, car
elle aidait sans doute la prêtresse dans ses horribles sacrifices.
Elle échangea quelques mots à voix basse avec
Elwig, et disparut dans le bois où s'étaient retirés les
guerriers noirs.
La prêtresse, s'accroupissant de nouveau près de moi,
me dit d'une voix basse et sourde :
— Tu veux entretenir mon frère le roi Néroweg, l'Aigle
terrible... Je l'envoie chercher... il va venir; mais tu ne
lui parleras pas de ces trésors.
— Pourquoi?
— Il les garderait...
— Quoi... lui, ton frère, ne partagerait pas les richesses
avec toi, sa soeur?
Unsourire amer contractales lèvres d'Elwig; elle repril:
— Mon frère a failli m'abatlre le bras d'un coup de
hache parce que j'ai voulu toucher à une part de son
bulin.
— Est-ce ainsi que frères et soeurs se traitent parmi
les Franks?
— Chez les Franks, répondit Elwig d'un air de plus en
plus sinistre, le guerrier a pour premières esclaves sa
mère, sa soeur et ses femmes...
—Ses femmes?... Eh onl-ils donc plusieurs?
— Toutes celles qu'ils peuvent enlever et nourrir, de
même qu'ils ont autant de chevaux qu'ils en peuvent
nourrir.
— Quoi! une sainte et éternelle union n'attache pas,
comme chez nous, l'époux à la mère de ses enfants?
Quoi! soeurs, femmes, sont esclaves? Bénie des dieux
est la Gaule! mon pays, où nos mères et nos épouses,
vénérées de tous, siègent fièrement dans les conseils de
la nation, et font prévaloir leurs avis, souvent plus sages
que celui de leurs maris et de leurs fils.
Elwig, palpitante de cupidité, ne répondit pas à mes
paroles, et reprit :
— De ces trésors tu ne parleras donc pas à Néroweg ; il les garderait pour lui... Tu attendras la nuit pour quitter
le camp... Je te dirai la route; je t'accompagnerai, tu
me donneras tous les présents, à moi seule... à moi
seule!
Et, poussant de nouveau des éclats de rire d'une joie
presque insensée, elle ajouta :
— Bracelets d'or! colliers de perles ! boucles d'oreilles
de rubis! diadèmes de pierreries! Je serai belle comme
une impératrice! oh! je serai très belle aux yeux de
Riowag!
Puis, jetant un regard de mépris sur ses grossiers bracelets
de cuivre, qu'elle fit bruire en secouant ses bras,
elle répéta :
— Je serai très belle aux yeux de Riowag!
— Femme, lui dis-je, ton avis est prudent; il faudra
attendre la nuit pour quitter tous deux le camp et regagner
le rivage!
Puis, voulant mettre davantage Elwig en confiance avec
moi en paraissant m'intéresser à sa vaniteuse cupidité,
j'ajoutai :
— Mais si ton frère te voit parée de ces magnifiques
bijoux, il te les prendra... peut-être?
— Non, me répondit-elle d'un, air étrange et sinistre,
non, il ne me les prendra pas...
. — Si Néroweg, l'Aigle terrible, est aussi violent que
tu le dis, s'il a failli une fois t'abattre le bras pour avoir
voulu toucher à sa part du butin, lui dis-je surpris de sa
réponse, et voulant pénétrer le fond de sa pensée, qui
empêchera ton frère de s'emparer de ces parures?
Elle me montra son large couteau avec une expression
de férocité froide qui me fit tressaillir, et me dit :
—Quand j'aurai le trésor... cette nuit, j'entrerai dans la
hutte de mon frère... je partagerai son lit, comme d'habitude
et pendant qu'il dormira, moi, vois-tu, je le tuerai.
— Ton frère? m'écriai-je en frémissant, et croyant à
peine à ce que j'entendais, quoique le récit de l'épouvantable
dissolution des moeurs des Franks ne fût pas nouveau
pour moi; Ton frère?... tu partages son lit?
La prêtressene parut pas surprise de mon étonnement,
et me répondit d'un air sombre :
— Je partage le lit de mon frère depuis qu'il m'a fait
violence... C'est le sort de presque toutes les soeurs des
rois franks qui les suivent à la guerre... Ne t'ai-je pas
dit que leurs soeurs, leurs mères el leurs filles étaient les
premières esclaves de nos maîtres? Et quelle est l'esclave
qui, de gré ou de force, ne partage pas le coucher de son
maître ?(1)
— Tais-toi, femme!... m'écriai-je en l'interrompant,
tais-toi! tes monstrueuses paroles attireraient sur nous
la foudre des cieux!
Et, sans pouvoir ajouter un mot, je"contemplai cette
créature avec horreur... Ce mélange de débauche, de cupidité,
de barbarie et de confiance stupide, puisque Elwig
s'ouvrait à moi, qu'elle voyait pour la première fois, à
moi, un ennemi, sur le fratricide qu'elle voulait commettre...
ce fratricide, précédé de l'inceste, subi par cette
prêtresse d'un culte sanglant, qui partageait le lit de son
frère et se donnait à un autre homme....tout cela m'épouvantait,
quoique j'eusse entendu ,je le répète, souvent parler
des abominables moeurs de ces barbares dissolus et féroces.
Elwig ne semblait pas se douter de la cause de mon
silence et du dégoût qu'elle m'inspirait; elle murmurait
quelques paroles inintelligibles en comptant les bracelets
de cuivre dont ses bras étaient chargés; après quoi elle
me dit d'un air pensif :
— Aurai-je bien neuf beaux bracelets de pierreries pour
remplacer ceux-ci? Tous tiendront-ils dans un petit sac
que je cacherai sous ma robe ;en revenant à la hutte du
roi mon frère pour le tuer pendant son sommeil?
(1) Tacite, de Mor. German., 43.
Cette férocité froide, et pour ainsi dire naïve, redoubla
l'aversion que m'inspirait cette créature. Je gardai le silence.
Alors elle s'écria :
— Tu ne me réponds pas au sujet de ces bijoux? Fais-tu
le muet?
Puis, paraissant frappée d'une idée subite, elle ajouta.:
— Et j'ai parlé! S'il allait tout dire à Néroweg?
' Il me tuerait, moi et Riowag... La pensée de ces trésors
m'a rendue folle !
Et elle se mit à appeler de nouveau, en se tournant
vers la caverne.
Une seconde vieille, non moins hideuse que la première,
accourut tenant en main un os de boeuf où pendait un
lambeau de chair à demi cuite qu'elle rongeait.
— Accours ici, lui dit la prêtresse, et laisse là ton os.
La vieille obéit à regret et en grondant, ainsi qu'un
chien à qui l'on ôte sa proie, déposa l'os sur l'une des
pierres saillantes de l'entrée de la grotte, et s'approcha
en s'essuyant les lèvres.
— Fais du feu sous la cuve d'airain, dit la prêtresse à
la vieille.
Celle-ci retourna dans la caverne, en rapporta d'une
main quelques brandons enflammés. Bientôt un ardent
brasie brûla sous la chaudière.
— Maintenant, dit Elwig à la vieille en me montrant,
étendu que j'étais toujours à terre,, aux pieds de la divinité
infernale, les mains liées derrière le dos et les jambes
attachées, agenouille-toi sur lui.
Je ne pouvais faire un mouvement; la hideuse vieille
se mit à genoux sur la cuirasse dont ma poitrine était
couverte, et dit à la prêtresse :
— Que faut-il faire?
— Tiens-lui la langue... je la lui couperai.
Je compris alors qu'Elwig, d'abord entraînée à de dangereuses
confidences par sa sauvage convoitise, se reprochant
d'avoir inconsidérément parlé de ses horribles
amours et de ses projets fratricides, ne trouvait pas de
meilleur moyen de me forcer au silence envers son frère
qu'en me coupant la langue. Je crus ce projet facile à
concevoir, mais difficile à exécuter, car je serrai les dents
de toutes mes forces.
— Serre-lui le cou, dit Elwig à la vieille : il ouvrira la
bouche, tirera la langue, et je la couperai.
La vieille, toujours agenouillée sur ma cuirasse, se
pencha si près de moi, que son hideux visage touchait
presque le mien. De dégoût je fermai les yeux; bientôt je
sentis les doigts crochus et nerveux de la suivante de la
prêtresse me serrer la gorge. Pendant quelques instants,
je luttai contre la suffocation et ne desserrai pas les dents;
mais enfin, selon qu'Elwig l'avait prévu, je me sentis
prêt à étouffer et j'ouvris malgré moi la bouche. Elwig
y plongea aussitôt ses doigts pour saisir ma langue. Je
les mordis si cruellement, qu'elle les retira en poussant
un cri de douleur. A ce cri, je vis sortir du bois, où ils
s'étaient retirés par ordre de la prêtresse, les guerriers
noirs et Riowag. Celui-ci accourait; mais il s'arrêta indécis
à la vue d'une troupe de Franks arrivant du côté
opposé et entrant dans la clairière; l'un de ces derniers
venus criait d'une voix rauque et impérieuse :
— Elwig!
— Le roi mon frère ! murmura la prêtresse, toujours
agenouillée près de moi.
Et elle me parut chercher son couteau, tombé à terre
pendant notre lutte d'un moment.
— Ne crains rien... je serai muet... Tu auras le trésor
pour toi seule, dis-je tout bas à Elwig, de crainte que
dans sa terreur elle ne me tuât.
J'espérais, à tout hasard, m'assurer son appui et me
ménager les moyens de fuir en flattant sa cupidité.
Soit qu'Elwig crût à ma parole, soit que la présence
de son frère l'empêchât de m'égorger, elle me jeta un
regard significatif, et resta agenouillée à mes côtés, la
tête penchée sur sa poitrine d'un air médilatif. La vieille,
s'étant relevée, ne pesait plus sur ma cuirasse ; je pus
respirer librement, et je vis l'Aigle terrible debout, à deux
pas de moi, escorté de quelques autres nois franks, comme
s'appellent ces chefs de pillards.
Néroweg élait d'une taille colossale; sa barbe, grâce à
l'usage de l'eau de chaux, était devenue d'un rouge de
cuivre, ainsi que ses cheveux graissés et relevés autour
de son front; nouée par une tresse de cuir, au sommet
de sa tète, cette chevelure retombait derrière ses épaules,
comme la crinière d'un casque; au-dessus de chacun de
ses épais sourcils roux, je vis une serre d'aigle tatouée en
bleu, tandis qu'un autre tatouage écarlale, représentant
les ondulations d'un serpent, ceignait son front; sa joue
gauche élait aussi recouverte d'un tatouage rouge et bleu,
composé de raies transversales; mais sur la joue droite,
ce sauvage ornement disparaissait presque entièremenl
dans la profondeur d'une cicatrice commençantau dessous
de l'oeil et allant se perdre dans sa barbe hérissée. De
lourdes plaques d'or grossièrement travaillées, attachées
à ses oreilles, les distendaient et tombaient sur ses épaules;
un gros collier d'argent faisait deux ou trois fois le tour
de son cou et tombait jusque sur sa poitrine demi-nue. Il
avait pour vêtement, par-dessus sa tunique de toile,
presque noire tant elle était malpropre, une casaque de
peau de bêle. Ses chausses, de même étoffe et de même
saleté que sa tunique, la rejoignaient et y étaient assujetties
par un large ceinturon de cuir où pendaient, d'un
côté, une longue épée, de l'autre une hache de pierre tranchante; de larges bandes de peau tannée (de peau
humaine peut-être) se croisaient sur ses chausses, depuis
le cou-de-pied jusqu'au-dessus du genou; il s'appuyait
sur une dcmi--pique armée d'un fer aigu. Les autres rois
qui accompagnaient Néroweg étaient à peu près tatoués,
vêtus et armés comme lui; tous avaient les traits empreints
d'une gravité farouche.
Elwig, toujours agenouillée silencieusement près de
moi, avait jusqu'alors caché ma figure à Néroweg. Il toucha
brutalement, du bout du manche de sa pique, les
épaules de sa soeur, et lui dit durement :
— Pourquoi m'as-tu envoyé quérir avant de faire bouillir
pour tes augures ce chien gaulois dont mes écorcheurs
voulaient me donner la peau?
— L'heure n'est pas propice, reprit la prêtresse d'un
ton mystérieux et saccadé; l'heurede la nuit, de la nuit
noire, vaut mieux pour sacrifier aux dieux infernaux. Ce Gaulois dit avoir été chargé d'un message pour toi,
ô puissant roi! par Victoria et par son fils.
Néroweg s'approcha davantage et me regarda d'abord
avec une dédaigneuse indifférence; puis, m'examinant
plus attentivement, et se baissant pour mieux m'envisager
ses traits prirent soudain une expression de haine
et de rage triomphante, et il s'écria, comme s'il ne pouvait
en croire ses yeux :
— C'est lui!... c'est le cavalier au cheval gris... c'est
lui!...
— Tu le connais, demanda Elwig à son frère. Tu connais
ce prisonnier?
— Va-t'en! reprit brusquement Néroweg. Hors d'ici!
Puis, me contemplant de nouveau, il répéta . C'est lui...
le cavalier au cheval gris!.
— L'as-tu donc renconiré à la bataille? demanda de
nouveau Elwig à son frère. Réponds...
— T'en iras-tu! reprit Néroweg en levant son bâton
sur la prêtresse. J'ai parlé! va-t'en !
J'avais les yeux, à ce moment, fixés sur le groupe des
guerriers noirs; je vis Riowag, le roi des guerriers noirs,
à peine contenu par ses compagnons, porter la main à
son épée, pour venger sans doute l'insulte faite à Elwig
par Néroweg.
Mais la prêtresse, loin d'obéir à son frère, et craignant
sans doute qu'en son absence je ne parlasse à l'Aigle
terrible des projets fratricides de sa soeur incestueuse, et
des riches présents de Victoria, s'écria :
— Non... non... je reste ici... Ce prisonnier m'appartient
pour mes augures... Je ne m'éloigne pas de lui... je
le garde...
Néroweg, pour toute réponse, asséna plusieurs coups
du manche de sa pique sur le dos d'Elwig; puis il fit un
signe, et plusieurs hommes de ceux dont il était accompagné
repoussèrent violemment la prêtresse, ainsi que
les deux vieilles, dans la caverne, dont ils gardèrent l'issue
l'épée à la main.
Il fallut que les guerriers noirs qui entouraient leur roi
Riowag fissent de grands efforts pour l'empêcher de se
précipiter, l'épée à la main, sur l'Aigle terrible; mais,
celui-ci, ne songeant qu'à moi, ne s'aperçut pas de la
fureur de son rival, et me dit d'une voix tremblante de
colère, en me crossant du pied ;
— Me reconnais-tu, chien?
— Je te reconnais...
— Cette blessure, reprit Néroweg en portant son doigt
à la profonde cicatrice dont sa joue était sillonnée, cette
blessure,la reconnais-tu?
—,Oui, c'est mon oeuvre... Je t'ai combattu en soldat...
— Tu mens!... tu m'as combattu.en lâche... deux
contre un...
— Tu attaquais avec furie le fils de Victoria la Grande;
il était déjà blessé... sa main pouvait à peine soutenir
son épée... je suis venu à son aide...
— Et tu m'as marqué à la face de ton sabre gaulois...
chien...
En disant cela, Néroweg m'asséna plusieurs coups
du manche de sa pique, à la grande risée des autres
rois.
Je me rappelai mon aïeul Guiïhern, enchaîné comme
esclave, et supportant avec dignité les lâches et cruels
traitements des Romains, après la bataille de Vannes... Je
l'imitai, je dis simplement à Néroweg :
— Tu frappes un soldat désarmé, garrotté, qui, confiant
dans la trève, est venu pacifiquement vers toi...
c'est une grande lâcheté!... Tu n'oserais pas lever ton
bâton sur moi, si j'étais debout, une épée à la main...
Le chef frank, se mettant à rire d'un rire cruel et grossier,
me répondit :
— Fou est celui qui, pouvant tuer son ennemi désarmé,
ne le tue pas... Je voudrais pouvoir te tuer deux fois...
Tu es doublement mon ennemi... Je te hais parce que tu
es Gaulois ; je te hais parce que ta race possède la Gaule,
le pays du soleil, du bon vin et des belles femmes... je
te hais parce que lu m'as marqué à la face, et que cette
blessure fait ma honte éternelle... Je veux donc te faire
tant souffrir, que tes souffrances vaillent deux morts,
mille morts, si je peux... chien gaulois!
— Le chien gaulois est un noble animal de chasse et
de guerre, lui dis-je; le loup frank est un animai de rapine
et de carnage, mais avant peu les braves chiens
gaulois auront chassé de leurs frontières cette bande de
loups voraces, sortis des forêts duNord... Prends garde!
Si tu refuses d'écouter le message de Victoria la Grande
et de son vaillant fils... prends garde!... Entre le loup frank et le chien gaulois, ce sera une guerre à mort, une
guerre d'extermination.
Néroweg, grinçant les dents de rage, saisit à son côté
sa hache, et la tenant des deux mains, la leva sur moi
pour me briser la tête... Je me crus à mon heure dernière;
mais deux des autres rois arrêtèrent le bras du
frère d'Elwig, et ils lui dirent quelques mots à voix basse,
qui parurent le calmer. Il se concerta ensuite avec ses
compagnons, et me dit :
— Quel est le message dont tu es chargé par Victoria pour les rois des Franks?
— Le messager de Victorin et de Victoria la Grande
doit parler debout, sans liens, le front haut et non
étendu à terre et garrotté comme le boeuf qui attend le
couteau du boucher... Fais-moi délivrer de mes liens, et
je parlerai... sinon, non!
— Parle à l'instant... sans condition, chien gaulois!
— Non!
— Je saurai te faire parler !
— Essaye !
"Néroweg dit quelques mois à l'un des autres rois. Celui-
ci alla prendre sous la cuve d'airain d'eux tisons enflammés
; l'on me saisit par les épaules et par les pieds,
afin de ni'empêcber de faire un mouvement, tandis que le
Frank, plaçant et maintenant les tisons sur le fer de ma
cuirasse, y établissait ainsi une sorte de brasier, aux
éclats de rire de Néroweg, qui me dit :
—Tu parleras ! ou tu seras grillé comme la tortue dans
son écaille.
Le fer de ma cuirasse commençait à s'échauffer sous ce
brasier, que deux des rois franks attisaient de leur souffle.
Je souffrais beaucoup el je m'écriai :
— Ah! Néroweg... Néroweg!... lâche bourreau! j'endurerais
ces lorlures avec joie pour me trouver une fois encore face à face avec toi, une bonne épée à la main, et
te marquer à l'autre joue! Oh! iu l'as dit... entre nos
deux races... haine à mort!.
— Quel est le message de Victoria ? reprit l'Aigle terrible.
Réponds...
Je restai muet, quoique la douleur devint pour moi
fort grande, le fer de ma cuirasse s'échauffant de plus
en plus, et dans toutes ses parties.
— Parleras-tu? s'écria de nouveau le chef frank. qui
parut étonné de ma constance.
— Je le l'ai dit : le messager de Victoria parle debout
et libre! ai-je répondu, sinon, non!
Soit que le roi frank crût de son intérêt de connaître le
message que j'apportais, soil qu'il se rendît aux observations
de ses compagnons, moins féroces que lui, l'un d'eux
déboucla la mentonnière de mon casque, me l'ôla de dessus
la tête et alla le remplir d'eau à la fontaine qui sourdait
entre les roches de la caverne, et versa cette eau fraîche sur ma cuirasse brûlante, elle se refroidit ainsi
peu à peu.
— Délivrez-le de ses liens, dit Néroweg, mais entourez le
et qu'il tombe percé de coups s'il veut tenter de
fuir.
Je repris mes forces pendant que l'on ôfait mes liens,
car la douleur m'avait fait presque défaillir. Je bus un
peu d'eau restant au fond de mon casque; puis je me
levai au milieu des rois franks qui m'entouraient afin de
me couper toute retraite.
Néroweg me dit :
— Quel est ton message?
— Une trêve a été convenue entre nos deux armées...
Victoria et son fils m'envoient vous dire ceci : Depuis que
vous avez quitté vos forêts du Nord, vous possédez tout
le pays d'Allemagne qui s'étend sur la rive gauche du Rhin... Ce sol est aussi fertile que celui de la Gaule. Avant
votre invasion, il produisait tout avec abondance; vos violences,
vos cruautés ont fait fuir presque tous ses habitants;
mais le sol reste un sol fertile... Pourquoi ne le
cultivez-vous pas, au lieu de nous guerroyer sans cesse
et de vivre de rapines? Est-ce l'amour de batailler qui
vous pousse? Nous comprenons mieux que personne, nous
autres Gaulois, cette outre-vaillance, et nous y voulons
bien satisfaire ; envoyez à chaque lune nouvelle, mille,
deux mille guerriers d'élite, dans une des grandes îles du
Rhin, notre frontière commune; nous enverrons pareil
nombre de guerriers; on se battra rudement, et selon le
bon plaisir de chacun, mais du moins, vous, Franks, d'un
côté du Rhin, nous, Gaulois, de l'autre, nous pourrons en
paix cultiver nos champs, travailler, fabriquer, enrichir
nos pays, sans être obligés, chose mauvaise, d'avoir toujours
un oeil sur la frontière et une épée pendue au manche
de la charrue. Si vous refusez ceci, nous vous ferons
une guerre d'extermination pour vous chasser de nos frontières
et vous refouler dans vos forêts. Lorsqu'on est si
voisins, et seulement séparés par un fleuve, il faut être
amis, ou que l'un des deux peuples détruise l'autre...
Choisissez ! J'ai dit, au nom de Victoria la Grande et de
son fils Victorin, j'ai dit!
Néroweg se consulta avec plusieurs des rois dont il était
entouré, et me répondit insolemment :
— Le Frank n'est pas de race vile, comme la race gauloise,
qui cultive la terre et travaille : le Frank aime
la bataille; mais il aime surtout le soleil, le bon vin, les
belles armes, les belles étoffes, les coupes d'or et d'argent,
les riches colliers, les grandes villes bien bâties, les
palais superbes à la mode romaine, les jolies femmes gauloises,
les esclaves laborieux et soumis au fouet, qui travaillent
pour leurs maîtres, tandis que ceux-ci boivent, chantent, dorment, font l'amour ou la guerre... Dans leur
pays du Nord, les Franks ne trouvent ni bon soleil, ni bon
vin, ni belles armes, ni belles étoffes, ni coupes d'or et
d'argent, ni grandes villes bien bâties, ni palais superbes,
ni jolies femmes gauloises... Tout cela se trouve chez
vous, chiens gaulois... Nous voulons vous le prendre...
oui, nous voulons nous établir dans votre pays fertile,
jouir de tout ce qu'il renferme, tandis que vous travaillerez
pour nous, courbés sous notre forte épée, et que vos
femmes, vos filles, vos soeurs coucheront dans notre lit,
fileront la toile de nos chemises et les laveront au lavoir,
entends-tu cela, chien gaulois?
Les autres chefs approuvèrent les paroles de Néroweg
par leurs rires et leurs clameurs, et tous répétèrent :
—Oui... voilà ce que nous voulons... Entends-la cela,
chien gaulois ?
— J'entends, ai-je répondu ne pouvant m'empêcher
de railler cette sauvage insolence. J'entends, vous voulez
nous conquérir et nous asservir comme l'ont fait pendant
un temps les Romains, après que notre race a eu
dominé, vaincu l'univers durant des siècles... Mais, honnêtes
barbares, qui aimez tant le soleil, le bien, le pays
et les femmes d'aulrui, vous oubliez que les Romains,
malgré leur puissance universelle et leurs innombrables
armées, ont été forcés par nos armes de nous rendre une
à une toutes nos libertés; de sorte qu'à cette heure les
Romains ne sont plus nos conquérants, mais nos alliés.
Or, mes honnêtes barbares, qui aimez tant le soleil, le
pays, le bien et les femmes d'autrui, écoutez ceci : Nous
autres Gaulois, seuls et sans l'alliance romaine, nous vous
chasserons de nos frontières, ou nous vous exterminerons
jusqu'au dernier, si vous persistez à être de mauvais voisins,
et à prétendre nous larronner notre vieille Gaule!
— Oui, larrons nous sommes! s'écria Néroweg, et, par les neiges de la Germanie, nous larronnerons la Gaule!
Noire armée est quatre fois plus nombreuse que la vôtre;
vous avez à défendre vos palais, vos villes, vos richesses,
vos femmes, votre soleil, votre terre fertile. Nous n'avons,
nous, rien à défendre et tout à prendre : nous campons
sous nos huttes et nous dormons sur l'épaule de nos
chevaux; notre seule richesse est noire épée ; nous n'ayons
rien à perdre, tout à gagner. Nous gagnerons tout,
et nous asservirons ta race, chien gaulois!
— Va demander aux Romains, dont l'armée était plus
nombreuse que la tienne, combien la vieille terre des
Gaules a dévoré de cohortes étrangères ! Les plus grandes
batailles qu'ils aient livrées, ces conquérants du monde,
ne leur ont pas coûté le quart de soldats que nos pères,
esclaves insurgés, ont exterminés à coups de faux et de
fourche. Prends garde! prends garde! quand il défend
son sol, son foyer, sa famille, sa liberté, bien forte est
l'épée du soldat gaulois... bien tranchante est la faux,
bien lourde est la fourche du paysan gaulois! Prenez
garde! prenez garde!, si vous restez mauvais voisins, la
faux et la fourche gauloises suffiront pour vous chasser
dans vos neiges, gens de paresse, de rapine et de carnage,
qui voulez jouir du travail, du sol, de la femme et du soleil
d'autrui, de par le vol et le massacre!
— Et c'est toi, chien gaulois, qui oses parler ainsi?
s'écria Néroweg en grinçant les dents, toi, prisonnier!
toi, sous la pointe de nos épées!
— Le moment me paraît bon, à moi, pour dire ceci.
— Et le moment me paraît bon, à moi, pour te faire
souffrir mille morts ! s'écria le chef franck, non moins
furieux que ses compagnons. Oui, tu vas souffrir mille
morts. Après quoi,ma seule réponse à l'audacieux messager
de ta Victoria sera de lui envoyer ta tête, et de lui
faire dire de ma part, à moi Néroweg, l'Aigle terrible, puisqu'elle est belle encore, ta Victoria la Grande, qu'avant
que le soleil se soit levé six fois, j'irai la prendre au milieu
de son camp, qu'elle partagera mon lit, et qu'après
je la livrerai à mes hommes pour qu'ils s'amusent à leur
tour de Victoria, la grande et fière Gauloise.
A cette féroce insolence, dite sur la femme que je vénérais
le plus au monde, j'ai perdu, malgré moi, mon sang froid;
j'étais désarmé, mais j'ai ramassé à mes pieds l'un
des tisons alors éteints, dont les Franks s'étaient servis
pour me torturer. J'ai saisi celle lourde bûche, et j'en ai
si rudement frappé Néroweg à la tête, qu'étourdi du coup
et faisant deux pas en arrière, il a trébuché et est tombé
sans mouvement, sans connaissance.
Aussitôt dix coups d'épée me frappèrent à la fois: mais
mon casque et ma cuirasse me préservèrent; car, dans
leur aveugle rage, les chefs franks me portèrent au hasard
les premières atteintes en criant :
— A mort !
Riowag, ie chef des guerriers noirs, Riowag seul ne chercha pas à venger sur moi le coup que j'avais porté à son rival Néroweg; il profila du tumulte pour entrer dans la caverne où l'on avait repoussé Elwig; car les deux chefs, qui, l'épée à la main, gardaient l'issue de cette grotte, étaient accourus au secours de l'Aigle terrible, renversé à quelques pas de là. Peu d'instants après que Riowrag fut entré dans la grotte, la prêtresse et les deux vieilles se précipitèrent hors de leur repaire, les cheveux en désordre, l'air hagard, les mains levées au ciel en s'écriant :
— L'heure est venue... le soleil baisse... la nuit approche...
A mort!... à mort, le Gaulois!... Il a frappé l'Aigle
terrible,.. A mort! à mort, le Gaulois !... Garrottez-le!...
Nous allons lire les augures dans l'eau magique où il va
bouillir...
— Oui... à mort! crièrent les Franks en se précipitant
sur moi, et me chargeant de nouveaux liens. Qu'il périsse
dans un long supplice.
— Les prêtresses du supplice, c'est nous ! s'écrièrent à
la fois Elwig et les deus vieilles en redoublant de contorsions
bizarres qui semblaient peu à peu frapper les chefs
franks d'une terreur superstitieuse.
— O toi, qui as frappé mon frère, le sang de mon sang!
s'écriait Elwig en se tordant les bras, poussant des hurlements
affreux, et se jetant sur moi avec une furie feinte
ou réelle, je ne savais encore, les dieux infernaux t'ont
livré à moi!... Venez, venez... entraînons-le dans la caverne,
ajouta-t-elle en s'adressant aux deux vieilles; il
faut le préparer à la mort par les tortures...
Le trouble jeté au milieu des Franks par le coup que
j'avais porté à Néroweg les empêcha d'abord de s'opposer
au dessein d'Eiwig et des deux vieilles; plusieurs chefs
même se joignirent à elles pour me pousser dans la caverne,
tandis que d'autres s'empressaient autour de l'Aigle
terrible, étendu à terre, pâle, inanimé, le front sanglant.
— Notre grand chef n'est pas mort, disaient les uns; ses
mains sont chaudes et son coeur bat.
— Il faut le transporter dans sa hutte.
— S'il meurt, nous tirerons au sort ses cinq chevaux
noirs et sa belle épée gauloise à poignée d'or.
— Les chevaux et les armes de Néroweg appartiennent
au plus ancien chef après lui ! s'écria l'un de ceux qui
soutenaient l'Aigle terrible. Et ce chef, c'est moi... A moi
donc les chevaux elles armes!
— Tu mens!... dit celui qui soutenait Néroweg de l'autre
côté. Ses chevaux et ses armes m'appartiennent; je
suis son plus ancien compagnon de guerre; il m'a dit:
Si je meurs, mes armes et mes chevaux seront à toi
— Non ! crièrent les autres chefs, non ! tout ce qui vient
de Néroweg doit être tiré au sort entre nous.
Du seuil de la caverne, où j'entrais alors, je vis la dispute
s'animer,
les èpées brillèrent et se croisèrent au
milieu d'un bruyant tumulte, pendant que Néroweg, toujours
inanimé, élait abondonné et foulé aux pieds pendant
cette lutte; elle allait devenir sanglante, lorsque Elwig,
me laissant aux abords de son repaire, s'élança parmi les
combattants, qu'elle s'efforça de séparer, en criant d'une
voix éclatante :
— Honte et malheur aux lâches qui se disputent les dépouilles
du frère devant sa soeur! .. Honte et malheur
aux impies qui troublent le repos des lieux consacrés aux
dieux infernaux!
Puis, l'air inspiré, terrible, elle se dressa de toute sa
hauteur, leva ses mains fermées au-dessus de sa tête en
s'écriant :
— J'ai les deux mains remplies de malheurs redoutables...
Faut-il que je les ouvre sur vous? Tremblez! tremblez!
A cette menace, les barbares effrayés courbèrent involontairement
la tête, comme s'ils eussent craint d'être
atteints par ces mystérieux malheurs, qui allaient s'échapper
des mains de la prêtresse. Ils remirent leurs épées
dans le fourreau : un grand silence se fit.
— Emportez l'Aigle terrible dans sa hutte, dit alors
Elwig, la soeur va accompagner son frère blessé, le prisonnier
gaulois sera gardé dans cette caverne par Map et
Mol, qui m'aident aux sacrifices. Deux d'entre vous
resteront à l'entrée de la caverne, l'épée à la main... La
nuit approche... Quand elle sera venue, Elwig reviendra
ici avec Néroweg. Le supplice du prisonnier commencera,
et je lirai les augures dans lès eaux magiques où il
doit bouillir jusqu'à-la mort!
Mon dernier espoir m'abandonna : Elwig, devant revenir
avec son frère, renonçait sans doute au.dessein que
lui avait inspiré sa cupidité, dessein où je voyais mon salut...
J'étais solidement garrotté, les mains fixées derrière
le dos; un ceinturon enlaçant mes jambes me permettait
à peine de marcher à très-petits pas. Je suivis les deux
vieilles dans la grotte, dont l'entrée fut gardée par plusieurs
chefs armés. Plus j'avançais dans l'intérieur de ce
souterrain, plus il devenait obscur. Après avoir ainsi
assez longtemps marché sous la conduite des deux vieilles,
l'une d'elles me dit :
— Couche-toi à terre si tu veux; le soleil a disparu; je
vais, avec ma compagne, en attendant le retour d'EIwig,
entretenir le feu sous la chaudière... tu n'attendras pas
beaucoup.
Les vieilles me quittèrent, je restai seul.
Je voyais au loin l'entrée de la caverne devenir de plus
en plus sombre, à mesure que le crépuscule faisait place
à la nuit. Bientôt, de ce côté, les ténèbres furent complètes;
seulement, de temps à autre, le feu avivé par les
vieilles sous la cuve d'airain jetait dans la nuit noire des
clartés ro'ugeâtres, qui venaient mourir au seuil de la
grotte.
J'essayai de rompre mes liens ; une fois les jambes et
les mains libres, j'aurais tenté de désarmer l'un des Franks,
gardiens de l'antre, et l'épée à la main, protégé par l'obscurité,
je me serais dirigé vers les bords du Rhin, guidé
par le bruit des grandes eaux du fleuve. Peut-être Douarnek,
malgré mes ordres, ne se serait-il pas encore éloigné
de la rive pour regagner notre camp; mais, malgré
mes efforts, je ne pus rompre les cordes d'arc et les ceinturons
dont j'étais garrotté. Déjà une sourde et croissante
rumeur m'annonçait qu'un grand nombre d'hommes arrivaient
et se rassemblaient aux abords de la caverne, sans doute afin d'assister à mon supplice et d'entendre
les augures de la prêtresse.
Je crus n'avoir plus qu'à me résignera mon sort; je
donnai une dernière pensée à ma femme et à mon enfant,
à Victorin et à Victoria.
Soudain, au milieu des ténèbres dont j'étais entouré,
j'entendis, à deux pas derrière moi, la voix d'Eiwig. Je
tressaillis de surprise; j'étais certain qu'elle n'était point
venue par l'entrée de la caverne.
—Suis-moi, mé dit-elle.
Et en même temps sa main brûlante saisit la mienne.
— Comment es-tu ici? lui dis-je stupéfait, en renaissant
à l'espérance et m'efforçant de marcher.
— La caverne a deux issues, répondit Elwig : l'une
d'elles est secrète et connue de moi seule... c'est par là
que je viens d'arriver jusqu'à toi, tandis que les rois m'attendent autour
de la chaudière...Viens! viens!... conduis moi
à la barque où est le trésor!
— J'ai les jambes liées, lui dis-je, je peux à peine
mettre un pied devant l'autre.
Elwig ne répondit rien; mais je sentis qu'à l'aide de
son coutcau elle tranchait le cuir des ceinturons et les
cordes d'arc qui me garrottaient aux coudes et aux jambes... J'étais libre!
— Et ton frère, lui dis-je en marchant sur ses pas, est il
revenu à lui?
— Néroweg est encore à demi étourdi, comme le boeuf
mal atteint par l'assommoir, il attend dans sa hutte
le moment de ton supplice. Je dois aller annoncer
l'heure des augures; il veut te voir longtemps souffrir...
Viens, viens!...
— L'obscurité est si grande que je ne vois pas devant
moi.
— Donne-moi ta main.
— Si ton frère, lassé d'attendre, lui dis-je en me laissant
conduire, entre avec les chefs dans cette caverne par
l'autre issue, et qu'ils ne trouvent ici ni loi ni moi, ne se
mettront-ils pas à notre poursuite?
— Moi seule connais celle issue secrète : mon frère et
les chefs croiront, en ne nous trouvant plus ici, que je
t'ai fait descendre chez les dieux infernaux. Ils me
craindront davantage. Viens, viens!
Pendant qu'Elwig me parlait ainsi, je la suivais à travers
un chemin si étroit, que je sentais de chaque côté
les parois des roches. Puis ce sentier sembla s'enfoncer
dans les entrailles de la terre; ensuite il devint, au contraire,
si rude à gravir pour mes jambes encore engourdies
par la violente pression de mes liens, que j'avais
peine à suivre les pas précipites de la prêtresse. Bientôt
un courant d'air frais me frappa au visage : je supposai
que uous allions bientôt sortir de ce souterrain.
— Cette nuit, lorsque j'aurai eu tué mon frère, pour
me venger de ses outrages et de ses violences, me dit
Elwig d'une voix brève, haletante, je fuirai avec un roi
que j'aime. Il nous attend au dehors de cette caverne.
Ce chef est robuste, vaillant, bien armé; il nous accompagnera
jusqu'à ton bateau. Si tu m'as trompée, Riowag
te tuera... entends-tu, Gaulois?
Cette menace m'effraya peu... j'avais les mains et les
jambes libres... Ma seule inquiétude était de ne plus rétrouver
Douarnek et la barque.
Au bout de quelques instants nous étions sortis de la
grotte. Les étoiles brillaient si vivement au ciel, qu'une
fois hors du bois où nous nous trouvions encore, l'on devait
voir à quelques pas devant soi.
La prêtresse s'arrêta un moment et appela :
— Riowag!...
— Riowag est là... répondit une voix si proche, que le roi des guerriers noirs, qui venait de répondre à l'appel de
la prêtresse, était sans doute tout près de moi, à me toucher.
Pourtant ce fut en vain que j'essayai de distinguer sa
forme noire au milieu de la nuit. Je compris plus que jamais
combien ces guerriers, se confondant avec l'ombre,
devaient être redoutables pour les embuscades nocturnes.
— Y a-t-il loin d'ici les bords du Rhin? demandai-je à
Riowag. Tu dois connaître l'endroit où j'ai débarqué, puisque
lu étais le chef de ceux qui nous ont envoyé une
grêle de flèches.
— Nous n'avons pas longtemps à marcher pour regagner
l'endroit où tu as pris terre, me répondit Riowag.
— Nous faudra-t-il traverser le camp? lui dis-je, en
voyant à peu de distance la lueur des feux allumés par
les Franks.
Mes deux conducteurs ne me répondirent pas, échangèrent
à voix basse quelques paroles, me prirent chacun
par un bras, et nous suivîmes un chemin qui s'éloignait
du camp. Bientôt le bruit des grandes eaux du Rhin arriva
jusqu'à moi. Nous approchions de plus en plus du rivage;
enfin j'aperçus, du haut de l'escarpement où je me trouvais,
une sorte de nappe blanchâtre à travers l'obscurité
de la nuit... c'était le fleuve.
— Nous allons remonter maintenant deux cents pas sur
la grève, me dit Riowag; nous atteindrons ainsi l'endroit
où tu as débarqué sous nos flèches. Ton bateau doit
l'attendre à peu de distance de là.Si tu nous as trompés,
ton sang rougira la grève et les eaux du Rhin entraîneront
Ion cadavre.
— Peut-on crier du rivage vers le large, demandai-je
au Frank, sans être entendu des avant-postes de ton
camp?
— Le vent souffle de la rive vers le Rhin, me dit Riowag avec sa sagacité de sauvage, tu peux crier; l'on ne
t'entendra pas du camp et l'on t'entendra jusque vers le
milieu du fleuve.
Après avoir encore marché pendant quelque temps,
Riowag s'arrêta et me dit :
— C'est ici que tu as débarqué... ton bateau devrait
être ancré non loin d'ici... Moi, guerrier de nuit, j'ai l'habitude
de voir à travers les ténèbres, et ce bateau, je ne
le vois pas.
— Oh! tu nous as trompés! tu nous as trompés! murmura
Elwig d'une voix sourde, tu mourras.
— Peut-être, leur dis-je, la barque, après m'avoir vainement
attendu, n'a quitté son ancrage que depuis peu de
temps... Le vent porte au loin la voix, je vais appeler.
Et je poussai notre cri de ralliement de guerre, bien
connu de Douarnek.
Le bruit du vent et des grandes eaux me répondit seul.
Douarnek avait sans doule suivi mes ordres et regagné
noire camp au coucher du soleil.
Je poussai une seconde fois notre cri de guerre.
Le bruit du vent et des grandes eaux me répondit encore.
Voulant gagner du temps et me mettre en défense, je
dis à Elwig ;
— Le vent souffle de la rive; il porte ma voix au large;
mais il repousse les voix qui ont peut-être répondu à mon
signal... Attendons...
En parlant ainsi, je tâchais de voir à travers les ténèbres
de quelle manière Riowag était armé. Il portait à sa
ceinture un poignard, et tenait sa courte et large épée,
qu'il venait de tirer du fourreau; Elwig avait son couteau
à la main... Quoiqu'ils fussent côte à côte et près de moi,
je pouvais d'un bond leur échapper... j'attendis encore.
Soudain j'entendis au loin le bruit cadencé des rames,,.
Mon appel était parvenu aux oreilles de Douarnek. À mesure que l'heure décisive approchait, l'angoisse
d'Elwig et de son compagnon devait augmenter. Me
tuer, c'était pour eux renoncer aux trésors que mes soldats,
leur avais-je dit, n'apporteraient qu'à ma voix; permettre
à ceux-ci de débarquer, c'était laisser venir à moi
des auxiliaires qui mettaient la force de mon côté. Elwig
s'aperçut alors sans doute que sa cupidité sauvage l'avait
menée trop loin, car voyant la barque s'approcher de plus
en plus, elle me dit d'une voix altérée :
— On vante la parole gauloise... Tu me dois la vie...
M'aurais-tu trompée par une fausse promesse?
Cette prêtresse de l'enfer, incestueuse, féroce, qui avait
eu la pensée de me couper la langue pour s'assurer de
mon silence, et qui pensait froidement à ajouter le fratricide
à ses autres crimes, ne m'avait sauvé la vie que par
un sentimentde basse cupidité. Cependant je ne pus rester
insensible à son appel à la loyauté gauloise ;.je regrettai
presque mon mensonge, quoiqu'il pût être excusé par la
trahison des Franks; mais, en ce moment, je dus songer
à mon salut... Je sautai sur Riowag, et je parvins à le
désarmer après une lutte violente dans laquelle Elwig
n'osa pas intervenir, de peur de blesser son amant en
voulant me frapper... Me mettant alors en défense, l'épée
à la main, je m'écriai :
—Non, je n'ai pas de trésors à te livrer, Elwig; mais si
tu crains de retourner chez ton frère, suis-moi. Victoria
te traitera avec bonté; tu ne seras pas prisonnière... je
t'en donne ma parole... fie-toi à la foi gauloise...
La prêtresse et Riowag, sans vouloir m'entendre, éclatèrent
en rugissements de rage et se précipitèrent sur moi
avec furie. Dans cet engagement,je tuai le chef des guerriers
noirs, qui voulut me frapper de son poignard, et je
fus blessé au bras par Elwig, en lui arrachant son couteau,
que je jetai dans le fleuve au moment où Douarnek et un autre soldat, attirés par le bruit de la lutte, s'élançaient
sur le rivage.
— Scanvoch !me dit Douarnek, nous n'avons pas, selon
tes ordres, regagné notre camp au soleil couché; nous
sommes restés à notre ancrage, décidés à t'aitendre jusqu'au
jour; mais, pensant que peut-être tu viendrais à un
autre endroit du rivage, nous l'avons longé, retournant
de temps à autre à notre point de départ, c'est à l'un de
ces retours que nous avons entendu ton appel, et, il n'y a
qu'un instant, le bruit d'une lutte; nous avons débarqué
pour venir à ton aide. Ce matin, lorsque nous t'avons vu
enveloppé par ces diables noirs, notre premier mouvement
a élé de ramer droit à terre et d'aller nous faire tuer à
tes côtés... mais je me suis rappelé tes ordres, et nous
avons réfléchi que, nous faire tuer, c'était t'ôler tout
moyen de retraite... Enfin, te voici: crois-moi, regagnons
le camp. Mauvais voisinage est celui de ces écorcheurs.
Pendant que Douarnek m'avait ainsi parlé, Elwig
s'était jetée sur le corps de Riowag en poussant des rugissements
de fureur mêlés de sanglots déchirants. Si détestable
que fût cette créature, son. accès de douleur me
toucha... Je m'apprêtais à lui parler, lorsque Douarnek
s'écria ;
— Scanvoch, vois-tu au loin ces torches?
Et il me montra,dans la direction du camp des Franks,
plusieurs lueurs rougeâtres qui semblaient approcher avec
rapidité.
— On s'est aperçu de ta fuite, Elwig, lui dis-je en tâchant
de l'arracher du corps de son amant qu'elle tenait
étroitement embrassé en redoublant ses cris; ton frère est
à ta poursuite... il n'y a pas un instant à perdre... viens!
viens!...
— Scanvoch, me dit Douarnek pendant que j'essayais
en vain d'entraîner Elwig qui ne me répondait que par des sanglots, ces torches sont portées par des cavaliers.
Entends-tu leurs hurlements de guerre? entends-lu le
rapide galop de leurs chevaux? Ils ne sont plus à six
portées de flèche de nous... J'ai fait échouer notre barque
pour arriver plus vite près de toi; à peine aurons-nous le
temps de la remettre à flot... Veux-tu nous faire tuer ici?
Soit... faisons-nous bravement tuer; mais si tu veux fuir,
fuyons.
— C'est ton frère, c'est la mort qui vient! criai-je une
dernière fois à Elwig, que je ne pouvais abandonner sans
regret; car elle m'avait, après tout, sauvé la vie. Dans
un instant il sera trop tard...
Et comme la prêtresse ne me répondait pas, je criai à
Douarnek :
—Aide-moi... enlevons-la de force!
Pour arracher Elwig du cadavre de Riowag, qu'elle enlaçait
avec une force convulsive, il eût fallu emporter les
deux corps : Douarnek et moi, nous y avons renoncé.
Les cavaliers frantks s'approchaient si rapidement, que
la lueur de leurs torches, faites de brandons résineux, se
projetait jusque sur la grève. Il n'était plus temps de
sauver Elwig. Notre barque, grâce à nos efforts, fut remise
à flot : je saisis le gouvernail; Douarnek et les deux
autres soldats ramèrent avec vigueur.
Nous n'étions qu'à une portée de trait du rivage, lorsqu'à
la clarté de leurs flambeaux, nous vîmes les cavaliers
franks accourir; et, à leur tête, je reconnus Néroweg,
l'Aigle terrible, remarquable par sa stature colossale.
Suivi de plusieurs cavaliers qui, comme lui, hurlaient de
rage, il poussa jusqu'au poitrail son cheval dans le fleuve;
ses compagnons l'imitèrent, agitant d'une main leurs longues
lances, et de l'autre les torches dont les rouges reflets
éclairaientau loin les eaux du fleuve et notre barque
qui s'éloignait à force de rames. Assis au gouvernail, je tournai bientôt le dos au rivage,
et je dis tristement à Douarnek :
—A cetle heure, la misérable créature est égorgée par
ces barbares!
El notre barque continua de voler sur les eaux.
— Est-ce un homme, une femme, un démon qui nous
suit? s'écria Douarnek au bout de quelques instants en
abandonnant ses rames et se dressant pour regarder dans
le sillage de notre barque, que la lueur lointaine des torches,
agitées par les cavaliers qui renonçaient à nous
poursuivre, éclairait encore.
Je me levai aussi, regardant du même côté; puis, après
un moment d'observation, je m'écriai :
— Haut les rames, enfants! ne ramez plus... c'est
elle... c'est Elwig!... Douarnek, donne-moi un aviron!
je vais le lui tendre... ses forces semblent épuisées!
En parlant ainsi, j'avais agi. La prêtresse, fuyant son
frère et une mort certaine, avait dû, pour nous rejoindre,
nager avec une énergie extraordinaire. Elle saisit l'extrémité
de la rame d'une main crispée : deux coups d'aviron
firent reculer le canot jusqu'à elle, et à l'aide d'un soldat
je pus recueillir Elwig à bord de notre barque.
—Bénis soient les dieux ! m'écriai-je; je me serais toujours
reproché la mort!
La prêtresse ne me répondit rien, se laissa tomber sur
le banc de l'un des rameurs, et, repliée sur elle-même, la
figure cachée entre ses genoux, elle garda un silence farouche.
Pendant que les soldats ramaient vigoureusement,
je regardai au loin derrière moi : les torches des cavaliers
franks n'apparaissaient plus que comme des lueurs incertaines
à travers la brume de la nuit et l'humide vapeur
des eaux du fleuve. Le terme de notre traversée approchait;
déjà nous apercevions les feux de notre camp sur
l'autre rive. Plusieurs fois j'avais adressé la parole à Elwig, sans qu'elle m'eût répondu... Je jetai sur ses
épaules et sur ses habits trempés de l'eau glacée du Rhin
l'épaisse casaque de nuit d'un des soldats. En in'occupant
de ce soin, je touchai l'un de ses bras, il élait brûlant;
étrangère à ce qui se passait dans le bateau, elle ne sortait
pas de son farouche silence. En abordant au rivage,
je dis à la soeur de Néroweg :
— Demain, je te conduirai près de Victoria; jusque-là,
je t'offre l'hospilaiité dans ma maison : ma femme et la
soeur de ma femme te traiteront en amie.
Elie me fit signe de marcher devant elle et me suivit.
Alors Douarnek me dit à demi-voix :
— Si tu m'en crois, Scanvoch, après que cette diablesse
qui t'a suivi à la nage, je ne sais pourquoi, se sera essuyée
et réchauffée à ton foyer, enferme-la jusqu'au
jour; elle pourrait, cette nuit, étrangler ta femme et ton
enfant... Rien n'est plus sournois et plus féroce que les
femmes franques.
— Cette précaution sera bonne à prendre, dis-je à
Douarnek.
Et je me dirigeai vers ma demeure, accompagné d'Ehvig,
qui me suivait comme un spectre.
La nuit était avancée; je n'avais plus que quelques pas
à faire pour arriver à la porte de mon logis, lorsqu'à travers
l'obscurité je vis un homme monté sur le rebord
d'une des fenêtres de ma maison : il semblait examiner
les volets. Je tressaillis... cette croisée était celle de la
chambre occupée par ma femme Ellèn.
Je dis tout bas à Elwig en lui saisissant le bras :
— Ne bouge pas... attends...
Elle s'arrêta immobile... Maîtrisant mon émotion, je
m'approchai avec précaution, tâchant de ne pas faire crier
le sable sous mes pieds... Mon attente fut trompée, mes
pas furent entendus; l'homme, averti, sauta du rebord de la fenêtre et prit la fuite. Je m'élançais à sa poursuite,
lorsque Elwig, croyant que je voulais l'abandonner, courut
après moi, me rejoignit, se cramponna à mon bras, me
disant avec terreur
— Si l'on me trouve seule dans le camp gaulois, on
me tuera.
Malgré mes efforts, je ne pus me débarrasser de l'étreinte
d'Elwig que lorsque l'homme eut disparu dans
l'obscurité. Il avait trop d'avance sur moi, la nuit était
trop sombre, pour qu'il me fût possible de l'atteindre.
Surpris et inquiet de cette aventure, je frappai à la porte
de ma demeure.
Presque aussitôt j'entendis au dedans du logis les voix
de ma femme et de sa soeur, inquiètes sans doute de la
durée de mon absence; quoiqu'elles ignorassent que j'étais
allé au camp des Franks, elles ne s'étaient pas couchées.
— C'est moi! leur criai-je, c'est moi, Scanvoch!
A peine la porte fut-elle ouverte qu'à la clarté de la
lampe que tenait Sampso, ma femme se jeta dans mes
bras, en me disant d'un ton de doux et de tendre reproche
:--
Enfin, te voilà!... nous commencions à nous alarmer,
ne te voyant pas revenir depuis ce matin...
— Nous qui comptions sur vous pour notre petite fête,
ajouta Sampso; mais vous vous êtes trouvé avec d'anciens
compagnons de guerre... et les heures ont vite
passé.
— Oui, l'on aura longuement parlé batailles, ajouta
Ellèn, toujours suspendue à mon cou, et mon bien-aimé-
Scanvoch a un peu oublié sa femme...
Ellèn fut interrompue par un cri de Sampso... Elle
n'avait pas d'abord aperçu Elwig, restée dans l'ombre à
côté de la porte; mais à la vue de cette sauvage créature, pâle, sinistre, immobile, la soeur de ma femme ne put
cacher sa surprise et son effroi involontaire. Ellèn se détacha
brusquement de moi, remarqua aussi la présence
de la prêtresse, et, me regardant non moins étonnée que
sa soeur, elle me dit :
—Scanvoch, cette femme, quelle est-elle?
—Ma soeur! s'écria Sampso oubliant la présence d'EIwig
et me considérant plus attentivement, vois donc, les
manches de la saie de Scanvoch sont ensanglantées... il
est blessé!
Ma femme pâlit, se rapprocha vivement de moi, et me
regarda avec angoisse.
— Rassure-toi, lui dis-je, ces blessures sont légères...
je vous avais caché, à toi et à ta soeur, le but de mon absence
: j'étais allé au camp des Franks, chargé d'un message
de Victoria.
— Aller au camp des Franks ! s'écrièrent Ellèn et
Sampso avec terreur, c'était la mort!
— Et voilà celle qui m'a sauvé de la mort, dis-je à ma
femme en lui montrant Elwig, toujours immobile. Je vous
demande à toutes deux vos soins pour elle jusqu'à demain...
Je la conduirai chez Victoria.
En apprenant que je devais la vie à cette étrangère, ma
femme et sa soeur allèrent vivement à elle dans l'expansion
de leur reconnaissance; mais presque aussitôt elles
s'arrêtèrent, intimidées, effrayées par la sinistre et impassible
physionomie d'Elwig, qui semblait ne pas les apercevoir
et dont l'esprit devait être ailleurs.
— Donnez-lui seulement quelques vêtements secs, les
siens sont trempés d'eau, dis-je à ma femme et à sa soeur.
Elle ne comprend pas le gaulois, vos remercîments seraient
inutiles.
— Si elle ne t'avait sauvé la vie, me dit Ellèn, je trouverais
à cette femme l'air sombre et menaçant.
— Elle est sauvage comme ses sauvages compatriotes...
Lorsque vous lui aurez donné des vêtements, je ia conduirai
dans la petite chambre basse, où je l'enfermerai
pour plus de prudence.
Sampso étant allée chercher une tunique et une mante
pour Elwig, je dis à ma femme :
— Celte nuit... peu de temps avant mon retour... tu
n'as entendu aucun bruit à la fenêtre de ta chambre?
— Aucun... ni Sampso non plus, car elle ne m'a pas
quittée de la soirée, tant nous étions inquiètes de la durée
de ton absence... Mais pourquoi me fais-tu cette question?
Je ne répondis pas tout d'abord à ma femme, car,
voyant sa soeur revenir avec des vêtements, je dis à Elwig
en les lui remettant :
— Voici des habits que ma femme et sa soeur t'offrent
pour remplacer les tiens qui sont mouillés... As-tu besoin
d'autre chose? As-tu faim? as-lu soif? Enfin, que
veux-tu?
— Je veux la solitude, me répondit Elwig en repoussant
les vêtements du geste, je veux la nuit noire.
— Suis-moi donc, lui dis-je.
Et marchant devant elle, j'ouvris la porte d'une petite
chambre, et j'ajoutai en élevant la lampe, afin de lui
montrer l'intérieur de ce réduit :
— Tu vois cette couche... repose-toi... et que les dieux
te rendent paisible la nuit que tu vas passer dans ma demeure!
Elwig ne répondit rien, et se jeta sur le lit en se cachant
la figure entre les mains.
— Maintenant, dis-je en fermant la porte, ce devoir
hospitalier accompli, je brûle d'aller embrasser mon petit
Aëlguen.
Je le trouvai, mon enfant, dans son berceau, dormant d'un paisible sommeil; je te couvris de mille baisers, dont
je sentis d'autant mieux la douceur que j'avais un moment
craint de ne te revoir jamais. Sa mère et sa soeur
examinèrent et pansèrent mes blessures... elles étaient
légères.
Pendant qu'Èllèn et Sampso me donnaient ces soins, je
leur parlai de l'homme qui, monté sur le rebord de la fenêtre,
m'avait paru examiner sa fermeture. Elles furent
très surprises de mes paroles; elles n'avaient rien entendu,
ayant toutes deux passé la soirée auprès du berceau
de mon fils.
En causant ainsi, Ellèn me dit :
— Sais-tu, Scanvoch, la nouvelle d'aujourd'hui?
— Non.
— Tétrik, gouverneur d'Aquitaine et parent de Victoria,
est arrive ce soir. La mère des camps est allée à
cheval à sa rencontre, nous l'avons vue passer.
. — Et Victorin, dis-je à ma femme, accompagnait-il sa
mère?
— Il était à ses côtés... c'est pour cela sans doute, que
nous ne t'àvons pas vu dans la journée.
L'arrivée.de Tétrik.me donna beaucoup à réfléchir.
Sampso me laissa seul avec Ellèn. La nuit ,étalt
avancée, je devais, le lendemain, dès l'aûbe, aller rendre compte à Victoria et à son fils du résultât de mon
message auprès des chefs franks.
CHAPITRE III
Le jour venu, je me suis rendu chez Victoria. On arrivait
à cette modeste demeure par une ruelle étroite et
assez longue, bordée des deux côtés par de hauts retranchements,
dépendant des fortifications d'une des
portes de Mayence. J'étais à environ vingt pas du logis
de la mère des camps, lorsque j'entendis derrière moi ces
cris, poussés avec un accent d'effroi :
— Sauvez-vous! sauvez-vous!
En me retournant, je vis, non sans crainte, arriver sur
moi, avec rapidité, un char à deux roues, attelé de deux
chevaux, dont le conducteur n'était plus maître.
Je ne pouvais me jeter ni à droite ni à gauche de cette
ruelle étroite, afin de laisser passer ce char, dont les roues
touchaient presque de chaque côté les murs; je me trouvais
aussi trop loin de l'entrée du logis de Victoria pour
espérer de m'y réfugier, si rapide que fût ma course : je
devais, avant d'arriver à la porte, être broyé sous les
pieds des chevaux. Mon premier mouvement fut donc
de leur faire face, d'essayer de les saisir par leur mors et
de les arrêter ainsi, malgré ma presque certitude d'être
écrasé. Je m'élançai les deux mains en avant; mais, ô
prodige! à peine j'eus touché le frein des chevaux, qu'ils s'arrêtèrent subitement sur leurs jarrets, comme si mon
geste eût suffi pour mettre un terme à leur course impétueuse...
Heureux d'échapper à une mort presque certaine,
mais ne me croyant pas magicien et capable de
refréner, d'un seul geste, des chevaux emportés, je me
demandais, en reculant de quelques pas, la cause de cet
arrêt extraordinaire, lorsque bientôt je remarquai que les
chevaux, quoique forcés de rester en place, faisaient de
violents efforts pour avancer, tantôl se cabrant, tantôt
s'élançant en avant et roidissant leurs trails, comme si le
chariot eût élé tout à coup enrayé ou retenu par une force
insurmontable.
Ne pouvant résister à ma curiosité, je me rapprochai ;
puis, me glissant entre les chevaux et le mur de retranchement,
je parvins à monter sur l'avant-train du char,
dont le cocher, plus mort que vif, tremblait de tous ses
membres; de l'avant-train je courus à l'arrière, et je vis,
non sans stupeur, un homme de la plus grande taille et
d'une carrure d'Hercule, cramponné à deux espèces d'ornements
recourbés qui terminaient le dossier de cette
voilure, qu'il venait ainsi d'arrêter dans sa course, grâce
à une force surhumaine.
— Le capitaine Marion! m'écriai-je, j'aurais dû m'en
douter : lui seul, dans l'armée gauloise, est capable d'arrêter
un char dans sa course rapide.
— Dis donc à ce cocher du diable de raccourcir ses
guides et de contenir ses chevaux... mes poignets commencent
à se lasser, me dit le capitaine.
Je transmettais cet ordre au cocher, qui commençait à
reprendre ses esprits, lorsque je vis plusieurs soldats, de
garde chez Victoria, sortir de la maison, et, accourant au
bruit, ouvrir la porte de la cour, et donner ainsi libre
entrée au char.
— Il n'y a plus de danger, dis-je au cocher; conduis maintenant tes chevaux doucement jusqu'au logis. Mais à
qui appartient cette voiture?
— A Tétrik, gouverneur de Gascogne, arrivé d'hier à
Mayence ; il demeure chez Victoria, me répondit le cocher
en calmant de la voix ses chevaux.
Pendant que le char entrait dans la maison de la mère
des camps, j'allai vers le capitaine pour le remercier de
son secours inattendu.
Marion avait, je l'ai dit, mon enfant, quitté, pour la
guerre, son enclume de forgeron ; il était connu et aimé
dans l'armée autant par son courage héroïque et sa force
extraordinaire que par son rare bon sens, sa ferme raison,
l'austérité de ses moeurs et son extrême bonhomie. Il s'était redressé sur ses jambes, et, son casque à la
main, il essuyait son front baigné de sueur. Il portait une
cuirasse de mailles d'acier par-dessus sa saie gauloise, et
une longue épée à son côté ; ses bottes poudreuses annonçaient
qu'il venait de faire une longue course à cheval.
Sa grosse figure hâlée, à demi couverte d'une barbe
épaisse et déjà grisonnante, était aussi ouverte qu'avenante
et joviale.
— Capitaine Marion, lui dis-je, je te remercie de m'avoir
empêché d'être écrasé sous les roues de ce char.
— Je ne savais pas que c'était toi qui risquais d'être
foulé aux pieds des chevaux, ni plus ni moins qu'un chien
ahuri, sotte mort pour un brave soldat comme toi, Scanvoch;
mais quand j'ai entendu ce cocher du diable s'écrier:
« Sauvez-vous! » j'ai deviné qu'il allait écraser quelqu'un
; alors j'ai tâché d'arrêter ce char, et, heureusement,
ma mère m'a doué de bons poignets et de solides
jarrets. Mais où est donc mon cher ami Eustache? ajouta
le capitaine en regardant autour de lui,
— De qui parles-tu?
— D'un brave garçon, mon ancien compagnon d'enclume
: comme moi, il a quitté le marteau pour la.lance :
les hasards de la guerre m'ont mieux servi que lui, car,
malgré sa bravoure, mon ami Eustache est resté simple
cavalier, et je suis devenu capitaine. Mais le voici là bas,
les bras croisés, immobile comme une borne. Hé!
Eustache! Eustache!
A cet appel, le compagnon du capitaine Marion s'approcha
lentement, les bras toujours croisés sur sa poitrine.
C'était un homme de stature moyenne et vigoureuse;
sa barbe et ses cheveux d'un blond pâle, son teint bilieux,
sa physionomie dure et morose, offraient un contraste
frappant avec l'extérieur avenant du capitaine Marion.
Je me demandais quelles singulières affinités avaient
pu rapprocher dans une étroite et constante amitié
deux hommes de dehors et de caractères si dissemblables.
— Comment, mon ami Euslache, lui dit le capitaine,
tu restes là, les bras croisés, à me regarder, tandis que
je m'efforce d'arrêter un char lancé à toute bride?
— Tu es si fort! répondit Eustache. Quelle aide peut
apporter le ciron au taureau?
— Cet homme doit être jaloux et haineux, me suis-je
dit en entendant cette réponse, et en remarquant l'expression
des trails de l'ami du capitaine.
— Va pour le ciron et le taureau, mon ami Eustache,
reprit le capitaine avec sa bonhomie habituelle, et paraissant
flatté de la comparaison ; mais quand le ciron et le
taureau sont camarades, si gros que soit celui-ci, si petit
que soit celui-là, l'un n'abandonne pas l'autre.
— Capitaine, répondit le soldat avec un sourire amer,
t'ai-je jamais abandonné au jour du danger, depuis que
nous avons quitté la forge?
— Jamais ! s'écria Marion en prenant cordialement la main d'Eustache, jamais; car, aussi vrai que l'épée que
tu portes est la dernière arme que j'ai forgée pour t'en
faire un don d'amitié, ainsi que cela est gravé sur la
lame, tu as toujours, à la bataille, marché dans mon
ombre, comme nous disons au pays.
— Qu'y a-t-il d'étonnanL à cela? reprit le soldat; auprès
de toi, si vaillant et si robuste... j'étais ce que l'ombre
est au corps.
— Par le diable! quelle ombre! mon ami Eustache, dit
en riant le capitaine.
Et, s'adressant'à moi, il ajouta, montrant son compagnon
Eustache :
— Qu'on me donne deux ou trois mille ombres comme
celle-là, et à la première bataille je ramène un troupeau
de prisonniers franks.
— Tu es un capitaine renommé! Moi, comme tant
d'autres pauvres hères, nous ne sommes bons qu'à obéir,
à nous battre et à nous faire tuer, répondit l'ancien forgeron
en plissant ses lèvres minces.
— Capitaine, dis-je à Marion, n'avez-vous pas à parler
à Victorin ou à sa mère?
— Oui, j'ai à. rendre compte à Victorin d'un voyage
dont moi et mon vieux camarade nous arrivons.
— Je l'ai suivi comme soldat, dit Eustache; le nom
d'us obscur cavalier ne mérite pas l'honneur d'être prononcé
devant Victoria la Grande.
Le capitaine haussa les épaules avec impatience, et de
son poing énorme il menaça familièrement son ami.
-- Capitaine, dis-je à Marion, hâtons-nous d'entrer chez
Victoria; le soleil est déjà haut et je devais me rendre
chez elle à l'aube.
— Ami Eustache, dit Marion en se dirigeant vers la
maison, veux-tu rester ici, ou aller m'attendre chez
nous?
— Je t'attendrai ici à la porte... c'est la place d'un subalterne...
— Croiriez-vous, Scanvoch, reprit Marion en riant,
croiriez-vous que depuis tantôt vingt ans que ce mauvais
garçon et moi nous vivons et guerroyons ensemble comme
deux frères, il ne veut pas oublier que je suis capitaine et
me traiter en simple batteur d'enclume, comme nous nous
trailions jadis?.
— Je ne suis pas seul à reconnaître la différence qu'il y
a entre nous, Marion, répondit Eustache; tu es l'un des
capitaines les plus renommés de l'armée... je ne suis, moi
que le dernier de ses soldats.
Et il s'assit sur une pierre à la porte de la maison en
rongeant ses ongles.
— Il est incorrigible, me dit le capitaine.
Et nous sommes tous deux entrés chez Victoria.
— Il faut que le capitaine Marion soit étrangement
aveuglé par l'amitié pour ne pas s'apercevoir que son
compagnon est dévoré d'une haineuse envie, pensai-je à
part moi.
La demeure de la mère des camps était d'une extrême
simplicité. Le capitaine Marion ayant demandé à l'un des
soldats de garde si Victorin pouvait le recevoir, le soldat
répondit que le jeune général n'avait point passé la nuit
au logis.
Marion, malgré la vie des camps, conservait une grande
austérité de moeurs; il parut choqué d'apprendre que
Victorin n'était pas encore rentré chez lui, et il me regarda
d'un air mécontent. Je voulus, sans pourtant
mentir, excuser le fils de Victoria, et je répondis au capitaine
— Ne nous hâtons pas de mal juger Victorin : hier,
Tétrik, gouverneur de Gascogne, est arrivé au camp, il se
peut que Viclorin ail passé la nuit en conférence avec lui.
—Tant mieux... car je voudrais voir ce jeune homme,
aujourd'hui chef des Gaules, sortir des griffes de cette
peste de luxure qui nous pousse à tant de mauvais
actes. Quant à moi, dès que j'aperçois un coqueluchon
ou un jupon court, je détourne la vue comme si je voyais
le démon en personne.
— Victorin s'amende, et il s'amendera davantage encore;
l'âge viendra, dis-je au capitaine; mais, que voulez vous!
il est jeune, il aime le plaisir...
— Et moi aussi, j'aime le plaisir, et furieusement encore!
reprit le bon capitaine. Ainsi rien ne me plaît
plus, mon service accompli, que de rentrer chez moi pour
vider un pot de cervoise, bien rafraîchissant, avec mon
ami Eustache, en causant de notre métier d'autrefois, ou
en nous amusant à fourbir nos armes en fins armuriers...
Voilà des plaisirs ! Et pourtant, malgré leur vivacité, ils
n'ont rien que d'honnête. Espérons, Scanvoch, que
Victorin les préférera quelque jour à ses orgies impudiques
et diaboliques.
— Espérons, capitaine; mieux vaut l'espérance que la
désespérance... Mais, en l'absence de Victorin, vous pouvez
conférer avec sa mère. Je vais la prévenir de votre
arrivée.
Je laissai Marion seul, et passant dans une pièce voisine,
j'y trouvai une vieille servante qui m'introduisit
auprès de la mère des camps. Je veux, mon enfant, pour toi et pour notre descendance,
tracer ici le portrait de cette illustre Gauloise, une
des gloires de notre bien-aimée patrie.
J'ai trouvé Victoria assise à côté du berceau de son
petit-fils Victorinin, joli enfant, de deux ans qui dormait
d'un profond sommeil. Elle s'occupait d'unt ravail de couture,
selon son habitude de bonne ménagère. Elle avait
alors mon âge, trente-huit ans; mais on lui eût à peine donné trente ans; dans sa jeunesse, on l'avait justement
comparée à la Diane chasseresse; dans son âge mûr, on
la comparait non moins justement à la Minerve antique :
grande, svelte et virile, sans perdre pour cela des chastes
grâces de la femme, elle avait une taille incomparable;
son beau visage, d'une expression grave et douce, avait
un grand caractère de majesté sous sa noire couronne de
cheveux, formée de deux longues tresses enroulées autour
de son front auguste.Envoyée tout enfant dans un collège
de nos druidesses vénérées, et ayant prononcé à quinze
ans les voeux mystérieux qui la liaient d'une manière indissoluble
à la religion sacrée de nos pères, elle avait
depuis lors, quoique mariée, toujours conservé les vêtements
noirs que les druidesses et les matrones de la vieille
Gaule portaient d'halitude : ses larges et longues manches,
feridués; à la hauteur de la saignée, laissaient voir
ses bras aussi blancs, aussi forts que ceux de ces vaillantes
Gauloises qui ont héroïquement combattu les Romains
à la bataille de Vannes, sous les yeux de notre
aïeule Margarid, et préféré la mort aux hontes de l'esclavage.
Au milieu de la chambre, et non loin du siège où la
mère des camps était assise, auprès du berceau de son
petit-fils, on voyait plusieurs rouleaux de parchemin et
tout ce qu'il fallait pour écrire; accrochés à la muraille
étaient les deux casques et les deux ëpées du père et du
mari de Victoria, tués à la guerre. L'un de ces casques
était surmonté d'un coq gaulois en bronze doré; les ailes
à demi ouvertes, tenant sous ses pattes une alouette qu'il
menaçait du bec. Cet emblème avait été adopté comme
ornement de guerre par le père de Victoria, après un
combat héroïque, où, à là tête d'une poignée de soldats,
il avait exterminé une légion romaine qui portait une
alouette sur ses enseignes. Au-dessous de ces armes on voyait une coupe d'airain où trempaient sept brins de
gui, car la Gaule avait retrouvé sa liberté religieuse en
recouvrant son indépendance. Cette coupe d'airain et ces
brins de gui, symboles druidiques, étaient accompagnés
d'une croix de bois non en commémoration de la mort
de Jésus de Nazareth, pour qui la mère des camps, sans
être chrétienne, professait une profonde admiration; elle
le regardait comme l'un des sages qui honoraient le plus
l'humanité.
Telle était, mon enfant, Victoria la Grande, cette illustre
Gauloise dont notre descendance prononcera toujours le
nom avec orgueil et respect.
La mère des camps, à ma vue, se leva vivement, vint à
moi. d'un, air content, me disant de sa voix sonore et
douce :
— Sois le bienvenu, frère; ta mission était périlleuse...
Ne te voyant pas de retour avant la fin du jour, je n'ai
pas voulu envoyer chez toi, de crainte d'alarmer ta femme
en me montrant inquiète de là durée de ton aabsence. Te
voici, je suis heureuse...
Et elle serra tendrement mes mains dans les siennes. Les paroles qu'elle m'adressait ayant troublé sans doute
le sommeil du petit-fils de Victoria, il fit entendre un
léger murmure; elle retourna promptement vers lui, le
baisa au front; puis se rasseyant et posant le bout de son
pied sur une bascule qui soutenait le berceau, Victoria
lui imprima ainsi un léger balancement, tout en continuant
de causer avec moi.
— El le message? me dit-elle. Comment ces barbares
l'ont-ils
accueilli?.... Veulent-ils la paix?... Veulent-ils
une guerre d'extermination?
Au moment où j'allais lui répondre, ma soeur de lait m'interrompit d'un geste, et ajouta ensuite, après un moment de réflexion :
— Sais-tu que Tétrik, mon bon parent, est ici depuis
hier?
— Je le sais.
—Il ne peut tarder à venir; je préfère que devant lui
seulement tu me rendes compte de ce message.
—Il en sera donc ainsi... Pouvez-vous recevoir le capitaine
Marion? En entrant je l'ai rencontré; il venait
conférer avec Victorin...
— Scanvoch, mon fils a encore passé la nuit hors de
son logis! me dit Victoria en imprimant à son aiguille un
mouvement plus rapide, ce qui annonçait toujours chez
elle une vive contrariété.
— Sachant la venue de votre parent de Gascogne, j'ai
pensé que peut-êlre de graves intérêts avaient retenu
Victorin en conférence avec Tétrik durant cette nuit...
Voilà du moins ce que j'ai laissé supposer au capitaine
Marion, en lui disant que vous pourriez sans doute l'entendre,
Victoria resta quelques moments silencieuse; puis, laissant
son ouvrage de couture sur ses genoux, elle releva
la tête et reprit d'un ton à la fois douloureux et contenu
:— Victorin a des vices... ils étoufferont ses qualités!
— Ayez confiance et espoir... l'âge le mûrira.
— Depuis deux ans ses vices augmentent, ses qualités
déclinent!
—Sa bravoure, sa générosité, sa franchise, n'ont pas
dégénéré...
— Sa bravoure n'est plus cette calme et prévoyante bravoure qui sied à un généra, elle devient aveugle,
folle. Sa générosité ne choisit plus entre les dignes et
les indignes; sa raison faiblit, le vin et la débauche le
perdent... Par Hésus! ivrogne et débauché!... lui, mon
fils! l'un des deux chefs de notre Gaule, aujourd'hui libre et demain peut-être sans égale parmi les nations
du monde. Scanvoch, je suis une malheureuse
mère!.
— Victorin m'aime... je lui dirai de paternelles mais
sévères paroles...
— Crois-tu donc que les paroles feront ce que n'ont
pas fait les paroles de sa mère, de celle-là qui depuis plus
de vingt ans ne l'a pas quitté, le suivant aux armées,
souvent à la bataille? Scanvoch, Hésus me punit... j'ai été
trop fière de mon fils...
— Et quelle mère n'eût pas été fière de lui, ce jour où
toute une vaillante armée acclamait librement pour son
chef ce général de vingt ans, derrière lequel on voyait
vous, sa mère?
— Et qu'importe, s'il me déshonore!... Et pourtant ma
seule ambilion était de faire de mon fils un citoyen, un
homme digne de nos pères!... En le nourrissant de mon
lait, ne l'ai-je pas aussi nourri d'un ardent et saint amour
pour notre Gaule renaissante à la vie, à la liberté?
Qu'est-ce que j'ai toujours voulu, moi? Vivre obscure,
ignorée, mais employer mes veilles, mes jours, mon intelligence,
ma science du passé, qui me donne la conscience
du présent, et parfois la connaissance de l'avenir... employer
enfin toutes les forces de mon âme et de mon esprit
à rendre mon fils vaillant, sage, éclairé, digne en
tout de guider les hommes libres qui l'ont librement élu
pour chef... Et alors, Hésus m'en est témoin! fière comme
Gauloise, heureuse comme mère d'avoir enfanté un tel
homme, j'aurais joui de sa gloire et de la prospérité de
mon pays du fond de ma retraite... Mais avoir un fils
ivrogne et débauché! Courroux du ciel!... Cet insensé ne
comprend donc pas qu'à chaque excès il soufflette sa
mère!... S'il ne le comprend pas, nos soldais le sentent,
eux autres... Hier, je traversais le camp, trois vieux cavaliers viennent à ma rencontre et me saluent... Sais-tu ce
qu'ils me disent? Mère, nous te plaignons! Puis ils se
sont éloignés tristement... Scanvoch, je te ledis... je suis
une malheureuse mère!
—Écoutez-moi, depuis quelque temps nos soldats se
désaffectïonnent de Victorin, je l'avoue, je le comprends;
car l'homme que des hommes libres ont choisi pour chef
doit être pur de tout excès et vaincre même les entraînements
de son âge... Cela est vrai, ma soeur, et souvent
n'ai-je pas blâmé votre fils devant vous?.
—J'en conviens.
— Je le défends surtout à cette heure, parce que ces
soldats, aujourd'hui si scrupuleux sur des défauts fréquents
chez les jeunes chefs militaires, obéissent moins à
leurs scrupules... qu'à des excitations perfides.
— Que veux-tu dire?
— On est jaloux de votre fils, de son influence sur les
troupes; et, pour le perdre,on exploite ses défauts afin de
donner créance à des calomnies infâmes.
- — Qui serait jaloux de Victorin? Qui aurait intérêt à
répandre ces calomnies?
—C'est surtout depuis un mois, n'est-ce pas? que cette
hostilité contre votre fils s'est manifestée, et qu'elle va
s'empirant.
— Oui, oui; mais encore une fois qui soupçonnes-tu
de l'avoir excitée?
— Ma soeur, ce que je vais vous dire est grave...
—Achève...
— Il y a un mois, un de nos parents, gouverneur de
Gascogne, est venu à:Mayence...
—Tétrik?
— Oui; puis il est reparti au bout de quelques jours?
— Eh bien?
— Presque aussitôt après le départ de Tétrik la sourde hostilité contre votre fils s'est déclarée et a toujours été
croissante!
Victoria me regarda en silence, comme si elle n'avait
pas d'abord compris mes paroles; puis, une idée subite
lui venant à l'esprit, elle s'écria d'un ton de reproche
:— Quoi! tu soupçonnerais Tétrik... mon parent, mon
meilleur ami! lui, le plus sage des hommes! lui, l'un des
meilleurs esprits de ce temps; lui qui, jusque dans les
distractions qu'il cherche dans les lettres, se montre grand
poëte ! lui, l'un des plus utiles défenseurs de la Gaule,
bien qu'il ne soil pas homme de guerre; lui qui, dans son
gouvernement de Gascogne, répare, à force de soins, les
maux de la guerre civile, autrefois soulevée pour reconquérir
notre indépendance?...Ah! frèreI fière! j'attendais
mieux de ton loyal coeur et de la raison.
—Je soupçonne cet homme...
— Mais tu es insensé! le soupçonner, lui qui, père d'un
fils que lui a laissé une femme toujours regrettée, puise
dans ses habitudes de paternelle indulgence une excuse
aux vices de Victorin... Ne l'aime-t-il pas, ne le défend-il
pas aussi chaleureusement que tu le défends toi-même?
— Je soupçonne cet homme.
— Oh! tête de fer! caractère inflexible!... Pourquoi
soupçonnes-tu Tétrik? De quel droit? Qu'a-t-il fait? Par
Hésus! si tu n'étais mon frère... si je ne connaissais ton
coeur-... je te croirais jaloux de l'amilié que j'ai pour mon
parent!
A peine Victoria eut-elle prononcé ces paroles, qu'elle
les regretta et me dit :
— Oublie ces paroles...
—Elles me seraient pénibles, ma soeur, si le doute
injuste qu'elles expriment vous aveuglait sur la vérité que
je dis.
A ce moment, la servante entra et demanda si Tétrik pouvait être introduit.
— Qu'il vienne, répondit Victoria, qu'il vienne à l'instant!
En même temps parut Tétrik.
C'était un petit homme entre les deux âges, d'une
figure fine et douce; un sourire affable effleurait toujours
ses lèvres; il avait enfin tellementl'extérieur d'un homme
de bien, que Victoria, le voyant entrer, ne put s'empêcher
de me jeter un regard qui semblait encore me reprocher
mes soupçons.
Télrik alla droit à Victoria, la baisa au front avec une
familiarité paternelle et lui dit :
— Salut à vous, chère Victoria.
Puis, s'approchant du berceau où continuait de dormir
le petit-fils de la mère des camps, le gouverneur de Gascogne,
contemplant l'enfant avec tendresse, ajouta tout
bas, comme s'il eût craint de le réveiller :
— Dors, pauvre pelit! Tu souris à tes songes enfantins,
et tu ignores que l'avenir de notre Gaule bien-aimée repose
peut-être sur ta tête... Dors, enfant prédestiné sans
doute à poursuivre la tâche entreprise par ton glorieux
père! noble tâche qu'il accomplira durant de longues années
sous l'inspiration de ton auguste aïeule! Dors,
pauvre petit, ajouta Télrik dont les yeux se remplirent de
larmes d'attendrissement, les dieux secourables et propices
à la Gaule veilleront sur toi!
Victoria, pendant que son parent essuyait ses yeux humides,
m'interrogea de nouveau du regard, comme pour me
demander si c'étaient là le langage et la physionomie
d'un trailre, d'un homme perfidement ennemi du père de
cet enfant.
Tétrik, s'adressant alors à moi, me dit affectueusement
— Salut au meilleur, au plus fidèle ami de la femme
que j'aime et que je vénère le plus au monde.
— C'est la vérité; je suis le plus obscur, mais le plus
dévoué des amis de Victoria, ai-je répondu en regardant
fixement Télrik; et le devoir d'un ami est de démasquer
les traîtres!
— Je suis de votre avis, bon Scanvoch. reprit simplement
Télrik ; le premier devoir d'un ami est de démasquer
les fourbes; je crains moins le lion rugissant, la
gueule ouverte, que le serpent rampant dans l'ombre.
— Alors, moi, Scanvoch, je vous dis ceci, à vous, Tétrik
: Vous êtes un de ces dangereux reptiles dont vous
parlez... je vous crois un traître! je vous accuse d'être un
traître!
— Scanvoch ! s'écria Victoria d'un ton de reproche,
songes-tu à tes paroles?
— Je vois que la vieille plaisanterie gauloise, une de
nos franchises, nous est revenue avec nos dieux et notre
liberté, reprit en souriant le gouverneur.
Puis, se retournant vers Victoria, il ajouta:
— Notre ami Scanvoch possède la gausserie sérieuse...
la plus plaisante de toutes...
— Mon frère parle en honneur et conscience, reprit la
mère des camps. Il m'afflige, puisqu'en vous accusant il
se trompe; mais il est sincère dans son erreur...
Tétrik, regardant tour à tour Victoria et moi avec une
sorte de stupeur, garda le silence; puis il reprit d'un ton
grave, cordial et pénétré :
Tout ami fidèle est ombrageux; bon Scanvoch, inexplicable
est pour moi votre défiance, mais elle doit avoir
sa cause; franche est l'attaque, franche sera la réponse...
Que jme reprochez-vous?
\-—Il y a un mois, vous êtes venu à Mayence; un
homme à vous votre secrétaire, nommé Morix, bien munid'argent, a donné à boire à beaucoup de soldats, tâchant
de les irriter contre Victorin, leur disant qu'il était honteux
que ieur général, l'un des deux chefs de la Gaule
régénérée, fût un ivrogne et un dissolu... Voire secrétaire
a-t-il, oui ou non, tenu ces propos?
— Continuez, ami Scanvoch, continuez...
— Votre secrétaire a cité un fait qui, depuis propagé
dans le camp, a fait naître une grande irritation contre
Victorin... Ce fait, le voici : il y a quelques mois, Victorin
et quelques officiers seraient allés dans une taverne
située dans une île des bords du Rhin ; après boire,
animé par le vin, Victorin aurai.fait violence à l'hôtesse
et elle se serait tuée de désespoir...
— Mensonge! s'écria Victoria. Je sais et condamne les
défauts de mon fils... mais il est incapable d'une pareille
infamie!
Le gouverneur m'avait écouté dans un silence imperturbable;
il reprit en souriant :
— Ainsi, bon Scanvoch, selon vous, mon secrétaire aurait,
d'après mes ordres, répandu dans le camp ces calomnies
indignes?
— Oui.
— Quel serait mon but?
— Vous êtes ambitieux...
— Et comment ces calomnies serviraient-elles mon
ambition?
— Les soldats se désaffectionnant de Victorin, élu par
eux général et l'un des chefs de la Gaule, vous useriez de
voire influence sur Victoria, afin de l'amener à vous proposer
aux soldats comme successeur de Victorin.
— Une mère! y songez-vous, bon Scanvoch? répondit
Tétrik en regardant Victoria; une mère sacrifier son iils
à un amii...
— Victoria, clans la grandeur de son amour pour son pays, sacrifierait son fils à votre élévation, si ce sacrifice
était nécessaire au salut de la Gaule. Ai-je menti,
ma soeur?
— Non, me répondit Victoria, qui paraissait chagrine
de mes accusations contre son parent. En cela tu dis la
vérité; mais quant au reste, tu t'abuses...
— Et ce sacrifice héroïque, bon Scanvoch, reprit le
gouverneur, Victoria le ferait, sachant que par mes calomnies
souterraines j'aurais tâché de perdre son fils dans
l'esprit de nos soldats.
— Ma soeur eût ignoré ces menées, si je ne les avais
point démasquées. D'ailleurs, souvent je lui ai entendu
dire avec raison que, si la paix s'affermissait enfin dans
notre pays, il vaudrait mieux que son chef, au lieu d'être
toujours enclin à batailler, songeât à.guérir les maux des
guerres passées; souvent elle vous a cité comme l'un de
ces hommes qui préfèrent sagement la paix à la guerre.
— Je pense, il est vrai, que l'épée, bonne pour détruire,
est impuissante à le construire, reprit Victoria; et,
la liberté de la Gaule affermie, je voudrais que mon fils
songeât plus à la paix qu'à la guerre. Aussi t'ai-je engagé,
Scanvoch, à tenter une dernière démarche auprès
des chefs franks en t'envoyant près d'eux.
— Permettez-moi de vous interrompre, Victoria, reprit
Tétrik, et de demander à notre ami Scanvoch s'il n'a pas
d'autre accusation à porter contre moi.
— Je t'accuse d'être, ou l'agent secret de l'empereur
romain, GALIEN,ou l'agent du chef de la nouvelle religion.
— Moi ! s'écria le gouverneur, moi, l'agent des chrétiens!
— J'ai dit l'agent du chef de la nouvelle religion. Je
veux parler de l'évêque qui siège à Rome.
— Moi, l'agent d'Etienne évêque de Rome! Moi, l'agent
de cet ambitieux pontife!.
:— Oui... à moins que, trompant à la fois et l'empereur
romain et le pape de Rome, vous ne les serviez tous deux,
quitte à sacrifier l'un ou l'autre, selon les nécessites de
votre ambition.
— Que je serve les Romains, passe encore, Scanvoch,
répondit Tétrik avec son inaltérable placidité; voire soupçon,
si.cruel qu'il soit pour moi, peut, à la rigueur, se
comprendre; car, enfin, si par la force des armes nous
sommes parvenus à reconquérir pas à pas, depuis près de
trois siècles, presque toutes les libertés de la vieille Gaule,
les empereurs romains ont vu avec douleur notre pays
échapper à leur domination ; je comprendrais donc, bon
Scanvoch, que vous m'accusiez de vouloir arriver au gouvernement
de la Gaule, afin de la rendre tôt ou tard aux
Romains, en la trahissant, il est vrai, d'une manière infâme.
Mais croire que j'agis dans l'intérêt du pape des
chrétiens, de ces malheureux partout persécutés, martyrisés...
n'est-ce pas insensé? Que pourrais-je faire pour
eux? Que pourraient-ils faire pour moi?
J'allais répondre; Victoria m'interrompit d'un geste, et
dit à Tétrik, en lui montrant la croix de bois noir, symbole
de la mort de Jésus, placée à côté de la coupe d'airain,
où trempaient sept brins de gui, symbole druidique:
— Voyez cette croix, Télrik, elle vous dît que, fidèle à
nos dieux, je vénère cependant Celui qui a dit : Que nul homme n'avait le droit d'opprimer son seniblable...
« Que les coupables méritaient pitié, consolation, et non
le mépris et la rigueur...
Que les fers des esclaves devaient être briiés...
Glorifiées soient donc ces maximes ; les plus sages de
nos druides les ont acceptées comme saintes, c'est vous
dire combien j'aime la tendre et pure morale de ce jeune maître de Nazareth. Mais, voyez-vous, Tétrik, ajouta
Victoria d'un air pensif, il y a une chose étrange, mystérieuse,
qui m'épouvante. Oui, bien des fois, durant mes
longues veilles auprès du berceau de mon petit-fils, songeant
au présent et au passé... j'ai élé tourmentée d'une
vague terreur pour l'avenir.
— Et cette terreur, demanda Tétrik, d'où vient-elle?
— Quelle a été depuis trois siècles l'implacable ennemie
de la Gaule? reprit Victoria; quelle a été l'impitoyable
dominatrice du monde?
— Rome, répondit le gouverneur, Rome païenne!
— Oui, cette tyrannie qui pesait sur le monde avait
son siège à Rome, reprit Victoria. Alors, dites-moi par
quelle fatalilé les évoques, les papes de cette nouvelle religion
qui aspirent, ils ne le cachent pas, à régner sur
l'univers en dominant les souverains du monde, non par
la force, mais par la croyance... oui, répondez! par quelle
fatalité ces papes ont-ils établi à Rome le siège de leur
nouveau pouvoir? Quoi! Jésus de Nazareth avait flétri de
sa brûlante parole les princes des prêtres comme des
hypocrites! Il avait surtout prêché l'humilité, le pardon,
l'égalité parmi les hommes, et voilà qu'en son nom divinisé
de nouveaux princes des prêtres se donnent pour les
futurs dominateurs de l'univers; les voilà déjà, comme le
pape Etienne, accusés d'ambition, d'intolérance, même
par les autres évêques chréiiens! Ohl s'écria la mère des
camps avec exaltation, j'aime... j'admire ces pauvres
chrétiens mourant dans d'horribles tortures, en confessant
l'égalité des hommes devant Dieu! l'affranchissement
des esclaves, l'amour et le pardon des coupables!
Oh ! pour ces héroïques martyrs, pitié, vénération!
Mais je redoute, pour l'avenir de la Gaule, ceux-là qui se
disent les chefs, les papes de ces chrétiens. Oui, je les
redoute, ces princes des prêtres, venant établir à Rome le siège de leur mystérieux empire! à Rome, ce centre de
la plus effroyable tyrannie qui ait jamais écrasé le
monde. Espèrent-ils donc que l'univers, ayant eu longtemps
l'habitude de subir l'oppression de la Rome des Cesars:, subira patiemment l'oppression de la Rome des
papes?
— Victoria, reprit Tétrik, vous exagérez la puissance
de ces pontifes chrétiens ; grand nombre d'entre eux, persécutés
par les empereurs romains, n'ont-ils pas subi le
martyre comme les plus pauvres néophytes?
.— Je le sais... toute bataille a ses morts, et ces papes
luttent contre les empereurs pour leur ravir la domination
du monde! Je sais encore que, parmi ces évêques,
il s'en est trouvé de dignes de parler et de mourir au nom
de Jésus. Mais s'il se rencontre de dignes pontifes, le
gouvernement des prêtres n'en est pas moins à craindre!
Est-ce à moi de vous rappeler notre histoire, Tétrik?
Dites, n'a-t-il pas élé despotique, impitoyable, le gouvernement
de nos prêtres à nous? Il y a dix siècles, dans ces
temps primitifs où nos druides, laissant, par un calcul
odieux, les peuples dans une crasse ignorance, les dominaient
par la barbarie, la superstition et la terreur!
Ces temps n'ont-ils pas été les plus détestables de l'histoire
de la Gaule? Ces temps d'oppression et d'abrutissement
n'ont-ils pas duré jusqu'à ces siècles glorieux et
prospères, où nos druides, fondus dans le corps de la
nation, comme citoyens, comme pères, comme soldats,
ont participé à la vie commune, aux joies de la famille,
aux guerres nationales contre l'étranger... eux, toujours
les premiers à soulever les populations asservies?
Tétrik avait silencieusement écouté Victoria ; mais, au
lieu de lui répondre, il reprit en souriant, comme toujours,
avec sérénité :
— Nous voici loin de l'accusation que notre ami Scanvoch a portée contre moi et pourtant, Victoria, vos
paroles, au sujet des craintes que vous inspirent pour
l'avenir les princes des prêtres chrétiens, comme vous les
appelez, nous ramènent à cette accusation. Ainsi, selon
vous, Scanvoch, le but des perfidies que vous me reprochez
serait d'arriver au gouvernement de la Gaule, afin de la
trahir au profit de Rome païenne ou de Rome catholique?
— Oui, lui dis-je, je crois cela.
— En deux mots, Scanvoch, je vais me justifier; Victoria
m'aidera plus que personne. L'un de mes secrétaires,
dites-vous, a lâché d'exciter l'hostilité de nos soldats
contre Victorin ; voire révélation me semble tardive;
puis...
— Je n'ai su cela qu'hier soir, dis-je au gouverneur de
Gascogne en l'interrompant.
— Peu importe, reprit-il; ce secrétaire, je l'ai chassé
dernièrement de chez moi, apprenant, par hasard, qu'en
effet, irrité contre Victorin, qui, plusieurs fois ici l'avait
raillé, il s'était vengé en répandant sur lui des calomnies
encore plus ridicules qu'odieuses. Mais laissons ces misères.
Je suis ambitieux, dites-vous, ami Scanvoch? Je
vise au gouvernement de la Gaule, dussé-je y arrive par
d'indignes manoeuvres?. Demandez à Victoria quel est
le but de mon nouveau voyage à Mayence...
— Tétrik pense qu'il serait urgent pour la paix et la
prospérité de la Gaule de proposer aux soldats d'acclamer
le fils de mon fils comme héritier du gouvernement
de son père. Télrik se croit certain du consentement de
l'empereur Galien.
— Tétrik prévoit donc la mort prochaine de Victorin?
ai-je répondu regardant fixement le gouverneur.
Mais celui-ci, dont on rencontrait rarement les yeux
qu'il tenait ordinairement baissés, répondit :
— Les Franks sont de l'autre côte du Rhin et Victorin est d'une bravoure téméraire; mon vif désir est qu'il
vive de longues années; mais, selon moi, la Gaule trouverait
un gage de sécurité pour l'avenir, si elle savait
qu'après Victorin le pouvoir restera au fils de celui que
l'armée a acclamécomme chef, surtout lorsque cet enfant
aurait eu pour éducatrice Victoria la Grande... Victoria,
l'auguste mère des camps!
— Oui, ai-je répondu en tâchant de nouveau, mais en
vain, de rencontrer le regard du gouverneur; mais dans
le cas où Victorin mourrait prochainement, qui me dit
que vous, Tétrik, vous n'espérez pas être le tuteur de cet
enfant, exercer le pouvoir en son nom, et arriver ainsi,
par une autre voie, au gouvernement de la Gaule?
— Parlez-vous sérieusement, Scanvoch? reprit Tétrik.
Demandez à Victoria si elle a besoin de mon aide pour
faire de son petit-fils un homme digne d'elle et du pays?
La croyez-vous de ces femmes assez faibles pour partager
avec, autrui une lâche glorieuse? L'idolâtrie des soldats
pour elle ne vous est-elle pas un sûr garant qu'elle seule,
dans le cas où Victorin mourrait prématurément, qu'elle
seule pourrait conserver la tutelle de son petit-fils et gouverner pour lui?
Victoria secoua la fêle d'un air pensif et reprit :
— Je n'aime pas votre projet, Tétrik. Quoi! désigner
au choix des soldats un enfant encore au berceau ! Qui
sait ce que sera cet enfant? qui sait ce qu'il vaudra?
— Ne vous a-t-il pas pour éducatrice? reprit Télrik.
— N'ai-je pas aussi été l'éducalrice de Victorin? répondit
tristement la mère des camps; cependant, malgré
mes soins vigilants, mon fiis a des défauts qui autorisent
des calomnies redoutables, auxquelles je vous crois étranger,
je vous le dis sincèrement, Tétrik; j'espère maintenant
que mon frère Scanvoch rendra, comme moi, justice
à votre loyauté.
— Je l'ai dit, et je le répète : je soupçonne cet homme,
ai-je répondu à Victoria.
Elle s'écria avec impatience :
— Et moi, j'ai dit et je répète que tu es une tête de
fer, une vraie tête bretonne, rebelle à toute raison, lorsqu'une
idée fausse s'est implantée dans ta dure cervelle.
Convaincu par instinct de la perfidie de Tétrik, je n'avais
pas de preuves contre lui, je me suis tu.
Tétrik a repris en souriant :
— Ni vous ni moi, Victoria, nous ne persuaderons le
Scanvoch de son erreur; laissons ce soin à une irrésistible
séductrice : la vérité. Avec le temps, elle prouvera
ma loyauté. Nous reparlerons, Victoria, de votre répugnance
à faire acclamer par l'armée votre petit-fils comme
héritier du pouvoir de son père, j'espère vaincre vos scrupules.
Mais, dites-moi, j'ai vu tout à l'heure, en me rendant
chez vous, le capitaine Marion, cet ancien ouvrier
forgeron, qu'à mon autre voyage au camp vous m'avez
présenté comme l'un des plus vaillants hommes de l'armée.
— Sa vaillance égale son bon sens et sa ferme raison,
reprit la mère des camps; c'est aussi un noble coeur, car,
malgré son élévation, il a continué d'aimer comme un
frère un de ses anciens compagnons de forge, resté simple
soldat.
— Et moi, dis-je à Victoria, dussé-je encore passer
pour une tête de fer, je crois que dans cette affection, le
bon coeur et le bon sens du capitaine Marion se trompent.
Selon moi, il aime un ennemi. Puissiez-vous, Victoria,
n'être pas-aussi aveugle que le capitaine Marion !
— Le fidèle compagnon du capitaine Marion serait son
ennemi? reprit Victoria. Tu es dans un jour de méfiance,
mon frère.
— Un envieux est toujours un ennemi. L'homme dont je parle est resté soldat; il porte envie à son ancien camarade,
devenu l'un des premiers capitaines de l'armée...
De l''envie à la haine, il n'y a qu'un pas.
En disant ceci, j'avais encore, mais en vain,tlâché de
renconlrer le regard du gouverneur de Gascogne; mais je
remarquai chez lui, non sans surprise, une sorte de tressaillement
de joie lorsque j'affirmai que le capitaine Marion
avait pour ennemi secret son camarade de guerre.
Télrik, toujours maître de lui, craignant sans doute que
son tressaillement ne m'eût pas échappé, reprit :
— L'envie est un sentiment si révoltant, que je ne puis
en entendre parler sans émotion. Je suis vraiment chagrin
de ce que Scanvoch, qui, je l'espère, se trompe cette
fois encore, nous apprend sur le camarade du capitaine
Marion. Mais si ma présence vous empêche de recevoir
le capitaine, diles-le-moi, Victoria, je me retire.
— Je désire au contraire que vous assistiez à l'entretien
que je dois avoir avec Marion et mon frère Scanvoch
; tous deux ont été chargés par mon fils d'importants
messages et pourtant, ajoula-t-elle avec un soupir, la
matinée s'avance, et mon fils n'est pas ici...
A ce moment la porte de la chambre s'ouvrit, et Victorin
parut, accompagné du capitaine Marion.
Victorin était alors âgé de vingt-deux ans. Je t'ai dit,
mon enfant, que l'on avait frappé plusieurs médailles où
il figurait sous les traits du dieu Mars, à côté de sa mère,
coiffée d'un casque ainsi que la Minerve antique; Victorin
aurait pu en effet servir de modèle à une statue du dieu
de la guerre. Grand, svelle, robuste, sa tournure, à la fois
élégante et martiale, plaisait à tous les yeux; ses traits,
d'une beauté rare comme ceux de sa mère, en différaient
par une expression joyeuse et hardie. La franchise, la générosité
de son caractère, se lisaient sur son visage; malgré
soi, l'on oubliait en le voyant les défauts qui déparaient ce vaillant naturel, trop vivace, trop fougueux pour
refréner les entraînements de l'âge. Victorin venait sans
doute de passer une nuit de plaisir; pourtant sa figure
était aussi reposée que s'il fût sorti de son lit. Un chaperon
de feutre, orné d'une aigrette, couvrait à demi ses
cheveux noirs, bouclés autour de son mâle et brun visage,
à demi ombragé d'une légère barbe brune; sa saie gauloise,
d'éloffe de soie rayée de pourpre et de blanc, était
serrée à sa taille par un ceinturon de cuir brodé d'argent,
où pendait son épée à poignée d'or curieusement ciselée,
véritable chef-d'oeuvre de l'orfèvrerie d'Autun. Victorin
en entrant chez sa mère, suivi du capitaine Marion, alla
droit à Victoria avec un mélange de tendresse et de respect:
il mit un genou en terre, prit une de ses mains
qu'il baisa, puis, ôtant son chaperon, il tendit son front
en disant :
— Salut, ma mère!
Il y avait un charme si touchant dans l'altitude, dans
l'expression des traits du jeune général, ainsi agenouillé
devant sa mère, que je la vis hésiter un instant entre le
désir d'embrasser ce fils qu'elle adorait et la volonté de
lui témoigner son mécontentement; aussi, repoussant
légèrement de la main le front de Victorin, elle lui dit
d'une voix grave, en lui montrant le berceau placé à côlé
d'elle :
— Embrassez votre fils, vous ne l'avez pas vu depuis
hier matin...
Le jeune général comprit ce reproche indirect, se releva
tristement, s'approcha du berceau, prit l'enfant entre ses
bras, et l'embrassa avec effusion en regardant Victoria,
semblant ainsi se dédommager de la sévérité maternelle.
Le capitaine Marion s'était approché de moi; il me dit
tout bas :
— C'est pourtant un bon coeur que ce Victorin ; combien il aime sa mère, combien il aime son enfant! Il
leur est certes aussi attaché que je le suis, moi, à mon
ami Eustache, qui compose à lui seul toute ma famille...
Quel dommage que cette peste de luxure (le bon capitaine
prononçait peu de paroles sans y joindre cette exclamalion),
quel dommage que cette peste de luxure tienne si
souvent ce jeune homme entre ses griffes!
— C'est un malheur! Mais croyez-vous Victorin capable
de l'infâme lâcheté dont on l'accuse dans le camp?
ai-je répondu au capitaine de manière à être entendu de
Tétrik, qui, parlant tout bas à Victoria, semblait lui reprocher
sa sévérité à l'égard de son fils.
—Non, par le diable! reprit Marion, je ne crois pas
Victorin capable de ces indignités surtout quand je le
vois ainsi entre son fils et sa mère.
Le jeune général, après avoir soigneusement replacé
dans le berceau l'enfant qui lui tendait ses bras, dit affectueusement
au gouverneur de Gascogne :
— Salut, Tétrik!... j'aime toujours à voir ici le sage et
fidèle ami de :ma mère. Puis se tournant vers moi :
— Je savais ton retour, Scanvoch... En l'apprenant, ma
joie a été grande, et grande aussi mon inquiétude durant
ton absence. Ces bandits franks nous ont souvent prouvé
comment ils respectaient les trêves parlementaires.
Mais, remarquant sans doute la tristesse encore empreinte
sur les traits de Victoria, son fils s'approcha
d'elle, et lui dit avec autant de franchise que de tendre
déférence :
— Tenez, ma mère, avant de parler ici des messages
du capitaine Marion et de Scanvoch, laissez-moi vous
dire ce que j'ai sur le coeur, peut-être votre front s'éclaircira-
t-il et je ne verrai plus ce mécontentement
dont je m'afflige. Tétrik est notre bon parent, le capitaine
Marion notre ami, Scanvoch voire frère... je n'ai rien à cacher ici... Avouez-le, chère mère, vous êtes chagrine
parce que j'ai passé cette nuit dehors?
— Vos désordres m'affligent, Victorin... je m'afflige davantage encore de
ce que ma voix n'estplus écoulée par vous.
— Mère... je veux tout vous avouer; mais, je vous le
jure, je me suis plus cruellement reproché ma faiblesse
que vous ne me la reprocherez vous-même... Hier soir,
fidèle à ma promesse de m'enlretenir longuement avec
vous pendant une partie de la nuit sur de graves intérêts,
je rentrais sagement au logis... j'avais refusé...oh ! héroïquement
refusé d'aller souper avec trois capitaines des
dernières légions de cavalerie arrivées à Mayence et venant
de Béziers... Ils avaient eu beau me vanter de grandes
vieilles cruches de vin de ce pays du vin par excellence,
soigneusement apportées par eux dans leur chariot de
guerre pour fêter leur bienvenue... j'étais resté impitoyable...
Ils crurent alors me gagner en me parlant de deux
chanteuses bohémiennes de Hongrie, Kidda et Flory...
(Pardon, ma mère, de prononcer de pareils noms devant
vous, mais la vérité m'y oblige.) Ces bohémiennes, disaient
mes tentateurs, arrivées à Mayence depuis peu de
temps, étaient belles comme des astres, lutines comme
des démons, et chantaient comme des rossignols!
— Ah! je la vois... je la vois venir d'ici, cette peste de
luxure, marchant sur ses pattes velues, comme une tigresse
sournoise et affamée! s'écria Marion. Que je voudrais
donc faire danser, ces effrontées diablesses de Bohême
sur des plaques de fer rougies au feu, c'est alors qu'elles
chanteraient d'une manière douce à mes oreilles...
.— J'ai été encore plus sage que toi, brave Marion, reprit
Victorin ; je n'ai voulu les voir chanter et danser d'aucune façon... j'ai fui à grands pas mes tentateurs pour
revenir ici...
— Tu auras eu beau fuir, cette damnée luxure a les jambes aussi longues que les bras et les dents, dit le capitaine;
elle t'aura rattrapé, Victorin!
— Daignez m'écouler, ma mère, reprit Victorin voyant
ma soeur de lait faire un geste de dégoût et d'impatience.
Je n'étais plus qu'à deux cents pas du logis... la nuit était
noire, une femme enveloppée d'une mante à capuchon
m'aborde...
— Et de trois! s'écria le bon capitaine en joignant les
mains. Voici les deux bohémiennes renforcées d'une
femme à coqueluchon... Ah! malheureux Victorin! L'on
ne sait pas les pièges diaboliques cachés sous ces coqueluchons... mon ami Eustache serait encoqueluchonné
que je le fuirais!
— Mon père est un vieux soldat, me dit cette femme,
reprit Victorin; une de ses blessures s'est rouverte, ii se
meurt. Il vous a vu naître, Victorin... il ne veut pas
mourir sans presser une dernière fois la main de son
jeune général; refuserez-vous cette grâce à mon père
expirant? Voilà ce que m'a dit celte inconnue d'une
voix touchante. Qu'aurais-lu fait, toi, Marion?
—Malgré mon épouvante des coqueluchons. je serais,
ma foi, allé voir ce vieux homme, répondit le capitaine;
certes j'y serais allé, puisque ma présence pouvait lui
rendre la mort plus agréable...
— Je fais donc ce que tu aurais fait, Marion, je suis
l'inconnue; nous arrivons à une maison obscure, la porte
s'ouvre, ma conductrice me prend la main, je marche
quelques pas dans les ténèbres; soudain une vive lumière
m'éblouit, je me vois entouré par les trois capitaines des
légions de Béziers, et par d'autres officiers; la femme voilée
laisse tomber sa manie, el je reconnais...
— Une de ces damnées bohèmes! s'écria le capitaine.
Ah ! je le disais bien, Victorin, que les coqueluehons cachaient
d'horribles choses !
— Horribles?... Hélas! non, Marion; et je n'ai pas eu le courage de fermer les yeux... Aussitôt je suis cerné de tous côtés; l'autre bohémienne accourt, les officiers m'entourent; les portes sont fermées, on m'entraine à la place d'honneur. Kidda se met à mi droite, Flory à ma gauche ; devant moi se dresse une de ces grosses vieilles cruches, remplie d'un divin nectar, disaient ces maudits, et...
— Et le jour vous surprend dans cette nouvelle orgie,
dit gravement Victoria en interrompant son fils. Vous
oubliez ainsi dans la débauche l'heure qui vous rappelait
auprès de moi. Est-ce là une excuse?
— Non, chère mère, c'est un aveu... car j'ai élé faible...
mais aussi vrai que la Gaule est libre, je revenais
sagement près de vous sans la ruse qu'on a employée
pour me retenir. Ne me serez-vcus pas indulgente, cette
fois encore? Je vous en supplie! ajouta Victorin en s'agenouillant
de nouveau devant ma soeur de lait. Ne soyez
plus ainsi soucieuse et sévère; je sais mes torts! L'âge
me guérira... Je suis trop jeune, j'ai le sang trop vif;
l'ardeur du plaisir m'emporte souvent malgré moi...
Pourtant, vous le savez, ma mère, je donnerais ma vie
pour vous.
— Je le crois; mais vous ne me feriez pas le sacrifice
de vos folles et mauvaises passions.
— A voir Victorin ainsi respectueux et repentant aux
genoux de sa mère, ai-je dit tout bas à Marion, penserait-on
que c'est là ce général illustre et redouté des ennemis
de la Gaule, qui, à vingt-deux ans, a déjà gagné cinq
grandes batailles?
— Victoria, reprit Télrik de sa voix insinuante et
douce, je suis père aussi et enclin à l'indulgence. De
plus, dans mes délassements, je suis poête et j'ai écrit
une ode à la Jeunesse. Comment serais-je sévère?
J'aime tant les vaillantes qualités de notre cher Viclorin, que le blâme m'est difficile! Serez-vous donc insensible
aux tendres paroles de votre fils? Sa jeunesse est son seul
crime..Il vous l'a dit, l'âge le guérira et son affection
pour vous, sa déférence à vos volontés, hâteront la
guérison.
Au momenl où le gouverneurde Gascogne parlait ainsi,
un grand tumulte se fit au dehors de la demeure de Victoria,
et bientôt on entendit ce cri :— Aux armes! aux armes !
Victorin et sa mère, prés de laquelle il s'était tenu agenouillé,
se levèrent brusquement.
— On crie aux armes! dit vivement le capitaine Marion
en prêtant l'oreille.
— Les Franks auront rompu la trêve! m'écriai-je à
mon tour; hier un de leurs chefs m'avait menacé d'une
prochaine attaque contre le camp; je n'avais pas cru à une
si prompte résolution.
— On ne rompt jamais une trêve avant son terme, sans
notifier celte rupture, dit Tétrik.
— Les Franks sont des barbares capables de toutes les
trahisons! s'écria Victorin en courant vers la porte.
Elle s'ouvrit devant un officier couvert de poussière, et
si haletant qu'il ne put d'abord à peine parler.
— Vous êtes du poste de l'avant-garde du. camp, à
quatre lieues d'ici, dit le jeune général au nouveau venu,
car Victorin connaissait tout les officiers de l'armée; que
se passe-t-il?
—
Une innombrable quantité de radeaux, chargés de
troupes et remorqués par des barques, commençaient à
paraître vers le milieu du Rhin, lorsque, d'après l'ordre
du commandant du poste, je l'ai quille pour accourir à
toute bride vous annoncer cette nouvelle, Victorin... Les
hordes franques doivent à cette heure avoir débarqué...
Le poste que je quitte, trop faible pour résister à une armée, s'est sans doute replié sur le camp; en le traversant
j'ai crié aux armes! Les légions et les cohortes se forment
à la hâte.
— C'est la réponse de ces barbares à notre message
porté par Scanvoch, dit la mère des camps à Victorin.
— Que t'ont répondu les Franks? me demanda le jeune
général.
— Néroweg, un des principaux rois de leur armée, a
repoussé toute idée de paix, ai-je dit.à Victorin; ces barbares
veulent envahir la Gaule, s'y établir et nous asservir...
J'ai menacé leur chef d'une guerre d'extermination;
il m'a répondu que le soleil ne se lèverait pas six fois
avant qu'il fût venu ici, dans notre camp, enlever Victoria
la Grande...
— S'ils marchent sur nous, il n'y a pas un instant à
perdre! s'écria Télrik effrayé en s'adressant au jeune général
qui, calme, pensif, les bras croisés sur la poitrine,
réfléchissait en silence; il faut agir, et proniptement agir!
— Avant d'agir, répondit Victorin toujours méditatif,
il faut penser.
— Mais, reprit le gouverneur, si les Franks s'avancent
rapidement vers le camp...
— Tant mieux! dit Victorin avec impatience, tant
mieux, laissons-les s'approcher...
La réponse de Victorin surprit Télrik, et, je l'avoue,
j'aurais été moi-même étonné, presque inquiet d'entendre
le jeune général parler de temporisation en présence d'une
attaque imminente,si je n'avais eu de nombreuses preuves
de la sûreté de jugement de Victorin. Sa mère fit signe
au gouverneur de le laisser réfléchir à son plan de bataille,
qu'il méditait sans doute, et dit à Marion :
— Vous arrivez ce malin de votre voyage au milieu des peuplades de l'autre côté du Rhin, si souvent pillées parces barbares. Quelles sont les dispositions de ces tribus?
— Trop faibles pour agir seules, elles se joindront à
nous au premier appel... Des feux allumés par nous, ou
le jour ou la nuit, sur la colline de Bérak, leur donneront
le signal; des veilleurs l'attendent; aussitôt qu'ils l'apercevront,
ils se tiendront prêts à marcher; un de nos meilleurs
capitaines, après le signal donné, fera embarquer
quelques troupes d'élite, traversera le Rhin et opérera sa
jonction avec ces trihus, pendant que le gros de noire armée
agira d'un autre côté.
— Votre projet esl excellent, capitaine Marion, dit
Victoria; en ce moment surtout une pareille alliance nous
est d'un grand secours... Vous avez, comme d'habitude,
vu juste et loin...
— Quand on a de bons yeux, il faut tâcher de s'en servir
de son mieux, répondit avec bonhomie le capitaine;
aussi ai-je dit à mon ami Eustache...
— Quel ami? demanda Victoria; de qui parlez-vous,
capitaine?
— D'un soldat... mon ancien camarade d'enclume : je
l'avais emmené avec moi dans le voyage d'où j'arrive; or,
au lieu de ruminer en moi-même mes petits projets, je
les dis tout haut à mon ami Eustache; il est discret, point
sot du tout, bourru en diable, el souvent il me grommelle
des observations dont je profite.
— Je sais votre amitié pour ce soldat, reprit Victoria,
elle vous honore.
— C'est chose simple que d'aimer un vieil ami: je lui
ai donc dit : « Vois-tu, Eustache, un jour ou l'autre ces
écorcheurs franks tenteront une attaque décisive contre
nous ; ils laisseront, pour assurer leur retraite, une réserve
à la garde de leur camp et de leurs chariots de
tuerre; cette réserve ne sera pas un bien gros morceau à
avaler pour nos tribus alliées, renforcées d'une bonne
légion d'élite commandée par un de nos capitaines de sorte que si ces écorclieurs sont battus de ce côté-ci du
Rhin, toute retraite leur sera coupée sur l'aulre rive.
Ce que je prévoyais arrive aujourd'hui; les Franks nous
attaquent; il faudrait donc, je crois, envoyer sur l'heure
aux tribus alliées quelques troupes d'élite, commandées
par un capitaine, énergique, prudent et avisé.
— Ce capitaine... ce sera vous, Marion, dit Victoria.
— Moi, soit... Je connais le pays... mon projet est fort
simple... Pendant que les Franks viennent nous attaquer,
je traverse le Rhin, afin de brûler leur camp, leurs chariots
et d'exterminer leur réserve... Que Victorin les batte
sur notre rive, ils voudront repasser le fleuve et me trouveront
sur l'autre bord avec mon ami Eustache, prêt à
leur tendre autre chose que la main pour les aider à
aborder. Grande vanité d'ailleurs pour eux d'aborder en
ce lieu, puisqu'ils n'y trouveraient plus ni réserve, ni
camp, ni chariots.
— Marion, reprit ma soeur de lait après avoir attentivement
écoulé le capitaine, le gain de la bataille est certain,
si vous exécutez ce plan avec votre bravoure et votre
sang-froid ordinaires.
— J'ai bon espoir. Car mon ami Eustache m'a dit d'un
ton encore plus hargneux que d'habitude : « Il n'est point
déjà si sot, ton projet, il n'est point déjà si sot. » Or,
l'approbation d'Eustache m'a toujours porté bonheur.
— Victoria, dit à demi-voix Tétrik, ne pouvant contraindre
davantage son anxiété, je ne suis pas homme de
guerre... j'ai une confiance entière dans le génie militaire
de votre fils; mais de moment en moment un ennemi qui
nous est deux ou trois fois supérieur en nombre s'avance
contre nous et Victorin ne décide rien, n'ordonne rien!
— il vous l'a dit avec raison : « Avant d'agir, il faut
penser, » répond Victoria. Ce calme réfléchi... au moment du péril, est d'un homme sage. N'est-il pas insensé de
courir en aveugle au-devanl du danger?
Soudain Viciorin frappa dans ses mains, sauta au cou
de sa mère, qu'il embrassa en s'écriant :
— Ma mère... Hésus m'inspire... Pas un de ces barbares
n'échappera, et pour longtemps la paix de la Gaule
sera du moins assurée. Ton projet est excellent, Marion,
il se lie à mon plan de bataille comme si nous l'avions
conçu à nous deux.
— Quoi! tu m'as entendu? dit le capitaine étonné, moi
qui le croyais absorbé dans tes réflexions !
— Un amant, si absorbé qu'il paraisse, entend toujours
ce qu'on dit de sa maîtresse, mon brave Marion, répondit
gaiement Victorin; et ma souveraine maîtresse, à moi,
c'est la guerre!
— Encore cette peste de luxure, me dit à demi-voix le
capitaine. Hélas! elle le poursuit partout, jusque dans ses
idées de bataille!
— Marion, reprit Victorin, nous avons ici, sur le Rhin
deux cents barques de guerre à six rames?
— Tout autant et bien équipées.
— Cinquante de ces barques te suffiront pour transporter
le renfort de troupes d'élite que tu vas conduire à nos
alliés de l'autre côté du fleuve?
— Cinquante me suffiront.
— Les cent cinquante autres, montées chacune par dix
rameurs soldats armés de haches, et par vingt archers
choisis, se tiendront prêtes à descendre le Rhin jusqu'au
promontoire d'Herfeld, où elles attendront de nouvelles
' instructions; donne cet ordre au capitaine de la flottille
en t'embarquant.
— Ce sera fait.
— Exécute ton plan de point en point, brave Marion.
Extermine la réserve des Franks, incendie leur camp, leurs chariots. La journée est à nous si je force ces
écorcheurs à la retraite.
— Et tu les y forceras, Victorin, c'est chez toi vieille
habitude, quoique ta barbe soit naissante. Je cours chercher
mon bon ami Eustache et exécuter tes ordres.
Avant de sortir, le capitaine Marion tira son épée, la
présenta par la poignée à là mère des camps, et lui dit :
— Touchez, s'il vous plaît, cette épée de votre main,
Victoria, ce sera d'un bon augure pour la journée.
— Va, brave et bon Marion, répondit la mère des
camps en rendant l'arme, après en avoir serré virilement
la poignée dans sa belle et blanche main, va, Hésus est
pour la Gaule, qui veut vivre libre et prospère.
— Notre cri de guerre sera : Victoria la Grande! et on
l'entendra d'un bord à l'autre du Rhin, dit Marion avec
exaltation.
Puis il ajouta en sortant précipitamment :
— Je cours chercher mon ami Eustache, et à nos barques!
à nos barques!
Au moment où Marion sortait, plusieurs chefs de légions et de cohortes, instruits du débarquement des Franks par
l'officier qui, porteur de cette nouvelle, avait sur son
passage répandu l'alarme dans le camp, accoururent
prendre les ordres du jeune général.
— Mettez-vous à la tête de vos troupes, leur dit-il.
Rendez-vous avec elles au champ d'exercice. Là, j'irai
vous rejoindre, et je vous assignerai votre marche de bataille;
je veux auparavant en conférer avec ma mère.
.— Nous connaissons ta vaillance et ton génie militaire,
répondit le plus âgé de ces chefs de cohortes, robuste
vieillard à barbe blanche. Ta mère, l'ange de la Gaule,
veille à tes côlés. Nous attendrons tes ordres avec confiance.
— Ma mère, dit le jeune général d'une voix touchante,
votre pardon, à la face de tous, et un baiser de vous, me donneraient bon courage pour cette grande journée de
bataille!
— Les égarements de la jeunesse de mon fils ont souvent
attristé mon coeur, ainsi que le vôtre, à vous, qui
l'avez vu naître, dit Victoria aux chefs de cohortes; pardonnez-
iui comme je lui pardonne.
Et elle serra passionnément son fils contre sa poitrine.
— D'infâmes calomnies ont couru dans l'armée contre
Victorin, reprit le vieux capitaine; nous n'y avons pas
cru, nous autres; mais, moins éclairé que nous, le soldat
est prompt au blâme comme à la louange. Suis donc les
conseils de ton auguste mère. Victorin, ne donne plus
prétexte aux calomnies. Nous te disons ceci comme à
notre fils, à toi l'enfant des camps, dont Victoria la Grande
est la mère : nous allons attendre tes ordres; compte sur
nous, nous comptons sur toi.
— Vous me parlez en père, répondit Viclorin, ému de
ces simples et dignes paroles, je vous écouterai en fils;
votre vieille expérience m'a guidé tout enfant sur les
champs de bataille; votre exemple a fait de moi le soldat
que je suis; je tâcherai, aujourd'hui encore, de me montrer
digne de vous et de ma mère.
— C'est ton devoir, puisque nous nous glorifions en toi et en elle, répondit le vieux capitaine. Puis, s'adressant à Victoria :
-- L'armée ne te verra-t-elle pas
tout à l'heure avant de marcher au combat? Pour nos
soldats et pour nous, ta présence est toujours un bon
présage.
—J'accompagnerai mon fils jusqu'au champ d'exercice,
et puis bataille et triomphe! Les aigles romaines planaient
sur notre terre asservie! le coq gaulois les en a
chassées. et il ne chasserait pas cette nuée d'oiseaux de
proie qui veulent s'abattre sur la Gaule! s'écria la mère des camps avec un élan si fier, si superbe, que je crus
voir en elle la déesse de la patrie et de la liberté. Par
Hésus! le Frank barbare nous conquérir! Il ne resterait
donc en Gaule ni une lance, ni une épée, ni une fourcbe,
ni un bâton, ni une pierre!
A ces mâles paroles, les chefs des légions, partageant
l'exaltation de Victoria, tirèrent spontanément leurs
épées, les choquèrent les unes contre les autres, et s'écrièrent
à ce bruit guerrier :
'— Par le fer de ces épées, Victoria, nous te le jurons,
la Gaule restera libre, ou tu ne nous reverras pas!
— Oui... par ton nom auguste et cher, Vicloria! nous
combattrons jusqu'à la dernière goutte de sang!
Et tous sortirent en criant :
— Aux armes! nos légions!
— Aux armes! nos cohortes!
Durant toute cette scène, où s'étaient si puissamment
révélés le génie militaire de Victorin, sa tendre déférence
pour sa mère, l'imposante influence qu'elle et lui exerçaient
sur les chefs de l'armée, j'avais souvent, à la dérobée,
jeté les yeux sur le gouverneur de Gascogne, retiré
dans un coin de la chambre; était-ce sa peur de l'approche
des Franks ? était-ce sa secrète rage de reconnaître
en ce moment la vanité de ses calomnies contre
Victorin (car malgré la doucereuse habileté de sa défense,
je soupçonnais toujours Tétrik) ? Je ne sais ; mais sa figure
livide, altérée, devenaitde plus en plus méconnaissable.
Sans doute de mauvaises passions, qu'il avait intérêt à
cacher, l'animaient alors; car, après le départ des chefs
de légions, la mère des camps s'étant retournée vers le
gouverneur, celui-ci tâcha de reprendre son masque de
douceur habituelle, et dit à Victoria en s'eiïorçant de
sourire :
— Vous et votre fils, vous êtes doués de magie... Selon ma faible raison, rien n'est plus inquiétant que cette
approche de l'armée franque, dont vous ne semblez pas
vous soucier, délibérant aussi paisiblement ici que si le
combat devait avoir lieu demain. Et pourtant votre tranquillité,
en de pareilles circonstances, me donne une
aveugle confiance...
— Rien de plus naturel que notre tranquillité, reprit
Victorin; j'ai calculé lé temps nécessaire aux Franks pour
achever de traverser le Rhin, de débarquer leurs troupes,
de former leurs colonnes, et d'arriver à un passage qu'ils
doivent forcément traverser. Hâter mes mouvements serait
une faute, ma lenteur me sert.
Puis, s'adressant à moi, Victorin me dit :
— Scanvoch, va l'armer; j'aurai des ordres à le donner
après avoir conféré avec ma mère.
— Tu me rejoindras avant que d'aller retrouver mon
fils sur le champ d'exercice, me dit à son tour Victoria;
j'ai aussi, moi, quelques recommandations à te
faire.
— J'oubliais de te dire une chose importante peut-être
en ce moment, ai-je repris. La soeur d'un des rois franks,
craignant d'être mise à mort par son frère, est venue hier
du camp des barbares avec moi.
— Cette femme pourra servir d'otage, dit Tétrik, il faut
la garder étroitement comme prisonnière.
— Non, ai-je répondu au gouverneur, j'ai promis à
cette femme qu'elle serait libre ici, et je l'ai assurée de
la protection de Victoria.
— Je tiendrai ta promesse, reprit ma soeur de lait. Où
est cette femme?
— Dans ma maison.
— Fais-la conduire ici après le départ des troupes, je
la verrai.
Je sortais, ainsi que le gouverneur de Gascogne, afin de laisser Victorin seul avec sa mère, lorsque j'ai vu entrer
chez elle plusieurs bardes et druides qui, selon notre
antique usage, marchaient toujours à la tête de l'armée,
afin de l'animer encore par leurs chants patriotiques et
guerriers.
En quittant la demeure de Victoria, je courus chez
moi pour m'armer et prendre mon cheval. De toutes parts
les trompettes, les buccins, les clairons retentissaient au
loin dans le camp; lorsque j'entrai dans ma maison, ma
femme et Sampso, déjà prévenues par la rumeur publique
du débarquement des Franks, préparaient mes armes;
Ellèn fourbissait de son mieux ma cuirasse d'acier, dont
le poli avait été la veille altéré par le feu du brasier allumé
sur mon armure par l'ordre de Néroweg, l'Aigle
terrible, ce puissant roI des Franks.
— Tu es bien la vraie femme d'un soldat, dis-je à
Ellèn en souriant de la voir si contrariée de ne pouvoir
rendre brillante la place ternie qui contrastait avec les
autres parties de ma cuirasse. L'éclat des armes de ton
mari est ta plus belle parure.
— Si nous n'étions pas si pressées par le temps, me dit
Ellèn, nous serions parvenues à faire disparaître cette
place noire; car, depuis une heure, Sampso et moi, nous
cherchons à deviner comment tu as pu noircir et ternir
ainsi ta cuirasse.
— On dirait des traces de feu, reprit Sampso, qui, de son
côté, fourbissait activement mon casque avec un morceau
de peau; le feu seul peut ainsi ronger le poli de l'acier.
— Vous avez deviné, Sampso, ai-je répondu en riant et allant prendre mon épée, ma hache d'armes et mon poignard : il y avait grand feu au camp des Franks ; ces gens hospitaliers m'ont engagé à m'approcher du brasier; la soirée était fraîche, et je me suis placé un peu trop près du foyer.
— L'annonce du combat te rend joyeux, mon Scanvoch,
reprit ma femme; c'est ton habitude, je le sais
depuis longtemps.
— Et l'annonce du combat ne t'attriste pas,mon Ellèn,
parce que tu as le coeur ferme.
— Je puise ma fermeté dans la foi de nos pères, mon
Scanvoch ; elle m'a enseigné que nous allons revivre
ailleurs avec ceux-là que nous avons aimés dans ce
monde-ci, me répôudit doucement Ellèn, en m'aidant,
ainsi que Sampso, à boucher ma cuirasse. Voilà pourquoi
je pratique celte maxime de nos mères : « La Gauloise
ne pâlit jamais lorsque son vaillant époux part pour le combat,
et elle rougit de bonheur à son retour. » S'il ne
revient plus, elle songe avec fierté qu'il est mort en brave,
et chaque soir elle se dit : « Encore un jour d'écoulé,
encore un pas de fait vers ces mondes inconnus où l'on
va retrouver ceux qui nous ont été chers ! »
— Ne parlons pas d'absence, mais de retour, dit
Sampso en me présentant mon casque si soigneusement
fourbi de ses mains, qu'elle aurait pu mirer dans l'acier
sa douce figure; vous avez été jusqu'ici heureux à la
guerre, Scanvoch, le bonheur vous suivra, vous nous le
ramènerez avec vous.
— J'en crois voire assurance, chère Sampso. Je pars,
heureux de voire affection de coeur et de l'amour d'Ellèn ;
heureux je reviendrai surtout si j'ai pu marquer de nouveau
à la face certain roi de ces écorcheurs franks, en
reconnaissance de sa loyale hospitalité d'hier envers moi ;
mais me voici armé. Un baiser à mon petit Aëlguen, et
à chevai!
Au moment où je me dirigeais vers la chambre de ma
femme, Sampso m'arrêlant.:
— Mon frère et cette étrangère?
— Vous^vez raison, Sampso, je l'oubliais.
J'avais, par prudence, enfermé Elwig; j'allai heurter à
sa porte, et je lui dis :
— Veux-tu que j'entre chez toi?
Elle ne me répondit pas; inquiet de ce silence, j'ouvris
la porte : je vis Elwig assise sur le bord de sa couche,
son front entre ses mains. A mon aspect, elie jeta sur
moi un regard farouche et resta muette. Je lui demandai :
— Le sommeil t'a-t-il calmée?
— Il n'est plus de sommeil pour moi, m'a-t-elle brusquement
répondu. Riowag est mort!
— Vers le milieu du jour, ma femme et ma soeur te
conduiront auprès de Victoria la Grande; elle te traitera
en amie. Je lui ai annoncé ton arrivée au camp.
La soeur de Nércweg, l'Aigle terrible, me répondit par
un geste d'insouciance.
— As-tu besoin de quelque chose? lui ai-je dit. Veux-tu
manger? veux-tu boire?
— Je veux de l'eau... J'ai soif... je brûle!
Sampso, malgré le refus de la prêtresse, alla chercher
quelques provisions, une cruche d'eau, déposa le tout
près d'Erwig toujours sombre, immobile et muette; je
fermai la porte, et remettant la clef à ma femme :
— Toi et Sampso, vous accompagnerez cette malheureuse
créature chez Victoria vers le milieu du jour; mais
veille à ce qu'elle ne puisse être seule avec notre enfant.
— Que crains-tu?
—Il y a tout à craindre de ces femmes barbares, aussi
dissimulées que féroces. J'ai tué son amant en me défendant
contre lui, elle serait peut-être capable par vengeance
d'étrangler notre fils.
A ce moment je te vis accourir à moi, mon cher enfant.
Entendant ma voix du fond de la chambre de ta mère, tu
avais quitté ton lit, et tu venais demi-nu, les bras tendus
vers moi, tout riant à la vue de mon armure, dont l'éclat réjouissait tes yeux. L'heure me pressait, je l'embrassai
tendrement, ainsi que ta mère et sa soeur; puis j'allai
seller mon cheval. Après un dernier regard jeté sur ta
mère, qui te tenait entre ses bras, je partis au galop, afin
de rejoindre Victoria sur le champ d'exercice où l'armée
devait être réunie.
Le bruit lointain des clairons, les hennissements des
chevaux auxquels il répondait, animèrent mon cheval; il
bondissait avec vigueur. Je le calmai de la voix, je le
caressai de la main, afin de l'assagir et de ménager ses
forces pour cette rude journée. A peu de dislance du
champ d'exercice, j'ai vu à cent pas devant moi Victoria,
escortée de quelques cavaliers. Je l'eus bientôt rejointe.
Télrik, monté sur une petite haquenée, se tenait à la
gauche de la mère des camps, elle avait à sa droite un
barde druide, nommé Rolla, qu'elle affectionnait pour sa
bravoure, son noble caractère et son talent de poête.
Plusieurs autres druides étaient disséminés parmi les différents
corps de l'armée, afin de marcher côte à côte des
chefs à la tête des troupes.
Victoria, coiffée du léger casque d'airain de la Minerve
antique, surmonté du coq gaulois en bronze doré, tenant
sous ses pattes une alouette expirante, montait, avec sa
fière aisance, son beau cheval blanc, dont la robe satinée
brillait de reflets argentés; sa housse, écarlate comme sa
bride, traînait presque à terre à demi cachée sous les plis
de la longue robe noire de la mère des camps, qui, assise
de côté sur sa monture, chevauchait fièrement; son mâle
et beau visage semblait animé d'une ardeur guerrière :
une légère rougeur colorait ses joues; son sein palpitait,
ses grands yeux bleus brillaient d'un incomparable éclat
sous leurs sourcils noirs. Je me joignis, sans être aperçu
d'elle, aux autres cavaliers de son escorte... Les cohortes,
bannières déployées, clairons et buccins en têle, se rendant au champ d'exercice, passaient successivement à
nos côtés d'un pas rapide : les officiers saluaient Victoria
de l'épée, les bannières s'inclinaient devant elle, et soldais,
capitaines, chefs de cohortes, tous enfin criaient
d'une même voix avec enthousiasme
— Salut à Victoria la Grande!
— Salut à la mère des camps!
Parmi les premiers soldats d'une des cohortes qui passèrent
ainsi près de nous, j'ai reconnu Douarnek, un de
mes quatre rameurs de la veille; malgré sa blessure récente,
le courageux Breton marchait à son rang. Je
m'approchai de lui au pas de mon cheval, et lui dis :
— Douarnek,-les dieux envoient à Victorin une occasion
propice de prouver à l'armée que malgré d'indignes
calomnies il est toujours digne de la commander.
— Tu as raison, Scanvoch, me répondit le Breton. Que
Victorin gagne celle bataille, comme il en a gagné d'autres,
et le soldat, dans la joie du triomphe de son général,
oubliera bien des choses...
Quelques légions romaines, alors nos alliés, partageaient
l'enthousiasme de nos troupes; en passant sous les yeux
de Victoria, leurs acclamations la saluaient aussi...Toute
l'armée, la cavalerie aux ailes, l'infanterie au centre, fut
bientôt réunie dans le champ d'exercice, plaine immense,
située en dehors du camp; elle avait pour limites, d'un
côté, la rive du Rhin, de l'autre, le versant d'une colline
élevée ; au loin on apercevait un grand chemin tournant
et disparaissant derrière plusieurs rampes montueuses.
Les casques, les cuirasses, les armes, les bannières, surmontées
du coq gaulois en cuivre doré, étincelants aux
rayons du soleil, offraient une sorte de fourmillement lumineux,
admirable à l'oeil du soldat. Victoria, dès
qu'elle entra dans le champ de manoeuvres, mit son cheval
au galop, afin d'aller rejoindre son fils, placé au centre de cette plaine immense, et environné d'un groupe de
chefs de légions et de cohortes, auxquels il donnait ses
ordres. A peine la mère des camps, reconnaissante à tous
les regards par son casque d'airain, sa robe noire et le
cheval blanc qu'elle montait, eut-elle paru devant le front
de l'armée, qu'un seul cri, immense, retentissant, partant
de ces cinquante mille poitrines de soldats, salua Victoria
la Grande.
— Que ce cri soit entendu de Hésus, dit au barde
druide ma soeur de lait d'une voix émue. Que les dieux
donnent à la Gaule une nouvelle victoire! La justice et
les droits sont pour nous. Ce n'est pas une conquête que
nous cherchons, nous voulons défendre notre sol, notre
foyer, nos familles et notre liberté!
— Notre cause est sainte entre toutes les causes! répondit
Rolla, le barde druide. Hésus rendra nos armes
invincibles!
Nous nous sommes rapprochés de Victorin. Jamais,
je crois, je ne l'avais vu plus beau, plus martial, sous sa
brillante armure d'acier, et sous son casque, orné, comme
celui de sa mère, du coq gaulois et d'une alouette. Victoria
elle-même, en s'approchant de son fils, ne put s'empêcher
de se tourner vers moi, et de trahir, par un regard
compris de moi seul peut-être, son orgueil maternel.
Plusieurs officiers, porteurs des ordres du jeune général
pour divers corps de l'armée, partirent au galop dans des
directions différentes. Alors je m'approchai de ma soeur
de lait, et je lui dis à demi-voix :
— Tu reprochais à ton fils de n'avoir plus cette froide
bravoure qui doit distinguer le chef d'armée; vois, cependant,
comme il est calme, pensif... Ne lis-tu pas sur
son mâle visage la sage et prudente préoccupation du
général qui ne veut pas aventurer follement la vie de ses
soldats, la fortune de son pays?
— Tu dis vrai, Scanvoch; il était ainsi calme et pensif
au moment de la grande bataille d'Offembach... une de
ses plus belles... une de ses plus utiles victoires! puisqu'elle
nous a rendu notre frontière du Rhin en refoulant
ces Franks maudits de l'autre côté du fleuve!
— Et cette journée complétera la victoire de ton fils
si, comme je l'espère, nous chassons pour toujours ces
barbares de nos frontières !
—Mon frère, me dit ma soeur de lait, selon ton habitude,
tu ne quitteras pas Victorin?
— Je te le promets...
— Il est calme à cette heure; mais, l'action engagée,
je redoute l'ardeur de son sang, l'entraînement de la bataille.
Tu le sais, Scanvoch, js ne crains pas le péril
pour Victorin; je suis fille, femme et mère de soldat
mais je crains que par trop de fougue, et voulant, par
seule outre-vaillance, payer de sa personne, il ne compromette
par sa mort le succès de celle journée, qui peut
décider du repos de la Gaule !
— J'userai de tout mon pouvoir pour convaincre Victorin
qu'un général doit se ménager pour son armée, dont
il est la fête et la pensée,..
—Scanvoch, me dit ma soeur dé lait d'une voix émue,
tu es toujours le meilleur des frères! Puis, me montrant
encore son fils du regard, et ne voulant pas, sans doute,
laisser pénétrer à d'autres qu'à moi la lutte de ses anxiétés
maternelles contre la fermeté de son caractère, elle
ajouta tout bas : Tu veilleras sur lui?
. — Comme sur mon fils.
Le jeune général, après avoir donné ses derniers ordres,
descendit respectueusement de cheval à la vue de Victoria,
s'approcha d'elle et lui dit :
— L'heure est venue, ma mère... J'ai arrêté avec les
autres capitaines les dernières dispositions du plan de bataille, que je vous ai soumis et que vous approuvez...
Je laisse dix mille hommes de réserve pour la garde du
camp, sous le commandement de Robert, un de nos chefs
les plus expérimentés, il prendra vos ordres. Que les
dieux protègent encore cette fois nos armes! Adieu,
ma mère... je vais faire de mon mieux...
Et il fléchit le genou.
— Adieu, mon fils, ne reviens pas ou reviens victorieux
de ces barbares.
En disant ceci, la mère des camps se courba du haut
de son cheval, et tendit sa main à Victorin, qui la baisa
en se relevant.
— Bon courage, mon jeune César, dit le gouverneur
de Gascogne au fils de ma soeur de lait, les destinées de
la Gaule sont entre vos mains et grâce aux dieux, vos
mains sont vaillantes. Donnez-moi l'occasion d'écrire
une belle ode sur cette nouvelle victoire.
Victorin remonta à cheval; quelques instants après,
notre armée se mettait en marche, les éclaireurs à cheval
précédant l'avant-garde ; puis, derrière cette avant-garde,
Victorin se tenait à la tête du corps d'armée. Nous laissons
la rive du Rhin à notre droite; quelques troupes
légères d'archers et de cavaliers se dispersèrent en éclaireurs,
afin de préserver notre flanc gauche de toute surprise.
Victorin m'appela, je poussai mon cheval près du
sien, dont il hâta un peu l'allure de sorte que tous deux
nous avons dépassé l'escorte dont le jeune général était
entouré.
— Scanvoch, me dit-il, tu es un vieux et bon soldat;
je vais en deux mots te dire mon plan de bataille convenu
avec ma mère... Ce plan, je l'ai confié au chef qui
doit me remplacer au commandement si je suis tué.. Je
veux aussi l'instruire de mes projets; tu en rappellerais
au besoin l'exécution.
— Je t'écoute:
— Il y a maintenant près de trois heures que les radeaux
des Franks ont été vus vers le milieu du fleuve.
Ces radeaux, chargés de troupes et remorqués par des
barques naviguant lentement,ont dû employer plus d'une
heure pour atteindre le rivage et débarquer...
— Ton calcul est juste; mais pourquoi n'as-tu pas hâté
la marche de l'armée, afin de tâcher d'arriver sur le rivage
avant le débarquement des Franks? Des troupes qui
prennent terre sont toujours en désordre; ce désordre eût
favorisé notre attaque.
— Deux raisons m'ont empêché d'agir ainsi; tu vas
les savoir. Combien crois-lu qu'il ait fallu de temps à
l'officier qui est venu annoncer le débarquement de l'ennemi
pour se rendre à toute bride des avant-postes à
Mayence?
— Une heure et demie car de cet avant-posle au
camp il y a presque cinq lieues.
— Et pour accomplir le même trajet, combien faut-il
de temps à une armée, marchant en bon ordre et d'un
pas accéléré, point trop hâté cependant, afin de ne pas
essouffler ni fatiguer les soldats avant la bataille?
— Il faut environ deux heures et demie.
— Tu le vois, Scanvoch, il nous était impossible d'arriver
assez tôt pour attaquer les Franks au moment de
leur débarquement. L'indiscipline de ces barbares est
grande ; ils auront mis quelque temps à se reformer en
bataille; nous arriverons donc avant eux, et nous les
attendrons aux défilés d'Armstadt, seule route militaire
qu'ils puissent prendre pour venir attaquer notre camp,
à moins qu'ils ne se jettent à travers des marais et des
terrains boisés, où leur cavalerie, leur principale force,
ne pourrait se développer.
— Ceci est juste.
— J'ai donc temporisé, afin de laisser les Franks s'approcher
des défilés.
— S'ils s'engagent dans ce passage... ils sont perdus.
— Je l'espère. Nous les poussons ensuite, l'épée dans
les reins, vers le fleuve; nos cent cinquante barques bien
armées, parties du port, selon mes ordres, en même temps
que nous, couleront bas les radeaux de ces barbares,
leur couperont toute retraite... Le capitaine Marion a traversé
le Rhin avec des troupes d'élite; il se joindra aux
peuplades de l'autre côté du fleuve, marchera droit au
camp des Franks, où ils ont dû laisser une forte réserve,et leurs chariots de guerre... Tout sera détruit!
Victorin me développait ce plan de bataille habilement
conçu, lorsque nous vîmes accourir à toute bride quelques
cavaliers envoyés en avant pour éclairer notre marche.
L'un d'eux, arrêtant son cheval blanc d'écume, dit à Victorin
:
— L'armée des Franks s'avance; on l'aperçoit au loin
du sommet des escarpements : leurs éclaireurs se sont
approchés des abords du défilé, ils ont été tués à coups
de flèche par les archers que nous avions emmenés en
croupe, et qui s'étaient embusqués dans les buissons; pas
un des cavaliers franks n'a échappé.
— Bien visé! reprit Victorin; ces éclaireurs auraient
pu rencontrer les nôtres et retourner avertir l'armée
franque de notre approche; peut-être alors ne se serait-elle
pas engagée dans les défilés;, mais je veux aller
moi-même juger de la position de l'ennemi. Suis-moi,
Scanvoch.
Victorin met son cheval au galop, je l'imite; l'escorte
nous suit; nous dépassons rapidement notre avanl-parde,
à qui Victorin donne l'ordre de s'arrêter. Les soldats
saluèrent de leurs acclamations le jeune général, malgré
les calomnies infâmes dont il avait élé l'objet. Nous sommes arrivés à un endroit, d'où l'on dominait les défilés
d'Armstadt : cette route, fort, large, s'encaissait à nos
pieds entre deux escarpements; celui de droite; coupé
presque à pic, et surplombant la route, formait une sorte
de promontoire du oôté du.Rbin; l'escarpement de gauche,
composé de plusieurs rampes rocheuses, servait pour
ainsi dire de base aux immenses plateaux au milieu desquels
avait élé creusée cette roule profonde qui s'abaissait
de plus en plus pour déboucher dans une vaste plaine,
bornée à. l'est et au nord pa rla courbe du fleuve, à l'ouest
par des bois et des marais, et derrière nous par les plateaux
élevés où nos troupes faisaient halle. Bientôt nous
avens distingué! à: une grande distance d'innombrables
masses noires et confuses, c'était l'armée franque.
Victorin resta pendant quelques instants silencieux et
pensif, observant attentivement la.disposition des troupes
de l'ennemi et le terrain qui s'étendait à nos pieds.
— Mes prévisions et mes calculs ne m'avaient pas
trompé, me-dit-il. L'armée des Franks est deux, fois supérieure,
à la. nôtre; s'ils connaissaient unet tactique moins
sauvage, au-lieu de s'engager dans ce défilé, ainsi qu'ils
vont le faire, si j'en, juge d'après leur marche, ils tenteraient,
malgré la difficulté de cette sorte d'assaut, de
gravir ces plateaux en plusieurs endroits à la fois, me
forçant ainsi; à diviser sur une foule de points mes forces
si inférieures aux leurs alors notre succès eût été douteux.
Cependant,par prudence et pour engager l'ennemi
dans le défilé, j'userai d'une ruse de.guerre. Retournons
à l'avant-garde, Sfianvoch, l'heure du combat a
sonné!:
—Et cette heure, lui dis-je, est toujours solennelle...
—Oui, me dit-il d'un ton mélancolique, cette heure est
toujours solennelle, surtout pour le général, qui joue à
ce jeu sanglant des batailles, la vie de ses soldats et les destinées de son pays. Allons, viens, Scanvoch... et que
l'étoile de ma mère me protège !
Je retournai vers nos troupes avec Victorin, me demandant
par quelle contradiction étrange ce jeune homme,
toujouis si ferme, si réfléchi, lors des grandes circonstances
de sa vie, se montrait d'une inconcevable faiblesse
dans sa lutte conlre ses passions.
Le jeune général eut bientôt rejoint l'avant-garde. Après
une conférence de quelques instants avec les officiers, les
troupes prennent leur poste de bataille : trois cohortes
d'infanterie, chacune de mille hommes, reçoivent l'ordre
de sortir du défilé et de déboucher dans la plaine, afin
d'engager le combat avec l'avant-garde des Franks, et de
lâcher d'attirer ainsi le gros de leur armée dans ce périlleux
passage. Victorin, plusieurs officiers et moi, groupés
sur la cime d'un des escarpements les plus élevés, nous
dominions la plaine où allait se livrer cette escarmouche.
Nous distinguions alors parfaitement l'innombrable armée
des Franks, le gros de leurs troupes, massé en corps
compacte, se trouvait encore assez éloignée; une nuée de
cavaliers le devançaient et s'étendaient sur les ailes. A
peine nos trois cohortes furent-elles sorties du défilé, que
ces milliers de cavaliers, épars comme une volée de frelons,
accoururent de tous côtés pour envelopper nos cohortes,
ne cherchant qu'à se devancer les uns les autres ;
ils s'élancèrent à toute bride et sans ordre sur nos troupes.
A leur approche, elles firent halte et se formèrent en
coin pour soutenir le premier choc de cette cavalerie; elles
devaient ensuite feindre une retraite vers les défilés. Les
cavaliers franks poussaient des hurlements si retentissants,
que, malgré la grande distance qui nous séparait
de la plaine, et l'élévation des plateaux, leurs cris sauvages
parvenaient jusqu'à nous comme une sourde rumeur
mêlée au son lointain de nos clairons. Nos cohortes ne plièrent pas sous cette impétueuse attaque; bientôt, à
travers un nuage de poussière, nous n'avons plus vu
qu'une masse confuse, au milieu de laquelle nos soldats
se distinguaient par le brillant éclat de leur armure. Déjà
nos troupes opéraient leur mouvement de retraite vers le
défilé, cédant pied à pied le terrain à ces nuées d'assaillants,
de moment en moment augmentées par de nouvelles
hordes de cavaliers, détachées de l'avant-garde de l'armée
franque, dont le corps principal s'approchait à
marche forcée.
— Par le ciel! s'écria Victorin les yeux ardemment
fixés sur le champ de bataille, le brave Firmian, qui commande
ces trois cohortes, oublie, dans son ardeur, qu'il
doit toujours se replier pas à pas vers le défilé afin d'y
attirer l'ennemi. Firmian ne continue pas sa retraite, il
s'arrête et ne rompt plus maintenant d'une semelle, il
va faire inutilement écharper ses troupes...
Puis, s'adressant à un officier :
— Courez dire à Ruper d'aller au pas de course, avec
ses trois vieilles cohortes, soutenir la retraite de Firmian...
Cette retraite, Ruper la fera exécuter sur l'heure,
et rapidement. Le gros de l'armée franque n'est plus
qu'à cent portées de trait de l'entrée des défilés.
L'officier partit à toute bride; bientôt, selon l'ordre du
général, trois vieilles cohortes sortirent du défilé au pas
de course; elles allèrent rejoindre et soutenir nos autres
troupes. Peu de temps après, la feinte retraite s'effectua
en bon ordre. Les Franks, voyant les Gaulois lâcher pied,
poussèrent des cris de joie sauvage, et leur avant-garde
s'approcha de plus en plus des défilés. Tout à coup Victorin
pâlit ; l'anxiété se peignit sur son visage, et il s'écria :
— Par l'épée de mon père! me serais-je trompé sur
les dispositions de ces barbares? Vois-tu leur mouvement?
— Oui, lui dis-je, -au lieu de suivre l'avant-garde et
de s'engager comme elle dans le défilé, l'armée franque
s'arrête, se forme en nombreuses colonnes d'attaque et
se dirige vers les plateaux. Courroux du ciel! ils font
cette habile manoeuvre que tu redoutais...Ah! nous avons
appris la guerre à ces barbares...
Victorin ne me répondit pas.; il me parut nombrer les
colonnes d'attaque-de l'ennemi; puis, rejoignant au galop
notre front de bataille, il s'écria :
— Enfants! ce n'est plus dans les défilés que nous
devons attendre ces barbares... il faut les combattre en
rase campagne. Élançons-nous sur eux du haut de ces
plateaux qu'ils veulent gravir... refoulons ces hordes dans
le Rhin...Ils sont deux ou trois contre un... tant mieux!
Ce soin, de retour au camp, notre mère Victoria nous
dira : « Enfants, vous avez-été vaillants 1 »
— Marchons! s'écrièrent tout d'une voix les troupes
qui avaient entendu les paroles du jeune général, marchons!
.Alors le barde Rolla improvisa ce chant de guerre,
qu'il entonna d'une voix éclatante -
— Ce matin nous disons : Combien sont-ils donc ces
barbares qui veulent nous voler notre terre, nos femmes
et notre soleil ?
— Oui, combien sont-ils .donc ces Eranks?
— Ce soir nous dirons : 'Réponds, terre rougie du
sang de î'étranger. Répondez, flots profonds du Rhin...
Répondez corbeaux de la grève!...Répondez...répondez.
Combien étaient-ils donc ces volesurs de terre, de
femmes et de soleil?
Oui, combien étaient-ils donc, ces Franks?
Et les troupes se sont ébranlées en chantant le refrain
de ce bardit, qui vola de bouche en bouche jusqu'aux
derniers rangs.
Moi, ainsi que plusieurs officiers et cavaliers d'escorte,
précédant les légions, nous avons suivi Victorin. Bientôt
notre armée s'est développée sur la cime des plateaux
dominant au loin la plaine immense, bornée à l'extrême
horizon par une courbe du Rhin. Au lieu d'attendre l'attaque
dans cette position avantageuse, Victorin voulut, à
force d'audace, terrifier l'ennemi; malgré notre infériorité
numérique, il donna l'ordre de fondre de la crête de ces
hauteurs sur les Franks. Au même instant, la colonne
ennemie qui, attirée par une feinte retraite, s'était engagée
dans les défilés, était refoulée dans la plaine par une
partie de nos troupes; reprenant l'offensive, notre armée
descendit presque en même temps des plateaux. La bataille
s'engagea, elle devint générale...
J'avais promis à Victoria de ne pas quitter son fils;
mais au commencement de l'action, il s'élança si impétueusement
sur l'ennemi à la tête d'une légion de cavalerie,
que le flux et le reflux de la mêlée me séparèrent
d'abord de lui. Nous combattions alors une troupe d'élite
bien montée, bien armée; les soldats ne portaient ni
casque, ni cuirasse, mais leur double casaque de peaux
de bêtes, recouverte de longs poils, et leurs bonnets de
fourrure, intérieurement garnis de bandes de fer, valaient
nos armures : ces Franks se battaient avec furie, souvent
avec une férocité stupide. J'en ai vu se faire tuer comme
des brutes, pendant qu'au fort de la mêlée ils s'acharnaient à trancher, à coups de hache, la tête d'un cadavre
gauloïs, afin de se faire un trophée de cette dépouille
sanglante. Je me défendais contre deux de ces cavaliers,
j'avais fort à faire; un autre de ces barbares, démonté et
désarmé, s'était cramponné à ma jambe afin de me désarçonner; n'y pouvant parvenir, il me mordit avec tant de
rage, que ses dents traversèrent le cuir de ma bottine, et
ne s'arrêtèrent qu'à l'os de ma jambe. Tout en ripostant
à mes deux adversaires, je trouvai le loisir d'asséner un
coup de masse d'armes sur le crâne de ce Franck. Après
m'être débarrassé de lui, je faisais de vains efforts pour
rejoindreVictorin, lorsque, à quelques pas de moi, j'aperçois
dans la mêlée, qu'il dominait de sa taille gigantesque,
NÉROWEG, l'Aigle terrible. A sa vue, au souvenir des
outrages dont je m'étais à peine vengé la veille, en lui
jetant une bûche à la tête, mon sang, qu'animait déjà
l'ardeur de la bataille, bouillonna plus vivement encore...
En dehors même de la colère que devait m'inspirer Néroweg
pour ses lâches insultes, je ressentais contre lui je
ne sais quelle haine profonde, mystérieuse, comme s'il
eût personnifié cette race pillarde et féroce, qui voulait
nous asservir. Il me semblait (chose étrange, inexplicable),
que j'abhorrais Néroweg autant pour l'avenir que
pour le présent comme si cette haine devait non-seulement
se perpétuer entre nos deux races franque et gauloise,
mais entre nos deux familles. Que te dirai-je,
mon enfant? j'oubliai même la promesse faite à ma soeur
de lait de veiller sur son fils ; au lieu de m'efforcer de
rejoindre Victorin, je ne cherchai qu'à me rapprocher de
Néroweg. Il me fallait la vie de ce Frank, lui seul
parmi lant d'ennemis excitait personnellement en moi
cette soif de sang. Je me trouvais alors entouré de quelques
cavaliers de la légion à la tête de laquelle Victorin
venait de charger si impétueusement l'armée franque.
Nous devions, sur ce point, refouler l'ennemi vers le Rhin,
car nous marchions toujours en avant. Deux de nos
soldats, qui me précédaient, tombèrent eux et leurs chevaux
sous la lourde francisque de l'Aigle terrible, et je
l'aperçus à travers cette brèche humaine .Néroweg, revêtu d'une armuregauloise, dépouille de quelqu'un
des nôtres, tué dans l'une des batailles précédentes,
portait un casque de bronze doré, dont la visière cachait
à demi son visage tatoué de bleu et d'écarlate; sa longue
barbe, d'un rouge de cuivre, tombait jusque sur le corselet
de fer qu'il avait endossé par-dessus sa casaque de
peau de bête; d'épaisses toisons de mouton, assujetties
par des bandelettes croisées, couvraient ses cuisses et ses
jambes ; il montait un sauvage étalon des forêts de la
Germanie, dont la robe, d'un fauve pâle, était çà et là
pommelée de noir; les flols de son épaisse crinière noire
tombaient plus bas que son large poitrail; sa longue
queue flottante fouettait ses jarrets nerveux lorsqu'il se
cabrait, impatient de son mors à bossetles et à rênes d'argent terni, provenant aussi de quelque dépouille gauloise;
un bouclier de bois, revêtu de lames de fer, grossièrement
peint de bandes jaunes et rouges, couleurs de
sa bannière, couvrait le bras gauche de Néroweg; de sa
main droite il brandissait sa tranchante et lourde francisque,
dégouttantede sang; à son côté pendait une espèce
de grand couteau de boucher à manche de bois, et une
magnifique épée romaine à poignée d'or ciselée, fruit de
quelque autre rapine. Néroweg poussa un hurlement de
rage en me reconnaissant et s'écria :
— L'homme au cheval gris!
Frappant alors le flanc de son coursier du plat de sa
hache, il lui fit franchir d'un bond énorme le corps et la
monture d'un cavalier renversé qui nous séparaient.
L'élan de Néroweg fui si violent, qu'en retombant à terre
son cheval heurta le mien front contre front, poitrail
contre poitrail; tous deux, à ce choc terrible, plièrent sur
leurs jarrets et se renversèrent avec nous. D'abord
étourdi de ma chute, je me dégageai promptemenl; puis,
raffermi sur mes jambes, je tirai mon épée, car ma massse d'armes s'était échappée de mes mains. Néroweg, un
moment «ngagé comme moi sous son cheval, se releva et
se précipita suruioi.La mentonnièrede son casque s'élant
brisée dans sa chute, il avait la -tête nue; sou épaisse
chevelure rouge, relevée au sommet de sa tête, flottait
sur ses épaulescomme une crinière.
— Ah! cette -fois, chien gaulois! me cria-t-il en grinçant
-des dents et me portant un coup furieux que je
parai, j'aurai la vie et ta peau!.
— Et moi, loup frank! je te marquerai mort ou vif
cette fois encore à la face, pour que le diable te reconnaisse
dans ce monde ou dans les autres!
Et nous nous sommes pendant quelques instants battus
avec acharnement, tout en échangeant des outrages qui
redoublaient notre rage.
— Chien!» me disait Néroweg, tu m'as enlevé ma
soeur Elwig.
- Je l'ai enlevée à ton amour infâme! puisque dans
sa bestialité ta race immonde s"accouple:comme les animaux,
frère et soeur! fille et père!
— Tu oses parler de ma race, dogue bâtard ! moitié
Romain, moitié Gaulois! Notre raee asservira la vôtre,
fils d'esclaves révoltés ! nous vous remettrons sous 1e
joug et nous vous prendrons vos biens, votre vin, votre
terre et vos femmes!
— Vois donc au loin ton armée en déroute, ô grand
.roi! vois-donc tes bandes de loups franks, aussi lâches
que féroces, fuir les crocs des braves chiens gaulois!
C'est ,au milieu de ce torrent d'injures que nous combattions
avec une rage croissante, sans nous être eependamt jusqu'alors atteints. Plusieurs coups, rudement
assénés, avaient glissé sur nos cuirasses, et nous nous
servions de l'ëpée aussi habilement l'un que l'autre...
Soudain, malgré l'acharnement de notre combat, un spectacle étrange nous a, malgré nous, un moment distraits :
nos chevaux, après avoir roulé sous un choc commun,
s'étaient relevés; aussitôt, ainsi que cela arrive souvent
entre étalons, ils s'étaient précipités l'un sur l'autre, en
hennissant, pour s'enlre-clcohirer; mon brave Tom-Bras,
dressé sur ses jarrets, faisant ployer sous ses durs sabots
les reins de l'autre coursier, le tenait par le milieu du
cou et le mordait avec frénésie... Néroweg, iirilé de voir
son cheval sous les pieds du mien, s'écria tout en continuant ainsi que moi de combattre :
— Folg! te laisseras-tu vaincre par ce pourceau gaulois?
Défends-loi des pieds et des dents... mets-le en
pièces!
— Hardi, Tom-Bras! criai-je à mon tour, tue le cheval,
je vais tuer son maître... J'ai soif de son sang, comme
si sa race devait poursuivre la mienne à travers les
siècles!
J'achevais à peine ces mots, quel'épée du Frank me
traversait la cuisse entre chair et peau, cela au moment
où je lui assénais sur la têto un coup qui devait être
mortel... Mais, à un mouvement en arrière que fit Néroweg
en retirant son glaive de ma cuisse, mon arme dévia,
ne l'atteignit qu'à l'oeil, et, par un hasard singulier, lui
laboura la face du côlé opposé à celui-où je l'avais déjà
blessé...
— Je te l'ai dit, mort ou vivant je te marquerai encore
à la face! m'écriai-je au moment où Néroweg, dont l'oeil
était crevé, le visage inondé de sang, se précipitait sur
moi en hurlant de douleur et de rage...
M'opinîâtrant à le tuer, je restais sur la défensive,
cherchant l'occasion de l'achever d'un coup sûr et mortel.
Soudain, l'élalon de Néroweg, roulant sous les pieds de
Tom-Bras, de plus en plus acharné contre lui, tomba
presque sur nous, et faillit nous culbuter... Une légion de notre cavalerie de réserve, dont quelques moments auparavant
j'avais entendu le piétinement sourd et lointain,
arrivait alors, broyant sous les pieds des chevaux impétueusement
lancés tout ce qu'elle rencontrait sur son passage.
Celte légion, formée sur trois rangs, arrivait avec
la rapidité d'un ouragan; nous devions être, Néroweg et
moi, mille fois écrasés, car elle présentait un front de
bataille de deux cents pas d'étendue. Eusse-je eu le
temps de remonter à cheval, il m'aurait été presque impossible
de gagner de vitesse ou la droite ou la gauche
de cette longue ligne de cavalerie, et d'échapper ainsi à
son terrible choc. J'essayai pourtant, et malgré mon
regret de n'avoir pu achever le roi frank, tant ma haine
contre lui était féroce. Je profitai de l'accident, qui, par
la chute du cheval de Néroweg, avait interrompu un moment
notre combat, pour sauter sur Tom-Bras alors à
ma portée. Il me fallut user rudementdu mors et du plat
de mon épée pour faire lâcher prise à mon coursier,
acharné sur le corps de l'autre étalon, qu'il dévorait en
le frappant de ses pieds de devant. J'y parvins à l'instant
où la longue ligne de cavalerie, m'enveloppant de toute
part, n'était plus qu'à quelques pas de moi : la précédant
alors, et hâtant encore de la voix et des talons le galop
précipité de Tom-Bras, je m'élançai, devançant toujours
la légion, et jetant derrière moi un dernier regard sur le
roi franc; la figure ensanglantée, il me poursuivait éperdu
en brandissant son épée. Soudain je le vis disparaître
dans le nuage de poussière soulevé par le galop impétueux
des cavaliers.
— Hésus m'a exaucé! me suis-je écrié; Néroweg doit
êlre mort... cette légion vient de lui passer sur le
corps...
Grâce à l'étonnante vitesse de Tom-Bras, j'eus bientôt
assez d'avance sur la ligne de cavalerie dont j'étais suivi pour donner à ma course une direction telle qu'il me fut
possible de prendre place à la droite du front de bataille
de la légion. M'adressant alors à l'un des officiers, je lui
demandai des nouvelles de Victorin et du combat; il me
répondit :
— Victorin se bat en héros!... Un cavalier qui est venu
donner ordre à noire réserve de s'avancer nous a dit que
jamais le général ne s'était montré plus habile dans ses
manoeuvres. Les Franks, deux fois nombreux comme
nous, se battent avec acharnement, et surtout avec une
science de la guerre qu'ils n'avaient pas montrée jusqu'ici;
tout fait croire que nous gagnerons la victoire, mais elle
sera chèrement payée...
Le cavalier disait vrai : Victorin s'est battu ceile fois
encore en soldat intrépide et en général consommé... Le
coeur bien joyeux, je l'ai retrouvé au fort de la mêlée :
il n'avait, par miracle, reçu qu'une légère blessure... Sa
réserve, prudemment ménagée jusqu'alors, décida du
succès de la bataille; elle a duré sept heures... Les Franks
en déroute, menés battant pendant trois lieues, furent refoulés
vers le Rhin, malgré la résistance opiniâtre de leur
retraite. Après des pertes énormes, une partie de leurs
hordes fut culbutée dans le fleuve, d'autres parvinrent à
regagner en désordre les radeaux et à s'éloigner du rivage
remorqués par les barques; mais alors la flottille de cent
cinquante grands bateaux, obéissant aux ordres de Victorin
(il avait tout prévu), fit force de rames, doubla une
pointe de terre, derrière laquelle elle s'était jusqu'alors
tenue cachée, atteignit les radeaux... Et après les avoir
criblés d'une grêle de trails, nos barques les abordèrent
de tous côtés... Ce fut un dernier et terrible combat sur
ces immenses ponts flottants : leurs bateaux remorqueurs
furent coulés bas à coups de hache; le petit nombre de
Franks échappés à cette lutte suprême s'abandonnèrentau au courant du fleuve, cramponnés aux débris des radeaux
désemparés et entraînés par les eaux...
Notre armée, cruellement décimée, mais encore toute
frémissante de la lutte, et massée sur les hauteurs du rivage,
assistait à celte désastreuse déroule, éclairée par les
derniers rayons du soleil couchant. Alors tous les soldais
entonnèrent en choeur ces héroïques paroles des bardes
qu'ils avaient chantées en commençant l'attaque.
— Ce matin nous disions :Combien sont-ils ces barbares, qui veulent nous
voler notre terre, nos femmes et noire soleil?
— Oui, combien sont-ils donc ces Franks?
— Ce soir nous disons :
— Réponds, terre rougie du sang de l'étranger!
Répondez, flots profonds du Rhin! Répondez, corbeaux
de la grève Répondez! répondez!
— Combien étaient-ifs, ces voleurs de terre, de
femmes et de soleil?
— Oui, combien étaient-ils donc ces Franks? »
Nos soldais achevaient ce refrain des bardes, lorsque
de l'autre côté du fleuve, si large en cet endroit que l'on
ne pouvait distinguer la rive opposée, déjà voilée d'ailleurs
par la brume du soir, j'ai remarqué dans, cette direction
une lueur qui, devenant bientôt immense, embrasa
l'horizon comme les reflets d'un gigantesque incendie!
Victoria s'écria :
— Le brave Marion a exécuté son plan à la tête: d'une
troupe d'élite et des tribus alliées de l'autre côté du Rhin,
il a marché sur le camp des Franks Leur dernière réserve
aura été exterminée, leurs huttes et leurs chariots de guerre livrés aux flammes! Par Hésus! la Gaule, enfin
délivrée, du voisinage de ces féroces pillards, va jouir des
douceurs d'une paix féconde! 0 ma mère! ma mère...
les voeux sont exaucés!
Victoria, radieux, venait de prononcer ces paroles, lorsque
je vis s'avancer lentement vers lui une troupe assez
nombreuse de soldats appartenant à divers corps de cavalerie
et d'infanterie de l'armée; tous ces soldais étaient
vieux ; à leur tête marchait Douarnek, l'un des quatre rameurs
qui m'avaient accompagné la veille dans mon
voyage au camp des Franks. Lorsque cette dépuialion fut
arrivée près du jeune général, autour duquel nous étions
tous rangés, Douarnek s'avançant seul de quelques pas
dit d'une voix grave el ferme :
— Écoute, Victorin; chaque légion de cavalerie, chaque
cohorte d'infanterie a choisi son plus ancien soldat; ce
sont les camarades qui sont là m'accompagnant; ainsi que
moi, ils t'ont vu naître, ainsi que moi, ils t' 'ont vu, tout
enfant, dans les bras de Victoria, la mère des camps, l'auguste
mère des soldats. Nous t'avons, vois tu, Victorin,
longtemps aimé pour l'amour d'elle et de toi; tu méritais
cela... Nous t'avons acclamé notre général et l'un des
deux chefs de la Gaule... tu méritais cela... Nous t'avons
aimé, nous vétérans, comme notre fils, en t'obéissant
comme à notre père... tu as mérité cela. Puis est venu le
jour où, l'obéissant toujours, à toi notre général, à toi,
chef de la Gaule, nous t'avons moins aimé...
— Et pourquoi m'avez-vous moins aimé? reprit Victorin
frappé de l'air presque solennel du vieux soldat; oui,
pourquoi m'avez-vous moins aimé?
— Pourquoi? Parce que nous t'avons moins estimé...
tu méritais cela; mais si tu as eu les torts, nous avons eu
les nôtres. La bataille d'aujourd'hui nous le prouve.
— Voyons, reprit affectueusement Victorin, voyons, mon vieux Douarnek, car je sais ton nom, puisque je sais
le nom des plus braves soldats de l'armée ; voyons, mon
vieux Douarnek, quels sont mes torts? quels sont les
vôtres?
— Voici les tiens, Victorin : tu aimes trop... beaucoup
trop le vin et le cotillon.
— Par toutes les maîlresses que tu as eues, par toutes
les coupes que tu as vidées et que tu videras encore, vieux
Douarnek, pourquoi ces paroles le soir d'une bataille gagnée?
répondit gaiement Victorin revenant peu à peu à
son naturel, que les préoccupations du combat ne tempéraient
plus. Franchement, sont-ce là des reproches que
l'on se fait entre soldats?
— Entre soldats? non, Victorin, reprit sévèrement
Douarnek; mais de soldat à général on se les fait, ces
reproches... Nous t'avons librement choisi pour chef, nous
devons te parler librement... Plus nous t'avons élevé...
plus nous l'avons honoré, plus nous sommes en droit de
te dire : Honore-toi...
— J'y lâche, brave Douarnek... j'y lâche en me battant
de mon mieux.
— Tout n'est pas dit quand on a glorieusement bataillé...
Tu n'es pas seulement capitaine, mais aussi chef
de la Gaule.
— Soit; mais pourquoi diable t'imagines-tu, brave
Douarnek, que comme général et chef de la Gaule je
doive être plus insensible qu'un soldat à l'éclat de deux
beaux yeux noirs ou bleus, au bouquet d'un vin vieux,
blanc ou rouge?
— Moi, soldat, je te dis ceci, à toi général, à toi chef
de la Gaule : L'homme élu chef par des hommes libres
doit, même dans les choses de sa vie privée, garder une
sage mesure, s'il veut être aimé, obéi, respecté. Cette
mesure, l'as-tu gardée? Non... Aussi, comme nous l'avions vu avaler des pois, nous t'avons cru capable d'avaler un
boeuf.
— Quoi! mes enfants, reprit en riant le jeune général,
vous m'avez cru la bouche si grande?
— Nous t'avions vu souvent en pointe de vin... nous
te savions coureur de cotillons; on nous a dit qu'étant
ivre, tu avais fait violence à une femme qui s'était tuée
de désespoi, nous avons cru cela...
— Courroux du ciel! s'écria Victorin avec une douloureuse
indignation, vous... vous avez cru cela du fils de
ma mère?
— Oui, reprit le vétéran, oui.t'el été notre tort...
Donc, nous avons eu nos torts, toi les liens; nous venons
te pardonner, pardonne-nous aussi, afin que nous t'aimions
et que tu nous aimes comme par le passé... Est-ce
dit, Victorin?
— Oui, répondit Victorin ému de ces loyales et touchantes
paroles, c'est dit...
— Ta main, reprit Douarnek, au nom de mes camarades,
ta main!
— La voilà, dit le jeune général en se penchant sur le
cou de son cheval pour serrer cordialement la main du
vétéran. Merci de votre franchise, mes enfants, je serai
à vous comme vous serez à moi, pour la gloire et le repos
de la Gaule... Sans vous, je ne peux rien; car si le général
porte la couronne triomphale, c'est la bravoure du
soldat qui la tresse, cette couronne, et l'empourpre de son
généreux sang!
—Donc... c'est dit, Victorin, reprit Douarnek dont les
yeux dévinrent humides. A toi notre sang et à notre
Gaule bien-aimée : à ta gloire!.
— Et à ma mère, qui m'a fait ce que je suis! reprit
Victorin avec une émotion croissante; et à ma mère, notre
respect, notre amour, notre dévouement, mes enfants!
— Vive la mère des camps! s'écria Douarnek d'une
voix sonore; vive Victorin, son glorieux fils!
Les compagnons de Douarnek, les soldats, les officiers,
nous tous enfin présents à cette scène, nous avons crié
comme Douarnek :
— Vive la mère des camps! vive Victorin, son glorieux
fils!
Bientôt l'armée s'est mise en marche pour regagner le
camp, pendant que, sous la protection d'une légion destinée
à garder nos prisonniers, les druides médecins et
leurs aides restaient sur le champ de bataille pour secourir
également les blessés gaulois et franks
L'armée reprit donc le chemin de Mayence, par une superbe
nuit d'été, en faisant résonner du chant des bardes
les échos des bords du Rhin.
Victorin, dans sa hâte d'aller instruire sa mère du gain
de la bataille, remit le commandement des troupes à l'un
des plus anciens capitaines; nous laissâme snos montures
harassées à des cavaliers qui, d'habitude, conduisaient en
main des chevaux frais pour le jeune général; lui et moi,
nous nous sommes rapidement dirigés vers Mayence. La
nuil était sereine, la lune resplendissait parmi des milliers
d'étoiles, ces mondes inconnus où nous allons revivre en
quittant ce monde-ci. Chose étrange! tout en songeant
avec un bonheur ineffable au triomphe de notre armée,
qui assurait la paix et la prospérité de la Gaule ; tout en
songeant à mon prochain retour auprès de ta mère et de
toi, mon enfant, après cette rude journée de bataille, j'ai
soudain éprouvé un accès de mélancolie profonde...
J'avais, dans l'élan de ma reconnaissance,levé les yeux
vers le ciel pour remercier les dieux de notre succès. La
lune brillait d'un radieux éclat. Je ne sais pourquoi, à
ce moment, je me suis rappelé avec une sorte de pieuse
tristesse, en pensant à nos aïeux, tous les faits glorieux, touchants ou terribles accomplis par eux, et que l'astre
sacré de la Gaule avait aussi éclairés de son éternelle lumière
depuis tant de générations!
Je fus tiré de mes réflexions par la voix joyeuse de
Victorin.
— A quoi rêves-tu, Scanvoch? Toi, l'un des vainqueurs
de celtt belle journée, le voilà muet comme un
vaincu...
— Victorin, je pense aux temps qui ne sont plus...
— Quel songe creux!... reprit le jeime général dans
l'entrainementl de son impétueuse gaieté. Laissons le passé
avec les coupes vides et les anciennes maîtresses! Moi, je
pense d'abord à la joie de ma mère en apprenant notre
victoire; puis je pense, et beaucoup, aux brûlants yeux
noirs de Kidda, la bohémienne qui m'attend, car cette
nuit, en la quittant à la fin du souper où elle m'avait
attiré par ruse, elle m'a donné rendez-vous pour ce soir...
Journée complète, Scanvoch! Bataille gagnée le matin!
et le soir, souper joyeux avec une belle maîtresse sur
ses genoux! Ah! qu'il fait bon être soldat et avoir vingt
ans!
—
Écoute, Victorin. Tant qu'a duré chez toi la préoccupation
du combat, je t'ai vu sage, grave, réfléchi, digne
en tout de ta mère et de toi-même...
— Et par les beaux yeux de Kidda, ne suis-je pas
toujours digne de moi-même en pensant à elle après la
bataille?
— Sais-tu, Victorin, que c'est une grave démarche que
celle tentée auprès de toi par Douarnek, venant te parler
au nom de l'armée? Sais-tu que cette démarche prouve la
fière indépendance de nos soldats, dont la volonté seule
t'a fait général? Sais-tu que de telles paroles, prononcées
par de tels hommes, ne sont et ne seront pas vaines et
qu'il serait funeste de les oublier?
— Bon! une boutade de vétéran, regrettant ses jeunes
années... paroles de vieillard blâmant les plaisirs qu'il
n'a plus...
— Victorin, tu affectes une indifférence éloignée de ton
coeur. Je t'ai vu touché, profondément touché du langage
de ce vieux soldat...
— L'on est si content le soir d'une bataille gagnée,que
tout vous plaît. Et d'ailleurs, quoique assez bourrues,
ces paroles ne prouvent-elles pas l'affection de l'armée
pour moi?
— Ne t'y trompe pas, Victorin, l'affection de l'armée
s'étail retirée de toi. Elle t'est revenue après la victoire
d'aujourd'hui; mais prends garde, de nouveaux excès
commis par toi feraient naître de nouvelles calomnies de
la part de ceux qui veulent te perdre.
—Quelles gens auraient intérêt à me perdre?
-— Un chef a toujours des envieux, et pour confondre
ces envieux tu n'auras pas chaque jour une bataille à gagner;
car, grâce aux dieux, l'anéantissement de ces
hordes barbares assure pour jamais la paix de la
Gaule!
— Tant mieux, Scanvoch, tant mieuxI Alors, redevenu
le plus obscur des citoyens, accrochant mon épée, désormais
inutile, à côté de celle de mon père, je pourrai sans
contrainte vider des coupes sans nombre et courtiser
toutes les bohémiennes de l'univers!
— Victorin, prends garde! je te le répèle. Souviens toi
des paroles du vieux soldat.
— Au diable le vieux soldat et ses paroles! Je ne me
souviens, à cette heure, que de Kidda. Ah! Scanvoch,
si tu la voyais danser avec son court jupon écarlate et son
corset de toile d'argent !
— Prends garde, le camp et la ville ont les yeux fixés
sur ces créatures; ta liaison avec elles fera scandale. Crois-moi, sois réservé dans ta conduite, recherche le secret
et l'obscurité dans tes amours.
— L'obscurité! le secret! Arrière l'hypocrisie! J'aime à
montrer à tous les yeux les maîtresses dont je suis fier ! et
je serai plus fier de Kiddaque de ma victoire d'aujourd'hui.
— Victorin, Victorin! cette femme te sera fatale!
— Tiens, Scanvoch, si tu entendais Kidda chanter tout
en dansant et s'accompagnant d'un petit tambour à grelots,
oui, si tu la voyais, tu deviendrais comme moi fou
de Kidda la bohémienne. Mais, ajouta le jeune général
en s'interrompant et regardant au loin devant lui, vois
donc là-bas ces flambeaux. Bonheur du ciel! c'est ma
mère. Dans son inquiétude, elle aura voulu se rapprocher
du champ de bataille pour savoir des nouvelles de
la journée. Ah ! Scanvoch, je suis jeune, impétueux, ardent
aux plaisirs, jamais ils ne me lassent, j'en jouis avec
ivresse. Pourtant, je t'en fais le serment par l'épée de
mon père! je donnerais toutes mes joies à venir pour ce
que je vais éprouver dans quelques instants, lorsque ma
mère me pressera sur sa poitrine !
Et en disant ceci, il s'élança à toute bride et sans m'attendre
vers Victoria, qui s'approchait en effet. Lorsque je
les eus rejoints, ils étaient tous deux descendus de cheval;
Victoria tenait Victorin étroitement embrassé, lui disant
avec un accent impossible à rendre :
—Mon fils, je suis une heureuse mèrel.
A la lueur des torches que portaient les cavaliers de
l'escorte de Victoria, je remarquai seulement alors que sa
main droite était enveloppée de linges. Victorin dit avec
anxiété :
— Seriez-vous blessée, ma mère?
—Légèrement, répondit Victoria.
Puis, s'adressant à moi, elle me tendit affectueusement
la main : — Frère, te voilà, mon coeur est joyeux...
— Mais cette blessure, qui vous l'a faite?
— La femme franque qu'Ellèn et Sampso ont conduite
près de moi...
. — Elwig! m'écriai-je avec horreur. Oh! la maudite!
elle s'est montrée digne de sa race odieuse!
— Scanvoch! me dit Victoria d'un air grave, il ne faut
pas maudire les morts. Celle que tu appelles Elwig
n'existe plus.
— Ma mère, reprit Victorin avec une anxiété croissante,
ma chère mère, vous nous l'attestez, cette blessure
est légère?
— Tiens, mon flls, regarde.
Et pour rassurer Victorin, elle déroula la bande dont sa
main droite était enveloppée.
— Tu le vois, ajouta-t-tlle, je me suis seulement coupée
à deux endroits la paume de la main en tâchant de
désarmer cette femme.
En effet, les blessures de ma soeur de lait n'offraient
aucune gravilé.
— Elwig armée? ai-je dit en lâchant de rappeler mes
souvenirs de la veille. Où a-t-elle trouvé une arme? A
moins qu'hier soir, avant de nous rejoindre à la nage, elle
ait ramassé son couteau sur la grève, et l'ait caché sous
sa robe.
— Mais, cette femme, à quel moment a-t-elle voulu
vous frapper,ma mère? Vous étiez donc seule avec elle?
—J'avais prié Scanvoch de faire conduire cette Elwig
chez moi vers le milieu du jour, dans la pensée d'être
secourable à cette femme. Ellèn et Sampso me l'ont amenée.
Je m'entretenais avec Robert, chef de notre réserve,
nous causions des dispositions à prendre pour défendre
le camp et la ville en cas de défaite de notre armée. On
fit entrerElwig dans une pièce voisine, et la femme et la belle-soeur de Scanvoch laissèrent seule l'étrangère, pendant
que j'envoyais chercher un interprète pour me faire
entendre d'elle. Robert, notre entretien terminé, me demanda
des secours pour la veuve d'un soldat, j'entrai
dans la chambre où m'attendait Elwig, je voulais prendre
quelque argent dans un coffre où se trouvaient aussi plusieurs
bijoux gaulois, héritage de ma mère.
— Si le coffre était ouvert, m'écriai-je songeant à la
sauvage cupidité de la soeur du grand roi Néroweg, Elwig
aura voulu, en vraie fille de race pillarde, s'emparer de
quelque objet précieux.
— Tu l'as dit, Scanvoch; au moment où j'entrais dans
cette chambre, la femme franque tenait entre ses mains
un collier d'or d'un travail précieux; elle le contemplait
avidement. A ma vue, elle a laissé tomber le collier à ses
pieds ; puis, croisant ses deux bras sur sa poitrine, elle
m'a d'abord contemplée en silence d'un air farouche : son
pâle visage s'est empourpré de honte ou de rage; puis,
me regardant d'un oeil sombre, elle a prononcé mon nom ;
j'ai cru qu'elle me demandait si j'étais Victoria; je lui fis
un signe de tète affirmatif en lui disant : «sOui, je suis
Victoria. » A peine avais-je prononcé ces mots, qu'EIwig
s'est jetée à mes pieds ; son front touchait presque le
plancher, comme si elle eût humblement imploié ma protection.
Sans doute cette femme a profité de ce moment
pour tirer son couteau de dessous sa robe sans être vue
de moi, car je me baissais pour la relever, lorsqu'elle
s'est redressée, les yeux étincellants de féroeité, en me
portant un coup de couteau, et répétant avec un accent
de haine : Victoria ! Victoria !
A ces paroles de sa mère, quoique le danger fui passé,
Victorin tressaillit, se rapprocha de ma soeur de lait, et
prit entre ses deux mains sa main blessée qu'il baisa avec
un redoublement de pieuse tendresse.
— Voyant le couteau d'Elwig levé sur moi, ajouta
Victoria, mon premier mouvement fut de parer le coup
et de tâcher de saisir la lame en m'écriant : « A moi,
Robert! » Celui-ci, au bruit de la lutte, accourut de la
pièce voisine ; il me vit aux prises avec Elwig. Mon sang
coulait. Robert me crut dangereusement blessée ; il tira
son épée, saisit cette Elwig à la gorge, et la tua avant
que j'aie pu m'opposer à cette inutile vengeance. Je
regrette la mort de cette Franque, venue volontairement
près de moi.
— Vous la plaignez, ma mère, dit vivement Victorin,
cette créature pillarde et féroce, comme ceux de sa race.
Vous la plaignez ! et elle n'a sans doute suivi Scanvoch
qu'afin de trouver l'occasion de s'introduire près de vous
pour vous voler et vous égorger ensuite !
— Je la plains d'être née d'une telle race, reprit tristement
Victoria; je la plains d'avoir eu la pensée d'un
meurtre!
— Croyez-moi, ai-je dit à ma soeur de lait, la mort de
cette femme met un terme à une vie souillée de forfaits
dont frémit la nature. Fassent les dieux que, comme
Elwig, son frère, le roi Néroweg, ait aujourd'hui perdu la
vie, et que sa race soit éteinte en lui, sinon je regretterais
toujours de n'avoir pas achevé cet homme. Je ne sais
pourquoi, il me semble que sa descendance sera funeste
à la mienne.
Victoria me regardait, surprise de ces paroles, dont
elle ne comprenait pas le sens, lorsque Victorin s'écria :
— Béni soit Hésus, ma mère ! c'est un jour heureux pour la Gaule que celui-ci! Vous avez échappé à un grand danger, nos armes sont victorieuses, et les Franks sont chassés de nos frontières. Puis, s'interrompant et prêtant au loin l'oreille, Victorin ajouta :
— Entendez-vous, ma mère? entendez-vous ces chants
que le vent nous apporte ?
Tous nous avons fait silence, et ces refrains lointains,
répétés en choeur par des milliers de voix, vibrantes de
la joie du triomphe, sont venus jusqu'à nous à travers la
sonorité de la nuit :
« Ce soir nous disons :
Combien étaient-ils donc, ces barbares ?
Ce soir nous disons :
Combien étaient-ils donc, ces Franks ?... »
CHAPITRE IV.
Plusieurs années se sont passées depuis que j'ai écrit
pour toi, mon enfant, le récit de la grande bataille du
Rhin.
L'extermination des hordes franques et de leurs établissements
sur l'autre rive du fleuve a délivré la Gaule des
craintes que lui inspirait cette invasion barbare toujours
menaçante. Les Franks, retirés maintenant au fond des
forêts de la Germanie, attendent peut-être une occasion
favorable pour fondre de nouveau sur la Gaule. Je reprends
donc ce récit d'autrefois après des années de douleur
amère. De grands malheurs ont pesé sur ma vie; j'ai
vu se dérouler une épouvantable trame d'hypocrisie et de
haine; cette trame, dont j'avais eu soupçon dès le récit
précédent, a enveloppé ce que j'avais de plus cher au
monde. Depuis lors, une tristesse incurable s'est emparée
de mon âme. J'ai quitté les bords du Rhin pour la Bretagne;
je suis établi avec ta seconde mère et toi, mon
enfant, aux mêmes lieux où fut jadis le berceau de notre
famille, près des pierres sacrées de la forêt de Karnak,
témoins du sacrifice héroïque de notre aïeule Hêna.
J'ai interrompu mon récit, cher entant ; ma main s'est arrêtée, inondée des pleurs qui coulaient de mes yeux ;
puis je suis tombé dans l'un de ces accès de morne tristesse
que je ne peux vaincre, lorsque je me rappelle les
terribles événements domestiquesqui se sont passés après
notre victoire sur le Rhin; mais j'ai repris courage en
songeant au devoir que je dois accomplir afin d'obéir aux
derniers voeux de noire aïeul Joël, qui vivait il y a près
de trois siècles dans ces mêmes lieux où nous sommes
aujourd'hui revenus, après les vicissitudes sans nombre
de notre famille.
Lorsque tu auras lu ces pages, mon enfant, tu comprendras
la cause des accès de tristesse mortelle où tu
me vois souvent plongé, malgré ta tendresse et celle de
ta seconde mère, que je ne saurais jamais trop chérir.
Oui, lorsque tu auras lu les dernières et solennelles paroles de VICTORIA, la mère des camps, paroles effrayantes...
tu comprendras que, si douloureux que soit pour moi le
passé, en ce qui touche ma famille, ce n'est pas seulement
le passé qui m'attriste jusqu'à la mort, mais les prévisions
de l'avenir réservé peut-être à !a Gaule par la mystérieuse
volonté de Hésus... 0 mon enfant ! ces appréhensions
pleines d'angoisses, tu les partageras en lisant cette réflexion
sage et profonde de notre aïeul Sylvesl :
— Hélas! à chaque blesmre de la pairie, la famille
saigne.
Oui, car si elles se réalisent jamais, les redoutables
prophéties de Victoria, douée peut-être, comme tant
d'autres de nos druidesses vénérées, de la science de
l'avenir, si elles se réalisent, ces redoutables prophéties,
malheur à la Gaule! malheur à notre race! malheur à
notre famille!
Je reprends donc ce récit, mon enfant, au point où je l'ai laissé, il y a plusieurs années. Sans doute, je l'interromprai
plus d'une fois encore.
Victorin,le soir de la bataille du Rhin,regagna Mayence
avec sa mère, après l'avoir longuement entretenue du
résultat de la journée; il prétexta d'une grande fatigue
et de sa légère blessure pour se retirer.Rentré chez lui,
il se désarma, se mit au bain ; puis, enveloppé d'un manteau,
il se rendit chez les bohémiennes vers le milieu de
la nuit.
— Cette femme le sera fatale! avais-je dit au général...
Hélas ! ma prévision devait s'accomplir. A propos de ces
créatures, rappelle-toi, mon enfant, cette circonstance,
que j'ai connue depuis, et tu apprécieras plus tard l'importance
de ce souvenir :
« Ces bohémiennes, arrivées à Mayence la surveille du
jour où Tétrik était arrivé lui-même dans cette ville,
venaient de Gascogne, pays qu'il gouvernait. ».
Cette révélation, et bien d'autres, amenées par la suite
des temps, m'ont donné une connaissance si exacte de
certains faits, que je pourrai te les raconter comme si
j'en avais été spectateur.
Victorin quitta donc son logis au milieu de la nuit pour
aller au rendez-vous où l'attendait Kidda, la bohémienne;
il la connaissait seulement depuis la veille. Elle avait fait
sur ses sens une vive impression : il était jeune, beau
spirituel, généreux ; il venait de gagner le jour même une
glorieuse bataille ; il savait la facilité de moeurs de ces
chanteuses vagabondes,, il se croyait certain de posséder
l'objet de son caprice. Quels furent sa surprise, son dépit,
lorsque Kidda lui dit avec un apparent mélange de fermeté,
de tristesse et de passion contenue :
— Je ne vous parlerai pas, Victorin, de ma verlu, vous ririez de la vertu d'une chanteuse bohémienne; mais vous
me croirez si je vous dis que, longtemps avant de vous
voir, votre glorieux nom était venu jusqu'à moi; votre
renommée de courage et de bonté avait fait battre mon
coeur, ce coeur indigne de vous, puisque je suis une
pauvre créature dégradée. Voyez-vous, Victorin, ajoutât-elle les larmes aux yeux, si j'étais pure, vous auriez
mon amour et ma vie; mais je suis flétrie, je ne mérite
pas vos regards; je vous aime trop passionnément, je
vous honore trop pour jamais vous offrir les restes d'une
existence avilie par des hommes si peu dignes de vous
être comparés.
Cel hypocrite langage, loin de refroidir l'ardeur de
Victorin, l'excita davantage; son caprice sensuel pour
cette femme, irrité par ses refus, se changea bientôt en
une passion dévorante, insensée. Malgré ses protestations
de tendresse, malgré ses prières, malgré ses larmes, car
il pleurait aux pieds de cette misérable, la bohémienne
resta inexorable dans sa résolution. Le caractère de Victorin,
jusqu'alors joyeux, avenant et ouvert, s'aigrit; il
devint sombre, taciturne. Sa mère et moi, nous ignorions
alors les causes de ce changement; à nos pressantes
questions, le jeune général répondait que, frappé des
symptômes de désaffection manifestés par l'armée à son
égard, il ne voulait plus s'exposer à une pareille défaveur,
et que désormais sa vie sera austère et retirée. Sauf pendant
quelques heures consacrées chaque jour à sa mère,
Victorin ne sortait plus de chez lui, fuyant la société de
ses anciens compagnons de plaisir. Les soldats, frappés
de ce brusque revirement dans sa conduite, virent dans
cette réforme salutaire le résultat de leurs observations,
présentées en leur nom au jeune général par Douarnek
avec une amicale franchise; ils s'affectionnèrent à lui
plus que jamais. J'ai su plus tard que ce malheureux, dans sa solitude volontaire, buvait jusqu'à l'ivresse pour
oublier sa fatale passion, allant cependant chaque soir chez la bohémienne, et la trouvant toujours impitoyable.
Un mois environ se passa de la sorte : Tétrik était resté
à Mayence afin de tâcher de vaincre la répugnance de
Victoria à faire acclamer son petit-fils comme héritier du
pouvoir de son père ; mais Victoria répondait au gouverneur
d'Aquitaine :
—Ritba-Gaûr, qui s'est fait une saie de la barbe des
rois qu'il a rasés, a renversé, il y a dix siècles, la royauté
en Gaule. Mon petit-fils est un enfant au berceau; nul
n'e sait s'il aura un jour les qualités nécessaires au gouvernement
d'un grand peuple commele nôtre. Reconnaître
aujourd'hui cet enfant comme héritier du pouvoir de son
père, ce sérail rétablir une sorte de royauté.
Tétrik, espérant vaincre par sa persistance la résolution
de la mère des camps, restait dans la ville (j'ai du moins
longtemps cru que tel était le seul but de son séjour à
Mayence), et s'étonnait non moins que nous de la transformation
dn caractère de Victorin. Celui-ci, quoique
plongé dans une morne tristesse, s'était toujours montré
affectueux pour moi ; plusieurs fois même je le vis sur le
point de m'ouvrir son coeur et de me confier ce qu'il
cachait à tous; craignant sans doute mes reproches, il
retint ses aveux. Plus tard, ne venant plus chez moi,
comme par le passé, il évita même les occasions de me
rencontrer; ses trails, naguère si beaux, si ouverts,
n'étaient plus reconnaissables ; pâlis par la souffrance,
creusés par les excès de l'ivresse solitaire à laquelle il
se livrait, leur expression semblait de plus en plus sinistre;
parfois une sorte d'égarement se trahissaitdans la sombre fixité de son regard.
Environ cinq semaines après la grande victoire du Rhin,
Victorin redevint assidu chez moi ; seulement il choisit pour ses visites à ma femme et à Sampso les heures où
d'habitude j'allais chez Victoria pour écrire les lettres
qu'elle me dictait. Ellèn accueillit le fils de ma soeur de
lait avec son affabilité accoutumée. Je crus d'abord que,
regrettant de s'être éloigné de moi sans motif et par
caprice, il cherchait à amener entre nous un rapprochement
par l'intermédiaire de ma femme; car, malgré sa
persistance à éviter ma rencontre, il ne parlait de moi à
Ellèn qu'avec affection. Sampso assistait aux entretiens
de sa soeur et de Victorin. Une seule fois elle les laissa seuls ; en rentrant, elle fut frappée de l'expression douloureuse
de la physionomie de ma femme et de l'embarras
de Victorin, qui sortit aussitôt.
— Qu'as-tu, Ellèn ? lui dit Sampso.
— Ma soeur, je t'en conjure, désormais ne me laisse
pas seule avec le fils de Victoria...
— Quelle est la cause de ton trouble ?
— Fassent les dieux que je me sois trompée; mais à
certains demi-mots de Victorin, à l'expression de son
regard, j'ai cru deviner qu'il ressent pour moi un coupable
amour et pourtant il sait ma tendresse, mon
dévouement, pour Scanvoch !
— Ma soeur, reprit Sampso, les excès de Victorin m'ont
toujours révoltée ; mais depuis quelque temps il semble
s'amender. Le sacrifice de ses goûts désordonnés lui coûte
sans doute beaucoup, car chacun, tout en louant le changement
de conduite du jeune général, remarque sa profonde
tristesse. Je ne peux donc le croire capable de
songer à déshonorer ton mari, lui qui aime Victorin
comme son fils, lui qui à la guerre lui a sauvé la vie.
Tu es dans l'erreur, Ellèn, non, une pareille indignité
est impossible.
— Puisses-tu dire vrai, Sampso ! Mais, je t'en conjure,
si Victorin revient à la maison, ne me laisse pas seule avec lui, et quoi qu'il en soit, je veux tout dire à
Scanvoch.
— Prends garde, Ellèn. Si, comme je le crois, tu te
trompes, c'est jeter un soupçon affreux dans l'esprit de
ton mari ; tu sais son attachement pour Victoria et pour
son fils ; juge du désespoir de Scanvoch à une telle révélation!
Ellèn, suis mon conseil, reçois une fois encore
Victorin seul à seul, et si tu acquiers la certitude de ce
que tu redoutes, alors n'hésite plus. Révèle tout à
Scanvoch, car s'il est imprudent à loi d'éveiller dans son
esprit des soupçons peut-être mal fondés, tu dois démasquer
un infâme hypocrite, lorsque tu n'as plus de doute
sur ses projets.
Ellèn promit à sa soeur d'écouter ses avis ; mais de ce
jour Victorin ne revint plus. Je n'ai connu ces détails
que plus tard. Ceci s'élait passé durant les cinq ou six
premières semaines qui suivirent la grande bataille du
Rhin, et huit jours avant les terribles événements qu'il
me faut, hélas ! mon enfant, te raconter.
Ce jour-là j'avais passé la première partie de la soirée
auprès de Victoria, conférant avec elle d'une mission très urgente
pour laquelle je devais partir le soir même, et
qui me pouvait retenir plusieurs jours. Victorin, quoiqu'il
l'eût promis à sa mère, ne se rendit pas à cet entretien
dont il savait l'objet. Je ne m'étonnai pas de son absence,
je le l'ai dit, depuis quelque temps, et sans qu'il m'eût
été possible de pénétrer la cause de cette bizarrerie, il
évitait les occasions de se rencontrer avec moi. Victoria
me dit d'une voix émue au moment où je la quittais à
l'heure accoutumée :
— Les affections privées doivent se taire devant ies intérêts
de l'État : j'ai longuement parlé avec toi de la mission
dont tu te charges, Scanvoph; maintenant, la mère
te dira ses douleurs. Ce matin encore j'ai eu un triste entrelien avec mon fils; en vain je l'ai supplié de me confier
la cause du chagrin secret qui le dévore; il m'a répondu
avec un sourire navrant :
— Autrefois, ma mère, vous me reprochiez ma légèreté,
mon goût trop ardent pour les plaisirs, ces temps
sont loin déjà, je vis dans la retraite et la méditation.
Ma demeure, où retentissait jadis, pendant la nuit, le
joyeux tumulte des chants et des festins aux flambeaux,
est aujourd'hui solitaire, silencieuse et sombre... sombre
comme moi-même. Nos scrupuleux soldats, édifiés de
ma conversion, ne me reprochent plus, je crois, aujourd'hui
d'aimer trop la joie, le vin et les maîtresses. Que
faut-il de plus, ma mère?
— Il me faut de plus que tu paraisses heureux comme
par le passé, lui ai-je répondu sans pouvoir retenir mes
larmes; car tu souffres, tu souffres d'une peine que
j'ignore. La conscience d'une vie sage et réfléchie, comme
doit l'être celle du chef d'un grand peuple, donne au
visage une expression grave, mais sereine, tandis que ton
visage est pâle, sinistre, sardonique comme celui d'un
désespéré.
— Que vous a répondu Victorin?
— Rien, il est retombé dans ce morne silence où je le vois si souvent plongé, et dont il ne sort que pour jeter autour de lui des regards presque égarés. Alors je lui ai présenté son enfant, que je tenais entre mes bras; il l'a pris et l'a embrassé plusieurs fois avec tendresse ; puis il l'a replacé dans son berceau, et s'est retié brusquement sans prononcer une parole, sans doute pour me cacher ses larmes; car j'ai vu qu'il pleurait. Ah ! Scanvoch, mon coeur se brise en songeant à l'avenir que je voyais si beau pour la Gaule, pour mon fils et pour moi. J'ai tâché de consoler Victoria en cherchant inutilement avec elle la cause du mystérieux chagrin de son fils ; puis l'heure me pressant, car je devais voyager la nuit, afin d'accomplir ma mission le plus promptement possible, j'ai quitté ma soeur de lait pour rentrerchez moi et embrasser ta mère et toi, mon enfant, avant de me mettre en route. J'ai trouvé Ellèn et sa soeur assises auprès de ton berceau..En me voyant, Sampso .s'écria :
— Vous arrivez à propos, Scanvoch, pour m'aider à
convaincre Ellèn que sa faiblesse est sans excuse, voyez
ses larmes...
— Qu'as-tu,mon Ellèn?-lui dis-je avec inquiétude,d'où
vient ton chagrin?
Elle baissa la têle, ne me répondit pas et continua de pleurer.
— Elle n'ose vous avouer la cause de son chagrin,
Scanvoch : mais savez-vous pourquoi ma soeur se désole
ainsi? C'est parce que vous parlez...
. — Quoi? dis-je à Ellèn d'un ton de tendre reproche, toi
toujours si courageuse quand je partais pour la bataille,
te voici craintive, éplorée, alors que je m'éloigne pour un
voyage de quelques jours au plus, entrepris au milieu de
la Gaule, en pleine paix!. Ellèn... tes inquiétudes n'ont
pas de motif.
— Voilàce que je ne cesse de répéterer ma soeu , reprit
Sampso. Votre voyage ne vous expose à aucun danger, et
si vous partez cette nuit c'est que votre mission est urgente.
—Sans doute, et n'est-ce pas d'ailleurs un véritable
plaisir que de voyager, ainsi que je vais le faire, par une
douce nuit d'été au milieu de notre beau pays, si tranquille
aujourd'hui?
— Je sais tout cela, reprit Ellèn d'une voix altérée, ma
.faiblesse est insensée.; mais, malgré moi, ce voyage ce voyage
m'épouvante.
—Puis, tendant vers moi ses mains suppliantes
:— Scanvoch, mon époux hien-aimé! ne pars
pas, je t'en conjure, ne pars pas...
— Ellèn, lui dis-je tristement, pour la première fois de
ma vie je suis obligé de répondre à ton désir par un refus.
— Je i'en supplie... reste près de moi.
— Je te sacrifierais tout, hormis mon devoir... La mission
dont m'a chargé Victoria est importante... j'ai promis
de la remplir, je tiendrai ma promesse...
— Pars donc, me dit ma femme en sanglotant avec
désespoir, pars donc, et que ma destinée s'accomplisse!
Tu l'auras voulu...
— Sampso, ai-je dit le coeur navré, de quelle destinée
parle-t-elle?
— Hélas! ma soeur est accablée depuis ce matin de
noirs pressentiments; ils lui paraissent, ainsi qu'à moi,
inexplicables, pourtant elle ne peut les vaincre; elle se
persuade qu'elle ne vous verra plus ou qu'un grand
malheur vous menace pendant votre voyage.
— Ellèn, ma femme bien-aimée, lui ai-je dit en la serrant
contre ma poitrine, ignores-tu que, si courte que
doive être notre séparation, il m'en coûte toujours de
m'éîoigner d'ici? Veux-tu joindre à ce chagrin celui
que j'aurai en te laissant ainsi désolée?
— Pardonne-moi, me dit Ellèn en faisant un violent
effort sur elle-même; tu dis vrai, ma faiblesse est indigne
de la femme d'un soldat. Tiens, vois je ne pleure plus,
je suis calme... tes paroles me rassurent; j'ai honte de mes
lâches terreurs. Mais au nom de notre enfant qui dort
là dans son berceau, ne t'en vas pas irrité contre moi ; que
tes adieux soient bons et tendres comme toujours... j'ai
besoin de cela, vois-tu... oui, j'ai besoin de cela pour retrouver
le courage dont je manque aujourd'hui sans
savoir pourquoi.
Ma femme, malgré son apparente résignation, semblait
tant souffrir de la contrainte qu'elle s'imposait, qu'un
moment, afin de rester auprès d'Ellèn, je songeai à prier Victoria de donner au capitaine Marion la mission dont je
m'étais chargé; une réflexion me retint : le temps pressait,
puisque je partais de nuit; il faudrait employer plusieurs
heures à mettre le capitaine Marionau courant d'une
affaire à laquelle il élait resté jusqu'alors complètement
étranger, et qui, pour réussir, devait ê'tré traitée avec une
extrême célérité. Obéissant à mon devoir, et, il faut le
dire aussi, convaincu de la vanité des craintes d'Ellèn, je
ne cédai pas à son désir; je la serrai tendrement entre mes
bras, et, la recommandant à l'excellente affection de
Sampso, je suis parti à cheval.
Il était alors environ dix heures du soir; un cavalier
devait me servir d'escorte et de messager pour le cas où
j'aurais à écrire à Victoria pendant la route; choisi par le
capitaine Marion, à qui j'avais demandé un homme sûr et
discret, ce cavalier m'attendait à l'une des portes de
Mayence; je l'ai bientôt rejoint. Quoique la lune se levât
tard, la nuit était pourtant assez claire, grâce au rayonnement
des étoiles; j'ai remarqué, sans attacher d'importance
à cette circonstance, que, malgré la douceur de la
saison, mon compagnon de voyage portait une grosse casaque
dont le capuchon se rabattait sur son casque, de
sorte qu'en plein jour j'aurais eu même quelque difficulté
à distinguer les traits de cet homme. Simple soldat comme
moi, au lieu de chevaucher à mes côtés, il me laissa le dépasser
sans m'adresser une parole; puis il me suivit. En
toute autre occasion, et enclin, comme tout Gaulois, à la
causerie, je n'aurais pas,accepté cette marque de déférence
exagérée, qui m'eût privé de l'entretien d'un compagnon
pendant un long trajet;'mais, attristé par les
adieux de ma femme, et songeant, malgré moi, à.mesure
que je m'éloignais, aux sinistres pressentiments dont elle
avait été agitée, je ne fus pas fâché de rester seul avec
mes réflexions durant une partie de la nuit; je m'éloignai donc de la ville, suivi du cavalier non moins silencieux
que moi.
Nous avions, sans échanger une parole, chevauché environ
deux heures, car la lune, qui devait se lever vers
minuit, commençait de poindre derrière une colline bornant
l'horizon. Nous nous trouvions à un carrefour où se
croisaient trois grandes routes tracées et exécutées par les
Romains. J'avais ralenti l'allure de Tom-Bras, afin de reconnaître
le chemin que je devais suivre, lorsque soudain
mon compagnon de voyage, élevant la voix derrière moi,
m'a crié :
— Scanvoch! reviens à toute bride sur tes pas... un
grand crime se commet à cette heure dans ta maison!
A ces mots je me retournai vivement sur ma selle, et grâce à la demi-obscurité de la nuit je vis le cavalier, faisant faire à son cheval un bond énorme, franchir le talus de la route et disparaître dans l'ombre d'un grand bois, dont nous longions la lisière depuis quelque temps. Frappé de stupeur, je restai quelques momentsimmobile, et lorsque; cédant à une curiosité pleine d'angoisse, je voulus m'élancer à la poursuite du cavalier, afin d'avoir l'explication de ses paroles, il était trop lard ; la lune ne jetait pas encore assez de clarté pour qu'il me fût possible de m'aventurer à travers des bois que je ne connaissais pas ; le cavalier avait d'ailleurs sur moi une avance qui s'augmentait à chaque instant. Prêtant attentivement l'oreille, j'entendis, au milieu du profond silence de la nuit, le galop rapide et déjà lointain du cheval de cet homme; il me parut reprendre par la forêt, et conséquemment par une voie plus courte, la direction de Mayence. Un moment j'hésitai dans ma résolution; mais, me rappelant les inexplicables pressentiments de ma femme, et les rapprochant surtout des paroles du cavalier, je regagnai la ville à toute bride.
— Si par un hasard inconcevable, me disais-je, l'avertissement
auquel j'obéis esl aussi mal fondé que les pressentiments
d'Ellèn, avec lesquels il concorde pourtant
d'une manière étrange, si mon alarme a été vaine, je
prendrai au camp un cheval frais pour recommencer mon
voyage, qui n'aura d'ailleurs subi qu'un retard de trois
heures.
J'excitai donc des talons et de la voix la rapide allure
de mon vigoureux Tom-Bras, et me dirigeai vers Mayence
avec une folle vitesse. A mesure que je me rapprochais
des lieux où j'avais laissé ma femme et mon enfant, les
plus noires pensées venaient m'assaiilir. Quel pouvait être
ce crime qui se commettait dans ma maison? Était-ce à
un ami? était-ce à un ennemi que je devais cette révélation?
Parfois il me semblait que la voix du cavalier ne
m'était pas inconnue, sans qu'il me fût possible, de me
souvenir où je l'avais déjà entendue; mais ce qui redoublait
surtout mon anxiété, c'était ce mystérieux accord
entre le malheur dont on venait de me menacer et les
pressentiments d'Ellèn. La lune, s'élant levée, facilitait la
précipitation de ma course eu éclairant la roule ; les arbres,
les champs, les maisons, disparaissaient derrière moi
avec une rapidité vertigineuse. Je mis moins d'une heure
à parcourir cette même route, parcourue naguère par moi
en deux heures; j'atteignis enfin les portes de Mayence.
Je sentais Tom-Bras faiblir entre mes jambes, non pas
faute d'ardeur et de courage, mais parce que ses forces
étaient à bout. Avisant un soldat en faction, je lui dis :
— As-tu vu un cavalier rentrer cette nuit dans la
ville?
— Il y a un quart d'heure à peine, me répondit le soldat,
un cavalier, vêtu d'.une casaque à capuchon, a passé
au galop devant cette porte; il se dirigeait vers le camp.
— C'est lui, ai-je pensé en reprenant ma course, au risque de voir Tom-Bras expirer sous moi. Plus de doute ,compagnon de voyage m'aura devancépar le chemin
de la forêt; mais pourquoi se rend-il au camp, au lieu
d'entrer dans la ville?
Quelques instants après j'arrivais devant ma maison :
je sautai à bas de mon cheval, qui hennit en reconnaissant
noire logis. Je courus à la porte, j'y frappai à grands
coups. Personne ne vint m'ouvrir, mais j'entendis des
cris étouffés; je heurtai de nouveau, et tout aussi vainement,
avec le pommeau de mon épée; les cris redoublèrent;
il me sembla reconnaîtr ,la voix de Sampso... J'essayai
de briser la porto...impossible...Soudain la fenêtre
de la chambre de ma femme s'ouvre, j'y cours l'épée à la
main. Au moment où j'arrive devant cette croisée, on
poussait du dedans les volets qui la fermaient. Je m'élance
à d'avers ce passage, je me trouve ainsi face à face avec
un homme... L'obscurité ne me permit pas de reconuaîlre
ses traits; il fuyait de la chambre d'Ellèn, dont les cris
déchirants parvinrent jusqu'à moi. Saisir cet homme à la
gorge au moment où il mettait le pied sur l'appui de la
fenêtre pour s'échapper, le repousser dans la chambre
pleine de ténèbres, où je me précipite avec lui, le frapper
plusieurs fois de mon épée avec fureur, en criant :
« Ellèn! me voici... » tout cela se passa avec sa rapidité
de la pensée. Je relirais mon épée du corps étendu à mes
pieds pour l'y replonger encore, car j'étais fou de rage,
lorsque deux bras m'étreignent avec une force convulsive.Je me crois attaqué par un autre adversaire: je
traverse de mon épée ce corps, qui dans l'obscurité se
suspendait à mon cou, et aussitôt j'entends ces paroles
prononcées d'une voix expirante :
— Scanvoch... tu m'as tuée... merci, mon bien-aimé...
il m'est doux de mourir de ta main... je n'aurais pu vivre
avec ma honte...
C'étaitla voix d'Ellèn! Ma femme était accourue dans sa muette terreur pour se mettre sous ma protection : ses bras, qui m'avaient d'abord enserré, se détachèrent brusquement de moi... je l'entendis tomber sur le plancher. Je restai foudroyé... mon épée s'échappa de mes mains, et pendant quelques instants un silence de mort se fit dans cette chambre complètement obscure, sauf une traînée de pâle lumière, jetée par la lune entre les deux volets à demi refermés par le vent. Soudain ils s'ouvrirent complètement du dehors, et à la clarté lunaire, je vis une femme svelte, grande, vêtue d'une jupe rouge et d'un corset de toile d'argent, montée au dehors sur l'appui de la fenêtre.
— Victorin, dit-elle, beau Tarquin d'une nouvelle
Lucrèce, quitte cette maison, la nuit s'avance. Je t'ai vu
à minuit, l'heure convenue, entrer par la porte en
l'absence du mari. Tu vas sortir de chez ta belle par la
fenêtre, chemin des amants... tu as accompli ta promesse...
maintenant je suis à toi. Viens, mon char nous
attend, fuyons...
— Victorin! m'écriai-je avec horreur, me croyant le
jouet d'un rêve épouvantable, e'était lui... je l'ai tué!...
— Le mari! reprit Kidda, la bohémienne, en sautant
en arrière. C'est le diable qui l'a ramené!
Et elle disparut.
Quelques instants après j'entendis le bruit des roues
d'un char et le tintement du grelot de la mule qui l'entraînait
rapidement, tandis que, au loin, du côté de la
porte du camp, s'élevait une rumeur lointaine et toujours
croissante, comme celle d'une foule qui s'approche en
tumulte. A ma première stupeur succéda une angoisse
terrible, mêlée d'une dernière espérance : Ellèn n'élait
peut-être pas morte. Je courus à la porte de la chambre,
fermée en dedans; j'appelai Sampso à grands cris; sa voix me répondit d'une pièce voisine; on l'y avait enfermée.
Je la délivrai, m'écriant :
— J'ai frappé Ellèn dans l'obscurité... la blessure n'est
peut-être pas mortelle; courez chez Orner, le druide...
— J'y cours, me répondit .Sampso sans m'interroger
davantage.
Elle se précipita vers la porte de la maison verrouillée
à l'intérieur. Au moment où elle l'ouvrait, je vis s'avancer
sur la place où était située ma maison, tout proche
de la porte du camp, une foule de soldais : plusieurs portaient
des torches; tous poussaient des cris menaçants,au
milieu desquels revenait sans cesse le nom de Victorin.
A la tête de ce rassemblement, j'ai reconnu le vétéran
Douarnek, brandissant son épée.
— Scanvoch, me dit-il, le bruit vient de se répandre
dans le camp qu'un crime affreux a été commis dans ta
maison.
— Et le criminel est Victorin! crièrent plusieurs voix
qui couvrirent la mienne. À mort, l'infàme!
— A mort, l'infâme ! qui a fait violence à la chaste
épouse de son ami.
— Comme il a fait violence à l'hôtesse de la taverne
des bords du Rhin.
— Ce n'était pas une calomnie!
— Le lâche hypocrite avait feint de s'amender !
'— Oui, pour commettre ce nouveau forfait.
— Déshonorer la femme d'un soldat! d'un des nôtres!
de Scanvoch, qui aimait ce débauché comme son fils !
— Et qui à la guerre lui avait sauvé la Yie.
— A mort! à mort!.
Il m'avait été impossible de dominer de la voix ces cris
furieux. Sampso, désespérée, faisait de vains efforts
pour traverser la foule exaspérée.
— Par pitié ! laissez-moi passer! criait Sampso d'une voix suppliante : je vais chercher un druide médecin.
Ellèn respire encore, sa blessure peut n'être pas mortelle.
Du secours! du secours!
Ces mots redoublèrent l'indignation et la fureur des
soldats. Au lieu d'ouvrir leurs rangs à la soeur de ma
femme, ils la repoussèrent en se ruant vers la porte,
bientôt ainsi encombrée d'une foule impénétrable, frémissante
de colère, et d'où s'élevèrent de nouveaux cris.
— Malheur! malheur à Victorin!.
— Ce monstre a égorgé la femme de Scanvoch après
l'avoir violentée!
— Elle meurt comme l'hôtesse de la taverne de l'île du
'Rhin.
— Viciorin ! s'écria Douarnek, nous t'avions pardonné,
nous avions cru à ta foi de soldat; tu es l'un des chefs de
la Gaule... tu es notre général...tu n'échapperas pas à la
peine de les crimes! Plus nous l'avons aimé, plus nous
l'abhorrons!
— Nous serons les bourreaux!
— Nous l'avons glorifié... nous te châtierons !
— Un général tel que toi déshonore la Gaule et l'armée!
— Il faut un exemple terrible!
— A mort, Victorin! à mort!
— Impossible d'aller chercher du secours ; ma soeur
est perdue, me dit Sampso avec désespoir, pendant que
je tâchais, mais toujours en vain, de me faire entendre de
cette foule en délire, dont les mille cris couvraient ma voix.
— Je vais essayer de sortir par la fenêtre me dit
Sampso.
Et elle s'élança vers la chambre mortuaire. Moi, faisant
tous mes efforts pour empêcher les soldats furieux contre
leur général d'envahir ma demeure, je criais :
— Retirez-vous... laissez-moi seul dans cette maison
de deuil. Justice est faite! retirez-vous.
Le tumulte, toujours croissant, étouffâ mes paroles; je
vis revenir Sampso te portant dans ses bras, mon enfant
; elle me dit en sanglotant :
— Mon frère, plus d'espoir! Ellèn est glacée... son
coeur ne bat plus... elle est morte!
— Morte! morte! Hésus, ayez piiié de moi! ai-je murmuré
en m'appuyant contre la muraille du vestibule, car
je me sentais défaillir.
Miais soudain je revins à moi et tressaillis de tous mes
membres, en entendant ces mots circuler parmi les soldats
:
— Voici Victoria ! voici noire mère !
Et la foule, dégageant les abords de ma maison, reflua
vers le milieu de la place pour aller au-devant de ma
soeur de lait. Tel était le respect que cette femme auguste
inspirait à l'armée, que bientôt le silence succéda aux
furieuses clameurs des soldais; ils comprirent la terrible
position de cette mère qui, attirée par des cris de justice
et de vengeance proférés contre son fils accusé d'un crime
horrible, s'approchait dans la majesté de sa douleur maternelle.
Mon coeur, à moi, se brisa... Victoria, ma soeur de
lait... cette femme, pour qui ma vie n'avait été qu'un long
de dévouement, Victoria allait trouver dans ma maison
le cadavre de son fils tué par moi... qui l'avais vu
naître... qui l'avais aimé comme mon enfant ! Je voulus
fuir... je n'en eus pas la force... Je restai adossé à la
muraille... regardant devant moi, incapable de faire un
mouvement.
Soudain, la foule des soldats s'écarte, forme une sorte
de haie de chaque côté d'un large passage, et je vois s'avancer
lentement, à la clarté de la lune et des torches,
Victoria, vêtue de sa longue robe noire, tenant son petit fils
entre ses bras,.. Elle. espérait sans doute apaiser l'exaspération des soldats en offrant à leurs yeux cette
innocente créature. Télrik, le capitaine Marion et plusieurs
officiers, qui avaient prévenu Victoria du tumulte
et de ses causes, la suivaient. Ils parvinrent à calmer
l'effervescence des troupes : le silence devint solennel.
La mère des camps n'était plus qu'à quelques pas de ma
maison, lorsque Douarnek s'approcha d'elle, et lui dit en
fléchissant le genou :
— Mère, ton fils a commis un grand crime... nous te
plaignons... mais tu nous feras justice... nous voulons
justice.
— Oui, oui, justice! s'écrièrent les soldats dont l'irritation,
muette depuis quelques instants, éclata de nouveau
avec une violence croissante en miile cris divers : Justice!
ou nous nous la ferons nous-mêmes.
—Mort à l'infâme!
— Mort à celui qui a déshonoré la femme de son ami !
— Victorin est notre chef... son crime sera-t-il impuni?
— Si l'on nous refuse justice, nous nous la ferons nousmêmes.
— Maudit soit le nom de Victorin !
— Oui, maudit... maudit... répétèrent une foule de
voix menaçantes; maudit soit à jamais son nom !
Victoria, pâle, calme el imposante, s'était un instant
arrêtée devant Douarnek, qui fléchissait le genou en lui parlant... Mais lorsque les cris de : « Mort à Victorin!
maudit soit son nom! » firent de nouveau explosion, ma
soeur de lait, dont le mâle et beau visage trahissait une
angoisse mortelle, étendit les bras en présentant par un
geste touchant son petit-fils aux soldats, comme si l'enfant
eût demandé grâce et pitié pour sou père.
Ce fut alors qu'éelalèrent avec plus de violence ces
cris :
— Mort à Victorin! maudit soit son nom!
A ce moment j'ai vu mon compagnon de route, reconnaissable
à sa casaque, dont le capuchon était toujours
rabaissé sur son visage, s'avancer d'un air menaçant vers
Victoria en criant :
— Oui, maudit soit le nom de Victorin, périsse à jamais
sa race!
Et cet homme arracha violemment l'enfant des bras de
Victoria, le prit par les deux pieds, puis il le lança avec
furie sur les cailloux du chemin, où il lui brisa la tête.
Cet acte de férocité fut si brusque, si rapide, que lorsque
Douarnek et plusieurs soldats indignés se jetèrent sur
l'homme au capuchon, pour sauver l'enfant, cette innocente
créature gisait sur le sol, la tête fracassée. J'entendis
un cri déchirant poussé par Victoria, mais je ne
pus l'apercevoir pendant quelques instants, les soldais
l'ayant entourée, la croyant menacée de quelque danger.
J'appris ensuite qu'à la faveur du tumulte et de la nuit,
l'auteur de ce meurtre horrible avait échappé. Les rangs
des soldais s'étant ouverts de nouveau au milieu d'un
morne silence, j'ai revu, à quelques pas de ma maison,
Victoria, le visage inondé de larmes, tenant entre ses bras
le petit corps inanimé du fils de Victorin. Alors du seuil
de ma porte je dis à la foule muette et consternée :
— Vous demandez justice? Justice est faite! Moi,
Scanvoch, j'ai tué Victorin: il est innocent du meurtre de
ma femme. Retirez-vous, laissez la mère des camps
entrer dans ma maison pour y pleurer sur le corps de
son fils et de son petit-fils.
Victoria me dit alors d'une voix ferme en s'arrêtant au
seuil de mon logis :
— Tu as tué mon fils pour venger ton outrage?
— Oui, ai-je répondu d'une voix étouffée; oui, et dans
l'obscurité j'ai aussi frappé ma femme.
— Viens, Scanvoch, viens fermer les paupières d'Ellèn
et de Victorin.
Et là elle entra chez moi au milieu du religieux silence
des soldats groupés au dehors ; le capitaine Marion et Tétrik
la suivirent ; elle leur fit signe de demeurer à la porte
de la chambre mortuaire, où elle voulut rester seule avec
moi et Sampso.
A la vue de ma femme, étendue morte sur le plancher,
je me suis jeté à genoux en sanglotant; j'ai relevé sa belle
tête, alors pâle et froide, j'ai clos ses paupières, puis,
enlevant le corps entre mes bras, je l'ai placé sur son lit;
je me suis agenouillé, le front appuyé au chevet, et n'ai
plus contenu mes gémissements. Je suis resté longtemps
ainsi à pleurer, entendant les sanglots étouffés de Victoria.
Enfin sa voix m'a rappelé à moi-même et à ce
qu'elle devait aussi souffrir; je me suis retourné : .je l'ai
vue assise à terre auprès du cadavre de Victorin; sa tête
reposait sur les genoux maternels.
— Scanvoch, me dit ma soeur de lait en écartant les
cheveux qui couvraient le front glacé de Victorin, mon
fils n'est plus, je peux pleurer sur lui, malgré son crime.
Le voilà donc mort! mort, à vingt-deux ans à peine!
— Mort... tué par moi... qui l'aimais comme mon enfant!
— Frère, tu as vengé ton honneur, je te pardonne et
te plains.
— Héias! j'ai frappé Victorin dans l'obscurité, je l'ai
frappé en proie à un aveugle accès de rage, je l'ai frappé
ignorant que ce fût lui ! Hésus m'en est témoin ! Si j'avais
reconnu voire fils, ô ma soeur! je l'aurais maudit, mais
mon épée serait tombée à mes pieds.
Victoria m'a regardé silencieuse. Mes paroles ont paru
la soulager d'un grand poids en lui apprenant que j'avais
tué son fils sans le reconnaître; elle m'a tendu vivement la main; j'y ai porté mes lèvres avec respect. Pendant
quelquetemps nous sommes restés muets; puis elle a dit
à la soeur d'Ellèn :
—Sampso, vous étiez ici cette nuit? Parlez, je vous
prie, que s'est-il passé?
— Il était minuit, répondit Sampso .d'une voix oppressée;
depuis deux heures Scanvoch nous avait quittées
pour se mettre en route; je reposais ici auprès de
ma soeur, j'ai entendu frapper à la porte de la maison...
j'ai jeté un manteau sur mes épaules. Je suis allée demander
qui était là : une voix de femme, à l'accent étranger,
m'a répondu...
— Une voix, de femme? lui dis-je avec un accent de
surprise que partageait Victoria ; une voix de femme vous
a répondu, Sampso?
— Oui, c'était un piège; cette voix m'a dit :
—Je viens de la part de Victoria,donner à Ellèn, femme
de Scanvoch, parti depuis deux heures, un avis très important.
Victoria et moi, .à ces paroles de Sampso, nous avons
échangé un regard d'étonnement croissant; elle a continué
:
— N'ayant aucune défiance contre la messagère de
Victoria, je lui ai ouvert, aussitôt, au lieu d'une femme,
un homme s'est présenté devant moi, m'a repousséê violemment
dans le couloir d'entrée,-et a verrouillé la porte
en dedans. A la clarté de la lampe, que j'avais déposée
à terre, j'ai reconnuVictorin. Il était pâle, effrayant, il
pouvait à peine tenir sur ses jambes, tant il était ivre.
— Oh! le malheureux! le malheureux! me suis-je
écrié; il n'avait plus sa raison!.Sans cela jamais oh!
non, jamais... il n'èût-coinmis pareil crime!
— Continuez, Sampso, lui dit Victoria étouffant un
soupir, continuez.
— Sans m'adresser une parole, Victorin m'a montré
l'entrée de la chambre que j'occupais, lorsque je ne partageais
pas celle de ma soeur en l'absence de Scanvoch.
Dans ma terreur j'ai tout deviné... j'ai crié à Ellèn :
« Ma soeur, enferme-toi! » Puis de toutes mes forces, j'ai
appelé au secours. Mes cris ont exaspéré Victorin; il
s'est précipité sur moi et m'a jetée dans ma chambre.
Au moment où il m'y enfermait, j'ai vu accourir Ellèn
dans le couloir,pâle, épouvantée, demi-nue... J'ai entendu
le bruit d'une lutte, les cris déchirants de ma soeur appelant
à son aide et je n'ai plus rien entendu, plus rien.
Je ne sais combien de temps s'était passé, lorsque l'on a
frappé et appelé au dehors avec force. Cetait Scanvoch...
J'ai répondu à sa voix du fond de ma chambre,
dont je ne pouvais sortir. Au bout de quelques instants
ma porte s'est ouverte et j'ai vu Scanvoch.
— Et toi, me dit Victoria, comment es-tu revenu si
brusquement ici?
— A quatre lieues de Mayence, l'on m'a averti qu'un
crime se commettait dans ma maison.
— Cet avertissement, qui te l'a donné ?
— Un soldat, mon compagnon de voyage.
— Ce soldat, qui était-il? me dit Victoria. Comment
avait-il connaissance de ce crime?
— Je l'ignore... il a disparu à travers la forêt en me
donnant ce sinistre avis... Ce soldat, revenu ici avant moi
: ce soldat est le même qui, arrachant ton petit-fils d'entre
tes bras, l'a tué à tes pieds...
— Scanvoch, reprit Victoria en frémissant et portant
ses deux mains à son front, mon fils est mort... je ne
veux ni l'accuser ni l'excuser... mais, crois-moi... ce
crime cache quelque horrible mystère!
— Écoutez, lui dis-je me rappelant plusieurs circonstances
dont le souvenir m'avait échappé dans le premier égarement de ma douleur : arrivé devant la porte de ma
maison, j'ai heurté; les cris lointains de Sampso m'ont
seuls répondu... Peu d'instants après, la fenêtre basse de
la chambre de ma femme s'est ouverte, j'y ai couru : les
volets s'écartaient pour livrer passage à un homme, tandis
qu'Ellèn criait au secours. J'ai repoussé l'homme
dans la chambre, alors noire comme une tombe, et j'ai,
dans l'ombre, frappé votre fils. Presque aussitôt deux
bras m'ont étreint. Je me suis cru attaqué par un nouvel
assaillant. J'ai encore frappé dans l'ombre, c'était
Ellèn que je tuais.
Et je n'ai pu contenir mes sanglots.
— Frère, frère... m'a dit Victoria, c'est une terrible et
fatale nuit que celle-ci...
—
Écoutez encore... et surtout écoulez ceci... ai-je dit
à ma soeur de lait, en surmontant mon émotion. Au moment
où je reconnaissais la voix expirante de ma femme
j'ai vu à la clarté lunaire une fèmme debout sur l'appui
de la croisée.
— Une femme! s'écria Victoria.
— Celle-là peut-être dont la-voix m'avait trompée, dit
Sampso, en m'annonçant un message de la mère des
camps...
— Je le crois, ai-je repris, et cette femme, sans doute
complice du crime de Victorin, l'a appelé, lui disant qu'il
fallait fuir... qu'elle était à lui, puisqu'il avait tenu sa
promesse.
— Sa promesse? reprit Victoria : quelle promesse?
— Le déshonneurd'Ellèn!
Ma soeur de lait tressaillit et ajouta :
— Je te dis, Scanvoch, que ce crime est entouré d'un
horrible mystère. Mais cette femme, qui était-elle?
— Une des deux bohémiennes arrivées à Mayence depuis
quelque temps... Écoutez encore... La bohémienne ne recevant pas de réponse de Victorin, et entendant au
loin le tumulte des soldats accourant furieux, la bohémienne
a disparu; et bientôt.après, le bruit de son chariot
m'apprenait sa fuite. Dans mon désespoir, je n'ai
pas songé à la poursuivre. Je venais de tuer Ellèn à côté
du berceau de mon fils... Ellèn, ma pauvre et bien-aimée
femme!.
En disant ces mots, je n'ai pu m'empêcher de pleurer
encore. Sampso et Victoria gardaient le silence.
— C'est un abîme ! reprit la mère des camps, un abîme
où ma raison se perd. Le crime de mon fils est grand...
son ivresse, loin de l'excuser, le rend plus honteux encore
et cependant, Scanvoch, tu ne sais peut-être pas
combien ce malheureux enfant l'aimait...
— Ne me diles pas cela. Victoria, ai-je murmuré en
cachant mon visage entre mes mains ; ne me dites pas
cela... mon désespoir ne peut être plus affreux!
— Ce n'est pas un reproche, mon frère, a repris Victoria.
Moi, témoin du crime de mon fils, je l'aurais tué de
ma main, pour qu'il ne déshonorât pas plus longtemps et
sa mère et la Gaule qui l'a choisi pour chef. Je te rappelle
l'affection de Victorin pour toi, parce que je crois que,
sans son ivresse et je ne sais quelle machination ténébreuse,
il n'eût pas commis ce forfait.
— Et moi, ma soeur, cette trame infernale, je crois la
saisir...
— Toi?
— Avant la grande bataille du Rhin une calomnie infâme
a été répandue contre Victorin. L'armée s'éloignait
de lui... est-ce vrai?
— C'est vrai...
— La victoire de ton fils lui avait ramené l'affection
des soldats. Voici qu'aujourd'hui celte ancienne calomnie
devient une terrible réalité... Le crime de Victorn lui coûte la vie... ainsi qu'à son fils : sa race est éteinte, un
nouveau chef doit être donné à la Gaule, est-ce vrai?
— Oui.
— Ce soldat inconnu, mon compagnon de route, en me
révélant cette nuit qu'un crime se commettait dans ma
maison, ne savait-il pas que si je n'arrivais pas à temps
pour tuer Victorin dans le premier accès de ma rage, il
serait massacré par les troupes soulevées contre lui à la
nouvelle de ce forfait?
— Et ce forfait, dit Sampso, comment l'armée l'a-t-elle
connu sitôt, puisque personne encore n'avait pu sortir de
cette maison?
La mère des camps, frappée de cette réflexion de
Sampso, me regarda. Je continuai :
— Quel est l'homme, Victoria, qui, arrachant de vos
bras votre petit-fils, l'a tué à vos pieds? Encore ce soldat
inconnu !
— C'est vrai... répondit Victoria pensive, c'est vrai...
— Ce soldat a-t-il cédé à un emportement de fureur
aveugle contre cet innocent enfant? Non... Il a donc été
l'instrument.d'une ambition aussi ténébreuse que féroce.
Un seul homme avait intérêt au double meurtre qui vient
d'éteindre votre race, ma soeur car voire race éteinte,
la Gaule doit choisir un nouveau chef. Et l'homme que
je soupçonne, l'homme que j'accuse veut depuis longtemps
gouverner la Gaule !
—Son nom? s'écria Victoria en attachant sur moi un
regard plein d'angoisse, le nom de cet homme que tu soupçonnes,
que tu accuses?
— Son nom est Tétrik, oui, Tétrik, gouverneur de Gascogne,
et votre parent, ma soeur...
Pour la première fois, Victoria, depuis que je lui avais
exprimé mes doutes sur son parent, sembla les partager;
elle jeta les yeux sur son fils avec une expression de pitié douloureuse, baisa de nouveau et à plusieurs reprises son
front glacé; puis, après quelques instants de réflexion
profonde, elle prit une résolution suprême, se releva, et
me dit d'une voix ferme :
— Où est Tétrik?
— Il attend au dehors avec le capitaine Marion.
— Qu'ils viennent tous deux !
— Quoi! vous voulez?.
— Je veux qu'ils viennent tous deux à l'instant.
— Ici... dans celte chambre mortuaire?
— Ici, dans cette chambre mortuaire... Oui, ici, Scanvoch,
devant les restes inanimés de ta femme, de mon fils
et de son enfant. Si cet homme a noué cette ténébreuse
et horrible trame, cet homme, fût-il un démon d'hypocrisie
et de férocité, se trahira par son trouble à la vue
de ses victimes... à la vue d'une mère entre les corps de
son fils et de son petit-fils... à la vue d'un époux près du
corps de sa femme! Va, mon frère, qu'ils viennent...
qu'ils viennent!... Il faut aussi retrouver à tout prix ce
soldat inconnu, ton compagnon de route.
— J'y songe, ajoutai-je frappé d'un souvenir soudain,
c'est le capitaine Marion qui a choisi ce cavalier dont
j'étais escorté... il le connaît.
— Nous interrogerons le capitaine. Va, mon frère,
qu'ils viennent... qu'ils viennent!
J'obéis à Victoria. J'appelai Tétrik et Marion; ils accoururent.
J'eus le courage, malgré ma douleur, d'observer attentivement
la physionomie du gouverneur de Gascogne.
Dès qu'il entra, le premier objet qui parut frapper ses
regards fut le cadavre de Victorin. Les traits de Tétrik
prirent aussitôt une expression déchirante, ses larmes
coulèrent à flols, et se jetant à genoux auprès du corps
en joignant les mains, il s'écria d'une voix entrecoupée :
— Mort à la fleur de son âge... mort... lui si vaillant...
si généreux! lui, l'espoir, la forte épée de la Gaule... Ah!
j'oublie les égarements de cet infortuné devant l'affreux
malheur qui frappe mon pays... Par ta mort! Victorin...
oh! Victorin...
Tétrik ne put continuer, les sanglots étouffèrent sa
voix. A genoux et affaissé sur lui-même, le visage caché
entre ses deux mains, pleurant à chaudes larmes, il restait,
comme écrasé de douleur auprès du corps de Victorin.
Le capitaine Marion, debout et immobile au seuil de la
porte, semblait en proie à une profonde émotion intérieure;
il n'éclatait pas en gémissements, il ne versait pas
de larmes, mais il ne cessait de contempler avec une
expression navrante le corps du petit-fils de Victoria,
étendu sur le berceau de mon fils, à moi; puis j'entendis
seulement Marion dire tout bas, en regardant tour à tour
l'innocente victime et Victoria :
— Quel malheur!... Ah! le pauvre enfant!... ah! la
pauvre mère!
S'avançant ensuite de quelques pas, le capitaine ajouta
d'une voix brève et entrecoupée :
— Victoria, vous êtes très à plaindre, et je vous plains...
Victorin vous chérissait... c'était un digne fils! je l'aimais
aussi. J'ai la barbe grise, et je me plaisais à servir sous
ce jeune homme. Je le sentais mon général ; c'était le premier
capitaine de notre temps... aucun d'entre nous ne
le remplacera; il n'avait que deux vices : le goût du vin,
et surtout sa peste de luxure; je l'ai souvent beaucoup
querellé là-dessus...j'avais raison, vous le voyez... Enfin,
il n'y a plus à le quereller maintenant... C'était, au fond,
un brave coeur! oui, ob! oui, un brave coeur... Je ne
peux vous en dire davantage, Victoria : d'ailleurs, à quoi
bon? On ne console pas une mère... Ne me croyez pas insensible parce que je ne pleure point... On pleure quand
on le peut; mais enfin je vous assure que je vous plains,
que je vous plains du fond de mon âme. J'aurais perdu
mon ami Eustache, que je ne serais ni plus affligé, ni plus
abattu...
Et se reculant de quelques pas, Marion jeta de nouveau,
et tour à tour, les yeux sur Victoria et sur le corps de
son petit-fils en répétant :
— Ah! le pauvre enfant! ah! la peuvre mère!...
Tétrik, toujours agenouillé auprès de Victorin, ne cessait
de sangloter, de gémir. Aussi expansive que celle du
capitaine Marion semblait coutenue, sa douleur semblait
sincère. Cependant mes soupçons résistaient à cette
épreuve, et ma soeur de lait partageait mes doutes. Elle
fit de nouveau un violent effort sur elle-même, et dit :
— Tétrik, écoulez-moi.
Le gouverneur de Gascogne ne parut pas entendre la
voix de sa parente.
— Tétrik, reprit Victoria en se baissant pour toucher
son parent à l'épaule, je vous parle, répondez-moi.
— Qui me parle? s'écria le gouverneur d'un air égaré.
Que me veut-on? Où suis-je?
Puis, levant les yeux sur ma soeur de lait, il s'écria :
— Vous ici... ici, Victoria?... Oui, tout à l'heure je
vous accompagnais... je ne me le rappelais plus... Excusez-
moi, j'ai la tète perdue... Hélas! je suis père... j'ai
un fils presque de l'âge de cet infortuné; mieux que personne
je compatis à votre désespoir, Victoria.
— Le temps presse et le moment est grave, reprit ma
soeur de lait d'une voix solennelle, en attachant sur Tétiik un
regard pénétrant, afin de lire au plus profond de
la pensée de cet homme. La douleur privée doit se taire
devant l'intérêt public... Il me reste toute ma vie pour
pleurer mon fils et mon petit-fils... Nous n'avons que quelques heures pour songer au remplacement du chef de
la Gaule et du général de son armée...
— Quoi! s'écria Tétrik, dans un tel moment... vous
voulez...
— Je veux qu'avant la fin de la nuit, moi, le capitaine
Marion et vous, Tétrik, vous, mon parent, vous, l'un de
mes plus fidèles amis, vous, si dévoué à la Gaule, vous
qui regrettez si amèrement, si sincèrementVictorin, nous
cherchions tous trois, dans notre sagesse, quel homme
nous devons proposer demain matin à l'armée comme
successeur de mon fils.
— Victoria, vous êtes une femme héroïque ! s'écria
Tétrik en joignant les mains avec admiration. Vous
égalez par votre courage, par voire patriotisme, les
femmes les plus augustes dont s'honore l'histoire du
monde!
— Quel est voire avis, Tétrik, sur le successeur de
Victorin?Le capitaine Marion et moi, nous parlerons
après vous, reprit la mère des camps sans paraître entendre
les louanges du gouverneur de Gascogne. Oui,
quel homme croyez-vous capable de remplacer mon fils...
à la gloire et à l'avantage de la Gaule?
— Comment pourrais-je vous donner mon avis? reprit
Tétrik avec accablement. Moi, vous conseiller sur un sujet
aussi grave, lorsque j'ai le coeur brisé, la raison troublée
par la douleur... est-ce donc possible?
— Cela est possible, puisque me voici, moi... entre le
corps de mon fils et celui de mon petit-fils, prêle à donner
mon avis...
— Vous l'exigez, Victoria? Je parlerai, si je puis
toutefois rassembler deux idées... Il faudrait, selon moi,
pour gouverner la Gaule, un homme sage, ferme, éclairé,
plus enclin à la paix qu'à la guerre... maintenant surtout
que nous n'avons plus à redouter le voisinage des Franks, grâce à l'épée de ce jeune héros, que j'aimais et que je
regretterai éternellement...
Le gouverneur s'interrompit pour donner de nouveau
cours à ses larmes.
— Nous pleurerons plus tard... reprit Victoria. La vie
est longue... mais cette nuit s'avance...
Tétrik continua, en essuyant ses yeux :
— Il me semble donc que le successeur de notre Victorin
doit être un homme surtout recommandable par son
bon sens, sa ferme raison et par son dévouement longuement
éprouvé au service de notre bien-aimée patrie... Or,si je ne me trompe, le seul qui réunisse ces excellentes
qualités, c'est le capitaine Marion que voici...
— Moi? s'écria le capitaine en levant au plafond ses
deux mains énormes, moi! chef de la Gaule... Le chagrin
vous rend donc fou... Moi! chef de la Gaule!
— Capitaine Marion, reprit douloureusement Tétrik,
certes, la mort affreuse de Victorin et de son innocent
enfant jette dans mon coeur le trouble et la désolation ;
mais je crois parler en ce moment, non pas en fou, mais
en sage, et Victoria partagera mon avis. Sans jouir de
l'éclatante renommée militaire de notre Victorin, à jamais
regretté... vous avez mérité, capitaine Marion, la confiance
et l'affection des troupes par vos bons et nombreux services.
Ancien ouvrier forgeron, vous avez quitté le marteau
pour l'épée; les soldats verront en vous un de leurs
égaux devenu leur chef par sa vaillance et leur libre
choix; ils s'affectionneront à vous davantage encore, sachant
surtout que, parvenu aux grades éminents, vous, n'avez jamais oublié votre amitié pour votre ancien camarade d'enclume.
— Oublier mon ami Euslache! dit Marion; oh! jamais!
non, jamais!
— L'austérité de vos moeurs est connue, reprit Tétrik; voire excellent bon sens, votre droiture, votre froide raison
sont, selon mon pauvre jugement, un sûr garant de
votre avenir... Vous mettez en pratique cette sage pensée
de Victoria, qu'à cette heure le temps des guerres stériles
est fini, et que le moment est venu de songer à la paix
féconde... Un dernier mot, capitaine, ajouta Tétrik voyant
que Marion allait l'interrompre. J'en conviens, la tâche
est lourde, elle doit effrayer voire modestie; mais cette
femme héroïque, qui, dans ce moment terrible, oublie son
désespoir maternel pour ne songer qu'au salut de notre
bien-aimée patrie, Victoria, j'en suis certain, en vous
présentant aux soldats comme successeur de son fils, et
certaine de vous faire accepter par eux, prendra l'engagement
de vous aider de ses précieux conseils, de même
qu'elle inspirait les meilleures résolutions de son valeureux
fils... Et maintenant, capitaine Marion, si ma faible
voix peut être écoutée de vous, je vous adjure... je vous
supplie, au nom du salut de la Gaule, d'accepter le pouvoir.
Victoria se joint à moi .pour vous demander cette preuve de dévouemen tà notre glorieux pays!
— Tétrik, reprit Marion d'un ton grave, vous avez supérieurement
défini l'homme qu'il faudrait pour gouverner
la Gaule ; il n'y a qu'une chose à changer dans cette peinture,
c'est le nom du portrait... Au lieu de mon nom,
mettez-y le vôtre... tout sera bien... et tout sera fait...
—Moi! s'écria Tétrik, moi, chef de la Gaule! Moi, qui
de ma vie n'ai tenu l'épée!
— Victoria l'a dit, reprit Marion, le temps de la guerre
est fini, le temps de la paix est venu; en temps de guerre,
il faut des hommes de guerre... en temps de paix, des
hommes de paix... Vous êtes de ceux-là Tétrik... c'est à
vous de gouverner... N'est-ce point votre avis, Victoria?
— Tétrik, par la manière dont il a gouverné la Gascogne,
a montré comment il gouvernerait la Gaule, répondit ma soeur de lait; je me joins donc à vous, capitaine,
pour prier... mon parent... mon ami... de remplacer
mon fils.
— Que vous avais-je dit, Tétrik? reprit Marion en s'adressant
au gouverneur. Oserez-vous refuser maintenant?
— Écoulez-moi, Victoria, écoulez-moi, capitaine, écoutez
aussi, Scanvoch, reprit le gouverneur en se tournant
vers moi, oui, vous aussi, écoulez-moi, Scanvoch, vous
non moins malheureux en ce jour que la mère de Victorin...
vous qui, dans l'ombrageuse défiance de votre amitié
pour cette femme auguste, avez douté de moi, croyez
tous à mes paroles... Je suis à jamais frappé, là, au
coeur, par les événements de cette nuit terrible; ils nous
ont à la fois ravi, dans la personne de notre infortuné
Victorin et de son innocent enfant, le présent et l'avenir
de la Gaule... C'était pour assurer, pour^affermir cet
avenir, en engageant Victoria à proposer aux troupes son
petit-fiis comme futur héritier de Victorin, que j'étais,
elle le sait, venu à Mayence. Mes espérances sont détruites,
un deuil éternel les remplace.
Le gouverneur, s'étant un moment interrompu pour
donner cours à ses larmes intarissables, poursuivit ainsi :
— Ma résolution est prise... Non-seulement je refuse
le pouvoir que l'on m'offre, mais je renonce au gouvernement de Gascogne. Le peu de jours que les dieux m'accordent
encore à vivre s'écouleront désormais auprès de
mon fils dans la retraite et la douleur. En d'autres temps
j'aurais pu rendre quelques services au pays, mais tout
est fini pour moi. J'emporterai dans ma solitude de
moins cruels regrets en sachant l'avenir de mon pays
entre des mains aussi dignes que les vôtres, capitaine
Marion, en sachant enfin que Victoria, le divin génie de
la Gaule, veillera toujours sur elle. Maintenant, Scanvoch,
ajouta le gouverneur de Gascogne en se tournant vers moi, ai-je détruit vos soupçons? Me croyez-vous encore
un ambitieux? Mon langage, mes actes, sont-ils ceux d'un
perfide? d'un traître? Hélas! hélas ! je ne pensais pas que
les affreux malheurs de cette nuit me donneraient sitôt
l'occasion de me justifier.
— Tétrik, dit Victoria en tendant la main à son parent,
si j'avais pu douter de votre loyauté, je reconnaîtrais à
cette heure combien mon erreur était grande...
—Je l'avoue, mes soupçons n'étaient pas fondés, ai-je
ajouté à mon tour; car, après tout ce que je venais de
voir et d'entendre, je fus convaincu, comme Victoria, de
l'innocence de son parent...
Cependant, songeant toujours au mystère dont les événements
de la nuit restaient enveloppés, je dis à Marion,
qui, muet et pensif, semblait consterné des offres qu'on
lui faisait :
— Capitaine, hier, dans la journée, je vous ai demandé
un homme discret et sûr pour me servir d'escorte.
— C'est vrai.
— Vous savez le nom du soldat désigné par vous pour
ce service?
— Ce n'est pas moi qui l'ai choisi... j'ignore son nom.
— Qui donc a fait ce choix? demanda Victoria.
— Mon ami Eustaclie connaît chaque soldat mieux que
moi; je l'ai chargé de me trouver un homme sûr, et de
lui donner l'ordre de se rendre, la nuit venue, à la porte
de la ville, où il attendrait le cavalier qu'il devait accompagner.
— Et depuis, ai-je dit au capitaine, vous n'avez pas
revu votre ami Eustache?
— Non ; il est de garde aux avant-postes du camp depuis
hier soir, et il ne sera relevé de service que ce
malin.
— On pourra du moins savoir par cet homme le nom du cavalier qui escortait Scanvoch, reprit Victoria. Je
vous dirai plus tard, Tétrik. l'importance que j'attache à
ce renseignement, et vous me conseillerez...
— Vous m'excuserez, Victoria, de ne pas me rendre à
votre désir, reprit le gouverneur en soupirant. Dans une
heure, au point du jour, j'aurai quitté Mayence... la vue
de ces lieux m'est Irop cruelle... Je possède une humble
retraite en Gascogne, c'est là que je vais aller ensevelir
ma vie, en compagnie de mon fils, car il est désormais la
seule consolation qui me reste...
— Mon ami, reprit Victoria d'un ton de douloureux
reproche, vous m'abandonneriez dans un pareil moment?
L'aspect de ces lieux vous est cruel, dites-vous? Et à
moi... ces lieux ne me rappelleront-ils pas chaque jour
d'affreux souvenirs? Pourtant je ne quitterai Mayence que
lorsque le capitaine Marion n'aura plus besoin de mes
conseils, s'il croit devoir m'en demander dans les premiers
temps de son gouvernement.
— Victoria, reprit Marion d'un accent résolu, pendant
cet entretien, où l'on a disposé de moi, je n'ai rien dit;
je suis peu parleur, et cette nuit j'ai le coeur très gros;
j'ai donc peu parlé, mais j'ai beaucoup réfléchi... Mes
réflexions, les voici : J'aime le métier des armes, je sais
exécuter les ordres d'un général, je ne suis pas malhabile
à commander aux troupes qu'on me confie; je sais, au
besoin, concevoir un plan d'attaque, comme celui qui a
complété la grande victoire de Victorin, en détruisant le
camp et la réserve des Franks... C'est vous dire, Victoria,
que je ne me crois pas plus sot. qu'un autre. En
raison de quoi, j'ai le bon sens de comprendre que je suis
incapable de gouverner la Gaule...
— Cependant, capitaine Marion, reprit. Tétrik, j'en atteste
Victoria, cette tâche n'est pas au-dessus de vos
forces, et je...
— Oh! quant à.ma force, elle est connue, reprit Marion
en interrompant le gouverneur. Amenez-moi un
boeuf, je le porterai sur mon dos, ou je l'assommerai d'un
coup de poing; mais des épaules carrées ne vous font pas
le chef d'un grand peuple... Non, non... je suis robuste,
soit; mais le fardeau est trop lourd... Donc, Victoria, ne
me chargez point d'un tel poids, je faiblirais dessous et
la Gaule faiblirait à son tour sous ma défaillance... Et
puis, enfin, il faut tout dire, j'aime, après mon service, à
rentrer chez moi pour vider un pot de cervoise en compagnie
de mon ami Eustache, en causant de notre ancien
métier de forgeron, ou en nous amusant à fourbir nos
armes en fins armuriers... Tel je suis, Victoria, tel j'ai
toujours été... tel je veux demeurer...
— Et ce sont là des hommes! ô Hésus!... s'écria la
mère des camps avec indignation. Moi, femme... moi,
mère... j'ai vu mourir cette nuit mon fils et mon petit-fils...
j'ai le courage de contenir ma douleur et ce soldat,
à qui l'on offre le poste le plus glorieux qui puisse
illustrer un homme, ose répondre par un refus, prétextant
de son goût pour la cervoise et le fourbissement des
armures! Ah! malheur! malheur à la Gaulel si ceux là
qu'elle regarde comme ses plus valeureux enfants
l'abandonnent aussi lâchement!
Les reproches de la mère des camps impressionnèrent
le capitaine Marion; il baissa la tête d'un air
confus, garda pendant quelques instants le silence; puis
il reprit :
— Victoria, il n'y a ici qu'une âme forte; c'est la vôtre...
Vous me donnez honte de moi-même... Allons, ajoutat-
il avec un soupir, allons... vous le voulez... j'accepte...
Mais les dieux m'en sont témoins... j'accepte par devoir
et à mon coeur défendant; si je commets des fautes comme
chef de la Gaule, on sera mal venu à me le reprocher...
J'accepte donc, Victoria, sauf deux conditions sans lesquelles
rien n'est fait.
— Quelles sont ces conditions ? demanda Tétrik.
— Voici la première, reprit Marion : la mère des camps
continuera de rester à Mayence et me donnera ses conseils...
Je suis aussi neuf à mon nouveau métier qu'un
apprenti forgeron mettant pour la première fois le fer au
brasier, et je crains de me brûler les doigts.
— Je vous l'ai promis, Marion, reprit ma soeur de lait;
je resterai ici tant que ma présence et mes conseils vous
seront nécessaires...
— Victoria, si votre esprit se retirait de moi, je serais
un corps saus âme... Aussi, je vous remercie du fond du
coeur. La promesse que vous me faites là doit vous coûter
beaucoup, pauvre femme... Pourtant, ajouta le capitaine
avec sa bonhomie habituelle, n'allez pas me croire assez
sottement glorieux pour m'imaginer que c'est à ce bon
gros taureau de guerre, nommé Marion, que Victoria la
Grande fait ce sacrifice, d'oublier ses chagrins pour le
guider... Non, non... c'esl à notre vieille Gaule que Victoria
le fait, ce sacrifice; et, en bon fils, je suis aussi reconnaissant
du bien que l'on veut à ma vieille mère que
s'il s'agissait de moi-même...
— Noblement dit, noblement pensé, Marion,
reprit
Victoria touchée de ces paroles du capitaine; niais votre
droiture, voire bon sens, vous mettront bientôt à même
de vous passer de mes conseils, et alors, ajouta-l-elle avec
un accent de douleur profonde et contenue, je pourrai,
comme vous, Tétrik, aller m'ensevelir dans quelque solitude
avec mes regrets...
— Hélas! reprit le gouverneur, pleurer en paix est la
seule consolation des pertes irréparables. Mais, ajouta-t-il
en s'adressant au capitaine, vous aviez parlé de deux conditions;
Victoria accepte la première,quelle est la seconde?
— Oh! la seconde et le capitaine secoua la tête, la
seconde est pour moi aussi importante que la première...
— Enfin, quelle est-elle? demanda ma soeur de lait.
Expliquez-vous, Marion.
— Je ne sais, reprit le bon capitaine d'un air naïf et
embarrassé, je ne sais si je vous ai parlé de mon ami
Eustache?
— Oui, et plus d'une fois, répondit Tétrik. Mais qu'a de
commun votre ami Eustache avec vos nouvelles fondions ?
— Comment! s'écria Marion, vous me demandez ce que
mon ami Eustache a de commun avec moi? Alors demandez
ce que la garde de l'épée a de commun avec la lame,
le marteau avec son manche, le soufflet avec la forge...
— Vous êtes enfin liés l'un à l'autre d'une ancienne et
étroite amitié, nous le savons, reprit Victoria. Désirez-vous,
capitaine, accorder quelque faveur à votre ami?
— Je ne consentirais jamais à me séparer de lui; il
n'est pas gai, il est toujours maussade, et souvent hargneux;
mais il m'aime autant que je l'aime, et nous ne "pouvons nous passer l'un de l'autre... Or l'on trouve
peut-être surprenant que le chef de la Gaule ait pour ami
intime et pour commensal un soldat, un ancien ouvrier
forgeron. Mais, je vous l'ai dit, Victoria, s'il faut me
séparer de mon ami Eustache, rien n'est fait... je refuse...
Son amitié seule peut me rendre le fardeau supportable.
— Scanvoch, mon frère de lait, resté simple cavalier
de l'année, n'est-il pas mon ami? dit Victoria. Personne
ne s'étonne d'une amitié qui nous honore tous deux. Il en
sera ainsi, capitaine Marion, de votre amitié pour votre
ancien compagnon de forge.
— Et votre élévation, capitaine Marion, doublera votre
mutuelle affection, dit Tétrik; car dans son tendre attachement,
votre ami jouira peut-être de votre élévation
plus que vous-même.
— Je ne crois pas que mon ami Eustache se réjouisse
fort de mon élévation, reprit Marion; Eustache n'est point
glorieux, tant s'en faut; il aime en moi son ancien camarade
d'enclume, et non le capitaine; il se souciera peu de
ma nouvelle dignité... Seulement, Victoria, rappelez-vous
toujours ceci : De même que vous me dites aujourd'hui :
« Marion, vous êtes nécessaire... » ne vous contraignez
jamais, je vous en conjure, pour me dire : « Marion, allez-
vous-en, vous n'êtes plus bon à rien; un autre remplira mieux la place que vous... » Je comprendrai à demi mot,
et bien allègrement je retournerai bras dessus bras
dessous, avec mon ami Euslache, à notre pot de cervoise
et à nos armures ; mais tant que vous me direz : « Marion,
on a besoin de vous, » je resterai chef de la Gaule,— et
il étouffa un dernier soupir, — puisque chef je suis...
— Et chef vous resterez longtemps, à la gloire de la
Gaule, reprit Tétrik. Croyez-moi, capitaine, vous vous
ignorez vous-même; votre modestie vous aveugle; mais
ce malin, lorsque Victoria va vous proposer aux soldats
comme chef et général, les acclamations de toute l'armée
vous apprendront enfin vos mérites.
— Le plus étonné de mes mérites, ce sera moi, reprit
naïvement le bon capitaine, Enfin, j'ai promis, c'est promis...
Comptez sur moi, Victoria, vous avez ma parole.
Je me retire... je vais maintenant aller attendre mon ami
Eustache... Voici l'aube, il va revenir des avant-postes,
où il est de garde depuis hier soir, et il serait inquiet de
ne point me trouver ce matin.
— N'oubliez pas, capilaine, lui ai-je dit, de demander
à votre ami le nom du soldat qu'il avait choisi pour m'accompagner.
— J'y songerai, Scanvoch.
— Et maintenant, adieu... dit d'une voix étouffée le
gouverneur à Victoria, adieu... Le soleil va bientôt paraître. Chaque instant que je passe ici est pour moi un
supplice...
— Ne resterez-vous pas du moins à Mayence jusqu'à
ce que les cendres de mes deux enfants soient rendues à
la terre? dit Victoria au gouverneur. N'accorderez-vous
pas ce religieux hommage à la mémoire de ceux-là qui
viennent de nous aller précéder dans ces mondes inconnus
où nous irons les retrouver un jour? Fasse Hésus
que ce jour arrive bientôt pour moi!
— Ah! notre foi druidique sera toujours la consolation
des fortes âmes et le soutien des faibles, reprit Tétrik.
Hélas! sans la certitude de rejoindre un jour ceux que
nous avons aimés, combien leur mort nous serait plus
affreuse! Croyez-moi, Victoria, je reverrai avant vous
ceux-là que nous pleurons; et, selon votre désir, je leur
rendrai aujourd'hui, avant mon départ, un dernier et religieux
hommage.
Télrik et le capitaine Marion nous laissèrent seuls, Victoria,
Sampso et moi.
Ne contraignant plus nos larmes, nous avons, dans un
pieux et muet recueillement, paré Ellèn de ses habits de
mariage, pendant que, cédant au sommeil, tu dormais
dans ton berceau, mon enfant.
Victoria, pour s'occuper des plus grands intérêts de la
Gaule, avait héroïquement contenu sa douleur ; elle lui
donna un libre cours après le départ de Tétrik et de Marion;
elle voulut laver elle-même les blessures de son fils
et de son pelit-fils; et de ses mains maternelles, elle les
ensevelit dans un même linceul. Deux bûchers furent
dressés sur les bords du Rhin : l'un destiné à Victorin et
son enfant, et l'autre à ma femme Ellèn.
Vers le milieu du jour, deux chariots de guerre, couverts
de feuillage, et accompagnés de plusieurs de nos
druides et de nos druidesses vénérées, se rendirent à ma maison. Le corps de ma femme Ellèn fut déposé dans l'un
des chariots, et dans l'autre furent placés les restes de
Victorin el de son fils.
-- Scanvoch, me dit Victoria, je suivrai à pied le char
où repose la bien-aimée femme. Sois miséricordieux, mon
frère, suis le char où sont déposés les restes de mon
fils et de mon petit-fils. Aux yeux de tous, toi, l'époux
outragé, tu pardonneras ainsi à la mémoire de Victorin.
Et moi aussi aux yeux de tous, je te pardonnerai, comme mère,la mort, hélas! trop méritée de mon fils. J'ai compris ce qu'il y avait de touchant dans cette mutuelle pensée de miséricorde et de pardon. Le voeu de
ma soeur de lait a été accompli. Une dépulation des cohortes
et des légions accompagna ce deuil. Je le suivis
avec Victoria, Sampso, Tétrik et Marion. Les premiers
officiers du camp se joignirent à nous. Nous marchions
au milieu d'un morne silence. La première exaltation
contre Victorin passée, l'armée se souvint de sa bravoure,
de sa bonté, de sa franchise ; tous, me voyant, moi, victime
d'un outrage qui me coûtait la vie d'Ellèn, donner
uu tel gage de pardon à Victorin, en suivant le char où
il reposait: tous, voyant sa mère suivre le char où reposait
Ellèn, tous n'eurent plus que des paroles de pardon
et de pitié pour la mémoire du jeune général.
Le convoi funèbre approchait des bords du fleuve, où
se dressaient les deux bûchers, lorsque Douarnek, qui
marchait à la tète d'une députation des cohortes, profita
d'un moment de halte, s'approcha de moi, et me dit tristement
:— Scanvoch, je le plains. Donne l'assurance à Victoria,
la soeur, que nous autres soldats, nous ne nous
souvenons plus que de la vaillance de son glorieux fils.
Il a été si longtemps aussi notre fils bien-aimé à nous.
Pourquoi faut-il qu'il ait méprisé les franches et sages paroles que je lui ai portées au nom de notre armée, le
soir de la grande bataille du Rhin? Si Victorin, suivant
nos conseils, s'était amendé, tant de malheurs ne seraient
pas arrivés.
— Ce que tu me dis consolera Victoria dans sa douleur,
ai-je répondu à Douarnek. Mais sais-tu ce qu'est
devenu ce soldat, vêtu d'une casaque à capuchon, qui a
eu la barbarie de tuer le petit-fils de Victoria ?
— Ni moi, ni ceux qui m'entouraient au moment où
cet abominable crime a été commis; nous n'avons pu rejoindre
ce scélérat, que ne désavoueraient pas. les écorcheurs
franks; il nous a échappé à la faveur du tumulte
et de l'obscurité. Il se sera sauvé du côté des avant-postes
du camp, où il a, grâce aux dieux, reçu le prix de son
forfait.
— Il est mort!
— Tu connais peut-être Eustache, cet ancien ouvrier
forgeron, l'ami du brave capitaine;Marion?
— Oui.
— Il était de garde cette nuit aux avant-postes. Il paraît
qu'Euslache a quelque amourette en ville. Excuse moi,
Scanvoch, de t'entretenir de telles choses en un moment
si triste, mais tu m'interroges, je te réponds.
— Poursuis, ami Douarnek.
— Eustache, donc, au lieu de rester à son poste, a,
malgré la consigne,passé une partie de la nuit à Mayence.
Il s'en revenait, une heure avant l'aube, espérant,m'a-t-il
dit, que son absence n'aurait pas été remarquée, lorsqu'il
a rencontré, non loin des postes, sur les bords du Rhin, l'homme à la casaque haletant et fuyant :
« — Où cours-tu ainsi? lui dit-il.
«—Ces brutes me poursuivent, reprit-il; parce que
j'ai brisé la tête, du petit-fils de Victoria sur les cailloux, ils veulent me tuer.
— C'est justice, car tu mérites la mort, a répondu
Eustache indigné, en perçant de son épée cet infâme
meurtrier.
De sorte que l'on a retrouvé ce matin, sur la grève,
son cadavre couvert de sa casaque.
La mort de ce soldat détruisait mon dernier espoir de
découvrir le mystère dont était enveloppée cette funeste
nuit.
Les restes d'Ellèn, de Victorin et de son fils furent déposés
sur les bûchers, au bruit des chants des bardes et
des druides. La flamme immense s'éleva vers le ciel, et
lorsque les chants cessèrent, l'on ne vit plus rien qu'un
peu de poussière.
La cendre du bûcher de Victorin et de son fils fut pieusement
recueillie par Victoria dans une urne d'airain;
elle fut placée sous un marbre tumulaire avec cette simple
et touchante inscription :
Ici reposent les deux Victorin!
Le soir de ce jour, où les deux bohémiennes de Hongrie
avaient disparu, Tétrik quitta Mayence après avoir échangé
avec Victoria les plus touchants adieux. Le capitaine
Marion, présenté aux troupes par la mère des camps, fut
acclamé chef de la Gaule et général de l'armée. Ce choix
n'avait rien de surprenant, et d'ailleurs, proposé par Victoria,
dont l'influence avait pour ainsi dire encore augmenté
depuis la mort de son fils et de sou petit-fils, il
devait être accepté. La bravoure, le bon sens, la sagesse
de Marion, étaient d'ailleurs depuis longtemps connus et
aimés des soldais. Le nouveau général, après son acclamation,
prononça ces paroles que j'ai vues plus tard reproduites
par un historien, contemporain
« Camarades, je sais que l'on peut m'objecter le métier que j'ai fait dans ma jeunesse: me blâme qui voudra;
oui, qu'on me reproche tant qu'on voudra d'avoir été
forgeron, pourvu que l'ennemi reconnaisse que j'ai forgé
pour sa ruine; mais, à votre tour, mes bons camarades,
n'oubliez jamais que le chef que vous venez de choisir
n'a su et ne saura jamais tenir que l'épée. »
Marion, doué d'un rare bon sens, d'un esprit droit et
ferme, recherchant sans cesse les conseils de Victoria,
gouverna sagement, et s'attacha l'armée, jusqu'au jour
où, deux mois après son acclamation, il fut victime d'un
crime horrible. Les circonstances de ce crime, il me faut
te les raconter, mon enfant, car elles se rattachent à la
trame sanglante qui devait un jour envelopper presque
tous ceux que j'aimais et que je vénérais.
Deux mois s'étaient donc écoulés depuis la funeste nuit
où ma femme Ellèn, Victorin et son fils avaient perdu la
vie. Le séjour de ma maison m'était devenu insupportable;
de trop cruels souvenirs s'y rattachaient. Victoria me
demanda de venir demeurer chez elle avec Sampso, qui
te servait de mère.
— Me voici maintenant seule au monde, et séparée de
mon fils et de mon petit-fils jusqu'à la fin de mes jours,
me dit ma soeur de lait. Tu le sais, Scanvoch, toutes les
affections de ma vie se concentraient sur ces deux êtres
si chers à mon coeur; ne me laisse pas seule. Toi, ton
fils et Sampso, venez habiter ayec moi; vous m'aiderez à
porter le poids de mes chagrins.
J'hésitai d'abord à accepter l'offre de Victoria. Par
une fatalité terrible, j'avais tué son fils; elle savait, il est
vrai, que malgré la grandeur de l'outrage de Victorin,
j'aurais épargné sa vie, si je l'avais reconnu; elle savait,
elle voyait les regrets que me causait ce meurtre involonfaire et cependant légitime mais enfin, affreux souvenir
pour elle! j'avais tué son fils et je craignais que, malgré
son voeu de m'avoir près d'elle, que, malgré la force et
l'équité de son âme, ma présence désirée dans le premier
moment de sa douleur ne lui devînt bientôt cruelle et à charge; mais je dus céder aux instances de Victoria; et
plus tard Sampso,me disait souvent :.
— Hélas! Scanvoch, en vous entendant sans cesse parler
si tendrement de Victorin avec sa mère, qui à son
tour vous parie d'Ellèn, ma pauvre soeur, en ternies si
touchants, je comprends et j'admire, ainsi que tous .ceux
qui vous connaissent, ce qui d'abord m'avait semblé impossible,
votre rapprochement à vous, les deux survivants
de ces victimes de la fatalité.
Lorsque Victoria surmontait sa douleur pour s'entretenir
avec moi des intérêts du pays, elle s'applaudissait
d'avoir pu décider le capitaine Marion à accepter le poste
éminent dont il se montrait de plus en plus digne; elle
écrivit, plusieurs fois en ce sens à Tétrik. Il avait quitté
le gouvernement de la province de Gascogne pour se retirer
avec son fils, alors âgé de vingt ans environ, dans
une maison qu'il possédait près de Bordeaux, cherchant,
disait-il, dans la poésie une sorte de distraction aux chagrins
que lui causait la mort de Victorin et de son fils,
il avait composé des vers sur ces cruels événements; rien
de plus touchant, en effet, qu'une ode écrite par Tétrik à
ce sujet sous ce titre : les Deux; Victorin, et envoyée par
lui à Victoria. Les lettres qu'il lui adressa pendant les
deux premiers mois du gouvernement de Marion furent
aussi empreintes d'une profonde tristesse; elles exprimaient
d'une façon à la fois si simple, si délicate, si
attendrissante, sou affection et ses regrets, que l'attachement
de ma soeur de lait pour son parent s'augmenta de
jour en jour. Idoi-même je partageai la confiance aveugle qu'elle ressentait pour lui, oubliant ainsi mes soupçons,
par deux fois éveillés contre Tétrik, et d'ailleurs ces
soupçons avaient du tomber devant la réponse d'Eustache,
interrogé par moi sur ce soldat, mon mystérieux compagnon de voyage, et l'auteur du meurtre du pelil-fils de
Victoria.
— Chargé par le capitaine Marion de lui désigner,
pour votre escorte, un homme sûr, m'avait répondu
Eustache, je choisis un cavalier nommé Bertal; il reçut
l'ordre d'aller vous attendre à la porte de Mayence. La
nuit, venue, je quittai, malgré la consigne, l'avant-poste
du camp pour me rendre secrètement à la ville. Je me
dirigeais dé ce côté, lorsque, sur les bords du fleuve, j'ai
rencontré ce soldat à cheval; il allait vous rejoindre; je
lui ai demandé de garder le silence sur notre rencontre,
s'il trouvait en chemin quelque camarade; il a promis de
se taire, je l'ai quitté. Le lendemain, longeant le fleuve,
je revenais de Mayence, où j'avais passé une partie de la
nuit, j'ai vu Bertal accourir à moi; il était à pied, il fuyait
éperdu la juste fureur dé nos camarades. Apprenant par
lui-même l'horrible crime dont il osait se glorifier, je l'ai
tué. Voilà tout ce que je sais de ce misérable.
Loin de s'éclaircir, le mystère qui enveloppait cette
nuit sinistre s'obscurcit encore. Les bohémiennes avaient
disparu, et tous les renseignements pris sur Bertal, mon
compagnon de route, et plus tard l'auteur d'un crime horrible,
le meurtre d'un enfant, s'accordèrent cependant
à représenter cet homme comme un brave et honnête soldat,
incapable de l'acte affreux dont on l'accusait, et que
l'on ne peut lexpliquerque par l'ivresse ou une foliefurieuse.
Ainsi donc, mon enfant, je te l'ai dit, Marion gouvernait
depuis deux mois la Gaule à la satisfaction de tous.
Un soir, peu de temps avantle coucher du soleil, espérant
trouver quelque distraction à mes chagrins, j'étais allé me promener dans un bois, à peu de distance de Mayence.
Je marchais depuis longtemps machinalement devant moi,
cherchant le silence et l'obscurité, m'enfonçant de plus
en plus.dans ce bois, lorsque mes pas heurtant un objet
que je n'avais pas aperçu, je trébuchai, et fus ainsi tiré
de ma triste rêverie. Je vis à mes pieds un casque dont
la visière et le garde-cou étaient également relevés; je
reconnus aussitôt le casque de Marion, le sien seul ayant
cette forme particulière. J'examinai plus attentivement le
terrain à la clarté des derniers rayons du soleil qui traversaient
difficilement la feuillée des arbres, je remarquai
sur l'herbe des traces de sang,je les suivis; elles me conduisirent
à un épais fourré où j'entrai.
Là, étendu sur des branches d'arbre, pliées ou brisées
par sa chute, je vis Marion, tête nue et baigné dans son
sang. Je le croyais évanoui, inanimé, je me trompais
car en me baissant vers lui pour le relever et essayer de
le secourir, je rencontrai son regard fixe, encore assez
clair, quoique déjà un peu terni par les approches de la
mort.
— Va-l'en! me dit Marion avec colère et d'une voix
oppressée.
—Je me traîne ici pour mourir tranquille et je
suis relancé jusque dans ce taillis. Va-t'en, Scanvoch,
laisse-moi.
— Telaisserl m'écriai-je en le regardant avec stupeur
et voyant sa saie rougie de sang; sur laquelle il tenait ses
deux mains croisées et appuyées un peu au-dessous du
coeur; te laisser lorsque ton sang inonde tes habits, et
que ta blessure est mortelle peut-être...
— Oh! peut-être... reprit Marion avec un sourire sardonique;
elle est bel et bien mortelle, grâce aux dieux!
— Je cours à la ville ! m'écriai-je sans me rendre
compte de la distance que je venais de parcourir, absorbé
dans mon chagrin. Je retourne chercher du secours...
— Ah! ah! ah! courir à la ville, et nous en sommes
à deux lieues, reprit Marion avec un nouvel éclat de rire
douloureux. Je ne crains pas tes secours, Scanvoch, je
serai mort avant un quart d'heure. Mais, au nom du
ciel! qui t'a amené? va-t'en!
— Tu veux mourir, tu t'es donc frappé toi-même de
ton épée?
— Tu l'as dit.
— Non, tu me trompes, ton épée est à ton côté,
dans son fourreau...
— Que t'importe? va-t'en!
— Tu as été frappé par un meurtrier, ai-je repris en
courant ramasser une épée sanglante encore, que je venais
d'apercevoir à peu de distance : voici l'arme donl on s'est
servi contre toi.
— Je me suis battu en loyal combat... laisse-moi !
— Tu ne t'es pas battu, tu ne t'es pas frappé toi-même.
Ton épée, je le répète, est à ton côlé, dans son fourreau.
Non, non, tu es tombé sous les coups d'un lâche meurtrier,
Marion, laisse-moi visiter ta plaie; tout soldat est
un peu médecin, il suffirait peut-êlre d'arrêter le
sang...
— Arrêter le sang! cria Marion en me jetant un regard
furieux. Viens un peu essayer d'arrêter mon sang, et tu
verras comme je te recevrai...
— Je tenterai de te sauver, lui dis-je, et malgré toi,
s'il le faut...
En parlant ainsi, je m'étais approché de Marion, toujours
étendu sur le dos; mais au moment où je me baissais
vers lui, il replia ses deux genoux sur son ventre,
puis il me lança si violemment ses deux pieds dans la
poitrine, que je fus renversé sur l'herbe, tant était grande
encore la force de cet Hercule expirant.
— Voudras-tu encore me secourir malgré moi? me dit Marion rendant que je me relevais, non pas irrité, mais
désolé de sa brutalité: car, aurais-je eu le dessus
dans cette triste lutte, il me fallait renoncer à venir en aide à
Marion.
— Meurs donc, lui ai-je dit, puisque tu le veux...
meurs donc, puisque tu oublies que la Gaule a besoin de
tes services; mais ta mort sera vengée... on découvrira
le nom de ton meurtrier...
— Il n'y a pas eu de meurtrier... je me suis
moi-même...
— Cette épée appartient à quelqu'un, ai-je dit en ramassant
l'arme.
En l'examinant plus attentivement, je crus voir à travers
le sang dont elle était couverte quelques caractères
gravés sur la lame: pour m'en assurer, je l'essuyai avec
des feuilles d'arbre pendant que Marion s'écriait :
— Laisseras-tu cette épée?... Ne frotte pas ainsi la
lame de cette épée! Oh! les forces me manquent pour
me lever et aller t'arracher cette arme des mains. Malédiction
sur toi, qui viens ainsi troubler mes derniers
moments! Ah! c'esl le diable qui t'envoie!
— Ce sont les dieux qui m'envoient! me suis-je écrié
frappé d'horreur. C'est Hésus qui m'envoie pour la punition
du plus affreux des crimes... Un ami... tuer son
ami!.
— Tu mens... tu mens...
— C'est Eustache qui t'a frappé!
— Tu mens! Oh! pourquoi faut-il que je sols si
défaillant? J'étoufferais ces paroles dans la gorge maudite!
— Tu as été frappé par cette épée, don de ton amitié
à cet infâme meurtrier...
— C'esl faux!.
— Marion a forgé cette épée pour son cher ami Eustache tels sont les mots gravés sur la lame de cette
arme, lui ai-je dit en lui montrant du doigt cette inscription
creusée dans l'acier.
— Cette inscription ne prouve rien, reprit Marion
avec angoisse. Celui qui m'a frappé avait dérobé l'épée
de mon ami Eustache, voilà tout...
— Tu excuses encore cet homme. Oh! il n'y aura
pas de supplice assez cruel pour ce meurtrier!
—Écoule, Scanvoch, reprit Marion d'une voix affaiblie
et suppliante, je vais mourir, on ne refuse rien à la
prière d'un mourant...
— Oh! parle, parle, bon et brave soldat. Puisque,
pour le malheur de la Gaule, la fatalité m'empêche de te
secourir, parle, j'exécuterai les dernières volontés...
— Scanvoch, le serment que l'on se fait entre soldats,
au moment de la mort... est sacré, n'est-ce pas?
— Oui...
— Jure-moi... de ne dire à personne que tu as trouvé
ici l'épée de mon ami Eustache...
— Toi, sa victime... tu veux le sauver?...
— Promets-moi ce que je te demande...
— Arracher ce monstre à un supplice mérité? Jamais!
— Scanvoch... je l'en supplie...
— Jamais!...
— Sois donc maudit! toi, qui dis : Non, à la prière
d'un mourant, à la prière d'un soldat... qui pleure... car,
tu le vois... est-ce agonie, faiblesse? je ne sais; mais je
pleure...
Et de grosses larmes coulaient sur son visage déjà livide.
— Bon Marion! ta mansuétude me navre... toi, implorer
la grâce de ton meurtrier !
— Qui s'intéresserait maintenant... à ce malheureux...
si ce n'est moi? me répondit-il avec une expression d'ineffable
miséricorde.
— Oh! Marion, ces paroles sont dignes du jeune maîlre
de Nazareth que mon aïeule Geneviève a vu mourir à Jérusalem
!
— Ami Scanvoch... merci... tu ne diras rien... je
compte sur ta promesse...
— Non! non! ta céleste commisération rend le crime
plus horrible encore. Pas de pitié pour le monstre qui a
tué son ami... un ami tel que toi!
— Va-t'en! murmura Marion en sanglotant ; c'est toi
qui rends mes derniers moments affreux ! Eustache n'a tué
que mon corps... toi, sans pitié pour mon agonie, tu
tortures mon âme. Va-t'en!
— Ton désespoir me navre et pourtant, écoute-moi...
Tout me dit que ce n'est pas seulement l'ami, le vieil ami
que ce meurtrier a frappé en toi...
— Depuis vingt-trois ans... nous ne nous étions pas
quittés, Eustache et moi, reprit le bon Marion en gémissant.
Amis depuis vingt-lrois ans!
— Non, ce n'est pas seulement l'ami que ce monstre
a frappé en toi., c'est aussi, c'est surtout peut-être le chef
de la Gaule, le général de l'armée. La cause mystérieuse
de ce crime intéresse peut-être l'avenir du pays. Il faut
qu'elle soit recherchée, découverte...
— Scanvoch, tu ne connais pas Eustache... Il se souciait
bien, ma foi ! que je sois ou non chef de la Gaule et
général. Et puis, qu'est-ce que cela me fait... à cette
heure où je vais aller vivre ailleurs? Seulement, accorde-
moi cette dernière demande... ne dénonce pas mon
ami Eustache...
— Soit, je te garderai le secret, mais à une condition...
— Dis-la vite...
— Tu m'apprendras comment ce crime s'est commis...
— As-iu bien ie coeur de marchander ainsi... le repos
à... un mourant?
— Il y va peut-être du salut de la Gaule, te dis-je.
Tout me donne à penser que ta mort se rattache à une
trame infernale, dont les premières victimes ont été Victorin
et son fils. Voilà pourquoi les détails que je te demande
sont si importants.
— Scanvoch... tout à l'heure je distinguais ta figure...
la couleur de tes vêlements.... maintenant, je ne vois
plus devant moi qu'une forme... vague... Hâte-toi... hâte toi...
— Réponds... Comment le crime s'est-il commis? et
par Hésus! je le jure de garder le secret... sinon...
non...
— Scanvoch...
— Un mot encore. Eustache connaissait-il Tétrik?
— Jamais Eustache ne lui a seulement adressé... la
parole...
—.En es-tu certain?
— Eustache me l'a dit... il éprouvait même... sans
savoir pourquoi, de l'éloignement pour le gouverneur...
Cela ne m'a pas surpris... Eustache n'aimait que moi...
— Lui?... Et il t'a tué!... Parle, et je te le jure par
Hésus ! je te garde le secret... sinon... non...
— Je parlerai... mais ton silence sur cette chose ne me
suffit pas. Vingt fois j'ai proposé à mon ami Eustache de
partager ma bourse avec lui... il a répondu à mes offres
par des injures... Àhl ce n'est pas une âme vénale... que
la sienne... il n'a pas d'argent... comment pourra-t-il
fuir?
— Je favoriserai sa fuite... j'aurai hâte de délivrer le
camp et la ville de la présence d'un pareil monstre!
— Un monstre! murmura Marion d'un ton de douloureux
reproche. Tu n'as que ce mot-là à la bouche... un
monstre!
— Comment et à propos de quoi t'a-t-il frappé?.
— Depuis mon acclamation comme chef... nous...
Mais, s'inierrompani, Marion ajouta : Tu me jures de
favoriser la fuite d'Eustache?
— Par Hésus, je te le jure! Mais achève..,
— Depuis mon acclamation comme chef de la Gaule...
et généial , ah! combien j'avais donc raison... de refuser
cette peste d'élévation... c'était sûrement un pressentimenti... mon ami Eustache était devenu encore plus
hargneux, plus bourru... que d'habitude... il craignait, la pauvre âme... que mon élévation ne me rendît fier... Moi,
fier... Puis, s'interrompant encore. Marion ajouta en agitant
ci et là ses mains auteur de lui... Scanvoch, où
cs-tu?
— Là, lui ai-je dit en pressant entre les miennes sa
main déjà froide. Je suis là, près de toi...
— Je ne te vois plus...
Et sa voix s'affaiblissait de moment en moment.
— Soulève-moi... appuie-moi le dos contre un arbre...
le coeur me tourne... j'étouffe...
J'ai fait, non sans peine, ce que me demandait Marion,
tant son corps d'Hercule était pesant; je suis parvenu à
l'adosser à un arbre. Il a ainsi continué dîme voix de
plus en plus défaillante :
— A mesure que la chagrine humeur de mon ami Eustache augmentait... je tâchais de lui être encore plus
arnical qu'autrefois... Je comprenais sa défiance... Déjà,
lorsque, j'étais capitaine, il ne pouvait s'accoutumer à me
traiter en ancien camarade d'enclume... Général et chef
de la Gaule, il me crut un potentat... Il se montrait
donc de plus en plus hargneux et sombre... Moi, toujours
certain de ne pas le désaimer, au contraire... je
riais à coeur joie de ces hargneries... je riais... c'était à
tort, il souffrait... Enfin, aujourd'hui, il m'a dit : « Marion,
il y a longtemps que nous ne nous sommes promenés ensemble... Viens-tu dans le bois hors de la
ville? » J'avais à conférer avec Victoria; mais, dans la
crainte de fâcher mon ami Eustache, j'écris à la mère des
camps... afin de m'excuser... puis lui et moi nous partons
bras dessus bras dessous peur la promenade... Cela
me rappelait nos courses d'apprentis forgerons dans la
forêt de Chartres... où nous allions dénicher des piesgrèiches...
J'étais tout content, et malgré ma barbe grise,
e! comme personne ne nous voyait, je m'évertuais à des
singeries pour dérider Eustache : j'imitais, comme dans
notre jeune temps, le cri des piesgrièches en soufflant
dans une feuille d'arbre placée cuire mes lèvres, et d'autres singeries encore... car... voilà qui est singulier, jamais
je n'avais été plus gai qu'aujourd'hui... Eustache,
au contraire, ne se déridait point... Nous étions à quelques
pas d'ici, lui derrière moi... il m'appelle... je me
retourne... et tu vas voir, Scanvoch, qu'il n'y a pas eu
de sa part méchanceté, mais folie... pure folie... Au moment
où je me retourne, il se jette sur mol i'épéc à la
main, me la plonge dans le côté en me disant : « La
reconnais-tu cette épée, toi qui l'as forgé ? » très surpris,
je l'avoue, je tombe sur le coup... en disant à
mon ami Eustache : « A qui en as-tu?... Au moins on
s'explique... T'ai-je chagriné sans le vouloir? » Mais
je parlais aux arbres... le pauvre fou avait disparu...
laissant son épée près de moi, autre signe de folie...
puisque cette arme, remarque ceci... Scanvoch, puisque,
cette arme portait sur la lame : « Cettle épée a été forgée
par Marion... pur... son cher ami... Eustache... »
Telles ont été les dernières paroles intelligibles de ce
bon et brave soldat. Quelques instants après, il expirait
en prononçant des mots incohérents, parmi lesquels revenaient
souvent ceux-ci :
— Eustache... fuite... sauve-le...
Lorsque Marion eut rendu le dernier soupir, j'ai, en hâte, regagné Mayence pour tout raconter à Victoria, sans lui cacher que je soupçonnais de nouveau Tétrik de n'être pas étranger à cette trame, qui, ayant déjà enveloppé Victorin, son fils et Marion, laissait vacant le gouvernement de la Gaule. Ma soeur de lait, quoique désolée de la mort de Marion, combattit mes défiances au sujet de Tétrik ; elle me rappela que moi-même, plus de trois mois avant ce meurtre, frappé de l'expression de haine et d'envie qui se trahissait sur la physionomie et dans les paroles de l'ancien compagnon de forge du capitaine, je lui avais dit à elle, Victoria, devant Tétrik, « que Marion devait être bien aveuglé par l'affection pour ne pas reconnaître que son ami était dévoré d'une implacable jalousie. » En un mot, Victoria partageait cette croyance du bon Marion : que le crime dont il venait d'être victime n'avait d'autre cause que la haineuse envie d'Euslache, poussée jusqu'au délire par la récente élévation de son ami; puis enfin, singulier hasard, ma soeur de lait recevait ce jour-là même de Tétrik, alors en route pour l'Italie, une lettre dans laquelle il lui apprenait que, sa santé dépérissant de plus en plus, les médecins n'avaient vu pour lui qu'une chance de salut : un voyage dans un pays méridional; il se rendait donc à Rome avec son fils. Ces faits, la conduite de Tétrik depuis la mort de Victorin, ses lettres touchantes et les raisons irréfutables, je l'avoue, que me donnait Victoria, détruisirent encore uue fois ma défiance à l'égard de l'ancien gouverneur de Gascogne; je me persuadai aussi, chose d'ailleurs rigoureusement croyable d'après les antécédents d'Euslache, que l'horrible meurtre dont il s'était rendu coupable n'avait eu d'autre motif qu'une jalousie féroce, exaltée jusqu'à la folie furieuse par la récente et haute fortune de son ami. J'ai tenu la promesse faite au bon et brave Marion à sa dernière heure. Sa mort a été attribuée à un meurtrier inconnu, mais non pas à Eustache. J'avais rapporté son épée à Victoria; aucun soupçon ne plana donc sur ce scélérat, qui ne reparut jamais ni à Mayence ni au camp. Les restes de Marion, pleuré par l'armée entière, reçurent les pompeux honneurs militaires dus au général et au chef de la Gaule,
CHAPITRE V
Le jour le plus néfaste de ma vie, après celui où j'ai
accompagné jusqu'aux bûchers, qui les ont réduits en
cendres, les restes de Victorin, de son fils et de ma bien-aimée
femme Ellèn, a été le jour où sont arrivés les événements
suivants. Ce récit, mon enfant, se passe cinq ans
après le meurtre de Marion, successeur de Victorin au
gouvernementde la Gaule. Victoria n'habite plus Mayence,
mais Trêves, grande et splendide ville gauloise de ce
côlé-ci du Rhin. Je continue de demeurer avec ma soeur
de lait; Sampso, qui t'a servi de mère depuis la mort de
mon Ellèn toujours regrettée, Sampso est devenue ma
femme. Le soir de notre mariage, elle m'a avoué ce
dont je ne m'étais jamais doulé, qu'ayant toujours ressenti
pour moi un secret penchant, elle avait d'abord résolu
de ne pas se marier et de partager sa vie entre Ellèn, moi
et toi, mon enfant.
La mort de ma femme, l'affection, la profonde estime
que m'inspirait Sampso, ses vertus, les soins dont elle le
comblait, ta tendresse pour elle, car tu la chérissais
comme ta mère qu'elle remplaçait, les nécessites de ton
éducation, enfin les instances de Victoria, qui, appréciant
les excellentes qualités de Sampso, désirait vivement cette union; tout m'engageait à proposer ma main à ta
tante. Elle accepta; sans le souvenir de la mort de Victorin
et de celle d'Ellèn, dont nous parlions Chaque jour
avec Sampso, les larmes aux yeux, sans la douleur incurable
de Victoria, songeant toujours à son fils et à son
petit-fils, j'aurais retrouvé le bonheur après tant tle chagrins.
J'habitais donc la maison de Victoria dans la ville de
Trêves : le jour venait de se lever, je m'occupais de quelques
écritures pour la mère des camps, car j'avais conservé
mes fonctions près d'elle, j'ai vu entrer chez moi
sa servante de confiance nommée Mora; elle était née,
disait-elle, en Mauritanie, d'où lui venait son nom de
Mora ; elle avait, ainsi que les habitants de ce pays, le
teint bronzé, presque noir, comme celui des nègres-, cependant,
malgré la sombre couleur de ses traits, elle
était jeune et belle encore. Depuis quatre ans (remarque
cette date, mon enfant), depuis quatre ans que Mora
servait ma soeur de lait, elle avait gagné son affection
par son zèle, sa réserve et son dévouement qui semblait
à toute épreuve : parfois Victoria, cherchant quelque distraction
à ses chagrins, demandait à Mora de chanter,
car sa voix était remarquablement pure; elle avait des
airs d'une mélancolie douce et étrange. Un des officiers
de l'armée était allé jusqu'au Danube; il nous dit un
jour, en écoutant Mora, qu'il avait déjà entendu ces chants
singuliers dans les montagnes de Hongrie. Mora parut
fort surprise, et répondit qu'elle avait appris tout enfant,
dans son pays de Mauritanie, les mélodies qu'elle nous
répétait.
— Scanvoch, me dît Mora en entrant chez moi, ma
maîtresse désire vous parler.
— Je te suis, Mora.
— Un mot auparavant, je vous prie.
— Que veux-tu?
— Vous êtes l'ami, le frère de lait de ma maîtresse...
ce qui la touche vous touche...
— Sans doute.., qu'y a-t-il?
— Hier, vous avez quitté ma maîtresse après avoir
passé la soirée près d'elle avec votre femme et voire enfant...
— Oui.et Victoria s'est retirée pour se reposer...
— Non, car peu de temps après votre départ j'ai introduit
près d'elle un homme enveloppé d'un manteau.
Après un entretien, qui a duré presque la moitié de la
nuit, avec cet inconnu, ma maîtresse, au lieu de se coucher,
a été si agitée, qu'elle s'est promenée dans sa
chambre jusqu'au jour.
— Quel est cet homme? me suis-je dit tout haut dans
le premier moment de ma surprise; car Victoria n'avait
pas d'habitude de secrets pour moi. Quel mystère?
Mora, croyant que je l'interrogeais, indiscrétion dont
je me serais gardé par respect pour Victoria, me répondit
— Après votre départ, Scanvoch, ma maîtresse m'a
dit : « Sors par le jardin; tu attendras à la petite porte,
on y frappera d'ici à peu de temps; un homme en
manteau gris se présentera... tu l'introduiras ici... et
pas un mot de cette entrevue à qui que ce soit.
— Ce secret, Mora, tu aurais dû me le taire...
— Peut-être ai-je tort de ne pas garder le silence,
même envers vous, Scanvoch, l'ami dévoué, le frère de
ma maîtresse ; mais elle m'a paru si agitée après le départ
de ce mystérieux personnage, que j'ai cru devoir tout
vous dire. Puis, enfin, autre,chose encore m'a décidée
à m'adresser à vous...
— Achève...
— Cet homme, je l'ai reconduit à la porte du jardin...Je marchais à quelques pas devant lui... Sa colère était
si grande, que je l'ai entendu murmurer de menaçantes
paroles contre ma maîtresse; cela surtout m'a déterminée
à lui désobéir au sujet du secret qu'elle m'avait recommandé.
— As-tu dit à Victoria que cet homme l'avait menacée?
— Non car à peine j'étais de retour auprès d'elle,
qu'elle m'a ordonné d'un ton brusque... elle, toujours si
douce pour moi, de la laisser seule... Je me suis retirée
dans une chambre voisine... et jusqu'à l'aube, où ma
maîtresse s'est jetée toute vêtue sur son lit, je l'ai entendue
marcher avec agitation. J'ai cependant longtemps
hésité avant de me décider à ces révélations, Scanvoch ;
mais lorsque tout à l'heure ma maîtresse m'a appelée
pour m'ordonne? de vous aller quérir, je n'ai pas regretté
ce que j'ai fait. Ah! si vous l'aviez vue! comme elle
était pâle et sombre!
Je me rendis chez Victoria très-inquiet... je fus douloureusement
frappé de l'expression de ses traits.
Mora
ne m'avait pas trompé.
Av/:nt de continuer ce récit, et pour t'aider à le compendre, mon enfant, il me faut te donner quelques détailss sur une disposition particulière de la chambre de
Victoria. Au fond de cette vaste pièce se trouvait une
sorte de cellule fermée par d'épais rideaux d'étoffe; dans
cette cellule, où ma soeur de lait se retirait souvent pour
regretter ceux qu'elle avait tant aimés, se trouvaient, au dessus
des symboles sacrés de notre foi druidique, les
casques et les épées de son père, de son époux et de
Victorin; là aussi se trouvait, chère et précieuse relique...
le berceau du petit-fils de cette femme tant éprouvée par
le malheur...
Victoria vint à moi et me dit d'une voix altérée:
— Frère... pour la première fois de ma vie j'ai eu un
secret pour toi... frère... pour la première fois de ma vie
je vais user de ruse et de dissimulation...
Puis, me prenant la main, — la sienne était brûlante,
fiévreuse, — elle me conduisit vers la cellule, écarta les
rideaux épais qui la fermaient, el ajouta :
— Les moments sont précieux; entre dans ce réduit,
restes-y muet, immobile... et ne perds pas un mot de ce
que tu vas entendre tout à l'heure... Je te cache là d'avance
pour éloigner tout soupçon...
Les rideaux de la cellule se refermèrent sur moi; je restai
dans l'obscurité pendant quelque temps ; je n'entendis
que le pas de Victoria sur le plancher; elle marchait avec
agitation. J'étais dans cette cachette depuis une demi heure
peut-être, lorsque la porte de la chambre de Victoria
s'ouvrit, se referma, et une voix dit ces mots :
— Salut à Victoria la Grande.
C'était la voix de Tétrik, toujours mielleuse et insinuante.
L'entretien suivant s'engagea entre lui et Victoria;
ainsi qu'elle me l'avait recommandé, je n'en ai pas oublié
une parole, car dans la journée même je l'ai transcrit de
souvenir, et parce que je sentais toute la gravité de cette
conversation, et parce que cette mesure m'était commandée par une circonstance que tu apprendras bientôt.
— Salut à Victoria la Grande, avait dit l'ancien gouverneur
de Gascogne.
— Salut à vous, Tétrik.
— La nuit vous a-t-elle, Victoria, porté conseil?
— Tétrik, réponditVictoria d'un ton parfaitement calme,
et qui contrastait avec l'agitation où je venais de la voir
plongée, Tétrik, vous êtes poëte?
— A quel propos, je vous prie, cette question?
— Enfin... vous faites des vers?
— Il est vrai... je cherche parfois dans la culture des lettres quelque distraction aux soucis dès affaires d'État
et surtout aux regrets éternels que m'a laissés la mort de
notre glorieux et infortuné Victorin auquel je survis
contre mon attente. Je vous l'ai souvent répété, Victoria,
en nous entretenant de ce jeune héros que j'aimais
aussi paternellement que s'il eût été mon enfant.
J'avais deux fils, il ne m'en reste qu'un... Je suis poête,
dites-vous? hélas! je voudrais être l'un de ces génies qui
donnent l'immortalité à ceux qu'ils chantent. Victorin
vivrait dans la postérité comme il vit dans le coeur de
ceux qui le regrettent! Mais à quoi bon me parler de mes
vers à propos de l'important sujet qui me ramène auprès
de vous?
— Comme tous les poêtes... vous relisez plusieurs fois
vos vers afin de les corriger ?
— Sans doute... mais...
— Vous les oubliez, si cela se peut dire, à cette fin
qu'en les lisant de nouveau vous soyez frappé davantage
de ce qui pourrait blesser votre esprit et votre oreille?
— Certes, après avoir d'inspiration écrit quelque ode, il
m'est parfois arrivé de laisser, ainsi que l'on dit, dormir
ces vers pendant plusieurs mois; puis, les relisant, j'étais
choqué de choses qui m'avaient d'abord échappé. Mais
encore une fois, Victoria, il n'est pas question de poésie...
— Il y a un grand avantage en effet à laisser ainsi dormir
des idées et à les reprendre ensuite, répondit ma
soeur de lait avec un sang-froid dont j'étais de plus en
plus étonné. Oui, celte méthode est bonne; ce qui, sous
le feu de l'inspiration, ne nous avait pas d'abord blessé...
nous blesse parfois, alors que l'inspiration s'est refroidie.
Si cette épreuve est utile pour un frivole jeu d'esprit, ne
doit-elle pas êlre plus utile encore lorsqu'il, s'agit des circonstances
graves de la vie ?
— Victoria... je ne vous comprends pas.
— Hier, dans la journée, j'ai reçu de vous une lettre conçue en ces termes :
« Ce soir, je serai à Trêves à l'insu de tous ; je vous adjure au nom des plus grands intérêts de notre chère pairie, de me recevoir en secret, et de ne parler à personne,
pas même à votre ami et frère Scanvoch; j'attendrai vers minuit votre réponse à la porte du jardin de votre maison. »
— Et cette entrevue... vous me l'avez accordée, Victoria...
Malheureusement pour moi, elle n'a pas été décisive,
et au lieu de retourner à Mayence sans que ma
venue ait été connue dans celte ville, j'ai élé forcé de
rester aujourd'hui, puisque vous avez remis à ce matin la
réponse et la résolution que j'attends de vous.
— Cette résolution, je ne saurais vous la faire connaître
avant d'avoir soumis votre proposition à l'épreuve
dont nous parlions tout à l'heure.
—Quelle épreuve?
— Télrik, j'ai laissé dormir... ou plutôt j'ai dormi avec
vos offres, faites-les-moi de nouveau. Peut-être alors ce
qui m'avait blessée... ne me blessera plus... peut-être ce
qui ne m'avait pas choquée me choquera-t-il...
— Victoria, vous, si sérieuse, plaisanter en un pareil
moment!...
— Celle-là qui, avant d'avoir à pleurer son père et son
époux, son fils et son petit-fils, souriait rarement... celle-là
ne choisit pas le temps d'un deuil éternel pour plaisanter...
croyez-moi, Tétrik...
— Cependant...
— Je vous le répète, vos propositions d'hier m'ont paru
si extraordinaires... elles ont soulevé dans mon esprit
tant d'indécision, tant d'étranges pensées, qu'au lieu de me prononcer sous le coup de ma première impression, je
veux tout oublier et vous entendre encore, comme si pour
la première fois vous me parliez de ces choses.
— Victoria, votre haute raison, voire esprit d'une décision
toujours si prompte, si sûre, ne m'avaient pas habitué,
je l'avoue, à ces tempéramenls.
— C'est que jamais, dans ma vie, déjà longue, je n'ai
eu à me décider sur des questions de cette gravité.
— De grâce, rappelez-vous qu'hier...
— Je ne veux rien me rappeler. Pour moi, notre entretien
d'hier n'a pas eu lieu. Il est minuit, Mora vient
d'aller vous quérir à la porte du jardin ; elle vous a introduit
près de moi : vous parlez, je vous écoute...
— Victoria...
— Prenez garde... si vous me refusez, je vous répondrai
peut-être selon ma première impression d'hier et,
vous le savez, Tétrik, lorsque je me prononce c'est toujours
d'une manière irrévocable...
— Voire première impression m'est donc défavorable?
s'écria-t-il avec un accent rempli d'anxiété. Oh! ce serait
un grand malheur !
— Parlez donc de nouveau, si vous voulez que ce
malheur soit réparable...
— Qu'il en soit ainsi que vous le désirez, Victoria,
bien qu'une pareille singularité de votre part me confonde.
Vous le voulez? soit... Notre entretien d'hier n'a
pas eu lieu, je vous revois en ce moment pour la première
fois après une assez longue absence, quoiqu'une
fréquente correspondance ait toujours eu lieu entre nous,
et je vous dis ceci : Il y a cinq ans, frappé au coeur par la
mort de Victorin, mort à jamais funeste, qui emportait
avec elle mes espérances pour le glorieux avenir de la
Gaule! j'étais mourant en Italie, à Rome, où mon fils
m'avait accompagné. Ce voyage, selon les médecins, devait rétablir ma santé ; ils se trompaient : mes maux empiraient..
Dieu voulut qu'un prêtre chrétien me fût secrètement
amené par un de mes amis récemment converti.
La foi m'éclaira et, en m'éclairant, elle fit un miracle de
plus, elle me sauva de la mort... Je revins à une vie pour
ainsi dire nouvelle, avec une religion nouvelle. Mon fils
abjura comme moi, mais en secret, les faux dieux que
nous avions jusqu'alors adorés. A celte époque, je reçus
une lettre de vous, Victoria; vous m'appreniez le meurtre
de Marion , guidé par vous, et selon mes prévisions, il
avait sagement gouverné la Gaule. Je restai anéanti à
cette nouvelle, aussi désespérante qu'inattendue; vous me
conjuriez, au nom des intérêts les plus sacrés du pays,
de revenir en Gaule : personne, disiez-vous, n'était capable,
sinon moi, de remplacer Marion... Vous alliez plus
loin : moi seul, dans l'ère nouvelle et pacifique qui s'ouvrait
pour notre pays, je pouvais, en le gouvernant, combler
sa prospérité : vous faisiez un véhément appel à ma
vieille amitié pour vous, à mon dévouement à notre
patrie. Je quittai Rome avec mon fils; un mois après
j'étais auprès de vous, à Mayence; vous me promettiez
votre tout-puissant appui auprès de l'armée, car vous
étiez ce que vous êtes encore aujourd'hui, la mère des
camps. Présenté par vous à l'armée, je fus acclamé par
elle. Oui, grâce à vous seule, moi, gouverneur civil,
moi, qui de ma vie n'avais louché l'épée, je fus, chose
unique jusqu'alors, acclamé chef unique de la Gaule,
puisque vous déclariez fièrement de ce jour à l'empereur
que la Gaule, désormais indépendante, n'obéirait qu'à un
seul chef gautois librement élu. L'empereur, engagé dans
sa désastreuse guerre d'Orient contre la reine Zénobie,
votre héroïque émule, l'empereur céda. Seul, je gouvernai
notre pays. Ruper, vieux général éprouvé dans les
guerres du Rhin, fut chargé du commandement des troupes ; l'armée, dans sa constante idolâtrie pour vous,
voulut vous conserver au milieu d'elle. Moi, je m'occupai
de développer en Gaule les bienfaits de la paix.
Toujours secrètement fidèle à la foi chrétienne, je ne crus
pas politique de la confesser publiquement; je vous ai
donc caché à vous-même, Victoria, jusq'uà aujourd'hui,
ma conversion à la religion dont le pape est à Rome.
Depuis cinq ans la Gaule, prospère au dedans, est respectée
au dehors; j'ai établi le siège de mon gouvernement
et du sénat à Bordeaux, tandis que vous restiez au milieu
de l'armée"qui couvre nos frontières, prèle à repousser,
soit de nouvelles invasions des Franks, soit les Romains,
s'ils voulaient maintenant attenter à notre complète
indépendance si chèrement reconquise. Vous le savez,
Victoria, je me suis toujours inspiré de votre haute sagesse,
soit en venant souvent vous visiter à Trêves, depuis
que vous avez quitte Mayence, soit en correspondant journellement
avec vous sur les affaires du pays; mais je ne
m'abuse pas, Victoria, et je suis fier de reconnaître cette
vérité : votre main toute-puissante m'a seule élevé au pouvoir,
seule elle m'y soutient. Oui, du fond de sa modeste
maison de Trêves, la mère des camps est de fait impératrice
de la Gaule et moi, malgré le pouvoir dont je jouis,
je suis, et je m'en honore, Victoria, je suis votre premier
sujet. Ce rapide regard sur le passé était indispensable
pour établir nettement la position présente. Ainsi que je
vous l'ai dit hier, veuillez-vous le rappeler...
— Je ne me souviens plus d'hier. Poursuivez, Tétrik.
— La déplorable mort de Victorin et de son fils, le
meurtre de Marion, vous prouvent la funeste fragilité des
pouvoirs électifs. Cette idée n'est pas, vous le savez,
nouvelle chez moi. J'étais autrefois venu à Mayence afin
de vous engager à acclamer l'enfant de Victorin l'héritier de son père. Dieu a voulu qu'un crime affreux ruinât ce
projet auquel vous eussiez peut-être consenti plus tard...
— Continuez...
— La Gaule est maintenant en paix, sa valeureuse
armée vous est dévouée plus qu'elle ne l'a jamais été à
aucun général, elle impose à nos ennemis; notre beau
pays, pour atteindre à son plus haut point de prospérité,
n'a plus besoin que d'une chose, la stabilité; en un mot,
il lui faut une autorilé qui ne soit plus livrée au caprice
d'une élection intelligente aujourd'hui, stupide demain ;
il nous faut donc un gouvernement qui ne soit plus personnifié
dans un homme toujours à la merci du soulèvement
militaire de ceux qui l'ont élu, ou du poignard d'un
assassin. L'institution monarchique, basée non sur un
homme, mais sur un principe, existait en Gaule il y a
des siècles ; elle peut seule aujourd'hui donner à noire
pays la force, la prospérité, qui lui manquent. La monarchie,
vous disais-je hier, Victoria, seule, vous pouvez
la rétablir en Gaule : je viens vous en offrir les moyens,
guidé par mon fervent amour pour mon pays...
— C'est cette offre que je veux vous entendre me proposer
de nouveau, Tétrik...
— Ainsi, vous exigez...
— Rien n'a été dit hier... parlez...
— Victoria, vous disposez de l'armée... moi, je gouverne
le pays; vous m'avez fait ce que je suis... j'ai plaisir
à vous le répéter... vous êtes au vrai l'impératrice de la
Gaule, et moi, votre premier sujet. Unissons-nous dans,
un but commun pour assurer à jamais l'avenir de notre
glorieuse patrie; unissons, non pas nos corps, je suis
vieux... vous êtes belle et jeune encore, Victoria,., mais
unissons nos âmes devant un prêtre de la religion nouvelle,
dont le pape est à Rome. Embrassez le christianisme,
devenez mon épouse devant Dieu et proclamez nous, vous, impératrice, moi, empereur des Gaules...
L'armée n'aura qu'une voix pour vous élever au trône...
vous régnerez seule et sans partage... Quant à moi, vous
le savez, je n'ai aucune ambition, et, malgré mon vain
titre d'empereur, je continuerai d'être votre premier
sujet. Seulement, il sera, je crois, Irès-politique d'adopter
mon fils comme successeur au trône; il est en âge
d'être marié ; nous choisirons pour lui une alliance souveraine...
j'ai déjà mes vues... et la monarchie des Gaules
est à jamais fondée. Voilà, Victoria, ce que je vous proposais
hier... voilà ce que je vous propose aujourd'hui.
Je vous ai, selon votre désir, exposé de nouveau mes
projets pour le bien du pays; adoptez ce plan, fruit de
longues années de méditation, d'expérience.et la Gaule
marche à la tête des nations du monde...
Un assez long silence de ma soeur de lait suivit ces
paroles de son parent... Elle reprit, toujours calme :
— J'ai été sagement inspirée en voulant vous entendre
une seconde fois, Tétrik. Et d'abord, dites-moi, vous
avez abjuré pour la religion nouvelle l'antique foi de nos
pères ? La Gaule, presque tout entière, est cependant
restée fidèle à la foi druidique.
— Aussi ai-je tenu, par politique, mon abjuration secrète
; mais si, acceptant mon offre, vous abjuriez aussi
votre idolâtrie lors de notre mariage, je confesserais très haut
ma nouvelle croyance; et, très probablement, votre
conversion, à vous, Victoria, l'idole de notre peuple,
entraînerait la conversion des trois quarts du pays.
— Dites-moi, Tétrik, vous avez abjuré la croyance de
nos pères pour la foi nouvelle, pour l'Évangile prêché par
ce jeune homme de Nazareth, crucifié à Jérusalem il y a
plus de deux siècles. A cette foi nouvelle, vous croyez
sans doute? '
— L'aurais-je embrassée sans cela?
— Cet Évangile, je l'ai lu. Une aïeule de Scanvoch a
assisté aux derniers jours de Jésus, l'ami des esclaves et
des affligés. Or, dans les tendres et divines paroles du
jeune maître de Nazareth, je n'ai trouvé que des exhortations
au renoncement des richesses, à l'humilité, à
l'égalité parmi les hommes et voici que, fervent et nouveau
converti, vous rêvez la royauté... „
— Un mol, Victoria...
— Durant sa vie, le jeune docteur de Nazareth disait :
« Le maître n'est pas plus que le disciple... l'esclave est
autant que son seigneur... » Il se disait fils de Dieu, de
même que notre foi druidique nous apprend que nous
sommes tous fils d'un même Dieu...
— Pris en un sens absolu, l'Évangile de Noire-Seigneur
Jésus-Christ ne serait, vous l'avouerez, qu'une machine
d'éternelle rébellion du pauvre contre le riche, du serviteur
contre son maître, du peuple contre ses chefs, la négation
enfin de toute autorité; tandis que les religions,
au contraire, doivent rendre l'autorité plus puissante, plus
redoutable...
— Je sais cela... Nos druides, au temps de leur barbarie
primitive, et avant de devenir les plus sublimes des
hommes, se sont aussi rendus redoutables aux peuples
ignorants, alors qu'ils les frappaient de terreur et les
écrasaient sous leur pouvoir; mais le jeune maître de
Nazareth a flétri ces fourberies atroces en disant avec indignation
: « Vous voulez faire porter aux hommes des
fardeaux écrasants, que vous ne touchez pas, vous, prêtres
du bout du doigt... »
— La raison d'État passe avant les principes. Rien
de plus périlleux, Victoria, que d'abandonner la nomination
d'un chef politique ou religieux au brutal caprice d'une élection populaire. L'intérêt du présent et de
l'avenir vous fait donc une loi d'accepter mes offres. Je me résume : Prenez-moi pour époux; embrassez, comme,
moi, la fol nouvelle; faites-nous proclamer par l'armée,
vous et moi, empereur et impératrice; adoptez mon fils
et sa postérité... La Gaule, à notre exemple, se fait tout
entière chrétienne; et, soutenus par les prêtres et les
évoques, nous possédons l'autorité la plus souveraine, la
plus absolue, dont aient jamais joui un empereur et une
impératrice !
Soudain la voix de Victoria, jusqu'alors calme et contenue,
éclata indignée, menaçante :
— Télrik! vous me proposez là un pacte sacrilège...
tyrannique... infâme!
— Victoria, que signifie?
— Hier, je vous croyais insensé... aujourd'hui, que vous
m'avez ouvert les profondeurs de votre âme infernale... je
vous crois un monstre d'ambition et de scélératesse!
— Moi ! grand Dieu !
— Vous!... Oh! à cette heure le passé éclairepour moi
le présent, et le présent l'avenir.... Béni soyez-vous,ô Hésus !
Je n'étais pas .seule à entendre cet effrayant complot!
— Que dites-vous.?'
— Vous m'avez inspiré, ô Hésus! et j'ai voulu avoir
un témoin caché, qui affirmerait au besoin la réalité de ce
projet monstrueux car ma parole elle-même... non, la
parole de Victoria ne serait pas crue si elle dévoilait tant
d'horreurs!... Viens, mon frère... viens, Scanvoch!...
A cet appel de Victoria, je m'écriai :
— Ma soeur... je ne dis plus comme autrefois : Je
soupçonne cet homme! je dis : J'accuse le criminel!
— Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous m'accusez,
Scanvoch, reprit Tétrik avec un impérieux dédain, ce n'est
pas d'aujourd'hui que ces folles accusations sont tombées
devant mon mépris.
— Je te soupçonnais autrefois, Tétrik, lui dis-je,
d'avoir, par tes machinations ténébreuses, amené la mort
de Victorin et celle de son fils au berceau... Aujourd'hui,
moi, Scanvoch, je t'accuse de cette horrible trame!.
— Prends garde, dit Tétrik pâle, sombre, menaçant,
prends garde, mon pouvoir est grand...
— Mon frère, me dit Victoria, la pensée est la mienne...
Parle sans crainte... moi aussi j'ai un grand pouvoir...
— Télrik, je te soupçonnais autrefois d'avoir fait tuer
Marion... aujourd'hui, moi', Scanvoch, je:t'accuse de ce
crime!
— Malheureux insensé! où sont les preuves de ce que
tu as l'audace d'avancer?
— Oh! je le sais... tu es prudent et habile autant que
patient, tu brises tes instruments dans l'ombre après t'en
être servi.
— Ce sont des mots, reprit Tétrik avec un calme glacial;
mais les preuves où sont-elles?
— Les preuves, s'écria Victoria, elles sont dans tes
propositions sacrilèges. Écoute, Tétrik, voici la vérité :
tu as conçu le projet d'être empereur héréditaire de la
Gaule longtemps avant la mort de Victorin; ta proposition
de faire acclamer mon petit-fils comme héritier du
pouvoir de son père était à la fois un leurre destiné à me
tromper sur tes desseins et un premier pas dans la voie
que tu poursuivais...
— Victoria, la passion vous égare. Quel maladroit ambitieux
j'aurais été, moi, voulant arriver un jour à l'empire
héréditaire... vous conseiller de faire décerner ce
pouvoir à votre race...
— Le principe était accepté par l'armée : l'hérédité du
pouvoir reconnue pour l'avenir; tu te débarrassais ensuite
de mon fils et de mon petit-fils, ce que tu as fait.....
— Moi..
— Tout maintenant se dévoile à mes yeux... Cette
bohémienne maudite a été ton instrument; elle est venue
à Mayence pour séduire mon fils, pour le pousser, par
ses refus, à l'acte infâme au prix duquel cette créature
mettait ses faveurs... Ce crime commis, mon fils devait
être tué par Scanvoch, rappelé à Mayence cette nuit-là
même, ou massacré par l'armée, prévenue et soulevée à
temps par tes émissaires...
— Des preuves, Victoria! des preuves!
— Je n'en ai pas... mais cela est! Dans la même nuit,
tu as fait tuer mon petit-fils entre mes bras : ma race a
été éteinte... ton premier pas vers l'empire était marqué
dans le sang. Tu as ensuite refusé le pouvoir et proposé
l'élévation de Marion... Oh! je l'avoue, à ce prodige d'astuce
infernale, mes soupçons, un moment éveillés, se sont
évanouis... Deux mois après son acclamation comme chef
de la Gaule... Marion tombait sous le fer d'un meurtrier,
ton instrument.
— Des preuves..., reprit Tétrik impassible, des
preuves !
— Je n'en ai pas, mais cela est... Tu restais seul :
Victorin, son fils, Marion, tués... Alors, devenue, sans le
savoir,s a complice, je t'ai adjuré de prendre le gouvernement
du pays... Tu triomphais, mais à demi... tu gouvernais,
mais, tu l'as dit, tu n'étais que mon premier
sujet, à moi, la mère des camps... Oh! je le vois à cette
heure, mon pouvoir te gêne! l'armée, la Gaule, t'ont accepté
pour leur chef, présenté par moi; elles ne t'ont pas
choisi... D'un mot je peux te briser comme je l'ai élevé...
Aveuglé par l'ambition, tu as jugé mon coeur d'après le
tien; tu m'as crue capable de vouloir changer mon influence
sur l'armée contre la couronne d'impératrice, et
d'introniser à ce prix toi et ta race... Tu as conclu avec le pape et les évêques un pacte ténébreux, dans l'espoir
d'asservir un jour cet intelligent et fier peuple gaulois,
qui, libre, choisit librement ses chefs, et reste fidèle à la
religion de ses pères. Quoi! il a brisé depuis des siècles,
par les mains sacrées de Ritha-Gaûr, le joug des rois
et tu voudrais de nouveau lui imposer ce joug, en l'alliant
avec la nouvelle Église? Eh bien, moi, Victoria, la
mère des camps, je te dis ceci à toi, Tétrik, chef de la
Gaule : Devant te peuple et l'armée, je t'accuse de vouloir
asservir la Gaule ! je t'accuse d'avoir renié la foi de tes
pères ! je t'accuse d'avoir contracté une secrète alliance
avec les évêques ! je t'accuse de vouloir usurper la couronne
impériale pour toi et pour ta race. Oui, de ceci,
moi, Victoria, je l'accuse, et je t'accuserai devant le peuple
et l'armée, te déclarant traître, renégat, meurtrier, usurpateur...
Je vais demander sur l'heure que tu sois jugé
par le sénat, et puni de mort pour tes crimes si tu es reconnu
coupable!
Malgré la véhémence des accusations de ma soeur de
lait, Tétrik revint à son calme habituel, dont il était un
moment sorti pour me menacer, et répondit de sa voix la
plus onctueuse :
— Victoria, j'avais cru profitable à la Gaule le projet
que je vous ai soumis... n'y pensons plus.., vous m'accusez,
je suis prêt à répondre devant le sénat et l'armée...
Si ma mort, prononcée par mes juges, à votre instigation,
peut être d'un utile enseignement pour le pays, je
ne vous disputerai pas le peu de jours qui me restent à
vivre. Je reste à Trêves, où j'attendrai la décision du sénat...Adieu, Victoria... l'avenir prouvera qui de vous ou
de moi aimait la Gaule d'un amour éclairé... Encore
adieu, Victoria...
Et il fit un pas vers la porte; j'y arrivai avant lui, et,
barrant le.passage, je m'écriai :
— Tu ne sortiras pas! tu veux fuir la punition due à tes crimes...
Télrik me toisa des pieds à la tête avec une hauteur
glaciale, et dit en se tournant à demi vers Victoria :
— Quoi! dans votre maison, de la violence contre un
vieillard... contre un parent venu chez vous sans défiance...
— Je respecterai ce qui est sacré en tout pays, l'hospitalité,
répondit la mère des camps. Vous êtes venu ici
librement, vous sortirez librement.
— Ma soeur ! m'écriai-je, prenez garde! votre confiance
vous a déjà été funeste...
Victoria, d'un geste, m'interrompit, réfléchit, et dit
avec amertume :
— Tu as raison... ma confiance a été funeste au pays;
elle me pèse comme un remords... ne crains rien cette fois.
Et elle frappa vivement sur un timbre... Presque aussitôt
Mora parut. Après quelques mots que sa maîtresse
lui dit à l'oreille, la servante se retira.
— Télrik, reprit Victoria, j'ai envoyé quérir le capitaine
Paul et plusieurs officiers; ils vont venir vous chercher
ici; ils vous accompagneront à votre logis, vous n'en
sortirez que pour paraître devant vos juges...
— Mes juges?...
— L'armée nommera un tribunal, ce tribunal vous
jugera, Tétrik...
— Je suis aussi justiciable du sénat.
— Si le tribunal militaire vous condamne, vous serez
renvoyé devant le sénat... si le tribunal militaire vous
absout, vous serez libre ; la vengeance divine pourra seule
vous atteindre.
Mora rentra pour annoncer à sa maîtresse l'exécution
de ses ordres au sujet du capitaine Paul. Je me souvins
plus fard, mais, hélas! trop tard, que Mora échangea quelques paroles à voix basse avec Tétrik, assis près de
la porte.
— Scanvoch, me dit Victoria, lu as entendu ma conversation
avec Tétrik... tu te la rappelles?
— Parfaitement...
— Tu vas aller, sur l'heure, la transcrire fidèlement.
— Puis, se retournant vers le chef de la Gaule, elle
ajouta:
— Ce sera votre acte d'accusation; il sera lu
devant le tribunal militaire, et ensuite ce tribunal décidera
de votre sort.
— Victoria, reprit froidement Tétrik, écoutez les conseils
d'un vieillard, autrefois et encore à celte heure
votre meilleur ami. Accuser un homme est facile, prouver
son crime est difficile...
— Tais-toi, détestable hypocrite! s'écria la mère des
camps avec emportement; ne me pousse point à bout...
Je ne sais ce qui me tient de te livrer sur l'heure à la
brutale justice des soldats.
— Puis, joignant les mains :
— Hésus, donne-moi la force d'être équitable, même envers
cet homme... Apaise en moi, ô Hésus! ces bouillonnements
de colère qui troubleraient mon jugement !
Mora, ayant entendu quelque bruit derrière la porte,
l'ouvrit, et revint dire à sa maîtresse :
—On annonce l'arrivée du capitaine Paul
Victoria fit signe à Tétrik; il franchit le seuil en poussant
un profond soupir, et en disant d'un accent pénétré
— Seigneur! Seigneur! dissipez l'aveuglement de mes
ennemis... pardonnez-leur comme je leur pardonne...
La mère des camps, s'adressant à sa servante au moment
où elle sortait sur les pas du chef de la Gaule :
— Mora, j'ai la poitrine en feu... apporte-moi une
coupe d'eau mélangée d'un peu de miel.
La servante fit un signe de tlête empressé, puis elle disparut ainsi que Télrik, resté pendant un instant au seuil
de la porte.
— Ah! mon frère ! murmura Victoria avec accablement
lorsque nous fûmes seuls, ma longue lutte avec cet homme
m'a épuisée, la vue du mal me cause un abattement
douloureux, je suis brisée; tiens, prends ma main, elle
brûle !
— L'insomnie, l'émotion, l'horreur longtemps contrainte
que vous inspirait Tétrik, ont causé votre agitation
fiévreuse. Prenez un peu de repos, ma soeur; je
vais aller transcrire votre entrelien avec cet homme. Ce
soir, justice sera faite.
— Tu as raison; il me semble que si je pouvais dormir,
cela me soulagerait. Va, mon frère, ne quille pas
la maison...
— Youlez-vous que j'envoie Sampso veiller près de
vous?
— Non... je préfère être seule : le sommeil me viendra
plus facilement...
Mora parut à ce moment, portant une coupe pleine de
breuvage, qu'elle offrit à sa maîtresse. Celle-ci prit le
vase et en but le contenu avec avidité.
Laissant ma soeur de lait aux soins de sa servante, je
remontai chez moi afin de relater fidèlement les paroles
de Télrik. Je terminais ce travail, commencé depuis deux
heures, lorsque je vis entrer Mora, pâle, épouvantée.
— Scanvoch, me dit-elle d'une voix haletante, venez...
venez vite! Laissez là cetle écriture...
— Qu'y a-t-il?
— Ma maîtresse... malheur! malheur!... Venez vite!...
— Victoria!... un malheur la menace? m'écriai-je en
me dirigeant à la hâte vers l'appartement de ma soeur de
lait, tandis que Mora, me suivant, disait :
— Elle m'avait renvoyée pour être seule... Tout à l'heure je suis allée dans sa.chambre... et alors... ô malheur!
— Achève...
— Je l'ai vue sur son lit... les yeux ouverts mais
immobile et livide comme une morte.
Jamais je n'oublierai le spectacle affreux dont je fus
frappé en entrant chez Victoria. Couchée tout étendue sur
son lit, elle élait, ainsi que me l'avait dit Mora, immobile
et livide comme une morte. Ses yeux fixes, élincelanfs,
semblaient retirés au fond de leur orbite; ses traits, douloureusement
contractés, avaient la froide blancheur du
marbre...
Une pensée me traversa l'esprit comme un éclair sinistre...
Victoria mourait empoisonnée !...
— Mora, m'écriai-je en me jetant à genoux auprès
du lit de la mère des camps, envoie à l'instant chercher
le druide médecin, et cours dire à Sampso de venir
ici...
La servante disparut. Je saisis une des mains de Victoria
déjà roidies et glacées, je la couvris de larmes en
m'écriant :
— Ma soeurl c'est moi... Scanvoch!
—Mon frère !... murmura-t-slle.
Et à entendre sa voix sourde, affaiblie, il me sembla
qu'elle me répondait du fond d'un tombeau. Ses yeux,
d'abord fixes, se tournèrent lentement vers moi. L'intelligence
divine, qui avait jusqu'alors illuminé ce beau regard
si auguste et si doux, paraissait éteinte. Cependant,
peu à peu, la connaissance lui revint, et elle dit :
— C'est toi... mon frère ? Je vais mourir.Tournant alors péniblement la tête de côté et d'autre,
comme si elle eût cherché quelque chose, elle reprit
en tâchant de lever un de ses bras, qui retomba presque
aussitôt pesamment sur sa couche :
— Là, ce grand coffre, ouvre-le, tu y verras un coffret
de bronze; apporle-le...
J'obéis et je déposai sur le lit un petit coffret de
bronze assez lourd. Au même instant entrait Sampso,
avertie par Mora.
— Sampso, dit Victoria, prenez ce coffret, emportez-
le chez vous, serrez-le soigneusement. Dans trois
jours vous l'ouvrirez, la clef est attachée au couvercle...
Puis, s'adressant à moi :
— Tu as transcrit mon entrelien avec Tétrik?
— J'achevais ce travail lorsque Mora est accourue.
— Sampso, portez ce coffret chez vous, à l'instant, et
revenez aussitôt avec les parchemins sur lesquels Scanvoch
a tout à l'heure écrit. Allez, il n'y a pas un instant
à perdre.
Sampso obéit et sortit éperdue... Je restai seul avec
Victoria.
— Mon frère, me dit-elle, les moments sont précieux,
ne m'interromps pas... Je me sens mourir ; je crois deviner
la main qui me frappe, sans savoir comment elle m'a
frappée. Ce crime couronne une longue suite de forfaits
ténébreux. Ma mort est à cette heure un grand danger
pour la Gaule; il faut le conjurer. Tu es connu dans
l'armée, on sait ma confiance en toi. Rassemble les
officiers, les soldats... instruis-les des projets de Tétrik...
Cet entretien, que tu as transcrit, je vais, si j'en ai la
force, le signer, pour donner créance à tes paroles. La
vie m'abandonne. Oh! que n'ai-je le temps de réunir
ici, à mon lit de mort, les chefs de l'armée, qui, ce soir,
entoureront mon bûcher... Sur ce bûcher, tu déposeras les
armes de mon père, de mon époux et de Victorin, et aussi
le berceau de mon petit-fils!
— Scanvoch ! s'écria Sampsoen entrant précipitamment dans la chambre, les parchemins, tu les avais laissés sur
la table... ils n'y sont plus !
— C'est impossible! ai-je répondu stupéfait, il n'y a
qu'un instant, ils y étaient encore.
— Oui, je les y ai vus lorsque Mora est venue m'avevlir
du malheur qui nous menaçait, m'a dit Sampso; ils
auront été dérobés en Ion absence.
— Ces parchemins dérobés? Oh! cela est funeste! murmura
Victoria. Quelle main mystérieuse s'étend donc sur
celle maison? Malheur! malheur à la Gaule! Hésus!
Dieu tout-puissant! tu m'appelles dans ces mondes inconnus
d'où l'on plane peut-être sur ce monde que je quitte
pour aller revivre ailleurs. Hésus! abandonnerais-je
cette terre sans être rassurée sur l'avenir de mon pays
tant aimé, avenir qui m'épouvante? O Tout-Puissant! que
ton divin esprit m'éclaire à cette heure suprême! Hésus !
m'as-tu entendue? ajouta Victoria d'une voix plus haute,
et se dressant sur son séant,le regard inspiré. Que vois-je?
est-ce l'avenir qui se dévoile à mes yeux? Cette femme,
si pâle, quelle est-elle? Sa robe est ensanglantée. Sa
couronne de feuilles de chêne, l'arbre sacré de la Gaule,
est sanglante aussi l'épée que tenait sa main virile est
brisée à ses côtés. Un de ces sauvages franks, la tête
ornée d'une couronne, tient cette noble femme sous ses
genoux. Hésus! cette femme ensanglantée, c'est la
Gaule! ce barbare agenouillé sur elle... c'est un roi
frank! Encore du sang! un fleuve de sang! il entraîne
dans son cours, à la lueur des flammes de l'incendie, des
ruines et des milliers de cadavres!... Oh! cette femme...
la Gaule, la voici encore, hâve, amaigrie, vêtue de haillons,
portant au cou le collier de fer de la servitude; elle
se traîne à genoux, écrasée sous un pesant fardeau... Le
roi frank hâte, à coups de fouet, la marche de la Gaule
esclave! Encore un torrent de sang... encore des cadavres... encore des ruines... encore des lueurs d'incendie...
Assez! assez de débris! assez de massacres!
O Hésus! joies du ciel! s'écria Victoria, dont les traits
semblèrent soudain rayonner d'une splendeur divine, la
noble femme est debout! la voilà... je la vois, plus belle,
plus fière que jamais... le front ceint d'une couronne de
feuilles de chêne ! D'une main, elle tienl une gerbe d'épis,
de raisins et de fleurs... de l'autre, un drapeau surmonté du coq gaulois... elle foule d'un pied superbe les débris
de son collier d'esclavage; la couronne des rois franks.
Oui, cette femme, enfin libre, fière, glorieuse, féconde...
c'est la Gaule!... Hésus! Hésus!... pitié pour elle...
Ces derniers mots épuisèrent les forces de Victoria :
elle céda pourtant à un dernier élan d'exaltation, leva les
yeux vers le ciel en croisant ses deux bras sur sa mâle
poitrine, poussa un long gémissement et retomba sur sa
couche funèbre... La mère des camps, VICTORIA LA GRANDE, était morte!
J'avais, pendant qu'elle parlait, fait des efforts surhumains
pour contenir mon désespoir ; mais lorsque je la
vis expirer, le vertige me saisit, mes genoux fléchirent,
mes forces, ma pensée m'abonnèrent, et je perdis tou tsentiment
au moment où j'entendis un grand tumulte dans
la pièce voisine, tumulte dominé par ces mots :
— Tétrik, le chef de la Gaule, meurt par le poison!
Pendant plusieurs jours, ta seconde mère, Sampso,
mon enfant, me vit à l'agonie. Deux semaines environ
s'étaient passées depuis la mort de Victoria, lorsque,
pour la première fois, rassemblant et raffermissant mes
souvenirs, j'ai pu m'entreteniravec Sampso de notre perte
irréparable. Les derniers mots qui frappèrent mon
oreille, lorsque; brisé de douleur, je perdais connaissance
auprès du lit de ma soeur de lait, avaient été ceux-ci :
— Tétrik, le chef de la Gaule, meurt par le poison!
En effet, Télrik avait été, ou plutôt, parut avoir été
empoisonné en même temps que Victoria. A peine arrivé
dans la maison du général de l'armée, il sembla en proie
à de cruelles souffrances; et lorsque, quinze jours après,
je revins à la vie, on craignait encore pour les jours de
Télrik.
Je l'avoue, à cette nouvelle étrange, je restai stupéfait;
ma raison se refusait, à croire cet homme coupable d'un
forfait dont il était lui-même une des victimes.
La mort de Victoria jeta la consternation dans la ville
de Trêves, dans l'armée; plus tard, dans toute la nation.
Les funérailles de l'auguste mère des camps semblaient
être les funérailles de la Gaule; on y voyait le présage
de nouveaux malheurs pour le pays. Le sénat gaulois
décréta l'apothéose de Victoria; elle fut célébrée à Trêves,
au milieu du deuil et des larmes de tous. La pompeuse
solennité du culte druidique, léchant des bardes, donnèrent
un imposant éclat à cette cérémonie funèbre. Pendant
huit jours, Victoria, embaumée et couchée sur un
lit d'ivoire, couverte d'un tapis de drap d'or, fut exposée
à la vénération de tous les citoyens, qui se pressaient en
foule dans la maison mortuaire, sans cesse envahie par
cette armée du Rhin, dont Victoria était véritablement la
mère. Enfin elle fut portée sur un bûcher, selon l'antique
usage de nos pères : les parfums fumèrent dans les rues
de Trêves, sur le passage du cortège, suivi de toute l'armée,
précédé des bardes chantant sur leurs harpes d'or
les louanges de cette femme illustre; puis, le bûcher mis
en feu, elle disparut au milieu des flammes étincelanles.
Une médaille, frappée le jour même de la cérémonie
funèbre, représente, d'un côté, la tête de l'héroïne gauloise,
casquée comme Minerve, et de l'autre, un aigle
aux ailes éployées, s'élançant dans l'espace, l'oeil fixé sur le soleil, symbole de la foi druidique. L'âme, abandonnant
ce monde-ci, ne va-t-elle pas revêtir un corps
nouveau dans les mondes inconnus? Au revers de cette
médaille fut gravée la formule ordinaire : Consécration,
accompagnée de ces mots :
VICTORIA, EMPEREUR
La Gaule, par cette appellation virile, immortalisait
ainsi, dans son enthousiasme, la glorieuse mère des
camps, en lui décernant un titre qu'elle avait toujours
refusé pendant sa vie, vie aussi modeste que sublime,
consacrée tout entière à son père, à son époux, à son
fils, à la gloire et au salut de la patrie !
Ma perplexité était profonde : l'empoisonnement de
Tétrik, luttant encore, disait-on, contre la mort; la disparition
du parchemin contenant l'entretien de ce traître
avec Victoria, parchemin qu'elle n'avait pu d'ailleurs
signer avant de mourir, rendait très difficile, sinon impossible,
l'accusation que moi, soldat obscur, je devais
porter contre Tétrik, survivant et chef souverain de la
Gaule, souveraineté d'aulaut plus imposante, qu'elle
n'était plus balancée par l'immense influence de la mère
des camps. J'attendis, pour me déterminer à une résolulion
dernière, que mon esprit, ébranlé par de terribles
secousses, eût repris sa fermeté.
Sampso, trois jours après la mort de Victoria, et selon
ses dernières volontés, ouvrit le coffret qu'elle lui avait
remis. Ma femme y trouva une touchante et dernière
preuve de la sollicitude de ma soeur de lait; un parchemin
contenait ces mots, écrits de sa main :
« Nous ne nous séparerons qu'à la mort, avons-nous dit
souvent, mon bon frère Scanvoch : c'est ton désir, c'est
le mien; mais si je dois aller revivre avant toi dans ces mondes inconnus où nous nous retrouverons un jour,
heureuse je serais de penser que tu iras attendre en Bretagne,
berceau de ta famille, le jour de notre rencontre
ailleurs qu'ici.
La conquête romaine avait dépouillé ta race de ses
champs paternels. La Gaule, redevenue libre, a dû légitimement
revendiquer, au nom du droit ou par la force,
l'héritage de ses enfants sur les descendants des Romains.
Je ne sais quel sera l'état de notre pays lorsque
nous serons séparés, quoi qu'il arrive, tu pourras revendiquer
ton légitime héritage par trois moyens : le droit,
l'argent ou la force. Tu as le droit, tu as la force, tu as
l'argent car tu trouveras dans ce coffret une somme
suffisante pour racheter, au besoin, les champs de ta
famille, et vivre désormais heureux et libre près des
pierres sacrées de Karnak, témoins de la mort héroïque
de ton aïeule HËNA, la vierge de l'île de Sên.
Tu m'as souvent montré les pieuses reliques de ta
famille... je veux y ajouter un souvenir. Tu trouveras
dans ce coffret une alouette en bronze doré : je portais
cet ornement à mon casque le jour de la bataille de Riffenël,
où j'ai vu mon fils Victorin faire ses premières
armes. Garde, et que ta race conserve aussi ce souvenir
de fraternelle amitié ; il t'est laissé par ta soeur de lait
Victoria; elle est de la famille... n'a-t-elle pas bu le lait
de ta vaillante mère? A l'heure où tu liras ceci, mon bon frère Scanvoch,
je revivrai ailleurs, auprès de ceux-là que j'ai aimés. Continue d'être fidèle à la Gaule et à la foi de nos
pères. Tu t'es montré digne de ta race; puissent ceux
de ta descendanceêtre dignes de toi, et écrire sans rougir
l'histoire de leur vie, ainsi que l'a voulu ton aïeul Joël, le
brenn de la tribu de Karnak... VICTORIA
Ai-je besoin de te dire, mon enfant, combien je fus
touche de tant de sollicitude? J'étais alors plongé dans
un morne désespoir et absorbé par la crainte des graves
événements qui pouvaient suivre la mort de Victoria. Je
restai presque insensible à l'espoir de retourner prochainement
en Bretagne pour y finir mes jours dans les
mêmes lieux où avaient vécu mes aïeux. Ma santé complètement
rétablie, je me rendis chez le général commandant
l'armée du Rhin : vieux soldat, il devait comprendre
mieux que personne les suites funestes de la mort de
Victoria. Je m'ouvris à lui sur les projets de Télrik; je
dis aussi les soupçons que m'avait inspirés l'empoisonnement
de ma soeur de lait. Telle fut la réponse du général :
—Les crimes, les desseins, dont tu accuses Tétrik sont
si monstrueux, ils prouveraient une âme si infernale,
que j'y croirais à peine, m'eussent-ils été attestés par
Victoria, noire auguste mère, à jamais regrettée. Tu es,
Scanvoch, un brave et honnête soldat; mais ta déposition
ne suffit pas pour traduire le chef de la Gaule devant le
sénat et l'armée. D'ailleurs, Tétrik est mourant; son
empoisonnementmême prouve jusqu'à l'évidence qu'il est
innocent de la mort de Victoria; tu serais donc le seul à
accuser le chef de la Gaule, que chacun a aimé et vénéré
jusqu'ici, parce qu'il s'est toujours comporté comme le
premier sujet de Victoria, la véritable impératrice de la
Gaule. Crois-moi, Scanvoch, raffermis tes esprits ébranlés
par la mort de cette femme auguste. Ta raison,
peut-être égarée par ce coup désastreux, prend sans
doute de vagues appréhensions pour des réalités. Tétrik
a, jusqu'ici, sagement gouverné le pays, grâce aux conseils
de notre bien-aimée mère; s'il meurt, il aura nos
regrets; s'il survit au crime mystérieux dont il a été victime,
nous continuerons d'honorer celui qui fut jadis désigné
à notre choix par Victoria la Grande.
Cette réponse du général me prouva que jamais je ne
pourrais faire partager au sénat, à l'armée, si prévenus
en faveur du chef de la Gaule, mes soupçons et ma conviction
à moi, soldat obscur.
Tétrik ne mourut pas : son fils accourut à Trêves,
sachant le danger que courait son père.Celui-ci, convalescent,
s'entretint longuement avec les sénateurs et
les chefs de l'armée; il manifesta, au sujet de la mort de
Victoria, une douleur si profonde, et en apparence si sincère;
il honora si pieusement sa mémoire par une cérémonie
funèbre, où il glorifia la femme illustre dont la
main toute puissante l'avait, disait-il, si longtemps soutenu,
et à laquelle il s'enorgueillissait d'avoir dû son élévation
; son chagrin parut enfin si déchirant lorsque, pâle,
affaibli, fondant en larmes, s'appuyant au bras de son
fils, il se traîna, chancelant, à la triste solennité dont je
parle, qu'il s'acquit plus étroitement encore l'affection
du peuple et de l'armée par ces derniers hommages rendus
aux cendres de Victoria.
Je compris, dès lors, combien il serait vain de renouveler
mes accusations contre Tétrik. Navré de voir les
destinées de la Gaule entre les mains d'un homme que
je savais un traître, je me décidai à quitter Trêves avec
toi, mon enfant, et Sampso, ta seconde mère, afin d'aller
chercher en Bretagne, notre pays natal, quelque consolalion
à mes chagrins.
Je voulus cependant remplir ce que je considérais
comme un devoir sacré. A force d'interroger ma mémoire
au sujet de l'entretien de Tétrik et de Victoria, je parvins
à transcrire de nouveau cette conversation presque mot
pour mot; je fis une copie de ce récit, et je la portai, la
veille de mon départ, au général de l'armée, lui
disant,
—Vous croyez ma raison égarée... conservez cet écrit... puisse l'avenir ne pas vous prouver la réalité de cette
accusation, à vos yeux insensée!
Le général garda le parchemin ; mais il m'accueillit et
me renvoya avec cette compatissante bonlé que l'on
accorde à ceux dont le cerveau est dérangé.
Je rentrai dans la maison de ma soeur de lait, où
j'avais demeuré depuis sa mort. Je m'occupai, avec
Sampso, des préparatifs de noire voyage. Pendant cette
dernière nuit que je passai à Trêves, voici ce qui arriva :
Mora, la servante, était aussi restée dans la maison;
la douleur de cette femme, après la mort de sa maîtresse,
m'avait touché. La nuit dont je te parie, mon enfant, je
m'occupais, t'ai-je dit, avec ta seconde mère, des préparatifs
de noire voyage; nous avions besoin d'un coffre;
j'allai en chercher un dans une salle basse, séparée par
une cloison du réduit habité par Mora. Plus de la moitié
de la nuit était écoulée; en entrant dans la salle basse,
je remarquai, non sans étonnement, à travers les fentes
de la cloison qui séparait la chambre de la servante, une
vive clarté. Pensant que peut-être le feu avait pris au
lit de cette femme pendant son sommeil, je m'empressai
de regarder à travers l'écartement des planches: quelle
fut ma surprise! je vis Mora se mirant dans un petit
miroir d'argent, à la clarté des deux lampes dont la lumière
venait d'attirer mon attention! Mais ce n'était
plus Mora la Moresque! ou du moins la couleur bronzée
de ses traits avait disparu... je la revoyais pâle et brune,
coiffée d'un riche bandeau d'or orné de pierreries, souriant
à son image reproduite dans le miroir. Elle attachait à
l'une de ses oreilles un long pendant de perles... elle portait
enfin un corset de toile d'argent et un jupon écarlate.
Je reconnus Kidda la bohémienne.
Hélas! je ne l'avais vue qu'une fois... à la clarté de la
lune ; lors de cette nuit fatale où, rappelé en toute hâte mystérieux
compagnon de voyage, j'avais tué dans ma maison
Victorin et ma bien-aimée femme Ellèn!
A ma stupeur succéda la rage... un horrible soupçon
traversa mon esprit; je fermai en dedans la porte de la
salle basse; d'un violent coup d'épaule, car la fureur centuplait
mes forces, j'enfonçai une des planches de la cloison,
et je parus soudain aux yeux de la bohémienne
épouvantée. D'une main, je la jetai à genoux; de l'autre,
je saisis une des lourdes lampes de fer, et la levant au dessus
de la tête de celte femme, je m'écriai :
— Je te brise le crâne si tu n'avoues pas tes crimes.
Kidda crut lire dans mon regard son arrêt de mort...
elle devint livide et murmura :
— Ne me lue pas... je parlerai!
— Tu es Kidda la bohémienne?
— Oui.
- — Autrefois... à Mayence... pour prix de tes honteuses
faveurs... tu as exigé de Victorin... le déshonneur de ma
femme Ellèn?
— Oui.
— Tu obéissais aux ordres de Tétrik?
— Non... je ne lui ai jamais parié.
— A qui donc obéissais-tu?
— A l'écuyer de Tétrik.
— Cet homme est prudent. Et ce soldat qui, dans
cette nuit fatale, m'a averti qu'un grand crime se commettait
dans ma maison, le connaissais-tu?
— C'était le compagnon d'armes du capitaine Marion,
ancien forgeron comme lui.
— Ce soldat, Télrik le connaissait aussi!
— Son écuyer le voyait secrètement à Mayence.
— Et ce soldat, où est-il à cette heure?
— Il est mort.
— Après s'être servi de lui pour assassiner le capitaine
Marion... Tétrik l'a fait tuer? Réponds...
— Je le crois.
— C'est encore l'écuyer de Tétrik qui t'a envoyée dans
cette maison sous les traits de Mora la Moresque? Tu
as teint ton visage pour te rendre méconnaissable ?
— Oui.
— Tu devais épier, et un jour empoisonner ta maîtresse?
Tu te tais? Tu veux mourir...
— Tue-moi!
— Si tu as un Dieu... si ton âme infernale ose l'implorer
en ce moment suprême, implore-le... tu n'as plus
qu'un instant à vivre...
— Aie pitié de moi !
— Avoue ton crime,tu l'as commis par ordre de Télrik?
— Oui.
— Quand... comment t'a-t-il donné l'ordre d'exécuter
ce crime?
— Lorsque je suis rentrée... après en avoir donné
l'ordre, d'aller quérir Je capitaine Paul, afin de s'assurer
de la personne de Tétrik...
— Et le poison... tu l'as mis dans le breuvage que tu
as présenté à ta maîtresse?
— Oui.
— Ce jour-là même, ajoulai-je, car les souvenirs me
revenaienl en foule, lorsque je t'ai envoyée chercher ma
femme, tu as dérobé sur ma table un parchemin écrit
par moi?
— Oui, par ordre de Tétrik... Il avait entendu parler
de ce parchemin à Victoria...
— Pourquoi, le crime commis, es-tu restée dans cette
maison jusqu'à ce jour?
— Afin de ne pas éveiller les soupçons.
— Qui t'a portée à empoisonner ta maîtresse?
— Le don de ces pierreries, dont je m'amusais à me
parer lorsque tu es entré... Je me croyais seule pour la
nuit.
— Télrik a failli mourir par le poison... Crois-tu son
écuyer coupable de ce crime?
— Tout poison a son contre-poison, me répondit la
bohémienne avec un sourire sinistre. Celui qui en frappant
paraît aussi frappé éloigne de lui tout soupçon...
La réponse de cette femme fut pour moi un trait de
lumière. Tétrik, par une ruse infernale, et sans doute
garanti de la mort grâce à un antidote, avait pris assez
de poison pour paraître partager le sort de Victoria, en.
exagérant d'ailleurs les apparences du mal.
Saisir une écharpe sur le lit, et, malgré la résistance
de la bohémienne, lui lier les mains et l'enfermer ensuite dans
la salle basse, ce fut pour moi l'affaire d'un moment...
Je courus aussitôt chez le général de l'armée... Parvenant
à grand'peine jusqu'à lui, à cette heure avancée de la
nuit, je lui racontai les aveux de Kidda. Il haussa les
épaules d'un air mécontent, et me dit :
— Toujours cette idée fixe. Ton cerveau est complètement
dérangé. M'éveiller pour me conter de pareilles
folies! Tu choisis d'ailleurs mal ton moment pour accuser
le vénérable Tétrik. : hier soir il a quitté Trêves pour
retourner à Bordeaux.
Le départ de Tétrik était funeste. Cependant j'insistai
si vivement auprès du général, je lui parlai avec tant de
chaleur et de raison, qu'il consentit à me faire accompagner
par un de ses officiers, chargé de recueillir les
aveux de la bohémienne. Lui et moi, nous arrivâmes en
hâte au logis. J'ouvris là porte de la salle basse, où
j'avais laissé Kidda garrottée. Sans doute elle avait
rongé l'écharpe avec ses dents et pris la fuite par une
fenêtre encore ouverte et donnant sur le jardin. Dans mon trouble et ma précipitation, je n'avais pas songé à
cette issue...
— Pauvre Scanvoch! me dit l'officier avec compassion,
le chagrin te rend visionnaire... tu es complétemenl fou...
Et, sans vouloir m'écouter davantage, il me quitta.
La volonté des dieux s'accomplit. Je renonçai à l'espoir
de dévoiler les forfaits de Tétrik... Le lendemain, je
quittai avec toi et Sampso, ta seconde mère, mon enfant,
la ville de Trêves pour la Bretagne.
Tu liras, hélas! non sans tristesse et crainte pour l'avenir,
mon enfant, les quelques lignes qui terminent ce
récit; tu y verras comment notre vieille Gaule, redevenue
libre après trois siècles de luttes, redevenue grande et
puissante sous l'influence de Victoria, devait être de nouveau,
non plus soumise, mais du moins inféodée aux
empereurs romains par l'infâme trahison de Tétrik!
Voyant ses projets de mariage et d'usurpation, sous
les auspices des évêques, repoussés par la mère des
camps, ce monstre l'avait fait empoisonner. Seule, elle
aurait pu, par son abjuration et par son union avec lui,
frayer à son ambition le chemin de l'empire héréditaire
des Gaules. Victoria morte, il reconnut l'impuissance
de ses projets ; bientôt même il sentit que, n'étant plus
soutenu par la sagesse et par la souveraine influence de
cette femme auguste, il s'amoindrissait dans l'affection
du peuple et de l'armée. Perdant chaque jour son ancien
prestige, prévoyant sa prochaine déchéance, il songea
dès lors à accomplir l'une des deux trahisons dont je
l'avais toujours soupçonné. Il travailla, dans l'ombre, à
replacer la Gaule, alors complètement indépendante, sous
le pouvoir des empereurs de Rome. Longtemps à l'avance,
et par mille moyens ténébreux, il sema des germes de
discordes civiles dans le pays; en le divisant, il l'affaiblit;
il sut réveiller les anciennes jalousies de province à province depuis longtemps apaisées; il suscita, par des préférences
et des injustices calculées, d'ardentes rivalités
entre les généraux et les différents corps de l'armée; puis,
l'heure de la trahison sonnée, il écrivit secrètement à
Àurélien, empereur romain :
« Le moment d'attaquer la Gaule est arrivé; vous
aurez facilement raison d'un peuple affaibli par les divisions, et d'une armée dont les divers corps se jalousent. Je vous ferai connaître d'avance la disposition des troupes gauloises et de tous les mouvements qu'elles
doivent faire, afin d'assurer votre triomphe. »
Les deux armées se rencontrèrent sur les bords de la
Marne, dans la vaste plaine de Chàlons. Au plus fort de
l'action, Tétrik, selon sa promesse, se portant en avant
avec le principal corps d'armée, se fit couper et envelopper
par les Romains, tandis que les légions du Rhin
combattaient avec leur valeur accoutumée; mais, prévenues
dans leurs manoeuvres, écrasées par le nombre, elles furent
anéanties. Tétrik et son fils se réfugièrent dans le
camp ennemi. Notre armée détruite, notre pays divisé,
ainsi qu'aux plus tristes jours de notre histoire, rendirent
aux Romains la victoire facile. La Gaule, complètement
libre depuis tant d'armées, redevint une province romaine.
L'empereur Aurélien, comme autrefois César, pour glorifier
ce grand événement, fit une entrée solennelle au
Capitole. Tous les captifs, ramenés par cet empereur
de ses longues guerres d'Asie, défilèrent devant son char.
Parmi eux, on vit la reine d'Orient, l'héroïque émule de
Victoria... Zénobie, chargée de chaînes d'or rivées au
carcan d'or qu'elle portait au cou. Après Zénobie venait
T'étrtik, ie dernier chef de ia Gaule avant qu'elle fût redevenue
province romaine; lui et son fils marchaient libres, le front haut, malgré leur trahison infâme; ils portaient
de longs manteaux de pourpre, une tunique et des braies
de soie. Ils représentaient, dans ce cortége, la récente
soumission des Gaulois à Aurélien, empereur.
Hélas ! mon enfant, les récits de nos pères t'apprendront
qu'autrefois, il y a trois siècles, un Gaulois marchait
aussi devant le char triomphal de César. Ce Gaulois ne
s'avançait pas splendidement vêtu, l'air audacieux et
souriant à son vainqueur; non, ce captif chargé de chaînes,
couvert de haillons, se soutenant à peine, sortait de
son cachot ; il y avait langui pendant quatre ans, après
avoir défendu pied à pied la liberté de la Gaule contre
les armes victorieuses du grand César. Ce captif, l'un
des plus héroïques martyrs de la patrie, de notre indépendance,
se nommait VERCINGÉTORIX, le chef des cent
vallées.
Après le triomphe de César, le vaillant défenseur de la
Gaule eut la tête tranchée.
Après le triomphe d'Aurélien, Tétrik, ce renégat qui
avait livré son pays à l'étranger, fut conduit avec pompe
dans un palais splendide, prix de sa trahison sacrilège.
Que ce rapprochement ne te fasse pas douter de la
vertu, mon enfant; la justice d'Hésus est éternelle, et
les traîtres, pour leur punition, iront revivre ailleurs
qu'ici.
Tels sont les événements qui se sont passés en Gaule
après la mort de Victoria la Grande, pendant que, retirés
ici, au fond de la Bretagne, dans les champs de nos pères,
rachetés par moi aux descendants d'un colon romain,
nous vivons paisibles avec ta seconde mère, mon enfant;
la Gaule est, il est vrai, redevenue province romaine; mais toutes nos libertés, si chèrement reconquises par
nos insurrections sans nombre et payées du sang de nos
pères, nous sont conservées.: nul n'aurait osé, nul n'oserait
maintenant nous les ravir. Nous gardons nos lois,
nos coutumes; nous jouissons de tous nos droits de citoyens;
notre incorporation à l'empire, l'impôt que nous
payons au fisc et notre nom de Gaule romaine, tels sont
les seuls signes de notre dépendance. Cette chaîne, si
légère qu'elle soit, est cependant une chaîne; nous ou
nos fils nous la briserons facilement un jour, je le crois,
là n'est pas le péril que je redoute pour notre pays...
non, ce péril, si j'en crois les dernières et effrayantes
prédictions de Victoria... ce péril qui m'épouvante pour
l'avenir, je le vois dans cet amas de hordes frankes,
toujours, toujours grossissant de l'autre côté du
Rhin.
Or donc, moi, Scanvoch, pour obéir aux volontés de
notre aïeul JOËL, le brenn de la tribu de Karnak, j'ai
écrit ce récit pour toi, mon fils Aëlguenr dans notre
maison, située près des pierres sacrées de la forêt de
Karnak.
Ce récit, tracé à plusieurs reprises, je l'ai terminé
pendant la vingtième année de ton âge, environ deux
cent quatre-vingts ans après que notre aïeule Geneviève
a vu mourir sur la croix le jeune homme de Nazareth.
Si quelques événements venaient troubler la vie laborieuse
et paisible dont nous jouissons, grâce à la sollicitude
de Victoria la Grande, j'écrirais plus tard, sur ce
parchemin, d'autres événements.
La mort est souvent soudaine et proche; demain appartient
à Hlésus; je te lègue, donc, dès aujourd'hui, à toi, mon fils Aélguen, ces récits et les reliques de notre
famille :
La FAUCILLE D'OR de notre aïeule Hena;
La CLOCHETTE D'AIRAIN de Guilhern ;
Le MORCEAU DE COLLIER DE FER de noire aïeul Sylvest;
La CROIX D'ARGENT de notre aïeule Geneviève;
Et enfin 1'ALOUETTE DU CASQUE de ma soeur de lait,
Victoria la Grande.
Tu légueras ceci à la déscendance, pour obéir aux
dernières volontés de notre aïeul Joël.
FIN DE L'OUVRAGE