Suétone

Vie des douze Césars

C. L. F. PANCKOUCKE

tradution M. DE GOLBERY CONSEILLER A LA COUR ROYALE DE COLMAR, CORRESPONDANT DE l/lNSTlTUT

1830

Jules César

Octave Auguste

Tibère

Caligula

Claude

Néron

Galba

Othon

Vitellius

Vespasien

Titus

Domtien

C. JULIUS CESAR.

I CAÏUS JULIUS CÉSAR était dans sa seizième année quand il perdit son père. Désigné déjà pour être prêtre de Jupiter, et sous les consuls de l'année suivante, il répudia Cossutia, liée d'une famille de simples chevaliers, mais qui était fort riche, et lui avait été fiancée pendant qu'il portait encore la robe prétexte. Tout aussitôt, il épousa Cornélie, fille de César, qui avait été quatre fois consul, et de laquelle bientôt il eut une fille nommée Julie. Quelque moyen qu'employât le dictateur Sylla, il ne put le contraindre à la répudier aussi César fut-il regardé comme appartenant à la faction opposée, et privé de son sacerdoce, de la dot de sa femme et des successions de sa maison . Il fut même obligé de se dérober à tous les regards; et, quoiqu'il fût alors atteint de la fièvre quarte, il lui fallut changer de retraite presqu'à chaque nuit, et se racheter à prix d'argent des mains des espions, jusqu'à ce qu'enfin il obtint sa grâce par l'intercession des vestales, de Mamercus Émilius et d'Aurelius Cotta, ses proches et ses alliés. On sait que Sylla, après s'être quelque temps refusé aux prières des hommes les plus émineus et de ses meilleurs amis, s'écria, vaincu par leur persévérance : Eh bien! vous l'emportez, il est à vous; mais, sachez que celui dont vous désirez si vivement le salut, causera quelque jour la perte de l'aristocratie que vous avez défendue avec moi, et que dans César ily a beaucoup de Marius.

II. Il fit ses premières armes en Asie, où il accompagna le préteur M. Thermus. Celui-ci l'ayant envoyé en Bithynie, pour chercher une flotte, il s'arrêta chez Nicomède, non sans être accusé de s'être prostitué à ce roi. Ce qui fortifia ces bruits, c'est que, peu de jours après son retour, César retourna encore en Bithynie, sous prétexte de faire rentrer de l'argent pour un affranchi, son client. Le reste de la campagne fut plus favorable à sa réputation : à la prise de Mitylène, il reçut de Thermus une couronne civique.

III. Il servit aussi sous Servilius Isauricus en Cilicie, mais pendant un temps fort court : ayant appris la mort de Sylla, et comptant sur les troubles nouveaux que fomentait M. Lepidus, il se hâta de revenir à Rome. Toutefois, il s'abstint de prendre part aux affaires de Lepidus, quoiqu'il y fût invité à des conditions très avantageuses, car il ne se fiait pas à son caractère; et, d'un autre côté, l'occasion ne lui semblait pas aussi belle qu'il l'avait espérée.

IV. Les désordres civils apaisés, César accusa de concussion Cornélius Dolabella, qui avait été honoré et du consulat et du triomphe; mais l'accusé ayant été absous, il résolut de se retirer à Rhodes, tant pour échapper au ressentiment, que pour se reposer et consacrer ses loisirs à suivre les leçons d'Apollonius Molon, le plus illustre alors de tous les maîtres d'éloquence. On était déjà dans les mois d'hiver quand César exécuta ce trajet; il fut pris par les pirates, à la hauteur de l'île Pharmacuse. Sans jamais rien perdre de sa dignité6, il demeura entre leurs mains l'espace d'environ quarante jours, avec un seul médecin et deux esclaves du service de sa chambre. Quant à ses compagnons et à ses autres esclaves, il les avait renvoyés dès le premier moment, afin qu'ils lui fissent parvenir l'argent avec lequel il voulait se racheter. Après avoir payé cinquante talens, il fut débarqué sur le rivage; mais il n'eut point de repos qu'il ne poursuivît avec une flotte, et pour ainsi dire sur la trace de leur vaisseau, les pirates qui s'en retournaient, et, les ayant réduits en son pouvoir, il les punit du supplice dont il les avait souvent menacés par forme de plaisanterie. Mithridate dévastait les contrées voisines; César ne voulut pas paraître oisif dans ce danger des alliés. De Rhodes où il s'était rendu, il passa donc en Asie, rassembla des troupes, et, chassant de la province le gouverneur du roi, il retint dans le devoir les cités dont la foi était ébranlée ou douteuse.

V. Après son retour à Rome, la première dignité qu'il dut aux suffrages du peuple, fut celle de tribun des soldats. Tandis qu'il en était revêtu, il seconda de tout son pouvoir ceux qui voulaient rétablir la puissance tribunitienne, dont Sylla avait diminué la force. Il opéra, au moyen de la proposition de Plotius, le rappel de L. Cinna, frère de sa femme, et de tous ceux qui, comme lui, s'étaient attachés à Lepidus dans les troubles civils, et s'étaient enfuis auprès de Sertorius après la mort du consul : César lui-même prononça un discours sur cette affaire.

VI. Pendant sa questure, il fit à la tribune aux harangues, et selon l'usage établi, l'éloge funèbre de sa tante Julie, et de sa femme Cornélie, qui venaient de mourir. Voici comment il s'exprima dans l'éloge de sa tante sur ce qui concerne sa double origine et celle de
son père : « La famille maternelle de ma tante Julie est issue des rois; sa famille maternelle se lie aux dieux immortels. C'est d'Ancus Marcius que sont descendus les rois Marcius, et tel fut le nom de sa mère; c'est de Vénus que sont issus les Jules, et notre famille fait partie de leur race. Ainsi, notre maison réunit à la sainteté des rois, qui sont les plus puissans parmi les hommes, la majesté révérée des dieux, qui tiennent les rois eux-mêmes en leur pouvoir. » César, pour remplacer Cornélie, épousa Pompeia, fille de Q. Pompée, nièce de L. Sylla, avec laquelle il fit ensuite divorce, clans l'opinion que P. Clodius avait commis sur elle un adultère. Le bruit que, dans les cérémonies du culte, il était arrivé jusqu'à elle à la faveur d'un vêtement de femme, avait pris dans Rome une telle consistance, que le sénat ordonna une information sur l'atteinte qu'en avait soufferte la religions.

VII Dans sa questure, l'Espagne ultérieure lui était échue en partage. Pendant qu'il parcourait les assemblées de cette province, pour y rendre la justice par délégation du préteur, il vint à Cadix; là, voyant auprès du temple d'Hercule la statue du grand Alexandre, il soupira, comme pour déplorer son inaction; il se reprochait de n'avoir rien fait encore à l'âge où Alexandre avait déjà soumis toute la terre. Aussitôt il demanda son congé, afin de venir à Rome, saisir le plus tôt possible les occasions de faire quelque chose de grand. On dit que son esprit ayant été troublé par un songe dans la nuit précédente, les devins élevèrent ses espérances au plus haut degré. Il lui avait paru qu'il violait sa mère : ils dirent que ce songe lui annonçait la souveraineté du monde, cette mère qu'il avait vue sous lui, n'étant autre que la terre, qui est la mère commune de tous.

VIII. Il partit donc avant le temps, et visita les colonies latines, qui se disposaient à demander le droit de cité. César les aurait infailliblement excitées à entreprendre quelque chose, si, pour cela même, les consuls n'eussent retenu quelque temps les légions levées pour la Cilicie. Il n'en médita pas moins de plus grands projets, qui bientôt devaient s'accomplir dans Rome.

IX. Et en effet, peu de jours avant de prendre possession de l'édilité, il fut soupçonné d'avoir conspiré avec M. Crassus, homme consulaire, et avec P. Sylla et Antonius, qui venaient d'être condamnés pour brigue, après avoir été désignés consuls. On devait, dit-on, attaquer le sénat au commencement de l'année, et quand on aurait tué ceux dont on aurait résolu de se défaire, Crassus envahirait la dictature, César serait nommé par lui général de la cavalerie; puis, la république une fois constituée selon le gré des conjurés, on rendrait le consulat à Sylla et à Autronius. Les auteurs qui ont fait mention de cette conjuration sont Tanusius Geminus dans son Histoire, M. Bibulus dans ses.Édits, C. Curion le père dans ses Discours. Cicéron paraît aussi l'indiquer dans une de ses Lettres à Axius. Il dit que César, dans son consulat, a effectué le projet de domination qu'il avait conçu étant édile. Tanusius ajoute que, soit repentir, soit crainte, Crassus ne se trouva point au rendez-vous le jour marqué pour le meurtre, et que, par cette raison, César ne donna pas même le signal convenu. Curion dit que ce signal consistait en ce que César laisserait tomber sa robe de son épaule. Le même Curion et M. Actorius Nason soutiennent qu'il conspira aussi avec Cn. Pison, encore adolescent, et que, sur le soupçon des menées de ce Pison dans Rome, on lui donna, par commission extraordinaire, le département de l'Espagne; enfin, qu'ils convinrent d'opérer des soulèvemens, l'un au dehors, l'autre à Rome, et d'agir au moyen des Ambrones et des peuples qui sont au delà du Pô. Les projets de l'un et de l'autre furent déjoués par la mort de Pison.

X. Édile, il ne se borna pas à faire décorer le comitium, le forum et les basiliques; il étendit ce soin jusqu'au Capitole, et y fit, pour le temps de l'exposition, élever des portiques, dans lesquels il montra aux regards du peuple une partie des nombreux objets qu'il avait en son pouvoir. Il donna aussi, tant avec son collègue que pour son propre compte, des combats de bêtes et des jeux, d'où il arriva qu'il recueillit seul la reconnaissance de dépenses faites en commun. Son collègue, M. Bibulus, ne se dissimulait pas qu'il lui était arrivé la même chose qu'à Pollux; il disait que, comme on avait coutume d'appeler du seul nom de Castor le temple érigé dans le forum aux deux frères, sa magnificence et celle de César passaient pour n'être que la magnificence du seul César. César y ajouta encore un spectacle de gladiateurs, mais il en fit combattre quelques couples de moins qu'il ne le voulait d'abord; car il avait effrayé ses ennemis par la multitude de ceux qu'il avait rassemblés de toutes parts, et l'on fixa un nombre de gladiateurs qu'à Rome il ne serait permis à personne de dépasser.

XI. S'étant concilié la faveur du peuple, il essaya de l'intermédiaire de quelques tribuns, afin de se faire décerner l'Egypte pour province, au moyen d'un plébiscite. Il espérait saisir l'occasion de s'emparer d'un commandement extraordinaire, parce qu'on blâmait généralement à Rome la conduite des habitans d'Alexandrie, qui avaient chassé leur roi, l'allié et l'ami du peuple romain. César ne réussit point, la faction aristocratique s'étant opposée à son projet. Il voulut à son tour et par tous les moyens possibles, affaiblir l'autoritéde cette faction. Il releva les trophées de Marius sur Jugurtha, sur les Cîmbres et sur les Teutons, monumens que Sylla avait autrefois renversés; puis, dans l'instruction dirigée contre les sicaires, et malgré les exceptions prononcées par la loi Cornelia, il rangea parmi ces meurtriers ceux qui, durant la proscription, avaient reçu de l'argent pour avoir porté des citoyens romains sur les listes.

XII. Il suscita aussi un accusateur à C. Rabirius, afin de le faire déclarer ennemi public. C'était par son secours surtout que le sénat quelques années auparavant, avait comprimé les séditieuses entreprises qui signalèrent le tribunat de L. Saturninus. Le sort ayant désigné César pour juge à l'accusé, il le condamna avec tant d'ardeur, que, devant le peuple, rien ne fut plus utile à l'appelant que la partialité de son juge.

XIII. Déçu de l'espoir d'obtenir un commandement, César demanda le souverain pontificat, non sans répandre d'immenses largesses. Le matin, se disposant à se rendre aux comices, et songeant à l'énormité des dettes qu'il avait contractées, il dit à sa mère, qui l'embrassait, que, s'il n'était souverain pontife, il ne reviendrait pas chez lui. II obtint sur deux compétiteurs des plus puissans, sur des hommes qui, par leur âge et par leur dignité, lui étaient de beaucoup supérieurs, un tel avantage, qu'il réunit plus de suffrages dans leurs propres tribus, qu'ils n'en eurent ensemble dans toutes les autres.

XIV. César étant créé préteur, on découvrit la conjuration de Catilina : le sénat prononçait unanimement la peine capitale contre les complices; lui seul pensa qu'il fallait les répartir entre les diverses villes municipales, les y renfermer, et vendre leurs biens à l'enchère. Il jeta même une telle terreur dans l'âme de ceux qui conseillaient un parti plus sévère, en insistant fréquemment sur le ressentiment que le peuple en garderait contre eux, que Decimus Silanus, consul désigné, ne craignit pas d'adoucir, par une interprétation, l'avis qu'il eût été honteux de changer; il prétendit qu'on l'avait compris dans un sens plus rigoureux qu'il ne l'avait, voulu. César allait l'emporter; déjà un grand nombre de sénateurs passaient de son côté, et parmi eux Cicéron, le frère du consul : c'en était fait, si le discours de Caton n'eût raffermi le sénat chancelant. Mais César ne renonça pas encore à entraver cette décision, jusqu'à ce qu'enfin une troupe de chevaliers romains, qui s'était mise sous les armes pour garder le lieu de l'assemblée, menaça de lui donner la mort pour prix d'une persévérance qui passait toutes les bornes de la modération. Ces chevaliers dirigèrent même contre lui leurs glaives nus, en sorte que ses voisins s'en écartèrent, et que quelques-uns eurent peine à le sauver en le prenant dans leurs bras et en le couvrant de leur toge. Alors, saisi d'effroi, il nese borna point à l'abandon de sa proposition, il ne parut plus au sénat de tout le reste de l'année.

XV. Le premier jour de sa préture, il cita au jugement du peuple Q. Catulus, au sujet de la reconstruction du Capitule, et il publia une proposition à l'effet de départir ce soin à un autre. Mais il ne se crut pas de force à lutter avec les membres de la faction aristocratique, qui, négligeant de rendre leurs devoirs aux nouveaux consuls, accouraient en foule pour lui résister avec opiniâtreté : en conséquence, il se désista de cette action.

XVI. Du reste, il se montra le soutien et l'infatigable champion de Cécilius Metellus, tribun du peuple, qui portait les lois les plus violentes contre le droit d'opposition de ses collègues, jusqu'à ce qu'enfin un décret du sénat les éloigna tous deux du gouvernement de la république. César n'en eut pas moins l'audace de demeurer en possession de sa charge, et de rendre la justice; mais quand il apprit qu'on allait employer pour l'en arracher la force et les armes, il renvoya ses licteurs, se défit de sa robe prétexte, et se retira chez lui, résolu à se tenir tranquille et à s'accommoder au temps. Deux jours après, la foule s'étant assemblée d'elle-même, et lui promettant à grands cris de le seconder pour ressaisir sa dignité, il la contint dans le devoir. Le sénat, convoqué à la hâte, à cause de ce rassemblement, était loin de s'attendre; il lui en fit rendre grâces par ses principaux membres, et César fut rappelé au sein de la compagnie, qui lui prodigua les plus grands éloges; enfin, on le réintégra dans sa dignité, en rapportant le premier décret.

XVII. Mais il fut bientôt impliqué dans une autre affaire; il fut nommé parmi les complices de Catilina, d'abord devant le questeur Novius Niger, par L. Vettius judex, puis dans le sénat, par Q. Curius, auquel des récompenses publiques avaient été décernées, parce que, le premier, il avait révélé les projets des conjurés. Curius se prétendait instruit par Catilina lui-même; Vettius promettait de produire un billet de la main de César à Catilina. César ne crut pas devoir souffrir ces attaques; il implora le témoignage de Cicéron, et, après avoir montré que, de son propre mouvement, il lui avait dénoncé plusieurs faits relatifs à la conjuration, il fit si bien, que l'on ne donna point de récompenses à Curius. Pour Vettius, après qu'on eut fait enlever de chez lui des gages de sa comparution, après qu'il eut été maltraité et ses meubles pillés, il fut presque déchiré devant la tribune, en pleine assemblée, et César le fit jeter en prison. Il y fît mettre aussi le questeur Novius, pour avoir souffert qu'on dénonçât à son tribunal une autorité supérieure.

XVIII. A l'issue de sa préture, le sort lui départit l'Espagne ultérieure. Il se défit, par l'intervention de cautions, des créanciers qui le retenaient; puis, contre l'usage et contre la loi, il partit avant que l'on eût rien réglé sur les provinces. On ne sait pas bien si ce fut dans la crainte d'une action qu'on se disposait à intenter contre lui, dès qu'il ne serait plus qu'un simple particulier, ou bien s'il voulut secourir plus promptement les alliés qui l'imploraient. Quand il eut pacifié la province, il revint avec la même précipitation, et sans attendre son successeur, pour demander à la fois le triomphe et le consulat. Mais, les comices étaient déjà indiqués, l'on ne pouvait tenir compte de sa candidature qu'autant qu'il entrerait dans Rome en simple particulier; et, lorsqu'il demanda à être affranchi des dispositions de la loi, il trouva beaucoup d'opposans. Il se vit donc forcé de différer le triomphe, pour n'être point exclu du consulat.

XIX. Parmi ses deux compétiteurs, L. Lucceius et M. Bibulus, il s'adjoignit Lucceius, sous la condition que ce dernier, qui jouissait d'une moindre faveur, mais qui était plus puissant par son argent, promettrait dans toutes les centuries, et au nom de tous deux, les
largesses qu'il puiserait dans ses propres ressources. La faction aristocratique l'ayant appris, fut saisie de crainte; elle pensait qu'il n'était rien que César ne tentât dans l'exercice de la magistrature souveraine, s'il avait un collègue qui s'accordât avec lui, et qui consentît à tous ses projets. On conseilla donc à Bibulus de faire les mêmes promesses, et la plupart des patriciens se cotisèrent. Caton lui-même ne niait pas que, pour cette fois, une distribution d'argent ne fût salutaire à la république. César fut donc fait consul avec Bibulus. Ce fut pour le même motif que les aristocrates eurent soin qu'on n'assignât aux futurs consuls que des commandemens de peu d'importance, c'est-à-dire la surveillance des forêts et des chemins. Excité surtout par cette injure, César s'attacha à Cn. Pompée, en lui témoignant tous les égards imaginables; car Pompée était irrité contre les sénateurs, à cause des retards que l'on mettait à confirmer les actes de son administration, après la victoire qu'il avait remportée sur Mithridate.César ramena aussi vers Pompée M. Crassus, qui était son ennemi depuis le consulat qu'ils avaient géré ensemble au milieu de continuelles discordes. Il conclut avec l'un et avec l'autre une alliance, en vertu de laquelle désormais, rien de ce qui déplairait à l'un des trois ne se ferait dans la république.

XX. Après avoir pris possession de sa dignité, César, le premier de tous, institua l'usage de rédiger jour par jour et de publier les actes du sénat et ceux du peuple. Il rétablit aussi l'ancienne coutume de se faire précéder par un appariteur et suivre par les licteurs, durant le mois pendant lequel il n'avait point les faisceaux. Ayant promulgué un projet de loi agraire, il chassa du forum les armes à la main, son collègue qui y mettait des entraves. Celui-ci s'en plaignit le lendemain dans le sénat; mais on ne trouva personne qui voulût se charger de faire un rapport sur cette violence, ou d'ouvrir un avis qui tendît à prendre des mesures auxquelles on avait recours souvent dans de moindres séditions. Aussi, César lui inspira une telle terreur, qu'en attendant le moment de quitter sa chargeai se tint caché dans sa maison, n'agissant plus dans son opposition que par voie d'édits. Depuis lors, César disposa seul, et selon son bon plaisir, de toutes les affaires de l'état, si bien que quelques railleurs, quand ils signaient un acte par forme de plaisanterie, au lieu d'écrire que cela s'était fait sous le consulat de César et de Bibulus, dataient du consulat de Julius et de César, faisant deux fois mention du même consul, qu'ils désignaient ainsi par son nom et par son surnom. L'on colporta aussi les vers suivans :
Cela ne s'est pas fait sous Bibulus, mais sous César; car je ne me souviens pas qu'il ait rien été fait sous le consulat de Bibulus.
Le territoire de Stella, consacré par nos ancêtres, et celui de Campanie, affermé pour les besoins de l'état, furent divisés entre vingt mille citoyens pères de trois enfans ou d'un plus grand nombre. Les fermiers de l'état demandaient une réduction; César leur remit le tiers de leur fermage, et les engagea publiquement à ne point enchérir d'une manière inconsidérée lors de l'adjudication de nouveaux revenus. Du reste, il donnait à chacun ce qu'il demandait, car personne ne s'y opposait, et si quelqu'un l'essayait, il savait bien l'intimider. Il ordonna d'enlever du sénat et de conduire en prison Caton, qui l'apostrophait. Il inspira à Lucullus, qui lui résistait avec liberté, une telle crainte d'une action calomnieuse, que celui-ci tomba à ses genoux. Cicéron, dans une affaire judiciaire, ayant déploré l'état de la chose publique, César, le jour même, à la neuvième heure, fit passer P. Clodius, l'ennemi de Cicéron, dans les rangs des plébéiens; ce que, depuis long-temps, il tâchait en vain d'obtenir. Enfin, il suborna Vettius, à prix d'argent, contre les membres du parti contraire, afin qu'il confessât que quelques-uns l'avaient engagé à tuer Pompée, et qu'amené devant les tribunaux, il désignât ceux qu'on était convenu de nommer. Ce Vettius ayant effectivement, mais en vain, dénoncé tantôt l'un, tantôt l'autre, et la fraude ayant été soupçonnée, César désespéra du succès d'une démarche aussi imprudente. On croit qu'il fît périr le dénonciateur par le poison.

XXI. Vers le même temps, il épousa Calpurnie, fille de L. Pison, qui allait lui succéder dans le consulat, et il donna à Cn. Pompée sa fille Julie, en répudiant Servilius Caepion, auquel il l'avait d'abord fiancée, et dont peu de temps auparavant il avait tiré grand secours pour combattre Bibulus. Après cette nouvelle alliance, il commença, dans le sénat, à prendre d'abord l'avis de Pompée, taudis qu'il avait coutume d'interroger Crassus le premier, et que l'usage voulait que le consul conservât pendant toute l'année l'ordre qu'il avait suivi aux kalendes de janvier pour recueillir les votes.

XXII. Fort du suffrage de son beau-père et de son gendre, il choisit les Gaules parmi toutes les autres provinces, pensant qu'elles lui fourniraient une occasion suffisante de richesses et de triomphes. D'abord il reçut de la loi Vatinia la Gaule cisalpine et l'Illyrie; bientôt le sénat y ajouta la Gaule chevelue, car les pères craignirent que, s'ils la refusaient, le peuple ne vînt à la lui donner aussi. Transporté de joie, César ne put s'empêcher, quelques jours après, de se vanter eu plein sénat que, malgré ses ennemis, et à leur grand chagrin, il avait obtenu ce qu'il désirait; que désormais il marcherait sur leurs têtes. Quelqu'un ayant répondu, pour l'outrager, que cela serait difficile à une femme, il répliqua, sur le ton de la plaisanterie, que Sémiramis avait régné en Assyrie, et qu'autrefois la plus grande partie de l'Asie avait été gouvernée par les Amazones.

XXIII. Après son consulat, C. Memmius, ainsi que L. Domitius, demandèrent que l'on examinât les actes de l'année précédente; il en déféra la connaissance au sénat, qui ne voulut point accepter cette affaire. Trois jours s'étant passés en vaines altercations, il partit pour sa province, et sur-le-champ son questeur fut traîné en justice, à raison de quelques crimes; car on voulait constituer à son égard un précédent fâcheux. Bientôt il fut cité lui-même par le tribun du peuple L. Antistius; mais il en appela au collège des tribuns, et il obtint de ne point être accusé pendant qu'il était absent pour le service de la république. Afin de s'assurer à l'avenir, il regarda toujours comme très important d'obliger les magistrats de chaque année, et de ne seconder parmi les candidats, de ne laisser parvenir aux honneurs, que ceux qui auraient accepté la condition de le défendre en son absence; il n'hésita pas même à prendre le serment ou même l'engagement écrit de quelques-uns d'entre eux.

XXIV. Cependant L. Domifius, candidat pour le consulat, se vantait publiquement que, consul, il saurait achever ce qu'il n'avait pu accomplir étant préteur; il menaçait d'enlever à César son armée. Mais celui-ci fit venir à Lucques, ville de sa province, Crassus et Pompée, les força à demander l'autre consulat, afin d'en repousser Domitius, et de proroger son commandement pour cinq ans. Alors, plein de confiance, il ajouta aux légions qu'il avait reçues de la république, d'autres légions qu'il créa à ses frais; il en leva une aussi dans la Gaule transalpine, qu'il forma sous le nom gaulois d'Alauda (l'alouette); il l'institua et l'organisa selon la discipline et la tenue des Romains, et dans la suite, la gratifia tout entière du droit de cité. César ne laissa désormais échapper aucune occasion de faire la guerre, lors même qu'elle était injuste ou périlleuse : il s'attaqua indistinctement aux peuples confédéréset à ceux qui étaient ennemis ou sauvages. Les choses allèrent si loin, que le sénat résolut un jour d'envoyer des députés pour informer sur l'état de la Gaule. Quelques-uns furent d'avis qu'on livrât César aux ennemis; mais le succès ayant couronné ses entreprises, il obtint des actions de grâces aux dieux plus fréquentes et d'un plus grand nombre de jours qu'on ne les avait accordées à qui que ce fût avant lui.

XXV. Voici à peu près ce qu'il fit pendant les neuf années qu'il demeura revêtu du commandement. Il réduisit en province, en lui imposant quarante millions de sesterces, à titre de tribut annuel, toute la Gaule renfermée entre les Pyrénées, les Alpes, les Cévennes, le Rhin et le Rhône, à l'exception des villes alliées ou de celles qui avaient bien mérité de Rome. Cette contrée s'étend l'espace de deux ou trois cent mille pas de pourtour. Le premier des Romains, il construisit un pont sur le Rhin, attaqua les Germains qui habitent au delà de ce fleuve, et leur fit essuyer de grandes défaites. Il attaqua aussi les Bretons, inconnus jusqu'alors, et, quand il les eut vaincus, il leur imposa un tribut et des otages. Au milieu de tant de succès, il n'éprouva pas plus de trois revers ; l'un en Bretagne, où sa flotte fut presque anéantie par la violence d'une tempête; le second dans la Gaule, devant Gergovia, où une légion fut mise en déroute; enfin le troisième sur le territoire des Germains, ses lieutenans, Titurius et Aurunculeius, ayant été tué dans une embuscade.

XXVI. C'est dans ce même temps qu'il perdit d'abord sa mère, puis sa fille, enfin son petit-fils. Cependant le meurtre de P. Clodius avait jeté la discorde dans la république. Le sénat ayant jugé convenable de ne créer qu'un seul consul, et désignant nommément Pompée, César négocia avec les tribuns, qui le destinaient pour collègue à Pompée, afin qu'ils proposassent au peuple de lui accorder, pendant son absence, la permission de se mettre sur les rangs pour son second consulat, quand le temps de son commandement serait près d'expirer. Son dessein était de ne point abandonner, pour la candidature, une province où la guerre n'était pas encore achevée. Il parvint à ce but; dèslors, plein d'espérance, et méditant déjà de plus grands projets, il n'épargna plus aucune occasion de faire des libéralités ou de rendre des services à tous sans exception, et cela tant au nom de l'état qu'en son nom particulier. Il commença la construction d'un forum du butin fait sur l'ennemi, et le sol fut payé par lui cent mille sesterces. Il promit au peuple, en mémoire de sa fille, des présens et un festin, ce que personne n'avait fait avant lui. L'attente générale étant fort grande à ce sujet, il fit aussi préparer chez lui ce qui était nécessaire au festin, quoiqu'il eût adjugé ce soin à des traiteurs. Il avait ordonné d'enlever de force et de sauver les gladiateurs connus, s'il arrivait qu'ils combattissent sous les yeux de spectateurs malveillans. Quant aux élèves, ce n'était point aux jeux publics, ni par des maîtres d'escrime qu'il les faisait instruire, mais dans les maisons particulières et par des chevaliers romains, ou même par des sénateurs habiles à manier les armes. Il les engageait, par ses présens, ses lettres en font foi, à se charger d'instruire chacun de ces gladiateurs, et à leur donner eux-mêmes des préceptes pour leurs exercices. César doubla pour toujours la solde des légions. Quand il y avait abondance de grains, il leur en distribuait sans suivre ni règle ni mesure; quelquefois on le vit donner à chaque homme un esclave pris sur le butin.

XXVII. Pour conserver la bienveillance de Pompée et les relations qui l'unissaient à lui, il lui offrit, comme condition de leur alliance, Octavie, la nièce de sa soeur, qui était mariée à C. Marcellus, et à son tour il lui demanda en mariage sa fille, destinée à Faustus Sylla. Tous ceux qui l'entouraient, et même beaucoup de sénateurs, étaient ses débiteurs, ou sans intérêt ou pour un léger revenu. Il faisait aussi de beaux cadeaux aux citoyens des autres classes qui le venaient visiter, ou sur son invitation, ou de leur propre mouvement; et même il étendait ses libéralités aux affranchis et aux esclaves, selon qu'ils étaient plus ou moins agréables à leur maître ou à leur patron. Il était l'unique et le prompt soutien de quiconque était ou poursuivi ou obéré, ainsi que de la jeunesse prodigue; et si quelqu'un était accablé sous le poids de crimes trop graves, par une misère ou par des désordres tels qu'il lui fût impossible d'y remédier, il leur disait ouvertement qu'il fallait une guerre civile.

XXVIII. César ne mit pas moins d'ardeur à gagner tous les rois et toutes les provinces de la terre, offrant aux uns des milliers de captifs, envoyant aux autres des troupes auxiliaires, où ils le voulaient et quand ils le voulaient, sans l'ordre du sénat ni du peuple. De plus, il fit exécuter de grands travaux pour embellir les villes les plus puissantes de l'Italie, des Gaules, de l'Espagne, ainsi que celles de l'Asie et de la Grèce, jusqu'à ce qu'enfin, tous les citoyens en étant frappés de terreur, et comprenant le but de ces entreprises, le consul Claudius Marcellus annonça par un édit qu'il allait traiter du salut de la république : il proposa au sénat de donner, avant le temps, un successeur à César, et de licencier l'armée victorieuse, vu qu'il fallait se mettre désormais sur le pied de paix. Il s'opposa aussi à ce qu'on tînt compte de César absent dans les comices, alléguant que Pompée n'avait pas dérogé à la loi par un plébiscite. Il était arrivé en effet que, proposant une loi sur l'organisation des magistrats, Pompée n'avait pas même excepté César du chapitre où il excluait les absens de la demande des honneurs; mais bientôt, la loi étant déjà gravée sur l'airain et déposée dans le fisc, il avait corrigé cette erreur, fruit de l'oubli. Non content d'enlever à César ses provinces et le privilège qui lui était accordé, Marcellus fit aussi un rapport tendant à priver du droit de cité les colons que César, d'après la motion de Vatinius, avait conduits à Côme; il soutenait que ce droit leur avait été conféré par suite de brigues et contrairement à la règle.

XXIX. Ébranlé par ces attaques, et jugeant, ainsi qu'on le lui entendit répéter souvent, qu'il serait plus difficile, tant qu'il était à la tête de l'état, de le repousser du premier rang au second que de le précipiter du second au dernier, César résista de tout son pouvoir; il employait tantôt l'intervention des tribuns, et tantôt s'appuyait de Servilius Sulpicius, l'autre consul. L'année suivante, C Marcellus, qui, dans le consulat, avait succédé à son cousin germain, Marcus, poursuivit les mêmes projets. César acheta à grand prix son collègue Emilius Paulus, et C. Curion, le plus violent des tribuns du peuple. Mais, s'étant aperçu qu'il y avait de l'obstination dans tout ce qui se faisait contre lui, et les consuls désignés étant aussi du parti contraire, il adressa au sénat des lettres suppliantes, pour qu'on ne lui enlevât pas le bienfait du peuple, ou du moins pour que les autres généraux quittassent aussi leurs années : on croit qu'il faisait cette proposition dans la confiance qu'il rassemblerait plus facilement ses vétérans, dès qu'il le voudrait, que Pompée ne réunirait de nouveaux soldats. Il offrit néanmoins à ses adversaires de renvoyer huit légions, et de quitter la Gaule transalpine, pourvu qu'en attendant qu'il fût nommé consul, on lui concédât deux légions et la Gaule cisalpine, ou même une seule légion et l'Illyrie.

XXX. Mais, le sénat n'intervenant point, et les ennemis de César se refusant à toute espèce de traité sur les affaires de l'état, il passa dans la Gaule citérieure, et s'arrêta à Ravennes, après avoir présidé aux assemblées provinciales. Il était résolu, si le sénat prenait un parti sévère envers les tribuns qui s'interposaient pour lui, à les venger les armes à la main. A la vérité, ce fut là le prétexte de la guerre civile; mais on pense généralement que les causes en furent autres. Pompée répétait souvent que, ne pouvant achever les travaux qu'il avait commencés, ni répondre, par les seules ressources de sa fortune, à l'attente que, d'après ses promesses, le peuple se faisait de son retour, César avait voulu tout troubler, tout renverser. D'autres prétendent qu'il craignit d'être obligé de rendre compte de ce qu'il avait fait dans son premier consulat contre les auspices, les lois et les oppositions légales. M. Caton déclarait, non sans y ajouter les sermens, qu'il dénoncerait son nom aux magistrats tout aussitôt qu'il aurait licencié son armée, et l'on disait généralement que si César revenait en simple particulier, il serait, comme Milon, obligé de se défendre devant des juges entourés d'hommes armés. Asinius Pollion rend cette version fort vraisemblable; il rapporte qu'à la bataille de Pharsale, César, jetant les yeux sur ses adveraires vaincus ou fugitifs, dit en propres termes : Voila ce qu'ils ont voulu. Moi, C. César, malgré mes grandes actions, j'étais condamné, si je n'eusse demandé du secours à mon armée. Quelques-uns croient qu'il était dominé par l'habitude du commandement, et qu'ayant pesé ses forces et celles de ses ennemis, il profita de l'occasion de s'emparer d'un pouvoir qu'il avait souhaité dès sa première jeunesse. Il paraît que telle était l'opinion de Cicéron, qui, dans le troisième livre du Traité des Devoirs, nous apprend que César avait sans cesse à la bouche ces vers d'Euripide dont il nous a donné la traduction :
« S'il faut violer le bon droit, que ce soit pour régner : dans tout le reste, observons la justice. »

XXXI. Lorsqu'on lui annonça que l'opposition des tribuns avait été méconnue, et qu'eux-mêmes étaient sortis de Rome, il fit secrètement partir ses cohortes. Quant à lui, pour ne point exciter de soupçons, il se montra en public, au spectacle; il s'occupa d'un plan de construction pour un cirque de gladiateurs, et, selon son habitude, il assista à un repas où les convives étaient nombreux. Puis, après le coucher du soleil, il fit atteler à un chariot les mulets d'une boulangerie voisine, et, suivi de fort peu de monde, il prit les chemins les plus détournés; mais les flambeaux s'éteignirent, il s'égara, et, vers la pointe du jour, ayant enfin trouvé un guide, il marcha, par les sentiers les plus étroits, jusqu'au Rubicon, limite de sa province, où l'attendaient ses cohortes. Là, il s'arrêta quelque peu, et. réfléchissant à la grandeur de son entreprise, il s'adressa à ceux qui l'entouraient:
Nous pouvons encore, dit-il, retourner sur nos pas; une fois que nous aurons franchice faible pont, il nous faudra
tout déciderpar les armes.

XXXII. Tandis qu'il hésitait, une apparition se manifesta. Un homme de taille grande et belle se montra subitement assez près du rivage; il chantait en s'accompagnant du chalumeau. Outre les bergers, plusieurs soldats des postes voisins se rassemblèrent pour l'entendre; il y avait parmi eux des trompettes. Cet homme s'empara de l'instrument de l'un d'eux, se leva, et faisant retentir des sons mâles et guerriers, marcha vers l'autre rive. César alors s'écria : Eh bien ! allons on nous appellent les prodiges des dieux et l'iniquité de mes ennemis. Que le sort en soit tjeté!

XXXIII. L'armée ayant passé, César prit avec lui les tribuns du peuple, qui l'avaient rejoint après avoir été chassés de Rome; et, devant les troupes assemblées, il invoqua la fidélité du soldat, en pleurant et en déchirant ses vêlemens sur sa poitrine6'. On croit aussi, mais par suite d'une méprise, qu'il promit à tous de leur donner le cens de chevaliers. Comme il arriva, dans ses allocutions et dans ses exhortations, qu'il se servit souvent du doigt annulaire de la main gauche, comme il répéta fréquemment , en le montrant aux soldats,qu'il ferait tout pour ceux qui défendraient sa dignité, qu'il irait même jusqu'à s'ôter en leur faveur l'anneau qu'il portait, les derniers rangs, qui le voyaient mieux qu'ils ne l'entendaient, prirent pour dit ce que la vue leur avait fait soupçonner, et la renommée répandit que César avait promis à ses soldats le droit de porter l'anneau, et quatre cent mille sesterces.

XXXIV. Voici la série et comme le sommaire des choses que César fit ensuite : Il occupa le Picenuin, l'Ombric, l'Étrurie; puis, Domitius, qui tenait Corfinium, et que, dans ces troubles, on lui avait donné pour successeur, fut contraint de se rendre à lui, à discrétion; il le renvoya, et marcha, le long de la mer Supérieure, sur Brindes, où s'étaient enfuis les consuls et Pompée, qui voulaient passer le plus tôt possible de l'autre côté de la mer. Ayant vainement essayé, par toutes sortes d'obstacles, d'empêcher leur sortie, César se dirigea sur Rome, où il assembla les sénateurs, pour délibérer sur la république. Il courut, immédiatement après, s'emparer des meilleures troupes de Pompée, qui étaient en Espagne, sous les ordres de trois lieutenans, M. Pctreius, L. Afranius et M. Varron. Avant de partir, il avait dit à ses amis qu'il allait vers une armée sans chef, et que de là il reviendrait vers un chef sans armée. Quoiqu'il fût retardé par le siège de Marseille, qui lui ferma ses portes, et par le dénûment absolu de vivres, il ne lui fallut que peu de temps pour tout soumettre.

XXXV. Revenu d'Espagne à Rome, César passa en Macédoine; pendant près de quatre mois, il tint Pompée assiégé, et l'entoura d'ouvrages immenses ; enfin il le vainquit en bataille rangée à Pharsale, le poursuivit dans sa fuite jusqu'à Alexandrie, où il le trouva mort; puis, voyant que le roi Ptolémée lui dressait aussi des embûches, il lui fit une guerre des plus difficiles, n'ayant pour lui ni l'avantage du lieu ni celui du temps, et luttant, en hiver, sans y être préparé, sans aucune provision, contre l'ennemi le plus actif et le plus nombreux, et cela dans les murs mêmes de cet ennemi. Vainqueur, il abandonna le royaume d'Egypte à Cléopâtre et à son plus jeune frère: car il craignait, s'il le réduisait en province, que ce pays ne fournît un jour à un gouverneur turbulent l'occasion d'exciter des séditions. D'Alexandrie César alla en Syrie, et de là dans le Pont, où l'appelaient de fréquens messages au sujet de Pharnace. Ce fils du grand Mïlhridate profitait de ces temps de troubles pour faire la guerre; il s'enorgueillissait déjà de nombreux succès. Le cinquième jour de son arrivée, après quatre heures de combat, César le défit en une seule bataille. Souvent il vantait le bonheur de Pompée, qui avait acquis la plus grande partie de sa gloire aux dépens d'ennemis si peu redoutables. Il vainquit ensuite en Afrique Scipion et Juba, qui ranimaient les restes du parti contraire. Enfin il soumit en Espagne les fils de Pompée.

XXXVI. Durant toutes les guerres civiles, il n'éprouva de défaites que par ses lieutenans. L'un d'eux, C. Curion, périt en Afrique; un autre, C. Antoine, tomba, en Illyrie, au pouvoir de ses adversaires. P. Doîabella perdit aussi sa flotte en Illyrie, et Cn. Domitius
Calvinus perdit son armée dans le Pont. Quant à César, il se battit toujours avec un rare bonheur, et même la fortune ne fut que deux fois balancée ; d'abord à Dyrrachium, où, après avoir été repoussé, il dit de Pompée, qui ne le poursuivait pas, qu'il ne savait pas vaincre; en second lieu, en Espagne, dans la dernière action, et là les choses parurent tellement désespérées, qu'il songea même à se donner la mort.

XXXVII. Ses guerres terminées, il triompha cinq fois, dont quatre dans le même mois, après sa victoire sur Scipion, mais avec un intervalle de quelques jours; puis il triompha encore après la défaite des fils de Pompée. Le premier et le plus beau de ses triomphes fut celui de la Gaule ; celui d'Alexandrie vint après, puis celui de Pont, qui fut suivi de celui d'Afrique ; enfin celui d'Espagne vint le dernier. Chacun fut célébré avec une pompe et un appareil différent. Le jour de son triomphe sur la Gaule, en passant devant le Velabrum, il fut presque jeté hors de son char, dont l'axe se rompit; il monta au Capitole à la lueur des flambeaux : à sa droite et à sa gauche marchaient quarante éléphans, sur lesquels étaient des hommes qui portaient des torches. Dans son triomphe sur le Pont, parmi les choses que l'on promenait aux regards du peuple, il y avait une inscription en trois mots : «Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu.» Elle n'indiquait pas, comme dans les autres triomphes, les exploits de la guerre; elle n'en marquait que la rapidité.

XXXVIII. Outre les deux grands sesterces qu'au commencement de la guerre civile il avait fait compter à chaque fantassin des légions de vétérans, il leur donna vingt mille sesterces monnayés. Il leur assigna aussi des terres; mais elles n'étaient pas contiguës, car il ne voulut expulser aucun de leurs possesseurs. Il fit distribuer au peuple dix boisseaux de blé, et tout autant de livres d'huile par tête^ puis trois cents sesterces, ainsi qu'il l'avait promis autrefois, et il en ajouta encore cent pour compenser le retard. Il remit les loyers d'un an dans Rome à tous ceux qui les payaient deux mille sesterces. Dans le reste de l'Italie, cette libéralité ne s'étendit qu'à ceux dont les loyers n'en dépassaient pas cinq cents. Il y eut de plus un repas public et des distributions de viandes; eiifin on donna encore deux repas après sa victoire d'Espagne; car le premier lui ayant paru peu digne de sa générosité, il y en ajouta un des plus somptueux cinq jours après.

XXXIX. Il offrit au peuple divers genres de spectacles, des combats de gladiateurs, et dans tous les quartiers de la ville des acteurs donnèrent des représentations dans toutes les langues. Il y eut aussi des jeux au cirque, des athlètes, une bataille navale. Dans la troupe de gladiateurs du forum, on vit combattre Furius Leptinus, de famille prétorienne, et Q. Calpenus, qui avait été sénateur, et qui avait plaidé des causes. Les fils des princes d'Asie et de Bythinie dansèrent la pyrrhique aux jeux Scéniques. Decimus Laberius, chevalier romain, joua ses mimes, reçut cinq cents sesterces et un anneau d'or, et, quittant la scène, traversa l'orchestre pour aller s'asseoir parmi les chevaliers. Au cirque, l'arène fut agrandie de l'un et de l'autre côté, et l'euripe, ou fossé circulaire, y ayant élé ajouté,les plus nobles jeunes gens firent courir des chars attelés de quatre ou de deux chevaux, et des chevaux dressés à cette manoeuvre recevaient alternativement le cavalier qui sautait rapidement de l'un sur l'autre. Deux troupes de jeunes gens, les uns plus grands, les autres plus petits, célébrèrent les jeux équestres appelés Troyens. Pendant cinq jours, les combats de bêtes se succédèrent, et l'on finit par une bataille entre deux armées, composée chacune de cinq cents fantassins, vingt éléphans et trois cents cavaliers. Afin d'ouvrir un plus vaste champ à leurs manoeuvres, on avait enlevé les barrières du cirque, et l'on avait mis à leur place deux camps opposés. Des athlètes luttèrent trois jours de suite dans un stade fait pour la circonstance dans le quartier du Champ-dc-Mars. On creusa un lac dans la petite Codète, et des vaisseaux tyriéns et égyptiens à deux, à trois et à quatre rangs de rames, et montés par un grand nombre de combattaus, s'y livrèrent une bataille navale. Il arriva une telle foule d'hommes pour voir tous ces spectacles, que la plupart des étrangers furent obligés de se loger dans les carrefours, ou même de dresser des tentes dans les rues. Beaucoup de personnes furent, écrasées ou étouffées dans la presse, entre autres deux sénateurs.

XL. Fixant ensuite ses pensées sur l'organisation de la république, César corrigea les fastes, qui étaient tellement dérangés par l'abus que les pontifes faisaient des incercallations, que les fêtes de la moisson n'arrivaient plus en été, ni celles des vendanges en automne. Il accommoda la marche de l'année au cours du soleil, et lui donna trois cent soixante-cinq jours, en supprimant le mois intercalaire et en ajoutant un jour à chaque quatrième année. Mais afin qu'à l'avenir la disposition des temps coïncidât avec les nouvelles kalendes de janvier, il mit pour cette fois deux autres mois entre novembre et décembre, en sorte que l'année où il fit toutes ces dispositions fut de quinze mois, y compris l'intercallation qui, selon l'usage, se présentait à la fin de cette même année.

XLI. Il compléta le sénat et créa de nouveaux patriciens; il augmenta le nombre des préteurs, des édiles, des questeurs et des magistrats inférieurs. Il rétablit à leur rang ceux qui en avaient été dépouillés par les censeurs, ou que la sentence des juges avait condamnés pour brigue. Il partagea les comices avec le peuple, de telle sorte qu'à l'exception des compétiteurs au consulat, on choisit parmi les autres candidats, et pour moitié, ceux que voudrait le peuple, tandis que l'autre moitié des places appartiendrait à ceux qu'il aurait désignés; or, il les désignait, en faisant circuler dans les diverses tribus des tablettes où étaient écrits ce peu de mots : « Le dictateur César à telle tribu : je vous recommande un tel et un tel, afin qu'ils tiennent leur dignité de votre suffrage. » Il admit aux honneurs les fils des proscrits. Il restreignit le.pouvoir judiciaire à deux espèces de juges, ceux de l'ordre des chevaliers et les sénateurs, et supprima les tribuns du fisc, qui constituaient la troisième juridiction. Il procéda au recensement du peuple non dans le lieu où l'on avait coutume de le faire, ni selon la méthode reçue, mais il le fit opérer par quartiers et par les propriétaires des maisons. Au lieu de trois cent vingt mille citoyens qui recevaient des grains des greniers publics, il n'en admit aux distributions que cent cinquante mille; et pour qu'à l'avenir le recensement ne pût pas faire naître de nouveaux troubles, il ordonna que chaque année le préteur tirât au sort entre ceux qui n'avaient point de rations pour remplacer ceux qui seraient morts dans l'intervalle.

XLII. Quatre-vingt mille citoyens furent répartis dans les colonies d'outre-mer. César voulut pourvoir à ce que la population de la capitale n'en fût pas épuisée; il défendit à tout citoyen âgé de plus de vingt ans et de moins de quarante de rester plus de trois ans absent de l'Italie. Il interdit aux fils de sénateurs les voyages lointains, à moins qu'ils ne partissent en qualité de volontaires ou pour accompagner un magistrat; enfin il ordonna à ceux qui se vouaient à l'éducation des bestiaux d'avoir, parmi leurs bergers, au moins un tiers d'hommes libres en âge de puberté. Il conféra le droit de cité à tous ceux qui pratiquaient la médecine à Rome, ou qui y enseignaient les arts libéraux, afin qu'ils prissent d'autant plus de plaisir à l'habiter, et que d'autres encore y fussent attirés par cette faveur. Quant aux dettes, au lieu de répondre à l'espérance où l'on était d'une abolilition sur laquelle on revenait fréquemment, il finit par décréter que les débiteurs satisferaient leurs créanciers selon l'estimation des biens, d'après le prix qu'ils en avaient payé avant la guerre civile, et que l'on déduirait du capital ce qui aurait été soldé à titre d'intérêts, soit en argent, soit en valeurs écrites. Cette disposition réduisait les créances d'environ un quart. César licencia toutes les associations religieuses, excepté celles qui existaient de toute antiquité. Il augmenta les peines établies contre les crimes, et comme les riches en commettaient d'autant plus facilement qu'ils en étaient quittes pour s'exiler sans rien perdre de leur fortune, il appliqua aux auteurs de meurtre prémédité la confiscation totale, et aux autres criminels, celle de la moitié de leurs biens.

XLIII. Il se montra fort laborieux et fort sévère dans la distribution de la justice. Il retrancha du nombre des sénateurs ceux qui étaient convaincus de concussion. Il rompit le mariage d'un homme qui avait été préteur, parce qu'il avait épousé une femme deux jours après qu'elle eut quitté son mari, et cependant il n'y avait nul soupçon d'adultère. Il frappa d'impôts les marchandises étrangères, et défendit l'usage des litières, des vêtemens de pourpre, et des perles, excepté à certaines personnes, à certain âge et pour certains jours. Il fit surtout observer la loi somptuaire, plaçant des gardes autour des boutiques des traiteurs, afin de saisir et de porter chez lui les mets contraires aux règlemens. Quelquefois aussi il envoyait des licteurs et des soldats qui allaient prendre jusque sur les tables ce qui avait pu échapper à la surveillance de ses gardes.

XLIV. Il avait conçu sur la disposition et l'embellissement de la ville, sur la sûreté et l'accroissement de l'empire, des projets de jour en jour plus nombreux et plus grands. Avant tout, il voulait en comblant et en nivelant le lac dans lequel il avait donné un combat naval, construire un temple de Mars tel qu'il n'y en avait encore nulle part ailleurs, puis élever contre le mont Tarpéien un théâtre d'une hauteur extraordinaire. Il voulait réduire le droit civil à une certaine mesure, et rédiger en très peu de livres ce qu'il y avait de bon et de nécessaire dans l'immense et diffuse quantité des lois existantes. Il voulait ouvrir au public la bibliothèque la plus considérable possible, en livres grecs et latins, et M. Varron aurait eu le soin d'acquérir et de classer ces livres. Il voulait dessécher les marais Pomptins, faire écouler les eaux du lac Fucin établir une route de la mer Supérieure au Tibre par la crête de l'Apennin, percer l'Isthme, contenir les Daces, qui s'étaient répandus dans la Thrace et dans le Pont, porter la guerre chez les Parthes en passant par l'Arménie Mineure, et ne les attaquer en bataille rangée qu'après les avoir éprouvés. C'est pendant qu'il faisait de telles choses, pendant qu'il méditait de tels projets que la mort le prévint; mais avant d'en parler, il ne sera pas inutile de rapporter succinctement ce qui est relatifà sa figure, à son extérieur, à sa tenue et à ses moeurs. Les détails sur ses occupations civiles et militaires ne présenteront pas moins d'intérêt.

XLV. On dit qu'il était d'une haute stature, qu'il avait le teint blanc, les membres bien faits, le visage plein, l'oeil noir et vif, le tempérament robuste ; néanmoins, dans les derniers temps de sa vie, il était sujet à s'évanouir, et des terreurs nocturnes le saisissaient ordinairement au milieu du sommeil. Deux fois aussi il fut atteint d'épilepsie dans l'exercice de ses fonctions. Il mettait trop d'importance au soin de son corps ; non seulement il se faisait tondre et raser la barbe, mais quelques personnes lui ont reproché de s'être fait arracher le poil. Il souffrait très impatiemment le désagrément d'être chauve, et souvent il essuya les plaisanteries de ses ennemis à cet égard. Aussi ramenait-il habituellement ses rares cheveux de derrière en avant, et de tous les honneurs que le sénat et le peuple lui décernèrent, il n'y en eut aucun qui lui fit plus de plaisir, ou dont il usât plus volontiers, que le droit de porter perpétuellement une couronne de laurier. On rapporte qu'il était aussi remarquable par sa mise. Il avait un laticlave garni de franges jusqu'aux mains : c'était toujours par-dessus ce vêtement qu'il se ceignait, et même d'une manière fort relâchée; ce qui donna lieu à ce trait de Sylla, qui avait coutume d'avertir les grands de prendre garde à ce jeûne homme dont la ceinture était si mal attachée.

XLVI. Il habita d'abord une maison fort modeste dans le quartier appelé Subura; mais, quand il eut été nommé souverain pontife, il fut logé dans un bâtimentpublic, sur la voie Sacrée. Beaucoup d'auteurs rapportent que César aimait fort le luxe et l'élégance. Une maison de campagne dont il avait fait jeter les fondemens sur le territoire d'Aricie, et qu'il avait fait achever à grands frais, fut, dit-on, entièrement rasée parce qu'elle ne répondait pas à son idée; cependant il était encore sans fortune et obéré de dettes. Il emportait avec lui, dans ses expéditions, des parquets en pièces de rapport et en mosaïque.

XLV1I. On dit qu'il ne fit son expédition de Bretagne que dans l'espoir d'y trouver des perles, et qu'il avait coutume de les comparer entre elles et de les peser de la main.On ajoute qu'il se montra toujours très empressé d'acquérir des pierres précieuses, des sculptures, des statues et des tableaux antiques ; qu'enfin il payait un prix immense les esclaves ou bien faits ou bien élevés, et qu'il défendait d'insérer cette dépense dans ses comptes, parce qu'il en avait honte lui-même.

XLVIII. Dans les provinces, il donnait fréquemment des repas divisés en deux tables : à l'une étaient assis les militaires revêtus de quelque grade, et les personnes de sa suite ; à l'autre les magistrats et les plus illustres habitans du pays. Dans les grandes comme dans les petites choses, il maintint exactement et sévèrement la discipline établie dans sa maison, à tel point qu'il fit jeter dans les fers un esclave boulanger qui servait aux convives un autre pain qu'à lui. Un jour, quoique personne n'en rendît plainte, il frappa de la peine capitale un affranchi qu'il aimait beaucoup, par le motif qu'il avait commis un adultère sur la femme d'un chevalier romain.

XLIX. Rien ne porta préjudice à sa réputation sous le rapport de la pudicité, excepté son séjour chez Nicomède; mais l'opprobre qui en rejaillit sur lui fut grave et durable, il l'exposa aux railleries de tous. Je ne dirai rien de ces vers si connus de Calvus Licinius:
« Tout ce que la Bytninie, tout ce qu'eut jamais le pédéraste de César. » Je tairai les discours de Dolabella et de Curion le père, dans lesquels Dolabella l'appelle la rivale de la reine, la planche intérieure de la litière royale; et Curion, l'écurie de Nicomede, le mauvais lieu de Bithynie. Je ne m'arrêterai pas non plus aux édits par lesquels Bibulus affichait publiquement son collègue, en le taxant de reine de Bithynie, en ajoutant qu'autrefois il s'était senti du goût pour un roi, qu'aujourd'hui c'était pour un royaume. M. Brutus nous apprend qu'un certain Octavius, que le dérangement de sa tête autorisait à tout dire, se trouvant un jour dans une assemblée nombreuse, appela Pompée roi, puis salua César du nom de reine. C.Memmius aussi, lui reproche de s'être mêlé avec d'autres débauchés pour présenter à Nicomede les vases et le vin de la table; et il cite les noms de plusieurs négocians romains qui étaient au nombre des convives. Non content d'avoir consigné dans ses lettres que César avait été conduit vers la couche royale par des satellites, qu'on l'avait placé dans un lit d'or, puis revêtu d'un vêtement de pourpre, et qu'il avait souillé en Bithynie la fleur de l'âge qu'il devait à Vénus, Cicéron l'apostropha un jouren plein sénat; César y défendaitla cause de Nysa, fille de Nicomede; il rappelait les obligations qu'il avait à ce roi, «Passons sur tout cela, je te prie, s'écria Cicéron, on ne sait que trop ce qu'il t'a donné et ce qu'il a reçu de toi. » A son triomphe sur lés Gaules, les soldats, parmi les vers qu'ils ont coutume de chanter en suivant gaîment le char du général, répétèrent ceux-ci, qui sont fort connus :
« César a soumis les Gaules, Nicomede a soumis César.Eh bien! César triomphe en ce jour, lui qui a soumis les Gaules; Nicomède ne triomphe pas, lui qui a soumis César. »

L. Une opinion bien établie, c'est que César était fort porté aux plaisirs des sens, et n'épargnait en ce genre aucune dépense ; il passe pour avoir corrompu un grand nombre de femmes, et même de celles du premier rang : on cite Posthumie, femme de Servius Sulpicius, Lollia, femme d'Aulus Gabinius, et Tertulla, femme de M. Crassus, ainsi que Mucia, femme de Pompée. Ce qu'il y a de certain, c'est, que les Curions, père et fils, et beaucoup d'autres, reprochèrent à Pompée son amour pour la puissance, qui lui faisait recevoir dans son lit la fille de celui pour lequel il avait répudié une femme qui déjà lui avait donné trois enfans, de celui qu'il avait coutume d'appeler un autre Égïsthe en pleurant sur le mal qu'il en avait souffert. Mais parmi toutes les autres femmes, celle que César aima le plus, fut Servilie, la mère de Brutus; il lui acheta, pendant son premier consulat, une perle qui lui coûta six millions de sesterces, et, pendant la guerre civile, outre de riches cadeaux qu'il lui fit, il lui adjugea les plus vastes domaines à vil prix, aux enchères publiques. Aussi, quelques personnes s'étonnant de la modicité de ce prix, Cicéron répondit spirituellement par un jeu de mots: «Afin que vous sachiez jusqu'à quel point le marché est bon, apprenez qu'on a fait déduction de Tertia (du tiers).«On pensait généralement que Servilie favorisait un commerce d'amour entre sa fille Tertia et César.

LI. Ce distique que les soldats répétaient à la cérémonie du triomphe sur la Gaule, montre que César ne respecta pas davantage la couche nuptiale dans les provinces: « Citadins, gardez vos femmes, nous amenons le chauve adultère. Dans la Gaule, tu prodiguais l'or pour les femmes; ici tu l'avais emprunté. »

LII. Il aima aussi des reines, entre autres Eunoé, femme de Bogud, roi de Mauritanie. Selon ce que rapporte Nason, il lui fit, ainsi qu'à son mari, d'immenses présens. On cite surtout Cléopâtre; souvent il prolongeait ses repas avec elle jusqu'au jour. Naviguant sur un vaisseau dans lequel se trouvaient ses appartemens, ils auraient pénétré en Egypte jusque vers l'Ethiopie, si l'armée n'eût refusé de les suivre. Enfin il la fit venir à Rome, et ne la renvoya que comblée de biens et d'honneurs; il souffrit même qu'un fils auquel elle avait donné le jour fut appelé de son nom. Quelques auteurs grecs nous disent qu'il ressemblait à César, pour la figure et pour la démarche. M. Antoine affirma dans le sénat qu'il l'avait reconnu, et cita comme le sachant C. Mattius, C. Oppius, et les autres amis de César. C. Oppius, comme si la chose avait besoin d'être plaidée et défendue, publia un livre pour prouver que celui que Cléopâtre disait fils de César ne l'était pas. Le tribun du peuple Helvius Cinna a avoué à beaucoup de monde qu'il avait écrit et tenu prête une loi que, selon l'ordre de César, il devait proposer en son absence: elle lui permettait d'épouser les femmes qu'il voudrait et tout autant qu'il en voudrait, pour en avoir des enfans. Enfin, pour que personne ne doute qu'il était tourmenté de désirs impudiques et adultères, j'ajouterai que dans un de ses discours, Curion le père l'appelle «le mari de toutes les femmes, et la femme de tous les maris.»

LIII. Ses ennemis mêmes n'ont pas nié qu'il ne fût très modéré quant à l'usage du vin. Il y a un mot assez remarquable de Caton à ce sujet. "César, disait-il, était le premier qui eût entrepris à jeun de renverser la république. "C. Oppius nous apprend qu'il était tellement indifférent à la qualité des mets, qu'un jour un de ses hôtes lui servant de l'huile ancienne au lieu d'huile fraîche, et tous les autres la dédaignant, il fut le seul qui dit qu'elle lui plaisait davantage, de peur de faire à son hôte le reproche de négligence ou de défaut d'usage.

LIV. Il ne montra de désintéressement ni dans l'exercice du commandement, ni dans celui de la magistrature. Il est prouvé, par les mémoires de beaucoup de contemporains, qu'étant proconsul en Espagne, il reçut de l'argent des alliés, après l'avoir en quelque sorte
mendié pour payer ses dettes. Il pilla quelques villes de Lusitanie, quoiqu'elles n'eussent point refusé de lui obéir, et qu'elles lui ouvrissent leurs portes. Dans la Gaule, il dépouilla les chapelles et les temples des dieux, qui étaient remplis de riches offrandes. On le vit plus souvent détruire les villes pour y faire du butin, qu'en punition de quelque faute. Aussi avait-il de l'or en abondance; il le vendit, tant en Italie que dans les provinces, sur le pied de trois cents sesterces à la livre. Pendant son premier consulat, il vola trois mille livres pesant d'or au Capitole, et y substitua tout autant de cuivre doré. Il vendit les alliances et les souverainetés, et il enleva au seul Ptolémée à peu près six mille talens tant en son nom qu'en celui de Pompée. Dans la suite, ce ne fut qu'au moyen des rapines les plus manifestes, et par des sacrilèges, qu'il subvint aux dépenses occasionées par les guerres civiles, par ses triomphes et par ses libéralités.

LV. Il égala, ou même il surpassa la gloire des plus, grands maîtres de l'éloquence et de l'art de la guerre. Après l'accusation qu'il porta contre Dolabella, il fut, sans contestation, rangé parmi les premiers soutiens des causes judiciaires. Cicéron énumère les orateurs dans le traité adressé à Brutus, et il nie qu'il y en ait aucun auquel César doive céder le pas; il ajoute qu'il y a dans sa manière de l'élégance, de l'éclat, et même de la grandeur et de la dignité. En écrivant à Cornélius Nepos, Cicéron s'exprime ainsi au sujet de César : « Quel est, parmi ceux qui n'ont jamais fait autre chose, l'orateur que vous lui préférerez? qui pourrait l'emporter sur lui par la vigueur ou l'abondance des pensées, par la beauté ou l'élégance de l'expression?» Fort jeune encore, il paraît s'être attaché au genre d'éloquence adopté par Strabon Césars, et même il a fait entrer mot à mot, dans sa Divination, plusieurs passages du discours de cet orateur pour les Sardiens. On dit qu'il prononçait ses harangues d'une voix sonore, que ses mouvemens et ses gestes étaient animés, sans être dépourvus de grâce. Il laissa plusieurs discours; cependant il y en a qui lui sont mal à propos attribués. C'est avec raison qu'Auguste regardait celui pour Metellus comme ayant plutôt été recueilli par les sténographes que publié par lui; car les périodes de l'orateur sont assez incohérentes. Je trouve même que quelques exemplaires ne sont pas intitulés Discours pour Metellus, mais Discours rédigé pour Metellus; et néanmoins c'est César qui parle, et qui défend et Metellus et lui-même contre quelques accusations de leurs ennemis communs. Auguste a peine à croire aussi que les discours adressés aux soldats en Espagne soient de César : cependant on en a deux ; l'un qu'on prétend avoir été prononcé à la première affaire, l'autre à la dernière; mais Asinius Pollion dit qu'à cette bataille la brusque attaque de l'ennemi ne lui laissa pas le temps de haranguer ses troupes.

LVI César a laissé des Mémoires sur tout ce qu'il a fait dans la guerre des Gaules, et dans la guerre civile contre Pompée; mais pour ce qui regarde celles d'Alexandrie, d'Afrique et d'Espagne, on ne sait quel en est l'auteur. Les uns supposent qu'ils sont d'Oppius, les
autres les attribuent à Hirtius, qui aurait aussi complété le dernier livre de la guerre des Gaules, encore imparfait. Voici comment Cicéron parle des Commentaires de César dans son traité adressé à Brutus : ce qu'il a écrit des Mémoires dignes d'éloges ; privé de tout art oratoire, son style, semblable à un beau corps dépouillé de vêtemens, se montre nu, droit et gracieux. César voulait que ceux qui entreprendraient d'écrire l'histoire trouvassent une source pour y puiser, et il a fait peut-être une chose agréable à ceux dont l'ineptie cherche à habiller ces faits d'un style recherché ; mais quant aux hommes de sens, il les a entièrement empêchés d'écrire après lui sur le même sujet. » Hirtius s'énonce en ces termes : «Ces Mémoires jouissent d'une approbation tellement générale, que César a bien plutôt enlevé que donné la faculté d'écrire. Nous avons plus de raison encore de l'admirer que tous les autres; car les autres savent seulement combien ce livre est correct et exact; nous connaissons la facilité et la promptitude avec laquelle il a été écrit. » Asinius Pollion croit que ces Commentaires ont été rédigés avec peu de soin, et que souvent ils blessent la vérité, César ayant cru légèrement la plupart des récits, pour les choses que ses lieutenans avaient faites, et ne racontant pas exactement ce qu'il avait fait par lui-même ; soit qu'il le voulût ainsi, soit que la mémoire lui manquât. Asinius Pollion pense qu'il les aurait corrigés et rédigés de nouveau. César a laissé encore un Traité en deux livres sur l'Analogie, deux autres intitulés Anticatons, et un poëme dont le titre est le Voyage. Il a écrit le premier de ces ouvrages en passant les Alpes, lorsqu' après avoir présidé les assemblées de la Gaule citérieure, il retournait à son armée ; il a composé le second vers le temps de la bataille de Munda, et le dernier pendant le voyage qu'il fit en vingt-quatre jours de Rome à l'Espagne citérieure. On a encore de lui des Lettres au sénat, et, le premier, il paraît les avoir distribuées par pages ensuivant la forme d'un livre-journal, tandis qu'auparavant les consuls et les généraux écrivaient leurs rapports du haut en bas. Enfin l'on possède des Lettres à Cicéron, et d'autres adressées à ses amis sur des affaires domestiques. Quand il voulait leur faire savoir quelque chose secrètement, il le mettait en chiffres, c'est-à-dire que les lettres étaient disposées de manière, à ne pouvoir jamais former un mot. Si quelqu'un veut en rechercher le sens, ou les déchiffrer, il conviendra de changer le rang des lettres, en prenant la quatrième pour la première, le d pour l'a, et ainsi de suite. On cite encore quelques écrits de l'adolescence de César ; par exemple, ses louanges d'Hercule , sa tragédie à OEdipe, sa Collection de mots remarquables. Mais Auguste défendit de les communiquer au public, par une lettre très courte et très simple écrite à Pompeius Macer, qu'il avait préposé à l'organisation de sa bibliothèque.

LVII. César était fort habile à manier les armes et le cheval, et il supportait la fatigue au delà de tout ce qu'on peut imaginer. Dans la marche, on le voyait quelquefois à cheval, mais le plus souvent il précédait à pied les troupes , et, la tête découverte, ne s'inquiétait ni du soleil, ni de la pluie. Il franchit les plus grandes distances avec une incroyable célérité, et, sans bagages, il faisait par jour cent mille pas dans une voiture de louage. Si des fleuves l'arrêtaient, il les passait à la nage ou sur des outres gonflées de vent. Il prévint souvent, par son arrivée, les courriers qui devaient en porter la nouvelle.

LVIII. On ne sait si dans ses expéditions il fut ou plus prudent ou plus audacieux. Jamais il ne conduisit son armée à travers des lieux propres à masquer des embuscades, sans avoir fait auparavant explorer leur disposition; il ne passa en Bretagne qu'après s'être assuré par lui-même de l'état des ports, de la manière dont il fallait naviguer, et des endroits qui donneraient accès dans l'île. Il traversa les postes ennemis et parvint jusqu'aux siens à la faveur d'un costume gaulois, lorsqu'on lui eut annoncé que son camp était assiégé en Germanie. Il passa de Brindes à Dyrrachium en hiver, et au milieu des flottes ennemies; puis les forces qui, d'après son ordre, devaient le suivre, se faisant attendre, et tous les messages qu'il envoyait afin de les faire venir étant demeurés sans succès, il finit par s'embarquer seul, secrètement sur une petite chaloupe, et s'enveloppant la tête, il ne se fit connaître et ne permit au pilote de céder à la tempête que lorsque déjà les flots menaçaient de l'engloutir.

LIX. La superstition ne put jamais lui faire abandonner ni différer aucune entreprise. Un jour, la victime ayant échappé au couteau, César n'en marcha pas moins sur-le-champ contre Scipion et Juba. Étant tombé en sortant de son navire, il sut interpréter ce présage en sa faveur, et s'écria : Je te tiens, Afrique. Afin d'éluder les prédictions qui voulaient que dans cette province le nom des Scipions fût, d'après l'ordre du destin, toujours heureux, toujours invincible, César prit avec lui dans son camp, le plus méprisé de tous les membres de la famille Cornélia, auquel on avait donné le surnom de Salutio, à raison de la bassesse de sa conduite.

LX. Il livrait les batailles non-seulement d'après un plan arrêté, mais encore selon les occasions qui s'en présentaient ; souvent il attaquait pendant la marche même, et par des temps si affreux que personne ne pouvait croire qu'il se mettrait en mouvement. Ce ne fut que dans les derniers temps qu'il montra moins d'empressement pour combattre : plus il avait remporté de victoires, moins il croyait devoir tenter la fortune, car il pensait qu'un nouveau succès ne lui donnerait pas à beaucoup près autant qu'un revers pourrait lui ôter. Jamais il ne vainquit d'ennemi qu'il ne lui prît aussi son camp ; il ne laissait aucun répit à la terreur des vaincus. Quand l'action était disputée, il renvoyait les chevaux et le sien même le premier, afin que l'on fût contraint de rester, faute de moyens de s'enfuir.

LXI. César montait un cheval remarquable dont les pieds étaient presque de forme humaine ; son sabot était fendu de manière à présenter l'apparence de doigts. Il avait élevé avec un grand soin ce cheval né dans sa maison , car les auspices avaient promis l'empire de la terre à son maître. César fut le premier qui le dompta; jusque là il n'avait souffert aucun cavalier. Dans la suite, il lui érigea une statue devant le temple de Vénus Génitrix.

LXII. Souvent il rétablit, lui seul, sa ligne de bataille qui pliait, se jetant au devant des fuyards et les forçant à faire face à l'ennemi. La plupart étaient tellement effrayés, qu'un porte-aigle qu'il arrêtait ainsi le menaça de la pointe de son arme, et qu'un autre abandonna son enseigne entre ses mains.

LXIII. Les faits que nous allons rapporter ne sont pas de moindres preuves de son inébranlable courage; peut-être même l'emportent-ils sur les autres. Après la bataille de Pharsale, il se fit devancer en Asie par ses troupes, et passa le détroit de l'Hellespont sur un faible bâtiment de transport : ayant rencontré C. Cassius, qui était à la tête de dix vaisseaux armés de ses adversaires, il ne prit point la fuite, mais, s'approchant de lui, il l'exhorta à se rendre, et le reçut à son bord après sa soumission.

LXIV.A Alexandrie, voulant prendre un pont de vive force, une brusque sortie de l'ennemi le força de sauter dans une nacelle, puis, voyant que. la foule s'y précipitait, il se jeta à la mer et nagea l'espace de deux cents pas, pour regagner le vaisseau le plus voisin. Pendant ce trajet, il tenait élevée sa main gauche de peur de mouiller des écrits qu'il portait, et en même temps il trainait sa cotte d'armes avec ses dents, de peur que l'ennemi ne s'emparât de sa dépouille.

LXV. Il n'estimait le soldat que par ses forces individuelles, ne se souciant ni de ses moeurs ni de sa fortune, déployant envers lui tantôt une grande sévérité, tantôt une égale indulgence; car il ne le tenait sévèrement ni partout ni toujours, mais seulement quand l'ennemi était proche. C'est alors qu'il se montrait l'inexorable gardien de la discipline, ne faisant connaître ni le temps de la marche, ni celui du combat, mais voulant que le soldat fût à tout moment prêt et disposé à marcher où il le conduirait. Très souvent il le mettait ainsi à l'épreuve sans motif, et surtout par la pluie ou les jours de fête. De temps en temps il recommandait de le bien observer, puis tout à coup, soit le jour, soit la nuit, il se dérobait aux regards, et forçait sa marche pour fatiguer ainsi ceux qui le suivaient plus lentement.

LXVI. Quand il voyait ses troupes effrayées de ce que la renommée rapportait du nombre des ennemis, ce n'est pas en réfutant ces bruits ou en les atténuant qu'il les rassurait, il les amplifiait au contraire jusqu'au mensonge. Ainsi, quand on attendait avec terreur l'arrivée de Juba, César rassembla ses soldats. «Sachez, leur dit il, que dans très peu de jours le roi sera devant vous avec dix légions, trente mille cavaliers, cent mille hommes armés à la légère, et trois cents éléphans. Que l'on cesse donc de s'en informer davantage, et d'évaluer son armée plus haut : que l'on s'en rapporte à moi qui suis bien instruit; sinon je mettrai ces nouvellistes sur le plus vieux de nos vaisseaux afin de les livrer à tous les vents et de les faire aborder où il leur plaira de les jeter.»

LXVII. Il ne faisait pas une égale attention à toutes les fautes, mais il se montrait fort ardent à poursuivre et à punir les déserteurs et les séditieux, et fermait les yeux sur le resté. Quelquefois, après une victoire péniblement obtenue, il dispensait les soldats des devoirs ordinaires et leur donnait la faculté de se répandre çà et là pour se livrer aux plaisirs. Il avait coutume de dire que ses soldats savaient combattre lors même qu'ils étaient parfumés. Quand il les haranguait, il ne les appelait point soldats : se servant d'un terme plus flatteur, il les nommait ses camarades. Il avait un tel soin de leur tenue qu'il leur donnait des armes ornées.d'or et d'argent, non-seulement pour le coup d'oeil, mais encore afin qu'ils ne les abandonnassent dans le combat qu'à la dernière extrémité, par la crainte du dommage qu'ils devaient en éprouver. César aimait ses soldats au point qu'ayant appris la défaite de Titurius, il laissa croître sa barbe et ses cheveux, et ne les coupa qu'après en avoir tiré vengeance. Toutes ces choses augmentèrent leur dévouement à sa personne, et portèrent leur bravoure au dernier point.

LXVIII. Quand il s'engagea dans la guerre civile, les centurions de chaque légion offrirent de fournir chacun un cavalier de son pécule; tous les soldats promirent de servir gratuitement, sans aucune ration ni paie, les plus riches se chargeant en outre de fournir aux besoins des plus pauvres; et, pendant une guerre si longue, il n'y en eut aucun qui manqua à son engagement. La plupart des captifs refusaient la vie qu'on leur accordait sous la condition de prendre parti contre lui. Dans les sièges qu'ils eurent à soutenir comme dans ceux qu'ils entreprirent, ils savaient si bien supporter la faim et les autres privations, qu'ayant vu dans les retranchemens de Dyrrachium l'espèce de pain d'herbes dont ils se nourrissaient, Pompée s'écria qu'il avait affaire à des bêtes sauvages ; et en même temps il ordonna de faire disparaître promptement ce pain, sans le montrer à personne, de peur d'abattre les esprits des siens par la vue de la patience et de l'obstination de l'ennemi. Une preuve de la valeur avec laquelle ils combattaient, c'est qu'ayant une seule fois éprouvé un revers auprès de Dyrrachium, ils demandèrent eux-mêmes à être punis; aussi leur général jugea-t-il convenable de les consoler et non de les châtier. Dans les autres batailles, quoique de beaucoup inférieurs en quantité, ils défirent aisément les innombrables troupes qui leur étaient opposées.Une seule cohorte de la sixième légion, préposée à la garde d'un petit fort, soutint pendant quelques heures l'attaque de quatre légions de Pompée, et périt presque en entier sous la multitude des traits de l'ennemi ; on en trouva cent trente mille dans l'enceinte. Ces actions n'étonneront plus si l'on considère les exploits extraordinaires de quelques-uns des guerriers de César : je ne citerai que le centurion Cassius Scéva et le soldat Acilius. Bien qu'il eût perdu un oeil, bien qu'il eût la cuisse et l'épaule percées, et que son bouclier fût traversé de cent vingt coups, Scéva demeura ferme à la garde de la porte d'un fort qui lui était confié. Acilius suivit, dans une bataille navale près de Marseille, le bel exemple donné chez les Grecs par Cynégire : ayant saisi la poupe d'un navire ennemi, sa main droite fut coupée; alors il sauta dans le navire, opposant aux assaillans la pointe de son bouclier.

LXIX. Pendant dix ans que dura la guerre des Gaules il ne s'éleva aucune sédition parmi les soldats de César. Il s'en manifesta quelques-unes dans les guerres civiles, mais elles furent apaisées sur-le-champ, moins par son indulgence que par son autorité. Jamais il ne céda aux mutins, il marchait même au devant d'eux. Auprès de Plaisance, il licencia ignominieusement la neuvième légion, quoique Pompée fût encore sous les armes. Ce ne fut qu'avec peine, après beaucoup d'humbles prières, et après la punition des coupables, qu'il consentit à la rétablir.

LXX. A Rome, les soldats de la dixième légion demandèrent à grands cris, et non sans danger pour la ville, qu'on leur accordât leur congé et des récompenses; bien que la guerre régnât encore en Afrique, et que ses amis voulussent le retenir, César n'hésita point à les aborder non plus qu'à les licencier.Pour changer leurs dispositions et les vaincre, il lui suffit d'un seul mot, il les traita de Quintes (citoyens); ils répondirent sur-le-champ qu'ils étaient soldats, et, malgré son refus, ils le suivirent en Afrique. Cela ne l'empêcha pas d'enlever aux plus séditieux le tiers du butin et des terres qui leur étaient destinées.

LXXI. Dès sa première jeunesse, il se montra zélé et fidèle envers ses cliens. Il défendit Masintha, jeune homme de noble famille, avec une telle opiniâtreté contre le roi Hiempsal, que, dans la chaleur de la discussion, il saisit, par la barbe, Juba, fils de ce roi. Masintha ayant été déclaré tributaire, il l'arracha des mains de ceux qui s'étaient emparés de sa personne, le cacha longtemps chez lui, et bientôt après, lorsqu'à l'issue de sa préture, il se rendit en Espagne, il l'emmena dans sa litière, au milieu des faisceaux des licteurs et de la foule des amis qui l'accompagnaient à son départ.

LXXII. Il eut toujours pour ses amis beaucoup de bonté et d'égards. Un jour, C. Oppius l'accompagnant sur des routes détournées, fut atteint subitement d'une maladie : César lui céda le seul abri qu'il y eut, et coucha par terre en plein air. Parvenu déjà au pouvoir suprême il éleva aux premières dignités quelques personnes de très basse condition, et comme on lui en faisait le reproche, il déclara publiquement que s'il se fût servi, pour conserver son rang, de brigands et de meurtriers, on le verrait leur témoigner la même reconnaissance.

LXXIIL D'un autre côté, il ne conçut jamais d'inimitiés si fortes, qu'il ne les abjurât volontiers dans l'occasion. C. Memmius l'avait attaqué avec une extrême véhémence dans ses discours. Il y avait répondu par écrit avec non moins d'emportement; mais il ne le soutint pas moins dans la demande du consulat qu'il fit peu de temps après. C. Calvus, qui avait composé contre lui
des épigrammes diffamatoires, cherchant à se réconcilier avec lui par l'intermédiaire de ses amis, César lui écrivit le premier, et de son propre mouvement. Il ne s'était point dissimulé que les vers de Valerius Catulle, au sujet de Mamurra le flétrissaient d'une honte éternelle, et cependant, quand ce poète vint s'en excuser, il l'invita le jour même à sa table, et continua ses relations d'hospitalité avec son père comme il le faisait autrefois.

LXXIV. Son caractère était fort doux, même dans la vengeance. Il avait juré de faire crucifier les pirates qui l'avaient pris ; quand il les eut contraints à se rendre, il ne les fit mettre en croix qu'après les avoir fait étrangler. Jamais il ne put se déterminer à maltraiter Cornélius Phagita, aux embûches nocturnes duquel il avait échappé avec peine et à prix d'argent, lorsqu'accablé de souffrances, il cherchait autrefois à se soustraire aux recherches de Sylla. Philémon, esclave de son service particulier, avait promis à ses ennemis de le faire périr par le poison : César ne prononça contre lui aucun supplice extraordinaire, et se contenta de la simple peine de mort. Ayant été appelé en témoignage contre P. Glodius, auteur d'un adultère envers Pompeia sa femme, et qui, pour cela même, était accusé d'avoir profané les cérémonies de la religion, César nia qu'il eût aucune connaissance du fait, quoique sa mère Aurélie et sa soeur Julie eussent déjà fidèlement rapporté la vérité devant les mêmes juges. Aussi lorsqu'on lui demanda pourquoi il avait répudié sa femme : «C'est, dit-il, parce que je veux que les miens ne soient pas moins exempts de soupçon que de crime. »

LXXV. Dans l'administration des affaires publiques comme dans ses victoires sur ses rivaux, il fit toujours preuve d'une modération et d'une clémence admirables. Pompée avait proclamé qu'il tiendrait pour ennemis tous ceux qui refuseraient de défendre la république ; César déclara qu'il compterait comme étant à lui tous ceux qui resteraient neutres, et ne se mettraient d'aucun parti. Il autorisa ceux auxquels il avait donné des grades à la recommandation de Pompée, à passer dans son armée. A Lérida, on avait entamé des négociations, il s'était établi réciproquement des relations et un commerce journalier; tout à coup Afranius et Faustus, revenant de leur résolution de se rendre, massacrèrent tous les soldats de César qui se trouvaient dans leur camp ; mais César ne put jamais se résoudre à imiter la perfidie dont on avait usé envers lui. A la bataille de Pharsale, il fit publier qu'on épargnât les citoyens, et il n'est aucun des siens auquel il ne permît de sauver, dans le parti contraire, celui qu'il voudrait. On ne voit pas non plus que personne ait péri autrement, que dans l'action, excepté toutefois Afranius,Faustus et le jeune L. César ; encore ne pense-t-on pas qu'ils aient été tués de sa volonté. Cependant les deux premiers avaient repris les armes, après avoir obtenu leur pardon, et le troisième, après avoir fait périr cruellement par le fer et le feu les esclaves et les affranchis de César, fit égorger jusqu'aux bêtes achetées pour être données en spectacle au peuple. Dans les derniers temps, César étendit sa clémence à ceux auxquels il n'avait pas encore pardonné, et leur permit à tous de revenir en Italie, d'y exercer des magistratures et d'y commander. Il rétablit même les statues de Sylla et de Pompée que le peuple avait renversées. Dans la suite, lorsqu'il apprenait qu'on méditait contre lui quelque chose, ou qu'on en parlait mal, il aimait mieux contenir les coupables que de s'en venger. En conséquence, des conspirations et des réunions nocturnes ayant été découvertes, il ne poussa pas plus loin l'instruction, et se contenta de faire voir par un édit qu'il les connaissait. Quant à ceux qui l'attaquaient par leurs propos, il crut qu'il suffisait de les avertir publiquement de ne point continuer. Il supporta avec beaucoup de patience un libelle calomnieux d'Aulus Cécina, et des vers où Pitholaûs déchirait sa réputation.

LXXVL Cependant on lui impute d'autres actions, d'autres discours, qui justifieraient le reproche d'abus de pouvoir qu'on lui adressa, et feraient considérer sa mort comme un juste châtiment. Non-seulement, il reçut des honneurs excessifs, tels que le consulat prolongé, la dictature perpétuelle, la censure des moeurs, le prénom d'Impérator, le surnom de Père de la patrie, une statue parmi celles des rois, une place élevée à l'orchestre; César souffrit encore qu'on lui en décernât qui dépassent la mesure des grandeurs humaines : il eut au sénat et au tribunal un siège d'or, dans les pompes du cirque un char et un brancard comme les dieux. Il eux des temples, des autels ; ses statues furent placées à côté de celles des dieux ; on lui dressa un lit sacré, on lui nomma un pontife et des prêtres lupercaux, enfin l'un des mois de l'année fut appelé de son nom. Il n'est point d'honneurs que,selon son caprice, il ne reçût et ne donnât de même. Il ne prit de son troisième et de son quatrième consulat que le titre, et se contenta du pouvoir dictatorial qu'on lui avait conféré en même temps. Dans l'une et dans l'autre année, il se substitua pour les trois derniers mois deux consuls, et dans l'intervalle il ne tint de comices que pour la nomination des tribuns et des édiles du peuple. Au lieu de préteurs, il établit des lieutenans chargés d'administrer la ville en son absence. Un consul étant mort la veille des kalendes de janvier, il donna sa dignité vacante à celui qui la demandait, pour le peu d'heures qui restait à courir. C'est avec le même arbitraire, avec le même mépris des usages de sa patrie qu'il constitua des magistratures pour plusieurs années, accorda les insignes du. consulat à dix anciens préteurs, et reçut dans le sénat quelques Gaulois à demi barbares qu'il avait faits citoyens. Non content de tout cela, César mit à la tête de la Monnaie et des revenus publics des esclaves de sa maison. Il abandonna le soin et le commandement de trois légions qu'il avait laissées à Alexandrie à Rufion, fils d'un de ses affranchis, et l'un de ses débauchés favoris.

LXXVII. Selon ce que rapporte T. Ampius, il lui échappait publiquement des paroles qui marquent combien peu il savait se contenir. Il dit que la république n'était qu'un nom sans corps et même sans apparence; que Sylla, qui avait déposé la dictature, n'en était pas même à l'a b c de la science du gouvernement. Que, quant à lui, il fallait qu'on lui parlât avec retenue, et qu'on regardât comme loi ce qu'il aurait dit. Enfin il en vint à un tel point d'arrogance, que dans un sacrifice, un haruspice ayant annoncé de tristes présages sur ce que les entrailles de la victime étaient sans coeur, il répondit que, quand il le voudrait, les présages seraient meilleurs, et qu'il ne fallait pas regarder comme un prodige qu'une bête manquât de coeur.

LXXVIII. Mais voici ce qui lui attira la haine la plus forte et la plus irréconciliable. Le sénat réuni s'étant présenté pour lui remettre les décrets les plus honorifiques, il les reçut assis devant le temple de Vénus Génitrix. Quelques-uns croient que dans le moment où il allait se lever, Cornélius Balbus l'en empêcha; d'autres disent qu'il ne l'essaya même pas, et qu'il regarda d'un oeil sévère C. Trebatius, qui l'avertissait de le faire. Cela parut d'autant plus intolérable de sa part, que dans un de ses triomphes il avait manifesté une profonde indignation de ce qu'au passage de son char devant les sièges des tribuns, un membre de leur collège, Pontius Aquila, ne se fût pas levé; il s'était écrié dans cette occasion : « Eh bien, Aquila, redemande-moi donc aussi la république;» et pendant plusieurs jours de suite, il n'avait rien promis à qui que ce fût, sans y mettre cette restriction : « Si toutefois Pontius Aquila le permet. »

LXXIX. Cependant, à cet outrage qu'il venait de faire au sénat, il ajouta une action bien plus arrogante encore. A son retour des fêtes latines, le peuple fit entendre des acclamations immodérées et d'un genre nouveau, et du sein de la foule quelqu'un posa sur sa statue une couronne de laurier nouée d'une bandelette blanche. Les tribuns du peuple Epidius Marullus et Césetius Flavus firent ôter ce diadème de la couronne, et ordonnèrent qu'on conduisît en prison celui qui l'y avait mis. César en fut blessé, soit parce que l'on accueillait mal les idées de royauté, soit, comme il le prétendait, qu'on lui eût enlevé l'honneur du refus; il en fit de vifs reproches aux tribuns, et les priva de leur pouvoir. Jamais depuis lors il ne put repousser le honteux reproche d'avoir ambitionné la dignité royale, quoiqu'un jour le peuple l'ayant salué du titre de roi, il ait répondu qu'il était César et non pas roi; quoiqu'aux fêtes Lupercales et devant la tribune aux harangues il ait souvent repoussé le diadème que le consul Antoine voulait mettre sur sa tête, et l'ait envoyé au Capitole dans le temple de Jupiter. Il se répandit même un bruit assez accrédité; on dit qu'il se rendrait à Alexandrie ou à Ilion, et qu'en même temps il y transporterait toutes les ressources de l'empire, épuisant l'Italie par des levées, et laissant à ses amis l'administration de Rome. On assurait qu'à la première assemblée du sénat le quindécemvir L. Cotta proposerait d'appeler César roi, les livres du destin portant que les Parthes ne pourraient être vaincus que par un roi.

LXXX. Ce bruit fut pour les conjurés une raison de hâter l'exécution de ce qu'ils avaient arrêté; ils craignaient d'être obligés d'y consentir. Tous mirent donc en commun les projets qui d'abord avaient été conçus isolément, et qui n'appartenaient qu'à des réunions de deux ou trois individus. Le peuple même avait cessé d'être content de l'état présent des affaires; il laissait voir ouvertement et en particulier sa haine pour toute domination et demandait des libérateurs. A la nomination des sénateurs étrangers, on afficha ces mots : « Salut au public ; que personne ne montre le chemin du sénat aux nouveaux sénateurs. » On chantait généralement:
« César traîne les Gaulois en triomphe, il les traîne au sénat; les Gaulois ont quitté leurs braies pour prendre le laticlave. »Au théâtre, le licteur ayant annoncé, selon l'usage, l'entrée du consul Q. Maximus, que César s'était substitué pour trois mois, on s'écria de toutes parts qu'il n'était pas consul. Après la disgrâce des tribuns Césetius et Marullus, on trouva aux comices beaucoup de suffrages qui les nommaient consuls. Quelques personnes écrivirent sur la statue de L. Brutus : Oh! si tu vivais! et sous celle de César: « Brutus, parce qu'il chassa les rois, fut le premier consul; celui-ci, parce qu'il chassa les consuls, finit par être roi. » Le nombre des conjurés s'élevait à plus de soixante;C. Cassius, Marcus et Decimus Brutus étaient les chefs de la conspiration. Ils hésitèrent d'abord, ne sachant s'ils ne se diviseraient pas en deux bandes, dont l'une le précipiterait du haut du pont, lorsque, dans les comices du Chainp de Mars, il appellerait les tribus aux suffrages, tandis que l'autre le recevrait pour le massacrer; ou bien s'il ne convenait pas mieux de l'attaquer dans la voie Sacrée, ou à l'entrée du théâtre. Mais une réunion du sénat ayant été indiquée pour les ides de mars dans la salle de Pompée, le temps et le lieu leur parurent unanimement préférables.

LXXXl. Cependant des prodiges manifestes annoncèrent à César le meurtre qu'on méditait contre lui. Peu de mois auparavant des colons conduits à Capoue, en vertu de la loi Julia, se disposant à construire des maisons de campagne, détruisirent des sépultures d'une haute antiquité; ils mirent d'autant plus de soins à cette opération, que, dans leurs recherches, ils trouvèrent un assez bon nombre de vases d'un travail fort ancien. On découvrit dans le tombeau où reposait, disait-t-on, Capys, fondateur de Capoue, une table d'airain portant en caractères et en mots grecs une prédiction que voici : «Quand on aura découvert les os de Capys, le descendant d'Iule sera tué de la main de ses proches, et bientôt sa mort sera vengée par les malheurs de l'Italie. » Et afin qu'on ne croie pas que c'est là une fable mensongère, j'en citerai l'auteur ; c'est Cornélius Balbus qui vivait avec César dans une grande intimité. Dans les derniers jours, César apprit que les troupeaux de chevaux qu'il avait consacrés au passage du Rubicon, et qu'il avait laissé errer sans maîtres, s'abstenaient avec opiniâtreté de toute nourriture, et versaient d'abondantes larmes. Tandis qu'il immolait une victime, l'haruspice Spurinna l'avertit de prendre garde à un danger qui ne se ferait pas attendre au delà des ides de mars. La veille de ces ides un roitelet se dirigeant: vers la salle de Pompée avec une petite branche de laurier, des oiseaux de toute espèce sortirent du bocage voisin, le poursuivirent et le mirent en pièces. Enfin pendant cette nuit que le jour du crime vint dissiper, César, dans son sommeil, crut plusieurs fois qu'il volait au dessus des nuages, puis qu'il joignait sa main à celle de Jupiter. Sa femme Calpurnie vit en songe s'écrouler le frontispice de sa maison, elle rêva qu'on tuait son époux entre ses bras. Tout à coup les portes de la chambre s'ouvrirent d'elles-êmes.Retenu par ces présages et par sa santé chancelante, César hésita longtemps; il voulait rester chez lui, et remettre ce qu'il avait à proposer au sénat. Enfin Brutus l'avant engagé à ne point faire attendre en vain les nombreux sénateurs qui étaient réunis déjà depuis longtemps, il sortit environ à la cinquième heure. Quelqu'un qui le rencontra sur son chemin lui remit un billet qui dévoilait les projets des conjurés; mais il le mêla avec d'autres écrits qu'il tenait à sa main gauche, comme pour les lire bientôt. Bientôt après plusieurs victimes ayant été immolées, et le sacrifice ne pouvant réussir, il entra dans le sénat sans tenir compte de ces scrupules religieux, et se moqua de Spurinna, en taxant sa prédiction de fausseté, puisque les ides de mars étaient venues, et qu'il ne lui était arrivé aucun mal. Spurinna répondit à ses railleries : «Il est vrai, elles sont venues, mais elles ne sont pas encore passées. »

LXXXII. Lorsqu'il s'assit, les conjurés l'entourèrent dans le dessein apparent de lui rendre leurs devoirs, et tout à coup Cimber Tillius qui s'était chargé du commencement de l'action, s'approcha de lui comme pour lui demander quelque chose. Mais César se refusant à l'entendre, et lui faisant signe de remettre l'affaire à un autre moment, Cimber saisissant sa toge le prit par les deux épaules. Alors César s'écria : «C'est là de la violence,» et, dans le moment même, l'un des Cassius auquel il tournait le dos le blessa un,peu au dessous du gosier. César, arrêtant le bras de Cassius, le perça de son poinçon, puis, voulant s'élancer de sou siège, une autre blessure l'en empêcha. Quand il vit que de tous côtés des poignards le menaçaient, il s'enveloppa la tête de sa toge, et en même temps il la prit de la main gauche pour en abaisser sur ses jambes la partie supérieure, afin que la partie inférieure de son corps étant voilée il pût tomber plus décemment. César fut percé de vingt-trois coups : après le premier, il fit entendre un seul gémissement, sans proférer aucune parole. Cependant quelques auteurs ont écrit que voyant Brutus s'avancer contre lui, il s'écria : « Et toi aussi, mon fils ! » Lorsqu'il fut mort, tout le monde s'enfuit, et il demeura quelque temps sur la place, jusqu'à ce que trois esclaves le portassent chez lui, après l'avoir placé sur une litière d'où l'on voyait pendre son bras. Parmi tant de blessures, il n'y avait de mortelle, dans l'opinion du médecin Antistius,que celle qui lui avait été portée la seconde, et qui l'avait atteint à la poitrine. L'intention des conjurés était de traîner dans le Tibre le corps de César, de vendre ses biens à l'encan, d'annuler ses actes; la crainte qu'ils avaient du consul M. Antoine et de Lépide, général de la cavalerie, les fit renoncer à leur dessein.

LXXXIII. Sur la demande de L. Pison, son beau-père, on ouvrit son testament et on le lut dans la maison d'Antoine. César l'avait fait aux dernières ides de septembre, pendant qu'il était à sa terre de Lavicum, et il l'avait confié à la première des vestales. Q. Tubéron rapporte que, depuis son premier consulat jusqu'au commencement de la guerre civile, c'était à Cn. Pompée qu'il destinait son héritage, et que sa volonté à ce sujet était, connue de toute l'armée. Mais dans son dernier testament, il nommait trois héritiers; c'étaient les petits-fils de ses soeurs, savoir : C. Octavius pour les trois quarts, et L. Pinarius avec Q. Pedius pour l'autre quart; à la fin, il adoptait Octavius et lui donnait son nom. Il désignait la plupart de ses meurtriers parmi les tuteurs de son fils, pour le cas où il lui en naîtrait un. Décimus Brutus était inscrit parmi les héritiers de seconde ligne. Enfin il léguait au peuple, en général, ses jardins voisins du Tibre, et à chacun en particulier trois cents sesterces.

LXXXIV. Le jour de ses funérailles étant fixé, on éleva un bûcher dans le Champ-de-Mars, à côté du tombeau de Julie, et l'on plaça devant la tribune aux harangues une chapelle faite sur le modèle du temple de Vénus Génitrix. On y mit un lit d'ivoire couvert de
pourpre et d'or; au chevet était un trophée, avec le vêtement que portait César quand il fut tué. La journée ne paraissant pas devoir suffire à la marche de ceux qui apportaient des offrandes, on publia que chacun, sans observer aucun ordre pourrait les porter au
Champ-de-Mars en suivant telle rue de la ville qu'il lui plairait. Dans les jeux funèbres, on chanta quelques passages du Jugement des armes de Pacuvius; ils étaient propres à exciter la pitié et l'indignation contre le crime, par exemple : « Je ne les ai donc sauvés qu'afin qu'ils me perdissent. » et d'autres vers de l'Electre d'Atilius qui avaient le même sens. Au lieu d'éloge le consul Antoine fit lire par un héraut le sénatus-consulte qui avait à la fois décerné à César tous les honneurs divins et humains, puis le serment par lequel tous s'étaient liés pour, le salut d'un seul. Antoine y ajouta fort peu de mots. Ce furent des magistrats et des hommes distingués par les fonctions qu'ils avaient remplies qui portèrent le lit de César au forum devant la tribune aux harangues. Les uns voulaient qu'on brûlât le corps clans le sanctuaire de Jupiter, les autres que ce fût dans la salle de Pompée : tout à coup deux hommes ayant un glaive à la ceinture, et tenant chacun deux javelots, y mirent le feu avec des torches ardentes. Aussitôt la foule des assistans s'empressa d'y jeter des fagots, les sièges et jusqu'au tribunal des juges, enfin tout ce qui se trouvait à sa portée. Bientôt après, les joueurs de trompettes et les ouvriers qui travaillaient pour les spectacles, dépouillant et déchirant les vêtemens qui leur restaient des triomphes précédens, et qu'ils avaient mis pour la circonstance présente, les abandonnèrent aux flammes. Les légionnaires vétérans v déposèrent aussi les armes dont ils s'étaient servis pour ces funérailles. Beaucoup de dames romaines jetèrent dans le bûcher les bijoux qu'elles portaient, ainsi que les bulles et les robes prétextes de leurs enfans; dans l'excès du deuil public, on remarqua une multitude d'étrangers qui, réunis en groupes, manifestaient leur douleur chacun selon l'usage de sa patrie : les Juifs surtout vinrent plusieurs nuits de suite visiter le bûcher.

LXXXV.Au retour des funérailles, le peuple se porta vers les maisons de Brutus et de Cassius avec des torches allumées. On eut de la peine à repousser la foule; celle-ci rencontrant sur son passage Helvius Cinna, et par suite d'une erreur de nom le prenant pour Cornélius, elle le tua en haine de ce que la veille ce Cornélius avait fait un discours véhément contre César : sa tête fut promenée au bout d'une pique. Ensuite on éleva dans le forum une colonne de marbre de Numidie, et l'on y inscrivit ces mots : AU PÈRE DE LA PATRIE. Pendant longtemps on fit auprès d'elle des sacrifices et des voeux; on apaisait les différends en attestant par serment le nom de César.

LXXXVI. César a laissé à quelques-uns des siens la pensée qu'il n'avait pas voulu vivre plus longtemps, et qu'il s'en souciait peu, parce que sa santé était altérée. On veut que ce soit là le motif qui lui fit négliger les avertissemens de la religion et les conseils de ses amis. Il y a des personnes qui croient que, se fiant au dernier sénatus-consulte, et sur la foi des sermèns, il avait renvoyé les gardes espagnoles qui le suivaient partout. Selon d'autres, au contraire, César pensait qu'il vallait mieux succomber une fois aux complots qui le menaçaient que de les craindre toujours. Enfin,d'autres encore rapportent qu'il avait coutume de dire que son salut ne lui importait pas autant qu'à la république; que depuis longtemps il avait acquis assez de gloire et de puissance, mais que, s'il lui arrivait malheur, la république ne serait pas tranquille et subirait des guerres civiles qui rendraient sa condition beaucoup plus déplorable.

LXXXVII. Mais ce qui est assez généralement reconnu, c'est que le genre de mort dont il périt était celui qu'il eût pu désirer. Ayant autrefois lu dans Xénophon que Cyrus, dans sa dernière maladie, avait donné quelques ordres pour ses funérailles, il manifesta son aversion pour une mort aussi lente, et en souhaita pour lui une qui fût subite et prompte. La veille même du jour où il fut tué, il était à table chez M. Lepidus, la conversation s'engagea sur la question de savoir quelle était la fin la plus désirable; César préféra la plus brusque et la plus inattendue.

LXXXVIII. Il périt dans la cinquante-sixième année de son âge, et fut mis au nombre des dieux, non-seulement de la bouche de ceux qui lui décernaient cet honneur, mais encore pas l'intime persuasion du vulgaire. Pendant les jeux qu'il avait fait voeu de célébrer, et que donna son héritier Auguste, une étoile chevelue qui se levait vers la onzième heure, brilla sept jours de suite; l'on crut que c'était l'âme de César reçue dans le ciel. C'est pour cette raison qu'il est représenté ordinairement avec une étoile au dessus de la tête. On fit murer la porte de la salle où il avait été tué, les ides de mars furent appelées jours parricides, et il fut défendu d'assembler jamais le sénat ce jour là.

LXXXIX. Parmi les meurtriers, il n'en est presque aucun qui lui survécut plus de trois ans, ou qui mourut de sa mort naturelle. Condamnés tous, ils périrent chacun d'une manière différente; les uns par des naufrages, les autres dans les combats. Quelques-uns
se tuèrent du même poignard dont ils avaient frappé César,

OCTAVE AUGUSTE.

I. On assure généralement que la maison Octavia était autrefois l'une des premières de Vélitres. Il y avait dans la partie la plus fréquentéede la ville un quartier qui, depuis fort longtemps,était appelé Octavius, et l'on montrait un autel consacré par un habitant de ce nom : chef dans une guerre contre un peuple voisin, il était occupé à une cérémonie religieuse en l'honneur de Mars, lorsqu'on vint lui annoncer une subite incursion de l'ennemi ; aussitôt il enleva aux flammes les entrailles à demi cuites des victimes, les divisa, et, marchant au combat, remporta la victoire. Il existait encore un décret public qui ordonnait qu'à l'avenir les entrailles des victimes seraient toujours présentées au dieu Mars de la même manière, et que les restes en seraient portés aux Octavius.

II Cette maison, mise par Tarquin l'Ancien au rang des familles romaines, fut, bientôt après, classée parmi les patriciennes par Servius Tullius; mais, dans la suite, elle passa aux plébéiens, et ne revint au patriciat qu'après un long intervalle, et par la volonté de Jules César. Le premier de ses membres, qui obtint une magistrature par les suffrages du peuple, fut C. Rufus. Après avoir été questeur, il donna le jour à deux fils, Cneus et Caïus, qui furent la souche d'une double branche d'Octavius, dont la destinée fut très différente : Cneus et tous ceux qui destendirent de lui remplirent les premières fonctions de l'état; mais, soit hasard, soit.volonté, la postérité de Caïus se fixa dans l'ordre des chevaliers jusqu'au père d'Auguste. Pendant la seconde guerre punique, le bisaïeul de celui-ci servit en Sicile en qualité de tribun militaire, sous le commandement d'Émilius Papus. Son aïeul, content d'exercer des magistratures municipales, et jouissant d'une grande fortune, atteignit paisiblement le terme de sa vieillesse. Mais d'autres ont rapporté ces faits : Auguste lui-même écrit qu'il est issu d'une famille de chevaliers ancienne et riche ; et que son père, le premier, fut sénateur; il ne prétend pas à autre chose. M. Antoine lui reproche0 d'avoir eu pour bisaïeul un affranchi, un cordier de Thurium, et pour grand-père un courtier. Voilà tout ce que j'ai pu découvrir sur les ancêtres paternels d'Auguste.

III. C. Octavius le père jouit, dès sa première jeunesse, d'une grande fortune et de beaucoup de considération; j'ai donc sujet de m'étonner que quelques auteurs l'aient fait passer pour un courtier, ou même l'aient compté parmi ceux qui vendaient leurs services pour accaparer des suffrages au Champ-de-Mars. Elevé dans l'opulence, il parvint aisément aux grandes places, et les remplit avec honneur. Après sa préture, le sort lui donna la Macédoine pour province; dans sa route il anéantitI (le sénat lui en ayant confié extraordinairement le soin) les restes fugitifs des troupes de Spartacus et de Catilina qui infestaient le territoire deThurium. Dans le gouvernement de sa province, il ne montra pas moins de justice que de courage. Il dispersa dans une grande bataille les Besses et lesThraces; il traita si bien les alliés, que Cicéron, dans plusieurs lettres qui existent encore, reprend son frère Quintus de ce qu'il ne se faisait pas une aussi bonne réputation dans l'administration du proconsulat d'Asie, et l'engage à bien mériter des alliés en imitant l'exemple de son voisin Oçtavius.

IV. En quittant le gouvernement de Macédoine, il mourut de mort subite avant d'avoir pu se déclarer candidat pour le consulat; il laissait, pour enfans, Octavie, l'aînée, qui était née d'Ancharia, et d'autre part Octavie, la cadette, et Auguste, qu'il avait eus d'Atia. Cette Atia était la fille de M. Atius Balbus, et de Julie, soeur de C. César. Balbus, par la famille de son père, était originaire d'Aricie ; il comptait beaucoup de sénateurs dans sa famille; et, par sa mère, il tenait de très près au grand Pompée. Après qu'il eut rempli les fonctions de préteur, il fut l'un des vingt commissaires chargé de diviser les terres de Campanie, en vertu de la loi Julia. Cependan ce même Antoine dont nous avons parlé traite avec dédain les ancêtres maternels d'Auguste ; il dit que son bisaïeul était de race africaine, et que tantôt il avait tenu à Aricie une boutique de parfumeur, tantôt exercé le métier de boulanger. Dans une de ses lettres, Cassius de Parme ne se borne pas à dire d'Auguste qu'il est le petit-fils d'un boulanger ; il le taxe aussi de petit-fils d'un courtier de monnaies. «Ta farine maternelle, prise dans le plus grossier des moulins d'Aricie, a été pétrie par les mains du changeur de Nerulum que le maniement de l'argent avait noircies. ».

V. Auguste naquit sous le consulat de M. Tullius Cicéron et d'Antoine, le 23 septembre, un peu avant le lever du soleil. Ce fut dans le quartier palatin, près des Têtes de Boeufs, à l'endroit même où il a maintenant un sanctuaire, qui fut établi peu de temps après sa mort. Il résulte des actes du sénat que C. Létorius, jeune patricien, cherchant à se soustraire à la peine sévère qui frappe l'adultère, invoqua et son âge et sa naissance, mais que surtout il allégua qu'il était le possesseur, et en quelque sorte le gardien du sol qu'Auguste, en naissant, avait touché d'abord; il demanda qu'on lui pardonnât sa faute en considération du dieu qui lui appartenait plus particulièrement, et il fut décrété que la partie de la maison où Auguste était né serait consacrée.

VI. On montre encore dans un faubourg de Vélitres et dans la maison de ses aïeux la chambre où il fut nourri; elle est fort modeste, et ressemble assez à un garde-manger. L'opinion du voisinage est aussi qu'il y est né. On se fait scrupule d'y entrer sans nécessité, ou avec des dispositions impures ; et, d'après une vieille croyance, ceux qui y portent leurs pas téméraires sont saisis d'effroi et d'une certaine horreur. Cette croyance fut bientôt confirmée par un fait; car le nouveau possesseur de cette campagne, soit inadvertance, soit bravade, étant allé s'y coucher, il arriva qu'après les premières heures de la nuit, il en fut rejeté par une puissance subite et inconnue : on le trouva presque sans vie; il avait été lancé devant la porte avec son lit.

VII. Dans son enfance, on le surnomma Thurinus, soit pour rappeler l'origine de ses aïeux, soit parce que son père Octavius avait, peu de temps après sa naissance, remporté quelques succès sur les fugitifs dans le pays de Thurium. Je rapporterais facilement des preuves certaines qu'il fut surnommé Thurinus, m'étant procuré une petite statue de bronze qui le représente enfant, et qui porte ce nom en lettres de fer déjà presque effacées. Je l'ai donnée au prince qui maintenant la révère parmi ses dieux domestiques. Il y a plus encore, Antoine, dans ses lettres, l'ayant souvent appelé Thurinus par forme de dédain, Auguste répondit qu'il ne voyait pas pourquoi on lui faisait un opprobre de son premier nom. Dans la suite, il prit celui de César, puis celui à?Auguste; l'un en vertu du testament de son grand-oncle, l'autre en vertu de la motion faite par Munatius Plancus. Quelques-uns pensaient qu'il convenait de l'appeler Romulus, parce qu'il était en quelque sorte le fondateur de la ville; mais le surnom d'Auguste prévalut, non-seulement parce qu'il était nouveau, mais encore parce qu'il était plus noble; l'on avait coutume d'appeler augustes les lieux saints, ceux où l'on consacrait quelque chose au moyen des augures, soit que cette dénomination vînt d'auctus, accroissement, agrandissement, soit qu'elle se fût formée de gestus ou de gustus, usités pour le vol et le manger des oiseaux, ainsi que nous l'apprend Ennius, qui dit: « Après que l'illustre Rome eut été fondée d'après un auguste augure. »

VIII. Il avait quatre ans quand il perdit son père; à douze il prononça en public l'éloge funèbre de son aïeule Julie. Ayant pris, quatre ans après, la robe virile, il fut honoré de récompenses militaires dans le triomphe que César obtint après la guerre d'Afrique, et cependant son âge l'exemptait encore du service. Bientôt son oncle marcha sur l'Espagne pour y combattre les enfans de Pompée; Auguste, qui était à peine rétabli d'une maladie grave, l'y suivit, et, quoiqu'il eût fait naufrage, il traversa, avec une faible suite, des chemins infestés d'ennemis, et se distingua en surmontant ces obstacles; si bien que César connut sur-le-champ, par l'habileté avec laquelle il avait accompli ce trajet, ce dont était capable un tel caractère. Après la soumission de l'Espagne, César préparait une expédition contre les Daces et contre les Parthes : Auguste fut envoyé en avant à Apollonie, où il se livra à l'étude. Quand il apprit que César avait été tué, et qu'il était son héritier, il hésita longtemps, voulant d'abord appeler à lui les légions voisines; mais ce parti lui parut violent et prématuré. Il retourna donc à Rome, où il prit possession de la succession, malgré les incertitudes de sa mère et les conseils de son beau-père Marcus Philippus, homme consulaire. Ayant ensuite levé des armées, Auguste gouverna la république, d'abord avec le concours de Marc-Antoine et de M. Lépide, puis avec celui d'Antoine seul, pendant environ douze ans, enfin il en fut maître unique pendant quarante-quatre ans.

IX. Après avoir en quelque sorte présenté le sommaire de sa vie, j'en rapporterai isolément les diverses parties, non suivant l'ordre des temps, mais en les divisant selon leur nature, afin de pouvoir les exposer et les faire connaître plus clairement. Auguste eut à soutenir cinq guerres civiles, celle de Modène, celle de Philippes, celle de Pérouse, celle de Sicile, et enfin celle d'Actium. La première et la dernière furent dirigées contre M. Antoine; dans la seconde, il eut pour adversaires Brutus et Cassius ; dans la troisième, L. Antoine, frère du triumvir, et dans la quatrième, Sextus Pompée, fils de Cneius.

X. Voici quelles furent l'origine et la cause de toutes ces guerres. Pensant que rien n'était plus convenable que de venger la mort de son oncle et de défendre ses actes, il attaqua Brutus et Cassius dès son retour d'Apollonie : il pensa d'abord les surprendre par la violence; mais ils échappèrent à ce danger, qu'ils surent prévoir. Alors il s'arma de l'autorité des lois, et les accusa, en leur absence, du meurtre de César. Ceux qui avaient été chargés de célébrer des jeux pour la victoire de César, n'osant accomplir cette mission, il les célébra lui-même. Enfin voulant d'autant plus assurer la constante exécution de ses volontés, il se porta candidat à la place d'un tribun du peuple qui venait de mourir, et cela quoiqu'il fût patricien, mais non encore sénateur. Néanmoins le consul M. Antoine, sur l'appui duquel il avait principalement compté, s'opposa à toutes ses entreprises, et ne le laissa jouir du droit commun, de celui qui découlait des règles établies, qu'en stipulant pour lui d'immenses avantages. Auguste alors se tourna vers la faction des grands, auxquels Antoine était odieux, surtout à raison de ce qu'il tenait Decimus Brutus assiégé dans Modène, et de ce qu'il voulait l'expulser d'une province qui lui avait été donnée par César et confirmée par le sénat. Auguste suivit donc le conseil de quelques personnes, et lui suscita des assassins; mais le complot fut découvert. Alors craignant à son tour, il leva des vétérans en leur faisant autant de largesses qu'il le put, afin qu'ils le secourussent lui et la république. Auguste reçut ordre de se mettre à la tête de cette armée en qualité de préteur, et d'aller avec Hirtius et Pansa, qui avaient été investis du consulat, soutenir Decimus Brutus : en deux batailles, et dès le troisième mois, il termina la guerre dont la direction lui avait été confiée. Antoine rapporte que, dans la première, il s'enfuit et ne reparut que deux jours après, sans cotte d'armes et sans cheval; mais ou sait assez que dans la seconde il remplit non seulement le devoir, d'un chef, mais encore celui d'un soldat. Au fort de la mêlée, le porte-aigle de sa légion ayant été grièvement blessé, il prit l'aigle sur ses épaules et la porta longtemps.

XI Pendant cette guerre, Hirtius et Pansa périrent, le premier dans un combat ; l'autre peu après, par suite de blessure. Le bruit se répandit alors que leur mort était son ouvrage, parce qu'Antoine, une fois en fuite, et la république se voyant privée de ses consuls, seul et victorieux, il disposait des trois armées. La mort de Pansa parut même tellement suspecte, que l'on retint en prison Glycon son médecin, que l'on soupçonnait d'avoir introduit du'venin dans sa blessure. Aquilius Niger ajoute à ces détails que l'autre consul Hirtius fut tué par Octave lui-même dans le désordre du combat.

XII. Mais quand il sut qu'après sa fuite Antoine avait été accueilli par Lépide; et que les autres chefs, d'accord avec les armées qu'ils commandaient, s'unissaient à ses adversaires, il abandonna sans hésiter la cause de l'aristocratie, et pour justifier cette variation dans sa conduite, il accusa les paroles et les actions de quelques-uns des grands : les uns l'avaient traité de petit garçon, les autres devaient avoir dit qu'il convenait de le récompenser et de l'élever, enfin il trouvait qu'on ne se montrait pas assez reconnaissant envers lui et ses vétérans. Afin de mieux prouver qu'il se repentait du parti qu'il avait embrassé d'abord, il frappat d'une amende énorme les habitans de Nursia; et comme ils ne purent la payer, il les chassa de leur ville pour avoir inscrit sur un monument que la cité faisait élever aux citoyens morts à Modène, «qu'ils avaient succombé pour la liberté. »

XIII. Ayant conclu une alliance avec Antoine et Lépide, il finit, aussi en deux batailles, la guerre de Philippes, quoiqu'il fût alors faible et malade. Dans la première, son camp fut pris, et ce fut à peine s'il put regagner en s'échappant l'aile que commandait Antoine. Il ne montra point de modération dans la victoire; il envoya à Rome la tête de Brutus, pour être jetée aux pieds de la statue de César. Il mêla l'outrage aux supplices qu'il prononça contre les plus illustres captifs : l'on rapporte même que l'un d'eux lui demandant la sépulture, il répondit que cette grâce était en la puissance des oiseaux. D'autres disent qu'un père et un fils le suppliant de leur accorder la vie, il leur ordonna de tirer au sort ou de combattre pour voir auquel il l'accorderait, et qu'ensuite il prit plaisir à les voir mourir tous deux, lorsque le père s'offrit lui-même aux coups des meurtriers, et que le fils se donna volontairement la mort. C'est pourquoi les autres captifs, et notamment M. Favonius, l'émule de Caton, ayant été amenés enchaînés, commencèrent par saluer honorablementAntoine, et accablèrent ensuite Octave d'expressions de mépris. Lorsqu'après la victoire on se distribua le soin des< affaires, Antoine fut chargé de constituer l'Orient, Octave de ramener en Italie les vétérans, et de les établir sur le territoire des villes municipales; mais il ne sut se concilier ni l'esprit de ces vétérans, ni celui des anciens possesseurs, les uns se plaignant d'être dépouillés, les autres de n'être pas récompensés selon ce que leurs services leur donnaient droit d'espérer.

XIV. Vers ce temps, L. Autoine voulut exciter des troubles, car il comptait sur le consulat qu'il gérait, et sur la puissance de son frère; Auguste le contraignit de s'enfuir à Pérouse, où il le réduisit par la famine. Cependant il courut de grands dangers, tant avant que pendant cette guerre. Un jour, assistant aux jeux publics, il fit expulser par l'appariteur un soldat qui s'était assis sur les bancs des chevaliers ; ses ennemis répandirent alors le bruit qu'il l'avait fait mourir dans les tourmens, et il s'en fallut de peu qu'il ne pérît par suite de l'indignation des soldats qui accouraient en foule. Heureusement pour lui, celui qui avait disparu se montra subitement sain et sauf. Auguste, offrant un sacrifice près des murs de Pérouse, faillit être tué par une troupe de gladiateurs qui fit une sortie.

XV. Après la prise de cette ville, sa vengeance s'exerça sur presque tous ses habitans ; si quelqu'un voulait implorer son pardon ou tentait de s'excuser, il n'avait qu'une seule réponse : Il faut mourir. Quelques auteurs l'apportent que parmi ceux qui se rendirent, il en choisit trois cents des deux ordres de l'Etat, et que le jour des ides de mars, il les fit immoler à la manière des victimes, devant un autel élevé à Jules César. Il y eut même des écrivains qui prétendirent qu'il avait excité cette guerre uniquement afin que ses ennemis cachés et ceux qui étaient retenus plutôt par la crainte que par leur volonté, se déclarassent et saisissent l'occasion qui leur donnait pour chef L. Antoine. Il voulait,.après les avoir vaincus, confisquer leurs biens, et s'acquitter envers les vétérans des récompenses promises.

XVI. La guerre de Sicile fut une de ses premières entreprises; mais il la traîna en longueur et l'interrompit souvent; tantôt c'était pour réparer les flottes qu'il avait perdues dans un double naufrage, causé par des tempêtes qui s'étaient élevées même au milieu de l'été ;
tantôt il faisait la paix à la demande du peuple qui voyait intercepter les communications, et qui redoutait les progrès de la famine. Mais quand il eut fait reconstruire ses vaisseaux, quand il eut affranchi vingt mille esclaves, et qu'il les eut appliqués à l'exercice de la rame, il créa le port Jule, dans le voisinage de Baies, et fit entrer la mer dans le lac Lucrin et dans l'Averne. Après y avoir exercé ses forces navales pendant tout l'hiver, il vainquit Pompée entre Myles et Nauîoque. Au moment de combattre, il fut subitement atteint d'un sommeil si puissant qu'il fallut que ses amis le réveillassent pour donner le signal. Je croirais volontiers que ce fut là l'occasion des sarcasmes d'Antoine, qui disait «qu'Auguste n'avait pas même osé lever les yeux sur un front de bataille, et que, frappé de stupeur, il était resté couché, sur le dos en regardant le ciel ; qu'il ne s'était levé, qu'il ne s'était montré aux soldats qu'après que les vaisseaux des ennemis eurent été mis en fuite par M. Agrippa.» D'autres lui reprochèrent à la fois des paroles et des actions inconvenantes; on dit que lorsque la tempête eut fait périr sa flotté, il s'écria : «qu'il saurait bien vaincre malgré Neptune.» On ajoute qu'aux premiers jeux du cirque, il fit enlever de la pompe solennelle l'image de ce dieu. On ne le vit dans nulle autre guerre s'exposer aussi témérairement à des dangers plus grands et plus multipliés. Ayant fait passer une armée en Sicile, et navigant vers le continent pour y chercher le reste de ses troupes, il se vit tout à coup sur pris par Demoeharis. et Apollophane, les lieutenans de Pompée, et ce fut à peine s'il put s'échapper avec un seul navire. Une autre fois, passant à pied près de Lucres, pour se rendre à Rhegium, il aperçut des galères du parti de Pompée qui côtoyaient le rivage, et les prenant pour les siennes, il descendit sur la plage; peu s'en fallut qu'il ne fût pris. Pendant qu'il s'enfuyait par des sentiers détournés, un esclave de Paul Emile, qui l'accompagnait, se rappelant que le père de son maître avait été autrefois proscrit par lui, essaya de le tuer, pensant que l'occasion de la vengeance était venue. Après la fuite de Pompée, Lépide, le second de ses collègues, qu'il avait fait venir d'Afrique pour le secourir, se montrait fier de l'appui de ses vingt légions, et réclamait avec instance et menaces le premier rang dans l'état. Auguste lui ôta son armée, puis, cédant à ses supplications, il lui accorda la vie et le relégua à jamais dans l'île de Circeies.

XVII. Il rompit enfin son alliance avec M. Antoine; elle avait toujours été chancelante, incertaine, et le plus souvent de vaines réconciliations venaient masquer leur inimitié. Afin de prouver publiquement qu'Antoine s'était écarté des usages reçus, il fit ouvrir et lire en pleine assemblée le testament que celui-ci avait laissé à Rome, et dans lequel les «nfans de Cléopâtre figuraient aussi parmi ses héritiers. Cependant lorsqu'Antoine eut été déclaré ennemi public, il lui renvoya ses parens, ses amis, et entre autres C. Sosius et
T. Domitius, qui alors étaient encore consuls; et même il permit ouvertement aux habitans de Bologne, qui de tout temps étaient de la clientèle des Antoines, de ne point prendre les armes contre lui avec toute l'Italie. Bientôt après, il le vainquit à la bataille navale d'Actium; le combat se prolongea si longtemps, que le vainqueur passa la nuit sur son vaisseau. D'Actium, Auguste alla prendre ses quartiers d'hiver à Samos ; mais l'annonce d'une sédition vint l'y troubler : les soldats qu'après la victoire il avait envoyés à Brindes, demandaient des récompenses et des congés. Il retourna donc en Italie. Deux fois dans cette traversée il lutta contre la tempête; d'abord entre les promontoires du Péloponèse et de l'Etolie, puis auprès des monts Cérauniens. Dans l'une et dans l'autre, il perdit uae partie de ses vaisseaux Liburniens : celui qui le portait, démonté de ses agrès, eut son gouvernail brisé. Auguste ne resta à Brindes que vingt-sept jours, temps nécessaire pour mettre ordre aux demandes des soldats; il alla ensuite en Egypte par l'Asie et la Syrie, assiégea Alexandrie où Antoine s'était réfugié avec Cléopâtre, et s'en empara après un siège de courte durée. Antoine s'était décidé, mais trop tard, à proposer des conditions de paix : Auguste le contraignit à se donner la mort, et le vit après son trépas. Il désirait ardemment réserver Cléopâtre pour son triomphe, et comme on croyait qu'elle avait été mordue par un aspic, il fit venir des psylles pour sucer le venin de la plaie. Auguste accorda les honneurs d'une sépulture commune à Antoine et à Cléopâtre; il ordonna d'achever le tombeau qu'ils avaient fait commencer pour eux-mêmes. Le jeune Antoine, l'aîné des deux fils nés de Fulvie, après avoir vainement et longtemps imploré la clémence d'Auguste, se réfugia aux pieds de la statue de César; mais Auguste l'en fit arracher, et il fut mis à mort. Quant, à Césarion, que Cléopâtre se vantait d'avoir conçu de César, il fut arrêté dans sa fuite et livré au supplice. Les autre enfans d'Antoine et de la reine furent traités par Auguste comme s'ils eussent été de sa propre famille; il les fit élever, les soutint et les protégea chacun selon sa condition.

XVIII. Vers le même temps, il fit ouvrir le tombeau d'Alexandre; le corps ayant été retiré de son asile, il lui mit sur la tête une couronne d'or et le couvrit de fleurs. On lui demanda sil voulait aussi voir le Ptolemum; mais il dit «qu'il était venu pour voir un roi, et non pas des morts.» Il réduisit l'Egypte en province romaine, et, afin de la rendre plus fertile et plus productive pour les approvisionnemens de Rome, il fit curer par ses soldats tous les fossés dans lesquels le Nil verse ses eaux, et qu'une longue vétusté avait encombrés. Voulant que dans l'avenir la victoire d'Actium devînt de plus en plus célèbre, il fonda dans le voisinage de cette ville celle de Nicopolis, et y institua des jeux quinquennaux. Il agrandit l'ancien temple d'Apollon, orna de dépouilles navales le heu où il avait eu son canrp, et le consacra à Neptune et à Mars.

XIX. Auguste réprima des troubles, des mouvemens séditieux et des conspirations nombreuses, et, sans leur donner le temps de s'étendre, les étouffa dès qu'il en eut connaissance : ces faits eurent lieu en divers temps. D'abord il eut affaire au jeune Lépide, puis à Varron Murena et à Fannius Cépion, à M. Egnatius, enfin à Plautius Rufus, et à Lucius Pauhis, mari de sa petite-fille. Ce ne fut pas tout encore, il arrêta les menées de L. Audasius, accusé de faux testament, dont cependant l'âge avait affaibli la tête et le corps; puis d'Epicade, issu par un mélange d'une famille de Parthes; enfin de Télèphe, esclave nomenclateur d'une femme: Auguste n'était pas même à l'abri de conspirations de la part des hommes de la plus basse condition. Audasius et Epicade avaient formé le projet d'enlever Julie sa fille, et Agrippa son petit-fils, des îles dans lesquelles ils étaient renfermés, et de les conduire à l'armée. Télèphe, comme si le destin lui eût réservé l'empire,voulait attaquer et le sénat et Auguste lui-même. Une nuit on surprit aussi près de son lit un valet de l'armée d'Illyrie, qui avait pénétré jusque-là en trompant la vigilance des gardiens. Il avait à sa ceinture un couteau de chasse. On ne sait pas bien si cet homme était aliéné, ou s'il feignit la démence : la question ne put lui arracher aucun aveu.

XX. Auguste fit par lui-même deux guerres extérieures ; celle de Dalmatie pendant qu'il était encore adolescent, et celle contre les Cantabres, qui eut lieu après la défaite d'Antoine. Il fut même blessé pendant la guerre de Dalmatie : à la première affaire, il reçut
au genou un coup de pierre, à la seconde, la chute d'un pont l'atteignit à la cuisse et aux deux bras. Il laissa le soin des autres guerres à ses lieutenans. Cependant il prit part à quelques campagnes en Pannonie et en Germanie, ou du moins il s'en tint peu éloigné, allant
de Rome jusqu'à Ravenne, à Milan ou à Aquilée.

XXI Soit qu'il commandât, soit qu'on marchât sous ses ordres,il soumit les Cantabres, l'Aquitaine, la Pannonie et la Dalmatie, avec toute lTllyrie; de plus la Rétie, la Vindélicie et les Salasses, peuples des Alpes; il arrêta les incursions des Daces, trois de leurs chefs et une innombrables quantité de leurs soldats, étant restés sur le champ de bataille. Il rejeta les Germains au delà de l'Elbe; il transplanta dans la Gaule les Ubiens et les Sygambres, qui s'étaient rendus à lui, en leur assignant les terres les plus voisines du Rhin?. Il contraignit à l'obéissance d'autres nations encore, qui n'étaient pas tranquilles. En général, il ne fit la guerre à aucun peuple sans qu'il en eût une cause juste et nécessaire. Il était si loin du désir d'étendre son empire ou d'acquérir de la gloire militaire,qu'il conduisit quelques princes barbares au temple de Mars Vengeur pour leur faire jurer de demeurer en paix et de respecter la foi du traité. Il imagina aussi un nouveau genre d'otages, et exigea des femmes, parce qu'il avait remarqué qu'on ne tenait pas compte des hommes. Cependant toutes les fois qu'on réclamait des otages, il ne faisait nulle difficulté de les relâcher. Il ne punissait pas autrement ceux qui, dans leur révolte, avaient mis le plus de perfidie, ou qui étaient retombés dans la même faute, qu'en rendant leurs captifs sous la condition qu'ils ne serviraient point dans les pays voisins, et qu'ils ne pourraient être libérés avant trente ans. La réputation de force et de modération qui en résulta pour lui détermina les Indiens et les Scythes, peuples que l'on ne connaissait que de nom, à solliciter par des ambassadeurs son amitié et celle du peuple romain. Quand il réclama l'Arménie, les Parthes la lui abandonnèrent sans peine, et, sur sa demande, ils rendirent les enseignes militaires qu'ils avaient prises à Crassus et à Antoine, en offrant de donner des otages. Enfin l'empire étant disputé depuis longtemps entre plusieurs prétendans, ils ne voulurent reconnaître que celui qu'il désigna.

XXII. Avant lui, et depuis la fondation de Rome, le temple de Janus Quirinus n'ayait été fermé que deux fois ; Auguste le ferma trois fois dans un espace de temps beaucoup plus court, la paix étant établie sur terre et sur mer. Il entra deux fois dans Rome avec les honneurs de l'ovation 84; d'abord, après la bataille de Philippes, puis après les guerres de Sicile. Il célébra trois triomphes curules,
et pendant trois jours de suite; ce furent ceux de Dalmatie, d'Actium et d'Alexandrie.

XXIII. Il essuya en tout deux défaites ignominieuses, et n'en éprouva nulle part ailleurs qu'en Germanie : ce furent celle de Lollius, et celle de Varus. La première fut plus honteuse que désastreuse; celle de Varus pensa entraîner sa perte, trois légions ayant été massacrées avec leur général, ses lieutenans et ses alliés. Quand il l'apprit, il disposa des patrouilles dans la ville pour prévenir les séditions, il prorogea les présidens des provinces dans l'exercice du pouvoir, afin que les alliés fussent retenus dans le devoir par des hommes habiles et habitués à les gouverner. Il consacra de grands jeux à Jupiter, A CONDITION QU'IL REMETTRAIT LA REPUBLIQUE DANS UN ÉTAT PLUS PROSPÈRE, ainsi qu'on en avait usé dans la guerre contre les Cimbres et dans celle des Marses. Enfin on dit qu'Auguste fut tellement consterné de ce désastre, que pendant plusieurs mois il laissa croître sa barbe et ses cheveux, et qu'il se frappait souvent la tête contre la porte en s'écriant : «Quintilius Varrus, rends-moi mes légions! » Dans la suite, il regarda toujours comme tristes et funestes les anniversaires de cette défaite.

XXIV. Il fut l'auteur de beaucoup de changemens relatifs à l'art de la guerre. En plusieurs choses, il rétablit les anciennes coutumes; il se montra gardien sévère de la discipline, et ne permit à ses lieutenans de venir voir leurs femmes qu'en hiver, et avec beaucoup de difficulté. Il ordonna de vendre corps et bien un chevalier romain qui avait fait couper le pouce à ses deux fils adolescens pour les dispenser du service; mais quand il vit que les fermiers publics se pressaient de l'acheter, il l'adjugea à son affranchi, afin qu'il fût relégué dans les champs, où cet affranchi le laisserait jouir de la liberté. Il licencia ignominieusement la dixième légion qui n'obéissait qu'en murmurant; d'autres qui demandaient leurs congés avec un ton impérieux furent renvoyées sans recevoir aucun des avantages assurés aux vétérans. Si des cohortes lâchaient le pied, il les faisait décimer, et ne leur donnait pour rations que de l'orge. Il punissait de mort les centurions comme les soldats, quand ils abandonnaient leur poste. Quant aux autres délits, il les flétrissait de diverses peines infamantes. Quelquefois il condamnait les coupables à demeurer debout, toute la journée, devant le prétoire, où ils paraissaient en tunique sans ceinture : on leur mettait à la main, ou une toise, ou un morceau de gazon.

XXV. Après les guerres civiles, il n'appela ses soldats camarades dans aucun discours, ni dans aucun édit ; il les qualifiait seulement de soldats. Il ne souffrit pas même que ses fils ou ses beaux-fils en agissent autrement, quand ils étaient pourvus du commandement. Il pensait que cette allocution était trop ambitieuses, et que l'organisation militaire, la paix générale, enfin sa propre majesté et celle de sa famille ne la comportaient pas. Si l'on en excepte les incendies ou les séditions occasionées dans Rome par la cherté du pain, Auguste ne se servit d'esclaves affranchis comme soldats, que deux fois seulement; la première, pour la défense des colonies qui touchaient les frontières d'Illyrie, et la seconde; pour protéger les rives du Rhin. Les esclaves qu'on demandait aux hommes et aux femmes les plus riches de Rome, et qu'ils affranchissaient sur-le-champ, étaient placés en première ligne et n'étaient jamais mêlés avec les hommes nés libres, ni armés de la même façon. Quant aux récompenses militaires, Auguste donnait plus facilement des harnais et des colliers, et tout ce qui consistait en or ou en argent, que des couronnes de siège ou murales, qui étaient bien plus honorables. Il les accordait, sans chercher à plaire, et souvent à de simples soldats. Après sa victoire navale de Sicile, il donna à M. Agrippa un drapeau couleur de mer. Les chefs qui avaient triomphé, quoiqu'ils fussent les compagnons de ses expéditions, quoiqu'ils eussent eu part à ses victoires, furent les seuls qu'il ne gratifia point de ces récompenses, parce qu'ils avaient eu eux-mêmes le droit de les distribuer comme ils voulaient. Il pensait que rien ne convenait moins à un général parfait que la précipitation et la témérité. et souvent il répétait l'adage grec : hâte-toi lentement ; et cet autre, un général sûr est préférable a un générale audacieux; enfin celui-ci, on fait assez vite quand on fait bien. Auguste disait qu'il ne fallait entreprendre aucune guerre, livrer aucune bataille, excepté quand l'espoir de l'émolument surpassait la crainte du danger; il comparait ceux qui couraient à de très petits avantages à travers des périls qui ne l'étaient pas, aux pêcheurs qui se serviraient d'hameçons d'or dont la perte ne pourrait être compensée par aucune capture.

XXVI. Les magistratures et les honneurs lui arrivèrent avant l'âge, il en eut même plusieurs de création nouvelle, et de perpétuels. Dès la vingtième année, il envahit le consulat, en faisant marcher ses légions sur la ville, et en envoyant des députés pour demander cette dignité au nom de l'armée. Le sénat hésita d'abord, le centurion Cornélius, qui était à la tête de la députation, écarta son manteau, et laissant voir la poignée de son glaive, ne craignit pas de dire, celui-ci le fera consul, si vous refusez de le faire. Auguste fut consul pour la seconde fois après un intervalle de neuf ans ; il n'y eut qu'une année entre le second consulat et le troisième, et il se perpétua dans cette charge jusqu'au onzième; puis il refusa souvent la dignité qui lui était offerte, et n'entra dans son douzième consulat qu'après un intervalle fort long, qui dura dix-sept ans. Enfin, après un nouvel intervalle de deux ans, il demanda lui-même le treizième pour être revêtu de la souveraine magistrature quand ses petits-fils Caïus et Lucius paraîtraient dans le forum. Les six consulats qui s'écoulèrent du sixième au onzième furent chacun d'une année, les autres furent de neuf, de six, de quatre ou de trois mois; le second même ne fut que de très peu d'heures. Le jour des kalendes de janvier s'étant assis le matin dans la chaise curule, devant le temple de Jupiter Capitolin, il se démit de sa charge, après avoir nommé un autre consul à sa place. Il ne prit pas possession de tous ces consulats à Rome même; il commença le quatrième en Asie, le cinquième à Samos, le huitième et le neuvième à Tarragone.

XXVII. Il administra pendant dix ans le triumvirat créé pour organiser la république. Pendant quelque temps il résista à ses collègues, ne voulant.pas de proscription ; mais une fois qu'elle fut commencée, il se montra plus cruel à la poursuivre qu'aucun d'eux. Du moins ils eurent quelquefois égard aux prières, et se laissèrent fléchir par la faveur; lui seul s'appliquait à ce que personne ne fût épargné. Il alla jusqu'à proscrire C. Toranius son tuteur, qui, de plus, avait été édile avec son père Octavius. Junius Saturninus nous apprend encore qu'après la proscription, Lépide, excusant le passé, fit dans le sénat espérer plus de clémence en disant que l'on avait infligé assez de peines; mais qu'Auguste professa des opinions opposées, annonçant qu'il ne mettrait de bornes à ses proscriptions, qu'en ce sens qu'il serait toujours le maître de faire ce qu'il voudrait. Ce fut sans doute parce qu'il se repentait de cette obstination, qu'il éleva au rang des chevaliers T. Vinius Philopoemen, qu'on disait avoir caché son patron proscrit. Cette puissance du triumvirat accumula sur Auguste beaucoup de haine. Un jour qu'il faisait à ses soldats un discours, auquel les habitans des campagnes voisines avaient été admis, il fit tuer devant lui Pinarius, chevalier romain, qui furtivement écrivait quelque chose, parce qu'il le soupçonnait d'espionnage. Il effraya tellement par ses menaces Tedius Àfer, consul désigné, qui avait flétri d'un trait malin l'une de ses actions, que celui-ci se tua en se précipitant d'un lieu élevé. Le préteur Q. Gallius étant venu pour le saluer, en tenant sous sa robe des tablettes doubles, il crut que c'était un glaive ; mais il n'osa s'en assurer sur-le-champ, de peur que ce ne fût autre chose. Peu d'instans après, il le fit enlever de son tribunal par des centurions et des soldats, le mit à la torture réservée aux esclaves, et ne pouvant lui arracher aucun aveu, commanda de le tuer, en lui crevant d'abord les yeux de sa main. Cependant il rapporte que ce préteur lui ayant demandé un entretien pour attenter à sa vie, il le fit mettre en prison, et qu'ensuite il lui rendit la liberté en lui interdisant le séjour de la ville; qu'enfin Gallius périt dans un naufrage, ou de la main des brigands. Auguste reçut, pour toujours, la puissance tribunitienne, et se donna deux fois un collègue pour la durée d'un lustre. Il se réserva aussi pour toujours la surveillance des moeurs et le soin de faire exécuter les lois; c'est en vertu de ce droit, quoiqu'il ne fût pas revêtu de la censure, qu'il procéda trois fois au dénombrement du peuple, la première et la troisième fois avec un collègue, et la seconde à lui seul.

XXVIII. Il songea deux fois à rétablir la république; d'abord immédiatement après la défaite d'Antoine, parce qu'il se souvenait qu'il lui avait souvent reproché d'être le seul obstacle au retour de la liberté. La seconde fois ce projet lui fut inspiré par les dégoûts d'une longue maladie. Il appela même chez lui les magistrats et le sénat, et leur remit les comptes de l'empire; mais, réfléchissant que, devenu simple particulier, il ne pourrait vivre sans danger, et qu'il y aurait de l'imprudence à abandonner la république entre les mains de plusieurs, il se décida à conserver le pouvoir; et l'on ne sait ce qu'il faut louer le plus, ou de l'événement, ou de sa résolution. Il ne négligea point d'en faire connaître les motifs, et mêmeil les consigna dans un édit en ces termes : «Qu'il me soit permis d'affermir la république dans un état de sécurité et de splendeur, et d'en retirer tout le fruit que j'en attends, c'est-à-dire d'être reconnu l'auteur de la meilleure organisation possible, afin qu'en mourant j'emporte l'espoir que les fondemens de l'état resteront inébranlables, tels que je les aurai posés. » Il accomplit lui-même son voeu, en employant tous ses efforts à ce que personne n'eût à se plaindre du nouvel ordre de choses.

XXIX. La beauté de la ville ne répondait point à la majesté de l'empire; elle était exposée aux inondations, aux incendies; il l'embellit tellement qu'il se vanta avec raison de la laisser de marbre après l'avoir reçue de briques. Il l'assura aussi contre les dangers à venir, autant que cela peut dépendre de la prévision humaine. Il fit exécuter un grand nombre de travaux publics. Voici à peu près les principaux : le forum et le temple de Mars Vengeur, le temple d'Apollon sur le mont Palatin, le temple de Jupiter Tonnant au Capitole. Le motif de la construction de ce forum fut que la multitude des assistans et des affaires judiciaires en exigeait un troisième, les deux premiers n'y suffisant pas. On se hâta donc, avant que le temple de Mars fût achevé, de publier et d'ordonner que dorénavant ce lieu serait destiné au jugement des affaires criminelles et à la désignation des juges par la voie du sort. Auguste avait fait voeu de construire le temple de Mars, pendant la guerre de Philippes entreprise pour venger son père. Il ordonna donc que l'on y consulterait dans ce temple le sénat sur les guerres et les triomphes; que ceux qui se rendraient dans les provinces avec un commandement partiraient de cet édifice, et que ceux qui reviendraient vainqueurs y porteraient les insignes du triomphe. Il éleva le temple d'Apollon dans la portion de son palais du mont Palatin que la foudre avait frappée, et que les aruspices avaient désignée comme demandée par le dieu. Il y ajouta des portiques et une bibliothèque latine et grecque. Dans ses vieux jours, il y rassemblait aussi le sénat, et y dénombrait les décuries de juges. Il consacra un temple à Jupiter Tonnant après avoir échappé à un danger : pendant une marche nocturne de son expédition chez les Cantabres, la foudre sillonnant sa litière, tua l'esclave qui le précédait pour l'éclairer. Il fit encore exécuter quelques travaux sous d'autres noms; par exemple, sous ceux de ses petits-fils, de sa femme et de sa soeur; tels sont le portique et la basilique de Caïus et de Lucius, ainsi que le portique de Livie et d'Octavie, et le théâtre de Marcellus : souvent aussi il exhorta les principaux citoyens à élever, chacun selon ses facultés, des monumens nouveaux, ou à réparer et embellir les anciens pour en décorer la ville. Aussi y en eut-il beaucoup de construits par diverses personnes : c'est ainsi que Marcius Philippe érigea le temple de l'Hercule des Muses ; L. Cornificius, celui de Diane; Asinius Pollion, le vestibule de la Liberté; Munatius Plancus, le temple de Saturne; Cornélius Balbus, un théâtre; Statilius Taurus, un amphithéâtre; enfin M. Agrippa, de nombreux et beaux édifices.

XXX. Auguste divisa le territoire de la ville par sections et par quartiers; il voulut que les magistrats annuels tirassent au sort la surveillance des sections, et que le soin des quartiers fût confié à des inspecteurs choisis dans le peuple du voisinage. Il imagina contre les incendies des patrouilles nocturnes; et, pour contenir les inondations du Tibre, il en fit élargir et curer le lit, qui depuis longtemps était obstrué de ruines, et rétréci par la chute des édifices. Afin que de toutes parts on pût arriver plus facilement à Rome, il se chargea de réparer la voie Flaminia jusqu'à Rimini, et distribua à ceux qui avaient triomphé le soin de faire les autres routes avec les fonds provenant, de leur part du butin. Il répara les temples qui étaient tombés par vétusté ou consumés par des incendies, et les orna; ainsi que les autres, des plus riches présens : il fit porter d'une seule fois seize mille livres pesant d'or dans le sanctuaire de Jupiter Capitolin, et lui donna en même temps des pierres précieuses et des perles, pour la valeur de cinquante millions de sesterces.

XXXI. Après la mort de Lépide, quand il se fut emparé du souverain pontificat, que jamais il n'avait osé lui enlever de son vivant, Auguste fit réunir et brûler plus de deux mille volumes de prédictions tant grecques que latines : elles étaient répandues dans le public sans qu'il y eût, pour garantir leur authenticité, des autorités suffisantes. Il ne conserva que les livres Sibyllins, encore fit-il un choix parmi eux; puis il les renferma dans deux petits coffres dorés qui furent placés sous la statue d'Apollon Palatin. L'année qui avait été reconstituée par Jules César s'était de nouveau dérangée, et la négligence y avait introduit la confusion; il la ramena à sa marche ordinaire, et dans cette opération il donna son nom au mois sextilis, plutôt qu'à celui de septembre dans lequel il était né, parce que son premier consulat lui avait été conféré dans ce mois, et qu'il y avait remporté des victoires signalées. Il augmenta le nombre des prêtres, rehaussa leur dignité, et leur accorda de plus grands avantages, surtout aux vestales. L'une d'elles étant morte, il s'agissait d'en prendre une autre à sa place; mais beaucoup de pères tâchaient d'obtenir l'exemption de soumettre leurs filles au sort ; Auguste protesta que si l'une de ses petites-filles avait atteint l'âge convenable, il ne manquerait pas de l'offrir. Il rétablit aussi quelques pasties des anciennes cérémonies tombées en désuétude; par exemple l'augure du salut, les fonctions du flamendial, les fêtes lupercales, les jeux séculaires, les processions dans les carrefours. Il défendit aux imberbes de courir dans les fêtes lupercales; il éloigna aussi des spectacles nocturnes des jeux séculaires la jeunesse des deux sexes, à moins qu'elle ne vînt sous la conduite de quelque parent d'un âge avancé. Il institua deux cérémonies par an, pour orner les lares des carrefours des fleurs du printemps et de celles de l'été. Après les dieux immortels, Auguste honora, en première ligne, la mémoire des chefs qui, d'humble qu'elle était, avaient porté la puissance du peuple romain à un si haut degré. Aussi fit-il restaurer les monumens qu'ils avaient élevés, en y laissant les anciennes inscriptions; et leurs statues, revêtues d'ornemens triomphaux, furent rangées sous les deux portiques de son forum. Auguste déclara, dans un édit, qu'il voulait que lui-même, tant qu'il vivrait, et les princes des âges futurs, fussent jugés par leurs concitoyens d'après l'exemple de ces grands hommes. Il fit enlever de la salle du sénat où César avait été tué, et transporter contre la basilique de Pompée, la statue de ce même Pompée, et la plaça au dessus d'une arcade de marbre.

XXXII. Auguste redressa plusieurs abus qui étaient du plus mauvais exemple, et qui, pour la perte de l'état, étaient nés des habitudes et de la licence des guerres civiles, ou qui même avaient existé précédemment pendant la paix. La plupart des voleurs de grands chemins se montraient publiquement armés, sous prétexte de pourvoir à leur propre défense; libres ou esclaves, les voyageurs étaient enlevés sur les routes, et, sans aucune différence, on les mettait dans les ateliers des possesseurs des terres ; sous l'apparence d'associations nouvelles, il n'était aucune sorte de crimes que l'on n'entreprît en commun : Auguste réprima les brigands en disposant des postes dans les lieux où il le fallait; il fit passer en revue les ateliers d'esclaves, et prononça la dissolution des associations, excepté de celles qui étaient anciennes et légitimes. Il fit brûler les registres où étaient inscrits les anciens débiteurs du fisc : c'était la plus ample matière à chicane; il adjugea aux particuliers les lieux publics de la ville sur lesquels on était en contestation avec eux. Quant aux accusés dont l'affaire était ancienne, et dont le deuil ne pouvait servir qu'à réjouir leurs ennemis, il effaça leurs noms, imposant à quiconque voudrait les poursuivre la chance d'une peine égale à celle qui menaçait le coupable. Afin qu'à l'avenir aucun méfait ne demeurât impuni, qu'aucune affaire ne traînât en longueur, Auguste rendit aux négociations et au travail plus de trente jours qui étaient occupés par des jeux honoraires. Aux trois décuries de juges, il en ajouta une quatrième choisie parmi les citoyens qui payaient un cens inférieur; on l'appela celle des ducenarii, et elle fut destinée à juger les procès de moindre valeur. Il choisit les juges à l'âge de trente ans, c'est-à-dire cinq ans plus tard qu'on n'avait coutume de le faire, et, la plupart des citoyens s'excusant de remplir cette charge, il se décida, quoique avec peine, à donner un an de vacation à chaque décurie, et à surseoir aux affaires pendant les mois de novembre et de décembre.

XXXIII. Pour lui, il était fort assidu à rendre la justice, et quelquefois jusqu'à la nuit. Quand sa santé était mauvaise, on plaçait une litière devant son tribunal, ou bien il jugeait couché dans sa maison. Non-seulement il mettait le plus grand soin au jugement des causes, mais il y apportait encore la plus grande douceur. Pour éviter à un homme manifestement coupable de parricide le supplice du sac de cuir dans lequel on ne faisait coudre que ceux qui avouaient leur crime, il posa, dit-on, la question en ces termes : «Bien certainement tu n'as pas tué ton père! » Dans une accusation de faux testament, qui, selon la loi Cornelia, devait frapper tous ceux qui l'avaient signé, Auguste ne se borna point à donner aux magistrats chargés de cette cause deux bulletins, l'un pour condamner, l'autre pour absoudre ; il y en ajouta un troisième qui pardonnait à ceux dont la signature avait été obtenue par fraude ou qui étaient dans l'erreur. Il déférait tous les ans les appels des plaideurs de la ville au préfet de Rome, ceux des plaideurs des provinces aux hommes consulaires, qu'il mettait à la tête des affaires de chacune.

XXXIV. Il fit une révision des lois et en rétablit quelques-unes dans leur entier; telle que la loi somptuaire, celle sur les adultères, et celle sur les débauches honteuses; enfin la loi sur la brigue et celle sur les mariages. Comme il avait mis beaucoup de sévérité dans la rédaction de cette dernière, la multitude des réclamations l'empêcha de la maintenir autrement qu'en supprimant ou en adoucissant les peines, en statuant un délai de trois ans, et en augmentant les récompenses. Malgré ces changemens, l'ordre des chevaliers demanda en plein spectacle l'abolition de cette loi ; Auguste alors fit venir les enfans de Germanicus, prit les uns dans ses bras, mit les autres dans ceux de leur père; et les montrant au public, fit signe du geste et du regard qu'il ne fallait pas craindre d'imiter l'exemple de ce jeune homme. S'apercevant ensuite que l'on éludait, toute la force de sa loi, en prenant des fiancées trop jeunes, et eu changeant fréquemment de femmes, il restreignit la durée des fiançailles, et mit un frein à la trop grande liberté des divorces.

XXXV. Une foule sans choix faisait du sénat un corps difforme et sans mesure. (Il avait plus de mille membres, et quelques-uns étaient indignes de ce rang où les avaient placés, après la mort de César, la faveur et l'argent : aussi le peuple les appelait-il sénateurs de l'Orcus) Auguste, au moyen de deux élections, ramena le corps à son ancien nombre, et lui rendit sa considération. La première fut abandonnée au choix des sénateurs eux-mêmes, l'homme choisissait l'homme ; la seconde fut faite par lui-même et par Agrippa. On dit qu'en présidant à cette opération, il portait sous ses vêtemens une cuirasse, qu'il était armé, et que dix de ses amis les plus robustes appartenant à l'ordre du sénat entouraient son siège. Cordus Cremutius a écrit que dans ce temps il n'admettait devant lui aucun sénateur que seul et après l'avoir fait visiter. Il en contraignit quelques-uns à se retirer modestement, et leur conserva les honneurs du costume, leur place à l'orchestre et dans les festins publics. Afin que les sénateurs nouvellement élus ou conservés remplissent à l'avenir leurs fonctions plus religieusement et avec moins de peine, il ordonna qu'avant de s'asseoir chacun ferait une libation de vin et d'encens devant l'autel du dieu dans le temple duquel on se rassemblerait, établit que, dans la règle, le sénat ne se réunirait pas plus de deux fois par mois, aux kalendes et aux ides. Il dispensa du service pendant le mois de septembre et d'octobre ceux que le sort n'aurait pas désignés comme constituant le nombre nécessaire pour rendre des décrets ; enfin on créa pour lui-même un conseil que le sort lui désignait à chaque semestre, afin de préparer avec lui les affaires qui devaient être portées devant le sénat tout entier. Dans les grandes occasions, il ne suivait pour aller aux voix ni l'usage ni le rang : il interrogeait à son gré; aussi chacun s'appliquait-il à répondre avec le même soin que s'il avait à voter, plutôt qu'à approuver l'opinion d'autrui.

XXXVI. Auguste fut encore l'auteur d'autres dispositions; il défendit de publier les actes du sénat, d'envoyer les magistrats dans les provinces immédiatement après qu'ils se seraient démis de leur charge. Il établit une indemnité pécuniaire pour les proconsuls, afin qu'ils pussent avec cette indemnité solder le prix des mulets et des tentes qu'auparavant on fournissait par voie d'adjudication. Il fit passer l'administration du fisc des questeurs de la ville aux préteurs ou à ceux qui l'avaient été. Les juges appelés centumvirs, que rassemblaient ordinairement les citoyens qui avaient été questeurs, le furent désormais par des décemvirs.

XXXVII. Afin qu'un plus grand nombre d'individus prissent part à l'administration de la république, il imagina de nouvelles fonctions; de ce nombre furent le soin des travaux publics, des chemins, des eaux, du lit du Tibre, des grains à distribuer au peuple, la préfecture de la ville, le triumvirat pour le personnel du sénat, et un autre pour passer en revue les chevaliers chaque fois que cela serait nécessaire. Il créa des censeurs, que pendant un long espace de temps on avait omis de nommer; il augmentale nombre des préteurs. Il voulut aussi que chaque fois que le consulat lui serait conféré, on lui donnât deux collègues au lieu d'un ; mais il ne l'obtint pas, tous se récriant que c'était déjà une assez forte atteinte à sa majesté, que de partager cette dignité ,avec un autre, au lieu de la garder pour lui seul.

XXXVIII. Il ne fut pas plus avare de récompenses pour le courage militaire. Il fit accorder le triomphe à plus de trente chefs, et les ornemens triomphaux à un plus grand nombre encore. Afin d'accoutumer plus promptement les fils des sénateurs aux affaires publiques, il leur permit de prendre le laticlave en même temps que la toge virile, et d'assister au sénat. Quant à ceux qui commençaient à servir, il les faisait tribuns de légion, ou même leur donnait des commandemens de cavalerie; et, pour que personne ne restât étranger à la vie des camps, il mettait parfois deux chefs à la tête de chaque escadron. Il passa souvent la revue des chevaliers, et, après une longue désuétude, il rétablit l'usage dé la marche solennelle vers le Capitale; mais il ne souffrit pas que pendant cette marche aucun accusateur pût faire, comme autrefois, descendre un chevalier de son cheval ; il permit à ceux qui étaient âgés ou mutilés d'envoyer leur cheval à leur rang, et de venir répondre à pied si on les citait. Bientôt aussi il accorda à ceux qui étaient âgés de plus de trente-cinq ans la faveur de pouvoir vendre leur cheval s'ils ne voulaient pas le conserver.

XXXIX. Ayant obtenu du sénat dix collaborateurs, il contraignit chaque chevalier à rendre compte de sa conduite. Parmi ceux qui encouraient son improbatiou, quelques-uns furent frappés d'une peine, d'autres notés d'infamie, un plus grand nombre fut réprimandé de diverses manières. Le genre de réprimande le plus doux était de leur remettre des tablettes qu'ils lisaient tout bas et sur-le-champ. Auguste nota aussi quelques chevaliers pour avoir emprunté de l'argent à de légers intérêts, et l'avoir replacé à de grosses usures.

XL. S'il manquait de candidats sénateurs pour l'élection des tribuns, il les choisissait parmi les chevaliers, et il leur était loisible, après l'expiration de leur charge, de rester dans l'ordre qu'ils préféraient. La plupart des chevaliers ayant perdu leur patrimoine pendant les guerres civiles, et n'osant, dans les jeux publics, se placer sur les bancs qui leur étaient réservés, de peur d'encourir la peine établie pour ce fait, Auguste décida que cette peine n'atteindrait pas ceux qui jamais n'avaient possédé la fortune équestre ni par eux-mêmes, ni par leurs parens. Il fit le recensement du peuple par quartiers, et, pour que les plébéiens ne fussent pas trop souvent détournés de leurs affaires par les distributions de grains, il fit délivrer des bons sur lesquels on en recevait trois fois l'ail pour quatre mois; mais le peuplé regrettant l'ancien usage, il permit que les distributions se fissent de nouveau pour chaque mois. Auguste rétablit aussi les anciennes règles des comices, frappa la brigue de peines multipliées; et le jour des élections, il distribuait aux membres des tribus Fabia et Scaptia, auxquelles il appartenait, mille sesterces, afin qu'ils n'eussent rien à demander à aucun candidat. Pensant qu'il était important de conserver le peuple pur de tout mélange de sang étranger ou esclave, il conféra rarement les droits de citoyen romain, et restreignit la faculté des affranchissemens. Tibère lui demandait le droit de cité pour un Grec son client, Auguste lui écrivit qu'il ne l'accorderait qu'autant qu'il viendrait de vive voix le convaincre que sa demande était fondée sur de justes motifs; et Livie lui ayant aussi demandé le droit de cité pour un Gaulois tributaire, il le refusa en offrant de l'affranchir du tribut, et en ajoutant qu'il soufrirait plus aisément que l'on ôtât quelque chose au fisc, que de voir profaner la dignité de citoyen romain. Non content d'avoir jeté beaucoup d'entraves entre les esclaves et l'entière libertél4r, il eut soin, quand il s'occupa du nombre, de la condition et de la différence des affranchis, de stipuler qu'aucun genre de mise en liberté ne pourrait conférer les droits de citoyen à celui qui avait été, soit enchaîné, soit mis à la torture. Il s'appliqua aussi à ramener l'ancienne tenue et le costume des Romains : un jour, à l'assemblée du peuple, voyant l'immense multitude de manteaux de couleur foncée, il s'écria plein d'indignation : « Voilà donc ces Romains, ces maîtres du monde, et ce peuple revêtu de la toge ! » puis il chargea les édiles de veiller à ce qu'à l'avenir personne ne s'assît dans le forum ou dans le cirque qu'il n'eût préalablement déposé le manteau qui couvrait sa toge.

XLI. Fort souvent, et quand les occasions s'en présentaient, il se montra libéral envers tous les ordres de l'État. Après avoir fait transporter à Rome le trésor roval d'Alexandrie, il rendit les emprunts si faciles que les intérêts diminuèrent, et que le prix des immeubles s'en accrut beaucoup; et dans la suite, quand il y avait abondance d'argent par suite de la confiscation des biens des condamnés, il prêtait gratuitement, et pour un certain temps, à ceux qui pouvaient fournir double garantie. Il éleva le cens exigé pour les sénateurs, et le porta à douze cent mille sesterces au lieu de huit cent mille; mais il le compléta pour ceux qui ne le possédaient pas. Il fit fréquemment des dons pécuniaires au peuple : ces dons étaient de diverses sommes ; tantôt de quatre cents sesterces par tête, tantôt de trois cents, quelque fois de deux cents ou seulement de cinquante. Il n'oubliait pas même les plus jeunes enfans, bien que jusque là on eût coutume de ne comprendre dans ces libéralités que ceux qui étaient âgés de plus de onze ans. Dans les disettes, on le vit aussi donner des rations de grains, soit pour un prix fort modique, soit gratuitement, et doubler en même temps les distributions d'argent.

XLII. Toutefois, ce qui prouve qu'en cela il se montrait plus bienfaisant que jaloux de flatter le peuple, c'est qu'il sut le réprimer d'un ton fort sévère, quand la rareté et la cherté du vin excitèrent des plaintes : il dit qu'en établissant plusieurs cours d'eau, son gendre Agrippa avait suffisamment pourvu à ce que personne n'eût soif. Un jour ce peuple réclamait une distribution d'argent qu'il avait promise il répondit qu'il tiendrait sa parole. Une autre fois, la foule réclamait ce qu'il n'avait point promis ; il lui reprocha dans un édit sa turpitude et son impudence, et affirma que, quoique son intention eût été de donner ce qu'on demandait, il ne le donnerait plus. Il ne montra ni moins de gravité, ni moins de constance, lorsqu'après avoir annoncé une gratification, il s'aperçut que beaucoup d'affranchis et d'intrus s'étaient glissés parmi les citoyens ; car il refusa absolument d'y faire participer ceux auxquels cela n'avait point été promis, et donna aux autres moins qu'il n'avait dit, afin que la somme destinée à cet usage pût y suffire. Pendant une grande stérilité à laquelle il était difficile de remédier, il chassa de Rome les troupes d'esclaves à vendre, les gladiateurs, et tous les étrangers, à l'exception des médecins et des professeurs; il expulsa même une partie des autres esclaves. Il nous apprend à ce sujet que, lorsque l'abondance fut revenue, il conçut le projet d'abolir à jamais les distributions de grains, parce que, se reposant sur elles, on négligeait la culture des terres ; que, cependant, il ne persista pas dans l'exécution de ce projet, parce qu'il considéra qu'on ne manquerait pas, après lui, de les rétablir par ambition. Dans la suite il accommoda si bien les choses, qu'il n'eut pas moins d'égard aux intérêts de ceux qui cultivaient les grains ou qui en faisaient le commerce, qu'aux intérêts du peuple.

XLIII. Auguste surpassa tout ce qu'on avait vu jusqu'alors, par la fréquence, la variété et la magnificence des spectacles. Il dit qu'il célébra quatre fois des jeux en son propre nom, et vingt-trois fois pour des magistrats absens, ou qui n'y pouvaient suffire. Il lui arriva aussi de diviser des spectacles par quartier, et en plusieurs troupes d'acteurs de toutes les langues. Il donnait ces jeux, non-seulement dans le forum, ou dans l'amphithéâtre, mais encore dans le cirque et dans l'enceinte des comices; quelquefois il se bornait à des combats de bêtes. Il fit aussi combattre des athlètes au Champ-de-Mars, qu'il entoura de sièges de bois; enfin il y eut près du Tibre une bataille navale, pour laquelle il fit excaver le sol, à l'endroit où est aujourd'hui le bois sacré des Césars. Il avait soin, pendant les fêtes, de placer des gardes dans la ville, de peur que les brigands ne profitassent de l'occasion pour surprendre le petit nombre de ceux qui y restaient. Il fît paraître dans le cirque des conducteurs de chars, des coureurs et des combattans pour attaquer les bêtes féroces, et les choisit quelquefois dans l'élite de la jeunesse romaine. Souvent il représenta le jeu de Troie, prenant pour cela, dans les enfans des familles les plus distinguées, tantôt les plus jeunes, tantôt ceux d'un âge plus avancé; car il pensait qu'il était bien et conforme aux anciennes moeurs de faire paraître de bonne heure les dispositions des plus illustres races. C. Nonnius Asprénas s'étant blessé par une chute dans ces exercices, il lui donna un collier d'or, et permit que lui et ses descendans portassent le nom de Torquatus. Cependant il mit bientôt fin à ces jeux, Asinius Pollion l'orateur ayant porté dans le sénat de vives et amères plaintes de ce qu'Éserninus son neveu s'était cassé la cuisse. Auguste se servit quelquefois dans les jeux scéniques et dans les combats de gladiateurs, de chevaliers romains, mais seulement avant que cela eût été interdit par un sénatus-consulte. A partir de ce moment, il n'y fit figurer aucun homme bien né, excepté le jeune Lucius : encore ne fut-ce que pour le montrer, parce qu'il n'avait pas deux pieds de haut, ne pesait pas dix-sept livres, et que cependant sa voix était très forte. En un jour de spectacle, il fit traverser l'arène aux otages parthes, alors envoyés pour la première fois, et les plaça au dessus de lui sur le second banc. Lors même que ce n'était point jour de représentation, s'il arrivait à Rome quelque chose qu'on n'eût point encore vu, et qui fût digne d'être connu, il l'exposait aux regards du public en quelque lieu que cela fût; c'est ainsi qu'il fit voir le rhinocéros au Champ-de-Mars, le tigre au théâtre, et un serpent de cinquante coudées devant le Comitium. Surpris par une maladie un jour où l'on célébrait des jeux dans le cirque pour l'accomplissement d'un voeu, il guida de sa litière la pompe solennelle des images des dieux. Une autrefois, pendant les jeux pour la dédicace du théâtre de Marcellus, les liens de sa chaise curule se rompirent, et il tomba en arrière. Dans un spectacle donné par ses petits-fils, voyant qu'il .ne pouvait par aucun moyen retenir ni rassurer le peuple, qui redoutait la chute de l'édifice, il quitta sa place et alla s'asseoir précisément à l'endroit pour lequel on craignait le plus.

XLIV. La plus grande confusion régnait parmi les spectateurs, qui s'asseyaient sans observer aucune espèce de règle. Auguste corrigea cet abus en introduisant de l'ordre; ce qui l'y détermina, ce fut l'injure essuyée par un sénateur à Pouzzoles, où le théâtre étant rempli, personne n'avait voulu le recevoir. Il fut ordonné par un décret du sénat que, toutes les fois qu'il y aurait un spectacle quelconque, les sièges du premier rang seraient réservés pour les sénateurs. Auguste défendit qu'à Rome les ambassadeurs des nations libres et alliées eusset des sièges particuliers, donna à ceux qui portaient encore la robe prétexte des gradins spéciaux, et fit placer leurs maîtres sur des bancs près d'eux. Il interdit aux hommes mal vêtus le centre de la salle. Quant aux femmes qui étaient ordinairement mêlées parmi les autres spectateurs, il ne voulut pas même qu'elles pussent assister aux combats de gladiateurs, à moins qu'elles ne fussent seules et sur les rangs les plus élevés. Il marqua pour les vestales une place séparée, tout près du tribunal du préteur. Enfin il éloigna toutes les femmes des spectacles d'athlètes, et apporta tant de sévérité à l'exécution de cette mesure, qu'aux jeux pontificaux il remit au lendemain matin un pugilat qu'on lui demandait, et dit qu'il ne lui plaisait pas que les femmes vinssent au théâtre avant la cinquième heure.

XLV. Il avait coutume de regarder les jeux du cirque de l'un des cabinets de ses amis ou ses affranchis. Parfois aussi il se plaçait avec sa femme et ses enfans dans le lieu destiné à recevoir les imagés des dieux. Souvent il était absent du spectacle des heures ou même des jours entiers; alors il s'excusait et désignait quelqu'un pour présider à sa place. Mais lorsqu'il y assistait, il ne faisait pas autre chose; soit pour éviter les mauvais bruits, parce qu'il se. rappelait qu'on avait beaucoup blâmé César son père de ce qu'il lisait des lettres et y répondait pendant le spectacle; soit qu'en effet il fût captivé par le plaisir : il ne dissimula jamais tout celui que lui causaient ces jeux, et souvent on l'entendit le dire franchement : aussi le vit-on fréquemment donner, de ses deniers, des couronnes et d'autres récompenses d'un grand prix pour des exercices ou pour des jeux qui lui étaient étrangers. Jamais il n'assista à aucun combat à la manière des Grecs, sans rétribuer chacun des lutteurs selon son mérite. Il aimait particulièrement ceux qui se vouaient au pugilat, surtout les Latins, et non-seulement ceux qui en faisaient leur profession et qu'il avait coutume de faire battre avec les Grecs, mais encore les premiers venus, ceux qui luttaient ensemble, sans art, dans les rues et dans les carrefours. Il jugea dignes de sa sollicitude tous les hommes qui fournissaient quelque aliment aux spectacles publics. Il conserva et amplifia les privilèges des athlètes ; il défendit qu'on donnât des jeux de gladiateurs à outrance. Par la loi ancienne, les magistrats avaient, en tout temps et en tout lieu, le droit de punir les acteurs : Auguste le leur ôta, excepté pour ce qui se passait aux jeux ou sur la scène. Cela ne l'empêcha pas néanmoins de régler avec sévérité les combats des athlètes et des gladiateurs; il réprima la licence des histrions, au point qu'il fit battre de verges, sur trois théâtres, l'acteur Stéphanion, et l'exila ensuite, parce qu'il apprit qu'il se faisait servir par une matrone vêtue en jeune garçon, et dont les cheveux étaient coupés comme ceux des esclaves. Sur la plainte du préteur, il fit fouetter Hylas le pantomime dans le vestibule de son palais, qui, pendant ce temps, ne fut fermé à personne; enfin, il chassa de Rome et de l'Italie Pylade, parce que celui-ci avait montré au doigt et fait connaître à tout le monde un spectateur qui le sifflait.

XLVI. Après avoir de la sorte pourvu à l'administration de la capitale, il augmenta la population de l'Italie par les vingt-huit colonies qu'il y établit; il l'enrichit de plusieurs manières, tant par des travaux que par des revenus publics. Il la fit même, en quelque sorte,
l'égale de Rome, pour les droits et la dignité; car il imagina un genre de suffrages au moyen duquel les décurions des colonies pourraient chacun voter pour l'élection des magistrats de Rome, en y envoyant, le jour des comices, leurs bulletins cachetés. Afin que jamais il ne manquât de familles honnêtes en aucun lieu, et que la multitude ne fût pas sans postérité, il admettait au service de la cavalerie ceux dont la demande était appuyée d'une recommandation de leur cité, et quand il faisait la revue d'une section, il donnait aux plébéiens, qui lui justifiaient de l'existence de fils ou de filles, mille sesterces pour chacun d'eux.

XLVTI. Il prit lui-même l'administration des provinces les plus importantes, qu'il n'était ni facile ni sûr de faire régir par des magistrats annuels. Il laissa les proconsuls se partager les autres par la voie du sort ; néanmoins il fit parfois des échanges, et souvent il visita la plupart de ces provinces, de l'une et de l'autre espèce. Il priva de leur liberté quelques villes alliées que la licence conduisait à. leur perte; il en soulagea d'autres qui étaient criblées de dettes, et releva de leurs ruines celles que des tremblemens de terre avaient ravagées; enfin il conféra le droit des Latins ou celui de cité à quelques-unes, qui faisaient valoir des services envers le peuple romain. Je ne crois pas qu'excepté l'Afrique et la Sardaigne il y ait une province où il ne soit allé. Il se préparait à passer de la Sicile dans ces deux contrées, après avoir vaincu Sextus Pompée; mais de violentes et continuelles tempêtes l'en empêchèrent : dans la suite, il n'eut plus d'occasion ni de motif d'y aller.

XLVIII. A peu d'exceptions près, il rendit les royaumes, que le droit de la guerre mettait en son pouvoir, à ceux auxquels il les avait pris, ou bien il les donna à des étrangers. Il unit entre eux, par les liens du sang, les rois alliés; il se montra toujours l'ardent protecteur et le négociateur de toutes les unions et de toutes les liaisons d'amitié. Dans sa sollicitude pour eux, il les regardait tous comme les membres, les parties intégrantes de l'empire. Il avait coutume aussi de donner des tuteurs aux mineurs et aux aliénés, jusqu'à leur majorité ou à leur guérison. Il éleva et instruisit avec les siens les enfans d'un grand nombre de ces rois.

XLIX. Quant à l'armée, il divisa par provinces les légions et les contingens des alliés; et, afin de protéger la mer supérieure et la mer inférieure, il établit une flotte à Misène, une autre à Ravenne. Il tint à Rome un certain nombre de troupes choisies, tant pour sa garde que pour celle de la ville, et licencia le corps des Calagurritains qu'il avait conservé jusqu'après sa victoire sur Antoine, et celui des Germains qui avait fait partie de sa garde jusqu'après la défaite de Varus. Il ne souffrit pas cependant qu'il y eût jamais plus de trois cohortes dans la ville, encore n'y campaient-elles pas; il mettait habituellement les autres en quartiers d'hiver ou d'été, dans les environs des villes voisines. Il fixa, pour tous les gens de guerre, la paie et le taux des récompenses d'après les grades et le temps du service; il détermina les retraités attachées aux congés, afin qu'après les avoir obtenus, le besoin ne devînt pas pour les vieux soldats une occasion de troubles. Pour qu'à l'avenir on pût toujours faire face aux frais d'entretien et de pension du soldat, il créa une caisse militaire avec des revenus nouveaux. Voulant que l'on pût connaître promptement ce qui se passait dans les provinces, il disposa sur les routes militaires, à de courtes distances, d'abord des jeunes gens, puis des voitures, parce qu'il lai parut plus commode de pouvoir interroger aussi les courriers qui lui étaient dépêchés d'un lieu quelconque, quand les circonstances l'exigeaient.

L. Le cachet qu'il apposait aux actes publics aux requêtes et aux lettres, fut d'abord un sphinx; il se servit ensuite de l'image d'Alexandre, et en dernier lieu de la sienne, qui avait été sculptée dé la main de Dioscoride, et de laquelle lès princes ses successeurs continuèrent à, faire usage. Dans toutes ses lettres, il avait soin d'ajouter à quelle heure ou du jour ou de la nuit elles avaient été écrites.

LI. On a de grandes et de nombreuses preuves de sa clémence et de sa douceur. Je ne citerai pas tous ses adversaires qu'il a laissés sains et saufs, et qui occupaient même dans l'état, jusqu'au premier rang, mais je nommerai Junius Novatus et Cassius de Padoue, tous deux plébéiens; il se contenta de punir l'un d'une amende, et de prononcer contre l'autre un léger exil cependant le premier avait, sous le nom du jeune Agrippa, publié une lettre où il le déchirait, et le second s'était écrié en pleine table que, pour le tuer, il ne manquait ni de volonté ni de courage. Dans un procès criminel, on reprochait à Emilius Élianus de Cordoue, parmi plusieurs autres crimes, celui de mal penser de l'empereur. Celui-ci se tourna vers l'accusateur et s'écria : « Je voudrais bien que vous pussiez me prouver cela; je ferais en sorte qu'on sache que j'ai aussi une langue, et j'en dirais encore bien plus sur son compte » ; et il ne s'en occupa pas davantage, ni dans le moment, ni dans la suite, il répondit à Tibère qui, dans une lettre, se plaignait avec véhémence de ce genre de crime ; «N'écoutez pas, en cela, la chaleur de votre âge, et ne vous indignez pas trop que quelqu'un, parle mal de moi. Il vous suffit que nous soyons assurés que personne ne peut nous faire de mal: »

LII. Quoiqu'il sût fort bien que l'on décernait des temples même aux proconsuls, il n'en accepta dans aucune province, à moins que ce ne fût à la fois au nom de Rome et au sien. Dans la ville même, il refusa constamment cet honneur ; il fit aussi fondre toutes les statues d'argent qu'on lui avait autrefois dressées, et de leur prix il dédia plusieurs trépieds d'or à Apollon Palatin. Le peuple lui offrant avec beaucoup d'instance la dictature, il s'en excusa en fléchissant le genou, en abaissant sa toge et en se découvrant la poitrine.

LIII. Il eut toujours horreur du titre de maître qu'il regardait comme une injure et un opprobre. Un jour qu'il assistait aux jeux, l'acteur ayant dit : « O maître juste et bon!» tous les spectateurs applaudirent, en lui en faisant l'application ; mais il réprima de la main et du regard ces indécentes adulations, et, le jour suivant, il les flétrit par un édit. Dans la suite, il ne souffrit pas même que ses enfans ou ses petits-fils lui donnassent ce titre, ni sérieusement, ni par forme de plaisanterie, et il leur interdit ce genre de courtoisie entre eux. S'il sortait de Rome ou de toute autre ville, ou s'il y rentrait, ce n'était guère que le soir ou la nuit, de peur de causer du dérangement par les honneurs qu'on lui rendait. Quand il était consul, il allait presque toujours à pied, et, en d'autres temps, il se faisait porter en litière découverte. Les jours de réception, il admettait aussi les gens du peuple, et écoulait leurs demandes avec tant de douceur, qu'un jour il reprocha plaisamment à quelqu'un de s'y prendre, pour lui donner un placet, avec autant de précaution que s'il s'agissait de présenter une pièce de monnaie à un éléphant. Les jours d'assemblée du sénat, il ne saluait les sénateurs que dans la salle où ils se réunissaient et,quand ils étaient assis, en les nommant chacun par son nom, sans qu'il eût besoin de personne pour le lui rappeler; en s'en allant, il prenait congé d'eux de la même manière. Il entretenait avec beaucoup de citoyens un commerce de devoirs réciproques, et ne cessa d'assister à leurs fêtes de familles que dans sa vieillesse, et après avoir, un jour, été serré par la foule, dans une cérémonie de fiançailles. Le sénateur Gallus Terrinius, qui n'était point de son intimité, fut subitement privé de la vue; il voulait se laisser mourir de faim : Auguste alla le voir, le consola et le rappela à la vie.

LIV. Un jour qu'il parlait dans le sénat, quelqu'un s'écria : Je ne comprends pas; un autre : Je contredirais si la parole m'était donnée. Quelquefois la colère que lui causaient des discussions immodérées le faisant sortir de la salle, on lui criait qu'il devait être permis aux sénateurs de parler des affaires publiques. Lors de la nomination des sénateurs, Antistius Labéon ayant choisi le triumvir Lépide, l'ancien ennemi d'Auguste, et qui alors était exilé, celui-ci lui demanda s'il en connaissait d'autres plus dignes encore. Labéon répondit que chacun avait son jugement libre. Nul n'eut à se repentir de sa franchise ou de son audace.

LV. Il ne craignit point les libelles diffamatoires répandus dans le sénat contre lui et ne prit pas grand soin de les réfuter : ne s'inquiétant pas même de savoir quels étaient leurs auteurs, il ordonna seulement pour l'avenir que l'on poursuivît ceux qui, sous un nom emprunté, publieraient des pamphlets ou des vers attentatoires à la réputation de qui que ce fût. En butte à des plaisanteries haineuses et inconvenantes, il y répondît dans un édit; cependant il s'opposa à ce qu'il fût pris aucune mesure pour réprimer la licence du langage employé dans les testamens.

LVI. Toutes les fois qu'il assistait aux comices pour la création des magistrats, il parcourait les tribus avec ses candidats, en faisant les supplications accoutumées. Lui-même il votait dans les tribus comme un simple citoyen. Témoin dans les affaires judiciaires, il souffrait patiemment qu'on l'interrogeât et même qu'on le réfutât. Il construisit le forum plus étroit qu'il ne l'aurait voulu, n'ayant pas osé dépouiller les possesseurs des maisons voisines. Jamais il ne recommanda ses fils au peuple romain sans ajouter s'ils le méritent. Il se plaignit beaucoup de ce qu'au théâtre tout le monde se fût levé pour eux, en les applaudissant, tandis qu'ils portaient encore la robe prétexte. Il voulut que ses amis fussent grands et puissans dans l'état, mais qu'ils ne fussent pas au dessus des lois, et qu'ils demeurassent soumis aux mêmes tribunaux que les autres. Asprénas Noniu, intimement lié avec lui, avait à se défendre d'une accusation d'empoisonnement portée par Cassius Sévère. Auguste consulta le sénat pour savoir ce qu'il avait à faire. Il craignait, s'il gagnait sa cause, d'arracher le coupable à la vindicte des lois; et, d'un autre côté, il craignait, s'il ne l'assistait, de passer pour abandonner son ami, et le condamner avant le temps. Du consentement de tous, il alla s'asseoir pendant quelques heures sur les bancs; mais il se tut, et ne se servit pas même du moyen des louanges judiciaires. Il assista toujours ses cliens, et notamment un certain Scutarius, l'un de ses anciens soldats, qui était«poursuivi pour injures. Parmi tous les accusés, il n'en sauva jamais qu'un seul, encore fut-ce au moyen de la prière, en apaisant l'accusateur à. la face des juges : cet accusé était Castricius qui lui avait découvert la conjuration de Murena.

LVII. Il est aisé d'imaginer combien une pareille conduite le fit aimer. Je ne parlerai point des sénatus-consultes qui pouvaient avoir été arrachés par la nécessité ou par le respect; mais je dirai que de leur propre mouvement et d'un consentement unanime, les chevaliers romains célébrèrent sa naissance pendant deux jours. Chaque année, tous les ordres de l'état jetaient dans le gouffre de Curtius des pièces d'argent pour son salut. Lors même qu'il était absent, on portait des étrennes au Capitole, et, de cet argent, il achetait les plus précieuses statues des dieux et les faisait élever dans les divers quartiers de la ville : tel était l'Apollon des Sandales, le Jupiter Tragédien, etc. Sa maison du mont Palatin ayant été brûlée, les vétérans, les décuries, les tribus, et les particuliers de toutes les classes se mirent volontairement à contribution, versant chacun la somme que ses facultés lui permettaient de donner ; mais Auguste ne fit en quelque sorte que toucher aux monceaux d'argent qu'on lui apportait, et n'accepta de personne au delà d'un denier. A son retour de la province, non-seulement on le comblait de voeux et de louanges, mais on chantait encore des vers en son honneur; on avait soin aussi de ne point exécuter de jugemens criminels, quand il entrait dans la ville.

LVIII. Le surnom de père de la patrie lui fut conféré d'un consentement subit et universel. Les plébéiens lui envoyèrent à ce sujet une députation à Antium. Mais il n'accepta point cette distinction qu'un peuple nombreux et couronné de lauriers lui donna encore à
Rome, au moment où il entrait au spectacle, et que bientôt le sénat lui confirma, non par un décret ni par acclamations, mais par l'organe de Valerius Messala, qui dit, au nom de tous : «César Auguste, nous le souhaitons, à toi et à ta maison, ce qui peut tourner à ton bonheur et à son avantage ; car c'est souhaiter l'éternelle félicité de la république et la prospérité du sénat. Ce sénat, d'accord avec le peuple romain, te salue PÈRE DE LA PATRIE. » Auguste, les larmes aux yeux, répondit en ces termes (je me sers de ses propres paroles, comme je l'ai fait pour le discours de Messala) : « Sénateurs, mes voeux sont accomplis : que pourrais-je encore demander aux dieux immortels, sinon de conserver jusqu'au terme de ma vie cet accord dans vos sentimens envers moi?»

LIX. Le médecin Antonius Musa l'ayant sauvé d'une maladie dangereuse, on lui éleva, par souscription, une statue d'airain à côté de celle d'Esculape. Dans leur testament, quelques chefs de famille ordonnèrent à leurs héritiers de conduire des victimes au Capitole, de les faire précéder d'inscriptions, et d'accomplir un sacrifice en actions de grâces de ce qu'ils avaient laissé Auguste vivant après eux. Quelques villes d'Italie commencèrent leur année du jour où il les visita pour la première fois. Outre les temples et les autels qu'elles lui dédiaient, la plupart des provinces instituèrent aussi des jeux à célébrer tous les cinq ans et dans presque toutes les villes.

LX. Les rois amis et alliés fondèrent chacun dans son royaume, des villes appelées Césarèe, et tous ensemble résolurent de faire achever à frais communs le temple de Jupiter Olympien anciennement commencé à Athènes, et de le consacrer au génie d'Auguste. Souvent ils abandonnaient leurs royaumes pour venir le trouver, non-seulement à Rome, mais encore dans ses voyages dans les provinces. On les voyait alors sans leurs insignes, et vêtus simplement d'une toge, lui rendre des devoirs journaliers comme s'ils eussent été ses cliens.

LXI. Maintenant que j'ai exposé quel fut Auguste dans l'exercice du commandement et des magistratures, et comment il gouvernait la république pendant la guerre et pendant la paix ; je ferai connaître son intérieur et sa vie privée, je dirai quelles furent depuis sa jeunesse, et, jusqu'à son dernier jour, ses moeurs envers les siens, et quel fut le sort de sa maison. Pendant son premier consulat, il perdit sa mère il était âgé de cinquante-quatre ans, quand sa soeur Octavie mourut. Il avait eu pour elles, les plus grands égards pendant leur vie; il leur rendit les plus grands honneurs après leur mort.

LXII. Dans son adolescence, il avait été fiancé à la fille de Servilius Isauricus; mais après la réconciliation qui suivit ses premières dissensions avec Antoine, les soldats des deux partis demandant une alliance entre leurs chefs, il épousa la belle-fille d'Antoine, Claudia que Fulvie avait eue de Clodius, et qui était à peine nubile. Cependant s'étant brouillé avec Fulvie, il répudia Claudia, qu'il avait encore laissée vierge. Bientôt il reçut en mariage Scribonia, qui, précédemment, avait été mariée à deux hommes consulaires, dont le second l'avait rendue mère. Auguste divorça aussi d'avec elle, et il écrit que ce fut par suite du dégoût que lui inspirait la perversité de ses moeurs. Sur-le-champ il enleva Livie Drusilla à Tiberius Néron, son mari, et cela, quoiqu'elle fût enceinte; il l'aima et l'estima sans partage et avec une entière constance.

LXIII. Il avait eu de Scribonia sa fille Julie. Livie ne lui donna point de postérité, quoiqu'il le désirât vivement: l'enfant qu'elle avait conçu fut mis au jour avant terme. Auguste maria d'abord Julie à Marcellus, fils de sa soeur Octavie, qui était à peine sorti de l'enfance; puis, quand il mourut, il la donna en mariage à M. Agrippa, en obtenant de sa soeur qu'elle lui cédât ce gendre; car alors Agrippa était uni à l'une des filles de Marcellus, et en avait des enfans. Agrippa étant mort comme le premier mari de Julie, Auguste chercha long-temps, même dans l'ordre des chevaliers ; enfin il arrêta son choix sur Tibère, son beau-fils, qu'il contraignit de congédier une femme enceinte, qui l'avait déjà, rendu père.M. Antoine dit que, d'abord, il avait promis Julie à son fils Antoine, puis à Cotison, roi des Gètes, dans le temps où il demandait, pour lui-même, la fille de ce roi en mariage.

LXIV. Agrippa et Julie lui donnèrent trois petits fils, Caïus, Lucius et Agrippa, et deux petites-filles, Julie et Agrippine. Il maria Julie à L. Paulus, fils du censeur et Agrippine à Germanicus, petit-fils de sa soeur. Il adopta Caïus et Lucius, après les avoir achetés de leur père Agrippa, dans sa maison, par l'as et la balance : très jeunes encore, il les appliqua à l'administration des affaires, et, désignés consuls, il les envoya aux provinces et aux armées. Il habitua sa fille et ses petites filles les à travailler la laine, et leur interdit de rien dire ou de rien faire qu'ouvertement, et que ce qui pourrait entrer dans les mémoires journaliers de la maison. Il eut un tel soin de les séquestrer de la société des étrangers, qu'un jour il écrivit à L. Vinicius, jeune homme recommandable et de considération, qu'il s'était conduit avec peu de convenance, en venant visiter sa fille à Baies. Il enseigna à ses petits-fils la lecture, l'écriture et les autres élémens, et presque toujours par lui - même, en s'appliquant surtout à leur faire bien imiter son écriture. Quand il mangeait avec eux, il les faisait asseoir au bas de son lit; quand il voyageait, ils allaient devant sa voiture, ou l'accompagnaient à cheval.

LXV. Mais, tandis qu'il fondait son bien-être sur ses enfans et sur la discipline de sa maison, la fortune l'abandonna. Il exila les deux Julies, sa fille et sa petitefille, qui s'étaient couvertes de toute sorte d'opprobres. Dans l'espace de dix-huit mois, il perdit Caïus et Lucius, le premier étant mort en Lycie, le second à Marseille. Alors il adopta dans le forum, et au moyen de la loi des curies, Agrippa, son troisième petit-fils, et en même temps son beau-fils Tibère; mais bientôt le caractère bas et féroce d'Agrippa le détermina à le rejeter de sa famille, et à le.reléguer à Surrentum. Auguste supportait mieux la perte que la honte des siens : il ne fut pas entièrement abattu par la fin de Caïus et de Lucius ; mais, pour ce qui touchait sa fille, il le communiqua au sénat, en faisant lire un mémoire par le questeur, et n'y vint point. Longtemps retenu par la honte, il s'abstint de toute communication avec les hommes ; il alla jusqu'à délibérer s'il ne ferait pas tuer sa fille ; et, vers le même temps, une affranchie de ses complices, qu'on appelait Phoebé, s'étant pendue, il dit qu'il aimerait mieux être le père de Phoebé. Il ôta l'usage du vin et toutes les douceurs de la vie à sa fille exilée, et ne souffrit qu'aucun homme, soit libre, soit esclave, lui rendît visite sans sa permission et sans qu'il sût ainsi quel était son âge, sa tournure, la couleur de son visage : il voulait tout connaître jusqu'aux marques et aux cicatrices du corps. Après cinq ans, il la laissa revenir de son île sur le continent, et lui imposa des conditions un peu moins dures; mais on ne put jamais obtenir qu'il la rappelât entièrement; et souvent, quand le peuple romain l'en suppliait avec persévérance, il lui souhaitait publiquement et avec imprécation de telles filles et de telles épouses. Il s'opposa à ce qu'on reconnût et à ce qu'on élevât l'enfant que sa petite-fille Julie avait mis au jour après sa condamnation. Enfin il fit transférer dans une île Agrippa, qui n'était pas devenu plus traitable et dont la démence augmentait de jour en jour; il l'entoura de gardes, et fit même ordonner, par un sénatus-consulte, qu'il serait à jamais détenu en cet endroit. Il soupirait chaque fois qu'il était question de lui ou de l'une des Julies, et il avait coutume de s'écrier : « Que ne suis-je demeuré sans femme! Que ne sùis-je mort sans enfans! » Il ne les appelait jamais autrement que ses trois abcès ou ses trois chancres.

LXVI. Il se montrait difficile à former des liens d'amitié; mais il y demeurait fidèle. Il honorait dans chacun la vertu et le mérite, et savait supporter les défauts et les fautes légères. De tous ses amis on en citerait difficilement qu'il eût affligés, excepté toutefois Salvidienus Rufus et Cornélius Gallus, qu'il avait élevés tous deux de la plus basse condition, le premier jusqu'au consulat, le second à la préfecture d'Egypte. Celui-ci excitant des troubles, il le livra au sénat pour le condamner ; et l'autre, se montrant à son égard ingrat et malveillant, il lui interdit sa maison et ses provinces. Lorsque les dénonciations des accusateurs et les sénatus-consultes déterminèrent Gallus à se donner la mort, Auguste loua le zèle de ceux qui le vengeaient ainsi ; mais il pleura et se plaignit de son sort qui le condamnait, lui seul, à ne point mettre de bornes à sa colère envers ses amis. Puissans et riches, les autres atteignirent tous le terme de leur vie', et parvinrent aux principales dignités de leur ordre, bien qu'il s'élevât quelquefois des nuages entre eux et lui. Pour ne pas citer trop d'exemples, je rappellerai qu'il eut à se plaindre du défaut de patience de M. Agrippa, et du manque de discrétion de Mécène. Le premier, sur le plus léger soupçon de froideur et sous prétexte que Marcellus lui était préféré, abandonna tout et s'en alla à Mytilène, l'autre révéla à sa femme Térentia le secret de la découverte de la conjuration de MurénaI. Auguste exigeait de ses amis une affection mutuelle pendant leur vie et même après leur mort. Il ne se montra point avide de successions et jamais il ne put se résoudre à accepter une libéralité en vertu du testament d'un inconnu ; mais il pesait avec un soin extrême les dernières dispositions de ses amis à son égard ; si on lui donnait trop peu, si les expressions n'étaient pas assez honorables, il ne savait pas dissimuler sa douleur, pas plus que sa joie, s'il arrivait qu'on l'eût traité avec bienveillance et affection. Il avait coutume, lorsque des parens lui faisaient des legs ou l'instituaient pour une portion d'hérédité, de l'abandonner sur-le-champ à leurs enfans, ou, s'ils étaient mineurs, il le leur rendait le jour où ils prenaient la toge virile, ou bien le jour de leur mariage, et y ajoutait un présent.

LXVII. Patron et maître, il ne fut pas moins sévère que doux et clément. Il honora et reçut dans sa familiarité plusieurs de ses affranchis, tels que Licinius Encélade et d'autres. Il se contenta de faire enchaîner l'esclave Cosinus, qui parlait fort mal de lui. Il aima mieux accuser de lâcheté que de méchanceté son intendant Diomède qui, marchant avec lui, et cédant à un sentiment d'effroi, l'avait jeté au devant d'un sanglier qui se précipitait sur eux; et comme il y avait absence de mauvais dessein, il tourna en plaisanterie le danger qu'il avait couru. Ce même Auguste, cependant, contraignit Proculus, l'un de ses plus chers affranchis, à mourir, parce qu'il apprit qu'il commettait des adultères avec des matrones. Il fit casser les jambes à Thallus, son secrétaire, qui, pour trahir le secret d'une lettre, avait reçu cinq cents deniers. Le précepteur et les esclaves de son fils Caïus ayant profité de sa maladie et de sa mort pour se livrer, dans la province, aux désordres de l'avarice et de l'orgueil, il leur fit attacher des pierres au cou et les fit jeter dans la rivière.

LXVIII. Dans sa première jeunesse, il subit l'infamie de plusieurs genres de débauches. Sextus Pompée le traita d'efféminé. M. Antoine dit qu'il dut à la prostitution l'adoption que son oncle fit de lui; et Lucius, frère de Marcus, fait entendre qu'en Espagne il vendit, pour trois cent mille sesterces, à Hirtius la fleur de sa jeunesse, déjà flétrie par César; il ajoute qu'il avait coutume de se brûler les cuisses avec de l'écorce de noix, afin d'y faire croître un poil plus doux. Un jour, aux jeux publics, on prononça, sur la scène ce vers qui est relatif à un prêtre de Cybèle, jouant du tambourin : « Voyez comme de son doigt cet impudent dirige la machine ronde.» Le peuple entier applaudit et lui en fit malignement l'application.

LXIX. Ses amis mêmes ne nient point qu'il n'ait commis beaucoup d'adultères; ils l'excusent en disant que, de sa part, ce n'était point volupté, mais calcul, pour mieux connaître, par les femmes de chacun, les projets de ses adversaires. Parlant de son brusque mariage avec Livie, M. Antoine lui reproche d'avoir, en présence de son mari, emmené une femme consulaire, de la salle à manger dans un cabinet, d'où elle ne serait revenue à table que les oreilles rouges et les cheveux en désordre. Il ajoute que Scribonia ne fut répudiée que pour avoir trop déploré la puissance de sa rivale. Antoine parle aussi d'amis d'Auguste qui allaient déshabiller des femmes mariées et des vierges nubiles, afin de voir si elles remplissaient les conditions voulues, comme s'il se fût agi de les acheter au marchand d'esclaves Toranius. A une époque où il n'était pas encore son ennemi déclaré, il lui écrivait familièrement : «Qui t'a donc changé? Serait-ce parce que je couche avec une reine ? Mais elle est ma femme. Ai-je commencé seulement à présent, ou l'ai-je depuis neuf ans? Et toi, t'en tiens-tu donc à la seule Drusilla? Je parie qu'au moment où tu liras cette lettre, tu auras joui déjà de Tertulla, de Térentilla, de Rufilla, de Salvia Titiscénia, ou peut-être de toutes. Et qu'importe en quel lieu, et pour quelle femme tu.....

Pour quelle femme tu....? J'ai cherché, dans cette traduction, à conserver partout la couleur de l'original, et même sa licence,
niais je n'ai pas osé traduire le dernier mot du paragraphe; nos lecteurs achèveront

LXX. Il a été question aussi de ce souper secret, que vulgairement on appelait celui des douze dwinités. Les convives s'y placèrent habillés commme les dieux et les déesses ; et Auguste lui-même était déguisé en Apollon. Non-seulement les lettres d'Antoine nomment tous les assistans, et leur font à ce sujet les reproches les plus amei's, mais on a encore des vers fort connus, quoique sans nom d'auteur
« Dès que leur table eut établi son chorége, dès que Mallia aperçut six dieux et six déesses, et que César, par un mensonge
impie, eut représenté Phoebus, qu'enfin son repas eut amené pour les dieux de nouveaux adultères, toutes les puissances célestes détournèrent leurs regards de la terre et Jupiter s'enfuit de ses trônes dorés
. » Ce qui augmenta encore le scandale de ce souper, c'est qu'alors Rome était en proie à la disette. Le lendemain on s'écriait que les dieux avaient mangé tous les grains, et que César était vraiment Apollon, mais Apollon le Bourreau, surnom sous lequel ce dieu était révéré dans une partie de la ville. Auguste avait encouru le blâme public à cause de son goût pour les meubles précieux et les vases de Corinthe, et à cause de son penchant pour le jeu de dés. Au temps de la proscription, on écrivit sous sa statue :
« Mon père était banquier, je vends des vases de Corinthe. » car on pensait qu'il avait fait porter plusieurs citoyens sur les listes de proscription pour s'approprier leur vaiselle. Pendant la guerre de Sicile, on répandit l'épigramme suivante :
" Deux fois vaincu, il a perdu ses vaisseaux; afin de vaincre à son tour, il joue aux dés."

LXXI. De toutes ces accusations, ou de toutes ces calomnies, les bruits infâmes sur son impudicité furent ceux qu'il confondit le plus aisément par la régularité de sa conduite présente et par celle qu'il tint dans la suite. Il repoussa de même le reproche de luxe effréné, car après la prise d'Alexandrie, il ne retint pour lui, de toutes les richesses des rois, qu'un vase d'argile, et fit fondre tous les vases d'or de l'usage le plus ordinaire. Les plaisirs des sens exercèrent toujours sur lui un puissant empire; il aimait principalement les vierges : sa femme même se prêtait à lui en chercher. Il se soucia peu de sa réputation de joueur, et joua sans en faire un mystère : dans sa vieillesse même, il ne se gênait pas sur ce genre de plaisir, non-seulement pendant le mois de décembre, mais il en usait de même les autres jours de l'année, que ce fût fête ou non. Cela n'est pas douteux ; car on a une lettre de sa main dans laquelle il dit : « Mon cher Tibère, j'ai soupe avec les mêmes personnes. Vinicius et Silius le père sont venus augmenter le nombre des convives. Pendant le repas, nous avons joué à la manière des vieillards, et cela hier et aujourd'hui. Après avoir jeté les dés, celui qui avait amené un chien ou le six mettait au jeu un denier pour chaque dé, et celui qui avait amené Ténus prenait tout.» Dans une autre lettre, il dit : « Mon cher Tibère, nous avons assez bien passé les fêtes de Minerve; nous avons joué tous les jours, et nous avons bien chauffé la table de jeu. Ton frère poussait de grands cris; mais, au bout du compte, il n'a pas perdu beaucoup : peu à peu, et contre son espérance, il s'est refait de ses désastres. Quant à moi, j'ai perdu vingt mille sesterces; mais aussi j'ai été, selon mon habitude, beaucoup trop facile, car j'en aurais gagné plus de cinquante mille si je m'étais fait payer descoups de main que j'ai remis aux joueurs, ou si j'avais retenu ce que j'ai donné. Mais j'aime mieux qu'il en soit ainsi, car ma bonté portera ma gloire jusqu'au ciel. » Il écrit à sa fille : «Je t'ai envoyé deux cent cinquante deniers, c'est ce que j'ai donné à chacun de mes convives pour qu'ils pussent, pendant le souper, jouer entre eux aux dés ou à pair ou non. » Auguste, très modéré dans tout le reste de ses habitudes, fut à l'abri de tout reproche.

LXXII. Il demeura d'abord auprès de la place publique près des degrés des bijoutiers, dans une maison qui avait appartenu à l'orateur Calvus ; puis au mont Palatin, mais dans la maison non moins modeste d'Hortensius. Cette maison n'était remarquable ni par son étendue, ni par son élégance; les galeries étaient basses et en pierre des carrières du mont Albain ; on ne voyait dans les appartenons ni marbres ni pavés recherchés. Pendant plus de quarante ans, Auguste garda hiver et été la même chambre à coucher; quoiqu'il eût acquis l'expérience qu'en hiver le séjour de la ville convenait peu à sa santé, il y passa fréquemment cette saison. Quand il voulait faire quelque chose en secret, ou sans être dérangé, il se rendait dans un cabinet élevé qu'il appelait Syracuse ou son musée, ou bien il allait à la maison de campagne de quelqu'un de ses affranchis. Quand il était malade, il allait se coucher dans la maison de Mécène. Les lieux de retraite qu'il préférait étaient ceux, voisins de la mer, ou bien c'étaient les îles de Campante ou les villes voisines de Rome, par exemple, Lanuvium, Préneste, Tibur. Souvent il rendit la justice dans cette dernière, sous les portiques du temple d'Hercule. Il n'aimait pas les maisons de campagne trop vastes et d'une trop grande magnificence, et fit raser jusqu'au sol celle que sa petite-fille Julie avait élevée avec une rare profusion ; les siennes étaient fort modestes, il les ornait moins de statues et de tableaux que de galeries où l'on pût se promener à couvert, et de bosquets, enfin de choses remarquables par leur rareté ou leur antiquité; de ce genre sont les ossemens énormes des bêtes sauvages que l'on voit à Caprée, et que l'on appelle les os des Géans et les armes des Héros.

LXXIII. On peut juger encore aujourd'hui du peu de dépenses qu'il fît en meubles et en objets à son usage particulier ; les lits et les tables qui nous restent ne seraient pas, pour la plupart, au niveau du luxe des particuliers. Il ne couchait que sur un lit fort bas et recouvert simplement. Ses vêtemens étaient presque tous faits chez lui, par sa soeur ou par sa femme, par sa fille ou par ses petites-filles; il n'affectait ni de resserrer sa toge, ni de la porter trop relâchée. Il en était de même de son laticlave. Il avait des chaussures un peu hautes, afin de paraître plus grand. Jamais il ne manquait de tenir dans sa chambre à coucher les habits et les chaussures avec
lesquels il avait coutume de paraître au forum, pour être prêt dans les cas imprévus.

LXXIV. Il donnait souvent des repas; mais ils étaient toujours réguliers, et l'on avait grand soin de distinguer les rangs et les hommes. Valerius Messala nous apprend que jamais aucun affranchi ne fut invité à ses soupers, excepté Menas, qui préalablement avait été mis en état de liberté pleine et entière pour avoir livré la flotte de Sextus Pompée. Auguste lui-même nous apprend qu'un jour il invita un autre affranchi, à la campagne duquel il se trouvait, et qui avait été l'un de ses gardes. Quelquefois il se mettait à table plus tard que les autres, et s'en allait plus tôt : les convives commençaient à souper avant qu'il s'assît, et restaient à leur place après son départ. Il ne donnait à souper que trois mets, ou six dans les grandes occasions; mais plus le repas était modeste, plus il y mettait d'aménité. Il invitait à prendre part à la conversation générale ceux qui se taisaient ou s'entretenaient à voix basse; quelquefois il faisait venir des musiciens et des histrions, ou les danseurs du cirque, et plus souvent il y appelait des déclamateurs qui y discutaient ridiculement sur des sujets de vertu.

LXXV. Il célébrait avec une grande magnificence les fêtes et les jours solennels, et quelquefois il ne faisait qu'en plaisanter. Aux Saturnales, ou dans toute autre occasion, on le voyait, selon qu'il lui plaisait, distribuer des dons : tantôt c'étaient des habits, de l'or, de l'argent, tantôt c'étaient des monnaies de toute espèce; il y en avait aussi d'anciennes du règne des rois, ou d'étrangères. Parfois l'on ne donnait que des étoffes en poil de chèvre, des éponges, des cuillers à pot, des pinces et d'autres objets de ce genre, en y mettant des inscriptions obscures ou à double sens. Dans les repas, il faisait tirer au sort pour des choses du prix le plus inégai, ou bien il vendait des tableaux dont on ne montrait que l'envers, et l'événement toujours incertain trompait ou remplissait l'attente des acheteurs. Il se faisait à chaque lit une licitation, et l'on se communiquait sa bonne ou sa mauvaise fortune.

LXXVI. Auguste mangeait peu (je ne veux pas omettre ces détails) et se contentait d'alimens communs. Ce qu'il aimait le mieux, c'était du pain de ménage, de petits poissons, des fromages faits à la main et des figues fraîches de l'espèce du figuier qui produit deux fois l'année. Il mangeait souvent avant l'heure du repas, quand son estomac l'en avertissait, et sans s'inquiéter du temps ni du lieu. Il dit dans ses lettres : «Nous avons mangé dans notre voiture du pain et des dattes; » et ailleurs: « En revenant de la basilique à ma maison, j'ai mangé une once de pain avec quelques grains de raisins sèches. » Une autre fois il écrit : «Mon cher Tibère, il n'est pas de Juif qui observe mieux le jeûne un jour de sabbat que je ne l'ai fait aujourd'hui, car je n'ai mangé que deux bouchées dans mon bain, après la première heure de la nuit, et avant de me faire parfumer.» D'après cette méthode singulière, il lui arrivait parfois de souper seul avant le repas, ou d'attendre qu'il fût fini sans rien toucher pendant qu'on était à table.

LXXVII. De sa nature, il était tout aussi sobre de vin. Cornélius Nepos l'apporte que dans son camp devant Modène il ne buvait pas plus de trois fois à son souper. Dans la suite, et lors même qu'il s'excitait le plus, il ne dépassait pas trois bouteilles, ou bien, s'il allait plus loin, il était obligé de rendre. Le vin de Rétie est celui qu'il préférait; mais il était rare qu'il en bût dans la journée. Au lieu de boisson, il prenait du pain trempé dans de l'eau fraîche, ou un morceau de concombre, ou un pied de laitue, ou bien un fruit acide et vineux.

LXXVIII. Après son repas de midi, il prenait tout habillé et tout chaussé un léger repos en étendant ses jambes et se couvrant la figure de ses mains. De son souper, il se rendait à son lit de travail, où il restait fort avant dans la nuit jusqu'à ce qu'il eût achevé tout, ou du moins la plus grande partie de ce qui restait des affaires du jour. Ensuite il allait se coucher, et le plus souvent ne dormait que sept heures, encore ne dormait-il pas d'un trait, car dans cet espace de temps il se réveillait trois ou quatre fois. Et, comme il arrivait souvent qu'il ne pouvait pas retrouver le sommeil, il faisait venir des lecteurs ou des conteurs; puis, quand il s'était rendormi, il prolongeait sa nuit au delà de l'aurore. Jamais il ne veilla dans les ténèbres qu'il n'eût quelqu'un près de lui. Il n'aimait point à être éveillé matin, et quand un devoir ou un sacrifice l'obligeaient à se lever de bonne heure, il avait soin, pour en être moins incommodé, de se tenir à proximité, dans la demeure de quelqu'un des siens. Souvent encore, malgré cette précaution, le besoin de sommeil s'emparait de lui pendant qu'on le portait dans les rues, et, s'il y avait quelque retard dans la marche, il dormait.

LXXIX. Il était d'un bel extérieur, et conserva cet avantage à tous les âges, quoiqu'il négligeât entièrement toute espèce d'art, et qu'il fût peu soucieux du soin de sa chevelure; au point que souvent il occupait à la hâte plusieurs coiffeurs à la fois, et que, tantôt il se faisait couper la barbe, tantôt la faisait raser, ce qui ne l'empêchait pas de lire ou d'écrire quelque chose en même temps. Soit qu'il parlât, soit qu'il se tût, son visage était tranquille et serein. Un Gaulois, des premières familles de sa nation, avoua un jour parmi les siens que son aspect l'avait retenu, et qu'il avait fléchi dans l'exécution de son projet, qui était de pousser Auguste dans un précipice, en l'abordant au passage des Alpes, comme pour s'entretenir avec lui. Il avait l'oeil vif et brillant, et il voulait que l'on crût que son regard avait quelque chose de la puissance divine ; aussi voyait-il avec plaisir, en regardant fixement quelqu'un, que l'on baissât les yeux comme pour éviter l'éclat du soleil ; mais, dans sa vieillesse, sa vue s'affaiblit de l'oeil gauche. Auguste avait peu de dents, elles étaient petites et couvertes de tartre; sa chevelure était légèrement bouclée et de couleur jaunâtre; ses sourcils se rejoignaient; ses oreilles étaient de moyenne grandeur; il avait le nez élevé à la partie supérieure, pointu vers le bas, son teint tenait le milieu entre le brun et le blanc. Sa taille était petite (cependant l'affranchi Marathus, dans ses mémoires, lui donne cinq pieds et trois quarts) ; mais ses membres étaient si bien faits, si bien proportionnés, qu'on ne s'apercevait de ce qui manquait à sa stature que quand une personne plus grande se mettait à côté de lui.

LXXX. On dit qu'il avait le corps couvert de taches et qu'il avait sur le ventre et sur la poitrine des marques de naissance qui, pour le nombre et la disposition, rappelaient la grande Ourse; les démangeaisons et l'usage fréquent d'une brosse rude l'avaient couvert de durillons. Il lui était survenu des espèces de dartres. Il avait peu de force dans la hanche, la cuisse et la jambe gauches, et souvent il boitait de ce côté; mais il savait remédier à cette incommodité au moyen de bandages et de ligatures. Quelquefois il ressentait une telle faiblesse au doigt indicateur de la main droite, que quand le froid le roidissait et le recourbait, il pouvait à peine s'en servir pour écrire en l'entourant d'un anneau de corne. Il se plaignait aussi de douleurs de vessie, qui ne s'apaisaient que quand il avait rendu de petits cailloux en urinant.

LXXXI. Dans le cours de sa vie, il a fait des maladies graves et dangereuses, et surtout après avoir soumis les Cantabres ; un flux d'humeurs lui attaquant le foie, il désespérait de sa vie, lorsque par le conseil d'Antonius Musa, il s'abandonna à un genre de médecine contraire à la méthode suivie, et douteux dans ses résultats; au lieu des remèdes chauds, qui n'avaient rien produit, il eut recours aux fomentations froides. Auguste était attaqué aussi de maladies annuelles; sa santé languissait presque toujours vers l'époque de sa naissance, il avait le diaphragme gonflé au commencement du printemps, et des rhumes de cerveau quand le vent soufflait du midi. Aussi son corps affaibli ne souffrait-il aisément ni le froid, ni le chaud.

LXXXII. En hiver, revêtu de quatre tuniques recouvertes d'une toge d'étoffe bien fournie, auxquels il ajoutait une chemise et. un gilet de laine. il portait encore des culottes et des bas. En été, il couchait les portes de sa chambre ouvertes, ou dans un péristyle d'où l'eau jaillissait, et que rafraîchissait aussi un esclave chargé de l'éventer. Ne pouvant pas même supporter le soleil d'hiver, il ne se promenait en plein air et même chez lui que couvert d'un chapeau à grands bords. Il voyageait en litière et presque toujours la nuit, marchant lentement et ne faisant que de courts trajets : ainsi il mettait deux jours pour atteindre Preneste ou Tibur. Quand il était possible de faire le chemin par mer, il aimait mieux naviguer. Il avait le plus grand soin de sa faible sauté, surtout il se baignait rarement. Il se parfumait plus souvent, il transpirait au feu, ensuite il répandait sur lui de l'eau tiède ou chauffée à l'ardeur du soleil. Toutes les fois que ses nerfs exigeaient l'usage de bains de mer ou des eaux thermales d'Albula, il se contentait de s'asseoir sur une pièce de bois, que d'un mot espagnol il appelait dureta, et il plongeait alternativement ses pieds et ses mains dans l'eau.

LXXXIII. Immédiatement après les guerres civiles, il cessa de pratiquer au Champ-de-Mars les exercices du cheval et des armes. D'abord il les remplaça par le jeu de paume et le ballon ; mais bientôt il se borna à des promenades à cheval ou à pied, qu'il terminait en courant ou en sautant, couvert alors d'un léger vêtement de toile ou d'une couverture. Tantôt, pour se reposer l'esprit, il péchait à l'hameçon, tantôt il jouait aux osselets et aux noix avec de jeunes enfans d'un babil et d'une figure aimable; il les faisait chercher de tous côtés, et préférait surtout les Maures et les Syriens. Il avait horreur des nains et des enfans contrefaits, qu'il regardait comme des caprices de la nature, et comme étant d'ailleurs de mauvais augure.

LXXXIV. Dès son premier âge, il s'appliqua avec ardeur à l'étude de l'éloquence et des beaux arts; on dit que, pendant les guerres de Modène, et malgré le nombre e tl'importance des affaires qui l'accablaient, il trouvait encore chaque jour quelques momens à consacrer à la lecture, à l'écriture ou à la déclamation. Jamais dans la suite il ne parla soit au sénat, soit au peuple, soit à ses soldats, sans avoir préparé et composé son discours, quoiqu'il ne fût pas dépourvu du talent d'improviser; et de peur de mettre. sa mémoire en défaut, et de perdre du temps à apprendre par coeur, il adopta la méthode de tout lire. Il rédigeait d'avance jusqu'à ses conversations particulières, même celles qu'il devait avoir avec Livie quand elles roulaient sur des sujets importans, et il parlait d'après ses notes, craignant que l'improvisation ne lui fît dire trop ou trop peu. Il avait une voix douce, d'un timbre qui n'appartenait qu'à lui, et prenait assidûment des leçons d'un accompagnateur. Quelquefois; lorsqu'il avait mal à la gorge, il haranguait le peuple par l'intermédiaire d'un héraut.

LXXXV. Il écrivit en prose beaucoup d'ouvrages, et de plusieurs genres, et il en lut quelques-uns dans le cercle de ses amis, qui lui tenaient lieu de public : telles sont les Réponses à Brûtus concernant Caton, dont il fit achever la lecture par Tibère, après s'être fatigué à en lire lui-même une grande partie, à une époque où déjà il était vieux. Telles sont encore les Exhortations à la philosophie, et quelques mémoires sur sa vie, qu'il raconta en treize livres jusqu'à la guerre contre les Cantabres; il n'alla jamais plus loin. Il traita sommairement de l'art poétique. On a de lui un livré en vers hexamètres, dont le sujet est, ainsi que le titre, la Sicile, Il y en a un autre tout aussi court, composé d'épigrammes, dont il s'occupait surtout au bain. Auguste avait commencé avec beaucoup d'ardeur à composer une tragédie ; mais ce style ne lui réussissant point, il la détruisit. Ses amis lui demandèrent un jour ce que faisait Ajax, il répondit : «Mon Ajax s'est précipité sur une éponge. »

LXXXVI. Auguste s'était attaché à un genre de diction élégant et tempéré; il évitait le vain fatras des sentences et l'indigeste amas d'expressions, ou, pour parler comme lui, la mauvaise odeur des tenues surannés. Son principal soin était de clairement exprimer sa pensée; afin d'y parvenir et de ne point suspendre ou embarrasser l'attention du lecteur ou de l'auditeur, il ne se faisait aucun scrupule de charger ses verbes de prépositions, ni de répéter fréquemment les conjonctions, dont l'absence, quoiqu'elle donne plus de grâce au style, y jette quelque peu d'obscurité. Il avait une égale aversion pour ceux qui forgent des locutions à tort et à travers, et. pour ceux qui ne veulent que du vieux langage; il les regardait comme péchant par des défauts opposés; surtout il se moquait de Mécène, dont il ne cesse de railler et de contrefaire les tresses parfumées, c'est-à-dire les phrases prétentieuses. Il n'épargne pas davantage Tibère, qui ambitionnait les locutions tombées en désuétude et énigmatiques. Il traite d'insensé M. Antoine, qui écrivait plutôt pour se faire admirer que pour se faire comprendre. Puis il ajoute, pour indiquer son mauvais goût et son inconstance dans le choix du genre d'éloquence:
« Vous doutez s'il faut imiter Cimber Annius, ou Veranius Flaccus ? vous ne savez si vous vous servirez des mots que Crispus Salluste a tirés des Origines de Caton, ou bien s'il convient de transporter dans notre langue la verbeuse volubilité et les vaines sentences des orateurs de l'Orient?» Dans une autre lettre, il loue l'esprit de sa petite-fille Agrippine, et lui dit : «Surtout il faut prendre garde à ne point parler, à ne point écrire d'une manière difficile à saisir.»

LXXXVII. On voit par ses lettres autographes, que dans le discours familier il se servait de plusieurs locutions remarquables. Ainsi, voulant dire de quelques individus qu'ils ne paieraient jamais, il dit «qu'ils paieraient aux calendes grecques. » Pour engager à supporter les circonstances présentes, il dit : « Il faut nous contenter de ce Caton-là ». Pour exprimer la rapidité avec laquelle une chose s'est faite, il dit : «Plus promptemeut que les asperges ne se cuisent.» Il lui arrive souvent, pour désigner un fou, de dire baceolus, ou pour marquer la couleur brune, de se servir de pulleiaceus au lieu de pullus. Il met vacerrosus pour cerritus, insensé. Il ne dit point je me porte mal, mais je me porte vaporeusement. Pour exprimer l'état de langueur, on dit communément lachanizare, il se servait du mot betizare. Il disait simus pour sumus ; et au génitif singulier, il mettait toujours domos pour domus; afin qu'on ne crût pas que c'était une faute et non une habitude, il n'écrivait jamais autrement ces deux mots. J'ai remarqué, surtout dans ce que nous avons de sa main, qu'il ne divisait pas les mots, et ne rejetait pas à la ligne suivante les lettres qui n'avaient pas trouvé de place, mais les mettait sous le mot, en les entourant d'un trait.

- Il faut nous contenter de ce Caton-là. Catone ne veut pas dire prenons Caton tel qu'il est; au contraire cela signifie : « Comme nous n'avons plus Caton, il faut nous contenter des hommes d'à-présent. » Cette locution a pu passer aux choses qu'il faut aussi prendre telles qu'elles sont. Le nom de Caton était devenu proverbe, ainsi que nous l'apprend Valère- Maxime, liv. 11, 10, 8.

LXXXVIII. Il ne s'attachait pas beaucoup à suivre l'orthographe selon les principes et les règles tracées par les grammairiens, il paraît avoir été plutôt de l'avis de ceux qui pensent qu'il faut écrire comme on parle. Quant à ce qui concerne les lettres ou les syllabes qu'il omet quelquefois ou qu'il intervertit, c'est une chose qui peut arriver à tout le monde, je n'en parlerais même pas si je n'avais sujet de m'étonner que quelques auteurs aient dit qu'Auguste fit remplacer le lieutenant d'un consul sous prétexte qu'il était mal élevé et ignorant, et parce qu'il avait écrit ixi pour ipsi. Quand il écrivait en chiffres, il employait le b pour a, le c pour le b, et ainsi de suite pour les autres lettres. Quant à x, il le désignait par deux a.

LXXXIX. Il ne s'appliquait pas avec moins d'ardeur aux études grecques dans lesquelles il se distingua beaucoup. Son maître fut Apollodore de Pergame, qui était déjà fort âgé lorsque le jeune Octave l'emmena avec lui de Rome à Apollonie. Dans la suite, il s'enrichit de connaissances fort variées par la société du philosophe Arcus, et de ses fils Denys et Nicanor. Cependant, il n'alla point jusqu'à parler couramment grec, et il ne hasardait aucune composition dans cette langue. Quand la circonstance l'exigeait, il écrivait en latin, et le donnait à traduire à un autre. Il n'était pas étranger à la poésie, et prenait surtout plaisir à la vieille comédie, dont il faisait souvent représenter les pièces à ses spectacles. En ouvrant les auteurs des deux nations, il ne recherchait rien tant que les préceptes et les exemples utiles à la vie publique ou privée. Il avait coutume de les copier mot à mot, et de les envoyer soit à ses intendans domestiques, soit aux chefs des armées et des provinces, soit enfin aux magistrats de Rome, selon qu'ils lui paraissaient avoir besoin de conseils ou d'avertissement. Il y a des livres qu'il lut en entier au sénat, ou qu'il fit connaître au peuple par des édits, tels que les discours de Metellus sur la Propagation, et ceux de Rutilius sur l'ordonnance des bâiimens. Son but était de persuader par là qu'il n'était pas le premier à s'occuper de ces objets, mais que les anciens déjà les avait pris à coeur. Il protégea tous les hommes de génie de son siècle : il écoutait avec bonté et patience toutes les lectures, non-seulement les vers et les histoires, mais encore les discours et les dialogues. Toutefois il s'offensait quand on le prenait pour sujet de composition, à moins que ce ne fussent les meilleurs auteurs, et que le style ne fût grave. Il recommandait aux préteurs de ne point souffrir que son nom perdît de son éclat dans des luttes littéraires.

XC. Voici ce qu'on nous rapporte de ses superstitions : le tonnerre et les éclairs le glaçaient d'effroi, et, pour s'en préserver, il portait; toujours une peau de veau marin. Dès qu'il était possible de prévoir une tempête, il se retirait dans un lieu bas et voûté, se souvenant
du danger qu'il avait couru autrefois par le feu d'un éclair, ainsi que nous l'avons raconté plus haut.

XCI. Il ne négligeait ce qui le regardait ni dans ses propres songes, ni dans ceux d'autrui. A la bataille de Philippes, il avait résolu de ne point quitter sa tente à cause du mauvais état de sa santé ; il en sortit cependant sur la foi du rêve d'un de ses amis, et bien lui
en prit; car son camp ayant été forcé, les ennemis se jetèrent en foule sur sa litière, la percèrent et la mirent en pièces comme s'il y eût été. Au printemps, il avait beaucoup de songes ; ils étaient effrayans, mais vagues et sans conséquence. Le reste de l'année, il rêvait plus rarement, mais ses songes étaient moins chimériques. Dans le temps où il fréquentait assiduement le temple dédié à Jupiter Tonnant au Capitale, il rêva que Jupiter Capitolin se plaignait qu'on entraînât loin de lui ses adorateurs, et qu'il lui répondait ne lui avoir donné le Jupiter Tonnant que comme un portier. En effet, il entoura bientôt de sonnettes les combles de l'édifice, comme il y en avait à peu près à toutes les portes. Ce fut aussi en conséquence d'une vision nocturne qu'à certain jour de chaque année, il allait au milieu du peuple mendiant des pièces de monnaie, et tendant le creux de sa main vers celui qui lui donnait des as.

XCII. Il ajoutait une foi entière aux auspices et aux présages. Si le matin on lui présentait, mal son soulier, si on lui mettait le gauche pour le droit, c'était mauvais signe. Se disposait-il à un voyage de long cours, soit par terre, soit par mer, s'il arrivait de la rosée, le présage était bon, et annonçait un retour prompt et heureux. Il était surtout ému par les prodiges. Il transplanta dans la cour des gouttières, auprès des Pénates, un palmier qui avait poussé entre deux pierres devant sa maison, et il eut grand soin de cet arbre. Lorsqu'il vint à Caprée, il ressentit une telle satisfaction de ce qu'à son arrivée un vieux chêne, dont les branches pendaient
languissantes sur la terre, lui parut se ranimer, qu'il fit un échange avec la république de Naples, en lui donnant Enarie pour cette île. Outre cela, il avait pour certains jours des superstitions particulières : il ne se mettait jamais en route le lendemain des marchés,
jamais il ne commençait rien d'important le jour des nones. En cela, disait-il dans une lettre à Tibère, il ne voulait éviter que la mauvaise influence du nom.

XCIII. Quant aux cérémonies religieuses étrangères, autant il révérait celles qui sont anciennes et prescrites, autant il méprisait les autres. Initié aux mystères d'Athènes autrefois, il eut, un jour qu'il siégeait à Rome, à prononcer sur les privilèges des prêtres de la Cérès Attique, et comme l'on avançait certaines choses qui devaient rester secrètes, il renvoya ses assesseurs et la foule des assistans, et entendit seul discuter l'affaire. D'un autre côté, dans son voyage d'Egypte il ne se détourn pas même pour voir le boeuf Apis, et il donna des louanges à son petit-fils Caïus, de ce qu'en traversant la Judée il s'était abstenu de toute espèce d'hommage religieux à Jérusalem.

XCIV. Puisque nous en sommes sur ce sujet, il ne sera pas inutile de rapporter les présages qui précédèrent sa naissance, et ceux qui l'accompagnèrent ou la suivirent; ils suffisaient déjà pour faire connaître sa grandeur future et son immuable félicité. Dans une haute antiquité, une portion de la muraille de Velétri ayant été frappée de la foudre, l'oracle répondit qu'un citoyen de cette ville parviendrait un jour au souverain pouvoir. Pleins de confiance dans cette réponse, les habitans de Velétri entreprirent sur-le-champ la guerre contre les Romains; ils la recommencèrent plusieurs fois dans la suite, et la poussèrent même jusqu'au point de se perdre. Ce ne fut que long-temps après que les effets prouvèrent que l'oracle avait en vue la puissance d'Auguste. Julius Marathus rapporte que peu de mois avant sa naissance un prodige annonça publiquement à Rome que la nature était en travail d'un maître pour le peuple romain, et que le sénat effrayé avait défendu d'élever les enfans nés dans l'année, mais que ceux dont les femmes étaient enceintes se trouvant intéressés à la prédiction, avaient si bien fait que le sénatus-consulte n'avait point été porté aux archives. Je, lis dans les traités d'Asclépiade Mendès sur les choses divines, qu'Atia étant venue au milieu de la nuit dans le temple d'Apollon pour y faire un sacrifice solennel, fit poser sa litière et s'endormit, pendant que les autres matrones s'en retournaient ; que tout à coup un serpent se glissa vers elle, et peu après se retira ; qu'elle se réveilla et se purifia comme si elle sortait des bras de son mari; qu'enfin une tache qui parut sur son corps imitait l'image d'un serpent, et n'en put être effacée, si bien qu'Atia s'abstint à jamais des bains publics. Auguste naquit dans le dixième mois, et, pour cette raison, il fut regardé comme le fils d'Apollon. Atia rêva, avant d'accoucher, que ses entrailles s'élevaient vers les astres, s'étendaient sur tout le ciel et couvraient toute la terre. Octavius, père d'Auguste, rêva aussi qu'un rayon du soleil sortait du sein de sa femme. C'est une chose connue que le jour de la naissance d'Auguste, Octavius vint tard dans le sénat, où l'on délibérait sur la conspiration de Catilina ; P. Nigidius ayant appris la cause de ce retard, et s'étant informé de l'heure de l'accouchement, déclara qu'il était né un maître à la terre. Dans la suite, Octavius, conduisant son armée à travers les lieux les plus retirés de la Thrace, consulta Racchus sur son fils, en faisant, dans le bois sacré de ce dieu, les cérémonies des barbares, et les prêtres lui assurèrent la même chose. Le vin étant répandu sur l'autel, il s'en éleva une si grande flamme, que, dépassant les combles du temple, elle fut portée jusqu'au ciel. Or, ce prodige n'était arrivé jusque-là que pour Alexandre-le-Grand, qui avait sacrifié sur les mêmes autels. Dans la nuit suivante, Octavius crut voir son fils plus grand que ne le sont les hommes, muni de la foudre et d'un sceptre, revêtu des insignes de Jupiter, la tête ornée d'une couronne rayonnante, et traîné dans un char couvert de lauriers par douze chevaux d'une éclatante blancheur. Selon ce qui a été écrit par C. Drusus, Auguste,encore enfant, fut un soir déposé dans ses langes par sa nourrice : c'était au rez-dechaussée; le lendemain on ne l'y vit plus : après l'avoir cherché longtemps, on finit par le trouver sur une tour fort élevée, le visage tourné vers le soleil levant. Dès qu'il commença à parler, il ordonna le silence à des grenouilles qui coassaient à la campagne de ses aïeux, et depuis lors, dit-on, les grenouilles ne s'y font plus entendre. Un jour qu'il mangeait dans un bosquet près du quatrième miliaire de la route de Campanie, un aigle lui enleva brusquement le pain qu'il tenait à la main, et s'étant envolé dans les airs à une prodigieuse hauteur, il redescendit tout doucement et lui rendit son pain. Après la dédicace du Capitule, Q. Catulus eut des visions pendant deux nuits de suite. Voici son premier songe : le grand Jupiter s'empara d'un enfant parmi beaucoup d'autres qui jouaient autour de son autel, et plaça dans son sein l'emblème de la république, qu'il tenait à la main. Dans la seconde nuit, Catulus vit encore le même enfant sur les genoux de Jupiter Capitolin, et, comme, il voulait l'en ôler, ce dieu l'avertit de n'en rien faire, en lui indiquant qu'on l'élevait pour la sûreté de la république. Le lendemain, il ne vit pas sans étonnement Auguste qu'il rencontra, et que d'ailleurs il ne connaissait pas, et il dit qu'il était tout-à-fait semblable au jeune enfant qui avait fait le sujet de son rêve. D'autres racontent diversement le premier songe de Catulus selon leur version, plusieurs enfans demandant un tuteur à Jupiter, il leur en aurait désigné un auquel ils devaient soumettre toutes leurs demandes : ensuite Jupiter aurait porté à sa bouche ses doigts baisés par l'enfant. M. Cicéron accompagnent César au Capitole, racontait à ses amis son rêve de la nuit précédente; il avait vu un jeune garçon, d'un visage noble, descendre du ciel au bout d'une chaîne d'or, et se poser devant les portes du Capitole, où Jupiter lui avait remis un fouet : puis, apercevant tout, à coup Auguste qui était inconnu à presque tous les assistans, et que César avait pris avec lui pour ce sacrifice, Cicéron affirma que c'était celui dont il avait vu l'image pendant son sommeil. Lorsqu'Auguste prit la toge virile, sa tunique laticlave s'étant décousue des deux côtés, tomba à ses pieds. Quelques personnes prétendirent que cela ne signifiait autre chose, sinon que l'ordre dont ce vêtement est la marque distinctive lui serait un jour soumis. Jules César choisissant près de Munda un lieu pour son camp, fit couper un bois; il s'y trouva un palmier qu'il ordonna de respecter comme présage de la victoire. Le rejeton qui naquit de ce palmier prit un tel accroissement en peu de jours, qu'il égala non seulement celui qui lui avait donné naissance, mais encore le couvrît; des colombes s'y réfugièrent et y établirent leurs nids, quoique cette espèce d'oiseaux évite surtout les feuilles âpres et dures. Ce fut principalement ce prodige, dit-on, qui détermina César à ne vouloir de successeur que le petit-fils de sa soeur. Dans sa retraite d'Apollonie, Auguste, accompagné d'Agrippa, était monté à l'observatoire du mathématicien Théogène. Celui-ci prédit à Agrippa, qui le consulta le premier, une suite de prospérités étonnantes et presque incroyables; Auguste alors se refusa avec persévérance à faire connaître les circonstances de sa naissance, craignant et rougissant à la fois d'entendre de moins favorablés prédictions. Cependant, lorsqu'après beaucoup de prières, il les eut articulées avec hésitation, Théogèue se leva précipitamment et se jeta à ses pieds, Auguste prit bientôt une telle confiance en sa destinée, qu'il ne craignit pas de publier son thème agronomique, et qu'il fit frapper une médaille d'argent portant l'empreinte du Capricorne sous lequel il était né.

XCV. Après le meurtre de César, et lorsqu'à sou retour d'Apollonie Auguste entra dans Rome, on vit tout à coup, par un ciel pur et serein, un cercle semblable à l'arc-en-ciel entourer le disque du soleil, et la foudre frapper sur-le-champ le monument de Julie, fille de César. En prenant possession de son premier consulat, Auguste consulta les augures, et douze vautours lui apparurent comme à Romulus; tandis qu'il immolait des victimes, tous les foies se découvrirent jusqu'à la moindre fibre, et nul de ceux qui s'y connaissaient ne douta que ce ne fût le présage d'heureuses et de grandes destinées.

XCVI. Il pressentit l'issue de toutes les guerres. Les armées des triumvirs ayant été réunies à Bologne, un aigle posé sur sa tente s'élança sur deux corbeaux qui le harcelaient, et les précipita par terre. Toute l'armée en conclut que la discorde diviserait un jour les triumvirs, comme cela arriva en effet, et d'avance on prévit le résultat de leur querelle. Avant la bataille de Philîppes, un Thessalien annonça la victoire qu'on allait remporter, sur la foi de César, dont l'image lui était apparue dans un chemin détourné. Auprès de Pérouse, le sacrifice ne réussissant pas, Auguste avait ordonné d'augmenter le nombre des victimes ; mais les ennemis, dans une irruption subite, enlevèrent tout l'appareil du sacrifice. Ce fut alors une chose reconnue parmi les aruspices que les périls et les malheurs annoncés au sacrificateur retomberaient sur ceux qui avaient les entrailles des victimes, et l'événement justifia la prédiction. La veille du jour où Auguste engagea le combat naval sur les côtes de Sicile, il se promenait sur le rivage; un poisson s'élança du sein de la mer, et vint tomber à ses pieds. Au moment où il descendait vers sa flotte pour aller prendre position à la bataille d'Actium, il rencontra un petit âne avec son conducteur; l'homme s'appelait Eutychus (heureux), l'âne Nicon (vainqueur). Auguste fit élever une statue à l'un et à l'autre dans le temple édifié sur l'emplacement de son camp.

XCVII. L'on put prévoir aussi par les prodiges les plus évidens, et sa mort dont je parlerai plus bas, et son apothéose. Tandis que dans le Champ-de-Mars il s'acquittait des cérémonies qui accompagnent la fin d'un lustre en présence d'une grande foule de peuple, un aigle vola plusieurs fois autour de lui, et, passant ensuite au temple voisin, s'assit au dessus de la première lettre du nom d'Agrippa. Auguste l'ayant vu, chargea son collègue Tibère de prononcer les voeux que l'on a coutume de faire pour le lustre suivant. Quant à lui, quoique déjà les formules fussent écrites et prêtes, il refusa de commencer ce qu'il ne pourrait accomplir. Vers le même temps, la première lettre de son nom fut détruite par le feu du ciel dans l'inscription de sa statue. L'oracle répondit qu'il ne vivrait plus que cent jours, indiqués par la lettre C, et qu'il serait placé parmi les dieux, parce qu'en langue étrusque AESAR (c'est ce qui restait de son nom) signifie Dieu. Il se disposait à envoyer Tibère en Illyrie, et voulait l'accompagner jusqu'à Bénévcnt; mais voyant que des importuns le retenaient en lui soumettant procès sur procès, il s'écria (et cela même fut rangé parmi les présages) que quand tous se réuniraient pour l'arrêter, il ne demeurerait pas plus longtemps à Rome. Ayant donc commencé son voyage, il se rendit d'abord à Astura, d'où il repartit de nuit, contre sa coutume, pour saisir l'occasion d'un vent favorable : un cours de ventre occasiona sa maladie.

XCVIII. Il n'en parcourut pas moins la Campanie et les îles voisines, et demeura quatre jours à Caprée, où il se livra aux douceurs du repos et d'une douce familiarité. Comme il naviguait devant le golfe de Pouzzoles, des passagers et des matelots d'un navire d'Alexandrie, qui venait d'arriver, se présentèrent vêtus de robes blanches et couronnés de fleurs, en brûlant de l'encens, et en le comblant de voeux et de louanges ; ils s'écriaient : « C'est par lui que nous vivons, par lui que nous naviguons, que nous jouissons de notre liberté, de nos biens. » Cela mit Auguste de si bonne humeur, qu'il donna à chacun des siens quarante pièces d'or, leur faisant promettre sous serment que cet or n'aurait d'autre destination que l'achat de marchandises d'Alexandrie. Il employa aussi les jours suivans à distribuer divers petits présens, et de plus des toges et des manteaux, sous la condition que les Romains parleraient et se vêtiraient comme des Grecs, et que les Grecs imiteraient les Romains. Les exercices de jeunes adolescens, qui, d'après une ancienne institution, se trouvaient en assez grand nombre à Caprée, fixèrent particulièrement son attention. Il leur fit aussi donner un repas en sa présence, permettant, exigeant même qu'ils se livrassent à la gaîté, en mettantau pillage les fruits, les mets, et les choses destinées à être envoyées. Enfin il donna carrière à tout l'enjouement de son caractère. Il nommait knpceyono-Xiv ou ville de l'oisiveté l'île voisine de Caprée, faisant allusion aux douceurs de la vie qu'y goûtaient ceux de sa suite qui s'y étaient retirés. Il appelait aussi K-Tiat^v ou fondateur, Masgaba, l'un de ses favoris. Il y avait un an que ce Masgaba était mort; Auguste, voyant de sa salle à manger une foule immense se porter avec des flambeaux vers sa tombe, prononça ce vers en l'improvisant :
Je vois du fondateur le tombeau tout en feu.
Et se tournant versThrasyllus, de la suite de Tibère, et son voisin de table, lequel ne savait pas de quoi il s'agissait, il lui demanda s'il connaissait le poète auteur de ce vers. Pendant que celui-ci hésitait à répondre, il y en ajoutait un autre :
Voyez-Vous Masgaba de flambeaux honoré?
Puis il réitéra sa question à son voisin, qui répondit que, quel qu'en fût l'auteur, ces vers étaient excellens. Auguste alors en rit beaucoup et en plaisanta longtemps. Bientôt il passa à Naples, et, quoiqu'il souffrît toujours plus ou moins de douleurs d'entrailles, il assista aux jeux quinquennaux dé gymnastique institués en son honneur, puis il partit avec Tibère pour le lieu, de sa destination; mais, au retour de ce voyage, sa maladie s'aggravant beaucoup, il fut obligé de se coucher à Nole; il y fit revenir Tibère, s'entretint longtemps avec lui, et, depuis cet instant, ne s'appliqua plus à aucune affaire sérieuse.

XCIX. A son dernier jour, il voulut savoir si son état oceasionait déjà de la rumeur au dehors ; il demanda un miroir, se fit peigner, et recommanda les moyens à prendre pour dissimuler ses joues enfoncées; puis, ayant reçu ses amis, il leur demanda s'il leur paraissait avoir bien joué le drame de la vie, et y ajouta cette finale:n" Si tout est bien, donnez vos applaudissemens à ce jeu, et tous
ensemble battez des mains avec plaisir"

Après cela, il renvoya tout le monde, questionna encore quelques personnes qui arrivaient de Rome sur la maladie de la fille de Drusus , et, tout à coup, expira au milieu des embrassemens de Livie en prononçant ces mots :
« Adieu Livie, souviens-toi de notre union, adieu. » Ainsi il obtint cette mort douce qu'il avait toujours souhaitée; car chaque fois qu'il apprenait que quelqu'un était mort promptement et sans angoisses, il demandait pour lui et pour les siens une fin pareille, ce qu'il avait coutume d'exprimer par le mot grec eyS'ccyxaiav. Il ne donna qu'un seul signe d'égarement avant de rendre le dernier soupir : frappé de terreur subite, il se plaignit d'être enlevé par quarante jeunes gens ; encore fut-ce plutôt un présage qu'une absence d'esprit, car il y eut tout autant de soldats prétoriens pour le porter au lieu où on l'exposa.

C. Il mourut dans la même chambre que son père Octavius, sous le consulat de Sextus Pompée et de Sextus Appuleius, le 19 août, à la neuvième heure du jour, en la soixante-seizième année de son âge, à laquelle il ne manquait plus que trente-cinq jours. Les décurions des municipes et des colonies portèrent son corps de Noie à Boville, et l'on marchait de nuit à cause de la chaleur de la saison. Le jour, on le déposait soit dans les basiliques des villes, soit dans le plus grand des temples. A partir de Boville, ce furent les chevaliers qui s'en emparèrent et le portèrent à Rome, où ils le déposèrent dans le vestibule de sa maison. Le sénat se montra jaloux de célébrer ses funérailles avec splendeur et d'honorer sa mémoire. Au milieu de plusieurs propositions émises à ce sujet, les uns voulaient que le cortège passât par la porte triomphale, précédé de la statue de la Victoire qui orne la salle du sénat, en faisant exécuter les chants funèbres par les fils et les filles des principaux citoyens. D'autres opinaient pour que, le jour dés funérailles, on substituât des anneaux de fér aux anneaux d'or. Quelques-uns demandaient que les prêtres des collèges supérieurs fussent chargés de recueillir ses ossemens. Un sénateur conseilla de transférer au mois de septembre, le nom de celui d'Auguste, parce qu'il était né dans ce mois et mort dans l'autre. Un autre encore proposait d'appeler siècle d'Auguste tout le temps qui s'était écoulé depuis le jour de sa naissance jusqu'à sa fin, et de l'inscrire sous ce titre dans les fastes. Cependant on mit aux honneurs qu'on lui décernait une juste mesure; il fut loué deux fois publiquement, d'abord par Tibère devant le temple de César, puis par Drusus, fils de Tibère, devant l'ancienne tribune aux harangues. Porté au Champ-de-Mars,sur les épaules des sénateurs, il y fut brûlé. Il ne manqua pas de se trouver là un homme qui avait, été préteur, et qui jura qu'il avait vu l'image d'Auguste s'élever du bûcher vers le ciel. Les premiers de l'ordre des chevaliers vinrent en tunique, sans ceinture et pieds nuds, recueillir ses restes qu'ils déposèrent dans le mausolée, monument que pendant son sixième consulat il avait élevé entre la voie Flaminienne et le Tibre, et dont il avait dès lors ouvert au public les bosquets et les promenades.

CI. Il avait fait son testament sous le consulat de L. Plancus et de C. Silius, le 3 avril, un an et quatre mois avant de mourir. Cette pièce était divisée en deux parties, dont l'une était écrite par lui-même, l'autre de la main de ses affranchis Polybe et Hilarion ; elle fut apportée par les vestales, chez lesquelles elle avait été déposée, ainsi que trois autres paquets également cachetés. Le tout fut ouvert et lu dans le sénat. Auguste instituait en première ligne Tibère pour la moitié plus un sixième; Livie pour un tiers, en leur ordonnant de porter son nom. Il appelait à leur défaut Drusus, fils de Tibère, pour un tiers, et pour le reste Germanicus et ses enfans du sexe masculin. Enfin il nommait en troisième ordre un grand nombre de ses proches et de ses amis. Il léguait au peuple romain quarante millions de sesterces, et aux tribus trois millions cinq cent mille, à chaque soldat de la garde prétorienne mille sesterces, à chacun de ceux des cohortes urbaines cinq cents, et à ceux des légions trois cents. Cette somme devait être payée sur-le-champ, car il l'avait toujours conservée dans le fisc. Il y avait encore divers legs, et quelques-uns s'élevaient jusqu'à deux millions de sesterces. Auguste donnait un an pour les payer, en s'excusant sur l'exiguïté de son patrimoine, et affirmant que ses héritiers jouiraient à peine de cent cinquante millions de sesterces, quoique, dans l'espace des vingt dernières années, il en eût reçu quatre milliards par lès testamens de ses amis; il ajoutait que toute cette somme, jointe à deux héritages paternels et à d'autres successions, avait été employée pour la république. Il défendit aussi qu'à la mort des deux Julies, sa fille et sa petite-fille, elles fussent portées dans son tombeau. Des trois paquets achetés, l'un contenait des ordres relatifs à ses funérailles; le second l'indication de celles de ses actions, qu'il voulait qu'on gravât sur des tables d'airain pour les placer devant son mausolée; enfin le troisième était un exposé de la situation de l'empire. On y voyait combien de soldats étaient sous les armes, combien d'argent il y avait au trésor, combien dlans les diverses caisses, et quelles étaient les arrérages des revenus publies. Auguste y avait aussi marqué les noms des affranchis et des esclaves à qui l'on pouvait en demander compte.

Tibère

I. La maison patricienne des Claudius (il y en eut aussi une plébéienne qui ne le lui cédait ni en puissance ni en dignité) est originaire de Regille, ville des Sabins. De là, elle vint avec une grande suite de cliens s'établir à Rome nouvellement fondée; elle y fut reçue par les pères au nombre des familles patriciennes, soit sur la proposition de Titus Tatius, le collègue de Romulus, soit, ce qui paraît mieux établi, environ six ans après l'expulsion des rois, Atta Claudius étant alors le chef de la famille. On lui donna des terres au-delà de l'Anio pour ses cliens, et un lieu de sépulture pour elle, au pied du Capitole. Dans la suite des temps, elle obtint vingt-huit fois le consulat, cinq fois la dictature, sept fois la censure, sept fois le triomphe, deux fois l'ovation. Ses membres se distinguaient entre eux par plusieurs prénoms ou surnoms; mais d'un commun consentement on repoussa celui de Lucius, deux des Claudius qui l'avaient porté ayant été convaincus, l'un de vol, l'autre de meurtre. La famille adopta aussi parmi ses surnoms celui de Néron, qui, dans la langue des Sabins, signifie brave et actif.

II. Un grand nombre de membres de cette famille s'illustrèrent par beaucoup de grandes actions et eurent aussi beaucoup de crimes à se reprocher envers la république. Pour ne rappeler que les principaux faits, Appius Coecus déconseilla l'alliance que l'on voulait condure avec Pyrrhus, comme peu salutaire à l'Etat ; Claudius Caudex fut le premier qui, traversant la mer avec une flotte, chassa les Carthaginois de la Sicile; Claudius Néron battit Asdrubal, qui venait d'Espagne avec des forces considérables, avant qu'il pût opérer sa jonction avec son frère Annibal. D'un autre côté, Claudius' Appius Regillanus, décemvir préposéà la rédaction des lois, essaya, pour assouvir ses désirs, de s'emparer violemment d'une vierge de condition libre, comme si elle était son esclave, et fut cause ainsi que les plébéiens se séparèrent de nouveau des patriciens. Claudius Drusus, après s'être fait ériger une statue surmontée d'un diadème dans le forum d'Appius, voulut occuper l'Italie au moyen de ses cliens; Claudius Pulcher, voguant près de la Sicile, fit, par mépris de la religion, jeter à la mer les poulets qui n'avaient pas voulu de nourriture pendant qu'on prenait les auspices; il dit que puisqu'ils ne voulaient pas manger, ils boiraient, et livra la bataille. Après qu'il eut été vaincu, le sénat lui ordonna de créer un dictateur; il insulta une seconde fois à l'infortune publique en désignant Glycias, son messager. Les femmes aussi donnèrent de bons et de mauvais exemples : elles étaient de la même maison, ces deux Claudia ; celle qui retira des bas-fonds du Tibre, où il était embourbé, le vaisseau qui portait la statue de la mère des dieux, et s'écria publiquement : « Si je suis chaste, que ce vaisseau me suive ; » et celle qui subit, devant le peuple, un jugement de lèse-majesté d'un nouveau genre, parce que son char s'avançant difficilement au milieu de la multitude, elle avait souhaité que son frère Pulcher revînt à la vie, et perdît une seconde fois la flotte, afin qu'il y eût moins de foule dans Rome. C'est d'ailleurs une chose généralement connue, qu'à l'exception de P. Clodius, qui, pour expulser Cicéron de la ville, se fit adopter par un plébéien et même par un plus jeune que lui, tous les Claudius furent toujours les soutiens et les défenseurs de l'aristocratie, de la dignité et de la puissance des patriciens; ils se montrèrent tellement hostiles et violens envers les plébéiens, qu'aucun ne put jamais se résoudre à paraître devant eux. en habit de suppliant, ni à les implorer, pas même sous le poids d'une accusation capitale. Au milieu des troubles et des séditions, quelques-uns frappèrent les tribuns : on vit une vestale monter dans le char de sou frère, qui triomphait sans l'ordre du peuple, et l'accompagner jusqu'au Capitole, afin qu'il ne fût pas possible aux tribuns de le lui défendre, ou de faire intervenir leur autorité.

III. C'est de cette famille que Tibère César était issu, et même des deux côtés; car son père descendait de Tiberius Néron, et sa rnère d'Appius Pulcher, qui tous deux étaient fils d'Appius Coecus. Il comptait aussi dans la famille des Livius, son aïeul maternel y étant entré par adoption. Quoique plébéienne, cette famille fut. très florissante ; elle fut honorée de huit consulats, de deux censures, de trois triomphes, d'une dictature et d'un commandement de la cavalerie ; elle fut illustrée par des hommes distingués, et surtout par Salinator etpar les Drusus. Dans sa censure, Salinator flétrit pour cause de légèreté toutes les tribus qui l'avaient créé consul une seconde fois, puis encore censeur, tandis qu'après son premier consulat on l'avait condamné à une amende. Drusus, pour avoir tué, en combattant corps à corps Drausus, le chef des ennemis, acquit ce surnom pour lui et pour sa postérité. On dit encore qu'étant propréteur dans les Gaules, il rapporta de la province l'or que l'on avait donné autrefois aux Senones lors du siège du Capitole, et qui ne leur avait point été repris par Camille, comme on l'a dit. Son arrière-petit-fils, à cause des services qu'il rendit contre les Gracques, fut appelé le patron du sénat, et laissa un fils, que le parti contraire fit périr par ses embûches, au milieu de semblables discordes, et pendant qu'il préparait l'accomplissement de divers projets.

IV. Le père de Tibère, étant questeur de C César, fut mis à la tête de la flotte, dans la guerre d'Alexandrie, et contribua beaucoup à la victoire ; aussi fut-il fait pontife à la place de P. Scipion, et chargé de conduire des colonies dans la Gaule, entre autres à Narbonne et à Arles. Après le meurtre de César, tous les sénateurs, dans la crainte de nouveaux troubles, votaient pour qu'il y eût amnistie de ce fait; pour lui, il pensa qu'il y avait lieu de faire un rapport sur les récompenses à décerner aux tyrannicides. Sa préture allait finir quand la discorde s'éleva entre les triumvirs; il suivit à Pérouse le consul L. Antoine, frère du triumvir, et retint les marques de sa dignité au delà du temps de sa charge; enfin, lorsque tous se furent rendus, il demeura seul dans son parti, et se sauva d'abord à Préneste, puis à Naples, d'où il fit vainement un appel aux esclaves en leur offrant la liberté, et s'enfuit en Sicile. Mais, indigné de n'avoir point été admis sur-le-champ devant Sextus Pompée, et de ce qu'on lui défendît l'usage des faisceaux, il passa en Achaïe, près de M. Antoine, avec lequel il revint à Rome, après la paix. Ce fut alors qu'il céda à Auguste, qui la lui demandait, sa femme Livia Drusilla; elle était enceinte, et lui avait déjà donné un fils. Il mourut peu de temps après, laissant deux enfans; Tibère et Drusus, surnommés Nérons.

V. Quelques-uns ont cru que Tibère avait vu le jour à Fondi; mais c'est sur la foi d'une conjecture assez légère, résultant de ce que son aïeule maternelle y était née, et de ce qu'en vertu d'un sénatus-consulté on y éleva une statue de la Félicité, Un grand nombre d'auteurs, et les plus dignes de foi, nous disent qu'il est né à Rome dans le Palatium, le 16 novembre, sous le second consulat de M. Emilius Lepidus et sous celui de L. Munatius Plancus, après la guerre de Philippes. Telle est la mention insérée dans lès fastes et dans les actes publics. Il ne manque pas d'auteurs, cependant, qui disent, les uns, qu'il vint au monde l'année précédente, sous les consulats de Hirtius et de Pansa; les autres, que ce fut l'année suivante, sous celui de Servilius Isauricus et d'Antoine.

VI. Il eut une enfance et une adolescence pénibles et agitées, accompagnant partout ses parens dans leur fuite. Auprès de Naples, et pendant qu'à l'approche de l'ennemi ils se dirigeaient secrètement vers un vaisseau, il faillit deux fois les trahir pas ses cris; d'abord quand on l'ôta du sein de sa nourrice, puis quand il fut enlevé des bras de sa mère par ceux qui voulaient, à raison de l'urgence dû danger, délivrer les femmes de ce fardeau. On le conduisit aussi en Sicile et en Achaïe, et il fut confié aux Lacédémoniens, parce qu'ils étaient sous la protection des Claudius. La nuit, en quittant leur pays, il courut au risque de la vie; des flammes s'élevèrent de tous côtés dans les bois, et entourèrent toute sa suite, si bien que Livie eut une partie de ses vêtemens et ses cheveux brûlés. Les présens qu'en Sicile il reçut de Pompeia, soeur de Sextus Pompée, existent encore, et l'on montre à Baies une tunique, une agrafe et des bulles d'or. Après son retour à Rome, le sénateur M. Gallius l'adopta par testament. Tibère prit possession de la succession ; mais bientôt il s'abstint de porter ce nom, parcequc Gallius avait été du parti contraire à Auguste. A neuf ans, il prononça l'éloge funèbre de son père à la tribune aux harangues. Il entrait dans l'âge de la puberté quand il accompagna le char d'Auguste lors de son triomphe d'Actium ; il montait le cheval de trait de gauche, tandis que Marcellus, fils d'Octavie, était sur celui de droite. Il présida aux jeux d'Actium; et dans les jeux troyens du Cirque, il fut, parmi les jeunes garçons, le chef de la troupe des plus grands.

VII Après avoir pris la toge virile, voici dans quelles occupations il passa sou adolescence, et tout le temps qui la suivit, jusqu'au commencement de son règne. Il donna un combat de gladiateurs pour célébrer la mémoire de son père, et un autre en l'honneur de Drusus son aïeul; ces combats furent célébrés en divers temps, en divers lieux : le premier, dans le forum; le second, dans l'Amphithéâtre. A cette occasion, il rappela quelques gladiateurs émérites, moyennant un engagement de cent mille sesterces. Il donna aussi des jeux, mais en son absence, et déploya beaucoup de magnificence, aux frais de sa mère et de son beau-père. Il épousa Agrippine, fille de M. Agrippa et petite-fille de Cécilius Atticus, chevalier romain, auquel sont adressées des lettres de Cicéron. Il en avait eu déjà de son fils Drusus, lorsqu'il fut obligé de la répudier et d'épouser sur-le-champ Julie, fille d'Auguste. Cependant: il aimait Agrippine, elle était enceinte de nouveau,et il ne s'y résigna pas sans une grande douleur, tandis que les moeurs de Julie lui déplaisaient fort. Il s'était aperçu, du vivant de son premier mari, qu'elle avait du goût pour lui, et même ce penchant avait été le sujet d'un bruit public. Après son divorce, non seulement il eut du regret d'avoir renvoyé Agrippine; mais l'ayant un jour rencontrée par hasard, ses yeux s'attachèrent tellement à elle, ils exprimèrent tant d'affliction, qu'on prit garde déviter dans la suite qu'elle ne se représentât à sa vue. D'abord il y eut entre lui et Julie de l'union et un amour mutuel; mais bientôt il s'en éloigna, et même d'une manière assez prononcée ; le gage commun de leur attachement, leur fils né à Aquilée, étant mort dans sa première enfance, Tibère alla jusqu'à coucher séparément. Il perdit son frère Drusus en Germanie, et il ramena son corps à Rome, en le précédant à pied pendant toute la route.

VIII- Ses premiers essais en fait de devoirs civils furent de défendre devant Auguste, qui jugeait, leur cause, Archélaus, les habitans de Tralles et les Thessalieus, qui tous avaient des affaires différentes. Il supplia le sénat en faveur des habitans de Laodicée, deThyatine et de Chio, qui avaient essuyé un tremblement de terre, et qui demandaient du secours. Il accusa devant des juges pour crime de haute trahison, et le fit condamner, Fannius Cépion, qui avait conspiré contre Auguste avec Varron Murena. Cependant il était alors occupé d'un double soin, il songeait aux provisions de grains, qui commençaient à manquer, et faisait la revue de tous les ateliers d'esclaves dont les maîtres avaient encouru la haine publique, parce qu'on les soupçonnait de s'emparer non seulemtîiit des voyageurs, mais encore, de ceux que la crainte du serment militaire forçait à se cacher dans ce genre de retraite.

IX. Il fit ses premières armes dans l'expédition contre les Cantabres, en qualité de tribun militaire ; puis il conduisit une armée en Orient, et rendit le royaume d'Arménie à Tigrane, auquel il imposa le diadème devant son tribunal. Il reçut aussi les enseignes que les Parthes avaient prises à M. Crassus. Après cela, il gouverna pendant un an environ la Gaule chevelue, qu'agitaient les incursions des barbares et les dissensions de ses principaux habitans. Ensuite il fit la guerre de Rétie, de Vindélicie, et celle de Germanie. Dans celle de Rétie et de Vindélicie, il soumit les peuples des Alpes : dans celle de Pannonie, les Breuces et les Dalmates; enfin, pendant celle de Germanie, il transplanta dans la Gaule quarante mille hommes qui s'étaient rendus à discrétion, et leur assigna des demeures le long des rives du Rhin. On lui décerna l'ovation à raison de ces exploits, et il fut, à ce qu'on croit, le premier qui, eu pareil cas, entra dans Rome sur un char, et revêtu des ornemens triomphaux, honneur nouveau, qui jusque-là n'avait été conféré à personne. Non seulement il obtint les magistratures avant l'âge, mais il parcourut presque sans interruption la questure, la préture, le consulat. Après un certain intervalle il fut consul pour la seconde fois, et reçut aussi la puissance tribunitienne pour cinq ans.

X. Au milieu de tant de circonstances favorables, dans la force de l'âge et de la santé, il prit subitement la résolution de se retirer, et de s'éloigner des affaires autant qu'il le pourrait. On ne sait pas bien si ce fut par dégoût de sa femme, qu'il n'osait ni accuser, ni répudier, et qu'il ne pouvait plus supporter; ou bien s'il voulait éviter qu'on ne se fatiguât de le voir assidûment, et conserver son autorité par l'absence, enfin l'accroître encore pour le cas où la république aurait besoin de lui. Quelques-uns pensent que les enfans d'Auguste étant adultes, Tibère leur abandonna volontairement la possession du second rang qu'il avait tenu jusqu'alors, comme en agit M. Agrippa, qui s'était retiré à Mytilène quand M. Marcellus fut employé aux charges publiques, afin qu'il ne parût ni se trouver sur son chemin, ni le censurer. Ce fut Tibère lui-même qui mit en avant cette raison, niais plus tard seulement: pour le moment, il prétexta la satiété des honneurs et le besoin de se reposer de ses travaux; il demanda la permission de s'en aller, et ne se rendit ni aux supplications de sa mère, ni à celles de son beau-père, qui se plaignit dans le sénat d'en être abandonné. Voyant qu'on le retenait avec obstination, ils s'abstint d'alimens pendant quatre jours. Enfin, lorsqu'on lui accorda la faculté de partir, il descendit sur-le-champ à Ostia, en laissant à Rome sa femme et son fils. Ceux qui l'accompagnaient ne purent obtenir de lui une seule parole, et, en les quittant, il u'en embrassa que quelques-uns.

XI. D'Ostie, il suivit la côte de Campanie, puis quand on lui annonça le mauvais état de la santé d'Auguste, il s'arrêta quelque peu; mais le bruit qu'il ne différait son départ que pour voir s'accomplir de plus grandes espérances, s'étant accrédité de plus en plus, il partit pour Rhodes, quoique le temps contrariât sa navigation. Tibère était charmé de l'agrément et de la salubrité de cette île, où il avait abordé à son retour d'Arménie. Il se contenta d'une maison modeste, et d'une habitation rurale, qui n'était guère plus vaste, et vécut en simple particulier, parcourant les gymnases sans licteur sans huissier, et se mettant avec les Grecs en relation de devoirs mutuels, et presque sur un pied d'égalité. Un matin, en réglant les occupations de la journée, il avait dit, par hasard, qu'il voulait visiter tout ce qu'il y avait de malades dans la ville. Ceux qui étaient près de lui l'entendirent différemment, et l'on donna ordre de porter tous les malades sous un portique public, où on les rangea par genre de maladie. Frappé de ce spectacle inattendu, Tibère hésita longtemps pour savoir ce qu'il ferait, puis il s'approcha de chacun, en faisant à tous, et même à ceux du rang le plus bas, et aux plus inconnus, des excuses de cette méprise. On n'a retenu qu'une seule circonstance où il ait paru exercer la puissance tribunitienne. Comme il assistait fréquemment aux écoles et aux conférences des professeurs, il arriva qu'un jour il intervint dans une discussion fort chaude entre des sophistes opposés ; l'un d'eux ne manqua pas de l'invectiver comme tenant pour l'opinion contraire. Tibère s'en retourna chez lui tranquillement, puis il reparut subitement avec ses huissiers, et par la voix du héraut, citant devant son tribunal l'auteur des injures qu'il avait souffertes, il ordonna de le traîner en prison. Bientôt il apprit que sa femme Julie avait été condamnée pour ses désordres et pour ses adultères, et que, de l'autorité d'Auguste, le divorce lui avait été notifié en son nom. Quoiqu'il se réjouît de cette nouvelle, il crut de son devoir d'écrire de fréquentes lettres pour apaiser le père envers la fille, et pour obtenir qu'il lui laissât ce qu'il lui avait donné, quelle qu'eût été sa conduite. Le temps de sa puissance tribunitienne étant écoulé, il avoua enfin que par sa retraite il n'avait voulu éviter que le soupçon de rivalité avec Caïus et Lucius; et comme il était désormais tranquille de ce côté, comme déjà leur âge leur assurait la possession facile de la seconde place, il demanda qu'il lui fût permis de venir renouer les liaisons qu'il regrettait; mais il ne l'obtint pas. On l'exhorta même à ne s'inquiéter nullement des siens qu'il avait quittés avec tant d'empressement.

XII. Il resta donc à Rhodes contre sa volonté, et, pour cacher la honte de ce séjour forcé, il put à peine obtenir, par l'intermédiaire de sa mère, le titre de lieutenant d'Auguste. Depuis lors il se conduisit non seulement en particulier, mais en homme suspect et craintif, se cachant dans l'intérieur de l'île, et évitant d'accueillir les hommages de ceux que leur navigation y faisait aborder, et dont il recevait jusqu'alors de fréquentes visites; car les Romains, investis d'un commandement ou d'une magistrature, ne manquaient pas de passer à Rhodes. Il lui survint encore de plus grands sujets d'inquiétude : étant venu à Samos pour y voir Caïus son beau-fils, qui commandait en Orient, il s'aperçut que les insinuations de M. Lollius, son compagnon et son gouverneur, le lui avaient aliéné. Il fut aussi soupçonné d'avoir donné des instructions très équivoques à des centurions de sa création qui revenaient de congé pour aller à l'armée, et d'avoir tenté de sonder leurs esprits sur un changement prochain. Auguste l'ayant instruit des reproches dont il était l'objet, il ne cessa de demander qu'on donnât à ses actions et à ses paroles un surveillant à quelque ordre de l'état qu'il appartînt.

XIII. Il abandonna aussi les exercices du cheval et des armes auxquels il avait coutume de se livrer, et renonçant aux vêtemens de sa patrie, il se contenta du manteau et des souliers. Il resta dans cet état environ deux ans, tous les jours plus méprisé, tous les jours plus détesté; au point que les habitans de Nîmes renversèrent ses portraits et ses statues, et que dans un repas familier, le discours étant tombé sur lui, quelqu'un proposa à Caïus de partir sur-le-champ pour Rhodes, et de lui rapporter la tête de l'exilé, car c'est ainsi qu'on l'appelait. Ce ne fut donc plus la crainte désormais, mais le danger qui le contraignit à solliciter son retour, tant par ses prières que par les plus ardentes supplications de sa mère : il l'obtint, et en cela il fut secondé aussi par le hasard. Auguste avait résolu de ne rien décider dans cette affaire que d'après la volonté de son fils aîné : celui-ci se trouvait dans ce moment fort irrité contre M. Lollius, et d'autant plus facile, d'autant plus accessible à une réconciliation avec son beau-père. Tibère fut donc rappelé du consentement de Caïus, mais sous la condition de ne prendre aucune part à l'administration de la république.

XIV. Il revint huit ans après son départ, ayant sur l'avenir les espérances, non moins grandes que certaines, que des prodiges et des prédictions lui avaient fait concevoir dès l'âge le plus tendre. Dans sa grossesse, Livie voulut savoir par divers présages si elle accoucherait d'un garçon; elle réchauffa tantôt de ses mains, tantôt de celles de ses femmes, un oeuf que l'on avait enlevé à la couvée d'une poule, et il en sortit un poussin qui portait une crête superbe. Scribonius le mathématicien promit de grandes destinées à cet enfant, disant qu'il régnerait même un jour, mais sans les insignes de la royauté; car alors la puissance des Césars était encore inconnue Au commencement de sa première expédition, Tibère conduisant son armée en Syrie, traversait la Macédoine; près de Philippes, il arriva que des flammes subites firent briller les autels consacrés par les légions victorieuses. Bientôt après, en se rendant en Ulyrie, il visita l'oracle de Géryon, auprès de Padoue; le sort l'avertit de jeter des dés d'or dans la fontaine d'Apone, pour obtenir une réponse à ses consultations : or il amena tout d'abord le nombre le plus élevé : on voit encore aujourd'hui ces dés au fond de l'eau. Peu de jours avant son rappel, un aigle s'assit sur le faîte de sa maison, et cependant on n'en avait jamais vu à Rhodes. La veille du jour où il en reçut la nouvelle, tandis qu'il changeait de vêtement, sa tunique lui parut enflammée. Ce fut alors qu'il connut surtout la science du mathématicien Thrasyllus, qu'il avait pris dans sa maison en qualité de maître de philosophie. Celui-ci, qui avait aperçu un navire, annonça qu'il apportait une nouvelle heureuse. Dans ce même moment, Tibère, qui se promenait avec lui, venait de se décider à le précipiter à la mer, parce que les évènemens contrariaient toujours ses prédictions, et qu'il se repentait de l'avoir légèrement initié à ses secrets sur la foi d'une science mensongère.

XV. De retour à Rome, il fit débuter son fils Drusus dans le forum, et sur-le-champ quitta les Carènes et la maison de Pompée, pour demeurer aux Esquilies, dans les jardins de Mécène. Là, il se livra entièrement au repos, remplissant parfois les devoirs des particuliers, mais toujours étranger aux charges publiques. Caïus et Lucius étant morts dans les trois ans, il fut adopté par Auguste en même temps que leur frère M. Agrippa; après avoir été contraint toutefois d'adopter lui-même Germanicus, le fils de son frère. A dater de ce moment, on ne le vit plus agir en chef de famille; il ne retint aucune partie du droit que son adoption lui avait enlevé, et ne fit plus de donation ni d'affranchissement; il ne reçut plus d'hérédité ni de legs qu'à titre de pécule. Désormais on n'omit rien pour relever sa dignité, et surtout après qu'Agrippa eut été repoussé et éloigné par Auguste ; car il fut certain dès lors que l'espérance de sa succession retombait sur lui seul.

XVI. On lui conféra de nouveau la puissance tribunitienne pour cinq ans; puis il fut chargé de pacifier la Germanie, et les ambassadeurs des Parthes ayant accompli leur mission à Rome près d'Auguste, reçurent l'ordre d'aller le trouver aussi dans sa province. Quand on annonça la défection de l'Illyrie, Tibère y passa et se chargea du soin de cette nouvelle guerre, qui, après celles de Carthage, fut la plus terrible de toutes les guerres extérieures. Il la fit pendant trois ans, avec quinze légions et un pareil nombre de troupes alliées, au milieu de difficultés de tout genre, et malgré la disette de grains. Quoiqu'on le rappelât souvent, il continua toujours ses opérations, dans la crainte qu'un ennemi voisin et puissant ne suivît sur sa trace l'armée qui se retirerait. Aussi fut-il récompensé de sa constance : toute l'Illlyrie, qui est entre l'Italie, le royaume de Norique, laThrace et la Macédoine, depuis le Danube jusqu'au golfe Adriatique, fut soumise et réduite à l'obéissance.

XVII. Ce fut surtout l'opportunité de ce succès qui mit le comble à sa gloire; car vers le même temps Quinctilius Varus périt en Germanie avec trois légions, et personne ne doutait que les Germains vainqueurs ne se fussent joints aux Pannoniens, si, avant cet événement, l'Illyrie n'eût été domptée. Le triomphe fut décerné à Tibère, avec de nombreux et de grands honneurs. Quelques-uns même opinèrent pour qu'il fût surnommé le Pannonique, d'autres l'Invincible, d'autres encore le Pieux. Mais Auguste s'interposa dans cette affaire, il promit que Tibère se contenterait du surnom qu'il lui laisserait après sa mort. Quant à lui, il différa son triomphe, à raison de la douleur publique causée par le désastre de Varus; il n'en entra pas moins dans la ville en robe prétexte et couronné de lauriers, et monta sur le tribunal qu'on lui avait élevé au Champ-de-Mars, où il s'assit, avec Auguste entre les deux consuls, tandis que le sénat était debout. De là, il salua le peuple, et le cortège visita les temples.

XVIII. Etant retourné en Germanie l'année suivante, et s'étant convaincu que la défaite de Varus avait pour cause la témérité et la négligence de ce général, il ne fit rien que de l'avis de son conseil. Lui qui jusque-là en agissait selon sa volonté et ne s'en rapportait qu'à lui seul, communiqua pour la première fois ses plans à plusieurs personnes : en tout il fut beaucoup plus soigneux qu'à l'ordinaire. Au moment de passer le Rhin, il restreignit les bagages à une certaine mesure, et ne souffrit le passage qu'après s'être arrêté au bord du fleuve pour vérifier la charge des chariots, de peur qu'on n'emportât plus que lerèglement ne permettait, ou que ce qui était nécessaire. Au delà du Rhin il se montra si sévère sur son genre de vie, qu'il prenait ses repas assis sur le gazon, et que souvent il se couchait sans faire usage de tente. Toujours il donnait ses ordres par écrit, soit pour le lendemain, soit quand il survenait quelque chose à faire exécuter sur le-champ, et il ajoutait ordinairement que s'il s'élevait quelque doute, on ne recourût pour l'interpréter à nul autre qu'à lui, à quelque heure de la nuit que ce fût.

XIX. Il maintint sévèrement la discipline, remettant en activité toutes les peines et toutes les flétrissures de l'antiquité. Il dégrada même ignominieusement un chef de légion pour avoir envoyé quelques soldats chasser au delà du fleuve avec son affranchi. Quoiqu'il donnât peu à la fortune et aux hasards, il livrait des batailles avec une grande confiance, toutes les fois que pendant son travail nocturne la lumière tombaitet s'éteignait subitement, sans que personne l'eût poussée. Il se fiait, disait-il, à ce prodige, parce qu'il avait toujours réussi dans toutes les campagnes, à lui-même et à ses aïeux. Mais un jour qu'il avait remporté un avantage, il s'en fallut de peu qu'un Bructère ne le tuât. Arrêté parmi ceux qui entouraient Tibère, et trahi par son hésitation, la question lui arracha l'aveu du crime qu'il méditait.

XX. Au bout de deux ans, il revint de la Germanie à Rome, et célébra le triomphe qu'il avait différé; il était accompagné de ses lieutenans pour lesquels il avait aussi obtenu des ornemens triomphaux. Avant de se diriger vers le Capitole, il descendit de son char et se jeta aux genoux de son père, qui présidait à la cérémonie. Il établit à Ravenne, et combla de riches présens Bâton, chef Pannonien, en récompense de ce qu'un jour il l'avait laissé sortir d'un défilé dans lequel il se trouvait enfermé avec son armée. Tibère fit servir au peuple un festin sur mille tables, et distribua trois cents sesterces par tête. Il dédia un temple à la Concorde et un autre à Pollux et à Castor, au nom de son frère et au sien, et du prix des dépouilles de l'ennemi.

XXI. Bientôt après, les consuls ayant porté une loi qui lui faisait partager avec Auguste l'administration des provinces, ainsi que le soin de faire le recensement du peuple, il partit pour l'Illyrie après avoir fermé le lustre. Rappelé sur-le-champ de son voyage, il trouva Auguste déjà fort malade, mais respirant encore, et il resta avec lui en conférence secrète pendant toute une journée. Je sais que l'on est généralement persuadé qu'après que Tibère fut sorti, les esclaves du service de la chambre entendirent Auguste s'écrier : « Pauvre peuple romain, qui seras dévoré sous des mâchoires aussi lentes.» Je n'ignore pas non plus qu'au rapport de quelques-uns Auguste prouvait publiquement, et sans en rien dissimuler, la rudesse des moeurs de Tibère, au point que quand celui-ci survenait, il interrompait les conversations agréables ou plaisantes; on ajoute qu'Auguste ne sut pas refuser aux prières de sa femme l'adoption qu'il fit de Tibère, ou même que son ambition l'y détermina, pour qu'un tel successeur le fît un jour d'autant plus regretter. Néanmoins je ne puis croire que dans une affaire d'une telle importance, le plus réfléchi et le plus prudent des princes ait rien fait légèrement. J'admettrai plutôt qu'ayant balancé les vices et les vertus de Tibère, il crut que les vertus remporteraient. Cette opinion est d'autant plus plausible, qu'en pleine assemblée il jura qu'il l'adoptait dans l'intérêt de la république, et que dans ses lettres il le qualifie de très habile au métier de la guerre, et d'unique appui du peuple romain. Je vais en citer quelques passages. «Salut, mon très cher Tibère; gouvernez vos affaires heureusement, vous commandez pour moi et pour les Muses. Je le jure sur mon propre bonheur, vous êtes assurément le plus chéri des guerriers, le plus vaillant et le plus soumis aux lois, adieu. » Une autre fois : « Que j'approuve la disposition de vos camps ! Quant à moi, mon cher Tibère, je pense que personne ne pouvait se conduire plus sagement que vous ne l'avez fait au milieu de circonstances aussi difficiles, et avec une pareille inertie dans ceux que vous commandez. Tous ceux qui se trouvaient avec vous confessent que ce vers vous est applicable : « Un seul homme, en veillant, a rétabli l'état. » Soit qu'il arrive quelque chose, qui mérite d'être mûrement réfléchi, soit que j'aie quelque sujet d'affliction, je regrette mon cher Tibère, et tout aussitôt me reviennent ces vers d'Homère: « S'il m'accompagnait, nous pourrions tous deux revenir du sein des flammes; car il sait se gouverner. » J'en atteste les dieux, tout mon corps frémit quand j'entends dire ou que je lis que la continuité de vos travaux affaiblit votre santé. Je vous supplie de vous ménager, de peur qu'en apprenant que vous êtes malade nous n'expirions de douleur votre mère et moi, et que le peuple romain ne soit en danger de perdre la souveraine puissance. Qu'importe que je me trouve bien ou mal, si vous n'êtes pas en bonne santé ? Je supplie les dieux qu'ils vous conservent à nos voeux, et que maintenant, et toujours,ils vous laissent bien portant, si toutefois le peuple romain ne leur est point odieux. »

XXII. Tibère ne fit connaître la mort d'Auguste que quand le jeune Agrippa eut été tué. Ce fut un tribun des soldats qui lui ôta la vie,
après lui avoir donné lecture de l'ordre qu'il en avait reçu. Il demeura douteux si Auguste, en mourant, avait laissé cet ordre dans la
vue d'écarter tout ce qui pourrait après lui faire naître des troubles, ou bien si Livie l'avait dicté au nom d'Auguste; et, dans ce cas, on ignore encore si ce fut d'accord avec Tibère ou à son insu. Quand le tribun lui annonça que ce qu'il avait ordonné était accompli, Tibère répondit qu'il n'avait rien ordonné, et menaça de lui en faire rendre compte devant le sénat. Il ne voulait, pour le moment, que se soustraire à l'indignation publique, car bientôt il laissa tomber cette affaire dans l'oubli.

XXIII. En vertu de sa puissance tribunitienne, il convoqua le sénat, commença une allocution, puis tout à coup, comme s'il ne pouvait supporter sa douleur, il sanglotta, souhaita de perdre non seulement la voix, mais encore la respiration, et donna son manuscrit à son fils Drusus pour en achever la lecture. Il fit ensuite réciter par un affranchi le testament d'Auguste que l'on avait apporté : parmi les signataires, il n'admit à le reconnaître que des personnes de l'ordre des sénateurs, tandis que les autres n'en vérifièrent l'authenticité qu'en dehors de la Curie. Ce testament commençait ainsi : «La fortune contraire m'ayant enlevé mes fils Caïus et Lucius, que Tibère César soit mon héritier pour une moitié plus un sixième. » Cette rédaction donna du poids à l'opinion de ceux qui soupçonnaient qu'Auguste l'avait institué plutôt par nécessité que par choix, puisqu'il n'avait pu s'empêcher de le dire dans son préambule.

XXIV. Quoiqu'il n'eût hésité ni à s'emparer de la puissance, ni à l'exercer ; quoiqu'il eût pris une garde, et par conséquent le pouvoir et l'apparence de la souveraineté, il s'y refusa longtemps par une impudente comédie : tantôt répondant à ses amis, qui lui conseillaient d'accepter,qu'ils ignoraient quel monstre c'était que l'empire; tantôt retenant en suspens, par ses réponses ambiguës et ses astucieuses hésitations, le sénat qui le suppliait et s'était jeté à ses genoux. Quelques personnes perdirent patience, et dans le tumulte l'une d'elles s'écria: « Qu'il accepte ou se désiste. » Une autre lui dit en face : « Qu'ordinairement ceux qui ont promis ne tenaient leur promesse que fort tard, mais que, pour lui, il était fort long à promettre ce que déjà il faisait en effet. » Enfin, comme s'il y était forcé, et tout en se plaignant qu'on lui imposât une misérable et lourde servitude, il accepta l'empire, mais il n'en voulut qu'avec l'espoir de le déposer un jour. Voici ses propres paroles : «Jusqu'à ce que j'arrive au temps où il pourra vous paraître juste d'accorder quelque repos à ma vieillesse. »

XXV. Sa raison d'hésiter était dans la crainte des dangers qui menaçaient de toutes parts; ce qui lui faisait dire souvent «qu'il tenait un loup par les oreilles. » Un esclave d'Agrippa nommé Clemens réunit des forces assez considérables pour venger son maître, et L. Scribonius Libon, de noble extraction, préparait secrètement une révolution : de plus, il y eut une double sédition parmi les soldats en Illyrie et en Germanie. Les deux armées formaient beaucoup de prétentions exorbitantes; mais, avant tout, elles voulaient que leur paye fût égale à celle des prétoriens. Les soldats de l'armée de Germanie refusaient aussi de reconnaître un prince qu'ils n'avaient point donné, et, quoique Germanicus qui les commandait s'y refusât obstinément, ils le pressaient avec la plus grande véhémence de s'emparer du gouvernement de la république. Tibère, craignant surtout ce danger, demanda pour lui les fonctions qu'il plairait au sénat de lui assigner, nul ne pouvant suffire à lui seul à tout le gouvernement, ni se passer du secours d'un autre, ou même de plusieurs. Il feignit donc une maladie, afin que Germanicus attendît d'un esprit plus tranquille une succession plus prompte, ou du moins la participation à la souveraine puissance. Les séditions une fois apaisées, il sut tromper Clemens, et le réduisit en son pouvoir. Quant à Libon, craignant de troubler les commencemens de son règne par trop de sévérité, ce ne fut que dans la seconde année qu'il l'accusa dans le sénat. Jusque-là, il se contenta de se tenir sur ses gardes. Un jour que ce Libon sacrifiait avec les autres pontifes, il lui fit donner, au lieu du couteau dont on se servait en pareil cas, une lame de plomb. Une autre fois, Libon lui demanda un entretien secret; il ne le lui accorda qu'en présence de son fils Drusus, et, se promenant du haut en bas avec lui, il tint constamment sa main droite jusqu'à la fin de la conversation, comme s'il avait besoin de s'appuyer.

XXVI. Délivré de toute crainte, il fut très modéré d'abord, et vécut même presqu'aussi simplement qu'un particulier. Parmi de nombreux et d'insignes honneurs, il n'en accepta que très peu et de fort modiques. Le jour de sa naissance arrivant pendant les jeux plébéiens du Cirque, ce ne fut qu'avec peine qu'il souffrit qu'on l'honorât, en y ajoutant un seul char à deux chevaux. Il défendit qu'on lui donnât des temples, des Flamines ou des prêtres. Il ne voulut pas que l'on exposât ses statues ou son image sans sa permission; encore il y mettait toujours la condition qu'elles ne seraient point placées parmi celles des dieux, et ne serviraient qu'à orner les édifices. Il s'opposa à ce que l'on jurât par ses actes, et ne souffrit pas que le mois de septembre fût appelé Tiberius, ni le mois de novembre Livius. Il refusa aussi le prénom d'Imperator, et le surnom de Père de la patrie, ainsi que la couronne civique, qu'on voulait mettre dans le vestibule de son palais. Il ne prit pas même dans ses lettres le nom d'Auguste, quoiqu'il fût héréditaire, excepté toutefois dans celles qui étaient adressées à des rois ou à des princes. Enfin il n'accepta en tout que trois consulats, l'un pendant très peu de jours, l'autre pendant trois mois, et le troisième en son absence jusqu'aux ides de mai.

XXVII. Il avait une telle aversion pour les flatteries, qu'il ne permit jamais à aucun sénateur de marcher à côté de sa lilière, soit pour lui rendre un devoir, soit pour parler d'affaires. Un homme consulaire lui demandait pardon et voulait se jeter à ses pieds, il recula si
brusquement qu'il tomba en arrière. Lorsque, dans la conversation ou dans un discours soutenu, on disait de lui quelque chose de flatteur, il n'hésitait point à interrompre, à reprendre et à changer l'expression. Appelé maître par quelqu'un, il lui signifia qu'à l'avenir il ne l'apostrophât plus d'une manière offensante. Un autre parlant de ses saintes occupations, un autre encore disant qu'il était allé au sénat par son ordre, il les força de changer leurs expressions, et de substituer conseil à ordre, laborieuses occupations, à saintes occupations

XXVIII. Il se montra ferme et patient à l'égard des propos malveillans, des mauvais bruits et des vers diffamatoires qu'on répandait contre lui et contre les siens; il disait à ce sujet que, dans un état libre, la langue et la pensée doivent être libres aussi. Le sénat demandait un jour qu'on informât sur cette espèce de crime, et qu'on poursuivît les coupables : « Nous n'avons pas tant de loisir, répondit-il, qu'il faille encore nous mêler dans un plus grand nombre d'affaires. Si vous ouvrez cette fenêtre, vous ne nous laisserez plus le temps de faire autre chose ; et, sous ce prétexte, toutes les inimitiés particulières nous seront déférées. On rapporte aussi de lui un propos qui indique beaucoup de modération. Il dit au milieu du sénat : « Si quelqu'un parle mal de moi, je lui rendrai compte de mes actions et de mes paroles ; s'il persiste, je le haïrai à mon tour.»

XXIX. Cette conduite était d'autant plus noble de sa part, que lui-même avait, pour ainsi dire, montré plus que de la politesse dans les titres et dans les honneurs qu'en parlant il rendait à chacun en particulier, et à tous en général. Un jour que, dans le sénat, il avait une autre opinion que Q. Haterius : «Pardonnez-moi, dit-il, si je m'exprime contre vous avec quelque liberté, comme il convient à un sénateur; » puis s'adressant à tous : « J'ai dit tout-à-I'heure et en beaucoup d'autres occasions, pères conscrits, qu'un prince bon et qui gouverne pour le bien général, un prince que vous avez investi d'une puissance si grande et si peu limitée, doit être au service du sénat, souvent de tous les citoyens, et la plupart du temps de chacun en particulier. Je ne me repens pas de l'avoir dit ; j'ai trouvé et je trouve encore en vous des maîtres bons et équitables. »

XXX. Il établit même une apparence de liberté, en conservant au sénat et aux magistrats leur ancienne majesté et leur ancienne puissance. Il n'y avait si petite ni si grande affaire, d'un intérêt public ou particulier, qu'il n'en fût référé aux pères conscrits ; soit qu'il s'agît des revenus de l'état ou des monopoles, de la construction ou de la réparation des édifices publics, de la levée des soldats ou des congés à leur accorder, de l'organisation et du cantonnement des légions et des contingens des alliés, ou bien qu'il fût question de proroger des commandemens ou d'en décerner pour des guerres extraordinaires, ou enfin de décider ce qu'on répondrait aux lettres des rois, et dans quelle forme. Il contraignit un commandant de cavalerie, accusé de violence et de rapine, à se défendre devant le sénat. Jamais il n'entra dans la Curie que seul : un jour qu'on l'y porta malade, dans sa litière, il renvoya ceux qui l'accompagnaient.

XXXI. Quelques affaires ayant été décidées contrairement à son avis, il ne s'en plaignit même pas. Un jour qu'il soutenait que les magistrats nommés ne devaient pas s'éloigner, afin que, présens, ils pussent s'initier à leur charge, un préteur désigné n'en obtint pas moins une mission libre. Une autre fois, il avait opiné pour que l'on permît aux habitans de Trébia d'employer à réparer une route une somme qu'on leur avait léguée pour élever un nouveau théâtre; mais il ne put empêcher la volonté du testateur d'être ratifiée. A l'occasion d'un sénatus-consulte que l'on votait en passant d'un côté à l'autre, Tibère se mit du côté où il y avait le moins de monde, et personne ne le suivit. Il en était de même des autres affaires : elles ne se gouvernaient que par les magistrats et selon le droit ordinaire. L'autorité des consuls était tellement respectée, que des ambassadeurs d'Afrique allèrent les trouver pour se plaindre que César, vers lequel ils avaient été dépêchés, les traînât en longueur. Ce trait ne doit point étonner, car chacun savait qu'en public il se levait à leur approche, et leur cédait le haut du pavé.

XXXII. Il réprimanda des hommes consulaires mis à la tête des armées, de ce qu'ils n'écrivaient point au sénat pour lui rendre compte de leurs actions, et de ce qu'ils s'adressaient à lui pour la distribution de quelques récompenses militaires, comme s'ils n'avaient pas le droit d'en disposer eux-mêmes. Il loua un préteur de ce que à son entrée en charge, il avait fait revivre l'antique usage de rappeler ses aïeux dans une harangue publique. Il suivit jusqu'au bûcher les funérailles de quelques hommes d'un rang illustre. Enfin il montra une égale modération envers des personnes de moindre condition, et dans les plus petites choses. Un jour, il fit venir les magistrats de Rhodes, qui lui avaient écrit des lettres au nom de la cité sans les clore, ne leur adressa pas le plus léger reproche, et se contenta de les renvoyer, après leur avoir ordonné d'y apposer leur signature. Pendant son séjour à Rhodes, le grammairien Diogène, qui avait coutume de donner ses exercices le jour du sabba, ne l'avait point admis à des conférences particulières, et lui avait fait dire par son esclave qu'il revînt le septième jour : Diogène, à son tour, étant venu à Rome, où il assiégeait sa porte pour lui rendre ses devoirs, Tibère se contenta de l'engager à revenir après la septième année. Les présidens des provinces lui conseillaient de les charger de tributs ; il répondît « qu'il était d'un bon pasteur de tondre le bétail et non de l'écorcher. »

XXXIII. Enfin il montra peu à peu le prince, et se fit connaître : quoiqu'il fût très variable dans son caractère, il demeura cependant presque toujours facile et disposé à l'utilité générale. D'abord il ne s'interposait que pour empêcher toute espèce d'abus. C'est ainsi qu'il annula plusieurs constitutions du sénat, et que le plus souvent il s'offrait pour conseil aux magistrats, s'asseyant à côté d'eux, lorsque, sur leur tribunal, ils jugeaient des causes, ou se plaçant vis-à-vis dans un lieu supérieur. Si le bruit se répandait qu'un accusé échapperait à la peine par faveur, Tibère apparaissait subitement: et, soit de sa place, soit du tribunal de l'instructeur, il rappelait aux juges les lois, la religion et le délit dont ils devaient connaître. S'il apercevait que les moeurs publiques souffrissent d'une coupable négligence, ou par suite de mauvaises habitudes, il se chargeait du soin de les corriger.

XXXIV. Il restreignit les dépenses des jeux et des spectacles en réduisant les émolumens des acteurs, et en fixant le nombre des couples de gladiateurs. Il se plaignit amèrement de ce que les prix des vases de Corinthe s'étaient si fort élevés, et de ce que trois barbeaux s'étaient vendus trente mille sesterces. Il jugea convenable de prescrire une mesure au luxe des meubles, et de faire régler annuellement par le sénat les dépenses de la table, en chargeant les édiles de contenir à tel point les cabarets et les mauvais lieux, qu'ils ne permissent pas même d'y exposer en vente de la pâtisserie. Afin de favoriser l'économie publique par son exemple, il servit souvent dans ses repas de cérémonie, des mets de la veille, qui étaient déjà entamés, entre autres la moitié d'un sanglier. Il dit à cette occasion que toutes ses parties avaient le même goût que si on l'eût servi tout entier. Il proscrivit par un édit l'usage de s'embrasser tous les jours en se saluant, et défendit de prolonger au delà des kalendes de janvier l'échange des étrennes. Tibère avait coutume de donner de sa main le quadruple de celles qu'il recevait; mais ennuyé de se voir interpellé tout le long du mois par ceux qui le jour de la fête n'avaient pu le voir, il cessa d'en agir de la sorte.

XXXV. Il voulut que les parens punissent d'un commun accord, et selon la coutume des anciens, les matrones qui avaient prostitué leur pudeur, dans le cas où il ne s'élèverait point d'accusateurs pour exercer contre elles une action publique. Il fit à un chevalier remise du serment, afin qu'il pût répudier sa femme surprise en adultère avec son gendre, malgré qu'il eût juré autrefois qu'il ne la répudierait jamais. Des femmes perdues de réputation, pour éviter les peines prononcées par les lois et se délivrer de la dignité et des devoirs des matrones, avaient imaginé de s'avouer courtisanes; et les plus débauchés de la jeunesse patricienne ou de l'ordre des chevaliers, afin de n'être pas empêchés par les défenses du sénat de prendre part aux exercices de la scène et de l'arène, se soumettaient volontairement à un jugement infamant. Ne voulant pas qu'on pût trouver un refuge dans de pareilles ruses, Tibère exila tous ces hommes et toutes ces femmes. Il apprit un jour que vers les kalendes de juillet un sénateur était allé demeurer dans les jardins, afin de louer une maison à meilleur compte quand le terme serait écoulé, il lui ôta son laticlave; il priva un autre de sa questure, pour avoir répudié, le lendemain, une femme que la veillle il avait tirée au sort.

XXXVI. Il réprima les cérémonies des cultes étrangers, les rites égyptiens et judaïques. II contraignit tous ceux qui étaient adonnés à ces superstitions de jeter au feu les yêtemens et tout l'appareil de leur religion. Sous prétexte dû service militaire, il répartit la jeunesse juive dans les provinces de la plus rude température. Les autres hommes de la même religion et ceux qui pratiquaient des usages semblables furent éloignés de la ville sous peine dune éternelle servitude en cas de désobéissance. Il expulsa aussi les mathématiciens; mais il leur pardonna, parce qu'ils lui adressèrent des supplications eti promettant d'abandonner leur art.

XXXVII. Il eut principalement soin de garantir le repos publc contre les brigandages, les vols et la licence des séditions. Il disposa dans l'Italie des stations de soldats plus nombreuses. Il établit à Rome un camp pour les cohortes prétoriennes qui, jusque-là, étaient
dispersées çà et là chez les citoyens. Il réprimait sévèrement les troubles populaires quand il en éclatait, et donnait surtout ses soins à les empêcher de naître. Au théâtre, du sang ayant été répandu pour une querelle de rivalité, il exila les chefs des partis et les acteurs pour lesquels on s'était disputé ; aucunes prières du peuple ne purent jamais le déterminer à les rappeler. Le peuple de Pollentia n'ayant voulu laisser partir du Forum le convoi d'un centurion primipilaire qu'en arrachant de force de l'argent à ses héritiers pour en faire célébrer des jeux de gladiateurs, Tibère y envoya une cohorte de Rome et une autre du royaume de Cottius, en cachant le motif de leur marche. Tout à coup les troupes entrèrent dans la ville par toutes les portes, au son des trompettes et le glaive nu; on se saisit de la majeure partie du peuple et des décurions, et ils furent jetés dans les fers pour toujours. Il abolit le privilège et l'usage des asiles partout où ils étaient établis. Les habitans de Cyzique s'étant livrés à des actes de violence contre quelques citoyens romains, Tibère abolit par un décret public les droits qu'ils avaient obtenus, pour récompenser leurs services dans la guerre contre Mithridate. Désormais il n'entreprit plus aucune expédition militaire, et contint les mouvemens des ennemis par ses lieutenans; encore ne le fit-il qu'avec réserve et quand cela était nécessaire. Quant aux rois dont les dispositions lui étaient suspectes, il les retint plutôt par les menaces et par les reproches que par la violence. Il sut en attirer quelques-uns à Rome par des flatteries et des promesses, et ne les laissa plus repartir : c'est ce qui arriva à Maroboduus le Germain, à Rhascupolis le Thrace, et à Archélaùs le Cappadocien, dont il réduisit aussi le royaume en province.

XXXVIII. Pendant deux ans entiers, après avoir pris possession de l'empire, Tibère ne sortit point des portes de Rome, Dans la suite même il n'en fut jamais absent, excepté pour visiter les villes voisines. Antium fut pour lui le terme le plus éloigné. Encore ne sortait-il ainsi que rarement, et pour très peu de jours. Néanmoins il annonça souvent qu'il visiterait les provinces et les armées, et, presque à chaque année, il faisait des préparatifs de voyage : les voitures étaient requises, on disposait dans les municipalités et dans les colonies les provisions nécessaires. Il alla même jusqu'à permettre des voeux pour son départ et pour son retour; si bien que, par forme de plaisanterie, le public l'appela Callippides; parce que, d'après un proverbe grec, ce Callippides courait beaucoup sans avancer seulement l'espace d'une coudée.

XXXIX. Quand il eut perdu ses deux fils, Germanicus étant mort en Syrie, Drusus à Rome, Tibère chercha une retraite en Campanie. Presque tous alors pensaient et répétaient qu'il ne reviendrait jamais, et que bientôt il mourrait lui-même; et il s'en fallut de peu que l'une;et l'autre chose n'arrivassent. Nons eulement il ne revint plus à Rome; mais peu de jours après son départ, dînant à Terracinë dans une maison de campagne que l'on appelaitla Grotte;, un grand nombre de pierres très pesantes se détacha tout à coup de la voûte : beaucoup de convives et d'esclaves furent écrasés, et il échappa contre toute espérance.

XL. Après avoir parcouru la Campanie, dédié à Capoue le Capitole, à Nole le temple d'Auguste, ce qui avait été le principal prétexte de son voyage, Tibère se rendit à Caprée. Il aimait surtout cette île, parce qu'on n'y pouvait aborder que d'un seul côté, et sur une plage fort étroite; le reste était entouré de rochers escarpés, d'une immense hauteur, et d'une mer profonde. Mais le peuple demanda à grands cris son retour, à cause du malheur arrivé près de Fidènes, où vingt mille personnes qui assistaient à des jeux de gladiateurs avaient péri par la chute de l'amphithéâtre : Tibère repassa donc sur le continent, où il se rendit accessible à tout le monde; et d'autant plus qu'en sortant de Rome il avait défendu que personne l'abordât, et que pendant tout son voyage il avait éloigné tous ceux qui voulaient l'approcher.

XLI. De retour dans l'île il abjura tellement le soin du gouvernement, que jamais depuis il ne compléta les décuries de chevaliers, et qu'il ne fit aucune mutation, ni parmi les tribuns des soldats, ni parmi les commandans de la cavalerie, ni parmi les présidens des provinces. Il souffrit que l'Espagne et la Syrie demeurassent pendant plusieurs années sans lieutenans consulaires. Il laissa les Parthes occuper l'Arménie, et se soucia peu que la Moesie fût ravagée par les Daces et les Sarmates, et la Gaule par les Germains :1e tout à la plus grande honte et au plus grand danger de l'empire.

XLII. Mais une fois que par sa retraite il se trouva en liberté, une fois qu'il vécut en quelque sorte loin des regards de la cité, il s'abandonna à tous les vices qu'il avait longtemps mal dissimulés; je les ferai connaître tous et dès l'origine. Lorsque dans les camps il faisait encore ses premières armes, on l'appelait, à cause de sa grande passion pour le vin, Biberius au lieu de Tiberius, Caldius au lieu de Claudius, Mero au lieu de Nero. Dans la suite, étant prince déjà, et dans le temps même où il s'occupait de réformer les moeurs publiques, il passa deux jours à boire et à manger avec Pomponius Flaccus et L. Pison, et sur-le-champ il donna à l'un la Syrie pour province, à l'autre la préfecture de Rome; dans ses lettres, il les appelait ses amis lés plus chers et de toutes les heures. Il s'invita lui-même chez Sextus Gallus, vieillard luxurieux et prodigue, qu'Auguste avait noté d'infamie, et que lui-même, peu de jours auparavant, avait apostrophé en plein sénat, et y mit cette condition que rien, dans le repas, ne serait changé à ses habitudes, que rien n'en serait retranché, et que l'on serait servi par de jeunes filles nues. Il préféra le plus inconnu de tous les candidats de la questure aux plus nobles, paree que celui-ci, dans un festin où il l'excitait à boire, avait vidé son amphore d'un trait. Il fit compter deux cent mille sesterces à Asellius Sabinus pour un dialogue dans lequel des champignons, des bec-figues, des huîtres et des grives se disputaient la prééminence. Enfin il institua une nouvelle charge, l'intendance des plaisirs, et il en revêtit un chevalier romain Césonius Priscus.

XLIII. Dans sa retraite de Caprée, Tibère imagina une chambre garnie dé lits de repos; on y introduisait un troupeau de jeunes filles et de jeunes débauchés que l'on rassemblait de tous côtés; et les spintriae, c'est ainsi qu'il appelait les inventeurs de plaisirs monstrueux : entrelacés en une triple chaîne, ils se prostituaient les uns aux autres en sa présence, afin de réveiller par cette vue ses désirs languissans. Des cabinets diversement disposés furent ornés de tableaux et de reliefs représentant des sujets lascifs ; il y plaça aussi les livres d'Eléphantis, afin que dans l'action personne ne manquât d'exemple pour le genre de volupté qu'on lui demanderait. Il établit jusque dans les bosquets et les bois des lieux consacrés aux débauches; et dans les grottes et dans les creux dès rochers la jeunesse des deux sexes se présentait en costume de Nymphes et de Faunes, si bien qu'en jouant sur le nom de l'île, on appelait communément Tibère Caprineus.

XLIV. Il s'enflamma encore pour un autre genre d'infamie, et plus grande et plus honteuse; il est à peine permis de le rapporter ou de l'entendre, encore moins d'y croire : il instruisit des garçons de l'âge le plus tendre, qu'il appelait ses petits poissons, à se tenir et à se jouer entre ses cuisses pendant qu'il nageait, et à l'exciter graduellement de leur langue et de leurs morsures; puis, les traitant comme des nourrissons assez forts déjà, quoique non encore sevrés, il leur donnait à téter ou ses parties ou son sein, genre,de plaisir vers lequel son goût et son âge le portaient le plus. Aussi quelqu'un lui ayant légué un tableau de Parrhasius dans lequel Atalante rendait à Méléagre ce honteux service, et le testament portant pour alternative que, s'il se tenait offensé du sujet, il acceptât à la place un million de sesterces, il ne se contenta pas de choisir le tableau, il le fit encore placer dans sa chambre à coucher. On rapporte aussi qu'un jour pendant un sacrifice, frappé de la beauté de celui qui portait l'encens, il ne put attendre; pour ainsi dire, que cet acte religieux fût accompli, et que, l'entraînant à l'écart, il lui fit violence ainsi qu'à son frère, joueur de flûte. On ajoute que bientôt après il leur fit casser les jambes, parce qu'ils se reprochèrent mutuellement cette, infamie.

XLV. La fin d'une certaine Mallonia fait voir avec évidence combien il se jouait des femmes, et même des plus illustres,emmenée chez lui, elle refusa avec la plus grande constance de se prêter à ses désirs; alors il la livra aux délateurs; mais, pendant qu'elle était sous le poids de l'accusation, il ne cessa de l'interpeller, en lui demandant si elle n'avait pas sujet de se repentir. Enfin elle quitta l'audience, se sauva chez elle, et se perça d'un glaive, après l'avoir traité, sans ménagement, de vieillard impur et dégoûtant. Aussi reçut-on avec ces applaudissemens universels cette phrase de l'épilogue d'une Atellane aux jeux qui furent célébrés peu après : Un vieux bouc lèche une chèvre.

XLVI. En fait d'argent, il était avare et tenace. Jamais il ne donnait de salaire à ceux qui l'accompagnaient dans ses voyages et dans ses expéditions ; il se bornait à leur distribuer des rations. Il ne se montra libéral qu'une seule fois aux dépens de son beau-père, partageant toute sa suite en trois classes, selon le rang, il donnant à la première six cents grands sesterces, à la seconde quatre cents, et deux cents à la troisième, composée de ceux qu'il n'appelait pas ses amis, mais qu'il traitait seulement comme lui étant agréables.

XLVII. Empereur, il n'exécuta point de grands travaux, et même il laissa imparfaits, après tant d'années, les seuls qu'il eût entrepris, la construction du temple d'Auguste, et la restauration du théâtre de Pompée; il ne donna pas non plus de spectacles, et n'assista que
fort rarement à ceux que donnaient les autres; car il craignait qu'on ne lui demandât quelque chose, surtout après, qu'il, eut été obligé d'affranchir le comédien Actius. Étant venu au secours de la pénurie d'un petit nombre de sénateurs, et ne voulant pas en soutenir davantage, il annonça qu'il n'aiderait que ceux qui auraient justifié au sénat des causes de leur gêne. Il en arriva que la plupart gardèrent le silence par honte ou par retenue. Nous citerons Hortalus, petit-fils de l'orateur Hortensius, qui n'ayant qu'une fortune très médiocre, s'était marié par le conseil d'Auguste, et avait eu quatre enfans.

XLVIII.En tout il ne fit de largesses publiques que deux fois : lorsqu'il mit à la disposition du peuple cent millions de sesterces pour trois ans sans intérêt; puis quand il fit compter aux propriétaires des quartiers incendiés sur le mont Caelius la valeur de leurs maisons. Il fut contraint à la première de ces libéralités dans une grande disette d'argent, où le peuple demandait du secours, surtout à raison de ce que par un sénatus-consulte il avait ordonné que les prêteurs mettraient en fonds de terre deux tiers de leur patrimoine, et que les débiteurs se libéreraient sur-le-champ d'autant, mesure dont l'exécution éprouvait des difficultés; l'autre largesse avait pour but d'adoucir les malheurs du temps. Cependant il mit si haut ce bienfait, qu'il ordonna de changer le nom du mont Caelius, et de l'appeler mont Auguste. Après avoir fait doubler les legs, que stipulait le testament d'Auguste en faveur des soldats, il ne leur donna plus rien, excepté mille sesterces à chaque prétorien en récompense de ce qu'ils ne s'étaient pas prêtés aux vues de Séjan. Il fit aussi quelques présens aux légions de Svrie, parce que seules elles n'avaient point vénéré son image parmi leurs enseignes. Tibère accorda rarement des congés aux vétérans, espérant que la vieillesse amènerait la mort, et que la mort lui profiterait. Il ne soulagea les provinces par aucune libéralité, excepté l'Asie, dont les villes avaient été renversées par un tremblement de terre.

XLIX. Dans la suite, il alla jusqu'à la rapine. On sait que Cn. Lentulus l'augure, qui avait une grande fortune, fut inquiété et tourmenté par lui jusqu'au dégoût de l'existence, tant il le pressa de ne point instituer d'autre héritier que lui-même; on sait aussi qu'il condamna Lepida, l'une des femmes les plus nobles, uniquement pour plaire à Quirinus, homme consulaire, qui était fort riche et sans enfans. Depuis vingt ans ce Quirinus avait répudié Lepida , et il l'accusait d'avoir autrefois projeté de l'empoisonner. Tibère, afin de confisquer les biens des principaux citoyens des Gaules, de l'Espagne, de la Syrie et de la Grèce, écoutait les calomnies les plus impudentes et les plus légères, et même il est des gens auxquels on ne trouva autre chose à reprocher, sinon qu'ils possédaient en argent une partie de leur fortune. D'anciennes immunités, telles que le droit d'exploiter les mines et celles du péage, furent enlevées à diverses cités et aux particuliers. Il fit tuer et dépouiller avec perfidie Vonon, roi des Parthes, qui, chassé par les siens, s'était réfugié à Antioche avec un riche trésor, comme s'il eût voulu le confier à la foi du peuple romain.

L. Sa haine pour ses parens se manifesta d'abord par la manière dont il en agit à l'égard de Drusus : il révéla une lettre dans laquelle celui-ci examinait avec lui par quel moyen on pourrait forcer Auguste à rétablir la liberté. Bientôt cette haine se manifesta aussi envers les autres. Il fut si loin d'accorder à Julie sa femme le moindre égard, la moindre consolation dans son exil, que son père lui ayant donné une ville pour prison, il lui défendit de sortir de sa maison et de communiquer avec personne; il la priva même du pécule que lui avait concédé son père, et de ses revenus annuels, sous le prétexte juridique qu'Auguste, dans son testament, n'avait rien statué à cet égard. Sa mère Livie lui était à charge, comme si elle réclamait une part égale au pouvoir; il évitait de la voir souvent, et n'avait jamais avec elle d'entretiens longs et secrets, de peur qu'il ne parût se conduire par ses conseils, dont cependant il avait besoin quelquefois, et dont il usait dans l'occasion. Il trouva fort mauvais qu'il eût été question dans le sénat d'ajouter à ses titres celui de fils de Livie, comme on le nommait fils d'Auguste. Aussi ne voulut-il pas qu'elle fût appelée mère de la patrie, ni qu'elle reçût publiquement aucun honneur signalé. Souvent il l'exhorta à ne se point mêler d'affaires plus importantes qu'il ne convenait aux femmes, surtout quand il apprit qu'elle était accourue à l'incendie qui éclata près du temple de Vesta, et qu'elle avait encouragé au travail le peuple et les soldats, comme elle avait coutume de le faire du temps de son époux.

LI. Dans la suite, il alla envers elle jusqu'à l'inimitié; voici la cause qu'on en donne : elle le sollicitait d'mscrire dans les décuries quelqu'un qui avait reçu le droit de cité ; mais il répondit qu'il ne le ferait qu'à condition que sur le tableau on ajouterait que cette inscription lui avait été arrachée par sa mère. Blessée de ce refus, elle tira du sanctuaire d'Auguste quelques billets où il était question de la rudesse et de l'âpreté de son caractère, et les lui lut. Tibère fut tellement offensé de ce qu'on les eût conservés si longtemps, et de se les voir opposer avec tant d'aigreur, que quelques-uns pensent que ce fut une des principales causes de sa retraite.Pendant trois ans entiers qu'il fut absent, du vivant de sa mère, il ne la vit qu'une seule fois; l'entrevue ne fut que d'un jour et même de très peu d'heures. Non seulement il n'alla pas la visiter pendant, sa maladie, mais après sa mort, quoiqu'il eût fait espérer qu'il viendrait, il tarda plusieurs jours, au point que le corps se corrompit et se décomposa. Enfin il empêcha l'apothéose, sous prétexte qu'elle n'en voulait point. Il déclara aussi son testament nul, et ne tarda pas à persécuter tous ceux qui avaient vécu avec elle dans des liens d'amitié ou de familiarité, et même ceux qu'elle avait en mourant chargés de ses funérailles. Il condamna au supplice des pompes l'un de ces derniers qui faisait partie de l'ordre des chevaliers.

LII. Il n'eut de tendresse paternelle ni pour Drusus, son fils selon la nature, ni pour Germanicus, son fils par adoption. Drusus était voluptueux et indolent, aussi Tibère ne s'affligea-t-il pas beaucoup de sa mort. Peu s'en fallut que du convoi il ne s'en retournât sur-le-champ aux affaires habituelles; il ne souffrit pas que la justice fût longtemps interrompue. Les députés des Iliens le consolaient un peu trop tard; il se moqua d'eux comme si la mémoire de sa douleur était déjà effacée, et leur dit qu'il plaignait aussi beaucoup leur sort de ce qu'ils avaient perdu un aussi bon citoyen qu'Hector. Il fut le détracteur de Germanicus, au point de traiter d'inutiles ses plus belles actions, et de rabaisser ses plus glorieuses victoires, comme si elles eussent été préjudiciables à la république. Il se plaignit dans le sénat de ce que, sans le consulter, Germanicus était allé à Alexandrie où une épouvantable famine s'était subitement manifestée. On croit même qu'il fut l'auteur de sa mort par l'intermédiaire de Cn. Pison, son lieutenant en Syrie. Quelques-uns pensent que celui-ci, qui fut bientôt accusé de ce crime, n'aurait pas manqué de faire valoir l'ordre qu'il avait reçu, si on ne le lui eût dérobé secrètement. L'on trouva écrit en beaucoup d'endroits, et l'on entendit crier la nuit : Rendez - nous Germanicus. Tibère lui-même confirma ces soupçons en persécutant cruellement la femme et les enfans de Germanicus.

LIII. Il saisit par la main sa belle-fille Agrippine, dont les plaintes s'exhalaient avec trop de liberté, après la mort de son mari, et, l'apostrophant d'uu vers grec, il lui dit: "Quand vous ne dominez pas, ma fîlle, vous vous croyez opprimée" il ne daigna rien lui dire
de plus. Un jour qu'à table elle n'osait manger des fruits qu'il lui présentait, il cessa de l'inviter, feignant d'être accusé par elle du crime d'empoisonnement. Mais tout avait été calculé : il ne lui avait offert ces fruits que pour l'éprouver, et on avait fait en sorte qu'elle crût se perdre en acceptant. Enfin il lui imputa tantôt d'avoir voulu se réfugier au pied de la statue d'Auguste, tantôt d'avoir le projet de s'enfuir à l'armée; il l'exila donc à Pandateria, et comme elle lui en fit des reproches, il lui fit appliquer par un centurion des coups de fouet qui lui crevèrent un oeil. Plus tard, Agrippine ayant résolu de se laisser mourir de faim, il ordonna qu'on lui ouvrît de force la bouche pour y introduire des alimens; mais elle persévéra dans son projet, et elle mourut en effet : alors il n'y eut sorte de calomnies dont il ne poursuivît sa mémoire; il alla jusqu'à ranger le jour de sa naissance parmi les jours néfastes. Enfin il prétendit qu'on lui sût gré de ne l'avoir point fait étrangler et jeter aux Gémonies, et souffrit que, pour honorer tant de clémence, on rendît un décret qui lui décernait des actions de grâces, et que des préseus en or fussent offerts à Jupiter Capitolin.

LIV. Il avait trois petits-fils par Germanicus : Néron, Drusus et Caïus; il en avait de Drusus un seul appelé Tibère. Privé de ses fils par la mort, il recommanda au sénat les plus âgés des fils de Germanicus, Néron et Drusus, puis il célébra par des distributions au peuple leur début dans la carrière des armes; mais lorsqu'il apprit qu'au renouvellement de l'année ils avaient été honorés de voeux publics, il en référa au sénat, disant qu'il ne convenait de décerner de telles récompenses qu'à des hommes éprouvés et d'un âge avancé. Par là Tibère avait laissé entrevoir, le fond de son âme; Néron et Drusus se virent donc exposés à toutes les calomnies. Il n'est sorte d'artifices qu'on n'employât pour leur arracher des plaintes contre lui, et pour les trahir dès qu'ils auraient parlé. Tibère les accusa dans des lettres où il accumula les reproches les plus amers; enfin il les déclara ennemis publics et les fit périr de faim, Néron, dans l'île de Pontia, et Drusus dans une partie basse du palais. On croit que Néron fut contraint à se donner la mort, le bourreau s'étant présenté comme de l'ordre du sénat, et lui ayant montré la corde et les crochets. Drusus fut si rigoureusement privé de nourriture, que , pour apaiser sa faim, il essaya de manger la laine d'un coussin. Les restes de ces malheureux furent dispersés avec tant de soin, qu'à peine on en put réunir quelque chose.

LV. Outre les anciens amis qui étaient admis dans son intimité, il avait demandé encore vingt des citoyens les plus considérés de la cité pour en faire ses conseillers dans les affaires de l'état. Ce fut à peine s'il en épargna deux ou trois; il frappa tous les autres, chacun sous des prétextes différens : entre autres AElius Séjan, qui entraîna dans sa perte un grand nombre de personnes, et qu'il avait élevé à la souveraine puissance, moins par bienveillance que pour avoir quelqu'un dont les soins et les ruses tendissent des pièges aux fils de Germanicus; car il voulait assurer la succession de l'empire à son petit-fils selon la nature, à celui qui devait le jour à Drusus.

LVI. Il ne se montra pas plus doux envers les Grecs qui vivaient avec lui, et à l'entretien desquels cependant il prenait beaucoup de plaisir. Un certain Zenon discourant d'une manière recherchée, il lui demanda quel était donc ce dialecte si désagréable, et celui-ci ayant répondu que c'était le dorien, il l'exila dans l'île de Cinaria; car il crut que, par cette réponse, Zenon voulait lui reprocher son ancienne disgrâce à Rhodes, où l'on parle le dorien. Tibère avait coutume de soulever à table des questions puisées dans ses lectures de la journée. Il apprit que le grammairien Seleucus se faisait informer par ses esclaves des auteurs qu'il lisait chaque jour, et que de la sorte il arrivait toujours préparé. D'abord il l'éloigna de sa maison, et bientôt après il le fit mourir.

LVII. Son caractère cruel et indifférent ne resta pas même caché pendant son enfance. Théodore de Gadarée, son maître de rhétorique, paraît s'en être aperçu le premier, et l'avoir parfaitement bien défini en l'appelant, par forme, de reproche, une boue teinte de sang. Ce caractère se manifesta bien plus fortement quand il fut prince, et même dès les commencemens, et lorsqu'il voulait encore se concilier la faveur générale par une feinte modération. Au passage d'un convoi funèbre, un plaisant chargea à haute voix le mort d'aller dire à Auguste que l'on n'avait pas encore payé les legs qu'il avait laissés au peuple; Tibère se le fît amener, lui fit payer ce qui lui revenait, puis le fit conduire au supplice en lui ordonnant de rapporter la vérité à son père. Peu de temps après, il menaça des fers un chevalier romain du nom de Pompée, qui, dans le sénat, s'opposait à sa volonté, et, jouant avec une amère ironie sur le nom de cet adversaire, il lui prédit que de Pompée il deviendrait Pompéien; il faisait allusion au sort éprouvé autrefois par le parti que l'on désignait de la sorte.

LVIII. Vers le même temps, le préteur l'ayant consulté pour savoir s'il ordonnait de poursuivre les crimes de lèse-majesté, il répondit qu'il fallait exécuter les lois, et, en effet, il les exécuta de la manière la plus atroce. Quelqu'un avait enlevé la tête d'une statue d'Auguste pour lui en substituer une autre; la chose fut portée devant le sénat, et comme le fait était douteux, on eut recours à la question. L'accusé ayant été condamné, ce genre de calomnie en vint peu à peu à un tel point qu'on rangea encore parmi les accusations capitales celles d'avoir frappé un esclave dans le voisinage de la statue d'Auguste, ou d'y avoir changé de vêtemens, ou d'avoir emporté son effigie, gravée sur un anneau ou sur une pièce de monnaie, soit aux latrines, soit dans un lieu de débauche, ou enfin d'avoir mal jugé d'un mot ou d'une action quelconque de cet empereur. On alla jusqu'à faire périr un citoyen, qui, dans sa colonie, souffrit qu'on lui décernât des honneurs le jour même où autrefois on les avait décernés à Auguste.

LIX. Tibère se livra encore à beaucoup d'actes de cruauté et d'inhumanité, sous prétexte de sévérité et d'amélioration des moeurs; mais, dans la réalité, il ne faisait en cela que suivre son goût. Aussi quelques personnes lui reprochèrent sa conduite présente par des vers qui annonçaient ce qu'on devait en attendre:
« Cruel! insensible! faut-il tout dire en peu de mots? Que je meure, si ta mère elle-même peut t'aimer. Tu n'es point chevalier. Pourquoi? tu ne possèdes pas cent mille sesterces en rassemblant tout ton avoir, et Rhodes est ton exil. César, tu as changé les siècles d'or de Saturne ; tant que tu vivras, ils seront toujours de fer. Le vin lui répugne ia8, car déjà il a soif de sang; il boit le sang avec la même avidité qu'autrefois il buvait le vin. Romains, vois Sylla heureux pour lui non pour toi, et si tu veux, vois Marius, mais après son retour; vois aussi les mains souillée de sang et de meurtre de cet Antoine, qui excita les guerres civiles, et dis-toi que Rome périt; car quiconque arrive de l'exil à l'empire ne règne qu'au prix de beaucoup de sang. » D'abord Tibère voulait qu'on regardât ces traits comme partant d'hommes impatiens de ses réformes, et comme exprimant plutôt la colère et la haine qu'une véritable opinion : il répétait souvent : «Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils m'approuvent:» mais, dans la suite, il prit soin lui-même de montrer combien ces reproches étaient vrais et fondés.

LX. Peu de jours après son arrivée à l'île de Caprée un pêcheur l'aborda inopinément dans un moment où il voulait être seul, et mit à ses pieds un barbot d'une grandeur extraordinaire. Tibère, saisi de terreur de ce que cet homme s'était glissé, jusqu'à lui en gravissant les rochers qui sont derrière l'île, ordonna de lui frotter la figure avec ce poisson. Le pêcheur, pendant qu'on lui infligeait la peine, se félicita de n'avoir point offert une grande langouste qu'il avait prise également ; alors l'empereur ordonna qu'on lui déchirât aussi la face avec cette langouste. Il punit de mort un soldat prétorien parce qu'il avait volé un paon dans un verger. Dans l'un de ses voyages, la litière dans laquelle on le portait fut entravée dans sa marche par des ronces. Il fit coucher à terre et battre, au point qu'il faillit en mourir, le centurion de l'avant-garde qui était chargé de reconnaître le chemin.

LXI. Bientôt il s'abandonna à toute espèce de cruauté, et, pour cela, les causes ne lui manquèrent jamais; d'abord il persécuta les amis de sa mère, puis ceux de ses petits-fils et de sa belle-fille, enfin ceux de Séjan, et alla jusqu'à s'attaquer aux personnes de leur simple connaissance. Ce fut surtout après la mort de Séjan qu'il se montra féroce, et l'on vit clairement que celui-ci l'excitait bien moins encore qu'il ne lui fournissait les occasions de faire le mal. Dans des mémoires abrégés qu'il a écrits sur sa vie, Tibère ose avancer qu'il punit Séjan, parce qu'il apprit ses desseins hostiles envers les enfans de son fils Germanicus. Néanmoins il fit périr l'un lorsque déjà il se défiait de Séjan, et l'autre après sa mort. Il serait trop long de rapporter, un à un, ses actes de barbarie; il suffira de classer par genres toutes ses atrocités, et d'en fournir des exemples. Il ne se passa aucun jour sans supplice, pas même les jours que la religion a rendus sacrés : on sévit contre quelques citoyens le premier jour de la nouvelle année, et beaucoup de personnes furent accusées et condamnées avec leurs femmes et leurs enfans. Il fut défendu aux parens des condamnés de les pleurer; on décerna des récompenses aux accusateurs, et parfois même aux témoins; on ne refusa d'ajouter foi à aucun délateur, et tout crime fut regardé comme capital, lors même qu'il ne consistait qu'en quelques paroles très simples. On reprocha à un poète d'avoir, dans sa tragédie, chargé Agamemnon d'outrages, à un historien d'avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains ; on punit ces auteurs; on supprima leurs écrits, quoiqu'ils eussent été approuvés plusieurs années auparavant, et récités devant Auguste. On ôta à quelques-uns des prisonniers nonseulement la consolation de l'étude, mais encore la douceur de parler et de s'entretenir. Plusieurs de ceux qui étaient cités pour se défendre se frappèrent eux-mêmes dans leurs demeures, pour s'éviter la douleur et la honte d'une condamnation, dont ils étaient sûrs à l'avance; d'autres burent le poison en plein sénat, et néanmoins les uns et les autres à demi morts et tout palpitans étaient emportés en prison dès qu'on avait fait panser leurs blessures. Il n'est aucun des condamnés qui ne fut encore traîné avec un crochet, et jeté dans les Gémonies; on en compta jusqu'à vingt en un seul jour, et parmi eux des femmes et de jeunes garçons. Quant aux vierges, comme une coutume ancienne défendait de les étrangler, le bourreau commençait par les violer, et les étranglait ensuite. Ceux qui voulaient mourir, on les forçait de vivre : Tibère regardait la mort comme un supplice si léger, qu'ayant appris qu'un des accusés appelé Carnuliusl'avait prévenu en se la donnant, il s'écria : Carnulius m'a échappé. Un jour qu'il visitait les prisons, il répondit à quelqu'un qui le priait de hâter son supplice : «Je ne me suis pas encore, réconcilié avec toi.» Un homme consulaire a écrit dans ses annales qu'à un repas nombreux auquel il assistait, un nain, qui se trouvait parmi les autres faiseurs de tours, demanda tout haut, pourquoi Paconius, accusé de lèse-majesté, vivait si longtemps. Tibère, à la vérité, lui reprocha d'abord l'indiscrétion de sa langue; mais, peu de jours après, il écrivit au sénat pour qu'il fût statué sans délai sur la peine due à Paconius.

LXII. Irrité par ce qu'on lui apprit de la mort de Drusus son fils, il donna à sa cruauté encore plus de force et d'intensité. Il croyait que la maladie et l'intempérance avaient mis fin à ses jours; mais quand il sut qu'il avait péri par le poison que Livilla et Séjan lui avaient administré, il n'est guère de torture ni de supplice dont il ne fit usage envers tous indifféremment; occupé, absorbé pendant des journées entières par l'instruction de cette procédure, il livra aux tourmens un de ses hôtes de Rhodes que, par des lettres fort amicales, il avait engagé à venir à Rome, et dont on lui annonçait l'arrivée; car il avait compris d'abord que celui qui était arrivé était un de ceux qu'il fallait mettre à la question; puis l'erreur ayant été découverte, il le fit tuer de peur que la chose ne fût divulguée. On montre encore à Caprée le lieu de ses exécutions, celui d'où les condamnés, après des tortures longues et recherchées, étaient, par son ordre, précipités dans la mer : des marins les y recevaient, et frappaient sur ces cadavres à coups de rame et d'aviron pour qu'il ne leur restât aucun souffle. Parmi plusieurs genres de souffrances, il avait imaginé aussi la trompeuse politesse de faire boire ses convives outre mesure, puis il leur faisait lier les parties, pour les faire souffrir à la ibis de la douleur des ligatures et du besoin d'uriner. Si la mort ne l'eût prévenu, et si Thrasyllus ne l'eût, avec intention, engagé à différer plusieurs de ses projets, dans l'espérance d'une plus longue vie, il aurait fait périr beaucoup plus de monde encore, et n'aurait épargné aucun de ses autres petits-fils. Caïus lui était suspect, et il dédaignait Tibère, comme né d'un adultère. Cette supposition n'est pas contraire à la vérité; car souvent il vantait le bonheur de Priam, qui avait survécu à tous les siens.

LXIII. Au milieu de toutes ces horreurs, beaucoup de choses démontrent combien il était non seulement haï et haïssable, mais encore combien il était craintif et accessible à l'injure. Il défendit de consulter les aruspices en secret et sans témoins. Il essaya de disperser les oracles voisins de la ville; mais il s'en abstint, épouvanté de la majesté de ceux de Préneste, que l'on avait apportés cachetés à Rome, et que l'on ne trouva dans leur coffre que quand on eut replacé ce coffre dans le temple. N'osant pas envoyer dans leurs provinces quelques consulaires à qui il les avait données, il les retint près de sa personne, si bien qu'à la fin, et après plusieurs années, il leur nomma des successeurs pendant qu'ils étaient encore présens. Néanmoins, comme ils conservaient le titre de leur charge, il leur déléguait plusieurs affaires afin qu'ils les fissent terminer par leurs lieutenans et par leurs subordonnés.

LXIV. Après la condamnation de sa bru et de ses petits-fils, il ne les faisait jamais aller d'un lieu à un autre qu'enchaînés et dans une litière fermée, et les soldats empêchaient les voyageurs et les passans d'y porter leurs regards ou de s'arrêter.

LXV. Quoiqu'il s'aperçût que l'on célébrait publiquement la naissance de Séjan, et que ses statues dorées étaient l'objet d'un culte, il vint à bout de le perdre quand celui-ci conspira; mais ce fut bien plus par la ruse et l'astuce qu'en faisant usage de l'autorité souveraine. D'abord, sous prétexte de l'honorer, et pour l'éloigner, il le prit pour collègue dans son cinquième consulat, que, pour cela même, il s'était décerné après un long intervalle et pendant qu'il était absent de Rome; puis, trompant Séjan par l'espoir d'une alliance et de la puissance tribuuilienne, il l'incrimina à l'improviste par une honteuse et misérable missive au sénat. Entre autres, il priait les Pères conscrits de lui envoyer l'un des consuls, afin qu'il l'accompagnât devant eux avec une escorte militaire, lui qui déjà était vieux et abandonné. Cela ne suffit pas pour le rassurer : il craignait des troubles, et il ordonna qu'en cas de danger on délivrât Drusus, son petit-fils, qu'il tenait encore dans les fers à Rome, et qu'on lui donnât le commandement. Il fit aussi préparer des vaisseaux pour fuir vers une légion quelconque, et, du haut d'un rocher escarpé, il observait des signaux qu'il avait fait élever au loin, afin de savoir promplement tout ce qui se passait, sans que les messages pussent être arrêtés. Lorsque la conjuration de Séjan fut comprimée, il n'en fut ni plus assuré ni plus ferme, et pendant les neuf mois qui suivirent, il ne sortit point de sa maison de campagne appelée la maison de Jupiter.

LXVI. Son âme craintive était encore agitée par les injures qu'il recevait de toutes parts : il n'est aucun des condamnés qui ne lui prodiguât tous les genres d'invectives, soit en face, soit par des billets qu'on mettait dans l'orchestre. Il en était diversement affecté en différens temps; souvent la honte lui faisait désirer que tout cela demeurât inconnu ou caché ; d'autres fois il méprisait ces outrages, les répétait lui-même, et les rendait publics. Il fut aussi fort maltraité dans des lettres d'Artabane, roi des Parthes, qui lui reprochait ses meurtres, sa paresse, sa luxure, et qui l'engageait à apaiser le plus tôt possible, par une mort volontaire, la vigoureuse et juste haine de ses concitoyens.

LXVII. Enfin, à charge à lui-même, il fit en quelque sorte l'aveu de ses maux, en commençant ainsi l'une de ses lettres: « Que vous écrirai-je, Pères conscrits, comment vous écrirai-je, ou bien qu'est-il dans ma situation actuelle que je ne doive pas vous écrire? En vérité, si je le sais, que les dieux me fassent périr encore plus misérablement que je ne me sens périr tous les jours. » Quelques-uns pensent qu'au moyen de sa faculté de prévoir l'avenir, Tibère savait quel serait son sort; qu'il connaissait la honte et la haine qui l'attendaient, et que c'est pour cette raison qu'en prenant possession de l'empire il avait si obstinément refusé le titre de père de la pairie, ne voulant pas non plus que l'on jurât ses actes. Il craignait que de si grands honneurs ne l'en fissent paraître bientôt encore plus indigne. L'on pourrait réellement trouver la confirmation de cette idée dans le discours qu'il fît sur ces deux sujets, soit lorsqu'il dit qu'il serait toujours semblable à lui-même, et que, tant qu'il serait doué de sa raison, il ne changerait point ses moeurs; mais que, pour l'exemple, il ne fallait pas que le sénat s'obligeât à l'observation des actes de qui que ce fût, chacun étant sujet à changer par l'effet du hasard; soit à cet autre endroit : «Si jamais vous veniez à douter de la pureté de mes moeurs ou de mon dévouement pour vous (et puisse, avant que cela arrive, mon jour suprême me soustraire à ce malheur! ) ; le titre de père de la patrie. n'ajoutera rien à mon honneur, mais il sera pour vous un reproche, ou de la légèreté avec laquelle vous m'aurez accordé ce surnom, ou de l'inconstance avec laquelle vous aurez pris de moi une opinion contraire. »

LXVIII. Son corps était gros, robuste, et d'une taille au dessus de l'ordinaire ; il avait les épaules et la poitrine larges, et, de la tête aux pieds, ses membres étaient bien faits et proportionnés. Sa main gauche était à la fois. plus forte et plus habile que la droite, et il avait les articulations tellement solides, qu'il perçait du doigt une pomme récemment cueillie, et que, d'une chiquenaude, il blessait à la tête un petit garçon ou même un adolescent. Sa peau était blanche, il portait les cheveux un peu longs derrière la tête, de manière à s'en couvrir aussi la nuque, ce qui, chez lui, était un usage de famille. Son visage était beau; seulement il se remplissait subitement d'une multitude de boutons; ses yeux étaient fort grands, et, chose étonnante, ils voyaient aussi la nuit, mais seulement lorsqu'ils s'ouvraient après le sommeil et pour peu de temps, après quoi sa vue s'affaiblissait. Il marchait la tête immobile et penchée, et d'un air sévère, et le plus souvent en silence ; il ne s'entretenait que fort peu ou point du tout avec ceux qui l'entouraient, et parlait fort lentement en gesticulant négligemment de ses doigts. Ces habitudes peu gracieuses et arrogantes avaient été remarquées par Auguste, qui souvent essaya de l'excuser devant le sénat et devant le peuple, en disant que c'étaient des défauts naturels et non de coeur. Tibère jouit d'une santé excellente, qui, pendant tout le temps de son règne, demeura presque sans atteinte, quoique, depuis sa trentième année, il la gouvernât selon son caprice sans l'aide ni le conseil d'aucun médecin.

LXIX. Il négligeait beaucoup les dieux et la religion; car il se livrait à l'étude l'astrologie, et il était plein de la persuasion que tout se gouvernait par le destin. Toutefois, le tonnerre lui inspirait une crainte extraordinaire : aussi ne manquait-il jamais, quand le ciel était
orageux, de porter une couronne de laurier, parce qu'on soutient que cette espèce de feuillage n'est jamais touchée de la foudre.

LXX. Il cultiva avec beaucoup de soin les lettres grecques et romaines. Pour le discours latin, il suivit Corvinus Messala, et il avait dans sa jeunesse étudié les exemples de ce vieillard; mais l'affectation et l'humeur obscurcissaient son style, qui souvent valait beaucoup mieux quand il improvisait que quand il avait élaboré sa pensée. Il composa un poème lyrique dont le titre est Complainte sur la mort de Lucius César. Il fit aussi des poëmes grecs, dans lesquels il imita Euphorion, Rhianus et Parthenius; il aimait beaucoup ces poètes, et fit placer leurs ouvrages et leurs portraits dans les bibliothèques publiques, parmi ceux des plus anciens et des principaux auteurs. Aussi les savans s'empressèrent à l'envi de lui fournir des travaux sur ces poètes. Tibère s'occupa surtout de l'histoire fabuleuse, pour laquelle il poussa la prédilection jusqu'à l'ineptie et au ridicule ; il avait coutume d'éprouver les grammairiens, espèce d'hommes dont il préférait la société, ainsi que nous l'avons dit, et de leur proposer des questions de ce genre : Qui était la mère d'Hécube? Quel nom avait Achille parmi les vierges ? Que chantaient ordinairement les sirènes. Après la mort. d'Auguste, des le premier jour où il entra dans le sénat, et, pour satisfaire à la fois à la piété filiale et à la religion, il imita le sacrifice que Minos avait fait à la mort de son fils, et fit sa prière avec de l'encens et du vin, mais sans joueur de flûte.

LXXI. Quoique la langue grecque lui fût familière et qu'il la parlât aisément, il ne s'en servait pas indifféremment en tous lieux; surtout il s'en abstenait dans le sénat, à tel point qu'avant de prononcer le mot de monopole, il commença par s'excuser de ce qu'il avait recours à un mot étranger. Un jour aussi qu'à la lecture d'un décret des Pères il entendit le mot 'ifiÇtyjUx (mot grec), il jugea qu'il convenait de le changer, et de substituer à cette expression étrangère une expression qui fût à nous; ou bien que, si l'on n'en trouvait pas, il fallait énoncer la chose en plusieurs mots ou par une circonlocution. Un soldat ayant été interrogé en grec pour rendre témoignage, Tibère lui défendit de répondre autrement qu'en latin.

LXXII. Pendant tout le temps de sa retraite, il n'essaya que deux fois de revenir à Rome; la première, il vint sur une trirème jusqu'aux jardins les plus voisins de la Naumachie, en disposant sur les rives du Tibre des troupes pour éloigner tous ceux qui arriveraient à sa rencontre; la seconde, il vint sur la voie Appienne jusqu'au septième milliaire,vit les murs de Rome, ne s'en approcha point, et repartit. La première fois, on ne sait pourquoi il s'en alla ; mais, pour la seconde, ce fut un présage qui l'effraya: il avait, pour son amusement, un grand serpent, et comme il allait, selon son habitude, lui donner à manger de sa main, il le trouva entièrement rongé par les fourmis : c'était un avertissement de se garer de la violence de la multitude. Revenu à la hâte en Campanie, il tomba malade à Astura; puis, s'étant un peu remis, il poussa jusqu'à Circeies. Là, pour ne point donner de soupçon de sa maladie, non seulement il assista à des jeux militaires, mais il lança encore des javelots sur un sanglier qu'on avait lâché dans l'arène, et sur-le-champ il en eut un effort dans le côté; de plus, il avait fort chaud, Pair le saisit, et il retomba plus dangereusement malade. Néanmoins, il se soutint un certain temps, bien qu'il se fit conduire jusqu'à Misène, et qu'il ne retranchat rien de son genre de vie ordinaire, pas même les festins ni les autres plaisirs : il obéissait, en cela, tant à son intempérance qu'à sa dissimulation. Le médecin Chariclès étant prêt à s'éloigner, allait quitter le repas; il prit la main de Tibère comme pour la baiser. Celui-ci, pensant qu'il avait voulu juger de son pouls, le retint, l'engagea à s'asseoir, et prolongea le souper. Il ne manqua pas de se placer, comme à son ordinaire, debout au milieu de la salle à manger; là, ayant un licteur à côté de lui, il reçut et rendit les adieux de tous les convives.

LXXII1. Sur ces entrefaites, ayant lu dans les actes du sénat que l'on avait renvoyé, sans même les interroger, quelques accusés au sujet desquels il avait écrit simplement qu'ils étaient désignés par un dénonciateur, il frémit de penser qu'on le méprisait, et résolut de regagner Caprée à tout prix, ne voulant rien entreprendre témérairement et sans être dans un lieu sûr. Mais retenu par le gros temps et par les progrès de sa maladie, il mourut peu après dans la maison de campagne de Lucullus, en la soixante-dix-huitième année de son âge, la vingt-troisième de son règne, et le 16 mars, sous le consulat d'Acerronius Proculus et de C. Pontius Nigrinus. Il y a des gens qui croient que Caïus lui avait donné un poison lent et subtil. D'autres disent qu'on lui avait refusé des alimens dans un moment où la fièvre l'avait quitté. Quelques-uns prétendent qu'on l'étouffa sous un coussin, parce que, revenu à lui-même, il réclamait son anneau qu'on lui avait enlevé pendant sa défaillance. Sénèque a écrit que, se sentant défaillir, il avait oté son anneau comme pour le donner à quelqu'un, et qu'après l'avoir tenu quelque temps, il l'avait remis à son doigt ; qu'enfin, la main gauche fortement serrée, il était demeuré longtemps couché sans mouvement; que, tout à coup, il appela ses esclaves, et que, personne n'ayant répondu, il se leva et retomba non loin de son lit, après que ses forces l'eurent abandonné.

LXXIV. Au dernier anniversaire de sa naissance, Apollon Téménite, statue fort grande et fort bien faite, qui avait été apportée de Syracuse, par ses ordres, pour être placée dans la bibliothèque du nouveau temple, lui apparut en songe, et lui assura qu'il ne pourrait y être consacré par lui. Peu de jours avant sa mort, la tour du phare de Caprée fut renversée par un tremblement de terre. A Misène, on avait apporté pour chauffer la salle à manger des cendres et des charbons; ces cendres éteintes et froides depuis longtemps se rallumèrent dès le commencement de la soirée, et jetèrent une flamme fort vive jusque bien avant dans la nuit.

LXXV. Le peuple se réjouit tellement de sa mort, qu'à la première nouvelle qu'on en eut on courait çà et là, les uns criant qu'il fallait jeter Tibère dans le Tibre; les autres, suppliant la terre maternelle et les dieux mânes de ne lui accorder de séjour que parmi les impies. D'autres encore menaçaient du crochet et des Gémonies le cadavre inanimé, exaspérés qu'ils étaient par l'atrocité récente qui venait se joindre à la mémoire de son ancienne cruauté. Un sénatus-consulte avait statué que la peine des condamnés ne serait jamais infligée avant le dixième jourl ; or, il arriva que le supplice de quelques-uns devait avoir lieu le jour où l'on annonça la mort de Tibère. Caïus était absent; il n'y avait personne que l'on pût aborder ni supplier : ces malheureux imploraient le secours de tout le monde; mais leurs gardiens, de peur de contrevenir aux ordres qu'ils avaient reçus, les étranglèrent et les jetèrent aux Gémonies. La haine s'en accrut, comme si la cruauté du tyran subsistait encore après sa mort. Quand on enleva de Misène le corps inanimé, beaucoup de personnes crièrent qu'il fallait le porter à Atella pour y être à demi brûlé dans l'Amphithéâtre; mais les soldats le portèrent à Rome, où on le brûla publiquement avec les cérémonies ordinaires.

LXXVI. Deux ans auparavant, il avait fait un double testament : l'un des exemplaires était de sa main, l'autre de celle de son affranchi ; mais ils étaient du même contexte, et l'un et l'autre étaient signés et scellés par les gens de la plus basse condition. Il instituait ses héritiers par égales portions : Caïus, son petit-fils par Germanicus, et Drusus, qui l'était par Tibère; de plus, il les
instituait mutuellement héritiers l'un de l'autre. Il laissait aussi des legs à beaucoup de personnes, entre autres aux Vestales, à tous les soldats, au peuple, à raison de tant par tête, et séparément encore aux surveillans des quartiers.

Caligula

 

Traduction de Baudement

1845

I. Germanicus, père de Caius César Caligula, et fils de Drusus et d'Antonia, la plus jeune des filles d'Antoine, fut adopté par son oncle Tibère. Il exerça la questure cinq ans avant l'âge permis par les lois, et le consulat immédiatement après. Envoyé à l'armée de Germanie, il contint avec autant de fermeté que de zèle les légions qui, à la première nouvelle de la mort d'Auguste, refusaient obstinément de reconnaître Tibère pour empereur, et lui déféraient le commandement suprême. Il vainquit l'ennemi et triompha. Nommé consul pour la seconde fois, avant d'entrer en charge, il fut, pour ainsi dire, chassé de Rome pour aller apaiser l'Orient. Après avoir donné un roi à l'Arménie et réduit la Cappadoce en province romaine, il mourut à Antioche, à l'âge de trente-quatre ans, d'une maladie de langueur que l'on soupçonna être causée par le poison. En effet, outre les taches livides qui couvraient son corps, et l'écume qui sortait de sa bouche, on trouva, parmi ses cendres et ses os, son coeur intact. Or, on croit communément que le coeur imprégné de poison résiste au feu. 

II. On attribua sa mort à la perfidie de Tibère et aux manoeuvres de Cn. Pison. Il venait de prendre le gouvernement de la Syrie, et ne se dissimulait point qu'il était dans la nécessité absolue de déplaire ou au père ou au fils. Il ne garda aucune mesure envers Germanicus, et, sans égard pour sa maladie, il l'accabla des plus cruels outrages par ses paroles et par ses actions. Aussi, de retour à Rome, il fut sur le point d'être mis en pièces par le peuple, et fut condamné à la mort par le sénat. 

III. On sait que Germanicus réunissait, à un degré que n'atteignit jamais personne, tous les avantages du corps et les qualités de l'esprit, une beauté et une valeur singulières, une profonde érudition et une haute éloquence dans les lettres grecques et les lettres latines, une bonté d'âme admirable, le plus grand désir de se concilier et de mériter l'affection de ses semblables, et le plus merveilleux talent pour y réussir.La maigreur de ses jambes n'était pas en harmonie avec sa beauté; mais il y remédia peu à peu par l'habitude de monter à cheval après ses repas. Il tua plusieurs ennemis de sa main. Il plaida des causes, même après son triomphe. Entre autres monuments de ses études, il nous reste de lui des comédies grecques. Il était également affable dans sa vie privée et dans sa vie publique. Il entrait sans licteurs dans les villes libres et alliées. Il honorait de sacrifices funéraires tous les tombeaux des hommes illustres. Ce fut lui qui recueillit le premier de ses mains et renferma dans un même sépulcre les ossements blanchis et dispersés des guerriers morts dans la défaite de Varus. Il n'opposait indistinctement que la douceur et la modération à tous ses détracteurs, quelle que fût la cause de leur inimitié. Il ne témoigna de ressentiment à Pison, qui avait révoqué ses décrets et maltraité ses clients, que lorsqu'il s'aperçut qu'il l'accusait de maléfices et de sortilèges. Alors même il se contenta, selon la coutume de nos aïeux, de renoncer publiquement à son amitié, et de confier aux siens le soin de sa vengeance, s'il lui arrivait quelque malheur.

IV. Ces vertus furent amplement récompensées. Il était tellement estimé et chéri de ses parents, qu'Auguste (sans parler des autres) balança longtemps s'il ne le choisirait pas pour son successeur, et le fit adopter par Tibère. Il jouissait à un si haut point de la faveur populaire, que, suivant plusieurs historiens, toutes les fois qu'il arrivait ou qu'il partait, il risquait d'être étouffé par la foule de ceux qui accouraient à sa rencontre ou qui suivaient ses pas. Quand il revint de Germanie, après avoir apaisé la sédition de l'armée, toutes les cohortes prétoriennes allèrent au-devant de lui, quoiqu'il n'y en eût que deux qui en eussent reçu l'ordre; et le peuple romain, de tout sexe, de tout âge et de toute condition, se répandit sur sa route jusqu'au vingtième milliaire.

V. De plus grands et de plus énergiques témoignages d'affection éclatèrent à sa mort et après sa mort. Le jour où il cessa de vivre, on lança des pierres contre les temples, on renversa les autels des dieux; quelques particuliers jetèrent dans les rues leurs dieux pénates; d'autres exposèrent leurs enfants nouvellement nés. On dit même que les Barbares, alors en guerre avec nous ou entre eux, consentirent à une trêve, comme dans un malheur à la fois domestique et universel. On ajoute qu'en signe de grand deuil, quelques princes se coupèrent la barbe, et firent raser la tête de leurs épouses; et que même le roi des rois s'abstint de la chasse et n'admit point les grands à sa table, ce qui, chez les Parthes, équivaut à la clôture des tribunaux.  

VI. À la première nouvelle de sa maladie, Rome fut consternée, et attendit avec tristesse de nouveaux messages. Tout à coup, vers le soir, le bruit se répandit, on ne sait comment, que Germanicus était rétabli. Aussitôt on courut au Capitole avec des flambeaux et des victimes; on brisa presque les portes du temple, dans l'impatience d'offrir des actions de grâces. Tibère fut réveillé par les cris de ceux qui se félicitaient et qui chantaient de tous côtés: "Rome est sauvée, la patrie est sauvée, Germanicus est sauvé". Mais lorsque sa mort fut enfin devenue certaine, aucune consolation, aucun édit ne put contenir la douleur publique; elle dura même pendant les fêtes de décembre. Les abominations des années suivantes ajoutèrent encore à la gloire de ce jeune prince et au regret de sa perte. Tout le monde pensait, et avec raison, que le respect et la crainte qu'il inspirait à Tibère avaient mis un frein à la barbarie qu'il fit bientôt éclater. 

VII.  Germanicus avait épousé Agrippine, fille d'Agrippa et de Julie, et il en eut neuf enfants. Deux d'entre eux moururent en bas âge, et un troisième au sortir de l'enfance. Ce dernier était remarquable par sa gentillesse. Livie orna son image des insignes de Cupidon, et la plaça dans le temple de Vénus, au Capitole. Auguste la mit dans sa chambre, et la baisait toutes les fois qu'il y entrait. Les autres survécurent à leur père, savoir trois filles, Agrippine, Drusilla et Livilla, nées dans trois années consécutives; et trois enfants mâles, Néron, Drusus et Caius César. Le sénat, sur les accusations de Tibère, déclara Néron et Drusus, ennemis publics. 

VIII. Caius César naquit la veille des calendes de septembre, sous le consulat de son père, et de C. Fonteius Capito. On ne s'accorde pas sur le lieu de sa naissance. Cneius Lentulus Gaetulicus dit qu'il est né à Tibur; Pline prétend que ce fut dans le village appelé Ambitarvius, dans le pays de Trèves, au-dessus de Coblence. À l'appui de son opinion, il ajoute qu'on y montre encore des autels qui portent cette inscription: "En l'honneur des couches d'Agrippine." Les vers suivants qui furent publiés peu après son avènement, indiquent qu'il est né dans des quartiers d'hiver des légions:

Au milieu de nos camps le sort qui l'a fait naître,
À l'amour des soldats le désignait pour maître.

Je trouve dans les archives qu'il vit le jour à Antium. Pline réfute Cneius Lentulus, et l'accuse d'avoir menti par adulation, pour ajouter à l'éloge d'un prince jeune et glorieux ce que pouvait encore lui donner d'éclat une ville consacrée à Hercule. Ce qui l'enhardit à ce mensonge, c'est que, l'année précédente, Tibur avait vu naître un autre fils de Germanicus, également nommé Caius César, celui dont nous avons rappelé l'aimable enfance et la fin prématurée. Mais Pline est contredit par la suite des événements; car les historiens d'Auguste sont d'accord sur ce point, que Germanicus ne fut envoyé dans les Gaules qu'après son consulat, et lorsque Caius était déjà né. L'inscription des autels dont se prévaut Pline n'appuie en rien sa thèse, puisque Agrippine mit au monde deux filles dans ce pays là, et qu'on applique le mot "puerperium" à toute espèce d'accouchement sans distinction de sexe; car les anciens appelaient les filles "puerae" et les garçons "puelli". Nous possédons aussi une lettre qu'Auguste, peu de mois avant sa mort, écrivait à sa petite-fille Agrippine. Voici comme il y parle de Caius (et alors il n'y avait plus d'autre enfant de ce nom): "Je suis convenu hier avec Talarius et Asillius que, s'il plaît aux dieux, ils partiront le dix-huit mai avec le petit Caius. J'envoie avec lui un médecin de ma maison, et j'écris à Germanicus de le garder, s'il le veut. Porte-toi bien, mon Agrippine, et tâche d'arriver en bonne santé auprès de ton Germanicus." Cette lettre prouve suffisamment, ce me semble, que Caius n'est point né à l'armée, puisqu'il avait près de deux ans lorsqu'il y fut amené de Rome pour la première fois. C'en est assez pour n'ajouter aucune foi aux vers que j'ai cités, d'autant plus que l'auteur en est inconnu. Il faut donc s'en tenir à l'autorité des registres publics. On sait d'ailleurs que Caius préféra toujours Antium à toutes les autres retraites, et qu'il eut pour ce lieu tout l'amour que l'on porte au sol natal. On dit même que, dégoûté de Rome, il voulut y transporter le siège de l'empire. 

IX. Il dut le surnom de Caligula à une plaisanterie militaire: il lui vint de la chaussure qu'il portait dans le camp où il fut élevé.Ce fut surtout après la mort d'Auguste que l'on s'aperçut combien cette éducation, au milieu des soldats, leur inspirait d'attachement pour lui. Sa seule présence arrêta la fureur des séditieux prêts à se porter aux plus grands excès. Ils ne s'apaisèrent que lorsqu'ils virent que, pour le dérober au danger, on allait l'envoyer dans une ville voisine. Alors, pénétrés de repentir, ils retinrent son char, et demandèrent avec instance qu'on leur épargnât cet affront. 

X. Il accompagna son père dans l'expédition de Syrie. A son retour, il demeura chez sa mère; et, lorsqu'elle fut exilée, il vécut auprès de sa bisaïeule Livia Augusta. Quoique à la mort de celle-ci, il portât encore la robe prétexte, il en fit l'éloge funèbre à la tribune aux harangues. Puis il se rendit auprès de son aïeule Antonia. À vingt et un ans, il fut appelé à Caprée par Tibère, et dans un même jour il prit la toge et se fit raser la barbe, sans recevoir aucun des honneurs qui avaient accompagné ses frères à leur entrée dans le monde. Il n'y eut sorte de pièges qu'on ne lui tendît pour lui arracher des plaintes; mais il ne s'y laissa jamais prendre. Il ne parut pas s'apercevoir du malheur des siens, comme s'il ne leur fut jamais rien arrivé, et dévorait ses propres affronts avec une dissimulation incroyable. Sa complaisance pour Tibère et pour ceux qui l'entouraient était telle, que l'on a dit de lui, avec raison, qu'il n'y avait point eu de meilleur valet ni de plus méchant maître. 

XI. Toutefois, dès ce temps-là même, il ne pouvait cacher ses inclinations basses et cruelles. Il assistait avec une curiosité extrême aux supplices des condamnés. La nuit, il courait les tavernes et les mauvais lieux, enveloppé d'un long manteau, et la tête cachée sous de faux cheveux. Il était passionné pour la danse et le chant du théâtre. Tibère ne contrariait pas trop ces goûts, espérant qu'ils pourraient adoucir son caractère farouche. Le subtil vieillard le connaissait à fond, et quelquefois il disait tout haut: "Caius ne vit que pour ma perte et pour celle de tous. J'élève une hydre pour le peuple romain, et un Phaéton pour l'univers." 

XII. Peu de temps après il épousa Junia Claudilla, fille de M. Silanus, l'un des plus nobles Romains. Nommé augure à la place de son frère Drusus, avant d'en exercer les fonctions, il passa au pontificat. Tibère, alors privé de tout autre appui, et se méfiant de Séjan, dont il se défit bientôt après, éprouvait ainsi le caractère et l'attachement de Caius, qu'il approchait du trône par degrés. Pour être plus assuré d'y monter, Caius, quand il eut perdu Junie à la suite de couches, séduisit Ennia Naevia, femme de Macron, chef des cohortes prétoriennes, et s'engagea par serment et par écrit à l'épouser, s'il parvenait à l'empire. Dès qu'il eût ainsi gagné Macron, suivant quelques historiens, il empoisonna Tibère. L'empereur respirait encore quand il lui fit enlever son anneau; et, comme il paraissait vouloir le retenir, il fit jeter sur lui un coussin, et même l'étrangla de sa propre main. Un affranchi, qui s'était récrié sur l'atrocité de l'acte, fut aussitôt mis en croix. Ce récit paraît d'autant plus vraisemblable, que Caligula lui-même se vanta, selon quelques auteurs, sinon d'avoir commis ce parricide, du moins de l'avoir projeté. Il se glorifiait souvent, pour faire voir son attachement à sa mère et à ses frères, d'avoir voulu les venger. Il était entré, disait-il, avec un poignard dans la chambre de Tibère endormi; mais la pitié l'avait retenu; il avait jeté son arme, et s'était retiré sans que Tibère, quoiqu'il s'en fût aperçu, osât ni le poursuivre ni le punir. 

XIII. En montant ainsi sur le trône, il combla les voeux du peuple romain ou plutôt de l'univers. Il était cher aux provinces et aux armées qui l'avaient vu enfant, et cher à tous les habitants de Rome qui honoraient en lui le fils de Germanicus et plaignaient les malheurs d'une famille presque éteinte. Aussi, dès qu'il sortit de Misène, quoiqu'il suivît le convoi de Tibère en habit de deuil, il s'avança au milieu des autels, des victimes et des flambeaux, escorté d'une foule immense et remplie d'allégresse, qui se pressait à sa rencontre. Tous lui donnaient les noms les plus flatteurs, et l'appelaient leur astre, leur petit, leur élève, leur nourrisson. 

XIV. A son entrée dans Rome, du consentement unanime des sénateurs et du peuple qui se précipitait dans leur assemblée, il fut sur-le-champ investi du pouvoir souverain, malgré le testament de Tibère qui lui donnait pour cohéritier son autre petit-fils encore revêtu de la robe prétexte. La joie publique fut si grande, qu'en moins de trois mois, on égorgea, dit-on, plus de cent soixante mille victimes. Quelques jours après, comme il s'était transporté dans les îles de la Campanie les plus voisines, on fit des voeux pour son retour, tant on cherchait les occasions de lui témoigner sa sollicitude et l'intérêt qu'on prenait à sa conservation. Il tomba malade. Alors le peuple passa la nuit autour de son palais, et plusieurs faisaient voeu de combattre ou de s'immoler pour son rétablissement. A ce prodigieux amour des citoyens se joignit la plus grande considération des étrangers. Le roi des Parthes, Artaban, qui avait toujours affiché son mépris et sa haine pour Tibère, rechercha l'amitié de Caius. Il eut une conférence avec un lieutenant consulaire, et vint, au-delà de l'Euphrate, rendre hommage aux aigles romaines et aux images des Césars. 

XV. L'affection que Caius témoignait à tout le monde le faisait chérir de plus en plus. Après avoir prononcé devant le peuple assemblé l'éloge funèbre de Tibère en versant beaucoup de larmes, et avoir en son honneur ordonné de magnifiques funérailles, il se hâta d'aller à Pandataria et à Ponties recueillir les cendres de sa mère et de ses frères. Pour mieux faire éclater sa piété filiale, il partit malgré la saison contraire, approcha de ces restes avec respect, et les renferma lui-même dans des urnes. Ce ne fut pas avec moins d'appareil qu'il les transporta jusqu'à Ostie, et de là à Rome en remontant le Tibre, sur une galère à deux rangs de rames, à la poupe de laquelle flottait un pavillon. Ces cendres furent reçues par les plus nobles des chevaliers, et transférées en plein jour, sur deux brancards, dans un mausolée. Il établit en leur honneur des sacrifices annuels, et en mémoire de sa mère des jeux du cirque, où son image devait être portée sur un char comme celle des dieux. En commémoration de son père, il donna au mois de septembre le nom de Germanicus.Il fit décerner par un sénatus-consulte à Antonia, son aïeule, tous les honneurs dont avait joui Livia Augusta. Il s'adjoignit pour collègue dans le consulat son oncle Claudius, qui, jusque-là, était resté simple chevalier. Il adopta son frère Tibère le jour où il prit la robe virile, et le nomma prince de la jeunesse. Il voulut que l'on mît cette formule, dans tous les serments: "Caius et ses soeurs me sont aussi chers que moi et mes enfants"; et cet autre dans les rapports des consuls: "Pour la prospérité de Caius César et de ses soeurs". Il réhabilita avec une même affection pour le peuple, tous ceux qui avaient été condamnés ou bannis, et reprit toutes les poursuites qui dataient du règne précédent. Il fit porter dans la place publique les pièces relatives au procès de sa mère et de ses frères, et, après avoir attesté les dieux qu'il n'en avait lu ni touché aucune, il les brûla toutes, afin d'affranchir désormais de crainte les délateurs ou les témoins. Il refusa de recevoir un billet qui intéressait sa vie, prétendant qu'il n'avait rien fait qui pût lui attirer la haine de personne, et qu'il n'avait point d'oreilles pour les délateurs. 

XVI. Il chassa de Rome les inventeurs de débauches monstrueuses, et l'on n'obtint qu'avec peine qu'il ne les fît pas noyer. Il fit rechercher les ouvrages de Titus Labienus, de Cremutius Cordus et de Cassius Severus, supprimés par des sénatus-consultes. Il en permit la distribution et la lecture, comme étant très intéressé lui-même à ce que l'histoire fût fidèlement écrite. Il publia la situation de l'empire, suivant la coutume d'Auguste, interrompue par Tibère. Il concéda aux magistrats une juridiction indépendante et sans appel à son autorité. Il fit la revue des chevaliers romains avec un soin sévère, et cependant tempéré par la modération. Il enleva publiquement leur cheval à ceux qui étaient entachés de bassesse ou d'ignominie, et se contenta d'omettre à l'appel les noms de ceux qui avaient commis de moindres fautes.Afin de soulager les juges dans leurs fonctions, il ajouta une cinquième décurie aux quatre premières. Il essaya aussi de rétablir l'usage des comices et de rendre au peuple le droit de suffrage. Il paya sans fraude et sans chicane tous les legs portés sur le testament de Tibère, quoiqu'il eût été annulé, et ceux du testament de Julia Augusta, quoique Tibère l'eût supprimé. Il remit à toute l'Italie le deux centième des ventes à l'encan. Il indemnisa un grand nombre d'incendiés. En rétablissant les rois, il leur restitua les revenus et les impôts qui avaient été perçus en leur absence. C'est ainsi qu'il rendit à Antiochos, roi de Commagène, une confiscation de dix millions de sesterces. Jaloux d'encourager la vertu, il donna quatre-vingt mille sesterces à une affranchie, qui, malgré les plus affreuses tortures, avait gardé le silence sur le crime de son maître. C'est pour de tels actes qu'on décerna à Caius, outre beaucoup d'autres honneurs, un bouclier d'or que, tous les ans, à un jour déterminé, les collèges des pontifes devaient porter au Capitole, suivis du sénat et de la jeune noblesse des deux sexes qui chantait des hymnes à sa louange. On statua que le jour de son avènement à l'empire serait appelé "Parilia", comme si c'eût été une nouvelle fondation de Rome. 

XVII. Il fut quatre fois consul: la première, depuis les calendes de juillet, pendant deux mois; la seconde, depuis les calendes de janvier, pendant trente jours; la troisième, jusqu'aux ides de janvier; et la quatrième, jusqu'au sept de ce mois seulement. Ses deux derniers consulats furent consécutifs. Il prit possession du troisième à Lyon, sans collègue, non par orgueil ou par indifférence, comme quelques-uns le croient, mais parce qu'étant absent, il ne put savoir que son futur collègue était mort vers le jour des calendes. Il donna deux fois au peuple trois cents sesterces par tête, et servit deux repas somptueux au sénat et aux chevaliers, et même à leurs femmes et à leurs enfants. Dans le second de ces repas, il distribua des costumes de ville aux hommes, et des bandelettes de pourpre aux enfants et aux femmes; puis, afin d'augmenter à perpétuité les réjouissances publiques, il ajouta un jour aux Saturnales, qu'il appela "jour de la jeunesse". 

XVIII. Il donna des combats de gladiateurs, tantôt dans l'amphithéâtre de Taurus, tantôt dans le champ de Mars. Il y mêla des troupes de lutteurs africains et campaniens, choisis parmi les plus habiles au pugilat. Quand il ne présidait pas lui-même au spectacle, il chargeait de ce soin des magistrats ou ses amis. Il donna souvent aussi des jeux scéniques de diverses espèces en beaucoup d'endroits, quelquefois même la nuit, et alors il faisait illuminer toute la ville. Il distribua au peuple toutes sortes de présents, et des corbeilles renfermant des rations de pain et de viande. S'étant aperçu qu'un chevalier romain, qui était vis-à-vis de lui, mangeait sa part avec beaucoup de gaieté et d'avidité, il lui envoya la sienne. Un sénateur, pour la même raison, reçut de lui un billet qui le nommait préteur extraordinaire. Il donna beaucoup de spectacles au cirque qui duraient depuis le matin jusqu'au soir. Ils avaient pour intermède, tantôt une chasse d'Afrique, tantôt une parade troyenne. Dans quelques-uns de ces jeux, plus remarquables que les autres, l'arène était parsemée de vermillon et de poudre d'or; alors les sénateurs avaient seuls le droit de conduire les chars. Un jour il donna des jeux à l'improviste, sur la demande que lui firent quelques personnes du haut des maisons voisines, pendant que, de sa maison de Gelos, il examinait l'appareil du cirque. 

XIX. Le genre de spectacle qu'il imagina quelque temps après est incroyable et inouï. Il jeta un pont de Baïes aux digues de Pouzzoles, sur une longueur de trois mille six cents pas. À cet effet, il réunit de toutes parts des bâtiments de transport, les mit à l'ancre sur une double rangée, les couvrit de terre, et leur donna la forme de la voie Appienne. Pendant deux jours, il ne fit qu'aller et venir sur ce pont. Le premier jour, il montait un cheval magnifiquement harnaché, et portait une couronne de chêne sur la tête, armé d'une hache, d'un bouclier, d'une épée, et couvert d'une chlamyde dorée. Le second jour, il conduisit en habit de cocher un char attelé de deux chevaux célèbres. Il était précédé du jeune Darius, l'un des otages des Parthes, et suivi de ses gardes prétoriennes et de ses amis montés sur des chariots. Je sais que la plupart ont cru que Caligula n'avait imaginé ce pont que pour imiter Xerxès qu'on avait admiré, lorsqu'il traversa de la même manière le détroit de l'Hellespont, moins large que celui de Baïes. D'autres ont pensé qu'il voulait effrayer par une entreprise gigantesque la Germanie et la Bretagne qu'il menaçait de la guerre. Mais, dans mon enfance, j'ai ouï dire à mon aïeul que la cause de cette construction, s'il en faut croire les serviteurs les plus intimes du palais, était une prédiction du devin Thrasylle, qui, voyant Tibère inquiet sur son successeur, et montrant plus de penchant pour son petit-fils selon la nature, lui avait assuré que Caius ne serait pas plus empereur qu'il ne traverserait à cheval le détroit de Baïes. 

XX. Il donna aussi des spectacles hors de l'Italie. Les jeux urbains, en Sicile, à Syracuse, et des jeux variés à Lyon, dans les Gaules. En outre, il établit des luttes d'éloquence grecque et d'éloquence latine où les vaincus, dit-on, étaient obligés de couronner eux-mêmes les vainqueurs et de chanter leurs louanges. Ceux dont les compositions étaient trop mauvaises devaient les effacer avec une éponge ou avec leur langue, sous peine de recevoir des férules ou d'être jetés dans la rivière voisine. 

XXI. Il acheva les ouvrages que Tibère avait laissés imparfaits, le temple d'Auguste et le théâtre de Pompée. Il commença un aqueduc près de Tibur et un amphithéâtre attenant au Champ de Mars. Son successeur, Claude, finit le premier de ces édifices, et abandonna l'autre. Il rétablit les murs de Syracuse et les temples des dieux, tombés en ruine. Il voulait aussi reconstruire le palais de Polycrate à Samos, achever à Milet le temple d'Apollon Didyméen, et bâtir une ville au sommet des Alpes; mais, avant tout, percer l'isthme de Corinthe, et déjà il avait envoyé un centurion primipilaire pour prendre les dimensions nécessaires.

XXII. J'ai parlé jusqu'ici d'un prince; je vais parler d'un monstre. Chargé d'une foule de surnoms, tels que le pieux, l'enfant des armées, le père des soldats, le très bon, le très grand, après un souper qu'il avait donné à des rois venus à Rome pour lui rendre leurs devoirs, il les entendit se disputer entre eux sur la noblesse de leur origine, et s'écria: "N'ayons qu'un roi, qu'un chef auquel tout soit soumis". Et il s'en fallut de peu qu'il ne prît aussitôt le diadème et ne convertit l'appareil du souverain pouvoir en insignes de la royauté. Mais, comme on l'avertit qu'il avait surpassé la grandeur des princes et des rois, il commença à s'attribuer la majesté divine. Il fit venir de Grèce les statues des dieux les plus célèbres par leur perfection ou par le respect des peuples, entre autres celle de Jupiter Olympien. Il leur ôta la tête et mit à la place celle de ses statues. Il prolongea jusqu'au Forum une aile de son palais, et transforma en vestibule le temple de Castor et Pollux. Souvent il venait se placer entre ces deux frères et s'offrait aux adorations de ceux qui entraient. Quelques-uns le saluèrent du nom de Jupiter Latial. Il institua pour sa divinité un temple spécial, des prêtres et les victimes les plus recherchées. Il y avait dans ce temple une statue d'or faite d'après nature, que chaque jour on habillait comme lui. Les plus riches briguaient avidement ce sacerdoce, et ils enchérissaient à l'envi les uns sur les autres. Les victimes étaient des flamants, des paons, des tétras, des poules d'Afrique, des pintades et des faisans, qu'on sacrifiait chaque jour, selon le rang établi entre les espèces. La nuit, Caligula invitait la lune, lorsqu'elle brillait dans son plein, à venir l'embrasser et à partager sa couche. Le jour, il s'entretenait secrètement avec Jupiter Capitolin, tantôt lui parlant à l'oreille et feignant d'écouter ses réponses, tantôt élevant la voix et se brouillant avec lui; car on l'entendit un jour le braver en ces termes: "Ou tu m'enlèveras, ou je t'enlèverai"; enfin selon son expression, il se laissa fléchir; et, invité par Jupiter à venir loger chez lui, il établit un pont par-dessus le temple d'Auguste, du mont Palatin jusqu'au Capitole. Bientôt, pour être encore plus voisin, il fit jeter les fondements d'un nouveau palais sur la place même du Capitole. 

XXIII. Il ne voulait pas qu'on crût ni qu'on dît qu'il était petit-fils d'Agrippa, à cause de la bassesse de son origine, et il se fâchait lorsque, en prose ou en vers, on le rangeait parmi les aïeux des Césars. Il disait hautement que sa mère était née d'un inceste d'Auguste avec sa fille Julie, et non content de calomnier ainsi la mémoire d'Auguste, il défendit que l'on célébrât par des fêtes solennelles les victoires d'Actium et de Sicile, qu'il nommait des journées déplorables et funestes au peuple romain. Il appelait quelquefois Augusta Livia, sa bisaïeule, un Ulysse en jupon. Dans une lettre au sénat, il osa lui reprocher la bassesse de sa naissance, sous prétexte que son aïeul maternel n'était qu'un décurion de Fondi. Cependant les actes publics font foi qu'Aufidius Lurco avait exercé des magistratures à Rome. Il refusa un entretien particulier à son aïeule Antonia, à moins que Macron, chef de sa garde, ne fût présent. Les dégoûts et les indignités dont il l'accabla furent cause de sa mort, si toutefois il ne l'empoisonna pas, comme quelques-uns le pensent. Il ne lui rendit aucun honneur funèbre, et de sa salle à manger il regarda les flammes de son bûcher. Il envoya un tribun des soldats tuer à l'improviste son frère Tibère, et obligea son beau-père Silanus à se couper la gorge avec un rasoir, alléguant pour prétexte de ces deux meurtres, que son frère, dans l'espoir de s'emparer de Rome, s'il périssait dans une tempête, avait refusé de le suivre sur mer par un temps d'orage, et que Silanus avait respiré un antidote pour se garantir du poison qu'il pouvait lui donner. Cependant Silanus n'avait voulu qu'éviter le mal de mer et l'incommodité de la navigation, et Tibère n'avait recouru aux médicaments que pour combattre une toux opiniâtre dont il était tourmenté. Quant à Claude, son oncle, il ne l'épargna que pour en faire son jouet. 

XXIV. Il entretint un commerce criminel avec toutes ses soeurs. A table, il les faisait placer tour à tour au-dessous de lui, tandis que sa femme était au-dessus. On croit qu'il abusa de Drusilla, lorsqu'il portait encore la robe prétexte. On prétend même qu'il fut surpris avec elle par son aïeule Antonia chez laquelle on les élevait tous deux. Bientôt il l'enleva à Lucius Cassius Longinus, personnage consulaire, à qui elle était mariée, et la traita publiquement comme son épouse légitime. Dans une maladie, il l'institua héritière de ses biens et de l'empire; et, lorsqu'elle mourut, il ordonna une suspension générale de toutes les affaires. Pendant ce temps, ce fut un crime capital que d'avoir ri, d'avoir été au bain, ou d'avoir mangé avec ses parents, sa femme ou ses enfants. Ne pouvant résister à sa douleur, il s'échappa la nuit de Rome, traversa la Campanie, se rendit à Syracuse, et en revint brusquement, laissant croître sa barbe et ses cheveux. Dans la suite, il ne jura jamais que par le nom de Drusilla, même dans les affaires les plus importantes, et en parlant au peuple ou aux soldats. Il n'eut pour ses autres soeurs ni un amour aussi vif ni de pareils égards: il les prostitua souvent à ses compagnons de débauche. Aussi n'eut-il aucune peine à les condamner à l'exil comme complices de la conjuration de Lepidus et comme adultères. Non seulement il publia leurs lettres autographes, qu'il avait surprises par fraude ou par corruption, mais il consacra à Mars Vengeur trois épées, qu'il disait avoir été préparées contre lui, et y joignit une inscription. 

XXV. Il serait difficile de dire s'il fut plus impudent à contracter ses mariages qu'à les maintenir ou à les dissoudre. Caius Pison venait d'épouser Livia Orestilla. L'empereur, qui avait assisté à la noce, fit conduire l'épouse chez lui, la répudia peu de jours après, et deux ans plus tard, l'exila, parce que, dans cet intervalle, elle paraissait avoir renoué sa liaison avec son premier mari. D'autres prétendent qu'étant invité au repas nuptial, l'empereur dit à Pison assis à côté d'Orestilla: "Ne serrez pas ma femme de si près"; que sur-le-champ, il l'emmena hors du festin, et que le lendemain il publia qu'il avait rencontré un mariage à la manière de Romulus et d'Auguste. Ayant entendu dire que l'aïeule de Lollia Paulina, femme de C. Memmius, personnage consulaire qui commandait les armées, avait été fort belle, il fit aussitôt venir Lollia de sa province, l'enleva à son mari, l'épousa, et la renvoya bientôt en lui interdisant désormais tout commerce avec un homme. Il aima avec plus de constance et de passion Césonia, dépourvue sans doute de beauté et de jeunesse, et mère de trois filles, mais femme de la plus impudente lubricité. Il la fit voir souvent à ses soldats, revêtue d'une chlamyde, avec un casque et un bouclier, et montant à cheval à côté de lui. Il la montra nue à ses amis. Quand elle eût mis au monde une fille, il l'honora du nom de son épouse, et le même jour, se reconnut son mari et le père de l'enfant. Il la nomma Julia Drusilla, la promena dans les temples de toutes les déesses, et la déposa sur les genoux de Minerve qu'il chargea du soin de la nourrir et de l'élever. Il ne croyait pas qu'il y eût de plus sûr indice de sa paternité que la cruauté, de sa fille, cruauté déjà poussée à un tel point, que de ses doigts elle attaquait avec fureur le visage et les yeux des enfants qui jouaient avec elle. 

XXVI. Après ces détails, il est presque indifférent de raconter comment il traita ses proches et ses amis. Ptolémée, par exemple, fils du roi Juba et cousin de Caligula (car il était petit-fils de Marc-Antoine, étant né de sa fille Séléné), et Macron, et cette même Ennia, qui l'élevèrent à l'empire, tous, pour prix de leur parenté ou de leurs services, périrent d'une mort sanglante. Il ne fut pas plus respectueux ni plus humain envers le sénat. Il souffrait que des personnages qui avaient été honorés des plus hautes dignités vinssent en toge au-devant de son char l'espace de plusieurs milliers de pas, et que ceints d'une serviette, ils se tinssent debout pendant son repas, soit derrière son siège, soit à ses pieds. Il se défit de quelques-uns secrètement, et ne laissa pas de les appeler, comme s'ils eussent vécu encore; et, peu de jours après, il leur imputa une mort volontaire. Il destitua les consuls pour avoir oublié d'annoncer par un édit l'anniversaire de sa naissance, et l'empire resta pendant trois jours sans autorité souveraine. Il fit battre de verges son questeur, qui avait été nommé dans une conjuration, et jeter ses vêtements dont on l'avait dépouillé sous les pieds des soldats pour que leurs coups fussent plus assurés. Il traita avec la même hauteur et la même violence les autres ordres de l'État. Importuné par le bruit de ceux qui, dès le milieu de la nuit, se hâtaient de s'emparer au cirque des places gratuites, il les fit chasser à coups de bâton. Plus de vingt chevaliers romains, autant de matrones et une foule d'autres personnes furent écrasés dans cette bagarre. Il se plaisait à exciter des querelles entre le peuple et les chevaliers. Il faisait commencer les distributions scéniques avant l'heure ordinaire, afin que les bancs des chevaliers fussent occupés par les gens de la plus basse condition. Au milieu d'un spectacle de gladiateurs, il ordonnait tout à coup qu'on retirât les toiles qui garantissaient l'assemblée des ardeurs du soleil, et défendait que personne ne sortît. Au lieu des combats ordinaires, il faisait entrer dans le cirque des bêtes épuisées, les gladiateurs les plus vieux et les plus abjects, et même des gladiateurs de rebut, ainsi que des pères de famille connus, mais affligés de quelque infirmité. Quelquefois il faisait fermer les greniers publics et annonçait au peuple une famine. 

XXVII. Voici les traits les plus marqués de sa barbarie. Comme on achetait fort cher les animaux qui servaient de nourriture aux bêtes destinées au spectacle, il leur fit livrer les criminels. À cet effet, il visita lui-même les prisons, et, sans examiner la cause de la détention de chacun des prisonniers, il se tint sous le portique, et condamna aux bêtes tous ceux qui y étaient renfermés. Un citoyen avait promis de combattre dans l'arène pour les jours de César. L'empereur exigea l'accomplissement de son voeu, il assista au combat, et ne le renvoya que lorsqu'il fut vainqueur, et après beaucoup de supplications. Il livra aux enfants un autre homme qui avait juré de mourir pour la même cause, et qui hésitait à remplir son engagement. On le couronna de rameaux sacrés, on le ceignit de bandelettes, et les enfants lui rappelant son voeu, le promenèrent de quartier en quartier jusqu'à ce qu'il se fût précipité du haut des remparts. Il condamna aux mines, ou aux travaux des chemins, ou aux bêtes, une foule de citoyens distingués, après les avoir flétris d'un fer brûlant. Il y en eut qu'il enferma dans des cages où ils étaient obligés de se tenir à quatre pattes; il en fit scier d'autres par le milieu du corps. Et pourtant ce n'était pas pour des motifs graves: les uns avaient été mécontents d'un de ses spectacles, les autres n'avaient jamais juré par son génie. Il forçait les pères à assister au supplice de leurs enfants. L'un d'eux s'excusant sur sa santé, il lui envoya sa litière. Un autre venait d'assister à un supplice pareil. Immédiatement après, Caius l'invita à un festin où il déploya toutes sortes de politesses pour l'exciter à rire et à plaisanter. Il fit battre avec des chaînes pendant plusieurs jours de suite l'intendant de ses spectacles et de ses chasses, et n'ordonna sa mort que lorsqu'il se sentit incommodé de l'odeur de sa cervelle en putréfaction. Il condamna à être brûlé au milieu de l'amphithéâtre, l'auteur d'une Atellane, à cause d'un vers qui renfermait une plaisanterie à double sens. Un chevalier romain, exposé aux bêtes, s'étant écrié qu'il était innocent; sur l'ordre de César, on l'emmena, on lui coupa la langue, et on le ramena au supplice. 

XXVIII. Il demandait à un citoyen, rappelé d'un long exil, ce qu'il avait coutume d'y faire. Celui-ci répondit pour le flatter: "J'ai toujours demandé aux dieux de faire périr Tibère, et de te donner l'empire. Mon voeu a été accompli." Alors, persuadé que tous ceux qu'il avait exilés lui souhaitaient la mort, il envoya dans les îles des soldats pour les égorger tous. Voulant faire mettre en pièces un sénateur, il aposta des sicaires pour le traiter d'ennemi public au moment où il entrerait dans le sénat, le percer de coups et le donner à déchirer à la populace. Il ne fut satisfait que lorsqu'il vit entassés devant lui ses membres et ses entrailles qu'on avait traînés dans tous les quartiers de la ville.

XXIX. L'atrocité de ses paroles rendait encore plus exécrable la cruauté de ses actions. Il ne trouvait, dans son caractère, rien de plus beau et de plus louable que ce qu'il appelait son inflexibilité. Son aïeule Antonia lui faisait quelques remontrances. Non content de n'y avoir aucun égard: "Souvenez-vous, lui dit-il, que tout m'est permis, et envers tous." Il allait donner l'ordre de massacrer son frère qu'il soupçonnait de s'être muni de contrepoison: "Quoi, dit-il, un antidote contre César?" Lorsqu'il exila ses soeurs, il leur dit avec menace "qu'il avait non seulement des îles, mais des glaives." Un ancien préteur, qui s'était retiré à Anticyre pour sa santé, lui demandait souvent la permission d'y faire un plus long séjour. Il envoya l'ordre de le tuer, disant "qu'il lui fallait une saignée, puisque, depuis si longtemps, l'ellébore ne lui servait de rien." Tous les dix jours il faisait la liste des prisonniers qu'on devait exécuter, et il appelait cela "apurer ses comptes." Un jour qu'il avait condamné en même temps des Grecs et des Gaulois, il se vantait "d'avoir subjugué la Gallo-Grèce". 

XXX. Il ne faisait guère périr ses victimes qu'à petits coups réitérés, et l'on connaît de lui ce mot qu'il répétait souvent: "Fais en sorte qu'il se sente mourir." Une méprise de nom ayant fait punir un autre homme que celui qu'il destinait au supplice: "Celui-ci, dit-il, l'a autant mérité que l'autre." Il avait fréquemment à la bouche ce mot d'une tragédie: "Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent." Il s'emportait souvent contre tous les sénateurs, et les appelait créatures de Séjan ou dénonciateurs de sa mère et de ses frères; et, produisant les pièces qu'il avait feint de brûler, il justifiait la cruauté de Tibère autorisée par tant d'accusations. Il ne cessait d'attaquer l'ordre des chevaliers comme idolâtre de jeux et de spectacles. Irrité de voir le peuple d'un avis contraire au sien dans une représentation théâtrale, il s'écria: "Plût aux dieux que le peuple romain n'eût qu'une tête!" On accusait devant lui un voleur nommé Tetrinius. il dit que ceux qui en demandaient la condamnation étaient eux-mêmes des Tetrinius. Cinq des champions en tuniques que l'on nomme rétiaires, et qui combattent en troupe, ayant succombé sans résistance sous un pareil nombre de gladiateurs, on avait prononcé leur arrêt de mort. Mais l'un d'eux, reprenant sa fourche, tua tous les vainqueurs. Ce massacre lui parut affreux. Il le déplora dans un édit, et chargea d'imprécations ceux qui avaient soutenu ce spectacle. 

XXXI. Il avait coutume de se plaindre de ce que son règne n'était marqué par aucune grande calamité, tandis que celui d'Auguste l'avait été par la défaite de Varus, et celui de Tibère par la chute de l'amphithéâtre de Fidènes. Il ajoutait que la prospérité publique menaçait le sien d'oubli, et de temps en temps il souhaitait le massacre de ses armées, la famine, la peste, des incendies et des tremblements de terre. 

XXXII. La même cruauté qui accompagnait ses paroles et ses actions, ne le quittait pas dans ses délassements, dans ses jeux, et dans ses festins. Souvent, pendant qu'il dînait ou faisait une orgie, on appliquait la question sous ses yeux. Un soldat, habile à décapiter, coupait indifféremment toutes les têtes des prisonniers. À la dédicace du pont qu'il imagina de construire à Pouzzoles, comme nous l'avons dit, il appela près de lui une foule de gens qui étaient sur le rivage, et tout à coup il les jeta tous dans la mer. Quelques-uns saisissaient les gouvernails des navires; mais il les faisait submerger à coups de rames et d'avirons. A Rome, dans un repas public, un esclave avait détaché d'un lit une lame d'argent. Il le livra sur-le-champ au bourreau, ordonna qu'on lui coupât les mains, qu'on les suspendît à son cou, et qu'on le promenât devant tous les convives, précédé d'un écriteau qui indiquait la cause de son châtiment. Un gladiateur, qui s'exerçait avec lui à la baguette, s'étant laissé tomber volontairement, Caius le perça d'un poignard, et courut, la palme à la main, comme les vainqueurs. Au moment où l'on allait faire un sacrifice, il prit l'habillement de ceux qui égorgent les victimes, et, ayant levé sa massue, il immola le sacrificateur. Dans un splendide festin, il se mit tout à coup à éclater de rire. Les consuls, assis à ses côtés, lui demandèrent avec douceur pourquoi il riait: "C'est que je songe, dit-il, que, d'un signe de tête, je puis vous faire égorger tous deux." 

XXXIII. Voici quelques-unes de ses plaisanteries. Un jour, étant devant une statue de Jupiter, il demanda à l'acteur tragique, Appelle, lequel des deux lui paraissait le plus grand. Comme l'acteur hésitait à répondre, il le fit battre de verges, et ne cessa de louer sa voix suppliante, qu'il trouvait extrêmement douce jusque dans ses gémissements. Toutes les fois qu'il baisait le cou de sa femme ou de sa maîtresse, il ajoutait: "Cette belle tête tombera quand je voudrai." Souvent même, il disait qu'il ferait donner la question à sa chère Césonia pour savoir d'elle pourquoi il l'aimait tant.

XXXIV. Sa méchanceté envieuse et son orgueil cruel s'attaquaient, pour ainsi dire, aux hommes de tous les siècles. Il abattit et dispersa les statues des personnages illustres que, du Capitole où elles étaient à l'étroit, Auguste avait transportées au Champ de Mars; et, dans la suite, lorsqu'on voulut les rétablir, on ne put en retrouver les inscriptions. Il défendit qu'à l'avenir on érigeât, en quelque lieu que ce fût, de statue à personne ou qu'on exposât son image, sans avoir demandé et obtenu son consentement. Il conçut aussi la pensée d'anéantir les poèmes d'Homère. "Pourquoi, disait-il, n'userais-je point du même droit que Platon qui le bannit de sa république?" Peu s'en fallut qu'il n'enlevât de toutes les bibliothèques les écrits et les portraits de Virgile et de Tite-Live. Il trouvait l'un sans génie et sans science, et l'autre un historien verbeux et inexact. Il disait souvent qu'il abolirait l'usage de recourir à la science des jurisconsultes, et jurait qu'il ferait en sorte qu'il n'y eut plus d'autre arbitre que lui.

XXXV. Il ôta aux familles les plus illustres les décorations de leurs ancêtres, à Torquatus le collier, à Cincinnatus la chevelure, à Cneius Pompée, qui était de cette race antique, le surnom de grand. Ptolémée, dont j'ai parlé, ce prince qu'il avait fait venir de ses États, et qu'il avait honorablement reçu, tomba sous ses coups, uniquement parce qu'en entrant dans l'amphithéâtre où Caius donnait des jeux, il avait attiré les regards de l'assemblée par l'éclat de son manteau de pourpre. Rencontrait-il des gens dont une longue chevelure relevait la beauté, il leur faisait raser le derrière de la tête. Aesius Proculus, fils d'un primipilaire, était, pour sa figure et sa taille remarquable, surnommé "l'Amour colosse". Sur l'ordre de l'empereur, il fut tout à coup enlevé des jeux publics, et entraîné dans l'arène où il eut à combattre d'abord un gladiateur thrace, puis un adversaire armé de toutes pièces. Proculus fut deux fois vainqueur. Mais Caius le fit aussitôt garrotter et promener de quartier en quartier, tout couvert de haillons, pour le montrer aux femmes et le livrer ensuite au bourreau. Enfin, il n'y eut personne, quelque infime et misérable qu'il fût, à qui il ne cherchât à nuire. Il suscita un concurrent plus robuste au grand prêtre de Diane, qui était en possession du sacerdoce depuis plusieurs années. Un jour de spectacle, Porius, gladiateur de chars, ayant affranchi publiquement un de ses esclaves pour avoir vaillamment combattu, reçut du peuple de grands applaudissements. Caius sortit alors si brusquement de l'assemblée, qu'en marchant sur un pan de sa toge, il tomba du haut des degrés. Dans son indignation il s'écria que le peuple souverain accordait à un gladiateur, qui n'avait rien fait que de très commun, plus d'honneur qu'aux Césars déifiés et à l'empereur en personne. 

XXXVI. Il n'épargna ni sa pudeur ni celle d'autrui. On dit que, passionné pour M. Lepidus, pour Mnester le pantomime, et quelques otages, il entretint avec, eux un commerce infâme. Valerius Catulus, jeune homme d'une famille consulaire, lui reprocha hautement d'avoir abusé de son âge jusqu'à lui briser les reins. Sans parler de ses incestes avec ses soeurs et de son amour connu pour la courtisane Pyrallis, il ne respecta aucune des femmes les plus illustres. Souvent il les invitait à souper avec leurs maris, les faisait passer devant lui, et les soumettait à un examen attentif et lent, comme s'il eut voulu les acheter; il allait même jusqu'à leur relever le menton avec la main, si la pudeur leur faisait baisser la tête. Puis, prenant à part celle de son choix, il sortait de la salle à manger autant de fois qu'il lui plaisait, et, rentrant quelque temps après avec les marques toutes récentes de la débauche, il louait ou critiquait ouvertement ce que sa personne et ses rapports avec elle avaient d'agréable ou de défectueux. Il répudia quelques femmes au nom de leurs maris absents, et fit insérer ces divorces dans les registres publics. 

XXXVII. Il surpassa en prodigalités tout ce qu'on avait vu jusqu'à lui. Inventeur de nouveaux bains, ainsi que de repas et de mets extraordinaires, il se faisait parfumer d'essences chaudes et froides, avalait les perles les plus précieuses après les avoir dissoutes dans le vinaigre, et servait à ses convives des pains et des viandes en or. Il avait souvent à la bouche cet adage: "Il faut être économe, ou vivre en César." Pendant plusieurs jours, du haut de la basilique Julia, il jeta au peuple une somme considérable de monnaies. Il fabriqua des galères liburniennes à dix rangs de rames. Les poupes étaient garnies de pierreries, et les voiles enrichies de diverses couleurs. On y voyait des bains, des galeries et des salles à manger d'une large dimension, des vignes et des arbres fruitiers de toute espèce. C'était sur ces navires qu'il parcourait les côtes de la Campanie, assis à table au milieu des danses et du son des instruments. Dans la construction de ses palais et de ses villas, il ne tenait pas compte des règles de l'art, et ne souhaitait rien tant que d'exécuter ce qui paraissait impraticable. En conséquence, il jetait des digues dans une mer orageuse et profonde, taillait les rochers les plus durs, élevait des plaines à la hauteur des collines, et abaissait des montagnes au niveau du sol, avec une incroyable célérité, car le moindre retard était puni de mort. En un mot, il épuisa en moins d'un an tous les trésors de Tibère, qui montaient à deux milliards sept cent millions de sesterces. 

XXXVIII. Quand il se vit dans la disette et l'indigence, il eut recours aux rapines et imagina un nouveau genre de chicanes, d'enchères et d'impôts. Il contesta le droit de cité aux descendants de ceux qui l'avaient obtenu pour eux et leur postérité, à moins qu'ils n'en fussent les fils, parce que le mot "posteri" ne s'étendait pas au-delà de la première génération. Il annulait, comme vieux et surannés, les titres émanés de Jules César et d'Auguste. Ceux dont la fortune s'était accrue d'une manière quelconque étaient accusés d'avoir faussement indiqué le cens. Il cassa, comme ingrats, les testaments des centurions primipilaires qui, depuis le commencement du règne de Tibère, n'avaient institué héritiers ni ce prince ni lui-même. Il suffisait, pour qu'il rescindât ceux des autres citoyens, que quelqu'un assurât qu'ils avaient eu dessein d'appeler César à leur succession. L'alarme qu'il répandit fit que des inconnus l'inscrivirent publiquement, comme héritier, au nombre de leurs amis, et des parents au nombre de leurs enfants. Alors il les traitait de mauvais plaisants qui s'obstinaient à vivre encore après leur déclaration, et il y en eut beaucoup auxquels il envoya des friandises empoisonnées. Il ne jugeait les causes qu'après avoir fixé le prix du jugement, et il levait l'audience quand il l'avait reçu. Impatient au dernier point, un jour il condamna par un même arrêt plus de quarante accusés poursuivis pour divers crimes, et, au réveil de Césonia, il se vanta du grand travail qu'il avait fait pendant sa méridienne. Il soumit et fit vendre, à une enchère qu'il avait annoncée, tout ce qui lui restait de l'appareil des spectacles, fixant lui-même les prix, et poussant tellement les mises, que quelques citoyens, forcés d'acheter à un taux immense, et se voyant dépouillés de leurs biens, s'ouvrirent les veines. On sait qu'Aponius Saturninus s'étant endormi sur un banc, Caius avertit le crieur de ne pas oublier cet ancien préteur qui, par ses fréquents mouvements de tête, paraissait faire des signes affirmatifs. On ne finit l'enchère que lorsque treize gladiateurs lui eurent été adjugés à son insu, et pour neuf millions de sesterces. 

XXXIX. Lorsque Caius eut vendu dans la Gaule, et pour des prix énormes, les bijoux, les meubles, les esclaves et les affranchis des condamnés, séduit par l'appât du gain, il fit venir de Rome tout le mobilier de la vieille cour. Il s'empara, pour l'y conduire, de voitures de louage et de chevaux de meunier, en sorte que le pain manqua souvent à Rome, et que la plupart des plaideurs encoururent la déchéance pour n'avoir pu se trouver à l'assignation. Il n'y eut point de fraude et d'artifice qu'il n'employât pour se défaire de ce mobilier. Tantôt il reprochait à ses concitoyens leur avarice, et leur demandait s'ils n'avaient pas honte d'être plus riches que lui; tantôt il feignait de se repentir d'avoir prodigué à des particuliers des meubles de princes. Il apprit un jour qu'un riche provincial avait donné deux cents sesterces aux appariteurs pour qu'il l'admissent frauduleusement à un de ses repas. L'empereur ne fut point fâché que l'on mît à un si haut prix l'honneur de manger à sa table. Le lendemain, voyant cet homme à l'enchère, il lui fit adjuger un objet frivole pour deux cent mille sesterces, et lui envoya dire qu'il souperait avec César, d'après son invitation personnelle.

XL. Il leva des impôts nouveaux et inouïs jusqu'alors, d'abord par des fermiers publics; puis, comme les bénéfices devenaient immenses, par des centurions et des tribuns prétoriens. Il n'y eut aucune chose et aucune personne qui ne fût taxée. On mit un droit fixe sur tous les comestibles qui se vendaient à Rome. On préleva sur les procès et les jugements, en quelque lieu qu'ils fussent rendus, le quarantième de la somme en litige; et il y eut une peine pour ceux qui seraient convaincus d'avoir voulu transiger ou renoncer à l'affaire. Les portefaix furent obligés de donner le huitième de leur gain journalier, et les courtisanes ce qu'elles gagnaient dans chaque visite. La loi ne se borna pas là. Celles qui avaient exercé le métier d'entremetteuses ou de prostituées furent soumises à ce droit. Les mariages même n'en furent pas exempts. 

XLI. Ces impôts ayant été proclamés, mais non affichés, il se commettait beaucoup de contraventions par ignorance de leurs dispositions. Caius se décida enfin, sur les instances du peuple, à afficher sa loi, mais en très petits caractères, et dans un lieu fort étroit, afin que personne ne pût en prendre copie. Pour essayer toute espèce de rapine, il établit un mauvais lieu dans son palais. Un grand nombre de cabinets furent construits et meublés conformément à la majesté du local. On y plaça des matrones et des hommes de condition libre. Des esclaves nomenclateurs étaient envoyés sur les places et dans les basiliques pour inviter à la débauche les jeunes gens et les vieillards. On prêtait aux arrivants de l'argent à usure, et des employés recueillaient publiquement leurs noms, comme favorisant les revenus de l'empereur. Il ne dédaignait pas même les profits des jeux de hasard; mais il en retirait bien plus encore de la fraude et du parjure. Un jour qu'il avait chargé son voisin de jouer pour lui, il vit passer, en se promenant dans le vestibule de son palais, deux chevaliers romains qui étaient riches. Il les fit arrêter sur-le-champ, confisqua leurs biens, et rentra, au comble de la joie, en se vantant de n'avoir jamais fait un plus beau coup de dés. 

XLII. Lorsqu'il lui naquit une fille, sous prétexte qu'il était pauvre, et qu'aux charges de l'empire se joignaient celles d'une famille, il voulut que l'on contribuât à son éducation et à sa dot. Il annonça qu'il recevrait des étrennes au renouvellement de l'année; et, le jour des calendes de janvier, il se tint dans le vestibule de son palais pour y attendre les cadeaux qu'une foule de gens de toute condition répandait devant lui à pleines mains en vidant ses vêtements. Enfin, pour se mettre en contact avec le métal qui l'enflammait d'ardeur, il se promenait souvent nu-pieds sur d'énormes monceaux d'or étalés dans un vaste bâtiment, et quelquefois il s'y roulait tout entier. 

XLIII. Il ne se mêla qu'une fois de la guerre, et encore sans dessein prémédité. Il était venu visiter le Clitumne et les bois qu'il arrose, et s'était avancé jusqu'à Mévania. On lui conseilla de compléter la garde batave qui l'accompagnait. Aussitôt il résolut de faire une expédition en Germanie. Sans perdre de temps, il leva de tous côtés des légions et des troupes auxiliaires, déploya la plus grande rigueur pour le recrutement, fit en tout genre des approvisionnements tels qu'on n'en avait jamais vu, et se mit en marche avec une si brusque précipitation, que, pour le suivre, les cohortes prétoriennes furent obligées, contre l'usage, de mettre leurs enseignes sur des bêtes de somme. Quelquefois il s'avançait avec tant de nonchalance et de mollesse, que huit personnes portaient sa litière, et que les habitants des villes voisines avaient ordre de balayer en son honneur les chemins, et de les arroser pour abattre la poussière. 

XLIV. Lorsqu'il fut arrivé au camp, pour se montrer exact et sévère dans le commandement, il renvoya avec ignominie les lieutenants qui étaient arrivés trop tard avec les troupes qu'ils devaient amener; et, dans la revue qu'il fit de l'armée, il cassa, sous prétexte de caducité et de faiblesse, la plupart des centurions d'un âge mûr, et quelques-uns auxquels il ne manquait que très peu de jours pour accomplir leur temps de service. Il accusa les autres de cupidité, et restreignit à six mille sesterces les avantages de leur retraite. Il se borna, pour tout exploit, à recevoir la soumission d'Adminius, fils de Cynobellinus, roi des Bretons, qui, chassé par son père, s'était réfugié auprès de lui avec une suite peu nombreuse. Alors, comme s'il eût subjugué l'île entière, il écrivit à Rome des lettres fastueuses, et il ordonna aux courriers de ne descendre de leur voiture que sur le Forum et à la porte de la curie, et de ne remettre ses dépêches aux consuls que dans le temple de Mars, et devant le sénat assemblé. 

XLV. Ensuite, ne sachant à qui faire la guerre, il fit passer le Rhin à quelques Germains de sa garde, qui devaient se tenir cachés jusqu'au moment où, après son dîner, on viendrait dans le plus grand trouble lui annoncer la présence de l'ennemi. La chose fut faite. Aussitôt il s'élança dans la forêt voisine avec ses amis et une partie des cavaliers prétoriens, coupa des arbres qu'il façonna comme des trophées, et revint, à la lueur des flambeaux, reprochant à ceux qui ne l'avaient pas suivi leur paresse et leur lâcheté. Ceux, au contraire, qui avaient participé à sa victoire reçurent de lui des couronnes d'un nouveau genre qu'il appela "exploratoires", et sur lesquelles étaient représentés le soleil, la lune et les astres. Une autre fois, il fit enlever de l'école et partir secrètement de jeunes otages; puis, quittant tout à coup son repas pour les poursuivre avec sa cavalerie comme des fugitifs, il les ramena chargés de chaînes, sans garder dans cette comédie plus de mesure que dans tout le reste. Revenu à table, il engagea ceux qui lui annonçaient que sa troupe était réunie à prendre part au festin, revêtus de leurs cuirasses, et il leur cita dans cette occasion ce vers si connu de Virgile: "Tenez ferme, et comptez sur des temps plus heureux." Cependant il reprocha durement, dans un édit, au sénat et au peuple de se livrer aux plaisirs de la table, du cirque et du théâtre, et de se délasser dans de charmantes retraites, tandis que César s'exposait à de si grands dangers au milieu des combats. 

XLVI. Enfin, comme pour terminer la guerre, il dirigea son front de bataille vers le rivage de l'Océan. Il disposa les machines, et les balistes, sans que personne connût ou pût deviner son dessein. Tout à coup il ordonna qu'on ramassât des coquillages, et qu'on en remplît les casques et les vêtements. "C'étaient, disait-il, les dépouilles de l'Océan dont il fallait orner le Capitole et le palais des Césars." Il éleva, pour monument de sa victoire, une tour très haute où il fit placer des fanaux, comme sur un phare, pour éclairer les navires pendant la nuit. Il décerna aux soldats une récompense de cent deniers par tête, et, comme s'il eût dépassé toutes les libéralités anciennes: "Allez-vous-en, leur dit-il, allez-vous-en joyeux et riches." 

XLVII. Occupé ensuite du soin de son triomphe, il ne se contenta pas d'emmener les prisonniers et les transfuges barbares, il choisit les Gaulois de la taille la plus haute, et, comme il le disait, la plus triomphale, quelques-uns même des plus illustres familles, et les réserva pour le cortège. Il les obligea non seulement à se rougir les cheveux, mais encore à apprendre la langue des Germains et à prendre des noms barbares. Il fit transporter, en grande partie par la voie de terre, à Rome, les galères qui lui avaient servi sur l'Océan. Il écrivit à ses intendants de lui préparer son triomphe avec le moins de frais possible, et néanmoins de le faire tel que jamais on n'en eût vu de pareil, puisqu'ils avaient le droit de disposer des biens de tout le monde.

XLVIII. Avant de quitter les Gaules, il conçut un projet d'une atrocité abominable; c'était de massacrer les légions qui autrefois s'étaient révoltées après la mort d'Auguste, parce qu'elles avaient tenu assiégé son père Germanicus, qui les commandait, et lui-même, qui alors était enfant. On eut beaucoup de peine à le faire revenir d'un aussi aveugle dessein. Il n'en persista pas moins à vouloir les décimer. Il les assembla donc sans armes, même sans épées, et les fit cerner par sa cavalerie. Mais voyant que les soldats se doutaient de son projet, et que la plupart s'échappaient pour reprendre leurs armes et résister à la violence, il prit la fuite, et revint aussitôt à Rome, reportant toute sa rancune sur le sénat, qu'il menaça publiquement, afin de détourner l'effet de bruits si déshonorants pour lui. Il se plaignait, entre autres choses, qu'on ne lui eût pas décerné le triomphe qu'il méritait, oubliant qu'il avait défendu, peu de temps auparavant, sous peine de mort, que l'on parlât jamais de lui rendre aucun honneur.  Avant de quitter les Gaules, il conçut un projet d'une atrocité abominable; c'était de massacrer les légions qui autrefois s'étaient révoltées après la mort d'Auguste, parce qu'elles avaient tenu assiégé son père Germanicus, qui les commandait, et lui-même, qui alors était enfant. On eut beaucoup de peine à le faire revenir d'un aussi aveugle dessein. Il n'en persista pas moins à vouloir les décimer. Il les assembla donc sans armes, même sans épées, et les fit cerner par sa cavalerie. Mais voyant que les soldats se doutaient de son projet, et que la plupart s'échappaient pour reprendre leurs armes et résister à la violence, il prit la fuite, et revint aussitôt à Rome, reportant toute sa rancune sur le sénat, qu'il menaça publiquement, afin de détourner l'effet de bruits si déshonorants pour lui. Il se plaignait, entre autres choses, qu'on ne lui eût pas décerné le triomphe qu'il méritait, oubliant qu'il avait défendu, peu de temps auparavant, sous peine de mort, que l'on parlât jamais de lui rendre aucun honneur.  

XLIX. Lorsque les députés du sénat vinrent au-devant de lui pour le prier de hâter son retour: "Je viendrai, dit-il d'une voix forte, je viendrai, et celle-ci avec moi," ajouta-t-il en frappant à coups réitérés sur la garde de son épée. Il annonça qu'il ne revenait que pour ceux qui le souhaitaient, c'est-à-dire pour les chevaliers et pour le peuple; qu'à l'égard des sénateurs, il ne serait plus pour eux ni citoyen ni prince. Il défendit qu'aucun d'eux vint à sa rencontre; et, renonçant à son triomphe ou le différant, il rentra à Rome le jour anniversaire de sa naissance, et se contenta de l'ovation. Il périt avant l'expiration du quatrième mois, méditant des crimes plus odieux encore que tous ceux qu'il avait commis. Il voulait se retirer à Antium ou à Alexandrie, après avoir immolé tout ce qu'il y avait de plus illustre dans les deux premiers ordres de l'État. On n'en saurait douter, puisque l'on trouva dans ses papiers secrets deux écrits intitulés, l'un "le glaive", et l'autre "le poignard": c'était la liste de ceux qu'il devait immoler. On découvrit aussi un grand coffre rempli de divers poisons. Lorsque Claude les eut plus tard jetés à la mer, elle en fut, dit-on, tellement infectée, que le flux laissa sur les plages voisines une grande quantité de poissons morts.  Lorsque les députés du sénat vinrent au-devant de lui pour le prier de hâter son retour: "Je viendrai, dit-il d'une voix forte, je viendrai, et celle-ci avec moi," ajouta-t-il en frappant à coups réitérés sur la garde de son épée. Il annonça qu'il ne revenait que pour ceux qui le souhaitaient, c'est-à-dire pour les chevaliers et pour le peuple; qu'à l'égard des sénateurs, il ne serait plus pour eux ni citoyen ni prince. Il défendit qu'aucun d'eux vint à sa rencontre; et, renonçant à son triomphe ou le différant, il rentra à Rome le jour anniversaire de sa naissance, et se contenta de l'ovation. Il périt avant l'expiration du quatrième mois, méditant des crimes plus odieux encore que tous ceux qu'il avait commis. Il voulait se retirer à Antium ou à Alexandrie, après avoir immolé tout ce qu'il y avait de plus illustre dans les deux premiers ordres de l'État. On n'en saurait douter, puisque l'on trouva dans ses papiers secrets deux écrits intitulés, l'un "le glaive", et l'autre "le poignard": c'était la liste de ceux qu'il devait immoler. On découvrit aussi un grand coffre rempli de divers poisons. Lorsque Claude les eut plus tard jetés à la mer, elle en fut, dit-on, tellement infectée, que le flux laissa sur les plages voisines une grande quantité de poissons morts. 

L. Caius avait la taille haute, le teint très pâle, le corps mal fait, le cou et les jambes extrêmement grêles, les yeux enfoncés, les tempes creuses, le front large et menaçant, les cheveux rares, le sommet de la tête dégarni, le reste du corps velu. Aussi était-ce un crime capital de regarder d'en haut quand il passait, ou de prononcer le mot chèvre pour quelque raison que ce fût. Son visage était naturellement affreux et repoussant, et il le rendait plus horrible encore en s'étudiant devant son miroir à imprimer à sa physionomie tout ce qui pouvait inspirer la terreur et l'effroi. Il n'était sain ni de corps ni d'esprit. Épileptique dès son enfance, dans l'âge adulte il était quelquefois sujet à des défaillances subites au milieu de ses travaux; et alors il ne pouvait ni marcher, ni se tenir debout, ni revenir à lui, ni se soutenir. Il connaissait lui-même la maladie de son esprit, et plus d'une fois il avait songé à se retirer pour y porter remède. On croit que Césonia lui donna un philtre qui n'eut d'autre effet que de le rendre furieux. Il était surtout en proie à l'insomnie; car il ne dormait pas plus de trois heures par nuit; encore ne jouissait-il pas d'un repos complet. Son sommeil était troublé par de bizarres fantômes. Une fois entre autres, il rêva qu'il avait un entretien avec la mer. Aussi, la plus grande partie de la nuit, las de veiller ou d'être couché, tantôt il restait assis sur son lit, tantôt il parcourait de longs portiques, attendant et invoquant plusieurs fois le jour.

LI. On pourrait avec raison imputer à une maladie mentale les vices les plus opposés du caractère de Caligula, une confiance extrême et une crainte excessive. Cet homme, qui méprisait tant les dieux, fermait les yeux et s'enveloppait la tête au moindre éclair, au plus léger coup de tonnerre; et, si ce bruit redoublait, il s'élançait de sa couche et se cachait sous son lit. Dans son voyage en Sicile, quoiqu'il se fût moqué des miracles dont se vantaient beaucoup de villes, il s'enfuit la nuit de Messine, effrayé de la fumée et du bruit de l'Etna. Malgré ses grandes menaces aux barbares, un jour qu'il se trouvait au-delà du Rhin, dans un chemin étroit, porté sur un chariot et entouré de ses troupes, ayant entendu dire à quelqu'un que l'apparition subite de l'ennemi causerait un désordre épouvantable, il monta aussitôt à cheval, et s'en retourna précipitamment vers les ponts. Mais, les voyant encombrés par les bagages et les valets de l'armée, il ne put supporter ce retard, et se fit transporter à bras par-dessus les têtes. Quelque temps après, à la nouvelle d'un soulèvement de la Germanie, il se hâtait déjà de faire préparer des vaisseaux pour s'enfuir. Son unique consolation était qu'il conserverait du moins les provinces d'outre-mer, si les vainqueurs s'emparaient des Alpes, comme les Cimbres, ou de Rome, comme les Gaulois. C'est, sans doute, ce qui donna plus tard à ses meurtriers l'idée de dire, pour apaiser la sédition militaire, qu'effrayé d'une défaite qu'il venait d'apprendre, il s'était tué lui-même.

LII. Ses vêtements, sa chaussure et sa tenue en général n'étaient ni d'un Romain ni d'un citoyen, ni même d'un homme. Souvent il endossait des casaques bigarrées et couvertes de pierreries, et se montrait ainsi en public avec des manches et des bracelets. Quelquefois il portait des robes de soie arrondies et traînantes. Il mettait tour à tour des sandales ou des cothurnes, des chaussures militaires ou des brodequins de femme. D'ordinaire il paraissait avec une barbe d'or, tenant en main les insignes des dieux, la foudre, le trident ou le caducée. On le vit aussi avec les attributs de Vénus. Il portait habituellement les ornements du triomphe, même avant son expédition, et de temps en temps la cuirasse d'Alexandre le Grand qu'il avait fait tirer de son tombeau.

LIII. En fait d'études libérales, il s'appliqua fort peu à l'érudition et beaucoup à l'éloquence. Il avait la parole abondante et facile, surtout s'il fallait invectiver contre quelqu'un. La colère lui fournissait les mots et les idées. L'enthousiasme l'empêchait de rester en place. Sa prononciation était vive, et sa voix se faisait entendre des personnes les plus éloignées. Quand il devait parler en public, il menaçait de lancer les traits de ses veilles. Il méprisait tellement le style élégant et orné, qu'il appelait les ouvrages de Sénèque, l'auteur alors le plus en vogue, des amplifications scolastiques, et les comparait à du sable sans ciment. Il avait coutume de répondre aux discours des orateurs qui avaient le mieux réussi; et, quand il y avait de grandes causes dans le sénat, il jouait le rôle de défenseur ou d'accusateur, selon ce qui pouvait le plus favoriser son genre d'éloquence, accabler son adversaire ou sauver son client, et il invitait par des affiches l'ordre des chevaliers à venir l'entendre.

LIV. Il exerça avec passion des talents d'un autre genre, et même les plus opposés, tour à tour gladiateur, cocher, chanteur et danseur. Il s'escrimait avec l'armure des combattants ou conduisait des chars dans les cirques qu'il avait fait construire en divers endroits. Enthousiaste du chant et de la danse, il ne pouvait s'empêcher, dans les spectacles, d'accompagner la voix de l'acteur et d'imiter publiquement ses gestes et ses pas en les approuvant ou en les réformant. C'est pour cela sans doute que, le jour de sa mort, il avait indiqué une veille générale, parce qu'il espérait s'essayer sur le théâtre avec plus de hardiesse dans une assemblée nocturne. C'était aussi le temps qu'il prenait pour danser. Une fois, à la seconde veille, il fit venir dans son palais trois personnages consulaires. Ils arrivèrent en redoutant les plus affreux malheurs. Caius les plaça sur l'avant-scène, et tout à coup, au bruit retentissant des flûtes et des pédales, il s'élança sur le théâtre, vêtu d'un manteau et d'une longue robe, et, après avoir dansé, il se retira. Cependant cet homme, qui apprenait si aisément tant de choses, ne savait pas nager.Il exerça avec passion des talents d'un autre genre, et même les plus opposés, tour à tour gladiateur, cocher, chanteur et danseur. Il s'escrimait avec l'armure des combattants ou conduisait des chars dans les cirques qu'il avait fait construire en divers endroits. Enthousiaste du chant et de la danse, il ne pouvait s'empêcher, dans les spectacles, d'accompagner la voix de l'acteur et d'imiter publiquement ses gestes et ses pas en les approuvant ou en les réformant. C'est pour cela sans doute que, le jour de sa mort, il avait indiqué une veille générale, parce qu'il espérait s'essayer sur le théâtre avec plus de hardiesse dans une assemblée nocturne. C'était aussi le temps qu'il prenait pour danser. Une fois, à la seconde veille, il fit venir dans son palais trois personnages consulaires. Ils arrivèrent en redoutant les plus affreux malheurs. Caius les plaça sur l'avant-scène, et tout à coup, au bruit retentissant des flûtes et des pédales, il s'élança sur le théâtre, vêtu d'un manteau et d'une longue robe, et, après avoir dansé, il se retira. Cependant cet homme, qui apprenait si aisément tant de choses, ne savait pas nager.

LV. Son penchant pour ceux qui étaient de son goût allait jusqu'à la frénésie. Il embrassait le pantomime Mnester, même en plein spectacle. Si quelqu'un faisait le moindre bruit pendant qu'il dansait, il ordonnait qu'on le mît à la porte, et il le fouettait de sa main. Il chargea un centurion d'annoncer à un chevalier romain qui causait du désordre qu'il eût à se rendre sur-le-champ à Ostie, et de porter en Mauritanie, au roi Ptolémée, une lettre qui contenait ces mots: "Ne faites ni du bien ni du mal à celui que je vous envoie." Il mit à la tête de sa garde germaine quelques gladiateurs thraces. Il diminua l'armure des mirmillons. Un de ces derniers, nommé Columbus, était vainqueur et légèrement blessé. Il fit mettre dans sa plaie un poison qui fut appelé de son nom "poison de Columbus": c'est ainsi du moins qu'on le trouva écrit de sa main parmi les autres étiquettes de ses poisons. Il était tellement attaché à la faction des cochers verts, qu'il mangeait souvent dans leur écurie, et en faisait sa demeure. L'un d'eux, nommé Eutychus, reçut de lui, dans une orgie, un présent de deux millions de sesterces. La veille des jeux du cirque, il ordonnait à des soldats d'imposer silence à tout le voisinage pour que rien ne troublât le repos de son cheval Incitatus. Il lui fit faire une écurie de marbre, une crèche d'ivoire, des housses de pourpre et des licous garnis de pierres précieuses. Il lui donna un palais, des esclaves et un mobilier, afin que les personnes invitées en son nom fussent reçues plus magnifiquement. On dit même qu'il voulait le faire consul. 

LVI. Au milieu de tant d'extravagances et d'excès, la plupart ne manquèrent pas de courage pour l'attaquer. Mais une ou deux conspirations furent découvertes; et, tandis que leurs concitoyens hésitaient, faute d'occasion, deux Romains se concertèrent, et mirent leur projet à exécution, après s'être ménagé des intelligences avec les plus puissants de ses affranchis, et avec les préfets du prétoire, qui, ayant été désignés, quoique à tort, comme complices dans une conjuration, sentaient que depuis ce moment ils étaient devenus odieux et suspects. Caius s'était attiré toute leur haine, lorsque, les prenant à part, il leur avait protesté, le glaive nu, qu'il était prêt à se donner la mort, s'il leur paraissait la mériter. Il ne cessa, depuis ce temps, de les accuser les uns auprès des autres, et de les compromettre entre eux. On résolut de l'attaquer à midi au sortir d'un spectacle qui devait avoir lieu dans son palais. Cassius Chéréa, tribun de la cohorte prétorienne, demanda à porter le premier coup. Il était déjà vieux, et Caius avait coutume de lui prodiguer toutes sortes d'outrages, en le traitant de mou et d'efféminé. Quand il venait lui demander le mot d'ordre, il répondait "Priape" ou "Venus". Quand il le remerciait pour une raison quelconque, il ne lui présentait sa main à baiser qu'en lui imprimant une attitude et un mouvement obscènes. 

LVII. Sa mort fut annoncée par un grand nombre de présages. A Olympie, la statue de Jupiter qu'il voulait enlever pour la transporter à Rome, fit tout à coup un si grand éclat de rire, que les ouvriers laissèrent tomber leurs machines et s'enfuirent. Aussitôt il survint un certain Cassius qui prétendait avoir reçu en songe l'ordre d'immoler un taureau à Jupiter. Aux ides de mars, le capitole de Capoue fut frappé de la foudre, et à Rome, la chapelle d'Apollon palatin. On ne manqua pas de conjecturer que l'un de ces prodiges annonçait à l'empereur un danger de la part de ses gardes, et que l'autre présageait le meurtre d'un personnage distingué, comme celui qui, autrefois, avait eu lieu à pareil jour. L'astrologue Sylla, que Caius consultait sur son horoscope, lui prédit une mort prochaine. Les sorts d'Antium l'avertirent de se défier de Cassius; et, là-dessus, il ordonna de faire périr Cassius Longinus, proconsul d'Asie, oubliant que Chéréa s'appelait aussi Cassius. La veille de sa mort, il rêva qu'il était dans le ciel, à côté du trône de Jupiter, et que Jupiter, en le poussant avec le gros orteil du pied droit, l'avait précipité sur la terre. On mit encore au nombre des prodiges plusieurs accidents arrivés le même jour. En offrant un sacrifice, Caius fut couvert du sang d'un flamant. Le pantomime Mnester dansa dans une tragédie qu'avait représentée autrefois l'acteur Néoptolème aux jeux où Philippe, roi de Macédoine, fut assassiné. Dans la pièce intitulée "Laureolus", où l'acteur échappe à la ruine d'un édifice et vomit du sang, plusieurs de ceux qui jouaient les doublures, s'évertuèrent à donner une preuve de leur talent, et la scène fut ensanglantée. On préparait aussi pour la nuit un spectacle où des Égyptiens et des Éthiopiens devaient représenter des sujets empruntés des enfers. 

LVIII. Le vingt-quatre janvier, environ vers la septième heure, se sentant l'estomac chargé des aliments de la veille, Caius hésitait à se lever pour dîner. Il sortit pourtant, à la prière de ses amis. Sous une voûte qu'il fallait traverser, se préparaient de nobles jeunes gens d'Asie, qu'on avait fait venir pour les produire sur la scène. Il s'arrêta pour les considérer et les encourager; et, si le chef de la troupe n'avait pas dit qu'il souffrait du froid, il allait retourner sur ses pas pour recommencer la répétition. Ici, les historiens ne s'accordent point. Les uns disent que, pendant que l'empereur parlait à ces jeunes gens, Chéréa l'avait grièvement blessé à la nuque du tranchant de son glaive, en criant: "À moi!", qu'aussitôt Cornélius Sabinus, le second des tribuns conjurés, lui avait percé le cœur. D'autres prétendent que Sabinus, ayant fait écarter la foule par des centurions qui étaient du complot, lui avait, selon l'usage militaire, demandé le mot d'ordre, et que Caius ayant répondu "Jupiter", Chéréa s'était écrié: "Le voici!" et, comme le prince se retournait, il lui avait brisé la mâchoire. Renversé par terre et se repliant sur lui-même, il criait qu'il vivait encore; mais les autres conjurés lui portèrent trente coups, selon le mot de ralliement: "Redouble". Quelques-uns lui enfoncèrent l'épée dans les parties honteuses. Au premier bruit, ses porteurs, armés de leurs bâtons, volèrent à son secours, et furent bientôt suivis de sa garde germaine. Ils tuèrent quelques meurtriers, et même des sénateurs qui étaient innocents. 

LIX. Il vécut vingt-neuf ans, et en régna trois, dix mois et huit jours. Son corps fut porté secrètement dans les jardins de Lamia, brûlé à demi sur un bûcher fait à la hâte, puis enterré et recouvert de gazon. Quand ses soeurs revinrent de leur exil, elles l'exhumèrent, le brûlèrent et ensevelirent ses cendres. On sait que ceux qui gardaient ces jardins étaient inquiétés par des fantômes, et que la maison où il fut tué était, chaque nuit, troublée par quelque bruit terrible, jusqu'à ce qu'elle fût consumée par un incendie. L'épouse de Caius, Césonia, périt en même temps que lui, sous le glaive d'un centurion, et sa fille fut écrasée contre un mur.

LX. Ce qui peut donner une idée de ces temps-là, c'est que la nouvelle de ce meurtre s'étant répandue, on refusa d'abord d'y croire. On soupçonna que c'était un bruit inventé et semé par Caius pour sonder l'opinion publique à son égard. Les conjurés ne destinaient l'empire à personne, et le sénat était tellement d'accord pour rétablir la liberté, que les consuls ne le convoquèrent point dans la curie, parce qu'elle s'appelait Julia, mais au Capitole. Quelques-uns furent d'avis d'abolir la mémoire des Césars et de détruire leurs temples. On a remarqué que les Césars, qui avaient le prénom de Caius, sont tous tombés sous le fer, à partir de celui qui fut tué au temps de Cinna.

Claude

I. Trois mois à peine s'étaient écoulés depuis le mariage de Livie avec Auguste, lorsqu'elle mit au monde Drusus, père du César Claude. Ce Drusus, d'abord surnommé Decimus, et ensuite Néron, passa pour être le fruit d'un adultère de son beau-père avec elle. C'est ce qui donna sans doute une vogue si rapide à ce vers: "Il naît aux gens heureux des enfants en trois mois".Pendant sa questure et sa préture, Drusus commanda dans la guerre de Rhétie et dans celle de Germanie. Il fut le premier des généraux romains qui navigua sur l'océan Septentrional. Par un travail immense et d'un genre nouveau, il fit creuser au-delà du Rhin les fossés qui portent encore son nom. Après avoir souvent battu l'ennemi et l'avoir poussé jusqu'au fond de ses solitudes, il ne cessa de le poursuivre que lorsqu'une femme étrangère d'une grandeur plus qu'humaine, sous l'image d'un fantôme, lui eut défendu en latin de s'avancer au-delà. L'ovation et les ornements du triomphe furent les récompenses de ses exploits. Il fut fait consul au sortir de sa préture. Il reprit son expédition et y mourut de maladie dans son camp d'été, appelé depuis le "camp maudit". Son corps fut porté jusqu'à Rome par les premiers citoyens des municipes et des colonies. Là il fut reçu par les décuries des scribes publics et enseveli au Champ de Mars. L'armée lui éleva un monument funéraire, autour duquel les soldats devaient, chaque année, s'exercer à la course, et les villes de la Gaule y faire des sacrifices publics. Le sénat, entres autres honneurs, lui vota un arc de triomphe en marbre avec des trophées sur la voie Appienne, et lui décerna le nom de Germanicus, à lui et à ses descendants. Drusus aimait, dit-on, également la gloire et l'État. Jaloux de joindre les dépouilles opimes à ses victoires, dans la mêlée il poursuivit les chefs des Germains, en s'exposant souvent aux plus grands dangers. Il ne dissimula jamais le dessein qu'il avait de rétablir un jour, s'il le pouvait, l'ancienne république.Voilà pourquoi, je pense, quelques-uns ont osé dire que, devenu suspect à Auguste, il fut rappelé par lui de son gouvernement, et que cet empereur, voyant qu'il hésitait à exécuter son ordre, il s'en défit par le poison. Je rapporte ce bruit uniquement pour ne pas l'omettre, et sans y attacher aucune idée de vérité ou de vraisemblance. Auguste aima tellement Drusus, qu'il le donnait toujours pour cohéritier à ses fils, comme il l'annonça un jour dans le sénat, et qu'après sa mort, dans l'éloge qu'il en fit devant le peuple, il pria les dieux de rendre les Césars semblables à Drusus, et de leur accorder une aussi belle fin. Il ne se contenta pas de composer son épitaphe en vers, et de la faire graver sur son tombeau ; il écrivit aussi en prose l'histoire de sa vie. Drusus avait eu de la plus jeune Antonia beaucoup d'enfants; mais trois seulement lui survécurent, Germanicus, Livilla et Claude.

II. Claude naquit à Lyon, sous le consulat de Julius Antonius et de Fabius Africanus, le premier août, le jour même où, pour la première fois, on y avait consacré un autel à Auguste. Il fut appelé Tiberius Claudius Drusus; mais son frère aîné ayant ensuite passé par adoption dans la famille Julia, il prit le surnom de Germanicus. Abandonné par son père dans son enfance, il la passa tout entière, ainsi que sa jeunesse, dans des maladies diverses et opiniâtres qui le rendirent si faible de corps et d'esprit, que, parvenu à l'âge de remplir des fonctions, on le regarda comme incapable de tout emploi public ou privé. Longtemps encore, après qu'il fut sorti de tutelle, il fut confié à la garde d'autrui, et placé sous les ordres d'un précepteur étranger qui avait été autrefois inspecteur des haras. Dans un mémoire, il se plaignit qu'on avait mis à dessein cet homme auprès de lui pour lui faire souffrir, sous mille prétextes, toutes sortes de mauvais traitements. L'état de sa santé fut cause encore qu'il présida contre l'usage, la tête couverte d'une cape, à un spectacle de gladiateurs, qu'il donna conjointement avec son frère en l'honneur de son père, et que, lorsqu'il prit la toge virile, il fut porté en litière au Capitole, vers le milieu de la nuit, sans aucune solennité. 

III. Il ne laissa pas pourtant, dès le premier âge, de s'appliquer avec zèle aux études libérales, et souvent même il en donna, dans chaque genre, des preuves en public; mais il ne put ni acquérir aucune considération, ni donner de lui de meilleures espérances. Sa mère Antonia l'appelait une ombre d'homme, un avorton, une ébauche de la nature; et, lorsqu'elle voulait parler d'un imbécile, elle disait: "Il est plus bête que mon fils Claude". Son aïeule Augusta eut toujours pour lui le plus grand mépris et ne lui parlait que très rarement; elle ne lui donnait ses avis que par des billets durs et laconiques ou par un intermédiaire. Sa soeur Livilla ayant entendu dire qu'il régnerait un jour, elle plaignit publiquement et à haute voix le peuple romain d'être réservé à une destinée si injuste et si indigne. Quant à l'opinion de son grand-oncle Auguste sur son compte, pour mieux faire voir ce qu'il en pensait, en bien ou en mal, je transcris ici quelques passages de ses lettres.

IV. "Ma chère Livie, conformément à tes désirs, je me suis entretenu avec Tibère sur ce qu'il conviendrait de faire de ton petit-fils Tiberius aux fêtes de Mars. Nous avons été d'avis tous deux qu'il fallait déterminer une fois pour toutes le plan à suivre à son égard. Car, s'il est dans un état normal, pourquoi hésiterions-nous à le faire passer par les mêmes degrés d'honneur où a passé son frère? Si, au contraire, nous le trouvons incapable, si son esprit est aussi malade que son corps, ne nous exposons pas, ainsi que lui, aux railleries de ceux qui ont coutume de se moquer de tout. Nous serons toujours dans la perplexité, si, sans avoir rien décidé d'avance, à chaque occasion, nous mettons en doute sa capacité d'exercer les magistratures. Quoi qu'il en soit, dans la conjoncture présente, je ne m'oppose point à ce qu'il s'occupe du festin des pontifes dans les fêtes de Mars, pourvu qu'il accepte auprès de lui le fils de Silvanus, son parent, qui l'empêchera de rien faire de ridicule ou de déplacé. Je n'approuve point qu'il assiste aux jeux du cirque, assis dans notre loge: ainsi placé sur le devant, il serait exposé à tous les regards. Je ne suis point d'avis non plus qu'il aille sur le mont Albain, ni qu'il soit à Rome le jour des fêtes latines. En effet, pourquoi ne pas le charger du gouvernement de la ville, s'il est capable de suivre son frère sur le mont Albain? Voilà, ma chère Livie, le parti définitif auquel je me suis arrêté, pour ne pas flotter sans cesse entre la crainte et l'espérance. Vous pourrez lire à Antonia cette partie de ma lettre, si vous le trouvez bon." Dans une autre lettre, Auguste disait: "Pendant ton absence, j'inviterai tous les jours le jeune Tiberius à souper, afin qu'il ne mange pas toujours seul avec son Sulpicius et son Athénodore. Je voudrais que le pauvre malheureux choisît moins follement et avec plus de soin quelque ami dont il pût imiter les mouvements, la tenue et la démarche. II n'entend rien du tout aux choses importantes. Cependant, lorsque son esprit n'est point égaré, on entrevoit la noblesse de son caractère." Voici ce qu'il dit dans une troisième lettre: "Ma chère Livie, j'ai été charmé d'entendre discourir ton petit-fils Tiberius, et je ne reviens pas de ma surprise. Comment peut-il parler aussi distinctement en public, lui qui met si peu de netteté dans ses entretiens?" On ne peut douter, après cela, de la résolution que prit Auguste: il laissa Claude sans autre dignité que le sacerdoce des augures. Il ne le nomma parmi ses héritiers qu'en troisième ordre, presque parmi les étrangers, et seulement pour le sixième. Enfin il ne lui légua pas au-delà de huit cent mille sesterces.

V. Lorsqu'il demanda les honneurs, son oncle Tibère lui accorda les ornements consulaires. Mais, quand il insista pour obtenir le consulat effectif, il se contenta de lui répondre dans un billet: "Je vous envoie quarante pièces d'or pour les Saturnales et pour les Sigillaires." Alors, renonçant à toute ambition, Claude s'abandonna à l'oisiveté, et vécut caché tantôt dans ses jardins ou dans sa villa suburbaine, tantôt dans sa retraite de Campanie. La société des hommes les plus abjects ajouta à sa bêtise habituelle la passion dégradante pour l'ivrognerie et les jeux de hasard.

VI. Malgré cette conduite, il fut toujours environné d'hommages et de marques publiques de respect. L'ordre des chevaliers le choisit deux fois pour chef d'une députation; d'abord, quand ils demandèrent aux consuls l'honneur de porter sur leurs épaules le corps d'Auguste à Rome; ensuite, quand on félicita les consuls d'avoir fait justice de Séjan. Lorsqu'il arrivait au spectacle, on se levait, et chacun quittait son manteau. Le sénat lui-même voulut l'adjoindre en surnombre, à titre extraordinaire, aux prêtres d'Auguste désignés par le sort. Plus tard il ordonna que sa maison incendiée serait rebâtie aux frais du trésor public, et qu'il aurait droit de voter avec les consulaires. Tibère fit révoquer ce décret, alléguant la stupidité de Claude, et promit de l'indemniser par ses libéralités. Toutefois, en mourant, il le nomma parmi ses héritiers de troisième classe, et lui fit en même temps un legs de deux millions de sesterces. De plus il le recommanda nommément, parmi ses autres parents, aux armées, au sénat et au peuple romain.

VII. Enfin, sous Caius, fils de son frère, qui, dans les commencements de son règne, cherchait à se concilier l'estime par toutes sortes de complaisances, il parvint aux honneurs et fut son collègue au consulat pendant deux mois. La première fois qu'il parut au Forum avec les faisceaux, un aigle qui passait vint se percher sur son épaule droite. Le sort lui assigna la quatrième année pour son second consulat. Il présida quelquefois aux spectacles à la place de Caius, aux acclamations du peuple qui souhaitait toutes sortes de prospérités à l'oncle de l'empereur et au frère de Germanicus.

VIII. Il n'en fut pas moins exposé aux avanies. S'il arrivait trop tard pour souper, on ne le recevait qu'avec peine et après lui avoir fait faire le tour de la table. Toutes les fois qu'il s'endormait après le repas, selon sa coutume, on lui jetait des noyaux d'olives et de dattes, ou bien des bouffons se faisaient un jeu d'interrompre son sommeil avec une férule ou un fouet. Quand il ronflait, ils lui mettaient des chaussures de femme dans les mains, afin qu'il s'en frottât le visage en se réveillant en sursaut.

IX. Il fut exposé à plusieurs dangers. D'abord, pendant son consulat, il faillit être destitué pour avoir mis de la négligence à placer et à faire dresser les statues de Néron, et de Drusus, frères de Caius ; ensuite il fut inquiété de mille manières par les délations des étrangers et même des gens de sa maison. Une fois découverte la conjuration de Lepidus et de Gaetulicus, il fut envoyé avec un groupe de légats en Germanie pour féliciter l'empereur; et là il courut un péril mortel. Caius en effet fut profondément indigné qu'on lui eût spécialement député son oncle, comme s'il s'agissait de régenter un enfant. Quelques auteurs prétendent même qu'on le précipita dans le Rhin avec le même vêtement qu'il avait à son arrivée. Depuis lors, il fut toujours le dernier des consulaires à dire son avis dans le sénat, parce que, pour lui faire affront, on ne l'interrogeait qu'après tous les autres. On admit aussi une procédure en faux contre un testament qu'il avait signé. Enfin, obligé de dépenser huit millions de sesterces pour prendre possession d'un nouveau sacerdoce, il tomba dans une telle gêne, que, ne pouvant se libérer envers le trésor du capital qu'il devait, ses biens furent mis en vente, conformément à la loi hypothécaire, et sur la mise à prix des préposés du fisc.

X. C'est ainsi qu'il passa la plus grande partie de sa vie, lorsqu'un événement tout à fait extraordinaire le fit arriver à l'empire, dans la cinquantième année de son âge. Au moment où les assassins de Caius écartaient tout le monde, sous prétexte que l'empereur voulait être seul, Claude s'était éloigné comme les autres et retiré dans un cabinet appelé Hermaeum. Bientôt, saisi d'effroi à la nouvelle de ce meurtre, il se traîna jusqu'à une galerie voisine, où il se cacha derrière la tapisserie qui couvrait la porte. Un simple soldat qui courait çà et là, ayant aperçu ses pieds, voulut voir qui il était, le reconnut, le retira de cet endroit; et tandis que la peur précipitait Claude à ses genoux, il le salua empereur. Puis il le conduisit à ses compagnons qui, encore indécis, ne prenaient conseil que de leur fureur.Ils le mirent dans une litière, et, comme ses esclaves s'étaient enfuis, ils le portèrent tour à tour jusqu'au camp, triste et tremblant. La foule, en accourant au-devant de lui, le plaignait comme un innocent qu'on traînait au supplice. Reçu dans l'enceinte des retranchements, il passa la nuit au milieu des sentinelles, avec plus de confiance que d'espoir; car les consuls et le sénat s'étaient emparés du Forum et du Capitole avec les cohortes urbaines dans l'intention de rétablir l'ancienne liberté. Appelé à la curie par un tribun du peuple pour opiner sur les circonstances présentes, il répondit qu'il était retenu par la force et par la nécessité. Mais, le lendemain, le sénat, dégoûté de divisions et d'avis contraires, agit avec moins de vigueur. La foule qui l'entourait demandait d'ailleurs à haute voix un seul maître et nommait Claude. Il reçut les serments de l'armée et promit à chaque soldat quinze mille sesterces. C'est le premier des Césars qui ait acheté à prix d'argent la fidélité des légions.

XI.Affermi sur le trône, il n'eut rien de plus pressé que d'ensevelir dans l'oubli tout ce qui s'était passé pendant les deux jours où il avait été question de changer la forme de l'État. Il publia donc à ce sujet une amnistie générale, et il ne s'en départit point. Il se contenta de faire périr quelques tribuns et quelques centurions qui avaient trempé dans la conjuration contre Caius, tant pour l'exemple, que parce qu'il savait qu'ils avaient aussi demandé sa mort. Il donna beaucoup de marques de piété envers ses proches. Son serment le plus fréquent et le plus saint était par le nom d'Auguste. Il fit décerner à son aïeule Livie des honneurs divins et un char attelé d'éléphants dans la marche triomphale du cirque, comme celui d'Auguste; à ses parents, des cérémonies funèbres; à son père, des jeux annuels dans le cirque en l'honneur de sa naissance; à sa mère, un char qui devait être promené dans le cirque, et le surnom d'Augusta qu'elle avait refusé de son vivant. Saisissant toutes les occasions d'honorer la mémoire de son frère, il fit représenter à Naples une comédie grecque qu'il couronna d'après l'avis des juges. Marc-Antoine lui-même ne fut pas oublié. Il en fit mention avec reconnaissance, témoignant par un édit qu'il souhaitait d'autant plus qu'on célébrât l'anniversaire de la naissance de Drusus, que c'était le même que celui de son aïeul Antoine. Il acheva l'arc de triomphe en marbre que le sénat avait voulu faire élever à Tibère auprès du théâtre de Pompée, et qu'il avait négligé d'exécuter. Il cassa tous les actes de Caius; mais il défendit de ranger parmi les fêtes le jour de sa mort, quoique ce fût le premier de son règne.

XII. Simple et modéré dans son élévation, il s'abstint de porter le prénom d'Imperator, refusa tous les honneurs exagérés, et célébra sans éclat, comme une cérémonie domestique, les fiançailles de sa fille et la naissance de son petit-fils. Il ne rappela aucun exilé sans l'autorisation du sénat. Il demanda avec instance qu'on lui permît d'amener dans la curie le préfet du prétoire et les tribuns militaires, et qu'on ratifiât les sentences que ses procureurs rendraient dans les affaires judiciaires. Il sollicita des consuls le droit d'établir des marchés dans ses domaines. Souvent il assistait aux instructions des magistrats, comme un de leurs conseillers, et, quand ces magistrats donnaient des spectacles, il se levait avec la foule et les honorait de la voix et du geste. Il s'excusa auprès des tribuns du peuple qui l'abordaient dans son tribunal, d'être obligé, dans un espace si étroit, de les laisser parler debout. Aussi, en peu de temps, s'attira-t-il à un tel point l'amour et la faveur publics, que le bruit s'étant répandu que, dans un voyage à Ostie, il avait péri victime d'un assassinat, le peuple, frappé de consternation, ne cesse d'accabler des plus terribles malédictions les soldats, qu'il appelait traîtres, et le sénat parricide, jusqu'à ce que les magistrats eussent fait paraître à la tribune aux harangues une ou deux personnes, et ensuite plusieurs, qui toutes assurèrent que Claude se portait bien et qu'il s'approchait de Rome.

XIII. Cependant il ne fut pas toujours à l'abri des embûches. Il eut à craindre des entreprises particulières, des séditions, et enfin la guerre civile. Un homme du peuple fut trouvé, la nuit, près de son lit avec un poignard. On arrêta deux chevaliers, armés d'un bâton ferré et d'un couteau de chasse, qui l'attendaient pour l'attaquer, l'un à la sortie du théâtre, l'autre pendant un sacrifice, dans le temple de Mars. Asinius Gallus et Statilius Corvinus, petits-fils des orateurs Pollion et Messala, tentèrent une révolution à l'aide d'un grand nombre de ses affranchis et de ses esclaves. Furius Camillus Scribonianus, son lieutenant en Dalmatie, excita une guerre civile; mais elle fût étouffée en cinq jours. Les légions rebelles furent rappelées au devoir par un scrupule religieux. Soit hasard, soit volonté divine, elles ne purent arracher les enseignes ni déplacer les aigles pour aller rejoindre leur nouvel empereur.

XIV. Outre son ancien consulat, il fut quatre fois consul, d'abord deux fois de suite, puis à quatre ans d'intervalle, la dernière fois pendant six mois, les autres pendant trois. À son troisième consulat, il remplaça un consul mort, ce qu'aucun empereur n'avait encore fait. Mais, consul ou non, il rendit toujours la justice avec beaucoup de zèle, sans excepter de ses travaux les jours qui étaient solennels pour lui ou pour les siens. Quelquefois même, il ne tenait aucun compte des fêtes ou des jours que la religion avait consacrés de temps immémorial. Il ne s'en tenait pas toujours aux termes de la loi; il la rendait plus douce ou plus sévère, selon sa droiture et son équité naturelles. Il rétablit dans l'exercice de leur action ceux qui, selon la rigueur de la forme, eussent été déchus devant des juges ordinaires, pour avoir trop demandé. D'un autre côté, renchérissant sur la peine portée par les lois, il condamnait aux bêtes ceux qui étaient convaincus de fraudes exorbitantes. 

XV. Néanmoins, dans ses recherches et dans ses jugements, il était d'un caractère extrêmement variable, tour à tour pénétrant et circonspect, imprudent et emporté, quelquefois léger et même extravagant. Un jour qu'il faisait la révision des décuries, il y eut un chevalier qui ne profita point de l'exemption que créait en sa faveur le nombre de ses enfants. Claude le renvoya, comme ayant la manie de juger. Un autre, interpellé devant lui sur sa propre affaire, prétendit qu'elle n'était pas de sa compétence, et qu'elle était de droit commun. Claude le força à plaider aussitôt sa cause, afin qu'il fît voir, dans un procès qui lui était personnel, à quel point il serait équitable dans les affaires d'autrui. Une femme refusait de reconnaître son fils, et les preuves étaient équivoques des deux côtés. En lui ordonnant d'épouser le jeune homme, Claude l'obligea de s'avouer sa mère. Il donnait facilement raison contre les absents, sans examiner si l'absence venait de quelque faute ou de force majeure. Quelqu'un s'étant écrié qu'il fallait couper les mains à un faussaire, il fit venir sur-le-champ le bourreau avec son couperet et son billot. On contestait à quelqu'un la qualité de citoyen, et les avocats disputaient pour savoir si cet homme devait plaider en toge ou en manteau. L'empereur, pour faire preuve d'impartialité, ordonna que l'accusé changerait d'habit, et porterait le manteau quand on parlerait contre lui, et la toge quand on prendrait sa défense. On croit aussi qu'il rendit par écrit la sentence suivante: "Je prononce en faveur de ceux qui ont soutenu la vérité." Cette décision le déconsidéra tellement qu'il reçut en public plus d'une marque de mépris. Quelqu'un s'excusait devant lui sur l'impossibilité de faire venir le témoin que l'empereur avait fait citer en province, mais il avait tu le motif de son absence. Ce ne fut qu'après des questions réitérées qu'il dit: "Il est mort, ce fut son droit, je pense." Un autre, le remerciant de ce qu'il permettait qu'un accusé se défendît, ajouta: " Cependant c'est l'usage." J'ai ouï dire à des vieillards que des avocats abusaient tellement de sa patience, que, non contents de le rappeler quand il descendait de son tribunal, ils s'accrochaient au pan de sa robe, et quelquefois le retenaient par le pied. Comment s'en étonner, lorsque, dans la chaleur de la discussion, un plaideur grec osa lui dire un jour: "Et toi aussi, tu es vieux et insensé." On sait qu'un chevalier romain, en butte à la fureur de ses ennemis qui l'accusaient injustement d'avoir attenté à la pudeur des femmes, voyant que l'on citait contre lui et que l'on entendait en témoignage des prostituées, il lança à la tête de Claude les tablettes et le stylet qu'il tenait à la main, et le blessa grièvement à la joue, en lui reprochant amèrement sa bêtise et sa cruauté.

XVI. Claude géra la censure, qui n'avait point été exercée depuis Paulus et Plancus. Il y fit voir la même inégalité dans son caractère et dans ses décisions. A la revue des chevaliers, il renvoya, sans le flétrir, un jeune homme déshonoré, mais que son père regardait comme irréprochable: "Il a, dit-il, son père pour censeur." Il se contenta d'en avertir un autre, qui était diffamé par ses débauches et ses adultères, d'apporter plus de modération aux goûts de son âge, ou du moins d'en user avec plus de discrétion; et il ajouta: "Pourquoi faut-il que je sache quelle est votre maîtresse?" Sur la prière de ses amis, il ôta à quelqu'un la note qu'il lui avait mise: "Que néanmoins, dit-il, la rature subsiste." Il raya du tableau des juges un des plus illustres citoyens de la province grecque, qui ne savait pas le latin, et le rangea dans la classe des étrangers. Il exigea que chacun rendît compte de sa conduite, personnellement et à sa manière, sans recourir à l'assistance d'un avocat. Il flétrit beaucoup de citoyens qui ne s'y attendaient point, et pour un motif tout nouveau: ils étaient sortis de l'Italie à son insu et sans sa permission. Un autre fut noté pour avoir accompagné un roi dans ses États; et, à ce sujet, Claude rappela que Rabirius Postumus fut autrefois accusé de haute trahison pour avoir suivi à Alexandrie le roi Ptolémée son débiteur. Il aurait voulu atteindre plus de coupables; mais, grâce à l'extrême négligence de ses espions, il essuya l'insigne affront de ne rencontrer que des innocents. Ceux auxquels il reprochait ou le célibat, ou la stérilité de leurs femmes, ou l'indigence, prouvaient qu'ils étaient mariés, pères et riches. Il y en eu même un que l'on accusa de s'être frappé pour se donner la mort. Il ôta ses habits et fit voir qu'il n'avait aucune blessure. On remarqua aussi, entre autres actes extraordinaires de sa censure, qu'il fit acheter et briser en public un chariot d'argent d'une magnifique construction, que l'on avait mis en vente dans le quartier des Sigillaires. Dans un seul jour il publia vingt édits, parmi lesquels il s'en trouvait un qui conseillait de bien enduire de poix les tonneaux parce que la vendange devait être abondante, et un autre qui indiquait le suc des ifs comme un remède souverain contre la morsure des vipères.

XVII. Il ne fit qu'une seule expédition militaire, et elle fut peu considérable. Le sénat lui avait décerné les ornements du triomphe. Mais, trouvant que c'était trop peu pour la majesté de son rang, il voulut un triomphe complet, et choisit pour le champ de ses exploits la Bretagne, qui n'avait pas été attaquée depuis Jules César, et qui se soulevait à l'occasion de quelques transfuges qu'on n'avait pas rendus. Il s'embarqua à Ostie; mais il faillit être deux fois submergé par un vent impétueux sur la côte de Ligurie, et près des îles Stoechades. Aussi vint-il par terre de Marseille à Gésoriacum où il opéra son passage. Là, sans combat et sans effusion de sang, il reçut en très peu de jours la soumission de l'île, revint à Rome six mois après son départ, et triompha avec le plus grand appareil.Il permit aux gouverneurs de provinces, et même à quelques exilés, de venir à Rome jouir de ce spectacle, et plaça sur le faîte du palais, parmi les dépouilles de l'ennemi, une couronne navale à côté de la couronne civique, comme un monument de son trajet et, pour ainsi dire, de sa victoire sur l'océan. Sa femme Messaline accompagna dans une voiture le char du vainqueur. Plusieurs Romains, qui avaient mérité dans cette guerre les ornements du triomphe, le suivaient à pied, couverts d'une robe prétexte. M. Crassus Frugi, qui obtenait cet honneur pour la seconde fois, montait un cheval caparaçonné et portait un vêtement brodé de palmes.

XVIII. Claude s'occupa avec une extrême sollicitude de Rome et de son ravitaillement. Dans l'incendie du quartier Émilien, où le feu étendait partout ses ravages, il passa deux nuits dans le "diribitorium", et, comme les soldats et les esclaves succombaient de fatigue, il fit appeler par les magistrats le peuple de tous les quartiers; puis, mettant devant lui des corbeilles remplies d'argent, il excitait chacun à porter du secours, et distribuait des récompenses proportionnées au travail. Le grain devenant plus cher après plusieurs années de stérilité, il fut un jour arrêté au milieu du Forum par la foule qui l'accablait d'injures et lui jetait des morceaux de pain, en sorte qu'il lui fut difficile de se sauver dans son palais par une porte dérobée. Depuis ce temps, il ne négligea rien pour faire venir des vivres à Rome, même en hiver, offrant aux négociants des bénéfices certains, et se chargeant des dommages, dans le cas où les tempêtes en causeraient. Il fit aussi de grands avantages à ceux qui construisaient des navires pour le commerce des grains, et il mesurait ces avantages à la condition de chacun.

XIX. Il affranchissait les citoyens des dispositions de la loi Papia Poppaea; il accordait aux Latins le droit des Quirites, et aux femmes les privilèges des mères qui avaient quatre enfants. Ces ordonnances subsistent encore aujourd'hui.

XX. En fait de travaux publics, il s'attacha moins à en exécuter un grand nombre qu'à entreprendre ceux qui étaient nécessaires. Parmi les principaux on compte l'aqueduc commencé par Caius, le canal d'écoulement du lac Fucin et le port d'Ostie. Il savait qu'Auguste avait refusé obstinément aux Marses le dernier de ces ouvrages, et que Jules César avait souvent projeté, mais toujours remis l'autre, à cause des difficultés de l'exécution. Il conduisit à Rome les eaux fraîches et abondantes qui portent le nom de Claudius, et dont les sources s'appellent, l'une "Azurée", les autres "Curtius" et "Albudignus", ainsi qu'une dérivation de l'Anio au moyen d'un nouvel aqueduc en pierre, et il les distribua dans de nombreux et magnifiques réservoirs. Il entreprit les travaux du lac Fucin, autant pour son profit que pour sa gloire, quelques particuliers ayant promis de se charger des frais, si on leur concédait les terres desséchées. Il acheva enfin ce canal à force de peine, après avoir pendant onze ans employé sans relâche trente mille hommes à percer et à tailler la montagne sur un espace de trois mille pas. En construisant le port d'Ostie, il l'entoura de deux môles à droite et à gauche, et éleva à l'entrée une digue sur un sol profond. Afin de la mieux asseoir, il commença par submerger le navire sur lequel le grand obélisque était venu d'Égypte; puis il y établit des piliers, et la surmonta d'une très haute tour, semblable au phare d'Alexandrie, pour éclairer les vaisseaux pendant la nuit. 

XXI. Il distribua souvent des gratifications au peuple, et donna un grand nombre de magnifiques représentations; car il ne se contentait pas de spectacles ordinaires célébrés dans des lieux consacrés à cet usage, il en imaginait ou plutôt il en empruntait à l'antiquité, et les faisait jouer sur des emplacements tout à fait nouveaux. Lors des jeux qu'il célébra pour la dédicace du théâtre de Pompée, qu'il avait restauré après son incendie, il se fit élever un tribunal dans l'orchestre pour donner de là le signal des jeux. Il avait auparavant offert un sacrifice dans la partie supérieure du bâtiment, et en était descendu pour venir prendre sa place en traversant toute l'assemblée assise en silence. Il solennisa aussi les jeux séculaires dont il prétendit qu'Auguste avait devancé le retour, au lieu de les réserver pour le temps prescrit, quoiqu'il dise lui-même dans son histoire qu'Auguste, après avoir supputé soigneusement les années où ils avaient été interrompus, avait ramené ces jeux à leur véritable époque. Aussi se moqua-t-on du crieur public, lorsque, selon la formule usitée, il invita les citoyens à des jeux qu'aucun d'eux n'avait vus et ne reverrait. Car il se trouvait beaucoup de spectateurs qui y avaient assisté, et même encore quelques acteurs qui y avaient figuré autrefois. Claude donna souvent des jeux du cirque sur la colline du Vatican, et de temps en temps, après cinq courses de chars, il ajoutait un combat de bêtes. Il orna le grand cirque de barrières en marbre et de bornes dorées, tandis que les premières étaient jadis de tuf et les autres de bois. Il assigna des places aux sénateurs qui, auparavant, étaient confondus dans la foule. Aux courses des quadriges, il joignit les jeux troyens et les chasses d'Afrique où figurait un escadron de cavaliers prétoriens, commandé par ses tribuns et par le préfet lui-même. On vit aussi des cavaliers thessaliens poursuivre dans le cirque des taureaux sauvages, leur sauter sur le dos après les avoir fatigués et les terrasser en les saisissant par les cornes. Il multiplia les spectacles de gladiateurs. Il en fonda un annuel dans le camp des prétoriens, mais sans combat de bêtes et sans appareil. Il établit un autre combat régulier dans l'enceinte des élections, et dans le même lieu, il en donna un extraordinaire qui ne dura que peu de jours, et qu'il appelait "Sportule", parce qu'en l'annonçant il avait dit qu'il invitait le peuple à un petit repas improvisé et sans façon. Il n'y avait point de genre de spectacle où il se montrât plus accessible et plus joyeux. Il avançait la main gauche, comme faisait le peuple, et comptait tout haut sur ses doigts les pièces d'or offertes aux vainqueurs. Ses exhortations et ses questions excitaient à la gaieté les spectateurs qu'il appelait sans cesse "messieurs", en mêlant quelquefois à ses propos des plaisanteries froides et recherchées. Par exemple, en jouant sur le nom du gladiateur Palumbus que demandaient les assistants, il dit "qu'il le ferait venir dès qu'il serait pris." Le trait suivant eut du moins le mérite de l'à-propos. Il avait accordé à un gladiateur de chars le congé que ses quatre fils demandaient pour lui avec instance. Voyant que tout le monde s'intéressait à cette grâce, il fit aussitôt courir une tablette dans laquelle il représentait au peuple combien il lui importait d'avoir des enfants, puisqu'un gladiateur même en retirait tant de profit et de faveur. Il fit représenter militairement dans le Champ de Mars la prise et le pillage d'une place forte, ainsi que la soumission de la Bretagne, et il y présida en habit guerrier. Avant de dessécher le lac Fucin, il y donna une naumachie. Mais les combattants s'étant écriés: "Salut à l'empereur! Nous te saluons avant de mourir!", il répondit: "Salut à vous!". Ils prirent ce mot pour une grâce, et aucun d'eux ne voulut plus combattre. Claude hésita longtemps: il ne savait s'il les ferait périr tous par le fer ou par le feu. Enfin il s'élança de son siège, et, faisant le tour du lac d'un pas tremblant et ridicule, moitié par menace, moitié par promesse, il les força à combattre. Dans ce spectacle, on vit se heurter une flotte de Sicile et une flotte de Rhodes, chacune composée de douze trirèmes, au bruit de la trompette d'un Triton d'argent qu'un ressort fit surgir au milieu du lac.

XXII. Il réforma, rétablit ou renouvela quelques usages relatifs aux cérémonies religieuses, et à la vie civile ou militaire, et fixa les rapports des divers ordres de l'État au dedans et au dehors. Jamais il n'agrégea personne au collège des pontifes, sans avoir prêté auparavant le serment. Toutes les fois que Rome éprouvait un tremblement de terre, il faisait proclamer des jours fériés que le préteur annonçait au peuple assemblé. Dès qu'on apercevait à Rome ou au Capitole un oiseau de mauvais augure, en sa qualité de souverain pontife il montait à la tribune aux harangues, et, après avoir fait retirer les esclaves et les manoeuvres, il annonçait au peuple des prières expiatoires.

XXIII. Il supprima toute interruption dans l'expédition des affaires, auparavant divisées entre les mois d'été et les mois d'hiver. La juridiction des fidéicommis qu'on avait coutume de déléguer tous les ans à des magistrats pris exclusivement à Rome, fut fixée pour toujours, et conférée même aux autorités de province. Il cassa un article de la loi Papia Poppaea ajouté par Tibère, qui supposait que les sexagénaires ne pouvaient pas engendrer. Il établit que les consuls donneraient extraordinairement des tuteurs aux pupilles, et que ceux auxquels les magistrats auraient interdit l'accès des provinces, seraient exilés aussi de Rome et de l'Italie. Il créa une nouvelle espèce de relégation, en défendant à certaines personnes de s'éloigner de Rome au-delà du troisième milliaire. Lorsqu'il avait à traiter au sénat une affaire importante, il s'asseyait sur un siège de tribun entre les deux consuls. Il s'attribua la connaissance de demandes de congé, que l'on portait ordinairement au sénat.

XXIV. Il accorda les ornements consulaires même aux administrateurs dont le traitement était de deux cent mille sesterces. Ceux qui refusaient la dignité de sénateur étaient privés de leur rang de chevalier. Quoiqu'il eût promis, au commencement de son règne, de ne choisir pour sénateurs que les arrière-petits-fils des citoyens romains, il donna le laticlave au fils d'un affranchi, à condition qu'il se ferait adopter par un chevalier. Il est vrai que, pour s'en excuser, il prétendit que le censeur Appius Caecus, le fondateur de sa famille, avait appelé au sénat des fils d'affranchis. Il ignorait que, du temps d'Appius, et même encore après lui, on donnait le titre de "libertini", non à ceux qui étaient affranchis, mais aux hommes libres nés de ces affranchis. Au lieu de laisser au collège des questeurs la construction des chemins publics, il lui assigna le soin des jeux de gladiateurs, lui ôta le gouvernement d'Ostie et celui de la Gaule, et lui rendit la surveillance du trésor que l'on gardait dans le temple de Saturne, surveillance toujours confiée à des préteurs ou à ceux qui en avaient exercé la charge. Il accorda les honneurs du triomphe à Silanus, le fiancé de sa fille, avant qu'il eût atteint l'âge de puberté. Il les prodigua à tant d'adultes et avec tant de facilité, que, dans une lettre écrite au nom de toutes les légions, on le pria d'en revêtir les légats consulaires, en même temps que du commandement, afin qu'ils ne cherchassent aucun prétexte de guerre, à quelque prix que ce fût. Il décerna l'ovation à Aulus Plautius; et, quand celui-ci fit son entrée dans Rome, il alla au-devant de lui, et se tint à ses côtés lorsqu'il monta au Capitole et qu'il en descendit. Gabinius Secundus, pour avoir vaincu les Chauques, peuple germain, obtint de lui la permission de porter le nom de Chaucius.

XXV. Il établit une hiérarchie entre les grades militaires des chevaliers. Ce n'était qu'après le commandement d'une cohorte qu'il donnait celui d'un escadron, et de là on passait au grade de tribun légionnaire. Il créa aussi un genre de service fictif: ce n'était qu'un titre pour les absents, que l'on appela surnuméraires. Par un sénatus-consulte, il fit défendre aux soldats d'entrer dans les maisons des sénateurs pour leur rendre des devoirs. Il confisqua les biens des affranchis qui se faisaient passer pour chevaliers romains. Il remit en servitude ceux qui étaient ingrats et dont les patrons avaient à se plaindre, déclarant à leurs avocats que, puisqu'ils prenaient leur défense, il ne leur rendrait pas justice contre leurs propres affranchis. Quelques citoyens, pour s'épargner la peine de les guérir, avaient fait exposer leurs esclaves malades dans l'île d'Esculape. Claude décréta que tous ceux qu'on exposerait ainsi seraient libres, et qu'en cas de guérison, ils n'appartiendraient plus à leurs maîtres. Il ajouta que, si quelqu'un tuait son esclave au lieu de l'exposer, il serait tenu coupable de meurtre. Il enjoignit par une ordonnance aux voyageurs, de ne traverser les villes d'Italie qu'à pied, en chaise à porteur, ou en litière. Il mit à Pouzzoles et à Ostie une cohorte chargée de prévenir les incendies. Il défendit aux étrangers de prendre des noms romains, du moins ceux de familles romaines, et fit périr sous la hache, dans le champ des Esquilies, ceux qui usurpaient le droit de cité. Il restitua au sénat les provinces d'Achaïe et de Macédoine que Tibère avait prises sous son administration. Il ôta la liberté aux Lyciens, agités de funestes discordes, et la rendit aux Rhodiens qui se repentaient de leurs fautes passées. Il déclara les Troyens exempts pour jamais de tout tribut, comme étant les ancêtres des Romains, et donna lecture d'une ancienne lettre grecque écrite par le sénat et le peuple romain au roi Séleucus, dans laquelle ils lui promettaient amitié et alliance, s'il affranchissait de tout impôt les Troyens qui leur étaient unis par les liens du sang. Il chassa de la ville les Juifs qui se soulevaient sans cesse à l'instigation d'un certain Chrestus. Il permit aux ambassadeurs des Germains de s'asseoir à l'orchestre, quand il vit avec quelle simplicité et quelle confiance ces envoyés, que l'on avait placés parmi le peuple, étaient allés d'eux-mêmes se mettre à côté des ambassadeurs des Parthes et de l'Arménie assis parmi les sénateurs, disant hautement qu'ils ne leur étaient inférieurs ni en qualité ni en courage. Il abolit entièrement dans les Gaules la religion cruelle et barbare des Druides, qu'Auguste n'avait interdite qu'aux citoyens. D'un autre côté, Claude entreprit de transférer de l'Attique à Rome les mystères d'Éleusis, et il proposa de reconstruire en Sicile, aux dépens du trésor du Peuple romain, le temple de Vénus Érycine qui était tombé de vétusté. Il contracta une alliance avec les rois, après avoir immolé une laie sur la place publique, et fait lire l'ancienne formule des féciaux. Mais toutes ces dispositions, ainsi que la plus grande partie des actes de son gouvernement, étaient inspirées plutôt par la volonté de ses femmes et de ses affranchis que par la sienne. En tout lieu et presque toujours, il se montrait tel que le commandait leur intérêt ou leur caprice. 

XXVI. Dans son adolescence, il eut deux fiancées, Aemilia Lepida, arrière-petite-fille d'Auguste, et Livia Medullina, de l'ancienne famille du dictateur Camille, surnommée aussi Camilla, et qui était de la race antique du dictateur Camille. Il répudia la première encore vierge, parce que ses parents avaient encouru la disgrâce d'Auguste; la seconde mourut de maladie le jour même qui avait été fixé pour ses noces. Il épousa ensuite Plautia Urgulanilla, d'une famille triomphale, puis Aelia Paetina, fille d'un consulaire. Il se sépara de toutes deux par un divorce; de Paetina, pour de légers torts, et d'Urgulanilla, pour de honteuses débauches, et sur un soupçon d'homicide. Après elles, il prit en mariage Valeria Messaline, fille de Barbatus Messala, son cousin. Mais, quand il sut que, indépendamment de ses turpitudes et de ses scandales, elle s'était mariée avec Caius Silius, en constituant même une dot en présence des augures, il la fit périr, et déclara publiquement aux prétoriens que, les mariages lui réussissant mal, il resterait dans le célibat, et que, s'il ne tenait parole, il consentait à être percé de leurs glaives. Néanmoins il ne put s'empêcher de négocier bientôt une nouvelle alliance. Il rechercha cette même Paetina qu'il avait répudiée, et Lollia Paulina, qui avait été femme de Caius César. Mais les caresses d'Agrippine, fille de son frère Germanicus, lui inspirèrent un amour qui devait naître aisément du droit de l'embrasser et de plaisanter familièrement avec elle. À la première assemblée du sénat, il aposta des gens qui votèrent pour qu'on le forçât à l'épouser, sous prétexte que cette union était de la plus haute importance pour l'État. Ils voulurent aussi qu'on accordât aux citoyens la faculté de conclure de pareilles alliances, jusqu'alors réputées incestueuses. Il se maria le lendemain; mais il ne se trouva personne qui suivît cet exemple, excepté un affranchi et un centurion aux noces duquel il assista avec Agrippine. 

XXVII. Il eut des enfants de trois de ses femmes: d'Urgulanilla, Drusus et Claudia; de Paetina, Antonia; de Messaline, Octavie et un fils appelé d'abord Germanicus, et ensuite Britannicus. Drusus périt, dans son enfance, à Pompéi, étranglé par une poire qu'il faisait sauter en l'air et qu'il reçut dans la bouche. Il avait été fiancé, peu de jours avant ce malheur, à la fille de Séjan; ce qui me semble prouver d'autant plus que Séjan ne fut point l'auteur de sa mort, comme le bruit en avait couru. Quoique Claudia fut née cinq mois après le divorce de Claude, et que ce prince eût commencé à l'élever, il la fit exposer et jeter nue devant la porte de sa mère, comme le fruit d'un commerce criminel avec l'affranchi Boter. Il maria Antonia, d'abord à Cneius Pompée le Grand, puis à Faustus Sylla, jeunes gens de la première noblesse; et il donna Octavie à son beau-fils Néron, après l'avoir fiancée à Silanus. Britannicus, né le vingtième jour de son principat, pendant son second consulat, était encore tout petit, lorsque Claude, l'élevant sur ses mains, le montrait à l'armée, et le prenant sur ses genoux ou le plaçant devant lui au spectacle, ne cessait de le recommander au peuple et aux soldats, en mêlant sa voix aux acclamations et aux voeux de la multitude. Il adopta Néron, l'un de ses gendres. Quant à Pompée et à Silanus, il ne se contenta pas de les répudier, il les fit périr.

XXVIII. Parmi ses affranchis, ceux qu'il estima le plus furent l'eunuque Posidès, auquel il décerna une pique sans fer, dans son triomphe sur la Bretagne; Félix, qu'il mit successivement à la tête de cohortes, d'escadrons et de la province de Judée, et qui épousa trois reines; Harpocras, auquel il accorda le droit de parcourir la ville en litière et de donner des spectacles; Polybe surtout, son archiviste, qui marchait souvent entre les deux consuls; mais, de préférence à tous les autres, Narcisse son secrétaire, et Pallas son intendant, que, par un sénatus-consulte, il se plut à combler des plus grandes récompenses, et à revêtir des ornements de la questure et de la préture. En outre, il les laissa tellement entasser de gains et de rapines que, se plaignant un jour de n'avoir rien dans son trésor, on lui répondit fort à propos qu'il serait dans l'abondance, si ses deux affranchis voulaient le mettre de moitié avec eux. 

XXIX. Livré, comme je l'ai dit, à ses affranchis et à ses femmes, Claude fut plutôt un esclave qu'un empereur. Leurs intérêts ou même leurs goûts et leurs fantaisies disposaient, le plus souvent à son insu, des honneurs, des armées, des grâces et des supplices. Ils révoquaient ses libéralités, rapportaient ses jugements, contrefaisaient ses nominations à des offices ou les altéraient publiquement. Sans entrer dans de minutieux détails, je dirai qu'il fit périr, sur des accusations vagues et sans avoir voulu les entendre, Appius Silanus qui lui était uni par les liens d'une commune paternité, et les deux Julies, l'une fille de Drusus, l'autre de Germanicus; et qu'il traita de même Cneius Pompée, marié à l'aînée de ses filles, et Lucius Silanus, fiancé à la plus jeune.Le premier fut percé dans les bras d'un adolescent qu'il aimait; le second fut forcé d'abdiquer la préture le quatrième jour avant les calendes de janvier, et de se donner la mort au commencement de l'année, le jour même des noces de Claude et d'Agrippine. Il sévit avec tant de légèreté contre trente-cinq sénateurs et plus de trois cents chevaliers romains, qu'un centurion étant venu lui annoncer la mort d'un personnage consulaire, et lui disant que son ordre était accompli, il lui répondit qu'il n'en avait donné aucun. Toutefois il n'en approuva pas moins l'exécution, parce que ses affranchis lui assurèrent que les soldats avaient fait leur devoir en s'empressant de venger leur empereur. Mais, ce qui passe toute croyance, c'est qu'il signa lui-même le titre de la dot aux noces de Messaline avec l'adultère Silius. On lui avait fait croire que ce n'était qu'un jeu pour éloigner et détourner sur un autre un danger dont quelques prodiges le menaçaient.

XXX. Il ne manquait pas d'un certain air de grandeur et de dignité, soit qu'il fût debout, soit qu'il fût assis, et surtout lorsqu'il restait tranquille. Sa taille était élancée, mais sans maigreur. Ses cheveux blancs ajoutaient à la beauté de sa figure. Il avait le cou bien plein. Lorsqu'il marchait, ses genoux chancelaient; et, soit qu'il plaisantât, soit qu'il fût sérieux, il avait mille ridicules, un rire affreux, une colère plus hideuse encore, qui faisait écumer sa bouche toute grande ouverte en humectant ses narines; un bégaiement continuel et un tremblement de tête qui redoublaient à la moindre affaire.

XXXI. Sa santé fut mauvaise jusqu'à son avènement au trône, et florissante depuis ce moment. Il éprouvait pourtant des douleurs d'estomac, quelquefois si violentes, qu'il eut, à ce qu'il dit lui-même, des idées de suicide.

XXXII. Il donnait fréquemment d'amples festins, et presque toujours dans de vastes espaces découverts, afin de pouvoir réunir jusqu'à six cents convives à la fois. Après un repas sur le canal d'écoulement du lac Fucin, il faillit être submergé par la masse d'eau qui s'échappa tout à coup. Il avait toujours ses enfants à sa table, et avec eux la jeune noblesse des deux sexes. Suivant l'ancienne coutume, ces enfants mangeaient assis au pied des lits. Un convive ayant été soupçonné d'avoir volé une coupe d'or, Claude l'invita de nouveau le lendemain, et lui en fit servir une d'argile. On prétend qu'il avait projeté un édit par lequel il permettait de lâcher des vents à table, parce qu'il s'était aperçu qu'un de ses convives avait été incommodé pour s'être retenu par respect. 

XXXIII. Il était toujours disposé à manger et à boire, en quelque temps et en quelque lieu que ce fût. Un jour qu'il rendait la justice dans le Forum d'Auguste, il fut frappé du fumet d'un repas qu'on apprêtait pour les Saliens dans le temple de Mars qui était près de là. Aussitôt il quitta son tribunal, monta chez ces prêtres, et se mit à table avec eux. Jamais il ne sortit d'un repas sans s'être chargé de mets et de vins. Il se couchait ensuite sur le dos, la bouche béante, et, pendant son sommeil, on lui introduisait une plume dans la gorge pour dégager son estomac. Il dormait fort peu, et s'éveillait d'ordinaire avant minuit. Aussi le sommeil le reprenait-il quelquefois pendant le jour lorsqu'il était sur son tribunal, et les avocats, en élevant exprès la voix, avaient de la peine à le réveiller. Il porta l'amour des femmes jusqu'à l'excès, mais il s'abstint de tout commerce avec les hommes. Passionné pour les jeux de hasard, il publia un ouvrage sur ce sujet. Il jouait même en voyage, sa voiture étant arrangée de façon que le mouvement ne brouillât pas le jeu sur la table.

XXXIV. Il donna des marques d'un naturel féroce et sanguinaire dans les petites choses comme dans les grandes. Il assistait à la torture et à l'exécution des parricides. Il voulut voir à Tibur un supplice suivant l'ancienne coutume. Déjà les coupables étaient attachés au poteau; mais le bourreau était absent : il attendit jusqu'au soir qu'on l'eût fait venir de Rome. Dans tous les spectacles de gladiateurs, donnés par lui ou par d'autres, il faisait égorger ceux qui tombaient, même par hasard, surtout ceux qu'on appelait rétiaires, pour examiner leur visage expirant. Deux champions s'étant tués mutuellement, il se fit faire sur-le-champ de petits couteaux de la lame de leurs épées.Il avait tant de plaisir à voir les bestiaires, surtout ceux qui paraissaient à midi, qu'il se rendait à l'amphithéâtre dès le point du jour, et qu'à midi, il restait assis pendant que le peuple allait dîner. Outre les bestiaires, il faisait combattre, sur le prétexte le plus léger et le plus imprévu, des ouvriers et des gens de service, ou des employés, pour peu qu'une machine ou un ressort eût manqué son effet. Il engagea même un jour dans l'arène un de ses nomenclateurs en toge, comme il se trouvait.

XXXV. Nul ne fut plus peureux et plus méfiant que lui. Dans les premiers jours de son règne, quoiqu'il affectât, comme nous l'avons dit, beaucoup de popularité, il n'osa jamais s'aventurer dans un repas sans être entouré de gardes armés de lances, et sans avoir des soldats pour le servir. Il ne visitait point un malade sans qu'on eût auparavant exploré la chambre, examiné les matelas et secoué les couvertures. Dans la suite il eut toujours auprès de lui des esclaves chargés de fouiller avec une extrême rigueur tous ceux qui l'approchaient. Ce ne fut qu'avec peine, et sur la fin de son règne, qu'il exempta de ces perquisitions les femmes, les filles et les jeunes garçons, et qu'il cessa de faire ôter aux esclaves et aux scribes les boîtes à plumes ou à poinçons qu'ils portaient. Dans une émeute, un certain Camille, sûr d'épouvanter Claude, même sans qu'il y eut apparence de guerre, lui écrivit une lettre arrogante, pleine d'injures et de menaces, où il lui ordonnait de renoncer à l'empire, et d'adopter la vie oisive d'un simple particulier. Claude délibéra avec ses principaux conseillers s'il n'obéirait pas à cette injonction.

XXXVI. Il fut tellement effrayé de quelques complots qu'on lui avait dénoncés à la légère, qu'il fut sur le point d'abdiquer. Comme je l'ai dit plus haut, lorsqu'un homme armé d'un glaive fut saisi près de lui, pendant qu'il faisait un sacrifice, il se hâta de convoquer le sénat par la voix des hérauts, et se plaignit, en pleurant et en poussant des cris, de sa malheureuse condition, qui ne lui laissait de sécurité nulle part. Il s'abstint même longtemps de paraître en public. Il bannit de son coeur l'ardent amour qu'il éprouvait pour Messaline, moins par le sentiment des outrages sanglants qu'il en avait reçus que par la crainte qu'elle ne fit passer l'empire à Silius, son complice en adultère. C'est alors que, saisi d'une honteuse frayeur, il s'enfuit vers l'armée, ne cessant de demander sur toute la route si on lui avait conservé le trône.

XXXVII. Les soupçons les plus légers, les indices les plus futiles éveillaient chez lui de vives inquiétudes qui le poussaient à pourvoir à sa sûreté et à faire éclater sa vengeance. Un plaideur, l'ayant un jour pris à part, lui affirma qu'il avait vu quelqu'un en songe assassiner l'empereur. Un moment après, feignant de reconnaître le meurtrier, il désigna son adversaire qui présentait un mémoire à Claude. Le prince fit sur-le-champ traîner celui-ci au supplice, comme s'il l'eût surpris en flagrant délit. Ce fut de la même manière, dit-on, que périt Appius Silanus. Messaline et Narcisse, qui avaient conspiré sa perte, s'étaient partagé les rôles. L'un, jouant l'épouvante, entra précipitamment, avant le jour, dans la chambre de son maître, assurant qu'il avait rêvé qu'Appius attentait à sa personne; l'autre, affectant la surprise, dit que depuis quelques nuits elle faisait aussi le même rêve. Peu de temps après, on annonça de dessein prémédité, qu'Appius s'élançait vers le palais; et, en effet, il avait reçu ordre, la veille, d'y paraître à point nommé. Claude, persuadé qu'il ne venait que pour réaliser le songe, le fit saisir aussitôt et mettre à mort. Le lendemain, il ne craignit pas de raconter toute l'affaire au sénat, et remercia son affranchi de veiller sur ses jours, même en dormant.

XXXVIII. Comme il se sentait enclin à la colère et à l'emportement, il s'en excusa dans un édit. Au moyen d'une distinction, il promit que l'une serait courte et inoffensive, et que l'autre ne serait point injuste. Un jour qu'il s'était embarqué sur le Tibre, les habitants d'Ostie n'avaient point envoyé de bateaux à sa rencontre. Il les en reprit vertement, et leur écrivit même avec rigueur qu'ils l'avaient fait rentrer dans la foule. Mais tout à coup, comme s'il se repentait de les avoir blessés, il leur pardonna. Il repoussa de sa main quelques personnes qui avaient mal pris leur temps pour l'aborder en public. Il exila, injustement et sans les entendre, le secrétaire d'un questeur et un sénateur qui avait géré la préture; le premier, pour avoir plaidé contre lui avec trop de vivacité, avant qu'il fût empereur; le second, pour avoir puni, étant édile, ses fermiers qui, malgré les défenses, vendaient des mets cuits, et avoir fait battre de verges l'intendant qui intervenait dans la cause. Ce fut pour la même raison qu'il ôta aux édiles la surveillance des cabarets. Loin de garder le silence sur son imbécillité, il prétendit prouver dans quelques discours, que ce n'était qu'une feinte qu'il avait cru nécessaire sous le règne de Caius pour échapper à ce prince et parvenir à ses fins. Mais il ne persuada personne et, peu de temps après, il parut un livre qui avait pour titre: "La guérison des imbéciles", qui avait pour but de montrer que personne ne contrefait la bêtise.

XXXIX. On s'étonnait de ses oublis et de ses distractions, ou, comme disent les Grecs, de sa "metoria" (étourderie) et de sa "ablepsia" (stupidité). En voici quelques traits. Peu de temps après l'exécution de Messaline, il demanda en se mettant à table, pourquoi l'impératrice ne venait pas. Il invitait à dîner ou à jouer beaucoup de ceux qu'il avait condamnés à mort la veille, et, se plaignant de leur retard, il leur envoyait un messager pour gourmander leur paresse. Sur le point de contracter avec Agrippine un mariage illégitime, il ne cessait de l'appeler dans tous ses discours sa fille, son élève, née dans sa maison et élevée sur ses genoux. Près d'adopter Néron, il répétait de temps en temps que personne n'était jamais entré par adoption dans la famille Claudia, comme si ce n'eût pas été un assez grand tort d'adopter son beau-fils, lorsque son propre fils était déjà adulte.

XL. Il portait l'oubli de lui-même, dans ses paroles et dans ses actions, au point que souvent il paraissait ne savoir qui il était, ni avec qui, ni dans quel temps et en quel lieu il parlait. Un jour qu'il était question des bouchers et des marchands de vin, il s'écria en plein sénat: "Qui de vous, je vous prie, pourrait se passer de potage ?". Et il parla de l'abondance qui régnait dans les cabarets où il allait autrefois lui-même chercher du vin. Il accorda son suffrage à un aspirant à la questure, entre autres motifs, parce que dans une de ses maladies, son père lui avait donné à propos de l'eau fraîche. Il avait fait comparaître une femme en témoignage dans le sénat: "Elle a été, dit-il, l'affranchie et la femme de chambre de ma mère; mais elle m'a toujours regardé comme son patron. Je dis cela, parce que dans ma maison il y a des gens qui ne me considèrent pas comme leur patron." Sur son tribunal même, il s'emporta contre les habitants d'Ostie qui lui demandaient publiquement une grâce, et se mit à crier qu'il n'avait aucun sujet de les obliger, et que s'il y avait au monde quelqu'un de libre, c'était lui. Son mot favori, celui qu'il répétait à toute heure et à tout moment, était: "Quoi! me prenez-vous pour Telegenius?. Et cet autre: "Parlez, mais ne me touchez pas." Il disait encore beaucoup de choses qui eussent été inconvenantes pour des particuliers, et qui l'étaient à plus forte raison dans la bouche d'un prince qui n'était ni sans éducation ni sans savoir, et qui même cultivait les belles-lettres avec ardeur.

XLI. Dans sa première jeunesse, il essaya d'écrire l'histoire, encouragé par Tite-Live et aidé par Sulpicius Flavus. Il s'aventura à en lire des fragments devant un nombreux auditoire; mais il put à peine les achever, parce que plus d'une fois il s'était refroidi lui-même. En effet, au commencement de sa lecture, des bancs brisés sous le poids d'un homme fort épais avaient causé une hilarité générale; et même, après que la rumeur fut apaisée, il ne put s'empêcher de rappeler de temps à autre cet événement et d'exciter de nouveaux éclats de rire. Il écrivit aussi beaucoup pendant son règne, et fit lire assidûment ses ouvrages par un lecteur public. Il commençait son histoire à la mort du dictateur César; mais il passa à une époque plus récente, à la fin des guerres civiles, sentant qu'il ne pouvait parler ni avec liberté ni avec vérité des temps précédents, à cause du reproche que lui adressaient souvent sa mère et son aïeule. Il laissa deux volumes de cette première histoire, et quarante et un de l'autre. De plus, il composa huit volumes de mémoires autobiographiques, qui manquaient plutôt d'esprit que d'élégance. Il fit une apologie assez érudite de Cicéron contre les livres d'Asinius Gallus. Il inventa trois lettres qu'il croyait indispensables, et qu'il joignit à l'alphabet. Il donna un traité sur ce sujet, étant encore simple particulier; et, quand il fut empereur, il obtint aisément qu'elles fussent mises en usage. Ces caractères se trouvent dans presque tous les livres, dans les actes publics et les inscriptions de cette époque.

XLII. Il ne cultiva pas avec moins de soin la littérature grecque, proclamant en toute occasion la beauté de cette langue et son estime pour elle. Un étranger discutait devant lui en grec et en latin. Claude commença sa réponse en ces termes: "Puisque tu possèdes nos deux langues." En recommandant l'Achaïe au sénat, il dit qu'il aimait cette province à cause de la communauté des études. Souvent il répondit en grec à ses ambassadeurs par des discours soutenus; et, sur son tribunal, il citait beaucoup de vers d'Homère. Toutes les fois qu'il s'était vengé d'un ennemi ou d'un assassin, il avait coutume de donner le vers suivant pour mot d'ordre au tribun de garde qui, selon l'usage, venait le lui demander: "Repousser le premier qui m'irrite et m'outrage." Enfin il écrivit en grec vingt livres de l'histoire des Tyrrhéniens et huit de celle des Carthaginois. Ce fut en considération de ces ouvrages qu'il ajouta un second musée à celui d'Alexandrie, et qu'il l'appela de son nom, en ordonnant que, chaque année, à des jours marqués, comme pour des cours publics, on lirait en entier, dans l'un l'histoire des Tyrrhéniens, dans l'autre celle des Carthaginois, et que les divers membres de l'établissement se relayeraient pour en achever la lecture.

XLIII. Vers la fin de sa vie, il donna des marques non équivoques du repentir qu'il éprouvait d'avoir épousé Agrippine et adopté Néron. En effet, ses affranchis lui rappelant avec éloge une procédure dans laquelle il avait condamné la veille une femme adultère, il leur répondit que le destin lui avait aussi donné des femmes impudiques, mais qu'elles n'étaient pas restées impunies. Un moment après, rencontrant Britannicus, il le serra dans ses bras, et lui dit: "Grandis, et je te rendrai compte de toutes mes actions." Il ajouta en grec: "Celui qui t'a blessé te guérira." Quoique Britannicus fût dans la première fleur de l'âge, Claude se proposait de lui faire prendre la toge virile, parce que sa taille le permettait: "Enfin, disait-il, le peuple romain aura un vrai César."

XLIV. Peu de temps après, il fit son testament qui fut signé par tous les magistrats. Il serait peut-être allé plus loin, mais Agrippine, inquiète de cet acte, tourmentée d'ailleurs par sa conscience, et pressée par des délateurs qui l'accusaient d'un grand nombre de crimes, prévint l'effet de ses desseins. On convient qu'il périt par le poison. Mais quand et par qui fut-il présenté? C'est un point sur lequel on diffère. Quelques-uns disent que ce fut au Capitole, par l'eunuque Halotus, son dégustateur, dans un festin avec les pontifes. D'autres prétendent que ce fut dans un repas de famille, et de la main d'Agrippine elle-même qui l'aurait empoisonné avec des champignons, mets dont il était très friand. On ne s'accorde pas non plus sur les suites de l'empoisonnement. Beaucoup de personnes soutiennent qu'immédiatement après avoir avalé le poison, il perdit la voix, fut en proie à des douleurs atroces pendant toute la nuit, et mourut au point du jour. Selon d'autres, il s'assoupit d'abord, et dégagea son estomac trop chargé; puis on lui donna une seconde dose de poison. Mais on ne sait pas bien si ce fut dans un potage, sous prétexte de lui faire reprendre des forces, ou dans un lavement qu'on lui administra comme pour lui procurer une évacuation. 

XLV. Sa mort resta cachée jusqu'à ce que tout fût arrangé pour assurer l'empire à son successeur. On continua donc de faire des voeux, comme s'il eut été malade. On feignit qu'il demandait des comédiens pour se divertir, et on les introduisit dans son palais. Il mourut le troisième jour avant les ides d'octobre, sous le consulat d'Asinius Marcellus et d'Acilius Aviola, dans la soixante-quatrième année de son âge, et la quatorzième de son règne. Ses funérailles furent célébrées avec toute la pompe impériale, et l'on fit son apothéose. Cet honneur, délaissé et aboli par Néron, fut plus tard rétabli par Vespasien.

XLVI. Voici les plus remarquables présages de sa mort. On aperçut au ciel une de ces étoiles chevelues qu'on appelle comètes. Le tombeau de Drusus, son père, fut frappé de la foudre, et la même année vit mourir un grand nombre de magistrats de tout genre.On a quelques raisons de croire que lui-même ne parut ni ignorer ni dissimuler sa fin prochaine; car il ne désigna aucun consul pour un temps plus éloigné que le mois où il mourut; et la dernière fois qu'il vint au sénat, après avoir exhorté ses enfants à la concorde, il recommanda instamment leur jeunesse aux sénateurs. Enfin, dans le dernier débat judiciaire qu'il présida, il répéta deux fois qu'il touchait au terme de sa carrière mortelle, quoique les assistants eussent repoussé avec horreur un tel présage.

C. L. F. PANCKOUCKE

tradution M. DE GOLBERY CONSEILLER A LA COUR ROYALE DE COLMAR, CORRESPONDANT DE l/lNSTlTUT

1830

Néron

I. Il y eut, dans la maison Domitia, deux familles qui s'illustrèrent : celle des Calvinus et celle des Aenobarbus. Les Aenobarbus doivent leur origine et leur surnom à L. Domitius. Celui-ci, revenant un jour de la campagne, rencontra, dit-on, deux jeunes gens d'une taille imposante : ils lui ordonnèrent d'annoncer au sénat et au peuple une victoire que l'on regardait encore comme incertaine; afin de le convaincre de leur divinité, ils lui passèrent les mains sur les joues, et de noire qu'était sa barbe elle devint cuivrée. Ce signe demeura à ses descendans, qui, presque tous, eurent la barbe de cette couleur. La famille des Aenobarbus fut honorée de sept consulats, d'un triomphe et de deux censures; ses membres furent appelés au patriciat, et tous conservèrent le même surnom.Ils ne prirent même jamais d'autres prénoms que ceux de Cneus et de Lucius, qu'ils faisaient alterner entre eux d'une manière assez remarquable : tantôt il restait à trois personnes consécutives, tantôt il changeait avec chacune d'elles : le premier, le deuxième et le
troisième Aenobarbus furent des Lucius ; nous retrouvons ensuite trois Cneus; les autres sont tantôt des Lucius et tantôt des Cneus. Il est bon de faire connaître plusieurs membres de cette famille : on en jugera d'autant mieux que Néron avait dégénéré des vertus des siens, au point de reproduire, comme s'ils lui eussent été innés ou transmis par la naissance, les vices de chacun de ses ancêtres.

II. Et pour reprendre les choses de plus haut, nous dirons que son bisaïeul Domitius fut très irrité, pendant son tribunat, de ce que les pontifes, au lieu de l'élire à la place de son père, s'étaient adjoint un autre candidat. Il enleva aux collèges, pour le donner au peuple, le droit de nommer les prêtres. Après avoir, dans son consulat, vaincu les Allobroges et les Arvernes, il se promena, dans sa province, sur un éléphant, et se fit entourer et suivre d'une foule de soldats, comme dans la solennité du triomphe. C'est de lui que l'orateur Licinius Crassus a dit «qu'il ne fallait pas s'étonner s'il avait une barbe d'airain, lui qui avait un visage de fer et un coeur de plomb.» Son fils, étant préteur, appela César devant le sénat, et le somma de rendre compte du consulat qu'il avait, disait-on, géré contre les auspices et les lois. Bientôt après, il essaya de l'arracher à son armée des Gaules, se fit nommer son successeur, et fut pris à Corfmium dès le commencement de la guerre. Remis en liberté, il releva par son arrivée le courage des Marseillais qui soutenaient un siège pénible ; mais il les abandonna subitement, et périt enfin à la bataille de Pharsale. C'était un homme d'un caractère, arrogant; mais il n'avait pas assez de constance : dans un moment où les affaires étaient désespérées, la crainte lui fit désirer la mort. Cependant, il en eut tout à coup une telle frayeur, qu'il rendit le poison qu'il avait avalé, et qu'il affranchit son médecin, parce que, dans ia prévision de ce qui arriverait, celui-ci avait affaibli la dose. Lorsque Pompée délibérait sur ce qu'il convenait de faire à l'égard des hommes qui ne se déclaraient pour aucun parti, Domitius seul soutint qu'il fallait les traiter en ennemis.

III. Il laissa un fils qui, sans aucun doute, doit être préféré à tous les membres de cette maison. Quoique innocent, il fut condamné, par la loi Pedia, avec les meurtriers de César, et s'enfuit auprès de Cassius et de Brutus, auxquels il tenait de près par les liens du sang. Après leur mort, il conserva la flotte qu'ils lui avaient confiée, et même l'augmenta ; enfin, il ne se rendit que de son gré, et quand son parti eut succombé de tous côtés. Ce fut à M. Antoine, et cette action est considérée comme un grand service : aussi, de tous ceux qui avaient été condamnés pour la même cause, fut-il le seul qui se vit rétabli dans sa patrie, où il obtint encore les plus grandes dignités. Lorsque les guerres civiles se rallumèrent, il fut lieutenant d'Antoine, et ceux qui avaient honte d'obéir à Cléopâtre le nommèrent leur chef; mais il n'osa ni accepter, ni refuser, à cause d'une maladie qui l'affaiblit subitement, et il passa du côté d'Auguste. Peu de jours après il mourut, non sans quelque tache pour sa réputation ; car Antoine répandit le bruit qu'il n'avait déserté que pour revoir sa maîtresse Servilia Naïs.

IV. De ce Domitius naquit celui qui fut l'exécuteur testamentaire d'Auguste, et qui ne fut pas moins célèbre par l'habileté qu'il montra dans sa jeunesse à conduire les chars, qu'il ne le devint plus tard par les ornemens triomphaux que lui valut la guerre de Germanie. Arrogant, prodigue et cruel, il força, pendant qu'il n'était encore qu'édile, le censeur L. Plancus à se ranger sur son passage. Dans sa préture et dans son consulat, il produisit sur la scène des chevaliers romains et des matrones, pour représenter des mimes. Il donna au Cirque, et dans tous les quartiers de la ville, des combats de bêtes, ainsi qu'un spectacle de gladiateurs ; mais il y apporta taut de cruauté, qu'Auguste jugea nécessaire de l'en blâmer par un édit, après l'avoir vainement averti en secret.

V. Il eut d'Antonia l'aînée le père de Néron, qui, de tous points, fut un homme exécrable. En effet, ayant accompagné en Orient le jeune César, il tua son affranchi , parce qu'il refusait de boire autant qu'il le lui avait ordonné. Renvoyé pour ce fait de la société de César, il n'en eut pas plus de modération dans sa conduite. Dans un bourg sur la voie Appienne, il fit prendre le galop à ses chevaux, sachant bien qu'il allait écraser un jeune garçon. A Rome, au milieu du Forum, il creva un oeil à un chevalier romain qui lui adressait des reproches avec quelque liberté. Il était tellement perfide, que non-seulement il privait les courtiers du prix de ce qu'il achetait, mais que, dans sa préture, il frustrait de leurs récompenses les vainqueurs des courses de chars. Poursuivi par les railleries de sa soeur, et sur la plainte des patrons des coureurs, il ordonna qu'à l'avenir les prix seraient payés comptant. Vers la fin du règne de Tibère, il fut accusé de lèse-majesté, de plusieurs adultères, d'inceste avec sa soeur Lepida, et ne dut son salut qu'au changement de règne. Il mourut d'hydropisie à Pyrges : il avait eu d'Agrippine, fille de Germanicus, un fils qui fut Néron.

VI. Néron naquit à Antium, neuf mois après la mort de Tibère, le 15 décembre, au lever du soleil; si bien qu'il fut frappé de ses rayons avant que de toucher la terre. Sur-le-champ, on fit, sur sa naissance, beaucoup de conjectures inquiétantes, et l'on prit aussi
pour présage un mot de son père Domitius, qui répondit aux félicitations de ses amis, qu'il ne pouvait naître de lui et d'Agrippine rien que de détestable et de funeste au bien public. Le jour de sa purification, il parut aussi un signe évident de sa malheureuse destinée :
C. César, pressé par sa soeur de lui donner le nom qu'il voudrait, tourna les yeux vers son oncle Claude qui, dans la suite, adopta Néron, et dit qu'il lui donnait son nom : cependant il ne parlait pas sérieusement, et ne voulait que contrarier Agrippine, qui s'y refusait, Claude étant alors la risée de la cour. Néron avait trois ans quand il perdit son père : héritier pour un tiers, il n'eut pas même cette portion, parce que Caïus, son cohéritier, s'empara de tous les biens. Sa mère ayant été exilée, il demeura pauvre et presque dans le besoin, et fut élevé chez sa tante Lepida; là, ses maîtres furent un danseur et un barbier. Mais quand Claude parvint à l'empire, non-seulement il récupéra la fortune paternelle, mais il fut encore enrichi de la succession de Crispus Passienus, son beau-père. Il s'éleva si haut par la faveur et la puissance de sa mère, qui avait été rappelée, qu'on disait généralement que Messaline, femme de Claude, jalouse de ce qu'il était devenu le rival de Britannicus, avait aposté des gens pour l'étrangler pendant qu'il ferait sa méridienne. On ajoute à ce récit, que les meurtriers s'enfuirent effrayés à la vue d'un serpent qui s'élança de son oreiller. Ce qui donna lieu à ce conte, c'est qu'on trouva un jour, auprès du chevet de son lit la peau d'un serpent. Agrippine voulut qu'elle fût renfermée dans un bracelet d'or qu'il porta quelque temps à son bras droit ; dans la suite, il l'ôta, parce qu'il l'importunait du souvenir de sa mère; puis il le rechercha en vain dans ses derniers malheurs.

VII. Dès l'âge le plus tendre, à peine encore adolescent, il joua au Cirque le jeu de Troie, s'y appliqua beaucoup, et réussit à merveille. Dans sa onzième année, il fut adopté par Claude, et confié à Sénèque, qui était déjà sénateur. On dit que, la nuit suivante, Sénèque rêva qu'il avait pour disciple Caïus César. Néron prit soin de justifier ce songe eu donnant, le plus tôt qu'il le put, des témoignages de la férocité de son caractère. Pour se venger de ce qu'après son adoption Britannicus son frère l'avait, selon sa coutume, appelé Aenobarbus, il chercha à persuader Claude que Britannicus n'était point son fils. Il perdit sa tante Lepida en rendant témoignage centre elle, pour satisfaire sa mère qui la poursuivait. Conduit au Forum pour y prendre la toge, il fit des distributions au peuple, des dons aux soldats; puis, ayant commandé un exercice aux prétoriens, il marcha lui-même le bouclier à la main, et rendit à son père des actions de grâces eu plein sénat. Il plaida en latin devant Claude, consul, pour les habitans de Bologne, et en grec pour les Rhodiens et les Iliens. Préfet de la ville, il jugea des affaires pendant les Fériés latines, où les plus célèbres avocats portèrent devant lui, non-seulement des affaires urgentes et courtes, comme c'est l'usage, mais des causes graves et en grand nombre; et cela, sans égard à la prohibition de Claude. Peu de temps après, il épousa Octavie, et célébra, pour le salut de Claude, des jeux du Cirque et des combats de bêtes.

VIII Agé de dix-sept ans, il alla, dès qu'on publia la mort de Claude, trouver les gardes. C'était entre la sixième et la septième heure, parce que, dans ce jour de malheur, nul autre moment ne parut propice à prendre les auspices. Salué empereur devant les degrés du
palais, il se rendit au camp en litière, et, après avoir harangué les soldats, il fut porté au sénat qu'il ne quitta que le soir. Il ne refusa, de tous les honneurs extraordinaires dont on l'accablait, que le titre de père de la patrie, que son âge ne comportait pas.

IX. Il commença par donner un spectacle de sa piété filiale, en faisant de magnifiques obsèques à Claude, qu'il loua et rangea parmi les dieux. Il rendit ensuite les plus grands honneurs à la mémoire de son père Domitius : il constitua sa mère maîtresse de toutes les affaires publiques et particulières. Le premier jour de son règne, il indiqua, pour mot d'ordre, au tribun de garde, «la meilleure des mères ; » et, dans la suite, il se fit souvent porter publiquement en litière avec elle. Il établit une colonie à Antium, la composa de vétérans prétoriens, et y adjoignit, par forme de changement de domicile, les plus riches des primipilaires. Il y fit aussi construire un
port d'un travail magnifique.

X. Afin de mieux encore signaler ses dispositions, il déclara qu'il régnerait selon les principes d'Auguste, et ne laissa échapper aucune occasion de montrer sa clémence ou sa douceur. Il abolit ou modéra les impôts trop onéreux ; il réduisit au quart les récompenses
assignées par la loi Papia aux délateurs. Il distribua au peuple quatre cents sesterces par tête, établit un traitement annuel pour les plus nobles sénateurs privés de fortune, traitement que, pour quelques-uns, il éleva jusqu'à cinq cent mille sesterces : il assura aux cohortes prétoriennes des distributions de grains mensuelles et gratuites. Un jour que, selon l'usage, on lui demandait de signer une condamnation à mort : « Que je voudrais, » répondit-il, « ne pas savoir écrire! » Il saluait les personnes de toute condition, en les appelant par leur nom. Le sénat lui rendait grâces : « Attendez, » répondit-il, «que je l'aie mérité. » Il admit aussi les plébéiens à ses exercices du Champ-de-Mars. Il déclama souvent en public, lut des vers, non-seulement chez lui, mais au théâtre, et fît tant de plaisir, qu'à raison de cette lecture on décréta des actions de grâces aux dieux, et que cette partie de son poëme fut consacrée en lettres d'or dans le temple de Jupiter Capitolin.

XI II donna des spectacles nombreux et variés, tels que des Juvénales, des jeux du Cirque, des représentations théâtrales et des combats de gladiateurs. Aux Juvénales, il fit jouer aussi des vieillards consulaires et des matrones âgées. Au Cirque, il assigna aux chevaliers des places séparées, et fit courir des quadriges attelés de chameaux. Dans les jeux qu'il accomplit pour l'éternelle durée de l'empire, et qu'il voulut faire appeler Grands Jeux, on vit des personnes des deux ordres et des deux sexes remplir des rôles bouffons : un chevalier romain très connu courut dans la lice sur un éléphant. On représenta une comédie d'Afranius intitulée 'l'incendie', et l'on abandonna aux acteurs le pillage d'une maison dévorée par les flammes. Chaque, jour, on faisait au peuple des distributions de tout genre : on lui donnait des oiseaux par milliers, puis diverses espèces de mets, des bons payables en grains, des vêtemens, de l'or, de l'argent, des pierres précieuses, des perles, des tableaux, des esclaves, des bêtes de somme et des bêtes sauvages apprivoisées ; en dernier lieu, on donna jusqu'à des vaisseaux, des îles et des champs.

XII. Il assistait à ces jeux du haut de l'avant-scène. A un combat de gladiateurs qu'il donna dans un amphithéâtre en bois, qui avait été construit en moins d'une année auprès du Champ-de-Mars, il ne laissa périr personne, pas même des coupables ; mais il y fit combattre .quarante sénateurs et soixante chevaliers romains parmi lesquels il y en avait de riches et de considérés. Il choisit, dans les mêmes ordres, des combattans contre les bêtes féroces, et pourvut à divers emplois de l'arène. Il représenta une naumachie où des monstres marins nageaient dans de l'eau de mer : il fit danser la pyrrhique à des jeunes gens auxquels il délivra ensuite des diplômes de citoyens romains. Parmi les sujets de ces pyrrhiques, le taureau saillit Pasiphaé, qui était, ainsi que le crurent beaucoup de spectateurs, renfermée dans une vache de bois. Dès son premier essai, Icare tomba à côté de la loge de Néron, et l'arrosa de son sang. Alors, en effet, il présidait rarement, et regardait le spectacle à travers de petites ouvertures, mais dans la suite il s'assit en plein podium. Il fut le premier qui institua à Rome des jeux quinquennaux qu'il appela Néroniens. Ces jeux furent de trois genres, à la manière des jeux grecs; c'est-à-dire qu'il y eut de la musique, des exercices gymniques, et des courses à cheval. Ayant consacré des bains et un gymnase, il fit présenter l'huile au sénat et aux chevaliers. Le sort désigna parmi les consulaires ceux qui seraient à la tête des jeux, et on leur assigna la place du préteur. Néron descendit ensuite dans l'orchestre, au milieu du sénat; et reçut la couronne décernée aux discours et aux vers latins, que les plus considérés des citoyens s'étaieint disputée, et qu'ils lui concédèrent d'un commun consentement. II baisa celle qui était le prix de la cithare ojue les juges lui décernèrent aussi, et qu'il fit porter élevant la statue d'Auguste. Aux jeux gymniques qu'il donna dans les Septes et pendant les premiers sacrifices, il déposa les prémices de sa barbe, les renferma dans une boîte d'or garnie de pierreries, et les consacra à Jupiter Capitolin. II invita les vestales à assister au spectacle des athlètes, parce qu'à Olympie on permettait aussi aux prêtresses de Cérès d'y venir.

XIII. C'est, sans doute, à bon droit que je compterai, parmi les spectacles qu'il a donnés, l'entrée de Tiridate à Rome : il avait, à force de promesses, fait venir ce roi d'Arménie ; mais il différa le jour marqué dans son édit pour le montrer au peuple, parce que le ciel était couvert; puis, choisissant le premier moment opportun, i! plaça, autour des temples du Forum, des cohortes sous les armes, et, s'asseyant auprès des Rostres sur une chaise curule, en costume de triomphateur, il se fit entourer des enseignes militaires et des drapeaux, et reçut à ses genoux Tiridate, qui s'avançait vers lui en montant les degrés, puis il le releva et l'embrassa. Il lui ôta ensuite
sa tiare, et lui imposa le diadème, tandis qu'un ancien préteur traduisait, pour la multitude, les paroles du suppliant. De là Tiridate fut mené au théâtre, et, quand il eut de nouveau rendu hommage à l'empereur, Néron le plaça à sa droite. Il fut, à raison de cela, salué du titre d'imperator; une couronne de laurier fut portée au Capitule, et il ferma le temple de Janus, comme s'il ne restait plus aucune guerre à terminer.

XIV. Il fut quatre fois consul : la première pendant deux mois, la seconde et la dernière pendant six, la troisième pendant quatre. Ses deuxième et troisième consulats furent consécutifs : quant au premier et au dernier, ils furent séparés des autres par des intervalles d'un an.

XV. Dans les fonctions judiciaires, il était rare qu'il répondît aux demandeurs autrement que le second jour et par écrit. A ses audiences, il supprima les discours suivis, écoutant alternativement les parties sur les points spéciaux de la contestation. Quand il se retirait pour délibérer, il n'opinait ni en commun, ni devant tout le monde: mais, sans rien dire, il lisait en secret les opinions écrites par chacun, et prononçait ce qui lui plaisait, comme si c'eût été l'avis de la majorité. Il fut longtemps sans admettre au sénat les fils d'affranchis et refusa les honneurs à ceux qui les tenaient des premiers empereurs. Pour consoler du retard les candidats qui excédaient le nombre des magistratures, il les mettait à la tête des légions. L'un des consuls étant mort vers les calendes de janvier, il ne lui substitua personne, et manifesta son improbation de ce qui s'était autrefois passé au sujet de Caninius Rebilus, consul d'un seul
jour. Il décerna les ornemens du triomphe à des questeurs et même à quelques chevaliers; encore ne fut-ce pas toujours pour des services militaires. Le plus souvent, négligeant l'intermédiaire du questeur, il faisait lire par un consul les discours qu'il adressait au sénat sur divers sujets.

XVI. Il inventa, pour les édifices de Rome, un nouveau genre de construction, et voulut que les carrés de maisons et les maisons isolées fussent entourés de portiques, et que, du haut de leurs plates-formes, on pût éteindre les incendies : il fit construire ces portiques à ses frais. Il avait résolu aussi de prolonger les murs jusqu'à Ostie, et d'introduire l'eau de la mer dans l'ancienne ville, au
moyen d'un canal. Sous son règne, beaucoup d'abus furent punis et réprimés, et l'on prit, pour l'avenir, beaucoup de bonnes dispositions. On mit un frein au luxe : les grands repas publics furent convertis en simples distributions : il fut défendu de vendre, dans les cabarets, des mets cuits, à l'exception des légumes et du jardinage, tandis qu'auparavant il n'était aucun plat qu'on n'y servît. Les chrétiens, hommes infectés d'une superstition nouvelle et malfaisante, furent livrés au supplice. Les excès des coureurs de chars furent interdits : ils avaient, depuis longtemps, contracté l'usage d'errer çà et là, de tromper et de voler. Les factions de pantomimes et les pantomimes eux-mêmes furent exilés.

XVII. Afin de déjouer les faussaires, on imagina, pour la première fois, de n'employer que des tablettes percées de trous, et l'on y imprimait le sceau, après avoir trois fois passé les cordons dans ces trous. Il fut décrété que, dans les testamens, les deux premières
pages seraient présentées vides aux témoins, et que l'on n'y inscrirait que le nom des testateurs. Il fut défendu à ceux qui écrivaient le testament d'autrui, de s'y donner un legs. On voulut que les plaideurs payassent un salaire juste et modéré pour leurs avocats, mais qu'ils ne donnassent absolument rien pour les droits de présence des juges, le fisc pourvoyant à ce que les sentences fussent gratuites ; enfin, on ordonna que les procès du fisc fussent portés au Forum, et devant des arbitres, et que tous les appels fussent déférés au sénat.

XVIII. Néron n'avait jamais conçu ni la volonté ni l'espérance d'étendre ni d'augmenter son empire; il voulait même retirer son armée de Bretagne, et ne fut arrêté, dans l'exécution de ce projet, que par la honte d'insulter, en quelque sorte, à la mémoire de son père. Il réduisit en province romaine le royaume de Pont, que lui céda Polémon, et les Alpes, quand la mort de Cottius les lui eut abandonnées.

XIX. Il entreprit, en tout, deux voyages, l'un à Alexandrie, l'autre en Achaïe; mais il renonça à celui d'Alexandrie le jour même du départ, parce qu'il fut effrayé par un présage sinistre : après avoir visité les temples, il s'était assis dans celui de Vesta ; quand il voulut se lever, sa robe s'accrocha, et sa vue s'obscurcit au point qu'il ne pouvait rien distinguera. En Achaïe, il voulut percer l'isthme, et fit un discours aux soldats prétoriens, pour les encourager à l'ouvrage; puis, la trompette ayant donné le signal, il fut le premier à piocher la terre, et à en charger une corbeille sur ses épaules. Il prépara aussi une expédition vers les portes Caspiennes, et leva une légion de recrues italiennes de six pieds de taille, à laquelle il donna le nom de phalange d'Al.exandre-le-Grand. Parmi ces faits, les uns sont exempts de reproche, les autres même sont dignes de grandes louanges ; je les ai réunis pour les séparer des actions honteuses et des crimes dont je vais parler.

XX. Parmi les connaissances qu'on lui avait données dans son enfance, était la musique : dès qu'il parvint à l'empire, il fit venir Terpnus , le joueur de cithare, qui l'emportait alors sur tous les autres. Pendant plusieurs jours de suite, il s'assit auprès de lui, et l'écouta chanter jusque fort avant dans la nuit. Bientôt il s'appliqua lui-même à cet art, et s'y exerça avec tant de zèle, qu'il n'omettait rien absolument de ce que les artistes ont coutume de faire pour conserver et fortifier leur voix : il se couchait sur le dos en se mettant sur la poitrine une lame de plomb ; iL se purgeait, prenait des vomitifs et des lavemens, et s'abstenait de fruits et d'alimens contraires à son talent. Content du succès, il désira, quoiqu'il eût la voix faible et sourde, paraître enfin sur la scène, et répéta à ses amis ce proverbe grec : « On se soucie peu de la musique qui reste cachée » Ce fut à Naples qu'il débuta : en vain un tremblement de terre ébranla le théâtre, il ne cessa de chanter que quand il eut fini son air. Il y chanta souvent, et plusieurs jours de suite. Ayant pris un peu de temps pour reposer sa voix, il ne put supporter la retraite, revint des bains au théâtre, mangea dans l'orchestre au milieu d'un peuple nombreux, et promit, en grec, «qu'aussitôt qu'il aurait un peu bu, il ferait entendre quelque chose de plein et de sonore. » Charmé des louanges que lui donnaient en cadence des habitans d'Alexandrie que le commerce des grains avait attirés à Naples, il en fit venir plusieurs de cette ville : mais il n'en choisit pas moins de jeunes chevaliers, et plus de cinq mille plébéiens de la plus florissante jeunesse, qui, divisés en cabales, s'instruisaient à divers genres d'applaudissemens (les bourdonnemens, les claquemens et les castagnettes) : ils devaient lui prêter leur secours chaque fois qu'il chanterait. Ces jeunes gens étaient remarquables par leur épaisse chevelure, par leur élégante tenue; ils portaient un anneau à la main gauche, et leurs chefs gagnaient quarante mille sesterces.

XXI. Comme il tenait surtout à chanter à Rome, il y fit célébrer les jeux Néroniens avant le temps prescrit. Tout le monde s'empressant de demander avec instance qu'il fît entendre sa voix céleste, il répondit «qu'il céderait à ce voeu dans ses jardins;» cependant, le poste militaire appuyant les prières de la multitude, Néron n'hésita plus et promit sans difficulté de chanter sur-le-champ; il fit donc inscrire son nom parmi ceux des joueurs de cithare, fut tiré au sort avec les autres, et parut à son tour : les préfets du prétoire portaient la cithare, les tribuns militaires le suivaient, et il était entouré de ses amis intimes. Quand il eut pris position et fini son préambule, il fit annoncer, par le consulaire Cluvius Rufus, qu'il chanterait Niobé, et il chanta en effet jusqu'à la dixième heure. Néanmoins il remit à l'année suivante, et la couronne, et le reste du concours, pour avoir plus souvent occasion de chanter. Toutefois ce délai lui sembla trop long, et il ne cessa point de paraître en public. Il ne fit nulle difficulté de prendre un rôle dans les jeux scéniques donnés par des particuliers, un préteur lui ayant offert pour cela un million de sesterces. Il chanta aussi la tragédie, sous la condition que le masque rendît les traits des héros et des dieux semblables aux siens, tandis que ceux des héroïnes et des déesses devaient rappeler la physionomie de la femme qu'il aimait le mieux. Entre autres, il joua les Couches de Canacé, Oreste meurtrier de sa mère, l'Aveuglement d'Oedipe, l'Hercule furieux. L'on rapporte, sur cette dernière pièce, qu'un jeune soldat, qui était de garde, le voyant habiller et charger de chaînes, comme le demandait le sujet, accourut pour lui porter secours.

XXII. Dès sa plus tendre jeunesse il aima les chevaux, et sa conversation favorite, quoiqu'on le lui défendît, avait pour objet les jeux du Cirque. Un jour il déplorait, avec ses condisciples, le sort d'un conducteur de la faction verte, qui avait été traîné par son char,
et, le maître l'en ayant repris, il feignit qu'il avait parlé d'Hector. Au commencement de son règne, il jouait avec des quadriges d'argent sur une table, et, du fond de sa retraite, il venait aux moindres exercices du Cirque: d'abord en secret, ensuite ouvertement; si bien que personne ne doutait de sa venue au jour fixé pour les jeux. Il ne cacha point son intention d'augmenter le nombre des prix : aussi le spectacle durait-il fort longtemps,"parce qu'on multipliait les courses, et bientôt les chefs des factions ne voulurent amener leurs bandes que pour la journée entière.Néron se mit à conduire lui-même les chars, et se donna plusieurs fois en spectacle. Après avoir fait son apprentissage dans ses jardins, devant ses esclaves et le bas peuple, il se montra au grand Cirque, aux yeux de tous; ce fut un affranchi qui donna le signal, du lieu où le donnaient ordinairement les magistrats. Non content de s'être essayé dans ces divers talens à Rome, il alla, comme nous l'avons dit, en Achaïe. Voici surtout ce qui l'y détermina. Les villes dans lesquelles étaient établis des concours de musique avaient coutume de lui envoyer les couronnes de tous leurs chanteurs. Il les acceptait avec tant de grâce, que non-seulement les députés qui les portaient étaient reçus les premiers, mais qu'il les admettait encore à ses repas d'intimité. Quelques-uns l'ayant prié de chanter à table, ils se répandirent en éloges : il dit alors «que les Grecs seuls savaient écouter, et que seuls ils étaient dignes de son talent. » Il ne différa donc plus son voyage, et, dès qu'il ardorda à Cassiope, il chanta devant, l'autel de Jupiter Cassius.

XXIII. Il parut désormais dans tous les genres d'exercices. Il réunit en une seule année les spectacles qui appartenaient aux époques les plus éloignées, ordonna d'en répéter quelques-uns, et fit, contre l'usage, ouvrir à Olympie un concours de musique. Il ne voulut pas que rien l'éloignât ou le dérangeât de ce genre d'occupation, et, son affranchi Helius l'ayant averti que les affaires de la ville exigeaient sa présence, il répondit en ces termes : « D'après votre conseil et votre voeu, je dois revenir promptement; mais conseillez-moi plutôt, et souhaitez que je revienne digne de Néron. » Lorsqu'il chantait, il n'était pas permis de sortir du théâtre, pas même pour les raisons les plus indispensables. Quelques femmes accouchèrent, dit-on, au spectacle; il y eut des personnes qui, lassées de l'entendre et de le louer, franchirent les murs des villes dont il avait fait fermer les portes ; d'autres feignaient d'être mortes, et simulaient des funérailles pour se faire emporter. On ne saurait croire avec quelle timidité et avec quelle défiance il entrait en lice, combien il était jaloux de ses rivaux, combien il craignait ses juges. Quant à ses concurrens, il les observait, les épiait, les dénigraiten secret, absolumen comme s'il eût été de la même condition : souvent, quand il les rencontrait, il les chargeait d'injures, et corrompait ceux qui l'emportaient sur lui par leur talent. Avant de commencer, il adressait une respectueuse allocution aux juges, disant «qu'il avait fait tout ce qu'il pouvait faire, mais que l'évèneiaent dépendait de la Fortune ; qu'il leur appartenait à eus, hommes sages et doctes, d'écarter tout ce qui tient du hasard. » Quand les juges l'avaient encouragé, il se retirait plus tranquille, mais non pas, toutefois, sans crainte ; car il prenait pour mauvaise humeur et malignité le silence et la retenue de quelques-uns d'entre eux, et il disait qu'ils lui étaient suspects.

XXIV. Il obéissait tellement à la loi du concours, que jamais il ne se permit de cracher, et qu'il essuyait de son bras la sueur de son front. A une représentation tragique, il laissa tomber le sceptre et le ramassa promptement : il en fut tout effrayé, parce qu'il craignaitd'être écarté du concours pour cette contravention ; il ne se rassura que quand son pantomime lui eut juré que les expressions de joie et les applaudissemens du peuple avaient, empêché qu'on ne s'en aperçût. Il se proclamait vainqueur lui-même : aussi concourait-il toujours pour l'emploi de héraut. Afin qu'il ne restât ni souvenir ni vestige d'aucun des anciens vainqueurs, il ordonna de renverser leurs statues et leurs bustes, et de les traîner dans les cloaques. Souvent il conduisit des chars: aux jeux Olympiques, il en guidait un attelé de dix chevaux, quoique, dans une de ses pièces de vers, il eût blâmé le roi Mithridate de l'avoir fait. Cependant il fut lancé hors de son char; on l'y replaça, mais il n'y put tenir jusqu'à la fin de la course, ce qui n'empêcha pas qu'il ne fût couronné. En partant, il accorda la liberté à toute la province, et donna aux juges le droit de cité, et de fortes sommes d'argent. Ce fut le jour des jeux Isthmiques, et. du milieu du stade, qu'il annonça lui-même, à haute voix, ces bienfaits.

XXV. Revenu de Grèce à Naples, où il avait fait ses débuts dans l'art théâtral, il y entra traîné par des chevaux blancs, et, selon l'usage des vainqueurs aux jeux sacrés, ce fut par une brèche pratiquée dans la muraille. Il en agit de même à Antium, à Albanum, à Rome : il entra, dans cette dernière, sur le char dont Auguste s'était servi à son triomphe, et parut en robe de pourpre et en chlamyde parsemée d'étoiles d'or. Il portait la couronne olympique sur la tête, la couronne pythique à la main, et se faisait précéder des autres, avec des inscriptions qui indiquaient «où et qui il avait vaincu, dans quels chants, dans quelles pièces il avait triomphé. » Le char était suivi de gens qui applaudissaient comme à une ovation ; ils criaient « qu'ils étaient les compagnons de l'empereur, les soldats de son triomphe.» On démolit ensuite une arcade du Cirque, et il marcha par le Velabrum et le Forum au mont Palatin et au temple d'Apollon. On immolait des victimes sur son passage, on y répandait le safran, on y jetait des oiseaux, des rubans et des fruits confits . Il suspendit les couronnes sacrées, au dessus des lits, dans ses appartenons. Il y mit aussi des statues qui le représentaient en joueur de cithare, et fit frapper une médaille où il figurait de la même manière. Dans la suite, il fut si loin de se refroidir pour l'art ou de le négliger, que, pour conserver sa voix, il ne faisait de proclamation aux troupes que lorsqu'il était absent, ou se servait, pour leur parler, de l'intermédiaire d'un autre. Soit affaire sérieuse, soit plaisanterie, il ne faisait rien sans l'assistance d'un maître de chant, qui l'avertissait de ménager ses poumons, et de tenir un linge devant sa bouche. Souvent il accordait son amitié, ou prodiguait sa haine, selon qu'on l'avait loué avec plus ou moins d'effusion ou de réserve.

XXVI. D'abord les désordres, les débauches, la luxure, l'avarice et la cruauté ne parurent être, de sa part, que des erreurs de jeunesse, auxquelles il ne se livrait qu'en secret, et par degrés : cependant, il s'y prit de telle sorte, que personne ne put douter que ce ne fussent plutôt les vices de son caractère que de son âge. A l'entrée de la nuitI il se coiffait d'un chapeau ou d'un bonnet, et fréquentait les cabarets, courant dans tous les quartiers de la ville et y faisant beaucoup de dégâts. Il avait coutume de frapper ceux qui revenaient de leur souper, et, s'ils résistaient, il les blessait ou les précipitait dans des cloaques; il brisait et pillait les boutiques, et il établit même, chez lui, une cantine où l'on vendait le butin à l'encan, pour en dissiper le produit : souvent, dans ces sortes de rencontres, il courut risque de perdre les yeux, ou même la vie. Un sénateur, dont il avait attaqué la femme, le frappa au point qu'il faillit le tuer : aussi ne le vit-on plus sortir à la même heure, sans se faire accompagner de tribuns, qui le suivaient de loin en secret.Le jour même, il allait au théâtre, caché dans une chaise à porteur, et, d'un lieu élevé de l'avant-scène, il assistait aux querelles des acteurs et les excitait; enfin, quand on en venait aux mains, et qu'on se lançait des pierres et des bancs cassés, il en jetait lui-même sur le peuple, si bien qu'il blessa un jour le préteur à la tête.

XXVII. Mais, ses vices se développant avec plus de force, il déposa la feinte, et, sans s'inquiéter désormais de les dissimuler, il osa plus encore. On le vit prolonger ses repas de midi à miuuit, et de temps en temps se refaire par des bains chauds, et en été par des bains refroidis à la neige. Parfois il mangeait en public, soit dans la Naumachie qu'on fermait à cet effet, soit au Champ-de-Mars, soit au grand Cirque ; alors il était suivi par toutes les prostituées de la ville et par les danseuses de Syrie. Chaque fois qu'il se rendait à Ostie par le Tibre, ou qu'il passait devant le golfe de Baïes, on disposait le long du rivage des guinguettes et des lieux de débauches pour les matrones qui, placées là comme des aubergistes, invitaient Néron à débarquer chez elles. Quelquefois il demandait à souper aux personnes de son intimité; il en couta à l'une d'elles plus de quatre millions de sesterces pour un mets au miel, et plus encore à une autre pour un breuvage à la rose.

XXVIII. Outre ses débauches avec de jeunes garçons de condition libre et des femmes mariées, il fit violence à la vestale Rubria. Peu s'en fallut qu'il n'épousât en légitime mariage l'affranchie Acté il aposta même des consulaires, pour jurer qu'elle était d'un sang royal. Après avoir fait couper les testicules à Sporus, adolescent, il essaya s'il serait possible de lui donner une conformation féminine; il l'orna d'un voile nuptial, lui constitua une dot, et le prit pour femme, en observant les cérémonies d'usage, et se le faisant amener avec une suite considérable : cela fit dire assez spirituellement à quelqu'un, « qu'il eût été très heureux pour le genre humain que son père, Domitius, eût épousé une femme de cette espèce. » Il accompagnait et embrassait, de temps en temps, ce Sporus, qui, revêtu des insignes des impératrices, fut porté en litière et promené dans les assemblées et dans les marchés de la Grèce, ainsi qu'aux fêtes Sigillaires de Rome. Personne jamais n'a douté que Néron n'ait désiré abuser de sa mère; mais les ennemis de cette dernière l'en empêchèrent, de peur que cette femme impérieuse et violente ne prît trop de crédit par ce genre de faveur: ce qui surtout appuya cette opinion, c'est qu'il reçut parmi ses concubines une prostituée qui ressemblait beaucoup à Agrippine. On assure aussi qu'autrefois, quand il se promenait en litière avec sa mère, il donnait cours à son incestueuse concupiscence : ce qui se manifestait assez par les taches de ses vêtemens.

XXIX. Il se prostitua à tel point, qu'ayant souillé presque toutes les parties de son corps, il imagina en dernier lieu une sorte de jeu dans lequel, revêtu d'une peau de bête, il s'élançait d'une loge, et se précipitait sur les parties génitales d'hommes et de femmes attachées à des poteaux; puis, quand il s'était apaisé, il s'abandonnait à son affranchi Doryphore, auquel il tenait lieu de femme,
comme Sporus lui en tenait lieu à lui-même : il imitait alors la voix et les cris de vierges auxquelles on ferait violence. Quelques personnes m'ont appris qu'il était surtout persuadé que la pudeur n'appartenait à aucun être humain, et que nul n'était pur d'aucune partie de son corps, mais que la plupart dissimulaient ce vice et le cachaient habilement : aussi pardonnait-il tous les autres crimes à
ceux qui avouaient devant lui leur lubricité.

XXX. Il ne voyait, dans la possession des richesses et de l'argent, d'autre avantage que la profusion, et il regardait comme sordides et avares ceux qui tenaient compte de leurs dépenses; comme bien élevés et magnifiques, ceux qui les outraient et prodiguaient leur fortune. Il n'y avait rien qui inspirât pour son oncle Caïus plus d'éloges et d'admiration que la promptitude avec laquelle il dissipa les grandes richesses que Tibère avait laissées : aussi ne mettait-il de mesure ni dans ses dons, ni dans ses dépenses; et, chose à peine croyable, il dissipa huit cent mille sesterces par jour pour Tiridate, et à son départ il lui en donna plus d'un million. Il fit cadeau à Ménécrate le joueur de cithare, et à Spiculus lé gladiateur, des patrimoines et des maisons de citoyens qui avaient été honorés du triomphe. Il fit faire des funérailles presque royales à Cercopithecus Paneros, l'usurier, qu'il avait déjà enrichi de possessions urbaines et rurales. Jamais il ne mit un habit deux fois. Il jouait jusqu'à quatre cent mille sesterce par point à chaque coup de dés. Il péchait avec un filet doré, composé de fils de pourpre et d'écarlate. Jamais il ne voyageait qu'il ne fût accompagné de mille voitures; les mulets étaient ferrés en argent, et les muletiers vêtus en laine de Canuse; enfin ses cavaliers et ses coureurs portaient des bracelets et des colliers.

XXXI. Ce fut surtout dans ses constructions qu'il se montra dissipateur : il éleva un bâtiment du mont Palatin aux Esquilies, et d'abord il le nomma passage; puis, quand un incendie l'eut consumé, et qu'il eut été rebâti, il l'appela le palais d'or. En ce qui concerne la grandeur et le luxe de ce palais, il nous suffira de rapporter ce qui suit : le vestibule était si grand, qu'on y avait placé une statue colossale dé cent vingt pieds à l'effigie de Néron ; si vaste, qu'une triple rangée de colonnes l'entourait et composait des portiques de mille pas de longueur. Il y avait une pièce d'eau pour imiter la mer, et des édifices la bordaient : on se serait cru au milieu d'une ville;il y avait aussi des champs où paraissaient le blé et la vigne; enfin, des pâturages et des forêts peuplés d'une multitude de bestiaux et de bêtes sauvages. Dans les diverses parties de l'édifice, tout était doré et enrichi de pierreries et de nacre dé perles. Les plafonds des salles à manger étaient en tablettes d'ivoire mobiles, pour laisser échapper des fleurs, et ils étaient pourvus de tuyaux qui répandaient des parfums sur les convives. La principalede ces salles était ronde, et, jour et nuit, elle tournait sans rélâche pour imiter le mouvement du monde; les bains étaient alimentés par les eaux de la mer et par celles d'Albula. Lorsque, après l'avoir achevée, Néron inaugura sa maison, il dit «qu'enfin il allait être logé comme un homme. » Il entreprit de creuser un étang depuis Misène jusqu'au lac Averne, le couvrit et l'entoura de portiques ; il voulait y faire conduire toutes les eaux thermales de Baïes. Il commença aussi un canal, de l'Averne jusqu'à Ostie, l'espace de cent soixante milles : ce canal avait une largeur telle, que deux vaisseaux à cinq rangs de rames pouvaient s'y croiser. Néron voulait que lé trajet se fît par bateaux, mais non plus par mer. Afin d'accomplir ces travaux, il fit amener en Italie tous les détenus, et défendit d'infliger aucune autre peine à ceux qui seraient convaincus de crime. Ce n'est pas seulement la confiance qu'il avait en son pouvoir, qui le poussa à cette fureur de dépenses ; il était guidé encore par l'espérance, qu'il conçut subitement, de retrouver des richesses immenses et cachées ; car un chevalier romain lui affirma que les trésors que, dans la plus haute antiquité, Didon avait emportés de Tyr, étaient cachés dans de vastes grottes en Afrique, et qu'il en coûterait peu pour les retirer.

XXXII. Une fois cette espérance déçue, il se vit si épuisé et si pauvre, qu'il fallut différer la paye des soldats et la retraite des vétérans ; dès lors il se livra aux rapines et aux accusations. Avant tout, il voulut qu'on lui adjugeât les cinq-sixièmes au lieu de la moitié, dans les successions des affranchis qui, sans raison suffisante, avaient porté le nom des familles auxquelles il était allié. Il ordonna ensuite que les testamens de ceux qui étaient, ingrats envers le prince tournassent au profit du fisc, et que les jurisconsultes qui les avaient écrits ou dictés fussent punis; enfin, il voulut que, d'après la loi de lèse-majesté, l'on connût en justice de toutes les paroles et de toutes les actions qui seraient dénoncées. Il se fit rendre les récompenses décernées aux villes qui lui avaient accordé des couronnes. Il avait défendu l'usage des couleurs violette et pourpre; mais, un jour de marché, il aposta quelqu'un pour en vendre quelques onces, et sur le-champ fit saisir toutes les marchandises. Pendant qu'il chantait, il vit au spectacle une femme parée de cette pourpre défendue; il la montra, dit-on, à ses agens, la fit saisir et la dépouilla non-seulement de sa robe, mais encore de tous ses biens. Jamais il ne conféra de charge à personne sans leur dire : «Vous savez ce dont j'ai besoin , » et «tâchons qu'il ne reste rien à qui que ce soit. » Enfin, il enleva les offrandes d'un grand nombre de temples , et fondit des statues d'or et d'argent, entre autres celles des dieux pénates que dans la suite Galba rétablit.

XXXIII. Ce fût par Claude qu'il commença ses parricides et ses meurtres : s'il ne fut l'auteur de sa mort, il en fut du moins le complice. Il s'en cachait si peu, qu'il affectait de répéter un proverbe grec, en appelant mets des dieux les champignons dans lesquels Claude avait reçu le poison. Il n'était sorte d'outrages qu'il ne fît à sa mémoire, soit en actions, soit en paroles : tantôt il l'accusait
de folie tantôt de cruauté; il disait qu'il avait cessé de demeurer parmi les hommes, en appuyant sur la première syllabe de morari, de manière que cela signifiât qu'il avait cessé d'être fou. Il annula beaucoup de ses décrets et dé ses décisions, comme partant d'un imbécile ou d'un homme en délire ; enfiu il négligea le lieu où son corps avait été consumé, et ne l'entoura que d'une mauvaise muraille. S'il se défit de Britannicus par le poison, ce fut autant par jalousie de sa voix qui était plus agréable que la sienne, que par crainte que la mémoire de son père ne lui donnât un jour un grand crédit sur l'esprit du peuple. La potion que lui avait administrée Locuste, célèbre empoisonneuse, étant trop lente à son gré, et n'ayant occasioné à Britannicus qu'un cours de ventre, Néron appela cette femme et la frappa de sa main, en l'accusant de ne lui avoir fait prendre qu'une médecine au lieu de poison. Locuste alors s'excusa sur la nécessité de cacher ce crime; mais il lui répliqua : «Sans doute, je crains la loi Julial ; » puis il la contraignit de cuire en sa présence un poison très prompt, et capable d'agir sur-lechamp. On l'essaya sur un bouc, qui vécut encore cinq heures ; la potion fut cuite et recuite, puis on la fit avaler à un marcassin qui expira à l'instant même. Néron ordonna ensuite de la porter à la salle à manger, et de là présenter à Britannicus, et, celui-ci étant tombé dès qu'il l'eut goûtée, il soutint aux convives que c'était une de ces attaques d'épilepsie auxquelles Britannicus était sujet, et dès le lendemain, par une pluie battante, il le fit enlever et ensevelir le plus promptement possible. Pour prix de ses services, Locuste reçut l'impunité, des biens considérables et des disciples.

XXXIV. Sa mère critiquait avec amertume ses paroles et ses actions : d'abord il ne manifesta son humeur qu'en cherchant à la rendre odieuse, et en annonçant qu'il abdiquerait l'empire, et qu'il irait vivre à Rhodes. Ensuite il lui ôta tous ses honneurs et toute sa puissance, lui enleva sa garde et ses Germains, et la bannit de sa présence et du palais. Il n'omit rien pour la tourmenter : était-elle à Rome, des affidés de Néron la fatiguaient de procès. Se reposait-elle à sa campagne, ils passaient devant sa demeure, soit en voiture, soit par mer, et l'accablaient d'injures et de railleries. Effrayé cependant de ses menaces et de sa violence, Néron résolut de la perdre : trois fois il essaya du poison, mais il s'aperçut qu'elle s'était munie d'antidotes. Un jour il disposa des poutres qui, par l'impulsion d'une machine, devaient s'écrouler sur elle pendant son sommeil; mais l'indiscrétion de ses complices éventa ce projet. Alors il s'avisa d'un navire à soupape dans lequel elle périrait, soit dans un naufrage, soit par la chute de sa chambre. Il feignit donc une réconciliation, et, par une lettre des plus pressantes, l'engagea à venir à Baïes célébrer avec lui les fêtes de Minerve : là, il donna aux chefs des vaisseaux l'ordre de briser, comme par un choc fortuit, le bâtiment libùrnien sur lequel elle était venue, et prit soin de prolonger le festin. Quand elle voulut s'en retourner à Baules, il lui donna, au lieu du bâtiment avarié, celui qu'il avait fait préparer, l'accompagna gaîment et lui baisa même les seins ; mais il passa le reste de la nuit dans une grande anxiété en attendant le résultat de son entreprise. Quand il apprit que tout avait trompé son attente , et qu'elle s'était échappée à la nager, il ne sut plus que faire. L'affranchi de sa mère, L. Agerinus, vint lui annoncer avec joie qu'elle était saine et sauve : Néron laissa tomber à terre un poignard, et fit saisir et mettre aux fers cet affranchi, comme s'il fût venu pour attenter à ses jours; puis il fit tuer sa mère, et répandit le bruit qu'elle s'était donné la mort, parce que ce crime avait été découvert. L'on ajoute encore des choses plus atroces, mais sur des autorités peu dignes de foi. Néron serait accouru pour voir le cadavre de sa mère; il l'aurait touché, aurait loué les formes de telle ou telle partie de son corps, critiqué telle ou telle autre; enfin, la soif l'aurait gagné et il aurait bu. Quoiqu'il reçût les félicitations des soldats, du sénat et du peuple, sa conscience fut toujours tourmentée par ce forfait; il ne put en supporter l'idée ni dans le moment, ni dans la suite: souvent il avoua qu'il était poursuivi par l'image de sa mère, par les fouets et les torches ardentes des Furies. Il fit faire par les mages une cérémonie pour évoquer et apaiser ses mânes. Pendant son voyage en Grèce, il n'osa assister aux mystères d'Eleusis, parce que les impies et les hommes souillés de crimes en sont écartés par la voix du héraut. A ce parricide, Néron joignit le meurtre de la soeur de son père. Il alla la visiter pendant une maladie d'entrailles qui la retenait au lit : selon l'usage des personnes âgées, elle lui passa la main sur la barbe, et dit en le caressant : «Quand j'aurai vu tomber cette barbe, j'aurai assez vécu. » Néron se tourna vers les assistans, et dit avec ironie qu'il allait se l'oter sur-le-champ, et il ordonna aux médecins de la purger violemment. Elle n'avait pas les yeux fermés, qu'il s'empara de ses biens, et, pour n'en rien perdre, il supprima son testament.

XXXV. Après Octavie, il épousa encore deux femmes : la première fut Poppéa Sabina, qui fut mariée d'abord à un chevalier romain, et dont le père avait été questeur; la seconde fut Statilia Messalina, arrière petite-fille de Taurus qui avait obtenu deux fois le consulat et le triomphe. Pour se l'approprier, il fit périr son mari, le consul Atticus Vestinus; et cela, pendant qu'il était en charge. Ses amis lui faisant un reproche d'avoir si tôt abandonné Octavie, il répondit « que les ornemens matrimoniaux lui suffisaient. » Il la répudia ensuite comme stérile, après avoir vainement tenté de l'étrangler. Le peuple était mécontent de ce divorce, et n'épargnait pas les injures; alors l'empereur l'exila. Enfin, il la fit périr sous une accusation d'adultère tellement impudente, tellement fausse, que, la question ne produisant que des dénégations de la part de tous ceux auxquels on la faisait subir, Néron aposta son pédagogue Anicetus, qui déclara qu'il avait joui d'elle par ruse. Il aima beaucoup Poppéa, qu'il épousa le douzième jour après son divorce ; cela n'empêcha pas qu'il ne la tuât d'un coup de pied, parce que, malade et enceinte, elle lui avait fait des reproches assez vifs, de ce qu'il était rentré un peu tard d'une course de chars. Il en eut une fille appelée Claudia Augusta, qu'il perdit fort jeune encore. Il n'est sorte de liens qu'il n'ait rompus par un crime : après la mort de Poppéa, Antonia, fille de Claude, refusa de l'épouser : il la fit mettre à mort, eu l'accusant de conspiration. Il en agit de même envers ceux auxquels il était uni par les liens du sang ou de l'alliance : il viola le jeune Aulus Plautius avant de le faire mourir, et s'écria : « Que ma mère maintenant aille embrasser mon successeur, » faisant entendre, par là, qu'elle l'aimait, et lui faisait espérer l'empire. Son beau-fils Rufius Crispinus, né de Poppéa, était encore enfant, et jouait aux commandemens et aux empires ; il ordonna à ses propres esclaves de le jeter à la mer quand il irait à la pêche. Il exila Tuscus, le fils de sa nourrice, parce que, gouverneur d'Egypte ,il s'était baigné à des bains que l'on avait construits pour l'arrivée de l'empereur. Il obligea son précepteur Sénèque à se donner la mort; cependant, celui-ci lui avait demandé son congé, en lui offrant sa fortune, et Néron avait saintement juré «que ses craintes étaient vaines, et qu'il aimerait mieux mourir que de lui nuire. » Il avait promis à Burrhus un remède contre les maux de gorge, et lui envoya du poison. Quant aux affranchis riches et âgés qui avaient été les fauteurs de son adoption et de sa puissance, et qui avaient autrefois dirigé sa conduite, il s'en défit en leur administrant du poison, soit dans leurs alimens, soit dans leurs boissons.

XXXVI. Il ne sévit pas avec moins de fureur au dehors et contre les étrangers. Pendant plusieurs nuits de suite, on vit se lever une étoile chevelue, de celles que l'on croit annoncer la perte des souveraines puissances. Néron, en étant agité, apprit de Babilus l'astrologue que les rois avaient coutume d'expier ces prodiges par quelque illustre exécution, et d'en déverser ainsi l'effet sur la tête des grands. Il se porta d'autant plus volontiers à ces excès, que la découverte de deux conjurations lui en fournit un prétexte légitime. La première et la plus importante, celle de Pison, se tramait à Rome; la seconde, celle de Vinicius, fut conçue et découverte à Bénévent. Les conjurés plaidèrent leur cause, chargés de triples chaînes : quelques-uns avouèrent leur crime de leur propre mouvement; d'autres même allèrent jusqu'à s'en faire un mérite, soutenant qu'on ne pouvait venir au secours d'un homme souillé de tant de crimes qu'en lui donnant la mort. Les fils des condamnés furent chassés de la ville, et moururent par le poison ou par la faim.
On sait que plusieurs furent expédiés en un seul repas, avec leurs précepteurs et leurs esclaves, et que d'autres furent empêchés de se procurer aucune nourriture.

XXXVII. Dèslors, il n'y eut plus dans ses meurtres ni choix ni mesure; il faisait périr qui il voulait, et pour quelque prétexte que ce fût. Afin de ne pas multiplier les exemples, je dirai seulement qu'on reprocha à Salvidienus Orfitus d'avoir loué trois pièces de sa maison, près du Forum, à des députés des villes, pour s'y réunir; au jurisconsulte Cassius Longinus, qui était privé de la vue, d'avoir, dans une vieille généalogie de sa famille, laissé subsister l'image de C. Cassius, l'un des meurtriers de César; à Pétus Thrasea d'avoir
le visage sévère et les airs d'un pédagogue. On n'accordait qu'une heure à ceux auxquels il était ordonné de mourir, et, pour qu'il n'y eût pas de retard, Néron leur envoyait des médecins « qui devaient guérir sur-le-champ les traineurs. » Cette expression est celle qu'il employait pour désigner l'ouverture des veines. On dit qu'il conçut le désir de livrer vivans des hommes à déchirer à un Egyptien fort gourmand, qui était habitué à manger la chair crue et tout ce qu'on lui présentait. Fier et gonflé de tant de succès, il dit «que nul prince encore n'avait su tout ce qu'il pouvait. » Souvent il fit entendre des discours non équivoques, qui signifiaient qu'il n'épargnerait aucun des autres sénateurs, qu'un jour il supprimerait l'ordre même, et qu'il abandonnerait l'administration des provinces et des armées aux chevaliers romains el à ses affranchis. Jamais, soit en arrivant, soit en partant, il ne donna à personne le baiser d'usage, et jamais il ne rendit le salut. En commençant les travaux de l'isthme, il souhaita à haute voix et devant une grande foule « que l'entreprise tournât à son avantage et à celui du peuple romain,» et ne fit nulle mention du sénat.

XXXVIII. Cependant, il n'épargna ni le peuple, ni les murs de sa patrie. Quelqu'un ayant prononcé dans une conversation familière ce proverbe grec « Qu'après ma mort la terre soit en proie aux flammes. » «Non, répondit-il, que ce soit de mon vivant;» et il accomplit la menace. Frappé de la laideur des anciens édifices, et des détours des rues étroites de Rome, il mit le feu à la ville, et cela, si ouvertement, que plusieurs consulaires surprirent dans leurs maisons les esclaves de sa chambre, munis d'étoupes et de flambeaux, et cependant ne les saisirent point. Il fit aussi renverser, au moyen de machines de guerres, et incendier plusieurs granges construites en quartiers de roc, qui étaient autour du Palais d'or, parce qu'il en désirait beaucoup posséder le terrain. Pendant six jours et sept nuits, ce désastre affligea Rome, et le peuple n'eut d'autre refuge que les monumens et les sépultures. Alors furent anéantis, outre un nombre infini d'édifices particuliers, les maisons des anciens chefs, encore décorées des dépouilles des ennemis: les temples des dieux, voués et édifiés par les rois ; ceux qui le furent dans les guerres puniques et dans celles de la Gaule ; enfin, tout ce que l'antiquité avait laissé de curieux et de mémorable. Pendant ce temps, Néron, placé au haut de la tour de Mécène, était ravi, disait-il, «de la beauté de la flamme;» il contemplaitce spectacle, en habit de théâtre, et chantait la Prise de Troie. Toutefois, de peur de laisser échapper cette occasion de pillage et de butin, il promit de faire gratuitement enlever les cadavres et les décombres, et ne permit à personne d'approcher des restes de sa propriété. Il ne se contenta pas de recevoir les souscriptions, il les exigea, et, de la sorte, il faillit épuiser les provinces et les fortunes particulières.

XXXIX. A ces maux et à ces outrages du prince se joignirent d'autres fléaux purement fortuits. En un seul automne, la peste fit inscrire environ trente mille convois funèbres dans les registres de Libitine; en Bretagne, on essuya une défaite, et deux de nos principales places furent pillées, beaucoup de citoyens et d'alliés massacrés; en Orient, il fallut souffrir l'ignominie de deux légions qui passèrent sous le joug en Arménie, et la Syrie ne fut maintenue qu'avec peine sous la domination romaine. Ce qui est étonnant et digne de remarque, c'est qu'il n'est rien que Néron supportât mieux que les malédictions et les reproches, et que jamais il ne se montra plus doux qu'envers ceux qui l'avaient attaqué dans leurs discours ou dans leurs vers. On afficha beaucoup d'épigrammes,
tant en grec qu'en latin; par exemple,

« Néron, Oreste, Alcraéon, meurtriers de leur mère. »
« Néron tua sa propre mère, la nouvelle mariée. »
« Eli bien, que l'on nie que Néron soit de la race d'Énée:
celui-ci a emporté son père, Néron a fait disparaître sa mère. »
« Tandis que le nôtre tend la corde de la cithare, le Parthe
tend celle de son arc : le nôtre sera Apollon Paean; l'autre, Apollon
aux traits qui frappent de loin. »
« Rome ne sera plus qu'une maison : Quiritcs, fuyez à Veïes,
à moins que cette maison n'envahisse encore Veïes. »

Néron ne s'enquit pas même des auteurs, et, quelques-uns ayant été dénoncés au sénat, il empêcha qu'il ne fussent frappés de peines sévères. Il fut apostrophé en public par Isidore le Cynique, qui lui reprocha «de si bien chanter les maux de Nauplius, et de si mal user de ses biens. » Datus, acteur d'Atellanes, dans un rôle où se trouvaient ces mots : «Salut à mon père, salut à ma mère, » imita par ses gestes l'action de boire et celle de nager, pour faire allusion à la mort de Claude et à celle d'Agrippine ; au dernier refrain, « Pluton vous traîne par les pieds, » il montra le sénat. Néron se borna à exiler de l'Italie le philosophe et l'histrion, soit qu'il fût insensible à toute espèce d'infamie, soit de peur que l'aveu de son dépit ne fît qu'exciter davantage à la raillerie.

XL. Après avoir souffert un tel prince un peu moins de quatorze ans, le monde l'abandonna enfin; les Gaulois en donnèrent le signal, sous la conduite de Julius Vindex, qui alors gouvernait leur province, en qualité de propréteur. Les astrologues avaient autrefois prédit à Néron qu'un jour on le délaisserait, ce qui lui donna lieu de prononcer ce mot célèbre : «Toute terre nourrit l'artiste; » et il en étudiait la cithare avec plus d'ardeur : c'était, disait-il, un talent agréable pour le prince, et nécessaire pour le particulier. Quelques devins avaient promis qu'à sa déchéance il régnerait sur l'Orient; d'autres lui avaient assigné le royaume de Jérusalem; enfin, la plupart affirmaient que sa première puissance lui serait restituée. Disposé à saisir cette espérance, Néron, après avoir perdu la Bretagne et l'Arménie , et les avoir ressaisies toutes deux, dit qu'il avait subi les maux prévus par le destin. Mais quand il eut consulté à Delphes l'oracle d'Apollon, qui l'avertit de prendre garde à l'âge de soixante treize ans, il crut que c'était le terme de sa vie; et, sans penser à l'âge de Galba, il conçut non-seulement l'espérance de devenir très vieux, mais il se promit encore une félicité durable et toute spéciale, si bien qu'un jour, un naufrage ayant englouti ce qu'il avait de plus précieux, il n'hésita point à dire à ceux qui l'entouraient «que les poissons lui rapporteraient tous ces objets. » Ce fut à Naples, le jour anniversaire de celui où il avait, tué sa mère, qu'il apprit le mouvement de la Gaule. Il reçut cette nouvelle avec tant d'indifférence et de sécurité, que l'on soupçonna qu'il en était bien aise, parce que cela lui donnerait l'occasion de spolier, selon le droit de la guerre, les plus opulentes des provinces. Il alla sur-le-champ au gymnase, et s'appliqua avec beaucoup d'attention à voir lutter les athlètes; mais il fut interrompu dans son souper par les lettres les plus inquiétantes, et se fâcha si fort, qu'il menaça de perdre tous ceux qui se rendraient coupables de défection. Pendant huit jours entiers, il ne répondit à aucune lettre, ne donna ni ordre, ni instruction, et, par son silence, ensevelit cette affaire dans un profond oubli.

XLI. Enfin, les nombreuses et outrageantes proclamations de Vindex l'émurent; il écrivit au sénat pour l'exhorter à le venger lui et la république, et s'excusa sur un mal de gorge de n'être point venu en personne. Mais, dans ces proclamations, rien ne le blessa tant que d'être taxé de mauvais joueur de cithare, et d'y être appelé Aenobarbus au lieu de Néron. Il déclara qu'il reprendrait le nom de famille qu'on lui rappelait par forme d'injure et qu'il quitterait son nom d'adoption. Quant aux autres imputations, il ne les réfutait pas autrement, qu'en disant qu'on était allé jusqu'à l'accuser d'ignorance dans un art qu'il avait travaillé et perfectionné avec tant de soin;
puis il demandait à chacun s'il connaissait quelqu'un qui l'emportât sur lui. Cependant, comme les messages se succédaient avec rapidité, il fut saisi d'inquiétude et revint à Rome. Pendant son voyage, un présage bien frivole releva son courage. Il vit sur un monument une sculpture qui représentait un Gaulois vaincu qu'un chevalier romain traînait par les cheveux : à cet aspect, il sauta de joie et adora le ciel. Néanmoins, il ne parut ni devant le peuple, ni devant le sénat : seulement, il appela chez lui quelques-uns des principaux citoyens, et, après avoir tenu rapidement conseil avec eux, il employa le reste du jour à leur faire voir des instrumens
de musique hydrauliques d'une nouvelle espèce, en les leur montrant un à un, et en discourant sur l'emploi et le mérite de chaque pièce. Il affirma même qu'il ferait porter tout cela au théâtre, si Vindex ne l'en empêchait.

XLII. Mais quand il apprit que Galba et l'Espagne avaient aussi fait défection, il se laissa tomber, perdit entièrement courage, et demeura longtemps sans voix comme à demi mort. Aussitôt qu'il revint à lui, il déchira ses vêtemens, se heurta la tête, et s'écria que c'en était fait de lui. Sa nourrice voulait le consoler par l'exemple d'autres princes auxquels pareille chose était arrivée : il répondit « qu'il souffrait des malheurs inouïs, inconnus, puisqu'il perdait l'empire de son vivant. » Cependant il ne retrancha ni ne diminua rien de ses habitudes de luxe et de paresse; loin de là. une nouvelle heureuse étaut arrivée de province, on le vit, à un souper splendide, réciter des vers qui se répandirent ensuite : les chefs de la défection y étaient comblés de ridicule. Néron accompagnait sa déclamation de gestes bouffons. Il se fit porter secrètement au théâtre, et fit dire à un acteur qui plaisait beaucoup, «qu'il abusait des avantages que lui procuraient les occupations de l'empereur. »

XLIII. On croit que dès le commencement de la sédition il avait conçu de nombreux et de vastes projets dont la nature ne répugnait pas à son caractère. Il voulait envoyer aux commandans des armées et des provinces des meurtriers et des successeurs, comme si
tous avaient conspiré, et comme si tous étaient animés du même esprit. Il voulait massacrer les exilés en quelque lieu qu'ils fussent, et tout ce qu'il y avait de Gaulois dans la ville; car il craignait que les premiers ne se joignissent aux insurgés, et regardait les autres comme, les complices et les fauteurs de leurs compatriotes. Enfin, il voulait abandonner les Gaules au pillage des armées, empoisonner tout le sénat en l'invitant à des festins, brûler la ville, et, en même temps, lâcher les bêtes féroces pour que le peuple ne pût se défendre des ravages du feu. Il fut détourné de ces projets bien moins par le repentir que par l'impossibilité de l'exécution. Pensant alors qu'une expédition était nécessaire, il priva les consuls de leur charge avant le temps, et géra seul le consulat pour tous deux, sous prétexte que le destin avait décidé que les Gaules ne pourraient être soumises que par lui, en qualité de consul. I! prit donc les faisceaux, sortit de la salle à manger après son dîner, et s'appuya sur les épaules de ses amis. Il dit que « dès qu'il aurait touché le sol de la province, il se montrerait sans armes aux yeux de l'armée, et ne ferait que pleurer ; qu'aussitôt les séditieux seraient saisis de repentir, et que, dès le lendemain, on le verrait, joyeux parmi les joyeux, entonner un hymne de victoire, qu'il allait composer sur-le-champ. »

XLIV. Dans ses préparatifs, son premier soin fut de choisir des voitures pour le transport de ses instrumens de musique, et de faire tondre, à la mode des hommes, les concubines qu'il emmenait, et qu'il arma de la hache et du baudrier des Amazones. Ensuite, il cita les tribus urbaines pour recevoir leur serment militaire; mais, personne de ceux qui étaient en état de porter les armes ne répondant à l'appel, il exigea des maîtres un certain nombre d'esclaves, et prit dans chaque maison les meilleurs, sans en excepter même les économes et les écrivains. Il ordonna à tous les ordres de l'état de contribuer d'une partie de leur fortune, et aux locataires de maisons particulières et publiques de verser au fisc une année de loyer. Il tenait avec une rigueur particulière à ce que les espèces fussent neuves, l'argent pur, l'or éprouvé; si bien que beaucoup de personnes refusèrent ouvertement de rien donner, en s'écriant « qu'il ferait beaucoup mieux de reprendre aux délateurs les récompenses qu'ils avaient reçues de lui. »

XLV. La cherté des grains augmenta encore la haine qu'on lui portait. Au milieu de la famine publique, on annonça qu'un navire d'Alexandrie avait amené du sable pour les lutteurs de la cour. Aussi Néron, devenu l'objet de l'animosité universelle, subit toutes sortes d'outrages. On suspendit sur la tête d'une de ses statues une boucle de cheveux avec cette inscription grecque : « Voici enfin le moment du combat; » et celle-ci : « Qu'il le donne donc enfin.» On attacha un sac au col d'une autre de ses statues, et l'on y inscrivit : « Qu'ai-je pu faire mais toi, tu as mérité le sac.» Enfin, on écrivit sur des colonnes «que, par ses chants, il avait réveillé les Gaulois (les coqs). » Pendant la nuit, beaucoup de personnes, feignant de se disputer avec des esclaves, réclamaient à grands cris un Vindex.

XLVI. A cela se joignaient les signes les plus évidens que puissent fournir les songes ou les auspices, soit par des présages anciens, soit par des prodiges nouveaux. Lui, qui ordinairement ne rêvait pas, eut, après avoir assassiné sa mère, un songe dans lequel on lui arrachait le gouvernail d'un navire qu'il dirigeait; il se vit entraîner par sa femme Octavie dans les plus épaisses ténèbres, et il lui sembla qu'il était couvert par une nuée de fourmis volantes. De plus, il rêva qu'auprès du théâtre de Pompée, les statues représentant
les diverses nations s'approchaient de lui pour lui fermer le passage; le cheval d'Asturie, qu'il préférait, lui parut se changer en singe par la partie postérieure, et, ne gardant du cheval que la tête, il poussa des hennissetnens très sonores. Les portes du mausolée s'ouvrirent d'elles-mêmes, et l'on entendit une voix qui l'appelait. Les Lares ornés pour le premier janvier tombèrent au milieu des préparatifs du sacrifice. Néron voulant prendre les auspices, Sporus lui fit cadeau d'un anneau dont la pierre représentait
l'enlèvement de Proserpine. Au moment de prononcer des voeux publics, où tous les ordres de l'état se pressaient en foule, on eut peine à trouver les clefs du Capitole. Lorsqu'on lut dans le sénat ce passage du discours qu'il fit contre Vindex : « Les scélérats seront punis, et, dans peu, fourniront un exemple mérité, » tous s'écrièrent : « Vous le fournirez, César! » On observa aussi que, dans Oedipe exilé, dernière pièce qu'il ait jouée en public, il finit par ce vers : « Ma femme, ma mère, mon père demandent ma mort. »

XLVII. Cependant, on annonça aussi la défection des autres armées; Néron mit en pièces les lettres qui le lui apprirent pendant son repas; il renversa la table, et brisa contre terre deux vases qu'il affectionnait beaucoup, et qu'il appelait Homériques, parce que leurs sculptures représentaient des sujets tirés des poëmes d'Homère; puis il se fit donner du poison par Locuste, le renferma dans une boîte d'or, et passa dans les jardins de Servilius. De là, il envoya à Ostie ses plus fidèles affranchis pour y préparer une flotte, et sonda les tribuns et les centurions du prétoire, pour en faire les compagnons de sa fuite. Mais, les uns hésitèrent, les autres refusèrent sans détour ; l'un d'eux s'écria même : Est-ce donc un si grand mal que de mourir? Alors Néron roula divers projets dans sa tête : irait-il, en suppliant, trouver les Parthes ou Galba ? ou bien paraîtrait-il en public en habit de deuil, pour demander du haut de la tribune, et de la voix la plus lamentable, qu'on lui pardonnât tout ce qu'il avait fait. Il espérait, s'il ne parvenait à toucher les coeurs, obtenir du moins la préfecture d'Egypte. Effectivement, l'on trouva parmi ses papiers un discours préparé dans cette vue : la seule chose qui l'empêcha de le prononcer, c'est la crainte d'être mis en pièces avant d'arriver au Forum. Il remit donc au lendemain l'exécution de son projet; mais, s'élant réveillé vers minuit, il apprit que le poste l'avait quitté, sauta de son lit, et envoya chercher ses amis. Comme on ne lui disait rien de la part de personne, il alla avec peu de monde se présenter à eux : toutes leurs portes étaient fermées, nul ne lui répondit. Alors, il revint vers sa chambre d'où les gardes s'étaient enfuies, en emportant jusqu'à ses couvertures et la boîte d'or où était le poison. Il demanda aussitôt le gladiateur Spiculus ou tout autre qui voulût l'égorger; et, ne trouvant personne pour cela, il dit : « Je n'ai donc ni ami ni ennemi, » et courut comme s'il allait se précipiter dans le Tibre.

XLVIIL Mais, révenu de ce premier mouvement, il souhaita la retraite pour rassembler ses esprits : Phaon, son affranchi, lui offrit sa maison de campagne, située vers le quatrième milliaire, entre la voie Salaria et la voie Nomentana. Néron monta à cheval, en tunique et pieds nus, comme il se trouvait; seulement, il s'enveloppa d'un manteau dont la couleur était passée, se couvrit le visage d'un mouchoir, et partit, n'ayant pour suite que quatre personnes, parmi lesquelles était Sporûs. Aussitôt, un tremblement de terre et un éclair jetèrent l'épouvante dans son âme: on entendait, dans le camp, voisin, les cris des soldats qui souhaitaient malheur à Néron, et succès à Galba; l'un des voyageurs qu'on rencontra s'écria : « Ceux-ci cherchent Néron ! » Un autre demanda : « Que dit-on à Rome de Néron ? » Son cheval ayant été effarouché de l'odeur d'un cadavre abandonné sur la route, ce mouvement le força à se découvrir le visage, et tout aussitôt un ancien soldat prétorien le reconnut et le salua. Quand on arriva à la traverse, on renvoya les chevaux, et l'on marcha avec tant de difficulté sur un sentier couvert de joncs, entre les haies et les épines, que, pour parvenir derrière la villa de Phaon, Néron fut obligé de mettre son manteau sous ses pieds. Phaon lui conseilla de se retirer dans une carrière dont on avait extrait du sable, mais il répondit « qu'il ne voulait pas s'enterrer tout vif.» Tandis qu'il s'arrêtait quelques instans pour donner le temps de pratiquer une entrée secrète dans cette maison de campagne, il puisa de l'eau d'une mare dans le creux de sa main et dit : « Voilà donc le rafraîchissement de Néron ! » puis il se mit à arracher les ronces dont son manteau était percé; enfin, il se traîna sur les mains à travers une ouverture fort étroite jusque dans la chambre la plus voisine, où il se coucha sur un lit garni d'un mauvais matelas et d'une vieille couverture. La faim et la soif le tourmentaient de temps à autre, mais il refusa le pain grossier qu'on lui présentait, et ne but qu'un peu d'eau tiède.

XLIX. Cependant on le pressait de tous côtés de se soustraire le plus tôt possible aux outrages qui le menaçaient; il ordonna donc de creuser devant lui une fosse dont il mesura l'étendue sur la grandeur de son corps. Il voulut qu'on fît la recherche de quelques fragmens de marbre, et que l'on apportât de l'eau et du bois pour rendre les derniers devoirs à ses restes. Pendant ces préparatifs, il pleurait, et ne cessait de répéter : « Quel grand artiste périt en ce moment ! » Tandis qu'il hésitait, arriva un coureur de Phaon; il s'empara vivement d'un billet qu'apportait ce courrier, et vit que le sénat l'avait déclaré «ennemi public, » et qu'on le cherchait pour le punir selon les lois des anciens. Alors il demanda quel était ce genre de peine, et comme on lui dit qu'on appliquait une fourche au cou du coupable, et qu'on le battait de verges jusqu'à ce qu'il expirât, il en fut tellement épouvanté, qu'il s'empara de deux poignards qu'il avait apportés; mais, après en avoir éprouvé le tranchant, il les remit dans leur gaîne, en disant « que l'heure fatale n'était pas encore venue. » Tantôt il engageait Sporus à entonner les lamentations, à commencer les pleurs ; tantôt il demandait que quelqu'un l'encourageât à mourir, en lui en donnant l'exemple ; tantôt, enfin, il accusait lui-même sa lâcheté, et répétait : « Je vis honteusement, ignominieusement; » puis il ajoutait en grec : « Cela ne sied pas à Néron, cela ne lui sied pas : dans de pareilles occasions, il faut être délibéré; allons, réveillons-nous. » Déjà, cependant, s'approchaient les cavaliers qui. avaient ordre de l'emmener vivant. Quand il l'apprit, il prononça en tremblant ce vers grec : « Mes oreilles sont frappées du bruit des chevaux à la course rapide ; » puis, avec le secours d'Epaphrodite, son secrétaire, il s'enfonça dans le cou la pointe de son glaive. Il était à demi mort quand le centurion entra; celui-ci appliqua son manteau sur la plaie, et feignit d'être venu à son secours. Néron ne répondit que ces mots : « Il est trop tard; » puis ceux-ci : « C'est là de la fidélité ! » Il expira en les prononçant : ses yeux étaient hors de sa tête, et fixes jusqu'à saisir d'horreur et d'effroi tous les assistans. II avait insisté d'une, manière toute particulière près de ceux qui l'avaient accompagné,; et en avait obtenu la promesse qu'on n'abandonnerait sa tête à personne, mais qu'on le brûlerait tout entier, et comme on le pourrait. Icelus, affranchi de Galba, y consentit; cet Icelus venait d'être délivré des fers dans lesquels on l'avait jeté au commencement de l'insurrection.

L. Les funérailles de Néron coûtèrent deux cent mille sesterces; on se servit pour l'ensevelir d'une étoffe blanche brodée d'or, qu'il avait portée aux calendes de janvier; ses nourrices Eclogé et Alexandra, avec sa concubine Acté, déposèrent ses restes dans le monument des Domitius, celui que, du Champ-de-Mars, on aperçoit au dessus de la colline des Jardins. La tombe est de porphyre;
elle porte un autel de marbre de Luna; enfin, elle est entourée d'une balustrade de marbre de Thasos.

LI. Il était de taille ordinaire ; son corps était couvert de taches et fort dégoûtant; ses cheveux étaient blonds ; il avait la physionomie plutôt belle qu'agréable, les yeux bleus et faibles, le cou fort, le ventre en avant, les cuisses maigres. Il jouissait d'une bonne santé ;
quoiqu'il se livrât aux débauches les plus effrénées, il ne fut malade que trois fois en quatorze ans ; encore ne le fut-il pas au point de s'abstenir du vin, ou de rien changer à ses habitudes. Il était si peu décent dans sa tenue, qu'en Achaïe il laissa retomber sur sa nuque sa chevelure qui, d'ailleurs, était toujours disposée par étages, et que, souvent, il parut en public en robe de chambre, avec un mouchoir noué autour du cou , sans ceinture et sans chaussures.

LII. Dès son enfance, il s'appliqua aux études libérales ; mais sa mère l'éloigna de la philosophie, qu'elle lui représentait comme nuisible à celui qui devait régner ; et son maître Sénèque le détourna de la connaissance des anciens orateurs, afin de s'assurer pour plus de temps son admiration. Disposé à la poésie, il faisait des vers avec plaisir et sans travail. Il est faux, comme le croient quelques personnes, qu'il ait donné pour siens ceux d'autrui. J'ai eu entre les mains des tablettes et des papiers où se trouvaient quelques vers fort connus : ils étaient tracés de sa main, et l'on voyait bien qu'ils n'étaient ni copiés, ni écrits sous la dictée, tant il y avait de ratures, de mots effacés et d'intercalalions. Il s'appliqua aussi avec beaucoup d'ardeur à la peinture et principalement à la sculpture.

LIII. Jaloux surtout de plaire au peuple, il était le rival de quiconque agissait sur la multitude, par quelque moyen que ce fût. Après ses succès de théâtre, l'opinion générale- était qu'au prochain lustre il irait à Olympie se mêler aux athlètes. Il s'exerçait assidûment à la lutte, et dans toute la Grèce, lorsqu'il assistait aux combats gymniques, c'était, à la manière des juges, en s'asseyant à terre dans le stade : si quelques couples s'éloignaient trop, il les ramenait au centre en les saisissant de sa main. Voyant qu'on le comparait à Apollon pour le chant, au Soleil pour l'art de diriger un char, il résolut d'imiter aussi les actions d'Hercule; on assure même que l'on avait déjà préparé le lion qu'il devait combattre tout nu , afin de l'écraser de sa massue, ou de l'étouffer dans ses bras, au milieu de l'arène et sous les yeux du peuple.

LIV. Sur la fin de sa vie, il avait fait voeu, pour le cas où l'empire lui resterait, de paraître aux jeux qui seraient célébrés en l'honneur de sa victoire, et d'y jouer de l'orgue hydraulique et de la flûte, ainsi que de la cornemuse; enfin, il devait, au dernier jour de ces jeux, danser le Turnus de Virgile. Il y a des auteurs qui prétendent qu'il fit périr l'histrion Paris, qu'il regardait comme un trop redoutable adversaire.

LV. Il avait un désir inconsidéré de perpétuer sa mémoire et de vivre dans la postérité; c'est pourquoi il anéantit les anciens noms de beaucoup de choses et de lieux, pour y substituer des noms dérivés du sien. Il appela aussi Néronien le mois d'avril ; enfin, il avait décidé que Rome désormais se nommerait Néropolis.

LVI. Il affichait un entier mépris de la religion, excepté pour le culte de la déesse Syria ; mais, dans la suite, il en fit si peu de cas, qu'il ne craignit pas de la souiller de son urine : il s'était, en effet, voué à une autre superstition, dans laquelle il persista avec obstination. Un plébéien inconnu lui avait fait cadeau d'une petite statue représentant une jeune fille: ce devait être un préservatif contre les embûches qu'on lui tendrait; comme il advint que, dans le même temps, une conjuration fut découverte, il fit de cette idole sa divinité suprême, et continua à l'honorer de trois sacrifices par jour. Il voulait qu'on crût qu'elle lui faisait connaître l'avenir. Quelques mois avant sa mort, il voulut observer les entrailles des victimes, sans qu'il en pût jamais tirer un heureux présage.

LVII. Il mourut en la trente-deuxième année de son âge, le jour même où il avait autrefois fait périr Octavie. La joie publique en fut telle, que le peuple, coiffé de chapeaux, courait çà et là par toute la ville. Cependant, il se trouva des gens qui ornèrent longtemps
encore son tombeau des fleurs du printemps et de l'été, et qui tantôt apportaient à la tribune aux harangues les images de Néron représenté en robe prétexte, tantôt y lisaient des proclamations qu'on lui attribuait, comme s'il vivait, comme s'il devait revenir peu de temps après pour tirer vengeance de tous ses ennemis. Vologesus, roi des Parthes, envoya au sénat des députés pour renouveler son alliance, et il insista beaucoup pour qu'on honorât la mémoire de Néron. Enfin, vingt ans après sa mort, pendant mon adolescence, il parut un homme de condition obscure qui se vantait d'être Néron. Le souvenir de cet empereur était si cher aux Parthes, qu'ils appuyèrent fortement cet aventurier, et ne se décidèrent qu'avec peine à le livrer.

Galba

I. La race des Césars s'éteignit avec Néron. Parmi beaucoup de présages qui annoncèrent sa mort, il y en eut surtout deux d'une complète évidence. Peu après le mariage de Livie avec Auguste, elle était allée visiter sa maison de campagne de Véies : un aigle passa, et laissa tomber sur ses genoux une poule blanche qui tenait dans son bec une branche de laurier. Livie fit nourrir la poule et planter le laurier; il en naquit une si grande quantité de poussins, que cette terre en prit le nom de ad Gallinas, et un si beau bosquet de lauriers, que les Césars y cueillirent dans la suite ceux de leurs triomphes. L'usage s'établit de les replanter sur-le-champ dans le même lieu, et l'on a remarqué que l'arbre de chacuu d'eux dépérissait vers la fin de sa vie. Or, dans les dernières années de Néron, toute la forêt se dessécha jusqu'aux racines , et tout ce qu'il y avait de poules périt. Bientôt après, la foudre frappa le temple des Césars, les têtes de toutes leurs statues tombèrent, et le sceptre d'Auguste fut arraché de ses mains.

II. Galba succéda à Néron, sans tenir en aucune façon à la maison des Césars : néanmoins, il était d'une très haute noblesse, et sa race était à la fois illustre et ancienne. Il prenait sur ses statues le titre d'arrière-petit-fils de Q. Catulus Capitolinus. Quand il fut empereur, il exposa dans le vestibule du palais une généalogie qui faisait remonter son origine paternelle à Jupiter, et son origine maternelle à Pasiphaé, épouse de Minos.

III. Il serait trop long de rappeler ici les aïeux et les honneurs qui distinguent la maison à laquelle il appartenait; je me bornerai à parler brièvement de la famille des Galba. On ne sait quel fut le premier des Sulpicius qui porta ce surnom, ni pourquoi il le prit. : les uns croient que ce fut parce qu'une ville d'Espagne ayant résisté à un long siège, il y mit le feu, au moyeu de torches enduites de galbanum; les autres font dériver son nom, de ce que, dans une longue maladie, il fit un usage fréquent de galbeum, remède enveloppé dans la laine. Quelques personnes soutiennent qu'il était fort gros, et qu'eu langue gauloise le mot galba signifie gras :
enfin, d'autres veulent qu'il ait été aussi maigre que ces petits animaux qui vivent sur le chêne, et que l'on appelle galboe. Parmi ceux qui illustrèrent cette famille, on nomme le consulaire Servius Galba, le plus éloquent des hommes de son temps. On rapporte qu'ayant obtenu, après sa préture, le commandement de l'Espagne, il fit massacrer avec perfidie trente mille Lusitaniens, et qu'il causa ainsi la guerre de Viriathus. Son petit-fils, irrité d'avoir été repoussé du consulat, conspira avec Brutus et Cassius contre Jules César dont il avait été le lieutenant dans la Gaule, et fut condamné en vertu de la loi Pedia. Après lui vinrent le grand-père et le père de Galba. Le premier fut plus célèbre par ses études que par ses dignités, car il ne dépassa pas la préture ; mais il publia une histoire fort étendue et pleine d'intérêt. Son père, après avoir été consul, se livra assidûment au soutien des causes judiciaires, quoiqu'il fût petit, bossu, et qu'il eût de la difficulté à parler. Il eut pour femmes Mummia Achaïca, petite-fille de Catulus, arrière-petite-fille de Munimius, le défenseur de Corinthe; puis, Livia Ocellina fort riche et fort belle. On croit qu'elle le rechercha à cause de sa noblesse, et que son empressement s'accrut de ce que, un jour qu'elle insistait, il lui fit voir sa difformité à nu , afin qu'elle ne pût lui reprocher de l'avoir trompée. Il eut d'Achaïca deux fils, Caïus et Servius. L'aîné, Caïus, quitta Rome après avoir dissipé sa fortune; et, son tour étant venu d'obtenir un proconsulat par la voie du sort, Tibère l'en empêcha, et il se donna la mort.

IV. L'empereur Servius Galba naquit sous le consulat de M. Valerius Messala et de Cn. Lentulus, le 24 décembre, auprès de Terracine, dans une maison de campagne située sur une colline, à gauche de la route de Fondi. Adopté par sa belle-mère, il prit !e nom de Livius et le surnom d'Ocellus, en changeant aussi de prénom : car, jusqu'à son avènement à l'empire, il se fit appeler Lucius au lieu de Servius. On sait que Galba étant venu saluer Auguste, avec des jeunes garçons de son âge, celui-ci lui porta la main sur la joue, et lui dit : «Et toi aussi, mon enfant, tu essaieras de notre puissance.» Tibère, apprenant qu'il régnerait un jour, mais seulement dans sa vieillesse, s'écria : «Qu'il vive donc, puisque cela ne m'importe pas!» L'aïeul de Galba faisait un sacrifice, pour détourner le funeste effet d'un éclair; un aigle lui arracha des mains les entrailles du sacrifice, et les porta sur un chêne chargé de glands. Il lui fut répondu que cela promettait à sa famille le pouvoir suprême, mais pour un temps éloigné. Il se mit à rire : « Ce sera, dit-il, quand les mules enfanteront.» Aussi, lorsque Galba se mit en marche, rien ne lui inspira plus de confiance, que l'enfantement d'une mule; et, tandis que les autres repoussaient ce présage comme impur, lui seul le regardait comme très heureux, se rappelant et le sacrifice et la répartie de son aïeul. Après avoir pris la toge virile, il rêva que la Fortune lui disait : «Que, fatiguée, elle attendait à sa porte, et que, si on ne la recevait promptement, elle serait la proie du premier venu. » En s'éveillant, il ouvrit son vestibule, et vit près du seuil une statue d'airain de cette déesse, haute de plus d'une coudée. Il la prit dans son sein, l'emporta à Tusculum où il avait coutume de passer l'été, la consacra, et lui voua un sacrifice par mois et une veille annuelle. Quoiqu'il ne fût pas encore parvenu à l'âge de la maturité, il maintint avec beaucoup de persévérance un ancien usage de Rome, aboli partout, excepté dans sa maison, usage suivant lequel les affranchis et les esclaves se présentaient à lui deux fois le jour, pour lui souhaiter chacun le bonjour, et une bonne nuit.

V. Parmi ses études scientifiques, il ne négligea point celle du droit. Il se maria; mais, quand il eut perdu sa femme Lepida et les deux filles qu'elle lui avait données, il demeura dans le célibat : rien ne put l'ébranler. Il ne céda pas au voeu d'Agrippine, qui, devenue veuve de Domitius, recherchait sa main, quoique alors il fût encore marié. Elle tenta de le séduire par tous les moyens possibles, au point que, dans une réunion de matrones, la mère de Lepida lui en fit des reproches, et s'emporta jusqu'à la frapper. Galba respectait surtout Livie, femme d'Auguste, dont la faveur, tant qu'il vécut, lui donna beaucoup de crédit, et qui faillit l'enrichir après sa mort. Elle lui avait légué cinquante millions de sesterces; mais, ce nombre étant marqué en chiffres, et non pas écrit en toutes lettres, Tibère le réduisit à cinq cent mille sesterces, encore Galba ne les touchat-il point.

VI. Il obtint les honneurs avant l'âge fixé par la loi. Préteur, il donna un spectacle d'un nouveau genre, à la célébration des jeux Floraux; il y fit paraître des éléphans funambules. Ensuite, il fut, pendant un an environ, à la tête de l'Aquitaine; puis, il fut six mois
consul ordinaire, et, chose étrange, il succéda dans ce consulat à Cn. Domitius, père de Néron, et eut pour successeur Salvius Othon, père d'Othon. C'était comme un présage de l'avenir, car il fut empereur entre les règnes de leurs fils. Substitué par Caïus à Gélulicus, il réprima, dès le lendemain de son arrivée auprès des légions, les applaudissemens par lesquels on l'accueillait au spectacle; un ordre du jour enjoignit aux soldats «de tenir leurs mains sous leurs manteaux.» Sur-le-champ on répéta dans le camp : « Soldat, apprends à servir; c'est Galba, ce n'est plus Gétulicus. » Il défendit avec une égale sévérité de demander des congés. Il fortifia, par des travaux assidus, les vétérans et les recrues ; il chassa les Barbares qui avaient pénétré jusque dans la Gaule, et, Caïus étant présent, il se fit si bien valoir, lui et son armée, que, des innombrables troupes levées dans toutes les province!, aucunes n'obtinrent plus de témoignages de sa satisfaction ou de plus grandes récompenses. Galba lui-même se distingua : un bouclier à la main, il dirigea les évolutions militaires, et courut encore l'espace de vingt mille pas, à côté de la voiture de l'empereur.

VII. Lorsqu'on annonça le meurtre de Caïus, ses amis l'excitèrent à saisir l'occasion; mais il préféra le repos. Cela le rendit fort agréable à Claude, qui le reçut au nombre de ses amis ; et il en fut tellement honoré, qu'en apprenant qu'il était tout à coup tombé malade, l'empereur différa le jour de l'expédition de Bretagne, quoique la maladie ne fût pas fort grave. Pendant deux ans il gouverna l'Afrique en qualité de proconsul, et fut désigné, sans recourir au sort, pour ramener l'ordre dans cette province inquiétée par des divisions intestines et des incursions de Barbares. Il s'acquitta de ce devoir avec beaucoup de sévérité et de justice, qualités qu'il fit
paraître jusque dans les plus petites choses. Dans un moment où les vivres manquaient, un soldat avait vendu pour cent deniers un modius de froment qui lui restait de sa provision : Galba défendit que qui que ce fût vînt à son secours quand il aurait besoin de vivres, et il mourut de faim. Un jour qu'il rendait la justice, on se disputait la propriété d'une bête de somme: de part et d'autre, les argumens et les témoignages étaient très faibles ; il était fort difficile de deviner juste : il ordonna qu'on enveloppât la tête de cette bête de somme, qu'on la conduisît à l'étang où l'on avait coutume de l'abreuver, et voulut qu'elle appartînt à celui vers lequel elle viendrait de son propre mouvement, quand on l'aurait dégagée de son voile.

VIII. Il reçut les orncmens triomphaux, tant pour ce qu'il fit alors en Afrique, que pour ce qu'il avait fait autrefois en Germanie, et, par un triple sacerdoce, il fut reçu parmi les quindécemvirs dans le collège des prêtres Titiens et dans celui des prêtres d'Auguste. Depuis lors, jusque vers le milieu du règne de Néron, il vécut presque toujours dans la retraite. Il ne fit aucun voyage, pas même pour se promener, qu'il ne fût suivi d'un fourgon, portant un million de sesterces en or. Enfin, il demeurait à Fondi, quand on lui offrit le commandement de l'Espagne Tarragonaise. En entrant dans sa province, il fit un sacrifice dans un temple, et tout à coup les cheveux d'un jeune garçon qui tenait l'encens, blanchirent : on ne manqua pas de dire que cela signifiait un changement, et qu'un vieillard succéderait à un jeune homme, c'est-à-dire, Galba à Néron. Peu de temps après, la foudre tomba dans un lac, chez les Cantabres, et l'on y trouva douze haches, signe non équivoque de la puissance souveraine.

IX. Il gouverna sa province pendant huit ans avec beaucoup d'inégalité; d'abord, il fut actif, prompt, et d'une sévérité outrée à réprimer les délits. Il alla jusqu'à faire couper les mains à un changeur infidèle; elles furent clouées sur son comptoir. Un tuteur, substitué à son pupille dans un testament, l'avait empoisonné; Galba le fit mettre en croix ; et, comme il implorait les lois, en attestant
sa qualité de citoyen romain, il ordonna de changer la croix, de lui en élever une beaucoup plus haute que les autres, et de la blanchir pour alléger, par un peu de consolation et d'honneur, la dureté de cette peine. Mais, peu à peu, il s'abandonna à la négligence et à la paresse, de peur de donner prise à Néron. Il avait coutume d'alléguer pour motifde cette conduite, «que personne n'était tenu de rendre compte de son inaction. » Il tenait à Carthagène une assemblée provinciale, lorsqu'il apprit; que la Gaule était en mouvement; il le sut par le lieutenant d'Aquitaine, qui lui envoyait demander du secours. Il arriva aussi des lettres de Vindex, pour l'engager «à se faire le chef et le libérateur du genre humain. » Il n'hésita pas longtemps: obéissant en partie à la crainte, en partie à l'espérance, il accepta la proposition. Déjà, il avait surpris l'ordre de le tuer, que Néron avait envoyé en secret à ses agens; d'ailleurs, il avait pour lui les auspices, les présages les plus favorables, et les prédictions d'une vierge de famille considérée. Il mettait d'autant plus de confiance en ces prédictions, qu'elles avaient été prononcées déjà plus de deux cents ans auparavant, par une jeune fille qui lisait dans l'avenir, et que le grand-prêtre de Jupiter Clunien, averti par un songe, venait de retirer du sanctuaire les vers qui les renfermaient. Il y était dit qu'un jour le chef et le maître de toutes choses sortirait d'Espagne.»

X. Il monta donc sur son tribunal, comme s'il allait procéder à un affranchissement, et, plaçant devant lui une grande quantité de portraits de ceux que Néron avait fait périr, il prit à ses côtés un noble jeune homme qu'il avait fait venir des îles Baléares, où il était exilé. Alors, il déplora l'état des affaires présentes, fut salué empereur, et se déclara « le lieutenant du sénat et du peuple romain. » Puis, il annonça que le cours de la justice était interrompu, et leva dans le peuple de la province des légions et des troupes auxiliaires, pour renforcer son armée, qui n'était que d'une seule légion, de deux escadrons et de trois cohortes. Il choisit, parmi les plus illustres
du pays, ceux que recommandaient leur sagesse et leur âge, et en fit une espèce de sénat, auquel il pût rendre compte des affaires majeures, chaque fois qu'il en serait besoin. Il désigna, pour faire le service autour de ses appartemens, des jeunes gens de l'ordre des chevaliers, qui, conservant l'usage de l'anneau d'or, seraient appelés evocati. Il répandit aussi des proclamations dans les provinces, engageant chaque habitant en particulier,.et tous en général, à réunir leurs efforts, afiu que chacun secondât, autant qu'il était en lui, la cause commune. Vers le même temps, on trouva, en fortifiant une ville qu'il avait choisie pour place d'armes, un anneau d'un travail antique ; la pierre représentait la Victoire et un trophée. Bientôt, un navire d'Alexandrievint aborder à Dertosa; il était chargé d'armes, et cependant il ne portait ni pilote, ni matelot, ni passager. Il ne fut plus douteux que la guerre que l'on entreprenait ne fût juste, sainte et agréable aux dieux ; mais, tout à coup, ses combinaisons faillirent être dérangées. Au moment où Galba approchait du camp, le second escadron se repentit d'avoir rompu ses sermens, et voulut l'abandonner ; on eut de la peine à le retenir dans le devoir. D'autre part, des esclaves qu'un affranchi de Néron lui avait donnés après les avoir instruits à la trahison, faillirent le tuer lorsqu'il se rendait au bain par une rue étroite; mais, comme ils s'excitaient les uns les autres à ne pas laisser échapper l'occasion, on leur demanda de quelle occasion ils parlaient, et la torture leur en arracha l'aveu.

XI. A tant de dangers, se joignit la mort de Vindex; il en fut très abattu, et, semblable à un homme sans ressources, il fut sur le point de renoncer à la vie. Mais, lorsqu'il apprit par les messages qui arrivaient de Rome, que Néron avait été tué, et que déjà les sermens de tous lui appartenaient, il quitta le titre de lieutenant pour celui de César, se mit en marche en costume de chef militaire. On le vit suspendre à son cou un poignard qui retombait sur sa poitrine, et il ne reprit la toge, qu'après s'être défait de ceux qui suscitaient de nouveaux troubles : c'étaient à Rome Nympbidius Sabinus, le préfet du prétoire; en Germanie Fonteius Capito, en Afrique Clodius Macer , tous deux lieutenans.

XII. Il arrivait précédé d'une réputation de cruauté et d'avarice, parce qu'en Espagne et dans les Gaules il avait frappé de tributs considérables plusieurs villes qui avaient hésité à suivre son parti ; il avait même détruit les murailles de quelques-unes, et fait périr du dernier supplice leurs chefs et les agens du fisc, ainsi que leurs femmes et leurs enfans. Les Tarragonais ayant apporté d'un ancien temple de Jupiter une couronne d'or de quinze livres, il la fit fondre, et exigea le paiement de trois onces qui manquaient au poids. Cette réputation se fortifia et s'accrut, dès qu'il entra dans la ville. Les marins que Néron avait faits soldats de simples rameurs
qu'ils étaient, ne voulurent point retourner à leur premier état, comme l'ordonnait Galba; ils réclamaient obstinément leur aigle et leurs enseignes : non-seulement il les fit disperser par la cavalerie, mais il les décima. Il licencia la cohorte de Germains créée par les Césars pour la garde de leur personne, et, cette cohorte, qui était d'une fidélité éprouvée, fut renvoyée dans sa patrie sans aucun avantage, sous prétexte qu'elle était plus dévouée à Cn. Dolabella, près des jardins duquel elle campait, qu'à Galba lui-même. Vrais ou faux,on racontait aussi, par forme de raillerie, les traits suivans. Il aurait, dit-on, soupiré à la vue d'un repas un peu somptueux, et, son maître d'hôtel ordinaire lui ayant un jour présenté ses comptes il lui fit donner un plat de légumes, pour le récompenser de sa fidélité et de son zèle. Eufin, on veut qu'il ait de sa main cherché dans sa cassette particulière cinq deniers, pour les donner au joueur de flûte Canus , qui lui plaisait beaucoup.

XIII. Aussi, son arrivée ne fut-elle pas très agréable aux Romains ; c'est ce qui parut dès le premier spectacle. Les Atellanes ayant commencé ce chant si connu : « Simus revient de la campagne,» tous les spectateurs l'achevèrent d'une commune voix, et répétèrent ce vers avec beaucoup d'action.

XIV. Il jouit de plus de faveur et de considération quand il prit possession de l'empire, que pendant son administration. Cependant il y eut beaucoup de circonstances où il se montra fort bon prince; mais, ce qu'il faisait de bon était loin d'être reçu avec une bienveillance égale à l'aversion que l'on manifestait pour ce qui ne l'était pas. Il se gouvernail selon le bon plaisir de trois hommes qui demeuraient dans l'intérieur du palais, qui le suivaient partout, et que l'on appelait ses pédagogues. C'étaient T. Vinius, son lieutenant en Espagne, homme d'une étrange cupidité ; Cornélius Laco, qui, de simple assesseur, était devenu préfet du prétoire, et dont l'arrogance et la sottise étaient intolérables; enfiu, l'affranchi Icelus, décoré peu auparavant de l'anneau d'or et du surnom de Marcianus, et qui prétendait déjà au suprême degré de l'ordre des chevaliers. Il s'abandonna tellement à ces hommes qui étaient dominés par les vices les plus divers, qu'il n'était plus lui-même, et que tantôt il était plus sévère, plus économe, tantôt plus doux, plus insouciant qu'il ne convenait à un souverain élu, et surtout à un souverain de son âge. Sur le plus léger soupçon et sans les entendre, il condamna quelques hommes marquans des deux ordres. Rarement il conféra le titre de citoyen romain; c'est à peine s'il accorda une ou deux fois le privilège des trois enfans, encore ne fut-ce que pour un temps limité. Les juges le priaient de leur adjoindre une sixième décurie ; non-seulement il s'y refusa; mais il leur enleva encore la faveur que leur avait concédée Claude, de ne pouvoir être convoqués en hiver ni au commencement de l'année.

XV. On croyait aussi qu'il fixerait à deux ans la durée des emplois des sénateurs et des chevaliers, et qu'il ne les conférerait qu'à ceux qui n'eu voulaient pas ou les refusaient. Il institua une commission de cinquante chevaliers, pour révoquer et reprendre toutes les libéralités de Néron : on n'accordait pas plus du dixième aux donataires; si des histrions ou des lutteurs avaient vendu ce qu'on leur avait autrefois donné, et qu'ils n'en pussent rendre la valeur, on reprenait l'objet aux acheteurs. Cependant, il n'est rien que Galba ne laissât vendre à prix d'argent, ou prodiguer par la faveur de ses compagnons ou de ses affranchis : les revenus publics, les privilèges,
des peines pour les innocens, l'impunité pour les coupables , tout dépendait d'eux. Le peuple romain demandait le supplice d'Halotus et de Tigellinus : ils étaient les plus médians de tous les agens de Néron; mais Galba les protégea; il alla même jusqu'à honorer Halotus d'un emploi très important, et, dans un ordre du jour, il accusa le peuple de cruauté envers Tigellinus.

XVI. Il offensa de la sorte tous les ordres de l'état ; mais il était surtout haï des soldats; car, avant son arrivée, les chefs, lorsqu'ils avaient juré de lui obéir, avaient promis une gratification plus forte qu'à l'ordinaire; Galba ne ratifia point cette promesse, et répéta
avec affectation «qu'il avait coutume de lever le soldat, non de l'acheter.» Ce propos irrita toutes les troupes, en quelque lieu qu'elles fussent cantonnées. Galba inspira la crainte et l'indignation aux prétoriens, parce qu'il en éloigna un grand nombre comme suspects et comme amis de Nymphidius. Mais c'était l'armée de Germanie qui murmurait le plus ; car elle se voyait privée des récompenses
qu'elle attendait de ses services contre les Gaulois et contre Vindex. Elle osa donc la première rompre tout lien d'obéissance, et, le premier janvier, elle refusa de prêter serment autrement qu'au sénat; de plus, elle envoya une députation aux prétoriens, pour leur dire « qu'il ne fallait pas d'un empereur élu en Espagne, et pour les prier de faire un choix que confirmeraient toutes les armées. »

XVII. Lorsqu'on le lui annonça, il crut qu'on le méprisait moins à cause de son âge, que parce qu'il n'avait pas d'enfans; en conséquence, il prit subitement parmi la foule de ceux qui venaient lui rendre leurs devoirs, Pison Frugi Licinianus, noble et excellent jeune homme, que depuis longtemps il estimait beaucoup, et que, dans son testament, il avait constamment nommé l'héritier de ses biens et de son nom; il l'appela son fils, le conduisit au camp, et l'adopta devant la troupe assemblée, sans faire encore aucune mention de gratification pour elle. Cette avarice fournit à Othon l'occasion d'accomplir son entreprise : six jours ne s'étaient pas écoulés depuis cette adoption, que tout était accompli.

XVIII. Dès le commencement de son règne, de grands et de fréquens prodiges avaient annoncé à Galba quelle en serait la fin. Pendant toute sa marche sur Rome, on immolait des victimes de tous côtés et dans toutes les villes : un taureau, déjà frappé d'un coup de hache, rompit ses liens, se précipita sur son char, et, se dressant sur ses pieds, le couvrit de sang ; pendant qu'il en descendait, un garde,pressé par la foule, faillit le blesser de sa lance. A son entrée dans la ville et dans le palais, il fut accueilli par un tremblement de terre, et par un son semblable à un mugissement. Il y eut ensuite des présages encore plus évidens et plus fâcheux : il avait choisi dans son trésor un collier garni de perles et de pierres précieuses, pour en orner sa petite statue de la Fortuue,à Tusculum; mais, pensant que ce collier était digne d'un lieu plus auguste, il le dédia à la Vénus du Capitule : la nuit suivante, la Fortune lui apparut en songe; elle se plaignait d'avoir été privée de l'offrande qu'il lui avait destinée, et menaçait de lui enlever aussi ce qu'elle lui avait donné. Effrayé de ce songe, il envoya dès le point du jour préparer un sacrifice, et courut lui-même à Tusculum ; mais il n'y trouva qu'un feu éteint sur l'autel, et un vieillard vêtu de noir qui tenait de l'encens dans un bassin de verre, et du vin dans un pot de terré. On remarqua aussi aux calendes de janvier, que la couronne tomba de sa tête pendant qu'il faisait un sacrifice, et que les poulets s'envolèrent quand il prit les auspices. Le jour de l'adoption de Pison, on oublia de placer, selon l'usage, le siège militaire devant son tribunal, et, dans le sénat, la chaise curule avait été retournée.

XIX. Le matin du jour où il fut tué, et pendant qu'il faisait un sacrifice, l'aruspice l'avait averti à plusieurs reprises de se préserver du danger, en lui annonçant que les meurtriers n'étaient pas loin. Peu d'instans après il apprit que le camp était au pouvoir d'Othon : la plupart de ceux qui l'entouraient l'engagèrent à s'y rendre sur le champ; car ils pensaient que son autorité et sa présence seraient décisives. Quant à lui, il ne voulut que rester dans son palais, et se fortifier en faisant venir les légions qui était campées à de grandes distances les unes des autres. Cependant, il revêtit sa cuirasse de lin, quoiqu'il ne se dissimulât pas qu'elle serait de peu de secours
contre tant de poignards. Il fut attiré hors de chez lui par des bruits mensongers que les conjurés avaient semés, tout exprès pour le faire paraître en public : on disait, sur la foi de ces bruits, que l'affaire était terminée, que les mutins étaient domptés, et que les autres accouraient en foule pour féliciter l'empereur et recevoir ses ordres. Galba voulut aller au devant d'eux; il marcha avec tant de confiance, qu'il demanda à un soldat qui se vantait d'avoir tué Othon : «Par quel ordre?» puis il alla jusqu'au Forum. Là, se trouvaient les cavaliers chargés de le tuer, ils poussèrent leurs chevaux à travers le peuple, pour dissiper la foule des campagnards; quand ils l'aperçurent de loin, ils s'arrêtèrent un instant, puis ils continuèrent leur course, et, le voyant abandonné des siens, ils le massacrèrent.

XX. Il y a des auteurs qui rapportent que, dans le premier moment, il s'écria : «Que faites-vous, camarades? je suis à vous comme vous êtes à moi;» on ajoute qu'il promit une gratification. Mais, la plupart disent qu'il leur présenta lui-même la gorge, en leur disant
« de le frapper, puisque telle était leur intention. » Ce qu'il y a de surprenant, c'est que personne des assistans n'ait entrepris de secourir l'empereur, et que, de toutes les troupes qui furent mandées, aucune ne tint compte de cet ordre, excepté un peloton de cavalerie d'une légion de Germanie qui vola à son aide, en reconnaissance d'un bienfait récent : Galba avait fait prendre soin de ces cavaliers, dans un moment où ils étaient souffrans et épuisés; cependant, ce peloton, ne connaissant pas les chemins, s'égara et arriva trop tard. Galba fut tué près du gouffre de Curtius : on le laissa sur la place tel qu'il se trouvait, jusqu'à ce qu'un soldat qui avait été chercher sa ration de grains, l'aperçut, jeta sa charge, et lui coupa la tête. Ne pouvant la prendre par les cheveux parce qu'elle était chauve, il la cacha dans sa robe; puis, introduisant son pouce dans la bouche, il la porta à Othon. Celui-ci l'abandonna aux valets de l'armée et aux vivandiers, qui la plantèrent au bout d'une lance, et la promenèrent dans le camp avec de grandes railleries, répétant souvent : « Eh bien, Galba, jouis donc de ta jeunesse. » Ce qui leur faisait faire cette plaisanterie, c'est que, peu de jours auparavant, on disait que l'empereur, étant sorti, répondit à quelqu'un qui le trouvait bien portant et vigoureux : « Je me sens encore de la force . » Un affranchi de Patrobius Neronianus acheta sa tête de ces valets, pour cent deniers d'or, et la fit jeter dans le même lieu où, par ordre de Galba, son maître avait été livré au supplice. Ce ne fut que fort tard que son intendant Argius put la réunir à son corps, pour l'ensevelir dans ses jardins de la voie Aurélienne.

XXI. Il était de taille ordinaire et avait la tête très chauve ; ses yeux étaient bleus, son nez recourbé; ses pieds et ses mains avaient été tellement contournés par une maladie rhumatismale, qu'il ne pouvait ni supporter une chaussure, ni dérouler un livre. Il avait de plus au côté droit une excroissance de chair tellement proéminente, qu'on pouvait à peine la contenir par un bandage.

XXII. On dit qu'il était fort gourmand, et qu'en hiver il mangeait même avant le jour. A table, il se faisait servir avec une telle abondance, que, prenant les restes sur ses mains, il les faisait promener de convive en convive, et les faisait distribuer ensuite à ceux qui servaient. Il avait, en fait de volupté, plus de goût pour les hommes, mais il préférait ceux qui étaient robustes et dans l'âge mûr. On dit qu'en Espagne Icelus, l'un de ses anciens mignons, étant venu lui annoncer la mort de Néron, il ne se contenta pas de l'embrasser publiquement avec beaucoup d'ardeur, mais qu'il le pria de se faire épiler sur-le-champ et l'emmena.

XXIII. Il périt dans la soixante- treizième année de son âge le septième mois de son règne. Dès que le sénat le put, il lui décerna une statue qui devait être placée sur une colonne rostrale, dans la partie du Forum où il fut massacré; mais Vespasien révoqua ce décret,
dans l'opinion que Galba avait autrefois envoyé d'Espagne en Judée des meurtriers pour lui donner la mort.

Othon

.

 

Traduction en fraçais de BAUDEMENT 1845.

I. La famille d'Othon, originaire de Férentium, était ancienne et l'une des premières de l'Étrurie. Son aïeul, M. Salvius Othon, fils d'un chevalier romain et d'une femme de condition obscure, ou peut-être servile, fut fait sénateur par le crédit de Livie chez laquelle il avait été élevé, et ne dépassa point la préture. Son père, Lucius Othon, qui joignait à son illustration du côté maternel de grandes et nombreuses alliances, fut tellement chéri de Tibère, et lui ressemblait à un tel point, que l'on crut assez généralement qu'il en était le fils. Il exerça avec beaucoup de sévérité les magistratures de la ville, le proconsulat d'Afrique et plusieurs commandements extraordinaires. En Illyrie, il osa même punir de mort des soldats qui, après avoir trempé dans la révolte de Camille contre Claude, s'en étaient repentis, et avaient égorgé leurs chefs comme auteurs de la défection. Othon les fit exécuter devant son pavillon et en sa présence, quoiqu'il sût que, pour ce même fait, Claude les avait promus à des grades supérieurs. Si cet acte de fermeté accrut sa réputation, il diminua son crédit. Mais il le recouvra bientôt en apprenant à Claude qu'un chevalier romain voulait l'assassiner, et que ses esclaves l'avaient dénoncé à Othon. Le sénat lui décerna une distinction très rare en ordonnant que sa statue fût dressée sur le mont Palatin. Claude le reçut au nombre des patriciens, et fit de lui le plus magnifique éloge. Il ajouta même: "Tel est le mérite de cet homme, que je ne voudrais pas que mes enfants fussent meilleurs." L. Othon eut de son épouse Albia Terentia, femme de noble maison, deux fils, Lucius Titianus et Marcus, qui porta le même surnom que son aîné. Il eut aussi une fille qu'il promit en mariage à Drusus, fils de Germamicus, avant qu'elle fût nubile.

II. L'empereur Othon naquit le vingt-huit avril sous le consulat de Camillus Arruntius et de Domitius Ahenobarbus. Il fut, dès son adolescence, si dissipateur et si déréglé, que, pour le corriger, son père eut souvent recours au fouet. On dit qu'il courait pendant les nuits, se jetant sur les gens faibles ou pris de vin, et les faisant sauter en l'air sur une casaque. Après la mort de son père, il voulut gagner les bonnes grâces d'une affranchie qui avait du crédit à la cour; et, pour y parvenir plus sûrement, il feignit de l'aimer quoiqu'elle fût vieille et presque décrépite. Elle le fit connaître à Néron, qui l'admit bientôt au rang de ses meilleurs amis, à cause de la conformité de leurs mœurs, et, suivant quelques historiens, à cause de leur prostitution mutuelle. Il devint si puissant, qu'un jour s'étant fait promettre une somme considérable par un consulaire qui avait été condamné par concussion, il ne craignit pas de l'introduire au sénat, afin qu'il fît ses remerciements, quoiqu'il n'eût pas entièrement obtenu que la sentence fût rapportée.

III. Confident de tous les desseins et de tous les secrets de Néron, le jour même que cet empereur avait choisi pour assassiner sa mère, il leur servit à tous deux un souper très délicat pour écarter tout soupçon. Il contracta un mariage simulé avec Poppaea Sabina, maîtresse de Néron, qui l'avait enlevée à son mari, et la lui avait provisoirement confiée. Othon ne se contenta pas de la séduire, il l'aima au point de ne pas même souffrir Néron pour rival. On croit du moins que, non seulement il ne reçut pas ceux que ce prince envoyait pour la reprendre, mais qu'un jour il laissa devant sa porte l'empereur lui-même, joignant en vain les menaces aux prières, et réclamant son dépôt. Aussi le divorce fut-il prononcé, et Othon relégué comme gouverneur en Lusitanie. Néron n'alla pas plus loin, de peur qu'un châtiment rigoureux ne révélât toute cette comédie. Toutefois le quatrain suivant la fit assez connaître :

Si vous me demandez pour quel secret mystère
Dans la Lusitanie Othon nommé questeur
Cache un exil réel sous un titre imposteur
C'est que de son épouse il était l'adultère.

Pendant dix ans, il administra sa province en qualité de questeur, avec une modération et un désintéressement remarquables.

IV. Lorsque enfin se présenta l'occasion de la vengeance, Othon s'associa le premier aux efforts de Galba, et dès ce moment, il conçut l'espoir de régner, d'abord à cause de l'état présent des affaires, et surtout à cause des assurances de l'astrologue Seleucus. Cet homme, qui lui avait prédit qu'il survivrait à Néron, vint alors le trouver à l'improviste, et lui promit qu'il parviendrait bientôt à l'empire. Aussi n'épargna-t-il aucun genre de séductions ni de caresses envers chacun. Toutes les fois qu'il recevait le prince à souper, il distribuait un denier d'or par tête à la cohorte de garde, et il employait d'ailleurs mille moyens pour gagner l'affection des soldats. Quelqu'un l'ayant choisi pour arbitre dans une querelle de limites, Othon acheta le terrain tout entier, et l'affranchit du procès. En un mot, il n'y avait presque personne qui ne comprît et ne dît hautement que seul il était digne de succéder à l'empire.

V. Il avait conçu l'espérance d'être adopté par Galba, et s'attendait chaque jour à la voir réaliser. Mais, frustré de cette attente par la préférence accordée à Pison, il eut recours à la violence. Outre le dépit qu'il en ressentait, l'énormité de ses dettes le poussait à cette extrémité. Il ne dissimulait pas que, s'il n'était empereur, il ne pourrait se soutenir, et que peu lui importait de succomber sous le fer de ses ennemis dans le combat, ou sous les poursuites de ses créanciers dans le Forum. Il avait extorqué, peu de jours auparavant, un million de sesterces, à un esclave de Galba, pour lui faire obtenir une place d'intendant. Ce fut là le fond d'une si grande expédition. D'abord il en confia l'exécution à cinq satellites, puis à dix autres, chacun des premiers en ayant amené deux. Il leur donna dix mille sesterces par tête, et leur en promit cinquante mille. Ces soldats gagnèrent d'autres conjurés en assez petit nombre ; mais on ne doutait pas qu'au moment de l'action il ne s'en présentât une quantité plus considérable.

VI. Sa première idée était de s'emparer du camp aussitôt après l'adoption, et d'attaquer Galba dans son palais pendant qu'il serait à table. Mais il y renonça par égard pour la cohorte qui était de garde en ce moment, ne voulant pas la rendre trop odieuse. C'était la même qui avait laissé égorger Caligula et qui avait abandonné Néron. Des superstitions et les avis de Seleucus le retinrent pendant quelque temps, jusqu'à ce qu'enfin, ayant fixé le jour, il convoqua ses complices au Forum, près du temple de Saturne, autour du milliaire d'or. Le matin, il alla saluer Galba qui l'embrassa, selon sa coutume. Il assista aussi au sacrifice qu'offrait l'empereur, et entendit les prédictions de l'aruspice. Ensuite un affranchi vint lui annoncer que les architectes étaient là: c'était le signal convenu. Othon s'éloigna comme pour aller voir une maison à vendre, et se déroba par une porte secrète du palais pour aller au rendez-vous. D'autres disent qu'il feignit d'avoir la fièvre, et qu'il chargea ceux qui l'entouraient d'excuser ainsi son absence, si l'on s'en informait. Caché dans une litière de femme, il prit le chemin du camp; mais les forces venant à manquer à ses porteurs, il descendit et courut à pied. Sa chaussure s'étant défaite, il fut obligé de s'arrêter. Aussitôt des soldats le prirent sur leurs épaules et le proclamèrent empereur. Il arriva ainsi jusqu'à la place d'armes au milieu des acclamations et environné d'épées nues. Tous ceux qu'il rencontrait se déclaraient pour lui, comme s'il eussent été initiés au complot. Là il envoya des cavaliers pour égorger Galba et Pison; et, afin de se concilier davantage les esprits des soldats par des promesses, il leur déclara hautement qu'il ne voulait garder pour lui que ce qu'ils lui laisseraient.

VII. Le jour baissait lorsqu'il entra dans le sénat. Il dit en peu de mots qu'on l'avait arraché de la foule et contraint d'accepter l'empire; qu'il le gouvernerait selon la volonté générale. De là il se rendit au Palatium. Parmi les félicitations et les flatteries de la populace, il s'entendit appeler Néron, et ne fit rien pour s'y opposer. Suivant même quelques historiens, dans les premiers actes et dans ses lettres aux gouverneurs des provinces, il ajouta ce nom au sien. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il laissa relever les statues de Néron, qu'il rétablit dans leurs charges les gens d'affaires et les affranchis de cet empereur. Le premier usage qu'il fit de sa puissance fut de décréter l'emploi de cinquante millions de sesterces pour achever la Maison dorée. On prétend que, dans cette même nuit, un songe effrayant lui arracha des gémissements lamentables, et que ceux qui accoururent le trouvèrent étendu devant son lit. Il avait cru voir Galba le détrôner et le chasser du palais. Il recourut à toutes sortes d'expiations pour essayer d'apaiser ses mânes. Le lendemain, tandis qu'il prenait les auspices, une tempête violente s'éleva. Othon fit une chute grave et murmura de temps en temps ces mots: "Qu'avais-je tant besoin d'user de longues flûtes?"

VIII. Vers le même temps, l'armée de Germanie prêta serment à Vitellius. À cette nouvelle, Othon conseilla au sénat de députer vers ce général pour lui apprendre qu'on avait déjà élu un empereur, et pour l'engager au repos et à la concorde. De son côté, par ses affidés et par ses lettres, il offrit à Vitellius de l'associer à l'empire, et de devenir son gendre. Mais la guerre n'était plus douteuse. Déjà s'approchaient les chefs que Vitellius avait envoyés en avant, lorsque Othon reçut de la part des prétoriens une preuve de leur zèle et de leur attachement qui faillit causer le massacre du premier ordre de l'empire. Il avait ordonné aux marins de transporter les armes sur les vaisseaux. Comme ce transport eut lieu dans le camp à l'entrée de la nuit, quelques gens crurent à une trahison et excitèrent du désordre. Tout à coup les soldats, sans chef déterminé, courent au palais, demandent avec instance la mort des sénateurs, repoussent les tribuns qui veulent les contenir, en tuent quelques-uns, et, couverts de sang, réclamant à grands cris l'empereur, ils font irruption dans sa salle à manger, et ne s'apaisent qu'après l'avoir vu. Othon se prépara à la guerre avec vigueur, et même avec précipitation, non seulement sans aucun scrupule religieux, mais encore sans remettre les anciles qu'on avait déplacés; oubli qui de tout temps était regardé comme de mauvais augure. Le même jour, les prêtres de la mère des dieux commençaient leurs chants plaintifs et lugubres. Il brava les plus funestes auspices. Une victime offerte à Pluton présenta des signes favorables, tandis que, dans ce genre de sacrifice, il en faut de contraires. Le débordement du Tibre retarda sa marche, dès le premier jour, et, au vingtième milliaire, il trouva la route encombrée par les débris de quelques édifices.

IX. Quoique personne ne doutât qu'il valait mieux temporiser avec un ennemi pressé par la faim et engagé dans des défilés, Othon ne mit pas moins de témérité à précipiter le moment du combat, soit qu'il ne pût supporter une plus longue incertitude, et qu'il espérât vaincre plus aisément avant l'arrivée de Vitellius, soit qu'il ne pût résister à l'ardeur de ses troupes qui demandaient le combat. Il n'assista en personne à aucune action et demeura à Brixellum pendant qu'on remportait trois avantages assez médiocres, l'un au pied des Alpes. l'autre aux environs de Plaisance, et le troisième dans le lieu appelé "vers le temple de Castor". Mais à Bédriac, où fut livrée la dernière et la plus importante des batailles, il fut vaincu par ruse. On lui avait proposé une entrevue, et l'on avait fait sortir les troupes, comme pour assister aux négociations. Tout à coup, et dès le premier salut, elles furent forcées de se défendre. Dès ce moment, Othon résolut de mourir, par un sentiment d'honneur, comme beaucoup de personnes l'ont pensé, et avec raison, pour ne point paraître s'obstiner à garder la couronne en exposant à un si grand danger les légions et l'empire, plutôt que par désespoir, ou comme s'il se fût méfié du dévouement de son armée. Car il avait encore toutes les troupes dont il s'était entouré lorsqu'il comptait sur des succès, et il lui en arrivait de Dalmatie, de Pannonie et de Mésie. Enfin les vaincus eux-mêmes étaient si peu abattus, que, pour venger leur honte, il eussent volontiers affronté tous les périls, sans autre appui qu'eux-mêmes.

X. Mon père, Suetonius Laetus, servait alors dans la treizième légion en qualité de tribun angusticlave. Il racontait souvent qu'Othon, n'étant que simple particulier, avait une telle aversion pour la guerre civile, qu'un jour, à table, on le vit frémir parce qu'on avait rappelé la fin de Brutus et de Cassius. Il ajoutait qu'il n'aurait point marché contre Galba, s'il n'eut été convaincu que tout se passerait sans qu'on livrât bataille; que ce qui lui avait donné le plus de dégoût de la vie, c'était l'exemple d'un simple soldat qui était venu annoncer la défaite de l'armée, et qui, loin d'inspirer la moindre confiance, se voyant soupçonné tour à tour de mensonge et de lâcheté, comme s'il s'était enfui du combat, s'était percé de son glaive aux pieds de l'empereur; qu'à cet aspect, Othon s'était écrié que désormais il n'exposerait plus la vie de gens si braves et qui lui avaient rendu tant de services, Il exhorta donc son frère, le fils de son frère et chacun de ses amis à prendre le parti qui leur semblerait le plus convenable, les serra contre son cœur, les embrassa et les renvoya tous. Puis, se retirant à l'écart, il écrivit deux lettres, l'une à sa sœur pour la consoler, l'autre à Messaline, la veuve de Néron, qu'il avait voulu épouser. Il lui recommanda le soin de ses funérailles et de sa mémoire. Ensuite il brûla tout ce qu'il avait de lettres, afin qu'elles ne missent personne en péril ou en discrédit auprès du vainqueur, et distribua à ses domestiques l'argent comptant qu'il avait à sa disposition.

XI. Il était tout entier aux préparatifs de sa mort, lorsqu'il entendit quelque tumulte, et s'aperçut qu'on arrêtait comme déserteurs ceux qui commençaient à s'éloigner du camp. "Ajoutons encore, dit-il, cette nuit à ma vie." Ce furent ses propres paroles. Il défendit qu'on fit aucune violence à personne. Son appartement resta ouvert jusqu'au soir, et il reçut tous ceux qui voulurent le visiter. Ensuite il but de l'eau fraîche pour étancher sa soif, saisit deux poignards dont il essaya la pointe, en mit un sous son chevet, et dormit d'un profond sommeil, les portes ouvertes. Il s'éveilla au point du jour, et se perça d'un seul coup au-dessous du téton gauche. On accourut à son premier cri. Il expira cachant tour à tour et découvrant sa plaie. Ses funérailles eurent lieu sur-le-champ, comme il l'avait ordonné. il était dans la trente-huitième année de son âge, et dans le quatre vingt-quinzième jour de son règne.

XII. L'extérieur d'Othon ne répondait point à tant de courage. Car il avait, dit-on, la taille courte, les jambes torses et les pieds contrefaits. Il était aussi recherché qu'une femme dans sa toilette. Il s'arrachait le poil, et, comme il avait peu de cheveux, il portait une coiffure artificielle si bien faite, que personne ne s'en apercevait. Il se rasait tous les jours, et se frottait le visage avec du pain détrempé, habitude qu'il avait contractée à la fleur de son âge, afin de ne point avoir de barbe. Souvent on le vit en habit de lin, comme les prêtres, célébrer publiquement les fêtes d'Isis. Tout cela concourut peut-être à rendre sa mort d'autant plus surprenante, qu'elle ne ressemblait en rien à sa vie. Beaucoup de soldats présents lui baisèrent les pieds et les mains en versant un torrent de larmes, l'appelant à haute voix le plus brave des hommes, l'empereur unique, et se tuèrent à quelques pas de son bûcher. Un grand nombre de ceux qui étaient absents, saisis de douleur en apprenant cette nouvelle, se précipitèrent les uns sur les autres pour s'entr'égorger avec leurs armes. Enfin une foule de gens qui, pendant sa vie, lui avaient voué une haine implacable, le comblèrent d'éloges après sa mort. Le bruit se répandit même que, s'il avait fait périr Galba, c'était, moins pour régner que pour rétablir la république et la liberté.

Vitellius

I. Les historiens sont dans un complet désaccord sur l'origine des Vitellius. Selon les uns, elle est noble et ancienne; selon les autres, elle est récente, obscure, et même abjecte. Peut-être aurais-je attribué à l'adulation ou à l'envie cette diversité d'opinions, si elle n'avait pas existé un peu avant l'élévation de Vitellius au trône. Il existe un ouvrage de Q. Elogius adressé à Q. Vitellius, questeur d'Auguste, où il est dit que les Vitellius remontent à Faunus, roi des Aborigènes, et à Vitellia, révérée en beaucoup de lieux comme une divinité; qu'ils régnaient sur tout le Latium; que leurs descendants passèrent du pays des Sabins à Rome, et furent mis au nombre des patriciens; que des monuments de leur ancienneté ont subsisté longtemps, tels que la voie Vitellia qui va du Janicule à la mer, et une colonie du même nom que leur maison se chargea de défendre seule contre les Èques; qu'enfin, dans le temps de la guerre des Samnites, une garnison ayant été envoyée en Apulie, quelques-uns des Vitellius s'établirent à Nuceria, et que leur postérité, revenue à Rome longtemps après, avait repris sa place au sénat.

II. D'un autre côté, plusieurs historiens prétendent que les Vitellii descendent d'un affranchi. Cassius Severus, et d'autres encore ajoutent que cet affranchi était un savetier, dont le fils, après s'être enrichi aux enchères et par ses délations, épousa une femme de mauvaise vie, fille d'un certain Antiochus, loueur de fours, et que de ce couple naquit un chevalier romain. Nous abandonnons aux lecteurs ces assertions si diverses. Ce qu'il y a de certain, c'est que Vitellius de Nuceria, soit qu'il descendît de cette race antique, soit qu'il eût à rougir de ses parents et de ses aïeux, fut chevalier romain et administrateur des biens d'Auguste. Il laissa quatre fils du même nom, et distingués seulement par leur prénom, Aulus, Quintus, Publius et Lucius, qui tous s'élevèrent à de grandes dignités. Aulus mourut étant consul avec Domitius, père de l'empereur Néron. Magnifique en tout, il était décrié pour la somptuosité de ses repas. Quintus perdit son rang, lorsque, sur la proposition de Tibère, on écarta les sénateurs d'une capacité douteuse. Publius compagnon ,d'armes de Germanicus, accusa et fit condamner Cn. Pison, ennemi et meurtrier de ce jeune prince. Après sa préture, il fut arrêté, comme complice de Séjan, et son frère fut chargé de sa garde. Mais il s'ouvrit les veines avec un couteau de libraire. Toutefois, cédant aux instances de sa famille plutôt qu'à la crainte de la mort, il laissa fermer et guérir ses plaies, et mourut de maladie dans sa prison. Lucius, après son consulat, nommé gouverneur de la Syrie, engagea à force d'adresse Artaban, roi des Parthes, à venir conférer avec lui, et à rendre hommage aux aigles romaines. Il fut ensuite deux fois consul ordinaire et censeur avec Claude; il soutint même le fardeau de l'empire en son absence pendant l'expédition de Bretagne. C'était un homme actif, et auquel on ne pouvait reprocher aucun crime; mais il se déshonora par sa passion pour une affranchie dont il avalait tous les jours en public la salive mêlée avec du miel, comme un remède pour la gorge et les bronches. Il avait d'ailleurs un talent merveilleux pour la flatterie. C'est lui qui le premier imagina d'adorer Caligula comme un dieu. À son retour en Syrie, il n'osa l'aborder que la tête voilée, en se tournant, se retournant et se prosternant.  Pour n'omettre aucun moyen de faire sa cour à Claude, qui était entièrement livré à ses femmes et à ses affranchis, il demanda à Messaline, comme une grâce insigne, la permission de la déchausser. Après lui avoir ôté le brodequin droit, il le porta constamment entre sa toge et sa tunique, et le baisait de temps en temps.  Il vénérait aussi parmi les dieux Lares les statues d'or de Narcisse et de Pallas.  On cite de lui un mot flatteur adressé à l'empereur Claude, pendant qu'il donnait les jeux séculaires: "Puissiez-vous les célébrer souvent!".

III. Il mourut de paralysie le lendemain du jour où il en fut attaqué. Il laissa deux fils qu'il avait eus de Sextilia, femme d'un grand mérite et d'une naissance distinguée. Il les vit tous deux consuls dans la même année, le cadet ayant, pour six mois, succédé à l'aîné. Le sénat honora de funérailles publiques Lucius Vitellius, et lui érigea une statue devant la tribune aux harangues, avec cette inscription: "Modèle d'une piété invariable envers César." Aulus Vitellius, fils de Lucius, et qui fut empereur, naquit le huitième jour avant les calendes d'octobre, ou, selon d'autres, le septième jour avant les ides de septembre, sous le consulat de Drusus César et de Norbanus Flaccus. Ses parents furent si effrayés de son horoscope, que son père fit tous ses efforts pour que, de son vivant, il n'eût aucun gouvernement, et que sa mère, lorsqu'il fut envoyé vers les légions et appelé empereur, le pleura comme si elle l'eût perdu. Vitellius passa son enfance et sa première jeunesse à Caprée, au milieu des prostituées de Tibère, et subit toujours l'infamie du surnom de "Spintria". On crut même qu'il fallait chercher dans ses lâches complaisances la cause de la fortune de son père.

IV. Les années suivantes, il se souilla aussi de toutes sortes d'opprobres. Mais il sut tenir le premier rang à la cour de Caligula, en s'appliquant à conduire les chars, et à celle de Claude, en s'adonnant au jeu de dés. Néanmoins il fut un peu plus agréable encore à Néron par les mêmes moyens, et par un service particulier qu'il lui rendit. Un jour qu'il présidait aux jeux néroniens, voyant que l'empereur, jaloux d'entrer en lice avec les joueurs de luth, sans oser pourtant céder aux instances du peuple, allait sortir du théâtre, il l'arrêta comme chargé de lui porter le voeu public, et parvint à le retenir.

V. La faveur de ces trois princes l'éleva non seulement aux honneurs, mais encore aux premières dignités du sacerdoce. Dans son proconsulat d'Afrique et son intendance des travaux publics, sa réputation fut aussi diverse que sa conduite dans ces deux charges. Il fit preuve d'un désintéressement parfait dans son gouvernement qui dura deux années, en restant légat de son frère quand celui-ci vint le remplacer. Mais, dans son administration urbaine, il passa pour avoir dérobé les offrandes et les ornements des temples, et substitué le cuivre et l'étain à l'or et à l'argent.

VI. Il épousa Petronia, la fille d'un consulaire, et en eut un fils nommé Petronianus, qui était borgne. Sa mère l'ayant institué héritier à condition qu'il cesserait d'être sous la puissance paternelle, Vitellius l'émancipa. Mais on croit qu'il le fit périr peu de temps après, en l'accusant de parricide, et qu'il prétendit que, pressé par le remords, son fils avait avalé le poison qu'il destinait à son père. Il épousa ensuite Galeria Fundana, fille d'un préteur. Il en eut aussi des enfants de l'un et de l'autre sexe. Mais le garçon bégayait à un tel point qu'il en était presque muet.

VII. Galba l'envoya commander dans la Basse-Germanie, au grand étonnement de tout le monde. Il fut, dit-on, redevable de cet honneur au suffrage de T. Vinius, alors tout-puissant et auquel il plaisait depuis longtemps à cause de leur prédilection commune pour la faction des bleus. Mais si l'on considère que Galba disait ouvertement que personne n'était moins à craindre que ceux qui ne songeaient qu'à manger, et que les appétits effrénés de Vitellius pouvaient engloutir les richesses de la province, on verra clairement dans ce choix plus de mépris que de faveur. On sait qu'il n'avait pas l'argent nécessaire à ce voyage. Ses affaires étaient tellement délabrées que sa femme et ses enfants qu'il laissait à Rome, se cachèrent dans un galetas afin qu'il pût louer sa maison pour le reste de l'année. Il détacha même de l'oreille de sa mère une grosse perle, et la mit en gage pour subvenir aux frais de route. La foule de ses créanciers l'attendait et voulait l'arrêter, entre autres les habitants de Sinuesse et de Formies, dont il avait détourné les tributs. Il ne parvint à leur échapper qu'en les menaçant d'accusations calomnieuses dont il avait déjà donné l'exemple. Un affranchi lui ayant énergiquement demandé ce qu'il lui devait, Vitellius lui intenta un procès d'injures, sous prétexte qu'il en avait reçu un coup de pied, et ne s'en départit qu'après lui avoir extorqué cinquante mille sesterces. À son arrivée, les légions mal disposées envers le prince et prêtes à une révolution, reçurent avec joie et les mains levées vers le ciel, comme un présent des dieux, le fils d'un homme qui avait été trois fois consul, encore dans la force de l'âge et d'un caractère facile et dissipateur. Il venait de justifier par des preuves récentes cette ancienne opinion qu'on avait de lui, en embrassant sur toute la route les simples soldats qu'il rencontrait, en prodiguant ses caresses dans les écuries et dans les auberges aux muletiers et aux voyageurs, en demandant à chacun s'il avait déjeuné, et en rotant devant eux pour leur prouver qu'il avait déjà pris ce soin.

VIII. Une fois entré dans le camp, il ne refusa rien à personne. De lui-même il fit grâce de la flétrissure aux gens notés d'infamie, de l'appareil du deuil aux accusés, et du supplice aux condamnés. Aussi un mois s'était à peine écoulé que, sans avoir égard ni au jour ni à l'heure, ses soldats l'enlevèrent subitement un soir de sa chambre à coucher, dans le costume familier où il se trouvait, et le saluèrent empereur. On le promena à travers les quartiers les plus populeux, tenant à la main l'épée de Jules César, qu'on avait tirée du temple de Mars, et qu'un soldat lui avait présentée pendant les premières félicitations. Quand il revint au praetorium, il y avait dans sa salle à manger un feu de cheminée. Tous ses soldats étaient consternés et regardaient l'accident comme un mauvais présage: "Rassurez-vous, leur dit-il, c'est un feu de joie pour nous." Ce fut toute sa harangue. L'armée de la Haute-Germanie, qui avait abandonné Galba pour le sénat, s'étant prêtée à ce mouvement, Vitellius reçut avec empressement le surnom de Germanicus que lui déférait le suffrage universel. Il n'accepta pas sur-le-champ le titre d'Auguste, et refusa toujours celui de César.

IX. Dès qu'on lui eut annoncé la mort de Galba, il mit ordre aux affaires de Germanie, et partagea ses troupes en deux corps pour envoyer l'un contre Othon, et marcher lui-même à la tête de l'autre. La première division reçut un heureux présage. Un aigle parut tout à coup sur la droite, parcourut les enseignes, et précéda insensiblement les légions. Au contraire lorsque Vitellius partit, les statues équestres qu'on lui avait érigées en divers lieux s'abattirent toutes en même temps et se brisèrent les jambes. Le laurier dont il avait couronné sa tête avec un soin religieux tomba dans un ruisseau. Enfin, à Vienne, tandis qu'il rendait la justice du haut de son tribunal, un coq se percha sur son épaule et ensuite sur sa tête. L'événement confirma ces présages. Ses lieutenants lui donnèrent l'empire, et il manqua de force pour le garder.

X. Il était encore dans la Gaule lorsqu'il apprit la victoire de Bédriac et la mort d'Othon. Aussitôt il licencia par un seul édit toutes les cohortes prétoriennes, comme ayant donné un détestable exemple, et leur ordonna de rendre leurs armes aux tribuns. Il fit rechercher et punir de mort cent vingt soldats dont il avait trouvé les pétitions où ils réclamaient d'Othon la récompense du service qu'ils avaient rendu en faisant périr Galba. Cet acte de justice, vraiment grand et magnanime, aurait annoncé un prince accompli, si le reste de sa conduite, démentant son caractère et sa vie passée, eût répondu à la majesté de l'empire. Dès le commencement de sa marche, il traversa les villes à la manière des triomphateurs, et il passa les fleuves sur les barques les plus élégantes, ornées de diverses couronnes, au milieu des apprêts des plus somptueux festins. Nul ordre ni dans sa maison ni dans son escorte. Il plaisantait des rapines et des excès de tout genre. Non contents d'un repas public qui les attendait partout, les gens de sa suite mettaient en liberté qui ils voulaient, frappant, blessant et quelquefois tuant quiconque s'opposait à leurs caprices. En arrivant sur le champ de bataille, il dit ces mots exécrables à quelques personnes qui témoignaient leur répugnance pour l'odeur des cadavres: "Un ennemi mort sent toujours bon, surtout un concitoyen." Cependant, pour diminuer l'effet de cette exhalaison, il avala beaucoup de vin et en fit distribuer à sa suite. Ce fut avec le même orgueil et la même insolence qu'à l'aspect de la pierre qui portait pour épitaphe: "À la mémoire d'Othon", il dit que ce mausolée était digne de ce prince. Il envoya à Cologne le poignard avec lequel ce prince s'était tué, et ordonna qu'il fût consacré à Mars. Il célébra aussi un sacrifice nocturne sur le sommet de l'Apennin.

XI. Enfin Vitellius entra dans Rome au son des trompettes, en habit guerrier, ceint de son épée, au milieu des aigles et des enseignes. Sa suite était vêtue de casaques militaires, et ses soldats avaient les armes à la main. Ensuite, foulant de plus en plus aux pieds les lois divines et humaines, il prit possession du souverain pontificat le jour anniversaire de la bataille d'Allia, fit des élections pour dix ans, se déclara consul perpétuel, et, afin qu'on ne doutât pas du modèle de gouvernement qu'il se proposait de suivre, il convoqua tous les prêtres au milieu du champ de Mars, et offrit un sacrifice aux mânes de Néron. Il invita publiquement un joueur de luth qui le charmait dans un splendide festin, à lui donner quelque chose des poèmes du Dominicum. Dès que le musicien eut entonné un des chants de Néron, Vitellius fut le premier à manifester sa joie par des applaudissements.

XII. Tels furent les commencements de ce règne, livré en grande partie aux plus viles créatures, à des histrions, à des conducteurs de chars, et surtout à l'affranchi Asiaticus, dont il suivait les conseils et les caprices. Attaché à Vitellius dès sa première jeunesse par un commerce de prostitution mutuelle, Asiaticus s'enfuit de dégoût. Le prince le retrouva à Pouzzoles vendant de la piquette. Il le fit jeter dans les fers, et bientôt le délivra pour l'assujettir de nouveau à ses infâmes plaisirs. Choqué de son humeur indépendante et de son penchant au vol, il le vendit à un maître de gladiateurs ambulants; puis, voyant qu'il était réservé pour la fin du combat, il le reprit tout à coup. Ce ne fut que lorsque Vitellius fut nommé au gouvernement d'une province qu'il lui accorda sa liberté. Le jour de son avènement au trône, il lui donna l'anneau d'or à table, quoique le matin du même jour il eût répondu à ceux qui lui demandaient cette grâce pour Asiaticus, qu'il regardait comme un abus détestable d'imprimer cette tache à l'ordre des chevaliers.

XIII. Ses vices favoris étaient la cruauté et la gourmandise. Il faisait régulièrement trois et quelquefois quatre repas, le petit déjeuner, le déjeuner, le dîner et l'orgie. Il suffisait à tout par l'habitude de se faire vomir. Il s'annonçait le même jour chez diverses personnes, et chaque repas ne coûtait pas moins de quatre cent mille sesterces. Le plus fameux fut celui que lui donna son frère à son arrivée. On y servit, dit-on, deux mille poissons des plus fins, et sept mille oiseaux. Il surpassa encore cette magnificence en faisant l'inauguration d'un plat d'une grandeur énorme, qu'il appelait "l'égide de Minerve, protectrice de la ville". On y avait mêlé des foies de scares, des cervelles de faisans et de paons, des langues de flamants, des laitances de lamproies. Pour composer ce plat on avait fait courir des vaisseaux depuis le pays des Parthes jusqu'au détroit de Gadès. La gloutonnerie de Vitellius était non seulement vorace, mais encore sordide et déréglée. Jamais, dans un sacrifice ou dans un voyage, il ne put s'empêcher de prendre sur l'autel et d'avaler des viandes et des gâteaux à peine retirés du feu. Le long des chemins, dans les cabarets, il s'emparait des mets encore fumants, ou dévorait ceux de la veille qui étaient à demi rongés.

XIV. Toujours prêt à envoyer le premier venu à la mort ou aux supplices, sur les plus légers prétextes, il fit périr, au moyen de mille perfidies, de nobles Romains, ses condisciples et ses camarades qu'il avait attirés auprès de lui par les caresses les plus séduisantes, comme pour leur faire partager l'empire. Il alla jusqu'à empoisonner de sa propre main un de ses amis qui, dans un accès de fièvre, lui avait demandé une potion d'eau fraîche. Il n'épargna presque aucun des usuriers, des créanciers ni des publicains qui à Rome lui avaient réclamé ce qu'il devait, ou qui, dans ses voyages, lui avaient fait payer la taxe. Il condamna l'un d'eux à mort pendant qu'il venait le saluer; puis donna ordre qu'on le ramenât sur-le-champ. Déjà tout le monde louait sa clémence, quand il le fit exécuter devant lui, disant qu'il voulait repaître ses yeux de ce spectacle. Il associa au supplice de leur père deux fils qui s'étaient efforcés d'obtenir sa grâce. Un chevalier romain qu'on traînait à la mort, s'étant écrié: "Tu es mon héritier", il le força de produire le testament; et, quand il vit que l'affranchi de ce chevalier lui était donné pour cohéritier, il ordonna que le chevalier fût étranglé avec l'affranchi. Quelques hommes du peuple furent mis à mort pour avoir médit publiquement de la faction des bleus. Il pensait qu'ils n'avaient eu cette hardiesse que par mépris pour sa personne et dans l'espoir d'une révolution. Il en voulait surtout aux astrologues domestiques. Il suffisait qu'on les accusât pour qu'il les fît périr sans les entendre. Ce qui l'exaspéra contre eux, c'est qu'après son édit qui leur ordonnait de sortir de Rome et de l'Italie avant les calendes d'octobre, il parut une affiche ainsi conçue: "Salut. Les Chaldéens défendent à Vitellius Germanicus de se trouver, passé ce terme, en quelque lieu que ce soit." Il fut soupçonné aussi d'avoir avancé les jours de sa mère en la privant de nourriture, sous prétexte de maladie, sur la prédiction d'une devineresse du pays des Chattes qu'il croyait comme un oracle, et qui lui annonçait un règne long et tranquille, s'il survivait à sa mère. D'autres disent que, dégoûtée du présent et effrayée de l'avenir, elle lui avait demandé du poison qu'il lui avait donné sans nulle peine.

XV. Le huitième mois de son règne, les légions de Mésie, de Pannonie, et, au-delà des mers, celles de Syrie et de Judée se révoltèrent; toutes prêtèrent serment à Vespasien absent ou présent. Pour conserver l'attachement et la faveur de ce qui lui restait, il ne mit aucunes bornes à ses largesses, soit au nom de l'État, soit pour son compte particulier. Il ordonna des levées dans Rome, promettant aux volontaires non seulement des congés après la victoire, mais encore les récompenses accordées aux vétérans pour un service complet. Pressé par ses ennemis sur terre et sur mer, il leur opposa, d'un côté, son frère avec une flotte, des milices nouvelles et des gladiateurs; de l'autre, les troupes et les généraux qui avaient vaincu à Bédriac. Ensuite, trahi ou battu de toutes parts, il fit un traité avec Flavius Sabinus, frère de Vespasien, en stipulant sa sûreté personnelle et cent millions de sesterces. Immédiatement après, il parut sur les degrés du Palatin et déclara devant ses soldats rassemblés, qu'il renonçait à l'empire qu'il avait accepté malgré lui. Mais, sur leur réclamation générale, il différa, laissa passer une nuit, descendit, au point du jour, en habit de deuil, vers la tribune aux harangues, et, les yeux inondés de larmes, répéta, mais en la lisant, la même déclaration. Le peuple et les soldats s'y opposèrent encore, l'exhortant à ne pas se laisser abattre, et lui promettant à l'envi leurs services. Encouragé par ce dévouement, il surprit par une attaque soudaine Sabinus et les autres partisans de Flavius, les poussa jusque dans le Capitole, et les étouffa en mettant le feu au temple de Jupiter. Il regardait le combat et l'incendie du haut de la maison de Tibère où il était à table. Bientôt après il se repentit de cette violence, la rejeta sur d'autres, convoqua le peuple, jura et fit jurer à tous de n'avoir rien de plus cher que le repos public. Alors, détachant son épée, il l'offrit au consul, et, sur son refus, à chacun des magistrats et des sénateurs. Personne n'en voulant, il partit comme pour aller la déposer dans le temple de la Concorde. Mais quelques-uns s'étant écrié qu'il était lui-même la Concorde, il revint sur ses pas, et protesta que non seulement il gardait son épée, mais encore qu'il acceptait le surnom de Concorde.

XVI. Il engagea les sénateurs à envoyer des députés accompagnés des Vestales pour demander la paix, ou du moins un peu de temps pour délibérer. Le lendemain, tandis qu'il attendait la réponse, un de ses éclaireurs lui annonça que l'ennemi approchait. Aussitôt il se cacha dans une chaise à porteurs, et, suivi seulement de son boulanger et de son cuisinier, il se dirigea secrètement vers le mont Aventin et la maison de son père, pour s'enfuir de là en Campanie. Le bruit s'étant répandu confusément que l'ennemi avait accordé la paix, il se laissa reporter dans son palais. Mais, l'ayant trouvé désert, et se voyant lui-même abandonné par les gens de sa suite, il s'entoura d'une ceinture remplie de pièces d'or, se réfugia dans la loge du portier, attacha le chien devant la porte, et la barricada de son lit et de son matelas.

XVII. Les coureurs de l'armée ennemie avaient déjà fait irruption dans la ville. Ne rencontrant personne, ils cherchèrent partout, comme d'ordinaire. Ils retirèrent Vitellius de sa cachette, et, ne le connaissant pas, lui demandèrent qui il était et s'il savait où était l'empereur. D'abord il s'en tira par un mensonge; mais, se voyant reconnu, il ne cessa de supplier, comme s'il avait à révéler des secrets qui intéressaient la vie de Vespasien, qu'on voulût bien le garder en prison. On lui lia les mains derrière le dos, on lui jeta une corde au cou, on déchira ses vêtements, et on le traîna demi-nu sur le Forum, en lui prodiguant, le long de la voie sacrée, toutes sortes d'outrages. On lui ramena la tête en arrière par les cheveux, comme cela se pratique pour les criminels; on lui mit aussi la pointe d'une épée sous le menton pour le forcer à montrer son visage, et l'empêcher de baisser le front. Quelques-uns lui jetaient des ordures et de la boue, d'autres l'appelaient goinfre et incendiaire. Des gens du peuple lui reprochaient jusqu'aux défauts de son corps; car il avait une taille gigantesque, la face empourprée par l'ivrognerie, le ventre gros et une jambe éclopée par le choc d'un quadrige lorsqu'il servait Caligula dans ses courses de char. Enfin, parvenu aux Gémonies, il fut déchiré et achevé à petits coups, puis de là traîné avec un croc dans le Tibre.

XVIII. Il périt avec son frère et son fils dans la cinquante-septième année de son âge, justifiant la prédiction qu'on lui avait faite à Vienne à propos du prodige que nous avons rapporté, qu'il tomberait entre les mains d'un Gaulois. En effet, il fut vaincu par Antonius Primus, chef du parti adverse, qui était né à Toulouse, et qui, dans son enfance, était surnommé Beccus, ce qui signifie "bec de coq".

Vespasien

I. L'empire qui, par la révolte et la mort de trois princes, avait longtemps flotté incertain, s'affermit enfin en se fixant dans la maison Flavia. Sans doute elle était obscure et ne pouvait produire aucun portrait de ses aïeux, mais elle doit toujours être chère aux Romains, quoiqu'il soit notoire que Domitien porta la peine de son avarice et de sa cruauté. Titus Flavius Petro, citoyen du municipe de Réate, avait été centurion ou soldat d'élite du parti de Pompée, pendant la guerre civile. Il prit la fuite à la journée de Pharsale, et se retira chez lui. Là, ayant obtenu son pardon et son congé, il se fit receveur des enchères. Son fils, surnommé Sabinus, demeura étranger au service militaire. Quelques auteurs prétendent néanmoins qu'il fut centurion primipilaire, et que, pendant qu'il était revêtu de ce grade, il fut dégagé de son serment pour cause de maladie. Sabinus fit rentrer en Asie l'impôt du quarantième. On conserve des statues que les villes lui avaient érigées avec cette inscription: "Au receveur intègre." Il fit ensuite des affaires en Helvétie où il mourut, laissant une veuve, Vespasia Polla, et deux enfants qu'il en avait eus. L'aîné, Sabinus, s'éleva jusqu'à la préfecture de Rome, et le second, Vespasien, parvint à l'empire. Polla était d'une bonne famille de Nursie. Son père, Vespasius Pollion, avait été trois fois tribun militaire et préfet du camp. Son frère était sénateur de rang prétorien. Il y a encore, près du sixième milliaire de la route de Nursia à Spolète, sur une hauteur, un lieu qui porte le nom de Vespasies, où se trouvent de nombreux monuments qui attestent avec gloire la grandeur et l'ancienneté de cette famille. Quelques-uns, je le sais, veulent que le père de Petro, né au-delà du Pô, ait été un de ces loueurs d'ouvriers qui passent tous les ans de l'Ombrie dans le pays des Sabins pour y cultiver les terres, et qu'il se fût établi à Réate, où il se maria. Mais, malgré les plus minutieuses recherches, je n'ai trouvé aucune trace de ce fait.

II. Vespasien naquit dans la pays des Sabins, au-delà de Réate, dans un petit bourg nommé Falacrines, le quinzième jour avant les calendes de décembre au soir, sous le consulat de Q. Sulpicius Camerinus et de C. Poppaeus Sabinus, cinq ans avant la mort d'Auguste. Il fut élevé chez son aïeule paternelle, Tertulla, dans ses domaines de Cosa. Aussi, quand il fut empereur, il visita souvent ce séjour de son enfance qu'il laissa tel qu'il était, ne voulant rien changer à des objets auxquels ses yeux étaient accoutumés. La mémoire de son aïeule lui était si chère, que dans les fêtes et les solennités, il continua de boire dans sa petite coupe d'argent. Après avoir pris la toge virile, il eut longtemps de l'aversion pour le laticlave, quoique son frère en fût déjà revêtu, et il fallut l'intervention de sa mère pour le contraindre à le demander. Encore y réussit-elle moins par ses instances ou par son autorité que par ses railleries; car elle lui reprochait de temps en temps d'être le valet de son frère. Il servit dans la Thrace en qualité de tribun des soldats. Pendant sa questure, il obtint par le sort la province de Crète et Cyrénaïque. Candidat pour l'édilité et ensuite pour la préture, il n'obtint la première qu'après avoir essuyé des refus, et seulement en sixième ordre, tandis qu'il arriva à la seconde de prime abord et des premiers. Dans sa préture, il fit tout pour s'attirer les faveurs de Caius qui alors était irrité contre le sénat. Il demanda des jeux extraordinaires pour célébrer la victoire de l'empereur en Germanie, et fut d'avis de refuser la sépulture à ceux qui seraient condamnés pour crime de conspiration. Enfin il remercia Caius en plein sénat de l'honneur qu'il lui avait fait de l'inviter à souper.

III. Il épousa vers ce temps Flavia Domitilla, qui avait été jadis la favorite de Statilius Capella, chevalier romain de Sabrate en Afrique. Elle ne jouissait que du droit des Latins, mais un jugement de réintégration lui rendit l'entière liberté et le droit de cité romaine. Car elle fut réclamée par son père, Flavius Liberalis, né à Férentium qui n'était que le greffier d'un questeur. Il en eut trois enfants, Titus, Domitien et Domitilla. Il survécut à sa femme et à sa fille, et les perdit toutes deux avant d'arriver à l'empire. Après la mort de sa femme, il reprit son ancienne maîtresse Cénis, affranchie d'Antonia à laquelle elle servait de secrétaire. Il vécut avec elle, et, quand il fut sur le trône, elle tenait à peu près le rang de légitime épouse.

IV. Sous le règne de Claude, il fut, par le crédit de Narcisse, envoyé en Germanie comme légat de légion. De là il passa en Bretagne où il combattit trente fois les ennemis. Il soumit deux peuples très belliqueux, plus de vingt places, et l'île de Vectis, voisine de la Bretagne, tantôt sous le commandement d'Aulus Plautius, lieutenant consulaire, tantôt sous celui de Claude lui-même. Aussi reçut-il les ornements du triomphe et peu de temps après, un double sacerdoce. Il fut même créé consul pendant les deux derniers mois de l'année. Depuis ce temps jusqu'à ce qu'il fût proconsul, il vécut dans le repos et la retraite, redoutant Agrippine qui avait encore du crédit auprès de son fils, et qui, même après la mort de Narcisse, haïssait les partisans de ce favori. L'Afrique lui étant échue par le sort, il la gouverna avec une parfaite intégrité, et y obtint une haute considération; ce qui n'empêcha pas que, dans une sédition à Hadrumète, on ne lui lançât des navets. Il revint pauvre à Rome. Son crédit même était si épuisé, qu'il engagea tous ses domaines à son frère, et fut obligé, pour soutenir son rang, de s'abaisser au métier de maquignon; aussi l'appelait-on communément "le Muletier". Il fut aussi, dit-on, convaincu d'avoir extorqué deux cent mille sesterces à un jeune homme pour lequel il avait obtenu le laticlave contre la volonté de son père, et essuya de graves reproches pour ce fait. En accompagnant Néron dans son voyage en Grèce, il encourut une complète disgrâce pour être sorti souvent ou s'être endormi pendant que ce prince chantait. Il fut non seulement éloigné de sa suite, il lui fut même interdit de venir lui rendre ses devoirs en public. Vespasien se retira dans une petite ville écartée. Ce fut dans cette retraite, au moment où il craignait pour sa vie, qu'on vint lui offrir un commandement et une armée. De temps immémorial il régnait dans tout l'Orient une vieille tradition: les Destins avaient prédit que ceux qui viendraient de la Judée, à cette époque, seraient les maîtres du monde. Cet oracle, qui concernait un empereur romain, comme l'événement le prouva dans la suite, les Juifs se l'appliquèrent à eux-mêmes. Ils se révoltèrent, mirent à mort leur gouverneur, chassèrent le légat consulaire de Syrie qui venait à son secours, et lui enlevèrent son aigle. Pour apaiser ce soulèvement, il fallait une armée considérable et un chef intrépide qui, pût garantir le succès d'une expédition aussi importante. Vespasien fut choisi de préférence à tout autre, comme joignant à un talent éprouvé une naissance obscure et un nom dont on n'avait rien à redouter. Il renforça ses troupes de deux légions, de huit escadrons et de dix cohortes, prit son fils aîné au nombre de ses lieutenants, et, dès son arrivée, s'attira l'affection des provinces voisines, en rétablissant la discipline militaire. Il déploya tant d'énergie dans un ou deux combats, qu'au siège d'un fort, il fut blessé au genou d'un coup de pierre, et reçut plusieurs traits sur son bouclier.

V. Après Néron et Galba, lorsque Othon et Vitellius se disputèrent l'empire, il conçut l'espoir de régner, espoir depuis longtemps fondé sur des prodiges. Dans un domaine que les Flavii possédaient près de nome, il y avait un vieux chêne consacré à Mars, qui, après trois accouchements de Vespasia, avait chaque fois poussé un rejeton, signe infaillible de la destinée de chacun de ses enfants. Le premier était maigre et s'était bientôt desséché. Aussi la fille qui venait de naître ne passa pas l'année. Le second, robuste et élancé, présageait un grand bonheur. Le troisième ressemblait à un arbre. Sabinus le père alla, dit-on, sur la foi d'un haruspice, annoncer à sa mère qu'il lui était né un petit-fils qui serait César. Elle ne lui répondit que par un éclat de rire, s'étonnant que son fils radotât déjà, tandis qu'elle avait encore toute sa tête. Dans la suite, lorsque Vespasien fut édile, Caius, outré de ce qu'il n'avait pas fait balayer les rues, ordonna qu'on le couvrît de boue. En exécutant cet ordre, les soldats salirent un pan de sa toge. Dès lors on présuma qu'un jour la république, foulée aux pieds et abandonnée à elle-même au milieu des troubles civils, se réfugierait dans son sein, comme dans un asile assuré. Une autre fois, pendant son dîner, un chien étranger apporta d'un carrefour une main d'homme qu'il jeta sous la table.  D'un autre côté, tandis qu'il soupait, un bœuf de labour ayant rompu son joug, se précipita dans la salle à manger, mit les esclaves en fuite, puis, tout à coup, comme s'il s'était fatigué, tomba à ses pieds et lui présenta le cou. À la campagne de son aïeul, un cyprès déraciné et renversé, sans avoir été frappé par la tempête, se releva le lendemain plus vert et plus vigoureux. En Achaïe, il rêva qu'une ère de prospérité commencerait pour lui et pour les siens, dès qu'on aurait ôté une dent à Néron; et, le lendemain, s'étant rendu dans l'antichambre de ce prince, le médecin lui montra une dent qu'il venait de lui arracher. Dans la Judée, il consulta l'oracle du dieu Carmel, et le sort lui répondit que ce qu'il pensait en ce moment, quelque grands que fussent ses desseins, il lui en assurait le succès. Josèphe, un des plus nobles prisonniers, au moment où on le jetait dans les fers, ne cessa d'affirmer que bientôt il serait délivré par Vespasien, et par Vespasien empereur. De Rome on lui annonçait d'autres présages. Dans ses derniers jours, Néron avait été averti en songe de faire transporter de son sanctuaire le char sacré de Jupiter, dans la maison de Vespasien, et de là dans le cirque. Peu de temps après, lorsque Galba réunit les comices pour son second consulat, la statue de Jules César s'était tournée d'elle-même vers l'orient. Enfin, à Bédriac, avant qu'on en vint aux mains, deux aigles s'étaient battus en présence des deux armées, et l'un ayant été vaincu, un troisième était venu du levant et avait chassé le vainqueur.

VI. Cependant, malgré le zèle et les instances des siens, il fallut pour le déterminer la déclaration inattendue de quelques troupes lointaines qu'il ne connaissait pas. Deux mille hommes appartenant aux trois légions de l'armée de Mésie, avaient été envoyés au secours d'Othon. Ils étaient déjà en route quand ils apprirent sa défaite et sa mort. Ils ne laissèrent pas de s'avancer jusqu'à Aquilée, comme s'ils doutaient de cette nouvelle. Là, profitant de l'occasion et de leur liberté, ils s'abandonnèrent à toutes sortes de rapines. Mais, craignant qu'à leur retour il ne fallût en rendre compte, et subir la peine de leurs excès, ils résolurent d'élire et de faire un empereur, ne se croyant au-dessous ni des légions d'Espagne qui avaient proclamé Galba, ni des prétoriens qui avaient couronné Othon, ni de l'armée de Germanie qui avait élevé Vitellius. Ils passèrent donc en revue les noms de tous les légats consulaires, en quelque lieu qu'ils fussent. Ils n'en admettaient aucun pour des raisons diverses, lorsque quelques soldats de la troisième légion, qui, vers la fin du règne de Néron, avait été transportée de Syrie en Mésie, firent le plus grand éloge de Vespasien. Tous applaudirent et sur-le-champ inscrivirent son nom sur leurs enseignes. Cependant cette élection n'eut pas de suite, parce que les soldats rentrèrent peu à peu dans le devoir. Mais le fait s'étant ébruité, Tiberius Alexander, préfet d'Égypte, fut le premier qui engagea les légions à prêter serment à Vespasien, le jour des calendes de juillet. Ce jour, qui signalait son avènement au trône, fut dans la suite fêté religieusement. L'armée de Judée lui jura fidélité le cinquième jour avant les ides de juillet. Plusieurs circonstances contribuèrent puissamment au succès de l'entreprise: d'abord la copie répandue d'une lettre, vraie ou supposée, d'Othon à Vespasien, où, avant de mourir, il le chargeait de le venger, et le priait de secourir l'empire; ensuite le bruit qui courut que Vitellius voulait changer les quartiers d'hiver des légions, et transporter en Orient celles de Germanie pour leur assurer un service plus doux et plus tranquille; enfin Licinius Mucianus, l'un des gouverneurs des provinces, et Vologèse, roi des Parthes: le premier renonça à la haine ouverte que la jalousie lui avait inspirée jusqu'alors, et lui assura l'aide de ses troupes de Syrie; le second lui promit quarante mille archers.

VII. Vespasien commença donc la guerre civile. Il envoya ses généraux et ses troupes en Italie, et se rendit à Alexandrie pour s'emparer des portes de l'Égypte. Là, ayant éloigné sa suite, il entra seul dans le temple de Sérapis pour le consulter sur la durée de son règne. Après s'être pleinement assuré la faveur du dieu, il se retourna. Alors il crut voir l'affranchi Basilidès qui lui offrait de la verveine, des couronnes et des gâteaux, suivant l'usage établi dans ce lieu. Cependant personne n'avait introduit ce Basilidès, que la goutte empêchait depuis longtemps de marcher, et que tout le monde savait être fort éloigné de là. Aussitôt arriva une lettre qui annonçait que les troupes de Vitellius avaient été défaites à Crémone, et qu'il avait été tué à Rome. Vespasien, prince nouveau et en quelque sorte improvisé, manquait encore de ce majestueux prestige qui appartient au souverain pouvoir: il ne se fit pas attendre. Deux hommes du peuple, l'un aveugle et l'autre boiteux, se présentèrent devant son tribunal, le priant de les guérir, sur l'assurance que Sérapis leur avait donnée pendant leur sommeil, que l'un recouvrerait la vue, si l'empereur voulait imprégner ses yeux de salive, et que l'autre se tiendrait ferme sur ses jambes, s'il daignait le toucher du pied. Vespasien, n'augurant aucun succès d'une telle cure, n'osait pas même l'essayer. Ses amis l'encouragèrent. Il fit donc l'une et l'autre expérience devant le peuple assemblé, et réussit. Vers le même temps, sur l'indication des devins, on déterra à Tégée, en Arcadie, des vases antiques qui étaient enfouis dans un lieu consacré, et l'on y reconnut la vivante image de Vespasien.

VIII. Tel était Vespasien quand il revint à Rome, précédé d'une immense renommée. Après avoir triomphé des Juifs, il ajouta huit consulats à l'ancien. Il se chargea aussi de la censure. Pendant le cours de son règne, il mit tous ses soins à raffermir d'abord l'État ébranlé et penchant vers sa ruine, et ensuite à en rehausser l'éclat. Les soldats étaient parvenus au comble de la licence et de l'audace, les uns par trop de confiance en leur victoire, les autres par la douleur qu'ils ressentaient de leur ignominie. Le plus grand désordre régnait dans les provinces, dans les villes libres, et même dans quelques royaumes. Vespasien licencia une grande partie des troupes de Vitellius et contint l'autre. Loin d'accorder une grâce extraordinaire à ceux qui avaient pris part à sa victoire, il leur fit attendre fort tard les récompenses qui leur étaient dues. Il ne laissait échapper aucune occasion de réformer les mœurs. Un jeune homme se présenta devant lui, tout parfumé d'essences, pour le remercier d'une préfecture qu'il avait obtenue. Non content de lui témoigner son dégoût, il lui dit d'un ton sévère: "J'aimerais mieux que vous sentissiez l'ail." Et il révoqua sa nomination. Les matelots qui vont tour à tour à pied d'Ostie et de Pouzzoles à Rome, lui demandèrent une indemnité pour leurs chaussures. Il les renvoya sans réponse; il fit plus, il leur ordonna d'aller désormais pieds nus, et depuis ce temps ils vont ainsi. Il priva de la liberté l'Achaïe, la Lycie, Rhodes, Byzance, Samos, et les réduisit en provinces romaines, ainsi que la Thrachée-Cilicie et la Commagène, jusqu'alors gouvernées par des rois. Il mit des légions en Cappadoce, à cause des continuelles incursions des Barbares, et y établit un gouverneur consulaire, au lieu d'un chevalier romain. Rome était défigurée par les incendies et par les ruines. Il permit à chacun d'occuper les terrains vacants, et d'y bâtir, si les propriétaires négligeaient de le faire. Lui-même entreprit la restauration du Capitole, et, pour déblayer les décombres, il mit le premier la main à l'œuvre, en portant des matériaux sur ses épaules. Il fit refaire trois mille tables d'airain, détruites dans les flammes. On en rechercha de tous côtés des copies. C'est la plus ancienne et la plus belle collection officielle de l'empire. Elle renferme, presque depuis l'origine de Rome, les sénatus-consultes et les plébiscites sur les alliances, les traités et les privilèges accordés à chacun.

IX. Il entreprit aussi des constructions nouvelles: le temple de la Paix, près du Forum ; celui de Claude sur le mont Caelius, commencé par Agrippine et presque détruit par Néron; un amphithéâtre au milieu de la ville, fait sur les plans d'Auguste. Il épura et compléta les premiers ordres de l'État, épuisés par mille meurtres, et dégénérés par d'anciens abus. Dans la revue qu'il fit des sénateurs et des chevaliers, il expulsa les plus indignes, et mit à leur place les plus honnêtes citoyens de l'Italie et des provinces; et, pour faire comprendre que ces deux ordres différaient moins par la liberté que par la dignité, il prononça dans la querelle d'un sénateur et d'un chevalier romain, qu'il n'était pas permis de dire des injures à un sénateur, mais qu'il était juste et légitime de rendre outrage pour outrage.

X. Le nombre des procès s'était accru partout dans une proportion démesurée, les anciens étant suspendus par l'interruption de toute juridiction, et le désordre des temps en produisant sans cesse de nouveaux. Il choisit par la voie du sort des juges qui devaient faire restituer les biens enlevés pendant les guerres civiles, afin d'expédier à titre extraordinaire et de réduire à une très petite quantité les affaires de la compétence des centumvirs, qui étaient si nombreuses, qu'elles ne paraissaient pas pouvoir être plaidées du vivant des parties.

XI. La débauche et le luxe, ne trouvant aucun frein, s'étaient répandus partout. Il fit décider par le sénat que toute femme qui s'unirait à l'esclave d'autrui, serait regardée comme esclave elle-même, et que les usuriers qui prêtaient aux fils de famille ne pourraient jamais exiger leurs créances, pas même après la mort des pères.

XII. Son règne, depuis le commencement jusqu'à la fin, fut d'ailleurs celui d'un prince affable et clément. Jamais il ne dissimula la médiocrité de son origine; il s'en glorifia même souvent. Il tourna en ridicule quelques flatteurs qui voulaient faire remonter la maison Flavia jusqu'aux fondateurs de Réate et à un compagnon d'Hercule, dont on voit le monument sur la voie Salaria. Loin de rechercher la pompe extérieure, le jour de son triomphe, fatigué de la lenteur de la marche et de l'ennui de la solennité, il ne put s'empêcher de dire qu'il était justement puni d'avoir eu assez peu de bon sens à son âge pour souhaiter le triomphe, comme s'il était dû à ses aïeux ou qu'il l'eût jamais espéré. Il ne consentit que fort tard à recevoir la puissance tribunitienne et le titre de père de la patrie. Quant à l'usage de fouiller ceux qui venaient lui rendre leurs devoirs, il l'avait aboli dès le temps de la guerre civile.

XIII. Il supportait avec une douceur extrême la franchise de ses amis, les railleries des avocats et l'indépendance des philosophes. Licinius Mucianus, dont on connaissait les mœurs infâmes, mais que ses services avaient enorgueilli, parlait de lui avec peu de respect. Il ne le reprit jamais qu'en secret, et se contenta de récriminer contre lui en s'adressant à un ami commun, et il ajoutait: "Du moins, je suis un homme." Il alla jusqu'à louer Salvius Liberalis d'avoir osé dire, en défendant un riche client: "Qu'importe à César qu'Hipparque possède cent millions de sesterces?". Demetrius le Cynique, l'ayant rencontré après sa condamnation, ne daigna ni se lever ni le saluer, et lui lança même une injure. L'empereur se contenta de l'appeler "chien".

XIV. Toujours prêt à oublier et à pardonner les torts et les inimitiés, il établit magnifiquement la fille de Vitellius, son ennemi, la dota et la pourvut de tout. Sous le règne de Néron, lorsque la cour lui était interdite, comme il demandait en tremblant à un des officiers de service quel parti il prendrait et où il irait, celui-ci le mit à la porte et l'envoya promener. Dans la suite, quand cet homme vint lui demander grâce, il lui fit exactement la même réponse. Son ressentiment n'alla pas plus loin. Incapable de sacrifier personne à ses craintes ou à ses soupçons, il fit consul Mettius Pomposianus, quoique ses amis l'avertissent de se méfier d'un homme qui passait pour être né sous une étoile qui présageait l'empire: "Eh bien, dit-il, il se souviendra un jour de mon bienfait."

XV. Il serait difficile de trouver un homme innocent puni sous son règne, si ce n'est en son absence et à son insu, ou du moins contre son gré et par erreur. Helvidius Priscus était le seul qui ne l'eût salué que de son nom de Vespasien, à son retour de Syrie; dans les actes de sa préture, il avait aussi négligé de lui rendre hommage et de prononcer son nom. Vespasien ne se fâcha que lorsque Helvidius, dans les plus insolentes invectives, l'eût presque abaissé au dernier rang des citoyens [???]. Il l'exila d'abord, et ordonna même ensuite qu'on le mît à mort. Mais, voulant le sauver à tout prix, il envoya un contre-ordre, et il lui aurait sauvé la vie, si on ne lui eût pas dit faussement qu'il n'était plus temps. Au reste, loin de se réjouir jamais de la mort de personne, il pleurait et gémissait quand il prononçait les plus justes supplices.

XVI. Le seul reproche qu'on lui fasse avec raison, c'est d'avoir aimé l'argent. En effet, non content d'avoir rétabli les impôts abolis sous Galba, d'en avoir ajouté de nouveaux et de plus lourds, d'avoir augmenté et quelquefois doublé les tributs des provinces, il fit des négoces honteux même pour un particulier, achetant des marchandises pour en tirer profit plus tard. Il ne se faisait point scrupule de vendre les magistratures aux candidats, ni les absolutions aux accusés, tant innocents que coupables. On croit même qu'il affectait d'élever aux plus grands emplois ses agents les plus rapaces, afin de les condamner lorsqu'ils se seraient enrichis. Il s'en servait, disait-on, comme d'éponges que l'on trempe quand elles sont sèches, et que l'on presse quand elles sont humides. Cette cupidité, selon quelques-uns, était dans son caractère, et lui fut reprochée par un vieux bouvier qui, ne pouvant en obtenir la liberté gratuite, lorsqu'il fut parvenu à l'empire, s'écria que le renard changeait de poil, mais non de moeurs. Selon d'autres, c'était un effet de la nécessité. Le trésor et le fisc étaient si pauvres, que Vespasien fut obligé de recourir au pillage et à la rapine; et c'est ce qui lui fit déclarer à son avènement au trône, que l'État avait besoin de quatre milliards de sesterces pour subsister. Cette dernière opinion paraît d'autant plus vraisemblable, que Vespasien faisait un excellent emploi de ce qu'il avait mal acquis.

XVII. Ses libéralités s'étendaient sur tout le monde. Il compléta la fortune des sénateurs, établit un revenu annuel de cinq cent mille sesterces pour les consulaires pauvres, et dans tout l'empire fit reconstruire avec des embellissements un grand nombre de villes incendiées ou renversées par des tremblements. de terre.

XVIII. Il protégea surtout les talents et les arts. Il fut le premier qui constitua sur le fisc, aux rhéteurs grecs et latins, une pension annuelle de cent mille sesterces. Il accorda de riches présents et de hautes récompenses aux poètes et aux artistes remarquables, par exemple à celui qui fit la Vénus de Cos, et à celui qui répara le Colosse. Un mécanicien promettait de transporter à peu de frais au Capitole des colonnes immenses. Il lui offrit une forte somme pour son devis; mais il ne le mit pas à exécution: "Permettez-moi, lui dit-il, de nourrir le pauvre peuple."

XIX. Il fit jouer aussi d'anciennes pièces aux jeux qui furent célébrés pour la dédicace du théâtre de Marcellus nouvellement restauré. Il donna à l'auteur tragique Appellaris quatre cent mille sesterces; à Terpnus et à Diodore, joueurs de luth, deux cent mille ; à quelques autres cent mille; à d'autres, pour le moins quarante mille, sans compter une multitude de couronnes d'or. Il ordonnait souvent de riches festins pour faire gagner les marchands de denrées. Il distribuait des étrennes aux hommes pendant les Saturnales, et aux femmes le jour des calendes de mars. Ces prodigalités ne purent néanmoins effacer son ancienne réputation d'avarice. Les habitants d'Alexandrie continuèrent de l'appeler Cybiosacte, du nom d'un de leurs rois qui avait été d'une lésine sordide. À ses funérailles, le premier pantomime nommé Favor, qui représentait l'empereur et contrefaisait, selon la coutume, ses paroles et ses gestes, demanda publiquement aux gens d'affaires combien coûtaient le convoi et les obsèques. Comme ils répondirent: "Dix millions de sesterces", il s'écria: "Donnez-m'en cent mille, et jetez-moi ensuite dans le Tibre."

XX. Vespasien avait la taille carrée, les membres fermes et vigoureux, les traits tendus. Aussi un bouffon qu'il pressait de dire un bon mot sur son compte, lui répondit-il assez plaisamment: Je le ferai dès que tu auras soulagé ton ventre. Il jouissait d'une parfaite santé, quoique pour l'entretenir, il se contentât de se frotter un certain nombre de fois depuis la tête jusqu'aux pieds dans un jeu de paume, et de faire diète un jour par mois.

XXI. Voici à peu près quelle était sa manière de vivre. Quand il fut sur le trône, il se levait de bonne heure et même avant le jour. Il lisait d'abord ses lettres et les rapports des officiers du palais; ensuite il recevait ses amis, et, pendant qu'ils lui rendaient leurs devoirs, il se chaussait et s'habillait. Après avoir expédié les affaires présentes, il se promenait en litière; puis il se livrait au repos, ayant à côté de lui une des nombreuses concubines que, depuis la mort de Cénis, il avait choisies pour la remplacer. Il passait de son cabinet au bain, et de là dans la salle à manger. C'était, dit-on, le moment où il était de l'humeur la plus douce et la plus facile: aussi était-ce celui que les employés de sa maison saisissaient avec empressement pour lui adresser leurs demandes.

XXII. Vespasien était d'une grande familiarité dans ses entretiens, et surtout à table, où il traitait souvent les affaires en plaisantant; car il était fort caustique, et s'abandonnait parfois à une bouffonnerie si leste, qu'il ne reculait pas même devant les expressions obscènes. On a conservé de lui néanmoins d'excellentes saillies, entre autres celle-ci. Mestrius Florus, personnage consulaire, l'avait averti qu'il ne fallait pas prononcer "plostra" mais "plaustra". Le lendemain, Vespasien le salua du nom de "Flaurus". Ayant cédé aux avances d'une femme qui avait feint de l'aimer éperdument, il se la fit amener, lui donna quatre cent mille sesterces, et, lorsque son intendant lui demanda comment il fallait inscrire cette somme dans ses comptes, "Écrivez, dit-il, "pour l'amour inspiré par Vespasien".

XXIII. Il citait les vers grecs avec assez de bonheur. Il dit de quelqu'un qui avait une haute taille et un méchant caractère: "Il marche en brandissant un javelot immense". Un riche affranchi, nommé Cerylus, pour frauder les droits du fisc, se faisait passer pour homme de condition libre, et commençait à se faire appeler Lachès. Vespasien s'écria: "Lachès! Lachès! quand tu seras mort, tu redeviendras Cérylus." C'est surtout dans ses gains honteux qu'il exerçait son esprit mordant pour en couvrir l'odieux par un bon mot et réduire tout à la plaisanterie. Un de ses plus chers favoris lui demandait une place d'intendant pour quelqu'un qu'il disait être son frère. Vespasien différa sa réponse, fit venir le candidat lui-même, en reçut la somme qu'il avait promise à son protecteur, et l'installa sur-le-champ. Lorsque son favori vint lui en reparler: "Cherche, lui répondit-il, un autre frère. celui que tu croyais le tien est devenu le mien." Étant en route, il se douta qu'un muletier n'était descendu, pour ferrer ses mules, qu'afin de donner le temps à un plaideur de lui parler de son affaire. Il lui demanda combien il avait exigé pour son ouvrage, et s'en fit payer la moitié. Son fils Titus lui reprochait d'avoir mis un impôt sur les urines. Il lui mit sous le nez le premier argent qu'il perçut de cet impôt, et lui demanda s'il sentait mauvais. Titus lui ayant répondu que non: "C'est pourtant de l'urine", dit Vespasien. Des députés vinrent lui annoncer qu'on lui avait décerné une statue colossale d'un prix considérable: "Placez-la donc tout de suite, dit-il, en montrant le creux de sa main; le piédestal est tout prêt." Ni le danger, ni la crainte de la mort ne l'empêchaient de plaisanter. On disait qu'entre autres prodiges, le mausolée des Césars s'était tout à coup ouvert, et qu'une comète avait paru au ciel. Il prétendit que le premier de ces prodiges regardait Junia Calvina, qui était de la famille d'Auguste, et que le second regardait le roi des Parthes qui était chevelu. Dès le commencement de sa maladie, il se mit à dire: "Je crois que je deviens dieu".

XXIV. Pendant son neuvième consulat, il ressentit, en Campanie, de légères atteintes de fièvre. Il revint aussitôt à Rome, et se rendit à Cutilies et à Réate, où il avait coutume de passer tous les étés. Le mal augmenta par le fréquent usage de l'eau fraîche qui avait affaibli ses entrailles. Il n'en vaquait pas moins aux soins de son empire, et donnait même des audiences dans son lit. Mais, saisi tout à coup d'une diarrhée qui l'épuisait: "Il faut, dit-il, qu'un empereur meure debout" et, tandis qu'il faisait un effort pour se lever, il expira entre les bras de ceux qui l'assistaient, le neuvième jour avant les calendes de juillet, âgé de soixante-neuf ans, un mois et sept jours.

XXV. Tout le monde convient qu'il était tellement sûr de son horoscope et de celui de ses enfants, que, malgré de fréquentes conspirations contre lui, il osa déclarer au sénat que ses fils lui succèderaient ou personne. On dit aussi qu'il vit en songe une balance placée au milieu du vestibule de son palais, dans un parfait équilibre, portant dans l'un des bassins Claude et Néron, et dans l'autre lui et ses fils. Ce rêve ne fut point trompeur, car, de part et d'autre, la somme des années et la durée des règnes furent égales.

Titus

I. Titus, qui s'appelait Vespasien comme son père, fut l'amour et les délices du genre humain: tant il sut se concilier la bienveillance universelle, ou par son caractère, ou par son adresse, ou par son bonheur. Ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que ce prince, adoré sur le trône, fut en butte au blâme public, et même à la haine, étant simple particulier et pendant le règne de son père. Il naquit le troisième jour avant les calendes de janvier, l'année devenue célèbre par la mort de Caius, dans une petite chambre obscure qui faisait partie d'une chétive maison attenant au Septizonium. Ce réduit n'a pas changé, et on le montre encore.

II. Élevé à la cour avec Britannicus, il eut la même éducation et les mêmes maîtres.  On assure qu'à cette époque, Narcisse, affranchi de Claude, avait fait venir un devin pour tirer l'horoscope de Britannicus par l'inspection des traits du visage, et que le devin avait constamment affirmé que jamais ce jeune régnerait, mais que Titus, qui était alors auprès de lui, serait certainement élevé à l'empire.  Titus et Britannicus étaient si intimement unis, qu'on croit que le premier goûta le breuvage dont le second mourut, et qu'il en fut longtemps et dangereusement malade.  Plein de ces souvenirs, quand il fut empereur, Titus lui érigea une statue d'or dans son palais, et lui consacra une statue équestre en ivoire, que l'on promène encore aujourd'hui dans les cérémonies du cirque.

III. Les qualités du corps et de l'esprit brillèrent en lui dès son enfance, et se développèrent à mesure qu'il avança en âge. Il avait une belle figure qui réunissait la grâce et la majesté; une force remarquable, quoiqu'il ne fût pas de haute taille et qu'il eût le ventre un peu gros; une mémoire extraordinaire, et une disposition à tous les arts civils et militaires; beaucoup d'habileté à manier les armes et le cheval; une connaissance parfaite de la langue grecque et de la langue latine; une facilité extrême pour l'éloquence. Quant à la musique, la poésie et même l'improvisation, il en connaissait assez pour chanter avec méthode et jouer avec goût. Je tiens de plusieurs personnes qu'il écrivait si vite, qu'il s'amusait à lutter avec ses secrétaires, et qu'il savait si bien contrefaire toutes les écritures, qu'il disait souvent qu'il aurait pu devenir un excellent faussaire.

IV. Il servit, comme tribun militaire, en Germanie et en Bretagne, avec autant de talent et d'éclat que de modestie, ainsi que le prouvent la quantité de statues qu'on lui éleva dans ces deux provinces, et les inscriptions qu'elles portent. Après ses campagnes, il suivit les tribunaux avec plus de distinction que d'assiduité. Vers le même temps, il épousa Arrecina Tertulla, fille d'un chevalier romain qui avait été préfet du prétoire, et, après sa mort, Marcia Furnilla, d'une naissance illustre, dont il se sépara après en avoir eu une fille. Au sortir de la questure, placé à la tête d'une légion, il se rendit maître de Tarichées et de Gamala, les plus fortes places de Judée. Il eut un cheval tué sous lui dans un combat, et monta celui d'un ennemi qu'il venait de renverser.

V. Lorsque Galba parvint à l'empire, Titus fut envoyé pour le féliciter, et, sur son passage, il attira tous les regards, comme si l'on croyait que l'empereur le faisait venir pour l'adopter. Mais, dès qu'il eut appris que de nouvelles séditions venaient d'éclater, il retourna sur ses pas, et consulta l'oracle de Vénus à Paphos sur le succès de sa traversée. L'oracle lui promit le commandement. En effet, il ne tarda pas à en être investi, et il resta en Judée pour achever de la soumettre. Au dernier assaut de Jérusalem, il tua de douze coups de flèches douze défenseurs de la place, et la prit le jour de la naissance de sa fille. La joie et l'enthousiasme des soldats furent tels, que, dans leurs félicitations, ils le saluèrent "imperator". Bientôt après, quand il quitta la province, ils employèrent tour à tour les prières et les menaces pour le retenir, le conjurant de rester ou de les emmener. Ces démonstrations firent soupçonner qu'il voulait abandonner son père, et se créer un empire en Orient. Il confirma ces soupçons lorsqu'il vint à Alexandrie, et qu'en consacrant à Memphis le boeuf Apis, il mit le diadème sur sa tête. C'était une antique cérémonie de la religion égyptienne; mais on l'accompagna d'interprétations malveillantes. Titus se hâta donc de revenir en Italie. Il aborda à Régium, puis à Pouzzoles sur un bâtiment de transport; ensuite il accourut rapidement à Rome, et, voyant son père surpris de son arrivée, il lui dit, comme pour confondre les bruits qu'on avait hasardés sur son compte: "Me voici, mon père, me voici."

VI. Depuis lors il ne cessa point d'être l'associé, et, en quelque sorte, le tuteur de l'empire. Il triompha avec son père, et fut censeur avec lui. Il fut aussi son collègue dans l'exercice de la puissance tribunicienne et dans sept consulats. Il prenait sur lui le soin de toutes les affaires de Vespasien. Il dictait des lettres en son nom, rédigeait des édits, et lisait des discours au sénat à la place du questeur. Il se chargea aussi de la préfecture du prétoire qui, jusque-là n'avait jamais été administrée que par un chevalier romain. Dans cette place il montra un peu trop de rigueur et de violence. Au camp et dans les spectacles, il apostait des affidés qui demandaient, pour ainsi dire, au nom de tous, le supplice de ceux qui lui étaient suspects, et il les faisait exécuter sur-le-champ, entre autres Aulus Caecina, personnage consulaire, qu'il avait invité à souper, et qui, à peine sorti de la salle à manger, fut percé de coups. Il est vrai que le danger était pressant. Titus avait découvert le plan signé de sa main d'une conspiration militaire. Cette conduite le mit en sûreté pour l'avenir; mais elle le rendit fort odieux pour le moment. On citerait peu de princes parvenus au trône avec une réputation plus défavorable et une plus grande impopularité.

VII. Outre sa cruauté, on redoutait son intempérance; car il prolongeait ses orgies jusqu'au milieu de la nuit avec les plus déréglés de ses compagnons. On craignait aussi son penchant à la débauche, en le voyant entouré d'une foule de mignons et d'eunuques, et éperdument épris de Bérénice, à laquelle, disait-on, il avait promis le mariage. On l'accusait aussi de rapacité, parce qu'on savait que, dans les affaires de la juridiction de son père, il marchandait et vendait la justice à prix d'argent. Enfin on croyait et l'on disait ouvertement que ce serait un autre Néron. Mais cette réputation tourna à son avantage, et ce fut précisément ce qui lui valut les plus grandes louanges, lorsqu'on s'aperçut qu'au lieu de s'abandonner à ses vices, il montrait les plus hautes vertus. Ses festins étaient agréables, mais sans profusion. Il choisit des amis d'un tel mérite que ses successeurs les conservèrent pour eux comme les meilleurs soutiens de l'État. Il renvoya Bérénice malgré lui et malgré elle. Il cessa de favoriser de ses libéralités quelques-uns de ses plus chers favoris. Quoiqu'ils fussent si habiles danseurs qu'ils brillèrent dans la suite sur la scène, il ne voulut plus même les voir en public. Il ne fit jamais aucun tort à qui que ce fût, respecta toujours le bien d'autrui, et refusa même les souscriptions autorisées par l'usage. Cependant il ne le céda à personne en munificence. Après avoir inauguré l'amphithéâtre et construit promptement des thermes autour de cet édifice, il y donna un splendide et riche spectacle. Il fit représenter aussi une bataille navale dans l'ancienne naumachie; il y ajouta des gladiateurs, et cinq mille bêtes de toute espèce combattirent le même jour.

VIII. D'un caractère très bienveillant, il dérogea à la coutume de ses prédécesseurs, qui, suivant les principes de Tibère, regardaient tous les dons faits avant eux comme nuls, s'ils ne les avaient eux-mêmes conservés aux mêmes possesseurs. Il les ratifia tous par un seul édit, et repoussa toute sollicitation individuelle. À l'égard des autres grâces qu'on lui demandait, il avait pour maxime constante de ne renvoyer personne sans espérance. Je dirai plus: quand les gens de sa maison lui remontraient qu'il promettait plus qu'il ne pouvait tenir, il répondait que personne ne devait se retirer mécontent de l'entretien du prince. Un soir, après son souper, s'étant souvenu qu'il n'avait accordé aucune grâce pendant le cours de la journée, il prononça ce mot si mémorable et si digne d'éloge: "Mes amis, j'ai perdu ma journée". En toute occasion, il traitait le peuple avec tant de bonté qu'ayant annoncé un spectacle de gladiateurs, il déclara qu'il le donnerait au gré des assistants, et non au sien. En effet, non seulement il ne refusa rien de ce que les spectateurs voulurent, mais il les exhortait même à manifester leurs voeux. Il affectait une préférence pour les gladiateurs thraces, et souvent, en plaisantant avec le peuple, il les applaudissait de la voix et du geste, toutefois sans compromettre ni sa dignité ni la justice. Pour paraître encore plus populaire, il admit quelquefois le public dans les thermes où il se baignait. Son règne fut attristé par quelques désastres, tels qu'une éruption de Vésuve dans la Campanie, un incendie dans Rome qui dura trois jours et trois nuits, et une peste comme on n'en avait jamais vu. Dans ces déplorables circonstances, il ne se borna pas à montrer la sollicitude d'un prince, il déploya toute la tendresse d'un père, consolant tour à tour les peuples par ses édits, et les secourant par ses bienfaits. Il tira au sort, parmi les consulaires, des curateurs chargés de soulager les maux de la Campanie. Il employa à la reconstruction des villes ruinées les biens de ceux qui avaient péri dans l'éruption du Vésuve, sans laisser d'héritiers. Après l'incendie de Rome, il déclara qu'il prenait sur lui toutes les pertes publiques, et consacra les ornements de ses palais à rebâtir et à décorer les temples. Pour accélérer les travaux, il en chargea un grand nombre de chevaliers. Il prodigua aux malades tous les secours divins et humains, recourant à tous les genres de remèdes et de sacrifices pour les guérir ou adoucir leurs maux. Parmi les fléaux de l'époque, on comptait les délateurs et les suborneurs, reste impur de l'ancienne anarchie. Il ordonna qu'ils fussent fouettés et fustigés au milieu du Forum, et qu'après leur avoir fait traverser l'amphithéâtre, les uns fussent exposés et vendus comme esclaves, et les autres transportés dans les îles les plus sauvages. Afin d'arrêter à jamais ceux qui oseraient les imiter, il défendit, entre autres règlements, de poursuivre le même fait en vertu de plusieurs lois, et d'inquiéter la mémoire des morts au-delà d'un certain nombre d'années.

IX. Il déclara qu'il n'acceptait le souverain pontificat qu'afin de conserver toujours ses mains pures. Il tint parole; car, depuis ce moment, il ne fut ni l'auteur, ni le complice de la mort de personne. Ce n'est pas que les occasions de vengeance lui manquassent, mais il jurait qu'il périrait plutôt que de perdre qui que ce fût. Deux patriciens furent convaincus d'aspirer à l'empire. Il se contenta de les avertir, en leur disant que le trône était un présent du Sort, et que s'ils désiraient quelque chose d'ailleurs, il le leur accorderait. Il dépêcha aussitôt ses courriers à la mère de l'un d'eux qui était éloignée, pour la tirer d'inquiétude, et lui assurer que son fils se portait bien. Non seulement il invita les deux conjurés à souper avec lui, mais le lendemain il les plaça exprès à côté de lui dans un spectacle de gladiateurs; et, lorsqu'on lui présenta les armes des combattants, il les leur remit pour les examiner. On ajoute qu'ayant pris connaissance de leur horoscope, il leur annonça que tous deux étaient menacés d'un péril, mais pour une époque incertaine, et que ce péril ne viendrait pas de lui; ce que l'événement confirma. Quant à son frère Domitien qui lui tendait sans cesse des embûches, qui cherchait presque ouvertement à soulever les armées et à s'enfuir de la cour, il ne put se résoudre ni à le faire périr, ni à s'en séparer, et il ne le traita pas avec moins de considération qu'auparavant. Il continua, comme dès le premier jour, à le proclamer son collègue et son successeur à l'empire. Quelquefois même en particulier il le conjurait, en répandant des pleurs, de vouloir enfin payer son attachement de retour.

X. C'est au milieu de ces soins qu'il mourut pour le malheur de l'humanité plutôt que pour le sien. Au sortir d'un spectacle où il avait versé beaucoup de larmes en présence du peuple, il partit un peu triste pour le pays des Sabins, parce que, ayant voulu offrir un sacrifice, la victime s'était enfuie, et la foudre avait grondé par un ciel serein. À sa première halte, la fièvre le prit. Il continua à voyager en litière, et, en ayant tiré les rideaux, leva, dit-on, les yeux au ciel, et se plaignit beaucoup que la vie lui fût injustement enlevée, ajoutant qu'il n'avait qu'une seule action à se reprocher. Il ne dit point quelle était cette action, et il n'est pas aisé de le deviner. Quelques-uns croient qu'il faisait allusion à des rapports intimes avec la femme de son frère. Mais Domitia jura solennellement qu'il n'en était rien, elle qui, loin de nier ces relations, si elles eussent été réelles, s'en serait même vantée, comme elle s'empressait de le faire pour toutes ses turpitudes.

XI.

Il mourut dans la même villa que son père, le jour des ides de septembre, dans la quarante et unième année de son âge, après deux ans, deux mois et vingt jours de règne. La nouvelle de sa mort répandit un deuil universel, comme si chacun avait perdu un membre de sa propre famille. Avant d'être convoqué par un édit, le sénat accourut. Les portes de la curie étaient encore fermées. Il les fit ouvrir, et accorda au prince mort plus d'éloges et d'actions de grâces qu'il ne lui en avait jamais prodigué de son vivant.

Domitien

I. Domitien naquit le neuvième jour avant les calendes de novembre, dans la sixième région de Rome, au quartier de la Grenade, dans une maison dont il fit depuis le temple de la famille Flavia. Son père était alors consul désigné et devait entrer en charge le mois suivant. Il passa, dit-on, son enfance et sa première jeunesse dans un tel état d'indigence et d'opprobre qu'il ne possédait pas même un vase d'argent. On sait que Clodius Pollion, l'ancien préteur, contre lequel nous avons un poème de Néron, intitulé Luscio, avait conservé et montrait quelquefois un billet de Domitien qui lui promettait une nuit. Quelques personnes prétendent qu'il eut le même commerce avec Nerva son successeur. Dans la guerre contre Vitellius, il s'était réfugié au Capitole avec son oncle Sabinus et une partie des troupes. Mais, pressé par les ennemis et par les flammes, il passa secrètement la nuit chez un des gardiens du temple. Le lendemain matin, sous l'habit d'un prêtre d'Isis, il se confondit parmi les ministres subalternes de ce culte superstitieux, et, suivi d'un seul compagnon, il se retira au-delà du Tibre, chez la mère d'un de ses condisciples. C'est ainsi qu'il parvint à tromper les recherches de ceux qui s'attachaient à sa poursuite. Après la victoire, il sortit de son asile, et fut salué César. Créé préteur de Rome avec la puissance consulaire, il n'en garda que le titre et laissa les fonctions à son collègue. Du reste il exerça le pouvoir d'une manière si tyrannique, que, dès ce moment, il montra ce qu'il serait un jour. Sans entrer dans les détails, après avoir séduit un grand nombre de femmes, il épousa Domitia Longina qui était mariée à Aelius Lamia. En un seul jour, il distribua plus de vingt charges à Rome et dans les provinces. C'est ce qui fit dire à Vespasien qu'il s'étonnait que son fils ne lui envoyât pas aussi un successeur.

II. Il entreprit une expédition dans les Gaules et en Germanie, quoiqu'elle ne fût pas nécessaire, et malgré les conseils des amis de son père, uniquement pour égaler les exploits et la renommée de Titus. Vespasien l'en réprimanda, et, pour le faire souvenir de son âge et de sa condition, il le garda auprès de lui. Toutes les fois qu'il paraissait en public avec Titus, Domitien suivait leur chaise en litière. Il accompagna leur triomphe de Judée, monté sur un cheval blanc. Sur six consulats qu'il obtint, il n'y en eut qu'un de régulier, encore fut-ce parce que son frère lui céda le pas et lui donna son suffrage. Alors il affecta beaucoup de modération, et parut s'appliquer surtout à la poésie, étude à laquelle il était étranger, et qu'il méprisa souverainement dans la suite. Il lut même des vers en public. Néanmoins, lorsque Vologèse, roi des Parthes, demanda qu'on lui envoyât contre les Alains des troupes auxiliaires commandées par un des fils de Vespasien, il fit tous ses efforts pour être nommé. L'affaire ayant échoué, il essaya d'engager par des dons et par des promesses d'autres princes de l'Orient à faire la même demande. Après la mort de son père, il balança longtemps s'il n'offrirait pas aux soldats une double gratification. Il osa publier qu'il était institué cohéritier de l'empire, mais que le testament avait été falsifié. Depuis lors, il ne cessa pas de conspirer en secret ou en public contre son frère, et, lorsqu'il le vit dangereusement malade, il n'attendit pas qu'il eût rendu le dernier soupir pour le laisser dans l'abandon, comme s'il eut été mort. Il ne fit décerner à sa mémoire d'autre honneur que ceux de l'apothéose, et souvent même il la décria indirectement dans ses discours et dans ses édits.

III. Au commencement de son règne, il se renfermait tous les jours pendant une heure pour s'occuper à prendre des mouches et à les percer avec un poinçon très aigu; ce qui donna lieu à cette réponse plaisante de Vibius Crispus, à qui l'on demandait s'il n'y avait personne avec l'empereur "Non, dit-il, pas même une mouche". Il répudia sa femme Domitia, qui s'était follement éprise de l'histrion Pâris. Il en avait eu une fille pendant son second consulat, et, l'année suivante, il l'avait saluée du nom d'Augusta. Toutefois il ne put supporter longtemps cette séparation, et il reprit sa femme, comme pour céder aux voeux du peuple. Sa conduite dans le gouvernement fut pendant quelque temps inégale, et entremêlée de vices et de vertus. Mais bientôt ses vertus mêmes se changèrent en vices, et l'on peut présumer que, indépendamment de son penchant naturel, il devint rapace par besoin, et la peur le rendit cruel.

IV. Il donna constamment de magnifiques et somptueuses représentations dans l'amphithéâtre et dans le cirque. Outre les courses ordinaires de chars à deux et à quatre chevaux, il y livra un double combat d'infanterie et de cavalerie. À l'amphithéâtre, il y eut même une bataille navale. Les combats de bêtes et de gladiateurs avaient lieu la nuit aux flambeaux, et l'on y faisait lutter non seulement des hommes, mais encore des femmes. Les spectacles de gladiateurs que les préteurs donnaient à leur entrée en charge étaient depuis longtemps tombés en désuétude. Il les rétablit, assista à toutes les représentations, et permit au peuple de demander deux couples de sa propre bande, qui paraissaient les derniers, et. dans le costume de la cour. À tous les spectacles de gladiateurs, on voyait, assis à ses pieds, un nain vêtu d'écarlate et dont la tête était petite et difforme. Domitien s'entretenait souvent avec lui, et quelquefois de choses sérieuses. On l'entendit lui demander s'il savait pourquoi, dans la dernière promotion, il avait jugé à propos de confier le gouvernement d'Égypte à Mettius Rufus. Il donna des batailles navales où figuraient des flottes presque complètes, dans un lac qu'il avait fait creuser près du Tibre, et entourer de jardins. Il ne quitta point le spectacle, malgré la pluie qui tombait à torrents. Il célébra aussi des jeux séculaires, datant les derniers du règne d'Auguste et non du règne de Claude. Le jour des jeux du cirque, pour qu'on achevât plus aisément les cent courses, il réduisit chacune de sept tours à cinq. Il institua en l'honneur de Jupiter Capitolin un concours quinquennal de musique, d'équitation et de gymnastique, et les couronnes y étaient un peu plus nombreuses qu'elles ne le sont aujourd'hui. On se disputait même le prix de prose grecque et de prose latine. Les joueurs de luth, avec ou sans accompagnement de chant, rivalisaient ensemble. Dans le stade, des vierges concouraient pour le prix de la course. Domitien présidait en sandales, vêtu d'une toge de pourpre à la grecque, portant sur la tête une couronne d'or avec les effigies de Jupiter, de Junon et de Minerve. Il était assisté du flamine de Jupiter et du collège des prêtres Flaviens, tous habillés comme lui, à l'exception que son image surmontait leurs couronnes. Il solennisait tous les ans, sur le mont Albain, les Quinquatries de Minerve, pour lesquelles il avait institué un collège de prêtres. Le sort désignait celui qui en serait magister, et qui devait donner non seulement de magnifiques combats de bêtes et des jeux scéniques, mais encore des concours d'orateurs et de poètes. Il délivra trois fois au peuple trois cents sesterces par tête. Il servit un festin splendide pendant la représentation. À la fête du Septimontium, il distribua aux sénateurs et aux chevaliers des corbeilles de pain, et au peuple des paniers remplis de mets dont il mangea le premier. Le lendemain, il fit jeter toutes sortes de présents; et, comme la plupart étaient tombés sur les sièges, il accorda cinquante rations à tirer au sort à chaque tribune de chevaliers et de sénateurs.

V. Il restaura beaucoup de grands édifices qui avaient été la proie des flammes, entre autres le Capitole qui avait été brûlé de nouveau. Mais ces reconstructions se faisaient toujours sous son propre nom, et sans aucune mention des anciens fondateurs. Il bâtit un temple neuf sur le Capitole, et le dédia à Jupiter Gardien. On lui doit la place qui porte aujourd'hui le nom de Nerva, le temple de la famille Flavia, un stade, un odéon, enfin une naumachie dont les pierres servirent ensuite aux réparations du grand cirque, dont les deux côtés avaient été incendiés.

VI. Parmi ses expéditions militaires, il y en eut qu'il entreprit de son plein gré, par exemple, la guerre des Chattes. D'autres furent faites par nécessité, comme celle des Sarmates, qui avaient taillé en pièces une légion et un de ses lieutenants. Telles furent aussi les deux campagnes dirigées contre les Daces, la première, après la défaite du consulaire Oppius Sabinus, la seconde, après celle de Cornelius Fuscus, préfet des cohortes prétoriennes, auquel Domitien avait confié le commandement en chef. Après divers combats contre les Chattes et les Daces, l'empereur célébra un double triomphe. Mais, en commémoration de sa victoire sur les Sarmates, il se borna à déposer un laurier dans le temple de Jupiter Capitolin. Il étouffa avec un bonheur inouï, et sans sortir de Rome, une tentative de guerre civile faite par L. Antonius, commandant de la Haute-Germanie. Au moment du combat, le dégel subit du Rhin empêcha les troupes des Barbares de se joindre à celles d'Antonius. Les présages de cette victoire en précédèrent la nouvelle. Le jour même de la bataille, un grand aigle entoura de ses ailes la statue de l'empereur en poussant des cris de joie; et, peu de temps après, le bruit de la mort d'Antonius se répandit à un tel point, que la plupart prétendaient avoir vu apporter sa tête.

VII. Domitien fit beaucoup d'innovations. Il supprima les distributions de comestibles, et rétablit les repas réguliers. Aux quatre factions du cirque il en ajouta deux, la faction dorée et la faction de pourpre. Il interdit le théâtre aux bateleurs, et ne leur permit l'exercice de leur métier que dans les maisons particulières. Il abolit la coutume de mutiler les garçons, et diminua le prix des eunuques qui se trouvaient encore chez les marchands. Dans une année où le vin fut d'une extrême abondance, tandis qu'il y avait disette de pain, persuadé que la passion des vignes faisait négliger les champs, il défendit d'en planter de nouvelles en Italie, et ordonna qu'on ne laissât subsister dans les provinces que la moitié au plus des anciens plants. Cet édit n'eut pas de suite. Il rendit communes aux affranchis et aux chevaliers romains quelques-unes des plus hautes fonctions de l'État. Il défendit de doubler les camps des légions, et ne souffrit pas qu'on reçût en dépôt plus de mille sesterces,parce que L. Antonius, qui avait deux légions réunies dans un même quartier d'hiver, avait été surtout encouragé à la révolte par l'importance des sommes mises en réserve. Domitien accorda aux soldats un quatrième terme de paiement, consistant en trois deniers d'or.

VIII. Il rendit la justice avec soin et avec zèle. Souvent il donnait au Forum, sur son tribunal, des audiences extraordinaires. Il cassait les sentences des centumvirs, quand elles étaient dictées par la faveur. Quelquefois il engagea les juges appelés récupérateurs, à ne pas se prêter trop légèrement aux procédures moratoires. Il nota d'infamie les juges corrompus et leurs conseils. Il autorisa aussi les tribuns du peuple à accuser de concussion un édile avare, et à demander des juges au sénat. Il s'appliqua tellement à retenir dans leur devoir les magistrats de Rome et des provinces, que jamais ils ne furent ni plus modérés, ni plus justes, tandis que, après lui, nous en avons vu un grand nombre accusés de joutes sortes de crimes. Réformateur des moeurs, il abolit la permission de s'asseoir confusément au théâtre sur les sièges des chevaliers. Il anéantit les libelles diffamatoires que l'on répandait contre les principaux citoyens et les femmes les plus respectables, et flétrit leurs auteurs. Il chassa du sénat un ancien questeur passionné pour la pantomime et pour la danse. Il priva les femmes sans moeurs de l'usage de la litière, et du droit de recueillir des legs et des successions. Un chevalier avait repris sa femme, après l'avoir répudiée, et lui avoir intenté un procès d'adultère. Domitien le raya du tableau des juges. Il appliqua aussi à des sénateurs et à des chevaliers les dispositions de la loi Scantinia. Il réprima de diverses manières et avec sévérité les incestes des vestales sur lesquels son père et son frère avaient fermé les yeux. Les premières infractions encoururent la peine capitale, les autres furent punies selon la coutume des anciens. Il permit, en effet, aux deux soeurs Oculata et à Varronilla de choisir leur genre de mort, et bannit leurs séducteurs. Mais la grande vestale Cornélia,autrefois absoute, ayant été longtemps après accusée de nouveau et convaincue, fut enterrée vive. Ses complices furent battus de verges jusqu'à la mort dans le Comitium, excepté un ancien préteur qui n'avait d'autre preuve contre lui qu'un aveu arraché par les tourments, et qui fut exilé. Jaloux de prévenir toute profanation, Domitien fit détruire par ses soldats un monument que l'un de ses affranchis avait élevé à son fils avec des pierres destinées au temple de Jupiter Capitolin, et il ordonna que les restes qu'il renfermait fussent jetés à la mer.

IX. Dans les commencements, il manifesta une telle horreur pour le sang, qu'avant l'arrivée de son père à Rome, s'étant souvenu de ces vers de Virgile

Avant que l'homme impie eût d'un fer inhumain
Égorgé les troupeaux pour assouvir sa faim,...

il résolut de défendre qu'on immolât des boeufs. Jamais, tant qu'il fut simple particulier, ni même dans les premières années de son règne, il ne fit naître le moindre soupçon de cupidité ou d'avarice; au contraire, en diverses occasions, il donna la plus haute idée de son désintéressement et de sa libéralité. Il traitait largement tous ceux de sa suite, et leur recommandait surtout d'éviter la ladrerie. Il n'acceptait point les successions de ceux qui laissaient des enfants. Il annula même un legs de Rustius Caepio, qui ordonnait à son héritier de payer annuellement une certaine somme aux sénateurs, à leur entrée dans la curie. Il délivra de toute poursuite les prévenus dont les noms étaient affichés au trésor depuis plus de cinq ans, et défendit de les inquiéter de nouveau, à moins que ce ne fût dans l'année, et sous la condition que l'accusateur qui ne pourrait soutenir sa cause serait puni d'exil. Il pardonna leurs fautes passées aux greffiers des questeurs qui négociaient, selon la coutume, mais contrairement à la loi Clodia. Il fit rendre aux propriétaires, comme prescrites, les parcelles de terre qui étaient restées sans destination, après le partage des biens entre les vétérans. Il réprima les chicanes fiscales en statuant des peines rigoureuses contre les accusateurs. On cite de lui ce mot: "Un prince qui ne châtie pas les délateurs, les encourage."

X. Mais il ne persévéra ni dans son désintéressement, ni dans sa clémence. Toutefois il se laissa entraîner un peu plus vite à la barbarie qu'à la cupidité. Il fit périr un disciple du pantomime Pâris, encore adolescent, quoique fort malade, parce qu'il ressemblait à son maître pour la figure et pour le talent. Il traita de même Hermogène de Tarse pour quelques allusions répandues dans son histoire, et les copistes qui l'avaient écrite furent mis en croix. Un père de famille avait dit au spectacle qu'un Thrace valait un mirmillon, mais qu'il était inférieur à celui qui donne les jeux, il le fit arracher du milieu des spectateurs et déchirer par les chiens, avec cet écriteau: "Partisan des porte-bouclier, à la langue impie." Il mit à mort, comme coupable de conspiration, beaucoup de sénateurs, dont plusieurs avaient été consuls, entre autres Civica Cerealis, alors proconsul d'Asie, Salvidienus Orfitus et Acilius Glabrio, qui étaient en exil. D'autres périrent sur les plus légers prétextes. Aelius Lamia fut victime d'anciennes plaisanteries sans conséquence qui l'avaient rendu suspect. Après l'enlèvement de sa femme, il avait dit à quelqu'un qui louait sa voix: "Je suis sage." Une autre fois, Titus lui ayant conseillé un second mariage, il dit: "Est-ce tu voudrais te marier aussi?". Domitien fit exécuter Salvius Cocceianus pour avoir célébré le jour de la naissance de l'empereur Othon, son oncle; Mettius Pompusianus, d'abord parce que son horoscope lui annonçait l'empire; ensuite parce qu'il colportait çà et là une carte du monde, et les harangues des rois et des généraux extraites de Tite-Live; enfin parce qu'il avait donné à ses esclaves les noms de Magon et d'Hannibal. Sallustius Lucullus, légat de Bretagne, périt pour avoir permis qu'on appelât "luculléennes" des lances d'une forme nouvelle; Junius Rusticus, pour avoir publié l'éloge de Paetus Thrasea et d'Heldivius Priscus, et les avoir appelés "les hommes les plus vertueux", ce qui donna lieu à l'édit qui bannissait de Rome et de l'Italie tous les philosophes; Helvidius le fils, sous prétexte qu'au théâtre, dans un exode, il avait, sous le nom de Pâris et d'Oenone, mis en scène son divorce avec sa femme; Flavius Sabinus, l'un de ses cousins, parce que le héraut, le jour des comices consulaires, au lieu de le proclamer consul en présence du peuple, l'avait qualifié d'imperator. Devenu plus furieux encore après avoir triomphé de la guerre civile, il imagina d'appliquer à un nouveau genre de question tous les partisans du parti adverse, qui depuis longtemps se tenaient cachés: c'était de leur brûler les parties naturelles. Il en est même auxquels il fit couper les mains. On sait qu'il n'y en eut que deux qui furent épargnés parmi les plus connus, un tribun laticlave et un centurion, qui pour mieux établir leur innocence, alléguèrent l'infamie de leurs moeurs qui devait leur ôter toute considération auprès du général et des soldats.

XI. Sa barbarie était non seulement extrême mais encore raffinée et soudaine. La veille du jour où il fit mettre en croix son receveur, il l'appela dans son cabinet, l'obligea de s'asseoir à côté de lui, sur le même coussin, daigna lui donner des mets de sa table, et le congédia plein de joie et de sécurité. Au moment où il allait condamner à mort Arrecinus Clemens, personnage consulaire, l'un de ses amis et de ses agents, il le traita aussi bien et même mieux qu'auparavant, jusqu'à ce qu'enfin, se promenant en litière avec lui, il lui dit en apercevant son dénonciateur: "Veux-tu que demain nous entendions ce misérable esclave?" Pour insulter encore plus à la patience des malheureux, jamais il ne prononça un arrêt fatal sans le faire précéder d'un préambule de clémence, en sorte qu'il n'y avait point de marque plus certaine d'un dénouement cruel que la douceur du prince. Un jour qu'il avait fait amener dans la curie quelques accusés de lèse-majesté, il dit qu'il éprouverait en cette circonstance l'attachement que le sénat lui portait. Il n'eut pas de peine à les faire condamner au supplice usité chez nos pères. Puis, effrayé de l'atrocité de la peine, et, pour adoucir ce qu'elle avait d'odieux, il s'exprima en ces termes qu'il n'est pas inutile de rapporter: "Souffrez, pères conscrits, que je réclame de votre dévouement une chose que, je le sais, je n'obtiendrai qu'avec peine: laissez aux condamnés le choix du genre de leur mort. Vous vous épargnerez un spectacle pénible, et tout le monde comprendra que j'ai assisté aux délibérations du sénat. "

XII. Épuisé par ses continuelles dépenses en bâtiments et en spectacles, ainsi que par l'augmentation de la paie militaire, il essaya de diminuer le nombre des soldats pour soulager le trésor. Mais s'apercevant que cette mesure l'exposait aux invasions des Barbares sans le tirer d'embarras, il ne se fit aucun scrupule d'exercer toutes sortes de rapines. Quelle que fût l'accusation, quelque fût le crime, il saisissait les biens des vivants et des morts. Il suffisait d'alléguer la moindre action, la moindre parole qui blessât la majesté du prince. On confisquait les successions les plus étrangères à l'empereur, pourvu que quelqu'un affirmât que, du vivant du défunt, il lui avait entendu dire que César était son héritier. La taxe sur les Juifs fut exigée plus rigoureusement que toutes les autres. On y soumettait également ceux qui vivaient dans la religion juive sans en avoir fait profession, et ceux qui dissimulaient leur origine pour s'exempter des tributs imposés à cette nation. Je me souviens d'avoir vu dans ma jeunesse un receveur visiter, devant une assemblée nombreuse, un vieillard de quatre-vingt-dix ans pour savoir s'il était circoncis. Domitien, dès sa jeunesse, se montra dur, présomptueux, sans mesure ni dans ses discours ni dans sa conduite. Cénis, qui avait été la concubine de son père, à son retour d'Istrie, s'avançait pour l'embrasser, comme de coutume: il lui présenta sa main. Indigné de voir que le gendre de son frère eût des esclaves habillés de blanc, il s'écria: "Un grand nombre de chefs ne produit rien de bon".

XIII. Lorsqu'il fut monté sur le trône, il osa se vanter dans le sénat que son père et son frère n'avaient fait que lui rendre l'empire qu'il leur avait donné. En reprenant sa femme, après son divorce, il déclara qu'il la rappelait sur son siège sacré. Un jour de festin public, il fut très flatté que l'on criât dans l'amphithéâtre: "Vive le maître et la maîtresse!". Aux jeux Capitolins, tout le peuple lui demandait unanimement la réhabilitation de Palfurius Syra, qu'il avait autrefois chassé du sénat et qui venait de remporter le prix d'éloquence. Domitien ne daigna pas répondre et fit imposer silence par la voix du héraut. C'est avec la même arrogance qu'il dicta au nom de ses procurateurs une circulaire qui commençait ainsi: "Notre maître et notre dieu ordonne...". Depuis lors, il fut établi qu'on ne l'appellerait plus autrement, soit par écrit, soit dans la conversation. Il ne permit de lui ériger au Capitole que des statues d'or ou d'argent, et d'un poids déterminé. Il fit élever, dans les divers quartiers de Rome, tant de portes et d'arcs de triomphe magnifiques, surmontés de quadriges et de trophées, que sur un de ces monuments on inscrivit en grec: "C'est assez." Il prit possession de dix-sept consulats, ce qui était sans exemple avant lui. De ces consulats, il y en eut sept consécutifs; mais il n'en voulut guère que le titre. Il n'en conserva aucun au-delà des calendes de mai, et ne garda la plupart que jusqu'aux ides de janvier. Après deux triomphes, il prit le surnom de Germanicus, et de ses noms appela les mois de septembre et d'octobre, Germanicus et Domitien, parce que dans l'un il était parvenu à l'empire, et que dans l'autre il avait vu le jour.

XIV. Devenu odieux et redoutable à tout le monde, il périt enfin victime des complots de ses amis, de ses affranchis intimes et de sa femme.  Il avait depuis longtemps des pressentiments sur l'année et le jour qui devait terminer sa vie; il soupçonnait même l'heure et le genre de sa mort. Dès son adolescence, tout lui avait été prédit par les Chaldéens. Son père, le voyant s'abstenir de champignons dans ses repas, se moqua de lui en public, et lui dit que c'était plutôt le fer qu'il devait craindre, s'il savait sa destinée. Toujours inquiet et tremblant, il s'épouvantait aux moindres soupçons, et l'on croit qu'il n'eut pas d'autre raison pour laisser sans effet son édit sur les vignes, qu'un billet qu'en fit courir, et où se trouvaient ces vers:

"Vouloir m'anéantir, c'est travailler en vain.
Lorsque par ton trépas respirera le monde,
Pour inonder ton corps, de ma tige féconde
Ruisselleront toujours assez de flots de vin".

 Des craintes semblables lui firent refuser un honneur extraordinaire que lui avait décerné le sénat, quoiqu'il fût très avide de pareils hommages: c'était que, toutes les fois qu'il serait consul, des chevaliers romains, tirés au sort, marcheraient devant lui en grand costume et avec la lance militaire, entre les licteurs et les appariteurs. À mesure que le péril approchait, tous les jours plus troublé, il fit garnir de pierres, appelées "phengites", les parois des portiques où il avait coutume de se promener, parce que leur surface polie réfléchissant les objets, il voyait tout ce qui se passait derrière lui. Il n'entendait la plupart des prisonniers que seul et en secret, et tenant leurs chaînes dans ses mains. Pour persuader aux gens de son service qu'il ne fallait pas, même dans une bonne intention, attenter aux jours de son maître, il condamna à la peine capitale Épaphrodite, un de ses secrétaires, parce qu'il passait pour avoir aidé Néron à se donner la mort, lorsqu'il fut abandonné de tout le monde.

XV. Enfin, quoiqu'il eût reconnu publiquement, pour ses successeurs au trône, les fils encore enfants de Flavius Clemens, son cousin germain, après leur avoir ôté leurs premiers noms, pour appeler l'un Vespasien, l'autre Domitien, il attendit à peine que cet homme, d'une nullité abjecte, fut sorti du consulat pour se défaire brusquement de lui sur le soupçon le plus frivole. Cet acte contribua surtout à hâter sa fin. Durant huit mois consécutifs, on entendit et on annonça tant de coups de tonnerre, qu'il s'écria: "Eh bien! qu'il frappe qui il voudra." La foudre atteignit le Capitole, le temple de Flavius, le palais de Domitien, et pénétra jusque dans sa chambre à coucher. L'inscription du piédestal de sa statue triomphale fut arrachée par un violent orage et jetée dans un tombeau voisin. L'arbre renversé qui s'était relevé quand Vespasien n'était encore que simple particulier, retomba tout à coup avec fracas. L'oracle de la Fortune, à Préneste, accoutumé, dans tout le cours de son règne, à lui faire une réponse favorable, toutes les fois qu'il lui recommandait la nouvelle année, ne lui annonça, pour la dernière, qu'un sort déplorable, et parla même de sang. Domitien rêva qu'une Minerve à laquelle il avait voué un culte superstitieux, quittait son sanctuaire en lui déclarant qu'elle ne pouvait plus le défendre, parce queJupiter l'avait désarmée. Mais rien ne lui fit plus d'impression que la réponse et la mort de l'astrologue Asclétarion. Il avait été dénoncé, et ne niait pas qu'il eut révélé ce que son art lui avait fait prévoir. Domitien alors lui demanda quelle fin l'attendait lui-même. L'astrologue répondit qu'il serait bientôt déchiré par des chiens. L'empereur le fit tuer sur-le-champ; et, pour confondre l'audace de son art, il ordonna qu'on l'ensevelit avec le plus grand soin. Tandis qu'on exécutait cet ordre, un orage subit dispersa le bûcher, et des chiens mirent en pièces le cadavre à demi brûlé. Le mime Latinus, qui avait vu le fait en passant, le raconta, entre autres nouvelles du jour, au souper de Domitien.

XVI. La veille de sa mort, on lui avait servi des truffes. Il les fit garder pour le lendemain, en disant: "Si toutefois il m'est permis d'en manger". Puis, se tournant vers ses voisins, il ajouta que, le jour suivant, la lune se couvrirait de sang dans le Verseau, et qu'ilarriverait un événement dont on parlerait dans l'univers. Au milieu de la nuit, il fut saisi d'un tel effroi qu'il sauta à bas de son lit. Il vit le matin un devin qu'on lui avait envoyé de Germanie, et le consulta sur un coup de tonnerre. Le devin lui ayant prédit une révolution, il fut envoyé à la mort. Domitien, en grattant trop fort une verrue qu'il avait au front, la fit saigner "Plût au ciel, dit-il, que j'en fusse quitte pour cela". Puis il demanda l'heure. Au lieu de la cinquième qu'il redoutait, on lui dit exprès que c'était la sixième. Alors, comme si le péril était passé, il se rassura, et allait à la hâte s'occuper de sa toilette, lorsque Parthenius, préposé au service de sa chambre, l'en empêcha en lui annonçant qu'un homme qui avait à lui révéler des choses pressantes et d'une haute importance, demandait à lui parler. Domitien ayant donc fait retirer tout le monde, passa dans sa chambre à coucher. C'est là qu'il fut tué.

XVII.Voici à peu près ce qu'on apprit de cette conjuration et du genre de sa mort. Les conjurés ne sachant s'ils l'attaqueraient au bain ou à table, Stephanus, intendant de Domitilla, alors accusé de concussion, leur offrit ses conseils et sa coopération au complot. Pour détourner les soupçons, il porta pendant quelques jours son bras gauche en écharpe, comme s'il eût été blessé, et, à l'instant marqué, il cacha un poignard dans les bandages de laine qui enveloppaient son bras. Il obtint audience de l'empereur en annonçant qu'il allait lui découvrir une conspiration; et, tandis que Domitien lisait avec effroi le billet qu'il lui avait remis, Stephanus lui perça le bas-ventre. Le tyran blessé se débattait, lorsque Clodianus, corniculaire, Maximus, affranchi de Parthenius, et Satur, décurion des gardes de la chambre, secondés par quelques gladiateurs, fondirent sur lui et le tuèrent de sept coups de poignard. Le jeune esclave chargé du culte des dieux Lares se trouvait là au moment du meurtre. Il racontait que, au premier coup qu'il reçut, l'empereur lui avait ordonné de lui apporter le poignard qui était sous son chevet et d'appeler ses serviteurs, mais qu'il ne trouva que le manche, et que toutes les portes étaient fermées; que cependant Domitien, ayant saisi Stephanus, l'avait terrassé et prolongé la lutte, en s'efforçant, quoiqu'il eût les doigts blessés, tantôt de lui enlever son arme, tantôt de lui arracher les yeux. Il périt le quatorzième jour avant les calendes d'octobre, dans la quarante-cinquième année de son âge et la quinzième de son règne. Son cadavre fut transporté sur un brancard par des fossoyeurs comme celui d'un homme du peuple. Sa nourrice Phyllis lui rendit les derniers devoirs dans sa villa sur la voie latine; puis elle porta secrètement ses restes dans le temple des Flavius, et les mêla aux cendres de Julie, fille de Titus, qu'elle avait aussi élevée.

XVIII. Domitien avait une haute taille, le visage couvert d'une rougeur modeste, les yeux grands, mais faibles. Du reste, son extérieur était beau et agréable, surtout dans sa jeunesse; néanmoins il avait les doigts des pieds trop courts. Plus tard il devint chauve, son ventre grossit, et ses jambes, par suite d'une longue maladie, maigrirent beaucoup. Il savait si bien tout ce que la modestie de ses traits ajoutait à sa beauté, qu'il dit un jour aux sénateurs: "Vous avez jusqu'ici approuvé mon caractère et ma physionomie." Il était tellement fâché d'être chauve, qu'il se croyait insulté lorsque, par forme de plaisanterie ou d'injures, on en faisait le reproche à un autre. Toutefois, dans un petit traité sur la conservation des cheveux qu'il dédia à un de ses amis, il cita ce vers pour se consoler avec lui: "Ne remarques-tu pas que je suis grand et beau?", en ajoutant: "Et pourtant mes cheveux auront le même sort. Je souffre patiemment qu'ils vieillissent avant moi. Apprends que si rien n'est plus agréable que la beauté, rien n'est aussi plus éphémère."

XIX. Incapable de supporter la moindre fatigue, il ne se promenait guère en ville à pied. À la guerre et dans les marches, il allait rarement à cheval, mais habituellement en litière. Indifférent pour l'exercice des armes, il aimait passionnément lancer des flèches. Beaucoup de personnes l'ont vu, dans sa retraite d'Albe, tuer souvent par centaines des bêtes de toute espèce, et même planter avec intention deux traits sur leurs têtes de manière à figurer des cornes. Quelquefois il en dirigeait si habilement à travers les doigts d'un esclave qui lui servait de but à une distance assez éloignée en tenant la main ouverte, qu'ils passaient tous entre ses doigts sans lui faire de mal.

XX. Il négligea les lettres au commencement de son règne, quoiqu'il eût fait réparer à grands frais des bibliothèques incendiées, recherchant partout des exemplaires des livres qui avaient péri, et envoyant jusqu'à Alexandrie pour en tirer des copies exactes. Jamais il ne s'appliqua ni à l'histoire, ni à la poésie, ni à la composition, pas même pour les choses nécessaires. Il ne lisait rien que les mémoires et les actes de Tibère. Ses lettres, ses discours et ses édits étaient toujours l'ouvrage d'autrui. Cependant sa conversation ne manquait pas d'élégance, et l'on a conservé de lui des mots remarquables: "Je voudrais, disait-il, être aussi beau que Mettius croit l'être". Il disait d'un homme dont la chevelure était moitié blanche et moitié rousse: "C'est de l'hypocras saupoudré de neige".

XXI. Il déplorait le sort des princes auxquels on n'ajoutait jamais foi sur la découverte d'une conspiration que lorsqu'ils en étaient victimes. Dans ses moments de loisir, il jouait aux jeux de hasard, même les jours de fêtes et de bon matin. Il se baignait pendant le jour et mangeait copieusement à dîner, en sorte qu'à souper il ne prenait guère qu'une pomme de Matius et une petite potion dans une fiole. Il donnait souvent des festins servis à profusion, mais toujours à la hâte, et ne restait jamais à table après le coucher du soleil. Il n'y avait point, d'orgie; car il se promenait seul dans un lieu retiré jusqu'à ce qu'il s'endormît.

XXII. Sa lubricité extrême, mettait les plaisirs de l'amour au nombre de ses exercices journaliers, et il les appelait "gymnastique du lit". On disait qu'il épilait lui-même ses maîtresses, et qu'il nageait entre les plus viles prostituées. Attaché à Domitia par le lien du mariage, il refusa obstinément la fille de son frère qui était encore vierge, et qu'on lui offrait comme épouse. Mais, bientôt après, dès qu'elle fut mariée à un autre, il la séduisit du vivant même de Titus. Lorsqu'elle eut perdu son père et son mari, il l'aima avec passion et publiquement; il fut même cause de sa mort en l'obligeant de se faire avorter.

XXIII. Le peuple accueillit la mort de Domitien avec indifférence; les soldats l'apprirent avec indignation. Ils voulurent sur-le-champ faire son apothéose, et il ne leur manqua que des chefs pour le venger. Cependant ils persistèrent à demander la mort de ses assassins, et l'obtinrent dans la suite.Le sénat au contraire fut au comble de la joie. Il s'assembla en foule, et déchira à l'envi la mémoire du prince mort par les plus amères et les plus outrageantes invectives. Il fit apporter des échelles pour détacher ses écussons et ses portraits, et les briser contre terre. Enfin il décréta que ses inscriptions seraient effacées partout, et que sa mémoire serait abolie.Peu de mois avant sa mort, une corneille avait dit dans le Capitole: "Tout sera pour le mieux". On ne manqua pas d'interpréter ainsi ce prodige:

La corneille a crié sur le mont Tarpéien
Non pas que tout est bien, mais que Tout ira bien.

Domitien lui-même rêva, dit-on, qu'il avait une bosse d'or derrière le cou, et il en conclut que l'empire serait après lui dans un état plus heureux et plus florissant. Ce songe fut bientôt réalisé par le désintéressement et la modération des princes qui lui succédèrent.

sommaire