Histoires

Tacite

Traduction de J. L. Burnouf

1865

Livre 1

Livre 2

Livre 3

Livre 4

Livre 5

LIVRE PREMIER

Ces évènements se passent au commencement de l'an de Rome 822, de J. C. 69.

I. Je commencerai mon ouvrage au deuxième consulat de Servius Galba, qui eut pour collègue T. Vinius. Les huit cent vingt ans écoulés depuis la fondation de Rome jusqu'à cette époque n'ont pas manqué d'historiens ; et, tant que l'histoire fut celle du peuple romain, elle fut écrite avec autant d'éloquence que de liberté. Mais après la bataille d'Actium, quand le pouvoir d'un seul devint une condition de la paix, ces grands génies disparurent. Plusieurs causes d'ailleurs altérèrent la vérité : d'abord l'ignorance d'intérêts politiques où l'on n'avait plus de part ; ensuite l'esprit d'adulation ; quelquefois aussi la haine du pouvoir. Ou esclaves ou ennemis, tous oubliaient également la postérité. Mais l'écrivain qui fait sa cour éveille assez la défiance, tandis que la détraction et l'envie trouvent des oreilles toujours ouvertes. C'est que la flatterie porte le honteux caractère de la servitude ; la malignité plaît par un faux air d'indépendance. Pour moi, Galba, Othon, Vitellius, ne me sont connus ni par le bienfait ni par l'injure. Vespasien commença mes honneurs ; Titus y ajouta, Domitien les accrut encore, j'en conviens ; mais un historien qui se consacre à la vérité doit parler de chacun sans amour et sans haine. Que s'il me reste assez de vie, j'ai réservé pour ma vieillesse un sujet plus riche et plus paisible, le règne de Nerva et l'empire de Trajan, rares et heureux temps, où il est permis de penser ce qu'on veut, et de dire ce qu'on pense.

II. J'aborde une époque féconde en catastrophes, ensanglantée de combats, déchirée par les séditions, cruelle même durant la paix : quatre princes tombant sous le fer ; trois guerres civiles, beaucoup d'étrangères, et souvent des guerres étrangères et civiles tout ensemble; des succès en Orient, des revers en Occident ; l'Illyrie agitée ; les Gaules chancelantes ; la Bretagne entièrement conquise et bientôt délaissée ; les populations des Sarmates et des Suèves levées contre nous ; le Dace illustré par ses défaites et les nôtres ; le Parthe lui-même prêt à courir aux armes pour un fantôme de Néron ; et en Italie des calamités nouvelles ou renouvelées après une longue suite de siècles ; des villes abîmées ou ensevelies sous leurs ruines, dans la partie la plus riche de la Campanie ; Rome désolée par le feu, voyant consumer ses temples les plus antiques ; le Capitole même brûlé par la main des citoyens ; les cérémonies saintes profanées ; l'adultère dans les grandes familles ; la mer couverte de bannis ; les rochers souillés de meurtres; des cruautés plus atroces dans Rome : noblesse, opulence, honneurs refusés ou reçus, comptés pour autant de crimes, et la vertu devenue le plus irrémissible de tous ; les délateurs, dont le salaire ne révoltait pas moins que les forfaits, se partageant comme un butin sacerdoces et consulats, régissant les provinces, régnant au palais, menant tout au gré de leur caprice ; la haine ou la terreur armant les esclaves contre leurs maîtres, les affranchis contre leurs patrons ; enfin ceux à qui manquait un ennemi, accablés par leurs amis.

III. Ce siècle toutefois ne fut pas si stérile en vertus qu'on n'y vît briller aussi quelques beaux exemples. Des mères accompagnèrent la fuite de leurs enfants, des femmes suivirent leurs maris en exil ; on vit des parents intrépides, des gendres courageux, des esclaves d'une fidélité invincible aux tortures, des têtes illustres soumises à la dernière de toutes les épreuves, cette épreuve même supportée sans faiblesse, et des trépas comparables aux plus belles morts de l'antiquité. A ce concours inouï d'événements humains se joignirent des prodiges dans le ciel et sur la terre, et les voix prophétiques de la foudre, et mille signes de l'avenir, heureux ou sinistres, certains ou équivoques. Non, jamais plus horribles calamités du peuple romain ni plus justes arrêts de la puissance divine ne prouvèrent au monde que, si les dieux ne veillent pas à notre sécurité, ils prennent soin de notre vengeance.

IV. Mais, avant d'entrer dans ces grands récits, il convient d'exposer la situation de Rome, l'esprit des armées, l'état des provinces, celui du monde entier, et quelles parties de ce grand corps étaient saines ou languissantes ; afin que ne se bornant pas à connaître le dénouement et le succès des affaires, qui sont souvent l'ouvrage du hasard, on en découvre la marche et les ressorts cachés. La fin de Néron, après les premiers transports de la joie publique, agita diversement les esprits non seulement du sénat, du peuple, des troupes de la ville ; mais encore des légions et des généraux : le secret de l'État venait d'être révélé ; un empereur pouvait se faire autre part que dans Rome. Le sénat se réjouissait, et, sans perdre un instant, il s'était ressaisi d'une liberté, plus indépendante et plus hardie sous un prince nouveau et absent. Les principaux de l'ordre équestre éprouvaient une joie presque égale à celle des sénateurs. La partie saine du peuple, liée d'intérêt aux grandes familles, les clients, les affranchis des condamnés et des bannis, renaissaient à l'espérance ; la populace accoutumée au cirque et aux théâtres, et avec elle la lie des esclaves, et les dissipateurs ruinés, qui vivaient de l'opprobre de Néron, étaient consternés et recueillaient avidement tous les bruits.

V. Les soldats prétoriens, attachés aux Césars par un long respect du serment militaire, et dont la foi n'avait manqué à Néron que par l'effet d'une surprise et d'une impulsion étrangère, ne voyant pas arriver les largesses promises au nom de Galba, comprenant d'ailleurs que la paix ne donnerait pas lieu, comme la guerre, aux grands services et aux grandes récompenses, et qu'ils étaient devancés dans la faveur d'un prince ouvrage des légions, inclinaient d'eux-mêmes aux nouveautés ; et la perfidie de leur préfet Nymphidius Sabinus, qui conspirait pour se faire empereur, nourrissait de plus en plus cet esprit séditieux. Nymphidius, il est vrai, périt dans l'essai de son crime. Mais, quoique la révolte eût perdu son chef, il restait à la plupart des soldats le sentiment inquiet de leur complicité. Il ne manquait pas de voix qui murmuraient contre la vieillesse et l'avarice de Galba. Sa sévérité, célébrée jadis dans les camps par tous les éloges de la renommée, alarmait des esprits dégoûtés de l'ancienne discipline, et qui avaient appris sous Néron, par une habitude de quatorze ans, à aimer les vices des princes, autant qu'autrefois ils respectaient leurs vertus. Ajoutons ce que dit Galba, "qu'il choisissait les soldats et ne les achetait point : "parole qui honorait ses principes politiques aux dépens de sa sûreté ; car le reste de sa conduite ne répondait pas à cette maxime.

VI. Le faible vieillard était livré à T. Vinius et à Cornélius Laco, l'un le plus méchant, l'autre le plus lâche des hommes, qui, amassant sur lui la haine due aux forfaits et le mépris qu'attire l'indolence, le perdaient de concert. La marche de Galba avait été lente et ensanglantée : il avait fait mourir Cingonius Varro, consul désigné, et Pétronius Turpilianus, homme consulaire. Accusés, celui-là d'avoir été complice de Nymphidius, celui-ci conseil de Néron, tous deux périrent avec les honneurs de l'innocence, sans avoir été ni entendus ni défendus. Son entrée dans Rome, que signala le massacre de tant de milliers de soldats désarmés, fut d'un présage malheureux, et jusqu'aux meurtriers frémirent d'épouvante. Une légion d'Espagne était entrée avec lui ; celle que Néron avait levée sur la flotte n'était pas sortie ; Rome était pleine d'une milice inaccoutumée, grossie encore de nombreux détachements venus de Germanie, de Bretagne, d'Illyrie. Néron les avait choisis et fait partir en avant pour les portes Caspiennes et la guerre qu'il préparait contre les Albaniens ; puis il les avait rappelés pour étouffer la révolte de Vindex. C'était un puissant moyen de révolutions ; et, sans favoriser de préférence aucun intérêt, cette multitude était à la disposition du premier audacieux.

VII. Le hasard voulut qu'on apprît dans ce même temps le meurtre de Clodius Macer et celui de Fontéius Capito. Macer, on n'en peut douter, troublait en Afrique la paix de l'empire : le procurateur Trébonius Garucianus le mit à mort par ordre de Galba. Capiton, essayant de remuer en Germanie, fut tué sans ordre par Cornélius Aquinus et Fabius Valens, lieutenants de légions. Plusieurs ont cru que Capiton, flétri d'ailleurs de toutes les souillures de l'avarice et de la débauche, n'avait conçu aucune pensée de révolte ; mais que les deux lieutenants, après avoir essayé vainement de pousser à la guerre, préparèrent de concert son accusation et sa perte ; et que Galba, soit légèreté d'esprit, soit pour éviter des recherches dangereuses, approuva sans examen ce qui était sans remède. Au reste, ces deux meurtres laissèrent une impression fâcheuse ; et le prince une fois odieux, le bien et le mal qu'il fait pèsent également sur lui. Déjà des affranchis puissants mettaient tout à l'enchère ; d'avides esclaves dévoraient à l'envi une fortune soudaine, et se hâtaient sous un vieillard. C'était dans la nouvelle cour tous les désordres de l'ancienne ; on en souffrait autant, on les excusait moins. La vieillesse même de Galba était l'objet d'un moqueur et superbe dégoût, pour des hommes accoutumés à la jeunesse de Néron, et qui jugeaient les princes, comme le peuple les juge, sur la beauté du corps et les grâces extérieures.

VIII. Voilà quel était, dans l'immense population de Rome, la disposition dominante des esprits. Quant aux provinces, l'Espagne obéissait à Cluvius Rufus, homme éloquent, doué des talents de la paix, mais qui n'avait pas encore fait ses preuves à la guerre. Déjà liées par le souvenir de Vindex, les Gaules l'étaient encore par le don récent du droit de cité romaine, et la diminution d'impôts accordée pour l'avenir. Cependant les cités gauloises les plus voisines des armées de Germanie, traitées avec moins de faveur ou même privées d'une partie de leur territoire, mesuraient avec l'oeil d'un égal dépit les avantages d'autrui et leurs propres injures. Les armées de Germanie nourrissaient deux sentiments redoutables avec de si grandes forces, l'inquiétude et le mécontentement : enorgueillies qu'elles étaient d'une victoire récente, et craignant le reproche d'avoir favorisé un autre parti. Elles avaient tardé à se détacher de Néron, et Virginius ne s'était pas aussitôt déclaré pour Galba : on doutait s'il n'avait pas voulu l'empire ; on était sûr que le soldat le lui avait offert. Enfin le meurtre de Capiton indignait ceux même qui n'avaient pas le droit de s'en plaindre. Un chef manquait toutefois : Virginius, appelé à la cour sous un faux-semblant d'amitié, était retenu, accusé même, et l'armée voyait dans ce traitement sa propre accusation.

IX. Celle du Haut-Rhin méprisait son général Hordéonius Flaccus, vieux, tourmenté de la goutte, sans caractère, sans autorité. Dans une armée paisible, il ne commandait pas ; sa molle résistance achevait d'enflammer une armée déjà furieuse. Les légions de la Basse Germanie furent assez longtemps sans chef consulaire. Enfin Aulus Vitellius arriva de la part du prince. Il était fils de Vitellius, censeur ; trois fois consul, et ce titre parut suffisant. Il n'y avait aucun signe de mécontentement parmi les troupes de Bretagne. Et ces légions furent sans contredit celles qui, dans tous les mouvements des guerres civiles, se maintinrent le plus irréprochables ; soit à cause de la distance et de l'Océan qui les tenait isolées, soit parce qu'étant souvent en campagne, elles avaient appris à ne haïr que l'ennemi. Même repos en Illyrie, quoique les légions que Néron en avait appelées eussent, pendant un séjour prolongé dans l'Italie, essayé des négociations auprès de Virginius. Au reste, séparées par de longs intervalles, ce qui est la meilleure garantie de la foi militaire, les armées ne pouvaient ni mêler leurs vices, ni réunir leurs forces.

X. L'Orient était encore immobile. La Syrie et quatre légions recevaient les ordres de Licinius Mucianus homme également fameux par ses prospérités et par ses disgrâces. Jeune il avait cultivé ambitieusement d'illustres amitiés. Un temps vint où, ses richesses étant épuisées, sa fortune chancelante, lui-même en doute s'il n'avait pas encouru le déplaisir de Claude, on l'envoya languir au fond de l'Asie, aussi prés de l'exil alors, qu'il le fut depuis du rang suprême. C'était un mélange de mollesse et d'activité, de politesse et d'arrogance, de bonnes qualités et de mauvaises : des voluptés sans retenue au temps du loisir, au besoin de grandes vertus ; des dehors qu'on aurait loués, et sous ces dehors une vie qu'on déchirait ; du reste, auprès de ses inférieurs, de ses amis, de ses collègues, puissant en séductions de tout genre ; homme enfin qui trouva plus commode de donner l'empire que de le garder. Vespasien (c'est Néron qui l'avait choisi) conduisait avec trois légions la guerre de Judée. Ce chef ne formait pas un voeu, pas une pensée contre Galba. Même il avait envoyé son fils Titus, comme nous le dirons dans la suite, pour lui porter ses hommages et faire partie de sa cour. Qu'une loi secrète du destin, révélée par des prodiges et des oracles, eût destiné l'empire à Vespasien et à ses enfants, nous l'avons cru après son élévation.

XI. Quant à l'Égypte, des chevaliers romains commandent depuis Auguste les troupes chargées de la garder, et y tiennent lieu de rois. La politique a jugé qu'une province d'un accès difficile, l'un des greniers de Rome, entretenue par la superstition et la licence des moeurs dans l'amour de la discorde et des révolutions, étrangère aux lois, ignorant ce que c'est que magistrats, devait rester sous la main du prince. Elle avait alors pour gouverneur un homme né dans son sein, Tibérius Alexander. L'Afrique et ses légions venaient de voir périr Clodius Macer. Après avoir fait l’essai d'un maître subalterne, elles s'en tenaient au chef que reconnaîtrait l’empire. Les deux Mauritanies, la Rhétie, la Norique, la Thrace, toutes les provinces régies par des procurateurs, partageaient les sentiments de l'armée la plus voisine, amies ou ennemies, suivant l'impulsion qu’elles recevaient d'une force au-dessus d'elles. Les pays sans défense, et l'Italie plus qu'aucun autre, à la merci du premier occupant, devaient être le prix de la victoire. Voilà où en étaient les affaires de l'empire quand Servius Galba, consul pour la seconde fois, et Titus Vinius ouvrirent l'année, qui fut la dernière pour eux, et pensa l'être pour la république.

XII. Peu de temps après les kalendes de janvier, le procurateur Pompéius Propinquus annonça de Belgique que les légions de la Haute-Germanie, trahissant la foi du serment, demandaient un autre empereur, et toutefois, afin de pallier leur sédition, laissaient au sénat et au peuple la faculté de l'élire. Cette nouvelle hâta l'accomplissement d un dessein que dès auparavant Galba méditait en lui-même et agitait avec ses amis, celui de se donner un fils adoptif. Il n'était même rien, depuis plusieurs mois, dont on parlât davantage dans toute la ville, grâce à la licence de l’opinion, avide de ces sortes d'entretiens, et aux années dont le faix pesait sur Galba. Peu de conjectures étaient dictées par la justice ou l'amour du bien public, beaucoup par de secrètes espérances. Chacun, dans ses prédictions intéressées, désignait ou son ami ou son patron ; des noms même furent prononcés en haine de Vinius, plus détesté chaque jour, à mesure qu'il devenait plus puissant. Car ces cupidités dévorantes qu'une grande fortune éveille dans les amis qui l'entourent, la facilité de Galba les redoublait encore ; prince faible et crédule, sous lequel le mal se faisait avec moins de crainte et plus de profit.

XIII. Le pouvoir impérial était partagé entre le consul Vinius et le préfet du prétoire Cornélius Laco. Icélus, affranchi de Galba, n'était pas moins en crédit ; il venait de recevoir, l'anneau d'or, et son nom parmi les chevaliers était Martianus. Divisés entre eux et allant chacun à leur but dans les affaires moins graves, ils s'étaient séparés, pour le choix d'un héritier de l'empire, en deux factions rivales. Vinius agissait pour Othon ; Laco et Icélus d'intelligence le repoussaient plutôt qu'ils n'en soutenaient un autre. L'amitié d'Othon et de Vinius n'était pas d'ailleurs ignorée de Galba ; et ceux à qui nulle remarque n'échappe, voyant que la fille de Vinius était veuve et la main d'Othon libre, faisaient déjà des deux amis un gendre et un beau-père. Peut-être Galba songea-t-il aussi à la république vainement sauvée de Néron, si Othon devait en rester maître. Othon avait contre lui une enfance abandonnée, une jeunesse scandaleuse, et la faveur de Néron, qu'une émulation de débauches lui avaient acquise. Aussi était-ce à lui, comme au confident de ses voluptés, que ce prince avait donné en garde la courtisane impériale Sabina Poppéa, en attendant qu'il se fût délivré d'Octavie son épouse. Bientôt, le soupçonnant d'abuser de son dépôt, il l'avait exilé en Lusitanie sous le nom de gouverneur. Après une administration douce et populaire, Othon passa le premier dans le parti de Galba. Il y montra de l'activité, et, tant que dura la guerre, il effaça par sa magnificence toute la suite du prince. L'espoir d'une adoption qu'il conçut dès lors, il l'embrassait chaque jour avec plus d'ardeur, encouragé par les voeux de la plupart des soldats, agréable surtout à la cour de Néron, auquel il ressemblait.

XIV. La nouvelle des troubles de Germanie n'apprenait encore rien de certain au sujet de Vitellius. Toutefois Galba, ne sachant par quels coups éclaterait l'audace des armées, ne se fiant pas même aux soldats de la ville, eut recours au seul remède qu'il crût efficace, celui de désigner un empereur. Ayant donc appelé Vinius et Laco, et avec eux le consul désigné Marius Celsus et Ducennius Géminus préfet de Rome, il dit quelques mots de sa vieillesse, et ordonna qu'on fit venir Piso Licinianus. On ignore si ce choix était le sien, ou s'il lui avait été arraché, comme quelques-uns l'ont cru, par les instances de Laco, qui chez Rubellius Plautus s'était lié d'amitié avec Pison. Au reste, protecteur adroit, Laco parlait de celui-ci comme d'un inconnu, et la bonne réputation du candidat donnait du poids à ses conseils. Pison, né de M. Crassus et de Scribonie, appartenait à deux familles illustres, et retraçait dans son air et son maintien les moeurs du vieux temps ; à le bien juger, son humeur était sévère ; elle semblait dure à des yeux prévenus. Ce trait de son caractère plaisait au prince adoptant, par l'ombrage même qu'en prenaient des consciences inquiètes.

XV. Quand Pison fut entré, Galba lui prit la main et lui parla, dit-on, de cette manière : "Si j'étais simple citoyen, et que je t'adoptasse selon l'usage, devant les pontifes et avec la sanction des curies, ce serait encore une gloire pour moi de faire entrer dans ma maison le descendant de Crassus et de Pompée, et pour toi un beau privilège d'ajouter à ta noblesse l'illustration des Sulpicius et des Lutatius. Mais la volonté des dieux et des hommes m'ayant fait empereur, tes grandes qualités et l'amour de la patrie m'ont décidé à t'appeler du sein du repos à ce rang suprême, que nos ancêtres se disputaient par les armes, et que la guerre m'a donné. Ainsi le divin Auguste y appela d'abord son neveu Marcellus, puis son gendre Agrippa, ensuite ses petits-fils, enfin Tibère fils de sa femme, et les plaça près du faite de sa grandeur. Toutefois Auguste chercha un successeur dans sa maison, moi dans la république. Ce n'est pas que je n'aie des parents ou des compagnons d'armes ; mais je ne dois pas l'empire à des considérations personnelles ; et la preuve que j'en dispose avec un jugement impartial, c'est la préférence que je te donne, non sur les miens seulement, mais même sur les tiens. Tu as un frère, aussi noble que toi, né avant toi, digne de ce haut rang, si tu ne l'étais davantage. L'âge où tu es a échappé déjà aux passions de la jeunesse ; ta vie passée n'a rien à se faire pardonner. Jusqu'ici tu n'as soutenu que la mauvaise fortune ; la bonne a pour essayer les âmes de plus fortes épreuves. Car les misères se supportent ; le bonheur nous corrompt. La bonne foi, la franchise, l'amitié, ces premiers biens de l'homme, tu les cultiveras sans doute avec une constance inaltérable ; mais d'autres les étoufferont sous de vains respects. A leur place pénétreront de toutes parts l'adulation, les feintes caresses, et ce mortel ennemi de tout sentiment vrai, l'intérêt personnel. Aujourd'hui même nous nous parlons l'un à l'autre avec simplicité ; tout le reste s'adresse à notre fortune plus volontiers qu'à nous. Il faut le dire aussi : donner à un prince de bons conseils est une tâche pénible ; être le servile approbateur de tous les princes, on le peut sans que le coeur s'en mêle.

XVI. "Si ce corps immense de l'État pouvait se soutenir et garder son équilibre sans un modérateur suprême, j'étais digne de recommencer la république. Mais tel est depuis longtemps le cours de la destinée, que ni ma vieillesse ne peut offrir au peuple romain de plus beau présent qu'un bon successeur, ni ta jeunesse lui donner rien de plus qu'un bon prince. Sous Tibère, sous Caïus et sous Claude, Rome fut comme le patrimoine d'une seule famille. L'élection qui commence en nous tiendra lieu de liberté. A présent que la maison des Jules et des Claudius n'est plus, l'adoption ira chercher le plus digne. Naître du sang des princes est une chance du hasard, devant laquelle tout examen s'arrête : celui qui adopte est juge de ce qu'il fait ; s'il veut choisir, la voix publique l'éclaire. Que Néron soit devant tes yeux : ce superbe héritier de tant de Césars, ce n'est pas Vindex à la tête d'une province désarmée, ce n'est pas moi avec une seule légion, c'est sa barbarie, ce sont ses débauches qui l'ont renversé de dessus nos têtes : or il n'y avait point encore d'exemple d'un prince condamné. Nous que la guerre et l'opinion ont faits ce que nous sommes, les vertus les plus éminentes ne nous sauveraient pas de l'envie. Ne t'effraye pas cependant, si deux légions sont encore émues d'une secousse qui a remué l'univers. Ni moi non plus je n'ai pas trouvé l'empire sans orages ; et, quand on saura ton adoption, je cesserai de paraître vieux, seul reproche qu'on me fasse aujourd'hui. Néron sera toujours regretté des méchants ; c'est à nous deux de faire en sorte qu'il ne le soit pas aussi des gens de bien. De plus longs avis ne sont pas de saison ; et l'oeuvre du conseil est accomplie tout entière, si j'ai fait un bon choix. Le moyen le plus sûr et le plus court de juger ce qui est bien ou mal est d'examiner ce que tu as voulu ou condamné sous un autre prince. Car il n'en est pas ici comme dans les monarchies, où une famille privilégiée est maîtresse absolue, et tout le reste esclave. Tu commanderas à des hommes qui ne peuvent souffrir ni une entière servitude, ni une entière liberté." Ainsi parlait Galba en homme qui faisait un empereur ; les autres s'exprimèrent comme si cet empereur était déjà sur le trône.

XVII. On dit que Pison vit se tourner sur lui les regards du conseil, et plus tard ceux de la multitude, sans donner aucun signe de trouble ni d'allégresse. Sa réponse fut respectueuse envers son père et son prince, mesurée par rapport à lui-même. Nul changement dans son air ni dans son maintien ; il semblait mériter l'empire plutôt que le vouloir. On délibéra si l'on choisirait la tribune, ou le sénat, ou le camp, pour y déclarer l'adoption. On résolut d'aller au camp: "cette préférence honorerait les soldats, dont la faveur, mal acquise par l'argent et la brigue, n'est pas à dédaigner quand on l'obtient par de bonnes voies." Cependant la curiosité publique assiégeait le palais, attendant avec impatience une grande révélation ; et le secret, vainement retenu, éclatait par le mystère même dont on voulait le couvrir.

XVIII. La journée du dix janvier fut des plus orageuses : la pluie, le tonnerre, les éclairs, toutes les menaces du ciel la troublèrent à l'envi. Ces phénomènes, qui anciennement rompaient les comices, n'empêchèrent pas Galba de se rendre au camp. Il les méprisait comme l'oeuvre du hasard ; ou peut-être telle est la force de la destinée que, même averti, on ne songe pas à la fuir. Là, en présence des cohortes assemblées, il déclare avec la brièveté du commandement qu'il adopte Pison, à l'exemple du divin Auguste, et dans le même esprit qu'à la guerre un brave en choisit un autre. Et de peur que la révolte, s'il n'en parlait pas, ne fût grossie par la crédulité, il se hâta d'assurer "que la quatrième et la dix-huitième légion, égarées par quelques séditieux, s'étaient permis tout au plus des murmures indiscrets, et qu'elles seraient bientôt rentrées dans le devoir." A ce discours il n'ajouta ni caresses ni présents. Les tribuns cependant, les centurions, et les soldats placés le plus prés de lui, répondirent par des félicitations. Les autres gardèrent un morne silence. Ils croyaient perdre en temps de guerre ces largesses dont l'usage avait consacré la nécessité même durant la paix. Il est constant que la moindre libéralité, échappée à la parcimonie du vieux prince, aurait pu lui concilier les esprits : il les aliéna par cette sévère et antique rigidité, trop forte pour nos moeurs.

XIX. Le discours de Galba devant les sénateurs ne fut ni plus paré ni plus long que devant les soldats. Celui de Pison fut civil, et le sénat l'entendit avec faveur. Beaucoup applaudissaient franchement ; ceux qui avaient formé d'autres voeux n'en montraient que plus de zèle ; les indifférents, et c'était le grand nombre, spéculaient sur l'empressement de leurs hommages, sans donner une pensée à l'État. Pison, dans les quatre jours suivants, qui séparèrent son adoption de sa mort, ne dit plus rien, ne fit plus rien en public. De nouveaux avis arrivaient à chaque instant sur la révolte de Germanie, et trouvaient un facile accueil dans une ville disposée à croire toutes les nouvelles, quand elles sont mauvaises. Le sénat fut d'avis qu'on envoyât des députés à l'armée rebelle. On délibéra dans un conseil secret si Pison n'irait pas aussi, pour donner plus de poids à l'ambassade en joignant à l'autorité du sénat la dignité d'un César. On voulait y envoyer avec lui le préfet du prétoire Laco : celui-ci fit échouer le projet. Le choix des députés, remis par le sénat à l'empereur, offrit une honteuse inconstance de nominations, de démissions, de remplacements, selon que la crainte ou l'ambition faisait briguer à chacun la faveur de rester ou de partir.

XX. Le premier soin fut ensuite de trouver de l'argent ; et, tout bien examiné, rien ne parut plus juste que de s'adresser à ceux d'où venait la détresse publique. Néron avait prodigué deux milliards deux cent millions de sesterces en libéralités. Galba fit redemander ces dons, en laissant à chacun la dixième partie de ce qu'il avait reçu. Mais ce dixième, à peine le possédaient-ils encore, aussi prompts à dévorer le bien d'autrui que le leur. Les plus avides, qui étaient aussi les plus débauchés, n'avaient conservé ni terres ni revenus ; il ne leur restait que l'attirail de leurs vices. Trente chevaliers romains furent chargés de faire restituer : nouvelle espèce de magistrats, dont l'émulation et le nombre se firent rudement sentir. Ce n'était partout que piques entourées d'acheteurs. Les encans ne laissaient pas de repos à la ville. Toutefois ce fut une grande joie de voir ceux que Néron avait enrichis, aussi pauvres que ceux qu'il avait dépouillés. Pendant ces mêmes jours on congédia plusieurs tribuns : deux parmi les prétoriens, Antonins Taurus et Antonins Naso ; un dans les cohortes urbaines, Émilius Pacensis ; un dans les gardes de nuit, Julius Fronto. Bien loin de ramener les autres, cet exemple éveilla leurs inquiétudes ; ils y virent une politique timide qui, les craignant tous, les chassait en détail.

XXI. Othon cependant, sans espérance dans un état de choses régulier, tournait toutes ses pensées vers le désordre. Mille motifs l'excitaient à la fois : un luxe onéreux même pour un prince, une indigence à peine supportable pour un particulier, la colère contre Galba la jalousie contre Pison. Il se forgeait même des craintes, afin d'irriter ses désirs. "N'avait-il pas fait ombrage à Néron ? et fallait-il attendre qu'on le renvoyât en Lusitanie subir l'honneur d'un nouvel exil ? Toujours la défiance et la haine du maître poursuivaient le successeur que lui destinait la renommée. Cette idée l'avait perdu auprès du vieux prince ; que serait-ce avec un jeune homme d'un naturel farouche, aigri par un long bannissement ? La vie d'Othon n'était pas à l'abri du poignard ; il fallait donc agir, il fallait oser, pendant que Galba chancelait, avant que Pison fût affermi. Les époques de transition étaient favorables aux grandes entreprises. Pourquoi balancer alors que le repos est plus dangereux que la témérité ? La mort, tous la reçoivent égale aux yeux de la nature ; l'oubli ou la gloire, voilà l’unique différence. Et après tout, s'il lui fallait innocent ou coupable également périr, il y avait plus de courage à mériter son destin."

XXII. Othon n'avait pas l'âme efféminée comme le corps. Les affranchis et les esclaves de son intime confiance, gâtés par un régime trop corrupteur pour une maison particulière, étalaient à ses regards la cour de Néron et ses délices, les adultères, les mariages, les autres fantaisies du pouvoir absolu. Toutes ces jouissances, si chères à ses désirs, étaient à lui, s'il osait ; à un autre, s'il préférait un indigne repos. Les astrologues le pressaient de leur côté : ils avaient vu dans le ciel des révolutions nouvelles, et ils annonçaient une année glorieuse pour Othon : espèce d'hommes qui trahit la puissance, trompe l'ambition, et qui toujours proscrite dans Rome s'y maintiendra toujours. Le cabinet de Poppée avait entretenu beaucoup de ces devins, détestable ameublement d'un ménage impérial. L'un d'eux, Ptolémée, accompagnant Othon en Espagne, lui avait prédit qu'il survivrait à Néron. Quand l'événement eut donné crédit à ses paroles, il alla plus loin : guidé par ses propres conjectures et par les réflexions qu'il entendait faire sur le grand âge de Galba et la jeunesse d’Othon, il lui persuada qu'il serait appelé à l'empire. Othon recevait cette prédiction comme un oracle de la science et une révélation des destins : tant l'homme est avide de croire, surtout le merveilleux. Ptolémée d'ailleurs n'épargnait pas ses conseils, qui déjà étaient ceux du crime ; et, en de pareils desseins, du voeu au crime le passage est facile.

XXIII. On ne sait toutefois si l'idée de la révolte lui vint soudainement. Il y avait longtemps qu'espérant succéder à l'empire, ou songeant à s'en emparer, il briguait la faveur des gens de guerre. Pendant la marche vers Rome, sur la route et dans les campements, il appelait par leur nom les vieux soldats, et, faisant allusion au temps où il était comme eux à la suite de Néron, il les nommait ses camarades. Il reconnaissait les uns, s'informait des autres, les aidait de son argent ou de son crédit, mêlant souvent à ses discours des plaintes, des mots équivoques sur Galba, et tout ce qui peut agiter la multitude. La fatigue des marches, la disette des vivres, la dureté du commandement, donnaient lieu à d'amères réflexions, lorsqu'aux lacs de Campanie et aux villes de la Grèce, qu'ils visitaient naguère portés des flottes, ils comparaient les Alpes et les Pyrénées, et ces routes interminables, où il leur fallait cheminer laborieusement courbés sous le faix des armes.

XXIV. Mévius Pudens, un des familiers de Tigellin, avait, pour ainsi dire, mis le feu à ces mécontentements déjà si animés. Séduisant d'abord les caractères les plus remuants, et ceux que le besoin d'argent précipitait dans l'amour de la nouveauté, il en vint insensiblement au point que, sous prétexte de donner un repas à la cohorte de garde, chaque fois que Galba soupait chez Othon, il lui distribuait cent sesterces par tête. Ces largesses en quelque sorte publiques, Othon en augmentait l'effet par des dons secrets et individuels ; corrupteur si hardi qu'un soldat de la garde, Coccéius Proculus, étant en procès avec un de ses voisins pour les limites d'un champ, il acheta tout entier de son argent le champ de ce voisin, et en fit présent au soldat. Et tout cela était souffert par la stupide insouciance d'un préfet, auquel échappaient les choses les mieux connues comme les plus cachées.

XXV. Le crime une fois résolu, il en confia l'exécution à son affranchi Onomaste, qui lui amena Barbius Proculus, tesséraire des gardes, et Véturius, officier subalterne du même corps. Othon les sonda sur des objets divers, et, quand il les sut audacieux et rusés, il les combla de dons et de promesses, et leur remit de l'argent pour acheter des complices. Deux soldats prirent sur eux de transférer l'empire des Romains, et ils le transférèrent. Ils ne découvrirent qu'à un petit nombre de confidents le coup qu'ils préparaient. Quant aux autres, ils ébranlaient de mille manières leur fidélité chancelante ; insinuant aux principaux militaires que les bienfaits de Nymphidius les rendaient suspects, irritant la foule des soldats par le désespoir d'obtenir jamais la gratification tant de fois différée. Quelques esprits s'enflammaient par le souvenir de Néron, et le regret d'une licence dont le temps n'était plus. Enfin une crainte commune les effrayait tous, celle de passer dans un service inférieur.

XXVI. La contagion gagna jusqu'aux esprits des légions et des auxiliaires, émus déjà par la nouvelle que l’armée de Germanie n'était pas ferme dans le devoir. La sédition était si bien concertée entre les méchants, et les plus fidèles lui laissaient un si libre cours, que le quatorze janvier, comme Othon revenait d'un souper, ils l'auraient entraîné au camp, s'ils n'eussent craint les erreurs de la nuit, la distance des quartiers militaires épars dans toute la ville, la difficulté de s'entendre au milieu de l'ivresse. Ce n'est pas qu'ils eussent aucun souci de la république, puisqu'ils se préparaient de sang-froid à la souiller du meurtre de son chef ; mais ils voulaient éviter que le premier qui serait offert aux soldats du Rhin ou de Pannonie ne fût, dans les ténèbres, proclamé pour Othon, que la plupart ne connaissaient pas. Beaucoup de signes qui trahissaient la conjuration furent étouffés par les complices ; et si quelques bruits parvinrent aux oreilles de Galba, l'impression en fut éludée par le préfet Laco, homme ignorant de l'esprit des camps, ennemi de tout bon conseil qu'il n'avait pas donné, opposant l'obstination à l'expérience.

XXVII. Le quinze janvier, Galba sacrifiant au temple d'Apollon, l'aruspice Umbricius lui dénonça des entrailles menaçantes, des embûches dressées, un ennemi domestique. Othon, placé tout près, entendait ces paroles, et, prenant pour lui le sens opposé, il en tirait un augure favorable à ses desseins. Bientôt l'affranchi Onomaste lui annonce que l'architecte l'attend avec les entrepreneurs ; c'était le mot convenu, pour dire que les soldats se rassemblaient, et que la conjuration était prête. Interrogé sur la cause de son départ, Othon prétexte l'achat d'une maison, dont la vétusté lui est suspecte, et qu'il veut examiner d'abord. Ensuite, appuyé sur le bras de son affranchi, il se rend par le palais de Tibère au Vélabrum et de là au Milliaire d'or, près le temple de Saturne. Là, vingt-trois soldats de la garde le saluent empereur, et, tout tremblant à la vue de leur petit nombre, le jettent dans une litière, mettent l'épée à la main, et l'enlèvent. Leur troupe se grossit en chemin d'à peu près autant de soldats ; quelques-uns complices, la plupart étonnés et curieux, les uns poussant des cris et agitant leurs épées, les autres suivant en silence, et attendant l'événement pour trouver du courage.

XXVIII. Le tribun Julius Martialis faisait la garde dans le camp. Interdit par la grandeur et la soudaineté de l'attentat, ou craignant peut-être que la corruption ne fût trop étendue, et que sa résistance ne servît qu'à le perdre, il donna lieu de soupçonner qu'il était du complot. Les autres tribuns et tous les centurions préférèrent aussi un présent sûr à un avenir douteux et honorable. Et telle fut la disposition des esprits dans cette coupable entreprise, que peu l'osèrent, beaucoup la voulurent, tous la souffrirent.

XXIX. Galba, sans rien savoir, et tout entier à son pieux office, fatiguait de ses prières les dieux d'un empire qui n'était plus à lui. Tout à coup le bruit se répand que les troupes enlèvent on ne sait quel sénateur ; bientôt l’on désigne Othon ; et des témoins oculaires accourent à la fois de toute la ville, exagérant le danger, ou bien le diminuant ; car alors même quelques-uns pensaient encore à flatter. On délibéra donc ; et l'on crut bon de sonder les dispositions de la cohorte qui était de garde au palais, mais sans que Galba se montrât en personne : on ménageait son autorité pour la trouver entière en de plus grands besoins. Pison fit assembler les soldats devant les degrés du palais, et leur parla de cette manière : "Braves compagnons, voilà six jours que sans être dans le secret de l'avenir, et sans savoir si ce titre était à désirer ou à craindre, j'ai été fait César ; heureusement ou non pour notre maison ou pour l'État, c'est vous qui en déciderez. Ce n'est pas que je redoute personnellement une triste catastrophe : j'ai connu la mauvaise fortune, et j'apprends aujourd'hui que la bonne n'est pas moins périlleuse. C'est mon père, c'est le sénat, c'est l'empire même que je plains, s'il faut que nous recevions aujourd'hui la mort, ou, par un malheur aussi cruel à tout homme de bien, s'il faut que nous la donnions. Le dernier ébranlement nous laissait une consolation : Rome n'en fut point ensanglantée, et la révolution s'accomplit sans discorde. Mon adoption semblait avoir pourvu à ce que, même après Galba, la guerre fût impossible.

XXX. "Je ne ferai point vanité de ma naissance ou de mes moeurs. Citer des vertus quand on se compare à Othon n'est pas chose nécessaire. Les vices dont il fait toute sa gloire ont renversé l'empire, alors même qu'il n'en était qu'au rôle de favori. Est-ce par ce maintien et cette démarche, est-ce par cette parure efféminée, qu'il mériterait le rang suprême ? Ils se trompent, ceux que son faste éblouit par un air de générosité : il saura perdre ; donner, il ne le saura jamais. D'infâmes plaisirs, de scandaleux festins, des sociétés de femmes, voilà ce qu'il rêve aujourd'hui ; c'est là qu'il met le bonheur de régner, bonheur dont les joies, les voluptés seraient pour lui seul ; l'opprobre et la honte pour tous. Non, jamais pouvoir acquis par le crime ne fut vertueusement exercé. Galba fut nommé César par la voix du genre humain ; moi, par celle de Galba soutenue de votre assentiment. Si la république, si le sénat, si le peuple, ne sont plus que de vains noms, il vous importe, à vous, braves compagnons d'armes, que les derniers les hommes ne fassent pas un empereur. On a vu quelquefois les légions se révolter contre leurs chefs ; vous, votre foi et votre honneur sont encore sans reproche. Néron lui-même vous manqua le premier, et non vous à Néron. Quoi ! une trentaine au plus de déserteurs et de transfuges, qu'on ne verrait pas sans indignation se choisir un centurion ou un tribun, disposeront de l'empire ! Et vous autoriserez cet exemple ! et en souffrant ce crime vous en ferez le vôtre ! Cette licence, croyez-moi, passera dans les provinces ; et, si c'est à nos périls que se trament les complots, c'est aux vôtres que se feront les guerres. Rien de plus cependant ne vous est promis pour tuer un prince que pour rester innocents. Vous recevrez de nous le don militaire comme prix de la fidélité, aussi bien que des rebelles comme salaire du crime."

XXXI. Ceux qu'on nomme spéculateurs, s'étant dispersés, le reste de la cohorte l'entendit sans murmurer et leva ses enseignes ; ce fut sans doute, comme il arrive dans les alarmes subites, un premier mouvement où il n'entrait encore aucun dessein : on a cru depuis que c'était une feinte et une trahison. Marius Celsus fut envoyé vers le détachement de l'armée d'Illyrie qui avait son quartier sous le portique Vipsanien. L'ordre fut donné aux primipilaires Amulius Sérénus et Domitius Sabinus d'amener du temple de la Liberté les soldats de Germanie : on ne se fiait pas à ceux de la légion de marine, aigris par le massacre qu'avait fait Galba de leurs camarades à son entrée dans Rome. Enfin les tribuns Cétrius Sévérus, Subrius Dexter, Pompéius Longinus, allèrent au camp même des prétoriens, pour essayer si la sédition naissante et qui n'avait pu grandir encore ne céderait pas à de meilleurs conseils. Les deux premiers n'essuyèrent que des menaces ; quant à Longinus, les soldats le saisirent à main forte et le désarmèrent, parce qu'élevé au grade de tribun avant son rang et par l'amitié de Galba, il était fidèle à son prince, et à ce titre suspect aux rebelles. La légion de marine court sans hésiter se joindre aux prétoriens. Le détachement d'Illyrie chasse Celsus à coups de traits. Les soldats de Germanie balancèrent longtemps : rappelés brusquement d'Alexandrie, où Néron les avait envoyés pour l'y attendre, leurs corps épuisés par cette longue navigation n'avaient pas encore recouvré leurs forces, et les soins empressés de Galba pour les refaire avaient calmé leurs esprits.

XXXII. Déjà le peuple entier, pêle-mêle avec les esclaves, remplissait le palais, demandant par des cris confus la mort d'Othon et le supplice des conjurés, comme ils auraient demandé au cirque ou au théâtre un spectacle de leur goût. Et ce n'était chez eux ni choix ni conviction (ils allaient, avant la fin du jour, exprimer avec la même chaleur des voeux tout opposés) ; mais ils suivaient l'usage reçu de flatter indistinctement tous les princes par des acclamations effrénées et de vains empressements. Galba cependant flottait entre deux avis. Celui de Vinius était "de rester au palais, d'y armer les esclaves, d'en fortifier les avenues, de ne pas affronter des courages irrités." Il voulait "qu'on laissât du temps au repentir des méchants, au concert des bons. Le crime a besoin de se hâter ; la sagesse prépare lentement ses triomphes. Enfin, si, plus tard, il faut se hasarder, on le pourra toujours ; mais le retour, si l'on s'est trop engagé, c'est d'autrui qu'il dépend."

XXXIII. D'autres pensaient, "qu'il fallait agir avant de laisser prendre des forces à cette conjuration faible encore et peu nombreuse ; que l'épouvante saisirait même Othon, qui furtivement échappé du temple, porté dans le camp sans y être attendu, profitait maintenant, pour étudier le rôle d'empereur, de tout le temps perdu dans ces lâches délais, Attendrait-on que, maître paisible du camp, il envahit le Forum et montât au Capitole à la vue de Galba, tandis que ce grand capitaine, retranché avec ses intrépides amis derrière la porte de son palais, se préparerait sans doute à y soutenir un siège ? Quel merveilleux secours on tirerait des esclaves, si l'ardeur d'une immense multitude et sa première indignation toujours si redoutable venaient à languir et s'éteindre ! Oui, le parti le plus honteux était aussi le moins sûr ; et, fallût-il tomber, il était beau de braver le péril : Othon en serait plus haï, eux-mêmes plus honorés." Vinius combattait cet avis ; Laco l'assaillit de menaces, et Icélus animait Laco : lutte opiniâtre entre des haines privées qui tournait à la ruine publique.

XXXIV. Galba, sans balancer davantage, se rangea du côté qui promettait le plus d'honneur. Toutefois il fut décidé que Pison le précéderait dans le camp : on comptait sur le grand nom de ce jeune homme et sur sa popularité toute nouvelle encore ; on le choisissait aussi comme ennemi de Vinius, soit qu'il le fût en effet, ou que ceux qui l'étaient eux-mêmes le désirassent ainsi ; or dans le doute, c'est la haine qui se présume. A peine était-il sorti qu'on annonce qu'Othon vient d'être tué dans le camp. Ce n'était d'abord qu'un bruit vague et incertain ; bientôt, comme il arrive dans les grandes impostures, des hommes affirment qu'ils étaient présents, qu'ils ont vu ; et la nouvelle est accueillie avec toute la crédulité de la joie ou de l'indifférence. Plusieurs ont pensé que cette fable avait été inventée et répandue par des amis d'Othon, mêlés d'avance à la foule, et qui, pour attirer Galba hors du palais, l'avaient flatté d'une agréable erreur.

XXXV. Au reste, ce ne furent pas seulement les applaudissements du peuple et les transports immodérés d'une aveugle multitude qui éclatèrent alors. La plupart des chevaliers et des sénateurs, passant de la crainte à l'imprudence, brisent les portes du palais, se précipitent au dedans, et courent se faire voir de Galba, en se plaignant qu'on leur ait dérobé l'honneur de le venger. Les plus lâches, les moins capables, comme l'effet le prouva, de rien oser en face du péril, étaient pleins de jactance, intrépides en paroles. Personne ne savait rien ; tout le monde affirmait. Enfin, dans l'impuissance de connaître la vérité, vaincu par cette unanimité d'erreur, Galba prend sa cuirasse ; et, comme il n'était ni d'âge ni de forces soutenir les flots impétueux de la multitude, il se fait porter en litière. Il était encore dans le palais, quand un soldat de la garde, Julius Atticus, vint à sa rencontre, et, lui montrant son épée toute sanglante, s'écria qu'il venait de tuer Othon : "Camarade, dit Galba, qui te l'a commandé ?" vigueur singulière d'un chef attentif à réprimer la licence militaire, et qui ne se laissait pas plus corrompre à la flatterie qu'effrayer par les menaces.

XXXVI. Dans le camp, les sentiments n'étaient plus douteux ni partagés. L'ardeur était si grande pour Othon que les soldats, non contents de se presser autour de lui et de l'entourer de leurs corps, l'élevèrent sur le tribunal où peu auparavant était la statue d'or de Galba, l'y placèrent à côté des aigles, et l'environnèrent de leurs drapeaux. Ni tribuns ni centurions ne pouvaient approcher de ce lieu. Les simples soldats s'avertissaient même l'un l'autre de se défier des chefs. Tout retentissait de cris tumultueux, d'exhortations mutuelles ; et ce n'étaient pas, comme parmi le peuple et la multitude, les vaines clameurs d'une oisive adulation : à mesure qu'ils voient un nouveau compagnon accourir du dehors, c'est à qui lui prendra les mains, l'embrassera de ses armes, le placera près du tribunal, lui dictant le serment, et recommandant tour à tour l'empereur aux soldats, les soldats à l'empereur. Othon de son côté, tendant les mains vers la foule, saluait respectueusement, envoyait des baisers, faisait, pour devenir maître, toutes les bassesses d'un esclave. Quand toute la légion de marine lui eut prêté serment, il prit confiance en ses forces, et, croyant qu'il était bon d'enflammer en commun ceux qu'il n'avait encore animés qu'en particulier, il les harangue ainsi devant les retranchements.

XXXVII. "Qui suis-je au moment où je parais devant vous, braves compagnons ? je ne saurais le dire. M'appeler homme privé, je ne le dois pas, nommé prince par vous ; prince, je ne le puis, un autre ayant le pouvoir. Votre nom à vous-mêmes sera contesté, tant qu'on doutera si c'est le chef ou l'ennemi de l'empire que vous avez dans votre camp. Entendez-vous comme on demande à la fois mon châtiment et votre supplice ? Tant il est vrai que nous ne pouvons ni périr ni être sauvés qu'ensemble. Et Galba peut-être, avec l'humanité que vous lui connaissez, a déjà promis notre mort ; n'a-t-il pas, sans que personne lui demandât ce crime, égorgé par milliers des soldats innocents ? Mon âme frémit d'horreur en se retraçant la funèbre image de son entrée, et cette journée de carnage, la seule victoire de Galba, où sous les yeux de Rome il faisait décimer des suppliants qu'il avait reçus en grâce. Entré sous de tels auspices, quelle gloire a-t-il apportée au trône impérial, que celle d'avoir tué Obultronius Sabinus et Cornélius Marcellus en Espagne, Bétuus Chilo en Gaule, Capiton en Germanie, Macer en Afrique, Cingonius sur la route, Turpilianus dans la ville, Nymphidius dans le camp? Quelle province, quelle armée n'est sanglante de sa cruauté, souillée de sa honte, ou, s'il faut l'en croire, épurée, corrigée par ses réformes ? Car ce qui est crime pour d'autres, est remède à ses yeux ; corrupteur du langage qui appelle sévérité la barbarie, économie l'avarice, discipline vos supplices et votre humiliation. Sept mois sont à peine écoulés depuis la fin de Néron, et déjà Icélus a plus ravi de trésors que les Polyclète, les Vatinius, les Hélius n'en ont amassé. La tyrannie de Vinius aurait été moins avide et moins capricieuse, s'il eût régné lui-même ; régnant en sous-ordre, il a usé de nous comme de sa chose, abusé comme de celle d'autrui. La seule fortune de cet homme suffirait à ces largesses qu'on ne vous donne jamais, que sans cesse on vous reproche."

XXXVIII. "Et, de peur de nous laisser du moins une espérance dans son successeur, Galba mande, du fond de l'exil, celui qu'il a jugé, par sa dureté et son avarice, être un second lui-même. Vous avez vu, braves compagnons, se déchaîner les tempêtes, et les Dieux même réprouver une sinistre adoption. L'indignation est la même dans le sénat, la même dans le peuple romain. On n'attend plus que votre vaillance : en elle est toute la force des conseils généreux ; sans elle les plus nobles volontés languissent impuissantes. Ce n'est ni à la guerre ni au danger que je vous appelle : tout ce qui est soldat et armé est avec nous. Qu'est-ce, autour de Galba, qu'une seule cohorte en toges ? Elle ne le défend pas elle le tient prisonnier. Quand elle vous apercevra, quand elle aura reçu de moi le signal, si elle combat avec vous, ce sera de zèle à mériter ma reconnaissance. Loin de nous toute hésitation dans un dessein qui, pour être loué, veut d'abord être accompli." Il fit ensuite ouvrir l'arsenal. Aussitôt on se jette sur les armes, sans ordre, sans distinction de corps. Le légionnaire revêt l'armure du prétorien ; le Romain prend le casque et le bouclier de l'auxiliaire. Ni tribun ni centurion n'exhorte le soldat ; chaque homme est à lui-même son chef et son conseil, et ils avaient pour s'animer le premier encouragement des méchants, la consternation des gens de bien.

XXXIX. Déjà Pison, ramené précipitamment par le bruit de la sédition toujours croissante et les clameurs qui retentissaient jusque dans la ville, avait rejoint Galba qui venait de sortir et approchait du Forum ; déjà Marius Celsus avait rapporté des nouvelles malheureuses. Les uns étaient d'avis de rentrer au palais ; d'autres, de gagner le Capitole ; la plupart, de s'emparer des Rostres ; plusieurs se bornaient à tout contredire ; et, comme il arrive dans les conseils où le malheur préside, le parti qui semblait le meilleur était toujours celui dont le moment venait de passer. Laco proposa, dit-on, à l'insu de Galba, de tuer Vinius, soit pour calmer les soldats par le châtiment de cet homme, soit qu'il le crût complice d'Othon, soit enfin pour assouvir sa haine. Le temps et le lieu furent cause qu'on hésita, de peur que le massacre, une fois commencé, ne s'arrêtât plus ; et ce dessein fut rompu par l'effroi des survenants, la dispersion du cortège, la tiédeur de tous ceux qui d'abord étalaient avec le plus d'ostentation leur zèle et leur courage.

XL. Galba errait à la merci du hasard, emporté par les flots d'une multitude mobile et incertaine, tandis que de toutes les basiliques, de tous les temples, une foule également pressée regardait ce lugubre spectacle. Et pas une voix ne partait du milieu des citoyens ou de la populace. La stupeur était sur les visages ; les oreilles étaient inquiètes et attentives. Point de tumulte, et cependant point de calme : c'était le silence des grandes terreurs ou des grandes colères. On n'en venait pas moins annoncer à Othon que le peuple s'armait : il ordonne aux siens de courir en toute hâte et de prévenir le danger. Aussitôt le soldat romain, du même zèle que si c'était Vologése ou Pacorus qu'il allât renverser du trône des Arsacides, et non son empereur, un homme sans armes, un vieillard, qu'il voulût massacrer, disperse la multitude, foule aux pieds le sénat, et terrible, le fer en main, courant de toute la vitesse des chevaux, se précipite dans le Forum. Ni l'aspect du Capitole, ni la sainteté de ces temples qui dominaient sur leurs téter, ni les princes passés ou à venir ne détournèrent ces furieux d'un crime qui a son vengeur naturel dans tout successeur à l'empire.

XLI. En voyant approcher une foule de gens armés, le porte-étendard de la cohorte qui accompagnait Galba (il se nommait, dit-on, Atilius Vergilio) arrache de son enseigne l’image de l'empereur et la jette par terre. A ce signal, tous les soldats se déclarent aussitôt pour Othon. Le peuple en fuite laisse le Forum désert ; les glaives étincellent, et quiconque balance est menacé de la mort. Arrivé prés du lac Curtius, Galba fut renversé de sa chaise par la précipitation de ses porteurs, et roula sur la poussière. Ses dernières paroles ont été diversement rapportées par la haine ou l'admiration. Suivant quelques-uns, il demanda d'une voix suppliante quel mal il avait fait, et pria qu'on lui laissât quelques jours pour payer le don militaire. Suivant le plus grand nombre, il présenta lui-même sa gorge aux assassins, les exhortant à frapper, si c'était pour le bien de la république. Les meurtriers trouvèrent que ses paroles étaient indifférentes. On n'est pas d'accord sur celui qui le tua. Les uns nomment l'évocat Térentius, d'autres, Lécanius. La tradition la plus répandue, c'est que Camurius, soldat de la quinzième légion, lui enfonça son épée dans la gorge. Les autres s'acharnèrent sur ses bras et ses cuisses (car la poitrine était couverte), et les déchirèrent affreusement. La plupart des coups furent portés par une brutale et froide cruauté, lorsque déjà la tête était séparée du tronc.

XLII. On fondit ensuite sur Vinius, dont la fin donne aussi lieu à quelques doutes. On ignore si le saisissement lui étouffa la voix, ou s'il s'écria qu'Othon n'avait pas ordonné sa mort : paroles qui pouvaient être un mensonge dicté par la crainte, ou l'aveu qu'il avait part à la conjuration. Sa vie et sa réputation porteraient de préférence à le croire complice d'un crime dont il était cause. Il tomba devant le temple de Jules César, frappé d'un premier coup au jarret, puis achevé par Julius Carus, soldat légionnaire, qui le perça de part en part.

XLIII. Notre siècle vit ce jour-là un homme qui l'honore, Sempronius Densus. Centurion d'une cohorte prétorienne et chargé par Galba d'escorter Pison, il se jette, un poignard à la main, au-devant des soldats armés, et leur reprochant leur crime, les menaçant du geste et de la voix pour attirer tous les coups sur lui seul, il donna à Pison le temps de fuir. Pison parvint à se sauver dans le temple de Vesta, où il fut accueilli par la pitié d'un esclave public, et caché dans la demeure de cet homme. Là, moins protégé par la religion et la sainteté du lieu que par l'obscurité de sa retraite, il reculait l'instant d'une mort inévitable, lorsque arrivèrent, envoyés par Othon, deux assassins dont la fureur en voulait spécialement à sa vie. C'étaient Sulpicius Florus, soldat des cohortes britanniques, récemment admis par Galba aux droits de citoyen, et le spéculateur Statius Murcus. Arraché par eux de son asile, Pison fut massacré à la porte du temple.

XLIV. De toutes les morts annoncées à Othon, nulle autre ne le réjouit, dit-on, plus vivement, et aucune tête ne fut plus longtemps l'objet de ses insatiables regards ; soit que son âme, délivrée pour la première fois de toute inquiétude, pût enfin s'abandonner à la joie, ou que le souvenir de la majesté dans Galba, de l'amitié dans Vinius, l'eût offusquée, toute cruelle qu'elle était, de sinistres images, tandis que le meurtre d'un rival et d'un ennemi lui donnait un plaisir sans scrupule et sans remords. Attachées à des piques, les trois têtes furent portées en triomphe parmi les enseignes des cohortes, auprès de l'aigle de la légion ; et pendant ce temps accouraient à l'envi, montrant leurs mains sanglantes, et ceux qui avaient fait les meurtres, et ceux qui s'y étaient trouvés, et mille autres qui se vantaient de ce mérite, vrai ou supposé, comme d'un exploit brillant et mémorable. Plus de cent vingt requêtes, où l'on demandait le prix de quelque notable service rendu ce jour-là, tombèrent dans la suite aux mains de Vitellius. Il en rechercha les auteurs et les fit mettre à mort ; non par honneur pour Galba, mais selon la politique ordinaire des princes, qui croient assurer ainsi leur vie ou leur vengeance.

XLV. Déjà tout était changé : on aurait cru voir un autre sénat, un autre peuple. Tout le monde se précipite vers le camp ; on lutte de vitesse pour se devancer ou s'atteindre ; on charge Galba d'imprécations ; on vante le choix de l'armée ; on baise la main d'Othon ; et plus le zèle est faux, plus on en prodigue les vaines apparences. Othon ne rebutait personne, modérant de sa voix et de ses regards l'emportement d'une troupe avide et menaçante. Le consul désigné Marius Celsus, ami de Galba et fidèle à ce prince jusqu'au dernier instant, avait pour crime à leurs yeux ses talents et son innocence, et ils demandaient sa tête avec fureur. Il était facile de voir qu'ils ne cherchaient que l'occasion de commencer le pillage et les assassinats, et que la vie de tous les gens de bien était menacée. Mais si Othon n'était pas encore assez puissant pour empêcher le crime, il pouvait déjà l'ordonner. Il feint la colère, fait charger Marius de chaînes, et, en assurant qu'il le garde pour un supplice plus rigoureux, il le dérobe à la mort. Tout le reste se fit au gré des soldats.

XLVI. Ils se choisirent eux-mêmes des préfets du prétoire. Le premier fut Plotius Firmus, jadis manipulaire et alors commandant des gardes nocturnes, qui même avant la chute de Galba s'était déclaré pour Othon. Ils lui associèrent Licinius Proculus, intime ami de ce dernier et suspect d'avoir secondé son entreprise. Ils donnèrent à Flavius Sabinus la préfecture de Rome, par respect pour le choix de Néron, sous lequel il avait eu le même emploi ; plusieurs aussi regardaient en Sabinus son frère Vespasien. On demanda instamment la remise des droits qu'on payait aux centurions pour exemption de service. C'était comme un tribut annuel levé sur le simple soldat. Le quart de chaque manipule était épars loin des drapeaux, ou promenait son oisiveté dans le camp même, pourvu que le centurion eût reçu le prix des congés ; et l’on ne mettait ni proportion dans les charges, ni scrupule dans les moyens d'y suffire. C'était par le brigandage et le vol, ou avec le profit des plus serviles emplois, que le soldat se rachetait de son devoir. S'il s'en trouvait un qui fût riche, on l'excédait de travaux et de mauvais traitements, jusqu'à ce qu'il achetât son congé. Épuisé par cette dépense, amolli par l'inaction, il revenait au manipule pauvre et fainéant, de riche et laborieux qu'il en était parti. Bientôt un autre lui succédait, puis un troisième ; et corrompus tour à tour par le besoin et la licence, ils couraient à la sédition, à la discorde, et, pour dernier terme, à la guerre civile. Othon, pour ne pas faire aux soldats une grâce qui aliénât le coeur des centurions, promit qu'il payerait de son trésor impérial les congés annuels : règlement d'une utilité incontestable, et que les bons princes ont consacré depuis par une pratique constante. On feignit de reléguer dans une île le préfet Laco ; mais un évocat envoyé par Othon l'attendit sur la route, et le perça de son glaive. Martianus Icélus n'étant qu'un affranchi, on l'exécuta publiquement.

XLVII. La journée s'était passée dans le crime ; le dernier des maux fut de la finir dans la joie. Le préteur de la ville convoque le sénat ; les autres magistrats font assaut de flatteries. Les sénateurs accourent ; on décerne à Othon la puissance tribunitienne, le nom d'Auguste et tous les honneurs des princes. C'est à qui fera oublier ses invectives et ses insultes ; et personne ne s'aperçut que ces traits, lancés confusément, fussent restés dans le coeur d'Othon. Avait-il pardonné l'injure ou différé la vengeance ? la brièveté de son règne n'a pas permis de le savoir. Othon s'avance au travers du Forum encore ensanglanté et des cadavres gisants sur la poussière. Porté au Capitole et de là au palais, il permit qu'on enlevât les corps et qu'ils fussent mis au bûcher. Pison fut enseveli par sa femme Vérania et Scribonianus son frère ; Vinius, par sa fille Crispina. Il fallut chercher et acheter leurs têtes, que les meurtriers avaient gardées pour les vendre.

XLVIII. Pison achevait la trente et unième année d'une vie dont la renommée est plus à envier que la fortune. Deux de ses frères avaient péri, Magnus par la main de Claude, Crassus par celle de Néron. Lui-même longtemps exilé, quatre jours César, n'eut sur son frère aîné la préférence d'une adoption précipitée, que pour être tué le premier. Vinius vécut cinquante-sept ans avec des moeurs diverses. Son père était d'une famille honorée de la préture ; son aïeul maternel avait été proscrit sous les triumvirs. Ses premières armes, qu'il fit sous Calvisius Sabinus, le laissèrent déshonoré. La femme de ce chef, follement curieuse de voir l'intérieur du camp, s'y glissa de nuit en habit de soldat, et après avoir, avec la même indiscrétion, affronté les gardes et porté sur tous les détails du service des regards téméraires, elle osa se prostituer dans l'enceinte même des aigles, et Vinius fut accusé d'être son complice. L'empereur Caïus le fit charger de chaînes ; mais bientôt les temps changèrent, et Vinius, redevenu libre, parcourut sans obstacle la carrière des honneurs. Il eut, après sa préture, le commandement d'une légion, et s'y fit estimer. Dans la suite il fut entaché d'un opprobre fait pour des esclaves : on le soupçonna d'avoir volé une coupe d'or à la table de Claude ; et le lendemain Claude ordonna que, de tous les convives, le seul Vinius fût servi en vaisselle de terre. Proconsul de la Gaule narbonnaise, il la gouverna toutefois avec fermeté et désintéressement. Bientôt la faveur de Galba le précipita sans retour ; audacieux, rusé, entreprenant, et, selon qu'il tournait l'activité de son âme, portant dans le bien ou dans le mal une égale énergie. Le testament de Vinius demeura sans effet à cause de ses grandes richesses ; la pauvreté de Pison protégea ses dernières volontés.

XLIX. Le corps de Galba, longtemps abandonné, fut, dans la licence des ténèbres, le jouet de mille outrages. Enfin Argius, intendant de ce prince et l'un de ses anciens esclaves, lui donna dans les jardins qu'il avait avant d'être empereur une humble sépulture. Sa tête, que des vivandiers et des valets d'armée avaient attachée à une pique et déchirée cruellement, fut retrouvée le lendemain devant le tombeau de Patrobius, un affranchi de Néron puni par Galba. On en mêla les cendres à celles du corps, qui déjà était brûlé. Telle fut la fin de Servius Galba, qui, dans une carrière de soixante-treize ans, traversa cinq règnes toujours favorisé de la fortune, et plus heureux sous l'empire d'autrui que sur le trône. Il tenait de sa famille une antique noblesse et une grande opulence ; d'ailleurs génie médiocre, exempt de vices plutôt que vertueux ; sans indifférence pour la renommée et sans ostentation de vaine gloire, ne désirant point le bien d'autrui, économe du sien, avare de celui de l'État ; avec ses amis et ses affranchis, d'une faiblesse sans crime quand ils se rencontraient gens de bien ; d'un aveuglement inexcusable s'ils étaient méchants. Au reste, il dut une chose à l'éclat de sa naissance et au malheur des temps : c'est que l'indolence de son caractère passa pour sagesse. Dans la vigueur de l'âge, il s'illustra par les armes en Germanie. Proconsul, il gouverna l'Afrique avec modération ; déjà vieux, il fit respecter à l'Espagne citérieure le même esprit de justice ; élevé par l'opinion au-dessus de la condition privée, tant qu'il n'en sortit pas ; et, de l'aveu de tous, digne de l'empire s'il n'eût pas régné.

L. Rome effrayée tremblait à l'aspect du crime qui venait de l'ensanglanter, et au souvenir des anciennes moeurs d'Othon, lorsque pour surcroît de terreur elle apprit la révolte de Vitellius, dont on avait caché la nouvelle jusqu'à la mort de Galba, pour laisser croire que la défection se bornait à l'armée de la Haute-Germanie. C'est alors qu'on déplora la fatalité qui semblait avoir choisi pour perdre l'empire les deux hommes du monde les plus impudiques, les plus lâches, les plus dissolus. Et non seulement le sénat et les chevaliers, qui ont quelque part et prennent quelque intérêt aux affaires publiques, mais la multitude même éclatait en gémissements. On ne parlait plus des récentes cruautés d'une paix sanguinaire : c'est dans les guerres civiles qu'on allait chercher des souvenirs. Rome tant de fois prise par ses propres armées, la dévastation de l'Italie, le pillage des provinces, et Pharsale, et Philippes, et Pérouse, et Modène, tous ces noms illustrés par les désastres publics, étaient dans toutes les bouches. "On avait vu l'univers presque renversé de la secousse, alors même que c'étaient de grands hommes qui se disputaient le pouvoir. Et toutefois après la victoire de César, après la victoire d'Auguste, l'empire était resté debout. Sous Pompée et Brutus, la république n'aurait pas cessé d'être. Mais un Othon, mais un Vitellius, pour lequel des deux irait-on dans les temples ? Ah ! toutes les prières seraient impies, tous les voeux sacrilèges entre des rivaux dont le combat n'aboutirait qu'à montrer le plus méchant dans le vainqueur." Quelques-uns voyaient de loin Vespasien, et l'Orient en armes. Mais si on le préférait aux deux autres, on frémissait à l'idée que c'était une guerre et des malheurs de plus. La réputation de Vespasien était d'ailleurs équivoque ; et de tous les princes, il est le premier que le trône ait rendu meilleur.

LI. J'exposerai maintenant la naissance et les causes du soulèvement de Vitellius. Julius Vindex avait péri avec toutes ses troupes. Ivre de gloire et chargée de butin, l'armée qui, sans fatigue ni péril, avait remporté cette riche victoire, ne parlait plus que d'expéditions et de batailles ; la solde n'était rien : elle voulait des dépouilles. Elle avait porté longtemps le poids d'un service ingrat et laborieux, dans un pays pauvre, sous un ciel âpre et une discipline sévère : or la discipline, inflexible dans la paix, se relâche dans les discordes civiles, où des deux côtés les corrupteurs sont tout prêts, et les traîtres impunis. Hommes, armes, chevaux, on en avait assez pour le besoin, assez même pour la représentation. Mais avant la guerre chaque soldat ne connaissait que sa centurie ou son escadron ; les limites des provinces séparaient aussi les armées. Depuis que, réunies contre Vindex, les légions eurent appris à se connaître et elles-mêmes et les Gaules, elles cherchaient une nouvelle guerre, de nouvelles dissensions. Ce n'était plus comme auparavant le nom d'alliés qu'elles donnaient aux Gaulois, mais celui d'ennemis et de vaincus. La partie de la Gaule qui touche au Rhin partageait cet esprit. Elle avait embrassé la même cause que l'armée, et c'est de là que partaient maintenant les plus violentes instigations contre les Galbiens : tel est le nom que, par dédain pour Vindex, on avait donné au parti de ce chef. Animé contre les Séquanes, les Éduens et les autres cités, d'une haine qu'il mesurait à leur opulence, le soldat repaissait sa pensée de la prise des villes, de la désolation des campagnes, du pillage des maisons. A l'avarice et à l'arrogance, vices dominants de qui se sent le plus fort, se joignait, pour aigrir les esprits, l'insolence des Gaulois qui, en se vantant que Galba leur avait remis le quart des tributs et donné des récompenses publiques, prenaient plaisir à braver l'armée. Le mal s'accrut du bruit adroitement semé, légèrement accueilli, qu'on allait décimer les légions et congédier les centurions les plus braves. De toutes parts venaient des nouvelles menaçantes ; la renommée n'apportait de Rome que de sinistres récits ; la colonie lyonnaise était mécontente, et, dans son opiniâtre attachement à Néron, il n'était sorte de rumeurs dont elle ne fût la source. Mais le mensonge et la crédulité avaient dans les camps surtout un fonds inépuisable : la haine, la crainte, et, à côté de la crainte, la réflexion qui compte ses forces et se sent rassurée.

LII. Entré dans la Basse-Germanie vers les kalendes de décembre de l'année précédente, Vitellius avait visité avec soin les quartiers d'hiver des légions, rendant la plupart des grades enlevés, remettant les peines ignominieuses, adoucissant les notes trop sévères ; souvent par politique, quelquefois par justice. C'est ainsi que, condamnant la sordide avarice avec laquelle Capiton donnait ou ôtait les emplois militaires, il en répara les injustices avec une impartiale équité. Et ces actes, qui étaient après tout ceux d'un lieutenant consulaire, l'armée en exagérait l'importance. Pour les hommes graves, Vitellius était rampant ; la prévention le trouvait affable : elle appelait bonté généreuse la profusion sans mesure ni discernement avec laquelle il donnait son bien, prodiguait celui des autres. J'ajouterai que le désir ardent d'être enfin commandés faisait ériger ses vices mêmes en vertus. S'il y avait dans l'une et l'autre armée beaucoup d'esprits sages et paisibles, il n'y en avait pas moins de pervers et de remuants. Mais nulle ambition n'était plus effrénée, nulle audace plus entreprenante, que celle des commandants de légions Alliénus Cécina et Fabius Valens. Valens se trouvait mal récompensé d'avoir dénoncé les irrésolutions de Virginius, étouffé les complots de Capiton ; et, pour se venger de Galba, il animait Vitellins en lui vantant l'ardeur des gens de guerre. Il lui montrait "sa renommée remplissant tout l'empire, Hordéonius incapable de lui opposer d'obstacle, la Bretagne et les auxiliaires de Germanie disposés à le seconder, la foi des provinces chancelante, la précaire autorité d'un vieillard toute prête à tomber de ses mains. Qu'avait-il à faire, sinon de tendre les bras à la fortune et d'aller au-devant d'elle ? Hésiter en un tel dessein convenait à Virginius, d'une famille de chevaliers, fils d'un père inconnu : l'empire accepté l'accablait ; refusé, le laissait sans péril. Mais Vitellius ! un père trois fois consul, censeur, collègue de César, avait depuis longtemps mis sur son front l'éclat du rang suprême, et lui avait ravi la sécurité de la condition privée." Ces paroles étaient comme autant de secousses données à cette âme indolente, qui désirait cependant plus qu'elle n'espérait.

LIII. Dans la Haute-Germanie, Cécina, brillant de jeunesse, d'une taille imposante, d'une ambition sans mesure, avait par la séduction de ses discours et la noblesse de sa démarche gagné le coeur des soldats. Questeur en Bétique, il accourut des premiers sous les drapeaux de Galba, qui le mit à la tête d'une légion. Bientôt instruit qu'il avait détourné des deniers publics, ce prince ordonna qu'il fût traduit en justice. Cécina, plutôt que de le souffrir, résolut de tout bouleverser, et de cacher ses blessures privées sous les maux de l'État. L'armée renfermait déjà des semences de discorde. Elle avait marché tout entière contre Vindex, et n'était passée qu'après la mort de Néron sous l'obéissance de Galba. Encore avait-elle été devancée au serment par les détachements de la Basse-Germanie. De plus les Trévires les Lingons et les autres peuples que Galba avait frappés d'édits menaçants ou d'une diminution de territoire, voisins de cette armée, se mêlaient chaque jour à ses quartiers d'hiver. De là des entretiens séditieux, et l'esprit du soldat gâté par le commerce des habitants, et la popularité de Virginius prête à passer à qui voudrait en profiter.

LIV. La cité des Lingons, d'après un ancien usage, avait envoyé en présent aux légions deux mains entrelacées, symbole d'hospitalité. Ses députés, couverts de deuil et avec une contenance abattue, parcouraient la place d'armes, allaient de tentes en tentes, se plaignant tour à tour de leurs propres disgrâces et du bonheur des cités voisines ; puis, voyant le soldat prêter l'oreille, ils en venaient aux périls et aux humiliations de l'armée elle-même, et enflammaient ainsi les esprits. Déjà tout annonçait une sédition prochaine, lorsque Hordéonius Flaccus ordonna aux députés de retourner chez eux ; et, afin de cacher leur départ, il les fit sortir du camp pendant la nuit. De là d'affreux soupçons : on assura qu'ils avaient été massacrés, et que, si on n'y prenait garde, les plus braves soldats, tous ceux qui s'étaient permis quelques plaintes, seraient égorgés dans les ténèbres, à l’insu de leurs camarades. Les légions se donnent secrètement leur foi. La ligue formée, on y reçoit les auxiliaires, qui, suspects d'abord, comme pouvant servir à écraser les légions ainsi enveloppées d'escadrons et de cohortes, furent bientôt les plus ardents à conspirer avec elles : tant l'accord des méchants pour la guerre est plus facile que leur union dans la paix.

LV. Cependant les légions de la Basse-Germanie prêtèrent à Galba le serment accoutumé des kalendes de janvier. Ce ne fut pas sans hésiter beaucoup, et des premiers rangs seulement partirent quelques acclamations isolées. Dans tous les autres, chacun attendait en silence qu'un plus hardi que soi commentât la révolte ; car telle est la nature de l'homme : on se hâte de suivre un exemple que l'on n'oserait donner. Du reste, l'animosité n'était pas la même dans toutes les légions. La première et la cinquième étaient si agitées qu'on y lança des pierres contre les images de Galba. La quinzième et la seizième, sans rien hasarder que des murmures et des menaces, regardaient autour d'elles si quelqu'un éclaterait. Le signal partit de l’armée du Haut-Rhin. Le jour même des kalendes de janvier, la quatrième et la dix-huitième légion, cantonnées dans le même lieu, brisèrent les images du prince. La quatrième était la plus décidée ; la dix-huitième suivit en hésitant ; bientôt leur ardeur fut égale. Et, afin qu'on ne pût pas dire qu'ils dépouillaient le respect dû à l'autorité suprême, ils invoquèrent dans leur serment les noms depuis longtemps oubliés du sénat et du peuple romain. Pas un des lieutenants ni des tribuns ne fit un effort en faveur de Galba. On en vit même dans ce tumulte se signaler par leur turbulence. Personne ne harangua cependant, ou ne monta sur une tribune : on n'avait point encore auprès de qui s'en vanter.

LVI. Spectateur de ce honteux attentat, le proconsul Hordéonius Flaccus regardait faire, n'osant ni réprimer les séditieux, ni retenir les indécis, ni encourager les bons ; mais lâche, tremblant, et d'une incapacité qui l'absout de trahison. Quatre centurions de la dix-huitième légion, Nonius Réceptus, Donatius Valens, Romilius Marcellus, Calpurnius Répentinus, défendaient les images de Galba; les soldats les entraînent avec violence et les chargent de fers. Dès lors pas un qui restât fidèle ou se soutînt de son premier serment. Il arriva ce qui arrive dans les séditions : tout se rangea du côté où était le grand nombre. La nuit d'après les kalendes de janvier, le porte-aigle de la quatrième légion se rend à Cologne, trouve Vitellius à table et lui annonce que la quatrième et la dix-huitième ont foulé aux pieds les images de Galba et juré obéissance au sénat et au peuple romain. Ce serment parut sans conséquence : on jugea qu'il fallait prévenir la fortune irrésolue et offrir un chef à l’empire. Vitellius fait savoir à ses légions et à ses lieutenants "que l’armée du Haut-Rhin vient d'abandonner Galba ; qu'il faut donc ou la combattre comme rebelle, ou, si ton préfère la concorde et la paix, se hâter de faire un prince : or le péril est moindre à se donner un empereur qu'à le chercher."

LVII. Les quartiers de la première légion étaient les plus voisins, et, parmi les lieutenants, Fabius Valens était le plus ardent. Dès le lendemain il entra dans Cologne avec la cavalerie de la légion et celle des auxiliaires, et salua Vitellius empereur. Le reste de l’armée suivit avec une merveilleuse émulation, et celle du Haut-Rhin, laissant là ces noms spécieux de sénat et de peuple romain, se donna le 3 janvier à Vitellius ; c’est assez dire que pendant les deux jours précédents elle n'était pas à la république. Les Agrippiniens, les Trévires, les Lingons, rivalisaient d'ardeur avec les gens de guerre, offrant troupes, chevaux, armes et argent. C'était à qui payerait de sa personne ; de sa fortune, de ses talents ; et ce zèle ne se bornait pas aux principaux des colonies ou de l’armée qui, déjà dans l’abondance, espéraient encore de la victoire un plus riche avenir. Les manipules même et les simples soldats donnaient à défaut d'argent leurs provisions de route, leurs baudriers, leurs décorations et les métaux précieux qui garnissaient leurs armes, prodigues par entraînement, par passion, par intérêt.

LVIII. Vitellius, après avoir loué l’empressement des troupes, distribue à des chevaliers romains les charges du palais, jusque-là confiées à des affranchis. Il paye aux centurions, avec l’argent du fisc, le prix des congés. La fureur du soldat voulait des victimes : il lui en abandonna plusieurs ; il lui en déroba d'autres, sous prétexte de les mettre en prison. Pompéius Propinquus, procurateur de Belgique, fut un de ceux qu'il laissa tuer sur-le-champ. Il sauva par ruse Julius Burdo, commandant de la flotte romaine en Germanie. Ce chef était en butte à la colère de l’armée, qui l'accusait d'avoir supposé des crimes ; puis dressé des embûches à Fontéius Capiton. La mémoire de Capiton était chérie ; et avec ces furieux, si l'on pouvait tuer ouvertement, il fallait se cacher pour faire grâce, Burdo fut gardé en prison ; et après la victoire, quand les haines furent calmées, on le relâcha. En attendant on livra pour victime expiatoire le centurion Crispinus, qui avait trempé ses mains dans le sang de Capiton, et qui par là était mieux désigné à la vengeance et coûta moins à sacrifier.

LIX. Julius Civilis fut sauvé du même péril. Cet homme était puissant parmi les Bataves, et l'on craignit que sa mort n'aliénât une nation si fière. Or, il y avait au pays des Lingons huit cohortes de ce peuple, formant les auxiliaires de la quatorzième légion, dont elles étaient séparées par le désordre des temps ; et elles ne pouvaient manquer, amies ou ennemies, de mettre un grand poids dans la balance. Les centurions Nonius, Donatius, Romilius, Calpurnius, dont j'ai parlé plus haut furent mis à mort, comme coupables de fidélité, le plus grand des crimes aux yeux de la rébellion. Le parti se grossit de Valérius Asiaticus, lieutenant de la province belgique, dont Vitellius fit bientôt son gendre, et de Junius Blésus, gouverneur de la Gaule lyonnaise, qui livra la légion italique et la cavalerie de Turin, en cantonnement à Lyon. Les troupes de Rhétie ne tardèrent pas un instant à suivre cet exemple, et même en Bretagne personne n'hésita.

LX. Cette province avait pour chef Trébellius Maximus, méprisé et haï de l'armée pour sa sordide avarice ; et cette haine, Roscius Célius, commandant de la vingtième légion, l'enflammait de plus en plus. Dès longtemps ennemi du général, Célius avait profité des guerres civiles pour éclater avec plus de violence. Trébellius lui reprochait un esprit séditieux et le camp livré à la confusion ; et à son tour il reprochait à Trébellius la misère des légions dépouillées par ses rapines. Au milieu de ces honteuses querelles des chefs, la subordination périt dans l'armée ; et le désordre fut tel que Trébellius, poursuivi par d'insolentes clameurs, même par les auxiliaires, abandonné des cohortes et de la cavalerie qui se rangèrent autour de son rival, se réfugia auprès de Vitellins. La province resta paisible, malgré l’éloignement du chef consulaire. Les lieutenants des légions gouvernaient avec des droits égaux et une puissance inégale : celle de Célius s'augmentait de son audace.

LXI. Accru de l'armée de Bretagne, muni de forces redoutables et d'immenses ressources, Vitellius désigna deux chefs de guerre et deux routes à tenir. Valens eut ordre de gagner les Gaules au parti, ou, si elles résistaient, de les ravager, et de pénétrer en Italie par les Alpes Cottiennes. Cécina, prenant le chemin le plus court, devait descendre par les Alpes Pennines. L'élite de l'armée du Bas-Rhin, avec l'aigle de la cinquième légion et les auxiliaires tant à pied qu'à cheval, formèrent à Valens un corps de quarante mille hommes. Cécina en conduisit trente mille tirés de l'armée supérieure, et dont la force principale consistait dans la vingt-unième légion. A chacun de ces deux corps furent ajoutés des auxiliaires germains, dont Vitellius recruta aussi les troupes que lui-même allait mener à cette grande entreprise, voulant y peser de tout le poids de la guerre.

LXII. Il y avait entre l'armée et le général un merveilleux contraste. Le soldat impatient demande à combattre, tandis que la Gaule est en alarme, tandis que l'Espagne balance. Il veut : "Qu'on brave l'hiver, qu'on ne s'arrête point à de lâches négociations ; c'est l'Italie qu'il faut envahir, c'est Rome qu'il faut prendre ; rien dans les discordes civiles n'est plus sûr que la célérité : il y faut des actions bien plus que des conseils." Vitellius, dans un stupide engourdissement, préludait par l'affaissement de la mollesse et les excès de la table aux jouissances du rang suprême, ivre dès le milieu du jour et gorgé de nourriture. Et cependant l'ardeur et l'enthousiasme des soldats, suppléant à l'inaction du chef, animaient tout, comme si, présent lui-même, il eût excité les braves par l'espérance, les lâches par la crainte, Les apprêts terminés et chacun à son poste, on demande le signal du départ. Vitellius reçut dès cet instant le surnom de Germanicus ; quant au nom de César, il le refusa même après la victoire. Un signe d'heureux augure apparut à Valens et à l'armée qu'il menait aux combats. Le jour même du départ, un aigle, planant doucement devant les bataillons en marche, semblait par son vol leur indiquer la route ; et tels furent pendant un long espace les cris de joie du soldat, telle la sécurité de l'intrépide oiseau, qu'on en tira le présage infaillible d'un grand et favorable succès.

LXIII. On passa chez les Trévires, comme chez des alliés, sans la moindre inquiétude. A Divodurum, ville des Médiomatriques, malgré l'accueil le plus obligeant, une terreur subite emporta les courages, et l'on courut aux armes pour égorger un peuple innocent. Et ce n'était ni la soif de s'enrichir, ni le plaisir de piller, mais une fureur, une rage dont la cause était inconnue, et par là même le remède plus difficile. Sans les prières du général qui les calmèrent enfin, la ville était anéantie. Encore n'y eut-il pas moins de quatre mille hommes massacrés. Un tel effroi s'empara des Gaules, qu'à l'approche de l'armée les populations entières accouraient avec leurs magistrats pour demander grâce. On ne voyait que femmes et enfants prosternés sur la route ; et toutes les autres images qui désarment la colère d'un ennemi, ces peuples, qui n'étaient pas en guerre, les étalaient pour obtenir la paix.

LXIV. La nouvelle de l'assassinat de Galba et de l'élévation d'Othon parvint à Valens dans le pays des Leuques. Le soldat n'en conçut ni joie ni frayeur ; il ne rêvait que la guerre. Quant aux Gaulois, leur incertitude n'avait plus de motifs ; et, s'ils haïssaient également Vitellius et Othon, ils craignaient de plus Vitellius. La cité la plus voisine était celle des Lingons, dont on était sûr. Généreusement accueillie, l'armée lutta de bons procédés ; mais cette joie fut courte à cause de l'indiscipline des cohortes, séparées, comme je l'ai déjà dit, de la quatorzième légion, et dont Valens avait accru ses forces. De mutuelles invectives amenèrent entre les Bataves et les légionnaires une querelle qui partagea l'armée et serait devenue un combat sanglant, si Valens, par quelques châtiments, n'eût rappelé les Bataves à l'obéissance qu'ils avaient oubliée. On chercha en vain un prétexte de guerre avec les Éduens. Sommés d'apporter de l'argent et des armes, ils y ajoutèrent gratuitement des vivres. Ce que les Éduens firent par crainte, Lyon le fit par enthousiasme. On en retira la légion italique et la cavalerie de Turin ; on y laissa la dix-huitième cohorte, dont ce lieu était le cantonnement ordinaire. Fabius Valens, commandant de la légion italique, quoique ayant bien mérité du parti, ne reçut de Vitellius aucune marque de faveur. Fabius Valens l'avait noirci par de secrètes délations, l'accusant à son insu, et, pour mieux le tromper, affectant de le louer.

LXV. Il régnait entre Vienne et Lyon d'anciennes discordes que la dernière guerre avait rallumées. Le sang versé de part et d'autre, le nombre et l'acharnement des combats, annonçaient d'autres motifs que le seul intérêt de Galba et de Néron. Galba d'ailleurs, tirant profit de sa vengeance, avait réuni au fisc les revenus de Lyon, tandis qu'il prodiguait aux Viennois toute sorte de faveurs. De là des rivalités, des jalousies, et, comme un seul fleuve sépare les deux peuples, des haines toujours aux prises. Les Lyonnais, s'adressant à chacun des soldats, les animent de leurs passions et les excitent à exterminer les Viennois, en leur rappelant que "ceux-ci ont assiégé leur colonie, secondé les projets de Vindex, levé tout récemment des légions pour soutenir Galba." Et après avoir exposé ces motifs de haine, ils étalaient aux yeux du soldat la richesse du butin. Bientôt ce ne sont plus de secrètes exhortations : ils les conjurent publiquement "de marcher à une juste vengeance, d'anéantir ce foyer de la guerre des Gaules. Là, rien qui ne fût étranger et ennemi ; eux au contraire étaient une colonie romaine, une portion de l'armée, les compagnons de leurs prospérités et de leurs disgrâces. Ah ! si la fortune était contraire, seraient-ils donc abandonnés à la merci de voisins furieux ?"

LXVI. Ces discours et mille autres semblables avaient tellement animé les esprits, que les lieutenants eux-mêmes et les chefs du parti ne croyaient pas possible d'apaiser la colère de l’armée. Cependant les Viennois, trop certains du péril qui les menaçait, s'avancent sur son passage, tenant en main les bandelettes et les autres symboles de la douleur suppliante ; et là, se jetant aux pieds des soldats, s'attachant à leurs armes, embrassant leurs genoux, ils viennent à bout de les fléchir. Valens ajouta un don de trois cents sesterces par tête ; et alors on sentit ce que méritait d'égards une si ancienne colonie ; alors les paroles de Valens, recommandant à ses troupes la vie et la sûreté des Viennois, trouvèrent des oreilles favorables. Toutefois le pays fut désarmé, et les particuliers fournirent aux soldats toute sorte de provisions. Ce fut un bruit accrédité, que Valens s'était fait acheter le premier pour une grosse somme d'argent. Longtemps misérable, devenu riche tout à coup, il déguisait mal son changement de fortune ; effréné dans ses désirs, qu'avait allumés une longue privation, et, après une jeunesse indigente, vieillard prodigue. L'armée, poursuivant lentement sa route traversa le pays des Allobroges et des Voconces ; et pendant ce temps le général trafiquait des marchés et des séjours, faisant avec les possesseurs des terres et les magistrats des villes de honteuses transactions, qu'il appuyait de menaces terribles. C'est ainsi qu'au Luc, municipe des Voconces, il tint des torches allumées contre la ville, jusqu'à ce qu'on l'eût apaisé avec de l'argent. Quand l'argent manquait, la prostitution et l'adultère étaient le prix qu'il mettait à sa clémence. On parvint de la sorte au pied des Alpes.

LXVII. Cécina ravit plus de dépouilles et versa plus de sang. Sa prompte et fougueuse colère s'était émue contre les Helvétiens, nation gauloise, célèbre jadis parle courage et le nombre de ses guerriers et maintenant par de glorieux souvenirs, qui, ne sachant pas encore le meurtre de Galba, refusait obéissance à Vitellius. La guerre fut allumée par l'avarice et la précipitation de la vingt-unième légion. Ce corps avait enlevé un convoi d'argent destiné à la solde d'une garnison qui depuis long temps était fournie et entretenue par la nation helvétique. Les Helvétiens indignés avaient à leur tour intercepté les lettres qu'on portait de la part des légions du Rhin à celles de Pannonie, et retenaient prisonniers un centurion et quelques soldats. Avide de guerre, Cécina punissait la première faute commise, avant qu'on eût le temps de se repentir. Il lève le camp ravage le pays, livre au pillage un lieu qui, à la faveur d'une longue paix, s'était accru en forme de ville, et dont les eaux, renommées par leur agrément et leur salubrité, attiraient une foule d'étrangers. Enfin, il envoie l'ordre aux auxiliaires cantonnés en Rhétie d'attaquer les Helvétiens par derrière, pendant que la légion les combattrait en face.

LXVIII. Intrépides avant le moment critique, les Helvétiens tremblèrent à la vue du péril. Dans le premier tumulte, ils avaient nommé Claudius Sévérus général ; mais ils ne savaient ni manier leurs armes, ni garder leurs rangs, ni agir de concert. Un combat avec de vieilles troupes était leur perte ; un siège ne se pouvait guère soutenir derrière des murs tombant de vétusté. D'un côté, Cécina les pressait avec une puissante armée ; de l'autre, s'avançaient les escadrons et les cohortes de Rhétie, soutenus de la jeunesse même de ce canton, qui était aguerrie et formée aux exercices militaires. Ce n'était partout que dévastation et carnage. Dans ce vaste désordre, errant à l'aventure, jetant leurs armes les Helvétiens, en grande partie blessés ou épars, se réfugièrent sur le mont Vocétius. Une cohorte de Thraces détachée contre eux les en chassa aussitôt. Dès lors, poursuivis sans relâche par les Germains et les Rhétiens, ils furent massacrés dans les bois et jusque dans les retraites les plus cachées. Plusieurs millier d'hommes furent tués, plusieurs milliers vendus comme esclaves. Après avoir tout détruit, on marchait en bon ordre sur Aventicum, capitale du pays. Les habitants offrirent, par députés, de se rendre à discrétion, et cette offre fut acceptée. Cécina punit Julius Alpinus, un des principaux de la nation, comme auteur de la guerre. Il réserva les autres à la clémence ou aux rigueurs de Vitellius.

LXIX. On aurait peine à dire si ce fut l'empereur ou le soldat que les Helvétiens trouvèrent le plus inexorable. Les soldats veulent qu'on extermine la nation ; ils dressent la pointe de leurs armes contre le visage des députés, les insultent de la main. Vitellius lui-même n'épargnait ni les gestes ni les paroles menaçantes, quand l'un de ces députés, Claudius Cossus, connu par son éloquence, mais qui sut cacher habilement son art sous un trouble qui le rendit plus puissant, parvint à calmer les soldats. Telle est la multitude, sensible à l'impression du moment, et aussi prompte à s'attendrir qu'elle avait été excessive dans sa cruauté. Ils implorèrent Vitellius les larmes aux yeux, et, plus persévérants dans une demande plus juste, ils obtinrent l'impunité et le salut d'une nation proscrite.

LXX. Après être demeuré quelques jours en Helvétie pour attendre la décision de Vitellius et se préparer au passage des Alpes, Cécina reçut d'Italie l'agréable nouvelle que l'aile de cavalerie Syllana, cantonnée sur le Pô, venait de prêter serment à Vitellius. Elle l'avait eu pour général en Afrique lorsqu'il y était proconsul. Mandée par Néron pour le précéder en Égypte, rappelée ensuite à cause du soulèvement de Vindex et restée en Italie, elle fut entraînée par ses décurions,'qui, ne connaissant pas Othon, et devant tout à Vitellius, ne parlaient que des forces redoutables qui s'avançaient à grands pas et de la haute renommée des légions germaniques. Ce corps fit donc sa soumission, et, pour offrir son présent au nouveau prince, il lui donna les meilleures places du pays au delà du Pô, Milan, Novarre, Ivrée, Verceilles. Cécina en fut instruit par eux-mêmes ; et, comme la plus vaste contrée de l'Italie ne pouvait être défendue par une seule division de gens à cheval, il y envoya ses cohortes de Gaulois, de Lusitaniens, de Bretons, et les vexillaires germains avec l'aile Pétrina. Il balança quelque temps s’il irait lui-même par les montagnes de Rhétie attaquer en Norique le procurateur Pétronius, qu'on croyait dévoué à la cause d'Othon, parce qu'il rassemblait des forces et rompait les ponts. Mais il craignit de perdre les cohortes et la cavalerie envoyées en avant ; il pensa d'ailleurs qu'il y aurait plus de gloire à conserver l'Italie, et que, quel que fût le théâtre des combats, la Norique serait une des conquêtes de la victoire. Il prit donc le chemin des Alpes Pennines, et cette pesante infanterie légionnaire franchit, pendant que l'hiver y régnait encore, ces sommets escarpés.

LXXI. Othon cependant, contre l'attente générale, ne languissait pas dans les délices ni dans la mollesse. Il remit les plaisirs à un autre temps, et, dissimulant son goût pour la débauche, il sut mettre dans toute sa conduite la dignité du rang suprême : nouveau sujet de crainte pour qui songeait que ces vertus étaient fausses, et que les vices reviendraient. J’ai dit que, pour soustraire le consul désigné Marius Celsus à la fureur des soldats, il avait pris le prétexte de le mettre en prison. Il le fait appeler au. Capitole. Il voulait se donner les honneurs de la clémence avec un homme d'un grand nom et odieux au parti qui l’avait élevé. Celsus accepta courageusement le reproche d'avoir été fidèle à Galba, et s'en fit même un titre à la confiance d'Othon. L'empereur à son tour évita l’air d'un ennemi qui pardonne, et, pour l'assurer que sa réconciliation ne cachait rien d'hostile, il l'admit sur-le-champ au nombre de ses plus intimes amis, et bientôt après il le choisit pour l'un de ses généraux. Celsus, comme par une loi de sa destinée, lui garda une fidélité également constante, également malheureuse. Agréable aux grands, célébrée par le peuple, la grâce de Celsus ne déplut pas même aux soldats, admirateurs de cette même vertu qui excitait leur colère.

LXXII. Des transports semblables éclatèrent bientôt pour une cause différente, le châtiment de Tigellin. Sophonius Tigellinus, né de parents obscurs, était flétri par une enfance prostituée et une vieillesse impudique. Parvenu au commandement des gardes nocturnes et des cohortes prétoriennes, enrichi de toutes les récompenses de la vertu, qu'il avait obtenues par le chemin bien plus court du vice, il ne tarda pas à signaler sa cruauté, puis son avarice, et à se montrer homme pour le crime ; corrupteur de Néron, et qui, après l'avoir formé à tous les attentats et osé plus d'un forfait à son insu, finit par l'abandonner et le trahir. Aussi nul supplice ne fut-il demandé avec plus d'obstination, pour des motifs opposés, et par ceux qui haïssaient Néron et par ceux qui le regrettaient. Sous Galba, Vinius avait soutenu Tigellin de son crédit, en représentant qu'il lui devait les jours de sa fille. Il est vrai qu'il l'avait sauvée de la mort, non par humanité (il en avait tué tant d'autres), mais pour se ménager un asile dans l'avenir. Car les plus grands scélérats se défient du présent, et, toujours en crainte des révolutions, ils aiment à se faire de la reconnaissance privée un appui contre la haine publique. De là un commerce d'impunité, où l'innocence n'est comptée pour rien. Le peuple en était d'autant plus implacable, et sa haine invétérée pour Tigellin s'aggravait de son indignation récente contre Vinius. De toutes les parties de la ville on court au palais et dans les places ; le cirque et les théâtres, où la licence de la multitude se déchaîne avec moins de contrainte, retentissent de cris séditieux. Enfin, Tigellin reçut aux eaux de Sinuesse l'arrêt qui lui ordonnait de mourir. Là, entouré de ses concubines et après avoir cherché dans leurs caresses et leurs embrassements de honteux délais, il se coupa la gorge avec un rasoir, et acheva de souiller une vie infâme par une mort tardive et déshonorée.

LXXIII. La clameur publique demandait en même temps le supplice de Galvia Crispinilla. Le prince, par différents subterfuges et une connivence qui ne lui fit pas honneur, la tira de ce danger. Intendante des plaisirs de Néron, cette femme était passée en Afrique pour exciter Macer à la révolte, et avait essayé ouvertement d'affamer le peuple romain ; ce qui ne l'empêcha pas d'être plus tard en crédit auprès de la ville entière. Un mariage consulaire lui valut cette faveur ; et, tranquille sous Galba, Othon, Vitellius, elle eut après eux toute la puissance d'une personne riche et sans héritiers, deux avantages aussi grands dans les meilleurs temps que dans les plus mauvais.

LXXIV. Othon cependant écrivait coup sur coup à Vitellius des lettres toutes pleines des avances les plus humiliantes, lui offrant argent, faveurs, et la retraite qu'il voudrait choisir pour s'y livrer en repos à ses profusions. Vitellius le tentait par les mêmes appâts. Bientôt aux mutuelles douceurs d'une stupide et honteuse dissimulation succédèrent les injures : ils se reprochèrent tous deux des impuretés et des crimes, et tous deux se rendaient justice. Othon fit revenir les députés de Galba, et en envoya d'autres sous le nom du sénat, aux armées de Germanie, à la légion italique et aux troupes cantonnées à Lyon. Ces députés restèrent dans le camp de Vitellius trop aisément pour y paraître captifs. Othon leur avait donné comme par honneur une escorte de prétoriens ; elle fut renvoyée avant d'avoir communiqué avec les légions. Valens lui remit des lettres au nom de l'armée de Germanie pour les cohortes de la ville et du prétoire ; il y exaltait les forces du parti, et offrait aux cohortes paix et union. Il se plaignait même le premier qu'elles eussent transporté à Othon l'empire donné si longtemps auparavant à Vitellius. Ainsi elles étaient attaquées à la fois par menaces et par promesses, comme trop faibles pour soutenir la guerre, et sûres de ne rien perdre en acceptant la paix. La fidélité des prétoriens n'en fut point ébranlée.

LXXV. Othon et Vitellius prirent le parti d'envoyer des assassins, l'un en Germanie, l'autre à Rome, et tous deux sans succès. Les émissaires de Vitellius demeurèrent impunis, perdus qu'ils étaient dans une si grande multitude d'hommes inconnus l'un à l'autre. Ceux d'Othon furent trahis par la nouveauté de leur visage au milieu de soldats qui se connaissaient tous. Vitellius écrivit à Titianus, frère d'Othon, que sa vie et celle de son fils lui répondraient de la sûreté de sa mère et de ses enfants. Les deux familles furent respectées. On doute si de la part d'Othon ce ne fut point un effet de la crainte ; Vitellius eut, comme vainqueur, la gloire de la clémence.

LXXVI. Le premier événement qui donna de la confiance à Othon fut l'avis reçu de l'Illyricum que les légions de Dalmatie, de Pannonie, de Mésie, venaient de lui jurer obéissance. Une nouvelle semblable arriva d'Espagne, et Cluvius Rufus en fut remercié par un édit. L'instant d'après, on sut que l'Espagne était passée sous l'autorité de Vitellius. L'Aquitaine, entraînée par Julius Cordus dans le parti d'Othon, lui fit un serment qu'elle ne garda pas davantage. Nulle part il n'y avait de fidélité ni d'affection : la crainte et la nécessité faisaient ou rompaient les engagements. La même crainte donna la province de Narbonne à Vitellius : on passe aisément à celui qui est le plus près et qu'on voit le plus fort. Les provinces éloignées et toutes les forces d'outre-mer restaient sous les lois d'Othon. Ce n'était point attachement à son parti ; mais Rome et le sénat étaient pour sa cause une recommandation puissante. Son nom d'ailleurs s'était le premier emparé des esprits. Vespasien dans la Judée, en Syrie Mucien, reçurent pour Othon le serment de leurs troupes. L'Égypte et toutes les provinces orientales le reconnaissaient également. L'Afrique n'était pas moins soumise ; c'est Carthage qui avait donné le signal. Sans attendre l'autorisation du proconsul Apronianus Vipstanus, Cressons, affranchi de Néron (car dans les temps malheureux cette espèce d'hommes se mêle aussi aux affaires publiques), avait offert à la multitude un banquet pour fêter l’avènement du nouveau prince ; le peuple fit le reste avec la dernière précipitation. Les autres villes imitèrent Carthage.

LXXVII. Les armées et les provinces étant ainsi divisées, Vitellius avait besoin de la guerre pour se mettre en possession de la souveraine puissance ; Othon en faisait tous les actes comme en pleine paix. Et dans ces actes il soutenait quelquefois la dignité de l'empire ; mais plus souvent encore il y dérogeait par le besoin de se hâter. Il se nomma consul avec Titianus son frère jusqu'aux kalendes de mars. Il désigna Virginies pour les deux mois suivants, voulant tenter parce choix l'armée de Germanie. A. Virginius il donna pour collègue Poppéus Vopiscus, sous prétexte d'honorer une ancienne amitié : beaucoup pensèrent que son vrai motif était de flatter les Viennois. Les autres consulats demeurèrent à ceux qu'avaient désignés Néron ou Galba : aux deux Sabinus, Célius et Flavius, jusqu'au premier juillet, à Marius Celsus et Arrius Antoninus, jusqu'au premier septembre. La victoire même de Vitellius ne changea rien à cet ordre. Othon décora d'un nouveau lustre des vieillards blanchis dans les honneurs, en les faisant augures ou pontifes ; et de jeunes nobles à peine revenus de l'exil rentrèrent, pour consolation de leur disgrâce, dans les sacerdoces d'un aïeul ou d'un père. La dignité sénatoriale fut rendue à Cadius Rufus, à Pédius Blésus, à Sévinus Pomtinus, condamnés sous Claude et Néron comme concussionnaires. On voulut bien en leur pardonnant changer pour eux le nom des choses ; et ce qui avait été rapine s'appela lèse-majesté, mot odieux en haine duquel on laissait périr ainsi les meilleures lois.

LXXVIII. Ses grâces intéressées s'étendirent sur des villes même et sur des provinces. Les colonies d'Hispalis et d'Emérita furent accrues de nouvelles familles ; il donna le droit de cité romaine à toute la nation des Lingons, et fit présent à la province Bétique du pays des Maures. Il accorda de nouveaux privilèges à la Cappadoce, de nouveaux à l'Afrique ; concessions faites pour éblouir plutôt que pour durer. Au milieu de ces actes, excusés par les nécessités présentes et la difficulté des conjonctures, trouvant encore des pensées pour de vaines amours, il fit relever par décret du sénat les statues de Poppée. On crut qu'il avait songé à rendre aussi des honneurs à la mémoire de Néron, dans la vue de s'attacher la multitude. Il est certain que quelques-uns exposèrent en public les images de ce prince : même dans certains jours, le peuple et le soldat, croyant donner au nouvel empereur plus de noblesse et de lustre, le saluèrent des noms réunis de Néron Othon. Il ne s'expliqua point sur ce titre, n'osant le refuser ou rougissant de l'accepter.

LXXIX. Les esprits tournés à la guerre civile ne songeaient plus aux dangers du dehors. Enhardis par cette négligence, les Rhoxolans, nation sarmate, après avoir massacré l'hiver précédent deux cohortes romaines, s'étaient jetés pleins d'espérance sur la Mésie, au nombre de neuf mille cavaliers tous animés d'une audace que doublait le succès, et plus occupés de butin que de combats. Pendant qu'ils erraient sans prévoyance, la troisième légion, soutenue des auxiliaires, les assaillit tout à coup. Du côté des romains, tout était disposé pour l'action ; les Sarmates, dispersés par l'ardeur de piller ou surchargés de bagages, et ne pouvant tirer parti de la vitesse de leurs chevaux dans des chemins glissants, se laissaient égorger comme des hommes enchaînés : car c'est une chose étrange à quel point tout le courage des Sarmates semble être hors d'eux-mêmes. Rien de si lâche pour combattre à pied ; quand leurs bandes arrivent à cheval, il est peu de troupes en bataille capables de résister. C'était un jour de pluie et de dégel : ni les piques, ni ces longs sabres qu'ils tiennent à deux mains, ne pouvaient leur servir, à cause des faux pas de leurs chevaux et du poids de leurs cataphractes. C'est une armure que portent les chefs et la noblesse : des lames de fer ou des bandes du cuir le plus dur en forment le tissu ; mais, impénétrable aux coups, elle ôte au guerrier abattu par le choc des ennemis la facilité de se relever ; ajoutons la neige molle et profonde où ils s'engloutissaient. Le soldat romain, vêtu d'une cuirasse plus souple, envoyait son javelot ou chargeait avec la lance ; et, tirant au besoin sa courte épée, il en perçait le Sarmate découvert ; car ce peuple ne connaît pas l'usage du bouclier. Enfin le peu qui échappèrent du combat se cachèrent dans des marais, où la rigueur du froid et les suites de leurs blessures les firent tous périr. Quand cette nouvelle fut connue à Rome M. Aponius, gouverneur de Mésie, fut récompensé par une statue triomphale ; Fulvius Aurélius, Julianus Titius et Numisius Lupus, commandants de légions, reçurent les ornements consulaires. Othon se réjouissait, et, s'attribuant l'honneur de ce succès, il se faisait gloire d'être aussi un prince heureux à la guerre, et d'avoir par ses généraux et par ses armées agrandi la république.

LXXX. Cependant une circonstance indifférente fit naître, du côté dont on se défiait le moins, une sédition qui pensa tourner à la ruine de Rome. Othon avait ordonné qu'on amenât d’Ostie la dix-septième cohorte, et le soin de l’armer était remis à Varius Crispinus, l'un des tribuns du prétoire. Celui-ci, croyant exécuter plus paisiblement ses ordres pendant que tout serait tranquille dans le camp, fit ouvrir l'arsenal et charger à l'entrée de la nuit les voitures de la cohorte. L'heure parut suspecte, le motif criminel, et un excès de précaution devint une cause de tumulte. La vue des armes tenta les courages échauffés par le vin. Le soldat éclate en murmures, et accuse de trahison les centurions et les tribuns : on armait, disaient-ils, les esclaves des sénateurs pour assassiner Othon. Et quelques-uns parlaient de la sorte sans y penser et troublés par l'ivresse ; les méchants ne cherchaient qu'une occasion de pillage ; la foule suivait son caractère, avide de tout ce qui est mouvement et nouveauté ; quant aux gens sages, la nuit privait de leur bon exemple. Le tribun voulut résister aux séditieux ; ils le massacrent avec les centurions les plus fermes, s'emparent des armes, montent à cheval, et courent l'épée nue à la main vers la ville et le palais.

LXXXI. Othon donnait un repas où se trouvaient beaucoup d'hommes et de femmes du premier rang. Les convives alarmés ne savent si cette furie de la soldatesque est l'ouvrage du hasard ou une ruse de l'empereur, s'il est plus dangereux de rester et d'être enveloppés ou de fuir et de se disperser. Tour à tour feignant la constance ou trahis par leur frayeur, ils cherchaient à lire sur le visage d'Othon ; et, comme il arrive quand les âmes sont tournées à la défiance, Othon inspirait des craintes qu'il ressentait lui-même. Non moins effrayé du péril des sénateurs que du sien propre, il avait envoyé dès le premier moment les deux préfets du prétoire pour calmer la colère des soldats et il fit sortir promptement les convives. Alors tout fuit en désordre : des magistrats, jetant tes marques de leur dignité et se dérobant aux gens de leur suite, des vieillards, des femmes, erraient au milieu des ténèbres et gagnaient à la hâte des quartiers opposés. Peu rentrèrent dans leurs maisons ; la plupart se sauvèrent chez leurs amis, ou cherchèrent sous le toit du plus obscur de leurs clients une retraite inconnue.

LXXXII. La violence des soldats ne respecta pas même les portes du palais ; ils se précipitèrent dans la salle du festin en demandant à grands cris qu'on leur fît voir Othon. Le tribun Julius Martialis et Vitellius Saturninus, préfet d'une légion, furent blessés en essayant de les arrêter. De toutes parts les armes étincellent, les menaces retentissent, tantôt contre les centurions et les tribuns, tantôt contre le sénat tout entier. Une peur aveugle égarait les esprits ; et, comme ils ne pouvaient dire quelle victime exigeait leur colère, ils demandaient pleine licence contre tout le monde. Il fallut que le prince, oubliant la majesté de son rang, montât sur un lit de table, d'où, à force de larmes et de prières, il parvint avec peine à les contenir. Ils retournèrent au camp malgré eux, et n'y retournèrent pas innocents. Le lendemain, Rome offrit l’aspect d'une ville prise : les maisons étaient fermées, les rues désertes, le peuple consterné ; et les regards des soldats baissés vers la terre annonçaient plus de mécontentement que de repentir. Les préfets Proculus et Plotius parlèrent aux différents manipules, chacun avec la douceur ou la sévérité de son caractère. La conclusion de ces discours fut de compter à chaque soldat cinq mille sesterces. Othon osa pour lors se hasarder dans leur camp : à son entrée, les centurions et les tribuns l’environnent, jettent à ses pieds les marques de leur grade et implorent comme une faveur le repos et la vie. Les soldats sentirent le reproche, et, avec tous les dehors de la soumission, ils demandèrent les premiers qu'on livrât au supplice les auteurs du désordre.

LXXXIII. Othon voyait la tranquillité détruite et les soldats partagés de sentiments : les uns demandaient un prompt remède à la licence ; le grand nombre, enclin aux séditions, aimait dans le pouvoir une ambitieuse faiblesse ; et rien n'était plus efficace que le trouble et le pillage pour entraîner cette multitude à la guerre civile. Un empire acquis par le crime ne pouvait d'ailleurs être maintenu par une réforme soudaine et un retour à l'antique sévérité. Toutefois, alarmé de la position critique de Rome et des périls du sénat, il tint enfin ce discours : "Je ne suis venu, braves compagnons, ni pour réchauffer dans vos cours l'amour de ma personne, ni pour allumer le courage dans vos âmes ; ces deux sentiments sont portés chez vous à un glorieux excès : c'est de tempérer le feu de ce courage, de mettre des bornes à cette affection, que je viens vous prier. Le dernier tumulte n'est l'oeuvre ni de la cupidité ni de la haine, deux causes qui ont poussé tant d'armées à la discorde. La mauvaise volonté ou la crainte des périls n'y eurent pas plus de part. C'est votre attachement excessif qui, avec plus d'ardeur que de réflexion, a excité cet orage ; car souvent les plus nobles intentions, si la prudence ne les dirige, ont de funestes succès. Nous allons à la guerre : faudra-t-il que toutes les nouvelles soient lues publiquement, que tous les conseils se tiennent en présence de l'armée ? La conduite des affaires, le vol si rapide de l'occasion ne le permettent pas. Il est des choses que le soldat doit ignorer, comme il en est qu'il doit savoir. Oui, le respect des chefs et la rigueur de la discipline veulent que les centurions mêmes et les tribuns ne reçoivent souvent que des ordres. Si chacun peut s'enquérir des raisons de ce qu'on lui commande, la subordination périssant, l'autorité périt avec elle. Ira-t-on aussi, quand l'ennemi sera devant nous, courir aux armes au milieu de la nuit ? Un ou deux misérables, égarés par l'ivresse (car je ne puis en soupçonner davantage d'une coupable frénésie), iront-ils tremper leurs mains dans le sang d'un tribun ou d'un centurion, forcer la tente de leur empereur ?

LXXXIV. "C'est pour moi, je le sais, que s'armèrent vos bras ; mais ces courses tumultueuses, les ténèbres, la confusion, peuvent ouvrir au crime des chances contre moi. Si Vitellius et les satellites qui l'entourent pouvaient avec des imprécations nous inspirer au gré de leur haine, quel autre esprit nous souffleraient-ils que la discorde et la sédition ? Combien ils voudraient voir le soldat désobéir au centurion, le centurion au tribun, afin que tous, cavaliers et fantassins confondus, courussent pêle-mêle à leur perte ! C'est en exécutant, braves compagnons, plutôt qu'en discutant les ordres de ses chefs, qu'on réussit à la guerre ; et l'armée la plus soumise avant le combat est aussi la plus courageuse au moment du danger. Les armes et la vaillance, voilà votre partage ; laissez-moi le conseil et le soin de diriger votre ardeur. Peu furent coupables ; deux seulement seront punis. Que le reste abolisse à jamais la mémoire d'une nuit déshonorante, et que nulle autre armée ne sache quelles paroles ont été proférées contre le sénat. Dévouer aux supplices un ordre qui est la tête de l'empire, l'élite et l'honneur de toutes les provinces, non, c'est ce que n'oseraient pas même ces Germains que Vitellius soulève aujourd'hui contre nous. Et des enfants de l'Italie, une jeunesse vraiment romaine, demanderaient le sang et le massacre de ce corps glorieux dont la splendeur, illustrant notre cause, fait honte à l'obscure abjection du parti de Vitellius ! Ce rebelle a surpris quelques nations, il a une apparence d'armée ; mais le sénat est avec nous, et par cela même la république est de ce côté, de l'autre ses ennemis. Pensez-vous que cette reine des cités consiste dans un assemblage de toits et de maisons, dans un amas de pierres ? Ces ouvrages muets et inanimés périssent chaque jour, et chaque jour on les relève. L'éternité de l'empire, la paix de l'univers, mon salut et le vôtre, dépendent de la conservation du sénat. Institué sous les auspices des dieux par le père et le fondateur de Rome, il a dure florissant et immortel depuis les rois jusqu'aux Césars : transmettons-le à nos descendants tel que nous l'avons reçu de nos ancêtres. Car, si c'est de vos rangs que sortent les sénateurs, c'est du sénat que sortent les princes."

LXXXV. Ce discours d'une autorité douce et réprimante à la fois, cette modération qui borna les sévérités au châtiment de deux coupables, furent reçus avec faveur, et calmèrent pour le moment des esprits que l'on ne pouvait contraindre. Rome cependant n'était pas redevenue tranquille : le bruit des armes en bannissait le repos, et l'on voyait partout l'image de la guerre. Les soldats réunis n'excitaient plus de tumulte public ; mais épars et déguisés, ils pénétraient dans les maisons, affectant un intérêt perfide pour ceux que leur noblesse, leur opulence, ou quelque éclatante distinction, avait exposés aux discours de la malignité. On crut même que des soldats de Vitellius s'étaient glissés dans Rome pour étudier l'esprit des différents partis. Aussi tout était plein de défiances, et le foyer domestique était à peine un asile contre la crainte. Mais c'est en public que la terreur était à son comble. A chaque nouvelle qu'apportait la renommée, on composait son esprit et son visage, de peur de laisser voir ou trop d'inquiétude si elle était fâcheuse, ou trop peu de joie si elle était bonne. Surtout dans les assemblées du sénat, rien de plus difficile que de ménager tellement sa conduite que le silence ne parût pas hostile et la liberté séditieuse. Quant à la flatterie, Othon, naguère homme privé et flatteur lui-même, en connaissait le mensonge. On retournait donc ses pensées, on les tourmentait de mille manières pour appeler Vitellius ennemi et parricide. Les plus prudents se bornaient à des invectives communes : quelques-uns hasardaient d'injurieuses vérités, mais parmi les clameurs de cent voix confuses, ou avec une volubilité

LXXXVI. Des prodiges dont les récits venaient de sources diverses, redoublaient encore les alarmes. Dans le vestibule du Capitole, la Victoire laissa échapper, dit-on, les rênes de son char. Un fantôme d'une taille plus qu'humaine sortit tout à coup du sanctuaire de Junon ; la statue de Jules César placée dans l’île du Tibre se trouva tournée, par un temps calme et serein, d'occident en orient ; un boeuf parla dans l'Étrurie ; plusieurs animaux engendrèrent des monstres. J'omets beaucoup d'autres merveilles, observées en pleine paix dans les siècles grossiers, et dont on n'entend parler maintenant que dans les temps d'alarmes. Mais un phénomène plus terrible et qui, à la peur de l'avenir, ajoutait le mal présent, fut le subit débordement du Tibre. Le fleuve accru sans mesure rompit le pont Sublicius, et, arrêté par cette masse de débris, il franchit ses rives et inonda non seulement les parties basses de la ville, mais les quartiers où l'on redoutait le moins un pareil fléau. Beaucoup de malheureux furent surpris dans les rues et entraînés ; plus encore furent submergés dans leurs boutiques ou dans leurs lits. La famine se répandit parmi le peuple, causée par le défaut de commerce et la disette des vivres. Des maisons, dont le séjour des eaux avait ruiné les fondements, tombèrent quand le fleuve se retira. Dès que le péril eut cessé de préoccuper les esprits, on remarqua que, dans un moment où Othon se préparait à la guerre, le champ de Mars et la voie Flaminia, qui étaient son chemin pour entrer en campagne, lui avaient été fermés ; et cet effet d'une cause fortuite ou naturelle parut un prodige, avant-coureur des revers qui le menaçaient.1. Le temple du Capitole était divisé en trois nefs, consacrées l'une à Jupiter, l'autre à Junon, la troisième à Minerve.

LXXXVII. Après avoir purifié la ville et délibéré sur la conduite de la guerre, Othon, voyant les Alpes Pennines et Cottiennes, et les autres passages d'Italie en Gaule, fermés par les troupes de Vitellius, résolut d'attaquer la province narbonnaise. Il avait une bonne flotte, et il s'était assuré de sa fidélité en tirant des prisons où la cruauté de Galba les avait retenus les soldats de marine échappés au massacre du pont Milvius, et en, formant avec ces débris le cadre d'une légion. En même temps, il avait donné aux autres l'espoir de parvenir comme eux à un service plus honoré. Avec les troupes navales, il embarqua les cohortes urbaines et un grand nombre de prétoriens qui devaient être le nerf et la force de l'armée, les conseillers et les surveillants des généraux mêmes. La conduite de l'expédition fut confiée aux primipilaires Antonius Novellus et Suédius Clémens, et au tribun Émilius Pacensis, destitué par Galba, rétabli par Othon. L'affranchi Oscus conserva l'intendance de la flotte, avec une inspection secrète sur des hommes plus honorables que lui. Quant à l'armée de terre, Suétonius Paullinus, Marius Celsus et Annius Gallus furent désignés pour la commander. Mais l'homme de confiance était Licinius Proculus, préfet du prétoire. A Rome officier vigilant, à la guerre chef sans expérience, Proculus accusait tour à tour le crédit de Suétonius, la vigueur de Celsus, la maturité de Gallus, et, en faisant un crime à chacun de ses avantages, il obtenait le facile triomphe de la méchanceté adroite sur la vertu modeste.

LXXXVIII. En ce même temps, Cornélius Dollabella fut confiné dans la colonie d'Aquinum et soumis à une surveillance qui n'était ni étroite ni déguisée. On ne trouvait aucun reproche à lui faire ; mais l'ancienneté de son nom et sa parenté avec Galba le désignaient aux soupçons. Othon donna ordre à beaucoup de magistrats, à une grande partie des consulaires, de se tenir prêts à le suivre, non pour partager les périls ou les soins de la guerre, mais sous le seul prétexte de l'accompagner. De ce nombre était L. Vitellius : Othon fut le même pour lui que pour les autres, sans le traiter comme le frère ni d'un empereur ni d'un ennemi. Cependant les alarmes redoublèrent dans Rome : nul ordre qui fût à l'abri de la crainte ou du péril. Les premiers du sénat étaient affaiblis par l'âge et engourdis par une longue paix ; la noblesse avait désappris la guerre au sein de l'oisiveté ; les chevaliers ne l'avaient jamais sue ; chacun s'efforçait de cacher et de renfermer sa frayeur, et leurs efforts ne faisaient que la trahir. Ce n'est pas qu'on n'en vît au contraire, qui, par une folle vanité, achetaient de belles armes et de superbes chevaux, ou composaient leur équipage de guerre de tout l'attirail d'une table somptueuse et d'un luxe corrupteur. Les sages songeaient au repos et à la république ; les esprits légers et imprévoyants s'enivraient de vaines espérances ; une foule de gens, ruinés pendant la paix, se réjouissaient du désordre et trouvaient leur sûreté parmi les hasards.

LXXXIX. Du reste la multitude et la partie du peuple étrangère aux soucis trop relevés de la politique, commençait à ressentir les maux de la guerre. Les besoins de l'armée absorbaient tout l'argent; le prix des vivres était augmenté : deux fléaux que la révolte de Vindex n'avait pas fait éprouver au même point. Car alors Rome demeura tranquille, et la querelle, engagée aux extrémités d'une province entre les légions et les Gaules, semblait une guerre étrangère. En effet, depuis que l'empereur Auguste eut affermi le pouvoir des Césars, le peuple romain n'avait livré que des combats lointains, sujets pour un seul d'inquiétude et de gloire : sous Tibère et sous Caïus, on ne craignit que les malheurs de la paix. L'entreprise de Scribonianus contre Claude était réprimée avant qu'on en sût la nouvelle. De simples messages, des bruits populaires, plutôt que les armes, renversèrent Néron. Mais ici les légions, les flottes, et, ce qui était presque sans exemple, les cohortes du prétoire et de la ville menées aux batailles, l'Orient et l'Occident apparaissant en seconde ligne avec toutes leurs forces, offraient, si l'on eût combattu sous d'autres chefs, la matière d'une longue guerre. Lorsque Othon voulut partir, quelques-uns lui opposèrent un scrupule religieux: les anciles n'étaient pas encore replacés dans le sanctuaire. II rejeta tous les délais, comme ayant déjà causé la perte de Néron. Cécina d'ailleurs, arrivé en deçà des Alpes, l'aiguillonnait puissamment.

XC. La veille des ides de mars, après avoir recommandé la république au sénat, il abandonna aux citoyens rappelés de l'exil ce qui n'était pas encore entré dans l'épargne sur les biens repris aux donataires de Néron : présent des plus justes et en apparence des plus magnifiques, mais stérile en effet, tant on avait depuis longtemps pressé les restitutions. Ensuite il convoqua le peuple ; et, après avoir exalté la majesté de Rome et le consentement du sénat et du peuple romain déclarés pour sa cause, il discourut avec ménagement du parti contraire, accusant l'ignorance plutôt que l'audace des légions ; du reste, sans nommer Vitellius, soit modération de sa part, soit que l'auteur de la harangue se fût interdit toute invective par crainte pour lui-même. Car si, en matière de guerre, Othon prenait conseil de Suétonius et de Celsus, il passait aussi pour emprunter les talents de Galérius Trachalus dans les affaires civiles. On crut même reconnaître sa manière pompeuse, retentissante, faite pour emplir l'oreille, qu'un fréquent exercice du barreau avait rendue célèbre. Les acclamations du peuple, inspirées par la flatterie, en eurent l'exagération et la fausseté. Le dictateur César et l'empereur Auguste n'auraient pas excité un plus bruyant concert d'applaudissements et de voeux. Et ce n'était ni crainte ni amour : une émulation de servitude éveillait, comme dans les troupes d'esclaves, toutes les bassesses privées ; pour l'honneur public, on n'y songeait plus. Othon en partant confia le repos de la ville et les soins de l'empire à Titianus son frère.

LIVRE SECOND

Ces évènements se passent en quelques mois, an de Rome 822, de J.C. 69.

I. Déjà la fortune jetait dans une autre partie du monde les fondements d'une domination nouvelle qui, dans la variété de ses destins, fit la joie ou la terreur de Rome, le bonheur ou la perte des princes qui l'exercèrent. Galba vivait encore lorsque Titus Vespasianus partit de Judée par l'ordre de son père. Le but avoué de son voyage était de féliciter le prince et de briguer les honneurs pour lesquels son âge était mûr. Mais le vulgaire avide de conjectures le disait appelé par une illustre adoption. Ces bruits avaient leur source dans la vieillesse d'un empereur sans enfants, et dans l'empressement de la voix publique à nommer, pour un seul choix à faire, une foule de candidats. Tout concourait à désigner Titus, un génie au niveau de la plus haute fortune, les grâces du visage relevées par un certain air de grandeur, les exploits de Vespasien, des réponses prophétiques, et mille faits indifférents qui tiennent lieu d'oracles à la crédulité prévenue. Ce fut à Corinthe en Achaïe qu'il apprit avec certitude la mort de Galba. Quelques-uns même annonçaient comma indubitable le soulèvement de Vitellius et la guerre. Incertain de ce qu'il ferait, il assembla quelques amis et balança avec eux les conseils opposés : "S'il allait à Rome, on ne lui saurait nul gré d'un hommage apporté pour un autre, et lui-même deviendrait l'otage ou de Vitellius ou d'Othon. S'il retournait sur ses pas, il offensait infailliblement le vainqueur. Mais la victoire était encore indécise, et le père, en se déclarant pour un parti, porterait avec lui l'excuse de son fils. Que si Vespasien prenait l'empire pour lui-même, une offense n'était rien quand on songeait à la guerre."

II. Dans ce combat de crainte et d'espérance, l'espérance l'emporta. Plusieurs attribuèrent son retour en Orient à un désir extrême de revoir Bérénice. Il est certain que son jeune coeur n'était pas insensible aux attraits de cette reine ; mais sa passion ne le détournait pas de soins plus importants. Il permit à sa jeunesse les amusements de la volupté, plus retenu pendant son règne que sous celui de son père. Titus côtoya donc la Grèce et l'Asie, et, laissant à gauche la mer qui en baigne les rivages, il cingla par des routes plus hardies de l'île de Rhodes vers celle de Chypre, et de là en Syrie. A Chypre il fut curieux de visiter le temple de la Vénus de Paphos, célèbre par le concours des indigènes et des étrangers. Je ferai sur l’origine de ce culte, l'établissement du temple, la forme de la déesse, qui n'est nulle part ainsi représentée, une courte digression. Séjour à Chypre.

III. Le fondateur du temple fut, suivant la tradition la plus ancienne, le roi Aérias ; nom que quelques-uns prétendent au contraire être celui de la déesse. Une opinion plus moderne est que le temple fut consacré par Cinyras, au lieu même où aborda Vénus après que la mer l'eut conçue. On ajoute que la science des aruspices et les secrets de cet art y vinrent du dehors, apportés par le Cilicien Tamiras, et qu'il fut réglé que les descendants de ces deux familles présideraient de concert à tous les soins du culte. Bientôt, pour qu'il ne manquât à la maison royale aucune prééminence sur une race étrangère, les nouveaux venus renoncèrent à la science qu'ils avaient apportée, et le prêtre que l'on consulte est toujours un descendant de Cinyras. Toute victime est reçue, pourvue qu'elle soit mâle. C'est aux entrailles des chevreaux qu'on a le plus de confiance. Il est défendu d'ensanglanter les autels ; des prières et un feu pur sont tout ce qu'on y offre, et, quoiqu'en plein air, jamais la pluie ne les a mouillés. La déesse n'est point représentée sous la figure humaine ; c'est un bloc circulaire qui, s'élevant en cône, diminue graduellement de la base au sommet. La raison de cette forme est ignorée.

IV. Après avoir contemplé la richesse du temple, les offrandes des rois, et toutes ces antiquités que la vanité des Grecs fait remonter à des époques inconnues, Titus consulta d'abord sur sa navigation. Quand il eut appris que la route s'ouvrait devant lui et que la mer était propice, il sacrifia un grand nombre de victimes, et fit sur lui-même des questions enveloppées. Sostrate (c'était le nom du prêtre), voyant un accord parfait des signes les plus heureux, et sûr que la déesse avait pour agréable cette haute consultation, répond en peu de mots et dans le style ordinaire, puis il demande un entretien secret et déroule le tableau de l'avenir. Titus, plein d'un courage nouveau, rejoignit son père, et, dans un moment où l’esprit des armées et des provinces étaient en suspens, il jeta dans la, balance des affaires tout le poids de sa propre confiance. Vespasien avait amené à son terme la guerre de Judée ; il ne restait plus qu'à forcer Jérusalem, rude et pénible entreprise, à cause de sa situation escarpée et de son fanatisme opiniâtre ; car d'ailleurs les assiégés n'avaient plus contre le fer et la faim que de faibles ressources. J'ai déjà dit que Vespasien avait trois légions, aguerries par les combats. Mucien en commandait quatre et ne faisait pas la guerre ; mais l'émulation et la gloire de l'armée voisine les avaient sauvées de la mollesse, et autant les soldats de Vespasien s'étaient endurcis parmi les dangers et les travaux, autant les autres avaient acquis de cette vigueur que nourrit le repos et que les fatigues n'avaient pas émoussée. Les deux généraux avaient chacun de leur côté des auxiliaires, infanterie et cavalerie, des flottes, des rois, et à des titres divers un nom également célèbre.

V. Vespasien était un guerrier infatigable, toujours le premier dans les marches, choisissant lui-même les campements, opposant nuit et jour à l'ennemi ou sa prudence ou son bras, content de la plus vile nourriture, et dans ses vêtements et son extérieur se distinguant à peine du simple légionnaire, enfin, à l'avarice près, comparable aux capitaines de l'ancienne république. Mucien faisait voir des moeurs tout opposées. Un air de grandeur et d'opulence, un faste au-dessus de la condition privée, rehaussaient l'éclat de son rang. Plus adroit dans son langage, il excellait à disposer les ressorts et à préparer le succès des affaires civiles. Otez à chacun d'eux ses vices, et réunissez leurs vertus, de cet heureux mélange sortirait un prince accompli. Gouverneurs l'un de Syrie, l'autre de Judée, et divisés par la jalousie, effet de ce voisinage politique, ils se rapprochèrent à la mort de Néron et concertèrent leurs démarches. Ce fut d'abord par l'entremise de quelques amis ; ensuite Titus, le principal lien de leur foi mutuelle, fit céder à l'intérêt commun de fâcheuses rivalités : esprit conciliateur que la nature et l'art avaient doué de séductions irrésistibles pour Mucien lui-même ; quant aux tribuns, aux centurions, aux soldats, il attirait diversement les différents caractères : régularité, licence, vertus, plaisirs, tout en lui concourait à gagner les coeurs.

VI. Avant le retour de Titus, les deux armées avaient prêté serment d'obéissance à Othon. De pareils ordres arrivent toujours avec rapidité, et les apprêts d'une guerre civile entraînent des lenteurs. C'était la première dont l'Orient longtemps soumis et paisible méditât le dessein. Jusqu'alors les plus formidables chocs de Romains contre Romains avaient commencé en Italie ou en Gaule avec les forces de l'Occident. Pompée, Cassius, Brutus et Antoine, que la guerre suivit au delà des mers, y eurent tous une fin malheureuse. La Syrie et la Judée connaissaient plus le nom des Césars que leur personne. Nul mouvement séditieux parmi les légions ; pour toute guerre, des menaces contre les Parthes, suivies de succès partagés ; dans les derniers troubles, une paix profonde, quoique tout le reste s'émut, et sous Galba, une invariable fidélité. Mais quand on sut que Vitellius et Othon recouraient à des armes sacrilèges pour s'arracher l'empire, le soldat frémit à l'idée de voir en d'autres mains les profits de la domination, et de n'avoir pour sa part que l'esclavage à subir, et il commença dès ce moment à compter ses forces. Sept légions s'offraient d'abord, et avec elles les nombreuses milices de Judée et de Syrie ; immédiatement après venait l'Égypte avec deux légions ; d'un autre côté la Cappadoce, le Pont et tous les camps dont l'Arménie est bordée ; ensuite l'Asie et les provinces voisines, où les hommes ne manquaient pas et l'argent abondait : puis tout ce que la mer enferme d'îles ; enfin la mer elle-même, qui éloignait la guerre et en secondait les préparatifs.

VII. Cette disposition des soldats n'était pas ignorée des chefs ; mais on trouva bon d'attendre l'issue de la guerre que d'autres se faisaient. "Jamais entre vainqueurs ou vaincus l'union ne pouvait être solide, et peu importait qui de Vitellius ou d'Othon la fortune ferait survivre ; la prospérité enivrait les plus grands capitaines ; et ceux-ci n'avaient pour qualités qu'esprit de discorde, lâcheté, débauche ; grâce à leurs vices, ils périraient l'un par la guerre, l'autre par la victoire." Vespasien et Mucien remirent donc à une occasion favorable la prise d'armes qu'ils résolurent alors et que depuis longtemps leurs amis concertaient, les plus gens de bien par amour de la république, beaucoup par l'attrait du butin, d'autres à cause du dérangement de leurs affaires ; car, bons et méchants, pour des motifs différents mais d'une ardeur égale, désiraient tous la guerre.

VIII. Vers la même époque, la Grèce et l'Asie furent épouvantées de la fausse nouvelle que Néron allait arriver. Les récits contradictoires qu'on faisait de sa mort avaient donné lieu au mensonge et à la crédulité de le supposer vivant. Il s'éleva plusieurs imposteurs dont je raconterai dans le cours de cet ouvrage les tentatives et la catastrophes. Celui-ci était un esclave du Pont, ou selon d'autres un affranchi d'Italie, habile à chanter et à jouer de la lyre, talent qui, joint à la ressemblance des traits, favorisait le succès de sa fraude. Il prend avec lui des déserteurs errants et sans ressource, qu'il avait séduits par de magnifiques promesses, et se met en mer. Poussé par la tempête dans l'île de Cythnos, il y trouva quelques soldats d'Orient qui venaient en congé ; il les enrôle, ou, à leur refus, les fait tuer. Il dépouille même les négociants et arme leurs esclaves les plus robustes. Le centurion Sisenna, au nom de l'armée de Syrie, portait aux prétoriens les mains jointes, symbole de concorde : le fourbe essaya sur lui toutes les séductions, jusqu'à ce que Sisenna, quittant secrètement l'île, se fût hâté de fuir dans la crainte qu'on n'en vint à la force. De là une vaste terreur, accrue par le grand nombre d'esprits mécontents et avides de nouveauté qui se réveillèrent au bruit d'un nom si fameux.

IX. L'imposture s'accréditait chaque jour, quand le hasard en dissipa le prestige. Calpurnius Asprénas avait été nommé par Galba gouverneur de Galatie et de Pamphylie. Deux trirèmes, détachées de la flotte de Misène pour lui servir d'escorte, arrivèrent avec lui à Cythnos. On ne manqua pas d'appeler les triérarques auprès du prétendu Néron. Celui-ci, avec une douleur affectée, les conjure, par la foi anciennement jurée à leur empereur, de le conduire en Syrie ou en Égypte. Les triérarques, ébranlés ou feignant de l'être, promirent de parler aux soldats et de revenir après avoir disposé les esprits ; mais ils rendirent un compte fidèle de tout à Asprénas. Sur l'exhortation de ce chef, le vaisseau fut forcé, et l'aventurier mis à mort sans qu'on s'informât de son nom. Son corps, où les yeux, la chevelure, la férocité du visage, étaient surtout remarquables, fut porté en Asie, puis à Rome.

X. Dans une ville en proie à la discorde, et où le changement réitéré de prince avait rendu la limite indécise entre la licence et la liberté, les moindres affaires excitaient de grandes agitations. Vibius Crispus, auquel sa fortune, son crédit, ses talents, avaient acquis plus de renommée que d'estime, appelait Annius Faustus, chevalier romain, qui sous Néron faisait le métier de délateur, à se justifier devant le sénat. Car, par un décret rendu sous le règne de Galba, cet ordre avait autorisé les poursuites contre les accusateurs. Ce sénatus-consulte, respecté ou méconnu selon que l'accusé était faible ou puissant, subsistait malgré ces vicissitudes. A la terreur de la loi Crispus ajoutait tout le poids de son crédit, pour accabler le délateur de son frère. Entraînée par lui, une grande partie du sénat demandait que, sans être défendu ni entendu, Faustus fût livré à la mort. Auprès de quelques autres, rien au contraire ne servait mieux l'accusé que le pouvoir exécutif de l'accusateur. Ils pensaient qu'il fallait "lui donner du temps, produire les griefs, et, tout odieux et coupable qu'il était, l'entendre cependant par respect pour l'usage." Ils l'emportèrent d'abord, et le jugement fut remis à quelques jours plus tard. Faustus fut condamné, mais non avec cet assentiment de l'opinion publique que méritaient ses crimes. On se souvenait que Crispas avait comme lui fait trafic d'accusation, et, sans blâmer la vengeance on haïssait le vengeur.

XI. Cependant la guerre eut pour Othon de favorables débuts, et les armées de Dalmatie et de Pannonie s'ébranlèrent à son commandement. Les légions étaient au nombre de quatre, sur lesquelles deux mille hommes partirent en avant : elles-mêmes suivaient à de médiocres intervalles. C'étaient la septième, levée par Galba, et trois vieux corps, la onzième, la treizième et la quatorzième, celle-ci fameuse entre les autres pour avoir réprimé le soulèvement de la Bretagne. Néron avait encore rehaussé la gloire de cette légion, en l'appelant de préférence à son secours. De là vient qu'elle lui resta longtemps fidèle et embrassa avec chaleur le parti d'Othon. Mais si l’armée était forte et aguerrie, sa confiance en elle-même rendait sa marche plus lente ; le gros de chaque légion était précédé de ses cohortes auxiliaires et de sa cavalerie. Les forces parties de Rome n'étaient pas non plus à mépriser. Elles se composaient de cinq cohortes prétoriennes, des vexillaires de la cavalerie avec la première légion, enfin de deux mille gladiateurs ; secours humiliant, mais que, dans les guerres civiles, des chefs sévères sur l'honneur n'avaient pas dédaigné. Ces troupes furent mises sous les ordres d'Annius Gallus et de Vestricius Spurinna, et envoyées en avant pour occuper les rives du Pô ; car les premiers plans étaient déconcertés par l'arrivée en deçà des Alpes de Cécina, qu'on avait cru pouvoir arrêter dans les Gaules. Othon partit ensuite, accompagné de l’élite des spéculateurs, avec le reste des cohortes prétoriennes, les vétérans du prétoire, et un très grand nombre de soldats de marine. Et sa marche ne fut point celle d'un nonchalant ni d'un voluptueux : vêtu d'une cuirasse de fer, à pied devant les enseignes, son extérieur poudreux et négligé faisait mentir sa renommée.

XII. La fortune souriait à ses entreprises, et sa flotte, après avoir pris possession de la plus grande partie de l’Italie, avait pénétré jusqu'aux Alpes maritimes. Suédius Clémens, Antonius Novellus, Emilius Pacensis, étaient chargés de reconnaître ce pays et d'attaquer la Gaule narbonnaise. Mais Pacensis avait été mis aux fers par les soldats mutinés ; Novellus était sans pouvoir ; Clémens pliait pour commander, énervant la discipline, et pourtant avide de combats. Ce n'était pas en Italie, au sein de la terre natale, qu'ils semblaient aborder ; on eût dit qu'ils attaquaient des rivages étrangers et des villes ennemies, brûlant, ravageant, pillant, avec un succès d'autant plus affreux que nulle part on n'était en garde contre le péril. Les campagnes étaient pleines de richesses, les maisons ouvertes ; les propriétaires, suivis de leurs femmes et de leurs enfants, accouraient au-devant des troupes avec la sécurité de la paix, et les horreurs de la guerre les enveloppaient tout à coup. Le procurateur Marius Maturus gouvernait alors la province des Alpes maritimes. Il appelle aux armes la nation, dont la jeunesse ne laissait pas d'être nombreuse, et se met en devoir de chasser les Othoniens de sa frontière. Mais au premier choc les montagnards furent battus et dispersés, comme devaient l'être des hommes rassemblés au hasard, qui ne connaissaient ni campement ni chef, qui n'attachaient ni honneur à la victoire ni honte à la fuite.

XIII. Irritée par ce combat, la fureur des Othoniens se tourna contre le municipe d'Intémélium. La victoire avait été sans dépouilles, avec des paysans pauvres et grossièrement armés; des prisonniers, on n'en pouvait faire parmi des hommes si agiles et si au fait du pays : la cupidité se satisfit par le désastre d'une ville innocente. Le beau trait d'une Ligurienne accrut encore l'odieux de cette vengeance. Cette femme dérobait son fils aux recherches, et les soldats, s'imaginant qu'avec lui elle recélait de l'argent, la torturèrent pour qu'elle déclarât où elle cachait son enfant. "Là," répondit-elle en montrant son ventre : parole courageuse que ni la terreur ni la mort ne purent jamais lui faire démentir.

XIV. Des courriers arrivés en toute hâte annoncèrent à Valens que la flotte d'Othon menaçait la province de Narbonne, qui avait reconnu Vitellius. En même temps des députés des colonies imploraient du secours. Il leur envoya le préfet Julius Classicus avec deux cohortes de Tongres, quatre compagnies à cheval du même pays, et toute l'aile des Trévires. Une partie de ces forces restèrent à Fréjus, de peur que, si toutes les troupes prenaient le chemin de terre, la flotte, voyant que la mer n'était pas gardée, ne tombât sur cette colonie. Douze compagnies de cavalerie et l'élite des cohortes allèrent chercher l'ennemi. On y ajouta une cohorte de Liguriens, depuis longtemps cantonnée dans le pays, et cinq cents Pannoniens qui n'étaient pas encore sous le drapeau. Le combat ne tarda pas à se livrer, et voici quelle en fut l'ordonnance. Les soldats de marine, entremêlés d'habitants du pays, s'élevaient par échelons sur les collines qui bordent la mer ; les prétoriens garnissaient tout l'espace qui s'étend du rivage au pied de ces collines ; enfin , de la mer où elle était rangée en bataille, la flotte semblait faire corps avec l'armée et présentait le long de la plage un front menaçant. Les Vitelliens, inférieurs en infanterie, et dont la cavalerie faisait la principale force placèrent les Liguriens sur les hauteurs voisines, et rangèrent les cohortes en ordre serré derrière les troupes à cheval. Les cavaliers de Trêves s'offrirent à l'ennemi sans précaution, et furent reçus en face par les vieux prétoriens, tandis que sur leur flanc tombait une grêle de pierres lancées par les gens du pays, aussi bons que des soldats pour ce genre de combat, et qui, mêlés aux troupes régulières et animés par la victoire montraient, braves ou lâches, une égale résolution. Les Vitelliens chancelaient : la flotte mit la terreur à son comble en se portant sur leurs derrières. Enfermée de toute part, l'armée entière eût péri, si l'obscurité de la nuit n'avait arrêté la poursuite des vainqueurs et couvert la fuite des vaincus.

XV. Les Vitelliens, quoique battus, ne restèrent pas en repos : ils appellent des secours et fondent sur l'ennemi, que le succès rendait imprévoyant. Les sentinelles furent égorgées, le camp forcé, l'alarme jetée sur la flotte ; enfin, la frayeur se calmant peu à peu, l'armée surprise occupa une hauteur voisine, d'où elle s'élança bientôt sur les agresseurs. Le carnage fut horrible. Les préfets des cohortes de Tongres, après avoir longtemps soutenu leurs troupes ébranlées, périrent accablés de traits. Et ce ne fut pas pour les Othoniens une victoire non sanglante. Quelques-uns poursuivaient sans précaution : la cavalerie tourna bride et les enveloppa. Ensuite, comme si l'on eût fait une trêve pour se délivrer des alarmes soudaines que se donnaient l'une à l'autre la flotte et la cavalerie, les Vitelliens se replièrent sur Antibes, municipe de la Gaule narbonnaise, les Othoniens sur Albingaunum, bien avant dans la Ligurie.

XVI. La renommée de la flotte victorieuse retint dans le parti d'Othon la Corse, la Sardaigne et les autres îles de cette mer. Toutefois le procurateur Décimus Pacarius pensa bouleverser la Corse par une témérité qui, sans pouvoir jamais influer sur le succès d'une si grande guerre, aboutit à le perdre. Ennemi d'Othon, il voulut aider Vitellius des forces de son gouvernement ; vaine assistance, quand même elle eût été effective. Il convoqua les principaux de l'île et leur exposa son dessein. Claudius Phirricus, qui commandait la station des galères, et Quinctius Certus, chevalier romain, ayant osé le combattre, il les fit tuer, épouvantée de leur mort, l'assemblée prêta serment à Vitellius et fut suivie de la foule ignorante, qui cédait en aveugle à une peur étrangère. Mais, quand Pacarius eut commencé à faire des levées et à soumettre ces hommes presque sauvages aux pénibles exercices du soldat, alors, maudissant une fatigue inaccoutumée, ils songèrent à leur faiblesse : "C'était une île qu'ils habitaient ; la Germanie était loin d'eux, avec la masse des légions ; et la flotte n'avait-elle pas pillé, ravagé les pays même que protégeaient les escadrons et les cohortes t ? " Ces réflexions aliénèrent tout à coup les esprits. Cependant on n'eut pas recours à la force ouverte. On épia le moment d'une surprise, et, à l'heure où tout le monde était retiré de sa maison, Pacarius nu et sans défense fut tué dans le bain. Les amis de sa suite furent massacrés après lui. Les meurtriers portèrent eux-mêmes leurs têtes à Othon, comme les trophées d'une victoire. Du reste ni Othon ne les récompensa, ni Vitellius ne les punit : dans la confusion générale de toutes choses, des crimes plus grands les firent oublier.

XVII. La cavalerie Syllana, comme je l'ai déjà dit, avait ouvert à la guerre les barrières de l'Italie. Othon n'avait dans le pays aucun ami : ce n'est pas non plus que les habitants préférassent Vitellius ; mais une longue paix les avait rompus à toute espèce de servitude, et ils se donnaient au premier occupant, sans s'inquiéter s'il était le plus digne. La plus florissante contrée de l'Italie, tout ce que le Pô d'un côté, les Alpes de l'autre, embrassent de villes et de campagnes, était occupé par les armes de Vitellius ; car les cohortes détachées par Cécina étaient aussi arrivées. Une cohorte de Pannoniens fut faite prisonnière à Crémone ; cent cavaliers et mille soldats de marine furent enveloppés entre Plaisance et Ticinum ; et ces succès animèrent les Vitelliens au point que le fleuve ne pouvait déjà plus les arrêter. Un obstacle comme le Pô ne faisait même qu'irriter l'audace des Bataves et des troupes venues de l'autre rive du Rhin. Ils le passèrent brusquement vis-à-vis de Plaisance, enlevèrent quelques coureurs, et frappèrent les autres d'une telle épouvante qu'ils s'enfuirent en répandant la fausse nouvelle que toute l'armée de Cécina était derrière eux.

XVIII. Spurinna, qui occupait Plaisance, avait la certitude que Cécina n'était pas encore arrivé ; bien résolu d'ailleurs, s'il s'approchait, à retenir le soldat dans les retranchements, et à ne pas hasarder trois cohortes prétoriennes et mille vexillaires avec une poignée d'hommes à cheval contre une armée entière de vieilles troupes. Mais les soldats, sans frein et sans expérience, enlèvent les enseignes et les drapeaux et courent en avant, présentant la pointe de leurs armes au général, qui s'efforce de les arrêter, et bravant centurions et tribuns. Ils criaient même à la trahison, et prétendaient qu'on avait appelé Cécina. Cette témérité qui n'était pas la sienne, Spurinna s'y prête enfin, d'abord malgré lui, ensuite en feignant de l'approuver, afin que ses conseils en eussent plus d'autorité, si la sédition devenait moins violente.

XIX. Quand on fut à la vue du Pô, la nuit approchant d'ailleurs, on jugea nécessaire de se retrancher. Ce travail, nouveau pour une milice accoutumée à l'oisiveté de Rome, abattit les courages. Les plus vieux soldats s'accusent de crédulité ; ils peignent avec effroi le danger qu'on aurait couru si Cécina, déployant son armée dans ces vastes plaines, eût enveloppé un si petit nombre de cohortes. Déjà on parlait dans tout le camp un langage modeste ; et les centurions et les tribuns, se mêlant aux entretiens, louaient la prudence du général, qui avait choisi une colonie forte et opulente pour boulevard et pour centre de la guerre. Enfin Spurinna lui-même, après leur avoir fait sentir leur faute, moins par reproches que par raison, laisse en arrière des éclaireurs et ramène à Plaisance le reste de sa troupe, moins turbulente alors et soumise au commandement. On répara les murailles ; on y ajouta de nouvelles fortifications ; on exhaussa les tours ; on prit soin de s'assurer des armes, et outre les armes, cet esprit d'obéissance et de subordination, qui manqua seul à ce parti où le courage ne manquait pas.

XX. Cécina, comme s'il eût laissé au delà des Alpes la licence et la cruauté, maintint dans sa marche en Italie une exacte discipline. Son costume déplut toutefois aux villes municipales et aux colonies. On regardait comme un signe d'orgueil qu'en parlant à des hommes revêtus de la toge il portât les braies gauloises et le sagum rayé. Sa femme Salonina, montant un superbe cheval et assise sur la pourpre, offensait aussi les regards. Ce luxe n'était injurieux à personne ; mais l'homme est ainsi fait : il considère d'un oeil d'envie les fortunes récentes ; et on n'exige jamais plus de modestie dans l'élévation que de ceux qu'on a vus de niveau avec soi. Cécina ayant passé le Pô essaya, pour ébranler la foi des Othoniens, les négociations et les promesses, et fut attaqué par les mêmes armes. Après qu'on eut vainement échangé les offres spécieuses de paix et de concorde, il ne songea plus qu'à préparer contre Plaisance une attaque formidable. Il savait combien un premier succès influerait sur l'opinion pour tout le reste de la guerre.

XXI. Le premier jour les Vitelliens, pour une vieille armée, attaquèrent avec moins d'art que d'impétuosité. Ils s'approchèrent des murailles, à découvert et sans précaution, gorgés de nourriture et de vin. Pendant le combat, un très bel amphithéâtre situé hors de la ville fut réduit en cendres. On ignore si ce furent les assiégeants ou les assiégés qui le brûlèrent en se lançant mutuellement des torches, des globes ardents, des traits enflammés. Le peuple, avec la malignité soupçonneuse des petites villes, s'imagina que des matières combustibles y avaient été portées secrètement par quelques habitants des colonies voisines, jaloux de ce que cet édifice était le plus vaste qu'il y eût en Italie. Quelle que soit la cause du désastre, tant qu'on en craignit de plus grands, on le trouva léger ; la sécurité revenue, on le déplora comme la plus grande des calamités. Au reste, Cécina fut repoussé avec beaucoup de perte, et la nuit se passa en préparatifs. Les Vitelliens disposent des claies, des mantelets et d'autres abris pour se couvrir en sapant les murs ou en donnant l'assaut. Les Othoniens se munissent de pieux aiguisés et font d'énormes amas de pierres, de plomb, d'airain, pour rompre ou écraser les assaillants. La honte, la gloire, également senties des deux côtés, s'y expriment par des exhortations contraires. Ici c'est la force des légions et de l'armée de Germanie, là c'est 1'honneur des gardiens de Rome et des cohortes prétoriennes qu'on exalte à l’envi. Les uns traitent leurs ennemis de lâches, corrompus dans l'oisiveté du cirque et du théâtre, les autres d'étrangers et de barbares. Les noms de Vitellius et d'Othon, célébrés ou maudits (et la matière était plus riche pour l'invective que pour l'éloge), achevaient d'enflammer les courages.

XXII. Le jour à peine levé, les remparts égaient couverts de défenseurs, la plaine resplendissait de l'éclat des armes et des guerriers. Les gros bataillons légionnaires, les pelotons épars des alliés, font voler au haut des murs les flèches et les pierres, attaquent de prés les endroits négligés par l'ennemi ou dégradés par le temps. Les Othoniens, mieux placés pour balancer leurs javelines et assurer leurs coups, accablent d'en haut les cohortes des Germains qui, nus à la manière de leur pays, s'avançaient témérairement avec des chants sauvages et en agitant leurs boucliers au-dessus de leurs têtes. Le légionnaire, à l'abri de ses claies et de ses toits mobiles, sape les murs, élève des terrasses, bat les portes. Les prétoriens les attendaient avec des quartiers de roc, dont les masses pesantes roulèrent sur eux à grand bruit. Une partie des assaillants périrent écrasés. Les autres, percés de traits, épuisés de sang ou déchirés de blessures, dans un désordre qui augmentait leurs pertes et encourageait l'ennemi à redoubler ses coups, firent une retraite fâcheuse pour la renommée de ce parti. Cécina, honteux d'une attaque si mal concertée, ne voulut point languir devant une ville qui se riait de son impuissance. Il repasse le Pô et prend sa route vers Crémone. A son départ, Turullius Cérialis vint se livrer à lui avec un grand nombre de soldats de marine, et Julius Briganticus avec quelques chevaux. Celui-ci, né chez les Bataves, commandait une aile de cavalerie. L'autre était un primipilaire, déjà connu de Cécina pour avoir servi dans le même grade à l'armée du Rhin.

XXIII. Assuré du chemin que prenait l'ennemi, Spurinna mande à Gallus la belle défense de Plaisance, ce qui s'est passé jusqu'alors, et le dernier mouvement de Cécina. Gallus amenait la première légion au secours de la ville, dans la crainte qu'avec si peu de cohortes elle ne pût soutenir un long siège ni résister aux forces de l’armée de Germanie. Quand il sut que Cécina repoussé marchait vers Crémone, il contint non sans peine sa légion, que l'ardeur de combattre emportait jusqu'à la révolte, et prit position à Bédriac. C'est un bourg situé entre Vérone et Crémone, et que le sang romain a flétri déjà deux fois d'une funeste célébrité. Pendant ces mêmes jours, Martius Macer eut, non loin de Crémone, une affaire avantageuse. Cet officier, brave et entreprenant, embarque les gladiateurs et les jette brusquement sur l'autre rive du Pô. Les auxiliaires vitelliens prennent l'épouvante et s'enfuient à Crémone : ce qui résista fut taillé en pièces. Mais Macer arrêta l'impétuosité des vainqueurs, de peur que l’ennemi, renforcé de nouvelles troupes, ne fît changer la fortune. Sa prudence fut suspecte aux Othoniens, qui prêtaient de coupables motifs à toutes les actions de leurs chefs. Il n'était pas un misérable au coeur lâche, à la bouche insolente, qui n'imputât crime sur crime à Gallus, à Suétonius, à Celsus ; car ces deux derniers avaient aussi reçu des commandements. Les plus ardents à souffler la discorde et la sédition étaient les meurtriers de Galba. Livrés au délire du crime et de la terreur, ils semaient le désordre, tantôt par des cris de révolte, tantôt par des lettres secrètes à Othon. Et celui-ci, crédule pour le dernier des soldats, défiant avec les honnêtes gens, était sans cesse en alarmes : inquiet au milieu des succès, et soutenant mieux la mauvaise fortune que la bonne. Il appela de Rome son frère Titianus et lui remit la conduite de la guerre. Dans l’intervalle, l'armée eut sous les ordres de Suétonius et de Celsus de brillants avantages.

XXIV. Cécina se tourmentait de voir échouer toutes ses entreprises, et la réputation de son armée périr de jour en jour. Repoussé de Plaisance, battu dans ses auxiliaires, faible jusque dans les rencontres d'éclaireurs (combats plus fréquents que dignes d'être rapportés) il voyait approcher Valens avec la crainte que tout l'honneur de la guerre n'allât à ce nouveau chef. Il voulut promptement ressaisir sa gloire, et mit à ce projet plus d'ardeur que de prudence. A douze milles de Crémone est un lieu nommé les Castors. C'est là que, dans les bois qui dominent la route, il cache les plus intrépides de ses auxiliaires. La cavalerie eut ordre de se porter en avant, d'engager le combat et de fuir aussitôt, afin d'offrir une amorce à la témérité de l'ennemi, jusqu'à ce que l’embuscade se levât pour l’écraser. Ce plan fut découvert aux généraux d'Othon. Suétonius se chargea de guider l’infanterie, Celsus la cavalerie. Le détachement de la treizième légion, quatre cohortes auxiliaires, cinq cents chevaux, furent placés à la gauche ; trois cohortes prétoriennes en ordre profond occupèrent la chaussée ; à la droite marchait la première légion avec deux cohortes auxiliaires et cinq cents autres chevaux. Enfin mille cavaliers, tant auxiliaires que prétoriens, venaient en dernière ligne pour achever la victoire, ou rétablir au besoin le combat.

XXV. Avant que les deux armées fussent aux mains, la cavalerie Vitellienne tourna le dos. Prévenu du stratagème, Celsus retint l’impétuosité des siens. Bientôt l'infanterie sort inconsidérément de ses bois, et en poursuivant trop loin Celsus qui se retirait au petit pas, elle se jette elle-même dans une embuscade. Sur ses flancs elle trouvait les cohortes ; les troupes légionnaires étaient en face ; et la cavalerie, s’avançant rapidement à droite et à gauche, l’avait déjà tournée par derrière. Suétonius ne fit pas donner aussitôt ses gens de pied. Aimant à prendre son temps, et préférant une marche prudemment régulière aux plus belles chances de succès, il fit combler les fossés et découvrir la campagne afin de pouvoir y déployer ses lignes. Il était assez tôt, selon lui, pour commencer à vaincre, quand on s'était assuré de n'être pas vaincu. Ce délai permit aux Vitelliens de se réfugier dans des vignes dont les rameaux attachés d'un arbre à l’autre embarrassaient le terrain, et près desquelles était un petit bois. De là hasardant une nouvelle attaque, ils tuèrent les cavaliers prétoriens que leur courage exposa le plus. Le roi Épiphane fut blessé en faisant pour Othon des prodiges de valeur.

XXVI. Alors l'infanterie othonienne se montra tout à coup. Elle écrase le gros des ennemis et met en fuite les troupes de réserve à mesure qu'elles arrivent. Car Cécina, au lieu de faire agir à la fois toutes ses cohortes, les avait appelées successivement, et cette faute mit le comble au désordre, les fuyards entraînant dans leur déroute ces corps séparés et qui nulle part ne se trouvaient en force. Elle excita même une sédition dans le camp : irrités qu'on ne les fît pas marcher en masse, les soldats mirent aux fers le préfet de camp Julius Gratus, l'accusant d'intelligence avec son frère qui était au service d'Othon ; tandis que ce frère lui-même, Julius Fronto, tribun militaire, était arrêté sur les mêmes soupçons par les Othoniens. Au reste, dans ces bandes qui se croisaient pour fuir ou pour avancer, sur le champ de bataille, devant les retranchements, partout, l'épouvante fut si grande, au dire universel des deux partis, que Cécina pouvait être détruit avec toute son armée, si Suétonius n'eût pas sonné la retraite. Suétonius alléguait la fatigue et la marche qu'il eût fallu soutenir encore, et la crainte que le Vitellien, sortant frais et reposé de son camp, ne tombât sur une troupe harassée qui, en cas d'échec, n'avait aucun appui derrière elle. Approuvé du petit nombre, ce calcul du chef fut interprété en mal par la multitude.

XXVII. Ce mauvais succès ôta moins le courage aux Vitelliens qu'il ne leur inspira le respect du devoir ; et ce ne fut pas seulement dans le camp de Cécina (qui rejetait toute la faute sur une soldatesque plus disposée à se révolter qu'à se battre), ce fut encore dans l'armée de Valens, arrivée dès lors à Ticinum, que le soldat, cessant de mépriser l'ennemi et jaloux de recouvrer son honneur, obéit désormais au général avec une docilité plus égale et plus respectueuse. Une sédition violente avait précédemment éclaté parmi ces troupes : j'en reprendrai le récit d'un peu plus haut, n'ayant pas voulu interrompre l'ordre des opérations de Cécina. Les cohortes bataves, qui s'étaient séparées de la quatorzième légion pendant la guerre de Vindex, et qui, allant en Bretagne et apprenant en route le mouvement de Vitellius, s'étaient jointes à Valens dans le pays des Lingons, faisaient voir un insolent orgueil. Elles parcouraient les tentes du légionnaire, se vantant d'avoir contenu la quatorzième légion, d'avoir enlevé à Néron l'Italie, de tenir en leurs mains le sort de la guerre. Cette jactance était injurieuse aux soldats et offensait le général. Les disputes et les querelles rompirent les liens de la discipline, et Valens finit par craindre que l'insolence n'amenât après soi la trahison.

XXVIII. Dans ces conjonctures, instruit que l'armée navale d'Othon avait repoussé les Trévires et les Tongres et menaçait la Gaule narbonnaise, il voulut tout à la fois et protéger les alliés, et diviser par une ruse militaire des cohortes turbulentes dont la réunion était trop redoutable. Il ordonne à une partie des Bataves d'aller au secours de la province. Au premier bruit de cet ordre, les auxiliaires s'affligent, les légions murmurent : "On leur ôtait l'appui des plus braves guerriers ; ces vieux soldats vainqueurs dans tant de guerres, on attendait que l'ennemi fût en présence pour les arracher du champ de bataille. Si une province était préférable à Rome et au salut de l'empire, pourquoi donc ne pas y mener toute l'armée ? mais si l'Italie seule offrait à la victoire de la solidité, des soutiens, une garantie, pourquoi couper à un corps ses membres les plus vigoureux ? "

XXIX. La violence de leurs plaintes était au comble, lorsque Valens, ayant fait avancer ses licteurs pour réprimer la sédition, est assailli lui-même et poursuivi à coups de pierres. Ils l'accusent à grands cris de cacher les dépouilles des Gaules, l'or des Viennois et le prix de leurs travaux : en même temps ils pillent les bagages, fouillent dans la tente du général, remuent jusqu'à la terre avec leurs javelines et leurs lances ; pour Valens, il se cachait sous des habits d'esclave chez un décurion de cavalerie. Le préfet de camp Alphénus Varus, voyant l'ardeur de la sédition s'amortir peu à peu, acheva de l'éteindre par un stratagème : il défendit aux centurions de visiter les postes, aux trompettes de sonner les exercices ordinaires. Les soldats frappés de stupeur se regardent l'un l’autre avec un muet étonnement. L'idée même d'être sans chef les épouvante. Le silence et la résignation, bientôt suivis de prières et de larmes, demandaient grâce pour eux. Mais lorsque Valens dans un indigne appareil, les yeux en pleurs, et vivant, lui qu'ils croyaient mort, parut à leurs regards, sa vue excita la joie, l'attendrissement, l'enthousiasme. La multitude va d'un excès à l'autre : dans leurs nouveaux transports ils le louent, le félicitent, et le portent, environné des drapeaux et des aigles, sur son tribunal. Modéré par politique, Valens ne demanda le supplice de personne ; et, pour ne pas dissimuler au point d'exciter la défiance, il se plaignit de quelques-uns : il savait que la guerre civile donne aux soldats plus de licence qu'aux chefs.

XXX. Comme ils retranchaient un camp auprès de Ticinum, la nouvelle de l'échec éprouvé par Cécina pensa renouveler la sédition ; ils accusaient la perfidie et les délais de Valens de les avoir fait manquer au combat. Ils partent sans vouloir de repos, sans attendre le général, devançant les enseignes, pressant ceux qui les portent, et vont par une marche rapide se joindre à Cécina. Le nom de Valens n'était pas en honneur auprès de l’armée que ce chef commandait. Elle se plaignait que, si peu nombreuse en comparaison de l'autre on l'eût exposée seule à toutes les forces ennemies. C'était une excuse que les soldats cherchaient pour eux-mêmes, et une flatterie par laquelle ils relevaient la supériorité des nouveaux venus, afin de n'en pas être méprisés comme des vaincus et des lâches. Il est vrai que Valens était le plus fort, ayant presque le double de légions et d'auxiliaires ; mais l'affection des troupes penchait du côté de Cécina. Outre la générosité dont on lui faisait honneur, il avait pour lui la vigueur de l'âge, une haute taille, et je ne sais quel caprice de l'opinion. Ce fut une source de jalousie entre les deux chefs. Cécina tournait Valens en ridicule comme un homme vil et chargé de souillures, et Valens peignait Cécina comme un présomptueux gonflé d'orgueil. Toutefois ils renfermaient leurs haines et se dévouaient sans réserve au même intérêt, ne cessant d'écrire contre Othon mille invectives, en hommes qui renonçaient au pardon tandis que les généraux othoniens, auxquels Vitellius offrait une si riche matière, s'abstenaient envers lui de toute injure.

XXXI. Il est vrai de le dire : avant que la mort eût rétabli dans l'estime publique la renommée d'Othon et mis le comble à l'infamie de Vitellius, on redoutait moins les stupides voluptés du dernier que les ardentes passions de son rival. Othon inspirait la terreur et la haine comme meurtrier de Galba ; personne au contraire n'imputait à Vitellius le commencement de la guerre. Celui-ci, par sa gourmandise et son intempérance, était ennemi de lui-même ; Othon, par son luxe, sa cruauté, son audace, semblait menacer l'État de plus de calamités. Les troupes de Cécina et de Valens une fois réunies, rien ne s'opposait plus de la part des Vitelliens à une bataille générale. Othon délibéra s'il devait traîner la guerre en longueur ou tenter la fortune. Alors Suétonius, qui passait pour le plus habile capitaine de son temps, crut devoir à sa réputation de parler sur tout l'ensemble de la guerre, et soutint qu'il convenait à l'ennemi de se hâter, à Othon de temporiser.

XXXII. Il représenta "que l'armée de Vitellius était arrivée tout entière ; que d'ailleurs elle avait peu d'appui derrière elle, la révolte couvant dans les Gaules et la prudence ne permettant pas d'abandonner la rive du Rhin aux irruptions de tant de peuples ennemis - que la guerre et l'Océan tenaient les soldats de Bretagne éloignés ; que les forces n'abondaient pas en Espagne ; que l'invasion de la flotte et un combat malheureux avaient consterné la province narbonnaise ; que l’Italie transpadane était fermée par les Alpes, sans ressources du côté de la mer, ravagée enfin par le seul passage des troupes ; que nulle part on n'y trouverait de vivres, et que sans vivres une armée se dissipait bientôt ; qu'à l'égard des Germains, portion la plus effrayante des forces ennemies, il suffirait d’atteindre l'été pour voir leurs corps affaissés succomber au changement de sol et de climat ; que plus d'une guerre dont le premier choc eût été redoutable s'était évanouie à travers les lenteurs et les retardements." A ce tableau il opposait la cause d'Othon, "partout florissante et sûre de ses appuis : la Pannonie, la Mésie, la Dalmatie, l’Orient, étaient à eux avec l’intégrité de leurs forces ; ils avaient l'Italie, et Rome, la tête de l'empire ; le sénat et le peuple, noms dont l'éclat ne périrait jamais, dût-il être éclipsé quelquefois ; d'immenses richesses soit publiques soit privées, et l'argent plus puissant que le fer dans les discordes civiles ; enfin des soldats acclimatés en Italie ou faits à la chaleur, le fleuve du Pô pour les couvrir, des villes bien défendues et bien fortifiées, dont pas une ne céderait à l'ennemi, comme le prouvait assez l'exemple de Plaisance. Il fallait donc faire durer la guerre : dans peu de jours, la quatorzième légion arriverait avec les troupes de Mésie et tout l'ascendant de sa renommée ; alors on tiendrait un nouveau conseil, et, si le combat était résolu, on combattrait avec des forces plus nombreuses."

XXXIII. Celsus partageait l’opinion de Suétonius. On envoya prendre l'avis de Gallus, malade depuis quelques jours d'une chute de cheval, et sa réponse fut la même. Othon penchait pour le combat. Son frère Titianus et le préfet du prétoire Proculus, impatients par ignorance, protestaient que la fortune, les dieux et le génie d'Othon présidaient à ses conseils, prendraient part à ses efforts ; et, pour échapper aux contradicteurs, ils se réfugiaient dans la flatterie. Quand la bataille fut résolue, on délibéra si l'empereur devait y assister ou se tenir à l’écart. Suétonius et Celsus ne voulurent pas qu'il leur fût reproché de mettre en péril la vie du prince ; ils se turent, et ceux qui avaient déjà fait prévaloir le plus mauvais conseil décidèrent Othon à se rendre à Brixellum, où, sans craindre les chances des combats, il se réserverait pour la direction suprême de la guerre et les soins de l'empire. Ce premier jour fut mortel à la cause d'Othon. Avec lui partit un corps considérable de prétoriens, de spéculateurs, de cavaliers, et ce qui resta perdit courage. Les chefs étaient suspects à l'armée ; et Othon, en qui seul les soldats avaient confiance, ne se fiant lui-même qu'aux soldats, avait laissé l'autorité des généraux incertaine et précaire.

XXXIV. Aucun de ces détails n'échappait aux Vitelliens, grâce à la désertion si commune dans les guerres civiles : ajoutons que les espions, curieux des secrets du parti contraire, ne cachaient pas les leurs. Tranquilles et sur leurs gardes, Cécina et Valens, voyant l'ennemi courir aveuglément à sa ruine, prirent une résolution qui tient lieu de sagesse, celle d'attendre la folie d'autrui. Ils commencèrent un pont, comme pour aller au delà du Pô attaquer les gladiateurs campés vis à vis d'eux : ils voulaient empêcher aussi que le soldat ne s'engourdît dans le repos. Des barques placées à d'égales distances, liées ensemble par de fortes poutres et dirigées contre le courant, étaient retenues par des ancres qui assuraient la solidité de l'ouvrage. On avait laissé flottants les câbles de ces ancres, afin que, si les eaux croissaient, tout ce rang de bateaux pût sans être rompu s'élever avec le fleuve. Une tour construite sur la dernière barque fermait l'entrée du pont et contenait des machines et des balistes pour écarter l'ennemi.

XXXV. Les Othoniens avaient élevé sur la rive une autre tour, d'où ils lançaient des pierres et des torches. Au milieu du fleuve était une île que les gladiateurs voulaient gagner en bateau : les Germains les prévinrent à la nage. Comme ils se trouvaient en force, Macer remplit ses barques de ce qu'il avait de plus résolu et les fit attaquer. Mais les gladiateurs n'ont pas dans une action l'intrépidité du soldat ; et de leurs bateaux vacillants ils n'ajustaient pas comme l'ennemi de sa rive, où il avait le pied ferme. Dans les balancements causés par une foule en désordre qui se jetait sur un bord puis sur l'autre, rameurs et combattants se mêlent et s'embarrassent. Les Germains sautent dans l'eau, tirent les poupes en arrière, s'élancent sur les bancs ou s'accrochent aux bateaux et les submergent. Ce spectacle se donnait sous les yeux de l'un et de l'autre parti ; et plus il réjouissait les Vitelliens, plus les Othoniens chargeaient d'imprécations l'auteur de leur désastre.

XXXVI. Le combat finit par la fuite des navires qui purent s'en arracher. On demandait la mort de Macer. Déjà il avait reçu de loin un coup de lance, et on fondait sur lui l'épée nue à la main, lorsque les tribuns et les centurions accoururent et le couvrirent de leurs corps. Bientôt après, Spurina, sur l'ordre d'Othon, ayant laissé à Plaisance un simple détachement, arrive avec ses cohortes. Othon envoya ensuite le consul désigné Flavius Sabinus commander les troupes qu'avait eues Macer, à la grande joie des soldats, qui aimaient à changer de chefs, tandis que les chefs, lassés de tant de séditions, avaient en dégoût ces périlleux commandements.

XXXVII. Je trouve dans quelques auteurs qu'effrayées des maux de la guerre, ou également dégoûtées de deux princes dont la voix publique proclamait chaque jour plus hautement les bassesses et la honte, les deux armées balancèrent si elles ne poseraient pas les armes pour élire de concert un empereur ou en remettre le choix au sénat. C'est dans cette vue, ajoute-t-on, que les chefs othoniens avaient conseillé des lenteurs et des délais dont la principale chance était pour Suétonius, le plus ancien des consulaires, capitaine habile, et auquel ses exploits en Bretagne avaient mérité un nom glorieux. Je le reconnaîtrai volontiers : quelques-uns, dans leurs voeux secrets, préféraient sans doute la paix à la discorde, un prince bon et vertueux aux plus méchants et aux plus déshonorés des hommes ; mais je ne crois pas que Suétonius, avec ses lumières, et dans un siècle aussi corrompu, ait assez compté sur la modération de la multitude pour espérer que ceux qui avaient troublé la paix par amour de la guerre renonceraient à la guerre par enthousiasme pour la paix ; et il me semble difficile que des armées différentes de moeurs et de langage se soient accordées dans un si grand dessein, ou que des lieutenants et des chefs, dont la plupart se sentaient abîmés par le luxe, l'indigence et le crime, eussent souffert un prince qu'une communauté de souillures et des liens de reconnaissance ne leur eussent pas asservi.

XXXVIII. La passion du pouvoir, de tout temps enracinée au coeur des mortels, grandit avec la république et rompit enfin toutes les barrières. Tant que l'État fut borné, l'égalité se maintint facilement ; mais après la conquête du monde, quand les cités et les rois qui nous disputaient l'empire furent abattus, et que l'ambition put à loisir convoiter les fruits d'une grandeur désormais hors d'atteinte, alors s'allumèrent les premières discordes du peuple et du sénat. Ce furent tantôt des tribuns factieux, tantôt des consuls trop absolus. La ville et le Forum servirent de théâtre aux essais de la guerre civil. Marius, né dans les derniers rangs, Sylla, le plus cruel des nobles, substituèrent à la liberté vaincue par les armes la domination de la force. Après eux Pompée cacha mieux ses voies, sans être meilleur. Depuis ce temps il n'y eut pas de lutte qui ne fût une question de pouvoir. Ni Pharsale ni Philippes ne virent se séparer sans combat des légions toutes de citoyens ; comment les armées d'Othon et de Vitellius auraient-elles volontairement déposé les armes ? C'était toujours la colère des dieux, toujours la rage des hommes, toujours le besoin du crime, qui les poussait à la discorde. Si chaque guerre fut terminée du premier coup, la lâcheté des chefs en est la seule cause. Mais la considération des vieilles et des nouvelles moeurs m'a entraîné trop loin ; je reviens à l'ordre des faits.

XXXIX. Depuis le départ d'Othon pour Brixellum, les honneurs du commandement étaient à son frère Titianus, et le préfet Proculus en exerçait le pouvoir. Celsus et Suétonius, dont personne n'employait les lumières, servaient sous le vain nom de généraux à couvrir les fautes d'autrui. Les tribuns et les centurions, voyant le mérite dédaigné et la préférence donnée aux plus indignes, étaient froids et indifférents. Le soldat, bouillant d'ardeur, aimait mieux toutefois interpréter les ordres de ses chefs que de les exécuter. On résolut d'aller camper à quatre milles en avant de Bédriac, et on le fit avec si peu de précaution, qu'au printemps, et dans un pays coupé de rivières, l'armée souffrit du manque d'eau. Là on délibéra sur la bataille à livrer. Othon écrivait en termes pressants qu'on se hâtât de combattre ; les soldats demandaient que l'empereur fût présent à l'action ; la plupart voulaient qu'on fît venir les troupes restées au delà du Pô. Il est moins facile de dire quel était le meilleur parti à prendre, que de juger qu'on prit le plus mauvais.

XL. Ils se mirent en marche comme pour une expédition et non pour un combat, se rendant à seize milles de distance, au confluent de l'Adda et du Pô. Celsus et Suétonius refusaient d'exposer des soldats fatigués de la route et surchargés de bagages devant un ennemi qui ne manquerait pas d'accourir avec ses seules armes et de les attaquer, après avoir lui-même fait à peine quatre milles, pendant le désordre de la marche ou quand ils seraient dispersés pour travailler aux retranchements. Titianus et Proculus, vaincus par le raisonnement en appelaient à l'autorité. Il est vrai qu'un Numide venait d'arriver à toute bride avec un message impérieux où Othon, accusant la paresse de ses généraux, leur ordonnait d'engager une action décisive. Attendre lui était un supplice ; espérer, un état insupportable.

XLI. Le même jour, pendant que Cécina surveillait les travaux du pont, deux tribuns des cohortes prétoriennes se présentent et lui demandent un entretien. Il se préparait à entendre leurs conditions et à proposer les siennes, quand des éclaireurs accourent à pas précipités et annoncent l'ennemi. Le discours des tribuns fut interrompu, et il resta douteux si c'était une ruse de guerre, un projet de défection, ou quelque louable dessein qui les avait amenés. Cécina congédie les tribuns, retourne au camp, et trouve le signal du combat donné par Valens et le soldat sous les armes. Pendant qu'on tire au sort le rang de chaque légion, la cavalerie s'élance en avant ; et, chose étonnante, une poignée d'Othoniens la rejetait sur les palissades, si le courage de la légion italique n'eût arrêté sa fuite : ces braves la reçoivent à la pointe de l'épée, lui font faire volte-face, et la contraignent de retourner à la charge. Les légions vitelliennes firent leurs dispositions sans aucun désordre : l'ennemi était tout près ; mais des bosquets touffus dérobaient la vue de ses armes. Chez les Othoniens, les chefs étaient déconcertés, les soldats animés contre les chefs, les chariots et les vivandiers mêlés avec les troupes ; enfin la route, bordée de deux tranchées profondes, était trop étroite même pour une marche paisible. Les uns environnent leurs drapeaux, d'autres les cherchent. Ce ne sont de toutes parts que clameurs confuses de gens qui accourent ou s'appellent ; chacun, suivant son audace ou sa frayeur, se précipite aux premiers rangs ou recule aux derniers.

XLII. A cet étourdissement d'une terreur soudaine succéda une fausse joie qui alanguit les courages : un bruit se répand que l'armée de Vitellius vient de l'abandonner. Ce mensonge fut-il imaginé par les espions de Vitellius ? fut-il l'oeuvre de la perfidie ou du hasard chez les Othoniens eux-mêmes ? on l'ignore ; mais, leur feu s'éteignant tout à coup, ils se mettent à saluer l'ennemi, qui répond par un cri de guerre. La plupart des leurs ignoraient pourquoi ce salut et se crurent trahis. En cet instant l'armée vitellienne les charge avec l'avantage de l'ordre, de la force et du nombre. Les Othoniens, épars, moins nombreux, fatigués, ne laissèrent pas d'engager une lutte vigoureuse. Le champ de bataille, embarrassé d'arbres et de vignes, offrait un spectacle varié : on s'attaque et de près et de loin, par masses ou en pointe ; sur la chaussée, on se joint, on se bat corps à corps, on se heurte du bouclier ; aucun ne pense à lancer sa javeline ; la hache et l'épée fendent les casques, percent les cuirasses. Là, connu de ses camarades, en vue au reste de l'armée, chacun des soldats combat comme s'il était responsable du succès de la guerre.

XLIII. Le hasard mit deux légions aux prises dans une plaine découverte entre le Pô et la route. C'était du côté de Vitellius la vingt et unième appelée Rapax, dès longtemps signalée par ses exploits, et du côté d'Othon la première Adjutrix, n'ayant jamais paru en bataille rangée, mais pleine d'ardeur, et pour qui la gloire avait tout l'attrait de la nouveauté. Celle-ci culbute les premiers rangs de la vingt et unième et lui enlève son aigle. La vingt et unième, outrée de cet affront, repousse à son tour la première, tue Orphidius Bénignus son commandant, et lui prend beaucoup d'enseignes et de drapeaux. D'un autre côté la treizième légion fut enfoncée par le choc de la cinquième, et le détachement de la quatorzième fut entouré par des forces supérieures. Les généraux d'Othon étaient depuis longtemps en fuite, tandis que Cécina et Valens faisaient sans cesse avancer de nouvelles troupes. Un renfort important leur arriva : c'était Alphénus avec les cohortes bataves qui venaient de défaire les gladiateurs. Comme ce corps passait le Pô sur des barques, elles l'avaient reçu de la rive opposée, et massacré sur le fleuve même ; ainsi victorieuses, elles se portèrent sur le flanc de l'ennemi.

XLIV. Rompus par leur centre, les Othoniens s'enfuirent en désordre pour regagner Bédriac. L'espace était immense, les chemins obstrués de morts : ce qui donna le temps de tuer davantage ; car dans les guerres civiles on ne compte pas sur les prisonniers pour enrichir la victoire. Suétonius et Proculus, par des routes diverses, évitèrent le camp. Védius Aquila, commandant de la treizième légion, courut, dans l'égarement de la peur, s'offrir à la colère des soldats. Entré, encore de grand jour, dans les retranchements, il est assailli par les clameurs des séditieux et des fuyards. Outrages, violences, rien ne lui est épargné ; les mots de déserteur et de traître retentissent à son oreille : non qu'il fût plus coupable qu'un autre ; mais, quand tout le monde a failli, chacun rejette sur autrui sa honte personnelle. La nuit favorisa Celsus et Titianus : ils trouvèrent les sentinelles posées et le tumulte assoupi. Gallus, à force de prières, de conseils, de fermeté, avait su persuader aux soldats "de ne pas aggraver les désastres d'un combat malheureux en tournant leur furie contre eux-mêmes ; que soit que la guerre fût arrivée à sa fin, ou qu'ils aimassent mieux reprendre les armes, l'unique adoucissement à leur défaite était toujours la concorde." Tout était consterné ; les seuls prétoriens s'écriaient en frémissant "que ce n'était pas le courage, mais la trahison, qui les avait vaincus ; qu'ils avaient après tout laissé à l'ennemi une victoire ensanglantée, témoin sa cavalerie repoussée, une des légions dépouillée de son aigle. Ne restait-il pas d'ailleurs auprès d'Othon lui-même tout ce qu'il y avait de soldats au delà du Pô ? Les légions de Mésie arrivaient ; une grande partie de l'armée n'avait pas quitté Bédriac ; ceux-là du moins n'étaient pas encore vaincus ; et, dût-on périr, l'honneur voulait que ce fût sur le champ de bataille." Tour à tour échauffés par ces réflexions ou effrayés de leur détresse, ces courages aigris ressentaient plus souvent l'aiguillon de la colère que celui de la peur.

XLV. L'armée vitellienne s'arrêta à cinq milles de Bédriac, Les chefs n'osèrent pas risquer le même jour l'attaque du camp ; ils comptaient d'ailleurs sur une soumission volontaire. Sortis sans bagages, et uniquement pour combattre, leurs armes et la victoire leur tinrent lieu de retranchements. Le lendemain, les dispositions des Othoniens n'étaient plus équivoques, et jusqu'aux plus fougueux inclinaient au repentir ; une députation fut envoyée pour demander la paix. Les généraux Vitelliens ne balancèrent pas à l'accorder ; les députés furent retenus quelque temps, et ce retard causa un moment d'hésitation dans l'armée othonienne, qui ne savait si sa demande était accueillie. Enfin les députés reviennent et les portes du camp sont ouvertes. Alors vainqueurs et vaincus fondent en larmes, et maudissent, dans l'épanchement d'une joie douloureuse, les calamités de la guerre civile. Confondus dans les mêmes tentes, ils pansaient les blessures l'un d'un frère, l'autre d'un parent. Espoir, récompenses, tout cela était douteux ; rien d'assuré, que les funérailles et le deuil ; et pas un n'était assez exempt des communes douleurs pour n'avoir pas à pleurer quelque mort. On rechercha le corps du lieutenant Orphidius, et il reçut les honneurs du bûcher. Quelques-uns furent ensevelis par leurs amis ou leurs proches ; le reste fut laissé gisant sur la terre.

XLVI. Othon, sans trouble, et en homme dont la résolution était prise, attendait le succès de la bataille. D'abord de tristes nouvelles, ensuite des fuyards échappés du combat, lui apprennent que tout est perdu. L'ardeur des soldats prévint en ce moment la voix de leur empereur. Ils lui criaient "d'avoir bon courage ; qu'il lui restait encore des forces intactes ; qu'eux-mêmes étaient prêts à tout souffrir et à tout oser." Et ce n'était pas flatterie : ils brûlaient de combattre ; l'idée de relever la fortune du parti les animait d'une sorte de fureur. Les plus éloignés du prince lui tendaient les mains ; les plus proches embrassaient ses genoux. Plus empressé que tout autre, Plotius Firmus, préfet du prétoire, le conjurait de moment en moment de ne pas abandonner une armée si fidèle, des soldats si glorieusement éprouvés. "Il y avait plus de grandeur d'âme à soutenir le poids du malheur qu'à s'en décharger. Les hommes braves et fermes tiennent bon contre la fortune elle-même en s'attachant à l'espérance ; les lâches et les faibles, à la première frayeur, se précipitent dans le désespoir." Selon qu'à ces paroles Othon semblait s'émouvoir ou rester inflexible, il s'élevait un cri de joie ou des gémissements. Et cet esprit n'animait pas les seuls prétoriens, plus particulièrement soldats d'Othon : les troupes venues en avant de Mésie promettaient une foi non moins obstinée de la part des légions, qu'elles montraient, arrivant à grands pas et entrées déjà dans Aquilée. On n'en saurait douter ; la guerre eût pu se renouveler, acharnée, sanglante, incertaine pour les vaincus et pour les victorieux.

XLVII. Othon ne goûtait pas ces conseils guerriers. "Compagnons, dit-il, exposer tant de dévouement et de courages de nouveaux périls, ce serait mettre à ma vie un plus haut prix qu'elle ne vaut. Vous me montrez, si je voulais vivre, un avenir plein de ressources : ma mort en sera plus belle. Nous nous sommes mutuellement éprouvés, moi et la fortune. Et ne calculez pas la durée de l'épreuve : il est plus difficile de se modérer dans les prospérités, quand on pense qu'elles cesseront bientôt. La guerre civile a commencé par Vitellius, et, si nous avons tiré le glaive pour la possession de l'empire, la faute en est à lui. Ne l'avoir tiré qu'une fois est un exemple qu'on me devra ; que la postérité juge Othon sur cet acte. Vitellius jouira des embrassements de son frère, de sa femme, de ses enfants ; je n'ai besoin ni de vengeance ni de consolation. D'autres auront possédé l'empire plus longtemps ; personne ne l'aura quitté avec plus de courage. Pourrais-je voir tant de généreux fils des Romains, tant de braves armées, jonchant de nouveau la terre et enlevés à la république ? Laissez-moi emporter la persuasion que vous seriez morts pour ma cause ; mais vivez, et ne mettons plus d'obstacle, moi à votre salut, vous à mon sacrifice. Parler trop longuement de sa fin, c'est déjà une lâcheté. La meilleure preuve que ma résolution est immuable, c'est que je n'accuse personne : qui se plaint des dieux ou des hommes tient encore à la vie."

XLVIII. Après ce discours, il parle à chacun selon son rang et son âge ; et, les pressant obligeamment de partir au plus tôt, afin de ne pas irriter la colère du vainqueur, il ébranle les plus jeunes par l'autorité, les plus vieux par les prières : paisible en son air, ferme dans son langage, et réprimant les pleurs inutiles qui coulent de tous les yeux. Il fait donner à ceux qui partent des bateaux et des voitures ; il détruit les mémoires et les lettres où respirent trop d'attachement pour lui ou de mépris pour Vitellius ; il distribue de l'argent, mais avec économie, et non pas en homme qui va périr. Salvius Coccéianus, fils de son frère, d'une extrême jeunesse, s'abandonnait aux larmes et au désespoir ; il lui prodigua les consolations, louant sa tendresse, blâmant ses alarmes : "Vitellius serait-il assez impitoyable pour jouir du salut de tous les siens, sans payer leur sauveur de quelque retour ? Et lui-même n'achetait-il pas en mourant si promptement la clémence du vainqueur ? Ce n'était pas un vaincu réduit aux abois, c'était le chef d'une armée impatiente de combattre, qui épargnait à la république une dernière catastrophe. Assez d'illustration était acquise à son nom, assez de noblesse à ses descendants. Le premier après les Jules, les Claudes, les Servius, il avait porté l'empire dans une nouvelle maison. Que de motifs pour Coccéianus d'embrasser la vie avec courage, sans oublier jamais qu'Othon fut son oncle, et sans jamais trop s'en souvenir !"

XLIX. Ensuite il fit retirer tout le monde et se reposa quelques instants. Déjà les soins du moment suprême occupaient sa pensée, lorsqu'un tumulte soudain vint l'en distraire : c'étaient les soldats qui, dans un accès d'emportement et de licence, menaçaient de la mort ceux qui voulaient partir. Leur violence éclatait surtout contre Virgrnius, qu'ils tenaient assiégé dans sa maison. Le prince, après avoir réprimandé les auteurs de la sédition, rentra chez lui et se prêta aux adieux de ses amis, assez longtemps pour que tous partissent sans éprouver d'insulte. Aux approches de la nuit, il eut soif et but de l’eau fraîche. Puis, s'étant fait apporter deux poignards, il en essaya la pointe et en mit un sous son chevet. Il s'assura une dernière fois du départ de ses amis, et passa une nuit tranquille, et qui, dit-on, ne fut pas sans sommeil Quand le jour parut, il se laissa tomber sur le fer. Au gémissement qu'il poussa en mourant, ses affranchis, ses esclaves et le préfet Plotius accoururent et le trouvèrent percé d'un seul coup. On hâta ses funérailles. Il l'avait recommandé avec une prévoyante sollicitude, de peur que sa tête ne fût séparée du corps et livrée aux outrages. Los cohortes prétoriennes le portèrent au bûcher, avec des éloges et des larmes, baisant sa blessure et ses mains. Quelques soldats se tuèrent auprès du bûcher même ; et ce n'était chez eux ni remords ni crainte, mais émulation d'héroïsme et attachement à leur prince. Bientôt à Bédriac, à Plaisance et dans les autres camps, un entraînement général multiplia ces trépas volontaires. Un tombeau fut élevé à Othon, simple et qui devait durer.

L. C'est ainsi qu'il finit sa vie à l'âge de trente-sept ans. Sa famille sortait du municipe de Férentinum. Son père fut consul, son aïeul préteur. Son origine maternelle, moins illustre, n'était pourtant pas sans éclat. Enfant et jeune homme, il fut tel que nous l'avons montré. Deux actes fameux, un crime horrible et un beau sacrifice, ont valu à sa mémoire autant d'éloges que de censures. Rechercher le merveilleux et amuser de fictions l’esprit des lecteurs, serait trop au-dessous de la gravité de cet ouvrage. Mais il est des traditions si accréditées que je n'oserais les traiter de fables. Le jour que l'on combattit à Bédriac, un oiseau d'une forme extraordinaire s'abattit, si l'on en croit les habitants de Régium Lépidum, dans un bois très fréquenté près de cette ville. Ni le concours du peuple, ni une multitude d'oiseaux voltigeant autour de lui, ne l'effrayèrent ou ne lui firent quitter la place, jusqu' au moment où Othon se frappa. Alors il disparut ; et le calcul du temps fit voir que le commencement et la fin du prodige concouraient avec la mort d'Othon.

LI. Aux funérailles du prince, les regrets et la douleur des soldats rallumèrent la sédition, et il n'y avait pas de chef pour la réprimer. Ils coururent chez Virginius et le prièrent avec menaces, tantôt d'accepter l'empire, tantôt d'aller en députation auprès de Valens et de Cécina. Virginius, assailli dans sa maison, sortit par une porte dérobée et trompa leur violence. Rubrius Gallus porta la soumission des cohortes qui s'étaient trouvées à Brixellum. Leur pardon fut accordé aussitôt ; et de son côté Flavius Sabinus remit aux vainqueurs les troupes qu'il avait commandées.

LII. La guerre avait cessé partout, lorsqu'une grande partie du sénat courut le dernier des dangers. C'était celle qu'Othon avait amenée avec lui de Rome et laissée à Modène. Quand la nouvelle de la défaite arriva dans cette ville, les soldats la repoussèrent comme un faux bruit répandu par les sénateurs en haine d'Othon. Discours, visage, maintien, ils épiaient tout pour y trouver du crime. Ils cherchèrent enfin dans les invectives et les injures une occasion d'aller jusqu'au massacre. Et ce n'était pas le seul péril qui alarmât les sénateurs : le parti de Vitellius devenait le plus fort, il ne fallait pas qu'on parût avoir reçu froidement sa victoire. Agités de cette double crainte, ils se rassemblent, aucun n'osant se décider seul et une faute partagée semblant moins dangereuse. Le sénat de Modène aggrava les terreurs de ces âmes inquiètes, en leur offrant des armes et de l'argent, et en les appelant pères conscrits, hommage hors de saison.

LIII. Le conseil fut témoin d'une sortie violente de Licinius Cécina sur Marcellus Eprius, auquel il reprochait l'ambiguïté de son langage. Les autres ne s'expliquaient pas plus clairement ; mais le nom de Marcellus, lié aux odieux souvenirs de la délation et en prise à toutes les attaques, avait tenté Cécina, jaloux de signaler son élévation encore récente et sa nouveauté sénatoriale par d'éclatantes inimitiés. La médiation des hommes sages apaisa la querelle. Ils retournèrent tous à Bologne pour y délibérer une seconde fois ; ils espéraient aussi recevoir dans l'intervalle des nouvelles plus détaillées. A Bologne, ils envoyèrent sur tous les chemins recueillir les plus fraîches. Un affranchi d'Othon, interrogé pourquoi il avait quitté son maître, répondit "qu'il était porteur de ses dernières instructions ; qu'il l'avait laissé vivant, mais occupé uniquement de la postérité, et détaché sans retour des illusions de la vie." L'admiration et la bienséance empêchèrent d'en demander davantage, et tous les esprits se tournèrent du côté de Vitellius.

LIV. Son frère L. Vitellius assistait à ces délibérations, et déjà il s'offrait aux hommages de la flatterie, lorsque Cénus, affranchi de Néron, vint par un mensonge impudent jeter l'effroi dans les âmes. Selon lui, l'arrivée de la quatorzième légion et la jonction des troupes de Brixellum avaient écrasé les vainqueurs et changé la fortune. Il inventa cette fable parce qu'on lui refusait des chevaux au mépris d'une patente d'Othon ; il voulait à l'aide d'une bonne nouvelle faire respecter cette pièce. Cénus fut en effet porté rapidement à Rome, et peu de jours après un ordre de Vitellius l'envoya au supplice. Son imposture accrut le péril des sénateurs, parce que les soldats othoniens la prirent pour la vérité. Les alarmes étaient encore redoublées par le caractère public qu'avaient eu le départ de Modène et l'abandon du parti. Depuis ce moment on ne délibéra plus en commun : chacun pourvut à sa sûreté, jusqu'à ce que des lettres de Valens eussent fait cesser les craintes ; d'ailleurs la mort d'Othon était assez belle pour que le bruit s'en répandit promptement.

LV. Rome ne se sentait point du désordre : on y célébrait suivant l'usage les jeux sacrés de Cérès. Dés qu'on eut annoncé au théâtre la nouvelle certaine qu'Othon avait quitté la vie, et qu'à la voix de Flavius Sabinus, préfet de Rome, tout ce qui se trouvait de soldats dans la ville venait de prêter serment à Vitellus, le nom de Vitellius fut couvert d'applaudissements. Le peuple promena par les temples, avec des lauriers et des fleurs, les images de Galba, et lui fit, d'un amas de couronnes, une espèce de tombeau prés du lac Curtius, au lieu même qu'avait ensanglanté le meurtre de ce prince. Dans le sénat, tous les honneurs inventés pendant les plus longs règnes furent décernés d'un seul coup. On ajouta des louanges et des actions de grâces pour les armées de Germanie. Une députation alla porter le tribut de la joie officielle. On lut un message de Valens aux consuls qui parut assez mesuré : la modestie de Cécina, qui n'écrivit pas, plut encore davantage.

LVI. Cependant des fléaux plus cruels et plus affreux que la guerre affligeaient l'Italie. Épars dans les colonies et les municipes, il n'était pillage, rapine, viol, impureté que n'y commissent les Vitelliens : capables de tous les crimes pour ravir une proie ou gagner un salaire, ils ne respectaient ni le sacré ni le profane. Dans ce désordre, des habitants égorgèrent leurs ennemis et en imputèrent le sang aux soldats. Les soldats eux-mêmes, connaissant les lieux, marquaient les fermes les mieux remplies, les propriétaires les plus riches, pour tout enlever, ou, si l'un résistait, pour tout détruire. Les généraux, dépendants de leurs troupes, n'osaient rien empêcher : moins avide d'argent que Valens, Cécina l'était davantage de popularité ; Valens, décrié par ses rapines et ses gains sordides, fermait les yeux sur les fautes d'autrui. Tant d'infanterie et de cavalerie, tant de violences, de pertes, de vexations, étaient pour l'Italie dés longtemps épuisée un insupportable fardeau.

LVII. Pendant ce temps, Vitellius, vainqueur sans le savoir, venait comme à une guerre où la question serait entière, traînant avec lui le reste de l'armée de Germanie. Il avait laissé dans les quartiers d'hiver un petit nombre de vieux soldats, et pressé le recrutement dans les Gaules, afin de garnir les cadres vides des légions restantes. La garde du fleuve fut remise à Hordéonius. Vitellius emmena huit mille hommes tirés de Bretagne, et, après une marche de quelques jours, il apprit le succès de Bédriac et la fin de la guerre, éteinte par la mort d'Othon. Il assemble l'armée et comble d'éloges la valeur des soldats. Sollicité par les troupes d'élever son affranchi Asiaticus au rang de chevalier, il réprima cette basse adulation. Ensuite, par une bizarre inconséquence, ce qu'il avait refusé publiquement, il le donna dans le secret d'un repas, et il décora de l'anneau d'or Asiaticus, un esclave chargé d'opprobre, un courtisan qui n'avait de titres que ses crimes.

LVIII. Vers la même époque, on vint lui annoncer la réunion à son parti des deux Mauritanies et le meurtre d'Albinus, qui en était procurateur. Lucéius Albinus, placé par Néron à la tête de la Mauritanie césarienne, à laquelle Galba joignit la Tingitane, disposait de forces respectables. Dix-neuf cohortes et cinq ailes de cavalerie étaient sous ses ordres, avec un grand nombre de Maures, gens que les courses et le brigandage rendent très propres à la guerre. Après le meurtre de Galba, inclinant pour Othon et ne se contentant plus de l'Afrique, Albinus menaçait l'Espagne, qui en est séparée par un canal si étroit. Cluvius Rufus s'en alarma : il donne ordre à la dixième légion de s'approcher du détroit comme pour le passer ; et des centurions sont envoyés en avant pour gagner à Vitellius les esprits des Maures. Ils y réussirent sans peine, tant la réputation de l'armée de Germanie était grande en ces provinces. On répandait en outre que, dédaignant le titre de procurateur, Albinus se parait des marques de la royauté et du nom de Juba.

LIX. Les dispositions de l'Afrique ainsi changées, Asinius Pollion, préfet de cavalerie, l'un des amis les plus dévoués d'Albinus, ainsi que Festus et Scipion, chefs de cohortes, sont assassinés. Albinus lui-même, allant par mer de la province Tingitane dans la Mauritanie césarienne, est tué au débarquement. Sa femme, qui s'offrit volontairement aux meurtriers, fut égorgée avec lui. Et tous ces événements, Vitellius n'en demandait aucun compte. Il n'écoutait qu'en passant les plus grandes affaires, incapable qu'il était d'une application sérieuse. Il ordonne à son armée de continuer sa marche par terre ; lui-même s'embarque sur la Saône, étalant, au lieu de la splendeur impériale, le spectacle de son ancienne misère. Enfin Junius Blésus, gouverneur de la Gaule lyonnaise, d'une naissance illustre, d'une âme généreuse et faite pour l'opulence, l'environna de tout ce qui compose la maison d'un prince, et l'escorta en grand appareil ; odieux à ce titre même, quoique Vitellius cachât sa haine sous les plus serviles caresses. A Lyon se trouvèrent les généraux des deux partis, vainqueurs et vaincus. Vitellius, après avoir loué Cécina et Valens en présence de l'armée, les fit asseoir à ses côtés sur sa chaise curule. Ensuite il voulut que l'armée tout entière allât au-devant de son fils, enfant au berceau. Il se le fit apporter, le couvrit du manteau de général, et, le tenant dans ses bras, il l'appela Germanicus et le décora de tous les attributs du rang suprême : c'était trop d'honneurs dans la bonne fortune ; ce ne fut bientôt qu'une compensation de la mauvaise.

LX. On mit à mort les centurions les plus braves du parti d'Othon ; et rien n'aliéna davantage les armées d'Illyrie : la contagion gagna même les autres légions, qui déjà étaient jalouses des soldats du Rhin, et les pensées se tournèrent à la guerre. Suétonius et Proculus essuyèrent l'humiliation d'une attente longue et suppliante. Entendus à la fin, la nécessité plus que l'honneur dicta leur apologie. Ils se donnèrent le mérite d'une trahison : la route immense parcourue avant le combat, la fatigue des Othoniens, les voitures de bagages mêlées parmi les bataillons, les chances même du hasard, tout selon eux était leur ouvrage. Vitellius crut récompenser la perfidie et ne fit qu'absoudre la fidélité. Titianus, frère d'Othon, ne courut aucun péril : le devoir et son incapacité lui servirent d'excuse. Celsus conserva la dignité de consul. Mais la renommée accusa Cécilius Simplex (à qui le reproche en fut fait plus tard dans le sénat) d'avoir marchandé cet honneur, et cela aux dépens de la vie de Celsus. Vitellius résista, et donna depuis à Simplex un consulat qui ne coûtait ni crime ni argent. Trachalus fut protégé contre ses accusateurs par Galérie, femme de Vitellius.

LXI. Au moment où s'agitait le sort des plus illustres têtes, un certain Mariccus, Boïen, de la lie du peuple, osa (j'ai honte de le dire) se mêler aux jeux de la fortune, et provoquer au nom du ciel les armes romaines. Déjà ce libérateur des Gaules, ce prétendu dieu (c'est le nom qu'il s'arrogeait), avait rassemblé huit mille hommes, et entraînait les cantons des Éduens le plus à sa portée, lorsque cette cité fidèle, avec l'élite de sa jeunesse et les cohortes qu'ajouta Vitellius, dispersa cette multitude fanatique. Pris dans le combat, Mariccus fut exposé aux bêtes. Comme elles tardaient à le dévorer, le stupide vulgaire le croyait invulnérable : Vitellius le fit tuer sous ses yeux.

LXII. Là se borna la sévérité contre les rebelles ; il n'y eut pas non plus de confiscations. Les testaments de ceux qui étaient morts en combattant pour Othon furent maintenus, et la loi suivie à défaut de testaments. Que Vitellius eût modéré sa débauche, son avarice inspirait peu de craintes ; mais il était d'une monstrueuse et insatiable gourmandise. Tout ce qui peut irriter un palais blasé lui arrivait de Rome et de l'Italie, et le bruit des charrois ne cessait pas sur les chemins de l'une et de l'autre mer ; son passage ruinait en festins les principaux des villes ; les villes elles-mêmes en étaient affamées. Le courage et l'amour du travail s'éteignaient parmi les soldats, dans l'habitude des plaisirs et le mépris d'un tel chef. Il se fit précéder à Rome d'un édit par lequel il différait à prendre le nom d'Auguste, refusait le nom de César ; quant au pouvoir, il n'en retranchait rien. Les astrologues furent chassés de l'Italie ; il fut sévèrement interdit aux chevaliers romains de se dégrader sur l'arène ou dans les écoles de gladiateurs. Les autres princes avaient souvent employé l’or, plus souvent la contrainte, pour les faire descendre à cet abaissement ; et la plupart des municipes et des colonies se faisaient une servile émulation d'y entraîner à prix d'argent leur jeunesse la plus corrompue.

LXIII. Cependant Vitellius fut rejoint par son frère, et il se glissa auprès de lui des maîtres dans la science du pouvoir. Devenu à leur école plus orgueilleux et plus cruel, il ordonna le meurtre de Dolabella, qu'Othon avait, comme je l'ai dit, relégué dans la colonie d'Aquinum. A la nouvelle de la mort d'Othon, Dolabella était rentré à Rome. Plancius Varus, ancien préteur, son intime ami, lui en fit un crime aux yeux de Flavius Sabinus, préfet de la ville. Il l’accusait d'avoir rompu sa prison, afin de se montrer comme un nouveau chef au parti vaincu. Il avait même, selon lui, voulu séduire la cohorte cantonnée à Ostie. Incapable de prouver d'aussi graves accusations, Varus se repentit et chercha de tardives excuses à un crime consommé. Sabinus balançait dans une si grande affaire ; Triaria, femme de L. Vitellius, d'une violence au-dessus de son sexe, l’avertit durement de ne pas chercher, aux dépens de la sûreté du prince, une réputation de clémence. Doux par caractère, mais prompt à se démentir quand la terreur s'emparait de son âme, Sabinus trembla pour lui-même dans le danger d'autrui, et, de peur qu'on ne l'accusât d'avoir tendu la main à un malheureux, il le précipita.

LXIV. Sans parler de la crainte, Vitellius haïssait Dolabella pour avoir épousé Pétronia, peu de temps après que lui-même eut cessé de l'avoir pour femme. Il le mande par lettre, avec ordre à son conducteur d'éviter la voie Flaminienne comme trop fréquentée, de l’amener par Intéramne et de le tuer dans cette ville. Le temps parut long au meurtrier. Il le terrassa dans une hôtellerie de la route et lui coupa la gorge, au grand décri du nouveau règne, qui se faisait connaître à de pareils coups d'essai. La violence de Triaria contrastait odieusement avec les exemples de modération qu'elle avait près d'elle en Galérie, femme de l'empereur, dont l’influence ne fit jamais couler de larmes, et Sextilia, mère des Vitellius, femme également irréprochable et modèle vivant des anciennes moeurs. Celle-ci, dit-on, à la première lettre de son fils, protesta que c’était de Vitellius et non de Germanicus qu'elle était mère; et depuis ni caresses de la fortune, ni empressements du peuple romain, ne purent ouvrir son coeur à la joie. De la destinée de sa maison elle ne sentit que les malheurs.

LXV. Vitellius était parti de Lyon : Cluvius Rufus, qui avait quitté l’Espagne, le joignit en chemin, avec un air d’allégresse et de congratulation, mais inquiet dans l’âme et certain que la délation ne l’avait pas épargné. Hilarius, affranchi du prince, avait déclaré qu'en apprenant l'élévation à l’empire de Vitellius et d'Othon, Cluvius, ambitieux pour son compte, avait voulu s'approprier l’Espagne, et que, dans cette vue, il n'avait mis en tête de ses patentes le nom d'aucun prince. Il trouvait aussi dans quelques traits de ses discours l’intention d'outrager Vitellius et de se populariser lui-même. Le crédit de Cluvius l’emporta, et Vitellius fut le premier à faire punir son affranchi. Depuis ce temps, Cluvius fit partie de la cour, tout en conservant l’Espagne, qu'il gouverna sans y résider. Ainsi avait fait L. Arruntius, que Tibère retenait par défiance ; mais c'était sans redouter Cluvius que le nouvel empereur le gardait près de lui. Trébellius Maximus ne fut pas si favorisé ; il arrivait de Bretagne, fuyant la colère de son armée. Un des officiers présents, Vectius Bolanus, fut envoyé à sa place.

LXVI. L'esprit toujours indompté des légions vaincues alarmait Vitellius. Éparses dans l’Italie et mêlées aux vainqueurs, elles parlaient un langage hostile. La quatorzième surtout, plus arrogante que les autres, ne se confessait pas vaincue : "Il n'y avait eu, disait-elle, que ses vexillaires de repoussés à Bédriac ; le corps de la légion n'y était pas." Vitellius ordonna qu'on la renvoyât en Bretagne d'où Néron l'avait tirée, et qu'en attendant on fît camper avec elle les cohortes bataves, dont la vieille inimitié la tiendrait en respect. Entre gens armés que tant de haines divisaient, la paix ne fut pas longue. A Turin, un Batave en querelle avec un ouvrier le traitait de voleur ; un légionnaire le soutient comme son hôte : on s'attroupe des deux côtés, et des injures on en vient aux coups. Un combat sanglant allait s'allumer, si deux cohortes prétoriennes, embrassant la cause de la quatorzième légion, ne l'eussent remplie d'une assurance qu'elles ôtèrent aux Bataves. Vitellius joignit ceux-ci, comme une troupe sûre, à son corps d'armée. Pour la légion, il la fit conduire par les Alpes Graïennes, avec ordre de prendre un détour qui l'éloignât de Vienne ; car on se défiait aussi des Viennois. La nuit où la légion quitta Turin, elle laissa de place en place des feux dont cette colonie fut en partie consumée : désastre que firent oublier, comme presque tous les maux de la guerre, les calamités plus grandes qui désolèrent d'autres villes. Après le passage des Alpes, les plus séditieux portaient les enseignes sur la route de Vienne. L'opposition des gens paisibles comprima cet esprit de révolte, et la légion fut transportée en Bretagne.

LXVII. Les prétoriens étaient la seconde terreur de Vitellius : séparés d'abord, ensuite licenciés avec l'adoucissement du congé honorable, chacun remit ses armes aux tribuns. Les choses durèrent ainsi jusqu'à ce que le bruit de la guerre entreprise par Vespasien se fût accrédité. Alors les cohortes se reformèrent et devinrent le plus ferme appui du parti fiavien. La première légion de marine fut envoyée en Espagne, afin qu'elle s'y adoucît dans la paix et le repos ; la onzième et la septième furent rendues à leurs quartiers d'hiver ; la treizième eut ordre de construire des amphithéâtres. Car Cécina préparait à Crémone, et Valens à Bologne, des spectacles de gladiateurs, Vitellius n'ayant jamais l'esprit si tendu aux affaires qu'il oubliât les plaisirs.

LXVIII. Il avait achevé sans secousse la dispersion du parti vaincu : une sédition éclata parmi les vainqueurs, pour une cause qui ne serait qu'un jeu, si le nombre des tués n'eût ajouté à l'horreur de cette guerre. Vitellius soupait à Ticinum, et Virginius était du repas. Suivant les moeurs du général, les lieutenants et les tribuns se piquent d'une conduite sévère ou donnent aux festins un temps dû au travail ; à leur exemple aussi le soldat respecte ou méprise le devoir. Dans l'armée de Vitellius, ce n'était que désordre et ivresse ; tout y représentait les excès des fêtes nocturnes et des bacchanales plutôt que la discipline militaire et l'aspect d'un camp. Deux soldats, un de la cinquième légion, l'autre des cohortes gauloises, luttaient, tout en jouant, avec la chaleur d'un combat véritable ; le légionnaire tomba, et, le Gaulois insultant à sa chute, les spectateurs prirent parti pour et contre : tout à coup les légionnaires sortirent en fureur pour exterminer les auxiliaires, et deux cohortes furent massacrées. Le remède à ce tumulte fut un tumulte nouveau. On apercevait au loin de la poussière et des armes : un cri général s'élève que c'est la quatorzième légion qui a rebroussé chemin et vient livrer bataille. C'était le corps chargé de maintenir l'ordre sur les derrières de l'armée : on le reconnut, et l'alarme se dissipa. Un esclave de Virginius vint à passer : on en fit un assassin aposté contre l'empereur ; et déjà les soldats couraient à la salle du festin, demandant la mort de Virginius. Vitellius, qui tremblait pourtant au moindre soupçon, ne douta pas lui-même de son innocence : toutefois il eut peine à contenir cet acharnement d'une armée contre la vie d'un consulaire, son ancien capitaine ; et en général personne ne fut plus souvent que Virginius en butte à la rage des séditions : l'admiration et l'estime subsistaient tout entières ; mais le soldat haïssait l'homme dont il s'était cru dédaigné.

LXIX. Le lendemain, Vitellius reçut la députation du sénat qui, d'après ses ordres, l'attendait à Ticinum. Puis étant passé dans le camp, il prit la parole et loua le dévouement des soldats : éloges dont frémirent les auxiliaires, indignés de voir tant d'impunité et tant d'insolence devenues le privilège des légions. Les cohortes bataves, dont on craignait quelque vengeance, furent renvoyées en Germanie : ainsi se préparaient les éléments de la guerre à la fois étrangère et civile que nous gardait le destin. On rendit à leur patrie les milices gauloises, immense multitude appelée dans les premiers instants de la défection pour grossir l'appareil de la guerre. Afin que le trésor épuisé pût encore suffire à des largesses, Vitellius dégarnit les cadres des légions et des corps auxiliaires en défendant le recrutement ; et en même temps on prodiguait les offres de congé. Ces mesures funestes à la république déplaisaient aux soldats, pour qui le même service réparti sur un moindre nombre ramenait plus souvent les périls et le travail. Leurs forces d'ailleurs s'énervaient dans le luxe, contre l’esprit de l'ancienne discipline et les maximes de nos ancêtres, sous lesquels le courage soutenait mieux que l'argent la puissance romaine.

LXX. Vitellius prit le chemin de Crémone, et, après avoir assisté aux jeux de Cécina, il sentit le désir de fouler les champs de Bédriac et de contempler de ses yeux les traces encore récentes de sa victoire. Hideux et horrible spectacle ! c'était le quarantième jour après la bataille : on ne voyait partout que des corps en lambeaux, des membres séparés de leurs troncs, des cadavres d'hommes et de chevaux tombant en pourriture, la terre humectée d'une corruption fangeuse, et, à la place des arbres renversés et des moissons détruites, une vaste et affreuse nudité. Plus loin s'offrait un tableau non moins barbare : c'était la partie de la route que les Crémonais avaient jonchée de lauriers et de roses, et couverte d'autels où ils immolaient des victimes comme pour le triomphe d'un roi ; adulation qui, après une courte joie, fut cause de leur ruine. Cécina et Valens étaient près de Vitellius et lui montraient en détail le théâtre du combat : "Les légions s'élancèrent d'ici ; de là chargèrent les cavaliers ; c'est de ce point que les auxiliaires se répandirent autour de l'ennemi." De leur côté, préfets et tribuns, exaltant à l'envi leurs actions, mêlaient dans leurs récits le vrai, le faux, l'exagéré. La foule même des soldats, avec des cris d'allégresse, s'écarte du chemin, reconnaît les places où l'on a combattu, reste en admiration devant les monceaux d'armes et les corps entassés ; il y en eut aussi que l'idée des vicissitudes humaines émut de pitié et toucha jusqu'aux larmes. Mais Vitellius ne détourna pas les yeux ; il vit sans frissonner tant de milliers de citoyens privés de sépulture. Joyeux au contraire et ignorant du sort qui le menaçait de si près, il offrait un sacrifice aux divinités du lieu.

LXXI. A Bologne, il vit le spectacle de gladiateurs donné par Valens, et dont tout l'appareil fut apporté de Rome. Plus il approchait, plus sa marche étalait de corruption : pêle-mêle avec les gens de guerre, on voyait des troupeaux d'histrions et d'eunuques, et tous les opprobres de la cour de Néron ; car Néron lui-même était l'objet des continuelles admirations de Vitellius, qui le suivait jadis sur les théâtres, non par nécessité comme tant d'hommes honorables, mais par dissolution et vendu en esclave à qui l'engraisserait. Pour ouvrir à Cécina et Valens une place parmi les consuls de l'année, on prit sur les mois déjà promis à d'autres : Macer fut passé sous silence, parce qu'il avait commandé pour Othon ; Valérius Marinus, choisi par Galba, fut remis à un autre temps ; non qu'on lui reprochât aucun tort, mais on le savait doux et homme à supporter l'injure. Pédanius Costa fut retranché ; il déplaisait au prince, pour s'être déclaré contre Néron et avoir sollicité Virginius. D'autres causes toutefois furent mises en avant, et l'on remercia Vitellius par habitude de servilité.

LXXII. Une imposture, qui eut d'abord de rapides succès, ne fit cependant illusion que peu de jours. Un homme parut qui prétendait être Scribonianus Camérinus, "caché, disait-il, pendant les terreurs du règne de Néron, dans la province d'Istrie, où les anciens Crassus avaient laissé des clients, des biens, et un nom dont la popularité subsistait encore." Il s'associa pour jouer cette comédie les plus vils acteurs ; et déjà le crédule vulgaire et quelques soldats abusés ou amis du désordre accouraient autour de lui, quand il fut tramé devant le prince. Interrogé qui il était, il ne répondit que par des mensonges. Reconnu d'ailleurs par son maître pour un échappé de servitude nommé Géta, il fut livré au supplice des esclaves.

LXXIII. Il est à peine croyable à quel point s'accrurent l'orgueil et l'extravagance de Vitellius, quand ses courriers lui eurent annoncé de Syrie et de Judée que l’Orient l'avait reconnu. Jusqu'alors, bien qu'incertaine encore et vague dans ses rapports, la renommée parlait cependant de Vespasien ; et plus d'une fois à ce nom Vitellius avait tressailli. Maintenant le chef et l’armée, ne se voyant plus de rivaux, se jetèrent, en fait de cruauté, de débauche, de brigandage, dans tous les débordements des moeurs étrangères.

LXXIV. Cependant Vespasien tournait ses pensées vers la guerre et les armes, et faisait la revue de ses forces ou voisines ou éloignées. Dans son camp le soldat était tout prêt, jusqu'à ce point que, lorsqu'il dicta le serment et prononça les voeux pour Vitellius, pas une voix ne rompit le silence. Mucien n'avait pour Vespasien même aucun éloignement, et il avait du penchant pour Titus ; le préfet d'Égypte, Alexander, était d'intelligence avec eux ; la troisième légion ayant servi en Syrie avant de passer en Mésie, il la comptait parmi les siennes, et l'on espérait que les autres légions de l'Illyricum se déclareraient après elle : car toutes les armées avaient frémi de colère en voyant l'arrogance des soldats venus d'auprès de Vitellius, et qui, avec leur aspect farouche et leur langage barbare, raillaient les autres comme des gens au-dessous deux. Mais une si grande guerre ne se remue pas sans qu'on y pense longtemps ; et si Vespasien sentait quelquefois l'enthousiasme de l'espérance, il lui arrivait aussi de songer aux revers. "Quel jour que celui où il livrerait au destin des batailles soixante années de vie et deux fils à la fleur de l'âge ! Dans les projets de la condition privée, le retour était possible, et l'on avait le choix de s'intéresser plus ou moins dans les jeux de la fortune ; pour qui voulait l'empire, pas de milieu entre le trône et le précipice."

LXXV. L'armée de Germanie lui apparaissait avec toute sa force, bien connue d'un si habile capitaine. "Ses légions n'avaient point fait leurs preuves dans la guerre civile ; celles de Vitellius venaient d'y triompher ; et chez les vaincus il y avait plus de mécontentement que de ressources. Dans les temps de discorde, il fallait peu compter sur la foi des armées, et tout craindre de chacun des soldats. Et que serviraient les escadrons et les cohortes, si un ou deux assassins allaient, sa tête à la main, demander le salaire toujours prêt dans l'autre camp ? C'était ainsi que Scribonianus avait péri sous Claude ; c'était ainsi que son meurtrier Volaginius était monté des derniers rangs de la milice aux grades les plus élevés. Il est plus facile de remuer une multitude d'hommes que d'en éviter un seul."

LXXVI. Ses amis et ses lieutenants affermissaient contre ces frayeurs sa volonté chancelante ; enfin Mucien, après beaucoup d'entretiens secrets, lui parla ainsi devant tous les autres : "Celui qui met en délibération quelque haute entreprise doit examiner si elle est utile à l'État, glorieuse pour lui-même, d'une exécution facile ou du moins sans obstacles trop grands. Il faut considérer, de plus, si le conseiller qui en appuie le dessein est prêt à en partager les périls, et, en supposant la fortune prospère, de qui le succès doit fonder la grandeur. C'est moi, Vespasien, qui t'appelle au rang suprême, autant pour le salut de Rome que pour ta propre gloire : après les dieux, tu as l'empire dans tes mains. Et qu'un vain fantôme d'adulation n'effraye pas ton esprit : c'est presque un affront plutôt qu'un honneur d'être choisi après Vitellius. Ce n'est ni contre la vigilante énergie d'Auguste, ni contre la vieillesse défiante et rusée de Tibère, ni même contre la maison de Caïus, de Claude, de Néron, affermie par une longue possession de l’empire, que nous levons l'étendard ; tu as respecté jusqu'aux aïeux de Galba : rester plus longtemps engourdi, et laisser la république aux mains qui l’avilissent et la perdent, semblerait assoupissement et lâcheté, dût la servitude être pour toi aussi exempte de périls que pleine d'ignominie. Il est passé, il est déjà loin, le temps où l'on aurait pu t'accuser d'ambition ; le trône n'est plus pour toi qu'un asile. Corbulon massacré est-il sorti de ta mémoire ? Sa naissance était plus éclatante que la nôtre, je l'avoue ; mais Néron aussi surpassait Vitellius pour la noblesse du sang. Quiconque est redouté n'est que trop illustre pour celui qui le redoute. Qu'une armée puisse faire un empereur, Vitellius le sait par son propre exemple, lui qui, sans réputation ni services militaires, ne fut élevé qu'en haine de Galba. Oui, Othon même, que n'a vaincu après tout ni le talent du général, ni la vigueur des troupes, mais un désespoir follement précipité, Othon semble grand auprès de lui, et déjà il en a fait un prince regrettable. Maintenant, il disperse les légions, désarme les cohortes, sème chaque jour de nouvelles causes de guerre ; et pendant ce temps, ce que ses soldats pouvaient avoir d'ardeur et de courage, ils l’usent dans les tavernes, l'éteignent dans la débauche et l'imitation de leur prince. Pour toi, la Judée, la Syrie, l'Égypte, te fournissent neuf légions complètes, qui ne sont ni épuisées par une bataille sanglante ; ni corrompues par la discorde, mais aguerries par l'exercice, et victorieuses de l'ennemi étranger. Tu as des flottes, une cavalerie, des cohortes nombreuses, des rois dévoués, et le meilleur de tous les auxiliaires, ton expérience.

LXXVII. "Je ne prétends rien pour moi-même que de n'être pas compté après Cécina et Valens. Toutefois, si tu n'as pas Mucien pour rival, ne le dédaigne pas pour allié. Je me préfère à Vitellius ; je te préfère à moi. Un nom triomphal ennoblit ta maison ; tu as deux fils ; l'un d'eux est déjà capable de régner, et grâce à ses premières armes les légions de Germanie parlent aussi de sa gloire. Ce serait folie de ne pas céder l’empire à celui dont j'adopterais le fils si j'étais empereur. Au reste, les succès ne se partageront pas antre nous sur le même pied que les revers. Si nous sommes vainqueurs, le rang que tu me donneras est celui que j'aurai ; mais les dangers et les risques seront égaux pour tous deux. Ou plutôt (et ce conseil est le meilleur) réserve-toi pour diriger les armées d'Orient ; laisse-moi seul la guerre et ses hasards. La discipline est aujourd'hui plus sévère chez les vaincus que chez les vainqueurs. La colère, la haine, le désir de la vengeance, allument le courage des premiers ; les autres s'engourdissent dans un dédaigneux et indocile orgueil. Le parti victorieux nourrit des plaies couvertes et envenimées : le premier effet de la guerre sera de les dévoiler et de les mettre à nu ; et, si j'espère beaucoup de ta vigilance, de ton économie, de ta sagesse, je ne compte pas moins sur l'abrutissement, l'ignorance et la cruauté de Vitellius. Enfin la guerre rend notre condition meilleure que la paix ; délibérer, c'est être déjà rebelle."

LXXVIII. Enhardis par ce discours, les autres amis de Vespasien se pressent autour de lui, l'encouragent, lui parlent de réponses prophétiques, d'astres favorables. Ces chimères n'étaient pas sans pouvoir sur l'esprit de Vespasien, puisque, devenu maître du monde, il tint publiquement à sa cour un astrologue nommé Séleucus, dont il faisait son conseil et son oracle. D'anciens présages lui revinrent à la pensée : un cyprès d'une hauteur remarquable s'élevait dans ses terres ; un jour il tomba soudainement, et le lendemain, debout à la même place, il reverdissait avec sa tige majestueuse et un plus vaste branchage. C'était, de l'aveu commun des aruspices, un grand et heureux pronostic, et d'éclatantes destinées furent prédites à Vespasien tout jeune en ce temps-là. Les décorations triomphales, le consulat, le beau nom de vainqueur de la Judée, semblaient d'abord avoir accompli le présage ; en possession de cette gloire, il pensa que c'était l'empire qui lui était promis. Entre la Judée et la Syrie est le Carmel ; c'est le nom tout à la fois d'une montagne et d'un dieu. Ce dieu n'a ni statue ni temple ; ainsi l'ont voulu les fondateurs de son culte : il n'a qu'un autel et des adorations. Vespasien sacrifiait en ce lieu, dans le temps où son esprit roulait de secrètes espérances. Le prêtre, nommé Basilide, après avoir à plusieurs reprises considéré les entrailles de la victime : "Vespasien, lui dit-il, quelque projet que tu médites, soit de bâtir une maison, soit d'étendre tes domaines, soit de multiplier tes esclaves, le ciel te donne un vaste terrain, d'immenses limites, une grande multitude d'hommes." La renommée avait alors recueilli cette énigme ; elle l'expliquait maintenant ; il n'était pas de sujet dont le public s'entretînt davantage, et l'on en parlait encore plus dans l'intimité de Vespasien : on a beaucoup à dire à ceux qui espèrent beaucoup.

LXXIX. Les deux chefs se séparèrent, bien sûrs de leurs desseins, et Mucien se rendit à Antioche, Vespasien à Césarée : ce sont les capitales, celle-ci de Judée, et l'autre de Syrie. Le mouvement qui mit l'empire aux mains de Vespasien partit d'Alexandrie. Tibérius Alexander en hâta le signal en faisant reconnaître ce prince par ses légions dès les kalendes de juillet. L'usage a consacré ce jour comme le premier de son règne, quoique ce soit le cinq des nones que les troupes de Judée firent serment entre ses mains. Ce fut du reste avec tant d'ardeur qu'elles n'attendirent pas même son fils Titus revenant de Syrie et organe des intelligences de Mucien et de son père. L'enthousiasme des soldats fit tout sans qu'on les eût harangués, sans qu'on eût réuni les légions.

LXXX. Pendant qu'on cherchait un temps, un lieu favorables, et, ce qui est le plus difficile à trouver, une voix qui s'élevât la première, dans ces moments où l'espérance, la crainte, les calculs de la raison, les chances du hasard, assiègent la pensée ; quelques soldats rangés à la porte de Vespasien, pour lui rendre, quand il sortirait de son appartement, les devoirs ordinaires, au lieu de le saluer comme général, le saluèrent comme empereur. Aussitôt leurs compagnons accoururent et lui donnèrent l'un sur l'autre les noms de César, d'Auguste, et tous les titres du rang suprême : les esprits affranchis de la peur s'étaient tournés du côté de la fortune. Chez Vespasien, nul signe d'arrogance ni d'orgueil ; rien n'était nouveau en lui que sa destinée. Aussitôt qu'il eut dissipé cette nuée de soldats dont sa vue était comme obscurcie, il harangua militairement ses troupes, et bientôt les plus heureuses nouvelles arrivèrent de toutes parts. Mucien n'attendait que le mouvement de Judée : il convoque ses soldats déjà pleins d'ardeur, et reçoit leur serment ; il se rend ensuite au théâtre d'Antioche, où les habitants s'assemblent pour délibérer, et là, entouré d'une foule immense qui se répandait en adulations, il leur adresse un discours : il s'énonçait, même en grec, avec assez de grâce, et savait embellir toutes ses paroles et toutes ses actions d'un éclat qui les faisait valoir. Rien n'enflammait les esprits de la province et de l'armée comme l'assurance donnée par Mucien que Vitellius avait résolu de transporter les légions du Rhin dans les riches et paisibles garnisons de la Syrie, tandis que les légions de Syrie, reléguées dans les camps qui bordent le Rhin, auraient en échange le ciel âpre et le rude service de la Germanie. Les habitants, accoutumés à vivre avec les soldats, trouvaient de la douceur à ce commerce, que beaucoup avaient resserré par des liaisons d'amitié et des alliances de famille. Et les soldats, attachés au camp témoin de leurs longs services et connu de leurs yeux, le chérissaient comme de seconds pénates.

LXXXI. Avant les ides de juillet, toute la Syrie avait passé sous le même serment. Vinrent ensuite des rois avec leurs États : Sohémus dont les forces n'étaient pas méprisables ; Antiochus, fier d'une antique opulence et le plus riche des monarques sujets. Bientôt averti secrètement par les siens, et sorti de Rome avant que Vitellius eût encore rien appris, Agrippa se joignit à eux après une rapide navigation. Le parti trouvait une auxiliaire non moins zélée dans la reine Bérénice, parée des fleurs de l'âge et de la beauté, agréable même aux vieux ans de Vespasien par la magnificence des présents qu'elle offrait. Toutes les provinces baignées par la mer jusqu'aux frontières de l’Asie et de la Grèce, toutes celles qui s'étendent à l'intérieur jusqu'aux royaumes de Pont et d'Arménie, jurèrent obéissance. Mais elles étaient aux mains de lieutenants désarmés, la Cappadoce n'ayant pas encore de légions. On tint un grand conseil à Béryte. Mucien s'y rendit avec ses lieutenants, ses tribuns et les plus distingués des centurions et des soldats. L'armée de Judée fournit aussi l'élite et l'honneur de ses rangs. Tant de fantassins et de cavaliers rassemblés, la pompe que tous ces rois déployaient à l'envi, formaient un spectacle digne de la grandeur impériale.

LXXXII. Parmi les soins de la guerre, le premier fut de faire des levées et de rappeler les vétérans. On désigne des villes fortifiées pour y fabriquer des armes ; on frappe à Antioche des monnaies d'or et d'argent, et tous ces travaux, dirigés par des mains habiles, exécutés chacun à leur place, avançaient avec rapidité. Vespasien les visite en personne, encourage les travailleurs, anime l'activité par ses éloges, la lenteur par son exemple, usant plus souvent de persuasion que de contrainte, et dissimulant les vices de ses amis plutôt que leurs vertus. Il distribua des charges de procurateurs et de préfets ; il décora de la dignité sénatoriale beaucoup d'hommes que d'éminentes qualités élevèrent bientôt aux premiers honneurs : il en est toutefois à qui leur bonne fortune tint lieu de mérite. Quant au don militaire, Mucien dans sa première harangue ne l'avait que laissé entrevoir, et Vespasien lui-même n'offrit pas plus pour la guerre civile que d'autres en pleine paix : ennemi sagement inflexible de ces largesses qui corrompent le soldat, et par cela même mieux obéi de son armée. Des ambassadeurs furent envoyés chez le Parthe et l’Arménien, et l'on pourvut à ce que les légions employées à la guerre civile ne laissassent point derrière elles les frontières découvertes. Il fut réglé que Titus pousserait les succès en Judée, et que Vespasien garderait les barrières de l'Égypte. On crut que c'était assez contre Vitellius qu'une partie des troupes, Mucien pour chef, le nom de Vespasien, et une puissance qui triomphe de tout, les destins. Des lettres écrites à toutes les armées, à tous les lieutenants, recommandaient de mettre à profit la haine des prétoriens contre Vitellius, et de les gagner par l'espoir de rentrer sous le drapeau.

LXXXIII. A la tête d'une troupe légère, Mucien s'avançait en homme associé à l'empire, plutôt qu'en ministre d'un empereur ; ne marchant ni trop lentement, de peur de sembler timide, ni trop vite, afin de laisser de l'espace aux progrès de la renommée : car il savait que ses forces étaient médiocres, et que l'opinion grossit ce que les yeux ne voient pas. Du reste, la sixième légion et treize mille vexillaires suivaient en un formidable appareil. Il avait ordonné que la flotte du Pont fût amenée à Byzance, incertain si, laissant de côté la Mésie, il n'irait pas avec son armée de terre occuper Dyrrachium, tandis qu'avec des vaisseaux longs il fermerait la mer qui baigne l’Italie. Ainsi seraient couvertes derrière lui la Grèce et l'Asie, exposées sans défense à Vitellius à moins qu'on n'y laissât des forces ; ainsi Vitellius lui-même ne saurait quelle partie de l’Italie protéger de ses armes, quand il verrait à la fois Brindes, Tarente, les rivages de Lucanie et ceux de Calabre, menacés par des flottes ennemies.

LXXXIV. Les provinces retentissaient donc de préparatifs en tout genre, vaisseaux, armes, soldats. Mais rien ne les fatiguait autant que les poursuites fiscales. Mucien répétait sans cesse que l'argent était le nerf de la guerre civile ; aussi n'était-ce ni le droit, ni la vérité, mais la grandeur des richesses, qui dictaient ses sentences. La délation s'exerçait sans relâche, et tout homme opulent était saisi comme une proie : excès intolérables, excusés par les besoins de la guerre, mais qui subsistèrent jusque dans la paix. Ce n'est pas que Vespasien lui-même, dans les commencements de son règne, mît encore à enlever d'injustes arrêts une volonté obstinée. Un temps vint où, gâté par la fortune, instruit par des maîtres pervers, il apprit et osa. Mucien contribua de ses propres trésors aux dépenses de la guerre, libéral d'un bien qu'il reprenait à pleines mains sur la république. Les autres ouvrirent leur bourse à son exemple : très peu eurent comme lui toute licence de s'en dédommager.

LXXXV. Les succès de Vespasien furent accélérés par l'empressement des légions illyriques à se ranger sous ses drapeaux. La troisième donna l'exemple aux autres légions de Mésie. C'étaient la huitième et la septième Claudienne, toutes deux passionnées pour la mémoire d'Othon, quoiqu'elles ne se fussent pas trouvées à la bataille. Elles s'étaient avancées jusqu'à Aquilée. Là, en chassant violemment ceux qui annonçaient la catastrophe, d'Othon, en déchirant les enseignes qui portaient le nom de Vitellius, en pillant à la fin et se partageant le trésor militaire, elles s'étaient montrées en ennemies. Elles conçurent des craintes, et la crainte porta conseil : elles crurent qu'on pouvait faire valoir auprès de Vespasien ce qui auprès de son rival aurait besoin d'excuse. Les trois légions écrivirent à l'armée de Pannonie pour l'engager dans leurs desseins, et, en cas de refus, elles se préparaient à employer la force. Dans ce mouvement, Aponius Saturninus, gouverneur de Mésie, tenta un audacieux forfait : il envoya un centurion assassiner Tertius Julianus, lieutenant de la septième légion ; vengeance particulière qu'il couvrait d'un motif politique. Julianus, instruit du danger, prit des guides sûrs, et s'enfuit par les déserts de la Mésie jusqu'au delà du mont Hémus. Depuis il ne fut plus mêlé à la guerre civile, reculant sous différents prétextes son arrivée au camp de Vespasien, pour lequel il s'était mis en route, et, selon la diversité des nouvelles, ralentissant ou hâtant sa marche.

LXXXVI. En Pannonie, la treizième légion et la septième Galbienne, nourrissant un profond ressentiment de l'affront de Bédriac, embrassèrent sans balancer la cause de Vespasien. Ce fut surtout par l'influence d'Antonius Primus. Coupable devant les lois et condamné sous Néron pour crime de faux, cet homme (et ce fut un des maux de la guerre) avait recouvré le rang de sénateur. Chargé par Galba du commandement de la septième légion, il passait pour avoir écrit à Othon lettres sur lettres, s'offrant d'être un des chefs de son parti. Dédaigné par Othon, il n'eut aucun emploi dans cette guerre. Quand il vit chanceler la fortune de Vitellius, il suivit celle de Vespasien et mit un grand poids dans la balance ; brave de sa personne, parlant avec facilité, habile artisan de haines, puissant auteur de discordes et de séditions, mêlant les vols et les largesses, détestable dans la paix, moins à mépriser dans la guerre. Fortes de leur union, les armées de Mésie et de Pannonie entraînèrent les soldats de Dalmatie, quoique les lieutenants consulaires ne fissent aucun mouvement. C'étaient pour la Pannonie Titus Ampius Flavianus, et pour la Dalmatie Poppéus Silvanus, riches et vieux l'un et l'autre. Mais près d'eux était un procurateur dans la force de l'âge et d'une grande naissance, Cornelius Fuscus. Dans sa première jeunesse, séduit par l'amour du repos, Fuscus avait abdiqué la dignité sénatoriale. Il donna sa colonie au parti de Galba, et ce service le fit procurateur. Passé sous les drapeaux de Vespasien, il fut le plus ardent à secouer les brandons de la guerre. Ami des dangers moins pour les fruits qu'on en tire que pour les dangers mêmes, il préférait à des avantages sûrs et anciennement acquis d'incertaines et hasardeuses nouveautés. On s'applique donc à remuer tous les mécontentements, à aigrir toutes les blessures. Des lettres sont adressées en Bretagne à la quatorzième légion, en Espagne à la première, parce qu'elles avaient tenu pour Othon contre Vitellius ; des écrits sont répandus dans les Gaules, et l'espace d'un moment a vu s'allumer une guerre formidable où déjà les armées illyriques ont levé l'étendard, et les autres sont prêtes à suivre la fortune.

LXXXVII. Pendant que les choses étaient ainsi conduites dans les provinces par Vespasien et les chefs de son parti, Vitellius, plus méprisé de jour en jour et plus indolent, ne passant ni maison de plaisance ni ville un peu agréable sans y amuser sa paresse, traînait vers Rome sa marche pesante. A sa suite venaient soixante mille soldats corrompus par la licence, un plus grand nombre de valets d'armée, de tous les esclaves la plus insolente espèce, un cortège immense d'officiers et de courtisans, gens incapables d'obéir quand l'esprit du commandement eût été le meilleur. Au fardeau de cette multitude se joignaient les sénateurs et les chevaliers, venus de Rome les uns par crainte, beaucoup par flatterie, la plupart et insensiblement tous pour ne pas rester quand les autres partaient. Du sein de la populace accouraient des troupes d'hommes connus de Vitellius par d'infâmes complaisances, bouffons, comédiens, cochers, dont la flétrissante amitié avait pour lui un merveilleux attrait. Et ce n'étaient pas seulement les colonies et les municipes que l'on épuisait pour amasser des approvisionnements ; on dépouillait jusqu'aux laboureurs, et les campagnes, couvertes de moissons déjà mûres, étaient ravagées comme une terre ennemie.

LXXXVIII. Les soldats s'étaient souvent livré entre eux, depuis la sédition de Ticinum, des combats meurtriers, effet de la querelle toujours subsistante des légions et des auxiliaires, unis toutefois contre les habitants. Mais le plus grand carnage eut lieu à sept milles de Rome. Vitellius y distribuait à chaque soldat, comme à des gladiateurs qu'on engraisse, des viandes apprêtées ; et la multitude accourue à grands flots avait inonde tout le camp. Des gens du peuple, par un badinage qu'ils croyaient plaisant, saisirent le moment où les soldats ne pensaient à rien pour en désarmer plusieurs, en coupant furtivement l'attache de leur baudrier ; ils leur demandèrent ensuite s'ils avaient leurs épées. Ce jeu révolta des meurs peu faits à l'insulte. On se jette le fer à la main sur une foule sans armes. Le père d'un soldat, qui était avec son fils, périt dans ce massacre. Il fut reconnu, et, au bruit semé de ce coup malheureux, on ménagea le sang innocent. Rome trembla néanmoins, envahie par une multitude de soldats qui devançaient l'armée. C'est le Forum qu'ils cherchaient surtout, impatients de visiter la place où Galba fut laissé gisant. Et eux-mêmes n'offraient pas un spectacle moins horrible à voir, lorsque, vêtus de la dépouille hérissée des bêtes fauves et armés d'énormes javelines, ils allaient çà et là, heurtant la foule qu'ils ne savaient pas éviter, et, chaque fois que trahis par un pavé glissant ou renversés de quelque choc ils venaient à tomber, s'emportant en menaces que leur bras et leur fer exécutaient bientôt. Des tribuns même et des préfets couraient avec des bandes armées, semant partout la terreur.

LXXXIX. Vitellius cependant était parti du pont Milvius, monté sur un superbe cheval, avec l'habit du commandement et l’épée au côté, chassant devant lui le sénat et le peuple, et tout prêt à entrer dans Rome, comme dans une colle prise, si ses amis ne l'en eussent détourné. Averti par leurs conseils, il revêtit la prétexte, rangea son armée en bon ordre et fit son entrée à pied. Les aigles de quatre légions paraissaient d'abord, et, des deux côtés de ces aigles, les drapeaux détachés de quatre autres légions. Venaient ensuite douze enseignes de cavalerie ; puis les troupes légionnaires, et après elles les cavaliers ; enfin trente-quatre cohortes, distinguées suivant le nom du pays et la variété des armures. Devant les aigles marchaient, vêtus de blanc, les préfets de camp, les tribuns et les premiers centurions ; les autres étaient à la tête de leurs centuries, dans tout l'éclat de leurs armes et de leurs décorations. Au cou des soldats brillaient également des colliers et les autres prix de la valeur : spectacle imposant ! armée digne d'un autre prince que Vitellius ! Entré dans cet appareil au Capitole, il embrasse sa mère et la décore du nom d'Augusta.

XC. Le lendemain, comme s'il eût parlé devant le sénat et le peuple d'une autre ville, il prononça un magnifique éloge de lui-même, exaltant son activité et sa tempérance, tandis qu'il avait pour témoins de son opprobre et ceux qui l'entendaient, et l'Italie entière, à travers laquelle il venait de promener la honte de son assoupissement et de ses débauches. Toutefois le vulgaire insouciant et instruit à répéter, sans distinction de faux ni de vrai, les flatteries accoutumées, répondit par des voeux et des acclamations, et le força, malgré sa résistance, d'accepter le nom d'Auguste, aussi vain pour lui reçu que refusé.

XCI. Dans une ville où tout s'interprète, on regarda comme d'un sinistre augure que Vitellius, devenu souverain pontife, eût donné un édit sur le culte public le quinze des kalendes d'août, jour marqué depuis longtemps entre les plus funestes par les désastres de Crémère et d'Allia : tant, dans sa profonde ignorance des lois divines et humaines, au milieu d'affranchis et d'amis également stupides, tous ses actes semblaient dictés par le délire de l'ivresse ! Toutefois, aux comices consulaires, il sollicita pour ses candidats comme un simple citoyen brigue pour ses amis. Jaloux de la faveur des dernières classes, afin d'en recueillir jusqu'aux moindres murmures, il assistait aux jeux du théâtre, prenait parti dans les cabales du cirque : conduite populaire sans doute, et qu'on aurait aimée si elle fût partie d'une source plus pure, mais qui, rapprochée du reste de sa vie, ne paraissait que basse et indécente, il allait souvent au sénat, même pour les délibérations d'une légère importance. Un jour Priscus Helvidius, désigné préteur, avait opiné contre l'avis qu'il favorisait. Vitellius, d'abord vivement ému, n'avait fait cependant qu'appeler les tribuns du peuple au secours de son pouvoir méprisé. Bientôt, aux paroles de ses amis, qui, craignant de sa part un plus profond ressentiment, essayaient de l'adoucir, il répondit : "que ce n'était pas chose nouvelle que le dissentiment de deux sénateurs dans la république ; que lui-même avait aussi bien des fois contredit Thraséas." Ce rapprochement effronté fut la risée du plus grand nombre : d'autres se complaisaient dans la pensée que ce n'était pas quelque riche en crédit, mais Thraséas, qu'à avait choisi pour modèle de la véritable gloire.

XCII. Il avait donné pour chefs aux prétoriens Publius Sabinus, ancien préfet d'une cohorte, et Julius Priscus, alors centurion, protégés, celui-ci par Valens et l'autre par Cécina. Entouré de dissensions, Vitellius était sans autorité : Cécina et Valens gouvernaient sous son nom, ennemis invétérés dont les haines, mal contenues dans la guerre et les camps, envenimées depuis par des amis pervers et le séjour d'une ville où abondent les germes de discorde, s'aigrissaient encore par les comparaisons qu'amenait entre eux la prétention d'avoir des courtisans, un cortège, des troupes immenses d'adulateurs. La faveur de Vitellius penchait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Le pouvoir d'ailleurs n'est jamais assuré quand il est sans limites. Vitellius lui-même, passant avec mobilité d'un accès d'humeur à des caresses déplacées, était l'objet de leurs mépris et de leurs craintes. Ils ne s'en hâtaient pas moins d'envahir des palais, des jardins, toutes les richesses de l'empire, tandis que la déplorable indigence d'une foule de nobles que Galba avait, ainsi que leurs enfants, rendus à la patrie, n'obtenait de la pitié du prince aucun soulagement. Un acte agréable aux grands, approuvé même du peuple, fut d'accorder aux citoyens revenus de l'exil les droits des patrons. Mais l'artificieuse bassesse des affranchis les éludait de toutes manières, en plaçant leurs trésors dans d'obscurs dépôts ou sous de hautes protections. Quelques-uns même étaient passés au service du prince et devenus plus puissants que leurs maîtres.

XCIII. Les soldats, dont le camp trop rempli ne pouvait contenir l'immense multitude, jetés au hasard sous les portiques ou dans les temples, erraient par toute la ville sans connaître le lieu de ralliement, sans monter de gardes, sans se fortifier par le travail. Au milieu des délices de Rome, plongés dans des excès qu'on rougirait de nommer, ils énervaient leurs corps par l'oisiveté, leurs âmes par la débauche. Ils en vinrent jusqu'à négliger le soin de leur vie. Une partie campa dans les lieux les plus insalubres du Vatican, ce qui produisit une grande mortalité. Le voisinage du Tibre augmenta encore dans les Germains et les Gaulois la disposition aux maladies et les eaux du fleuve offertes à leur avidité achevèrent d'abattre ces corps épuisés par la chaleur. Enfin la corruption et la brigue confondirent tous les degrés du service. On formait seize cohortes prétoriennes et quatre de la ville, chacune de mille hommes. Valens s'arrogeait dans cette opération la principale autorité, prétendant avoir sauvé Cécina lui-même. II est vrai que l'arrivée de Valens avait fait la force du parti ; les bruits qui accusaient la lenteur de sa marche avaient été réfutés par la victoire, et tous les soldats de la Basse-Germanie lui étaient dévoués. On croit que la foi de Cécina commença de cette époque à flotter incertaine.

XCIV. Au reste, Vitellius ne donnait pas aux chefs une telle licence que les soldats n'en eussent encore une plus grande. Chacun choisit lui-même ses drapeaux. Le plus indigne était, s'il le voulait, enrôlé pour le service de Rome, et il fut permis aux meilleurs soldats de rester légionnaires ou dans la cavalerie attachée aux légions. Il s'en trouva qui préférèrent ce parti, fatigués qu'ils étaient par les maladies, et maudissant l'intempérie du climat. Les légions et les escadrons n'en perdirent pas moins leur principale force ; et une atteinte profonde fut portée à l'honneur du prétoire, par ce mélange confus de vingt mille hommes ramassés plutôt que choisis dans toute l'armée. Pendant que Vitellius haranguait les troupes, on demanda le supplice d Asiaticus, de Flavius et de Rufinus, chefs gaulois qui avaient combattu pour Vindex. Vitellius ne réprimait pas ces clameurs : outre que la nature l'avait fait trop lâche, il sentait approcher le moment inévitable des gratifications ; et manquant d'argent, il accordait aux soldats tout le reste. Les affranchis du palais furent soumis à un tribut réglé sur le nombre de leurs esclaves. Quant à lui, n'ayant de soin que pour dissiper, il bâtissait des écuries aux conducteurs de chars, couvrait l'arène d'animaux et de gladiateurs, se jouait de l'argent comme s'il en eût regorgé.

XCV. L'anniversaire de sa naissance excita le zèle de Cécina et de Valens. Ils le célébrèrent à grands frais et avec un appareil inouï jusqu'alors, en donnant des spectacles de gladiateurs dans tous les quartiers de la ville. Ce fut une joie pour les âmes dégradées, un scandale pour les gens de bien, de voir Vitellius dresser des autels dans le Champ-de-Mars et honorer les mânes de Néron. Des victimes furent immolées au nom du peuple romain, et le feu du sacrifice allumé par les prêtres d'Auguste. C'est un sacerdoce imité de celui que Romulus fonda pour Tatius son collègue, et consacré par Tibère à la maison des Jules. Quatre mois ne s'étaient pas écoulés depuis la victoire, et l'affranchi du vainqueur, Asiaticus, égalait déjà les Polyclète, les Patrobius, et toutes ces odieuses célébrités des temps plus anciens. Personne dans cette cour ne se fit un titre de la vertu ni du talent. Le seul chemin du pouvoir était d'assouvir par des festins extravagants et de ruineuses orgies l'insatiable gourmandise de Vitellius. Lui, content de jouir de l'heure présente, n'étendait pas plus loin sa prévoyance ; et l'on porte à neuf cents millions de sesterces les sommes qu'il engloutit en si peu de mois. Humiliante condition d'une grande et malheureuse cité, contrainte d'endurer en moins d'un an Othon et Vitellius, et tour à tour abandonnée aux Vinius, aux Valens, aux Icélus, aux Asiaticus, jusqu'à ce qu'elle passât dans les mains d'un Marcellus et d'un Mucien, en qui elle trouva d'autres hommes plutôt que d'autres moeurs. 1. Deux affranchis de Néron, punis du dernier supplice par Galba, avec plusieurs autres scélérats fameux sous le dernier règne.

XCVI. La première défection qu'apprit Vitellius fut celle de la troisième légion. Elle lui fut annoncée par Aponius Saturninus, avant que ce lieutenant embrassât lui-même le parti de Vespasien ; mais Aponius, dans le premier étourdissement de la surprise, n'avait pas tout écrit, et la flatterie adoucissait encore la nouvelle : "ce n'était après tout qu'une légion mutinée ; les autres armées étaient fidèles au devoir." Tel fut même le langage que Vitellius tint devant les troupes, en y mêlant des invectives contre les prétoriens dernièrement licenciés, qu'il accusait de semer de faux bruits, et en protestant qu'il n'y avait pas de guerre civile à craindre. Il supprima le nom de Vespasien ; et des soldats furent répandus dans la ville pour imposer silence aux discours du vulgaire : c'était donner à la renommée un nouvel aliment.

XCVII. Il demanda toutefois des secours en Germanie, en Bretagne, en Espagne, mais mollement et en dissimulant l'urgence du besoin. Les lieutenants et les provinces imitaient sa froideur. Hordéonius, dont les Bataves excitaient déjà la défiance, craignait d'avoir personnellement une guerre à soutenir ; et Bolanus n'avait jamais eu en Bretagne une paix complète : eux-mêmes d'ailleurs étaient irrésolus. On n'accourait pas plus vite de l'Espagne, alors privée de chef consulaire. Les lieutenants de trois légions, égaux en droits et qui eussent rivalisé de zèle pour Vitellius heureux, repoussaient à l'envi le fardeau de sa mauvaise fortune. En Afrique, la légion et les cohortes levées par Macer, puis congédiées par Galba, reprirent les armes sur l'ordre de Vitellius. Le reste de la jeunesse s'enrôlait aussi avec empressement. Le proconsulat de Vitellius avait laissé dans le pays un souvenir favorable de son intégrité ; celui de Vespasien était odieux et flétri. Les alliés partaient de là pour juger de ce que l'un et l’autre ferait comme empereur : mais l'expérience démentit leurs conjectures.

XCVIII. D'abord le lieutenant Valérius Festus seconda franchement l'ardeur de la province. Bientôt sa foi chancela. Il se déclarait publiquement pour Vitellius par ses édits et ses lettres, et il servait son rival par de secrets messages, prêt à soutenir l'un et l'autre rôle suivant le parti qui serait victorieux. Des centurions et des soldats, arrêtés dans la Rhétie et les Gaules avec des lettres et des édits de Vespasien, furent envoyés à Vitellius et mis à mort. Un plus grand nombre échappèrent, sauvés par la fidélité de leurs amis ou leur adresse à se cacher. Ainsi les préparatifs de Vitellius étaient connus, et les desseins de Vespasien restaient presque tous ignorés. La stupidité de Vitellius en était la première cause. Ensuite les Alpes pannoniennes, occupées par des corps ennemis, fermaient passage aux courriers ; et la mer, où régnaient les vents étésiens, était favorable pour aller en Orient, contraire pour en revenir.

XCIX. Enfin, épouvanté par l'invasion de l'ennemi et les nouvelles effrayantes qui arrivaient de toutes parts, Vitellius ordonne à Valens et à Cécina de se tenir prêts pour la guerre. Cécina fut envoyé en avant ; Valens, qui relevait d'une grande maladie, était retenu par sa faiblesse. L'armée de Germanie, à son départ de Rome, offrait un aspect que l'oeil eût méconnu : des corps sans vigueur, des âmes sans énergie ; une marche lente et éparpillée, des armes tombantes, des chevaux sans feu, des soldats impatients du soleil, de la poussière, des intempéries de l'air, et aussi ardents pour la discorde que mous à la fatigue. Il faut ajouter l'ancienne indulgence et l'engourdissement actuel de Cécina. Les caresses de la fortune l'avaient jeté dans une lâche indolence ; ou peut-être, méditant une trahison, entrait-il dans son plan d'énerver le courage de l'armée. Plusieurs ont cru que c'étaient les conseils de Flavius Sabinus qui avaient ébranlé la fidélité de ce général. Organe de cette négociation, Rubrius Gallus lui assurait, dit-on, que les conditions en seraient maintenues par Vespasien ; il réveillait en même temps sa haine et sa jalousie contre Valens, et l'exhortait à chercher auprès d'un nouveau prince la faveur et la puissance dont il n'avait que la seconde part auprès de Vitellius.

C. Cécina reçut les embrassements de l'empereur, et partit comblé de distinctions. Il envoya une partie des cavaliers occuper Crémone. A leur suite marchèrent les vexillaires de la quatorzième et de la seizième légion, puis la cinquième et la dix-huitième, enfin la vingt et unième Rapax, et la première italique avec les vexillaires des trois légions de Bretagne, et des auxiliaires choisis. Après le départ de Cécina, Valens écrivit aux troupes qui avaient primitivement composé son armée, "de l'attendre en chemin ; que la chose était convenue avec son collègue." Celui-ci, abusant de l'avantage que lui donnait sa présence, feignit un changement de résolution, dont le but était, selon lui, d'opposer au premier choc de la guerre une masse plus imposante. Les légions eurent ordre de presser leur marche, une partie pour Crémone, l'autre pour Hostilie. Lui-même se rendit à Ravenne, sous prétexte de s'entendre avec la flotte. Bientôt, accompagné de Lucilius Bassus, il alla cacher à Padoue les apprêts de sa trahison. Bassus, simple préfet de cavalerie, avait reçu de Vitellius le commandement des deux flottes de Ravenne et de Misène : irrité de n'avoir pas obtenu sur-le-champ la préfecture du prétoire, il cherchait dans une honteuse perfidie une injuste vengeance. On ne peut savoir si ce fut lui qui entraîna Cécina, ou si, par une de ces rencontres que produit entre méchants la conformité de moeurs, la même perversité les poussa l'un et l'autre.

CI. Les annalistes contemporains, qui pendant la puissance de la maison flavienne ont écrit l'histoire de cette guerre, ont par esprit de flatterie attribué leur défection à l'amour de la paix et du bien public. Pour moi, sans parler de leur légèreté naturelle et du peu que devait coûter un parjure de plus à des hommes qui avaient trahi Galba, leur révolte me parait le crime de la vanité et de l'envie : pour n'être pas surpassés dans la faveur de Vitellius, ils le précipitèrent. Cécina, ayant rejoint ses légion, mit tout en oeuvre pour ruiner sourdement l'opiniâtre fidélité que lui gardaient les centurions et les soldats. Bassus, dans la même entreprise, trouva moins d'obstacles ; la flotte inclinait à violer sa foi, par le souvenir de la campagne qu'elle venait de faire pour Othon.

LIVRE TROISIEME

Ces évènements se passent dans les derniers mois de l'an de Rome 822 ; de J.C. 69.

I. Les généraux du parti flavien concertaient avec un zèle plus fidèle et un meilleur destin les opérations de la guerre. Réunis à Pettau, quartier d'hiver de la treizième légion, ils y délibérèrent s'ils garderaient les passages des Alpes pannoniennes, jusqu'à ce que toutes leurs forces fussent levées derrière eus, ou s'il ne serait pas d'un courage plus ferme d'aller droit à l'ennemi et de lui disputer l'Italie. Ceux qui voulaient attendre des secours et traîner la guerre en longueur exaltaient la force et la renommée des légions germaniques. "Et pour surcroît, ajoutaient-ils, l'élite de l''armée de Bretagne était venue s'y joindre à la suite de Vitellius. Eux cependant étaient inférieurs, et par le nombre de leurs légions encore tout fraîchement repoussées, et, malgré l'audace des discours, par la résolution toujours moindre chez des vaincus. Mais pendant qu'on tiendrait les Alpes fermées, Mucien arriverait avec les troupes d'Orient. Il restait en outre à Vespasien la mer, ses flottes, l'affection des provinces, prêtes à montrer, quand il voudrait, l'appareil menaçant d’une seconde guerre. Ainsi un salutaire délai leur assurait de nouvelles forces pour l'avenir, sans faire tort au présent."

II. A ces discours, Antonius Primus, le plus ardent instigateur de cette guerre, répondait "que la promptitude était leur salut et la perte de Vitellius ; que le succès avait engourdi plutôt qu'animé les vainqueurs ; qu'au lieu d'être tenus en haleine et assujettis à camper, ils avaient promené leur oisiveté dans toutes les villes d'Italie, redoutables seulement à leurs hôtes, et d'autant plus ardents à dévorer des plaisirs nouveaux, qu'ils avaient mené jusqu'alors une vie plus sauvage ; que le cirque, les théâtres, les délices de Rome, avaient achevé d'amollir ceux que les maladies n'avaient pas épuisés ; mais que, si on leur donnait du temps, ils retrouveraient leur vigueur dans les apprêts de la guerre ; que la Germanie, source de leurs forces, n'était pas éloignée ; qu'un simple bras de mer conduisait en Bretagne ; que les Gaules et l'Espagne étaient sous leur main ; qu'à droite et à gauche ils trouvaient hommes, chevaux, subsides ; qu'ils avaient de plus l'Italie elle-même et les ressources de Rome, et que, s'ils voulaient attaquer les premiers, ils disposaient de deux flottes, qui ne trouveraient pas un ennemi sur la mer d'Illyrie. Que serviraient alors les barrières des montagnes ? que servirait d'avoir traîné la guerre jusqu'à l'été suivant ? et d'où tirer dans l'intervalle de l'argent et des vivres ? Pourquoi ne pas profiter de ce que les légions de Pannonie, plutôt trompées que vaincues, ne demandaient qu'à se relever pour la vengeance ; de ce que les armées de Mésie avaient apporté leurs forces tout entières ? Oui, si l'on compte les soldats et non les légions, nous avons des guerriers de plus, la débauche de moins, et le bien qu'a fait à la discipline l'affront même de Bédriac. Encore la cavalerie n’a-t-elle aucune part en cette défaite, puisque, malgré la fortune contraire, elle renversa les bataillons de Vitellius. Alors deux ailes de Pannonie et de Mésie enfoncèrent l'ennemi : que ne feront point seize corps pareils chargeant à la fois ? le mouvement, le bruit, la seule poussière de leurs pas, accableront et feront disparaître des cavaliers et des chevaux déshabitués de la guerre. Si personne ne m'arrête, ce conseil que je donne, mon bras l'exécutera. Vous dont le sort est encore en vos mains, tenez ici les légions ; des cohortes légères sont tout ce qu'il me faut. Bientôt vous entendrez dire que l’Italie est ouverte et la fortune de Vitellius sur le penchant de sa ruine. Ce vous sera plaisir alors de me suivre et de marcher sur les traces du vainqueur."

III. Ces paroles et d'autres semblables, qu'il débita les yeux en feu et d'une voix tonnante, afin d'être entendu de plus loin (car les centurions et quelques soldats s'étaient mêlés à la délibération), entraînèrent jusqu'aux esprits timides et prévoyants. Quant à la multitude, il n'y eut plus pour elle qu'un seul homme un seul général, auprès duquel tout le reste était une troupe de lâches. C'est l'impression que Primus avait donnée de lui-même dés l'assemblée où furent lues les lettres de Vespasien. Là au lieu de tenir comme les autres un langage équivoque, qu'il pût un jour interpréter au gré de sa politique, il s'était déclaré avec une franchise qui le rendait cher aux soldats, comme le complice de leur faute ou le compagnon de leur gloire.

IV. Le procurateur Cornélius Fuscus exerçait après lui la principale influence. Cet homme, à force de se déchaîner contre Vitellius, s'était aussi ôté toute espérance en cas de revers. T. Ampius Flavianus, par la lenteur de son caractère et de son âge, éveillait la défiance des soldats ; on le soupçonnait de n'avoir pas oublié ses liens de famille avec Vitellius ; et, comme il s'était enfui au premier mouvement des légions et qu'il était ensuite revenu de lui-même, on attribuait son retour à de perfides desseins. Il est vrai que Flavianus, après s'être retiré de Pannonie en Italie, où il pouvait attendre la crise sans se commettre, fut entraîné par l'amour des changements et les conseils de Cornélius Fuscus à reprendre son titre de lieutenant et à se jeter dans la guerre civile. Ce n'est pas que Fuscus eût besoin des talents de Flavianus ; mais il voulait couvrir le parti naissant de l'éclat d'un nom consulaire.

V. Au reste, afin de pouvoir impunément et avec fruit entrer en Italie, on écrivit à Aponius Saturninus d'amener les troupes de Mésie en toute diligence, et, pour ne pas laisser à la merci des barbares les provinces dégarnies, on appela dans les rangs de l'armée les chefs les plus puissants des Sarmates Iazyges. Ils offraient aussi le gros de leur nation et cette redoutable cavalerie qui en fait toute la force. On les remercia de cette offre, de peur qu'au milieu de nos discordes ils ne se souvinssent qu'ils étaient étrangers, ou que leur foi, mise à l’enchère, ne se vendît à l'ennemi. On gagna au parti deux rois suèves, Sidon et Italicus, vieillis dans le respect du nom romain, et chefs d'une nation moins rebelle au joug des serments. On plaça en flanc un corps d'auxiliaires pour observer la Rhétie. Cette province était ennemie, à cause de son procurateur Portius Septiminus, dont la fidélité à Vitellius resta inébranlable. Ce fut Sextilius Félix qui, avec l'aile de cavalerie Auriana, huit cohortes et les milices de la Norique, alla occuper les bords de l'Inn, rivière qui sépare cette contrée de la Rhétie. Ni de part ni d'autre on ne chercha le combat ; la destinée des partis se décidait ailleurs.

VI. Antonius prit avec lui les vexillaires des cohortes et une partie des cavaliers et courut envahir l'Italie, accompagné d'Arrius Varus, à qui ses campagnes sous Corbulon et les succès d'Arménie avaient donné la réputation d'un bon officier. Ce même Varus avait, dit-on, dans de secrets entretiens avec Néron, changé en crimes les vertus de son général et obtenu par un honteux retour le grade de primipilaire, honneur mal acquis dont il s'applaudit un instant et qui aboutit à le perdre, Antonius et lui, d'abord maîtres d'Aquilée, eurent bientôt toutes les places d'alentour. Opitergium et Altinum les reçurent à bras ouverts ; une garnison fut laissée dans Altinum pour tenir en respect la flotte de Ravenne, dont on ignorait encore la défection. Ils rangèrent ensuite dans leur parti les villes de Padoue et d'Ateste. Là ils apprirent que trois cohortes vitelliennes et la cavalerie Scriboniana occupaient le Forum d'Alliénus, où elles avaient jeté un pont. L'occasion parut bonne pour fondre sur cette troupe ; car on sut en même temps quelle se gardait mal. L'attaque eut lieu au point du jour ; presque tous furent surpris sans armes. On avait recommandé d'épargner le sang et de les forcer par la terreur à changer de parti. Quelques-uns se rendirent aussitôt ; un plus grand nombre rompirent le pont, et, en coupant le chemin au vainqueur, arrêtèrent la poursuite.

VII. A la nouvelle d'une victoire qui ouvrait la campagne si heureusement pour les Flaviens, deux légions, la septième Galbienne et la treizième Gémina, se rendirent pleines d'allégresse à Padoue, avec le lieutenant Védius Aquila. Elles y prirent quelques jours de repos. Minucius Justus, préfet de camp de la septième légion, avait irrité les soldats en tenant les rênes de la discipline un peu plus hautes que ne le permet la guerre civile ; on le sauva de leur fureur en l'envoyant auprès de Vespasien. Un acte longtemps désiré reçut beaucoup de prix des motifs auxquels on en fit honneur : les images de Galba avaient été renversées par le désordre des temps ; Antonius les fit relever dans toutes les villes, persuadé qu'il donnerait du lustre à sa cause en paraissant estimer le gouvernement de Galba et ressusciter son parti.

VIII. On chercha ensuite où porter le théâtre de la guerre. Le choix tomba sur Vérone, dont les environs offrent de vastes plaines aux combats de cavalerie : or c'est l'arme où ils étaient supérieurs ; et d'ailleurs, c'était beaucoup pour l'utilité réelle et pour l'opinion que d'ôter à Vitellius une colonie si puissante. Chemin faisant, on s'empara de Vicence, succès qui était peu de chose en lui-même (la ville n'ayant que des forces médiocres), mais auquel on attacha de l'importance, en songeant que Cécina y était né, et qu'on enlevait au général ennemi sa patrie. Vérone était une conquête plus précieuse : son exemple et ses ressources servirent efficacement le parti ; l'armée se trouvait d'ailleurs placée entre la Rhétie et les Alpes Juliennes, et l'on avait fermé les passages par où auraient pu pénétrer les troupes de Germanie. Ces mouvements étaient ignorés de Vespasien ou contraires à ses ordres. Il avait prescrit d'arrêter la guerre aux murs d'Aquilée et d'y attendre Mucien. A l'autorité il joignait la persuasion : "Tant qu'il tiendrait en ses mains l'Égypte, le grenier de l'empire, avec les revenus des plus riches provinces, l'armée de Vitellius, privée de solde et de vivres, pouvait être forcée de venir à merci." Mucien donnait par des messages réitérés les mêmes avertissements, alléguant les avantages d'une victoire qui ne coûterait ni sang ni larmes, et mille autres prétextes dont se couvrait une vanité jalouse et avide de s'approprier tout l'honneur de la victoire. Au reste, à de si grandes distances, les conseils arrivaient après les événements.

IX. Antonius fit donc une incursion subite à travers les postes ennemis ; et après un léger engagement, où il ne voulait que tâter les courages, on se retira de part et d'autre sans avantage décidé. Bientôt Cécina établit un camp retranché entre Hostilie, bourgade du pays de Vérone, et les marais du Tartaro ; position forte, où ses flancs étaient couverts par ces mêmes marais, et ses derrières par le fleuve. S'il eût fait loyalement son devoir, il pouvait, avec toutes les forces réunies des Vitelliens, écraser deux légions que l'armée de Mésie n'avait pas encore jointes ; ou bien cette troupe, ramenée sur ses pas, eût abandonné l'Italie et donné le spectacle d'une fuite honteuse. Mais Cécina, par des retards calculés, livra aux ennemis les premiers moments de la guerre, s'amusant à gourmander par lettres ceux que le fer eût aisément repoussés, et attendant ainsi que ses émissaires eussent assuré les conditions de sa perfidie. Sur ces entrefaites, Aponius Saturninus arrive avec la septième Claudienne. Cette légion était commandée par le tribun Vipstanus Messala, officier d'une naissance illustre et d'un mérite éminent, le seul de tous qui eût apporté à cette guerre des intentions louables. Ces troupes étaient toujours faibles auprès des Vitelliens, ne se composant encore que de trois légions. Cécina leur écrivit qu'elles étaient bien téméraires de relever un drapeau vaincu ; en même temps il exaltait le courage de l'armée de Germanie, sans autre mention de Vitellius que quelques formules vulgaires, sans aucune injure contre Vespasien, sans un mot qui tendît à séduire ou effrayer l’ennemi. Les chefs du parti flavien ne firent point l'apologie de leur fortune passée ; ils répondirent par un éloge pompeux de Vespasien, parlèrent de leur cause avec confiance, et prodiguèrent à Vitellius toutes les menaces d'une haine sûre de triompher. Ils faisaient espérer aux tribuns et aux centurions la confirmation des avantages accordés par Vitellius, et s'adressant à Cécina lui-même, ils l’exhortaient en termes non équivoques à changer de parti. Cette correspondance fut lue devant les soldats, qui sentirent redoubler leur courage, en voyant avec quelle attention Cécina évitait d'offenser Vespasien, tandis que leurs chefs affectaient de braver son rival.

X. Deux nouvelles légions arrivèrent ensuite : la troisième, commandée par Dillius Aponianus ; la huitième, par Numisius Lupus. Alors on crut bon de faire montre de ses forces et d'établir autour de Vérone une enceinte militaire. La légion Galbienne, travaillant à la partie du retranchement qui regardait l’ennemi, vit venir de loin des cavaliers alliés. Elle les prit pour des Vitelliens et fut saisie d'une terreur panique. On court aux armes, et la vengeance du soldat qui se croit trahi tombant sur Ampius Flavianus, irréprochable dans ses actions mais haï de longue main, une troupe furieuse l'enveloppe comme un tourbillon et demande sa mort. Mille cris l'accusent à la fois d'être parent de Vitellius, traître à Othon, et d'avoir détourné à son profit les largesses du prince. Et nul moyen pour lui de se justifier : en vain il levait des mains suppliantes, prosterné dans la poussière, déchirant ses vêtements, le visage en pleurs et la poitrine suffoquée de sanglots ; son désespoir même redoublait la colère des mutins, qui prenaient cet excès de frayeur pour le cri de la conscience. Des clameurs tumultueuses étouffent la voix d'Aponius, quand il essaye de parler ; on repousse les autres chefs par des frémissements et des murmures. Les oreilles des soldats n'étaient ouvertes que pour Antonius ; il avait de l'éloquence, un art merveilleux pour adoucir la multitude, et beaucoup d'empire sur les esprits. Quand il vit la sédition s'échauffer de plus en plus, et en venir des reproches et des invectives aux voies de fait et aux armes, il ordonna que Flavianus fût chargé de fers. Le soldat comprit la ruse. Les gardes qui défendaient le tribunal sont dispersés, et on allait se porter aux dernières violences : Antonius présente son sein à ces furieux, tenant son épée nue et protestant qu'il périra de leurs mains ou des siennes. A mesure qu'il aperçoit un soldat connu de lui ou revêtu de quelques décorations militaires, il l'appelle par son nom et réclame son secours. Enfin, se tournant vers les enseignes et les dieux des légions, il les conjure d'envoyer plutôt aux ennemis cet esprit de discorde et de fureur. Cependant la sédition se ralentit peu à peu, et à la fin du jour chacun se retire dans sa tente. Flavianus partit la nuit même et reçut en chemin une lettre de Vespasien qui lui rendit la sécurité.

XI. Les légions semblaient possédées d'une rage contagieuse. Aponius Saturninus, commandant de l'armée de Mésie, est attaqué à son tour, avec d'autant plus de violence que les soldats n'étaient pas, comme la première fois, épuisés par la fatigue et le travail : ils éclatèrent au milieu du jour, sur des lettres qu'on publia comme écrites par ce général à Vitellius. Ce fut une émulation d'insolence et d'audace, comme autrefois de discipline ; on eût dit qu'ils craignaient de demander la mort d'Aponius avec moins d'acharnement que celle de Flavianus. Les légions de Mésie rappelaient au soldat de Pannonie qu'elles avaient secondé sa vengeance ; et le Pannonien, comme si la sédition des autres eût justifié la sienne, prenait plaisir à redoubler sa faute. On court au jardin où logeait Aponius ; et ce furent moins Antonius, Aponianus et Messala qui le sauvèrent malgré tous leurs efforts, que l'obscurité de sa retraite : il se cacha dans le fourneau d'un bain qui heureusement n'était pas occupé. Bientôt il s'enfuit sans licteurs et se retire à Padoue. Le départ des consulaires laissa Antonius maître absolu de l'une et de l'autre armée : ses collègues lui cédaient l'autorité, et les soldats n'avaient d'affection que pour lui. Il ne manqua pas de gens qui pensèrent que lui-même avait fomenté ces deux séditions, afin de recueillir seul les fruits de la guerre.

XII. Aussi peu tranquilles dans le parti de Vitellius, les esprits étaient travaillés de discordes d'autant plus fatales qu'elles ne venaient pas des préventions de la multitude, mais de la perfidie des chefs. Lucilius Bassus, préfet de la flotte de Ravenne, abusant de l'irrésolution des soldats, qui, presque tous Pannoniens ou Dalmates, voyaient leur pays en la possession de Vespasien, les avait gagnés au parti de ce prince. On choisit une nuit pour la trahison, et l'on convint qu'à l'insu des autres les seuls complices se réuniraient sur la place d'armes. Bassus, soit honte, soit crainte, attendait l'événement dans sa maison. Les triérarques se jettent tumultueusement sur les images de Vitellius, et font main basse sur le peu d'hommes qui résistent : la foule, amoureuse de nouveautés, se déclarait déjà pour Vespasien. Alors Bassus paraît et se montre ouvertement comme chef de l'entreprise. Toutefois la flotte élut pour préfet Cornélius Fuscus, qui accourut en toute hâte. Bassus, conduit à Hadria par des vaisseaux légers et sous une garde honorable, fut mis en prison par le préfet de cavalerie Mennius Rufinus, qui occupait cette ville ; mais ses fers furent aussitôt brisés, grâce à l'intervention d'Hormus, affranchi de Vespasien : cet homme comptait aussi parmi les chefs.

XIII. Quand la défection de la flotte fut connue, Cécina, pour trouver dans le camp la solitude qu'il cherchait, commanda aux troupes un service qui les tint dispersées, et réunit sur la place d'armes les principaux centurions et un petit nombre de soldats. Là il exalte le courage de Vespasien et la force de son parti ; puis il montre la flotte révoltée, les vivres manquant, l’esprit hostile des Gaules et de l'Espagne, le peu de fond qu'on doit faire sur Rome ; et il parle de Vitellius en termes qui sont autant de satires. Ensuite il fait prêter serment au nouvel empereur : toux qui étaient dans le secret commencèrent ; les autres suivirent, étourdis par la surprise. A l'instant les images de Vitellius sont arrachées, et des courriers partent pour instruire Antonius de ces événements. Mais sitôt que la trahison fut divulguée dans le camp, et que le soldat, revenant en hâte à la place d'armes, aperçut le nom de Vespasien écrit sur les enseignes et les images de Vitellius jetées dans la poussière, ce fut d'abord un vaste silence ; bientôt tout éclate à la fois : "Voilà donc où était retombée la gloire de l'armée de Germanie ! livrer sans combat, sans blessures, ses bras enchaînés et ses armes prisonnières ! Et quels ennemis avait-on devant soi ? des légions vaincues ; encore l'unique force de l’armée othonienne, la première et la quatorzième étaient-elles absentes. Et celles-là aussi, ne les avait-on pas battues et mises en fuite dans ces mêmes plaines c'était sans doute pour que tant de milliers d'hommes armés fussent donnés en présent, comme un troupeau d'esclaves, au banni Antonius ! Ainsi donc huit légions se mettraient à la suite de quelques gens de mer ! Il avait plu à Cécina, il avait plu à Bassus, après avoir ravi au prince palais, jardins, trésors, de ravir à la fin le prince aux soldats. En vain ils apportaient aux Flaviens des forces intactes et un sang non épuisé : méprisables même pour ces nouveaux alliés, que diraient-ils à ceux qui leur demanderaient compte ou de leurs victoires ou de leurs défaites ?"

XIV. Ainsi exhalait son indignation et chaque homme en particulier et toute l’armée ensemble. Au signal donné par la cinquième légion, les images de Vitellius sont replacées et Cécina mis aux fers. Les troupes choisissent pour chefs Fabius Fabullus, commandant de la cinquième légion, et Cassius Longus, préfet de camp. Le hasard ayant amené sous leur main les soldats de trois galères qui ne savaient rien, qui n'avaient rien fait, elles les massacrent. Ensuite elles abandonnent le camp, rompent le pont et retournent à Hostilie, puis à Crémone, afin de s'y joindre à la première italique et à la vingt et unième Rapax, que Cécina avait envoyées en avant avec une partie de la cavalerie pour occuper la ville.

XV. A la nouvelle de ces désordres, Antonius, voyant la discorde allumée chez l'ennemi et ses forces divisées, résolut de l'attaquer avant que le temps eût rendu aux chefs l'autorité, aux soldats l'obéissance, et aux légions une fois réunies la confiance du nombre. Car il calculait que Valens, déjà parti de Rome, hâterait sa marche en apprenant la trahison de Cécina ; or, Valens était fidèle à Vitellius et ne manquait pas de talents militaires. On craignait en outre, du côté de la Rhétie, une formidable invasion de Germains, et Vitellius avait appelé des secours de la Bretagne, de l'Espagne et des Gaules ; vaste contagion de guerre, prête à tout envelopper si Antonius, qui la redoutait, ne se fût d'avance, en précipitant le combat, saisi de la victoire. En deux marches il conduisit son armée tout entière de Vérone à Bédriac. Le lendemain, il garda les légions pour fortifier le camp, et envoya les cohortes auxiliaires sur le territoire de Crémone, afin que, sous prétexte d'y chercher des vivres, le soldat prît goût au butin de la guerre civile. II se porta lui-même, avec quatre mille chevaux, à huit milles en avant de Bédriac, pour que le pillage fût mieux assuré. Des coureurs, selon la coutume, éclairaient le pays.

XVI. On était à peu près à la cinquième heure du jour, lorsqu'un cavalier, accourant à toute bride, annonce que l'ennemi approche, qu'un petit nombre d'hommes sont en avant, et qu'on entend sur un vaste espace du mouvement et du bruit. Tandis qu'Antonius délibère sur le parti à prendre, Arrius Varus, impatient de signaler ses services, s'élance avec les plus résolus des cavaliers et repousse les Vitelliens, sans en tuer beaucoup ; car un renfort soudain changea la fortune, et les plus ardents à poursuivre se trouvèrent bientôt à la queue des fuyards. Cette brusque attaque n'avait pas eu l'aveu d'Antonius, et il en avait prévu le succès. Après avoir exhorté les siens à soutenir vaillamment le combat, il divise ses escadrons en deux ailes et laisse un vide au milieu, afin d'y recevoir Varus et les siens. Il envoie l'ordre aux légions de s'armer, et donne le signal aux troupes répandues dans la campagne de laisser là le butin et de faire face partout où elles trouveraient l'ennemi. Cependant Varus effrayé se mêle au gros de l'armée et y jette l’épouvante. Battus et non battus fuient pêle-mêle, précipités par la peur et se renversant mutuellement dans des chemins trop étroits.

XVII. Antonius n'omit dans ce désordre aucun des devoirs d'un habile capitaine et d'un intrépide soldat. Il court à ceux qui chancellent, retient ceux qui lâchent pied ; partout où le danger redouble, partout où s'offre quelque espoir, il ordonne, combat, encourage, toujours en vue à l'ennemi, en spectacle aux siens. Il alla, dans l'excès de son ardeur, jusqu'à percer de sa lance un porte-enseigne qui fuyait ; puis il saisit le drapeau et le porta en avant, courage qui fut imité de cent cavaliers au plus, retenus auprès de lui par la honte. La nature du lieu fit le reste : la route devenait plus étroite ; un ruisseau dont le pont était rompu, la profondeur inconnue et les bords escarpés, coupait le chemin et arrêtait la fuite. Cet obstacle, ou peut-être la fortune, rétablit les affaires désespérées. Les fuyards retrouvent la force en se réunissant, et, les rangs serrés, ils reçoivent les Villelliens qui accouraient en désordre. Ceux-ci se débandent à leur tour. Antonius poursuit ceux que la peur entraîne, terrasse ceux qui résistent. Les soldats, chacun suivant son caractère, dépouillent les morts, font des prisonniers, enlèvent armes et chevaux. Ralliés par les cris de joie, ceux même qui tout à l’heure fuyaient épars à travers la campagne viennent aussi se mêler à la victoire.

XVIII. A quatre milles de Crémone brillèrent tout à coup les enseignes de deux légions, l'Italique et la Ravissante, qui, en apprenant le premier succès de leur cavalerie, s'étaient avancées jusqu'à ce lieu. Mais quand la fortune fut changée, on ne les vit ni ouvrir leurs rangs pour recevoir les fuyards, ni marcher en avant et attaquer elles-mêmes un ennemi qu'un si long espace parcouru en combattant devait avoir épuisé. Vaincues pour s'être fiées au hasard, elles avaient moins senti dans la prospérité le besoin d'un général, qu'elles n'en sentirent la privation dans ce moment critique. Elles pliaient déjà quand la cavalerie victorieuse fondit sur elles. En même temps le tribun Vipstanus Messala survint avec les auxiliaires de Mésie, que, même après cette marche forcée, on estimait autant que des légionnaires. Les Flaviens, cavaliers Et fantassins réunis, enfoncèrent donc les deux légions. La proximité de Crémone, en offrant un abri à la fuite, diminuait d'autant le courage de la résistance.

XIX. Antonius ne poussa pas plus loin sa victoire , à cause des fatigues et des blessures dont un combat si longtemps douteux, quoique heureusement terminé, avait accablé les chevaux et les hommes. A l'entrée de la nuit, tout le gros de l'armée flavienne arriva. En marchant sur des monceaux de cadavres et en foulant un sol où le sang ruisselait encore , ils crurent que la guerre était finie et demandèrent qu'on allât droit à Crémone "pour recevoir la soumission des vaincus ou forcer leurs murailles." Ainsi parlaient-ils publiquement, langage spécieux ; mais à part soi, chacun se disait "qu'une ville sise en plaine pouvait être enlevée d'assaut; que dans les ténèbres on attaquait avec la même audace et l'on pillait avec plus de licence; que si on attendait la lumière, ce serait l'heure de la paix, des prières, et qu'ils n'emporteraient d'autre prix de leur sang et de leurs travaux qu'un vain renom de clémence et de gloire , tandis que les richesses de Crémone passeraient aux mains des préfets et des lieutenants : quand une ville est prise de force, le butin appartient au soldat; rendue , il est aux chefs." Déjà ils méconnaissent centurions et tribuns, et, pour que nulle voix ne puisse être entendue, ils frappent sur leurs boucliers, tout prêts à braver le commandement si on ne les mène à l'assaut.

XX. Alors Antonins se mêle parmi les soldats, et, à mesure que sa vue et l'autorité de son caractère ont commandé le silence, il leur proteste "qu'il ne veut frustrer d'aussi bons services ni d'honneur, ni de salaire ; mais que les devoirs se partagent entre l'armée et les chefs ; qu'aux soldats sied l'ardeur de combattre ; aux chefs la prévoyance, le conseil, une sage lenteur, bien plus féconde en succès que la précipitation, que s'il a, de son bras et de son épée, contribué pour sa part à leur victoire, il les servira maintenant par la raison, par la prudence, qui sont les qualités propres d'un capitaine, qu'il ne peut y avoir deux avis sur les difficultés qui se présentent l'obscurité de la nuit, une ville inconnue, l'ennemi au dedans, à chaque pas des embûches à craindre. Non, les portes fussent-elles ouvertes, il n'y faudrait entrer qu'avec précaution, qu'en plein jour. Commenceront-ils le siège à une heure où leurs yeux ne peuvent juger quel lieu est accessible, quelle est des murailles, si des machines et des traits suffiront pour l'attaque, ou s'il faudra construire des ouvrages, couvrir de mantelets ? " Ensuite, s'adressant à chacun en particulier, il leur demande s'ils ont apporté des haches, des dolabres et les autres instruments qui servent à forcer les villes. Et comme ils répondaient que non : "Est-ce avec des épées et des javelines, s'écria-t-il, qu'aucun bras d'homme peut briser et renverser des murailles ? S'il faut élever une terrasse, se mettre à l’abri sous des planchers ou des claies, nous resterons donc, comme une foule sans prévoyance, à contempler stupidement la hauteur des tours et les remparts de l'ennemi ? Ah ! plutôt sacrifions une nuit à faire venir nos machines de siège, et apportons avec nous la force et la victoire !" En même temps il envoie les vivandiers et les valets d'armée, avec les moins fatigués des cavaliers, chercher à Bédriac des provisions et toutes les autres choses nécessaires.

XXI. Mais le soldat ne pouvait se résigner à l'attente : une sédition était près de s'élever, quand des cavaliers, s'étant avancés jusque sous les murs, arrêtèrent quelques habitants de Crémone épars dans la campagne. On sut par leur rapport "que six légions vitelliennes et toute l'armée d'Hostilie venaient d'arriver, après avoir fait trente milles ce jour-là même ; qu'en apprenant le désastre des leurs, elles s'étaient mises en devoir de combattre, et qu'elles allaient paraître." Ce péril inattendu ouvrit aux conseils du chef les oreilles indociles. Il ordonne à la troisième légion de se tenir sur la chaussée de la voie Postumia. Tout près d'elle, à gauche, la septième Galbienne fut rangée dans la plaine, et plus à gauche encore la septième Claudienne, qui se trouva défendue par un fossé rustique. A droite, la huitième prit place sur l'espace découvert qui règne le long de la route, et à côté d'elle la treizième se couvrit des arbres d'un épais taillis. Tel était l'ordre des aigles et des enseignes ; quant aux soldats, mêlés dans les ténèbres, ils se placèrent au hasard. Un corps de prétoriens eut son poste derrière la troisième légion ; sur ses ailes étaient les cohortes auxiliaires, et la cavalerie protégeait les flancs et les derrières. Sidon et Italicus, avec l'élite de leurs Suèves, étaient aux premiers rangs de cette ligne.

XXII. Au lieu de se reposer à Crémone, comme la raison le voulait, d'y réparer ses forces par la nourriture et le sommeil, et d'écraser le lendemain un ennemi glacé de froid, épuisé de besoin, l'armée vitellienne, privée de chef et dépourvue de conseil, alla vers la troisième heure de la nuit se heurter contre les Flaviens, qui l'attendaient en bon ordre. Quelle fut la disposition de cette armée, dans la double confusion de la colère et des ténèbres, je ne puis le dire avec certitude. On rapporte que la quatrième Macédonique était à l'aile droite ; la cinquième et la quinzième, avec les vexillaires des trois légions de Bretagne (la neuvième, la seconde et la vingtième), au centre ; enfin la seizième, la dix-huitième et la première à l'aile gauche. Les soldats de la Ravissante et de l'Italique s'étaient mêlés dans tous les manipules. La cavalerie et les corps auxiliaires se placèrent où ils voulurent. Le combat fut, toute la nuit, divers, incertain, sanglant, funeste à un parti, puis à l'autre ; ni le courage, ni les bras, ni les yeux, qui du moins avertissent du péril, n'étaient d'aucun secours. Mêmes armes des deux côtés. Le mot d'ordre, demandé mille fois, était connu de tout le monde : les drapeaux se croisaient à l'aventure, arrachés, emportés à l'envi par des gros de combattants. La septième légion, récemment formée par Galba, était la plus vivement pressée. Six des principaux centurions périrent, plusieurs étendards furent pris ; l'aigle même était perdue, si le primipilaire Atilius Vérus ne l'eût sauvée en faisant un grand carnage des ennemis et en mourant à son tour.

XXIII. Pour raffermir ses lignes ébranlées, Antonius fit avancer les prétoriens. Arrivés en présence, ils repoussent l'ennemi, puis en sont repoussés. Les Vitelliens avaient réuni toutes leurs machines sur le milieu de la route, afin qu'elles battissent librement et à découvert ; car auparavant leurs coups dispersés allaient se briser contre les arbres, sans nuire à l'ennemi. Une baliste d'une grandeur extraordinaire, appartenant à la quinzième légion, écrasait les Flaviens avec d'énormes pierres. Elle eût fait dans leurs rangs un vaste carnage, sans l'action mémorable qu'osèrent deux soldats. Ils ramassent les boucliers sur le champ de bataille et vont, sans être reconnus, couper les cordes qui servaient au jeu de la machine. Ils furent percés à l'instant, 'et leurs noms ont péri ; quant au fait, on ne le révoque pas en doute. La fortune ne penchait encore d'aucun côté, et la nuit était avancée, lorsque la lune en se levant éclaira les deux armées de sa lumière trompeuse. Heureusement pour les Flaviens, ils l'avaient à dos. Par là s'allongeaient les ombres des chevaux et des hommes, et l'ennemi, qui prenait l'ombre pour le corps, visant à faux, ses traits tombaient en deçà du but. La clarté donnant au contraire sur la face des Vitelliens les offrait sans défense aux coups d'un adversaire pour ainsi dire invisible.

XXIV. Dès qu'Antonius put reconnaître les siens et en être reconnu, il les enflamma, les uns par la honte et les reproches, les autres par la louange et les exhortations, tous par l'espérance et les promesses. Il demandait aux légions de Pannonie pourquoi elles avaient repris les armes : "c'était pourtant sur ce champ de bataille qu'elles pouvaient laver leur dernier affront et recouvrer leur gloire." Ensuite, se tournant vers les soldats de Mésie, il les appelait "les auteurs et les premiers boute-feux de la guerre : à quoi bon avoir provoqué les Vitelliens par menaces et paroles, s'ils ne pouvaient soutenir ni leurs bras ni leurs regards ?" Ainsi parlait-il en passant devant chaque corps. Il en dit davantage à la troisième légion, lui rappelant ses exploits anciens et nouveaux, "comment elle avait repoussé les Parthes sous Marc-Antoine, les Arméniens sous Corbulon, et tout récemment les Sarmates. Et vous, disait-il aux prétoriens avec indignation, paysans que vous êtes, à moins de vaincre aujourd'hui, quel autre empereur voudra de vous ? quel autre camp vous recevra ? c'est là que sont vos étendards et vos armes, et la mort si vous ôtes vaincus ; car la honte, vous l'avez épuisée tout entière." Un cri s'éleva de toute part. Le soleil parut alors, et la troisième légion, comme c'est l'usage en Syrie, salua son lever.

XXV. De là un bruit vague, semé peut-être à dessein par le général, que Mucien vient d'arriver, et que les deux armées se sont donné mutuellement le salut. On s'élance avec l'audace qu'inspirerait un puissant renfort; et déjà la ligne des Vitelliens était moins garnie, les soldats sans chefs se serrant ou s'éparpillant selon qu'ils écoutaient le courage ou la peur. Antonius, les voyant ébranlés, pousse sur eux d'épais bataillons. Leurs rangs mal unis achèvent de se rompre ; ils ne peuvent se reformer, embarrassés par les machines et les bagages. Dans l'ardeur de la poursuite, les vainqueurs se répandent sur la lisière de la route. Le carnage fut signalé par une aventure tragique : un fils tua son père. Je rapporterai le fait et les noms sur la foi de Vipstanus Messala. Julius Mansuétus, habitant de l'Espagne, enrôlé dans la Ravissante, avait laissé chez lui un fils encore enfant. Celui-ci, parvenu à l'âge militaire, entra dans la septième légion que formait Galba. Le hasard offrit son père à ses coups, et il le renversa demi-mort. Pendant qu'il le dépouille, il le reconnaît et en est reconnu. Alors il l'embrasse expirant, et d'une voix lamentable il prie les mânes paternels de lui faire grâce et de ne pas l'abhorrer comme un parricide : "C'était le crime de tout le monde; et qu'est-ce que la part d'un soldat dans la guerre civile ?" Puis il emporte le cadavre, creuse une fosse et rend à son père les derniers devoirs. Les plus voisins s'en aperçurent d'abord, d'autres ensuite; et, de proche en proche, ce fut dans toute l'armée un cri général d'étonnement, de pitié, de malédiction contre une guerre si cruelle; et toutefois ils n'en dépouillent pas avec moins d'ardeur leurs parents, leurs alliés, leurs frères massacrés : ils se racontent le crime et ils le commettent.

XXVI. Un immense et nouveau travail les attendait devant Crémone. Dans la guerre contre Othon, les soldats de Germanie avaient placé leur camp autour de la ville et environné ce camp de retranchements, ouvrages de défense qu'ils avaient encore augmentés depuis. A cet aspect, les vainqueurs s'arrêtèrent, les chefs ne sachant qu'ordonner. Commencer l'attaque après les fatigues du jour et de la nuit était difficile et d'un succès douteux, faute d'avoir aucun secours à portée. Retourner à Bédriac, outre l'intolérable labeur d’une route aussi longue, c'était renoncer à tous les fruits de la victoire. Se retrancher dans un camp avait pareillement ses dangers, à une si petite distance de l'ennemi ; car il pourrait, en les voyant épars et occupés au travail, les troubler par de brusques sorties. Par-dessus toutes ces alarmes, on redoutait les soldats eux-mêmes, plus prêts à soutenir le péril que l'attente : ennemis des précautions, ils espéraient tout de la témérité ; mort, blessures, sang, il n'était rien que ne balançât pour eux l'amour du butin.

XXVII. Antonius se rendit à ces voeux et fit investir les retranchements. D'abord on combattit de loin avec des lèches et des pierres, au grand désavantage des Flaviens, qui recevaient d'en haut des coups mieux ajustés. Bientôt le chef assigne à chaque légion sa porte ou sa portion du rempart, afin que la tâche ainsi partagée fît distinguer le brave du lâche, et que l'émulation seule enflammât déjà les courages. La troisième et la septième prirent pour elles le côté qui avoisine le chemin de Bédriac ; la huitième et la septième Claudienne se placèrent plus à droite ; un élan spontané entraîna la treizième à la porte de Brixia. Il fallut attendre un peu qu'on eût apporté des villages voisins des hoyaux, des dolabres, des faux et des échelles. Alors les boucliers s'élèvent au-dessus des têtes, la tortue se forme, et l'on s'avance au pied des retranchements. C'était des deux côtés l'art puissant des Romains. Les Vitelliens roulent de pesantes masses de pierre, sondent avec des lances et de longues piques la tortue entr'ouverte et flottante, jusqu'à ce qu'ayant enfin brisé ce tissu de boucliers, ils renversent les hommes sanglants et mutilés et jonchent la terre d'un horrible débris.

XXVIII. L'assaut languissait, si les chefs, voyant le soldat fatigué se refuser à de stériles exhortations, ne lui eussent montré Crémone. Si ce fut une inspiration d'Hormus, comme le dit Messala, ou s'il faut en croire Pline qui accuse Antonius, je ne saurais le décider. Mais soit Antonius, soit Hormus, aucun des deux ne démentit par ce forfait, tout détestable qu'il est, sa vie et sa renommée. Dès ce moment, ni sang ni blessures n'arrêtent plus les soldats. Saper les retranchements, battre les portes, s'appuyer sur les épaules l'un de l'autre, et saisir, en s'élançant sur la tortue reformée, les armes et jusqu'aux bras des ennemis, n'est rien pour eux. Blessés ou non blessés, expirants ou demi-morts, roulent pêle-mêle et périssent de trépas différents : la mort se multiplie sous toutes les formes.

XXIX. L'assaut le plus terrible était livré par la septième et la troisième légion, et Antonins s'était jeté sur le même point avec l'élite des auxiliaires. Les Vitelliens ne purent soutenir cette opiniâtre émulation d'efforts : et voyant leurs traits glisser sur la tortue, ils y roulèrent enfin la baliste elle-même. La machine en tombant la rompit un moment et écrasa quelques hommes, mais elle entraîna dans sa chute le parapet et le haut du rempart. En même temps une tour contiguë céda au choc redoublé des pierres. Pendant que la septième monte à la brèche par colonnes pointues, la troisième brise la porte à coups de haches et d'épées. Le premier qui força le passage fut, au rapport unanime de tous les auteurs ; C. Volusius, soldat de la troisième légion. Parvenu sur le haut du rempart, il précipita ceux qui résistaient ; puis, élevant la main et d'une voix retentissante, il s'écria que le camp était pris. Les autres y pénétrèrent, comme les Vitelliens effrayés se jetaient déjà en bas des retranchements. Tout l'espace entre les lignes et les murs de Crémone fut rempli de carnage.

XXX. Mais ici les travaux renaissent encore avec les obstacles : ce sont de hautes murailles, des tours de pierre, des portes barrées de fer, des haies de soldats qui brandissent leurs javelines; au dedans une population nombreuse et attachée à la cause de Vitellius, sans compter une grande partie de l'Italie rassemblée pour une foire; multitude qui, en donnant à la ville de plus nombreux défenseurs, offrait à la cupidité des assiégeants un plus riche butin. Antonius ordonne que l'on s'arme de feux et qu'on embrase les plus belles maisons situées hors de la ville, pour essayer si l'intérêt des habitants n'ébranlerait pas leur fidélité. Quant aux édifices voisins des murs et qui en excédaient là hauteur, il les remplit des plus braves soldats. Ceux-ci avec des poutres, des tuiles, des torches, balayent les hommes qui défendaient le rempart.

XXXI. Déjà les légions se serraient pour former la tortue, et une autre partie des assaillants lançait des traits et des pierres, lorsque le courage des Vitelliens défaillit peu à peu. Ceux que leur grade distinguait de la foule cédèrent à la fortune, dans la crainte qu'une fois la ville prise comme le camp il n'y eût plus de pardon, et que la colère du vainqueur, dédaignant une multitude pauvre, ne tombât tout entière sur les tribuns et les centurions, qu'on pouvait tuer avec plus de profit. Le simple soldat, sans souci de l'avenir et protégé par la bassesse de sa fortune, était plus opiniâtre. Errants dans les rues, cachés dans les maisons, ils ne demandaient pas la paix ; quoique déjà ils eussent cessé la guerre. Les principaux officiers font disparaître le nom et les images de Vitellius ; ils ôtent les fers à Cécina (car il était encore alors enchaîné), et le conjurent de paraître avec eux pour excuser leur conduite. Repoussés avec hauteur, ils essayent de le vaincre à force de larmes : spectacle où l'on vit le dernier de tous les maux, tant de vaillants hommes implorant la protection d'un traître. Enfin, du haut des murs, ils arborent les bandelettes et les autres attributs des suppliants. Antonius ayant fait cesser l'attaque, ils sortirent emportant les aigles et les enseignes. Les soldats, sans armes, les yeux baissés vers la terre, marchaient tristement à la suite. Les vainqueurs s'étaient rassemblés autour d'eux, et, dans le premier moment, ils les chargeaient d'invectives et les menaçaient du geste. Bientôt, en les voyant présenter leur front aux insultes et souffrir, en vaincus dont tout l'orgueil est tombé, les plus sanglants outrages, ils se souvinrent que c'étaient les mêmes hommes qui naguère, à Bédriac, avaient usé de la victoire avec modération. Mais lorsque Cécina, revêtu de la pourpre et précédé des licteurs qui écartaient la foule devant lui, s'avança en appareil de consul, les vainqueurs éclatèrent de nouveau, lui reprochant son orgueil, sa cruauté, et (tant le crime est odieux) jusqu'à sa perfidie. Antonius le défendit de leur colère et l'envoya sous escorte à Vespasien.

XXXII. Cependant le peuple de Crémone était misérablement froissé entre des masses d'hommes armés, et l'instant du massacre n'était pas loin, quand le soldat fut adouci par les prières des chefs. Antonius, ayant rassemblé vainqueurs et vaincus, adressa aux uns de magnifiques éloges, aux autres des paroles de clémence ; quant à Crémone, il ne dit rien ni pour ni contre. L'armée décida sa ruine, et, outre l’amour inné du pillage, elle se mit à l'oeuvre avec l'acharnement d'une vieille haine : Crémone passait pour avoir aidé le parti de Vitellius dès la guerre d'Othon ; la treizième légion étant restée pour y construire un amphithéâtre, la populace, insolente comme dans toutes les villes, l'avait provoquée par la dérision et l'outrage. D'autres causes aigrissaient encore les esprits : le spectacle de gladiateurs donné en ce lieu par Cécina ; la même cité servant une seconde fois de théâtre à la guerre ; des vivres portés aux Vitelliens sur le champ de bataille, et jusqu'à des femmes tuées dans le combat, où les avait entraînées le zèle du parti. Enfin la foire qui se tenait alors donnait à cette colonie, déjà riche, l’aspect d'une opulence plus grande que jamais. Parmi les chefs flaviens, les autres étaient comme éclipsés ; la fortune et la renommée exposaient le seul Antonius à tous les regards. Il courut aux bains pour laver le sang dont il était souillé. Comme il se plaignait que l'eau n'était que tiède, une voix répondit qu'elle serait bientôt chaude. Le mot fut recueilli, et cette excuse d'un esclave fit tomber sur Antonius tout l'odieux de ce qui arriva : on crut qu'il avait donné le signal de brûler Crémone, qui déjà était en feu.

XXXIII. Quarante mille hommes armés s'y précipitèrent à la fois, sans compter un plus grand nombre de valets de troupe et de vivandiers, espèce plus sanguinaire et d'une brutalité plus effrénée. Ni l'âge ni le rang ne protégèrent personne contre l’assassinat et le viol réunis par un affreux mélange. De faibles vieillards, des femmes au déclin de la vie, méprisés comme butin, étaient traînés pour servir de jouet. Se rencontrait-il une jeune fille, un jeune homme d'une beauté remarquable, déchirés, mis en pièces par les mains qui se les disputaient, ils finissaient par exciter entre les ravisseurs eux-mêmes un combat à mort. Pendant qu'une partie se charge d'argent ou enlève aux temples l'or sacré des offrandes, de plus forts surviennent et les massacrent. Quelques-uns dédaignent la proie qui est devant eux, et, employant les coups et les tortures pour en découvrir d'autres, cherchent ce qui est caché, déterrent ce qui est enfoui. Des torches sont dans leurs mains, et, quand tout le butin est emporté, ils se font un amusement sauvage de les lancer sur les maisons vides et les temples dévastés. Dans cette armée, de langues et de moeurs différentes, assemblage de citoyens, d'alliés, de barbares, s'agitaient mille passions diverses ; la morale variait d'homme à homme, et il n'était pas de crime qui ne fût autorisé. Quatre jours durant, Crémone suffit à ces horreurs. Pendant que tous les édifices sacrés et profanes s'abîmaient dans les feux, un seul temple resta debout, celui de Méphitis : situé hors des murailles, il fut défendu par sa position vu par la déesse.

XXXIV. Ainsi finirent les destins de Crémone, après une durée de deux cent quatre-vingt-six ans. Elle avait été fondée sous les consuls Tib. Sempronius et P. Scipion, au moment où l'invasion d'Annibal menaçait l'Italie. C'était un boulevard qu'on opposait aux Gaulois transpadans et aux irruptions qui pourraient se faire à travers les Alpes. Grâce au nombre d'habitants qu'on y établit, aux rivières ouvertes à son commerce, à la fertilité de ses champs, aux familles venues du dehors et aux mariages entre les colons et leurs voisins, la ville s'accrut et prospéra, épargnée par les armes étrangères, malheureuse dans les guerres civiles. Antonius, honteux de l’attentat commis et voyant éclater de plus en plus l’indignation publique, défendit qu'on retint captif aucun des Crémonais. Déjà l'opinion de l'Italie avait avili ce butin dans la main des soldats : on refusait d'acheter de tels esclaves. Ils se mirent à les tuer, et alors leurs parents et leurs alliés les rachetèrent secrètement. Bientôt ce qui restait de la population revint à Crémone. Les places furent reconstruites, les temples relevés par la générosité des habitants du pays. Vespasien d'ailleurs encourageait ces efforts.

XXXV. Au reste, la terre, infectée d'un sang corrompu, ne permit pas aux vainqueurs de s'arrêter longtemps sur ce tombeau d'une ville en cendres. S’étant avancés à trois milles de distance, ils recueillirent les Vitelliens épars et tremblants, et les rangèrent chacun sous ses enseignes. Comme la guerre ci vile durait encore et rendait douteuse la foi des légions vaincues, elles furent dispersées dans les provinces illyriques. On remit à des courriers et à la renommée le soin d’annoncer la victoire en Bretagne et en Espagne. On envoya dans les Gaules le tribun Julius Calénus, et en Germanie Alpinus Montanus, préfet de cohorte. Montanus étant Trévire, Calénus Éduen, et tous deux du parti vaincu, on les montrait pour frapper les esprits. En même temps on occupa les passages des Alpes, par précaution contre la Germanie, qu'on soupçonnait d'armer pour Vitellius.

XXXVI. Cependant, lorsque Cécina fut parti pour la guerre, Vitellius content d'y avoir, au bout de quelques jours, poussé Valens après lui, couvrait ses embarras du faste de ses plaisirs : il ne songe ni à préparer des armes, ni à fortifier le soldat par l'exercice et les exhortations, ni à se montrer aux yeux du peuple. Caché sous les ombrages de ses jardins, semblable à ces animaux paresseux qui demeurent couchés et engourdis tant qu'on leur fournit de la pâture, il avait également banni de sa pensée le présent, le passé, l'avenir. Il languissait, oisif et indolent, dans les bosquets d'Aride, quand la trahison de Bassus et la défection de la flotte de Ravenne étonnèrent sa stupeur. Peu de temps après arrivèrent du camp de Cécina des nouvelles à la fois tristes et agréables : ce général avait trahi sa cause, mais l'armée le tenait dans les fers. La joie eut plus de prise que l'inquiétude sur cette âme apathique. Tout triomphant d'allégresse, on le rapporte à Rome : là, devant une nombreuse assemblée du peuple, il comble d'éloges le pieux attachement des soldats, puis il fait arrêter, comme ami de Cécina P. Sabinus, préfet du prétoire, et met à sa place Alphénus Varus.

XXXVII. Ensuite il adresse au sénat une pompeuse harangue, et le sénat lui répond par tout ce que la flatterie a de plus recherché. L. Vitellius ouvrit, le premier, contre Cécina un avis rigoureux. Les autres, s'indignant en termes étudiés "qu'un consul eût trahi la république, un lieutenant son empereur, un ami l'homme qui l'avait comblé d'honneurs et de biens," exhalèrent leurs propres ressentiments dans des plaintes dont Vitellins n'était que le prétexte. Pas un ne se permit d'invectives contre les chefs du parti contraire. Ils accusaient l'erreur et l'imprudence des armées, tournant avec une attentive et adroite précaution autour du nom de Vespasien. Cécina eût été consul encore un jour ; un flatteur se trouva pour mendier à sa place cette dernière journée, au grand ridicule de celui qui donna une telle faveur et de celui qui la reçut. La veille des kalendes de novembre, Rosius Régulus entra en charge et en sortit. Les habiles remarquèrent que c'était la première fois que, sans destitution prononcée, sans loi rendue, un magistrat en remplaçât un autre. Car un consul d'un jour, l'exemple s'en était vu dans la personne de Caninius Rébilius, sous le dictateur César, lorsqu'on se hâtait de payer les services de la guerre civile.

XXXVIII. La mort de Junius Blésus, arrivée dans le même temps, occupa beaucoup la renommée. Voici ce que j'en ai appris. Vitellius souffrant d'une douloureuse maladie, vit, des jardins de Servilius, une tour voisine éclairée de nombreuses lumières. Comme il en demandait la cause, on lui dit que Cécina Tuscus donnait un grand festin dont on faisait à Blésus les principaux honneurs. On parla avec exagération d'appareil somptueux, d'éclats de joie immodérés. Il ne manqua pas de courtisans qui accusèrent Tuscus et les autres, mais Blésus plus amèrement que personne, "de se livrer aux plaisirs pendant que le prince était malade." Quand ceux dont l'oeil pénétrant épie les ressentiments des princes virent l'empereur aigri et la ruine de Blésus préparée, le rôle de la délation fut donné à L. Vitellius. Celui-ci, bassement jaloux de Blésus, parce qu'il sentait combien son nom, souillé de tous les opprobres, était au-dessous d'une renommée si pure, ouvre l'appartement de l'empereur, prend son fils dans ses bras, et tombe à ses genoux. Interrogé sur la cause de son trouble, il s'écrie "qu'il ne vient point amené par une crainte personnelle ni inquiet sur lui-même ; c'est pour son frère, c'est pour les enfants de ce frère, qu'il apporte des prières et des larmes. Ah ! c'est à tort que l'on redoute Vespasien, à qui tant de légions germaniques, tant de provinces fidèles et courageuses, de si vastes espaces de terre et de mer, opposent une barrière. Ils ont dans Rome, ils nourrissent dans leur sein l'ennemi vraiment à craindre, un homme tout vain des Junius et des Antoines ses aïeux, et qu'on voit, affable et magnifique à la fois, étaler devant les soldats son origine impériale. Tous les esprits sont tournés de ce côté, tandis que Vitellius, ne distinguant ni amis ni ennemis, caresse un rival qui, de la table d'un joyeux festin, contemple les souffrances du prince. Il faut lui rendre, pour cette joie à contre-temps, une nuit morne et funèbre, ou il apprenne, où il sente que Vitellius est vivant, qu'il est empereur, et qu'à tout événement l’empereur a un fils."

XXXIX. Vitellius, hors de lui, flottait entre le crime et la peur. Craignant de hâter sa perte s'il différait la mort de Blésus, de révolter les esprits s'il l'ordonnait publiquement, il eut recours au poison. Lui-même se dénonça par la joie qu'il laissa éclater dans une visite à Blésus. On entendit même de sa bouche une parole atroce : il se vanta (je rapporterai ses propres expressions) d'avoir repu ses yeux en regardant mourir un ennemi. Blésus, à l’éclat d'une naissance illustre et à l'élégance des moeurs, joignait une fidélité à toute épreuve. Avant la guerre, Cécina et les plus considérables du parti, déjà fatigués de Vitellius, essayèrent son ambition ; il résista constamment. Irréprochable dans sa vie, ennemi du trouble, désirant peu les grandeurs soudaines et l'empire encore moins, il n'avait échappé qu'avec peine à l'honneur d'en être cru digne.

XL. Cependant Valens, suivi d'un cortège nombreux et efféminé de concubines et d'eunuques, s'avançait lentement pour un chef allant à la guerre, lorsqu'il apprit par de rapides messagers que Bassus avait livré la flotte à l'ennemi. En faisant diligence, il pouvait prévenir Cécina qui balançait encore, ou atteindre les légions avant qu'elles eussent couru les chances d'une bataille. Plusieurs lui conseillaient de prendre avec lui les hommes les plus sûrs et de gagner Hostilie ou Crémone par des chemins détournés, en évitant Ravenne. D'autres voulaient qu'il fît venir de Rome les cohortes prétoriennes, et qu'il s'ouvrît de vive force un passage. Lui, par une temporisation inutile, perdit à délibérer le temps d'agir. Bientôt, repoussant l'un et l’autre conseil, il prit un parti mitoyen, le pire de tous dans les moments décisifs, et ne sut ni oser ni prévoir assez.

XLI. Il écrit à Vitellius et lui demande du secours. Il lui vint trois cohortes avec l'aile de cavalerie tirée de Bretagne, ce qui était trop pour dérober sa marche, trop peu pour forcer le passage. Du reste, au milieu même de si graves périls, Valens ne put échapper à la flétrissante imputation de ravir, chemin faisant, des plaisirs criminels, et de souiller d'adultères et d'autres impuretés les maisons de ses hôtes. C'était l'oeuvre de la force, de l'argent, et les derniers caprices d'une fortune expirante. L'arrivée de l'infanterie et de la cavalerie mit en évidence la fausseté de ses mesures ; car il ne pouvait percer à travers les ennemis avec cette poignée d'hommes, quelque fidèles qu'ils pussent être, et ils n'apportaient pas à la guerre une fidélité sans reproche. La honte cependant et la présence du chef les tenaient en respect ; mais c'était un frein peu solide pour des esprits aventureux et que le déshonneur n'effrayait pas. Justement défiant, Valens garde auprès de lui quelques hommes qui n'avaient pas changé avec la fortune, et fait partir les cohortes pour Ariminum. Il donna ordre à la cavalerie de couvrir leurs derrières. Lui-même tourna vers l'Ombrie, puis se rendit en Toscane, où il apprit l'issue du combat de Crémone. A cette nouvelle il conçut un dessein qui déjà n'était pas lâche, et que le succès pouvait rendre terrible : il voulait se jeter dans des vaisseaux et descendre sur quelque point de la Gaule narbonnaise, d'où il soulèverait les Gaules, les armées, les nations germaniques, enfin une guerre toute nouvelle.

XLII. Profitant du trouble où le départ de Valens laissa le détachement d'Ariminum, Cornélius Fuscus fit approcher son armée, envoya des galères le long du rivage et enveloppa cette troupe par terre et par mer. Les plaines de l'Ombrie et la partie du Picénum que baigne l’Adriatique furent occupées, et toute l’Italie se trouva partagée entre Vespasien et Vitellius par la chaîne des Apennins. Valens, parti du golfe de Pise, fut forcé par le calme ou les vents contraires de relâcher au port d'Hercule Monécus. Non loin de ce lieu se trouvait Marius Maturus, procurateur des Alpes maritimes et dévoué à Vitellius, auquel il n'avait pas cessé jusqu'alors de garder son serment, quoique autour de lui tout fût révolté. Maturus accueillit civilement Valens et le détourna par ses conseils de se hasarder dans la Gaule narbonnaise. La crainte ébranla d'ailleurs la foi de ses compagnons, le procurateur Valérius Paullinus, bon militaire et ami de Vespasien même avant son élévation, ayant fait reconnaître par les cités environnantes l’autorité de ce prince.

XLIII. Ce chef avait rassemblé tous ceux qui, licenciés par Vitellius, ne demandaient que la guerre, et il tenait une garnison dans la colonie de Fréjus , qui est la clef de cette mer. Son influence était d'autant plus grande que Fréjus était sa patrie, et que son nom était en honneur parmi les prétoriens dont il avait été autrefois tribun. Les habitants eux-mêmes, par zèle pour un compatriote et dans l’espoir intéressé de sa future puissance, le secondaient de toutes leurs forces. Quand ces préparatifs, d'une importance réelle et que la renommée exagérait encore, eurent saisi les esprits incertains des Vitelliens, Valens, avec quatre spéculateurs, trois amis et autant de centurions, regagna ses vaisseaux. Maturus et les autres prirent le parti de rester et de jurer fidélité à Vespasien. Au reste, si la mer offrait plus de sûreté à Valens que les rivages et les villes, il n'en était pas moins inquiet de l’avenir, et il voyait mieux ce qu'il devait fuir qu'il ne savait à qui se fier. La tempête le porta dans les Stéchades, îles des Marseillais. Là, des galères envoyées par Paullinus s'emparèrent de lui.

XLIV. Valens pris, tout se rangea sous les lois du vainqueur. Le signal fut donné en Espagne par la première Adjutrix, qui, dévouée à la mémoire d'Othon, haïssait mortellement Vitellius, Cette légion entraîna la dixième et la sixième. Les Gaules n'hésitèrent pas. En Bretagne, Vespasien jouissait d'une grande popularité, pour y avoir commandé sous Claude la deuxième légion et s'y être distingué par ses faits d'armes. Ce souvenir décida la province, non sans quelque résistance des autres légions, où la plupart des centurions et des soldats devaient leur avancement à Vitellius et changeaient avec crainte un prince dont ils avaient déjà fait l'essai.

XLV. Enhardis par ces divisions et par les bruits de guerre civile sans cesse répétés, les Bretons levèrent la tête à l'instigation de Vénusius. Outre l'audace de son caractère et sa haine du nom romain, ce chef était animé contre la reine Cartismandua d'un sentiment personnel de vengeance. Cartismandua régnait sur les Brigantes, avec tout l'éclat du sang le plus illustre. Sa puissance s'était accrue à l'égal de sa noblesse, depuis qu'en prenant par trahison le roi Caractacus elle avait pour ainsi dire fourni à Claude la matière de son triomphe. De là l'opulence et tous les abus de la prospérité. Dédaignant Vénusius qui était son époux, elle admit au partage de son lit et de son trône Vellocatus, écuyer de ce prince. Ce scandale ébranla sa maison. L'époux avait pour lui l'opinion du royaume : la passion de la reine et sa cruauté protégeaient l'adultère. Vénusius appela du secours, et, secondé par la défection des Brigantes eux-mêmes, il réduisit Cartismandua aux dernières extrémités. Alors elle demanda l'appui des Romains. Nos cohortes et notre cavalerie, après des chances partagées, tirèrent enfin la reine de péril. Vénusius eut le royaume, et nous la guerre.

XLVI. Dans ce même temps, le trouble se mit en Germanie, fomenté par la négligence des chefs et l'esprit séditieux des légions. La force étrangère s'unit à la perfidie des alliés, et la puissance romaine en fut presque abattue. Cette guerre, avec ses causes et ses résultats (car la lutte fut longue et sérieuse), sera l'objet d'un récit particulier. De leur côté s'émurent les Daces, nation toujours sans foi, alors sans crainte, la Mésie n'ayant plus d'armée. Ils observèrent en silence les premiers événements : quand ils virent l'Italie en feu et la moitié de l'empire armée contre l'autre, ils forcèrent les quartiers d'hiver des cohortes et de la cavalerie, et se trouvèrent maîtres des deux rives du Danube. Déjà ils s'apprêtaient à détruire le camp des légions, si Mucien ne leur eût opposé la sixième. Il savait la victoire de Crémone, et il craignait la double masse de barbares qui pèserait sur l'empire, si de deux points différents le Dace et le Germain l'envahissaient à la fois. La fortune du peuple romain se montra présente alors, comme en tant d'autres rencontres, en amenant de ce côté Mucien et les forces d'Orient, tandis que la querelle se vidait à Crémone. Fontéius Agrippa venant de l'Asie, qu'il avait gouvernée un an comme proconsul, reçut le commandement en Mésie. On lui donna des troupes de l'armée vitellienne, que la politique et le bien de la paix conseillaient de disperser dans les provinces et d’engager avec l'étranger.

XLVIII. Ces événements attirèrent l'attention de Vespasien, qui envoya un détachement de légionnaires sous la conduite de Virdius Géminus, officier d'un mérite éprouvé. Celui-ci surprit les barbares au moment où, dans l'ardeur du pillage, ils erraient en désordre, et les rejeta sur leurs vaisseaux ; puis, ayant à la hâte construit des galères, il atteignit le chef à l'embouchure du fleuve Cohibus, où il s'était réfugié sous la protection de Sédochus, roi des Lazes, dont il avait acheté l'alliance avec des présents et de l'or. Le roi essaya d'abord en faveur du suppliant les menaces et les armes. Quand on lui eut montré le prix d'une trahison, ou, à défaut, la guerre, infidèle comme un barbare, il vendit la tête d'Anicétus et livra les réfugiés : ainsi finit cette guerre d'esclaves. Vespasien se réjouissait de cette victoire, lorsque, tout réussissant au delà de ses voeux la nouvelle du combat de Crémone vint le trouver en Égypte. Il en hâta d'autant plus sa marche vers Alexandrie, afin d'ajouter à la défaite de l'armée vitellienne le danger de Rome, en affamant cette ville toujours dépendante de secours étrangers. Car il se préparait à envahir aussi par terre et par mer l'Afrique, située dans les mêmes parages, pour envoyer à l'ennemi, en lui fermant tous ses greniers, la faim et la discorde.

XLIX. Pendant que la fortune de l'empire se déplaçait en remuant l'univers, la conduite d'Antonius était devenue, après Crémone, bien moins irréprochable ; soit qu'il crût avoir assez fait pour la guerre, et que le reste s'achèverait de soi-même ; soit que, dans une âme comme la sienne, la prospérité eût mis à nu l'avarice, l'orgueil et tous les vices qui se cachaient d'abord. Il foulait aux pieds l'Italie comme une terre de conquête ; il ménageait les légions comme sa propriété. Nulle parole, nulle action qui n'eût pour but d'établir sa puissance. Pour infecter les soldats de l'esprit de licence, il livrait aux légions le remplacement des centurions tués. Leurs suffrages donnèrent les grades aux plus turbulents. Le soldat n'était plus soumis au jugement des chefs ; les chefs étaient faits tumultueusement par le caprice des soldats. Et ces choix séditieux, fléau de la discipline il les tournait encore au profit de sa cupidité, sans craindre l'arrivée prochaine de Mucien, ce qui était plus dangereux que s'il eût méprisé Vespasien lui-même.

L. Comme l'hiver approchait et que le Pô inondait les campagnes, l'armée se mit en marche sans bagages. Les enseignes et les aigles des légions victorieuses, les soldats vieux ou blessés, beaucoup même qui ne l'étaient pas, furent laissés à Vérone ; on crut que les cohortes, la cavalerie et l'élite des légionnaires seraient assez, au point où en était la guerre. La onzième légion venait de rejoindre, d'abord indécise, maintenant inquiète à la vue d'un succès où manquait sa présence. Six mille Dalmates de nouvelle levée l'accompagnaient. Poppéus Silvanus, lieutenant consulaire, avait le titre de chef ; l'âme des conseils était Annius Bassus, commandant de la légion. Silvanus, officier nonchalant, consumait en paroles les jours de l'action. Annius le gouvernait, en feignant de lui complaire, et veillait à toutes les opérations avec une paisible activité. Les soldats de la flotte de Ravenne sollicitaient le service légionnaire ; on incorpora les meilleurs dans les troupes en marche, et des Dalmates les, remplacèrent sur la flotte. L'armée et les chefs s'arrêtèrent au lieu appelé Fanum-Fortunae, irrésolu sur le parti qu'ils devaient prendre. On entendait dire que les cohortes prétoriennes étaient parties de Rome, et on croyait les passages de l'Apennin déjà occupés. De plus, on était dans un pays ruiné par la guerre ; et la disette, jointe aux cris séditieux des soldats qui demandaient le clavarium (c'est une sorte de gratification), effrayait les généraux. Ils ne s'étaient pourvus ni d'argent ni de vivres ; la précipitation d'ailleurs et l’avidité détruisaient les ressources, en pillant ce qu'on aurait pu se faire donner.

LI. Un fait, dont j'ai les garants les mieux accrédités, prouve avec quel mépris les vainqueurs se jouaient des plus saintes lois de la nature. Un soldat de cavalerie vint déclarer qu'il avait tué son frère à la dernière bataille, et demanda sa récompense. La morale ne permettait pas aux chefs d'honorer un tel meurtre, ni la politique de le punir. Le soldat fut ajourné, comme méritant un prix trop haut pour être acquitté sur l'heure : on ne dit rien de la suite. Au reste, ce n'était pas la première guerre civile où se fût commis un pareil forfait. Dans le combat soutenu contre Cinna, au pied du Janicule, Sisenna raconte qu'un soldat de Pompéius tua son frère, et qu'après s'être aperçu du coup qu'il avait fait il se tua lui-même : tant le repentir du crime, aussi bien que la gloire de la vertu, était plus vivement senti chez nos ancêtres. Ces traits, et d'autres puisés dans l'histoire, nous fourniront à l'occasion, comme exemple du bien ou consolation du mal, d'utiles rapprochements.

LII. Antonius et les chefs du parti résolurent d'envoyer la cavalerie en avant pour reconnaître toute l'Ombrie, et chercher dans les Apennins quelque pente plus accessible que le reste. On convint encore de faire venir les aigles, les étendards et tout ce qu'il y avait de soldats à Vérone, enfin de couvrir le Pô et la mer de convois. Quelques chefs faisaient naître des obstacles : les prétentions d'Antonius leur pesaient déjà, et d'ailleurs ils espéraient de Mucien des avantages plus certains. Mucien de son côté, jaloux d'une victoire si rapide, et croyant, s'il n'était présent à la prise de Rome, que sa part de gloire lui échappait avec la guerre, écrivait à Primus et à Varus en termes équivoques, passant tour à tour du besoin de pousser vivement l'entreprise à l'utilité d'une sage lenteur, et calculant ses paroles de manière à pouvoir, selon l'événement, répudier les revers, accepter les succès. Il s'expliqua plus franchement avec Plotius Griphus, que Vespasien venait de créer sénateur et chef d'une légion, et avec les plus sûrs de ses amis. Aussi toutes leurs réponses peignirent-elles la célérité d'Antonius et de Varus sous des couleurs fâcheuses et qui flattaient la passion de Mucien. Envoyées à Vespasien, ces lettres empêchèrent les conseils et les actions d'Antonius d'être estimés au prix qu'y mettait son espérance.

LIII. Il en fut indigné et s'en prit à Mucien, dont les imputations avaient déprécié ses périls. Et il ne ménageait pas ses paroles, incapable de modérer sa langue et peu accoutumé aux déférences. Il écrivit à Vespasien avec plus de jactance qu'on n'écrit à un prince, et sans épargner contre Mucien les attaques détournées : "C'était lui Antonius qui avait armé les légions pannoniennes ; lui qui avait éveillé le zèle des commandants de Mésie ; lui dont l'audace avait ouvert les Alpes, envahi l'Italie, fermé le passage aux Rhètes et aux Germains. Si la cavalerie avait fondu comme la tempête sur les légions éparses et mal unies de Vitellius, si l'infanterie avait continué de les battre tout le jour et la nuit suivante, ce beau fait d'armes était son ouvrage. Quant au malheur de Crémone, il le fallait imputer à la guerre ; les anciennes discordes des citoyens avaient coûté plus cher à la république et ruiné plus de villes. Ce n'était point par des messages et des lettres, mais de son bras et de ses armes qu'il servait son empereur. Non qu'il voulût rabaisser la gloire de ceux qui pendant ce temps avaient mis l'ordre en Asie ; la paix de la Mésie avait occupé leurs pensées ; les siennes avaient eu pour objet le salut et la sécurité de l'Italie ; enfin c'étaient ses exhortations qui avaient gagné à Vespasien la plus puissante partie de l'univers, les Gaules et l'Espagne : inutiles travaux, si le prix des dangers appartenait à ceux qui n'avaient eu aucune part aux dangers." Ces traits n'échappèrent pas à Mucien. De là des haines amères, plus franches dans Antonius, mieux déguisées chez Mucien, et par là même plus implacables.

LIV. Cependant Vitellius, dont la défaite de Crémone avait ruiné les affaires, cachait soigneusement ce désastre : stupide dissimulation qui différait le remède sans ajourner le mal. S'il eût avoué et pris conseil, il lui restait de l'espoir et des ressources ; en feignant que tout allait bien, il aggravait le péril par le mensonge. Un étrange silence régnait autour de lui sur la guerre ; il était défendu d'en parler dans la ville, et par cela même on en parlait davantage. Libre, on eût simplement raconté les faits ; ne l'étant pas, on les grossissait de sinistres détails ; et les chefs ennemis aidaient encore aux exagérations de la renommée : prenaient-ils un espion de Vitellius, ils le promenaient dans le camp pour qu'il vît la force de l'armée victorieuse, puis ils le renvoyaient. Vitellius interrogea secrètement tous ces malheureux et les mit à mort. On remarqua le dévouement courageux du centurion Julius Agrestis. Après plusieurs entretiens, où il avait tenté vainement d'inspirer à Vitellius une généreuse ardeur, il obtint d'être envoyé lui-même pour reconnaître les forces de l'ennemi et ce qui s'était passé à Crémone. Il n'essaya pas de tromper Antonius par un espionnage clandestin. Il expose franchement ses ordres, son dessein, et demande à tout voir. On lui fit montrer le lieu du combat, les restes de Crémone et les légions prisonnières. Agrestis retourna auprès de Vitellius ; et comme celui-ci niait la vérité de son rapport et l'accusait d'être gagné : "Eh bien, lui dit-il, puisqu'il te faut une grande preuve et que je ne puis plus te servir autrement ni par ma vie ni par ma mort, je vais t'en donner une à laquelle tu croiras." Et le quittant à ces mots, il confirma ses paroles par un trépas volontaire. Quelques-uns disent qu'il fut tué par ordre de Vitellius : sur sa fidélité et son courage tous les récits sont d'accord. Tergiversations de Vitellius

LV. Vitellius, réveillé comme d'un profond sommeil, envoie Julius Priscus et Alphénus Varus occuper l'Apennin avec quatorze cohortes prétoriennes et toute la cavalerie. Une légion de soldats de marine marchait à la suite. Tant de milliers de gens armés, où tout était choisi, hommes et chevaux eussent suffi, sous un autre chef, même pour attaquer. Il chargea son frète Lucius de garder la ville avec le reste des cohortes. Quant à lui, sans rien diminuer de ses débauches habituelles, et pressé faute d'avenir, il tient à la hâte des comices où il désigne les consuls pour beaucoup d'années ; prodigue aux alliés le droit fédéral, aux étrangers celui du Latium ; remet aux uns les tributs, accorde aux autres des immunités ; enfin met l'empire en lambeaux, sans aucun souci du temps qui doit suivre. La foule se pressait à cette abondante distribution de grâces ; les moins sensés les achetaient à prix d'argent ; les sages regardaient comme chimériques des faveurs qui ne pouvaient être ni données ni reçues sans que l'Etat pérît. Enfin, cédant aux instances de l'armée, qui avait pris position à Mévania, il part avec une multitude de sénateurs, entraînés après lui, un grand nombre par le désir de plaire, un plus grand par la peur, et il arrive au camp l'esprit irrésolu et ouvert à tous les conseils de la perfidie.

LVI. Pendant qu'il haranguait (prodige incroyable), tant d'oiseaux funèbres voltigèrent sur sa tête, que leur nuée épaisse obscurcit le jour. A ce présage menaçant vint s'en joindre un autre : un taureau s'enfuit de l'autel en renversant l'appareil du sacrifice, et fut égorgé loin du lieu où l'on frappe les victimes. Mais le premier des phénomènes sinistres, c'était Vitellius lui-même, sans connaissance de la guerre, incapable de prévoyance, ne sachant ni régler une marche, ni comment ou s'éclaire, m dans quelle mesure il convient de se hâter ou de temporiser, réduit à questionner sans cesse, et, à chaque nouvelle, pâlissant perdant contenance, puis s'enivrant. Enfin, ennuyé du camp et averti que la flotte de Misène abandonnait sa cause, il retourna à Rome, de toutes ses blessures ne sentant que la plus récente, sans songer à celle qui serait la dernière. Franchir l'Apennin et attaquer avec des troupes fraîches et vigoureuses un ennemi fatigué par l'hiver et la disette, était simple et facile ; en dispersant ses forces, il livra au carnage ou à la captivité des soldats intrépides et obstinés à tout braver pour lui ; faute que condamnèrent jusqu'aux centurions de quelque talent, tout prêts, s'il les eût consultés, à le tirer d'erreur. Mais les familiers de Vitellius les tinrent éloignés ; ainsi étaient faites les oreilles de ce prince : l'utile le révoltait ; ce qui pouvait le flatter et le perdre était seul entendu.

LVII. Quant à la flotte de Misène (que ne peut dans les discordes civiles l'audace d'un seul homme !), ce fut Claudius Faventinus, centurion ignominieusement congédié par Galba, qui la fit changer de parti, en supposant des lettres où Vespasien offrait une récompense à la perfidie. La flotte avait pour chef Claudius Apollinaris, qui ne sut être ni fidèle avec constance, ni traître avec résolution. Apinius Tiro, ancien préteur, qui se trouvait alors à Minturnes, se mit à la tête des révoltés. Ils entraînèrent les municipes et les colonies. Pouzzoles se montra la plus ardente pour Vespasien, tandis que Capoue tenait pour Vitellius ; ainsi les rivalités locales se mêlaient à la guerre civile. Vitellius choisit pour adoucir l'esprit des soldats Claudius Julianus, qui avait, peu auparavant, commandé la flotte avec une autorité mollement populaire. On lui donna pour appuyer sa mission une cohorte de la ville et les gladiateurs, qui alors étaient sous ses ordres. Quand les deux camps furent en face l'un de l’autre, Julianus, sans beaucoup d'hésitation, passa dans le parti de Vespasien, et tous ensemble occupèrent Terracine, mieux garantie par ses murailles et sa situation que par l'esprit de ses nouveaux défenseurs.

LVIII. A cette nouvelle, Vitellius, ayant laissé à Narni une partie de ses troupes et les préfets du prétoire, opposa son frère Lucius, avec six cohortes et cinq cents cavaliers, à la guerre qui s'avançait à travers la Campanie. Pour lui, en proie à toutes les souffrances de l'âme, il était soulagé par l'empressement des soldats et les cris du peuple qui demandait des armes ; et, dans son illusion, il donnait à un vil amas de lâches, incapables de rien oser au delà des paroles, le nom d'armée et de légions. D'après le conseil de ses affranchis (car c'était aux plus distingués de ses amis qu'il se fiait le moins), il convoque les tribus et reçoit le serment à mesure qu'on s'enrôle. Comme l'affluence était sans bornes, il partage entre les deux consuls le soin de faire un choix. Il impose aux sénateurs une contribution déterminée en esclaves et en argent ; les chevaliers romains offrirent aussi des bras et de l'or. Les affranchis eux-mêmes sollicitèrent leur part de ces charges. Cette scène de dévouement, née de la crainte, avait produit l'enthousiasme. La plupart plaignaient moins Vitellius que le rang suprême avili dans sa personne ; et lui, de ses regards, de sa voix, de ses larmes, ne manquait pas d'implorer la pitié, généreux en promesses, prodigue même, comme tous ceux qui ont peur. Il voulut alors être appelé César, titre qu'il avait refusé d'abord : mais dans le péril il y attacha un espoir superstitieux ; la crainte d'ailleurs écoute également les vaines clameurs de la multitude et les conseils de la prudence. Du reste, comme tous ces mouvements d'un zèle irréfléchi, impétueux en commençant, ne tardent pas à languir, les sénateurs et les chevaliers se retirèrent peu à peu, timidement d'abord et dans l'absence du prince, puis avec la franchise du mépris et sans choisir le moment, jusqu'à ce que Vitellius, honteux de sa vaine tentative, fît remise d'un tribut qu'on ne lui payait pas.

LIX. Si l'occupation de Mévania, qui semblait rallumer tout de nouveau la guerre, avait jeté la terreur dans l'Italie, le départ précipité de Vitellius y donna au parti flavien une faveur déclarée. Les Samnites, les Péligniens, les Marses, jaloux d'avoir été prévenus par la Campanie, coururent aux armes, et se soumirent aux autres charges de la guerre avec toute l'ardeur d'un dévouement naissant. Au reste, l'intempérie de la saison fatigua étrangement l'armée au passage de l'Apennin ; les efforts qu'il lui fallut faire, dans une marche paisible, pour se tirer des neiges, montrèrent quels dangers l'attendaient si la fortune, qui servit les généraux flaviens aussi souvent que le conseil, n'eût ramené Vitellius en arrière. On rencontra en chemin Pétilius Cérialis, qui, sous des habits de villageois et grâce à la connaissance des lieux, avait échappé aux gardes avancées de Vitellius. Cérialis, allié de très-près à Vespasien, n'était pas d'ailleurs sans gloire militaire ; aussi fut-il reçu au nombre des chefs. Plusieurs rapportent que Flavius Sabinus et Domitien furent aussi les maîtres de s'enfuir. Des émissaires d'Antonius, à la faveur de divers artifices, pénétrèrent jusqu'à eux, leur montrant le lieu où ils trouveraient asile et protection. Sabinus s'excusa sur sa santé, peu propre à la fatigue et à l'audace. Domitien ne manquait pas de résolution, mais les gardiens placés auprès de lui par Vitellius, quoique promettant d'accompagner sa fuite, lui inspiraient de la défiance. Vitellius d'ailleurs, qui songeait aux objets de son affection, ne formait contre Domitien aucun dessein cruel. 1. Flavius Sabinus, frère de Vespasien , était préfet de Rome, et Vitellius ne lui avait pas ôté sa charge.

LX. Les chefs du parti, arrivés à Carsule, prirent quelques jours de repos, en attendant les aigles et les enseignes des légions. Ce campement leur offrait plus d'un avantage, une vue étendue, des magasins sûrs, derrière soi un pays florissant, enfin la facilité de communiquer avec les Vitelliens, éloignés seulement de dix milles et qu'on espérait séduire. Cette politique déplaisait aux soldats, plus désireux de la victoire que de la paix. Ils ne voulaient pas même attendre le gros des légions, où ils voyaient des compagnons de butin bien plus que de péril. Antonius les fait assembler et leur représente "que Vitellius a encore une armée, chancelante si elle délibère, redoutable si on la pousse au désespoir ; que si l'on doit abandonner à la fortune les commencements d'une guerre civile, c'est l'art et le conseil qui consomment la victoire ; que déjà la flotte de Misène et les magnifiques rivages de la Campanie se sont déclarés ; que de tout l'univers il ne reste à Vitellius que l'espace qui sépare Terracine de Narni ? Assez de gloire a été acquise au combat de Crémone, trop de haines soulevées par la ruine de cette ville. Loin d'eux l'ambition d'être les conquérants plutôt que les sauveurs de Rome. Combien leurs récompenses seront plus grandes et leur nom plus illustre, s'ils assurent, sans effusion de sang, le salut du sénat et du peuple romain !"

LXI. Ces paroles et d'autres semblables calmèrent les esprits ; et bientôt après les légions arrivèrent. La nouvelle de ce formidable accroissement de l'armée ébranla les cohortes vitelliennes, que personne n'excitait à la guerre et que mille voix appelaient à la désertion ; car c'était à qui livrerait son escadron, sa centurie, comme un présent dont le vainqueur tiendrait compte un jour. On apprit de ces transfuges qu'Intéramne, dans la campagne voisine, était occupée par un corps de quatre cents chevaux. Varus y fut envoyé sur-le-champ avec une troupe légère, et tua le peu d'hommes qui firent résistance. La plupart jetèrent leurs armes et demandèrent grâce ; quelques-uns se réfugièrent dans le camp et le remplirent d'épouvante, en exagérant la valeur et les forces de l’ennemi, pour diminuer la honte de leur défaite. Il n'y avait point chez les Vitelliens de peine pour le lâche, et le déserteur était sûr de sa récompense ; aussi l'on ne combattit plus que de perfidie. A chaque instant passaient à l'ennemi tribuns et centurions ; car 1e simple soldat tenait opiniâtrement pour Vitellins. Enfin Priscus et Alphénus, abandonnant l'armée et retournant vers le prince, sauvèrent à tous les autres la honte dune trahison.

LXII. Pendant ces mêmes jours, Valens fut tué à Urbinumi, où il était prisonnier. On montra sa tête aux cohortes vitelliennes, afin de leur ôter leur dernière espérance ; car elles croyaient que Valens avait pénétré en Germanie, et que là il mettait en mouvement les anciennes armées et en formait de nouvelles. La vue de sa tête sanglante les jeta dans le désespoir. Quant à l'armée flavienne, on ne saurait dire à quel point elle se réjouit d'une mort qu'elle regardait comme la fin de la guerre. Valens était né à Anagnia, d'une famille équestre. De moeurs libres et d'un esprit qui n'était pas sans agrément, il cherchait ; par des jeux bouffons, une renommée d'élégance. Aux fêtes Juvénales, sous Néron, il monta sur le théâtre, d'abord comme par force, ensuite de son plein gré, et joua des mimes avec plus de talent que de pudeur. Commandant de légion sous Virginius, il lui fit la cour et le diffama. Il tua Capiton après l'avoir corrompu, ou peut-être parce qu'il n'avait pu le corrompre. Traître à Galba, fidèle à Vitellius, il reçut quelque éclat de la perfidie des autres.

LXIII. Voyant toute espérance détruite, les soldats vitelliens, décidés à changer de parti, voulurent encore ne pas le faire sans honneur : ils descendirent avec leurs enseignes et leurs drapeaux dans la plaine qui s'étend au-dessous de Narni. Les troupes flaviennes, rangées en armes comme pour le combat, bordaient de deux haies épaisses les côtés de la route. Les Vitelliens furent reçus au milieu, et, après les avoir fait environner, Antonius leur adressa des paroles de douceur et de paix. Une partie eut ordre de rester à Narni, l'autre à Intéramne. On laissa près d'eux quelques-unes des légions victorieuses, qui, sans peser à la fidélité, fussent en force contre la rébellion. Antonius et Varus n'oublièrent pas, dans ces derniers jours, d'offrir à Vitellius, par de fréquents messages, la vie, des richesses et une retraite en Campanie, s'il voulait poser les armes et se remettre avec ses enfants aux mains de Vespasien. Mucien de son côté lui fit les mêmes offres ; et Vitellius eut souvent la pensée d'y souscrire. Déjà il parlait du nombre d'esclaves qu'il désirait avoir, et du rivage dont il ferait choix. Son âme était frappée d'un tel engourdissement que, si les autres ne se fussent souvenus qu'il avait été prince, lui-même l'eût oublié.

LXIV. Cependant les premiers de l'État exhortaient secrètement Flavius Sabinus, préfet de Rome, "à prendre sa part de la victoire et de la renommée. Il avait des soldats à lui, les cohortes urbaines ; les gardes nocturnes ne lui manqueraient pas, non plus que les esclaves de ses amis, la fortune du parti, et ce privilège des victorieux de voir tomber tous les obstacles. Voudrait-il le céder en gloire à Antonius et à Varus ? Il ne restait à Vitellius qu'un petit nombre de cohortes, que de tristes nouvelles venaient de toutes parts consterner d'effroi. Rien de si mobile que la faveur populaire ; qu'il s'offrit pour chef, Vespasien deviendrait l’objet de toutes les adulations. Vitellius n'avait pu soutenir la prospérité ; que pourrait-il entouré de ruines ? Le mérite d'avoir terminé la guerre appartiendrait à celui qui s'assurerait de Rome. Il convenait à Sabinus de garder à son frère le dépôt de l'empire, à Vespasien que personne ne prit rang avant Sabinus."

LXV. Il reçut froidement ces conseils, comme un homme affaibli par la vieillesse. Quelques-uns le chargèrent de la secrète imputation de retarder par malveillance et par jalousie la fortune de son frère. Sabinus était plus âgé que Vespasien ; et, quand tous deux vivaient dans la condition privée, il le surpassait en richesses et en considération ; il avait même, disait-on ; pour sauver son crédit chancelant, pris en gage sa maison et ses terres : aussi, malgré leur concorde apparente, on craignait de secrètes mésintelligences. Une supposition plus favorable, c'est que Sabinus, naturellement doux, avait horreur du sang et des meurtres, et que par cette raison il parla souvent à Vitellius de transaction et de paix. Après avoir eu l'un chez l’autre plusieurs entrevues, ils conclurent enfin le traité, à ce qu'on dit alors, dans le temple d'Apollon. Leurs paroles et les accents de leur voix ne furent entendus que de deux témoins, Cluvius Rufus et Silius Italicus ; les plus éloignés remarquaient leurs visages : celui de Vitellius était abattu et humilié ; Sabinus paraissait plus loin d'insulter que de plaindre.

LXVI. Si Vitellius avait pu faire fléchir l'obstination des siens aussi facilement qu'il avait plié lui-même, l'armée flavienne serait entrée dans Rome sans que la ville fût ensanglantée ; mais les plus fidèles de ses amis repoussaient toute idée de paix et de conciliation, lui montrant dans un accommodement péril, honte, et, pour toute garantie, le caprice du vainqueur. "Vespasien n'aurait pas l'orgueil de souffrir que Vitellius vécût son sujet ; les vaincus même ne l'endureraient pas : ainsi le danger naîtrait pour lui de la pitié. Sans doute il était vieux et rassasié de prospérités et de revers ; mais quel nom, quel état préparait-il à son fils Germanicus ? On lui promettait maintenant de l'argent, des esclaves, les délicieux rivages de la Campanie : quand Vespasien serait maître de l'empire, ni ce chef, ni ses amis, ni les armées enfin ne retrouveraient la sécurité que toute espérance rivale ne fût étouffée. Valens prisonnier, Valens qui leur servait d'otage en cas de revers, avait importuné leurs regards. Pouvait-on croire qu'Antonius, que Fuscus, que Mucien même, l'homme éminent du parti, eussent reçu d'autres pouvoirs, au sujet de Vitellius, que celui de le tuer ? Ni César n'avait laissé la vie à Pompée, ni Auguste à Antoine : aurait-il l'âme plus haute, ce Vespasien qui fut client d'un Vitellius, quand un Vitellius était collègue de Claude ? Ah ! que du moins la censure de son père, ses trois consulats, tant d'honneurs accumulés sur une illustre maison, lui apprissent à trouver de l'audace, ne fût-ce que dans le désespoir ! Le soldat tenait ferme ; il lui restait l'affection du peuple ; et rien après tout ne les menaçait de plus affreux que le malheur où ils couraient d'eux-mêmes. Vaincus, il faudrait mourir ; soumis, ils mourraient encore : la seule question était de savoir si leur dernier soupir s'exhalerait au milieu des mépris et de l'insulte, ou dans l'effort d'un généreux courage."

LXVII. Les oreilles de Vitellius étaient sourdes aux conseils vigoureux ; son âme, succombant aux préoccupations de la nature, craignait qu'une lutte opiniâtre ne laissât le vainqueur moins exorable aux prières de sa femme et de ses enfants. Il avait en outre une mère chargée d'années, qui du reste mourut assez tôt pour prévenir de quelques jours la ruine de sa maison : elle n'avait gagné à l'élévation de son fils que des chagrins et l'estime publique. Le quinze avant les kalendes de janvier, à la nouvelle que la légion et les cohortes de Narni venaient d'abandonner ses drapeaux, Vitellius sortit du palais, couvert d'habits de deuil et environné de ses domestiques en larmes. Porté dans une petite litière, son jeune enfant venait ensuite comme à une pompe funèbre. Les acclamations du peuple furent flatteuses et en contraste avec le temps ; le soldat gardait un farouche silence.

LXVIII. Il n'y avait pas de coeur assez oublieux des vicissitudes humaines pour n'être pas ému de compassion en voyant un empereur romain, naguère maître du monde, quitter le séjour de sa grandeur, et, à travers le peuple, à travers la ville consternée, descendre de l'empire. On n'avait jamais vu, jamais ouï rien de pareil : une soudaine violence avait accablé le dictateur César ; un complot obscur l'empereur Caïus ; la nuit et une campagne inconnue avaient caché la fuite de Néron ; Pison et Galba tombèrent comme sur un champ de bataille. Mais ce fut dans une assemblée convoquée par lui-même, au milieu de ses soldats, ayant jusqu'à des femmes pour témoins, que Vitellius déclara brièvement, et en termes conformes à sa triste fortune, "qu'il se retirait par amour de la paix et de la république," demandant pour toute grâce "qu'on gardât quelque souvenir de lui, et qu'on prît en pitié son frère, sa femme et l'âge innocent de ses enfants." En même temps il élevait son fils dans ses bras, et le recommandait tour à tour à chacun séparément et à tous ensemble. Enfin, les pleurs étouffant sa voix, il se tourna vers le consul Cécilius Simplex, debout à ses côtés, et, détachant son poignard de sa ceinture, comme pour se dessaisir du droit de vie et de mort sur les citoyens, il voulut le lui remettre ; sur le refus du consul, et l'assemblée se récriant tout entière, il s'achemine vers le temple de la Concorde pour y déposer les marques du pouvoir impérial puis se retirer chez son frère. Alors, avec des cris plus violents, on s'oppose à ce qu'il aille dans une maison privée ; c'est au palais qu'on l'appelle. Les chemins étaient fermés de toutes parts et il ne restait de passage ouvert que pour aller à la voie Sacrée ; Vitellius, ne sachant que résoudre, retourna au palais.

LXIX. Le bruit s'était répandu d'avance qu'il abdiquait l'empire, et Flavius Sabinus avait écrit aux tribuns des cohortes de contenir leurs troupes. Aussitôt, comme si la république se fût jetée tout entière dans les bras de Vespasien, les principaux du sénat, la plupart des chevaliers, tous les soldats des gardes urbaines et nocturnes, remplirent la maison de Sabinus : là on vint annoncer les dispositions du peuple et les menaces des cohortes germaniques. Sabinus s'était trop avancé pour retourner en arrière ; et les autres, craignant de se livrer, isolés et dès lors moins forts, à la poursuite des Vitelliens, poussaient aux armes le vieillard indécis. Mais, comme il arrive en de telles conjonctures, tous donnèrent conseil, un petit nombre seulement prit part au danger. En descendant vers la fontaine de Fundanus, un gros de gens armés qui accompagnaient Sabinus se heurta contre les plus avancés de la troupe vitellienne. Le combat fut peu de chose, la rencontre étant fortuite ; mais l'avantage resta aux Vitelliens. En ce désordre, Sabinus prit le parti qui lui offrait le plus de sûreté : il se jeta dans la forteresse du Capitole avec ses soldats et quelques sénateurs et chevaliers dont il me serait difficile de dire les noms ; car, depuis la victoire de Vespasien, beaucoup se sont donné faussement le mérite d'avoir été de ce nombre. Des femmes même se dévouèrent aux périls d'un siège, entre autres Gratilla Vérulana, la plus distinguée de toutes : elle ne suivait en ce lieu ni ses fils ni ses proches, mais la guerre. Les Vitelliens investirent négligemment la place, de sorte qu'au milieu de la nuit Sabinus y fit entrer ses enfants avec Domitien, fils de son frère, et profita d'une des issues négligées pour envoyer dire aux généraux flaviens qu'il était assiégé, et qu'à moins d'un prompt secours sa position était critique. Il passa du reste une nuit si tranquille, qu'il aurait pu sortir sans accident. Les soldats de Vitellius, intrépides eu face du danger, manquaient d'activité pour les travaux et les veilles ; et une pluie d'hiver, qui tomba tout à coup par torrents, ôtait l'usage des oreilles et des yeux.

LXX. Au point du jour, Sabinus, avant que les hostilités commençassent, envoya le primipilaire Cornélius Martialis auprès de Vitellius, avec ordre de se plaindre de la rupture du traité. " Son abdication n'était donc qu'un vain simulacre, une scène jouée pour tromper tant d'illustres citoyens. Pourquoi être allé de la tribune à la maison de son frère, qui domine le Forum et semble provoquer les regards, plutôt que sur le mont Aventin, dans la demeure de sa femme ? Voilà ce que devait faire un homme privé, résolu de fuir tout ce qui rappelle le rang suprême ; et c'est au palais, c'est au lieu même où le pouvoir réside comme dans son fort, que Vitellins est retourné ! Il en a fait descendre des bataillons armés ; il a jonché des cadavres d'une foule d'innocents la partie la plus fréquentée de la ville ; il ne respecte pas même le Capitole. Qu'il regarde Sabinus : vêtu de la toge, il s'assoit au rang des simples sénateurs, tandis que l'épée des légions, la conquête des cités, la soumission des cohortes, prononcent entre Vitellius et Vespasien. Déjà les Espagnes, les deux Germanies, la Bretagne, avaient changé de maître, et le frère de Vespasien restait fidèle, jusqu'au moment où l'on est venu lui demander à traiter. La paix et la concorde sont un besoin pour les vaincus ; aux victorieux elles n'apportent que de la gloire. Si Vitellius se repent de ses promesses, ce n'est pas Sabinus qu'il doit attaquer par le fer, après l’avoir trompé par la perfidie ; ce n'est pas non plus le fils de Vespasien, à peine entré dans d'adolescence. Que lui servirait le meurtre d'un vieillard et d'un enfant ? Qu'il aille au-devant des légions, et que là il vide la querelle : le succès du combat entraînera tout le reste." Vitellius troublé essaya quelques mots d'apologie, rejetant la faute sur les troupes, "dont toute sa prudence n'avait pu modérer le zèle trop ardent." Il avertit Martialis de se retirer secrètement par une porte dérobée, de peur d'être tué par les soldats, en haine de la paix dont il était médiateur. Quant à lui, également impuissant pour ordonner et pour défendre, il avait cessé d'être empereur, il n'était plus qu'un sujet de guerre.

LXXI. Martialis était à peine rentré dans le Capitole, que le soldat furieux y arrivait déjà et sans chef : chacun prenait l’ordre de soi-même. Après avoir rapidement dépassé le Forum et les temples qui le dominent, ils s'élèvent en colonne, par la pente qui fait face, jusqu'à la première porte de la citadelle. Le long de la montée à droite se trouvaient d'anciens portiques, sur le toit desquels s'avancèrent les assiégés ; de là ils écrasaient les Vitelliens avec des tuiles et des pierres. Ceux-ci n'avaient à la main que leurs épées, et il leur semblait trop long de faire venir des machines ou des armes de trait. Ils embrasent, avec des torches, l'extrémité de la galerie, et cheminent à la suite du feu. Déjà la porte du Capitole était en flammes, et ils allaient y pénétrer, si Sabinus, arrachant de leurs bases les statues élevées à la gloire de nos ancêtres, n'en eût fait devant l'entrée une espèce de rempart. Alors l'ennemi, cherchant d'autres accès, escalade en même temps le côté qui touche au bois de l'Asile, et les cent degrés de la roche Tarpéienne. De ces deux attaques également imprévues, celle de l'Asile était la plus vive et menaçait de plus près. Nul moyen d'arrêter les assaillants, qui montaient par une suite de maisons contiguës, élevées dans la sécurité de la paix, à une telle hauteur qu'elles étaient de niveau avec le terrain du Capitole. Ici l'on doute si ce furent les assiégeants ou les assiégés qui allumèrent l'incendie : l'opinion la plus commune est que les assiégés mirent le feu à ces édifices, pour repousser ceux qui montaient ou qui étaient en haut. La flamme gagna les portiques qui régnaient autour du temple : bientôt les aigles qui soutenaient le faite, et dont le bois était vieux, prirent feu et nourrirent l'embrasement. Ainsi brûla le Capitole, les portes fermées, et sans que personne le défendît ni le pillât.

LXXII. Ce fut la plus déplorable et la plus honteuse catastrophe que Rome eût éprouvée depuis sa fondation. Elle était sans ennemis au dehors ; elle était, autant que le permettent nos moeurs, en paix avec les dieux ; et cette demeure du grand Jupiter, fondée par nos ancêtres, sur la foi des auspices, comme le gage de l'empire ; ce temple, dont ne purent violer la sainteté, ni Porsenna quand la ville se rendit à lui, ni les Gaulois quand ils la prirent, elle le voyait périr dans les querelles furieuses de ses princes. Le feu avait déjà détruit le Capitole dans une guerre civile ; mais ce fut le crime de mains inconnues : ici il est assiégé publiquement, publiquement incendié. Et que voulaient nos funestes armes ? quel bien fut acheté par ce grand désastre ? est-ce donc pour la patrie que nous combattions ? Tarquin l'ancien voua ce temple dans la guerre des Sabins, et il en jeta les fondements, sur des proportions plus conformes aux grandeurs de l'avenir qu'aux ressources encore faibles du peuple romain. Après lui, Servius Tullius, avec les offrandes des alliés, et Tarquin le superbe, avec les dépouilles conquises à Suessa Pométia, élevèrent l'édifice ; mais la gloire d'un si bel ouvrage était réservée à la liberté. Après l'expulsion des rois, Horatius Pulvillus, consul pour la seconde fois, dédia ce monument, d'une magnificence déjà si grande, que les immenses richesses du peuple romain purent bien la parer depuis, mais ne purent l'augmenter. Il fut rebâti sur le même emplacement, lorsqu'après quatre cent vingt-cinq ans, sous le consulat de L. Scipion et de C. Norbanus, il eut été réduit en cendres. Sylla victorieux prit soin de le reconstruire ; mais il n'en fit pas la dédicace : c'est la seule chose qui ait été refusée à son bonheur. Le nom de Lutatius Catulus subsista parmi tant d'ouvrages des Césars, jusqu'au temps de Vitellius. Voilà quel monument les flammes dévoraient alors.

LXXIII. Toutefois l'incendie causa plus de frayeur aux assiégés qu'aux assiégeants. Les Vitelliens ne manquaient dans le péril ni de ruse ni de courage. Chez les Flaviens au contraire, ce sont des soldats qui s'agitent en désordre, un chef sans énergie et comme frappé de stupeur, qui ne sait plus rien voir, rien entendre, incapable de se laisser conduire ni de prendre conseil de lui-même, tournant à droite à gauche, selon les cris de l'ennemi, ordonnant ce qu'il a défendu, défendant ce qu'il vient d'ordonner. Il arriva bientôt ce qui arrive quand tout est perdu : tous commandent, personne n'exécute ; enfin ils jettent leurs armes et ne songent plus qu'à la fuite et aux moyens de tromper les recherches. Les Vitelliens se précipitent dans l'enceinte et y promènent le carnage, le fer et la flamme. Quelques gens de guerre, dont les plus distingués étaient Cornélius Martialis, Érnilius Pacensis, Caspérius Niger, Didius Scéva, se mirent en défense et furent massacrés. Sabinus était sans armes et n'essayait pas de fuir : on l'enveloppe avec le consul Quinctius Atticus, que désignaient doublement cette ombre de magistrature et sa propre légèreté ; car il avait lancé dans le peuple des édits pleins d'éloges de Vespasien et contre Vitellius. Le hasard sauva diversement le reste, quelques-uns vêtus en esclaves, d'autres recueillis par des clients fidèles et cachés parmi des bagages ; il y en eut qui surprirent le mot d'ordre par lequel les Vitelliens se reconnaissaient entre eux, et qui surent le demander ou le donner si à propos, que l'audace leur tint lieu d'asile.

LXXIV. Domitien, retiré, depuis la première invasion des assaillants, chez le gardien d'un temple, trouva dans l'adresse d'un affranchi le moyen d'en sortir, en tunique de lin, mêlé dans une troupe de sacrificateurs, et alla, sans être reconnu, se cacher auprès du Vélabrum, chez Cornélius Primus, client de son père. Quand celui-ci fut maître de l'empire, Domitien fit abattre le logement du garde et bâtir à la place un petit sanctuaire à Jupiter Conservateur, avec un autel où son aventure était gravée sur le marbre. Empereur à son tour, il dédia un vaste temple à Jupiter Gardien, et consacra sa propre effigie entre les bras du dieu. Sabinus et Atticus, chargés de chaînes et conduits à Vitellius, en furent reçus sans invectives ni aigreur, malgré les murmures du soldat, qui réclamait ses droits sur leur vie et le salaire mérité. Les plus voisins éclatèrent les premiers, et aussitôt la plus vile portion de la multitude demanda le supplice de Sabinus, mêlant, pour l'obtenir, adulations et menaces. Vitellius, debout sur les degrés du palais, voulut essayer les prières : leur obstination le forge d'y renoncer. Sabinus tombe alors déchiré de mille coups ; sa tête est séparée du tronc, et son corps sanglant traîné aux Gémonies.

LXXV. Telle fut la fin d'un homme qui n'était nullement à mépriser. Il avait servi l'État durant trente-cinq ans, également distingué dans la paix et dans la guerre. Son désintéressement et sa justice sont au-dessus de la censure. Il parlait avec excès ; c'est le seul reproche que lui ait fait la renommée pendant sept ans qu'il gouverna la Mésie, et douze qu'il fut préfet de Rome. Sur la fin de sa vie on le crut pusillanime ; beaucoup ne le trouvèrent que modéré et avare du sang des citoyens. Un fait dont tout le monde convient, c'est qu'avant le règne de Vespasien l'éclat de cette maison résidait en Sabinus. Sa mort fit, dit-on, la joie de Mucien ; la plupart y virent même un gage de paix, en ce qu'elle éteignait la rivalité de deux hommes, dont l'un n'eût pas oublié qu'il était frère de l'empereur, l'autre, qu'il partageait l'empire. Le peuple demandait aussi le supplice du consul : Vitellius résista, désarmé par la reconnaissance, et comme pour s'acquitter envers Atticus de ce que, pressé de dire qui avait mis le feu au Capitole, il s'était accusé lui-même. Atticus semblait par cet aveu, ou peut-être par ce mensonge politique, décharger le parti vitellien d'un crime dont il prenait sur lui bout l'odieux.

LXXVI. Pendant ces mêmes jours, Lucius Vitellius, campé à Féronie, menaçait de prés Terracine, où étaient renfermés des gladiateurs et des gens de la flotte, qui n'osaient sortir des murailles ni se hasarder à découvert. Les gladiateurs, ainsi que nous l'avons dit, avaient pour chef Julianus, et les rameurs Apollinaris, deux hommes qui, par leur apathie et leurs dissolutions, ressemblaient eux-mêmes à, des gladiateurs plus qu'à des généraux. Sous eux les veilles étaient négligées, les murs sans réparations ; nuit et jour plongés dans les délices, ils remplissaient de leurs fêtes bruyantes les plus beaux lieux du rivage ; et pendant que, messagers de leurs débauches, les soldats erraient loin du drapeau, eux-mêmes ne parlaient de guerre qu'au milieu des festins. Apinius Tiro était sorti de la ville depuis quelques jours, et, par la rigueur avec laquelle il exigeait des municipes voisins des dons et de l'argent, il attirait plus de haines à son parti qu'il ne lui procurait de ressources.

LXXVII. Cependant un esclave de Virginius Capito passa dans le camp de L. Vitellius, et promit, s'il lui prêtait secours, de surprendre la citadelle sans défense et de la remettre en ses mains. Il part avec des cohortes légères, et, à l'heure la plus sombre de la nuit, il les mène par le sommet des montagnes jusque sur la tête des ennemis : de là elles se précipitent, non pas au combat, mais au carnage. Les uns sont frappés sans leurs armes, les autres en essayant de s'armer, plusieurs au sortir du sommeil, tous pendant que les ténèbres, la peur le son des trompettes, les cris des assaillants, tiennent leurs sens éperdus ; quelques gladiateurs résistèrent et ne périrent pas sans vengeance, le reste courut aux vaisseaux, où une égale frayeur remplissait tout de confusion, les habitants, que le vainqueur égorgeait sans pitié, fuyant pêle-mêle avec les soldats. Six galères s'étaient sauvées dès la première alarme, et avec elles le préfet de la flotte, Apollinaris ; les autres furent prises sur le rivage ou s'enfoncèrent sous le poids des fuyards et furent englouties. Julianus, conduit devant L. Vitellius, fut déchiré de verges et massacré sous ses yeux. Plusieurs ont accusé Triaria, femme de Lucius, de s'être montrée ceinte de l'épée militaire parmi le deuil et les calamités de Terracine prise d'assaut, et d'y avoir signalé durement son orgueil et sa cruauté. Pour Lucius, il envoya à son frère les lauriers de cette victoire, et lui demanda s'il devait revenir ou achever la conquête de la Campanie. Cette hésitation fut le salut du parti flavien et même de la république ; car si le soldat, récemment victorieux, et joignant à son opiniâtreté naturelle l'ivresse du succès, eût marché sur Rome, le choc ne pouvait être que terrible et fatal à cette grande cité. En effet, Lucius, quoique infâme, n'était pas sans talents ; et s'il n'avait point, comme les gens de bien, l'énergie de la vertu, il trouvait, comme tous les pervers, des forces dans le vice.

LXXVIII. Pendant que ces événements se passaient du côté de Vitellius, l'armée de Vespasien, partie de Narni, célébrait tranquillement à Ocriculum les fêtes de Saturne. Le but d'un retard si hors de saison était d'attendre Mucien. Ce n'est pas qu'Antoine ne fût en butte à quelques soupçons : plusieurs attribuèrent ses lenteurs à un message secret de Vitellius, qui lui offrait, pour prix d'une trahison, le consulat, la main de sa fille, et une dot immense. Cette supposition n'était, suivant d'autres, qu'une fable inventée au profit de Mucien. Selon d'autres encore, "les chefs étaient convenus de menacer Rome, sans y porter la guerre, espérant qu'abandonné de ses meilleures cohortes, et privé de toute espèce de ressources, Vitellius renoncerait à l'empire ; mais toutes les mesures avaient été déconcertées par la précipitation et ensuite par la lâcheté de Sabinus, qui, ayant pris témérairement les armes et occupant la forteresse du Capitole, imprenable même à de grandes armées, n'avait pas su la défendre contre trois cohortes." Il serait difficile d'assigner un auteur unique à une faute qui fut celle de tous : car Mucien, par ses lettres équivoques, arrêtait les vainqueurs ; et Antoine, par une obéissance mal entendue, dont sa haine renvoyait peut-être à Mucien la responsabilité, donna prise à la censure. Les autres chefs aussi, en croyant la guerre terminée, préparaient les coups qui en signalèrent la fin. Cérialis lui-même, détaché à la tête de mille cavaliers, avec ordre de franchir par des routes de traverse le pays des Sabins, et d'entrer dans Rome par la voie Salaria, n'avait pas fait assez de diligence. Enfin la nouvelle du siège du Capitole vint tous les réveiller à la fois.

LXXIX. Antonius s'avança par la voie Flaminienne, et arriva aux Pierres-Rouges assez avant dans la nuit, apportant un secours tardif : là il n'apprit que de tristes nouvelles, Sabinus tué, le Capitole en cendres, Rome tremblante ; on annonçait en même temps que le peuple et les esclaves s'armaient pour Vitellius. La cavalerie de Cérialis venait, pour surcroît, d'éprouver un échec : ce chef courait sans précaution, comme sur des vaincus, lorsque les Vitelliens, cavaliers et fantassins entremêlés, les reçurent de pied ferme. Le combat eut lieu près de Rome, entre des maisons et des jardins, dans des routes sinueuses, connues des Vitelliens et qu'ignoraient les ennemis ; aussi ces derniers se troublèrent. Tous n'étaient pas d'ailleurs également disposés : dans le nombre se trouvaient des soldats de Narni, qui, fâchés de S'être rendus, épiaient la fortune Tullius Flavianus, préfet de cavalerie, fut fait prisonnier ; les autres s'enfuirent dans un affreux désordre, sans que le vainqueur les poursuivît au delà de Fidènes.

LXXX. Ce succès augmenta l'ardeur de la multitude ; la populace de Rome prit les armes : peu avaient des boucliers ; la plupart saisirent tout ce qui leur tombait sous la main et demandèrent le signal du combat. Vitellius les remercie et leur ordonne de courir à la défense de la ville ; ensuite on assemble le sénat, et on choisit une députation pour aller, au nom de la république, conseiller aux armées la paix et la concorde. Le sort de ces députés fut divers : ceux qui étaient allés vers Cérialis coururent les derniers dangers, le soldat ne voulant entendre parler ni de paix ni de conditions. Le préteur Arulénus Rusticus fut blessé, attentat que son mérite personnel ne rendit pas moins odieux que sa qualité de magistrat et d'envoyé public ; sa suite fut dispersée ; son premier licteur périt en essayant courageusement d'écarter la foule ; et, si le général ne leur eût donné une garde qui les défendit, le caractère d'ambassadeur, plus sacré chez les nations barbares que sous les murs de la patrie, eût été profané jusqu'au meurtre par la rage des guerres civiles. Ceux qui se rendirent auprès d'Antoine y reçurent un accueil plus pacifique ; ce n'est pas que le soldat fût plus modéré, mais le chef était mieux obéi.

LXXXI. Aux députés s'était joint Musonius Rufus, chevalier romain, qui se piquait de philosophie et professait les maximes du portique. Mêlé parmi les soldats, il allait dissertant sur les biens de la paix et les dangers de la guerre, et faisait la leçon à des disciples armés. Il fit rire les uns, fatigua le plus grand nombre ; et il ne manquait pas de gens qui allaient courir sur lui et le fouler aux pieds, si lui-même, cédant aux avis des plus sensés et aux menaces des autres, n'eût laissé là sa morale intempestive. Vinrent ensuite les vierges Vestales avec des lettres de Vitellius à Antoine : il y demandait "qu'une trêve d'un seul jour suspendit le combat décisif ; pendant cet intervalle tout pourrait se concilier." Les Vestales furent congédiées avec honneur. On répondit à Vitellius que le meurtre de Sabinus et l'incendie du Capitole avaient rompu tout commerce entre les deux partis.

LXXXII. Antonius cependant convoqua ses légions, et tacha de les amener par la douceur à camper auprès du pont Milvius, et à n'entrer que le lendemain dans Rome. Il désirait ce délai, dans la crainte que le soldat, aigri par la résistance, n'épargnât ni le peuple, ni le sénat, ni les temples mêmes et les sanctuaires des dieux ; mais tout retard éveillait les soupçons comme ennemi de la victoire : et d'ailleurs, des étendards brillant sur les collines, quoique suivis d'une multitude inhabile à la guerre, présentaient l'apparence d'une armée en bataille. On part sur trois colonnes : la première poursuivit sa marche par la voie Flaminienne, l'autre longea la rive du Tibre, la troisième s'approcha de la porte Colline par la voie Salaria. Une charge de cavalerie dispersa la populace de Vitellius ; ses soldats s'avancèrent, comme l'ennemi, en trois corps séparés. Des combats nombreux et disputés se livrèrent devant la ville : les Flaviens, plus habilement conduits, eurent généralement l'avantage ; il n'y eut de maltraités que ceux qui, se dirigeant à gauche vers les jardins de Salluste, s'étaient engagés dans des chemins étroits et glissants. Montés sur les murs des jardins, les Vitelliens les écartèrent tout le jour à coups de pierres et de javelots, jusqu'au moment où la cavalerie, qui avait pénétré par la porte Colline, les enveloppa eux-mêmes. Deux corps ennemis se heurtaient aussi dans le Champ-de-Mars. Les Flaviens avaient pour eux la fortune, et leur cause tant de fois victorieuse ; le désespoir seul emportait les Vitelliens, qui, toujours repoussés, se ralliaient encore au milieu de la ville.

LXXXIII. Spectateur de ces combats, le peuple y assistait comme aux jeux du Cirque, encourageant de ses cris et de ses applaudissements chaque parti tour à tour. Voyait-il l'un ou l'autre fléchir, et les vaincus se cacher dans les boutiques ou se réfugier dans les maisons, ses clameurs les en faisaient arracher et mettre à mort, et il emportait la meilleure part du butin ; car le soldat, tout entier au sang et au carnage, laissait les dépouilles à la multitude. C'était dans Rome entière un cruel et hideux spectacle : ici des combats et des blessures, là des gens qui se baignent ou s'enivrent ; plus loin des courtisanes et des hommes prostitués comme elles, parmi des ruisseaux de sang et des corps entassés ; d'un côté, toutes les débauches de la paix la plus dissolue ; de l'autre, tous les crimes de la plus impitoyable conquête. On eût dit que la même ville était tout ensemble en fureur et en joie. Déjà Rome avait servi de champ de bataille à des légions armées, deux fois quand Sylla s'en rendit maître, une fois quand Cinna fut vainqueur. Il n'y eut pas alors moins de cruauté ; il y avait de plus maintenant une barbare insouciance : les plaisirs ne furent pas un instant suspendus ; il semblait qu'un nouveau divertissement vint animer les Saturnales. On s'enivrait d'allégresse ; on jouissait, sans aucun triomphe de parti, de la seule joie des malheurs publics.

LXXXIV. La tâche la plus rude fut l'attaque du camp, que les plus intrépides défendaient comme leur dernière espérance. Cette obstination accrut l'acharnement des vainqueurs et surtout celui des vieilles cohortes. Tout ce que l’art a inventé pour la destruction des plus fortes places fut mis en oeuvre, tortue, machines, terrasses, torches enflammées. "Cet exploit, s'écriaient-ils, allait couronner les travaux et les périls essuyés dans tant de combats ! La ville était rendue au sénat et au peuple, les temples aux dieux immortels ; quant au soldat, l'honneur était pour lui dans son camp : c'était là sa patrie, ses pénates ; s'ils n'étaient aussitôt reconquis, il fallait passer la nuit sous les armes." Les Vitelliens, malgré leur nombre inégal et leur destin moins fort, embrassaient la dernière consolation des vaincus, celle d'inquiéter la victoire, de retarder la paix, de souiller de sang les autels et les maisons du camp. Beaucoup, blessés à mort, expirèrent sur les tours et les remparts. Quand les portes furent brisées, le reste se serra en peloton et fit face au vainqueur ; il n'y en eut pas un qui ne tombât en frappant lui-même ; et le visage tourné vers l'ennemi : tant, jusqu'au moment suprême, ils songeaient à honorer leur trépas !

LXXXV. Rome prise, Vitellius sortit du palais par une porte dérobée, et se fit porter en litière dans la maison de sa femme, sur le mont Aventin. Il comptait s'y cacher le reste du jour, et se réfugier ensuite à Terracine vers les cohortes de son frère ; mais l'inconstance de son esprit et la peur, pour qui la situation présente est toujours la pire, le ramenèrent au palais. Il était vide et abandonné ; tout, jusqu'aux derniers de ses esclaves, s'était dispersé ou fuyait sa rencontre. La solitude et le silence des lieux l'épouvante : il essaye les appartements fermés et frissonne de les trouver déserts. Las d'errer misérablement, il s'enfonce dans un réduit ignoble d'où il est arraché par Julius Placidus, tribun d'une cohorte. Ce fut un hideux spectacle de le voir, les mains liées derrière le dos, ses vêtements en pièces, traîné par la ville au milieu de mille outrages, auxquels personne ne mêlait une larme : la honte d'une telle fin fermait les coeurs à la pitié. Un soldat de Germanie se jeta au-devant de lui en frappant avec fureur : était-ce Vitellius qu'il voulait tuer, dans un accès de colère ou pour abréger son humiliation ? ou bien le coup s'adressait-il au tribun ? on l'ignore. Le tribun eut une oreille coupée, et le soldat fut aussitôt massacré. Quant à Vitellius, on le forçait avec la pointe des armes de lever le front et de le présenter à l'insulte, ou de regarder tantôt ses statues renversées, tantôt la tribune aux harangues et le lieu où avait péri Galba. Ils le poussèrent ainsi jusqu'aux Gémonies, où le corps de Sabinus gisait peu auparavant. Une seule parole généreuse fut entendue de sa bouche : il répondit au tribun qui le maltraitait "que cependant il avait été son empereur." Il tomba enfin percé de mille coups, et le peuple l'outragea mort, avec la même bassesse qu'il l'avait adoré vivant.

LXXXVI. Il était né à Lucérie, et il achevait la cinquante-septième année de son âge. Consulat, sacerdoces, supériorité de nom et de rang, il n'acquit rien par son talent, il dut tout à l'illustration de son père. Ceux qui lui déférèrent l'empire ne le connaissaient pas. Peu de capitaines gagnèrent l'affection des soldats par leur mérite, au même degré que lui par sa lâcheté ; toutefois son âme était simple et sa main libérale, deux qualités qui tournent en ruine à qui n'y garde pas de mesure. Ignorant que ce n'est pas la grandeur des présents, mais la solidité du caractère qui attache les amis, il en acheta plus qu'il n'en eut. Il importait sans doute à la république que Vitellius tombât ; mais ceux qui le trahirent pour Vespasien ne peuvent se faire un mérite de leur perfidie : Galba l'avait déjà éprouvée. Le jour étant sur son déclin et la peur ayant dispersé les sénateurs et les magistrats, dont les uns étaient sortis de Rome, et les autres cachés dans les maisons de leurs clients, le sénat ne put être convoqué. Domitien, ne voyant plus d'ennemis à redouter, se rendit auprès des chefs victorieux, et fut proclamé César ; ensuite les soldats, toujours en armes, le conduisirent à la maison de son père.

LIVRE QUATRIEME

Ces évènements se passent à la fin de l'an de Rome 822, de J.C. 69 et au commencement de l'année suivante.

I. La mort de Vitellius avait fini la guerre plutôt que rétabli la paix. Les vainqueurs, en armes dans la ville, poursuivaient les vaincus avec un acharnement implacable. Les rues étaient pleines de meurtres ; le sang rougissait les places et les temples. On avait égorgé d'abord tout ce qu'offrait le hasard ; bientôt, la licence croissant de plus en plus, on arracha ceux qui se cachaient du fond de leurs retraites. Si quelqu'un se rencontrait jeune et de haute taille, homme du peuple ou soldat, il était massacré. Enfin la cruauté, qui dans la première chaleur de la haine s'assouvissait avec du sang, fit place à la soif de l'or. Plus d'asile respecté ; plus de lieu qu'on ne fasse ouvrir, sous prétexte qu'il recèle des Vitelliens. C'est alors qu'on se mit à forcer les maisons : la mort était le prix de la résistance. Un maître opulent ne manquait pas d'être désigné aux pillards par des esclaves pervers ou par des misérables de la lie du peuple ; d'autres étaient montrés par leurs amis. C'étaient partout des lamentations, des cris de désespoir, et toute la destinée d'une ville prise. On en vint à regretter les violences, naguère si odieuses, des soldats de Vitellins et d'Othon. Les chefs du parti, si puissants pour allumer la guerre civile, étaient incapables de modérer la victoire : c'est que la force qui agite et remue les États est toujours plus grande chez les plus méchants, tandis que la paix et le bon ordre exigent des vertus.

II. Domitien portait le nom de César et habitait le palais, sans que les soins de son rang l'occupassent encore. C'est par le viol et l'adultère qu'il s'annonçait comme fils d'un empereur. La préfecture du prétoire était aux mains d'Arrius Varus ; l'autorité souveraine en celles d'Antoine. Esclaves, argent, il enlevait tout de la maison du prince, comme si c'eût été le butin de Crémone. Plus modestes ou plus obscurs, les autres chefs, éclipsés à la guerre, étaient omis dans le partage des récompenses. La ville, tremblante et résignée à la servitude, demandait qu'on prévînt L. Vitellius, qui revenait de Terracine avec ses cohortes, et qu'on étouffât les restes de la guerre. La cavalerie partit en avant pour Aricia ; les légions restèrent en deçà de Boville. Vitellius se remit sans balancer, lui et ses troupes, à la discrétion du vainqueur. Les soldats jetèrent, autant par colère que par crainte, des armes malheureuses. On vit cette longue suite de prisonniers, entre deux haies de gens armés, s'avancer au milieu de Rome. Pas un n'avait le front abaissé : leurs traits sombres, farouches, étaient impassibles aux applaudissements et aux moqueries d'une foule insolente. Quelques-uns s'élancèrent à travers leurs gardes et périrent sur la place ; les autres furent emprisonnés. Aucun d'eux ne prononça une parole avilissante. Au milieu de l'infortune, il leur resta du moins l'honneur du courage. L. Vitellins fut ensuite mis à mort. Aussi vicieux que son frère, mais plus vigilant au second rang que son frère au premier, il fut moins associé à sa grandeur qu'entraîné dans sa chute.

III. Dans le même temps, Lucilius Bassus fut envoyé avec un corps de cavalerie légèrement équipée, pour pacifier la Campanie, dont les villes étaient plutôt armées l'une contre l’autre que rebelles à l'empereur. La vue du soldat y ramena le calme. On pardonna aux petites cités. Capoue fut punie par le séjour de la troisième légion, qu'on y mit en quartier d'hiver, et par la raine de ses plus illustres maisons. Et cependant Terracine saccagée ne recevait aucun dédommagement : tant l’injure est plus facile à rendre que le bienfait ! la reconnaissance coûte ; on tire profit de la vengeance. Cette ville eut une seule consolation : ce fut de voir cet esclave de Virginius, qui l'avait trahie, attaché en croix, ayant au doigt l'anneau dont Vitellius avait payé son crime. A Rome, le sénat décernait à Vespasien tous les privilèges du rang suprême : les âmes étaient joyeuses et savaient enfin où placer leur espérance. Il semblait que la guerre civile, allumée dans les Gaules et l'Espagne, renaissant en Germanie, puis aux frontières illyriques, parcourant tour à tour l'Égypte, la Judée, la Syrie, toutes les provinces et toutes les armées, après avoir passé comme une grande expiation sur l’univers entier, fût arrivée au terme où elle devait s'éteindre. L'allégresse fut augmentée par une lettre de Vespasien, écrite comme si la guerre durait encore : telle en était du moins la forme extérieure. Du reste, c'est en prince qu'il s'y exprimait ; populaire en parlant de lui-même, généreux dans ses maximes de gouvernement, professant envers le sénat une grande déférence. Il fut nommé consul avec son fils Titus. Domitien reçut la préfecture et le pouvoir consulaire.

IV. Mucien avait aussi envoyé au sénat un message qui donna matière à beaucoup de réflexions : "S'il n'était que citoyen, pourquoi écrire en homme public ? Ne pouvait-il pas, quelques jours après, dire les mêmes choses en opinant à son rang ?" Ses invectives même contre Vitellius parurent trop tardives pour être courageuses. Mais on trouva surtout humiliant pour la république et injurieux au prince qu'il se vantât d'avoir tenu l'empire dans ses mains, et de l'avoir donné à Vespasien. Toutefois le mécontentement se taisait ; l'adulation parlait tout haut. Les décorations triomphales furent décernées à Mucien dans des termes magnifiques, et la guerre civile eut son triomphe ; l'expédition contre les Sarmates y servit de prétexte. Antoine reçut les ornements consulaires ; Fuscus et Varus les insignes de la préfecture. On eut ensuite un regard pour les dieux : on ordonna le rétablissement du Capitole. Valérius Asiaticus, consul désigné, fut l'auteur de toutes ces propositions ; les autres approuvaient du visage et de la main : un petit nombre, que leur dignité mettait en vue, ou dont l'habitude de flatter avait exercé le talent, exprimèrent leur assentiment par des harangues étudiées. Quand ce fut le tour d'Helvidius Priscus, désigné préteur, il prononça une opinion qui était un hommage pour un bon prince, mais dont rien de faux n'altérait la franchise ; elle fut accueillie avec enthousiasme. Ce jour, décisif dans sa destinée, fut pour lui le commencement d'une grande défaveur et d'une grande gloire.

V. Puisque mon sujet ramène ici la mention d'un homme dont il faudra parler plus d'une fois, il me semble nécessaire de dire en peu de mots quelles furent sa vie, les occupations de son esprit, les vicissitudes de sa fortune. Helvidius Priscus naquit en Italie, au municipe de Terracine, d'un père nommé Cluvius, qui avait été primipilaire. Il dévoua, tout jeune encore, aux plus hautes études, un heureux et brillant génie ; non, comme beaucoup d'autres, pour cacher une stérile oisiveté sous un titre fastueux, mais pour apporter aux affaires publiques un coeur affermi contre le sort. Il embrassa la doctrine philosophique qui appelle uniquement bien ce qui est honnête, mal ce qui est honteux, et qui ne compte la puissance, la noblesse, et tout ce qui est hors de l'âme, au nombre ni des biens ni des maux. Choisi, n'ayant encore exerce que la questure, pour gendre de Thraséas, ce qu'il emprunta surtout aux exemples de son beau-père, ce fut l'indépendance. Citoyen, sénateur, époux, gendre, ami, il accomplit avec une invariable fidélité tous les devoirs de la vie, contempteur des richesses, opiniâtre dans le bien, invincible à la crainte.

VI. Quelques-uns le trouvaient un peu trop désireux de renommée : il est vrai que la passion de la gloire est la dernière dont le sage se dépouille. La ruine de son beau-père entraîna son exil. Rappelé sous Galba, il entreprit d'accuser Marcellus Eprius, délateur de Thraséas. Cette grande et juste vengeance partagea les sénateurs ; car, si Marcellus était frappé une légion de coupables tombait après lui. La lutte fut d'abord menaçante, et les discours éloquents des deux rivaux en sont la preuve. Bientôt, incertain de la volonté du prince, et cédant aux prières de beaucoup de sénateurs, Helvidius se désista ; résolution que la voix publique, suivant sa coutume, jugea diversement, les uns louant sa modération, où d'autres ne retrouvaient pas sa constance. Dans la séance où fut voté l'empire de Vespasien, on décida qu'une députation serait envoyée à ce prince. Ce fut encore le sujet d'une vive querelle entre Helvidius et Marcellus. Le premier voulait que chaque député fût choisi par les magistrats sous la religion du serment ; le second opinait pour le sort, suivant l'avis du consul désigné.

VII. Un intérêt de vanité animait Marcellus : il craignait qu'un choix où il ne serait pas compris ne parût une exclusion personnelle. Dans la chaleur croissante de l'attaque et de la réplique, ils en vinrent à des discours suivis et pleins d'animosité. Helvidius demanda "pourquoi Marcellus redoutait à ce point le jugement des magistrats. N'avait-il pas sur tant d'autres l'avantage des richesses et de l'éloquence ? mais une conscience souillée le poursuivait de ses reproches. L'urne et le sort ne faisaient pas acception des moeurs ; les suffrages et l'examen du sénat avaient été institués pour pénétrer dans la vie et la réputation de chacun. Il importait à la république, il importait à l'honneur de Vespasien, qu'on envoyât au-devant de lui ce que cet ordre avait de plus irréprochable, des hommes dont le langage laissât dans l'esprit de l'empereur des impressions honnêtes. Vespasien avait été l'ami de Thraséas, de Soranus, de Sentius, dont il suffisait de ne pas punir les accusateurs, sans les montrer avec ostentation. Par ce choix du sénat, le prince était comme averti de ceux qu'il devait ou estimer ou craindre. Il n'était pas, pour un pouvoir ami du bien, de plus grand trésor que des amis vertueux. Marcellus devait se contenter d'avoir poussé Néron à la ruine de tant d'innocents : qu'il jouît de ses salaires et de son impunité, et qu'il abandonnât Vespasien à de meilleurs conseils."

VIII. Marcellus répondait "que l'opinion si vivement combattue ne venait pas de lui, mais du consul désigné ; opinion conforme d'ailleurs aux anciens exemples, qui voulaient que le sort nommât les députations, afin qu'il ne restât aucune place à la brigue ni aux haines. Quel événement autorisait donc l'oubli des usages consacrés ? Et fallait-il qu'un honneur dû au prince tournât à la confusion de quelqu'un ? Toute voix était bonne pour exprimer le respect : ce qu'on devait éviter, c'était que de certaines obstinations ne blessassent un pouvoir dont l'inquiète nouveauté observait tous les visages, épiait toutes les paroles. Il se souvenait dans quel siècle il était né, quelle forme de gouvernement leurs pères et les pères de leurs pères avaient établie. Voulait-on remonter plus haut ? il admirait le passé, s'accommodait au présent. Pour les empereurs, il en souhaitait de bons, il les endurait quels qu'ils fussent. C'était l'arrêt du sénat autant que son discours qui avait accablé Thraséas : la cruauté de Néron se jouait de la conscience publique avec ces images de la justice ; et la faveur d'un tel ami n'avait pas été pour lui-même moins pleine d'alarmes que pour d'autres l'exil. Helvidius pouvait rivaliser de fermeté et de courage avec les Catons et les Brutus ; il n'était, lui, qu'un simple membre de ce sénat qui avait avec lui subi l'esclavage. Il conseillait même à Priscus de ne pas s'élever plus haut que l'empereur, de songer que Vespasien, vieillard honoré du triomphe, père d'enfants dans la force de l'âge, n'était pas homme auquel il dût faire la leçon. Si les mauvais princes veulent un pouvoir sans limites, les bons aiment une liberté mesurée." Ces paroles, jetées de part et d'autre avec beaucoup de véhémence, étaient reçues diversement par les passions contraires. Le parti qui préférait le sort l'emporta : les indifférents même appuyaient l'avis de s'en tenir à l'usage ; et les sénateurs les plus distingués penchaient de ce côté, dans la crainte d'exciter l'envie si le choix tombait sur eux.

IX. Cette contestation fut suivie d'une autre, Les préteurs de l'épargne (car les deniers publics étaient alors administrés par des préteurs) se plaignirent de la pauvreté de l'État, et demandèrent qu'on modérât les dépenses. Le consul désigné, envisageant grandeur du fardeau et la difficulté du remède, renvoyait ce soin à l'empereur. Helvidius voulut que le sénat prononçât. Les consuls recueillaient les avis, quand Vulcatius Tertullinus, tribun du peuple, s'opposa formellement à ce qu'une si grande affaire fût décidée en l'absence du prince. Helvidius avait proposé que l'État rebâtit le Capitole, en invitant Vespasien à aider l'entreprise. Un silence prudent laissa tomber cet avis, auquel on ne pensa plus. Il y en eut pourtant qui ne l'oublièrent pas.

X. Alors Musonius s'éleva contre P. Céler, et lui reprocha d'avoir fait périr Baréa Soranus par un faux témoignage. Ce procès semblait rouvrir à la haine la carrière des accusations ; mais un si vil et si coupable accusé ne pouvait trouver de protecteurs. La mémoire de Soranus était révérée. Quant à Céler, maître de philosophie de Soranus, puis témoin à sa charge, il avait trahi et profané l'amitié, dont il faisait profession d'enseigner les devoirs. La cause fut remise au jour le plus prochain ; et ce n'était pas tant Céler et Musonius que Marcellus, Helvidius et beaucoup d'autres, que l'on attendait dans cette lice ouverte aux vengeances.

XI. Dans de telles conjonctures, et au milieu de l'anarchie où les discordes du sénat, la colère des vaincus, la faiblesse des vainqueurs, plongeaient une ville sans lois et sans prince, Mucien fit son entrée, et, en paraissant, attira tout à lui. La puissance d'Antoine et de Varus tomba devant la haine mal déguisée de ce chef ; car son visage dissimulait en vain : Rome, habile à deviner les disgrâces, avait pris parti et transféré son obéissance. Mucien est seul recherché, seul entouré d'hommages. Lui, ne manque pas à sa grandeur : l'escorte armée qui l'accompagne, les palais et les jardins qu'il habite et quitte tour à tour, son faste, sa démarche, les gardes qui veillent à sa porte, tout annonce l'homme qui est prince de fait, et veut bien ne pas l'être de nom. De tous ses actes, celui qui répandit le plus de terreur fut le meurtre de Calpurnius Galérianus. Fils de C. Pison, il n'avait rien entrepris ; mais une origine illustre et une jeunesse parée des grâces extérieures livraient son nom aux entretiens de la renommée ; et, dans une ville encore agitée et avide de nouvelles, il se trouvait des bouches qui lui déféraient les honneurs d'un empire imaginaire. Mucien le fit enlever par des soldats ; et, de peur que dans Rome sa mort n'eût trop de témoins, on le conduisit à quarante milles de distance, sur la voie Appienne, où il eut les veines ouvertes et perdit la vie avec le sang. Julius Priscus, préfet du prétoire sous Vitellius, se tua lui-même, plutôt par honte que par nécessité. Alphénus Varus survécut à sa lâcheté et à son infamie. Quant à l'affranchi Asiaticus, il expia par le supplice des esclaves son pouvoir malfaisant.

XII. Pendant ces mêmes jours, la nouvelle de plus en plus accréditée d'un grand désastre en Germanie était reçue à Rome sans y répandre le deuil ; on parlait de nos armées battues, des camps de nos légions pris, des Gaules soulevées, comme de choses indifférentes. Je reprendrai d'un peu plus haut les causes de cette guerre, et je dirai combien de nations étrangères ou alliées concoururent à ce vaste embrasement. Les Bataves, tant qu'ils demeurèrent au delà du Rhin, firent partie des Cattes. Chassés par une sédition domestique, ils occupèrent l'extrémité alors inhabitée des côtes de la Gaule, et une île située entre des lagunes, et baignée en face par l'Océan, des trois autres côtés par le Rhin. Alliés des Romains, sans que la société du plus fort les écrase de sa prépondérance, ils ne fournissent à l'empire que des hommes et des armes. Les guerres de Germanie avaient longtemps exercé leur courage ; leur gloire s'accrut en Bretagne, où l'on fit passer plusieurs de leurs cohortes, commandées, selon l'usage de ce peuple, par les plus nobles de la nation. Le pays entretenait en outre une cavalerie d'élite, qui excellait à nager avec ses armes et ses chevaux, et qui traversait le Rhin sans rompre ses escadrons.

XIII. Julius Paulus et Claudius Civilis, issus d'un sang royal, surpassaient en illustration tous les autres Bataves. Paulus, accusé faussement de révolte, fut tué par Fontéius Capito. Civilis fut chargé de chaînes et envoyé à Néron ; absous par Galba, il courut un nouveau danger sous Vitellius, dont l'armée demandait sa mort. Telle fut la cause de ses ressentiments : son espoir vint de nos malheurs. Civilis, plus rusé que le commun des barbares, et qui se comparait aux Annibal et aux Sertorius, parce qu'il portait au visage la même cicatrice, ne voulut pas attirer sur lui les forces romaines par une rébellion déclarée. Il feignit d'être ami de Vespasien et de prendre parti dans nos querelles. Il est vrai qu'Antonius Primus lui avait écrit de détourner par une fausse alarme les secours que mandait Vitellius, et de retenir nos légions en les menaçant des Germains. Hordéonius Flaccus lui avait donné de vive voix le même avis, par inclination pour Vespasien et par intérêt pour la république, dont la ruine était inévitable si la guerre se renouvelait, et que tant de milliers d'hommes armés inondassent l'Italie.

XIV. Quand sa révolte fut décidée, Civilis, tout en cachant des vues plus profondes, et résolu d'accommoder ses plans à la fortune, commença de la sorte à remuer l'ordre établi. Vitellius avait ordonné des levées parmi les Bataves. Cette charge, déjà pesante en elle-même, était aggravée par l'avarice et la débauche des agents du pouvoir ; ils enrôlaient des vieillards et des infirmes, pour en tirer une rançon et les renvoyer. Dans ce pays les enfants sont généralement de haute taille ; ils enlevaient les plus beaux pour d'infâmes plaisirs. Les esprits se soulevèrent, et des hommes apostés pour souffler la révolte persuadèrent au peuple de se refuser aux levées. Civilis, sous prétexte de donner un festin, réunit dans un bois sacré les principaux de la nation et les plus audacieux de la multitude. Quand la nuit et la joie eurent échauffé les imaginations, il commença par célébrer la gloire de la patrie ; puis il énumère les injustices, les enlèvements, et tous les maux de la servitude. "Ce n'est plus comme autrefois en alliés qu'on les traite, mais en esclaves. Quand le général, avec sa suite écrasante et ses durs commandements, daigne-t-il même les visiter ? On les abandonne à des préfets, à des centurions, qu'on change quand ils sont rassasiés de leur sang et de leurs dépouilles ; et alors il faut de nouvelles proies ; le brigandage recommence sous mille noms divers. Voici venir maintenant le recrutement, qui arrache, comme par une dernière séparation, les enfants à leurs parents, les frères à leurs frères. Cependant la puissance romaine ne fut jamais plus abattue ; les camps ne renferment que du butin et des vieillards. Que les Bataves lèvent seulement les yeux et ne tremblent pas au vain nom de légions imaginaires ; ils sont forts en infanterie, forts en cavalerie ; les Germains sont leurs frères ; les Gaules partagent leurs voeux Rome même verra cette guerre sans déplaisir. Si la fortune balance, l'intérêt de Vespasien sera leur excuse ; pour la victoire, elle ne doit de compte à personne."

XV. Après ce discours, qui fut reçu avec enthousiasme, Civilis lia tous les convives par les imprécations en usage parmi ces barbares. Il envoya vers les Canninéfates pour les associer à l'entreprise. Cette nation habite une partie de l'île : origine, langue, valeur, elle a tout des Bataves, excepté le nombre. Il gagna ensuite par des émissaires secrets les auxiliaires de Bretagne, ces cohortes bataves que nous avons vues partir pour la Germanie, et qui alors se trouvaient à Mayence. Il y avait chez les Canninéfates un homme appelé Brinnon, d'une audace brutale, d'une naissance éclatante. Son père, plus d'une fois rebelle, avait impunément bravé les ridicules expéditions de Caïus. Le nom d'une famille signalée par la révolte fut un titre pour Brinnon : placé sur un bouclier, suivant l'usage du pays, et balancé sur les épaules de ses compagnons, il est proclamé chef ; aussitôt il appelle à son aide les Frisons, nation transrhénane, et se jette sur un camp de deux cohortes voisin de l'Océan et le plus à portée de son invasion. Les soldats n'avaient pas prévu cette attaque ; et, l'eussent-ils prévue, ils n'étaient pas en force pour la repousser. Le camp fut pris et pillé ; l'ennemi tombe ensuite sur les vivandiers et les marchands romains, épars çà et là dans toute la sécurité de la paix. Il menaçait de détruire tous nos postes ; les préfets de cohortes y mirent le feu, ne pouvant les défendre. Les drapeaux, les étendards, et tout ce qu'il y avait de troupes, furent réunis dans la partie supérieure de l'île, sous le commandement du primipilaire Aquilins : assemblage qui avait plutôt le nom que la force d'une armée. Vitellius avait enlevé l'élite et le nerf des cohortes, et, ramassant dans les bourgades voisines une foule confuse de Nerviens et de Germains, il avait chargé d'armes ces simulacres de soldats.

XVI. Civilis, croyant devoir employer la ruse, fut le premier à blâmer nos préfets d'avoir abandonné les forts. "Lui seul, disait-il, avec sa cohorte, étoufferait la révolte des Canninéfates ; chacun pouvait retourner dans ses quartiers d'hiver." Le piège était visible : on sentait que les cohortes éparses seraient plus facilement écrasées, et que le vrai chef de cette guerre n'était pas Brinnon, mais Civilis : le secret de ses desseins perçait peu à peu, mal gardé par la joie belliqueuse des Germains. Voyant le peu de succès de la ruse, Civilis a recours à la force ; il fait des Canninéfates, des Frisons, des Bataves, trois corps séparés et tous formés en coin. On leur présenta la bataille près du Rhin, les vaisseaux, qu'on avait réunis en ce lieu depuis l'incendie des forts, ayant la proue tournée contre l'ennemi. Après un moment de combat, une cohorte de Tongres passa du côté de Civilis, et nos soldats, déconcertés par cette trahison, tombaient à la fois sous le fer des alliés et sous les coups des rebelles. La flotte fut le théâtre de la même perfidie. Une partie des rameurs étaient Bataves ; ils empêchent par une maladresse calculée le service des matelots et des combattants. Bientôt ils changent de direction et présentent les poupes à la rive où est l'ennemi. Enfin ils massacrent les pilotes et les centurions qui essayent de résister ; et la flotte entière, composée de vingt-quatre vaisseaux est prise ou se livre elle-même.

XVII. Cette victoire procura aux ennemis gloire pour le présent, utilité pour l'avenir : elle leur donna des armes et des vaisseaux dont ils manquaient, et leur renommée fut grande dans les Gaules et la Germanie, qui les célébrèrent comme des libérateurs. La Germanie envoya aussitôt leur offrir des secours ; quant aux Gaules, Civilis employait l'adresse et les présents pour gagner leur alliance, renvoyant dans leur patrie les préfets de cohortes prisonniers, donnant aux cohortes elles-mêmes le choix de rester ou de se retirer. Celles qui restaient avaient dans l'armée un poste d'honneur ; on offrait aux autres une part de nos dépouilles ; en même temps il leur rappelait dans de secrets entretiens "les maux que la Gaule avait soufferts durant tant d'années d'une affreuse servitude, qu'elle décorait du nom de paix. Les Bataves, quoique exempts de tributs, avaient pris les armes contre les communs dominateurs : la première bataille avait dispersé et vaincu les Romains ; que serait-ce si les Gaules secouaient le joug ? et que restait-il de forces en Italie ? le sang des provinces domptait seul les provinces. Il ne fallait pas songer au combat de Vindex : c'était la cavalerie batave qui avait écrasé les Éduens et les Arvernes ; Virginius avait eu des Belges pour auxiliaires ; et, à vrai dire, la Gaule s'était vaincue elle-même. Maintenant il n'existait plus qu'un seul parti, fortifié de toute la vigueur de discipline qui eût jamais régné dans les camps romains : avec lui étaient ces vieilles cohortes, sous lesquelles avaient succombé dernièrement les légions othoniennes. L'esclavage était fait pour la Syrie, pour l'Asie, pour l'Orient, accoutumé à servir sous des rois ; mais la Gaule, combien de vieillards y vivaient encore, nés avant les tributs ! Naguère du moins la Germanie avait exterminé Varus et chassé la servitude ; et ce n'était pas un Vitellius, c'était César, Auguste, dont elle avait défié la puissance. La liberté est un présent de la nature, où les brutes mêmes ont part : la bravoure est l'héritage privilégié de l'homme, et les dieux secondent le plus brave. Que tardent-ils donc, pleins de force et libres de soins, à fondre sur un ennemi distrait et fatigué ? Pendant qu'on se passionne ici pour Vespasien, là pour Vitellius, tous deux sont en prise à la première attaque."

XVIII. C'est ainsi qu'embrassant dans ses vues les Gaules et la Germanie, ce chef préparait une révolution qui n'allait à rien moins qu'à le faire roi de ces riches et puissantes contrées. Hordéonius Flaccus, en fermant les yeux sur ses premières tentatives, en aida le succès. Lorsqu'il vit des courriers arriver tout effrayés, annonçant nos quartiers envahis, nos cohortes détruites, le nom romain chassé de l'île des Bataves, il donna ordre au lieutenant Mummius Lupercus, qui commandait un camp de deux légions, de marcher contre l'ennemi. Lupercus mena rapidement dans l’île ce qu'il avait de légionnaires, les Ubiens cantonnés près de là, et les cavaliers Trévires qui se trouvaient un peu plus loin. Il y joignit une aile de cavalerie batave, qui, depuis longtemps gagnée, feignait d'être fidèle, pour trahir sur le champ de bataille et déserter avec plus d'avantage. Civilis s'entoura des drapeaux de nos cohortes prisonnières, afin que ses guerriers combattissent en présence de leur gloire, et que le souvenir d'un récent désastre effrayât ses ennemis. Il plaça derrière l'armée sa mère, ses soeurs, les femmes et les enfants de tous ses soldats, pour les exciter à vaincre, ou leur faire honte sils pliaient. Lorsque le chant des guerriers et les, hurlements des femmes eurent retenti sur toute la ligne, il s'en fallut que nos légions et nos cohortes répondissent par un cri aussi ferme. Les cavaliers bataves venaient de découvrir l'aile gauche, en passant à l'ennemi et se tournant aussitôt contre nous. Toutefois, en cet extrême péril, le soldat légionnaire gardait ses armes et ses rangs. Les auxiliaires Ubiens et Trévires, honteusement dispersés, erraient par toute la campagne. Les Germains s'acharnèrent sur eux, et les légions eurent le temps de se réfugier dans le camp nommé Vétéra. Le commandant des Bataves transfuges, Claudius Labéo, était compatriote, et, par l'effet de rivalités locales, ennemi de Civilis. Ce dernier craignait en le tuant de soulever les esprits, ou de nourrir en le gardant un germe de discorde : il le déporta chez les Frisons.

XIX. Pendant ces mêmes jours, des cohortes de Bataves et de Canninéfates que Vitellius faisait venir à Rome furent jointes en chemin par un courrier de Civilis. Aussitôt elles s'enflent d'orgueil et de prétentions ; il leur faut, pour prix du voyage, le don militaire, une double paye, une augmentation dans le nombre des cavaliers, toutes choses promises, il est vrai, par Vitellius, mais qu'elles demandaient bien moins pour les obtenir que pour avoir une occasion de révolte. Hordéonius, en leur accordant beaucoup, n'avait fait que les enhardir à exiger plus impérieusement ce qu'elles savaient qu'il ne donnerait pas. Elles méconnaissent son autorité et gagnent la basse Germanie pour se joindre à Civilis. Hordéonius assembla les tribuns et les centurions, et délibéra s'il réprimerait par la force cette désobéissance ; sa lâcheté naturelle et les terreurs de ses officiers, qu'alarmait la foi douteuse des auxiliaires, et qui se défiaient de légions recrutées à la hâte, le décidèrent à retenir le soldat dans le camp. Bientôt il se repentit, et, blâmé de ceux même dont il avait suivi le conseil, il sembla se disposer à poursuivre. Il écrivit à Hérennius Gallus, commandant de la première légion cantonnée à Bonn, "de fermer le passage aux Bataves ; que lui-même avec son armée les presserait par derrière." Ils pouvaient être écrasés, si Hordéonius d'un côté, Gallus de l'autre, eussent fait marcher leurs troupes et serré les mutins entre deux attaques ; mais Hordéonius abandonna ce projet et avertit Gallus par un autre message de ne pas effaroucher leur retraite. On soupçonna dès lors que les généraux voyaient sans peine s'allumer la guerre, et que tous les malheurs arrivés ou prévus ne devaient être imputés ni à la lâcheté des soldats, ni à la valeur des ennemis, mais à la mauvaise foi des chefs.

XX. Les Bataves, en approchant du camp de Bonn, envoyèrent une députation déclarer à Gallus, au nom des cohortes, "qu'elles n'étaient point en guerre avec les Romains, pour qui elles avaient tant de fois combattu ; que fatiguées d'un long et stérile service elles soupiraient après la patrie et le repos ; que, si personne ne les arrêtait, leur marche serait inoffensive ; mais que si des armes leur fermaient le chemin, elles trouveraient passage avec le fer." Le général balançait : les soldats le décidèrent à tenter le combat. Trois mille légionnaires, des cohortes belges levées tumultuairement, un gros de paysans et de vivandiers, troupe lâche, mais insolente avant le péril, sortent à la fois par toutes les portes, pour envelopper les Bataves inférieurs en nombre. Ces vieux guerriers se forment en bataillons triangulaires, dont les trois faces sont également serrées et impénétrables ; ils rompent ainsi nos lignes sans épaisseur. Les Belges pliant, la légion est repoussée, et l'on fuit en désordre vers les retranchements et les portes. C'est là que se fit le plus grand carnage : les fossés se comblèrent de corps ; et c'était peu du fer et des coups de l’ennemi : un grand nombre périrent par la chute même et percés de leurs propres armes. Les vainqueurs, évitant Cologne, achevèrent leur route sans commettre d'hostilités. Ils s'excusaient du combat de Bonn, en disant qu'ils avaient demandé la paix, et que, ne pouvant l'obtenir, ils avaient pourvu à leur défense.

XXI. L'arrivée de ces vieilles cohortes donnait enfin à Civilis une armée véritable ; irrésolu toutefois, et songeant à la puissance des Romains, il fait reconnaître Vespasien par tous ceux qui étaient avec lui, et envoie proposer le même serment aux deux légions qui, repoussées à la première affaire, s'étaient retirées dans le camp de Vétéra. Elles répondirent, "qu'elles ne prenaient conseil ni d'un traître ni d'un ennemi ; que Vitellius était leur empereur, et que leur foi et leurs armes seraient à lui jusqu'au dernier soupir ; qu'un déserteur batave cessât donc de s'ériger en arbitre des destinées de Rome ; qu'il attendît plutôt le juste châtiment de son crime." A cette réponse, Civilis brûlant de colère entraîne aux armes toute la nation batave ; les Bructères et les Tenctères s'y joignent aussitôt, et, avertie par de rapides messagers, la Germanie accourt au butin et à la gloire.

XXII. Pour résister à ce concours menaçant d'hostilités, les commandants des légions Mummius Lupercus et Numisius Rufus renforçaient les palissades et les murailles. Des constructions, ouvrage d'une longue paix, formaient près du camp une espèce de ville ; on les rasa, de peur qu'elles ne servissent à l'ennemi. Mais le camp fut mal pourvu de vivres ; au lieu d'approvisionnements réguliers, on permit le pillage : aussi la licence dévora en peu de jours ce qui eût suffi aux nécessités d'un long siège. Civilis occupait le centre de l'armée ennemie avec sa robuste infanterie batave ; et, pour ajouter à la terreur du coup d'oeil il avait couvert les deux rives du Rhin de bandes germaniques, tandis que sa cavalerie voltigeait dans la plaine, et que sa flotte s'avançait en remontant le fleuve. D'un côté les étendards de ces cohortes vieillies dans nos camps, de l'autre les sauvages représentations d'animaux, que ces peuples tirent de leurs forêts ou de leurs bois sacrés pour aller au combat, présentaient un mélange de guerre étrangère et civile, qui frappait les assiégés de stupeur. L'espoir des assiégeants était augmenté par l'étendue des retranchements, tracés pour deux légions, et défendus à peine par cinq mille Romains armés. Il est vrai qu'une multitude de vivandiers s'y était rassemblée à la première alarme et partageait le service.

XXIII. Une partie du camp s'élevait en pente douce, l'autre était au niveau de la plaine. Auguste avait cru que ce poste tiendrait la Germanie assiégée et immobile ; il n'avait pas prévu des temps assez malheureux pour que les barbares vinssent eux-mêmes assaillir nos légions. Aussi ne fit-on rien pour ajouter à la force de la position ni des lignes ; on se reposait sur le courage et les armes. Les Bataves et les guerriers d'outre-Rhin, jaloux de signaler séparément leur vaillance, afin qu'elle brillât dans un plus grand jour, se rangent par nations et attaquent de loin. Mais la plupart de leurs traits s'attachaient en pure perte aux tours et aux créneaux, et des pierres roulées d'en haut les écrasaient eux-mêmes. Alors d'un cri et d'un élan, ils assaillent le rempart, les uns avec des échelles, les autres en montant sur la tortue de leurs camarades. Déjà plusieurs atteignaient le sommet, lorsque, repoussés à coups d'épée et de bouclier, ils retombent et sont accablés de traits et de javelots ; sanglante issue d'une fougue immodérée, rendue plus téméraire par la bonne fortune. Mais ici l'amour du butin leur faisait supporter la mauvaise. Ils essayèrent tout, jusqu'à l'emploi nouveau pour eux des machines. Ces barbares n'ont aucune industrie : les transfuges et les prisonniers leur apprenaient à construire en charpente une espèce de pont, qu'ils plaçaient sur des roues et poussaient en avant, afin que les uns, debout sur le plancher, combattissent comme du haut d'une terrasse, tandis que les autres, à l’abri par-dessous, saperaient les murailles. Mais les pierres lancées avec la baliste renversèrent ces informes constructions. A mesure qu'ils voulaient établir des claies et des mantelets, nos machines leur envoyaient des javelines enflammées, et les assiégeants étaient eux-mêmes assiégés de feux. Enfin, désespérant de la force, ils appelèrent le temps à leur aide, n'ignorant pas que la place n'avait de vivres que pour peu de jours, avec un grand nombre de bouches inutiles. Ils comptaient d'ailleurs sur la trahison, suite de la disette, sur la foi mobile des esclaves, sur les chances de la guerre.

XXIV. Cependant Hordéonias, apprenant le siège du camp, envoie dans les Gaules rassembler des secours, et donne l'élite des légions à Didius Vocula, commandant de la dix-huitième, avec ordre de marcher à grandes journées le long du Rhin ; lui-même s'embarque sur le fleuve, malade et odieux aux soldats. Leur indignation s'exprimait hautement : "Il avait ouvert aux cohortes bataves les portes de Mayence, dissimulé les entreprises de Civilis, appelé les Germains au secours de la révolte. Non, Vespasien n'était pas plus grandi par les efforts d'Antoine et de Mucien que par les ruses de cet homme. Les haines déclarées, les guerres ouvertes, se repoussaient ouvertement ; la fraude et la perfidie frappaient dans l'ombre des coups inévitables. Civilis marchait en avant, rangeait son armée en bataille ; Hordéonius ordonnait de sa chambre, de son lit, tout ce qui pouvait rendre l'ennemi vainqueur. Fallait-il que les bras de tant d'hommes armés et courageux se mussent au gré d'un vieillard infirme ? Eh ! qui les empêchait d'exterminer le traître, et de soustraire leur fortune et leur valeur à une funeste influence ? " Ainsi échauffés par les discours l'un de l'autre, une lettre arrivée du camp de Vespasien acheva de les enflammer. Ne pouvant la cacher, Hordéonius la lut en présence des troupes, et envoya garrottés à Vitellius ceux qui l'avaient apportée.

XXV. Les esprits furent un peu calmés, et l'on parvint à Bonn, où était le camp de la première légion. Là, plus irrité encore, le soldat imputait sa défaite à Hordéonius : "C'était son ordre qui les avait mis aux prises avec les Bataves, que poursuivaient, à l'en croire, les légions de Mayence ; c'était par sa trahison qu'ils avaient été taillés en pièces, aucun secours n'étant survenu. Voilà ce qu'ignoraient les autres armées, ce qu'on n'annonçait pas à leur empereur. Et cependant le concours de tant de provinces eût pu étouffer la rébellion dés sa naissance." Hordéonius lut à l'armée des copies de toutes les lettres par lesquelles il appelait à son aide les Gaules, la Bretagne et l'Espagne ; et il donna le détestable exemple de remettre les dépêches aux porte-enseignes des légions, par qui les soldats en avaient lecture avant les chefs. Ensuite il fit arrêter un des séditieux, plutôt pour faire acte d'autorité que dans l'idée qu'un seul fût coupable. L'armée se rendit de Bonn à Cologne, où affluaient les renforts de la Gaule, qui d'abord nous servit avec zèle. Quand la cause des Germains sembla prévaloir, la plupart de ses peuples s'armèrent contre nous, animés par l'espoir d'être libres, et par l'ambition, une fois qu'ils le seraient, de commander à leur tour. L'esprit des légions s'aigrissait de plus en plus, et l'emprisonnement d'un soldat effrayait peu les autres. Le prisonnier même se donnait le général pour complice : "Agent secret des intelligences d'Hordéonius et de Civilis, on voulait, disait-il, à l'aide de la calomnie, étouffer en lui un témoin de la vérité." Vocula monte sur le tribunal avec une fermeté exemplaire, fait saisir le soldat, et, malgré ses clameurs, il ordonne qu'on le mène au supplice. Les méchants tremblèrent, les bons obéirent. Ensuite, le cri général demandant Vocula pour chef, Hordéonius lui céda la direction des affaires.

XXVI. Mais tout concourait à exaspérer ces courages émus : la disette d'argent et de vivres, les Gaules se refusant aux tributs et aux levées ; le Rhin presque fermé à la navigation par une sécheresse inouïe dans ces climats, des approvisionnements difficiles, des postes distribués sur toute la rive pour empêcher les Germains de passer à gué, et, par un double effet d'une même cause, moins de ressources et plus de besoins. Le vulgaire regardait comme un prodige menaçant la baisse même des eaux ; les fleuves, ces anciennes barrières de notre empire, semblaient nous manquer aussi ; et ce qu'en paix on attribue au hasard ou à la nature, devenait alors fatalité, colère céleste. Entrée à Novésium, l'armée s'y accrut de la seizième légion, Vocula reçut pour associé dans les soins du commandement le lieutenant Hérennius Gallus. N'osant marcher à l'ennemi, ces deux chefs campèrent au lien nommé Gelduba : là, ils exerçaient les troupes à se ranger en bataille, à retrancher et palissader un camp, à faire tous les travaux qui sont l'apprentissage de la guerre et fortifient le soldat. Pour animer leur courage par l’attrait du butin, Vocula conduisit une partie de l'armée sur les terres des Gugernes, nation voisine, qui avait embrassé la cause de Civilis : l'autre partie resta avec Gallus.

XXVII. Un navire chargé de grains s'étant par hasard engravé non loin du camp, les Germains le tiraient de leur côté. Gallus ne put le souffrir : il envoie une cohorte au secours ; mais les Germains arrivent plus nombreux, et, les forces grossissant de part et d'autre, on en vint à un combat en forme. Les ennemis, après un grand carnage des nôtres, entraînèrent le vaisseau. Les vaincus (c'était alors un usage reçu) s'en prirent non à leur propre lâcheté, mais à la perfidie du général ; ils l'arrachent de sa tente, déchirent ses vêtements, l'accablent de coups, lui ordonnent de déclarer ses complices et ce qu'il a reçu pour trahir l'armée. Leur haine contre Hordéonius se réveille ; c'est à lui qu'ils imputent le crime dont Gallus est l'instrument. Celui-ci, menacé de la mort, cède à la terreur et accuse lui-même Hordéonius de trahison ; mis aux fers, il n'en sortit qu'à l'arrivée de Vocula. Le lendemain, Vocula fit mourir les auteurs de la révolte : étrange contraste d'une licence effrénée et d'une soumission passive ! Dans cette armée, le simple soldat était dévoué sans réserve à Vitellius ; les principaux officiers penchaient pour Vespasien : de là cette alternative de crimes et de supplices, ce mélange de fureurs et d'obéissance. On ne pouvait contenir les soldats, on pouvait les punir.

XXVIII. Cependant Civilis prenait d'immenses accroissements, appuyé de la Germanie entière, dont l'alliance lui était garantie par les plus nobles otages. Il fait ravages le pays des Ubiens et des Trévires par les bandes les plus voisines, pendant que d'autres passent la Meuse et vont désoler les Ménapiens, les Morins et toute la frontière des Gaules. On fit du butin sur ces deux points ; les Ubiens furent les plus maltraités, parce qu'étant d'origine germanique ils avaient abjuré leur patrie et reçu le nom romain d'Agrippiniens ; leurs cohortes furent taillées en pièces au village de Marcodurum, où elles se gardaient avec peu de soin, comme éloignées du fleuve. Ce revers n'empêcha pas les Ubiens d'aller à leur tour piller les Germains, et d'abord ce fut impunément ; mais ils finirent par être enveloppés, et en général ils furent, dans toute cette guerre, moins heureux que fidèles. Les Ubiens écrasés, Civilis pressait, avec la force et la confiance d'un vainqueur, le siège de Vétéra, redoublant de vigilance pour empêcher tout avis secret d'y pénétrer et d'annoncer qu'il venait des secours. Il confie aux Bataves le service des machines et la construction des ouvrages : les Germains demandaient le combat ; il les envoie arracher les palissades ; repoussés, il leur ordonne de retourner à la charge ; leur nombre inépuisable rendait les sacrifices faciles. La nuit ne mit pas fin à cette lutte.

XXIX. Les barbares ayant allumé de grands feux se mettent à manger à l'entour, et, à mesure que le vin les échauffe, ils courent à l'assaut avec un téméraire et vain emportement. Leurs coups s'égaraient parmi les ténèbres ; ceux des Romains allaient chercher, dans ces bandes éclairées parla flamme, les hommes que signalaient le plus leur audace ou l'éclat de leur parure guerrière. Civilis s'en aperçut : il fit éteindre les feux et ajouta les horreurs de la nuit aux horreurs des combats. Ce ne furent alors que bruits discordants, chances inattendues : on ne voit ni à diriger, ni à parer les traits. Un cri arrive-t-il d'un côté ? c'est par là qu'on se tourne, c'est là que visent tous les arcs. Le courage est une arme inutile ; le sort a tout confondu, et le plus brave périt souvent par la main du plus lâche, Les Germains obéissaient à une aveugle fureur : le Romain, plus expérimenté, lançait des pieux ferrés, d'énormes pierres, et ne les jetait pas au hasard : le bruit l'avertissait quand on sapait les murailles ; ou si des échelles dressées amenaient l'ennemi sous sa main, il le renversait avec son bouclier, le suivait de sa javeline. Plusieurs, déjà sur les retranchements, furent percés à coups de poignard. La nuit ainsi écoulée, le jour ouvrit une nouvelle scène de combats.

XXX. Les Bataves avaient construit une tour à deux étages, et ils l'approchaient de la porte prétorienne, endroit le plus accessible. On pointa contre ses flancs de fortes solives, et des poutres battantes fracassèrent l'édifice et ceux qui étaient dessus. Le désordre fut augmenté par une brusque et heureuse sortie ; en même temps le légionnaire, plus habile dans les travaux d'art, dressait machines sur machines. La plus redoutable aux barbares fut un levier mobile et en équilibre, qui, subitement abaissé, saisissait un ou plusieurs hommes à la vue de leurs camarades, les enlevait en l'air, et, versant en arrière ce poids suspendu, le déchargeait dans le camp. Civilis, renonçant à l'espoir de forcer la place, prit de nouveau le parti de l'assiéger à loisir : pendant ce temps il n'épargnait ni nouvelles ni promesses pour ébranler la foi des légions.

XXXI. Ces choses se passèrent en Germanie avant la bataille de Crémone, dont une lettre d'Antonius Primus annonça le succès. A cette lettre était joint un édit de Cécina ; et le préfet de cohorte Alpinus Montanus, un des vaincus, avouait en personne la fortune des siens. Cette nouvelle agita diversement les esprits. Les auxiliaires gaulois, qui n'avaient ni attachement ni haine de parti, et qui faisaient la guerre sans enthousiasme, abandonnèrent Vitellius à la première proposition de leurs préfets. Les vieux soldats se décidaient moins vite : Hordéonius commanda, les tribuns prièrent, et l'on prêta un serment que ne confirmaient ni les coeurs ni les visages. En prononçant la formule solennelle, ce ne fut qu'avec hésitation et à demi-voix qu'ils murmurèrent le nom de Vespasien : plusieurs même l'omirent tout à fait.

XXXII. Des lettres d'Antonins à Civilis, lues devant l'armée, irritèrent les défiances. Ce chef écrivait au Batave comme à un allié qui servait sa cause, et parlait en termes hostiles des troupes de Germanie. Apportées au camp de Gelduba, les mêmes nouvelles donnèrent lieu aux mêmes discours et aux mêmes actes. Montanus fut envoyé vers Civilis pour lui dire "de cesser la guerre et de ne pas couvrir d'un drapeau menteur les desseins d'un ennemi ; que s'il avait pris les armes pour aider Vespasien, sa tâche était remplie." Civilis fit d'abord une réponse politique ; puis, voyant à Montanus un caractère fougueux et tout disposé à la révolte, il commence par se plaindre des vingt-cinq ans de périls dont il a dévoré l'ennui dans les camps romains : "Et quelle digne récompense j'ai reçue de mon labeur ! la mort d'un frère, la prison, les cris féroces de cette armée qui voulut avoir ma tête, et dont le droit des gens veut que je tire vengeance. Mais vous, Trévires, et vous tous qui traînez servilement vos chaînes, quel prix attendez-vous du sang prodigué tant de fois, si ce n’est un service ingrat, des tributs éternels, les verges, les haches, et tout ce que des maîtres savent inventer de supplices ? Levez les yeux : je n'étais que préfet d'une cohorte ; les Canninéfates et les Bataves ne sont qu'une faible portion de la Gaule ; et ces camps, vastes mais impuissantes forteresses, nous les avons rasés, ou nous les tenons investis par le fer et la faim. Osons le vouloir, et la liberté est à nous ; ou, vaincus, nous serons ce que nous sommes." Après l'avoir ainsi enflammé, il le congédie, en le chargeant toutefois d'une réponse plus pacifique. Montanus revint comme un négociateur qui n'a pas réussi, et se tut sur des secrets qui éclatèrent bientôt.

XXXIII. Civilis, gardant avec lui une partie des troupes, détache les vieilles cohortes et ce qu'il y avait de plus résolu parmi les Germains, et les envoie contre Vocula, sous la conduite de Julius Maximus et d'un fils de sa soeur, Claudius Victor. Ceux-ci enlèvent en passant le quartier d'une aile de cavalerie, situé à Asciburgium, et fondent tellement inattendus sur le camp des légions, que, Vocula n'eut le temps ni de haranguer son armée, ni de la déployer. Tout ce qu'il put faire dans le désordre d'une surprise fut d'ordonner qu'on fortifiât le centre en y plaçant les légionnaires. Les alliés se répandirent confusément sur les ailes ; la cavalerie sortit brusquement, et, reçue par un ennemi qui l'attendait en bon ordre, elle tourna bride et se rejeta sur les siens. Ce fut dès lors un carnage, et non un combat. Les cohortes des Nerviens, soit peur, soit trahison, découvrirent nos flancs. L'attaque arriva ainsi jusqu'aux légionnaires ; déjà elle les culbutait jusque dans les retranchements, lorsqu'un renfort imprévu changea la fortune. On avait commandé des cohortes de Vascons levées par Galba. Lorsqu'en approchant du camp elles entendirent les cris des combattants, elles chargèrent par derrière l'ennemi occupé devant soi, et répandirent une plus grande terreur qu'on ne l'eût espéré de leur nombre. Pour les uns c'était l'armée de Novésium, pour les autres c'était celle de Mayence, qui arrivaient tout entières. Cette erreur encouragea les Romains ; en se fiant sur les forces d'autrui, ils retrouvèrent les leurs. Ce qu'il y avait parmi les Bataves de plus intrépide en infanterie fut écrasé. Les cavaliers s'échappèrent avec les drapeaux et les prisonniers qu'ils avaient enlevés au commencement de l'action ; le nombre des tués fut de notre côté plus grand et moins regrettable : les Germains perdirent l'élite de leurs guerriers.

XXXIV. Les deux généraux, par une faute semblable, méritèrent leurs revers et manquèrent à leurs succès. Que Civilis eût envoyé au combat des troupes plus nombreuses, si peu de cohortes n'eussent pu les envelopper, et le camp de Gelduba était pris et détruit. Vocula de son côté n'éclaira point l'arrivée des ennemis ; aussi fut-il aussitôt vaincu que sorti de ses lignes. Ensuite, vainqueur trop peu confiant, il perdit plusieurs jours avant de marcher à l'ennemi, au lieu que, s'il se fût hâté de le poursuivre et de profiter de la fortune, il aurait pu, de ce premier élan, faire lever le siège de Vétéra. Cependant Civilis avait essayé sur les assiégés l'effet de la terreur, en feignant que les Romains étaient perdus et les siens triomphants. Il promenait sous leurs yeux nos enseignes et nos étendards ; il montra même les prisonniers, et l'un d'entre eux fit une action héroïque : il proclame d'une voix éclatante ce qui s'est passé, et tombe percé de coups par les Germains, vengeance qui confirma ses paroles. En même temps le saccagement des campagnes et les flammes des villages embrasés annonçaient l'approche d'une armée victorieuse. Une fois en vue du camp, Vocula ordonne qu'on plante les étendards et qu'on s'entoure de fossés et de retranchements, afin que, délivrés des bagages, on combatte sans embarras. A cet ordre, un cri s'élève contre le général ; les soldats demandent l'attaque, et ils ne demandaient plus sans menacer ; ils n'attendent pas même qu'on les range en bataille ; ils s'avancent pêle-mêle, fatigués, et engagent l'action : car Civilis les attendait, ne comptant pas moins sur les fautes de l'ennemi que sur le courage des siens. Les chances varièrent chez les Romains, et les plus séditieux furent les plus lâches. D'autres, se souvenant de leur victoire récente, tenaient ferme, frappaient l'ennemi, s'encourageaient eux-mêmes et leurs voisins. Le combat ainsi ranimé, ils tendent les mains vers les assiégés, leur faisant signe de ne pas manquer l'occasion : ceux-ci, qui voyaient tout du haut des murs, s'élancent par toutes les portes à la fois. En ce moment, Civilis fut terrassé par la chute de son cheval, et l'on ne saurait croire combien le bruit répandu dans les deux partis qu'il était blessé ou mort inspira d'effroi à son armée et d'ardeur à la nôtre.

XXXV. Vocula, négligeant de poursuivre un ennemi qui fuyait, se mit à renforcer de tours et de palissades le camp de Vétéra, comme s'il était menacé d'un second siège, et fut à bon droit suspect (tant il gâtait souvent sa victoire) de préférer la guerre à la paix. Rien ne fatiguait nos troupes autant que le défaut de vivres. Les équipages des légions, avec ce qu'il y avait de moins propre au combat, furent envoyés à Novésium pour en amener des grains par la route de terre, car les ennemis étaient maîtres du fleuve. Le premier convoi alla et revint tranquillement, Civilis n'étant pas encore rétabli de sa chute. Quand ce chef apprit qu'un second était parti pour Novésium, escorté par des cohortes qui marchaient comme en pleine paix, les drapeaux presque seuls, les armes sur les voitures, chacun errant à sa fantaisie, il l'assaillit en bon ordre, après avoir fait occuper d'avance les ponts et les défilés. On combattit sur une longue colonne et avec un succès douteux, jusqu'à ce que la nuit fît cesser l'action. Les cohortes gagnèrent Gelduba, où le camp subsistait toujours ; gardé par un détachement qu'on y avait laissé. On n'ignorait pas les périls qui menaçaient le retour, quand une charge pesante embarrasserait des troupes déjà intimidées. Vocula prend dans la cinquième et la quinzième légion, qui avaient essuyé le siège de Vétéra, un renfort de mille hommes, esprits indomptés et violemment aigris contre les chefs. Il en partit plus qu'il n'en avait commandé. Ils criaient hautement, pendant la marche, qu'ils n'endureraient plus la faim et la perfidie des généraux. Ceux qui étaient restés se plaignaient de leur côté qu'on les sacrifiait, en séparant d'eux une partie des légionnaires. De là une double sédition, les uns rappelant Vocula, les autres refusant de revenir dans le camp.

XXXVI. Cependant Civilis remet le siège devant Vétéra : Vocula se rend à Gelduba, puis à Novésium. Civilis prend Gelduba et livre, près de Novésium, un combat de cavalerie où il remporte l'avantage. Pour nos soldats, les succès et les revers les animaient également à la perte des généraux. Les légions, accrues des mille hommes de la cinquième et de la quinzième, demandent le don militaire ; elles savaient que Vitellius avait envoyé de l'argent : Hordéonius, sans se faire longtemps presser, le distribua au nom de Vespasien. La sédition en prit une nouvelle force ; ce ne furent plus que débauches, festins, rassemblements nocturnes, au milieu desquels se ralluma leur vieille haine contre Hordéonius. Ni lieutenant ni tribun n'osait leur résister, et la nuit avait ôté le frein de la honte : ils l'arrachent de son lit et le tuent. Le même sort attendait Vocula, s'il ne se fût échappé à la faveur des ténèbres et sous les habits d'un esclave. Quand la passion calmée eut laissé rentrer la peur dans les âmes, ils envoyèrent vers les nations gauloises des centurions avec des lettres, pour solliciter des secours d'hommes et d'argent.

XXXVII. Toute multitude privée de chef est précipitée, craintive, sans énergie : à l'approche de Civilis, ils prennent tumultueusement les armes, les quittent aussitôt et se mettent à fuir. Le malheur enfanta la discorde, et les troupes qui appartenaient à l'armée du Haut-Rhin séparèrent leur cause de celle des autres. Toutefois les images de Vitellius furent replacées dans le camp et dans les cités belgiques du voisinage, quoique Vitellius fût déjà à la mort. Ensuite, dans un accès de repentir, la première, la quatrième et la dix-huitième légion se mirent sous les ordres de Vocula, qui, après les avoir engagées à Vespasien par un nouveau serment, les mena vers Mayence pour en faire lever le siège. L'ennemi l'avait levé de lui-même ; c'était un assemblage de Cattes, d'Usipiens, de Mattiaques, qui, rassasiés de butin, s'étaient retirés, non toutefois sans perte : comme ils marchaient épars, nos soldats les avaient surpris et battus. De leur côté, les Trévires avaient fermé leurs frontières d'une enceinte palissadée, et ils soutenaient contre les Germains une lutte ou beaucoup de sang coula de part et d'autre, jusqu'au jour où de si beaux titres à la reconnaissance du peuple romain furent souillés par la rébellion.

XXXVIII. Cependant le consulat de Titus et le second de Vespasien s'ouvrirent en leur absence, au milieu de la tristesse et des alarmes de Rome, qui aux maux réels ajoutait le tourment des peurs chimériques. L'Afrique, disait-on, était soulevée, et la révolution avait pour chef L. Pison, gouverneur de la province. Cet homme n'était rien moins qu'un esprit turbulent ; mais les tempêtes de l'hiver interrompant la navigation, le peuple, qui achète chaque jour les aliments de chaque jour, et pour qui le seul intérêt politique est celui des vivres, s'imagina que les ports étaient fermés, les convois retenus, et, comme il le craignait, il le crut. Ces bruits étaient accrédités par les Vitelliens, chez qui l'esprit de parti survivait à la défaite ; ils ne déplaisaient pas même aux vainqueurs, dont toutes les guerres étrangères n'auraient pas assouvi les insatiables convoitises, bien loin que la guerre civile ait jamais eu de victoire qui pût les satisfaire.

XXXIX. Le jour des kalendes de janvier, le sénat, convoqué par Julius Frontinus, préteur de la ville, décerna aux lieutenants, aux armées, aux rois, des éloges et des actions de grâces. La préture fut retirée à Tertius Julianus, sous prétexte qu'il avait abandonné sa légion lorsqu'elle passa sous les drapeaux de Vespasien, et Plotius Griphus lui fut substitué. Hormus reçut le titre de chevalier. Bientôt Frontinus ayant abdiqué, Domitien prit possession de la préture ; son nom figurait à la tête des lettres et des édits : le pouvoir était aux mains de Mucien. Ce n'est pas que Domitien, poussé par les conseils de ses amis ou les caprices de sa volonté, n'agît souvent en maître. Mais aucune rivalité n'inquiétait Mucien comme celle d'Antoine et de Varus, illustrés tous deux de récentes victoires, chéris des soldats, en crédit jusqu'auprès du peuple, qui leur savait gré de n'avoir tiré, le glaive que sur le champ de bataille. Antoine, disait-on, s'adressant à Scribonianus Crassus, à qui de nobles aïeux donnaient un lustre que relevait encore l'image de son frère, l'avait exhorté à se saisir du pouvoir, entreprise qui n'eût pas manqué de soutiens si Scribonianus ne s'y était refusé. Mais le succès le mieux assuré ne l'eût pas facilement séduit, bien moins encore une espérance douteuse. Dans ces conjonctures Mucien, ne pouvant perdre Antonius ouvertement, le comble d'éloges dans le sénat, l'accable en secret de promesses, montrant à son ambition l'Espagne citérieure, laissée vacante parle départ de Cluvius ; en même temps il distribue à ses amis des tribunats et des préfectures. Quand il eut rempli cette âme vaine d'espoir et de prétentions, il mina ses forces en renvoyant dans son camp la septième légion, celle de toutes dont le zèle pour Antoine était le plus ardent ; la troisième, dévouée à Varus, retourna en Syrie. On conduisit en Germanie une autre partie de l'armée. Ainsi, purgée de ce qu'il y avait de plus turbulent, la ville reprit sa première forme, les lois leur autorité, les magistrats leurs fonctions.

XL. Le jour où Domitien fit son entrée au sénat, il dit, sur l'absence de son père et de son frère et sur sa propre jeunesse, quelques mots pleins de convenance, que faisait valoir la grâce de son maintien ; et, comme on ignorait encore ses moeurs, la rougeur qui couvrait à chaque instant son visage passa pour modestie. Le nouveau César ayant proposé de rétablir les honneurs de Galba, Curtius Montanus fut d'avis que la mémoire de Pison fût aussi honorée. Le décret fut rendu pour tous deux : il ne fut pas exécuté pour Pison. On tira au sort des commissaires chargés de faire restituer les rapines de la guerre, de rechercher et de remettre en place les tables des lois tombées de vétusté, de purger les fastes des additions dont les avaient souillés l'adulation des temps, enfin de modérer les dépenses publiques. La préture fut rendue à Tertius Julianus, quand on eut reconnu qu'il s'était réfugié auprès de Vespasien : Griphus en conserva les honneurs. On reprit ensuite le procès entre Musonius Rufus et P. Céler. Céler fut condamné et les mânes de Soranus vengés. Ce jour, signalé par la sévérité publique, eut aussi son triomphe privé : Musonius recueillit la gloire d'avoir accompli un grand acte de justice. L'opinion jugea autrement Démétrius, philosophe cynique, qui s'était montré plus ambitieux de renommée que d'estime, en défendant un criminel déjà convaincu. Céler lui-même ne trouva ni courage dans le péril, ni paroles pour se justifier. Au signal de vengeance donné contre les accusateurs, Julius Mauricus pria César de communiquer au sénat les registres du palais, afin qu'on sût quelles accusations chacun avait sollicitées. Domitien répondit que sur une telle demande il fallait consulter le prince.

XLI. Les premiers du sénat firent un serment que répétèrent à l'envi tous les magistrats, et que les autres sénateurs prononcèrent en opinant à leur tour : ils prenaient les dieux à témoin "qu'ils n'avaient concouru à aucun acte qui pût nuire à la sûreté de personne, et qu'ils n'avaient tiré ni profit ni honneur de l'infortune des citoyens." Un trouble visible et des termes adroitement changés dans la formule du serment trahissaient les consciences coupables. Les sénateurs applaudissaient à la bonne foi, protestaient contre le parjure. Cette espèce de censure tomba de tout son poids sur Sariolénus Vocula, Nonnius Actianus et Cestius Sévérus, décriés tous trois par de nombreuses délations sous Néron. Sariolénus était de plus chargé d'une récente infamie, celle d'avoir renouvelé les mêmes pratiques auprès de Vitellius. On ne cessa de le poursuivre de gestes menaçants qu'il ne fût sorti de l'assemblée. On tomba ensuite avec la même violence sur Pactius Africanus, dont le crime était d'avoir désigné à la cruauté de Néron les deux frères Scribonius, célèbres par leur union et leur opulence. Africanus n'osait avouer et ne pouvait nier. Se tournant du côté de Vibius Crispus, qui le harcelait de questions, il l'implique dans des actes qu'il ne peut justifier, et, en se donnant un complice, il échappe à l'indignation.

XLII. Vipstanus Messala, qui n'avait pas encore l'âge sénatorial, acquit dans ce même jour une grande réputation d'éloquence et de tendresse fraternelle, en osant implorer la grâce de son frère Aquilins Régulus. Deux nobles maisons renversées, celle des Crassus et celle d'Orphitus, avaient allumé contre Régulus une haine universelle. C'était de lui-même que, très-jeune encore, il avait sollicité du sénat le rôle d'accusateur, non peur mettre sa tête à couvert, mais par pure ambition. Sulpicia Prétextata, veuve de Crassus, et ses quatre enfants, étaient prêts à demander vengeance, si le sénat instruisait le procès. Ce n'est donc ni la cause ni l'accusé que Messala essaye de défendre ; c'est un frère menacé, et il se jette au-devant de ses périls. Il avait déjà fléchi plusieurs sénateurs, lorsque Curtius Montanus l'arrêta par un violent discours. Il alla jusqu'à dire qu'après le meurtre de Galba, Régulus avait donné de l'argent à l'assassin de Pison et déchiré de ses dents sa tête sanglante. "Ces horreurs du moins, Néron ne les a pas commandées, et tu n'as racheté ni ton rang ni tes jours par cette barbarie. Passons à d'autres la méprisable excuse d'avoir mieux aimé donner la mort que de subir le danger. Toi, tu avais pour sauvegarde un père exilé, ses biens partagés entre ses créanciers, ton âge trop jeune pour les honneurs, l'indifférence de Néron, qui ne voyait rien chez toi ni à désirer ni à craindre. L'instinct du meurtre, la soif des récompenses, éveillèrent seuls ton génie encore ignoré, et, avant qu'il eût fait preuve de soi dans aucune défense, lui firent pour son début goûter d'un sang illustre ; alors que chargé de dépouilles consulaires ravies sur le tombeau de la république, gorgé de sept millions de sesterces, brillant de l’éclat du sacerdoce, tu enveloppais dans une même ruine des enfants innocents, de nobles vieillards, des femmes d'un rang élevé ; alors que tu accusais la lenteur de Néron, qui se fatiguait lui et ses délateurs à frapper une maison, puis une autre, comme s'il ne pouvait pas, disais-tu, anéantir d'un seul mot le sénat tout entrer. Conservez, pères conscrits, conservez soigneusement cet homme aux conseils sûrs et prompts, afin que chaque âge ait son école, et que, si Marcellus et Crispus sont le modèle de nos vieillards, nos jeunes gens prennent exemple de Régulus. Oui, la perversité, même malheureuse, trouve des imitateurs : que sera-ce si elle est forte et triomphante ? Et ce questeur d'hier que nous tremblons d'offenser, le verrons-nous donc préteur et consulaire ? Pensez-vous que Néron soit le dernier des tyrans ? ils l'avaient cru de Tibère et de Caïus, ceux qui leur survécurent, et cependant un nouveau tyran s'est élevé, plus cruel et plus détestable. Nous ne craignons rien de Vespasien ; son âge et sa modération nous rassurent, mais les exemples restent, les hommes passent. La langueur nous a gagnés, pères conscrits, et nous ne sommes plus ce sénat qui, après la mort de Néron, demandait que les délateurs et les ministres de la tyrannie fussent punis selon les lois de nos ancêtres. Le plus beau jour après un mauvais prince est toujours le premier."

XLIII. Montanus fut entendu avec tant d'approbation par le sénat, qu'Helvidius en conçut l’espérance de renverser aussi Marcellus. Commençant donc par l’éloge de Cluvius Rufus, qui, riche comme lui et célèbre orateur, n'avait sous Néron mis personne en péril, il l’accablait à la fois de ses propres crimes et de l'innocence d'autrui. Les esprits étaient enflammés ; Marcellus s'en aperçut, et se levant comme pour sortir : "Nous partons, dit-il, Priscus, et nous te laissons ton sénat ; règne à la face de César." Vibius Crispus le suivait : tous deux allaient avec la même colère et non le même visage, Marcellus la menace dans les yeux, Vibius affectant de sourire. Leurs amis coururent à eux et les ramenèrent. Une lutte s'engagea, où d'un côté les plus honnêtes et les plus nombreux, de l'autre les moins nombreux et les plus forts, combattirent avec toute l'opiniâtreté de la haine. La journée se consuma en querelles.

XLIV. A la séance suivante, Domitien recommanda l’oubli des injures et des ressentiments, alléguant les nécessités d'un temps malheureux. Mucien alors opina longuement pour les accusateurs ; puis, s'adressant à ceux qui renouvelaient des poursuites interrompues, il leur donna des conseils adoucis et déguisés sous la forme de prières. L'essai de liberté qu'avait hasardé le sénat finit à ce premier signe d'opposition. Mucien, pour que le voeu de ce corps ne parût pas dédaigné, ni l’impunité acquise à tous les crimes commis sous Néron, rendit à l’exil deux sénateurs qui en étaient sortis, Octavius Sagitta et Antistius Sosianus, et les fit rentrer dans leurs îles. Octavius, lié d'un commerce illégitime avec Pontia Postumia, l’avait tuée dans un transport de jalousie, parce qu'elle refusait de l'épouser. Antistius était un méchant dont les noirceurs avaient fait de nombreuses victimes. Tous deux, condamnés par la justice du sénat et chassés en exil, continuèrent à subir leur peine, malgré le rappel des autres. Mucien n'en fut pas moins l’objet de la haine publique : Sosianus et Sagitta n'étaient rien, quand même ils seraient revenus ; les talents des accusateurs, leurs richesses, leur puissance exercée à mal faire, inspiraient la terreur.

XLV. Un procès, instruit dans le sénat suivant les anciennes formes, réconcilia pendant quelque temps les esprits divisés. Un sénateur, Manlius Patruitus, se plaignait "d'avoir été frappé à Sienne dans un rassemblement populaire et par ordre des magistrats. C'était peu de cette violence : on l'avait entouré, vivant et en personne, de deuil, de lamentations, de tout l’appareil d'une pompe funèbre, avec mille invectives et mille outrages qui s'adressaient au sénat tout entier." On cita les accusés ; l’affaire instruite et les coupables convaincus, justice en fut faite. Un sénatus-consulte rappela en outre le peuple de Sienne au respect de l'ordre. Dans ces mêmes jours Antonins Flamma, poursuivi par les Cyrénéens, fut condamné comme concussionnaire. L'exil fut ajouté aux peines de la loi, à cause de ses cruautés.

XLVI. Sur ces entrefaites éclata presque une sédition militaire. Les corps licenciés par Vitellius, reformés pour Vespasien, redemandaient leur place parmi les cohortes prétoriennes. Des légionnaires désignés pour le même service réclamaient la faveur qu'on leur avait promise. Les prétoriens mêmes de Vitellius ne pouvaient être renvoyés sans une grande effusion de sang. Mucien se rendit au camp, et, pour mieux reconnaître les titres de chacun, il rangea les vainqueurs avec leurs armes et leurs décorations militaires à quelque distance l'un de l'autre. Puis les Vitelliens qu'on avait reçus à discrétion prés de Boville, et tous ceux qu'on put trouver à Rome et dans les environs, furent amenés presque nus. Mucien ordonne qu'on les divise et qu'on les place séparément, suivant qu'ils venaient de Germanie, de Bretagne ou des autres provinces. Le premier aspect les avait frappés de stupeur, lorsqu'en face de bataillons hérissés de fer et armés comme pour le combat, ils s'étaient vus enfermés eux-mêmes et tout hideux de misère et de nudité. Mais quand on se mit à les entraîner l'un à droite, l'autre à gauche, ils tremblèrent tous, et principalement les soldats de Germanie, qui crurent que cette séparation étai le signal de leur mort. Ils se pressent contre le sein de leurs camarades, se jettent à leur cou, leur demandent un dernier embrassement, les conjurant de ne pas les abandonner seuls, et de ne pas souffrir, dans une cause semblable, des fortunes différentes. Tantôt c'est Mucien qu'ils invoquent, tantôt c'est le prince absent, tantôt le ciel et les dieux. Enfin Mucien dissipa cette fausse alarme en les appelant tous soldats du même empereur, engagés par le même serment. L'armée victorieuse appuyait d'ailleurs de ses cris les pleurs des suppliants. Ainsi se termina cette journée. Quelques jours plus tard, une allocution de Domitien fut reçue d'un autre air. Rassurés contre la peur, ils refusent les terres qu'on leur offre ; les travaux et la paye du soldat sont la grâce qu'ils demandent. C'étaient des prières, mais des prières qui ne souffraient pas de contradiction. On les admit donc au rang de prétoriens. Ensuite ceux qui avaient assez d'âge ou de service furent congédiés avec honneur. D'autres le furent par punition, mais en détail et individuellement : moyen le plus sûr pour affaiblir dans une multitude les résistances concertées.

XLVII. Soit que le trésor fût réellement pauvre, ou afin qu'il le parût, le sénat résolut d'emprunter aux particuliers soixante millions de sesterces, et Poppéus Silvanus fut chargé de ce soin. Bientôt la détresse cessa, ou peut-être la feinte. On révoqua, sur la proposition de Domitien, les consulats que Vitellius avait donnés, et Flavius Sabinus fut honoré de funérailles publiques : exemples mémorables des caprices de la fortune, qui se plaît à rapprocher les grandeurs et les abaissements.

XLVIII. Vers le même temps fut tué le proconsul L. Pison. Je raconterai le plus exactement possible l'histoire de ce meurtre, après avoir repris d'un peu plus haut quelques faits qui ne sont pas sans liaison avec l'origine et les causes de ces sortes de crimes. Du temps d'Auguste et de Tibère, la légion et les auxiliaires qui gardaient en Afrique les frontières de l'empire obéissaient à un proconsul. Caïus, esprit déréglé et qui se défiait de Silanus, alors gouverneur d'Afrique, ôta la légion à ce proconsul et la remit aux mains d'un lieutenant qu'il envoya exprès. Chacun des deux eut la moitié des nominations aux grades militaires ; et en confondant leurs droits on jeta entre eux les semences d'une discorde qui s'accrut dans de malheureuses rivalités. Le pouvoir des lieutenants s'augmenta par la durée de leur office, ou parce que l'émulation est toujours plus active dans un inférieur : les proconsuls, pour peu qu'ils eussent un nom illustre, songeaient plus à leur sécurité qu'à leur puissance.

XLIX. La légion d'Afrique était alors sous les ordres de Valérius Festus, officier d'une jeunesse fastueuse, d'une ambition démesurée, et inquiet de sa parenté avec Vitellius. On ne sait si ce fut lui qui, dans de fréquentes entrevues, sollicita Pison à la révolte, ou si ce fut Pison qui essaya vainement de l'y entraîner. Personne ne fut reçu dans leur confidence, et, Pison mort, la flatterie pencha pour son meurtrier. Un fait certain, c'est que la province et les troupes étaient mal disposées pour Vespasien. De plus, quelques Vitelliens qui s'étaient enfuis de Rome montraient à Pison "les Gaules chancelantes, la Germanie toute prête, ses propres dangers, et l'avantage d'une guerre déclarée sur une paix suspecte." Pendant ce temps Sagitta Claudius, préfet de la cavalerie Pétrina, ayant par une navigation heureuse devancé le centurion Papirius, envoyé de Mucien, arrive et déclare que "le centurion a reçu l'ordre de tuer Pison ; que Galérianus, son cousin et son gendre, est déjà mort ; qu'il n'a de salut que dans l'audace ; mais que, pour oser, deux routes lui sont ouvertes : prendre aussitôt les armes, ou gagner la Gaule par mer et s'offrir pour chef aux armées vitelliennes." Ces paroles laissèrent Pison immobile. Cependant le centurion de Mucien, à peine entré au port de Carthage, proclame à cris redoublés le nom de ce proconsul, accompagné de tous les voeux qu'on forme pour un prince. Il exhorte les passants surpris et stupéfaits à répéter ses acclamations. La foule crédule se précipite dans la place publique et demande à jouir de la présence de Pison. Tout retentissait d'une joie bruyante et de clameurs confuses, enfantées par l'esprit de flatterie et le défaut d'examen. Pison, averti par Sagitta ou retenu par sa modération naturelle, s'abstint de paraître en public et de se livrer aux empressements de la multitude. Il interrogea le centurion, et, s'étant convaincu que c'était une scène arrangée pour lui trouver un crime et le tuer, il ordonna le supplice du traître, moins dans l'espérance de vivre que par indignation contre un assassin, qui, après avoir été l'un des bourreaux de Clodius Macer, revenait tremper dans le sang d'un proconsul ses mains encore sanglantes du meurtre d'un lieutenant. Il réprimanda ensuite les Carthaginois par un édit où perçait son inquiétude, et se renferma dans sa maison, sans vaquer même à ses fonctions accoutumées, de peur d'être la cause involontaire de quelque nouveau mouvement.

L. Lorsque l'agitation du peuple, le supplice du centurion, et d'autres détails vrais ou faux, accrus des exagérations de la renommée, furent annoncés à Festus, il envoya des cavaliers tuer Pison. Ils arrivent, après une course rapide, au moment où le jour naissant lutte encore avec les ténèbres, et se précipitent l'épée nue à la main dans la maison du proconsul. Il était inconnu de la plupart, Festus ayant choisi pour ce meurtre des auxiliaires carthaginois et des Maures. Non loin de sa chambre à coucher, ils rencontrent un esclave et lui demandent qui est Pison ; où est-il ? L'esclave, par un généreux mensonge, répond que c'est lui-même, et tombe sous le fer. Pison fut tué peu d'instants après ; car un homme se trouvait là qui le connaissait, Bébius Massa, l'un des procurateurs d'Afrique, dés lors le fléau des gens de bien, et dont le nom reviendra souvent parmi les auteurs des maux que nous gardait l'avenir. Festus partit d’Adrumète, où il attendait l'événement, et, s'étant rendu auprès de la légion, il fit charger de chaînes le préfet de camp, Cétronius Pisanus : vengeance personnelle qu'il déguisait en appelant Cétronius satellite de Pison. Il punit ou récompensa quelques soldats et quelques centurions, qui n'avaient mérité ni l'un ni l'autre sort ; main il voulait face croire qu'il avait étouffé une guerre civile. Ensuite il apaisa les discordes d'OEa et de Leptis. Commencée entre paysans pour des denrées et des troupeaux mutuellement ravis, cette querelle, d'abord légère, se poursuivait à la fin sur des champs de bataille. Ceux d'OEa, inférieurs en nombre, avaient appelé à eux les Garamantes, nation indomptée et pépinière féconde de brigands, toujours prêts à piller leurs voisins. Leptis était dans la détresse, et, les campagnes étant au loin ravagées, les habitants tremblaient derrière leurs murailles. Enfin survinrent nos cohortes et nos escadrons : les Garamantes furent battus et le butin repris, excepté celui qu'un ennemi vagabond avait emporté jusqu'à ses huttes inaccessibles et vendu dans l'intérieur des terres.

LI. Vespasien, après la bataille de Crémone et tant d'autres succès annoncés de toutes parts, apprit la mort de Vitellius : une foule de citoyens de tous les ordres affrontèrent avec autant de bonheur que d'audace les tempêtes de l'hiver pour lui en porter la nouvelle. Près de lui étaient les ambassadeurs du roi Vologèse, qui lui offraient quarante mille cavaliers parthes : grande et heureuse destinée, de voir accourir autour de soi de si nombreux auxiliaires et de n'en avoir pas besoin ! Des grâces furent rendues à Vologèse, et on lui fit dire "d'envoyer ses députés au sénat et de savoir que l'empire était en paix." Vespasien, portant ses pensées sur l'Italie et les affaires de Rome, entendit les plaintes de la renommée, qui accusait Domitien d'excéder les bornes prescrites à son âge et les privilèges d'un fils. Il donne aussitôt la plus forte partie de son armée à Titus, et le charge d'achever la guerre de Judée.

LII. Titus, allant de partir, eut, dit-on, avec son père un long entretien, où il le conjura de ne pas s'enflammer sur de vagues imputations, et de garder, pour juger un fils, un esprit libre et une âme indulgente. "Non, disait-il, ni légions ni flottes ne sont d'aussi fermes soutiens du pouvoir suprême que le nombre des enfants. Le temps, la fortune, la passion même ou l'erreur, refroidissent, déplacent, éteignent les amitiés. Le sang forme des liens indissolubles, surtout entre les princes ; et, si d'autres participent à leurs prospérités, c'est leur famille qui ressent leurs disgrâces. Comment la concorde durera-t-elle entre frères, si un père n'en donne l'exemple ? " Vespasien, moins fléchi en faveur de Domitien que charmé du bon naturel de Titus, lui dit "de se rassurer et d'illustrer la république par la guerre et les armes ; que lui-même veillerait aux soins de la paix et au bien de sa maison." Ensuite il charge de blé les vaisseaux les plus rapides, et les confie à une mer encore dangereuse. La crise où Rome allait tomber était si menaçante, qu'il ne restait pas dans les greniers pour plus de dix jours de vivres, au moment où arrivèrent les convois de Vespasien.

LIII. Le soin de rebâtir le Capitole fut remis par le prince à L. Vestinus, de l'ordre équestre, mais que son crédit et sa réputation égalaient aux premiers de l'État. Les aruspices, assemblés par Vestinus, prescrivirent de transporter dans des marais les débris de l'ancien temple et de bâtir sur le même emplacement, ajoutant que les dieux ne voulaient pas que le plan fût changé. Le onze avant les kalendes de juillet, par un ciel serein, tout l'espace consacré au temple fut environné de bandelettes et de couronnes. Des soldats portant des noms heureux entrèrent dans cette enceinte avec des rameaux de favorable augure. Les Vestales, accompagnées de jeunes garçons et de jeunes filles dont les pères et les mères vivaient encore, firent des aspersions d'eau de sources vives et de rivières. Ensuite le préteur Helvidius Priscus, guidé par le pontife Plautius Élianus, purifia le terrain en offrant un suovétaurile ; et les entrailles des victimes ayant été posées sur un autel de gazon, il pria Jupiter, Junon, Minerve, et les dieux tutélaires de l'empire, de seconder l'entreprise et d'élever, par leur divine assistance, cette demeure commencée pour eux par la piété des hommes. Puis il toucha les bandelettes attachées à la première pierre et entrelacées avec des cordes. En même temps les autres magistrats, les prêtres, le sénat, l'ordre équestre et une grande partie du peuple, rivalisant d'efforts et d'allégresse, traînèrent à sa place cette pierre énorme. On jeta çà et là dans les fondements des pièces d'or et d'argent, et les prémices de métaux à l'état naturel et que nulle fournaise n'avait domptés encore. Les aruspices défendirent de profaner l'édifice avec de l'or ou des pierres destinés à un autre usage. La hauteur en fut augmentée : c'est le seul changement que la religion sembla permettre, et la seule magnificence qui parut manquer à l'ancien temple, fait, comme le nouveau, pour contenir un si grand nombre d'adorateurs.

LIV. Cependant la mort de Vitellius, annoncée dans les Gaules et la Germanie, avait ajouté la guerre à la guerre. Civilis, renonçant à la feinte, se lançait sur le peuple romain. Les légions vitelliennes aimaient mieux un étranger pour maître que Vespasien pour empereur. Les Gaulois avaient pris de l'audace à l'idée que la fortune de nos armes était partout la même ; car le bruit courait que les Sarmates et les Daces tenaient assiégés nos camps de Mésie et de Pannonie ; et l'on en supposait autant de la Bretagne. Rien surtout n'avait, comme l'incendie du Capitole, accrédité l'opinion que l'empire touchait à sa fin. "Autrefois, disait-on, Rome avait été prise par les Gaulois ; mais la demeure de Jupiter était restée debout, et l'empire avec elle. Ces flammes, au contraire, le destin les avait allumées comme un signe de la colère céleste et un présage que la souveraineté du monde allait passer aux nations transalpines." Telles étaient les vaines et superstitieuses prédictions des Druides. On s'était aussi persuadé que les nobles gaulois envoyés par Othon à la rencontre de Vitellius s'étaient promis, avant leur départ, de ne pas manquer à la cause de l'indépendance, si une suite continuelle de guerres civiles et de finaux domestiques détruisaient les forces du peuple romain.

LV. Avant le meurtre d'Hordéonius, il ne perça rien qui décelât une conspiration. Hordéonius tué, on vit des messagers aller et venir entre Civilis et Classicus, préfet d'un corps de cavalerie trévire. Classicus l'emportait sur les autres chefs en noblesse et en opulence ; il était d'un sang royal et d'une race également illustre en paix et en guerre. Lui-même se vantait d'être, par ses aïeux, l'ennemi plutôt que l'allié des Romains. Julius Tutor, de la cité des Trévires, et Julius Sabinus, de celle des Lingons, entrèrent dans le complot. Tutor avait été chargé par Vitellius de garder la rive du Rhin ; Sabinus, outre sa vanité naturelle, s'enivrait de l'orgueil d'une chimérique origine. Selon lui, sa bisaïeule avait plu à Jules César, pendant qu'il faisait la guerre dans les Gaules, et s'était prêtée à son amour. Ces trois chefs sondèrent les esprits dans de secrètes entrevues ; et, après avoir lié par une mutuelle complicité ceux qu'ils crurent propres à servir leurs desseins, ils tinrent une assemblée à Cologne dans une maison particulière : car la ville, en son nom public, était fort éloignée d'une telle entreprise. Quelques Ubiens et quelques Tongres assistèrent cependant à la réunion. Mais les Trévires et les Lingons y dominaient. Ils ne purent supporter les longueurs d'une délibération. Ils s'écrient à l'envi "que le peuple romain est possédé de la rage des discordes, ses légions taillées en pièces, l'Italie ravagée ; qu'en cet instant même on prend la ville ; que chaque armée a sa guerre à soutenir ; que si l'on garde les Alpes avec main-forte, les Gaules, assurées de la liberté, n'auront plus qu'à voir quelles limites elles veulent donner à leur puissance."

LVI. Ce conseil fut accueilli aussitôt que proposé. On ne fut indécis que sur les restes de l'armée vitellienne. La plupart voulaient qu'on tuât ces hommes turbulents, sans foi, souillés du sang de leurs généraux. Les raisons de les épargner prévalurent. On craignit que le désespoir n'irritât leur opiniâtreté : "Pourquoi ne pas les gagner plutôt à la cause commune ? Il suffisait de mettre à mort les commandants des légions ; la foule des soldats accourrait d'elle-même, poussée par la conscience de ses crimes et l'espoir de l'impunité." Telle fut cette première délibération ; et des émissaires partirent aussitôt pour soulever les Gaules. Quant aux chefs, ils affectèrent la soumission, afin de prendre Vocula plus au dépourvu. Vocula n'en fut pas moins averti du complot ; mais il manquait de forces pour le réprimer, n'ayant que des légions incomplètes et dont il n'était pas sûr. Entre des soldats suspects et des ennemis cachés, il crut que le meilleur parti était de dissimuler à son tour, et d'employer les mêmes ruses dont on s'armait contre lui : il descendit à Cologne. Là vint se réfugier, après avoir corrompu ses gardiens, Claudius Labéo, ce Batave arrêté par Civilis et mis à l'écart chez les Frisons. Il promit, si on lui donnait des forces, d'aller chez les Bataves et de ramener à l'alliance des Romains la plus grande partie de ce peuple. Il reçut un petit corps d'infanterie et de cavalerie, et, sans rien oser auprès des Bataves mêmes, il entraîna aux armes quelques-uns des Nerviens et des Bétasiens. Il fit aussi à la dérobée, chez les Canninéfates et les Marsaques, des incursions qui ne méritent pas le nom de guerre. Vocula, trompé par les artifices des Gaulois, marche à l'ennemi.

LVII. Il n'était pas loin de Vétéra, lorsque Tutor et Classicus prirent les devants comme pour aller à la découverte, et confirmèrent l'alliance commencée avec les chefs des Germains. Depuis ce moment, ils restèrent séparés des légions et s'entourèrent d'un retranchement particulier. Vocula protestait "que l'empire n'était pas encore assez bouleversé parles guerres civiles pour être en dédain même aux Lingons et aux Trévires ; qu'il lui restait des provinces fidèles, des armées victorieuses, la fortune de Rome et les dieux vengeurs ; qu'ainsi avaient succombé dès le premier combat, jadis Sacrovir et les Éduens, naguère Vindex et toutes les Gaules ; que les mêmes dieux et les mêmes destins menaçaient encore les infracteurs des traités. Ah ! que le grand César et le divin Auguste avaient bien mieux connu l'esprit de ces peuples ! c'était Galba qui, en brisant le frein des impôts, les avait enhardis à la révolte. Ils étaient ennemis maintenant, parce que le joug était trop léger ; quand ils seraient nus et dépouillés, l’amitié reviendrait." Après ces mots, prononcés avec colère, voyant Classicus et Tutor persister dans leur trahison, il retourne sur ses pas et se retire à Novésium. Les Gaulois campèrent dans une plaine à deux milles des nôtres. Là se rendaient à chaque instant des centurions et des soldats dont on achetait la foi, trafic monstrueux et inouï, par lequel une armée romaine s'obligeait à jurer obéissance à l'étranger, et promettait, pour gage d’une si criminelle transaction, la mort ou la captivité de ses généraux. La plupart conseillaient la fuite à Vocula ; il préféra le parti de l'audace, et, après avoir convoqué les soldats, il leur tint ce discours.

LVIII. "Jamais je n'ai parlé devant vous plus inquiet sur votre sort ni plus tranquille sur le mien. Ma perte est résolue, je le sais et je m'en réjouis ; au milieu de tant de maux, j'attends la mort comme la fin de mes souffrances. C'est de vous que j'ai honte et pitié, de vous à qui l'on ne daigne pas même offrir le combat : ce serait une guerre trop loyale et trop franche. Classicus compte sur vos bras pour attaquer le peuple romain ; il montre à votre obéissance l'empire des Gaules et attend vos serments. Ah ! si la fortune et le courage nous ont abandonnés aujourd'hui, le passé n'a-t-il donc plus d'exemples ? Combien de fois des légions romaines ont mieux aimé périr que de reculer d'un pas ! combien de fois nos alliés se sont laissé brûler avec leurs femmes et leurs enfants dans leurs villes en ruine, sans autre prix d'un tel sacrifice que la gloire de la fidélité ! Au moment où je parle, les légions de Vétéra supportent la disette et les misères d'un siège, et ni terreur ni promesses n'ébranlent leur constance. Ici, nous avons tout, armes, soldats, de solides retranchements, du blé et des provisions qui suffiraient à la plus longue guerre. L'argent ! il ne manqua pas, il y a peu de jours, même pour ces largesses dont vous ferez honneur à qui vous voudrez de Vespasien ou de Vitellius, mais que toujours vous avez reçues d'un empereur romain. Victorieux dans tant de guerres, quand Gelduba, quand Vétéra, ont vu si souvent l'ennemi dispersé par vos armes, si un champ de bataille vous fait peur, c'est une honte sans doute ; mais vous avez des fortifications, des murailles, mille moyens d'éloigner le péril jusqu'à ce que des armées accourent à votre aide des provinces d'alentour. C'est moi peut-être qui vous déplais ? Vous avez d'autres lieutenants, des tribuns ; prenez même un centurion, un soldat ; mais que du moins ne retentisse pas dans l'univers l’étrange et sinistre nouvelle que vous avez servi de satellites à Civilis et à Classicus pour envahir l'Italie. Hé ! si les Germains et les Gaulois vous menaient sous les murs de Rome, vous livreriez donc l'assaut à votre patrie ! Mon coeur frémit à l'idée d'un si horrible forfait. Des gardes veilleront à la porte du Trévire Tutor ! un Batave donnera le signal du combat ! Les bandes des Germains se recruteront dans vos rangs ! Et quel sera le succès du crime ? Quand des légions romaines seront en bataille devant vous, irez-vous, une seconde fois transfuges, et traîtres à la trahison, promener entre vos nouveaux et vos anciens serments des têtes haïes des dieux ? Et toi, Jupiter très-bon et très-grand, à qui, durant huit cent vingt années, nous avons offert tant de triomphes pour hommage ; et toi aussi, Quirinus, père et fondateur de Rome, écoutez ma prière respectueuse : si vous n'avez pas eu pour agréable que, sous mon commandement, ce camp restât pur et fermé au déshonneur, ne permettez pas du moins qu'il soit souillé et profané par Tutor et Classicus. Donnez aux soldats romains ou l'innocence, ou un prompt repentir sans autre expiation."

LIX. Ce discours fut reçu diversement par l'espérance, la crainte, la honte. Vocula s'étant retiré s'occupait de ses derniers moments : ses affranchis et ses esclaves l'empêchèrent de prévenir, en se donnant la mort, un horrible assassinat. Classicus se hâta de le faire tuer par Émilius Longinus, déserteur de la première légion, qu'il envoya exprès. Il crut suffisant de mettre aux fers les lieutenants Hérennius et Numisius ; ensuite il prit les marques distinctives d'un général romain et se rendit au camp. Tout endurci qu'il était aux crimes les plus hardis, il ne trouva de paroles que pour prononcer la formule du serment : ceux qui étaient présents jurèrent fidélité à l'empire des Gaules. Il éleva aux premiers grades le meurtrier de Vocula ; les autres furent récompensés en proportion de leurs crimes. Tutor et Classicus se partagèrent les soins de la guerre. Tutor investit Cologne avec une forte troupe, y reçut le même serment et le fit prêter à tout ce qu'il y avait de soldats sur le haut Rhin. A Mayence, il tua les tribuns et chassa le préfet du camp, pour l'avoir refusé. Classicus choisit parmi les transfuges les hommes les plus corrompus, et les envoie à Vétéra offrir le pardon aux assiégés, s'ils veulent suivre le nouvel étendard : "Autrement, plus d'espérance : la faim, le fer, toutes les calamités les menacent à la fois." A ces arguments les envoyés ajoutèrent leur propre exemple.

LX. Le devoir d'un côté, la famine de l'autre, les tenaient partagés entre l'honneur et l'opprobre. Pendant cette hésitation, les aliments, même les moins faits pour l'homme, manquaient à leurs besoins : tout était dévoré, chevaux, bêtes de somme, et jusqu'aux animaux immondes et dégoûtants, dont la nécessité les avait contraints de se nourrir. Réduits à ronger le bois et la racine des plantes, arrachant l'herbe qui pousse entre les pierres, on vit en eux le comble des misères et le modèle du courage, jusqu'à ce qu'ils ternissent de si beaux titres de gloire par une fin honteuse, en députant vers Civilis pour lui demander la vie. Encore ne voulut-on pas écouter leurs prières qu'ils n'eussent juré obéissance à l'empire des Gaules. Alors Civilis, s'étant réservé le pillage du camp, envoie des gardes pour s'assurer de l'argent, des valets d'armée, des bagages, et d'autres pour escorter les soldats, qui sortirent sans rien emporter. A cinq milles environ, les Germains s'élancent d'une embuscade et tombent à l'improviste sur la colonne. Les plus intrépides furent tués sur la place ; beaucoup périrent en fuyant ; le reste rebroussa chemin et se réfugia dans le camp. Civilis se plaignit des Germains et les réprimanda de cette criminelle violation de la foi donnée. Son indignation était-elle feinte, ou ne put-il contenir leur fureur ? on ne saurait le décider. Le camp pillé, on y mit le feu, et tous ceux qui avaient survécu au combat furent la proie des flammes.

LXI. Alors Civilis quitta cette longue et rousse chevelure, que, d'après un voeu de ces pays barbares, accompli par le massacre des légions, il laissait croître depuis le moment où il avait pris les armes contre les Romains. On ajoute qu'ayant un fils tout jeune encore, il exposa quelques-uns de nos prisonniers aux flèches et aux javelots que lançait dans ses jeux la main de cet enfant. Au reste, il ne s'engagea, ni lui ni aucun de ses Bataves, par le serment de fidélité aux Gaulois ; il se fiait sur les ressources de la Germanie, et, s'il fallait disputer l'empire aux Gaulois, il avait pour lui sa renommée et sa prépondérance. Mummius Lupercus, commandant d'une légion, fut envoyé en présent à Véléda. Cette fille, de la nation des Bructères, jouissait au loin d'une grande autorité, fondée sur une ancienne opinion des Germains, qui attribue le don de prophétie à la plupart des femmes, et, par un progrès naturel à la superstition, arrive à les croire déesses. Véléda vit alors croître son influence, pour avoir prédit les succès des Germains et la ruine des légions. Lupercus fut tué en chemin. Un petit nombre de centurions et de tribuns, nés en Gaule, restèrent comme otages entre les mains de Civilis. Les quartiers des cohortes, de la cavalerie, des légions, furent saccagés et brûlés ; on ne conserva que ceux de Mayence et de Vindonissa.

LXII. La seizième légion avec ses auxiliaires, qui s'étaient soumis comme elle, reçut l'ordre de passer de Novésium dans la colonie de Trèves, et on lui fixa le jour où elle devait être sortie du camp. Tout cet intervalle fut rempli par des pensées diverses. Les lâches tremblaient en songeant au carnage de Vétéra ; les braves se demandaient avec honte et confusion "quelle allait être cette marche, et qui la commanderait. Hélas ! tout serait à la merci de ceux qu'ils avaient faits les maîtres de leur vie et de leur mort." D'autres, sans s'inquiéter du déshonneur, attachaient autour d'eux leur argent et ce qu'ils avaient de plus précieux ; quelques-uns apprêtaient leurs armes et se munissaient de fer comme pour une bataille. Pendant que ces soins les occupaient, arriva l'heure du départ, plus triste que l'attente. Dans l'intérieur du camp, l'humiliation de leur état frappait moins les regards : la plaine et le grand jour en étalèrent toute l'ignominie. Les images des empereurs étaient arrachées ; les enseignes déparées contrastaient avec les étendards gaulois resplendissant de toutes parts ; la marche silencieuse semblait un long et funèbre convoi. En tête s'avançait Claudius Sanctus , borgne, d'une physionomie affreuse, d'un esprit stupide. L'opprobre s'accrut de moitié, quand une autre légion, désertant le camp de Bonn, se fut mêlée à ce cortège. Au premier bruit que nos légions sont prisonnières, une multitude, qui tremblait naguère au seul nom des Romains, accourt à grands flots des champs et des villages, et jouit insolemment d'un spectacle si nouveau. Les cavaliers picentins ne purent souffrir la joie insultante de cette populace : sans écouter ni les menaces ni les promesses de Sanctus, ils regagnent Mayence. Le hasard ayant offert à leur rencontre Longinus, assassin de Vocula, ils l'accablèrent de traits et préludèrent ainsi à la future expiation de leur faute. Les légions, sans changer de route, allèrent camper sous les murs de Trèves.

LXIII. Civilis et Classicus, dans l'ivresse du succès, délibérèrent s'ils n'abandonneraient pas Cologne en proie à leurs armées. La cruauté de leur âme et l'amour du butin les entraînaient à saccager cette colonie : l'intérêt de la guerre s'y opposait ; ils savaient d'ailleurs combien importe la réputation de clémence à qui fonde un empire. La reconnaissance contribua même à fléchir Civilis, dont le fils, surpris à Cologne par les premiers troubles, y avait trouvé une captivité honorable. Mais les nations transrhénanes haïssaient mortellement cette cité, à cause de son opulence et de ses accroissements. Elles ne voyaient de fin à la guerre que quand tous les Germains sans distinction pourraient s'y établir, ou que, par la destruction de la ville, les Ubiens seraient dispersés comme les autres.

LXIV. Les Tenctères, nation séparée de la colonie par le Rhin, envoyèrent des députés au conseil public des Agrippiniens, avec des instructions que le plus violent d'entre eux exposa de cette manière : "Puisque vous êtes revenus à la patrie germanique et au nom de vos pères, nous en rendons grâces à nos dieux communs et au dieu Mars avant tous les autres, et nous vous félicitons de ce qu'enfin vous serez libres au milieu d'hommes libres. Jusqu'à ce jour, les Romains nous fermaient les fleuves, la terre, je dirai presque le ciel même, afin d'empêcher nos communications et nos entretiens ; ou (ce qui est un outrage plus sensible à des hommes nés pour les armes) ce n'était que désarmés, presque nus, sous l'oeil d'un surveillant et à prix d'or, qu'il nous était permis de nous réunir. Mais, pour que notre amitié et notre alliance soient durables à jamais, nous exigeons que vous abattiez ces murailles, boulevard de la servitude ; l'animal même le plus féroce, longtemps enfermé, oublie son courage. Massacrez tout ce qu'il y a de Romains sur votre territoire : la liberté et des maîtres ne s'allient pas facilement ensemble. Eux tués, que leurs biens soient mis en commun, afin que personne n'en puisse recéler aucune partie, ni séparer sa cause de la cause publique. Qu'il soit permis et à nous et à vous d'habiter, comme faisaient nos ancêtres, sur l'une ou l’autre rive : si la nature a donné la lumière et le jour à tous les hommes, elle a ouvert aux braves toutes les terres. Reprenez les usages et les moeurs de vos aïeux ; rompez avec ces plaisirs qui secondent plus puissamment que les armes la domination romaine. Alors, peuple épuré et régénéré, oubliant les jours de l'esclavage, vous n'aurez autour de vous que des égaux, peut-être des sujets."

LXV. La crainte de l’avenir ne permettait pas aux Agrippiniens d'accepter ces conditions, ni leur fortune présente de les repousser ouvertement. Après avoir pris le temps de se consulter, ils répondirent ainsi : "La première occasion d'affranchissement qui s'est présentée, nous l'avons saisie avec plus d'ardeur que de prudence, afin de nous réunir à vous et aux autres Germains nos frères. Quant aux murailles de la ville, au moment où se rassemblent tant d'armées romaines, il serait plus sûr pour nous de les renforcer que de les abattre. Si quelques étrangers, venus de l'Italie ou des provinces, se trouvaient sur notre territoire, la guerre les a dévorés, ou ils se sont réfugiés chacun chez eux. Il en est d'autres, anciennement établis et mêlés avec nous par des mariages : pour ceux-là et ceux qui en sont nés, c'est ici leur patrie ; et nous vous croyons trop justes pour exiger que nous égorgions nos pères, nos frères, nos enfants. Nous supprimons les taxes et les charges qui pèsent sur le commerce. La circulation sera libre ; mais on passera de jour et sans armes, jusqu'à ce que ces droits nouveaux et inusités aient acquis la sanction du temps et de l’habitude. Nous aurons pour arbitres Civilis et Véléda, devant lesquels nos conventions seront ratifiées." Les Tenctères ainsi adoucis, des députés furent envoyés avec des présents à Civilis et à Véléda, et terminèrent tout selon le désir des Agrippiniens. Toutefois il ne leur fut pas donné de parler à Véléda, ni d'être admis devant elle. Elle se dérobait aux regards, afin d'inspirer plus de respect. Une tour élevée lui servait de retraite : un de ses parents, choisi à ce dessein, portait, comme un messager de l'oracle, les consultations et les réponses.

LXVI. Civilis accru de l'alliance des Agrippiniens, entreprit de gagner les cités voisines, ou de faire la guerre à celles qui résisteraient. Il avait conquis les Suniques et formé leur jeunesse en cohortes, quand ses progrès furent arrêtés par Claudius Labéo, qui, avec une troupe de Bétasiens, de Tongres et de Nerviens, ramassée à la hâte, lui fit tête au pont de la Meuse. Labéo comptait sur cette position, dont il s'était emparé d'avance, et l'on combattit dans les défilés avec un sucrés douteux, jusqu'au moment, où les Germains, passant à la nage, tombèrent sur ses derrières. En même temps Civilis, par un mouvement audacieux ou convenu, court aux Tongres, et, d'une voix forte : "Nous n'avons pas pris les armes, s'écrie-t-il, pour que les Bataves et les Trévires commandent aux nations ; loin de nous cet orgueil. Recevez notre alliance ; je passe avec vous, général ou soldat, comme vous l’ordonnerez." La foule ébranlée remettait le glaive dans le fourreau : Campanus et Juvénalis, deux des principaux du pays, livrèrent toute la nation. Labéo s'enfuit avant d'être enveloppé. Civilis, ayant aussi reçu la soumission des Bétasiens et des Nerviens, les joignit à son armée. Ainsi croissait chaque jour, par la terreur ou la sympathie des peuples, la puissance de ce chef.

LXVII. Cependant Julius Sabinus, après avoir détruit tous les monuments de l’alliance des Lingons avec Rome, se fait saluer César et entraîne contre les Séquanes, nation limitrophe et fidèle à notre empire, une multitude nombreuse et indisciplinée de ses compatriotes. Les Séquanes ne refusèrent pas le combat, et la victoire se déclara pour la bonne cause : les Lingons furent défaits. Sabinus, si prompt à engager une lutte téméraire, ne le fut pas moins à s'enfuir de la mêlée. Pour répandre le bruit de sa mort, il mit le feu à la maison où il s'était réfugié ; on crut qu'il y avait volontairement terminé ses jours. Toutefois, il vécut encore neuf ans ; je dirai plus tard par quels moyens, dans quel asile, et je rendrai le compte que je dois de la constance de ses amis et de l'héroïque dévouement d'Epponine sa femme. La victoire des Séquanes arrêta le torrent de la guerre ; les cités revinrent peu à peu à elles-mêmes et se rappelèrent la foi et les traités. Ce retour commença par les Rémois, qui publièrent dans toutes les Gaules l'invitation d'envoyer des députés pour délibérer en commun sur ce qu'il fallait préférer de l'indépendance ou de la paix.

LXVIII. A Rome, cependant, on ne voyait des événements que le côté sinistre, et Mucien tremblait que les plus habiles généraux (car déjà il avait choisi Annius Gallus et Pétilius Cérialis) ne soutinssent mal le fardeau de cette guerre. D'un autre côté, il ne pouvait laisser Rome sans chef, et les passions indomptées de Domitien lui faisaient peur. J'ai déjà parlé de sa défiance contre Antoine et Varus. Varus, à la tête des prétoriens, tenait dans sa main la force et les armes. Mucien lui ôta ce poste, et, pour ne pas le renvoyer sans dédommagement, il le fit préfet des vivres. Afin de gagner l'esprit de Domitien, qui n'était pas sans inclination pour Varus, il donna le commandement du prétoire à un homme très-aimé du jeune César, et qui tenait par alliance à la maison de Vespasien, Arrétinus Clémens. "Son père avait, disait-il, rempli cette charge avec honneur sous l'empereur Caïus, et les soldats retrouveraient avec plaisir un nom qu'ils connaissaient ; Clémens d'ailleurs, quoique de l'ordre sénatorial, suffisait à ce surcroît de devoirs." On prit pour l'expédition ce que Rome avait de plus illustre, sans compter les choix obtenus par la brigue. Domitien aussi et Mucien se disposaient au départ, animés d'un esprit bien différent : l'un impétueux de jeunesse et d'espérance, l'autre opposant à l'ardeur du premier délai sur délai, de peur que, s'il s'emparait une fois de l'armée ; la témérité de l'âge et les mauvais conseils ne l'entraînassent dans une route également funeste à la paix et à la guerre. Des légions victorieuses la sixième et la huitième, des vitelliennes la vingt et unième, et parmi les nouveaux corps la seconde, furent conduites les unes par les Alpes Cottiennes et Pennines, les autres par les Alpes Graïennes. On fit venir de Bretagne la quatorzième légion, et d'Espagne la sixième et la dixième. En apprenant la marche de cette armée, les cités gauloises, qui déjà inclinaient à la paix, s'assemblèrent chez les Rémois. Une députation des Trévires les y attendait, ayant à sa tête l'homme le plus ardent à souffler le feu de la guerre, Tullius Valentinus. Dans un discours étudié, où il accumula tous les reproches qu'on a coutume d'adresser aux grandes puissances, Valentinus se répandit, contre le peuple romain en injures et en invectives, orateur de trouble et d'anarchie, auquel une éloquence forcenée attirait de nombreux partisans.

LXIX. Julius Auspex, un des principaux Rémois, fit valoir la force des Romains et les avantages de la paix. "Si des lâches, disait-il, peuvent aussi commencer les guerres, c'est aux périls des braves qu'elles se poursuivent ; et déjà les légions sont sur nos têtes." Il parvint ainsi à retenir les gens sages par le frein de l'honneur et du devoir, les plus jeunes par le danger et la crainte. On loua le courage de Valentinus ; on suivit le conseil d'Auspex. Il est certain qu'une chose nuisit aux Trévires et aux Lingons dans l'esprit des Gaulois : ce fut d'avoir suivi contre Vindex les drapeaux de Virginius. Beaucoup furent aussi détournés par des rivalités de provinces. "Qui aurait en effet la direction de la guerre ? de qui recevrait-on les ordres et les auspices ? quel serait, en cas de succès, le siège du nouvel empire ?" Ainsi la discorde n'attendait pas la victoire. Ceux-ci mettaient en avant des traités, ceux-là leurs richesses et leurs forces, d'autres l'ancienneté de leur origine ; c'étaient des querelles sans fin. Déjà fatigués de l'avenir, ils s'en tinrent au présent. Des lettres furent écrites au nom des Gaules pour inviter les Trévires à déposer les armes ; " leur faute était pardonnable et les intercesseurs tout prêts, s'ils voulaient se repentir." VaIentinus resta ferme et empêcha sa patrie de rien entendre ; moins actif toutefois à préparer la guerre qu'assidu à haranguer le peuple.

LXX. Aussi ni les Trévires, ni les Lingons, ni les autres cités rebelles, ne firent des efforts proportionnés à la grandeur de l'entreprise et du péril. Les chefs même ne concertaient pas leurs desseins. Civilis s'égarait dans les routes perdues de la Belgique, en s'obstinant à prendre ou à chasser Labéo. Classicus, consumant dans d'inutiles loisirs un temps précieux, semblait un maître déjà reconnu qui jouit de son empire. Tutor même ne se hâta pas d'occuper le haut Rhin et de fermer les gorges des Alpes. Dans l'intervalle, la vingt et unième légion pénétra par Vindonisse, et Sextilius Félix accourut à travers la Rhétie avec les cohortes auxiliaires. A ces troupes se joignit un corps de singulaires, appelé à Rome par Vitellius, et qui avait ensuite pris parti pour Vespasien. Ces cavaliers avaient pour chef Julius Briganticus, fils d'une soeur de Civilis, haï de son oncle, et lui rendant une haine toujours plus vive entre ceux que la nature a unis de plus près. Tutor, après avoir ajouté aux bandes tréviroises des recrues de Vangions, de Caracates et de Triboques, les renforça de vieux légionnaires tant à pied qu'à cheval, qu'il corrompit par l'espérance ou força par la crainte. Ceux-ci massacrèrent d'abord une cohorte qu'avait détachée en avant Sextilius Félix ; bientôt, en voyant approcher des généraux et une armée romaine, ils retournèrent, par une désertion honorable, au poste du devoir, et furent suivis des Triboques, des Vangions et des Caracates. Tutor, accompagné des Trévires, évita Mayence et se rendit à Bingium. Il comptait sur cette position parce qu'il avait rompu le pont de la Nave : il fut trahi par un gué que découvrirent les cohortes de Sextilius, assailli par elles, et battu. Cette défaite consterna les Trévires : la multitude, quittant les armes, se dispersa dans la campagne ; quelques grands, afin de paraître avoir les premiers renoncé à la guerre, se réfugièrent dans les cités qui n'avaient pas abjuré l'alliance des Romains. Les deux légions, transportées, comme nous l'avons dit, de Novésium et de Bonn à Trèves, prêtèrent d'elles-mêmes serment à Vespasien. Ces événements s'étaient passés en l'absence de Valentinus. Comme il arrivait furieux et prêt à tout bouleverser de nouveau, les légions se retirèrent chez les Médiomatriques, nation fidèle. Valentinus et Tutor ramènent les Trévires aux armes, et, afin de les enchaîner plus étroitement au crime en leur ôtant tout espoir de pardon, ils tuent les lieutenants Hérennius et Numisius.

LXXI. Voilà où en était la guerre, quand Pétilius Cérialis arriva à Mayence. Dès ce moment les espérances se relevèrent. Ce général, avide de combattre, et mieux fait pour braver un ennemi que pour se tenir en garde contre lui, enflammait les soldats par l'audace de ses discours, et n'attendait que l'occasion d'en venir aux mains, bien décidé à ne pas perdre un instant. Il renvoya chez eux les hommes levés dans les Gaules, et fit annoncer aux cités que les légions suffisaient à l'empire, que les alliés pouvaient retourner aux travaux de la paix, et regarder comme finie une guerre dont les Romains prenaient sur eux le fardeau. Cet acte augmenta la soumission des Gaulois. Satisfaits de voir leur jeunesse rendue à ses foyers, ils supportèrent mieux les impôts : dédaignés, ils en étaient plus officieux. Civilis et Classicus, en apprenant la fuite de Tutor, la défaite des Trévires et les succès de l'ennemi, rassemblèrent précipitamment leurs troupes éparses, et, dans leur effroi, ils dépêchèrent courrier sur courrier à Valentinus, pour l'avertir de ne pas risquer d'affaire décisive. Cérialis ne s'en hâta que plus : il envoie des officiers chez les Médiomatriques, avec ordre de diriger les légions contre l'ennemi par le chemin le plus court ; il réunit ce qu'il avait de soldats à Mayence et ce que lui-même en avait amené, et en trois marches il arrive à Rigodulum. Valentinus occupait avec un corps nombreux de Trévires ce poste, que fermaient des montagnes et la rivière de Moselle, et qu'il avait encore fortifié par des fossés et des amas de pierres. Ces remparts n'effrayèrent point le général romain ; il ordonne à l'infanterie de s'ouvrir passage, et à la cavalerie de s'élever en bataille sur la hauteur ; plein de mépris pour des bandes ramassées au hasard, et qui ne devaient pas être si fortes de leur position que les siens ne le fussent encore plus de leur courage. On eut quelque peine à monter, tant qu'on marcha sous les traits de l'ennemi ; dès qu'on se fut joint, les rebelles roulèrent abattus et précipités. Une partie des cavaliers, qui avait tourné la montagne par des pentes plus douces, fit prisonniers les principaux Belges et avec eux leur chef Valentinus.

LXXII. Cérialis entra le lendemain dans Trèves. Les soldats brûlaient de détruire cette colonie : "C'était, disaient-ils, la patrie de Classicus, celle de Tutor ; c'était le crime de ce peuple si nos légions avaient été investies et massacrées. Qu'avait donc fait de pareil Crémone, effacée du milieu de l'Italie pour avoir une seule nuit retardé les vainqueurs ? et on laisserait debout, sur les confins de la Germanie, une ville qui faisait trophée des dépouilles de nos armées, du meurtre de nos généraux ! Que le butin fût versé dans le fisc ; ce serait assez pour eux d'allumer les flammes, d'entasser les ruines dans une colonie rebelle ; ainsi serait payé le saccagement d'un si grand nombre de camps." Cérialis, craignant que la renommée ne lui fît le reproche d'avoir éveillé chez les soldats le goût de la licence et de la cruauté, contint leur fureur. Ils obéirent, revenus, par la cessation de la guerre civile, à une modération qu'ils portaient dans la guerre étrangère. Bientôt le déplorable aspect des légions arrivant de chez les Médiomatriques vint saisir les esprits. Une contenance morne, des yeux attachés à la terre, annonçaient des consciences humiliées par le crime. En se réunissant, les deux armées ne donnèrent ni ne rendirent le salut. Les consolations, les encouragements, restaient sans réponse. Les nouveaux venus se cachaient dans leurs tentes, évitaient la lumière ; et c'était moins le péril et la crainte que la honte et l'opprobre qui causaient leur stupeur. Les victorieux même étaient si atterrés qu'ils n'osaient élever la voix ni hasarder de prières : c'était par les larmes et le silence qu'ils demandaient grâce pour leurs compagnons. Enfin Cérialis calma les esprits, en rejetant sur la fatalité tout ce qu'avait produit de maux la discorde des soldats et des chefs ou la perfidie des rebelles. Il les engage à considérer cette journée comme la première de leurs campagnes et de leur serment, assurant que ni l'empereur ni lui ne se souvenaient des fautes passées. Alors ils furent reçus dans le même camp, et défense fut faite dans les chambrées, à tout soldat qui aurait une querelle ou une contestation, de reprocher à un camarade sa rébellion ni sa défaite.

LXXIII. Cérialis, ayant ensuite convoqué les Trévires et les Lingons, leur parla ainsi : "L'éloquence n'est pas mon art, et j'ai prouvé par l'épée la force du peuple romain. Mais puisque les paroles vous touchent plus que les faits, et que vous jugez les biens et les maux non d'après, leur nature, mais sur les discours des séditieux, j'ai voulu vous exposer quelques vérités qui, au point où en est la guerre, vous seront plus utiles à entendre qu'il n'est utile pour nous de les dire. Quand les chefs et les généraux des armées romaines entrèrent sur vos terres et sur celles des autres Gaulois, ce fut sans aucun intérêt, mais à la prière de vos ancêtres, que fatiguaient de mortelles discordes, et à qui les Germains, appelés comme auxiliaires, avaient imposé, sans distinctions d'alliés ou d'ennemis, une égale servitude. Le monde sait quels combats il nous fallut soutenir contre les Cimbres et les Teutons, combien de travaux coûtèrent à nos armées les guerres germaniques, et comment elles se terminèrent. Et si nous gardons les barrières du Rhin, ce n'est pas sans doute pour protéger l'Italie ; c'est pour empêcher qu'un nouvel Arioviste ne vienne régner sur les Gaules. Croyez-vous donc être plus chers à Civilis, aux Bataves et aux nations d'outre-Rhin, que vos pères et vos aïeux ne le furent à leurs devanciers ? Les mêmes causes attirèrent toujours les Germains dans les Gaules : la soif des voluptés et de l'or, le désir de changer de séjour, et de quitter leurs marais et leurs solitudes pour posséder à leur tour ces fertiles campagnes et vous-mêmes avec elles. Du reste, l'indépendance et d'autres beaux noms leur servent de prétexte, et jamais ambitieux ne voulut l'esclavage pour autrui, la domination pour soi, qu'il ne prît ces mêmes mots pour devise.

LXXIV. "Il y eut en Gaule des rois et des guerres, jusqu'au moment où vous reçûtes nos lois. Tant de fois provoqués par vous, nous n'avons imposé sur vous, à titre de vainqueurs, que les charges nécessaires au maintien de la paix. Sans armées, en effet, pas de repos pour les nations, et sans solde pas d'armées, sans tributs pas de solde. Le reste est en communauté : c'est vous qui souvent commandez nos légions ; c'est vous qui gouvernez ces provinces ou les autres ; entre nous rien de séparé, rien d'exclusif. Je dis plus : la vertu des bons princes vous profite comme à nous, tout éloignés que vous êtes ; le bras des mauvais ne frappe qu'autour d'eux. On supporte la stérilité, les pluies excessives, les autres fléaux naturels ; supportez de même le luxe et l'avarice des puissances. Il y aura des vices tant qu'il y aura des hommes ; mais ces vices, le règne n'en est pas continuel ; de meilleurs temps arrivent et consolent. Eh ! quand Tutor et Classicus seront vos maîtres, espérez-vous donc plus de modération dans le pouvoir ? ou faudra-t-il moins de tributs alors qu'aujourd'hui, pour entretenir des armées contre les Bretons et les Germains ? car les Romains chassés (veuillent les dieux empêcher ce malheur), que verrait-on sur la terre, si ce n'est une guerre universelle ? Huit cents ans de fortune et de conduite ont élevé ce vaste édifice : qui l'ébranlerait serait écrasé de sa chute. Mais c'est pour vous que le péril est le plus grand, vous qui possédez de l'or et des richesses, principale source des guerres. Aimez donc la paix ; entourez de vos respects une ville dont, vainqueurs et vaincus, nous sommes également citoyens. Instruits par l'une et l'autre fortune, ne préférez pas une opiniâtreté qui vous perdrait à une obéissance qui vous sauve." Ils craignaient des rigueurs ; ce discours leur rendit le calme et la confiance.

LXXV. Trèves était occupée par l'armée victorieuse, lorsque Civilis et Classicus envoyèrent à Cérialis des lettres dont le sens était "que Vespasien, malgré le soin avec lequel on en cachait la nouvelle, avait cessé de vivre ; que Rome et l'Italie étaient dévorées par la guerre intestine ; que Mucien et Domitien n'étaient que de vains noms, sans force véritable ; que, si Cérialis voulait pour lui l'empire des Gaules, eux-mêmes se renfermeraient dans les limites de leurs cités ; que, s'il préférait le combat, ce parti ne leur convenait pas moins." Cérialis, sans répondre à Civilis et à Classicus, envoie à Domitien les lettres et le messager. Les ennemis, dont les troupes étaient divisées, arrivèrent de toutes parts. Plusieurs blâmaient Cérialis d'avoir souffert leur jonction quand il pouvait couper chaque corps séparément. L'armée romaine entoura son camp de fossés et de palissades, précaution qu'on avait négligé de prendre en s'y établissant. Chez les Germains, des opinions diverses partageaient les esprits.

LXXVI. Civilis voulait qu'on attendit les nations transrhénanes, "dont la seule vue, jetant l’effroi parmi les Romains, aiderait à les écraser. Les Gaulois étaient-ils autre chose que la proie de qui serait vainqueur ? et encore, ce qu'il y avait de plus fort dans le pays, les Belges, il avait pour lui ou leurs bras ou leurs voeux." Tutor soutenait "que tout délai servait les Romains, dont les armées se rassemblaient de toutes parts. Une légion de Bretagne avait repassé la mer ; on en faisait venir d'Espagne ; il en arrivait d'Italie : et ce n'étaient pas des soldats d'un jour, mais de vieux guerriers dont les preuves étaient faites. Quant à ces Germains en qui l'on espérait, nul moyen de leur donner des ordres, de régler leurs démarches ; ils ne dépendaient que de leur caprice. L'or et les présents, seuls capables de les gagner, c'étaient les Romains qui en avaient le plus à offrir, et personne n'était si pressé de courir aux armes, qu'il ne préférât, à égalité de salaire, le repos au danger. Si on attaquait sur-le-champ, Cérialis n'avait pour légions que ces restes de l'armée de Germanie, qui s'étaient voués par serment à l'empire des Gaules. L'avantage même qu'ils venaient de remporter, contre leur attente, sur la poignée d'hommes sans discipline conduite par Valentinus, nourrirait la témérité du chef et des soldats. Ils se hasarderaient de nouveau et tomberaient dans les mains, non d'un jeune apprenti, plus occupé de mots et de harangues que d'armes et de fer, mais dans celles de Civilis et de Classicus, à l'aspect desquels la peur rentrerait dans leurs âmes avec l'image de la fuite, de la faim et d'une captivité où leur vie fut tant de fois à la merci du vainqueur. Et certes les Trévires et les Lingons n'étaient pas retenus par des liens d'affection ; ils reprendraient les armes dés que la crainte serait dissipée." Classicus termina la discussion en se déclarant pour l'avis de Tutor ; et aussitôt on se mit à l'oeuvre.

LXXVII. Les Ubiens et les Lingons furent placés au centre ; les cohortes bataves à l'aile droite ; à la gauche les Bructères et les Tenctères. Ils s'avancèrent les uns par les montagnes, les autres par la plaine, entre la route et la Moselle, et attaquèrent si à l'improviste, que ce fut dans sa chambre et dans son lit que Cérialis, qui avait passé la nuit hors du camp, apprit tout à la fois le combat et la défaite des siens. Il repoussa cette nouvelle comme une invention de la peur, jusqu'à ce que le désastre fût tout entier sous ses yeux. Le camp des légions était forcé, la cavalerie en déroute, l'ennemi établi sur le milieu du pont qui joint les deux rives de la Moselle et les deux parties de la ville. Cérialis, intrépide dans les moments critiques, arrête de sa main les fuyards, se précipite le corps découvert au milieu des traits, et heureusement téméraire, secondé par les plus braves qui se hâtent d'accourir, il reprend le pont et le donne à garder à une troupe d'élite. Ensuite il retourne au camp et voit les manipules des légions prises à Novésium et à Bonn épars et débandés, les étendards suivis à peine de quelques soldats, et les aigles presque enveloppées. Enflammé de colère : "Ce n'est pas Hordéonius, s'écrie-t-il, ni Vocula que vous abandonnez. Il n'y a pas ici de trahison ; si j'ai besoin d'excuse, c'est pour avoir cru légèrement que vous aviez oublié l'alliance des Gaules, et que la mémoire du serment romain vous était revenue. Je serai ajouté aux Hérennius et aux Numisius, afin que tous vos chefs aient péri par les mains de leurs soldats ou par celles des ennemis. Allez annoncer à Vespasien, ou (ce qui sera plus tôt fait) à Civilis et à Classicus, que vous avez abandonné votre général sur le champ de bataille. Il viendra des légions qui ne me laisseront pas sans vengeance, ni vous sans punition."

LXXVIII. Ces reproches étaient fondés, et les tribuns et les préfets les appuyaient de toute leur force. On se rallie par cohortes et par manipules : il était impossible de s'étendre davantage, l'ennemi débordant de toutes parts, et les bagages et les tentes gênant les mouvements ; car on se battait dans l'enceinte du camp. Tutor, Classicus et Civilis, chacun de leur côté, animaient le combat, parlant aux Gaulois de liberté, aux Bataves de gloire, aux Germains de butin. Tout réussit à l'ennemi, jusqu'au moment où la vingt et unième légion, s'étant reformée sur un espace plus étendu que les autres, soutint son attaque et finit par la repousser. Ce ne fut pas sans un coup du ciel que, par un soudain changement des esprits, les vainqueurs prirent la fuite. Ils dirent que l’effroi les avait saisis à la vue des cohortes qui, rompues au premier choc, s'étaient ralliées sur le haut des collines et leur avaient semblé un renfort de troupes fraîches. Le fait est que leur succès fut arrêté par la folie qu'ils eurent d'oublier l'ennemi pour se disputer les dépouilles. Si l'imprévoyance de Cérialis avait presque ruiné les affaires, sa vigueur les rétablit. Il suivit sa fortune, et dès le même jour il prit et saccagea le camp des rebelles.

LXXIX. Le soldat n'eut pas un long repos : les Agrippiniens demandaient du secours et offraient de livrer la femme et la soeur de Civilis, avec la fille de Classicus, laissées chez eux comme gages d'une foi mutuelle. En attendant, ils avaient massacré les Germains dispersés dans leurs maisons. C'était une raison de craindre l'avenir, et d'invoquer une juste protection avant que l'ennemi, rétabli de ses pertes, eût repris de l'espoir ou songeât à la vengeance. Déjà même Civilis se dirigeait de ce côté ; et il n'était pas sans force, la plus ardente de ses Cohortes, intacte jusqu'alors et composée de Cauques et de Frisons, occupant Tolbiac, sur les confins de la colonie. Mais une triste nouvelle changea sa marche : il apprit que la cohorte venait d'être détruite par la perfidie des Agrippiniens. Ceux-ci donnèrent un grand repas aux Germains, et, quand le vin et la bonne chère les eurent plongés dans le sommeil, ils fermèrent les portes, mirent le feu à l’édifice et les brûlèrent. En même temps Cérialis était accouru à marches forcées. Une autre inquiétude obsédait encore Civilis : il craignait que la quatorzième légion, secondée de la flotte de Bretagne, ne ravageât les côtes maritimes des Bataves. Mais la légion prit le chemin de terre, et son lieutenant Fabius Priscus la conduisit chez les Nerviens et les Tongres, qu'il reçut en grâce. Pour la flotte, les Canninéfates l'attaquèrent elle-même, et la plus grande partie des vaisseaux fut coulée ou prise. Une multitude de Nerviens s'était levée spontanément pour les Romains : les mêmes Canninéfates la mirent en déroute. Civilis, de son côté, remporta un avantage sur les cavaliers que Cérialis avait envoyés en avant à Novésium ; pertes légères mais répétées, qui gâtaient la renommée de la dernière victoire.

LXXX. Pendant ces mêmes jours, Mucien ordonna la mort du fils de Vitellius, sous prétexte que la discorde ne cesserait jamais, s'il n'étouffait toute semence de guerre. Il ne souffrit pas qu'Antonius Primus fût choisi par Domitien pour le suivre à l’armée : il redoutait la faveur déclarée des soldats, et l'orgueil d'un homme incapable de souffrir d'égaux, encore moins de supérieurs. Antoine se rendit auprès de Vespasien, où, sans trouver un accueil selon son espérance, il n'essuya non plus aucun signe de disgrâce. L'empereur avait l'esprit combattu d'un côté par les services de ce chef, qui évidemment avait seul conduit et achevé la guerre, de l'autre par les lettres de Mucien. Mille voix d'ailleurs dénonçaient Antonins comme un homme persécuteur et hautain, sans oublier les torts de sa vie passée. Lui-même provoquait les haines par son arrogance et par la vanité importune avec laquelle il rappelait ses mérites. Le reste, selon lui, était un troupeau de lâches ; Cécina, un prisonnier qui n'avait su que se rendre. Ainsi tombèrent peu à peu la considération et le crédit d'Antoine, quoiqu'il conservât toujours les dehors de la faveur.

LXXXI. Pendant les mois que Vespasien passa dans Alexandrie, pour attendre le retour périodique des vents d'été et la saison où la mer devient sûre, plusieurs prodiges arrivèrent, par où se manifesta la faveur du ciel et l'intérêt que les dieux semblaient prendre à ce prince. Un Alexandrin, homme du peuple, connu pour avoir perdu la vue, se jette à ses genoux et implore en gémissant un remède à son mal. Il se disait envoyé par une révélation de Sérapis, la principale divinité de cette nation superstitieuse, et il conjurait l'empereur de daigner lui humecter les joues et les yeux avec la salive de sa bouche. Un autre, perclus de la main, demandait, sur la foi du même dieu, que cette main fût foulée par le pied de César. Vespasien les repoussa d'abord avec moquerie. Comme ils insistaient, le prince hésita : tantôt il craignait le reproche d'une crédule présomption, tantôt l'ardeur de leurs prières et les flatteries des courtisans lui donnaient de la confiance. Enfin il ordonne aux médecins d'examiner si le mal qui prive l'un de ses yeux, l'autre de son bras, peut être vaincu par des moyens humains. Les médecins, après des raisonnements divers, répondirent "que la force visuelle n'était pas détruite dans l'aveugle, et qu'elle reviendrait si on écartait l'obstacle ; que la main de l'autre, jetée hors de sa position naturelle, y pouvait être rétablie par une salutaire pression ; que peut-.être c'était la volonté des dieux, et qu'ils avaient choisi le prince pour instrument de leurs oeuvres ; qu'après tout, si le remède opérait, la gloire en serait à César ; s'il était vain, le ridicule tomberait sur ces misérables." Vespasien, plein de l'idée que tout est possible à sa fortune, et ne voyant plus rien d'incroyable, prend un air satisfait, et, au milieu d'une foule attentive et curieuse, il exécute ce qui est prescrit. A l'instant la main paralysée est rendue à ses fonctions, et le jour brille aux yeux de l'aveugle. Ces deux prodiges, des témoins oculaires les racontent encore aujourd'hui que le mensonge est sans intérêt.

LXXXII. Ils redoublèrent dans Vespasien le désir de visiter le séjour sacré du dieu, pour le consulter au sujet de l'empire. Il ordonne que le temple soit fermé à tout le monde : entré lui-même et tout entier à ce qu'allait prononcer l'oracle, il aperçoit derrière lui un des principaux Égyptiens nommé Basilide, qu'il savait être retenu malade à plusieurs journées d'Alexandrie. Il s'informe aux prêtres si Basilide est venu ce jour-là dans le temple ; il s'informe aux passants si on l'a vu dans la ville ; enfin il envoie des hommes à cheval, et il s'assure que dans ce moment-là même il était à quatre-vingts milles de distance. Alors il ne douta plus que la vision ne fût surnaturelle, et le nom de Basilide lui tint lieu d'oracle.

LXXXIII. L'origine du dieu n'a pas encore été racontée par nos auteurs. Voici ce qu'en rapportent les prêtres d'Égypte. Pendant que Ptolémée, le premier des rois macédoniens qui affermit la puissance égyptienne, donnait à la nouvelle ville d'Alexandrie des murailles, des temples et un culte, il vit en songe un jeune homme d'une beauté merveilleuse et d'une taille plus qu'humaine, qui l'avertit d'envoyer dans le Pont les plus sûrs de ses amis y chercher sa statue : "Elle apporterait le bonheur à ses Etats, et grande et glorieuse serait la demeure qui recevrait cette image." En même temps le jeune homme s'éleva vers le ciel dans un tourbillon de flammes. Ptolémée, frappé de ce présage miraculeux, s'adresse aux prêtres égyptiens en possession d'interpréter ces prodiges, et leur expose sa vision nocturne. Comme ceux-ci connaissent peu le Pont et les pays étrangers, le roi fait venir Timothée, Athénien, de la famille des Eumolpides, qu'il avait appelé d'Éleusis pour présider aux cérémonies sacrées, et lui demande quel est ce culte, quel peut être ce dieu. Timothée chercha des voyageurs qui eussent visité le Pont, et apprit d'eux qu'il y avait en ce royaume une ville nommée Sinope, et non loin de cette ville un temple dés longtemps célèbre dans le pays, et consacré à Jupiter Pluton ; car à côté de l'image du dieu était aussi une figure de femme, que la plupart appelaient Proserpine. Ptolémée était, comme tous les rois, prompt à s'alarmer, et, une fois la sécurité revenue, plus ardent au plaisir que zélé pour la religion. Il oublia peu à peu l'oracle et tourna son esprit vers d'autres soins, jusqu'à ce que cette même apparition, plus terrible cette fois et plus pressante, vînt lui dénoncer sa perte et celle de son royaume, si les ordres donnés n'étaient accomplis. Alors il envoya au roi Scydrothémis, qui régnait dans ce temps à Sinope, des ambassadeurs avec des présents, et leur prescrivit, avant qu'ils s'embarquassent, de consulter Apollon Pythien. Ils eurent une mer favorable, et la réponse du dieu ne fut pas équivoque : il leur dit "d'aller, de rapporter la statue de son père, et de laisser celle de sa soeur."

LXXXIV. Arrivés à Sinope, ils portent devant le roi Scydroshémis les présents, les prières et les instructions de leur maître. Le roi, combattu tantôt par la crainte du dieu, tantôt par la résistance et les menaces du peuple, ne laissait pas d'être tenté souvent par les dons et par les promesses des ambassadeurs. Trois ans se passèrent, pendant lesquels Ptolémée n'épargna ni empressements ni instances. Il augmentait successivement la dignité des ambassadeurs, le nombre des vaisseaux, la quantité de l'or. Enfin une figure menaçante apparut à Scydrothémis et lui ordonna de ne pas s'opposer plus longtemps aux décrets du dieu. Comme il tardait encore, des fléaux, des maladies, des signes chaque jour plus manifestes de la colère céleste, le mirent à de rudes épreuves. Il convoque une assemblée, expose les ordres du dieu, sa vision, celles de Ptolémée, et les maux qui désolent le pays. Le peuple méconnaît la volonté du roi, envie le sort de l'Égypte, craint pour lui-même, et assiège les avenues du temple. C'est ce qui autorisa l’opinion que la statue était allée d'elle-même se placer sur un des navires qui bordaient le rivage. Par une autre merveille, le troisième jour vit, malgré l’immensité du trajet, la flotte rendue au port d'Alexandrie. Un temple proportionné à la grandeur de la ville fut bâti au lieu nommé Rhacotis. Un petit sanctuaire, consacré à Sérapis et Isis, y avait existé autrefois. Voilà sur l'origine et la translation de ce dieu la tradition la plus accréditée. Je n'ignore pas que quelques-uns le font venir de Séleucie en Syrie, sous le règne de Ptolémée, troisième de ce nom. D'autres lui donnent pour introducteur le même Ptolémée, et pour demeure primitive Memphis, ville jadis célèbre, la force et l'ornement de l’antique Égypte. Quant au dieu lui-même, beaucoup veulent que ce soit Esculape, parce qu'il guérit les maladies, plusieurs en font Osiris, la plus ancienne divinité de ces nations, ou Jupiter, comme maître de toutes choses ; la plupart, aux attributs qui apparaissent en lui, reconnaissent Pluton ou croient le deviner.

LXXXV. Domitien et Mucien reçurent, avant d'arriver aux Alpes, la nouvelle des succès obtenus chez les Trévires. Rien n'attestait mieux la victoire que la présence du chef des ennemis, Valentinus. Son âme n'était nullement abattue, et son front annonçait quelle audace il avait portée dans la guerre. On l'interrogea seulement pour juger de son esprit, et sa mort fut prononcée. Quelqu'un lui reprochant, au milieu même du supplice, que sa patrie était au pouvoir de l’ennemi, il répondit qu'il en regrettait moins de mourir. Cependant Mucien mit au jour, comme une inspiration soudaine, une idée qu'il cachait depuis longtemps. Il déclara "qu'à l’extrémité où, grâce aux dieux, l’ennemi était réduit, il siérait peu à Domitien d'aller, quand la guerre était presque achevée, mêler son nom à une gloire étrangère ; que si la stabilité de l’empire et le salut des Gaules étaient en péril, le poste d'un César serait sur le champ de bataille, mais qu'il fallait abandonner à des chefs moins importants des Canninéfates et des Bataves. Que ne restait-il à Lyon, d'où il montrerait de prés la puissance et la fortune du rang suprême, sans se commettre dans de vulgaires dangers, et tout prêt cependant pour les grandes occasions ?"

LXXXVI. Domitien comprit l’artifice ; mais les égards commandaient de ne pas l’apercevoir. On alla donc à Lyon. De là, on croit qu'il tenta par de secrets émissaires la foi de Cérialis : Il voulait savoir si ce chef lui remettrait, en cas qu'il parût, l'armée et le commandement. Cette pensée cachait-elle un projet de guerre contre son père, ou cherchait-il à se ménager contre son frère des ressources et des forces ? la chose demeura incertaine ; car Cérialis, par de sages tempéraments, éluda sa demande comme le caprice d'un enfant. Domitien, voyant sa jeunesse méprisée par les hommes d'un âge mûr, renonça aux fonctions du gouvernement, même aux moindres de celles qu'il exerçait d'abord. Renfermé, sous l’apparence de la simplicité et de la modestie, dans une profonde dissimulation, il affectait le goût des lettres et l’amour de la poésie, afin de mieux cacher son âme et d'échapper à la jalousie d'un frère, dont il jugeait mal le naturel doux et le coeur si différent du sien.

LIVRE CINQUIEME

Ces évènements se passent en l'an de Rome 823, de J.C. 70.

I. Au commencement de cette année, était parti comme lieutenant de son père pour achever de réduire les Juifs, le César Titus, guerrier déjà célèbre quand le père et le fils étaient encore dans la condition privée, mais environné alors de plus de force et de renommée que jamais. Provinces et armées le secondaient à l'envi. Lui-même, afin de paraître supérieur à sa fortune, se montrait sans cesse ardent et brillant sous les armes attirant les coeurs par des manières et des paroles obligeantes, et souvent, dans les travaux et les marches, se mêlant aux simples légionnaires, sans que la dignité du général en fût avilie. Trois légions, la cinquième, la dixième et la quinzième, anciens soldats de Vespasien, le reçurent en Judée. Il y ajouta la douzième qu'il fit venir de Syrie, et ce qu'il avait amené d'Alexandrie de la vingt-deuxième et de la troisième. A la suite marchaient vingt cohortes alliées et huit ailes de cavalerie, sans compter les rois Sohémus et Agrippa, les corps auxiliaires du roi Antiochus, et une forte troupe d'Arabes animée contre les Juifs de la haine ordinaire entre peuples voisins, enfin tous ceux qu'avait amenés d'Italie et de Rome l'intérêt personnel, impatient de s'emparer de l'oreille encore libre du prince. Entré avec ces forces sur le territoire ennemi, Titus s'avance en bon ordre, et s'éclairant avec soin, toujours prêt à combattre, il va camper non loin de Jérusalem.

II. Au moment où nous allons retracer le jour suprême d'une ville si fameuse, il paraît convenable d'en exposer aussi l'origine. Les Juifs, dit-on, fuyant de l'île de Crète, occupèrent les dernières terres de Libye, à l'époque où Saturne, vaincu par Jupiter, fut chassé de ses États. On tire un argument de leur nom : Ida est une célèbre montagne de Crète, habitée par les Idaei mot dont l'addition barbare d'une lettre aura fait Judaei. Quelques-uns prétendent que, sous le règne d'Isis, l'Égypte regorgeant d'un excès de population s'en déchargea sur les terres voisines, et que la migration eut pour chefs Hiérosolymus et Juda. Beaucoup font des Juifs une race d'Éthiopiens, que la crainte et la haine forcèrent, sous le roi Céphée, à changer de demeures; d'autres un assemblage d'Assyriens qui, faute de champs à cultiver, s'emparèrent d'une partie de l'Égypte, puis, se rapprochant de la Syrie, se bâtirent des villes et s'approprièrent les terres des Hébreux. Il en est enfin qui leur donnent une origine illustre; selon eux, les Solymes, nation célébrée dans les chants d'Homère, fondèrent une ville, et, de leur nom, l'appelèrent Hiérosolyma.

III. La plupart des auteurs s'accordent à dire qu'une maladie contagieuse qui couvrait tout le corps de souillure s'étant répandue en Égypte, le roi Bocchoris en demanda le remède à l'oracle d'Hammon, et reçut pour réponse de purger son royaume et de transporter sur d'autres terres, comme maudits des dieux, tous les hommes infectés. On en fit la recherche, et cette foule misérable, jetée dans un désert, pleurait et s'abandonnait elle-même, lorsque Moïse, un des exilés, leur conseilla de ne rien espérer ni des dieux ni des hommes, qui les avaient également renoncés, mais de se fier à lui comme à un guide céleste, le premier qui jusque-là eût apporté quelque secours à leurs misères. Ils y consentirent, et, sans savoir où ils allaient, ils marchèrent au hasard. Mais rien ne les fatiguait autant que le manque d'eau. Tout prés d'expirer, ils s'étaient jetés par terre et gisaient dans ces vastes plaines, lorsqu'ils virent un troupeau d'ânes sauvages, revenant de la pâture, gagner une roche ombragée d'arbres. Moïse les suit, et, à l'herbe qui croit sur le sol, il devine et ouvre de larges veines d'eau. Ce fut un soulagement ; et, après six jours d'une marche continuelle, le septième ils chassèrent les habitants de la première terre cultivée, s'y établirent et y fondèrent leur ville et leur temple.

IV. Moïse, pour s'assurer à jamais l'empire de cette nation, lui donna des rites nouveaux et un culte opposé à celui des autres mortels. Là est profane tout ce qui chez nous est sacré, légitime tout ce que nous tenons pour abominable. L'effigie de l’animal qui leur montra la route et les sauva de la soif est consacrée dans le sanctuaire, et ils sacrifient le bélier comme pour insulter Hammon. Ils immolent aussi le boeuf, que les Égyptiens adorent sous le nom d'Apis. Ils s'abstiennent de la chair du porc, en mémoire de la lèpre qui les avait jadis infectés, et à laquelle cet animal est sujet. Des jeûnes fréquents sont un aveu de la longue faim qu'ils souffrirent autrefois, et leur pain sans levain rappelle le blé qu'ils ravirent à la hâte. S'ils consacrent le septième jour au repos, c'est, dit-on, parce qu'il termina leurs misères ; séduits par l'attrait de la paresse, ils finirent par y donner aussi la septième année. Suivant d'autres, cet usage fut établi pour honorer Saturne, soit qu'ils aient reçu les principes de la religion de ces Idéens qu'on nous montre chassés avec Saturne et fondant la nation des Juifs, soit parce que, des sept astres qui règlent la destinée des mortels, celui dont l'orbe est le plus élevé et la puissance la plus énergique est l'étoile de Saturne, et que la plupart des corps célestes exercent leur action et achèvent leur course par nombres septénaires.

V. Ces rites, quelle qu'en soit l'origine, se défendent par leur antiquité : ils en ont de sinistres, d'infâmes, que la dépravation seule a fait prévaloir. Car tout pervers qui reniait le culte de sa patrie apportait à leur temple offrandes et tributs. La puissance des Juifs s'en accrut, fortifiée d'un esprit particulier : avec leurs frères, fidélité à toute épreuve, pitié toujours secourable ; contre le reste des hommes, haine et hostilité. Ne communiquant avec les autres ni à table, ni au lit, cette nation, d'une licence de moeurs effrénée, s'abstient pourtant des femmes étrangères ; entre eux, tout est permis. Ils ont institué la circoncision pour se reconnaître à ce signe. Leurs prosélytes la pratiquent comme eux, et les premiers principes qu'on leur inculque sont le mépris des dieux, le renoncement à sa patrie, l'oubli de ses parents, de ses enfants, de ses frères. Toutefois on veille à l'accroissement de la population : il est défendu de tuer aucun nouveau-né, et l'on croit immortelles les âmes de ceux qui périssent dans les combats ou les supplices. Il s'ensuit qu'on aime à procréer et qu'on s'inquiète peu de mourir. Ils tiennent des Égyptiens l'usage d'enterrer les corps au lieu de les brûler ; sur les enfers, même prévoyance, mêmes idées ; quant au ciel, les croyances diffèrent. L'Égypte adore beaucoup d'animaux et se taille des images ; les Juifs ne conçoivent Dieu que par la pensée et n'en reconnaissent qu'un seul. Ils traitent d'impies ceux qui, avec des matières périssables, se fabriquent des dieux à la ressemblance de l'homme. Le leur est le dieu suprême, éternel, qui n'est sujet ni au changement ni à la destruction. Aussi ne souffrent-ils aucune effigie dans leurs villes, encore moins dans leurs temples. Point de statues ni pour flatter leurs rois, ni pour honorer les Césars. Du reste, comme leurs prêtres chantaient au son de la flûte et des tambours, qu'ils se couronnaient de lierre, et qu'une vigne d'or fut trouvée dans le temple, quelque-uns ont cru qu'ils adoraient Bacchus, le vainqueur de l'Orient, opinion démentie par la différence des rites : Bacchus institua des fêtes riantes et joyeuses ; le culte des Juifs est bizarre et lugubre.

VI. Le pays qu'ils habitent finit, vers l'orient, où l'Arabie commence; l'Égypte le borne au midi, la Phénicie et la mer au couchant; le septentrion apparaît dans le lointain du côté de la Syrie. Les hommes y sont sains et robustes, les pluies rares, le sol fertile. Les productions de nos climats y abondent, et avec elles l'arbre à baume et le palmier. Le palmier est grand et majestueux; le baumier est un arbre médiocre. Quand la sève en a gonflé les rameaux, si on y applique le tranchant du fer, elle en a peur et se retire; les veines qui l'enferment s'ouvrent avec un éclat de pierre ou un fragment de vase; le suc de cet arbuste est d'usage en médecine. Les plus hautes cimes qu'élève ce pays sont celles du Liban, montagne qui, par un étonnant contraste, est toujours fraîche sous un ciel brûlant , et garde la neige sous les feux du soleil. C'est le Liban qui verse et alimente les eaux du Jourdain. Ce fleuve ne se rend point à la mer; il traverse, sans rien perdre, un lac, puis un autre; reçu dans un troisième, il n'en sort plus. Ce dernier lac, d'un circuit immense, pareil à une mer, avec une saveur plus insupportable, exhale une odeur fétide et pestilentielle. Les vents n'y soulèvent point de vagues; il ne souffre ni poissons ni oiseaux aquatiques. Ses eaux, élément indécis, portent, comme une surface solide, les objets qu'on y jette. Le plus ignorant comme le plus habile dans l'art de nager en sont également soutenus. A une certaine époque de l'année il rejette du bitume. L'expérience, mère de toute industrie, a enseigné la manière de le recueillir. C'est une liqueur noire qui surnage, et qu'on épaissit en y versant du vinaigre. On la prend alors avec la main et on la tire sur le bord du bateau. Aussitôt, sans l'aide de personne, elle coule dedans et l'emplit, jusqu'à ce qu'on en coupe le fil. Et ce n'est ni l'airain ni le fer qui peuvent le couper; elle fuit à l'approche du sang et devant les étoffes imprégnées de celui dont les femmes se délivrent chaque mois. Voilà ce que disent les anciens auteurs. Mais ceux qui connaissent le pays assurent que l'eau pousse en avant des masses flottantes de bitume, et qu'on les tire avec la main sur le rivage. Ensuite, quand la chaleur. de la terre et l'ardeur du soleil les ont séchées, on les fend avec la hache et le coin, comme du bois ou des pierres.

VII. Non loin de là sont des campagnes qui, dit-on, fertiles autrefois et couvertes de cités populeuses, ont été dévorées par le feu du ciel. On ajoute qu'il y reste encore des traces de ce fléau, et que la terre elle-même, dont la surface parait brûlée, a perdu la force de produire. Tous les végétaux, nés sans culture ou semés de main d'homme, avortent en herbe ou en fleur ; ou, s'ils parviennent à leur accroissement ordinaire, leur fruit noir et vide se résout en poussière. Je conviens que des villes jadis célèbres peuvent avoir été consumées par la foudre. Toutefois je pense que les exhalaisons du lac suffisent pour vicier le sol et corrompre l'air ; qu'ainsi les moissons et les fruits de l'automne sont gâtés par l'influence également pernicieuse de la terre et du ciel. Un second fleuve, le Bélus, se décharge dans la mer de Judée. A son embouchure s'amassent des sables qui, fondus avec le nitre, se durcissent en verre. Cette plage est d'une étendue médiocre, et on y prend toujours sans jamais l'épuiser.

VIII. Une grande partie des Juifs est dispersée dans des, villages ; ils ont aussi des villes ; Jérusalem était la capitale de la nation. On y voyait un temple d'une richesse immense. Derrière un premier rempart était la ville, ensuite le palais des rois, et au fond d'une dernière enceinte, le temple. Le Juif n'était admis qu'à la porte de cet édifice ; nul, excepté les prêtres, n'en franchissait le seuil. Tant que les Assyriens, les Mèdes, les Perses, régnèrent sur l'Orient, les Juifs furent la portion la plus méprisée de leurs sujets. Quand les Macédoniens eurent l'empire, Antiochus essaya de les guérir de leurs superstitions et de leur donner les moeurs grecques. Ses efforts pour changer en mieux ce peuple abominable furent arrêtés par la guerre des Parthes ; car la révolte d'Arsace avait eu lieu à cette époque. Les Macédoniens étaient affaiblis, la puissance des Parthes au berceau, les Romains éloignés : les Juifs saisirent ce moment pour se donner des rois. Chassés par l'inconstance populaire, rétablis parla force des armes, ces rois, osant tout ce qu'ose la royauté, exils de citoyens, renversements de cités, assassinats de frères, de pères, d'épouses, entretinrent la superstition dans l'intérêt de leur pouvoir, auquel ils unissaient, pour mieux l'affermir, la dignité du sacerdoce.

IX. Pompée fut le premier Romain qui dompta les Juifs ; il entra dans le temple par le droit de la victoire : c'est alors qu'on apprit que l'image d'aucune divinité ne remplissait le vide de ces lieux, et que cette mystérieuse enceinte ne cachait rien. Les murs de Jérusalem furent rasés ; le temple resta debout. Bientôt la guerre civile partagea les Romains, et les provinces d'Orient passèrent sous les lois de Marc-Antoine. En ce temps Pacorus, roi des Parthes, s'empara de la Judée et fut tué par Ventidius. Les Parthes furent rejetés au delà de l’Euphrate, et C. Sosius reconquit la Judée. Donné par Antoine à Hérode, ce royaume fut agrandi par Auguste victorieux. Après la mort d'Hérode, et sans attendre les ordres de César, un certain Simon avait usurpé le nom de roi. Il fut puni par Quintilius Varus, gouverneur de Syrie, et la nation, réduite au devoir, fut partagée entre les trois fils d'Hérode. Elle, fut tranquille sous Tibère. Ayant reçu de Caïus l'ordre de placer son image dans le temple, elle aima mieux prendre les armes : la mort de Caïus arrêta ce mouvement. Sous Claude les rois n'étaient plus, ou leurs domaines étaient réduits à peu de chose : ce prince fit une province de la Judée, et en abandonna le gouvernement à des chevaliers ou à des affranchis. Un de ces derniers, Antonius Félix, donnant toute carrière à sa débauche et à sa cruauté, exerça le pouvoir d'un roi avec l’esprit d'un esclave. Il avait épousé Drusilla, petite-fille d’Antoine et de Cléopâtre, en sorte qu'il était gendre au second degré du même triumvir dont Claude était petit-fils.

X. Les Juifs souffrirent avec patience jusqu'au temps du procurateur Gestius Florus. Sous lui la guerre éclata ; et le gouverneur de Syrie Cestius Gallus, essayant de l'étouffer, combattit avec des succès divers et le plus souvent mauvais. Après que la nature où les ennuis eurent terminé les jours de Gallus, Vespasien arriva envoyé par Néron, et en deux étés sa fortune, sa renommée, le bon choix de ses officiers, livrèrent à son armée victorieuse toute la campagne et toutes les villes, excepté Jérusalem. La guerre civile remplit l'année suivante et fit trêve à celle de Judée. La paix rendue à l'Italie, les soins du dehors revinrent à leur tour. On s'indignait surtout que ce fussent les Juifs qui seuls ne cédaient pas. Et d'ailleurs, au milieu des événements et des hasards d'un nouveau règne, il semblait prudent de laisser Titus à la tête d'une armée. Il alla donc, comme je l'ai dit, placer son camp devant les murs de Jérusalem, et montra ses légions en bataille.

XI. Les Juifs se rangèrent au pied des remparts, prêts en cas de succès à se hasarder plus avant, et sûrs de leur retraite s'ils étaient repoussés. La cavalerie fut envoyée contre eux avec des troupes légères et combattit sans avantage décidé. Bientôt les ennemis se retirèrent, et les jours suivants ils engagèrent des combats fréquents devant les portes, jusqu'au moment où, fatigués de pertes continuelles, ils rentrèrent dans leurs murailles. Les Romains préparèrent alors une attaque de vive force : ils croyaient indigne d'eux d'attendre que l'ennemi cédât à la famine ; et ils appelaient les dangers, les uns par courage, les autres par témérité ou par intérêt. Titus lui-même avait devant les yeux Rome avec ses grandeurs et ses plaisirs ; et tout le temps que tardait la chute de Jérusalem lui semblait perdu. Mais la ville, dans une assiette escarpée, était encore défendue par des ouvrages et des constructions qui l'eussent rendue forte même en rase campagne. Assise sur deux collines d'une hauteur immense, elle était fermée de murs que l'art avait disposés en angles saillants et rentrants, de manière que l'ennemi qui l'assiégerait eût toujours ses flancs découverts. L'extrémité de la roche était taillée à pic. Des tours la couronnaient, hautes, selon que s'élevait ou s'abaissait le terrain, depuis soixante jusqu'à cent vingt pieds, et qui, vues de loin, paraissaient toutes à l'oeil étonné d'une égale hauteur. Intérieurement d'autres murs environnaient le palais, et l'on distinguait, à son sommet élevé, la tour Antonia, ainsi nommée par Hérode en l'honneur de Marc-Antoine.

XII. Le temple était une espèce de citadelle, ayant ses murs particuliers, construits avec plus d'art encore et plus de travail que le reste. Les portiques mêmes qui régnaient à l'entour étaient de bonnes fortifications. Il y avait une source qui ne tarissait jamais, des souterrains sous la montagne, des piscines et des citernes pour conserver l'eau du ciel. Les fondateurs avaient prévu qu'un peuple si différent des autres serait souvent en guerre. De là toutes les précautions nécessaires contre le plus long siège : après que Pompée eut forcé la ville, la crainte et l'expérience en suggérèrent encore de nouvelles ; les Juifs achetèrent d'ailleurs, sous le règne avare de Claude, le droit de se fortifier, et en pleine paix ils bâtirent des murs comme pour la guerre. Un déluge de misérables échappés au désastre des autres villes grossissait la population. Car ce qu'il y avait de plus opiniâtre dans la révolte s'était réfugié à Jérusalem et la remplissait de discordes. Elle avait trois chefs, trois armées. Simon occupait l'enceinte extérieure, la plus vaste de toutes ; Jean, surnommé Bargioras, tenait l'intérieur de la ville ; Éléazar s'était retranché dans le temple. Jean et Simon étaient supérieurs par le nombre et les armes, Éléazar par la position ; mais ce n'était entre eux que trahisons, combats, incendies : une grande quantité de blé fut dévorée par le feu. Jean, sous prétexte d'offrir un sacrifice, finit par envoyer des meurtriers qui massacrèrent Éléazar et sa troupe, et le rendirent maître du temple. La ville resta partagée en deux factions jusqu'à l'approche des Romains : alors la guerre étrangère ramena la concorde.

XIII. Il était survenu des prodiges dont cette nation, aussi ennemie de tout culte religieux qu'adonnée aux superstitions, aurait craint de conjurer la menace par des voeux ou des victimes expiatoires. On vit des bataillons s'entrechoquer dans les airs, des armes étinceler, et des feux, s'échappant des nues, éclairer soudainement le temple. Les portes du sanctuaire s'ouvrirent d'elles-mêmes, et une voix plus forte que la voix humaine annonça que les dieux en sortaient ; en même temps fut entendu un grand mouvement de départ. Peu de Juifs s'effrayaient de ces présages ; la plupart avaient foi à une prédiction contenue, selon eux, dans les anciens livres de leurs prêtres, "que l'Orient prévaudrait, et que de la Judée sortiraient les maîtres du monde ;" paroles mystérieuses qui désignaient Vespasien et Titus. Mais la nation juive, par une illusion de la vanité humaine, s'appliquait ces hautes destinées ; et le malheur même ne la ramenait pas à la vérité. Le nombre des assiégés de tout âge et de tout sexe allait, dit-on, à six cent mille. On avait donné des armes à quiconque pouvait les porter, et la quantité des combattants surpassait la proportion commune. Même obstination dans les hommes et dans les femmes : si pour vivre il leur fallait changer de demeures, ils redoutaient plus la vie que la mort. C'est à une telle ville, à une telle nation que Titus faisait la guerre. Comme le lieu se refusait à un assaut et à un coup de main, il résolut d'employer les terrasses et les galeries. On distribua la tâche aux légions ; et les combats furent suspendus, jusqu'à ce que tous les ouvrages imaginés par l'antiquité ou inventés par le génie moderne pour forcer les villes fussent élevés contra Jérusalem.

XIV. Civilis, battu à Trèves, recruta son armée en Germanie et alla camper à Vétéra, position sûre, où d'ailleurs des souvenirs heureux encourageaient les barbares. Cérialis le suivit avec des forces qu'avait doublées l'arrivée de trois légions, la seconde, la sixième et la quatorzième. Les cohortes aussi et la cavalerie, mandées depuis longtemps, étaient accourues après la victoire. Aucun des deux chefs n'aimait à temporiser ; mais une plaine les séparait, marécageuse par elle-même, et que Civilis avait achevé d'inonder, en jetant obliquement au cours du Rhin une digue qui en versait les eaux sur les campagnes adjacentes. Tel était l'aspect de ce lieu, où des gués perfides pouvaient manquer à chaque pas, et dont tout le désavantage était pour nous. Car le soldat romain est chargé d'armes pesantes et n'aime pas à nager ; les Germains ont l'habitude des fleuves, où la légèreté de leurs armes et la hauteur de leur taille concourent à les soutenir.

XV. Provoqués par les Bataves, les plus intrépides des nôtres engagèrent le combat. Ce fut bientôt une affreuse confusion, de profonds abîmes engloutissant armes et chevaux. Les Germains, qui connaissaient les gués, sautaient de l'un à l’autre, négligeant le plus souvent le front de l'ennemi pour environner ses flancs et ses derrières. Et ce n'était pas, comme en un combat de terre, deux armées qui en venaient aux mains ; c'était une espèce de bataille navale, où, errant au milieu des eaux, et, s'ils rencontraient un espace solide, ramassant pour s'y tenir toutes les forces de leur corps, blessés ou non blessés, habiles ou inhabiles à nager, tous se saisissaient, s'entraînaient mutuellement et périssaient ensemble. Le carnage ne fut cependant pas proportionné au désordre : les Germains, n'osant dépasser le marais, retournèrent au camp. L'issue de cette journée inspira aux deux chefs, pour des motifs divers, un égal désir de frapper au plus tôt un coup décisif. Civilis voulait poursuivre sa fortune, Cérialis effacer son ignominie ; les Germains étaient fiers de leur succès, les Romains aiguillonnés par la honte. La nuit se passa, du côté des barbares, dans les chants et les clameurs, chez les nôtres, dans la colère et les menaces.

XVI. Le lendemain, au point du jour, Cérialis garnit son front avec la cavalerie et les cohortes auxiliaires ; les légions furent placées en seconde ligne ; le général s'était réservé un corps d'élite pour les besoins imprévus. Civilis, au lieu d'une ligne développée, forma plusieurs coins ; à droite il mit les Bataves et les Gugernes, à gauche et plus près du fleuve les bandes transrhénanes. Ni l'un ni l'autre chef ne harangua son armée ; ils exhortaient les divers corps à mesure qu'ils passaient vis-à-vis. Cérialis rappelait aux siens "la vieille gloire du nom romain, leurs victoires anciennes ou récentes ; les ennemis n'étaient qu'une troupe de perfides, de lâches, de vaincus, qu'il fallait anéantir pour toujours. Il s'agissait bien plus de vengeance que de combat ; naguère moins de Romains s'étaient mesurés contre plus de barbares ; et cependant les Germains, la vraie force de l'ennemi, étaient dispersés : il ne restait que des misérables qui portaient la fuite dans le coeur, les traces du fer sur le dos." Il excitait chaque légion par un aiguillon particulier, appelant ceux de la quatorzième les conquérants de la Bretagne ; disant à la sixième que son ascendant avait fait Galba empereur ; à la seconde, que cette bataille serait pour ses nouveaux étendards et pour son aigle nouvelle une brillante inauguration. Arrivé aux légions de Germanie, il leur montrait de la main ce camp, cette rive qui étaient à elles, et qu'il fallait reconquérir aux dépens du sang ennemi. Ces paroles étaient reçues de tous avec transport : une longue paix avait donné aux uns le désir des combats ; les autres, fatigués de la guerre et n'aspirant qu'à la paix, croyaient voir après ce dernier effort les récompenses et le repos.

XVII. Civilis ne se taisait pas non plus en rangeant ses bataillons. Il prenait à témoin de leur valeur le lieu même du combat, "où les Germains et les Bataves rencontraient à chaque pas les traces de leur gloire, et foulaient aux pieds les cendres et les ossements des légions ; où, de quelque côté que se tournât le Romain, la captivité, la défaite, toutes les terreurs assiégeaient ses regards. Que la fortune eût varié à la bataille de Trèves, il ne fallait pas s'en effrayer ; ce qui avait nui aux Germains, c'était leur propre victoire, lorsqu'au lieu d'armes ils avaient chargé leurs mains de butin ; depuis, il n'y avait eu pour eux que succès, pour l'ennemi que revers. Il leur avait ménagé tout ce qui tient à la prudence d'un chef, des campagnes noyées et connues d'eux seuls, des marais où l'ennemi trouverait sa perte. C'était en présence du Rhin et des dieux de la Germanie qu'ils allaient combattre ; qu'ils combattissent donc forts de tels auspices et pleins du souvenir de leurs femmes, de leurs parents, de leur patrie. Cette journée se placerait parmi les plus glorieuses de leurs ancêtres, ou serait flétrie aux yeux de leurs descendants." Lorsqu'ils eurent, suivant l'usage de ces peuples, marqué leur approbation par un bruit d'armes et en frappant la terre de leurs pieds, l'action s'engagea à coups de pierres, de balles et de traits de toute espèce ; nos soldats évitaient d'entrer dans le marais, et les Germains les provoquaient pour les y attirer.

XVIII. Les armes de jet une fois épuisées et le combat s'échauffant, les barbares commencèrent une charge furieuse. A l'aide de leur taille gigantesque et de leurs piques énormes, ils perçaient de loin nos soldats qui chancelaient et perdaient pied. En même temps, un corps de Bructères s'élance de la digue qui s'avançait dans le Rhin et arrive à la nage. Le désordre se mit en cet endroit. Les cohortes alliées pliaient déjà, quand les légions, succédant au péril, réprimèrent l'audace de l'ennemi et rétablirent le combat. Sur ces entrefaites un déserteur batave aborde Cérialis, lui offrant, disait-il, un moyen sûr de tourner l'ennemi ; "c'était d'envoyer de la cavalerie par l'extrémité du marais : elle y trouverait un terrain solide, et les Gugernes, chargés de ce poste, étaient peu sur leurs gardes." Deux ailes de cavalerie envoyées avec le transfuge surprennent les barbares et les enveloppent. Au cri par lequel on connut ce succès, les légions chargèrent par devant, et les Germains repoussés regagnèrent précipitamment le Rhin. Cette journée eût terminé la guerre, si la flotte romaine se fût hâtée d'arriver. La cavalerie même ne pressa pas les vaincus, à cause d'une pluie subite et de la nuit qui approchait.

XIX. Le lendemain, la quatorzième légion fut envoyée à Gallus Annius dans la Germanie supérieure. Ce vide fut rempli dans l'armée de Cérialis par la dixième, qui arrivait d'Espagne. Il vint à Civilis un renfort de Cauques. N'osant toutefois défendre par les armes la ville des Bataves, il enleva tout ce qui pouvait s'emporter, brûla le reste et se retira dans l'île. Il savait que les Romains manquaient de bateaux pour faire un pont, et que sans pont l'armée ne passerait pas. II rompit même la digue construite par Drusus ; et, en écartant l'obstacle qui retenait les eaux, il abandonna le Rhin à la pente naturelle qui l'entraîne vers la Gaule. Le fleuve ainsi jeté hors de son lit, il resta entre l'île et la rive germanique un si faible courant que les deux terres semblaient se tenir .... Avec lui passèrent le Rhin Tutor, Classicus et cent treize sénateurs de la cité des Trévires, entre autres Alpinus Montanus, qu'Antoine, comme nous l'avons dit plus haut, avait envoyé dans les Gaules. Montanus était accompagné de son frère Décimas Alpinus. Tous à l'envi, joignant les présents à l'intérêt qu'inspire le malheur, ramassaient des secours chez ces nations avides de périls.

XX. Il y eut donc un reste de guerre, et même assez redoutable pour qu'en un jour Civilis attaquât sur quatre points les cantonnements des cohortes, de la cavalerie et des légions : la dixième légion dans Arénacum, la seconde à Batavodurum ; les cohortes et la cavalerie à Grinnes et à Vada. Il avait partagé ses troupes de manière que lui, Vérax, fils de sa soeur, Classicus et Tutor, conduisaient chacun un corps séparé. Ce n'est pas qu'il se crût sûr de réussir partout ; mais en multipliant les attaques, il espérait que le sort en favoriserait quelques-unes. "Cérialis d'ailleurs prenait peu de précautions : assailli de tant de nouvelles à la fois, courant d'un poste à l’autre, ne pouvait-il pas être enlevé sur la route ? " Le corps envoyé contre la dixième légion, jugeant que la forcer était une tâche difficile, tomba sur les soldats sortis du camp et occupés à couper du bois : cinq des premiers centurions, le préfet de camp et quelques soldats furent tués ; le reste de la légion se défendit derrière ses retranchements. Pendant ce temps une troupe de Germains s'efforçait de rompre le pont commencé à Batavodurum. Le succès était indécis, quand la nuit fit cesser le combat.

XXI. Le danger fut plus grand à Grinnes et à Vada. Vada était pressé par Civilis, Grinnes par Classicus. La résistance devenait impossible ; et les plus braves avaient succombé, entre autres Briganticus, préfet de cavalerie, dévoué aux Romains, comme nous t'avons déjà dit, et mortel ennemi de son oncle Civilis. Mais Cérialis, accourant avec une troupe choisie de cavaliers, fit changer la fortune et précipita les Germains dans le fleuve. Civilis essayait de retenir les fuyards : reconnu et assailli d'une grêle de traits, il quitte son cheval et se sauve à la nage. Vérax échappa de la même manière. Des barques vinrent chercher Tutor et Classicus. La flotte romaine ne se trouva pas encore à ce combat, quoiqu'elle eût été mandée. Elle fut retenue par la crainte du péril, jointe à ce que les rameurs étaient dispersés pour d'autres services. Il est certain que Cérialis donnait peu de temps pour exécuter ses ordres, brusque dans ses résolutions, dont il sortait d'ailleurs avec gloire. La fortune le servait, même au défaut de l'art. C'est ce qui rendait le général et l'armée moins soigneux de la discipline. Aussi, quelques jours après, échappa-t-il au danger d'être pris, sans échapper au blâme de s'y être exposé.

XXII. Étant allé à Novésium et à Bonn pour visiter les quartiers d'hiver que l'on y construisait aux légions, il revenait par eau ; les soldats marchaient éparpillés ; la garde se faisait mal : les Germains s'en aperçurent et préparèrent une surprise. Ils choisissent une nuit sombre et nébuleuse, s'abandonnent au courant du fleuve, et pénètrent sans obstacle dans les retranchements. Leurs premiers coups furent aidés par la ruse : ils coupent les attaches des tentes, et massacrent nos soldats enveloppés sous leurs propres pavillons. D'autres mettent le désordre parmi les navires, y jettent des cordes, et les entraînent. Silencieux pour surprendre, ils n'eurent pas plutôt commencé le carnage, qu'afin d'augmenter la terreur ils remplirent tout de leurs cris. Les Romains, réveillés par les blessures, cherchent leurs armes, se précipitent dans les rues du camp, peu en équipage de soldat, la plupart ayant leur vêtement roulé autour du bras et leur épée à la main. Le chef, à moitié endormi, presque nu, fut sauvé par l'erreur des barbares : reconnaissant au drapeau du commandement la galère prétorienne, ils crurent que le général était dessus et l'enlevèrent. Cérialis avait passé la nuit ailleurs, dans les embrassements, à ce qu'on dit alors, d'une femme ubienne, Claudia Sacrata. Les sentinelles cherchèrent dans la honte du général une excuse à leur faute : "Il leur avait, disaient-ils, commandé le silence, pour que rien ne troublât son repos. Ainsi les signaux et les appels étant suspendus, eux aussi étaient tombés dans le sommeil." Il était grand jour quand les ennemis remontèrent le Rhin sur les vaisseaux qu'ils avaient pris. Ils tirèrent dans la Lippe la galère prétorienne, et l'offrirent à Véléda.

XXIII. Civilis eut l'ambition de montrer une flotte en bataille. Il arma ce qu'il avait de navires à un et à deux rangs de rames ; il y joignit une grande quantité de barques, équipées en liburniques et montées de trente à quarante hommes. Des sayons de couleurs variées tenaient lieu de voiles et présentaient, tout en aidant la marche, un coup d'oeil assez beau. Il choisit le lieu où, spacieuse comme une mer, la Meuse reçoit les eaux du Rhin et les verse dans l'Océan. Le but de cet armement, outre la vanité naturelle à ces barbares, était de fermer passage aux convois qui nous viendraient de la Gaule. Cérialis, plus surpris qu'effrayé, s'apprête au combat. Sa flotte était moins nombreuse, mais supérieure par l'expérience des chiourmes, l'art des pilotes et la grandeur des vaisseaux. Le courant était pour elle ; l'ennemi avait le vent en poupe. Bientôt les deux flottes, essayant l'une sur l'autre une décharge de traits, se croisent et se séparent. Civilis, sans rien oser désormais, se retira de l'autre côté du Rhin. Cérialis porta le ravage dans l'île des Bataves, épargnant, par une politique connue à la guerre, les terres et les maisons de ce chef. Sur ces entrefaites arriva le déclin de l'automne ; et le fleuve, gonflé par des pluies abondantes, se répandit sur la surface basse et marécageuse de l'île, qui bientôt ne fut plus qu'un lac. La flotte était loin et les provisions manquaient. Les camps, situés sur un terrain plat, étaient bouleversés par la violence des eaux.

XXIV. On eût pu alors, à en croire Civilis, écraser nos légions ; et les Germains le voulaient, s'il ne les en eût détournés par adresse. Au moins il s'en donna le mérite ; et le fait n'est pas dénué de vraisemblance, puisque sa soumission suivit peu de jours après. Cérialis offrait, par de secrets émissaires, la paix aux Bataves, le pardon à Civilis ; et en même temps il exhortait Véléda et ses proches "à se délivrer d'une guerre si féconde en revers, en méritant par un service rendu à propos la reconnaissance du peuple romain." Il leur montrait "les Trévires taillés en pièces, les Ubiens reconquis, les Bataves chassés de leurs foyers. Eh ! que leur avait produit l'amitié de Civilis, que blessures, déroutes, funérailles ! Lui-même, fugitif et banni, était un fardeau pour qui le recevait. Ils étaient assez coupables d'avoir tant de fois passé le Rhin ; s'ils remuaient encore, l'injure et les torts seraient d'un côté, de l'autre la vengeance et les dieux."

XXV. Aux menaces on joignait les promesses. Quand la foi des Germains fut ébranlée, des rumeurs s'élevèrent jusque parmi les Bataves. "Pourquoi s'opiniâtrer si longtemps à sa ruine ? Une seule nation ne peut affranchir l'univers. Qu'a-t-on gagné à détruire des légions par le fer et le feu, sinon d'en faire accourir en plus grand nombre et de plus fortes ? Si c'est pour Vespasien qu'ils ont fait la guerre, Vespasien est empereur ; si c'est le peuple romain que provoquent leurs armes, que sont les Bataves dans l'immensité du genre humain ? Qu'ils regardent les Rhètes et les Noriques ; qu'ils pèsent les charges des autres alliés. Eux du moins, ce ne sont pas des tributs, mais du courage et des hommes qu'on leur demande. C'est presque être libres ; et, s'il faut choisir des maîtres, il est plus honorable d'obéir aux princes des Romains qu'aux femmes de Germanie." Ainsi parlait le vulgaire ; les grands s'exprimaient avec plus de violence : "C'était, disaient-ils, la rage de Civilis qui les avait précipités dans la guerre. Cet homme, pour venger ses maux domestiques, avait sacrifié sa patrie. Oui, la colère des dieux s'est déclarée sur les Bataves, mais c'est lorsqu'ils ont assiégé les légions, massacré les généraux, entrepris une guerre nécessaire à un seul, funeste à tous les autres. Plus de ressource, s'ils n'ouvrent les yeux et ne font, par la punition d'une tête coupable, l'aveu public de leur repentir."

Fin de l'ouvrage

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