L'eunuque par Térence

traduction de Emile CHAMBRY, agrégé de l'université.

Paris-Librairie Garniers Frères.

1932

NOTICE SUR L'EUNUQUE
La composition.
Dans sa première pièce, l'Andrienne, imitée de Ménandre, Térence avait renforcé le sujet qu'il trouvait un peu maigre, en y introduisant deux personnages empruntés à une autre pièce du même auteur, la Périntienne. Il procéda de même quand il voulut transporter sur la scène romaine l'Eunuque de Ménandre. Il nous dit lui-même dans le Prologue qu'il a emprunté au Colax (le Flatteur) de Ménandre les deux personnages du soldat Thrason et de son parasite Gnathon. Comment s'y est-il pris pour rattacher ces personnages à l'Intrigue, sans en rompre l'unité? La contexture de son œuvre le laisse voir assez nettement et permet de saisir aisément en quoi consistait cette contamination que ses ennemis lui reprochaient.
Il est en effet assez facile de reconstituer à quelques détails près l'Eunuque de Ménandre. En voici le résume. Phédria, amant de la courtisane Thaïs, a pour rival un soldat. Celui-ci a été reçu la veille chez la courtisane et Phédria laissé à la porte. Tandis qu'il se plaint à son valet Parménon de l'avanie qu'on lui a faite, Thaïs vient à sa rencontre et lui donne les raisons de sa conduite. Jadis un marchand a fait présent à sa mère, courtisane comme elle, d'une petite fille, Pamphila, enlevée à Sunium par des pirates. Cette enfant, élevée avec Thaïs, a reçu une éducation parfaite. Or la mère de Thaïs étant morte, la fillette a été mise en vente et achetée justement par le soldat, qui veut l'offrir à Thaïs, mais à la condition qu'il sera l'amant préféré. Thaïs demande en conséquence à Phédria de s'effacer pendant deux jours car elle tient beaucoup à recevoir la fillette qui a passé pour sa sœur, elle est seule dans une ville étrangère : elle veut s'assurer la protection d'amis puissants, en rendant la jeune fille à sa famille, une des premières d'Athènes. Phédria promet de laisser la place au soldat pendant deux jours. Tel était chez Ménandre le contenu du premier acte. Au second acte, Phédria part pour la campagne en ordonnant à son valet de conduire chez Thaïs une esclave et un eunuque qu'elle lui a demandés. A ce moment, un serviteur du soldat amène Pamphila chez Thaïs. Mais Pamphila a été aperçue au passage par le frère de Phédria, Chéréa, elle est si belle que le jeune homme en a été bouleversé et s'est mis à la suivre. Arrêté en route par un ami de son père, il se désespère d'avoir perdu sa trace. A la description qu'il en fait à Parménon, celui-ci reconnaît Pamphila et propose en plaisantant à son jeune maître de prendre la place de Dorus l'eunuque. H pourra ainsi approcher la beauté dont il est affolé. L'impétueux jeune homme saisit l'idée au vo! et contraint Parménon à la mettre a exécution. Au troisième acte Parménon amène les deux esclaves à Thaïs au moment où elle va sortir pour aller dîner chez le soldat. En partant, elle recommande à sa servante Pythias de retenir Chrêmes, le frère de Pamphila, qu'elle attend, ou de le faire conduire chez Thrason. Cependant, Chéréa met à profit l'absence de Thaïs pour abuser de la jeune fille qu'on lui a confiée, puis il s'échappe et il exhale dans un monologue les transports de joie qu'il éprouve. Au quatrième acte, Phédria revient de sa maison de campagne où il n'est même pas entré, tant il est impatient de revoir sa belle! Il apprend de Pythias l'attentat de l'eunuque. Celui-ci avoue qu'il a dû céder la place à Chéréa. Phédria confus se retire et les servantes décident de cacher la chose à Thaïs qui, revenue de chez le soldat avec Chrêmes, lui révèle que Pamphila est sa sœur. A l'acte V, Thaïs presse de questions Pythias qui lui dévoile enfin ce qui s'est passé en son absence. Elle se désole de voir ses espérances déçues, quand le faux eunuque, que la honte d'être vu sous l'habit de Dorus fait fuir de rue en rue, arrive devant sa maison, laquelle est juste en face de celle de Thaïs. Celle-ci lui reproche l'indignité de sa conduite, d'autant plus révoltante que Pamphila est citoyenne. En apprenant cette nouvelle, le jeune homme déclare qu'il mourra, s'il ne l'obtient pour épouse et désormais au mieux avec Thaïs, il entre chez elle pour assister à la reconnaissance de la jeune fille par son frère Chrêmes et la nourrice Sophrona. Cependant, pour se venger de Parménon, la servante Pythias lui fait croire que Chéréa surpris en flagrant délit dans la maison de Thaïs va subir le châtiment des adultères. Parménon épouvanté révèle au père de Chéréa tout ce qui s'est passé. Le père vole au secours de son fils et il est si heureux de le voir sain et sauf qu'il accorde son consentement au mariage de Chéréa et de Pamphila.
Tel était à peu près l'Eunuque de Ménandre. L'intrigue en était, ce semble, suffisamment compliquée, puisqu'elle était formée de deux intrigues d'amour étroitement dépendantes l'une de l'autre. C'est en effet le succès de Chéréa et son mariage avec Pamphila qui permettra à Phédria d'évincer son rival et de s'assurer pour lui seul le cœur de sa belle et c'est l'amour de Phédria pour Thaïs qui fournira à Chéréa l'occasion et le moyen d'approcher de Pamphila et de couronner son amour par un mariage. Ces deux actions mêlées ont un même ressort qui est le dessein de Thaïs de rendre la fillette à sa famille pour s'en faire un appui. C'est pour y réussir qu'elle écarte Phédria pour deux jours, ce qui permet à Chéréa de s'introduire chez elle et quand celui-ci, en violant la jeune fille, semble avoir déconcerté ses projets, elle répare le mal par son habileté et sa douceur, et conquiert le jeune séducteur en lui faisant entrevoir un mariage possible avec la jeune fille reconnue pour citoyenne. Puis aidée par la ruse de sa servante Pythlas, elle décide le père à donner son consentement au mariage de son fils. Quand enfin elle a réussi à s'assurer avec l'amitié de Chrêmes l'appui du vieux Lachès, elle se donne tout entière à son Phédria.
Cependant cette intrigue si habilement conduite et dénouée par Thaïs ne sembla pas suffisante au poète pour retenir un public romain. La fine peinture de mœurs de l'original grec était un attrait assez mince aux yeux de spectateurs capables de quitter le théâtre pour courir à un combat de gladiateurs ou à la danse d'un funambule. Aussi, pour corser l'intérêt de sa pièce et y ajouter un agrément propre à retenir ses auditeurs, il y introduisit deux personnages comiques, un soldat fanfaron et son parasite. Il y avait dans l'Eunuque de Ménandre un soldat, rival de Phédria, qui ne paraissait pas sur la scène. Térence eut l'idée de lui faire prendre une part active à l'action et d'en tirer un élément comique. Il n'eut pas grand effort à faire pour cela. Il se trouvait dans le Colax de Ménandre un soldat fanfaron qui jouait un rôle semblable à celui du rival de Phédria. Il le prit avec le flatteur attaché à sa personne et les transporta tous les deux dans sa pièce, et voici le rôle qu'il leur fît jouer. Au second acte un esclave du rival de Phédria amenait la jeune fille à Thaïs : c'est Gnathon, le parasite, que Térence chargea de cette commission, et au lieu d'un personnage muet ou à peu près, c'est un personnage original et plein de verve qui amuse le spectateur de ses saillies. Le rôle de Gnathon est ici une pièce essentielle à l'action, partout ailleurs les deux personnages du parasite et du soldat ne s'y rattachent que d'une manière assez lâche, et toujours au début ou à la fin d'un acte. C'est ainsi qu'au commencement de l'acte III on les voit devant la maison de Thaïs, où ils viennent chercher la courtisane pour l'emmener dîner, alors qu'invitée auparavant elle aurait pu se rendre seule au festin. Térence les ramène encore à la fin de l'acte IV pour donner l'assaut à la maison de Thaïs et à la fin de l'acte V où Thrason sollicite la faveur de n'être point chassé de chez elle. Mais, bien qu'on puisse les détacher de l'intrigue principale, sans qu'elle en souffre, ils y ajoutent un agrément fort appréciable. La balourdise de Thrason, sa vanité, ses soi-disant bons mots, ses fanfaronnades démenties par une couardise manifeste, l'esprit, la finesse, la verve, le cynisme du parasite mettent dans la pièce une variété, une gaieté, un comique qui doublent et rehaussent l'intérêt de l'intrigue et de la peinture des caractères.
On voit par cette analyse en quoi consiste cette contamination que ses rivaux jaloux reprochaient à Térence, et qui nous paraît au contraire une heureuse innovation, à condition que le raccord soit fait habilement, et, à part quelques inadvertances, il l'est presque toujours. Térence ajoute du sien pour relier entre elles les scènes empruntées à des originaux différents, et l'on ne voit pas que dans ce qui lui est personnel, il soit inférieur à ses modèles. Il se permet même de faire des changements qui n'étaient pas nécessaires : c'est ainsi que, si l'on en croit Donat, il a inventé le personnage d'Antiphon et substitué au monologue de Chéréa triomphant un dialogue étincelant de vivacité et d'esprit. Il a pris encore d'autres libertés. Il a changé, sans que l'on voie bien pourquoi, les noms des personnages de l'Eunuque et du Colax. Le scholiaste de Perse nous apprend en effet que Phédria s'appelait dans la pièce grecque Chaerestralos, Parménon Davos et Thaïs Chrysis. Nous savons par Donat que le père de Chéréa, que nos manuscrits appellent Lachès ou Déméa, portait chez Ménandre le nom de Simo. Un fragment du Colax appelle Bias et Struthias le soldat Thrason et le parasite Gnathon. Enfin il a laissé tomber un certain nombre de détails, par exemple les projets de vengeance du vieillard contre la courtisane, que Ménandre avait mis dans la bouche de Davos. Il en a changé d'autres : par exemple, il a substitué un Rhodien au Chyprien dont le soldat prétend avoir rabattu les prétentions. Il en a peut-être ajouté de son cru, comme le mot de Thrason sur la tactique de Pyrrhus. .Enfin il a quelquefois affaibli la force des expressions de Ménandre, ce qui expliquerait le mot de César dimidiate Menander, mot d'ailleurs injuste; car si l'on en juge par les fragments que les papyrus nous ont conservés, la force comique manque tout autant à Ménandre qu'à Térence, et, pour la vivacité et le naturel du dialogue et la peinture naïve des caractères, on ne voit pas que le poète latin soit beaucoup inférieur à son modèle grec.

Les caractères.
Thaïs. L'Eunuque nous offre une galerie de portraits fort intéressants à regarder. Voici d'abord, celle qui conduit la pièce, la courtisane Thaïs. Ce n'est pas une courtisane ordinaire, telle qu'on en voit chez Plaute, effrontée, menteuse, avide sans mesure. Femme de tête et de cœur, elle était née pour faire le bonheur d'un époux et la prospérité d'une famille. Mais elle est fille de courtisane, et on l'a élevée pour être courtisane. Aussi la fidélité n'est pas à ses yeux la première des vertus féminines; quoiqu'elle aime Phédria, elle admet Thrason à partager ses faveurs. Elle reçoit et sollicite les présents sans s'inquiéter de ce qu'ils coûtent; car elle aime le luxe et même le faste : cela fait partie de son métier. Et elle sait garder ce qu'on lui donne, et elle retire prudemment ses bijoux, quand un jaloux brutal pourrait avoir la tentation de les lui reprendre. Elle est toujours près de ses intérêts et si elle tient à rendre Pamphila aux siens, c'est non seulement par affection pour la fillette, mais aussi pour se ménager la protection d'une famille puissante. Elle manœuvre pour atteindre ce but avec une habileté consommée, joignant l'esprit et le sang-froid à la prudence, à la persévérance, au courage et à une résolution que rien n'intimide. Mais l'intérêt personnel n'a pas tari les sources d'affection qui sont en elle : elle aime Pamphila, sa compagne d'enfance, elle aime Phédria d'une affection sincère. A la sensibilité elle joint la distinction, les manières, la dignité douce d'une femme de naissance libre. Que le valet Parménon se permette de lui décocher des traits mordants, elle daigne à peine y faire attention. Lorsque Chéréa, qui l'a si gravement offensé, se trouve en sa présence, au lieu de s'emporter en reproches outrageants, elle lui remontre doucement l'indignité de sa conduite, et gagne sa sympathie par sa douceur indulgente. L'impétueux jeune homme ne résiste pas au charme : Te quoque jam, Thaïs, ita me di bene ament, amo. Personne d'ailleurs n'y échappera, pas plus le vieux père que le jeune Chéréa, pas plus le pauvre Thrason rebuté que le favori Phédria.
Phédria. Phédria en effet n'est plus lui-même depuis qu'il l'a connue. Auparavant, dit Parménon, il était avisé, austère, tempérant; maintenant il n'a plus d'autre volonté que celle de Thaïs, d'autre pensée qu'elle, d'autre souci que de lui plaire. II tremble d'émotion à sa vue : c'est l'amoureux possédé, envoûté par celle qu'il aime. Il est jaloux du militaire, et cependant Thaïs n'a qu'à l'en prier, pour qu'il cède la place à son rival pendant deux jours. L'amour poussé à ce point ne connaît plus ni dignité, ni fierté, et ses velléités de révolte n'aboutissent qu'à une soumission plus complète. Le jeune homme n'en est pas moins sympathique : la profondeur de son amour nous touche ; nous le plaignons et l'aimons. Il est cependant une chose que nous avons peine à excuser dans sa conduite, c'est le marché qu'il conclut avec le parasite, négociateur de Thrason. On nous dit bien que tout est permis à l'égard du soldat fanfaron, qui est toujours un objet de risée dans la comédie ancienne. Nous jugeons la conduite de Phédria comme Thaïs jugeait celle de Chéréa : si le soldat mérite d'être bafoué et plumé, il n'est pas digne d'un fils de famille de se prêter à ce jeu cruel et malhonnête. Aussi en dépit de la sympathie que nous avons pour lui dans le cours de l'action, nous sommes à la fin surpris et choqués et du partage d'amour qu'il accepte et du prix dont il le fait payer. Notre délicatesse a des scrupules que Ménandre et Térence n'ont pas connus.
Chéréa. Si Phédria est faible, il n'en est pas de même de son frère Chéréa. On l'a comparé à Chérubin mais Chérubin n'est encore qu'un enfant dont les désirs précoces papillonnent autour des femmes. Chéréa est déjà un homme, et un homme passionné pour la beauté féminine, Mais l'amour n'a pas sur lui le même effet que sur Phédria. Il exalte en lui toutes les forces de sa nature. Dès qu'il a vu la jeune fille, il va droit à sa conquête comme une flèche à son but. Il saisit au vol l'idée de se déguiser en eunuque, et il porte dans l'accomplissement de son entreprise une résolution, un sang-froid, un esprit imperturbables. Avec une brutalité inconsciente, il va jusqu'au bout de son dessein, et en dépit de cette brutalité criminelle, il est avec Thaïs le personnage le plus sympathique de la pièce. Pourquoi? C'est d'abord qu'il a une excuse : il a cru violer une esclave. C'est une excuse qui n'en serait pas une aujourd'hui, mais qui comptait chez les anciens. C'est ensuite que son enthousiasme pour la beauté est contagieux, c'est que la fougue de ses sentiments nous entraîne, c'est qu'il aime avec ferveur ses amis, ses parents, tous ceux qui lui ont rendu service; c'est qu'il a de l'esprit, un esprit vif et spirituel, une intelligence alerte, c'est enfin qu'il est beau, qu'il est jeune et qu'il répare ses torts avec enthousiasme, dès qu'il apprend que Pamphila est citoyenne, " Je mourrai, s'écrie-t-il, si je ne l'ai pour femme. " Aussi quand il se proclame le plus heureux des hommes, tous les spectateurs sont heureux avec lui.
Chrêmes. Autant Phédria et Chéréa sont sympathiques, autant Chrêmes l'est peu. Il a beau appartenir à une des premières familles de la ville, il n'en est pas moins un rustre sans intelligence, sans éducation, sans dignité, sans courage. Il est méfiant comme un paysan; il méconnaît les généreuses intentions de Thaïs et craint qu'elle ne lui escroque sa maison de campagne. Il n'en accepte pas moins d'aller dîner avec elle chez le soldat. Il se grise et se laisse mettre à la porte comme un lâche. Mis en demeure de défendre sa sœur, il cherche à s'esquiver, et ne devient hardi que quand il a reconnu dans son adversaire un poltron plus couard encore que lui. Thaïs cherchait un protecteur : ce n'est pas Chrêmes qui sera pour elle un appui bien solide.
Parménon. L'esclave Parménon qui sert les deux jeunes gens amoureux Phédria et Chéréa, est un type de valet intéressant. Il n'a pas l'honnêteté du Geta des Adelphes mais il n'a pas non plus la coquinerie du Syrus de la même pièce. Il tient le milieu entre les deux : il donne de bons conseils à Phédria, il en donne de mauvais à Chéréa. Il est intelligent et clairvoyant, et connaît fort bien le caractère de ses jeunes maîtres, la faiblesse de l'un, la sensualité fougueuse de l'autre. Il a l'esprit délié et mordant et il exerce sa verve sur le soldat et le parasite auxquels il témoigne hardiment un égal mépris, il l'exerce même aux dépens de Thaïs, mais sans parvenir à l'émouvoir. Il se laisse tromper, il est vrai, par une servante futée mais c'est qu'il n'a pas la conscience tranquille, et il est de taille à prendre sa revanche à l'occasion.
Pythias. Cette servante, si experte à berner les gens. Pythias, est la digne acolyte de la courtisane. Elle sait, comme elle, se montrer aimable et prévenante, même avec un rustaud comme Chrêmes, et elle défend les intérêts de sa maîtresse comme les siens propres mais elle n'est pas, comme elle, indulgente et généreuse. Elle est au contraire vindicative et rancunière, elle garde une dent à Chéréa qui a trompé sa vigilance, et, si elle ne peut se venger de lui, elle se venge amplement sur le pauvre Parmènon, qu'elle effraie pour son jeune maître puis pour lui-même, et nous rions de bon cœur avec elle des tours qu'elle lui joue. C'est une figure sympathique qui accompagne bien celle de Thaïs.
Laissons de côté les personnages secondaires comme Dorias, Antiphon, Dorus, Lachès. Leurs physionomies, quoique marquées chacune de quelques traits justes et particuliers, ne sont que des esquisses. Au contraire les figures du soldat et du parasite ont été dessinées avec complaisance et figurent avec honneur dans cette galerie d'originaux.
Thrason. Les soldats fanfarons devaient être rares dans une cité comme Rome, où l'on se connaissait en courage mais ils furent nombreux en Grèce, aux temps d'Alexandre et de ses successeurs. Maints capitaines enrichis au service des rois asiatiques venaient dépenser leur fortune dans les villes de plaisir comme Athènes ou Corinthe. Leur faste, leur vanité, leurs rodomontades fournirent aux poètes comiques des peintures plaisantes, qu'ils rendirent plus plaisantes encore en les exagérant jusqu'à la charge, et en prêtant à ces bravaches une sottise et une poltronnerie qui faisaient un contraste irrésistiblement comique avec leurs prétentions. Plaute ne craint pas de leur mettre à la bouche les vanteries les plus insoutenables. Son Anthémonidès, dans le Carthaginois, prétend avoir tué en un jour soixante mille hommes volants. Pyrgopolinice, le miles gloriosus, se dit petit-fils de Vénus, et les enfants qu'il fait aux femmes affolées de sa beauté vivent mille ans, dix siècles bien comptés. Térence n'a point versé dans ces exagérations. Tout ridicule qu'il est, son Thrason se rapproche davantage de la réalité. Il se vante bien d'être le favori du grand roi mais il insiste moins sur ses exploits que sur ses mots d'esprit. C'est un trait de caractère qui le distingue des autres soldats fanfarons, et Térence a tiré les plus heureux effets du contraste qui se voit entre les prétentions à l'esprit et la sottise épaisse de son héros. Il en a tiré de plus comiques encore de l'opposition de sa forfanterie à sa couardise. Dans l'assaut qu'il vient donner à la maison de Thaïs, il se place derrière les rangs de ses hommes, comme le faisait Pyrrhus, dit-il et dès qu'il s'aperçoit que Thaïs est résolue à lui tenir tête, il opère aussitôt une prudente retraite. Rebuté par Thaïs, menacé par Phédria, le lamentable personnage est trahi par son flatteur et livré pieds et poings liés à son rival pour être grugé et bafoué. Mais sa vanité n'est pas atteinte par tant d'humiliations et parce que Phédria consent à lui céder un coin dans la maison de la courtisane, il se rengorge et se félicite : « Je n'ai jamais été nulle part, dit-il, sans être adoré de tout le monde. »
Gnathon. Un sot de cette espèce est fait pour être la proie des parasites et des flatteurs. Le parasite qui s'est attaché à la fortune de Thrason n'est pas un parasite ordinaire, un de ces pauvres diables qui, pour remplir leur ventre, sont prêts à supporter toutes les avanies et même les coups. Gnathon, le parasite du soldat, est un fils de famille qui a fricassé son patrimoine et que la nécessité a réduit au métier de pique-assiette mais c'est un homme d'esprit et il pratique ce métier d'une façon nouvelle. " Il est, dit-il, une espèce d'hommes qui prétendent être les premiers en tout et qui ne le sont pas : c'est à eux que je m'attache. Je ne me mets pas à leur service pour qu'ils rient de moi, c'est moi qui leur ris le premier, en m'extasiant en même temps sur leur génie. Quoi qu'ils disent, j'applaudis; s'ils disent le contraire, j'applaudis encore. On dit non, je dis non, on dit oui, je dis oui, enfin je me suis fait moi-même une loi d'être toujours de leur avis." Et il est si fier d'avoir trouvé cette méthode nouvelle qu'il veut tenir école et fonder la secte des Gnathoniciens. Il est curieux de suivre son manège et les ressources d'esprit qu'il y déploie. Thrason ne fait rien, ne dit rien qui ne provoque l'admiration du flatteur. Gnathon n'attend même pas que Thrason ait fini de parler; il l'approuve avant de connaître sa pensée si Thrason ne trouve pas l'expression qu'il cherche, il la lui suggère; s'il demande un conseil, il le donne en lui laissant croire que par lui-même il aurait trouvé mieux. Il se fait conter des choses qu'il a entendues mille fois, il en rit comme s'il les entendait pour la première fois et il les ramène dans la conversation pour les admirer à nouveau. Il développe, explique, appuie les paroles du soldat; mais il le fait souvent avec des mots à double entente, dont la mordante ironie échappe au pauvre sot mais qui satisfait le spectateur, heureux de se trouver plus clairvoyant. Soutenir longtemps un pareil rôle est une besogne des plus fatigantes. Aussi Gnathon s'en lasse à la fin. " II y a assez longtemps, dit-il, que je roule ce rocher." II se paye du mal qu'il s'est donné en trahissant cyniquement celui qu'il a si longtemps flatté et en passant lui-même à l'ennemi. Pannénon avait raison de s'écrier en parlant du maître et du parasite. « Quel misérable idiot, et quel coquin !

Historique de la pièce.
A quelle date fut joué l'Eunuque et quel rang occupe-t-il dans la série des pièces de l'auteur? C'est une question controversée, parce que les didascalies de la pièce nous donnent des renseignements contradictoires. Si l'on s'en rapporte aux noms des consuls et des édiles, elle aurait été représentée en 593, et ce serait la quatrième des comédies de Tcrcnce, puisque l'Andrienne avait été jouée en 588, l'Héautontimorumenos en 591, et l'Hécyre écrite, mais non jouée, en 589. Mais les mêmes didascalies attribuent au contraire le deuxième rang à l'Eunuque, et toutes sont d'accord sur ce point. Suivant M. Fabia (Introduction à son édition de l'Eunuque, p. 60-62) ce sont les indications numériques qui doivent prévaloir sur les indications nominales des édiles et des consuls, parce que les rédacteurs de nos didascalies tenaient compte, non seulement de la première représentation, mais aussi des représentations postérieures. Il est arrivé ainsi que les rédacteurs ont substitué les noms des magistrats sous lesquels eurent lieu les reprises à ceux qui étaient en charge lors de la première représentation. Au contraire aucune substitution ni confusion n'était possible pour les numéros d'ordre, puisque, fixés par la date de la première représentation, ils n'avaient rien à faire avec les reprises. Il faut donc admettre avec M. Fabia que l'Eunuque est la deuxième pièce de Térence. Dès lors il faut en placer la première représentation, soit aux jeux Romains de 588, soit aux jeux Mégalésiens de 589, six mois ou un an après celle de l'Andrienne. La date de 593 que donnent nos didascalies est sans doute la date de la reprise. S'il faut s'en rapporter à la didascalie des manuscrits de Calliopius, qui nomment un troisième consul, L. Muminius Achaicus, consul de l'année 608, une autre reprise aurait eu lieu en cette année 608.
Avec Ambivius Turpion qui joua dans les deux représentations données du vivant de l'auteur, les didascalies mentionnent un autre directeur de troupe, L. Hatilius Praenestinus et Donat nomme également un autre acteur qu'Ambivius, L. Minucius Prothymus. Ces noms se rapportent vraisemblablement à des reprises posthumes.
Le succès de l'Eunuque fut très vif et la pièce, jouée deux fois du vivant de l'auteur, lui rapporta plus qu'aucune comédie n'avait jamais rapporté, la somme de huit mille sesterces. Elle fut reprise après sa mort et Donat nous apprend qu'on exécuta souvent à part des cantica détachés de l'Eunuque et que beaucoup de ses vers étaient passés en proverbe. Quand on cessa de la jouer, on continua de la lire et les citations et allusions de Cicéron, d'Horace, de Quintilien, de saint Augustin prouvent que l'Eunuque fut toujours une des lectures favorites des lettrés.
L'Eunuque a suscité en France plusieurs imitations ou adaptations. La plus célèbre est l'imitation de La Fontaine (1654) "médiocre copie, comme il le dit lui-même, d'un excellent original". Les personnages y ont changé de condition, la scène du viol y est devenue une simple déclaration d'amour, et la pièce finit par un double mariage, celui de Chéréa et de Pamphile et celui de Phédria et de Thaïs. Les caractères ont perdu la vigueur et la vie, et le dialogue, la naïveté, la vivacité du modèle.
Citons encore le Muet, donnéà la Comédie-Française en 1691, par Brueys et Palapral, et l'Eunuque, de Michel Carré, joué à l'Odéon en 1845.
Toutes ces imitations suppriment la scène du viol, sous prétexte que notre délicatesse n'en saurait supporter l'idée mais si l'attentat de Chéréa se borne à une déclaration ou à un baiser, que devient la suite de la pièce ?

L'EUNUQUE

DIDASCALIE DE L'EUNUQUE
Voici l'Eunuque de Térence, représenté aux jeux Mégalésiens, sous les édiles curules L. Postumius Albinus et L. Cornélius Merula. La pièce fut jouée par Ambivius Turpion et L. Atilius de Préneste. Flaccus, esclave de Claudius, en fit la musique, avec les deux flûtes droites. Pièce grecque de Ménandre; c'est la deuxième de l'auteur, composée sous les consuls M. Valerius et G. Fannius.
SOMMAIRE DE SULPICE APOLLINAIRE
Le soldat Thrason a amené avec lui une jeune fille qui passe faussement pour la sœur de Thaïs, circonstance qu'il ignore et il en fait cadeau à Thaïs même. Cette jeune fille était citoyenne d'Athènes. L'amant de Thaïs, Phédria, lui fait amener aussi un eunuque qu'il avait acheté et il part lui-même pour la campagne parce qu'elle l'a prié de céder la place à Thrason pour deux jours. Un éphèbe, frère de Phédria, éperdument amoureux de la fillette donnée en présent à Thaïs, s'habille en eunuque sur le conseil de Parménon puis introduit dans la maison, il viole la jeune vierge. Mais un citoyen d'Athènes, reconnu pour être son frère, la marie au jeune homme qui l'a violée. Thrason, à force de prières, obtient de Phédria de partager avec lui.

PERSONNAGES

PROLOGUE.

PHÉDRIA, jeune homme, amant de Thaïs.

PARMÉNON, esclave de Phédria.

THAÏS, ccmrtisane.

GNATHON, parasite de Thrason.

CHÉRÉA, jeune homme, frère de Phédria, amant de Pamphila.

THRASON, soldat, rival de Phédria.

PYTHIAS, servante de Thaïs.

CHRÊMES, jeune homme, frère de Pamphila.

ANTIPHON, jeune homme.

DORIAS, servante.

DORUS, eunuque.

SANGA, esclave.

SOPHRONA, nourrice de Pamphila.

LACHES (ou DÉMÉA), vieillard, père de Phédria et de Chéréa.

(LE MUSICIEN.)

STRATON
SIMALION
DONAX
SYRISCUS = personnages muets.

PROLOGUE
S'il est des écrivains qui s'efforcent de plaire au plus grand nombre possible d'honnêtes gens et d'en choquer le moins possible, l'auteur déclare qu'il est de ce nombre. Maintenant s'il y a un homme qui pense qu'on a parlé de lui en termes un peu rudes, qu'il se dise bien que ce n'est pas une attaque, mais une riposte, puisqu'il est le premier offenseur (1). C'est lui qui, par une traduction exacte, mais mal écrite, a fait de bonnes pièces grecques de mauvaises pièces latines. Il vient aussi de publier le Fantôme de Ménandre (2) et dans le Trésor (3), il a donné d'abord la parole au défendeur qui expose les raisons qu'il a de prétendre à ce trésor, au lieu de faire parler d'abord le demandeur pour expliquer comment le trésor est à lui et comment il s'est trouvé dans le tombeau de son père. Et maintenant qu'il ne s'abuse pas et n'aille pas se dire : " Désormais me voilà quitte, il n'a plus rien à me reprocher". Qu'il ne s'y trompe pas, je l'en avertis, et qu'il cesse ses provocations. J'ai bien d'autres choses à dire, dont je lui ferai grâce à présent, mais que je sortirai plus tard, s'il continue ses attaques comme il a commencé.
La pièce que nous allons jouer, l'Eunuque de Ménandre, ayant été achetée par les édiles, il a si bien fait qu'il a obtenu la faveur de la voir à la répétition. Les magistrats venus, on commence à jouer. Mais lui de crier : " C'est un voleur, non un poète, qui a donné la pièce mais il n'a pas donné le change. Il existe un Flatteur de Naevius et de Plaute, une vieille pièce, c'est là qu'il a pris les personnages du parasite et du soldat". Si notre poète a péché en cela, il a péché par ignorance et n'a pas eu l'intention de commettre un plagiat : vous pourrez tout à l'heure en juger vous-mêmes.

(1) Il s'agit de Luscius Lanuvinus, le vieux poète malintentionné, qui avait déjà reproché à Térence d'avoir gâté l'Andrienne en y mêlant la Périnthienne.

(2) Donat nous a donné l'analyse de cette pièce. Une femme avait eu, avant son mariage, une fille qu'elle faisait élever secrètement dans la maison voisine. Pour la voir sans témoin, elle avait fait percer le mur de sa maison et fait du passage une chapelle où elle venait souvent sacrifier. Cette femme avait un beau-fils. Un jour il surprit la jeune fille qui venait voir sa mère, il fut si frappé de sa beauté qu'il la prit d'abord pour une divinité de là le nom de la pièce le Fantôme, ou l'Apparition. Il en devint tellement épris qu'il fallut la lui donner en mariage ce qui combla les vœux de la mère et de la fille.

(3) Voici d'après Donat quel était le sujet du Trésor : un vieillard, qui avait un fils prodigue, s'était fait construire un tombeau, en ordonnant que dix ans après sa mort on vint lui apporter un repas funèbre. Son fils, qui avait mangé son patrimoine, avait vendu le champ où se trouvait le monument. La dixième année venue, il envoie son esclave porter le repas funèbre, l'esclave se fait aider, pour ouvrir le tombeau, par le nouveau propriétaire du champ, un vieillard avare. Le tombeau ouvert, on y trouve une lettre et un trésor. Le vieillard s'approprie le trésor, en déclarant qu'il l'y a déposé, pendant la guerre, pour le soustraire au pillage. Conduit devant le juge, le vieillard prend le premier la parole en ces termes : « A quoi bon vous rappeler, Athéniens, la guerre que nous avons eue avec les Rhodiens? » Ici s'arrête l'analyse de Donat; mais le dénouement se devine tout seul. L'original du Thensaurus était sans doute une pièce de Ménandre. Le Trésor de Philémon avait été exploité par Plaute dans le Trinummus. Quant au reproche fait à Luscius d'avoir fait parler le défendeur le premier, c'est à Ménandre que Térence aurait dû l'adresser mais qu'il s'adresse à l'auteur grec ou à l'auteur latin, il est également injuste car il n'y aurait pas eu de pièce possible, si le jeune homme avait parlé le premier et fait connaître la lettre où son père déclarait sans doute qu'il avait réservé ce trésor comme une suprême ressource à un fils dont il connaissait la prodigalité.

Le Flatteur est de Ménandre : il y a dans cette pièce, un parasite, le Flatteur, et un soldat fanfaron. Le poète ne disconvient pas qu'il ait transporté ces personnages de la pièce grecque dans son Eunuque mais qu'il ait su que ces pièces (1) avaient déjà été traduites en latin, cela, il le nie formellement. Que si l'on refuse à notre auteur le droit de se servir de personnages déjà présentés, aura-t-on davantage celui de mettre en scène un esclave qui court, de représenter d'honnêtes matrones, de méchantes courtisanes, un parasite glouton, un soldat fanfaron, un enfant substitué, un vieillard dupé par un esclave, l'amour, la haine, les soupçons. Bref, on ne peut plus rien dire qui n'ait été dit avant nous. L'équité veut donc que vous jugiez en connaissance de cause et que vous excusiez les nouveaux poètes, s'ils font ce que les anciens ont fait souvent. Prêtez-nous votre attention, et écoutez en silence, afin de bien saisir de quoi il s'agit dans l'Eunuque.

(1) Si le texte est correct « ces pièces » ne peuvent être que le Colax de Nœvius, et le Colax de Plaute, remaniement de celui de Naevius. Il serait plus simple de penser que ce sont « ces deux personnages » du soldat et du parasite qui étaient déjà devenus latins. Il suffirait pour obtenir ce sens de changer avec Ritschl "fabulas" en "ab aliis", correction adoptée par Fabia.

ACTE PREMIER

SCÈNE I

PHÉDRIA, PARMÉNON

PHÉDRIA.
Que faire donc? ne pas y aller, même à présent qu'elle m'appelle elle-même? Ne vaudrait-il pas mieux me résoudre à ne plus supporter les affronts de ces créatures? Elle m'a fermé sa porte, elle me rappelle... et j'y retournerais? Non, dût-elle m'en supplier.
PARMÉNON
Ma foi, si tu le peux, rien de mieux ni de plus courageux, Mais si tu commences et ne vas pas bravement jusqu'au bout, si un jour tu ne peux plus durer et que, sans qu'on te demande, sans avoir fait la paix, tu reviennes à elle de toi-même, lui laissant voir par là que tu l'aimes et ne peux plus y tenir, c'est une affaire faite et réglée, tu es un homme perdu : elle se jouera de toi, quand elle te verra vaincu. Réfléchis donc encore et encore, tandis qu'il en est temps, maître. Tu ne peux pas gouverner par raison une chose qui n'a en soi ni raison ni mesure. Vois les misères de l'amour : outrages, soupçons, brouilleries, trêve, guerre et raccommodement ensuite. Si tu prétends fixer par la raison des choses aussi mobiles, tu n'y réussiras pas plus que si tu essayais de déraisonner raisonnablement. Tout ce que le dépit te fait dire en ce moment : " Moi, retourner chez elle, qui le... qui me... qui ne.. ! Laisse-moi faire. J'aimerais mieux mourir... Elle verra qui je suis." tout ce feu, j'en jure par Hercule, une seule petite larme menteuse, qu'elle s'arrachera à grand'peine à force de se frotter les yeux, suffira pour l'éteindre. Et elle sera la première à t'accuser, et toi le premier à te laisser punir.
PHÉDRIA
Sa conduite me révolte. Je vois à présent toute sa perfidie et toute ma misère. Elle me dégoûte et je brûle d'amour. J'ai beau m'en rendre compte et le comprendre, tout vivant et clairvoyant que je suis, je cours à ma perte et je ne sais quel parti prendre.
PARMÉNON
Quel parti? II n'y en a qu'un pour un prisonnier comme toi, c'est de te racheter au meilleur marché possible et, si tu ne le peux pas à bon compte, au prix que tu pourras et de ne pas te laisser abattre.
PHÉDRIA Est-ce là ce que tu me conseilles?
PARMÉNON
Oui, si tu es sage. N'ajoute pas aux ennuis que l'amour traîne à sa suite; quant à ceux qu'il porte avec lui, supporte les comme il convient. Mais la voici elle-même qui sort, cette grêle de notre héritage : ce que nous devrions récolter, c'est elle qui l'intercepte.

SCÈNE II

THAÏS, PHÉDRIA, PARMÉNON

THAÏS
Que je suis malheureuse ! J'ai peur que Phédria ne soit fâché d'avoir été laissé à la porte hier et qu'il n'ait mal interprété ma conduite.
PHÉDRIA
Des pieds à la tête, Parménon, je tremble, je frissonne en l'apercevant.
PARMÉNON
Remets-toi. Approche-toi du feu, tu auras bientôt trop chaud.
THAÏS
Qui parle ici? Comment? c'est toi qui étais là, mon Phédria? Pourquoi restais-tu là? Pourquoi n'entrais-tu pas tout droit?
PARMÉNON (à part).
Oui, mais de la porte fermée, pas un mot.
THAÏS Pourquoi ne réponds-tu pas?
PHÉDRIA
C'est sans doute parce que ta porte m'est en effet toujours ouverte, ou que je suis le premier dans tes bonnes grâces.
THAÏS
Laisse donc cela.
PHÉDRIA
Comment? laisser cela? O Thaïs, Thaïs, si seulement tu m'aimais comme je t'aime et que l'amour fût égal entre nous pour que tu souffres de ce que tu m'as fait autant que j'en souffre, ou que moi je n'attache aucune importance à ton procédé !
THAÏS
Ne te tourmente pas, je t'en prie, mon cœur, mon Phédria. Non, par Pollux, si j'ai agi comme je l'ai fait, ce n'est point que j'aime ou chérisse quelqu'un plus que toi : ce sont les circonstances qui m'y ont obligée.
PARMÉNON
Je le crois; il n'y a rien là que d'ordinaire : c'est par amour, pauvre femme, que tu l'as consigné à la porte.
THAÏS
C'est ainsi que tu le prends, Parménon? Va. (A Phédria.) Mais écoute pourquoi je t'ai fait venir ici.
PHÉDRIA
Soit.


THAÏS
Dis-moi d'abord, ce garçon-là est-il capable de garder un secret?
PARMENON
Moi! parfaitement; mais attention, toi. Si j'engage ma parole, c'est à une condition : si ce que j'entends est vrai, je sais le taire et le garde à merveille mais si c'est faux, vain ou controuvé, c'est aussitôt divulgué. Je suis plein de fentes et je fuis de partout. Par conséquent si tu veux le secret, ne dis rien que de vrai.
THAÏS Ma mère était de Samos, elle habitait Rhodes.
PARMÉNON
Cela peut se taire.
THAÏS
Là, un marchand fit présent à ma mère d'une petite fille enlevée d'ici, de l'Attique.
PHÉDRIA
Une citoyenne?
THAÏS
Je le crois, sans en être sure. Elle-même disait bien le nom de son père et de sa mère, quant à sa patrie et aux autres renseignements, elle ne savait rien et ne pouvait rien savoir à cause de son jeune âge. Le marchand ajoutait un détail : il avait entendu dire aux pirates auxquels il l'avait achetée qu'elle avait été enlevée à Sunium. Quand ma mère l'eut reçue, elle eut grand soin de lui donner une éducation complète et l'éleva comme si elle était sa fille. On croyait généralement qu'elle était ma sœur. Pour moi, je vins ici avec un étranger qui était alors ma seule liaison, celui qui m'a laissé tout le bien que je possède.
PARMÉNON
Voilà deux mensonges, ils vont couler dehors.
THAÏS
Pourquoi dis-tu cela?
PARMÉNON
Parce que tu ne te contentais pas d'un seul amant et parce qu'il n'a pas été le seul à te donner. En voici un autre qui t'a apporté une bonne et large part.
THAÏS
C'est vrai; mais laisse-moi en venir où je veux. Sur ces entrefaites, le soldat qui s'était épris de moi partit pour la Carie, c'est à ce moment là que je te connus. Tu sais avec quelle intimité je te traite depuis ce moment, et comme je te confie toutes mes pensées.
PHÉDRIA Cela non plus, Parménon, ne le taira pas.
PARMÉNON
Oh !pour sûr.
THAÏS
Soyez à ce que je dis, je vous en prie. Ma mère est morte là-bas dernièrement. Un sien frère, un peu trop attaché à l'argent, voyant que cette fillette était d'un extérieur charmant, et savait jouer de la lyre, la met aux enchères dans l'espoir d'en tirer un bon prix et la vend. Par un heureux hasard mon ami se trouvait là : il l'achète pour me la donner, sans se douter de rien et sans savoir un mot de tout ceci, ïl est revenu; mais s'apercevant que j'avais des relations avec toi aussi, il s'évertue à trouver des prétextes pour ne pas la donner. S'il était sûr, dit-il, que je le préfère à toi et s'il ne craignait pas, quand je l'aurai reçue, d'être planté là, il ne demanderait pas mieux que de me la donner mais c'est cela qu'il craint. Pour moi, autant que je puis deviner, il a des intentions sur la jeune fille.
PHÉDRIA
N'y a-t-il rien de plus?
THAÏS
Rien, je m'en suis assurée. Et maintenant, mon Phédria, j'ai beaucoup de raisons pour souhaiter de la lui retirer; d'abord parce qu'elle a passé pour ma sœur ensuite je veux la ramener et la rendre à sa famille. Je suis seule, je n'ai personne ici, ni ami, ni parent. C'est pourquoi, Phédria, je voudrais me faire quelques amis par une bonne action. Aide-moi, je t'en prie, dans mon entreprise, pour en faciliter la réussite. Permets que pendant ces quelques jours il ait le pas sur toi dans la maison. Tu ne réponds rien ?
PHÉDRIA
Perfide ! que puis-je te répondre, après ce que tu fais-là ?
PARMENON
Bien, notre maître, je t'approuve. Tu as enfin senti l'outrage, tu es un homme.
PHÉDRIA
Je ne savais pas où tu voulais en venir. « Une petite fille a été enlevée d'ici, ma mère l'a élevée comme si elle était à elle. Elle a passé pour ma sœur, je veux la reprendre à cet homme pour la rendre à sa famille. » Ainsi tous ces discours reviennent en somme à ceci : on me ferme la porte, on reçoit l'autre. Pourquoi? sinon parce que tu tiens plus à lui qu'à moi et parce que tu as peur que cette jeune fille qu'il a amenée ne te souffle ce beau galant.
THAÏS
Moi ! j'ai peur de cela?
PHÉDRIA
Alors quel autre souci te presse? Dis-le. Est-ce qu'il est le seul à te faire des cadeaux? As-tu jamais senti que ma libéralité soit tarie pour toi? Quand tu m'as dit que tu avais envie d'une petite servante négresse, n'ai-je pas tout laissé pour t'en chercher une? Tu m'as dit ensuite que tu voulais un eunuque, parce que les grandes dames seules en ont; j'en ai trouvé un. Pas plus tard qu'hier j'ai payé vingt mines pour les deux. En dépit de tes mépris, je n'ai pas oublié tes désirs, et pour récompense, tu me rebutes.
THAÏS
Eh bien ! sois satisfait, Phédria. Il est vrai que je désire emmener chez moi la jeune fille et que c'est, à mon avis, le meilleur moyen d'y parvenir; mais plutôt que de te mécontenter, je ferai comme tu l'ordonneras.
PHÉDRIA
Ah ! si cette parole était sortie de ton cœur, si tu disais vrai " plutôt que de te mécontenter" Si je pouvais croire que tu sois sincère, je serais capable de tout souffrir.
PARMÉNON
II mollit, vaincu par un mot, et combien vite !
THAÏS
Moi ! je ne parle pas sincèrement? Suis-je assez malheureuse! M'as-tu donc jamais exprimé un désir, même en plaisantant, que je ne l'aie satisfait? Et moi je ne puis obtenir de toi que tu m'accordes du moins deux jours, deux jours seulement.
PHÉDRIA
Si ce n'était que deux jours mais ces deux jours pourraient bien en devenir vingt.
THAÏS Non vraiment, pas plus de deux jours, ou bien...
PHÉDRIA
Voila un "ou bien" qui ne me plaît pas.
THAÏS
Qu'à cela ne tienne, accorde-moi seulement ces deux jours.
PHÉDRIA
Je vois bien qu'il faut en passer par ce que tu veux.
THAÏS J'ai bien raison de t'aimer, bon comme tu es.
PHÉDRIA
Je vais aller à la campagne : là je me dessécherai pendant ces deux jours. Oui, c'est décidé. Il faut complaire à Thaïs. Toi, Parménon, fais amener ici les deux esclaves.
PARMÉNON
Oui.
PHEDRIA
Adieu, Thaïs, pour ces deux jours.
THAÏS
Adieu à toi aussi, mon Phédria. As-tu encore quelque chose à me dire?
PHÉDRIA
Que puis-je avoir à te dire, sinon que près de ce soldat tu en sois loin, que jour et nuit tu m'aimes, que tu me désires, que tu rêves de moi, que tu m'attendes, que tu penses à moi, que tu m'espères, que tu places ton bonheur en moi, que tu sois toute avec moi, enfin que ton âme soit à moi, puisque la mienne est à toi .
THAÏS (seule)
Que je suis malheureuse ! Peut-être n'a-t-il pas grande confiance en moi et me juge-t-il sur le caractère des autres. Mais moi, par Pollux, qui sais bien ce qui en est, je suis sure que je n'ai rien dit de controuvé ni de faux et que personne n'est plus cher à mon cœur que mon Phédria. Tout ce que j'en ai fait, je l'ai fait pour la jeune fillecar je suis presque sûre d'avoir déjà retrouvé son frère, un jeune homme de grande famille, et il a promis de venir me voir chez moi aujourd'hui. Je vais rentrer au logis et attendre sa venue.



ACTE II

SCÈNE I

PHÉDRIA, PARMÉNON

PHÉDRIA
Aie soin, comme je te l'ai commandé, de conduire ces esclaves.
PARMÉNON
J'en aurai soin.
PHÉDRIA
Mais promptement. Mais sans retard.

PARMÉNONAinsi ferai-je.
PHÉDRIA
Te l'ai-je suffisamment recommandé?
PARMÉNON
Ah ! quelle insistance ! comme si c'était chose difficile. Puisses-tu, Phédrîa, tomber sur une bonne aubaine aussi sûrement que ton cadeau sera en pure perte !
PHÉDRIA
Moi aussi, je suis perdu du même coup, et cela me touche de bien plus près. Ne te fais pas tant de souci pour cela.
PARMÉNON
Je n'ai garde, et je vais au contraire exécuter tes ordres. Mais as-tu autre chose à me commander?
PHÉDRIA
Fais valoir de ton mieux notre présent par tes discours et fais de ton mieux aussi pour évincer de chez elle ce rival.
PARMÉNON
J'y aurais songé, même si tu ne m'en avais pas touché un seul mot.
PHÉDRIA
Pour moi, je vais aller à la campagne et j'y resterai.
PARMÉNON C'est mon avis.
PHÉDRIA Mais dis-moi.
PARMENON Que veux-tu?
PHÉDRIA
Crois-tu que je pourrai avoir assez de fermeté et de patience pour ne pas revenir avant le terme?
PARMÉNON
Toi? Non, par Hercule, je ne le crois pas car ou tu vas revenir tout à l'heure, ou bientôt, avant le jour, l'insomnie te chassera par ici.
PHÉDRIA
Je travaillerai et me fatiguerai tant, que je dormirai bon gré, mal gré.
PARMÉNON Tu veilleras fatigué : c'est tout ce que tu y gagneras.
PHÉDRIA
Va! tu ne sais pas ce que tu dis, Parménon. Il faut, par Hercule, que je secoue cette mollesse d'âme, je m'écoute trop. En fin de compte, ne pourrais-je pas me passer d'elle, s'il le fallait, même trois jours entiers?
PARMÉNON
Oh ! trois jours entiers ! Songe à ce que tu dis.
PHÉDRIA Ma résolution est prise.
PARMÉNON (seul).
Dieux bons ! quelle maladie est-ce là? Se peut-il que l'amour change les gens au point de les rendre méconnaissables? Personne n'avait plus de bon sens, de sérieux, de retenue que lui. Mais quel est cet homme qui vient par ici? Eh mais! c'est Gnathon, le parasite du soldat. Il amène avec lui la jeune fille destinée à Thaïs. Peste ! le joli minois ! je serai bien étonné si je ne fais pas aujourd'hui une piteuse figure dans cette maison avec mon eunuque décrépit. Elle efface Thaïs elle-même.

SCÈNE II

GNATHON, PARMÉNON

GNATHON
Dieux immortels ! quelle supériorité d'un homme sur un autre homme! Quelle distance entre un homme d'esprit et un sot ! Ce qui rn'a précisément suggéré cette réflexion, le voici. J'ai rencontré aujourd'hui à mon arrivée un quidan qui est d'ici comme moi et de ma condition, un homme distingué qui a fricassé lui aussi son patrimoine. Je le vois hirsute, sale, défait, dépenaillé, vieilli. .Dans quel équipage te voilai lui dis-je. — C'est que j'ai eu le malheur de perdre ce que je possédais. Tu vois où j'en suis réduit. Toutes mes connaissances, tous mes amis me tournent le dos. Ici, en le comparant à moi, je n'ai pu que le mépriser. Comment ! ai-je dit, « homme sans ressort, en es-tu venu au point de ne plus trouver en toi-même aucune ressource? As-tu perdu ton esprit avec ton bien? Jette les, yeux sur moi qui suis de la même condition que toi. Quel teint ! quel éclat ! quelle toilette ! quelle mine ! J'ai tout et je ne possède rien, et j'ai beau ne rien posséder, rien ne me manque. — Malheureusement, moi, je ne puis ni faire le bouffon, ni supporter les coups. — Quoi ! tu t'imagines que c'est ainsi qu'on procède? Erreur totale ! C'est autrefois, dans le passé, dans l'autre siècle, que la race des parasites gagnait ainsi sa vie. Mais il y a une nouvelle manière de piper les oiseaux, et c'est justement moi qui suis l'inventeur de cette méthode. Il est une espèce d'hommes qui prétendent être les premiers en tout et qui ne le sont pas; c'est à eux que je m'attache; je ne me mets pas à leur service pour qu'ils rient de moi : c'est moi qui leur ris le premier, en m'extasiant en même temps sur leur génie. Quoi qu'ils disent, j'applaudis; s'ils disent ensuite le contraire, j'applaudis encore. On dit non, je dis non; on dit oui, je dis oui; enfin je me suis fait moi-même une loi d'être toujours de leur avis. Cette façon de gagner sa vie est aujourd'hui de beaucoup la plus fructueuse ".
PARMÉNON
Voilà, par Hercule, un habile homme ! Qu'on lui donne un sot, il en fait un fou fieffé.
GNATHON
Tout en causant de la sorte, nous arrivons au marché. Là tous les fournisseurs accourent joyeusement à ma rencontre, poissonniers, bouchers, cuisiniers, poulaillers, pêcheurs, gens à qui j'avais fait gagner de l'argent au temps de mon opulence et après ma ruine, à qui j'en fais gagner souvent encore. Ils me saluent, m'invitent à dîner, me félicitent de mon retour. Quand ce pauvre meurt-de-faim voit qu'on me rend tant d'honneurs et que je gagne si aisément ma vie, il se met à me conjurer de lui permettre de s'instruire à mon école. Je lui ai dit de me suivre. Je veux qu'à l'exemple des écoles philosophiques qui prennent le nom de leurs fondateurs, les parasites, prennent, s'il est possible, celui de Gnathoniciens.
PARMENON
Voyez un peu où conduisent l'oisiveté et le métier de pique-assiette.
GNATHON
Mais je tarde trop à mener cette fllle chez Thaïs et à prier celle-ci de venir souper. Tiens ! c'est Parménon, l'esclave de notre rival, que j'aperçois devant chez elle. Il a l'air triste : tout va bien ; il est clair qu'on leur bat froid ici. Je veux m'amuser aux dépens du faquin.
PARMÉNON
Ces gens-là se figurent qu'avec leur présent Thaïs est à eux.
GNATHON
Gnathon présente ses salutations empressées à son grand ami Parménon. Comment se porte-t-on?
PARMÉNON Sur ses jambes.
GNATHON
Je vois. Mais n'aperçois-tu rien ici qui t'offusque?
PARMÉNON Toi.
GNATHON
Je le crois. Mais n'y a-t-il rien autre?
PARMÉNON
Pourquoi cette question?
GNATHON
Parce que tu es triste.
PARMÉNON
Pas le moins du monde.
GNATHON Ne te chagrine pas. Mais comment trouves-tu cette esclave ?
PARMENON Pas mal, vraiment.
GNATHON (à part) Mon homme est sur des charbons ardents,
PARMÉNON (à part) Comme il s'abuse !
GNATHON
Quel plaisir penses-tu que ce présent va faire à Thaïs?
PARMÉNON
Tu veux dire par là qu'on nous a donné congé. Tu sais, tout en ce monde a ses vicissitudes.
GNATHON
Je vais te donner, Parménon, six grands mois de repos. Tu n'auras plus à monter et à descendre la ville en courant, ni à veiller jusqu'au jour. Tu vas être bienheureux.
PARMÉNON
Moi? Ah! Ah!
GNATHON
Voilà comme j'ai coutume d'en user avec mes amis.
PARMÉNON C'est fort bien.
GNATHON Je te retiens. Tu avais peut-être affaire ailleurs?
PARMÉNON
Nulle part.
GNATHON
Eh bien ! en ce cas rends-moi un petit service : fais-moi recevoir chez elle.

PARMÉNON
Va seulement, va : aujourd'hui tu trouveras la porte ouverte, avec la fille que tu amènes.
GNATHON
As-tu quelqu'un de la maison à faire appeler dehors?
PARMÉNON (seul).
Laisse passer ces deux jours. Aujourd'hui tu as la chance d'ouvrir cette porte à mon nez du bout de ton petit doigt; mais, je te le promets, je ferai en sorte que tu y donneras bien des coups de pied inutilement.
GNATHON (sortant de chez Thaïs).
Encore ici sur tes jambes, Parménon ? Hé ! t'aurait-on laissé ici en sentinelle, pour empêcher quelque messager du soldat de courir en cachette chez Thaïs?
PARMÉNON
Comme c'est spirituel ! Ah ! les belles choses que celles qui plaisent au soldat! Mais j'aperçois le fils cadet de notre maître qui vient par ici. Je me demande pourquoi il a quitté le Pirée; car il y est à présent comme garde public . Ce n'est pas pour rien, et il marche bien vite. Qu'a-t-il à regarder autour de lui?

SCÈNE III

CHÉRÉA, PARMÉNON

CHEREA
Je suis mort ! Il n'y a plus de jeune fllle, il n'y a plus de Chéréa, puisque je l'ai perdue de vue. Où la chercher? où retrouver sa trace? qui interroger? quel chemin prendre? Je ne sais que faire. Un seul espoir me reste : : en quelque lieu qu'elle soit, elle ne peut rester longtemps cachée. Quelle ravissante figure! A partir de ce moment j'efface toutes les autres femmes de mon souvenir. Je suis dégoûté de ces beautés banales.
l'ARMÉNON
A l'autre maintenant ! Le voilà qui tient je ne sais quels propos d'amour. Pauvre vieux père ! Si celui-là s'en mêle, tu pourras dire que les sottises du premier n'auront été que jeu et bagatelle à côté de ce que fera cet enragé.
CHÉRÉA
Que tous les dieux et déesses confondent le vieux qui m'a retenu aujourd'hui, et moi aussi qui me suis arrêté et qui ne l'ai pas envoyé paître! Mais voici Parménon. Bonjour.
PARMÉNON
Pourquoi es-tu si triste? pourquoi si agité? D'où viens-tu?
CHEREA
Moi ? Par Hercule, je ne sais ni d'où je viens, ni où je vais, tant je suis hors de moi !
PARMÉNON La raison, s'il te plaît?
CHÉRÉA Je suis amoureux.
PARMENON Ah!
CHÉREA
C'est maintenant, Parménon, que tu vas montrer quel homme tu es. Tu te rappelles ce que tu m'as promis souvent : " Chéréa, trouve seulement un objet que tu aimes, je te ferai voir alors à quoi je suis bon." Voilà ce que tu disais, quand j'allais en cachette piller le buffet paternel et entasser dans ta cellule des provisions de toute sorte.
PARMÉNON
Allons ! grand enfant.
CHÉRÉA
Par Hercule, c'est arrivé. Fais voir maintenant, s'il te plaît, l'effet de tes promesses. L'affaire vaut la peine que tu y déploies tous tes moyens. Ce n'est pas une jeune fille comme celles d'ici, dont les mères s'appliquent à rabaisser les épaules et à sangler la poitrine pour leur faire la taille mince. L'une d'elles est-elle un peu étoffée, on dit que c'est un athlète, et on lui coupe les vivres. Elles ont beau avoir une excellente constitution : le régime les rend minces comme des joncs. Aussi les aime-t-on en conséquence.
PARMÉNON
Et la tienne, comment est-elle?
CHÉRÉA
Une beauté sans pareille.
PARMÉNON
Peste !
CHÉRÉA
Un teint naturel, un corps solide et plein de suc.
PAHMÉNON
Son âge?
CHÉRÉA
Son âge? Seize ans.
PAHMÉNON
La fleur même de la jeunesse.
CHÉRÉA
II faut que tu me la fasses avoir, par force, par ruse, par prière, peu m'importe, pourvu que je la possède.
PARMÉNON
Mais à qui est-elle, cette fille?
EHÉRÉA Par Hercule, je l'ignore.
PARMÉNON
D'où est-elle?
CHÉRÉA
Je l'ignore tout autant.
PAHMÉNON
Où habite-t-elle?
CHÉRÉA
Je ne le sais pas non plus.
PARMÉNON
Où l'as-tu vue? Dans la rue.
CHEREA
PARMÉNON
Comment as-tu fait pour la perdre?
CHEREA
C'est justement de quoi je pestais en arrivant tout à l'heure. Je ne crois pas qu'il y ait un homme au monde à qui toutes les bonnes fortunes tournent plus mal qu'à moi. Quelle malchance ! C'est désolant !
PARMÉNON
Qu'est-il arrivé?
CHEREA
Tu veux le savoir? Tu connais le cousin et contemporain de mon père, Archidémide ?
PARMÉNON
Bien sûr.
CHRÉA
Tandis que je suivais la jeune fille, il se trouve sur mon chemin.
PAHMÉNON
Rencontre fâcheuse assurément.
CHÉRÉA
Dis plutôt désastreuse. Fâcheux s'applique à d'autres 3a" choses. Je puis bien jurer que, depuis six ou sept mois, je ne l'avais jamais rencontré, et je tombe sur lui au moment où j'en avais le moins envie et le moins besoin. Ahl n'y a-t-il pas là quelque chose qui tient du prodige? Qu'en dis-tu?
PARMÉNON
En effet.
CHÉRÉA
Du plus loin qu'il me voit, il court aussitôt vers moi, courbé, tremblant, les lèvres pendantes et geignant : « Holà ! hé! Chéréa, c'est à toi que j'en ai », s'écrie-t-il. Je m'arrête. « Sais-tu ce que je te voulais ? — Dis. — C'est demain qu'on juge mon procès. — Et alors? — Aie soin de dire à ton père qu'il n'oublie pas de venir m'assister demain matin. » Pendant qu'il me dit cela, une heure s'est écoulée. Je lui demande s'il a autre chose à me dire. « Rien », dit-il. Je le quitte. Je regarde par ici pour voir la jeune fille. Elle venait justement de tourner de ce côté, vers notre rue.
PARMÉNON (à part).
Je serais bien étonné si la fille dont il parle n'était pas celle qu'on vient de donner à Thaïs.
CHÉRÉA J'arrive ici : plus de jeune fille.
PARMÉNON
II y avait sans doute des gens qui l'accompagnaient?
CHÉRÉA Oui, un parasite avec une servante.
PARMÉNON
C'est bien elle. La question est réglée; n'y pense plus : c'est une affaire enterrée.
CHÉRÉA Tu n'es pas à ce que je dis.
PARMÉNON
J'y suis parfaitement.
CHÉRÉA
Sais-tu qui elle est? réponds. Ou bien l'as-tu vue?
PARMÉNON
Je l'ai vue, je la connais, je sais où on l'a emmenée.
CHEREA.
Ah ! cher Parménon, tu la connais, et tu sais où elle est?
PARMÉNON
Elle est ici chez la courtisane Thaïs où on vient de la mener : c'est un cadeau qu'on lui fait.
CHÉRÉA
Quel est l'homme assez puissant pour faire un tel cadeau?
PAHMÉNON Le soldat Thrason, le rival de Phédria.
CHÉRÉA A ce compte, mon frère a un rôle difficile.
PARMÉNON
Et si tu savais quel présent il oppose à celui-là, que dirais-tu alors?
CHÉRÉA
Quel présent? je t'en prie par Hercule.
PARMÉNON
Un eunuque.
CHÉRÉA
Est-ce, dis-moi, cet être hideux qu'il a acheté hier, ce vieil homme-femme?
PARMÉNON
C'est lui-même.
CHÉRÉA
Le pauvre garçon sera pour sûr jeté à la porte avec son cadeau. Mais je ne savais pas que cette Thaïs fût notre voisine.
PARMÉNON
II n'y a pas longtemps.
CHÉRÉA
Je joue de malheur. Faut-il que je ne l'aie jamais vue ! Or ça, dis-moi, est-elle aussi belle qu'on le dit?
PARMÉNON
Certainement.
CHÉRÉA Mais ce n'est rien auprès de la nôtre?
PARMÉNON
C'est autre chose.
CHÉRÉA
Je t'en supplie par Hercule, Parménon, arrange-toi pour que je la possède.
PARMÉNON
J'y ferai de mon mieux, je m'y emploierai, je te seconderai. Y a-t-il autre chose pour ton service?
CHÉRÉA Où vas-tu de ce pas?
PARMÉNON
A la maison, pour exécuter les ordres de ton frère et mener ces esclaves à Thaïs.
CHÉRÉA
II a de la chance, ton eunuque, d'être placé dans cette maison.
PARMÉNON
Pourquoi ?
CHÉRÉA
Tu le demandes? Il sera là le compagnon d'esclavage de cette beauté suprême, il la verra sans cesse, lui parlera, vivra avec elle sous le même toit; il mangera parfois avec elle, à l'occasion il couchera près d'elle.
PARMÉNON
Et si c'était toi qui devenais aujourd'hui cet heureux mortel?
CHÉRÉA Par quel moyen, Parménon? Réponds.
PARMÉNON
Tu pourrais prendre ses habits.


CHÉRÉA
Ses habits? Et après?
PARMÉNON
Je te mènerais à sa place.
CHÉRÉA J'entends.
PARMÉNON
Je te ferais passer pour lui.
CHÉRÉA Je comprends.
PARMÉNON
C'est toi qui jouirais de ces privautés que tu lui prêtais tout à l'heure : tu mangerais à sa table, tu serais près d'elle, tu la coudoierais, tu folâtrerais avec elle, tu dormirais près d'elle, d'autant mieux qu'aucune de ces femmes ne te connaît et ne sait qui tu es. D'ailleurs tu es de figure et d'âge à te faire passer facilement pour un eunuque.
CHÉRÉA
C'est parler d'or. De ma vie je n'ai vu donner un meilleur conseil. Allons, entrons chez nous tout de suite ; équipe-moi, emmène-moi, conduis-moi le plus tôt possible.
PARMÉNON
Y penses-tu? Je plaisantais, moi.
CHÉRÉA
A d'autres !
PARMÉNON
Je suis perdu. Qu'est-ce que j'ai fait, misérable? Où me pousses-tu? Tu vas me faire tomber. Je te le dis sérieusement : laisse-moi.
CHÉRÉA Marchons. ?
PARMÉNON Tu t'entêtes
CHÉRÉA C'est résolu.
PARMÉNON
Prends garde qu'il n'y fasse trop chaud.
CHÉRÉA
II n'y a rien à craindre, laisse-moi faire.
PARMÉNON
Mais c'est sur mon dos qu'on battra les fèves .
CHÉRÉA Bah!
PARMÉNON
Nous allons faire une infamie.
CHÉRÉA Une infamie ! de m'introduire dans une maison de courtisane, de rendre la pareille à des coquines qui se moquent de nous et de notre jeunesse et qui ne cessent de nous faire enrager de toutes les façons, et de les tromper de la même manière qu'elles nous trompent? Vaudrait-il mieux que je m'attaque à mon père, pour le jouer par mes ruses? On le saurait qu'on me blâmerait. Mais pour ce tour-ci, tout le monde pensera que c'est bien fait.
PARMÉNON
Je ne dis plus rien. Si tu es décidé à le faire, fais-le mais ne va pas rejeter la faute sur moi.
CHÉRÉA Ne crains rien
PARMÉNON Tu le veux?
CHÉRÉA Si je le veux ? Je l'exige, je l'ordonne, et jamais je ne me déroberai à ma responsabilité. Suis-moi. !
PARMÉNON Fassent les dieux que cela tourne à bien !

ACTE III

SCÈNE I

GNATHON, THRASON, PARMÉNON

THRASON
Vraiment, Thaïs me fait de grands remerciements?
GNATHON
Des remerciements sans bornes.
THRASON
Réellement? elle est contente?
GNATHON
Moins du présent lui-même que de ce qu'il vient de toi : c'est cela qui est pour elle un vrai triomphe.
PARMÉNON (à part)
Je viens voir par ici quand il sera temps d'amener mes gens. Mais voici le soldat.
THRASON
C'est bien certainement un privilège que je tiens du ciel : tout ce que je fais me gagne les cœurs.
GNATHON
C'est ce que j'ai remarqué, par Hercule.
THRASON
Le roi lui-même m'adressait toujours les plus grands remerciements, quoi que j'eusse fait; pour les autres, il n'en usait pas de même.
GNATHON
Si grand que soit l'honneur qu'un autre s'est acquis à force de peine, l'homme d'esprit se l'approprie souvent par de simples discours. C'est ton cas.
THRASON Tu l'as dit.
GNATHON
Ainsi le roi n'avait d'yeux...
THRASON
Certainement.
GNATHON Que pour toi ?
THRASON
C'est la vérité : il me confiait toute son armée, ses projets.
GNATHON
C'est merveilleux.
THRASON
Et puis, si parfois il en avait assez de la société des hommes, ou si les affaires l'ennuyaient, quand il voulait respirer, comme si... Tu saisis?
GNATHON
Oui, comme s'il voulait recracher ces ennuis de son esprit.
THRASON C'est cela. Alors il m'emmenait seul à sa table.
GNATHON
Oh ! oh ! ce roi-là était un homme de goût.
THRASON
Oui, c'est ainsi qu'il est : il s'accommode de fort peu de gens.
GNATHON
On peut même dire de personne, s'il fait de toi sa société.
THRASON
Ils me jalousaient tous et me déchiraient en dessous, moi je n'en avais cure. Eux étaient misérablement jaloux, l'un d'eux même jusqu'à l'excès ; c'était le chef des éléphants indiens. Un jour qu'il m'agaçait particulièrement : « Dis-moi, Straton, lui demandai-je, est-ce parce que tu commandes à des bêtes que tu es si faraud? »
GNATHON
Bien et sagement répondu, ma foi. Du coup, grands dieux! tu l'avais assommé. Et lui?
THRASON
Muet sur le coup.
GNATHON
II n'en pouvait être autrement.
PARMÉNON (à part) Grands dieux ! quel misérable idiot et quel coquin !
THRASON
Et le coup dont je touchai le Rhodien en pleine table, te l'ai-je jamais conté?
GNATHON
Jamais, mais conte-le, je t'en prie. (A part.) Je l'ai entendu plus de mille fois.
THRASON
Je me trouvais à table avec ce Rhodien que je te dis, un tout jeune homme. J'avais par hasard avec moi une courtisane. Il se met à la lutiner et à se moquer de moi. « Dis donc, effronté, m'écriai-je, tu es toi-même un lièvre et il te faut un râble? »
GNATHON Ah! ah! ah!
THRASON Qu'en dis-tu?
GNATHON
Spirituel, plaisant, magnifique, rien au-dessus. Mais dis-moi, est-ce que le mot était bien de toi? Je le croyais ancien.
THRASON
Tu l'avais entendu?
GNATHON
Souvent et il est souvent cité parmi les meilleurs.
THRASON II est de moi.
GNATHON
C'est malheureux qu'il soit tombé sur un jeune étourdi et un fils de famille.
PARMÉNON (à part)
Que les dieux te confondent !
GNATHON Et lui? je te prie.
THRASON
Assommé. Tous les assistants mouraient de rire. Enfin depuis ce temps-là, tout le monde me redoutait.
GNATHON
Ce n'était pas sans motif.
THRASON
Mais, à propos, dis-moi, me justifierai-je auprès de Thaïs qui me soupçonne d'aimer cette esclave?
GNATHON
Garde-t'en bien. Augmente au contraire ses soupçons.
THRASON Pourquoi ?
GNATHON
Tu le demandes? Tu sais, si un jour elle parle de Phédria, si elle fait son éloge, pour te piquer au vif...
THRASON
J'entends.
GNATHON
Pour éviter cela, tu n'as que ce moyen. Dès qu'elle dira : Phédria, riposte aussitôt : Pamphila. S'il lui arrive de dire : « Envoyons chercher Phédria pour souper », dis, toi : « Appelons Pamphila pour nous jouer quelque chose. » Si elle vante la beauté de Phédria, toi de ton côté vante celle de la jeune fille. Rends-lui la pareille par une riposte qui la pique.
THRASON
Cela pourrait être utile mais il faudrait qu'elle m'aimât, Gnathon.
GNATHON
Puisqu'elle souhaite et qu'elle aime tes cadeaux, c'est qu'elle t'aime depuis longtemps; ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il t'est facile de lui causer des tourments. Elle craint toujours que le tribut qu'elle reçoit à présent, tu n'ailles dans un moment de dépit le porter à une autre.
THRASON Tu as raison; cela ne m'était pas venu à l'esprit.
GNATHON
Tu veux rire. C'est que tu n'y avais pas pensé; mais tu l'aurais trouvé toi-même, Thrason, beaucoup mieux que moi.

SCÈNE II

THAIS, THRASON, GNATHON, PARMENON, PYTHIAS

THAIS
II m'a semblé entendre tout à l'heure la voix du militaire. Effectivement le voici. Bonjour, mon cher Thrason.
THRASON
O ma Thaïs, mon amour. Où en sommes-nous? Nous aime-t-on un peu pour cette joueuse de cithare?
PARMÉNON (à pari), Qu'il est galant ! Quel début pour son arrivée !
THAÏS C'est surtout pour toi-même que je t'aime.
GNATHON
Alors, allons souper. Viens-tu?
PARMÉNON (à part)
Allons ! voici l'autre. Dirait-on que cet être-là est né d'une créature humaine?
THAÏS Quand tu voudras. Je suis prête.
PARMÉNON (à part)
Je vais les aborder et faire semblant de sortir à l'instant même. (Haut) Tu sors, Thaïs?
THAÏS
Tiens, Parménon ! Tu arrives à point; je devais aller aujourd'hui...
PARMÉNON
Où?
THAÏS (bas).
Eh bien ! tu ne vois pas cet homme-là?
PARMÉNON
Je le vois, et je le vois sans plaisir. Quand il te plaira de les recevoir, les présents de Phédria sont là à ta disposition.
THRASON
Pourquoi restons-nous là? Pourquoi ne part-on pas?
PARMÉNON
Je t'en prie, par Hercule, permets-nous, sans te fâcher, de présenter à Thaïs les cadeaux que nous voulons lui faire, de l'aborder et d'avoir avec elle un moment d'entretien.
THRASON
Des présents magnifiques, sans doute, bien différents des nôtres !
PARMÉNON
On verra bien. Hé là-bas, faites sortir un peu vite les esclaves que je vous ai dit. Avance ici, toi. Elle vient du fond de l'Ethiopie, celle-ci.
THRASON II y en a là pour trois mines.
GNATHON
Tout au plus.
PARMÉNON
Et toi, Dorus, où es-tu? Approche ici. Tiens ! voici ton eunuque. Vois comme il est beau et en pleine jeunesse.
THAÏS
Que les dieux m'aiment ! Il est fort bien.
PARMÉNON
Qu'en dis-tu, Gnathon? Y trouves-tu quelque chose à redire? Et toi, Thrason? Ils ne disent mot : l'éloge est suffisant. Examine-le sur les belles-lettres, sur la gymnastique, sur la musique. Tout ce qu'un jeune homme de condition libre doit savoir, je garantis qu'il le sait à merveille.
THRASON
Cet eunuque-là, au besoin, même sans avoir bu, je le...
PARMÉNON
Et celui qui envoie ces présents n'exige pas que tu vives exclusivement pour lui, et que pour lui tu fermes ta porte aux autres. Il ne raconte pas ses batailles, il n'étale pas ses balafres, il ne t'obsède pas comme certain personnage. Mais quand cela ne te dérangera pas, quand il te plaira, quand tu en auras le temps, il sera satisfait, si tu veux bien alors le recevoir.
THRASON
On voit bien que c'est l'esclave d'un maître gueux et misérable.
GNATHON
Oui, par Hercule car quiconque aurait les moyens de s'en procurer un autre, ne pourrait, à coup sûr, supporter longtemps celui-là.
PARMÉNON
Tu oses parler, toi que je mets au-dessous de la plus vile racaille? Quand on a pu se résoudre à être le flatteur d'un tel homme, on est sûrement homme à aller prendre sa pitance sur un bûcher.
THRASON
Partons-nous enfin?
THAÏS
Je vais auparavant faire entrer ces esclaves et en même temps donner quelques ordres après quoi je sors aussitôt.
THRASON (à Gnathon).
Moi, je m'en vais; toi, attends-la ici.
PARMÉNON
Les convenances ne permettent pas à un général d'armée de se montrer dans la rue avec sa maîtresse.
THRASON
Je n'ai qu'une chose à te dire : tu ressembles à ton maître.
GNATHON
Ah ! ah ! ah !
THRASON
De quoi ris-tu?
GNATHON
De ce que tu viens de dire, et puis ton mot sur le Rhodien qui me revient à l'esprit. Mais voici Thaïs qui sort.
THRASON Prends les devants, aie soin que tout soit prêt au logis.
GNATHON Soit.

THAÏS
Fais exactement ce que je te dis, Pythias : si par hasard Chrêmes vient ici, prie-le d'abord de m'attendre si cela le gêne, dis-lui de repasser; et s'il ne le peut, amène-le-moi.
PYTHIAS Je n'y manquerai pas.
THAÏS
A propos, qu'est-ce que je voulais dire encore? Ah! prenez grand soin de cette jeune fille. Ne quittez pas la maison.
THRASON Partons.
THAÏS
Suivez-moi, vous autres.

SCÈNE III CHREMES, PYTHIAS

CHREMES
Oui, plus j'y pense, plus je suis convaincu que cette Thaïs me jouera quelque méchant tour, tant je la vois mettre d'adresse à ébranler ma vertu, dès le premier jour où elle me fit dire de passer chez elle ! « Qu'avais-tu à faire avec elle? » me dira-t-on. Je ne la connaissais même pas. A peine étais-je entré qu'elle trouva un prétexte pour me faire rester. Elle venait, disait-elle, d'offrir un sacrifice et elle avait à me parler d'une affaire sérieuse. Je soupçonnais déjà que tous ces préliminaires cachaient une méchante ruse. Elle se met à table avec moi, se prodigue en amabilités et cherche à lier la conversation. Lorsqu'elle la voit languir, elle en arrive à me demander depuis quand mon père et ma mère sont morts. — Depuis longtemps, dis-je. — Si je n'ai pas une campagne à Sunium et à quelle |distance de la mer. Je suppose que cette propriété lui plaît et qu'elle se flatte de me l'arracher. Enfin si l'on ne m'y a pas enlevé une sœur en bas âge s'il y avait quelqu'un avec elle et ce qu'elle avait sur elle le jour où elle disparut, si personne ne pourrait la reconnaître. Pourquoi toutes ces questions? Prétendrait-elle qu'elle est l'enfant enlevée autrefois dans son bas âge? Elle est assez hardie pour cela. Mais si cette enfant vit encore, elle a seize ans, pas davantage, et Thaïs est un peu plus âgée que moi. Elle vient encore une fois de me prier instamment de venir. Ou bien qu'elle explique ce qu'elle veut, ou qu'elle cesse de m'importuner. Par Hercule, je ne reviendrai pas une troisième fois. Holà ! Holà! Y a-t-il quelqu'un? C'est moi, Chrémes.
PYTHIAS
Oh! la mignonne tête!
CHREMES (à part). Je vous dis, moi, qu'on veut m'enjôler.
PYTHIAS Thaïs te prie instamment de revenir demain.
CHREMES Je pars pour la campagne.
PYTHIAS
Reviens, je t'en prie.
CHREMES Impossible, te dis-je.
PYTHIAS
Alors reste ici chez nous, jusqu'à ce que ma maîtresse revienne.
CHREMES
Pour cela, non.
PYTHIAS
Pourquoi, cher Chrémes?
CHREMES Va te promener.
PYTHIAS
Si c'est là ton dernier mot, de grâce, passe à l'endroit où elle est.
CHREMES
J'y vais.
PYTHIAS
Va, Dorias; conduis-le vite chez le soldat.

SCÈNE IV

ANTIPHON

ANTIPHON
Hier au Pirée, nous nous sommes entendus, à quelques jeunes gens, pour faire un pique-nique aujourd'hui. C'est Chéréa que nous avons chargé de l'organiser, nous lui avons remis nos anneaux; le lieu, l'heure étaient convenus. Or l'heure est passée et il n'y a rien de prêt au lieu du rendez-vous. Lui-même est introuvable. Je ne sais que dire ni que penser. A présent les autres m'ont chargé de le chercher, et je vais justement voir s'il est chez lui. Mais qui sort là de chez Thaïs? Est-ce lui? N'est-ce pas lui? C'est lui-même. Mais quelle sorte d'homme est-ce là? Quel est cet accoutrement? Que diable lui est-il arrivé? Je ne reviens pas de ma surprise et je ne sais que conjecturer. En tout cas je veux m'éloigner un peu pour apprendre de quoi il retourne.

SCÈNE V

CHÉRÉA, ANTIPHON

CHÉRÉA
Y a-t-il quelqu'un ici? Personne. Me suit-on de la maison? Non, personne. Puis-je enfin laisser éclater ma joie? O Jupiter ! Oui, je me sens capable en ce moment d'accueillir la mort, de peur que la vie ne gâte mon bonheur par quelque chagrin. Mais ne rencontrerai-je pas à présent quelque curieux qui me suive partout où j'irai, qui m'accable, qui m'assassine de questions pour savoir la cause de mon excitation et de ma joie, où je vais, d'où je viens, où j'ai déniché cet accoutrement, quel est mon dessein, si je suis dans mon bon sens ou en butte à la folie?
ANTIPHON
Je vais l'aborder et lui donner la satisfaction que je vois qu'il désire. Qu'as-tu, Chéréa, pour être si excité? Que signifie cet accoutrement? Quelle est la cause de ta joie? Que veux-tu faire? Es-tu dans ton bon sens? Qu'as-tu à me regarder? Pourquoi ne réponds-tu pas?
CHÉRÉA
Salut à toi, ami, dont la présence est pour moi comme un jour de fête. Tu es l'homme que je désirais le plus rencontrer en ce moment.
ANTIPHON
Raconte, je te prie, ce qui t'arrive.
CHÉRÉA
C'est moi, par Hercule, qui te prie de m'écouter. Connais-tu la femme qui demeure ici, la maîtresse de mon frère?
ANTIPHON
Oui, c'est Thaïs, je crois.
CHÉRÉA C'est elle-même.
ANTIPHON
C'est bien ce qu'il me semblait.
CHÉRÉA
On lui a fait aujourd'hui présent d'une jeune fille. Je ne veux pas en ce moment célébrer ni vanter sa figure, Antiphon. Tu sais toi-même si je sais apprécier la beauté. J'en suis resté ébloui.
ANTIPHON Vraiment ?
CHÉRÉA
Tu lui décerneras la palme quand tu l'auras vue. Bref, je suis tombé amoureux d'elle. Par un heureux hasard il y avait chez nous un eunuque que mon frère avait acheté pour Thaïs et qu'on n'avait pas encore mené chez elle. C'est alors que Parménon m'a suggéré une idée que j'ai saisie au vol.
ANTIPHON Quelle idée?
CHÉRÉA
N'interromps pas; tu le sauras plus vite : de changer d'habit avec l'eunuque et de me faire conduire ici à sa place.
ANTIPHON
A la place de l'eunuque ?
CHÉRÉA
Oui.
ANTIPHON
Quels avantages pensais-tu donc en retirer?
CHÉRÉA
Tu le demandes? La voir, l'entendre, satisfaire mon désir d'être avec elle, Antiphon. La chose n'en valait-elle pas la peine et l'expédient était-il maladroit? On me livre à Thaïs. Dès qu'elle m'a reçu, toute joyeuse, elle m'emmène chez elle et me recommande la jeune fille.
ANTIPHONA qui? à toi? .
CHÉRÉA A moi

ANTIPHON Après tout, elle pouvait se fier à toi.
CHÉRÉA
Elle m'enjoint de ne laisser approcher d'elle aucun homme, et me donne l'ordre exprès de ne pas la quitter et de rester seul avec elle dans l'appartement le plus reculé. Je fais signe que oui, les yeux modestement baissés vers la terre.
ANTIPHONPauvre garçon !
CHÉRÉA
« Moi, dit-elle, je sors pour dîner en ville. » Elle emmène avec elle ses femmes, ne laissant, pour servir la jeune fille, que quelques jeunes esclaves nouvellement achetées. Elles se mettent aussitôt à lui préparer un bain. Je leur dis de se dépêcher. Durant ces préparatifs, assise dans sa chambre, la jeune fille regarde un tableau représentant Jupiter au moment où, selon la légende, il fait tomber une pluie d'or dans le sein de Danaé. Je me mis, moi aussi, à le regarder; et parce que Jupiter avait joué bien avant moi un jeu exactement pareil, je prenais un plaisir bien plus vif à voir qu'un dieu se fût métamorphosé en homme et se fût introduit furtivement par l'impluvium sous un toit étranger pour aller séduire une femme. Et quel dieu ! celui qui du grondement de son tonnerre secoue la voûte du ciel. Et moi, chétif mortel, je ne suivrais pas son exemple ! Eh bien ! si, je l'ai suivi et sans scrupule. Pendant que je fais ces réflexions, on appelle au bain la jeune fille. Elle va, se baigne et revient; puis les femmes la mettent au lit. Je reste là debout, attendant les ordres qu'elles peuvent avoir à donner. L'une d'elles s'approche :
« Tiens, Dorus, dit-elle, prends cet éventail, et fais-lui comme cela un peu de vent, pendant que nous sommes au bain ; après nous, tu te baigneras si tu veux. » Je prends l'éventail d'un air chagrin.

ANTIPHON
Ma foi, j'aurais bien voulu voir ta mine impudente et le maintien que tu avais alors : un grand âne comme toi tenant un petit éventail !
CHÉRÉA
A peine a-t-elle dit cela que toutes ensemble elles se précipitent hors de la chambre; elles s'en vont au bain '00 et mènent grand bruit, comme il arrive, quand les maîtres sont absents. Cependant le sommeil s'empare de la jeune fille, je la regarde du coin de l'œil, comme cela, à la dérobée à travers l'éventail. En même temps je regarde autour de moi s'il n'y a rien à craindre d'ailleurs. Je vois qu'il n'y a rien. Je mets le verrou à la porte.
ANTIPHON Et après?
CHÉRÉA
Et après? Tu es un grand nigaud.
ANTIPHON
J'en conviens.
CHÉRÉA
Une occasion qui s'offrait à moi, si belle, si rapide, si désirée, si inattendue ! La laisser échapper ! Par Pollux, j'aurais été réellement celui dont je jouais le personnage.
ANTIPHON
Oui, par Hercule, c'est vrai. Mais pendant ce temps-là qu'est devenu notre pique-nique?
CHÉRÉA II est prêt.
ANTIPHON
Tu es un brave garçon. Où? Chez toi?
CHÉRÉA
Non, chez l'affranchi Discus.
ANTIPHON
C'est bien loin. Il faut nous hâter d'autant plus. Change de costume.
CHEREA Où changer? Je suis perdu; car je suis à présent à la porte de chez nous. J'ai peur d'y trouver mon frère, peur aussi que mon père ne soit déjà revenu de la campagne.
ANTIPHON
Allons chez moi : c'est l'endroit le plus proche où tu puisses te changer.
CHÉRÉA
C'est bien dit, allons ! Et quant à cette fille, je veux aussi me consulter avec toi sur les moyens de m'en assurer la possession.
ANTIPHON
Soit.

ACTE IV

SCÈNE I

DORIAS

DORIAS
En vérité, d'après ce que j'ai vu, j'ai bien peur, rnalheuseuse, que ce soldat ne fasse un sot esclandre aujourd'hui qu'il ne batte Thaïs. Lorsque le jeune Chrêmes, le frère de la jeune fille, est arrivé, Thaïs a demandé au soldat de le laisser entrer. Lui aussitôt de se mettre en colère, sans oser pourtant dire non. Elle insiste ensuite pour qu'il l'invite au dîner. Ce qu'elle en faisait était pour retenir le jeune homme, parce que ce n'était pas le moment de lui dire ce qu'elle voulait lui révéler au sujet de sa sœur. Il fait l'invitation de mauvaise grâce. Le jeune homme reste et elle engage aussitôt la conversation avec lui. Mais le soldat s'imagine que c'est un rival qu'on lui amenait à sa barbe, et pour vexer Thaïs à son tour : « Holà ! petit garçon, s'écrie-t-il, va chercher Pamphila, pour qu'elle nous divertisse.» Thaïs s'écrie: « Jamais de la vie! Elle, dans un festin? » Le soldat s'obstine, et voilà une querelle. Cependant ma maîtresse retire ses bijoux à la dérobée et me les donne à emporter. C'est signe que, dès qu'elle le pourra, elle s'esquivera delà-bas: j'en suis sûre.

SCÈNE II

PHÉDRIA, DORIAS

PHÉDRIA (à part).
En me rendant à la campagne, je m'étais mis, chemin faisant, comme c'est l'ordinaire, quand on a quelque chagrin en tête, à penser à une chose, puis à une autre, et toujours dans un sens fâcheux. Bref, en rêvant ainsi, j'ai passé notre maison sans y prendre garde. J'en étais déjà loin, quand je m'en suis aperçu. Je reviens sur mes pas, en maugréant franchement contre moi-même. Arrivé juste au chemin de desserte, je m'arrête et me mets à réfléchir : « Quoi ! pendant deux jours il me faudra demeurer seul ici, sans elle? — Eh bien, après? Ce n'est rien. — Comment, rien? S'il ne m'est pas permis de l'approcher, m'est-il donc aussi défendu de la voir? Si l'un m'est interdit, l'autre du moins me sera permis. En tout cas, aimer de loin, c'est encore quelque chose. Je tourne le dos à notre campagne, à bon escient cette fois. Mais qu'arrive-t-il, que Pythias sort brusquement tout effarée?

SCÈNE III

PYTHIAS, DORIAS, PHÉDRIA

PYTHIAS Malheureuse ! où le trouverai-je, ce scélérat, ce coquin? Où le chercherai-je? avoir osé commettre un crime si hardi !
PHÉDRIA (à part).
Aïe! qu'arrive-t-il? je suis inquiet.
PYTHIAS
Et il ne lui a pas suffi, le scélérat, d'avoir outragé la pauvre enfant, il lui a encore déchiré tous ses habits et lui a arraché les cheveux.
PHÉDRIA (à pari). Hein!
PYTHIAS
S'il me tombait en ce moment sous la main, comme je lui sauterais aux yeux avec mes ongles, à cet empoisonneur !

PHÉDRIA (à part). A coup sûr, il est arrivé ici quelque malheur en mon absence. Abordons-la. Que t'arrive-t-il? Pourquoi cette agitation? Qui cherches-tu, Pythias?
PYTHIAS
Ah ! Phédria, c'est à moi que tu demandes qui je cherche? Va-t'en où tu le mérites avec tes jolis cadeaux.
PHÉDRIA Qu'est-ce à dire?
PYTHIAS
Tu le demandes? Il en a fait de belles, l'eunuque que tu nous as donné ! La jeune fille que le soldat avait donnée à ma maîtresse, il l'a violée.
PHÉDRIA Que dis-tu?
PYTHIAS Je suis perdue.
PHÉDRIA Tu es ivre.
PYTHIAS
Puissent l'être comme moi ceux qui me veulent du mal !
DORIAS
Mais, dis-moi, ma bonne Pythias, qu'était-ce donc que ce monstre ?
PHÉDRIA Tu es folle. Comment un eunuque aurait-il pu faire ce que tu dis?
PYTHIAS
Quel homme c'est, je n'en sais rien; mais ce qu'il a fait, le résultat suffit à le révéler. La jeune fille est en larmes, et, quand on lui demande ce qu'elle a, elle n'ose pas répondre. Quant à cet honnête homme, il est introuvable et même je soupçonne, malheureuse, qu'il a emporté quelque chose en quittant la maison.
PHÉDRIA
Je serais fort étonné que cet être mollasse puisse se sauver bien loin mais peut-être est-il retourné chez nous à la maison.
PYTHIAS Va voir, je te prie, s'il y est.
PHÉDRIA Je vais te le faire savoir à l'instant. ( II sort.)
DORIAS Quel malheur ! En vérité, ma chère, je n'ai jamais entendu parler d'un si infâme attentat.
PYTHIAS
Moi, par Pollux, je m'étais bien laissé dire qu'ils étaient de grands amateurs de femmes mais qu'ils ne pouvaient rien. Mais je n'ai pas pensé à cela, sans quoi je l'aurais enfermé quelque part et je ne lui aurais pas confié cette fille.

SCÈNE IV

PHÉDRIA, DORUS, PYTHIAS, DORIAS

PHÉDRIA (à Dorus).
Sors, coquin. Quoi ! tu t'arrêtes encore, toi qui es si leste à fuir ! Avance, emplette maudite !
DORUS De grâce !
PHÉDRIA
Oh ! regarde-le, quelle grimace il fait, le pendard ! Pourquoi es-tu revenu ici? Pourquoi as-tu changé d'habit? Qu'as-tu à dire? Si j'avais tardé un moment, Pythias, je ne le trouvais plus au logis, tant il avait déjà bien préparé sa fuite !
PYTHIAS Est-ce que tu tiens le coquin, s'il te plaît?
PHÉDRIA
Certes, je le tiens.
PYTHIAS Ah! tant mieux !
DORIAS C'est heureux vraiment, par Pollux.
PYTHIAS Où est-il?
PHÉDRIA
Cette demande ! Tu ne vois pas?
PYTHIAS Je ne vois pas, qui? je te prie.
PHÉDRIA Le drôle que voici apparemment.
PYTHIAS
Quel est cet homme?
PHÉDHIA
Celui qu'on a mené chez vous aujourd'hui.
PYTHIAS Lui ! Aucune de nous ne l'a jamais vu de ses yeux.
PHÉDRIA
Jamais vu !
PYTHIAS
De bonne foi, tu croyais que c'est celui-ci qu'on nous a amené?
PHÉDRIA Oui, car je n'en ai jamais eu d'autre.
PYTHIAS
Allons donc ! Celui-ci n'est même pas à comparer ; l'autre avait une belle figure et l'air d'un homme libre.
PHÉDRIA
II t'a paru tel tout à l'heure, parce qu'il était revêtu d'un habit bariolé. Tu le trouves laid à cette heure parce qu'il ne l'a plus.
PYTHIAS
Finis, je t'en prie comme s'il n'y avait entre eux qu'une légère différence ! On nous a amené aujourd'hui un tout jeune homme que tu aurais vraiment du plaisir à voir, Phédria. Celui-ci est un vieillard flétri, caduc, somnolent, avec un teint de fouine.
PHÉDRIA
Hein ! que débites-tu là? Tu me ferais croire que je ne sais plus moi-même ce que j'ai acheté. Parle, toi : t'ai-je acheté?
DORUS Oui.
PYTHIAS Dis-lui de me répondre à mon tour.
PHÉDRIA Interroge-le.
PYTHIAS
Es-tu venu aujourd'hui chez nous? Il dit que non. Mais c'est un autre qui est venu, un jeune homme de seize ans, que Parménon a amené avec lui.
PHÉDRIA
Ah ça ! explique-moi d'abord ceci : cet habit que tu portes, d'où le tiens-tu? Tu ne réponds pas, monstre d'homme? Tu ne veux pas parler?
DORUS Chéréa est venu.
PHEDRIA Mon frère?
DORUS Oui.
PHEDRIA Quand?
DORUS Aujourd'hui.
PHÉDRIA Y a-t-il longtemps?
DORUS Tout à l'heure
PHEDRIA Avec qui?
DORUS Avec Parménon.
PHÉDRIA Le connaissais-tu déjà?
DORUS Non et je n'en avais jamais entendu parler.
PHÉDRIA Par où savais-tu que c'était mon frère?
DORUS
Je l'ai entendu dire à Parménon. C'est Chéréa qui m'a donné cet habit.
PHÉDRIA (à part). C'est fait de moi.
DORUS
II s'est revêtu du mien ; après quoi ils sont sortis ensemble tous les deux.
PYTHIAS
Es-tu maintenant assez convaincu que je ne suis pas ivre et que je ne t'ai rien dit que de vrai? N'est-il pas maintenant trop certain que la jeune fille a été violée?
PHÉDRIA
Allons ! grosse bête, tu crois à ce qu'il dit?
PYTHIAS Je n'ai que faire d'y croire : le fait est assez parlant.
PHÉDRIA
Recule un peu là-bas. M'entends-tu? encore un peu. Suffit. Répète-moi cela : Chéréa t'a-t-il ôté ton habit ?
PYTHIAS Oui.

PHÉDRIA
Et il s'en est revêtu?
DORUS
Oui.
PHÉDRIA
Et on l'a mené ici à ta place?
DORUS Oui.
PHÉDRIA
Grand Jupiter ! Voilà un effronté coquin.
PYTHIAS
Malheur de ma vie ! Tu ne crois pas encore à présent qu'on nous ait indignement jouées?
PHÉDRIA
Apparemment tu crois ce qu'il dit. (A part.) Je ne sais que faire. (Bas, à Doras.) Nie tout maintenant. (Haut.) Ne pourrai-je t'arracher aujourd'hui la vérité? As-tu vu mon frère Chéréa?
DORUS Non.
PHÉDRIA
II n'avouera que sous le bâton, je le vois bien. Suis-moi par ici. Tantôt il dit oui, tantôt il dit non. Demande moi grâce.
DORUS
Je te demande grâce tout de bon, Phédria.
PHÉDRIA Rentre à présent. (Il le bat.)
DORUS Aïe! aïe!
PHÉDRIA (à part).
Je ne vois pas d'autre moyen de me tirer de là honnêtement. (Haut, à Dorus qui est rentré.) C'est fait de toi, maraud, si tu te joues encore de moi au logis.
PYTHIAS
Je suis aussi sûre que c'est un tour de Parménon que je suis sûre de mon existence.
DORIAS
Il n'y a point de doute.
PYTHIAS Par Pollux, je trouverai bien aujourd'hui le moyen de lui rendre la pareille. Mais pour le moment, que crois-tu qu'il faut faire, Dorias ?
DORIAS
C'est au sujet de cette jeune fille que tu me poses cette question ?
PYTHIAS Oui. Faut-il parler ou me taire?
DORIAS
Ma foi, si tu es sage, tu ne sauras rien de ce que tu sais et de l'eunuque et du viol de la jeune fille. Par ce moyen tu te tireras de tout embarras et tu lui feras plaisir. Dis seulement que Dorus s'est enfui.
PYTHIAS C'est ce que je ferai.
DORIAS
Mais n'est-ce pas Chrêmes que je vois? Thaïs sera bientôt ici.
PYTHIAS
Comment cela?
DORIAS Parce que, quand je suis partie de là-bas, la brouille avait déjà commencé entre eux.
PYTHIAS
Emporte ces bijoux, toi; je vais savoir de Chrêmes ce qu'il en est.

SCÈNE V

CHRÊMES, PYTHIAS

CHRÊMES
Eh mais! j'en tiens, ma foi! Le vin que j'ai bu a le dessus. A table, il me semblait que j'étais d'une belle sobriété ; une fois debout, ni mes pieds ni ma tête ne font plus bien leur service.
PYTHIAS Chrêmes!
CHRÊMES
Qui va là? Tiens, Pythias ! Oh ! comme tu me parais à cette heure plus jolie que tantôt !
PYTHIAS Ce qui est certain, c'est que toi, tu es beaucoup plus gai.
CHRÊMES
Par Hercule ! le proverbe dit vrai : « Sans Cérés et Bacchus, Vénus est transie. » Mais Thaïs est arrivée longtemps avant moi?
PYTHIAS
Est-ce qu'elle est déjà partie de chez le soldat?
CHRÊMES
II y a beau temps, un siècle. Il y a eu entre eux de grandes contestations.
PYTHIAS Elle ne t'a pas dit alors de la suivre?
CHRÊMES Non. Elle m'a seulement fait un signe en s'en allant.
PYTHIAS Eh bien! n'était-ce pas suffisant?
CHRÊMES
Je ne savais pas que c'était cela qu'elle voulait dire mais le soldat a corrigé mon défaut d'intelligence en me jetant à la porte. Mais la voici elle-même. Je me demande où je l'ai dépassée.

SCÈNE VI

THAIS, CHRÊMES, PYTHIAS

THAIS
II va venir, j'en suis sûre, pour me l'enlever. Qu'il vienne ! Mais s'il la touche seulement du doigt, je lui arrache les yeux. Je peux bien supporter ses sottises et ses fanfaronnades, tant qu'il s'en tient aux paroles mais s'il en vient aux effets, gare aux coups !
CHRÊMES Thais, il y a un moment que je suis ici, moi.
THAIS
0 mon cher Chrêmes, c'est toi-même que j'attendais. Sais-tu que tu es la cause de ce tapage et que c'est justement toi que toute cette affaire regarde.
CHRÊMES Moi ! Comment? comme si cela...
THAIS
Parce que c'est en voulant te rendre et te ramener ta sœur, que j'ai souffert ces avanies et beaucoup d'autres pareilles.
CHRÊMES
Où est-elle?

THAIS Au logis, chez moi.
CHRÊMES Ah !
THAIS
Eh bien! qu'est-ce? Elle a été élevée d'une façon digne de toi et d'elle-même.
CHRÊMES Que dis-tu?
THAIS
La pure vérité. Je t'en fais présent, sans réclamer aucune récompense en échange.
CHRÊMES
Je t'en ai et t'en rends toute la reconnaissance qui t'est due.
THAIS
Mais prends garde, Chrêmes, de la perdre avant que je l'aie remise entre tes mains; car c'est elle que le soldat vient en ce moment m'arracher de force. Va, Pythias, et apporte de la maison la cassette où sont les preuves.
CHRÊMES Vois-tu, Thais...?
PYTHIAS
Où se trouve-t-elle?
THAIS
Dans le coffre. Va donc, tu es insupportable.
CHRÊMES
Quelles troupes considérables le soldat amène avec lui ! Oh ! oh !
THAIS
Serais-tu poltron? dis-moi, mon cher.
CHRÊMES
Fi donc ! Moi poltron ! II n'y a pas d'homme au monde qui le soit moins.
THAIS
A la bonne heure!
CHRÊMES
Ah ! c'est que j'ai peur que tu ne me prennes pour un autre.
THAIS
C'est bien. Songe d'ailleurs que celui à qui tu as affaire est étranger, moins puissant que toi, moins connu et qu'il a ici moins d'amis.
CHRÊMES
Je sais cela. Mais c'est folie de laisser faire un mal qu'on peut empêcher. Mieux vaut, selon moi, nous prémunir contre cet homme que de nous en venger, quand il nous aura maltraités. Rentre, toi, barricade ta porte en dedans, tandis que moi, je cours d'ici au forum. Je veux avoir ici des gens qui nous prêteront main-forte dans cette bagarre.
THAIS
Reste.
CHRÊMES
Non, cela vaut mieux.
THAIS
Reste.
CHRÊMES
Laisse-moi. Je serai ici dans un moment.
THAIS
Tu n'as nul besoin de ces gens-là, Chrêmes. Tu n'as qu'à dire ceci : « C'est ma sœur, je l'ai perdue toute petite. Je viens de la reconnaître. » Là-dessus montre les pièces à conviction.
PYTHIAS Les voici.
THAIS
Prends-les. S'il veut employer la force, conduis-le devant les juges. As-tu compris?
CHRÊMES
Oui.
THAIS
Tâche de lui dire cela sans te déconcerter.
CHRÊMES Je le ferai.
THAIS
Relève ton manteau. (A part.) Me voilà bien. Celui que je prends pour défenseur aurait lui-même besoin d'un patron.

SCÈNE VII

THRASON, GNATHON, SANGA, CHRÊMES, THAIS

THRASON
Moi ! je souffrirais un affront si insigne, Gnathon ! Plutôt mourir. Simalion, Donax, Syriscus, suivez-moi. Je vais d'abord prendre la maison d'assaut.
GNATHON Bien.
THRASON J'enlèverai la fille.
GNATHON Parfait.
THRASONEt elle, je la rosserai.
GNATHON
A merveille !
THRASON
Ici, au centre, avec ton levier, Donax. Toi, Simalion, à l'aile gauche, toi, Syriscus, à l'aile droite. A moi, les autres ! Où est le centurion Sanga et le manipule des voleurs ?
SANG A
Voilà : présent !
THRASON
Comment, lâche? est-ce avec le torchon que tu as apporté ici que tu prétends te battre?
SANGA
Moi ! Je connaissais la valeur du général et l'impétuosité des soldats. Comme il y aura forcément du sang répandu, avec quoi aurais-je essuyé les blessures?
THRASON Où sont les autres?
SANGA
Comment, diantre, les autres? Il ne reste que Sannion qui garde le logis.
THRASON
Range-moi ces hommes-ci en bataille. Je me tiendrai, moi, derrière les premières lignes : de là je donnerai le signal à tous.
GNATHON (à part).
Voilà qui est sage. Après avoir rangé les autres, il s'est mis lui-même en lieu sûr.
THRASON Telle était la tactique habituelle de Pyrrhus .
CHRÊMES
Vois-tu, Thaïs, ce qu'il va faire? J'avais bien raison, quand je te conseillais de barricader ta porte.
THAIS
Tu peux être sûr que cet homme que tu prends en ce moment pour un brave n'est qu'un grand poltron : n'aie pas peur.
THRASON Que t'en semble, Gnathon?
GNATHON
Je donnerais tout au monde pour te voir une fronde à la main. Tu les frapperais de loin, sans bouger d'ici, à couvert. Ils prendraient la fuite.
THRASON
Mais voici Thais : c'est elle-même que j'aperçois.
GNATHON
Que tardons-nous à charger?
THRASON
Attends. Le sage doit tout tenter avant de recourir aux armes. Que sais-tu si elle ne se rendra pas à mes ordres sans que j'emploie la force?
GNATHON
Dieux de dieux ! la précieuse qualité que la sagesse ! Je ne m'approche jamais de toi que je ne m'en retourne plus instruit.
THRASON
Thais, réponds-moi d'abord. Quand je t'ai donné cette jeune fille, n'as-tu pas promis d'être à moi seul ces deux jours-ci?
THAIS He bien ! après ?
THRASON Tu le demandes, toi qui viens d'amener chez moi, à fbarbe, ton amoureux..?
THAIS
Le moyen de raisonner avec un pareil homme?
THRASON Et qui t'es dérobée de chez moi avec lui?
THAIS II m'a plu ainsi.
THRASON
Alors rends-moi Pamphila, à moins que tu n'aimes mieux que je l'enlève de force.
CHRÊMES
Qu'elle te la rende ! Touche-la seulement, toi le dernier de...
GNATHON
Ah ! que fais-tu? Tais-toi.
THRASON
De quoi te mêles-tu ? Je ne toucherai pas une femme qui est mon bien?
CHRÊMES
Ton bien, coquin !
GNATHON
Prends garde, je t'en prie : tu ne sais pas quel homme tu insultes.
CHRÊMES (à Gnathon)
Tu ne vas pas rne laisser tranquille ? (A Thrason.) Et toi, sais-tu quel jeu tu joues? Si tu causes ici le moindre esclandre aujourd'hui, je te lerai souvenir toute ta vie de cette place, de ce jour et de moi.
GNATHON
Je te plains de te faire un ennemi d'un si puissant personnage.
CHRÊMES (à Gnathon) Je te casserai la tête aujourd'hui, tu si ne t'en vas pas.
GNATHON
Vraiment, canaille? Est-ce ainsi que tu le prends?
THRASON
Qui es-tu? Que veux-tu? Quel intérêt prends-tu à cette jeune fllle?
CHRÊMES
Tu vas le savoir. Pour commencer, je déclare quelle est de condition libre.
THRASON Hein !
CHRÊMES Citoyenne d'Athènes.
THHASON Ouais!
CHRÊMES Ma propre sœur.

THRASON
Il a du front.
CHRÊMES
Maintenant, soudard, je te défends expressément de faire la moindre violence. Thais, je vais chercher Sophrona, la nourrice, je la ramene et je lui montrerai les preuves qui sont dans cette cassette.
THRASON Tu veux m'empêcher de toucher à une fille qui m'appartient ?
CHRÊMES
Oui, je t'en empêcherai.
GNATHON
Tu l'entends, il se met en flagrant délit de vol. Que te f îaut-il de plus ?
THRASON
Dis-tu comme lui, Thais?
THAIS
Cherche qui te réponde. (Elle sort.)
THRASON Alors, que faisons-nous?
GNATHON
Rentrons. Tu la verras bientôt venir d'elle-même te supplier.
THRASON Tu crois?
GNATHON
J'en suis sûr. Je connais l'humeur des femmes. Veux-tu, elles ne veulent pas. Tu ne veux plus, c'est elles qui veulent.
THRASON
C'est bien juger.
GNATHON
Dois-je maintenant licencier les troupes?
THRASON Si tu veux.
GNATHON
Sanga, il faut, comme il convient à de braves soldats songer à présent à la maison et à la cuisine.
SANGA II y a longtemps que mon esprit est à mes casseroles.
GNATHON
Tu es un brave garçon.
THRASON Vous, suivez-moi par ici.

ACTE V

SCÈNE I

THAIS, PYTHIAS

THAIS
En finiras-tu, coquine, avec tes explications entortillées? «Je sais... je ne sais pas... il est parti... on m'a dit... je n'étais pas là. » Te décideras-tu à me dire clairement ce qui en est? La jeune fille a ses habits déchirés, elle pleure et garde un silence obstiné. L'eunuque a disparu. Pourquoi? Que s'est-il passé? Parle donc.
PYTHIAS
Hélas ! que veux-tu que je te dise? Il paraît que ce n'était pas un eunuque.
THAIS Qui était-ce donc?
PYTHIAS Ce maudit Chéréa.
THAIS
Qui, Chéréa?
PYTHIAS
Ce maudit jeune homme, frère de Phédria.
THAIS
Que dis-tu, empoisonneuse?
PYTHIAS
Et j'en ai acquis la preuve certaine.
THAIS
Pourquoi, je te le demande, est-il venu chez nous? Pourquoi l'y a-t-on amené?
PYTHIAS
Je ne sais pas; je crois seulement qu'il était amoureux de Pamphila.
THAIS
Hélas ! c'est pour moi un coup mortel et je suis bien malheureuse si ce que tu dis est vrai. N'est-ce pas pour cela que la fillette pleure?
PYTHIAS
Je le suppose.
THAIS
Que dis-tu, misérable? Est-ce là l'ordre sévère que je t'avais donné en sortant?
PYTHIAS
Que pouvais-je faire? Je l'ai suivi, ton ordre : je ne l'ai confiée qu'à lui seul.
THAIS
Coquine ! tu as confié la brebis au loup. Je meurs de honte d'avoir été jouée de la sorte. Quelle espèce d'homme
est-ce là?
PYTHIAS
Chut ! maîtresse, ne dis mot, je te prie. Nous sommes sauvées. Nous tenons notre homme.
THAIS Où est-il?
PYTHIAS
Mais là, à ta gauche. Ne le vois-tu pas?
THAIS
Si, je le vois.
PYTHIAS
Fais-le saisir au plus vite.
THAÏS
Et qu'en ferons-nous, sotte que tu es?
PYTHIAS
Ce que tu en feras? Belle demande! Vois, de grâce, s'il n'a pas, quand on le regarde, l'air d'un effronté. N'est-ce pas vrai? Et puis quelle assurance !

SCÈNE II

CHÉRÉA, THAIS, PYTHIAS

CHÉRÉA (à part).
Quand nous sommes arrivés chez Antiphon, son père et sa mère étaient tous les deux au logis, comme s'ils s'étaient donné le mot. Dès lors, pas moyen d'entrer sans être vu d'eux. Comme j'étais là devant leur porte, je vois venir vers moi quelqu'un de ma connaissance. Aussitôt je détale à toutes jambes et je me jette dans une ruelle déserte, puis dans une autre, et dans une autre encore. J'étais le plus malheureux des hommes, fuyant toujours pour n'être pas reconnu. Mais n'est-ce pas Thaïs que je vois ici? C'est elle-même. Je me demande ce que je vais faire. Après tout, que m'importe? Que peut-elle me faire?
THAIS
Abordons-le. (Feignant de le prendre pour le véritable eunuque.) Bonjour, Dorus, l'homme de bien. Dis-moi, tu as donc pris la fuite?
CHÉRÉA
Oui, maîtresse, je l'avoue.
THAIS Es-tu content de ce que tu as fait?
CHÉRÉA Non.
THAIS
Penses-tu en être quitte sans punition?
CHÉRÉA
Pardonne-moi cette première faute. Si j'en commets jamais une autre, tue-moi.
THAIS Craignais-tu par hasard ma sévérité ?
CHÉRÉA
Non.
THAIS
Que craignais-tu donc?
CHÉRÉA.
Que cette femme ne m'accusât auprès de toi.
THAIS
Qu'avais-tu fait?
CHÉRÉA Une bagatelle.
PYTHIAS
Oh! une bagatelle ! l'impudent! C'est pour toi une bagatelle de violer une citoyenne?
CHÉRÉA Je la croyais esclave comme moi.
PYTHIAS
Esclave comme toi ! je ne sais qui me retient de te sauter aux cheveux, monstre. Et il vient encore braver les gens et se moquer d'eux !
THAIS
Tu es folle : laisse-nous tranquilles.
PYTHIAS
Pourquoi donc? Je serais encore en reste, je pense, avec ce pendard, si je faisais comme je dis, surtout quand il se reconnaît ton esclave.
THAIS
Laissons cela. Tu as agi, Chéréa, d'une manière indigne de toi. Admettons que je mérite amplement cet affront, en tout cas ce n'était pas à toi de me le faire. En vérité, je ne sais quel parti prendre à l'égard de cette jeune fille. Tu as si bien déconcerté tous mes plans que je ne peux plus la rendre à sa famille, comme je le devais et comme je le désirais, afin de me l'attacher par un bienfait complet.
CHÉRÉA
Eh bien ! j'espère que désormais il y aura entre nous, Thais, une éternelle amitié. Souvent une aventure de ce genre, en dépit d'un mauvais début, a formé les liens d'une étroite intimité. Et qui sait si quelque dieu ne s'en est pas mêlé?
THAIS
Par Pollux ! c'est bien ainsi que je le prends et que je le désire.
CHÉRÉA
0ui, prends-le ainsi, je t'en prie. Sois sûre d'une chose, que je ne l'ai pas fait pour t'outrager, mais par amour.
THAIS
Je le sais, et c'est pour cela, par Pollux, que je te pardonne plus facilement. Je n'ai pas le cœur dur, Chéréa et je ne suis pas novice au point d'ignorer le pouvoir de l'amour.
CHÉRÉA
Toi aussi, Thais, je t'aime à présent, les dieux m'en sont témoins.
PYTHIAS
Alors, par Pollux, prends garde à lui, maîtresse, crois-moi.
CHÉRÉA
Je n'oserais pas.
PYTHIAS
Je n'ai pas en toi la moindre confiance.
THAIS En voilà assez.
CHÉRÉA
Maintenant sois mon auxiliaire en cette affaire, je t'en prie. Je me recommande à toi et m'en remets à ta discrétion. Prends ma cause en main, Thais, je t'en conjure, mourrai, si je ne l'épouse.
THAIS
Pourtant si ton père...

CHÉRÉA
Ah ! il consentira, j'en suis sûr, pourvu qu'elle soit citoyenne.
THAIS
Si tu veux attendre quelques instants, le frère de la jeune fllle va venir ici. Il est allé chercher la nourrice qui a allaité l'enfant, quant elle était au berceau. Tu assisteras toi-même à la reconnaissance, Chéréa.
CHÉRÉA Oui, je reste.
THAIS
Veux-tu que nous allions l'attendre au logis plutôt qu'ici devant la porte?
CHÉRÉA Si je le veux! Oui, certes.
PYTHIAS
Que vas-tu faire là, je te prie?
THAIS Que veux-tu donc dire?
PYTHIAS
Tu le demandes? Tu songes à le recevoir dans ta maison après ce qu'il a fait ?
THAIS Pourquoi non?
PYTHIAS
Crois-m'en sur ma parole : il y fera quelque nouvelle algarade.
THAIS
Ah ! tais-toi, je t'en prie.
PYTHIAS
On voit que tu connais mal son audace.
CHÉRÉA
Je ne ferai rien, Pythias.
PYTHIAS
Par Pollux, je ne te crois pas, Chéréa, à moins qu'on ne te confie rien.
CHÉRÉA
Eh bien ! Pythias, charge-toi de me garder.
PYTHIAS
Non, par Pollux; je n'oserais ni te donner quoi que ce soit à garder, ni te garder toi-même. Va te promener.
THAIS Voici très à propos le frère en personne.
CHÉRÉA
Je suis perdu, par Hercule. De grâce, Thais, entrons chez toi. Je ne veux pas qu'il me voie dans la rue avec cet accoutrement.
THAIS
Pourquoi donc? Est-ce que tu es honteux?
CHÉRÉA Justement.
PYTHIAS Justement? Oh! la jeune pucellel
THAIS
Entre le premier, je te suis. Toi, Pythias, reste là pour introduire Chrêmes.

SCÈNE III

PYTHIAS, CHRÊMES, SOPHRONA

PYTHIAS
Qu'est-ce que je pourrais bien imaginer, voyons, quoi, quel moyen de payer de retour le scélérat qui nous a amené ce faux eunuque?
CHRÊMES Remue-toi donc un peu plus vite, nourrice.
SOPHRONA
Je me remue.
CHRÊMES
Je le vois mais tu n'avances pas du tout.
PYTHIAS As-tu déjà montré les preuves à la nourrice?
CHRÊMES Toutes.
PYTHIAS
S'il te plaît, que dit-elle? Les reconnaît-elle?
CHRÊMES
Oui, sans hésitation.
PYTHIAS
Ce que tu dis-la, par Pollux ! me fait plaisir; car je m'intéresse à la fillette. Entrez : voilà un moment que ma maîtresse vous attend au logis. — Mais j'aperçois notre homme de bien, Parménon, qui s'en vient par ici. Ah ! dieux ! voyez avec quel flegme il s'avance. J'espère lui donner de la tablature par un tour de ma façon. Mais rentrons pour avoir des nouvelles sûres de la reconnaissance; après quoi, je ressortira! pour faire une bonne peur au scélérat.

SCÈNE IV

PARMÉNON, PYTHIAS

PARMÉNON
Je reviens voir où en sont ici les affaires de Chéréa. S'il a conduit sa barque avec adresse, juste ciel, quel honneur, quelle gloire véritable pour Parménon ! Ne parlions pas de cet amour si difficile et si coûteux, de cette fille qu'il aimait chez une courtisane avare et que je lui ai procurée sans ennuis, sans frais ni dépenses. Mais j'ai un autre titre de gloire et celui-là, à mon avis, mérite la palme, c'est que j'ai trouve le moyen de faire connaître au jeune homme le caractère et les habitudes des courtisanes, afin que, les connaissant de bonne heure, il les prenne en dégoût pour toujours. Quand elles sont dehors, rien de plus propre, de mieux tenu, de plus élégant lorsqu'elles dînent avec un amoureux, elles font la petite bouche. Mais il faut voir comme elles sont malpropres, crasseuses, misérables, comme elles sont débraillées et affamées, lorsqu'elles sont seules à la maison, comme elles dévorent un pain noir trempé dans du bouillon de la veille. Connaître tout cela, c'est la sauvegarde des jeunes gens.
PYTHIAS
Par Pollux ! tu me payeras, coquin, ce que tu viens de dire et ce que tu as fait : tu ne nous auras pas jouées impunément. (Haut et feignant de ne pas voir Parmenon.) Juste ciel ! Quelle chose affreuse ! O le malheureux garçon ! Scélérat de Parménon qui l'a conduit ici !
PARMÉNON (à part). Qu'y a-t-il?
PYTHIAS
II me fait pitié et pour ne pas voir, malheureuse, je me suis sauvée dehors. Quel exemple horrible ils vont, disent-ils, faire sur ce garçon !
PARMÉNON
0 Jupiter! Quel désordre est-ce là? En est-ce fait de moi? Il faut que je l'aborde. Qu'y a-t-il, Pythias? Que dis-tu? Sur qui va-t-on faire un exemple?
PYTHIAS
Tu le demandes, effronté coquin? Ce jeune homme que tu as amené pour un eunuque, tu l'as perdu en voulant nous tromper.
PARMÉNON
Que veux-tu dire? Qu'est-il arrivé? Parle.
PYTHIAS Voici : cette jeune fille dont on a fait aujourd'hui présent à Thais, sais-tu qu'elle est citoyenne d'ici et que son frère appartient à la plus haute noblesse?
PARMÉNON
Non, je n'en sais rien.
PYTHIAS
Eh bien, elle vient d'être reconnue pour telle. C'est elle que ce misérable a violée. Quand son frère l'a su, comme il est très violent...
PARMÉNON
Qu'a-t-il fait?
PYTHIAS
D'abord il l'a garrotté atrocement.
PARMÉNON
Il l'a garrotté ?
PYTHIAS
Oui, malgré Thais, qui le priait de n'en rien faire.
PARMÉNON
Que dis-tu là?
PYTHIAS
A présent il menace de lui faire ce qu'on fait d'ordinaire aux adultères, chose que je n'ai jamais vue et n'ai pas envie de voir.
PARMÉNON
Quelle audace de se porter à un si horrible attentat !
PYTHIAS
Qu'y a-t-il là de si horrible?
PARMÉNON
N'est-ce pas monstrueux? A-t-on jamais vu saisir quelqu'un comme adultère dans la maison d'une courtisane?
PYTHIAS
C'est ce que j'ignore.
PARMÉNON
Eh bien ! pour que vous n'en ignoriez, Pythias, je vous dis et je vous déclare que ce jeune homme est le fils de mon maître.
PYTHIAS
Hein !vraiment?
PARMÉNON
Que Thaïs ne permette pas qu'on lui tasse aucune violence! Et au fait, pourquoi n'entré-je pas moi-même?
PYTHIAS
Prends garde, Parménon, à ce que tu vas faire. Tu pourrais bien ne lui servir de rien et te perdre toi-même car on est convaincu que tout ce qui est arrivé est ton ouvrage.
PARMÉNON
Que dois-je donc faire, malheureux? Quel parti prendre? Mais j'aperçois notre vieux maître qui revient de la campagne. Lui dirai-je? ne lui dirai-je pas? Oui, je lui dirai tout, bien que j'aie eu perspective une verte correction. Mais il faut absolument qu'il vienne au secours de son fils.
PYTHIAS
C'est penser sagement. Moi, je rentre. Toi, conte-lui toute l'affaire, exactement comme elle s'est passée.


SCÈNE V

LACHES, PARMÉNON

LACHES
Ce qu'il y a d'avantageux dans la proximité de ma campagne, c'est que je ne m'ennuie jamais ni aux champs ni à la ville. Dès que la satiété me prend, je change de place. Mais n'est-ce pas là notre Parménon? Oui, c'est lui. Qui attends-tu ici devant cette porte, Parménon?
PARMÉNON
Qui est là? Ah ! Te voilà revenu en bonne santé : j'en suis ravi.
LACHES Qui attends-tu?
PARMÉNON
Je suis mort. La peur m'enchaîne la langue.
LACHES
Eh bien! qu'y a-t-il? Qu'as-tu à trembler? Tout va-t-il bien? Réponds-moi.
PARMÉNON
D'abord, maître, je te prie d'être bien convaincu d'une chose qui est la vérité même, c'est que dans tout ce qui est arrivé il n'y a pas de ma faute.
LACHES Qu'y a-t-il?
PARMÉNON
Tu as bien raison de me le demander. J'aurais dû commencer par te le dire. Phédria a acheté un eunuque pour en faire cadeau à cette femme.
LACHES A quelle femme?
PARMÉNON A Thaïs.
LACHES
II a acheté un eunuque? Je suis perdu. A quel prix?
PARMÉNON
Vingt mines.
LACHES
C'est fait de moi.
PARMÉNON
De son côté Chéréa est amoureux d'une joueuse de cithare de cette maison.
LACHES
Hein ! quoi? lui amoureux ! Sait-il déjà, celui-là, ce que c'est qu'une courtisane? Est-ce qu'il est. venu en ville? Malheur sur malheur !
PARMÉNON
Maître, ne me regarde pas : ce n'est pas moi qui l'ai conseillé.
LACHES
Ne me parle pas de toi. Je me charge, pendard, si les dieux me prêtent vie, de te... Mais achevé d'abord tout ce que tu as à me dire.
PARMÈNON
II s'est fait conduire chez Thaïs à la place de l'eunuque.
LACHES A la place de l'eunuque?
PARMÉNON
Oui, et quand il a été là-dedans, on l'a saisi comme adultère, et garrotté.
LACHES Je suis assassiné !
PARMÉNON
Vois où va l'audace de ces drôlesses.
LACHES
As-tu encore quelque autre malheur ou dommage à m'apprendre?
PARMENON C'est tout.
LACHES
Qu'est-ce que j'attends pour me précipiter là dedans?
PARMENON
II n'est pas douteux que cette aventure ne me vaille une verte correction. Mais puisqu'il a fallu en venir là, je suis content d'une chose, c'est que grâce à moi il arrivera malheur à ces coquines. Il y a déjà longtemps que le bon-homme cherchait un prétexte pour leur donner une bonne leçon : le voilà trouvé.

SCÈNE VI

PYTHIAS, PARMÉNON

PYTHIAS
Par Pollux ! depuis longtemps il ne m'est rien arrivé qui m'ait causé plus de plaisir que la venue du bonhomme entrant chez nous avec sa frayeur imaginaire. J'étais seule à rire, parce que je savais la cause de ses alarmes.
PARMÉNON
Qu'est-ce encore que ceci?
PYTHIAS
A présent je sors pour aller trouver Parménon. Mais où est-il, je vous prie?
PARMÉNON
C'est moi qu'elle cherche.
PYTHIAS Ah ! le voilà. Abordons-le.
PARMÉNON
Qu'y a-t-il, pécore? Que veux-tu? De quoi ris-tu? En finiras-tu?
PYTHIAS
J'en mourrai. Tu vois une pauvre femme qui n'en peut plus de rire à tes dépens.
PARMÉNON Et pourquoi?
PYTHIAS
Tu le demandes? Non, par Pollux, je n'ai jamais vu et ne verrai de ma vie quelqu'un de plus sot que toi. Ah ! je ne saurais dire le divertissement que tu nous as donné là-dedans. Et moi qui avais d'abord poussé la candeur jusqu'à te croire aussi habile homme que beau parleur! Hé, quoi ! Devais-tu croire d'emblée ce que je disais. N'était-ce pas assez du scandale que tu avais fait faire au jeune homme, sans aller par-dessus le marché le dénoncer à son père? En quelle disposition d'esprit crois-tu qu'il ait été, quand son père l'a surpris revétu de cet habit? Eh bien,! comprends-tu à cette heure que tu es perdu?
PARMÉNON
Hein ! Qu'as-tu dit, coquine? Tu as donc menti? Tu ris encore? Trouves-tu si plaisant, scélérate, de te moquer de nous ?
PYTHIAS
Excessivement plaisant.
PAHMÉNON
Oui, pourvu que ton impudence reste impunie.
PYTHIAS
Vraiment?
PAHMÉNON
Je te le rendrai, par Hercule !
PYTHIAS
D'accord. Mais c'est pour plus tard sans doute, Parménon, que tu me menaces, tandis que loi, c'est à l'heure même qu'on va te pendre, toi, qui décries ce jeune étourdi par des tours scandaleux et le dénonces ensuite. Le père et le fils vont faire un exemple sur ta personne.
PARMÉNON Je n'existe plus.
PYTHIAS
Voilà la récompense que tu as gagnée avec ton cadeau. Adieu !
PARMÉNON
Malheureux! je me suis perdu aujourd'hui en me dénonçant moi-même, comme la souris.

SCÈNE VII

GNATHON, THRASON

GNATHON
Que faisons-nous à présent ? Dans quel espoir, dans quelle intention venons-nous ici? Quel est ton projet, Thrason?
THRASON
Moi? de me rendre à discrétion et de faire ce que Thaïs voudra.
GNATHON
Comment ?
THRASON
Pourquoi ne serais-je pas son esclave? Hercule fut bien celui d'Omphale.
GNATHON
L'exemple me plaît. (A part.) Comme j'aimerais te voir amollir la tête à coups de sandales ! (Haut.) Mais la porte a résonné chez Thaïs.
THRASON
Ah ! qu'est-ce encore que ceci? En voilà un que je n'avais pas encore vu. Qu'a-t-il à se précipiter ainsi?

SCÈNE VIII

CHÉRÉA, PARMÉNON, GNATHON, THRASON

CHÉRÉA
0 mes amis, y a-t-il aujourd'hui sur la terre un homme plus heureux que moi? Non, par Hercule, il n'y en a point. Les dieux ont montré sur moi toute l'étendue de leur puissance : en un instant, ils m'ont comblé de biens.
PARMÉNON (à part). Qu'a-t-il a être si joyeux?
CHÉRÉA
0 cher Parménon, toi qui es la cause, l'auteur, l'artisan de toutes mes félicités, sais-tu la joie qui me transporte? Sais-tu que ma Pamphila a été reconnue citoyenne?
PARMÉNON
On me l'a dit.
CHÉRÉA
Sais-tu qu'elle est ma fiancée?
PARMÉNON
Tant mieux, en vérité.
GNATHON (à Thrason). Entends-tu ce qu'il dit?
CHÉRÉA
De plus, j'ai la joie de voir Phédria, mon frère, tranquille dans ses amours. Nous ne faisons plus qu'une maison. Thaïs s'est confiée à mon père, dont elle devient la cliente et la protégée. Elle s'est donnée à nous.
PARMÉNON Alors Thaïs est toute à ton frère?
CHÉRÉA Bien entendu.
PARMÉNON
A ce compte, nous avons un autre sujet de joie : le soldat est mis à la porte.
CHÉRÉA Maintenant, quelque part que soit mon frère, remue-toi pour le prévenir au plus vite.
PARMÉNON Je vais voir à la maison.
THRASON
Eh bien ! Gnathon, doutes-tu que je sois à présent coulé à fond?
GNATHON
II n'y a pas, je crois, à en douter.
CHÉRÉA
Par où commencer? Qui louer avant tout? ce garçon qui m'a conseillé l'entreprise, ou moi qui ai osé la risquer? ou bien comblerai-je d'éloges la fortune qui a tout conduit et qui en un seul jour a mené à bonne fin tant et de si grandes choses, ou l'amabilité et l'indulgence de mon père? O Jupiter, je t'en conjure, conserve-nous ces biens.

SCÈNE IX

PHEDRIA, CHÉRÉA, THRASON, GNATHON

PHÉDRIA
Grands dieux ! j'ai peine à croire ce que vient de me raconter Parménon. Mais où est mon frère?
CHÉRÉA Devant toi.
PHÉDRIA
Je suis bien content.
CHÉRÉA
Je le crois de reste. Il n'y a pas, mon frère, de créature plus digne d'être aimée que ta chère Thaïs, tellement elle est dévouée à toute notre famille !
PHÉDRIA Eh ! c'est à moi que tu fais son éloge !
THRASON
Hélas ! moins il me reste d'espérance, plus je l'aime. Je m'adresse à toi, Gnathon; je n'espère plus qu'en toi.
GNATHON
Que veux-tu que je fasse?
THRASON
Obtiens par prière ou par argent que je reste enfin chez Thaïs : je ne demande qu'un petit coin.
GNATHON C'est difficile.
THRASON
Tu n'as qu'à vouloir, je te connais. Si tu réussis, tu peux me demander n'importe quel présent ou récompense : tu l'obtiendras.
GNATHON Bien sûr?
THRASON Oui.
GNATHON
Si je réussis, j'exige que ta maison me soit ouverte en ton absence comme en ta présence et que, sans être invité, j'y aie mon couvert en tout temps.
THRASON Je te donne ma parole qu'il en sera ainsi.
GNATHON
Je vais me mettre à l'œuvre.
PHÉDRIA
Qui est-ce que j'entends ici1? O Thrason...
THRASON
Je vous salue.
PHÉDRIA
Tu ignores peut-être ce qui vient de se passer ici.
THRASON
Je le sais.
PHÉDRIA
Comment se fait-il alors que je t'aperçoive en ce quartier ?
THRASON
C'est que je comptais sur vous pour...
PHÉDRIA
Suis-tu comment tu dois y compter? Ehn bien ! je te déclare, soudard, que si. à partir de ce jour, je te rencontre jamais dans cette rue, tu auras beau dire : « Je cherchais..., j'avais à passer par ici», tu es un homme mort.
GNATHON
Ah ! ce n'est pas ainsi qu'il convient d'en user.
PHÉDHIA. C'est dit.
GNATHON
Je ne vous savais pas d'une humeur si hautaine.
PHÉDRIA
C'est comme cela.
GNATHON
Écoutez d'abord : j'ai quelques mois à dire. Quand vous aurez entendu, vous ferez comme il vous plaira.
CHERRA Écoutons.
GNATHON
Toi, retire-loi un peu là-bas, Thrason. Pour commencer, il est une chose que je désire vivement vous persuader, c'est que tout ce que j'en fais, je le fais surtout dans mon intérêt. Mais si vous y trouvez aussi votre profil, vous feriez une folie de ne pas en profiter.
PHÉDRIA De quoi s'agit-il?
GNATHON
Je suis d'avis que vous devez souffrir le soldat pour rival.
PHÉDRIA
Hein ! Que nous le souffrions !
GNATHON
Réfléchis un peu. Toi, par Hercule, Phédria, tu aimes à vivre avec elle, et tu aimes à bien vivre. Or, tu n'as pas grand'chose à lui donner, et Thaïs a besoin de recevoir beaucoup. Pour défrayer tes amours sans qu'il t'en coûte rien et fournir à toutes ces dépenses, il n'est personne qui convienne mieux et fasse mieux ton affaire que Thrason. D'abord, il a de quoi donner, et personne ne donne plus généreusement. Et puis c'est un niais, un sot, un lourdaud qui ronfle nuit et jour, et tu n'as pas à craindre qu'une femme en devienne amoureuse. Enfin, tu le mettras facilement à la porte, quand tu voudras.
CHÉRÉA Que faisons-nous?
GNATHON
J'ajoute qu'il a encore une qualité que pour ma part mets au-dessus de toutes les autres : c'est que personne ne reçoit mieux que lui, ni plus grandement.
CHÉRÉA
II est certain que de toute façon nous avons besoin de cet homme-là.
PHÉDRIA
C'est ce que je crois aussi.
GNATHON
Et vous avez raison. J'ai encore une grâce à vous demander, c'est de me recevoir dans votre compagnie. Voilà assez longtemps que je roule ce rocher.
PHÉDRIA Nous te recevons.
CHÉRÉA
Et de bon cœur.
GNATHON
Eh bien! en échange, Phédria et toi, Chéréa, je vous le livre : grugez-le, bernez-le.
CHÉRÉA
Cela nous va.
PHÉDRIA
Il le mérite bien.
GNATHON
Thrason, tu peux approcher, quand tu voudras.
THRASON
Où en sommes-nous, je te prie?
GNATHON
Eh bien ! ces gens-là ne te connaissaient pas. Mais je leur ai dépeint ton caractère, et je t'ai loué selon tes actes et tes mérites, et j'ai tout obtenu.
THRASON
C'est fort bien ; je t'en sais un gré infini. Du reste, je n'ai jamais été nulle part sans me faire adorer de tout le monde.
GNATHON
Ne vous ai-je pas dit qu'il a une élégance attique?
PHÉDRIA Tu n'as rien dit que de vrai. Passez par ici.
LE CHANTEUR
Vous, portez-vous bien et applaudissez.


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