ÉLÉGIES

DE

A. TIBULLE

Traduction de M. VALATOUR

C. L. F. PANCKOUCKE

1836

Livre 1 --- élégie 1, élégie 2, élégie 3, élégie 4, élégie 5, élégie 6, élégie 7, élégie 8, élégie 9, élégie 10.

Livre 2 --- élégie 1, élégie 2, élégie 3, élégie 4, élégie 5, élégie 6.

Livre 3 --- élégie 1, élégie 2, élégie 3, élégie 4, élégie 5, élégie 6, élégie 7.

Livre 4 --- élégie 1, élégie 2, élégie 3, élégie 4, élégie 5, élégie 6, élégie 7, élégie 8, élégie 9, élégie 10, élégie 11, élégie 12, élégie 13, élégie 14.

 

LIVRE I

ELEGIE I.

Avide de richesses, qu'un autre entasse l'or en monceaux, et possède de nombreux arpens d'un sol bien cultivé : il vivra dans les alarmes, toujours voisin de l'ennemi, et les accens guerriers du clairon chasseront le sommeil loin de ses paupières. Pour moi, que la pauvreté m'assure une vie paisible, pourvu qu'un modeste feu brille dans mon foyer. Simple habitant des champs, je planterai moi-même, dans la saison, la vigne délicate , ou , d'une main complaisante , je grefferai l'arbre fruitier. Puissent mes espérances n'être point trompées! Puissé-je, chaque année, voir mes récoltes s'amonceler, et mes cuves se remplir d'un vin écumeux! Car j'honore les dieux Termes (1), toutes les fois qu'une souche dans les campagnes désertes, ou une pierre antique au milieu d'un carrefour s'offre à ma vue, ornée de guirlandes de fleurs, et je dépose les prémices de tous les fruits de l'année nouvelle au pied du dieu des laboureurs. Blonde Cérès, tu auras une couronne d'épis cueillis dans mon champ; je la suspendrai aux portes de ton temple (2). Rougi de minium (3), que Priape placé dans mes vergers (4)en soit le gardien et effraie les oiseaux avec sa faux redoutable. Vous aussi, Lares, protecteurs d'un héritage aussi riche autrefois, qu'il est pauvre aujourd'hui, vous recevez les présens qui vous sont dus. Alors le sang d'une génisse coulait pour la lustration (5) d'innombrables taureaux : maintenant pour un étroit domaine une brebis est une victime d'un grand prix. Une brebis tombera donc en votre honneur, et autour d'elle une jeunesse rustique s'écriera: Dieux! donnez-nous de riches moissons et de bons vins! Je puis enfin, naguère il n'en était point ainsi, je puis, content de peu, renoncer à de continuels voyages dans des contrées lointaines, et chercher un abri contre les feux de la Canicule à l'ombre d'un arbre, sur les bords d'une onde fugitive. Cependant je ne rougirai pas de tenir quelquefois un boyau, ou de presser avec l'aiguillon un boeuf tardif. Je ne craindrai pas de reporter à la maison une brebis ou le chevreau que sa mère aura, par oubli, laissé derrière elle. Et vous, loups et voleurs, épargnez mon petit bercail ; c'est à un grand troupeau qu'il faut demander votre proie. Ici j'ai coutume de purifier chaque année mon berger, et d'arroser de lait l'autel de l'indulgente Pales. Dieux ! soyez-moi propices. Ne dédaignez point les dons d'une table pauvre, offerts dans des vases d'argile, mais purs. C'est d'argile que l'antique laboureur fit ses premières coupes : il les forma d'une terre docile. Je ne regrette ni les richesses de mes pères, ni le produit des moissons que jadis mes aïeux renfermaient dans leurs greniers. C'est assez pour moi d'une petite récolte : c'est assez d'un lit pour goûter le repos, si les dieux le permettent, et du siège le plus simple pour délasser mes membres.Quel plaisir d'entendre de sa couche le souffle des vents furieux, et de presser tendrement sa maîtresse contre son sein! ou quand le vent de l'hiver verse par torrens une eau glacée, de s'endormir exempt de crainte au bruit de la pluie! Puisse ce bonheur être le mien! Qu'il garde ses richesses trop chèrement achetées, celui qui peut supporter les fureurs de la mer et les orages. Ah! périsse tout ce qu'il y a d'or et de pierreries, plutôt que mon départ ne fasse couler les larmes d'une jeune fille! C'est à vous, Messala (6) , de combattre sur terre et sur mer pour étaler dans vos palais les dépouilles des ennemis. Moi, je suis retenu dans les fers d'une jeune beauté, je suis attaché à sa porte par une chaîne plus forte que celle de l'esclave qui la garde. La gloire a pour moi peu d'attraits, ma Délie : pourvu que je sois près de toi, que m'importe d'être accusé de lâcheté et de mollesse. Puissent mes regards te rencontrer, quand sera venue ma dernière heure ! Puissc-je en mourant te presser d'une main défaillante! Tu pleureras. Délie, quand je serai placé sur le bûcher, près de s'allumer : tu mêleras tes baisers aux larmes de la douleur. Tu pleureras : tes entrailles ne sont point entourées d'un inflexible acier, ton tendre coeur n'est pas de pierre, il n'y aura ni jeune garçon, ni jeune fille, assez insensible pour revenir de ces funérailles les yeux secs. Mais garde-toi d'affliger mes mânes : épargne ta chevelure flottante, épargne tes joues délicates, ô ma Délie. Cependant, tandis que le destin le permet, que l'amour enchaîne nos coeurs; bientôt viendra la mort, la tête couverte d'un voile ténébreux : bientôt se glissera la vieillesse paresseuse ; l'amour et les doux propos ne nous siéront plus, quand le temps aura blanchi nos têtes. C'est maintenant qu'il faut sacrifier à la folâtre Vénus, tandis qu'il n'y a pas de honte à briser des portes (7), et que les querelles ont des charmes. C'est là que je suis aussi bon général que bon soldat. Pour vous, loin d'ici, enseignes et clairons, portez les blessures aux guerriers avides, portez-leur aussi la richesse: quant à moi, exempt de crainte dans ma modeste aisance, je rirai de l'opulence, je rirai du besoin.

(1) C'étaient des images grossièrement figurées, en bois ou en pierre, sans bras et sans pieds, dans le genre des Hermès. Ils étaient primitivement destinés à séparer les propriétés entre elles, et le territoire de la république des territoires voisins. Celui qui les enlevait ou les déplaçait était regardé comme sacrilège, et, si l'on en croit Denys d'Halicarnasse, il était permis de le tuer impunément, et sans même avoir besoin de se purifier de la souillure du meurtre. C'était une institution de Numa, qui, ne trouvant pas la propriété suffisamment garantie chez un peuple habitué à la violence, avait voulu la mettre sous la protection de la loi religieuse. On célébrait chaque année, en leur honneur, une fête solennelle appelée Terrninalia : elle avait lieu le 21 février, qui, au rapport de Varron, était le dernier jour, le terme de l'année dans l'ancien calendrier romain. Dans l'origine, on se contentait de leur offrir des gâteaux et les prémices des fruits. «Le législateur avait compris, dit Plutarque, que le
dieu des bornes, qui est le gardien de la paix et le témoin de la justice, ne doit être souillé d'aucun meurtre.»

(2) Cérès avait, à Rome, un temple remarquable par sa beauté et sa magnificence, comme nous l'apprend Cicéron (deuxième action contre Verres, ch. iv); mais il est ici moins question d'un temple, que d'une modeste chapelle élevée au milieu des champs.

(3) On peignait ainsi les statues de Priape, peut-être pour le rendre plus redoutable aux oiseaux; mais plutôt, sans doute, par un reste de l'habitude où l'on était dans l'antique Rome d'employer le minium aux usages religieux. Pline nous apprend (Hist. Nat., liv. XXXIII, ch. 37) que, de son temps, encore, les censeurs faisaient peindre avec du vermillon la statue de Jupiter.

(4) Priape, dont le nom réveille l'idée de la luxure, avait en outre pour attribution de veiller sur les jardins, sur les vergers, et même sur les vignes, et d'en écarter les voleurs et les oiseaux: A ce titre, on lui offrait, en fleurs et en fruits, les prémices de chaque saison; quelquefois on lui immolait un bouc, ou une chèvre, ou même un porc. On le représentait avec des cornes de bouc, des oreilles de chèvre, une faux pour effrayer les oiseaux, et un phallus démesuré, véritable massue, dit Catulle, dont on pouvait, au besoin, se servir pour écraser le voleur surpris.

(5) Les lustralions ou purifications jouaient un grand rôle chez les Romains, et avaient lieu dans une foule de circonstances. Il y en avait de publiques et de particulières. Elles concernaient les personnes , les animaux, les lieux et les choses. Les plus solennelles étaient celles qui se faisaient tous les cinq ans à la cérémonie du lustre : elles avaient commencé sous Tullus Hostilius, à la suite d'un dénombrement. Tout le peuple se rassemblait au Champ-de-Mars, autour duquel on promenait trois fois un taureau, un bélier et un bouc, selon Denys d'Halicarnasse (Antiquit., ch. iv) ; et, selon Festus, un taureau, un bélier et un porc. Ces animaux étaient immolés ensuite au dieu de la guerre. Ce sacrifice s'appelait Solitaurilia, ou mieux Suovetaurilia. Dans certaines occasions, on purifiait la ville. L'an 254 de la fondation de Rome, une conjuration ayant été découverte, les conjurés furent arrêtés et exécutés par ordre du sénat et du peuple; mais on célébra, au nom de la ville entière, les cérémonies prescrites pour l'expiation d'un meurtre. Il y avait des lustrations pour les armées :1° avant la campagne : on en trouve un exemple sous le consulat de Q. Capitolinus et de Servilius Priscus, à l'occasion de la guerre contre les Eques, les Volsques et les Sabins; 2° après la campagne, comme sous la dictature de Posthumius, après la défaite des Latins, l'an de Rome 258. Les particuliers étaient obligés de se purifier, soit en entrant dans les temples, ce qui se faisait en se plongeant les mains dans l'eau lustrale, contenue dans un grand vase qui était placé à la porte, comme le bénitier de nos églises (PLUT., Syll., ch. XLI); soit quand ils offraient un sacrifice aux dieux. Cette obligation était surtout imposée à ceux qui avaient trempé leurs mains dans le sang, même involontairement et dans les combats. Si l'on demandait la guérison des malades, on les purifiait en brûlant du soufre qu'on promenait trois fois autour de leur lit. Parmi les lustrations ou purifications des objets, nous nous contenterons de citer celle des trompettes employées dans les rites sacrés. Elle s'appelait Tubilustrium, et avait lieu aux calendes d'avril. On purifiait aussi les champs. Ces cérémonies, appelées Ambarvalia, répondaient à nos Rogations, dont le but est le même, et qui leur ressemblent pour la forme, puisqu'elles sont accompagnées de processions rurales. Mais il paraît que ces lustrations.
avaient lieu de plusieurs manières, et sous l'invocation de .plusieurs divinités différentes. Caton (de Re Rustica, c. CXLI) parle d'un sacrifice offert au dieu Mars; il nous a même transmis la
prière qu'on lui adressait à cette occasion. Cette prière achevée, on immolait le taureau, le bélier et le porc, en disant, pour chacune des deux premières victimes, te hisce suovetaurilibus piaculo, " je vous offre ces suovétaurilies en expiation" et pour la dernière, te hoc porco piaculo, " je vous offre ce porc" cet animal étant le seul qu'un bizarre usage permît de nommer en cette circonstance. D'un autre côté, dans le passage qui donne lieu à cette note, nous voyons Tibulle invoquer les dieux Lares ; tandis que, liv. II, élég. 1, il s'adresse à Bacchus et à Cérès. La dernière espèce de lustration dont anous parlerons est celle des troupeaux : elle avait lieu le 20 d'avril, qui était regardé comme l'anniversaire de la fondation de Rome ( PLUTARQUE , Vie de Romulus). On entassait autour des bergeries du soufre, du chanvre brûlé, de la fiente de cheval, des guirlandes, et on en parfumait le berger et le troupeau. Ces cérémonies étaient suivies de repas et de divertissemens champêtres, retracés par Tibulle ( liv.II, élég. 1) et par Ovide (Fastes, liv. iv). On donnait à cette fête, selon les uns, le nom de Palilia, de Pales, que l'on honorait en ce jour en lui offrant du vin cuit, du millet et du lait; selon les autres, celui de Parilia, parce que l'on y priait les dieux pour la multiplication des troupeaux. C'est l'opinion de Denys d'Halicarnasse.

(6) Ce personnage, issu d'une des plus illustres familles de Rome, embrassa d'abord le parti républicain. Après les journées de Philippes, où il se trouvait avec Brutus, il s'attacha à la fortune d'Antoine, auquel il ne tarda pas à préférer Octave. Celui- ci, auquel il donna le premier le nom de père de la patrie, le chargea de plusieurs expéditions, lui accorda les honneurs du triomphe, avec la charge de préfet de Rome. Quoi que l'on puisse dire des talens militaires et oratoires de Messala et de ses autres qualités, on conviendra du moins que l'on ne saurait louer en lui la constance politique.

(7) Ce passage et quelques autres font voir que la police de Rome ne valait guère mieux que la nôtre au temps de Louis XIII. Les jeunes gens ne faisaient pas difficulté, dans leur ardeur, de briser les portes et les fenêtres pour s'introduire chez les femmes qu'ils aimaient. Ce moyen réussirait peu de nos jours, où ligne, garde nationale, municipaux et sergens assurent contre les plus entreprenans le
sommeil de la beauté la plus piquante.

ELEGIE II.

Verse encore, je veux noyer dans le vin des douleurs nouvelles pour moi; que mes paupières fatiguées cèdent enfin au sommeil, et quand Bacchus aura largement arrosé ma tête, que nul ne me réveille durant le repos de mon amour infortuné. Un cruel gardien veille sur la beauté que j'adore, un inflexible verrou ferme sa porte. Porte inexorable, puisses-tu être battue des pluies! puisse la foudre de Jupiter te briser ! ou plutôt sois touchée de mes plaintes, des miennes seules, et ouvre-toi furtivement sans faire de bruit en tournant sur tes gonds. Et si j'ai formé contre toi quelque souhait impie,pardonne à mon délire : que mes imprécations retombent sur ma tête. Souviens-toi de préférence des prières sans nombre que je t'adressai d'une voix suppliante en ornant tes soutiens de guirlandes de fleurs. Et toi, Délie, trompe hardiment tes gardiens. Il faut de l'audace. Le courage a pour protectrice Vénus elle-même. C'est elle qui favorise le jeune amant qui tente une porte nouvelle, ou la jeune fille qui la lui ouvre. C'est elle qui apprend à descendre à la dérobée d'une couche moelleuse et à poser le pied sans bruit: c'est elle enfin qui montre à faire en présence d'un époux des gestes qui parlent, et à cacher de douces paroles sous des signes convenus. Mais ces secrets, elle ne les enseigne point à tous; elle ne les révèle qu'à ceux que n'appesantit point la paresse, et que la crainte n'empêche point de se lever dans l'obscurité de la nuit. Moi-même, lorsque je cours dans les ténèbres par toute la ville, l'esprit agité, c'est Vénus elle-même qui me donne de l'assurance dans les ténèbres; elle ne permet point que je rencontre un assassin qui me frappe de son poignard, ou un voleur qui s'enrichisse du prix de mes vêtemens enlevés. Celui que l'amour tient sous ses lois peut aller partout sans crainte, sa personne est sacrée, il ne doit pas redouter les embûches. Moi, je ne souffre ni du froid paresseux d'une nuit d'hiver, ni de la pluie qui tombe par torrents. Ces peines ne me causent nul ennui, pourvu que Délie m'ouvre sa porte et que sans rien dire elle m'appelle au bruit de ses doigts. Fermez les yeux, vous tous qui vous trouvez sur mon passage, hommes ou femmes. Les larcins de l'amour doivent rester cachés, Vénus le veut. Gardez-vous de m'effrayer par le bruit de vos pas, de chercher mon nom, d'approcher de mon visage vos torches brillantes. Si quelqu'un m'aperçoit sans le vouloir, qu'il le taise, et prenne tous les dieux à témoin qu'il n'en a aucun souvenir. Car l'indiscret, quel qu'il soit apprendra que Vénus (1) est née de sang mêlé aux ondes de la mer en fureur. D'ailleurs ton époux refusera de l'en croire : ainsi me l'a promis une sorcière des plus véridiques, après avoir mis en oeuvre les recettes de la magie. Je l'ai vue faire descendre les astres des cieux : ses enehantemens arrêtent le fleuve le plus rapide dans son cours : à sa voix le sol s'entr'ouvre, les mânes sortent des sépulcres, les ossemens descendent du bûcher encore tiède. Par un sifflement magique elle évoque les cohortes infernales, et avec une aspersion de lait elle les met en fuite. Elle parle, et les nuages qui attristaient le ciel se dissipent: elle parle, et en été la neige tombe. Seule, dit - on , elle possède les herbes malfaisantes de Médée : seule elle sait dompter les chiens farouches d'Hécate. Elle a composé pour moi des chants à l'aide desquels tu pourras tromper ; tu n'auras qu'à chanter trois fois et cracher ensuite trois fois; il ne pourra rien croire de ce qu'on lui dirait de nous, il n'en croirait même pas ses yeux, s'il me trouvait dans ta couche voluptueuse. Mais refuse tes faveurs à d'autres; il verra tout le reste : je serai le seul au sujet duquel il ne s'apercevra de rien. Que dois-je en croire? elle m'a dit encore que ses charmes et ses herbes avaient assez de vertu pour éteindre mes feux; ensuite elle m'a purifié avec des torches, et dans une nuit calme une noire victime est tombée devant l'autel des dieux qui président à la magie. Et moi, je ne demandais point que mon amour fût détruit tout entier, mais qu'il fût payé de retour; et je ne voudrais pas pouvoir me passer de toi. Il avait un coeur d'acier, celui qui, pouvant te posséder, a préféré le butin et les armes. Qu'il chasse devant lui les escadrons des Ciliciens vaincus, qu'il aime à asseoir son camp sur un sol conquis, que, tout couvert d'or et d'argent, il attire les regards, monté sur un coursier rapide; moi, pourvu que je fusse près de toi, ma Délie, je me résignerais à atteler mes boeufs et à faire paître mon troupeau sur un mont solitaire; pourvu que je pusse te serrer tendrement dans.mes bras, le sommeil serait doux pour moi sur une terre inculte. A quoi sert de coucher sur la pourpre de Tyr, si l'Amour ne nous favorise, si la nuit ne ramène que les pleurs et l'insomnie? Car ni le duvet, ni les tapis brodés, ni le murmure d'une onde paisible ne sauraient appeler le sommeil. Ai-je donc offensé par mes paroles la puissante "Vénus, ai-je à expier les impiétés de ma langue? M'aurait- on accusé d'avoir porté un pied sacrilège dans les demeures des immortels, d'avoir dépouillé de leurs guirlandes les foyers sacrés? Si j'avais commis quelque faute, je n'hésiterais point à me prosterner dans les temples, d'en couvrir de mes baisers le seuil auguste : je n'hésiterais point à me traîner à genoux en suppliant sur le sol, à frapper misérablement de ma tête la porte sacrée. Mais toi qui ris gaîment de mes douleurs, tremble pour toi; je ne serai pas toujours le seul sur qui tombera la colère des dieux. J'en ai vu qui, après s'être moqués des amours malheureux des jeunes gens, présentaient la lête dans leur vieillesse au joug de Vénus; je les ai vus étudier de doux propos d'une voix tremblotante, et chercher à ajuster des cheveux blancs. Ils n'avaient pas honte d'assiéger une porte, d'arrêter au milieu du forum la suivante de la beauté qu'ils adoraient. Enfants et jeunes gens se pressaient autour de lui, et chacun de cracher dans son sein. Mais épargne, ô Vénus, un esclave fidèle et dévoué. Pourquoi brûler, cruelle, une moisson qui t'appartient?

(1) Il y avait quatre Vénus, " La première, dit Cicéron (de la Nature des Dieux, liv. III), est fille du Ciel et de la Lumière; la deuxième naquit de l'écume de la mer; la troisième est fille de Jupiter et de Dioné; la quatrième est la Syrienne, née Tyr, et appelée Astarté." C'est de la deuxième qu'il est ici question. Saturne, fils de Saturne, ayant mutilé d'un coup de faux les parties viriles de son père, les jeta dans la mer; en y tombant tout ensanglantées, elles produisirent une écume qui donna naissance à cette Vénus Aphrodite, dont Anacréon (ode LI ) a chanté l'apparition sur les flots.

ÉLÉGIE III.

Messala, vous traverserez sans moi la mer Egée (1): mais fassent les dieux que vous et vos compagnons vous gardiez mon souvenir, pendant que je suis retenu malade dans les contrées inconnues de la Phéacie ! Cruelle mort, retiens tes mains avides : je t'en prie, mort cruelle, épargne-moi. Je n'ai ici ni une mère qui recueille dans sa robe de deuil mes ossemens brûlés, ni une soeur qui verse sur ma cendre les parfums de l'Assyrie et pleure les cheveux épars sur mon tombeau. Délie est loin de moi ; avant de me laisser partir de Rome, elle avait, dit-on, consulté tous les dieux.Trois fois elle fit tirer les sorts (2) par un enfant du carrefour, et l'enfant ramena constamment les mêmes présages. Tous annonçaient mon retour : rien ne put cependant arrêter ses larmes, ni calmer les craintes que lui inspirait mon départ. Moi-même qui voulais la consoler, déjà j'avais donné mes ordres, et je cherchais sans cesse avec inquiétude de nouveaux motifs de retard. Tantôt c'était le vol des oiseaux, tantôt de sinistres présages, tantôt enfin la fête de Saturne (3) qui m'avait retenu. Combien de fois, durant la route, me suis-je rappelé avec effroi que j'avais heurté du pied contre la porte? Que nul ne soit assez hardi pour se mettre en voyage malgré l'Amour, ou du moins qu'il sache qu'il est parti contre la volonté du dieu. Délie, à quoi me sert maintenant ton Isis? à quoi me sert que le sistre ait été tant de fois frappé de la main ? tandis que tu offrais tes pieux sacrifices, tu te plongeais dans une onde pure, il m'en souvient, et tu reposais dans une couche sans tache. Que m'en revient-il? C'est maintenant, déesse, c'est maintenant que j'ai besoin de ton secours : car tu peux me guérir ; les nombreux tableaux suspendus dans tes temples en sont la preuve. Délie acquittant son voeu ira s'asseoir couverte de lin (4) devant ta porte sacrée; et, deux fois le jour, les cheveux épars, elle chantera tes louanges, attirant tous les regards au milieu de la foule de tes adorateurs. Ah! puissé-je encore offrir mon hommage aux Pénates de mes pères, et chaque mois payer le tribut de mon encens à mes Lares antiques ! Que l'homme était heureux sous le règne de Saturne, avant que la terre s'ouvrît en longues routes! Le pin n'avait point encore bravé la fureur des ondes azurées, ni livré sa voile déployée au souffle des vents. Dans ses courses vagabondes, cherchant la richesse sur des plages inconnues, le nautonnier n'avait point encore fait gémir ses vaisseaux sous le poids des marchandises étrangères. Dans cet âge heureux le robuste taureau ne portait point le joug; le coursier ne mordait point le frein d'une bouche asservie; une pierre fixée dans les champs ne marquait point encore la limite certaine des héritages. Les chênes eux-mêmes donnaient du miel; les brebis venaient offrir leurs mamelles pleines de lait aux bergers exempts d'inquiétude. On ne connaissait ni la colère, ni les armées, ni la guerre; un cruel forgeron n'avait point encore inventé l'art funeste de fourbir l'épée. Aujourd'hui, sous l'empire de Jupiter, ce ne sont que meurtres, que blessures, que naufrages; mille routes conduisent en un moment à la mort. Épargne-moi, père des dieux! ma conscience craintive ne redoute pas la peine d'un parjure, ou de quelque parole outrageante pour la majesté des dieux. Mais si j'ai rempli le nombre d'années que m'accordaient les destins, que l'on grave ces mots sur la pierre qui couvrira mes restes : Ici REPOSE TIBULLE ENLEVÉ PAR UNE MORT CRUELLE, TANDIS QU'lL SUIVAIT MESSALA SUR TERRE ET SUR MER. Mais, comme je me suis toujours montré docile au tendre Amour, Vénus elle-même me conduira aux Champs-Elyséens. Là ce ne sont que danses et chansons; répandus de tous côtés les oiseaux font retentir les airs des accords mélodieux qu'ils tirent de leurs gosiers flexibles. Une moisson de plantes odoriférantes y croît sans culture, les campagnes tout entières brillent de l'éclat des roses embaumées que la terre y donne avec complaisance. Un essaim de jeunes garçons et de jeunes filles s'y livre à de tendres jeux, et l'Amour y engage de continuels combats. C'est là le séjour des amans que la mort a ravis, on les reconnaît à la couronne de myrte (5) qu'ils portent sur leurs têtes. Mais dans le sein de la nuit profonde est cachée la demeure maudite autour de laquelle mugissent les ondes noires du Cocyte. Tisiphone qui a pour cheveux d'horribles serpens entrelacés sévit contre la troupe impie qui fuit de tous côtés. Sur le seuil le noir Cerbère siffle par la gueule des serpens, et veille devant les portes d'airain. C'est là que l'impie Ixion, qui osa attenter à la chasteté de Junon, tourne sur une roue rapide; que les noires entrailles de Tityus, dont le corps couvre neuf arpens, sont l'éternelle pâture des vautours. On y voit Tantale au milieu d'un lac : mais, quand il s'apprête à boire, l'onde se dérobe à sa soif brûlante ; et les Danaïdes, qui offensèrent la divine Vénus, y portent les eaux du Léthé dans des tonneaux sans fonds. Que ce soit là la demeure de celui qui n'aura point, respecté mes amours, et aura formé le voeu de me voir longtemps retenu par les travaux de la guerre. Mais, toi, Délie, je t'en conjure, conserve ta chasteté. Qu'une vieille attentive veille sans cesse sur le dépôt sacré de ta pudeur. Qu'elle te charme par de fabuleux récits, en tirant, à la clarté de la lampe, en fils déliés le lin dont sa quenouille est chargée. Et toi, attachée près d'elle à un pénible travail, cède peu à peu au sommeil, et laisse tomber l'ouvrage de tes mains. Alors j'arriverai tout à coup, sans que personne m'annonce : j'apparaîtrai à tes yeux comme un envoyé du ciel. Toi, Délie, dans ton négligé, tes longs cheveux en désordre, accours au devant de moi, les pieds nus. Voilà ma prière ; puisse l'Aurore resplendissante de lumière nous ramener cet heureux jour sur ses coursiers couleur de rose.

(1) On ne sait rien de bien positif sur cette expédition; on pense qu'elle eut lieu l'an de Rome 725. Messala se rendait en Asie avec un commandement extraordinaire, ou en qualité de lieutenant
de César; Tibulle faisait partie de son escorte.

(2) Les sorts étaient ordinairement des espèces de dés où l'on avait gravé des caractères ou des mots dont l'explication se trouvait dans des tables dressées exprès. Tantôt on les faisait sortir d'une urne; tantôt on les tirait soi-même, ou on les faisait tirer par le premier enfant venu. Les sorts les plus fameux étaient ceux de Préneste : c'étaient de petits morceaux de bois taillés et polis sur lesquels étaient écrites des prédictions en caractères antiques. Ils avaient été trouvés, disait- on, par un certain Numerius, dans un rocher que dans plusieurs songes menaçans il avaitr ecu l'ordre d'aller entr'ouvrir. Dans la Grèce et l'Italie, on tirait souvent les sorts de quelque poète célèbre. On regardait comme l'arrêt des dieux Ce qui se présentait à l'ouverture du livre. La croyance aux sorts s'est prolongée bien au delà du paganisme. On prit les sorts dans les livres sacrés; on consulta les sorts des saints

(3) Il n'est point ici question des Saturnales qui se célébraient avec pompe le 17 décembre de chaque année, mais du jour consacré à Saturne, qui correspondait à notre samedi, et que les Romains comptaient parmi les jours malheureux. Les Grecs les appelaient Apophrades. La liste n'en était pas moins nombreuse chez eux qu'à Rome ; ce qui a fait dire plaisamment à Lucien, en parlant d'un importun, qu'il ressemblait à un Apophrade.

(4) Les prêtres d'Isis et ses adorateurs étaient vêtus de lin, parce que cette déesse passait pour avoir enseigné aux hommes à cultiver et à travailler cette plante. C'est ce qui lui a fait donner, par Ovide, le nom de Dea linigera.

(5) Le myrte était consacré à Vénus, parce que cette déesse, en sortant des eaux de la mer, s'était, dit-on, cachée sous cet arbre pour se dérober aux regards indiscrets et lascifs des Satyres.

ELEGIE IV.

Divin Priape, que des toits de feuillage garantissent ta tête du soleil et des neiges ! Mais dis-moi, quels moyens emploies-tu pour captiver le coeur des jeunes garçons? assurément ce qui plaît en toi, ce n'est ni l'éclat de la barbe (1), ni une chevelure bien soignée. Tu es nu pendant les froids de l'hiver, tu l'es encore pendant les chaleurs brûlantes de la Canicule. Je dis : et telle fut la réponse du fils de Bacchus, du dieu rustique, dont le bras est armé d'une faux recourbée. « Garde-toi de te mêler à une troupe de tendres adolescens : il y a toujours en eux quelque attrait qui inspire l'amour : l'un plaît par son adresse à manier un coursier, l'autre par la grâce avec laquelle, de sa poitrine d'albâtre, il fend une onde calme. Celui-ci charme par sa bouillante audace ; celui-là par la rougeur virginale répandue sur ses tendres joues. Mais ne te laisse point rebuter par un premier refus de celui que tu aimes, il apprendra peu à peu à subir le joug : le temps-rend le lion docile à l'homme ; avec le temps l'eau creuse la pierre; l'année, dans sa marche, mûrit les raisins sur les coteaux échauffés par le soleil, et ramène à époque fixe de brillantes constellations. Et n'épargne point les sermens : l'Aquilon emporte en se jouant les vains parjures de Vénus à travers les terres et les mers. Mille grâces soient rendues à Jupiter ! Jupiter lui-même a défendu d'attacher aucune valeur aux sermens insensés d'un amour impatient. Tu pourras prendre impunément à témoin les flèches de Diane, et la chevelure de Minerve. "Mais tout retard serait une faute. La jeunesse passera. Et avec quelle rapidité! Le temps, infatigable, ne s'arrête jamais, et ne revient point sur ses pas. Que la terre a bientôt perdu ses brillantes couleurs, le haut peuplier son beau feuillage! Qu'il est morne, quand est venue l'époque fatale de la vieillesse débile, le coursier sorti vainqueur de la carrière olympique ! J'en ai vu, sur le déclin de leurs ans, s'affliger d'avoir perdu dans une stupide indifférence les jours du bel âge. Dieux cruels ! le serpent se renouvelle, il se dépouille de ses années, et le destin n'accorde point à la beauté un seul instant de délai. Seuls, Phébus et Bacchus jouissent d'une jeunesse éternelle ; une longue chevelure leur sied à tous deux. Quelles que soient les fantaisies de l'objet que tu aimes, aie soin de t'y prêter. La complaisance donne plus d'une fois la victoire à l'amour. Ne refuse point de l'accompagner malgré la longueur de la route, malgré les feux de la Canicule, qui brûle la terre altérée, malgré l'arc, qui, teignant les cieux de sombres couleurs, aspire l'eau qui doit retomber en pluies. Veut-il traverser l'onde azurée, la rame en main , pousse la barque légère à travers les flots. N'hésite point à endurer les fatigues, à flétrir tes mains par un travail dont elles n'ont point l'habitude. Veut-il fermer par une embuscade les gorges des montagnes, si tu désires lui plaire, que tes épaules ne se refusent point à porter les filets. Veut-il s'exercer à l'escrime, ne fais que badiner d'une main légère; souvent laisse ton flanc à découvert, pour lui ménager la victoire. Alors tu le trouveras moins rebelle ; alors tu pourras essayer de lui ravir un doux baiser; il combattra , mais il le laissera prendre. Ces baisers ravis d'abord, il les accordera bientôt à tes prières, et tu ne tarderas pas à le voir s'enlacer de lui-même à ton cou. Mais,hélas! que ce siècle emploie de misérables artifices! déjà les jeunes garçons ont coutume d'exiger des présens. O toi, qui le premier appris à vendre l'amour, qui que tu sois, puisse la pierre vengeresse peser à ta cendre ! Enfans, aimez les Muses et les doctes poètes ; que l'or ne l'emporte point sur les Muses. C'est la poésie qui a donné à Nisus (2) son cheveu de pourpre ; sans la poésie, l'ivoire ne brillerait pas sur l'épaule de Pélops. Celui dont le nom sera chanté par les Muses vivra tant qu'il y aura des chênes sur la terre, des astres au ciel, tant que le fleuve roulera des eaux dans son lit. Mais que le barbare qui est sourd à la voix des Muses, qui vend son amour, soit attaché au char de Cybèle; qu'il porte ses pas errant; dans mille cités, et se mutile honteusement à la manière phrygienne. Vénus elle-même veut que l'on écoute les doux propos ; elle favorise les plaintes de l'amant qui supplie et ses pleurs touchans. » Telles sont les paroles que le dieu me fit entendre pour les répéter à Titius ; mais l'épouse de Titius lui défend de s'en souvenir. Qu'il obéisse à celle qu'il aime ; mais reconnaissez-moi pour votre maître, vous tous qui avez à vous plaindre des nombreux artifices de jeunes garçons rusés. Chacun a ses titres à la gloire, le mien sera d'être consulté des amans dédaignés; ma porte leur est ouverte à tous. Un jour, dans ma vieillesse, je verrai une foule de jeunes gens empressés s'attacher à mes pas pour entendre mes leçons d'amour. Hélas! que les longues rigueurs de Marathus (3) me désespèrent ! il résiste aux artifices, il résiste à la ruse. De grâce, épargne-moi ; que je n'aie point la honte de devenir la fable des plaisans, qui riraient du peu de succès du maître.

(1) On sait que les anciens avaient coutume de s'arroser la barbe et les cheveux d'une essence qui les faisait briller.

(2) Nisus, roi de Mégare, avait, dit la Fable, un cheveu de pourpre auquel était attachée la destinée de son peuple. Minos étant venu mettre le siège devant Mégare, Scylla, fille de Nisus, amoureuse
de l'ennemi de son père, arracha le cheveu fatal et le lui livra; ce qui fut cause de la prise de la ville. Nisus, en poursuivant la perfide, fut changé en épervier, et elle, en alouette (Ovid, Métamorph.,liv VIII).

(3) Esclave dont le véritable nom était Cyrus. Celui de Marathus lui venait du lieu de sa naissance : les uns supposent que c'était Marathon en Attique, les autres une ville du même nom en Phénicie. Les esclaves asiatiques étaient très recherchés à Rome, et coûtaient fort cher.

ÉLÉGIE V.

Je faisais le brave, je me vantais de pouvoir supporter une rupture; et voilà que la gloire du courage m'échappe. Je suis plus agité que le sabot, qui, poursuivi par le fouet sur un sol uni, tourne rapidement, au gré d'un enfant exercé à ce jeu. Désole, tourmente un amant superbe, pour le guérir de la fantaisie des discours présomptueux ; dompte ses paroles de fierté. Ou plutôt épargne- moi; je t'en conjure par la couche qui reçut en secret nos sermens, par Vénus, par nos baisers.Quand une maladie cruelle t'enchaînait sur ton lit, c'est moi qui, par mes voeux, t'arrachai au trépas. Trois fois, je promenai autour de toi le soufre purificateur, après qu'une vieille eut chanté ses vers magiques; je pris soin d'empêcher les songes funestes de te nuire, en leur offrant à trois reprises un pieux tribut de farine et de sel. Moi-même, voilé de lin et la tunique flottante, j'invoquai neuf fois Hécate dans le silence de la nuit. Aujourd'hui que j'ai acquitté tous mes voeux, un autre possède ton coeur, et jouit, dans l'ivresse du bonheur, du fruit de mes prières. Je me promettais des jours pleins de charmes, si tu recouvrais la santé. Insensé que j'étais ! l'Amour a trompé mon attente. Je cultiverai mes champs, me disais-je; Délie sera là pour garder mes récoltes , tandis que l'on battra les gerbes sur l'aire à l'ardeur du soleil ; ou bien elle veillera sur mes cuves remplies de raisins, sur la grappe, qui, pressée par un pied agile, coule en liqueur douce et limpide. Elle s'accoutumera à compter mon troupeau, à écouter le babil du jeune esclave, qui, enhardi par la bonté de sa maîtresse, se jouera sur son sein. Elle saura offrir au dieu des laboureurs un raisin pour prix de ses vendanges, quelques épis pour,prix de ses moissons, une brebis en reconnaissance des soins qu'il aura pris du troupeau. Que tous obéissent à ses ordres, que ses soins s'étendent sur tout; je me plairai à n'être compté pour rien dans la maison. Je recevrai dans ma retraite mon cher Messala ; Délie cueillera pour lui sur les plus beaux arbres les fruits les plus savoureux ; et, pleine de respect pour un si grand personnage, elle lui prodiguera les soins les plus attentifs, et lui présentera les mets préparés par ses mains. Vaines illusions, que les vents emportent à travers l'Arménie embaumée ! Plus d'une fois j'ai essayé de noyer mes chagrins dans le vin ; mais la douleur changeait mon vin en larmes. Plus d'une fois, je serrai une autre beauté dans mes bras; mais , quand j'allais goûter le plaisir, Vénus me rappelait ma maîtresse, et trahissait mon ardeur. Alors cette belle descendait de ma couche, en disant qu'on m'avait jeté un sort, et, j'en rougis, hélas! elle racontait ma honteuse aventure. Mais ce n'était point l'effet des paroles magiques : ce qui ensorcelé, c'est la beauté de Délie, ses jolis bras, sa blonde chevelure. La fille de Nérée, Thétis, reine des mers , n'était pas plus belle quand, portée par un poisson docile, elle se rendit sur les côtes de la Thessalie, près de Pelée. Voilà ce qui me glaçait près d'une autre. Si un riche aujourd'hui la possède, c'est une infâme séductrice qui a causé mon malheur. Qu'elle se repaisse de chairs saignantes; que, la bouche tout ensanglantée, elle s'abreuve d'un fiel amer; que les ombres des amans malheureux viennent voltiger autour d'elle en déplorant leur sort, et qu'en tout temps la chouette crie du haut de son toit ; pressée de l'aiguillon de la faim, qu'elle aille elle-même sur les tombeaux chercher des herbes et les ossemens épargnés par les loups cruels; qu'elle coure nue par les villes en hurlant, et poursuivie de carrefours en carrefours par une troupe de chiens en fureur. Mes voeux seront exaucés, un dieu me le promet : il est des dieux pour les amans; Vénus sévit contre l'impie qui a violé ses lois. Mais toi, Délie, hâte-toi d'oublier les conseils d'une avide séductrice ; les présens étouffent l'amour le plus tendre: et cependant l'amant pauvre sera toujours prêt à recevoir tes ordres; il les préviendra; il sera fixé à tes côtés. Compagnon fidèle, l'amant pauvre, au milieu de la foule qui se presse, t'aidera de son bras, et t'ouvrira un passage. L'amant pauvre te conduira en secret chez des amis inconnus, et détachera de sa propre main les liens qui serrent un pied plus blanc que la neige. Mais, hélas! mes chants sont inutiles; sourde à mes plaintes, la porte ne s'ouvre point : c'est l'or en main qu'il faut y frapper. Et toi qui as la préférence aujourd'hui, crains un sort pareil au mien : la roue légère de la Fortune tourne avec rapidité. Ce n'est pas en vain qu'un autre amant empressé déjà s'arrête sur le seuil de la perfide, lui envoie de fréquens coups d'oeil, et disparaît ; qu'il feint de passer la maison , bientôt y revient seul, et tousse cent fois devant la porte. Je ne sais ce que l'amour te prépare en secret; mais jouis de ton bonheur, tandis que tu le peux; tu vogues sur une mer orageuse.

ÉLÉGIE VI.

Toujours, pour m'attirer, tu me montres un visage riant, et bientôt, malheureux que je suis! je n'éprouve que ta cruauté et tes rigueurs. Barbare enfant, qu'ai-je de commun avec toi? quelle gloire pour un dieu de dresser des embûches à un mortel! Déjà l'on me tend des pièges; déjà la rusée Délie réchauffe en secret je ne sais quel rival dans le silence de la nuit. Elle proteste, il est vrai, de son innocence; mais j'ai peine à la croire: elle nie avec la même assurance nos amours à son époux. C'est moi qui, pour mon propre malheur, lui ai enseigné l'art de tromper ses gardiens. Hélas ! je suis aujourd'hui victime de mes leçons. Je lui appris à inventer des prétextes pour coucher seule; à faire tourner une porte sans bruit sur ses gonds. Je lui donnai des sucs et des herbes pour effacer la trace bleuâtre que deux amans impriment avec la dent l'un sur l'autre. Epoux trop confiant d'une trompeuse beauté, aie les yeux ouverts sur moi-même pour empêcher toute infidélité de sa part. Prends garde qu'elle n'ait avec les jeunes gens de trop fréquens entretiens ; qu'elle ne s'étende mollement avec un vêtement trop lâche qui laisse son sein à découvert; qu'elle ne fasse des signes pour te tromper, et que, tirant la liqueur avec son doigt, elle ne trace en cercle des caractères sur la table. Crains toutes les fois qu'elle sortira, assurât-elle qu'elle se rend aux mystères de la Bonne-Déesse, dont l'accès est interdit aux hommes. Si. tu veux te fier à moi, seul je la suivrai aux pieds des autels : alors je pourrai m'en rapporter à mes yeux. Plus d'une fois, sous prétexte d'examiner ses perles et son anneau, je me souviens de lui avoir pressé la main. Plus d'une fois je t'endormis en t'enivrant : pour moi, je buvais sobrement, en mettant de l'eau au fond de la coupe, et la victoire me restait. Je ne t'ai point offensé à dessein, pardonne à mes aveux ; c'est l'Amour qui le voulait : qui pourrait lutter contre les dieux? C'est moi, je ne rougirai pas de dire la vérité, c'est moi que poursuivait, toute la nuit, ton chien en aboyant. Aussi qu'as-tu besoin d'une jeune épouse? Si tu ne sais pas garder ton bien, les verroux seront inutiles. Pendant que tu es dans ses bras, elle soupire pour un absent et feint de subites douleurs de tête. Mais laisse-moi le soin de la garder : je ne me refuse point aux coups; je suis prêt à me laisser charger les pieds de fers. Alors loin d'ici quiconque sait arranger ses cheveux avec art, quiconque laisse flotter les plis ondoyans de sa robe. Si quelqu'un se présente, pour prévenir toute accusation, qu'il s'éloigne, ou prenne une autre route. Tels sont les ordres du dieu lui-même; tels sont les oracles que j'ai entendus de la bouche divine de la grande prêtresse. Une fois qu'elle est agitée des transports de Bellone, elle ne craint, dans son délire, ni la flamme dévorante, ni les fouets déchirans. Elle-même se frappe violemment les bras à coups de hache, et, sans se faire aucun mal, elle arrose de son sang l'autel de la déesse. Debout, le flanc percé d'un fer, et la poitrine déchirée, elle annonce les évènemens que la puissante Bellone lui a révélés. Respectez, a-t-elle dit, la beauté sur laquelle l'Amour veille; n'attendez point qu'un châtiment sévère, mais tardif, vous instruise. Si tu oses la toucher, tes richesses auront le sort du sang qui coule de mes plaies, et de cette cendre que le vent emporte. Je ne sais, chère Délie, quel châtiment elle a prononcé contre toi; si cependant tu te rends coupable, puisse la déesse te traiter avec indulgence! mais si je t'épargne, ce n'est pas pour toi, c'est en faveur de ta mère, dont la complaisance désarme mon ressentiment. Elle t'amène près de moi dans les ténèbres ; toute tremblante, elle nous met secrètement et en silence dans les bras l'un de l'autre. Elle m'attend, la nuit, immobile à la porte, et quand j'arrive, elle me reconnaît de loin au bruit de mes pas. Vivez longtemps pour moi, bonne vieille; je voudrais qu'il me fût permis de confondre mes années avec les vôtres. Je vous aimerai toujours, toujours j'aimerai votre fille, à cause de vous : quoi qu'elle puisse faire, c'est votre sang. Apprenez-lui à être chaste, bien que ses cheveux ne soient point embarrassés de bandelettes, ni ses pieds d'une longue robe. Je me soumets à la dure condition de ne pouvoir vanter une autre beauté sans qu'elle m'arrache les yeux. Si elle me croit coupable de quelque perfidie, je consens à être, malgré mon innocence, traîné par les cheveux du haut des rues escarpées, Je ne voudrais point te frapper, Délie ; si cependant la fureur m'égarait à ce point, je voudrais n'avoir jamais eu de bras. Mais ne sois pas chaste par crainte ; qu'un tendre retour me conserve ta foi en mon absence. Celle que nul amant n'a trouvée fidèle, condamnée à l'indigence dans ses vieux ans, est réduite à tourner un fuseau d'une main tremblante, à nouer les fils d'une trame pour un faible salaire, et à épurer, avec la dent de l'acier, une laine éblouissante. Les jeunes gens, se pressant autour d'elle, contemplent avec joie sa misère, et se disent qu'elle a mérité les maux qui accablent sa vieillesse. Vénus, du haut de l'Olympe, se plaît à voir couler ses larmes, et déclare qu'elle hait les infidèles. Mais puisse l'effet de ces malédictions tomber sur d'autres! pour nous, Délie, soyons encore en cheveux blancs un modèle de mutuelle constance.

ÉLÉGIE VII

Ce jour a été chanté par les Parques, qui filent la trame des destinées, cette trame qu'aucun des dieux ne peut rompre. « Cet enfant, ont-elles dit, mettra en déroute les peuples de l'Aquitaine, et fera trembler l'Atax, vaincu par ses braves soldats. » Cet oracle est accompli : la jeunesse romaine a vu de nouveaux triomphes, et des rois captifs, chargés de fers. Et toi, Messala, le front couronné des lauriers de la victoire, tu étais monté sur un char d'ivoire que traînaient des coursiers plus blancs que la neige. J'étais près de toi quand tu recueillis ces moissons de gloire. Tarbelle, au pied des Pyrénées, a vu tes exploits , ainsi que les côtes de l'Océan Santonique. Ils ont eu pour témoins l'Arar, le Rhône rapide, la vaste Garonne, et le Liger, dont les ondes bleuâtres arrosent le pays du blond Carnute. Chanterai-je le Cydnus (1), qui, dans son cours silencieux et paisible, promène en serpentant à travers des marais, l'azur de ses eaux; ou la hauteur du Taurus, qui cache dans les nues sa tête chargée de frimas , et nourrit le Cilicien aux longs cheveux? Dirai-jë comment, dans son vol à travers mille cités, la blanche colombe est respectée par l'habitant de la Palestine et de la Syrie ? comment, du haut de ses tours, elle porte au loin ses regards sur la vaste plaine des mers, cette cité deTyr, qui, la première, apprit à confier une barque aux vents? comment encore, pendant les chaleurs de la Canicule, qui fendent la terre aride, le Nil fertilise les campagnes de ses eaux débordées ? Dieu du Nil, pourrais-je dire pour quelle raison et en quel lieu tu caches ta source ? Grâces à toi, la terre que tu arroses n'appelle jamais les pluies; jamais l'herbe desséchée ne demande à Jupiter sa rosée. Tu es, avec son Osiris, l'objet des chants et de l'admiration de cette jeunesse barbare que l'on instruit à pleurer le boeuf de Memphis. Osiris est le premier dont la main industrieuse ait construit une charrue,et qui ait, avec le soc, déchiré le tendre sein de la terre. Il est le premier qui lui ait confié des semences dont elle n'avait point éprouvé la vertu, et qui ait cueilli des fruits sur des arbres inconnus. C'est lui qui enseigna à donner un appui à la vigne délicate, à couper, avec le tranchant de l'acier, un vert feuillage. Il a procuré, le premier, aux mortels le doux breuvage exprimé de la grappe mûre par un pied rustique. Cette liqueur apprit à donner à la voix de mélodieuses inflexions, à mouvoir ses membres au son cadencé des instrumens. Le vin délassa le laboureur fatigué d'un long travail, et chassa de son coeur la tristesse qui le resserrait. Le vin donna le repos à l'esclave affligé, malgré la chaîne pesante que ses pieds traînent avec bruit. Osiris, tu ne connais ni les tristes soucis, ni le deuil : ce que tu aimes, ce sont les danses, les chansons, les jeux légers de l'amour; ce sont les fleurs de toute espèce, les couronnes de lierre; c'est la robe couleur de safran qui descend mollement jusqu'aux pieds, les vêtemens de pourpre, les doux sons de la flûte, et la légère corbeille remplie d'objets destinés aux mystérieux sacrifices. Viens parmi nous célébrer au milieu des jeux et des danses le génie de Messala ; fais couler le vin à grands flots. Que l'essence ruisselle de la chevelure brillante du dieu ; que sa tête et ses tempes soient chargées de molles guirlandes. Viens en ce jour, pendant que je t'offrirai un religieux encens et des gâteaux pétris avec le miel de l'Attique. Et toi, Messala, puisses-tu voir grandir sous tes yeux des fils qui ajoutent encore aux exploits de leur père, et entourent glorieusement ta vieillesse. Que ta voie monumentale (2) ne soit point oubliée du Tusculan , ni de l'habitant de l'antique cité d'Albe la blanche. Elle est formée d'un dur gravier amassé à tes frais et de cailloux rapprochés avec art. Le laboureur chantera tes louanges quand il reviendra de la grande ville sur le soir, et rentrera chez lui sans s'être meurtri les pieds. Et toi, heureux anniversaire, puissions-nous te célébrer encore longtemps! qu'un éclat toujours plus vif signale ton retour!

(1) Fleuve de la Cilicie, fameux par l'aventure d'Alexandre, qui faillit périr pour s'y être baigné tout couvert de sueur.

(2) Auguste, pour rendre les communications avec Rome plus faciles, s'occupa de la réparation des routes. Il se chargea lui-même de la voie Flaminia, et laissa le soin des autres aux personnages honorés du triomphe. Il paraît que Messala répara une partie de la voie Latine, qui passant à Tusculum, célèbre par la maison de campagne que Cicéron possédait dans ses environs, aboutissait à la ville d'Albe.

ÉLÉGIE VIII.

Ce n'est pas moi qui puis me méprendre sur un signe d'amour, ou sur de tendres paroles prononcées d'une voix douce. Je n'interroge ni les sorts, ni les fibres, interprètes de la volonté des dieux. Le chant des oiseaux ne me révèle point l'avenir. Mais, armé, par Vénus elle-même d'un gantelet magique, je me suis instruit dans ses combats, où j'ai reçu plus d'une blessure. Renonce à la feinte : l'Amour embrase d'un feu plus cruel celui qu'il voit succomber à regret. A quoi te sert le soin que tu as pris de ta molle chevelure? que te revient-il d'en avoir souvent changé l'arrangement? d'avoir orné tes joues d'un fard brillant ? d'avoir fait arrondir tes ongles par une main savante? (1) C'est en vain que tu changes de tunique et de vêtemens, c'est en vain qu'une chaussure étroite comprime ton pied. Pholoé te plaît, quoiqu'elle se soit offerte à tes regards sans parure, et qu'elle n'ait point lentement ajusté sa chevelure brillante. Quelque vieille aurait-elle, avec ses enchantemens et ses herbes puissantes, jeté sur toi un sort dans le silence de la nuit? Les chants magiques attirent la moisson du voisin ; ils arrêtent dans sa marche le serpent irrité; ils essayent même d'arracher la Lune de son char, et en viendraient à bout sans le retentissement de l'airain sous la main qui le frappe. Mais pourquoi accuser de ton malheur les enchantemens et les herbes ? La beauté n'a pas besoin d'appeler la magie à son secours. Ce qui t'a nui, c'est de l'avoir touchée, c'est de lui avoir donné de longs baisers, c'est d'avoir de ton genou pressé le sien. Et toi, Pholoé, garde-toi de traiter ton jeune amant avec rigueur; Vénus punit les orgueilleux dédains. Ne lui demande pas de présens. C'est à l'amoureux en cheveux blancs de te donner de l'or, pour que tu réchauffes mollement contre ton sein ses membres glacés. Mieux vaut cent fois que l'or, l'adolescent dont les tendres joues brillent d'un doux éclat, et dont la barbe sans rudesse ne déchire point la beauté qu'il embrasse. Passe au dessous de ses épaules tes bras d'ivoire, et méprise les trésors des rois. Vénus te verra l'accueillir furtivement sur ton sein tandis que, plein d'ardeur, il se livrera aux transports les plus vifs : elle le verra, la poitrine haletante, te donner de ces humides baisers où les langues s'entrechoquent, et t'imprimer avec la dent sur le cou des marques d'amour. Les pierreries et les perles sont inutiles à celle qui, par le froid, est condamnée à dormir seule et ne doit exciter les désirs d'aucun homme. Hélàs, il est trop tard pour rappeler la jeunesse et l'amour, quand la blanche vieillesse a flétri une tête chargée d'années. Alors on regrette sa beauté: on se teint la chevelure avec l'écorce verdoyante de la noix, pour dissimuler les ravages du temps. Alors on a soin d'arracher les cheveux blanchis, d'effacer ses rides et de se faire un jeune visage. Pour toi, tandis que ton printemps est dans sa fleur, hâte-toi d'en jouir : il fuit à pas précipités. Ne désespère point Marathus : quelle gloire y a-t-il à vaincre un enfant? C'est pour le vieillard caduc qu'il faut réserver tes rigueurs: de grâce, épargne un jouvenceau. Ce n'est point la maladie, mais l'excès de son amour qui a flétri son teint. L'infortuné! combien de fois, en ton absence, n'a-t-il point exhalé sa douleur en plaintes amères, et versé des torrens de larmes ? d'où viennent ses mépris? s'écrie-t- il ; je pouvais mettre en défaut la vigilance de ses gardiens. L'Amour enseigne lui-même aux amans le secret de tromper. Je connais les jouissances furtives de Vénus; je sais comprimer mon haleine, et ravir des baisers sans bruit. Je pourrais, malgré l'obscurité de la nuit, me glisser à la dérobée, et ouvrir une porte sans me faire entendre. Mais,.malheureux que je suis! à quoi me servent les ruses, si mon amour est dédaigné, si la cruelle beauté que j'adore fuit de son lit ? Quelquefois elle me promet ; mais soudain la perfide me trompe, et je suis condamné à passer la nuit dans les tourmens de l'inquiétude. A chaque instant je me flatte de l'espoir, de la voir arriver : au moindre mouvement, je crois entendre le bruit de ses pas. Jeune homme, renonce aux larmes : elle est insensible, et déjà les pleurs ont gonflé tes yeux fatigués. La colère des dieux, je t'en préviens, Pholoé, poursuit les superbes : il est inutile alors de faire brûler l'encens sur leurs autels. Marathus se jouait autrefois lui-même des malheureux amans; il ignorait qu'un dieu vengeur le poursuivait le bras levé sur sa tête. Souvent même, dit-on, il riait des larmes de la douleur, et entretenait les désirs par de vains prétextes de retard. Maintenant il déteste l'orgueil ; il maudit les verroux d'une porte inflexible ; et toi aussi, le châtiment t'attend, si tu ne mets un terme à tes dédains. Que de fois tu regretteras de ne pouvoir rappeler par tes voeux le jour que tu perds !

(1) Il entrait dans les attributions du barbier de couper les ongles aussi bien que la barbe et les cheveux. Martial se moque d'un avare de son temps qui se servait d'un onguent épilatoire : "Est-ce que tu as peur du barbier, lui dit-il? et tes ongles, peux-tu les faire tomber avec de la résine?"

ÉLÉGIE IX.

Pourquoi, si tu voulais m'être infidèle, avoir pris les dieux à témoin de sermens que tu devais violer en secret? Ah! malheureux, on peut bien d'abord cacher ses parjures ; mais, plus tard, la Peine arrive sans bruit. Grâce pour lui, grands dieux : il est juste que vous pardonniez à la beauté une première offense contre vos lois. C'est dans l'espoir du gain que le laboureur attèle ses taureaux au joug, et presse avec ardeur les pénibles travaux des champs. C'est encore dans la vue du gain qu'à travers les mers, où les vents régnent en maîtres, le nautonnier dirige sa barque vagabonde sur des astres immobiles. Ce sont aussi les présens qui ont séduit celui que j'aime : mais puisse un dieu les changer en cendres et en eau. Je ne tarderai point à le voir puni : la poussière, le vent qui hérissera sa chevelure, terniront sa beauté. Son visage, ses cheveux seront brûlés par le soleil ; une longue route meurtrira ses pieds délicats. Combien de fois ne lui ai-je pas dit : Ne fais point de ta beauté un trafic qui la souille ; l'or cache souvent bien des maux. Celui qui se laisse prendre à ce piège, et viole ses sermens d'amour, allume contre lui la colère de Vénus. Imprime plutôt sur mon front la trace du feu, mutile mes membres avec le fer, déchire mon dos à coups de fouet; mais n'espère pas me cacher tes infidélités : il est un dieu qui arrache à la ruse le voile dont elle se couvre. Ce dieu lui-même a permis qu'en présence d'un esclave discret le ministre de la séduction trahît son secret dans l'ivresse. Le dieu lui-même a voulu qu'il vous échappât dans le sommeil un mot qui révélât malgré vous le fait que vous taisiez. Voilà les avis que je t'ai donnés ; maintenant je rougis de t'avoir parlé les larmes aux yeux, de m'être jeté à tes pieds. Alors tu me jurais que ni les monceaux d'or, ni les pierreries ne m'enlèveraient ta foi, dusses-tu recevoir, pour prix d'une complaisance, la Campanie entière (1), ou ce vignoble chéri de Bacchus, le territoire de Falerne. En entendant un pareil langage, je me serais laissé persuader qu'il n'y a point d'astres qui brillent aux cieux, point de route pour la foudre à travers les airs. Tu allais même jusqu'à pleurer : et moi qui ne connais point la tromperie, j'étais assez crédule pour essuyer tes joues humides. Où t'arrêterais-tu donc, si tu n'aimais toi-même une jeune beauté? Puisse-t-elle, c'est-là mon voeu, imiter ta légèreté! Combien de fois, pour que personne ne fût témoin de vos entreliens, ne t'ai-je pas accompagné, au milieu de la nuit, un flambeau à la main? Si souvent, contre ton attente, elle vint te visiter chez toi, si, en rentrant, tu la trouvas cachée derrière la porte, c'est à moi que tu le dois. Je fis alors mon malheur par ma folle confiance en ton amour ; car je pouvais me mettre mieux en garde contre tes pièges. Je fis plus : dans mon égarement, je chantai tes louanges; mais aujourd'hui, j'en ai honte et pour les Muses et pour moi-même. Que ces vers deviennent la proie de Vulcain et de ses flammes dévorantes, qu'un fleuve les engloutisse dans ses eaux. Mais toi, fuis loin d'ici, malheureux, qui vends ta beauté, et rentres chez toi la main chargée du prix de l'infamie. Et toi, qui n'as pas craint d'employer les présens pour le séduire, que ta femme se joue de toi impunément par de continuelles trahisons; quand elle aura, de ses plaisirs furtifs, fatigué quelque jeune amant, qu'elle vienne tout abattue dans ton lit, avec un vêtement qui vous sépare. Puisses-tu trouver toujours dans ta couche les traces d'un étranger! Puisse ta porte être toujours ouverte à ceux que les désirs tourmentent! Qu'on ne puisse dire si ta lascive soeur a vidé un plus grand nombre de coupes, mis hors de combat un plus grand nombre d'amans. Souvent, dit-on, elle prolonge ses festins jusqu'à l'heure où le char du Soleil ramène le jour. Nulle ne sait mieux mettre une nuit à profit, et varier ses travaux amoureux. Ton épouse s'est instruite à son école ; tu es assez insensé pour ne point t'en apercevoir à ses mouvemens auxquels préside un art qu'elle ne connaissait point. Crois-tu que c'est pour toi qu'elle ajuste sa coiffure, qu'elle fait passer dans ses doux cheveux l'ivoire aux dents serrées? Est-ce pour ce beau visage qu'elle se pare de bracelets d'or, qu'elle se montre vêtue de la pourpre de Tyr ! Non, ce n'est pas à toi qu'elle veut paraître jolie ; mais à quelque jeune amant auquel elle sacrifierait ta fortune et ta maison. Ce n'est point l'amour du vice qui l'entraîne ; mais des membres flétris par la goutte, les embrassemens d'un vieillard mettent en fuite une délicate beauté. Voilà cependant l'homme dont mon jeune ami a partagé la couche. Il serait capable, je crois, d'unir Vénus aux animaux féroces. El toi, n'as-tu pas craint de vendre des caresses qui m'appartenaient? de porter à d'autres des baisers qui étaient à moi? Tu pleureras quand un nouvel amant me tiendra dans ses fers, quand tu le verras régner en maître superbe sur un coeur qui s'était donné à toi. Puisse alors ta douleur faire ma joie; pour marquer ma reconnaissance à Vénus, j'attacherai dans son temple une palme d'or sur laquelle sera gravée mon aventure en ces termes : DÉGAGÉ DES LIENS D'UN PERFIDE, TIBULLE TE CONSACRE CETTE OFFRANDE; SOIS-LUI PROPICE, Ô DÉESSE, IL T'EN CONJURE.

(1) C'était la plus riche et la plus délicieuse contrée de l'Italie ; elle avait pour capitale la fameuse Capoue, aujourd'hui Santa-Maria di Capua, si célèbre par le séjour qu'y fit Annibal après la bataille de Cannes. Voici là description qu'en donne Pline : « Là, dit-il en parlant de Sinuesse, on entre dans cette opulente Campanie; là commencent ces coteaux tapissés de vignobles, ces sucs enivrans, renommés par toute la terre, cette lutte, ainsi s'exprimèrent nos anciens, cette lutte de Cérès et de Bacchus : là s'étendent les champs de Séria, de Cécube, de Falerne, de Calés, et à leur suite les monts de Massique, de Gaura, de Sorrente. Plus bas descendent les plaines de Laborie, où la moisson fournit une fromentée délicieuse. Des eaux thermales arrosent les côtes : des coquillages, des poissons exquis ont donné du renom à la mer. Nulle part l'olive n'épanche un jus plus généreux. » (Hist. Nat., liv. III, ch. 9 , traduction de M. AJASSON DE GRANDSAGNE.)

ÉLÉGIE X.

Quel est celui qui forgea le premier la terrible épée ? il avait un coeur barbare, un coeur de fer. C'est lui qui fit connaître à la race humaine les meurtres et les combats ; c'est lui qui ouvrit à la cruelle mort une route plus courte. Mais non, l'infortuné n'est pas coupable : nous avons fait servir à notre perte les armes qu'il nous avait mises en main contre les animaux féroces. C'est le crime de l'or; la guerre n'existait point, quand on n'avait sur sa table qu'une coupe de hêtre. Point de forteresses, point de remparts : le berger goûtait un sommeil paisible au milieu de ses brebis. Que n'ai-je vécu alors! je n'eusse point connu ces luttes sanglantes où se plaît le vulgaire; je n'aurais point senti mon coeur palpiter aux accens de la trompette. Maintenant on m'entraîne à la guerre, et déjà peut-être quelque ennemi porte le trait qui doit rester dans mon flanc. Veillez sur moi, Lares de mes pères; c'est vous qui m'avez nourri lorsque dans mon enfance je courais à vos pieds. Ne rougissez pas d'être formés d'un vieux bois: c'est ainsi que vous habitiez la demeure de mes aïeux. L'homme était plus religieux observateur de sa foi quand, honorés sans luxe, les dieux n'avaient, dans une étroite chapelle, qu'une image en bois. Il suffisait, pour les apaiser, de leur offrir une grappe de raisin, de ceindre leur chevelure sacrée d'une couronne d'épis. Celui dont le voeu avait été exaucé leur portait des gâteaux ; sa fille, encore toute petite, l'accompagnait avec un rayon de miel. Dieux Lares, écartez de nous les traits d'airain (1), et pour victime je vous immolerai un porc (2) arraché au troupeau qui remplit mon étable rustique. Je le suivrai avec un vêtement pur, des corbeilles couronnées de myrtes dans les mains, et. la tête couronnée de myrte moi-même. Puissé-je vous plaire ainsi! qu'un autre signale son courage dans les combats; que, favorisé de Mars, il terrasse les généraux ennemis; pour que je puisse en buvant entendre un soldat faire le récit de ses exploits, et le voir tracer, avec du vin, son camp sur la table. Quelle est cette fureur de courir sur les champs de bataille au devant de la cruelle mort? elle a le bras levé, elle vient furtivement et sans bruit. Il n'y a dans l'empire souterrain ni moissons, ni riches vignobles; on y voit le farouche Cerbère, et le hideux nocher du Styx. C'est là que les joues meurtries, et les cheveux consumés par les flammes, la pâle troupe des Ombres erre autour des lacs ténébreux. N'est-il pas mille fois plus digne d'envie le sort de celui que la vieillesse paresseuse surprend dans une humble chaumière entouré de ses enfans? Il garde lui-même ses brebis, son fils fait paître les agneaux; et son épouse fait tiédir l'eau pour le délasser de ses fatigues. Que ce bouheur soit le mien ! qu'il me soit permis de voir mes cheveux blanchir, de raconter dans ma vieillesse les faits du vieux temps ! Cependant, que la paix féconde nos campagnes. C'est la paix bienfaisante qui la première fît peser sur le taureau le joug de la charrue recourbée. C'est elle qui nourrit la vigne et renferma la liqueur exprimée du raisin, afin que la bouteille remplie par le père se vidât pour le fils. La paix met en honneur le soc et le hoyau, tandis que dans un coin obscur la rouille s'attache au glaive cruel du guerrier. Le laboureur, dont la sobriété est en défaut, ramène du bois sacré, sur un chariot, sa femme et ses enfans à sa chaumière. Mais alors la guerre s'allume entre les amans. La jeune fille éclate en plaintes contre le cruel qui lui a arraché les cheveux et a brisé sa porte. Les pleurs arrosent ses tendres joues meurtries ; mais le vainqueur lui-même verse des larmes de ce que son bras a si bien servi sa fureur. Cependant le folâtre Amour attise la querelle par les mots piquans qu'il suggère, et reste paisiblement assis entre les deux combattans irrités. Mais il faut avoir un coeur de pierre ou d'acier pour frapper la beauté qu'on aime ; c'est arracher les dieux de l'Olympe. Qu'on se contente de déchirer le léger vêtement qui couvre ses membres, de rompre les liens qui retiennent ses cheveux ; qu'on se contente de faire couler ses larmes : mille fois heureux celui qui dans sa colère peut faire pleurer une jeune fille. Celui dont la main est cruelle n'est propre qu'à porter le bouclier et le pieu : qu'il s'éloigne de la tendre Vénus. Mais viens parmi nous, Paix , divinité bienfaisante, viens un épi à la main; que des fruits échappés de ta robe blanche roulent devant tes pieds.

(1) On croit que c'est une allusion à l'expédition d'Aquitaine, où le poète accompagna Messala. Les peuples de cette contrée, où le cuivre abondait, faisaient leurs armes de ce métal, auquel on joignait quatorze on quinze parties d'étain sur cent.

(2) C'était l'usage d'immoler un porc soit aux Lares, soit aux autres dieux, pour obtenir d'eux l'éloignement de l'ennemi, ou un heureux retour de la guerre.

LIVRE II.

ELEGIE I.

Assistans, gardez un religieux silence; nous faisons la purification des moissons et des champs selon l'antique usage qui nous a été transmis par nos aïeux. Bacchus, viens parmi nous; qu'un doux raisin soit suspendu aux cornes de ton front; et toi, Cérès, couronne ta tête d'épis. En ce jour sacré, que la terre et le laboureur se reposent; que le soc soit suspendu à la muraille, et les pénibles travaux interrompus. Détachez les liens du joug : le boeuf doit rester, la tête couronnée, devant sa crèche bien fournie. Que toutes les occupations soient consacrées, aux dieux : que la jeune fille ne soit point assez téméraire pour mettre la main à la laine. Et vous, retirez-vous, je vous l'ordonne; éloignez-vous des autels, vous qui avez la nuit dernière goûté les plaisirs de Vénus. La chasteté plaît aux dieux ; venez avec des vêtemens purs ; purifiez vos mains dans l'eau d'une source. Voyez l'agneau sacré marcher aux autels resplendissans, suivi d'une foule de prêtres en robe blanche, et couronnés d'olivier.
Dieux paternels, nous purifions nos champs et ceux qui les cultivent. Préservez nos héritages de tout malheur. Qu'une forêt d'épis vides ne trompe point nos espérances de récolte; que la lente brebis ne craigne point le loup impétueux. Alors le laboureur, au teint fleuri, plein de confiance à la vue d'une moisson qui s'annonce si bien, entassera le bois dans son large foyer, échauffé par un feu ardent ; présage heureux pour lui, les jeunes esclaves, nés dans la maison, se livreront à des jeux enfantins, et construiront des cabanes de branchages sous ses yeux. Nos prières seront exaucées. Voyez-vous comme les entrailles des victimes sont propices? comme les fibres, interprètes de la volonté des dieux, nous, promettent leur faveur? Apportez-moi un vin fumeux de Falerne, quelque bouteille qui date d'un de nos vieux consuls (1); rompez les liens d'un baril de Chio (2). Célébrons ce jour, la coupe en main : il n'y a pas de honte à s'arroser un jour de fête, et à errer d'un pied chancelant. Mais que chacun en buvant chante Messala; répétons, en son absence, son nom à chaque mot. Messala, célèbre par vos triomphes sur les peuples de l'Aquitaine; vous, dont les victoires ajoutent encore à la gloire de vos aïeux à la longue chevelure, venez, et que votre présence m'inspire, tandis que dans mes vers je paie la dette de la reconnaissance aux divinités protectrices du laboureur. Je chante les campagnes et leurs dieux dont les leçons ont fait perdre à l'homme l'habitude d'assouvir sa faim avec le gland. Ils lui enseignèrent les premiers à rapprocher des solives, et à couvrir d'un feuillage verdoyant une étroite cabane. Ce sont eux encore, dit-on, qui plièrent le boeuf à l'esclavage, et qui placèrent un char rustique sur ses roues. Alors on renonça aux alimens sauvages, le pommier fut planté, une eau abondante rafraîchit les jardins et les fertilisa : alors la grappe dorée, pressée sous le pied, donna sa liqueur, dont le mélange de l'eau permit d'user sans craindre l'ivresse. Les campagnes produisent les moissons ; pendant les chaleurs brûlantes de la Canicule, la terre se dépouille chaque année de sa blonde chevelure. C'est à la campagne qu'au printemps l'abeille amasse dans sa ruche le suc des fleurs, attentive à remplir ses rayons d'un doux miel. Le laboureur est le premier qui, fatigué de ses continuels travaux, ait assujéti à une mesure des airs rustiques, et modulé sur le chalumeau un air destiné à être répété un jour de fête devant les dieux. Le laboureur, la figure rougie de minium, essaya le premier, en ton honneur, ô Bacchus! des danses sans art. On arrachait d'une riche bergerie, pour l'offrir à ce dieu, le souverain du troupeau, le bouc, mémorable victime. C'est à la campagne qu'un enfant cueillit pour la première fois les fleurs du printemps pour en faire une couronne qu'il plaça sur la tête de l'antique dieu Lare. C'est à la campagne encore que, pour fournir de l'occupation aux jeunes filles, la brebis porte une molle et brillante toison; c'est là la matière des travaux des femmes; c'est là l'origine de la tâche journalière de la quenouille, et du fuseau qui tourne sous les doigts ; de la toile, qu'une infatigable ménagère, émule de Minerve, tisse en chantant, et en faisant résonner la navette sur le métier. L'Amour lui-même naquit, dit-on, au milieu des troupeaux de boeufs et de brebis, au milieu des cavales indomptées; c'est là que, d'une main mal aguerrie, il essaya son arc : mais, hélas ! qu'il a bien profité depuis ! Ce ne sont plus les troupeaux qu'il attaque comme auparavant; il aime à percer le coeur des jeunes filles, à dompter l'audace des hommes. C'est lui qui ravit au jeune homme ses richesses, qui arrache à un vieillard, devant la porte d'une cruelle, des paroles dont il devrait rougir. C'est sous sa conduite qu'une jeune beauté passe furtivement à travers ses gardiens endormis, et seule, au milieu des ténèbres, va trouver son amant, en portant un pied en avant pour essayer le chemin, et que, le coeur palpitant de crainte, elle reconnaît sa route le bras étendu. Hélas! malheur à ceux que ce dieu presse trop vivement. Mais mille fois heureux le mortel à qui l'Amour paisible sourit avec douceur. Enfant divin, assiste à cette fête solennelle; mais dépose tes flèches, cache loin d'ici tes torches ardentes. Et vous, chantez ce dieu; invoquez-le pour vos troupeaux; pour, vos troupeaux à haute voix; mais que chacun l'invoque pour soi-même en secret, ou même encore à haute voix. On entend le bruit de la foule joyeuse, et le son de la flûte phrygienne : livrezvous aux plaisirs. Déjà la Nuit attelé ses coursiers, et la troupe folâtre des astres suit en dansant le char de leur mère. Par derrière, vient le Sommeil, étendantses ailes sombres, et enfin les Songes vaporeux, d'un pied mal affermi.

(1) Chez les Romains, on écrivait sur les bouteilles le nom du consul en charge, à l'époque où l'on y mettait le vin. Il en résultait que, quand le vin était d'une qualité remarquable, on le désignait par
le nom du consul; ainsi l'on disait vinum Opimianum, vin d'Opimius, comme on dit chez nous : le vin de la Comète. On laissait alors les vins vieillir jusqu'à l'excès; Pline en cite qui avaient jusqu'à deux cents ans.

(2) Pline nous apprend que les vins d'outremer les plus estimés chez les Romains, étaient ceux de Tasos et de Chio, et parmi ceux de Chio, le vin Arvisien. Au temps de Jules César, les vins grecs étaient si chers, qu'on n'en servait qu'un verre par repas.

ÉLÉGIE II.

Faisons entendre des paroles d'heureux augure : c'est aujourd'hui l'anniversaire de la naissance de Sulpicie ; vous tous qui êtes au pied de cet autel, hommes ou femmes, appelez la faveur des dieux. Qu'un encens pieux brûle dans le foyer, qu'on y brûle les parfums que nous envoie l'opulente et voluptueuse Arabie. Que le Génie protecteur vienne lui-même, la chevelure ceinte de guirlandes de fleurs, assister aux honneurs qu'on lui rend. Que l'essence la plus pure découle de ses tempes, qu'il se rassasie de gâteaux miellés, et s'arrose largement de vin. Puisse-t-il aussi, Cérinthe , exaucer tous vos voeux. Le voilà, qu'attendez-vous? il vous exaucera, adressez-lui vos prières. Je le prévois, vous lui demanderez que votre épouse vous garde un amour fidèle; c'est un souhait que sans doute les dieux eux-mêmes connaissent déjà. Sa constance, à vos yeux, est préférable à tout ce que l'infatigable laboureur, aidé du boeuf robuste, cultive de terres dans l'univers entier, à tout ce que l'heureux Indien recueille de perles au sein de la mer Rouge. Vos voeux sont entendus. Voyez-vous l'Amour arriver en agitant ses ailes, et apporter, pour enchaîner vos coeurs, des liens dorés, des liens qui conserveront toute leur force jusque dans l'âge où la vieillesse paresseuse amène les rides et blanchit les cheveux. Puisse cet anniversaire vous retrouver tous deux, dans vos vieux ans, entourés d'une nombreuse postérité, et, vous, puissiez-vous, Cérinthe, voir une troupe de jeunes enfans jouer à vos pieds!

ÉLÉGIE III.

Leschamps et les hameaux possèdent ma maîtresse; hélas! il faut avoir un coeur de fer pour rester à la ville. Vénus elle-même est allée déjà fixer son séjour au milieu des joyeuses campagnes, et l'Amour apprend le rustique langage du laboureur. Ah! pour voir celle que j'adore, j'aurais le courage de retourner un sol épais avec un pesant hoyau ; à la manière du laboureur, je suivrais la charrue, le dos courbé, tandis que le boeuf mutilé remue la terre destinée à recevoir les semences. Sans faire entendre la moindre plainte, je sentirais le soleil brûler mes membres délicats; je verrais la pustule, en se rompant, déchirer mes tendres mains. Le bel Apollon lui-même fit paître les troupeaux d'Admète. La lyre du dieu, sa longue chevelure lui furent inutiles. Les maux de son coeur résistèrent à la vertu des simples. Toutes les ressources de l'art de guérir échouèrent contre la puissance de l'Amour. Ce dieu lui-même, chaque jour, faisait sortir les génisses de l'étable, et, après les avoir fait paître, les menait s'abreuver aux ruisseaux. Il tressait l'éclisse légère d'un jonc flexible dont les noeuds ne laissaient qu'un étroit passage au lait clair. 0 combien de fois, tandis que le dieu portait un veau à travers les champs, sa soeur rougit, dit-on, de le rencontrer! Combien de fois, tandis qu'il chantait au fond d'une vallée, les génisses osèrent interrompre par leurs mugissemens ses doctes chansons! Souvent les rois, dans des temps d'alarme, vinrent consulter les oracles, et la foule sortit des temples sans avoir reçu de réponse. Souvent Latone vit avec douleur le désordre de ces cheveux sacrés qu'auparavant elle avait admirés elle-même. Dans cette tête sans parure, dans ces cheveux épars, on chercherait vainement la chevelure d'Apollon. Apollon, as-tu donc oublié ta chère Délos? Delphes est-elle pour toi sans attraits? Sans doute c'est l'Amour qui te réduit à habiter une humble chaumière. Siècle heureux où les dieux s'avouaient, dit-on, les esclaves de Vénus sans rougir! Cet amour n'est plus maintenant qu'une fable; mais celui qui n'a des pensées que pour sa maîtresse, aime mieux n'être qu'une fable qu'un dieu sans amour. Mais toi, qui que tu sois, à qui l'Amour commande d'un front sévère, établis ton camp dans ma propre demeure. Ce n'est point Vénus, mais la Rapine que célèbre ce siècle de fer. Cependant la rapine, a causé une foule de maux. C'est elle qui a enfanté la discorde et mis à de farouches combattans le glaive en main. C'est elle qui a fait couler le sang, qui a produit le meurtre et accéléré la mort. C'est la Rapine qui força le pirate à errer sur les mers, à travers mille dangers, après avoir armé d'un éperon guerrier sa barque incertaine. Le déprédateur veut d'immenses domaines pour faire paître d'innombrables brebis. Il aime les pierres étrangères, le tumulte de la ville. Mille couples de robustes taureaux traînent pour lui une pesante colonne. Il dompte la mer en l'enfermant dans des jetées, afin que le poisson, tranquille dans ses viviers, puisse mépriser les menaces de la tempête. Quant à moi, pourvu que la gaîté prolonge mes festins, je me contenterai de coupes,de Samos, ou de terre de dîmes arrondie sous la roue du potier. Mais hélas ! la richesse, je le vois, plaît aux jeunes filles. Puisque Vénus aime l'opulence, je veux me livrer à la rapine, pour que ma Némésis nage dans le luxe, et qu'en marchant à travers la ville, elle attire tous les regards par la magnificence de mes dons. Qu'elle porte de ces fins tissus où une femme de Cos entremêle l'or à la soie. Qu'elle ait pour cortège une troupe de ces noirs Indiens dont le teint est brûlé par les feux que le soleil leur lance de trop près. Que l'Afrique et Tyr lui offrent à l'envi leurs plus brillantes couleurs. Ce que je dis est connu : celui qui règne sur elle aujourd'hui, est un vil esclave étranger qui s'est vu plus d'une fois exposé en vente sur une place publique, les pieds blanchis de craie. Mais toi, cruelle Cérès, qui as emmené Némésis de la ville, puisse la terre infidèle ne point te rendre tes semences ! Et toi, jeune Bacchus, qui as planté la vigne aux doux fruits, laisse là aussi tes cuves maudites. Tu ne peux tenir impunément la beauté cachée au fond des tristes campagnes; ce serait nous faire payer ta liqueur trop cher. Adieu pour jamais aux moissons, plutôt que de voir les jeunes filles reléguées aux champs. Que le gland nous serve de nourriture; et, comme au vieux temps, n'ayons que de l'eau pour boisson. Le gland était la nourriture des anciens : mais ils aimaient en tous lieux, en tous temps. Que perdaient-ils à n'avoir point de sillons ensemencés? Favorable à ceux, qui ressentaient le souffle de l'Amour, Vénus leur fournissait sans mystère des plaisirs faciles sous l'ombrage des vallées. Alors point de gardiens, point de portes pour exclure l'amant affligé. Ah! si les destins le permettent, reviens, antique coutume; périssent les lois d'une parure étudiée, et qu'une peau hérissée nous serve de vêtement. Si l'on tient ma maîtresse enfermée; si je ne puis la voir que rarement, dans mon malheur, à quoi me servent les robes traînantes? Que l'on m'emmène : si ma maîtresse l'ordonne, je sillonnerai la terre, je ne me refuse ni aux lien ni aux coups.

ÉLÉGIE IV.

Je trouve ici l'esclavage, et le joug d'une maîtresse tout prêt: adieu donc, liberté de mes pères. Mais il est bien dur l'esclavage qu'on m'impose, je suis chargé de chaînes ; et, malheureux que je suis! jamais l'Amour n'allège mes liens. De quoi suis-je donc coupable? quel crime ai-je commis, pour brûler ainsi? oui, je brûle, beauté cruelle; éloigne tes torches. Ah! plutôt que de ressentir de pareilles douleurs, j'aimerais mieux n'être qu'une pierre sur des montagnes couvertes de glaces, qu'une roche exposée à la fureur des vents, et battue par les flots amoncelés d'une mer féconde en naufrages. Le jour m'est amer, l'ombre de la nuit plus amère encore. Mon triste coeur est abreuvé de fiel; et mes vers, et Apollon, qui m'inspire, me sont inutiles; c'est de l'or que sans cesse demande la main de Némésis. Adieu, Muses, puisque vous ne pouvez rien pour un amant; si je vous honore, ce n'est point pour chanter les combats : je ne décris point la route du Soleil : je ne dis pas comment lorsqu'elle a complété son disque, la Lune fait rebrousser ses coursiers. Je veux que la poésie m'ouvre un facile accès auprès de ma maîtresse. Adieu, Muses, encore une fois, si la poésie est sans pouvoir. Il faut que j'aie recours au meurtre et au crime pour me procurer de quoi donner, afin de ne pas devenir un objet de pitié, étendu devant une porte fermée. Il faut que je ravisse les offrandes suspendues aux murs sacrés des temples; mais c'est sur Vénus que doivent tomber mes premiers coups. C'est elle qui conseille le crime, et qui me donne une maîtresse avide: qu'elle sente ma main sacrilège. Ah! périsse quiconque recueille les vertes émeraudes, et teint une blanche toison avec la pourpre de Tyr. C'est lui qui irrite l'avarice des jeunes filles, ce sont les tissus de Cos, et la brillante coquille de la mer Rouge (1). Voilà ce qui les a rendues coupables. Les portes sentirent la clef, et le chien commença à veiller sur le seuil. Mais apportez-vous une somme pesante, les gardiens sont vaincus; les verroux tombent, et le chien lui-même se tait. Hélas! que de maux celui des dieux qui a fait don de la beauté à une avare, a joints à un bien si précieux! c'est là l'origine des pleurs et des querelles bruyantes ; c'est là ce qui a fait de l'Amour un dieu infâme. flots amoncelés d'une mer féconde en naufrages. Le jour m'est amer, l'ombre de la nuit plus amère encore. Mon triste coeur est abreuvé de fiel; et mes vers, et Apollon, qui m'inspire, me sont inutiles; c'est de l'or que sans cesse demande la main de Némésis. Adieu, Muses, puisque vous ne pouvez rien pour un amant; si je vous honore, ce n'est point pour chanter les combats : je ne décris point la route du Soleil : je ne dis pas comment lorsqu'elle a complété son disque, la Lune fait rebrousser ses coursiers. Je veux que la poésie m'ouvre un facile accès auprès de ma maîtresse. Adieu, Muses, encore une fois, si la poésie est sans pouvoir. Il faut que j'aie recours au meurtre et au crime pour me procurer de quoi donner, afin de ne pas devenir un objet de pitié, étendu devant une porte fermée. Il faut que je ravisse les offrandes suspendues aux murs sacrés des temples; mais c'est sur Vénus que doivent tomber mes premiers coups. C'est elle qui conseille le crime, et qui me donne une maîtresse avide: qu'elle sente ma main sacrilège. Ah! périsse quiconque recueille les vertes émeraudes, et teint une blanche toison avec la pourpre de Tyr. C'est lui qui irrite l'avarice des jeunes filles, ce sont les tissus de Cos, et la brillante coquille de la mer Rouge. Voilà ce qui les a rendues coupables. Les portes sentirent la clef, et le chien commença à veiller sur le seuil. Mais apportezvous une somme pesante, les gardiens sont vaincus; les verroux tombent, et le chien lui-même se tait. Hélas! que de maux celui des dieux qui a fait don de la beauté à une avare, a joints à un bien si précieux! c'est là l'origine des pleurs et des querelles bruyantes ; c'est là ce qui a fait de l'Amour un dieu infâme. Mais toi, qui fermes ta porte à l'amant qui n'a point assez d'or, puisses-tu voir tes richesses devenir la proie du vent et du feu : que la jeunesse contemple avec joie l'incendie ; que personne ne s'empresse de verser de l'eau sur la flamme. Quand la mort viendra te frapper , que nul ne te donne une larme, n'apporte à tes funérailles l'offrande de la douleur. Celle, au contraire , qui se sera montrée bonne, ennemie de l'avarice, eût-elle vécu cent ans, on la pleurera au pied du bûcher allumé. Quelque vieillard, par respect pour l'objet de ses anciennes amours, viendra, chaque année, suspendre des guirlandes au tombeau qu'il lui aura élevé. En s'éloignant, il dira. : « Puisse ton repos être calme et paisible ; sois sans crainte, et que la terre soit légère à tes restes. » C'est la vérité que j'annonce; mais que me sert la vérité? mon amour doit subir la condition que l'avare m'impose. M'ordonne-t-elle de vendre la demeure de mes aïeux ; recevez un uouveau maître, qu'on vous mette à l'encan, Lares de mes pères. Tout ce que Circé, tout ce que Médée a de poisons; tout ce que la Thessalie produit d'herbes magiques; l'hippomane qui, dans la saison où Vénus souffle l'amour aux troupeaux indomptés, coule des flancs de la cavale pressée de désirs : pour obtenir de Némésis un doux regard, je suis prêt à tout boire , dût-elle préparer encore mille autres breuvages.

(1) C'est de l'Orient, comme on sait, que viennent les perles les plus belles. Les Romains en poussaient le goût jusqu'à la fureur. « Les femmes, dit Pline, se font une gloire d'en suspendre à leurs doigts, d'en attacher deux, et même trois à leurs oreilles. Déjà même les moins riches affectent ces fastueux ornemens. Bien plus, elles en garnissent, non seulement les cordons de leur chaussure, mais leur chaussure tout entière; car aujourd'hui ce n'est plus assez de porter sur soi ces objets précieux, il faut qu'on les foule aux pieds, qu'on marche sur les perles. (Hist. Nat., liv. ix.)

ÉLÉGIE V.

Apollon, sois-moi favorable : un nouveau prêtre fait son entrée dans ton temple (1), viens avec ta lyre et tes vers. Fais, en ce jour, je t'en conjure, résonner sous tes doigts tes cordes harmonieuses ; donne à ta voix l'accent de la louange. Les tempes couronnées du laurier triomphal, viens, pendant que l'on charge de dons tes autels, assister aux sacrifices qui te sont offerts; mais viens avec tout l'éclat de la parure et de la beauté. Revêts- toi de ta robe de fête; peigne avec soin ta longue chevelure; montre-toi tel qu'au jour où, dit-on, après la défaite de Saturne, tu chantas la victoire de Jupiter. Ton oeil plonge de loin dans l'avenir. Consacré à ton culte, l'augure connaît la volonté du destin par le chant prophétique de l'oiseau. C'est toi qui règles les sorts ; par toi l'aruspice comprend les signes imprimés par un dieu dans des entrailles palpitantes. Grâce à toi, les Romains ne furent jamais trompés par la Sibylle, qui révéla en vers de six pieds les ordres secrets du destin.
Apollon, permets au fils de Messala de porter la main aux livres sacrés de la prêtresse, et daigne toi-même, je t'en conjure lui apprendre ce qu'elle annonce. C'est elle qui parla à Énée lorsqu'il eut, dit-on emporté son père et ses pénates. Il était loin de s'attendre qu'il y aurait une Rome lorsque, le coeur en proie à la douleur, du milieu de la mer, il reportait ses regards sur Ilion et sur ses temples en flammes. Romulus n'avait point encore jeté les fondemens de la ville étemelle, dont Remus ne devait point partager le séjour. Les génisses alors paissaient l'herbe où s'élèvent aujourd'hui des palais, et d'humbles chaumières couvraient la place qu'occupe le temple de Jupiter. Arrosé de lait, le dieu Pan faisait sa résidence sous l'ombrage d'un chêne, auprès d'une Pales en bois, façonnée avec un fer rustique. On y voyait suspendue à un arbre l'offrande votive d'un berger nomade : c'était une flûte sonore, consacrée au dieu champêtre, une flûte formée d'un rang de roseaux qui vont en décroissant et dont les tubes, de plus courts en plus courts, sont unis par la cire. Aux lieux où se déploie le quartier du Vélabre (2), une légère nacelle fendait les eaux d'un marais. Cette onde souvent porta dans un jour de fête la bergère jalouse de plaire au maître d'un riche troupeau, auprès de son jeune amant. Avec elle, elle ramenait les doux trésors de la campagne, le fromage (3), et l'agneau, dont la blancheur efface celle de sa mère. «Infatigable Énée, lui dit-elle, frère de l'Amour ailé, toi dont les vaisseaux fugitifs portent les dieux de Troie, dès aujourd'hui Jupiter t'assigne les champs de Laurente; dès aujourd'hui une terre hospitalière appelle tes pénates errans. Tu y seras l'objet d'un culte pieux, et honoré sous le nom de dieu indigète, lorsque, des bords sacrés du Numicus, tu seras allé prendre place aux cieux. Voilà la Victoire qui voltige au dessus de tes vaisseaux fatigués, et une déesse superbe sourit enfin aux Troyens. Déjà luit à ma vue l'incendie du camp des Rutules. Je te prédis la mort qui t'attend, barbare Turnus. Mes yeux découvrent la forteresse de Laurente, les murailles de Lavinium, et Albe la Longue, fondée par Ascagne. En ce moment aussi, prêtresse qui dois plaire à Mars., je te vois abandonner le foyer deVesta; je vois ton union furtive, tes bandelettes sacrées à terre, et les armes du dieu amoureux laissées sur la rive. Taureaux, paissez maintenant l'herbe des sept montagnes, tandis que vous le pouvez : ces lieux sont destinés à l'emplacement d'une grande ville. Rome, les destins t'appellent à régner sur la terre , sur cette immense étendue de champs que Cérès contemple du haut des cieux, sur les vastes contrées qui voient naître le jour, sur les ondes mobiles où le Soleil va baigner ses coursiers haletans.Troie s'étonnera d'elle-même, et se dira qu'un si long voyage ne lui a point été contraire. C'est la vérité que je t'annonce : puisse-je, toujours pure, me nourrir de lauriers sacrés (4),et garder une éternelle virginité !» Telles furent ses paroles, prophétiques, ensuite elle t'invoqua, divin Apollon, et agita sa chevelure éparse sur son front. Prends soin d'apprendre encore à Messalinus tout ce qu'a dit Amalthée, tout ce qu'ont dit Marpésia et ta chère Hérophile; fais-lui connaître les oracles sacrés que Tiburs porta, s'il faut en croire la tradition, à travers l'Anio, sans que les eaux en aient mouillé l'empreinte. Toutes ces sibylles avaient annoncé une, comète, sinistre présage de guerre, et une pluie abondante de pierres. On dit encore qu'un son de trompettes, un cliquetis d'armes dans le ciel, et dans les bois sacrés des bruits mystérieux furent des signes précurseurs de désastres. On vit le Soleil lui-même privé d'une partie de sa lumière atteler au milieu des nuages, une année entière, ses coursiers pâlissans. On vit les statues des dieux répandre des larmes, et, pour annoncer les décrets du destin, les taureaux empruntèrent la voix humaine. Ces présages regardaient des évènemens maintenant accomplis; mais daigne enfin, Apollon, nous être propice, et engloutir sous les eaux indomptées les prodiges funestes; que le pétillement favorable du laurier dans la flamme sacrée nous annonce une année heureuse. Oui, le laurier est propice, laboureurs, livrez-vous à la joie : les greniers seront trop étroits pour contenir les dons de Cérès. Tandis que le vendangeur, barbouillé de vin doux, foulera du pied les raisins, les tonneaux et les cuves profondes ne suffiront plus. Le berger, la coupe en main, célébrera la fête de Pales, sa patrone; loups, en ce jour, éloiguez-vous des bergeries. Egayé par le vin, il allumera solennellement des monceaux de paille légère, et franchira d'un saut la flamme sacrée. Sa femme lui donnera un nouveau gage de son amour, et l'enfant, en saisissant les oreilles de son père, lui ravira de doux baisers ; l'aïeul ne craindra point de veiller sur le berceau de son petit-fils, ni de mêler au bégayement de l'enfance celui de la vieillesse. Sacrifiant au dieu, les jeunes gens s'étendront sur l'herbe à l'ombre d'un arbre antique, ou bien, de leurs vêtemens, ils se feront contre le soleil des abris auxquels ils suspendront des guirlandes : devant eux sera placée la coupe, couronnée de fleurs. Chacun fera bonne chère, et élèvera pour la fête une table de gazon, qu'un banc de gazon entourera. L'amant, dans l'ivresse, accablera sa maîtresse d'injures, que bientôt il regrettera d'avoir proférées. Lorsque les fumées du vin seront dissipées, il pleurera d'avoir été cruel pour celle qu'il aime, et protestera qu'il avait l'esprit égaré. Ne t'offense point de ma prière, Apollon; mais périssent les arcs et les flèches, et que l'Amour erre désarmé sur la terre. C'était un. art utile que celui que tu exerces; mais depuis que l'Amour s'est arrogé l'usage de ces armes, de combien, hélas ! cet art n'a-t-il pas fait le malheur! il a fait le mien surtout. Depuis un an, je languis blessé, et je nourris mon mal, tant je me complais dans ma douleur elle-même. Déjà à peine ai-je la force de chanter Némésis, et, sans elle, mon vers ne peut trouver ni parole, ni mesure. Mais toi, je t'en préviens, les poètes sont sous la protection des dieux, jeune fille, respecte en moi un caractère sacré : que je puisse chanter les louanges de Messalin, lorsqu'une branche de laurier à la main, il verra porter devant lui les images des villes vaincues, prix de ses conquêtes, et que, couronné de laurier champêtre, le soldat répétera à haute voix : « Triomphe, triomphe.» Que la joie de mon cher Messala soit pour la foule un spectacle touchant, quand elle le verra applaudir, sur le passage du char triomphal de son fils. Apollon, exauce mes voeux! puisse ta chevelure être toujours longue! puisse ta soeur garder éternellement sa virginité!

(1) Ce nouveau prêtre est Messalin, fils de Messala, qui venait d'être admis dans le collège des quindécemvirs préposés à la garde des livres Sibyllins. Le nombre de ces gardiens n'avait été que de deux sous Tarquin et les rois ses successeurs ; mais, sous la république, il fut d'abord porté à dix, puis enfin à quinze. Cet emploi était à vie, et l'exemption de toutes les charges civiles et militaires y était attachée.

(2) Le Vélabre était primitivement une plaine située entre le Capitole, le mont Palatin et l'Aventin. Les débordemens du Tibre en avaient fait une espèce de marais ou d'étang que l'on était obligé de traverser en nacelle, pour aller d'une de ces collines à l'autre. De là le nom de Velabrum qu'on lui donna. Plus tard, ces marais furent desséchés, et l'on en fit un des plus brillans quartiers de Rome. Horace en parle comme d'un de ceux où se trouvait tout ce qui contribue aux jouissances de la vie sensuelle.

(3) Le fromage du Vélabre, après la transformation de ce quartier, conserva sa réputation ; il était même passé en proverbe. Il se faisait avec du lait de chèvre, et s'exposait à la fumée (PLINE, Hist. Nat., liv. xi, ch. 42).

(4) C'est à-dire continuer de lire dans l'avenir. Les anciens croyaient que la feuille du laurier procurait des songes prophétiques.

ÉLÉGIE VI.

Macer (1) va rejoindre les armées , que deviendra le tendre Amour? L'accompagnera-t-il, les épaules courbées sous le poids.de ses armes? Voudra-t-il, soit que le héros se rende par terre dans des contrées lointaines, soit qu'il affronte les mers orageuses, être sans cesse à ses côtés, le fer en main? Jeune homme, punis-le d'avoir été assez cruel pour abandonner le repos que tu chéris, et ramène un transfuge sous tes drapeaux. Si tu épargnes les guerriers, Tibulle veut se faire guerrier lui-même, et aller puiser dans son casque une onde limpide. Je vole dans les camps; adieu Vénus, adieu les jeunes filles : j'ai de la vigueur, et j'aime les accens de la trompette. Voilà de superbes paroles; mais tous ces grands mots, toutes ces fanfaronnades échouent contre une porte fermée. Combien de fois j'ai juré de ne jamais y revenir, et malgré mes sermens, mes pas m'y ramènent. Cruel Amour, puissé-je voir tes flèches brisées, tes torches éteintes! Tu tourmentes un malheureux, tu me réduis à faire contre moi-même mille imprécations, à tenir, dans l'égarement de mon esprit, un affreux langage ; déjà j'eusse mis de ma propre main un terme à mes maux, sans la crédule espérance qui réchauffe ma vie, et me montre toujours un meilleur lendemain. C'est l'espérance qui nourrit le laboureur ; c'est elle qui confie la semence aux sillons, pour que la terre la rende avec usure. C'est l'espérance qui tend des lacets à l'oiseau ; c'est elle qui, la ligne en main, présente à l'habitant des eaux le subtil hameçon caché sous l'appât. C'est elle encore qui console l'esclave chargé de fers : il traîne aux pieds une chaîne bruyante; mais il chante en dépit de sa peine. L'espérance me montre Némésis indulgente ; mais Némésis la dément. Cruelle jeune fille, ne va pas, pour mon malheur, triompher de la déesse. Epargne-moi, je t'en conjure au nom des mânes de ta soeur, enlevée par une mort prématurée. Puisse cette tendre enfant jouir d'un doux repos, et trouver la terre légère! Elle est sacrée pour moi ; j'irai déposer sur son tombeau des dons funèbres et des bouquets de fleurs arrosées de mes larmes. Je me réfugierai près de sa tombe, j'y resterai dans une posture suppliante ; j'adresserai mes plaintes à une cendre muette. Elle ne permettra pas que tu condamnes celui qui l'implore à des pleurs éternels ; et quand sa voix se sera fait entendre, ne te montre point inexorable; autrement ses mânes offensés t'enverraient des songes funestes. Durant ton sommeil, tu verrais ta soeur affligée, debout devant ton lit, telle qu'au jour où, tombée d'une fenêtre élevée, elle descendit ensanglantée sur les bords des lacs infernaux. Mais je m'arrête; je ne veux point réveiller dans le coeur de ma maîtresse d'amers regrets. Je ne vaux pas assez pour lui coûter une seule larme. Est-elle coupable pour que j'aille lui arracher des pleurs qui souilleraient ses yeux éloquens? C'est une vile séductrice qui m'est contraire ; la jeune fille elle-même est pleine de bonté. C'est l'infâme Phryné qui m'écarte; elle porte et rapporte en secret, dans son sein, des messages d'amour. Souvent, au moment même où de la porte sourde à mes plaintes j'entends la douce voix de ma maîtresse, elle soutient qu'elle est absente. Souvent, quand la jeune fille m'a promis une nuit, elle m'annonce qu'elle est souffrante, ou que quelque menace l'effraie. Alors l'inquiétude me dévore; mon imagination égarée me montre un rival qui possède Némésis, et les différentes manières dont il la tient embrassée. Alors, infâme Phryné, j'appelle sur toi la colère des Furies : va, ta vie sera assez agitée, si les dieux daignent seulement exaucer la plus faible partie de mes voeux.

(1) Poète natif de Vérone, ami de Tibulle, de Virgile et d'Ovide. Il avait composé sur les oiseaux et les plantes vénéneuses un poème, dans lequel Quintilien (liv. x) trouve peu d'élévation. Il paraît que cet ouvrage est perdu, et que celui que nous avons sur le même sujet est d'un autre Macer, postérieur à Gallien.

LIVRE III.

ELEGIE I.

Nous voici à la fête des calendes du mois consacré à Mars, père des Romains ; là commençait l'année pour nos aïeux. En ce jour (1), selon l'usage, les dons de l'amitié circulent de tous côtés par la ville en grand appareil, et courent de rue en rue, de maison en maison. Muses, dites-moi quelle offrande je dois faire à celle qui, fidèle ou inconstante, sera toujours ma chère Néera. Les vers charment les belles, l'or charme les avares. Nééra mérite des vers, je lui dédierai les miens. Que le livre (2) aussi blanc que la neige soit revêtu d'une enveloppe couleur de safran; qu'auparavant la pierre-ponce en polisse l'éblouissante écorce. En tête de la feuille légère, qu'une lettre fasse connaître mon nom, et que les extrémités des deux fronts soient décorées de peintures. Voilà les ornemens avec lesquels doit se présenter mon ouvrage. Muses, qui m'avez inspiré ces vers, je vous en conjure par vous-mêmes, par les lauriers qui ombragent Castalie, par les sources de l'Hélicon, allez faire à Nééra l'hommage de mon livre dans tout son lustre. Qu'aucune couleur ne s'en détache. Sa réponse m'apprendra si je suis payé de retour, si son amour pour moi s'affaiblit, si je suis tout-à-fait banni de son coeur. Mais commencez par faire à la nymphe un long salut; puis ajoutez d'un ton soumis : « Voilà, chaste Nééra, le présent que vous envoie celui qui, autrefois votre amant, n'est plus que votre frère; quelque légère que soit son offrande, il vous prie de l'accepter; il jure que, maîtresse ou soeur, vous lui êtes plus chère que ses entrailles; mais soyez plutôt sa maîtresse ; l'espoir de vous donner ce nom ne l'abandonnera que sur les bords du pâle Achéron. »

(1) Aux calendes de mars, il se célébrait à Rome une fête appelée Matronalia, en commémoration du service qu'avaient rendu les femmes sous Romulus, en se jetant dans la mêlée pour séparer leurs pères et leurs époux, et en rétablissant la paix : les hommes étaient dans l'usage, ce jour-là, de faire des présens aux femmes. Cette coutume a quelque rapport avec nos étrennes, qui, pourtant, ne viennent pas de là; mais des strenae offrandes que dans les jours de fêtes, et particulièrement le premier jour de l'année, les cliens faisaient à leurs patrons, et quelquefois même les citoyens aux princes pour leur porter bonheur.

(2) Les anciens avaient des livres de forme carrée comme les nôtres; mais il est ici question d'un de ceux appelés volumina, et qui se roulaient sur un bâton auquel on donnait le nom d'umbilicus, parce que, quand le livre était roulé , il se trouvait au centre. Le livre lui-même était de parchemin, d'écorce ou de quelque autre substance flexible. On entendait par les fronts, les deux côtés de la partie supérieure du livre, l'un en dehors ; l'autre en dedans ; à chaque bout des fronts, ou de l'umbilicus, s'ajustaient des ornemens en bois décorés de peintures, ou en or, ou bien encore en ivoire, etc. : c'est ce qu'on appelait cornua.

ÉLÉGIE II.

Le premier qui ravit à l'amant sa maîtresse, à la jeune fille son amant, avait un coeur d'acier. Il était bien insensible aussi celui qui put supporter une pareille douleur, et survivre à l'enlèvement de son épouse. Je n'ai point ce courage : une telle constance est au dessus de mes forces. La douleur brise les coeurs les plus fermes. Je ne rougis pas de dire la vérité, ni d'avouer les ennuis dont tant de maux ont abreuvé mes jours. Ainsi quand je ne serai plus qu'une ombre légère, quand mes blancs ossemens seront, couverts de noires étincelles, que Nééra en deuil, et la longue chevelure en désordre, vienne verser des larmes au pied du bûcher. Puisse sa mère chérie l'accompagner : que l'une pleure un gendre, et l'autre un époux; qu'elles saluent mes mânes, appellent mon âme dans leurs prières, et plongent leurs mains pieuses dans une onde pure; qu'elles recueillent la seule partie qui restera de ma personne, mes blancs ossemens, dans leur robe noire; qu'elles commencent par les arroser d'un vin vieux, et répandent ensuite dessus un lait blanc comme la neige; enfin, qu'elles les pressent dans des voiles de lin, et, une fois séchés, qu'elles les déposent sous le marbre. Puissent, en ce jour, les parfums de la riche Panchaie, ceux de l'Arabe qui voit le lever de l'aurore, puissent les essences onctueuses de l'Assyrie se mêler aux larmes données à ma mémoire. Voilà la sépulture que je désire pour mes restes. Je voudrais encore qu'une inscription fît connaître la cause de ma mort, et que ces .mots fussent gravés sur la partie de mon tombeau exposée aux regards : Ici REPOSE LTGDAME; SA DOULEUR, LE DÉSESPOIR OU L'A JETÉ L'ENLÈVEMENT DE SON ÉPOUSE, ONT CAUSÉ SON TRÉPAS.

ELEGIE III.

Que me sert, Neéra, d'avoir fatigué le ciel de mes voeux? d'avoir joint à mes nombreuses prières un religieux encens? Je ne demandais point à marcher sur le marbre, à habiter une demeure éclatante qui me fît un nom et m'attirât les regards. Je ne demandais point que mes charrues retournassent un grand nombre d'arpens, et que la terre libérale me prodiguât ses moissons. Mon unique désir était de passer de longues années près de toi, au sein du bonheur, et de rendre, dans un âge avancé, mon dernier soupir entre tes bras, lorsqu'arrivé au terme de la carrière de la vie, il me faudra entrer nu dans la barque du Léthé. A quoi me servirait de posséder des monceaux d'or, et que mille boeufs sillonnassent pour moi un sol fertile? A quoi me servirait un palais supporté par des colonnes en marbre de Phrygie ,de Ténare (1) ou de Caryste (2) ; d'avoir dans ma maison des parcs à l'imitation des bois sacrés, des poutres revêtues d'or massif, et un pavé de marbre? De quel prix sont pour moi les coquillages qui se recueillent sur les rivages de la mer Rouge, la laine teinte avec la pourpre de Sidon, et tout ce qui fait l'admiration du peuple? Ce sont autant d'aiguillons pour l'envie : souvent le vulgaire place mal ses affections. Ce ne sont pas les richesses qui allègent les chagrins et les maux de l'âme. La fortune soumet tout à sa loi. Neéra, près de toi je trouverais la pauvreté pleine de charmes, et sans toi, je ne voudrais pas des libéralités des rois. Qu'il sera beau le jour qui te rendra à ma tendresse! Jour trois et quatre fois heureux ! Ah ! si l'Amour, irrité, allait fermer l'oreille aux voeux que je fais pour le retour de ma chère Neéra! Je ne désire ni des royaumes, ni l'or que roule le Pactole, ni les richesses que renferme le monde. Je laisse ces voeux à d'autres; je n'aspire qu'à pouvoir, au sein de la médiocrité, jouir sans crainte de l'amour d'une épouse chérie. Sois moi propice, fille de Saturne; daigne exaucer mes voeux timides; daigne aussi, Vénus, les exaucer, de la conque sur laquelle tu es portée (3). Mais si le retour de Neéra m'est refusé par les destins, par les soeurs au front sévère qui filent la trame de nos jours, et fixent à jamais l'avenir, que le dieu insatiable qui règne au centre des ondes paresseuses de l'Orcus m'appelle sur les bords de ses fleuves immenses et de ses noirs marais.

(1) Aujourd'hui le cap Matapan, promontoire du Péloponnèse, célèbre dans la Fable. Il s'y trouvait une profonde caverne par laquelle on croyait qu'Hercule était sorti des enfers trainant derrière lui le chien Cerbère. C'est encore près de ce promontoire qu'avait abordé, disait-on, à son retour de la Grande Grèce, Arion, porté sur un dauphin. Une statue de bronze, placée dans le temple consacré à Neptune, au sommet de la montagne, rappelait la conservation miraculeuse de ce musicien célèbre. Dans les flancs du Ténare, on trouvait des marbres noirs fort estimés.

(2) Il y avait plusieurs villes de ce nom : celle dont il est question ici était dans l'île d'Eubée. Dans les environs se trouvaient des carrières de marbre vert-de-mer fort recherché.

(3) On se rappelle la fable de Vénus, qui, au sortir des ondes, où elle avait pris naissance, alla aborder sur une conque à l'île de Cythère.

ÉLÉGIE IV.

Que les dieux détournent les funestes présages, et vous, puissiez-vous mentir, songes menaçans, qui, vers la fin de la nuit, avez troublé mon repos ! Loin d'ici, interprètes imposteurs ! emportez avec vous votre science imaginaire, et cessez de chercher dans un songe des signes certains. Les dieux nous donnent des avertissemens vrais : les fibres, messagères de l'avenir, parlent un langage véridique (1) au Toscan (2) qui les interroge. Mais les songes trompeurs se jouent des esprits pendant les ténèbres et remplissent les imaginations effrayées de fausses terreurs, et la race humaine, vouée à l'inquiétude, cherche à détourner les présages de la nuit par une pieuse offrande de froment et de sel. Mais, soit qu'il faille croire à la vérité des avertissemens du sommeil, ouïes accuser de mensonge, puisse Lucine (3) rendre vaines mes frayeurs nocturnes, et faire que j'aie redouté sans raison des maux que je n'ai point mérités ; car ma conscience ne me reproche aucun crime dont j'aie à rougir, et ma langue n'a offensé aucun des grands dieux par des paroles sacrilèges. Déjà la Nuit, sur son char d'ébène, avait mesuré sa carrière aérienne, et baigné ses coursiers dans l'azur de l'Océan ; le dieu qui console les esprits affligés ne m'avait pas encore assoupi : le sommeil n'entre point dans la demeure où règne l'inquiétude. Enfin, quand des portes de l'Orient Phébus eut montré son front, un tardif repos pesa sur mes paupières fatiguées. Alors, je crus voir un jeune homme, la tête couronnée d'un chaste laurier, mettre le pied sur ma porte. Jamais les âges passés ne virent rien de plus beau : ce n'était point le fils d'un mortel. Sa longue chevelure flottait sur son cou, et de sa tête couronnée de myrte tombait une rosée des plus doux parfums. Sa blancheur était celle de la Lune, fille de Latone, et l'éclat de la pourpre était répandu sur ses membres de neige. Ainsi, quand pour la première fois on conduit la chaste vierge entre les bras de son jeune époux, la pudeur colore ses tendres joues; ainsi la jeune fille, dans un bouquet, sait mêler le lis à l'amaranthe ; telle encore la pomme blanche rougit à l'automne. La longue robe qui enveloppait son corps charmant semblait se jouer sur ses talons; sa lyre harmonieuse, ouvrage d'un travail exquis, enrichi d'or et d'écaillé, pendait à son côté gauche. En entrant, il se met à la faire résonner sous son archet d'ivoire, et entonne des chants d'allégresse. Mais après ce prélude de l'instrument et de la voix, il ajouta ces tristes paroles d'un ton plaintif : Salut, objet de l'attention des dieux, car la chaste personne du poète est sous la protection de Phébus, de Bacchus et des Muses. Mais Bacchus, fils de Sémélé, et les doctes soeurs ne sauraient annoncer ce que doit amener l'instant qui suit. Pour moi, mon père m'a permis de lire dans les secrets du destin, et de connaître l'avenir. Apprends donc ce que j'ai à t'annoncer de certain, moi dieu du Cynthe (4), dont la bouche ne trompe jamais. II est une beauté plus chérie de toi que la fille ne l'est de sa mère, et l'épouse la plus jolie, de son époux amoureux. Pour elle, tu fatigues le ciel de tes voeux. Sa pensée te tourmente le jour, et quand le sommeil est venu t'envelopper de ses sombres voiles, son image, au sein de la nuit, se joue de ton esprit abusé. Tu l'as chantée dans tes vers, et cependant cette belle Neéra aime mieux appartenir à un autre. La parjure roule des pensées qui ne sont point pour toi, et déteste une chaste alliance. Race cruelle, sexe perfide! Périsse celle qui n'a pas craint de tromper un époux ! Mais tu pourras la fléchir, les femmes ont l'humeur si changeante. Tends vers elle des mains suppliantes. Le cruel Amour rend capable des plus laborieuses tentatives : il rend capable de supporter les coups. Moi-même autrefois je fis paître les blancs taureaux d'Admète : ce n'est pas une fable, un vain jeu de l'esprit. Alors je ne prenais plus aucun plaisir à tirer des sons de ma lyre et à les accompagner de ma voix; mais j'essayais des airs sur un chalumeau, moi fils de Latone et de Jupiter. Jeune homme, tu ne sais point ce que c'est que l'amour, si tu refuses de supporter les rigueurs d'une maîtresse, la cruauté d'une épouse. N'hésite donc point à recourir à la plainte pour la désarmer; la douce prière amollit les coeurs les plus durs. Si jamais oracle vrai est sorti de la bouche sacrée de mes prêtresses, va lui porter celui-ci en mon nom : Tibtille est l'époux que te promet Apollon lui-même; avec lui tu trouveras le bonheur; cesse d'en vouloir un autre. Il dit, et le sommeil paresseux s'écoula de mes veines. Ah ! puissé-je ne pas voir de tels maux ! je ne puis croire que tu aies formé des voeux contraires à tes voeux, et que ton coeur soit capable d'un tel crime; car tu n'as pas pris naissance dans les vastes abîmes de l'Océan, ni dans les entrailles de la Chimère dont l'horrible bouche lance des tourbillons de flammes. Le chien dont le dos est hérissé de serpens, Cerbère à la triple gueule et à la triple tête, Scylla qui a la figure d'une jeune fille, et dont la ceinture est formée de monstres aboyans, ne t'ont point donné le jour. Une lionne farouche ne t'a point porté dans ses fiancs; tu n'as pas vu la lumière dans la barbare contrée de la Scythie, sous l'horrible climat des Syrtes, mais dans le séjour de la douceur, d'où les cruels n'eussent point dû approcher. Ta mère est la plus sensible des femmes : tu as le plus aimable des pères. Puisse un dieu empêcher l'effet de ces songes cruels, et ordonner aux vents brûlans du Midi de les dissiper!

(1) Tous les Romains n'avaient pas une foi égale aux haruspices. Columelle les met sur la même ligne que les sorcières, et recommande aux laboureurs, pour lesquels il écrit, de leur fermer leurs portes.

(2) Les Toscans étaient tellement adonnés aux haruspices, que quelques auteurs, entre autres Denys d'Halicarnasse (Antiquités romaines), assurent que le mot Thusci n'est qu'une abréviation d'un mot greci. Quoi qu'il en soit de cette étymologie, c'est de l'Étrurie que ce genre de divination passa chez les Romains , et lorsque l'usage de consulter les entrailles des victimes eut été introduit à Rome, ce soin fut réservé à des Toscans.

(3) Lucine est la même que Junon; elle est invoquée ici comme déesse de la lumière : c'est en cette qualité qu'elle préside à l'enfantement ou à la naissance, et que , comme nous l'apprend Feslus au mot supercilia, elle a encore les sourcils sous, sa protection.

(4) Le Cynthe est une montagne de l'île de Délos, terre natale d'Apollon et de Diane.

ÉLÉGIE V.

Vous êtes maintenant aux eaux de l'Étrurie, ces eaux qu'il faut se garder de visiter pendant les ardeurs, de la Canicule, mais qui méritent la préférence sur les eaux sacrées de Baïes, aujourd'hui que le printemps vermeil amollit le sein de la terre. Pour moi, Proserpîne m'annonce l'approche de mon heure fatale : je suis jeune et pur de tout crime, déesse; épargne-moi. Je n'ai pas conçu la téméraire pensée de révéler les mystères d'une auguste déesse, ces mystères que ne doit souiller la présence d'aucun homme; ma main n'a point mêlé des sucs mortels, ni présenté les noirs poisons. Je n'ai point lancé sur les temples des torches sacrilèges, et le souvenir d'un crime ne trouble point la paix de mon coeur. Jamais le désespoir de trouver les dieux contraires à mes désirs n'a égaré ma langue et arraché à ma bouche de blasphèmes contre le ciel. Les cheveux blancs n'ont point encore déshonoré ma tête ; la vieillesse au dos courbé, et à la marche tardive ne m'a point encore atteint. Mes parens m'ont vu naître, le jour où le destin frappa d'un seul coup les deux consuls (1). Pourquoi dérober à la vigne des raisins qui ne font que commencer à croître? pourquoi, d'une main malfaisante, arracher le fruit à peine formé? Épargnez-moi, divinités qui régnez aux sombres bords, et à qui le sort a donné en partage te noir empire. Il sera temps assez de voir les plaines de l'Elysée, la barque du Léthé et les lacs Cimériens (2), quand la vieillesse aura gravé ses rides sur mon front décoloré, et que, cassé par l'âge, je raconterai aux enfans les faits du temps passé. Ah ! plût aux dieux que les ardeurs de la fièvre ne m'aient inspiré qu'une crainte sans fondement! mais depuis quinze jours la langueur a gagné tous mes membres. Pour vous , vous célébrez les divinités des eaux de l'Etrurie, et vos bras flexibles fendent l'onde docile. Vivez heureux, et gardez notre souvenir, soit que les dieux nous conservent, soit que par la volonté du destin nous ayons cessé d'être. Cependant promettez à Pluton des brebis noires, et des coupes où un lait blanc comme la neige se mêle au vin.

(1) Il eût été plus exact de dire «dans ces jours,» c'est à- dire, l'an de Rome 711 (43 ans avant Jésus-Christ), où les deux consuls, Hirtius Aulus et Vibius Pansa, périrent dans une victoire qu'ils remportèrent sur Antoine devant Modène.

(2) C'est-à-dire, les lacs de l'Enfer. Selon Festus, le mot "Cimmérien" désigne, en général, une contrée froide et nébuleuse. Mais il s'appliquait particulièrement à deux peuples; l'un en Italie, entre Cumes et Baïes : c'est là qu'était l'Averne, où les anciens plaçaient l'entrée des enfers; près des Palus- Méotides, qui avait donné son nom au Bosphore, aujourd'hui le détroit d'Iénikal, entre la mer Noire et la mer d'Azov.

ÉLÉGIE VI.

Riant Bacchus, sois-moi propice ; puisse, en revanche, la vigne être toujours consacrée à tes mystères, et le lierre en tout temps couronner ta tête. De ton côté, apporte un remède à ma douleur : ta liqueur bienfaisante a souvent terrassé l'Amour vaincu. Esclave chéri, qu'un vin généreux remplisse les coupes, et que ta main verse le Falerne sans l'épargner. Fuyez soucis, travaux, troupe importune, et que le jour brille du plus pur éclat ; et vous, mes amis, secondez mon dessein, que personne ne refuse de marcher sous ma conduite : si quelqu'un répugne à soutenir cette douce lutte la coupe en main (1), puisse sa maîtresse lui faire quelque infidélité secrète. C'est l'Amour qui rend les coeurs riches; c'est lui qui humilie l'orgueil, et soumet aux caprices d'une maîtresse; c'est lui qui triomphe des tigres de l'Arménie, de la lionne à la rousse crinière, et attendrit les coeurs les plus indomptables. Telle est sa puissance : elle va plus loin encore. Mais demandez les dons de Bacchus, est-il quelqu'un de vous qui aime les coupes vides ? La concorde règne entre nous. Bacchus n'est point farouche pour ceux que l'amitié réunit, et qui boivent gaîment ensemble. Il ne fait sentir son courroux qu'aux ennemis du plaisir. Vous tous qui craignez la colère d'un dieu puissant, hâtez-vous de boire, et que le petit-fils de Cadmus, déchiré par les mains de sa propre mère, vous apprenne jusqu'où ce dieu pousse la vengeance, combien ses menaces sont terribles. Mais loin de nous de pareilles craintes. Si jamais le dieu outragé fait éclater sa fureur, c'est la perfide Neéra qui doit en ressentir les effets. Mais quelle prière ai-je faite, insensé! que les vents et les nuages emportent ces voeux imprudens et les dispersent ! Ah ! quoique tu n'occupes plus ma pensée, Neéra, puisses-tu être heureuse, puisse le destin te sourire! Pour nous, songeons à égayer notre festin ; après plusieurs jours, d'orage, il viendra enfin un jour de calme.

(1) L'abus du vin, relégué chez nous parmi îe peuple, était à la mode dans les hautes classes de la société de Rome; de graves personnages ne rougissaient pas de donner dans cet excès ; que l'on reproche au vieux Caton lui-même, ce censeur si sévère. Pour provoquer la soif, on avait recours à mille moyens, dont quelques-uns semblent assez étranges, comme de se rouler dans la fange, de s'y plonger la tête à la renverse, ne laissant passer au dehors que la poitrine. On luttait à qui boirait le plus : il y avait alors des conditions assez difficiles à remplir ; il fallait boire à la santé les uns des autres plusieurs mesures, qui augmentaient progressivement, sans cracher, ni reprendre haleine en buvant, sans rien laisser dans la coupe. Le comble de la gloire, c'était de ne point balbutier, uriner ou vomir pendant tout le temps de la débauche. Il se faisait quelquefois dans ces assauts, des prouesses qui excèdent la vraisemblance. Le fils du grand Cicéron buvait, dit-on, deux congés, c'est-à-dire environ six litres d'un trait. Pline cite un certain Novellius Torquatus, surnommé Triconge, pour avoir, d'un seul coup, bu jusqu'à trois congés. Cela tient du Gargantua.

ELEGIE VII.

Hélas ! il est bien difficile de feindre la joie : il est bien difficile, quand on a le coeur triste, de se donner les apparences de la gaîté. Un rire menteur se compose mal sur les lèvres, et les paroles de l'ivresse sonnent mal dans la bouche de l'homme inquiet. Mais pourquoi déplorer mon malheur? Fuyez, chagrins indignes de moi, le divin Bacchus n'aime pas le langage de la tristesse. Fille de la Crète, tu détestas en pleurant le parjure de Thésée , lorsque l'infidèle te laissa seule au milieu d'une mer inconnue : et le docte Catule (1) a reproduit tes plaintes, en racontant le cruel abandon de l'ingrat. Mais voici les avertissemens que, moi, je vous donne aujourd'hui : et mille fois heureux celui qui apprend à se garantir des maux qu'il voit souffrir aux autres ! Ne vous laissez pas prendre aux sermens de la beauté qui se suspend à votre cou ; que ses doucereuses prières ne réussissent point à vous cacher son avarice. La traîtresse jurât-elle par ses yeux, par Junon, par Vénus, gardez-vous de la croire : Jupiter ne fait que rire des parjures de l'Amour, il les abandonne au souffle des vents. Eh! pourquoi donc me plaindre d'une beauté qui m'a trompé tant de fois? Loin de moi les tristes discours. Va, je voudrais encore partager ta couche pendant de longues nuits, et passer près de toi de longues journées. Elle m'est infidèle sans que je l'aie mérité; elle en aime un autre qui n'est point digne de son amour, c'est une perfide, et, malgré sa perfidie, je la chéris toujours. Bacchus aime les Naïades (2): qu'attends-tu donc, ministre trop lent? Que l'eau de la fontaine Marcia (3) se mêle au vin vieux et en tempère l'amertume (4). Je n'irai pas, si ma maîtresse trop légère quitte notre table pour courir au lit de quelque rival inconnu, m'abandonner à l'inquiétude, et pousser des soupirs toute la nuit. Esclave, vite du vin ; qu'il coule à grands flots : il y a longtemps que j'aurais dû arroser ma tête des parfums de la Syrie, et entrelacer mes cheveux de guirlandes.

(1) Outre Tibulle, Ovide, Martial et plusieurs autres écrivains ont donné à Catulle le titre de docte. Cela vient, sans doute, de ce qu'il était très versé dans la littérature grecque, dont il rendit plusieurs morceaux en beaux vers, et peut-être aussi de ce qu'il introduisit le premier, dans la versification latine, le vers ïambique.

(2) Allusion à la fable de Bacchus, confié, après sa naissance, aux soins d'Ino et des Naïades, ou Nymphes de la mer et des eaux.

(3) Le nom primitif de cette source, qui se trouvait à l'extrémité de l'Abruzze Citérieure, était Pitonia. Plus tard, elle prit celui du roi Ancus Marcius, qui l'amena à Rome par un aqueduc, ou du préteur Mucius Rex, qui en rétablit les conduits. " II n'y avait pas au monde, dit Pline (Hist., Nat., liv. xxxi, ch. 3), d'eau plus fraîche, et qui eût des effets plus salutaires."

(4) "Telle est la nature des vins très vieux, dit Pline, on ne peut les boire sans les mêler à l'eau, qui dompte leur amertume rebelle, fruit de la vieillesse." (Hist. Nat:, liv.XIV, ch. 4.) Il y en avait auxquels il fallait mêler vingt fois autant d'eau.

LIVRE IV.

I.

PANÉGYRIQUE DE MESSALA.

Messala, c'est vous que je vais chanter; et, malgré l'éclat de votre mérite qui me fait craindre que ce ne soit une entreprise au dessus de mes forces, je ne laisserai pas d'essayer. Si mes vers ne répondent point à votre gloire, si je ne puis prendre un essor assez hardi pour célébrer de si grandes actions, et que seul vous soyez capable de parler de vos exploits dans un langage qui soit à la hauteur du sujet, vous me saurez gré de l'intention; le peu de valeur de l'offrande ne vous la fera pas dédaigner. Apollon lui-même agréa les dons du Cretois ; Bacchus préféra l'hospitalité d'Icare (1) à toute autre, ainsi que l'attestent par un ciel pur Erigone et son Chien fidèle, placés au nombre des astres, pour que les âges les plus reculés ne pussent refuser d'y croire. Et même Alcide, sur le point de s'élever dans l'Olympe pour y prendre place parmi les dieux, se plut à visiter la demeure de Molorchus (2). Un grain de sel ou de blé suffit pour désarmer la colère des dieux. Ils ne voient pas toujours tomber au pied de leurs autels un taureau aux cornes dorées. Accueillez aussi cet humble travail, et que ce soit un encouragement pour ma reconnaissance, jalouse de vous offrir toujours quelque hommage nouveau. Qu'un autre chante les merveilles de ce vaste univers. Qu'il dise comment la terre se fixa dans l'immensité des airs; comment la mer enveloppa cette masse arrondie; comment l'air, qui se répand çà et là en s'échappant du sein de notre globe, se mêle en tous sens aux feux fluides de l'éther; de quelle manière enfin la voûte du ciel, suspendue sur nos têtes, renferme tout ce qui est. Mais tous les efforts dont ma muse sera capable, soit qu'ils puissent s'élever jusqu'à vous, espérance que je n'ose concevoir; soit qu'ils restent au dessous, et certainement ils y resteront, je vous les consacre : qu'une matière aussi féconde fasse honneur à mes écrits. En effet, vous descendez d'une antique et illustre famille (3), et cependant votre ambition ne se contente pas de la gloire de vos pères; vous n'interrogez pas les inscriptions placées au dessous des images de chacun d'eux. Vous aspirez à effacer le mérite de vos ancêtres, afin de jeter sur vos descendans plus d'éclat que vos aïeux n'en ont jeté sur vous. Mais vos titres, au lieu d'être gravés sous les portiques, seront consignés dans des poèmes immortels. Mille écrivains s'empresseront de célébrer vos louanges, soit en vers, soit en prose : ils rivaliseront de talent. Puissé-je obtenir la palme et attacher mon nom au récit de si belles actions ! Votre gloire est égale en tout : ainsi, quand deux poids pareils tiennent la balance dans un parfait équilibre, l'un des bassins ne monte ni ne descend plus que l'autre, tandis que si l'égalité disparaît, la balance flotte incertaine, et les deux bassins s'abaissent alternativement. Nul ne vous efface, soit dans les camps, soit au barreau. Le vulgaire inconstant fait-il entendre le frémissement des factions opposées, vous seul pouvez rétablir le calme; faut-il apaiser la colère du juge, votre éloquence sait l'adoucir. Ils furent moins grands que vous ces enfans de Pylos et d'Ithaque, Nestor et Ulysse, ce héros l'ornement d'une humble ville; et cependant l'un parvint à la vieillesse la plus reculée, ses yeux virent le soleil dans son cours bienfaisant compléter trois siècles; l'autre osa, dans ses courses errantes, visiter des villes inconnues, sur les rivages les plus reculés. Il repoussa les armes à la main les attaques des Ciconiens, et Lotos essaya vainement de l'arrêter dans sa marche. Il triompha encore du hideux habitant des roches de l'Etna et creva son oeil, appesanti par le vin de Maronée (4). Il emporta les vents d'Eolie à travers la mer paisible. Il visita le farouche Lestrygon et Antiphate (5), dont la demeure est arrosée par les ondes fraîches de la source fameuse d'Artacie. Il est le seul sur qui les breuvages de Circé l'enchanteresse soient restés sans vertu, quoiqu'elle eût pour père le Soleil, et qu'elle sût, à l'aide des herbes et des chants magiques, changer la forme naturelle. Il pénétra jusqu'aux sombres rivages des Cimmériens, ces peuples qui ne voient jamais le lever brillant de l'astre du jour, qui jamais n'aperçoivent Phébus, qu'il occupe notre horizon ou qu'il l'abandonne. Il vit les augustes enfans des dieux, dans l'empire souterrain de Pluton, errer ça et là au milieu des ombres légères. Il côtoya d'une marche rapide les rivages habités par les Syrènes. Il navigua entre deux périls mortels, sans se laisser effrayer par la gueule béante de la dévorante Scylla, en cherchant un passage au milieu de ces ondes où retentissent les aboiemens d'une meute en fureur ; sans avoir été victime de la violence accoutumée de Charybde qui tantôt, du fond des abîmes, s'élève sur les flots, et tantôt, à travers les gouffres entr'ouverts, montre la mer à nu; Je ne passerai point sous silence l'incursion de ce héros dans les pâturages du Soleil, ses amours, son séjour dans les fertiles campagnes de Calypso, fille d'Atlas; sa visite en Phéacie, la dernière de ses courses malheureuses. Que ces faits se soient accomplis dans nos contrées, ou que la fable ait pris plaisir à promener ce héros dans un monde inconnu, tels sont les travaux, qu'on lui prête; mais votre éloquence est au dessus de la sienne. En outre, nul ne possède mieux que vous toutes les ressources de l'art militaire; nul ne connaît, mieux l'emplacement favorable pour asseoir un camp et l'entourer d'un fossé qui le protège; la manière d'opposer à l'ennemi un rempart de pieux fourchus ; les lieux qui ont besoin d'être fermés par un retranchement, afin d'assurer aux troupes une eau rafraîchissante, de rendre l'accès d'une position facile aux vôtres, difficile à l'ennemi, et de permettre aux soldats de se disputer sans, interruption la palme de l'adresse, en s'exerçant à qui lancera le mieux le pieu pesant ou la flèche légère, et, le bras ramené en arrière, frappera le plus tôt le but avec le javelot; à qui se montrera le cavalier le plus habile, soit qu'il faille avec le frein comprimer un fougueux coursier, ou laisser les rênes libres au coursier plus lent, soit qu'il faille tour-à-tour le diriger en ligne droite, et lui faire décrire un cercle dans un espace plus étroit; à qui enfin réussira le mieux à parer avec le bouclier, soit à droite, soit à gauche, les coups de la lourde javeline, et à toucher avec la fronde le but marqué. Viennent ensuite les luttes sanglantes de Mars : les armées ennemies se préparent à en venir aux mains : alors vous ne déplojrez pas moins de talent dans l'art de disposer les troupes pour le combat, soit qu'il faille les former en bataillon carré, pour que les fronts égaux s'étendent en ligne droite; soit qu'on veuille les partager en deux corps, afin d'opposer la droite à la gauche de l'ennemi, et la gauche à sa droite, et de remporter avec les deux ailes une double victoire. Et, pour ne point laisser mes éloges errer au hasard au milieu de tant de faits qui ont signalé votre habileté dans les combats, je prendrai à témoin votre victoire sur les courageux guerriers de l'Iapydie, la déroute des enfans de la Pannonie disséminés sur les Alpes glacées, enfin la défaite du pauvre habitant d'Arpinum, né au milieu des combats : en voyant comment sa vigueur a résisté aux atteintes de l'âge, on s'étonne moins de ce que la renommée publie du roi de Pylos, qui vécut trois siècles; en effet, bien qu'il soit parvenu à une grande vieillesse, et qu'il ait vu le soleil accomplir cent fois sa révolution annuelle, toujours agile, il ne craint pas de s'élancer sur un léger coursier, et sait le gouverner d'une main ferme. Ce cavalier robuste, qui n'avait jamais tourné le dos, présenta ses mains libres aux fers des Romains sous votre conduite. Mais ces titres de gloire ne vous suffiront point; de plus glorieux que les précédens vous altendeht, je l'ai reconnu à des signes non moins certains que les oracles de Mélampe, fils d'Amithaon. Dernièrement vous aviez revêtu une robe brillante de pourpre: c'était au lever de l'aurore, le jour même qui ouvre la fertile année; lorsque le soleil, plus brillant que de coutume, eut élevé sa tête au dessus de la plaine liquide, les vents en discorde retinrent leurs souffles ennemis ; les fleuves tortueux suspendirent leur cours accoutumé; la mer elle-même apaisée réprima le mouvement rapide de ses eaux. Nul oiseau ne traversa les airs, nul animal farouche ne chercha sa pâture dans l'épaisseur des bois, afin de ne pas troubler le silence dont vous aviez besoin pendant vos prières aux dieux. Jupiter lui-même, traversant les airs sur un char léger, pour mieux vous entendre, quitta l'Olympe, dont le sommet est voisin des cieux, il prêta à vos voeux une oreille attentive, et fit avec sa tête un de ces signes d'assentiment qui ne trompent jamais. Le feu sur l'autel se faisant jour à travers les entrailles amoncelées des victimes, elles resplendirent d'un éclat plus propice que jamais. Animé par les encouragemens d'un dieu, poursuivez vos glorieux travaux; que vos triomphes effacent tous les autres. Vous soumettrez, sans rencontrer d'obstacle dans votre marche victorieuse, la Gaule voisine de nous, les vastes contrées de l'audacieuse Espagne, les régions sauvages qu'occupe une colonie sortie de Théra , les plaines que féconde le Nil, celles qu'arrose le Choaspe, dont l'eau désaltère le grand roi, les campagnes d'Arecta sillonnées par le rapide Gyndes (6), que l'insensé Cyrus divisa en plusieurs branches ; les royaumes auxquels Tomyris donna pour borne l'Araxe vagabond; les terres reculées où le barbare Padéen, voisin du Soleil, célèbre ses horribles festins , et le pays des Gètes et des Mosins, arrosé par l'Èbre et par le Tanaïs. Pourquoi m'arrêter? Aux lieux mêmes où l'Océan forme la limite du monde, nul peuple ne prendra les armes pour vous résister. A vous est réservée la gloire de dompter le Breton, que n'ont point encore vaincu les soldats romains ; de franchir la barrière par laquelle le soleil nous sépare de régions inconnues; car la terre, ce globe suspendu dans l'air qui l'enveloppe de toutes parts, se partage en cinq parties. Deux d'entre elles sont désolées par un froid continuel; elles sont ensevelies dans d'épaisses ténèbres; l'eau qui commençait à coule s'arrête endurcie, se change en épais glaçons et en neiges, parce que jamais le soleil n'y pénètre. Celle du milieu reçoit en tout temps la chaleur de Phébus, soit que pendant l'été il se rapproche de la terre, soit que pendant les jours d'hiver il accélère sa course. Ainsi jamais la charrue ne s'imprime dans le sol et ne le soulève; la terre ne donne ni moissons ni pâturages. Jamais Bacchus ni Cérés n'ont visité ces contrées. Nul animal n'habite sous ce climat brûlant. Entre ces régions et.celles où règne le froid, il en est deux fertiles, la nôtre et celle qui lui correspond dans l'autre hémisphère. Le climat en est tempéré par le voisinage de deux climats contraires, dont l'un combat l'influence de l'autre. L'année y parcourt paisiblement le cercle des saisons : le taureau y apprend à porter le joug, la vigne flexible à monter le long des rameaux élevés. La moisson, chaque année, tombe sous la faucille, quand le soleil l'a mûrie ; le fer ouvre la terre, l'airain fend les ondes; des villes s'élèvent entourées de remparts. Quand de brillans triomphes auront couronné vos exploits, seul vous recevrez le nom de grand dans l'un et l'autre hémisphère. Je ne suffirais point pour chanter tant de gloire, quand Apollon lui-même daignerait dicter mes vers. Il est un poète capable d'une si noble entreprise: c'est Valgius (7) ; nul autre n'approche davantage de l'immortel Homère. Cependant l'abattement n'interrompra pas mon travail, malgré la fortune qui m'accable de ses rigueurs accoutumées; en effet, j'étais possesseur autrefois d'une maison où brillait l'opulence, de terres que les saisons tour-à-tour enrichissaient, de greniers trop étroits pour mes récoltes. Pour moi paissaient sur les collines des troupeaux si nombreux, que, les besoins du maître satisfaits, il en restait encore plus qu'il n'en fallait pour les voleurs et les loups. Maintenant il ne me reste plus que les regrets : et je sens ma douleur se renouveler lorsque ma mémoire me retrace mon bonheur passé. Mais quand la fortune me traiterait avec plus de rigueur, et me dépouillerait de ce qu'elle m'a laissé, jamais ma muse ne se fatiguera de célébrer vos louanges. Je ne me contenterai pas de vous offrir le tribut de mes vers; je me sens capable de traverser pour vous les mers soulevées par les vents orageux de l'hiver. Pour vous, je me jetterais seul au milieu de la mêlée; pour rvous, je me précipiterais dans les flammes de l'Etna. Tout ce que je suis est à vous; quelque faible intérêt que vous preniez à ma personne, je le préférerais à l'empire de la Lydie, à la renommée de l'illustre Gylippe (8); je le préférerais à la gloire d'égaler Homère. Si mes vers, en tout ou en partie, obtiennent votre approbation, quand ils ne feraient qu'errer quelquefois sur vos lèvres, il n'est point de revers qui puissent mettre un terme à mes éloges. Et même quand mes restes auront été renfermés dans la tombe, soit que la mort se hâte de me frapper avant le temps, soit que les destins me réservent une longue vie; après que j'aurai changé de forme, que sous la figure d'un cheval j'aurai appris à courir à travers la plaine, ou que sous celle d'un taureau j'aurai fait l'ornement d'un troupeau aux pas tardifs, ou bien encore que, léger volatile, j'aurai sillonné le vide des airs; quelque longue que soit la révolution d'années qui me rendra à l'humanité , je reprendrai les chants que j'ai commencés en votre honneur.

(1) Cet Icare, qu'il ne faut pas confondre avec le fils de Dédale, avait pour père OEbale, roi de Lacédémone. Il donna l'hospitalité à Bacchus, qui, par reconnaissance, lui enseigna l'art de cultiver la vigne. Icare ayant distribué du vin à des laboureurs et à des bergers, quelques-uns tombèrent ivres; les autres le tuèrent, l'accusant de les avoir empoisonnés. Le chien resta près du cadavre en poussant des hurlemens qui attirèrent Érigone, fille du malheureux prince. A la vue du corps de son père, elle se pendit. Le chien mourut de douleur. Ils furent tous trois transportés dans le ciel. Icare dévint le Bouvier, sa fille la Vierge, et leur chien le Sirius.

(2) Molorchus était un pauvre vigneron des environs de Némée, dont le fils avait été dévoré par le lion qui désolait cette forêt. Hercule étant venu dans le dessein de tuer ce monstre, visita Molorchus, qui lui enseigna les moyens de l'attaquer. Vainqueur du lion, Hercule donna à son hôte tout le territoire voisin de la forêt.

(3) Messala descendait de Valerius Volesus, un des Sabins qui passèrent à Rome avec le roi Tatius : ce qui faisait remonter la noblesse de Messala jusqu'au berceau de la ville.

(4) Maronée était une ville maritime de la Thrace, dont le territoire produisait d'excellent vin. Le roi du pays en avait donné quelques amphores à Ulysse, qui s'en servit pour enivrer Polyphème.

(5) Les Lestrigons étaient un peuple farouche du Latium. Antiphate, leur roi, égorgeait ses hôtes et les mangeait.

(6) Au passage de l'armée de Cyrus, un de ses officiers ayant été englouti dans ce fleuve, il jura de le dessécher pour le punir, et aussitôt il ouvrit dans, la plaine trois cents canaux pour en faire écouler les eaux.

(7) Poète distingué, contemporain et ami d'Horace. Il n'est rien resté de lui.

(8) Général lacédémonien envoyé au secours de Syracuse, attaquée par les Athéniens, qu'il battit plusieurs fois. Sans vouloir nuire à sa gloire, on peut dire qu'il y en eut de plus éclatantes : au milieu de cette abondance de héros que la Grèce présente, on est presque étonné que Tibulle, si toutefois ce poème, assez peu poétique, est de lui, ait nommé celui-là de préférence aux Léonidas, aux Thémistocles, etc.

II.

Dans ces calendes qui te sont consacrées, dieu puissant de la guerre, Sulpicia s'est parée pour toi. Si tu as du goût, descends des cieux pour la voir, Vénus te le pardonnera; mais prends garde, dans l'excès de ton admiration, de laisser honteusement tomber tes armes. C'est aux yeux de Sulpicia que l'Amour, quand il veut enflammer les dieux, allume ses torches. La grâce compose en secret chacun de ses gestes, chacun de ses mouvemens, et suit partout ses pas ; laisse-t-elle flotter ses cheveux ou les relève-t-elle avec art, sa coiffure est toujours celle qui lui sied le mieux. Le coeur brûle, quand elle s'avance parée de la pourpre de Tyr; il brûle encore, lorsqu'elle s'offre aux regards avec une robe d'une éclatante blancheur. Tel l'heureux Vertumne (1) dans le séjour des Immortels se montre sous mille ornemens divers qui tous l'embellissent. Parmi les jeunes filles, elle seule est digne de porter ces fins tissus que Tyr teint deux fois de ses sucs précieux; de posséder tous les parfums que, dans ses champs embaumés, récolte l'Arabe si riche en odeurs ; toutes les perles que dans l'Orient le noir Indien recueille sur les rivages de la mer Rouge dont il est voisin. Muses, chantez-la en ce jour sacré; et toi aussi, Apollon, dont la lyre fait l'orgueil. Que cette fête solennelle soit célébrée pendant un grand nombre d'années. Nulle beauté n'est plus digne de vos chants.

(1) Divinité fabuleuse qui, comme on le voit, tire son nom de verto. Les uns en font le dieu des marchands, le mot de verto étant pris dans le sens de muto, échanger; les autres le préposent à la garde des jardins, dont l'aspect change avec les diverses saisons. Il en est encore qui voient en lui l'image allégorique des pensées humaines, qui varient à l'infini. Sur les diverses métamorphoses que la Fable lui prête, voyez OVIDE, Métam., liv. xiv.

III.

Épargne mon jeune amant, sanglier qui fréquentes les gras pâturages de la plaine, ou les réduits ombragés de la montagne. N'aiguise pas contre ses flancs tes dents meurtrières ; que l'Amour veille sur lui et me le rende sain et sauf. Mais Diane lui inspire le goût de la chasse et l'entraîne loin de moi. Ah ! périssent les forêts et les chiens. Quelle folie, quelle fureur d'aller entourer de filets les épais taillis pour déchirer ses tendres mains! Quel plaisir trouve-t-on à pénétrer furtivement dans les tanières des bêles fauves? à ensanglanter ses jambes blanches comme la neige au milieu des ronces épineuses? Cependant, Cérinthe, pour avoir le bonheur d'errer avec toi, je porterais volontiers moi-même les filets à travers les montagnes; moi-même je chercherais les traces de la biche légère, et j'ôterais au chien impatient les chaînes qui le retiennent. Alors, ô Cérinthe, ô ma vie, je me plairais dans les forêts, si l'on devait m'accuser d'avoir été surprise dans tes bras au pied même des filets. Le sanglier vînt-il alors se jeter dans les toiles, il en sortirait sans mal ; les plaisirs de deux amans ne seraient point troublés. Mais, maintenant, qu'il n'y ait pas pour toi d'amour sans Sulpicie : fidèle à la loi de Diane, chaste enfant, tends tes filets d'une main aussi pure que ton coeur. Que celle qui suivra furtivement l'objet que j'aime tombe au milieu des bêtes féroces, et en devienne la proie. Mais toi, fais-moi du moins un instant le sacrifice de ton goût pour la chasse, et reviens promptement dans mes bras.

IV.

Exauce mes voeux et guéris les maux d'une jeune fille; exauce mes voeux, Apollon, fier de ta longue chevelure. Crois-moi, hâte-toi, et bientôt tu ne regretteras pas d'avoir donné à la beauté les secours de la médecine. Empêche que la maigreur ne consume ses membres décolorés, que la triste pâleur ne flétrisse une peau si blanche. Qu'un fleuve entraîue d'un cours rapide à la mer, et le mal qu'elle endure, et tous ceux que nous craignons. Viens, dieu puissant; apporte avec toi les sucs et les secrets magiques qui soulagent la souffrance; ne tourmente point un amant qui redoute pour sa maîtresse un destin cruel, et fait pour sa guérison des voeux qu'on pourrait à peine compter. Tantôt il fait des voeux, et tantôt, en la voyant languissante, il accuse avec amertume les dieux immortels. Cérinthe, bannis tes alarmes : Apollon n'afflige point les amans. Continue seulement d'aimer, et le salut de ta maîtresse est certain ; tes larmes sont inutiles : si jamais elle te traite avec rigueur, ce sera le moment d'en répandre. Maintenant elle est toute à toi, tu es l'unique objet des pensées de son âme candide, une foule crédule l'assiège en vain. Apollon, protège-les : ce sera une grande gloire pour toi, en sauvant un seul mortel, d'en avoir rappelé deux à la vie. Tu seras fier d'entendre célébrer ta puissance, lorsque les amans viendront l'un et l'autre, dans leurs transports de joie, acquitter au pied de tes autels sacrés la dette de la reconnaissance. La foule des dieux vantera ton bonheur, et chacun d'eux enviera ton art salutaire.

V.

Cérinthe , le jour qui t'a donné à moi sera toujours pour mon coeur un jour sacré, un jour de fête. Quand tu naquis, les Parques menacèrent les jeunes filles d'un esclavage inconnu, et te donnèrent sur elles une orgueilleuse domination. Je brûle plus que toute autre, et je chéris ma flamme, pourvu que tu la partages. Qu'un mutuel amour nous unisse, je t'en conjure par les doux larcins, par tes beaux yeux, par ton Génie tutélaire. Génie puissant, accueille avec bonté mes offrandes, et sois favorable à mes voeux, si toutefois son coeur s'échauffe à ma pensée. Mais si dès à présent il soupire pour d'autres amours, abandonne, je t'en supplie, le foyer infidèle. Et toi, Vénus, ne sois point injuste : que les mêmes liens nous enchaînent à ton service, ou bien allège mes fers. Mais plutôt, que des noeuds solides nous retiennent l'un et l'autre dans des liens que le temps ne puisse rompre. Mon jeune amant forme les mêmes voeux que moi ; mais il les forme en secret, il aurait honte de les faire entendre en public. Mais toi, Génie qui présides au jour de la naissance de Cérinthe, toi qui, par ta puissance divine, lis dans les coeurs, exauce ses voeux ; qu'importe que ses prières soient faites en public ou en secret?

VI.

A JUNON.

Toi qui présides à la naissance, divine Junon,accepte le pieux tribut d'encens que te présente la main délicate d'une docte beauté. Elle t'appartient tout entière en ce jour; c'est en ton honneur qu'elle s'est plu à se parer; c'est pour se prosterner au pied de tes autels, où elle attirera tous les regards. Ou plutôt, quoiqu'elle te rapporte le soin qu'elle a pris de sa parure, il est quelqu'un à qui elle a le désir secret de plaire. Et toi, puissante déesse, sois favorable à ses voeux; que la nuit ne sépare pas deux amans ; mais, de grâce, qu'un même noeud les enchaîne. Il n'y aura pas de lien mieux assorti : Cérinthe ne doit pas subir la loi d'une autre femme, Sulpicia la loi d'un autre homme. Qu'ils échappent à la vigilance des gardiens, et que l'amour leur apprenne des secrets pour tromper les jaloux. Viens à ma voix, viens toute resplendissante de pourpre ; je t'offre, chaste déesse, une triple libation de vin pur. Une mère vigilante prescrit un objet à la tendresse de sa fille; mais celle-ci soupire en secret pour un autre, elle brûle comme la flamme active sur les autels, et, en eût-elle le pouvoir, elle ne voudrait pas éteindre ses feux. Puisse-t-elle plaire à celui qu'elle adore, et qu'au retour de cet anniversaire, son amour ait depuis longtemps couronné ses voeux !

VII.

Enfin l'Amour a couronné mes voeux; si j'enveloppais mon triomphe des voiles du mystère au lieu de le publier, ma gloire en souffrirait. Cythérée, touchée de mes vers, m'a livré Cérinthe, et l'a mis dans mes bras. Venus a tenu ses promesses. Qu'il raconte mes plaisirs, celui qui a trouvé une cruelle. Je ne veux rien confier à mes tablettes qu'un autre puisse lire avant mon amant. Je fais gloire de ma faute; je suis lasse de feindre pour éviter la censure : qu'on dise que j'ai donné mes faveurs à un amant dont j'étais digne, comme il était digne de moi.

VIII.

Odieux anniversaire qu'il me faut passer dans la tristesse, au fond d'une ennuyeuse campagne, et loin de Cérinthe! Est-il rien de plus agréable que la ville? Les champs, et le froid qui, toute l'année, règne dans le territoire de Réate, conviennent-ils à une jeune fille? Messala, occupez-vous moins de Sulpicia, ou prenez un peu de repos, et ne soyez pas toujours prêt à vous mettre en voyage hors de saison. Vous m'emmenez; mais je laisse ici mon coeur et ma pensée, puisque vous ne me permettez pas de disposer de ma personne.

IX.

Le sais-tu ? nous ne le ferons pas ce voyage qui me causait tant de tristesse. Je puis passer à Rome l'anniversaire de ma naissance. Célébrons tous cette fête sur laquelle peut-être tu ne comptais pas.

X.

Je suis charmée de la liberté que tu me laisses, sans craindre pour ma faiblesse quelque chute imprévue. Si la toge et le panier (1) d'une esclave prostituée ont pour toi plus d'attraits que Sulpicia, que la fille de Servius, il en est qui s'inquiètent d'elle. Elle est pour eux un sujet de chagrin; ils tremblent de la voir se livrer à un inconnu.

(1) La toge avait d'abord été portée indistinctement par tous les Romains, hommes et femmes ; mais les patriciens des deux sexes y renoncèrent pour se distinguer de la plèbe. Les hommes prirent la prétexte, et les femmes la stola, longue, robe qui descendait jusqu'aux talons. Alors la toge fut abandonnée aux femmes du bas peuple, aux esclaves et aux courtisanes. Quant au panier, il servait aux esclaves à mettre leur laine et leurs fuseaux

XI

Cérinthe, prends-tu à la santé de ta maîtresse un tendre intérêt, tandis qu'une fièvre brûlante tourmente ses membres fatigués. Hélas, je ne désirerai triompher de cette cruelle maladie qu'autant que je croirai que tu formes le même voeu. A quoi me servirait de triompher de la maladie, si tu pouvais voir mes maux avec indifférence ?

XII.

Que je ne sois plus, ô ma vie! l'objet de tes brûlantes pensées, comme je l'étais il y a peu de jours, si la folie de la jeunesse m'a fait commettre quelque faute dont je me repente plus que de t'avoir laissé seul la nuit dernière, dans le désir que j'avais de te cacher la fièvre qui me dévorait.

XIII

Nulle autre femme ne m'arrachera de ta couche : c'est la première condition à laquelle l'Amour nous a réunis. Tu es la seule qui me plaises; après toi il n'est plus dans Rome une seule femme belle à mes yeux. Et toi, puisses-tu ne paraître jolie qu'à moi ! puisses-tu déplaire aux autres ! alors je serai tranquille. Je n'ai pas besoin d'exciter l'envie : je laisse cette gloire au vulgaire ; le sage doit renfermer sa joie dans son coeur. Je pourrais avec toi vivre heureux au fond des forêts écartées, où jamais l'homme n'a laissé la trace de ses pas. C'est toi qui charmes mes ennuis; c'est toi qui, dans la nuit obscure es la lumière de mon âme, et dans des réduits solitaires, tu es pour moi tout un monde. Le ciel envoyât-il à Tibulle une amie, il l'enverrait en vain; Vénus elle-même serait sans pouvoir. Je le jure par l'auguste Junon que tu révères, et qui est pour moi la plus grande des divinités. Mais que fais-je? insensé! je me livre sans défense ; j'ai fait un serment inconsidéré. Cette crainte m'était utile. Maintenant tu seras plus hardie, tu me tourmenteras avec plus d'assurance, et je ne pourrai accuser de mon malheur que ma langue indiscrète. Mais me voilà prêt à faire tout ce que tu voudras : je serai toujours à toi, je ne chercherai point à secouer un joug auquel je suis fait ; mais j'irai avec ma chaîne me prosterner au pied des autels de l'auguste Vénus : elle flétrit l'injustice, et protège ceux qui l'invoquent.

XIV.

Le bruit public impute à ma maîtresse des faiblesses nombreuses : je voudrais être sourd. Je ne saurais entendre ces accusations sans dépit. Bruit cruel, pourquoi tourmenter un malheureux? tais-toi.

FIN DE L'OUVRAGE

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