Le poète Attius : étude sur la tragédie latine
pendant la République
PAR
GASTON BOISSIER
ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE NORMALE
PROFESSEUR DE RHÉTORIQUE AU LYCÉE DE NIMES.
Thèse présentée à la Faculté des lettres de Paris
1857
INTRODUCTION
CHAPITRE Ier. Opinion des anciens sur la tragédie latine.
CHAPITRE II. Du caractère des principaux poëtes tragiques
latins
I. Ennius et Pacuvius.
II. Attius. - La tragédie d'Atrée
CHAPITRE III. Des ouvrages d'Attius
CHAPITRE IV. De l'imitation des poëtes grecs dans la tragédie
latine
I. Comment les poëtes latins imitaient-ils les Grecs?
II. De l'invention dans les pièces d'Attius
CHAPITRE V. Du développement de l'intrigue et des caractères
dans la tragédie d'Attius
CHAPITRE VI. Du caractère national de la tragédie latine.
I. Tragédies tirées de l'histoire grecque.- Comment
les Romains les ont-ils accueillies?
II. Tragédies tirées de l'histoire romaine.-Tabulae
praetextatae.
CHAPITRE VII. De la poésie lyrique dans les tragédies
d'Attius
CHAPITRE VIII. Du style d'Attius..
CONCLUSION
Horace a donné cet éloge aux poètes latins, qu'ils ont essayé tous les genres : "Nil intentatum nostri liquere poetae" (1 );
(1) Hor., De Art. poet., 283.
ils ne pouvaient donc pas négliger la tragédie qui, en Grèce, avait jeté tant d'éclat. Aussi voyons-nous qu'ils s'en sont occupés à diverses reprises, sous la république, pendant le siècle d'Auguste et à l'époque de la décadence. Trois poètes bien différents, Attius, Varius et Sénèque, ont attaché leur nom à ces tentatives. Aujourd'hui nous n'avons plus que quelques fragments d'Attius ; Varius a péri tout entier; Sénèque seul est resté, et j'ose dire que c'est un grand malheur pour les deux autres. Car, étant demeuré seul, il est devenu le type de la tragédie latine. Comme elle se résume pour nous dans ses ouvrages, c'est par ses ouvrages qu'on l'a jugée ; et le jugement qu'on a porté sur lui a été étendu à ses devanciers; pourtant ils sont loin de lui ressembler complètement, et il importe de ne pas les confondre. Je me propose, en étudiant les fragments d'Attius, de faire connaître cette première époque de la tragédie latine, qui s'étend depuis l'an 514 jusqu'à la fin de la république. Attius parut au théâtre quand Pacuvius était déjà vieux, et il fut le dernier des grands poètes tragiques de cette époque. Bien que sa vie soit peu connue, on sait qu'il fréquenta des personnages illustres. Il était le familier, l'ami du consul Décimus Brutus, qui inscrivait ses vers sur les temples et les monuments qu'il avait construits..Et non-seulement il plaisait aux patriciens, mais ses pièces étaient applaudies par le peuple, et on les représentait avec succès dans les spectacles populaires. Enfin, si nous voyons Cicéron laisser entre Pacuvius et lui la première place indécise, les écrivains du siècle suivant sont d'ordinaire moins réservés, et le mettent sans contestation au-dessus de tous les autres. Par tous ces motifs, Attius m'a semblé le représentant le plus parfait de l'ancienne tragédie latine, et j'ai pensé que l'étude de ses ouvrages pouvait servir à la faire bien connaître. Mais, tout en m'occupant surtout d'Attius, je ne m'interdirai pas de parler quelquefois de ses devanciers. Ces poètes font tous partie de la même école littéraire, et il est bien difficile de les séparer. Comme leurs ouvrages nous sont parvenus fort incomplets, aucun d'eux ne se suffit à lui-même ; ils s'éclairent l'un par l'autre, et s'abstenir de les rapprocher et de les comparer, ce serait s'exposer peut-être à ne les pas comprendre. C'est ainsi qu'à propos d'Attius je citerai souvent les autres poètes tragiques ; je traiterai même quelquefois des questions générales qui les concernent aussi bien que lui, et dans lesquelles la tragédie latine tout entière est intéressée. Si je parais insister trop sur ces généralités, et m'éloigner du poète qui fait le sujet particulier de ces études, qu'on se rappelle que, selon un écrivain ancien, la tragédie latine se résume toute dans Attius : circa eum Romana tragoedia est (1) ; en sorte qu'en m'occupant d'elle, c'est encore pour lui que je travaille.
(1) Vell. Paterc, I, 18.
OPINION DES ANCIENS SUR LA TRAGÉDIE LATINE.
Quand on veut se faire une opinion sur la tragédie
latine, on ne peut guère s'en tenir à l'étude des fragments
qui nous en restent. Ces fragments sont courts et
souvent obscurs. La plupart d'entre eux nous ont été
transmis par les grammairiens qui, n'y cherchant que
des curiosités et des exceptions, n'ont cité que les endroits
bizarres ; ce qui donne un aspect souvent étrange
aux débris qu'ils nous ont conservés. Notre jugement
ne peut donc être solide que s'il s'appuie sur le témoignage
des critiques anciens, et il nous faut avant tout
chercher ce qu'ont pensé de cette tragédie ceux qui
l'ont applaudie au théâtre, ou qui du moins ont pu la
lire quand le temps ne l'avait pas si tristement mutilée.
A défaut des savants ouvrages que Varron avait composés
sur cette matière et qui sont perdus, Cicéron
suffit pour nous apprendre l'opinion de ses contemporains.
Nous voyons qu'il ressent pour les poètes tragiques de son pays l'admirationla plus vive. Et même, en
faisant la part du patriotisme qui le poussait parfois à
exagérer, et qui se trahit par quelques contradictions,
on ne peut nier qu'au fond son admiration ne fût très sincère.
Il cite leurs vers à tout propos, et les mêle
partout à sa prose pour la colorer. Il prend chez eux les
exemples de ses ouvrages de rhétorique et les leçons de
morale de ses traités de philosophie. Il y trouve des
conseils délicats pour ses amis, de sages maximes pour
lui-même, des règles pour la vie privée, aussi bien que
pour la vie politique. Et non-seulement il en a conservé
les fragments les plus précieux, mais, grâce à la manière
dont il les présente, ces fragments ont chez lui un
intérêt qu'on ne retrouve plus dans Macrobe ni dans
Nonius. Ceux-ci, venus en un temps où la tragédie ne
paraissait plus sur la scène, étaient contraints de chercher
leurs savantes citations dans les bibliothèques,
parmi les livres qu'on ne lisait plus. Chez Cicéron, au
contraire, on sent qu'elles viennent du théâtre. C'est
après les avoir entendu prononcer par Ésopus et applaudir
par le peuple qu'il les plaçait dans ses ouvrages,
et voilà comment elles y conservent un air si vivant.
Cette manière animée, dramatique de les présenter, reproduit
à notre imagination quelque image de cette
tragédie perdue, et nous prouve au moins quelle impression
profonde elle faisait à ceux qui la voyaient représenter.
Aussi les pièces des poètes latins étaient-elles
dans les mains de tout le monde; on les lisait de préférence
aux ouvrages immortels qui les avaient inspirées;
c'est Cicéron qui nous l'apprend , et il n'en est pas surpris, car, en somme, malgré le peu d'encouragements
qu'a trouvés la poésie, il pense que les poètes de Rome
ont su se placer assez près de ceux de la Grèce. C'est
surtout la gloire du théâtre latin qui le rend fier pour
son pays : « Il faudrait, dit-il, être tout à fait ennemi
du nom romain, pour ne pas admirer la Médée d'Ennius
ou l'Anliope de Pacuvius. »
Nous ne voyons pas qu'à cette époque on ait sérieusement
protesté contre ces éloges. S'il est question d'un
comédien qui avait attaqué Attius sur le théâtre, cette
offense s'adressait probablement à l'homme plus qu'au
poète, et d'ailleurs le comédien fut condamné par les
tribunaux. On sait aussi que, dans ses satires, Lucilius
ne ménageait pas les poètes tragiques, qu'il se moquait
des vers imparfaits d'Ennius, qu'il signalait les fautes
d'Attius et trouvait Pacuvius embrouillé dans ses expositions.
Mais ces critiques de détail ne prouvent pas
qu'en somme il n'ait rendu justice à leurs ouvrages, et
Horace nous fait entendre que, tout en les attaquant, il
se plaçait au-dessous d'eux (1).
Ainsi donc, on peut admettre
qu'en comblant d'éloges les poètes tragiques,
Cicéron exprimait l'opinion de son siècle. Et même, si
la langue poétique est restée plus longtemps fidèle aux
formes anciennes, si les vers de Cicéron, par exemple,
semblent en retard sur sa prose, ne peut-on pas l'attribuer,
en partie du moins, à l'admiration qu'il ressentait
pour ces vieux poètes? Peut-être lui semblait-il que
Pacuvius et Attius avaient fixé la langue de la tragédie, et qu'il ne pouvait mieux faire que de les imiter. Il semble
même que cette pensée lui ait survécu; car nous
voyons qu'au siècle d'Auguste, Asinius Pollion, dont
Virgile trouve les vers dignes du cothurne de Sophocle,
non content de citer à chaque instant les vieux poètes
dans ses discours, les imite encore servilement dans
ses tragédies.
C'est pourtant à cette époque qu'un ami de Pollion,
Horace, portait de rudes coups à ces poètes que Pollion
imitait avec tant de complaisance. Il convient de s'arrêter
sur ce jugement, car il a depuis formé l'opinion
publique.
Il est certain qu'au moment où écrivait Horace une
connaissance plus approfondie des lettres grecques avait
rendu le goût plus éclairé et plus difficile. En même
temps, avec l'empire qui naissait, on s'éloignait de l'austérité
et de la rudesse républicaines. Les habitudes devenaient
plus délicates, les manières plus recherchées,
la vie plus élégante. Dans la société, on ne s'accommodait
plus de cette urbanité rustique que Cicéron prisait
tant; dans les lettres, on trouvait les vieux auteurs négligés
et grossiers. C'était l'opinion d'Horace et celle
aussi d'une partie de ses contemporains.
Mais l'opinion contraire avait encore des partisans
nombreux et passionnés, qui s'en tenaient aux écrivains
du temps passé et ne voulaient pas admirer les gloires
nouvelles. Ce sentiment était habilement entretenu par
les ennemis d'Horace, qui trouvaient commode de le
combattre par ses devanciers. C'est ainsi que la question
devint pour lui toute personnelle, et que, pour se défendre, il fut réduit à attaquer les anciens. Aussi ne
faudrait-il pas être surpris qu'il fût allé trop loin dans cette attaque, et nous serions en droit de récuser un
juge qui prononce dans sa cause. Mais, sans discuter
son opinion, il me semble qu'on peut tirer de la lutte
même qu'il fut contraint de soutenir des conséquences
favorables aux anciens poètes. Ne faut-il pas qu'Horace
les ait jugés des ennemis redoutables pour les avoir attaqués
à tant de reprises, et avoir dépensé contre eux
tant d'esprit? La peine qu'il se donne pour les combattre
n'est-elle pas un invincible témoignage de l'admiration
qu'ils excitaient encore? II y avait donc, au milieu
du siècle d'Auguste, pendant que naissait l'Énéide,
de fanatiques partisans de l'ancienne école poétique,
qui traitaient de sacrilèges ceux qui ne l'admiraient
pas comme eux, et, dès qu'on osait y porter la main,
criaient que toute pudeur était perdue : clament periisse
pudorem
Horace n'en fut pas intimidé, et leur colère ne l'empêcha
pas de traiter ses devanciers avec une rigueur
qui paraît quelquefois trop sévère à Quintilien. Il leur
trouve un air antique, un style trop souvent dur, parfois
traînant, quoedam nimis antique, pleraque dura,
ignave multa. Il raille leurs vers lourds et mal cadencés
qui trahissent à chaque instant leur paresse ou leur
ignorance. Il leur reproche surtout d'écrire trop vite,
de fuir le travail, de regarder une rature comme un
déshonneur. Il se plaint enfin que leurs partisans veuillent contraindre à les admirer, quand ils devraient
se borner à réclamer pour eux l'indulgence.
Sans doute les tragiques ont leur part de ces reproches
généraux; il faut pourtant reconnaître qu'Horace
les traite avec plus de douceur que les autres. Il constate
le succès qu'obtint à Rome l'introduction de la tragédie
grecque; par l'élévation des pensées, par la vigueur
des peintures, elle convenait au caractère romain naturellement
grand et fier. Il loue aussi ceux qui, plus
hardis, osèrent introduire sur la scène des sujets nationaux,
et il lui semble que, s'ils avaient travaillé avec plus
de soin leurs ouvrages, Rome aurait acquis autant de
gloire dans les lettres que dans les armes. Enfin, contrairement
à l'opinion qu'on a tant de fois soutenue, il
trouve que le génie romain était propre à la tragédie, spiral tragicum. Ce qui augmente le prix de ce jugement,
c'est qu'Horace est bien plus sévère pour les comiques
latins. Il est visible qu'ils lui semblaient inférieurs.
Comme plus tard Quintilien qui, après avoir parlé
avec assez d'éloges des poètes tragiques, ajoutait cette
phrase célèbre : In comoedia maxime claudicamus,
Horace faisait évidemment plus de cas des tragédies de
Pacuvius et d'Attius que des comédies de Plaute. Or,
nous pouvons lire Plaute aujourd'hui et ne sommes pas réduits à nous fier aux critiques anciens pour savoir
quelle estime il en faut faire; en lui préférant si ouvertement
les tragiques latins, Horace me paraît rendre à
ceux-ci le plus glorieux témoignage, et je ne sais rien
qui doive nous faire plus regretter de les avoir perdus.
Ainsi le jugement d'Horace, malgré sa sévérité, tourne
au profit de la tragédie latine ; il nous apprend quelle
estime on en faisait autour de lui, et, bien qu'il ne la
partage pas entièrement, il contribue à nous en donner
une grande idée.
Les autres écrivains de ce siècle lui sont plus favorables
encore. Virgile n'a laissé nulle part son opinion
sur les poètes anciens, mais il a prouvé l'estime qu'il en
faisait en les imitant. Si le mot que lui prête un de ses
biographes, au sujet d'Ennius, était vrai, ce serait une
ingratitude, aussi bien qu'une injustice ; car il lui doit
beaucoup ainsi qu'aux autres poètes tragiques. Il leur
emprunte partout des tours de phrase, des expressions
heureuses, des images brillantes, et quelquefois même
des traits de sentiment. Il affecte d'imiter les formes de
leur langage, et d'employer leurs mots vieillis, soit qu'il
tînt à plaire, par cet air de vétusté, aux nombreux
admirateurs que conservait Ennius soit plutôt qu'il
voulût, comme parle Quintilien, en vieillissant sa poésie,
lui donner cette autorité que l'art ne peut atteindre.
Les vieux poètes ne furent pas non plus inutiles à
Ovide. En mettant sur la scène les fables de la mythologie
grecque, ils avaient, pour ainsi dire, préparé les
matériaux pour ses Métamorphoses. C'est pour cela, sans doute, qu'il se montre reconnaissant pour eux, et qu'il
leur promet libéralement l'immortalité: Ennius arte carens, animosique Attius oris
Casurum nullo tempore nomen habent (1).
(1) Ovid. Amor.,I, 15
Après cette époque, tout concourait à faire oublier
les anciens écrivains; l'éclat du siècle d'Auguste les
rejetait dans l'obscurité ; la langue, en s'écartant tous
les jours de son origine, rendait leurs ouvrages d'une
lecture difficile; enfin le goût, qui marchait vers une
rapide décadence, s'éprenait si bien de l'affectation et
de la recherche, que Cicéron lui-même paraissait antique
et grossier. Il ne faut donc pas être étonné de
voir des poètes et des philosophes s'égayer aux dépens
de Pacuvius et d'Attius, rire de leurs vers raboteux, de
leurs tragédies décharnées. Néanmoins l'antique littérature
conservait encore de fougueux défenseurs qui
passaient toute borne dans leur admiration, comme les
autres dans leur dédain. Pour nous en tenir au théâtre,
Perse nous apprend que les pères recommandaient à
leurs enfants la lecture des vieux tragiques, et Martial
nous parle d'un certain Chrestillus que les expressions
étranges de Pacuvius transportaient. Entre ces excès
opposés, les critiques sages expriment une opinion
moyenne, favorable encore pour la tragédie latine.
Quintilien reconnaît que les anciens poètes tragiques brillent plus par le génie naturel que par le travail, que
leurs ouvrages sont souvent rudes et imparfaits. C'était,
dit-il, moins leur faute que celle de leur époque. Mais,
en revanche, il loue chez eux l'élévation des pensées, la
gravité du style, la grandeur des caractères, et il recommande
d'aller chercher dans leurs ouvrages cette
noblesse de sentiments, cette énergie virile, sanctitas et
virilitas, que son siècle ne connaît plus.
Ainsi il est constant que, jusqu'à la fin, malgré les
altérations du goût et les changements du langage, les
écrivains ont parlé avec éloge de la tragédie latine. Mais
l'estime des critiques ne suffit pas aux pièces de théâtre;
il n'y a de vie pour elles que dans les applaudissements
populaires, et c'est le succès dont elles sont le plus avides.
Il n'est donc pas suffisant de prouver que la tragédie
latine a obtenu l'approbation des critiques, il faut voir
si elle a enlevé les suffrages de la foule.
Dès le premier jour, elle fut bien accueillie du public
romain. Tite-Live nous dit qu'on faisait si souvent répéter
à Livius Andronicus les beaux endroits de ses
pièces qu'il finit par briser sa voix : soepius revocatus
voeem obtudit; ce qui nous indique que ce peuple, qui
n'avait encore entendu que les dialogues grossiers de
ses satires, était charmé de suivre le développement
d'une intrigue régulière. Et depuis, ce succès se maintint
; Cicéron le constate à diverses reprises. Il nous
parle de l'émotion que les beaux vers d'Ennius inspiraient
à un immense auditoire, dans lequel se trouvaient
des femmes et des enfants; car ce n'étaient pas seulement
les riches et les gens instruits qui applaudissaient; leur suffrage serait peut-être suspect, et leur esprit,
charmé d'avance des chefs-d'oeuvre de la Grèce, pouvait,
par le souvenir des admirables modèles, pardonner
à d'imparfaites copies. C'était la foule, les ignorants,
qui se montraient émus et transportés : qui clamores
vulgi atque imperitorum excitantur.(1)
(1) Cic, De fin., V, 22
Mais ce qui atteste plus encore combien cette tragédie fut alors populaire, c'est le rôle qu'elle joue dans la vie politique des Romains. A coup sûr, si elle n'eût pas été en grande faveur auprès du peuple, il ne l'aurait pas choisie de préférence pour faire éclater ses haines et ses sympathies ; or, le théâtre lui sert alors, autant que le Forum, à manifester ses opinions. « Il y a trois lieux, dit Cicéron, où le peuple romain fait connaître sa volonté : c'est dans les assemblées, dans les comices et dans les jeux publics. » Aussi, en ces temps de trouble, s'élevait-il souvent au théâtre de véritables tempêtes. Toutes les fois que les vers d'une tragédie semblaient répondre à l'émotion générale, on les écoutait en trépignant, on les faisait mille fois répéter. Les allusions les plus éloignées étaient rapidement saisies, ou, si elles échappaient, l'acteur, en y insistant, les faisait comprendre. Il osait même quelquefois y ajouter, comme ce jour où Ésopus imagina de prêter un vers à Attius et de transporter dans l'Eurysacès quelques morceaux de l'Andromaque. Les historiens latins contiennent plusieurs récits de ces scènes passionnées. Aux jeux Apollinaires, l'acteur Diphile désigna Pompée en prononçant ce vers : « C'est par notre misère que tu es grand. » Et le peuple voulut plusieurs fois l'entendre. Pendant que Cicéron était exilé, Ésopus, qui était son ami, osa reprocher aux Romains leur ingratitude. Montrant du geste le sénat, les chevaliers et le peuple, il les accusait tour à tour avec ces vers d'un poète tragique:« Eh quoi ! celui qui n'a pas hésité à venir au secours de l'État, celui qui a exposé sa vie, qui n'a pas craint la mort, vous le laissez bannir, vous souffrez qu'on le chasse, Grecs ingrats, peuple léger, oublieux des bienfaits (1) ! »
(1) Cic, Pro Sext., LVI et LVII.
Et plus tard, quand Cicéron fut de retour, que d'applaudissements saluèrent ce vers du Brutus, où Attius semblait l'avoir nommé d'avance : Tullius, qui libertatem civibus stabiliverat (1).
(1) Cic, Pro Sext., LVIII.
On sait enfin que des manifestations bruyantes eurent lieu dans les jeux qui suivirent la mort de César. On représentait le Térée d'Attius, et le peuple applaudissait à chaque vers, trouvant partout des allusions, et saluant de ses clameurs le souvenir de Brutus. « Le libérateur était absent, dit Cicéron, mais la pensée de la liberté était partout présente, et, avec elle, l'image de Brutus semblait apparaître à tous les yeux. » Cicéron en était heureux sans doute, mais ses lettres nous apprennent que quelque tristesse se mêlait à sa joie quand il voyait les citoyens employer leur énergie plutôt à applaudir au théâtre qu'à défendre la république. En effet, la république ne survécut guère à cette scène tumultueuse, et l'on peut dire que c'est dans la tragédie latine que le peuple fit un des derniers essais de sa liberté. Ainsi la popularité n'a pas manqué à la vieille tragédie latine; c'est peut-être cette popularité même qui, après la république, la fit bannir du théâtre. Auguste aimait les pièces de la comédie ancienne ; mais il est probable qu'il se plaisait beaucoup moins aux anciennes tragédies : elles avaient été trop mêlées à la vie politique d'une autre époque ; elles étaient trop pleines de souvenirs qu'on voulait faire oublier au peuple. Aussi n'est-on pas surpris que, sous l'empire, elles n'aient point reparu au théâtre.
DU CARACTERE DES PRINCIPAUX POETES TRAGIQUES LATINS.
Les écrivains latins, en nous faisant connaître le succès de la tragédie latine, nous donnent de précieuses indications sur le caractère et le talent des poètes qui y ont réussi. C'est d'ordinaire en les comparant qu'ils les distinguent, et ils les opposent entre eux pour mieux faire ressortir leurs qualités par le contraste. Il ne sera donc pas inutile, si nous voulons bien saisir la physionomie d'Attius, d'esquisser rapidement celle de ses devanciers. Nous pouvons laisser dans l'ombre les plus anciens. Les Romains eux-mêmes semblent s'en être médiocrement occupés. Ils estimaient surtout Naevius comme poète comique, et quant à Livius Andronicus, le premier en date, si quelques pédants affectaient de le vanter encore, comme cet Orbilius dont parle Horace, qui le faisait admirer à coups de fouet (1).
(1) Hor., Epist., II, 1, 70
Cicéron avoue avec plus de franchise que ses pièces ne méritaient pas d'être relues. Ennius était donc le premier dont Rome eût vraiment gardé le souvenir. Personne n'était plus propre qu'Ennius à faire bien accueillir dans Rome la tragédie grecque. Il prétendait avoir trois âmes, c'est-à-dire participer du génie de trois nations diverses, mais, avant tout, il était Romain, et c'est par là sans doute qu'il avait d'abord séduit Caton. Non-seulement il ressemblait aux Romains par la trempe énergique de son caractère qui supporta légèrement, dit Cicéron, les deux plus grands maux de la vie, la vieillesse et la pauvreté ; mais il avait aussi leurs manières rudes, leurs habitudes grossières (1), et par dessus tout leur bon sens méfiant et railleur.
(1) Hor., Epist., I, 19, 7
On en trouve des traces jusque dans ses fragments tragiques, où ces railleries paraissent quelquefois assez mal placées. Sceptique envers les dieux, comme son maître Evhemère, il n'épargnait guère leurs prêtres. Caton recommandait à son fermier de se méfier des augures autant que des parasites : parasitum ne quem habeat; haruspicem, augurem, hariolum, Chaldoeum ne quem consuluisse velit (1).
(1) Cat., De re rust., V.
Ennius
les dépeint comme des imposteurs qui ne savent pas se
diriger et veulent montrer la route aux autres, des mendiants
qui promettent des trésors et demandent une
drachme. Quant aux philosophes, il n'avait guère étudié
que les épicuriens et les sceptiques, et il avait surtout
tiré de leurs livres des préceptes pour bien vivre
et des recettes de cuisine. En somme, dans ce Grec qui passait sa vie à traduire Homère et Euripide, il y avait
l'âme d'un soldat et d'un paysan romain.
De ce caractère si nettement dessiné découlent les
qualités et les défauts de la tragédie d'Ennius. Elle manque
d'art, nous dit Ovide ; mais qu'importait l'art aux Romains?
La perfection des détails, l'habile liaison des
scènes sont des mérites délicats qu'apprécie un peuple
instruit et qui échappent à des spectateurs illettrés. Si
nous avions encore les tragédies d'Ennius, il est probable
que nous y trouverions de grandes inégalités. Nous le
verrions sans doute faiblir dans les endroits qui demandent
plus d'habileté que de génie ; mais les fragments de
l'Alcméon, de l'Andromaque et du Thyeste, tout mutilés
qu'ils sont, nous montrent jusqu'où il s'élève quand la
situation le soutient.
Les anciens avaient remarqué qu'Ennius brille surtout
parla pensée, et qu'il excelle à la renfermer dans
un vers nerveux et concis, un vers de flamme, comme
il le dit lui-même, qui pénètre jusqu'à la moelle. Encore
aujourd'hui on en pourrait citer plusieurs qui rappellent
par leur énergie la manière de Corneille. Et ce
n'est pas le seul côté par où Ennius touche à notre
grand poète. Comme lui, il aime les raisonnements vigoureux,
serrés, quelquefois subtils; et il les exprime
dans un style sobre d'ornements poétiques. Je trouve à
peine quelques images dans ses fragments, et toutes se
rapportant à la guerre et aux batailles. Dans le reste, la vivacité de la pensée, l'énergie du raisonnement supplée
à la poésie de l'expression. Cicéron nous apprend que
beaucoup en félicitaient le poète, et qu'ils louaient
Ennius de ne pas s'écarter de la façon ordinaire de parler.
D'autres l'accusaient de négligence et blâmaient ses
mots trop bas et son vers sans harmonie. Mais je
comprends qu'Ennius se soit peu soucié de la poésie et
de l'élégance; ce n'est pas par ces qualités qu'on plaisait
aux Romains de son temps. Ils aimaient mieux les jeux
de mots grossiers, les rapprochements de sons semblables,
et Ennius les prodiguait dans ses pièces :
Quidquam quisquam cuiquam quod conveniat neget. (1).
Stultu'st qui cupita cupiens cupienter cupit (2).
(1) Enn., inc, 55.
(2) Enn., Phoenix, 1.
Il est donc vrai de dire qu'Ennius était Romain jusque
dans ses défauts. C'est par là qu'il sut demeurer original;
quoiqu'il imite plus fidèlement que les autres les poètes
grecs; c'est enfin ce qui lui conquit à Rome une popularité
si solide qu'elle survécut même au siècle d'Auguste.
Le peuple l'aima jusqu'à la fin, retrouvant en lui
ses instincts et son caractère ; et si ses tragédies, proscrites
peut-être par l'empire comme rappelant des souvenirs
républicains, ne paraissaient plus sur les théâtres,
on y venait écouter des chanteurs errants, rhapsodes
d'Ennius (Ennianistoe) qui parcouraient l'Italie récitant
des morceaux de ses annales.
Pacuvius forme avec Ennius un parfait contraste. C'était un artiste, et Pline parle d'un tableau qu'il avait
peint dans le temple d'Hercule. L'artiste se montrait
souvent aussi dans ses tragédies. Varron, dans sa classification
des divers genres, le cite comme le modèle du
style abondant. Il trouve donc en lui, plus que chez les
autres, cette ampleur et cette gravité qui lui semblent le
caractère de l'abondance. Cicéron, supposant que
quelqu'un veut choisir dans chaque poète ce qu'il a de
meilleur, dit qu'il prendra les pensées d'Ennius et les
périodes de Pacuvius. Aujourd'hui, il nous reste
de Pacuvius plus de vers isolés que de périodes complètes.
Cependant on retrouve, dans certains passages,
la belle tirade du Chrysès, les reproches de Télamon à
son fils dans le Teucer, quelque chose de cette abondance
dont parle Varron, et de cette élégante gravité que
loue Aulu-Gelle.
Il nous est plus facile de vérifier ce que disent les
anciens du soin de l'expression chez Pacuvius : « Tous
ses vers, dit Cicéron, sont élégants et travaillés. » Et,
en effet, on en trouve un grand nombre où ce travail est
manifeste. Tels sont, par exemple, ces vers de l'Atalante
:
Vultum alligat quae tristities?
Quae aegritudo insolens mentem attentat tuam ? (1)
(1) Pacuv., Atal., 11 et 12.
Celui-ci, que les poètes postérieurs n'ont pas dédaigné
d'imiter :
Nunc primum opacat flore lanugo genas. (1)
(1) Pacuv., inc, 10.
Enfin, ceux qu'Euryclée adresse à Ulysse, sans le connaître,
et qui semblent fort élégants, jucundissimi, à
Aulu-Gelle :
Cedo tamen pedem tuum Iymphis flavis, flavum ut pulverem
Manibus isdem, quibus Ulixi saepe permulsi, abluam,
Lassitudinemque minuam manuum mollitudine (1).
(1) Pac, Niptra, I, et A. Gelle, II, 26.
Peut-être même cette recherche de l'élégance avait-elle
poussé quelquefois Pacuvius à enrichir son langage de
quelques expressions empruntées aux langues voisines,
ce qui semblait à quelques esprits sévères et délicats
altérer la pureté de la langue nationale. C'est sans doute
ce que veut faire entendre Cicéron lorsque, dans le
Brutus, après avoir loué l'époque de Scipion et de Lélius,
dont c'était, dit-il, la gloire d'être aussi pure dans le
langage que dans les moeurs, il ajoute que pourtant
Cécilius et Pacuvius parlaient mal. Si l'on n'expliquait
ce reproche par un retour singulier d'orgueil national,
il semblerait formellement contredire les éloges que
Cicéron donne partout à Pacuvius.
Ces éloges, les admirateursde Pacuvius les résumaient
dans une épithète assez vague qu'Horace et Quintilien
ne rapportent pas sans quelque raillerie. Ils l'appelaient doctus, voulant indiquer par là qu'il était plus familier
avec le génie grec, qu'il lui devait ce soin de la forme,
cette recherche de l'élégance; en un mot, cet art plus
parfait. Peut-être aussi faisaient-ils allusion à ce goût qui
portait Pacuvius vers les sujets sérieux et savants. La
philosophie semble avoir fait le fonds de plusieurs de ses
pièces. II représentait dans l'Antiope Amphion défendan tcontre son frère Zéthus l'étude des arts et des sciences.
Nous avons encore un fragment du discours où Chrysès
développe en beaux vers ses idées sur la nature du
monde et de l'âme. On peut trouver aujourd'hui ces développements
longs et déplacés; mais alors ils faisaient
l'admiration des jeunes Romains qui sortaient de l'école
des philosophes et venaient de lire Platon pour la première
fois. Aussi le docte Pacuviùs avait-il charmé les
lettrés, les doctes comme lui. Cicéron le cite plus volontiers
que les autres, et, quoiqu'il ne se soit jamais clairement
expliqué, je pense qu'il penchait à lui donner le
premier rang pour la tragédie, comme il le donnait à
Cécilius pour la comédie, et à Ennius pour l'épopée.
II. Attius. - La tragédie d'Atrée.
« Pacuvius étant vieux, dit Aulu-Gelle, et atteint d'une maladie chronique, s'était retiré de Rome à Tarante. Attius, beaucoup plus jeune, passant par Tarente pour se rendre en Asie, alla voir le vieux poète qui le reçut poliment, le retint chez lui plusieurs jours, et demanda à lui entendre lire sa tragédie d'Atrée. Pacuvius en trouva, dit-on, les vers grands et sonores, mais un peu durs et âpres. « C'est vrai, répondit Attius, et je ne me repens pas d'avoir fait ainsi, car j'espère que tout ira mieux à l'avenir. Il en est, selon le proverbe, des talents comme des fruits : ceux qui naissent durs et âpres deviennent tendres et doux; mais ceux qui commencent par être tendres, mous et succulents ne mûrissent pas, ils pourrissent. Il faut donc laisser à l'esprit quelque chose que l'âge puisse mûrir. » (1)
(1) A. Gelle, XIII, 2.
Nous avons quelques fragments de cette tragédie
d'Atrée qui fut peut-être le premier ouvrage d'Attius;
cherchons si nous y pourrons trouver la trace des qualités
et des défauts que Pacuvius signalait.
Attius y représentait sans doute, au début de l'ouvrage,
Atrée fier de son pouvoir et se complaisant à en
montrer l'étendue. « C'est moi, disait-il, qui gouverne
Argos ; Pélops m'en a laissé le sceptre. Je règne depuis
l'endroit où la mer d'Hellé et celle d'Ionie pressent les
rivages de l'isthme. » On comprend qu'au milieu d'une
si brillante fortune et avec cet orgueilleux caractère,
Atrée ne put souffrir d'être bravé. Aussi, énumérait-il
avec emportement tous les outrages par lesquels son
frère l'avait provoqué ; le vol du bélier d'or, la séduction
de sa femme, et, avec elle, le désordre et la honte
dans sa maison. Excité par ces souvenirs, il cherchait
par quels supplices il pourrait se venger. « Thyeste, disait-il, vient encore attaquer Atrée; il ose me braver
encore et troubler mon repos. Il faut lui préparer de
nouveaux malheurs, des supplices nouveaux qui brisent
et domptent enfin cette âme cruelle. » Et, une fois sa vengeance résolue, il n'était pas arrêté par la pensée
de l'horreur qu'elle allait inspirer : « Qu'on me déteste,
disait-il, qu'importe? pourvu qu'on me craigne. J'ai
commencé, j'irai jusqu'au bout. » Alors, il faisait les
apprêts de l'horrible festin, et probablement l'énergique
poète n'avait reculé devant aucun détail; un vers qui
nous reste de cette description nous représente la
flamme cuisant les lambeaux de chair embrochée. En
ce terrible moment, la nature se troublait,et le tonnerre
ébranlait le ciel. C'était alors sans doute, et au milieu
du tumulte des éléments, qu'Atrée, jouissant de sa vengeance,
exprimait en ces mots sa joie sinistre : « Un
père est le tombeau de ses enfants ! » Le pathétique
arrivait à son comble par l'apparition de l'infortuné
Thyeste : « Gardez-vous, disait-il, de partager le repas
d'un tyran, et de vous asseoir à sa table. Les rois ne
sont d'ordinaire que des méchants et des traîtres.
Malheureux que je suis ! un frère dénaturé m'a fait dévorer
mes propres enfants. Pourrai-je maintenant
aspirer à régner sur des Grecs, ou me dire encore le fils
de Pélops? Oserai-je me montrer quelque part, entrer
dans un temple, ou faire entendre à quelqu'un ma voix
funeste ? » Puis il reprochait amèrement à son frère sa cruauté et sa perfidie : « Tu n'as pas tenu ta parole. Je ne l'ai pas engagée et ne l'engage jamais à qui ne
tient pas la sienne. » C'est dans la même scène, sans
doute, et vers la fin de la pièce, qu'insulté par son frère
et incapable de se contenir, Atrée faisait entendre ces
mots qu'Ésopus prononçait avec l'accent de la fureur :
« Vous l'entendez? qu'on l'enchaîne! »
On le voit, ces fragments confirment l'opinion que
nous donne Cicéron de l'Atrée, quand il nous dit que
cette tragédie devait presque toute être jouée sur le
ton de la colère et de l'emportement. L'élégant, le
sobre Pacuvius pouvait trouver ces peintures un peu
chargées, ces scènes exagérées dans leur pathétique;
mais elles plaisaient au peuple, et sans doute il regardait
comme une qualité ce qui semblait à Pacuvius un défaut.
Aussi, l'âge put bien mûrir le talent d'Attius,
comme il l'annonçait lui-même, mais il ne dut pas le
changer. Sa poésie, en devenant moins âpre, ne perdit
rien de son énergie; s'il évita plus soigneusement la
raideur et l'exagération, il chercha toujours à frapper
les spectateurs par la grandeur des caractères et l'éclat
de la poésie, c'est-à-dire en conservant les qualités auxquelles
il devait ses premiers succès.
L'étude du théâtre d'Attius montrera mieux son talent
et le fera plus complètement connaître sous ses autres
faces ; mais l'Atrée suffit à mettre en relief sa qualité
dominante, celle que tous les critiques sont unanimes
à lui accorder. Quintilien, en l'opposant à Pacuvius, dit
qu'il avait plus de nerf, plus virium. Ovide l'appelle l'énergique Attius, animosi Attius oris (1).
(1) Ovid.. Am., I, 15.
Horace enfin, après avoir donné l'épithète de doctus à Pacuvius, son rival, lui attribue celle d'altus, voulant faire entendre sans doute que l'un avait plus de patience et d'art, l'autre plus d'élévation naturelle (1).
(1) Hor., Epist., Il, 1,56
L'élévation, l'énergie, la puissance, voilà donc quelles étaient les premières qualités d'Attius, et elles avaient si bien frappé l'historien Velléius, qu'il n'hésite pas à le mettre par là au-dessus des Grecs, ses modèles. Il lui semblait que, s'ils avaient plus de perfection dans les détails, Attius les dépassait par l'inspiration et le génie : Adeo ut in Mis limoe, in hoc poene plus videatur esse sanguinis.
DES OUVRAGES D' ATTIUS.
Attius, né, selon saint Jérôme, vers l'an 583, doit avoir vécu jusqu'au temps de Sylla, puisque Cicéron l'a connu et s'est entretenu avec lui. Pendant cette longue carrière, il avait écrit, comme ses prédécesseurs, un grand nombre d'ouvrages de genre différent. On sait que lorsque les premiers poètes latins commencèrent à étudier les lettres grecques, séduits par les richesses nouvelles qui se révélaient à eux de tous côtés, au lieu de se borner et de choisir, ils essayèrent de les faire connaître toutes à la fois à leurs compatriotes. Ils ressemblaient à ces enfants qui, sollicités en tout sens par des objets inconnus, courent de l'un à l'autre, empressés, dans leur admiration naïve, de contempler chacun d'eux un moment. Ennius avait été tout ensemble poète épique, tragique, comique, satirique et philosophique; Attius, outre ses tragédies (1), écrivit encore des traités de critique, et même des ouvrages de grammaire.
(1) Donat, De tragoedia et comoedia laisse entendre qu'il avait écrit des comédies, mais il n'en reste aucune trace.
C'est ce que
n'ont pas voulu admettre quelques savants allemands malgré l'unanimité des témoignages anciens, et il leur
a semblé impossible qu'en ces temps primitifs, qui sont
des époques de création plus que de critique, un poète
se fût fait rhéteur et grammairien. Sans doute, chez les
Grecs où la poésie naissait d'elle-même et se développait
librement d'après les instincts de l'esprit humain, les
grammairiens sont venus assez tard, et la critique a attendu
pour naître que la poésie eût achevé son oeuvre.
C'est alors seulement qu'on s'avisa de mesurer et de décrire
le chemin qu'on avait instinctivement parcouru,
et qu'on donna des préceptes sur les choses dans lesquelles
on avait jusque-là réussi sans préceptes. Mais il
en fut autrement chez les Romains. Comme ils reçurent
du dehors une littérature toute formée, les grammairiens
arrivèrent en même temps que les poètes. La
même curiosité d'esprit poussa les écrivains à faire connaître
les beautés des chants originaux et les finesses
de la critique, et la nouveauté donna à tous ces travaux
le même succès. C'est ainsi qu'Attius, en même temps
qu'il composait ses tragédies, écrivait ses Annales, ses Parerga, ses Pragmatica, ses Didascalica, qui contenaient
sans doute des études de grammaire et de critique,
et qu'après avoir traduit les chefs-d'oeuvre d'Euripide
et de Sophocle, il ne dédaignait pas de créer un système
sur l'orthographe latine, et même de donner des
règles à la déclinaison.
Quant à ses pièces de théâtre, qui doivent uniquement
nous occuper, il est bien difficile aujourd'hui d'en
faire exactement la liste, M.Ribbeck, dans son excellent
travail sur la tragédie latine, ne veut pas qu'on en augmente
le nombre outre mesure. S'il est peut-être trop
affirmatif au sujet de l'Ilione, sur laquelle les manuscrits se partagent et qu'il renvoie sans hésitation à Pacuvius,
il a raison de rejeter le Duloreste et l'Andromaque dont
il ne reste qu'un vers cité deux fois par Nonius, tantôt
sous le nom d'Attius, tantôt sous celui de Pacuvius, et
qui sans doute appartenait à ce dernier. Il en est de
même d'un vers des Niptra, que Nonius rapporte par
mégarde à Attius, et que Priscien attribue avec plus de
raison à son prédécesseur. Quant à l'Automedia et au
Paris, M. Ribbeck n'y voit que de mauvaises leçons des
manuscrits, et il rend justement l'Electre à Attilius, cet
écrivain de fer, comme l'appelle Cicéron. Mais, à coup
sûr, M. Ribbeck va trop loin, lorsque, dans son désir de
diminuer le nombre des pièces d'Attius, il est tenté de
réunir toutes celles dont le sujet paraît se rapprocher.
Par exemple, il veut qu'on joigne l'Égisthe avec la Clytemnestre,
l'Achille avec les Myrmidons, l'Ériphyle avec
les Épigones, le Deiphobe avec les Fils d'Anténor, l'Hécube avec le Néoptoleme et les Troyennes, etc. Malheureusement
une prétention pareille n'est nulle part soutenue
par le texte des anciens grammairiens, qui non seulement
ne nous présentent jamais les titres de ces pièces
réunis entre eux, comme le voudrait M. Ribbeck, mais
témoignent même formellement que c'étaient des ouvrages
séparés. Est-il d'ailleurs bien légitime de conclure
du titre seul à l'identité des ouvrages, et ne se
pouvait-il pas faire qu'Attius eût traité différentes aventures
de la vie du même personnage, ou le même événement
d'après des traditions différentes? Il semble que
les Grecs lui en avaient donné l'exemple ; Sophocle
avait composé deux Athamas et un Atrée avec deux Thyestes, sans que nous puissions savoir comment ces
ouvrages différaient entre eux, ou que nous soyons autorisés
à les réunir, comme fait arbitrairement M. Ribbeck
des pièces d'Attius.
Mais, en revanche, il faut féliciter M. Ribbeck de
n'avoir point donné place parmi les fragments d'Attius
aux deux célèbres traductions du Prométhée et des Trachiniennes qui se trouvent au second livre des Tusculanes.
Jusqu'ici un grand nombre de savants allemands
avaient si bien pris l'habitude d'attribuer ces morceaux
à Attius, que Schlegel s'appuie sur eux seuls pour juger
la tragédie latine, et que bien peu d'éditeurs des fragments
tragiques de Rome avaient négligé de les comprendre
dans leur recueil. Il est juste cependant de les
restituer à leur véritable auteur. Aujourd'hui la question
n'a même plus besoin d'être sérieusement discutée,
et l'on se demande, avec une surprise profonde, comment
on a pu si obstinément les refuser à Cicéron. Il
semble pourtant que Cicéron ait prévu qu'on les lui
contesterait, car il a grand soin de dire qu'ils sont de
lui. Il répond à son interlocuteur, qui s'étonne de ne
les pas connaître, que d'ordinaire il cite les poètes de
Rome, mais qu'à leur défaut, il traduit lui-même les
auteurs grecs, pour donner aux discussions philosophiques,
soutenues en latin, tous les ornements dont
elles sont susceptibles. Certes, après cette affirmation,
il n'est guère possible de penser que Cicéron s'était emparé
des vers d'Attius, car, en un temps où les pièces
d'Attius étaient représentées au théâtre et connues de
tout le monde, cet impudent mensonge n'aurait trompé
personne. J'ajoute que, quand même l'auteur n'aurait pas pris
la peine de se désigner lui-même, il me semble qu'il
n'eût pas été bien difficile de le reconnaître. On sait
quelle était l'estime de Cicéron pour les poètes de son
pays, et qu'il allait quelquefois jusqu'à les placer sur la
même ligne que les plus illustres écrivains de la Grèce;
peut-on admettre qu'en citant leurs vers, il eût omis
leurs noms, et n'eût désigné que le poète grec qu'ils
imitaient, les abaissant ainsi jusqu'à n'être plus que
des traducteurs, lui qui affecte de n'en parler que comme
de génies originaux? Concevrait-on qu'il eût cité de si
beaux passages, sans y joindre un seul mot d'éloge, s'il
n'eût redouté le ridicule de se louer ouvertement lui-même?
Enfin, aurait-il complaisamment introduit dans
son ouvrage, et presque à la suite l'une de l'autre, d'aussi
longues tirades, s'il s'était agi seulement des vers d'un
étranger? D'ordinaire il est plus court dans ses citations,
quand il les emprunte aux poètes tragiques.Mais
on comprend que lorsqu'il les tirait de ses propres ouvrages,
quelques vers ne suffisaient plus à sa vanité. Il a donc inséré ici les deux morceaux tout, entiers par le
même motif qui lui faisait placer dans le De divinatione tout un long fragment du poème sur son consulat.
En présence de toutes ces raisons, et surtout de l'affirmation
catégorique de Cicéron, je suis peu ému, je
l'avoue, d'un texte de Nonius, qui, citant un de ces vers,
l'attribue au Prométhée d'Attius. Pour expliquer ce texte,
Mercier suppose que Cicéron peut avoir transporté
dans sa traduction une belle expression d'Attius. Et, en agissant ainsi, il n'aurait fait que suivre l'exemple de
son savant ami Varron, qui ne se fait aucun scrupule
d'introduire dans ses satires les beaux vers d'Ennius
ou de Pacuvius. Mais on n'a pas même besoin de recourir
à cette conjecture ingénieuse, et il est plus naturel
de penser que Nonius a lu légèrement les Tusculanes,
ou qu'il a été trompé par sa mémoire. On a relevé plus
d'une erreur dans son ouvrage, et il est singulier que
quelques savants allemands, qui le reprennent avec dédain
et souvent avec excès, qui l'appellent familièrement,
comme fait M. Bothe : bonus vir Marcellus, et font
si peu d'état de son témoignage toutes les fois qu'il les
gêne, se prennent pour lui d'un respect étrange et inattendu,
dès qu'il s'agit de l'opposer à l'autorité de Cicéron.
M. Ribbeck a eu raison de n'être point dupé de ce
respect et de résister à l'opinion de ceux qui prétendent
dépouiller Cicéron au profit d'Attius. Nous devons lui
savoir d'autant plus gré de cet acte de justice, que lorsqu'on
étudie pieusement les restes de la tragédie latine,
ce n'est qu'avec un regret infini que l'on consent à en
exclure d'aussi beaux vers.
Néanmoins, en supprimant avec une sévère critique
toutes les pièces que les divers éditeurs ont eu tort de
ranger sous le nom d'Attius, il nous reste encore de lui
les titres de 46 ou 47 tragédies, et on peut supposer
qu'ils ne nous sont pas tous parvenus. Une pareille fécondité
donne, il faut le reconnaître, quelque fondement
aux reproches d'Horace qui accuse tous ces vieux poètes
de fuir le travail et d'écrire vite; Mais le peuple était
plus sensible alors au mérite de la nouveauté qu'à celui de la perfection, et les édiles réclamaient sans
cesse des pièces nouvelles.
Avant d'examiner les fragments de ces pièces, arrêtons-nous un moment à leurs titres. On peut prendre,
rien qu'en les parcourant, une idée du théâtre d'Attius,
et voir de quel côté son génie et le goût du public le
portaient.
Je ne parle pas de ceux qui, étant vagues et obscurs,
ne nous apprennent rien sur le sujet de l'ouvrage. Aujourd'hui
encore la critique n'a pu clairement découvrir
de quoi il s'agissait dans les pièces intitulées Phinidoe,
Hellenes, Persidoe, etc. Parmi ceux qui sont plus clairs
et suffisent à nous faire connaître le sujet, j'en trouve
quelques-uns, comme l'Alceste et le Térée, qui supposent
la peinture de sentiments tendres et touchants. Il fallait
bien qu'il fût question de l'amour dans l'Andromède,
l'Antigone, le Méléagre et la Médée, puisqu'il était un
des ressorts de l'action. Si Attius ne s'était pas éloigné
d'Eschyle, Io, dans la pièce qui porte son nom, devait
être un charmant et gracieux caractère. Enfin, les Bacchantes et les Stasiastoe seu tropoeum Liberi contenaient
sans doute cette fougue, ce mouvement lyrique que les
poètes grecs prodiguaient dans les pièces tirées de la
légende de Bacchus. C'est assez pour nous convaincre
que le talent d'Attius ne manquait pas d'une certaine
souplesse ; mais, bien qu'il ait abordé quelquefois des
sujets qui demandent de la grâce et de la tendresse,
évidemment il se plaisait davantage à traiter ceux qui
réclament de l'énergie et présentent le tableau des plus
tragiques aventures. Les malheurs de la race de Pélops
sont le sujet de six de ses pièces : les Pélopides, l'Atrée,
l'Égisthe, la Clytemnestre,l'Erigone, les Enfants d'Agamemnon. Il a tiré huit tragédies de la guerre de Thèbes
et des faits qui s'y rattachent; ce sont : les Phéniciennes,
l'Antigone, la Thébaïde, le Ménalippe, les Épigones,
l'Alcmoeon, l'Alphésibée et l'Ériphyle. Mais aucun événement
n'a plus souvent inspiré Attius que la guerre de
Troie ; il y a pris le sujet de quatorze pièces. Quelques unes
représentent le sort des Troyens après la chute de
leur patrie, Déiphobe assassiné, les malheurs d'Hécube
et d'Ilione, Andromaque essayant de défendre son fils,
tandis que Troie s'abîme au milieu des tonnerres et des
tourbillons. D'autres, remontant plus haut, nous font
assister aux attaques des Grecs, aux luttes que Troie
soutint avant de périr, et tirent tout leur intérêt du tableau
de la guerre et des combats.
Personne ne sera surpris que les poètes tragiques
latins, et Attius plus que tous les autres, aient traité avec
complaisance les sujets qui se rattachaient à la vie militaire.
Plusieurs de leurs pièces représentaient les exploits
d'Ulysse, d'Ajax et de Diomède; Achille, à lui seul, avait
inspiré six tragédies. Les tableaux présentés dans ces
pièces étaient de ceux qui saisissaient fortement les
Romains, et ils n'avaient aucune peine à en comprendre
les caractères. Qui n'avait trouvé autour de soi, dans le
camp, des soldats rusés, adroits, pleins de ressources,
médiocrement scrupuleux, comme Ulysse; et. d'autres
infatués de leur bravoure, héros de parade, comme
Ajax, que le poète décrit regardant de travers et faisant
de grands pas, torvus, proegrandi gradu ? C'est ainsi que
chacun pouvait commenter ces pièces avec ses propres
souvenirs. Il y voyait des spectacles dont il avait été souvent témoin ; on lui montrait le tumulte d'un camp, des
soldats tantôt désoeuvrés et mécontents de leur inaction, tantôt marchant au combat avec des armures si
brillantes que personne n'en peut soutenir l'éclat. Il assistait,
la nuit, à l'assemblée des chefs de l'armée grecque
; il voyait partir Ulysse et Diomède pour aller ravir
les chevaux de Rhésus ; il entendait le récit des plus
terribles batailles; tantôt c'était une furieuse mêlée qui
couvrait la terre d'une sueur de sang, tantôt c'était un
combat singulier, où les adversaires en venaient aux
mains avec tant de vigueur, qu'on aurait cru voir deux
Mars s'attaquer. S'il ne voyait pas la bataille, il en suivait
toutes les phases. On apportait les blessés sur la
scène, et il les voyait mourir, conservant jusqu'à la fin
toute leur fermeté ; enfin, il saluait le vainqueur, lorsque,
dans l'ivresse du succès, il faisait entendre contre
son ennemi terrassé ses dernières bravades : ubi nunc
terricula tua sunt ?
Qu'on se figure, en présence de ces spectacles guerriers,
ce public de soldats qui sortait à peine des guerres
puniques, et l'on comprendra quels applaudissements
accueillaient ces pièces toutes pleines de Mars, ainsi que
parle Aristophane.
DE LIMITATION DES POETES GRECS DANS LA TRAGEDIE D'ATTIUS.
I. Comment les poètes latins imitaient-ils les Grecs?
La première question qu'on se fait quand on étudie
les tragiques latins, c'est de se demander quelle était
chez eux la part de l'imitation et celle de l'originalité.
Le témoignage des critiques anciens nous éclaire médiocrement
sur cette question. Cicéron semble même
se contredire. Il dit, dans le De finibus, que les pièces
latines sont traduites mot à mot du grec, fabellas latinas
ad verbum de groecis expressas, et, dans les Académiques, que les poètes tragiques ont moins cherché à
rendre les mots que le sens général de leurs modèles.
Ces deux affirmations si opposées s'expliquent cependant,
quand on regarde de près les fragments qui nous
restent de la tragédie latine. Nous sommes d'abord frappés
d'en trouver un certain nombre où le poète s'efforce
visiblement de suivre l'auteur grec ; il se contente de le
traduire, et c'est une curieuse étude que de voir comment
il y réussit. D'ordinaire il efface les expressions
colorées, il supprime ou abrège de gracieux détails, il atténue les hardiesses poétiques, il rend le texte plus
serré, plus exact ; malheureusement il le rend aussi plus
sec et plus lourd. Il donne à ces vers charmants, à ces
périodes d'un tour si facile, un air raide et contraint ;
on sent qu'il n'est guère à l'aise en marchant ainsi sur
la trace des autres, surtout quand ils ont un génie si
différent du sien. Mais quelle que soit l'infériorité de ces
traductions, il faut bien reconnaître qu'elles sont assez
exactes. La Médée, l'Hécube, l'lphigénie d'Ennius, les
Bacchantes et les Phéniciennes d'Attius contiennent plusieurs
passages qui reproduisent fidèlement le texte grec
et justifient Cicéron de prétendre que ces pièces sont
traduites mot à mot.
Mais dans ces mêmes tragédies, à côté de ces passages
si exactement traduits, on en trouve d'autres où le
poète latin s'est évidemment éloigné de son texte. Tantôt,
il étend la pensée de l'auteur grec : par exemple,
l'Achille d'Euripide s'emporte contre Calchas et dit :
« Qu'est-ce qu'un devin ? un homme qui dit peu de
vérités et beaucoup de mensonges. » Chez Ennius, les
devins ne s'en tirent pas à si bon compte; comme il
semble les détester spécialement, il insiste sur ces railleries,
il leur reproche de se perdre en vaines études,
d'observer le lever de la chèvre et du scorpion, et termine
par ce vers que Cicéron et Sénèque citent avec
complaisance :
Quod est ante pedes nemo spectat, coeli scrutantur plagas (1).
(1) Enn., Iphig., 8.
Tantôt, ne se contentant plus d'amplifier son texte, le
poète latin y joint librement ses propres idées. Dans l'Hécube, on comprend bien que Polymnestor, frappé
par les Troyennes, s'écrie : « Hélas ! malheureux que je
suis ! on lave le sang avec le sang ! » ou qu'Hécube
dise après s'être vengée : « Puissant Jupiter ! au milieu
de mes malheurs, je te rends grâces. » Iphigénie ne
sort pas non plus de son rôle, quand elle s'écrie avant
de mourir : « J'irai voir l'Achéron, c'est là que sont enfouis
les trésors de la mort» Pourtant aucune de ces
idées ne se retrouve dans le grec, et le poète latin ne
les doit qu'à lui-même. Il va même plus loin,
et il lui
arrive quelquefois de sortir tout à fait du cadre de la
pièce grecque et de le modifier sans scrupule. Attius,
dans ses Phéniciennes, avait adopté, au sujet du partage
du trône entre les deux frères, une tradition qui n'était
point tout à fait celle d'Euripide, et il se permettait de
déplacer le lieu de la scène dans l'Antigone; ce qui
prouve que ces poètes, non contents d'ajouter ou de
retrancher des vers dans les tragédies qu'ils imitaient,
osaient quelquefois toucher au fonds même de l'ouvrage
et en changer le plan et l'économie.
Je sais bien que quelques critiques allemands expliquent
ces différences que l'on trouve entre le modèle et
la copie en supposant que les pièces grecques ont eu deux éditions ; les passages qui ne se retrouvent plus
dans l'édition qui nous reste étaient apparemment dans
celle qui s'est perdue. Mais cette explication, qui pourrait
être admissible si elle se bornait à une ou deux tragédies,
devient fort problématique, quand il faut l'appliquer
à toutes. Comme il n'est aucune pièce des tragiques
latins qui ne présente ces différences, quand on la compare
au modèle d'où elle est tirée, nous voilà forcés
d'affirmer que Sophocle et Euripide ont refait toutes
leurs tragédies. Et même, quand on admettrait, malgré
le silence des critiques anciens, qu'il existait deux
éditions de chaque pièce, ne serait ce pas un hasard
étrange que nous eussions invariablement perdu celle
qu'imitaient les poètes latins et qui devait être la meilleure?
Ce ne sont là que des suppositions chimériques,
et, au lieu de s'y arrêter, je crois qu'il vaut mieux admettre,
avec Cicéron, que si par moment les poètes
latins étaient des traducteurs fidèles, souvent aussi ils
rendaient plutôt le sens que les mots ; et, après avoir
établi qu'il y a en eux quelque invention, chercher quels
changements ils faisaient subir d'ordinaire aux ouvrages
qu'ils imitaient.
Il est probable d'abord que la simplicité des pièces
grecques les devait gêner. Des intrigues aussi nues ne
pouvaient suffire à attacher un public romain. Ils furent
donc contraints de les rendre plus complexes, plus animées,
en y introduisant un plus grand nombre de personnages,
selon le témoignage formel de Diomède, et
en les compliquant d'incidents nouveaux. Ces incidents
ne leur coûtaient pas grand peine à trouver. On sai tque les Grecs n'entendaient pas comme nous la nouveauté
dans l'art dramatique. Elle consistait pour eux,
non pas à représenter des événements qui n'eussent
point paru au théâtre, mais à trouver dans un sujet
ancien des éléments nouveaux d'intérêt. Il en résultait
que le nombre des sujets tragiques était borné, et chaque
auteur, sans craindre d'ennuyer le public, reprenait
ceux qu'avaient traités ses devanciers. Ainsi, quelque
sujet que choisît un poète latin, il avait devant lui plusieurs
pièces grecques, différentes par les détails, mais
semblables au fond ; et non-seulement il faisait choix de
celle qu'il lui convenait d'imiter, mais il pouvait encore
prendre dans les autres quelques incidents heureux et
les mêler à la sienne. Ces éléments divers qu'il avait sous
la main, en lui rendant l'invention plus facile, le poussaient
à s'éloigner parfois de son modèle et à prendre
avec lui des libertés. C'est ainsi que, sans presque y
songer, il devenait original, et ce mélange d'incidents
empruntés à différentes sources, en contentant la curiosité
du public, donnait à son oeuvre un aspect nouveau.
Voilà donc la tragédie changée dans son ensemble et
devenue plus complexe ; elle ne l'est pas moins dans ses
détails, qui ne pouvaient pas tous également se transporter
sur le théâtre de Rome. Chez un peuple où domine
l'aristocratie, et qui prise si fort la dignité, serat-il permis au poète de conserver cette aimable facilité
de la muse grecque qui lui permet quelquefois de s'abaisser?
Pourra-t-on souffrir sur la scène ces personnages
plus humbles, avec leur langage familier; ces
paysannes qui consolent Electre malheureuse, ces
femmes qui s'entretiennent de la douleur de Phèdre à la fontaine, en puisant l'eau et lavant le linge? Sans
doute on les croyait à Rome peu dignes de figurer à
côté des princes et des rois, qui sont les héros ordinaires
de la tragédie, puisque nous voyons les poètes
s'empresser de les anoblir. Les Corinthiennes qui entourent
Médée sont devenues, chez Ennius, d'opulentes
matrones, des femmes de qualité, matronoe opulentoe
optumates (1). Naevius, tout ami du peuple qu'il était, a
grand soin de placer une garde autour du roi Lycurgue:
Vos qui regalis corporis custodias
Agitatis (2).
(1) Enn., Médée, 5.
(2) Naevius, Lycurg., 5.
Qu'il y a loin de ces soldats si pompeusement interpellés
aux humbles serviteurs qui, chez Sophocle et Euripide,
font les affaires des rois grecs.
Il en est de même des sentiments que développent
d'ordinaire les poètes grecs; ils n'étaient pas tous également
propres à plaire au public romain. Quoiqu'on
trouve chez les tragiques latins quelques vers gracieux
et touchants, il est certain que ce n'est pas dans l'expression
des sentiments tendres qu'ils réussissent d'ordinaire.
Les plaintes d'Agamemnon, forcé par sa grandeur
de cacher ses larmes, les derniers adieux d'Ajax à
son fils, ces morceaux si pathétiques dans Euripide et
dans Sophocle, n'ont fourni à Attius et à Ennius que
l'occasion d'une sentence vague et d'une froide antithèse. Ils n'ont pas moins affaibli et dénaturé les passages
où les poètes grecs avaient peint l'amour. Dans
Euripide, Hécube, pour se venger, se résout à tirer parti même de son malheur et de sa honte. Elle implore Agamemnon
en vers charmants, au nom de Cassandre qu'il
aime et des plaisirs que cet amour lui donne. Ce
tableau semble être devenu plus sévère dans le latin. La
gracieuse esclave qui embellit les nuits d'Agamemnon
est devenue une sérieuse épouse, une vraie Romaine,
qui obéit à son mari avec pudeur et retenue :
Quae tibi in concubio verecunde et modice morem gerit (1).
(1) Enn., Hec., 9.
La vieille formule des mariages romains : liberum quoesendum
gratia, se retrouve deux fois chez Ennius ; elle
est, dans les fragments de l'Andromède, le seul passage
qui rappelle de loin l'amour de Persée. Or, on sait que
cet amour occupait une très grande place dans la pièce
d'Euripide; l'Andromède était une de ses tragédies les
plus passionnées, et c'est là que se trouvait le vers célèbre
: Amour, tyran des hommes et des dieux.
Les poètes latins sont plus heureux toutes les fois que
le sujet demande de la vigueur. Ils excellent à peindre
les passions fortes, les sentiments énergiques. Ils semblent
même les rendre plus énergiques encore qu'ils
n'étaient dans les pièces grecques. La rudesse et, pour
ainsi dire, la raideur de leur style donnent à la pensée
plus de relief. Comme ils n'ont pas toutes les ressources
d'une langue souple et cette fécondité de détails poétiques,
la vigueur des idées et la violence des situations
y sont plus apparentes; les effets dramatiques paraissent
aussi plus accusés que dans l'original. Les Grecs ne
prennent pas la peine de les mettre en saillie, et ils se contentent de les indiquer, Rien n'est plus éloigné de
leur esprit que ce soin de faire ressortir, en la condensant,
une situation théâtrale; Au contraire, ils la développent
avec calme, comme pour nous en faire jouir plus
longtemps. Chez les Romains, la première condition du
succès était de frapper fortement les spectateurs. Aussi
les poètes recherchaient-ils des scènes plus vives et ces
coups de théâtre qui saisissent même un public distrait.
M. Patin l'a fait remarquer à propos de ce beau combat
d'amitié dans l'Iphigénie en Tauride. Pacuvius a
rendu la scène bien plus vive qu'Euripide. Elle n'est
plus chez lui une discussion solitaire, où les deux amis
pèsent leurs raisons avec calme et solennité. C'est en
présence de Thoas que la querelle s'élève et au moment
même du sacrifice. « Quelles acclamations retentissent
au théâtre, dit Cicéron, quand on entend ces mots : Je
suis Oreste ! et que l'autre répond : Non, c'est moi qui
suis Oreste ! et lorsqu'enfin ils font cesser les incertitudes
du roi qui ne sait lequel choisir, en demandant
tous deux la mort ! »
Ce qui me frappe dans ces changements, c'est que j'y
reconnais le germe de ceux que nous avons fait subir
nous-mêmes à la tragédie grecque, Nous aussi, nous
l'avons trouvée trop simple, et il nous a fallu créer des
incidents nouveaux pour remplir nos cinq actes. Les
personnages subalternes n'ont pas moins gagné en dignité;
les serviteurs sont devenus des confidents, et,
comme le roi Lycurgue, Agamemnon a reçu un capitaine
des gardes. Enfin, nous aimons aussi à animer la
scène, à rendre l'action plus vive, à mieux faire ressortir les situations dramatiques, et l'art, que les Grecs
savent si bien cacher, se trahit chez nous par l'habileté
des combinaisons et la recherche de l'effet. On voit donc
que ces changements qu'on a quelquefois reprochés à
nos écrivains, remontent plus haut qu'eux. Le premier
jour que le théâtre grec sortit de la Grèce, la première
fois qu'il fut imité par un peuple étranger, il perdit une
de ses qualités principales, cet air facile et naturel qui
fait que chez lui l'art disparaît, les situations naissent
sans effort, l'action se développe et se déroule comme
d'elle-même; et il prit, chez ses premiers imitateurs,
l'aspect qu'il a gardé jusqu'à nous.
Si les poètes latins ont si librement modifié le plan et
les détails des pièces grecques, est-il croyable qu'ils en
aient respecté les caractères? Je le pense d'autant moins
qu'il leur eût été très difficile d'y réussir. Les caractères,
dans un drame, comme les figures dans un tableau, sont
ce qu'on a le plus de peine à reproduire fidèlement :
une ligne, un trait suffit pour les dénaturer. D'ailleurs
il n'est pas sûr que le publie les eût bien accueillis,
s'ils avaient été trop fidèlement copiés, et les personnages
du théâtre grec avaient besoin de quelques modifications
pour être goûtés sur la scène de Rome. On sait
combien ils sont d'ordinaire souples et flexibles, prompts
à ressentir les émotions les plus diverses et ouverts à
toutes les impressions de la vie : quelle que soit la
trempe de leur âme, la nature surnage toujours ; ils gémissent
quand ils souffrent, et regrettent la vie lorsqu'il
la faut quitter. Comment faire accepter toutes ces effusions
de tristesse et de joie, dont ils sont si prodigues,
chez un peuple à qui la dignité semblait la première
vertu? Était-il convenable,par exemple, qu'Ulysse blessé se lamentât sans mesure, ainsi qu'il fait dans Sophocle?
Pacuvius s'est bien gardé de suivre en cela le poëte
grec ; il a conservé à Ulysse, jusqu'à ses derniers moments,
sa dignité de héros, et Cicéron l'en félicite. Que
résultera-t-il de ce changement? Que les caractères
n'auront plus cette merveilleuse souplesse, cette vérité
charmante et naïve ; qu'ils seront plus uniformes, plus
raides et, pour ainsi dire, plus étroitement enfermés
dans leur passion dominante. Mais aussi cette passion,
étant plus isolée, deviendra plus saillante, et
le personnage y gagnera en grandeur et en relief.
Remarquons que c'est encore un des changements
que l'art moderne a fait subir à la tragédie grecque.
Chez nous, comme dans les pièces romaines, les caractères
sont plus nettement tranchés et deviennent des
types.
On ne saurait nier que beaucoup de caractères avaient
dû perdre à ces modifications. Quelques-uns peut-être y
avaient gagné. Il semble que les poètes latins avaient
fait ressortir davantage ceux où dominaient l'énergie et la
résolution, les soldats, les tyrans, les vieillards surtout
dont le drame grec n'avait pas toujours su respecter la
dignité. Créon, dans la Médée d'Ennius, commande avec
plus de fermeté et de hauteur qu'il ne faisait chez Euripide. Dans l'Iphigénie du même poëte la querelle entre
les deux frères était devenue plus vive, et, comme ils
s'injurient avec moins de retenue, nous sommes autorisés
à croire qu'Ennius leur avait donné des caractères
plus emportés. Enfin, la colère d'Etéocle n'éclate pas, dans Euripide, avec autant de violence que dans ce beau
vers des Phéniciennes d'Attius : Egredere, exi, effer te, elimina urbe (1)
(1) Att., Phoeniss., 7.
Il est possible que même les caractères de femmes, dans
lesquels les écrivains latins ne pouvaient atteindre à la
grâce des poètes grecs, eussent pris chez eux une teinte
plus dure et plus vigoureuse. La Mérope d'Ennius va
trouver son père qui veut l'enlever à son mari et lui répond
résolument par un dilemme : « Mon père, ton injustice
envers moi est indigne : car, si tu regardais
Cresphonte comme un méchant, pourquoi me le donnais-tu pour mari? S'il est honnête, pourquoi veux-tu
nous séparer ainsi malgré nous ? » C'est bien là le ton
d'une Romaine; et Plaute, qui prend tant de souci d'accommoder
ses personnages au caractère de ses auditeurs,
ne fait pas parler autrement les femmes de condition
libre qu'il introduit dans son théâtre. Leurs discours
sont d'ordinaire plus fermes que passionnés : les effusions
et les emportements de la passion semblent réservés
pour les courtisanes; mais les matrones, quelque danger
qui les menace, se gardent bien de gémir ou de se
plaindre : elles raisonnent et discutent. C'est ainsi que, dans le Stichus, Pinacium, qui se trouve à peu près
dans la même situation que Mérope, résiste à son père
avec la même fermeté froide et résolue : « Ou bien, lui
dit-elle, il ne fallait pas autrefois, si tes gendres te déplaisaient,
nous donner à eux, ou il n'est pas juste à
présent, mon père, de nous reprendre en leur absence »
On voit que, dans tous ces changements, les poëtes
latins se conformaient au goût et au caractère de leurs
auditeurs, Mais il semble qu'ils le faisaient sans presque
s'en rendre compte, et qu'ils obéissaient plutôt à leurs
propres instincts qu'au désir de plaire à ceux qui les
écoutaient. Ce mélange incohérent d'imitations exactes
et de singulières libertés qu'on remarque dans leurs
fragments, ces passages si romains à côté de traductions
littérales où l'auteur essaie de reproduire même
des jeux de mots qui ne pouvaient passer dans une langue
étrangère, font voir que ces poètes imitaient sans
système ni parti pris. Venus en un temps où la critique
n'était pas née, ils ne se piquaient ni d'exactitude, ni
d'originalité. Sans doute ils ne se faisaient pas faute de
prendre ce qui leur convenait chez les poètes grecs;
mais, dans ces époques primitives, on est si plein du génie
particulier de son pays qu'on le transporte, sans le
vouloir, jusque dans les oeuvres étrangères, et que, pour ainsi dire, on se met soi-même dans tout ce qu'on imite.
Il est possible qu'il naquît de là de bizarres contrastes,
que le caractère des deux peuples fût parfois maladroitement
mêlé et confondu; mais l'ensemble, quelque incohérent
qu'on le suppose, ne pouvait manquer d'être original.
Il avait même de toutes les originalités la plus
précieuse, celle qu'on n'a pas cherchée et qui est venue
sans travail, ni système. Horace lui-même semble l'avoir
reconnu quand, en parlant de la tragédie, il lui assigne
pour première qualité une heureuse audace : feliciter
audet (1). Cet éloge pourrait-il convenir à des imitateurs
serviles, à ceux qu'Horace appelle quelque part un troupeau
d'esclaves?
(1) Hor., Epist., II, 1, 166.
J'ajoute, comme dernière remarque, qu'on a dit depuis longtemps que, pour établir qu'un poète n'est pas original, il ne suffit pas de peser les idées qui ne lui appartiennent pas et d'additionner les vers qu'il a empruntés à d'autres écrivains. A ce compte, La Fontaine ni Molière ne seraient originaux, car ils ne se font pas scrupule de prendre leur bien ailleurs. Mais il ne faut pas tout à fait confondre l'originalité avec l'invention. Elle ne consiste pas à ne pas prendre les idées des autres, mais à s'approprier ces idées, de quelque source qu'elles viennent, et à leur donner son empreinte. Celui là donc est original, non qui s'est abstenu d'imiter, mais qui, même en imitant, conserve sa physionomie particulière, et dont on peut reconnaître partout la personnalité. Or, les tragiques latins ont précisément ce mérite. Bien qu'ils imitent les mêmes poètes, et souvent les mêmes ouvrages, ils sont loin de se ressembler: c'est Cicéron qui nous l'apprend ; et il semble que quelque chose de cette différence subsiste jusque dans leurs fragments mutilés. Ils avaient donc chacun une figure distincte qu'ils ne tenaient pas de leur modèle, c'est-à-dire que, malgré leurs imitations, ils étaient jusqu'à un certain point originaux.
II. De l'invention dans les pièces d'Attius.
En étudiant, dans le chapitre précédent, comment
les poètes latins imitaient les Grecs, j'ai négligé quelques
différences que l'on trouve sur ce point entre les divers
poètes tragiques, pour noter seulement ce qu'ils avaient
de commun. Or, bien qu'ils appartiennent à la même
école et emploient à peu près les mêmes procédés, on
comprendra que leur génie particulier ou les exigences
de leur temps aient amené entre eux quelques différences
qu'il importe d'apprécier.
Dans les premiers temps, la tragédie grecque étant
nouvelle pour les Romains, ils en souffraient plus facilement
d'exactes traductions, et le poète n'était pas
forcé de se mettre en frais pour la renouveler et la rajeunir.
Aussi est-ce dans les fragments d'Ennius que
nous rencontrons le plus grand nombre d'imitations littérales.
Mais le rôle de ses successeurs était bien plus
difficile. Quand le dernier, Attius, commença d'écrire
pour le théâtre, il y avait déjà près d'un siècle qu'on y
représentait des tragédies toutes puisées à la même
source. Les pièces grecques les plus remarquables avaient été traduites, le public commençait à être familier
avec elles, et sans doute à les écouter plus froidement
que dans les premières années. Il voulait du nouveau.
La nouveauté, qui est un mérite partout, n'est nulle
part aussi nécessaire qu'au théâtre, et les spectateurs
qui s'y rassemblent sont, sur ce point, bien moins indulgents
que les hommes lettrés qui prennent un livre
pour s'instruire. C'est d'ordinaire un public léger et impatient
dont il faut sans cesse éveiller et soutenir la
curiosité. Il aime tant le changement et la variété que la
perfection même ne peut longtemps lui plaire, et, quand
il saurait qu'on ne peut faire mieux, il exige qu'on
fasse autrement. Ainsi, par la force des choses, Attius,
venant le dernier, était contraint d'innover, et ses
pièces ne pouvaient réussir qu'en étant nouvelles par
quelque endroit.
Cette nouveauté, où donc Attius la pouvait-il chercher?
D'abord dans son génie. Jamais les poètes latins
ne s'étaient interdit de modifier les pièces qu'ils imitaient
; rien n'empêchait Attius de le faire encore plus
qu'eux, et d'y introduire plus librement ses propres
inventions. Mais il n'avait même pas toujours besoin de
recourir à ce moyen, et il pouvait paraître nouveau
sans se donner tant de peine. Les premiers poètes latins
n'avaient imité ni tous les poètes grecs indistinctement,
ni même les tragédies grecques tout entières. Ils voulaient
sans doute ménager le goût d'un public encore
grossier. Mais ce public, au temps d'Attius, était devenu
plus capable d'apprécier les ouvrages grecs dans leur
ensemble; on pouvait lui faire connaître des auteurs
qu'il n'aurait pas goûtés dans les premières années, et,
dans les tragédies imitées par les anciens poètes, en suivant de plus près le texte, trouver des beautés qu'ils
avaient négligées. Ainsi, Attius pouvait être nouveau de
deux manières : en cherchant chez les poètes grecs quelque
veine moins explorée et en modifiant plus librement
leurs pièces, c'est-à-dire en étant plus imitateur d'un
côté, plus original de l'autre.
On a remarqué d'abord que, s'il imite Euripide,
comme faisaient ses devanciers, il remonte plus souvent
qu'eux jusqu'à Eschyle. Non-seulement il lui emprunte
des pièces que les autres poètes grecs n'avaient pas traitées,
et dans lesquelles il ne pouvait avoir le choix des
modèles, mais nous voyons qu'il n'a pas dédaigné de
s'adresser à lui, pour celles même qu'Euripide et Sophocle
avaient refaites avec succès. Il imite son Philoctete
(1),
(1) M. Ribbeck croit, contrairement à l'opinion générale, que le Philoctète d'Attius était imité d'Euripide ; mais les raisons qu'il en donne ne me paraissent pas bien convaincantes.
bien que celui de Sophocle eût, ce semble, plus
de renommée, et qu'Euripide lui offrît l'occasion d'une
de ces discussions, ou plutôt d'un de ces plaidoyers qui
plaisaient tant aux Romains. La tragédie latine pouvait
prendre, dans cette imitation d'Eschyle, des qualités qui
lui étaient moins familières, un caractère plus religieux,
l'inspiration lyrique et cette intervention de la fatalité
qui donne plus de grandeur et une couleur plus sombre
aux infortunes tragiques. J'ajoute que, si le théâtre
latin trouvait son compte à cette imitation nouvelle,
Attius aussi y était naturellement porté. Avec le caractère
que nous avons indiqué, il devait se plaire aux
grandes pensées, aux énergiques personnages d'Eschyle, comme le docte Pacuvius se sentait entraîné vers les
tirades philosophiques d'Euripide.
Mais Attius pouvait-il se borner à traduire exactement
les pièces d'Eschyle? L'extrême simplicité d'intrigue
qu'on y remarque n'est pas du goût de toutes les
époques. Elle peut suffire dans les premiers temps du
théâtre; alors, la représentation d'une action dramatique
étant un plaisir nouveau est par elle seule un plaisir
très vif, et il n'est pas besoin de chercher ailleurs des
moyens d'attacher le public. Mais, au temps d'Attius,
ce plaisir s'était fort émoussé par l'habitude, et, si l'on
voulait être écouté, il fallait rendre les intrigues plus
variées et l'action plus complexe. Attius y arrivait,
comme je l'ai déjà indiqué, en ne se bornant pas à
l'imitation exacte d'un seul ouvrage grec, en rassemblant
dans ses pièces des incidents empruntés à diverses
tragédies et même à différents poètes.
Je ne serais pas surpris qu'il eût employé ce procédé
dans son Philoctete, et il me semble qu'on y retrouve la
trace d'imitations différentes. Comme le début de la
pièce d'Attius n'est semblable ni à celui de Sophocle,
que nous avons encore, ni à celui d'Euripide que rapporte
Dion Chrysostôme, il est probable qu'il l'avait tiré
d'Eschyle, en y mêlant peut-être un peu de redondance
et d'emphase. C'est un dialogue entre Ulysse et un personnage
inconnu, Minerve peut-être, qui le salue en ces
termes : « Enfant illustre d'une humble patrie, toi qui
es partout connu et puissant par le nom que tu portes
et par ton noble coeur, guide des vaisseaux grecs, ennemi
terrible aux Troyens, fils de Laërte. » II faut rapporter sans doute au même entretien ces mots de la
déesse avertissant Ulysse des dangers qu'il court : « Si
ton ennemi le pouvait, il serait heureux de déchirer tes
membres avec ses mâchoires », et la réponse d'Ulysse,
impatient de tenter l'aventure : « Il faut que je l'aborde
avec prudence, et que je m'empare de lui. En quels
lieux se trouve-t-il? à la ville ou dans les champs? »
Ces lieux, Attius les désigne, quand il dit : « Voici les
âpres rivages de Lemnos; tu vois les sanctuaires des
Cabires, avec leurs mystères antiques, où des corbeilles
sacrées enfermaient les objets des sacrifices... au pied
des collines, le temple de Vulcain, aux lieux mêmes où
il tomba, dit-on, précipité du seuil de l'Olympe. Cette
forêt d'où la flamme s'exhale encore est celle où fut pris
le feu pour être distribué secrètement aux mortels. Le
rusé Prométhée, qui le déroba, en fut puni par Jupiter,
d'après l'ordre du destin. » Ces vers portent, plus que tout le reste, l'empreinte d'Eschyle; car il n'est pas
douteux que le vieux poëte, fidèle à ses habitudes, n'eût
profité des souvenirs mythologiques que rappelait Lemnos,
du voisinage de la Thrace et de ses mystères, pour
donner à son drame une couleur religieuse. C'est encore
à Eschyle qu'Attius avait emprunté la scène où Philoctète
s'entretient avec le choeur de ses infortunes ; il
leur parle du poison qu'a répandu dans ses veines la
morsure de la vipère et des tourments affreux qu'il endure
: « Maintenant, ajoute-t-il, ce n'est plus contre
l'armure des guerriers, mais contre les plumes des oiseaux
que s'exercent mes flèches dans des combats sans
gloire. Je suis étendu dans une demeure humide que
je fais retentir de mes plaintes, de mes douleurs, de mes
frémissements, et dont je trouble la solitude par mes
cris. »
Mais à côté de ces imitations visibles d'Eschyle, on
reconnaît dans quelques passages les idées et les expressions de Sophocle. Philoctète, apercevant Ulysse, lui
demande son nom et les motifs de son voyage :
Quis tu es, mortalis, qui in deserta et tesqua te apportes loca (1)?
(1) Att., Philoct., 13.
C'est à peu près dans les mêmes termes qu'il s'exprime dans Sophocle, quand il voit Néoptolème et ses compagnons. Et plus loin, lorsque Philoctète, heureux de revoir un Grec, craint d'être rebuté par lui à cause de son aspect sauvage : Quod te obsecro, aspernabilem Ne haec toetritudo mea me inculta faxit (1),
(1) Att., Philoct., 11.
je retrouve tout à fait le sentiment et l'expression de
Sophocle.
L'inspiration d'Eschyle reparaît dans la belle scène où
Philoctète, prêt à quitter Lemnos, est atteint d'une
crise de son mal terrible. Eschyle l'avait représenté
accablé par la douleur et invoquant la mort : « O mort
libératrice, disait-il, ne refuse pas de venir; toi seule
es le médecin des maux sans remèdes. Quand on est
mort, aucune douleur ne vous atteint plus » Les
mêmes sentiments animent le Philoctète d'Attius quand
il s'écrie : « Ah ! qui me précipitera dans les flots du haut des rochers escarpés ! Le mal me dévore. Cette terrible
blessure, cet ulcère qui me brûle éteignent en moi la
vie ! »
Ainsi l'on entrevoit dans le Philoctète qu'Attius avait
complété parfois Eschyle par Sophocle. Ce mélange
est plus apparent encore dans le Jugement des armes.
On lit parmi les fragments de la pièce d'Attius le vers
suivant, lourdement traduit de Sophocle dans les adieux
d'Ajax :
Virtuti sis par, dispar fortunis patris (1) !
(1) Att., Arm. judic, 10.
C'est la preuve que la célèbre discussion qui faisait le
fonds de la tragédie d'Eschyle n'avait pas semblé suffisante
au poëte latin, et qu'il y avait ajouté sans façon,
en manière d'épilogue, la mort d'Ajax, d'après Sophocle.
Du reste, en mêlant ainsi les oeuvres des différents
poètes grecs, Attius n'innovait pas; ses devanciers lui
en avaient donné l'exemple dans leurs libres imitations.
Mais on peut croire qu'aucun d'eux n'usa plus souvent
que lui de ces libertés ; il en avait plus besoin qu'eux,
ayant affaire à des spectateurs plus exigeants. Il semble
même qu'une seule aventure tragique ne suffisait pas
toujours à la curiosité de ces spectateurs. Il fallait, pour
les intéresser, rassembler toute l'histoire d'une famille,et faire tenir dans une seule pièce ce qui avait fourni la
matière de plusieurs. C'est ce qui ressort des titres de
quelques tragédies d'Attius. Évidemment celles qu'il
avait intitulées Persidoe, Pelopidoe, Agamemnonidoe, etc.,
contenaient l'accumulation des malheurs survenus dans
la même famille, et Attius y montrait leurs infortunes
en masse, parce qu'elles commençaient à ne plus intéresser
en détail. Ces pièces étaient sans doute composées
avec des incidents pris aux divers poètes grecs;
mais, comme dans la liste de leurs tragédies on n'en
trouve point qui portent ces noms, on peut admettre
que du moins l'arrangement et le choix de ces incidents
et le plan général de l'ouvrage appartenaient au poëte
latin. Il en est de même de deux pièces dont le titre est
grec, Epinausimache et Nyctegressia,et qui cependant ne
semblent pas avoir été traitées par les poètes tragiques
de la Grèce. Attius les avait sans doute tirées directement
d'Homère, et c'est ce que confirme un vers de la
Nyctegressia qui est la traduction exacte d'un passage
de l'Iliade. Ainsi Attius se trouve avoir pratiqué d'avance
le précepte d'Horace qui, voulant concilier l'originalité
avec l'imitation des Grecs, recommande aux
jeunes poètes de se couper des tragédies dans les oeuvres
d'Homère :
Rectius Iliacum carmen deducis in actus, etc. (1).
(1) Hor., Ars poet., 129.
Travailler ainsi, sans doute, ce n'est pas être complètement original; car le fonds des sujets que traitait Attius venait de la Grèce; c'est aux poètes grecs qu'il prenait les divers incidents de ses drames, et son style n'était guère qu'un reflet de leur poésie. C'est beaucoup cependantqu'il ne se soit pas attaché à suivre fidèlement leurs traces, qu'il ait pris la liberté de les modifier l'un par l'autre, de choisir dans différentes pièces pour composer les siennes, et, si les détails sont empruntés aux Grecs, de ne devoir souvent qu'à lui le plan général de ses ouvrages. Ce n'est pas suffisant pour comprendre Attius parmi les poëtes éminemment originaux et créateurs; mais au moins faut-il reconnaître que cette manière d'imiter n'était pas assez servile pour étouffer le génie, et Virgile n'a pas eu besoin de plus de liberté pour être un grand poëte.
DU DÉVELOPPEMENT DE L'INTRIGUE ET DES CARACTÈRES DANS LA TRAGÉDIE D'ATTIUS
On ne peut parler de la tragédie latine sans que l'esprit
ne se reporte involontairement aux pièces de Sénèque,
qui en sont demeurées le type, et ne se demande
d'abord s'il n'est pas permis de juger les oeuvres qui sont
perdues par celles qui restent, et si le théâtre romain
n'a pas eu le même caractère aux différents moments
de son existence.
Bien qu'il ne soit guère possible aujourd'hui d'établir
sûrement quelle était, dans l'ancienne tragédie, la marche
des scènes et la conduite de l'intrigue, on peut
néanmoins affirmer qu'elle ne pouvait pas, comme celle
de Sénèque, manquer absolument de mouvement et
d'action, d'abord parce qu'elle suivait plus fidèlement
la trace des poètes grecs, ensuite parce qu'elle était
composée en vue du théâtre et pour le public romain.
On comprend, à la rigueur, cette absence d'action dans
des pièces faites pour les lectures publiques et qui ne
devaient avoir que des auditeurs bienveillants et lettrés;
mais quand il faut qu'elles paraissent au théâtre, surtout
devant un public tumultueux et grossier, il n'y a
qu'un moyen pour elles de réussir, c'est d'être dramatiques.
Ainsi, établir le succès de ces pièces, c'est constater en même temps qu'elles abondaient de cette
qualité qu'un peuple illettré cherche avant tout au
théâtre.
Rien n'est plus froid d'ordinaire que les expositions
des pièces de Sénèque. Ce sont d'éternels monologues
dans lesquels, parmi beaucoup d'antithèses et d'exclamations,
on raconte les événements qui ont précédé la
pièce. De pareilles déclamations, soutenues quelquefois
pendant deux cents vers, dans un style uniformément
violent et tendu, ne se pourraient supporter sur un
théâtre. Là, il faut que l'action s'engage avec vivacité,
et que, dès les premières scènes, le public soit jeté au
milieu de l'événement. C'est ce qu'avait fait Attius au
commencement de la Nyctegressia, par exemple, où nous
voyons les chefs des Grecs, rassemblés à la hâte, la nuit,
sous la tente d'Agamemnon, et mieux encore dans le
début de la Médée. Le poëte y représentait un pâtre qui
n'a jamais vu de vaisseau, apercevant, des hauteurs de
la Colchide, le navire Argo qui s'avance. Il se demande
avec surprise quelle est cette masse qui court en frémissant
sur la mer et chasse les flots devant elle : « On
croirait voir, dit-il, tantôt courir un nuage arraché du
ciel, ou quelque haute montagne entraînée par les vents
et les orages, tantôt se dresser des tourbillons circulaires
que forment les vagues en se heurtant. Est-ce
quelque débris que la mer a enlevé au rivage ? ou bien
Triton, au milieu des flots, ébranlant de sa fourche le
fond de ses cavernes, en a-t-il fait jaillir jusqu'au ciel
quelque bloc immense de rocher ? » Cependant le navire s'approche, le pâtre aperçoit les nautoniers qui le
montent : « Je les vois s'agiter, dit-il, actifs, rapides
comme des dauphins. » Il entend le bruit des voix, le
son des instruments qui, chez les Grecs, réglaient la
manoeuvre des rameurs, et le chant qui parvient à ses
oreilles lui paraît ressembler à celui de Sylvain dans les
forêts. Cette exposition animée, dramatique, qui grandit
les personnages et nous intéresse à eux, avant même
qu'ils n'aient paru, montre qu'Attius, au début de ses
pièces, savait éveiller l'attention du public et s'emparer
de lui dès les premiers vers.
L'action ainsi vivement engagée, il n'est guère probable
que dans le reste de la pièce le poëte la laissât
languir. Nous le pouvons conclure, même de quelques
vers isolés, comme celui-ci des Epigones. Et le suivant, des Phéniciennes, que j'ai cité plus haut :
Egredere, exi, effer te, elimina urbe (1) !
(1) Att., Phaeniss., 7.
Ces vers supposent des personnages dont les passions
débordent et n'ont pas le loisir de se développer en
longues tirades; ils ne se comprennent qu'au milieu
d'un entretien vif et emporté. Aucun de ces entretiens
n'est venu jusqu'à nous, et il est bien difficile, et peut-être
bien téméraire, d'essayer, à l'aide des quelques
lambeaux qui en restent, de s'en former une idée. Cependant
M. Ribbeck a refait habilement, avec quelques
fragments de l'Eurysacès, une scène animée, et qui, par
son mouvement dramatique, est tout à fait étrangère
aux habitudes de Sénèque. Nous y retrouvons Teucer et
Télamon, nobles figures qu'Ennius et Pacuvius avaient
déjà rendues familières aux Romains dans deux ouvrages
dont il reste d'admirables fragments. Ici Télamon est
proscrit, errant sur la mer et forcé de se cacher dans
les recoins des rivages. Teucer, éloigné de son père
depuis douze ans, ne reconnaît pas d'abord le vieillard,
mais il est frappé de la dignité de ses traits : « Dieux
immortels, s'écrie-t-il, quel noble visage j'aperçois ! cet
homme ne me paraît pas mériter sa misère et ses haillons
mais toi, réponds à mes questions, et dis-moi
qui tu es. » Télamon refuse d'abord de le satisfaire « car, dit-il en vers élégants, pour l'étranger malheureux
c'est encore une consolation que sa misère soit
inconnue. » Enfin il se nomme, et, à ce nom, Teucer
exprime pieusement sa tristesse et ses regrets.
Dans les Tusculanes, Cicéron ébauche une scène
que l'on a souvent rapportée à l'Epinausimache d'Attius.
Il montre, pendant le combat qui se livre devant les
vaisseaux grecs, Eurypile arrivant près de la tente de
Patrocle, blessé, mais toujours ferme et maître de lui.
A ceux qui veulent le consoler, il répond que, lorsqu'on
cherche à frapper les autres, il faut s'attendre à être
frappé soi-même. En vain lui conseille-t-on le repos
et le silence : « Le repos, dit Cicéron, quand même
Eurypile y consentirait, Esopus ne le pourrait souffrir. »
Et, oubliant sa blessure, il raconte la bataille dont il
vient d'être le témoin. Cicéron ne fait guère qu'esquisser
cette scène à grands traits. Lorsqu'il cite ces beaux
passages qui étaient alors dans l'esprit de tout le monde,
il parle à demi-mots et se fie aux souvenirs de ses lecteurs.
Mais nous, qui ne les avons pas entendu dire par
Esopus, et qui ne pouvons suppléer ce qui manque nous avons peine à bien saisir tous les détails et quelquefois
le sens nous échappe. Ce que nous voyons bien
clairement, c'est que le dialogue y est vif et coupé,
que les réponses se succèdent avec une sorte de brusquerie,
et que tout témoigne qu'en cet endroit l'action
était vive et dramatique.
Serait-il possible qu'Attius, par la marche de ses
pièces, ressemblât à Sénèque, quand nous voyons que
les Grecs eux-mêmes ne lui semblaient pas assez dramatiques
et qu'il essayait de mettre dans ses tragédies
plus d'animation et de mouvement qu'il n'en trouvait
chez eux? Dans Sophocle, un soldat conduit Antigone
à Créon et raconte qu'elle a été saisie lorsqu'elle essayait
d'ensevelir son frère. Deux fragments de l'Antigone latine
nous indiquent qu'Attius avait mis ce récit en action
et placé la scène sous les yeux du public. Un des
gardiens apercevait Antigone se glissant dans l'ombre
auprès du corps qu'elle veut ensevelir. « Oh ! disait-il,
si je ne me trompe,j'ai entendu du bruit. » Puis, se tournant
vers ses compagnons : « Holà ! qu'on se presse,
réveillez-vous, gardiens endormis, debout sans retard ! »
Cette scène altérait peut-être la simplicité du poëte grec,
mais Attius savait, comme Horace, que les spectateurs,
et surtout les spectateurs romains, étaient peu touchés
par un récit, et qu'il fallait, pour les émouvoir, que
l'action se passât sous leurs yeux. Cependant, au milieu de cette recherche du mouvement
et du spectacle, de ce désir si évident d'animer
la scène, je ne dois point dissimuler qu'on retrouve
certains défauts qui semblent annoncer de loin la tragédie
de Sénèque. Le pâtre de la Médée s'exprime sans
doute en beaux vers que Cicéron cite avec plaisir; mais
toute cette poésie n'est-elle pas un peu déplacée dans
la bouche d'un personnage rustique et ignorant? Ce
luxe de poétiques descriptions est plein de dangers, et
je crains que nous ne soyons déjà sur la route qui conduira
plus tard Hécube, malgré toute sa douleur, à nous
montrer complaisamment
En quel affreux pays
Par cinq bouches l'Euxin reçoit le Tanaïs.
N'oublions pas aussi que Pacuvius reprochait à Attius
de rechercher outre mesure la grandeur et l'éclat; et
s'il est vrai, comme l'insinue Cicéron, que certaine de
ses tragédies devait être jouée presque tout entière sur
le ton de l'emportement, nous ne prenons pas une idée
fort avantageuse de la simplicité et de la variété de ses
ouvrages. Le génie romain possédait assurément cette
grandeur et cette énergie naturelles qui, au témoignage
d'Horace, le rendaient propre à recevoir l'inspiration tragique.
Mais la tragédie réclame encore une certaine
souplesse qui permette de varier les tons, d'introduire
des personnages de condition différente et de leur prêter
à chacun le langage de leur condition. Or, cette
souplesse paraît avoir été moins familière aux poètes
latins, et c'est surtout l'absence de cette précieuse qualité
qui donne aux ouvrages de Sénèque, comme aux vers de Lucain, quelque chose de raide et de violent.
Peut-être se faisait-elle déjà sentir par moments dans les
pièces d'Attius ; mais chez les premiers, elle s'étale avec
cette exagération ordinaire au déclin des littératures ;
elle était sans doute corrigée, chez l'autre, par cette
heureuse influence de la jeunesse qui préserve une
poésie naissante des excès et la maintient dans la
vérité.
Il est impossible de savoir d'une manière certaine
par quels ressorts se développait l'action dans les tragédies
d'Attius et si les règles de l'art y étaient toujours
bien observées. Quoiqu'il ne fût pas étranger à la connaissance
des ouvrages didactiques des Grecs, et qu'il
eût écrit un traité où il s'occupait de l'art dramatique,
il est probable qu'il y avait plus d'une maladresse dans
la conduite de ses pièces. L'exemple de Corneille nous
montre que l'étude d'Aristote ne suffit pas à garantir de
tous les écarts un homme de génie. Les anciens critiques,
même les mieux disposés pour Attius, nous disent
qu'il avait plus de talent naturel que d'habileté, et la
lecture de ses fragments ne contredit pas cette opinion.
On trouvera, par exemple, dans le Brutus, que les
devins consultés par Tarquin au sujet du songe qui
l'épouvante, oubliant qu'ils sont en présence du roi que
ce songe menace, témoignent trop ouvertement leur joie
de la révolution qui se prépare, et sont plutôt de bons
citoyens que des gens avisés. D'autres passages nous
permettent de soupçonner qu'Attius ne s'était pas
donné grand peine pour justifier l'entrée de ses personnages
et la rendre vraisemblable et naturelle. « Je vais aller la trouver, dit quelqu'un dans l'Ilione. Mais la porte
s'ouvre (1). »
(1) M. Ribbeck, qui place ce vers dans l'llione de Pacuvius, ne laisse pas ignorer que les manuscrits l'attribuent à Attius.
Et ces mots : La porte s'ouvre, valvoe sonunt,
se retrouvent plusieurs fois dans les fragments des autres
pièces; ce qui n'indique ni beaucoup d'adresse ni
une grande variété. Mais si ces imperfections choquaient
quelques esprits lettrés, Lucilius, par exemple, qui les
reprochait à Attius, probablement elles n'étaient guère
aperçues du public. Il se souciait peu que les personnages
fussent introduits avec plus ou moins de vraisemblance,
pourvu que leur arrivée amenât quelqu'une
de ces scènes dramatiques qui lui plaisaient tant.
Parmi ces scènes impatiemment attendues du public,
je range d'abord celles où les personnages étaient mis
aux prises dans des discussions emportées. Comme elles
sont ce qui tient le plus de place dans les fragments
d'Attius, j'en conclus qu'il prenait plaisir à les traiter
et que le public aimait à les entendre. Elles ont même
quelquefois chez lui une couleur particulière et se ressentent
des habitudes du forum. A Rome, le forum empiétait
souvent sur le théâtre ; c'étaient de véritables
scènes de tragédie que ces péroraisons dramatiques, où
l'on faisait paraître aux yeux des juges des citoyens
vêtus de deuil, des soldats blessés dont on comptait les
cieatrices. Il n'est pas étonnant qu'en compensation le
théâtre ait empiété sur le forum. Les héros tragiques
semblent quelquefois familiers avec toutes les pratiques
de l'école. Assurément c'est un rhéteur qui a enseigné
à Achille à distinguer si nettement dans les Myrmidons l'entêtement de l'obstination. C'est aussi l'amour des
procès et des discussions du forum qui avait rendu si populaire à Rome le sujet du Jugement des armes. Pacuvius
l'avait traité ; Attius le reprit, et il semble que, pour
le rendre nouveau et le mieux accommoder au goût des
spectateurs, il y avait plus fidèlement introduit les formes
des plaidoyers ordinaires. On y voit le fougueux Ajax
employer l'ironie d'une manière si conforme à toutes les
règles, que les rhéteurs, dans leurs traités, citent le
passage comme un modèle du genre : « Je t'ai vu,
disait-il à Ulysse, renverser Hector d'un bloc de rocher
; je t'ai vu couvrir de ton bouclier la flotte des Grecs,
tandis qu'épouvanté, je conseillais de fuir honteusement. » De son côté, Ulysse en répondant respecte
toutes les lois de l'exorde et surtout ce précepte qu'il
faut donner d'abord une bonne opinion de sa modestie.
« Si je suis vainqueur d'un homme si courageux, dit-il,
ce sera pour moi une grande gloire ; si je suis vaincu,
il n'est point honteux d'être défait par celui qui tient
en ses mains le salut et l'espoir de l'armée. » Ainsi
traité, le sujet n'avait qu'un pas à faire du théâtre dans
les écoles des rhéteurs. II y passa vers le temps d'Auguste.
Sénèque nous apprend que Porcius Latro en fit
le thème d'une de ses plus brillantes déclamations, et c'est là qu'Ovide l'alla chercher pour le rendre à la poésie.
Du reste, les anciens remarquaient, comme nous,
combien le drame d'Attius se rapprochait parfois de l'éloquence
judiciaire, puisqu'il leur semblait que le talent
du poète convenait au forum. On lui demandait, dit
Quintilien, pourquoi il ne plaidait pas de causes, lui
qui, dans ses tragédies, savait si bien faire répliquer ses
personnages : « C'est, répondait-il, qu'au théâtre on fait
parler les gens comme on veut, tandis qu'au forum ils
parlent souvent comme on ne voudrait pas. »
Il est bien difficile de se faire une idée juste des
personnages qu'Attius mettait aux prises dans ces discussions
subtiles ou emportées. Il est probable que les
violents y étaient les plus nombreux. On n'a point oublié
les fureurs d'Atrée. Quelques fragments du Méléagre nous montrent Althée égarée, par la jalousie, prête à
jeter au feu le tison auquel sont attachés les jours de
son fils : « Maintenant, disait-elle, si la pitié saisit mon
coeur, ne serai-je pas l'objet des mépris et des injures,
partout raillée et couverte d'outrages? Ah! la colère
brûle mon coeur aveuglé, la fureur m'emporte et m'entraîne! » Dans l'Astyanax, une Troyenne, Andromaque peut-être, exhalait sa colère contre les Grecs qui sont
venus ravager sa patrie et dont la cruauté ne peut jamais
se rassasier de sang. Puis, apercevant Hélène,
elle la foudroie de ce vers énergique :
Te propter tot tantasque habemus vastitates funerum (1) !
(1) Att., Astyan., 7.
Enfin on a remarqué que l'Antigone d'Attius va plus
loin que celle de Sophocle, et qu'au lieu de ce reproche
timide envers les Dieux :
elle accuse leur indifférence avec un emportement qu'imitera
plus tard la Didon de Virgile.
Il semble qu'ici encore le poëte est sur la pente qui conduit
aux exagérations de Sénèque. C'est, en effet, le propre
de Sénèque de pousser à l'extrême les sentiments
exprimés dans les tragédies grecques, de supprimer les
nuances, de faire de la fureur l'état ordinaire de ses
personnages, si bien qu'ils ne ressemblent plus, dit
Lessing, qu'à des gladiateurs en cothurne. Mais dans
les pièces d'Attius, si les caractères violents dominent,
ils ne sont pas seuls cependant. A côté d'eux, on voit que le poëte en avait introduit d'autres plus contenus
et accessibles à des passions plus douces, et que, par ce
mélange, il échappait à la désespérante monotonie du
théâtre de Sénèque. Le vieux Télamon est saisi d'une
tristesse touchante au souvenir de son bonheur passé
qu'il partageait avec ses enfants.
Un vers du Méléagre suffit pour nous donner une idée heureuse
du héros de la pièce. Quand les jeunes gens qui
ont pris part à la chasse viennent se plaindre qu'il ait
disposé du butin : « Je garde la gloire pour moi, leur
répond-il avec un accent de fierté qui trahit la jeunesse;
quant aux dépouilles, il m'a plu de les donner à Atalante. » Enfin on trouve, dans l'Athamas, la peinture
d'un personnage énergique aussi, mais d'une énergie
plus sombre et plus contenue. Il est décidé à mourir
pour expier un crime qu'il a commis ; il sait d'ailleurs
qu'il a fait trop de mal à ceux qui le haïssent pour qu'ils
aient pitié de ses malheurs. En vain lui propose-t-on
de s'échapper : « Vous voulez, répond-il, que pour éviter
les coups d'un étranger, je tombe entre les mains
d'un ennemi. Quand la vie serait infâme, il ne faut pas
reculer même devant la honte de la mort! » C'est aussi
sans doute dans la bouche du même personnage, si sombre et si résolu, qu'il faut placer ce vers, le plus
beau peut-être et le plus profond qu'ait inspiré le sentiment
du remords :
Veritus sum arbitros, atque utinam memet possim obliscier (1) !
(1) Att., Ath., 2.
Voilà à peu près tout ce qu'on peut savoir de l'intrigue dans les pièces d'Attius, et des personnages qui y jouaient un rôle. Ce ne sont là, il faut le reconnaître, que des lueurs bien incertaines, mais des vers isolés ne permettent guère de suivre le développement d'un caractère, et des fragments épars ne nous donnent pas un grand jour sur la marche de l'action. De toutes les questions que soulève l'étude de la tragédie latine, il n'en est pas de plus insoluble. On ne peut guère, en l'état où sont parvenus les fragments tragiques, qu'entrevoir de loin le plan de quelques scènes, et saisir quelques traits des principaux personnages. Aller plus loin serait se jeter dans les hypothèses, et je crains déjà de leur avoir fait une part trop large.
DU CARACTERE NATIONAL DE LA TRAGEDIE LATINE.
1. Tragédies tirées de l'histoire grecque. - Comment les Romains les ont-ils accueillies?
Un des plus grands reproches que l'on ait faits de nos
jours à la tragédie latine, c'est de n'être pas nationale,
et d'avoir pris presque toujours ailleurs que dans l'histoire
romaine le sujet de ses pièces. De là quelques-uns
ont conclu qu'elle ne pouvait pas être populaire; d'autres
ont imaginé que l'esprit romain ne l'avait acceptée
qu'avec répugnance et ne lui avait pas cédé sans combat.
Voyons si les faits justifient cette opinion.
Il faut bien reconnaître que la tragédie est venue aux
Romains d'une source étrangère, et il semble d'abord
que l'esprit national aurait dû ressentir quelque alarme
de voir s'introduire le théâtre grec, surtout à cette époque
où Rome, tenant plus à ses usages, devait regarder
avec défiance ceux de l'étranger. Or nous avons vu,
dans Tite-Live, qu'on applaudissait les drames de Livius,
ce qui prouve que le peuple ne faisait pas un crime à
cet art nouveau de son origine. Et, en effet, d'où lui
serait venu ce scrupule? Dans ce théâtre, où Livius représentait
ses pièces, tout n'était-il pas une importation
étrangère ? Les Romains n'avaient même pas trouvé le
rhythme grossier de leurs satires; il leur venait de Fescennie, et en gardait le nom. Les danses, les mouvements
gracieux et cadencés leur avaient été enseignés
par les Étrusques, et l'on songeait si peu à le cacher que
l'acteur qui les exécutait était désigné par un nom
toscan, celui d'histrion. Sans doute, s'il avait existé un
théâtre national ayant ses origines dans les instincts
mêmes du peuple et se rattachant à ses plus chères traditions,
il aurait opposé au drame grec une vive résistance.
Mais rien n'engageait le peuple à défendre ces
ébauches grossières, importées du dehors, et à prendre
parti pour les jeux des Étrusques contre les jeux des
Grecs.
C'est d'ailleurs la religion qui les protégea les uns et
les autres et les introduisit dans Rome au même titre.
Toute l'antiquité croyait que les dieux se plaisaient aux
spectacles que l'on offrait pour eux. Comme il était naturel
qu'en leur honneur on s'efforçât de les rendre
aussi brillants et aussi variés que possible, si quelque
peuple semblait y avoir mieux réussi que les autres,
Rome adoptait complaisamment ses inventions. Devait-on
écouter les scrupules d'un patriotisme étroit, quand
il s'agissait du plaisir des dieux? Aussi n'est-il pas surprenant
qu'après la première guerre punique, et quand
Rome croyait avoir tant de grâces à leur rendre, elle ait
songé à les remercier en empruntant à ses voisins quelque
spectacle nouveau. Il n'y avait pas là, comme on
l'a pensé, une innovation qui dût déplaire aux partisans
des vieilles coutumes ; rien, au contraire, n'était plus
conforme aux croyances religieuses des Romains et à
leurs anciens usages, et l'on peut dire que les jeux
grecs sont arrivés à Rome en vertu des traditions du
passé. Je n'ignore pas cependant qu'à la même époque, et
au milieu du succès des tragédies de Livius, les jeunes
Romains commencèrent à jouer leurs Atellanes, ce qui
a paru à beaucoup de critiques une lutte contre les
pièces imitées du grec et un effort pour créer un théâtre
national. Mais est-il bien vrai qu'en cette circonstance
la jeunesse ait eu d'aussi sérieuses intentions et un but
aussi patriotique? Ce n'est pas l'opinion de Tite-Live
et, selon lui, les Atellanes doivent leur naissance à un
bien plus futile motif: le dépit que ressentit la jeunesse,
longtemps maîtresse du théâtre, de s'en voir chasser
par des acteurs de profession. Tant qu'il ne s'était agi
que de représenter les satires, c'était un facile divertissement
qui ne demandait pas d'études ; mais jouer une
pièce régulière devenait un métier qu'il fallait abandonner
à des artistes exercés. Aussi Tite-Live laisse-t-il
entendre que ces derniers restèrent quelque temps en
possession du théâtre, et qu'après le succès de Livius la
tragédie occupa d'abord la scène sans partage. Mais
bientôt la jeunesse se prit à regretter ses plaisirs anciens
et voulut y revenir. Malheureusement pour elle,
le goût public avait changé en ces quelques années, et
la connaissance des chefs d'oeuvre de la Grèce, bien
qu'imparfaitement traduits, rendait les spectateurs plus
difficiles. Ils ne se seraient plus contentés des pièces
anciennes dont un art plus parfait leur avait révélé la
faiblesse. Il fallut donc, non pas inventer, l'esprit romain
n'était pas inventif, mais emprunter à quelque peuple voisin un genre de spectacle plus régulier et qui
soutint mieux le dangereux voisinage du théâtre grec.
C'est ainsi qu'on alla chercher les Atellanes dans le pays
des Osques. Jusqu'ici il n'est guère question de patriotisme,
et ce n'est pas, à proprement parler, l'ancien
théâtre que défend la jeunesse, mais bien elle-même et
ses plaisirs qui lui semblent menacés. Je ne nierai pas
cependant que l'orgueil romain ne se soit mêlé en cette
affaire. Je le retrouve dans ces lois qui exemptent l'acteur
d'Atellanes des flétrissures qui frappent les autres
comédiens, dans ce soin que prend la jeunesse de se
réserver le droit de les représenter, soit qu'elle craignît,
comme dit Tite-Live, qu'elles ne fussent souillées par
les histrions, soit aussi qu'elle voulût se mettre à l'abri
d'une concurrence fâcheuse. Mais cet orgueil n'alla pas
jusqu'à créer entre l'Atellane et la tragédie une lutte
dont l'histoire ait gardé le souvenir; au contraire, elles
semblent vivre bientôt en bonne intelligence, car nous
savons par Cicéron qu'on les faisait paraître ensemble
dans les mêmes jeux et sur la même scène; l'Atellane
servait à égayer la fin du spectacle et à effacer les tristes
impressions de la tragédie. Je le demande, quand on
voit ces deux genres s'entendre et s'associer si vite,
peut-on croire qu'ils aient été dans l'origine aussi ennemis
qu'on le suppose, et qu'ils aient représenté la
lutte de deux nationalités rivales?
J'ajoute que s'il fallait voir dans l'introduction des
Atellanes l'indice d'une résistance nationale au théâtre grec, il est certain qu'on en trouverait d'autres traces.
Et d'abord peut-on croire que cette haine patriotique,
que l'on portait aux tragédies, ne serait pas retombée
sur les poètes tragiques? que les auteurs d'ouvrages que
Rome repoussait au nom de sa nationalité, n'auraient
pas conservé au milieu d'elle une attitude étrangère?
Nous les voyons au contraire investis de la confiance du
peuple, et, parmi les Romains de cette époque, il n'en
est guère qui se présentent à nous avec une physionomie
plus romaine. Il faut bien croire qu'on ne fit pas
un crime au premier d'entre eux, Livius Andronicus,
d'avoir introduità Rome ce genre étranger, puisqu'après
la bataille de Cannes, lorsqu'Asdrubal descendait en
Italie et que Rome se croyait perdue, on le choisit pour
composer et pour faire apprendre aux jeunes filles un
hymne patriotique. Aurait-on chargé de ce soin un
ennemi de la nationalité romaine? Naevius était un vaillant
soldat des guerres puniques, qui plus tard se mêla
énergiquement aux luttes civiles. Il embrassa le parti
du peuple et souffrit pour lui la prison et l'exil. Or, on
sait que le peuple résiste d'ordinaire aux imitations
étrangères, et c'est chez lui que se conserve le plus
longtemps l'esprit national. Naevius, qui défendait sa
cause et partageait ses idées, s'exposait-il à lui déplaire
en composant des tragédies? Ennius aussi avait servi
dans les légions romaines et ce qui nous reste de ses
Annales respire le patriotisme le plus vif; peut-on admettre
qu'un poëte, qui chante Rome avec tant de passion,
eût écrit des tragédies, s'il avait cru qu'en le faisant,
il luttait contre l'esprit romain? ll était bien difficile qu'un pareil scrupule pût venir
à l'esprit de ces poètes quands ils étaient témoins
du succès qu'obtenait le drame grec sur le théâtre de
Rome. Ils y voyaient applaudir non-seulement la tragédie,
mais la comédie même qui devait être, ce semble,
plus froidement accueillie. Car, avant Livius, il n'y avait
pas à Rome les éléments d'un théâtre tragique ; c'était
un plaisir nouveau et dont rien n'avait donné l'idée,
tandis qu'il existait une sorte de comédie dont le souvenir
et la concurrence pouvaient nuire à celle qui arrivait
de la Grèce. Néanmoins la comédie même charmait
les Romains, et loin qu'ils lui aient opposé une patriotique résistance, il semble que cette origine étrangère
était pour eux une recommandation et un titre au succès.
Nous voyons que Plaute, le plus Romain de tous les
poètes, affecte de se dire un imitateur des Grecs. Bien
que son originalité éclate partout, il prétend n'être qu'un
traducteur. Si vous en doutez, il s'empressera de vous
apprendre le titre de la pièce qu'il imite et le nom de
son auteur : « Elle s'appelait en grec Onagos, c'est Démophile
qui l'a écrite, Plaute l'a traduite en latin (1). »
(1) Plaut., Asinar., prol.
D'où peut venir cet empressement bizarre à signaler la
source où l'on avait puisé? pourquoi se vantait-on alors
d'être traducteur, comme plus tard on s'est fait gloire
d'être original? n'est-ce pas que le théâtre de Ménandre
et de Sophocle avait charmé les Romains et qu'ils écoutaient
avec une faveur marquée les pièces qu'ils savaient
en être traduites? Aussi les poètes avaient-ils grand
soin de le dire dans leurs prologues. Quelques-uns
même, pour mieux en convaincre le public, conservaient à l'ouvrage son titre étranger. Comment douter de son
origine grecque, quand il s'appelait Anagnorizomene,
ou Heautontimorumenos? Tous regardaient comme un
grand éloge qu'on pût dire de leurs comédies ce qu'on
lit dans les didascalies de celles de Térence : La pièce
est toute grecque, est tota Groeca. Et même, il ne suffisait
pas d'être Grec, il fallait être Attique. Pour plaire au
public, toute pièce devait venir d'Athènes, en ligne directe.
Plaute s'excuse de placer l'action de ses Ménechmes à Syracuse; la Sicile, c'était la Grèce encore, mais
ce n'était plus l'Attique : « Or, dit-il, il est de règle
aujourd'hui, dans toute comédie, que la scène se passe
toujours à Athènes : c'est le moyen de paraître plus
Grec. »
Est-ce à dire que les Romains des guerres puniques,
qui semblent attacher tant de prix au théâtre athénien,
ont parfaitement saisi toutes les délicatesses de l'atticisme?
Je crois qu'il vaut mieux attribuer cette préférence
à un motif moins élevé. Peut-être traitaient-ils les
lettres comme ces denrées que ne produisent pas tous
les pays et dont le prix augmente quand elles arrivent
du bon endroit. La Grèce avait la vogue ; c'est là que
devaient s'approvisionner les poëtes, et les bonnes pièces
venaient d'Athènes, comme la pourpre venait de Tyr. Quant à avoir une littérature originale, Rome alors
n'y songeait guère; ce n'est pas là qu'elle mettait son
ambition. Elle regardait la poésie comme un futile divertissement,
et la gloire d'y réussir ne lui semblait pas
mériter la peine d'être disputée. C'est pour cela qu'elle
avouait sans détour la supériorité des Grecs dans les
lettres, et la franchise de cet aveu me paraît témoigner
seulement du peu de prix qu'elle en faisait.
Quoi qu'il en soit, le succès du théâtre grec, de quelque
façon qu'on l'explique, n'en est pas moins incontestable.
Les Romains pouvaient le mal comprendre, mais
il est certain qu'ils en étaient charmés. Tous les textes
prouvent qu'à cette époque on l'applaudissait sans scrupule;
jusqu'au temps d'Afranius on ne semble pas
avoir fait un reproche à personne d'avoir traduit des
pièces grecques; et même si Afranius, dans le prologue
des Compitalia, est forcé de se défendre d'imiter Ménandre,
c'est peut-être qu'on trouvait étrange cette
immixtion de la Grèce dans des sujets tout nationaux :
fabulae togatoe. Térence, au contraire, était accusé par
le vieux poëte malveillant non pas d'imiter les pièces
grecques, mais de ne pas les imiter assez fidèlement. On
lui reprochait d'oser toucher aux plans des comédies de
Ménandre et d'en compliquer l'intrigue, contaminare
fabulas (1), c'est-à-dire d'être trop libre dans ses imitations.
(1) Terent., Heautont., prol.
Bien plus, le préjugé national contre la Grèce n'était pas alors aussi violent qu'il le devint dans la suite. Sans doute Plaute se moque, dans le Curculion, de ces Grecs affairés qui débitent de belles sentences et s'enivrent au cabaret (1) ; le mot signifie chez lui faire la débauche et vivre à la grecque, pergroecare (2) ; prêter au taux des Grecs, graeca fide, c'est être un indigne usurier (3).
(1) Plaut., Curcul., II, 3, 12.
(2) Plaut., Most., IV, 2, 44.
(3) Plaut., Asin., I, 3, 47.
Mais ce ne sont là que des boutades de théâtre qu'explique la vanité nationale, et auxquelles il faut se garder d'attribuer trop d'importance. Au fond, et dans les affaires sérieuses, les Grecs étaient plus favorablement jugés. Nous voyons les grandes familles, chez lesquelles se conservaient les traditions anciennes, tenir à honneur de remonter par des généalogies chimériques jusqu'à quelque personnage illustre de la Grèce. En même temps Naevius faisait pour le peuple entier ce que chaque patricien imaginait pour sa race : il créait à Rome un passé glorieux en rattachant son origine aux traditions de l'histoire grecque, et prenait son premier fondateur parmi les héros d'Homère. Ennius enfin osait dire, sans craindre d'être démenti, que les Romains prenaient plaisir à s'entendre appeler Grecs : Contendunt Graecos, Graios memorare solent sos (1).
(1) Festus, qui cite ce vers , l'explique par la ressemblance du grec et du latin. Mais Scaliger fait très justement remarquer qu'il est inutile de chercher d'autre explication que celle qui est donnée par Ennius lui-même. Les Romains, dit-il, prennent plaisir à s'entendre appeler Grecs. Chez Livius et chez Ennius il y avait, au dire de Suétone, à côté du poëte, le professeur qui initiait les Romains à la connaissance des lettres grecques. Cet enseignement était donné en grec et en latin. Aussi Suétone les appelle-t-il semigreci. On comprend que, ravis de ces chefs d'oeuvre qu'on leur révélait, les Romains se soient enorgueillis des traditions qui les rattachaient à la Grèce.
Cependant, à l'époque même d'Ennius, les esprit sages
commencent à mêler quelques réserves à leur admiration
pour la Grèce. C'est que tous les jours la Grèce devenait plus envahissante: « Il faut, dit un critique,
distinguer deux époques de l'introduction des lettres
grecques chez les Romains : la première est celle qui
eut lieu du temps de Livius Andronicus et des poètes
ses contemporains ou qui vinrent après lui. Elle fut
purement littéraire et restreinte à l'art dramatique.
L'autre, qui se fit après la conquête de la Grèce, fut
bien plus remarquable, puisqu'elle tendait à changer
les usages et les maximes anciennes, et à opérer sur les
moeurs une révolution dont l'austérité romaine redoutait
avec raison les effets. » D'abord, des écoles s'ouvrirent
qui prétendaient renouveler l'éloquence, et enseignaient
les charmantes subtilités de la rhétorique
athénienne; c'était introduire la Grèce au forum, c'est-à-
dire au centre de la vie publique. En même temps,
pénétrait la philosophie, apportant des enseignements
et des principes nouveaux dans une ville qui, selon
l'expression d'Ennius, ne se maintenait que par les
moeurs antiques. Rome s'en alarma; la voix de Crassus,
de Scipion Émilien lui révéla le danger. Caton surtout attaqua les Grecs avec cette froide obstination qui
était sa tactique ordinaire et ce talent de parole qu'il
devait en partie à l'étude de leurs ouvrages. Devant le
sénat, il opinait qu'il fallait renvoyer les rhéteurs athéniens
disputer avec les enfants des Grecs et laisser ceux
des Romains apprendre à obéir aux magistrats et aux
lois de leur pays, Il était plus violent encore dans ses
entretiens familiers et dans les conseils qu'il donnait à
son fils, accusant les médecins de la Grèce d'avoir fait
un pacte pour exterminer les barbares, raillant ces
écoles de rhétorique, ou les disciples en vieillissaient pour
aller puis après exercer leur éloquence et plaider des
causes en l'autre monde, répétant enfin d'un ton d'oracle
que la connaissance des lettres grecques serait la perte de Rome. Il se fit alors, sous l'empire de ces
voix éloquentes et respectées, une sorte de réaction qui
atteignit principalement les rhéteurs et les philosophes,
et les fit chasser de Rome par un décret du sénat. C'est
à eux surtout qu'en voulaient les citoyens austères, partisans
des vieilles traditions, car ils portaient directement
atteinte à l'état social de Rome. Nous voyons que
ce sentiment survécut même à Caton et à Crassus.
Longtemps après cette époque, et quand l'influence
grecque avait partout pénétré, Cicéron se plaignait encore
que l'opinion publique, obstinée dans les anciens
principes, accueillit d'une manière différente les poètes
et les philosophes de la Grèce, et il se demandait pourquoi
les Romains lisaient les tragédies latines traduites
du grec mot à mot, tandis qu'ils ne pouvaient souffrir dans leur langue les graves enseignements de la philosophie. Les poètes semblaient donc moins dangereux.
Néanmoins il leur était bien difficile d'échapper entièrement
à cette méfiance qu'inspiraient alors les arts de la
Grèce. S'ils ne furent pas bannis, comme les philosophes,
on ne leur épargna pas du moins les dédains et
les railleries. Caton prenait plaisir à les confondre avec
les parasites, et les appelait tous de vils complaisants. On ne
voit pas, du reste, qu'il mît quelques réserves à ses insultes
et qu'il traitât mieux la vieille poésie latine
est chez lui une grosse injure. Quant aux jeux
scéniques, qui sans doute étaient devenus un besoin
pour le peuple, on n'osa pas les interdire, mais on essaya
de les contrarier. Un sénatus-consulte défendit
d'élever dans Rome aucun théâtre de pierre ou d'y construire
aucun siège; de sorte que, jusqu'à Pompée, le
peuple écouta debout la représentation des ouvrages
dramatiques. Ainsi, par un bizarre contraste, les Romains
encore grossiers avaient bien accueilli les lettres,
et plus tard, quand elles les avaient rendus moins barbares,
et qu'ils devaient, ce semble, les mieux apprécier,
elles leur devinrent suspectes. C'est que les esprits sages
commençaient à en connaître l'importance; elles ne
leur semblaient plus, comme autrefois, un amusement
frivole, et ils les voyaient si puissantes que, pour leur
résister, ils sentaient le besoin d'éveiller, chez le peuple,
les scrupules de l'esprit national.
Probablement, il ne fut pas difficile d'exciter ces scrupules chez beaucoup de Romains. Un grand nombre
d'entre eux, même parmi les patriciens, étaient restés
étrangers à la culture des lettres. L'orateur Antoine;
dans Cicéron, déclare que les livres des poètes lui semblent
écrits dans une langue étrangère et qu'il n'essaie
pas de les comprendre. Il fait peu de cas des pièces de
théâtre et avoue franchement qu'il préfère entendre un
bon discours sur le forum. Mais tous étaient-ils aussi
sincères dans ce mépris qu'ils affichaient pour les lettres?
Il est permis d'en douter quand on les voit partout se
contredire. Par exemple, ils affectent de n'estimer que
les sciences vraiment romaines ; la jurisprudence fait
leurs délices. Mais, dans l'intimité, ils reconnaissent
qu'il vaut bien mieux lire le Teucer de Pacuvius que les
lois de Manilius sur la vente. Les riches, pour mieux
savoir le grec dans sa pureté, vont l'apprendre à
Athènes; puis ils feignent de l'ignorer, et, en partant
pour leurs provinces d'Orient, ils prennent un interprète.
Le peuple est devenu sensible à l'harmonie des
périodes dont les Grecs lui ont enseigné le secret ; mais
tout en applaudissant aux phrases terminées par un
dichorée, il exige que l'orateur paraisse ignorer la rhétorique
et n'avoir jamais lu les livres grecs. Aussi, pour
lui plaire, les esprits lettrés mettaient-ils un grand
soin à cacher leurs connaissances. Lucullus, qui écrivait
en grec l'histoire de son consulat, y glissait volontairementdes fautes pour ne point paraître trop savant.
Cicéron se croit obligé, dans ses Verrines, d'appeler une
futilité, nugatorium,
le goût des beaux-arts, et il se
pique de n'y rien entendre. Mais ouvrez sa correspondance,
et vous verrez quel soin il prend de se faire envoyer
d'Athènes des Minerves ou des Mercures en marbre
pentélique pour orner sa bibliothèque.
Que conclure de ces faits, sinon que ce mépris qu'on
affectait pour les lettres et les arts n'était le plus souvent
qu'un mensonge officiel et convenu? Il entrait dans
le rôle d'un magistrat, ou même d'un citoyen à la tribune,
d'étaler ces sentiments. La gravité romaine exigeait
que, dans la vie publique, on eût l'air de dédaigner
tout ce que Rome tenait d'une source étrangère. Mais,
une fois qu'on avait déposé la prétexte, et qu'on n'était
plus sur le forum, on s'empressait de converser avec les
philosophes des diverses écoles et d'étudier les chefs-d'oeuvre
de la Grèce ; on allait applaudir au théâtre les
tragédies d'Attius, qui en offraient quelque image, sans
plus se soucier du patriotisme jaloux qu'on avait affiché.
Ainsi, pour revenir à la tragédie latine, il est certain
que le plus souvent, par le choix des sujets, elle n'était
pas nationale. Mais, comme je ne vois pas qu'on le lui
ait jamais reproché, ni qu'elle ait songé à s'en défendre,
j'en conclus que ce motif n'a pas dû nuire à ses succès.
Dans les premiers temps, le théâtre grec était en telle
faveur que les poètes se recommandaient auprès du
public du titre de traducteurs fidèles. Plus tard, il est
vrai, les Romains semblent devenir moins favorables à
la Grèce et aux arts qu'elle leur a enseignés. Mais ils en veulent surtout aux rhéteurs et aux philosophes,
c'est-à-dire à ceux qui menaçaient, plus directement
leur état social. Quant aux artistes et aux poètes, ils se
contentent de les dédaigner ; encore ai-je montré que,
dans leurs dédains, il entrait plus de parade et d'étalage
que de sincérité,
d'ailleurs, n'y a-t-il pas d'autre exemple qu'un peuple
ait applaudi des pièces de théâtre qui ne sont pas empruntées
aux faits de son histoire? Quels ouvrages furent plus
admirés, plus populaires que ceux de Corneille et de Racine?
et cependant les sujets de leurs pièces viennent
presque tous de la Grèce et de Rome, Leurs héros ne sont
pas nos compatriotes, mais il suffisait alors qu'ils fussent
nos semblables, c'est-à-dire que, de quelque pays qu'on
les eût tirés, leur âme ressemblât à la nôtre. Au dix-septième
siècle, ce qu'on cherchait avant tout dans une
tragédie, c'était la peinture des moeurs et des passions. Si
le caractère semblait vrai, devait-on s'inquiéter du nom
que portait le personnage? Si l'on se sentait ému et
touché, fallait-il demander, avant d'applaudir, en quel
pays se passait la scène? Du reste, on s'était alors si
bien familiarisé avec toutes ces fables tragiques qu'elles
ne semblaient plus étrangères. Il n'y avait pas, dans
toute l'histoire de France, de noms plus connus que
ceux d'Oedipe et d'Agamemnon. A force de les entendre
répéter sur les théâtres, on avait oublié d'où ils nous
étaient venus. Leur patrie véritable c'était, pour ainsi
dire, la tragédie, qui ne croyait pas pouvoir se séparer
d'eux. Ils n'étaient donc plus ni Grecs, ni Romains; ils
appartenaient au monde entier, comme cet art admirable
qui avait donné tant d'éclat à leurs infortunes.
A Rome, ces noms étaient encore plus connus, ces sujets, plus populaires. Dès l'enfance, on s'habituait à
les entendre raconter, à les voir dans les peintures et
sur les mosaïques. On était déjà familier avec eux quand
on les retrouvait au théâtre. Loin de nuire à la tragédie,
peut-être servaient-ils à ses succès par les poétiques
souvenirs qu'ils éveillaient, Aussi voyons-nous
qu'ils lui ont survécu, S'il était vrai que les Romains
eussent reproché à leur tragédie de n'être pas nationale,
si elle avait péri pour avoir pris ses sujets dans
les fables grecques, ces sujets auraient disparu avec
elle; au contraire, la pantomime, qui lui succède, s'empressa
de les conserver, et, jusqu'à la fin de l'empire,
on dansa, au grand plaisir du peuple, les fureurs d'Ajax
et les infortunes d'Agamemnon.
II. Tragédies tirées de l'histoire romaine. Fabulae proetextatae.
Les poètes latins ne se sont pas contentés d'imiter les drames grecs; ils ont aussi essayé de créer un théâtre national. Les uns, prenant leurs sujets dans les moeurs populaires de Rome, montrèrent sur la scène les échoppes du forum, avec des citoyens portant la toge (1); les autres, abandonnant la race d'Oedipe et d'Agamemnon pour l'histoire de leur pays, composèrent des pièces où l'on voyait paraître des sénateurs et des magistrats revêtus de la prétexte. La différence du vêtement des acteurs servit au peuple à distinguer ces différents ouvrages : il appela fabula proetexta ou proetextata (2) la tragédie romaine, et donna à la comédie le nom de fabula togata.
(1) De là le nom de tabernaria, donné quelquefois à cette comédie.
(2) Horace a employé la première forme. Plus tard on préféra la seconde, qui correspond mieux au mot togata.
De ces deux noms, le dernier est évidemment plus
général que l'autre; il pourrait à la rigueur convenir à
la tragédie aussi bien qu'à la comédie romaine, la toge
étant le vêtement national qui distinguait les Romains
des autres peuples. S'il a été donné seulement à la comédie,
peut-être en faut-il conclure que c'est par elle
qu'a commencé cet essai de drame national. Venue la
première, elle aura pris sans contestation le nom de
drame romain par excellence. Plus tard les grammairiens
comprirent bien ce que ce nom avait de général;
au lieu de le restreindre à la comédie, ils l'etendirent
au théâtre romain tout entier. Mais, au temps d'Horace,
plus voisin des origines, il ne s'appliquait encore qu'à
la comédie !
Donat attribue à Livius Andronicus l'invention des fabuloe togatoe. Mais comme le texte a paru en cet endroit
fort douteux, et que rien ne vient confirmer ce
témoignage, j'aime mieux faire cet honneur à Naevius.
Ce poëte, qui, le premier, imagina de chanter dans l'épopée
des sujets romains, est bien digne d'avoir créé à
Rome le drame national. Plébéien fougueux, il semble
qu'il ait voulu, en ses hardis propos, imiter la vieille
comédie d'Athènes : « Je veux parler librement, dit-il
quelque part, puisque nous célébrons les jeux de la liberté, » Est-il surprenant que, pour donner à ses
railleries plus de piquant et de vérité, il ait imaginé de
les mettre dans des bouches romaines, et de rendre ses
pièces plus attrayantes en plaçant l'action sur le forum?
Il avait composé une pièce de théâtre qui porte le nom
d'une ville de la Gaule romaine, Clastidium, si c'était
une comédie, comme le veut M. Neukirch, assurément
il faut la ranger parmi les fabuloe togatoe. Ménandre
n'eût pas placé la scène d'une de ses pièces dans une
ville inconnue de l'Italie, et il n'est guère probable que
Naevius eût affublé du pallium des Gaulois cisalpins.
Nous trouvons chez le même poëte quelques débris de fabula proetextata. Son Romulus est cité deux fois par
Varron, et Donat rapporte, sans y croire, d'après une
tradition populaire, qu'un jour qu'on le représentait
une louve parut sur le théâtre.
Quel fut le succès de ces essais de Naevius? Il est
difficile de le dire aujourd'hui. On sait seulement qu'ils
ne furent point imités par Plaute, ni probablement par
Ennius ; car le Scipion d'Ennius, qu'on a quelque fois
regardé comme une pièce de théâtre, était évidemment
un poème, et quant à l'Ambracia, les fragments qui
en restent sont trop insignifiants pour qu'on puisse
affirmer, avec M. Ribbeck, que c'était une fabula proetextata.
Il est remarquable que ces deux poètes, à coup sûr les plus Romains de tous, se soient contentés d'imiter
les Grecs, et qu'on ne trouve pas, dans leur théâtre,
de trace bien certaine de pièce romaine. Malgré l'exemple
de Naevius, la tragédie reste fidèle aux héros grecs,
et la comédie affecte plus que jamais de ne pas sortir
d'Athènes. Si plus tard, avec Trabea et Afranius, avec
Pacuviùs et Attius, la toge et la prétexte reparaissent
sur le théâtre de Rome, c'est peut-être que le succès des
pièces grecques commençait à s'user, et qu'il fallait du
nouveau.
Il reste des fragments de deux tragédies qu'Attius
avait tirées de l'histoire romaine. L'une était intitulée Aeneadoe sive Decius. Ce double titre indique clairement
le caractère de l'ouvrage. Attius avait voulu glorifier sa
patrie dans le dévouement d'un de ses chefs, et le fond
du sujet, c'était l'éloge de Rome autant que la mort de
Décius. Ce sujet était, au reste, heureusement choisi
pour le dessein que se proposait le poète. L'événement
qu'il mettait sur la scène était resté dans la mémoire
du peuple, et Tite-Live raconte que les soldats le célébrèrent
dans leurs chants guerriers. Enfin l'histoire
livrait tout tracés au poëte des caractères bien romains,
le pontife Livius, l'énergique et rude consul Fabius
Maximus, et, par-dessus tous, le héros de la pièce, issu
d'une famille qui semblait fatalement destinée à se
dévouer pour la patrie; en sorte que le poëte retrouvait,
dans un sujet romain, cette idée de la fatalité qui fait le
fond de tant de drames grecs.
On suit de loin, dans les fragments d'Attius, la marche
de son ouvrage. Il y était d'abord question de ces prodiges survenus au début de la bataille et dont la
superstition romaine tenait tant de compte. Tite-Live
n'a pas oublié de les rapporter (1) ;
(1) Tite-Liv., X, 28.
Attius en avait fait
sans douté le sujet d'un poétique récit : « Dieu toujours
victorieux, s'écriait Décius en l'écoutant, exauce mes
prières; que ces prodiges tournent au profit du peuple
et de la patrie ! » Divers fragments assez obscurs, qui
semblent se rapporter au récit de la bataille, prouvent
que le poëte l'avait développé avec complaisance. Décius,
voyant les siens plier, prenait la résolution de
mourir. En vain essayait-on de l'arrêter en lui montrant
que rien encore n'était perdu et que le sort pouvait
changer : « Je le sais, répondait-il, mais l'attente et
l'espoir rendent lâches même les braves. A l'exemple
de mon père, je veux me dévouer et livrer ma vie à
l'ennemi. » Il est possible que, comme il arrive dans
certaines tragédies grecques, la pièce fût terminée par
les funérailles de Décius, et c'est à la douleur des soldats,
mentionnée par Tite-Live, qu'il faut sans doute rapporter
ce beau vers :
Clamore et gemitu templum resonit coelitum ! (1)
(1) Att., Aenead., 2.
L'autre pièce romaine d'Attius est plus célèbre encore : c'est sa tragédie de Brutus, la perte assurément
la plus regrettable de tout le théâtre latin. Cicéron
nous en a conservé deux fragments importants qui
appartenaient sans doute au début de l'ouvrage. Tarquin,
effrayé par un songe prophétique, appelle les
devins pour l'expliquer et le leur raconte ainsi : « Le
mouvement du ciel avait ramené la nuit; je livrais mon
corps au repos, et délassais par le sommeil mes membres
fatigués. Alors m'apparut en songe un pâtre qui
s'approchait de moi avec un troupeau d'une rare
beauté. Il me semblait que je choisissais deux béliers
du même sang, que j'immolais le plus beau, et qu'alors
son frère se jetait sur moi, me heurtait de ses cornes
et du coup me jetait à terre. Blessé, renversé, étendu
sur le dos, je vis dans le ciel un grand et merveilleux
prodige : c'était le globe du soleil qui abandonnait sa
route pour une route nouvelle, vers la droite. » - « O roi, répondaient les devins, ce qui remplit la vie
des hommes, leurs pensées, leurs soucis divers, ce qu'ils
voient, ce qu'ils font, tous les actes du jour peuvent leur revenir en songe, et il n'y a rien là qui doive surprendre.
Mais de telles visions, ce ne saurait être au
hasard, sans quelque raison secrète, que les dieux te les
envoient. Prends donc garde que celui qui te semble
aussi stupide que la brute ne porte en lui une grande
âme fortifiée par la sagesse et ne te chasse de ton
royaume; car ce que tu as vu du soleil présage pour le
peuple une grande et prochaine révolution. Puisse-t-elle
lui être profitable! Ce signe puissant, qui prend sa
course de la gauche à la droite, semble offrir l'augure
heureux de la grandeur romaine. » Les autres fragments
de la pièce ne manquent pas non plus d'importance.
Deux se rapportent sans doute à la délibération entre
Brutus et ses compagnons choisissant pour l'avenir le
gouvernement qui convient à Rome
ou se rappelant avec regret le bon roi Servius Tullius
et ses institutions si populaires : Tullius, qui libertatem civibus stabiliverat,
Ce dernier est évidemment tiré de la narration de Lucrèce
racontant à son mari et à son père le lâche attentat
de Sextus :
Nocte intempesta nostram devenit domum.
Ces fragments ne donnent qu'une idée bien imparfaite
de la tragédie d'Attius. M. Patin fait remarquer
avec raison que, pour la compléter, il convient de les
rapprocher du récit de Tite-Live. Ce récit, si parfaitement
disposé pour un drame, que les poètes modernes
n'ont eu qu'à le suivre pas à pas, contient des scènes
que l'on dirait toutes préparées pour la tragédie. On
peut donc sans témérité y voir comme une inspiration
et un reflet de la pièce d'Attius. Quoi qu'il en soit, un
tel sujet convenait à l'énergique génie du vieux poëte et
à l'ardeur de ses sentiments républicains. Cette rudesse
même, que plus tard on reprocha à sa poésie, n'était
point déplacée dans la peinture des moeurs primitives
et de la liberté naissante. L'ouvrage ainsi vigoureusement
traité devait plaire aux Romains, et l'on sait qu'il
parut avec succès au théâtre jusqu'au temps de l'empire.
Après la mort de César, Brutus voulait le faire
représenter aux jeux Apollinaires, qu'il présidait comme
préteur; mais il fut contraint de quitter Rome, et son
successeur, le propre frère d'Antoine, craignant qu'un
Brutus ne fît songer à l'autre, le remplaça par le Térée.
Malgré ces précautions, l'opinion publique se manifesta
au théâtre, et Cicéron nous dit que, même dans l'innocente mythologie du Térée, on trouva des allusions
à la liberté et au libérateur. Qu'aurait-ce été
si l'on avait représenté le Brutus?
Voilà certes des pièces bien romaines et toute l'apparence
d'un théâtre national. Il semble que le peuple,
charmé de retrouver sur la scène ses souvenirs et son
histoire, va l'accueillir avec une grande faveur, et que
le succès de ces pièces doit avoir laissé une trace profonde
dans la littérature de Rome. Cependant, quand
on regarde de plus près, on est surpris du peu de témoignages
qui nous restent sur cette tragédie romaine. Elle
ne paraît pas avoir frappé les contemporains autant que
nous le pourrions penser. Aucun d'eux ne nous dit
comment et par qui commença cette innovation, et nous
sommes réduits à le conjecturer. A l'exception du Brutus,
dont le succès fut éclatant, les pièces de ce genre ne
semblent pas avoir réussi plus que les autres. Horace
en a parlé avec éloge, mais il est bien surprenant que
Cicéron n'en ait rien dit, et qu'il n'ait pas relevé, dans
cette vieille littérature qu'il prisait tant, ces tentatives
d'indépendance. Nous savons pourtant qu'il était jaloux
de la gloire de son pays jusqu'à se livrer parfois à des
illusions singulières, et que, tout en imitant les Grecs,
il enviait leur renommée littéraire. Ne devait-il pas
applaudir à ces poëtes qui tentaient de s'affranchir de
leur tutelle et voulaient donner à Rome un drame national?
Ce qui est plus remarquable encore, c'est le
petit nombre de ces fabuloe proetextatoe. On a conservé
les titres de plus de cent tragédies latines écrites pendant
la république. C'est à peine si dans ce nombre on a pu distinguer cinq ou six pièces tirées de l'histoire
romaine ; encore ne sont-elles pas toutes hors de contestation.
Je sais qu'on a donné diverses raisons de cette rareté.
D'abord, a-t-on dit, les auteurs latins, accoutumés
à traduire les pièces grecques, devaient avoir peu d'attrait
pour ces sujets nouveaux où, n'ayant pas de modèles,
ils devaient tout tirer d'eux-mêmes ; ensuite l'histoire
romaine se prêtait moins que celle des Grecs aux
fantaisies des poètes. Une bonne part de cette histoire,
la plus variée et la plus dramatique, leur était interdite.
Les magistrats n'auraient pas souffert qu'on rappelât,
sur le théâtre, les luttes de la place publique dont le
souvenir était resté dans le coeur du peuple et pouvait
se réveiller ; et même, en se tenant hors du forum, en
choisissant leurs sujets dans l'histoire militaire, les
poètes étaient-ils sûrs de ne pas choquer la gravité romaine?
N'était-il pas à craindre que les grandes familles,
qui conservaient si religieusement le souvenir de leurs
aïeux et rendaient une sorte de culte à leurs images,
ne les vissent avec déplaisir devenir des personnages
de théâtre?
Malgré tous ces motifs, il est certain que si le public
avait témoigné un bien vif penchant pour les pièces
tirées de son histoire, on aurait essayé plus souvent de
le satisfaire. Au théâtre, les goûts du public sont des
lois, et comme le succès appartient à celui qui les flatte,
les poètes n'épargnent rien pour y réussir. Ils se seraient
donné la peine d'inventer le plan et l'intrigue de
leurs pièces; et ce soin leur aurait moins coûté qu'on ne pense, car ils ne furent jamais entièrement esclaves
de l'auteur qu'ils imitaient. Ils auraient cherché les
sujets étrangers aux luttes politiques : l'histoire romaine
n'en manquait pas, et Tite-Live en offre un grand nombre
dont les poètes modernes ont tiré profit. S'il leur
était interdit de montrer au théâtre l'histoire de Coriolan,
comme a fait Shakespeare, ne pouvaient-ils pas,
comme Corneille, y représenter celle d'Horace? Il faut
croire enfin que la gravité romaine était moins scrupuleuse
qu'on ne le prétend, puisqu'elle souffrit de voir
sur la scène un Décius et un Paul-Émile, et nous ne
savons pas que Décimus Brutus en ait voulu au poëte
Attius, son ami, d'avoir représenté, dans une tragédie, le
premier Brutus chassant les rois.
Il faut nécessairement, pour expliquer le petit nombre
de ces fabuloe proetextatoe et le peu de trace qu'elles
ont laissé, reconnaître qu'elles n'obtinrent pas un grand
succès et qu'elles frappèrent médiocrement le peuple.
C'est qu'en effet elles n'étaient pas une innovation aussi
complète qu'on l'a supposé. Il ne faudrait pas croire
d'abord que Rome fût entièrement absente même des
pièces imitées du grec. Sans parler de ces prologues,
aujourd'hui perdus, où le poëte, s'adressant au public,
lui parlait des affaires présentes et le félicitait de ses
victoires, que de choses, dans le cours même de l'ouvrage,
devaient rappeler les moeurs et les usages du
forum? Il est probable que souvent les personnages n'étaient que des Romains revêtus du pallium, car nous
retrouvons dans leur langage. des idées et des expressions
qui ne venaient pas de la Grèce. Je me figure que
ces tragédies devaient ressembler souvent à ce tombeau
des Scipions dont parle M. Ampère, et où le génie des
deux peuples est si curieusement mêlé. Les sculptures
qui le bordent sont une imitation de l'art grec, mais au
milieu de ces ornements élégants, on lit une inscription
fière et rude, où respire la vieille Rome. De plus, si les
pièces imitées du grec n'étaient pas toutes grecques
celles que l'on tira de l'histoire de Rome ne furent pas
entièrement romaines. Gardons-nous d'attribuer à ces
fabulae proetextatoe une originalité complète, et de croire
qu'elles ne devaient rien à l'imitation. Peut-être, si nous
les avions encore, serions-nous surpris de voir qu'elles
ressemblaient par beaucoup d'endroits au drame grec.
Les poètes latins, accoutumés à imiter Euripide et Sophocle,
ne pensaient pas qu'en changeant de sujets il
leur fallût changer de méthode, et, quoi qu'en dise
Horace, jamais ils n'abandonnèrent entièrement les
traces de leurs modèles. Nous voyons que l'Octavie,
attribuée à Sénèque, ne diffère en rien des autres tragédies
du même poète. On y trouve moins de qualités
peut-être, mais assurément les mêmes défauts. L'action
y est conduite de la même manière, et les personnages
ne diffèrent que parce qu'ils portent la prétexte. Octavie
se plaint à peu près comme Andromaque, Néron
menace comme Atrée, et les citoyens romains, qui forment le choeur, débitent des lieux communs en anapestes,
comme ailleurs ceux de Corinthe et de Thèbes.
Ainsi, que l'action se passe à Rome ou dans la Grèce,
l'intrigue et les caractères sont traités de la même façon.
Il en était sans doute du temps d'Attius, comme de
celui de Sénèque ; nous le pouvons du moins conjecturer
par ce qui arrive dans les fabuloe togatoe. Afranius,
le grand auteur de comédies romaines, imitait Ménandre,
et il reconnaît, dans des vers que j'ai déjà cités,
qu'il prenait chez lui et chez les autres tout ce qui se
trouvait à sa convenance. Cet aveu nous indique que
bien souvent le fond de ses pièces appartenait aux
poètes grecs, et que le nom des personnages et le lieu
de la scène étaient seuls changés. C'est ce qu'Horace
exprime en disant qu'Afranius revêtit Ménandre de sa
toge (1).
(1) Hor., Epist., II,1,57
Il est probable que les auteurs tragiques suivirent
le même système, et que, pour traiter des sujets romains,
ils se contentèrent de couvrir Euripide et Sophocle
de leur prétexte. Il me semble que l'on peut
presque comparer cet essai de tragédie nationale à celui
qu'imagina Dubelloy au dix-huitième siècle. Sans doute
il prenait le sujet de ses pièces dans l'histoire de France,
mais, au fond, il n'y avait entre elles et le théâtre classique
qu'une différence de costume. La marche de l'intrigue
était la même, les caractères se ressemblaient, et
les chevaliers du moyen âge s'exprimaient avec la dignité
des héros antiques. Aussi, grâce à quelques patriotiques
souvenirs, ces ouvrages purent bien causer une sorte de
surprise à l'opinion publique. Mais, comme ils n'avaient pas une véritable originalité, une fois ce premier charme
évanoui, le succès ne tint pas.
Enfin, la dernière cause et peut-être la plus importante
du peu de succès et du petit nombre de ces fabuloe
proetextatoe, est celle que j'ai indiquée plus haut. J'ai
montré qu'à cette époque, Rome n'attachait pas son
orgueil national aux choses littéraires et ne croyait pas
qu'il importât beaucoup à sa gloire que l'art qui l'amusait
un moment s'attachât à son histoire plutôt qu'à
celle des autres. En vain les poètes, tout nourris des
idées de la Grèce, auraient-ils essayé de donner aux
jeux du théâtre une importance patriotique ; la gravité
romaine, qui n'y voyait qu'un agréable divertissement,
ne pouvait consentir à leur attribuer le rôle qu'ils
jouaient dans la Grèce, et à penser que la vanité nationale
y fût en rien intéressée.
DE LA POESIE LYRIQUE DANS LES TRAGÉDIES D' ATTIUS.
Rien ne se prêtait moins que les choeurs des tragédies grecques à passer sur la scène latine. Les Romains, avec leur génie positif, leur éducation tournée vers les intérêts matériels (1), et cette habitude du pouvoir qui fortifiait en eux le sentiment de la dignité, avaient peu de penchant pour la poésie lyrique. Ces grands mouvements, cette inspiration fougueuse et désordonnée, devaient choquer des esprits railleurs, méfiants, naturellement amis de l'ordre et de la régularité. Aussi, dans les premières années où, les gens lettrés étant rares, les poètes étaient contraints de s'adresser à la foule et de flatter ses goûts, nous en voyons un grand nombre s'exercer dans l'épopée, la satire et le drame; mais la gloire de Pindare semble n'avoir tenté personne. C'est longtemps après seulement qu'on essaya, selon l'expression d'Horace, d'accommoder à la lyre latine les chants du poëte de Thèbes (2) ;
(1) Hor., Ars poet., 325.
(2) Hor., Epist., I, 3, 12.
encore ces essais furent-ils timides et incomplets; la muse lyrique, chez les Romains, resta
toujours contenue dans ses élans, plus savante qu'inspirée,
et se contenta d'imiter ses modèles avec goût et
discrétion. Horace s'est comparé lui-même à l'abeille
d'Apulie qui compose son miel péniblement, et, comme les poètes lyriques ne se piquent
pas d'être modestes, il faut sans doute voir dans ces
mots l'aveu de la vérité.
On ne sera donc pas surprisque le choeur eut peu d'importance
dans la tragédie latine. Ce qui le prouve, c'est
qu'il n'avait pas, comme en Grèce, une scène qui lui fût
réservée, et nous voyons dans Vitruve que l'orchestra,
était occupée par les chaises des sénateurs.
Il n'en faudrait pas conclure cependant, comme ont
fait quelques critiques, que la tragédie latine n'avait pas
de choeurs. Une telle affirmation serait contraire aux
témoignages formels de Varron et d'Aulu-Gelle. Mais
que pouvait être ce choeur, relégué dans un coin du pulpitum,
n'ayant plus, comme autrefois, une scène pour
s'y développer, et qui avait perdu ce rhythme libre et
large, si favorable à l'audace et à la puissance de la poésie
lyrique? Peut-être l'employait-on encore comme une
sorte de décoration pour la scène et afin de donner plus
de pompe aux jeux publies. Peut-être aussi l'avait-on
abaissé jusqu'à ne servir plus que d'intermède, à peu
près comme les ballets de certaines pièces de Molière, et
il rendait le même service que ces joueurs de flûte qui
amusaient les spectateurs, pendant les entr'actes des comédies de Plaute. Donat les rapproche dans un passage
curieux et semble leur assigner le même rôle : « Il
faut, dit-il, quand la scène sera libre de tout personnage,
qu'on y fasse entendre le choeur ou le joueur de flûte. »
Et si l'importance du choeur avait diminué, l'éclat et la
majesté de ses chants avait bien plus souffert encore.
Aulu-Gelle nous a conservé un curieux fragment du
choeur de l'Iphigénie d'Ennius. Il n'est pas composé,
comme dans la pièce d'Euripide, de jeunes femmes de
Chalcis, accourues pour voir le camp des Grecs, et dont
la joue, dit le poëte, rougit de honte au moindre bruit ;
Ennius les remplace par des soldats. Il était plus facile
à lui de les faire parler, et à son public de les comprendre.
Il les représentait mécontents, grondeurs et se plaignant
de leur inaction dans des vers très pauvres assurément
de poésie lyrique, mais qui, en revanche, abondaient
de ces grossières allitérations qui semblaient alors
la suprême élégance :
Otio qui nescit uti, plus negoti
Habet, quam quum est negotium in negotio. Etc.
Si l'on veut juger de ce qu'était devenu le choeur dans la
tragédie latine, on n'a qu'à comparer ces propos de soldats
désoeuvrés avec les vers gracieux des jeunes femmes
d'Euripide, chantant l'amour d'Hélène ou les noces de
Thétys. Mais le choeur n'était pas le seul endroit des pièces latines
où pût trouver place la poésie lyrique. Elle était
admise ailleurs et surtout dans les cantica qui, sans
être étrangers au drame grec, prirent à Rome une bien
plus grande importance.
Les cantica étaient dès monologues d'un rhythme
plus animé, assez semblables à ces stances qu'on trouve
dans nos vieilles, tragédies et que prisaient tant les
grandes dames et les galants cavaliers de la cour de
Louis XIII. A Rome, les cantica n'avaient guère moins
de succès; et on le comprend sans peine. Ils contenaient
la poésie lyrique juste au degré où elle pouvait plaire
aux Romains. Plus vifs que le dialogue, ils exigeaient
dans le joueur de flûte un rhythme plus accentué, et,
dans le comédien, des gestes plus expressifs. Mais en
même temps, ils étaient moins isolés de l'action que le
choeur, et les exigences du drame, auquel ils se trouvaient
plus étroitement mêlés, y tempéraient la fougue
de la poésie lyrique. Il en naissait un mouvement contenu,
une chaleur modérée, capable d'animer les esprits
et non de les jeter hors d'eux-mêmes, et c'est par ce
tempérament qu'ils étaient mieux accommodés que les
choeurs au génie romain.
Il est vrai que les grammairiens latins, qui ont traité
ces matières, ne font jamais mention des cantica qu'en
parlant de la comédie. Faut-il conclure de leur silence
que ces monologues lyriques lui étaient spécialement
réservés, et qu'il n'y en avait pas dans la tragédie latine?
je ne le pense pas, et voici les raisons qui m'empêchent
de le croire. D'abord, je remarque que si les grammairiens latins
n'ont jamais placé la tragédie parmi les genres dramatiques
qui possèdent des cantica, jamais non plus ils ne
l'en ont exclue. On peut donc croire qu'ils l'ont oubliée.
De leur temps, la tragédie n'était plus qu'un souvenir;
la comédie, au contraire, était demeurée vivante, et
Plaute se jouait encore devant le peuple, aux jours de
fête. Doit-on être surpris qu'ils aient eu surtout présents
à la pensée les spectacles dont ils avaient été témoins?
Mais si nous remontons plus haut, à l'époque où
le succès des deux théâtres était le même, nous voyons
que les critiques ne semblent pas accorder les cantica plutôt à l'un qu'à l'autre, et qu'ils se servent d'expressions
générales qui permettent de les attribuer également
à tous les deux. C'est ainsi que s'exprime Tite-
Live dans un passage célèbre de son histoire (1).
(1) Tit.-Liv., VII, 2.
Il raconte
que Livius Andronicus, fatigué par ses succès
mêmes, obtint du peuple la faveur de placer auprès du
joueur de flûte un jeune esclave qui chantait pour lui
les cantica. Délivré de ce soin, et n'ayant plus à s'occuper
que des gestes, Livius charma si bien les Romains
par sa vigueur et son habileté, qu'ils firent de cette exception
un usage général. Dès lors, ce devint une règle
que, dans les cantica, les gestes et les paroles fussent
séparés et confiés à deux acteurs différents. Mais quel
genre de pièce jouait Livius, le jour où il demanda cette
faveur au peuple? Bien que Tite-Live n'en dise rien, il y
a des raisons de penser que c'était une tragédie, car
Livius semble avoir été surtout un poëte tragique, et c'est à peine si, dans ses fragments, nous retrouvons
les titres de trois comédies. Mais en admettant même
qu'il s'agît dans le récit de Tite-Live d'une de ces rares
comédies de Livius, il ne serait pas établi que la comédie,
pour avoir été la première à posséder des cantica,
aurait été la seule. Nous savons au contraire, par des
témoignages certains, que les divers genres qui occupaient
alors le théâtre s'empressèrent de les adopter.
Il y en avait jusque dans les Mimes et les Atellanes.
Pourquoi la tragédie les aurait-elle seule repoussés, elle
à qui ces monologues passionnés semblent mieux convenir,
car elle se plaît surtout au développement des
passions violentes? Enfin, on s'accorde à reconnaîtra
que le spectacle des pantomimes a pris naissance dans
les cantica. C'est leur succès qui donna l'idée de supprimer
entièrement les dialogues, et d'étendre au drame
entier cette séparation des paroles et des gestes, jusque là
restreinte à certains passages. Mais, si les cantica avaient été entièrement réservés à la comédie, comme un
privilège, les pantomimes, fidèles à leur origine, auraient
eu, ce semble, pour elle un certain penchant,
et lui auraient presque exclusivement emprunté le
sujet de leurs pièces. Nous voyons, au contraire, qu'ils
les tirent très souvent de la tragédie. C'est dans
les sujets tragiques que Pylade réussissait le mieux.
Bathylle était admirable dans le rôle du grand Agamemnon,
et, quand il représentait Hercule furieux, il
lançait des traits jusque sur Auguste. Peut-on croire
que, si les tragédies n'avaient pas eu de cantica, les pantomimes,
qui sortent du canticum, auraient été choisir surtout au début; des héros tragiques, Hercule Agamemnon?
Un des caractères du canticum, selon Hermann, c'est
que le poëte y changeait facilement de mètres Or, on
trouve, chez les tragiques latins, d'assez curieux exemples
de cette variété. La tragédie, en s'introduisant à
Rome, y avait importé avec elle l'iambique trimètre. Ce
vers, qu'Aristote trouvait si convenable au dialogue,
avait encore, nous dit Horace, ce précieux avantage que,
par son rhythme bien marqué, il dominait les bruits de
la foule. Ce n'était pas à Rome un petit mérite ; et l'on
sait, par les prologues de Plaute, quel public remplissait
alors le théâtre. Mais l'iambique trimètre, quelles que
soient ses qualités, ne pouvait suffire à tous les sentiments
qu'exprime la tragédie; on y joignait, dans les
scènes plus animées, quand l'action s'échauffe, le tétramètre
iambique ou trochaïque, octonarius, et surtout le
tétramètre trochaïque catalectique, seplenarius. Ce vers,
à la fois large et vif, plaisait singulièrement aux Romains,
et nous voyons que les poètes l'employaient souvent
dans des passages où les Grecs s'étaient contentés
de l'iambique trimètre. Quelquefois même, comme on le
voit dans un curieux fragment de la Médée d'Ennius (1),
le septenarius, au risque de dénaturer le caractère de
l'original, servait à traduire les rhythmes lyriques des
Grecs.
(1) Enn., Méd., 14.
Mais, dans ce cas, les poètes latins usaient d'ordinaire
de quelques vers composés de pieds plus rapides,
tels que le dactyle, le crétique dont Plaute a su
faire de si heureux emplois, et surtout l'anapeste, si
propre à exprimer les plus vifs mouvements de l'âme. Dans Ennius, Alcmoeon, poursuivi par les Furies, commence
à se plaindre en tétramètres. Mais sa tête s'égarant
de plus en plus, un vers aussi large ne lui peut plus convenir,
et sa fureur achève de s'exhaler en vers anapestiques. Cette variété est plus sensible encore dans un
admirable passage de l'Andromaque, où, en quatorze
vers, le poëte change au moins quatre fois de mètres.
Ces changements si brusques semblent indiquer que ce
morceau était un canticum, et je suis confirmé dans
cette pensée quand je vois Cicéron en parler comme
d'un chant et en louer la musique ! Or, on sait que la musique avait plus
de place et d'importance dans les cantica que dans le
reste de l'ouvrage. Donat nous apprend qu'elle était
composée par un artiste particulier dont on mettait le
nom sur le titre de la pièce à côté de ceux du poëte et
de l'acteur et Cicéron, en citant des vers tragiques
(ce qui achève de prouver que les tragédies avaient des
cantica), distingue, aussi bien que Donat, l'acteur et le
poëte de celui qui avait fait la musique. Cette musique,
non-seulement elle était composée par un artiste particulier,
mais elle était encore exécutée, selon Diomède,
avec certains instruments qui semblaient lui mieux convenir,
et par un musicien spécial; de même que les
choeurs étaient soutenus par le choraules, le pythaules accompagnait les cantica. Il est probable aussi que,
suivant les habitudes de la musique ancienne, qui avait affecté des harmonies particulières aux choeurs et au
dialogue, les cantica étaient écrits dans certains modes
musicaux qui paraissaient mieux appropriés à leur caractère
et qui leur étaient réservés. Tout ce soin qu'on
prenait de la musique des cantica nous montre l'importance
qu'y attachaient alors les poètes, et nous fait deviner
le plaisir qu'y prenait le peuple. Aussi semble-t-il
qu'on l'exécutait, comme prélude, avant de commencer
la représentation des pièces dont elle devait faire le
principal ornement : c'était un moyen de disposer le
public à les favorablement écouter ; et ces airs avaient
acquis une telle popularité, qu'en les entendant on reconnaissait
la pièce à laquelle ils appartenaient, avant
même que le titre en eût été proclamé, et que, selon Cicéron,
dès les premiers sons de la flûte, on disait : C'est
l'Andromaque, ou : c'est l'Antiope.
Ce n'est pas tout. En dehors même des choeurs et des
cantica, au milieu du développement de l'action, la
poésie latine, imitant celle des Grecs, emploie quelquefois
des vers lyriques de divers genres et tire de cette
variété de merveilleux effets. Cicéron cite, dans le De
divinatione,une scène admirable qui peut servir d'exemple
de ce mélange heureux de mètres différents jusque
dans le dialogue. M. Ribbeck la place à la fin de
l'Alexandre d'Ennius ; c'était sans doute une sorte d'épilogue
dans lequel Cassandre prédisait les événements
qui devaient suivre. Elle était représentée subissant à
regret l'influence d'Apollon, et, loin de s'en féliciter comme d'une faveur, en rougissant comme d'un crime.
« Mais pourquoi, lui disait Hécube, voyons-nous la
fureur enflammer subitement tes yeux? Qu'as-tu fait
de cette sage retenue qui convient à une jeune fille ? O ma mère, répondait Cassandre, la plus noble, la
meilleure des femmes, je suis condamnée à rendre des
oracles comme un misérable devin ; Apollon m'entraîne
hors de moi et me contraint à prédire l'avenir. Je redoute
la société de mes compagnes. Quand je songe à
mon père, à mon noble père, je rougis de mes actions.
J'ai pitié de toi, ma mère, et honte de moi-même. Tous
les enfants que tu as donnés à Priam sont dignes de
lui, excepté moi. Voilà ce qui cause ma douleur. Ils sont
ton soutien, et moi, ton opprobre; je te résiste, et ils
t'obéissent. » Malgré ses résistances, l'avenir lui apparaît;
elle reconnaît cette torche enflammée et sanglante
qu'Hécube avait vue en songe, et qui est près
d'embraser Troie.
C'est son frère Paris ; elle le voit juger les trois déesses et conduire avec lui Hélène, cette furie Spartiate.
Elle voit enfin la mer couverte des vaisseaux des Grecs
et le rivage occupé par leurs soldats. Sa terreur est à
son comble : le septenarius, qu'elle a jusque-là employé,
ne suffit plus à l'exprimer, et elle se sert d'un vers plus
rapide où domine le dactyle.
« Ce n'est plus Cassandre, dit Cicéron; c'est le dieu
enfermé dans son sein qui parle par sa bouche (1). »
(1) Cic, De divin., I, 31.
Ces réflexions générales s'appliquent à Attius aussi
bien qu'à ses devanciers. Comme il continuait leur
oeuvre, en essayant de la perfectionner, il avait sans
doute employé la poésie lyrique de la même manière
qu'eux, dans les choeurs, dans les cantica, et quelquefois
aussi au milieu de l'action et du dialogue.
Dans un des fragments des Didascalia conservé par
Nonius, Attius blâmait Euripide d'avoir quelquefois
employé les choeurs au hasard et sans raison dans ses
pièces. Il est impossible de savoir aujourd'hui s'il
avait lui-même évité partout ce reproche et s'il imitait
Sophocle, qui sait les amener si à propos et les unir si parfaitement à l'action ; mais il est certain que, puisqu'il
se préoccupe ainsi du rôle du choeur, dans ses
traités de critique, il n'avait pas négligé de s'en servir
dans ses tragédies. On en trouve du reste, dans
ses fragments, des traces visibles encore. C'est du
choeur que deux pièces importantes d'Attius, les Phéniciennes et les Bacchantes, avaient pris leur nom. Il
semble même que, dans la dernière de ces pièces, Attius
n'avait pas craint de se mesurer de plus près avec l'original
et d'en reproduire plus fidèlement l'inspiration
lyrique. Il avait représenté les Bacchantes errant sur les
verts sommets de la sainte montagne du Cythéron et
tâché de rendre ce qu'il appelle lui-même leurs sauvages
mélodies . Une ingénieuse conjecture de
Scaliger nous laisse entrevoir que le poëte latin n'avait
pas même reculé devant cette scène étrange où Bacchus,
enfermé dans sa prison, appelle ses fidèles suivantes
qui lui répondent sans le voir. Quoiqu'il n'atteignît pas
à la poétique abondance et à l'élan passionné d'Euripide,
cependant, par le mouvement de sa phrase et une
certaine accumulation d'épithètes, il essaie de s'en rapprocher.
Enfin, s'il est vrai, comme le pense M. Ribbeck,
qu'il faille rapporter à un choeur du Tèlèphe ces
paroles des soldats thessaliens se plaignant du repos il faut reconnaître que, depuis Ennius, la poésie lyrique
a fait un progrès singulier, et que nous sommes loin
des grossières allitérations par lesquelles le vieux poëte
exprimait la même pensée dans le choeur de l'Iphigénie.
On ne peut guère douter qu'Attius n'eût écrit aussi
des cantica, car ces morceaux lyriques n'ont jamais été
plus goûtés que de son temps, et l'on ne comprendrait
pas que la tragédie eût choisi cette époque pour y renoncer.
On trouve, dans les oeuvres d'Attius, quelques fragments
que l'on peut, sans trop de témérité, rapporter
à des cantica. L'Eurysacès semble même en avoir contenu
deux ; dans l'un, le vieux Télamon se plaint de son
exil1 ; l'autre, que j'ai déjà cité, est celui dont se servit
Esopus pour reprocher aux Romains leur ingratitude
envers Cicéron ; admirable morceau, bien qu'il n'existe
que brisé, pour ainsi dire, et par fragments, et qui conserve
un mouvementet un élan singuliers dans sa forme
périodique et oratoire !
Enfin, Attius s'est servi de mètres lyriques, au milieu
même du dialogue, quand la chaleur et le mouvement
de la scène le demandaient. Vaincus par la douleur, ou
emportés par la colère, en proie à la surprise, à la crainte
ou à tout autre sentiment violent de l'âme, les héros de
ses pièces changent de mètres et ne demeurent pas,
comme les nôtres, enfermés inévitablement dans la lente
dignité de l'alexandrin. C'est en vers anapestiques ou
dactyliques que Philoctète se plaint, que le garde de
l'Antigone, gourmande ses compagnons endormis, et
qu'un Grec, Ulysse peut-être, exprime sa joie en apprenant
qu'on s'est enfin saisi d'Astyanax. En étudiant de près ces divers passages et les mètres
qui y sont généralement employés, on sera frappé de
voir qu'ils diffèrent sensiblement de ceux qu'on rencontre
parmi les fragments d'Ennius; et s'il n'est pas
téméraire de prendre, par ces quelques vers isolés, une
opinion générale des choeurs et des cantica des deux
poëtes, on en conclura que leur manière de rendre la
poésie lyrique ne devait pas être la même. Lorsque les
écrivains de Rome essayèrent d'imiter les choeurs des
tragédies grecques, ils rencontrèrent sans doute une
grave difficulté : comment transporter dans la poésie
latine le rhythme lyrique des Grecs et ce vers, qui n'est
pas un vers, mais un large jet poétique, une phrase musicale
se prolongeant au gré de l'inspiration du poète
et se renouvelant chaque fois avec elle? « Nous cultivons
des muses plus sévères, a dit Martial. » C'est-à-dire que
la langue latine étant peu poétique par elle-même avait
besoin de beaucoup d'efforts pour le devenir. La poésie n'y
pouvait être sensible qu'à la condition d'être fortement
marquée par un mètre court et rigoureux; le rhythme
changeant et libre de Pindare aurait sans doute échappé
à des oreilles romaines. Aussi, Horace, qui crut pouvoir
quelquefois transporter dans ses odes le beau désordre
de Pindare, n'essaya jamais d'imiter la liberté de son
vers qui n'a pas de mesure fixe, et il s'en tint au mètre
de Sappho et d'Alcée. Or, on comprend que la puissance
et l'ampleur des chants choriques seraient mal à l'aise
dans une strophe de si courte haleine, et que c'est un
torrent trop impétueux et trop large pour tenir dans
un lit si étroit. Il semble qu'Ennius l'ait senti et qu'il ait tenté de conserver quelque chose de la liberté des
choeurs grecs. Il ne pouvait pas, comme les poètes qu'il
imitait, se passer absolument d'un vers fixe et régulier, et
laisser chaque sentiment, chaque passion se créer le
rhythme qui lui convient ; mais, s'il n'avait à son service
que des vers dont la mesure était fixée d'avance, au
moins ne les distribue-t-il pas en courtes strophes,
comme Horace, ou en longues tirades monotones, ainsi
qu'il arrive d'ordinaire dans les choeurs de Sénèque; il les
mêle et les combine entre eux sans autre loi que les mouvements
même de l'âme qu'il essaie de traduire. Cette
singulière variété rappelle celle des cantica de Plaute, où
M. Ritschl compte quelquefois jusqu'à quinze espèces
de vers différents. Il est certain que si la poésie latine
était alors fort éloignée de l'éclat et du mouvement lyrique
des choeurs grecs, jamais elle ne s'est plus approchée
de la liberté de leurs mètres qu'en cette époque
primitive, où la jeunesse semble lui donner plus d'audace.
Elle paraît même s'être applaudie de cette liberté,
ear jamais elle n'y renonça complètement, et il en reste
des vestiges jusque dans les pièces de Sénèque (1).
(1) Seneq., Oedip., act. II et III; Agam., act. III et IV, et le monologue de Médée, act. IV, où l'on peut voir une imitation des anciens cantica.
Cependant,
il est certain que ce mélange de vers différents ne
convenait que médiocrement à la nature de la poésie
latine, et que, sans y renoncer tout à fait, elle ne tarda
pas à en être plus sobre. Les cantica de Térence sont
loin d'être aussi variés que ceux de Plaute, et dans les
vers lyriques qui restent d'Attius on trouve déjà plus de
retenue et de régularité. Ce sont invariablement des
vers anapestiques ou dactyliques dimètres, interrompus
ou terminés par un vers anapestique dimètre catalectique. Sans prétendre qu'il n'y avait pas dans les tragédies
d'Attius d'autres systèmes de mètres, on peut affirmer
que ceux-là étaient les plus nombreux, dans ses
ouvrages, qui sont seuls parvenus jusqu'à nous. Ainsi
tout nous porte à croire qu'avec Attius la poésie lyrique
des Latins se limite dans l'emploi de ses mètres, use plus
rarement de cette liberté dont Ennius avait fait l'essai
et se rapproche de plus en plus de cette régularité dans
laquelle s'enfermera Horace.
Par là, la poésie latine se condamnait elle-même à ne
point reproduire fidèlement les larges et libres inspirations
des choeurs grecs, et, malgré quelques expressions
brillantes, quelques tours vifs et poétiques, nous sommes
autorisé à croire qu'elle les avait le plus souvent
maladroitement imités. Néanmoins,sans atteindre à ces
beautés d'Eschyle et de Sophocle, la poésie lyrique devait
rendre encore de grands services à la tragédie latine.
Par ce mélange de mètres différents, elle la rendait
plus variée, elle lui permettait de suivre de plus près les
sentiments des personnages, et de se mieux accommoder
à ces rapides mouvements de l'âme que le drame
doit reproduire ; elle lui donnait enfin quelques-uns de
ces avantages que la tragédie grecque a trouvés dans
l'admirable variété de ses rhythmes.
DU STYLE D'ATTIUS.
Avant Livius Andronicus, les Romains n'avaient pour
toute littérature que des chansons barbares, et le nom
même de poète n'existait pas chez eux. En sorte que
Livius et ses successeurs n'eurent pas seulement à traduire
les tragédies grecques, mais à créer la langue
dans laquelle ils les traduisaient. Quel qu'ait été le mérite
de leurs pièces, je pense que c'était encore là leur
meilleur ouvrage.
Il faut faire honneur de cette création surtout aux
poètes dramatiques, et la meilleure part en revient au
théâtre. Ce n'est point dans un cercle restreint, entre
quelques littérateurs, qu'on peut changer ou enrichir
une langue. De pareilles réformes, pour être fécondes
et sûres, ont besoin d'être sanctionnées par la foule.
Quand on affecte de se tenir loin d'elle et de se passer
de ses jugements, on court le risque de s'égarer, de se
perdre dans le faux et le maniéré, de dénaturer la langue
au lieu de l'embellir. C'est ainsi qu'on vit au dix-septième
siècle quelques personnes d'esprit, pour avoir prétendu
corriger le français à leur mode et le régler de leurs
salons, méconnaître ses qualités naturelles et tomber dans un jargon dont Molière fit justice. Il faut que ces
nouveautés de langage, imaginées par les lettrés et les
poètes, soient soumises au peuple, qu'il les juge, avec
son instinct infaillible de la langue maternelle, et qu'il
les consacre en les adoptant. Or, en ce temps où le
peuple ne lisait pas, le théâtre n'était-il pas le seul
moyen d'arriver jusqu'à lui? Les représentations scéniques
ont donc été, pendant deux siècles, pour les Romains,
une féconde initiation. Non-seulement le peuple
y puisait le goût des lettres, et, comme dit un poète
de ce temps, en rapportait chaque fois chez lui quelque
connaissance, mais aussi il s'accoutumait au tour nouveau
que prenait sa langue; comme il y trouvait du
charme, il essayait de s'y conformer, et peu à peu ces
expressions heureuses, ces façons de parler plus délicates,
plus poétiques, entraient dans l'usage commun.
C'est grâce à cet heureux accord entre le peuple et les
lettrés que le latin acquit, en ces deux siècles, les qualités
qui semblaient lui être le plus étrangères. Aussi le
savantVarron, témoin de ces progrès, demandait-il que
le théâtre travaillât à rendre la langue plus rationnelle,
comme il l'avait rendue plus poétique. Il voulait en faire
une sorte d'école pour le peuple, où on lui aurait appris
à employer dès mots régulièrement composés et conformes
à l'analogie : « C'est l'affaire des bons poètes,
disait-il, et surtout dès poètes dramatiques, d'y accoutumer
les oreilles du peuple, car ils ont en cela beaucoup
de pouvoir (1). »
(1) Varr., De ling. lat., IX, 17.
Peut-être fut-il heureux pour la langue latine que les poètes tragiques ne se soient pas piqués d'originalité.
Comme ils affectaient de traduire les poètes grecs, ils
se trouvaient aux prises avec une langue bien différente
de celle qu'ils parlaient, et les beautés qu'il leur fallait
rendre les forçaient de créer souvent des tours de phrase
et des termes nouveaux. Sans doute ces créations ne
furent pas toutes également heureuses ; Quintilien s'est
moqué de certains mots d'une longueur démesurée formés
par Pacuvius, et il dit qu'en les entendant on a
grand peine à s'empêcher de rire. Mais n'oublions pas,
pour être justes, en quel état ces poètes avaient trouvé
la langue latine. M. Hase fait remarquer qu'elle était si
pauvre, si agreste, si rebelle à l'élégance, que plusieurs
auteurs, malgré leur patriotisme, la délaissaient pour
écrire en grec. Eux au moins ont eu le mérite de n'en
pas désespérer, et par leurs travaux, par leurs efforts,
même malheureux, ils lui ont donné confiance en elle-même.
Dans des tentatives semblables, rien n'est plus
ordinaire que de passer le but ; car, lorsqu'on se voit si
pauvre, on est plus sensible au plaisir d'entasser qu'occupé
du soin de choisir. Mais, quelques reproches qu'on
puisse faire à ces écrivains, quand on compare leurs
ouvrages à ceux de leurs modèles, c'est beaucoup, il
faut le reconnaître, qu'ils aient essayé de les traduire.
Si dans cette lutte inégale, soutenue, avec une langue
encore barbare, contre la plus parfaite de toutes les
poésies, ils ont été souvent vaincus, la langue tirait
profit même de leurs défaites. Cette audace à imiter des
beautés auxquelles il lui était encore difficile d'atteindre
devait finir par la rendre capable de les égaler. On ne peut guère établir sûrement aujourd'hui la part
qui revient à Attius dans tous ces progrès du langage.
Chacun des poètes qui l'avaient précédé, et dont le caractère
était si différent, au dire de Cicéron, avait dû
donner à la langue qu'il parlait l'empreinte de ses qualités.
Peut-être l'originalité d'Attius fut-elle d'unir ces
qualités diverses et d'en former un mélange plus complet
et mieux fondu. Il semble au moins les avoir possédées
toutes. On a pu voir, par les divers passages que j'ai
cités, qu'il sait rendre aussi bien qu'Ennius les sentiments
énergiques; à son exemple, il aime à renfermer
une pensée générale en quelques termes vigoureux et
concis, comme dans ce beau vers du Diomède qui fait
souvenir d'un passage célèbre de Voltaire :
Non genus virum ornat, generi vir fortis loco (1);
ou ce fragment de l'Égysthe, dans lequel un personnage,
Clytemnestre peut-être, résumait sa ferme politique :
Neque fera hominum pectora
Fragescunt, donec vim imperi persenserint (2).
(1) Att., Diom., 3.
(2) Att., Aegyst., 4.
Le style, ordinairement fort et rude, y paraît quelquefois
aussi travaillé que chez Pacuvius. On y trouve des expressions
heureuses et colorées, et un certain souci de
l'élégance qui prouvent qu'Attius, quoique naturellement
porté vers l'énergie, ne négligeait pas cependant les autres qualités, et qu'il avait profité du progrès qui
s'était accompli jusqu'à lui dans la langue. Voici, par
exemple, comment il s'exprime en parlant de la mer et
des tempêtes :
Flucti immisericordes.
Mare quum horreret fluctibus.
Vela ventorum animae immittere.
Pour représenter l'éclat d'une armée rangée en bataille :
Aere atque ferro fervere,
Insignibus florere (1).
Pour exprimer les regrets d'une mère :
Quis florem liberum invidit mihi (2)?
(1) Att., Teleph., 14.
(2) Virgile, Oen., VII, 804. a imité cette expression: « Florentes aere catervas. »
On rencontre même, dans ces fragments, quelques descriptions
dont le premier mérite est d'être vraies, et qui
parfois ne manquent pas d'éclat. Dans l'Oenomaüs, ce
tableau du laboureur éveillant ses boeufs, le matin, pour
les conduire au travail, dans les champs humides de rosée, devait plaire chez un peuple qui gardait tant de
traces de la vie rustique. Il est question, dans les Phinidae, du bruit de l'eau que l'écho répète et qui est cormparé
à un éclat de rire.
Enfin le Cythéron est représenté, dans les Bacchantes,
tantôt éclatant de lumière, tantôt obscurci par les tempêtes, et ce poétique tableau ne se retrouve pas dans
la pièce d'Euripide; ce qui semble nous indiquer que
la poésie latine prenait plus d'assurance en elle-même,
puisque, non contente de traduire les images si fréquentes
dans les tragédies grecques, elle en créait de
nouvelles.
Le siècle d'Auguste ne conserva pas tous les mots
qu'Attius avait employés. Quelques-uns étaient les restes
de l'ancienne langue, si profondément modifiée en ces
quelques années qu'on ne la comprenait plus au temps
de Polybe (1).
(1) Polyb., II, 22.
Ceux-là disparurent tout à fait plus tard.
D'autres ont changé seulement leur terminaison, sans
qu'on puisse trouver le motif dé ce changement. C'est
un caprice de l'usage qui â fait dire loelitia au lieu de
loelitudo, tandis que magnitudo remplaçait magnitas.
Beaucoup, régulièrement formés de mots que l'on conserva,
cessèrent pourtant d'être employés. Les poëtes
d'alors se donnaient toute liberté, et, appliquant à tout
l'analogie, ainsi que font les enfants, ils ne se faisaient
aucun scrupule de changer l'adjectif en verbe et d'en
tirer souvent un substantif, C'est ainsi qu'ils faisaient
naturellement ignavire d'ignavus, resupinare de resupimus,
moestare de moestus, pigrare de piger, etc. Parmi ces
mots si hardiment composés, il en est peut-rêtre que l'usage a eu tort de laisser perdre, soit parce qu'ils évitaient
des périphrases, soit parce qu'ils rendaient vivement
la pensée. A la fin du dix-septième siècle, après
cette grande époque qui, ce semble, laissait peu de place
aux regrets, La Bruyère et Fénelon osaient se plaindre
qu'on se fût montré trop difficile pour le vieux français;
ils signalaient des mots heureux, des tournures gracieuses
qu'on aurait dû garder, et accusaient les délicats
d'avoir appauvri notre langue. De même, malgré l'éclat
du siècle d'Auguste, on peut regretter que l'usage se
fût quelquefois montré trop sévère envers le vieux langage.
C'est ce que pensaient de grands écrivains de ce
siècle. Quintilien nous apprend que Virgile ne dédaignait
pas les vieilles tournures et les anciens mots.
Horace lui-même, si opposé aux écrivains du temps de
Sylla, conseille de leur emprunter ces termes expressifs,
speciosa vocabula rerum, qu'on avait laissé périr dans
la poussière et l'abandon (1).
(1) Hor., Epist., II, 2,116.
Aulu-Gelle mettait ce conseil
en pratique, et il raconte qu'au sortir d'un repas
chez le poète Lucius Paulus, repas de savant, où l'on
faisait surtout grande chère d'érudition, il notait avec
un de ses amis les mots heureux des anciens tragiques
pour en enrichir son langage.
Quant aux mots que les écrivains du siècle suivant
ont conservés, il y a encore un certain profit à
les étudier dans les auteurs plus anciens. C'est là surtout
qu'on les trouve avec leur signification réelle.
Comme ils sont plus voisins de leur naissance, ils n'ont
pas encore perdu la marque de leur origine et gardent
plus fidèlement leur sens étymologique. A mesure qu'ils vieillissent, on oublie d'où ils sont venus; leur signification,
qui n'a plus rien qui la fixe, perd de sa précision
et de sa clarté ; ils ressemblent à ces monnaies courantes
dont le temps efface l'empreinte et le relief. Mais,
dans ces premières années, on voyait clairement d'où
ils sortaient, et il y avait moins de place pour l'incertitude
et le vague. C'est donc le premier mérite de cette
langue qu'on y saisit mieux la formation des mots, que
n'ayant pas été, pour ainsi dire, ternis par l'usage, ils
y conservent plus fidèlement leurs qualités primitives et
leur sens réel; en un mot qu'elle est à la fois plus nette
et plus franchement latine.
Après avoir loué cette précision et cette netteté dans
l'expression, il faut ajouter que la phrase au contraire
est quelquefois traînante, soit parce qu'elle est lourdement
construite, soit parce qu'elle est embarrassée
d'épithètes maladroitement placées. C'est qu'en effet
le génie seul rencontre ces expressions heureuses et
brillantes, et il peut y avoir des écrivains de génie au
début des littératures. Il semble même qu'alors, étant
moins gênés par les convenances et la délicatesse, plus
libres d'oser, ils trouvent sans peine ces termes expressifs
et colorés qui sont plus rares en d'autres époques
où, le goût étant plus scrupuleux, l'esprit est quelquefois
plus timide. Mais l'art d'agencer les phrases, de
trouver les proportions qui leur conviennent, ne s'acquiert
pas du premier coup. D'ordinaire, les littératures
qui débutent y réussissent mal, et le français de Montaigne,
si vif et si brillant, ne connaît pas encore la conduite
régulière ni la juste mesure des phrases. Ce n'est
pas qu'on ne trouve quelquefois chez Attius des vers
d'un tour net et facile. Ils sont fréquents surtout dans les scènes passionnées, car la passion semble donner à
la pensée du poète une impulsion violente qui l'aide à se
délivrer de tout embarras, et à se produire sous une
forme plus vive. On les rencontre aussi, quoique plus
rarement, parmi les passages plus calmes où l'inspiration
étant moindre, le rôle de l'art est plus manifeste.
Tels sont, par exemple, ces vers par lesquels un personnage
salue le retour d'Alcmaeon :
Ut me depositum et moerentem nuntio repentino alacrem
Reddidisti, atque excitasti ex luctu in loetitudinem (1).
(1) Att., Alcum., 2.
Ce qu'il importe de remarquer c'est que, même quand
il se délivre de ces embarras qui gênent sa marche, le
style reste cependant grave et large, et qu'il semble plus
naturellement porté vers l'éloquence que vers la poésie.
Cette tendance s'y trahit par l'accumulation des mots,
l'emploi fréquent des répétitions, l'ampleur du style,
et surtout par ce tour périodique, caractère essentiel
de la langue latine, que nous saisissons déjà dans ses
plus anciens poètes et qui demeurera jusqu'à la fin sa
qualité la plus persistante.
Ainsi les poètes tragiques livraient à l'époque suivante
une langue singulièrement exercée et enrichie par deux
siècles d'efforts. Il ne lui manquait guère que deux qualités.
Elle n'avait pu se soustraire encore à cette rudesse
naturelle qu'elle tenait du peuple grossier qui l'avait formée;
riche et abondante, quand il lui fallait être énergique,
elle ne trouvait que par hasard ces termes gracieux
et tendres qui sont nécessaires à l'expression des affections
plus douces, et elle avait besoin d'un demi-siècle d'efforts pour être la langue de Virgile. Enfin, comme
elle avait cette gravité, cette dignité naturelle à la race
romaine, il lui arrivait de s'embarrasser elle-même dans
les plis de sa phrase traînante. Si ces défauts sont encore
sensibles dans les courts fragments qui restent de
ces poëtes, combien ne devaient-ils pas frapper davantage,
quand leurs oeuvres étaient complètes! Aussi est-ce
par là qu'ils choquaient les esprits délicats du siècle
suivant; ce sont les reproches ordinaires qu'Horace
adresse à leur style. Il l'accuse, nous l'avons vu, d'être
souvent dur, parfois traînant. C'est en effet au siècle d'Auguste seul qu'il était
réservé, en délivrant la langue latine de ce
défaut, de la porter à sa perfection.
Cicéron a parlé plus d'une fois avec regret du siècle
qui l'avait précédé et dont il avait pu voir les dernières
lueurs. « L'Italie, dit-il, était pleine alors des arts et des
sciences de la Grèce ; les villes du Latium les étudiaient
avec plus de passion qu'aujourd'hui, et, grâce à la paix
dont jouissait la république, Rome aussi ne les négligeait
pas. » Et, en effet, quoi que prétende Horace, ce fut une
grande époque pour la poésie latine que celle qui commence
à Lucilius et se termine à Lucrèce. Après une
lutte d'un siècle et demi, les lettres avaient fini par
vaincre la grossièreté du caractère romain, et, vers le
temps de Sylla, Rome entière leur appartenait. Les Gracques,
aussi bien que Lélius et Scipion, s'honoraient de
les protéger; le peuple lui-même s'était laissé séduire
par elles. Il les applaudissait au théâtre, et il était même
devenu si délicat et si sensible qu'il s'irritait d'un son
faux et d'un mouvement qui blessât la mesure. Elles
avaient enfin à moitié gagné ces âmes rudes que la vie
des camps protégeait jusque-là contre l'influence de la Grèce. Marius, quoiqu'il fût ignorant et s'en vantât à
l'occasion
, se plaisait à entendre raconter ses exploits
par Plotius et Archias. Métellus s'écoutait volontiers
louer, même par de méchants poètes espagnols, et il
prêtait l'oreille à leur langage barbare, à leurs vers épais
et emphatiques Quand Pompée donna le droit de cité
au poète Théophane de Mitylène, en présence de son
armée, ses soldats, de braves gens, dit Cicéron, mais
peu lettrés, applaudirent leur général.
Dans ce mouvement littéraire, c'est le théâtre qui tient
la première place. Il y règne une remarquable activité,
et jamais autant de genres divers n'avaient paru à la fois
sur la scène. A côté des successeurs de Plaute et de
Térence, qui traduisent les comédies grecques, commencent
à paraître les mimes destinés à tant de succès dans
le siècle suivant (1).
(1) Cicéron parle du mime Tutor, qui lui semble tout à fait plaisant. De orat., II, 64.
En même temps, Pomponius et Novius
renouvellent l'Atellane ; Afranius réussit dans les fabuloe
togatoe; Attius enfin fait applaudir ses tragédies librement
imitées du grec ou tirées de l'histoire romaine.
C'est aussi l'époque où paraissent sur la scène de grands
artistes, les plus célèbres que Rome ait produits : Roscius,
observateur savant et profond, réussit surtout dans
la comédie ; Esopus, plus grave, plus passionné, excelle
à rendre les grands ouvrages tragiques. Leur talent
étend le succès de ce théâtre et le fait comprendre du
peuple autant qu'il était admiré des littérateurs. Ne faut-il
pas conclure de cette variété de genres, de cette fécondité d'ouvrages, de ce succès populaire d'artistes
éminents, que le théâtre est alors plein de vie, et dans
un de ces moments heureux où la sève abonde?
La littérature de ce temps n'était certes pas sans défauts
; mais elle avait une qualité qui la rendait chère au
peuple. Quoiqu'au fond moins originale, moins libre
que celle du siècle d'Auguste et plus fidèlement imitée
des lettres grecques, par beaucoup d'endroits elle était
romaine. La Grèce dominait à Rome, mais elle n'avait
pas eu le temps encore d'y effacer le génie national, et
il en restait assez pour donner aux oeuvres d'art une
couleur originale. C'était, dans la comédie, une façon particulière
de plaisanter, plus populaire que délicate ; dans
la tragédie, une gravité mêlée à quelque raideur, une
énergie qui allait jusqu'à la rudesse. Voilà sans doute ce
qu'Horace appelle les vestiges des champs,
qui, selon lui, sont demeurés si longtemps dans la littérature
latine. Acceptons ce mot du satirique en le prenant
au sérieux, et d'une raillerie faisons un éloge.
C'est l'honneur de cette vieille littérature qu'on y retrouve
quelques traces de la vie rustique où se sont
formés tant d'héroïques caractères, et qu'on croie quelquefois
y respirer l'air des prata Quinctia ou de la villa
de Caton. Nonius a conservé une belle phrase de Varron,
que j'oppose avec plaisir aux dédains d'Horace : Avi et
atavi nostri, dit-il, quum allium et cepe verba eorum
olerent, lamen opturne animati erant (1).
(1) Non., v° Cepe.
Ne nous montrons
donc pas trop sévères pour les imperfections, ou, si
l'on veut, pour la rusticité de ce langage. Ce tour de la
pensée, quelquefois peu poétique, toujours grave et ferme, cette rudesse souvent exagérée, tous ces défauts
qui ne sont, pour la plupart, que l'excès d'une qualité
appelée admirablement par Quintilien la virilité, c'est
le génie romain qui se montre à travers l'imitation
grecque. Je sais qu'il faut réserver son admiration entière
pour les chefs-d'oeuvre complets qui satisfont pleinement
le goût ; mais après les ouvrages dans lesquels
la perfection est empreinte, rien ne plaît comme ceux
où l'on retrouve le caractère original d'un peuple et ses
qualités naturelles, et qui conservent, pour ainsi parler,
ce goût du terroir qu'à l'exception de la Grèce les
littératures ont si vite perdu.
Du reste, ce n'est pas la poésie latine seule qui, avant
d'être parfaite, a commencé par être énergique et forte.
Ces qualités, d'ordinaire, annoncent et préparent les
grands siècles dé la littérature. Avant de s'assouplir, de
se perfectionner, de connaître et de pratiquer les règles
délicates du goût, le génie d'un peuple qui se sent vigoureux
et ne pour de grands ouvrages éprouve quelque
plaisir à exercer ses forces. Comme la jeunesse fait déborder
en lui l'énergie, il la répand avec profusion, et
c'est la première qualité dont il empreint ses oeuvres.
Tel est le caractère des lettres françaises dans les premières
années du dix-septième siècle, et il me semble
que, par quelques côtés, on peut les comparer à la littérature
romaine du temps de Sylla. Pour m'en tenir à la
tragédie qui fait le sujet de ce travail, si je voulais, avant
de prendre congé d'elle, résumer l'idée que je m'en
forme, je la rapprocherais dé la tragédie française du
temps de Richelieu. Je n'aurais certes pas là témérité
de prononcer, en cette comparaison, le grand nom de
Corneille, mais qu'on se représente un de ses disciples et de ses amis, Rotrou ou quelque autre, imitant sa
manière, porté au grand, comme lui, et l'on aura une
image assez exacte de la tragédie d'Attius.
Sans doute cette tragédie n'était pas la perfection,
mais elle y préparait. Elle avait accoutumé les Romains
à l'art de la Grèce, rendu familières à tous les fables
de sa poétique histoire, assoupli la langue pour qu'elle
devînt capable de suivre les mouvements rapides des
passions ; enfin, ce qui est plus important, formé un public
qui ne fût pas nouveau pour les émotions tragiques
et qui eût appris à s'y laisser toucher. Ainsi les matériaux
et le public étaient prêts ; tout semblait attendre
un génie supérieur qui portât à la perfection l'oeuvre
d'Attius, et fût pour la tragédie ce que Virgile était pour
l'épopée et Horace pour la satire. Ce génie ne parut
pas, et la tragédie romaine s'arrêta brusquement sans
avoir eu son Virgile.
Je sais bien que les critiqués de ce temps parlent
avec les plus grands éloges de la Médée d'Ovide et du Thyeste de Varius; et nous devons bien reconnaître,
puisque ces témoignages sont unanimes, que c'étaient
des oeuvres de talent. Mais aucun de ces témoignages
ne nous dit positivement que le succès de ces pièces ait
dépassé le cercle des esprits lettrés et qu'elles aient
passionné le peuple au théâtre. Il faut bien croire qu'elles
n'ont pas été populaires, puisque nous voyons, dès cette
époque, la tragédie abandonnée et en décadence. Des
chefs-d'oeuvre applaudis par la foule auraient au moins
prolongé son existence de quelques années ; or c'est au
siècle, même d'Auguste, au moment où paraissaient le
Thyeste et la Médée, qu'on inventa la pantomime qui,
dès son début, domine au théâtre et n'y souffre pas de rivaux. Ainsi, vers les premiers temps de l'empire, le
peuple se laisse séduire par un art nouveau; la tragédie,
abandonnée par lui, n'arrive pas à la perfection à laquelle
elle semblait près d'atteindre, et, après une vigoureuse jeunesse,
elle disparaît sans avoir eu sa maturité. Comment
peut-on expliquer cette décadence inattendue? On en a
donné diverses raisons; voici celle qui m'a semblé la
plus plausible.
Les Romains n'ont jamais eu dans l'esprit beaucoup
de délicatesse. Leur nature les portait à aimer la pompe,
le spectacle, tout ce qui frappe les sens, plutôt que ce
qui touche le coeur. Ce penchant se révèle dès le temps
de Livius Andronicus. Quand ce poète eut l'idée de
dédoubler, pour ainsi dire, le canticum, et de séparer
les gestes des paroles, il garda les gestes pour l'acteur
principal et abandonna les paroles à un jeune esclave.
Ainsi, dès cette époque, ce qui paraissait le plus important
aux Romains, c'étaient les attitudes et les mouvements
du corps, c'est-à-dire la représentation matérielle
de l'idée; la poésie n'arrivait qu'au second rang. Les
Grecs, au contraire, n'employaient les gestes qu'à servir
d'interprète à la poésie et à la faire ressortir. C'est
contre cet instinct populaire qu'eurent à lutter les poètes
latins, et il est glorieux pour eux d'avoir pu si longtemps
le contenir. Pendant près de deux cents ans, ils firent
applaudir à ce peuple amoureux des pompes extérieures
des pièces dont l'intérêt principal était dans l'étude du
coeur et la lutte des passions ; au milieu d'une société
sensuelle, qui se plaisait au spectacle des souffrances
physiques, ils présentèrent hardiment le tableau des douleurs morales. C'était lutter, autant qu'on le pouvait,
contre l'effet désastreux des combats de gladiateurs ;
c'était essayer d'inspirer au peuple la vertu appelée du
beau nom d'humanitas, c'est-à-dire cette culture de
l'esprit qui rend les âmes plus douces. Malheureusement,
tandis que les poètes résistaient noblement à ces
instincts grossiers,
les magistrats travaillaient à les
exciter en les satisfaisant avec trop de complaisance.
Les édiles, les préteurs, pour recommander leur candidature,
s'épuisaient à donner des jeux splendides, à
piquer la curiosité du peuple par des spectacles nouveaux.
Les moeurs antiques s'étant affaiblies, c'était le
moyen le plus sûr d'obtenir la faveur populaire. Cicéron
le reconnaît, et il n'en est ni surpris ni irrité :
« Le peuple romain, dit-il, déteste le luxe chez les particuliers,
mais il aime la magnificence dans les fêtes
publiques. » C'est cette magnificence qui perdit le
théâtre.
Dans les premières années, la représentation des
pièces de théâtre était simple jusqu'à la naïveté. Festus
raconte qu'on imitait le bruit de la foudre en agitant
des pierres et des clous dans un vase d'airain. Au
temps d'Attius, on était loin déjà de cette simplicité
antique. Les progrès mêmes de la tragédie, qui la rapprochaient
de la perfection, préparaient sa ruine, car
ils développaient en elle ces qualités dont l'excès devait
la perdre. On avait cherché à rendre les intrigues plus
animées, l'action plus saisissante, ce qui suppose plus
de souci des effets scéniques et de la grandeur du spectacle.
En même temps, le choeur prenait plus d'importance et l'on composait pour lui des chants dont le
rhythme était plus vif et les modulations plus variées (1).
(1) Hor., Ars poet., 211.
Cicéron nous dit qu'on ne se contentait plus des modes
graves et simples de Livius et de Nasvius, qu'on exigeait
des chants plus accentués, accompagnés par les mouvements
du corps. Aussi la flûte; dont on s'était servi
jusque-là, devint-elle insuffisante; on augmenta le nombre
des trous dont elle était percée, on la partagea en
divers tronçons garnis de plaques d'orichalque, et, selon
Horace, elle acquit assez de force et d'éclat pour lutter
avec la trompette. Il est probable enfin que les cantica devinrent alors plus fréquents et que, par suite, le geste
prit aussi plus d'importance. Les grands acteurs de ce
temps semblent y avoir excellé. C'est par là que Cicéron
loue d'ordinaire Roscius, et il parlé souvent de lui
comme on ferait d'un pantomime.
Mais c'est surtout après l'époque de Sylla que se manifeste
avec le plus de violence ce goût du public pour la
pompe extérieure, ou, comme dit M. Patin, cette oppression
de la poésie par le spectacle. On en trouve sans
peine la raison. Jusque-là les poètes tragiques illustres
s'étaient succédé sans interruption, et le théâtre, pour
ainsi parler, n'était jamais demeuré vide. Mais pendant
le demi-siècle qui sépare le temps de Sylla de celui
d'Auguste, au milieu des troubles civils et de la ruine
de la république, il ne semble pas qu'aucun talent se soit produit sur la scène. Cicéron du moins n'en dit
rien, et Cicéron était trop ami de la littérature de son
pays pour ne pas célébrer avec effusion un succès brillant
obtenu au théâtre par un de ses contemporains.
Pendant cette sorte d'interrègne, on était réduit à revenir
aux chefs-d'oeuvre anciens, que le peuple avait souvent
admirés, applaudis, mais qui n'avaient plus pour lui le
mérite que l'on recherche le plus au théâtre, celui de la
nouveauté, il est donc probable que les édiles et les entrepreneurs
des jeux, qui n'avaient pas d'oeuvres nouvelles
à présenter à ce publié difficile, cherchèrent au
moins à rajeunir les anciennes et à leur prêter par la
splendeur de la mise en scène l'intérêt qu'elles ne trouvaient
plus en elles-mêmes. Une fois entré dans cette
voie, on ne peut guère se retenir, et l'on court vite aux
excès. Aux jeux que donna Pompée, on imagina de faire
paraître six cents mulets dans la Clytemnestre d'Attius,
et la représentation du Cheval de Troie fut interrompue
par l'exhibition de trois mille cratères qui; sans doute,
étaient censés faire partie du butin. Cicéron s'en plaint
amèrement, car les hommes de goût ne partageaient pas
encore cette folie du vulgaire. Mais leur résistance ne
fut pas longue. Horace nous apprend que, de son temps,
les chevaliers imitaient le peuple, et qu'eux aussi n'étaient
plus sensibles qu'au plaisir des yeux (1) :
(1) Hor., Epist., II, 1, 187 et sq.
« Pendant
quatre heures et plus, nous dit-il dans un passage souvent
cité, la toile reste baissée, pendant que défilent sur
la scène des escadrons de cavalerie et des troupes de
fantassins. Puis s'avancent des rois vaincus, les mains
liées derrière le dos. On voit courir des chars de toute espèce, ainsi que des navires. On porte, comme des trophées,
l'ivoire et l'airain de Corinthe, etc.» Quand la
tragédie en vient là et qu'elle n'est plus qu'un prétexte
pour les grands spectacles, elle ne peut tarder à disparaître.
Telle fut la fin de la tragédie latine; j'entends de celle
qui a été représentée sur le théâtre et que le peuple a
connue, car on continua d'écrire des pièces qui n'étaient
pas composées pour la scène et ne devaient paraître que
dans les lectures publiques. C'est là, par exemple, que
Curatius Maternus produisit son Caton, qui fut accueilli
avec tant d'applaudissements par les esprits lettrés, et
que toute la ville voulutl ire.. Mais je ne crois pas qu'on
doive accorder beaucoup d'importance à tous ces succès.
La tragédie se dénature quand elle s'enferme dans un
auditoire restreint et ne cherche plus que les suffrages
des littérateurs. Elle ne peut pas dire, comme la poésie
lyrique : Je hais le profane vulgaire, car c'est dans ces
rapports avec le vulgaire qu'elle puise la vie, et il suffit
de lire Sénèque pour voir où elle tombe quand elle s'éloigne
de lui et qu'elle fuit le théâtre. Ainsi, à dire le
vrai, il n'y a pas d'autre tragédie latine que celle de la
république. C'est ce qui explique le soin qu'on a pris de
réunir, de commenter, d'expliquer les courts fragments
qui nous en restent. Ils le méritent, non-seulement par
les beautés qu'on y rencontre et la fierté des sentiments
qui y sont exprimés, mais aussi parce qu'ils sont les
seuls débris d'un art important qui a eu ses beaux jours
et qui a ému quelque temps ce peuple, avant qu'il ne
fût plus sensible qu'au spectacle des gladiateurs et des pantomimes; enfin parce qu'ils ont été mêlés à la vie
politique des Romains et qu'ils rappellent les derniers
souvenirs de leur liberté. Aussi Scaliger se sentait-il
saisir, en les lisant, d'un sentiment de respect et de
tristesse qui lui faisait dire : « Quel ami des lettres anciennes
n'est point ravi d'étudier ces fragments? Mais,
hélas ! ce sont quelques planches brisées, faibles débris
d'un grand naufrage.
Fin de l'ouvrage