Vercingetorix

 

Vercingétorix

 

De M. M. Gorce (professeur à l’institut catholique de Toulouse)

Payot, 1935.

 

Avant propos de l’auteur

Avant « l'essai mérovingien », avant les siècles de la vie romaine, la France a vécu une préhistoire; la patrie fran­çaise a même eu une préformation. S'il est exact, comme on le reconnaît communément, que Français et Gaulois ont le même caractère, s'il est vrai, comme on l'a toujours enseigné aux petits enfants, que « nos aïeux s'appelaient autrefois les Gaulois » il est impossible de ne pas consi­dérer avec une piété filiale ces temps lointains où le grand historien Jullian a su montrer la nation déjà en train de se produire.

Certes, le plus mauvais service à rendre aux gloires nationales est de les surfaire. Par exemple, sur sept livres de Commentaires consacrés par César à la guerre des Gau­les un seul livre, le septième, traite de Vercingétorix.

Pourtant c'est dans ce chef, jeune et vibrant d'un rai­sonnable enthousiasme que s'incarne, comme pour la pre­mière fois, cette patrie qui a été, est et sera un idéal spi­ rituel commun à des centaines de millions d'hommes. L'unité gauloise avant Vercingétorix demeurait un peu trop mystique. Vercingétorix l'a fait descendre des aspirations célestes aux réalisations terrestres; ce qui ne l'a pas empê­ché de conserver, sans doute avec le spiritualisme druidi­que, une admirable droiture d'âme.

Les Allemands, surtout depuis quelque temps, se passion­ nent pour leur Arminius qui, quoique reître et fourbe, est tout de même à leurs yeux un unificateur, comme si Armi­ nius était pleinement un Vercingétorix. Pourquoi les Fran­ çais sont-ils si oublieux de celui qui est à tant de litres, selon le mot de M. J. Toutain, leur « grand héros national » (1).

M. M. G.

(1). Vercingétorix et la guerre des Gaules ont bénéficie d'un heureux surcroît de notoriété depuis la récente dispute sur le site de Gergovie, cette glorieuse ancêtre des capitules françaises. L'extrême obligeance de M. E. Desforges, animateur des nouvelles fouilles de Gergovie, a valu à ce livre une documentation abondante, en particulier de nombreuses photographies dont il doit être vivement remercié. Il faut remercier tout autant M. Maurice Busset, qui croit avoir découvert ; aux Côtes de Clermont le véritable emplacement de Gergovie. Il savait que ce livre n'admettrait pas sa thèse. Il n'en a pas moins permis la reproduction de nombreuses photographies de son ouvrage Gergovia, fournissant, si l'on peut dire, des armes scientifiques pour qu'on la combatte scientifiquement. C'est un bel exemple.


CHAPITRE PREMIER

LA NATION DRUIDIQUE

L'histoire de la Gaule a été traitée dignement par Ca­mille Jullian parce que cet historien a compris que les Gaulois n'étaient pas le peuplement originaire et qu'il ne fallait pas raconter l'histoire de leur race inexistante. Il est juste qu'on rende au grand érudit contemporain cet hommage : il a rendu lui-même un hommage sem­blable à son devancier, ce Michelet à qui il ressemble tant, et par une imagination vive et par un sens histo­rique remarquable.

Eclairé par les événements du XXèmesiècle, à l'époque où l'on voyait peu à peu prendre corps les thèses erronées ou exagérées du racisme allemand, Jullian oppo­sait la nation selon l'idéal à la race selon la fatalité du sang. Il se ralliait à Michelet qui dans son histoire de France avait parlé uniquement de nation et déclaré qu'il n'y voyait pas de race. La France apparaissait à l'un et à l'autre des deux historiens comme un immense et lent travail des esprits dans un cadre fait par la nature. Et Jullian disait de Michelet, historien des nations non des races : " Le grand travail des nations!"D'avoir prononcé ce mot au lieu et place de celui de race, je ne sais si cela ne sera point pour Michelet son principal titre de gloire. » Du même coup Jullian (1) rap­portait les invectives du maître contre Augustin Thierry,

(1). Jullian, Au seuil de notre histoire, T. I, pp. 166-1B8.

contre Guizot même pour qui « la race s'imposait à l'homme avec « une force invincible ». — « La race, s'écria Michelet, je ne la vois plus, je ne sais plus ce que ce mot signifie le jour où commence la véritable histoire de France. » Mais Jullian dépassa Michelet par sa conception de l'histoire nationale. En montrant que les Gaulois ne forment pas une entité simple et toujours semblable à elle-même, en mon­trant qu'ils ne sont pas en bloc le premier héritage des Français, mais une série de peuples unifiés de plus en plus par l'esprit, Jullian les a fait rentrer dans la pro­gressive et très ancienne histoire de France. Pour un Michelet, afin qu'il y eût France, il suffisait qu'apparussent ensemble les Gaulois, les Romains et les Francs. Jullian renonce à découvrir ces trois couches de popu­lations. Il y en eut un nombre considérable. Romains et Francs ne sont que les deux dernières alluvions.

Cette immense géologie humaine qui constitue l'his­toire de France doit étudier une à une les couches qui précèdent l'arrivée des Francs et même celle des Romains.

Sans doute cet idéal ne peut être réalisé qu'en partie, parce que beaucoup d'invasions et de combats, et des Empires peut-être, se perdent dans la nuit des temps sans se laisser apercevoir.

Pourtant il y eut, et c'est là l'essentiel, de l'unité dans ce grand passé et des traits de caractères communs, des continuités de routes, d'habitats, de provinces, de langues, de cultes, de coutumes. La France ne date pas d'hier et des Francs, ni même d'avant-hier et des Romains. Il faut admettre qu'avec l'immensité des millénaires gaulois, rivée à son sol comme au terrain commun de tant de désespoirs et de tant d'espérances, la France était déjà en train de se faire il y a bien longtemps. Pour avoir prononcé ce mot de nation et non celui de « race » à propos des Gaulois eux-mêmes, pour avoir ainsi fait rentrer la Gaule dans l'histoire de France avec les mêmes qualités de brillant et de fond, de romantisme et de positivisme que Michelet, servi par une érudition consi­dérable sur des siècles lointains que son prédécesseur ne pouvait pas soupçonner, Jullian a été le Michelet de la Gaule. Grâce à lui est découvert l'esprit véritable dans lequel l'histoire générale de la patrie française doit être écrite. On ne fera jamais tomber dans l'oubli ou sous lacritique une page comme celle-ci : (1)

On a dit pendant longtemps et des écrivains d'intelli­gence rare écrivent encore : « Nous sommes Romains avec Jules César ». Les enthousiastes de l'époque romantique et leurs derniers héritiers se récrient : « Nous sommes des Gaulois formés par les Druides». La récente découverte des siècles ligures a fait dire aux fanatiques des choses nou­velles : « Arrière Gaulois et Romains! Nous sommes Ligu­res ». Nous ne sommes ni des Ligures, ni des Gaulois, mais nos aïeux ont été tour à tour l'un et l'autre, et en passant par ces phases successives ils nous ont aidés à devenir des Français. Le poète et le juriste de Rome, le vergobret de la Gaule, le druide de la Loire, le ligure des dolmens, ont également travaillé à faire te génie de notre nation et à faire le génie de chacun de nous; et à côté d'eux a travaillé le Grec de Marseille, et avant eux le laboureur armé du pic néolithique, le chasseur ciseleur de silex, et après eux encore ont travaillé cinquante générations de chrétiens et de philosophes. Et l'œuvre éternelle n'est peut-être pas terminée. Notre France, corps et âmes, vies et terres, est le produit d'une création dix à vingt fois millénaire. Cha­que siècle, chaque nom d'histoire a fait sa part de labeur, celui-ci défrichant la terre, celui-là développant l'esprit. Aucun ne mérite d'être traité en ouvrier principal.

L'unification dans cette fraternité toujours en déve­loppement s'est faîte par des adoptions et par des adap tations successives.

(1). Jullian, De la Gaule à la France, p. 83.

On le sait pour les derniers venus : Romains et Francs. On le devine pour ceux qui les pré­cédèrent. Dans la pénombre de la protohistoire on sait que tel dut être, par exemple, le cas des Belges. Ils for­ment comme un groupe à part à l'intérieur de la Gaule d'avant César. Ils étaient plus rudes que les autres Gau­ lois et venus de Germanie depuis moins longtemps. Cependant ces Gaulois barbares apparaissent dans les découvertes archéologiques comme moins germains et plus celtes que l'on s'y serait attendu. La pleine assimi­lation était en train de se produire (1).

On croit constater des circonstances qui très ancienne­ ment auraient servi à préparer de telles fusions; de très anciens groupements d'habitats et même des commence­ ments de routes, de « pistes » plutôt. Avec l'écriture, quel­que chose de fixe apparaît dans les traditions. Elles ne sont plus autant soumises aux cataclysmes des guerres, des épidémies. Une patrie, même une ébauche de patrie, est un être complexe qui englobe dans son unité merveil­leuse des temps divers tout autant que des espaces mul­tiples. Voilà pourquoi l'on considère avec tant d'émotion ces signes maladroits, ces simples coches qui ne servaient encore qu'à rappeler quelque fait de chasse ou quelque titre de propriété sur les instruments primitifs d'os et de cornes. Sans qu'il soit question ici d'authentifier les signes glozéliens, il faut rappeler les signes, déjà en voie d'une certaine évolution, de l'époque dite azilienne (Le Mas d'Azil en Ariège). Les cercles et les demi-cercles s'y mêlent avec des lignes parallèles et de fines hachures. Ainsi, l'art des arts, l'écriture, est épelée par ces artistes troglodytes. Ils pourront un jour devenir les artisans de véritables traditions nationales. Jullian l'a bien discerné.Artisans de véritables traditions nationales, les hommes

(1) . A. Grenier, Les Gaulois, p. 51, Payot, Paris.

du pays de Gaule pourront l'être d'autant plus tôt, dès l'âge des chasseurs primitifs, qu'ils paraissent vivre comme réunis en d'importantes colonies. Nulle part ail­leurs on ne trouve les hommes d'alors autant groupés en habitats voisins que dans les grottes du pays de la Vézère. Qu'était-ce? accumulation de tribus? foires et marchés? terres saintes et pèlerinages? on n'ose risquer une conjec­ture. Mais on a pu dire, avec un peu de sérieux dans beaucoup d'ironie, qu'au voisinage des Eyzies s'est placée la première capitale de la France à l'époque où les Gau­lois n'étaient pas encore les Gaulois.

Les instruments de pierre peu à peu se perfectionnaient. Les hommes durent vivre dans des maisons de bois tandis qu'ils devenaient des cultivateurs casaniers. Ils aimaient la terre au point qu'il y a tout lieu de penser qu'ils l'adorèrent. Ils défrichèrent. Beaucoup de défrichements, qu'on a ensuite généreusement et gratuitement attribués aux moines du moyen âge, proviennent déjà de cette époque néolithique. Par larges plaques l'ancienne forêt de chênes fit place à l'aspect actuel des paysages de la France. Les grands chemins de communication se tra­cèrent. La fixation fut encore plus définitive pour ce qui est des lieux d'habitats, liés à la culture du sol, à la présence des sources. Les maisons déjà existantes atti­rent d'ailleurs dans leur voisinage les maisons qu'on veut construire.

Préparer à un peuple ses villes, ses champs, ses routes, ses terroirs, ses paysages, voilà qui est lui faciliter beau­coup son avènement (1). Mais il y eut plus : une unité de civilisation s'installa, où se composèrent les degrés de vies originaires des divers occupants du pays. Les tumuli révèlent depuis la Loire jusqu'au delà du Rhin et jusques et y compris l'Allemagne du Sud, du Centre, et

(1). Jullian, De la Gaule à la France, pp. 29, 34, 61.

même du Nord, une civilisation dite de Hallstndt. Elle correspond peut-être déjà à celle de ces Celtes que l'His­toire montre répandus en conquêtes hardies jusque dans l'Asie Mineure, la Bohème, l'Italie. Cette civilisation dura et se transforma.

Ce sont les Gaulois qui apparaissent indubitablement dans les tombes aux trois âges de la civilisation, de la Tène jusqu'à l'époque romaine. L'épée aiguisée des hom­mes dits de Hallstadt est devenue un long sabre droit. Colliers, bracelets, fibules correspondent à des types nouveaux bientôt très généralisés.

Dès le Vème ou le VIème siècle avant Jésus-Christ, et beau­ coup plus qu'on ne l'avait cru communément, cette civi­lisation s'est imprégnée d'éléments grecs. Ce peut être par la région de Marseille où les Grecs fondateurs de la ville avaient débarqué. Commencée dans la région du Danube cette civilisation de la Tène s'étendait mainte­nant à tout le territoire de la Gaule, où les historiens grecs observaient désormais les Gaulois pourvus des traits et des mœurs qui leur sont classiques (1).

En gros le type gaulois est à peu près le type fran çais.

(1). A proprement parler, ne méritent le nom de Celtes que les peuples de l'époque de la Tène. La civilisation de la Tène est la seule civilisation celtique. Elle se décompose d'ailleurs suivant une évolution très nette. reinecke, dans Bayerisch Vorgeschichtsfreund, I, IV, 1921, 2, p. 21, propose une subdivision quadripartite : Tène A : v ième et v ème siècle; Tène B : iv ème siècle; Tène C : iii et ii siècle; Tène D : I er siècle; c'est à peu de chose près la classification de schumacher dans Reallexikon der Vorgesclhichte et Siedlungs und Kulturge-scliichte der Rheinlande, I, pp. 120 s. En France on réunit le plus souvent Tènes A et B sons la dénomination de Tène I. Les deux autres étapes de la culture celtique sont désignées par les vocables de Tène II et Tène III. Telle est la division employée par dechelette, Manuel d'Archéologie..., II, 3, pp. 928 sq.Quant à l'influence civilisatrice des Grecs, elle est très ancienne en Gaule. Piroutet et Dechelette ont signalé des vases grecs dans un oppidum halstattien, c'est-à-dire avant l'époque de la Tène, Revue Archéologique, 1905. Pour l'influence marseillaise sur l'époque de la Tène, voir en cours de Navarro.

Le caractère est le même, assez léger, bavard, se contentant de sursauts brusques pour des organisations improvisées, d'esprit agile, adorant les nouvelles modes, bruyant, glouton, emporté, aimant la démocratie et ne faisant rien pour s'en rendre digne. Ces défauts qui sont l'outrance de grandes qualités de spontanéité étaient encore plus visibles chez les anciens Gaulois. Ils étaient des Français encore plus à l'état d'enfance. Ils avaient même le goût des habits brillants qui a disparu dans la France moderne avec l'ancien régime. On a essayé de les déguiser en petits marquis métissés de persans à la Montesquieu. Ainsi Camille Jullian a décrit en ter­mes flatteurs le costume du Gaulois : (1)

Son costume tient à la fois du nôtre et de celui de l'Orien­tal. Il porte d'amples pantalons, une tunique serrée par une ceinture, un manteau ou flottant sur les épaules ou encadrant le buste et fermé sur la poitrine. Bottines, sou­liers, chaussons ou cache-nez, il use de cela aussi bien que nous. Mais ce qu'il aime et ce qui nous manquera depuis la lin de notre noblesse de Cour, ce sont les vêtements aux couleurs vives et bariolées où se heurtent l'écarlate, le vert ou le jaune et sur lesquels brillent les ors de la ceinture, des armes et du collier, et l'on songe malgré soi à des mar­quis de Versailles, et non pas à des Romains uniformément drapés dans des toges blanches et monotones.

Après tout, mieux vaut se représenter le Gaulois en muscadin que de l'imaginer comme un terrassier à lon­gues moustaches et à immense pantalon de velours. Certes les braies font partie du costume national. Cepen­dant bien des personnages sont représentés nus ou fort peu vêtus. Telles apparaissent ces statues de Gaulois chasseurs qui n'ont peut-être qu'à peine une signification religieuse. On sait par Polybe et par d'autres historiens que la plupart des tribus combattaient nues. Le Gaulois

(1). Jullian , De la Gaule à la France, p. 135.

combattant nu est devenu un type favori de la statuaire des Grecs. Il faut dire à la louange des Gaulois que les Grecs, qui s'y connaissaient en hommes, admiraient leurs formes avantageuses.

Que tout cela fût mêlé de fanfaronnades barbares et quasi barbaresques c'est ce que l'on peut concéder aux amis des vifs peinturlurages. Camille Jullian n'exagère qu'à moitié quand il accoutre les guerriers gaulois à la manière des figurants d'opéra-comique : (l)

Aux heures des parades militaires il se couvre d'un cas­que orné de cornes monstrueuses, d'un masque de tête ou d'un fétiche mystérieux, et monté sur un cheval paré comme lui, brandissant de la main la grande épée de taille, dé­ployant les éclats des couleurs qui le revêtent, faisant faire à sa monture les voltiges d'une fantasia savante, c'est parmi les êtres d'aujourd'hui le cavalier de l'Islam qu'il nous semble reconnaître.Cependant Jullian a complété cette présentation quel­que peu romantique du Gaulois par des considérations neuves et pertinentes sur l'état réel de civilisation au­quel ces hommes étaient parvenus. Les Gaulois étaient un peuple ami du progrès. Ils copieront aisément pen­dant la guerre que leur fera César des procédés de siège que les Romains leur enseignaient en les employant contre eux. Ils possédaient au moment de la conquête romaine non seulement des routes mais des ponts. Ils avaient sûrement de bons chemins car les Romains n'éprouvèrent jamais de difficultés à transporter trou­pes et matériel de guerre. Sur les confins d'Auvergne, en marche forcée, César a pu faire parcourir au gros de son armée soixante-quinze kilomètres, croit-on, en vingt-quatre heures. Des ponts de bois existaient à Or­léans, à Paris, à Nevers.Cette civilisation ressemble assez à celle du Maroc ou de l'Ethiopie en 1935 : de belliqueux féodaux dominent les simples membres des tribus.

(1) Jullian, Ibid.

Dans les villes il se ren­ contre, au service des riches, d'habiles artisans, bijou­tiers, verriers, céramistes, corroyeurs, tapissiers, chi­mistes, même fabricants de fards et de savons, émailleurs, tonneliers, charrons surtout célèbres dans toute l'Europe.

On remarque aussi dans les villes de nombreux pro­ duits d'importation qui proviennent de marchands grecs, et plus tard de marchands romains. La boisson courante en Gaule est la bière, le cidre ou l'hydromel. Mais les riches aiment boire les vins fins. Ils en apprécient les crus réputés que les marchands leur apportent déjà des pays méditerranéens.

Comme il arrivait dans la Russie du XXème siècle, la dif­ férence était grande entre le standart of life des riches et l'état quasi primitif de la masse. Les simples sujets vivaient dans des huttes de bois, d'osier et de chaume. Les roitelets menaient avec ostentation une vie luxueuse. Il fallait à l'aristocratie — on en a retrouvé à Gergovie et à Bibracte — de véritables petits palais de pierres ou au moins de briques, avec des colonnades déjà et des mosaïques. Les monnaies s'étaient répandues, d'abord informes ou défectueuses. Au temps de la conquête on commençait à mettre en circulation de belles monnaies d'or dont les effigies étaient honorablement réussies.

Il ne faut pas exagérer et Camille Jullian est peut-être un peu porté à voir dans cette civilisation de la Tène une civilisation matérielle comparable à celle de la Grèce et de Rome. En réalité c'était seulement une civilisation moindre mais ouverte et en état de s'adapter, par des voies pacifiques, à ce qui se faisait en Italie et dans les contrées les plus favorisées du monde antique. On verra que si les Gaulois pouvaient en un sens dépas­ser, sinon les penseurs grecs, du moins les soudards romains, c'était par une spiritualité religieuse. En fait, pour ce qui est des commodités de la vie, ils avaient encore fort à apprendre des peuples civilisés de la Médi­terranée et de l'Orient.

Il ne faut pas exagérer non plus comme on a ten­dance à le faire depuis quelques années l'importance numérique de ce peuple des Gaules, unifié entre les Alpes, les Pyrénées, les mers et le Rhin par la civilisa­tion de la Tène. On a pu faire le compte approximatif des habitants de l'Helvétie qui faisait partie de la Gaule. On a été tellement étonné du petit chiffre obtenu qu'on n'a pas osé s'y ranger (1). Il est pourtant tout naturel qu'il n'y ait eu que trois ou quatre millions d'habitants dans la Gaule d'alors (2). A. Grenier a beaucoup exa­géré quand il en suppose quinze ou vingt. Quant à Jullian il estimait à vingt-quatre millions le nombre des Gaulois pour retrouver le chiffre de la France du temps de Louis XIV !

(1). Grenier, Les Gaulois, p. 91. «  Que du chiffre de 263,000 Hel­vètes indiqué par César on retranche au lieu de l'y ajouter le nombre des 105.000 émigrants non Helvètes, on obtient un reste de 158.000 presque identique au chiffre fourni par Orose. Le recensement gaulois devait donc, porter : total de l'émigration : 263.000, dont 105.000 non Helvètes. Soit par inadvertance, soit à dessein, César aurait addi­tionné les deux chiffres. Mais peut-on affirmer que 158.000 personnes aient représenté toute la population du territoire helvète entre le Jura, les Alpes et le Rhin ? » II faut répondre oui, incontestablement. Or, on peut généraliser pour avoir l'ensemble de la population gau­loise. En ce temps-là, les montagnes étaient comparativement plus peuplées qu'à présent. En prenant pour l/20 ème la contribution des Helvètes au peuplement de l'ensemble des Gaules, on ne s'éloigne guère des vraisemblances. On aboutit ainsi à trois ou quatre millions d'habitants. C'est ce que compte le Maroc dans les mêmes conditions de civilisation. Si l'Ethiopie possède une population double ou triple, c'est que son territoire est grand à proportion.

(2). Le chiffre relativement faible de la population en Gaule n'est pas compatible, on s'en doute, avec les vantardises de César qui déclarera y avoir massacre un million de Gaulois. Voit-on ces 20.000 Romains massacrant chacun à l'arme blanche cinquante ennemis sans en être endommagés.

L'excellent historien Jullian voyait trop facilement la Gaule sous la forme de la France moderne à la manière d'un tout unifié et ratissé comme le parc de Versailles. Certes en plus de la civilisation il y avait commu­nauté de langue, au moins relative communauté de lan­gue entre les tribus gauloises. Cette unité linguistique faisait un lien de plus entre les habitants. On peut conce­voir en effet que des objets similaires se rencontrent chez des peuples qui ne parlent pas de même. Il y a eu par exemple, au temps de la verroterie cloisonnée et des colliers de perles veinées, une unité complète de civilisation matérielle entre des peuples qui non seule­ment n'appartenaient pas au même type ethnologique mais ne parlaient pas des idiomes apparentés et ne pou­vaient même pas se soupçonner. Des débris venant de peuples caucasiens se trouvent ainsi semblables à ceux qui subsistent des tribus franques de l'Oise. Dans le cycle culturel de la Tène on ne trouve pas ces indépen­dances linguistiques. Il y a une langue celte; et même on est à peu près persuadé qu'auparavant il y avait eu une unité des dialectes entre les ancêtres des Celtes et ceux des Italiens. C'auraient été les mystérieux Ligures. Plus anciennement encore il aurait régné une commu­nauté linguistique entre tous les Européens. Les Aryens qui n'existent pas à titre de race auraient donc existé eu leur temps comme usagers d'une même langue.

De ces à peu près mêlés de conjectures, ceux qui veu­ lent faire remonter le plus haut possible la nationalité gauloise et française tirent une vue du monde qui n'a rien de banal. Dans cette nouvelle genèse du peuple français on pourrait lire : Au commencement était l'Em­pire aryen. Il donna naissance à tels et tels Empires qui en furent des fragmentations, notamment à l'Empire ligure ou italo-celtique. L'Empire ligure à son tour donna par sectionnement l'Empire celte dont la France repré­sente une nouvelle fragmentation. De tels simplismes outranciers ont été possibles sous le couvert de l'autorité de grands linguistes. M. Meillet, par exemple, frappé de l'unité originelle, du moins plau­sible, du langage européen a pu écrire (1) : « Rien n'au­torise à parler de race indo-européenne mais il y a eu nécessairement une nation indo-européenne, »Vraiment avait-on le droit de prononcer le grand mot de nation! Camille Jullian l'affirme et il se fait l'avocat prestigieux et spécieux de cette thèse : (2)« Nation indo-européenne », « nation italo-celtique » ou « nation ligure » voilà donc qu'à propos des lointains mil­lénaires d'une préhistoire nous prononçons ce mot précis et défini de nations qu'on réservait jusqu'ici aux pério­des modernes et connues d'après la conquête romaine... Dès que la langue s'est fait entendre il nous est venu jusqu'à nous la voix encore puissante de sociétés publiques, d'éner­gies organisées. Il nous a été impossible pour faire de l'his­toire de recourir à des « races », à des types humains pure­ment physiques, nous avons vu un peu plus clair à travers les masses d'êtres; et, les écoulant parler nous avons com­pris que leur langage était l'expression d'une vie collective, et que dès lors, pour régler les destinées de la terre gau­loise, entrait en scène et se plaçait au premier rang, la force d'un Etat, la volonté d'une «nation».Voilà qui est essentiellement contestable. On peut être frères par la langue et frères ennemis. Les grands Etats modernes parlent chacun sa langue; et il se trouve dans cette circonstance de quoi faire oublier la possibilité des guerres et du morcellement politique entre adeptes d'un même langage. On méconnaît que les deux grandes nations anglo-saxonnes : l'Empire Britannique et les Etats-Unis ont donné l'exemple de cette scission.

(1). Meillet, Introduction à l'étude comparative des langues euro­péennes, 3ème édit., 1932, p. 405.

(2). C Jullian, Au seuil de notre histoire, tome I, p. 165. Il faut reconnaître qu'en Europe, actuellement, une communauté de langage entre deux peuples suppose plus anciennement entre eux un lieu étatique. Mais en a-t-il toujours été ainsi ? Est-ce le cas dans les tribus africaines?

Aussi est-ce de la pure imagination que de rechercher les lieux où fut fondé l'Etat européen primitif- Jullian s'y est essayé (1). C'est dans l'Europe du nord-est que je placerais volontiers le siège de la nation ancestrale. Je me la représente sous la forme d'une vaste association de tribus s'étendant depuis les îles et les presqu'îles danoises jusqu'au fond de la mer Baltique, et depuis les rivages de la Prusse et de la Poméranie jusqu'aux derniers fiords de la Norvège : Hambourg, Kœnigsberg, Riga, Visly, Bergen et Trondhjem voilà les villes modernes qui détiendraient aujourd'hui l'héritage des fondateurs de l'Europe.Tout au plus peut-on dire qu'à un moment donné il y a eu une vraisemblable unité relative des langages et que celte unité uniquement linguistique s'est rapidement brisée par des phénomènes d'évolutions locales. La lan­gue ligure ou la celtique n'a même pas su se maintenir sur une aire géographique pourtant plus limitée. Or cet endettement linguistique ne paraît pas nécessairement le fait d'un émiettement politique et administratif qui serait parti des Empires pour aboutir avec la décadence de l'unité primitive gauloise aux clans, aux provinces subdivisées en pays. On n'est pas passé des Empires aux clans. A l'époque protohistorique l'inverse plutôt serait vrai : le passage « des clans aux Empires» (2).Il y eut certes une sorte de perte d'autoritarisme dans les tous derniers temps de l'indépendance gauloise.

(1). C. Jullian, De la Gaule à la France.

(2). Mais même dans cette thèse telle qu'elle a été exposée, sous ce titre, par A. Moret et G. Davy dans un livre qui fit quelque bruit, il y a une part d'arrangement hypothétique. Pour ce qui concerne les groupements dans lesquels les Gaulois se trouvent impliqués, le grou­pement linguistique ligure reste hypothétique, tandis qu'à une époque préhallstattienne il y eut peut-être un véritable groupement germano celte, dans l'ordre culturel, en un temps où les divergences non seu­lement ethniques, mais linguistiques, devaient déjà être grandes entre les riverains de l'Elbe et ceux de la Loire.

Les rois des tribus paraissent avoir été en leurs anciens temps plus puissants que ces sortes de présidents de la Répu­blique locale qui leur succédaient sous le nom de vergobrets. Les royautés primitives rappelaient assez ce qui se trouvait en Orient aux temps homériques. Elles s'éten­daient à la valeur d'un canton, d'un arrondissement. Ainsi trouve-t-on, à l'horizon de Marseille que viennent occuper les Phocéens, le roi d'une tribu qui habite une vallée voisine et ses montagnes boisées. Ces dynastes étaient patriarcaux et bons enfants. Celui de Marseille fit venir les Phocéens le jour où il avait convié à sa table les autres monarques des environs et leurs fils. A la fin du repas sa fille choisirait un époux parmi eux et elle lui apporterait pour dot le petit royaume mar­seillais. D'avoir convié à ce banquet extraordinaire des étrangers débarqués de la veille, presque en usurpateurs, n'était-ce pas les considérer déjà comme des gendres possibles? Ce fut ce qui arriva. La princesse choisit le chef des Grecs et ainsi fut fondée, avant que Lyon rayonnât l'influence romaine, Marseille qui rayonna longtemps sur toute la Gaule une influence plus spiri­ tuelle et plus haute.

Par la suite les pagi, pays gouvernés peut-être par des rois, se groupèrent à trois ou quatre en sorte de dépar­tements ou plutôt de provinces plus ou moins vastes. Les pays étaient des entités naturelles. Les provinces, pour être des synthèses artificielles, avaient quand même leur raison d'être, car elles groupaient des pays complé­mentaires. Certaines de ces provinces, peu on prou, se sont maintenues jusqu'aux temps modernes. Mais on aurait tort de voir dans les provinces françaises les sur­vivances des tribus gauloises à la manière dont les Alle­mands sont férus de leur Sturm historique. Ainsi Camille Jullian exagère quand il déclare invariables les limites des provinces (1) : «Il existe un Berry, une Saintonge,

(1). Jullian, De la Gaule à la France, p. ll6.

une Auvergne et souvent ces provinces ont des limites que tracèrent voilà trois mille ans les fédérations spon­tanées des pays gaulois. » Que l'on considère par exem­ ple la province prototype d'origine gauloise, cette Auver­gne que l'on fait correspondre si exactement au peuple celte des Arvernes. On ne trouverait pas un élément de frontières qui n'ait été déplacé au cours des âges. Il n'existe pas un pic, un puy, un ruisseau dont on puisse dire qu'il marque, soit une bonne frontière naturelle, soit une limite politique de l'Auvergne fixée une fois pour toutes; et cette constatation se fait de tous les côtés de l'horizon auvergnat : Bourbonnais, Forez, Velay, Rouergue, Limousin ou Marche sont aussi mêlés à la province d'Auvergne qu'ils en sont distincts.

Cette demi-solidarité a même permis que les tribus gauloises s'agglomérassent souvent, de manière provi­soire, sinon en royaume uni des Gaules, du moins en confédération, précisément autour de tribus centrales plus privilégiées, plus courageuses et plus nombreuses. C'est ainsi qu'effectivement une couronne de peuples a entouré le peuple arverne au temps du roi Luern et de son fils le roi Bituit. Luern et Bituit ne sont pas des inventions d'historiens. Leur cas est connu du géogra­phe grec Posidonius et de plusieurs chroniqueurs ro­mains. Ils sont entrés en relations avec le monde médi­terranéen et on dit que leur puissance s'est étendue jusqu'aux rives de l'Océan. L'éphémère grandeur poli­tique de Luern et de Bituit a pu être d'autant plus écla­tante en son temps que les deux personnages avaient l'art de la publicité politique, cet art auquel les Gau­lois de tous les temps se sont toujours laissés prendre.

Camille Jullian à la recherche de grands monarques en qui s'incarnât la patrie gauloise s'est exalté sur les cas de Luern et de Bituit qui lui paraissent plus grands que Cyrus et Alexandre. Loin de se cacher de cette opi nion personnelle il en fait un splendide étalage : (1)Luern et Bituit, dont l'autorité, dit-on, s'étendait au-dessus des Belges et des Celtes jusqu'aux Pyrénées et jus­qu'au Rhin... l'un le père, l'autre le fils... Tous deux étaient des Arvernes. Et vraiment c'était justice que l'Auvergne arrivât sous les Gaulois à gouverner la France : elle en détient et le centre et les plus hauts lieux; elle dresse ce Puy-de-Dôme où les hommes, adorateurs des cimes, étaient invinciblement attirés pour y chercher leur dieu; elle a les eaux chaudes pleines de vertus sacrées, la Limagne dispen­satrice de biens sans cesse renouvelés, les refuges invio­lables et les aires dominatrices des plateaux de Gergovie ou de Corent, faits tout ensemble pour abriter et maîtriser une nation. En ces temps de croyance où l'homme sentait partout dans la nature l'expression d'une pensée divine, il put dire que l'Auvergne avait été construite par les dieux pour servir de socle à la Gaule et de trône à son roi, Luern, Bituit sont, je le répète, des figures d'histoire. Des voya­geurs grecs ou italiens les ont vus, ont été reçus à leur Cour. Ils nous ont montré Luern paradant à travers les routes en un cortège de fête, debout sur un char plaqué d'argent, lançant des pièces d'or, et près de lui un poète chantant sa gloire pareille à celle d'un laboureur divin qui fait lever la richesse sous le soc de sa charrue. Et ils nous ont aussi montré Bituit marchant contre les Romains à la tête de cent cinquante mille hommes et de ses meutes de chiens de guerre. Si folle et si vaniteuse qu'elle ait pu être, je ne trouve pas que cette royauté de la Gaule soit moins grandiose que celle d'un Cyrus ou d'un Alexandre. A mon sens même, cette royauté de toute la Gaule devrait inspi­rer à l'histoire une sympathie plus grande que celle d'un Cyrus ou d'un Alexandre : et je ne dis pas cela parce qu'il s'agit des Gaulois et de la France. Je veux seulement que l'historien n'absorbe pas son zèle, que l'éducateur ne concen­tre pas ses éloges sur les chefs et sur les pays qui ne sont pas nôtres, pour ce seul motif que les hasards de l'écri­ture nous ont mieux conservé le récit de leurs victoires et l'apologie de leur grandeur. Je veux simplement pour les nôtres la justice et la vérité.

(1). C. Jullian, De la Gaule à la France, pp. 120-130.

Or ce qu'on appelle les Empi res de Cyrus ou d'Alexandre, ce sont des Etats faits de contrées disparates, d'êtres différents, de coutumes, de religions, de langues hostiles ou dissemblables, une étendue incohérente sans limites marquées par la divinité; et ces terres et ces hommes sont sans autre unité que d'appar­ tenir à un seul maître. Luern et Bituit au contraire sont moins les maîtres d'un Empire que les symboles vivants et directeurs d'une unité nationale. Leur pouvoir ne sort pas des frontières de la Gaule et ils l'exercent au centre même de cette Gaule, à l'ombre de ses plus hautes monta­gnes et sous l'appui de ses plus grands dieux. Leurs sujets ou leurs fidèles parlent la même langue, appartiennent à la même espèce d'hommes; car depuis le temps de la conquête celtique, le mélange s'est fait entre tous les êtres du pays. Au-dessus de la royauté guerrière des Arvernes, ou mieux, s'appliquant à elle comme le vêtement s'appli­que au corps s'étend l'unité morale et religieuse tressée jadis par les Druides : leur assemblée se réunit toujours au lieu consacré par les siècles sur les bords de la Loire, et si la majeure partie des attributions politiques et judi­ciaires sont passées aux chefs militaires, le conseil sacré n'en conserve pas moins la souveraineté morale, il lui reste le droit de prier les dieux au nom de toutes les tribus, de représenter auprès d'eux l'union fraternelle dos hommes, d'exclure les criminels de la communion gauloise. Prêtres et rois, soldats et chefs, hommes, terre collaboraient à maintenir cette union, à façonner une nation.

Certainement à la base de ce beau morceau d'histoire il y a une créance un peu trop forte accordée à la valeur du pouvoir si partiel et si éphémère de Bituit et de Luern. Mais ces royautés, si elles n'égalent pas celle de Cyrus et d'Alexandre, ont quelque chose de soudaine­ment retentissant. Ainsi un Mahdi, un Samory attachent soudain à leur fortune d'un jour tout un empire afri­cain. De telles possibilités de cristallisation des énergies autour d'un personnage prestigieux indiquent qu'une nationalité est en suspens, qu'elle se cherche, qu'elle est en train de se faire, qu'elle trouve déjà ses préforma­tions.

L'opinion de Jullian mérite d'être examinée de près. Avec une tendance il faut d ire le mot «au bluff» cet auteur est doué de ce merveilleux sens historique, intui­tion miraculeuse qui devine dans le passé de la même manière que le prophète est inspiré pour l'avenir. En même temps qu'il tenait compte — et même trop compte — du fait des deux royautés arvernes, Jullian les liait à la religion des druides, à cette sorte d'unité spirituelle profondément ancrée parmi les Celtes, au point qu'il y a là en eux non pas un véritable gouvernement politique, mais au moins une institution unificatrice. Le druidisme liait les Gaulois à leur sol sacré, leur donnant pour ce sol et une seule âme et comme un seul corps. Jullian y a insisté et il faut y insister encore bien davantage.

Les éléments matériels de la civilisation de la Tène, sinon en chacune de ses étapes successives du moins au début de l'installation de cette culture ont-ils précédé, accompagné ou suivi la coordination des éléments reli­gieux de la pensée celte? Voilà une question à laquelle il n'est pas possible de répondre. Mais une vérité est assurée : si cette civilisation s'est maintenue, même maté­riellement, si les Celtes, d'abord nomades, se sont fixés puissamment à l'amour d'un sol, s'ils ont pu concevoir (peut-être un peu autour de Luern et Bituit, sûrement contre les Cimbres et les Teutons, puissamment avec Vercingétorix) qu'ils constituaient plus qu'une certaine quantité de tribus, s'ils ont été en marche vers la réa­lisation d'un Etat, vers les dernières conquêtes de l'idée nationale, l'élément essentiel, foncier de cet « unita BISME », ON A LE DROIT DE LE CHERCHER, L'OBLIGATION DE LE DISCERNER DANS LA RELIGION.

La Cité antique de Fustel de Coulanges montrait la ville, la cité grecque liée à ses dieux locaux et à leurs pontifes. La Gaule n'était de ce point de vue-là qu'une grande cité, dominée par un seul culte, un clergé, une puissante hiérarchie religieuse. Elle a été, à un point que l'Hellade n'a jamais su atteindre malgré certaines unités de croyances, une organisation religieuse.

En général, ces grandes réalités religieuses qui mènent les nations antiques ne se laissent pas facilement devi­ner. Elles échappent au regard superficiel; et ce n'est pas céder aux rêves théosophiques de M. Maurice Magre que d'applaudir à ce qu'il exprime avec talent (1) :

Le premier caractère de la pensée est d'être invisible. Beaucoup de voyageurs ont traversé les Indes et le Tibet et n'ont vu que des populations misérables s'adonnant à des superstitions enfantines. Le lecteur des Vedas et de la Bhagavad Sita ne se tient pas son livre à la main sur le passage de la caravane. D'ailleurs si nous supposons une créature d'une autre planète, considérant Paris de loin, cette créature se rendrait compte que ces hommes se déplacent, mangent et se rapprochent pour l'amour. Mais elle ne se rendrait pas compte qu'ils pensent. C'est ce qui arrive du reste pour l'observateur d'une société de fourmis. Il ne peut distinguer si, parmi les guerrières, les pondeuses et les autres petites créatures spécialisées se trouvent de sages métaphysiciennes.D'autres fois, dans des sociétés plus pénétrables que celles des fourmis, on dégage des préoccupations méta­physiques. Mais ce que l'on soupçonne ainsi sans le comprendre paraît, parce qu'obscur, sans intérêt et sans portée historique. Tout est obscur aux obscurs; tout est malsain aux malsains. Ainsi César quoiqu'il ait rempli dans sa jeunesse une charge de pontife était, en poli­tique : un arriviste, et pour ce qui concerne la morale, un individu aux mœurs répugnantes. Cela ne l'empêchait pas d'avoir du génie comme styliste, comme tacticien et comme chef d'Etat. Ce génie n'en avait pas moins ses lacunes. Aussi quoique malgré son incapacité morale et religieuse, avec son talent de psychologue des peuples

1- M. Magre , La clef des choses cachées, pp. 33-34.

il devine et rapporte combien les Gaulois sont religieux, « superstitieux », il ne s'attache pas à montrer le rôle

de la religion gauloise dans les détails de la résistance nationale. Sciemment ou plutôt inconsciemment, il la guerre des Gaules avec ses préoccupations propres : il l'a laïcisée! Camille Jullian a eu raison de réagir contre ce péché d'omission de César. Salomon Reimicli a été bien inspiré d'en louer Jullian (1). Au degré intermédiaire entre les civilisations maté­rielles modernes et les barbaries des clans primitifs, toutes les nations se ressemblent et la Gaule se trouve avoir ressemblé à un autre peuple qui s'inspirait de sa religion, que du moins ses prophètes voulaient unir par la religion : le peuple d'Israël. Jullian ici encore a vu très clair : (2) Si nous voulons nous rendre compte de la manière dont les fondateurs de lu Gaule se représentaient leur nation et sa terre, relisons l'Ancien Testament depuis la Genèse jusqu'à Samuel, lu description de la Terre Promise, l'histoire de sa conquête, les tribus associées qui s'arrêtent, les solennels rassemblements de leurs hommes autour de « la pierre de témoignage » et le repos accordé à l'arche dans la colline sainte de Sion. Qu'on n'objecte pas que ces conquérants de Chanaan étaient des Sémites et que nous n'avons parlé que d'Indo-Européens. Les divergences entre les hommes et les sociétés humaines sont moins fortes que les ressemblances et si aujourd'hui encore la 'lecture de l'Ancien Testament réussit à nous passionner c'est qu'à chaque instant nous entendons l'écho de nos pensées ou de nos traditions : la solidarité fraternelle des membres d'une nation, un peuple qui s'identifie avec son Dieu, qui place son loyer au temple de ce Dieu et monte aux jours de fête vers la ville sacrée sa capitale comme s'il était une seule famille.

(1). S. Reinach, Orpheus, p. 174.

(2). C. Jullian, De la Gaule à la France, pp. 98-99.

Tout cela est vrai et mérite d'être précisé, non qu'ilsoit loisible de remonter à l'origine du culte général des Celtes (1), mais parce que ce culte apparaîtra à l'époque où il est constitué, comme l'élément le plus patriotique de la vie sociale en Gaule.

(1). « Sir James G. Franer et à sa suite M. Jullian ont pensé que le druidisme dérivait de cette sorte de sacerdoce décrite par le Golden Bough et qui est celle des prêtes rois dieux, à la façon du prêtre de Némi dont sir James G. Frazer a fait l'exemple central de sa grande œuvre. En réalité le druidisme est tout autre chose... c'est à un type de collectivité et non à une catégorie d'individus qu'il faut essayer de remonter. Or les rois prêtres-dieux sont une catégorie d'individus. » HENRI HUBERT Les Celtes depuis l'époque de la Tène, p. 284. Il est vrai qu'Hubert n'a pas hésité témérairement à apparenter druidisme et religions orientales par des considérations comme celle-ci : « A Killdare, les nonnes de Sainte Brigitte — qui, elle, succédait à une ancienne déesse — évitaient avec la même attention que les mages persans de soulever de leur souffle la flamme du feu sacré qu'elles entretenaient... », p. 228, ou encore, p. 229 ; a Rien ne ressemble plus aux Druides que les Brahmanes de l'Inde et les mages de l'Iran, si ce n'est le collège des Pontifes à Rome et les Flammes qui y étaient agrégés. » Le Flamine porte le même nom que le Brahmane. M. Vendryès a montré l'analogie des termes relatifs aux prêtres, aux sacri­ fices. Il s'agit non seulement de sacerdoces comparables, mais de sacer­doces identiques qui ne se sont bien conserves qu'aux deux extrémités des peuples indo-européens. Entre les deux avaient subsisté des débris de pareils sacerdoces eu Thrace et chez les Gètes par exemple. » Entre les notions assimilées par la langue, on ne peut en réalité con­clure qu'à une très vague ressemblance, nullement originaire. Une nouveauté chez un peuple a pu être empruntée à un autre peuple où ce nom avait un tout autre sens.

Hubert quitte cependant la fantaisie pour la conjecture en cher­chant des analogies moins risquées et moins lointaines. Ibid, : « La description du collège des Druides évoque tout naturellement celle des autres collèges analogues de l'Antiquité : d'abord ceux des Romains (Flamines, Augures, Vestales, Frères Arvales, Luperques) ; mais l'organisation romaine du sacerdoce était à la fois réduite en ce qui concerne le nombre des membres de chaque confrérie, et multi­pliée en ce qui concerne le nombre des confréries elles-mêmes. D'autre part, les anciens ont été frappés de la ressemblance de la doctrine des Druides avec celle des pytbagoriciens qui s'étaient déve­loppées chez les Doriens de l'Italie méridionale. Il est extrêmement probable que les Doriens, avant de descendre vers la Grèce et ensuite vers l'Italie, s'étaient trouves en Europe Centrale assez près des Celtes. D'ailleurs la région qui s'étend du moyen Danube à la mer Egée, d'où les Doriens sont venus, a été une pépinière de formations analogues aux sociétés pythagoriciennes. C'est là que l'orphisme, que les Anciens ont rapproché du pythagorisme, eut son origine. L’orphisme comportait un culte du dieu ou héros gète. Zalmoxis, une confrérie de prêtres, une doctrine de l'immortalité, un mythe de la descente aux enfers et, comme le rituel des Druides, des sacrifices humains. »S'il n'existait pas d'unité d'Etat dans la Gaule du temps de Vercingétorix il y régnait une unité de prières. Il s'y trouvait même bien davantage, car s'il n'existait pas un corps de fonctionnaires, il s'y rencontrait un corps sacerdotal extrêmement important, hiérarchisé et unifié : les druides. Les druides constituaient « l'armature spi­ rituelle » de la « nation » celtique. Ils ont été la première institution qui fut comme nationale sur le sol de la France. On ne saurait trop s'attarder à les étudier pour comprendre l'époque et l'action de Vercingétorix.Il faut d'abord considérer qu'ils sont extrêmement et exclusivement celtiques. On les trouve dans tous les pays celtiques, du moins à partir d'un certain degré de déve­loppement culturel. On ne les rencontre que là. La remarque a même été faite (1) que les deux parties de la Gaule désignées par César comme n'étant point là. II y a en tout cas un certain apparentement du druidisme avec un certain hellénisme qui semble dépasser la simple conjecture, au fur et à mesure que les études comme celle de De Navarro se développent. Non seulement, d'abord nomades, les Celtes avaient beaucoup voyagé et étaient entrés en contact avec le monde grec, mais même fixés en Gaule ils regardèrent beaucoup du côté des Grecs, leurs voisins à Marseille. Camille Jullian cite à ce sujet un trait suggestif De la Gaule à la France, p. 151 : « Je ne suis pas sûr que les Druides eux-mêmes n'aient point pris contact avec les prêtres d'Arthémis ou les lettrés de Marseille. Car le Gaulois aimait ses voisins et il était curieux d'apprendre ce qui venait de loin; et le Grec du cycle d'Hérodote avait le goût des entretiens avec les prêtres étrangers, même ceux qu'il appelait des Barbares... On ne peut certes pas accepter telle quelle l'assertion d'Ammien Marcellin (XV, 9, 8) que les Druides se sont inspirés de Pythagore. Mais on ne peut pas non plus la négliger, étant donné que ce détail remonte sans doute à un écrivain grec con­temporain d'Auguste et que les Druides et l'élite des Gaulois ont dû être curieux de toutes choses helléniques qui étaient à leur portée ; voyez ce roi gaulois qui demande aux Marseillais d'être admis dans leur ville : ut deos eorum adorare liceret (Justin, XLIII, 5, 9). »

(1). Desjardins, Géographie de la Gaule romaine, t. II, p. 519.

Celtique proprement dite, à savoir l'Aquitaine et la Bel­gique, ne présentent pas, à l'étude historique de traces de l'activité druidique. Si les druides ont exercé là leur influence, ou bien ils n'y ont pas atteint la renommée des druides du centre de la Gaule, ou bien leur présence indique une participation, dont on est par ailleurs cer­tain, de la Belgique et de l'Aquitaine à la civilisation gauloise celtique.Il n'y avait pas que la Gaule à être celtique, mais aussi la Grande-Bretagne et l'Irlande. Chacune de ces trois grandes subdivisions du monde celte possédait son organisation druidique. L'organisation druidique de Grande-Bretagne semble bien avoir exercé une primauté au moins nominale sur les organisations druidiques de l'Irlande et surtout de la Gaule (1).

(1). M. A. Grenier (Les Gaulois, pp. 122-123) serait assez partisan de rechercher l'origine du druidisme gaulois en Grande-Bretagne. Il appuie sur une allégation de César cet apparentement difficile à assurer; et il en tire par voie de conséquence ou plutôt d'induction, toute une théorie sur les origines du druidisme : « Les devins avaient dû exister de tout temps. Les Bardes représentaient une tradition vraisemblablement fort ancienne. L'institution druidique paraît éga­lement remonter très haut dans le passé. Elle aurait été apportée, nous dit César, de Bretagne en Gaule, et de son temps encore, les futurs Druides seraient allés faire ou du moins achever leur noviciat en Bretagne. Une telle influence de la Bretagne sur la Gaule serait étrange s'il fallait penser seulement à la Bretagne des dernières inva­ sions des Belges. Les Celtes insulaires apparaissent en effet demeurés à un stade de civilisation plus archaïque que ceux de la Gaule. Leurs tribus avaient encore des rois qui devaient en être en même temps les prêtres. Mais au-dessous de cette couche d'immigration récente devait subsister, dans l'île, la contexture encore solide des civilisations antérieures. De l'Ecosse au pays de Galles, ces civilisations avaient été puissantes si l'on en juge par les vestiges des monuments méga­lithiques, plus développés et plus variés encore qu'ils n'apparaissent en Armorique. S'il est exact, et nous n'avons aucune raison de révo­quer en doute l'allégation de César, que la Bretagne ait été la maî­tresse de la discipline druidique, cette discipline devait y plonger ses racines jusque dans le lointain passé de la fin de l'âge de pierre' ou du début de l'âge des métaux. Elle pouvait donc contenir bien des éléments étroitement apparentés aux plus anciennes conceptions religieuses de la Gaule. Elle aurait rejoint, par delà les Celtes.

L'unité supérieure du monde druidique et celte n'empêchait nullement les existences vraiment distinctes des unités participantes à peine subordonnées : par exemple, l'unité druidique de la Gaule. Il aurait pu se faire que cette unité pan-celtique eût abouti, les destins étant autres, à se cristalliser par la suite en une seule grande nation. Là se seraient liés les avenirs actuels du Royaume-Uni et de la France. Il était écrit que cela ne serait point.

Il est un moyen de vérifier le fait que les druides constituaient bien de la sorte l'élément essentiel de la cohésion celtique. C'est de considérer que non seulement ils ont résisté de toutes leurs forces aux Romains en Gaule et en Grande-Bretagne, au christianisme en Irlande, mais qu'ils ont été à l'estimation les maîtres nouveaux, c'est-à-dire des empereurs romains après César, les enne­mis principaux de Rome. C'est eux que l'Empire avait à combattre afin de faire disparaître toute velléité d'in­dépendances celtiques (1). les traditions religieuses primitives de l'Occident néolithique. » Certes, il est vrai que la religion draine toujours des traces du passé. Le pagne de David dansant devant l'arche, la chasuble du prêtre catholique pendant sa messe sont des vêtements archaïques qui se perpétuent dans un usage religieux. Le druidisme a dû être plus traditionnel et plus antique et les nouveautés matérielles successives de la civilisation de la Tène ont dû sembler à certains le comble du progrès. Mais quant à assurer que le druidisme vient de Grande-Bretagne, il est difficile de croire César sur parole. Il est davantage digne de foi lorsqu'il déclare — c'est de l'ordre des faits — que les jeunes druides gaulois font un stage dans l'île. Quoiqu'il en soit, si l'une des ori­gines du druidisme se plaçait en Grande-Bretagne, il ne faudrait point négliger une autre source : l'influence hellénique et plus exac­tement marseillaise.

(1). « Certains savants partant de cette idée que le druidisme avait son origine à l'ouest des pays celtiques ont nié qu'il fût celtique. Ils ont voulu le rattacher aux populations que les Celtes ont trouvées établies à l'ouest de l'Europe, à celles qui avaient construits les monuments mégalithiques. En réalité, l'étude analytique et compa­rative de l'institution du sacerdoce druidique montre qu'elle est essen­tielle à l'organisation des sociétés celtiques. L'histoire montre au sur­plus assez clairement que le druidisme a été dans les sociétés cel­tiques un élément de résistance aux Romains en Gaule et en Grande-Bretagne, au christianisme en Irlande et qu'il a été visé comme tel par les persécutions en Gaule, par les campagnes des généraux romains contre les sanctuaires en Bretagne, par une sorte de déclas­sement en Irlande. Il fut un élément de résistance parée qu'il fut un élément de cohésion. Les voyages des druides, leurs rencontres cimen­taient l'union des peuples celtiques et le sentiment de leur parenté dont leur unité aurait pu sortir. » M. Hubert, Les Celtes depuis l'époque de la Tène, p. 274.

L'existence d'une caste importante de druides est donc un fait marquant dans l'histoire nationale de la Gaule.Qu'étaient-ce au juste que ces druides dans l'unité nationale? Pour s'en faire une première idée le mieux est de s'adresser à César (1). César qui chez lui a toujours feint de prendre le parti de la plèbe, encore qu'il fût par ses ambitions et par ses vices un autocrate né, César commence par plaindre

(1). De Bello Gallico, V, 13-21.

ce pauvre peuple des Gaules que réduisent en esclavage les deux autres ordres de l'Etat : le clergé et la noblesse, car il est extraordinaire que le tableau conventionnel de la Gaule sous César ressemble beaucoup au tableau non moins classique et conventionnel de la France vers 1750. Les simples mortels sont donc en Gaule de véritables esclaves des nobles. Et pourtant à côté des nobles, au- dessus d'eux plutôt une classe privilégiée fait encore plus grande figure : classe de prêtres, classe de savants, classe de magistrats. Les druides sont des prêtres qui ont le monopole de l'éducation publique et réalisent dans cette Gaule, qui n'est pas un Etat à proprement parler, une magistrature unifiée. On conçoit l'empressement avec lequel les familles nobles des Gaules destinent leurs cadets et peut-être tout aussi bien leurs aînés, aux novi­ciats druidiques.

César explique pourquoi les druides sont si puissants et si scrupuleusement obéis. Ils instaurent une ferme police morale; ils la font agréer comme administration spirituelle d'un bout à l'autre du territoire. L'extrême religiosité des Gaulois y obéit. Les druides menacent les récalcitrants des foudres religieuses. Ils connaissent déjà l'excommunication et l'interdit comme la papauté du moyen âge. On exclut de la communion des fidèles les indignes, les insoumis. Ces coupables ne peuvent se résoudre à cette perspective d'ostracisme, car leurs âmes religieuses ne peuvent vivre en dehors de leurs dieux. Les phrases de César méritent ici d'être pesées mot à mot : « Si un particulier ou un Etat ne défère pas à leur décision ils lui interdisent les sacrifices. Cette peine est chez eux la plus grave de toutes. Ceux contre qui est prononcée cette interdiction sont mis au nombre des impies et des criminels; on s'écarte d'eux, on fuit leur abord et leur entretien craignant d'attraper à leur contact un mal funeste; ils ne sont pas admis à demander justice et ils n'ont part à aucun honneur. » Si l'on songe qu'il n'y avait pas d'Etat unifié en Gaule, on peut considérer que les druides y avaient pourtant en mains la Société des Nations. Ils réalisèrent ce super-Etat fort qui manque actuellement aux nations d'Eu­rope. L'arbitrage obligatoire, du moins à l'intérieur des Gaules, était assuré par leurs soins. Il était d'autant plus efficacement assuré que les druides constituaient une hiérarchie parfaite. « Tous ces druides sont commandés par un chef unique qui exerce parmi eux l'autorité suprême. A sa mort, si l'un d'entre eux l'emporte par le rang il lui succède; si plusieurs ont des titres égaux le suffrage des druides choisit entre eux. » César note, à vrai dire, des troubles au sein de cette hiérarchie sacrée. Lorsque les candidats au premier rang s'affron­tent pour de bon on les voit « qui luttent pour le prin cipat les armes à la main ». Cependant qu'on ne dénonce pas là chez un peuple si mystique un défaut de piété. Il s'y trouve plutôt le fait que la nation étant d'un type religieux, une querelle religieuse est en même temps une querelle politique qui tourne à la guerre intestine.César sait que tous les ans les druides se réunissent, au moins à partir d'un certain rang de la hiérarchie « dans un lieu consacré au pays des Carnutes. Ce lieu passe pour être le centre de toute la Gaule. » L'impor­tante remarque doit être faite qu'en ce centre religieux de la Gaule il n'est pas seulement question de sacri­fices et de prières. « Là se rendent de toutes parts ceux qui ont des différends et ils se soumettent aux jugements et aux décisions des druides. » Parmi ces décisions il n'est pas traité d'affaires de murs mitoyens. Ces problè­mes inférieurs sont examinés dans les provinces par les druides de minime importance, faisant fonction de juge de paix. Il est question au pays des Carnutes des causes qui, intéressant les principaux groupements, pays ou tri­bus sont vraiment des causes communes.

Mais César ne veut pas représenter les druides uni­quement comme des magistrats, voire même comme des sacrificateurs religieux. Il sait qu'ils sont avant tout les docteurs d'une théorie mystique de l'univers, venant peut-être de la Grande-Bretagne, en tous cas possédant en Grande-Bretagne les plus doctes de ses augures. C'est là que les druides des Gaules vont chercher un supplé­ment à leur sagesse. On conçoit que dans ces conditions la place d'un druide dans l'Etat ou plutôt l'état de druide dans l'en­semble des tribus gauloises, soit une situation particulièrement enviable. L'ambitieux César, qui remplit lui-même dans sa jeunesse une place officielle de pontife, par pur amour du lucre est surtout sensible à cet avan­tage. Il note avec intérêt que les familles gauloises pen­sent de la sorte. Les druides ne payent pas d'impôts, sont exempts de tout service militaire, de toute charge pénible. Au fond ils sont les seuls à constituer l'Etat; les autres Gaulois font parti du cadre subalterne des tribus et des clans. César s'intéresse à la doctrine qu'on apprend aux jeunes druides en quelque vingt ans de noviciat. II est moins frappé par les détails de cette sagesse gauloise que par les procédés grâce auxquels elle se perpétue. Comme dans les anciens pays de l'Islam, comme aussi en beaucoup de religions primitives, archaïques bien entendu par rapport aux apparents petits progrès de la civilisation matérielle, la catéchèse est orale à une épo­que où l'écriture a déjà été inventée. Cependant les druides peuvent connaître les doctrines grecques, puis­qu'on matière administrative ils utilisent l'alphabet grec. Les druides du fait qu'ils ne veulent pas de doctrine religieuse écrite ne s'attachent pas seulement à d'ancien­nes traditions, Ils ont un dessein plus profond : celui de ne pas laisser les textes sacrés tomber aux mains de vils profanes. II y a aussi le désir d'entretenir la mémoire, de la nourrir, en ses moelles profondes, non seulement des ritournelles de la poésie religieuse, mais du rythme de la prière, des images, des formules, des jugements essentiels. Il ne s'agit plus d'une mémoire mécanique, II s'agit d'avoir prise sur les âmes. Puisque former les autres âmes constitue ainsi le but de l'activité nationale du druide il est nécessaire de former d'abord son âme propre. Cette activité plus spirituelle que simplement patriotique se dépense moins en faveur des corps qu'en faveur des esprits. La justice que cherchent les druides est moins une justice pour la durée d'une vie humaine qu'une justice pour l'éternité. Druides et peuples des Gaules ne s'exercent à la morale qu'en conséquence d'une doctrine de l'au-delà.Selon leurs croyances les âmes ne meurent pas. Leur mémoire peut s'agrandir à la taille de l'éternité. Ces druides préparent sur la terre une patrie éternelle. Les âmes séparées du cadavre terrestre iront de corps en corps vers des destinées purifiées. Elles monteront sans doute d'astre en astre. César apprend, et l'on pouvait s'en douter étant donné les idées des peuples antiques, que les druides ont toute une cosmologie, toute une astro­logie pour compléter leur théorie de l'immortalité de l'âme et de la métempsychose.

Moralistes intrépides, puissances de l'Etat, ces druides ne peuvent que réprouver les luttes intestines des nobles dans les tribus. Ces luttes ravagent à l'état endémique le territoire de la Gaule; et l'universalisme druidique a précisément pour tâche principale de pallier aux méfaits de cette féodalité qui ne connaît que des intérêts tem­ porels, égoïstes et mesquins.Par bonheur pour les druides, l'ensemble de la nation est très religieux. Ici César emploie pour désigner les Gaulois ce terme de nation : natio est omnium gallorum admodum dedita religionibus. Il n'est pas indifférent que ce soit à propos de l'unanimité religieuse qu'il ait envi­sagé les Gaulois comme une nation. C'était une nation amie du sacrifice jusqu'au fanatisme.Il n'est pas facile pour des modernes de retrouver exactement les raisons pour lesquelles les Gaulois faisaient à leurs dieux des sacrifices humains. Il n'était pas facile à un Romain, comme César, d'y voir clair. Les dieux étaient satisfaits, paraît-il, surtout lorsqu'on immo­lait de grands coupables. Le sacrifice de leurs corps était une punition infligée à ces âmes pécheresses. Mais dans le cas où tes victimes coupables manquaient on immo­lait quand même des victimes quoique innocentes. Les dieux étaient-ils tellement sanguinaires? Ou bien fallait-il des « boucs émissaires » chargés des menus péchés de la masse? Comment les dieux et les hommes s'y retrouvaient-ils dans cette arithmétique des mérites? Il faudrait des druides pour l'expliquer. Qu'était-ce que cette communion des saints? Qu'était-ce que cette solidarité dans le sacrifice?

César a assimilé les dieux mystérieux de la Gaule à des personnages du Panthéon romain. Effectivement tout de suite après la conquête romaine des statues uniront dans la même allégorie à la fois les dieux celtiques et leurs équivalents latins. Mais y avait-il vraiment des statues de Mercure, ou bien les simulacres d'un Mercure gaulois dont parle César désignaient-ils à proprement parler des statues? Etaient-ce là les statues du même Mer­cure adoré d'un bout à l'autre du territoire? Plus inté­ressant que cette comparaison, des deux religions gau­loise et romaine, qui demeure toute superficielle, est le récit que fait César du caractère sacré du butin de guerre. « Mars gouverne les guerres. Quand ils ont résolu de livrer bataille, les Gaulois font vœu en général de lui donner ce qu'ils auront pris à la guerre; après la victoire ils lui immolent le butin vivant et entasse le reste en un seul endroit. Dans beaucoup d'États on peut voir, en des lieux consacrés, des tertres élevés avec ces dépouilles. Il n'est guère arrivé qu'un homme osât, au mépris de la religion, cacher chez lui son butin ou tou­cher à ces dépôts : un tel crime est puni du plus cruel supplice au milieu des tortures. » C'est donc que la guerre est toujours pour le Gaulois une affaire sacrée, c'est donc que les druides seuls peuvent prêcher cette guerre, guerre particulièrement sainte quand elle est une guerre qui s'étend à tout l'ensemble des tribus de croyances druidiques.Les druides déclarent en effet que les Gaulois cons­tituent une même famille; non pas la famille élue par adoption d'un dieu, mais la descendance d'un dieu noc­turne Dis Pater. « On mesure donc le temps par le nom­bre des nuits et non par celui des jours. » Ce dieu natio­nal serait-il un dieu-lune semblable au dieu Sin d'Ur en Chaldée au temps d'Abraham?

Les druides, représentants de DisPater, profitent d'une coutume qui les fait les compagnons privilégiés de la jeunesse. Un jeune bomme avant l'âge du service mili­ taire ne peut pas figurer à côté de son père. Il peut figurer à côté d'un druide qui n'est pas seulement homme d'épée.Les druides gouvernent la morale familiale. Ils ont décidé que la famille est indissoluble jusque dans l'au-delà. Ils ont décidé que le chef de famille a une auto­rité absolue sur les siens. Ils veulent empêcher l'anarchie sous toutes ses formes. Ils veulent empêcher en parti­culier cette forme d'anarchie très dangereuse étant donné le caractère gaulois et qui naît de la panique dans la propagation des rumeurs. « Les Etats qui passent pour le mieux administrés ont des lois prescrivant que qui­conque a reçu d'un pays voisin quelque nouvelle inté­ressant les affaires publiques doit la faire connaître au magistrat sans en faire part à aucun autre parce que l'expérience leur a appris que souvent des hommes imprudents et ignorants s'effrayent de fausses rumeurs, se portent à des excès et prennent les plus graves réso­lutions. Les magistrats cachent ce qui leur semble bon et ne livrent à la multitude que ce qu'ils croient utile de lui dire. Il n'est parlé des affaires politiques qu'en assemblée régulière, »

César ne dit pas expressément que ces mesures aient été élaborées par les druides dans l'intérêt public. Mais qui ne reconnaîtrait là leur religieuse sagesse! D'ailleurs comparant tout de suite après ces mœurs gauloises si caractéristiques avec les mœurs des Germains, voisins des Gaulois, César montre que les deux peuples diffè­rent du tout au tout. Les Germains en effet n'ont pas de druides pour développer chez eux le sentiment reli­gieux : ce sont de beaux animaux. La virginité qu'ils prônent pour la jeunesse est moins une pudeur spiri­tuelle qu'un procédé qu'on croit efficace « pour devenir plus grand, plus fort, plus musclé ».

Grâce aux druides, en un mot, la nation gauloise existe déjà : nation d'esprit. Les Germains ne sont que des tribus, des petites sociétés closes qui n'ont d'autre mystique que celle du sang. Voilà ce qu'on apprend des druides en lisant le principal texte de César. Mais ce témoignage demande des réflexions et des compléments. Du druide on pourra dire qu'il a profondément façonné le peuple gaulois : il lui a donné une unité supérieure, une sagesse profonde; il a donné au citoyen le désir brû­lant de se dévouer pour la cité. Le druide est beaucoup plus que le prêtre-roi de la tribu ou du clan. Qu'est-ce en effet que le prêtre-roi de la tribu ou du clan, se déclarât-il dieu! à côté des membres de la congrégation druidique pourvus d'une doctrine juridique, d'une doctrine morale, d'une doctrine religieuse, les trois monopoles essentiels au pouvoir dans la société antique, liés dans leur congré­gation à une hiérarchie complètement constituée- Les druides ont dû s'annexer habilement tous les pouvoirs moraux, toutes les croyances éparses. Et ils avaient mené l'unification jusqu'à donner à la Gaule un centre : non pas une ville capitale, non pas un temple, mais un lieu consacré (1) et probablement une forêt de chênes. La Gaule n'avait pas de capitale; les Etats gaulois seuls en avaient : Bibracte pour les Eduens, Gergovie pour les Arvernes. Cependant le bois sacré au pays des Carnutes, sans doute dans la forêt d'Orléans, peut-être à l'emplacement de Fleury-sur-Loire qui, plus tard, était considéré comme le centre géographique de la Gaule, jouait un rôle capital pour tout le pays. Cette terre pri­vilégiée des Carnutes était le cœur non seulement d'une religion mais déjà d'un Etat en train de se faire.

(1). Si avant les Celtes primitifs de la civilisation de Hallstadt le pays a eu conscience d'une nation antérieure, ça n'a pu être que dans un type religieux semblable au nationalisme druide. Jullian, De la Gaule à la France, pp. 83-84.

L'as­ semblée annuelle des druides était plus qu'une assemblée de prêtres, c'était une assemblée délibérative et légis­lative, presque l'image et le symbole de la patrie, une institution essentielle.Jullian a même hasardé une conjecture fort intéres­sante. Il semble que, comme elle avait ce sanctuaire, ce « saint des saints », à son centre, la Gaule ait voulu avoir tout autour de son territoire une série de temples ou du moins de lieux sanctifiés afin de l'appuyer comme autant de forteresses mystiques (1).Regardez les lieux extrêmes de la Gaule ligure : l'île de Walcheren avec son sanctuaire cher aux marins de la mer du Nord, l'île attirante de Sein aux neuf prophétesses. Mandeure, au pied du Jura, qui sera le plus révéré des lieux gaulois au voisinage du Rhin et, plus au sud, le rocher de Monaco, future station d'Hercule, le cap Cerbère qui abrite le port de Vénus, le cap du Figuier aux abords de l'île enchantée de Saturne, tous ces angles naturels de la Gaule, occupés par des enceintes sacrées, sont à égale distance de «  l'ombilic » du cours de la Loire. Les hommes de ce temps ont-ils donc mesuré les étapes sur les routes pour arriver au milieu même de leur réseau? Ou est-ce le hasard qui les y a conduits, et qui les a exactement conduits à la moitié du cours de la Loire, le fleuve médian de la France? Toujours est-il que là où était le centre du pays, là s'as­semblaient ses prêtres. L'adaptation est maintenant abso­lue entre la vie de la terre et la vie de la société. Si ces pieuses réunions avaient pour objet de culte la terre-mère, si elles se tenaient en ce saint des saints pour sentir pal­ piter son cœur, ce n'était pas seulement la terre universelle à laquelle elles donnaient le baiser de dévotion, c'était la terre propre de leur nation, la mère même de leur société.La Gaule n'avait pas de frontières naturelles puisque le Rhin constitue un trait d'union autant qu'une barrière.

(1). Jullian, De la Gaule à la France, pp. 97-98. Jullian pense que l’ombilic de la Gaule était représenté par une pierre. Ibid. p. 99.

Au cours de leurs vies de peuples, Basques, Ibères ou Gaulois n'ont pas attendu Louis XIV pour proclamer qu'à leurs yeux il n'y a plus de Pyrénées. Quant aux Alpes, les Gaulois les avaient dépassées en peuplant le nord de l'Italie, ensuite les Romains les repassaient en colonisant la Provence. On conçoit dans cette insuffisance des défenses géographiques que les Celtes, au temps de César, aient voulu étendre la domination nationale de leurs druides à l'intégrité du territoire en édifiant des sanctuaires aussi éloignés du centre que possible. Mais surtout, plus important encore pour un pays que ses fron­tières, qui ne sont qu'un terme, le pays celtique possède un cœur sacré. Ce cœur bat et il bat pour la Gaule. Il en fait comme un vaste corps dont les druides sont l'âme, sublime principe d'amitié. Henri Hubert, nullement sus­pect d'un spiritualisme romantique, a écrit : (1)Les Celtes avaient en main une institution qui pouvait assurer leur liaison effective : c'était le sacerdoce des druides, classe de prêtres expressément chargée de la conservation des traditions. En fait, les liens du peuple cel­tique ont été assurés par la diffusion du druidisme : nous pouvons être sûrs que ces peuples ont dû à ces instruc­teurs professionnels des idées morales, des conceptions sur la vie future des traditions mythologiques des pratiques rituelles des solutions juridiques communes. C'est dire que des principes semblables ont partout réglé ou réformé la structure et le fonctionnement de la société.Comment vivaient donc ces druides, ces fonctionnai­res spirituels du commun idéal gaulois? On a été jus­qu'à faire d'eux les fondateurs de la vie monastique en Occident. Lorsqu'Ammien Marcellin, traduisant Timagène, rapproche les associations druidiques des confré­ries pythagoriciennes, il ne songe pas seulement à des analogies doctrinales, mais à un genre de vie cénobitique.

(1). H. Hubert, Les Celtes depuis l'époque de la Tène, pp. 226-227.

Cependant il ne peut être question de comparer les drui­des à ces moines d'Occident dont l'abbé était seul lettré et qui, à partir du Vème siècle après Jésus-Christ, étaient surtout des équipes de pieux défricheurs et laboureurs. Alexandre Bertrand préférait comparer les druides aux moines thibétains, à la fois plus savants et plus politi­ciens. Mais le terme « lamaseries », qu'ils employaient pour désigner l'habitat des druides, est un terme singu­lièrement risqué. Nul ne sait au juste en quelles condi­tions les druides pouvaient séjourner ensemble soit à la ville soit à la campagne. Ce qui est sûr c'est que, élevant des jeunes gens en dehors de leur famille, les druides à défaut de monastères ont du moins fondé en Gaule « les internats ». Le mot est de Salomon Reinach. Il a son prix. Mais les druides ont fait plus que des internats ou des abbayes. Leur rôle social a été plus grand que celui des Jésuites dans les nations latines. Ils ont cons­titué un ordre religieux qui non seulement représenta à lui seul la force de religion, mais développa la force vive de la patrie à une époque où l'on n'ose pas dire que cette patrie existait. Le premier des ordres religieux qu'a porté le sol de la France a été plus fort que tous les autres. Il a puissamment contribué de la sorte à créer la patrie elle-même (1).Il est très juste de se représenter avec Pline (2) les druides vêtus de blanc, avec leur serpe d'or, cueillant le gui du chêne sacré pour en confectionner une sorte d'élixir de longue vie.

(1). Une foule de détails concernant le culte des druides ou leur manière de vivre seraient à éclaicir. Cependant on ne devra aborder cette étude spéciale que très prudemment. Le druidisme irlandais sur lequel on est abondamment renseigné à partir du Vème siècle après Jésus-Christ ne peut être identifié au druidisme gaulois du temps de Vercingétorix. D'Arbois de Jubainville, excellent celtisant, a échoué lui-même en essayant de remonter du druidisme irlandais au druidisme gaulois. Pratiquement on renonce de plus en plus à ces assi­ milations intempestives.

(2). Histoire naturelle, XVI, 249.

Mais que cette scène d'un bucolisme facile ne vienne pas masquer l'importance vraie du druidisme en Gaule.

Les chênes sacrés sont pour la Gaule quelque chose de national. La forêt essentielle est une forêt de chê­ nes (1). C'est là que se faisaient, en des lieux spécialement consacrés par les druides, les sacrifices humains. Lucain témoigne de l'impression d'horreur et de crainte révérentielle que faisait aux soldats de César la vue des chê­nes druidiques. Il y en avait encore dans ce temps-là jusque dans la Gaule déjà réduite à l'état de Province romaine, près de Marseille. Le fait qu'on y versait le sang humain, le ténébreux mystère qui s'attache aux cou­tumes religieuses des peuples à demi-sauvages lorsqu'on les ignore, tout concourait à inspirer soit aux soldats, soit au poète de sombres fantaisies : « Là, écrit Lucain, sont célébrés d'affreux mystères druidiques. Tous les arbres sont dégouttants du sang des victimes humaines. L'eau qui coule est noire. A chaque chêne s'enroule un serpent monstrueux (2). » Lucain ajoute que lorsque César, vou­lant en finir avec cette superstition, ordonna à ses légion­naires de porter la hache au pied de ces arbres horribles, ils refusèrent. Je ne sais quelle majesté épouvantable se dégageait pour eux de ces vieux chênes noircis. Images d'une durée qui dépasse de beaucoup la vie humaine, ils faisaient penser à une éternité divine contre laquelle il serait vain et dangereux de vouloir s'insurger. Il fallut que César, le peu religieux César, esprit plus fort que ses soldats, donnât le premier coup de cognée. Alors seu­lement les Romains se persuadèrent qu'ils n'avaient rien à craindre des chênes des druides.

(1). A. Maury, Histoire des grandes forêts de Gaule.

(2). Il ne faudrait peut-être pas traiter trop vite de fiction poétique ces serpents. Parmi leurs animaux sacrés, les Gaulois semblent bienavoir eu un serpent qui est figuré jusque dans les représentations mythologiques de l'époque gallo-romaine.

Au premier abord ces simples arbres leur avaient paru plus difficiles à abat­ tre que les Gaulois n'étaient difficiles à vaincre. Devant la résistance des druides et le mystère des chênes ils avaient éprouvé d'avance comme quelque chose de la vérité de ce mot du Père Lacordaire : « Les moines et les chênes sont éternels, »La religion, et pour ainsi dire le patriotisme des druides, possédait une résistance plus forte encore que celle du chêne : la résistance de la pierre, de la pierre sacrée des hauts rochers vénérés depuis, les époques préhistoriques et qu'on vénérera jusqu'au moyen âge. Dans cette Gaule, où selon César tout roc de quelque impor­ tance comportait un génie et un culte, les druides avaient adopté pour leur religion les pierres levées, les pierres basculantes et branlantes, les menhirs et les dolmens, legs d'âges très antérieurs. Alors ils avaient eu peut-être une tout autre destination, liés sans doute au culte des morts, au dogme de l'immortalité de l'âme (dogme qui était aussi un dogme des druides),II ne peut être: question ici de ranimer la pitoyable querelle de Glozel où le faux sans doute abonda. Cepen­dant, parmi tant d'objets truqués ou « indatables », il faut bien signaler des mains, à doigts écartés, enfoncées dans l’argile qui sont identiques à la main creusée dans la Pierre Suzanne, au-dessus de Chez Bonnet, dans la proche commune de Saint-Priest-la-Prugne (1).

(1) Levistre, Les monuments de pierres brutes de la région du Montoncel, p. 110. Les imaginations de cet auteur sur les prétendues inscriptions, ses rapprochements bibliques, des attributions même au travail de l'homme de ce qui a été fait en partie du moins par des agents atmosphériques, bref toute cette part de subjectivité n'em­pêchent pas ses descriptions d'être suggestives. Voir dans son livre : Combeaux,, Ré de Sol, pp. 110-111; sommet, pp. 28, 110, 111; rochers, pp.. 30, 60, 112; roc à vagnon principal, pp. 55-64; habitats, p. 63.;. rocher de la biche, p.. 112,; La Bâchasse, pp. 112-115; plan James, pp. 115-118; La Roussille, Rochers des Fourches, pp. 118-122.

On ne peut s'empêcher d'évoquer les hauts lieux de la région du Montoncel entre les trois départements actuels de l'Allier, de la Loire et du Puy-de-Dôme, alors aux confins des plus grands peuples de la Gaule celtique : les Arvernes et les Eduens. A quelle date remonte à Saint-Priest-la-Prugne le four à briques des bois de Calinon avec ses briques à cupules en place? A quelle époque surtout ont été complété par l'homme les hauts lieux de pierre brute si parfaits comme celui du Rocher des Fourches, à la Roussille près de Chateldon? Ne sont-ce pas les druides qui y succédèrent à d'autres prê­tres? (1) Y eut-il des sacrifices humains dans cette niche à forme d'homme d'où partent des rigoles creusées dans le roc de ce haut-lieu? Le druidisme ne formait-il pas là peu à peu dans le sacrifice une âme collective, terrible et forte?Non seulement le druidisme a été ainsi pour la Gaule le noyau central de résistance, mais il a été aussi l'ins­pirateur d'une sagesse à la fois profonde et concrète.

(1) Alexandre Bertrand, qui avait visité ces hauts lieux, en avait été impressionné. Il en avait rapproché les bassins (La religion gau­loise, p. 84) de ceux où dans l'Inde les femmes viennent de très loin porter l'eau du Gange dans la pierre de Chandeswar; et a signalé qu'au XIXème siècle encore des montagnards pyrénéens croyaient, en dépit du clergé, à la vertu de tels bassins de pierre. Mais la même année le réputé archéologue Joseph Dechelette prenait violemment partie contre l'authenticité des traces de travail humain et d'utilisation humaine qui se trouvaient ainsi signalées. Une note à ce sujet à la commission des sites et monuments naturels a été retrouvée dans les papiers de Joseph Dechelette par son cousin, M. Marc Dechelette. J. Dechelette s'opposait au classement des hauts lieux. Il est vrai que par une seconde note à la commission, en 1909, il revenait sur cette opinion. Il écrivait alors : « II se peut qu'elles aient été au temps primitifs l'objet de certaines croyances se rapportant à l'en­semble des pratiques litholatriques. » L'affaire de Glozel a eu du moins cet avantage d'attirer l'attention sur les hauts lieux du Mon­toncel. Ceux des galets à. signes gravés qui seraient les moins inau­thentiques sont mêlés à de la céramique gauloise. Le souterrain de Palissard, où l'on aurait trouvé une tablette à signes, est gaulois ou gallo-romain.

II faut y insister car plus encore que les sacrifices san­glants on a reproché aux druides d'avoir fait de la poli­tique. Ceux qui ne comprennent pas pourquoi la cité antique est toujours et partout essentiellement religieuse, ceux qui s'insurgent en voyant Richelieu cardinal « sortir de sa sacristie », ceux-là trouvent inouï que le druide Divitiac aille à Rome non seulement négocier les affai­res des Gaules, mais prononcer un discours devant la Curie appuyé sur son bouclier, et discuter librement d'as­trologie avec son ami Cicéron. Pourquoi les druides auraient-ils borné leurs préoccupations aux rites de leurs dieux! Parce qu'ils ont eu aussi le culte de la patrie, ils ont été pères de la nation gauloise puis française. Les druides étaient des philosophes et des philosophes qui pensaient, comme Rauh au début du XXème siècle, que c'est au philosophe à gouverner la cité bien plus qu'à celui qui n'est pas l'ami de la sagesse. La patrie éduenne de Divitiac n'était pas celle où le druidisme était en dissolution, mais celle où les chefs de l'Etat étaient dési­gnés par les druides. C'était une province essentielle­ment celtique et druidique {1). En s'occupant de poli­tique et en s'occupant de cosmologie, le druide éduen Divitiac n'a fait qu'accomplir son devoir d'état. Tous les témoins antiques : Strabon, Pline, Diogène Laerce, Jamblique s'y accordent : les druides furent des philo­sophes sachant vivre en dehors d'une tour d'ivoire : leur philosophie a contribué à faire leur nation.Posidonius avait été frappé du traditionalisme classi­que de cette philosophie druidique qui enseignait la métempsychose et pouvait dériver de Pythagore on au moins des écoles marseillaises. Mais il avait été aussi frappé de l'ouverture d'esprit, de la conviction spiritua liste que la formation druidique avait donnée à la nation gauloise.

(1). De Belle Gallico, VII, 33.

Chacun des deux aspects d'une sagesse : sa stabilité, son appétit de progrès se trouvait en honneur chez les druides. Faire progresser, surtout moralement, les citoyens paraissait à ces sages le premier de leur devoir. Leur sagesse se continuait en apostolat.La croyance au passage des âmes d'astre en astre fai­sait qu'on préparait à la mort les condamnés. On avait le devoir d'assurer leur vie éternelle (1). Les Gaulois étaient toujours prêts à se perfectionner, à apprendre des choses plus belles et meilleures. Ils avaient une telle croyance en la vie future que non seulement ils établis­saient des contrats réalisables dans l'autre monde, mais qu'ils avaient avec l'assurance d'une survie privilégiée un zèle sans peur à défendre, fût-ce au prix de leur existence terrestre, les causes qui leur paraissaient justes et sacrées. Les causes pour lesquelles les Gaulois se bat­taient étaient parées de mysticisme. Les druides assu­raient en effet que les dieux combattaient avec leurs peuples. On aimerait à connaître ces dieux : animaux sacrés devenus dieux animaux : Epona jument ou déesse des écuries, les grues qui vont par trois, Cernunnos le dieu-cerf, le serpent cornu, ou bien des divinités solaires ou célestes. Tout ce panthéon, sur lequel les Gaulois eux-mêmes L'essentiel se sait pourtant : ces dieux étaient peut-être mal fixés, est impénétrable à l'esprit moderne, faute de sympathie, faute aussi de documents.

(1). Maurice Magre, La clef des choses cachées, p. 61, a raison de se moquer d'un certain préjugé qui fait minimiser aux historiens la créance druidique à la métempsychose : «  Ils préfèrent l'écarter, n'en pas parler, nier même qu'on ait pu croire en elle. Ainsi M. Camille Jullian, qui accorde au témoignage de Jules César une foi aveugle, ose pour la première fois émettre un doute. On sent combien il aurait proféré que les druides eussent une toute autre croyance. M. Phileas Le Besgue, qui a publié une savante et intéressante étude sur le druid isme, semble avoir la même répugnance. Beaucoup d'écrivains et de philosophes en présence de cette doctrine à laquelle ont adhéré Pythagore, Platon et les néo-platoniciens se tiennent sur une réserve dégoûtée. »   

n’étaient pas des hommes divinisés, c'étaient plutôt des forces de la nature. Le brenn qui pilla Delphes rit beau­coup, paraît-il, à l'idée que des hommes de marbre ou de bronze puissent représenter les dieux des Grecs. C'était à bon escient et pour un spiritualisme supérieur que les druides étaient iconoclastes.Mais jusqu'où cette sagesse qu'on méconnaît si sou­vent chez les compatriotes de Vercingétorix a-t-elle été perspicace? Jusqu'à quel point a-t-elle percé l'obscur mystère du monde?Ces prêtres, qui interdisaient que l'on façonnât des idoles, avaient-ils accédé à ce concept seul vraiment supérieur et définitif d'un dieu unique créateur, qui caractérise les métaphysiques dignes de ce nom? La patrie de Vercingétorix pouvait-elle écrire sur ses mon­naies « Dieu protège la Gaule ». Camille Jullian serait tenté de croire que les druides en étaient arrivés là du moins dans leurs convictions intimes (1).Aucun des dieux ne portait atteinte à l'unité morale de la Gaule. Les druides se réservaient le droit de définir leur nature, de dire leur noms et, tels que Moïse devant Jahvé, de les voir face à face en leur présence invisible. Peut-être auraient-ils préféré comme les prêtres d'Israël un seul dieu et un seul sanctuaire. Mais les besoins religieux des peu­ples furent plus forts que l'idéalisme des chefs, on mul­tiplia leur domicile. Tentâtes descendit sur les montagnes impérieuses et chaque peuple put l'avoir chez soi, les Arvernes au Puy-de-Dôme, les gens d'Alsace et de Lorraine au Donon, ceux de Paris à Montmartre.Au fond on ne sait rien sur ce point précis. Il est même douteux que la triade dont parle Lucain dans sa Pharsale : Teutates, Esus et Taramis représentât une trinité nationale. Il s'agit peut-être de dieux locaux d'en­tre Seine-et-Loire. On se demande même comment les druides, animateurs d'un culte général, ont réussi à éta blir une croyance en des dieux nationaux.

(1). C. Jullian, De la Gaule à la France, p. 102.

Jullian veut faire, au moins de Teutates, un dieu patriotique, réalisant en Gaule l'hénothéisme, le culte d'un seul dieu pour tout le peuple à défaut de la croyance en un Dieu commun à tous les hommes. Jullian écrit : (1)

J'ai peine à croire que Teutates n'ait point existé comme dieu d'alliance : son nom signifie le « dieu national »; on disait de lui que fils de la Terre et peut être aussi son époux, il avait fondé la nation dont il portait le nom, qu'il l'avait ensuite disciplinée lui révélant l'industrie et les arts, l'as­treignant au travail et à la paix, ouvrant les routes et les marchés. Ce Teutates, par son nom et son histoire, a une telle allure de génie du peuple, d'esprit national, d'empe­reur et de législateur que je ne peux m'empêcher de le voir présider sur la Loire aux assises religieuses des tribus associées. Qu'à côté ou même au-dessus de lui on ait adoré la Terre, mère du dieu et de la nation, qu'une place impor­tante ait été faite, etc, etc...

Cette profession de foi en faveur du Teutates national suppose son assimilation avec le Dis Pater, le dieu père des Gaulois dont parle César (2) et aussi avec le Mercure gallo-romain. La conjecture est fantaisiste. Un seul dieu semble correspondre au Dis Pater, c'est le dieu au mail­let et au chien qui est représenté dominant les sept jours de la semaine. Il est désigné sous le nom de Sucellus, le bon frappeur, frappeur de foudre sans doute; mais dieu-Martel aussi, bûcheron national qui prendra en mains la cause de son peuple en cas de guerre et sera son principal atout. Teutates peut vouloir dire national dans le cadre de la tribu ou du clan (3).

(1). C. Jullian, De la Gaule à la France, p. 102.

(2). Remarquer en passant que si les Gaulois se considèrent nomme une race unique, c'est qu'ils sont bien ignorants de leurs véritables origines mêlées.

(3). Etant donné le peu que l'on sait de la religion des druides, on comprend combien il est fantaisiste de vouloir affilier avec Otto Rahn et Maurice Magre la religion des Albigeois du moyen âge à l'an­cienne religion celte.

En ce cas il ne serait jamais le dieu pleinement populaire d'un Vercingétorix, à la taille de toute la Gaule. Par contre, Sucellus, le bon frappeur avec son maillet et son chien tient à tous les terroirs, et attache les Gaulois à leur territoire comme à un lieu consacré, comme au temple de la nation. Tel les chênes des druides il est, ce bûcheron, enraciné au sol. Ainsi cette religion profondément spirituelle, toute tournée vers un au-delà où rayonnent les âmes immor­telles, s'appuie (condition sine qua non) au sol de la patrie. Il n'y a pas de statues, pas de temples peut-être, mais des lieux de culte et un dieu père du peuple. Cette religion imprègne la terre jusqu'à la rendre sacrée. Henri Hubert voyait juste lorsqu'il disait que le rite y est agraire comme la dogmatique y est spiritualiste (1). La religion de l'esprit s'enracine aux terroirs de la Gaule puissam­ment, tels ses arbres sacrés, tels aussi ses rochers divins, La religion de l'esprit selon les druides nationaux a pour dieux des sources et des montagnes. La fécondité de l'esprit ne dépend-elle pas de la fécondité de la terre et du soleil? Rien n'est moins nomade, rien n'aime plus le terroir que l'âme celte; non pas l'âme celte encore errante sur les routes d'Europe et d'Asie à la recherche de ses destinées, mais l'âme celte moralisée, nationalisée par ses druides. Peu de religion aiment autant le sol, et pourtant peu de religions antiques sont moins terre à terre.

(1). H. Hubert, Les Celtes depuis l'époque de la Tène, p. 285 : « Un caractère me frappe tout d'abord dans la religion des Celtes : c'est l'immense dignité des rites agraires mis au premier plan de la vie religieuse avec leurs mythes. La fécondité, la fertilité, la vie ont toujours été la préoccupation dominante de ces confréries orgiastiques et toujours elles ont tendu la main, par-dessus les religions politiques au pasteur et au paysan. En second lieu, l'élaboration dans la religion d'un système métaphysique et moral : la préoccupation de l'âme, de son origine, de sa destinée, le monde des âmes et des morts, le mythe de l'au-delà sont au premier plan des représentations comme les rites agraires au premier plan du rituel. »

Nombreu­ ses sont en ces temps lointains les idéologies mystiques qui ont alors présidé à la vie des cités; mais nulle de ces théories n'a su faire communier la terre et l'idéal plus étroitement, plus patriotiquement que ne le faisait le druidisme.

Les montagnes où la nature apparaît plus grandiose étaient spécialement adorées des Celtes. Au Mont-Beuvray, pour les Eduens, Bibracte, comme l'indique une inscription, était une déesse. Le Puy-de-Dôme était un dieu, Dumios ou Dumias. Ce dieu était plus grandiose certes, dans sa masse de lave, que réduit par les Romains à la taille d'un commissionnaire divin, Mercure Dumius, ce Mercure eût-il des ailes aux talons.

Les Celtes, religieusement patriotes, ne considéraient pas seulement dans ces montagnes les forteresses natu­ relles, leurs refuges, et des prières de pierre dressées vers le ciel. Ils y voyaient aussi des châteaux d'eaux. Et ils adoraient les sources. Elles étanchent la soif, suscitent la végétation, réunissent les hommes, groupent même leurs demeures. Elles courent, un peu à la manière d'un être vivant. Plus encore que ces petites fontaines des prés et des bois, les Gaulois admiraient les grandes rivières qui sont des richesses communes et au-dessus de toutes les autres rivières ils appréciaient le plus majestueux cours d'eau des Gaules, le Rhin. Un Gaulois, Yindomar, se donnera pour le descendant du dieu Rhin, et l'on trouve souvent ce nom de Rhenogenus qui est un titre, du moins une grande prétention à la noblesse.

De même qu'ils avaient un dieu-père, Dis-Pater, les sages Gaulois eurent des déesses-mères. On les figura plus tard groupées généralement par trois. On leur attri­buait des épithètes qui varièrent avec le groupe culturel ou ethnique, la tribu ou le clan. Les Matres ou matronae subsisteront jusque dans le folklore celtique et devien dront, sous l'appellation latine de fatae, les fées fantai­sistes de tant de contes. A cause de ces mères terrestres, et tant aimées, il est à peine exagéré de dire que la France est un peu la petite-fille des fées.

Etant donné leur tempérament hâbleur et l'instable imagination celtique, il eût été à craindre que les Gau­lois se donnassent des dieux plus horribles ou plus pernicieux. Il en est un cependant qui n'inspire pas confiance. C'est cet Ogmios dont le rhéteur Lucien a vu plus tard, à l'époque romaine, des représentations. Etait-il vraiment à l'origine un Hercule? Hercule, le vrai, honnête et solide Hercule, est un dieu qui détruit les obs­tacles, un travailleur sérieux. Or Ogmios est représenté avec des chaînes d'or qui, partant de sa bouche, rejoi­gnent les oreilles de ses auditeurs. C'est le dieu de la persuasion et les Gaulois ne sont que trop portés à se laisser persuader. Ogmios est un mauvais Mercure, un méchant génie de ce peuple si facilement séduit par de belles paroles.

Les sages druides heureusement avaient pour leur Gaule une autre école que celle des sirènes trompeuses. Ils auraient voulu lui donner le pli de la discipline et du sacrifice, ils rêvaient d'une unité morale bien vivante mais où la civilisation fût toute spirituelle pour leurs assujettis. «Votre royaume n'est pas de ce monde», pouvait être le thème de leurs prédications. Longtemps ils avaient proscrit l'or. La tribu tolosate s'était vu obligée à enfouir son butin d'or au fond d'un étang, à l'empla­cement de l'actuelle église Saint-Sernin. Sans proscrire absolument le vin, les druides semblent avoir réussi à interdire de planter la vigne sur le sol de la patrie. Le vin était donc en Gaule une importation de luxe. Son prix décourageait les abus.

Mais l'esprit de sacrifice auquel contribuait ces inter­dictions alimentaires allait jusqu'à se complaire à des sacrifices humains. Les auteurs qui aiment la couleur locale ne cachent pas ces immolations rituelles. César avait dit des druides : « Certains ont des mannequins d'une taille énorme dont ils remplissent d'hommes vi­vants la carapace tressée d'osier. On y met le feu et les hommes périssent enveloppés par la flamme. » Camille Jullian ajouta au mannequin d'osier du bois et du foin, matières qui lui paraissaient également combustibles. Il y introduisit même des animaux et il aboutit à cette belle phrase : « Les condamnés étaient enfermés pêle-mêle avec des animaux dans un colossal mannequin d'osier de bois et de foin et on mettait le feu à cette masse de chair. » Par contre l'auteur humanitaire qui se plaint de l'exagération de Jullian veut supprimer le caractère fâcheux de ces sacrifices chez les druides et il écrit (1) : « Les sacrifices humains que l'on a tant reprochés aux Gaulois et aux druides ont existé de tout temps et chez tous les peuples. De nos jours quelques nations seulement les ont abolis. La France n'est pas de celles-là. Seulement l'immolation au lieu d'être faite avec un couteau sacré est pratiquée par la guillotine et ce n'est pas au nom de Moloch, de Jupiter et de Teutates mais au nom d'une divinité abstraite de la jus­ tice. »

Selon la morale des druides, une cause sacrée vaut plus que la vie d'un homme. Ce qui paraît acceptable dans le sacrifice obligé d'un criminel l'est davantage encore dans le sacrifice d'un volontaire agissant pour une cause juste. Mourir pour la patrie devient un sort digne d'envie. Du sacrifice pour la nation, de l'épreuve même de la nation on a déjà connu l'espérance que du bien naîtra pour plus tard. Ce sacrifice peut-être nécessaire; la moisson ne lève pas si le grain ne meurt.

1. M. Magre, La clef des choses cachées, pp. 30-33.

Encore trop abstraite ou plutôt trop théorique entre les mains des druides (parce qu'elle n'est encore chez eux qu'un super-Etat dans la pluralité des tribus) la men­ talité gauloise est déjà cependant toute apte à s'incarner dans un héros représentatif. Ce héros combattra pour la grande cause, sera victorieux pour elle, mouvra pour elle et avec elle, finira d'unifier cette patrie même s'il semble la mener au tombeau. Ce héros vivra dans le mysticisme qui est activité. Il vivra dans le sacrifice puis­qu'il n'y a pas de héros sans héroïsme (1). Que la Gaule, la Gaule à la terre sainte, où le sol est dieu, où rochers, monts, rivières sont dieux, que la Gaule soit attaquée par les misérables tenants d'une civilisation matérialiste, et ce héros se produira, avec son martyre, phénix destiné à renaître de ses cendres dans l'âme vivante de tout un peuple immortel. Ce héros aura nom Vercingétorix. Ce peuple sera un jour le peuple français.Ce qui manquait jusqu'à Vercingétorix et ce qui fut la grande difficulté de sa tâche c'est, encore une fois, que politiquement la Gaule en était encore au troupeau et à la tribu. Elle manquait de cette organisation monarchi­que qui, en ces temps primitifs, lui eût été si utile pour venir à bout d'un César.Elle n'en était pas moins, à bien des égards, une nation toute vibrante du sentiment patriotique parce qu'elle avait, outre sa langue, sa civilisation matérielle et ses druides. Les deux meilleurs historiens de la Gaule l'ont dit avec raison et avec force. Leurs témoignages concou­rants se complètent (2).

(1). Les Celtes d'Irlande auront un héros, plus paisible, le très grand saint Patrick. Voir une très belle étude de la notion de héros dans : Le culte des héros et ses conditions sociales. Saint Patrick, héros national de l'Irlande, par Xarnowski.

(2). A. Grenier, Les Gaulois, pp. 15-16. C. jullian, De la Gaule à la France, p. 147.

La Gaule réunit dans une véritable unité nationale les diverses régions qui constituent aujourd'hui la France et même un peu davantage puisqu'elle s'étend non seulement des Alpes à l'Océan mais des Pyrénées au Rhin. Cette unité il est vrai apparaît souvent plus idéale que réelle. Elle n'en semble pas moins profondément sentie par tous les Gaulois. Nous les voyons, aux mêmes lieux où depuis des générations de Français ont eu à se battre, défendre la même patrie que nous avons à défendre et parfois contre des ennemis de même provenance. Ils le font avec des sentiments semblables aux nôtres. César rapporte presque avec étonnement leur irritation du « Malheur commun » de la Gaule et leurs conspirations répétées au nom de la « liberté commune ». Il ne comprend pas qu'un mot de Vercingétorix, l'évocation de l'union sacrée de tous les Gaulois qui les rendait invincibles suffise après un grave échec à relever les courages. Nous entendons Vercingétorix mieux que César son contemporain et il nous apparaît vraiment comme un des nôtres. Son histoire et celle de ses compa­gnons nous appartient. Parmi tant de peuples, connus ou inconnus dont les efforts successifs ont constitué la France, les Gaulois ont donc les premiers comme exprimé et réalisé en partie un idéal politique qui est demeuré le nôtre. Les premiers aussi ils ont conquis à notre nation son titre de noblesse dans les annales du monde. C'est d'eux que nous tenons, pour ainsi parler, nos plus anciens parchemins nationaux. Ces hommes ont même langue et même nom. Ils ont des chefs souverains les uns rois, les autres prêtres; ils ont des lieux de rendez-vous universels, des conseils politiques et des assemblées religieuses; ils ont à la fois un peuple et une Eglise. Par les souvenirs de leur histoire et la gloire de leurs aïeux ils communient dans le passé par l'adora­tion des dieux nationaux; ils communient dans l'avenir par les leçons d'espérance et de foi que reçoit leur jeu­nesse. La Gaule est un corps qui a sa pensée, sa télé et ses organes; et la même vie, une vie très persistante se répand dans tous ses membres. Et il se trouvera des hommes qui aimeront celle Gaule comme une femme, une mère ou une déesse, et qui sauront mourir pour elle. Tout cela ne fait-t-il pas une patrie? Il est certain que les patriotes de la Gaule furent l'exception, quelques âmes d'élite isolées au milieu d'ambitieux qui restaient attachés à la fortune de leur cité ou à l'intérêt de leur maison ou au milieu d'hum­bles travailleurs qui ne comprenaient que la besogne du pain quotidien. Mais cela s'est vu en d'autres temps et chez les nations les plus solides; et l'existence d'une patrie ne dépend point du nombre des fidèles qui la servent. La Gaule fut une patrie : elle avait ses druides. Elle eut celui qui anima un moment tous ses compatriotes : Vercingétorix.

CHAPITRE II

LA GAULE ET ROME

Tandis qu'en Gaule se succédaient, sept siècles durant, les diverses phases de la civilisation de la Tène, une civilisation d'abord assez semblable se développait rapi­dement en Italie. La petite ville de Rome était devenue une cité plus prestigieuse que tout ce que le monde connu avait déjà produit. Un véritable renversement, sinon de valeur du moins d'importance, s'était opéré. II semble qu'originairement les Gaulois aient été plus civi­lisés que les Italiotes. En tout cas la Rome primitive, la Roma quadratta, était loin d'égaler, par la perfection des objets,, par les procédés de constructions et par les dimensions même de l'enceinte fortifiée, les grands oppida de la Gaule du temps de César et de Vercingétorix. Grâce aux druides, le spiritualisme grec avait pénétré les âmes gauloises plus profondément qu'il n'avait façonné les intelligences romaines. Mais les Gau­lois en étaient restés à la libre concurrence des clans et des tribus, tandis que Rome s'était agrandie à partir d'une communauté étatique.

D'abord les Gaulois avaient paru posséder l’avantage, même militaire et politique. En ces temps reculés le dan­ger gaulois était menaçant pour l'Italie, non seulement la moitié septentrionale de la Péninsule avait failli de­meurer gauloise avec la vallée du Pô, mais il s'en, était fallu de peu que l'indépendance même de Rome ne dis­ parût.

Cependant, par la suite, la situation s'était complète­ ment renversée. A mesure que l'hégémonie gauloise du centre de l'Europe allait s'effritant, Rome accroissait son domaine méditerranéen. Le monde carthaginois était concurrencé, vaincu, assimilé. Le monde hellénique, qui avait un moment essaimé jusqu'en Gaule et conquis jus­ qu'à l'Asie Centrale, ce monde hellénique lui-même Rome se l'était annexé. Dans le siècle qui précéda l'épo­ que de Vercingétorix et de César, la culture artistique et littéraire de Rome avait singulièrement progressé, tandis que rien de semblable n'apparaissait dans le cycle culturel gaulois. En particulier il s'était produit un fait patent : les commodités matérielles de la vie s'étaient développées, au delà de toute prévision, dans la nou­ velle capitale de l'univers civilisé.

Sans doute les Gaulois demeuraient, du fait des drui­ des, les détenteurs d'une religion profonde. Leur âme vouée à Dis Pater, créateur des sept jours de la semaine, t oute tendue vers une survie, fascinée par le désir du mérite vertueux, était plus proche de l'âme des moder­ nes que ne l'était l'âme romaine. Mais la semence spi­ rituelle, lancée par les prédications des druides, se per­dait souvent sur des terrains ingrats, Les clans dispara­ tes des Gaules n'étaient formés en certaines contrées que d'hommes des bois ou d'agriculteurs extrêmement gros­siers. Les villes elles-mêmes, que venaient pourtant em­bellir les commodités du confort romain, demeuraient très inférieures à la nouvelle ville de Rome. Les Gaulois faisaient triste figure à côté des Romains, et si l'on eût demandé à un contemporain, fût-il Gaulois, qui étaient les plus civilisés des Romains ou des Gaulois ce juge n'aurait sans doute pas hésité à donner la préférence à Rome.

La civilisation, toute spirituelle, des Gaulois, n'était pas en progrès notable, et leurs richesses, toutes invisibles, ne s'évoquaient point tout d'abord à la première pensée d'une comparaison entre Rome et la Gaule. Cependant, ces deux civilisations, gauloise et romaine, qui semblent aux modernes s'exclure mutuellement, n'étaient pas incompatibles. En fait, si la politique personnelle, égoïste même, de César n'avait pas apporté des troubles en Gaule et, à la suite de révoltes, la réduction du pays en province romaine, peu à peu la Gaule aurait pris à Rome sa civilisation matérielle, comme elle avait pris à la Grèce son spiritualisme. La Gaule n'était arrêtée qu'à une crise passagère. L'évolution nouvelle commençait déjà. Bibracte, Gergovie, Alésia, Avaricum, bien d'autres villes, où les mœurs romaines apparaissaient, méritaient de demeurer indépendantes à la dévotion de leurs dieux. Il semblait que le druidisme restant sauf, un temps vien­drait où la culture gauloise, plus grecque peut-être que la culture romaine, reprendrait l'avantage, d'abord dans les villes, puis dans les campagnes où elle ne manque­rait pas de rayonner.

Certains auteurs, qui ont su par leur talent imposer leurs vues à un assez large public, ont prétendu depuis quelques années que les Gaulois étaient plus civilisés que les Romains. Quoiqu'il soit difficile de comparer deux civilisations qui n'ont guère de communes mesures, la thèse de Camille Jullian et de Maurice Magre, si favo­rable aux Gaulois, paraît au moins exagérée. Ce n'est pas par un caractère de nation policée, mais seulement par la supériorité de ses druides, que la Gaule méritait de garder son indépendance, pour autant que l'indépen­dance soit le prix du mérite.

Certes, on peut alléguer, en faveur des Gaulois, l’indéniable corruption des mœurs romaines : (1)

(1) M. Magre, la clef des choses cachées, pp. 53-54.

Quand César pénétra en Gaule, il n'y avait pas très long­ temps que l'affaire des Bacchanales avait fait découvrir dans Rome l'organisation d'une vaste société de débauches comme le monde n'en avait jamais connue. Sous prétexte de rites religieux, les jeunes femmes et les fils des person­nages les plus importants de la société pratiquaient cer­taines nuits l'amour en commun, dans d'immenses propor­ tions puisque ces réunions d'un caractère orgiaque compre­naient plusieurs milliers de personnes. Cet usage n'était pas perdu au temps de César; il était seulement devenu plus secret. Il avait même dû se développer avec l'athéisme grandissant de la société. A la suite des légionnaires, des marchands qui accompagnaient les armées, des innombra­ bles fonctionnaires parasites, la pourriture romaine se répandait dans les Gaules. Or, par un phénomène inexpli­cable, la corruption des mœurs et tous les maux qu'elle engendre exerce sur les peuples simples et purs une séduc­tion attractive à laquelle ils n'ont jamais résisté.

Ainsi sans se développer dans le sens de leur civili­sation de la Tène, les Gaulois perdaient leur frénésie guerrière, à proportion même du contact plus grand qu'ils avaient avec la civilisation matérielle romaine. Ils ne réussissaient pas à former un Etat stable, une nation totalitaire. Heureusement, ils conservaient avec les croyances druidiques un sentiment national plus pro­fond que celui qui aurait résulté d'une simple commu­nauté dans le cycle de la Tène désormais stérile et amoindri.Les Gaulois étaient à un stade de transformation, à une crise de croissance. Ils se trouvaient pour un temps en état de moindre résistance. Non seulement ils avaient perdu l'allant guerrier, qui rend redoutable l'élan des peuples barbares, mais ils ne connaissaient pas encore l'organisation savante qui fait la force des nations civi­lisées, même et surtout dans leurs années (1).

(1). A. Grenier, "Les Gaulois", pp. 131, 192.

Ils étaient comme au niveau de l'armée turque pendant les guerres balkaniques qui précédèrent le grand conflit mondial de 1914. Ils ne possédaient plus l'élan de la tribu primitive, ils ne bénéficiaient pas encore de l'entraînement des troupes vraiment modernisées. La Gaule était par surcroît menacée d'un double dan­ger. De même que les tribus celtiques répandues à tra­ vers l'Europe avaient reculé en Italie devant les Romains et en Allemagne actuelle devant les Germains, il était à craindre que la Gaule, proprement dite, peu cohérente, fut elle aussi envahie à son tour, soit par les Germains, soit par les Romains, soit par l'un et l'autre de ces peu­ples. C'est d'ailleurs ce qui se produisit temporairement à plusieurs reprises.

 
Cependant la Gaule eût pu résister, et elle faillit triom­pher de ses ennemis parce qu'elle avait un principe moral de résistance. Si la volonté nationale, si l'union des cœurs eussent été plus parfaites, Rome n'imposait pas le joug du vainqueur; le pays de Vercingétorix n'accep­tait de Rome qu'une civilisation pacifique. A la Gaule plus qu'à tout autre province soumise le mot de Camille Jullian s'applique (1) : « Le vrai créateur de l'Empire romain ne fut pas le légionnaire du peuple vainqueur, ce fut le politicien du peuple vaincu.»

II y avait déjà deux siècles que les Romains s'occu­paient de la Gaule. Pendant les guerres puniques, Mar­seille, la cité gréco-celte, avait été l'alliée de Rome; tan­dis que les Arvernes, pour la première fois, faisaient figure d'adversaires en envoyant des renforts à Asdrubal. En 154, en 126, Marseille, qui a hérité en partie de la puissance maritime de Carthage, a besoin des Romains pour l'aider à contenir des peuplades voisines, convoiteuses des richesses de son port. Les voilà qui s'instal­lent peu à peu sur toute la côte. En 125-124, leur alliance

(1) C.Jullian, Au seuil de notre histoire, t. II, p. 10.

s'esquisse déjà avec les Eduens du pays de la Saône. Bref, au temps de César et de Vercingétorix, depuis soixante-quinze ans, les Romains sont plus qu'aux portes, ils demeurent à l'intérieur du territoire gaulois. Cepen­dant Rome peut être importante en Gaule, elle n'y fait pas la loi. La Gaule était déjà pour Rome un lieu de batailles, elle y demeurait souvent un lieu de défaites. En 109, dans la région des Alpes, les Romains sont battus par les Cimbres et les Teutons, ces Germains qui sem­blent vouloir leur disputer la suprématie du pays. En 107, en Aquitaine, les Romains sont vaincus par les Hel­vètes. La Gallia Togata, cette province romaine où les Gaulois avait adopté la toge des Romains, était en pleine révolte lorsque Pompée la traversa en 77. Cette circons­tance prouve que les Gaulois, bénéficiaires de la civili­sation romaine, et de l'alliance romaine, et du sang romain répandu pour leur défense contre les Germains (fût-il répandu dans des combats malheureux) souhai­taient demeurer politiquement indépendants. Toutefois, malgré ces sursauts d'indépendance, mal­gré les périls encourus par les Romains au service de la cause gauloise, ces invasions germaniques avaient épuisé la force de résistance des Gaulois, leur aptitude à créer une unité nationale.

De 113 à 101, une immense anarchie, compliquée de pillages, avait désolé le pays. Quand enfin les Cimbres et les Teutons furent écrasés à Aix, puis en Lombardie par Marins, c'est Rome qui sortait grandie. La Gaule res­tait diminuée. Les Germains, qui disposaient de l'im­mense réservoir d'hommes des plaines du nord-est de l'Europe, demeuraient encore menaçants. De 108 à 101, la Gaule avait été complètement dévastée. Ainsi s'y explique-t-on l'arrêt de la civilisation proprement celti­que (1).

 (1). A. Grenier, Les Gaulois, p. 130.

Sept années de luttes incohérentes et de déprédations avaient déterminé dans tout le pays un appauvrissement que constate aujourd'hui l'archéologie. La troisième période de la Tène, qui commence à cette date, marque une déca­dence évidente sur les siècles précédents. La richesse exu­bérante de l'époque ancienne disparaît des mobiliers funé­raires. Les armes elles-mêmes sont moins belles et moins soignées : les épées à fourreau métallique ornées de gra­vures ne se rencontrent plus désormais ni en Gaule ni dans l'Europe Centrale. Les Iles Britanniques, que n'avaient pas touché ces bouleversements du continent, apparaissent en ce moment, en face de la Gaule épuisée, comme le conser­vatoire du luxe et de l'art celtiques. S'il apparaissait en Gaule quelque progrès, il était emprunté à la civilisation romaine; si les Gaulois pou­vaient résister aux sauvages Germains, c'était grâce aux Romains. Il s'en fallut de peu que Rome redevînt la paci­fique protectrice tics Gaulois indépendants. Vers l'an 00, le plus important peut-être des peuples celtes, celui des Eduens, pour se débarrasser d'un « héros germanique », le brigand Arioviste, réclame contre lui le secours de Rome. Presque en même temps, les Gaulois implorent l'aide de César contre les habitants de l'Helvétie qui veu­lent émigrer à travers leurs territoires. Ces événements semblaient orienter vers une entente gallo-romaine où rien n'eût été mesuré au prestige de Rome, d'autres prestiges subsistants. Les Gaulois admi­raient Rome comme les Barbares, au temps de la grande invasion de 406, admireront encore la capitale du monde. Or l'admiration des Gaulois pour Rome était infiniment moins dangereuse que celle des contemporains d'Alaric, d'Odoacre ou de Théodoric. Le temps était passé où les Gaulois pouvaient venir rôder autour du Capitole. Leur pays était déjà occupé militairement par les Latins venus défendre contre l'ennemi désormais commun : le Germain, une civilisation qui tendait, de part et d'autre des Alpes, à devenir commune elle aussi. Rome avait là une mission historique à remplir (1). Un protectorat romain aurait pu être en effet le salut du pays. Qu'on laissât les Gaulois se gouverner eux-mêmes, qu'on les y aidât, qu'on leur enseignât peu à peu l'ordre sans les obliger à renoncer à leurs vieilles traditions natio­nales, quel profit pour la Gaule, pour Rome elle-même et peut-être pour le monde, non seulement celui de jadis, mais même celui d'aujourd'hui. Sans doute Rome finît par apporter à la Gaule sa paix puissante et l'indéniable bienfait de sa civilisation. Hélas, ce ne devait être qu'après une guerre qui pou­vait être évitée et en arrachant à la Gaule des valeurs culturelles et spirituelles irremplaçables. A cause de cette guerre sacrilège, de ce crime contre l'humanité, l'orgueilleux César, puissant et hideux vain­queur, se vanta, comme on l'a vu, d'avoir fait périr un million de Gaulois. (Comme la population des Gaules n'a pas dû dépasser trois ou quatre millions d'habitants, il est évident que César a menti à propos de ce total comme il a menti dans maints détails de ses Commen­taires (2). Il n'en est pas moins vrai qu'il a dû se montrer cruel lorsqu'il a réussi à forcer la victoire. Il se vante en plusieurs points de son récit d'avoir livré des contrées au pillage). Cet homme-là eut peut-être des traits de génie, il ne saurait être un véritable civilisé, encore moins un civilisateur. Qu'était César? Et comment à partir de sa malfaisance faillit se perpétuer un bien : Vercingétorix, chef d'une forte Gaule indépendante utilisant de plus en plus la civilisation romaine? Comment ce bien ne réussit-il pas à s'établir? C'est ce qu'il convient d'examiner de près.

(1). A. Grenier, Les Gaulois, pp. 145.-140.

(2). Non sur des circonstances de temps et de lieu mais par des arrangements destinés à mieux faire briller sa conduite.

Suétone, qui n'est pas hostile à César, a tracé de cet ambitieux génie un portrait ressemblant. Il fit ses premières armes en Asie, sous les ordres du prêteur Marcus Thermus dont il partageait la tente. Envoyé par lui en Bithynie pour aller chercher une flotte, il s'ar­rêta chez Nicomède, et le bruit courut qu'il s'était pros­titué à ce roi, bruit que confirma, à peu de jours d'inter­valle, son retour en Bithynie, sous prétexte de faire ren­trer une somme due à un affranchi, son client. Le reste de la campagne lui valut une renommée plus favorable et Thermus, à la prise de Mitylène, le gratifia de la couronne civique. Les troubles une fois apaisés, il accusa de concussion Cornélius Dolabella, personnage consulaire et illustré par un triomphe. L'accusé fut absous. II résolut alors de se retirer à Rhodes, pour se soustraire à la haine et aussi pour consacrer ses loisirs et son repos à suivre les leçons d'Apollonius Molon, maître d'éloquence alors des plus célè­bres. Dans ce trajet entrepris pendant les mois d'hiver, il fut capturé par des pirates aux environs de l'île Pharmacuse et traité avec les plus grands égards pendant près de quarante jours qu'il resta auprès d'eux. Il avait avec lui son seul médecin et deux valets de chambre; car il avait dépêché sur-le-champ ses compagnons et ses autres escla­ves pour se procurer l'argent de sa rançon. Puis quand il eut compté cinquante talents et qu'ils l'eurent débarqué, il mit à l'instant une flotte en mer, poursuivit les pirates, les réduisit en son pouvoir et leur infligea le supplice dont il les avait souvent menacés en riant. Mithridate ravageant les contrées limitrophes, il ne voulut pas paraître rester oisif quand les alliés de Rome était en péril et passa de Rhodes, où il était arrivé, en Asie; il y ramassa des troupes auxiliaires, chassa de la province un préfet du roi et retint ainsi dans le devoir des peuples chancelants et indécis. II était questeur quand il obtînt de gouverner l'Espagne, Tandis que, sur mandat du préteur, il y tenait les assem­blées en rendant la justice, il vint à Gadès et, ayant aperçu dans le temple d'Hercule une statue d'Alexandre le Grand, il pleura et s'accusa en quelque sorte de lâcheté pour n'avoir encore rien fait de mémorable dans un âge où Alexandre avait déjà soumis l'univers. Il demanda immédiatement un congé pour chercher au plus tôt dans la ville les occasions des grands exploits. Troublé encore d'un songe qu'il avait eu la veille (il avait rêvé qu'il violait sa mère), il vit ses espérances portées au plus haut point par les devins qui l'interprétèrent et qui lui annoncèrent qu'il serait l'arbitre du monde, attendu que la mère qu'il s'était vue soumise n'était autre que la terre, notre mère commune. Après s'être concilié les faveurs du peuple, il tenta, par le crédit d'une partie des tribuns, de se faire donner, grâce à un plébiscite, la province d'Egypte. L'occasion lui sem­blait favorable d'obtenir un commandement extraordinaire parce que les habitants d'Alexandrie avait chassé leur roi, à qui le Sénat avait décerné le titre d'allié et d'ami; cette violence était généralement désapprouvée. La faction des grands fit échouer les prétentions de César, qui, à son tour, pour affaiblir leur autorité par tous les moyens possibles, releva les trophées de Caïus Marius sur Jugurtha, sur les Cimbres et les Teutons, renversés jadis par Sylla. Puis, dans l'information dirigée contre les sicaires, il comprit parmi les sicaires ceux qui avaient reçu de l'argent du Tré­sor public pour avoir rapporté les têtes des citoyens pros­crits, bien qu'ils eussent été mis hors de cause par les lois Cornélius... Renonçant à l'espoir d'une province, il brigua le souve­rain pontificat, non sans répandre l'argent à profusion. A la pensée du chiffre formidable de ses dettes, le malin qu'il descendit aux comices, il annonça, dit-on, à sa mère, qui l'embrassait, qu'il ne rentrerait que grand pontife. Il l'em­porta tellement sur ses deux tout-puissants compétiteurs, bien supérieurs à lui par l'âge et la dignité, qu'il obtint à lui seul plus de suffrages dans leurs propres tribus que l'un et l'autre n'en obtinrent dans toutes... Au sortir de sa préture, il obtint au sort l'Espagne citérieure. Retenu par ses créanciers, il se délivra d'eux en donnant des cautions. Puis, contre l'usage et contre la loi, il partit avant qu'on eût réglé les provinces. On ne sait point si c'est par crainte du jugement qui le menaçait comme simple particulier ou pour secourir plus tôt les alliés qui l'imploraient. Quand il eut pacifié sa province, il la quitta avec la même précipitation sans attendre son successeur, afin de briguer à la fois le triomphe et le consu­lat. Mais les comices étant déjà convoqués, on ne pouvait tenir compte de sa candidature que s'il entrait dans la Ville en simple particulier; et, comme beaucoup s'oppo­saient à l'exception qu'il sollicitait, il fut contraint de renoncer au triomphe pour n'être point exclu du consulat.

Ainsi appuyé des suffrages de son beau-père et de son gendre, parmi toutes les provinces qu'il pouvait choisir, il préféra la Gaule qui, par ses avantages et sa position, lui offrait tout un champ de triomphes. Et d'abord il obtint la Gaule Cisalpine, à laquelle on joignit l'Illyrie par la voie Vatinia; puis le Sénat y ajouta la Gaule Chevelue, car les patriciens craignaient que, s'ils la lui refusaient, le peuple ne vînt à la lui donner. Au comble de la joie, il ne put s'empêcher, quelques jours après, de se vanter en plein Sénat d'avoir atteint l'objet de ses désirs, en dépit des efforts et des lamentations de ses ennemis; et déclara que, désormais, il marcherait sur la tête de tout le monde. Quel­qu'un ayant eu l'insolence de dire que cela ne serait pas facile à une femme, il répondit en plaisantant « que Semiramis avait pourtant régné en Assyrie et que les Amazones avaient jadis possédé une grande partie de l'Asie...»

Il avait, dit-on, la taille haute, le teint blanc, les mem­bres bien faits, le visage un peu plein, les yeux noirs et vifs, la santé robuste; néanmoins, à la fin de sa vie il était sujet à des évanouissements subits et aussi à des cauche­ mars épouvantables. II eut aussi deux crises d'épilepsie dans l'exercice de ses fonctions. II avait un soin si scru­puleux de son corps que non seulement il se faisait couper les cheveux et raser avec soin, mais même épiler, comme certains le lui ont reproché. Comme il supportait impatiem­ment la disgrâce de sa calvitie, qui l'avait plus d'une fois exposé aux plaisanteries de ses détracteurs, il avait pris l'habitude de ramener sur son front le peu de cheveux qu'il avait; et de tous les honneurs que lui décernèrent le Sénat et le peuple, il n'en est pas qu'il ait accueilli et pratiqué plus volontiers que le droit de porter toujours une couronne de laurier. On dit aussi que sa mise était remar­quable. II portait un laticlave frangé qui lui descendait sur les mains, sans oublier jamais de serrer sa toge par-dessus, et cette ceinture était d'ailleurs assez lâche. C'est ce qui donna lieu au mot de Sylla, qui conseillait souvent aux grands « de se méfier d'un garçon serrant mal sa cein­ture... ». On a rapporté qu'il n'alla en Bretagne que dans l'espoir d'y trouver des perles, et qu'il en comparait la grosseur en les pesant de temps en temps dans sa main; qu'il recher­chait sans cesse avec fureur les pierres précieuses, les vases ciselés, les statues, les tableaux des maîtres anciens; qu'il payait un pris fou des esclaves bien faits et bien styles, ce dont il avait lui-même tellement honte qu'il défendait d'en porter la dépense sur ses comptes...

Je passe les vers si connus de Calvus Licinius :

Tout ce que la Bithynie et l'amant de César ont jamais possède…

Je tais également le discours de Dolabella et de Curion le père, dans lesquels Dolabella l'appelle «  la rivale de la reine, la planche intérieure de la litière royale», et Curion « l'écurie de Nicomède » et « la prostituée de Bithynie ». Je passe encore sous silence les édits de Bibulus, où celui-ci afficha son collègue en le traitant de « reine de Bithynie, qui, après avoir aimé un roi, aimait maintenant la royauté ». C'est dans le même temps que, suivant Marcus Brutus, un certain Octavius, que le dérangement de son esprit auto­risait à tout dire librement, appela Pompée « roi » dans une assemblée nombreuse, et salua César du nom de «  reine ». Caïus Mammius lui reprocha d'avoir, avec d'autres mi­gnons, offert à Nicomède la coupe et le vin, dans un festin nombreux où assistaient plusieurs banquiers romains dont il mentionne les noms. Cicéron, non content d'avoir écrit dans certaines lettres que César avait été conduit dans la chambre à coucher royale par des satellites, qu'il s'était couché sur un lit d'or, vêtu d'une robe de pourpre, et que le descendant de Vénus avait prostitué en Bithynie la fleur de son âge, l'apostropha un jour au Sénat où César défen­dait la cause de Nisa, fille de Nicomède, et rappelait les obligations qu'il avait à ce roi : « Laisse tout cela, je te prie, lui dit-il, on sait ce qu'il t'a donné et ce que toi-même tu lui as donné. » Enfin, à son triomphe des Gau les, ses soldats, entre autres chansons, telles qu'ils en chan­taient par plaisanterie en suivant le char du vainqueur, allèrent jusqu'à entonner ces vers si connus :

César a soumis les Gaules, Nicomède a soumis César. César maintenant triomphe qui a soumis les Gaules.Nicomède ne triomphe pas qui a soumis César...Et pour que personne ne doute qu'il brûlait des feux infâmes de l'impudicité et de l'adultère, Curion le père l'appelle dans un de ses discours « le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris. »

(1). M. M agre, La clef des choses sacrées, pp. 17-21.

L'inceste s'il est utile, est ardemment pratiqué par ces gens qui ne vivent que pour l'égoïsme le plus matérialiste. On préférerait « l'amitié platoni­cienne des philosophes grecs ». Ces Romains ne sont pas seulement ignobles, ils sont assassins. Il y a pire peut-être : ils aiment à réunir autour d'eux toutes les infor­tunes de la naissance : les goitreux, les nains, les géants, les hermaphrodites afin de s'en gausser pendant leurs scènes d'ivrognerie. « Un autre signe d'abaissement était le développement de la gastronomie. Jamais, à aucune époque, et dans aucun temps, elle ne joua un pareil rôle. » On connaît l'habitude des vomitifs destinés à étendre les limites de la goinfrerie. « Beaucoup de per­sonnages riches se consacraient exclusivement à la nour­riture. Un certain nombre de ces merveilleuses routes dont on voit encore les traces ne furent construites que pour permettre à certains aliments d'arriver plus vite aux gastronomes romains. Les festins étaient les actes principaux de la vie. » Certainement il ne faut pas céder à une indignation facile. Les excès de table, la luxure, sont trop fréquents à trop d'époques et dans trop de pays pour être repro­chés aux seuls Romains. De même que leurs voisins Romains et Germains, il est fort probable que les Gaulois ne dédaignaient pas les festins où se prodiguaient les mets et les boissons. Leur forme d'esprit, qui n'avait rien d'ascétique, favorisait indubitablement la chaleur communicative des banquets. Qu'un certain Romain, Gabius Apicius, ait fait des voyages sur mer pour trouver en Afrique de belles langoustes, cela est-il si surprenant? Luern ou Biluit ont pu avoir des amis fastueux capa­bles d'explorer les mers du Nord pour y ramasser cer­tains poissons ou certains coquillages. II reste que le physique des fêtards romains n'était pas plus attrayant que leur moral : « Cela faisait, écrit Maurice Magre, des hommes au gros ventre avec des visages rendus livides par la répétition des vomissements, et des crânes précocement dénudés. Un sénateur maigre comme Cassius, qui ne portait pas l'uniforme de l'em­bonpoint, était tellement exceptionnel que Jules César s'en méfiait, voyant en lui un homme qui devait trop penser. » Le fait est qu'après avoir refusé d'admirer autant que le voudrait Jullian les somptueux Gaulois Luern et Bituit, on ne voit pas pourquoi il y aurait lieu d'exalter tel ou tel grand homme de l'histoire romaine de cette période-là. Cicéron est d'une fatuité qui n'a d'égal que sa cruauté. Caton était un faux sage. Sa mort héroïque n'est qu'un bluff, quelques instants avant son suicide il donne à un esclave un tel coup de poing à la figure qu'il s'en brise la main. Ce stoïque est un brutal. Ce n'était chez les Romains que têtes coupées, mutilées et promenées dans le forum. Lors du triomphe de Marius, le roi de Numidie Jugurtha est traîné der­rière son vainqueur. Des tortures savamment combinées l'avaient rendu préalablement fou afin que, sous sa robe d'apparat, ses contorsions fussent la risée des foules les plus bêtes de l'univers.

« Une auréole de classicisme a paré faussement les personnages de cette époque. Les professeurs de latin et d'histoire, au long des siècles, leur ont mis un mas­ que de noblesse qui cache leurs faces grimaçantes d'hom­ mes avides.»C'est entendu : il ne faut pas tomber de l'extrême admiration à l'extrême exécration. Pourtant, ce qu'il y a de plus intéressant dans la civilisation : la paix chré­tienne, plus douce que la paix romaine, la bonté, la philosophie profonde, aucun de ces bienfaits n'est dû à César ni aux Romains contemporains de César. Ils risquaient par leur amoralité de compromettre jusqu'à leur capital de civilisation matérielle. La vraie culture, celle de l'esprit et du cœur, vient du christianisme, et avant le catholicisme elle vient de l'hellénisme, dont les Gaulois de Vercingétorix vivaient peut-être plus que les Romains de César.Il serait partial d'omettre la contre-partie. Tel de nos contemporains, qui sait découvrir ce que d'autres ne voient pas, oublie dans sa fureur contre les Romains que les Gaulois souvent étaient eux aussi ivrognes, dé­bauchés, brigands et sanguinaires. Mais on ne peut lui donner tort entièrement lorsqu'il s'exclame (1) : « On s'étonne que les Romains n'aient pas scalpé comme les Peaux-Rouges. Sans doute n'y ont-ils pas pensé. C'est à ces porteurs du flambeau de l'esprit que fut livrée la terre des sages druides. C'est eux que le mensonge mil­lénaire nous a appris à admirer comme nos pères intel­ lectuels. »De crainte de se perdre en jugements oiseux, il vaut mieux en revenir, pour étudier César, à la lettre de Sué­tone. On y saisira au vif comment ce requin, avide et prompt à saisir sa proie, à nager au plus vite, à mul­tiplier ses coups inattendus, a pu se faire le bourreau des Gaules (2) :Jamais aucun scrupule religieux ne lui fit abandonner ou retarder une entreprise. Quoique la victime eût échappé à l'immolateur il ne laissa pas de partir contre Scipion et Juba. Tombé en débarquant, M tourna le présage en sa faveur : « Je te tiens, dit-il, Afrique ! » Pour éluder les vati­cinations qui, dans cette province, attachaient fatalement le succès et un sort invaincu au nom des Scipions, il eut avec lui dans son camp un membre très méprisé de la famille des Cornélius qui, à cause de l'opprobre de sa vie, était surnommé Salution.

(1). M. Magre, op. cit., p. 21.

(2). Suétone, op. cit., LIX, LX, LXI, LXII.

Il décidait de combattre non seulement d'après un plan médité, mais aussi en profitant de l'occasion,souvent immédiatement après une marche, parfois par les plus affreuses tempêtes, au moment où nul ne pouvait s'atten­dre à un mouvement. Ce n'est que dans les derniers temps qu'il devint moins pressé de combattre, persuadé que plus il avait remporté de victoires moins il devait tenter la for­tune, et qu'il ne gagnerait pas tant à une victoire qu'il pourrait perdre à un désastre. Jamais il ne mit l'ennemi en déroute qu'il ne lui prit son camp; ainsi il ne donnait pas de répit à ses adversaires terrifiés. Quand une bataille était indécise, il renvoyait les chevaux, en commençant par le sien, afin de mettre ses soldats dans la nécessité de tenir bon en leur ôtant la ressource de la fuite.

Il montait un cheval remarquable, aux pieds presque humains et aux sabots fendus en forme de doigts. Ce che­val était né dans sa maison et les aruspices en avaient conclu que son maître était désigné pour l'Empire du monde : aussi le nourrit-il avec un grand soin. II fut le premier à le monter, personne n'ayant pu le dompter avant lui. Dans la suite, pour en conserver le souvenir, il plaça sa statue devant le temple de Vénus Génitrix. Il rallia sou­vent à lui seul son armée qui pliait, se dressant devant les fuyards, les arrêtant un à un et les prenant à la gorge pour les obliger à faire face à l'ennemi, et ils étaient si épouvantés d'ordinaire qu'un porte-aigle, qu'il arrêtait ainsi, le menaça de la pointe de son arme et qu'un autre lui laissa dans la main son étendard qu'il avait saisi.

Ce sang-froid supérieur qui le dominait au moment de ses plus grandes fureurs, et le mettait à la hauteur des situations les plus tragiques, inspirait à César un orgueil sans mesure, un orgueil qui finit un jour par révolter les Romains eux-mêmes. En ce temps-là il avait attaché à sa fortune les Gaulois à demi-barbares qu'il avait com­battus, écrasés, conquis (1).

Cependant ses autres actes et ses autres paroles tendent à faire croire qu'il abusa du pouvoir et mérita la mort. Car non seulement il accepta des honneurs excessifs comme le consulat continu, la dictature perpétuelle et

1 Suétone op. cit., LXXVI, LXXX.

la préfecture des moeurs sans compter le prénom d'Imperator, le sur­nom de Père de la Patrie, une statue parmi celles des rois et un trône à l'orchestre, mais encore il se laissa accorder des privilèges qui dépassent les grandeurs humaines : un siège d'or à la curie et devant le tribunal, un char et un brancard aux pompes du cirque, des temples, des autels, des statues auprès de celles des dieux, un coussin, un flamine, des Luperques; il donna son nom à un mois de l'an­née, prit et accorda à son gré tous les honneurs sans excep­tion. Dans son troisième et son quatrième consulats, il ne prit que le titre de consul, et se contenta de la puissance dictatoriale qu'on lui avait décernée avec les consulats; il nomma deux consuls à sa place pour les trois derniers mois de ces deux années : en sorte que, dans ce laps de temps, il ne tint de comices que pour la nomination des tribuns et des édiles du peuple, et qu'il établit des préfets au lieu de préteurs, pour administrer sous ses ordres les affaires de la ville. Un des consuls étant mort la veille des Calendes de janvier, il donna pour quelques heures la dignité vacante à un homme qui la demandait. C'est avec la même licence, au mépris des usages de sa patrie, qu'il disposa des magistratures pour plusieurs années, qu'il accorda les ornements consulaires à dix anciens préteurs, qu'il gratifia du droit de cité et reçut dans la curie des Gau­lois à demi-barbares; qu'il chargea, en outre, ses propres esclaves de la direction de la monnaie et des revenus pu­blics, qu'il confia le soin et le commandement des trois légions qu'il laissait à Alexandrie à Rufion, fils de son affranchi et son mignon...C'est pour ne pas être forcés de voter cette loi que les conjurés se hâtèrent d'exécuter leur projet. Ils n'avaient eu jusque-là que des réunions partielles, sans être souvent plus de deux ou trois; ils tinrent alors une assemblée générale. Le peuple lui-même, loin d'applaudir à l'ordre présent, repoussait la tyrannie en secret et ouvertement et deman­dait des libérateurs. Quand les étrangers furent admis au Sénat, on placarda cette affiche : « Salut à tous. Prière de ne pas montrer au nouveau sénateur le chemin de la curie. » Et l'on chantait partout :"César mène les Gaulois au triomphe et aussi à la curie. Les Gaulois ont quitté leurs braies, ils ont pris le laticlave."Comme Quintus Maximus, qu'il avait nommé à sa place consul pour trois mois, entrait au théâtre et que le licteur l'avait annoncé, selon l'usage, on s'écria tout d'un coup « qu'il n'était pas consul ». Après la révocation des tribuns Césétius et Marcellus, on trouva aux comices suivants un grand nombre de suffrages qui les désignaient comme consuls. On inscrivit au bas de la statue de Lucius Brutus : « Oh! si tu vivais! » et au bas de celle de César lui- même :"Brutus, pour avoir chassé les rois est le premier qu'on fit consul ; César, pour avoir chassé les consuls est le dernier qu'on fit roi."

La conspiration contre lui engloba plus de soixante ci­toyens, ayant à leur tête Caïus Cassius, Marcus et Décimus Brutus. Ils balancèrent d'abord s'ils choisiraient le Champ de Mars au moment où, pendant les comices, il appelait aux suffrages les tribus, pour qu'une partie d'entre eux le jetât du haut du pont, tandis que l'autre l'attendrait en bas pour le massacrer, ou s'ils l'attaqueraient sur la Voie Sacrée, ou à l'entrée du théâtre. Quand le Sénat eut été convoqué à la curie de Pompée, pour les ides de Mars ils trouvèrent le moment et l'endroit préférables.Malgré les sentiments d'admiration que l'on a pour son génie, cette réprobation universelle accompagne l'or­gueil culminant de César au moment où il va mourir. Tel est l'aboutissement normal de la réprobation qu'on avait au temps de sa première jeunesse pour la reine de Bithynie. Orgueil et dépravation ne font qu'un en César. Il n'a d'autres lois que son caprice. C'est par mépris pour l'humanité qu'il la veut gouverner tout entière, afin de n'obéir à personne. Il est trop intelli­gent pour être bestialement cruel. Il n'est cruel que pour assurer son triomphe au-dessus de toutes les circons­tances qui pourraient traverser ses desseins.En face de la Gaule, sauvage nation de druides spiritualistes, César représente le raffiné matérialiste. Il incarne au plus haut point, et c'est ce qui est dramati­que, le génie contraire du génie gaulois. En viendra-t-on à réformer complètement les juge­ments historiques habituels concernant César? Maurice Magre le demande (1) : « II aimait les pierres précieu­ses et crut en trouver de splendides dans les régions inconnues du nord. Peut-être la conquête de toute la Gaule eut-elle pour origine un désir de perles. Jules César est, de tous les hommes célèbres, celui dont le génie a été le moins discuté. Michelet, ébloui par ce génie lorsqu'il écrivit l'histoire de France, a pour ainsi dire escamoté les crimes de Jules César en Gaule et il s'écrie : « Un tel homme n'a pas de patrie, il appartient au monde ». Jules César n'appartient qu'à Rome, il en est la parfaite, l'éblouissante incarnation. »

II était certainement vaniteux jusque dans les détails de toilette : « Jules César réalisa à un haut degré, dès sa jeunesse, le type de ce qu'on appelait en France, avant la guerre, l'officier de cavalerie, sportsman et séduc­teur... » Ses soldats invitaient les époux gaulois à veil­ler sur leurs femmes à cause de la présence de César. Mais à quoi bon supposer qu'« il devait voir avec satis­faction les marchands qui suivaient ses légions couper les longues chevelures des morts pour qu'elles servis­sent de fausses tresses aux dames romaines », sous pré­texte que « sa calvitie contribuait à sa haine des Gau­lois trop chevelus à son gré! » II n'y avait d'ailleurs pas en César que des petits côtés. De plus en plus on se rend compte qu'avant Auguste il est le vrai fondateur de l'Empire romain et que son prodigieux talent d'ad­ministrateur avait déjà conçu, préparé l'essentiel de l'ad­mirable machine. Pourquoi lui reprocher amèrement d'avoir un plancher de chambre en marqueterie qu'il faisait transporter partout avec lui. Un grand person­nage qui, par ailleurs, n'hésite pas à vivre rudement dans les camps, les batailles, les marches forcées, a le droit, et peut-être le devoir, de s'entourer du luxe qui convient à son rang. Il n'a pas à se montrer mesquin.

1. Op. cit., pp. 22-24.

M. Magre a été mieux inspiré en insistant sur sa cruauté et sur les plaisanteries que César se permettait contre ses ennemis vaincus : « Après avoir raconté l'ex­termination des habitants de la ville de Cenabum, il ajouta : «  On eut à en regretter fort peu. ». II fit couper le poing de tous les habitants d'Uxellodunum. « Il signa un traité de paix avec les Usipètes et les Tenchtères ger­mains et, profitant de ce qu'ils étaient désarmés, il en fit un massacre inouï. »César, tout récemment encore, eut des apologistes appliqués à minimiser l'importance de sa cruauté. M. Maurice Rat écrit : (1)Dans cet instrument de propagande personnelle que sont les Commentaires, et sous cette objectivité apparente, tout concorde à mettre en valeur le génie du grand homme qui a conquis la Gaule. L'action rapide, foudroyante du chef, éclate dans maints passages, tels que la délivrance du camp de Cicéron, le début de la campagne de 52, l'expédition de Litaviccus. Sa promptitude à prendre les décisions utiles se manifeste dans l'organisation des descentes en Bretagne, de ses incursions transrhénanes, dans la mise en état de défense de la « Province », en 58 et en 52. La lecture des Commentaires nous montre continuellement l'ascendant du chef sur ses troupes, la confiance qu'il leur inspire, le dévouement qu'il obtient d'elles, la douceur et la clémence d'un homme qui, s'il faisait cruellement la guerre, obéis­ sait en cela aux lois de son époque et ne faisait que répon­ dre par des horreurs semblables aux horreurs des Gaulois eux-mêmes. Oui, osons le dire, comme le pensaient les contemporains, César, en dépit du carnage des Usipètes et des Tenchtères, en dépit du sac d'Orléans et du massacre des quarante mille assiégés de Bourges, en dépit même du supplice infligé aux défenseurs d'Uxellodunum, faisait figure aux yeux des Romains d'un chef plein de mansuétude, parce qu'il ne commettait pas de massacres inutiles, mais fai­sait ce qu'il fallait pour intimider l'adversaire et marquer aux vaincus sa force.

(1). De la Guerre des Gaules, préface, t. I, p. V.

Croyons-en sur ce point Hirtius, qui ne voit dans l'épi­sode sanglant d'Uxellodunum qu'un moyen d'intimidation, cet Hirtius, qui fut l'ami et sans doute le secrétaire de César, et qui écrivit le huitième livre de La guerre des Gaules.Il n'importe : l'homme n'est pas sympathique et l'on comprend la satire de Catulle.Débauché, bourreau infâme et voleur, qui permets à tes favoris d'emporter les trésors de la Gaule Chevelue et de la Bretagne; César! le plus avili des Romains, bourreau d'argent et voleur! Tes favoris font la roue et crèvent de richesse. César, le plus débauché des Romains! Viveur, bourreau d'argent et voleur! Imperator unique! Tu n'as donc été dans la plus lointaine des îles occidentales que pour dévorer avec tes mignons infâmes des centaines de millions. »Voilà qui n'est que trop conforme aux dires impar­tiaux de Suétone, dont voici d'ailleurs un dernier trait relatif à la conduite de César particulièrement en Gaule : (1)II ne montra de désintéressement ni dans ses commande­ments ni dans ses charges. C'est ainsi, comme certains mémoires l'ont prouvé, qu'en Espagne il reçut du proconsul et des alliés de l'argent qu'il avait mendié pour acquitter ses dettes; et qu'en Lusitanie il pilla en ennemi certaines villes quoiqu'elles n'eussent pas repoussé ses conditions et qu'elles eussent ouvert leurs portes à son arrivée. En Gaule, il dépouilla les sanctuaires et les temples des dieux remplis d'offrandes; il détruisit les villes, plus souvent pour y faire du butin que pour les punir d'une faute; il en résulta qu'il eut de l'or en abondance et qu'il en répartit la vente en Italie et dans les provinces à raison de trois mille sesterces la livre. Dans son premier consulat, il vola trois mille livres pesant d'or au Capitule et y substitua le même poids de cuivre doré.

(1). Suétone, op. cit., LIV.

Il vendit les titres d'alliés et de rois; c'est ainsi qu'il tira du seul Ptolémée près de six mille talents, tant en son nom qu'en celui de Pompée. Dans la suite c'est par les rapines et les sacrilèges les plus manifestes qu'il put suffire aux charges des guerres civiles et aux frais de ses triomphes et de ses spectacles.Comment César fut-il amené à faire aux Gaulois une guerre atroce, guerre d'extermination, sinon de leur race, du moins de leur nationalité? Ce ne fut certainement pas par nécessité. Les Gaulois se plaçaient d'eux-mêmes sous le protectorat romain.C'est que César fut un tyran et qu'il rompit l'amitié avec le peuple celte, amitié devenue si traditionnelle que les représentants de la force sociale la plus tradi­tionnelle en Gaule, les druides, étaient les principaux agents de l'alliance romaine. Les druides étaient devenus fort amis des Romains. Lorsque la révolte commença, contre les procédés inouïs du tyran César, ils demeurè­rent, pour la plupart, chez les Eduens au moins, assez longtemps fidèles à Rome. Ils ne se révoltèrent que lors­que le soulèvement des Gaulois, outrés des procédés de César, fut général. De leur longanimité ils allaient être mal récompensés. Leur existence fît les frais de la guerre. On détruisit leur culte, on brisa leur hiérarchie, pour tout niveler en Gaule, pour tout ramener au niveau romain, à ce niveau d'un polythéisme désuet, de supers­titions orientales, de service militaire, de bâtiments en , pierres sculptées. On apprit même aux Gaulois à pra­tiquer les raffinements, les dîners aux sauces savantes et toutes choses qu'ils commençaient déjà, ça et là, à imiter des Romains. Les massacres ordonnés par César, puis l'extermination des druides, étaient bien inutiles pour les leur faire connaître davantage. Il eût suffi d'en­voyer à la place des légionnaires quelques pacifiques marmitons.

Les Gaulois ne menaçaient pas Rome. De plus en plus les Romains réalisaient le protectorat de la Gaule, souhaité par les druides, aimé par les populations. Mais dans le bienfait de cette paix romaine, un loup dévorant s'était glissé : l'ambitieux César. II s'essayait à être empereur des Gaulois, avant d'être empereur des Ro­mains. Peut-être même espérait-il mettre les guerriers celtes à son service personnel et leur faire conquérir Rome. Mais il avait été trop dur, il avait révolté ces hommes, amis de leur indépendance. Ce qui ne l'empê­cha pas par la suite, on le sait, après avoir versé le sang celte, grâce aux épées romaines, de soumettre les Romains avec des mercenaires gaulois. Introduit en Gaule en 58, avec les intrigues de la République, César y mena sa tortueuse politique égoïste jusqu'en 52, grande année de la révolte qui faillit deve­nir sa perte avant d'assurer son triomphe, grande année où Vercingétorix donna pour quelques mois cohésion à sa patrie. Il advint seulement que cette cohésion parut éphémère et qu'elle ne devrait se retrouver durable que cinq siècles plus tard au temps des grands évêques et des invasions germaniques. César n'en agit pas moins si maladroitement que se manifesta l'aube fugitive d'une pairie dressée contre lui. Son pouvoir sur la Gaule ne grandit pas, au cours des années de son séjour dans le pays. Il était peut-être plus prestigieux (et certainement plus humain, plus libéral), dans les premiers mois. Ses intrigues n'avaient servi, par la suite, qu'à compromet­tre sa situation. Le succès de César fut tout à fait tar­dif et faillit bien être changé en catastrophe. Les Romains avaient été appelés, par les tribus celtes, pour venir à bout de la tribu turbulente des Helvètes. César, se trouvant à la tête des légionnaires, avait eu le profit moral de la victoire sur les Helvètes, dès l'an née 58, où il arrivait en Gaule. Ce fut d'abord à son adresse par tout le pays un concert d'éloges et de recon­naissance. On n'hésita pas à lui envoyer des ambassa­deurs pour le remercier officiellement (1). Avec une tou­chante spontanéité, les principaux citoyens de chaque tribu se portèrent à sa rencontre et se trouvèrent ainsi réunis.

(1). Caesar, De Bello Gallico, I, 30-33.

On eût dit, ce jour-là, que la nation gauloise était pleinement réalisée et qu'elle avait César pour chef, mieux, qu'elle s'incarnait en César, Ce dernier a été légitimement fier de l'adresse d'admiration et d'affec­tueuse soumission qui lui fut lue en cette circonstance, Dans ses Commentaires, il en a conservé le texte :Les Gaulois comprennent que le peuple romain, en faisant laguerre aux Helvètes, a vengé de vieilles injures qui lui étaient personnelles. Mais la terre des Gaules ne tire pasde la victoire de César moins de profit que n'en tire la république romaine. Les Helvètes en effet n'avaient quitté leur pays, pourtant si prospère, que pour porter la guerre à travers toute la Gaule, s'en rendre maîtres, choisir, entre tant de contrées, celle qu'ils jugeraient la plus favorable et la plus fertile et rendre les autres Etats tributaires. Les Gau­lois demandent que César s'entende avec eux pour fixer le jour de l'assemblée annuelle. A cette assemblée on réglera, d'un commun accord avec César, les diverses affaires concer­nant l'ensemble du pays.

Si César avait été humble, c'est-à-dire intelligemment objectif, il aurait saisi, dès ce jour-là, la mentalité des Gaulois. Assez indépendants pour prendre ombrage de toute domination violente, de toute hégémonie militaire (comme celle que les Helvètes avaient voulu réaliser parmi eux), ils souffraient de n'avoir jamais su consti­tuer un Etat cohérent. Ils avaient admiré en César son sens de l'ordre et de l'administration. Ils s'adressaient non seulement au représentant de la paix romaine, mais au génie de l'ordre qu'ils voyaient en lui. Ils avaient le dessein de concrétiser le caractère mystiquement national de leur assemblée religieuse annuelle chez les Cariantes. Ce que les druides, même aidés des nobles, ne pouvaient réussir à instaurer : des lois, une administra­tion, uniformément obéies d'un bout à l'autre du terri­toire, ils demandaient à César de le leur procurer.

Ils ne demandaient pas à ce général d'être un dicta­teur, puisqu'ils n'avaient pas pu supporter les Helvètes qui voulaient nettement les dominer; ils lui demandaient d'être leur conseiller, leur bénigne protecteur et d'appor­ter la paix romaine jusque dans l'assemblée annuelle de leur religion afin de pouvoir réaliser leur patrie.

L'orgueilleux César ne vit, dans ces bonnes disposi­tions des Gaulois, que le moyen de se mettre person­nellement à la tête d'un Empire. Entre la Gaule et lui le druide éduen Divitiac remplirait le rôle de vizir et pour ainsi dire de démiurge. Divitiac expliquait peu à peu l'état de cette Gaule dont l'étranger voulait bien se faire le fidèle ami.  Le grand danger actuel, pour la Gaule et déjà même pour Rome, paraissait être l'inva­sion du Germain Arioviste déjà commencée dans l'est.

Il y eut une assemblée solennelle où le druide Divi­tiac prit la parole au nom de tous les Gaulois pour sup­plier César de combattre Arioviste. César ne demandait pas mieux que de s'illustrer dans une guerre, profitable à Rome autant qu'à ses amis gaulois.Arioviste fut écrasé. Mais c'était une victoire pour Home plutôt que pour les Gaulois. Ceux des Gaulois qui, par une sauvagerie plus grande, par des infiltrations de Germains se rapprochaient le moins du caractère ro­main : les Belges, au nord, redoutèrent les premiers de trouver en César un tyran au lieu d'un allié. Les diver­ses tribus belges se donnèrent mutuellement des otages pour sceller le pacte de leur alliance anti-romaine (1).

(1). De Belle Gallico, II, 1-4.

Par bonheur le druidisme celte, florissant surtout dans le centre de la Gaule, n'était pas directement à la tête de la cabale. Ce qui demeurait grave c'est que l'on sen­tait une hostilité, une jalousie latente chez les Gaulois, de Celtique ou d'Aquitaine, soucieux de se débarrasser des armées romaines après s'être délivrés des bandes germaniques. Si César eût voulu conserver l'amitié de l'ensemble de la Gaule il eût dû s'appliquer à rendre l'occupation militaire moins sensible et ménager les Belges par des pourparlers. Au contraire, il les attaqua avec une rapidité furieuse les traitant, disait-il, plutôt comme des Germains que comme des Gaulois authen­tiques. Sa victoire sur les Belges fut pire pour lui qu'une victoire à la Pyrrhus. De tous côtés de nouveaux foyers de séparatismes antiromains se produisaient. En 56, 55, 54, 53, César, malgré la rapidité de ses ripostes mili­taires, arrive à peine à maintenir sur l'ensemble des Gaules une lourde hégémonie militaire. Tantôt dans pays alpestres, tantôt en Aquitaine, tantôt dans l'ouest, puis contre les Morins et les Menappes de Belgique, contre de nouveaux Germains, il ne cesse pas de ba­tailler. La conscience celte, en lutte contre le despotisme césarien, était tellement éveillée que les habitants de la Grande-Bretagne venaient en aide à leurs frères de races ou plutôt à leurs coreligionnaires de Gaule. César dut faire une campagne dans l'île pour éteindre un nouveau foyer de dissidence. Il fallait sans répit reprendre la lutte contre d'autres Belges et d'autres Germains, refaire une expédition en Grande-Bretagne. Et malgré cette rapidité dans l'exécution, qui lui faisait gagner apparemment les batailles avec les jambes de ses légionnaires, César s'en­fonçait chaque jour réellement, profondément dans la défaite. Les quelques dizaines de milliers d'hommes, qu'il avait sous ses ordres, devenaient, en effet, de plus en plus une troupe isolée au milieu d'une hostilité renais­ sante et croissante. Appelé en allié, en frère d'armes, il se comportait en conquérant, en ennemi.

Son grand tort était de se mêler avec arrogance au gouvernement intérieur des tribus. Il y avait là des affaires de famille et de religion. C'était le seul point où la discrétion devait le retenir à tout prix. Il s'immis­çait au contraire en ces affaires privées non comme un vainqueur allié mais comme un maître s'adressant à des esclaves. Un jour, en 53, où il avait réussi, comme il disait, à faire provisoirement « rentrer dans le devoir une grande partie de la Gaule » (1), il s'avisa de manifester toute son arrogance à l'égard des habitants du pays de Sens. Il voulait obliger leur Sénat à comparaî­tre devant lui. Ce fut un tolle par toute la Gaule. Seuls les Rémois et les Eduens de Bourgogne maintinrent à l'égard de César leur attitude conciliante. De tous côtés on annonçait à l'orgueilleux Romain que le méconten­tement était grave, qu'il ne se ferait plus obéir facile­ment dans les temps à venir.

(1). De Bello Gallico, V, 53-56.

Un chef trévire, Indutiomare, appelle vainement les Germains au secours des Gaulois contre les Romains. Mais il réussit à faire convoquer l'assemblée annuelle religieuse pour une sorte de guerre sainte des Gaules. Presque toutes les tribus députent des envoyés à cette assemblée. Il est question de représailles contre ceux des Gaulois, peu nombreux, qui restent fidèles à César.L'envahisseur croit pouvoir facilement venir à bout de ce nouveau soulèvement, toujours par cette manière forte qu'il a adoptée et qui lui a pourtant si mal réussi. Il va ravageant les territoires des tribus les plus hosti­les. Après quoi il a la candeur de convoquer une assem­blée générale des Gaulois, semblable à cette assemblée religieuse que convoquaient les druides, et où sa présence bénévole avait été d'abord sollicitée, après son premier succès en Gaule contre les Helvètes. Mais prendre l'ini­tiative de telles assemblées après avoir pillé le pays, et pour tout y subordonner à son caprice, faisait une telle effronterie que beaucoup de Gaulois écœurés s'abstinrent de paraître. Ceux qui vinrent, plus par curiosité que par soumission, virent César monter sur un tertre pour leur dicter son bon plaisir (1).L'année 53 fut pire que toutes les précédentes. Les victoires y étaient sans lendemains pour les Romains car à peine vaincus les Gaulois irréductibles se regroupaient Pourtant telle était la vanité de César qu'à la fin de cette campagne il convoqua encore l'assemblée générale des Gaulois pour imposer ses lois (2), L'assemblée se réunit à Reims, César y fit supplicier ses prisonniers. Une bonne partie des délégués gaulois prit la fuite. César multiplia les mises hors la loi. Il multiplia aussi les rébellions.Il partit pour l'Italie afin d'y passer l'hiver. La situa­ tion politique de sa patrie, ou plutôt ses immenses ambi­ tions compromises, l'y obligeaient. Il laissait la Gaule en pleine révolte.Il le comprit du moins, s'il ne l'avait pas compris encore, lorsqu'il sut le nom du nouveau chef de la révolution générale : Vercingétorix.

1. De Bello Gallico, VI, 44.

2. De Bello Gallico, VI, 44.

CHAPITRE III

LA RÉVOLTE DE VERGINGÉTORIX

La Gaule ne mérite pas, par la disposition des plaines et des montagnes, l'admiration dont s'émurent les Grecs et les Romains, du moins pour ce qui est des pacifiques labeurs de la vie habituelle; les plaines ne forment, en effet, qu'un chemin de ronde, une couronne trop mince entourant un massif montagneux trop montueux et sur­ tout trop largement épandu. Cet immense donjon central, qu'entame à peine la Limagne d'Auvergne, (à vrai dire fertile), nuit à la liberté des communications. Pour les œuvres de la paix, loin de contribuer à l'unité du ter­ritoire il éparpille, il morcelle, il brise le pays en pro­ vinces séparées et comme périphériques.

Mais, lorsque sur les destinées de la nation le vent souffle en tempête, alors, il est vrai, France d'à présent Gaule d'autrefois, sont admirablement disposées, non pour une défense aux frontières, mais pour un sursaut d'énergie vitale. En particulier lorsque le danger vient d'Espagne ou d'Italie, après avoir franchi le mur des Pyrénées ou « les chicanes » des Alpes, franchi même les plus fertiles fossés du Rhône ou de la Garonne, l'en­vahisseur se trouve aux prises avec un château-fort œuvré par la nature. Et s'il lui advient de s'emparer de telle ou telle partie de la résistance gauloise ou fran­çaise, il lui reste encore à prendre d'imprenables pitons. L'Auvergne a dans son âpreté naturelle des secrets pour faire mourir Du Guesclin et pour faire fuir César.

Ce qui est vrai de la montagne est vrai du montagnard. Tel sol, tel habitant. L'Aquitain de la moyenne Garonne, le Riverain de la Saône au cours mou, aux eaux limo­neuses et lentes, sont personnages accueillants et faciles à vivre. Ils sont amis, non! ils sont superficiellement amis de qui vient les visiter sans évidemment leur nuire. Même dans la trahison ils ne seront pas entiers ou définitifs. César avait trouvé comme alliés traditionnels de Rome les Eduens de la Saône et les Nitiobriges de la Garonne et du Lot. Il n'était point dans son tempéra­ment d'attirer les Gaulois par la douceur; il ne connais­sait pas saint François de Sales et ne savait pas qu'on prend moins de mouches avec du vinaigre qu'avec du sucre. Mais il n'est pas douteux que si César avait exercé un protectorat souriant et bienveillant il eût réussi à s'attacher chaleureusement les voisins des Nitio­briges et des Eduens, en sorte que, comme un arc repo­sant sur les villes romaines de Lyon et de Toulouse, tous les peuples de la plaine gauloise enserrant en anneau le Massif Central, jusqu'aux Turons et aux Carnutes de la Loire, jusqu'aux Parisii de Lutèce, auraient aimé la paix romaine. Ils possédaient déjà la douceur de vivre qui conduit à la douceur de penser et d'aimer.

Mais César dominait par l'orgueil et le mépris, qui engendrent la haine et la révolte. Comme il se hérissait, d'autres aussi se hérissèrent, à qui l'âpreté de leur cli­mat et de leur sol donnait tout naturellement cette atti­tude. Dans la forteresse du Massif Central vivaient les montagnards arvernes flanqués de leurs voisins et clients : les peuples du Velay et ceux du Rouergue, ceux de la Marche et ceux du Limousin. La Celtique formait le tiers central de la Gaule. L'Arvernie constituait le tiers central de la Celtique : mais elle se doublait facilement des peuples d'alentour habitués à prendre d'elle leurs directives politiques. Ils lui avaient été plus directement assujettis au temps, pas très lointain, des monarchies de Luern et de Bituit.

C'est que tous ces clans montagnards, si indépendants qu'ils dussent paraître les uns des autres, jaloux chacun de ses vallées, de ses causses ou de ses puys, sentaient vibrer en eux la même âme commune, âme de résis­ tance, âme de leur sol : ces causses, ces vallées, ces mas­sifs, apparemment chaotiques et séparés, se relient par cent cols, par mille mitoyennetés et ne forment, autour de la triple arête du Cantal, des Dores et des Dômes, qu'un seul bloc, un seul sursaut de la nature. Là vivaient des peuples qui aimaient doublement leur terroir : et parce qu'il est spécialement beau et parce qu'il fallait davantage se pencher sur lui et lui prodiguer de soins pour en tirer de maigres récoltes. Dans un climat humide on froid, habitues aux escalades, aux cailloux pointus qui roulent sous les pieds ou résistent sons la bêche, ils étaient et sont encore des peuples naturellement endurants, ils tiennent, de longs efforts persévérants, l'esprit de suite. Habitués à leurs solitudes, ils n'aiment pas les nouveaux visages. Habitués aux nuages qui crè­vent soudain et mitraillent de grêlons leurs chétives récoltes ils redoutent et haïssent le danger. Ils le sen­tent venir : ils sont prompts à prendre le vent et à ten­dre l'oreille. Leur méfiance montagnarde n'est pas une attitude passive. La résistance est chez eux une réaction habituelle, c'est la condition nécessaire de leur vie âpre entre un ciel inclément et une terre hostile. Ils rusent et savent le prix de la ruse. Par bonheur pour eux, les invasions ne viennent pas facilement les déranger et les piller. Mais ils n'ont pas comme les peuples plus exposés l’habitude de céder devant l'envahisseur, comme le roseau plie au vent qui passe. Ils sont de la nature du chêne, leur ancien arbre sacré, ils tiennent tête à la tem­pête et droits attendent l'orage. Leur ruse ne leur sert pas à éviter la violence, mais à l'appliquer avec profit, pour écraser l'ennemi. Ils deviennent terribles lorsqu'il s'agit de défendre à défaut de biens plus considérables leur bien le plus cher : leur liberté, leur indépendance.

Les Arvernes du temps de Vercingétorix ne savaient pas que leurs pays étaient d'anciens volcans. Ils n'y voyaient que des dieux, des dieux farouches, puissants et solitaires qui semblaient leur enseigner une vie grave et rude. A l'âme volcanique de leurs dieux et de leur sol les Arvernes participaient sans en connaître l'ori­ gine. Ils y puisaient mystérieusement leurs qualités pro­fondes. Ils méditaient longuement leurs desseins pour mériter leurs succès.

Ils avaient, ils eurent encore, cinq siècles plus tard, au temps de Sidoine Apollinaire, la réputation de par­ faits guerriers. On reconnaissait communément que tan­dis que le tempérament belliqueux des Celtes, qui les avait promenés de la Pologne à l'Asie, en passant par la Grèce et Rome, avait décliné dans la plupart des tri­bus, l'aptitude militaire était demeurée intacte chez les rudes Arvernes. Bien entendu, ils étaient d'abord de bons fantassins; habitués aux courses épuisantes des monta­gnes, dans la plaine ils prenaient facilement et soute­naient longtemps le pas rapide du chasseur en grande randonnée. Mais en outre, ils étaient, et très spéciale­ment, des cavaliers aptes à trotter avec persévérance sur des pistes muletières ou tout autre qu'eux se fût rompu les reins. C'est que l'Auvergne, et particulièrement le Cantal, posséda jusqu'au XIXème siècle une race de che­vaux au pied montagnard, sobres, robustes, qu'on eut bien tort de croiser, et de supplanter par des chevaux anglais ou arabes qui ne peuvent donner de bons résul­tats dans de telles contrées.

Sobres et robustes, comme leurs chevaux, âpres et hostiles, comme leurs montagnes, les Arvernes ont vécu jusqu'en plein XIXème siècle de la façon dont vivaient Vercingétorix ou plutôt de la façon dont vivaient ses plus pauvres compatriotes. Si l'on se demande même pour­quoi, depuis soixante-quinze ans, après les émigrations temporaires, les aborigènes du Plateau Central en sont venus à des émigrations définitives vers les villes, c'est que leur remarquable activité et leur ensemble de qua­lités naturelles étaient trop mal récompensés dans leur pays ingrat. La vie y était trop dure. Sera-ce un mal pour l'ensemble du pays? Ce qui est sûr c'est que les Arvernes sont le seul peuple de France qui n'ait pas été brassé par des invasions, des déplacements de grou­pes ou d'individus. Primitivement ils ne formaient pas une race. Ils l'étaient déjà devenus au temps de Vercingétorix, ils le sont devenus plus encore au temps de Grégoire de Tours ou au temps de LaTour d'Auvergne. Dans cette France, dans cette Gaule qui ont avantage et désavantage d'une population métissée, les Arvernes ont les désavantages et les avantages d'un sang plus homogène; outre-Rhin on parlerait d'un sang plus pur. Ils sont plus capables de penser en groupe et si leur individualisme, leurs particularismes se maintiennent comme cbez tous les Français et chez tous les Gaulois c'est à cause de la dispersion de leur vie dans des cam­pagnes de faible densité démographique. Lorsqu'il s'agit de défendre la cause commune, l'indépendance, alors la voix du pays est à l'unisson de chaque égoïsme intelli­gent et personnel, alors toutes les énergies se mettent ardemment au service de la même cause. C'est ce qui se produisit au temps de Vercingétorix.

La liberté, l'indépendance que ces montagnards ché­rissaient ce n'était pas des richesses de ce monde, c'était absence de joug, du joug que voulait leur faire porter César les traitant en indigènes coloniaux vaincus. Dans leurs villes importantes, à Gergovie, par exemple, on rencontrait bien quelques palais à la mode romaine pour de fastueux personnages. Mais le menu peuple, même en ville, habitait dans des huttes, moins étroites que sales et mal tenues. Même actuellement parmi de beaux immeubles de Clermont-Ferrand se trouvent des taudis dont la misère s'apparente à l'état de vie des peuplades les moins délicates. La saleté auvergnate n'est pas, hélas! une légende, mais si on l'évoque ici ce n'est point par mode de digression, c'est parce qu'elle décèle chez les compatriotes et les frères de Vercingétorix une sim­plicité si extrême qu'elle va jusqu'à supprimer les exi­gences les plus ordinaires de la vie humaine, tout en produisant beaucoup de travail dans des conditions de lutte et de souffrance. Au temps où les Romains aimaient tant la douceur tiède des bains, autour de cette petite cité de Royat dont ils appréciaient tant les eaux chau­des, les Gaulois eux aussi aimaient le réconfort des eaux minérales. Leurs vertus leur paraissaient divines, mais les eaux qui ne sortaient point de ces sources sacrées leur semblaient méprisables. On voyait en ce temps-là, comme aujourd'hui, le Gaulois arverne gagner son champ avec sa charrette de fumier où il a posé, à même l'odorante et humide dorure animale, la tourte de pain où il coupera les tranches de son déjeuner. On remar­quait dans les villages arvernes, ou le remarque encore à présent, à l'intérieur de la masure le lit unique qui sert toute la journée de juchoir aux poules et où cou­che le soir le maître du logis sans souci de la couver­ture salie de fientes. Mais le même homme, si peu soi­gneux de son pain et de sa couche, est l'ami soucieux de son champ et de sa vache, et de chaque arbre de son champ et de chaque motte de sa terre,

Plus que tout homme il est convaincu du sérieux de la vie. Il a admis une fois pour toutes qu'on ne peut gagner son pain qu'à la sueur de son front et il s'y applique scrupuleusement, méticuleusement, inlassable­ ment. Il a des idées de derrière la tête. Il est secrète­ment religieux. Sans doute il peut être amoral; et il peut même se croire irréligieux, mais alors il l'est religieu­sement : l'irréligion chez lui est une religion nouvelle. Et sa religion, même dans le christianisme, tient au sol par mille pèlerinages aux sources, aux rochers, aux grottes des hauts lieux. Dans la sainte Russie le poète Tioutchev chanta cette religion du sol en des strophes que tout Russe connaît encore par cœur :Ces pauvres hameaux, cette nature peu prodigue, c'est toi le cher pays de longue patience, le pays du peuple russe.Jamais le regard orgueilleux de l'étranger ne pourrait comprendre et apprécier ce qui se reflète et brille mystérieusement sous son humble dénuement.Couché sous le fardeau de la croix, sous l'aspect servile d'un homme, le roi des cieux t'a parcouru en te bénissant.

Pour le rude Arverne païen les mêmes strophes auraient leur valeur, mais elles seraient senties dans un cœur moins tendre. La mystique en deviendrait atta­chement concret à tel rocher, à tel chêne. Car c'est de partout que le divin surgit pour lui, des pentes de la montagne et plus encore des sommets qui se détachent davantage et qu'on voit de partout.Tandis que les plus riches Arvernes vivent dans les villes et jugent de plus loin, la passion de l'âme popu­laire ne se laisse pas arracher à son sol. Elle a la jalou­sie d'une indépendance sacrée, elle est rivée à ses dieux, à ses montagnes. Lorsque d'orgueilleux patriciens des villes gauloises, même des villes d'Arvernie, hésiteront encore à donner le signal de la révolte, cette révolte en fait aura déjà éclaté contre les Romains, puissante Jacquerie des paysans auvergnats. Par toute la Gaule, citadins et campagnards n'auront qu'à imiter, à suivre et pour ainsi dire à obéir.Au moment où César, à l'automne, regagne l'Italie pour s'y livrer aux subtilités et aux mensonges — quand ce n'est pas aux exactions — de sa politique, au moment aussi où, après les récoltes rendues tardives par l'alti­ tude, les Arvernes se rencontrent par groupes aux pèle­rinages sauvages de leurs lieux de cultes, la révolte y éclate, noyau de formation de la révolte générale de toute la Gaule, de la même manière que l'Auvergne est comme le noyau de pierre de la nation.Mais à cette résistance, pour qu'elle pût avoir consis­ tance, cohésion, élan, il fallait un homme, un homme qui fut son haut-parleur, non seulement son haut-parleur mais encore son chef, capable d'improviser un Etat gau­lois, en face de l'organisation stable de la république romaine césarienne, capable aussi de commander en généralissime des tribus jusque-là indépendantes les unes des autres. Il fallait un homme assez audacieux, assez rapide, assez réfléchi, assez génial pour s'opposer à César, l'égaler, le surpasser.

Cet orateur, cet organisateur, ce général se rencontra en ces conjonctures extraordinaires. Il était vibrant d'éloquence lorsqu'il s'agissait du culte de la patrie. II était ferme comme l'acier lorsqu'il s'agissait de com­mander des soldats. Il improvisait avec la même hâte et le même bonheur une tactique ou une harangue. Il se montrait dans la lente maturation d'un projet, prudent comme un vieillard. Mais étant jeune il rayonnait tout le feu de la jeunesse. Son enthousiasme apparaissait sympathique. Ses origines mêmes lui étaient favorables. II s'appelait Vercingétorix, appartenait à une tribu puis­sante où son père Celtill avait eu le premier rang et avait failli s'imposer comme roi à toute la Gaule. Luern ou Bituit pouvaient avoir en des Celtill ou des Ver­cingétorix plus que de simples imitateurs.

A propos de ce mystérieux Celtill, père de Vercingét orix, il semble qu'un rapprochement de textes et d'idées aurait pu être fait par les érudits, qui permettrait de préciser et le rôle de Celtill et la condition de son fils et même l'état général de la Gaule dans sa résistance à César. Le chef romain en effet déclare que Celtill avant de briguer le titre de roi avait obtenu de ses compa­ triotes le principat de toute la Gaule. Or tout le monde est d'accord, parmi les érudits contemporains interpré­tant les textes antiques, pour reconnaître que la Gaule n'était pas alors unifiée à l'état de nation gouvernée par un seul homme. Quel peut donc être le principal dont Celtill était revêtu? Et s'il s'agissait vraiment d'une magistrature pleinement, uniquement civique, pourquoi lui eût-on refusé, jusqu'à le mettre à mort! de troquer un titre de prince des Gaules contre un titre à peine plus glorieux de roi? En vérité il doit s'agir d'autre chose et le premier rang dont jouissait Celtill ne pouvait être tout simplement le premier rang dans l'Etat. Mais on connaît pertinemment, par César lui-même, et c'est ce qui fait cesser le doute, l'existence d'un principal très ambi­tionné en Gaule : le principal druidique, le premier rang dans la hiérarchie religieuse des druides. Celtill était donc un druide, le pape des druides, si l'on ose pro­noncer ces mots, le Souverain Pontife des Gaules. Son rang y a été plus éminent que s'il avait été prince sécu­lier. Mais il s'était révélé grand patriote et il avait voulu être le prêtre roi d'une monarchie religieuse. Il avait voulu que la Gaule prît consistance de nation à titre d'Etat de l'Eglise druidique. Les divers chefs de clans, si respectueux pourtant du caractère sacerdotal des druides, n'avaient pas consenti. Ils avaient craint d'alié­ner leur indépendance par une intrusion plus grande du clergé jusque dans les affaires de ce monde.

Qui sait! C'est peut-être pour avoir refusé d'être une nation pleinement spiritualiste, une cité-église comme la Genève moderne ou la Rome chrétienne furent en un temps des Villes-Eglise, que la Gaule a perdu jusqu'à sa religion nationale. Qui sait si, pour résister à un César, elle n'avait pas besoin de ce premier rang donné à l'âme? Qui sait si Celtill n'avait pas vu juste!Quant à Vercingétorix il n'est pas indifférent qu'il ait été le fils d'un grand prêtre, immolé pour son patrio­tisme spirituel. Il est à retenir que ses origines ecclé­siastiques devaient le maintenir en étroit contact avec le tout-puissant clergé. Ceux qui, patriotes déjà, druides encore, n'avaient pas réussi à dominer avec Celtill de­vaient être fortement tentés de refaire à partir du fils laïc ce qui n'avait pas pu réussir à partir du père druide. Derrière Vercingétorix on devine des intentions et des attentions de la puissance religieuse.Le nom même du fils de Celtill, du nouveau héros Vercingétorix, a paru terrible, comme un défi, à des hommes de l'antiquité. Il est difficile d'être bien fixé sur le sens de ce mot composé. Mais d'après Henri Hubert, que semble approuver M. Jules Toutain (1) la terminai­son rix équivaudrait au latin rex et signifierait roi; le préfixe ver qui rappelle le grec uper ou l'irlandais for impliquerait la supériorité, le premier rang; quant à l'élément central cingeto il désignerait la marche à l'en­nemi. Le mot Vercingétorix voudrait donc dire équiva lemment « Le roi suprême des gens qui marchent à l'ennemi ». Le seul défaut de cette mirifique et si plausible étymologie est d'être trop parfaitement satisfaisante; ce qui fait dire à J. Toutain : « Ce nom fut-il donné au jeune Arverne lorsqu'il prit la décision de combattre à outrance les Romains qui voulaient asservir la Gaule? Ou bien est-ce le nom qu'il portait dès l'origine? Nous ne le savons pas. Quoiqu'il en soit il répond avec une remarquable exactitude au caractère de l'homme, à l'œuvre qu'il se donne pour mission de réaliser. »

(1). Jules Toutain, Un grand héros national, Vercingétorix, p. 13.

Vercingétorix était déjà avant le soulèvement contre César l'un des chefs les plus brillants et les plus écou­tés des Arvernes. Il était d'autant plus apte à les mener à lu victoire sur les Romains que tout ce qui concernait Rome et César n'avait plus aucun secret pour lui, tan­dis qu'à la masse de ses compatriotes, la civilisation de Ro me, l'âme de son ambitieux représentant, demeuraient des réalités impénétrables.

Vercingétorix, en effet, avait vécu pendant six années dans l'armée des envahisseurs. II semble avoir bénéficié du titre officiel d'ami de César. Il a sûrement résidé dans son entourage (1). Il connaissait à fond et l'homme supé­rieurement intelligent mais grisé par l'ambition, et la tactique des Romains contre lesquels la furia gauloise ne pourrait prévaloir car les manœuvres de l'infante­rie légionnaire étaient merveilleusement combinées et réglées. Vercingétorix se montrait par ailleurs aussi connaisseur du détail des choses gauloises que du détail des choses romaines. D'après les textes qui ont subsisté il semble être né en Auvergne, sinon à Gergovia, du moins dans les parages, ce qui de toute façon lui fait connaître et respecter comme l'un des plus grands dieux tutélaires le Dumios, la montagne en forme de dôme qui rehausse de son profil tant d'horizons de la Basse-Auvergne. Chasseur et pécheur à la manière d'un jeune noble, il connaît d'une familiarité de chaque jour les collines et les ravins, aux alentours des Monts Dôme, dans la région de Gergovie, en bordure de la plaine de la Limagne. Les hauts lieux qui sont là si difficiles à prendre et qui sont la capitale de l'Auvergne, son centre, sont aussi ce qui est le plus cher au cœur de Ver cingétorix.

(1). A. Grenier, Les Gaulois, p. 158. Sur l'amitié de Vercingétorix pour les Romains, Dion, XL, 41.

Aussi, lorsque sa destinée lui fera rencontrer là César, on verra la compétence du jeune chef arverne se manifester à l'égal de sa bravoure.

Vercingétorix connaissait Rome et la Gaule, les civi­ lisations des deux peuples qui s'affrontaient. Longtemps ces deux civilisations avaient pu se partager son cœur et il dut y avoir de singulières crises d'âme chez celui que l'Histoire ne peut montrer que comme un chef à l'assaut au cours d'une bataille, ou comme un stratège appliqué à user l'ennemi. Mais avant l'ultime tempête intérieure et le réveil de l'idée nationale, la Gaule et Rome avaient contribué tour à tour à le former. Ver­ cingétorix savait combien était large la spiritualité drui­dique et il avait pu accueillir ce que la civilisation romaine avait de bon, avant que César lui ai fait com­prendre par sa morgue et sa superbe la cruelle erreur, l'indigne espérance dont il avait leurré sa conscience religieuse. Vercingétorix avait vécu en plein du spiri­tualisme des druides. Il était en effet de ces êtres pri­ vilégiés qui recevaient des prêtres gaulois, à la demande de leur famille, dès leur enfance, une instruction et une éducation d'autant plus soignées et prolongées durant leur adolescence et leur jeunesse, qu'ils étaient destinés ensuite à régir des hommes en dehors de l'obédience directe du sacerdoce dont leur vocation n'était point de faire partie. Un Vercingétorix est destiné par le druidisme à lui servir de bras séculier, de coadjuteur tem­ porel. On a même des raisons de croire que spécialement élevé dans cette ville de Gergovie où d'aucuns vivaient à la romaine, Vercingétorix avait bénéficié non seule­ment des leçons des druides mais de celles de quelque rhéteur grec (1).

(1). M. Rat, Traduction des Commentaires de César, édit. Garnier, t. I, p. V.

Ce qui paraît d'abord une conjecture purement gratuite devient, à y réfléchir, une hypothèse d'autant plus plausible qu'entre le druidisme et l'hellénisme les relations les plus anciennes, si elles avaient peut-être été, par moments, abandonnées, avaient sûre­ment été reprises. Jamais Celtill, et après sa mort jamais les tuteurs du jeune Vercingétorix, ne se seraient ima­ ginés que ces mœurs et ces objets qui de Rome et d'Athè­nes venaient an secours de la civilisation druidique seraient des poisons. Un jour viendrait pourtant où le maître de Rome et d'Athènes voudrait régner à Gergovie, sans partage, empereur et dieu, déracinant pour cela la langue des ancêtres arvernes, leurs croyances, tuant l'âme de la patrie.

En attendant, les maîtres arvernes avaient fait du jeune Vercingétorix, au service de l'Arvernie et la Gaule en même temps qu'un guerrier exercé un orateur sans pareil. Cette dualité d'aptitudes demande attention d'autant plus qu'on la retrouve chez César. Les histo­riens, comme Suétone, l'ont relaté pour le héros romain. César lui-même, se faisant, qu'il le voulût ou non dans ses Commentaires, l'historien de son adversaire Vercin­ gétorix non seulement a mentionné ce double talent sem­blable au sien, mais l'a noté avec admiration. Les haran­ gues de Vercingétorix ont enthousiasmé les foules et fait vibrer à fond, pour la première fois, l'âme jusque-là trop endormie de la nation.

La remarque est étrange à faire et pourtant elle est nécessaire. Pour qu'un homme de guerre soit véritable­ment un entraîneur non seulement de soldats mais de citoyens remplissant toutes les fonctions de la cité, pour qu'il édifie une œuvre solide et que ses victoires ne soient pas sans lendemain, pour que dans l'échec la débandade n'amène pas la catastrophe, il faut que ce général sache faire porter ses ordres, si l'on peut employer cette méta­phore : sur les ailes de l'éloquence. Serait-ce que l'es­prit apparaîtrait inapte à remplir sa mission collective et socialement organisatrice sans l'intermédiaire du verbe!

Quoiqu'il en soit, jusque chez ces gens de guerre que l'on se figurerait occupés seulement à remuer le sabre, ce n'est point petite chose que d'apprendre aussi à remuer la langue dans la bouche pour en tirer des sons. Ce contraste imprévu porte à l'ironie. Un habile et déplo­rable plaisantin ne s'est pas fait faute de le dire :

Il faut savoir dire pour entraîner les foules stupides (et les foules les plus stupides sont les foules armées), il faut savoir dire. « Ralliez-vous à mon panache blanc! » ou bien encore : « Du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent » et, pour conclure : « Soldats, je suis content de vous! » Car il faut peu de chose après la bataille pour satisfaire des gens qui sont déjà ravis de n'être pas morts.La vertu essentielle d'un chef est l'éloquence : une élo­ quence spéciale, martiale, adaptée aux circonstances.II y a l'école du soldat... L'école du chef, ça n'existe pas on apprend à obéir; on n'apprend pas à commander. L'ins­tinct de la domination tyrannique est dans le sang de l'élu.

Nous évoquions tout à l'heure Napoléon dont la carrière finalement ratée suivit un ordre inverse de celui que nous admirons dans l'incroyable carrière de M. Mussolini. Napo­léon commença par la première ficelle dans la hiérarchie guerrière, et fut un petit lieutenant avant d'être un trop grand général. C'est après avoir réussi dans le militaire que, sans préparation spéciale, il s'improvisa grand chef dans le civil et brilla dans l'administration tout à fait supé­rieure, alors qu'il n'avait seulement jamais été chef de bureau.

Et Jeanne d'Arc? Cette illustre bergère d'état-major n'a jamais passé par Saint-Cyr ou Brienne... Avant de se met­tre à la tête des troupes de gens d'armes elle n'avait jamais conduit que des troupeaux de moutons... Après tout, lors­qu'on y réfléchit bien cet apprentissage semble suffisant...Aussi bien, la tactique et la stratégie, depuis le siège de Troie, apparaissent comme de puériles mystifications... Le général Verraux qui pendant la Grande Guerre fit à i'œuvre l'honneur de sa collaboration, écrivit ici même en 1917 ou 1918 : « II n'y a rien de bête comme la science militaire... » Seul compte le succès; ce qui faisait dire à Anatole France : « De deux généraux opposés l'un à l'autre, il faut bien que l'un remporte sur l'autre la victoire et devienne un héros glorieux. »La suspicion jetée dans ces plaisanteries sur la science militaire ne tient pas. Le stratagème du cheval de Troie est un trait de génie et il n'est pas vrai que tous les généraux aient la même valeur. Il en est certains qui s'instruisent à l'école de la guerre, sinon à l'Ecole de Guerre, et il est probable que César lui-même, de cam­pagne en campagne, a fait des progrès. Il arrive, même pour les militaires, que le génie soit une longue patience; à ce sujet on peut penser à Pierre le Grand.Une suspicion semblablement déplaisante est jetée par l'ironiste sur la valeur de l'orateur. Beaucoup de gens lui donneraient trop facilement raison. Bien dire à l'au­ditoire ce qu'il doit penser ou ce qu'il pense, ce qu'il doit faire ou ce qu'il fait n'est pas une qualité négligea­ble. La conscience publique se clarifie, s'unifie en la conscience d'un orateur lorsque celui-ci n'est pas seule­ment un philosophe mais un sage et grand citoyen. Les billevesées des gens qui écrasent de leur mépris tous les médecins ou tous les avocats ne doivent pas être prises en considération. Ces mêmes critiques, le cas échéant, sont les premiers à solliciter le concours de l'avocat comme celui du médecin. Ne serait-ce pas parce que la parole publique défend les grandes causes, les litiges où les destins humains sont en jeu? Sans doute, ce sont les nègres qui palabrent sans fin et les anciens Gaulois, trop fidèles au dieu orateur Ogmios, étaient trop bavards. Mais c'est précisément à cause de cette facilité d'élocution qu'il leur fallait pour chef un orateur, capable de paralyser toutes les résistances verbales et — incarnation d'Ogmios — d'enchaîner toutes les foules à sa voix.

Pour ce qui est de la double aptitude à la parole et au commandement de l'armée, le cas de Vercingétorix plus encore que le cas de César montre qu'il ne s'agit pas du fortuit assemblage de deux talents disparates dans des domaines qui n'auraient rien de commun. Une armée a besoin — et tout autant un peuple — d'ordres et de convictions. C'est à la parole du chef à proférer les ordres en donnant aux troupes la volonté commune qui seule fait réellement obéir. L'éloquence d'un César ou d'un Vercingétorix n'est pas du verbiage. Elle est une magie qui touche les cœurs, fixe les volontés et renou­velle, au moins par places, la surface de la terre.

Il est aisé au railleur d'isoler quelque mot historique et d'en montrer les lacunes, les petitesses. Mais les mêmes mots changent de sens avec l'esprit de celui qui les pro­nonce. Parlant à ses soldats des pyramides séculaires, Bonaparte professe une leçon d'humanisme qui peut-être utile à la veille de la fondation d'un Empire français en Egypte. Bonaparte a même pu se permettre un cer­tain romantisme que Vercingétorix, plus angoissé, plus entièrement livré au concret de la lutte, ne se serait pas permis. On trouvera l'éloquence du chef arverne singulièrement morale mais aussi singulièrement pré­cise, directe, nécessaire. Parlant de la nation, il n'est pas un bavard inutile, mais un héros national, un père de cette patrie au nom de laquelle il mène ses hommes au combat.

Il n'est pas indifférent que Vercingétorix en même temps que chef d'assaut soit un tribun, un prêcheur de la révolte contre César, puis un organisateur de la résis­tance, sachant stimuler les dévouements et les faire durer. Il s'agissait surtout de plier à une loi commune des tribus nullement arvernes, à peine celtes, belges ou aquitaines, mêlées de Germains et d'Ibères. Vercingéto­rix ne pouvait compter être aidé par l'instinct du groupe que lorsqu'il s'agissait de ses propres clans arvernes. La « voix du sang », si jamais la « voix du sang » s'est fait entendre, dans le cas présent ne pouvait se faire enten­ dre plus loin.

Dans les pays soumis à Rome le gouvernement remé­diait d'abord aux immenses divergences des peuples par une organisation qui maintenait l'unité. Au système de la peur de faire naître la sagesse! Cette terreur serait partout pour les Romains un moyen d'unification par­tielle à côté duquel des procédés plus humains de gou­vernement pourraient être ensuite introduits. Cette ma­nière forte, qui était naturellement celle de César, était jusqu'à un certain point indispensable. L'erreur de César est d'avoir exagéré le système au point de provoquer une révolution.

La révolte qui commence en Auvergne avec Vercingétorix représente la colère des petites gens, des « bri­ gands et gens sans aveu », dit César, manifestation tumul­tueuse, apparemment désordonnée et toute de surface, mais profonde parce qu'elle est établie sur des idées simples ardemment ressenties. Ces idées très simples en faveur de la liberté contre l'envahisseur, l'historien de l'indépendance de la Gaule, Jullian, s'en faisait l'écho — car c'est une grande et durable vérité — pendant la guerre contemporaine de 1914-1918. Il s'agit devant l'en­nemi de faire taire les discordes, tant il est vrai qu'une patrie ne prend force et consistance que par l'union sacrée, de quelque nom qu'on l'appelle (1) :L'esprit de parti! Je ne m'arrêterai pas de parler sur ce thème, tellement je redoute le mal qu'il peut faire à la France. Croyez-vous donc que l'union sacrée ne soit un devoir que pendant la guerre étrangère? Mais la vie d'une patrie c'est telle la vie de l'homme une bataille de chaque jour contre les menaces de la mort;

(1). Jullian, Au seuil de notre histoire, t. II, p. 81.

bataille contre la misère des uns et l'égoïsme des autres, contre les fléaux de la nature et les vices des humains. Comment voulez-vous que la France gagne ces batailles si les partis ne s'entendent pas dans ce combat social, dans cette lutte de relèvement moral? L'union sacrée mais c'est la formule même de la patrie. Que nos factions s'unissent et s'accordent, disait un jour un orateur de la Gaule, et notre nation commandera à la terre.QUE NOS FACTIONS S'UNISSENT ET S'ACCORDENT ET NOTRE nation commandera à la terre. C'est Vercingétorix qui a dit cela. Telle est son idée centrale; magnifique idée d'une nation spirituelle tout à fait digne du druidisme spiritualiste. Chacun viendra constituer une pierre, un pilier de l'édifice psychique, de la demeure commune des esprits et des cœurs.Plus habile que son père Celtill, qui voulait être roi et commander un peu à la manière césarienne. Vercin­gétorix, d'instinct, a trouvé le moyen par lequel les Gau­lois peuvent devenir le premier peuple du monde. Il faut les mouvoir tous ensemble dans l'amour commun, libre­ment ressenti, d'une tâche commune. César n'avait pas compris cela. Mais eût-il compris, il n'aurait pas pu trouver le chemin des cœurs n'étant ni du pays ni de la famille spirituelle. Rome devait être l'alliée qui aide, qui soutient mais qui ne viole pas l'intimité du foyer gaulois. A chaque instant on voit les Gaulois, même les plus fidèles aux Romains, comme les Eduens, se frois­ser vivement de toute intrusion dans ce qui est pour eux la patrie, union spontanée des cœurs.On pouvait réaliser la Gaule par l'amour à condition qu'il existât un Gaulois en qui les autres aimeraient la Gaule.

Vercingétorix a fait ce miracle. Il a été une figure extrêmement attachante. On est peiné de ne pouvoir l'évoquer qu'imparfaitement à une aussi grande distance. Cependant il ne faut pas renoncer à se faire quelque idée de sa personne, fût-ce du détail des traits de son visage. Si différentes que soient les monnaies qui repré­sentent Vercingétorix, avec ou sans bonnet, avec ou sans casque, E. Babelon a raison : c'est un seul et même por­trait, qui va du style idéalisé de certaines pièces, jus­qu'à ces deniers de César où le chef arverne est repré­senté humilié et prisonnier. Toujours le même profil apparaît. C'est celui d'un homme jeune au long nez droit, au front haut, aux grands yeux très longs, aux longs sourcils, aux narines épaisses sous la pointe du nez arrondie. Le menton est volontaire sous une grande bouche, pas très jolie avec ses grosses lèvres en bour­relets, mais c'est une bouche qui doit pouvoir enfler la voix. Le trait dominant de ce visage c'est le dessin de l'œil, doux et fort. Le regard fait penser a une scrupu­leuse honnêteté élevée à la hauteur de l'idéal.

La Gaule demeurait à moitié hétérogène; moins cepen­dant que ne le devenait le domaine méditerranéen sou­mis à la puissance de Rome, domaine de plus en plus vaste, démesuré. Le druidisme plus qu'une religion était déjà une magistrature. Il existait aussi : les dialectes celtes, la civilisation de la Tène, les systèmes accoutumés des alliances, une organisation de communications entre tontes les tribus. Parce que le gros de la besogne était déjà accompli, on pourrait espérer beaucoup d'un homme comme Vercingétorix. Le principe d'unité ne devrait pas seulement résider dans une peur unificatrice avant l'éta­blissement d'un régime moins odieux. Il devait être d'une spiritualité plus haute, plus dégagée; il devait comporter l'entente unanime avec le chef dont la pensée serait à la fois : la conscience de la nation mise au net, la déci­sion prise pour tous dans la confiance mutuelle.

Au moment où la révolte éclatait en Gaule .et parti­culièrement chez les Arvernes, on ne pouvait encore être assuré que Vercingétorix imposerait longuement sa vo lonté pour le bien commun. Mais on sentait qu'il devait être placé à la tête des Gaulois qui détestaient César. En effet, il exécrait le potentat étranger plus encore que les autres ne l'abominaient. Le malentendu était arrivé à son comble entre Rome et la Gaule : (1)

Les uns et les autres ne comprenaient pas la soumission de la même façon. Le Gaulois y voyait une sorte de vasselage, comparable au lien assez lâche qui fréquemment subordonnait une cité à une autre. C'était au contraire l'obéissance passive, la remise complète en ses mains des personnes et des choses qu'exigeait Rome des peuples tom­bés en son pouvoir. La Gaule était disposée à accepter l'hé­gémonie de Rome et de César, comme elle avait autrefois accepté celle des Arvernes, de Luern et de Bituit. Mais elle entendait ne renoncer ni à sa liberté ni à aucune de ses traditions nationales. Depuis (les années) qu'il vivait au milieu des Gaulois, César avait bien dû s'apercevoir que les plus soumis d'entre eux n'en étaient pas encore au point d'obéissance où il voulait amener tout le pays... Mais avec un César pouvait-il être question de liberté? Et qui, dans le Sénat romain aurait compris qu'on protégeât une province sans l'avoir au préalable dépouillée de tout ce qu'elle pouvait avoir à protéger. Ceux des Gaulois qui avaient appelé César comptaient peut-être dans leur naïveté que le Romain se contenterait de l'honneur d'avoir vaincu Arioviste et de l'expression de leur vive reconnaissance. César ne l’entendait pas ainsi... La tâche de son proconsulat serait la conquête de la Gaule. Il ne rentrerait à Rome qu'en triomphateur avec la gloire et l'argent que devait lui pro­curer une telle victoire.

A Rome on voyait des faisceaux. Ils étaient tout pré­parés; avec la hache ils figuraient sur les épaules des licteurs, emblème de la puissance de la magistrature suprême. En Gaule on connaissait l'usage de faisceaux que l'on formait avec les drapeaux des tribus lorsque celles-ci en groupe plus ou moins nombreux concluaient mutuellement une alliance transitoire.

(1). A. Grenier, Les Gaulois, pp. 146, 150.

Il n'y avait pas de hache au milieu de ces faisceaux-là. La patrie à par­tir des licteurs est une honorable forme de patrie, mais de patrie établie, confectionnée. La patrie librement voulue où le véritable faisceau est l'ensemble des cœurs se révèle incomparablement plus belle. Mais quel mira­cle de réaliser l'accord des libertés, des indépendances et de maintenir cet accord au-dessus des divergences bru­tales des égoïsmes, des inimitiés! Pour y avoir travaillé, parfois réussi, finalement échoué, la tragique destinée de Vercingétorix s'est déployée belle d'une prodigieuse beauté spirituelle. Les Gaulois avaient appris que les intérêts de César ne florissaient pas à Rome (1).

(1). De Bello Gallico, VII, 1-29.

Leurs chefs eux-mêmes commençaient à se réunir clandestinement dans les bois car le désir de secouer le joug était déjà devenu une aspiration commune et nationale. Ils parlent entre eux du « commun malheur » et de la « liberté de la Gaule » qui mérite le péril et au besoin le sacrifice de la vie. César a commis l'imprudence de maintenir trop isolées ses légions en pays hostile. Il suffira de l'empêcher de revenir. Quant aux légionnaires abandonnés dans des contrées aussi troublées, ils n'oseront s'aventurer en dehors de leurs camps. Au cours d'un de ces débats les chefs carnutes font une déclaration solennelle : Iln'est pas de danger que les Carnutes n'acceptent pour le salut commun. Ils promettent de prendre les armes les premiers et puisque pour le moment on ne peut par un échange d'otages empêcher la divulgation du secret, ils demandent qu'on jure solennellement sur les étendards mi­litaires réunis en faisceau de ne point les abandonner après qu'ils auront commencé la guerre.

Le généralissime n'est pas encore désigné. Mais on veut la guerre, l'indépendance; et l'on applaudit les Carnu tes. Ces derniers sont fidèles à leur promesse. Ils se sou­lèvent à Orléans, y massacrent les mercantis italiens amenés là par César pour drainer au profit de l'écono­mie romaine les richesses des Gaules.Est-il vrai qu'il existait à travers le pays un service public de télégraphie qui permettait aux nouvelles de se répandre rapidement : soit par signaux optiques (des feux par exemple), soit au moyen de clameurs répétées par des échos favorables? Les druides qui officiaient sur les hauts lieux, et possédaient pour leur compte un ser­vice de renseignements étendu à toute la Gaule, ont pu user de tels procédés au profit de la nation. En tout cas la révolte d'Orléans fut connue le soir même, à plus de deux cents kilomètres de distance, au pays des Arvernes là où la fureur des paysans de Vercingétorix contre César était à son paroxysme.Vercingétorix sait la nouvelle. Les chefs de clan arver nes sont souvent ses vassaux. Il les convoque. On les voit arriver à Gergovie. L'animation emplit la cité. On ne parle que de se battre. Mais il se trouve aussi là l'oncle de Vercingétorix : Gobination. Il est le frère de Celtill. II tient le premier rang au pays arverne, il a ses vassaux comme Vercingétorix. Il est mûri par l'âge, par l'expé­ rience, par la vie sédentaire. Il aime et redoute son jeune neveu. Il craint pour la Gaule une révolte inconsidérée, finissant en catastrophe. Ne vaut-il pas mieux montrer à César une fidélité au-dessus des brimades? De la sorte, à la Gaule, à l’Avernie seront épargnées bien des misè­res. On conservera toute l'indépendance. Parmi les vas­saux de Gobination qui pensent comme lui il en est d'importants qui peuvent parler haut devant Vercingé­torix, Le jeune chef s'irrite, s'enflamme. Il sait qu'il a avec lui non seulement la partie de la noblesse arverne qui lui obéit, mais l'immense peuple des campagnes. Il est désiré non seulement en Arvernie, mais la révolte des Carnutes le prouve, dans toute la Gaule. Fils du souverain pontife du druidisme qui faillit joindre le pouvoir politique au pouvoir religieux, il sera le chef de la révolte. Vercingétorix est chassé de Gergovie par son oncle apeuré. Mais cette décision, qui devait calmer son ardeur, en augmente l'intensité. Avec l'auréole du persécuté pour la justice, il rallie à sa cause tous ceux de ses compatriotes qu'il peut joindre. Bientôt c'est Gobination et les autres fidèles de l'alliance romaine qui sont chassés de Gergovie. Ce titre même de roi que Celtill, parvenu au pouvoir religieux suprême, avait brigué sans l'obtenir, voici que Vercingétorix l'obtient de l'enthou­siasme populaire de ses compatriotes sans l'avoir de­ mandé et peut-être d'abord souhaité. Avec toute l'activité de la jeunesse, secondé par la ferveur des Arvernes acharnés à la lutte contre César abhorré, Vercingétorix envoie partout des ambassades. Grâce à lui la révolte de toute la Gaule, encore sans direction, trouve son généra­ lissime et son roi. Tous les pays de la Seine et de la Loire lui sont, non seulement favorables, mais encore soumis. Le commandement suprême lui appartient.

Tout de suite le jeune chef, porté par un tel mouve­ ment d'opinion, se révèle vraiment chef, capable de durer dans le commandement. La Gaule a trop souffert de son anarchie. Elle a besoin, fût-ce un peu artificiellement, d'être vite organisée en nation. De toutes les tribus Ver­cingétorix exige des otages, qui seront mis à mort en cas de désobéissance. Les hésitants partout sont déjà égor­gés comme traîtres à la patrie. Une discipline de fer s'abat sur la Gaule; et, par amour pour son peuple, Ver­cingétorix ose ce qu'osait à peine faire César dans cette haine dont son cœur était plein. Toute faute grave est punie de supplices raffinés qui se terminent sur le bûcher. La moindre peccadille, dans l'armée qui se groupe autour du chef, est châtiée par le renvoi ignominieux. Celui qui est déclaré ainsi indigne de servir la patrie gauloise a l'œil arraché ou les oreilles coupées. Des siè­cles d'anarchie doivent être supprimés par quelques jours de discipline.

Vercingétorix a le bonheur de trouver pour cette armée, qu'il veut improviser splendide, des généraux capables de le seconder, habiles diplomates, chefs de guerre avisés. Entre Toulouse et l'Arvenie, le général quercynois Lucter lui gagne les habitants du Rouergue, occupe pour lui, aux frontières de la province romaine, les pays du Lot et le Gévaudan; en sorte que du côté le plus exposé aux attaques de César les Gaulois disposent maintenant d'une excellente défense, la haute muraille des Cévennes.

Sans doute, plus au nord, les Eduens ne savent plus qui trahir ; les Romains leurs alliés ou les Gaulois leurs compatriotes. Du moins l'importante nation des Bituriges (Berrichons) refuse-t-elle de se joindre aux Eduens dans une attitude qui ne serait que pure expectative.La quasi unanimité est telle autour du généralissime Vercingétorix que la province romaine paraît vouloir se joindre à la Gaule jusque-là indépendante. Lucter va envahir Languedoc et Provence pour le compte du grand chef arverne. César n'a que le temps de revenir avec des renforts pour sauvegarder au moins les conquêtes faites là depuis un siècle.Il reste au général romain une autre tâche, bien plus difficile : mater la rébellion et d'abord retrouver ses légionnaires entourés de rebelles dans leurs camps loin­tains. Pour cela il lui paraît de bonne guerre de venir menacer l'Arvernie en escaladant les Cévennes. Peut-être à l'arrivée inopinée de César la révolte s'arrêtera-t-elle à son centre même.

César semble avoir parfaitement réussi la première partie de ces opérations stratégiques. II parvint à fran­chir les Cévennes en plein hiver. La difficulté pouvait paraître considérable. Les vallées remontent très rapi­ dement depuis le niveau de la mer jusqu'à 1.300 et 1.400 mètres d'altitude. Plus haut même qu'il n'arrive d'ordi­naire, le champ de neige amoncelé devant les crêtes atteignait cette année-là jusqu'à six pieds de profondeur.Les légionnaires creusèrent le passage sans que nul ne remarquât leur présence dans cette région où il parais­sait impossible de s'aventurer. En vérité, cette mise en état des chemins cévenols que nos cantonniers, peu nom­breux, refont maintenant chaque année, à la fin de l'hiver, les soldats de César pouvaient en venir à bout sans un extraordinaire héroïsme.

La seconde partie de la tâche que César s'était fixée lui apparut bientôt impossible. Il fallait y renoncer. Le général romain aurait voulu s'emparer de l'Auvergne par surprise, pendant que Vercingétorix résidait plus au nord chez les Bituriges. Mais Vercingétorix, alerté à temps, revient avec une armée considérable. Par le récit matériel des faits, en cachant sa déconvenue, César, dans ses Commentaires, s'est appliqué à dissimuler le pre­mier désarroi qui le prit en ces conjonctures. Il lui fallut gagner le pays des Eduens en descendant plus au nord les Cévennes qu'il s'était fait gloire de monter plus au sud, alors qu'il espérait conquérir l'Auvergne.

Il reparut avec des forces plus considérables, appuyé sur ses Eduens dans le pays d'entre Loire et Allier, mena­çant à la fois Orléans et Bourges. Mais une fois encore Vercingétorix arrivait avec sa grande armée.La tactique de César était, dans un pays immense pour son armée, de supprimer les distances par une extrême rapidité de manœuvre.La tactique de Vercingétorix serait de laisser l'ennemi s'user, de lui couper partout les vivres, d'attaquer ses convois et ses arrières, de lui refuser la bataille rangée dans la plaine, de le défier du haut des pitons inaccessi­bles afin qu'une attaque romaine ne se produisît que dans les meilleures conditions possibles pour les Gaulois.Mais César était déjà un vieux routier des campagnes gauloises, il y avait six ans qu'il y combattait. Il était en pleine possession de sa tactique. Vercingétorix au contraire était obligé de créer la sienne. Revenu au pays de l'Allier, il met imprudemment le siège devant Gargolina (La Guerche). Il est vrai que le dessein n'était point sot. Si Vercingétorix avait mené à bien cette première tenta­tive, les Eduens compromettaient définitivement la position de César en Gaule; ils achevaient de le trahir. Le général romain reconnaît lui-même que Vercingétorix le mettait là « dans un grand embarras », mais, réagissant, il réussit à progresser avec célérité dans le pays de la Loire. Il prit Vellaunodunum (sans doute Montargis ou Villon, entre Montargis et Château-Landon, ou Triginè res) et s'empara surtout de la grande ville d'Orléans avec tant de maestria que Vercingétorix, incertain encore de ses vraies forces, jugea plus prudent de lever le siège de La Guerche. Les habitants berrichons de Noviodunum (sans doute Neuvy-sur-Baranjon, ou Neuvy-sur-Beuvron) étaient déjà en train de se rendre à César lorsque Ver­cingétorix apparut. Ce fut l'occasion d'une mêlée dans laquelle les Romains gardèrent l'avantage. Mais on remarqua déjà ce jour-là que la victoire n'était restée aux Romains qu'à cause de la cavalerie auxiliaire des Germains. Dans la suite on constatera maintes fois encore que seuls ces cavaliers étrangers permettaient aux légion­ naires de triompher des Gaulois.

Vercingétorix n'était pas battu. Ces premières escar­mouches l'avaient instruit. Demeurant à l'horizon de Noviodunum et couvrant vers le sud le pays commun des Arvernes et des Bituriges, il savait désormais que ses troupes n'étaient pas suffisantes, soit en nombre, soit sur­tout en valeur guerrière, pour attaquer en rase campa­gne. Il discernait aussi que la tactique de César était de retrouver du prestige en prenant des villes.

Les chefs gaulois, lieutenants de Vercingétorix, avaient comme lui l'intelligence prompte, capable de saisir les desseins du généralissime, empressée à les seconder. Mais à tous les difficultés de tactique apparaissaient. Certes on ne pouvait faire autre chose que de se dérober devant César et de razzier par derrière ses isolés, ses partisans, ses convois. Hélas, pendant ce temps l'ennemi s'emparait de cités de plus en plus importantes. Il marchait déjà sur Avaricum (Bourges), capitale des Berrichons-Bitu riges. Faire le vide devant l'envahisseur est peut-être une bonne tactique en pays sibérien. Mais la Gaule n'est pas un désert. Quant à tout brûler devant l'adversaire, ce n'est évidemment pas toujours faisable : c'est se ruiner, ce ne peut être qu'un pis-aller. Lorsqu'il s'agit de sim ples bourgades, le sacrifice est possible, mais lorsqu'on se propose de détruire la capitale même d'un peuple notable des Gaules, il faut hésiter : on risque de refroidir l'alliance des autres confédérés, peu soucieux de voir par la suite leurs capitales détruites à leur tour. C'est pourquoi Vercingétorix ne prit pas la détermination de brûler Bourges. L'élan de la résistance nationale en eût été singulièrement amoindri. Beaucoup, prévoyant pour leurs biens un sort semblable, auraient l'idée de rallier César qui, heureux de rétablir sa fortune, accorderait facilement son pardon au moins temporaire. La plus élémentaire prudence demandait qu'on ne fasse nulle allusion à cette conjecture importune d'une cessation de l'alliance entre les tribus. On ne pouvait pas davantage, et toujours dans la crainte de mécontenter les Bituriges, abandonner sans combat leur grande ville intacte. Le succès serait trop considérable pour César, en même temps que la honte serait trop forte pour les Gaulois. Bon gré, mal gré, Vercingétorix se résolut donc à défendre la cité. Cette obligation n'était pas trop incommode. La ville possédait de bons remparts et surtout elle était entourée presque entièrement par des marais très gênants pour l'attaque. Vercingétorix se montrait, par ailleurs, heureux de faire plaisir au bon peuple berrichon qui l'avait supplié à genoux de protéger Bourges. Jouissant de la complicité des habitants de la campagne, Vercin­gétorix était à même de si bien harceler l'assaillant sur ses derrières qu'on n'aurait su dire lesquels des deux étaient les plus assiégés : des Bituriges ou des Romains.

Vercingétorix, très habilement, avait évité de s'enfermer dans la ville; il lui fallait être au dehors pour assiéger César. Il priva de vivres l'armée romaine. Peu s'en fallut que les Romains ne capitulassent devant la famine. César évita la catastrophe en redressant par d'habiles paroles le moral de ses troupes, tandis que le généralis­sime gaulois était en butte aux critiques de ses compa­triotes qui ne comprenaient pas l'excellence de leur situation. Pour se défendre, Vercingétorix dut faire compa­raître devant ses subordonnés des prisonniers romains. Ces derniers attestèrent la misère, la détresse de César et de son armée.

Dans ses Commentaires, le général romain, furieux, ergote en arguant que ces prisonniers étaient de simples esclaves. N'importe, ils disaient vrai, au moins dans l'en­semble de leurs dires. Les Romains étaient à bout de res­sources. Vercingétorix triomphait donc devant les autres chefs parmi lesquels on l'accusait déjà de trahir la cause nationale. Il put adresser à toute une foule de soldats et de citoyens une harangue enflammée : « Voilà, disait-il, les bienfaits que vous me devez à moi, grâce à qui, sans avoir versé votre sang, vous voyez une grande armée victorieuse presque épuisée par la faim et dans sa fuite honteuse réduite par ma prévoyance à ne trouver aucun Etat qui l'accueille sur son territoire. » A ces paroles, toute la foule applaudissait d'un entrechoquement d'ar­mes du plus bel effet. « Vercingétorix, criait-on, est un grand chef. On ne saurait mettre en doute sa loyauté ni conduire plus intelligemment la guerre. »

A vrai dire, Vercingétorix se faisait illusion s'il croyait pouvoir amener rapidement l'ennemi à lever le siège. Mais ses troupes gauloises étaient réconfortées. Il avait trouvé chez les Bituriges des ingénieurs au courant des procédés de la guerre de siège à la manière romaine. Etant lui-même parfaitement instruit de ces procédés, Vercingétorix était capable de diriger ses sous-ordres, d'autant plus qu'il avait maintenu un contact permanent avec la ville. Les Romains avaient pu assiéger, ils n'avaient pas réussi à encercler.Au fur et à mesure que les Romains élevaient des tours, des échafaudages, les Gaulois élevaient leurs rem­parts à la même hauteur, les rendant incombustibles par toutes sortes de moyens, tandis qu'à maintes reprises ils parvenaient à faire brûler une partie des machines de guerre des assaillants.Les légionnaires étaient fort en peine. A chaque com­bat, à chaque assaut, leur nombre diminuait. Le nombre des soldats gaulois diminuait aussi, mais toute la Gaule pouvait fournir de nouveaux combattants pour rempla­cer les morts. Aussi leur courage ne se lassait pas, il se multipliait..César n'a pu s'empêcher de narrer un épisode profon­dément significatif qui eut lieu à l'occasion de l'incendie d'une tour romaine :« II y avait, écrit-il, devant la porte de la ville, un Gaulois qui jetait dans le feu, en direction de la tour, des boules de suif et de poix qu'on lui passait de main en main, un trait de scorpion l'atteignit mortellement au flanc droit et il s'af­ faissa sur lui-même. Un de ses voisins, enjambant son cada­vre, le remplaça dans sa beso­gne; il périt de même, frappé à son tour par le scorpion. Un troisième lui succéda, et au troisième un quatrième, et la porte ne fut évacuée par ses défenseurs qu'après que le feu fut éteint et les ennemis re­ poussés. » Cependant Vercingétorix voyaient que les Romains étaient décidément trop habiles pour ne point finir par prendre Bourges. Il résolut d'évacuer la cité, sans toute­fois abandonner son camp, voisin de la ville, et encore moins cette sorte de siège qu'il avait établi autour du campement de César. César a essayé de masquer à ses contemporains le dépit profond que lui causait l'intelligente tactique de son adversaire. Finalement les Bituriges ne lui laissèrent qu'une ville brûlée, vidée, en ruines, après avoir eu la gloire de la bien défendre. Lui-même, César, risquait de demeurer affamé dans une sécurité précaire parmi les marais pestilentiels, et, ce qui est pis, environnés d'en­nemis répartis sur le terrain, dans des positions plus avantageuses que celles de ses soldats. Par bonheur pour lui, il s'aperçut du stratagème des Gaulois alors que l'abandon tumultueux, précipité, difficultueux, de la ville n'était pas terminé. Il se jeta avec toutes ses forces sur ses adversaires en retraite. Il dut à cette décision géniale de paraître vainqueur aux yeux des siens. Il eut la satis­faction d'entrer dans la ville comme par un assaut et de jeter l'ennemi dans un désarroi sans nom.

Cette panique fut de courte durée. Vercingétorix avait réussi à recueillir les fuyards dont le nombre fut sans doute beaucoup plus considérable que ne l'avoue le géné­ral romain. Orateur autant que soldat, Vercingétorix, dans son camp fortifié, affectait par ses discours de consi­dérer César comme incapable désormais de remporter des victoires de quelque conséquence. Pour faire plai­ sir aux Bituriges, on avait commis l'imprudence de défen­dre une ville située en plaine. On l'avait défendue vail­lamment. On y. avait affamé l'ennemi. On gardait l'as­ sentiment des tribus.Si César, au lieu de se donner un semblant de triom­phe à Bourges, voulait s'attaquer à un des nombreux oppida, villes fortes si nombreuses en Gaule, « il s'y cas­ serait les dents ».Ayant à sa disposition maintes villes sur des monta­gnes inexpugnables, l'armée s'estimait déjà assurée de vaincre. En effet, César ne pouvait battre Vercingétorix et ceux qui lui obéiraient. L'essentiel était de ne point désobéir. Aussi est-ce à cette occasion que Vercingétorix put dire en toute confiance et de tout son cœur aux autres chefs gaulois : « Si nous sommes unis pour la cause du salut commun de notre nation, il n'y a pas de puissance au monde qui pourrait nous résister, »

Chapitre IV

GERGOVIE

Avaricum est pris. César peut croire à sa victoire. Ver cingétorix ne se juge pas vaincu. Une ville a été perdue dans un canton des Gaules. Il reste une quantité de pla­ces fortes plus difficiles à prendre qu'Avaricum, une multitude de provinces, tout un peuple.Une grande victoire pour César, mais pour les Gau­ lois, s’ils savaient obéir à Vercingétorix, une simple piqûre d'amour-propre, rien de plus.L'affaire d’Avaricum, échec militaire et d'une assez grande gravité, se tournait rapidement pour Vercingéto­rix en une réelle victoire morale. Ce n'est pas seulement parce qu'il avait prévu ce qui arriva : la prise de la ville, c'est qu'il avait trouvé les formules, non les formules creuses, niais les formules où se condensent les idées qui ont toujours galvanisé ce pays gaulois (1). Il est indubi­ tablement le pays du dieu « hâbleur » qui attache les hom mes par des chaînes dorées issues de sa bouche.

(1). César, De Bello Gallico, VII, 30-31.

Vercin gétorix, aussi bon orateur, et surtout aussi hardi poli­tique que chef militaire plein d'énergie, avait osé tirer la leçon morale de la défaite. Il pensait ce que pensera plus tard Pierre le Grand : que c'est à force d'être battu qu'on apprend à être victorieux. Ce César, égaré avec quelques milliers d'hommes dans l'immensité des Gaules, parmi ses forêts de chênes sacrés dont les dieux lui seraient hostiles, ce César fatalement finirait par suc­comber. Dix légionnaires perdus lui manquaient plus que mille Gaulois valeureux tués pour la Gaule ne man­quaient à leur patrie. La Gaule était un immense réser­voir d'hommes qui viendraient, tribu par tribu, user l'imprudent envahisseur, ce condottiere, habile certes, mais qui n'avait même pas derrière lui l'appui unanime de sa nation. Sans doute ses soldats tiendraient à hon­neur de bien combattre, mais que représentait pour eux la Gaule! Ils ne faisaient pas une guerre nationale comme les Gaulois, ils n'étaient pas soutenus par l'idée patriotique qui enflammait leurs adversaires.

Déjà Vercingétorix apprenait aux siens à fortifier leur camp, comme il l'avait vu faire lorsqu'il était l'hôte de César dans le camp romain. Avec ce chef jeune, géné­ reux, aussi au courant des méthodes de la guerre savante que pouvaient l'être les Romains eux-mêmes, les Gaulois les plus timorés, ceux qu'effrayaient le plus les procédés employés par les légions : les fossés remplis de fascines et de piques, les catapultes, les machines de guerre, tous se rassuraient. La défaite d'Avaricum n'avait d'ailleurs pas été sensible. Avec son nouveau camp à la romaine, Vercingétorix campait pour ainsi dire sur le champ de bataille, et s'il n'osait pas attaquer, l'ennemi, lui non plus, n'osait pas lever la tête très haut : il ne bougeait pas. Non seulement les Gaulois couchaient sur leurs posi­tions mais ils les fortifiaient.

Avec quelle allégresse ils remuaient la terre, leur terre qui les protégerait, leur terre sacrée, et dans les victoires provisoires de César ils voulaient voir le commencement même de sa défaite finale. Au nez et à la barbe des sol­dais romains, sous l'apparence de guerriers alliés à Rome, et même tout simplement comme habitants du pays, allaient et venaient des Gaulois de toutes tribus : Belges, Celtes ou Aquitains, proclamant la valeur de l'indomptable Vercingétorix. Parmi ces annonciateurs de victoires gauloises il n'y avait pas seulement des admi­rateurs bénévoles du jeune chef. Vercingétorix avait le génie de l'organisation. Tout comme César eût pu le faire à Rome pour préparer quelque manœuvre politi­ que, il avait organisé la diplomatie et comme la publicité de sa cause. Il avait ses agents attitrés, beaux parleurs, rentés par lui, et qui allaient apporter aux chefs des tri­bus lointaines des cadeaux personnels.

Vercingétorix calculait bien en faisant de tels place­ments : quelques subsides intelligemment distribués lui valaient l'amitié de tout un clan, l'alliance d'un pays tout entier. Les premiers messagers qui lui apportaient la bonne nouvelle de ces ralliements n'étaient pas seule­ment l'avant-garde de nouveaux guerriers. Ils appor­taient les pièces d'or, la contribution au trésor de guerre.

Après la chute d'Avaricum, l'armée de Vercingétorix n'a rien d'une armée décimée, bien au contraire, c'est une armée qui grossit, riche de richesses de toutes sortes. Armes, équipements, vêtements lui arrivent dans l'en­thousiasme raisonné des populations. Même les fugitifs d'Avaricum ne constituent pas dans cette armée un groupe de défaitistes, fuyards désarmés, hâves, dégue­nillés. Vercingétorix, qui a tout prévu, a fait vite équiper à neuf ces rescapés. Bien à l'aise dans le camp, bien nour­ris, tirés d'embarras autant qu'on peut être tirés d'em­barras dans une guerre qui est pour une nation affaire de vie ou de mort, les hommes d'Avaricum, dont la ville a été pillée, se retrouvent nombreux et confiants. L'ave­nir, même à eux, s'annonce riant.

Vercingétorix, quand il a rallié à sa cause de nouvelles fractions gauloises, ne se contente d'ailleurs pas des dévouements spontanés et des contributions volontaires. Il sait qu'en temps de guerre il ne faut pas se fier entiè­rement à la générosité des citoyens. On ne se contente pas, de la part d'une tribu nouvellement ralliée, d'une simple déclaration de guerre verbale faite à César, ou d'une assemblée à desseins guerriers. Il ne faut pas que chaque groupe reculé de Gaulois laisse aux autres le soin de la victoire et, sous prétextes de trop grand nombre, se mette tranquillement à l'abri. Vercingétorix est en état de commander une véritable mobilisation nationale.

En ce temps-là, les tribus possédaient déjà leurs statis­tiques. Les druides étaient assez nombreux, assez hiérar­ chisés, assez habiles pour être officiers de cette sorte d'état civil. Il est probable que, pour des affaires reli­ gieuses, peut-être pour l'assemblée nationale annuelle au pays des Carnutes, le dénombrement d'ensemble inter­venait, par exemple pour la répartition, soit des druides présents, soit des offrandes de sacrifices. En tout cas, Vercingétorix a eu en main cette statistique. Il peut divi­ser équitablement les charges d'une large mobilisation, et il sait déjà jusqu'à quels chiffres il pourra mobiliser. Dans l'enthousiasme collectif, son ordre formel, précis, sera obéi.

Cependant Vercingétorix ne prétend pas triompher des Romains uniquement par la quantité de guerriers qu'il lance dans la bataille. Une telle tentative abouti­rait au massacre de braves Gaulois incapables de lut­ter dans des conditions égales, malgré leur bravoure, faute d'armement approprié et aussi de préparation technique. Il importe d'avoir des guerriers expérimentés dans le maniement des armes. Pour un moderne, une grande erreur de jugement serait de croire que le soldat du XXème siècle doit déployer plus d'adresse pour viser le but et appuyer sur une gâchette que ne faisait le combattant antique lorsque, pour atteindre lui aussi un but, il devait pincer la corde de son arc et lancer sa flèche; ici aucune table de tir, aucune charge minu­tieusement pesée de poudre chimique ne venait modi­fier l'aléa et jusqu'à un certain point l'effacer. Tout était affaire personnelle, non seulement de courage, de force et de doigté, mais de longue et patiente préparation sportive. Et, pour les armées de Vercingétorix, il fallait de bons archers. Les machines de guerre des Romains devaient être tenues à distances par des armes de jeta puissantes, sinon leur approche devenait redoutable. Elles briseraient peu à peu tous les obstacles. La pre­mière période des hostilités avait révélé le besoin de bons tireurs à l'arc. Vercingétorix les fait rechercher et recenser puis les convoque tous.

C'est ainsi que César se trouva avoir remporté à Ava ricum une nouvelle victoire plus à la Pyrrhus que la vic­toire de Pyrrhus lui-même. Tandis que son armée s'y était un peu affaiblie, l'armée de Vercingé­torix, du fait de l'activité du chef arverne, trouvait le moyen de grandir chaque jour et par le nombre de ses hommes et par leur valeur. Comme il arrive toujours, le blé allant au moulin et l'eau à la rivière, la renommée de Vercingétorix lui valut d'intéressantes recrues. La plus notable de toutes fut celle d'un grand chef aquitain, le roi Teutomate, homme brave et flegmatique, fils d'Ollovicon, roi des Nitiobriges. La recrue était d'autant plus précieuse pour le parti de Vercingétorix, et l'augure était d'autant plus mauvaise pour la fortune des Romains que le roi Ollovicon et son peuple avaient été depuis longtemps au pays de la Garonne, en aval de la romaine Toulouse, ce que les Eduens avaient été aux pays de la Saône et de la Loire moyenne, en amont de Lyon : les sentinelles fidèles de la cause de Rome, les ouvrages avancés, si l'on peut dire, ou plutôt les « marches » extérieures de la Provincia, de la Gaule déjà romanisée. La défection de Vercingétorix, jeune chef jusqu'alors allié des Ro­mains, pouvait montrer que quelque chose était changé dans la mentalité de la Gaule libre. Mais, du moins, le père de Vercingétorix, Celtill, n'avait-il jamais porté lui-même le titre d'ami de Rome. Or ce titre d'ami de Rome, titre tout à fait officiel, avait été donné par le Sénat romain lui-même au roi Ollovicon. C'est une royauté tributaire qui changeait de camp. L'Aquitaine, en majorité sans doute, ralliait la cause de Vercingé­ torix. Cette cause gagnait dans les contrées intermédiaires entre les Pyrénées et l'Arvernie. Les pays du cours infé­rieur du Lot étaient ceux mêmes d'Ollovicon et de Teutomate. Quant aux contrées plus orientales du Quercy, elles formaient le domaine de Drappes et de Lucter, fidèles lieutenants de Vercingétorix; elles devaient de­meurer fidèles à l'idée de patrie au delà de l'extrême adversité.

On était quelque peu inquiet chez les Gaulois de voir les Romains de César vivre pour l'instant dans l'abon­dance grâce aux provisions trouvées à Avaricum. Mais on pouvait se représenter les occupants de la ville comme les nouveaux assiégés. Qui, de Rome, viendrait à leur secours? Quel courrier même pourrait leur parvenir à travers deux cents lieues de territoire hostile? Surtout Vercingétorix savait qu'après la perte de l'amitié des Nitiobriges d'Aquitaine, les Romains risquaient de perdre l'alliance de ces Eduens de Bourgogne qui les avaient pourtant appelés en Gaule. César, qui aurait pu encore gagner quelques victoires sur les Gaulois dans les envi­rons d'Avaricum, allait sentir promptement cette me­nace. Il était impossible qu'il n'en fût pas prévenu. Les émissaires éduens, même les principaux chefs de ce peuple, avaient dû le mettre au courant des démêlés complexes qui séparaient leur Etat en deux camps. Dans les circonstances de la guerre des Gaules, ces deux partis, nés d'oppositions de personnes, risquaient de s'affronter dangereusement. Si l'une des factions parais­sait devoir rester fidèle à l'alliance romaine tradition­nelle, l'autre parti se déclarerait du même coup en faveur de Vercingétorix, embrasserait sa cause. Ce serait pour César une pénible insécurité de plus, pour Vercingétorix un nouveau renfort.

En ce printemps, alors que normalement l'ennemi eût dû commencer ses attaques, Vercingétorix pouvait être fort aise. Il n'était même pas sûr que dans la dis­pute éduenne les vrais partisans de Rome et de sa cul­ture fussent les alliés des envahisseurs. Des traditiona­listes, des druidistes étroits, dans le feu des passions pouvaient être amis des étrangers momentanément donc d'une manière précaire. De moins en moins, et quoi­ qu'il arrivât, César ne pouvait compter sur les Eduens (1). Au lieu d'un secours ils allaient être pour lui un poids mort, menaçant ses communications ou tentatives de communications, avec Rome, accaparant son attention au moment où elle aurait dû se concentrer sur les démarches de Vercingétorix.

(1). De Bello Gallico, VII, 32-34.

Tout de suite pour les Romains ce fut le pire qui arriva. César dut se rendre chez ses auxiliaires défail­ lants. « Comme les lois des Eduens défendaient au magistrat suprême de sortir du territoire, César, pour ne pas paraître porter atteinte à la constitution et aux lois du pays, décida de partir lui-même chez ce peuple et convoqua par devers lui à Decize tout le Sénat et les deux compétiteurs... il obligea l'un à déposer le pouvoir et invita l'autre, qui avait été nommé régulièrement par l'intermédiaire des prêtres et dans la vacance de la magistrature, selon les usages de l'Etat à prendre pos­ session du pouvoir. » Sans doute les druides éduens avaient toujours été du parti de César. Mais qui eût cru possible quelques années plus tôt que le fier Romain en vînt un jour à s'appuyer de la sorte sur un pouvoir religieux et traditionaliste qu'il détestait afin de conser­ver des alliés jusque-là si fidèles.

Vercingétorix apprenait — comment ne l'eût-il pas appris — de ce peuple éduen, déjà en partie gagné à sa cause, tout ce que César faisait et disait à Decize. De la même manière, par des transfuges et des traî­tres, César savait tout ce que faisait et disait Vercingétorix. Le caractère poignant de cette guerre où chacun des deux adversaires ne pouvait au juste mesurer d'avance ses forces et apprécier ses chances dans tel ou tel assaut, telle ou telle résistance, était que, dans cette incertitude absolue de tout résultat, en toute affaire déterminée, toujours on connaissait les manœuvres des grands chefs opposés.

De ce que César adressât aux Eduens toutes sortes de supplications, Vercingétorix pouvait du moins en augu­rer que son adversaire ressentait quelque angoisse. Il les exhortait « à oublier leurs controverses et leurs dis­cussions, à négliger toutes ces discordes pour se consa­crer à la guerre présente, et à compter qu'il les récom penserait comme ils le méritaient après la défaite de la Gaule. » La défaite de la Gaule, c'est du moins le mot qu'emploie dans cet endroit des Commentaires, César. Eut-il le front de s'exprimer de la sorte devant les Gau­lois éduens. S'il le fit, c'était affolement et inconscience. Les renforts reçus à chaque instant par Vercingétorix lui étaient un gros souci. Il manquait de cavaliers. Il sollicita et — ayant son armée romaine avec lui — il obtint, par force plus que par prestige, toute la cava­lerie éduenne. A leur tête étaient des aristocrates amis de César, ou que César croyait encore de ses amis. L'in­fanterie éduenne, plus suspecte, serait simplement em­ployée, et en partie seulement, à défendre dans divers postes des greniers et des convois de blé. Ces mesures étaient sages car il fallait éviter l'encerclement et l'atta­que des convois par derrière. Cependant César, peut-être ému d'incertitude — on n'ose déjà le supposer aux abois — César commit une faute impardonnable pour un général, une double faute qui eût dû logiquement entraîner sa perte et qui faillit bien la causer. Un chef de guerre qui redoute l'encer­clement et l'attaque concentrique d'un adversaire très nombreux ne doit jamais morceler ses troupes. Il doit garder à sa disposition l'instrument le plus fort qui soit et frapper avec, non pas sur la position la plus difficile, mais sur la brèche la plus faible. César — n'en déplaise aux tacticiens qui peuvent l'admirer en d'autres circons­tances — commit deux fautes énormes. Il divisa ses effectifs. Il alla chercher, pour s'y ruer avec des forces diminuées, la moins prenable des positions adverses. Quand on y réfléchit, on en reste stupéfait. Est-ce qu'il apprenait, encore inexpérimenté, par des bévues de jeune stratège, cet art de vaincre dont il donnera plus tard, en sa campagne d'Egypte, des preuves irrécusa­bles? N'est-ce pas plutôt qu'homme d'action, habitué à cette audace qui réussissait à Rome sur la place publi­que, il voulut agir de même en considérant la Gaule comme un vaste forum? Sa crainte était évidemment de paraître perdre la Gaule, cette Gaule qu'il avait solen­ nellement déclarée conquise. Il lui fallait sagement demeurer dans la région de la Loire moyenne, à main­tenir l'Est dans la soumission. Certes, il lui fallait tenir compte des tribus en révolte dans un immense arc de cercle : Aquitaine, Massif Central, ouest, pays de la Seine, pays belges. Mais, au lieu d'essayer des opéra­tions de simple police dans la direction de la Manche ou de l'Océan, pour empêcher l'étau de se resserrer, il voulut payer d'audace, multiplier sinon ses soldats du moins leur activité et frapper l'adversaire, fût-ce avec moins de troupes, sur un point décisif. Il détacha impru­demment le tiers de ses effectifs : quatre légions et de la cavalerie auxiliaire contre les Parisiens. A leur tête était Labienus, chargé de nettoyer d'ennemis les pays de la Seine. Lui-même quitta les contrées éduennes et bituriges pour vaincre Vercingétorix, comme il l'avait déjà vaincu à Avaricum. Cette fois il voulait le vaincre chez lui dans sa capitale, qu'on disait si fortifiée, si impre­ nable, dans cette Gergovie, capitale des Arvernes, capi­tale de la résistance et qui avait déjà eu grand prestige aux temps de Bituit, de Luern et de Celtill.

Vercingétorix apprit donc avec l'immense allégresse que l’on peut supposer que César, ayant abandonné qua­rante pour cent de ses troupes, se dirigeait vers sa capi­tale de Gergovie avec le reste de son armée. Gergovie ne serait pas Avaricum. On ne pourrait approcher des remparts, qui fortifiaient la montagne au bord de son plateau, les tours de bois qui avaient amené la chute de la capitale biturige. Pour commencer son attaque nouvelle, César partait du pays éduen. Le premier fossé qui arrêterait sa mar che vers Gergovie, située au sud-ouest, était formé par la grosse rivière l'Allier qu'il fallait traverser. Vercingétorix comprit que ce premier obstacle disposé par la nature serait déjà pénible aux troupes des légionnaires. Il se trouvait, venant des environs d'Avaricum, sur la rive gauche de l'Allier. Il attendit avec toutes ses forces dûment réunies la tentative des Romains pour passer l'eau. Cette tentative ne tarda pas à se produire. Les Romains avaient naturellement trouvé tous les ponts coupés. Il fallait en construire un, car, en ce pays hos­ tile, César était obligé d'emmener tous les charrois néces­saires à une campagne d'été de plusieurs mois. Les récoltes évidemment seraient détruites devant lui lors­ qu'il traverserait la fertile Limagne. Mais comment construire un pont sur l'Allier. C'est là que les Gaulois l'at­tendaient. Protégés par la largeur de la rivière, qui empêchait que le trait d'une flèche ou le jet d'une pierre, parties de l'autre rive, ne vint les atteindre, les Gaulois de Vercingétorix, du moins les meilleurs désignés par le chef, suivaient tout bonnement le bord de l'admirable fossé naturel. Dès que les Romains traversaient en petits groupes, en utilisant un gué ou une embarcation de fortune, ils étaient massacrés en touchant la rive gau­loise. De véritable gué où l'armée romaine eût pu tra­verser en masse, il n'y en avait pas avant l'automne; la fonte des neiges et les pluies de printemps mainte­naient les eaux hautes jusqu'au mois d'août. Vercingétorix exultait. César ne pourrait peut-être pas passer la rivière avant ce moment-là. Pourtant César réussit. Sa première tactique fut de remonter peu à peu vers la source de l'Allier, marche qui le rapprochait d'ailleurs de son but, la ville de Gergovie (1).

(1). C ésar, De Bello Gallico, VII, 35.

Une rivière est toujours moins profonde lorsqu'on se rapproche de sa source et puis, on peut trouver un endroit favorable en explorant longuement la rive. En effet les Gaulois avaient incomplètement détruit un pont sur la rivière aux confins de l'actuel Bourbonnais et de l'Auvergne. Les pilotis qui subsistaient pouvaient grandement faci­liter le rétablissement du pont. Cependant Vercingétorix devait se croire hors de danger. L'armée romaine avait examiné les restes du pont et comme avec mélancolie avait, semblait-il, repris sa marche vers le sud. On revoyait les légionnaires reparaître bien en amont le long de la rive boisée.

Vercingétorix ne voulait pas éparpiller ses guerriers. L'adversaire presque victorieux lui paraissait redoutable. Il continua sa marche vers l'Arvernie parallèlement à celle des légionnaires. Soudain on lui apprit la mau­vaise nouvelle. Les Romains avaient rétabli le pont mal détruit. Ils avaient traversé la rivière. César raconte lui-même comment il avait rusé. « II établit son camp dans un lieu couvert de bois, en face d'un des ponts que Ver­cingétorix avait fait détruire; le lendemain il y resta caché avec deux légions et fit partir comme d'habitude le reste de ses troupes avec les bagages après avoir frac­tionné certaines cohortes, afin que le nombre des légions parût demeurer le même. Il leur ordonna de se porter aussi loin qu'elles pourraient et, quand il pensa que le moment était venu où elles devaient être arrivées à leur campement, il se mit à rétablir l'ancien pont sur les anciens pilotis dont la partie inférieure restait entière. L'ouvrage ayant été promptement terminé, il fit passer les légions, choisit un emplacement favorable pour son camp et rappela le reste des troupes. »

A distance, César est encore ravi de cette ruse de guerre; et cependant une ruse semblable pour venir à bout de l'obstacle énorme qui va se dresser après le fossé de l'Allier, c'est-à-dire le rempart de Gergovie, ne réussira pas.

Pour l'instant Vercingétorix est décontenancé. Mais il ne perd pas de temps. Il ne se croit pas en état de vain­cre César en rase campagne. Il préfère l'attendre dans la position forte de Gergovie. Le comble serait que César y parvînt avant lui. Si César avait eu plus de génie, s'il avait surtout mieux connu la place formidable qu'il allait attaquer, il n'eût pas négligé cette course pour prendre la forteresse avant qu'elle ne reçût dans ses murailles la grande armée nationale qui allait la défendre; tout au moins se fût-il jeté sur les talons des Gaulois, en vif recul, afin de les rattraper et de les obliger à livrer le combat dans la plaine.

Mais il était écrit dans les destins des hommes que César ferait contre Gergovie la même attaque impuis­sante que l'état-major allemand devait refaire plus tard, en 1916, contre la forteresse de Verdun. Peut-on blesser un guerrier avec un stylet en le frappant contre son bouclier ou contre sa cuirasse? Encore les Allemands attaquaient-ils Verdun avec des troupes nombreuses. Cé­sar, qui se fiait pourtant à sa ruse, avait commencé par deux premiers actes fort peu rusés : l'éparpillement de ses troupes, la recherche de la circonstance de combat qui lui fut le plus défavorable. Vercingétorix, lui, ne perdait pas une minute, et, au risque de paraître un pleutre aux yeux des populations arvernes, il faisait rentrer ses soldats dans la place avec précipitation. Etant données les distances du pont de l'Allier à Gergovie, {puisqu'il y avait un pont il y avait une route et puisque la ville était Gergovie la route allait à Gergovie), les dix ou quinze lieues purent être fran­chies le soir et le lendemain du jour où les Romains avaient passé l'Allier. Les Gaulois confédérés, avec à leur tête Teutomate, les Arvernes, avec à leur tête Vercingé­torix, eurent le temps de s'installer dans la cité forte et tout autour. Ils purent y faire rentrer les vivres, veil­ler aux provisions d'eau, tout organiser pour la défense. Marchant à pas comptés, les légionnaires ne parurent qu'au bout de trois jours au pied de la montagne de Gergovie, ayant perdu le temps opportun de vaincre, venant avec une gravité superbe chercher une défaite. Mais où se trouve cette fameuse Gergovie accrochée à la montagne d'Auvergne, au-dessus de la vallée de l'Allier et de la plaine de la Limagne. Un écrivain qui excelle à évoquer la haie d'un jardin, une maison rus­tique, un bonhomme de son pays d'Auvergne, Henri Fourrât, l'appelle la Cité perdue. Quel dommage ce serait si cela était vrai! Gergovie fut au temps de César et de Vercingétorix une capitale montagnarde de la France, une ancêtre de Paris. Gergovie, ce seul mot rap­pelle des souvenirs chers aux patriotes français. César ne put prendre la ville d'assaut, là son échec faillit met­tre fin à sa carrière. C'est la première cité vraiment capitale qui vit la première victoire de la patrie, le pre­mier triomphe national. Et l'on aurait laissé cela se perdre si complètement qu'il serait impossible de retrouver sur le sol de l'Auvergne le moindre caillou, le moindre tesson de poterie, la moindre monnaie rouillée, le moin­dre vestige grâce auquel ou puisse dire : ici était Ger govie. Cela est-il? Comment cela se peut-il? Le commun des mortels ne croyait-il pas connaître l'emplacement de cette Gergovie à quelques kilomètres du sud de Clermout-Ferrand? Son nom se trouve toujours indiqué là devant la même colline, sur toutes les cartes de géographie. Sur le sommet de cette colline un monument commémoratif rappelle les exploits des soldats de Vercingétorix. C'est que Gergovie, réduite à l'état de cité-fanfôme, a failli devenir une cité tout à fait invisible. En effet, en 1933, on crut retrouver à un autre endroit qu'au site traditionnel son emplacement véritable. D'aucuns se rac­crochèrent à la conviction jusque-là admise et officiel­lement reconnue. Ce fut une belle dispute, farouche et auvergnate. Les belligérants finirent par embrouiller totalement leur affaire. C'est du moins ce que soutient avec des gens que l'on dit sages le sage Henri Pourrai. Il se console en se ralliant à une autre cité, à une troi sième Gergovie, qui est une patrie au-dessus de ce monde, toute divine, à une Jérusalem céleste, à cette cité paradisiaque que chacun peut retrouver s'il croit en Jésus, dans le fond même de son cœur. Quoiqu'il en soit de cette échappatoire, qui à d'autres points de vue peut n'être pas négligeable, ce n'en est pas moins une échap­patoire pour ce qui concerne le site de l'ancienne Ger­govie où se battirent César et Vercingétorix.

Mais vraiment les pierres des cités de ce monde sont-elles si périssables en cette Auvergne de lave volcani­que qui, depuis deux mille ans, n'a daigné changer ni de nom ni même d'habitants, puisqu'elle est toujours le pays de cette grande famille courageuse et têtue dont Vercingétorix faisait partie? Dans un pays de tradition forte, est-il admissible qu'on n'ait pas conservé une cité de Gergovie pendant vingt siècles? Quant à croire que les disputes d'érudits empêcheront d'y voir clair, c'est une illusion. Ces gens-là font plus de bruit que de mal. La docte poussière agitée par leur combat ne parviendra pas à troubler en un nuage dense l'atmosphère de cette planète. Une bonne nouvelle peut être annoncée à ceux des descendants de Vercingétorix qui regrettent la perte de leur ancienne capitale. Leur cité n'est pas irrémédiable­ment perdue. On l'a retrouvée, on la leur rend déjà. La vénérable ancêtre n'avait même pas changé de place. Elle est toujours à l'endroit même où le docte Simeoni la visita au XVIème siècle, où Aucler plus tard découvrit diverses ruines, où peu après Napoléon fit exécuter par le colonel Stoffel des fouilles destinées à documenter son histoire de César. Non, on n'empêchera pas, par des doutes subtils, les pèlerins de se rendre sur l'emplacement où naquit et s'exalta l'idée de la patrie.

Comment se fait-il donc que pendant quelques mois, tout récemment, on ait eu ainsi la vue troublée au point de ne plus situer Gergovie là où elle est depuis toujours? Quels événements s'étaient donc produits? En voici un premier aperçu : il y avait, vers 1931, 1932 et 1933, un peintre aussi bien doué pour ressusciter l'âme des choses avec sa palette que l'était Henri Pourrai pour opérer avec des paroles quasi magiques de semblables évoca­tions. Donc le peintre se promenait un jour parmi les pierrailles sur un coteau jadis défriché. Dans ses rêve­ries, le promeneur solitaire devait penser à Gergovie puisqu'il méditait la grande composition d'une fresque sur la célèbre bataille, fresque destinée à un tout neuf bâtiment officiel de Clermont-Ferrand. Or, dans ses allées et venues, le peintre fut frappé par l'aspect de ruines que présentaient d'anciens murs de soutènement et des tas de cailloux. Ces pierres, on le sait mainte­nant, avaient été amoncelées par les paysans qui, il y a un demi-siècle, un siècle an plus, faisaient des pro­diges de labeur pour cultiver quelques arpents de terre au sommet des puys et récolter quelques javelles de plus de blé sarrasin ou quelques touffes supplémentaires de foin. Le peintre, homme des villes, ne soupçonna pas le travail des hommes des champs. Ce coin de banlieue rustique, à trois kilomètres au nord de Clermont, lui parut un désert presque inexploré. Il crut avec enthou­siasme que les pierrailles entassées étaient les restes d'une cité perdue. Comme il s'intéressait à Gergovie, comme il n'y avait, selon l'Histoire, de grande cité célè­bre en Auvergne autrefois que Gergovie, il déclara avoir retrouvé Gergovie. Comme il existait dans ce site hallu­cinant de ces petites cabanes à voûtes de pierres que les pâtres improvisent en bien des pays pour s'y abri­ter, il déclara : voici les maisons do Gergovie; ici habi­taient les Gaulois nos ancêtres. Pauvres Gaulois! ils étaient contraints, par un peintre du XXème siècle, à passer des nuits affreuses ni couchés, ni debouts, ni assis, recro­quevillés dans des niches à chien, bonnes tout au plus à servir d'abri un quart d'heure pour attendre la fin d'une averse. Comme on trouve partout en notre France des vestiges d'âges divers, et comme il y eut sur cette vaste lande montueuse quelques lieux habités, de très maigres débris purent être présentés comme trouvés dans la soi-disant cité de Gergovia. Le peintre était aussi pro­fesseur. Il se révéla écrivain. Il savait faire valoir ses opinions. Comme artiste il réussissait des tableaux pro­digieux où figurait, entièrement reconstituée, selon son rêve, la Gergovie d'autrefois. Un érudit qui, en vertu de sa haute situation universitaire à Clermont-Ferrand, avait déjà eu à s'occuper des fouilles du sommet du Puy-de-Dôme, et même de l'affaire de Glozel, ne donna pas tort au peintre; il pensait que cet amas de pier­railles signifiait sinon Gergovie, du moins quelque chose. Un humaniste célèbre, âgé et compétent — hélas pour­quoi fallut-il qu'il fût alors confiné dans sa chambre par la maladie! — écrivait à distance un très bel article dans une publication estimée. Il s'en fallut de peu que le mot Gergovie ne fût rayé des cartes à l'endroit où il figurait et que la cité ne fût contrainte, par l'initiative de trois personnes, à changer d'emplacement. Maintenant que sont ainsi évoqués le peintre Maurice Busset, M. le doyen A. Audollent et M. Pierre de Nolhac, il sera peut-être intéressant d'assister de plus près, en leur compagnie, à ce qui leur parut une inestimable découverte.

M. le doyen Audollent s'était chargé de la faire con­naître — et il usa de réticences et de précautions — à l'Académie des Inscriptions, le 10 janvier 1933. M. Mau­rice Busset la claironna en un très sympathique volume Gergovia, capitale, des Gaules et l'Oppidum du plateau des Côtes. M. M. Busset, avec une grande habileté, explique qu'il avait déjà exposé ses vues au géographe Jean Brunhes (1). Il s'agissait pour lui de trouver, sur une hauteur proche de Clermont, le site d'où la ville était descendue ensuite vers la plaine de la Limagne, comme Saint-Flour descend vers son faubourg de Plaine, comme Carcassonne et Briançon ont abandonné leur hauteur primitive. Clermont, profitant de la paix romaine, aurait été l'oppidum de Gergovia descendant en plaine. Mais, pour que la loi géographique s'appliquât, il fallait renon­cer à placer Gergovia à sept kilomètres de Clermont. Le site de la nouvelle découverte, qui n'est qu'à trois kilomètres, paraît mieux convenir à M. Busset. C'est pourtant encore bien loin... Mais on a vu vieille Tou­louse émigrer à Toulouse huit ou dix kilomètres plus loin. On ne fait point toutes ces réflexions complémen­taires ou contradictoires quand on lit le livre de M. Bus­set. On se laisse tout simplement prendre à son récit qu'il a su rendre simple et captivant : (2)En 1931, mon attention fut attirée par les vestiges de constructions antiques qui paraissaient subsister aux alen­tours de Clermont. Je me souvins alors des murs du pla­teau des Côtes, et, un matin de mars 1931, je gravis le sentier rocailleux qui mène au sommet. Une voie dallée, enfouie sous la brousse, faisait suite au sentier et filait à travers les hautes herbes desséchées par l'hiver.

(1). M. Busset, Gergovia..., pp. 91-92 et 94, 95, Delagrave, éd.

M. Busset, quoique averti par nous que nous ne partagions pas ses vues, nous a autorisés à reproduire un certain nombre de figures de son livre. II a manifesté par là une loyauté, une largeur d'esprit, un sens scientifique auxquels nous nous plaisons à rendre un véritable hommage. Nous l'avons dit dès l'avant-propos de ce livre. Nous tenons à le redire ici avec notre vive reconnaissance. Il ne faut pas oublier que c'est du choc des idées que jaillit la lumière. Si M. Busset n'avait pas lancé sa conjecture qui situe Gergovie aux côtes de Clermont, on n'aurait pas entrepris, pour en avoir le coeur net, les nouvelles fouilles au plateau traditionnel qui se sont montrées probantes.

2. M. Busset, op. cit., pp. 36-46.

Je remar quai bientôt d'étranges constructions basses, cachées par les ronces : une cavité ronde creusée au centre était à demi-comblée par l'effondrement d'une toiture de pierre. Je me trouvais en présence de huttes circulaires semblables à cel­les qui figurent à Rome sur les reliefs de la Colonne Trajane. II s'agissait là, à n'en point douter, de constructions extrêmement anciennes. Poursuivant mes investigations, j'observai que les innombrables tas de pierres qui parse­maient le plateau abritaient chacun une cavité semblable et n'étaient autre chose que des huttes ruinées. Je notai ça là plusieurs centaines de ces ruines, et, tout à coup, sur le flanc d'un talus qui s'était éboulé, miné par des pluies récentes, une sorte de chambre ou plutôt de casemate coni­que coupée longitudinalement par l'effondrement, apparut. La voûte constituant la partie supérieure était curieusement assemblée, des dalles en porte à faux s'imbriquaient l'une dans l'autre et formaient une coupole à encorbellement parfaitement construite. Fouillant la partie effondrée et la terre à l'intérieur de cette casemate, je découvris des frag­ments de poteries « vincacées » grises, peu cuites et non tournées, montrant des grains de charbon incrustés à leur surface. Ces fragments céramiques présentaient toutes les caractéristiques des poteries primitives. Coup sur coup je découvris plusieurs de ces casemates. Je trouvai plusieurs buttes rondes intactes ensevelies sous les taillis, d'autres à demi-éboulées... Ce qui me parut particulièrement impor­tant, c'est que sur toute la surface de cet immense plateau des Côtes de deux cent cinquante hectares des centaines de ces huttes ruinées étaient éparses, il y avait donc eu là, à une époque indéterminée, une agglomération extrêmement importante... Les photos aériennes de l'Aéro-Club d'Auver­gne vinrent heureusement compléter mes plans et dessins. Le résultat de mes recherches me stupéfia; une ville immense, qui avait dû contenir une population très impor­tante, des travaux de défense réellement formidables s'éten­daient au loin et ceinturaient les hauteurs, des milliers de mètres cubes de blocs basaltiques avaient dû être entassés là par une armée de travailleurs... Les parties maçonnées voisinaient avec les murs de pierres sèches et l'absence de pierres taillées importantes montre que l'influence romaine ne s'y fit sentir que pendant une période minime et que l'ensemble fut abandonné peu après la conquête. L'opinion publique fut alertée par un vibrant article de M. Pierre de Nolhac dans l'Illustration du 25 février 1933. M. de Nolhac n'a pas vu les pierrailles des Côtes, mais M. Busset lui a apporté des photographies et des dessins, des reconstitutions suggestives.

Je vis entrer Busset dans mon cabinet à l'automne, m'ap­portant des photographies... Sa parole vivante les commen­tait. C'étaient des huttes à coupoles découvertes par cen­taines, des murs intérieurs se croisant en tout sens, des contreforts robustes soutenant les parties moins fortes du rempart, une quantité de détails indiquant qu'il y avait au milieu de l'Oppidum une ville habitée jusqu'aux temps romains, au centre d'un espace qui pouvait contenir qua­tre-vingt mille personnes. «C'est Gergovia!» m'écriai-je. « Evidemment », répondit Busset en souriant. Quelle serait cette ville puissante devant laquelle César aurait passé sans la connaître? Comment nos compatriotes ont-il pu l'igno­rer? N'est-elle pas en quelque sorte l'acropole même de Clermont? On n'y monte guère de la ville et si un chas­seur s'y égare les ronces et les arbustes dissimulent pour lui toute cette pierraille. On ne pourrait s'y reconnaître qu'en hiver, mais en hiver qu'irait-on faire là-haut?... La concordance des textes de César avec le nouveau paysage, continue P. de Nolhac, celte concordance n'est pas seu­lement vraisemblable, elle est complète. Familier de tout temps avec ses horizons, je reconstitue le siège et la bataille sans difficulté. Voici les hauteurs où Vercingétorix, en étalant son armée au moment de l'arrivée de César devant Gergovie, lui fit redouter la force avec laquelle il fallait se mesurer; voici l'emplacement du camp principal de l'assiégeant, qui n'est autre que l'éminence où s'élèvera plus tard Auguste Nemetum (Clermont). Voici le puy de Chanturgue, la position d'où César délogea les Gaulois pour y établir son « petit camp » et qu'il relia au grand par une double tranchée, et n'est-ce pas le tracé même de ce chemin que dessine aujourd'hui celui qui monte à travers les vignes? Que de détails reprennent vie! César dit que les assiégés pouvaient voir ce qui se passait dans son camp, car les murs de la ville le dominaient. Tout cela se vérifie aujourd'hui. La véracité du récit de César n'est plus attaquable.

Ainsi Gergovie semblait vouloir changer de place. Au début de la découverte de Maurice Busset, beaucoup de personnes qui sympathisaient avec la personnalité de M. Busset et avec son amour de l'Auvergne, comme Henri Pourrat (1) inclinaient à y croire. Cependant visitant avec Busset le plateau des Côtes, mû par une méfiance auvergnate. Pourrât osa dire au peintre qu'il trouvait ses murailles bien chétives pour constituer les impre­nables remparts de Gergovie. Dans l'étoffe des compliments qu'il adresse à Maurice Busset, il mêle le fil sub­til d'une critique qui volontairement dissimulée (ou plu­tôt discrète) apparaît ici ou là : « Les fameux murs ont dû me décevoir... Je ne les trouve pas absolument convaincants... Le problème est-il résolu?... II se peut que Gergovie ait été à Merdogne... » Merdogne c'est le nom du village à l'emplacement de la Gergovie tradition­nelle. Ce nom malencontreux a été changé sous le Second Empire pour le nom plus glorieux de Gergovie. D'où les plaisanteries faciles et inutiles des partisans du nou­vel emplacement : gagne-t-on des batailles à Merdogne? Dans son livre : La cité perdue, Pourrat reprend son article sur la Dispute de Gergovie; mais cette fois il ne donne plus guère la préférence à Maurice Busset. Il doute, Gergovie lui paraît décidément égarée. S'il réé­dite des phrases élogieuses pour Busset le cours souter­rain de sa critique laisse apercevoir davantage (2). « Ces huttes coniques, oui ce peuvent être des cabanes de ber­gers datant de Jules Grévy ou de Sadi Carnot... Peut-être bien qu'il se goure (sic) sur ses casemates et rem parts à contrefort.

1. Dans un article de la Revue des Deux Mondes, La dispute de Gergovie, 15 août 1933.

2. pourrat, La Cîte perdue, pp. 162-165.

11

Les coups de pouces ont été vivement relevés. »Le fait est que l'intervention de M. Maurice Busset commence à avoir contre elle en Auvergne toute une opinion publique. A la base de la « Découverte » il y avait la confection d'une fresque représentant la bataille de Gergovie. La trouvaille était du document pour la fresque. « Sur sa fameuse fresque de la bataille, Busset a placé le Puy-de-Dôme sur la gauche, donc on le regarde du nord-est; on est aux Côtes. » Cela, les Auvergnats ne l'ont pas admis. « Le conseil général s'est montré réso­lument conservateur : il a décidé de faire remettre à droite le Puy-de-Dôme. Gergovie reste Gergovie. »II est toujours désagréable d'avoir été ému par une cause douteuse. Les Auvergnats, peuple âpre et positif, ont horreur de la fausse poésie où la mystique risque de céder à la mystification. Ils se sont laissés à moitié prendre à la Nouvelle Gergovie, et leur pays a déjà été le théâtre de la funambulesque aventure de Glozel, Inde ira.ès le 27 février 1933, l'archiviste départemental, P. Fournier, répliquait, dans le journal Le Moniteur, au doyen de la Faculté des lettres A. Audollent. Ce der­nier avait risqué l'hypothèse que la quantité des pier­railles était vraiment anormale sur le site .de la pré­tendue découverte. A défaut de Gergovie il y aurait eu là, en un temps très ancien, un peuple de paysans ins­tallé sur la hauteur. M. P. Fournier expliquait qu'il avait bien fallu mettre les pierres en tas, en tas solides, peut- être maçonnés, afin de désencombrer les vignes, les prai­ries et les champs. Il eût pu ajouter que l'accumulation des cabanes-refuges marquait le résultat du désoeuvre­ment séculaire des pâtres.De tous côtés, on signalait déjà des « troisième Ger­govie », des lieux pierreux où les pâtres avaient édifié des cabanes semblables à celles que M. Busset imaginait celtiques. On en trouve en particulier à l'emplacement traditionnel de Gergovie. Tardivement le peintre imaginatif esquissait une très habile défense de sa décou­verte (1). Il faudra lui concéder qu'on trouve aux Côtes de Clermont, tout comme au plateau traditionnel de Ger­govie, quelques traces d'habitat gallo-romain. Mais, pour ce qui concerne les Côtes, c'est peu de chose. Rien d'im­possible non plus à ce que des vestiges néolithiques se trouvent mélangés à ces restes gallo-romains. Il est nor­mal que les lieux habités le demeurent pendant de longs siècles. Il faudra encore admettre que les fouilles entre­prises à Gergovie (emplacement traditionnel) n'ont pas donné de résultats aussi complets que les fouilles de Bîbracte et d'Alésia. Mais lorsque M. Busset dénigre les recherches faites au plateau de Merdogne, ne manifeste-t-il pas le dépit normal et excusable d'un archéologue devant une découverte rivale et riche?

« Chez M. Busset l'imagination de l'artiste semble tou­ jours avoir le pas sur la rigueur méthodique du sa­vant. » (2) Strabon s'exprime en ces termes : « Les mai­sons des Gaulois, bâties en planche et en claies d'osier, sont spacieuses et ont la forme de rotondes; une épaisse toiture de chaume les recouvre... Il n'y a rien de com­mun entre les cases en pierres sèches du plateau des Côtes de Clermont et les demeures gauloises authenti­ques... L'opposition est encore plus marquée s'il se peut en ce qui concerne les murs de villes, les remparts... les photographies publiées par l'Illustration (nous ne parlons pas des reconstitutions de M. Busset dont le caractère fantaisiste a frappé tous les observateurs sé­rieux, nous envisageons seulement les photographies de

(1). Revue d'Auvergne (1935, p. 59),

(2). J. clemence, La nouvelle Gergovie, novembre 1934.

l’état actuel) donnent l'impression moins de remparts d'oppidum que de murs de soutènement destinés sur­tout à empêcher le glissement des terres; cette impres­sion est encore accentuée par la présence et la dispo­sition des contreforts qui faciliteraient le cas échéant l'escalade, loin de renforcer la défense... la question de gergovie ne se pose plus. » (1) L'auteur de ce jugement péremptoire, M. Toutain, de l'Ecole des Hautes Etudes, est le très compétent directeur des fouilles d'Alésia, le plus consciencieux érudit pour tout ce qui concerne Vercingétorix et son temps.

M. Busset fait surtout œuvre d'imagination en estimant que les soi-disant remparts sont accotés par des murs perpendiculaires (2). « II ne suffit pas de les baptiser des noms de « contreforts » (sic) « digitations » ou « an­tennes » pour nous faire croire qu'ils eussent pu cana­liser l'attaque et la morceller. » Au contraire, ils n'eus­sent pu que fournir à l'assaillant des rampes d'accès d'un gradin à l'autre. Il faut dire à la décharge du peintre archéologue que tout cela n'aurait pas germé dans son imagination s'il n'y avait pas eu au point de départ d'autres travaux accréditant comme celtiques ou néolithiques des ruines qui remontent tout au plus au moyen âge, ou bien des cahutes de fantaisie édifiées par les jeunes gardiens de bestiaux, non seulement en Auver­gne, mais dans toutes les contrées montagneuses ou pier­reuses. L'Auvergne est simplement plus favorisée sur ce point (3).La pierre sèche a fait travailler les esprits.

(1). Toutain,, La question de Gergovie. Les Etudes classiques, juil­ let 1933, pp. 306-311.

(2). Fournier, Les ouvrages en pierres sèches des cultivateurs d'Au­ vergne et la prétendue découverte d'une ville aux côtes de Clermont, Auvergne littéraire, 1933, p. 59.

(3). P. Fournier, Bulletin historique et scientifique de l'Auvergne, 1935, pp. 76-77.

Ces groupes de pauvres masures (appelées dans le pays «chazaux», ce qui veut dire tout simplement « ruines »} se sont vus déco­rer de noms pompeux : « cités mégalithiques » (bien qu'au­cune pierre n'entre dans leur construction qui justifie cette épithète), « cités néolithiques » (pourquoi?), surtout « cases en pierres sèches », sans que personne ait jamais pris la peine de justifier ici l'emploi du terme case, étranger aux parlers locaux et, en français, repris du latin ou des parlers romans méridionaux. Et contre toutes les apparences, contre les résultats des fouilles, on s'est évertué à les refou­ler dans la préhistoire.

M. Passion, notaire à Saint-Cirgues, et M. l'abbé Coudert, alors curé de Vodable, ont fouillé, chacun de son côté avant la guerre, quelques-unes de ces habitations à la Gourbie, près de Vodable. Ils ont retiré un matériel archéologique abon­dant, où rien ne remonte au delà du moyen âge, et encore, semble-t-il, d'un moyen âge assez tardif. M. Passion a voulu reconnaître là les vestiges du campement d'une armée qui aurait, croit-il, assiégé Vodable pendant la guerre de Cent Ans. C'est cette théorie qui est exposée dans les notes de M. d'Hunolstein. Il est à peine besoin de dire qu'elle est purement arbitraire. Plus objectivement, pour M. l'abbé Coudert, il s'agit des ruines d'un hameau abandonné. Si surprenant que le fait doive paraître d'abord, des archéologues, fort avertis en général, n'ont pas su éviter le piège de ces fameuses « cases v. La chose s'explique pour­tant. Ces ruines sont presque toutes en des lieux aujour­d'hui plus ou moins retirés, parfois embroussaillés et assez mal connus.

Un savant qui n'a d'elles qu'une connaissance livresque, comment ne courrait-il pas le risque de s'y méprendre? La plupart des notices et descriptions sont subjectives et sans valeur. Celles qui sont objectives ne sont pourtant pas assez détaillées pour permettre au lecteur de se former d'après elles seules une opinion personnelle. Et il reste impressionné plus ou moins, malgré qu'il en ait, par les notices subjectives qui, plus nombreuses et plus répandues, ont contribué efficacement à embrouiller la question comme à plaisir.

Les travaux mêmes les plus sérieux, comme ceux de Dechelette et de Grenier, seraient à reprendre en ce qui concerne les édifices de pierres sèches. La bévue de la nouvelle Gergovie paraît être un cas particulier parmi beaucoup d'autres.Il est vrai qu'avec un peu d'érudition historique on eût pu éviter de se fourvoyer avec Gergovie aux Côtes de Clermont. D'abord Gergovie a toujours été le nom de la ferme en contre-bas du plateau. M. Henri Fourrât, bon poète et médiocre chartiste, ne veut pas céder sur ce point à l'excellent érudit Marc Dousse (1) : « Des chartes en font foi : il y a eu là, au pied de la montagne, deux lieux dits Gergoye — aujourd'hui le domaine de Gergovie — et Georgoyette qui, par une jolie déforma­tion populaire, est devenu Georgette. M. Marc Dousse a même retrouvé de trois lieux dits, sis à droite en mon­tant à Gergoye, et ils sont là sur le cadastre sans pres­ que que les noms aient changé : Novialles, Saint-Mesnini, Journat. Voilà donc Gergoye reporté au X e siècle. Les géographes estiment que cette perpétuation de nom est un fait décisif. »

Les géographes n'ont point tort. Une charte de 958 (2) parle de l'alleu de Geyovie, Egviguia, Iergoia qui a motivé une véritable bataille entre des féodaux. Le fief en effet était important. Pour toute l'Auvergne on ne connaît que quatre chartes antérieures; et cette charte sur Geyovie mentionne qu'il s'agit d'une bourgade, villa, composée de diverses maisons, mansiones. Un très grand nombre de ces chartes situent près de Sarliève, c'est-à-dire près du plateau (site traditionnel présumé de Gergovie), les cultures de Gergovie. Le plateau porte lui-même, dans un document de 1391, le nom de plateau de Gergovie. Le seigneur de Merdogne reconnaît à cette date que la justice sur la montagne de Gergovie appartient au prieur de Saint-André.

(1). Pourrat, La Cité perdue, pp. 87-88.

(2). Michel Cohendy, Inventaire de toutes les chartes antérieures au xnf siècle du département de la préfecture du Puy-de-Dôme.

Le plateau doit donc être appelé plateau de Gergovie et non plateau de Merdogne (1). M. Busset et ses amis ont bien essayé de déceler un lieu, dit Gergovie près des Côtes de Clermont. Ils n'ont trouvé à plusieurs kilomètres de distance que le village de Gerzat. Mais le nom de ce village est originairement Gerziacum (2) et il manque dans sa formation la seconde syllabe de Gergovia, ce go qui eut dû laisser des traces dans la transformation du nom.

(1). Manuscrit du D r Peghoux. A la bibliothèque de Clermont, pp. 66-67, 70.

(2). E. Jalloustre, Histoire d'un village de la Limagne ; Gerzat, pp. 41-42.

Ainsi, lorsque l'érudit humaniste Gabriel Simeoni popularisa le fait que le lieu où Vercingétorix avait vaincu César était le plateau de Gergovie, à une heure et demi au sud de Clermont, il n'imagina rien de funam­bulesque, contrairement à ce qu'on a raconté récemment. Ce Simeoni était venu en France en 1528, à la Cour de François I er, avec une ambassade de Florentins. L'évêque de Clermont, Guillaume Duprat, se l'attacha. II lui fit entreprendre une érudite description de la Limagne d'Auvergne. C'est là qu'il devait fixer la tradition de Ger­govie, car son ouvrage, qui connut deux éditions, une en italien et une en français, fut assez répandu. Simeoni est un personnage pittoresque et il faut reconnaître que la fantaisie de ses étymologies a nui à sa cause. Nul ne pouvait tourner en raillerie l'Italien de la Renaissance mieux que Pierre de Nolhac : (1)

A la fin du règne d'Henri IV vivait à la Cour épiscopale de Guillaume Duprat, évêque de Clermont en Auvergne, un humaniste florentin, compagnon singulier et charmant. Ce Gabriel Simeoni imprimait à Lyon, dans sa langue et dans la nôtre, des livres qu'il emplissait d'une érudition assez confuse mais abondante. Il se délectait particulièrement aux inscriptions latines, pierres gravées et autres antiquités, dont il voyait avec émerveillement la France assez bien pourvue; l'Auvergne l'attachait en outre par ses beautés naturelles. If lui arriva même de composer sur les eaux jaillissantes de l'ancien Royat une inscription admirative en l'honneur des nymphes de ces sources (Blandes scaturientibus Royaticis...) qui éternise son nom sur le rocher. C'est à ce docte per­sonnage qu'on doit le commencement d'une tradition. Par une journée, qu'on peut supposer belle, l'évêque de Cler­mont tient son cercle érudit sur la haute terrasse de son château de Beauregard qui fait le centre de la Limagne et d'où se développe magnifiquement la chaîne volcanique des Dômes.

(1). P. de nolhac, dans l'Illustration. La découverte de Gergovie, 25 février 1933.

L'aimable Simeoni reprend son éloge habituel de cette admirable contrée si fertile, si peuplée, si heureuse, dont il a écrit une savoureuse description. Et devant cet auditoire lettré, il félicite la Limagne de posséder parmi ses montagnes celle qui a eu l'honneur d'être assiégée sans suc­cès par le grand César. Nous savons tous, dit un des assis­tants, que la ville de Clermont, capitale de l'Auvergne, n'est autre que l'antique Gergovia, capitale des anciens Arvernes, où leur roi Vercingétorix a remporté une telle victoire que César l'avoue lui-même au livre VII des Commentaires sur la guerre des Gaules. — Ce récit, réplique Simeoni, ne sau­rait s'appliquer à la très noble ville de Clermont. Elle n'est point en un lieu élevé et difficile ainsi que le décrit César car on y accède aisément de la plaine. Je sais où est Gergovie et je peux le montrer d'ici à deux petites heures de votre cité. — Et Simeoni désigne un long plateau qui s'avance en éperon au-dessus de la vallée rétrécie d'où débouche la rivière d'Allier. — C'est donc notre puy de Merdogne ! Qu'est-il de commun entre cette montagne et la forte ville qu'assiégea César? — C'est en effet le poggio di Merdogna, mais l'ignorance des habitants de ce village a laissé perdre un nom illustre. Me promenant au pied de ce Puy comme j'ai l'habitude de le faire en ce pays j'ai rencontré une tour ruinée « en forme d'églisette » et, les gens m'ayant dit que ce lieu se nomme Gergoi, j'ai gravi aussitôt cette haute mon­tagne. J'y ai trouvé des rues, des maisons et quelques ves­tiges de murailles, je demeure persuadé qu'elle doit porter le nom de Gergovia et je forme le dessein d'y élever un petit monument en l'honneur des deux centurions de la VII e légion, Fabius et Petronius, qui périrent en donnant l'as­saut et dont leur chef a célébré le courage. Comme l'assis­tance se récrit à ce beau récit quelqu'un fait observer qu'on a jamais ouï parler de belles antiquités à Merdogne. Simeoni ajoute un argument péremptoire! Au pied de ce puy, dit-il, plusieurs villages ont assurément reçu leur nom des Ro­mains et deux portent le témoignage de la bataille sanglante où nos légionnaires furent occis. Vous connaissez Romagnat et Aubière : ces noms joints font une phrase ; Romani hoc obiere (ici sont morts les Romains!) — Cette démonstration enleva sans doute tous les suffrages car elle paraît triom­phalement dans la page pittoresque où Simeoni a fait part de sa découverte à la postérité. Je m'excuse de le faire dia­loguer ainsi que m'y invitait le titre de son Dialogo pio e speculativo paru en 1560, et qu'une édition française, l'an­née suivante, répandit abondamment dans le royaume. Evidemment, l’étymologie de Romagnat et d'Aubière en matière de cocasserie est d'une certaine force. Cepen­dant, avec de vieilles traditions sur Gergovie, Simeoni eut pu évoquer Strabon, livre IV, qui distingue comme inassimilables et donc assez éloignées l'une de l'autre Clermont-Ferrand et Gergovie, la cité où est né Vercingétorix. Trois siècles plus lard, Sidoine Apollinaire ne confond pas non plus Gergovie et Clermont, Très inté­ressante surtout est la visite faite par Simeoni sur le pla­teau gergovien. Il a vu là des ruines qui n'étaient pas toutes informes. Il a surtout été frappé par les murs d'en­ceinte. Encore qu'il fut affaissé sur lui-même, le relief de ce mur se dessinait autour de la montagne (1) parti­culièrement du côté du Crest, c'est-à-dire du côté où la montagne étant le plus accessible, César, selon la tradi­tion, attaqua Vercingétorix. Simeoni insiste aussi sur le nombre des tuiles de maison qui couvrent le plateau. On a trouvé des sceptiques, Belleforest au xvi bsiècle, Lancelot au xviiième siècle, pour ne rien vouloir distinguer comme débris archéologiques sur le plateau de Gergovie. Deux opinions extrêmes et toutes deux fausses sont en effet possibles (et blâmables) en archéologie : l'extrême crédulité de M. Busset pour les Côtes de Clermont, l'ex­trême incrédulité de Lancelot en ce qui concerne le pla­teau historique. Il y avait plus perspicace. En 1725, l'érudit Bellaigue décrivait comme suit le rempart qui borde tout le tour du plateau (2).

A bien examiner l'escarpement de trente ou quarante toises qui règne tout autour de lu montagne, on juge bien que tout le haut a été déchaussé de main d'homme et qu'on a arraché le terrein (sic)et les rochers pour rendre tout ce haut inaccessible. Au bas de cet escarpement il règne un chemin assez uni, couvert de pelouses de cinq ou six toises de largeur; et qui a son bord extérieur du côté de la cam­pagne à un petit parapet l'orme de démolition, ce qui a fait juger qu'il avait un petit rempart le long de ce chemin. On en distingue encore un second au-dessus avec un pareil parapet; on peut juger que le premier chemin couvert, ou fausse braye, qui régnait tout autour du bas de l'escarpe­ment pour en défendre l'escalade et que le second chemin était un avant-chemin couvert, le tout pour disputer le che­min à des assiégeants. Tous ces ouvrages sont à la vérité aujourd'hui fort défigurés et ne présentent quasi que des monceaux de ruines; mais il en reste encore à présent des morceaux en quelques endroits et surtout du côté qui re­ garde le village de Romagnat.

(1). symeoni, Dialogo Pio, p. 151.

(2). Manuscrit de Bellaigue, annexé p. 216 nu manuscrit du D r Peghoux.

Les fouilles toutes récentes allaient retrouver et le rempart de Bellaigue et les tuiles de Simeoni. Les parti­sans de la nouvelle Gergovie pourraient-ils dire d'autre part pourquoi cette bourgade de Merdogne-Gergovie, qui n'est pas une commune (la commune étant La Roche-Blanche), a conservé jusqu'à la Révolution française le siège d'un archiprêtre, si ce n'est parce qu'il s'y attachait une grande antiquité, un prestige historique?Dès le début du xix esiècle, où la science historique invitait davantage à s'intéresser aux vestiges du passé, le plateau de Gergovie fut pour les fureteurs, paysans ou citadins, un but de flâneries. Il en résulta la découverte, incompréhensible ailleurs que dans le site d'un énorme habitat gaulois, d'un nombre considérable de monnaies celtiques. Pendant plus d'un demi-siècle le fondateur du musée de Clermont, le probe, savant et numismate Bouillet, s'est intéressé à ces mille recherches (1) :On ne peut énumérer la quantité de médailles gauloises qui ont été découvertes sur le plateau, et le nombre de haches celtiques, de bouts de flèches en silex, de fibules, de boucles, d'anneaux et de vases de toutes dimensions qui ont été recueillis. Le musée de Clermont peut en donner une preuve par les dons que nous lui avons faits...

Nous croyons qu'il est convenable de donner ici, à propos de Gergovia, des listes de médailles découvertes sur cette montagne et appartenant à de hauts personnages et à des peuplades qui sont venues probablement se joindre aux troupes de Vcrcingétorix lors des craintes d'attaques. Les peuplades avaient incontestablement avec elles leurs coins et leur matériel pour la fabrication des monnaies de néces­sité, car des coins et des moules ont été découverts à Gergovia et à Corent et nous y avons trouvé très souvent des fragments de creusets et de lingots de bronze ayant subi une fusion. On sait que, lors des craintes d'attaque, les peu­plades concentraient leurs ateliers dans les camps et sur les oppida.

(1). Bouillet, Nouvelles observations sur la montagne de Gergovia, p. 3 et p. 13.

Ceci a fait remarquer qu'un certain nombre de monnaies gauloises se ressentent de la précipitation et de la négligence qu'on a mis à les frapper. Comme il nous est difficile de faire ces listes complètes, nous les composerons avec les médailles que nous possédons nous-même.

Bouillet entre ici dans des détails sur les représenta­tions de ces médailles. Antérieures à la conquête, elles révèlent que la mythologie romaine n'intervenait aucu­nement dans les préoccupations essentielles des habitants de Gergovie. Ils ne songent pas à représenter un Mer­cure arverne avec le caducée et le pétase. Le numismate donne alors la liste des types de ces monnaies :Indépendamment d'un grand nombre d'anneaux et de rouelles en bronze ayant servi de monnaies, Gergovia nous a procuré depuis 1817 beaucoup de médailles de person­ nages connus :

abudos, chef des Bituriges (rares).

arivos, chef des Santons (rares).

ateula-ulatos, chef des Senons (rares).

caludu, chef arverne (rares).

cavanos ou canaunos, chef arverne (très communes).

Cocidu-Bri, chef arverne (rares).

comios, roi des Atrebates (rares).

criciru, chef des Bellovaques (rares).

Q. Doci, ou Docirix, chef séquanien (pas très rares).

donnamus, chef des Arvernes (rares).

duratuis, chef des Dictons (rares).

durnacos anscros, chef de la ligue contre Arioviste (rares).

epanactus, chef arverne, allié de César qui s'est rangé de son côté (plusieurs variétés).

germanus-indutill, chef des Trevenins (rares).

lueruis, roi des Arvernes, père de Bituitus (très commu­ nes, plus communes à Corent).

motuedu, chef arverne (très communes).

orgetorix, chef des Helvétiens (rares).

Pixtilus ou pixtilos, chef des Auleru Eburari (rares).

togivrix, chef des Sequarres, époque de Vercingétorix (rares),

trogu, pompems, historien de Sextantio, Narbonnaus (rares).

Triccos, roi des Turoniens (rares).

vandulos, chef des Carnutes (rares).

vergasillaunus, chef arverne, parent de Vercingétorix

(très communes).

vercingétorix, généralissime des Gaulois.

On n'a retrouvé des pièces concernant Vercingétorix sur le plateau de Gergovie qu'en 1872 seulement. Il faut joindre à cette liste divers autres personnages mal déter­minés. En tout cela fait trente-six tribus et vingt-neuf chefs cités nommément. Les paysans du plateau de Ger­govie savaient qu'on ne perdait pas son temps à ramas­ser des monnaies celtiques. On cite même un riche pay­san qui, aux jours inoccupés parles travaux des champs, envoyait ses valets de ferme avec des bêches chercher des monnaies dans ses terres du plateau. Il leur disait simplement : « Aujourd'hui, aux monnaies! »

Pour Gergovie ce fut une chance que Napoléon III s'intéressât aux Commentaires de César et à la célèbre bataille. Dès 1861, en prévision des travaux que l'empe­reur entreprendrait, le préfet du Puy-de-Dôme, comte de Praisac, fit commencer les premières fouilles par l'agent-voyer chef Auclerc. Ce dernier découvrit six groupes de ruines qui lui parurent gallo-romaines, et au rempart deux portes qui lui semblèrent celtiques. Auclerc aurait pu savoir, s'il avait vécu à notre époque, que les villes gauloises Bibracte, Alésia, Gergovie, aux derniers temps de l'indépendance, avaient déjà le confort et les métho­ des de construction des Romains, comme il arrive actuel­lement en 1935, en Ethiopie encore indépendante, ou en Arabie. Ainsi en était-il au Maroc, avant la conquête militaire. Toujours celle-ci est précédée d'une sorte de conquête pacifique, économique et urbaine. Dans la Gaule de cette époque, comme dans la Russie d'avant-guerre, si le peuple est encore primitif, les riches habitants des villes sont aussi civilisés qu'on put l'être en leur temps. Les villas gallo-romaines d'Auclerc pouvaient donc, à fort bon droit, être considérées comme les palais gaulois de l'Oppidum.

L'année suivante l'empereur, qui vint deux fois à Ger govie, fît entreprendre des fouilles par le colonel Stoffel. Les fouilles permirent de découvrir le grand camp près d'Orcet et le petit camp de César à la Roche-Blanche. Parce que l'officier qui les dirigea a disparu et parce que ses documents n'ont pas été publiés (1) quelques per­sonnes ont mis en doute ces fouilles. Des Clermontois vivent encore qui y ont assisté. Le pire contradicteur de Stoffel sur l'attribution des tranchées découvertes, un professeur de Clermont, Mathieu, considérait lui-même les tranchées comme un fait sur lequel on ne pouvait chicaner. Une ville entière a passé ses dimanches à venir voir les travaux faits par César. Leurs arêtes géométri­ques se découpaient sur le sol et si certains documents de Stoffel ont été perdus, si les tranchées un moment dégagées ont été à nouveau recouvertes de terre, le grand camp de César trouvé à Orcet est fidèlement décrit dans l'opuscule de Mathieu avec la coupe du fossé (2).Plus probante encore est la lettre adressée par le colo­ nel Stoffel à l'historien anglais de la guerre des Gaules, Rice Holmes. Voici cette lettre telle qu'elle a été publiée par Rico Holmes : (3)Colonel Stoffel has writen me a letter. « Vous désirez, he writes, savoir par quelle méthode j'ai retrouve les traces

(1). Peut-être furent-ils perdus avec les papiers de Napoléon III aux Tuileries.

(2). Mathied, Nouvelles observations sur les camps romains à Ger govie. Mémoires de l'Académie de Clermont, 1864. Du grand camp d'Orcet, Mathieu voulait faire un camp provisoire. Il plaçait le grand camp au confluent de l'Allier et de l'Auzon et le petit camp au sud-est d'Orcet.

(3). Rice Holmes, Caesar’s conquest of Gaul, pp. XXVII-XXX.

des camps que César construisit dans la guerre des Gaules. II est nécessaire de commencer par indiquer quelques notions préliminaires. Les terrains dans lesquels ces camps furent établis présentaient comme tous les terrains cultivés une couche supérieure de terre végétale, appelée humus, laquelle varie d'épaisseur selon les différentes contrées et peut avoir depuis un ou deux pieds jusqu'à quatre ou cinq pieds et plus. Au-dessous de cette couche de terre végétale se trouve le terrain vierge (ou le sous-sol), qui est, selon les contrées, ou marneux ou siliceux, ou calcaire. A Alésia (dans la plaine des Laumes) c'est de la marne épaisse et ferme; à Berry-au-Bac, c'est une marne plus légère, à la Roche-Blanche (en face de Gergovia) c'est un calcaire ferme et blanc. Lorsque, après une bataille ou après un siège, l'ar­mée romaine quittait son camp, les habitants du pays en détruisaient les retranchements afin de pouvoir de nouveau cultiver leur champs. Ils rejetaient les terres du parapet dans le fossé. Or le fossé était, de la sorte, plein d'une terre mélangée, composée de terre végétale, de terre vierge et sou­vent d'objets que les soldats romains avaient pu laisser sur le parapet, tels que débris d'armes, boulets de pierre, mon­ naies, ossements, etc. Pendant quelque temps la partie supé­rieure du fossé comblé présentait la forme AB (slightly convex) à cause du foisonnement des terres; mais avec le temps, et grâce à la culture de chaque année elle se tassait au niveau du sol avoisinant, ce qui fait que partout les traces des camps de César ont disparu. En tout cas la terre de remplissage des fossés est une terre meuble et, fait im­portant à remarquer, elle reste meuble, sans jamais repren­dre la consistance de terrain vierge, si bien qu'aujourd'hui, après deux mille ans écoulés, elle se détache aisément à la pioche. C'est là ce qui permet de retrouver les fossés lors­qu'on a su déterminer l'emplacement d'un camp. C'est là, comme vous le dites très bien, la première condition. Il faut donc avant tout étudier le terrain où on suppose que le camp était placé, ce qui exige une connaissance parfaite des Commentaires de César et des connaissances militaires spéciales.

Cela posé, voici comment j'ai toujours procédé pour re­trouver les fossés d'un camp. Soit A B C D une étendue de terrain dans laquelle je supposais placé le camp qu'il s'agissait de découvrir; et admettons, pour fixer les idées, que la couche de terre végétale ait soixante-dix centimètres d'épaisseur. Je plaçais les ouvriers avec pelles et pioches sur plusieurs files dans une direction perpendiculaire à un des côtés supposés du camp, les ouvriers de chaque file à vingt ou trente mètres les uns des autres. Chacun d'eux était chargé d'enlever la couche d'humus sur deux pieds de largeur. Si, après avoir enlevé cette couche sur soixante-dix centimètres de profondeur, ils sentaient que leurs pioches frappaient un terrain résistant, c'est que celui-ci n'avait jamais été remué et qu'on n'était pas sur le fossé romain. Les ouvriers continuaient alors à avancer, et cela tant qu'il ne se produisait rien de nouveau. Mais, lorsqu'ils arrivaient sans s'en douter sur le fossé en x y, c'était autre chose. Alors après avoir enlevé la terre végétale jusqu'à la profondeur de soixante-dix centimètres, ils ne trouvaient plus, comme précédemment, un sol vierge résistant; au contraire, ils rencontraient une terre meuble qui se déta­chait facilement, ce qui permettait de supposer qu'elle avait été autrefois remuée. Je faisais alors élargir la tranchée en lui donnant six pieds de largeur (cd) au lieu de deux pieds (xy), afin que les ouvriers pussent travailler plus commo­dément; et ils approfondissaient la tranchée jusqu'à ce qu'ils rencontrassent le sol naturel. D'ailleurs on reconnaissait bientôt si l'on était, oui ou non, sur le fossé romain; car si on y était réellement, on distinguait sans peine sur les deux bords ec et fd de .la tranchée, à droite et à gauche des ouvriers, le profil du fossé qui se détachait par la cou­ leur de la terre mêlée (celle de l'ancien parapet) sur la cou­ leur de la terre vierge qui l'encadrait.

Je n'ai rien vu de plus curieux que les profils des petits fossés du petit camp que j'ai mis à découvert sur la colline de la Roche-Blanche. Là la couche de terre végétale, épaisse tout au plus de cinquante ù soixante centimètres (si j'ai bonne mémoire), repose sur un sol calcaire dur et blanc comme de la craie : aussi les fossés du camp, remplis d'une terre mélangée d'humus et de craie, présentaient-ils des pro­fils qui tranchaient sur la terre dont ils étaient entourés aussi nettement que le triangle ABC ci-contre tranche sur le papier blanc. L'empereur, qui était venu visiter mes fouil­ les à Gergovie, fut tellement frappé et émerveille en voyant ces profils qu'il songea à acheter la colline de la Roche-Blanche pour les conserver. Il abandonna cette idée lors­qu'il sut que les habitants désiraient ne pas être dépossé­dés, et il m'ordonna de combler mes tranchées et de tout mettre dans l'état primitif.

Pour en revenir aux recherches nécessaires pour déter­ miner l'emplacement d'un camp, il est à peine besoin d'ajou­ter que, quand j'étais parvenu à retrouver un des points par le profil du fossé, je me bornais à en retrouver cinq ou six autres dans la longueur de chaque côté, ce qui suf­fisait pour délimiter un camp et en connaître la forme exacte... A Alésia, les recherches ont duré plus de deux ans, parce qu'il fallait retrouver non seulement les traces des camps mais encore celles des lignes de contrevallation et de circonvallation. J'y ai employé plus de trois cents ouvriers. Vous comprenez, monsieur, que je ne puis que sourire en apprenant qu'un certain M. Stock se refuse à croire à mes découvertes... Lorsqu'il a visité les lieux que n'a-t-il interrogé les nombreux ouvriers que j'ai employés et dont la plupart vivent encore? Ils lui auraient raconté les trouvailles de toutes sortes qu'ils ont faites d ans le fond des fossés, à six, huit ou quinze pieds sous terre, débris d'armes, boulets, monnaies par centaines, et ils lui auraient expliqué que ces objets n'avaient pas été mis là par le bon Dieu à la création du monde, » Bien entendu, les partisans de Maurice Busset ne seront con vaincus par une simple lettre comme celle du colonel Stoffel à Rice Holmes. Ils trouveront autant d'objections qu'on voudra contre le site traditionnel de Gergovie(1). 1° II n'y a pas d'eau sur le plateau de Merdogne ?— Si, il y en a, j'y connais des puits. La fontaine Font-Maur est marquée sur les anciennes cartes et l’on par César qu'en effet les Gaulois étaient gênés un manque relatif d'eau. Le petit camp de César leur ôtait des possibilités de ravitaillement en eau. Aux de Clermont, où l'eau abonde, aucun petit camp pu gêner l'approvisionnement en eau des Gaulois. 2 ème les huttes de pierres des Côtes recelaient des objets romai ns, gaulois, néolithiques? — On en trouve partout, 3ème devait exister et les Côtes étaient sa forte- 1 — Clermont n'existait pas, la capitale des Arvernes était Gergovie. 4° L'oppidum des Côtes s'il n'a pas été Gergovie n'a-t-il du moins pas été le camp d'Euric, roi des Wisigoths au temps de Sidoine Apollinaire? — Et plus encore le camp des petits bergers que l'on voit encore y conduire leurs vaches par les chaudes journées d’été. Une suprême objection a été tentée par les partisans de la nouvelle Gergovie. L'ancien lac de Sarliève, à l'est du plateau, eût gêné terriblement César? — Les uns décla rent ce lac formé seulement au moyen âge, les autres le dater des temps néolithiques. Il est probable qu’avant d'être asséché au xvn e siècle, il existait depuis toujours, au moins à l'état de marais, contribuant par là puissamment à la défense de l'éperon est du plateau.

(1) J. Varagnat, Gergovie et l'énigme du plateau des côtes, dans le trésor des lettres, 1 er juillet 1935, pp. 305-312.

C’est pour cela que César attaqua au sud Busset, toujours exagérant, transforme en bourbier le lieu des camps supposés de César entre la rivière d'Auzon et le lac de Sarliève (1). C'est à peine vrai en cas de grandes crues pendant l'hiver. Mais pendant l'été, à l'époque où César s'y installa, il n'en était pas ainsi.En outre, le plateau des Côtes mérite peu le titre de plateau. C'est une pente indécise mal délimitée, toute de guingois, facile à attaquer par le nord-est où César n'eut pas manqué de porter son effort. Le plateau de Gergovie authentique est remarquablement plat, uni, horizon­tal, délimité en quadrilatère parfait, extrêmement bien dégagé de toutes parts. Il n'a que soixante-dix hectares, ce qui se rapproche des quatre-vingt-quinze d'Alésia, des cent trente-cinq de Bibracte. Le plateau des Côtes cou­vre deux cent cinquante hectares, ce qui est insensé pour une ville gauloise! une cité forte de ce temps-là ne peut avoir huit ou dix kilomètres de remparts.

Si l'on veut voir des oppida partout en outre de celui de l'authentique Gergovie, que l'on considère, plutôt que les vagues habitats des Côtes, au sud de Gergovie, le plateau de Corent qui a livré bien des monnaies gauloi­ses. Corent semble avoir été une grande cité avant Ger­ govie (2). Le mont de Corent convient si bien à un oppi­dum gaulois que Mme Richenet-Bayat y situait Alésia. La bonne dame aurait mieux fait d'y situer Gergovie. Mme Richenet-Bayat avait pour elle une erreur de Stra bon qui a en effet écrit Ad Alesiam oppidum Mandubiosum in Arvernis. Mais elle ne sait pas profiter de ce lapsus calami et elle déraille très vite et très fort (3). « Maintenant, écrit-elle, que j'ai dépeint en gros les sta­tues, les armes, les monnaies, les nombreuses poteries antiques qui sortent du sol, voici l'explication des pleines caisses de fossiles que j'ai entre les mains : d'abord le squelette entier de Mugetta Vergacelaune,

(1). Busset, Gergovie, pp. 117-118.

(2). Desforges et Balmes, Gergovia, p. 28.

(3). Richenet-Bayat, La découverte d'Alésia p. 53.

épouse de Vercingétorix, ex-reine des Arvernes, avec des poteries qui l'accompagnent, secondement une partie du squelette et du tombeau du dieu trouvé dans la plaine des Aretas. » Mais il ne suffisait pas d'écarter tout autre site pro­pice ou proposable : les Côtes de Clermont, Clermont, Corent. il fallait faire plus encore qu'argumenter en faveur de l'emplacement traditionnel de Gergovie. Afin d'avoir toutes les sécurités désirables sur son authenticité il fallait entreprendre des fouilles décisives. Les érudits auvergnats y étaient encouragés par les résultats de tant de recherches déjà faites. La querelle savante suscitée par la prétendue découverte de M. Maurice Busset intéressait à la cause de Gergovie des savants de tous les pays. M.Emile Desforges, archéologue déjà averti, M. Christophe Hawkes, conservateur-adjoint au British Muséum, et diverses personnalités tant étrangères que françaises (M. F, Chirent, M. et Mme Brogan, Mme Haw­kes, M. N. L. Schadwell, M. P. Fournicr, M. Marc Dousse, M. Michel Tardit, directeur du comité Pro Gergovia) déblayent peu à peu l'immense terrain de l'ancienne ville forte qui avait deux kilomètres de long sur quatre cent cinquante mètres de large. On n'avance que lente­ment. Néanmoins les résultats sont pertinents (1). On a retrouvé une villa avec des colonnades de briques et des mosaïques très simples à l'endroit déjà indiqué par Auclerc en 1861. Le portique près de la maison a qua­rante mètres de long, quatorze colonnes, de quatre mè­tres en quatre mètres, faites de briques en quart de cer­cle. Les monnaies et les vases abondent, en particulier dans un dépotoir près de la maison. Ces objets sont tantôt des premiers temps de l'Empire romain (jusqu'à Trajan), tantôt de l'époque gauloise indépendante. On en doit conclure, semble-t-il, que cette maison et cette colonnade, qui paraissent dater de l'époque de la répu­blique romaine, représentent une influence italienne au temps de la Gaule indépendante. D'ailleurs maison et colonnade sont semblables à ce qui a été trouvé au lieu dit « Parc aux chevaux », aux fouilles de Bibracte (mont Beuvray) ; l'influence italienne est peut-être simplement un peu plus marquée à Gergovie. M. Hawkes exprime parfaitement ce fait en caractérisant cet état de culture. A Bibracte, et plus encore à Gergovie, on se « trouve en présence d'une civilisation mêlée d'éléments celtiques et romains et ce double caractère se comprend chez un peuple arrivé à un état intermédiaire entre ses traditions locales et une civilisation dont il sent la supériorité. » II faudrait préciser que ce peuple n'était pas encore soumis aux Romains, qu'il était libre dans ses traditions. D'ailleurs les Romains auraient importé, à partir de ce moment de la conquête des Gaules, un style infiniment plus riche et plus conforme à ce qui se faisait désormais à Rome. La Gergovie, qui affleure peu à peu sous les bêches des fouilleurs, n'est pas une ville romaine : c'est une ville gauloise.

(1). Fouilles de Gergovie, dans Revue d'Archéologie, 1935. Desforges, Recherches Archéologiques, Gergovia, dans Revue d'Auvergne, 1934.

Divers autres vestiges de maisons ont été repérés, mais ce qui est la vraie richesse des fouilles, c'est la décou­verte du rempart. Ce rempart figurait déjà sur bien des plans et était périodiquement signalé depuis Simeoni, en particulier sur les bords sud et est de l'oppidum, c'est-à-dire sur la partie qui intéressait les attaques tentées par César. Il y a quelques années, les cantonniers, au cours des travaux d'un chemin d'accès, avaient éventré ce rempart effondré sur lui-même. On avait pu se rendre compte qu'il s'agissait d'un ouvrage fait de main d'homme. Les pierres avaient été rapportées et régulièrement disposées. Lors des fouilles toutes récentes on commença par trouver des vestiges appartenant à la plus ancienne période de la civilisation celtique. Ces vestiges caractérisaient le terrain même sur lequel les générations suivantes avaient établi le rempart. Cette fortification a dû être démantelée après la conquête romaine car, dans les éboulis qui en atténuent le profil, les objets qu'on trouve sont de l'époque de Vercingétorix ou des générations à peine antérieures.

On ne s'attendait pas à trouver une muraille de la sorte de celle que l'on a exhumée. César avait dit que la plupart des remparts gaulois étaient formés d'un assem­blage de poutres et de pierres, leur sommet étant occupé par un chemin de ronde continu. On avait retrouvé en divers lieux des murailles répondant à ce type. Mais à Gergovie on découvre des ouvrages rectangulaires disposés les uns à côté des autres comme autant de redoutes. Ces terre- pleins mesurent quelques mètres de côté et se re­lient à la terrasse supé­ rieure de l'oppidum. Leur agencement rap pelle un peu le principe des murs wisigothiques à terrasse de Carcassonne. Les flanquements y multiplient les chan­ces de tir de jet de toutes sortes de projectiles au pied même du rempart. Un avant-rempart bordait tout l'avant du fossé. L'à-pic qu'on a pu dégager était une muraille de quatre mètres de haut. On a retrouvé là un amas de trois cent cinquante galets ronds de rivière, incontesta­blement des balles de fronde. La pierre seule avait été employée avec la terre, à l'exclusion du bois, pour la construction de ce remarquable rempart. On conçoit que, surtout dans un site dominant, il ait constitué pour l'ar­mée de César un obstacle insurmontable.

Enfin, pour réhabiliter un peu la mémoire de Simeoni, qu'on a traité trop facilement de visionnaire, il faut signaler que sur toute la surface de l'oppidum on a retrouvé, en fragments ou parfois intactes, les tuiles à clous destinées aux toitures des huttes gauloises et que l'humaniste italien avait signalées.

Les moindres objets peuvent parler des loisirs du siège. On a découvert là-haut, mêlés à tant d'informes débris, un dé à jouer qui date de l'époque de Vercingétorix et de César : il a pu servir aux soldats gaulois...

Les partisans de M. Maurice Busset n'ont plus qu'une ressource. C'est de déclarer que le site de ce plateau ne convient pas au récit historique de la bataille de Gergovie telle qu'elle est décrite par César. Certainement il faut concéder à M. Busset (1) que le récit de la bataille donné par le Grec Polyen ne peut se concilier avec l'em­placement de la Gergovie traditionnelle. Mais Polyen est tardif, imprécis. Il ne fait pas autorité en la matière. Par ailleurs, un combat aux Côtes de Clermont ne cadre­rait pas avec le récit de bataille donné par César. Dans le récit de César, l'attaque part du petit camp : il faut douze cents pas pour atteindre de là le rempart arverne. Or, dans le système de M. Busset, le petit camp est beau­ coup plus près de l'oppidum. On est donc obligé de faire partir l'attaque du grand camp : quod est inconvenieris. On verra par contre, au récit de la bataille, que le site traditionnel de Gergovie lui convient dans ses moindres détails.

M. Henri Pourrai, croyant Gergovie à jamais égarée par les disputes des érudits, avait pris pour thèse : la cité de la terre est perdue, ne cherchons nos traditions vraies que du côté du ciel. Peut-être avait-il raison d'un point de vue supérieur. Mais, à l'humble point de vue de l'historien ou du philosophe qui veut demeurer dans le domaine historique, il y a des traditions solides même en ce bas monde. La divine mémoire peut conserver aux hommes le souvenir des prouesses de leurs ancê­tres et des origines de leur patrie. Avant de rejeter une tradition, il faut hésiter. De ceux qui égarent des cités, il faut se méfier. On est plus solidaire qu'on le croit d'un passé très ancien et c'est pourquoi, qu'il s'agisse de Ger­govie ou de tout autre point d'histoire, on peut avoir une raisonnable confiance dans les traditions.La vue que l'on contemple du haut des remparts de Gergovie est une des plus belles de l'Auvergne, l'une des plus belles du monde.

(1). Op. cit., p. 129.

Tandis que d'un côté la parabole mystérieuse du Puy-de-Dôme domine comme une masse sombre, de tous les autres côtés, sur presque tout l'ho­rizon, c'est le plateau gergovien qui domine non seule­ment les platitudes de la Limagne, et tout au bas de l'escarpement le lac de Sarliève, mais à l'est, au nord-est et au sud, une multitude de collines au relief chao­tique, où alternent les verts des pentes et les bleus des vallées, relief qui se plisse et se torture jusqu'à une ligne prestigieuse d'horizon. Cette ligne court, bleuie ou grise, depuis le Montoncel et ses hauts lieux, vers le nord-est jusqu'aux montagnes du Livradois et aux derniers contreforts de la chaîne des Dômes, au sud en passant par toute la série des cimes des monts du Forez. Gergovie n'est pas seulement une ville capitale, c'est un site capital. Tous les autres sites en ce pays-là sont bosselés et comme biscornus, même jusqu'à un certain point l'op­pidum de Corent vers le sud. La table plate, absolument plate de Gergovie, au-dessus de cette mer à la fois agi­tée et figée de rocs ou de conques, est un miracle de domination.

On a vu aisément cheminer l'armée romaine qui, tout d'un coup, venant de traverser l'Allier, a débouché de quelque relief bas, peut-être de derrière le puy de Trouelle. On la voit obliquer vers Gergovie. Les cavaliers gaulois patrouillent dans la plaine, au large du lac de Sarlièves, zone marécageuse qui protège Gergovie à son est. Gergovie est quasi imprenable, mais les défenseurs de la place n'ont nul intérêt à ce que César enserre de trop près leurs moyens de communications. Il serait dan­gereux de le laisser aller à travers les montagnes, par exemple en se hissant par la vallée de la Tiretaine ou quelque autre vallée parallèle. Il faut lui faire sentir qu'il doit être prudent et s'arrêter sagement en contrebas au delà du lac de Sarliève. La cavalerie de Vercingétorix se masse donc. Et elle attaque (1) César, l'oblige à manœuvrer non l'ensemble de ses troupes, qui n'est pas encore en état de passer rapidement de l'ordre de marche à l'ordre de combat, mais sa cavalerie où domi­nent les auxiliaires éduens. Il ne semble pas que l'issue du combat ait été très favorable aux soldats romains. Mais les Gaulois ne se hasardèrent pas à pousser leurs avantages, s'ils en eurent. Ils n'étaient pas appuyés par l'infanterie. Ils se bornèrent à arrêter la marche en avant de l'ennemi, et rentrèrent sous les murs de la place, remontant doucement par les sentiers des pentes.

Vercingétorix pouvait voir, du haut des remparts, l'at­titude fort intimidée que prenaient les troupes adverses. De petits groupes faisaient mine de s'écarter du gros de l'armée puis revenaient en hâte. On apprenait d'ailleurs très vite, tant de choses se savent, que l'impassible César mettait quelque hésitation à se décider. Il en était à se demander s'il entreprendrait le siège d'une telle ville.

(1). César, De Bello Gallico, L. VII, 36.

Il n'aurait jamais cru, malgré ce qu'on lui avait dit, que la position était si forte. Non seulement Vercingétorix occupait l'oppidum avec ses Arvernes, mais le haut de la pente sud, la seule par où un accès heureux eût été possible, était occupé au delà du rempart par le camp de Teutomate, le Nitiobrige. Quant aux autres contingents alliés de Vercingétorix, qui n'avaient pu trouver place dans le camp étroit de Teutomate, ils étaient rangés sur les collines du nord-ouest et de l'ouest, entre Gergovie et le Puy-de-Dôme; et, tout autour, de ce côté de l'oppi­ dum par où on accède par le col des Goules. Montrognon, les collines au-dessus de Ceyrat, formaient comme autant de forteresses naturelles.

Bien plutôt que d'essayer de pénétrer sur ces hautes terres entre les Dômes et Gergovie, l'armée romaine, déjà alertée par une violente escarmouche de cavalerie, resterait vers la plaine, dans une attitude très humble, se bornant à s'assurer des communications avec le pays éduen. Les Eduens demeuraient alliés à César, mais pour combien de temps? Et cependant n'était-il pas nécessaire pour le ravitaillement en blé de garder ces précieux auxiliaires? Il ne fallait même pas songer à prendre la place d'assaut. Un siège en règle paraissait aussi une ten­ tative chimérique. Cependant on pourrait prévoir que, pour quelques jours au moins, l'ennemi ferait mine de se rallier à cette dernière ligne de conduite. Il s'était trop avancé, trop compromis, pour pouvoir se retirer rien qu'à la vue de la forteresse.

César se souvint toujours de Gergovie avec amertume et, dans ses Commentaires, il dit encore, franchise et ran­cune, qu'elle est d'une « horrible espèce » sur sa mon­tagne. Il s'installa donc comme il put, petitement, au pied de la forteresse de Vercingétorix.

Jamais le chef gaulois n'a aussi nettement dominé la situation. Chez lui, sous la protection de son dieu Dumios, dans cette terre sacrée où son père a presque été roi, il est plus qu'un roi. Il participe à la divinité Gaule, à la nation déesse qui s'incarne en lui. En pleine possession de son jeune génie, il trône, il commande. Il a fait fi de la ville capitale et des huttes de bois couvertes de chaume et même des villas déjà coquettement latines avec leurs portiques et leurs mosaïques. Dieu de la guerre, il n'ha­ bite pas un palais bourgeois à l'intérieur des remparts. C'est lui qui, du dehors, protège les remparts de sa ville. Il est au camp sur la pente, en dehors du fossé qui borde les murailles. II vit là avec Teutomate et les autres chefs, non d'ailleurs dans une sorte de promiscuité. Il y demeure parce qu'il ne serait pas admissible qu'il vive protégé tandis que les chefs de ses alliés seraient à la peine. Ces notables étaient en certains cas les maîtres des cités gauloises. Vercingétorix n'en vivait pas moins parmi eux dans un isolement de généralissime. Il réfléchissait et, chaque matin, à la première heure, ceux des chefs d'Etat qui avaient été choisis par lui pour être son conseil étaient convoqués, toujours selon son bon plaisir, soit pour des communications à faire, soit pour des mesures à prendre. Grâce à de tels lieutenants, capables eux-mêmes de diriger une guerre, Vercingétorix n'avait pas besoin d'entrer dans des détails d'exécution ou d'admi­ nistration.

A la fois pour occuper l'immense masse d'hommes assemblée sur ces hauteurs, pour l'entraîner, la mainte­ nir, augmenter sa valeur combative et aussi pour décou­rager l'adversaire, Vercingétorix, presque chaque jour, faisait descendre dans la plaine la cavalerie et des archers. Dans cette plaine d'Orcet il tenait seulement à éviter les corps à corps d'infanterie où les siens lui paraissaient encore faibles.

Le grand camp de César, établi sur une légère éminence et relativement bien garni de légions, ne pouvait être l'objet d'attaques directes. Mais ces sorties de cava­ leries harcelant les avant-postes, transformant en assiégé celui qui était venu en assiégeant, étaient très désagréa­bles aux légionnaires. Le moral devenait pesant. Dans cette plaine marécageuse, il fallait au moins occuper quelque butte, quelque croupe un peu large, y constituer entre le grand camp romain et Gergovie une position forte avancée, un véritable petit camp. Des tranchées le relieraient au camp principal. Du même coup, l'audace des cavaliers et des archers gaulois serait brisée, l'amorce d'un assaut dirigé vers Gergovie serait dissimulée à la vue des Gaulois.

Lorsque ce petit camp s'étala aux yeux des Gaulois, Vercingétorix put constater que César avait été bien ins­piré. Il rattrapait par un choix judicieux des positions une partie de l'énorme erreur qu'il avait commise en venant assiéger Gergovie. Au sud de la montagne gergovienne, face à la seule pente que les troupes puissent tenter d'escalader, face au camp des défenseurs qui au haut de cette pente précédait le rempart, une butte, relativement petite, sépare Gergovie de la rivière de l'Auzon au sud. C'est la colline qui s'appelle dans les temps actuels la Roche-Blanche. Elle a précisément son à-pic du côté de Gergovie. Pour les Gaulois, elle était difficile à escalader. Or c'est là que César établissait ses troupes d'avant-garde. C'est là qu'il établissait la tête de ligne de cette tranchée qui rejoignait son grand camp et barrait la plaine aux charges de cavalerie. D'autre part, de cet ouvrage avancé il lui sera loisible de faire partir, mieux que de nulle part ailleurs, les vagues d'assaut des­tinées à monter jusqu'à Gergovie.

Ce n'est pas ce dernier point qui inquiète le plus Ver­cingétorix. Car, si du petit camp qu'établit César on voit le camp des Gaulois devant leur forteresse, de Gergovie la vue plonge absolument sur la Roche-Blanche et ses fortifications. Que les Romains veuillent partir de là pour assaillir la place : on les verra, et ils seront assez essouf­ flés en arrivant à l'abordage du camp gaulois et des rem­parts; la résistance même qu'ils éprouveront sera insur­montable, Mais l'établissement des Romains à la Roche- Blanche est doublement contrariant. Il empêche les Gau­lois d'aller à la rivière de l'Auzon et aux prés fertiles qui la bordent. Au préjudice de leur grosse agglomération d'hommes et de bêtes, il en résulte un manque de faci­lités pour l'approvisionnement en eau et en fourrage. En outre, ce fortin constitue pour les légionnaires une sérieuse protection contre les attaques possibles du grand camp. On avait d'abord eu l'impression à Gergovie que l'on était au-dessus de César, qu'on l'assiégeait. Main­tenant on se sentait menacé. Cet homme habile avait réussi, contre toute vraisemblance, à faire passer l'Al­lier à ses troupes. Maintenant, par une savante manœu­vre, il réussissait à se mettre à pied-d'œuvre pour un siège de Gergovie. Encore une troisième opération de ce genre et il serait dans la place... Et la grande erreur qu'il avait commise en venant tenter le siège de Ger­govie serait effacée par une éclatante victoire. La cita­delle de la résistance gauloise étant prise, tout le reste s'éparpillerait. César serait le grand homme de son temps. Ainsi change, d'un rien qui est le génie, ou la volonté des dieux, le sort de l'homme, le sort de l'humanité tout entière.

Une autre circonstance était cruelle aux Gaulois et paraissait un mauvais présage. Lorsque César s'était éta­bli en position avancée à la Roche-Blanche, ce n'avait pas été sans coup férir. Vercingétorix avait parfaitement prévu l'importance de cette butte pour flanquer Gergo­vie, couvrir son ravitaillement en eau et en fourrage, protéger les patrouilles de cavalerie autour du camp romain. Il y tenait même et y avait fait mettre une bonne garnison qu'il croyait inexpugnable. Mais César avait réussi contre elle un coup de main en pleine nuit. Il y employa une bonne part de son armée. La garnison gau­loise fut jetée sur la pente rapide. On accourut bien à son secours depuis le grand camp gaulois mais on ne put expulser les Romains. César laissa là à poste fixe le tiers de son armée. De Gergovie on appréciait facilement la quantité des troupes romaines, on pouvait déjà se dire : peut-être les Romains ne prendront-ils pas Gergo­vie, mais nous ne voyons pas comment nous pourrions nous emparer du petit camp de César. Le retranchement qui unissait les deux camps romains était vigoureusement construit. De Gergovie il était impossible d'en tenter l'at­taque sans attirer tous les soldats romains des deux camps. Même à y employer toutes leurs forces les Gau­lois risquaient l'écrasement dans cette bataille en rase campagne pour laquelle, Vercingétorix le pressentait, ils n'étaient pas encore prêts.

Par bonheur, Gergovie était forte. Une force encore plus grande venait à Vercingétorix de la révolte partout grandissante en Gaule contre César. Chez les Eduens, la jeunesse patriote demandait aux hommes d'Etat vieillis dans l'alliance romaine pourquoi leur peuple allait cher­cher l'étranger pour décider de leurs lois et de leurs droits. « Les Romains recourent-ils aux Eduens dans des cas semblables? »

A trente milles de Gergovie, des contingents de cavale­ rie éduenne promis à César, qui le rejoignaient en ren­fort, se mutinent. Ils pillent des convois, assassinent les Romains qui se trouvent parmi eux (1). Vercingétorix est mis au courant par des transfuges qui viennent le rejoindre, tandis que les derniers Eduens fidèles à leur alliance alertent César.

(1). César, De Bello Gallico, VII, 37-43.

 Le général romain se sent perdu s'il perd l'amitié déjà compromise du peuple éduen. Il comprend bien qu'il ne réduira pas leur révolte par l'emploi de la violence. C'est sa violence contre tout ce qui est gaulois qu'on lui repro­ che là comme partout. Devant ces contingents exaspérés il est pourtant le plus fort. Il a quitté Gergovie pour venir sur le lieu de leur mutinerie, à trente milles au nord, en emmenant avec lui les trois quarts de son armée. Mais écraser les rebelles serait susciter de nouveaux soulève­ments plus graves. César fraternise avec les Eduens, les apaise, leur montre ses bienfaits pour leur peuple. Seuls quelques-uns s'enfuient encore et gagnent Gergovie.

Ce jour-là César, avec une nouvelle habileté, commit une nouvelle imprudence qui eut pu lui coûter cher. Il était heureux d'avoir si facilement calmé la révolte éduenne. Il voulut dormir sur ses lauriers de diplomate, passe-temps qui est toujours dangereux pour un général en rase campagne.

La halte ne fut que de trois heures, mais ces trois heures faillirent lui être fatales. César, qui avait enlevé quarante pour cent de son armée pour aller occuper le pays de la Seine avait prélevé encore soixante-quinze pour cent du restant pour rallier les Eduens en train de trahir. Il n'avait laissé aux deux camps devant Ger­govie que deux légions sans cavalerie. Est-ce avec de si faibles forces que l'on peut défendre des kilomètres de tranchées en face d'une immense armée ennemie placée en position dominante? N'eut-il pas pu prendre moins de troupes pour apaiser des mécontents?

Vercingétorix, qui dominait tous les mouvements de l'armée romaine au point de pouvoir compter le nombre des soldats qui y participaient, Vercingétorix profita de l'absence de César et de sa lenteur à ramener le gros de ses troupes. Il attaqua les gardes laissés devant sa ville. Mais le petit camp, si avancé fût-il, était situé sur une hauteur escarpée. La périphérie des retranchements y était petite, l'accès difficile. Toutes les facilités se trou­vaient du côté de la défense. Vercingétorix, en habile général, attaqua le grand camp qui, sur une éminence de terrain en pente douce, défendu par une seule légion, offrait un immense périmètre à l'assaut. Là, toutes les facilités se réunissaient du côté des Gaulois. Non seule­ment leur chef avait des troupes en quantité suffisante pour attaquer à la fois les quatre faces du grand quadri­latère, mais il pouvait organiser une relève des troupes engagées. De la sorte il empêcherait qu'elles ne se fati­guent. Il empêcherait aussi qu'elles aient l'impression de l'échec d'un assaut isolé. En effet les Romains, se sentant à moitiés perdus, résistaient avec acharnement. Leurs lance-pierres, lourds et peu maniables, se montraient efficaces, dans leurs positions de défense, éloignant des fossés les assaillants gaulois. Mais ceux-ci savaient que les attaques seraient multipliées par Vercingétorix, que chacun se reposerait et reviendrait à son tour. Les vagues d'assaut étaient d'ailleurs accompagnées d'archers, de ces tireurs habiles dont le recrutement avait été opéré avec tant de soins à travers toute la Gaule. Les légionnaires, obligés de se découvrir pour guetter et repousser les assaillants, montraient la tête. Archers et frondeurs les prenaient alors pour cible. Les légionnaires, sans repos, toujours sur la brèche, se sentaient l'objet d'un véritable jeu de massacre, ils se jugeaient perdus. La nuit, faute de visibilité nécessaire, avait suspendu cette tactique des Gaulois. Mais ils la reprendraient dès le petit jour. Si César ne revenait pas, c'était la défaite et la destruction du grand camp romain.

Il est probable que César voulait rentrer au camp devant Gergovie sans que de la ville on pût observer le mouvement et le nombre de ses troupes. Il est même probable qu'il avait procédé de la sorte lors de son départ. Il se trouvait à sept kilomètres de la capitale arverne, dans la plaine, la nuit déjà avancée, lorsqu'on put le rejoindre et lui dire l'extrême péril de la garni­son du grand camp. Il saisit toute la gravité de la situa­ tion. Ses soldats aussi comprirent. D'un effort prodigieux ils bondirent sur la route et réussirent à atteindre leur camp avant le point du jour. L'armée gauloise n'avait pas encore renouvelé ses attaques. La victoire ce jour-là échappait à Vercingétorix.

Cependant César est bien loin de triompher. Chez les Eduens l'alliance ne tient plus à rien. Spontanément, par­tout le massacre des citoyens romains, et plus spéciale­ment des marchands, s'organise. Un officier supérieur qui rejoignait l'armée, le tribun militaire Marcus Avistius, tombe en leur pouvoir. Les convois de blé et de toutes marchandises nécessaires à l'armée, tant auprès de Gergovie que dans le pays des Parisiens, sont anéantis. César en est réduit à faire contre mauvaise fortune bon cœur. Il fait dire à ses alliés infidèles des paroles miel­leuses : « L'imprudence et la légèreté de la populace ne lui font pas juger plus sévèrement leur nation et ne diminue en rien sa bienveillance envers les Eduens. » Contre mauvaise fortune bon cœur, dans le cas présent cela veut dire que le cœur de César cache une immense rage, une affreuse déception. Des deux adversaires, celui qui a le cœur à l'aise c'est Vercingétorix. Tout le monde, tant au camp gaulois, qu'au camp romain, à travers les tribus gauloises et peut-être déjà en Italie, où parvien­nent toutes les nouvelles de la guerre, tout le monde juge sévèrement la maladresse de César. Puisque le mouve­ment d'insurrection nationale gagne jusqu'aux Eduens, César, qui va être enveloppé, étouffé, rejeté par la Gaule à moins qu'il n'y soit anéanti, César a été mauvais pro­phète. Il a escompté la fidélité des Eduens, il a escompté que Gergovie serait aussi facile à prendre qu'Avaricum. Enfin il a distrait des troupes de l'endroit où elles devaient être engagées en masse. A son actif il n'a que quelques bons tours joués aux Gaulois : le passage de l'Allier à la faveur d'un bois, la prise de la Roche-Blanche à la faveur de la nuit, mais on ne peut pas toujours ruser ainsi indéfiniment. César lui-même sent pâlir son étoile. De plus en plus limité à ses retranchements gergoviens, séparé de Rome et de son armée de la Seine par des centaines de lieues hostiles, de plus en plus privé, non seulement d'auxiliaires gaulois, mais de vivres, de munitions, et aussi de liberté d'action, il craint jusque dans son camp la mutinerie des derniers Eduens restés fidèles. Il a voulu s'attaquer à Gergovie, il a voulu s'at­taquer à Vercingétorix, à plus fort que lui. Il est obligé sans doute de s'éloigner d'une place imprenable. Il a eu évidemment tort d'y venir, tort aussi de se séparer d'une partie de son armée. Pour parer au désastre qui se pré­pare, il lui faut marcher très vite vers le nord, retrouver ses légions autour de Lutèce, entreprendre par les con­trées de la Saône le mélancolique retour du général bluffeur qui a raconté avoir soumis un pays et que ce pays expulse.

César en est là. Et pourtant il a une telle audace de condottiere qu'il ne veut pas s'avouer battu. Il envisage avec effroi d'être à Rome la victime de ses ennemis politiques . Quand on est César il faut toujours être vain­ queur. On ne peut se retirer même dans une demi-victoire qui est un demi-échec, a fortiori dans un échec complet. Mais César a plus d'une ruse à son service. Il l'a mon­tré encore récemment. Vercingétorix s'inquiète déjà de voir le dangereux ennemi patienter au pied de Gergovie. S'il ne s'en va pas c'est qu'il médite de prendre par sur­prise une place qu'il sait maintenant inexpugnable dans une attaque de front; c'est qu'il cherche un point faible, un accès masqué de la forteresse où il glissera ses trou­pes la nuit à moins qu'elles ne progressent, cachées, à la faveur des arbres pour, enfin, se ruer toutes ensembles sur le même point des remparts, prendre une porte, dislo­ quer les éléments de la défense. Impressionnable comme un Gaulois, Vercingétorix a peur de cet adversaire si fort que, malgré toutes les erreurs qu'il accumule, il trouve toujours le moyen de présenter bon visage et de vaincre les Gaulois. Sans doute, les dieux de l'Arvernie paraissaient puissants à Vercingétorix. Lui-même, investi de la confiance des druides, se sentait soutenu. Mais ce César, quel démon l'agitait. N'était-il pas lui aussi lié à quelque force surnaturelle, mauvaise sans doute, mais qui semblait bien grande. César, infernale divinité sans doute permise par les dieux pour éprouver les âmes des bons. Ce n'est pas sans ajouter de soi-même un grain de sel qu'on se livre à de telles restitutions de l'âme de Vercingétorix, cependant les vraisemblances sont de ce côté-là. Au païen César, Gergovie ne faisait qu'une im­pression d'horreur. Au Gaulois Vercingétorix, la malice de César causait une horreur sacrée.

Entre Vercingétorix et César la bataille n'est pas une bataille d'hommes comme par exemple entre Wellington et Napoléon, c'est une bataille de dieux. L'athée César se croit un dieu, par son orgueil. Vercingétorix voit en César un génie méchant; et il a conscience de travailler pour une nation divine. Les espérances qui entrent en jeu de part et d'autre vont jusqu'à l'extrême. Avec des forces multipliées par ces passions, les deux adversaires mettront à se combattre un acharnement qui n'est plus de ce monde.

De ce démon de César, Vercingétorix avait tout à crain­ dre. Il se rappelait avec quelle habileté il avait comme racheté sa faute du siège de Gergovie en établissant son petit camp. Lorsque Vercingétorix montait sur le rem­part, lorsqu'il prolongeait par l'imagination l'oblique tranchée qui, menant du grand camp, avait sa tête au petit camp, il frémissait de peur. Il s'apercevait main­tenant que César pouvait continuer dans le même sens, envoyer par exemple, en vagues d'assaut, ses légionnai­res au delà du petit camp. La pente de la montagne de Gergovie, prise en biais, leur paraîtrait douce. Un boise­ment malencontreux du terrain leur assurerait même un abri. Ils se trouvaient de la sorte en contournant le front du rempart et les camps gaulois à une demi-heure de course du col (appelé actuellement col des Goules). Là s'ouvrait une porte de la ville. Les Romains, s'ils pou­vaient y parvenir, seraient de plain-pied avec les Gau­lois pour combattre. Or, plus éloignées vers le nord et l'ouest, les troupes gauloises les plus reculées ne pour­raient venir à temps au secours de la cité de Gergovie et du camp de Teutomate. Par bonheur César, connaissant mal le pays, devait ignorer que la pente vue par lui au nord-ouest de son petit camp n'était séparée du plateau de Gergovie par aucune vallée, aucun creux de terrain. Cependant un transfuge, ou des éclaireurs, pou­vaient un jour (1) l'avertir de ce moyen d'accès.

(1). C ésar, De Bello Gallico, VII, 44-53.

Vercingétorix voulut parer au danger; il fit réaliser sans délai la mise en état de défense du col des Goules, au sommet boisé de la pente trop douce. Pour aller plus vite, il fit travailler aux tranchées et aux murs sur ce petit espace de quelques hectares toute son armée.

César apprit à la fois, et qu'il y avait en effet jusqu'à ce jour un point faible dans la défense de Gergovie, et que Vercingétorix, ayant discerné le point faible avant lui, avait bouché cette brèche naturelle.

Dans la position où se trouvait César, tout autre géné­ral se fût avoué décidément battu et eût levé le siège. Cependant il était tellement habile qu'il employa une nouvelle ruse. Vercingétorix pouvait croire que le mou vement des troupes employées par lui au retranchement avait échappé aux Romains derrière le rideau des arbres. Il n'y avait qu'à faire semblant d'aller attaquer à ce point du col comme si on ne soupçonnait pas les Gaulois en éveil à ce sujet. Des marmitons, des palefreniers, quel­ques soldats, un visible mimique pour faire semblant de se cacher... et les Gaulois resteraient massés au col pour y recevoir l'attaque. Pendant ce temps on déclancherait le véritable assaut tout droit contre le camp de Teutomate et contre le centre de la ville. Les cavaliers éduens demeurés fidèles, au lieu de prendre le chemin d'accès qui va du village actuel de Gergovie au plateau, prendraient, plus à l'est, un bon chemin raccourci acces­sible à leurs chevaux et qui se discerne, toujours utilisé d'ailleurs, à l'angle est-sud-est du plateau. Ils partiraient pour cela du grand camp à travers champ, longeraient le lac de Sarliève et grimperaient un peu au sud-ouest de l'emplacement de la ferme actuelle de Gergovie. Leur arrivée inopinée finirait d'assurer le succès s'il en était besoin. Mais il ne paraissait pas douteux que, parties du petit camp, prenant leur élan à la descente de son ravin, les légions remonteraient la pente du camp gaulois aban­donné par les troupes de Vercingétorix. Sans coup férir on atteindrait le rempart vide de combattants et on entrerait dans la ville.

Le début du stratagème réussit en tous points. Les feintes attaques dirigées vers le col y attirèrent tous les combattants gaulois, sauf quelques indolents qui, comme le roi Teutomate, restèrent sous leur tente à faire la sieste, pleinement confiants dans l'inexpugnabilité de la forteresse. Pendant ce temps les légions coururent sur la pente directe sans être signalées par aucun guetteur. Un mur hâtivement bâti, n'arrivant même pas à hauteur d'homme, protégeait seul les groupes de tentes avant le fossé et le rempart. Ce fut un jeu pour les assaillants de franchir cet obstacle dérisoire et d'ailleurs dépourvu de défenseurs. Mais les Romains furent imprudents par les cris qu'ils poussèrent. Teutomate aimait la sieste. Mais ce roi des Nitiobriges, promptement rallié à Vercingétorix après l'apparent désastre d'Avaricum, était l'homme des vues rapides et des décisions hardies. Réveillé par les cris de mort des légionnaires, il eut le réflexe qu'il fallait. Au lieu de remonter vers le rempart de la ville, au risque d'être rejoint par les envahisseurs, au risque d'esquisser, tout au plus pendant quelques instants, une résistance vouée à l'échec sur un parapet trop démuni de guerriers, sans s'occuper de mettre cuirasse ou casque, il sauta sur son cheval. Il frappa la bête pour le triple galop, qui fut d'autant plus rapide que l'animal était affolé par les blessures des assaillants qui déjà lançaient quelques traits à ce fuyard dangereux. Il courait prévenir Vercingétorix et l'armée gauloise.

Vercingétorix vit donc arriver Teutomate, puis quel­ques autres guerriers échappés au massacre fait dans les campements par les légionnaires. La ville tiendrait-elle? Les cris des Romains avaient eu pour eux le désa­vantage de réveiller Teutomate et d'alerter jusqu'à Ver­cingétorix et toute l'armée concentrée au col (supposé menacé) à un kilomètre et demi du point de l'attaque. Ces cris avaient eu cependant un avantage pour les assaillants. Dans la ville, femmes, enfants, vieillards avaient été pris d'une panique effroyable. César raconte cette panique et peut en être fier comme du seul succès de la journée : « Ceux qui étaient loin dans la cité, effrayés de ce soudain tumulte, croyant que l'ennemi était à l'intérieur des portes, se précipitaient hors de la place. Les mères de famille jetaient du liant des murs des vêtements et de l'argent, et le sein découvert se pen­chaient et, tendant leurs mains ouvertes, suppliaient les Romains de les épargner et de ne pas toucher, comme ils l'avaient fait à Avaricum, aux femmes mères et aux enfants. Quelques-unes, s'aidant de main en main à des­cendre les murs, se rendaient à nos soldats. » Qu'on se dépeigne la fureur de Vercingétorix, son émoi! Il a commis une faute capitale, aussi grave que celle de César coupant en deux son armée. En effet, si un général ne doit pas morceler ses troupes, il doit par contre se gar­ der de tous les côtés par des veilleurs. On l'a dit et c'est vrai : un seul veilleur plongeant les regards dans le petit camp eût signalé à temps la course de plus d'un kilo­mètre que fournissaient les Romains montant à l'assaut. Vercingétorix, pas plus que César, n'était un médiocre. L'un et l'autre ont eu dans cette campagne des traits de génie. Ils y ont manifesté aussi des faiblesses notoires mettant en jeu, avec leur destin propre, le destin de leur pays, puisqu'ils étaient du nombre de ces hommes dont la volonté gouverne les réalités de ce monde. Dans l'activité des plus grands chefs, les inévitables petitesses sont ainsi grosses de conséquences.

Cependant Vercingétorix et ses soldats étaient inacces­ sibles à la prompte panique des femmes. Ils n'étaient pas si loin. Ils accoururent au moment où trois ou qua­tre Romains, se faisant la courte échelle, avaient déjà réussi à se hisser en haut de la maîtresse muraille. Ces audacieux furent promptement renversés. Le rempart de Gergovie présente une particularité qui, si elle avait favo­risé l'escalade, alors qu'il était dégarni de troupes, allait permettre maintenant une véritable boucherie de Ro­mains. En effet, si la muraille est relativement basse, elle est couronnée de flanquements disposés comme en créneaux qui multiplient les faces de tir pour les fron­des, les jets de pierres, de flèches, de projectiles de toutes sortes. Surtout, cette muraille est précédée d'un terre-plein qui court tout autour, première ligne de défense protégée par un mur, en avant, à mi-hauteur d'homme. Ce fossé-terrasse grouillait littéralement de fantassins romains. Les légions entières massées sur cette plate-forme étroite essayaient, soit l'escalade soit le défoncement des portes. L'armée de César s'offrait donc aux Gaulois comme un ruban long de plusieurs centaines de mètres d'ennemis en rangs serrés, proie à massacrer au pied de la grande muraille aussi facilement qu'on exé­cute les condamnés à mort dans les caponnières des for­teresses. Par surcroît, les Eduens, cavaliers auxiliaires des Romains, qui survenaient à ce moment-là, paraissaient si peu sûrs — et d'ailleurs c'étaient des Gaulois — que les assaillants, voués au massacre dans le fossé de Gergovie, pour peu qu'ils s'y attardassent quelque temps, perdaient toute valeur combative. Ils avaient l'impression physique que les nouveaux venus finiraient de les anéantir. La panique maintenant était du côté des légionnaires. Quel­ques chefs seulement se battaient avec héroïsme. Du moins la fuite fut-elle le salut d'un assez grand nombre.

César avait fait disposer sur quelques mamelons de la pente les dernières réserves qui lui restaient. Elles per­mirent de transformer la fuite honteuse en retraite pré­cipitée. Les Gaulois s'avancèrent, bousculant les ennemis jusqu'aux retranchements entre le grand camp et le petit camp. Refoulés dans leur tanière, les Romains y repre­naient avantage. La cohésion des troupes gauloises com­mençait à disparaître, ils n'avaient plus pour eux, bien au contraire, l'avantage de la pente. Vercingétorix com­prit qu'il ne fallait pas compromettre son très beau suc­cès. Il ordonna à ses soldats de retourner à l'abri des remparts de Gergovie. Tel était son prestige qu'il réussit à se faire obéir tandis que César, toute la journée sur le derrière de ses troupes, ne décolérait pas de ne pou­voir les diriger, les commander, les contenir.

Vercingétorix avait gagné là une grande victoire bien méritée, bien préparée. L'idée du camp en contre-bas des remparts établi là pour les protéger s'était révélée excel­lente. Teutomate et les quelques Gaulois qui s'y trou­vaient avaient pu donner l'alarme. Les retranchements élevés au point faible du col des Goules ôtaient aux vain cus toute velléité de prendre la ville. L'ennemi n'avait plus qu'à lever le siège et à s'appliquer à masquer, autant que possible, l'importance de sa défaite.

César donne à entendre que sur les quinze ou vingt mille légionnaires engagés, moins de sept cents, avec une quarantaine de centurions, avaient péri. En particulier, pour ce qui est des soldats, il faut multiplier ces chiffres plusieurs fois pour approcher du vraisemblable. Trente mille assaillants, cinq à dix mille morts ne sont pas im­possibles. Les soldats étaient humiliés de leur défaite. Leur chef les persuada, parait-il, qu'ils avaient seulement cédé au désavantage du terrain. Il leur aurait même fait croire {du moins il s'en vante et veut le faire croire aux lecteurs des Commentaires), que c'est pour avoir déso­ béi et ne pas s'être arrêtés à mi-côte qu'ils avaient échoué. Le but du commandement romain aurait été simplement, selon lui, de s'établir sur la pente et de gêner les cam­pements gaulois qui s'y trouvaient établis déjà. Voilà qui est bien difficile à croire. Rendre permanente, défi­nitive, une telle position en contre-bas des assiégés, et à leur contact immédiat, est invraisemblable.

Cependant César n'avait pas tout à fait tort lorsqu'il mettait sur le compte de la position spécialement forte de Gergovie l'échec des légions. Il en administra même la preuve et par deux fois. Le lendemain de la grande défaite il fit sortir ses légions hors des retranchements et offrit la bataille en terrain plat aux Gaulois. Vercin gétorix envoya seulement des cavaliers patrouiller, d'ail­leurs sans succès, contre les cavaliers de César. Il refusa la grande bataille. Le jour qui suivit, César proposa encore cette bataille. La honte au front, car cela dimi­nuait sa grande victoire de l'avant-veille, Vercingétorix dut se dérober.

César avait réduit au minimum la portée d'une grande défaite : il n'en était pas moins obligé de lever le siège piteusement devant les huées ironiques de l'énorme armée de Vercingétorix qui regardait les légionnaires montrer leur dos en regagnant le pays des Eduens. Ver­cingétorix ne se donnait même pas la peine de suivre de trop près César. C'eût été lui donner une occasion de revanche en une bataille dans la plaine de la Limagne. Il préféra faire annoncer de tous les côtés à tous les Gaulois désormais révoltés (à d'infimes exceptions près) la grande nouvelle : César, battu, fuit Gergovie. Il va chercher ses légions au pays de la Seine et sans nul doute il reprendra ensuite le chemin de l'Italie.Gergovie, par sa défense, normalement a déjà libéré la Gaule.

Surtout, qu'on n'aille pas répéter avec César : « Les Gaulois rebelles étaient obligés de se réfugier sur les hautes montagnes, ils n'en pouvaient descendre; les bel­les plaines de la Gaule étaient le domaine incontesté des Romains. » Gergovie, on le sait maintenant à n'en plus douter, était non seulement une forteresse, mais la capi­tale, la ville capitale des Arvernes, avec ses richesses, ses palais. Quant aux montagnes, elles étaient dieux. Ces dieux, et à leur tête Dumios Arvernorix, repoussaient les envahisseurs, les intrus. Une mystérieuse, une mys­tique résistance unissait tout contre César qui le savait. Le mur hostile semblait s'ouvrir devant son avant-garde, mais il se refermait en toute hostilité là où avait passé son dernier soldat. Le blé, et ce qui est plus grave : l'es­poir, faisaient défaut.

Le nom glorieux de Gergovie a failli être celui qui aurait signifié pour toujours la formation immédiate d'une nouvelle patrie : la Gaule, forte comme une force de la nature, inviolable comme une déesse.

Les Celtes pensaient assurément que la patrie des hom­ mes n'est pas entièrement de ce monde. Mais ils étaient reconnaissants à la grande patrie céleste de leur race et surtout de leur culte de s'être affirmée jusque sur cette terre.

Tranquilles à Gergovie, tandis que César s'enfuyait, ils durent aller au moins une fois, ensemble, ou par grou­ pes, à travers les coteaux couverts de chênes jusqu'à la Font de l'Arbre, sans doute fontaine sacrée, jusqu'à la cime altière du dieu montagne Dumios pour y faire brû­ler le bois et l'osier du sacrifice de reconnaissance et d'allégresse, au-dessus de la terre, aussi près que possi­ ble du ciel.

CHAPITRE V

 LA RETRAITE DE CESAR

La victoire éclatante de Gergovie acheva de gagner à Vercingétorix ceux des Gaulois qui étaient encore hési­tants. Ils se rallièrent à son panache (1). La nation des Eduens, plus druidique encore peut-être que celle des Arvernes, avait abandonné depuis quelque temps cette attitude de pleine fidélité à Rome qu'avait souhaité le druide Divitiac. Il semblait maintenant que la victoire au pied du dieu Dumios était une victoire remportée par les dieux de la Gaule. Le Dis Pater, auteur des sept jours de la semaine, roi imbattable sur terre comme au ciel, avait affirmé sa vertu. Tout le parti religieux (si prépondérant, on le sait, dans le gouvernement des Eduens) a dû prêcher, dès lors, la guerre sainte contre Rome.

(1). De Bello Gallico, VII, 54-62.

Le druidisme était secondé dans cette tâche par ce que l'on pourrait appeler irrévérencieusement «les jeunes Turcs », en l'espèce : « les jeunes Eduens », patriotes et imprudents, xénophobes et amis des idées nouvelles, ardents protagonistes d'un rajeunissement de la Gaule.

A l'égard de ces Eduens, dont les derniers peu à peu quittaient son alliance et son camp, César se montrait tout mielleux. Il leur représentait les bienfaits que Rome avait apportés à leur nation. Rome les avait délivrés de leurs ennemis, Rome les avait placés au premier rang parmi les tribus. Les Eduens n'écoutaient même pas. Leur attitude signifiait à César qu'ils étaient désormais ses ennemis d'autant plus violents qu'ils avaient été plus longtemps ses comparses. Dans une Gaule indépendante et victorieuse, ils avaient à se faire pardonner leur poli­tique de réticences.

Cette Gaule indépendante, victorieuse de César, n'était pas pour Vercingétorix l'espoir de demain, elle était après Gergovie la réalité d'aujourd'hui. Avec la révolte des Eduens, tout le druidisme gaulois et toute la masse des tribus gauloises s'opposaient à l'envahisseur.

César s'était ménagé une position fortifiée à Noviodunum (sans doute Nogent, commune de Lamenay, à deux kilomètres en amont de Decize, sur la rive gauche de la Loire). Avant même que le gros de son armée y pût parvenir, les Eduens s'emparèrent de la place. César y avait fait accumuler des provisions, des richesses, les gros bagages et les otages qu'il avait reçus de diverses tribus. Tout cela devint la proie de la révolte. Les mercantis romains reçurent, en fer au travers du corps, la monnaie de leurs pièces. La ville, exécrable comptoir romain, brûla comme y brûla tout ce qui ne put être emmené dans les bagages ou greniers de l'ennemi.

Vercingétorix et ses Gaulois parvenaient à affamer les Romains. Triste armée de César! amaigrie déjà sous les murs d'Avaricum, un instant ravitaillée dans la plaine de la Limagne, mais battue à plate couture à Gergovie, obli­gée de refluer vers le nord dans l'espoir ou plutôt la nécessité de retrouver ses fourgons et ses Eduens; main­tenant elle avait ses Eduens pour ennemis et n'avait plus aucun moyen de subsistance.

Il n'y avait qu'une ressource pour éviter peut-être un massacre à la suite de quelque assaut vainqueur que les Gaulois infligeraient an camp, chaque soir pourtant établi avec soin en quelque coin du Bourbonnais, et cette res­source était la fuite : la fuite au plus vite en Italie.

Vercingétorix était en droit de le penser : César cher­cherait d'abord à rejoindre les quatre légions envoyées par lui inconsidérément dans le pays de la Seine et qui lui avait manqué devant Gergovie. Le vaincu ne pouvait retourner décemment dans sa patrie s'il abandonnait tonte une armée romaine au fin fond de la Gaule. Ses ennemis politiques se seraient empressés de le faire met­tre à mort, enchantés de cette circonstance. Vercingétorix pouvait espérer que son ennemi ne réus­ sirait pas sans beaucoup de difficultés à éviter cette catastrophe finale. Déjà il aurait de la peine à récupérer les légions envoyées chez les Parisiens. Pour rejoindre les pays de la Seine, il fallait qu'il trouvât un moyen de franchir la Loire. Or le fleuve, ordinairement encombré de bancs de sable, abondant en gués, s'étalait à la suite de pluies récentes, largement débordé.

Cependant César sut être grand dans la détresse. Au moment où, par sa propre faute, il avait rendu le pays de Vercingétorix plus uni que ne l'avait jamais été la Gaule depuis cent ans, privé de tout appui il ne désespéra pas et mit toute sa confiance dans son armée, cette armée à qui il avait injustement reproché son zèle à Gergovie, mais qui lui restait indéfectiblement fidèle.

II savait qu'il devait à ses légionnaires de les ramener en sécurité en Italie; il eut l'audace cependant de leur demander un nouvel effort : qu'on cherchât à passer à gué la Loire débordée, afin de délivrer les quatre légions que commandait, autour de Lutèce, son lieutenant La bienus.

Vercingétorix apprit, avec une certaine contrariété, que non seulement César s'engageait résolument vers le nord, mais qu'il avait eu la chance de trouver un gué pour le passage de la Loire. Les Romains étaient passés tant bien que mal. Mais ils faisaient encore bonne contenance, chassant devant eux ceux des Gaulois qui auraient voulu les harceler de trop près. Enfin, dans leur retraite ils avaient la chance de rattraper les troupes de Labienus et de trouver, dans des pays moins désolés par la guerre, de quoi réparer leurs forces épuisées.

Mais, qu'importait, au fond, à Vercingétorix, cette contrariété! Labienus n'avait pas fait bonne figure au pays des Parisiens. L'oppidum de Lutèce, entouré de deux bras de la Seine et plus encore de marais, malgré son exiguïté, avait longtemps tenu le Romain en échec. Après la défaite de Gergovie, dans un pays de plus en plus hostile, il était passé de l'offensive à la défensive. Pour s'être battu avec courage, il n'avait gardé que la possibilité de ne pas être cerné, la possibilité d'effectuer une retraite jusqu'au pays de Joigny où arrivait César.

Vercingétorix ne laisserait pas aisément échapper ses deux proies désormais réunies en une. Il n'avait pas encore eu l'occasion de s'emparer séparément des deux fractions de l'armée romaine. Il paraissait de taille à s'emparer en rase campagne de toute l'armée de César.

César recevait des cavaliers auxiliaires de Germanie qui viendraient jusqu'au jour où l'étau gaulois ne lais­serait plus passer personne. Mais ces cavaliers, qui lui permettaient de reconstituer un peu sa cavalerie, pres­que totalement disparue dans la défaite, étaient si mal montés qu'il fallut leur attribuer les derniers chevaux dont disposait l'armée romaine (1).

Qu'était d'ailleurs ce maigre renfort, et même les qua­tre légions épuisées de Labienus, en comparaison de l'immense augmentation que réalisait de jour en jour l'armée de Vercingétorix. Ainsi, tandis que les dernières forces lui parvenaient avec Labienus et les cavaliers ger­mains, César voyait l'accroissement progressif de son adversaire : Vercingétorix recevant des recrues de plus en plus enthousiastes.

On vivait chez les Gaulois dans l'exaltation de la patrie en train de s'établir en une unité stable, puissante. Les Eduens rivalisaient avec les Arvernes à la tête de la nation nouvelle (2). Une unification complète se réali sait entre l'Etat crée par Vercingétorix avec la plus grande partie de la Gaule et la confédération plus par tielle et plus ancienne qu'avaient formés les Eduens et leurs tributaires.

Vercingétorix est maintenant au comble du triomphe. Ce sont les Eduens, jusque-là à demi hostiles à son influence, qui l'appellent chez eux avec insistance. Ils réclament la présence du vainqueur afin que la ville sainte de Bibracte ait l'honneur d'abriter le pieux et guerrier concile des Gaules par où l'unité administrative aussi bien que morale deviendra une réalité d'un bout à l'autre du territoire.

Mais dans l'exaltation toute provisoire du succès, on prenait déjà le rêve, ou plutôt la réalisation partielle, pour le fait d'une réalisation durable. Dans le pays qui va du Rhin aux Alpes et aux Pyrénées, l'unité morale n'a jamais pu être réalisée que provisoirement devant un péril majeur. Dès qu'il faut profiter de la victoire obtenue par l'union sacrée, les intérêts des clans se subs­ tituent à l'intérêt national. Le bien commun est négligé, bafoué, renié.

(1). A. Grenier, Les Gaulois, pp. 162-163.

(2). De Bello Gallico, VII, 63-67.

Arrivé au Mont Beuvray, dans la capitale des Eduens, Vercingétorix y reçut un triomphe d'un jour, des accla mations sans lendemain. Le lendemain vint cependant et il apportait une tâche à remplir. Il fallait établir le statut de la Gaule. Or il s'y trouva ce qu'on trouve tou­jours, sinon automatiquement du moins normalement, deux partis qui s'étaient formés, chacun pour s'emparer du pouvoir et de ses avantages au détriment de l'autre moitié du pays. Est-ce une fatalité qui pousse ainsi, sans admettre le tyran personnel, à rechercher le tyran col­lectif de la moitié plus un, de la majorité toute relative. En tout cas Vercingétorix est obligé de compter à Bibracte avec le conseil, l'assemblée de toutes les Gaules. C'est une magnifique assemblée, une assemblée qui serait digne de parfaire la nation si tous les cœurs y étaient unis. Vercingétorix y fait grande figure. Mais les Eduens veulent le premier rang. On considère Vercingétorix non comme le chef des Gaules, mais comme un chef arverne heureux dans une guerre partielle. Cette unité nationale que la majorité des Gaulois avait déjà réalisée sur son nom, les Eduens ne vont-ils pas jusqu'à la remettre incon­ sidérément en question? C'est que, même devenue enne­mie des Romains, leur puissante tribu ne s'est pas ral­liée purement et simplement au reste des Gaules. Ils ont eu une arrière-pensée en faisant convoquer au Mont Beuvray, leur capitale, cette assemblée nationale qui, ayant à voter les statuts des Gaules, est déjà une assem­ blée législative.

Bibracte est la plus belle des villes du monde celte, en même temps qu'elle est une « ville-déesse », elle est une ville à demi-romaine où maints artisans sont déjà des artistes. Les palais abondent. La ville comprend des quartiers distincts que doivent relier des parvis, des esplanades, peut-être des jardins sacrés, des temples. Les Arvernes eux-mêmes ne pourraient montrer ce dévelop­pement urbain à Gergovie. Bibracte est la seule ville des Gaules qui se puisse comparer à des villes soumises aux Romains, comme celles qui se voient encore en Provence. Les Eduens, avec un grand sens des machinations poli­tiques, comprennent tout l'avantage qu'ils peuvent tirer du fait qu'ils sont pour la révolte de Vercingétorix l'ap­ point suprême, les ouvriers fervents de la onzième heure; avant la lettre et contre l'esprit, ils voudraient qu'on leur applique les paroles de l'Evangile : « Les derniers seront les premiers. »

Néanmoins, il n'y a qu'eux et leur petite clientèle à s'agiter de la sorte. Leur opposition n'empêche pas que tous ceux qui ont fait confiance à Vercingétorix dès après la bataille de Bourges soient plus enthousiastes que jamais de leur héros. Il s'agit maintenant de renouveler et d'étendre le pouvoir du vainqueur de Gergovie. A l'assemblée son prestige est tel que les Eduens n'osent même pas s'abstenir. Ils redoutent, à coup sûr, que le dégoût et la colère de tant de Gaulois réunis dans leurs murs se tournent contre eux et qu'on fasse un mauvais parti à leurs palais et à leurs personnes. Voilà donc que Vercingétorix, au moment même où une opposition se dessine contre lui dans la nation gauloise, est pour ainsi dire plébiscité. Non seulement il est maintenu au pre­ mier rang, mais il est reconnu comme une sorte de demi-dieu, comme la Providence de la Gaule. Il semble une incarnation, sous les traits du guerrier et de l'orateur, de cette déesse de l'abondance qui, dans les bas reliefs gallo-romains, offre sa corne pleine de richesses. Plus encore il incarne Ogmios, l'Hercule de la parole publi­que; il incarne les Mars gaulois qu'on invoque sous tant de noms divers chez les Eduens comme chez les Arvernes. La patrie gauloise descend du ciel sur la terre. Il est, personnifiée, l'unanimité nationale.

Les « jeunes Turcs » éduens qui auraient ambitionné le pouvoir dans la patrie nouvelle des Gaules en sont réduits à refouler et à cacher leur chagrin. Ils demeu rent, comme les autres lieutenants de Vercingétorix, lieutenants d'un maître qui sait se faire obéir. Le chef maintient la Gaule dans un état de tension et d'activé discipline. Il veut frapper contre César un coup décisif.

Il sait que César a reçu récemment encore quelques cavaliers germains. Avec raison il se méfie — plus que les autres Gaulois— de la valeur combative de ces recrues germaniques. César trouve en eux ses plus pré­ cieux auxiliaires. Une armée comme la sienne, isolée en pays ennemi, doit se frayer sa route, dépister les embus­cades, se jeter en hâte sur les moyens de ravitaillement non détruits, se procurer une foule de renseignements indispensables. Surtout elle doit, en cas de bataille, faire la trouée à tout prix sur un point où l'ennemi pèse. Cette armée-là a besoin de « uhlans ». Le mot n'existe pas encore mais la fonction existe déjà. De même, pour harceler l'armée romaine, bien pourvue d'auxiliaires uhlans, les Gaulois de Vercingétorix ont besoin d'amener sans cesse tout autour du camp de César ou de ses colon­ nes de marche une cavalerie légère, harcelante et nocive Comme un essaim de guêpes, plus destructive qu'une nuée de sauterelles, n'oubliant ni un arbre fruitier ni une meule de paille quand il s'agit de réduire l'ennemi à l'extrême misère. Vercingétorix exige, et des Eduens eux-mêmes, des milliers de cavaliers supplémentaires.

Ceux de ces cavaliers qui lui paraissent en surnombre pour les exigences de la lutte contre César, il les emploie à envahir les cantons frontières de la province romaine qu'il tente par ailleurs de soulever dans le pays des Alpes. En ce temps, Rouergats et Cadurciens réussi­rent même à s'emparer du Languedoc méditerranéen tandis que Lozériens et Auvergnats occupent le Vivarais jusqu'au Rhône. Certes, les populations gauloises sou­ mises à Rome demeurent le plus souvent loyalistes. Mais, malgré l'aide de nombreuses cohortes romaines, elles sont écrasées. Voilà de nouveaux territoires pour Vercingétorix. Voilà un espace plus grand encore occupé par l'armée nationale et qui isole César de l'Italie.

Entre César, demeuré dans le pays de l'Yonne, et les pays d'obédience romaine, en plein milieu d'un monde hostile aux Romains, Vercingétorix, avec son état-major, siégeait à Bibracte, les Eduens remplissant autour de lui le rôle d'alliés qu'ils avaient traditionnellement rempli en faveur de Rome.

C'était à Bibracte, quelques années plus tôt, que César, vainqueur des Helvètes, avait été littéralement adoré comme le sauveur des Gaules. On l'implorait, on le sup­pliait de vouloir bien, avec le truchement des Eduens, se faire le protecteur du pays, le souverain éclairé, le trait d'union entre Rome et la Gaule. Aucune unité nationale ne pouvait exister en Gaule sans César.

Que ces temps sont changés! Toute la Gaule est main­ tenant debout pour écraser cet intrus qui s'est fait détes­ ter. Le druide Divitiac jadis le patronnait, et maintenant les druides prêchent la guerre sainte. De jour en jour, une concentration des forces gauloises toujours plus pous­sée se fait entre le pays de la Seine et les pays de la Saône et du Rhône.

Vercingétorix arrive à gêner tellement César dans sa retraite que celui-ci ne voit plus guère comment il lui sera possible de regagner la province romaine envahie maintenant jusqu'au Rhône et aux contreforts des Alpes. Les dernières marques d'amitié qu'il a reçues lui vinrent de diverses tribus germaniques qui lui ont envoyé des cavaliers. Faute de pouvoir rejoindre l'Italie par une marche nord-sud, César se jettera-t-il sur la Germanie par une marche de sens général ouest-est? En Germa­nie peut-être trouvera-t-il une armée d'auxiliaires et de quoi battre les Gaulois, peut-être trouvera-t-il au con­ traire des geôliers car les Germains toujours sont traîtres. Obligé de louvoyer pour regagner Rome, César cher­ che en tout cas à se maintenir le plus près possible des tribus germaniques. Autour de l'imprenable Bibracte, — car Bibracte, nouvelle capitale de Vercingétorix, est maintenant plus imprenable que ce l'a été sa première capitale : Gergovie — César décrit un immense arc de cercle. Se dirigeant d'abord vers l'est, il passe par les pays de Langres et de la Haute-Bourgogne. Il se main­tient à distance respectueuse, considérable. II voudrait se faire oublier. Son circuit périphérique fuit l'attaque prévue de Vercingétorix. Il cherche à s'éloigner prudem­ment et à se glisser en pays romain par le Jura. Mais, malgré la légendaire rapidité de ses légionnaires, César ne réussit pas à s'échapper. Vercingétorix a fait faire d'immenses progrès à l'ar­ mée gauloise. Il a réussi à la rendre rapide, aussi rapide que l'année romaine. Elle est infiniment plus nombreuse. Elle a une forte cavalerie à opposer aux auxiliaires ger­mains. Elle défend une cause nationale. Elle a déjà la victoire dans son camp. Elle est bien ravitaillée. Elle a encore des possibilités de recrutement illimité qui font qu'un échec, par ailleurs improbable, serait réparé en quelques mois.

Le temps n'est plus où Vercingétorix en était réduit à se défendre sur les hauts lieux. II se croit en état d'at­ taquer en rase campagne. Sa victoire, humainement par­lant, paraît certaine. Ce sont trois grands camps réguliers comme des camps romains, disciplinés, qu'un jour, dans sa fuite, César voit s'établir à quelques kilomètres de lui. Il est rejoint, il va recevoir le coup de grâce. Vercingétorix est surtout fier de sa grande cavalerie, toute fringante, toute neuve. Les légionnaires, fantassins encombrés de leurs bagages, même en faisant miracle, n'échapperont pas, pense-t-il, à des charges répétées de cavalerie. Leurs colonnes en ordre de marche, traversées et retraversées par les sabreurs, ne seront plus qu'une proie offerte : des prisonniers, du butin, sans doute César enchaîné, tel sera le résultat de la bataille, et, par-dessus tout, la Gaule confiante en ses destinées qui reportera peut-être la guerre de l'autre côté des Alpes. Annibal sera vengé par Vercingétorix. L'exécrable Rome ne dominera plus le monde civilisé.

L'orateur de race qu'est Vercingétorix frissonne d'en­thousiasme guerrier. Il réunit les chefs de la cavalerie : ce sont les jeunes nobles de la Gaule, les chevaliers, l'es­poir du pays: ils sont ce qu'il est lui-même, jeunes, braves, fervents. Il trouve en une improvisation hardie le chemin de leur cœur. Les Romains, leur dit-il, s'enfuient dans leur province et abandonnent la Gaule : c'est assez pour assurer la liberté du moment, mais trop peu pour la paix et le repos de l'ave­nir. Ils reviendront en effet avec de plus grandes forces et la guerre sera sans fin. Il faut donc les attaquer dans l'em­barras de leur marche. Si les fantassins portent secours à leurs convois et s'y attardent, ils ne peuvent achever leur route, si, comme je le crois plus probable, ils abandonnent les bagages pour songer à leur sécurité, ils perdront à la fois leurs ressources et l'honneur.

Dans la suite de son discours, Vercingétorix montrait qu'il n'était pas assez au courant du nombre et de la valeur des cavaliers germaniques. Certes il ne mécon­naissait pas l'allant guerrier des Germains, mais il lui semblait avoir fait plus qu'il ne fallait pour remédier au danger qu'ils représentaient en levant une importante cavalerie gauloise. II était même si fier de sa cavalerie que c'est par elle qu'il faisait attaquer César, et par elle seule. Toute l'infanterie légionnaire et toute la cavalerie germanique réunies semblaient pour elle un petit obs­tacle dont elle aurait vite raison.

Vercingétorix était si bien persuadé de la supériorité de ses cavaliers qu'il disait à ses chefs : « Quant aux cavaliers ennemis, point de doute qu'aucun d'entre eux n'ose s'avancer seulement hors de la colonne. »

On a diversement jugé et expliqué cette décision de Vercingétorix de faire sabrer par ses cavaliers la colonne de retraite romaine. On a dit qu'il escomptait un effet de surprise, qu'il espérait tendre un traquenard. Pas le moins du monde. César ne présente pas la chose de la sorte. C'est au contraire en plein jour, en pleine visi­bilité, que les trois camps gaulois se plaçaient face à l'adversaire arrêté en une halte. César trouvait si natu­relle, si judicieuse la décision de Vercingétorix que, de crainte d'être battu, il leva le camp et se mit en colonne de marche, espérant simplement que Vercingétorix lais­serait passer sa chance de combat et se bornerait à har­celer la fuite des Romains. César savait que de l'ordre de marche les légionnaires passeraient vite à l'ordre de combat malgré leur impedimenta. Dans cette position de marche, les cavaliers seraient déjà en selle. Ce qu'il vou­lait éviter à tout prix, c'est de se laisser encercler dans un campement fixe. Pour le reste, sans grand espoir de succès, Germains et Romains vendraient chèrement leur existence.

Comme il était naturel, les jeunes chefs de la cavale­rie gauloise prêtèrent devant les dieux des druides le serment religieux de ne pas entrer sous un toit, de ne pas revoir enfants, parents et femmes sans avoir par deux fois traversé la colonne de l'ennemi.

On en a conjecturé que les « jeunes Turcs » éduens, et plus généralement gaulois, étaient particulièrement exaltés et que Vercingétorix ne voulait pas ce jour-là une grande bataille. Son but aurait été simplement de har­ celer les Romains. On a été jusqu'à écrire, d'ailleurs avec talent (1) :

Par quelle aberration, au moment où sa sagesse triom­phait (Vercingétorix), allait-il soudain y renoncer (à sa tac­tique prudente)? C'est à Vercingétorix que César attribue en propre le dessein d'écraser l'armée romaine en retraite. Fut-il vraiment grisé à ce point par l'orgueil du succès, lui dont le revers n'avait pas ébranlé le sang-froid? Ou plutôt n'y eut-il pas de la part de ses troupes, et en particulier des jeunes écervelés qui commandaient les Eduens, et qui déjà avaient tente de se substituer à lui, un acte d'indiscipline? Les ordres de Vercingétorix visaient simplement, semble-t-il, à harceler les Romains et à attaquer leur convoi.

(1) A. Grenier, les Gaulois, p. 163.

En fait Vercingétorix avait droit et devoir de profiter de sa précédente victoire de Gergovie Il avait même en réserve pour le cas d'insuccès de nombreuses troupes. S'il n'avait pas attaqué César, celui-ci revenait certaine­ment — lui ou tout autre général— avec toutes les res­sources militaires de Rome pour venger l'injure reçue, racheter la défaite et empêcher les Gaulois de devenir une menace pour l'Italie. Il fallait arrêter par la terreur cette possibilité de contre-offensive.

Si, ce jour-là, Vercingétorix a été imprudent ou mal renseigné c'est en sous-estimant la cavalerie adverse et en n'engageant contre l'ennemi que sa propre cavalerie quand il avait, en chacun de ses trois camps, d'immen­ses ressources d'infanterie aux attaques desquelles les Romains n'eussent pas résisté.

La bataille de cavalerie est donc décidée. Ceux qui auront la responsabilité de conduire les charges — et qui ne sont pas tous des écervelés — approuvent Vercingé­torix (1). Dès le lendemain du jour où elle a été résolue, la bataille est livrée. De front et de flanc, sur trois faces, sauf à l'arrière, les Gaulois, beaux joueurs, se présen­ tent devant César. Mais quelle stupeur! les cavaliers ger­mains qu'on pensait devoir demeurer cachés parmi les bagages de l'infanterie sortent sur chacune des faces de la colonne menacée. Ils opposent une première résis­tance. Les Gaulois, plus nombreux, en ont raison. Mais les cavaliers germains ne sont pas tous désarçonnés, tant s'en faut; ils vont se reformer sur quelque colline loin­ taine.

(1). De Bello Gallico, VII, 67.

Pendant ce temps les Gaulois croient avoir le loisir de venir à bout des légionnaires. Ceux-ci ont mis leurs baga­ges au milieu d'eux et ils présentent la résistance d'un bloc désespéré. César a simplement gardée, mobile, une masse de manœuvre qui se porte tour à tour au secours des points les plus menacés. Les Gaulois chargent et rechargent. La masse de manœuvre de César, plus vul­nérable que le reste de ses troupes figées en défensive, est entamée, découpée en tronçons. César lui-même se trouve saisi à bras-le-corps et fait prisonnier par un Gau­ lois. Ce guerrier croyait avoir affaire à un simple officier. S'il eut su tenir César entre ses bras, le général romain n'en eût pas eu de quartier. Mais déjà ses soldats réus­sissent à le délivrer. Il ne laisse que son épée aux mains de l'ennemi. Les renseignements que l'on a de l'aven­ture (1) sont trop incertains et trop sujets à caution pour être par trop pressés. Mais il semble que c'est seulement dans la suite du combat que le Gaulois apprit de ses compatriotes à qui appartenait cette remarquable épée, demeurée en son poing.

(1).Plutarque, Vita J. Caesarii, c. XXVI.

On raconte que, laissant dès lors toute autre occupation, ce pieux soldat courut à un haut lieu suspendre auprès des emblèmes sacrés, comme un ex-voto, ce butin extraordinaire. Les lois de sa religion ne lui permettaient pas de se l'attribuer en propre. Il voulait, en hâtant son offrande aux dieux, par l'aide du ciel ainsi imploré, obtenir la victoire qui commençait à se faire attendre aux Gaulois comme si déjà elle voulait changer de camp.Soudain, dans la mêlée, les cavaliers germains repa­raissent qui viennent sabrer les assaillants par derrière et délivrer les légionnaires menacés. Les Gaulois hési­tent, reculent, perdent contact. A force égale, à part les Arvernes, ils ne sont pas aussi bons cavaliers que les Germains. Voici la cavalerie gauloise en déroute. Elle fait demi-tour, elle reflue vers l'infanterie qui avait négligé d'occuper les positions dominantes dans une ba­taille où on n'aurait jamais cru qu'elle ait à intervenir, encore moins à se défendre.

Les cavaliers gaulois débandés arrivent les premiers parmi leurs fantassins, y semant la panique. Les Ger­mains, qui les poursuivent, en massacrent quelques-uns et provoquent la fuite du plus grand nombre. Les « jeu­ nes Turcs » éduens tombent au pouvoir de César. Quelle honte pour eux! Ils sont les anciens cavaliers de l'armée romaine. Ils l'ont trahie et sont maintenant vaincus par les Germains recrutés à la hâte pour les suppléer, par ces Germains contre lesquels ils ont sollicité jadis l'al­liance de César, et à cause desquels ils ont appelé l'ar­mée romaine en Gaule.

Vercingétorix n'est pas définitivement vaincu : il a encore toute la Gaule derrière lui, mais il sent que pour le moment il n'a plus ses troupes en main. Comme il a fait à Gergovie, il faut qu'il regagne une ville fortifiée sur une hauteur. Là il attendra César, puisque, par le fait des auxiliaires germains, ce combat, dont il espérait une grande victoire morale, a donné l'avantage aux Romains. César, qui aurait fui vers Rome s'il n'avait pas été attaqué, se retourne contre la Gaule.

Vercingétorix a donné un rendez-vous à ses fuyards : à Alésia. C'est là qu'on tentera de reformer l'unité spirituelle gauloise dans la résistance, puisque maintenant il s'agit de résister. Ce jour-là la cavalerie germanique a empêché une grande patrie, la Gaule, de s'affirmer définitivement; elle a rétabli le prestige de César, de ce César qui avait battu tant de Germains. Mais un jour viendra où les Romains, après s'être félicités d'avoir introduit des Germains dans leur armée, subiront un dur châtiment car ces Barbares feront la loi sur leurs territoires. Alors, par un retour des choses, les Barbares prendront même Rome. Ils détruiront cet Empire romain que César contribuera à édifier. — Mais, au lendemain de la bataille de cavalerie qui eut lien, croit-on, près de Dijon, nul ne pouvait songer autour de Vercingétorix à établir l'adage : « Celui qui se servira de l'épée germanique périra par l'épée germanique. » Les guerriers gaulois fuyaient, tâchant d'atteindre une forte ville sur une montagne : Alésia.

Dans la bataille, chacun des deux généraux avait commis une faute contre l'art militaire. Vercingétorix n'avait pas organisée son infanterie sur une position solide, et ne s'était pas méfié de ce que ses fantassins et ses cavaliers, à part les Arvernes, formaient une cohue, y compris les jeunes ambitieux éduens. César, de son côté (dans l'énergie d'un beau désespoir), avait commis l'imprudence de s'exposer, comme un sous-lieutenant, aux coups de l'ennemi, à la tête d'une troupe vouée à la mort. Mais les événements avaient différemment sanctionné ces deux fautes. Après avoir failli périr, César était vainqueur.Après avoir failli être vainqueur et, de ce fait, domi­ner Rome, Vercingétorix perdait son prestige de soldat, du moins en partie. Il compromettait l'existence même de cette patrie qu'il était seulement en train de réaliser.


CHAPITRE VI

ALESIA

Vercingétorix était poursuivi par la cavalerie germa­nique de César. Protégé par sa propre cavalerie, il ras­sembla bien vite ses nombreux fantassins sous les murs d'un oppidum haut retiré appelé Alésia (1) et qui se trou­vait sur le territoire d'une tribu de médiocre importance, alliée aux Eduens, la tribu des Mandubiens.

Si la tribu était petite, la forteresse paraissait admi­rablement défendue par la nature, la montagne sur laquelle on l'avait établie étant entourée de tous côtés par des vallées profondes. La prendre d'assaut était dif­ficile, plus peut-être que de prendre Gergovie, car nulle forêt, nul boisement ne venaient au secours de l'esprit ingénieux de César. Assiéger Alésia efficacement était encore plus malaisé, car il fallait pour isoler la ville éta­blir des lieues de retranchements. Vercingétorix, qui ne pouvait fuir trop longtemps sans dommage, avait été bien inspiré, semblait-il, de s'arrêter là.Sur le site exact de cette cité des doutes longtemps se sont fait jour. Il fut une époque où l'on inclinait à situer Alésia à l'emplacement de l'actuel Alaise en Franche-Comté.

(1). Dans une conférence toute récente, M. Xavier Guichard, qui prépare un ouvrage sur ce sujet, a mis en relation Alésia avec Eleusis. Les deux mots voudraient dire rassemblement, réunion. Ils se ratta­cheraient aux cultes de l'époque aryenne protohistorique. Les noms de 140 communes de France dériveraient d'Alésia. Si sept d'entre elles se sont disputées l'honneur d'avoir été l’Alésia de Vercingétorix, c'est que ces cités saintes de l'ancienne Europe occupent toutes entre deux rivières un plateau (où se trouve une source d'eau salée).

Les titres d'Alaise avaient d'abord été soutenus par un architecte de Besançon, Delacroix. Depuis, Jules Quicherat, Castan, et divers autres érudits, les ont fait valoir à plusieurs reprises avec un talent digne d'une meilleure cause. Les Mémoires de la Société d'Emulation du Doubs contiennent en ce sens un certain nombre de dissertations et des comptes-rendus de fouilles. Cette société avait en effet exécuté sur le territoire d'Alaise des recherches qui furent loin d'être infructueuses. On trouvait des vestiges gaulois. C'est ce qui contribua à accréditer le site d'Alaise comme convenant particuliè­rement à l'antique Alésia. La ferveur des partisans d'Alaise fut surtout grande autour de l'année 1863, à l'époque où Napoléon III s'intéressait aux campagnes de César. Il y eut à cette occasion, pour déterminer le vrai site d'Alésia, un concours ouvert entre les sociétés savan­tes où fut particulièrement excité l’émulation de la So­ciété du Doubs (1).

Depuis cette époque, le site concurrent, Alise Sainte-Reine, avec le Mont Auxois et la plaine des Laumes, a joui de la faveur des érudits. On y a en effet organisé des fouilles, puis un musée. La présence du musée était nécessaire pour montrer aux visiteurs tant et tant de belles pièces d'orfèvrerie ou d'armement, tant de ves­tiges d'une ville importante qui fut successivement gau­loise puis gallo-romaine.

Alise Sainte-Reine conserve ses mystères. Mais il ne s'agit plus de perplexités sur le fait de la présence de César et de Vercingétorix. Il s'agit de je ne sais quelle ambiance malsaine. Une vague, mais lourde fatalité, sem­ble peser sur ces lieux.

(1). Maissiat, dans Jules César en Gaule, situe Alésia à Izernore, dans la région lyonnaise. Alexandre Bérard avait repris cette thèse. Tout récemment, en octobre, 1935, des photographies prises d'avion sous l'initiative de M. Butavand, mettraient en évidence l'existence des ouvrages creusés par César avec les dimensions exactes décrites dans les Commentaires.

L'esprit crédule se demande si cette impression résulte seulement des souvenirs historiques et de la disposition matérielle des choses, des col­lines, des ruisseaux. N'y a-t-il pas là quelque destin où le spirituel n'est pas de bon aloi? Quelle force invisible et mauvaise a pu tenir là en échec avec Vercingétorix l'essor de la patrie?

Vercingétorix venait à Alésia, ville sainte aux sources guérisseuses. C'est peut-être là qu'on avait suspendu la belle épée prise à César. Il venait avec confiance se met­tre sous la protection des dieux avec toute son armée.

Alésia allait être le piège où la Gaule serait prise. Le lion libre, fort, rugissant, s'y empalerait sur les épieux dissimulés dans les fourrés par l'astucieux César. Aux implorations, à la détresse, à l'agonie de la grande armée de Vercingétorix, les dieux d'Alésia ne répondraient que par le froid silence, ce muet ricanement de leur néant. Ainsi du moins pensa César.

« II est des lieux où souffle l'esprit ». A Alésia il ne souffle, semble-t-il, que la mort. Le vent des friches éteint toutes les lumières. On dirait qu'on y a jeté un mauvais sort, une malédiction imméritée.

Colline inspirée, disait pourtant Barrés d'Alésia, comme d'autres collines. La Gaule, la France semblent liées à de tels lieux, comme dans les jours de gloire jus­que dans les jours d'épreuves, qui sont souvent à la fois, il est vrai, jours d'épreuves terrestres et jours de triom­phes spirituels (1).

Qui sait, peut-être que Barrés n'a pas tort. Alésia ne serait pas seulement le lieu où Vercingétorix est entraîné par un destin infernal, comme Faust est entraîné par Méphistophélès pour instaurer sur le Hartz la liturgie germanique et sacrilège du Walpurgis Nachtstraum, le culte du satanique orgueil.

(1). M. Barrés, La colline inspirée, p. 1.

Peut-être que les dieux de la Gaule, génies inférieurs mais annonciateurs de l'Evangile, pensaient déjà que le grain ne peut vivre s'il ne meurt. Ils voulaient que sur ce haut lieu d'Alésia Vercingétorix et la Gaule s'immo­lent afin de renaître un jour, à leur jour, plus grands, plus vigoureux, plus purs. Mort et résurrection du spiri­tuel, rythme éternel de l'univers, // est des lieux où souffle l'esprit. Il est des lieux qui tirent l'âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystères, élus de toute éternité pour être le siège de l'émotion religieuse. L'étroite prairie de Lourdes, entre un rocher et son gave rapide; la plage mélancolique d'où les Saintes Maries nous dirigent vers la Sainte-Baume; l'abrupt rocher de la Sainte-Victoire, tout baigné d'horreur dantes­que quand on l'aborde par le vallon aux terres sanglantes; l'héroïque Vézelay, en Bourgogne; le Puy-de-Dôme; les grot­tes des Eyzies, où l'on révère les premières traces de l'hu­manité; la lande de Carnac, qui parmi les bruyères et les ajoncs dresse ses pierres inexpliquées; la forêt de Brocéliande, pleine de rumeur et de feux follets où Merlin, par les jours d'orage, gémit encore dans sa fontaine, Alise Sainte-Reine et le mont Auxois, promontoire sous une pluie PRESQUE CONSTANTE, AUTEL OÙ LES GAULOIS MOURURENT aux pieds de leurs dieux; le mont Saint-Michel, qui surgit comme un miracle des sables mouvants; la noire forêt des Ardennes, toute inquiétude et tout mystère, d'où le génie tira, du milieu des bêtes et des fées, ses fictions les plus anciennes, Domrémy enfin, qui porte encore sur sa colline son bois Chenu, ses trois fontaines, sa chapelle de Bermont, et, près de l'église, la maison de Jeanne. Ce sont les tem­ples du plein air. Ici nous éprouvons le besoin de briser de chétives entraves pour nous épanouir à plus de lainière. Une émotion nous soulève. Notre énergie se déploie toute et sur deux ailes de prière et de poésie s'élance à de grandes affirmations. Tout l'être s'émeut depuis ses racines les plus profondes jusqu'à ses sommets les plus hauts. C'est le sen­timent religieux qui nous enrichit. Les Gaulois l'avaient compris avec un sens sûr du spirituel : la nature est plus divine qu'une construction de mains d'homme. Dieu parle plus fort sur le mont Sinaï que dans des chapelles de style pompeux.

Quand on a voulu sculpter les effigies des déesses-mères d'Alésia, on les a représentées sous la forme de deux bonnes petites vieilles, des « menettes », diraient les compatriotes actuels de Vercingétorix. Le contraste est frappant entre l'insuffisance de telles représentations, toujours matérielles malgré leur poésie, et la grandeur plus sauvage du vrai spirituel divin. Là il n'est plus recours aux mièvreries de la douceur. Dieu tonne au Sinaï. Dis Pater est providence mais il exige le sacrifice qui détache. Le mal lui sert de contraste pour faire sor­tir le bien. Les forces de la nature représentent des dieux forts. Elles enseignent le courage et le sacrifice.

Au-dessus du paysage d'Alésia où les Romains remuent la terre pour assiéger, affamer, tuer les Gaulois de Ver­cingétorix, un seul être est le maître des deux armées, et les Gaulois auront peut-être la dignité de l'épreuve parce que son nom est cher à leurs cœurs, c'est Dis Pater, les Gaulois le croient. Le coup de maillet divin du dieu Providence, le bon frappeur, pourra sembler écraser comme une fatalité Vercingétorix et son armée. Mais Barrés voyait juste; Alésia est un autel, un autel où de la mort sortira la vie. Car il y a deux conduites, deux devises, deux voies pour l'humanité toujours au carrefour : du sang, de la volupté et de la mort : la voie de César; de l'esprit, du sacrifice et de la vie : la voie de Vercingétorix.

Mais l'esprit ne produit la vie que dans l'amour, loin de tout égoïsme, de tout sentiment restreignant, de tout masque hideux de sorcier, de tout démon grimaçant de paganisme. « La superstition, la mystagogie, la sor­cellerie apparaissent aussitôt et des places désignées pour être des lieux de perfectionnement par la prière devien­nent des lieux de sabbat. C'est ce qu'indique le profond Gœthe lorsque son Méphistophélès entraîne Faust sur la montagne du Hartz, sacrée par le génie germanique, pour y instaurer la liturgie sacrilège du Walpargis Nachtstraum. »Barrès s'est demandé quel était le véritable génie qui, de haut et de loin prédestine ainsi les collines sacrées de la très vieille Gaule pour que s'y maintienne, toujours, selon l'esprit, le patriotisme national :

D'où vient la puissance de ces lieux! la doivent-ils au souvenir de quelques grands faits historiques, à la beauté d'un site exceptionnel, à l'émotion des foules qui du fond des âges y vinrent s'émouvoir? Leur vertu est plus mysté­rieuse. Elle précéda leur gloire et saurait y survivre. Que les chênes fatidiques soient coupés, la fontaine remplie de sable et les sentiers recouverts, ces solitudes ne sont pas déchues de leur pouvoir. La vapeur de leurs oracles s'exhale, même s'il n'est pas de prophétesse pour la respirer. Et, n'en doutons pas, il est de par le monde infiniment de ces points spirituels qui ne sont pas encore révélés, pareils à ces âmes voilées dont nul n'a reconnu la grandeur. Combien de fois, au hasard d'une heureuse et profonde journée, n'avons-nous pas rencontré la lisière d'un bois, un sommet, une source, une simple prairie qui nous commandaient de faire taire nos pensées et d'écouter plus profond que notre cœur. Silence! Les dieux sont ici.

Les druides, maîtres de Vercingétorix, auraient pu pré­ ciser à Barrès la valeur de son intuition. Ils lui auraient dit de se méfier du simple dessin de la colline, du simple parfum d'un brin d'herbe, de la simple joliesse d'une touffe de bruyère. Ils lui auraient dit que chaque brin, chaque touffe, chaque ligne est un petit morceau du grand miroir brisé, petit morceau parmi les innombra­bles petits morceaux, où se déforme une même repré­ sentation, unique, invisible, hélas! car elle n'est pas figure et tout le reste est sa figure. Elle est ce qui, au delà, unit tout ce qui, en deçà, fait brisure, fragmentation, lutte, discorde. Une vraie, une solide patrie ne se rencontre que dans ce divin. Et c'est pourquoi eux, les druides, avaient surtout recherché la patrie dans la religion. Dès que les intérêts terrestres — où il faut bien s'immiscer quand même — sont en jeu, on retrouve ce qui divise, ce qui irrite, ce qui blesse, ce qui tue. Mais celui qui, au nom de LA PATRIE SELON L'ESPRIT prêchée par les druides, veut le triomphe de la justice et de la paix, celui-là, avec les apparences de la défaite, aura toujours la mystérieuse assurance d'un succès éternel. Les Gaulois de Vercingétorix, en gravissant, pour fuir César, les pentes sacrées du Mont Auxois, pouvait entendre chanter dans le fond de leur cœur ces paroles que l'« impie » Barrés n'a pu s'empêcher de formuler parce que, poète, il était obligé de les aimer :

Illustres ou inconnus, oubliés ou à naître, de tels lieux nous entraînent, mais font admettre insensiblement un ordre de faits supérieurs à ceux où tourne à l'ordinaire notre vie. Ils nous disposent à connaître un sens de l'existence, plus profond que celui qui nous est familier, et, sans rien nous expliquer, ils nous communiquent une interprétation religieuse de notre destinée. Ces influences longuement soutenues produiraient d'elles-mêmes des vies rythmées et vigoureuses, franches et nobles comme des poèmes. Il semble que, chargées d'une mission spéciale, ces terres doivent intervenir d'une manière irrégulière et selon les circonstances pour former des êtres supérieurs et favoriser les hautes idées morales. C'est là que notre nature produit avec aisance sa meilleure poésie, la poésie des grandes croyances Un rationalisme indigne de son nom veut ignorer ces endroits souverains. Comme si la raison pouvait mépriser aucun fait d'expérience! Seuls des yeux distraits ou trop faibles ne distinguent pas les feux de ces éternels buissons ardents. Pour l'âme, de tels espaces sont des puissances comme la beauté ou le génie. Elle ne peut les approcher sans les reconnaître. Il y a des lieux où souffle l'esprit. César n'éteindra pas pour longtemps, au Mont Auxois, l'esprit qui souffle sur la Gaule, esprit de vérité et d'indépendance. Ce Vercingétorix, qu'il croit prendre au piège, il l'élève pour toujours vers le zénith en une sorte d'ascension qu'il ne peut même pas soupçonner.Que César parle, qu'il raconte ce qui fut, ou plutôt ce qu'il prétend nous faire croire. Nous saurons discer­ner le bien d'avec le mal, et, dans notre reconnaissance, attribuer la palme à celui qui est véritablement digne d'un triomphe, d'une admiration.

Vercingétorix avait gardé son sang-froid au cours du combat de cavalerie si malencontreusement perdu par les siens. Il avait fait mettre en lieu sûr à Alésia non seulement ses hommes, grande masse difficile à manœu­vrer, mais ses bagages et jusqu'à une partie de son ravi­taillement en blé. Comme les fantassins, même réfugiés dans la place forte, demeuraient en proie à l'énervement, à la démoralisation de la défaite, une fois de plus il entre­prit, avec succès, toute une petite campagne oratoire et politique destinée à relever le courage des citoyens-soldats (1).

(1). De Bello Gallico, Livre VII, 68-77.

Vercingétorix ne s'émut pas trop d'abord, lorsqu'il constata que César prétendait l'encercler dans un im mense réseau de tranchées dont le périmètre était de dix mille pas. Les vingt-trois redoutes que César avait ména gées étaient éloignées les unes des autres de quatre à cinq cents mètres. Cependant, dès qu'il voulut, comme au pied de Gergovie, harceler les Romains par des com­ bats de cavalerie, Vercingétorix expérimenta, une fois de plus, quel extraordinaire secours la cavalerie germa­nique apportait aux légionnaires.

Un jour que la cavalerie gauloise avait attaqué en masse et que les fantassins romains étaient sur le point de succomber, il avait suffi de l'arrivée inopinée des Ger­mains pour que les Gaulois en soient réduits à une fuite honteuse, à une bousculade aux portes d'Alésia, à une panique à l'intérieur de la ville. Vercingétorix fit fermer les portes pour arrêter l'affolement. Mais ceux des cava liers qui étaient restés dehors furent tués par les Germains.

Avec une grande netteté dans le jugement et la déci­sion, Vercingétorix comprit qu'il ne pouvait plus rien tirer d'une cavalerie deux fois battue à plate couture et qu'il n'aurait plus à la hasarder dans les charges en plaine. Ce serait pour Alésia des bouches inutiles; et les difficultés de ravitaillement en fourrage, d'autre part, grandiraient. Mais il eut un trait de génie. De ces débris d'escadrons il ferait des estafettes qui se répan­draient dans toute la Gaule, pendant qu'il était encore temps, pour avertir du péril de la patrie. Ils demande­ raient contre César la levée en masse de tous les citoyens susceptibles de porter les armes. Ils diraient quel effort il fallait faire et combien il était difficile de vaincre.

Vercingétorix fait appel à la confiance des Gaules. Il a d'autres fois réussi : c'est la bataille de Gergovie qui recommence devant l'oppidum d'Alésia. Il ne possède certainement pas les quatre-vingt mille hommes d'élite que lui attribue généreusement César. Les Romains peu­vent être quarante mille et les Gaulois à peu près autant. Mais, pour résister dans une ville assiégée, le généralis­sime gaulois possède plutôt trop de fantassins. Il doit ménager ses vivres. Peu après le départ des cavaliers, les Romains ont fini en effet d'encercler la ville. Il fait, réunir en des greniers publics tout le blé dont on dispose. Les contrevenants seront mis à mort. Il n'y aura de blé que pour un peuplus d'un mois. Par bonheur, le chep­tel que les Mandubiens ont fait rentrer dans la ville forte, pour le soustraire à l'ennemi, est plus abondant. Vercin­gétorix le fait aussi dénombrer et prend de sévères mesures.Il ne néglige pas non plus les travaux militaires. Il fait rentrer toutes ses troupes à l'abri du rempart. Il fortifie ce rempart, si bien que César sera à jamais découragé de lancer contre lui l'assaut téméraire comme à Gergovie.Hélas! Vercingétorix s'est trompé; il a voulu recom­ mencer Gergovie. C'est Avaricum qu'il fallait recommen­cer. A Gergovie il ne risquait pas d'être pris au piège, parce que l'ennemi ne pouvait encercler l'éperon basal­tique accoté à de hautes régions montagneuses. A Alésia la montagne est complètement entourée d'un fossé de vallées profondes. Vercingétorix aurait dû laisser à l'inté­ rieur d'Alésia toutes ses troupes d'infanterie sous le com­mandement de son fidèle lieutenant arverne Critognat.

Il aurait dû quitter la ville avec sa cavalerie afin de revenir comme à Avaricum, à la tête de l'armée de se­cours. Plus que quiconque, Vercingétorix aurait été en état de lever cette armée nouvelle et de l'enthousiasmer. César ne se fût pas tiré d'affaire car la ville était entou­rée de collines qui formaient une ceinture au delà de ses rivières et qu'une immense armée eût pu occuper. Même s'il avait pris Alésia il se serait trouvé encore assiégé. S'il avait réussi à s'enfuir il était obligé, par le fait même, de lever le siège, et la défaite morale était grande comme à Gergovie.

Certainement l'idée de quitter la ville assiégée a dû se présenter à Vercingétorix puisqu'il a fait partir toute sa cavalerie. Mais il a dû penser qu'il demeurait sous la pro­tection de dieux puissants. Peut-être aussi a-t-il estimé que son devoir était de rester à la tête des assiégés. Peut-être a-t-il craint qu'en son absence la ville ne réussît pas à se défendre. Il lui parut qu'en arrêtant là César avec toute sa vigilante présence il donnerait à une grande armée nationale le temps de venir attaquer l'ennemi, avantageusement retenu là.

Cependant César ne se décourageait pas. Faute de pou­ voir prendre d'assaut la citadelle, il était décidé à faire le siège en règle. Le nombre de ses soldats était assez grand depuis qu'il avait rejoint Labienus et reformé une cavalerie. Il disposait de quarante mille hommes, en y comprenant le ban et l'arrière-ban des auxiliaires ger­mains. Il organiserait une véritable citadelle tout autour de la citadelle d'Alésia. Le gros de ses troupes se por­terait à la défense du point attaqué par les Gaulois, si ceux-ci s'avisaient de vouloir briser le cercle.

Les légionnaires vivaient dans l'enthousiasme du suc­cès retrouvé, après la crainte des pires massacres. Ils travaillèrent de tout cœur. César leur fit accomplir un prodige de constructions militaires en terrassements et en bois, prodige peut-être unique dans l'Histoire : César entreprit, selon ses propres expressions, les forti­fications que voici : il creusa un fossé de vingt pieds de large, en ayant soin que la largeur du fond fût égale à la distance de ses bords; il laissa entre le fossé et toutes les autres fortifications une distance de quatre pas, il procé­dait ainsi afin que les ennemis ne puissent, à l'improviste, attaquer pendant la nuit nos ouvrages, ni lancer pendant le jour une grêle de traits sur les troupes qui avaient à poursuivre leur travail (car on avait été obligé d'embrasser un si vaste espace que les soldats n'auraient pu aisément garnir l'ouvrage entier). Dans l'intervalle ainsi ménagé, il ouvrit deux fossés de quinze pieds de large et chacun de même profondeur; celui qui était inférieur fut rempli d'eau dérivée de la rivière; derrière ces fossés il éleva un terras­sement et une palissade de douze pieds de haut. II y ajouta un parapet et des créneaux; et à la jonction du terrasse­ment et de la paroi de protection une palissade d'énormes pieux de bois fourchus pour retarder l'escalade de l'ennemi. Il flanqua tout l'ouvrage de tours placées à quatre-vingts pieds de distance l'une de l'autre. Il fallait en même temps aller chercher des matériaux, du blé, et faire ces énormes fortifications avec des effectifs diminués par les détache­ments qui poussaient assez en avant. De plus, quelquefois les Gaulois essayaient d'attaquer ces ouvrages et de faire des sorties très vives par plusieurs portes. Ainsi César crut-il bon d'ajouter encore aux fortifications ainsi réalisées pour qu'elles puissent être défendues par un moins grand nom­bre de soldats. On coupa donc des troncs d'arbres ou de fortes branches, on les dépouilla de leur écorce et on les ajusta par le sommet. Puis on ouvrait des fossés continus de cinq pieds de profondeur. On y enfonçait ces pieux, on les attachait par en bas de manière à ce qu'ils ne puissent pas être arrachés, et on ne laissait dépasser que leurs rameaux. Il y en avait cinq rangs liés ensemble et entre­lacés : ceux qui s'y engageaient s'empalaient dans ces palis­sades pointues. On les appelait cippes. Au devant on creu­sait en rang oblique et formant quinconce des puits de trois pieds de profondeur qui se rétrécissaient peu à peu jusqu'au bas. On y enfonçait des pieux lisses de la grosseur de la cuisse, taillés en pointe à leur extrémité et durcis au feu, qui ne dépassaient le sol que de quatre doigts; en même temps, pour les affermir solidement, on comblait le fond des puits d'une terre que l'on foulait sur une hauteur d'un pied. Le reste était recouvert de ronces et de brous­sailles, afin de cacher le piège. Il y avait huit rangs de cette espèce à trois pieds de distance l'un de l'autre : on les appelait lis à cause de leur ressemblance avec cette fleur. En avant de ces puits étaient entièrement enfoncés en terre des pieux d'un pied de long, armés de crochets de fer; on en semait partout et à de faibles intervalles : on leur don­nait le nom d'aiguillon. Ces travaux achevés, César, en sui­vant autant que le terrain le lui permit la ligne la plus favorable, fit sur un circuit de quatorze mille pas des for­tifications du même genre, mais en sens opposé, contre l'ennemi venant du dehors.

C'est que les Gaulois deviennent de jour en jour plus dangereux pour César. Ceux de l'intérieur de la ville savent que des renforts sont attendus de tout l'ensemble du territoire. Ils s'enhardissent. Les Romains connais­sent aussi cette difficulté prochaine qui les attend. Pen­dant quelques jours ils ont bénéficié de la liberté. Ils ont pu se procurer des vivres, mais pas pour plus d'un mois. Et déjà ils vont être assiégés entre la ville et les troupes de secours. C'est leur mauvaise situation d'Avaricum qui risque de recommencer.

N'est-ce pas en vain que César a presque exténué ses troupes à établir des retranchements surhumains! De tous côtés les chefs des Gaules se sont mis en marche, avec une vélocité qui, à distance, paraît incroyable. Ils se sont réunis vraisemblablement chez les druides des Carnutes. Ils ont pris une détermination fort intelligente. Interprétant — cela a toujours été la supériorité du sol­dat français — l'ordre de mobilisation générale lancé par Vercingétorix, ils ont trouvé que cela prendrait trop de temps et n'aboutirait qu'à une cohue mal armée, im­ possible à ravitailler. C'est du moins une immense armée que tout de suite, dans l'enthousiasme populaire, ils envoient à Vercingétorix. Parmi les érudits modernes, les uns comptent dans cette armée 240.000 hommes. Un cal­ cul plus modéré aboutirait à 141.000 en théorie, en fait à 100.000 fantassins et moins de 10.000 cavaliers.

La Gaule trouvait que Vercingétorix savait admirable­ ment se tirer des situations difficiles. On ne voulait voir en lui que celui qui avait échappé à César à la suite d'une défaite sans lendemain.Déjà César avait une première fois pris la fuite. Grâce à l'armée nationale, qui se concentrait maintenant chez les Eduens, ce serait le grand châtiment des Germains et des légionnaires.Il y avait contre l'adversaire une telle unanimité en Gaule que l'on comptait ceux des clans qui avaient voulu lésiner sur l'envoi des renforts ou qui avaient affecté de combattre pour leur propre compte de tribu, sans liai­son directe avec le commandement suprême. uns comptent dans cette armée 240.000 hommes. Un cal­cul plus modéré aboutirait à 141.000 en théorie, en fait à 100.000 fantassins et moins de 10.000 cavaliers.

La Gaule trouvait que Vercingétorix savait admirable­ ment se tirer des situations difficiles. On ne voulait voir en lui que celui qui avait échappé à César à la suite d'une défaite sans lendemain. Déjà César avait une première fois pris la fuite. Grâce à l'armée nationale, qui se concentrait maintenant chez les Eduens, ce serait le grand châtiment des Germains et des légionnaires.Il y avait contre l'adversaire une telle unanimité en Gaule que l'on comptait ceux des clans qui avaient voulu lésiner sur l'envoi des renforts ou qui avaient affecté de combattre pour leur propre compte de tribu, sans liai­son directe avec le commandement suprême. Enfin la nouvelle armée nationale fut placée, à défaut de Vercingétorix qu'elle aurait dû avoir à sa tête, sous le commandement d'un homme de grande valeur, Comm l’Atrebate, c'est-à-dire l'artésien. Comm avait été pen­dant plusieurs années non seulement le partisan et l'ami de César, mais son principal lieutenant ou plutôt diplomate de race gauloise. Habile dans la guerre comme dans la paix, il avait été longuement fidèle aux Romains et ne s'était détaché d'eux qu'après la révolte de Ver­cingétorix. César avait fait de Comm le plus important personnage de la Gaule septentrionale. Et voilà que Comm, enfin lassé des Romains, avait écouté l'appel de la guerre sainte. Avec lui l'armée nouvelle comptait parmi ses grands chefs Vercassivellanum, propre cousin de Vercingétorix, et divers personnages appartenant aux principales tribus, en particulier à celle des Eduens.L'armée nationale, réunie avec une rapidité remarqua­ ble, marcha sur Alésia sans retard pour délivrer Ver­cingétorix, écraser César. On n'envisageait même pas, dans l'enthousiasme patriotique tout neuf, l'éventualité de manœuvres autour de la place, les difficultés de la guerre de positions.Cependant, si rapide qu'ait été la levée de l'armée, il avait fallu lui laisser le minimum de temps indispen­sable pour parvenir en vue de la place assiégée. Près d'un mois s'était écoulé. Les Gaulois avaient épuisé la majeure partie de leurs provisions, tandis que les Ro­ mains avaient pu se ravitailler. Pour durer il fallait chas­ser les bouches inutiles. Les femmes et les enfants se­raient sacrifiés, si l'on peut dire, sur l'autel de la patrie. Pénible résolution qui coûtait cruellement. Pourtant il était indispensable de les chasser, à moins de capituler faute de vivres. Vercingétorix gardait le silence. En sa langue celtique il ne pouvait s'empêcher cependant de se redire ce que les patriotes romains exprimaient par l'adage : salas populi suprema lex.dans le lourd silence de tous, ce fut l’Arverne Critognat qui, au conseil des chefs gaulois d'Alésia, prit la parole. Il s'exprima en des termes d'une incroyable éner­gie que le sycophante César, plus tard meurtrier de son prisonnier Vercingétorix, déclare trouver « singulière­ment cruels et impies ». Qui ne comprendrait cependant que c'est une fervente, mais certes inimitable piété envers sa patrie celtique et druidique, qui animait les paroles très nobles, mais tout à fait tragiques, de Critognat telles qu'elles sont à tout jamais inscrites dans l'Histoire :

Je n'ai pas l'intention de parler de l'opinion de ceux qui donnent le nom de reddition au plus honteux esclavage. J'estime qu'ils ne méritent point d'être comptés parmi les citoyens ici admis au conseil. Je veux m'adresser à ceux qui proposent une sortie et dont l'avis, comme vous le reconnaissez tous, conserve la trace de notre ancienne valeur. Mais c'est faiblesse et non pas courage que de ne pouvoir supporter quelques instants de disette. On trouve plus facilement des gens pour affronter la mort que pour supporter patiemment la douleur. Et pourtant je me rendrais à cet avis, tant je respecte l'autorité de ceux qui le donnent, si je n'y voyais que le sacrifice de nous-mêmes. Mais en prenant une décision nous devons envisager la Gaule tout entière, que nous avons appelée à notre secours. Lorsque quatre-vingt mille hommes auront péri en un même lieu, quel sera, croyez-vous, le courage de nos parents et de nos proches, s'ils sont forcés de se battre presque sur nos cadavres? Ne privez pas de votre secours ceux qui s'oublient eux-mêmes pour vous sauver; n'allez pas, par votre sottise et votre aveuglement, ou par manque de courage, abaisser la Gaule entière et la vouer à une servitude éternelle. Ou bien, parce qu'ils ne sont pas arrivés au jour dit, allez-vous douter de leur foi et de leur constance? Eh quoi! pensez-vous donc que les Romains s'exercent chaque jour sans raison dans leurs retranchements extérieurs? Si les messages des nôtres ne peuvent vous confirmer leur arrivée, puisque tout accès vers nous leur est fermé, prenez-en pour témoins les Romains eux-mêmes qui, épouvantés par cette crainte, travaillent nuit et jour à leurs fortifications. Quel est donc mon avis? De faire ce que firent nos ancêtres dans la guerre, nullement comparable à celle-ci, des Cimbres et des Teutons; acculés dans leurs places fortes, et pressés comme nous par la disette, ils soutinrent leur existence avec les corps de ceux que leur âge semblait rendre inutiles à la guerre et ils ne se rendirent pas à l'ennemi. Si cet exemple n'existait pas, je trouverai magnifique pourtant d'en prendre l'initiative en vue de la liberté et de le livrer à nos descendants. Car en quoi cette guerre ressemblait-elle à celle-ci? Les Cimbres ont pu ravager la Gaule et y déchaîner une grande calamité, il a bien fallu qu'ils sortissent un jour de notre pays et gagnassent d'autres terres. Ils nous laissèrent nos lois, nos champs, notre liberté. Mais les Romains, que demandent-ils ou que veulent-ils? En vérité, poussés par l'envie de s'installer dans les champs et les villes de ceux dont ils savent la réputation glorieuse et la puissance guerrière, ils veulent les enchaîner par un joug éternel. Ils n'ont jamais fait la guerre autrement. Si vous ignorez ce qui se passe dans les nations lointaines, regardez la Gaule voisine qui, réduite en Province, ayant perdu ses lois et ses institutions, soumise aux haches, est opprimée par une per­pétuelle servitude.

Certes, il n'était pas question d'appliquer la proposi­tion bizarre et extrémiste de Critognat. Mais il fallait se résoudre cependant à se défaire des femmes et des enfants qui se trouvaient dans la ville. Ils appartenaient bien entendu à la tribu des Mandubiens. Comme on ne pouvait se résoudre à laisser ces femmes et ces enfants rejoindre seuls les lignes romaines, on leur adjoignit tous les hommes de la tribu (1). Les familles originaires d'Alésia et de ses environs, qui avaient accueilli dans leurs murs les soldats de Vercingétorix, se trouvaient donc chassées par leurs hôtes.

(1). De Bello Gallico, Livre VII, 78-82.

Certes, c'était grave. Mais, après tout, les guerriers mandubiens pouvaient espérer que pour eux la guerre était terminée. En les abandon­nant l'armée de Vercingétorix se privait des meilleurs défenseurs de la place, de ceux qui la connaissaient, elle et ses environs immédiats, jusque dans les moindres détails, de ceux qui, défendant leurs propres biens, au­raient été les plus acharnés à la lutte. Mais en faveur des vieillards, des femmes, des enfants, des malades, on crut qu'il fallait faire ce sacrifice. Si Vercingétorix s'était montré relativement humain, César fut inhumain pour les fugitifs. Les soi-disant civi­lisateurs de la Gaule ne prirent même pas le soin d'ac­cueillir femmes et enfants, malades et vieillards, et de laisser dans la zone assiégée les Mandubiens en état de porter les armes. A ces misérables qui sollicitaient de quoi manger on ne répondait rien, on ne donnait aucun secours.

On a été jusqu'à dire que les Mandubiens étaient tous morts de faim après une longue agonie entre les deux camps. Il n'y a rien de semblable dans le texte de César. Il est même probable que si Vercingétorix avait vu lon­guement errer les habitants d'Alésia proscrits de leur cité, il aurait fait en leur faveur un suprême effort de ravitaillement. Mais ce spectacle hallucinant fut évité aux défenseurs car, « sur ces entrefaites », comme dit César, l'armée de secours commandée par Comm l'Atrebate arriva en vue d'Alésia. C'était pour les Mandu­biens, comme pour les soldats de Vercingétorix, la grande espérance d'une délivrance presque immédiate. « De la place forte d'Alésia la vue s'étendait sur la plaine. » L'immense armée de secours couvre toute la plaine des Laumes. « A la vue de ces troupes on s'empresse, on se congratule, tous les cœurs bondissent d'allégresse; on fait sortir les troupes, on les range devant la place, on comble de fascines et on emplit de terre le fossé le plus proche. On s'apprête à faire une sortie à tout moment favo­rable. »

Le combat s'engage d'ailleurs immédiatement. Ceux de la place descendent en masse pour envahir les retran­chements romains, les guerriers de l'armée de secours se sont souvenus d'une tactique chère à Vercingétorix dans l'attaque des retranchements ennemis. Avec l'in­fanterie, et surtout la cavalerie, ils amènent le plus près possible des lignes des groupes d'archers. Ces derniers dissimulés dans les fourrés, se tiennent hors de la portée des machines de guerre trop fixes. Ils tirent comme à la cible les malheureux légionnaires.

Il semble que les vagues d'assaut successives parties soit de la citadelle, soit du pays plat, aient été une à une repoussées depuis le matin jusqu'au soir. Mais, accrochés aux replis du terrain, à portée de flèche des Romains, les archers gaulois causaient aux légionnaires des pertes terribles. Encore quelques jours d'une lutte semblable et César devrait renoncer à maintenir le siège devant Alésia.

Une fois encore, les cavaliers germains sauvèrent les Romains. On était arrivé au coucher du soleil. Les cavaliers germains, « massés sur un seul point en escadrons serrés, chargèrent l'ennemi et le refoulèrent », surtout ils séparèrent les archers du reste des Gaulois et les enveloppèrent. Ils les massacrèrent sans leur accorder de quartier, sous les fossés mêmes des retranchements.

Cette nuit-là les esprits étaient fort attristés à Alésia comme à l'armée de secours. Cependant chacun demeurait sur ses positions d'avant le combat. Rien n'était perdu. On gardait un fond d'espoir. On passa une journée à confectionner en silence les instruments nécessaires à une nouvelle attaque des fortifications romaines. Cette attaque se déclancha la nuit suivante, tant du coté de la ville que du coté de la campagne, vive, bien menée. Elle réussit à combler partiellement les premiers fossés. Mais les chausses-trappes causèrent pertes et frayeur aux assaillants. Lorsque vint le petit jour, les lignes n’étaient pas encore percées. Les Gaulois, qui n’avaient plus l’avantage de la nuit pour dissimuler leur approche, renoncèrent à poursuivre l’assaut.

Il leur fallait trouver un autre stratagème. César était tout à la joie. Les Gaulois ne trouvaient rien. Deux fois : le jour et même la nuit, avec toutes ses forces disponibles, la double attaque du dehors et du dedans avait essayé de briser le cercle de fer du piège où Vercingétorix était pris. César s'était installé pour l'hiver, pour deux hivers s'il le fallait, dans son camp. Sa montagne de Flavigny était aussi imprenable qu'Alésia. Le ravitaillement aurait pu être difficile. Mais les Gaulois du dehors n'occupaient que la plaine des Laumes. Par tout l'amphithéâtre des collines autour de la place assiégée, César était libre de ses communications. La fertile Bourgogne était proche. Ses cavaliers pouvaient aller librement jusqu'à la Germanie et en revenir. César, plus que jamais, vivait dans le luxe. Peu importait que ce luxe fût abrité dans des tranchées, parmi des palis­sades. L'essentiel était que, richement vêtu, bien nourri, les pieds délicatement posés sur la fine marqueterie, sa splendide coupe d'argent aux lèvres, César jouît de la vie. Qu'elle était jolie cette coupe oblongue avec ses fleurs, ses fruits et ses festons. C'étaient fleurs, fruits, festons de victoire. Entouré peut-être de quelques gour­gandines, car la vertu, même aux armées, n'étaient pas son fort, sa coupe remplie d'un vin précieux, César buvait à sa victoire, à ses succès auprès des femmes, à son bruyant triomphe à Rome où il traînerait, enchaîné à sa suite, le vaincu Vercingétorix.

Moins d'un siècle plus tard un autre homme, plus grand que César, et il est vrai aussi plus grand que l'humanité, prendrait à un repas, il est vrai tout rituel, une coupe, une simple coupe. Il ne nous est pas dit en effet que ce premier Graal de Jésus appartenait, comme la coupe de César, à l'art alexandrin et qu'elle fût une des merveilles de ciselure de l'antiquité (1). De cette coupe il ferait un sacrement d'amour, donnant ce qu'il avait de plus pur, sa vie et son sang, et son âme pour en faire le lien, le sacrement d'unité de tous les hom­mes, dans tous les temps, en un banquet céleste. Platon déjà était né : les hommes pouvaient comprendre ce que c'est que le banquet de l'amitié.Le Christ pouvait venir, qui y joindrait la puissance de son sacrifice, la plus grande de toutes les détresses.

(1). Il semble que la magnifique coupe de style alexandrin en argent extraordinairement repoussé, qui est peut-être la plus belle pièce du musée des antiquités nationales à Saint-Germain-en-Laye, coupe trouvée près d'Alésia, dans le camp de César, était la coupe person­nelle du général romain.

Ainsi, tandis que César buvait la coupe de Falerne avec les sentiments d'Hérode regardant danser Salomé, la grande ombre mystique du Christ déjà se dessinait plus grande que le matériel Empire romain, à venir, et qu'elle dépasserait.

Et, tandis que le jouisseur César hoquetait dans une orgie de somptueux corps de garde, tout près de lui, celui qu'il croyait avoir déjà écrasé, qu'il allait effecti­ vement écraser, selon les courtes appréciations du monde, Vercingétorix veillait dans Alésia. Vercingétorix avait sans doute comme un peu déjà l'esprit de Jésus, il avait l'esprit de devoir et de sacrifice, comme il avait eu son esprit d'union dans l'amour pour faire une grande patrie, pour chasser un prince de ce monde. Vercingétorix priait. Son âme s'unissait sans doute à la fontaine sacrée d'Alésia où abondait les ex-voto de reconnaissance. Quelle reconnaissance n'aurait-il pas si la Gaule était délivrée avec lui. Vercingétorix avait vu dans son existence encore courte trop de mystères tour à tour joyeux, douloureux et glo­rieux pour ne pas réfugier son âme dans les espérances les plus hautes, au delà du va-et-vient de la victoire et de la défaite. Successivement fils du grand prêtre des Gaules, orphelin du candidat au trône qui avait été assassiné, jeune chef arverne ami de César, révolté chassé de Gergovie par son oncle Gobanition, chef de la révolte en Gaule, vaincu et vainqueur maintes fois autour de Bourges, vainqueur de Gergovie, agonisant d'Alésia et peut-être demain aussi bien vainqueur que vaincu, il avait une âme religieuse, amie ; de la sagesse. Si l'on ne peut préciser quels étaient les divers cultes qui se par­tageaient le cœur de ce grand chef, il est un culte qu'il élevait jusqu'au mysticisme et avec lequel les Français d'aujourd'hui peuvent sympathiser : le culte de la patrie.

Ce que Vercingétorix pouvait voir du haut d'Alésia M. J. Toutain, le directeur des fouilles d'Alésia, a essayé de le lire dans les yeux de la statue colossale sculptée par Aimé Millet. Elle se dresse maintenant sur le Mont Auxois. Elle ne regarde pas le passé qui n'est plus, elle interroge l'avenir : (1)

Debout, tête nue, grave et réfléchi, Vercingétorix, appuyé sur son épée, interroge du regard l'avenir qui se prépare pour son peuple. Aux armes qui l'entourent, on reconnaît le chef militaire, mais son attitude révèle une pensée qui ne s'arrête pas à la préparation du combat, qui embrasse à la fois les causes, les péripéties, les conséquences de la lutte... Vercingétorix..., dans des circonstances tragiques, vous avez incarné ce qu'il y a de plus noble, de plus géné­reux, de plus stoïque dans l'âme de notre race, née chez les Celtes, imprégnée au cours des âges de la beauté grec­que, de la raison romaine, de la morale chrétienne, épanouie enfin dans notre France bien-aimée.

Les druides disaient que l'âme ne peut mourir et que la vraie patrie de l'homme n'est stable qu'au delà de ce monde. Qui sait si, à Alésia, Vercingétorix n'a pas pensé, avec un sophiste profond, le Verdunois Nicolas d'Autre court, que tout se conserve en réalité quand nous croyons que tout disparaît. S'il est dans l'univers plus de choses qu'il nous en apparaît, lorsqu'une chose disparaît de nos yeux cela veut-il dire qu'elle soit devenue inexistante? N'y a-t-il pas un monde, plus étendu que celui de nos tâtonnements successifs, un monde où les choses seraient éternelles? Les choses, surtout les réalités de l'esprit, reviennent si souvent après avoir disparu. Conçoit-on qu'une patrie, c'est-à-dire une grande amitié humaine à partir d'un terroir et d'un sang, au moins d'un voisinage, puisse disparaître réellement quand la divine inspiration ne quitte même pas ses collines!

Comment donnerait-on tort à ces contemporains de Vercingétorix qui, par la religion naturelle de l'esprit,

(1). J. Toutain, Un grand héros national : Vercingétorix,pp. 40-41.

ont atteint l'éternel au delà du périssable? En sommes-nous à croire qu'une défaite tue vraiment une nation? La France est-elle morte à Waterloo? Même si le peuple est asservi après la défaite, il renaît. Des siècles après Kossovo la Serbie est plus grande que jamais. Trois cents ans après Cromwell, avec des âmes proches des âmes de Vercingétorix, de Critognat et de Comm l'Atrébate, les Celtes d'Irlande ont retrouvé leur indépendance qu'ils aiment religieusement.

Mors est vita. On dirait qu'une Justice immanente, ou plutôt transcendante, paye le sacrifice, donnant une signi­fication ample et concrète aux versets populaires :

Demain sur nos tombeaux l es blés .seront plus beaux.

César est tout livré à ses crapuleuses délices d'Alésia. Soudain des cris le font revenir au sentiment du réel. Sur le Mont Réa, au nord de la ville, là où ses lignes sont en fâcheux contrebas, les Gaulois apparaissent dix mille, vingt mille, cinquante mille. Et maintenant Ver­cingétorix, en un assaut furieux, s'est jeté de ce côté. Les cavaliers gaulois, qu'on ne croyait pas si nombreux, attaquent de toutes parts. Des fantassins surgis d'on ne sait où parviennent jusqu'au camp du Romain (1).

Qui eût cru que les Gaulois seraient aussi bons tacti­ciens, qu'ils découvriraient un point faible auquel César lui-même n'avait pas pensé.

(1). De Bello Gallico, Livre VIII,83-80.

Les Romains ne sont pas assez nombreux pour résister partout. Les Gaulois ont compris, au cours même de la lutte, après avoir peiné à franchir l'enceinte romaine en contre-bas du Mont Réa, que le manque de soldats gênera César si l'attaque se généralise. Alésia est entourée de la sorte d'une ceinture de ba­taille qui a quinze kilomètres de tour. Quarante mille Romains, derrière des remparts, y luttent attaqués par devant, attaqués par derrière, contre un ennemi trois ou quatre fois supérieur en nombre, égal en valeur, mais qui combat à découvert.

César a laissé choir sa coupe précieuse comme ne pré­ sentant plus aucun intérêt II n'a pas eu le temps de changer son somptueux vêtement. Il se bat comme un lion. Plus heureux qu'au combat de cavalerie de Dijon, il n'est ni fait prisonnier, ni atteint par l'ennemi.

Au cours de sa campagne contre Vercingétorix, César avait commis une lourde faute en envoyant une partie de son armée vers Lutèce tandis qu'il attaquait avec des forces diminuées la place forte de Gergovie. Mais en ce jour ultime de la bataille devant Alésia, il se couvrit de gloire par un acharnement personnel, une volonté surhumaine, un empressement inexprimable dont le rayonnement électrisait ses soldats. On ne peut que l'ad­mirer.

Un fait est à peine croyable. Il est vrai cependant. Une nouvelle fois les cavaliers germains apparurent sur les derrières de l'armée gauloise de secours au moment où Romains et Gaulois ralentissaient le combat. Le cou­rage du prodigieux César s'avérait même inutile. Les adversaires étaient également épuisés. Mais les Germains étaient frais et dispos. Ils chargèrent. L'armée gauloise fut mise en pièces; elle ne put s'arrêter en son camp. Par ailleurs Vercingétorix, découragé, rentrait dans Alé­sia. Ce fut la panique. L'immense armée venue pour sauver la Gaule était massacrée ou fugitive. Le jour qui viendrait, vengeur, ou des hordes barbares chasseraient des Romains à leur tour n'était pas arrivé au soir d’Alésia.

Devant Vercingétorix le cercle de fer demeurait inexo­rable. Il n'y a plus de vivres dans Alésia, plus aucune espérance de combat avantageux. L'essentiel est d'éviter l'esclavage ou le massacre à cette armée gauloise de l'oppidum assiégé, demeurée fidèle à son chef dans la mauvaise comme dans la bonne fortune.

Vercingétorix préférera se sacrifier personnellement dans l'espoir que ce sacrifice épargnera des souffrances à ses compagnons d'armes. Il saura communiquer à son acte une valeur religieuse, une haute portée spirituelle. César organisera son entrée à Alésia. Il laissera la plupart des héroïques défenseurs de la ville défiler devant lui et regagner leurs pénates en liberté. Rome fêtera la victoire de son futur maître.

CHAPITRE VII

LE HEROS NATIONAL

César était fier de sa victoire d'Alésia. II avait arrêté ses Commentaires sur la guerre des Gaules à la capi­ tulation de Vercingétorix. Il n'a pas, lui-même, pris la joie de raconter dans un VIII ème ou un IX ème livre ce qui advint ensuite en Gaule jusqu'au jour où définitivement il reçut à Rome les hon­neurs d'un grand triomphe, jusqu'à ce jour où Vercin­gétorix amaigri, affolé, vieilli par des années passées dans un cachot infect, fut soumis aux huées de la mul­titude avant d'être étranglé par le lacet d'un bourreau. César s'est privé de la joie qu'il aurait eue à raconter le supplice de celui qui, par sa valeur patriotique, avait failli briser sa carrière de génial condottiere. C'est qu'il aurait été obligé d'avouer que Vercingéto­rix, par le sacrifice de sa vie, loin de décourager la résistance nationale des Gaulois, l'avait exaspérée.

Sans doute le chef gaulois avait privé ses compatriotes de son talent de généralissime. Mais, miné par sa défaite, ayant perdu sa belle confiance, il lui valait mieux s'abs­tenir. Napoléon ne se servait pas de généraux malchan­ ceux parce que, derrière cette malchance, il devinait que, pour des causes difficiles à définir, il y avait une désadaptation entre les agissements de ces malheureux et les décisions à la fois heureusement spontanées et infi niment diverses que le chef doit prendre en la multi­ tude des circonstances particulières afin de réussir. Ver cingétorix avait perdu le rythme mental de la victoire. Il valait mieux qu'il abdiquât. Il lui restait son patriotisme, sa superbe figure morale.

L'armée, faite surtout d'Eduens et d'Arvernes, qui avait défilé, il est vrai, sans armes, devant César, resta fidèle à cette grande mémoire. Le nouveau maître des Gaules, ou plutôt celui qui, une fois de plus, se croyait, sans l'être, le maître des Gaules, exigea des otages. Arvernes, Eduens, Gaulois de toutes tribus en détestèrent ce César plus encore qu'auparavant.

Cette réprobation farouche faisait endurer aux révoltés les pires souffrances. Il fallut deux ans de guerre atroce pour soumettre des peuples qui avaient perdu et l'armée d'Alésia et l'armée de secours d'Alésia. Tous les guer­ riers n'étaient point morts dans la grande bataille, mais que de disparus et de prisonniers. La Gaule ne résistait pas moins.

En réalité, le grand chef, bien qu'enfermé dans le cachot de Rome, était toujours à la tête des Gaulois puisqu'ils l'aimaient toujours et l'admiraient plus que jamais.

Voilà ce que César n'a pu avouer : s'il y avait fait allusion, il aurait reconnu qu'il était tellement haï que des millions d'êtres humains préféraient verser leur sang que de se soumettre à lui. La haine contre César était comme le ciment de la nation gauloise.

C'est son secrétaire, Hirtius, qui permet de rétablir la vérité historique. Voulant compléter la biographie de César, Hirtius a écrit un huitième livre de Bello Gallico. Là se trouve réduite à ses justes limites la défaite d'Alé­sia; non que ce ne fût pas une grande défaite; mais en considération du geste de sacrifice accompli par le général gaulois, une fois de plus il se produisait ce que César reconnaissait comme la marque de la grandeur de son adversaire. Tandis que les autres chefs voient les revers diminuer leur autorité, lui, au contraire, après un échec, grandissait de jour en jour.

César l'écrivait à propos d'une moindre défaite. Il le pensait surtout au lendemain d'Alésia. C'est à cause de ce formidable prestige moral qu'il n'a pas accordé la vie au vaincu. Cependant, et précisément pour ne pas exciter davantage la colère des Gaulois, il n'a pas mis à mort tout de suite celui qui était de par leur volonté unanime : leur roi. Rien n'est plus accablant pour Rome, plus honorable pour Vercingétorix et sa cause, que le premier chapitre du huitième livre des Commentaires, ajouté par Hirtius :

Après avoir vaincu toute la Gaule, César, qui n'avait pas cessé de se battre depuis l'été précédent, voulait voir ses soldats se remettre de tant de fatigues dans le délassement des quartiers d'hiver quand on apprit que beaucoup d'Etats en même temps recommençaient à faire des plans de guerre et à se concerter. Le motif qu'on leur supposait était vrai­semblable : tous les Gaulois avaient reconnu qu'en réunis­sant sur un seul point n'importe quel nombre d'hommes ils ne pouvaient résister aux Romains, mais que si plu­sieurs Etats entraient en guerre sur divers points en même temps, l'armée du peuple romain n'aurait point assez de ressources, ni de temps, ni de troupes pour faire face à tout; qu'aucune cité ne devait refuser de supporter une épreuve pénible si, par un tel retardement, les autres pou­vaient conquérir leur liberté.

Les Gaulois avaient donc parfaitement discerné que l'infériorité de César n'avait été réelle qu'au moment où il avait scindé en deux son armée, attaquant Gergovie avec des forces diminuées. Par une révolte où les actes d'hostilité contre les Romains, multipliés de tous côtés, les inciteraient à diviser leurs contingents, les insurgés espéraient venir à bout de l'envahisseur. Ils faillirent avoir raison. Peu s'en fallut que, durant ses campagnes dans le nord de la Gaule, puis dans le Quercy, autour d'Uxellodunum, l'ennemi ne fût encore et définitivement vaincu. Les Gaulois menacèrent même d'envahir une fois de plus la Province romaine. Ils ne s'arrêtèrent qu'épui­sés. César aida à leur accablement par le massacre des prisonniers.

La plus haute figure de cette résistance après Vercingétorix était toujours Comm l'Atrebate, l'ancien chef de l'armée de secours devant Alésia. Les Romains auraient voulu l'assassiner. Un jour ils parvinrent à l'at­tirer, sous prétexte de parlementer, dans un guet-apens. Mais le coup d'épée qui lui fut lâchement porté ne le tua pas. Il put fuir. Presque plus de soldats ne demeu­raient pour continuer la guérilla; mais Comm l'invin­cible était toujours en guerre. Il avait fait vœu de ne jamais supporter la vue des Romains félons, qui lui étaient d'autant plus odieux qu'il se signalait par un caractère tout de droiture. On lui a fait une jolie légende : (1)

Comm l'Atrébate, le dernier représentant de la résistance gauloise contre César, après avoir longtemps combattu en partisan dans -les forêts du nord, se décida à traiter avec les vainqueurs. Il renonça à la lutte à la condition qu'il ne serait plus obligé de rencontrer et même de voir de loin

(1). M. Magre, La clef des choses cachées, pp. 67-68.

un Romain, et cette condition lui fut accordée. Mais sa réalisation fut impossible car il y avait déjà des Romains partout. Où qu'il allât Comm en rencontrait. Il rassembla ses partisans et prit le chemin de la mer pour gagner la Grande-Bretagne. Sans doute avait-il pris quelque revanche en s'en allant car César en personne. César irrité, se mit à sa poursuite et le traqua jusqu'aux navires qui devaient l'emporter. Or, quand lui et les siens montèrent sur ces navires, la marée était basse, ils étaient enlisés dans la vase et les aigles des légionnaires apparaissaient à l'horizon sur les collines prochaines. Ce fut sa foi qui sauva Comm. Il déploya tout de même les voiles malgré l'impossibilité évi­dente de voguer sur la vase. Les navires demeurèrent immo­biles. Mais au loin César vit les voiles gonflées. Trompé par la distance, il crut qu'il arrivait trop tard et il rebroussa chemin. Le vent changea et la marée commença à monter. Le confiant Comm, outre la joie d'avoir dupé César, put traverser la mer, fonder un royaume en Grande-Bretagne et ne plus voir de Romains.

Les Romains cependant étaient devenus fort bienveil­lants. Ils avaient peur des Gaulois. Il était à craindre que les révoltes reprissent de plus belle dès que les hom­mes valides se retrouveraient en nombre suffisant dans la nation ombrageuse. Aussi César s'appliqua-t-il à faire des derniers guerriers en état de porter les armes ses propres soldats, les préférés parmi les siens.

Les fonctionnaires romains qui venaient en pays conquis racontaient, de retour en Italie, des histoires de revenants et de meurtres rituels dont les druides étaient les héros. Toutefois en Gaule, pour l'instant, on ne mon­trait pas trop le grand dessein de Rome : détruire le druidisme, âme de la résistance, essence du particula­risme. Lorsque César se trouva en présence de sa pro­pre épée, prise pendant le combat devant Dijon et offerte en ex voto devant un simulanum de divinité celte, con­trairement au désir de ses soldats, il la laissa. Elle était, disait-il, consacrée aux dieux. Ce geste apparaissait pour gagner les cœurs, au moins pour calmer les plaies. Mais cette bienveillance tardive constituait dans son fond une nouvelle perfidie. En effet, dans la Province romaine, où il n'était plus à craindre de guerre religieuse, la laïci­sation contre le druidisme commençait déjà; et c'est près de Marseille que César faisait couper un bois sacré de chênes druidiques.

Non, Rome n'oublierait pas que sa fortune avait été mise en balance, compromise le jour où, autour de Vercingétorix, s'était produite, avec l'unanimité des guer­riers, l'unanimité des druides.

Il fallait seulement patienter. Il fallait encore qu'une génération passât, vieillît et disparût, dernière généra­tion de la Gaule élevée dans la ferveur du druidisme. Alors on pourrait déraciner sans danger, arracher la plus solide institution nationale. Les premiers empereurs romains, à coups de décrets impitoyablement appliqués, se chargèrent de cette tâche. Ils finirent d'ôter ainsi son âme à la Gaule. Leur prudence céda même un peu tôt à leur impatience. Dans les premiers temps du régime impérial, c'est tout juste si les révoltes celtiques furent évitées; car les druides demeurèrent longtemps dans les campagnes, réduits à l'état de sorciers. Plus longtemps encore, presque jusqu'à la fin de l'Empire romain, des patois prolongèrent l'ancienne langue nationale celtique. Si le druidisme put être éliminé, ce ne fut d'ailleurs qu'à la faveur d'un syncrétisme religieux où très souvent on se contenta d'habiller à la romaine les divinités plus spirituelles dont les druides jusque-là avaient été les prêtres.

Mais c'était le ravalement de la religion au niveau de Rome, avec le ravalement de la patrie au niveau de districts étrangers. Comm l'Atrebate avait compris. Les révoltes seraient de plus en plus inutiles devant le pou­voir croissant des envahisseurs. Patriote irréductible, Comm avait emporté ses pénates et ses dieux dans les îles druidiques. Non plus en Grande-Bretagne, mais en Irlande, l'âme druidique et celtique pourrait survivre pendant des siècles. Elle ne se fondrait que lentement dans le christianisme, tandis qu'en Gaule, quelques années après Comm et Vercingétorix, le druidisme était frappé à mort.

La patrie gauloise entrait en profonde léthargie pour plusieurs siècles.Cependant quel peuple a jamais eu un plus pur héros que Vercingétorix?Qu'importé d'ailleurs à sa gloire que sa nation ait été, pour un temps, écrasée par une énorme puissance maté­ rielle.Il n'y a pas eu de sa part maladresse catastrophique.Loin de faire périr la Gaule, Vercingétorix a au con­ traire si bien crée cette patrie, qu'elle n'a jamais été aussi unie, aussi fervente dans le dessein de vivre qu'au moment où, après Alésia, le héros a accompli son geste suprême.Deux siècles plus tard, abrégeant l'histoire romaine, Florus écrivait : « Vercingétorix, prince dont la taille, les armes et la fierté de courage inspiraient la terreur. Son nom même avait quelque chose d'effrayant. » Encore que ce fût comme avec crainte et tremblement, il fallait déjà que les vainqueurs s'inclinassent.On connaît la scène de la reddition au vainqueur; non par César lui-même, qui n'en dit mot, mais par d'autres historiens antiques. « Nous n'avons aucun motif de met­ tre en suspicion le récit qui s'en est fixé chez nous (1). » Le voici d'après Amédée Thierry :

(1). A. Grenier, Les Gaulois, pp. 168-169.

En vérité, ce jugement de A. Grenier devrait être légèrement rema­nié, par exemple, par celui de J. TOUTAIN, Un grand héros national : Vercingétorix, p. 36.

Vercingétorix n'attendit point que les centurions romains le traînassent pieds et poings liés aux genoux de César. Mon­ tant sur son cheval enharnaché comme dans un jour de bataille, il sortit de la ville et traversa au galop l'intervalle des deux camps jusqu'au lieu où siégeait le proconsul. Après avoir tourné en cercle autour du tribunal, il sauta de che­val et, prenant son épée, son javelot et son casque, il les jeta aux pieds du Romain sans prononcer une parole. Ce mouvement de Vercingétorix, sa brusque apparition, sa haute taille, son visage fier et martial, causèrent parmi les spectateurs un saisissement involontaire. César fut surpris et presque effrayé. Il garda le silence quelques instants; mais bientôt, éclatant en invectives, il reprocha au Gaulois son ancienne amitié, ses bienfaits dont il avait été si mal payé; puis il fit signe à ses licteurs de le garrotter et de l'entraîner dans le camp. Vercingétorix souffrit tout en silence... Il fut conduit à Rome et plongé dans un cachot infect où il attendit pendant six ans...

Il n'est pas besoin d'insister sur l'ignominie de César insultant l'adversaire désarmé. Il n'était d'ailleurs pas vrai que Vercingétorix ait trahi une amitié. César avait toujours agi en despote. En essayant de secouer le joug, Vercingétorix avait rempli son devoir de patriote. Sa grandeur c'est cette pureté même de sa cause. Rien d'étranger ne venait s'y mêler. Son génie est hautement national : (1)

Ce génie se révèle dès le début de son action. A peine s'est-il assuré, en prenant le pouvoir dans sa propre cité, celle des Arvernes, un point d'appui solide pour l'œuvre à laquelle il veut consacrer ses forces et ses ressources, qu'il affirme le caractère national de cette œuvre, qu'il se montre avant tout inspiré par ce que j'appellerai le sens national. Et, qu'on me permette ici d'ouvrir une parenthèse. Au moment où Vercingétorix apparaît, la Gaule était depuis longtemps divisée en tribus plus ou moins peuplées, plus ou moins puissantes. Des rivalités ardentes les séparaient, parfois les mettaient aux prises. Pour remporter la victoire

(1). J. Toutain, Un grand héros national : Vercingétorix, pp. 14-10.

dans ces luttes intestines, les cités faisaient appel à des étrangers : ainsi, au moment où va s'ouvrir la guerre des Gaules, les Séquanes de la Franche-Comté sollicitent contre les Eduens de la Bourgogne l'intervention d'Arioviste et des Suèves germaniques. Et c'est pour se libérer de la tyrannie cruelle de ces Barbares que les deux adversaires, réconciliés dans la servitude, implorent le secours de César et des légions romaines. En de tels incidents, le sens national ne tient aucune place. Pendant le siècle qui précéda la con­quête de la Gaule par les Romains, il arriva qu'un chef ambitieux et habile réussit à imposer son autorité à un grand nombre de cités : tel fut le cas des Arvernes Luern et Bituit, dont Camille Jullian a magnifié le succès et peut-être interprété trop favorablement le rôle et les intentions, II ne semble pas que l'un et l'autre se soient donné pour tâche de réaliser l'unité et la grandeur de la nation gauloise : ce qu'ils visaient uniquement, c'était d'établir leur domina­tion. Nul sentiment national ne les guidait. Maîtres de cités puissantes, l'un et l'autre ne se préoccupèrent que d'insti­ tuer, outre leur pouvoir personnel, l'hégémonie de leur pro­pre cité. Or le sens national ne saurait se confondre ni avec l'égoïsme des individus, ni avec l'étroitesse des aspirations locales. La nation est autre chose et plus que la somme des éléments, régions, tribus ou villes dont elle se compose. II peut même y avoir opposition entre les intérêts de ces élé­ments-là et l'intérêt national. Toute nation vraiment digne de ce nom est un être moral supérieur à la masse des êtres humains qui la représentent matériellement. Quand les jeunes soldats de Valmy, sous la canonnade prussienne, criaient : « Vive la nation! » ils acclamaient déjà bien au-dessus de leurs villages, de leurs villes, de leurs régions, cette haute personne morale dont, près d'un siècle plus tard, Gambetta devait proclamer l'incomparable grandeur. Eh bien! cette idée de la nation, ce sens national, c'est Vercin­ gétorix qui les a personnifiés le premier en Gaule. Il n'a pris aucune décision, il n'a conçu et appliqué aucune méthode qui n'ait été inspirée par un véritable patriotisme large et désintéressé. Ce n'était pas pour la cité des Arvernes qu'il se jetait dans la lutte à corps perdu, c'était pour la Gaule tout entière, pour la nation gauloise.

César, qui n'est pas toujours, que l'on sache, le droit et pur César, César accusait Vercingétorix de ne pas avoir été envers lui homme d'honneur. Mais, si on veut avoir l'impression la plus directe du caractère du grand patriote gaulois, il n'y a qu'à relire le récit en apparence si sec et en vérité si réticent de César lui-même dans ses Commentaires (1).

La bataille décisive du Mont Réa a brisé tous les espoirs du chef gaulois. « Le lendemain, "écrit César, Vercingétorix convoque l'assemblée : il déclare qu'il n'a pas entrepris la guerre pour des fins personnelles, mais pour sauver la liberté commune; puisqu'il faut céder à la fortune, il se remet entre les mains de ses compagnons d'armes afin qu'ils puis­sent soit apaiser les Romains en le mettant à mort, soit le livrer vivant. Une députation est envoyée à César pour trai­ter de la reddition. César ordonne qu'on lui remette les armes, qu'on lui amène les chefs. Lui-même s'installe sur le retranchement en avant de son camp. Vercingétorix est livré; les armes sont jetées aux pieds du proconsul. » Rien n'est plus poignant, à mes yeux, que les courtes phrases pas lesquelles Vercingétorix résume en quelque sorte et dénonce la situation : « J'ai lutté, dit-il, pour le salut de la patrie. Je suis vaincu. Je me livre à vous. Je me remets entre vos mains; faites de moi ce qui vous paraîtra le plus utile pour atténuer la colère du vainqueur. » La noblesse du sentiment qui inspire de telles paroles, la tristesse et la rési­gnation qu'elles expriment, cette offrande de soi-même au destin qui l'attend, placent Vercingétorix au rang de ces êtres d'élite, infiniment rares à travers les siècles, qui font honneur à l'humanité et qui méritent une admiration una­nime... Un Allemand, qui passe pour être un des maîtres de la science historique allemande, au moins en ce qui concerne l'antiquité, écrit : « Vercingétorix fut un parfait chevalier, et l'on a tout dit sur la nation gauloise quand on a dit que son plus noble chef ne fut qu'un chevalier. »II faut retenir de Th. Mommsen cet aveu que Vercin­gétorix fut au moins un chevalier. Mais il existe deux fêlures dans le jugement de Mommsen. D'un côté cet

(1). Toutain, op.cit., pp. 37-38.

auteur dédaigne le caractère chevaleresque de Vercingé torix. D'un autre côté il ne lui accorde pas une supério­rité humaine plus grande que celle du panache et des lois d'honneur.

Et d'abord, quel dédain de l'esprit chevaleresque et de la Gaule bornée à cet esprit dans son incarnation : Vercingétorix! Serait-il vrai qu'au pays d'Hermann, d'Ar minius, on n'est pas difficile sur ce chapitre? Quelle diffé­rence, en fait, entre le héros national des Français, le preux et droit Vercingétorix, et le héros national des Allemands, le brigand Arminius qui écrase les légions de Varus, soixante ans plus tard, à la faveur d'un vul­ gaire guet-apens.

Voici comment un chroniqueur romain s'exprime sur l'exploit d'Arminius : (1)

Ce fut alors qu'un jeune homme de noble famille, intelligent, d'une vivacité d'esprit inattendue chez un Bar­bare, Arminius, fils de Sigunès, dont la physionomie et les regards décelaient l'âme ardente, qui avait précédemment servi dans notre armée, qui avait acquis le droit de cité romaine et le rang de chevalier, mit à profit l'imprévoyance de Varus pour tramer un dessein criminel; sa perspicacité avait compris que l'homme le plus facile à écraser est celui qui ne se défie pas et que le sentiment de la sécurité mène très souvent aux catastrophes. Il ne confia d'abord ses pro­jets qu'à un petit cercle d'amis, puis il recruta des compli­ces de plus en plus nombreux. Il leur répéta, il leur per­suada qu'il était possible d'accabler les Romains. Bientôt il jugea l'heure venue de l'action et il fixa le moment de l'embuscade.

Vercingétorix est aussi chevaleresque qu' Arminius l'est peu.

(1). VELLIUS PATERCULUS , Hist. Rom., II,118.

Cité par J. Toutain, Héros et bandit : Vercingétorix et Arminius, dans Pro Alésia, 1915,pp. 148-149. M. J. Toutain remarque que César n'a jamais eu dans ses commentaires à se plaindre de telles brusques traîtrises de la part de Vercingétorix.Pour beaucoup de gens, qui n'ont point tort, c'est déjà une qualité.Vercingétorix a une autre qualité que lui nie Mommsen, qualité plus rare encore que la bravoure et la droi­ture. Il ne fut pas seulement un chevalier. Il fut un chef d'Etat, et, en face de César, un génie administrateur, tout autant que César lui-même. Il avait sur le chef romain ce mérite supplémentaire et considérable qu'il lui fallait toujours tout organiser à partir de rien, ou plutôt, ce qui est pis, à .partir d'une anarchie invétérée chez beaucoup de ses compatriotes.Vercingétorix se montra autoritaire, mais non à la manière d'un simple dictateur tyrannique. Il avait à gou­ verner en établissant une administration de la guerre là où les Gaulois n'avaient jamais procédé que par des ententes diplomatiques ou même par de vaines parlottes. Vercingétorix ce n'est pas François I er, c'est Richelieu. M. J. Toutain a mis en un fort relief cet aspect du génie du chef gaulois : (1)

Les plus vaillants chevaliers de notre moyen âge man­quèrent trop souvent, tels les rudes jouteurs de Crécy, de Poitiers, d'Azincourt, même de Pavie, tel un Jean le Bon et un François I er, des hautes qualités dont le faisceau donne au grand héros gaulois une valeur humaine rarement atteinte... Aux prises avec César en qui l'on s'accorde à voir l'un des plus grands génies militaires que le monde ait connus, il a su, pendant près d'un an, par ses plans, par sa tactique, par ses qualités d'organisateur, par « ses dons supérieurs de discernement et de prévision », que César lui-même signale, il a su tenir tète à son adversaire, le mettre parfois en danger... Pour avoir su donner à la Gaule une unité fondée sur la passion de l'indépendance, Vercingétorix ne fut pas seulement, comme on l'a dit, un chevalier, mais un véritable homme d'Etat, un de ces héros par lesquels tout un peuple s'incarne et dont la gloire même, s'ils ont finalement succombé, rayonne sur l'avenir... Les auteurs anciens s'accordent à reconnaître la bravoure des Gaulois, leur impétuosité dans l'attaque, leur mépris du danger; mais ils leur reprochent de se décourager trop vite, de se lais­ser trop facilement abattre par l'insuccès, gagner par la panique. Vercingétorix ne subit jamais ces affaiblissements de l'énergie et de l'âme. Il fut un chef dans la plus haute acception du terme, un chef aux initiatives raisonnées et bien préparées, un chef clairvoyant et ferme dans l'exécu­tion de ses plans, un chef énergique et maître de lui-même dans les conjonctures les plus difficiles. Chacune des actions qu'il entreprit contre César fut précédée de mesures habiles qui témoignent de sa prévoyance et de son esprit d'organi­sation. Dès le début de la lutte, dès qu'il a rangé autour de lui et de ses Arvernes presque toutes les cités du centre et de l'ouest, voyez quelles mesures il prend : « II exige de toutes ces cités des otages; il ordonne qu'un nombre indé­terminé de soldats lui soit ainsi amené sans délai; il fixe la quantité d'armes que chaque cité doit fabriquer et avant quelle date ces armes doivent être prêtes; il donne tous ses soins à la cavalerie. » Après la bataille d'Avaricum et la chute de la ville, en même temps qu'il s'efforce d'amener la Gaule tout entière à prendre parti contre les Romains, « « il s'occupe d'armer et d'habiller les soldats qui avaient pu s'échapper lors de la prise d'Avaricum : pour reconstituer et compléter ses effectifs, il demande aux différents peuples de lui fournir un certain nombre de soldats : il en fixe le chiffre ainsi que la date à laquelle ils devront rejoindre notre camp; il ordonne que l'on recherche et qu'on lui envoie tous les archers, qui étaient très nombreux en Gaule »... Des mesures analogues sont prises au moment où commence le dernier acte du drame... Déjà presque bloqué dans Alésia, Vercingétorix organise avec sang-froid son ravi­taillement... Il menace de la peine de mort tous ceux qui ne lui obéiront pas; il donne à chaque homme sa part du bétail dont les Mandubiens avaient concentré dans leur ville une grande quantité; quant au blé, il ne le distribue que peu à peu et parcimonieusement... Par ces mesures, il se propose d'attendre le moment où lui arriveront les secours de toute la Gaule et il organise la guerre. Ici l'expression de César est tout à fait originale et caractéristique : bellum parat administrare.

(1). Toutain, op. cit., pp. 39, 24, 26.

En vérité, la Gaule n'avait pas besoin de César; Ver­cingétorix vainqueur (ou allié de Rome sans cette guerre inutile due à la seule mégalomanie du général romain) eût été le bon administrateur de la paix, comme il a été le bon administrateur de la guerre. Les Gaulois n'étaient pas seulement en état d'adopter les mœurs romaines avant même la venue de César. Mêlé aux armées et aux administrations étrangères dès son jeune âge, Vercingé­torix était apte à gouverner la Gaule dans un large inté­rêt du pays qui n'eût pas été absolument contraire à l'in­térêt de Rome, encore moins contraire à l'intérêt de la civilisation humaine.Mais César voulait être empereur. Que lui importait tout le reste. Ce n'est d'ailleurs pas une raison pour refu­ser d'admirer comment il a presque réalisé son grand dessein.On a trop tendance actuellement à oublier jusqu'aux grandeurs de César et à ne lui jeter que l'invective (1).

Ce guerrier politicien et homme du monde, écrit M. Magre, garda six années dans les cloaques souterrains du Capitule le loyal Vercingétorix qui s'était rendu à lui. Il le fit étran­gler le soir de la cérémonie de son triomphe après qu'entre des flambeaux il eut défilé parmi des animaux et des objets volés — le spécialiste de femmes fit défiler aussi dans ce triomphe la jeune Arsinoé, d'Egypte. Une girafe caracolait derrière elle, un écriteau portait en lettres immenses : Veni, Vidi, Vixi, termes d'une lettre de César à son ami Amantias que ses admirateurs avaient rendus célèbres. — Imagine-t-on pareille sotte vanité pour un général de faire figurer dans son cortège une phrase heureuse de sa correspondance. Il tomba dans une fatuité encore plus grande. L'amour d'une authentique reine, Cléopâtre, avait failli lui faire perdre la tête. Comme le plus mesquin des bourgeois de nos républi­ques il falsifia sa généalogie : il prétendit descendre d'Enée et de la déesse Vénus! Tous ces traits n'ont pas empêché la postérité de le trouver sublime parce qu'il a réussi.

(1). M. Magre, La clef des choses cachées, p. 25.

Il a étendu sur la Gaule la force de son intelligence destructive. S'il y a des missionnaires du mal — et la mission est igno­ rée même de celui qui l'accomplit — César en fut un. Anéan­tissant ses forces vives, il tourna la Gaule vers la civilisa­tion matérielle de Rome. II tua l'esprit et donna en échange des routes, des monuments, des cirques. Ceux qu'il avait laissé vivre s'en contentèrent. Les Gaulois apprécièrent les commodités du chauffage central et de la salle de bains romaine. Ils s'enorgueillirent d'avoir des représentants dans le Sénat de Rome et leurs meilleurs cavaliers s'embri­ gadèrent sous les ordres de Marc Antoine. Le nom de César fut gonflé comme celui d'un des grands civilisateurs de l'hu­ manité.

Toutefois, s'il y en a qui croient qu'une horlogerie inté­rieure de justice, cachée dans la structure des actions, se déclanche avec la production du mal, ils seront heureux de penser que Jules César ne put donner à aucune reine les perles de l'Inde qu'il rêvait de conquérir, et qu'il fut tué par son propre fils, le seul être qu'il aima peut-être.

Sans aller aussi loin, sans être injuste pour le vrai fondateur de l'Empire romain, on peut cependant dire avec un polémiste récent : « Il y a vingt siècles que l'on rend à César ce qui est à César. Il est bien temps de ren­dre à Vercingétorix ce qui lui appartient. » Or, ce qui lui appartient c'est, sinon la nation française, du moins la nation gauloise.

Dans la dernière partie de sa belle vie érudite, l'his­torien de la Gaule, Camille Jullian, en était venu, en faveur de Vercingétorix et de l'esprit celte, aux mêmes réprobations que M. Maurice Magre contre la civilisation trop matérielle de Rome.

Jullian déplorait la vie trop facile que menaient les Gaulois, plus qu'à demi-oublieux de leur nationalité, dans les provinces de l'Empire romain. Il n'excusait les Gau­lois qu'en vertu d'une certaine médiocrité humaine; tel est le lot du plus grand nombre et dont ils ne peuvent se détacher (1).

(1). C. Jullian, Au seuil de notre histoire, t. III, p. 68.

Ce qui, au lendemain de la conquête romaine, rendit d'abord si joyeuse la vie de nos aïeux, c'est que cette con­quête parut signifier la fin de toutes les guerres. Peu leur importe d'échanger la patrie gauloise pour la patrie romaine, d'avoir perdu la liberté politique au profit d'un empereur étranger. Cette liberté avait été pour eux la cause de mal­heurs sans nombre : luttes sanglantes entre les peuplades, Arvernes et Eduens s'entre-déchirant, les pauvres opprimés par les riches, la sottise des princes et les convoitises des prolétaires, l'oubli du Rhin et de la frontière que mena­çaient les Germains, tout avait dégoûté les Gaulois de cette indépendance nationale qui ne leur rapportait que ruine et tremblement. Avec un empereur, on pouvait être tranquille, il avait ses faisceaux, ses légions et ses légats. La frontière, les routes, les champs et les revenus étaient également sûrs et on avait remplacé par la liberté de vivre, qui est une réalité, cette fantaisie de l'esprit qu'on appelle la liberté politique. Oh! je me borne à constater ce que pensèrent les peuples de la Gaule et je suis loin de les approuver. Je les comprends pourtant, car ce n'était que des hommes de tem­pérament ordinaire, et ils sacrifièrent tout à ce besoin inné à tous les êtres et que le chrétien lui-même demande à son Dieu de satisfaire, celui du pain quotidien sans la crainte du lendemain.

Jullian ne s'y trompait pas : le pain matériel assuré n'est pas le vrai pain que cherche l'âme, la manne mys­térieuse du bonheur. Cette nourriture spirituelle là les Romains païens la dispensèrent plus chichement que ne l'avaient fait les druides.

Je ne vous affirme point d'ailleurs, continue Jullian, que pour vivre d'une manière plus confortable, les Gaulois soient devenus meilleurs, plus intelligents et plus foncièrement heureux : l'intelligence, la vertu, la noble joie qui naît d'une conscience

tranquille sont choses différentes du bien-être matériel, il ne leur ajoute rien et quelquefois il les éloigne. De ce qu'il y eut sous la Gaule romaine une plus forte inten­sité d'allégresse, une diversité plus grande de plaisirs, je doute qu'il en résultât plus de valeur morale : ni l'électri cité, ni l'aviation n'ont donné à notre âme un mérite de plus ; et si nous allons plus vite en taxi qu'à cheval, ce n'est pas vers un but meilleur.

Jullian adresse à l'Empire romain un reproche plus précis. Il l'accuse d'avoir, dans une paix désarmée, énervé les dernières forces vitales de la Gaule au point d'en faire ensuite une proie facile pour les invasions ger­maniques. Rome serait responsable des siècles doulou­reux du haut moyen âge en Gaule et en France. On ne s'empare pas des peuples, sous prétexte de civilisation, pour les abandonner ensuite à une barbarie affreuse dont on a imprudemment suscité les convoitises (1). « L'Em­pire romain sur terre et sur mer a fini par livrer la Gaule aux brigands du dehors. »

Jullian considère d'ailleurs que la civilisation gauloise valait amplement la civilisation latine, et il ne peut s'em­pêcher de crier son mépris aux Gaulois ingrats qui méconnaissent leur noble passé celtique : (2)C'est pour avoir méprisé sa langue que la Gaule finit par effacer les traces de ceux-là même qui avaient fait son nom et sa force, par détruire jusqu'aux vestiges des siècles qu'elle avait vécus. La pratique du latin fit abolir les titres de son passé. A ne plus lire que Virgile, elle n'apprit plus que les choses de Rome et d'Auguste. Nul ne parlait à ses enfants d'Ambigat et de ses druides. Ces noms n'étaient connus que de quelques érudits. L'école, qui est le séminaire des patries, était passée dans la domesticité des vainqueurs. Quand les villes voulaient élever sur leurs places publiques des monuments "aux héros de l'Histoire, elles choisissaient Hercule, Scipion, Pompée ou Romulus. Les Arvernes, qui avaient dans leurs annales les plus grands rois et les plus fiers patriotes de la Gaule, ternirent à plaisir leur antiquité pour y insérer une ascendance troyenne et désavouèrent leurs origines afin de flatter les maîtres du jour. Je ne con­nais pas dans l'Histoire de notre sol de plus triste péripétie que celle de ce peuple renégat de ses pères.

(1). ibid., p. 147.

(2). Ibid., p. 173.

Cette folie ou cette lâcheté universelle, d'où était sorti l'Empire romain, après avoir enlevé à la nation le sens de la liberté, l'entraîna dans le vertige du mensonge et de l'ignorance. L'oubli des aïeux, ce fut pour la patrie une seconde forme de la mort, celle de l'âme après celle du corps. Au poète de tradition latine qu'est M. Pierre de Nolhac, ces malédictions ont semblé suspectes. En des vers superbes de son Testament d'un Latin, M. Pierre de Nolhac a répondu à Camille Jullian avec une perfection de forme et de pensée qui force l'admiration :

Tu dis vrai, Jullian : la Gaule eut ses raisons.

Par l'extrême faveur du sol et des saisons,

Par les dons incessants que lui fait la nature,

La force grandissait en sa fine structure.

Et son peuple vaillant comme tu l'as chanté,

Comme tu peins, montrant dans leur jeune beauté,

Le fleuve qu'est la race et la plante qu'est l'homme,

La Gaule indemne encore de l'atteinte de Rome!

Comme tu fais comprendre, en ces desseins divers,

L'âme de ces aïeux dont tu nous rends si fiers!

Leurs défauts, leurs erreurs n'ôtent rien à leur gloire.

Mais je songe parfois, en lisant ton histoire,

Qu'ayant tenté des pas parmi tant de chemins,

Nous sommes avant tout et malgré tout Romains.

Jamais, Celtes d'Auvergne et des hautes Cévennes,

Le sang du conquérant n'a coloré tes veines;

Jamais, druides d'Armor, vous n'avez incliné

Au pied du proconsul votre front obstiné;

Et le jeune Héros que je vois en silence

Jeter devant César l'épée avec la lance

N'a pas livré le cœur de son peuple vaincu,

Pourtant Rome triomphe et la Gaule a vécu...

Lorsque, serrée aux nœuds de cette étreinte habile,

La vieille nation batailleuse et subtile,

Experte à bien frapper comme à bien discourir,

Voit approcher le sort et l'heure de périr,

Son effort qui se tend pour une lutte encore,

De cette nuit qui vient saura faire une aurore.

Elle comprend pourquoi ses dieux ont succombé,

Et, dédaignant le jour où son glaive est tombé,

Ouvre aux nouveaux venus sa maison toute prête.

Dans les champs de l'esprit s'achève sa conquête :

Rome, apportant son génie et ses lois,

Se rajeunit, renaît dans le pays gaulois;

Le pacte de l'Empire et l'équité des règles

Sont acceptés de tous et règnent sous les aigles;

Sur la route dallée, au pas des légions,

S'acheminent les arts et les religions.

Et, connaissant enfin la discipline humaine,

La cité qui grandit goûte la Paix romaine.

Il y aurait lieu de prouver, et ce ne serait pas facile, que la civilisation et la paix sont toujours du type romain. L'humanité (et déjà l'humanité celtique) doit beaucoup aux Grecs. Il y a aussi un certain Sémite qui dépasse l'humanité... Le druidisme eût accueilli sa doc­trine plus chaleureusement que ne l'a fait la religion gallo-romaine. C'est peut-être à cause de Rome que la Gaule n'a été convertie que tardivement.

Au reste, Vercingétorix eût, mieux que César, amené en Gaule ce développement spirituel des éléments romains de la civilisation. Jullian et M. de Nolhac ont négligé cet aspect du problème. Il n'en existe pas moins.

Vercingétorix a été maintes fois chanté dans les lettres françaises comme il fallait s'y attendre, avec le manque de goût que l'on pouvait prévoir. Que d'Arvernades, que de romans historiques plus ou moins intitulés Le roi des Cents rois, « Récits du temps de César ». Tout n'est pas d'ailleurs négligeable dans cette production. Le drame poignant de la destinée du héros est au moins signalé, même dans les enjolivements fabuleux. Ainsi Mme Riche-net-Bayat, découvrant Alésia en Auvergne (!), et du même coup le tombeau de la femme de Vercingétorix, s'écrie : (1)

Oh quel drame a faire sur la séparation de Migetta et de Vercingétorix dans leur palais de la montagne que quittè­rent pour la dernière fois ces deux victimes de César qui fit crever les yeux au mari sous prétexte qu'il craignait que Vercingétorix s'évadât, et, une fois la femme sans défense, il exigea qu'elle lui fût remise et il la souilla; toutes nos légendes locales nous l'ont dit. Cette malheureuse, condam­née à l'exil, ses biens confisqués, obtint de finir ses jours en recluse sur les lieux où elle avait vu son époux pour la

(1). Découverte d'Alésia en Auvergne, pp. 54-55.

dernière fois. Elle voulut être enterrée à l'endroit même où Vercingétorix se rendit à César, et elle vécut dans le village, dans un petit réduit tenant au camp des licteurs où Ver­cingétorix fut conduit, chargé de chaînes. Cet endroit est encore marqué par une construction ancienne, avec une grille de fer, près de la grand'route nationale. (Quelque part au canton de Veyre Mouton!!!)Moins cocasse, d'une haute inspiration, mais très fan­taisiste, voici la prose poétique de Louis de Lijuron. Une harpe se fait entendre au début du poème : (1)Celtil était le chef des Arvernes. II était fort, il était riche; il était généreux et sa couche était vide; il alla chez les Bel­ges chercher une compagne. Les Belges donnèrent une belle jeune fille à celui dont la barbe était grise. Les Belges mirent la douce main d'Ida dans la main durcie par le frottement de la bride; mais les yeux bleus d'Ida pleurèrent. Ils pleu­raient le soir des fiançailles; ils pleuraient le matin quand les saulaies de l'Escaut disparurent dans la poussière sou­levée par l'étalon arverne; ils pleuraient encore le lendemain et le surlendemain. Alors un papillon se posa sur les lèvres pâlies d'Ida... Depuis que le papillon s'est posé sur ses lèvres, Ida ne pleure plus, et elle va chaque soir écouter une voix sous les mélèzes du Sancy. Depuis neuf mois elle monte chaque soir le sentier bordé de houx. Un soir elle ne redes­cendit pas... Elle était morte sur la mousse et Celtil avait un fils. Le chef trouva l'enfant beau, il le nomma Vercin­gétorix et ,1e confia à Divitiac, le druide savant. Celtil était fort, il était riche, il était roi; mais au lieu d'un manteau de pourpre, les Gaulois lui donnèrent un manteau de flam­mes. Alors celui que les hommes appelaient le fils du traître ne fut plus que le chef du clan des Monts Dore et il grandit, solitaire, dans la grotte du druide savant.Tout simplement.

Quand il fut question d'élever à Clermont-Ferrand une statue de Vercingétorix, ce projet provoqua une éclosion de poèmes mirifiques. Le sénateur Gomot préfaçant

(1). Louis de Lijuron, Vercingétorix, p. 3.

l'un d'eux écrivait : « Vous avez compris que le héros arverne devait être pour la France le symbole de la résistance à l'invasion. Tous les patriotes doivent faire connaître Vercingétorix par ces trois grandes manifestations de la pensée : le vers, l'image, le bronze. » Le bronze faisait allusion à la statue et peut-être aux sous qu'on récoltait pour l'édifier. Ainsi le poème préfacé par le sénateur s'intitulait « grain de sable à l'édifice » voici d'ailleurs comment l'auteur : R. Bassin, cultivateur, aux Poux, par Ennezat (Puy-de-Dôme) magnifiait le héros : Mais Vercingétorix au sein de l’Avernie brillait par sa valeur, son talent, son génie. Au cri de Liberté, poussé par les Gaulois II se lève et soudain accourent à sa voix De courageux soldats, de vaillants capitaines, Qui devraient faire face aux légions romaines. Nommé chef général des forces assemblées, II reçoit le salut, le serment des armées, Prépare ses soldats, stimule leur vaillance. Et leur fait partager toute son espérance.

Vercingétorix a d'ailleurs inspiré des morceaux de bravoure qui cherchaient le comique pour le comique. Le marquis de Bièvre avait composé une tragédie par calembours sur Vercingétorix. C'est une œuvre de jeunesse; et, somme toute, l'auteur a bien mérité que Marie-Antoinette lui dise : « Marquis, combien de fois avez-vous reçu le fouet pendant votre enfance? » II répondit : Infandum regina jubes renovare dolorem (Em. II). Sa pièce sur Vercingétorix se termine par un repas de chair humaine dans Alésia assiégée. Vercingétorix et Critognat se tuent avec leur couteau de table. Sylvie, amante de Convictiolan, frère de Vercingétorix, prononce avant de mourir ces deux vers atroces :

Je vais me retirer dans ma tante où ma nièce Et j'attendrais la mort de la faim de la pièce.

Voilà qui est tout aussi vraisemblable et guère plus gai que le Vercingétorix pour patronage « en trois actes » par les R. R. P. P. Buzeul et Jourand. Le rideau se lève sur la forêt de Gergovie; un dolmen, lieu de rendez-vous des chefs gaulois. César et Labienus conversent et César prend le premier la parole devant le public :

Arrête, car voici le lieu de leur conseil,

Regarde ce dolmen, ce lugubre appareil,

Les chefs gaulois bientôt ici doivent se rendre

A minuit; et je veux les voir et les entendre.

Je veux, Labienus, déjouer leurs projets.

C'est qu'il est très difficile de traiter dignement un tel sujet. Il faut en proscrire un romantisme de pacotille. Il advint assez récemment à un opéra sur Vercingétorix, patronné par un ancien ministre auvergnat, d'exciter plus l'hilarité que les larmes. La musique était pourtant belle. Mais un journal publia des photographies d'acteurs en costume avec cette rubrique féroce : « Vercingétorix tel qu'on se le représente à l'Opéra. »

La pièce de Léon Brunel : Pour la Patrie ou Vercingé­ torix n'était pas mauvaise non plus. La tentative la mieux réussie resterait encore celle d'Henri Martin. En 1865, en son âge mûr, l'historien voulut écrire pour son pays avec l'Histoire générale de la patrie, le drame le plus poignant de cette histoire. Dans son Vercingétorix il confond les deux personnages de « Celtill » et de Vercingétorix. Cette erreur a l'avantage de faire reposer sur Vercingétorix, avec le nom de son père, comme tout le passé national celtique.

On voit apparaître dans cette tragédie Divitiac avec Celtill. L'ambiance druidique et spirituelle, encore que pleine d'artifices, plairait assez à un Maurice Magre. Antoine y évoque l'amitié de Divitiac et de Cicéron :

Oui je sais que clans Rome autrefois Cicéron

Remplit ce bon Gaulois des idées de Platon.

Les fables de la Gaule et celles de la Grèce

Forment en se mêlant un trésor de sagesse.

Voici le dénouement. Il n'atteint certainement pas à l'inspiration shakespearienne qu'il faudrait; mais, même mêlée de légende intempestive, l'évocation suprême y est tentée. Elle est digne d'émouvoir :

celtil

César ne vous haït point et son ambition

A pour loi l'intérêt et non la passion.

Sans haine et sans amour César tue ou pardonne.

Il ne liait qu'un seul homme et son cœur ne résonne

Qu'au retentissement d'un seul nom — c'est celui

De l'homme devant qui son aigle un jour a fui;

Pour le tenir vivant au gré de sa colère,

César épargnera la Gaule tout entière.

(Entre Klévor suivi d'un centurion.)

Eh bien?

KLEVOR

César accepte. Il attend!

celtil

Vos enfants

Ne seront pas traînés dans de honteux encans :

Des aïeux dans mes mains se brise la bannière :

Gardez leur souvenir, leur foyer et leur terre.

LÉNORE

A jamais sois béni!

CELTIL

Mon peuple. (La foule se presse autour de lui.)

UN GUERRIER BLESSÉ

Que dit-il?

CELTIL

Adieu, mon peuple, adieu, souviens-toi de Celtil.

 

lénore, élevant son enfant vers Celtil. Regarde et souviens-toi.

LE GUERRIER

Vers lui tout mon sang crie.

DIVITIAC

Voyez planer sur lui l'âme de la patrie.

LE PEUPLE

Adieu.

LÉNORE

Quel feu du ciel brille dans son regard. O Vercingétorix, où vas-tu?

CELTIL

Chez César. (Il étend les mains sur le peuple agenouillé et s'éloigne.)

dates approximatives (avant J.-C.)

 

TABLEAU SYNOPTIQUE

 

Entre 90 et 80

 

Naissance de Vercingétorix ; puis enfance de Ver cingétorix en Arvernie.

 

58-53

 

Vercingétorix dans l'armée romaine.

 

Décembre 53

 

Révolte de Vercingétorix en Arvernie.

 

Janvier 52

 

Vercingétorix est placé à la tête de la révolte d'un certain nombre de tribus.

 

Février 52

 

Vercingétorix arrête le raid de César contre l'Arvernie.

 

Mars 52

 

Vercingétorix lutte contre César entre Montargis et Bourges.

 

Avril 52

 

Défense et chute d'Avaricum (Bourges).

 

Juin -juillet 52

 

Vercingétorix repousse César devant Gergovie.

 

Août 52

 

Vercingétorix est placé par l'assemblée de Bibracte à la tête de la Gaule unifiée.

 

Septembre 52

 

Vercingétorix voulant écraser l'armée romaine en fuite est battu par la cavalerie auxiliaire des Germains. Il se réfugie à Alésia.

 

Novembre 52

 

Chute d' Alésia malgré l'intervention d'une armée de secours.

 

Juin 46

 

A la fin du triomphe de César à Rome, Vercingétorix est mis à mort après avoir enduré une captivité de six ans.

 

BIBLIOGRAPHIE

I. — SOURCES

En premier lieu : césar, Commentarii de Bello Gallico, en sept livres, en particulier le livre VII. Le huitième livre ajouté par Hirtius n'est pas non plus sans intérêt pour l'étude de Vercingétorix.

En second lieu : plutarque, Vie de Jules César, contient quelques allusions.

Plus intéressant pour l'histoire générale de la guerre des Gaules : cicécon, Epistulœ ad Atticum, I, 19-20; IV, 14-19; Epistulœ ad familiares, VII, 5-18; Epistulœ ad q. fratrem, II, 11-14; III, 1, 3, 8-9; 0 ratio pro M. Fonteio.

Accessoirement, en grec : polyen et dion cassius; en latin : suétone, Frontin, florus et vellelus paterculus.

II. — PERIODIQUES

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m. — TRAVAUX DE CAMILLE JULLIAN

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Mais parmi tous ces travaux de Camille Jullian, celui qui intéresse le plus l'histoire de Vercingétorix est évidemment son Vercingétorix, 1er et 2ème éditions, Paris, 1902, ouvrage qui a mérité de devenir classique.

Il peut être intéressant de signaler que Camille Jullian s'est intel­ligemment servi du livre d'IMBERDIS, L'Auvergne depuis l'époque gallique... (1863). Bien que des textes de César soient souvent à la base des deux textes parallèles d'Imberdis et de Jullian, on cons­tatera par maintes expressions significatives que Jullian ne relève pas directement de César en un certain nombre de points.

IV. — OUVRAGES DIVERS

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N.-B. — Pour supplément d'informations bibliographiques concer­nant les nouvelles querelles à propos du site de Gergovie, consulter : Bulletin historique et scientifique de l'Auvergne, 1934, n° 483,

pp. 50, 57, 59.

 

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