Traduction de Guéroult, revue par M. Gréard- 1868-

LIVRE QUATRIEME

Seconde action

DES STATUES

I. Je viens maintenant à ce que Verrès appellent son goût, ses amis disent sa maladie, sa folie, les Siciliens, son brigandage. Pour moi, je ne sais de quel terme me servir. J e vais exposer la chose, c'est à vous, juges de l'apprécier sans vous embarrasser du mot. Commencez par en prendre une idée générale, peut-être alors ne vous sera-t-il pas difficile de trouver le mot. Je nie que dans la Sicile entière, dans cette province si riche, si ancienne, où se trouvaient tant de villes, tant de maisons si opulentes, il y ait eu un vase d'argent, un vase de Corinthe ou , de Délos, une pierre précieuse, une perle, un ouvrage en or ou en ivoire, une statue d'airain, de marbre ou d'ivoire, je nie qu'il y ait eu un seul tableau, une seule tapisserie que Verres n'ait recherché, qu'il n'ait examiné et, quand l'objet lui a plu, qu'il n'ait enlevé. La déclaration, juges, vous paraît forte, veuillez de plus cependant en bien peser les termes. Ce n'est point pour le plaisir de parler, ni pour exagérer l'accusation, que je résume ainsi les choses. Quand je dis qu'il n'a rien laissé de tout cela dans aucun coin de la province, sachez que j'énonce simplement un fait en langage vulgaire, je ne parle pas en accusateur Je vais m'expliquer plus nettement encore. J'affirme que Verrès n'a rien laissé dans les maisons des particuliers, ni dans les villes, rien dans les lieux publics, ni dans les temples, rien chez les Siciliens, ni chez les citoyens romains, en un mot, rien de ce qui a pu, dans toute la Sicile, frapper ses regards, ou exciter ses désirs, propriété particulière ou publique, profane ou sacrée. Par où puis-je mieux commencer que par cette ville qui fut toujours, par excellence, l'objet de votre prédilection, Verrès ? Ai-je mieux à choisir que vos propres panégyristes? On conce­vra plus aisément de quelle manière vous avez traité ceux qui vous haïssent, qui vous accusent, qui vous poursuivent, lors­qu'on verra que, chez vos chers Mamertins, vous avez commis les plus horribles brigandages.

II C. Heius est, de tous les Mamertins, le plus riche en raretés de tout genre, quiconque a vu Messine me l'accordera volontiers. Sa maison est la première de la ville, ou du moins la plus connue, et il n'y en a point qui soit plus généreusement ouverte, plus hospitalière à nos concitoyens. Cette maison, avant l'arrivée de Verrès, était si riche, qu'elle était la richesse même de la ville car, si Messine est remarquable par sa situation, par ses remparts et par son port, elle est d'ailleurs absolument pauvre et dépourvue des objets qui ont tant de charmes pour Verrès. Heius avait dans l'intérieur de sa maison un oratoire décoré avec magnificence, d'une très grande antiquité, il lui venait de ses ancêtres. On y remarquait quatre belles sta­tues d'un travail exquis, d'une grande distinction, et vrai­ment faites pour charmer, je ne dis pas seulement un amateur, un fin connaisseur comme Verrès, mais le premier venu, des ignorants comme nous car c'est ainsi qu'il nous appelle. L'une représentait un Cupidon de marbre, ouvrage de Praxitèle car, en faisant mon enquête, j'ai appris jusqu'aux noms des artistes.C 'est le même artiste, si je ne trompe, à qui l'on doit cet autre Cupidon qui attire tant de curieux à Thespies, la seule chose qui puisse y appeler les étrangers, aussi, lorsque L. Mummius en enleva les Thespiades que nous voyons près du temple de la Félicité, ainsi que d'autres monuments profanes, ne toucha-t-il point à ce Cupidon de marbre, parce qu'il était consacré.

III. Pour revenir à l'oratoire d'Heius, il s'y trouvait donc un Cupidon en marbre. Vis-à-vis était un Hercule en bronze, d'un travail admirable. On l'attribuait, je crois à Myron, oui, je ne me trompe pas, à Myron . Deux petits autels dressés devant ces
divinités annonçaient assez la sainteté du lieu. Les deux autres statues étaient en airain et d'une grandeur médiocre, il est vrai,
mais d'une beauté parfaite. A leurs traits, à leur costume, on reconnaissait des vierges, portant sur leurs têtes, les bras rélevés, à la manière des jeunes Athéniennes, des corbeilles sacréés. On les appelait Canéphores. Mais l'artiste, quel était donc son nom? Son nom? Ah ! merci, vous avez raison, c'était, dit-on, Polyclète. Dès qu'un de nos concitoyens arrivait à Messine, il allait voir ces chefs-d'œuvre. L'oratoire était en tout temps ouvert aux curieux et la maison d'Heius ne faisait pas moins d'honneur à la ville qu'au propriétaire. C. Claudius, dont l'édilité fut, comme on sait, marquée par tant de magnificence, emprunta ce Cupidon pour tout le temps que le forum resta décoré par ses soins en l'honneur des dieux immortels et du peuple romain. Hôte des Heius, patron des Mamértins, s'il les trouva disposés à lui prêter ce chef-d'oeuvre ne se montra pas moins exact à le leur reporter. Naguère, juges, nous avons vu des magistrats également distingués par leur naissance, que dis-je naguère? tout récemment, hier encore, nous les avons vus décorer le forum et les basiliques, non pas avec les dépouilles des provinces et les vols des concussionnaires, mais avec des ornements confiés par des amis, prêtés par des hôtes et ces statues, ces ornements précieux, ils les ont rendus fidèlement à leurs propriétaires. Ce n'est pas eux qui, après avoir, sous le prétexte de leur édilité, enlevé ces objets aux villes alliées pour quatre jours, les faisaient transporter dans leurs palais et dans leurs maisons de campagne. Eh !bien, Verrès a tout enlevé de l'oratoire d'Heius. Oui, juges, je le répète, il n'a rien laissé, rien qu'une vieille figure en bois, qui représentait, je crois, la Bonne Fortune. Sans doute il dédaigna de l'avoir chez lui.

IV. 0 justice des dieux et des hommes ! est-ce chose possible? quelle cause monstrueuse ! quelle impudence! Ces statues, avant le jour où vous les ayez enlevées, il n'est aucun de nos commandants venus à Messine qui n'est voulu les voir, parmi tant de préteurs, de consuls envoyés en Sicile , et pendant, la paix, et pendant la guerre, hommes de toute espèce de caractères, je ne parle point de ceux qui furent intègres, désintéressés, scrupuleux mais des plus cupides, des moins honnêtes, des plus audacieux, aucun ne s'est senti assez hardi, assez puissant, assez fort de sa noblesse pour oser demander, enlever ou toucher rien de ce que renfermait cet oratoire. Et Verrès emportera tout ce qu'il y a de beau, en quelque lieu qu'il le trouve ! Nul autre que lui n'en aura désormais la possession, et tant de maisons, opulentes iront s'engloutir dans la maison de cet homme ! Ainsi tous ses prédécesseurs n'avaient épargné tant, de ces chefs-d'œuvre pour qu'il s'en emparât ! Ainsi C. Claudius Pulcher ne les avait rendus que pour que C. Verres put les emporter ! Mais ce Cupidon ne demandai, pas à partager l'infâme demeure d'un débauché, ni à être envoyé dans une école de prostitution, il se trouvait bien dans cet oratoire héréditaire, il savait qu'Heius l'avait reçu de ses ancêtres parmi les objets sacrés dépendant de leur succession, il n'était point jaloux d'appartenir à l'héritier d'une courtisane. Mais pourquoi cette sortie véhémente ? D'un seul mot, Verrès va me confondre. J'ai acheté, dit-il. Dieux immortels! l'admi­rable, moyen de défense ! un marchand avec le pouvoir militaire et les faisceaux, voilà donc que nous avons envoyé dans une de nos provinces, pour que des statues , tableaux, argent, or, ivoire, perles, il achetât tout, et ne laissât rien à personne ! Car, je le vois, à toutes mes attaques il va opposer cette défense « j'ai acheté.» Mais, d'abord, quand, pour vous satisfaire, je conviendrais que vous ayez acheté, puisque, sur ce point, c'est la seule défense que vous prétendiez invoquer, je vous 1e demande, quelle idée avez-vous donc des tribunaux, de Rome, pour vous imaginer qu'on souffrirait impunément qu'un préteur, un général ait acheté tant d'objets si précieux, que dis-je, tout ce qui pouvait avoir quelque prix,, dans toute l'étendue de sa province ? .

V. Admirez, juges, la sollicitude de nos ancêtres qui, bien qu'ils fussent loin de soupçonner de pareils excès, prévoyaient néanmoins jusqu'aux moindres abus. Ils n'imaginaient pas qu'aucun Romain envoyé dans une province, comme préteur ou comme lieutenant, fût assez déraisonnable pour y acheter de l'argenterie, l'État en fournissait, des meubles, les lois y avaient pourvu mais un esclave, la chose leur parut possible, il n'y a personne qui n'en ait besoin, et l'État n'en fournit point. Ils décrétèrent donc que nul n'achèterait d'esclave qu'en remplace­ment d'un esclave mort. Mort à Rome ? point du tout, sur le lieu même car leur intention n'était pas qu'un préteur s'occupât de monter sa maison dans sa province, mais seulement qu'il y pût réparer la perte de tout ce qui était d'un usage indispensable. Et pourquoi tant de précautions en vue de nous empêcher de rien acheter dans les provinces? Juges, en voici la raison, c'est qu'ils pensaient qu'il y a extorsion, et non point achat, toutes les fois que le vendeur n'est pas libre de vendre à son gré, ils sentaient que, si, dans les provinces, un homme, revêtu à la fois de l'autorité militaire et civile, avait la fantaisie d'acheter tout ce qu'il verrait chez ses administrés, et qu'il en eût le droit, il arriverait que chaque magistrat enlèverait tout ce qui serait à sa convenance, fut-ce à vendre ou non, et cela au prix qu'il vou­drait. On me dira : ne traitez pas Verrès avec cette rigueur, ne jugez pas sa conduite d'après les principes sévères de nos aïeux, passez-lui ses achats, pourvu qu'il ait acheté de bonne foi, qu'il n'y ait eu de sa part ni abus de pouvoir, ni violence, ni injustice. Eh bien, j'y consens. Si Heius a voulu vendre quel­ques-unes des statues dont je parle, s'il les a vendues au prix qu'il les estimait, je ne demande plus pourquoi vous avez acheté.

VI. Qu'avons-nous donc à faire? est-il ici besoin d'argumenter longuement il s'agit simplement d'examiner, je crois, si Heius avait des dettes ? s'il a fait une vente à l'enchère, et dans ce cas, s'il se trouvait tellement dépourvu, tellement, gêné, serré, qu'il en fût réduit à dépouiller son oratoire, à vendre les dieux de ses pères. Or, je vois qu'il n'a point fait de vente à l'encan, qu'il n'a jamais vendu que les produits de ses terres, qu'il n'a point et n'a jamais eu de dettes, que dis-je? qu'il a toujours eu et qu'il a encore beaucoup d'argent comptant. Mais enfin sa situation eût-elle été toute différente, il n'aurait point vendu, certes, des ob­jets qui étaient, depuis tant d'années, dans sa maison et dans l'o­ratoire de ses ancêtres. Mais il a été séduit par la somme... Est-il vraisemblable qu'un homme aussi riche, aussi honorable, ait sacrifié sa religion et l'héritage de ses pères pour de l'argent? Fort bien, mais quelquefois on se laisse entraî­ner bien loin de ses principes par l'importance de la somme. Voyons donc quelle est cette somme qui a pu déterminer le désin­téressé, l'opulent Heius, à oublier ce qu'il devait à son honneur, à sa famille, à sa religion. Voici, je crois, ce que, par votre ordre, il a porté sur son livre de compte : Toutes ces statues de Praxitèle, de Myron, de Polyclète, ont été vendues à Verres mille cinq cent sesterces. Oui, lisez les registres d'Heius. Registres d'Heius. J'aime à voir ces fameux artistes que les connaisseurs élèvent jusqu'au, ciel, ramenés à terre par l'estimation de Verres, et faire une telle chute. Un Cupidon de Praxitèle, seize cents sesterces ! Assurément c'est delà qu'est venu ce proverbe : J'aime mieux acheter que demander.

VII On va me dire : vous mettez à bien haut prix toutes ces futilités? Je ne prends ici, pour base de mon estimation, ni l'idée que j'en ai, ni l'usage que j'en puis faire. Mais je crois, juges, que vous, devez priser ces objets en raison de la va­leur qu'y attachent ceux qui en sont curieux, en raison de ce qu'on les paye communément, de ce qu'on les payerait dans une vente publique et libre, en raison enfin de ce qu'ils valent aux yeux de Verres. Jamais assurément, s'il n'eût estimé ce Cupidon que quatre cents deniers, il ne se serait exposé, pour une semblable bagatelle, aux propos du public et à de si honteux reproches. Qui de vous ignore à quel prix montent les objets de ce genre? N'avons-nous pas vu dans une enchère vendre une statue d'ai­rain de moyenne grandeur, cent vingt mille sesterces? Si je voulais nommer les personnes qui en ont payées, et ce même prix et plus cher encore, la chose ne serait-elle pas facile? Ce sont des objets dont le prix se mesure au désir de les avoir, le prix n'a point de bornes, quand la passion n'en a pas. Il est donc évident que ce n'est ni une fantaisie, ni un embarras d'affaires, ni la grandeur de la somme qui ont pu déterminer Heius à vendre ses statues, il est évident que, dans cet achat simulé, vous avez employé la force, les menaces, le pouvoir et les faisceaux, pour enlever, pour arracher, ces chefs-d'œuvre à un homme que le peuple romain avait, comme le reste de nos alliés, je ne dis pas seulement soumis à votre autorité, mais con­fié à votre protection. Que me resterait-il à souhaiter, juges, si vous pouviez entendre le fait que je dénonce, confirmé par Heius lui-même! Rien, sans doute mais il ne faut pas demander l'impossible. Heius est de Messine. Messine est la seule ville qui ait envoyé une députation pour faire l'éloge de Verres. Abhorré du reste des Siciliens, il n'a pour amis que les Mamertins. La députation, chargée de faire son apologie, a pour chef Heius, comme le plus considérable de la cité. Chargé d'une mission publique, il ne saurait que garder le silence sur des injures personnelles. Toutes ces circonstances, juges, étaient par moi connues, ap­préciées, je m'en suis rapporté cependant à la bonne foi d'Heius. Je l'ai fait comparaître dans la première action, et quel risque pouvais-je courir? Qu'aurait pu répondre Heius, en supposant qu'il eût manqué de probité et démenti son caractère? Que ces statues étaient chez lui, et non chez Verres? Pouvait-il rien avancer de semblable? Fût-il le plus vil des hommes, le plus impudent des menteurs, tout ce qu'il aurait, pu dire, c'était qu'il les avait mises en vente, et qu'il en avait retiré le prix qu'il voulait. Mais cet homme qui tient par sa naissance le premier rang parmi ses concitoyens, qui d'ailleurs est jaloux de vous donner une idée avantageuse de son honneur et de sa probité, a commencé par déclarer qu'il louait Verres au nom de sa ville, parce que tel était l'objet de sa mission puis il a ajouté que ses statues n'avaient point été à vendre, et que s'il avait été maître de les garder, nulle offre n'aurait, pu le déterminer à se dessaisir des objets que ses ancêtres lui avaient transmis et légués avec l'oratoire.

VIII. Que faites-vous sur ce banc, Verres? qu'attendez-vous? direz-vous que Centorbe, Catane, Enna, Halése, Tyndare, Agyrone, en un mot, toutes les villes de la Sicile, se sont coalisées pour vous perdre, pour vous accabler? Voilà votre seconde patrie, car c'est ainsi que vous appelez Messine, la voilà qui vous attaque à son tour, oui, dis-je, votre chère Messine, la complice de vos crimes, la confidente de vos débauches, la receleuse de vos rapines et de vos larcins. Vous voyez ici le plus considéré de ses habitants, le député envoyé pour ce procès, le chef de ceux qui doivent faire votre apologie, il vous loue au nom de sa ville, parce qu'il en a reçu la mission et l'ordre exprès, et cependant, lorsqu'il fut interrogé au sujet du Cybée, vous ne l'avez pas oublié, juges, sa réponse fut que ce navire avait été construit dans les chantiers de la ville, aux frais de la ville, sous les ordres d'un sénateur chargé par la ville d'en surveiller la construction, aujour­d'hui, comme particulier, il a recours à votre justice, il implore la loi qui protège les propriétés publiques et particulières des alliés et bien qu'elle ait pour objet toutes les sortes de restitutions, il déclare ne point réclamer l'argent qui lui a été volé, ce n'est point cette perte qu'il regrette, les objets du culte de ses ancêtres, voilà ce qu'il revendique, les pénates héréditaires de sa famille, voilà, Verres, ce qu'il vous redemande. Quoi! il ne vous reste donc ni pudeur, ni conscience, ni senti­ment de crainte ? Tous avez logé dans la maison d'Heius, à Messine, vous l'avez vu offrir presque tous les jours, dans son oratoire, de pieux hommages aux dieux de sa famille. Encore une fois, il est peu sensible à la perte de son argent, il ne redemande point ce qui n'était que pour la décoration. Gardez les Canéphores, mais rendez les images des Dieux. Et parce qu'il a parlé, parce qu'un allié, un ami du peuple romain a profité de l'occasion pour vous faire entendre avec modération une plainte légitime, parce qu'il s'est montré fidèle, à sa conscience, et en redemandant les dieux de ses pères, et en respectant dans sa déposition la foi du serment, sachez, juges, qu'un des membres de la députation, le même qui avait été chargé par la ville de présider à la con­struction du vaisseau, a été renvoyé par Verrès à Messine, pour engager le sénat à flétrir Heius par un décret.

IX. Homme insensé! que vous êtes-vous flatté d'obtenir? Ignoriez-vous l'estime, et le respect qu'avaient pour lui ses con­citoyens? Mais je suppose qu'on eût souscrit à votre demande, je suppose que les Mamertins eussent prononcé contre Heius une peine infamante, de quel poids, dites-moi, seraient les éloges décernés par des hommes capables de punir un témoin pour avoir dit la vérité ! Et d'ailleurs que signifie une apologie, lors­qu'on ne peut interroger l'apologiste, sans qu'il devienne ac cusateur? Quoi donc! tous vos apologistes ne sont-ils pas mes témoins ? Heius en est un, il vous a porté le coup le plus terrible, je ferai comparaître les autres tairont volontiers, sans doute, tout ce qu'ils pourront mais ils avoueront, en dépit d'eux-mêmes, ce qu'il est impossible de dissimuler. Nieront-ils par exemple, qu'un gros bâtiment de transport ait été construit pour Verres à Messine? Qu'ils le nient, s'ils l'osent ! N ieront-ils qu'un sénateur de Messine ait présidé à la construction de ce vaisseau au nom de la ville? Plût aux dieux qu'ils pussent le nier! Et j'ai d'autres questions, encore que je réserve pour le moment même, afin qu'ils n'aient pas le loisir de préparer et de concerter leur parjure. Au surplus, je consens que cet éloge vous soit compté. Faites-vous un appui du suffrage d'une ville à qui l'honneur défendrait de venir a votre aide, si elle le pouvait, et qui ne le pourrait pas, quand même elle le voudrait de. Ces Mamertins, dont un si grand nombre ont personnellement essuyé de votre part tant d'injustices et d'outrages, et qui voient dans leurs murs tant de familles à jamais déshonorées par vos débauches et par vos violences. Vous avez, dites-vous, rendu des services à leur cité. Oui, mais, au détriment de la république et du reste de la province. Les Mamertins étaient tenus de vendre au peuple romain soixante mille boisseaux de froment, et ils l'avaient toujours fait. Seul vous les avez déchargés de cette redevance. Par là, la république s'est trouvée lésée car c'était une atteinte portée à ses droits de souveraineté sur une ville, par là, les Siciliens ont souffert un dommage, puisque, cette fourniture de grains n'a pas été retranchée du total dont ils sont redevables, mais, déversée sur deux villes franches, Halèse et Centorbe, que vous avez, ainsi, Verrès, taxées l'une et l'autre au-dessus de leurs moyens. Vous deviez exiger des Mamertins un vaisseau, suivant les termes de leur traité, vous les avez exemptés de cette re­devance durant, les trois années de votre magistrature. Pendant tout ce temps-là, vous ne leur avez pas non plus demandé un seul soldat. Vous avez fait comme les pirates : ennemis communs de toutes les nations, ils ne laissent pas cependant de se choisir quelques amis qu'ils épargnent, qu'ils enrichissent même d'une part de leur butin, donnant la préférence aux places dont la situation favorise leurs desseins, et où leurs vaisseaux sont souvent dans le cas et même dans la nécessité de relâcher.

X. Cette Phraselis, que prit P.Servilius, n'était pas, dans l'origine, un repaire de Ciliciens et de pirates, une colonie de Lyciens, peuple sorti de la Grèce, était venue s'y établir. Mais telle est sa position sur un promontoire qui s'avance dans la mer, que les corsaires de Cilicie, au sortir de leurs ports comme au retour de leurs courses, se trouvaient souvent contraints d'y aborder. En conséquence, ils se l'attachèrent, d'abord par des intérêts de commerce, et bientôt par un pacte d'alliance. Messine, avant l'arrivée de Verrès, ne méritait aucun approche, elle était même l'ennemie des malhonnêtes gens . Ce fut elle qui arrêta les équipages de C. Caton, un consul, il était cependant l'un de nos concitoyens les plus illustres et les plus puissants, mais son titre de consulaire n'empêcha point sa condamnation. Oui, Caïus Caton, le petit-fils de deux grands hommes, de Paul-Émile et de Caton le Censeur,le neveu, par sa mère, de Scipion l'Africain, fut condamné, les tribunaux, et alors ils étaient sévères, prononcèrent contre lui une amende de dix-huit mille sesterces. Voilà pourtant l'homme contre lequel les Mamertins firent éclater leur colère, eux qui tant de fois ont dépensé, pour un seul repas offert à Timarchide, beaucoup plus que ne purent valoir les condamnations prononcées contre Caton ! Eh bien, Messine est devenue, pour ce détestable brigand, pour ce corsaire sicilien, une autre Phaselis, c'est là que toutes les dépouilles de la province étaient transportées et mises en dépôt. Tout ce qu'il avait intérêt à dérober aux recherches était recelé par les habitants de Messine et caché à tous les regards. Par eux il embarquait sans bruit tout ce qu'il voulait, et le faisait expor­ter furtivement. C'est chez eux enfin que cet immense vaisseau, destiné à envoyer en Italie toutes ses rapines, a été construit et équipée. Pour tous ces bons offices, il les a tenus quittes de contributions, de corvées, de service militaire, en un mot, de toute charge publique, pendant trois ans, ils ont été les seuls, je ne dis pas dans la Sicile , mais, si je ne me trompe, dans le monde entier, à cette époque, qui se soient vus dispensés, affranchis, libres de toute contribution, de toute contrainte, de toute redevance. Aussi est-ce à Messine que furent instituées ces fameuses Verrae, c'est là aussi qu'eut lieu ce festin où Verrès se fit amener de force Sextus Cominius, où il lui lança une coupe à la tête, où, le serrant, à la gorge, il le fit jeter hors de la salle, mettre aux fers, et enfermer dans un noir cachot, c'est là aussi que fut dressée cette croix où, sous les yeux étonnés de mille spectateurs, il attacha un citoyen romain, cette croix qu'il n'eût jamais osé planter qu'au milieu d'une population associée à tous ses crimes, à tous ses brigandages.

XI. Et c'est pour parler en apologistes que vous osez vous présenter ici, Mamertins ! A quel titre? Au nom du crédit dont vous devez jouir auprès du sénat ou de celui que vous devez avoir auprès du peuple romain? Est-il une ville, je ne dis pas seulement dans nos provinces, mais chez les nations les plus lointaines, quelque puissante, quelque libre, ou, si vous voulez, quelque peu civilisée, quelque barbare qu'elle soit, est-il un seul, roi qui ne s'empresse de recevoir un sénateur du peuple romain, et de lui offrir l'hospitalité? Cet hommage, ce n'est pas à l'individu qu'ils le rendent, c'est d'abord au peuple romain, à qui nous devons ce haut rang, c'est ensuite à la dignité de l'ordre sénatorial car si cet illustre corps cessait d'imposer le respect à nos alliés et aux nations étrangères, que deviendraient la considération et la majesté de notre empire? Les Mamertins ne m'ont fait à moi aucune espèce d'in­vitation publique, quand je dis à moi, peu importe, mais j'étais sénateur du peuple romain, ne pas m'inviter, n'était-ce pas refuser le tribut d'une déférence légitime, non pas à un individu, mais au premier ordre de l'État? car, pour ce qui est de M. Tullius personnellement, il pouvait disposer de l'opulente et vaste maison de Cn. Pompeius Basiliscus, où, alors même que vous l'auriez invité, il serait descendu. J'avais encore la maison des Parcennius, qui portent aussi le nom de Pompée, maison très honorable, où Lucius, mon frère, trouva des hôtes si empressés à le recevoir. Mais il n'a pas tenu à vous, Mamer­tins, qu'un sénateur du peuple romain n'ait point trouvé d'asile dans vos murs, qu'il ait passé la nuit au milieu de la place publique, jamais, avant vous, aucune ville n'avait tenu une semblable conduite. Mais, me dites-vous, vous vouliez traduire notre ami devant les tribunaux. Et quoi! ce que je puis faire comme individu vous fournira-t-il prétexte pour manquer aux égards dus à un sénateur? Il sera temps pour nous, juges, de nous plaindre de cet affront, si jamais il est question de vous, Mamertins, dans cette assemblée auguste, qui ne s'est encore vue méprisée que par vous. Mais, pour ne parler ici que du peuple romain, de quel front avez-vous osé vous présenter devant lui ? Avez-vous auparavant arraché cette croix encore dégouttante du sang d'un citoyen romain, cette croix plantée près de votre port, à l'entrée de votre ville? L'avez-vous précipitée dans les abîmes de la mer? Avez-vous purifié cette place, avant de venir à Rome et de paraître devant cette assemblée? Oui, c'est à Messine, dans un pays allié de Rome, en paix avec elle, que s 'est élevé c e monument de la cruauté de Verrès. Avait-il donc choisi votre ville pour que tous ceux qui arriveraient d'Italie vissent l'instrument du supplice d'un citoyen romain, avant même qu'un ami du peuple romain pût s'offrir à leurs regards ? Cette croix, vous l'étalez aux yeux des habitants de Rhége, dont vous enviez le droit de cité qu'ils tiennent de nous, vous la montrez aussi aux citoyens romains établis parmi vous, afin qu'ils appren­nent à n'être plus si fiers de leurs privilèges, et à vous dédaigner moins, en voyant les droits des citoyens immolés sur un in­fâme gibet !

XII. Je reviens aux statues que vous avez, dites-vous, ache­tées. Et ces tapis, si connus dans toute la Sicile sous le nom d'Attaliques, avez-vous oublié de les acheter à ce même Heius? Vous pouviez les acheter tout comme les statues où donc est cet article? Sans doute, vous avez voulu épargner des écritures? Mais non, juges, dans son imprévoyance, il ne s'est pas avisé de ce soin, il a pensé qu'on s'apercevrait moins du vol d'un garde-meuble que de la spoliation d'un oratoire. Et comment
s'y est-il pris pour enlever ces tapisseries ? Je ne puis vous donner la dessus des renseignements plus positifs que ceux que vous a donnée Heius lui-même. Lorsque je lui demandai si quelque autre partie de son mobilier n'étaient pas tombée dans les mains de Verrès, il me répondit que Verrès lui avait fait dire de lui envoyer ses tapisseries à Agrigente. Je lui demandai s'il les avait envoyées, il répondit que, naturellement, docile à l'ordre du préteur, il les avait envoyées. Je le priai de me dire si elles
étaient arrivées à Agrigente. Il dit qu'elles y étaient arrivées. Je lui demandai enfin si elles étaient revenues chez lui. Pas
encore, répliqua-t-il. Cette réponse fit rire le peuple, et excita parmi vous un murmure général. Comment ne vous est-il pas venu dans l'esprit, Verrès, d'en­gager Heius à écrire sur son livre de comptes qu'il vous les avait vendues six mille cinq cents sesterces ? Avez-vous craint de vous endetter en payant six mille cinq cents sesterces ce que vous auriez pu revendre deux cent mille? Croyez-moi, la chose en va­lait la peine, vous auriez d'ailleurs ainsi un moyen de dé­fense, personne ne songerait à vous chicaner sur la valeur de ces objets, si seulement vous pouviez prouver que vous en avez fait l'achat, votre conduite serait pleinement justifiée à tous les yeux mais aujourd'hui, le moyen de vous tirer de ces tapis­series? Et ces colliers d'un travail admirable que l'on dit avoir appartenus au roi Hiéron, et dont Philarque, ce riche et noble citoyen de Centorbe, était possesseur, les lui avez-vous enlevés, ou bien vous les a-t-il vendus ? Pendant mon séjour en Sicile, voici ce que j'ai entendu raconter à Centorbe et dans toute laprovince car la chose n'était rien moins qu'un mystère. Tout le monde disait, qu'à Centorbe, vous aviez volé les colliers de Philarque, comme à Palerme, ceux d'Ariste, qui n'étaient pas moins précieux, comme à Tyndaris, ceux de Cratippe. Et, en effet, si Philarque, vous les eût vendus, vous ne vous seriez pas engagé à les resti­tuer au moment où vous fûtes traduit en justice mais depuis, ayant vu que le vol était connu, vous fîtes réflexion que si vous les rendiez, vous en auriez d'autant moins, et que le fait n'en serait pas moins, constant. En conséquence, vous vous êtes abstenu de les rendre. Philarque a déclaré dans sa déposition que sachant votre maladie, comme vos amis l'appellent, il s'était décidé à vous donner le change au sujet de ces colliers, que mandé par vous, il avait répondu qu'il ne les avait pas, qu'effectivement il les avait mis en dépôt chez un tiers, pour que vous ne les trouvassiez point mais que, grâce à votre sagacité, vous pûtes les voir là où ils étaient en dépôt, par l'indiscrétion du dépositaire lui-même;, qu'alors, se trouant pris, il lui fut impossible de nier et que les colliers lui furent enlevés malgré lui et sans la moindre indemnité.

XIII. Mais comment Verrès parvenait-il à faire toutes ces découvertes? Il n'est pas indifférent de vous le faire connaître, juges. II y avait à Cibyre deux frères nommés Tlépolème et Hiéron, l'un, je crois, modeleur en cire, et l'autre peintre, tous deux, si je ne me trompe, soupçonnés par leurs concitoyens d'avoir pillé le temple d'Apollon, et qui, craignant la rigueur des tribunaux et des lois, s'étaient enfui de leur pays. Ils avaient été à même de connaître la passion de Verrès pour les ouvrages de leur art, dans un voyage qu'il avait fait à Cybire avec de fausses obligations, ainsi que des témoins vous l'ont appris, c'est là qu'ils trouvèrent asile auprès de lui. Depuis ce temps, il les a toujours eus à sa suite, et dans tous les brigandages qui signa­lèrent sa lieutenance, leur active industrie et leurs avis lui furent d'une grande utilité. Ce sont eux dont il est question sur les registres de Q. Tadius, lorsqu'il dit avoir, par son ordre, donné tant à des peintres grecs. Les connaissant à fond, pour avoir mis sou­vent leurs talents à l'épreuve, il les emmena avec lui en Si­ cile, à peine y furent-ils arrivés, bons dieux! on les eut pris pour deux limiers, toujours ils étaient à la piste, rien ne leur échappait, rien ne pouvait les mettre en défaut, menaces, pro­messes, esclaves, enfants, amis, ennemis, tout moyen leur était bon pour arriver à quelque découverte. Un objet leur plaisait-il, il fallait s'en dessaisir et ceux dont Verrès demandait à voir l'argenterie ne formaient qu'un vœu, c'était qu'Hiéron et Tlépolème ne la trouvassent pas de leur goût.

XIV. Le fait que je vais vous citer, juges, est, j'en fais ser­ment, de la plus exacte vérité. C'est, je m'en souviens, Pamphile de Lylibée, mon hôte et mon ami, qui me l'a raconté. Verrès lui ayant pris d'autorité une aiguière, ouvrage de Boëthus, d'un très beau travail et d'un poids considérable, il était rentré chez lui fort triste et fort troublé de la perte d'un vase si précieux, qui lui venait de son père et de ses ancêtres, et dont il avait cou­tume de se servir aux jours de fête, ainsi que pour célébrer l'ar­rivée de ses hôtes. J'étais, dit-il, assis chez moi, et livré à mon chagrin, tout à coup entre un esclave de Vénus, il me commande de porter sans délai au préteur mes vases ciselés. Ce fut un coup de foudre, j'en avais quatre, de peur d'un plus grand mal, je les fais prendre aussitôt, et porter avec moi chez le pré­teur. Lorsque j'arrivai, celui-ci reposait, les deux Cibyrates se promenaient. Dès qu'ils m'aperçurent et vos vases, Pamphile, où sont-ils? Je les montre d'un air fort affligé, ils les trouvent admirables. Je leur dis, en soupirant, qu'il ne me resterait plus rien qui fût de quelque prix, s'il fallait qu'on m'enlevât encore ces vases. En me voyant si ému, combien, dirent-ils, nous donnerez-vous pour qu'on ne vous les prenne pas? Bref, ils demandent deux cents sesterces, je promets d'en donner cent. Cepen­dant le préteur appelle, il demande les coupes. Alors ils décla­rent au préteur qu'ils avaient cru, sur des ouï-dire, que les coupes de Pamphile avaient quelque valeur, mais que c'étaient deux misérables pièces indignes de figurer parmi la vaisselle de Verrès. Le préteur déclare qu'il est du même avis. En consé­quence, Pamphile remporte ses admirables vases. Pour moi, je l'avoue, bien que jusqu'alors j'eusse regardé comme peu de chose d'être connaisseur en bagatelles de ce genre, je ne con­cevais pas qu'un pareil goût pût se rencontrer dans un être que je savais d'ailleurs n'avoir rien qui ressemblât à un homme.

XV. Je compris dès lors qu'il s'était attaché les deux frères de Cibyre afin de mieux voler, en voyant par leurs yeux, en pre­nant par leurs mains. Il est néanmoins si jaloux de ce beau renom de connaisseur en ce genre, que dernièrement, voyez jusqu'où va sa démence, lorsque son affaire fut remise au surlendemain et que tout le monde le tenait pour con­damné et mort civilement, il alla le matin, pendant la célébra­tion des jeux du Cirque, chez L. Sisenna, un de nos plus illustres concitoyens, dans un moment où les tables étaient dressées, l'argenterie étalée sur les buffets, et la maison remplie de ci­toyens de la première distinction, comme cela doit être chez un homme aussi considéré que Sisenna, il s'approcha de l'argenterie, se mit à examiner, à considérer à loisir chacune des pièces les unes après les autres. Les uns admiraient la mala­dresse avec laquelle, dans le cours d'un procès pour fait de cu­pidité, il prenait comme à tâche de fortifier tous les soupçons, les autres ne concevaient pas cette étrange apathie qui, à la veille d'un jugement, après que tant de témoins avaient dépose contre lui, lui permettait encore de s'occuper de ces bagatelles. De leur côté, les esclaves de Sisenna, qui avaient entendu parler de tout ce qu'on imputait à Verrès ne le perdaient pas de vue, et veillaient de près à l'argenterie. Le talent d'un juge éclairé consiste à tirer des inductions des moindres circonstances, pour découvrir quelle est la passion do­minante d'un individu et de quels excès elle peut le rendre ca­pable. Or, si un homme accusé légalement, renvoyé à trois jours pour le prononcé de sa sentence, déjà condamné, sinon de fait, du moins par l'opinion publique, n'a pu abstenir, au milieu de l'assemblée la plus nombreuse, de toucher à l'argenterie, de L. Sisenna, de l'examiner pièce à pièce, croira-t-on que, dans une province où il était préteur, il ait pu être assez maître de lui pour ne pas 'convoiter et prendre l'argenterie des Siciliens?

XVI. Mais terminons cette digression, pour retourner à Lilybée. Dioclès, gendre de ce même Pamphile à qui Verrès avait dérobé une aiguière, Dioclès, surnommé Popillius, avait laissé toute sa vaisselle exposée sur ses buffets, Verres l'emporta. Qu'il dise qu'il l'a achetée car ici le vol est si considérable, que je ne doute pas qu'il ne l'ait inscrite sur ses registres à titre d'acquisition. En effet, Timarchide fut chargé d'estimer cette vaisselle mais com­ment l'a-t-il fait? au plus bas pris qu'on ait jamais estimé ces légères pièces d'argenterie qui se donnent aux histrions. Mais c'est trop perdre de temps, pourquoi parler encore de vos achats ? pourquoi vous demander si vous avez acheté ou non, comment et combien vous avez payé ? Un seul mot suffira pour trancher la question, produisez-nous un registre qui porte ce que vous avez acquis d'argenterie dans la Sicile, de qui, et combien vous l'avez payée. Eh bien, répondez donc. Je le vois, j'ai eu tort devons demander vos registres, ils devraient être entre mes mains, ce serait à moi de les produire. Mais vous dites que vous n'en avez point tenu pendant ces années-là. Donnez au moins les rensei­gnements que je réclame sur ce qui concerne l'argenterie, pour le reste, nous verrons. Je n'ai rien écrit, je ne puis rien produire. Quel parti prendre? que voulez-vous que fassent les juges? Votre maison, même avant votre préture, était remplie de statues de la plus grande beauté, vous en aviez un grand nombre placé dans vos maisons de campagne, un grand nombre déposé chez vos amis, beaucoup aussi avaient été distribuées, données par vous à d'autres, et cependant vos registres ne portent mention d'aucun achat. Depuis lors, toute l'argenterie a disparu de la Sicile, personne n'y rien conservé qu'il puisse tenir à honneur de posséder. On répond par cette absurde supposition que le préteur a tout acheté, bien que ses registres ne viennent guère à l'appui de cette dé­fense. Dans ceux que vous produisez, on ne voit spécifié ni les objets que vous possédez, ni comment vous les avez acquis. D'un autre coté, pour l'époque où vous dites avoir fait le plus d'achats, vous n'en produisez absolument aucun. Ne devez-vous pas nécessairement être condamné, d'après les registres que vous produisez, comme d'après ceux que vous ne produisez pas?

XVII. C'est encore vous qui, à Lilybée, avez pris à M. Celius, chevalier romain, jeune homme très distingué, tous les vases qu'il vous a plu de choisir dans son argenterie, c'est vous qui ne vous êtes fait aucun scrupule d'enlever tout son mobilier à C. Cacurius, connu pour son activité, son expérience des affaires, et fort en crédit, c'est vous qui avez emporté, au su et au vu de tous, cette grande et magnifique table en bois de citre, que possédait Q. Lutatius Diodore, devenu citoyen romain par Sylla sur la recommandation de Catulus, il n'est personne à Lilybée qui ne le sache. Je ne vous, reproche point d'avoir dépouillé un homme, tout à fait digne de vous être comparé pour sa conduite, Apollonius de Drépane, fils de N icon, et qui aujourd'hui porte le nom d'Aulus Clodius, vous avez fait main-basse sur toute sa magnifique argenterie, je n'ai rien à en dire, lui-même ne pense pas à s'en plaindre, il était perdu, il n'avait plus qu'à se mettre la corde au cou, lorsque vous vîntes à son aide, en consentant à partager avec lui les patrimoines enlevés à des pupilles de Drépane. Que dis-je? je vous sais bon gré d'avoir volé cet homme,non, vous n'avez jamais rien fait de mieux. Mais pour Lyson, qui tient le premier rang dans Lilybée et chez qui vous avez logé, il ne fallait pas lui prendre sa statue d'Apollon, vous direz l'avoir achetée, je le sais, mille sesterces, n'est-ce pas? Je le sais, vous dis-je. J'en produirai même la preuve écrite mais je n'en dirai pas moins qu'il ne fallait le faire. Et le pupille de Marcellus, le jeune Heius de Lilybée, à qui vous aviez déjà enlevé une grosse somme, direz-vous lui avoir acheté ou conviendrez vous lui avoir volé deux gondole, d'argent ornées de reliefs? Mais à quoi bon rappeler tous ces délits secondaires qui ne prouve autre chose que la rapacité de Verres, et les pertes de ceux qui en ont été les victimes? Ecoutez, je vous prie, juges, un fait qui vous fera comprendre sa cupidité ou plutôt son insigne manie, son délire.

XVIII. Diodore de Malte est un des témoins qui ont déposé devant vous. Depuis nombre d'années, il demeure à Lilybée. Dans sa patrie, il jouissait de la considération due à sa naissance, dans son pays d'adoption, il a mérité par ses vertus l'estime et l'amitié de tous. Verrès apprit que Diodore possédait de très beaux vases façonnés au tour, entre autres, deux coupes, dite, Thériélées , signées de Mentor, de vrais chefs d'oeuvre. A peine lui on eut-on parlé, que, brûlant et de les voir et de les pren­dre, il fit venir Diodore et les demanda. Celui-ci, qui n'était pas fâché de garder ses coupes pour loi, répondit qu'elles n'étaient point à Lilybée, qu'il les avait laissées à Malte, chez un parent. Aussitôt Verres dépêche à Malte des agents sûrs, il mande à plusieurs habitants de lui chercher les deux vases, il prie Diodore de lui donner une lettre pour son parent, il lui t arde de voir ces belles pièces. Cependant Diodore, homme économe, vigilant et jaloux de conserver son bien, écrit, à son parent de répondre aux émissaires de Verres qu'il vient d'envoyer ces coupes à Lilybée. Lui même s'éloigne, aimant mieux s'absenter quelque temps de sa maison que de se voir enlever, en restant chez lui, de tels chefs d'œuvre. A la nouvelle de ce départ, il s'opéra un tel bouleversement dans la tête du préteur que tout le monde le crut atteint de folie furieuse. Parce qu'il n'avait pu voler, le trésor de Diodore, il criait sans cesse que Diodore lui avait emporté des vases du plus grand prix, il le me­ naçait, il jetait publiquement feu et flamme, à peine même par­fois pouvait il retenir ses larmes. Nous lisons dans la fable qu'à la vue d'un collier d'or, et, si je ne me trompe, enrichi de pierreries, Eriphyle fut satisfait saisi d'une si violente tentation qu'elle lui sacrifia son époux. Telle est l'image de la cupidité de Verrès, elle est même plus violente et plus déraisonnable encore
car enfin ce qu'Eriphyle désirait, elle l'avait vu, sa convoitise à lui s'allumait, non par la vue des objets, mais sur de simples
ouï-dire.

XIX. Il fait chercher Diodore par toute la province mais Diodore avait décampé non sans emporter ses vases. Notre homme, pour le forcer à revenir, imagine cet expédient ou plutôt cette extravagance, il aposte un de ses limiers qui répand le bruit qu'un procès criminel va être intenté à Diodore de Malte. D'abord la surprise est générale, Diodore accusé ! un homme si paisible, un homme hors de la portée de la portée tout soupçon, je ne dis pas d'un crime, mais de la faute la plus légère! Bientôt on reconnaît que toute cette intrigue n'a d'autre motif que ses vases d'argent. Verrès n'hésite point à recevoir la dénonciation et c'est, je crois, la première qu'il ait admise contre un absent. Ce fut dès lors un fait établi dans toute la Sicile que, pour être traduit en justice, il suffisait d'avoir des vases ciselés qui excitassent la cupidité du préteur et que l'absence n'était point une garantie contre ses poursuites criminelles. Diodore était à : Rome, vêtu d'habits de deuil, il court chez ses patrons et chez ses hôtes, à tous il raconte sa disgrâce. Le père de Verrès écrit à son fils dans les termes les plus énergiques, ses amis l'avertissent avec l a même chaleur de songer à ce qu'il va faire, qu'il ne se com­promette pas avec Diodore, la vérité est connue, l'indignation générale, il faut qu'il soit fou, enfin, qu'il y prenne bien garde, il n'en faudra pas davantage pour le perdre. Si, dès ce temps, Verrès ne respectait déjà plus son père comme l'auteur de ses jours, il avait du moins pour lui les égards qu'on se doit d'homme à homme, d'ailleurs il ne s'était pas encore pourvu contre la justice, c'était la première année de sa préture en Sicile, il ne regorgeait pas encore d'argent comme au temps de l'affaire de Sthenius. Il met donc un frein à sa fureur, moins par honte du crime que par crainte du châtiment, il n'ose condamner Dio­dore et, en raison de son absence, il le raye de la liste des accusés. Mais Diodore, pendant les trois années de la préture de Verrès, se garda bien de reparaître dans la province et dans sa maison.

XX. Le reste des Siciliens, ainsi que les citoyens romains établis dans l'île, voyant à quels excès Verres était capable de se laisser entraîner par ses impétueuses fantaisies, en avaient pris leur parti, convaincus qu'il leur était impossible de posséder, de conserver dans leurs maisons rien de ce qui pourrait lui plaire. Mais, quand ils surent qu'un vertueux magistrat, attendu par toute la province avec impatience, Q. Arrius, ne lui succéderait pas, ils comprirent définitivement l'impossibilité d'avoir une maison assez bien close, un garde-meuble assez bien fermé, pour que son industrieuse convoitise ne sût l'ouvrir et y pénétrer. Ce fut alors que Cn. Calidius, chevalier romain non moins opulent que considéré, dont Ver­rès n'ignorait pas que le fils était à Rome, sénateur et juge, se vit enlever par lui de petits chevaux en argent, ouvrage très distingué et du plus grand prix. Qu'ai-je dit? je me trompe, ce fut un achat, non un vol. Le mot m'a échappé. Sur ces petits chevaux, nous l'allons voir se pavaner tout à son aise, je les ai achetés, je les ai payés, dit-il. Je crois même qu'on produira les registres. La chose en vaut la peine. Montrez-nous-les donc, vos registres, qu'au moins ils vous justifient sur ce chef d'accusation relatif à Calidius. Mais, si vous, les avez achetés, quel motif avait Calidius de venir se plaindre à Rome? pourquoi disait-il que, depuis tant d'années qu'il faisait le com­merce dans la Sicile , seul vous l'aviez assez dédaigné, assez mé­prisé, pour le dépouiller comme le dernier des Siciliens ? Pour­quoi, s'il vous les avait vendus de plein gré, allait-il dire à tout le monde qu'il réclamerait son trésor? Et vous, comment vous êtes-vous dispensé de le rendre, puisque Cn. Calidius était intimement lié avec L. Sisenna, l'un de vos défenseurs, et que vous avez fait restitution à tous les autres, amis de Sisenna? Vous ne nierez pas, je pense, qu'un citoyen honorable, sans doute, mais qui ne jouit pas d 'une considération plus grande que Calidius, L. Cordius, a recouvré, par les mains de Potamon, votre ami, son argenterie, dont vous vous étiez emparé. Il est vrai que ce Cordius vous a rendu plus difficile à l'égard des autres car, bien que vous eussiez promis à plusieurs autres une semblable restitu­tion, après qu'il eut déclaré dans sa déposition que vous aviez effectué votre promesse à son égard, vous avez cessé de rendre parce que vous avez senti que ce serait lâcher la proie en pure perte, et sans fermer la bouche aux témoins. Tous les pré­teurs avaient permis à Cn. Calidius, chevalier romain, d'avoir une argenterie richement travaillée, il pouvait sans crainte, lorsqu'il invitait un magistrat ou quelque personnage éminent, décorer sa table de ces objets d'un luxe domestique. Maints fonctionnaires revêtus de l'autorité ont été reçus dans sa maison, il ne s'en est pas rencontré un seul assez follement avide pour enlever à Calidius une argenterie aussi précieuse que renommée, nul n'a été assez hardi pour la demander, ni assez impudent pour exiger qu'on la lui vendît. En effet, juges, quelle insolence despotique, insupportable ! Un préteur, dans sa province, pourra dire à un homme honorable, riche, qui tient un grand état :«Vendez-moi vos vases ciselés! » N'est-ce pas lui dire : vous n'êtes pas digne de posséder d'aussi belles choses, elles sont faites pour un homme comme moi? Un homme comme vous, Verrès! Vous vous croyez donc plus que Calidius? Je n'établirai point ici entre vous deux, pour la con­duite et la réputation, un parallèle qui ne serait pas admissible, je ne parlerai que du titre sur lequel vous fondez votre pré­tendue supériorité. Vous avez remis, aux distributeurs quatre-vingt mille sesterces pour être proclamé préteur, vous en avez donné trois cent mille pour acheter le silence d'un accusateur, est-ce donc une raison pour mépriser l'ordre équestre, pour le regarder du haut de votre grandeur, et pour trouver mauvais qu'une chose qui vous plaisait se trouvât dans les mains de Calidius plutôt que dans les vôtres?

XXI. Il y a longtemps qu'il triomphe à ce sujet aux dépens de Calidius, et qu'il répète à qui veut l'entendre, j'ai acheté. Avez-vous aussi acheté la cassolette de L. Capirius, chevalier romain, distin­gué par son rang et sa fortune, non moins que, par la considération dont il jouit? Cependant il a déclaré, dans sa déposition, qu'après lui avoir demandé cette pièce pour l'examiner, Verrès la renvoya dégarnie de tous ses reliefs, apparemment, juges, afin que vous ne pussiez douter que c'est pour lui une affaire de goût, non de con­voitise, et que, dans ces objets, il préfère à la richesse de la matière la perfection du travail. Capirius n'est pas le seul envers qui il ait montré cette espèce de désintéressement. Il a suivi les mêmes principes pour toutes les cassolettes qui se trouvaient alors en Sicile et l'on ne saurait imaginer quels en étaient le nombre et la beauté. Il faut croire que la Sicile , au temps de sa puissance et de sa gloire, était comme le sanctuaire de l'art car avant la préture de Verrès, il n'y avait pas de maison un peu aisée qui n'eût, au moins, en argenterie, un grand plat orné de reliefs et d'images de divinités, une coupe propre au service des femmes dans les cérémonies religieuses, enfin une cassolette et toutes ces pièces dans le goût antique, et de main de maîtres. D'où l'on peut conjecturer qu'autrefois tous les autres ornements étaient, en proportion, aussi communs chez les Siciliens et que si la fortune leur en avait enlevé une partie, ils avaient du moins conservé ceux que la religion avait consacrés. Je vous ai dit, juges, qu'il y avait beaucoup de ces objets précieux dans presque toutes les maisons de la Sicile. Aujour ­d'hui il n'en reste pas un seul, je l'affirme, pas un seul. Quel monstre, grands dieux! quel fléau avons-nous envoyé dans cette province? Ne diriez-vous pas qu'il s'était proposé, non point seulement de satisfaire ses propres fantaisies et sa passion personnelle, mais d'assouvir, quand il serait de retour à Rome, toutes les convoitises insensées ? Arrivait-il dans une ville, aussitôt ses deux limiers Cibyrates étaient lâchés, ils se met­taient en quête, furetaient partout. S'ils découvraient quelque grand vase, quelque ouvrage de prix, ils le rapportaient, pleins de joie. Quand la chasse était moins heureuse, ils ne lais­saient pas de revenir avec quelques menues pièces de gibier, telles que plats, coupes, cassolettes. Figurez-vous les pleurs des femmes, et leurs cris lamentables. Peut-être ces larcins vous semblent-ils de peu d'importance mais c'est toujours avec le sentiment d'une vive et poignante douleur que les femmes surtout se voient arracher des mains ces ob­jets révérés dont elles se servent pour leurs sacrifices, qu'elles ont reçus de leurs pères, et qui, de tout temps, ont appartenu à leur famille.

XXII. Ici, juges, n'attendez pas que je poursuive Verrès de porte en porte, que je vous le montre enlevant un calice à Eschyle de Tyndare, un plat à Thrason de la même ville, un encensoir à Nymphodore d'Agrigente. Quand je ferai paraître les témoins venus de Sicile, il pourra choisir celui qu'il voudra, pour que je l'interroge au sujet des plats, des calices, des encensoirs, vous verrez qu'il n'y a pas une seule ville, je dis plus, pas une seule maison un peu aisée, qui ait été à l'abri de ses rapines. Venait-il à un repas, dès qu'il apercevait quelques pièces d'argenterie ci selée, il lui était impossible de retenir ses mains. Cn. Pompeius Philon, autrefois citoyen de Tyndare, l'avait invité à souper dans sa maison de campagne voisine de cette ville. Il fit ce que n'o­saient faire les Siciliens, s'assurant sur son titre de ci­toyen romain, il crut qu'il pourrait impunément servir un plat orné des plus beaux reliefs. Verres ne l'eut pas plutôt aperçu, que, sans respect pour les dieux pénates et hospitaliers, il le prit sur la table de son hôte. Toutefois, avec le désintéresse­ment dont je parlais tout à l'heure, il se contenta d'en détacher les ornements, et rendit généreusement le reste. N'en a-t-il pas fait autant à Eupolème, un des plus nobles citoyens de Calacte, l'hôte des Lucullus, leur intime ami, et qui, dans ce moment, sert dans l'armée de L. Lucullus? Il dînait chez Eupolème, celui-ci avait eu la précaution de faire servir sa vaisselle dépouillée de ses ornements, pour ne pas se voir dépouillé lui-même, deux coupes seulement furent mises sur la table, elles n'étaient pas très grandes,mais elles avaient leurs ciselures. Le préteur, comme s'il eût été le bouffon de la fête, ne voulut point se retirer sans avoir touché sa gratification, il se mit donc, sous les yeux de tous les convives, à détacher ces ornements. Je n'entreprendrai point d'énumérer ici tous ses exploits en ce genre, la chose n'est, point nécessaire, et elle serait impos­sible. Je veux seulement vous offrir un échantillon, un exemple de chaque espèce de ces vols, qu'il savait diversifier à l'infini car, dans tout cela, il s'est comporté non en homme qui aurait un jour des comptes à rendre, mais comme s'il n'eût jamais dû être mis en accusation, ou comme s'il était persuadé que, plus il aurait pris, moins il aurait à redouter l'événement d'une con­damnation. Aussi, dans, ces occasions, ne cherchait-il nullement à se cacher, ni employer la main de ses amis ou de ses agents, il volait à la face du ciel, du haut de son tribunal, entouré de tout l'appareil de l'autorité.

XXIII. Dans un voyage qu'il fit à Catane, ville opulente et ho­norable, il manda le proagore ou premier magistrat, nommé dionysiarque, et lui ordonna publiquement de recueillir et de faire apporter tout ce qu'il y avait d'argenterie dans la ville. Philarque de Centorbe, le premier de ses concitoyens par la naissance, le mérite et les richesses, ne vous a-t-il pas attesté, sous la foi du serment, que Verrès lui avait donné la même charge, le même ordre, pour la recherche et la saisie de toute l'argenterie qui pouvait se trouver dans cette ville, une des plus grandes et des plus riches de la Sicile ? Agyrone a vu pa­reillement tous ses vases de Corinthe transportés à Syracuse, par les soins d'Apollodore, à qui Verrès en avait donné l'ordre, et dont vous avez entendu la déposition. Mais voici le trait le plus admirable. Notre actif et infatigable préteur, passant près d'Haluntium, ne voulut point se donner la peine de monter jusque dans la ville, parce qu'elle est située sur une hauteur et d'un accès difficile. Il fait venir Archagathus, personnage très considéré, non seulement dans Haluntium, mais dans toute la Sicile , et il le charge de lui faire apporter à l'instant, sur le bord de la mer, tout ce qu'il y avait dans la ville d'argenterie ciselée, et même, s 'il s'en trouvait, de vases de Corinthe. Archagathus remonte à la ville. Cet homme, d'illustre naissance, et qui désirait conserver l 'estime et l 'affection de ses concitoyens, était désolé d'avoir une pareille commission, et ne savait comment s'y prendre. Enfin il signifie la volonté du pré­teur, et enjoint à chacun de remettre ce qu 'il possède. La terreur était au comble, le tyran ne s'éloignait pas, couché dans sa li­ tière sur le bord de la mer, au pied de la montagne, il attendait Archagathus et l 'argenterie. Figurez-vous le tumulte qui régnait dans la ville, les cris, les lamentations des femmes ! On aurait dit que le cheval de Troie était entré dans la place, et que les murs étaient pris d'as­saut, ici, des vases qu'on emportait sans leurs étuis, là, d'autres vases qu'on arrachait aux mains des femmes, çà et là des portes enfoncées, des verroux brisés. Quelle autre image se faire de cette scène de désolation? Lorsque, dans une guerre, dans une levée de boucliers, on demande aux particuliers leurs armes, c'est toujours à regret qu'ils les donnent, quoiqu'ils sa­chent bien que le salut commun l 'exige. Quelle ne dût pas être la douleur des habitants d'Haluntium, en voyant leur argen­terie passer dans les mains d'un brigand. Tout lui est donc porté. Les frères de Cibyre sont appelés, ils rejettent un petit nombre de pièces puis, de celles qu'ils jugent assez belles, on détache les reliefs et les ornements. Et les Haluntins remportent chez eux leur argenterie débarrassée de toutes les superfluités d'un luxe frivole.

XXIV. Jamais, juges, cette province fut-elle mieux balayée? Détourner secrètement quelque portion des deniers publics, c'est ce qu'ont pu faire certains magistrats, on en a vu aussi qui, de temps en temps, portaient une main furtive sur les biens des particuliers, cependant ces coupables étaient toujours con­damnés. Et s'il faut vous dire ma pensée, dussé-je ici rabaisser le mérite de cette accusation, je regarde comme des accusateurs éminents ces hommes dont la sagacité sentait de si loin les fri­pons, et qui, sur les moindres indices, les suivaient comme à la piste. Mais nous, quelles perquisitions avons-nous à faire à l'égard de Verrès? tout son corps porte les traces de cette fange où il s'est roulé. Le beau mérite vraiment d'accuser un homme qui, en passant près d'une ville, fait arrêter un instant sa litière, et, sans le moindre détour, ouvertement, d'autorité, d'un seul mot, dépouille, porte par porte, toutes les maisons d'une cité ! Cependant, afin de pouvoir dire qu'il a acheté, il charge Archaga­thus de distribuer, pour la forme, quelques pièces de monnaie à ceux dont il a emporté l'argenterie. Archagathus n'en trouva qu'un petit nombre qui voulussent accepter, il les paya mais ces avances, Verres ne les lui a pas encore remboursées. Archagathus a eu envie de le poursuivre en payement à Rome mais Cn. Lentulus Marcellinus l'en détourna, comme vous avez pu l'entendre par sa déposition. Lisez la déposition d'Archagathus et celle de Lentulus. N'allez pas penser cependant que ce soit sans intention qu'il ait accumulé cette incroyable quantité d'ornements. Voyez, juges, quel est son respect pour vous et pour l'opinion du peuple, pour les lois et pour les tribunaux, pour les Siciliens et pour nos négo­ciants romains témoins de ses rapines. Quand il eut rassem­blé tous ces ornements, et qu'il n'en resta plus un seul chez personne, il ouvrit publiquement un vaste atelier au milieu de Syracuse, dans le palais même des anciens rois. Tous les ou­vriers orfèvres et ciseleurs du pays eurent ordre de s'y rendre et déjà lui-même en avait un grand nombre à son service. Cette multitude de travailleurs enrôlée, pendant huit mois entiers, il ne la laissa pas un seul moment manquer d'ouvrage, et pour­tant il ne l'occupa que sur des vases d'or. C'est alors que les ciselures qu'il avait détachées des plats et des encensoirs furent, par son ordre, appliquées à des coupes et à des vases de ce mé­tal et incrustées avec tant d'adresse et de goût, qu'on eût dit qu'elles n'avaient jamais eu d'autre destination. Voilà à quelles occupations ce préteur, qui s'est vanté d'avoir, par sa vigilance, maintenu la paix en Sicile, passait la plus grande partie du jour, assis dans son atelier, en tunique brune et en manteau grec.

XXV. Je n'oserais, juges, entrer dans ces détails, si je ne craignais de vous entendre dire que vous en avez plus appris sur Verrès par la voix publique, qu'ici par la bouche de son accusa­teur. Est-il quelqu'un, en effet, qui n'ait ouï parler de cet ate­lier, de ces vases d'or, et de son manteau, et de sa tunique brune? Nommez tel honnête homme que vous voudrez parmi nos Romains établis à Syracuse, je le ferai comparaître, il ne s'en trouvera pas un seul qui ne déclare avoir vu, ou du moins entendu tout ce que je viens de vous dire. 0 temps ! ô mœurs ! Le fait que je vais citer n'est pas fort ancien. La plupart d'entre vous, juges, ont connu L, Pison, le père du préteur. Pendant sa préture en Espagne, où il fut tué, il arriva, je ne sais comment, qu'en faisant des armes, son anneau d'or se brisa en mille piè­ces. Voulant s'en faire faire un autre, il manda un orfèvre à son tribunal, en plein forum, à Cordoue, et là il pesa publique­ment une certaine quantité d'or. Il commanda ensuite à cet homme de s'établir sur la place, et de lui faire un anneau sous les yeux de tout le monde. Peut-être sa délicatesse semblera-t-elle outrée, qu'on la blâme, si l'on veut. Mais n'oublions pas que c'était le fils de ce L. Pison, qui fut le premier auteur de la loi contre les concussionnaires est ridicule de parler de Verrès après avoir cité Pison l'honnête homme, je ne puis néanmoins m'empêcher de vous faire remarquer le contraste. L'un, en faisant fabriquer assez de vases d'or pour garnir plusieurs buffets, ne s'embarrasse point de ce qu'on en pourra dire, non seulement en Si­cile, mais à Rome, et même devant les tribunaux. L'autre, pour une demi once d'or, veut que toute l'Espagne sache comment a été fait l'anneau du préteur. C'est ainsi qu'ils ont justifié, l'un son nom, l'autre son surnom.

XXVI. Dans impossibilité où je suis de me rappeler toutes, ses rapines, encore moins de les retracer dans ce discours, je veux seulement vous donner une idée sommaire de chaque es­pèce de vol. Ici, par exemple, l'anneau de Pison m'en a remis un en mémoire qui m'avait entièrement échappé. A combien d'hon­nêtes gens croyez-vous que Verrès ait arraché l'anneau d'or qu'ils portaient au doigt ? Jamais il n'y a manqué, lorsque la pierre ou la forme d'un anneau lui plaisait. Je vais citer un fait incroyable, toutefois il est si connu, que lui-même, je crois, ne le niera pas. Valentius, un de ses agents, avait reçu une lettre d'Agrigente, Verrès remarqua par hasard l'empreinte du cachet, il la trouva belle. « D'où vient cette lettre? » dit-il. « D'Agrigente, » répondit Valentius. Aussitôt il mande à ses correspondants de lui envoyer ce cachet sans retard. L'ordre arrive, et un père de famille, un citoyen romain, L. Titius, voit son anneau détaché de son doigt. Mais chez lui, juges, il est une autre passion inexpli­cable. Quand il aurait voulu, dans chacune des salles à man­ger, qu'il possède tant à Rome que dans ses maisons de plai­sance, placer trente lits ornés avec toutes les autres décorations des festins, il n'aurait pu y faire entrer tout ce qu'il a recueilli car il n'est pas de maison opulente dans la Sicile dont il n'ait fait une manufacture à son usage. Il existe, à Ségeste, une femme très riche et d'une grande naissance, nommée Lamia, pendant trois ans, dans sa maison encombrée d'étoffes, l'on a fabriqué des tapis, et tous étaient de couleur pourpre. Attale, homme très opulent, n'a pas eu d'autre occupation à Netun, Lyson, à Lilybée, Critolaüs, à Enna, Ae schrion, Cléomène, Théomnaste, à Syracuse, Archonide, Mégiste, à Elore, la voix me manquerait plus tôt que les noms. On me dira que Verrès fournissait la pourpre, et que la main-d'œuvre seule était au compte de ses amis. J'aime à le croire car je ne tiens pas à le trouver coupable sur tous les points. Eh ! n'est-ce pas assez, pour que je l'accuse, d'avoir pu fournir cette quantité prodigieuse d'étoffes, d'avoir voulu emporter avec lui cette multitude de meubles, d'avoir enfin, et lui-même en con­vient, imposé pour cette fantaisie tant de travaux à ses amis ? Et ces lits de bronze, et ces candélabres d'airain, pour quel autre que lui, pendant les trois années de sa préture, en a-t-on fabriqué dans Syracuse? Il les a payés, soit. Mais, juges, je vous en ai dit assez sur ce qu'il a fait dans sa province, pour qu'on ne le soup­çonne pas de s'être oublié lui-même, ni d'avoir négligé le soin de son ameublement, pendant qu'il était revêtu de l'autorité.

XXVII. Je vais maintenant parler, non pas d'un larcin, non pas d'un trait de convoitise ou de cupidité, mais d'un attentat qui ne semble munir tout ce qui peut offenser et le ciel et la terre, d'un attentat où vous trouverez les dieux immortels outragés, la dignité et l'autorité du peuple romain dégradées et méconnues, l'hospitalité trahie et dépouillée, tous les rois les plus dévoués à notre république ainsi que les nations soumises aux lois de ces monarques, détournés par la faute de Verrès, de cette fidélité. Les deux jeunes rois de Syrie, fils du roi Antiochus, sont venus, vous le savez, tout récemment à Rome. L'objet de leur voyage ne concernait point leurs états de Syrie que personne ne leur contestait, ils les tenaient de leur père et de leurs aïeux, mais le royaume d'Egypte, qu'ils prétendaient leur appartenir du chef de Séléné, leur mère. Les circonstances où se trouvait la république avaient empêché le sénat de faire droit à leurs réclamations, ils prirent le parti de retourner en Syrie, leur royaume héréditaire. L'un d'eux, nommé Antiochus, voulu passer par la Sicile. En conséquence, il vint à Syracuse. Verrès était alors préteur. Le préteur regarda cette arrivée comme une aubaine, qui mettait en son pouvoir un jeune prince possesseur de quan tité d'objets précieux, il l' avait du moins entendu dire, et sa passion l'aurait deviné. Il lui envoie des présents assez considérables, des provisions de bouche, telles que vin, huile, et même une assez grande quantité de blé pris sur sa dîme personnelle. Ensuite, il l'invite lui-même à souper. La salle était richement et magnifiquement décorée. Il y avait étalé tout ce qu'il possédait de plus beau en vaisselle d'argent et il était bien pourvu quant à sa vaisselle d'or, il n'en avait point fait encore fabriquer. Rien n'avait été négligé pour que le banquet fût somptueux et délicat. Aussi le roi se retira-t-il doublement enchanté de la magnificence de son convive et de l'hommage qu'il en avait reçu. Il invite à son tour le préteur et déploie, comme lui, toute son opulence. Au milieu d'une superbe argenterie bril­laient plusieurs coupes d'or enrichies des plus beaux diamants, tels qu'en ont ordinairement les rois et surtout les monarques Syriens. On distinguait particulièrement, parmi ces vases, une amphore à mettre du vin, d'une seule pierre, avec une anse d'or. Q. Minucius vous en a parlé dans sa déposition, c'est, je crois, un témoin assez compétent et assez digne de foi. Verrès prend chaque pièce dans ses mains, il loue, il admire. Le roi se félicite qu'un préteur du peuple romain ne soit pas trop mécontent de sa table. On se retire. Que fait Verrès? Une seule pensée l'occupe, et l'événement l'a prouvé. Comment pourra-t-il faire sortir de la province le prince entièrement pillé et dépouillé? Il le fait prier de lui envoyer sa vaisselle, qui, dit-il, lui a paru admirable, il veut, la faire voir à ses ciseleurs. Le roi, qui ne connaissait pas l'homme, livre tout sans la moindre défiance, et avec beaucoup de bonne grâce. Verrès lui fait en­suite demander la pierre creusée en forme d'amphore, il veut, dit-il, la considérer à loisir. L'amphore aussi lui est envoyée

XXVIII. Juges, redoublez, je vous prie, d'attention. Le fait que je vais rapporter ne vous est point inconnu, ce n'est pas la pre­mière fois que le peuple romain en aura entendu parler, les étrangers mêmes ne l'ignorent point, le bruit s'en est répandu jusqu'aux extrémités de la terre. Les deux rois de Syrie avaient apporté à Rome un candélabre, en pierreries du plus bel éclat et d'un travail admirable. Ils le destinaient au Capitole. L'édi fice, n'étant point achevé, ils ne purent l'y placer. Ils ne voulurent pas non plus l'exposer aux regards du public, afin qu'il parût avec plus d'avantage et d'éclat, lorsqu'à l'ouver­ture du temple, on le verrait placé dans le sanctuaire du très bon, très grand Jupiter, et que sa beauté, frappant pour la première fois les regards, causât autant de surprise que d'admi­ration. Ils convinrent donc entre eux de le remporter en Syrie, bien résolus d'envoyer, à la dédicace du temple, ce rare et ma­gnifique présent, avec les autres offrandes dont ils se proposaient d'orner le Capitole. Verrès eut connaissance de ce candélabre, je ne sais par quelle voie car le roi voulait le tenir caché, non pas qu'il eût aucune crainte, aucune méfiance mais il désirait que les particuliers ne pussent pas satisfaire leur curiosité avant le peuple romain. Le préteur demande au prince le candélabre, le prie avec instance de le lui envoyer, il est impatient, dit-il, de l'examiner, nul autre que lui ne le verra. Antiochus avait l'âme d'un jeune homme et d'un roi, il ne soupçonna pas qu'il avait affaire à un brigand. Il donne immédiatement à ses officiers l'ordre d'envelopper le candélabre et de le porter au palais du préteur le plus secrètement possible. Ils arrivent, les voiles sont enlevés : « 0 la belle chose! s'écrie Verrès, digne du royaume de Syrie ! digne d'être offerte par des rois ! digne du Capitole !» En effet, le candélabre brillait de tous les feux des plus riches pierreries, le travail en était d'ailleurs si varié que l'art semblait le disputera la matière, enfin les proportions disaient assez qu'il avait été destiné, non à parer la demeure d'un mortel, mais à orner le temple le plus au­guste de l'univers. Quand les officiers jugèrent que le préteur l'avait suffisamment considéré, ils se disposèrent à le rempor­ter. Verrès leur, dit qu'il veut l'examiner encore, que sa curiosité n'est point satisfaite, qu'ils n'ont qu'à se retirer et à lui laisser le candélabre. Ils obéissent et reviennent trouver Antiochus les mains vides.

XXIX. Le prince n'a d'abord aucune inquiétude, aucune mé­fiance. Un jour se passe, puis deux, puis trois, puis d'autres encore, le candélabre ne revient pas. Il fait prier Verrès de vou­loir bien le rendre. Celui-ci remet au lendemain. Le prince com­mence à s'étonner, nouveau message de sa part, point de can­délabre. Lui-même va trouver Verrès et redemander le dépôt qu'il lui a confié. Admirez, juges, le front du personnage et son insigne impudence, Verrès savait, et le roi lui-même lui avait dit que ce candélabre devait être placé dans le Capitole, il savait que l'hommage en était réservé au souverain des Dieux et au peuple romain, et il n'en conjure, il n'en presse pas moins vivement Antiochus de le lui donner. Le prince répond que son respect pour Jupiter Capitolin, et que son propre honneur ne lui permet­tent pas de disposer d'un ouvrage dont plusieurs peuples con­naissent déjà la destination. Verrès alors de menacer vivement. Les menaces ne réussissant, pas mieux que les prières, il ordonne à Antiochus de sortir de sa province avant la nuit, il sait, dit-il, que des pirates syriens doivent faire une descente en Sicile. Que l'on ne croie pas que j'insiste ici sur un crime commis dans l'ombre, et que mon accusation repose sur de vagues soupçons, c'est en présence d'une foule immense, au milieu de Syra­cuse, dans le forum de cette capitale, oui, à Syracuse, sur la place publique, qu'Antiochus, les larmes aux yeux, attesta à haute voix, les Dieux et les hommes, qu'un candélabre, enrichi de pierreries voué par lui à l'ornement du Capitole, et qu'il aurait, voulu placer lui-même dans le temple le plus au­guste, comme un monument de l'alliance et de l 'amitié qui l'unissaient au peuple romain, lui avait été enlevé par C. Verrès, qu'il ne regrettait point les autres ouvrages en or et en pierre­ries dont ce préteur avait fait sa proie mais que se voir arra­cher ce candélabre, c'était un affront sanglant dont il ne pour­rait se consoler, qu'il renouvelle la consécration qu'il a déjà faite de cœur et d'intention, qu'en présence de tous les citoyens romains qui l 'entendent, il l 'offre, le donne, le dédie et le con­sacre au très bon et très grand Jupiter, et prend ce dieu lui-même à témoin de son hommage et de ses serments.

XXX. Quelle vigueur d'organe et de poumons serait de force à exprimer l'indignité de ce seul crime? Antiochus avait passé près de deux années à Rome, il y avait vécu, sous les yeux de tous les citoyens, entouré d 'une cour et d'une magnificence royales. Ami et allié du peuple romain, que dis-je? fils, petit-fils de rois qui furent, nos plus fidèles amis, descendant d'une longue suite de monarques illustres, régnant lui-même en­fin sur un vaste et puissant empire, il était venu visiter une province du peuple romain, et il est chassé avec ignominie ! Que penseront les nations étrangères? que diront les rois et leurs sujets, lorsque, la renommée, qui publiera, votre crime, Verrès, jusqu'aux régions les plus lointaines, leur apprend ra qu'il s'est trouvé un préteur qui, dans sa province, a pu outrager un roi, dépouiller un hôte, chasser un allié, un ami du peuple romain! Votre nom, juges, et celui de Rome, de­viendraient, ne vous y trompa pas, en horreur, en exécra­tion dans toutes les contrées du monde, si vous laissiez impuni un pareil attentat. On croira et la réputation que se sont faite nos magistrats par leur avarice et leur cupidité, n'a déjà que trop établi cette opinion, on croira que c'est ici le crime, non pas d'un seul homme, mais de tous ceux qui auront pro­tégé le coupable. Beaucoup de rois, beaucoup de villes libres, beaucoup de particuliers riches et puissants se proposent, sans doute, d'orner le Capitole d'une manière qui réponde à la ma­jesté de ce temple et à la gloire de notre empire. S'ils reconnaissent que vous avez puni sévèrement l'enlèvement frauduleux de cette offrande royale, ils auront lieu de penser que leur zèle et leurs présents vous sont agréables à vous, comme au peuple romain mais s'ils apprennent que, pour un don de cette valeur, un monarque si illustre, une injure si révoltante vous ont trouves indifférents, ils ne seront pas assez dépourvus de raison pour consacrer leurs peines, leurs soins, leurs richesses à vous offrir des présents qu'ils sauront sans grand prix pour vous.

XXXI. Ici, Q.Catulus, c'est à vous que je m'adresse car je parle de votre auguste et magnifique monument. Ce n'est pas seulement la sévérité d'un juge que vous devez signaler dans cette cause, c'est presque la passion, d'un ennemi, d'un accusateur. Votre gloire personnelle est inséparable de ce temple, oui, par le bienfait du sénat et du peuple romain, votre nom est désormais voué, comme lui, à l'immortalité. C'est donc votre devoir, votre tâche, de faire en sorte que le Capitole,
après avoir été reconstruit avec plus de magnificence soit aussi plus richement décoré qu'il ne l'était auparavant. Il faut que la flamme qui l'a consumé paraisse être descendue du ciel, non pour détruire le temple du très bon, très grand Jupiter, mais pour avertir les mortels d'en élever un autre plus brillant et plus magnifique. Vous avez, Catulus, entendu Q. Minucius Rufus vous dire qu'il avait logé le roi Antiochus dans sa maison à Syracuse, qu'il savait que le candélabre avait été porté chez Verrès, qu'il savait aussi qu'il n'avait pas été rendu. Vous avez entendu et tous les Romains domiciliés à Syracuse vous diront qu'ils étaient présents, lorsque le roi Antiochus dédia et consacra le candélabre à Jupiter très bon et très grand . Si vous n'étiez pas jugé, et que ce crime vous fût dénoncé, ce serait à vous, non seulement de le déférer à la justice, mais d'en demander, d'en poursuivre le châtiment. Je ne suis donc pas en peine de ce que vous pourrez penser comme juge, puisque, si vous remplissiez le ministère d'accusateur devant un autre tribunal, vous devriez déployer encore plus de chaleur et d'énergie que je ne le fais moi-même.

XXXII. Et vous, juges, concevez-vous rien de plus indigne et de plus intolérable? Quoi! Verrès aura dans sa maison le candélabre du très bon et très grand Jupiter ! Ce chef-d'oeuvre tout enrichi d'or et de pierreries, dont l'éclat resplendissant devait rehausser, embellir le temple du maître des Dieux, n'éclairera plus que la table d'un homme dont les convives, plon­gés dans la débauche, brûlent incessamment de flammes impures. On verra, dans la maison du plus infâme libertin, les or­nements du Capitole confondus avec les meubles d'une Chélidon! Quel objet pourra désormais être sacré et digne de respect pour Verrès, lui à qui un pareil attentat n'inspire aucun remords, qui se présente devant la justice sans avoir, comme tous les ac­cusés, la ressource d'invoquer le très bon, le très grand Jupiter, et d'implorer son assistance, lui à qui les Dieux redemandent leurs trésors devant un tribunal qui ne fut institué par les hommes que pour la revendication des biens des hommes? Faut-il s'étonner, après cela qu'il ait pillé le temple de Minerve à Athènes, celui d'Apollon à Délos, celui de Junon à Samos, et à Perga celui de Diane, que toute l'Asie et la Grèce aient vu leurs Dieux profanés par des mains qui n'ont pas même respecté le Capitole? Ce temple, que les particuliers se font et se feront toujours honneur d'orner à leurs dépens, C. Verrès n'a pas voulu qu'il fût décoré par des rois. Aussi, après cet attentat sacrilège, n' est plus rien, dans la Sicile, qui ai put arrêter son audace sacrilège et telle a été sa conduite pendant les trois années de sa préture, qu'on eût pu croire qu'il avait déclaré la guerre aux Dieux aussi bien qu'aux hommes.

XXXIII. Ségeste est une des plus anciennes villes de la Sicile. On assure qu'elle fut fondée par Énée, lorsque, échappé à la ruine de Troie, il aborda sur ces rivages. Aussi les Ségestains se croient-ils unis au peuple romain par les liens du sang encore plus que par cette alliance à perpétuité, à laquelle ils ont tou­jours été fidèles. Ségeste autrefois, dans une guerre qu'elle eut à soutenir en son nom et pour ses intérêts, fut prise et détruite par les Carthaginois, qui transportèrent en Afrique ses monuments , afin d'en décorer Carthage. Il existait particulièrement, chez les Ségestains, une Diane d'airain aussi remarquable par l'an­cienneté du culte dont elle était l'objet que par la perfection du travail. Ce déplacement ne fut cause pour elle que d'un chan­gement de lieu et d'adorateurs, elle conserva les mêmes hon­neurs et son extrême beauté lui fit retrouver, chez un peuple ennemi, le pieux tribut des hommages qu 'elle recevait aupara­vant. Plusieurs siècles après, dans la troisième guerre punique, P. Scipion venait de prendre Carthage et remarquez ici la religieuse probité du vainqueur, le glorieux souvenir de ces beaux exemples de vertu vous inspirera une indignation encore plus profonde pour l'incroyable audace de l'accusé, Scipion, dis-je, savait que la Sicile avait été à plusieurs reprises et long­temps mise au pillage par les Carthaginois. Il convoqua tous les Siciliens qui se trouvaient dans son armée, et les invita à faire les plus exactes recherches, s'engageant à donner tous ses soins pour que chaque ville recouvrât ce qui lui avait appartenu. En conséquence, les statues enlevées de la ville d'Himère, comme je l'ai déjà dit, furent rendues aux Thermitains, on fit la même restitution aux habitants de Gela, puis à ceux d'Agrigente, qui, entre autres objets précieux, recouvrèrent ce fameux taureau, où Phalaris, le plus cruel tyran qui ait jamais existé, se plaisait, dit-on, à renfermer des hommes tout vivants, en mettant le feu sous les flancs de l'animal. Et l'on rapporte, à ce propos, que Scipion, en rendant ce taureau aux Agrigentins, leur dit que c'était pour eux l'occasion de se demander s'il leur était plus avan­tageux d'être asservis à leurs compatriotes ou de vivre sous la dépendance du peuple romain, en voyant le même monument, attestant et la cruauté des tyrans Siciliens, et la douceur de notre empire.

XXXIV. A la même époque, la Diane dont nous parlons fut soigneusement rendue aux Ségéstains. Elle fut ramenée en triomphe et replacée dans son antique sanctuaire, au milieu des acclamations et des transports de toute la population. Sur le piédestal exhaussé qui la soutenait une inscription en gros caractères portait le nom de Scipion l'A fricain, et rappelait qu'après la prise de C arthage, il avait rendu la statue. Les habitants l'honoraient d'un culte religieux, tous les étrangers l'allaient voir et pendant ma questure, ce fut la première chose que les Ségestains s'empressèrent de me montrer. Cette magnifique et colossale statue était revêtue d'une robe flottante, on reconnaissait toutefois des traits délicats et le maintien d'une vierge un carquois pendait sur ses épaules, de la main gauche elle tenait son arc et de la droite, une torche ardente. A peine cet ennemi de toute religion, ce spoliateur d'autels l'eut-il aperçue, on eût dit que la déesse lui avait porté un coup de sa torche, tant il parut enflammé du désir, que dis-je? de la fureur de la posséder. Il commande aux magistrats de l'enlever du piédestal et de la lui donner, ajoutant que rien au monde ne peut lui être plus agréable. Ceux-ci répondent qu'ils ne le peuvent sans sacrilège, que la crainte des lois et des tribunaux les retient, aussi bien que la crainte des Dieux. Verrès insiste, sol­licitations et menaces, espérance et crainte, il met tout en usage. Les Ségestains lui opposent le nom de Scipion l'Africain, et cherchent lui faire entendre que l'objet qu'il demande est un don du peuple romain, qu'ils n'ont pas le pouvoir de disposer d'un trophée, qu'un illustre général, après la prise d'une ville ennemie a voulu laisser dans Ségeste, comme un monument de victoires du peuple romain. Verres, bien loin de se décourager, réitère chaque jour sa demande avec plus d'insistance. Elle est portée au sénat, toute rassemblée se récrie avec indignation et de c e voyage, le premier qu'il fit à Ségeste, il ne remporta qu'un refus. Dès ce mo ment, toutes les fois qu'il s'agissait soit d'une levée de matelots ou de rameurs, soit d'une contribution en grains, il ne manquait pas de taxer Ségeste plus que toute autre ville, et souvent bien au delà de ses moyens.. De plus, il ne cessait de mander ses magistrats, d'appeler auprès de lui les citoyens les plus honorables et les plus distingués, les traînant à sa suite dans tous les lieux où il tenait ses assises. A chacun d'eux en particulier, il déclarait qu'il le perdrait, et il ne parlait de rien moins que de ruiner la ville entière de fond en comble. Vaincu, enfin par ces persécutions et ces menaces, les Ségestains décidèrent qu'il fallait obtempérer aux ordres du préteur. Au milieu du deuil et des gémissements, de toute la population, des larmes et des lamentations des hommes et des femmes, on met en adjudication le transport de la statue de Diane.

XXXV. Voyez, juges, combien cette déesse était vénérée, dans Ségeste il ne se trouva personne, homme libre ou esclave, citoyen ou étranger, qui osât porter la main sur la statue. Il fallut faire venir de Lilybée quelques manœuvres d'origine étrangère qui, ne connaissant ni la situation ni le culte qu'on rendait à la déesse, l'enlevèrent du piédestal, moyennant salaire. Représen­tez-vous le concours des femmes, au moment où cette image vé­nérée fut emportée hors de la ville, les larmes des vieillards, dont plus d'un se ressouvenait du jour où cette même Diane, ramenée de Cartilage à Ségeste, avait annoncé, par son retour, la victoire du peuple romain ! Que les temps étaient changés! Alors un général du peuple romain, un héros couvert de gloire, ren­dait aux Ségestains les Dieux de leurs pères qu'il avait recon­quis sur une ville ennemie. Maintenant, ils voyaient un préteur de ce même peuple romain, un homme souillé de crimes et d'infamies, enlever, par le sacrilège le plus horrible, à une ville alliée ces mêmes Dieux. Qui, dans toute la Sicile, ne sait que les femmes et les filles de Ségeste se portèrent toutes en masse sur le passage de la déesse, la suivirent jusqu'aux limites du terri­toire, la couvrant de parfums, de couronnes et de fleurs, et brû­lant en son honneur l'encens le plus pur? Si ces démonstrations d'une piété si vive ne purent ébran­ler votre âme, Verrès, alors que votre cupidité et votre audace étaient, armées du pouvoir, serait-il possible qu'aujourd'hui, au milieu des dangers qui menacent votre existence et celle de vos enfants, le souvenir d'un pareil attentat ne vous inspirât aucun effroi?Quel mortel voudra vous secourir au mépris des Dieux irrités? et de quel dieu attendez-vous le secours, après avoir profané de tels autels? Quoi! en temps de paix, chez un peuple ami, vous n'avez pas respecté cette Diane qui, successivement témoin de la prise et de l'embrasement des deux villes où elle était placée, deux fois échappa aux flammes et au fer ennemi, qui, transférée loin de son temple par la vic­toire des Carthaginois, n'avait rien perdu des honneurs qui lui étaient dus et qui, par la valeur de l'Africain, avait recouvré tout à la fois et son sanctuaire et son culte. Cependant le crime était consommé, et le piédestal restait vide mais le nom de l'Africain y était encore gravé. On était indigné de cette pro­fanation des choses saintes, mais on était révolté de voir que, sans respect pour la gloire de Scipion l'Africain, un C. Verrès , eut fait disparaître le monument des exploits de ce grand homme et les trophées de ses victoires. Averti des réflexions que soule­vaient ce piédestal et l'inscription, il se flatta que tout serait ou­blié s'il faisait disparaître aussi ce piédestal qui attestait son crime. Des entrepreneurs se chargèrent donc de la démolition pour un prix déterminé. Les registres de la ville vous ont été mis sous les yeux, lors de la première action et vous y ayez vu ce que cette opération avait coûté aux Ségestains.

XXXVI. C'est à vous, P. Scipion, à vous qui tenez un rang si distingué parmi nos jeunes concitoyens, que j'en appelle ici. Je vous requiers, je vous adjure de remplir le devoir que vous imposent votre naissance et votre nom. Pourquoi cet homme, qui a porté une telle atteinte aux titres glorieux de votre fa­mille, trouve-t-il en vous un appui ? Pourquoi voulez-vous le dé­fendre? Pourquoi faut-il que, moi, j'accomplisse le devoir qui vous était réservé, et me charge de la tâche que vous deviez accom­ plir? M. Tullius redemande les monuments de Scipion l'Africain, et Scipion l'Africain défend celui qui les a enlevés. Ainsi, contre la coutume de nos ancêtres, qui prescrit à chacun de veiller à la conservation des monuments de ses pères, et de ne pas souffrir même qu'un autre les décore de son nom, vous vous présen­tez ici pour défendre un misérable qui a, je ne dis pas,plus ou moins dégradé les monuments de Scipion l'Africain, mais qui les a renversés, et détruits de fond en comble. Et qui donc, je vous le demande au nom des Dieux immortels, pro­tégera la mémoire de Scipion? Qui donc conservera les tro­phées et les monuments de ses victoires, si vous les aban­donnez, si vous les trahissez, si vous les laissez dépouiller, bien plus, si vous couvrez de votre protection celui qui les a spoliés et ravagés. Voyez ici les Ségestains, vos clients, les alliés, les amis du peuple romain, ils vous attestent que Scipion l'Africain, après la prise de Carthage, fit rendre à leurs ancêtres cette statue de Diane, qu'elle fut replacée et consacrée de nouveau dans leur ville, au nom de cet illustre général, que, depuis, Verrès l'a fait enlever et emporter, et qu'il a fait disparaître le nom de Scipion. Ils vous prient, ils vous conjurent de rendre à leur piété l'objet sacré de leur culte, à votre race le plus beau titre de sa gloire, de les aider à sauver de la maison d'un brigand cette statue que la valeur de Scipion avait enlevée pour eux des murs d'une ville ennemie.

XXXVII. Que pouvez-vous honnêtement leur répondre ? Et eux-mêmes qu'ont ils de mieux à faire, que de vous implorer, que de réclamer votre appui? Vous les voyez, vous entendez leurs prières. C'est donc à vous, Scipon, à soutenir l'éclat de votre au­guste maison, vous le pouvez, car on voit réunis en vous tous les dons de la fortune et de la nature. Non, je ne vous ravirai point l'avantage de remplir un devoir, non, je ne prétends point à une gloire qui vous appartient. Lorsqu'un P. Scipion, dans tout l'éclat de la jeunesse et du talent, vit au milieu de nous, je rougirais de me déclarer le protecteur et le vengeur des mo numents de P. Scipion. Si donc vous prenez en main la défense de votre maison at­taquée dans son honneur, non seulement, je garderai le silence sur ces monuments mais je me féliciterai de voir Scipion l'Africain assez favorisé du destin, même après sa mort pour trouver, parmi ses descendants, un défenseur de sa gloire, sans avoir be­soin du secours d'un étranger. Mais, si votre amitié pour un scélérat vous arrête, si vous pensez que ce que j'attends de vous n'est point pour vous un devoir, alors, j'oserai prendre ici votre place, alors je me chargerai d'un rôle que je croyais ne pas me revenir, je ne veux pas que notre illustre noblesse cesse de se plaindre que le peuple romain prend et a toujours pris plaisir à confier les honneurs aux hommes nouveaux, pour prix de leurs généreux efforts et doit on se plaindre que, dans une république devenue par la vertu la souveraine de toutes les nations, la vertu soit le titre le plus puissant?. Que d'autres gardent dans leur palais l'image de Scipion l'Africain, que, d'autres se décorent du nom et des titres d'un homme qui n'est plus, moi, je soutiens que, s'il fut un grand homme, s'il a si bien mérité du peuple romain, ce n'est pas une seule famille mais la république entière que sa mémoire doit être un dépôt précieux. Oui, je prétend la défendre pour ma part, parce que je suis citoyen d'une ville qu'il a agrandie, honorée, illustrée, j'y prétends d'autant plus résolûment que je pratique, en ce qui me touche, autant qu'il est en moi, les hautes vertus dont il fut le modèle, l'équité, la tempérance, l'activité, la défense des malheureux, la haine des méchants. Cette conformité de sentiments et d'habitudes ne nous unit peut être pas l'un et l'autre par des liens moins étroits que la communauté de nom et de race dont vous êtes si fiers.

XXXVIII. Je vous redemande, Verrès, le monument de Scipion l'Africain. Je laisse de côté la cause des Siciliens, non, il ne s'agit plus pour le moment de vos concussions, oublions les forfaits dont se plaignent les Ségestains mais que le piédestal de Scipion l'Africain soit relevé, qu'on y grave à nouveau le nom de cet invincible capitaine, et que l'admirable statue reprise par lui dans Carthage soit remise en sa place. Ce n'est point l e défenseur des Siciliens, ce n'est point votre accusateur, ce ne sont point les Ségestains qui réclament en ce moment, c'est un citoyen qui s'est imposé la tâche de défendre et de sauver l'hon­neur et la gloire de Scipion l'Africain. Je ne crains pas de voir P. Servilius, un de nos jugés, désapprouver mon zèle. Lui qui, après avoir exécuté de si grandes choses, se montre jaloux d'en perpétuer le souvenir par des monuments, il veut sans doute les mettre, sous la garde de ses descendants et de tous les hommes de cœur, de tous les bons citoyens et non les laisser, en proie, à rapacité des méchants. Je ne crains pas non plus qu'à vous, Q.Catulus, qui avez élevé le monument le plus auguste et le plus magnifique de l'univers, je ne crains pas qu'il paraisse mauvais que les autres monuments trouvent le plus de protecteurs possibles et que tous les honnêtes gens regardent comme un devoir pour eux de protéger la gloire des grands hommes. Sans doute les autres vols, les autres brigandages de Verrès me révoltent mais je n'y vois que la matière d'une accusation ordinaire. Ici mon cœur est pénétré de la plus vite douleur, je ne conçois rien de plus indigne, rien de plus intolérable. Verrés et l'Africain ! quel rapprochement ! Ainsi donc les trophées de Sci­pion décoreront une maison consacrée à l'adultère, à la débauche, à tous les vices! Ainsi le monument du plus sage et du plus re­ligieux des hommes, l'image de la chaste Diane, sera placée dans ce réceptacle journalier de prostituées et d'infâmes corrupteurs !

XXXIX. Mais que dis-je? ce monument de Scipion est-il le seul que vous ayez profané ? N'avez-vous pas également enlevé aux Tyndaritains un Mercure d'un travail admirable ? qu'ils tenaient aussi de la libéralité de ce grand homme ? Et de quelle manière, grands dieux? quelle audace, quel abus de pouvoir, quelle impu­dence ! Dernièrement, juges, vous avez entendu les députés de Tyndaris, hommes pleins d'honneur et les premiers de leur ville, déclarer que ce Mercure était le principal objet de leur culte, qu'ils l'honoraient par des fêles annuelles, que Scipion, après la prise de Carthage, l'avait donné aux Tyndaritains, non seulement comme un monument de sa victoire, mais comme un témoignage de leur fidélité et de leur alliance et que néanmoins ce don leur avait été ravi par l a violence et la scélératesse de ce tyran. A peine arrivé à Tyndaris, en effet, et comme s 'il se fût agi d' une mesure, je ne dis pas utile, mais indispensable, comme s'il en eût reçu la mission expresse du sénat et l'ordre du peuple romain, il ordonna de descendre sur le champ la statue et de la transporter à Messine. La chose parut révoltante à tous, ceux qui étaient présents, les autres la trouvèrent incroyable. Aussi n 'insista-t-il point sur le moment. Mais en partant, il charge de l'opération le premier magistrat, Sopater, dont vous avez entendu la déposition. Celui-ci, refuse, Verrès le menace violemment et s 'éloigne. Sopater fait son rapport au sénat, on se récrie de toute part. Cependant, notre homme revient au bout de quelques jours, et, inconti nent, s'informe de la statue. On lui répond que le sénat ne permet pas d'y toucher, qu'il a décrété la peine de mort contre quiconque oserait transgresser cette défense, on allègue en même temps le respect de la religion. «Que me parlez- vous de religion, » reprend Verrès, « de peine de mort, de sénat ? C 'est fait de vous, songez-y, vous mourrez sous les coups de fouet si la statue ne m'est livrée. Sopater re tourne en pleurant au sénat, il fait connaître la passion du préteur et ses menaces. Le sénat, sans répondre à Sopater, se retire, consterné et le trouble dans l'âme. Sopater, que le préteur envoie chercher, lui rend un compte fidèle, et lui dé­clare qu'il est impossible de le satisfaire.

XL. Cette explication — car il ne faut omettre aucun trait de son impudence,- cette explication avait lieu publique­ment, sous les yeux du peuple, le préteur siégeant sur son tribunal. On était au fort de l'hiver, la température était glacée, et il tombait une pluie abondante, ainsi que vous l'a dit Sopater. Tout à coup Verrès le fait saisir par ses licteurs, traîner hors du portique où il siégeait, jeter au milieu de la place, et déshabiller de la tête aux pieds. L'ordre était à peine donné que déjà Sopater était nu au milieu des licteurs. Tout le monde pensait que ce malheureux innocent allait être battu de verges. Erreur, Verrès battre de verges sans motif un allié, un ami du peuple romain! Non, juges, il n'est pas si méchant, il ne réunit pas tous les genres de vices, jamais il ne fut cruel, et il s'est montré doux et clément pour Sopater. Il y avait dans la place de Tyndaris, comme il y a dans presque toutes les villes de la Sicile, des statues équestres des Marcellus. Verrès choisit de préférence celle de C. Marcellus, qui avait rendu à cette ville et à la province entière des services dont le souvenir était tout ré­cent. C'est là, c'est sur cette statue que Sopater, c'est-à-dire un citoyen d'une illustre famille, un premier magistrat, est hissé e t garrotté par l'ordre de Verres. Vous pouvez aisément vous faire une idée de ce qu'il dut souffrir, lié tout nu sur le bronze, exposé à la pluie et à la rigueur du froid. Cependant ce supplice aussi injurieux que cruel ne finissait point. Il fallut que le peuple, que toute la multitude soulevée d'indignation et de pitié, forçât le sénat, par ses clameurs, de promettre le Mercure. Tous s'écriaient que les Dieux immortels sauraient bien se venger eux-mêmes et qu'en at tendant,il ne fallait pas laisser périr un innocent. Le sénat, en corps se rend auprès de Verrès, et promet le Mercure. Alors Sopater est détaché de la statue de C. Marcellus, déjà roide et presque mort de froid.

XLI . Il me serait impossible, quand je le voudrais, de mettre de l'ordre dans mes accusations, le talent ne suffirait pas, il y faudrait un art particulier. Au premier coup d'œil on, ne voit, dans l'affaire du Mercure de Tyndaris, qu'un seul chef d'accusation. Et moi-même je ne vous la présente pas autrement. Cependant il y en a plusieurs mais le moyen de les diviser, d'en bien faire la distinction, je l'ignore. Il y a concus­sion, puisque Verrès a volé à nos alliés une statue de grande valeur, péculat, puisque cette même statue qu'il a fait enlever d'autorité, appartenait au peuple romain comme faisant parti du butin pris sur l'ennemi, et qu'elle avait été replacée dans Tyndaris au nom d'un de nos généraux, lèse-majesté, puisque c'est un monument de nos conquêtes et de la gloire de notre empire qu'il a osé abattre et emporter, sacrilège, puisqu'il a pro­fané ce que la religion a de plus sacré, barbarie puisqu'il a fait subir à un innocent, l'allié, l'ami de la république, un supplice jusqu'alors inouï et que sa cruauté seule pouvait inventer. Mais il est un chef que je ne puis qualifier, c'est l'attentat qu'il s'est permis sur la statue de C. Marcellus. Quelle était votre idée, Verrès ? Est-ce parce que Marcellus était le pro­tecteur des Siciliens? Qu'infériez-vous de ce titre? qu'il devait être pour ses clients, pour ses hôtes une sauvegarde ou un in­strument de supplice? Peut-être vouliez-vous montrer qu'il n'y avait point de patronage possible contre vos violences. Comme si l'on ne savait pas qu'un scélérat peut faire plus de mal là où il est, que tous les préteurs honnêtes là où ils ne sont pas! Ou bien est-ce seulement un nouveau trait de cette insolence, de cet orgueil, de cette arrogance qui vous caractérisent? Vous avez cru apparemment porter atteinte à l a grandeur des Marcel­lus, aussi les Marcellus ne sont-ils plus les patrons de la Sicile, Verrès a pris leur place.Quels peuvent donc être les qualités, le mérite, qui aient pu faire passer à vous la noble clientèle d'une si belle province en la ravissant à des patrons si dévoués et si anciens? Quoi! un homme comme vous, d'une impudence, d'une incapacité comme la vôtre, serait le patron de la Sicile entière, que dis-je ? du dernier des Siciliens ! un homme comme vous, qui de la statue de Marcellus avez fait un chevalet pour les clients de sa maison, comme vous, par qui le monument d'une telle gloire est devenu un instrument de supplice pour ceux qui lui avaient rendu hommage ! D'après cela, quel devait donc être, dans votre pensée, le sort de vos statues? prévoyiez-vous alors ce qui leur, est arrivé? Car, enfin cette statue que les Tyndaritains avaient érigée à Verrès à coté des Marcellus et même sur un piédestal plus élevé, qu'est-elle devenue, juges? Ils ont couru l'abattre, dès qu'ils ont su qu'il avait un successeur.

XLII. Ainsi la fortune des Siciliens a voulu que C. Marcellus fût un de vos juges afin que celui dont la statue servait, sous votre préture, à tenir les Siciliens garrottés nous vit à son tour livrer Verrès à la justice, p ieds et poings liés. El n'avait-il V pas d'abord prétendu que ce Mercure avait été vendu par les Tyndaritains à C. Marcellus E serninus ? Il se flattait que Marcellus, pour l'obliger, appuierait son mensonge. Je n'ai jamais pu croire, juges, qu'un jeune homme d'une famille si illustre, protecteur de la Sicile, consentit à charger son nom d'un pareil crime, cependant j'avais, à tout événement, combiné mes mesures de manière que, s'il se rencontrait quelqu'un qui voulut prendre sur lui le délit et ses conséquences, cette manœuvre ne put lui réussir, j'ai amené des témoins, je me suis procuré des pièces qui ne laissent aucun doute à cetégard. Les registres publics de Tyndaris en font foi, le Mercure a été transporté à Messine aux frais de la ville. On y voit ce que cette opération a coûté, on y voit qu'elle s'est faite sous les yeux de Polea, nommé par le sénat pour y présider. -Où donc est ce Polea? - Le voici, c'est un de mes témoins, Par ordre du pre­mier magistrat Sopater. Quel est ce Sopater? - Celui qui fut garrotté sur la statue, - Et où est-il? -C'est encore un de mes témoins, juges, vous l'avez vu, vous avez entendu sa déposition. Le gymnasiarque Democrite, comme ayant l'intendance de ce service a fait descendre la statue. - Mais peut-être est-ce nous qui prétendons cela?- Non, citoyens, Démocrite est ici présent! Il dépose que, tout récemment à Rome, Verrès a promis aux députés de T yndaris de leur rendre la statue , s'ils consentaient à suppri­mer ce chef d'accusation, et à ne pas témoigner de ce fait dans le procès, La même chose vous a été dite par Zosippe et par Hismenias, personnages distingués, et qui tiennent le pre­mier rang à Tyndaris.

XLIII. Mais quoi? dans Agrigente, un autre monument, de l'Africain, une magnifique statue d'Apollon, portant le nom de Myron , gravé sur la cuisse en petits caractères d'argent, n'a-t-elle pas été enlevée d'un temple d'Esculape en grande vénération ? Ce vol, commis en secret, juges, par quelques bandis auxquels Verrès confia la conduite e t l'exécution du sacrilège, souleva d'indignation toute la ville. D'un seul coup, les Agrigentins perdaient un présent de Scipion l'Africain, un objet de leur culte privé, un ornement de leur ville, un monument de nos victoires, un gage de leur alliance avec Rome. Leurs premiers, magistrats donnèrent alors ordre aux questeurs et aux édiles de veiller pendant la nuit à la garde des temples. En effet, Agrigente , comptant une population immense et courageuse, et les citoyens romains, pleins d'énergie, de résolution et d'honneur, que fixent dans cette ville des intérêts commerciaux, vivant en parfaite intelligence avec les habitants, Verres n'osait prendre ni demander ouvertement ce qui excitait sa convoitise. Dans Agrigente encore , et non loi de la place, il existe un temple consacré par le culte. On y remarque une statue d'Her cule, la plus belle, pourrais-je dire, que j'aie vue, non que je me flatte de m'y connaître, mais j'en ai tant, vu passer sous mes yeux, de ces chefs-d'œuvre! La dévotion des Agrigen tins pour leur Hercule va si loin, que non contents des hommages de leurs prières et de leurs actions de grâces, ils lui ont usé le menton et la bouche à force de baisers. Verrès était à Agrigente. Tout à coup, au milieu d'une nuit obscure, une troupe d'esclaves armés, Timarchide en tête, se jette sur le temple et l'attaque. Sentinelles et gardiens poussent le cri d'alarme. On se met en défense, on engage la lutte. Vains efforts! les défenseurs sont repoussés à coups de bâtons et de massues, les barres sont arrachées , les portes enfoncées, la statue est soulevée de sa base, ébranlée avec des leviers. Cependant au cri d'alarme, le bruit s'est répandu dans toute la ville que les dieux de la patrie sont assiégés, non par des ennemis, non par des pirates inopinément débarqués, mais par une troupe d'esclaves fugitifs en armes sortis de la maison du préteur, et faisant partie de sa suite. Il n'est personne dans Agrigente, vieillard ou infirme, qui ré­veillé, dans cette triste nuit, par cette nouvelle, ne se soit levé aussitôt, et n'ait saisi la première arme que le hasard jeta sous sa main. En un moment, on vit toute la population accourir vers le temple. Depuis plus d'une heure, une troupe considérable travaillait à descendre la statue, sans parvenir à la faire bouger. Les uns s'efforçaient de la détacher avec des leviers, les autres de l 'entraîner avec des cordes attachées à tous les membres. Les Agrigentins arrivent soudain une grêle de pierre tombe sur la troupe sacrilège, et l'on voit fuir les soldats de cet illustre général de nuit. Ils parviennent cependant à emporter deux petites statues, afin, sans doute, de ne pas retourner les mains vides vers ce ravisseur des choses sacrées. Quelque mal qu'éprouve, les Siciliens, ils ne laissent jamais échapper l'occasion, d'une facétie, d'un bon mot. Désormais, disaient-ils, ce terrible verrat doit être compté parmi les travaux d'Hercule tout comme le fameux sanglier d'Érymanthe.

XLIV. Cet exemple de vigueur donné par les Agrigentins, fut, peu de temps après, imité par les habitants d 'Assore, nos braves et fidèles alliés, mais dont la ville n 'est pas, à beaucoup près, aussi grande aussi célèbre qu'Agrigente. Le fleuve Chrysas traverse leur territoire, ils en ont fait un dieu, c'est le principal objet de leur culte. Son temple est dans un champ qui borde le grand chemin d'Assore à Enna. Sa statue, en marbre, est un vrai chef-d'œuvre. Verrès l'aurait bien demandée aux habitants d'Assore mais, connaissant leur extrême dévotion, il n'osa et Tlépolème avec Iliéron furent par lui chargés, de l'entreprise. Ils arrivent au milieu de la nuit avec une escorte bien armée. Les portes sont brisées. Heureusement les gardiens et les officiers du temple s'en aperçoivent à temps, ils font entendre le signal connu de tous les environs. Au bruit de la trompette, on accourt, de toutes !es campagnes, Tlépomène est chassé, mis eu fuite et de l'attaque du temple de Chrisas, une toute petite figure de bronze fut le seul objet qu'on eut à regretter. La mère des dieux a un temple à Enguinum. Ici, juges, je me vois forcé, non seulement de passer rapidement sur chaque fait, mais d'en omettre un grand nombre, pour en venir à des vols de même espèce plus importants, et plus dignes d'un tel scélérat, P. Scipion, cet homme qui réunissait tous les genres de distinction, avait rassemblé dans ce temple des cuirasses, des casques d'airain fabriqués à Corinthe, de grandes urnes ciselées dans le même goût et, avec 1a même perfection et il y avait fait graver son nom. Qu'est-il besoin de répéter les mêmes détails et les mêmes plaintes? Sachez, juges, que Verrès a tout enlevé. Ce temple, si respecté ne présente plus, rien que les traces de son sacrilège et,le nom de P. Scipion. Les dépouil­les de nos ennemis, les monuments de nos généraux, les déco­rations et les ornements de nos temples ont perdus ces beaux titres, pour faire partie du mobilier de Verrès et servir à son usage. Vous seul, apparemment, avez, du goût pour les vases de Corinthe, vous seul savez apprécier, la composition du métal, et la délicatesse du dessin.  A tout cela Scipion n'entendait rien quoiqu'il réunît, la supériorité de l'éducation à celle du savoir. Mais vous, homme sans instruction, sans éducation, sans esprit, sans culture, vous êtes le connaisseur, le jugé par excellence! Ah! Ce n'est pas seulement par le désintéressement, c'est aussi par le goût, que ce grand homme l'emporte sur vous et sur les connaisseurs de votre espèce car enfin, c'est parce qu'il savait apprécier la beauté de ces ouvrages qu'il les croyait faits non pour servir au luxe des particuliers, mais pour décorer les temples et les villes, si bien que la postérité les reçût comme des monuments consacrés par la religion.

XLV. Écoutez encore, juges, un trait véritablement inouï de cupidité, de démence, d'audace à profaner les choses saintes, sur lesquelles il fut toujours défendu de porter, je ne dis pas la main, mais la pensée. Cérès a dans Catane un petit temple où elle n'est, pas moins vénérée qu'à Rome et dans une infinité d'autres lieux, pour ne pas dire dans l'univers entier. Au fond du sanctuaire était une image de la déesse, extrêmement ancienne, les hommes n'en connaissaient pas la forme, ils en ignoraient même l'existence car l'entrée de cet oratoire leur est interdite, ce sont des femmes, mariées et de jeunes vierges qui célèbrent les saints mystères. Eh bien, celle statue, les esclaves de Verrès l'enlevèrent -furtivement- au milieu de la nuit, malgré, la sainteté du lieu et son antiquité vénérable. Le lendemain, les prêtresses de Cérès, et les gardiennes du temple, toutes respectables par leur naissance, leur vertu, dénoncent le fait aux magistrats. Tout le monde est révolté de cet attentat horrible, impie, déplorable. Verrès lui-même est épouvanté de la gravité de l'affaire. Afin , d'écarter le soupçon, il charge un de ses hôtes de trouver quelque malheureux à qui le crime puisse être imputé, et de prendre ses mesures pour qu'une condamnation le mette lui-même à l'abri de toute poursuite. La chose n'est pas remise au lendemain. A peine est-il parti de Catane, qu'un esclave est traduit en justice. 0n porte l'accusation, des témoins, subornés déposent, et le sénat en corps instruit l'affaire suivant les lois du pays. Les prêtresses sont appelées, dans un interrogatoire secret, on leur demande ce qu'elles pensent de
l'enlèvement de la statue et des circonstances du vol. Elles répondent qu'on a vu dans le temple des esclaves du préteur.
Déjà la chose n'était pas douteuse, la déposition des prêtresses la rend évidente. On va aux voix, et, à l'unanimité, l'esclave
est déclaré innocent, pour laisser à votre équité, juges, le soin de condamner, à l'unanimité, aussi, le vrai coupable. Car enfin que prétendez-vous, Verrès? que pouvions espérer ? que pouvez-vous attendre? quel secours compterons obtenir des dieux et des hommes? Quoi! vous avez osé envoyer des esclaves piller un temple où des hommes libres n'avaient le droit d'entrer, même pour y faire entendre leurs prières! Vous n'avez, pas craint de porter la main sur des objets sacrés, dont la religion vous commandait de détourner même les regards! On ne peut pas dire cependant que ce soient vos yeux qui vous aient séduits et entraînés dans un crime si impie, si exécrable car vous avez convoité ce que vous n'aviez jamais vu, oui, votre cœur a désiré ce que vos yeux n'avaient point encore aperçu, un simple ouï-dire a allumé dans votre âme une passion si furieuse, que, crainte, religion, puissance des dieux, opinion des hommes, rien n'a pu la réprimer et qui donc vous avait si bien instruit? quelque honnête homme apparemment, et d'une autorité inattaquable. Comment cela, puisque nul homme n'a pu vous parler de cette statue? C'est donc une femme qui vous en a révélé l'existence, les hommes n'ayant jamais pu ni la voir ni la connaître. Or, je vous le demande, juges, quelle idée se faire d'une telle femme? Que penser de la vertu d'une femme qui a des entretiens avec Verrès, de la piété d'une femme qui lui indique les moyens de spolier un temple saint? Mais ces mystères exigent la chasteté la plus pure dans les vierges et les épouses qui les célèbrent faut-il s'étonner dès lors que cet infâme ait fait servir à leur profanation l'adultère et la débauche?

XLVI. Mais quoi? Est-ce la seule chose, dont, il ait voulu s'emparer, sur un simple ouï-dire, et sans l'avoir vue? Il y en a mille autres. Parmi une foule de traits, je choisirai le pillage d'un temple très célèbre et très ancien. V ous avez entendu ce que les témoins en ont dit dans la première action, je vais vous le rappeler, continuez-moi, je vous prie, toute votre attention. Malte est séparée de la Sicile par un détroit assez large et d'un trajet périlleux. Dans cette île est une ville du même nom, où jamais Verrès n'a mis le pied, bien que, pendant trois ans, il en ait fait une fabrique d'habillements à l'usage des femmes. Non loin de la ville, sur un promontoire , s'élève un ancien temple de Junon, tellement vénéré, que, non seulement durant les guerres puniques, alors que tant de flottes combattirent ou stationn èrent dans ces parages, mais aujourd'hui même ces côtes sont, infestées d'une multitude de pirates, il est toujours resté inviolable et à l'abri de toute insulte. Bien plus, on rapporte qu'une flotte de Masinissa ayant abordé aux environs de ce temple, l'amiral y prit des dents d'ivoire d'une grandeur prodigieuse, et, de retour en Afrique, les présenta au roi, que Masinissa reçut d'abord cette offrande avec plaisir mais que dès qu'il en sut l'origine, il fit à l'instant reporter ces dents par des hommes de confiance, sur une galère à cinq rangs de rameurs et l'on on y grava en caractères puniques, « que le roi Masinissa les avait d'abord acceptées, faute de connaître leur sainte destinat ion, que, mieux instruit, il s'était hâté de les renvoyer et de les rendre. » On voyait encore dans ce temple beaucoup d'ouvrages en ivoire, entre autres des Victoires, œuvre faite dans le goût antique et d'un travail supérieur. Eh bien tous ces objets et les autres que je passe sous silence, il ne fallut qu'un seul message, dont Verrès chargea des esclaves de V énus, pour que,
d'un seul coup, ils fussent enlevés et mis en ses mains.

XLVII. Dieux immortels ! quel est donc l'homme que j'accuse, que je poursuis au nom des lois devant les tribunaux et sur lequel vos votes vont prononcer? Les députés de Malte déclarent, au nom de leurs concitoyens, que le temple de Junon a été spolié par lui, qu 'il n a rien laissé dans cette demeure sainte et révérée, qu'un lieu où des flottes ennemies ont souvent abordé, où les pirates hivernent presque tous les ans, un lieu qu'aucun brigand n'avait profané, qu'aucun ennemi n'avait insulté, lui seul l'a si bien dépouillé qu'il n'y reste absolument rien. Encore une fois, est-ce là un accusé ? Suis-je , moi un accusateur ? S'agit-il de jugement à porter ? De preuve à faire, de soupçon à éclaircir ? Des Dieux enlevés, des temples saccagés, des villes dévastées, voilà ce que vous avez sous les yeux. Pour lui, nul moyen de nier, nul moyen de se justifier. Il n'est pas un seul fait sur lequel je ne le confonde, les témoins ne le convainquent, ses propres aveux ne l'accablent. Le jour de l'évidence éclaire tous ses attentats et cependant il demeure ici, et passe tout bas avec moi la revue de ses crimes. Mais c'est trop m'arrêter sur une seule espèce de crime. Je sens, juges, qu'il est temps de prévenir le dégoût et l'ennui, j'en pas­serai donc sous silence un grand nombre. Redoublez seulement d'attention pour ce qui me reste à dire, je vous en conjure, au nom des dieux immortels, de ces mêmes dieux dont je tra­vaille à venger le culte outragé, je vais mettre sous vos yeux une action qui a soulevé la province entière. Peut-être trouverez-vous que je reprends les choses d'un peu loin mais si je re­monte jusqu'à l'origine du culte établi en Sicile, daignez m'excuser, l'importance du fait ne me permet pas de passer légèrement sur un sacrilège si horrible.

XLIII. Une vieille tradition, appuyée sur les écrits et les mo­numents les plus anciens de la Grèce, nous apprend que la Sicile entière est consacrée à Cérès et à Proserpine. Cette opinion est celle de tous les peuples, et les Siciliens, particulièrement, en sont si pénétrés, qu'il semble que ce soit, chez eux, une idée innée, ils croient non seulement que ces déesses ont reçu le jour dans leur île, mais que c'est chez eux que fut trouvé l'usage du blé, et que Libéra, qu'ils appellent aussi Proserpine, fut en­levée dans les bois d'Enna. Ce lieu est regardé par eux comme le cœur de la Sicile, parce qu'il est situé au centre de l'île. Ils disent que Cérès, pour aller à la recherche de sa fille, alluma des torches au feu du mont Etna, et qu'elle parcourut, ces flambeaux à la main, toutes les contrées de l'univers. Enna qui fut, dit-on, le théâtre de ces événements, est située sur une hauteur dont le sommet qui domine toutes les collines d'alentour forme un vaste plateau rafraîchi par des sources qui ne tarissent jamais. Autour de la ville, qui apparaît au loin comme une pente détachée de la montagne, sont des lacs et des bosquets, où les fleurs les plus belles se renouvellent en toutes saison. Tout en ces lieux semblé attester le rapt célèbre qu'on nous raconte dans notre enfance. A quelque distance, en effet, est une caverne ouverte vers le nord, et d'une profondeur immense. C'est là, dit-on , que le dieu des enfers sortit tout à coup, sur un char, enleva la jeune déesse et soudain, non loin de Syracuse, disparut avec elle dans les entrailles de la terre, à une place où se forma soudain un lac, auprès duquel les Syracusains, hommes et femmes, vont encore, tous les ans, célébrer en foule, une fête solennelle.

XLIX. L'ancienneté de cette tradition, ces lieux où l'on retrouve quelques traces, peut-être même le berceau de ces deux
divinités, inspire à tous les habitants, à toutes les villes de la Sicile , une dévotion inouïe pour la Cérès d'Enna. De fréquents prodiges attestent la présence de la déesse et plus d'une fois, on l'a vue, dans des circonstances critiques, donner elle-même des marques signalées de sa protection si bien que l'on peut dire que, non seulement elle aime cette île, mais qu'elle se plaît à l'habiter et à veiller elle-même à sa sûreté.Et ce ne sont pas les Siciliens seulement, mais tous les peuples, toutes les nations, qui rendent à la Cérès d'Enna un culte parti­culier. Si l'on va avec tant d'empressement se faire initier aux mystères que les Athéniens célèbrent en son honneur, parce que, dans sa course errante, elle visita, dit-on, leur pays et leur ap­ porta le blé, quelle doit être la vénération d un peuple chez lequel tout démontre qu'elle a pris naissance et trouvé l'usage du blé ! Aussi, du temps de nos pères, sous le consulat de P. Mucius et de L. Calpurnius, dans ces jours de sang et de calamités, où, après le meurtre de Tib. Gracchus, des prodiges menaçants firent craindre les plus grands malheurs, on consulta les livres Sibyl­ lins, et l'on y trouva que l' on devait apaiser l'ancienne Cérès. Alors des prêtres furent choisis dans l'auguste collège des décemvirs, et, quoique la déesse eût dans notre ville un très beau, un magnifique temple, ils ne laissèrent pas d'aller à Enna : car telles étaient alors la sainteté et l'ancienneté de son culte, qu'en partant pour cette ville, on croyait aller rendre: visite, non au temple de Cérès , mais à la déesse elle-même.Je ne fatiguerai pas plus votre attention car je crains de m'être déjà bien écarté des formes judiciaires et du langage ordinaire d'un plaidoyer. Je dis donc que C . Verrès a fait enlever de son temple et de la résidence qu'elle avait choisie, cette même Cérès, la plus ancienne e t la plus révérée que l'on connaisse, celle qui est la source primitive du culte reçu chez tous les peuples de l'univers. Vous tous qui avez fait le voyage d'Enna, vous avez remarqué, dans deux temples différents, deux statues de marbre, l'une de Cérès et l'autre de Proserpine. Elles sont colossales et fort belles, bien que peu anciennes. Il y en avait une autre en bronze, de grandeur moyenne, mais d'un travail admirable, représentant Cérès avec des flambeaux. Elle était ancienne, la plus ancienne même de toutes celles qui sont dans ce sanctuaire, Verrès s'en est emparé, et cependant ce vol ne l'a pas satisfait. Vis-à-vis du temple, dans une place découverte et très spacieuse, s'élèvent deux statues , l'une de la déesse, l'autre de Triptolème, également belles et colossale. Leur beauté les mettait en danger, leur grandeur les sauva, à cause de la double difficulté du déplacement et du transport. Mais dans la main droite de Cérès était une Victoire, admirablement travaillée, par ordre de Verrès, elle fut arrachée à la statue et emportée chez lui.

L. Quel sentiment doit lui faire éprouver la récapitulation de ses crimes, lorsque moi-même je ne puis les retracer sans que mon cœur se trouble, sans que tout mon corps frémisse. Je me représente la sainteté du temple, du lieu, du culte qu'il a profané, oui, il est encore présent à mon esprit ce jour où, comme j'entrais dans Enna, je vis s'avancer au-devant de moi, les prêtresses de Cérès la tête ornée de bandelettes et couronnée de verveine, au milieu de la foule des citoyens accourus de toutes parts, j'entends en­core leurs pleurs, leurs gémissements tandis que je parlais, il semblait que toute la ville fût plongée dans le deuil le plus cruel. Ce n'étaient ni les exactions tyranniques du préteur, dans la perception de la dîme, ni le pillage de leurs biens, ni l'ini­quité de ses jugements, ni l'odieuse brutalité de ses passions, ni les violences et les outrages dont il les avait tant de fois accablés, écrasés, qui excitaient leurs plaintes, c'était la divinité de Cérès, l'ancienneté de son culte, la sainteté de son temple, qu'ils voulaient voir venger par le supplice du plus scélérat et du plus audacieux des hommes. Ils disaient qu'à ce prix ils souffriraient, ils abandonneraient tout le reste mais ce sacrilège les avait si profondément affligés, que Verrès leur sem­blait un autre Pluton revenu dans Enna, non plus pour enlever Proserpine mais pour ravir Cérès elle-même. En effet, Enna est moins une ville que le temple de cette auguste déesse. Les habitants sont persuadés qu'elle réside au milieu de leurs remparts, et l'on peut voir en eux moins les citoyens d'Enna que les ministres, les prêtres, les pontifes de Cérès.
Et c'est à Enna que vous avez eu la témérité d'enlever Cérés! à Enna que vous avez entrepris d 'arracher de la main de Cérès l'image de la Victoire, ravissant ainsi une déesse des bras d'une autre déesse ! Vous n'avez point respecté ces images, que n'ont osé ni profaner ni toucher des hommes habitués au crime, étrangers à tout sentiment de religion. En effet, sous le consulat de P. Popilius, des esclaves fugitifs, des barbares,des en­ nemis en armes, furent en possession de cette ville mais ils étaient bien moins esclaves de leurs maîtres, que vous, de vos passions, ils étaient bien moins rebelles à la , servitude, que vous, aux lois et à la justice, ils étaient moins barbares par leur langage et leur patrie, que vous, par votre caractère et par vos mœurs, bien moins armés, contre les hommes, que vous, contre les Dieux immortels. Quel moyen d'excuse peut donc rester à ce lui qui s'est montré plus vil que des esclaves, plus téméraire que des rebelles, plus criminel que des barbares, plus cruel que des ennemis acharnés ?

LI. Vous avez entendu Théodore, Numinius et Nicasion, députés d'Enna, vous dire au nom de leur ville, que leurs concitoyens les avaient chargés de se rendre auprès de Verrès, et de lui redemander leurs statues de Cérès et de la Victoire. S'il consentait à les rendre, les habitants d'Enna, fidèles à la pratique constante de leur ville, devaient, malgré toutes les vexations que la Sicile pouvait lui reprocher, s'abstenir de déposer contre lui. Si, au contraire, il refusait de restituer, ils avaient ordre de se joindre aux autres accusateurs, de dénoncer aux juges ses violences envers eux, et de se plaindre surtout de ses attentats sacrilèges. Ils se sont plaints, juges, et, au nom des Dieux immortels, n'allez pas ici vous montrer indifférents , froids , insouciants, il s'agit, des injures faites à nos alliés, il s'agit de l'autorité des lois, il s'agit de l' honneur et de l'équité des tribunaux, graves intérêts, assu­rément et cependant il est d'un intérêt plus grave encore : telle est la vénération des Siciliens pour Cérès, le sacrilège dont je parle a tellement frappé leur imagination, que toutes leurs calamités ou publiques ou particulières, ils les attribuent à ce crime de Verrès. Vous avez entendu Centorbe, Agyrone, Catane, Herbite, Enna et beaucoup d'autres villes vous attester, par l'organe de leurs députés, la situation déplorable de leur territoire, la fuite des laboureurs, la solitude et la désolation des champs devenus incultes. Bien qu'il faille en accuser les vexations multipliées de Verrès, néanmoins, dans l'opinion des Siciliens, une seule cause a produit tous ces maux, ils sont persuadés que c'est parce que Cérès a été outragée, que toutes les productions, que tous les dons de Cérès ont péri dans leurs champs. Guérissez les plaies faites à la religion de vos alliés, que dis-je? sauvez la vôtre car cette religion ne vous est point étrangère. Le fût elle ? refuseriez-vous de l'adopter, vous n'en devriez pas moins la maintenir, en punissant le profanateur. Mais il s'agit d'un culte commun à tous les peuples, d'un culte que nos pères ont em­ prunté aux nations étrangères, et qu'ils pratiquèrent avec une dévotion constante, d'un culte qu'ils ont eu soin de distinguer en l'appelant le culte grec, parce qu'en effet il a pris naissance dans la Grèce, pourrions-nous dès lors, quand nous le voudrions, nous montrer insouciants et indifférents?

LII. Il est encore une ville, la plus belle et la plus riche de toutes celles de la province, Syracuse, dont je dois vous retracer la spoliation, ce tableau achèvera et terminera cette trop longue énumération des crimes. II n'est peut-être aucun de vous, juges, qui n'ait entendu plus d'une fois raconter, ou qui n'ait lu dans nos annales comment Syra­ cuse fut prise par M. Marcellus. Comparez, je vous prie, la paix de Verres, avec cette expédition guerrière, comparez l'arrivée du prieur avec la victoire du général, la cohorte impure du premier avec l'armée invincible du second, les violences tyranniques de l'un avec la modération de l'autre, et vous verrez dans le conquérant de Syracuse un fondateur, un des­tructeur, dans le magistrat à qui Syracuse florissante avait été confiée. Je passe sous silence nombre de faits qui trouveront leur place ailleurs, ou dont j'ai déjà parlé dans les différentes parties de cette plaidoirie. Je ne dirai point que la place publique de Syracuse, où pas une goutte de sang ne fut répandue à l'entrée de Marcellus, à été, depuis l'arrivée de Verrès, inondée de celui d'une infinité de Siciliens innocents, que le port de Syracuse, où jamais n'avaient pénétré nos flottes ni celles des Carthaginois, a été ouvert, sous sa préture, à un misérable brigantin de Cilicie et à d'autres pirates, je ne rappellerai pas non plus que des jeunes filles, des mères de familles ont subi de flétrissants outrages que leur, avait épargnés, lors de la prise de la ville, malgré les usages de la guerre et les droits de la victoire, la fureur du soldat ennemi, je veux dis-je, passer sous silence tous les excès dont, pendant trois ans, il a comblé la mesure, je ne parlerai que des crimes qui ont un caractère commun avec ceux dont je m'occupe en ce moment. Syracuse est la plus grande des villes grecques et la plus belle de toutes les cités, vous l'avez entendu dire, juges, et c 'est la vérité car, outre que sa position la rond très forte et de difficile accès, elle présent, soit du coté de la terre, soit du coté de la mer l'aspect le plus imposant. Ses deux ports sont renfermés dans son en ceinte presqu'au milieu de ses mai­sons, et sous les yeux des habitants, l'un et l'autre ont une entrée particulière, mais leurs eaux aboutissent à un bassin commun qui les unit, cette réunion forme ce qu'on nomme : l'île, partie qui, s éparée du continent par un petit bras de mer, y communique par un pont qui la joint au reste de la ville.

LIII. Tel est l'étendue de la place qu'elle semble renfermer quatre villes, qui toutes sont considérables. La première est l'île située entré les deux ports, et qui se prolonge jusque l'entrée de l'un et de l'autre, là, se trouve l'ancien palais d'Hiéron où nos préteurs font leur résidence. On y voit aussi un grand nombre de temples et deux par dessus tous les autres, l'un consacré à Diane, l 'autre à Minerve, lequel était, avant l'arrivée de Verrés, richement décoré. A l'extrémité de l'île, est une fontaine d'eau douce, que l'on nomme Aréthuse, son bassin d'une étendue immense, est très poissonneux, les lames l'inonderaient, s'il n'était séparé de la mer par une forte jetée en pierres. La seconde ville, enclose dans les murs de Syracuse, porte le nom d'Achradine. On y remarque une place très étendue, de superbes portiques, un très beau prytanée, un vaste palais pour le sénat, un magnifique temple de Jupiter Olympien Le reste de­ la ville se compose d'une rue fort large, qui la traverse dans toute son étendue, et coupée de plusieurs rues transversales, bordées de maisons particulières. La troisième ville a été appelée Tyché parce qu'il s'y trouvait autrefois un temple de la Fortune. Elle renfermait un vaste gymnase et un grand nombre d'édifices religieux, c'est le quartier le plus vivant et le plus peuplé. La quatrième ville se nomme la Ville-Neuve parce qu'elle a été bâtie la der­nière. On y voit, à l'extrémité, un théâtre spacieux, ainsi que deux temples d'une belle architecture, dédiés l'un à Cérès, l'autre à Proserpine, enfin une statue d'Appollon surnommé Téménitès, très belle et très grande que Verres n'aurait pas manqué d'enlever si le transport en eût été possible.

LIV. Je reviens maintenant à Marcellus, et vous reconnaîtrez que ce n'est pas sans motif que je me suis étendu sur ces détails. Entré de vive force dans cette superbe ville à la tête de ses troupes, il ne crut pas que la gloire du peuple romain fût intéressée à la destruction, à l'anéantissement de tant de chefs-d 'œuvre dont on ne pouvait craindre aucun danger aussi épargna-t-il les édifices publics et particuliers, sacrés et profanes, avec autant de soin que s'il fût venu à la tête de son armée pour les défendre et non pour les conquérir. Quant aux ornements de la ville, il sut con cilier les droits de la victoire et ceux de l'humanité. Si la victoire l'autorisait à envoyer à Rome beaucoup d'objets qui pouvaient l'embellir, l'humanité lui défendait de dépouiller entièrement une ville qu'il se fût estimé heureux de sauver. Dans cette répar­tition de chefs-d'œuvre, Marcellus, au nom de sa victoire, n'en réclama pas plus pour le peuple romain, que son humanité n'en réserva pour les Syracusains. Ceux qu'il fit transporter à Rome, nous les voyons encore auprès du temple de l'Honneur et de la Vertu , ainsi qu'en d'autres lieux. Du reste, il ne plaça rien dans ses maisons, dans, ses jardins, à Rome ou à la campagne, il pensait que, s'il n'emportait pas dans sa demeure les monuments, qui devaient orner la ville, sa maison en deviendrait elle-même le plus bel ornement. Quant à Syracuse, il y laissa un grand nombre, d'objets précieux, aucun dieu ne fut profané, il ne porta la main sur aucun. Rapprochez maintenant la conduite de Verrès, non pour opposer l'homme à l'homme, ce serait faire injure aux mânes d'un héros, mais pour comparer l'état de paix et l'état de guerre, les lois et la force, l'autorité tuté laire de l a justice et l'invasion d'un ennemi, l'arrivée d'un paisible cortège et l'entrée d'une armée triomphale!

LV. Il y a dans l'île un temple de Minerve, comme je l'ai déjà dit, Marcellus s'abstint d'y toucher, et le laissa rempli de tous ses ornements. Verrès l'a spolié, pillé, non comme un ennemi qui, même en état de guerre, aurait respecté la religion et le droit des gens, mais comme un barbare pirate qui ne se plaît qu' à détruire. Un combat de cavalerie, livré par le roi Agathocle, y était admirablement représenté et une suite de tableaux semblables couvraient les parois intérieures du temple. Syracuse ne possé­dait rien de plus remarquable que ces peintures, rien qui parût plus digne d'attirer les regards du voyageur. Bien que la victoire eût, en quelque sorte, rendu tous ces objets promues, néan­moins, par scrupule de religion, Marcellus s'abstint d'y porter la main. Et Verrès, pour qui une longue paix et la fidélité constante des Syracusains devaient rendre à ces tableaux leur caractère inviolable et sacré, Verres les a tous emportés, ces murailles, dont les décorations avaient subsisté tant de siècles, échappé à tant de guerres, il les a laissées nues et dégradées. Marcellus, qui avait fait vœu d'ériger deux temples dans Rome, s'il prenait Syracuse, ne voulut, pas faire servir à leur ornement les objets précieux qu'il avait conquis. Verrès, qui n'a point fait de vœu comme Marcellus, à l'Honneur ni à la Vertu, mais à Vénus et à Cupidon, a mis au pillage le temple de Minerve. Le premier s'était fait scrupule de doter des Dieux avec les dépouilles d'autres Dieux, le second a transporté les ornements de la chaste Minerve dans une maison de débauche. Il a, de plus, enlevé du même temple vingt-sept tableaux d'une rare beauté, parmi les­quels se trouvaient les portraits des rois et des tyrans de la Sicile, qui ne charmaient pas moins les yeux par le mérite de la peinture que par la ressemblance des personnages dont ils rappelaient les traits. Et voyez combien ce tyran a été pour les Syracusains plus exécrable qu'aucun des tyrans qui l'avaient précédé! Ceux-ci, du moins, se plurent à décorer les temples des Dieux immortels, pour lui, il n'a pas craint d'enlever les images
des Dieux et les ornements de leurs temples.

LVI. Et les portes de ce même temple de Minerve, faut-il vous en parler? Je crains que ceux qui ne les ont pas vues ne me soup­çonnent d'amplifier et de broder les choses. Cependant je ne suis pas homme à m'exposer, on le sait, à ce que nombre de citoyens du premier rang, et même plusieurs de nos juges, qui ont fait le voyage de Syracuse et vu ces portes, puissent me convaincre d'exagération el de mensonge. Je puis affirmer en toute vérité, juges, que jamais il n'y a eu dans aucun temple de portes plus magnifiques, plus artistement incrustées d'or et d'ivoire. On ne saurait croire combien d'auteurs grecs en ont décrit-la beauté. Peut-être y a-t-il de l'excès dans leur admira­tion et dans leurs éloges, j'en conviens mais enfin il est plus honorable pour notre république qu'un général ait, en temps de guerre, laissé aux Syracusains les objets de leur admira­tion que de voir un préteur les leur ravir au sein de la paix. Sur ces portes, on voyait des sujets historiques représentés en ivoire avec un art fini, Verres les a tous fait détacher. Il a fait également enlever une superbe tête de Gorgone avec sa cheve­lure, de serpents. Toutefois, il a montré, dans cette occasion, qu'il n'était pas seulement séduit par la beauté du travail, mais encore par la richesse de la matière car il ne s'est pas fait scru­pule d'arracher tous les clous d'or attachés à ces portes, et il y en avait beaucoup, et de fort pesants, ici ce n'était pas la beauté, mais le poids qui lui plaisait. Enfin, il a laissé ces portes en tel état, qu'après avoir été le plus bel ornement du temple, elles ne peuvent plus servir aujourd'hui qu'à le fermer. N'a-t-il pas pris jusqu'à certaines piques de jonc? J'ai remarqué votre surprise, lorsque les témoins ont déposé de ce larcin et, en effet, il s'agissait d'un objet bon simplement à voir. Ces piques, dénuées de tout ornement, n'ont rien de beau, dans la forme, elles sont seulement d'une longueur extraordinaire, c'était assez d'en avoir entendu parler, c'était trop de les voir plus d'une fois. Et cette chétive proie a aussi excité votre convoitise !

LVII. Quant à la Sapho que vous avez enlevée du Prytanée celle-là du moins vous fournit une excellente excuse, et l'on doit presque vous pardonner, vous passer ce vol. Ce chef-d'œuvre de Silanion, d'un goût si exquis, d'un travail si parfait, était trop beau pour un particulier, et même pour un peuple, quand il existait un aussi fin connaisseur, un amateur aussi éclairé que Verrès. 0n ne peut rien objecter à cela, assurément. Nous, qui sommes pas comme lui les enfants gâtés de la Fortune , il ne
nous est pas donné de savourer de pareilles jouissances. Quelqu'un de nous était il curieux de voir quelque belle production de ce genre? Il faut qu'il aille au temple la Félicité , au monument de Catulus, au portique de Metellus, qu'il trouve moyen de se faire admette dans le Tusculum de quelqu'un de ces heureux mortels, qu'il contemple les décorations du Forum, quand ce grand amateur voudra bien prêter aux édiles quelques-uns de ses précieux morceaux. Verrès seul aura chez lui toutes ces belles choses ! Verrès aura ses maisons de ville et de campagne remplies, encombrées des ornements de vos villes et de vos temples ! Ah ! juges, tolérerez-vous plus longtemps les goûts et les fantaisies de vil artisan qui par sa nature, par son éducation, par la tournure de son esprit et de son corps, semble, plutôt fait pour porter les statues que pour en posséder. Quels regrets a causé l'enlèvement de cette Sapho, je ne saurais le dire. Outre qu'elle était du plus beau travail, on lisait sur le piédestal une inscription renommée en langue grecque, et ce savant profond ce grec, ce juge si délicat des ouvrages de l'art, et qui seul en sent le prix, l'eût certainement fait disparaître s'il avait su un mot de grec car cette inscription, restée sur un piédestal vide, f ait connaître à la fois et ce qu'était cette statue et qu'elle a été enlevée. Que dire de cette image d'Apollon, aussi parfaite que sainte et révérée? Ne l'avez-vous pas emportée du temple d'Esculape, où, par sa beauté autant que par son caractère sacré, elle attirait un concours perpétuel d'adorateurs? Et la statue d'Aristée, consacrée dans le temple de Bacchus, n'a-t-elle pas été, par votre ordre, pu­bliquement enlevée? Et ce magnifique et vénérable simulacre de Jupiter Imperator, que les Grecs appellent Ourios, ne l'avez, vous pas été ravir dans son sanctuaire? Et cette admirable tête en marbre de Paros, qu'on allait voir en foule dans le temple de Proserpine, avez-vous hésité à la prendre? Cependant cet Apol­lon était, avec Esculape, honoré, chaque année, chez les Syra­cusains, par des sacrifices solennels, cet Aristée, à qui les Grecs attribuent l'invention de l'huile, était adoré dans le même temple que Bacchus, père de la Joie !

LVIII. Quant à Jupiter Imperator, avec quelle vénération pen­sez-vous qu'il était adoré dans son temple? Vous pouvez, juges, vous en faire une idée, si vous voulez bien vous rappeler quel tribut d'adoration reçut une statue de même nature et du même genre, que Flaminius emporta de la Macédoine , et qu'il plaça dans le Capitole. Dans le monde entier, on connaissait trois statues de Jupiter Imperator, toutes trois chefs-d'œuvre d'une égale beauté : l'une est celle de la Macédoine , que nous voyons ici, la seconde est à l'entrée du Pont-Euxin, et la troisième était à Syracuse, avant la préture de Verrès. Si Flaminus enleva la première de son temple, ce fut pour la placer dans le Capitole, c'est-à-dire dans la demeure terrestre de Jupiter. Quant à celle qui est à rentrée du Pont-Euxin, quoique tant de flottes armées en guerre soient sorties de ces parages ou y aient pé­nétré, cette statue, toujours respectée, s'y est conservée jusqu'à nos jours sans recevoir aucune atteinte. Mais celle de Syracuse, que M. Marcellus, vainqueur et armé, vit sans y toucher, qu'il, crut devoir laisser à la religion des peuples, à laquelle les habi­tants de Syracuse, citoyens ou domiciliés, rendaient un culte particulier, que les étrangers s'empressaient non seulement d'aller voir, mais d'adorer, Verrès l'a enlevée du temple de Jupiter. Si j'aime à vous rappeler le nom de M. Marcellus, juges, c'est que le séjour de Verrès à Syracuse a coûté plus de Dieux à cette ville que la victoire de Marcellus ne lui a fait perdre de citoyens. On dit même que ce héros fit chercher l'illustre Archimède, cet homme supérieur par son génie et par son savoir et qu'appre­ nant qu' il venait d'être tué, il en ressentit un vif chagrin. Quant à Verrès, toutes les recherches qu'il a fait faire ont eu pour but, non de conserver, mais de piller. Il est d'autres larcins qui vous paraîtraient de trop peu d'importance, si j'en parlais en ce moment. Je les passerai sous silence. Je ne dirai pas qu'il a enlevé dans tous les temples de Syracuse et leurs tables Delphiques en marbre et de très belles coupes et une immense quantité de vases de Corinthe, si bien que les mytagognes – ainsi l'on appelle ceux qui font passer aux étrangers la revue de ce qui est à voir.- font présentement un métier tout nouveau, autrefois ils mon­traient te choses, aujourd'hui, ils montrent la place qu'elles occupaient. Et pensez-vous que cette spoliation ait médiocrement affectée les Syracusains? Non, juges, il n'en est pas ainsi. D'abord, tous les hommes en général sont attachés à leur religion, tous se font un devoir d'honorer et, de conserver le culte de leurs pères mais les Grecs, particulièrement, se passionnent, avec, excès même peut-être, pour tout ce qui est ornement, objet d'art, statue, tableau. La vivacité de leurs doléances fait assez connaître à quel point furent cruelles pour eux ces pertes qui peut-être nous sembleraient légères, et peu dignes, de nous occuper. Oui, croyez moi, juges, on vous l'a déjà dit, je le sais, mais je le répète : de toutes les injustices, de toutes les vexations que nos alliés et, les nations étrangères ont subies dans ces dernières années, il n'en est pas qui ait plus affligé et qui aujourd'hui encore plus afflige plus les Grecs, que cette spoliation de leurs temples et de leurs villes. Vainement Verrès nous opposera-t-il sa réponse banale : «  j'ai acheté. » Juges, vous pouvez m'en croire, jamais peuple de l'Asie ou de la Grèce ne vendît volontairement une seule statue, un seul tableau, un seul ornement. Et vous n'irez pas vous persuader sans doute que, depuis que les tribunaux de Rome ont cessé de rendre une exacte justice, les Grecs soient devenus assez indifférents pour trafiquer de ces chefs-d'œuvre, que, non seulement ils ne vendaient pas, avant ce relâchement des tribunaux, mais qu'ils recherchait partout pour en faire l'acquisition, non-vous ne le croirez pas : autant vaudrait s'imaginer, qu'après que les L. Crassus, les Q. Scévola, les C. Claudius, ces hommes si puissants, dont nous avons admiré la magnificence pendant leurédilité, ne purent obtenir des Grecs ces objets par le commerce, ce trafic ait été établi pour les édiles depuis la corruption de nos tribunaux.

LX. Sachez, juges, que les villes se trouvent plus cruellement lésées par ces achats prétendus et simulés, que par ces vols clan­ destins ou par des enlèvements à force ouverte . C'est pour elles l e comble de l'infamie, de porter sur leurs registres que leurs habitants ont, pour une somme et une modique somme, vendu et aliéné des objets qu'ils tenaient de leurs ancêtres. On ne saurait se figurer, je le répète, combien les Grecs attachent d'importance à toutes ces choses, qui pour nous ont si peu de prix. Aussi nos ancêtres les laissaient-ils volontiers aux villes alliées, pour que, sous notre empire, elles conservassent leur opulence et leur splendeur, ils permettaient même aux peuples tributaires de garder ces curiosités à nos yeux si frivoles, et pour eux si précieuses, comme un amusement et une consolation de la servi­tude. Et quelle somme pensez vous que demanderaient les habitants de Rhegium, aujourd'hui citoyens romains, pour se laisser enlever leur Vénus de marbre? Et les Tarentins, pour se dessaisir de leur taureau enlevant Europe, du satyre qui se voit dans leur temple de V esta, et de tant d'autres chefs-d'œuvre ? Et les Théspiens pour le Cupidon, la seule chose qui attire les étrangers dans leur ville? Et les Cnidiens, pour leur Vénus de marbre? Et Cos, pour son tableau de cette déesse? Et les Éphésiens, pour leur Alexandre? Et Cyzique, pour son Ajax ou sa Médée? Et Rhodes, pour son Ialysus? Et les Athéniens enfin, pour, leur Bacchus de marbre, le portrait de leur Paralus, et leur génisse en bronze, ouvrage de Myron? Il serait trop long, et c'est chose inutile, d'énumérer ici, tout ce que la Grèce et l'Asie offrent de curieux dans chaque ville, ce que j'en ai cité suffit à vous faire concevoir la douleur inexprimable de ceux qui voient dé­ pouiller leur patrie de ces ornements.

LXI. Mais laissons là les autres peuples, et revenons aux Syracusains. Lorsque j'arrivai chez eux, je crus d'abord, comme je l'avais entendu dire à Rome par les amis de l'accusé, que l'héritage d'Héraclius avait concilié à Verres l'affection des Syracusains, comme il s'était fait aimer des Mamertins en les associant à ses rapines et à ses brigandages. Je craignais en même temps de me voir, si je voulais compulser les registres publics, attaqué par le crédit de ces femmes d'une naissance et d'une beauté également remarquables, au gré desquelles Verres a géré sa préture pendant trois ans, et même par la condescendance de leurs trop complaisants maris. Je ne fréquentais donc à Syracuse que les citoyens romains, je consultais leurs livres de compte, j'y recueillais les traces de ces iniquités. Lorsque je me sentais fatigué de ce long et pénible travail, je reprenais, pour me délasser, les fameux registres de Carpinatius, où, de concert avec les plus respectables des che­valiers romains qui sont établis à Syracuse, je trouvais l'explica­tion de ces fréquents Verrutius dont je vous ai dit le secret. Quant aux Syracusains, je n'attendais de leur part aucun éclair­cissement, ni comme magistrat, ni comme particulier; je ne songeais pas même à en demander. Un jour, je vois tout à coup se présenter à moi ce même Héraclius, qui était alors le premier magistrat de Syracuse, homme distingué par sa noblesse, et qui avait été prêtre de Jupiter, ce qui, chez les Syracusaius, est la dignité la plus considérable. Il m'invite, ainsi que mon parent Lucius, à vouloir bien nous rendre à leur sénat. L'assemblée, disait-il, était nombreuse et c'était au nom du corps entier qu'il nous faisait cette invitation. Nous hésitâmes d'abord mais bientôt nous jugeâmes que nous ne devions pas refuser de nous rendre à cet appel.

LXII. Nous allons donc au sénat. On se lève pour nous faire honneur, sur l'invitation du magistrat, nous prenons place Diodore Timarchide prend la parole, c'était le premier de la compagnie par son âge, par la considération dont il jouissait, et, autant que j'en ai pu juger, par son expérience. Voici à peu près la substance de son discours. Il dit que le sénat et le peuple de Syracuse étaient vivement affligés de voir que, tandis que j'avais, dans les autres villes de la Sicile , informé le sénat et le peuple de ce que je me proposais de faire pour leur avantage et pour leur sûreté, tandis que j'avais reçu, de toutes des instructions, des députés, des preuves écrites et des certificats, je n'eusse pas accordé à leur ville la même faveur. Je répondis que, lorsque les députés de toutes les villes de la Sicile étaient venus à Rome im­plorer mon assistance et me prier de me charger des intérêts de toute la province, je n'avais vu dans le nombre aucun député syracusain et que, d'ailleurs, je ne m'aviserais pas qu'on dé­crétât rien contre C. Verrès dans une salle où je voyais sa statue toute dorée. À peine eus-je prononcé ces mots, qu'au souvenir et à la vue de cette statue, l'assemblée éclaté en gémissements, si bien que je compris aisément que c'était là un monument de crimes, non de bienfaits. Alors chacun se mit à me détailler à l'envi les vols dont je viens de vous entretenir. Tous me dirent, que leur ville avait été pillée, leurs temples dé­vastés, que, quant à la succession d'Héraclius, si Verrès l'avait ostensiblement adjugée au profit de leur gymnase, il s'en était approprié la majeure partie, qu'après tout, on ne devait pas attendre grande sympathie pour les athlètes, d'un homme qui avait enlevé jusqu'au dieu inventeur de l'huile, qu'enfinla statue de Verrès n'avait été érigée ni aux frais, ni au nom de la ville mais qu'elle é'ait l'ouvrage de ceux qui avaient eu part avec lui au pillage de la succession, que la députation de Syracuse avait été composée de ces mêmes hommes, ministre de sa tyrannie, complices de ses vols, confidents de ses turpitudes, qu'ainsi je ne devais pas m'étonner qu'ils se fus­sent séparés des députés chargés des vœux et des intérêts de la Sicile.

LXIII. Dès que j'eus reconnu que leur ressentiment égalait, s'il ne surpassait même, celui des autres Siciliens, je leur fis part de mes dispositions à leur égard, je leur développai mon plan et mes moyens d'exécution. Je les exhortai à ne point trahir la cause générale, les intérêts communs, et à rétracter le panégyrique que les menaces leur, avaient, disaient-ils, arraché peu de jours auparavant. Ecoutez, juges, ce que firent les Syracusains, c'est à dire les clients et les amis du préteur. D'abord ils apportent leurs registres, qu'ils tenaient enfermés dans l'endroit le plus secret de leur trésor, ils me les mettent sous les yeux, j'y vois l'état exact de tous les objets que je vous ai dit avoir été soustraits par Verrès, et de bien d'autres, dont je n'ai pu vous parler. Voici la teneur de cet état : « Attendu que telle ou telle chose a disparu du temple de Minerve, telle autre du temple de Jupiter, telle, autre encore du temple de Bacchus et qu'en rendant ses comptes, aux termes de la loi, chacun des hommes préposés à la garde de ces objets qu'ils devaient représenter à demandeà n'être point inquiété pour ceux qui ne se retrouvaient pas, tous ont été déchargés et affranchis de toute responsabilité. » Je fis apposer sur les registres le sceau de la ville, et ne manquai pas de les emporter. Quant au panégyrique, voici comment ils m'expliquèrent la chose. Verrès, quelque temps avant mon arrivée, avait écrit pour demander qu'on lui décernât cet éloge. D'abord on ne tint aucun compte de sa requête, plus tard, quelques-uns de ses amis ayant représenté qu'il fallait lui donner cette satisfaction, un cri général et des huées avaient fait justice de la proposition. Enfin, au moment où j'allais arriver, les Syracusains avaient reçu de celui qui administre aujourd'hui la province, l'ordre de rendre le décret demandé. Le décret fut porté, mais en des termes tels que ce panégyrique devait faire plus de mal que de bien. C'est ce que je vais vous expliquer, juges, comme eux-mêmes l'ont fait devant moi.

LXIV. A Syracuse, lorsqu'une proposition est faite dans le sénat, chacun est libre de donner son avis, nul n'est invité no­minativement à prendre la parole. Cependant il est d'usage qu'on opine par rang d'âge ou de dignité, ce sont des égards qu'on s'accorde. S'il arrive que tout le monde garde le silence, le sort détermine l'ordre de la parole. D'après l'usage, on avait donc proposé au sénat de décréter l'éloge de Verres. Plusieurs membres, d'abord pour gagner du temps, interrompent les opinants, ils font observer que Sext. Peducéus, qui avait si bien mérité de Syracuse et de toute la province, s'étant trouvé, quelque temps auparavant, menacé d'une ac­cusation, le sénat avait voulu décréter son éloge pour ses nom­breux et importants services, et que C. Verres s'y était opposé, qu'à la vérité, Peducéus n'avait, plus besoin de cet éloge, mais qu'il serait injuste de ne pas prendre d'abord un arrêté conforme à leurs intentions passées, sauf à voter ensuite le décret qu'on leur imposait aujourd'hui. Tous, par acclamation, applaudissent à cette proposition. La délibération s'ouvre au sujet de Peducéus, chacun, suivant son âge et sa dignité, donne son opinion. Vous en voyez le témoi­gnage dans le sénatus-consulte car les avis des principaux opi­nants s'y trouvent relatés. Lisez. Sur la proposition faite-en faveur de Sext. Peducéus. Suivent les noms des premiers opi­nants, puis la teneur du décret. La délibération se porte ensuite sur Verrès. Lisez, je vous prie, le procès-verbal. Sur la propo­sition faite en faveur de C. Verres. Poursuivez. Personne ne se levant pour donner son avis. Eh bien ? On tire au sort. Et pour­quoi? Il ne s'est donc trouvé aucun membre pour faire sponta­nément l'éloge de votre préture, pour embrasser votre défense dans le péril qui vous menaçait et cela, quand on était sûr de gagner les bonnes grâces du préteur actuel. Quoi! parmi vos con­vives, vos conseillers, vos complices, vos associés qui se trouvaient là, personne n'a osé hasarder un seul mot ! Quoi ! dans un sénat où figuraient votre statue et celle de votre fils tout nu, personne ne s'est senti touché de compassion par cette image d'un enfant dont la nudité rappelait le déplorable état de la province ! On me fit encore remarquer que l'éloge décerné parce sénatus-consulte était conçu dans des termes tels que chacun pouvait y voir, non une apologie, mais une satire indirecte de l'infâme et désastreuse préture de Verrés. Effectivement, en voici les termes : Considérant qu'il n'a fait battre personne de ver­ ges, pour avertir qu'il a fait périr sous la hache l'élite des hommes les plus nobles et les plus honnêtes : qu'il a gouverné la province avec vigilance, lui, dont toutes les veilles ont été consacrées à la débauche et à l'adultère. Vient encore un autre article, conçu dans des termes tels que l'accusé ne puisse le mettre en avant, et dont l'accusateur ne saurait trop se prévaloir : Con­sidérant que Verres a empêché les pirates de s'approcher de la Sicile or, l'on sait qu'il les a laissés pénétrer jusque par-delà l'île de Syracuse. Après que j'eus recueilli tous ces renseignements de la bouche même des sénateurs, nous sortîmes de l'as­semblée, mon parent et moi, pour ne point les gêner par notre présence, au cas qu'ils eussent à rendre quelque décret.

LXV. Deux décrets, en effet, sont rendus sur-le-champ. Par le premier, Lucius, mon parent, est proclamé l'hôte des Syracusains, en reconnaissance de ce qu'il avait conçu pour eux les sentiments que je leur avais toujours témoignés. Non seulement cette décision fut consignée sur leurs registres, mais ils nous en remirent une copie gravée sur l'airain. Il faut en convenir, Verrès, vos Syracusains, dont vous parlez sans cesse, ont pour vous une bien vive tendresse, eux qui, pour former avec votre accusateur une étroite liaison, trouvent que c'est un motif suffisant que son titre d'accusateur et ses informations contre vous. Par le second décret, rendu sans discussion et presque à l'unanimité, on prononça la radiation du décret por­tant l'éloge de C. Verres. L'assemblée allait se séparer, et même cette décision était déjà transcrite sur les registres, lorsqu'on en appela au préteur. -Mais qui forme cet appel ? -un magistrat ? -non. -Un séna­teur? - Pas davantage. - Un Syracusain? - Point du tout. -Qui donc? - Un ancien questeur de Verrès, Césetius. O comble du ridicule! le pauvre homme délaissé, désespéré, aban­donné par les magistrats Siciliens! Pour empêcher des Sici­liens de rendre contre lui un sénatus-consulte, et d'user du pri­vilège de statuer selon leurs lois et leurs usages, il ne se trouve pas un ami, pas un hôte, pas un Sicilien et c'est son questeur qui en appelle au préteur ! Qui jamais a rien vu, rien entendu de semblable? Le préteur, en homme équitable et sage, lève la séance. De toutes parts, on accourt auprès de moi, les sénateurs s'écrient qu'on attente à leurs droits et qu'on viole leur liberté. Le peuple comble le sénat d'éloges et de remercîments, les citoyens romains ne veulent point me quitter. Ma plus grande affaire, ce jour-là, fut d'empêcher, ce que je n'obtins pas sans peine, la multitude de se jeter sur l'appelant. Nous nous présentons devant, le tribunal du préteur, que, sans doute, on n'accusera point de prononcer ses arrêts légèrement et sans réflexion car, avant que j'eusse dit un mot, il se leva de son siège, et disparut. Il était presque nuit, nous quittâmes le forum.

LXVI. Le lendemain matin, je requiers le préteur d'autoriser les Syracusains à me remettre le sénatus-consulte qu'ils avaient rendu la veille. Il refuse, et me dit que j'ai commis une indi­gnité en prenant, la parole dans un sénat grec, qu'avoir parlé grec à des Grecs est chose impardonnable. Je lui ré­pondis comme je pus, comme je voulus, comme je devais. Entre autres choses, je lui dis, s'il m'en souvient, que, par un con­traste bien remarquable entre lui et le vainqueur des Numides, le grand, le véritable Metellus, qui ne voulut pas appuyer de son témoignage L. Lucullus, son beau-frère, avec qui il vivait en parlait accord, on le voyait, lui l'héritier de ce beau nom, employer la violence et les menaces pour extorquer aux villes des éloges en faveur d'un homme qui lui était tout à fait étranger. Lorsque j'eus compris que les dernières lettres qu'il avait re­çues, lettres non de recommandation, mais de change, l'avaient entièrement gagné, j'allai immédiatement, d'après le conseil des Syracusains, m'emparer des registres où tous les faits étaient consignés. Mais voici bien une nouvelle contrariété, une autre querelle car il ne faut pas croire que Verrès soit dans Syracuse sans hôtes, sans amis et absolument dépourvu de secours et d'appui. Un certain Théomnaste s'avisa de me prendre des mains le registre. C'est une espèce de fou ridicule, que les Syracusains ont sur­nommé Théoracte, il est si fou, que les enfants le suivent dans les rues, et qu'il ne peut ouvrir la bouche sans exciter des éclats de rire. Sa folie, assez gaie pour les autres, ne laissa pas pour moi d'être très inquiétante. La bouche écumante, les yeux étincelants, il criait d'une voix effroyable que je lui faisais violence. Nous nous traînons l'un l'autre devant le tribunal du préteur. Là je demande qu'il me soit permis de sceller le registre et de l'emporter. Théomnaste s'y oppose, il prétend que le sénatus-consulte est nul, puisqu'on fait appel au préteur, il soutient qu'il ne doit pas m'être remis. Je fais lecture de la loi qui m'au­torise à me faire donner tous registres et pièces. Mon homme insiste avec emportement, nos lois, dit-il, ne le regardent pas. L'intelligent préteur prononce qu'il ne consent point que j'em­porte à Rome un sénatus-consulte qui n'est pas ratifié. Enfin, si je n'eusse pris avec le personnage un ton menaçant, si je ne lui eusse cité la clause expresse de la loi et la peine qu'elle pro­nonce, le registre n'aurait pas été mis à ma disposition. Quant à notre fou, qui avait tonné d'une manière si terrible contre moi, voyant qu'il n'avait rien obtenu, il me remit, apparemment pour faire sa paix avec moi, un petit cahier où étaient consignés tous les vols de Verrès dans Syracuse mais je les connaissais, d'au­tres m'en avaient déjà donné la liste.

LXVII. Que les Mamertins vous louent maintenant, j'y consens, puisque seuls dans une province si peuplée, ils s'intéressent à votre salut, qu'ils vous louent, mais que ce soit en présence d'Heius, chef de la députation, qu'ils vous louent, mais qu'ils soient, prêts à répondre à mes questions. Je ne veux pas les sur­prendre, voici ce que je leur demanderai, doivent-ils un vaisseau au peuple romain? ils en conviendront. L'ont-ils fourni durant la préture de C. Verres? ils répondront négativement. Ont-ils fait construire aux frais de leur ville un grand vaisseau de charge qui fut donné à Verres? ils ne pourront l e nier. Verrès a-t-il levé chez eux du blé pour l'envoyer au peuple romain, comme ont fait ses prédécesseurs? ils répondront négativement. Qu'ont-ils fourni de soldats et de rameurs pendant trois ans? pas un seul, répondront-ils. Ils ne pourront nier que Messine n'ait été comme la receleuse de tous les vols, de tout le butin de Verrès, ils avoueront que nombre de vaisseaux ont transporté nombre d'objets hors de leur ville, et qu'enfin le grand navire donné à Verrès par les Mamertins est sorti de leur port, avec le préteur, chargé de dépouilles. Encore une fois, je vous laisse cette apologie des Mamertins. Quant à Syracuse, nous voyons que les sentiments de cette ville pour vous répondent aux égards que vous avez eus pour elle, puisqu'elle n'a pas hésite à abolir ces honteuses Verrea instituées sous votre nom. Convenait-il, en effet, d'associer au culte des Dieux celui qui avait enlevé leurs statues? On ne serait assurément que trop fondé à blâmer les Syracusains, si, après avoir re­tranché de leurs fastes une fête auguste et des jeux solennels en mémoire du jour où Marcellus était entré dans leur ville, ils célébraient aussi une fête en souvenir de Verrès, c'est-à-dire de l'homme qui leur a ravi tout ce que leur avait laissé cette désas­treuse journée? Mais remarquez, juges, l'impudente présomp­tion du personnage. Non content d'avoir employé l'argent d'Heraclius à l'institution de ces honteuses et ridicules Verrea, il prononça l'abolition des jeux consacrés à Marcellus, c'était vouloir que les Syracusains offrissent, chaque année, des sa­crifices en l'honneur de celui qui venait de leur ravir le culte et les dieux de leurs pères, et supprimassent les fêtes en l' hon neur d'une famille par qui toutes les autres fêtes leur avaient été rendues.

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