FASTES

Ovide

Livre V

Traduction : Par M. THEODOSE. BURETTE.

Edité par PANCKOUCKE

1834

Très peu adapté aux formes modernes.

SOMMAIRE DU LIVRE V.

D'où vient le nom du mois de «  Mai » ? Ovide est comme un voya­geur qui reste indécis au milieu des chemins divers qui s'offrent à ses regards. Il ne sait à quelle origine s'arrêter. Le conseil des Muses vient à son secours. Polyhymnie soutient les droits de la Majesté sur le mois de mai; la Majesté, déesse de l'ordre et de la hiérarchie, qui fit disparaître d'entre les dieux l'égalité, reste con­fus du cahos. Selon Uranie, ce mois fut ainsi appelé pour marquer la vénération que l'on portait autrefois à la vieillesse, «  majores » : le mois suivant, juin, a reçu un nom analogue, « a junioribus ». L'avis de Calliope est qu'on doit en faire honneur à Maïa, fille d'Atlas et mère d'Apollon.

La constellation de la chèvre d'Olénie se lève à l'horizon : c'est la nourrice du père des dieux. Une de ses cornes brisée contre un arbre, la Corne d'abondance, brille aussi parmi les astres. Les ca­lendes de mai virent élever un autel aux Lares «  Praestites » (praesunt, praesentes, praestant tuta, stant pro), gardiens tutélaires du foyer domestique. Les Hyades paraissent ensuite dans les deux. Ce sont les nourrices de Bacchus, ou, selon d'autres, les sœurs d'Hyas, ré­compensées de leur amour fraternel. La brillante Flore paraît aux regards du poète, et lui raconte son histoire, ses exploits et l'origine de ses fêtes. Elles n'étaient point d'abord annuelles; mais Flore avoue que, sensible comme toutes les divinités aux hommages des mortels, elle employa les fléaux les plus redoutables pour amener le sénat de Rome à établir cet usage. Le consul Lénas et son collègue Posthumius accompli­rent les premiers le vœu que Rome avait fait alors. Dans cette fête, les libres plaisanteries circulent, le vin fait régner une gaîté folâtre: l'amant, devenu audacieux par l'ivresse, chante à la porte de sa cruelle maîtresse. C'est aussi le jour des courtisanes : Flore est une déesse facile. Hâtez-vous de cueillir les fleurs : on méprise l'épine, lorsque la rose est tombée. Chiron montre dans les cieux sa tête brillante. L'illustre Cen­taure ne put être arraché à la mort, suite d'une blessure funeste, ni par les secours de l'art, ni par les plaintes d'Achille, son élève chéri.

Des expiations solennelles aux Mânes silencieux se font au jour des «  nocturnes Lemurales ». Au milieu de la nuit, dont il interrompt le repos en frappant sur l'airain , un prêtre s'écrie neuf fois : Mânes paternels, sortez! Apollon vient lui-même expliquer l'ori­gine de ces usages. Au temps où les dieux visitaient encore la demeure des hom­mes, Jupiter et Mercure furent reçus dans la cabane d'un vieux laboureur, Hyriée. Sa femme n'est plus. Il voudrait être père, sans redevenir époux. Urion ou Orion naquit d'une opération mystérieuse entre les dieux, que la pudeur empêche Ovide de dé­voiler. Orion, géant robuste et chasseur intrépide, sauva Latone de la fureur du Scorpion. Sa place dans les cieux est le prix de ce bienfait. Mars parait enfin : le bruit retentissant des armes annonce sa présence. Il aime à contempler le temple magnifique élevé par la piété d'Auguste. C'est là qu'il reconnaît avec orgueil les dépouilles vaincues de l 'univers entier. Le Parthe, si fier de la défaite de Crassus, oppose en vain ses déserts au génie de César : il rapporte les aigles, et efface la honte de Rome.

Le dernier jour des ides, lorsque toutes les Pléiades montrent leur tête brillante, le règne du printemps finit: celui de l'été commence. Le signe du Taureau rappelle l 'enlèvement d'Europe. Cependant quelques-uns croient voir dans cette constellation la génisse de Pharos, devenue femme et bientôt déesse.

Si vous voyez la vestale, du haut du pont de bois, jeter dans le Tibre deux hommes de paille, c'est un souvenir des sacrifices humains institués autrefois en l'honneur de Saturne. Hercule, qui domptait toute espèce de monstres, fit substituer de vains simu­lacres aux victimes trop réelles de la superstition. Ne serait-ce pas aussi que les jeunes hommes, pour rester maîtres du champ de bataille des comices, précipitaient les vieillards dans lefleuve? Le Tibre lui-même donne une version nouvelle. Quelques Grecs, compagnons d'Hercule, s'étaient séparés de lui après sa victoire sur Cacus. Habitants du Latium, ils regrettaient souvent le beau ciel de la Grèce, et leur dernier vœu ordonnait aux héritiers d'abandonner leurs dépouilles mortelles au cours du fleuve, afin qu'elles parvinssent dans leur patrie à travers les mers. Pour élu­der l'exécution de ces ordres, on jeta dans le Tibre des hommes de paille, comme on le fait encore aujourd'hui. Ensuite paraît le jour consacré au petit-fils d'Atlas, armé du caducée, dieu des arts, de la paix, des orateurs, des marchands et des voleurs. Une branche de laurier à la main, le commerçant vient à la fontaine de Mercure implorer l'assurance du gain, et le pardon de tous les parjures qu'il a commis ou qu'il se propose de commettre. La constellation des Gémeaux, que le soleil va parcourir, est le monument de la piété fraternelle des deux fils de Tyndare, Castor et Pollux. Les « Agonales » reparaissent dans ce mois. Le poète se contente, avec raison, de renvoyer au mois de Janus, où il a exposé avec une ostentation d'érudition les origines de cette fête. Le Chien d'Érigone est une constellation dont l'histoire se retrouve égale­ment ailleurs. Le jour suivant, consacré à Vulcain, s'appelle Tubilistria, Un temple à la Fortune Publique de Rome fut élevé sur la fin de ce mois. La dernière étoile, celle d'Hyas, a enfin paru.

 

Livre V

L 'on me demande d'où le mois de « Mai » a pris son nom? Je n'ai point sur cette origine d'opinion bien arrêtée. Comme le voyageur en présence de routes diverses s'ar­rête incertain, et ne sait laquelle il doit choisir; ainsi, en présence des origines différentes que l'on peut indi­quer, je ne sais à laquelle m'attacher : leur abondance même cause mon embarras. Éclairez-moi, ô vous qui habitez les sources de l'Hippocrène, vestiges délicieux du cheval né du sang de Méduse.

Les déesses sont d'avis différents : Polymnie parle la première; les autres font silence, et recueillent attentivement ces paroles :

« Après le chaos, quand pour la première fois trois corps distincts composèrent le monde, et que toute la matière se fut divisée en espèces nouvelles, la terre se précipita en bas, emportée par son poids, et entraîna les eaux avec elle : mais le ciel fut porté par sa légèreté vers les régions supérieures ; avec lui s'élancèrent le soleil et les étoiles que leur poids ne retenait point, et vous aussi, coursiers de la Lune. Mais la terre ne reconnut pas longtemps la suprématie du ciel,ni les autres astres celle de Phébus : l'égalité confondit les rangs. Souvent, Saturne, une divinité vulgaire osa s'asseoir sur le trône que tu occupais, un dieu étranger prit place à côté de l'Océan; souvent Téthys elle-même se trouva assise au dernier rang. Cette confusion dura jusqu'à ce que l'Hon­ neur, et la décente Révérence au visage paisible, se soient unis par des liens légitimes. De leur union naquit la Majesté, qui gouverne le monde, et dont la grandeur date du jour même de sa naissance. Aussitôt bril­lant d'or et de pourpre, la tête haute, elle s'assit au mi­lieu de l'Olympe. A ses côtés prirent place la Pudeur et la Crainte. Alors vous eussiez vu chaque divinité se composer sur son maintien. Le respect des honneurs entra dans les esprits; on estima le mérite; l'amour-propre disparut. Tel fut l'état du ciel pendant longues années, jusqu'au moment où le plus vieux des dieux fut détrôné par les destins. La Terre enfanta une race fa­rouche, les Géants, monstres énormes dont l'audace de­vait s'attaquer au palais de Jupiter; elle leur donna mille bras, et, au lieu de jambes, des serpents : « Faites, leur dit-elle, faites la guerre aux dieux puissants.» Déjà ils élevaient montagne sur montagne pour atteindre les astres, et livrer bataille au grand Jupiter mais Jupiter lance la foudre du haut des cieux, et renverse les masses pesantes sur ceux qui les ont élevées. Ainsi triompha la Majesté, défendue par les armes des dieux, et depuis ce temps rien ne vint ébranler sa puissance. Elle est assise aux côtés de Jupiter, elle est sa plus fidèle compagne, et maintient sans efforts le sceptre dans sa main. Elle est aussi descendue sur la terre; Romulus et Numa l'ont honorée, et d'autres après eux, chacun suivant l'ordre des temps. Elle conserve aux pères et aux mères le res­pect pieux qui leur est du ; elle est la compagne des enfants et des vierges ; elle donne son prestige aux faisceaux et à l'ivoire de la chaise curule ; elle triomphe, élevée sur le char attelé de chevaux couronnés. »

Polymnie s'est tu; elle est applaudie par Clio, et par Thalie qui sait toucher la lyre. Uranie prend la parole ; toutes les sœurs font silence, et nulle autre voix que la sienne ne se fait entendre : « Autrefois une tête chenue inspirait un grand respect, et les rides de la vieillesse étaient en honneur. Aux jeunes gens étaient réservés les travaux de Mars, et les guerres acharnées, et la garde des dieux. La vieillesse plus faible, incapable de porter les armes, servait sou­vent la patrie par ses conseils ; alors la Curie ne s'ouvrait pour personne avant le déclin de ses ans et la vieillesse même donnait au sénat son doux nom. Le vieillard ren­dait la justice au peuple et encore aujourd'hui l'on ne peut briguer les honneurs avant un certain âge déter­miné par les lois. Avec plusieurs jeunes gens, le vieillard, sans leur faire ombrage, prenait la place du milieu; ac­compagné d'un seul, il prenait le côté du mur. Qui eût osé en sa présence prononcer des paroles dont on pût rougir ? Le grand âge donnait droit de censure. Romulus, qui connaissait ces mœurs, donna le nom de Pères à des­ hommes choisis, et leur confia la haute administration de sa ville nouvelle. De là, je crois que les vieillards ( majores ) ont donné leur nom au mois de «  Mai  » , pour honorer leur âge; peut-être aussi Numitor aura-t-il en­gagé Romulus à leur donner ce mois, et le petit-fils n'aura pu refuser son aïeul. Juin, le mois suivant, qui tient son nom des jeunes gens, est encore un témoignage puissant de cet honneur rendu d'abord à la vieillesse. » Alors prend la parole la première du chœur des Muses, Calliope, dont les cheveux épars sont couronnés de lierre: «L'Océan, qui entoure de ses flots toute la terre, avait autrefois épousé Téthys, fille de Titan. Leur fille Pléione s'unit, dit-on, avec Atlas, qui porte les cieux, et donna le jour aux Pléiades. On rapporte qu'entre ces sœurs, Maïa fut la plus belle, et reçut dans son lit le grand Jupiter. Elle mit au jour, sur le sommet du Cyllène couvert de cyprès, le dieu qui d'un pied ailé fend les plaines de l'air. C'est lui qu'adorent les Arc a diens, et le rapide Ladon, et le haut Ménale, contrée que l'on croit plus ancienne que la Lune. Évandre, exilé de l'Àrcadie, aborda aux champs du Latium, et sa flotte y apporta ses dieux. Ici, où maintenant s'élève Rome, capitale du monde, l'on ne voyait que des arbres, des pâturages, peu de troupeaux, peu de cabanes. Quand on fut arrivé dans ces lieux: « Arrêtez, dit la mère d'Évandre, qui prévoyait l'avenir car cette campagne sera «le siège de l' empire.»Le héros Nonacrien obéit à la, mère et à la prophétesse, et s'arrêta, hôte nouveau, sur ce sol étranger. Il introduisit chez les peuples de ces contrées le culte ' de plusieurs dieux, et d'abord le culte de Faune au front armé de cornes, et celui du dieu aux pieds ailés. Faune, dieu à demi bouc, les Luperques en robe retroussée, célèbrent ta fête quand leurs lanières re­tentissantes sifflent dans les carrefours. Mais toi, in­venteur de la lyre, patron des voleurs, tiras doté ce mois du nom de ta mère et ce n'est pas le premier gage de ta piété filiale, car si tu as donné sept cordes à la lyre, c'est que tel est le nombre des Pléiades. » Elle se tut, et ses sœurs applaudirent. Que faire maintenant? chacune des Piérides a même autorité sur moi ; que chacune d'elles m'inspire donc également, et qu'elles reçoivent de moi un égal tribut de louanges. C'est par Jupiter que je dois commencer; la première nuit, à nos yeux paraîtra l'étoile dont les soins entou­rèrent le berceau de Jupiter; l'astre pluvieux de la Chèvre d'Olénie se lève : elle a sa place au ciel pour prix de son lait nourricier. La Naïade Amalthée, célèbre sur l'Ida Crétois, cacha, dit-on, Jupiter au fond des forêts. Une chèvre lui appartenait, mère de deux chevreaux, re­marquable par sa beauté parmi les troupeaux de la Crète; une chèvre aux cornes élevées, recourbées sur le dos, aux mamelles dignes de la nourrice de Jupiter. Elle donnait son lait au dieu mais elle se brisa la corne contre un arbre, et perdit ainsi la moitié de l'ornement de sa tête. La Nymphe ramassa cette corne brisée, et la présenta aux lèvres de Jupiter pleine de fruits et entou­rée d'herbes fraîches. Quand Jupiter se fut assis sur le trône de son père, et maître invaincu de l'empire des cieux, ne vit rien au dessus de son pouvoir, il mit au rang des astres et la nourrice, et sa corne féconde, qui porte encore aujourd'hui le nom de la Naïade.

Les calendes de Mai ont vu élever un autel aux Lares Prestides, et consacrer les petites statues de ces dieux. C'était un vœu de Curius; mais le temps détruit tout, et la pierre souffre aussi d'une longue vieillesse. Cependant ce surnom leur avait été donné parce qu'ils protègent tout par leurs regards. Ils sont aussi pour nous de vigilantes sentinelles, présidant à la garde des murs, partout présents, portant secours. Mais à leurs pieds se tenait un chien, fait de la même pierre; pourquoi ce chien avec le Lare? L'un et l'autre gardent la maison, l'un et l'autre sont fidèles au maître. Au dieu plaisent les carrefours ; au chien plaisent les carrefours. Le Lare, et la meute de Diane harcèlent les voleurs. Les Lares veillent, et les chiens veillent. Je cherchais les deux statues de ces dieux jumeaux, ruinées par la puissance des années; aujourd'hui Rome possède mille Lares, et le génie du chef qui rétablit leur culte; chaque quartier adore trois divinités. Mais où me laissé-je emporter? C'est un sujet que le mois d'Auguste me donnera le droit de traiter; en attendant, je dois chanter la Bonne-Déesse.

Il est une masse naturelle, qui a donné son nom au lieu qu'elle occupe, le Rocher; c'est une grande partie de la montagne. Là, Remus s'était en vain placé, quand les oiseaux du Palatin donnèrent un augure favorable à son frère. Sur le penchant doucement incliné de ce mont, nos pères ont bâti un temple interdit aux regards des hommes. La consécration en fut faite par l'héritière de l'antique nom des Clausus, dont jamais homme ne tou­cha le corps virginal. Livie l'a rétabli, pour suivre l'exemple de son époux et marcher en tout sur ses traces.

Quand la prochaine Aurore, chassant les astres de la Nuit, élèvera son flambeau de rose sur ses coursiers matineux, le souffle frais de l'Argeste inclinera la tige des blés, et les blanches voiles seront déployées pour sortir des eaux de Calabre. Mais le sombre crépuscule ramène la nuit; alors paraît tout le cortège des Hyades. Au front du Taureau étincèlent sept étoiles brillantes que le navi­gateur grec appelle Hyades du nom des pluies qu'elles amènent. Les uns pensent qu'elles ont nourri Bacchus ; d'autres les croient petites-filles de Téthys et du vieil Océan. Atlas ne se tenait pas encore les épaules chargées de l'Olympe, quand lui naquit un fils, Hyas, remarquable par sa beauté. Il fut mis au jour à terme par Éthra, fille de l'Océan, qui fut aussi la mère des Nymphes mais Hyas naquit le premier. Tant qu'un léger duvet couvre ses joues, il est la terreur des cerfs timides, et le lièvre lui est une proie facile. Mais quand son courage eut grandi avec les années, il ose attaquer de front les sangliers et les lionnes aux crins hérissés. Mais pendant qu'il cherch ait retraite et les petits d'une lionne en gésine, il tombe lui-même sous la dent sanglante du sauvage ani­mal de Libye. Hyas fut pleuré par sa mère, Hyas fut pleuré par ses sœurs désolées, et par Atlas dont les épaules devaient être le support des cieux. Mais la pieuse douleur des sœurs l'emporta sur celle du père et de la mère ; cette piété leur ouvrit les cieux : Hyas leur donna son nom.

Tu parais, mère des fleurs, toi qui veux être célébrée par des spectacles joyeux. J'ai différé, le mois passé, à parler de tes fêtes elles commencent en Avril, et se continuent en Mai: ces deux mois te possèdent, l'un à son déclin, l'autre à sa naissance ; comme ils t'appartiennent tous deux par le point où ils se touchent, l'un et l'autre s'accordent à célébrer tes louanges. Dans celui-ci, le cirque s'ouvre encore, la palme est proclamée sur les théâtres; que mes chants aussi accompagnent les prix du cirque. Toi-même, apprends-nous qui tu es; car l'opi­nion des hommes est trompeuse : personne mieux que toi ne peut nous enseigner ton nom. J'avais dit; la déesse répond à ma demande et sa bouche en parlant exhale un parfum de roses printanières : « J'étais Chloris, moi qu'on appelle Flore: c'est ainsi que mon nom d'origine grecque a été corrompu par la prononciation latine. J'étais Chloris, nymphe de cette heureuse contrée, où tu as appris qu'autrefois les hommes coulèrent des jours fortunés. Parler de ma beauté, coû­terait à ma modestie mais elle valut à ma mère un dieu pour gendre. C'était au printemps; j'errais au hasard: Zéphyre m'aperçoit, je m'éloigne; il me suit, je fuis mais il fut le plus fort. Borée avait donné à son frère droit de rapt, lui qui osa porter dans son palais la fille ravie d'Érechthée. Cependant Zéphyre répare les torts de la violence, en me donnant le nom d'épouse, et la plainte n'a point de place en mon lit conjugal. Je jouis toujours du printemps ; pour moi l'année toujours est brillante d'éclat, l'arbre toujours conserve son feuillage, la terre sa verdure. Les champs que j'ai reçus en dot, renferment un jardin fertile; un vent doux le caresse, une source d'eau limpide l'arrose; mon époux l'a rempli des plus belles fleurs, et m'a dit : « Règne, déesse, sur les fleurs. » Souvent j'ai voulu en compter les couleurs; je n'ai pu, car il n'est pas de nombre pour en exprimer la multitude. Quand la froide rosée s'est échappée des feuilles, et que les tiges variées se sont échauffées aux rayons du soleil, alors accourent ensemble les Heures aux robes peintes, remplissant de mes dons leurs lé­gères corbeilles; aussitôt les Grâces s'en saisissent, et tressent des guirlandes et des couronnes destinées à ceindre des chevelures célestes.

«La première, j'ai répandu de nouvelles semences dans les vastes contrées de l'univers; auparavant la terre n'avait qu'une teinte uniforme. La première, j'ai fait une fleur du sang d'Hyacinthe, et sur les feuilles sa plainte est demeurée gravée. Et toi aussi, Narcisse, tu as un nom dans les jardins, malheureux, parce que ton image n'avait point de corps ! Parlerai-je de Crocus, et d'Attis, et du fils de Cinyre, dont, grâce à moi, l'honneur est né de leurs blessures ? Apprends, si tu l'ignores, que Mars aussi a dû le jour au pouvoir de mon art ; et puisse Jupiter l'ignorer a jamais!

«Quand Minerve fut née sans mère, la chaste Junon vit avec douleur que Jupiter n'eût pas eu besoin de sa participation. Elle allait se plaindre à l'Océan de cet empiétement sur ses droits; elle s'arrêta fatiguée à ma porte. Dès que je l'aperçus, « Quel sujet t'amène, lui dis-je, fille de Saturne? » Elle m'apprend alors le but et la cause de son voyage. Je la consolais par des pa­roles amicales : « Ce n'est point par des paroles, dit-elle, que l'on peut adoucir mon chagrin ; si Jupiter est devenu père sans épouse, et seul, avec ce nom de père, s'est réservé celui qui m'appartient, pourquoi n'aurais-je point l'espoir de devenir mère sans époux, et de concevoir sans ses embrassements, en restant néanmoins chaste épouse? Je veux tenter tous les secrets puissants que m'offre l'étendue de la terre; je fouillerai les mers et les détours même du Tartare. » La parole était sur mes lèvres; l'hésitation se peignait sur mes traits. «Nymphe, dit-elle, tu parais pouvoir quelque chose pour moi. » Trois fois je voulus lui promettre assis­tance, trois fois ma langue s'arrêta, tant je craignais le courroux de Jupiter! «Prête-moi secours, dit-elle, je t'en prie; je te promets discrétion; » et elle atteste la divinité du Styx. Tes vœux, lui dis-je, seront comblés par une fleur que j'ai reçue des champs Oléniens; elle est unique dans mes jardins. Celui qui m'en fit don, me dit : «Touche avec cette fleur une génisse même stérile, et elle sera mère ; » j'obéis, et déjà la génisse était mère.

« Aussitôt ma main a détaché la fleur de sa tige ; Junon en est touchée, et cet attouchement a fécondé son sein. Enceinte, déjà elle parcourt la Thrace, et la gauche de la Propontide; enfin ses vœux sont accomplis : Mars avait vu le jour. Ce dieu se souvenant qu'il me doit sa naissance, m'a dit : « Et toi aussi, prends place dans la ville, de Romulus. »

« Peut-être crois-tu que mon empire s'étend seulement aux tendres fleurs dont se parent nos têtes. Mais les campagnes aussi relèvent de ma divinité: si les blés ont bien fleuri, riche moisson; si la vigne a bien fleuri, bonne vendange; si les oliviers ont bien fleuri, année très abondante; la récolte des fruits tient les promesses de la floraison. Que la fleur soit blessée, et les vesces et les fèves périssent, et les lentilles périssent sur les bords étrangers du Nil. Les vins aussi renfermés à grand'-peine dans les vastes celliers se couvrent de fleurs, et des nuages s'élèvent à la surface des tonneaux. Le miel est un de mes présents; c'est moi qui appelle sur la vio­lette et le cytise, et sur les blancs bouquets du thym, la mouche qui donnera le miel. C'est encore moi qui donne à la jeunesse l'effervescence de l'esprit, et la vigueur du corps. » Ainsi parlait la déesse, j'admirais en silence mais elle : « Tu peux m'adresser des questions, je suis prête à t'instruire. » Dis-moi, déesse, répondis-je, quelle est l'origine des jeux? Je me taisais à peine ; elle reprit :

« Le luxe n'avait pas encore déployé tout son appa­reil; la richesse consistait en troupeaux, ou en vastes domaines. De là le mot riche ( locuples), de là même le mot argent (pecunia). Mais déjà chacun pour s'enrichir se permettait des usurpations coupables, chacun s'attri­buait droit de pâturage dans les forêts nationales; ces abus durèrent longtemps, sans être réprimés. Le peuple n'appelait aucun défenseur à la garde du domaine pu­blic; c'était le fait d'un sot, de mener ses troupeaux sur son propre patrimoine. Cette licence fut enfin dénoncée aux Publicius, édiles du peuple; personne jusque là n'a­vait eu ce courage. Le peuple fut saisi de la cause; les coupables subirent l'amende ; le soin de la chose publique honora ses défenseurs; l'amende me fut attribuée en partie, et, par une faveur insigne, les vainqueurs insti­tuèrent de nouveaux jeux. Avec l'autre partie, on con­struisit ce chemin en pente qui n'était alors qu'une roche escarpée; c'est maintenant une bonne voie, la voie Publicienne. »

L'institution des jeux était, je crois, annuelle ? « Non, » me dit la déesse, et elle ajoute : « Nous aussi, les honneurs nous flattent; nous aimons les fêtes et les sacri­fices; nous sommes aux cieux une foule ambitieuse. Souvent une faute commise excite le courroux des dieux et une victime agréable est une expiation qui l'apaise. Souvent j'ai vu Jupiter prêt à lancer la foudre, retenir son bras, aux vapeurs de l'encens qu'on lui offre. Mais, si l'on nous néglige, des peines sévères vengent notre injure, et notre colère ne connaît plus de bornes. Vois le petit-fils de Thestius, une flamme absente dévore sa vie, parce que l'encens a cessé de brûler sur l'autel de Diane. Vois le descendant de Tantale, la même déesse enchaîne ses vaisseaux au rivage; c'est une vierge, et deux fois pourtant elle a vengé ses autels méprisés. Malheureux Hippolyte! tu regrettas de n'avoir point sacrifié à Vé­nus, lorsque tu fus déchiré par tes coursiers épouvantés! Il serait long de rappeler ici tous les oublis frappés de châtiments. Moi aussi, j'ai été oubliée du sénat romain. Que faire? comment manifester mon ressentiment? Quelle vengeance tirer de mon injure? Dans mon af­fliction, je renonçai aux soins de mon office, je retirai ma protection aux campagnes, je négligeai les fertiles jardins. Alors les lis tombèrent; tu aurais vu se dessé­cher les violettes et languir la tige du safran pourpré. Souvent Zéphyre me dit : « Cesse de travailler toi-même à la destruction de ta dot » ma dot m'importait peu. Les oliviers fleurissent, des vents furieux les dévastent; les blés fleurissent, la grêle les ravage; la vigne donne de l'espérance, le ciel s'obscurcit au souffle des vents du midi, et la vigne reste, dépouillée par un orage subit. Ces maux n'étaient point l'œuvre de ma volonté, car la colère ne me rend pas cruelle mais je ne pris nul soin d'en détourner l'effet. Le sénat s'assembla, et fit vœu de fêtes annuelles à ma divinité, si l'année était heureuse dans la floraison. J'acceptai ce vœu et en conséquence le consul Lénas et son collègue Postumius, célébrèrent les jeux en mon honneur. »

Je voulais demander pourquoi dans ces jeux la li­cence est plus grande et le badinage plus libre mais il me revint à l'esprit, que Flore n'est pas une divinité sévère, et que ses dons sont favorables aux plaisirs. Les fronts se couronnent d'un tissu de fleurs, et les tables splendides disparaissent sous une pluie de roses ; dans l'ivresse, le convive, les cheveux ceints de fleurs tres­sées, danse, et d'un pied mal assuré suit les leçons du vin; dans l'ivresse, l'amant chante à la porte inflexible de sa belle maîtresse; sa chevelure parfumée est entou­rée de guirlandes légères. Ce n'est point le front cou­ronné, que l'on traite des affaires sérieuses; l'eau n'est point le breuvage de ceux qui se parent de fleurs. Tant que ton onde, Acheloüs, ne se mêla point au jus de la treille, la rose n'apportait point de grâces aux festins. Bacchus aime les fleurs ; à Bacchus plaisent les couronnes; la constellation d'Ariadne te l'apprend. Le ton léger de la scène convient à Flore; il ne faut point la ranger, croyez-m'en, au nombre des déesses qui chaus­sent le cothurne.

Mais pourquoi la foule des courtisanes célèbre-t-elle ces jeux? il est facile d'en indiquer la cause. Flore n'est pas une de ces divinités moroses, une de celles qui font profession de grandes choses; elle veut que le chœur plébéien participe à ses fêtes. Elle nous invite à jouir de la beauté de l'âge, tant qu'il est dans sa fleur car après la chute des roses, on dédaigne l'épine.

Pourquoi convient-il de porter à ces fêtes un costume de diverses couleurs, comme aux Céréales des vêtements blancs? Serait-ce que la moisson blanchit à sa maturité, et que les fleurs se peignent de toutes sortes de nuances? La déesse fait un signe de tête affirmatif, et ses che­veux, secoués, laissent tomber des fleurs; ainsi sur la table du festin tombe la pluie de roses accoutumée.

Restaient les illuminations dont j'ignorais la cause, lorsque la déesse dissipa ainsi mes doutes : « Les illuminations ont paru convenir à nos fêtes, soit parce que les campagnes rayonnent de fleurs empourprées, soit parce que ni la fleur ni la flamme n'ont de pâles couleurs, et que leur éclat attire également les regards, soit; parce que la licence nocturne convient à nos plaisirs ; la Vérité indique cette troisième cause.

Me sera-t-il permis, lui dis-je, de faire une courte et dernière question ?« Je le permets, » dit-elle. Pour­quoi, au lieu de lionnes de Libye, ne tend-on pour toi des filets qu'aux chèvres inoffensives, et au lièvre ti­mide? Elle me répondit «qu'elle n'avait point l'empire des bois, mais celui des jardins et des campagnes, où la bête féroce ne vient point livrer ses combats.» Elle se tut, et s'évanouit dans les airs en laissant après elle un parfum qui trahissait le passage de la déesse. Oh ! je t'en prie, verse tes dons sur mon génie, pour que dans tous les âges fleurissent les vers de Nason.

La troisième nuit, Chiron montrera sa constellation, Chiron dont le torse humain se rattache à une croupe de cheval fauve. Le Pélion est une montagne d'Hémonie exposée au midi : à son sommet les pins étalent leur verdure, les chênes couvrent ses flancs. C'était le séjour du fils de Phillyre ; un antre creusé dans un antique rocher garde la mémoire du juste vieillard qui l'a habité. On croit qu'il instruisit à toucher la lyre les mains qui devaient un jour arracher la vie à Hector. Alcide était venu après avoir exécuté une partie de ses travaux ; à peine lui restait-il à remplir ses derniers ordres. Là, vous eussiez vu réunies deux destinées fatales à Troie : d'un côté l'enfant issu d'Éaque, de l'autre le fils de Ju­piter; l'héroïque fils de Phillyre accueille son jeune hôte, il lui demande et ap pend de sa bouche la cause de sa venue. Cependant il examine la massue et la dé­pouille du lion. « L'homme, dit-il, est digne des armes, et les armes dig n es de l 'homme. » Achille aussi ne peut s'empêcher de porter ses mains audacieuses sur cette peau hérissée de longs poils. Mais pendant que le vieillard manie les traits empoisonnés, une flèche tombe et lui perce le pied gauche. Chiron gémit et retire le fer de la plaie; à ses gémissemen t s répondent Alcide et le jeune Thessalien. Cependant il mélange des herbes cueillies sur les collines de Pagase, et multiplie les ressources de l 'art pour adoucir sa blessure mais l'art est vaincu par la force dévorante du virus; le mal pénètre ses os, et s'empare de tout son corps; le sang de l'Hydre de Lerne mêlé au sang du Centaure ne permettait plus aux remèdes d'agir. Inondé de larmes, Achille se tenait de­bout, comme devant son père; si Pelée fût mort, c'est ainsi qu'il eût été pleuré. Souvent de ses mains amies il presse les mains malades, douce récompense des soins donnés par le maître à l'éducation de so n élève; souvent il couvre le moribond de baisers, souvent il lui répète : « Vis , je t'en conjure, père chéri ; ne m'abandonne pas ! » Mais le neuvième jour a paru, et ton corps, juste Chiron, s'entoure de deux fois sept étoiles. La Lyre recourbée voudrait suivre le Centaure mais la voie n'est pas encore prête : la troisième nuit sera le moment convenable. La moitié du Scorpion se montrera au ciel, quand nous dirons : « C'est demain le jour des Nones. » Lorsque ensuite Hesperus aura levé trois fois sa belle tête, et que les astres vaincus auront trois fois cédé la place à Phébus, on célébrera l'antique cérémonie des nocturnes Lémures, on fera aux Mânes silencieux des offrandes funèbres.

L'année était plus courte; on ne connaissait pas le religieux Février et toi, Janus aux deux visages, tu n'étais pas encore le chef des mois. Déjà cependant on portait des offrandes à la cendre des morts, et le petit-fils faisait des expiations au tombeau qui renfermait son aïeul. Ces cérémonies avaient lieu au mois de Mai, ainsi appelé du nom des vieillards (majores), et cet ancien usage subsiste encore aujourd'hui en partie.

Lorsque la Nuit déjà au milieu de sa course a ramené le silence favorable au sommeil ; que les chiens et tous les oiseaux se sont tus, l'observateur du rit antique, l'homme qui craint les dieux se lève, aucune chaussure n'enveloppe ses pieds. De ses doigts réunis avec le mi­ lieu du pouce, il rend un son pour écarter l'ombre lé­gère qui pourrait venir à sa rencontre, s'il ne troublait pas le silence. Trois fois il purifie ses mains dans l'eau d'une fontaine; il se tourne, et prend dans sa bouche des fèves noires; il les jette ensuite derrière lui, en disant : « Je jette ces fèves, et avec elles je rachète et moi et les miens.» Il prononce neuf fois ces paroles sans re­garder en arrière. On pense que l'Ombre ramasse les fèves, et suit ses pas sans être aperçue. Il plonge encore ses mains dans l'eau, il frappe l'airain de Témésa, et conjure l'Ombre de quitter sa demeure. Après avoir dit neuf fois : « Mânes paternels, sortez » il regarde derrière lui et croit avoir régulièrement accompli la cérémonie.

D'où est venu le nom de ce jour, quelle est son origi n e? Je l'ignore mais quelque divinité me l'apprendra, instruis -moi, fils de la Pléiade, dont la verge puissante inspire le respect; tu as souvent visité le palais du monarque du Styx. Le dieu porteur du Caducée paraît à m a prière. « Apprends, dit-il, l'origine de ce nom : » ainsi cette origine m'a été révélée par le dieu même.

« Quand Romulus eut renfermé dans le tombeau les mânes de son frère, et que les derniers devoirs eurent été rendus à Ré m us, dont la légèreté avait causé la perte, le malheureux Faustulus, et Acca, les cheveux épars, arrosaient de leurs larmes ses os consumés par la flamme. Il s regagnent tristement leur demeure aux premières ombres du crépuscule, et sans apprêt s'étendent sur leur dure couche. Alors leur apparaît l'ombre ensan­glantée de Rémus, qui, s' approchant du lit, murmure ces mots d'une voix faible : « Me voici, la moitié jadis, le second objet de vos vœux: voyez en quel état je suis ; n'étais-je pas bien différent naguère ? Moi, qui ai pu, si les oiseaux m'eussent donné l'empire, marcher le premier de mon peuple; maintenant je ne suis qu'une ombre vaine, échappée aux flammes du bûcher : de Rémus il ne reste rien que ce fantôme. Hélas! où est Mars mon père? Si autrefois vous avez dit vrai, s'il a donné à notre enfance abandonnée une sauvage nourrice, celui qu'une louve a sauvé est donc tombé sous la main téméraire d'un citoyen. Oh ! combien la louve a surpassé l'homme en bonté ! Cruel Celer, puisses-tu par des blessures exhaler ton âme inhumaine, et, comme moi, descendre sanglant sous la terre. Mon frère n'a pas vou lu ma mort; sa tendresse égalait la mienne : il a donné des larmes à mon sort ; c'est tout ce qu'il pouvait. Mais vous, par vos pleurs, par vos soins paternels, conjurez-le de donner à ce jour mémorable les honneurs d'une fête.»

« A cet appel fait à leur tendresse, ils tendent les bras pour embrasser leur élève mais l'Ombre glisse entre les mains qui veulent la saisir ; elle échappe et semble, dans sa fuite, avoir emporté le sommeil; tous deux alors vont rapporter au roi les paroles de son frère. Romulus obéit, et nomme «  Rémures  » ce jour, où l'on rend les devoirs funèbres aux aïeux descendus au tombeau. Le temps a remplacé par une lettre plus douce la lettre rude qui commençait ce nom; bientôt, aussi l e s âmes d e s morts furent appelées Lémures , tel est le sens du mot, telle est sa force. »

Cependant en ces jours les anciens fermèrent les temples, comme aujourd'hui encore on les voit fermer au temps des « Férales ». Ce n'est point une époque favo­rable aux veuves ni aux vierges pour allumer les flam­beaux de l'hymen; qui se marie alors, n'a pas longtemps à vivre. De là vient aussi ce dicton vulgaire, si vous en croyez les proverbes, Que les méchantes femmes se marient dans le mois de Mai. Cependant, trois jours pris à la même époque, sont consacrés à ces fêtes, mais ils ne se suivent pas entre eux. Au milieu de ces fêtes, en vain chercheriez-vous le Béotien Orion ; je vais chanter l'origine de cet astre.

Jupiter voyageait de compagnie avec son frère le roi des vastes mers et Mercure. C'était le moment où les bœufs ramènent les charrues renversées, et où la brebis rassasiée livre à la soif de l'agneau ses mamelles incli­nées. Le vieux Hyriée, cultivateur d'un champ modeste, les aperçoit par hasard, comme il se tenait à l'entrée de son étroite cabane. « La route est longue, leur dit-il, et il vous reste peu de temps ; les hôtes trouvent ma porte ouverte. » Son air répond à ses paroles : il réitère son invitation; les dieux l'acceptent sans se faire con­naître. Ils entrent sous le toit noirci par la fumée; un peu de feu se conservait dans une souche de la veille. Le vieillard, à genoux, réveille la flamme avec son souffle, et l'alimente de menus éclats de bois qu'il casse encore. Il approche deux vases : le plus petit contient des fèves, l'autre des herbes potagères; l'écume se soulève s ous le couvercle qui le presse.

En attendant, d'une main tremblante il présente un vin rouge à ses hôtes; le dieu des mers prend la pre­mière coupe, et quand il l'a vidée : «Verse, dit-il ; que Jupiter boive maintenant à son tour.» Au nom de Ju­ piter le vieillard pâlit. Dès qu'il a repris ses esprits, il immole le bœuf avec lequel il cultivait son pauvre champ, et le fait rôtir à grand feu. Il tire d'un baril enfumé le vin qu'il y a enfermé jadis aux premiers ans de son enfance. Il s'empresse, et les dieux s'étendent sur d'humbles lits qui cachent sous le lin les joncs du fleuve. Alors les mets, alors les vins parent la table; la coupe est en terre rouge, le gobelet en hêtre. Ju­ piter dit : « Formes-tu quelque vœu? exprime-le, tu obtiendras tout. » Le paisible vieillard répondit : « J'avais une épouse chérie, l'unique amour de ma pre­mière jeunesse; vous demandez où elle est maintenant? une urne renferme ses cendres. Je lui ai juré, en v ous prenant à témoins de ma promesse, que jamais je ne formerais d'autre union ; je l'ai jure, et je tiens mon serment. Mais un désir contradictoire m'occupe; je veux devenir père, sans être époux.» Il s y consentent tous, et tous se placent près de la peau du bœuf; la pudeur veut qu'on taise le reste. Enfin ils recouvrent de terre celle peau humectée; dix mois s écoulent, et un enfant vient au jour. Hyriée l'appela Urion, à cause des cir­constances de sa naissance. La première lettre de ce nom a perdu son ancienne prononciation. L 'enfant devint d 'une grandeur énorme; Diane s'en fit un compagnon: il était le gardien, le satellite de la déesse. Mais, par des paroles peu, circonspectes, il éveilla la colère des dieux: «Il n'est aucune bête, dit-il, que je ne puisse vaincre. «Tellus créa le Scorpion: ce reptile menaçait de ses dards recourbés la déesse, mère de dieux jumeaux ; Orion se jeta au devant. Latone l'a mis au nombre des astres éclatants : «Reçois, lui dit-elle, le prix de tes services. »

Mais pourquoi Orion et les autres astres se hâtent-ils de disparaître? pourquoi la Nuit presse -t -elle sa course? pourquoi le jour, précédé par l'étoile du matin, élève -t -il plus tôt qu'à l'ordinaire sa tête radieuse sur la plaine li­quide? N'est-ce pas une erreur? n'entends-je pas le bruit des armes? Non, je ne m'abuse pas, c'est en effet le bruit des armes. Mars paraît, et par des sons guer­riers signale sa venue. Ce dieu vengeur descend du ciel pour contempler ses fêtes, et le temple qu'on admire au Forum d 'Auguste. Même grandeur distingue et le dieu et le monument; Mars ne devait pas avoir une autre demeure dans la ville de son fils. Ce temple est digne de recevoir les dépouilles des Géants : c'est de là qu'il sied à Gradivus de déclarer une guerre acharnée, soit au peuple impie qui nous provoquerait sur la terre d 'Orient, soit à la nation qui resterait encore indomptée sous le soleil d 'Occident. Le dieu des armes aperçoit au faîte du monument les statues des dieux invaincus, et cette vue lui plaît : il aperçoit aux portes des traits ; de formes différentes, et les armes des nations vaincues par ses soldats. Ici, il voit Énée chargé de son fardeau sacré, et tant d'aïeux de la noble famille des Jules. Là il voit, et le fils d'Ilia portant sur ses épaules les armes du roi vaincu, et les actions d'éclat retracées au dessous des statues des grands hommes. Il lit sur le fronton du temple le nom de César Auguste, et le temple s'agran­dit à ses yeux. Ce fut un vœu fait par ce prince, jeune encore, lorsque sa piété lui remit les armes à la main : tant de grandeur devait signaler ses premiers pas. Quand furent en présence d'un côté, les soldats de la bonne cause, de l'autre, les conjurés, il dit, levant les mains au ciel : « Si c'est pour mon père, pour le prêtre de Vesta, que j'ai entrepris cette guerre ; si je veux venger l'une et l'autre divinité , viens, Mars, rassasier mon fer d'un sang criminel; favorise la meilleure cause, et tu auras un temple et si je suis victorieux , tu recevras le surnom de Vengeur. » Tel fut son vœu et il revint triomphant de ses ennemis.

Mais ce n'est pas assez que Mars ait mérité une fois son surnom : Auguste va reconquérir les enseignes res­tées aux mains des Parthes. Les déserts, les chevaux et les flèches protègent ce peuple inabordable au milieu d'une ceinture de fleuves ; son courage s'était encore enflé par la mort de Crassus, quand périrent à la fois soldats, enseignes et général. Le Parthe retenait les en­seignes romaines, l'honneur de la guerre : la main d'un ennemi portait l'aigle romaine. Cette honte durerait encore, si l'empire d'Ausonie n'eût été protégé par les puissantes armes de César. Il effaça les anciennes taches, et le déshonneur de longues années. Les enseignes re­conquises reconnurent leurs soldats. Que te servent maintenant ces flèches que tu sais lancer en fuyant ? que servent tes déserts et tes rapides coursiers, Parthe ? tu rapportes les aigles ; tu rends aussi tes arcs vaincus ; tu n'as plus aucun gage de notre honte.

Au dieu deux fois vengeur l'on consacre et le tem­ple et le surnom, et des honneurs mérités acquittèrent la dette des vœux. Romains, célébrez des jeux solen­nels dans le Cirque; la scène n'a pas paru convenir au dieu du courage.

Vous apercevrez toutes les Pléiades, tout le groupe des sœurs, lorsqu'il ne restera plus qu'une nuit avant les ides. Alors commence l'été, si j'en crois des auto­rités certaines; alors prend fin la saison du tiède prin­temps.

La nuit qui précède les ides montre le Taureau éle­vant sa tête étoilée. On connaît la tradition relative à cette constellation. Jupiter, sous la forme d'un taureau, prêta sa croupe à la jeune fille de Tyr, et couronna son front de cornes mensongères. De la main droite elle a saisi le cou de l'animal; de la gauche, elle retient ses vêtements: la crainte même l'embellit d'un charme nou­veau. L'air enfle les plis de sa robe, l'air fait voltiger sa blonde chevelure. Fille de Sidon, c'est ainsi que tu méritais d'être offerte aux regards de Jupiter. Sou­vent elle relève au dessus de la mer ses pieds délicats, et craint l'atteinte de l'eau jaillissante. Souvent le dieu enfonce à dessein sa croupe dans les ondes, pour qu'elle s'attache plus fortement à son cou. Au rivage, plus de cornes menteuses : c'est Jupiter; au lieu d'un taureau, c'est un dieu. Le Taureau prend place aux cieux et toi, fille de Sidon, Jupiter te rend mère, et l'une des trois parties du monde reçoit ton nom. Quelques autres prétendent que cette constellation est la génisse de Pharos, de femme devenue génisse, de génisse déesse.

C'est à cette époque aussi, que la vierge précipite du pont de bois, suivant l'usage, les simulacres en jonc des anciens hommes. Celui qui prétend qu'autrefois, après soixante années, les vieillards étaient mis à mort, porte contre nos aïeux l'accusation d'un crime. Mais voici l'ancienne tradition : Lorsque cette contrée reçut le nom de Saturnie, le dieu des oracles prononça ces pa­roles : « Peuples, précipitez dans les eaux du fleuve Toscan deux corps humains, en offrande au vieillard qui porte la faux. » Jusqu'à l'arrivée du héros tirynthien dans ces campagnes, ces tristes sacrifices s'accom­plirent chaque année, comme à Leucade. Mais lui ne jeta dans les ondes que des hommes en paille: et c'est à l'exemple d'Hercule qu'on précipite encore ces simu­lacres. Quelques-uns pensent que les jeunes gens, voulant porter seuls les suffrages, précipitaient des ponts les vieillards infirmes.

Tibre, apprends-moi la vérité : ta rive est plus an­cienne que la ville ; tu dois bien connaître l'origine de cette cérémonie. Le Tibre élève du milieu de son lit sa tête couronnée de roseaux, et d'une voix rauque pro­nonce ces paroles : « Ces lieux, je les ai vus sans rem­parts , pâturages déserts; des bœufs épars paissaient sur mes deux rives : et ce Tibre, qu'aujourd'hui les nations connaissent et redoutent, était alors dédaigné même des troupeaux. Tu as souvent entendu le nom de l'Arcadien Évandre : il vint, étranger, fendre mes ondes de ses rames. Ensuite vint Alcide, avec les Grecs ses compagnons; Albula, si je m'en souviens, était alors mon nom. Le héros issu de Pallas, donne l'hospitalité au jeune homme, et Cacus reçoit enfin le châtiment dû à ses crimes. Le vainqueur part, emme­nant avec lui les bœufs, son butin d'Érythie mais ses compagnons refusent d'aller plus loin : c'était en grande partie des émigrés d'Argos; ils fixèrent sur ces collines leurs Lares et leurs espérances. Mais souvent se réveille en eux, cependant, le doux amour de la patrie, et un mourant donne cet ordre facile : « Jetez-moi dans le Tibre; que, porté par ses eaux, j'arrive, cendre inanimée, aux rivages d'Inachus. Mais le tombeau choisi répugne à l'héritier, et la terre d'Ausonie reçoit les dé­pouilles du mort qui fut son hôte. On jette dans le Tibre en sa place une figure de jonc, pour qu'à travers l'é­tendue des mers elle retourne aux foyers de la Grèce. » Ici le fleuve se tut et comme il rentrait dans sa grotte humide et creusée dans le roc, les ondes légères sus­pendirent leur cours.

Viens m'inspirer, illustre descendant d'Atlas, toi, que jadis une Pléiade donna pour fils à Jupiter sur les monts d'Arcadie, arbitre de la paix et de la guerre entre les dieux du ciel et des enfers, qui fends les airs d'un pied ailé; ami de la lyre, ami de la lutte luisante; toi dont les leçons enseignent l'éloquence. Aux ides de ce mois, le sénat t'a dédié le temple qui re­garde le Cirque, et depuis lors ce jour est consacré à tes fêtes. Quiconque fait profession de vendre ses mar­chandises, t'offre de l'encens, et te prie de favoriser son commerce.

Auprès de la porte Capène, est la fontaine de Mer­cure; ses eaux ont une vertu puissante, si l'on veut en croire ceux qui l'ont éprouvée : là vient le marchand à la tunique ceinte, et dans un vase purifié il puise, par lui-même, l'eau qu'il doit emporter. C'est dans cette eau qu'il trempe une branche de laurier, et, ainsi trempée, elle arrose tous les objets qui doivent passer à de nou­veaux maîtres. Il secoue même sur ses cheveux l a ro­sée de cette branche humide, et prononce cette prière d'une voix accoutumée à tromper : « Efface, dit-il, mes parjures passés; efface les mensonges de mes discours passés : soit qu'à l'appui d'une imposture, j'aie invoqué ton nom, ou le nom puissant de Jupiter, qui ne m'en­tendrait pas; soit, qu'à dessein, j'aie trompé quelque autre dieu ou quelque déesse; que les vents légers aient emporté mes paroles coupables. Grâce aussi pour mes parjures à venir! Si j'en commets encore, qu'ils n'attirent point l'attention des dieux. Donne - moi le gain seulement, donne la joie qui suit le gain, et que toujours je m'applaudisse du marché fait avec mon ache­teur. A cette prière, Mercure sourit du haut des cieux : il se souvient d'avoir volé le troupeau d'Apollon.

Mais, je veux te faire une demande plus convena­ble : apprends-moi, je te prie, à quelle époque Phébus entre dans le signe des Gémeaux. « Ce sera, dit le dieu, quand il ne restera au mois qu'un nombre de jours égal à celui des travaux d'Hercule. » Dis-moi, repris-je, l'origine de cette constellation. Et le dieu me l'apprit de sa bouche éloquente. Les deux frères, fils de Tyndare, l'un cavalier, l'autre lutteur, avaient enlevé Phébé et la sœur de Phébé; Idas et son frère prennent les armes et redemandent leurs fiancées ; car ils étaient tous deux destinés à être gendres de Leucippe. L'amour inspire aux uns la poursuite, aux autres la résistance; des deux parts même cause les anime au combat. Les Ébalides pouvaient, par la rapidité de leur course, échapper à ceux qui se pressaient sur leur trace mais il leur parut honteux de devoir l'avantage à la fuite. Il est un lieu dégagé d'arbres, convenable champ de combat. Là s'arrêtèrent les rivaux : Aphidna est le nom de ce lieu. Castor, le cœur traversé par le fer de Lyncée, tombe frappé d'un coup inattendu. Mais Pollux vient le venger, et perce Lyncée de sa lance, à l'en­droit où la tête s'attache aux épaules. Idas, marchant à sa rencontre, fut à peine repoussé par le feu de Jupi­ter : on dit que la foudre ne put arracher le fer à sa main. Déjà, Pollux, le ciel t'ouvrait ses sublimes de­meurés, quand tu dis : « Écoute mes vœux, ô mon père ; partage entre deux le ciel, que tu donnes à moi seul. La moitié du bienfait me sera plus précieuse que le tout. » Il a dit et sa place échangée tour à tour avec son frère, a racheté ce dernier de la mort. L'un et l'autre est un astre utile aux vaisseaux en danger. Retournez à Janus, vous qui cherchez ce que sont les Agonales : cependant elles occupent aussi cette épo­que dans les Fastes. La nuit suivante, paraît le chien d'Érigone; j'ai ex­pliqué ailleurs l'origine de ce signe. Le jour prochain appartient à Vulcain ; on l'appelle «  Tubilustria » ; on purifie les trompettes forgées par ce dieu. Ensuite se présentent quatre signes, qui, lus par ordre, indiquent ou l'usage des sacrifices, ou la fuite du roi. Je ne te passerai pas non plus sous silence, Fortune Publique du peuple-roi, toi dont le jour suivant a vu consacrer le temple. Dès que le flambeau du jour sera plongé dans les eaux de la riche Amphitrite, ou apercevra la tête fauve de l'oiseau agréable à Jupiter. La prochaine Aurore dérobera le Bouvier à nos regards, et le jour suivant paraîtra la constellation des Hyades.

Livre VI

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