Deuxième partie

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SATIRE VIII

Cette satire se présente comme une exhortation adressée à Ponticus, jeune noble d'ailleurs inconnu, sur ce thème que la noblesse n'est rien sans le mérite personnel. La physionomie morale du destinataire ne ressort nettement d'aucun des trois passages où il est interpellé par le poète (v. 1 ; 75 ; 179) : Juvénal le met en garde contre les vices ordinaires de la noblesse du temps plutôt qu'il ne l'accuse d'en être atteint. Aussi bien se pourrait-il que Ponticus fût ici un nom de fantaisie, comme dans les épigrammes de Martial, où il déguise un homme riche, cupide (2, 32), peu généreux (3, 60 ; 4, 86), vaniteux (5, 63 ; 7, 100) et dépravé (9, 42). Il avait été porté, peu honorablement, sous Néron, par Valérius Ponticus, compromis, en 61 après J.-C., dans un affaire de testament supposé, (Voy. Tacite, Ann., 14, 41.)
La première partie (1-145) développe le thème d'une manière théorique. Ce n'est point, dit Juvénal, une longue suite d'aïeux qui fait la noblesse. c'est la vertu. Appeler noble l'homme qui est indigne de sa race et du grand nom qu'il porte, ne saurait être qu'une antiphrase ironique (1-38). — Un Rubellius Blandus peut se vanter d'avoir en lui le sang des Drusus, mais, si l'on veut un bon avocat, un bon jurisconsulte, un bon général, on les trouvera dans la plèbe. On vend au marché la postérité dégénérée des chevaux jadis vainqueurs à la course : pourquoi admirerions-nous chez Rubellius ce qui appartient à ses ancêtres et non pas à lui (39-70)? — Il faut donc que Ponticus ne demande sa renommée qu'à son mérite propre. Mais, d'ailleurs, ce mérite peut s'affirmer par toutes les vertus de l'homme privé ou briller au service de l'Etat dans l'administration des provinces. Et, ici, Juvénal introduit une longue digression (94-126) sur la situation de ces provinces. Que sert aux provinciaux, nous dit-il, la condamnation des gouverneurs concussionnaires? Autrefois, peu de temps après les conquêtes de Rome, les provinces étaient riches de trésors de toute espèce ; mais que reste-t-il de tout cela après tant de pillages? Cependant, si les voleurs se laissent encore tenter par une modeste paire de bœufs ou quelque humble statuette, ils feront bien de n'exercer leur industrie qu'aux dépens de lâches comme les Orientaux et les Grecs, et de ne pas provoquer les rudes habitants des Gaules, des Espagnes et de l'Illyricum. Qu'ils épargnent aussi l'Afrique du Nord, ce grenier de Rome. Le passage est curieux, parce que, plus peut-être qu'aucun autre dans l'œuvre de Juvénal, il vise d'une manière incontestable l'état de l'empire sous le gouvernement des Antonins (1) En effet, si le nom de Cossutianus Capito (v. 93) nous rejette jusqu'aux dernières années de Néron, celui de Marius Priscus (v. 120), nous ramène au principat de Trajan. Faut-il opposer le témoignage du satirique à celui de Pline le Jeune (Panégyrique, 10, et toutes les lettres à Trajan) si favorable à l'administration impériale ? Mais le thème brillamment traité par le Galgacus de Tacite (Agric. 31-33) avait dû inspirer plus d'une Suasoire, et on peut soupçonner que Juvénal ne s'est pas dégagé ici plus qu'ailleurs de l'exagération propre à ce genre d'exercice. — Le poète reprend alors la suite de son développement : « Si Ponticus, dit-il, se montre administrateur irréprochable, il pourra faire remonter sa généalogie jusqu'à Prométhée. Si, au contraire, il se conduit en tyran cruel, sa honte sera d'autant plus grande que sa naissance est plus haute » (127-145).

La seconde partie confirme les affirmations théoriques de la première par un choix de dix exemples, très inégalement développés : cinq exemples de nobles indignes de leur nom ; cinq, d'hommes illustres qui ont dû leur gloire à leur seul mérite personnel : 1° Latéranus, ce grand personnage qui, sans respect pour sa dignité consulaire, conduit lui-même un attelage de mules ; qui fréquente des cabarets de bas étage; que l'empereur, s'il veut l'envoyer dans quelque province comme légat, doit faire chercher dans les auberges borgnes où il dort avec la canaille (146-182). — 2° Damasippe, ce noble qui, comme Lentulus, s'est fait acteur de mimes (183-199). — 3° Gracchus, qui est descendu dans l'arène en tunique, comme gladiateur rétiaire ( 199-210). — 4° Néron, fils de l'antique famille des Domitius, qui a tué sa mère et sa femme et chanté sur la scène en costume de tragédien (211-230). — 5° Catilina, homme de si grande naissance, qui a voulu brûler Borne (231-235). — 6° Cicéron, homme nouveau, simple chevalier municipal, qui a été, au contraire, le sauveur de la ville en face du noble criminel (236-244).

1 . Cf. G. BOISSIER : L'Opposition sous les Césars, p. 331-333.

— 7° Marins, d'abord simple journalier, puis soldat, avant d'être le vainqueur des Cimbres (245-253). — 8° Les Décius, plébéiens qui se sont dévoués aux dieux infernaux pour le salut de la patrie (254-258). — 9° Servius, fils d'une esclave et le meilleur des rois de Rome (259-260). — 10° L'esclave Vindicius qui a dénoncé le complot ourdi contre la liberté naissante par les propres fils du consul Brutus (261-268).
Juvénal conclut que mieux vaut la vertu sans la naissance, que la naissance sans la vertu. Et que furent d'ailleurs les premiers aïeux de la noblesse romaine ? (269-275). L'idée, qui peut paraître hardie, n'était depuis longtemps qu'un lieu commun de philosophie morale, particulièrement chez les stoïciens (cf. Sénèque, Epist., 44), et la rhétorique se l'était appropriée (voy. Sénèque le Père, Controuersiae, 1, 6, 3-4 cf. 7, 6, 18 et 3, 9 excerpta, 2).

SATIRE VIII

Que signifient les arbres généalogiques ? A quoi te sert, Ponticus, d'avoir le rang que te donne une race ancienne, de montrer en peinture le visage de tes ancêtres, et les Emiliens debout sur leur char, et les Curius aujourd'hui tronqués, et Corvinus qui a perdu ses épaules, et Galba qui n'a plus ni oreilles ni nez ; quel avantage as-tu à indiquer fièrement ce Corvinus sur le vaste tableau de ta famille, puis à y atteindre, avec une baguette rallongée plusieurs fois, des maîtres de la cavalerie et un dictateur enfumés, si tu vis mal à la face des Lépidus ? A quoi bon les images de tant d'hommes de guerre si tu joues aux dés toute la nuit devant les vainqueurs de Numance, si tu commences à dormir quand se lève l'étoile du matin, à l'heure où ces généraux faisaient avancer les enseignes et levaient le camp ? Pourquoi les vainqueurs des Allobroges (1) et l'Autel Maxime feraient-ils l'orgueil d'un Fabius, né près d'un foyer que fonda Hercule (2), s'il est avide, s'il est menteur et incomparablement plus mou qu'une agnelle d'Euganée ? si, faisant épiler et polir à la pierre ponce de Catane le bas de son dos, il expose au mépris ses aïeux tout hérissés, et, acheteur de poison, souille, de son image qui sera brisée, sa race infortunée ?

1. Allusion à Fabius Allobrogicus, cos. en 121 avant. J.-C.
2. Les Fabius prétendaient que le fondateur de leur race était fils d'Hercule. Voy. Plutarque, Fab. Max., 1.

C'est en vain que, de toute part, de vieilles figures de cire ornent ton atrium entier : la seule et unique noblesse, c'est la vertu.
Sois un Paulus, un Cossus, un Drusus par ta valeur morale ; fais la passer avant les images de tes pères ; qu'elle ait le pas, toi consul, sur tes faisceaux eux-mêmes. Ce que tu me dois avant tout, ce sont les qualités de l'âme. Par tes actes et ton langage, tu mérites la réputation d'homme irréprochable, d'observateur scrupuleux de la justice? Je te reconnais pour noble : salut, Gétulicus, ou toi, Silanus, ou toi, issu de tout autre sang, citoyen rare et éminent que ta patrie se fait une gloire de posséder ; je me plais à élever devant toi les acclamations que pousse le peuple quand Osiris est retrouvé. Qui, en effet, donnerait le nom de noble à un homme indigne de sa naissance et ne brillant que par l'éclat de son nom ? Le nain d'un tel, nous l'appelons Atlas : un Ethiopien est un cygne ; une fille déjetée et contrefaite, une Europe ; des chiens paresseux, tout pelés d'une vieille gale et qui lèchent les bords d'une lampe sans huile, on les qualifiera léopards, tigres, lions, et de tout autre nom, s'il en est un au monde, qui retentisse d'une manière plus formidable encore : tu dois donc prendre garde, et trembler de porter au même titre le nom de Créticus ou de Camérinus.
A qui s'adresse cet avis ? C'est à toi que je parle, Rubellius Blandus. Tu es tout gonflé de l'antique généalogie des Drusus, comme si tu avais fait toi-même quelque chose pour mériter d'être noble, pour être conçu par une femme en qui brille le sang d'Iule plutôt que par une journalière qui fait de la toile au pied du rempart battu des vents. « Vous autres, dis-tu, vous êtes des hommes de rien, la lie de notre populace ; pas un de vous ne saurait indiquer la patrie de son père ; mais, moi, je suis Cécropide(1). » Grand bien te fasse, et puisses-tu savourer longtemps la joie d'une telle origine ! C'est néanmoins dans les derniers rangs de cette plèbe que tu trouveras le citoyen éloquent, celui qui, d'ordinaire, défend, devant la justice, le noble ignorant; il viendra de cette plèbe en toge, l'homme capable de débrouiller les nœuds juridiques et les énigmes des lois. Il en sort, le jeune homme qui gagne, actif soldat, les rives de l'Euphrate et rejoint les aigles gardiennes du Batave dompté. Mais toi, tu es Cécropide, rien de plus; et tu ressembles tout à fait au buste d'Hermès : la seule différence qui te donne sur lui une supériorité, c'est que sa tête est de marbre et que tu es, toi, une statue vivante. Dis-moi, rejeton des Troyens : les animaux sans parole, qui les tiendrait pour de bonne race s'ils ne sont vigoureux ? Et en effet, c'est l'éloge que nous donnons au cheval, rapide comme l'oiseau, qui, sans peine, recueille en grand nombre palmes et victoires dans le cirque bouillonnant et transporté, tout rauque d'acclamations. Il est noble, de quelque pâturage qu'il vienne, celui dont la course devance brillamment les autres et qui fait voler sur l'arène la première poussière. Mais ce n'est qu'un bétail bon à vendre sur le marché, la postérité de Coryphée et d'Hirpinus (2), si la victoire s'est rarement assise sur son timon. Là, point d'égard aux ancêtres, nul crédit accordé à des ombres : on les fait changer de maître pour une somme modique et, le cou pelé, ils traînent des chariots, ces descendants au pied lent, dignes de tourner la meule. Si, donc, tu veux qu'on t'admire, toi et non ce que tu as en partage, fais voir quelque chose de personnel que je puisse graver dans les inscriptions, à côté des titres que nous donnons et avons donnés à ceux auxquels tu dois tout.

1. Expression proverbiale pour désigner une antique noblesse.
2. Ce nom de cheval célèbre est aussi chez Martial, 3, 63, 12.

En voilà assez à l'adresse d'un jeune homme que la renommée nous présente comme arrogant, tout bouffi et tout plein de sa parenté avec Néron : car, d'ordinaire, on ne trouve pas beaucoup de sens commun dans cette haute fortune. Mais toi, Ponticus, je ne voudrais pas qu'on te classât d'après la seule gloire de tes aïeux, sans que tu fasses rien toi-même qui assure plus tard la tienne. C'est pitié de s'appuyer sur la renommée des autres, avec la crainte que l'édifice ne s'affaisse et ne s'écroule si l'on retire les colonnes. Le sarment, couché à terre, réclame le tronc veuf de l'ormeau. Sois bon soldat, bon tuteur ; sois arbitre incorruptible ; si jamais on t'appelle en témoignage dans un cas incertain et douteux, quand même Phalaris t'ordonnerait de mentir et ferait avancer son taureau pour te dicter le parjure, regarde comme l'infamie suprême de préférer l'existence à l'honneur et de perdre, pour sauver ta vie, ce qui est la raison de vivre. Celui qui a mérité de mourir est déjà mort, quand il mangerait à dîner cent huîtres du Gaurus (1) et que Cosmus (2) le plongerait dans tous les produits de sa chaudière. Puisque vient enfin le jour, longtemps attendu, où tu reçois le gouvernement d'une province, mets un frein et des bornes à ta colère, mets-en à ta cupidité ; compatis à la misère de nos alliés : tu vois qu'ils n'ont plus rien que des os sucés à fond et vidés de leur moelle. Considère ce que les lois prescrivent, ce qu'ordonnent la Curie, les récompenses qui attendent les gens de bien, le coup qui a justement foudroyé et Capiton (3) et Numitor, ces pirates des Ciliciens, condamnés par le Sénat.
Mais à quoi sert leur condamnation ? Cherche, Chaerippus, un crieur pour vendre tes haillons, puisque Pansa t'enlève tout ce que Natta a pu te laisser, et, désormais, tais-toi : c'est folie, après avoir tout perdu, de perdre encore l'argent de la

1. C'est-à-dire du lac Lucrin, au pied du mont Gaurus.
2. Parfumeur fameux : cf. Martial, 1, 87, 2 ; 3, 55, 1, etc.
3. Cossutianus Capito, condamné pour concussion, en 57 après J.-C., sur la plainte des Ciliciens : Voy. Tacite, XIII, 33. Numitor n'est pas autrement connu.

traversée. Il y avait moins de lamentations jadis, et la plaie des pertes subies n'était pas aussi vive, quand nos alliés étaient
florissants et nouvellement conquis. Chaque maison, alors, regorgeait ; on y voyait les écus en énorme monceau, les chlamydes de Sparte, la pourpre de Cos, et, parmi les tableaux de Parrhasius et les statues de Myron, l'ivoire animé par Phidias, et, partout, force créations du travail de Polyclète ; il y avait peu de tables sans une œuvre de Mentor. C'est là qu'ont puisé Dolabella et ensuite Antoine, là, le sacrilège Verres, lorsqu'ils rapportaient, dans la profondeur des navires, leur furtif butin et, en pleine paix, de quoi orner plus de triomphes que dans la guerre. Aujourd'hui, on ne peut ravir à nos alliés que quelques paires de bœufs et un petit nombre de juments avec le chef du troupeau, une fois pris leur pauvre domaine ; puis leurs lares eux-mêmes, si quelque statue en est curieuse, s'il y a quelque dieu resté seul dans sa chapelle : et, en effet, ce sont là pour eux les richesses suprêmes, car ils n'ont plus rien de supérieur à cela. Peut-être méprises-tu les lâches Rhodiens et Corinthe parfumée ; tu n'aurais pas tort : que pourront te faire des jeunes gens passés à la résine, et ces nations entières aux jambes sans poil ? Mais il faut te garder de l'Espagne velue, du ciel de la Gaule, et de l'Illyrie au long flanc. Epargne aussi ces moissonneurs qui nourrissent notre ville uniquement occupée du cirque et de la scène. Et, d'ailleurs, quel serait, pour un crime si funeste, le bénéfice, puisque les Africains se trouvent réduits à rien, détroussés naguère par Marius? Il faut avoir soin, surtout, de ne pas exercer de trop injuste violence contre des hommes vaillants et malheureux. Tu aurais beau leur enlever tout ce qu'ils peuvent avoir, en quelque endroit, d'or et d'argent, tu leur laisserais leur bouclier, leur épée, leur javelot, leur casque : à ceux qu'on a pillés, les armes restent. Ce que je viens d'avancer, ce n'est point une phrase à effet ; c'est la vérité ; c'est, croyez-le, un feuillet de la Sibylle que je vous lis. Si ta suite n'est formée que d'hommes vertueux, si aucun éphèbe à la longue chevelure (1) ne vend tes arrêts, si ta femme est sans reproche et ne s'apprête point à courir les chefs-lieux judiciaires et toutes les villes pour accrocher des écus, nouvelle Céléno (2), avec ses ongles recourbés, alors tu peux faire partir ta race de Picus (3), et, si les noms tirés de haut te font plaisir, mettre parmi tes aïeux toute l'armée des Titans et Prométhée lui-même ; prends l'auteur de ta maison dans le livre que tu voudras. Mais si tu t'abandonnes aux entraînements de la partialité et du caprice, si tu brises tes verges dans le sang des alliés, si tu te plais à voir s'émousser la hache de ton licteur fatigué, alors la noblesse même de tes pères commence à se dresser contre toi et à jeter l'éclat de son flambeau sur tes turpitudes. Toute perversion de l'âme porte en elle un scandale d'autant plus visible que le coupable est réputé plus grand. J'ai grand avantage, si tu as pour habitude de signer de faux testaments, à te voir dans des temples que ton aïeul a fait bâtir et devant la statue triomphale de ton père ! si, amant nocturne, tu voiles et enveloppes tes tempes d'une cape de la Saintonge !
Le long des cendres et des ossements de ses aïeux, un char ailé emporte l'épais Latéranus (4), et lui-même, oui, lui-même, consul muletier, il enraie la roue avec le frein. Sans doute, c'est la nuit, mais la lune le voit, mais les astres sont témoins et regardent.

1. Littéralement : « à la chevelure non tondue » ; c'est proprement une épithète d'Apollon (cf. Iliade, 20, 39).
2. Une des Harpyes : cf. Virgile, Aen. 3, 211.
3. Picus était, dans les légendes des Laurentins, le fils de Saturne, le père de Faunus, et le grand-père de Latinus : cf. Virg. Aen. 7, 47-49.
4. Sans doute Plautius Latéranus, qui avait été un des amants de Messaline (Tac., Ann. 11, 36) et qui, consul désigné en 65, fut mis à mort pour avoir pris part à la conjuration de Pison.


Quand le temps de sa charge sera expiré, Latéranus prendra le fouet en plein jour ; jamais il ne se troublera à la rencontre d'un ami déjà vieux, mais, de son fouet, il le saluera le premier ; il déliera les bottes de foin et versera l'orge à ses bêtes fatiguées. Cependant, tandis qu'il immole des animaux à laine et un jeune taureau roux selon le rituel de Numa, il ne jure, devant l'autel de Jupiter, que par Epone et par les figures peintes dans son écurie puante. Mais, lorsqu'il lui plaît d'aller, pour toute la nuit, retrouver les tavernes, un Syrophénicien, toujours humide d'amome, accourt au-devant de lui, un Syrophénicien, habitant de la porte Iduméenne (1), le salue, avec la cordialité d'un hôte, des noms de maître et de roi, et, aussi, Cyané qui vient, court-vêtue, lui vendre une bouteille. Un homme indulgent me dira : » Nous en avons fait autant dans notre jeunesse. » Soit, mais assurément tu ne le fais plus, tu n'as pas continué à te complaire dans tes erreurs.
Les dérèglements honteux doivent être courts, il y a des fautes qu'on doit retrancher avec la première barbe.Garde ton indulgence pour les petits jeunes gens : mais Latéranus, dans les thermes, va droit aux coupes et aux enseignes peintes sur toile alors qu'il est niûr pour défendre militairement les fleuves d'Arménie et de Syrie, et le Rhin et l'Hister. La vigueur de son âge peut veiller à la sécurité de Néron. Envoie-le, envoie-le à Ostie, César ; mais cherche ton légat dans un grand cabaret. Tu le trouveras couché côte à côte avec quelque sicaire, pêle-mêle avec des matelots, des voleurs et des esclaves fugitifs, parmi des bourreaux et des fabricants de brancards funéraires et les tambourins muets d'un Galle étendu sur le dos. Là, liberté égale pour tous ; les coupes sont communes, le lit n'est différent pour personne, la table est pour tous à la même distance.

1. Ce nom, inconnu par ailleurs, désigné-t- il une porte de Rome, par exemple la porte Capène, prèsi de laquelle se trouvait le quartier juif (cf. supra 3,11 et auiv.) ? un arc de triomphe, qui pourrait être celui de Titus, vainqueur de Jérusalem ? ou bien rappelle-t-il le lien de naissance du cabaretier, les mots porta Idymaea étant alors un nom de défilé analogue à porta Syenes (infra, 11, 124), Albana porta (Valerius Flacuns, 3, 497) ? La question sembla insoluble.

Que ferais-tu, Ponticus, si le hasard t'avait donné un esclave pareil ? Tu l'enverrais, je pense, en Lucanie ou aux ergastules de la Toscane. Mais vous, fils des Troyens, vous vous pardonnez tout, et ce qui, pour un savetier, serait une honte, les Volésus (1), les Brutus s'en feront honneur.
Mais quoi ? j'ai beau citer des traits honteux et répugnants, il en reste de pires encore. Ayant mangé ton bien, Damasippe, tu as loué ta voix à la scène mimique pour jouer le Fantôme criard de Catulle. Agile, Lentulus aussi a joué, et bien joué, Lauréolus (2), digne, à mon sens, d'être véritablement mis en croix. Mais, d'ailleurs, le public, non plus, n'a pas d'excuse ; ce public, il a le front plus éhonté encore, lui qui reste assis à contempler les triples bouffonneries de ces patriciens, à écouter des Fabius jouant sans chaussures, et qui peut rire des souffleté reçus par des Mamercus. A quelque prix qu'ils se vendent, cadavres vivants, qu'importe ? ils se vendent sans qu'aucun Néron les y force, ils n'hésitent pas à le faire pour les jeux du préteur assis sur son siège élevé. Suppose pourtant qu'on ait mis d'un côté des épées menaçantes, de l'autre des tréteaux : quel parti vaut mieux ? Quelqu'un a-t-il jamais redouté la mort au point de se faire le jaloux de Thymélé (3) ou le collègue du stupide Corinthus ? Mais rien d'étonnant, quand le prince est citharède, qu'un noble soit mime. Qu'y aura-t-il au delà sinon l'école des gladiateurs ? Et, ici, tu trouves le déshonneur de Rome, Gracchus, qui ne combat ni avec l'armure du mirmillon, ni avec le bouclier circulaire ou le coutelas recourbé : car il condamne de pareils déguisements, oui, il les condamne et il les hait, il ne cache point son visage sous un casque : voici qu'il manœuvre le trident, et, après avoir lancé sans résultat,

1. Ce nom, porté par le père de P. Valerius Publicola (Liv. 1, 58, 0), est, à dessein, rapproché de celui de Brutus.
2. Dans ce mime, dont l'auteur était aussi Catulle (voy. Tertullien, Adu. Vatent., 14), était représentée !a mise en croix d'un brigand fameux, Lauréolus : voy. Suétone, Caligula, 67 ; Martial, Spect. 7.
3. Cf. I, 36 ; le mime Corinthus n'eut pas autrement connu.

en balançant la main, son filet flottant, il dresse vers les spectateurs son visage découvert et fuit à travers l'arène entière, reconnaissable pour tous. Il faut en croire nos yeux : il est en tunique et, de son cou, se déroule un cordon doré qui ballotte à son épaulière allongée (1). Cependant, le poursuiveur forcé de combattre avec Gracchus est plus sensible à cette honte qu'à la plus cruelle blessure.
Si le peuple pouvait donner de libres suffrages, qui serait assez pervers pour ne pas préférer sans hésitation Sénèque à ce Néron qui a mérité qu'on préparât pour son supplice plus d'un singe, plus d'un serpent et plus d'un sac de cuir (2)? Le crime du fils d'Agamemnon fut pareil, mais le motif rend le cas différent : il était, lui, sur l'initiative des dieux, le vengeur d'un père massacré au milieu des coupes ; mais il ne se souilla point de regorgement d'Electre ou du sang de son épouse troycnne, il ne fit de mixture d'aconit pour aucun de ses proches, il ne chanta jamais sur un théâtre, cet Oreste, il n'écrivit pas de poème sur Troie. Oui, quel forfait eurent à punir davantage les ormes de Verginius, avec celles de Vindex et de Galba, parmi ceux qu'a commis Néron dans une si brutale et cruelle tyrannie ? Voilà les travaux, voilà les talents d'un prince de haute naissance : il prenait plaisir à se prostituer sur des tréteaux étrangers, dans l'appareil honteux d'un chanteur, et à remporter l'ache de la couronne grecque. Que les images de tes pères soient décorées des trophées de ta voix ; dépose aux pieds de Domitius la longue robe traînante de Thyeste, le masque

1. Sens attesté par une vieille scolie.
2. Le Digeste indique (XLVIII, 9, 9) que le supplice des parricides punis more maiorum était d'être passés par les verges, puis cousus, avec un chien, un coq, une vîpère et un singe, dans un sac de cuir qu'on jetait à la mer.


d'Antigone ou de Mélaoippe, et suspends ta cithare au colosse de marbre. Personne, Catilina, trouvera-t-il rien de plus haut que ta naissance ou que celle de Céthégus ? Cependant, vous préparez les armes et les torches d'une attaque nocturne contre nos maisons et nos temples, en fils des porteurs de braies, en descendants des Sénones, avec une audace qu'on pourrait punir de la tunique soufrée. Mais le consul veille et il arrête vos étendards : c'est un homme nouveau, d'Arpinum, et qui n'était naguère à Rome qu'un chevalier municipal ; et c'est lui qui met partout, dans la ville alarmée, des postes, casques en tête, lui qui multiplie ses efforts sur les sept collines. Ainsi, au dedans des murs, sous la toge, il acquit un nom, une gloire comme à peine en put conquérir, à Leucade et dans les plaines de la. Thessalie, Octave, avec son épée humide de continuels massacres ; mais Rome, Rome libre, a proclamé Cicéron second fondateur et père de la patrie. Un autre habitant d'Arpinum, dans la montagne, chez les Volsques, demandait chaque jour son salaire, après s'être fatigué à pousser la charrue d'autrui ; plus tard, sa tête brisait le cep de vigne noueux, si sa dolabre paresseuse ne se hâtait point pour fortifier le camp. Voilà pourtant l'homme qui se charge de recevoir les Cimbres et de faire face aux plus extrêmes périls, et couvre à lui seul la ville affolée. Aussi, quand déjà, vers les Cimbres massacrés, volaient les corbeaux qui jamais n'avaient touché cadavres plus gigantesques, son collègue noble ne reçoit le laurier qu'après lui. C'étaient des vies plébéiennes que celles des Décius, plébéiens étaient leurs noms : cependant, ils sont, pour nos légions entières, et tous nos alliés, et toute la jeunesse latine, une rançon qui suffit aux divinités infernales et à la Terre mère : car les Décius ont plus de prix que ce qu'ils sauvent. Il était fils d'une esclave, lui qui mérita la trabée de Quirinus, et son diadème, et ses faisceaux, le dernier de nos bons rois. Ils ouvraient par trahison les verrous de nos portes aux tyrans bannis, les fils du consul lui-même, eux qui auraient dû à la liberté, encore chancelante, quelque grand exploit, capable d'étonner Mucius, Coclès et la vierge qui franchit à la nage le Tibre, borne de notre empire. Celui qui dénonça aux aénateura leur crime caché, ce fut un esclave, digne d'être pleuré par les dames romaines : mais, eux, ils reçoivent un juste châtiment, sous les verges et sous le premier coup de la hache des lois.
J'aimerais mieux que tu eusses pour père Thersite, pourvu que tu fusses semblable au petit-fils d'Eaque, et capable de manier les armes de Vulcain, que de te voir issu d'Achille et semblable à Thersite. Et, d'ailleurs, tu as beau remonter loin, aller chercher loin ton nom, tu tires ta race d'un asile infâme : le premier de tes aïeux, quel qu'il fût, c'était un berger ou quelque chose que je ne veux paa dire.


SATIRE IX

Cette satire est la seule chez Juvénal qui ait la forme d'un véritable dialogue. Le poète apostrophe un certain Névolus, lui demande d'où viennent l'air triste et l'extérieur négligé qu'on remarque chez lui depuis quelque temps, et rappelle qu'on n'eût pu trouver, jusqu'alors, amant qui satisfît de plus fringante manière les désirs des deux sexes (1-26).
— Névolus répond que l'essentiel, en ce métier comme ailleurs, est d'être favorisé par la chance. Or, le mignon opulent qui lui est échu comme protecteur, Virron n'est qu'un avare. Et ici (v. 39), Juvénal introduit un dialogue dans le dialogue : Névolus rapporte une discussion qui s'est élevée entre lui et son triste patron, et dans laquelle il rappelait les différents services, tous de nature très spéciale, qu'il lui a rendus et qu'il ne juge point assez largement récompensés (27-90) — Le poète, persistant dans l'attitude de froide ironie qu'il a prise dès le début, déclare que les doléances de Névolus sont justes et demande quel en est le résultat (90-91).
— C'est, répond Névolus avec le plus grand sérieux, qu'on lui préfère un nouveau favori. Mais il adjure Juvénal de ne répéter à personne de pareilles confidences : Virron se vengerait implacablement (92-101). — Recommandation vaine, réplique le poète : quel secret peut avoir le maître d'une maison riche ? Ses serviteurs et ses esclaves sont là pour tout divulguer : méfions-nous de la langue des esclaves (102-123). — Névolus avoue qu'il attendait des conseils plus directement appropriés à sa situation et se déclare profondément découragé (124-129). — Juvénal réplique que toutes les espérances lui demeurent ouvertes : dans une ville comme Rome, un homme comme lui ne manquera jamais de patron (130-134).
— Névolus ne peut plus espérer ; il proteste que ses vœux, pourtant, étaient modestes ; mais la Fortune refuse de les écouter (135-150.)

SATIRE IX

Je voudrais savoir, Névolus, pourquoi je te rencontre si souvent morne, le front sombre, tel que Marsyas vaincu. Que signifie cette figure semblable à celle que faisait Ravola surpris au moment où, la barbe humide, il travaillait le bas-ventre de Rhodopé ? Et puis, qu'un esclave lèche un gâteau, nous lui donnons un soufflet ! On ne verra pas un air plus lamentable à Crépéreius Pollion qui va de l'un à l'autre, offrant triple intérêt, et ne trouve point de dupes. D'où sont venues, soudain,
toutes ces rides ? Oui, content de peu, tu faisais le bouffon de bonne compagnie, joyeux convive au propos salé, et débordant en saillies du meilleur cru romain. Maintenant, c'est tout le contraire : visage grave, forêt hérissée de cheveux secs, plus rien, sur toute ta peau, de cet éclat que lui donnaient des emplâtres brûlants de poix brutienne ; c'est toute une végétation de poils sur tes jambes négligées et malpropres. Pourquoi cette maigreur de vieux malade, brûlé depuis longtemps d'une fièvre quarte qui a élu chez lui domicile ? On peut deviner, dans un corps malade, les tourments cachés de l'âme comme on en devine les joies : car le visage tire de là ses deux expressions. Tu me sembles donc avoir changé ton plan d'existence et aller au rebours de ta vie antérieure. Naguère, en effet, je m'en souviens, dans le sanctuaire d'Isis, près du Ganymède (1) qu'abrité le temple de la Paix, au Palatin, où se célèbrent les mystères de la Grande Mère (2) depuis son importation, chez Cérés (quel est le temple, en effet, où les femmes ne se prostituent point ?), c'était ton habitude de profaner le lieu, adultère plus fameux qu'Aufidius (3), et (mais tu ne t'en vantes point) de faire plier les maris eux-mêmes.
— « Oui, et c'est même un genre de vie profitable à bien des gens ; mais moi, il ne m'a point payé de ma peine. De temps à autre, des chapes épaisses, rempart de la toge, d'une qualité
rude et grossière, mal foulées par le peigne d'un tisserand gaulois, voilà ce que je reçois, avec quelque objet d'argent mince et de second titre. Les destins mènent les hommes ; et elles ont aussi leur destin, ces parties que dissimulent les plis du vêtement. Car, si les astres ne travaillent point pour toi, tu ne gagneras rien à posséder un membre d'une longueur inouïe, bien que Virron, l'écume aux lèvres, t'ait vu tout nu et te sollicite sans cesse de ses billets caressants et répétés : car, de lui-même, le mignon appelle le mâle. Mais quel plus étrange prodige qu'un mignon avare ? « Je t'ai accordé tant, puis je t'ai donné tant, ensuite tu as eu plus encore. » II calcule, et il remue le derrière. Qu'on mette là les jetons, que les esclaves viennent avec la table à compter : tu trouves cinq mille sesterces, au total. Fais maintenant le total de mes travaux.

1. Cette statue n'est pas mentionnée ailleurs, mais les œuvres d'art qui ornaient le temple de la Paix, bâti par Vespasien, étaient célèbres (voy. Pline, N. H., 34, 84 ; 36, 27).
2. Cybèle.
3. S'agit-il du juriste Aufidius Chius, nommé par Martial, 5, 61, 16 ?

Mais c'est peut-être une opération qui va toute seule de pousser au dedans de tes entrailles une verge de bonne longueur et de rencontrer, là, ce qui reste du repas de la veille ? Il est moins malheureux, l'esclave qui fouit le sol, que l'homme qui fouit son maître. Mais, sans doute, tu te prenais pour un tendre et bel éphèbe, digne de servir d'échanson aux dieux. Donnerez-vous jamais rien à un humble acolyte, rien à un client, vous qui, déjà, n'avez pas de générosité pour votre vice ? Le voilà bien, l'homme fait pour qu'on lui envoie une ombrelle verte et de grosses perles d'ambre jaune, toutes les fois que revient l'anniversaire de sa naissance ou que, au premier jour de l'humide printemps, il manie, renversé sur le coussin d'une chaise longue, les présents furtifs reçus aux calendes célébrées des femmes (1) ! Dis un peu, moineau lascif, pour qui gardes-tu tant de coteaux, tant de domaines en Apulie, tant de pâturages où se lasse le vol des milans ? La campagne de Trifolium te comble des dons de ses vignes, et aussi la croupe montagneuse suspendue au-dessus de Cumes, et le Gaurus aux flancs creux : qui, en effet, goudronne plus de jarres pour un moût destiné à vieillir ? Que t'eût-il coûté de récompenser de quelques arpents les reins fatigués d'un client ? Cet enfant des champs, avec sa mère, sa cabane et le petit chien compagnon de ses jeux, il vaut mieux en faire le legs d'un ami battant les cymbales (2)? « Il est vilain, dis-tu, de demander. » Mais c'est mon terme qui crie : « Demande » ; mais mon esclave réclame, esclave unique comme l'œil vaste de Polyphème, dont l'adroit Ulysse fit le moyen de sa fuite ; il faudra en acheter un second, car celui-ci ne suffit point, il faudra les nourrir tous les deux. Que ferai-je quand soufflera la bise ? Que dire, s'il te plaît, que dire aux épaules de mes gens, sous l'aquilon de décembre, et à leurs pieds ? Dirai-je : « Patience, et attendez les cigales ? »
Mais, soit, tu fais celui qui n'entend pas, tu ne tiens aucun compte de mes autres services : à quel prix, du moins, estimes-tu le zèle officieux, le dévouement d'un client sans qui ta femme serait encore vierge ?

1. Il s'agit des Malronalia qui se célébraient le 1er mars.
2. Un Galle.

Oui, tu sais de quelle manière, alors, combien de fois tu m'as prié, les promesses que tu m'as faites. Plus d'une fois, un moment où la jeune femme s'enfuyait, je l'ai retenue en l'enveloppant de mes bras ; même, elle avait brisé l'acte de votre mariage, et déjà elle en signait un autre. Une nuit entière me suffit à peine pour rétablir les choses, pendant que, à la porte, tu te lamentais : le lit m'en est témoin, et toi aussi, qui l'as entendu craquer, qui as entendu la vois pâmée de la dame. Une union chancelante, qui commençait à se défaire, qui était déjà presque rompue, un amant, dans bien des maisons, l'a sauvée. Quel détour peux-tu chercher ? par quel argument pourraia-tu commencer ou finir ? Tu ne me dois donc rien, ingrat, perfide, rien, quand, de moi, il te naît un petit garçon ou une fille ? Oui, tu reconnais l'enfant, tu te réjouis de semer dans les actes publics les preuves de ta virilité. Suspends des guirlandes à ta porte : te voilà père, je t'ai donné des armes pour répondre à la médisance. Tu as désormais les droits de la paternité : grâce à moi, tu peux être inscrit comme héritier et recevoir toute espèce de legs, y compris, ô douceur ! la portion caduque (1). Beaucoup d'autres avantages s'ajouteront aux biens caducs si je complète le nombre, si je vais jusqu'à trois. »
Elle est juste, Névolus, la cause de ton indignation. Mais lui, que réplique-t-il ?
— « II reste indifférent et cherche à se pourvoir d'un autre âne à deux pieds. Tout cela, je ne le confie qu'à toi, souviens-toi de le tenir caché; sois muet sur mes plaintes et gardes-en le dépôt en toi-même : car c'est chose mortelle que l'inimitié d'un homme poli à la pierre ponce.

1. En vertu des lois Iulia de maritandis ordinibus et Papia Popparea portées par Auguste, les célibataires et lea gens mariés sans enfants (orbi) perdaient le bénéfice de tout legs fait en leur faveur, les premiers entièrement, les autres pour la moitié. Les parts d'héritage devenues ainsi vacantes (caduca) allaient grossir celles des héritiers pourvu» au moins d'un enfant.

A peine vient-il de me livrer son secret, le voilà tout brûlant de haine, il pense que j'ai trahi tout ce que je sais. Employer le fer, m'ouvrir la tête à coups de bâton, approcher de ma porte la flamme d'une chandelle, il le ferait sans balancer. Et un péril qu'on ne saurait mépriser ni
braver, c'est que, pour une fortune comme la sienne, le cours du poison n'est jamais trop haut. Tu jetteras donc là-dessus le voile d'une discrétion digne du tribunal de Mars à Athènes (1). » 0 Corydon, Corydon (2)! Penses-tu qu'un riche puisse avoir aucun secret ? Quand ses esclaves se tairaient, ses chevaux parlent, et son chien et sa porte et le marbre de ses murs.
Ferme les fenêtres, couvre les fentes avec des rideaux, joins bien les portes, éteins la lumière, fais sortir tout le monde, que personne ne couche près de là : malgré tout, ce qu'il fait au second chant du coq, le cabaretier voisin le saura avant le jour, et il apprendra aussi ce qu'ont imaginé tout ensemble et le pâtissier et les chefs de cuisine et les découpeurs. Quelle accusation ces gens-là hésitent-ils à fabriquer contre leur maître ? Combien de fois ne se vengent-ils point, par de faux bruits, des coups de sangle ? Et il s'en trouvera pour te poursuivre à travers les carrefours, bon gré mal gré, et saturer, d'une baleine vineuse, ta pauvre oreille. Va leur faire, à ces individus, la prière que tu m'adrescais tout à l'heure, va les prier de se taire.
Mais ils prennent, à trahir un secret, plus de plaisir qu'à s'abreuver d'autant de Falerne dérobé qu'en buvait Saufeia sacrifiant pour le peuple romain (3). Il faut marcher droit dans la vie pour beaucoup de raisons et, principalement, pour pouvoir mépriser la langue d'un esclave.

1. L'Aréopage dont les séances semblent s'être tenues à huis clos : Voy. DAREMBERG-SAGLIO, art. Areopagus, I, 1 p. 403, col. 1.
2. C'est-à-dire : « As-tu bien ton bon sens ? » Souvenir de Virgile (Bucdl. 2, 69) : « Ah ! Corydon, Corydon, quel délire t'a pris ? » (A Corydon, Corydon, quae te dementia cepit ?)
3. Aux fêtes de la « Bonne Déesse », sacrifice expiatoire pro populo Romano célébré par les matrones romaines dans la maison d'un des consuls ou des préteurs urbains, présidé par la femme du magistrat et comportant des libations de vin (cf. 2, 87). Saufeia est déjà nommée 6, 320.

Mets-toi, je te prie, en mesure de mépriser la langue de tes gens. Sans compter que la langue, chez un mauvais esclave, n'est pas ce qu'il y a de pire. Pourtant, il vaut moins encore, l'homme qui dépend de ceux dont il entretient l'existence de son blé et de son argent.
— « Tu me donnes là un avis profitable, mais fait pour tout le monde. Pour en revenir à moi, que me conseilles-tu, après la perte de mon temps et la ruine de mes espérances ? Car elle précipite sa course descendante, la fleur de ma jeunesse, cette portion si brève d'une vie restreinte et misérable. Pendant qu'on boit, qu'on demande des couronnes, des parfums, des filles, furtive, la vieillesse est là sans qu'on y pense ».
N'aie pas peur : jamais un ami ne te manquera pour être ton patient, tant que les sept collines demeureront debout et intactes. Ils y viendront toujours, de toutes parts, comme à leur rendez-vous, en voiture, en bateau, tous ceux qui se grattent la tête avec un seul doigt (1). L'espoir te reste d'un avenir meilleur : tu n'as qu'à mâcher de la roquette (2).
— " Garde ces perspectives pour ceux qui ont de la chance. Mais ma Clotho, à moi, et ma Lachésis sont contentes si mon membre suffit à nourrir mon estomac. 0 humbles Lares, mes Lares, vous que j'implore, de coutume, avec un grain d'encens, du blé grillé, une mince couronne, quand pourrai-je enferrer un gibier qui préserve ma vieillesse du grabat et du bâton ?
Vingt mille sesterces de rente, garantis par des gages, des petits vases d'argent tout uni, mais qui se fissent noter du censeur Fabricius (3), et deux hommes robustes, de la troupe des Mésiens, qui, me portant sur leur nuque, me permettent de

1. De peur de déranger leur chevelure : ce geste passait pour trahir des mœurs effémmées.
2 Comme aphrodisiaque : Venerem concitat , dit Pline N. H., 10, 182.
3 C. Fabricius Luscinus, qui, censeur en 276 av. J.-C., chassa du sénat le consulaire P. Cornélius Rufus parce qu'il possédait 10 livres d'argenterie.

prendre place sans danger dans le cirque tumultueux, et, avec cela, un ciseleur toujours courbé et un autre ouvrier, agile à
peindre nombre de figures ; voilà les biens qui me suffisent. Quand pourrai-je seulement me dire pauvre. Misérable vœu !
et l'espoir ne le soutient même pas : car, lorsque j'invoque la Fortune en ma faveur, voilà qu'elle s'est bouché les oreilles
avec de la cire prise sur le navire dont les rameurs échappèrent au chant dea Sirènes en se rendant sourds. »

SATIRE X

L'homme importune les dieux de vœux déraisonnables qui, exaucés, se retournent contre lui. Il est ingénieux à faire son propre malheur, par ce qu'il se souhaite à lui-même. Il y a là, pour l'observateur, de quoi pleurer ; mais il y a là surtout de quoi rire, et Démocrite, au fond, avait pris le bon parti (1-53). On veut la puissance : qu'on se rappelle l'exemple de la chute de Séjan, de la lâcheté du peuple devant le favori abattu, et l'on conviendra que Séjan s'était trompé. Il en faut dire autant des Crassus, des Pompée, des César (54-113). On veut l'éloquence : n'est-ce pas elle, cependant, qui a perdu Démosthène et Cicéron ?(114-132.) Ce que vaut la gloire militaire, la destinée d'Hannibal nous l'apprend, comme aussi celle d'Achille et de Xerxès (133-187). On souhaite de vivre longtemps, le plus longtemps possible. Faut-il donc oublier à ce point la hideur physique du vieillard, ses déchéances morales et intellectuelles, les douleurs auxquelles il est inévitablement promis! Nestor, Priam, Marius, Pompée n'auraient-ils pas eu avantage à mourir plus jeunes (188-288). Une mère imprévoyante demande au ciel la beauté pour ses fils et ses filles. Si elle prévoyait les périls où cette beauté même les peut jeter! L'éphèbe favorisé de la nature sera exposé au caprice des tyrans, à la vengeance des maris. Quel profit un Hippolyte, un Bellérophon, un Silius ont-ils recueilli de leurs agréments physiques ? (289-345). Laissons donc aux dieux le soin d'apprécier ce qui doit nous convenir. Ils savent ce que nous ignorons. Si l'on tient absolument à formuler un vœu, qu'on se contente de solliciter d'eux une âme saine dans un corps sain (346-366).
Cette pièce n'est en son fond qu'un lieu commun, plus d'une fois traité dans la « diatribe » gréco-latine. On s'étonne du peu de cas que certains critiques semblent en faire, sous prétexte qu'il n'y aurait là que développements de rhétorique. Le plan général, étayé « d'exemples » historiques, n'est pas exempt d'un pédantisme qui sent l'école, mais les descriptions vigoureuses, les tableaux saisissants, les pensées fortes y abondent. Elle n'est nullement indigne du génie de Juvénal et elle contient quelques-uns des plus beaux morceaux qu'on lui doit.

SATIRE X

Dans tout l'univers, de Gadès au Gange où naît l'Aurore, il n'est que bien peu d'hommes qui, dissipant les nuages de l'illusion, sachent discerner les biens véritables de ceux qui leur sont tout à fait contraires. Quand la raison règle-t-elle nos craintes ou nos désirs ? Quel projet formé avec assez de bonheur pour qu'on n'ait pas à se repentir de l'avoir entrepris et poussé à bout? Rien qu'à exaucer leurs souhaits, les dieux trop faciles ont ruiné des familles entières. Sous la toge, sous l'uniforme, on demande ce qui ne pourra manquer de nuire. Pour beaucoup, c'est l'abondance même de leur parole, c'est leur propre éloquence qui a été la cause de leur perte. Cet autre a péri pour avoir trop compté sur sa force, sur l'étonnante vigueur de ses muscles. Mais ce qui en jugule davantage encore, c'est l'argent, quand on l'entasse avec trop d'avidité ; la fortune, quand elle surpasse autant tous les autres patrimoines que la baleine de Bretagne l'emporte sur les
dauphins. Témoins ces temps affreux où, sur l'ordre de Néron, toute une cohorte cerna la maison de Longinus, les vastes jardins du riche Sénèque, et investit le palais magnifique des Laterani (1).

1. Cassius Longinus fut relégué en Sardaigne par un sénatus-consulte, sur un message accusateur de Néron (Tacite, Ann., XVI, 7, et s.). Plautius Lateranus, compromis dans la conjuration de Pison, fut mis à mort en 65 (Tacite, XV, 49 et 60). Pour Sénèque, voir ibid. 60 et s.

Il est rare de voir apparaître le prétorien dans un galetas loué. Entreprend-on une course, la nuit, ne fût-ce qu'avec quelques vases d'argent massif, on redoute le glaive et l'épieu, on a peur de l'ombre d'un roseau qui s'agite au clair de lune. Le voyageur dont la poche est vide chantera au nez du voleur.
Le vœu primordial, celui qu'entendent le plus ordinairement les temples, c'est que nos richesses, nos ressources s'accroissent, que notre coffre-fort soit le mieux garni du Forum. Pourtant ce n'est pas dans l'argile que se boit le poison : mais redoute-le quand tu prendras en main une coupe ornée de pierreries, et que pétillera le Setinum dans un ample récipient d'or. N'approuvez-vous pas, dès lors, ces deux sages, dont l'un riait chaque fois qu'il mettait le pied hors de chez lui, tandis que l'autre pleurait au contraire ? Mais la censure sévère de l'éclat de rire est à la portée de tout le monde ; on se demande par contre où les yeux d'Heraclite trouvaient cette abondance de larmes. Un rire perpétuel secouait les poumons de Démocrite. Pourtant dans ces villes-là, on ne connaissait ni prétextes, ni trabées, ni faisceaux, ni litières, ni tribunal. Qu'eût-il fait, s'il avait vu le préteur juché sur le haut d'un char, s'avançant majestueusement au milieu de la poussière du cirque, revêtu de la tunique de Jupiter, portant sur ses épaules, ample comme un rideau, une toge brodée de Sarra, et au-dessus de sa tête une large couronne, si volumineuse qu'il n'est point de cou qu'elle ne fît plier (1) ? En fait, c'est un esclave public qui la soutient, ruisselant de sueur ; pour prévenir chez le consul tout orgueil, un esclave est là sur le même char que lui. Ajoutez le bâton triomphal en ivoire, surmonté d'un aigle qui s'envole ; d'un côté, les trompettes ; de l'autre, le long cortège bénévole qui le précède, les Quirites en robe neigeuse marchant auprès de ses chevaux et dont la sportule, enfouie dans leurs bourses, a fait ses amis.

1. Un défilé solennel, la pompa circensis, précédait et ouvrait les jeux du cirque. En tête apparaissait, monté sur un char et vêtu comme un triomphateur, le personnage aux frais duquel les jeux étaient donnés ou le préteur qui les présidait. La procession partait du Capitole. Denys d'Halioarnasse en a laissé une description ( VII, 72 : JACOBY III, 112).

Démocrite trouvait tout de même matière à rire en chaque rencontre. Sa sagesse démontre que de grands hommes, capables de donner de beaux exemples, peuvent naître dans la patrie des moutons et sous un air épais. Il riait des soucis et aussi des joies du vulgaire, de ses larmes mêmes.
Quand la Fortune le menaçait, il l'envoyait se faire pendre ailleurs et la narguait du doigt. Superflus ou pernicieux sont donc les vœux pour lesquels on croit licite d'enduire de cire les genoux des dieux. Ce qui précipite du faîte quelques-uns, c'est leur puissance même sur qui pèse tant de jalousie. La longue et fastueuse liste de leurs honneurs les coule à fond. Leurs statues dégringolent, tirées par le câble. Les roues de leur char volent en éclats sous les coups de hache, et l'on brise les jambes des chevaux qui n'ont pourtant rien fait. Déjà le feu pétille ; déjà sous le vent des soufflets, cette tête qu'adorait le peuple s'embrase dans la fournaise. Il craque, le grand Séjan ! De cette face, la seconde de l'univers, on fabrique des tasses, des chaudrons, des poêles et des plats. Ornez vos maisons de lauriers, conduisez au Capitole un énorme bœuf blanchi à la craie. Voilà Séjan au croc, sous les yeux de tous et au milieu de l'allégresse générale. — « Oh! ces lèvres! cette expression qu'il avait! Jamais, tu peux m'en croire, je n'ai aimé cet homme-là ! Mais sous quelle accusation est-il tombé ? Qui l'a dénoncé ? Quelles preuves, quels témoins a-t-il eus contre lui ? — « Il n'en a pas fallu tant : une longue, une verbeuse lettre est arrivée de Caprée. » — « Entendu ! Je n'en demande pas davantage. »
Que fait-elle, cette tourbe des enfants de Remus ? Ce qu'elle a toujours fait, elle suit la fortune et déteste les victimes. Si Nortia (1) eût favorisé son compatriote toscan, si un coup imprévu eût fait tomber le vieil empereur, à cette heure ce même peuple proclamerait Séjan Auguste. Depuis qu'il n'y a plus de suffrages à vendre, il n'a cure de rien ; lui qui jadis distribuait les pleins pouvoirs, les faisceaux, les légions, tout enfin, il a rabattu de ses prétentions et ne souhaite plus anxieusement que deux choses : du pain et des jeux !
— «On dit qu'il va en périr beaucoup d'autres. » — « Bien sûr ! il y a de la place dans la fournaise. » — « J'ai rencontré mon ami Bruttidius près de l'autel de Mars : il était tout pâle... Je tremble que, tel Ajax vaincu, l'empereur ne nous punisse pour l'avoir mal défendu ! Dépêchons-nous, courons, et, tandis qu'il gît encore sur la rive, écrasons du pied l'ennemi de César. Mais que nos esclaves nous voient faire, de peur que l'un d'eux, niant la chose, ne traîne en justice son maître épouvanté, la corde au cou. »
Voilà ce qui se disait, ce qui se murmurait tout bas sur Séjan dans la foule.
Voulez-vous avoir, comme lui, une multitude pour vous saluer ? Posséder autant d'argent que lui ? Donner à l'un les sièges curules, placer l'autre à la tête des armées ? Passer pour le tuteur du prince installé sur le rocher étroit de Caprée avec sa troupe de Chaldéens ? Vous désirez en tous cas des javelots, des cohortes, des cavaliers d'élite, — tout un camp dans votre maison. Pourquoi pas ? Même quand on ne tient pas à tuer les gens, on est bien aise de pouvoir le faire. Pourtant est-il prestige et prospérité qui soit d'un tel prix que toute cette félicité balance les maux qu'elle engendre?

1. Déesse protectrice de Volsini ville d'où Séjan était originaire.

A la prétexte de celui qu'on traîne là-bas, ne préféreriez-vous point n'être une puissance qu'à Fidènes ou à Gabies, y régler juridiquement les poids et mesures, et briser, édile déguenillé dans Ulubrae vide d'habitants (1), les vases qui n'ont pas la capacité légale ? Avouez donc que Séjan s'est trompé sur l'objet que devaient se proposer ses vœux. En aspirant à cet excès d'honneurs, en demandant un excès de richesses, il aménageait les innombrables étages d'une tour colossale, pour que plus profonde fût sa chute et plus formidable l'écroulement de cette masse effondrée. Qu'est-ce qui a perdu les Crassus, les Pompée, et celui qui courba sous son fouet les Quirites domptés, sinon le rang suprême brigué par tous les moyens, et leurs vœux extravagants exaucés par les dieux jaloux ? Il n'y a pas beaucoup de rois qui descendent chez le gendre de Cérèa sans meurtre ni blessure, peu de tyrans dont la mort ne soit humide de sang.
Il souhaite déjà l'éloquence, la gloire d'un Démosthène et d'un Cicéron, et cela pendant toutes les Quinquatries (2), cet écolier qui n'honore encore que par l'offrande d'un as une Minerve économique, et que suit un petit esclave, porteur de son étroite boîte à livres. C'est leur éloquence, cependant, qui a fait périr ces deux orateurs ; ils furent perdus l'un et l'autre par leur génie aux larges flots jaillissants. C'est pour son génie que l'un eut les mains et la tête tranchées. Jamais les rostres n'ont dégoutté du sang d'un mince avocat : « 0 Rome fortunée, sous mon consulat nées (3)». Il aurait pu ne se soucier guère des poignards d'Antoine, s'il avait toujours parlé de la sorte. Ces vers ridicules, je te les préfère, ô divine Philippique, sa meilleure gloire, toi la seconde de la série. — Non moins cruel fut le destin qui ravît celui qu'admirait Athènes, l'orateur impétueux qui

1. Située sur les borde des Marais Pontins, Ulubrae s'était vidée de bonne heure, en raison de son insalubrité.
2. Lea Quinquatries duraient du 10 au 23 mars. Les écoliere avaient congé pendant ces cinq jours.
3. Quintilien (Inst. Or. IX, iv, 41 ; cf. XI, I, 24} cita également ce vers de Cicéron, et en segnale la cacophonie. Les Anciens raillaient volontiers Cicéron poète. Voy. pourtant PATIN, Et. sur. ta poésie lat. II, 415 et s.

maîtrisait à sa guise le théâtre comble. Il naquit sous l'hostilité des dieux et du destin, lui que son père, presque aveuglé par la fumée de la masse en fusion, fit passer du charbon, des tenailles, de l'enclume où se fabriquent les glaives, et de sa forge boueuse, à l'école du rhéteur.
Des dépouilles guerrières, des cuirasses attachées aux trophées formés de troncs d'arbres, une jugulaire pendant à un casque brisé, un char écourté de son timon, la poupe d'une trirème vaincue, un captif en posture accablée au sommet d'un arc de triomphe, voilà ce qui passe pour préférable à tous les biens du monde. C'est pour cela que bande ses efforts le conquérant romain, grec, barbare ; c'est pour cela qu'il affronte tant de périls et de labeurs. Tant il est vrai qu'on a plus soif de gloire que de vertu ! Otez le profit : qui donc embrasse la vertu pour elle-même ? Et cependant elle a perdu naguère la patrie, cette gloire, privilège de quelques-uns, cette avidité d'éloges et d'épitaphes à graver sur la pierre, gardienne des cendres.
Pour désagréger ce tombeau, il suffit de la force sournoise d'un figuier stérile, car les sépulcres, eux aussi, sont destinés à périr, Pesez la cendre d'Hannibal. Combien de livres trouverez-vous à ce général fameux ? C'est pourtant lui a qui ne suffit point l'Afrique, battue d'un côté par l'Océan maure et qui confine de l'autre à la tiédeur du Nil, aux peuples d'Ethiopie et à la région dea éléphants. Vainqueur de l'Espagne, il enjambe les Pyrénées. La nature lui oppose les Alpes et leurs neiges : il ouvre les rochers, il brise les montagnes dissoutes par le vinaigre. Le voilà en Italie, mais il vise plus loin encore : « Nous n'avons
rien fait, s'écrie-t-il, si mes soldats ne fracassent les portes de Rome et si je ne plante mon étendard au milieu de Subure. » Quelle silhouette ! Quel sujet pour un peintre que ce général borgne juché sur son éléphant de Gétulie ! Mais la fin de cette aventure? 0 gloire! Le voilà vaincu, ce même Hannibal, il fuit précipitamment en exil, et là, cet illustre, cet extraordinaire client reste assis près du prétoire royal jusqu'à ce qu'il plaise à un tyran de Bithynie de s'éveiller. Cette vie, qui bouleversa naguère l'humanité, ce n'est ni le glaive, ni les rochers, ni les flèches qui y mettront fin ; c'est un anneau qui les vengera Cannes et châtiera tant de sang répandu. Va donc, insensé, cours à travers les escarpements des Alpes, afin d'émerveiller des écolîers et de devenir pour eux matière à déclamation !
Un seul univers ne suffit pas au jeune héros de Pella (1). Il étouffe, le malheureux, dans les limites étroites de l'univers, comme s'il était enfermé dans les rochers de Gyaros ou dans la petite Séripho. Pourtant, une fois qu'il sera entré dans la ville qu'ont fortifiée les potiers (2), il lui faudra se contenter d'un sarcophage. La mort seule décèle le peu que sont les pauvres hommes. Nous ajoutons foi à l'histoire du mont Athos traversé par une flotte, à tous les récits impudents de ces menteurs de Grecs, à la mer tellement couverte de ces mêmes navires que, consolidée, elle aurait supporté les roues des chars ; nous croyons aux cours d'eaux profonds qui se dessèchent, aux fleuves que vident les Mèdes en un repas, à tout ce que nous chante Sostrate (3), les aisselles tout en sueur. Ce Xerxès, cependant, en quel état revint-il de Salami ne, lui qui faisait battre de verges le Corus et l'Eurus— jamais ces vents n'avaient tant pâti dans la prison d'Eole, — lui qui chargeait de chaînes Neptune, le dieu qui ébranle la terre, et que seul un excès d'indugence empêchait de le marquer au fer rouge ?

1. Alexandre le Grand.
2. Babylone. Voy. Hérodote, I 178-179.
3. On ignore qui était ce Sostrate.

(Est-il un dieu qui eût voulu servir un tel maître ? ) Mais en quel état revint-il ? Avec un seul vaisseau, sur une mer ensanglantée où d'innombrables cadavres retardaient le mouvement de sa proue. Voilà les châtiments qu'elle inflige, cette gloire tant de fois souhaitée.
« Prolonge ma vie, ô Jupiter ; accorde-moi beaucoup d'années ! » Tel est le vœu, l'unique vœu que tu formes, en pleine santé ou pâli par la maladie. Mais à quelle suite de maux — et quels maux — une longue vieillesse n'est-elle pas assujettie ! C'est en premier lieu ce visage déformé, hideux, méconnaissable ; au lieu de peau, ce vilain cuir, ces joues pendantes, ces rides pareilles à celles que gratte une mère guenon autour de sa vieille bouche dans les forêts ombreuses de Thabraca. Les jeunes gens ont des silhouettes très variées ; un tel est plus beau que cet autre, un tel que cet autre encore ; celui-ci est bien plus robuste que celui-là. Les vieillards, eux, sont tous pareils ; leur voix tremble, et leurs membres aussi ; plus de cheveux sur leur crâne poli ; leur nez est humide comme celui des petits enfants. Pour broyer son pain, le pauvre vieux n'a que des gencives sans dents. Il est à charge à, sa femme, à ses enfants, à lui-même ; il dégoûterait un Cossus, le captateur de testaments ! Son palais engourdi ne lui permet plus de savourer comme jadis le vin et les mets. Quant à l'amour, il y a beau temps qu'il l'a oublié. Ne l'entreprenez pas sur cet article : ses sens débiles restent flaccides et toute une nuit de caresses ne leur rendrait pas leur vitalité. Le moyen d'espérer quelque chose de ces organes souffreteux et archaïques ? Au surplus, un vieux passionné qui veut le plaisir sans avoir la vigueur requise s'expose à de légitimes soupçons. — Et ce n'est pas là sa seule infirmité. Quel agrément recueille-t-il des accents du plus habile cithariste, de Seleucus lui-même, et de ces chanteurs qui étalent les scintillements de leur lacernc dorée ? Peu lui chaut la place où il s'asseoit dans le vaste théâtre, puisque c'est à peine s'il entend lea cors et les trompettes. Il faut hurler pour qu'il perçoive le nom du visiteur que l'esclave lui annonce, ou l'heure qu'il lui indique. Son sang appauvri dans ses membres glacés ne se réchauffe plus que quand survient la fièvre ; toutes les maladies viennent danser en rond autour de lui. Ne m'en demandez pas les noms : j'aurais plus tôt fait de dénombrer les amants d'Oppia, ou les malades que Thémison a assassinés en un seul automne, ou lea associés, les pupilles dont Basile et Hirrus ont fait leurs dupes, ou les clients que Maura l'efflanquée épuise en un seul jour, ou les élèves que déprave Hamillus ; oui, je passerais plus vite en revue les villas que possède maintenant ce faquin sous le rasoir duquel crissait ma barbe épaisse, quand j'étais jeune ! — Parmi les vieillards, l'un a mal à l'épaule, l'autre aux reins, l'autre à la cuisse. Celui-ci a perdu les deux yeux et envie les borgnes ; il faut à celui-là que les doigts d'autrui portent la nourriture à ses lèvres pâlies. A la vue de son dîner, il ricane et il ouvre la bouche comme le petit d'une hirondelle vers qui vole sa mère à jeun, le bec plein de sa pâture. Misère pire encore que toutes les déchéances physiques : le vieillard n'a plus sa tête à lui ; il ne se rappelle pas le nom de ses esclaves ; il ne reconnaît ni le visage d'un ami avec lequel il a soupe la nuit passée, ni les enfants qu'il a engendrés, qu'il a élevés. Et en effet, par un testament abominable, il les déshérite et dispose de toute sa fortune en faveur de Phialé, tant a su l'appâter de son haleine cette fille qui, durant des années, s'est prostituée dans une cellule de bordel.
Admettons qu'il conserve la vigueur de ses facultés, il n'en devra pas moins conduire la pompe funèbre de ses enfanta, contempler le bûcher d'une épouse aimée, d'un frère, l'urne cinéraire de ses sœurs. La rançon d'une longue vie, ce sont les coups réitérés qui frappent la famille, les deuils continuels, et la vieillesse en vêtements noirs au milieu d'une éternelle tristesse. Le roi de Pylos, s'il en faut croire le grand Homère, donna l'exemple d'une vie presque aussi longue que celle de la corneille. C'était une chance, n'est-il pas vrai, que de bénéficier d'un si long ajournement de la mort, de compter ses années sur sa main droite, et de boire tant de fois le moût nouveau ?
Eh bien, s'il vous plaît, écoutez-le un peu se plaindre de la loi du destin et que le fil de sa vie ait été si abondant, quand il voit flamber la barbe du vaillant Antiloque et qu'il demande aux amis qui l'entourent pourquoi il a vécu jusqu'à un tel moment, quel crime lui a mérité une si longue vie. Mêmes doléances chez Pelée, quand il pleure Achille ravi, et chez cet autre dont la destinée fut de pleurer Ulysse ballotté par les flots. Si Troie fût restée sauve, Priam serait descendu vers les ombres avec un apparat solennel, comme son aïeul Assaracus ; Hector et ses frères eussent porté son corps sur leurs épaules, au milieu des larmes des femmes d'Ilion ; Cassandre eût exhalé ses premières plaintes et Polyxène eût déchiré sa robe : tel eût été son sort, s'il était mort à une autre époque, avant que Paris eût commencé à construire ses navires audacieux. A quoi donc lui a servi sa longévité ? A voir la ruine de l'empire, l'Asie succombant sous le fer et le feu. Alors, soldat chancelant, il dépose sa tiare, il saisit ses armes et tombe deva l'autel du grand Jupiter : ainsi livre au couteau du maître son pauvre cou décharné un bœuf vieilli, oublié déjà de son ingrate charrue !
Encore cette fin fut-elle celle d'un homme: mais sa femme qui lui survécut, farouche, se mit à aboyer avec un rictus de chienne.
J'ai hâte d'en venir à notre propre histoire. Je ne cite donc qu'en passant le roi du Pont, Crésus, que la voix éloquent de Solon le juste invita à attendre le terme ultime d'une longue vie. L'exil, la prison, les marais de Minturnes, le pain mendié sur les ruines de Carthage, c'est à la vieillesse que Marius du tout cela. Quel citoyen dans l'univers, dans Rome, eût été plus fortuné que lui, s'il eût exhalé son âme rassasiée de gloire parmi la foule de ses captifs et toute la pompe guerrière, au moment de descendre de son char teutonique !La Campanie comme si elle eût prévenu l'avenir, avait frappé Pompée d'une fièvre salutaire ; mais les prières publiques de tant de villes furent les plus fortes. Sa fortune et celle de Rome conservèrent cette tête qui devait tomber vaincue. Lentulus ne connut pas cette souffrance, un pareil châtiment fut épargné à Cethegus, il succomba intact, et le cadavre de Catilina resta étendu du moins tout entier sur le champ de bataille ! Quand une mère voit un temple de Vénus, anxieuse jusqu'à former les vœux les plus niais, elle souhaite la beauté à petit bruit pour ses fils, et sur un ton plus marqué pour ses filles : « Pourquoi me blâmer ? demande-t-elle. Latone ne voit-elle pas avec joie la beauté de Diane ? » Oui, mais l'exemple de Lucrèce déconseille de souhaiter des traits pareils aux siens. Virginie aurait volontiers échangé ses appâts contre la bosse de Rutila. Des parents qui ont un fils bien fait sont toujours malheureux et inquiets : il est si rare que beauté et pudeur aillent ensemble ! Quand même il aurait recueilli dans les plus rudes traditions familiales des mœurs sévères, dignes des antiques Sabins, la nature lui aurait-elle libéralement accordé dans sa bienveillance une âme chaste, un visage modeste aux promptes rougeurs, — plus puissante que toute surveillance et que toute éducation, pourrait-elle faire pour lui davantage ? — il ne lui est pas permis d'être homme. La perversité prodigue du corrupteur ose tenter les parents eux-mêmes, tant il est sûr de l'effet de ses présents. Jamais éphèbe difforme ne fut castré cruellement dans le palais d'un tyran ; jamais Néron ne ravit un adolescent cagneux, scrofuleux, bossu par devant et par derrière. Allez donc maintenant vous réjouir de la beauté de votre fils, que guettent des périls plus grands encore. Il deviendra l'adultère de tout le clan féminin ; il aura à redouter tous les châtiments auxquels expose la colère d'un mari. Son astre ne pourra, plus heureux que celui de Mars, l'empêcher de tomber une fois dans le filet. Or, ce ressentiment-là dépasse parfois en exigences les concessions de la loi. L'un tue l'amant à coups de couteau, l'autre le déchire de verges sanglantes, ou même lui introduit un mulet dans le corps. Ton Endymion, crois-tu, ne sera l'amant que d'une maîtresse chérie. Quand Servilia lui aura donné de l'argent, il aura beau ne pas l'aimer, il deviendra aussi le sien et il la dépouillera de ses parures mêmes. Qu'elles s'appellent Oppia ou Catulla, savent-elles refuser quelque chose à un amant plein de sève? Une femme même sans bonté a toutes les complaisances sur ce chapitre-là. « Mais en quoi la beauté nuit-elle à l'homme chaste ! » —Voyez plutôt quels avantages a rapportés à un Hippolyte, à un Bellérophon, leur austère résolution. Ils n'ont su que rougir : mais, comme si elle eût été personnellement dédaignée, repoussée, leur amante est entrée en fureur, Sthenéhoé non moins que Phèdre la Cretoise, et toutes deux n'ont plus rêvé que vengeance. Jamais une femme n'est plus féroce que lorsque la honte aiguillonne chez elle la haine.
Quel conseil, dites-moi, trouverez-vous à donner à ce jeune homme que la femme de César s'est mis en tête d'épouser (1)! C'est le meilleur, le plus beau de nos patriciens. On le traîne, l'infortuné, sous menaces de mort, devant Messaline. Depuis longtemps déjà, elle l'attend; le voile du mariage est prêt; le lit nuptial est installé en plein air dans ses jardins, et, conformément aux rites antiques, il sera compté un million de sesterces. L'augure va venir avec les témoins. Tu te flattais, Silius, que la chose se passerait secrètement et ne serait connue que du petit nombre. Non, Messaline ne veut que d'un mariage en bonnes formes. Lequel aimes-tu mieux ? Si tu refuses, tu périras avant l'heure où l'on allume les lampes. Si tu consens au crime, tu jouiras d'un court répit jusqu'à ce que l'incident, connu de Rome et du monde entier, arrive enfin aux oreilles de l'empereur, car il sera le dernier à connaître le déshonneur de sa maison. En attendant, obéis, si de vivre quelques jours de plus te paraît mériter ce prix. Mais quel que soit le parti que tu juges plus aisé ou plus honorable, il faudra tendre au glaive ce beau cou si blanc.

1. L'anecdote est racontée au long par Tacite, Ann. XI, 26 et s. qui attribue d'ailleurs à Silius un rôle moins passif.

Alors quoi ? Ne former jamais de vœux ? — Voulez-vous un conseil ? Eh bien, laissez aux dieux le soin d'apprécier ce qui nous convient, ce qui doit servir nos intérêts. Au lieu de ce qui plaît seulement, les dieux nous donneront ce qui nous est vraiment utile. L'homme leur est encore plus cher qu'il ne l'est à soi-même. Emportés par l'élan de nos cœurs, par l'aveuglement de nos ardents désirs, nous souhaitons une épouse, des enfants. Eux, ils savent ce que seront ces enfants, ce que sera cette épouse. Si pourtant vous tenez à demander quelque chose, à offrir dans les temples les entrailles et les saucisses sacrées d'un blanc cochon de lait, que vos prières sollicitent un esprit sain dans un corps sain. Demandez une âme forte, exempte des terreurs de la mort et qui place parmi les bienfaits de la nature l'étape suprême de la vie ; une âme capable de supporter n'importe quels labeurs, inaccessible à la colère, aux vains désirs et qui préfère les travaux, les épreuves d'Hercule aux amours, aux festins, au duvet moelleux de Sardanapale. Je vous montre là des biens que vous pouvez vous procurer vous-mêmes : c'est par la vertu que passe l'unique sentier d'une vie tranquille. Si nous sommes sages, ô Fortune, ton pouvoir n'existe plus. C'est nous, oui, nous, qui te faisons déesse et qui te plaçons au ciel !

SATIRE XI

Le type du prodigue qui, pour satisfaire sa gourmandise, dépense sans compter, quelque exigus que soient ses moyens, n'est point rare. Si chacun avait seulement le bon sens de mesurer les fantaisies que sa bourse lui permet ! Mais on préfère les suivre aveuglément, quitte à faire banqueroute, au mépris de tout sentiment de l'honneur (1-55).
La sobriété que Juvénal vante, Persicus se rendra compte qu'elle n'est point fiction hypocrite, s'il veut bien venir partager son repas (56-63) menu dont il se propose de le régaler (04-70). Les Romains de vieille souche étaient jadis encore moins exigeants, et tous leurs usages reflétaient la même simplicité (77-119). Aujourd'hui les riches veulent du luxe jusque dans les plus infimes détails de leurs festins (120-129). Persicus ne trouvera rien chez Juvénal qui rappelle tout cet apparat. Point de maître d'hôtel prestigieux, ni d'esclaves de prix, ni de danses lascives, mais des divertissements d'une autre qualité : on y récitera de l'Homère et du Virgile (130-192). Eh donc, trêve aux soucis ! Laissons la jeunesse se divertir au cirque, et profitons, toge bas et la peau au soleil, de notre bienfaisante liberté (183-208).

SATIRE XI

Atticus a-t-il une table de choix, il passe pour magnifique; mais si c'est Rutilus, on le tient pour fou. Qui, en effet, le vulgaire salue-t-il d'un plus large rire qu'un Apicius (1)sans argent ! Dans toutes les réunions, aux bains, dans les cercles, au théâtre, partout on ne jase que de Rutilus. En pleine vigueur de jeunesse, capable de porter le casque, en pleine ardeur de sang, il s'en va, raconte-t-on, sans contrainte et sans opposition du tribun, accepter par écrit les réglemente et les ordres tyranniques du laniste ! Nombreux, au surplus, sont ceux qu'un créancier souvent éconduit attend à l'entrée même du marché, et qui n'ont d'autre raison de vivre que la satisfaction de leur palais. Celui qui fait la chère la plus choisie et la meilleure, c'est le plus obéré d'entre eux, qui déjà voit pointer la ruine et dont la chute est toute prochaine. En attendant, ils cherchent à travers tous les 15 éléments les mets qu'ils aiment. Jamais leurs fantaisies ne se laissent arrêter par un prix. A y regarder de plus près, plus elles leur reviennent cher et plus elles leur font plaisir.

1. Le nom d'Apicius apparaît déjà dans la Satire iv, v. 23. Notons que les dix livres de Re coquinaria qui nous sont venus sous le nom d'un Apicius Caelius ne peuvent être attribués à l'authentique Apicius.

Il ne leur est pas difficile de se procurer l'argent qu'ils veulent gâcher : ils mettent en gage leur vaisselle, ils brisent en morceaux le buste de leur mère, et pour quatre cents sesterces ils se confec tiennent une friandise dans un plat de terre. Et tout cela les achemine au pot-pourri de l'école do gladiateurs.
Il n'est donc pas indifférent que ce soit tel ou tel qui se ménage ces délices. Ce qui est débauche chez Rutilus prend chez Ventidius un nom flatteur, et tire de son revenu ce prestige. Je fais pour ma part peu de cas d'un homme qui sait de combien l'Atlas est plus haut que les monts de Libye et qui ignore la différence entre une petite bourse et un coffre-fort de fer. C'est du ciel qu'est descendu le " Connais-toi toi-même" ; il faut le graver dans son cœur, le méditer constamment, soit qu'on cherche femme, soit qu'on veuille entrer dans le sacré Sénat. Thersite ne réclama point la cuirasse d'Achille, sous laquelle Ulysse même se rendait ridicule. Si tu prétends défendre une cause chanceuse, et non sans péril, interroge-toi toi-même ; demande-toi : à Que suis-je ? Un orateur véhément, — ou bien un Curtius, un Matho, simples bavards (1)? II faut connaître sa mesure et en tenir compte dans les grandes comme dans les petites choses, fût-ce pour l'achat d'un poisson, afin de ne pas vouloir un mulet quand on n'a qu'un goujon dans son porte-monnaie. Si ta gourmandise croît à mesure que ton escarcelle se vide, comment cela finira-t-il pour toi, une fois que ton argent, ton patrimoine, auront été jetés dans ce ventre, assez vaste pour engloutir revenus, argenterie, troupeaux et terres ? Ces sires-là, après avoir tout perdu, perdent à la fin leur anneau d'or, et Pollion. mendie, le doigt nu. Ce n'est pas un bûcher prématuré ni le trépas que doivent craindre les prodigues, mais la vieillesse, plus redoutable que la mort même.

1. Ce Curtius n'est cité nulle part ailleurs.

Voici les phases par où ils passent d'ordinaire : ils empruntent de l'argent, à Rome, et le dépensent au nez de leurs créanciers ; quand il ne leur reste plus à peu près rien et que le prêteur commence à se rembrunir, ils décampent et s'acheminent en vitesse vers Baïes et ses huîtres. Faire banqueroute n'est pas plus honteux par le temps qui court que de quitter pour les Esquilles la brûlante Subure. Le seul regret, la seule tristesse de ces exilés volontaires,c'est d'être frustrés de spectacles pendant toute une année : mais à leur front, pas une goutte de sang. Bien peu nombreux sont ceux qui, lorsque l'honneur devenu ridicule s'enfuit de Rome, essaient de le retenir. Tu vas voir aujourd'hui, Persicus, si les belles choses que je dis, je ne les mets pas aussi dans ma vie, moi, dans mes habitudes, dans mes actes; si je vante les légumes, tout en faisant bombance à huis-clos et si je commande de la bouillie à mon esclave devant les gens, pour lui glisser ensuite à l'oreille « Non ! des gâteaux ! ». Tu t'es promis comme convive, tu auras en moi un Evandre ; tu viendras, tel le héros de Tirynthe ou tel cet hôte moins grand sans doute, mais qui pourtant touchait lui aussi au ciel par sa race : tous deux s'élevèrent jusqu'aux astres, l'un par les eaux, l'autre par les flammes. Ecoute le menu : le marché n'en aura point fait les frais.
Des pâturages de Tibur viendra un chevreau bien gras, le plus tendre du troupeau. Il n'aura pas encore brouté l'herbe ni osé mordre aux branches des jeunes saules : il a plus de lait que de sang; des asperges de montagne que, laissant là son fuseau, la fermière a cueillies ; puis de gros œufs, encore tout chauds du foin tordu, avec les poules qui les ont pondus ; des raisins conservés une partie de l'année, aussi beaux qu'ils l'étaient à leurs ceps ; des poires de Signia et de Syrie et, dans les mêmes corbeilles, des pommes au frais parfum, rivales de celles du Picenum (1) : tu n'auras pas à les redouter, maintenant que le froid a séché l'automne et qu'elles n'offrent plus l'inconvénient d'un suc acre encore.
C'eut été déjà une débauche qu'un tel repas, jadis, pour notre Sénat. Curius cueillait ses légumes et les faisait cuire lui-même sur son chétif foyer. Aujourd'hui, sous ses entraves, un fossoyeur malpropre n'en voudrait pas : c'est qu'il se rappelle la saveur d'une vulve de truie dans une taverne bien chaude. Un dos de porc séché, suspendu à une claie à larges entrelacis, voilà ce qu'autrefois on servait aux jours de fête, avec, aux anniversaires, un morceau de lard pour les proches et un peu de viande fraîche, s'il en restait de la victime immolée. Quelque cousin, trois fois consul, général d'armée, ancien dictateur, arrivait à ce repas avant l'heure habituelle, portant sur l'épaule la bêche qui lui avait servi à dompter la glèbe de la montagne.
Quand chacun craignait les Fabius, le rude Caton, les Scaurus, les Fabricius, quand le censeur lui-même redoutait la sévérité de son collègue (2), personne ne considérait comme chose sérieuse et d'importance de savoir quelle tortue, nageant dans les flots de l'Océan, décorerait un lit superbe et prestigieux pour les descendants des Troyens. Les lits étroits offraient leurs flancs sans ornements ; à leur chevet d'airain, on voyait la tête grossière d'un âne couronné autour de laquelle folâtraient gaiement de rustiques enfants. Nourriture, maison, mobilier, tout était

1. Signia (auj. Segni) dans le Latium produisait des poires renommées : voy. Pline, Hist. Nat., XV, xv, 55. Les poires dites de Syrie naissaient surtout dans les environs de Tarente. Horace vantait déjà les pommes du Picnum (Sat. II, iv, 70).
2. Allusion probable aux incriminations réciproques des deux censeurs M. Livius Salinator et C. Claudius Blero, en 204 av. J.-C. Cf. Valère-Maxime, II, ix, 6.


donc de même style. Le soldat ignorant, encore fermé à l'admiration de l'art grec, trouvait-il dans sa part de butin, après avoir renversé les cités, des coupes ouvrées par des artistes d'élite, il les brisait pour parer de phalères son cheval ou bien pour dresser sur son casque l'image ciselée de la louve de Romulus s'apprivoisant pour les destins de Rome, les deux Quirini sous leur rocher, le dieu représenté nu avec son bouclier et sa lance, en plein élan : voilà ce qu'il exhibait à son ennemi près de succomber. On servait sur des plats toscans de la farine bouillie. Ce qu'on avait d'argent ne brillait que sur les armes.
C'était alors tout ce que le jaloux avait à envier. La majesté des temples était aussi plus secourable. Quand les Gaulois arrivèrent des bords de l'Océan, une voix se fit entendre en pleine Rome, au milieu de la nuit : c'étaient les dieux qui remplissaient l'office de l'oracle. Tel fut l'avertissement que nous donna Jupiter, tant était grand le souci qu'il avait des choses latines, alors que sa statue était d'argile et que l'or ne l'avait pas encore profanée. En ce temps-là, c'est chez nous, avec nos arbres, que l'on fabriquait les tables. L'Eurus avait-il jeté bas un vieux noyer, son bois était employé à cet usage. — Mais aujourd'hui les riches ne goûtent plus de plaisir à manger, turbot ni daim n'ont pour eux de saveur, parfums et rosés sont méphitiques, si leurs larges tables rondes n'ont pour supports de vastes pieds d'ivoire aux extrémités supérieures en forme de léopards, la gueule grande ouverte. Cela se confectionne avec les défenses que noue envoient les portes de Syène, les Maures agiles, l'Indien plus basané que le Maure, et les forêts nabathéennes où l'éléphant les dépose quand, devenues trop lourdes, elles le gênent à la tête. Voilà d'où naît l'appétit, voilà où l'estomac prend du ton. Pour eux, un pied de table qui n'est qu'en argent, c'est comme un anneau de fer au doigt. Je me gare d'un convive orgueilleux qui me compare à lui et méprise les fortunes modestes. Chez nous, pas une onoe d'ivoire, fût-ce sous forme de dés ou de jetons. Les manches mêmes de mes couteaux sont en os : voit-on que cela donne un goût rance aux viandes, ou que la poularde qu'ils découpent en soit moins savoureuse ? Point de maître d'hôtel, supérieur à toutes les officines, disciple du docte Trypherus chez qui on détaille des mets de choix, tétines de truie, lièvre, sanglier, antilope, oiseaux de Scythie, flamant gigantesque, chèvre de Gétulie, avec un couteau émoussé ; et ce festin en bois d'orme éveille des échos dans tout Subure. Lever un émincé de chevreuil ou une aile de poule d'Afrique, le mien ne le saurait pas : c'est un novice un peu naïf et qui n'est habitué qu'aux tranches des modestes grillades. Un jeune esclave, dont la mise est grossière, mais le protège contre le froid, te présentera des coupes plébéiennes qui n'ont coûté que quelques sous. Pas de Phrygien, ni de Lycien, ni de sujet acheté au marchand d'esclaves. Un point important : quand tu demanderas quelque chose, demande-le en latin. Tous portent le même accoutrement ; cheveux coupés et lisses, peignés exprès aujour-d'hui en l'honneur des convives. L'un est le fils d'un pâtre inculte, l'autre d'un bouvier : il soupire après sa mère qu'il n'a pas vue depuis longtemps, il est triste et regrette sa cabane et ses chevreaux familiers. C'est un enfant d'un visage, d'une réserve digne d'une naissance libre : on voudrait que fussent tels ceux que revêt la pourpre éclatante. Il n'apporte pas aux bains, avec une voix enrouée, des testicules gros comme poing, il n'a point déjà donné ses aisselles à épiler et ne dissimule pas craintivement un membre énorme derrière un vase d'huile. Il te servira du vin, récolté sur les montagnes d'où il lui-même venu et sur le haut desquelles il a joué. Vin et écham sont du même cru. — Peut-être t'attends-tu à voir des filles de Gadès prendre leurs poses excitantes au son de la musique et, encouragées par les applaudissements, s'affaisser jusqh'à terre en jouant de la croupe. Ces spectacles, de jeunes femmes les regardent aux côtés de leurs maris : on aurait honte, poutant, de les décrire en leur présence. Voilà ce qui ranime désirs languissants, ce qui fouette âprement nos riches. Plus vif encore, toutefois, est le plaisir chez l'autre sexe qui vibre davantage, et bientôt la volupté, conçue par les oreilles et les yeux, ne se contient plus. Ces divertissements ne convienni pas à mon humble demeure. Ce crépitement des castagnetes, ces paroles dont rougirait de se servir l'esclave qui se tient toute nue dans le lupanar fétide, ces cris obscènes, ces débauches raffinées, libre à celui-là d'en jouir qui souille de ses vomissements des mosaïques lacédémoniennes. Nous pardonnons ces goûts-là à la fortune. Le jeu et l'adultère ne sont choses honteuses que chez les petites gens ; quand ce sont les riches qui s'y livrent, ils deviennent choses plaisantes et de bon ton. Notre souper nous donnera des plaisirs d'une autre qualîté. On y récitera de l'auteur de l'auteur de l'Illiade, des poèmes de Virgile aux accents si sublimes qu'on ne sait à qui décerner la palme. Des vers comme ceux-là, qu'importe de quelle voix ils sont lus ? Maintenant donc, ajourne les soucis, oublie les affaires,
donne-toi du bon temps, quand tu pourras être de loisir toute une journée. Qu'il ne soit plus question de gain à réaliser. Et si ta femme, sortie au point du jour, prend l'habitude de ne revenir qu'à la nuit, tais-toi, ne te mets pas en colère, rapportât-elle une robe humide aux plis suspects, des cheveux en désordre, un visage et une haleine enflammés Dépose sans délai devant mon seuil toutes tes préoccupations ; oublie la maison, les esclaves, ce qu'ils cassent ou ce qu'ils gâchent; oublie surtout les amis ingrats.
Voici que, pendant ce temps, au signal de la serviette, les Jeux mégalésiens se déroulent en l'honneur des fêtes ordinaires de la déesse de l'Ida. Tel un triomphateur, le préteur est assis, en train de se faire ruiner par les chevaux. Soit dit sans vouloir froisser le peuple immense qui déborde, Rome aujourd'hui est tout entière au cirque. Des acclamations frappent mon oreille : j'en conclus à la victoire de la loque verte. Si elle succombait, on verrait cette ville dans une morne tristesse, comme au jour où les consuls se firent battre dans la poussière de Cannes. Permis aux jeunes gens de regarder ces choses. Les cris, les paris hasardeux, le voisinage d'une jeune fille en toilette, tout cela est de leur âge. Nous autres, mettons toge bas et que notre peau ridée absorbe le soleil printanier! Tu peux maintenant aller déjà aux bains sans fausse honte, encore qu'il nous reste toute une heure avant la sixième. Par exemple, tu ne pourrais le faire pendant cinq jours de suite, car de cette vie-là aussi on se lasse fort. Plus rare est le plaisir et plus il a de prix.

SATIRE XII

Rencontrant sur le chemin du Capitole Corvinus, personnage inconnu, Juvénal lui apprend qu'il va offrir deux brebis et un jeune taureau aux trois divinités capitolines : Junon, Minerve, Jupiter. Les victimes seraient moins modestes s'il était plus riche, car il veut fêter le retour de son ami Catulle qui vient d'échapper comme par miracle à un horrible naufrage (1-16). Dans une longue description des dangers courus par Catulle, Juvénal, soucieux de garder le ton de la satire, mêle au sérieux le plaisant (22-24 ; 28 ; 34-36 ; 45 ; 72-74) et au récit les réflexions morales (48-51), mais sans obtenir un ensemble suffisamment fondu (17-82). — Revenant aux préparatifs du sacrifice, il met en scène ses esclaves auxquels il donne des ordres ; il annonce qu'il va les rejoindre au Capitole, puis que, la cérémonie achevée, il reviendra chez lui pour honorer ses dieux domestiques par des offrandes non sanglantes (82-92). — Mais Juvénal, en parlant de la joie sincère que lui inspire le salut d'un ami, avait l'arrière-pensée satirique d'atteindre par constraste l'affection intéressée des captateurs de testaments : aucun de ceux-ci se mettrait-il en frais pour un homme tel que Catulle qui, pourvu de trois enfants, a trois héritiers naturels? Au contraire, si un Gallitta, un Pacius, riches et sans héritier, ont le moindre accès de fièvre, les captateurs vouent pour eux force victimes ; ils voueraient des éléphants si, seul, l'empereur n'avait le droit de posséder ces bêtes, dont Juvénal rappelle l'origine et le rôle guerrier, dans une digression de huit vers (103-110) ; nouveaux Agamemnons, ils voueraient volontiers, si les lois le toléraient, leur propre fille, et n'hésiteraient pas, le moment venu, à l'immoler. Juvénal souhaite qu'ils traînent, parmi des monceaux d'or, une longue vie que n'embellisse aucune affection humaine.

SATIRE XII

Elle m'est plus douce, Corvinua, que l'anniversaire de ma naissance, cette journée où l'autel de gazon, en fête, attend les animaux promis aux dieux. Je conduis à la reine du ciel (1) une agnelle de neige ; une autre, de toison pareille, sera offerte à la déesse qui s'arme, dans les combats, de la Gorgone mauresque (2). Non loin, réservée à Jupiter tarpéien, une victime pétulante tend et secoue sa corde et agite un front menaçant, veau déjà farouche, mûr pour les temples et pour l'autel et que le vin pur doit arroser, qui a honte, déjà, de sucer les mamelles de sa mère, et, de sa corne naissante, harcèle le tronc des arbres.
Si j'avais chez moi une fortune considérable et qui répondît à mes sentiments, je traînerais au sacrifice un taureau plus gras qu'Hispulla et rendu paresseux par sa masse même, un taureau qui n'aurait pas été nourri dans le pâturage voisin, mais irait révélant les riches prairies du Clitumne par sa race et par son encolure faite pour les coups d'un victimaire de haute taille : car je fête le retour d'un ami tremblant encore des horribles dangers qu'il vient de subir, et qui s'étonne d'être vivant. Oui, il n'a pas échappé seulement aux hasards de la mer, mais encore aux coups de la foudre.

1.Juno Regina, adorée au Capitole.,
2. L'égide portait la tête de Méduse. Sur la légende qui plaçait en Libye le séjour des Gorgones, cf. Lucain, 9, 619 et suiv.

D'épaisses ténèbres couvrirent le ciel comme d'un seul nuage, et soudain la flamme frappa les antennes : chacun, alors, se crut atteint par elle, puis, dans la stupeur du contre-coup, on se disait qu'il n'est pas de naufrage comparable à l'incendie des voiles. Il n'arrive rien de différent, de plus effroyable chez les poètes, quand ils font se lever la tourmente. Mais voici un autre genre de péril : écoute et compatis encore ; toutefois, il ne s'agit plus, dans cette même calamité, que d'une circonstance, terrible sans doute, mais connue de beaucoup de gens et dont, dans bien des temples, les tableaux votifs portent témoignage : qui ne sait, en effet, qu'Isis nourrit les peintres ? Un, pareil accident, mon cher Catulle, à son tour, en a subi l'infortune. Déjà le navire avait sa cale à moitié pleine d'eau ; déjà, comme les vagues le renversaient tantôt sur un bord, tantôt sur l'autre, il n'avait plus qu'un mât vacillant, et l'expérience du timonier à cheveux blancs n'était plus d'aucun secours : alors Catulle entreprit de composer avec les vents en jetant sa cargaison, à l'image du castor qui se fait lui-même eunuque, heureux de se tirer d'affaire au détriment de son testicule : tant il connaît bien la vertu médicale de son aîné (1 ). «Jetez ce qui m'appartient, jetez-le tout », disait Catulle, résolu à précipiter jusqu'aux plus belles choses, des étoffes de pourpre dont auraient pu s'accommoder des efféminés comme Mécène, et d'autres dues à des moutons qu'un gazon généreux avait teints naturellement, non sans avoir reçu, des sources incomparables de la Bétique (2) et de l'air qu'on y respire, l'aide de leurs énergies secrètes. Il n'hésitait pas non plus à jeter son argenterie : des plats faits pour Parthénius (3), un cratère de la contenance d'une urne,

1. Lea Anciens employaient beaucoup en médecine le castoréum, sécrété non point, comme ils se l'imaginaient, par les testicules, mais par les glandes préputiales du castor.

2. Les moutons à laine noire de la Bétique étaient célèbres.

3. Affranchi de Domitien et un de ses meurtriers. Voy. Suétone, Dom. 16 et 17.

digne de désaltérer Pholus ou la femme de Fuscus. Ajoute encore des bassins, des assiettes sans nombre et force métal ciselé où avait bu l'homme adroit qui acheta Olynthe. Mais quel autre aujourd'hui, et dans quelle partie du monde, quel autre aurait le courage de préférer sa tête à l'argent et son salut aux richesses ? Ce n'est point pour vivre que tel ou tel grossit son patrimoine, mais, aveuglé par son vice, c'est pour grossir son patrimoine qu'il vit. Catulle jette donc la plus grande partie de sa vaisselle, mais ce sacrifice même reste sans effet. Alors, pressé par le malheur, il retombe à l'expédient d'abattre son mât avec le fer, et il se tire du mauvais pas : extrémité dernière quand nous n'avons, pour sauver le navire, d'autre ressource que de le mutiler ! Va maintenant, va remettre aux vents ton existence, te confiant à du bois équarri, séparé de la mort par une planche résineuse épaisse de quatre doigts ou, tout au plus, de sept. Désormais, avec les sacs, et le pain, et la cruche ventrue, il faut prendre, songes-y, des haches en cas de tempête. Mais lorsque enfin la mer retombe et s'aplanit, que la bonne étoile et l'heureux destin du navigateur prennent le dessus sur l'Eurus et sur les flots, que les Parques chargent une quenouille plus favorable et la dévident d'une main bienveillante, déridées et filant une blanche laine, qu'un vent arrive, presque aussi doux qu'une brise légère, alors, lamentable, le navire reprit sa course, à l'aide de quelques vêtements étendus, pauvre moyen, et de la voile de proue, la seule qui restât. Mais l'Auster ne souffle plus, et l'espoir de la vie revient avec le soleil. A ce moment se montre dans les airs la hauteur qui plaisait à Iule et dont il préféra le séjour à celui de Lavinium, demeure de sa marâtre, cette cime qui doit son nom à la truie blanche venue, pour son malheur, faire de sa tétine la joie des Troyens, et fameuse par le nombre, qu'on ne vit jamais, de ses trente mamelles. Enfin le navire pénètre derrière le môle, jeté à travers les flots prisonniers, et sous le phare tyrrhénien, et entre les bras qui, s'allongeant, puis se repliant, vont au-devant de la haute mer et laissent loin l'Italie. Oui, les ports qu'a créés la nature méritent moins d'admiration. Mais, avec son vaisseau mutilé, le patron gagne le bassin intérieur, mouillage sûr où une chaloupe de Baïes pourrait naviguer. Là, en de longs bavardages, les matelots, la tête rasée, prennent plaisir, dans la sécurité, à faire le récit de leurs périls. Donc, allez, garçons ; que vos langues et vos cœurs soient recueillis ; mettez des guirlandes dans les sanctuaires, de la farine sur les couteaux ; décorez l'autel de terre tendre et la glèbe verdoyante. Je vais vous rejoindre ; puis, ayant accompli, selon le rite, le sacrifice principal, je retournerai chez moi où d'humbles figurines, luisantes d'une cire friable, se parent de modestes couronnes. Là, j'apaiserai le Jupiter domestique, j'offrirai l'encens à mes Lares paternels, et je répandrai toutes les couleurs de la violette. Tout resplendit. La porte a dressé de longs rameaux et, avec ses lampes matinales, elle s'associe à la joie du sacrifice. Il ne faut point que cet appareil te soit suspect, Corvinus : Catulle, dont le retour me fait dresser tant d'autels, a trois héritiers en bas âge. Je voudrais bien savoir qui ferait, pour un ami si peu productif, la dépense d'une poule malade, aux yeux déjà fermés par la mort : mais que vais-je parler de si grands frais ! Jamais pour un père de famille, on n'immolera une simple caille. En revanche, que le riche Gallitta, le riche Pacius, hommes sans enfants, aient le moindre accès de fièvre, un portique entier (1) se revêt de tablette votives suspendues selon toutes les règles. Il se trouve de gens pour promettre cent bœufs, puisqu'il n'y a pas ici d'éléphants sur le marché et qu'on ne voit point, dans le Latium ou nulle part sous notre ciel, naître de bête aussi grosse. On est allé chercher parmi les nations couleur de jais ceux qu'on nourrit sous les arbres des Rutules et sur le territoire de Turnus (2). Troupeau de César, ce n'est pas leur humeur d'être esclave d'aucun particulier : car le Tyrien Hannibal et nos générau et le roi des Molosses (3), voilà les maîtres auxquels leurs ancêtre avaient coutume d'obéir, lorsque, prenant leur large part de la guerre, ils portaient sur leur dos des cohortes, et une tour qu'ils faisaient marcher au combat. Il ne dépend donc point de Novius, il ne dépend point de Pacuvius Hister qu'un de ces animaux ne porte son ivoire aux autels et ne tombe devant les Lares de Gallitta, seule victime digne de si grands dieux et de ceux qui les circonviennent. Oui, le second serait capable, si la chose était permise, de vouer au sacrifice, dans la troupe de ses esclaves, lea plus grands, les plus beaux hommes, de mettre les bandelettes au front de ses jeunes serviteurs, de ses servantes et, s'il se trouve chez lui quelque Iphigénie nubile de la consacrer sur les autels, bien qu'il n'espère point qu'une biche de tragédie vienne, victime furtive, la remplacer. Mes compliments à mon concitoyen (4): qu'est-ce que mille vaisseau en comparaison, d'un héritage ? Car, si le malade échappe à Libitine, le voilà pris dans la nasse, après la merveille d'un pareil dévouement ; il détruira son testament, et peut-être donnera-t-il tout, d'un mot, au seul Pacuvius.

1. Soit dans la maison du malade, soit dans un temple.
2. Ces éléphanta que l'empereur se réservait le droit de posséder pour les jeux publics, étaient parqués, sana doute, près d'Ardée, ancienne capitale des Rutules.
3. Pyrrhus, roi d'Epire.
4. Pacuvius n'est pas Grec comme Agamemnon.

Celui-ci marchera la tête haute, triomphant de ses rivaux. Tu le vois donc, il vaudrait la peine de renouveler l'immolation de la Mycénienne. Que Pacuvius vive, je le demande, qu'il vive toute la vie de Nestor, qu'il possède autant que Néron a volé, qu'il entasse l'or à la hauteur des montagnes, qu'il n'aime personne et que personne ne l'aime.

SATIRE XIII

Un certain Calvinus, inconnu d'ailleurs, ayant confié dix mille sesterces à un faux ami qui s'est approprié l'argent en niant le dépôt, Ju-vénal lui propose, pour le consoler, quelques réflexions morales : aucun coupable n'échappe au jugement de sa conscience, pas plus qu'à celui de l'opinion ; et, d'un autre côté, l'accident n'est pas rare d'être victime d'un vol (1-12).
Il semblait que nous eussions là un plan. Mais, en fait, Juvénal développe tout d'abord le thème posé en dernier lieu. Un homme d'expérience peut-il ignorer que notre époque est pire que l'âge de fer ? On ne se parjurait point au temps de l'âge d'or, dont le poète fait une peinture humoristique. Mais, aujourd'hui, l'homme probe est une exception, un véritable prodige (13-70). — Quelle n'est pas l'audace des dépositaires infidèles lorsqu'aucun témoignage humain ne peut les confondre ! Comme ils invoquent, à l'appui de leurs faux serments, tout l'arsenal de l'Olympe ! C'est qu'en effet ils ne croient pas à l'existence des dieux ; ou bien, quand ils l'admettent, ils redoutent bien plutôt la pauvreté et se flattent qu'ayant trop à faire la vengeance divine les oubliera. Et devant les statues des dieux, qui restent muettes, il consomment le parjure (71-119). — Reprenant, avec d'autres expressions, l'idée déjà développée du vers 13 au v. 70, le poète déclare que, si Calvinus peut lui prouver qu'on ne vit jamais action plus noire, il l'autorise à verser les larmes, toujours sincères, que fait couler une perte d'argent. Mais qu'il songe à tant de forfaits quotidiens, et ose encore s'étonner (120-173).
Juvénal semblait avoir oublié son thème initial sur le tribunal de la conscience. Il y revient enfin pour affirmer que seules les âmes sans grandeur trouvent leur joie dans une vengeance matérielle et que le criminel, pour n'être livré qu'à la seule sanction du remords, n'en connaît pas moins d'affreuses tortures : de ces tortures, le poète nous donne une description très poussée, dont l'unité se trouve quelque peu rompue (du v. 199 au 210) par l'anecdote du Spartiate Glaucos. Le développement se termine par cette remarque que, malgré tout, le criminel retombera dans le crime et qu'ainsi les sanctions matérielles elles-mêmes finiront bien par l'atteindre (174-249).

SATIRE XIII

Toute action d'un mauvais exemple déplaît même à son auteur : c'est le premier des châtiments, qu'aucun coupable n'est absous devant son propre tribunal, quand même son crédit lui aurait valu du préteur, par un mensonge de l'urne; un triomphe mal acquis. Calvinus, quel est, penses-tu, le sentiment général sur le crime du scélérat qui vient de trahir la foi qu'il te devait ? Mais le sort ne t'a point donné un revenu assez mince pour que le poids d'une perte médiocre t'entraîm au fond de l'eau ; et puis, il n'est pas rare de voir la fraude dont tu es victime : c'est un accident connu de bien des gens, devenir banal, pris au tas des caprices de la Fortune, Laissons-la le plaintes excessives. Le chagrin, chez un homme, ne doit pa être plus cuisant qu'il n'est juste et hors de proportion avec la blessure. Et toi, ces maux pourtant si légers, tu peux à peine en supporter la moindre, la plus insignifiante parcelle ? Tu bous, tu prends feu au plus profond de ton être parce qu'uni ami ne te rend pas un dépôt garanti par le serment ? Voilà d quoi remplir de stupeur un homme qui, né sous le consula de Fontéius, a déjà laissé soixante ans derrière lui ? Est-c là le fruit d'une si longue expérience ? Elle est grande, sans doute, celle qui rend ses préceptes en des livres divins, la Sagesse, et elle sait vaincre la Fortune ; mais nous estimons heureux aussi ceux qui, pour apprendre à supporter les ennuis de la vie sans regimber sous le joug, n'ont pas eu d'autre maître que la vie elle-même. Est-il fête assez solennelle pour qu'on y voie faire relâche le vol, la trahison, les fourberies, la poursuite du gain au prix de tous les crimes, la conquête des écus par le fer ou le coffret à poison ? C'est que les gens de bien sont rares ; fais-en le compte : leur nombre égale à peine celui des portes de Thèbes ou des bouches du Nil fécondant. Nous vivons aujourd'hui un temps, des siècles pires que l'âge de fer, si criminels que la nature elle-même n'a pu trouver de noms pour eux et n'a pas eu de métal pour les désigner. Cependant, nous attestons les hommes et les dieux, et les clients faméliques de Fésidius n'ont pas de cris plus forts quand, de toute leur voix, ils l'acclament au barreau ! Dis-moi, vieillard bien digne de porter la bulle, tu ignores quels attraits possède l'argent d'autrui ? tu ignores quel rire ta simplicité provoque dans la foule quand tu réclames de quelqu'un qu'il ne se parjure pas et croie qu'en quelque temple, ou sur quelque autel sanglant, il y a une divinité présente ? C'étaient façons de vivre bonnes jadis pour les aborigènes, avant que Saturne exilé eût déposé le diadème pour prendre la faux rustique, au temps où Junon n'était qu'une petite fille, et Jupiter encore un simple particulier dans les grottes de l'Ida; lorsque les habitants du ciel ne se réunissaient point en des banquets, au-dessus des nuages et n'avaient point pour échansons l'enfant troyen et la jolie épouse d'Hercule; qu'on ne voyait pas Vulcain mettre à sec une coupe de nectar avant d'essuyer ses bras noircis dans l'atelier de Lipari ; que chacun des dieux mangeait chez lui, qu'il n'y en avait point une foule, comme présent, et que la voûte étoilée, contente de quelques divinit pesait sur ce pauvre Atlas d'un poids moins lourd qu'on ne connaissait encore ni celui qui obtint du sort le triste empire de l'abîme salé (1), ni le farouche Pluton avec sa femme sicilien ni la roue, ni les Furies, ni le rocher, ni le vautour (2), sombre bourreau, mais qu'il n'était, dans les enfers sans rois, que des ombres joyeuses. L'improbité pouvait surprendre, en cet âge où l'on tenait pour une impiété horrible, et digne d'être expiée par la mort, qu'un jeune homme ne se fût pas levé devant un vieillard ou un enfant devant tout homme déjà barbu, lors même que cet enfant voyait chez lui plus de fraises et de plus gros tas de glands : tant inspiraient de respect quatre années de plus, à tel point le premier duvet s'égalait à l'auguste vieillesse ! Aujourd'hui, si un ami ne nie pas un dépôt, s'il te restitue une vieille bourse avec tout son vert de gris, c'est un prodige de bonne foi, digne qu'on recoure aux livres étrusques (3) et qui exige le sacrifice expiatoire d'une agnelle couronnée. Si je vois un homme d'élite, un homme d'honneur, c'est pour moi un phénomène tel qu'un enfant à deux corps, des poissons trouvés sous la charrue qui s'étonne, une mule qui a mis bas; je reste interdit comme s'il était tombé une pluie de pierres, et qu'un essaim d'abeilles se fût posé en longue grappe au faîte d'un temple, comme si un fleuve avait roulé dans la mer, en merveilleux tourbillons, des torrents de lait (4).
Tu te plains qu'on t'ait détourné, par une fraude sacrilège, dix mille sesterces.

1. D'autres pensent qu'il s'agit du Tartare et entendent : " Nul n'avait encore obtenu du sort l'empire du sombra abîme, ni quelque autre dieu, ni Pluton avec Proserpino."
2. La roue d'Ixion, le rocher de Sisyphe, le vautour de Tityos.
3. C'est-à-dire à la science des haruspices qui était d'origine étrusque.
4. Tous ces prodiges se trouvent, plus ou moins fréquemment, mentionnée ailleurs.

Que diras-tu si un autre en a, de la même manière, perdu deux cent mille, confiés sans témoin ? Et un troisième, une somme plus considérable encore, qu'avait eu peine à contenir un vaste coffre-fort bourré jusque dans les coins ? Il est si facile et si simple de braver le regard des dieux de là-haut si aucun mortel n'est dans le secret ! Vois de quel ton il nie, quelle assurance garde son visage menteur. Il jure par les rayons du Soleil, et les foudres du dieu tarpéien, et la framée de Mars, et les dards du prophète de Cirrha (1), par les flèches et le carquois de la vierge chasseresse, et par ton trident, ô Neptune, père des flots égéens ; il y ajoute encore l'arc d'Hercule, et la lance de Minerve, et tout ce que possèdent de traits les arsenaux du ciel. Mais, si, de plus, il est père : « Je consens, dit-il, à manger, bouillie et assaisonnée de vinaigre égyptien, la tête de mon malheureux fils. »
II est des hommes qui font tout dépendre des hasards de la fortune et tiennent que le monde se meut sans avoir de conducteur, la nature seule ramenant le retour périodique et du jour et de l'année : aussi posent-ils, sans trembler, leur main sur tous les autels. Tel autre redoute que le châtiment ne suive le crime ; il pense, celui-là, qu'il est des dieux, oui, et il se parjure, se tenant en lui-même ce langage : « Qu'Isis décide de mon corps ce qu'elle voudra, que sa colère frappe mes yeux de son sistre pourvu que, même aveugle, je garde les écus dont je nie le dépôt. Consomption, abcès purulents, jambe mutilée, ce n'est pas trop pour ce profit. Que, dans la pauvreté, un Ladas (2) même n'hésite point à souhaiter la goutte avec la richesse, pour peu qu'il n'ait besoin ni des produits d'Anticyre (3), ni des bons offices d'Archigène. Que sert en effet, à qui meurt de faim, la gloire d'un pied rapide et le rameau d'olivier qu'on donne à Pise ?

1. Apollon (cf. 7, 64) : Cirrha était le port de Delphes, sur le golfe de Co-rinthe.
2. Coureur célèbre, couronné aux jeux olympiques (voy. Pausanias, 21,1). Déjà nommé chez Catulle, 55, 25.
3. L'ellébore.

Elle est terrible, je le veux bien, la colère des dieux, mais, à coup sûr, elle est lente. Si donc ils s'occupent de punir tous les coupables, quand en arriveront-ils à moi ? Mais il se peut aussi que je ne trouve point la divinité inexorable : il est dans ses habitudes d'être indulgente à de pareils méfaits. Bien des gens commettent mêmes crimes sans avoir même destin : tel, pour prix de son forfait, a eu la potence, et tel autre, le diadème. » Ainsi il affermit son âme, que l'horreur de sa faute faisait trembler d'effroi ; puis, quand tu l'assignes dans les sanctuaires sacrés, il marche devant toi ; que dis-je ? il est prêt à t'y traîner le premier, et de vive force. Car lorsque, dans une mauvaise cause, l'audace surabonde, elle passe, aux yeux de la foule, pour honnête assurance. Il joue son rôle aussi bien que l'esclave fugitif bouffon dans le mime du spirituel Catulle. Toi, malheureux, tu t'écries, d'une voix qui couvrirait celle de Stentor ou, pour mieux dire, qui égalerait celle du Gradi vus v(1) d'Homère : «Tu entends cela, Jupiter, et tes lèvres ne bougent point, quand déjà elles auraient dû parler, que tu sois de marbre ou de bronze. Pourquoi alors déplier du papier pour mettre un pieux encens sur tes charbons, pourquoi t'y offrir le foie retranché à un veau et les tripes blanches d'un porc ? Je le vois, il n'y a aucune différence à faire entre vos statues et celle de Vagellius (2). » Ecoute quelles consolations peut t'apporter là contre un homme même qui n'a lu ni les cyniques, ni les dogmes des stoïciens, distingués des premiers par la tunique seule (3), qui ne révère point Epicure, content des légumes de son petit jardin. Il faut de plus grands médecins pour soigner un malade en danger : mais toi, tu peux confier ta veine à un simple disciple (4) de Philippe.

1. Epithète de Mars.
2. Déclamateur sans talent.
3. Les cyniques ne portaient que le pallium.
4. Médecin d'Alexandre le Grand.

Si tu me fais voir qu'il n'y eut jamais au monde action si détestable, je me tais, et je ne te défends plus de frapper du poing ta poitrine, de déployer, pour te meurtrir le visage, la paume de ta main, puisqu'aussi bien c'est la règle, quand on a subi une perte, de fermer sa porte, et qu'il y a, dans une maison, plus de désolation, plus de tumulte pour pleurer des écus que pour pleurer des morts. Nul, en pareil cas, n'a une douleur feinte et ne se contente de déchirer les bords de son vêtement, de tourmenter ses yeux pour y faire venir un peu d'eau : ce sont de vraies larmes qu'on verse sur l'argent perdu. Mais si tu vois que, partout, le barreau retentit de semblables plaintes, si des débiteurs, après dix lectures de la pièce faites par la partie adverse, renient encore leur autographe comme un morceau de bois sans valeur, alors qu'ils ont, pour déposer contre eux, leur propre écriture et la plus belle de leur sardoine, joyau que garde un coffret d'ivoire, penses-tu — ô la délicieuse vanité ! — qu'on doive te soustraire à la loi commune, toi qui es le fils de la poule blanche, quand nous ne sommes, nous, que des poussins au rabais, éclos de quelques œufs de rebut ? Ce que tu souffres est peu de chose et ne vaut guère que tu t'échauffes la bile, si tu tournes ton regard vers des crimes plus graves. Compare : là c'est le sicaire soudoyé, le traître allumant avec du soufre l'incendie dont les premières flammes embrasent la porte. Compare : ce sont ces gens qui dérobent, dans un vieux temple, de grandes coupes parées d'une rouille vénérable, et les offrandes des peuples, ou les couronnes consacrées par quelque antique roi ; faute d'objets si précieux, il se trouve un sacrilège plus modeste pour racler la cuisse dorée d'Hercule et la face même de Neptune, pour enlever à Castor sa pellicule métallique : hésiterait-il, l'habitude aidant, à fondre Jupiter tonnant tout entier ? Compare : voilà ceux qui fabriquent le poison, celui qui le vend, et cet homme qui mérite d'être précipité à la mer, enfermé dans une peau de bœuf, avec un singe (1) innocent à qui les destins furent contraires. Ce n'est là qu'une partie, et combien petite ! des crimes rapportés à Gallicus (2), gardien de la ville, depuis l'aurore jusqu'à la tombée du jour. Veux-tu connaître la moralité du genre humain ? Une seule maison suffit à cet objet. Passes-y quelques jours, et, lorsque tu en reviendras, plains-toi de ton malheur, si tu l'oses. Qui s'étonne de voir un goitre dans les Alpes, ou, à Méroé, une mamelle plus grosse que son nourrisson bouffi (3)? Qui jamais trouvera surprenants, chez un Germain, des yeux d'azur et une chevelure blonde, dont la houppe pommadée est tordue en forme de cornes ? Ce sont, en effet, dans ces pays, traits naturels communs à tous. A l'arrivée soudaine des oiseaux de Thrace et de leur nuée bruyante, le Pygmée court au combat, revêtu de ses petites armes ; puis, inférieur à son ennemi, il est emporté dans les airs, ravi par les ongles crochus d'une grue impitoyable. Si l'on voyait ce spectacle dans nos populations, quels éclats de rire ! Mais là, bien que semblable combat y reparaisse sans cesse, nul ne rit, parce que, dans toute la cohorte, personne n'a plus d'un pied de haut (4).
« Quoi ? pour cette tête parjure et sa fraude exécrable, il n'y aura point de punition ? » Suppose ton scélérat appréhendé sur-le-champ, chargé de chaînes, et — que pourrait vouloir de plus ton ressentiment ? — son genre de mort laissé à notre choix : la perte, cependant, demeure la même, et c'en est fait pour toujours de ton dépôt : tu n'auras que la consolation odieuse de voir un peu de sang sortir d'un corps mutilé. Mais la vengeance est un bien plus doux que la vie ».

1. Supplice des parricides.
2. C. Rutilius Gallicus, préfet de la ville sous Domitien, en 89 après J.-C. Stace lui a dédié Silv. 1, 4.
3. Le trait n'est pas signalé ailleurs. Vient-il d'une observation personnelle de Juvénal ?
4. Juvénal eût été plus exact en disant une coudée.

Oui, c'est ainsi que parlent les ignorants, dont le cœur, parfois, s'enflamme de rage pour rien ou pour des causes légères : il ne faut à leur colère qu'un prétexte, si petit qu'il soit. Mais Chrysippe ne tiendra pas le même langage, ni Thaïes, ce doux génie, ni le vieillard, voisin de l'Hymette parfumé, qui aurait refusé de partager avec son accusateur la ciguë qu'on lui versa dans sa dure prison (1). Nos vices, nos erreurs sans nombre, la féconde Sagesse nous en dépouille peu à peu, et, d'abord, elle nous montre, à tous, le droit chemin. Oui, la vengeance est toujours le plaisir d'une âme petite, faible, mesquine ; et la preuve immédiate en est que personne plus que la femme ne trouve sa joie à se venger. Mais, d'ailleurs, pourquoi s'imaginer qu'ils ont échappé au supplice, ceux que le sentiment d'une action abominable tient consternés et que frappe sourdement de ses coups le fouet dont s'arme contre eux leur conscience, bourreau secret. Or, c'est un rigoureux châtiment, beaucoup plus terrible que les tortures inventées par le dur Cédicius (2) et par Rhadamante, que de porter en soi, jour et nuit, son propre témoin. La Pythie répondit à certain Spartiate (3) qu'il y aurait quelque jour une punition pour la pensée qui lui était venue de retenir un dépôt et de couvrir sa fraude par le parjure. Il demandait, en effet, quelle était l'opinion de la divinité et si Apollon lui conseillait ce forfait. Il restitua donc, mais par crainte, non par principes, et il fournit pourtant la preuve que le sanctuaire prophétique n'avait eu que des paroles dignes du temple et pleines de vérité : car il périt avec toute sa postérité, toute sa famille, tous ses parents, même ceux qui sortaient d'une branche lointaine. Voilà le châtiment qu'enduré la seule intention de mal faire. Car l'homme qui, dans le secret de son cœur médite un crime, est déjà coupable d'une action criminelle. Qu'est-ce, dis-moi, s'il la consomme ?

1. En effet, Platon fait dire à Socrate qu'il est sans colère contre ses accusateurs (Apol., 41 d).
2. " Courtisan de Néron", disent les scolies.
3. Glaucos, dont Hérodote raconte l'histoire (6, 86).

Son anxiété est perpétuelle, sans répit, même à l'heure des repas, son gosier est sec, comme dans la fièvre, et, rebelles, les aliments s'accumulent entre ses molaires. Le vin? il le crache, le malheureux; l'Albe, le vieil Albe dont les années ont tant de prix, lui répugne ; qu'on lui en offre un autre, meilleur encore, les rides se pressent sur son front contracté comme si un Falerne âpre, les y creusait. La nuit, si par hasard l'inquiétude lui accorde un instant de lourd sommeil, si ses membres, retournés en tous sens sur son lit, ont enfin trouvé le repos, aussitôt, dans ses songes, il voit le temple et les autels de la divinité outragée,
et ce qui, plus que tout, le jette dans les sueurs de l'angoisse, il te voit : ton image, auguste et plus grande que nature, le bouleverse, l'épouvante, l'oblige à l'aveu. Les voilà, ceux qui tremblent, qui pâlissent à chaque éclair, à chaque coup de tonnerre, qui rendent l'âme au premier grondement du ciel : car, pour eux, ce n'est pas un phénomène fortuit, ce n'est pas l'effet de la rage des vents, c'est le feu de la colère divine qui s'abat sur la terre pour faire justice. Cet orage les a-t-il épargnés, ils n'en craignent que plus l'orage qui va suivre, et la sérénité présente n'est pour eux qu'un sursis. Et puis, au premier point de côté, au premier accès de fièvre qui les tient éveillés, ils croient que la maladie dont ils souffrent est un coup dont la divinité ennemie frappe leur corps ; ils se figurenl que ce sont là les projectiles et les traits des dieux. Faire vœu d'immoler à la chapelle voisine une brebis bêlante, promette aux Lares une crête de coq, ils ne l'osent : quel espoir est permis au criminel malade ? quelle victime n'est pas, plus que lui digne de la vie ? La mobilité et l'inconstance font, presque toujours, le nature des méchants. Au moment de l'action scélérate, ils ont de l'énergie de reste. Ce que la loi divine permet et ce qu'elle interdit ils commencent enfin à le sentir quand le crime est consommé Pourtant, ces habitudes qu'ils condamnent, leur naturel y
revient en courant : il est fixé, il ne sait plus changer. Qui, en effet, s'est j'amais imposé une limite dans la faute ? Une fois chassée d'un front endurci, quand la rougeur y est-elle revenue ? Quel est-il, où l'as-tu vu, l'homme qui s'en soit tenu à une seule infamie ? Notre perfide poursuivra sa route jusqu'à la corde, et, dans la noire prison, le croc traînera son cadavre ; ou bien, il connaîtra les rochers de la mer Egée et les écueils peuplés d'exilés illustres (1). Tu te réjouiras du dur châtiment d'un nom que tu détestes, et, satisfait, tu reconnaîtras enfin qu'aucun des dieux n'est sourd et n'est comme Tirésias (2).

1. Au temps de Néron et de Domitien.

2. C'est-à-dire aveugle.

SATIRE XIV

S'adressant à Fuscinus, personnage non moins inconnu que les destinataires des précédentes satires, Juvénal prend ici pour thème les fâcheuses conséquences des mauvais exemples que les parents donnent à leurs propres enfants (1-3). Il y a deux parties. La première (4-106) traite du mauvais exemple en général : le poète nous montre les fils imitant d'instinct les vices ou les travers de leur père. La deuxième (107-331) nous fait voir que, s'il s'agit de l'avarice, le mauvais exemple se fait systématique et s'impose à l'enfant comme une leçon de vertu.
La première partie nous propose d'abord quatre exemples de parents vicieux et d'enfants imitant leur vice : 1° le père joueur (4-5) ; 2° le père gourmand (6-14) ; 3° Rutilus, père cruel pour ses esclaves (15-24) ; 4° Larga, mère de mœurs légères (25-30). Si l'on met à part quelques sujets d'élite, la nature, fortifiée de la conduite paternelle, a vite fait de nous porter vers le mal. Donc, tout père préoccupé de la formation morale de ses enfants doit s'interdire devant eux toute parole ou toute action vilaine ; il doit, en d'autres termes, les respecter (38-58). Il nettoierait sa maison pour y recevoir un hôte ; comment n'aura-t-il pas un souci plus grand encore de la propreté morale de son foyer ? L'enfant ne vaudra plus tard que par les bonnes habitudes qu'il aura prises dès le début : les oiseaux adultes ne cherchent-ils point la pâture que leurs parents leur apportaient dans le nid ? (59-85) Deux nouveaux exemples viennent ici confirmer la thèse : 1° celui de Crétonius qui avait la manie de bâtir et dont le fils s'est ruiné en dépassant les folies paternelles (86-95). 2° celui du père converti au judaïsme et dont le fils pratique l'observation minutieuse de la loi mosaïque (96-106).
Cette première partie n'est, en somme, que la mise en œuvre des réflexions célèbres où Quintilien accuse ses contemporains de briser chez leurs enfants tout ressort moral en les habituant dès le berceau aux raffinements d'une existence voluptueuse, et de fausser à jamais leur conscience, avant même qu'elle soit éveillée, en les rendant spectateurs des plus honteux plaisirs (Inst. orat., 1, 2, 6-8). Mais elle contient, sur l'âme et le corps des esclaves, faits des mêmes éléments que les nôtres (v. 16-17), et sur le respect dû à l'enfance (v. 17), quelques-uns des plus beaux vers que l'influence du néo-stoïcisme ait inspirés à Juvénal. L'ensemble a de la tenue. Tout au plus peut-on regretter que le développement sur les oiseaux et leurs petits (v. 74-85) ait pris des proportions excessives et, de simple comparaison qu'il devait être, soit devenu hors-d'œuvre.

La deuxième partie de la satire (107-331) est beaucoup plus faible. Elle développe le cas particulier de l'avarice avec une ampleur telle que la première partie semble n'être réellement qu'une sorte de longue introduction. Juvénal a envisagé jusqu'ici des vices que l'enfant imite d'une manière instinctive, sans que son père ajoute pour lui le précepte à l'exemple. Il va parler maintenant de la déformation morale systématique qu'un père avare et cupide croit devoir infliger à son fils : l'avarice, en effet, avec son air sévère, a l'apparence d'une vertu ; le père s'imagine qu'elle est la voie du bonheur, et, en dépit même des répugnances de l'enfant, il lui en impose l'apprentissage. Il lui montre comment on rogne sur la nourriture de ses esclaves et la sienne propre, comment on agrandit son domaine par des moyens inavouables, comment on brave pour cela les reproches de l'opinion (107-155). Comme si l'avarice nous défendait contre les tristesses et les souffrances de la vie, comme si l'existence pauvre et saine de nos aïeux n'était pas meilleure (156-178). Juvénal nous fait entendre ici les leçons de simplicité que les vieillards d'autrefois donnaient à leurs cadets, et à ces conseils, il oppose les préceptes de cupidité qu'un père d'aujourd'hui répète à son fils (179-210). Cette opposition entre les vertus du bon vieux temps et les vices engendrés par l'amour de l'or faisait, pour ainsi dire, partie intégrante du lien commun sur les richeses (locus de diuitiis), que ramènent fréquemment les déclamations de l'école (Sénèque le Père, Contr., 2, 1 ; 2, 7 ; 5, 2 ; 6, 5 ; 8, 6 ; 10, 1 ; voy. notamment 2, 1, 8 et 5, 2, 1), et la double prosopopée par laquelle notre poète la met en relief est tout à fait dans le goût des rhéteurs. Juvénal nous montre ensuite les funestes effets d'un pareil système d'éducation : un enfant ainsi élevé ne reculera pas devant le crime pour s'enrichir, et son père, s'il veut vieillir sans crainte, fera bien d'user d'antidotes (210-255). Ici, le développement verse de plus en plus dans le lieu commun et s'encombre de hors-d'oauvre. Laissant là pères et enfants, Juvénal montre les effets de l'avarice considérée en général, les dangers auxquels l'avare s'expose pour grossir son bien et il nous dépeint longuement, à cette occasion, l'audace folle des navigateurs (256-302). Que de soucis, d'ailleurs, pour conserver les richesses, si l'on a réussi à les conquérir ! Dïogène n'était-il pas plus heureux dans son tonneau ? L'exemple d'Epicure et de Socrate montre bien aussi ce qui suffit au bonheur. Juvénal permet cependant qu'on possède la valeur de trois fortunes équestres. Mais l'homme qui ne saurait pas s'en contenter ne sera jamais satisfait (303-331).

SATIRE XIV

Fuscinus, bien des actions dignes d'une sinistre renommée et capables d'imprimer à une situation brillante une tache ineffaçable, ce sont les parents eux-mêmes qui les enseignent et les transmettent à leurs enfants. Si les dés ruineux sont le plaisir de ce vieillard, on voit son héritier, qui porte encore la bulle, jouer comme lui et brandir les mêmes armes dans un petit cornet. Et il ne donne à aucun de ses proches de meilleures espérances, le jeune homme qui sait déjà gratter les truffes, assaisonner le bolet et, dans la même sauce, plonger et faire nager les becfigues, ayant eu, pour l'instruire, l'exemple d'un polisson de père, goinfre blanchi. La septième année de l'enfant accomplie, lorsqu'il n'a pas encore renouvelé toutes ses dents, on aura beau placer auprès de lui, d'un côté mille maîtres à la longue barbe (1), autant de l'autre côté, ce sera toujours sa passion, de dîner avec un appareil magnifique et de soutenir par sa cuisine la grande tradition paternelle. Enseigne-t-il la bonté, l'humeur indulgente qui sait tolérer les fautes légères, pense-t-il que l'âme et le corps des esclaves sont faits de la même matière que les nôtres et de pareils éléments, n'est-il

(1). Entendez mille maîtres de philosophie, et, particulièrement, de philosophie stoïcienne, portant barbe longue et cheveux ras (cf. 2, 15).

pas plutôt un professeur de cruauté, ce Rutilus qui met sa joie dans le bruit cruel des coups, pour qui le chant des Sirènes n'est pas comparable à la musique des fouets, Antiphatès et Polyphème (1) de son foyer tremblant, heureux chaque fois qu'il peut mander le bourreau et lui faire appliquer le fer rouge à un esclave pour deux serviettes perdues ? Quelles leçons donne-t-il à ce jeune homme, lui que remplit d'aise le grincement des chaînes, lui que ravissent les stigmates, les ergastules, le cachot ? Tu as la simplicité d'attendre que la fille de Larga ne soit pas adultère, elle qui jamais ne pourrait énumérer les amants de sa mère si vite, en expédier la liste d'un train si rapide qu'elle n'eût à reprendre haleine treize fois ? Vierge encore, elle était sa confidente ; maintenant, elle écrit sous sa dictée ses billets doux et les fait porter à son amant par les mêmes mignons dont s'est servie Larga. Ainsi l'ordonne la nature : le poison moral le plus actif, le plus rapide, ce sont les mauvais exemples domestiques, parce qu'ils s'insinuent dans l'âme sous d'imposantes autorités. Un ou deux, peut-être, y répugneront, jeunes hommes dont le Titan (2) a façonné le cœur avec un soin complaisant et d'une meilleure argile, mais les autres se laissent guider par les traces paternelles, qu'ils devraient fuir, et, sur la route qu'on leur montre depuis longtemps, l'ornière du vice invétéré les entraîne. Abstiens-toi donc des actes condamnables ; tu as pour cela une raison puissante, fût-elle la seule : il faut empêcher que les êtres nés de nous n'imitent nos crimes, puisque, tous, nous nous plions docilement à reproduire l'immoralité et la dépravation et qu'un Catilina pourrait se trouver chez tous les peuples, sous tous les climats, tandis qu'on ne voit nulle part ni Brutus, ni l'oncle de Brutus (3). Que rien de ce qui peut salir les oreilles et les yeux

1. C'est-à-dire véritable anthropophage, comme Antiphatès, roi des Lesttygons (Odyssée, 10, 112 et suiv.), ou Polyphème (ibid. 9, 287 et suiv.).
2. Prométhée.
3. Caton d'Utique, frère de Servilia, mère de Brutus.

ne touche le seuil de la maison qu'habité un père : loin d'ici, ah ! loin d'ici les prostituées et les chansons d'un parasite qui fait de la nuit le jour ! Tu dois à l'enfance le plus grand respect, si tu prépares quelque action vilaine ; et ne méprise point le jeune âge de ton enfant, mais que, au moment de faillir, la pensée de ton fils au berceau te retienne. Car si, quelque jour, il mérite la colère du censeur (1), si, te ressemblant déjà de corps et de visage, il est ton fils aussi par les mœurs (2), et capable d'aller plus loin que toi dans le mal en suivant partout tes traces, tu le gronderas, n'est-ce pas ? Tu auras, pour le gourmander, ta voix la plus rude, et, par là-dessus, tu songeras à le déshériter ? D'où pourras-tu prendre le front et le libre langage d'un père quand, vieillard, tu fais pis encore, et que ta tête, vide de cervelle, réclame, depuis longtemps, des ventouses (3) ?
Si tu attends un hôte, aucun de tes gens n'aura de repos : « Balaie le pavé, fais reluire les colonnes, décroche-moi, avec toute sa toile, cette araignée desséchée ; que celui-ci astique l'argent poli, cet autre les vases ciselés ». Ainsi fait rage la voix du maître menaçant et la verge à la main. Donc, malheureux, tu t'affoles, dans la crainte que ton atrium, sali des ordures d'un chien, n'offense la vue de l'ami qui arrive, que ton portique ne soit aspergé de boue ; et ce sont choses, pourtant, qu'un seul petit esclave fait disparaître avec un seul demi-boisseau de sciure : et tu ne prends aucun souci pour que ta maison soit, sous le regard de ton fils, d'une pureté sans tache et exempte de vice ?

1. Véritable anachronisme : Domitien avait été le dernier prince qui se fût donné le titre de censeur (cf. 2, 29 et suiv.), et les pouvoirs oensoriaux étaient, depuis lors, réunis au pouvoir impérial.
2. Peut-être aurions-nous dû risquer la traduction littérale : « le fils de tes mœurs ».
3. Dans les cas de troubles mentaux, on appliquait des ventouses (cucurbitulae, médicinales cucurbitae, uentosae cucurbitae, et, en bas latin, ueniosae) sur le derrière de la tête, après avoir préalablement incisé une veine (voy. Celse, 3, 18, et cf. Pétrone, Salir. 90, 4).


Tu mérites de la reconnaissance pour avoir donné un citoyen à la patrie, au peuple, oui, pourvu que tu le rendes capable de servir la patrie, d'être un homme utile aux champs, utile dans les travaux de la guerre comme dans ceux de la paix. Ce qui importera le plus, en effet, c'est de savoir quels principes et quelle formation morale tu lui donnes. La cigogne nourrit ses petits de serpents et de lézards trouvés dans la campagne, loin des chemins frayés : eux, quand les ailes leur sont venues, ils cherchent la même proie. Le vautour laisse les cadavres des chevaux, des chiens crevés, des criminels liés sur la croix pour revenir en hâte vers sa couvée et lui rapporter un lambeau de chair : telle est aussi la pâture du vautour lorsqu'il est grand et se nourrit lui-même, et déjà fait son nid sur un arbre à part. Mais, pour le serviteur de Jupiter, le noble oiseau, c'est le lièvre, c'est le chevreuil qu'il chasse dans les gorges boisées, d'où il revient déposer sa proie dans son aire, et ensuite, quand sa nichée est assez développée pour prendre son vol. l'aiguillon de la faim la jette sur la même proie qu'elle a d'abord goûtée, au sortir de l'œuf.
Crétonius aimait à bâtir : tantôt sur le rivage incurvé de Gaëte, tantôt au sommet des hauteurs de Tibur, tantôt dans les montagnes de Préneste, il dressait haut le faîte de ses villas, éclipsant, par ses marbres venus de la Grèce et des pays lointains, le temple de la Fortune et celui d'Hercule : ainsi l'eunuque Posidès éclipsait notre Capitole. Donc, Crétonius, en se logeant de la sorte, a entamé son bien, compromis sa fortune. Ce qu'il en a laissé faisait, pourtant, un chiffre considérable. Cet héritage entier, la folie de son fils l'a dissipé en voulant un marbre plus beau encore pour bâtir de nouvelles villas. Quelques-uns, ayant reçu du sort un père dont la superstition observe le sabbat, n'adorent rien que la puissance des nuages et du ciel (1), et la chair humaine n'est pas pour eux plus sacrée que celle du porc, dont leur père s'est abstenu. Bientôt même, ils retranchent leur prépuce ; et, accoutumés à dédaigner les lois de Rome, ils n'étudient, ils n'observent, ils ne craignent que tout ce droit judaïque transmis par Moïse dans un livre mystérieux, se gardant de montrer le chemin à ceux qui ont un autre culte, ne guidant dans la recherche d'une source que les seuls circoncis (2) Mais le responsable, c'est le père, qui a donné à la fainéantise et laissé entièrement hors de la vie un jour sur sept. Cependant, l'imitation des mauvais exemples est, chez les jeunes gens, chose spontanée : il n'y a que l'avarice qu'on leur commande de pratiquer, même contre leur gré. Le vice, en effet, trompe par les dehors et la vaine apparence de la vertu lorsqu'il se présente avec un maintien et un air graves, une mise sévère ; et on accorde sans hésiter à un avare les éloges dus à un homme rangé, économe, étendant sur son patrimoine une protection plus sûre que si les mêmes biens avaient, pour les garder, le dragon des Hespérides ou celui du Pont (3). Ajoute que l'homme dont je parle est tenu par le public pour un maître dans l'art d'acquérir : c'est avec de pareils ouvriers que s'accroissent les fortunes. Oui, mais elles s'accroissent par tous les moyens, elles grossissent sur une enclume toujours battue, dans une forge toujours ardente. Un père, donc, croit que les avares ont la félicité de l'âme, lui qui admire la richesse, lui qui tient pour un fait sans exemple le bonheur dans la pauvreté ; il exhorte les jeunes gens à suivre tout droit la même route, à s'appuyer sur les mêmes principes de vie.

1. Voyant les Juifs lever les yeux pour prier, dans un sanctuaire sans image et à ciel ouvert, les Romains s'imaginaient souvent qu'ils adoraient le ciel.
2. « Entre eux, dit Tacite (Hist. 5, 5), fidélité têtue, pitié toujours prête, contre le reste des hommes, haine et hostilité. »
3. Celui qui gardait la toison d'or.

Le vice a ses rudiments : il les leur inculque sans tarder et les force à s'instruire
; en détail des plus infimes ladreries ; puis il leur enseigne le désir insatiable d'acquérir. Il réduit l'estomac de ses esclaves à la ration d'un boisseau falsifié, se condamnant lui-même au jeûne : jamais, en effet, il ne prend sur lui de consommer tous les rogatons moisis d'un pain déjà bleu ; c'est son habitude de mettre en réserve, au milieu de septembre (1), des restes d'un hachis de la veille, de renvoyer au repas suivant un plat de fèves d'été (2) qu'il met sous scellés, avec un morceau de maquereau et une moitié de silure fort avancé, et d'enfermer un poireau sectile (3) dont il a compté les filaments. Invité à un pareil régal, un habitué de nos ponts (4) refusera. Mais à quoi bon des richesses amassées au prix de semblables tourments ? N'est-ce pas une folie bien caractérisée, une frénésie manifeste, que de vivre la destinée d'un indigent afin de mourir riche ? En attendant, tandis que ta bourse se gonfle et s'emplit jusqu'aux bords, l'amour des écus grandit chez toi autant que se multiplie l'argent. Celui qui n'en possède pas en a moins le désir. Donc, tu acquiers une seconde villa, puisqu'un seul domaine ne peut te suffire ; il te plaît d'élargir tes limites, et la terre à blé du voisin te paraît plus vaste et meilleure : tu l'achètes et, avec elle, un verger et une colline toute blanche d'oliviers drus. Si le propriétaire ne veut les céder à aucun prix, tu lâcheras, la nuit, sur sa moisson en herbes, des bœufs maigres, des chevaux affamés, au cou brisé de fatigue, et ils ne reviendront

1. C'est-à-dire en un mois d'une humidité chaude, très peu favorable à la conservation de tous ces restes.
2. Plus exactement : « des fèves d'été dans leur robe ». On appelait conchis la fève que les pauvres gens (cf. 3, 293) faisaient cuire sans l'écosser. On récolte des fèves dès le printemps. Mais c'est en été que notre avare a cueilli et préparé celles-ci, de sorte qu'elles ne pourront attendre sans se gâter le repas suivant.
3. Cf. 3, 293.
4. Un mendiant cf. 5, 8.


pas au logis avant que le champ tout entier ne s'en soit allé dans leur ventre implacable, tondu aussi parfaitement que par la faux. A peine peut-on dire le nombre des cultivateurs qui ont à, pleurer de pareils dégâts, le nombre des terrea que d'injustes violences ont fait ainsi mettre en vente. Mais quels propos dans le public, comme retentit fâcheusement la trompette de la renommée ! « Qu'est-ce que cela me fait ? dit-il ; je ne donnerais pas une cosse de lupin pour entendre partout, dans le bourg, les éloges de mon voisinage, pendant que, sur un coin de terre, je scierais une poignée d'épis. » Apparemment tu échapperas aux maladies et aux infirmités, tu éviteras deuils et chagrins, et, par là-dessus, tu verras un meilleur destin prolonger pour toi le temps de l'existence si tu possèdes à toi seul autant de terre cultivée que le peuple romain en labourait sous Tatius (1). Plus tard encore, à des soldats brisés par l'âge, à des hommes qui avaient affronte les combats des guerres puniques ou la barbarie de Pyrrhus et les épées des Molosses, on donnait enfin, pour tant de blessures, deux arpents à peine (2). Ce salaire de leur sang et de leurs travaux ne leur sembla jamais inférieur à leur mérite, jamais ila n'accusèrent la patrie d'être ingrate et de manquer de foi. Tel quel, ce morceau de terre nourrissait largement le père lui-même, avec le petit peuple de sa cabane, où reposait sa femme, qui venait d'accoucher, où jouaient quatre petits enfants, l'un né d'une esclave, les trois autres, fils du maître ; mais les grands frères, revenant de creuser des fosses ou de tracer des sillons, trouvaient un second repas plus considérable, de la bouillie fumant dans de grandes marmites. Aujourd'hui, cette étendue de terrain n'est pas assez pour notre jardin. Telle est la cause ordinaire des crimes ; et aucun vice de l'âme humaine n'a préparé plus de breuvages empoisonnés, n'a plus souvent animé un fer homicide que l'implacable désir d'un revenu sans mesure.

1 - Roi de Cures, associé au pouvoir royal de Romulus, symbolise ici la frugalité dont les Sabins étaient le type.
2. « Anciennement, chaque colon recevait en partage bina jugera ou un haeredium ; dana la suite, les lots ont varié, d'après les colonies, de 2 à 10 jugera. {P. WILLEMS, Le Droit public romain, 7 éd.Louvain 1910, p. 333).

Car qui veut devenir riche veut aussi le devenir promptement ; et quel respect des lois, quelle crainte, quelle pudeur existe-t-il jamais chez un avare impatient ? « Vivez satisfaits de ces cabanes et de ces collines, mes enfants, disait autrefois le vieillard Marse, Hernique, ou Vestin. Demandons à la charrue le pain qui suffit à nos tables ; c'est ce qui plaît aux dieux de la campagne, dont l'aide et la protection, depuis le doux présent de l'épi, périr mettent à l'homme de dédaigner le chêne qui le nourrissait jadis. Il n'aura pas la volonté de rien faire d'interdit, celui qui ne rougit point d'aller sur la glace chaussé de hautes bottines qui brave la bise sous des peaux retournées : elle est étrangère, nous ne la connaissons point, quelle qu'elle puisse être, qui conduit au crime et au forfait impie, la pourpre. » étaient les leçons de ces anciens à leurs cadets. Mais à présent, quand l'automne est fini, au milieu de la nuit, alors le jeune homme est couché sur le dos, son père, avec des cris, le fait lever : « Voici tes tablettes, écris, mon garçon, veille, compose des plaidoyers, étudie nos vieilles lois aux titres rouges, ou bien demande, dans un placet, le cep de vigne ; mais que Lélius remarque ta tête que n'a point touchée le buis, tes narines velues, et les longs poils de tes aisselles. Renverse les gourbis des Maures, les fortins des Brigantes pour obtenir, à soixante ans, l'aigle lucrative. Ou, s'il te répugne de supporter les longues fatigues des camps, si trompettes et mêlant leurs accents, font tressauter et relâchent ton ventre, procure-toi des denrées que tu puisses revendre moitié plus cher ; et pas de dégoût pour celles qu'il faut reléguer au delà du Tibre : ne va pas croire qu'il y ait aucune différence à faire entre les parfums et le cuir ; le gain sent toujours bon quelle que soit la marchandise.Aie toujours à la bouche cettesentence, digne d'avoir été rythmée par les dieux et par Jupiter lui-même : « D'où vient ton argent, nul ne s'en informe, mais il faut en avoir. » Cela, les vieilles nourrices sèches l'enseignent aux enfants qui vont à quatre pattes ; cela, toutes les petites filles l'apprennent avant alpha et bêta. » A tout père si pressant en de pareilles exhortations, je pourrais tenir ce langage : « Dis-moi, grand sot, qui te commande cette hâte ? Le disciple sera supérieur à son maître, je te le garantis. Tu peux partir tranquille, tu seras surpassé : ainsi Ajax l'emporta sur Télamon, ainsi Achille surpassa Pelée. Il faut ménager le jeune âge : il n'a pas encore les moelles pleines du poison d'une méchanceté mûre. Lorsque le jeune homme aura commencé à peigner sa barbe, à y appliquer lorsqu'elle sera longue le tranchant du rasoir, il sera faux témoin, il vendra le parjure à bas prix, la main sur l'autel de Cérès et sur le pied même de la déesse. Tiens ta bru pour déjà enterrée si elle franchit votre seuil avec une dot homicide : de quelle main sûre elle sera étranglée durant son sommeil ! Car les richesses qu'il faut, selon toi, aller chercher sur terre et sur mer, une voie plus courte les procurera à ton fils : un grand crime ne coûte aucune peine. « Je ne lui ai jamais fait, moi, de recommandations pareilles, diras-tu quelque jour, ni conseillé rien de tel. » Et, pourtant, la cause première et l'origine de son égarement viennent de toi. Car tout homme qui prêche l'amour d'un revenu considérable et, par des conseils mal avisés, instruit ses enfants à être avares et à voir dans les tromperies un moyen de doubler un patrimoine, celui-là donne libre élan au char et lui lâche entièrement les rênes ; et, si tu veux le ramener en arrière, il ne sait plus s'arrêter ; il s'emporte, en dépit de toi, bien loin de la borne. Nul n'estime que ce soit assez de s'en tenir, dans la faute, à ce que tu as permis : tant la liberté qu'on s'accorde à soi-même est plus large. Lorsque tu dis à un jeune homme que c'est une sottise de donner à un ami, d'alléger et de soutenir la pauvreté d'un proche, du même coup, tu lui enseignes à dépouiller, à duper autrui, à acquérir par toute espèce de délit les richesses dont l'amour, en toi, est aussi grand que l'était l'amour de la patrie dans le cœur des Décius, aussi grand que l'était, si la Grèce ne ment point, l'attachement de Ménécée pour Thèbes, cette Thèbes dont les sillons voient naître des légions sorties, avec leurs boucliers, des dents d'un serpent, et engageant aussitôt d'horribles combats, comme si le trompette avait surgi avec elles pour leur donner le signal. Donc, le feu dont tu as fourni toi-même l'étincelle, tu le verras embrasant tout, dévorant tout au loin. Et il ne t'épargnera point, malheureux. Un jour, dans sa cage, le lion que tu as dressé fera disparaître, avec un affreux rugissement, son maître épouvanté, lies astrologues ont tiré ton horoscope, mais la quenouille de la Parque est lente, et l'attente pénible : tu mourras avant que ton fil soit tranché. Dès aujourd'hui, tu es un obstacle, tu gênes le jeune homme dans ses vœux; dès aujourd'hui, tu égales le cerf par ta longévité, et c'est un supplice pour lui. Appelle bien vite Archigène, achète le breuvage que Mithridate a composé : si tu veux cueillir encore la figue, tourner encore la rosé entre tes doigts, aie chez toi l'antidote qu'il faut avaler avant de manger quand on est père et quand on est roi.
Je t'indique un divertissement sans rival, que n'égalera jamais aucun théâtre, aucune scène dressée par le plus magnifique préteur : tu n'as qu'à considérer de quel risque capital se paie l'accroissement d'une maison, une cassette de bronze bien garnie d'argent, et des écus qu'il faut confier à la viglance de Castor depuis que Mars Vengeur s'est laissé voler jusqu'à son casque et n'a même pas été capable de garder son propre bien. Donc, tu peux laisser là tous les rideaux qu'abaissent les fêtes de Flore et de Gérés et de Cybèle : l'agitation des hommes fait un bien plus riche spectacle. L'esprit trouve-t-il plus de charme à voir des équilibristes exécuter leurs tours sur le pétaure, ou un funambule descendre sur la corde raide qu'à te voir, toi, l'homme qui demeure sans cesse sur un vaisseau corycien et y établit son domicile, proie sans cesse offerte au Corus et à l'Auster, risquant tout pour vendre à vil prix un sac de marchandises puantes, et qui met sa joie à rapporter de l'antique rivage de la Crète un épais vin de raisins secs et des fioles compatriotes de Jupiter ? Encore, celui qui pose sur la corde, d'une marche incertaine, la plante de ses pieds, fait-il ce métier pour gagner sa vie et se donner des garanties contre le froid et la faim : toi, c'est mille talents, cent villas qui provoquent ta témérité. Regarde les ports et la mer couverts de grands navires : la majorité des hommes est aujourd'hui sur l'Océan. Il viendra tout une flotte, partout où l'appellera l'espoir du gain ; elle ne franchira pas seulement la mer de Carpathos et les flots de Gétulie : mais, laissant loin derrière elle Calpé, elle ira entendre le soleil plonger dans le gouffre avec un bruit strident au delà des colonnes d'Hercule. Il vaut bien la peine, pour que tu puisses t'en retourner chez toi la bourse gonflée et tout fier de son cuir rebondi, d'être allé voir les monstres de l'Océan et les jeunes gens marins. Une même folie n'égare pas tous les esprits. L'un, dans les bras d'une sœur, s'épouvante de la face et du flambeau des Euménides, l'autre, en immolant un bœuf, croit entendre mugir Agamemnon ou l'homme d'Ithaque. Il a beau faire grâce à sa tunique et à sa chape, il a tout de même besoin d'un curateur, celui qui accumule les marchandises jusqu'à l'extrême bord d'un navire et ne met, entre l'onde et lui, qu'une planche, alors qu'il n'a, pour affronter tant de misères et un pareil risque, d'autre mobile qu'un peu d'argent découpé pour recevoir des inscriptions et de petites âgures. Surviennent nuages et éclairs : « Lâchez le câble, crie le propriétaire d'une cargaison de blé ou de poivre ; rien n est menaçant dans la couleur de ce ciel, rien dans cette traînée noire ; ces éclairs, ce sont éclairs de chaleur. »
Le malheureux, cette nuit même peut-être, il tombera à l'eau, parmi les débris de son navire, le flot pèsera sur lui et le couvrira, il tiendra sa ceinture de sa main gauche et de ses dents. Et celui dont les vœux, naguère, n'étaient point satisfaits de tout l'or que le Tage et le Pactole roulent dans leur sable rutilant, se contentera de haillons pour voiler le bas de son ventre glacé, et d'une maigre pitance, naufragé réduit par la perte de son navire à mendier un as et sans autre ressource qu'une tempête en peinture (1).
Acquises au prix de pareilles épreuves, les richesses coûtent, à les conserver, plus de soucis encore et plus de crainte. C'est une misère que la garde d'une grosse fortune. Le richissime Licinus tient tout prêts des seaux à incendie, il fait veiller, chaque nuit, une cohorte d'esclaves, plein d'angoisse pour son ambre jaune, ses statues, ses colonnes de marbre phrygien, son ivoire, ses larges incrustations d'écaillé. Mais la jarre où loge le Cynique nu est à l'abri du feu ; si on la casse, il la remplacera demain par une autre maison semblable et, tout aussi bien, il gardera la même, raccommodée avec du plomb. Alexandre comprit, lorsqu'il vit dans cette argile le grand homme qui l'habitait, combien celui qui ne désirait rien était plus heureux que celui qui revendiquait tout l'univers, se préparant à courir des dangers non moins grands que ses exploits.

1. On sait que les naufragés réduite à la mendicité portaient, penduà leur cou, un tableau représentant leur naufrage.

Tu n'as plus de puissance si nous avons la sagesse, ô Fortune : c'est nous, oui, c'est nous qui te déifions. Quelle est, cependant, pour la richesse, la mesure suffisante ? Si quelqu'un me consultait là-dessus, je lui répondrais : " C'est ce que réclament la soif, la faim, le froid, ce qui te suffisait, ô Epicure, dans tes petits jardins, ce qu'avant toi contenait la demeure de Socrate. Jamais la nature n'eut un langage et la philosophie un autre. Tu trouves que c'est te limiter par des modèles trop austères ? Eh bien ! tempère-les en prenant quelque chose de nos mœurs : va jusqu'à la somme qui te mérite, d'après la loi d'Othon (1). l'honneur des quatorze premiers gradins. Si, à ce chiffre, tu fronces encore le sourcil, si tu fais la moue, prends deux fortunes équestres, va même jusqu'à tripler les quatre cent mille sesterces. Si je n'ai pas encore comblé ton sein, s'il s'ouvre toujours pour recevoir davantage, jamais ni la fortune de Crésus, ni les trésors des rois de Perse ne satisferont ton cœur, pas plus que les richesses de Narcisse, à qui Claudius César accorda tout et dont il exécuta tous les ordres, même celui de tuer sa femme. »

2. L. Roscius Otho, tribun en 67 avant J.-C. : cf. 3, 159.

SATIRE XV

Les Egyptiens adorent, dans leur sottise, toutes sortes d'animaux. Ils vont jusqu'à diviniser certains légumes. Ils s'abstiennent de manger des bêtes à laine. Par contre, il leur arrive de se repaître de chair humaine ! (1-13) Quand Ulysse, à la table d'Alcinous, racontait ses aventures chez les Lestrygons et les Cyclopes, plus d'un convive, resté de sang-froid, devait le traiter à part soi d'arétalogue menteur (13-26). Et pourtant, voici un fait, non moins incroyable, qui est d'hier (27-32). Deux cités voisines, Ombos et Tontyra, vivaient de longue date dans une inimitié qui était née de la différence de leurs cultes préférés. A la faveur d'une fête, et de l'engourdissement où des libations réitérées avaient plongé les esprits, l'une des deux peuplades attaqua l'au tre. La rixe devint de plus en plus acharnée et sanglante. Finalement, les habitante de Tentyra durent fuir devant ceux d'Ombos. Un des Tentyrites tomba et fut fait prisonnier. On le découpa en morceaux, et chacun dévora sa part, sans même se donner le temps de la faire cuire. Ceux qui ne purent rien recevoir passèrent leurs doigls sur le sol pour y recueillir du moins un peu de sang (33-92). On comprend qn'en de certaines conjonctures désespérées, comme l'histoire en rapporte quelques-unes, des créatures humaines se soient résignées à manger leurs semblables (93-115). Mais ces Egyptiens ne pouvaient se prévaloir, eux, d'aucune excuse de ce genre (116-131). La sensibilité n'est-elle pas, cependant, le meilleur de nous-mêmes ? N'est-ce pas elle qui distingue l'homme de la brute et qui, par les liens de sympathie et de solidarité qu'elle crée, a été le principe, le ferment de toute civilisation ? (131-158) Les bêtes féroces elles-mêmes ignorent les forfaits auxquels se portent certains spécimens dégradés d'humanité (159-174).
L'idée maîtresse de cette satire apparaît clairement. Juvénal qui déteste les Orientaux, et spécialement les Egyptiens, dont Crispinus était à ses yeux la personnification odieuse, veut raconter un trait de fanatisme où s
e décèlera leur cruauté absurde et déshonorante. Cette anecdote qu'il place sous le consulat de Iuncus, en 127 (v. 27), lui permet de développer des considérations éloquentes sur la douceur et le bienfait de l'humaine tendresse. — D'autre part, les détails de la pièce ne sont pas toujours très nets : a) Juvénal fait de Tentyra et d'Ombos deux cités voisines (v. 35). Or, Tentyra (aujourd'hui Denderah) s'étendait sur la rive gauche du Nil, entre Coptos et Diospolis, à plus de 30 lieues d'Ombos (= Kôm Ombo) qui était sise sur la rive droite du fleuve. Pline l'Ancien compte cinq nomes (ou praefecturae oppidorum) entre l'Ombite et le Tentyrite à savoir l'Apollopolite, l'Hermontite, le Thinite, le Phaturite, le Coptite. Cela fait difficulté. On a voulu corriger Ombos en Coptos, au vers 35 (Coptos était situé à 17 kilomètres environ de Tentyra). Cette amélioration n'en est pas une, car le super mœnia Copti, au vers 28, ne peut signifier dans Coptos, mais bien au sud de Coptos, vers la haute Egypte. On a supposé aussi, sans preuves suffisantes, qu'il s'agirait non pas de Kôm Ombo, mais de Noubt (nom égyptien d'Ombos), cette ville disparue dont on trouve les traces auprès de Kôm-Belal, à 5 kilomètres au sud de Coptos et à quatre heures de Denderah. . Juvénal connaissait l'Egypte : on peut admettre que ses souvenirs géographiques s'étaient brouillés quelque peu. — Au surplus, la divergence des cultes observés à Tentyra et à Ombos est confirmée par divers historiens. Les Ombites adoraient le crocodile , les Tentyrites le pourchassaient. Les haines féroces entre tribus d'Egypte pour des motifs de cet ordre ont été plusieurs fois notées dans l'antiquité (par ex. Dion-Cassius, XLII, xxxiv, 2 : DINDORF, II, 69) ; Plutarque, de Is. et Osir. LXXII, s'exprime ainsi: «Il en est qui racontent que pour diviser les Egyptiens qui volontiers se révoltaient contre lui, un roi d'Egypte ordonna à chaque tribu d'honorer un animal particulier, du nombre de ceux qui sont naturellement ennemis. Les tribus se trouvèrent ainsi avoir épousé les haines mutuelles de ces animaux. — De nos jours, les Kynopolitains ayant mangé un oxyrinche, les Oxyrinchites attrapèrent des chiens qu'ils immolèrent et dont ils mangèrent la chair, comme celle des victimes. De là naquit une guerre qui fut très sanglante pour ces deux peuples : les Romains la firent cesser après les avoir sévèrement châtiés l'un et l'autre. » L'anecdote développée par Juvénal n'a donc, en soi, rien d'invraisemblable, encore que la localisation exacte des faits ne soit pas parfaitement élucidée. — b) Juvénal indigne en termes fort peu précis quels furent les agresseurs (v. 39). Les vers 75 et s,, où Ombia est certainement la vraie leçon, font penser que ce furent les habitants de Tentyra, finalement repousses par les Ombites, qui laissèrent entre les mains de ceux-ci un des leurs à dévorer.
La satire offre quelques longueurs. Mais il est tout à fait injuste de parler à son propos« d'impuissance sénile », comme le fait Friedlaender, érudit de beaucoup de science et de peu de goût (Voy. son édition, p. 574).

SATIRE XV

Qui ne sait, ô Volusius Bithynicus, à quels monstres l'Egyptien adresse son culte insensé (1)? Les uns adorent le crocodile, les autres se sentent saisis d'effroi devant l'ibis gorgé de serpents. On voit briller la statue dorée du cercopithèque sacré, là où
résonnent les accords magiques de la statue tronquée de Memnon et où gît ensevelie l'antique Thèbes aux cent portes. Des villes entières révèrent, ici, des chats ; là, le poisson du fleuve ; là, le chien : quant à Diane, personne n'a cure d'elle. C'est un sacrilège que d'outrager, en y mettant la dent, le poireau et l'oignon. Saintes populations, dont les divinités poussent dans les jardins ! Les bêtes à laine ne paraissent sur aucune table. Là-bas c'est un sacrilège que d'étrangler un chevreau. Mais il est permis de se nourrir de chair humaine. Quand Ulysse racontait à table des horreurs de ce genre à Alcinous ébaubi, peut-être, tel un arétalogue menteur (2), provoquait-il chez certains de ses auditeurs l'impatience ou le rire. « Personne ne le jettera-t-il donc à la mer ? Il mériterait pour de bon l'affreuse

1. Déjà Cicéron avait raillé dans les "Tusculanes" V, 78 l'absurdité des cultes égyptiens.
2. On appelait arétalogues, dans l'antiquité grecque et latine, les conteurs de faits merveilleux.

Charybde, avec ses histoires de Lestrygons formidables et de Cyclopes. J'aurais plus vite fait de croire à Scylla, aux rochers qui s'entre-choquent avec les Cyanéea, aux outres pleines de tempêtes, aux grognements d'Elpénor et de ses rameurs changés en pourceaux par la baguette de Circé. S'imagine-t-il que les Phéaciens soient si sots que cela ? » Ainsi devait penser, non sans raison, quelque convive, encore de sang-froid pour n'avoir puisé que fort modérément dans l'urne de vin de Corcyre. Car ses récits, le roi d'Ithaque les débitait de son chef, sans pouvoir citer de témoins.
Eh bien, moi, je vais rapporter un fait incroyable qui s'est passé récemment, sous le consulat de luncus, par delà les murs de la brûlante Coptos, — crime de tout un peuple et qui dépasse en horreur toutes les fictions tragiques. Compulseriez-vous les tragédies écrites depuis Pyrrha, vous n'y trouveriez pas un crime auquel toute une race ait coopéré. Ecoutez l'exemple de férocité que notre époque a produit.
Entre deux peuples voisins, celui d'Ombos et celui de Tentyra, règne de longue date une vieille antipathie, une haine inextinguible, plaie incurable qui brûle encore aujourd'hui. La cause de cette grande fureur, c'est que chacun de ces deux peuples exècre les dieux de l'autre et s'imagine qu'on ne doit tenir pour dieux que les siens.
C'était jour de fête pour l'une de ces deux peuplades. Les chefs et les meneurs du groupe rival virent là une occasion à
saisir. Il s'agissait de les empêcher de goûter un jour de joie et d'allégresse, et le plaisir d'un festin magnifique. Dans les temples et les carrefours, des tables étaient dressées avec des lits — pas pour dormir : ils y restent couchés le jour et la nuit, et cela parfois jusqu'à sept jours entiers. L'Egypte est sauvage, certes, mais sous le rapport de la débauche, ces populations barbares — autant que j'ai pu m'en rendre compte — ne le cèdent pas à Canope, de fâcheuse réputation. Il semblait aisé de remporter la victoire sur des gens ivres, à la langue épaisse, et dont le vin rendait les pas titubants. Nos gens dansaient au son d'une flûte dans laquelle soufflait quelque nègre, tous chargés de parfums (de quelle qualité, on l'imagine) et le front abondamment couronné.
De l'autre côté, c'était la haine — à jeun ! Les esprits s'échauffent ; les injures commencent à crépiter : c'est le signal du combat. D'une même clameur, les voilà aux prises. En guise d'armes, on se bat avec les poings. Déjà peu de mâchoires étaient indemnes; à peine la lutte laissait-elle un nez intact, et encore. On ne voyait dans le gros des combattants que visages mutilés, faces et joues déchirées, os à nu, poings souillés du sang des yeux crevés. Pourtant ce n'est là pour eux qu'un jeu, une bataille d'enfants, puisqu'ils ne marchent point encore sur des cadavres. Pourquoi lutter ainsi des milliers, s'il n'y a pas mort d'homme ? — L'élan devient donc plus impétueux ; on ramasse des pierres que les bras brandissent et lancent, armes ordinaires de l'émeute ; non pas de ces pierres comme en projetait un Turnus, un Ajax, ou bien le fils de Tydée quand il blessa Enée à la cuisse, mais des pierres comme en peuvent lancer des mains moins vigoureuses que les leurs, des mains
de notre époque. Déjà du vivant d'Homère, notre race baissait. La terre ne nourrit plus aujourd'hui que des hommes méchants et chétifs. Quand un dieu les regarde, il n'a pour eux que dérision et que haine.
Mais trêve de digression : reprenons notre récit. Des renforts arrivent donc à l'un des deux partis. Il ose tirer le glaive et recommencer le combat à coups de flèches. Poursuivis par les Ombites, ceux de Tentyra, voisine des palmiers ombreux, se sauvent en toute hâte. Un des leurs, dont la terreur précipitait la course, tombe : il est pris. On le coupe en quantité de morceaux, afin que chacun puisse avoir sa part du mort. Les vainqueurs le dévorent, et rongent jusqu'à ses os, sans même le faire cuire à la casserole ou à la broche. On trouva trop long et trop ennuyeux d'attendre que le feu fût allumé : on se contenta de manger le cadavre tout cru. Au moins faut-il ici se réjouir qu'ils n'aient pas profané ce feu que Prométhée alla ravir au plus haut des cieux pour en faire présent à la terre. J'en félicite cet élément, et je suis sûr que tu en es enchanté. Mais celui qui a eu le courage de mordre dans un cadavre ne mange plus jamais rien qui lui paraisse meilleur que la chair humaine. Inutile de chercher ni de te demander si, lors de ce crime inouï, le premier qui y goûta fut le seul à trouver cela bon, puisque le dernier, quand vint son tour, voyant que tout le corps était déjà consommé, passa ses doigts sur le sol pour y goûter du moins un peu de sang.
On rapporte, il est vrai, que jadis les Vascons (1) soutinrent leur vie avec une nourriture du même genre. Mais les conjoncturesétaient différentes.

1. Peuple du Nord de l'Espagne Tarraconaise. Leur ville principale était Calagurris. Le fait que rappelle Juvénal se réfère aux environs de l'année 72 av. J.-C. Cf. Valère-Maxime, VII, vi, 3.

Ils y furent réduits par la fortune jalouse, par les dernières extrémités de la guerre, par une situation désespérée et la cruelle détresse d'un long siège. En pareil cas, un tel exemple, comme celui de la nation dont je viens de parler, ne doit inspirer que de la pitié : c'est après avoir épuisé toutes les herbes, tous les animaux, tous les expédients dont la fureur de leur ventre vide leur suggérait l'idée, que — objets de compassion pour leurs ennemis mêmes par leur pâleur, leur maigreur, leurs membres décharnés — la faim leur fit déchirer le corps de leurs semblables. Ils eussent aussi bien mangé le leur ! A des villes qui endurèrent ces atroces souffrances, quel mortel, quel dieu oserait refuser toute excuse ? Les mânes de ceux même dont ils dévoraient les corps leur auraient pardonné. Sans doute, nous recueillons dans les préceptes de Zenon de plus sages leçons. Il y a des choses que les philosophes ne permettent pas, même pour conserver sa vie. Mais voit-on un Cantabre stoïcien, surtout au temps du vieux Métellus ? Maintenant le monde entier bénéficie de la culture attique, à la fois grecque et romaine. La Gaule éloquente a formé des avocats jusque chez les Bretons ; déjà Thulé parle d'appointer un rhéteur !
Le noble peuple dont j'ai parlé peut alléguer des excuses de ce genre ; et de même Sagonte qui lui fut égale en courage, en persévérance, et dont le désastre fut pire encore. Mais l'Egypte est plus sanguinaire que l'autel de la Méotide. S'il faut en croire les récits des poètes, la Taurique qui a inventé un sacrifice abominable se contente d'immoler des créatures humaines : au moins la victime n'a-t-elle à redouter aucun attentat posthume, pire que le couteau. Mais ces gens-là, quelle calamité les poussait ? Etaient-ils pressés par la faim, assiégés dans leurs murailles, pour oser un forfait si odieux ? Si le Nil devait refuser ses inondations à la terre desséchée de Memphis, ne
pouvaient-ils lui fournir un autre motif de haine (1)? Cette rage inconnue aux terribles Ombres, aux Bretons, aux farouches
Sarmatea, aux cruels Agathyrses (2), c'est une vile et lâche canaille qui s'y est portée, elle qui ne sait que diriger avec des voiles minuscules ses barques d'argile et se pencher sur de courtes rames dans cette poterie bariolée. Jamais on n'inventera de châtiment égal à un tel crime, ni de supplice digne de ces populations, pour qui haïr ses ennemis et les dévorer, c'est une même chose.
La tendresse de cœur, voilà le don que la nature témoigne qu'elle a fait au genre humain en lui donnant les larmes, et voilà le meilleur de nous-mêmes. C'est elle qui veut que nous pleurions sur l'appareil lamentable d'un ami cité en justice et qui plaide sa cause; sur le pupille qui appelle devant les tribunaux un tuteur infidèle, jeune garçon dont, avec ses longs cheveux de fille et ses joues en pleurs, on hésite à identifier le sexe. C'est elle encore qui nous commande de gémir, quand nous rencontrons le convoi d'une vierge nubile, quand nous voyons la terre se refermer sur un enfant trop jeune encore pour le bûcher. Quel est l'homme de bien, digne de porter le flambeau mystérieux, tel que doit être le prêtre de Cérès, qui puisse croire qu'une douleur lui soit étrangère? C'est justement cela qui nous distingue des bêtes. C'est pour cela que seuls nous avons reçu en partage cette raison auguste et que, capables de nous élever au divin, aptes à pratiquer et à goûter les arts, nous avons tiré du ciel un instinct supérieur qui a été refusé à la brute dont le regard est attaché au sol et ne saurait monter plus haut. A l'origine du monde, le Créateur de toutes choses n'a départi aux animaux que la vie ;

1. Ce passage a donné lieu à de nombreuses contreverses. L'observation de Juvénal implique que toute sécheresse était regardée par les Egyptiens comme une marque de la colère du Nil, qui frustrait leurs terres de ses eaux.
2. Peuple fabuleux de la Dacie, sur la rive gauche du Danube.


à nous il donna aussi une âme afin qu'une mutuelle affection nous invitât à nous demander et à nous prêter appui ; afin que les hommes dispersés formassent une société et que, quittant leurs bois antiques, les forêts où avaient habité leurs aïeux, ils se construisissent des maisons, établissant la contiguïté des foyers et assurant par ce voisinage même, par la confiance qui en naissait, la sécurité de leurs sommeils. Ils apprenaient à protéger un concitoyen tombé ou chancelant sous l'atteinte d'une large blessure ; à marcher au combat à un même signal ; à se défendre par les mêmes remparts ; à se protéger par les mêmes portes fermées avec la même clé. Mais aujourd'hui les serpents s'accordent mieux que les hommes ; la bête fauve épargne les bêtes à qui l'apparente sa robe tachetée. Vit-on un lion, parce qu'il était le plus fort, arracher la vie à un autre lion ? Dans quelle forêt, sanglier expira-t-il sous la dent d'un sanglier plus gros que lui ? Le tigre des Indes, malgré sa férocité, vit avec le tigre dans une paix perpétuelle ; les ours cruels s'arrangent entre eus. — Mais pour l'homme, ce n'était pas assez d'avoir forgé sur une enclume abominable un fer de mort, tandis que les premiers forgerons, ignorant l'art de façonner les épées, se contentaient de fabriquer des râteaux, des sarcloirs, et se fatiguaient à produire des marres et des socs. Nous voyons des peuplea dont le ressentiment ne se contente pas d'immoler des êtres humains, et qui se sont fait une nourriture du cœur, des bras, de la figure de leurs victimes. Que dirait Pythagore, où ne fuirait-il pas, s'il était témoin de telles horreurs, lui qui s'abstint de tous les animaux comme si c'était de la chair humaine et qui ne permettait même pas à son estomac n'importe quels légumes!

SATIRE XVI

Dans cette satire, évidemment incomplète ou inachevée, Juvénal expose à Gallius quels sont les avantages du métier militaire. II semble n'avoir en vue que le service dans les cohortes prétoriennes (cf. v. 25-21).
Les six premiers vers forment une petite introduction, le poète souhaite de pouvoir, si jamais il entre dans l'armée, franchir la porte du camp sous un astre favorable (1-6).
Une première partie, la seule que nous ayons conservée ou qui ait jamais été traitée, dépeint les avantages généraux de la vie des camps. Et d'abord, le privilège qu'ont les soldata de comparaître devant une juridiction spéciale et uniquement militaire, même quand ils se sont portés à des voies de fait sur un civil. Avec cela, l'esprit de corps est tel qu'il ne vaut pas mieux pour le civil gagner son procès devant les centurions que de le perdre : car, s'il le gagne, il sera dès lors en butte aux persécutions de toute la cohorte. C'est, d'ailleurs, un acte d'énergie bien rare qu'un antre civil vienne lui apporter son témoignage (7-34).
En justice encore, les soldats jouissent d'un autre privilège. S'ils ont une affaire à porter devant les tribunaux civils, ils obtiennent un tour de faveur, tandis que les simples citoyens sont condamnés à des attentes interminables (35-50).
Seuls, les militaires ont la faculté de tester du vivant de leur père ils peuvent disposer du pécule qu'ils ont acquis dans le service, de sorte qu'on voit des pères capter l'héritage de leur fils soldat (51-56.)
Nous n'avons plus que l'amorce d'un quatrième développement sur l'équité des récompenses accordées à chaque soldat selon son courage.

SATIRE XVI

Qui pourrait, ô Gallius, dénombrer les privilèges du métier des armes, quand on a la chance pour soi ? Si je suis admis dans le camp fortuné, puisse la porte me recevoir, conscrit timide, sous une heureuse étoile ! Car l'heure qui rend un destin propice a encore plus d'influence qu'une lettre de recommandation de Vénus à Mars, ou de sa mère (1), la déesse qui se plaît aux plages de Samos.
Examinons en premier lieu les avantages communs à tous les soldats. En voici un qui n'est pas le plus à dédaigner. Jamais civil n'osera rosser un soldat. Bien mieux, s'il est rossé lui-même, il fera bien de garder la chose pour lui, et de ne pas s'en aller montrer au préteur ses dents déchaussées, sa figure tuméfiée et toute noire, aux boursouflures livides, son œil — celui qui lui reste — pour lequel le médecin ne veut rien garantir. S'il tient à en tirer vengeance, on lui donnera comme juge des bottes bardéennes, et de puissants mollets, juchés sur un tribunal gigantesque (2).

1. Junon.
2. C'est-à-dire quelque centurion épais. Les Bardaei étaient un peuple illyrien, Martial désigne par le mot bardaicus un type de botte militaire (Epigr. IV, iv, 5).

Telle est l'antique loi des camps, et l'usage traditionnel depuis Camille : un soldat ne peut avoir procès hors du retranchement ni loin des enseignes. — « II est tout à fait légitime, que l'enquête soit confiée aux centurions, puisqu'il s'agit d'un soldat, et si ma plainte est légitime, satisfaction m'est
assurée. » — Oui, mais te voilà toute la cohorte à dos ; ses camarades vont se liguer pour que la punition infligée lui soit légère et plus désobligeante pour toi que l'injure reçue. C'est une entreprise digne d'un déclamateur comme Vagellius, aussi têtu qu'un mulet, que de se frotter, quand on n'a que ses deux jambes, à tant de bottes et de milliers de clous. — Et puis qui voudra s'en aller si loin de Rome ? Quel ami sera pour toi un Pylade au point de franchir les terrassements du camp ? Dépêchons-nous donc de sécher nos larmes et ne sollicitons pas nos amis, qui trouveraient de bons prétextes. Quand le juge dira : « Produisez vos témoins », que celui-là même qui a assisté au pugilat ose venir déclarer : « J'ai vu », et moi, je le proclamerai digne de nos aïeux barbus et chevelus. Il est plus aisé de produire un faux témoin contre un civil (1) qu'un témoin véridique contre les intérêts et l'honneur d'un militaire. Voici maintenant d'autres privilèges, d'autres avantages attachés au serment militaire. Qu'un voisin sans scrupules m'enlève dans le domaine que m'ont légué mes ancêtres le creux d'un vallon; qu'il déterre la pierre sacrée qui servait de limite, et que j'honorais chaque année en lui offrant de la bouillie et une large galette ;

1. Le mot paganus comporte dans la langue profane deux significations ; l'une (conforme à son étymologio, pagus) celle de « rural » par opposition à citadin ; l'autre, inconnue à l'époque républicaine, mais qui se rencontie dans le passage ci-dessus, chez Tacite (His. III, xxiv, 11 ; I, Liii, 14 et passim), Suétone (Aug. XXVII ; Galba XIX), Pline le Jeune (Ep. X, LXXXVI 2 ; VII, xxv, 6), celle de " civil" ou de "bourgeois" par opposition à " militaire". La plupart des historiens font dériver de la première de ces deux acceptions le sens chrétien de paganus, " païen". Le christianisme avait été d'abord une religion de cités. L'activité de ses missionnaires s'était portée en premier lieu sur les grandes agglomérations urbaines. Et l'attachement du rural à ses habitudes, à ses traditions, à ses dieux, la lenteur ordinaire de sa compréhension avaient rendu la conversion beaucoup plus lente que celle des milieux cosmopolites. Paganus n'apparaît pas au sens de "païen" avant les premières années du IV ème siècle.

qu'un débiteur s'obstine à ne pas me rendre l'argent qu'il m'a emprunté : qu'il désavoue sa signature apposée sur des tablettes dont il ne veut plus tenir compte, il me faudra attendre l'époque de l'année où commencent les procès pour le gros des plaideurs. Et, le moment venu, que d'ennuis encore, que de retards ! Combien de fois aurons-nous vu les sièges du tribunal aménagés, l'éloquent Cedicius se débarrassant de son manteau, Fuscus en train de se soulager : nous étions prêts — et voilà qu'on nous congédie! Le Forum où nous luttons est comme ces sables où l'on s'enlise. Mais ceux qui portent les armes et ceignent le baudrier, on leur assigne pour plaider le jour qui leur convient ; ils ne se ruinent pas comme nous en des procès interminables.
Autre avantage encore. Les soldats ont seuls le droit de tester du vivant de leur père. Car, selon la loi, le bien acquis au cours du service ne fait pas partie du patrimoine dont le père de famille dispose à son gré. Voilà comment Coranus, qui est encore sous les enseignes et qui touche sa solde, se voit l'objet des cajoleries intéressées de son père, quoique celui-ci ne soit déjà plus solide sur ses jambes. Une faveur légitime le fait avancer et récompense ses nobles exploits. N'est-il pas de l'intérêt du chef que le plus brave soit aussi le plus heureux et que, fiers de leurs phalères et de leurs colliers, tous...

Fin de l'ouvrage

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