Livre 7 à 12.

Les chiffres en italique indiquent le commencement d'un vers.

LIVRE VII

Cependant Fabius, unique espoir de Rome tremblante, s'empresse d'armer les alliés et l'Ausonie épuisée par la dernière défaite; et bientôt ce vieillard, endurci aux fatigues de la guerre, marche à la rencontre de l'ennemi. Mais son âme, plus qu'humaine, ne tenait compte ni des traits, ni des épées, ni des hardis coursiers. C'est lui seul qu'il va opposer à tant de milliers de Carthaginois, à un général invincible, à tant de rangs serrés : toutes ses armes, toutes ses troupes ne sont qu'en lui. C'en était fait de Rome sans la force admirable, sans la fermeté de ce vieillard qui sut arrêter, en temporisant, les coups que pouvait encore nous porter la fortune. Il mit des bornes à la faveur accordée par les dieux aux armes carthaginoises, et fixa le terme des victoires de la Libye. Enfin; par ses prudentes lenteurs, il joua le Carthaginois, qu'avaient enflé les défaites de l'Hespérie. O le plus grand des généraux! toi qui soutins le royaume de Troie, près de tomber pour la seconde fois; qui sauvas le Latium et nos ancêtres accablés; toi qui préservas la maison de Carmente et le palais d'Évandre, va, tu l'as mérité, va placer ta tête sacrée dans le ciel.

20- Le chef africain, voyant que des noms nouveaux avaient été créés en même temps qu'un dictateur, pensa que ce brusque changement dans la forme de l'autorité devait avoir une cause puissante. Il voulut savoir quelle illustration, quels exploits avaient parlé en faveur de Fabius; comment ce guerrier pourrait être pour les Romains l'ancre de salut, et pourquoi, après tant d'orages, Rome osait penser qu'il égalât Annibal. Cet âge mûr, exempt de témérité, l'inquiétait : il ne serait pas possible de faire tomber un vieillard dans des piéges, Il fait venir à l'instant un prisonnier, pour connaître et la race de ce chef, et ses habitudes, et ses exploits. On amène Cilnius, personnage illustre, né à Arrétium, ville d'Étrurie. Un sort malheureux l'avait conduit sur les bords du Tésin, où, tombant de son cheval blessé, il avait été pris et jeté dans les fers par les Carthaginois. Dans sa captivité, le plus grand de ses maux, il désirait ardemment la mort. "Non, dit-il, ce n'est plus ici Flaminius, ce n'est point le téméraire Gracchus que tu as à combattre : tu as pour adversaire un descendant d'Hercule. Si les destins l'avaient fait naître dans ta patrie, ô Annibal, Carthage, du haut de sa citadelle, verrait l'univers à ses pieds. Je ne déroulerai pas ici une longue série de faits. Il me suffira de te faire connaître les Fabius par un seul combat.

40- Les Véiens, ayant violé la paix, refusaient de recevoir le joug. Déjà Mars en fureur se présentait aux portes de Rome, et le consul ordonnait de prendre les armes. Les Fabius, dignes enfants d'Hercule, s'opposent aux nouvelles levées, et eux seuls vont camper devant l'ennemi. On vit avec étonnement une seule famille de patriciens former une armée et marcher au combat. Ils étaient sortis au nombre de trois cents, tous en état de commander; avec un seul d'entre eux, tu aurais pu faire partout la guerre sans craindre les revers. Mais un sinistre présage avait signalé leur sortie de Rome; on entendit la porte Scélérate jeter, en roulant sur ses gonds, un son menaçant; on entendit mugir le grand autel du temple d'Hercule. Ils attaquèrent les ennemis : leur rude valeur ne voulut pas les compter, et ils en tuèrent plus qu'ils n'étaient eux-mêmes. Tantôt ils fondaient sur eux en un seul peloton ; tantôt, séparés, ils se plaçaient en embuscade, se partageant les dangers et la gloire. Aucun d'eux ne le cédait à un autre, tous méritaient la palme du triomphe et l'honneur de ramener les trois cents. Espérances trompeuses! grandes âmes! vous oubliâtes, hélas! la fragilité des choses humaines. Cette troupe de héros, qui regardaient comme une honte que l'état entreprît une guerre tant que les Fabius seraient vivants; cette troupe, subitement cernée, dut sa défaite à l'envie des dieux mêmes. Toutefois, ne va pas te réjouir en apprenant qu'ils ont pu mourir; il en reste assez pour te tenir tête, à toi et à toute la Libye. Fabius seul suppléerait à ses trois cents aïeux, tant il a de vigueur, de prévoyance et d'expédients cachés sous son flegme. Non, malgré ta jeunesse et la chaleur de ton sang, tu ne presses pas plus vivement de l'éperon un coursier au jour de la bataille, tu ne lui fais pas mordre le frein avec plus de rage". Annibal, jugeant par ce discours, que Cilnius ne cherchait qu'à mourir : "Insensé, dit-il, c'est en vain que tu veux m'irriter, et te dérober en mourant aux fers que tu portes. Oui, tu vivras : soldats, qu'on resserre ses liens!" Ainsi commande Annibal, tout orgueilleux des faveurs de la fortune et de son heureuse audace. Cependant la religion appelait aux autels des dieux le sénat et les dames romaines. Elles marchent en nombreux cortège, le visage triste, les yeux pleins de larmes, et vont offrir à Junon le voile qu'elles lui ont voué. "Reine des dieux, sois ici présente; entends les prières de la chasteté. Citoyennes de Rome, nous qu'honore le beau nom de matrones, nous t'offrons un don précieux, un voile magnifique que nous avons brodé en or sur un fond que nos mains ont tissé. Daigne, ô Déesse, te contenter de ce voile jusqu'à ce que nos frayeurs aient disparu, et si tu accordes à nos guerriers de chasser de notre patrie la tempête libyenne, nous poserons sur ta tête une couronne d'or massif enrichie de perles éclatantes". Elles font aussi à Pallas, à Phébus, à Mars des dons particuliers, et surtout à Vénus. Tant il est vrai que le culte des dieux est né du malheur; dans la prospérité, un rare encens fume sur leurs autels.

90- Tandis que Rome décrète des cérémonies religieuses, Fabius s'avance en dérobant sa marche ; et son habileté militaire, qu'on eût prise pour de la lenteur, avait déjà fermé toutes les voies à l'ennemi et à la fortune. On ne pouvait plus s'éloigner des drapeaux: Fabius apprenait à ses soldats cette discipline qui fit l'honneur et la puissance de l'empire romain. Dès qu'Annibal voit apparaître les premières enseignes sur les montagnes, et que l'éclat des armes lui annonce une nouvelle armée, son espérance se ranime, il brûle de ressaisir la fortune: la victoire lui semble retardée de tout le temps qui doit s'écouler jusqu'à ce que les armées soient en présence.
«Avancez, crie-t-il à ses soldats, forcez la marche, courez aux portes du camp, franchissez les retranchements, l'ennemi n'est éloigné du Tartare que de la distance qui le sépare de nous. Ils n'ont appelé aux combats que d'impuissants vieillards contre lesquels vous auriez honte d'employer toute votre valeur. Ce que vous voyez dans leur camp n'est que le reste de leurs soldats, qu'on avait rejeté comme incapable de soutenir la première guerre. Où est ce Gracchus, où sont les Scipions, ces deux foudres deRome? Chassés de l'Italie, ils ne se sont arrêtés, tout tremblants dans leur fuite, qu'après que la terreur les eut emportés au-delà de l'Océan, aux extrémités du monde. Fugitifs l'un et l'autre, ils errent à présent, saisis d'épouvante à mon seul nom, et se tiennent sur les rives de l'Ébre. N'ai-je point droit aussi de me glorifier d'avoir défait Flaminius; et ne puis-je compter parmi mes titres le nom de cet intrépide guerrier? Combien d'années mon glaive ne va-t-il pas ôter à Fabius ! Il ose cependant m'affronter: eh bien! qu'il l'ose. Il me devra de ne pas porter plus longtemps les armes. En vociférant ces audacieuses paroles, il conduit ses troupes à pas précipités. Les devançant sur son coursier, tantôt il provoque du geste les Romains, tantôt il tâche de les irriter par des outrages, tantôt poussant sa javeline, il s'élance en avant comme pour se donner le simulacre des prochains combats. Tel le fils de Thétys portait dans les campagnes phrygiennes ces armes fameuses, ouvrage de Vulcain, et embrassait sur son bouclier la terre, le ciel, la mer, le monde entier, ciselé de la main du dieu.
Mais Fabius, habile à temporiser, reste spectateur de cette vaine furie; et, du haut des montagnes, il dompte cette âme impatiente, et fatigue ces impuissantes menaces par le refus de combattre. Tel, durant les ténèbres de la nuit, le pasteur goûte un sommeil exempt d'inquiétudes, entouré de ses brebis qu'un parc bien fermé met à l'abri de toute atteinte. La troupe affamée des loups féroces hurle alentour, et par de vaines morsures tàche de forcer l'obstacle. Annibal dépité se retire, et traverse la Pouille à petites journées. Tantôt il se cache au fond d'un vallon dérobé, essayant d'y attirer Fabius pour l'accabler s'il vient à l'y suivre ; tantôt, à la faveur des ténèbres, il lui tend des embûches sur son passage, feignant de fuir avec terreur ; tantôt il abandonne son camp en toute hâte, y laissant un butin dont la richesse puisse tenter son ennemi. Ainsi le Méandre aux replis tortueux promène ses ondes dans toute la Méonie.

140- Annibal épuise toutes les ruses, prodigue tous les stratagèmes, poursuit par tous les moyens le but de ses efforts. Tel un rayon de soleil réfléchi dans l'eau fait flotter sur les murailles de la maison une lumière tremblottante, et semble battre les lambris d'une ombre sans cesse agitée. Déjà le dépit le rend furieux , et sa colère secrète murmure ainsi : "Si celui-là nous eût opposé le premier ses armes, ni la Trébie ni le Trasymène n'eussent laissé tant de regrets aux Romains; amais le Pô, teint de sang, n'eût terni les ondes de la mer. Il a trouvé, en se contenant, en nous épuisant par son inaction, un nouveau moyen de vaincre. Combien de fois, en feignant d'accourir, n'a-t-il pas fait avorter mes ruses et tous mes stratagèmes"! Ainsi se parlait-il à lui-même, à l'heure où la trompette annonçait le milieu de la nuit, et où la troisième garde, s'arrachant au repos, se rendait à son poste fatigant. Annibal change de chemin; laissant derrière lui le pays des Dauniens, il revient ravager la Campanie. A peine est-il entré dans les riches campagnes de Falerne, terre féconde qui n'a jamais trompé l'espoir du cultivateur, que les vignobles sont, par ses mains ennemies, réduits en cendres. Bacchus, il ne nous est pas permis de taire ici tes bienfaits. Quelque grand que soit le sujet de mes chants, je rappellerai que c'est à toi qu'on doit le jus sacré de Falerne, dont les vignes, chargées de grappes, produisent ce nectar qui met ses pressoirs au premier rang. Le vieux Falerne, dans ce temps heureux où l'on ne connaissait pas l'épée, labourait les coteaux de Massique. Le pampre entrelacé ne projetait pas encore son ombre dans les campagnes, alors sans feuillage. Accoutumés à étancher leur soif à une fontaine ou au courant d'une onde pure, les hommes ne savaient pas rendre leur breuvage plus agréable, en y mêtant la liqueur de Bacchus. Un heureux hasard voulut qu'il vint dans ces lieux, et qu'il y demandât l'hospitalité lorsqu'il allait au rivage de Calpé; vers ces contrées où finit le jour. Ce dieu ne rougit pas d'entrer dans une pauvre chaumière, et de frapper à une humble porte. Falerne le reçoit dans sa cabane enfumée, et lui dresse une table devant le foyer, selon l'usage de ces temps où régnait la pauvreté, heureux de recevoir un étranger qu'il ne savait pas être un dieu. Aussi hospitalier que ses pères, il le sert avec un empressement joyeux, et il n'épargne pas la faiblesse de son âge. Il appporte tout ce qui fait sa richesse aux jours de fête : des mets dans de pures corbeilles, des fruits humides de rosée, qu'il se hâte d'aller cueillir dans son jardin arrosé d'une eau vive. Il y joint du lait, des rayons de miel, les dons de Cérès; mais il ne souille sa table du sang d'aucun animal. Il commence par offrir à Vesta les prémices de tous ces mets, et il les jette au milieu des flammes. Flatté des soins empressés de ce vieillard, tu ne voulus pas, ô Bacchus ! que ta liqueur manquât sur cette table. Soudain les coupes de hêtre, au grand étonnement de ton hôte, se remplissent d'un vin fumant; c'est le prix de l'hospitalité du pauvre.

190- Une liqueur rouge coule des vases grossiers qui servaient à recevoir le lait; et, dans le chêne creusé en forme de coupe, la grappe distille un vin d'un parfum délicieux. "Accepte, lui dit Bacchus, des dons qui ne t'étaient point connus, ils rendront fameux un jour le nom de Falerne, qui désormais cultivera la vigne". Alors le dieu se fit connaître. Une couronne de lierre ceignit son front vermeil, ses cheveux tombèrent en boucles sur ses joues, une large coupe apparut suspendue à sa droite , et une vigne descendant de son thyrse verdoyant, embrassa la table de son feuillage bachique. Et toi, Falerne, tu ne résistas guère aux charmes de la joyeuse liqueur : après en avoibu plusieurs coupes, tu ris, en trébuchant, ta langue épaissie s'agite, et la tète étourdie des fumées de Bacchus, tu ne peux le remercier qu'en balbutiant des mots inarticulés. Le sommeil, compagnon du dieu, vient enfin fermer tes paupières vaincues. Dès que l'haleine des coursiers du soleil a fait évaporer la rosée, le Massique paraît couvert au loin de vignes florissantes, étonné de porter ces nouveaux feuillages et ces grappes qui se colorent aux rayons du soleil. Ce sera là sa gloire; et depuis ce temps le riche Tmolus, l'ambroisie des coupes sucrées d'Ariusium, le vigoureux Méthymne cédèrent aux pressoirs de Falerne. Annibal dévastait alors cette contrée, et portait partout le ravage. Il brûlait de teindre son glaive de sang, tandis que Fabius se jouait de ses efforts. Mais dans le camp romain on se laisse aller à des désirs téméraires. La dangereuse ardeur des batailles commençant à gagner les esprits , les soldats se disposent à descendre de la montagne protectrice. Muse, tu placeras au temple de mémoire ce chef à qui il fut donné de vaincre deux armées à la fois, et de dompter leur fureur réunie. "Si le sénat, dit-il, m'eût connu téméraire, emporté et capable d'être ébranlé par vos clameurs, il ne m'aurait pas confié l'autorité suprême et le soin de diriger une guerre désespérée. Oui, mon parti est bien arrêté, et j'y ai pensé longtemps. Je vous sauverai malgré vous, malgré l'entrainement qui vous pousse à votre perte. Fabius ne souffrira pas qu'aucun de vous périsse volontairement. Si la vie vous pèse, si vous voulez que le nom romain expire avec vous, et si vous rougissez de n'avoir pas encore rendu ce champ fameux par le bruit d'un désastre, rappelez donc Flaminius du sein des ombres. Il y a longtemps qu'il vous eût témérairement donné le signal et l'exemple du combat. Ne verrez-vous donc pas le précipice et le malheur qui vous menace? ! Il ne faut plus qu'une victoire à l'ennemi pour finir cette guerre. Restez ici, soldats, et obéissez à qui vous commande. Quand l'occasion propice réclamera votre valeur, sachez alors, par vos exploits, égaler la fierté de vos murmures. Non, certes, il n'est pas difficile d'en venir aux mains, je le sais. Il ne vous faut qu'une heure pour sortir du camp, et vous répandre tous dans la plaine. Ce qui importe, c'est de revenir du combat; et Jupiter ne l'accorde qu'à ceux qu'il a vus partir d'un oeil favorable. Annibal presse sa fortune; il a lancé son vaisseau, plein de confiance dans les vents propices. Pour nous, nous devons temporiser jusqu'au moment où la brise l'abandonnera, et que nous verrons ses voiles privées du souffle puissant qui les avait enflées. Les faveurs de la Fortune ne sont point dubles. A quelle extrémité n'ai-je pas réduit ce chef en lui refusant le combat! Quel coup porté à sa gloire! Et ce ne sera pas un de mes moindres titres que.... Mais j'aime mieux me taire. Vous me demandez d'aller à l'ennemi, de combattre : puisse le ciel vous inspirer toujours la même confiance! En attendant, dérobez-vous aux plus mauvaises chances, et n'opposez, oui, n'opposez que moi seul à toute cette guerre".
Ce discours calme les mécontentements : les soldats furieux s'apaisent. Ainsi, quand Neptune lève au-dessus des flots troublés sa tête paisible, d'un regard il embrasse la mer, et on voit en lui le dominateur des ondes; les vents tombent, et suspendent le bruit de leurs ailes sur leur front orageux; la paix se répand peu à peu sur l'océan devenu tranquille, et les flots languissants brillent sur la rive silencieuse.

260- Le Carthaginois apprend ce qui se passe dans le camp, et sa perfidie cherche à envenimer les esprits. Fabius avait là quelques arpents de terre héréditaire, dont la culture n'exigeait que peu de charrues, et qui portait le nom des coteaux du Massique voisin. Annibal en prend occasion de le perdre, en jetant des soupçons sur lui dans le camp romain. Il écarte de ce camp et le fer et la flamme, et l'épargne perfidement, pour donner à penser que Fabius et lui traînaient la guerre en longueur par suite d'un accord secret. Fabius comprit son but, et reconnut là les ruses de Carthage; mais il ne perdit pas son temps à s'affliger ou à se prémunir contre l'envie au milieu des soucis de la guerre et du bruit des armes. Il pensait encore moins à risquer un combat pour justifier sa réputation. En vain le rusé Carthaginois traîne et porte son camp à droite et à gauche, épiant l'occasion d'attaquer. Fabius s'empare de tous les défilés, et l'enferme sur des monts couverts de bois, dans des collines hérissées de rochers. D'une part, les rochers des Lestrigons le pressaient par derrière de leurs flancs escarpés; de l'autre, le Literne, de ses profonds marécages. La position des lieux dispensait Fabius d'attaquer : l'armée ennemie, resserrée dans ces détroits et que la faim commençait à tourmenter, allait éprouver à son tour le sort de la malheureuse Sagonte : Carthage était là près de mettre bas les armes. Tout ce qui respire sur la terre et dans les profondeurs des ondes était livré an sommeil: et les mortels, délivrés de leurs travaux, reposaient dans le sein de la nuit. L'inquiétude cependant agitait Annibal. Le feu qui dévorait son coeur ne lui permettait pas de goûter les douceurs du repos pendant la nuit, qui invite à s'y livrer. Il se lève, et se couvrant de la peau du lion qu'il avait coutume d'étendre sur la terre pour s'y reposer, il court à la tente de son frère qui était peu éloignée de la sienne. Magon, endurci comme lui aux fatigues de la guerre, était couché sur une peau de taureau, et oubliait ses soucis dans les bras du sommeil. Près de là, sa lance, plantée dans la terre, portait sur sa pointe le casque du guerrier. A ses côtés étaient son bouclier, sa cuirasse, son épée, son arc et sa fronde. Autour de lui dormait une troupe d'élite, éprouvée dans les combats : son cheval brouttait le gazon sur lequel il était étendu.

300- Le bruit d'Annibal entrant dans sa tente interrompt son léger sommer. "Eh ! mon frère, dit-il en mettant la main sur ses armes, quel souci t'agite et te prive du repos?" Déjà Magon s'était levé; il pousse du pied ses compagnons étendus sur l'herbe, et les appelle aux travaux du camp. «Fabius, répond Annibal, trouble toutes mes nuits et me cause les plus vives alarmes. Ce vieillard, hélas! est le seul obstacle qui arrête le cours de mes destins. Tu vois qu'il nous tient investis de tous côtés; ses troupes sont un rempart qui nous enferme. Mais écoute ce que je veux tenter; car le danger est pressant. Tu sais que nous avons à la suite de l'armée des troupeaux ramassés dans les campagnes. Je vais ordonner qu'on attache à leurs cornes des branchages secs de sarment. Dès qu'on y aura mis le feu, les boeufs, que la douleur rendra furieux, se jetteront de tous côtés, et répandront ainsi l'incendie sur toutes les collines. Les gardes romaines, effrayées de ce spectacle nouveau, abandonneront les postes périlleux, croyant, à cause des ténèbres, à un danger plus réel. Si tu approuves ce projet, il faut l'exécuter sur-le-champ; car, ajoute-t-il, l'extrême péril ne permet pas de délai". Ils sortent ensemble et parcourent plusieurs tentes. Le grand Maraxès dormait dans la sienne, la tête appuyée sur son bouclier; il était étendu parmi les soldats, les chevaux et les dépouilles sanglantes arrachées à l'ennemi. Au milieu d'un sommeil agité qui lui retraçait sans doute l'image des combats, il jetait alors un cri horrible. Dans son ardeur, sa main droite cherchait en tremblant sous le chevet ses armes et cette épée qui lui était si connue. Magon, le poussant avec le bois de sa lance renversée, l'arrache à cette lutte imaginaire: "Modère ton courroux nocturne, vaillant Maraxès, et diffère tes combats jusqu'au jour. Il faut profiter des ténèbres pour exécuter un stratagème qui nous tire secrètement d'ici et assure notre retraite. Annibal veut qu'on attache des branchages secs aux cornes des boeufs, afin que ces animaux, couverts de feu, parcourent tous les bois d'alentour; nous pourrons, par ce moyen, nous ouvrir un passage à travers les bataillons qui nous arrêtent, et dégager l'armée investie de toutes parts. Sortons, et que cette ruse apprenne à Fabius qu'il ne doit point lutter d'adresse avec nous". Maraxès accueille ce projet avec une joie pleine d'ardeur, et ils se rendent, sans tarder, à la tente d'Acherras. Ce guerrier connaissait peu le sommeil et le repos; jamais il ne passait une nuit entière à dormir. Il était alors occupé de son coursier belliqueux; il le soulageait de sa fatigue en l'étrillant, et lui rafraîchissait la bouche qu'avait irritée le mors. Ses compagnons nettoyaient ses javelots, enlevaient le sang desséché qui en couvrait le fer, et en aiguisaient les pointes. Les deux chefs lui exposent ce qu'exigent leur position, le temps qui presse, et ce qu'ils ont projeté; ils le pressent de les seconder de toute son ardeur : l'ordre circule dans tous les bataillons; chaque capitaine instruit sa troupe de ce qu'il faut faire à l'instant, et n'épargne point les avis. La crainte, qui donne du courage, les anime et les pousse à dérober leur fuite pendant le silence profond et l'obscurité de la nuit. Bientôt le feu est mis aux faisceaux de sarment, et s'élève rapidement sur les cornes des bœufs. Dès que la chaleur les a gagnés, ces animaux secouent leurs têtes et alimentent la flamme en l'agitant. Bientôt des gerbes de feu s'élancent à travers la fumée qui se dissipe. Les bœufs, hors d'haleine, se précipitent à travers les collines, les broussailles et les rochers. Partout l'horrible mal les poursuit; ils poussent des mugissements furieux, et luttent en vain contre ces flammes qui assiègent leurs narines.

360- Les montagnes, les vallées sont remplies d'un feu errant qui va même briller le long des rivages voisins. Moins nombreuses sont, dans une belle nuit, les étoiles attachées au firmament, qu'aperçoit le matelot en fendant les ondes. Moins nombreux sont les incendies qui frappent les yeux du berger arrêté sur les cimes du Gargan, lorsque les Calabrois mettent le feu aux broussailles pour engraisser leurs terres. A l'aspect de ces feux subits qui errent sur les montagnes, les soldats que le sort a commis à la garde du camp sont saisis de frayeur; ils s'imaginent d'abord que ces lueurs voltigent ainsi d'elles-mêmes, et sont nourries dans des foyers inépuisables cachés sous les collines. Dans leur terreur, ils se demandent si ces flammes ne sont pas tombées du ciel, si le père des dieux n'a pas lancé sa foudre, ou si la terre, ouvrant ses redoutables abîmes, ne les vomit pas de son sein déchiré par l'explosion du soufre embrasé. Déjà ils ont abandonné leurs postes : Annibal s'empare aussitôt des gorges, et se jette, plein de joie , dans la plaine. La vigilance de l'habile dictateur avait ainsi réduit Annibal, après ses victoires de la Trébie et du Trasimène, à regarder comme un événement heureux d'échapper à Fabius et aux armes des Romains. Il l'eût même poursuivi dans cette évasion, s'il n'eût été appelé à Rome pour offrir aux dieux les sacrifices accoutumés de sa maison. Au moment de se mettre en chemin il s'adressa au guerrier qui devait, selon l'usage, recevoir les étendards, le commandement et la souveraine autorité; et il lui donna, en terminant, ces instructions et ces avis : "Minucius, si la fortune ne t'a pas encore appris par ma conduite à préférer le parti de la prudence, ce ne sont pas des paroles qui te mèneront au véritable honneur, et te garantiront d'un excès de témérité. Tu as vu Annibal emprisonné. Infanterie, cavalerie, légions, phalanges serrées, rien ne m'a servi encore! Seul, je t'en prends à témoin, je l'ai tenu investi. Je reviendrai bientôt. Donne-moi le temps d'offrir aux dieux des libations et un sacrifice solennel, et je vous le livrerai de nouveau, enfermé dans les montagnes ou dans les replis sinueux de quelque fleuve. Mais garde-toi bien de combattre : crois-en mon expérience : elle ne me trompe pas. Dans ce désastre de nos affaires, le salut de Rome est de temporiser. Que d'autres mettent leur gloire à dompter l'ennemi le fer à la main; cela est beau sans doute; mais Fabius n'ambitionne pas d'autre triomphe que celui de vous avoir conservés. Je te confie un camp où l'armée est encore entière, où les soldats sont sans blessure : rends-les-moi comme tu les auras reçus, et ce sera assez pour ta gloire. Tu verras ce lion de Libye tantôt assaillir ton camp, tantôt t'attirer par l'appât d'une proie, tantôt opérer sa retraite, mais en tournant la tête, et en couvant des menaces et des ruses. Que ton camp, je t'en conjure, soit tenu bien fermé; ôte à l'ennemi tout espoir de combattre. Qu'il me suffise de te donner ces conseils ; mais si mes prières ne pouvaient modérer ta fougue, en qualité de dictateur, et en vertu de mon autorité suprême et sacrée, je te défends de prendre les armes".
C'est ainsi qu'au moment de quitter le camp, Fabius le fortifiait de ses sages avis. Bientôt il se rend à Rome. Cependant une flotte carthaginoise, poussée par un vent favorable, rasait la côte de Càiete, et le pays des Lestrigons, pour entrer dans les ports qui lui étaient ouverts. La mer bouillonnait sous les coups multipliés des rames. Les nymphes, effrayées par le bruit, sortent toutes tremblantes de leurs demeures transparentes, et voient leurs rivages au pouvoir des vaisseaux ennemis. Dans l'épouvante qui les saisit, elles fuient précipitamment vers d'autres bords connus, là où s'élève du sein des ondes l'ancien royaume des Téléboïens, et ses grottes creusées dans la pierre-ponce.

420- C'est là que s'enferme le terrible Protée dans un antre profond défendu contre les ondes par un rempart de rochers. Ce devin, qui connaît la cause de leur fuite et de leurs terreurs, élude d'abord leurs questions en prenant différentes formes. Tantôt il les effraie sous celle d'un serpent hérissé d'écailles, qui darde sa langue sifflante; tantôt il rugit, transformé en un lion effroyable. "Parlez, dit-il enfin, quel sujet vous amène ? Pourquoi cette pâleur qui couvre vos joues? D'où vous vient cette soif de l'avenir?" Cymodocé, la plus âgée des nymphes d'Italie, lui répond : "O Protée! tu sais déjà le sujet de nos frayeurs et ce que nous réserve la flotte carthaginoise qui a envahi nos rivages. Les dieux vont-ils faire passer l'empire romain en Libye? ou le nocher carthaginois possédera-t-il à jamais ces ports ? Chassées de notre patrie, irons-nous habiter l'Atlas, ou les grottes de Calpé, aux extrémités du monde?"
Le devin, embrassant toutes les choses passées depuis leur origine, de sa parole à double sens leur dévoile ainsi l'avenir: "Le Berger de Troie était assis sur le mont Ida: aux sons aigus de sa flûte il rappelait à de frais pâturages ses troupeaux errants dans les broussailles. Mollement étendu, il avait été témoin du différend élevé entre les déesses pour le prix de la beauté. Cupidon, qui se tenait prêt pour l'heure où il devait être décidé, pressait les cygnes d'albâtre attelés an char de sa mère. Un petit carquois et un arc d'or brillaient sur ses épaules. Il fait signe à Vénus de ne point trembler, et lui montre le carquois qu'il porte garni de flèches. Parmi les amours, l'un arrange sa chevelure sur son front d'ivoire, l'autre détache la ceinture de sa robe. Vénus pousse un soupir, les roses s'épanouissent sur ses lèvres, et elle parle ainsi à la troupe brillante : "Enfants, voici le jour de me prouver toute votre tendresse. Avec vous, qui eût pu croire à tant d'audace? Vénus vient aujourd'hui défendre ses attraits et sa beauté : que lui reste-t-il au monde? Oui, chers enfants, si jamais je vous ai confié mes traits imprégnés du plus doux poison, si votre aïeul, qui donne des lois au ciel et à la terre, paraît même devant vous en suppliant quand vous le voulez, faites que, victorieuse de Pallas, je remporte à Chypre les palmes de l'Idumée; et que, préférée à Junon, je voie brûler à Paphos des parfums sur cent autels". Tandis que Vénus stimulait ainsi le zèle des amours, tout le bois retentissait sous les pas de la déesse. Déjà Minerve avait quitté son égide, arrangé sa chevelure, jusque-là cachée sous son casque ; et, apprenant la douceur à ses regards devenus sereins, elle s'avançait, portant rapidement ses pas vers le bocage désigné. D'un autre côté, Junon y entrait aussi, elle, l'épouse de Jupiter, qui consentait à l'orgueilleux jugement du berger de l'Ida. Enfin Vénus arrive la dernière. Les ris se jouent sur son visage resplendissant. Tous les bois d'alentour, les antres couverts d'épais feuillages, sont pénétrés de l'odeur suave qui s'exhale de sa tête sacrée. Pâris n'est plus maître de juger; il baisse ses yeux, qu'a fatigués cette lumière éclatante, prononce, et craint de paraître avoir balancé. Mais les déesses vaincues soulevèrent contre Troie une guerre terrible qui traversa les mers; et cette ville fut détruite avec son juge. Alors le pieux Énée, après de grands dangers sur la terre et sur les ondes, vint déposer en Italie les pénates de Dardanus. Aussi longtemps que les phoques sillonneront les mers, que les astres luiront au ciel, que le soleil se lèvera sur les rivages de l'Inde, aussi longtemps vivra l'empire qu'il aura fondé, et cet empire n'aura point de bornes. Mais vous, ô nymphes ! tandis que tourne l'inévitable fuseau, fuyez les sables malheureux de Sason et l'Adriatique. L'Aufide, gonflé par des ruisseaux de sang, ne roulera vers la mer que des flots rougis par le carnage; et les ombres des Étoliens combattront encore les Troyens dans un champ maudit de la voix des oracles. Peu après, les Carthaginois viendront frapper de leurs lances les murailles de Rome ; et le Métaure deviendra fameux par la sanglante défaite d'Asdrubal. On verra Scipion, qui doit la vie à un amoureux larcin de Jupiter, venger la mort de son père et de son oncle. Il livrera aux flammes les rivages de Didon, arrachera le Carthaginois de l'Italie, dont il dévorait les entrailles, et le vaincra enfin au sein même de la Libye. Carthage lui rendra les armes, et l'Afrique lui cédera son nom. Celui qu'il se donnera pour fils dirigera contre cette ville une troisième guerre, et rapportera à Rome la cendre de Carthage".
Tandis que Protée déroule ainsi dans son antre les secrets de l'avenir, le maître de la cavalerie, chargé du commandement, oubliait Fabius et ses sages conseils pour courir imprudemment à l'ennemi. Annibal n'avait rien oublié pour nourrir dans ce chef une témérité coupable. Il feignait de fuir, et s'exposait volontairement à quelque échec, dans le but de le pousser à une action générale.

500- Ainsi le pêcheur jette des appàts au fond d'un lac, pour faire sortir le poisson de ses retraites humides. Dés qu'il le voit nager à la surface de l'eau, il rapproche insensiblement les extrémités de son filet, et l'amène captif sur le rivage.
Le bruit se répand que l'ennemi est en déroute, qu'il a cherché son salut dans la fuite; on ajoute que Minucius s'engage à finir la guerre, si on lui permet de vaincre ; mais que sa valeur ne peut rien, puisque, vainqueur même, il encourt la peine prononcée par les lois; que Fabius viendra encore enfermer l'armée dans le camp, ordonner qu'on remette l'épée dans le fourreau, et exiger que le soldat rende compte de sa victoire et du succès de ses armes.
Ainsi parlait le peuple; Junon profitait de ces rumeurs populaires pour exciter contre Fabius la jalousie du sénat. Aussitôt, ce qui est à peine croyable, on prend, selon les voeux d'Annibal, une décision, qu'on n'expiera pas par de médiocres malheurs. L'armée est divisée, et le commandement partagé entre Fabius et le commandant de la cavalerie, dont on fait son égal. Cet illustre vieillard le voit sans colère, il craint seulement que la patrie imprudente ne soit punie d'une si grande faute. Tout occupé de ses pressentiments, il quitte Rome, fait le partage de toutes les forces, établit son camp auprès des collines voisines; et, placé comme en observation sur les hauteurs, ne considère pas moins le camp romain que celui des Carthaginois. Minucius fait sans délai renverser les retranchements du sien brûlant d'une ardeur qui le conduit à sa ruine et à celle de son pays.
Annibal d'un côté, Fabius de l'autre, le regardent sortir d'une marche précipitée, et se tiennent prêts à tout événement. Le Romain fait prendre aussitôt les armes à ses troupes, et les tient rangées devant leurs retranchements. Le général carthaginois lance toutes les siennes au combat, les poussant à grands cris dans la plaine.
"Soldats, saisissez l'occasion qu'on vous offre de combattre, le dictateur est absent; c'est un dieu qui vous accorde en pleine campagne ce combat depuis si longtemps inespéré. puisque le jour en est venu, faites disparaître l'antique rouille qui ternit vos armes, et assouvissez par des ruisseaux de sang l'impatience de vos glaives".
Fabius se livrait, sur son rempart élevé, à de graves réflexions, en promenant ses regards dans la plaine. Son coeur souffrait devoir que tu voulusses, ô Rome ! affronter un si grand danger, pour apprendre quel était Fabius. Le fils du dictateur, joignant ses mains, s'écrie :

540- "Le téméraire ! il va être puni comme il le mérite, lui qui, favorisé par d'aveugles suffrages, a osé nous ravir nos faisceaux pour se jeter en aveugle dans l'abîme. Le voyez-vous, tribus insensées ! ô Rostres, théâtre de tant de méprises! Assemblées du Forum, passionnez-vous pour ces hommes vains! obtenez donc de Mars de mesurer aux grades ses faveurs! et que les lâches enjoignent au soleil de le céder à la nuit! Que votre erreur insensée, que l'insulte faite à mon père vont vous coûter cher"!
Le vieillard agite sa lance, et, les larmes aux yeux : "Mon fils, dit-il, c'est dans le sang des Carthaginois qu'il faut effacer ces prédictions farouches. Souffrirai-je que des citoyens romains périssent sous mes yeux, à la portée de mon bras ? Quoi ! je verrais tranquillement l'ennemi victorieux? Avec de telles pensées, j'absoudrais ceux qui ont égalé à moi un inférieur. Apprends donc de ton père, et n'oublie jamais que c'est un crime de s'en prendre à la patrie, et qu'un homme coupable de cette faute est le plus criminel qui descende au Tartare. Ainsi pensaient nos aïeux. O Camille! combien tu fus grand et majestueux, lorsque, chassé de tes pénates, tu revins, noble exilé, pour monter triomphant au Capitole! Combien d'ennemis extermina ce bras, auparavant maudit! Si ce grand homme n'eût été maître de son coeur, inaccessible au ressentiment, le sceptre d'Énée eût été transporté ailleurs ; et Rome ne serait pas aujourd'hui la première ville du monde. Laisse là, ô mon fils ! ce courroux qui me siérait mieux. Réunissons nos armes, et portons du secours à cette armée". Déjà le signal du combat se faisait entendre, et les bataillons se choquaient violemment. Le dictateur renverse le premier les barrières, et ouvre une large issue pour lancer ses troupes au combat. Avec moins de fureur se portent l'un contre l'autre le vent d'Afrique, qui soulève les Syrtes, et Borée accouru de la Thrace, lorsqu'ils se livrent de furieuses batailles. Chacun d'eux divise la mer, et pousse sur les rivages opposés la masse d'eau devenue son partage.
Les flots, entraînés d'un côté ou de l'autre, au gré de la tempête, leur cèdent en mugissant; si la Libye entière eût reçu la loi de Fabius, si Carthage fût tombée sous ses coups, il en eût tiré une moindre gloire que celle que lui valut l'injustice née de l'envie. Car ce grand homme vainquit à la fois les plus dangereux ennemis : la crainte, Annibal, la colère, l'envie, et tout ensemble, la Renommée et la Fortune.

580- Dès qu'Annibal le vit descendre du haut des collines, il trembla au milieu de ses fureurs, et perdit aussitôt, en gémissant, tout espoir de vaincre les Romains. D'épais bataillons avaient déjà investi l'armée, qu'il cernait de toutes parts, sans qu'elle pût échapper à ses coups. Minucius, engagé témérairement, se croyait déjà descendu dans l'obscur séjour des ombres, car il n'osait espérer du Dictateur aucun secours. Celui-ci étend aussitôt ses deux ailes, au-delà de l'armée carthaginoise, l'enveloppe par derrière, et, embrassant ainsi tout le champ de bataille, enferme l'ennemi qui enveloppait Minucius.
Hercule voulut que Fabius parût plus grand et plus majestueux, en ce jour de combat. Son haut panache jette des feux étincelants. Une vigueur, qui tient du prodige, circule dans tous ses membres devenus souples et plus agiles. Il accable l'ennemi de javelots, le couvre d'une nuée de traits. Tel le roi de Pylos, entre la jeunesse et la vieillesse, combattait avec toute la force de l'âge mûr. Fabius s'élance et renverse Thuris, Butés, Nuris, Arsès et Mahalce, qui, se fiant sur sa gloire et sur un nom dû à de brillants exploits, avait osé se mesurer avec lui. Garadus, Adherbès à l'épaisse chevelure, Thulis qui pouvait atteindre sans effort le faîte d'un rempart, sont à la fois couchés sur la poussière. Ils avaient été frappés de loin. Fabius immole avec l'épée Sapharus, Momoesus, le trompette Morinus, qu'il atteint d'un coup mortel à la joue droite.
Le sang coule de sa blessure, à travers l'instrument qu'il pressait de sa bouche, et sort par l'autre bout, chassé avec son dernier souffle.
Non loin de là, il perce de sa lance l'Africain Idmon, qui venait de glisser sur du sang, et qui cherchait en vain à dégager son pied.
Fabius le heurte du poitrail de son cheval, l'attache avec, sa lance sur le terrain même, au moment où il se retirait à la hâte, et tout meurtri; et il la laisse dans la plaie. L'arme, s'enfonçant dans la terre, est ébranlée par le mouvement de ce corps palpitant, qui n'est bientôt plus qu'un cadavre qu'elle semble garder sur cette plaine sanglante.
Stimulés par ces grands exemples, la jeunesse guerrière, Sylla, Crassus, Métellus et Furnius, qui combattaient ensemble, et Torquatus, plus valeureux que les autres, se précipitent sur l'ennemi; tous auraient acheté au prix de leur sang l'honneur d'être vus de Fabius. Pendant que Bibulus recule a la hâte pour éviter un coup de pierre, l'infortuné tombe sur des corps qui couvrent la terre; rencontre la pointe d'un dard dressé sur un cadavre qu'elle traversait, et se l'enfonce à travers le corps, du côté où les attaches de sa cuirasse avaient été rompues par des coups réitérés. Sort déplorable ! Il avait évité les traits du Garamante, le fer des Marmarides, pour périr par un fer immobile, qui n'avait pas été lancé contre lui. Il se roule en mourant; une pâleur inaccoutumée défigure son beau visage; ses membres s'affaissent, les armes tombent de ses mains; un noir sommeil erre sur ses paupières.
De Tyr, était venu à cette guerre Cléadas, issu de la race de Cadmus. Appelé par les enfants de Sidon, il avait amené d'Orient, à leur secours, une troupe d'archers, dont il était fier. Çà et là, sur son casque doré, reluisaient des perles: son collier, où brillait l'or, en était pareillement enrichi. Telle l'étoile du matin, renouvelée dans le sein de l'Océan, charme les regards de Vénus, et le dispute à des astres plus grands qu'elle. Une pourpre éblouissante orne Cléadas et son coursier; l'airain qui couvre toute sa troupe est aussi relevé par la pourpre tyrienne.
Brutus le cherche pour le combattre, et brûle du désir de vaincre un guerrier aussi fameux. Cléadas tourne autour de lui, tantôt à droite, tantôt à gauche, et l'élude en faisant décrire à son cheval mille détours. Enfin, il lui lance un trait par derrière, et fait à la manière des Parthes. Sa main ne fut pas malheureuse. La flèche, hélas! va percer Casca au milieu du menton, se redresse obliquement dans la blessure, et attache son fer tiédi au palais humide du guerrier.
Brutus, troublé par le malheur de son ami, ne cherche plus à poursuivre de la vitesse de son cheval l'audacieux adversaire qui semait la mort en fuvant. Furieux , il confie à sa javeline la rage de son coeur. Le trait qui, lancé par 1a courroie fend les airs, va traverser la poitrine de l'ennemi à l'endroit que laissaient à découvert les rangs nombreux, mais peu serrés du collier.

649- Frappé de ce trait parti d'une main sûre, Cléadas tombe; et en même temps sa main gauche abandonne son arc, et sa droite ses flèches. Carmélus, prêtre d'Apollon, honneur du mont Soracte, combattait avec plus de succès. Déjà il avait teint son épée du sang de Bagrada, roi des Nubiens, qui commandait en personne.
Zeusis, redoutable descendant de Phalante, né d'un Spartiate et d'une Carthaginoise; est aussi renversé sous ses coups. Hampsicus, craignant un pareil sort, et n'osant ni fuir, ni faire face à l'ennemi, prend le parti que lui dicte la crainte. Il se sauve en rampant dans des broussailles, grimpe en haut d'un chêne et se cache dans l'épaisseur des branches que son poids fait plier. En vain l'infortuné demande la vie avec prières ; en vain il saute d'une branche à l'autre, Carmélus le perce de sa javeline.
Tel on voit un oiseleur dépeupler les bocages avec ses roseaux englués ; il en forme un cône, qu'il tâche d'élever peu a peu jusqu'aux branches les plus hautes du bocage, et suit ainsi l'oiseau, dans les mouvemens de sa fuite rapide. Hampsicus mourant, répand son sang du sommet de l'arbre, et son corps sans vie reste suspendu à la branche qui ploie sous son poids. Déjà les intrépides romains avaient fait tourner le dos à l'ennemi, et l'avaient mis en déroute, lorsque le maure Tanger vient, sous ses armes qui portent au loin la terreur, les assaillir de sa masse effrayante. Ses membres étaient noirs comme les coursiers qui traînaient son char élevé. Ce char lui-même, qui devait intimider l'ennemi par la nouveauté du spectacle, était de la même couleur que les chevaux ainsi que le panache qui surmontait les aigrettes, et le manteau jeté sur ses épaules. Tel on vit autrefois le roi des ombres faire voler son char d'ébène à travers les ténèbres du Styx, lorsqu'il entrainait vers la chambre nuptiale Proserpine enlevée.

690- Caton, dont un léger duvet venait à peine de couvrir les joues, glorieux enfant de la ville bâtie sur la colline de Circé, Tusculum, où régna jadis le fils d'Ulysse; Caton ne s'inquiète pas de voir la tête de l'armée romaine s'arrêter pour se remettre de son désordre : il pousse intrépidement son cheval à toute bride, et le presse de l'éperon malgré sa résistance. Le coursier voit le fantôme et refuse d'avancer. Soudain Caton descend de cheval, attaque à pied ce char qui vole, et, malgré sa vitesse, y saute par derrière. L'aiguillon, les rênes tombent des mains du Maure; il tremble à la vue du fer levé sur sa tête; son sang se glace, il pâlit; et Caton lui tranche la tête, qu'il emporte au bout d'une pique.
Fabius, fier de son succès, s'ouvre à travers le carnage une issue jusqu'à un groupe qu'il voit dans le plus grand péril. Triste spectacle! Minucius était couvert de blessures, et affaibli par la perte d'une partie de son sang ; à la vue du dictateur, il implore son pardon d'une voix mourante. Fabius verse des pleurs, calme ses frayeurs en le couvrant de son bouclier, et animant son fils : "Vaillant guerrier, dit-il, effaçons ces opprobres, et payons dignement Annibal de la grâce qu'il nous a faite en ne mettant pas notre héritage en feu". Le jeune homme, souriant au sarcasme de son père, s'anime à ces paroles, repousse de son épée les escadrons carthaginois, et rend enfin le champ libre. Annibal abandonne la plaine. Tel un loup audacieux, pressé par la faim, enlève un agneau dans l'absence du berger, et emporte dans sa gueule l'animal tremblant : mais déjà le berger accourt à ses plaintifs bêlements: alors craignant pour lui-mëme, le loup lâche la proie vivante où déjà ses dents s'étaient empreintes, et se sauve furieux de sentir sa gueule vide. Alors disparurent ces ténèbres du Tartare que l'horrible tempête avait répandues sur l'armée de Minucius. Les bras tombent engourdis; les soldats reconnaissent qu'ils étaient indignes d'avoir la vie sauve, et leur âme nage dans cette joie inespérée. Ainsi ceux qu'un éboulement subit a couverts, dégagés promptement et rendus à la lumière, ferment encore les yeux, et osent à peine contempler le jour.

730- Fabius, après la bataille, compte avec plaisir les troupes qui lui restent, remonte vers la colline et regagne son camp protecteur. Le soldat, arraché à une mort presque certaine, fait retentir le ciel de ses cris d'allégresse, et tous, marchant sur une longue file, appellent à l'envi d'une voix solennelle, Fabius leur gloire, leur salut, leur père. Minucius, qui avait campé séparément après le partage des troupes, s'écrie: "Vénérable père, ô toi qui m'as rendu la vie! si j'ose me plaindre de quelque chose, pourquoi nous a-t-il été permis de partager les troupes et de séparer nos camps? Pourquoi ta résignation m'a-t-elle remis une armée que toi seul es capable de commander? Présent funeste, il nous a coûté beaucoup de sang, et nous a fait voir de près le séjour des ombres éternelles. Oh ! qu'on rapporte ici les aigles, les drapeaux que tu as sauvés; c'est là qu'est la patrie, c'est dans ta grande âme seule que sont les remparts de Rome. Annibal, mets fin à tes ruses, à tes stratagèmes; c'est désormais Fabius seul que tu auras à combattre".
Après qu'il a prononcé ces mots, on voit s'élever comme par enchantement mille autels de gazon verdoyant. Il ne fut permis à personne de toucher à un mets, ou de savourer la liqueur de Bacchus, avant d'avoir, à table, fait à Fabius des libations accompagnées d'actions de grâces.

LIVRE VIII

Le premier des Romains, Fabius avait fait fuir l'ennemi carthaginois. On le regarde comme l'unique sauveur de l'armée romaine, et Annibal voit en lui son seul adversaire. Tant de délais le font frémir d'impatience. "Quoi! pour obtenir l'occasion d'en venir aux mains, il me faudra, sous les armes, attendre la mort de Fabius et implorer l'aide des Parques! Où est pour moi l'espoir de verser le sang des Latins, tant que respirera ce vieillard?" L'union régnait dans le camp des Romains depuis que les drapeaux étaient rapprochés. Plus de partage dans le commandement; pour la seconde fois Annibal n'a à lutter que contre le seul Fabius. Une autre cause de chagrins et d'inquiétudes ne cessait de l'agiter. En prolongeant la guerre, au lieu de la précipiter, le dictateur, outre plusieurs avantages, avait obtenu celui de réduire, par ses habiles lenteurs, l'armée carthaginoise à manquer de tout; et, quoique la lutte n'eût pas été décidée par un combat, il avait déjà vaincu son ennemi.
Les Celtes, terribles dans le premier choc, mais naturellement légers, peuple au caractère mobile et présomptueux, tournaient souvent les yeux vers leur pays. Ils se plaignaient qu'on leur fit faire une guerre sans carnage, chose inouïe pour eux; et que leurs bras, qui ne pouvaient se tremper dans le sang ennemi, s'énervassent dans une soif stérile de combats. En outre, des désordres intérieurs à Carthage, et les efforts d'une faction furieuse, étaient, pour le coeur d'Annibal, une blessure nouvelle. Hannon, toujours contraire à son entreprise, empêchait les sénateurs de lui envoyer des secours ou de soutenir son armée par des subsides. Junon, voyant Annibal déchiré par ces soucis, et livré à la crainte d'un revers, lui rend l'espoir d'un combat et réveille ses voeux sanguinaires. Prévoyant la défaite de Cannes, et fière de l'avenir, elle fait venir Anna des lacs de Laurentum, et lui tient ce discours flatteur:

30- "Déesse, le jeune Annibal, du même sang que toi, et qui fait remonter son illustre nom jusqu'à Bélus, est dans le plus grand danger. Va le trouver, et étouffe dans son coeur les soucis insensés qui l'assiégent, bannis-en la pensée inquiétante de Fabius : c'est le seul obstacle à l'asservissement des Latins; mais ce Romain va quitter l'armée.
C'est Varron qu'Annibal devra combattre, c'est avec Varron qu'il devra se mesurer: qu'il porte ses drapeaux où les destins l'appellent, j'y serai : qu'il passe dans les champs d'Iapyx, il y verra recommencer les grands jours de la Trébie et de Trasymène".
La divinité voisine des secrets bocages qu'habite le dieu Indigète répondit: "Je ne puis qu'exécuter ce que tu me prescris; grâce à toi, il me sera permis de marquer mon attachement à mon ancienne patrie et mon respect pour les ordres sacrés de ma soeur, quoique Anna ait aujourd'hui les honneurs d'un temple parmi les Latins".
L'obscurité qui cache une époque aussi éloignée semble avoir fait oublier pourquoi les descendants d'OEnotrus ont élevé des autels à une divinité carthaginoise, et pourquoi la soeur de Didon est adorée en Italie. Je vais donc rapporter l'histoire de cet événement, en resserrant mon discours et en rappelant succinctement le passé. Didon, abandonnée par Énée qu'elle avait accueilli, et ne conservant plus d'espoir, fait élever aussitôt un bûcher funèbre dans l'intérieur de son palais, et, déterminée à mourir, furieuse, saisit une épée, funeste présent de cet époux fugitif. Iarbas, dont elle avait rejeté l'hymen, s'empare de ses états; et Anna prend la fuite lorsqu'elle voit le bûcher s'embraser.
Quel secours attendre, dans cette détresse, contre le puissant roi des Nomades? Battus, qui faisait aimer ses douces lois à toute la Cyrénaïque, Battus savait donner des larmes au malheur.

60- Voyant Anna implorer son secours, il frémit à la pensée des vicissitudes royales, et tendit les bras à la princesse. Anna resta deux ans dans son palais; mais elle ne put jouir plus longtemps de l'amitié de Battus, qui lui apprit que Pygmalion traversait les mers pour la faire périr. Elle s'embarqua, courroucée contre les dieux, et contre elle-même, pour n'avoir pas suivi sa soeur au tombeau. Une horrible tempête fond sur son navire, déchire les voiles, et la jette enfin sur la côte des Laurentins. Ni le ciel, ni le pays, ni ses habitants ne lui étaient connus; et la Tyrienne, naufragée, tremblait, sur la terre du Latium.
Tout à coup Énée, qui régnait déjà, se présente à elle accompagné d'Iule. Anna le reconnaît. Les yeux baissés vers la terre, saisie de frayeur, elle se jette aux genoux d'Iule qui fond en larmes. Énée la relève, et d'une main amie la conduit dans son palais. Quand les soins de l'hospitalité ont calmé ses peines et dissipé la crainte de nouveaux malheurs, Enée s'informe avec une douloureuse anxiété de la mort déplorable d'Élisse. Anna commença, en s'interrompant par des larmes, et en mêlant à ses récits quelques paroles bienveillantes, commandées par sa situation : "Fils de Vénus, c'était pour toi seul que ma soeur voulait vivre et régner. J'en atteste sa mort et son bûcher hélas! que n'a-t-il été aussi le mien! Sitôt qu'il lui fut interdit de te voir, l'infortunée alla s'asseoir sur le rivage, et y demeura immobile, suivant de ses regards les vents qui t'entraînaient, t'appelant à grands cris, et te suppliant de la recevoir sur ton vaisseau et de lui permettre de te suivre. Bientôt revenant au palais, troublée et haletante, elle s'arrête saisie d'un tremblement subit, et craint de toucher même le lit où elle t'avait eu pour époux. Hors d'elle-même, elle se détourne, et tantôt prenant l'image céleste du brillant Iule, et la couvrant de baisers, tantôt portant tout à coup ses yeux sur la tienne, et y tenant ses regards attachés, elle t'adresse ses plaintes touchantes, persuadée que tu vas lui répondre. L'amour ne perd jamais l'espérance. Bientôt elle abandonne son palais, et retourne au port, égarée : quelque vent favorable va peut-être te ramener. La légèreté superstitieuse de la nation Massyle, race menteuse et sans foi, l'obligea même de s'abaisser jusqu'à consulter la magie.

100- Ruse sacrée des prêtres, qui évoquaient les divinités infernales et promettaient un remède à ses maux inouïs! O honte! j'ai pu moi-même être témoin de ses déceptions! Elle rassemble alors sur le fatal bûcher tous les témoignages de ton amour et tes sinistres présents.»
Énée, ému par le souvenir d'un tendre sentiment : "Oui, Anna, je le jure par cette terre que vous m'avez souvent entendu nommer dans les voeux que j'adressais au ciel, je le jure par la tête de l'aimable Iule, objet si chéri de ta soeur et de toi, c'est le coeur plein de tristesse, c'est en reportant souvent les yeux en arrière, que j'ai abandonné Carthage. Non, je n'eusse jamais renoncé an lit de Didon sans les menaces de Mercure, sans cette main divine qui me porta sur mon vaisseau et livra ma flotte aux vents impétueux. Mais, ô tardifs avertissements! pourquoi l'avoir abandonnée aux fureurs d'un amour qui ne put rester caché?" Anna, les lèvres tremblantes, et d'une voix que les sanglots éteignent à demi, continue : "Je préparais un nouveau sacrifice à Jupiter Stygien, ce souverain maître du noir royaume, et à sa sombre compagne, pour obtenir quelque soulagement au désespoir de ma soeur; je conduisais même à l'autel des victimes, dont le sang devait expier un songe que j'avais eu. En effet, une frayeur horrible m'avait saisie pendant mon sommeil. J'avais trois fois entendu Sychèe appeler à grands cris sa chère Didon; et il m'était apparu le visage rayonnant de joie.
Chassant de mon esprit ces pensées, je priai les dieux de rendre ma vision favorable, et je me plongeai dans une onde pure. Didon se rend d'un pas précipité sur le rivage, baise plusieurs fois en silence le sable où tes pieds avaient touché, y étend ses bras et le presse avec effusion. Telle on voit une mère serrer contre son sein les cendres d'un lit qu'elle vient de perdre.

130- D'une course rapide, les cheveux épars, elle se dirige secrètement vers le vaste bûcher qu'elle avait fait élever à une grande hauteur.
De là elle pouvait contempler les mers voisines et toute la ville de Carthage. Elle revêt une robe de Phrygie, se pare d'un collier de perles, se représente vivement le jour où elle vit la première fois ces présents; se rappelle les festins, les fêtes qui suivirent ton arrivée, le long récit que tu lui faisais des malheurs de Troie pendant une nuit passée à t'écouter. Éperdue, elle fixe ses regards remplis de larmes sur le bord de la mer: Dieux de la nuit éternelle, dit-elle, ô vous dont la majesté paraît encore plus imposante aux approches de la mort, soyez ici présents, je vous en supplie, et recevez favorablement dans votre séjour une âme vaincue par la violence de l'amour. Épouse d'Énée, fille de Vénus, j'ai vu les murs de notre Carthage achevés, mon époux vengé, et je vais maintenant, ombre illustre, descendre dans vos sombres demeures; peut-être ce héros, dont j'ai connu toute la tendresse, m'y attend avec le désir de me prodiguer les mêmes soins qu'autrefois." A ces mots, elle se plonge dans le sein l'épée qu'elle avait demandée au prince troyen, comme gage de son amour. Ses femmes l'aperçoivent, et courent dans tout le palais en poussant des cris lugubres; toute sa demeure retentit bientôt de gémissements. Infortunée, j'apprends avec effroi cette fin tragique ; je me déchire les bras, le visage, je vole éperdue dans le palais, je cherche à gravir l'énorme bûcher. Trois fois je voulus me jeter sur ce glaive cruel, trois fois je tombai sans connaissance sur le corps de ma soeur qui n'était plus. Déjà la renommée publiait cette catastrophe dans les villes voisines : alors, conduite par les destins, je passai à Cyrène, et de là je fus jetée par la tempête sur vos bords". Énée, touché de ce récit, conçoit pour l'infortunée Anna des sentiments de paix et d'amitié.
Déjà il lui avait fait oublier tous ses ennuis, toutes ses douleurs : et cette princesse n'était même plus regardée comme étrangère parmi les Phrygiens. Les ombres de la nuit avaient répandu le silencieux sommeil sur la terre et les mers, quand Didon, l'air triste, et le visage accablé d'une profonde douleur, apparut en songe à sa soeur, et lui parla ainsi: "Quoi! tu peux, soeur imprudente, tu peux, hélas! reposer tranquille sous ce toit? Tu ne vois pas le piège qui t'est tendu, le danger qui t'environne? Ignores-tu que les enfants de Laomédon sont les ennemis de notre race et de notre pays? Tant que le ciel emportera les étoiles dans un cercle rapide, que la lune éclairera la terre de sa lumière empruntée à l'astre fraternel, aucune trêve n'existera entre les Tyriens et les descendants d'Énée. Lève-toi, sors de ces lieux : déjà Lavinie ourdit une trame secrète, et médite le coup le plus atroce. Ne pense pas que ces avis soient l'effet de la vaine illusion d'un songe. Non loin d'ici, descend d'une petite source le fleuve Numicius, qui roule ses eaux tranquilles au fond des vallées. Prends ta route de ce côté; tu y trouveras une sûre retraite; les nymphes te recevront avec joie dans leurs ondes sacrées, et tu seras révérée en Italie comme une divinité". Ainsi parla Didon , et elle s'évanouit dans les airs. Anna s'éveille, tout effrayée de cette nouvelle apparition, et une sueur froide, effet de la crainte, coule de tous ses membres. Elle s'élance hors de son lit, couverte d'un simple voile, sort par une fenêtre basse, traverse rapidement l'étendue des campagnes, et arrive au fleuve Numicius, qui, selon la renommée, la reçut dans son lit, et la cacha dans ses retraites de cristal.
L'astre du jour versait déjà toute sa lumière sur le monde, lorsque les Troyens, ne trouvant plus la princesse sidonienne dans son appartement, se répandent, en poussant de grands cris, dans les champs des Rutules, et arrivent au fleuve, guidés par les traces visibles de ses pas. Tandis qu'ils se communiquent leur étonnement, le fleuve, du haut de sa source, retient ses eaux dans leur course vers la mer ; alors ils aperçoivent, au fond de ses grottes humides, assise au milieu des nymphes azurées, Anna qui leur parle avec bonté. Depuis cette époque, on célèbre sa mémoire aux premiers jours de l'année, et on lui rend, dans toute l'Ausonie, des hommages comme à une déesse.
Après l'avoir excitée contre les armes malheureuses des Romains, Junon remonte aux demeures célestes sur son char rapide, emportant l'espoir de s'abreuver bientôt du sang latin. La nymphe s'empresse de lui obéir, et va trouver secrètement le grand capitaine de la Libye. Il veillait alors, éloigné de tous ses compagnons d'armes, et poussait, en songeant aux caprices de la fortune et aux hasards de la guerre, des soupirs qui trahissaient son inquiétude.

210- Elle lui adresse ces consolantes paroles : "Vaillant chef des Carthaginois, pourquoi aigrir plus longtemps ta douleur par ces soucis dévorants ? La colère des dieux est entièrement apaisée : compte sur leur faveur, ce sont les Carthaginois qu'ils vont protéger de nouveau : hâte-toi et entraîne au combat les escadrons de la Marmarique.
Les consuls sont changés, et Fabius, ce héros issu d'Hercule, a quitté la guerre et son armée par l'ordre même du sénat. C'est contre un autre Flaminius que tu auras à combattre. N'en doute pas ; c'est l'épouse du maître des dieux qui m'envoie, moi, divinité à jamais révérée dans l'OEnotrie, et issue du sang de votre grand Bélus. Hâte-toi, et dans ta course rapide, saisis les foudres de la guerre. Non loin d'ici sont les plaines de la Pouille, où le Gargan prolonge ses collines; c'est là qu'il faut porter tes étendards."
Elle dit; et son humide fantôme disparut dans un nuage. Annibal, ranimé par la promesse d'une gloire assurée, lui répond : "Nymphe, honneur de la race de Bélus, divinité la plus sacrée pour moi, puisses-tu couronner de succès l'espoir que tu me donnes! Après ma victoire, je te dresserai une statue de marbre dans un des temples de Carthage; et, placée à côté de Didon, tu y jouiras des mêmes honneurs". Il dit; et plein d'espoir, il va exciter ses soldats, qu'il remplit de joie : "Compagnons si redoutables au Latium, quittez ces pesants soucis et ce long ennui de l'inaction qui vous tue: nous avons apaisé la colère du ciel, les dieux reviennent à nous; ce dangereux Fabius n'a plus de commandement, les consuls sont changés, recevez-en la nouvelle. Maintenant faites-moi voir ce courage et l'effet de ces promesses que vous éleviez si haut, quand nous ne pouvions agir. Oui, une des divinités de la patrie nous présage des succès plus brillants que les derniers : levons les étendards, et passons, sous la conduite de la déesse, dans les champs de Diomède : ils seront le tombeau des Romains".
Tandis que les Carthaginois partent pleins d'ardeur, et se portent sur Arpi, Varron, qui venait d'envahir la pourpre consulaire par la faveur du peuple, exhale sa fureur aux Rostres, et hâtant le jour d'une horrible catastrophe, il pousse Rome au bord de l'abîme.
Cet homme sans illustration, né de parents obscurs, avait la langue hardie, et la parole sonore et inépuisable. Parvenu à une brillante fortune, et prodigue des trésors dus à la rapine, il caressait la populace, et déchirait le sénat. Ce fut ainsi que s'éleva dans Rome, ébranlée par tant de défaites, cet homme parvenu au point de se croire le régulateur et l'arbitre du sort de l'état; tandis que le Latium aurait rougi de devoir son salut à ses victoires. Les suffrages aveugles imprimèrent cette tache à nos fastes, de le placer entre les Fabius, les Scipion, noms consacrés au dieu de la guerre, à côté de Marcellus, qui offrit à Jupiter des dépouilles opimes. Les intrigues, le Champ-de-Mars, plus funeste que la Pouille même, fomentaient en lui la terrible défaite de Cannes. Autant il était habile à semer le trouble et à susciter l'envie, hostile et dur pour le sénat, autant. il était lâche sous les armes, et ignorant dans l'art des combats. Sans avoir jamais brillé le fer à la main, il espérait gagner par ses discours la palme du courage, et faisait la guerre en déclamant du haut des Rostres. Il ne tarde donc pas à accuser les lenteurs de Fabius, et à parler insolemment du sénat devant le peuple. «Vous, disait-il, en qui réside la souveraine autorité, je vous demande, moi consul, comment je dois faire la guerre. Me faudra-t-il rester oisif dans mon camp, errer dans les montagnes, tandis que le Garamante et le Maure au corps brûlé partageront l'Italie avec moi? ou bien dois je me servir de l'épée que vous m'avez confiée? Écoute donc, magnanime dictateur, ce que veulent ces fils de Mars : ils m'ordonnent de chasser le Carthaginois, de délivrer Rome de ses ennemis.
Est-ce donc se montrer impatient que de souffrir pendant trois ans les ravages et les maux les plus déplorables? Oui, prenons les armes, marchons; il n'y a qu'un court intervalle d'ici au triomphe. Le premier jour où nous verrons l'ennemi, mettra fin et à la domination du sénat, et à la guerre de Carthage. Soldats, partez pleins de confiance, j'amènerai à Rome Annibal chargé de chaînes, et Fabius en sera témoin". Après cet arrogant discours, Varron, que rien n'arrête, fait sortir impétueusement ses troupes.

280- Tel un cocher fougueux s'élance à toute bride hors de la barrière qui s'ouvre; suspendu en avant sur la pointe de ses pieds tremblants, frappe ses chevaux, qui l'emportent sans qu'il les puisse diriger : l'essieu fume dans sa course téméraire, et les rênes en désordre flottent sur le char incertain. Paulus, que les comices venaient de lui donner pour collègue dans son autorité et son commandement à l'armée, voyait l'abîme où s'allait précipiter la république sous un aussi funeste consul; mais il craignait le ressentiment d'un peuple inconstant et furieux; et l'ancienne blessure dont son coeur portait l'empreinte réprimait l'élan de son indignation. Il se rappelait qu'après avoir soumis l'Illyrie, dans sa jeunesse, l'envie avait éclaté contre lui au sein de la victoire, et l'avait livré au vent de toutes les injustes rumeurs. De là cette crainte et cette circonspection qu'il montrait à l'égard d'un peuple difficile à satisfaire. Quant à sa naissance, elle le rapprochait des dieux, et la longue suite de ses aïeux se perdait dans le ciel. Amulius comptait parmi ses ancêtres, Assaracus ; et celui-ci, Jupiter. Quiconque eût vu Paul Émile sous les armes, l'eût jugé digne de sa naissance. A son départ pour l'armée, Fabius lui tint ce discours : "Si tu penses que ton ennemi le plus redoutable soit le Carthaginois, je le dis à regret, tu ments à l'Italie. Une guerre plus dangereuse, un ennemi plus terrible est dans ton camp : si la grande expérience que j'ai des armes ne m'abuse pas dans mes prévisions, oui, j'ai entendu cet homme assurer hautement qu'il livrerait bataille au favori de Mars aussitôt qu'il l'apercevrait. Oh! que mon grand âge est à plaindre, s'il doit être le témoin des malheurs que je prévois ! Non, Paulus, notre ruine n'est pas éloignée, si l'ardent Annibal entend ces promesses. Son armée est peut-être déjà rangée dans la plaine, et il attend qu'un second Flaminius se présente à ses coups. Quels ennemis tu auras contre toi, insensé Varron! et tu parles, grands dieux ! de combattre sur l'heure. Mais toi, Paulus, explore avant tout le champ de bataille; étudie, sans impatience, la manière dont l'ennemi fait la guerre; vois quelles sont tes ressources, quelle est la nature des lieux , quelles troupes tu auras à combattre, et ne perds pas de vue la Fortune, qui plane sur toutes les armées. Jette-toi, Paulus, au devant du téméraire. S'il est permis à un citoyen de perdre sa patrie, pourquoi serait-il défendu à un autre de la sauver? Le perfide Libyen manque de vivres. L'attachement de ses alliés s'affaiblit, depuis que j'ai amorti son ardeur. Aucune contrée ne l'invite à venir s'y reposer, comme dans une autre patrie : aucune ville ne lui offre sûreté dans ses murs: de nouvelles recrues ne réparent point les pertes de son armée. A peine lui reste-t-il le tiers des soldats nombreux qui l'ont suivi de la belliqueuse Ibérie. Sois ferme, prudent, et n'attaque qu'après de longues méditations. Si pourtant il s'offre une occasion favorable, et que les augures s'y prêtent, vole au-devant de la fortune". Paulus, affligé, lui répondit en peu de mots : "J'aurai devant le Carthaginois cet amour pour la patrie, cette prudence qui fut la tienne, invincible Fabius. Je n'ignore pas que c'est par tes seules lenteurs qu'Annibal affaibli t'a vu grandir pour sa ruine, et continuer la guerre.
Mais d'où vient le courroux des dieux? Des deux consuls, il en est un, je pense, qui semble avoir été élu pour Rome, l'autre pour Carthage. Le téméraire va tout précipiter avec lui, et semble craindre que la patrie ne périsse sous un autre consulat! Qu'on me donne un collègue tiré du sénat de Carthage, nous préparera-t-il de plus grands malheurs? Insensé! il ne trouve pas de coursier assez rapide pour le porter contre l'ennemi. Il frémit à l'approche d'une nuit qui suspend sa fougue; l'orgueilleux marcherait volontiers l'épée nue, de peur que le temps de la tirer ne reculât le moment de la bataille. Roche Tarpéienne, et toi, temple de Jupiter, auquel je rapporte mon origine, remparts de mon heureuse patrie, que je laisse encore debout; oui, je le jure par vous, partout où m'appellera le salut de l'état, j'irai braver tous les dangers. Si le camp, sourd à ma voix, se refuse à mes avis, ni vous, mes enfants, ni cette famille descendue d'Assaracus, vous ne me serez plus assez chers ; et Rome, après un désastre, ne verra pas Paulus revenir semblable à Varron".

350- Les deux consuls, pleins de trouble, mais pour une cause bien différente, se rendent à leur camp. Annibal avait déjà pris possession des campagnes de la Pouille, et occupait, selon l'ordre d'Anna, les lieux les plus avantageux pour une bataille. Jamais fantassins plus nombreux, jamais plus de cavaliers en armes et plus de chevaux, n'ébranlèrent le sol de l'Italie. On avait à craindre à la fois et la ruine de Rome et celle de la nation ; et tout espoir se bornait a ce seul combat.
Dans cette guerre s'élancent les Sicaniens, les bandes sacrées des Rutules, issus de Faune, et qui habitent la Daunie ; les Laurentins, qui ont leurs demeures dans les campagnes arrosées par le Numicus; ceux de Castrum, d'Ardée, jadis si redoutables aux Troyens; de Lanuvium, demeure consacrée à Junon sur le penchant d'une montagne; de Collatia, patrie de Brutus, vengeur de la chasteté; ceux qui habitent le bocage de l'impitoyable Diane, ceux qui se plaisent près de l'embouchure du Tibre; ceux, enfin, qui plongent la statue de Cybèle dans les tièdes eaux de l'Almon.
A leur suite venaient les soldats de ton Tibur, ô Catille ! ceux du coteau sacré de Préneste, dédié à la Fortune; d'Autemna, plus antique que le vieux Crustumium; les Labiciens, habiles laboureurs; ceux qui boivent les eaux du Tibre puissant, ou qui habitent les bords de l'Anio; ceux qu'arrose le froid Simbruvium, et qui labourent avec la bêche les champs des Éques. Scaurus a le commandement de ces troupes. Scaurus était alors très jeune : mais sa valeur naissante prouvait déjà ce qu'elle serait un jour. Ces soldats n'avaient point coutume de couvrir de javelots un champ de bataille, ni d'emplir un carquois de flèches garnies de plumes : ce sont de lourdes piques qu'ils préfèrent, des glaives très courts, qu'ils manient avec adresse. L'aigrette qui surmonte leur tête couverte d'airain domine les bataillons.
Mais les troupes qu'envoya Setia, dont les vins sont réservés pour la table même de Bacchus ; celles qui vinrent du vallon de Vélitre, alors peu renommée; de Cora, de Signia, dont le vin est écumeux et austère ; des champs Pontins, abreuvés d'une humidité pestilentielle, où le nébuleux marais de Satura répand ses eaux stagnantes, où l'Ufens rassemble ses flots jaunâtres, et après avoir coulé à travers des campagnes fangeuses, va troubler de son limon l'azur des mers. Ces troupes sont conduites par Scévola, personnage illustre par des ancêtres dont sa valeur le rendait digne. Les ciselures de son bouclier représentent le trait glorieux de Mucius et son farouche courage. Le feu brûle sur l'autel. Mucius est debout au milieu du camp des Étrusques: dans sa fureur, c'est lui-même qu'il punit. Son intrépide action est rendue dans tout son éclat. On voit Porsenna, frappé à cet aspect, trembler à l'idée des périls dont le menace ce chef exalté, et fuyant cette main que la flamme consume. Sylla commandait les troupes des coteaux de Circée, celles d'Anxur aux nombreux rochers, celles dont la charrue sillonne les monts Herniciens; les tiennes, Anagnie, aux grasses et fertiles campagnes; enfin, les bandes Férentines, et celles de Priverne, qui s'étaient levées en même temps.
La jeunesse de Sora, qui était venue se joindre à elles, se faisait remarquer par l'éclat de ses armes. Ici étaient les soldats de Scaptia; là, ceux de Fabrateria. Atina, descendue de ses monts couverts de neige, avait pris part à la guerre, ainsi que Suessa, ruinée depuis peu par les combats; et le Frusinate infatigable, qui avait quitté sa rude charrue. Le farouche habitant d'Arpino, qui cultive les bords sulfureux du Liris, dont les eaux mêlées au Fibrène vont se décharger paisiblement dans la mer, avait réuni à ses armes les alliés du Vénafre, les guerriers Larinates, et épuisé d'hommes la grande ville d'Aquinum.
Tullius guidait au combat ces bataillons couverts d'airain. Ce guerrier, issu du sang royal, remontait par ses aïeux à Tullus. Quelle grande âme dans ce jeune homme! Quel illustre citoyen il devait donner un jour aux peuples de l'Ausonie! C'est cet homme, connu au-delà du Gange et de l'Inde, qui devait remplir la terre de son nom, arrêter la fureur de la guerre par son éloquence foudroyante, et ne laisser à personne l'espoir de mériter par le talent de la parole une gloire égale à la sienne.
Parmi les premiers bataillons, s'avance avec fierté le Sabin Néron, rejeton des Clausus, et dont les rapides exploits n'ont pas trouvé d'imitateur.
Il est suivi de la cohorte d'Amiterne, de celle de Caspéria, qui tire son nom de la Bactriane; des troupes Forules; de Réate consacrée à la mère des dieux; de Nursia, séjour des frimas; des cohortes du mont Tétrica. Tous ces soldats étaient armés d'une pique et munis d'un bouclier rond. Leur cimier était sans panache, et un cuissard couvrait leur jambe gauche. Ils marchaient, les uns en chantant avec joie Sancus, père de leur nation; les autres, en célébrant tes louanges, ô Sabus! qui donnat ton nom au grand pays des Sabins Mais voici la jeunesse Picentine, pressée par son chef, Curion, lequel est bardé de fer, et porte en guise d'aigrette une queue de cheval.
Quel redoutable renfort ils amènent !
Les flots écumants, pendant la tempête, ne viennent pas en plus grand nombre se briser contre les rochers; moins agile est le cortége de cette vierge qu'entourent mille groupes donnant le spectacle d'un combat véritable, quand le choc de leurs boucliers lunaires fait retentir le Thermodon et toute la contrée des Amazones.On vit aussi sous les armes les soldats que nourissent les champs de Numana; ceux qui font fumer les autels de Cupra sur le bord de la mer; ceux qui défendent les tours de Truentum et le fleuve du même nom. Ces bataillons, couverts de boucliers étincelants sous les feux du soleil, renvoient jusqu'aux nues une lumière menaçante.
Là se trouvaient aussi Ancône, dont la pourpre le dispute à celle de Sidon et de la Libye; Hadria, baignée par les eaux du Vomanus, et les drapeaux de la sauvage Asculum, hérissée de bois. Cette ville eut pour fondateur Picus, prince jadis si célèbre, et qui descendait de Saturne; les enchantements de Circé dépouillèrent de sa forme humaine et firent voler par les airs ce roi fugitif, dont elle avait moucheté de jaune le beau plumage. Ce pays, comme nous l'apprend la renommée, l'ut auparavant possédé par les Pélasges ; et Aesis, leur roi, laissa son nom au fleuve et aux peuples nommés depuis Asili.
Les agrestes Ombriens, sortis des gorges de leurs montagnes n'offrirent pas à l'armée un secours moins puissant. Leur pays est arrosé par l'Aesis, le Sapis, le Métaure qui, tombant avec bruit du sommet d'une montagne, roule impétueusement ses eaux à travers les rochers.
On y voit aussi le Clitumne, qui lave dans ses eaux sacrées ses immenses taureaux; le Nar, qui hâte vers le Tibre le cours de ses eaux blanchissantes; l'humble ruisseau de Tinia, le Clanis, le Rubicon, la Sena, ainsi appelée des Sénonois. Mais le père des fleuves, le Tibre promène au milieu de ces peuples ses vastes eaux, et baigne les murs de Rome en rapprochant ses rives.
On y compte Arna, Mévania aux riantes prairies, Hispellum, Narnia, assise sur un mont au milieu des rochers; Iguvium, jadis infesté par des vapeurs humides; Fulginia, qui s'étend sans murailles dans une vaste plaine. Là sont des peuples pleins de courage ceux d'Améria, de Camers, également renommés pour le labourage et pour les armes; de Sassina, riche en laitage; de Tuder, aux moeurs belliqueuses. Pison commandait ces guerriers qui méprisaient la mort. Le visage et la contenance de Pison sont d'un enfant; mais sa pénétration l'égalait aux vieillards, et il était au-dessus de son âge dans l'art de tromper l'ennemi. Il brillait, à la tête de l'armée, sous ses armes peintes et radieuses de tout l'éclat que jette une perle persane sur un collier d'or. La légion formée des troupes étrusques obéissait à Galba, nom fameux.

470- Sa race remontait à Minos et à Pasiphaé abusée par un taureau; et tous ses ancêtres depuis ce roi se succédaient avec gloire. Caere, Cortona, d'où sortait la famille du superbe Tarconte; l'antique Gravisque, envoyèrent chacune des troupes d'élite. Alsium, rivage chéri d'Halésus ; Frégène, environnée d'une campagne aride, fournirent leur part. On vit encore celles de Foesule, interprète des flammes sacrées du ciel, et celles de Clusium, jadis la terreur de Rome, quand tu donnas vainement tes ordres, grand Porsenna, pour que Tarquin remontât sur le trône d'où on l'avait chassé. Venaient ensuite les bataillons qu'envoya de ses carrières de marbre blanc la ville de Luna, célèbre par son port: aucun autre plus spacieux ne contenait plus de vaisseaux, et ne renfermait la mer dans un plus vaste bassin. On vit aussi les soldats de Vétulonie, autrefois la gloire des Étrusques; c'est de cette ville que vint l'usage de porter devant les consuls douze faisceaux, auxquels on joignit autant de haches, muets symboles de terreur. C'est elle qui la première orna d'ivoire la chaise curule, qui donna l'exemple de la robe bordée de pourpre, et apprit à échauffer les combats par les sons de la trompette d'airain. Parmi ces troupes s'étaient mêlés les Éques-Falisques, la cohorte de Népé, les soldats de Flavina, de Sabatia, du lac Ciminus, de Sutria qui en est proche, et les habitants du Soracte consacré à Apollon.
Ces guerriers ont deux traits pour armes; le cuir cru d'un animal leur suffit pour protéger leur tête; ils préfèrent le javelot aux flèches de Lycie. Toutes ces troupes savaient faire la guerre, mais les soldats du pays des Marses possédaient, outre l'art de combattre, celui d'endormir les serpents, et d'amortir au moyen de plantes ou d'enchantements le poison des dents de la vipère.
On rapporte que ce fut Anguitia, fille d'Aétès, qui la première fit connaitre les plantes vénéneuses ; apprit à dompter la violence des poisons par le toucher, à détacher la lune du ciel, à suspendre le cours des fleuves par des sifflements, à dépouiller les montagnes de leurs forêts, qu'elle appelait à elle. Mais ces peuples doivent leur nom à un timide étranger qui fuyait les sources phrygiennes au-delà du Marsyas, après avoir été vaincu sur la flûte mygdonienne par le luth d'Apollon. Marruvium, célèbre par le nom de l'ancien Marrus, est la capitale de cette contrée. Dans l'intérieur est Albe, située dans une campagne humide, qui rend en fruits ce qui lui manque en blé. Le reste des bourgades, sans gloire et sans nom, ne se recommande que par le nombre.

510- Le courageux Pélignus s'était joint à ces troupes, entraînant ses cohortes des eaux froides de Sulmo.
Le soldat Sidicin, né à Calès, ne leur cède pas en ardeur. Cette ville eut, selon la renommée, un célèbre fondateur, Calaïs, qu'Orithye, enlevée dans les airs par borée, vint nourrir dans les antres des Gètes. La jeunesse des Vestiens réunit à l'armée ses bataillons endurcis à la chasse. Nul autre peuple n'est plus belliqueux.
C'est cette jeunesse qui habite le mont Fiscellus, la verdoyante Pinna, les pâturages d'Avéia, qui renaissent peu de jours après avoir été broutés. Les Marruciniens, leurs émules, amenaient, avec les Frentans, les peuples de Corfinium et de la grande Téate. Tous portent un épieu pour le combat, outre la fronde avec laquelle ils sont exercés à abattre l'oiseau du haut des airs. Une peau d'ours, tué à la chasse, enveloppe leur poitrine.
Déjà les troupes tirées de la Campanie, cette riche contrée, illustre par ses anciens habitants, passaient sous les yeux des Osques, leurs voisins, à l'arrivée des généraux : les bataillons de Sinuesse, célèbre par ses thermes, ceux des rives du bruyant Vulturne, d'Amyclé qui périt par le silence, de Fundi, de Caïète où règna Lamus; ceux de la demeure d'Antiphate, resserrée par la mer; de Literne, environnée de marécages; de Cumes, jadis initiée aux secrets du destin; de Nucérie, du mont Gaurus; la jeunesse de Pouzzole qui s'est arrachée à son port ; les nombreuses cohortes grecques de Parthénope, ainsi que les soldats de Nole, où ne put entrer Annibal, d'Allifa, d'Acerra, toujours ravagée par les eaux du Clanius.
On voyait encore les Sarrastes et toutes les forces du tranquille Sarnus, les troupes levées dans les champs phlégréens, imprégnés de soufre ; dans Misène, dans la demeure du compagnon d'Ulysse, Baïus, toute embrasée par le souffle d'un géant. Prochyte, Inarime qui eut en partage l'ardent Typhée; l'ile de l'antique Télon, hérissée de roches; Calatia, enfermée d'humbles murs, ne manquèrent pas d'envoyer leurs bataillons, non plus que Surrente, Abella, pauvre en blés. Capoue tenait le premier rang. Trop imprudente, hélas! pour soutenir sa prospérité, elle allait se perdre par son malheureux orgueil.
Scipion formait à la guerre ces troupes, fières d'un tel général. Il avait ajouté la grosse pique à leurs armes et la cuirasse autour de leur poitrine; ainsi que leurs ancêtres, ils ne portaient d'ordinaire chez eux pour javelots que des bâtons de cornouiller durcis au feu et sans pointe.

550- L'aclyde était leur arme favorite, avec la hache agreste à deux tranchants. Scipion, au milieu de ces troupes, donnait déjà des signes éclatants de sa gloire future; on le voyait brandir le bâton, franchir d'un saut un fossé mural, et, muni de sa cuirasse, passer un fleuve à la nage. Ces grandes preuves de courage, il les donnait dans les exercices, préludes de la guerre. Que de fois son pied agile l'emporta en vitesse sur le cheval qui dévorait la plaine, pressé par l'éperon du cavalier! que de fois, la pierre ou la lance qu'il fit voler par les airs dépassa la largeur du camp ! Son front était martial; une mâle chevelure et d'égale longueur ombrageait naturellement sa tête ; une douce flamme brillait dans ses regards ; on était pénétré, en le considérant, d'un respect mêlé de confiance.
Le Samnite vint se joindre aussi à l'armée romaine. La Fortune ne l'avait pas encore entraîné vers Annibal; mais il conservait contre nous une vieille haine. On vit aussi ceux qui moissonnent les champs de Batulum, de Nucra ; ceux qui chassent dans les bois de Bovianum, ou qui s'enfoncent dans les gorges de Caudium, ceux qu'envoyèrent Rufra, AEsernia, et l'obscure Herdonie, de ses champs incultes. Le Bruttien, animé du même esprit, vint avec la jeunesse sortie des monts de la Lucanie ; avec les Hirpins hérissés de javelots et couverts de peaux velues, dépouilles des bêtes fauves. Tous vivent de la chasse, et habitent dans les bois. L'eau calme leur soif; la fatigue prépare leur sommeil.
A ces troupes s'étaient réunis les Calabrois, les cohortes de Salente, les soldats de Brundisium, où finit la terre d'Italie. La légion qui était sous le commandement de l'intrépide Céthégus présentait les forces des alliés réunies en bataillons ; armés diversement. Là , on voyait les soldats venus des roches de Leucosie, ceux que Picentia envoya de Poestum, ceux de Cérilla, promptement épuisée par la guerre punique ; ceux que le Silarus nourrit de ses eaux, lesquelles donnent, dit-on, au bois qu'on y plonge la dureté de la pierre.
Céthégus loua les épées recourbées des vaillantes troupes de Salerne, ainsi que les noueuses massues que maniait la jeunesse de Buxentum. Quant à lui, le bras nu jusqu'à l'épaule à l'exemple des guerriers de sa famille, il se plaisait sur un cheval rétif, et il exerçait la force de sa jeunesse à plier à l'obéissance la bouche encore dure du noble animal.
Vous aussi, nations de l'Éridan, aujourd'hui dépeuplées et en deuil, vous étiez accourues à ces funestes combats, sans qu'aucun des dieux écoutât vos prières.

590- Plaisance, ébranlée par la guerre, le disputa à Modène dans son empressement à envoyer des troupes; et Mantoue ne voulut point le céder à Crémone ; Mantoue, séjour des Muses, qu'éleva jusqu'aux astres le chant d'Aonie , et qui rivalise avec la lyre de Smyrne. Après ces guerriers venaient ceux de Vérone, baignée de tous côtés par l'Athésis, ceux de Flaventia, habile à élever des pins pour en couronner les campagnes; ceux de Vercelles, de Pollentia, riche en toisons noires, de l'ancienne maison d'Ocnus, alliée des Troyens dans la guerre da Laurente : de Bononia voisine du faible Rhénus ; ceux qui, d'une lourde rame, fendent avec peine les eaux stagnantes de la marécageuse Ravenne ; ceux de la colonie troyenne, sortie anciennement du territoire des Euganéens et qui avait fui les rivages sacrés d'Anténor. Aquilée envoya aussi une nombreuse troupe armée.
Le rapide Ligur, les Vagennes, épars sur des rochers, envoyèrent également leur vigoureuse jeunesse pour accroitre la gloire d'Annibal. Brutus, qui commandait tous ces peuples, les remplissait de confiance, et, par ses exhortations, les animait contre un ennemi qu'il connaissait. Chez ce guerrier, la gravité se mé!ait à l'enjouement ; le sang-froid était aimable, et la vertu n'avait rien de farouche. Il ne mettait pas sa gloire dans la sévérité, et n'affectait jamais un air sombre. C'était par le droit chemin qu'il marchait à la renommée.
Ajoutons à ce nombre trois mille archers excellents, envoyés de Sicile par le monarque de l' Etna, allié fidèle. La part d'llva était moindre; mais ses soldats savaient porter le glaive; elle les avait armés de ce fer même qu'elle fournit pour la guerre. Quiconque eût vu tant de guerriers réunis sous les armes, eût excusé l'empressement de Varron à livrer bataille. Aussi nombreux s'agitaient autrefois sur le rivage troyen les mille vaisseaux que contempla l'Hellespont sur la côte d'Asie, quand Mycènes vint se précipiter sur Pergame. Dès que l'armée parvint aux environs de Cannes, restes d'une ancienne ville, elle planta ses étendards malheureux sur le fatal retranchement. Toutefois, à la veille du désastre qui menaçait les Romains, les dieux ne leur ménagèrent pas les présages. On vit avec effroi des lances en feu briller au milieu des bataillons : les crénaux de tout un rempart s'écroulèrent; le Gargan s'agitant renversa les forêts de sa cime ébranlée. L'Aufidus mugit en bouillonnant au fond de son lit, et les monts Cérauniens, qu'on voyait de loin jeter des flammes, remplirent de terreur les nautonniers sur la vaste mer. Le Calabrois de Siponte, privé subitement du jour, chercha dans une nuit profonde la terre et ses rivages ; des bandes de hiboux assiégèrent les portes du camp. D'épais essaims d'abeilles ne cessèrent de s'agiter autour des aigles tremblantes. Une comète, ce présage assuré de la ruine des empires, montra ses feux d'une rougeur sinistre. Des animaux féroces se jetèrent pendant la nuit au milieu des retranchements, jusque dans le camp même, et dispersèrent dans les champs voisins les membres de la sentinelle, enlevée sous les yeux des soldats épouvantés. De vains objets de terreur abusaient même l'imagination pendant la huit; on crut voir les mânes des Gaulois sortir de leurs tombeaux. Les roches tarpéïennes, ébranlées à plusieurs reprises, tremblèrent dans leurs fondements : un ruisseau de sang noir coula dans le temple du Capitole : l'antique statue de Romulus versa des larmes abondantes; l'Allia s'éleva au-dessus de ses rives effroyables. Les Alpes s'arrachèrent de leur base; le gigantesque Apennin s'agita nuit et jour au milieu de ses vastes abîmes.

650- Du côté du midi, 1'on vit venir de la Libye des météores embrasés, qui se portaient sur le Latium, et le ciel, s'ouvrant avec un fracas horrible, laissa voir le visage de Jupiter. Le Vésuve tonnant vomit des tourbillons de feu semblables à ceux de l'Etna; et son sommet embrasé poussa jusqu'aux astres les roches qu'il lançait dans les airs.
Tout à coup, au milieu de ses compagnons, un soldat présage l'avenir. Les yeux et les sens égarés, il remplit le camp de sinistres clameurs, haletant sous le pressentiment de la défaite prochaine. "Dieux cruels, s'écrie-t-il, arrêtez! déjà la plaine ne suffit plus aux cadavres amoncelés; je vois le général carthaginois voler à travers les épais bataillons, et pousser son char rapide sur les armes, sur les cadavres, sur les drapeaux abattus. Un vent impétueux s'élève en tourbillons, et roule la poussière dans les yeux et dans le visage des combattants. Servilius, échappé au Trasymène, se sacrifie sans songer à son âge. Où fuis-tu, Varron, juste ciel ! Paulus, le dernier espoir qui reste dans ce désastre, est renversé d'un coup de pierre. Que la Trébie disparaisse devant cette défaite : les cadavres entassés dans l'Aufide pourront servir de pont; je vois ce fleuve fumant les rejeter sur ses bords, et les éléphants vainqueurs fouler le champ de bataille. Un licteur carthaginois porte devant Annibal les haches d'un consul romain et les faisceaux arrosés de notre sang. La Libye triomphe avec pompe de l'Italie. Hélas ! grands dieux, voulez-vous donc que nous soyons encore témoins de ce spectacle! On fait un monceau des anneaux d'or arrachés aux doigts de nos chevaliers, et Carthage victorieuse mesure les ruines du Latium !

LIVRE IX

Malgré les prodiges qui effrayaient le Latium, malgré les signes que donnaient les dieux d'une défaite imminente, Varron, comme si les plus heureux présages eussent conseillé de combattre sur-le-champ, passa la nuit sous les armes et lança des traits dans les ténèbres, tantôt accusant Paulus de timidité, tantôt ordonnant. que les trompettes sonnassent vivement la charge et que les clairons se fissent entendre avant le jour. Annibal ne désirait pas avec moins d'ardeur qu'on en vint aux mains. Des deux côtés on sort du camp; ainsi le veut la fortune ennemie. Le combat s'engage. Déjà les Maces, disséminés dans la plaine pour fourrager, ont fait pleuvoir une grêle de traits légers. Mancinus, toujours prêt à porter les premiers coups et à tremper son fer dans le sang ennemi, est renversé : avec lui périt une nombreuse jeunesse. Varron ne se fût point arrêté aux représentations de Paulus, qui lui montrait les auspices et les victimes contraires aux Romains, si le hasard, en donnant à chacun d'eux, à tour de rôle, le commandement de l'armée, n'eût point ôté, ce jour-là, au téméraire consul la liberté d'en venir aux mains et de courir à sa perte. Toutefois, cette heureuse circonstance ne valut qu'un jour de plus à tant de milliers d'hommes, et les troupes rentrèrent au camp. Paulus gémissait profondément à l'idée qu'il lui faudrait le lendemain céder la direction suprême à ce chef en démence, et que vainement il avait sauvé ses soldats du carnage. Varron, courroucé de ce qu'Émilius eût différé le combat, lui dit dans le trouble de la colère : «Est-ce donc ainsi que tu témoignes au peuple ta reconnaissance, et que tu lui paies le prix de ta tête? Méritent-ils une telle honte, ceux qui t'ont soustrait à la rigueur des lois et aux suffrages qui allaient décider de ta mort? Que n'ordonnes-tu au soldat de livrer lui-même aux ennemis ses armes dont tu lui défends l'usage? Que ne l'ordonnes-tu, ou plutôt, que ne les lui arraches-tu des mains? Et vous, dont j'ai vu les yeux et le visage se mouiller de larmes lorsque le consul donna l'ordre de tourner le dos et de revenir au camp, oubliez les vaines lois de la discipline, et n'attendez pas le signal du combat. Que chacun soit son propre général, et marche en avant, dès que Phébus éclairera le mont Gargan de ses premiers rayons. Pour moi, je veux vous ouvrir les portes : courez, volez, et réparez la perte d'un jour". C'est ainsi que ce fougueux consul agitait et embrasait le camp d'une fatale ardeur de combattre.
A ce discours, Paulus, abattu, perd tout espoir; il est debout, immobile, comme vers la fin de la bataille, quand ses soldats jonchaient la plaine. Il mesure toute l'étendue du malheur qui est devant ses yeux. Telle une mère interdite, sans force et sans espoir, serre en vain dans ses derniers embrassements les membres encore tièdes de son enfant qui n'est plus.
- Je t'en conjure, dit-il, par nos murs tant de fois ébranlés ; par ces âmes innocentes que la nuit du Styx couvre dejà de ses ombres, cesse de courir au-devant d'un désastre; attendons que le courroux du ciel s'apaise, et que la mauvaise fortune se lasse: qu'il nous suffise que les nouveaux soldats apprennent à se familiariser avec le nom d'Annibal et à regarder l'ennemi de sang-froid.

50- Ne vois-tu pas comme ils pâlissent tout à coup, dès qu'il se fait entendre dans les campagnes voisines? comme les armes tombent de leurs mains au son de la trompette? Fabius, grâce à ses lenteurs, gràce à ce qui te semble de la timidité, a conservé pour nous, sous ses drapeaux calomniés, cette jeunesse qui est ici sous les armes ; tandis que Flaminius. Dieux! détournez de mauvais augures! Si tu es sourd à mes conseils, à mes prières, écoute du moins l'avertissement du ciel. La sibylle de Cumes a jadis prédit ce jour funeste : elle a, d'avance et dès le temps de nos ancêtres, annoncé à la terre tes fatales fureurs. Et moi aussi, nouveau devin, je te dirai sans détour que si demain tu n'arrêtes tes drapeaux, tu confirmeras, par une défaite sanglante, les paroles de la prêtresse de Phébus. Les plaines de Diomède ne porteront plus le nom d'un Grec ; mais elles deviendront, si tu persistes, fameuses par celui de ton consulat". Ainsi parlait Paulus, et ses yeux étaient rouges de larmes.
Un crime, triste effet de l'erreur, avait même souillé cette nuit. Satricus, pris par Xantippe, avait souffert l'esclavage en Libye. Bientôt après, pour récompenser son courage, on l'avait donné au roi des Autololes parmi plusieurs présents. Ce Romain avait laissé à Sulmo l'espoir de sa race, deux enfants à la mamelle, Mancinus et Solyme.
Il descendait des Troyens: son aïeul était ce Phrygien qui suivit la fortune d'Énée, et qui fonda la ville célèbre appelée de lui Soymo, nom bientôt changé en celui de Sulmo par les peuples d'Italie. Satricus était donc venu avec le roi parmi ses cohortes barbares, et quand le besoin l'exigeait, il lui servait d'interprète pour traduire le latin dans la langue des Gétules. Voyant qu'il peut regagner les murs Péligniens et revoir sa ville natale, il appelle la nuit à son secours, et se sauve furtivement du camp ennemi. Il en était sorti sans armes, dans la crainte de se trahir s'il emportait un bouclier. Il s'avance les mains désarmées, parcourant les dépouilles et les cadavres qui jonchaient la plaine : bientôt il revêt les armes de Mancinus. Déjà il s'est enhardi; mais celui dont il venait de prendre les armes et de dépouiller le cadavre, était son fils, qu'un Mace avait naguère couché sur la poussière.

90- Cependant Solyme, son autre fils, était sorti du camp romain vers le soir, au moment. du premier sommeil, pour aller à son tour au poste dont le sort lui confiait la garde; et il s'avançait en cherchant à découvrir, au milieu des morts, le corps de son frère Mancinus, afin de jeter en secret un peu de terre sur ses malheureux restes. A peine a-t-il fait quelques pas, qu'il aperçoit un ennemi en armes venant du camp carthaginois. Profitant aussitôt d'une retraite que le hasard lui offre, il va se cacher dans le tombeau de Thoas, roi des Étoliens. Mais ne voyant pas d'autres troupes s'avancer à la suite du guerrier qui marchait seul dans les ténèbres, il sort rapidement de sa retraite, et, d'une main sûre, lance un javelot qui va percer le dos de son père, que rien ne protégeait. Satricus croit être frappé par les Carthaginois qui le poursuivent, et, tout tremblant, il regarde autour de lui de quelle main inconnue a pu venir ce coup.
Cependant Solyme, vainqueur, accourt de toute la force de sa jeunesse : un reflet sinistre jaillit de ces armes qui lui sont connues. C'est le bouclier de son frère que la lune montre à ses yeux : il le reconnaît, il l'a vu briller tout près de lui. Enflammé de courroux, il s'écrie : «Non, Satricus, je ne serais point ton fils qui reçut le jour à Sulmo ; Mancinus ne serait point mon frère, et Solyme, l'illustre Troyen, ne reconnaîtrait point en moi son petit-fils, si cet ennemi échappait à mon bras.
Quoi! traître, tu porteras sous mes yeux la noble dépouille de mon frère? Je vivrais, et tu aurais pour trophée les armes glorieuses d'une famille pélagienne! Acca, ma mère chérie, oui, je veux te rapporter ces armes, elles consoleront ton deuil, et tu les placeras pour jamais sur le tombeau de ton fils". Tout en prononçant ces mots terribles, il fond sur l'ennemi l'épée à la main. Mais les traits étaient tombés des mains de Satricus, dès qu'il avait entendu parler de sa patrie, de ses enfants, de sa femme, de ses armes. Ses membres sont glacés, ses sens sont saisis d'horreur. Il laisse échapper d'une voix affaiblie et mourante ces lamentables paroles : «Arrête, je t'en conjure, non pour me laisser la vie, je ne saurais en jouir, mais, ô mon fils! ne trempe pas dans mon sang des mains coupables. Ce prisonnier des Carthaginois, qui venait d'aborder avec eux dans ce pays, c'est moi, c'est Satricus, issu de Solyme. O mon fils! tu n'as pas à rougir d'un crime: j'étais encore Carthaginois lorsque ton bouillant courage dirigea ce coup contre moi. Mais alors, échappé furtivement de ce camp barbare, je revenais vers vous, j'avais hâte d'embrasser une tendre épouse. Celui à qui j'ai pris ce bouclier était mort. Seul espoir de ma maison, reporte donc sur le tombeau de ton frère ces armes que je retenais sans crime. Mais, avant tout, mon fils, donne à Paulus ce conseil: qu'il s'efforce de traîner la guerre en longueur, et qu'il enlève à Annibal toute occasion d'en venir aux mains. Le Carthaginois bondit de joie à la vue des présages du ciel; il espère qu'un grand carnage suivra la prochaine bataille. De grâce, arrêtez le furieux Varron; car le bruit court qu'il porte en avant les drapeaux.

140- Au dernier jour de ma déplorable vie, j'aurai, du moins la consolation d'avoir donné un utile avis à mes compatriotes. Maintenant, mon fils, rends ses embrassements à ce père, que tu retrouves et que tu perds au même moment. Il dit, ôte son casque, entoure de ses bras tremblants le cou de son fils glacé d'effroi, et que l'épouvante a rendu muet.
Il s'efforce alors de lui ôter la honte de ce coup malheureux, et de justifier la blessure qu'il en a reçue. «Où est le témoin, mon fils, qui saura ce qui vient d'arriver ? La nuit n'a-t-elle pas enveloppé de ses ombres ton erreur? Pourquoi trembler ainsi? Viens, Solyme, viens plutôt presser ton coeur contre le mien; c'est ton père qui absout ton bras innocent; à la fin de tous mes maux, que ce soit cette main, je t'en supplie, qui me ferme les yeux". Mais ce fils infortuné pousse de profonds soupirs, sans pouvoir trouver de paroles pour répondre à son père. Il s'empresse d'arrêter le sang noir qui sort de la plaie, déchire un voile, bande cette large blessure, et l'arrose de ses larmes.
Sa douleur enfin s'exhale en plaintes lugubres mêlées de sanglots. «Est-ce donc à ce prix, mon père, que la fortune t'a ramené dans ta patrie? La cruelle! est-ce ainsi qu'elle devait réunir le père à son fils, le fils à son père? O trois et quatre fois heureux mon frère ! les destins lui ont dérobé le bonheur de te revoir; et moi, échappé au fer carthaginois, je reconnais un père à la blessure que je lui ai faite. Du moins, Fortune, tu m'eusses consolé de mon crime, en me laissant ignorer l'auteur de mes jours infortunés. Mais les dieux injustes ne pourront cacher plus longtemps mon malheur".
Tandis qu'il s'abandonne à son désespoir, le vieillard, qui avait perdu tout son sang, exhale son dernier soupir. Solyme, levant alors au ciel de tristes regards : "Astre des nuits, témoin du forfait qui a souillé mon bras, toi, s'écrie-t-il , dont la sombre lueur a dirigé mon trait dans le flanc d'un père, non, ces yeux, ces regards maudits ne te profaneront pas davantage".
Il dit, se perce le sein de son épée, et comprimant sa blessure, du sang qui en jaillit, il écrit sur son bouclier cet avertissement de son père : VARRON, ÉVITE LE COMBAT ; puis il suspend son bouclier à la pointe de son épée, et couvre en tombant le corps de ce père tant pleuré. Tels étaient les présages qu'à la veille du combat les dieux envoyaient aux Romains.

180- Peu à peu les ombres se dissipent, et la nuit témoin du crime affreux s'enfuit devant les feux de l'aurore. Le chef libyen a fait sortir son armée pour livrer bataille. L'armée romaine est aussi sous les armes; toutes deux ont suivi leurs usages. Un jour tel qu'aucun âge n'en verra de semblable, allait encore favoriser les Carthaginois. «Est-il besoin de longs discours, dit Annibal, pour échauffer votre ardeur, vous que la victoire accompagne depuis les Colonnes d'Hercule jusqu'aux plaines de la Pouille? La valeureuse Sagonte n'est plus; les Alpes se sont abaissées, et ce fier roi des fleuves, l'Éridan ausonien, voit captifs les rivages où il promène ses eaux.
Les cadavres des guerriers ont gonflé la Trébie; l'Étrurie, accablée, montre le tombeau de Flaminius; des ossements blanchis brillent au loin dans ces plaines que ne sillonne plus la charrue. Voici pour vous une journée plus glorieuse que tous ces exploits, et qui doit nous donner plus de sang.
Pour moi, la gloire me suffit : je me contente de ce vrai prix des batailles : le reste, je l'abandonne à votre valeur. Tout ce que Rome a rapporté de la riche Ibérie, tout ce qu'elle a étalé dans ses triomphes sur la Sicile; que dis-je? si elle a ravi quelque chose sur les côtes de Libye pour l'enfouir ici, toutes ces richesses vont devenir indistinctement la conquête de vos épées. Oui, emportez dans vos demeures tout ce que saisira votre main; accablée, montre le tombeau de Flaminius; des ossements blanchis brillent au loin dans ces plaines que ne sillonne plus la charrue. Voici pour vous une journée plus glorieuse que tous ces exploits, et qui doit nous donner plus de sang.
Pour moi, la gloire me suffit : je me contente de ce vrai prix des batailles : le reste, je l'abandonne à votre valeur. Tout ce que Rome a rapporté de la riche Ibérie, tout ce qu'elle a étalé dans ses triomphes sur la Sicile; que dis-je? si elle a ravi quelque chose sur les côtes de Libye pour l'enfouir ici, toutes ces richesses vont devenir indistinctement la conquête de vos épées. Oui, emportez dans vos demeures tout ce que saisira votre main; je ne veux pas qu'on me fasse hommage d'aucune partie de ce butin, à titre de général : que ce soit pour vous que le Romain ravisseur ait dépouillé si longtemps le monde soumis à ses lois.
Toi qui tires ton origine de Tyr, et portes un nom africain, je te donnerai pour récompense, si un tel présent te sourit, le pays de Laurentum, cultivé jadis par les Troyens; ou, si tu l'aimes mieux, les champs de Byzacium, dont la fertilité rend cent épis pour un. J'y ajouterai les terres que le Tibre arrose de ses ondes, et tu pourras y faire paître au loin les troupeaux que tu auras pris. Toi qui, en qualité d'allié, marches sous mes drapeaux, sans tenir â Carthage par les liens du sang, si tu lèves ton bras trempé dans le sang ausonien, je te fais à l'instant citoyen de Carthage. Que le Gargan, que lesplages de la Daunie ne vous abusent pas; ici vous êtes vraiment sous les murs de Rome. Quoique un long espace nous en sépare, et qu'elle soit loin de ce champ de bataille, elle croule ici aujourd'hui, et je ne vous appellerai plus à d'autres combats. Courez donc au combat, vous courez au Capitole". Il dit; et, poussant les barrières du retranchement, il fait aussitôt franchir le fossé à ses soldats, et les range selon la position des lieux et les sinuosités du fleuve.

220- A l'aile gauche se tiennent les Africains en ordre de bataille ; le belliqueux Nasamon, le colossal Marmaride, le Maure farouche, le Garamante, le Mace, la troupe des Massyles, l'Adyrmachide, qui se plaît à forger le fer, nation voisine du Nil, où elle est noircie par les feux brûlants du soleil.
Néalce guide et commande ces divers corps réunis. La droite, où serpente l'Aufide dans son cours sinueux, est sous les ordres de Magon. Près de là sont les peuples agiles, venus des Pyrénées hérissées de forêts; ils se pressent en tumulte autour du fleuve.
On y voit briller la jeunesse aux boucliers de cuir; le Cantabre est aux premiers rangs; après lui se présente le Gascon, qui combat la tête nue; le Baléare, dont la fronde lance des balles au milieu des batailles; et enfin les guerriers de la Bétique. Annibal dirige lui-même le centre, qu'il renforce des troupes de Carthage et des cohortes celtiques, souvent victimes des débordements du Pô. Du côté où le fleuve, se repliant sur lui-même, se dérobe au champ de bataille, et ne couvre pas les troupes, il place ces masses couronnées de tours, les éléphants, pour servir de rempart. Sur la croupe noire de ces énormes animaux est un retranchement mobile qui se penche ou se relève ; sorte de muraille dont le faite se dresse dans les airs.
Du reste il ordonne aux Numides de voltiger dans la plaine, et de s'agiter sur toute son étendue.
Tandis qu'Annibal rangeait ainsi son armée, il exhortait ses soldats, les animait et les enflammait sans cesse, relevant les exploits de chacun, se vantant de connaître quelle main avait lancé le trait qui siffle par les airs, et promettant d'être partout témoin de leur vaillance.
Déjà Varron avait fait sortir ses légions, et préludait à sa défaite. Le Nautonnier du Styx, joyeux sur son onde pâlissante, élargissait sa barque pour les ombres qui allaient venir à lui.
Tout à coup les premiers rangs s'arrêtent à la vue d'un bouclier fiché au bout d'une épée, avec une inscription tracée en caractères de sang qui défend d'avancer. Stupéfaits de ce présage, ils restent sans mouvement. A leurs yeux s'offre le plus affreux spectacle. Deux cadavres se tenaient embrassés : le fils étendait la main sur la poitrine de son père, pour cacher une plaie mortelle. Des larmes coulent de tous les yeux. on se rappelle avec douleur Mancinus, à la vue de son frère mort et gisant sur la poussière. Ce triste augure émeut les soldats, aussi bien que la ressemblance des traits qu'ils remarquent dans l'autre cadavre.

260- On instruit Varron de ce déplorable événement, du crime dû à l'erreur, et de la défense de combattre qu'on lit sur le bouclier. Lui, sans rien perdre de sa fougue : "Allez, dit-il, transmettre ces augures à Paulus; un chef dont la crainte obsède le coeur, comme celui d'une femme, sera touché d'apprendre qu'une main souillée d'une horrible action a tracé ces lignes, et que c'est peut-être avec le sang de son père que le fils mourant les a écrites sous les coups des furies vengeresses des forfaits". Alors, d'un ton menaçant, il range son armée à la hâte. Aux troupes féroces commandées par le redoutable Néalce, il oppose les bataillons Marses, les Samnites, les Apuliens, et se met à leur tête. Au centre, en face d'Annibal qu'il voit diriger lui-même son corps de bataille, Servilius se tiendra avec les Picentins et les Ombriens, pour se porter à sa rencontre. Paulus est chargé du commandement de l'aile droite. Enfin Scipion doit marcher contre les rapides Nomades, et prévenir leurs stratagèmes si les escadrons, employant l'artifice et la ruse, viennent à se débander, il a ordre de diviser ses troupes pour soutenir l'engagement. Déjà les deux armées s'approchent: la course rapide du soldat, le hennissement des chevaux qui s'animent, le cliquetis des armes qui se mêlent, répandent un sourd murmure à travers les bataillons troublés. Ainsi, lorsque les vents commencent à se heurter sur les mers, l'onde en travail retient encore dans son sein la fureur et les tempêtes qui vont l'élever jusqu'aux cieux : agitée enfin jusque dans le fond de ses abîmes, elle pousse à travers les rochers d'horribles mugissements, s'élance de ses cavernes et bondit courroucée en tourbillons écumants.
A l'approche de cette terrible colère du destin, la terre ne fut pas seule ébranlée. La Discorde entra furieuse dans le ciel, et poussa tous les dieux à ce combat.

290- D'un côté, on voit combattre Mars et Apollon qui le suit, le roi des mers, Vénus que la fureur agite, Vesta, Hercule excité par la ruine de Sagonte; la vénérable Cybèle, les dieux de l'Italie, Faune, Romulus, père des Romains, Pollux qui revit à la place de son frère. De l'autre on voit Junon, la puissante fille de Saturne, le baudrier sur l'épaule, Pallas née en Libye sur les bords du marais Tritonide, Hammon, le protecteur de l'Afrique, la tête ornée de cornes, et une foule d'autres divinités inférieures. Ils arrivent tous ensemble, et leur poids fait trembler la terre. Déjà les uns se rangent séparément sur les montagnes voisines, les autres se tiennent assis sur la nuée, et le ciel se trouve vide quand ceux qui l'habitent en sont descendus pour le combat.
Un cri effroyable fait retentir les cieux déserts. Telles furent les clameurs tumultueuses dont l'armée des géants frappa les airs aux champs Phlégréens; telle la voix tonnante du père du monde, lorsqu'il demandait de nouvelles foudres aux cyclopes, à la vue des audacieux enfants de la terre qui entassaient des montagnes pour envahir la demeure céleste. Dans un si grand nombre de combattants, il n'y eut pas un premier javelot lancé avant tous les autres. Une nuée de traits partit de toutes ces mains furieuses, et bien des guerriers altérés de sang tombent de part et d'autre dans cette double tempête. On n'a pas encore tiré du fourreau l'épée furieuse, que des milliers de soldats mordent déjà la poussière. Les autres se tiennent sur les cadavres, et, avides de carnage, ils foulent aux pieds leurs compagnons gémissants. Le Romain ne peut être ébranlé ni repoussé par l'effort du Carthaginois; celui-ci, immobile à son rang, ne cède pas plus à son adversaire que la roche de Calpé aux vagues furieuses qui se brisent contre elle.
L'espace manque déjà pour lancer les javelots; les mourants pressés dans la foule peuvent à peine tomber. Les casques étincellent en s'entre-choquant avec fracas : le bouclier abat le bouclier, l'épée brise l'épée. Le pied foule le pied, le soldat écrase le soldat; on ne distingue plus la terre sous le sang qui l'inonde. Les traits qui traversent les airs ont produit une nuit épaisse qui dérobe les cieux et la clarté du jour. Ceux que le hasard a placés au second rang prennent part à la mêlée, de la pointe de leurs longues piques, comme s'ils combattaient au front de la bataille; le troisième rang, auquel la gloire est encore interdite, s'efforce avec le javelot d'égaler l'ardeur des premiers.
Plus loin on s'attaque du moins par des clameurs, et le soldat, qui brûle de combattre et qui ne le peut pas, provoque l'ennemi par d'horribles cris. On se fait des armes de tout. Ceux-ci se battent avec un long bâton, ceux-là avec des brandons résineux enflammés, d'autres avec le pesant épieu. Ici c'est la fronde et la pierre, ou bien encore le dard léger; là on fait siffler la flèche rapide dans les airs : ailleurs on lance la falarique redoutable aux murailles mêmes.

340- Muses, divinités dont le culte m'est cher, puis-je espérer que la voix d'un mortel retrace fidèlement aux siècles futurs cette désastreuse journée? M'inspirerez-vous des vers dignes de la journée de Cannes? Si ma gloire vous touche, si vous ne détournez pas vos regards de cette grande entreprise, appelez ici tous les chants, appelez Phébus à votre tête. Mais toi, Romain, puisses-tu soutenir un jour ta haute prospérité avec autant de force que tu as supporté ces revers! Oui, que le ciel entende mes voeux ! Puissent les dieux, à l'avenir, ne plus vouloir éprouver si les descendants de Troie sont capables de soutenir une aussi terrible guerre! Et toi, qui trembles pour ta destinée, Rome, essuie tes larmes, adore tes blessures elles te feront un honneur immortel. Tu ne seras jamais plus grande que tu le fus alors : hélas ! bientôt précipitée par tes succès, tu n'auras plus d'autre renommée que le souvenir de tes défaites.
Jusqu'ici la Fortune, indécise entre les efforts divers des guerriers, trompait leur ardeur par l'incertitude de la victoire. L'espérance avait longtemps flotté entre les deux armées, et Mars sévissait également contre chacune d'elles. Ainsi, quand les doux zéphyrs agitent les tiges verdoyantes qui ne sont pas encore chargées d'épis mûrs, on voit au loin briller en se balançant d'un mouvement lent et alternatif ces herbes ondoyantes, espoir de la moisson prochaine.
Enfin Néalce fondant à grands cris à la tête de ses Barbares, enfonce le corps que commandait Varron. Les rangs s'ouvrent, et l'ennemi profite de la confusion pour se jeter rapidement dans les vides qu'il a faits. Le sang, pareil à un torrent, inonde la plaine de ses flots noirs, et le Romain tombe renversé par plusieurs coups à la fois; mais, redoutant avant tout d'être blessé par derrière, il reçoit la mort en présentant la poitrine, et périt au moins sans déshonneur. Au milieu de la mêlée, au premier rang, se tenait Scévola, guerrier qui aimait les postes difficiles et qui se montrait égal à tous les périls,
Dans ce terrible carnage, il ne veut pas sauver sa vie; il cherche une mort digne de Mucius, une mort qui rende son nom immortel.Voyant la bataille perdue et la défaite s'étendre à tous les rangs: "Illustrons, dit-il, le peu de vie qui nous reste. La valeur n'est qu'un vain nom, si le moment de la mort ne peut nous donner la gloire". Il dit; et, rassemblant ses forces, il se jette, plein de fureur, où le Carthaginois impétueux moissonne ses compagnons.

380- Là, il fond sur le fougueux Caralis qui voulait élever un trophée des dépouilles arrachées à un Romain. II l'attaque l'épée à la main, et furieux la lui plonge jusqu'à la garde. Caralis tombe en se roulant, mord la poussière de ce pays ennemi, et presse la terre de ses étreintes convulsives. Gabarus, Siccha, ne purent en réunissant leur ardeur et leur courage tenir contre l'impétuosité de Scaevola. Gabarus ose lui résister, et perd la main dans cette lutte. Siccha, troublé par le désespoir, accourt imprudemment à son secours, et marche sans précaution sur l'épée de Gabarus ; il tombe, se repentant trop tard de n'avoir pas protégé son pied nu par une courroie. Son cadavre gît à la droite de son ami mourant.
La fureur du jeune guerrier, rapide comme la foudre, attire enfin l'arme fatale de Néalce.
Il bondit, plein d'ardeur, jaloux de la gloire de renverser, sous ses coups, un adversaire aussi illustre. Néalce saisit un caillou détaché d'une roche, et qu'un torrent avait fait rouler du haut des montagnes, et l'en frappe au visage. Le coup lui fracasse la mâchoire et le défigure. La cervelle mêlée avec le sang lui sort par les narines comme une sanie épaisse, et l'humeur noire qui sort de ses yeux crevés dans leur orbite coule sur son front écrasé. Marius, qui veut secourir Caper, est étendu à côté de lui; il n'a pas voulu survivre à la mort de son ami. Ils avaient vu le jour sous les même auspices: tous deux étaient nés à Préneste la Sacrée, et la pauvreté de leurs pères leur était commune; leurs goûts étaient semblables, et ils cultivaient des champs qui se touchaient. Même volonté, même esprit dans le cours de leur vie; ils avaient l'amitié qui sait être riche de si peu. Ils moururent ensemble. De tous leurs voeux, la fortune leur accorda le plus cher, en les réunissant à cette dernière heure.

410- Leur double dépouille fit le triomphe de Symathus, leur vainqueur. Mais les Carthaginois ne se réjouirent pas longtemps de ces prodigieux succès. Scipion paraît menaçant et terrible; il a pitié du désastre de la cohorte qui pliait. Varron, auteur de tout le mal, Curion, à la blonde chevelure, Brutus, issu de celui qui le premier fut consul, se présentent à la fois. L'armée, soutenue par ces guerriers, eût sans doute repris, par un nouvel effort, le terrain qu'elle avait perdu, si Annibal ne fût venu, d'un soudain élan, arrêter les Romains qui poussaient en avant. Apercevant de loin Varron au milieu des combattants, et le licteur qui voltigeait autour de lui, couvert de sa robe rouge, il s'écrie : «Je reconnais la pompe consulaire, je reconnais ces insignes.
C'est ainsi que j'ai vu naguère Flaminius. Il annonce alors sa furie en faisant tonner son vaste bouclier. Hélas ! malheureux Varron, tu pouvais mourir aussi honorablement que Paulus, si les dieux ne t'eussent refusé de périr sous les coups d'Annibal. Que tu auras souvent à maudire les dieux qui te firent éviter l'épée de ce guerrier! En effet, Scipion, qui se jette en avant avec rapidité, vient t'arracher à la mort, et détourne sur lui seul tout le péril. Annibal se voit enlever l'honneur des dépouilles opimes; mais il va se mesurer volontiers contre un plus redoutable ennemi, et, dans le combat qui s'offre, punir le fils d'avoir, sur les bords du Tésin, préservé le père de ses coups. Les deux plus grands guerriers que la terre ait vus aux prises sont donc en présence. Nés dans des contrées différentes, ils sont égaux en courage; mais le Romain l'emportait par la piété et la bonne foi.
Soudain Mars craignant pour Scipion, Minerve pour Annibal, s'élancent d'une nuée profonde; le spectacle de ce combat les a troublés l'un et l'autre. Les deux armées tremblent à l'arrivée des dieux; mais les deux chefs les voient sans pâlir. Sur le sein de Pallas, à chaque mouvement de la déesse, brillent au loin de sombres flammes qui s'échappent de la bouche de la Gorgonc. Sur son égide sifflent les serpents horribles de ce monstre dont les yeux ensanglantés, pareils à deux comètes, dardent une lumière lugubre.
Sur le sommet du casque, une large aigrette élève sa flamme ondoyante jusqu'aux astres. Mars trouble les airs en agitant sa lance, et, de son bouclier, embrasse le champ de bataille. Il est couvert d'une cuirasse offerte par les Cyclopes, d'où jaillissent tous les feux de l'Etna.

450- Son panache fauve bat l'air qu'il remplit de sa haute stature. Les deux héros tout entiers à la lutte, et mesurant déjà de plus près le champ ouvert à leur valeur, s'aperçoivent pourtant que deux divinités sont venues à leur secours, et, fiers d'attirer les regards des dieux, ils s'enflamment l'un et l'autre jusqu'à la fureur.
Déjà, de sa main, Pallas a détourné loin d'Annibal la pique terrible que Scipion a lancée. Mars, instruit par l'exemple de la fière déesse à secourir son héros, lui présente aussitôt une épée forgée dans l'Etna, et demande à son bras de plus grands efforts. Minerve s'enflamme alors; le feu de la colère se répand sur son visage. La déesse, dardant un regard oblique, efface un moment l'effrayante figure de la Gorgone. Ses énormes serpents se dressent aux secousses de son égide; et Mars, après les premiers coups qu'a portés sa furie, se retire peu à peu du combat. D'un rapide effort, Minerve arrache de la montagne voisine d'énormes quartiers de rochers quelle jette sur Mars : l'île de Sason tremble au bruit que l'écho lui renvoie, et son rivage en est ébranlé. Cependant le maître des dieux n'ignorait pas ce terrible combat. Il fait descendre Iris, cachée dans un nuage, pour faire cesser ces fureurs, et lui parle ainsi: "Vole sur la terre, ô déesse! et rends-toi promptement dans l'Oenotrie.
Dis à Pallas de suspendre cette rage qui l'anime contre son frère; qu'elle n'espère pas changer l'ordre des destins. Ajoute, car je connais le fiel et la violence de cette âme bouillante, ajoute que si elle ne retient, si elle n'apaise son courroux, elle sentira combien mes redoutables foudres l'emportent sur son égide". Minerve, en recevant ces ordres, reste longtemps incertaine, et ne sait si elle doit céder aux armes de son père. "Retirons-nous, dit-elle: mais en repoussant Pallas, détournerat-il le cours des destins? m'empèchera-t-il de contempler, du haut du ciel, les plaines du Gargan fumantes de carnage"? Elle dit, saisit Annibal, et, l'enveloppant d'un nuage, elle l'emporte sur un autre point du champ de bataille, et quitte la terre. Mars, au départ de la déesse, qui disparaît dans les airs, relève les courages, rappelle les Romains dispersés dans la plaine, et, de sa main puissante, que cache la nue, les ramène pleins d'ardeur au combat. Ils reviennent avec leurs drapeaux, et, cessant de trembler, ils recommencent un horrible carnage. Mais soudain le dieu auquel est confiée la garde des vents, et qui, de sa volonté suprême, retient dans une étroite prison l'Eurus et Borée, Corée et Notus, ou les précipite dans l'espace, se laisse fléchir par les prières et les grandes promesses de Junon, et déchaîne le Vulturne, qui règne dans les champs de la Pouille. C'est ce vent qu'il a choisi pour assouvir son funeste ressentiment. Vulturne court d'abord se plonger dans le gouffre embrasé de l'Etna, s'y enflamme, en sort le visage tout en feu, s'envole avec un sifflement horrible, et parcourt tout le royaume de Daunus, roulant devant lui une nuée de poussière. Sa furie aveugle le soldat romain, le suffoque, le désarme. Déplorable spectacle! le vent lui chasse au visage des tourbillons enflammés de sable, et se déchaîne contre les bataillons avec toute la rage qui lui est ordonnée. Sous sa masse énorme tombent soldats, armes, clairons. Son souffle ennemi relève la lance et rejette en arrière tous les traits des Rutules. Il ajoute, au contraire, à la force de ceux des Carthaginois, lance lui-même leurs javelots comme avec la lanière, et les porte en sifflant contre l'ennemi. Le Romain, étouffé par les torrents de poussière qui remplissent sa gorge et ferment le passage à l'air, se plaint de mourir d'une mort ignominieuse. Vulturne lui-même, la tête cachée dans une noire obscurité, la chevelure chargée d'un sable épais, tantôt frappe le dos du soldat de ses ailes bruyantes, tantôt se précipite sur le front de l'armée au milieu du fracas de la tempête, secoue les armes avec fureur, et pousse de sa vaste bouche d'horribles sifflements. Quelquefois, dans l'ardeur qui les anime, les Romains sont près d'atteindre de leur fer la gorge de l'ennemi : mais Vulturne arrête leurs efforts et détourne le coup que leur main va porter. C'est peu d'accabler les cohortes de l'Ausonie il vomit en mugissant une horrible tempête contre Mars lui-même, et deux fois, il ébranle son panache. Tandis que la fureur d'Eole se déchaîne ainsi contre les Romains, et irrite le courroux du dieu de la guerre, Minerve et Junon s'adressent à Jupiter : "Vois, lui disent-elles, quel orage le terrible Mars soulève contre les Carthaginois! par combien de meurtres il assouvit sa colère. Quoi! il ne te plaira pas de faire descendre Iris sur la terre?

530- Je n'étais point là pour aider à l'anéantissement du nom romain. Que Rome règne avec le Palladium, je consens volontiers qu'il y ait son siége; mais je voulais empêcher qu'Annibal, ce héros de la Libye, ne fût tué à la fleur de ses ans, et que de si glorieux commencements ne fussent arrêtés par sa mort". Junon répond avec tout le fiel d'un antique ressentiment. «Oui; il faut faire connaître à toutes les nations combien est supérieure à chacun des dieux la redoutable puissance de Jupiter, et quel est le poids de son empire renverse donc, ô mon époux! du feu de ta foudre, les murs de Carthage; ma prière ne t'implore pas pour elle; précipite ses armées dans les abîmes entr'ouverts du Tartare, ou bien engloutis-les dans les flots". Aces plaintes Jupiter répond avec douceur : "Vous luttez contre le destin, et vous portez trop loin vos espérances inquiètes. Minerve, celui contre lequel tu avais pris les armes, doit abattre la puissance de Carthage, prendre son surnom de l'Afrique, et porter au Capitole le laurier de la Libye conquise. Et toi, Junon, celui à qui tu donnais le courage et la gloire (je te dis l'ordre des destins) retirera son armée des champs Laurentins ; sa défaite n'est même pas éloignée ; je vois approcher le jour où il souhaitera de n'avoir jamais franchi les Alpes". Il dit; et fait descendre promptement Iris de l'Olympe, pour rappeler Mars, et lui ordonner de quitter le combat. Le dieu, frémissant encore, se retire sans résistance au haut des airs, quelque joie que lui causent le son des clairons, des trompettes, le carnage, le sang, les clameurs et les armes. Dès que la campagne fut libre après ce combat des dieux, et soulagée de la présence de Mars, Annibal se précipite du fond de la plaine où il s'était retiré pas à pas devant les immortels ; il amène à grand cris sa cavalerie, son infanterie, ses immenses éléphants avec leurs tours, et toutes ses machines de guerre. Il reconnaît un jeune Romain qui mettait en désordre les troupes légères de Numides. La colère étincelle aussitôt dans ses yeux pleins de sang. "Quelle furie, Minucius, ou quelle divinité, dit-il, te pousse contre ton ennemi? Oserais-tu donc te mesurer avec moi ? Où est maintenant ce Fabius , qui devint ton père en t'arrachant à mes armes? Qu'il te suffise, téméraire, d'avoir une fois échappé à mon bras". Après ces fières paroles, il lui perce la poitrine d'une pique lancée comme avec la baliste, et l'empêche ainsi de répondre.

570- Ce n'est pas assez que le fer éclaircisse les rangs de l'armée ; elle est encore attaquée par les éléphants, qui foulent sous leurs pieds la jeunesse de l'Italie. Annibal, sur le coursier qui le porte aux premiers rangs, vient d'ordonner au Maure qui dirige ces animaux, de les aiguillonner vivement pour les lancer au milieu de la mêlée. Ces monstres, poussés par les blessures qui se succèdent sur leurs corps, s'élancent avec des cris effrayants, portant sur leur dos livide des tours remplies d'hommes armés de flèches et de torches ardentes. Une grêle de pierres fond de loin sur l'ennemi ; et le Carthaginois, debout sur ce rempart mobile, lance de toutes parts une nuée de traits. Les éléphants, au milieu des rangs serrés, forment comme un mur hérissé de dents blanches. Des piques brillent devant eux, fixées à leurs défenses d'ivoire, et inclinées sur leur dos. Dans le désordre, un d'eux perce de sa dent meurtrière les armes et le corps d'Ufens, et le porte, poussant des cris douloureux, à travers les bataillons qu'il écrase. Tadius n'est pas frappé d'un coup moins violent. La pointe de la dent cruelle pénètre sa cuirasse de lin, à l'en- droit où le tissu protège son flanc gauche, et, sans le blesser, l'enlève avec son bouclier qui retentit. Ce péril, nouveau pour lui, n'effraie point le courageux guerrier. Il fait tourner l'événement à sa gloire. Placé près du front de l'animal, il lui crève un oeil avec son épée. La bête, furieuse de cette blessure, se dresse sur ses pieds, renverse la tour, et la lance au loin derrière elle. Les armes, les soldats, ô pitié! sont précipités par l'animal à demi-aveugle, qui tombe lui-mëme et les écrase sous sa chute. Vainqueur, le Romain ordonne de jeter des torches ardentes contre ces monstres, et d'attaquer par le soufre et la résine ces murs qu'ils portent çà et là. L'ordre est promptement exécuté. Leur dos fumant s'allume, et déjà la flamme y brille. Le vent en furie alimente l'ardeur de feu qui se propage dans toutes les tours. Telles on voit s'embraser les forêts du Rhodope et du Pinde, quand les bergers y jettent la flamme, qui dévore en un moment l'espace. L'incendie éclaire toutes les collines, et dépouille tous les rochers. Les éléphants, furieux sous le bitume ardent qui les dévore, s'ouvrent une large voie à travers les escadrons. Aucun soldat, même parmi les plus courageux, n'ose en approcher. On les attaque de loin avec le javelot et la flèche. Exaspérés par la douleur, ils sèment de tous côtés les flammes, et augmentent l'incendie. Quelques-uns vont se précipiter dans les ondes du fleuve voisin. Trompés par le peu de profondeur de l'eau, ils promènent au loin dans les lagunes marécageuses et le long du rivage la flamme que leur course a irritée, jusqu'à ce qu'enfin ils trouvent des eaux assez profondes pour recevoir leurs masses énormes.

620- Là où le combat dure encore, les Romains investissent de loin ceux de ces animaux que le feu n'a pas attaqués, et les pressent de tous côtés avec des javelots, des pierres, et avec la fronde rapide. Le siège d'une forteresse située sur une haute éminence ne se fait pas, autrement par l'ennemi campé dans la plaine. L'intrépide Mincius, victime de sa hardiesse, et digne cependant d'un meilleur sort, affrontait, le bras levé, un de ces monstres, et allait le percer de son glaive. L'animal enveloppe le soldat de sa trompe, d'où s'échappe, en siffiant, un souffle brûlant, l'enferme dans ses noeuds irrésistibles, puis le lance avec force dans les airs : l'infortuné retombe les membres brisés. Paulus, apercevant Varron au milieu de ce désastre, s'emporte contre lui: «Que n'allons-nous donc à la rencontre d'Annibal? N'avons-nous pas promis à Rome de l'amener chargé de fers, devant ton char triompha! ? O ma patrie! ô peuple coupable! ô égarement de la faveur populaire ! Non, dans cet horrible excès de nos maux, tu n'oseras pas dire lequel eût été le plus à souhaiter pour toi, qu'Annibal ou Varron n'eussent point vu le jour". Tandis que Paulus s'indigne, Annibal poursuit les fuyards, et, sous les yeux mêmes du consul, presse de sa lance cette foule qui se rue pêle-mêle. Il heurte le casque du Romain et ébranle ses armes. Paulus, furieux, n'en fond qu'avec plus d'ardeur au milieu des ennemis. Dès que Varron l'a perdu de vue dans la mêlée, il se trouble, détourne son coursier et s'écrie: "O Rome! combien tu es punie de m'avoir confié la direction de la guerre, tandis qu'il te restait un Fabius ! Mais pourquoi ce trouble! pourquoi les destins s'opposent-ils à ce que je veux? les Parques me tendraient-elles de secrètes embûches? tout ce que je crains, je puis le prévenir en tranchant le fil de mes jours? quel dieu arrête donc mon glaive, et me réserve pour une plus triste destinée ? vivrai-je? rapporterai-je au peuple ces faisceaux brisés, arrosés du sang de mes concitoyens? Quoi! j'oserais m'exposer aux regards des villes qu'irriterait ma vue? et ce qu'Annibal pourrait me souhaiter de plus accablant, ô Rome ! je pourrais fuir et te revoir". Son indignation s'exhalait encore, quand déjà l'ennemi s'est approché, l'a atteint de ses traits. Il lâche les rênes à son coursier qui l'emporte loin du péril.

LIVRE X

Voyant la défaite devenir de plus en plus imminente, Paulus, semblable à l'animal qui, cerné par les dards, se jette au devant du fer, et va saisir son ennemi à travers les blessures, s'élance au milieu des bataillons, se précipite au devant du danger, et cherche de tous côtés l'épée qui lui donnera la mort. D'une voix pénible il rappelle ses soldats: "Arrêtez-vous, Romains; je vous en conjure, et, en hommes courageux, ne recevez le fer que dans vos poitrines; qu'aucun de vous n'arrive chez les mânes frappé par derrière. Il ne nous reste plus que la gloire de mourir, et Paulus vous guidera encore jusque dans les sombres demeures". Il dit; et plus rapide que Borée accourant de la Thrace, ou que la flèche du Parthe qui revient sur les combattants, tandis que lui-même il fuit déjà, il s'ouvre ainsi un passage jusqu'à l'endroit où, plein du dieu Mars, Caton, oubliant sa grande jeunesse se jetait au devant du péril. Il arrache aux armes meurtrières ce jeune homme qu'accablaient d'une grêle de traits et le Cantabre et le Vascon léger.
Les ennemis reculent : et, frappés de terreur, se rejettent en arrière. Tel le chasseur, plein de joie, poursuivant une biche dans un vallon retiré, serre de si près la bête fatiguée, qu'il pense déjà la saisir. Mais si, tout à coup, sortant de son antre, un lion farouche s'arrête rugissant devant lui, il pâlit, son sang se glace; et ses traits, armes trop faibles pour le péril, s'échappent de ses mains; il ne songe plus à la proie qu'il avait espérée. Tantôt Paulus pousse de la pointe de son épée ceux qui lui résistent; tantôt il les atteint de ses javelots dans leur fuite précipitée. La fureur, le désir d'illustrer ses derniers coups, l'ardeur du carnage transportent le consul. Une foule innombrable d'obscurs ennemis tombe sous le bras d'un seul héros. Si le sort eût donné aux Romains un second Paul Émile, Cannes fût resté un nom inconnu.
Enfin une aile a plié, et recule frappée de terreur. La première ligne fuit en désordre. Labienus et Ocris sont étendus morts, ainsi qu'Opiter: les deux derniers étaient nés sur les riches coteaux de Setia; Labienus était venu des murs de Cingulum, assis sur les rochers. Le farouche Carthaginois avait uni leurs destins par une mort commune, mais différente. Labienus meurt sous le coup d'une flèche qui a pénétré dans ses flancs, et les deux frères tombent frappés, l'un à l'épaule l'autre au jarret. Tu tombes aussi, percé dans l'aine, d'un dard tyrien, Mécène, nom vénéré dans l'Étrurie, toi dont les ancêtres ont porté le sceptre avec gloire. Paulus parcourt la mêlée, s'inquiétant peu de la vie pourvu qu'il rencontre Annibal. Le sort ne lui semblera cruel que si cet ennemi lui survit.
Junon, redoutant l'impétuosité du consul, (car une fois le combat engagé, sa fougue et sa rage n'eussent pas été vaines), prend la forme du timide Métellus : "Unique espoir du Latium, consul de Rome, lui dit-elle, pourquoi ces transports, ces fureurs inutiles, quand les destins sont contraires?

50- Si Paul Émile survit, le royaume d'Énée reste inébranlable; s'il meurt, il entraîne avec lui l'Ausonie.
Quoi ! tu voudrais affronter cet ennemi gonflé de sa victoire; nous ravir ta tête si précieuse dans ce désastre? Mais Annibal, dans l'ivresse de son succès, oserait attaquer même le dieu du tonnerre!
Et Varron, fuyant la mêlée (car je l'ai vu s'y dérober), se soustrait à la mort et se réserve pour des temps plus heureux. Ah! cède au destin; et, puisque tu le peux, sauve cette âme plus grande que la nôtre; bientôt tu reprendras les armes". Paulus répond en soupirant: "Pour chercher la mort sur le champ de bataille, n'est-ce pas assez, Métellus, de t'avoir entendu me conseiller l'infamie? va, insensé, va, prends la fuite: fassent les dieux que les traits ennemis ne te frappent pas par derrière; qu'ils fassent que tu échappes sain et sauf, sans blessure: alors Varron et toi vous rentrerez dans les murs de Rome. Mais quoi ! coeur timide, m'as-tu donc jugé capable de conserver la vie, et indigne de mourir glorieusement? Annibal, dis-tu, tout bouillant de fureur, est prêt à s'attaquer à Jupiter même. O Romain dégénéré de la valeur de tes ancêtres! quand je veux engager un combat, qui donc dois-je préférer pour adversaire, si ce n'est celui qui, vainqueur ou vaincu, dans cette lutte, me procurera une renommée immortelle"?
Tels sont les reproches du consul, qui se porte soudain à travers les ennemis. Plus rapide qu'Acheras qui fuit à son approche vers le gros de l'armée, et essaie de se glisser dans les bataillons, il l'atteint et l'immole au milieu des rangs épais et des boucliers qui se pressent. Tel le chien des Gaules poursuit un sanglier enfoncé dans les bois. Rasant du nez la terre, il parcourt tous les détours de la forël, suit la piste en silence, fouille les halliers inaccessibles aux chasseurs, et ne s'arrête, conduit par l'odeur qu'il a d'abord sentie, que lorsqu'il a découvert le gîte caché de l'animal dans le fond des taillis. Mais l'épouse de Jupiter prend la forme du Maure Géleste, et attire loin du combat qu'elle redoute le Carthaginois qui ignore sa feinte. « O éternel honneur de Carthage ! c'est de ce côté, lui dit-elle, qu'il faut tourner tes armes; vole au secours des soldats qui implorent ton bras. Le consul fait un affreux carnage le long des rives de ce marais.

90- La défaite d'un autre ennemi ne peut te donner autant de gloire". Elle dit, et l'entraîne de l'autre côté de la bataille.
Un guerrier, Crista, mettait en désordre toute la jeunesse carthaginoise le long de la rive du fleuve. Ses six enfants réunis combattaient autour du vieillard. Pauvre de biens, mais de la ville renommée de Tuder, il avait la réputation d'un vaillant guerrier parmi les peuples de l'Ombrie. Son exemple, et le carnage que faisait son bras, excitaient au combat la cohorte belliqueuse de ses enfants. Cette phalange, animée du même courage, et conduite par ce chef intrépide, s'était déjà rassasiée du sang des ennemis, avait renversé sous ses coups un éléphant chargé de tours, et, après y avoir mis le feu, contemplait avec joie les ruines embrasées du colosse. Soudain les feux étincelants d'un casque ont frappé leur vue: un panache brillant flotte sur un cimier élevé. Le vieillard ne tarde pas à reconnaître Annibal à l'éclat de son armure. Aussitôt il fond sur lui à la tête de ses enfants, pour engager le combat. Il leur commande de lancer leurs dards, de ne point, trembler au son de cette voix farouche, ni à la vue des feux que jette ce casque. Ainsi l'oiseau qui garde les armes de Jupiter, nourrissant avec inquiétude, dans son nid, la noble race qui doit porter la foudre, l'expose à l'éclat du soleil, pour s'assurer, à sa vive lumière, de la lignée, objet de ses doutes. Crista, pour donner l'exemple à ses fils qu'il appelle au combat, fend tout à coup l'air de sa javeline. Le trait s'arrête à la surface de l'armure dorée, et, y restant suspendu, trahit par ce coup la faiblesse du vieillard.
"Quelle fureur aveugle, s'écrie Annibal , a pu pousser ton bras glacé par les ans à frapper ces coups inutiles. A peine ta javeline tremblante a-t-elle entamé la surface de ce métal de Galice. Tiens, je te rends ton arme, et mon bras instruira mieux à combattre la fière jeunesse qui t'entoure". Il dit; et, de ce trait même, perce la poitrine du malheureux Crista. Alors, chose effroyaMe ! volent à la fois six javelots lancés avec force, et au même instant les lances se précipitent. Ainsi, lorsqu'un chasseur maure presse, en Libye, dans l'antre qu'il assiége, une lionne qui naguère a mis bas, les lionceaux se jettent sur lui tout furieux, et veulent en vain l'attaquer avec des dents trop faibles pour un tel combat. Annibal épuise leurs traits sur son bouclier, et, ramassé sous cette arme, il brave les coups multipliés des longues piques qui le frappent et le font résonner. Tant de blessures, tant d'exploits au milieu du carnage ne lui suffisent plus, si dans sa rage frémissante il n'immole tous ces jeunes guerriers, s'il ne les étend sur le corps de leur père, s'il n'anéantit à jamais cette race infortunée. S'adressant à son écuyer Abaris, qu'enflammait le même courroux, et qui partageait tous ses exploits : "Donne-moi tes traits: ce groupe aspire à être précipité aux sombres bords de l'Averne. Assez téméraires pour frapper mon armure, que ces frères recueillent donc le fruit de leur folle piété filiale". Il dit, et perce d'un javelot Lucar, l'ainé des six.

140- Chancelant sous la javeline qui s'enfonce, le jeune guerrier tombe à la renverse sur les armes de ses frères. Volson courait arracher le trait mortel de sa blessure : mais Annibal, saisissant une lance que le hasard lui offre au milieu du carnage, renverse le Romain d'un coup qui, à travers son bouclier, va se fixer dans ses narines. Puis il tire rapidement son glaive, et tranche la tête à Vesulus, qui glisse dans le sang de ses frères. Enfin, ô barbarie! il prend le casque rempli de cette tête qu'il vient de couper, et le lance comme un trait sur les autres frères qui ont pris la fuite. Une pierre frappe Télésinus, et lui brise les os là où les vertèbres se réunissent aux reins; le guerrier tombe; et, tandis qu'il rend avec effort le dernier soupir, il voit , à travers le voile de la mort, succomber son frère Quercens, qu'un coup de fronde, lancée par les airs, avait pour jamais ravi à la lumière.
Perusinus, accablé à la fois de douleur, de crainte, de fatigue, mais plein de colère, portait ses pas incertains à travers le champ de bataille, et s'arrêtait quelquefois pour combattre. Annibal saisit un épieu que son écuyer avait arraché des débris d'une tour supportée naguère par un éléphant, le plonge dans l'aine de Perusinus, et ce bois durci au feu lui donne la mort. Perusinus allait essayer de fléchir par des prières la fureur de ce cruel ennemi; mais, aux premiers mots qu'il prononce, un feu mortel embrase sa bouche, descend par les efforts de sa respiration jusqu'au fond de sa poitrine. Ainsi périt, avec tous ses enfants, Crista, ce nom longtemps célèbre dans l'Ombrie. Telle une yeuse frappée de la foudre, ou un chêne qui a vu se succéder plusieurs générations, fume abattu par la main de Jupiter. Le soufre embrasé du ciel dévore son branchage révéré pendant des siècles. Cédant au pouvoir du dieu, il tombe au loin, et, dans sa chute terrible, couvre tous les arbres sortis de sa tige immense.

170- Tandis qu'Annibal exerce ces ravages près des marais de l'Aufide, Paulus, qui avait déjà vengé sa mort prochaine par celle d'un grand nombre de Carthaginois, combattait comme un vainqueur entouré de mille ennemis. Il a renversé le grand Phorcys, venu des antres de Calpé, et couvert d'un bouclier ciselé représentant la Gorgone. C'est de là en effet que cette farouche divinité tirait son origine. Phorcys se présentait devant le consul, tout orgueilleux d'appartenir à l'horrible race de la pétrifiante Méduse, qui lui donnait son nom; et, tandis qu'il s'élance avec fureur pour atteindre Paulus dans l'aine, celui-ci le saisit par le cimier qui couronne son casque, le terrasse, lui enfonce son épée dans les reins, à l'endroit où la ceinture se replie autour du corps et où la cuirasse s'appuie sur les deux hanches. Un ruisseau de sang sort de ses entrailles ouvertes,et cet habitant de l'Afrique expire dans les champs de l'Etolie.
Pendant cet affreux carnage, des troupes de Numides s'élancent précédées par la terreur, et, faisant par derrière une attaque inopinée, chargent brusquement les Romains. Annibal lui-même les avait formés à cet art de combattre en trompant l'ennemi. Pleins de ruses, et feignant de quitter le camp carthaginois, ils étaient venus se rendre. Mais, tandis que le front de l'armée s'est engagé de toute son ardeur dans le combat, ils se jettent sur les derniers rangs, et y portent le désordre. Les piques, les épées ne leur manquent pas: ils prennent aux morts leurs armes, et arrachent des cadavres les traits qui les ont percés. Galba, toujours intrépide (car les revers n'ont pu lui enlever son courage), voyant de loin que l'ennemi emportait l'étendard, s'élance sur lui de tout son corps, atteint l'audacieux vainqueur, et l'arrête en le frappant mortellement. Mais tandis qu'il arrache à l'ennemi qu'il a tué la proie dont il s'était saisi, et que sa main mourante ne rendait que lentement, il tombe lui-même, percé par l'épée d'Amorgus, qui venait d'accourir. Ainsi tombe et meurt ce guerrier malheureux, victime de sa généreuse audace.
Cependant, comme si la cruelle Bellone n'eût point encore assouvi sa rage, le Vulturne roule en tourbillons la poussière qu'il a élevée dans la plaine, et lance dans les yeux des combattants des sables brûlants. Le vent gronde avec furie, et la tempête, emportant à l'extrémité du champ de bataille les soldats qui résistent, les accable de son choc sur les rives escarpées, d'où ils tombent dans les flots gonflés du fleuve. C'était là que tu devais périr, in- fortuné Curion ; c'était dans l'Aufide qu'une mort ignorée t'attendait.

210- Bouillant de colère, il voulait arrêter ses bataillons effrayés, et les retenir en leur opposant son corps ; mais, repoussé par la masse des fuyards, il tombe, englouti dans ces eaux troublées par sa chute , et reste couvert des sables adriatiques, sans avoir pu rendre sa fin glorieuse.
Le consul, que l'adversité ne pouvait abattre, ni la fortune soumettre, se jetait au-devant des bataillons vainqueurs. L'ardeur de mourir et la certitude de la mort soutenaient seules son courage. Viriathus, ce fier monarque de l'lbérie, accablait de ses coups un Romain épuisé par le combat. Il le renverse sous les yeux du consul furieux. O douleur! ô sort déplorable! Servilius, l'honneur de l'armée, sa gloire la plus belle après Paulus, tombe sous le bras du barbare, et, par sa mort seule, ajoute encore à l'horreur de la journée de Cannes.
Paulus, tout entier à la douleur et à la colère, court, malgré le vent contraire, dont la violence le désarme et l'aveugle, s'enfonce, plein de fureur, dans l'épaisse nuée de sable qui fond sur lui, et tombe sur l'Ibère. Celui-ci, selon l'usage de sa nation, entonnait déjà des chants barbares, et frappait sur son bouclier. Paulus lui ôte la vie en le perçant au côté gauche de la poitrine. Cet ennemi fut le dernier qu'immola le consul : son bras ne se mêla plus à aucun combat. O Rome! tu n'as plus ce héros pour te protéger pendant cette terrible guerre. Une énorme pierre, lancée par une main inconnue, vient lui frapper le visage de sa lourde masse, enfonce son casque, qui se brise dans ses os, et le remplit de son sang. Toutefois, il va d'un pas chancelant s'appuyer contre une roche voisine. Tout ensanglanté, hors d'haleine, le visage meurtri, il s'assied, encore terrible, sur son bouclier.
Tel un lion, la poitrine ouverte par le fer qui la traverse, après avoir bravé des traits moins redoutables, se tient encore debout dans l'arène, frémissant contre le trait meurtrier, inonde de sang sa mâchoire, ses narines, sa crinière, pousse par intervalles de languissants murmures, et vomit enfin de sa gueule béante tout son sang qui bouillonne.
Alors les Carthaginois se répandent partout. Annibal, sur un coursier rapide, se porte où le vent, son épée, son cheval, les éléphants, avec leurs défenses cruelles, lui ouvrent le chemin.

250- Pison, couvert de blessures, voyant accourir, à travers les cadavres, le général carthaginois, se lève avec effort, en s'aidant de sa lance, perce les flancs du cheval, le renverse, et veut en vain se précipiter sur le Carthaginois.
Annibal se relève promptement malgré la chute de son coursier, qui reste étendu. "Eh quoi! s'écrie-t-il, les ombres des Romains reviendraient-elles après la mort prendre part à de nouveaux combats? ne peuvent-elles reposer, même au sein du tombeau"? Il dit; et levant son épée sur Pison, qui cherche en vain à se relever, il la lui plonge tout entière dans les entrailles. Lentulus, blessé au pied par une flèche crétoise, fuyait de toute la vitesse de son cheval. Il aperçoit Paulus sur une éminence, arrosant les rochers de son sang, et le regard farouche, près de descendre dans le Tartare. Honteux de sa faiblesse, il suspend sa fuite précipitée. Il croit alors avoir vu Rome devenue la proie des flammes, et, à ses portes, Annibal sanglant; il contemple pour la première fois cette vaste plaine, où le Latium est venu s'engloutir : "Paulus, s'écrie-t-il, qui empêchera les Carthaginois d'être demain sous les murs de Rome, si tu abandonnes le vaisseau dans une si horrible tempête? Oui, j'en atteste les dieux, si tu n'arrêtes les suites désastreuses de cette guerre, en survivant malgré toi à nos affreux revers, tu lui deviens plus funeste que Varron. Pardonne à ma douleur ces dures paroles; prends, je t'en conjure, ô toi, qui nous restes seul dans ce désastre, prends ce cheval: je vais lever sur mes épaules tes membres languissants, et je t'affermirai sur la selle.
Paulus, rejetant le sang qui coulait de sa bouche meurtrie :"Courage, Lentulus! digne rejeton de tes glorieux ancêtres; non, toute espérance n'est pas perdue, puisqu'il reste de telles âmes au royaume de Romulus. Sauve-toi sur ce coursier, ta blessure te le permet, et que l'on ferme au plus tôt les portes de Rome.
Le fléau de la guerre va fondre sur nos murs. Dis, je t'en supplie, qu'on abandonne le gouvernail à la prudence de Fabius. La fougue de Varron l'a emporté sur mes conseils. A ma dernière heure, que me reste-t-il à montrer à un peuple aveugle, sinon que Paulus sait mourir? Me traînerai-je à Rome, pour y mourir de mes blessures? A quel prix Annibal ne voudrait-il pas me voir fuir? Non, Paulus n'est pas lâche à ce point; et mon ombre n'entrera pas avec si peu de gloire chez les mânes; moi qui... Mais pourquoi te retenir, Lentulus, pour te faire entendre les plaintes d'un blessé? Pars, presse ce coursier fatigué, et hâte-toi d'arriver". Lentulus se rend aussitôt à Rome, y portant les avis suprêmes du consul. Cependant Paulus ne laisse pas sans vengeance le peu de temps qui lui reste à vivre. Tel un tigre, cédant enfin au coup mortel, et déjà étendu sur la terre, lutte encore contre la mort. Il ouvre sa gueule languissante pour de vaines morsures: elle ne peut plus obéir à sa rage, et l'extrémité seule de sa langue a léché l'épieu qui l'a frappé. Iertas, brandissant un trait, s'était approché, l'air triomphant, du consul, sûr de le frapper inpunément.

300- Émilius se lève, et, avant qu'il ait paré le coup, lui plonge son épée dans le sein ; puis il promène autour de lui des regards qui cherchent Annibal; car il ne veut plus qu'exhaler sous cette main sa vie qui lutte encore. Mais le Nomade, le Garamante, le Celte, le Maure et l'Astur réunissent leurs traits pour l'accabler.
Telle est la fin de Paulus; cette grande âme n'est plus; ce héros est couché sur la poussière. On l'égalerait peut-être à Fabius s'il eût été seul à la tête de l'armée. Sa mort glorieuse fut pour Rome un nouvel honneur, et doit élever jusqu'aux astres le nom d'Émilius.
Avec le consul, l'armée perd tout espoir et tout courage; elle demeure abattue, comme un tronc sans tête, sous le fer cruel de l'ennemi, et l'Afrique victorieuse parcourt toute la plaine avec furie. Le Picentin, la belliqueuse Ombrie, les Herniques, la jeunesse Sicanienne, sont renversés. Les étendards du vaillant Samnite, des Sarrastes, des cohortes Marses, jonchent de tous côtés la terre; çà et là des boucliers percés, des casques, des épées restés inutiles, des armures brisées en s'entrechoquant, des freins couverts d'écume arrachés de la bouche des coursiers. L'Aufide ensanglanté épanche ses ondes gonflées dans la plaine, et, furieux, rend à ses rives les cadavres qu'il avait engloutis.
Ainsi l'on voit un navire égyptien, qu'on eût d'abord pris pour une île flottante, couvrir la mer des débris de son naufrage, lorsque l'Eurus, au souffle orageux, l'a brisé contre les rochers. Les bancs des rameurs, les mâts, les banderoles, les voiles déchirées flottent sur l'Océan avec les malheureux nautoniers qui revomissent l'onde amère. Annibal, après avoir passé tout le jour à semer les funérailles, voit les ténèbres ravir à sa fureur cette mémorable journée. Alors il met fin au combat, épargnant à ses soldats la fatigue de répandre plus de sang. Mais son âme veille toujours, et ne peut supporter le repos de la nuit. Au milieu de ces grandes faveurs du ciel, son coeur lui reproche de n'avoir point encore franchi les murs de Rome. Le lendemain lui sourit pour ce projet. Il veut y diriger sans retard les épées encore fumantes, et ses cohortes arrosées de sang. Déjà il croit s'être emparé des portes, avoir embrasé les murs, et joint l'incendie du Capitole à la journée de Cannes. Junon, effrayée de ce dessein du chef carthaginois, et n'ignorant pas quel est le courroux de Jupiter, quels sont les destins du Latium, veut mettre un frein à cette ardeur téméraire, aux espérances avides et aux vains désirs du guerrier. Elle appelle aussitôt le Sommeil du sein des ténèbres silencieuses, où il a son empire. Car souvent elle a recours à son ministère, pour appesantir les paupières rebelles de son frère: "Dieu paisible, lui dit-elle, avec un aimable sourire, ce n'est pas pour une grande entreprise que je t'appelle : je ne te demande pas de me livrer Jupiter vaincu par la douce influence de tes ailes. Tu n'auras pas non plus a fermer les mille yeux d'Argus, ni à plonger dans une longue nuit ce gardien qui méprisa ton pouvoir auprès de la génisse d'Inachus : envoie, à ma prière, un doux sommeil à ce chef carthaginois, de peur qu'il ne veuille voir Rome, et s'emparer de ses murs, contre la volonté du maître de l'Olympe, qui ne lui permettra jamais d'y entrer".
Le Sommeil obéit sur le champ; et, prenant son vol à travers les ténèbres, emporte dans une corne recourbée les pavots qu'il a préparés.
Il descend dans le silence de la nuit, se rend à la tente du jeune Barcéen, et, secouant au-dessus de sa tête ses ailes assoupissantes, il verse le repos sur ses yeux, en lui touchant les tempes de sa verge trempée dans les eaux du Léthé. D'horribles songes agitent l'àme d'Annibal, et la remplissent de fureur. Il s'imagine couvrir de nombreux bataillons les rives du Tibre, et camper devant Rome, aux pieds de ces murailles qu'il insulte.

360- Il voit Jupiter lui-même, tout resplendissant sur la roche Tarpéienne, étendre son bras pour lancer sa foudre étincelante; le soufre fume au loin dans la plaine. Les ondes glacées frémissent agitées, et des feux redoublés sillonnent l'espace. Alors une voix se fait entendre dans les airs: "Jeune guerrier, tu as acquis à Cannes une assez grande gloire; arrête tes pas; il ne te sera pas plus donné de franchir ces murs sacrés, que d'escalader les cieux".
Cette vision a troublé Annibal : il redoute une guerre au-dessus de ses forces. Le sommeil le quitte, après avoir accompli les ordres de Junon ; et le jour même ne peut chasser de son esprit ces images effrayantes. Au milieu de cette agitation et du trouble où le sommeil l'a jeté Magon lui apprend que le camp romain s'est rendu, ainsi que le reste de l'armée, et que les Carthaginois reviennent chargés de butin. Il s'engage alors à lui faire servir dans cinq jours un festin au Capitole. Annibal, cachant à son frère l'avertissement qu'il a reçu des dieux, et lui dissimulant ses frayeurs, s'excuse sur ses blessures, sur son épuisement après un combat si terrible, de ne pouvoir ainsi s'abandonner aux promesses de la fortune. Magon, trompé dans son espoir, regarde cette réponse comme l'ordre même de quitter les murs de Rome, et de ramener en arrière les étendards. "Non, s'écrie-t-il, ce n'est pas Rome qui est vaincue, comme elle le croit, par une si terrible défaite, ce n'est que Varron lui seul.
Par quelle fatalité veux-tu te soustraire aux faveurs dont Mars vient de te combler, et retarder la domination de Carthage? Que la cavalerie vole avec moi; et, je le jure sur ma tête, les murs d'Énée vont tomber en ton pouvoir, et les portes de Rome s'ouvrir sans combat". Tandis que Magon parlait ainsi, frémissant de ne pouvoir vaincre la prudence de son frère, les débris de l'armée romaine se rassemblaient à Canusium, et les fuyards étaient recueillis dans ces murs voisins de Cannes. Quel triste spectacle, hélas! succédait à la défaite. Ces soldats étaient sans aigles, sans drapeaux.
On ne voyait plus l'appareil majestueux de l'autorité consulaire; plus de haches portées par les licteurs. A peine soutenaient-ils sur leurs membres affaiblis, leurs corps mutilés ou abattus par la crainte, et comme brisés par une chute pesante. Tantôt ils font entendre un bruit sourd, tantôt ils gardent le silence, et restent les yeux fixés sur la terre. La plupart ne portent à leur bras gauche qu'un bouclier mis en pièces, et qui ne les couvre plus. Leurs mains guerrières sont sans épées. Point de cavalier qui ne soit blessé. Leurs casques ne sont plus ornés de l'aigrette brillante; ils l'ont arrachée avec indignation. Leurs cuirasses sont percées de traits. On en voit auxquelles les flèches ennemies pendent encore. Souvent ils appellent leurs compagnons par de lugubres clameurs. Ici on pleure Galba ; ici Pison et Curion, si dignes d'une mort moins obscure; là, le redoutable Scaevola.
Mais ce n'est que çà et là qu'on les regrette, tandis que tous gémissent sur Paulus, sur sa cruelle destinée, comme ils gémiraient sur un père. Combien de fois n'a t-il pas prédit le revers qui frappe l'armée, et essayé de retenir Varron ! En vain a-t-il si souvent détourné de Rome cette affreuse journée ; et quelle n'était pas sa valeur ! Cependant ceux que préoccupent les soins de l'avenir se hâtent de creuser des fossés à l'entour des murailles, et de fortifier les portes avec tout ce qui s'offre à eux. Partout où la plaine laisse un libre accès à l'ennemi, on plante des pieux à double pointe comme le bois du cerf, on recouvre des chausse-trappes, armes cachées sous les pas.
Mais, outre ces revers et ces maux irréparables, une frayeur impie, mal plus redoutable encore, agitait tous ceux qu'avait épargnés le combat, restes échappés au fer des Carthaginois. Ils se préparaient à fuir au-delà des mers, dans des climats lointains, les armes de Carthage et l'épée d'Annibal. Métellus était à leur tête, et sa naissance lui donnait sur eux une grande autorité; mais il ne s'en servait que pour les entraîner, ces coeurs sans énergie, ces Romains dégénérés, à de honteuses résolutions; et déjà ils cherchaient dans quelle contrée de la terre ils iraient s'ensevelir, où n'eût pas pénétré le nom carthaginois, et où l'on ignorât qu'ils eussent abandonné leur patrie. A peine Curion a-t-il appris leur dessein, qu'enflammé de courroux, et aussi grand qu'au milieu des batailles, lorsqu'il arrêtait dans la plaine le général carthaginois, il saisit son épée, accourt vers les traîtres, là où ils méditaient l'opprobre et la perte du Latium.

430- Brisant les portes, il se présente d'un air menaçant, et, brandissant son épée sur ces lâches effrayés, il s'écrie : "O Jupiter! qui habites le temple du Capitole, ta seconde demeure après le ciel; et toi, Junon, que les maux de l'Italie n'ont point apaisée ; toi , redoutable Minerve, couverte sous ton égide des fureurs de la Gorgone; dieux lndigètes, dont Rome a fait ses divinités; oui, je le jure par la tête de mon père, cette tête aussi sacrée pour moi que le nom des dieux immortels, jamais je n'abandonnerai le royaume de Lavinium, et jamais je ne souffrirai qu'on l'abandonne tant que la vie ne se sera pas retirée de moi. Et toi, Métellus, jure à l'instant par les dieux, que jamais, alors même que tu verrais nos murs embrasés par les torches africaines, jamais tu ne fuiras dans une terre étrangère; si tu hésites, vois en moi cet Annibal qui cause ton effroi, et qui agite ton sommeil par la terreur de son nom; vois ce glaive : il va te frapper; et jamais la mort d'un Carthaginois ne m'aura donné plus de gloire". Le projet de Métellus s'évanouit à ces menaces : tous s'engagent à leur tour à secourir la patrie ; ils attestent les dieux, par les serments qui leur sont dictés, et se lavent ainsi du crime qui les souillait.
Pendant que ces troubles jetaient le désordre parmi les Romains, Annibal parcourait la plaine, contemplait le carnage, effet de son bras cruel, comptait les blessures, et, accompagné d'une troupe nombreuse, offrait ainsi aux féroces Carthaginois un spectacle plein de charmes pour eux. Au milieu des morts, Claelius, percé d'un trait à la poitrine, exhalait par un dernier soupir les restes de sa vie mourante, et tournait avec effort son visage languissant, en relevant sa tête chancelante. Son cheval le reconnaît de loin, dresse les oreilles, hennit avec force, et renverse Bagèse qui le montait, l'ayant pris dans le combat. Puis, s'échappant d'un galop rapide à travers le sang qui inondait la terre glissante, il vole par-dessus les cadavres, et s'arrête près de la tête de son maître. Là, inclinant le cou, et se soutenant sur les jarrets, il fléchit les genoux, et présente son dos; position qu'il avait coutume de prendre pour se laisser monter. L'excès de l'attachement le faisait en même temps trembler. Jamais cavalier plus adroit que Claelius n'avait sauté sur un cheval fougueux, soit pour s'y laisser emporter étendu sur le dos, soit pour s'y tenir debout à nu; tandis que le coursier, rapide comme l'oiseau, parcourait la carrière et franchissait la plaine.
Annibal admire dans ce cheval cette sensibilité, égale à celle du coeur de l'homme ; il demande quel est ce guerrier qui lutte ainsi contre les horreurs de la mort. Après avoir appris son nom, sa dignité, il lui procure le bienfait d'une mort plus prompte. Cinna prit alors la parole. Ce romain, aveuglé par les revers, s'était jeté dans l'armée carthaginoise et accompagnait aussi Annibal triomphant : «Invincible chef, dit-il, il n'est pas indigne de toi de connaître l'origine de ce guerrier.

480- Rome, qui refuse de se soumettre à Carthage, Rome autrefois avait des rois pour la gouverner. Mais indignée que les Tarquins abusassent de l'autorité souveraine, elle les chassa, et eut aussitôt une guerre terrible à soutenir contre les Étrusques. Ne t'aurait-on jamais parlé de Porsenna, de Coclès, de l'armée toscane? Porsenna voulut donc, par le secours des Lydiens et à la tête d'une armée étrusque, rétablir à Rome les rois expulsés. Mais ce fut en vain qu'il fit les plus grands efforts; en vain que ce tyran s'abattit sur le Janicule dont il se rendit maitre. Bientôt on fit la paix, les haines s'évanouirent, et la guerre cessa par un traité. Rome avait donné des otages pour garantir la foi jurée : mais le coeur d'un Romain ne sait pas fléchir, et braverait, pour la gloire, les plus cruels dangers. Clélie, jeune fille de Laurentum, à peine àgée de douze ans, avait passé dans le camp de Porsenna avec la troupe des vierges données pour gages de cette paix. Clélie (car je passe sous silence les exploits des hommes), Clélie, malgré son jeune âge, malgré la rapidité du fleuve, malgré le roi et les traités, se jette dans le Tibre étonné, et fend l'onde de ses bras délicats. Si la nature eût changé son sexe, tu ne serais peut-être pas retourné en Étrurie, puissant Porsenna ! Eh bien! (car je ne veux pas prolonger ce récit) ce Romain tire son origine et son grand nom de cette vierge célèbre". Tandis que Cinna s'exprime ainsi, des clameurs s'élèvent subitement sur la gauche, non loin de là. Au milieu de ce monceau d'armes et de cadavres entassés pêle-mêle, on venait de retirer le corps d'Émilius, perdu dans le carnage. Hélas! qu'était-il alors! combien différent de ce consul dont les armes mettaient en désordre les bataillons puniques, ou, renversant le royaume de Taulante, donnaient des fers au roi d'Illyrie! Une noire poussière, détrempée, desséchée avec le sang, souillait sa barbe : ses dents étaient brisées par le choc d'une pierre énorme, et tout son corps n'était qu'une plaie.
La joie d'Annibal éclate en l'apercevant : "Fuis, Varron, s'écrie-t-il, fuis : la mort de Paulus me suffit. Va, noble consul, va rendre compte de la journée de Cannes aux sénateurs, à ce temporiseur Fabius et au peuple romain; une autre fois encore je te permettrai, puisque tu es si jaloux de vivre, oui, je te permettrai de fuir. Quant à ce héros, dont le coeur brûlait d'une ardeur si grande, si digne de moi, son ennemi, rendons-lui les honneurs suprêmes, et honorons sa cendre d'un tombeau. Paulus ! que tu es grand dans ta mort! seule, elle me cause plus de joie que la défaite de ces milliers de Romains. Puissé-je mourir ainsi le jour où les destins m'appelleront, laissant Carthage à l'abri de tout danger!" Il dit, et ordonne qu'on rende à la terre la dépouille de ses soldats, le lendemain, au moment où l'aurore ouvrira son lit de roses, et que l'on dispose les armes en monceau pour les brûler en ton honneur, dieu de la guerre.
Malgré la fatigue, on s'empresse d'exécuter ces ordres. Les soldats se répandent dans les forêts, pour y abattre des arbres. La hache résonne, frappant leurs cimes orgueilleuses sur les collines ombragées. Ici l'orme, le haut peuplier aux feuilles blanchissantes, sont renversés sous les coups de ces bras vigoureux. Là tombe l'yeuse qui a vu passer les siècles. Ils font rouler le chêne, le pin qui se plait au bord des lacs, et le cyprès, lugubre ornement, triste entourage des tombeaux. Tous, ensuite, se hâtent à l'envi d'élever le bûcher; devoir douloureux, hommage inutile aux morts. Cependant Phébus pousse ses coursiers haletants dans les ondes de Tartesse, et la roue de son char fuyant du ciel traîne après elle les épaisses ténèbres de la nuit.

540- Dès que les freins des coursiers du soleil ont resplendi des premiers feux, et que la terre a repris ses couleurs, on met le feu aux bûchers et l'on brûle en ce pays ennemi les cadavres d'où coule la sanie. L'âme du soldat se sent saisie de la crainte des hasards, et une secrète terreur pénètre jusqu'au fond de ses entrailles. Serait-ce là ce que nous réserve bientôt le sort dans les fureurs de Mars? Sommes-nous aussi destinés à périr sur une terre ennemie ? Mais, ô puissant dieu des combats! un monceau d'armes t'est consacré, et, comme une montagne, il s'élève jusqu'aux astres. Alors Annibal, saisissant une torche enflammée, l'élève, et invoque le dieu des batailles. "Ce sont les prémices de la guerre et des succès qu'il y a obtenus, que le chef carthaginois, vainqueur du nom romain, va livrer aux flammes. Prête l'oreille à mes voeux, dieu puissant, et agrée l'offrande de ces armes choisies, que te consacre cette troupe échappée au carnage". Alors il y jette sa torche: le feu s'empare avec furie de la masse qui l'alimente, et, perçant sa noire enveloppe, un jet de flamme s'élance, et répand la clarté dans toute la plaine.
De là Annibal se porte aussitôt vers le bûcher qu'il a fait préparer pour Paulus, afin d'honorer le trépas d'un ennemi. Une pyramide s'élevait dans les airs, recouverte d'un tendre lit de feuillage. On y avait ajouté tous ces insignes, ornements des funérailles; cette épée, si funeste à ceux qu'elle avait frappés ; son bouclier; ces faisceaux déchirés, naguère objet de terreur et marques orgueilleuses du commandement; les haches prises dans le combat. On ne voyait là ni épouse, ni enfants, ni famille assemblée; et, devant le corps, les images des ancêtres ne précédaient point, suivant l'usage, le cortége funèbre : privé des dépouilles du triomphe, les éloges seuls d'Annibal suffisaient à la gloire de Paulus. Le vainqueur le fait revêtir d'une brillante étoffe de pourpre, deux fois teinte, et d'une tunique brochée d'or. Puis, en soupirant, il lui adresse, comme dernier honneur, ces paroles suprêmes : "Va, gloire de l'Ausonie, où il est juste que se rendent les grandes âmes illustrées par leur vertu et leurs exploits. La gloire de ta mort immortalise ton nom. Pour moi, dont la fortune agite encore la vie, il ne m'est pas permis de prévoir l'avenir". Ainsi parlait l'Africain; soudain la flamme pétille, et l'àme d'Émilius s'échappe et s'élève avec joie dans les airs. La nouvelle de la défaite avait peu à peu retenti jusqu'aux astres; elle s'était répandue sur la terre et sur les mers; et Rome l'avait reçue la première.

580- On tremble dans ses murs; dans cet effroi, on ne voit plus d'espoir que dans le Capitole. On n'a plus d'armée à opposer à l'ennemi : l'Italie n'est plus; son nom seul existe encore, et l'on pense que si l'ennemi ne s'est point encore élancé aux portes, c'est qu'il les méprise. On croit voir déjà les maisons, les temples en feu ; les enfants égorgés sans pitié, et le sang fumer sur les sept collines. Un seul jour a vu périr dans ce carnage deux cents sénateurs. Rome gémissait, veuve de soixante mille de ses enfants, et ébranlée jusque dans ses fondements. Après ce revers, après ceux de la Trébie et de Trasymène, le nombre des alliés qui avaient péri n'était pas inférieur au nombre des citoyens qu'elle avait perdus.
Aussitôt les sénateurs qui lui restent s'empressent, dans leur dévouement, de se partager les devoirs qu'ils ont à remplir. Fabius vole en tous lieux et crie à tous ceux qu'il voit consternés. "Croyez-moi, nous n'avons pas d'instant à perdre : hâtons-nous, et que l'ennemi tente vainement de pénétrer dans ces murs et les trouve prêts à se défendre; le malheur ne s'accroît que par la crainte ; ce sont les lenteurs de l'effroi qui nourrissent la fortune ennemie. Courez, jeunes gens, volez aux temples, enlevez-en les armes, dépouillez-en les portiques, et détachez, pour combattre, tous ces boucliers pris aux vaincus. Notre petit nombre suffit à la patrie, si, au moment du combat, la peur n'affaiblit pas nos forces. Que ces flots d'ennemis soient redoutables en rase campagne, je le veux ; mais jamais le Maure, quelle que soit son adresse à voltiger nu sur un coursier, n'entamera ces remparts". Tandis que Fabius aiguillonne les esprits abattus par la terreur, un bruit vague se répand que Varron est près d'arriver; soudain une secrète indignation remplit tous les coeurs. Tels, quand le pilote d'un vaisseau brisé se présente seul sur les eaux, nageant vers le rivage désert, ceux qui surviennent s'agitent, incertains s'ils tendront ou refuseront la main à cet homme ballotté par les flots, et tous s'indignent envoyant le maître du navire sauvé seul, lorsque tout a péri. Quelle honte, dit-on, pour celui qui ne craint pas de rentrer dans nos murs, et, de même qu'un sinistre augure, ose reparaître au milieu de ses concitoyens effrayés ! Fabius cherchait à apaiser ces murmures. Il montrait combien il est honteux de s'irriter contre le malheur, et détournait la colère de tous les esprits. Il n'est pas digne d'un peuple qui fait remonter son origine à Mars, s'écrie-t-il, de succomber ainsi sous l'adversité, de trahir sa douleur, et de demander à un supplice la consolation de ses maux. S'il m'était permis de vous adresser un reproche, ajoute-t-il, le jour où Varron s'est rendu au camp m'a semblé plus funeste que celui où vous le voyez revenir sans armes.
Ce discours apaise les menaces et change subitement la disposition des esprits. Tantôt ils compatissent à l'infortune de Varron; tantôt ils pensent à la joie d'Annibal, si les deux consuls avaient péri. Bientôt le peuple se répand en foule pour féliciter Varron, et lui témoigner qu'on reconnaît l'acte d'un grand coeur dans cette confiance en la vertu des aïeux et la majesté de la république, qui ne l'a pas fait désespérer de la ville d'Énée.

630- Varron, non moins malheureux de sa faute que troublé par l'excès de sa honte, revenait d'un pas incertain et en versant des larmes. Les yeux baissés vers la terre, il n'osait regarder la patrie, de peur d'en renouveler les douleurs. Et si le peuple et le sénat se présentent à sa rencontre, il est loin de s'en féliciter; il s'imagine que chacun va lui redemander ses fils et ses frères; dans leur douleur, les femmes lui semblent prêtes à déchirer le visage du consul. Il entre donc dans Rome, sans que les licteurs élèvent la voix, et il rejette tous ces honneurs que condamnent les dieux. Cependant Fabius et le sénat, revenus de leur abattement, redoublent d'activité. On choisit parmi les esclaves une jeunesse habile à manier les armes, et l'on ne rougit pas d'admettre ces soldats dans le camp pour sauver la patrie. On se décide à ramener sous les lois du destin le royaume d'Énée, en employant pour sa défense tous les bras quels qu'ils soient; et, pour le salut du Capitole, pour l'empire du monde, pour la gloire de la liberté, on met des armes aux mains de l'esclave. On fait quitter la robe prétexte aux jeunes gens; on leur ceint l'épée qu'ils ne connaissaient point : leurs joues délicates sont couvertes d'un casque, et l'on veut qu'ils deviennent hommes en immolant un ennemi. En vain des milliers de prisonniers demandèrent qu'on les rachetât. Ils durent, au grand étonnement d'Annibal, rester en son pouvoir. Tant était grand et au-dessus de tous les autres le crime de s'être rendu lorsqu'on avait des armes !
On ordonna à tous ceux qui avaient pris la fuite, d'aller au loin, combattre en Sicile, jusqu'à ce que l'ennemi eût quitté le Latium. Telle était alors la vertu des Romains. Si les destins voulaient que leurs moeurs dussent se perdre après toi, plût aux dieux , ô Carthage! que tu fusses restée debout!

LIVRE XI

Maintenant disons quels peuples le désastre des campagnes apuliennes fit passer du côté des Carthaginois. La bonne foi ne tient pas longtemps parmi les mortels quand la fortune chancelle. On vit donc se disputer ouvertement l'alliance de cet Annibal qui n'avait respecté aucun traité, tous ceux, hélas! qu'abattent trop facilement les revers; le Samnite, plus cruel que les autres dans son ressentiment, et fier de revenir à ses haines dès que l'occasion s'en présente : après lui, l'inconstant Bruttien, qui, par une honte tardive, doit aggraver sa destinée : l'Apulien menteur, dont les armes furent si trompeuses; les Hirpiniens, nation vaine, impatiente du repos, et qui viole si indignement sa foi. On dirait une funeste contagion s'étendant sur tous les peuples. Déjà Atella, déjà Calatia, sacrifiant l'équité à la crainte, ont fait passer leurs cohortes dans le camp ennemi. L'inconstante et audacieuse Tarente a secoué le joug ausonien; Crotone, aux remparts élevés, a ouvert ses portes amies aux Carthaginois, apprenant ainsi aux descendants des Thespiades à subir le joug des Africains, et à se soumettre aux volontés d'un Barbare.

20- La même fureur s'empare de Locres. Toute la plage sablonneuse de la Grande Grèce, où la mer d'Ionie arrose les villes argiennes, renfermées dans ses golfes profonds, suit, comme c'est la coutume, la fortune des Libyens, et jure en tremblant de se dévouer à leurs armes. D'un autre côté, les peuples des rives de l'Éridan, les Celtes orgueilleux, viennent encore peser sur l'Italie et ajouter à ses malheurs; irrités par le souvenir de leurs anciennes défaites, ils se liguent entre eux et se hâtent de réunir toutes leurs forces. Permis aux Celtes, permis aux Boyens, de recommencer une guerre impie; mais que Capoue ait pu se complaire dans les mêmes fureurs que les Sénonais; qu'une ville, dont l'origine était troyenne, se soit unie à un chef de Barbares nomades; qui pourrait le croire aujourd'hui que les temps sont si changés! Le luxe et la mollesse nourrie par une débauche insensée, la pudeur effacée par l'habitude du mal, un honneur infamant réservé aux seules richesses, tous les vices enfin, rongeaient ce peuple abruti par l'oisiveté et cette ville où l'on avait secoué le joug des lois. Un orgueil féroce la poussait encore à sa ruine. Le vice n'y manquait pas d'aliments; aucun peuple de l'Ausonie ne tenait des faveurs de la fortune plus d'or et plus d'argent. Les tuniques à longues manches étaient teintes dans les poisons d'Assyrie ; on y voyait au milieu du jour des repas splendides, des festins que surprenait le retour du soleil; des vies souillées par tous les excès, un sénat dur pour le peuple, un peuple joyeux de l'envie qui divisait les sénateurs, et la sédition mettant aux prises les coeurs ulcérés. La vieillesse elle-même, plus corrompue que la jeunesse téméraire, en augmentait les désordres. Les hommes les plus obscurs, et de la naissance la plus basse, s'offraient en foule, étaient les premiers à prétendre aux honneurs, et à réclamer la direction de l'état qui périssait. C'était même une coutume que les convives égayassent les repas en s'y égorgeant, et mêlassent aux festins l'affreux spectacle des épées nues. Souvent les tables furent inondées d'un sang; qui rejaillissait dans les coupes des victimes. L'un d'eux, les attaquant par la ruse, cherche à exciter plus vivement encore les esprits inquiets en faveur des Carthaginois : c'était Pacuvius, nom dont le crime a fait la célébrité. Il savait bien que Rome ne se rendrait jamais à ses demandes, il le désirait même: c'est pourquoi il donne le conseil d'exiger d'elle le partage de la souveraine autorité et des faisceaux consulaires entre les citoyens des deux villes. Que si les Romains refusent de s'asseoir sur la chaise curule ainsi partagée, s'ils refusent l'égalité des honneurs et les doubles haches, ceux de Capoue ont devant eux un vengeur. Des députés partent aussitôt. A leur tête était Virrius, plus éloquent que tous les autres, mais d'une naissance obscure, et qui, pour la violence, ne le cédait à personne. A peine a-t-il exposé au sein du sénat, assemblé en grand nombre, la demande insultante de ce peuple en démence, que tous les esprits s'irritent avant la fin de l'orgueilleux discours.

70- Un cri unanime est jeté par toute l'assemblée, qui refuse en frémissant. Chacun accable Virrius de son indignation; le bruit des voix fait trembler les voûtes du temple. Torquatus, portant sur son front sévère la noblesse de son aïeul : "Quoi! dit-il, c'est là le message de Capoue? c'est dans les murs de Romulus qu'on reçoit de tels ambassadeurs! dans ces murs devant lesquels ni Carthage ni Annibal n'ont osé porter leurs armes après leur journée de Cannes! Ne savez-vous donc pas que les Latins nous ayant fait la même demande, au Capitole, ce ne fut ni par des cris ni par des menaces qu'on chassa l'audacieux qui s'était chargé de ce message ; on le repoussa d'une main vigoureuse, et, précipité avec violence, son corps roula sur les marches du temple, d'où, allant se briser sur le roc, il expia, en présence même de Jupiter, ses paroles impies, et les paya de la mort ! Eh bien ! je suis le descendant de ce consul qui chassa du temple le député téméraire, et de sa main désarmée protégea les murs du Capitole". En achevant ces mots, Torquatus furieux, et menaçant du geste les ambassadeurs, allait imiter l'exemple de son aïeul, lorsque Fabius, voyant redoubler sa violence : "O honte! s'écrie-t-il avec colère, oui, il y a ici un siège qui n'est pas rempli, et celui qui l'occupait c'est cette horrible guerre qui nous l'a ravi; mais qui donc, parmi les vôtres, voulez-vous y placer? qui offrez-vous pour successeur au grand Emilius? Est-ce toi, Virrius, que le sort et le suffrage du sénat y appelleront le premier, toi, que la pourpre doit égaler à nos Brutus ? Va, insensé, va où t'appellent tes voeux, et que la perfide Carthage t'accorde ses faisceaux." Au milieu de ces emportements, Marcellus, qui ne peut plus contenir les sourds gémissements de sa fureur, lance d'un air terrible ces foudroyantes paroles: "Et quelle est donc cette patience qui enchaîne ton âme, Varron? le revers que tu as essuyé te trouble-t-il si fort que tu puisses supporter les rêves de ces furieux? Comment ne les as-tu pas précipités du temple et rejetés hors des portes? Apprends-leur donc, à ces âmes efféminées, quel est le pouvoir d'un consul élu suivant nos coutumes. Quant à vous, jeunes gens, qui n'avez jamais connu que l'ivresse, et qui devez bientôt périr, je vous le conseille, sortez au plutôt de Rome. Un de nos généraux ira devant vos murs, vous donner, à la tête d'une armée, la réponse qui vous est due".

110- Alors toute l'assemblée se lève et poursuit les députés de ses cris. En s'éloignant, Virrius, irrité d'un refus si outrageant, murmurait avec rage le nom d'Annibal. Fulvius, comme si un pressentiment secret lui eût présagé sa gloire future, et que l'image de Capoue près de périr fut déjà devant ses yeux, s'adresse à son tour à Virrius : "Non, lui dit-il, non, lors même que tu amènerais en triomphe à Rome le chef des Carthaginois chargé de chaînes, il ne te sera pas donné, désormais, d'entrer dans le temple sacré de Quirinus. Va, va où t'entraîne ton malheureux génie". Les députés se hâtent de rapporter à Capoue les réponses menaçantes du sénat indigné. Dieux puissants! de quel voile impénétrable avez-vous couvert l'avenir? un temps plus heureux viendra où Rome, reconnaissante, se réjouira de devoir un consul à la Campanie, et transmettra à ces magnanimes descendants les faisceaux qu'elle a si longtemps refusés au milieu de la guerre et des armes. Toutefois, la punition de ces ancêtres orgueilleux subsistera, en ce que Capoue n'enverra pas ses citoyens au suffrage avant ceux de Carthage. Quand Virrius a fait connaître les paroles et les actes du sénat, mêlant avec art le mensonge à la vérité, il donne aux esprits troublés le funeste signal d'une guerre sanglante. Aux armes ! aux armes ! s'écrie la jeunesse furieuse en demandant Annibal. La foule se précipite de toutes parts; chacun appelle les Carthaginois à son foyer : on exalte les merveilleux exploits du héros sidonien. On raconte comment, rival d'Hercule et de sa gloire, il a traversé les Alpes, comment il a franchi en courant ces pics voisins du ciel; comment, vainqueur sur l'Eridan comblé, il en a arrêté le cours par des monceaux de cadavres ; comment, encore vainqueur au lac de Trasymène, il l'a rougi du sang romain; comment il a rendu à jamais fameuses les rives de la Trébie ; comment, enfin , il a fait descendre chez les morts, au milieu des combats, ces deux chefs de la république, Paulus et Flaminius. A tant de faits si éclatants, on ajoute la ruine de Sagonte, ce premier exploit d'Annibal, la soumission des Pyrénées, celle de l'Ibère, et ce serment fait à son père, dès ses jeunes années, d'une guerre éternelle aux Romains. De tant de généraux tués, dispersés dans les batailles, lui seul est resté debout, sans qu'un trait l'ait jamais effleuré au milieu de tant de combats. Quoi! lorsqu'un bienfait des dieux leur permet de s'unir à ce grand homme, de faire alliance avec lui, les habitants de Capoue supporteront-ils davantage l'arrogance d'un peuple épuisé, l'orgueilleuse domination d'une ville qui leur refuse, comme à des esclaves, et le partage des faisceaux et l'égalité des droits! Varron en est plus digne qu'eux, sans doute, lui qui a jeté tant d'éclat, par sa fuite, sur la pourpre consulaire. Tandis que leur courroux s'exhale ainsi, une jeunesse choisie se disposait déjà à partir pour traiter avec les Carthaginois. Mais Décius, le seul citoyen qui honorât sa patrie alors, ne perdait rien de l'invincible fermeté de son âme. Voyant qu'il n'y a pas à différer, il se rend au milieu de l'assemblée:

160- "Citoyens, dit-il, allez-vous donc violer les règles établies par nos ancêtres? Quoi ! vous allez faire alliance avec Annibal, vous unir à lui par les liens de l'hospitalité, à ce chef perfide, qui tant de fois s'est flétri aux yeux de tous par son mépris pour les traités, même ceux qu'il avait jurés devant les autels? Quel est donc cet oubli de la justice? Vous voulez manquer à la bonne foi, à cette bonne foi si sacrée, si nécessaire aux peuples comme aux simples citoyens! Le moment est venu de combattre pour Rome. C'est maintenant qu'il faut lever les enseignes et marcher à son secours, quand sa fortune chancelle et que ses blessures exigent un prompt remède ; c'est au moment où la prospérité cesse et où la fortune contraire réclame notre appui que l'amitié doit paraître. Grande preuve de courage, en effet, que de soutenir un ami dans le bonheur! Volez donc, volez à la défense des Romains. Je les connais ces âmes fières, semblables aux dieux mêmes, ces coeurs que les revers n'ont jamais ébranlés. Croyez-moi, la défaite de Cannes, celle de Trasymène, la mort même de Paul Émile, cette mort à jamais déplorable, ne sauraient les abattre. Ce sont eux qui ont chassé de leurs bras vainqueurs l'ennemi qui s'était attaché à vos murs ; qui ont arraché Capoue au joug de l'orgueilleux Samnite. Ce sont eux qui vous ont rendu vos lois, en chassant vos terreurs et en éloignant la guerre de Sidicinum. - Quels alliés quittez-vous; quels alliés choisissez-vous! Quoi donc? moi, qui suis sorti du sang troyen ; moi, dont le nom , héritage sacré de Capys, remonte par mon aïeul jusqu'à Jupiter; moi, l'allié du grand Jule, j'irais poser mes tentes au milieu de ces vils Nasamons, indignes du nom d'hommes, des cruels Garamantes, non moins féroces que les tigres de leurs déserts? je serais confondu avec le nomade Marmarique? je me soumettrais à un chef qui ne connaît pour tout traité, pour toute justice, que son glaive, et ne met sa gloire qu'à verser du sang? Non ; le sentiment du juste et de l'injuste n'est pas tellement obscurci chez Décius, qu'il puisse songer à un pareil dessein. De tous les dons que nous a faits une nature envieuse, pour nous armer contre le sort, le plus grand, c'est de pouvoir nous ouvrir à nous-mêmes les portes de la mort, et de sortir â notre gré d'une vie que nous ne saurions supporter". C'est ainsi que Décius lançait, mais en vain, ses paroles à une foule sourde à sa voix. Déjà les députés traitaient avec Annibal. Une nombreuse cohorte d'Autololes se présente en tumulte, et lui sert d'avant-garde : lui-même, à la tête de son armée, traversait rapidement la plaine. "Voici le moment, citoyens, s'écrie encore Décius, voici le moment favorable; suivez-moi; que votre bras vengeur frappe ici, sous ma conduite, un coup digne de Capoue, digne de moi. Renversons cette troupe de Barbares : que chacun se dispute avec joie l'honneur de l'écraser. Si l'ennemi ose approcher de la ville, que nos cadavres amoncelés lui en ferment les portes : effacez votre honte avec le fer; ce n'est que par votre sang que vous pouvez laver le crime qui a souillé vos coeurs". Tandis qu'il adresse vainement à ceux qui l'entourent ces dures paroles, le Carthaginois, instruit et de l'énergie qu'il montrait, et de son audacieux projet, était déjà sous les murs. Le coeur gonflé de rage, il ordonne à des soldats choisis de faire venir à l'heure même dans son camp cet implacable ennemi. Mais l'austère vertu de Décius, son coeur armé de fidélité, son amour pour la justice, cette âme enfin, si supérieure à celles de ses concitoyens, ne connaît point la crainte. Dans son inébranlable fermeté, il écoute d'un air farouche les ordres menaçants d'Annibal, et n'y répond que par d'amers sarcasmes.

210- Annibal s'irrite d'être ainsi méprisé, lui que suivent tant de drapeaux, tant de soldats; et son ressentiment s'emporte en d'orgueilleuses paroles : "Quoi donc! après Paulus, après Flaminius, est-ce un Décius, un insensé, qui m'arrêtera, qui voudra se mesurer avec moi, pour rendre par cette gloire sa mort à jamais fameuse! Courez, soldats, saisissez les enseignes, que nous voyions si, malgré Décius et sa défense, Capoue ne s'ouvrira pas devant moi; devant moi qui, pour apporter ici la guerre, me suis ouvert un chemin à travers les Alpes, ces rochers qui s'élancent jusqu'aux nues, et qu'un dieu seul jusqu'ici avait marqués de ses pas". Le feu de la colère enflammait son visage, et de son oeil terrible s'échappaient des éclairs. Écumant de fureur, les soupirs qu'il arrachait du fond de sa poitrine haletante en sortaient avec un affreux murmure. Il entre donc dans Capoue, accompagné des sénateurs; et, pendant que la foule se précipite de toutes parts pour le voir, il s'abandonne à sa rage, au débordement de sa colère. Décius, de son côté, se sentait embrasé d'une ardeur plus vive à mesure que le péril approchait. Il voyait que le moment était venu de surpasser sans armes la gloire de l'invincible général. Loin de fuir ou de demander à ses pénates une retraite qui le dérobe aux dangers, libre de toute crainte, il se montre dans la ville, comme si nul ennemi n'y eût pénétré. Son visage conserve tout le calme de l'intrépidité. Tout à coup une troupe en armes accourt furieuse, et se précipitant sur lui, le traîne aux pieds d'Annibal, assis sur un tribunal élevé. Du haut de son siège, le vainqueur lui jette d'une voix tonnante ces outrageantes paroles : "Prétendais-tu donc soutenir seul Rome chancelante, et la retirer du tombeau? Insensé! c'est toi sans doute qui m'arracheras ce magnifique présent des dieux! Oui , c'est à la làcheté d'un Décius qu'il était réservé de me vaincre; de ce Décius si faible, qu'il n'y a point de femme, dans notre Carthage, dont il pût se faire craindre !

240- Mais pourquoi supporter plus longtemps ces insultes? Va donc, magnanime soldat, va présenter tes bras aux chaînes". Il dit mais ne laisse pas de le poursuivre encore par ses insultes. Tel on voit un lion rugissant fondre sur un troupeau; déjà suspendu au cou d'un jeune taureau, il lui plonge ses ongles terribles dans les chairs, les déchire, et dévore l'animal expirant. "Oui, s'écrie Décius, tandis qu'on le charge de chaînes, c'est ainsi qu'Annibal devait signaler son entrée dans nos murs. Voilà le prix de cette alliance : que Décius soit une victime digne de la cimenter : qu'il meure! Mais, dans ta soif du sang humain, peux-tu te contenter, ô Annibal ! de l'offrande d'un taureau ! Voilà ton amitié! voilà ta foi! Tu n'es encore entré ni au sénat ni dans les temples; et déjà la prison s'ouvre par tes ordres. Poursuis, et que ce début si éclatant soit couronné par des actes qui y répondent: la Renommée m'apprendra, chez les ombres, que la ruine de Capoue a consommé la tienne". On ne lui permet pas d'en dire davantage. Un voile noir recouvre sa tête; et, aux yeux de ses concitoyens, on entraine cet intrépide guerrier. Annibal, heureux d'avoir enfin satisfait sa fureur, porte avec joie ses regards sur les temples et sur les édifices. Il s'informe de tout, demande quel est le fondateur de ces murs, combien il s'y trouve de guerriers sous les armes; de talents d'argent et de cuivre pour les frais de la guerre; quel est le nombre des fantassins et des cavaliers. On lui montre la citadelle du Capitole, et les champs fertiles de Stellate. Déjà Phébus, vers la fin de sa carrière, pressait dans l'Olympe ses coursiers fatigués, et, s'avançant à la suite de l'étoile du soir, les ombres enveloppaient peu à peu ce char rapide qui allait se précipiter dans l'Océan. On prépare les festins suivant la coutume. Toute la ville s'abandonne à la joie, des tables sont dressées de toutes parts, et l'on célèbre ce jour par de splendides repas. Honoré à l'égal des dieux, au milieu de toute la pompe qui les entoure, Annibal occupe sur un lit élevé et recouvert d'une pourpre éclatante la première place. Des esclaves sans nombre remplissent la salle du festin, chargés les uns de servir les mets, les autres de brûler des parfums, ceux-ci de faire passer de convive en convive les coupes pleines de vin, ceux-là enfin de l'ornement des buffets. Des vases antiques d'or massif, richement ciselés, resplendissent sur les tables. Les lumières dissipent les ténèbres de la nuit. Le palais retentit du bruit de la foule qui s'agite. Le soldat carthaginois reste muet d'étonnement à la vue de ce faste inaccoutumé; ses yeux s'ouvrent avec transport à l'aspect de ce luxe inconnu. Annibal mange en silence, condamnant en lui-même la prodigalité de ces festins, de ces tables servies par des armées d'esclaves, et chargées de tant de mets inutiles. Il satisfait sa faim, et les dons de Bacchus ont dissipé son humeur farouche : la joie revient sur son visage, et en éloigne les graves soucis. Alors Teuthras de Cumes fait résonner sa lyre et flatte par ses accords ces oreilles habituées à n'entendre au milieu des combats que les sons aigus de la trompette. Il chante les douces et furtives amours de Jupiter et d'Électre, fille d'Atlas; la naissance de Dardanus, digne fils des dieux: et comment Dardanus donna pour descendants à Jupiter Érichton, Tros, Ilus, cette longue suite qui précéda Assaracus, père de Capys : comment ce dernier, leur égal en gloire et en courage, donna son nom aux premiers murs de Capoue. La jeunesse carthaginoise et campanienne applaudit aux accents de Teuthras. Annibal, le premier, suivant l'auguste coutume, fait des libations en l'honneur de Capys. A son exemple, les convives arrosent, selon l'usage, la table de la liqueur de Bacchus, et se pénètrent de ses feux. Pendant que les Tyriens réunis se livrent ainsi à la joie, Pérolla (je ne tairai pas ton nom, noble jeune homme! je dirai ton entreprise; la Renommée en répandra le bruit: quoiqu'elle soit restée inachevée, elle venait d'une grande âme), Pérolla seul avait garanti sa raison contre les fumées du vin. Le poison de cette liqueur n'avait pas affaibli son courage; et il roulait secrètement dans son àme un projet plein de grandeur, celui d'attaquer Annibal et de l'immoler.

310- Et ce qui rendait plus admirable encore ce noble dessein, c'est que le fils de Pacuvius avait condamné déjà les pratiques artificieuses de son père. Pacuvius, gorgé de mets, quittait la table d'un pas lent: Pérolla le suit; et, saisissant le moment de lui ouvrir sa pensée, et de l'instruire de ce qu'il va tenter, il l'entraîne à l'écart dans un endroit retiré du palais : « Apprends quels sont mes desseins, lui dit-il; j'ai formé une résolution digne de Capoue, digne de nous;" puis, découvrant sa poitrine, il lui montre un poignard caché sous sa robe : « C'est avec ce glaive que je veux terminer la guerre, et offrir à Jupiter la tête sanglante du général carthaginois. C'est ce fer qui va nous laver du crime de notre infâme traité. Si ta vieillesse ne peut soutenir un tel spectacle; si, affaibli par l'âge, tu trembles devant un projet héroïque, quitte ces lieux, reste en sûreté près de tes pénates, et laisse-moi tout entier à moi-même. Cet Annibal, qui te paraît si grand aujourd'hui, que tu égales aux dieux , combien ton fils te paraîtra-t-il plus grand que lui désormais !" Un feu terrible sortait de sa bouche, et l'àme de cet intrépide jeune homme semblait déja engagée dans la lutte. Saisi de frayeur, le vieillard ne peut résister au coup dont le frappent ces paroles; il tombe aux pieds de son fils qu'il couvre, en tremblant, de ses baisers. "Par ce qui me reste de vie, ô mon fils! par les droits d'un père, par ta propre existence, qui m'est plus chère que la mienne, renonce à ce dessein; que je ne voie point l'hospitalité souillée par du sang, les coupes rougies et dégouttantes, les tables renversées par la fureur du glaive. Quoi ! mon fils, ces regards d'où jaillit la flamme, cette présence terrible que ne peuvent soutenir ni les villes, ni les armées, ni les remparts, tu pourrais les soutenir? Que sera-ce donc si, voyant ton épée, Annibal fait éclater cette voix tonnante qui fait mouvoir tant de bataillons dans les plaines? Tu te trompes si tu le crois sans défense à cette table. Tant d'exploits, tant de combats sanglants, entourent ce grand homme d'une impérissable majesté, qu'à peine l'auras-tu approché, que les trophées de Cannes, de la Trébie, que l'éclat des bûchers de Trasymène, et la grande ombre de Paul Émile, se tenant à ses côtés, apparaîtront à tes yeux Mais, que dis je? crois-tu que dans ce péril, tous ceux qui l'environnent, saisis de terreur, resteront immobiles? Je t'en supplie, ô mon fils! n'essaie plus de frapper un coup auquel tu ne pourrais survivre , même en réussissant.

350- Le triste sort de Décius, les chaînes dont il est chargé, ne sont-ils pas là pour t'avertir de commander à ta haine ?" Mais, tandis qu'il parle ainsi, il voit son fils, enflammé par la passion de la gloire, rester sourd à la crainte. "Eh bien! lui dit-il, je ne te demande plus rien; rentrons dans la salle du festin : hâtons-nous. Ce ne sera pas le coeur de cette jeunesse carthaginoise, qui entoure son chef, qu'il faudra percer: essaie d'abord ton glaive sur ma poitrine. Oui, c'est dans ce sein, dans le sein de ton père, qu'il faudra le plonger, si tu songes encore à immoler Annibal. Et n'espère pas mépriser ma vieillesse, je t'opposerai mon corps ; et je t'arracherai, en mourant, le fer que tu refuses de me rendre." A ces mots, des larmes coulent de ses yeux; mais les dieux prennent soin de la vie d'Annibal, et le conservent pour qu'il soit vaincu par Scipion. Les destins ne voulurent pas qu'une telle action fût l'oeuvre d'une main étrangère. Pérolla, le noble transport qui t'animait te rendait digne de l'accomplir. Et quelle gloire n'as-tu pas perdue en l'abandonnant, ce dessein généreux, puisque c'en est déjà une si grande pour toi que de l'avoir conçu! Tous deux se hâtent de revenir auprès des convives, et s'efforcent de rendre à leur front toute sa sérénité. Le sommeil vient enfin mettre un terme aux joies du festin. Le jour suivant, le soleil se préparait à lancer ses coursiers dans la carrière, et déjà son char rapide répandait la lumière sur la surface des mers, lorsque ce guerrier, noble rejeton d'Hamilcar, et depuis longtemps occupé de graves pensées, ordonna au fier Magon d'aller annoncer au sénat de Carthage ses éclatants succès. Il choisit, pour les offrir aux dieux, auteurs de la victoire, les plus illustres prisonniers, et parmi les sanglantes dépouilles arrachées à l'ennemi le butin le plus précieux. Il a soin aussi d'envoyer Décius en Libye, et le réserve pour assouvir, à son retour, sa rage sur ce guerrier. Mais Jupiter prenant pitié des souffrances de ce jeune héros, le jeta dans Cyrène, ancien séjour de Battus. Là, le sceptre macédonien de Ptolémée l'arracha aux menaces de ceux qui le conduisaient, le délivra de ses fers; et la même terre qui lui avait sauvé la vie, renferma bientôt dans un sépulcre paisible sa cendre, désormais à l'abri des outrages. Vénus, cependant, ne laisse pas échapper cette occasion si désirable d'amollir secrètement dans la prospérité le coeur des Carthaginois, et de dompter par les plaisirs leurs âmes infatigables. Elle ordonne à ses enfants de les frapper tous de leurs traits perfides, et de les embraser de leurs flammes. Puis, souriant à la troupe enfantine : "Que la fière Junon vienne maintenant, qu'elle nous méprise après tous ses succès, quelle surprise en pourrions-nous avoir? Que sommes-nous, en effet? Elle a pour elle la force, la puissance; nous n'avons, nous, que des traits légers qui partent de notre faible main ; et jamais nos blessures n'ont fait couler de sang ; mais allez, troupe légère, profitez avec moi du moment, et que tous ces Tyriens brûlent de vos feux cachés; que des baisers, que l'ivresse et le sommeil triomphent de cette armée que n'a pu abattre ni le fer ni le feu, ni Mars lui-même déchaînant sa fureur.

400- Qu'Annibal boive la volupté; qu'elle s'insinue dans ses veines: qu'il ne rougisse plus d'être couché sur de riches broderies; que, sans honte, il parfume sa chevelure du baume de Syrie; que ce guerrier, qui mettait sa gloire à passer sous la voûte du ciel les rudes nuits de l'hiver, préfère maintenant le sommeil qu'on goûte dans ces palais; qu'il cesse de prendre une nourriture grossière sans déposer son casque, souvent même sans arrêter son coursier; qu'il apprenne enfin à donner aux plaisirs de Bacchus un jour tassé sans combat; qu'il se plaise à entendre à la fin du repas une lyre harmonieuse; qu'il consacre la nuit aux douceurs du repos, ou du moins qu'il ne veille que pour mon culte." Ainsi parla Vénus : la troupe voluptueuse applaudit, et se précipite du ciel sur ses ailes brillantes. Déjà l'armée africaine est atteinte de ses flèches enflammées qui embrasent des mêmes feux tons les cœurs. On ne désire plus que les plaisirs de Bacchus et les joyeux festins : on veut encore entendre ces chants animés par les accords de la lyre, amie des muses. La sueur ne blanchit plus dans la plaine le bouillant coursier. Le bras vigoureux du soldat ne s'exerce plus à lancer le javelot dans les airs. Avant le sommeil, une eau pure, que la flamme attiédit, rend la souplesse aux membres fatigués, et l'austère vertu périt au milieu de ces délices. Annibal lui-même, livré à toutes les séductions de la volupté, fait sans cesse charger les tables des mets les plus délicats, reçoit partout une enivrante hospitalité, et, tandis qu'un poison caché porte la corruption dans son coeur, il abandonne peu à peu les moeurs de la patrie. Capoue est devenue pour lui une autre patrie: on l'honore comme une autre Carthage. Ce coeur, qui avait résisté à la prospérité, cède aux attaques du vice. Capoue ne garde plus de mesure dans son luxe et se plonge dans la débauche. On multiplie les festins, et tout l'art des mimes vient en doubler les plaisirs. Tel on voit sur le Nil toute l'Égypte en mouvement au son de la flûte, se livrer, dans la spartiate Canope, à tous les écarts de la volupté. Mais c'est surtout Teuthras qui charme les oreilles d'Annibal, tantôt par la douceur de sa voix, tantôt par les accords de son luth. Dès qu'il voit le chef libyen suivre avec transport le doigt qui fait vibrer les cordes harmonieuses, il se met à chanter les louanges pompeuses de la lyre d'Aonie, en accompagnant de l'instrument sa voix plus mélodieuse que celle du cygne aux approches de la mort. Tels furent les principaux sujets que ses accents pleins de douceur offrirent aux convives. "Jadis le peuple d'Argus entendit une lyre dont la puissance merveilleuse attirait les pierres, qui venaient d'elles-mêmes se placer sur ses remparts: c'est avec cette lyre qu'Amphion entoura Thèbes de murailles, et qu'il éleva dans les airs ses tours enchantées. Une autre lyre, touchée avec art, apaisa les flots agités, en captiva les monstres, attira Protée sous toutes les formes, et fit marcher Arion sur la plaine liquide. Car la lyre, chère au Centaure qui, dans les grottes du Pélion, formait par ses chants l'âme des héros et le coeur du grand Achille, pourrait adoucir par ses puissants accords le courroux de la mer ou du redoutable Averne. Il chantait l'antique chaos, cette masse confuse où ne brillaient ni le jour ni les étoiles, et le monde privé de la douce lumière. Il disait comment la divinité avait séparé les eaux et placé le globe de la terre au centre de l'univers ; comment elle avait voulu que l'Olympe devînt le séjour des dieux; enfin il célébrait le siècle si pur du vénérable Saturne. Mais la lyre que faisait résonner près du Strymon Orphée, le chantre de la Thrace, et dont les accords charmaient les dieux et les ombres, brille maintenant parmi les astres dans le ciel, devenu sa récompense. Sa mère et la troupe des muses, ses soeurs, ne l'entendent qu'avec admiration. Les cimes du Pangée, celles de l'Hémus, séjour de Mars, et la Thrace sauvage furent sensibles à ses accents; les bêtes féroces accoururent avec les forêts, les fleuves avec les montagnes. L'oiseau même, oubliant son tendre nid, retint son vol et resta suspendu au haut des airs immobiles. Le vaisseau de Pagase, dans ces temps où la mer n'était point connue des mortels et restait impraticable, vit les ondes s'approcher de sa poupe sacrée, attirées par les accords de cette lyre. Par elle le chantre de Thrace toucha le sombre royaume, l'Achéron où retentissent des ondes enflammées, et fixa le rocher sur la pente où il se précipite. O fureurs d'un peuple barbare ! ô femmes cruelles de la Ciconie, et toi, Rhodope, objet du courroux des dieux! Cette tète arrachée roula de l'Èbre dans la mer, suivie par les deux rives du fleuve; et, pendant que les flots rapides l'entraînaient toute sanglante, es monstres bondirent sur les îlots à son dernier murmure.»

481- C'est ainsi que Teuthras amollissait par ses vers ces guerriers endurcis dans les batailles. Cependant un vent favorable avait porté Magon aux plages libyennes; son vaisseau, couronné de lauriers, entrait dans le port désiré, et, du milieu de la mer, les dépouilles enlevées à l'ennemi brillaient éclatantes au sommet de la proue. Les cris des matelots s'élevaient du sein des flots et allaient frapper les joyeux échos du rivage. La rame poussée et ramenée avec vigueur frappait leur poitrine, et l'onde écumante se brisait sous mille coups. Soudain la foule empressée accourt jusque dans la mer pour apprendre l'heureuse nouvelle. Enflé de ces succès, le peuple fait éclater à l'envi sa joie par de bruyantes acclamations. Annibal est égalé aux dieux; partout les femmes, les enfants, qu'on instruit à célébrer son nom ; les vieillards, le peuple, le sénat, lui rendent les honneurs divins et lui offrent des sacrifices. C'est ainsi que Magon entre dans Carthage aux cris de triomphe qui publiaient la gloire de son frère. Le sénat s'assemble aussitôt, et la foule remplit le temple. Après avoir rendu ses hommages aux dieux, selon l'antique usage de la patrie, Magon prend la parole : "Je viens, dit-il, vous apprendre l'heureux succès de nos armes et la ruine des armées sur lesquelles s'appuyait l'Italie. J'ai eu ma part des fatigues de cette guerre; nous l'avons faite avec toute la faveur du ciel. Il est une plaine fameuse par la gloire de Diomède, et qui faisait autrefois partie de l'ancien royaume de Daunus. L'Aufide en enveloppe les champs marécageux de ses eaux rapides. Souvent il s'y répand et couvre toutes ces campagnes, il va de là se jeter avec violence dans la mer Adriatique, et en repousse avec bruit les flots, qui cèdent à son impétuosité. C'est là que deux consuls avaient pris le commandement de l'armée; c'étaient Varron et Paul Émile, l'un des plus grands noms du Latium. Ils s'étaient étendus dans cette plaine, avant même que les ténèbres de la nuit fussent dissipées, et ils ajoutaient, par l'éclat de leurs armes, une nouvelle splendeur à l'aurore qui apparaissait. Nous sortons alors du camp et marchons rapidement à leur rencontre, car mon frère brûlait d'en venir aux mains. La terre tremble, et nos pas font mugir les échos de l'Olympe.

520- Annibal, ce guerrier tel que Mars n'en offrit jamais à la terre, couvre le fleuve et la plaine d'ennemis égorgés. J'ai vu dans cet affreux carnage l'Ausonie, dispersée dans les campagnes, fuir au seul bruit de ses armes. J'ai vu Varron jeter honteusement les siennes et se laisser emporter à toute la vitesse de son coursier. Que dis-je? Je t'ai vu, héroïque Paulus, tomber percé de traits sur les cadavres amoncelés de tes soldats. Cette journée est une vengeance complète des îles Égates et du traité qui nous enchaînait. Nos désirs ne pourraient s'étendre au-delà de ce que les dieux propices ont fait pour nous. Qu'un second jour se lève aussi prospère, et tu seras, ô Carthage? la première des villes; toute la terre te rendra hommage. Voici, pour preuve de leur défaite, la marque d'honneur que nos superbes ennemis se font gloire de porter à la main gauche". A ces mots, il jette au milieu de l'assemblée étonnée des anneaux d'or, dont le nombre est une preuve éclatante de la foi due à ses paroles. Reprenant alors son discours : "Il ne nous reste donc plus qu'à renverser, qu'à mettre au niveau du sol Rome déjà ébranlée. Envoyons de nouvelles forces à nos armées épuisées par tant de combats, et que nos trésors s'ouvrent largement à ces alliés que la victoire amène sous nos enseignes. Nous n'avons plus qu'un petit nombre de ces éléphants, terreur de l'Italie, et déjà la famine nous menace.» Pendant qu'il parlait, Hannon lançait sur lui un regard farouche. La gloire d'Annibal, grandissant chaque jour, troublait depuis longtemps par une cruelle jalousie le coeur de ce rival. "Eh bien! lui dit Magon, doutes-tu encore de notre valeur et de nos succès? crois-tu que j'aie le droit, aujourd'hui, de rejeter le joug des Romains? Veux-tu maintenant qu'on leur livre Annibal ? Chasse, malheureux, chasse enfin de ton cœur le noir poison de l'envie, et laisse-toi fléchir à la vue de tant de titres glorieux, de tant de trophées.

550- Cette main, oui, cette main que tu donnais à déchirer aux Latins, a rempli de sang les fleuves et leurs rivages, les lacs et les vastes plaines." Ainsi parlait Magon, et la faveur manifeste de l'assemblée accueillait ses paroles. "Je ne suis pas étonné, dit Hannon, transporté de fureur et de jalousie, des injures de ce jeune téméraire; son coeur gonfléd'orgueil et sa vaine insolence vous le font assez connaître pour le frère d'Annibal. Mais, de peur qu'il ne pense que je change légèrement, je vous le répète, demandons la paix, quittons ces armes sacriléges qui ont rompu les traités, et gardons-nous d'une guerre funeste. Réfléchissez aux demandes d'Annibal; tel doit être le seul objet de nos délibérations." "Il vous demandedes armes, des hommes, de l'argent, des vaisseaux, des vivres, des éléphants. Vaincus, lui aurions-nous donné davantage ? Nous avons, dit-il, abreuvé l'Italie du sang des Romains : le Latium tout entier est couché sur les champs de bataille. Eh bien! heureux vainqueur, délivre-nous donc de nos longues inquiétudes, et laisse-nous reposer au sein de la patrie. Qu'il nous soit permis de ne plus épuiser nos maisons comme nous l'avons fait tant de fois, pour une guerre cruelle. Mais j'en ai peur (et fasse le ciel que mes pressentiments soient faux et qu'un vain présage ait abusé mon esprit! ) le jour des désastres n'est pas loin. Je connais ces coeurs inflexibles, et je les vois, ces Romains, devenus plus furieux par leurs défaites. C'est toi, journée de Cannes, c'est toi que je redoute! Oh ! baissez vos étendards, et tentez plutôt tous les moyens d'obtenir la paix, si toutefois on vous l'accorde. Leur ressentiment vous prépare, croyez-moi, une défaite plus horrible que la leur; et vainqueurs, ils traiteront plutôt avec nous que s'ils sont vaincus. Mais toi, qui fais sonner si haut ces glorieux exploits, toi dont les orgueilleuses paroles en imposent à une foule ignorante, dis-moi, ton frère, ce chef qui le dispute au dieu Mars, et dont le monde n'a jamais produit l'égal pour la guerre, pourquoi donc n'a-t-il pas encore vu les murs de Rome? Et nous arracherions du sein de leur mère des enfants trop faibles encore pour soutenir le poids des armes ? Et dociles à tes ordres, nous ferions construire mille galères aux proues d'airain? On irait chercher des éléphants par toute la Libye? apparemment pour qu'Annibal puisse prolonger son autorité, passer sa vie sous les armes, et faire durer son règne jusqu'à ce que le destin en décide? Mais vous ne pouvez vous laisser prendre à ces artifices grossiers. Non, ne dépeuplez pas vos foyers : mettez un frein à la puissance de ces ambitieux avides de guerres. La paix est le premier des biens dont il soit donné à l'homme de jouir. La paix seule est préférable à tous les triomphes. La paix conserve les états, et maintient l'égalité : rappelez-la donc dans vos murs; qu'on cesse enfin, ô Didon ! de traiter ta ville de perfide. Si la guerre a tant de charmes pour Annibal qu'il refuse de rendre à la patrie les épées qu'elle lui redemande, ne donnez pas, croyez-moi, d'aliments à sa fureur, et que telle soit la réponse que son frère ait à lui rapporter." Hannon n'avait, pas encore satisfait sa colère : il allait continuer; on l'interrompt par des clameurs. "Si le nom d'Annibal, l'honneur de la Libye, si ce guerrier invincible dans les combats allume ta colère, devons-nous l'abandonner vainqueur au terme de ses travaux, en lui refusant des secours? la haine d'un seul homme nous arrachera-t-elle ce sceptre que nous allons saisir?" On s'empresse alors de fournir aux besoins de la guerre, et, en présence de son frère, on assure à Annibal absent la faveur de ses concitoyens. On arrête que les mêmes mesures seront annoncées aux Ibères, malgré la noire jalousie qui cherchait à ternir d'immortels exploits, et à arrêter un héros dans sa glorieuse carrière.

LIVRE XII

Déjà le dur hiver cachait sous la terre sa tête chargée de glace, ses tempes gonflées de pluies orageuses, son front tout couvert des nuages qu'apporte le vent du midi ; les zéphyrs printaniers, ramenant sur leurs ailes un air tiède et serein, réchauffaient les campagnes ranimées. L'impétueux Annibal sort de Capoue : la terreur qui le précède ébranle tous les pays d'alentour. Tel un serpent, longtemps enseveli sous les frimas, pendant que l'aquilon soufflait les glaces du Riphée, sort de sa retraite mystérieuse, et, déployant ses replis, s'élance, avec une peau nouvelle, à la lumière du soleil, dresse sa tête brillante, et exhale les noirs poisons de sa gueule altière. Des que les drapeaux d'Annibal ont apparu dans les plaines, la crainte en fait au loin des déserts; on se renferme en tremblant dans les murs, et l'habitant des villes, effrayé, incertain de son sort, attend l'ennemi derrière ses remparts. Mais ce n'était plus ce vigoureux soldat qui avait percé les Alpes, qui s'y était ouvert un passage en portant devant lui la guerre, qui avait vaincu sur la Trébie et souillé du sang ausonien les eaux du Trasymène. Il pouvait à peine soulever ses membres tout imprégnés de mollesse, de plaisir et de vin, et engourdis par les accablantes douceurs du sommeil.

20- Ces guerriers, habitués à braver le froid des nuits, sous le poids de leurs cuirasses, insensibles à l'intempérie des saisons, et qui méprisaient l'abri d'une tente, lors même que la pluie, la grêle et la tempête fondaient sur eux; qui ne quittaient pendant la nuit ni le bouclier, ni l'épée, ni l'arc, ni le carquois; pour qui leurs armes étaient comme d'autres membres, ils trouvent maintenant le casque trop pesant; leurs boucliers les accablent, et la javeline qu'ils laissent tomber de leurs mains ne fait plus entendre de sifflement. La douce Parthénope sentit les premiers coups des armes qu'Annibal ressaisissait. Ce n'était pas qu'il espéràt de trouver de grandes richesses dans cette ville, ni qu'il en méprisàt la force; mais il y cherchait un port qui lui rendit la mer libre, et où les vaisseaux de Carthage pussent arriver en sûreté. Cette ville, livrée à une vie douce et tranquille, était l'asile des muses, et l'on y coulait des jours exempts de soucis et de peines. Elle tirait son nom célèbre d'une des sirènes, filles d'Achéloüs. Parthénope posséda longtemps l'empire de ces mers, grâce à ses chants dont les charmes funestes étaient la perte assurée des malheureux navigateurs. Annibal attaque les derrières de la place, dont la mer défendait les approches par devant; mais son armée ne peut, malgré tous ses efforts, en entamer les murailles : déshonoré par cette entreprise manquée, il essaie en vain de briser les portes solides de la ville, en les ébranlant avec le bélier. Le vainqueur de Cannes demeurait arrêté devant une ville grecque. Instruit par cette expérience, il s'applaudit alors de s'être prudemment abstenu de marcher sur Rome, après avoir arrosé de sang le royaume de Daunus. "Vous qui m'avez reproché mon indolence, et de n'avoir pas su seconder les destins, lorsque je vous refusai l'assaut de Rome à l'issue même de la bataille, entrez donc dans ces murs, qui ne sont défendus que par des Grecs, et rendez-moi là ce repas que vous m'aviez promis dans la demeure même de Jupiter". Ainsi parlait Annibal : craignant de porter atteinte à sa gloire future, s'il abandonne, sans l'avoîr prise, la première ville qu'il assiège, il veut tout oser, et il cherche dans les stratagèmes la force que n'a plus son glaive. Mais voici qu'une pluie de flammes et de traits inattendus fond du haut des remparts. Tel on voit l'oiseau consacré à Jupiter, à l'aspect d'un serpent qui s'est glissé en silence jusqu'à son aire, voler autour du rocher auquel il est suspendu, et attaquer avec son bec et ses serres accoutumées à porter la foudre l'ennemi qui vient effrayer ses aiglons de sa gueule béante.

60- Épuisé par cet effort, Annibal croit enfin devoir tourner vers le port de Cumes, peu éloigné de là ; il veut, par diverses manoeuvres, tenter la fortune et empêcher, en étonnant l'ennemi, que les bruits défavorables ne se propagent. Mais Gracchus, qui veillait à la garde de cette ville, était à lui seul un rempart plus assuré que des murs. Annibal, repoussé, ne put tenir devant cette place, et tout espoir de pénétrer de ce côté lui fut encore interdit. Découragé, il court dans tous les rangs, porté sur son coursier rapide; il renouvelle ses exhortations, et aiguillonne les soldats par la louange. "Par les dieux immortels! dit-il, combien de temps resterez-vous arrêtés devant des villes grecques? Soldats, oublierez-vous plus longtemps vos exploits? Ces murs vous paraissent-ils donc plus hauts que les Alpes? Sont-ce des rochers perdus dans les airs que je vous commande de gravir ? Mais si vous aviez encore devant vous une pareille contrée, si des rochers s'élevaient encore subitement jusqu'aux astres, balanceriez-vous donc ? hésiteriez-vous à les gravir, à y porter vos armes, Annibal vous montrant le chemin ? Quoi! le rempart de Cumes; quoi! ces murs vous retiennent et vous étonnent ? Gracchus osera devant moi faire impunément des sorties? Voulez-vous donc que l'univers attribue au hasard vos exploits et vos conquêtes? Oui, je vous en conjure par le lac Trasymène, dont les dieux vous ont été si favorables, par votre victoire sur la Trébie, par les cendres de Sagonte, montrez-vous dignes ici de la renommée que vous traînez avec vous; que le souvenir de Cannes échauffe vos courages". Ainsi Annibal essaie de relever par ses discours des coeurs énervés de plaisirs, et que les succès ont abattus. Tandis qu'il examine toutes les issues de la ville, il voit briller le faîte d'un temple sur le haut de la citadelle. Virrius, ce chef impitoyable de la fière Capoue, lui dit quelle en est l'origine. «Ce temple n'est pas un ouvrage de nos jours : il doit sa fondation à nos ancêtres. Dédale, ainsi le raconte la renommée, redoutant les armes du roi de Crète, trouva le moyen de quitter la terre, sans laisser voir au roi qui le poursuivait aucune trace de sa fuite. Il osa s'élever dans les airs sur des ailes, et apprendre à l'homme à voler. Balançant ainsi son corps à travers les nues, il vogua dans l'espace, et, nouvel oiseau, il épouvanta les dieux eux-mêmes. Il avait aussi enseigné à son fils l'art de suivre, avec des ailes factices, la route des habitants de l'air: mais les plumes qui servaient de rames à ce fils se séparent bientôt; il tombe, et Dédale voit le malheureux Icare battant de ses ailes les ondes troublées. Saisi d'une subite douleur, ce père infortuné se frappe la poitrine, et il arrive ici ne sachant point sa route : la douleur seule avait dirigé son vol incertain. Reconnaissant envers Apollon, qui l'a aidé dans son voyage à travers les airs, il lui élève un temple, et y dépose ses plumes audacieuses." Ainsi parla Virrius; mais Annibal comptait les jours oisifs qui s'écoulaient sans combattre, et avait honte d'être arrêté devant ces murs. Il gémit de ces revers, et jetant un dernier regard sur ces murs dont il s'éloigne, il s'apprête à assouvir toute sa fureur sur ceux de Pouzzole. Là aussi, la mer, de hautes murailles formées de rochers, les efforts de ceux qui les défendent, arrêtent sa fougue.

110- Tandis que son armée s'épuise à rompre ces obstacles, et à s'y frayer lentement un chemin, Annibal va voir dans le voisinage les merveilles des lacs et de la contrée qui les renferme. Les premiers citoyens de Capoue l'accompagnaient : l'un lui apprend d'où les Thermes de Baies ont tiré leur nom, et comment il leur vint d'un des compagnons d'Ulysse. L'autre lui rappelle que le lac Lucrin se nommait jadis le Cocyte; et faisant un pompeux éloge d'Hercule, il lui montre au sein des eaux la route que traça ce dieu lorsqu'il sépara la mer par une digue, pour donner passage à son troupeau, après sa victoire d'Ibérie. Tandis que son armée s'épuise à rompre ces obstacles, et à s'y frayer lentement un chemin, Annibal va voir dans le voisinage les merveilles des lacs et de la contrée qui les renferme. Les premiers citoyens de Capoue l'accompagnaient : l'un lui apprend d'où les Thermes de Baies ont tiré leur nom, et comment il leur vint d'un des compagnons d'Ulysse. L'autre lui rappelle que le lac Lucrin se nommait jadis le Cocyte; et faisant un pompeux éloge d'Hercule, il lui montre au sein des eaux la route que traça ce dieu lorsqu'il sépara la mer par une digue, pour donner passage à son troupeau, après sa victoire d'Ibérie. "L'Averne que voici, lui dit un autre, célèbre aujourd'hui parmi tant de lacs aux ondes salubres, a changé de nom , et s'appelait autrefois le Styx. Couvert d'un bois dont l'ombre noire inspirait de l'horreur, même aux oiseaux, il répandait dans l'air une exhalaison mortelle. Il était consacré par le culte des divinités infernales, et les villes d'alentour venaient les y révérer en tremblant." Ce marais voisin conduit, dit-on, sur les rives de l'Achéron par des gouffres profonds qui s'ouvrent dans ses ondes stagnantes. Cest par ces fentes horribles que la terre, se déchirant quelquefois, laisse arriver jusqu'aux mànes une lumière qui les épouvante. On rapporte que près de là s'étendaient, au milieu d'une affreuse obscurité, les demeures des Cimmériens , qui restèrent, durant des siècles, sous l'ombre pâle du Tartare, plongés dans la nuit ténébreuse. On montre à Annibal ces plaines haletantes du sourd travail du feu et du soufre dont l'ébullition produit le bitume. La terre soupire, étouffée par les noires vapeurs : ses entrailles, brûlées par l'excès de la chaleur, bouillonnent en exhalant dans l'air un souffle empesté. Vulcain pousse d'horribles sifflements du fond de ses antres ébranlés. Parfois il s'efforce de briser ses demeures caverneuses : il veut s'élancer du sein des mers , il fait entendre des bruits étranges et d'horribles mugissements. Le sein de la terre est dévoré, et les montagnes s'affaisent avec fracas sur leurs ruines. Ce sont, dit-on, les géants qui, renversés par le bras d'Hercule, ébranlent les masses sous lesquelles il. les a ensevelis. C'est leur haleine formidable qui brûle au loin les campagnes; et le ciel pâlit toutes les fois qu'ils menacent de séparer ces monts qui les pressent. Ici on voit Prochyté sous laquelle gît le furieux Mimas ; plus loin , Inarimé qui presse Japet, dont la rage s'exhale en noirs tourbillons. Tou,jours rebelle, il vomit à chaque instant des flammes : s'il parvenait à s'échapper, il attaquerait encore Jupiter et les dieux. On montre à Annibal les cimes du Vésuve. Au sommet sont des roches dévorées par les flammes : le contour de la montagne est jonché de ruines et de débris, qui attestent les mêmes révolutions que l'Etna. Misène apparait aussi avec le tombeau du Troyen qui lui donna son nom , ainsi que Bauli, bâtie par Hercule sur le rivage même. Annibal contemple avec admiration les fureurs de la mer et les bouleversements du sol. Après avoir joui de ce spectacle, il revient devant les murs phéréciades, ravage les riants vignobles qui ombraient le Gaurus, et conduit à marches pressées son armée devant Nole la Chalcidique. Cette ville, bâtie dans une plaine, est environnée de murs circulaires et garnie de tours. Ces ouvrages en défendent les approches, que rendrait trop facile un terrain uni. Marcellus vole à son secours, non pour défendre par ses armes les fortifications qui la protègent assez, mais pour empêcher qu'Annibal ne les attaque. Voyant donc s'avancer dans la plaine et vers les murailles de cette ville les bataillons carthaginois: "Aux armes, s'écrie-t-il, aux armes! Guerriers, voici l'ennemi qui est teint de votre sang." Il dit, et revêt lui-même son armure.

170- L'armée se range rapidement autour de lui. Le soldat frémit de rage, et attache à son casque son aigrette altérée de sang. Marcellus commande à haute voix et dispose en courant son armée: «Toi, Néron, tu garderas la porte qui est à droite; toi, Tullius, illustre descendant des Volsques, range sur la gauche les cohortes romaines et les bataillons larinates. Dès que je donnerai le signal, rompez les portes en silence, et fondez à l'improviste sur l'ennemi; qu'une nuée de traits couvre aussitôt la plaine. Moi-même, au milieu de vous, je me porterai en avant à la tête de la cavalerie." Pendant que Marcellus donnait ces ordres, l'ennemi attaquait les portes de la ville, et dressant ses échelles contre ces murs qu'il méprisait, il allait s'en rendre maître. Déjà, dans tout le camp romain, retentissent, mêlés au son de la trompette, le cri des soldats, le hennissement des chevaux, le son du clairon, le bruit rauque et tumultueux des cornets, et les armes qui résonnent sur la poitrine du soldat en furie. L'armée s'élance, comme une tempête effroyable, hors des portes abattues. Ses escadrons devenus libres se jettent sur l'ennemi, lequel ne s'attend pas à tant d'impétuosité. Tel un fleuve mal contenu se déborde en rompant ses digues. Telle la mer se brise sur les rochers où la pousse le furieux Borée. Tels encore les vents, échappés de leur prison, se déchaînent dans les plaines. Annibal, qui voit fondre ce torrent de guerriers et d'armes, est consterné et désespère de la victoire. Marcellus, porté sur son coursier, pousse devant lui l'ennemi saisi d'épouvante; il se penche, la lance en avant, sur le dos des fuyards, et appelle à grands cris ses soldats : "Marchez, compagnons; le ciel est pour nous, et cette heure est la nôtre; voici le chemin de Capoue." Tournant ensuite vers Annibal : "Arrête, dit-il, où te laisses-tu emporter? Ce n'est pas tes fuyards, c'est toi que j'accuse de lâcheté. Attends-moi, le champ, les armes, le combat, tout est à ton choix; j'ordonne de cesser le carnage; qu'on nous voie seuls en présence : c'est Marcellus qui te provoque." Il dit : l'honneur, le prix du danger, poussaient le fils de Barcas à accepter ce défi. Mais Junon effrayée détourne Annibal de cette résolution qui le menait à sa perte. Dès lors il ne songe plus qu'à arrêter ses soldats qui fuient, et à les ramener au combat. "Voilà donc, s'écrie-t-il, ce que Capoue a fait de nous! O ville de sinistre augure! Arrêtez, malheureux, pour qui le comble de la gloire est devenu celui du déshonneur. Dès ce jour où vous tournez le dos, rien d'heureux, croyez-moi, ne vous doit arriver. Vous méritez que l'Italie entière fonde sur vous. Ce combat funeste vous ôte, après votre déroute, tout espoir d'obtenir la paix et même la vie"

210- Ses cris dominaient les trompettes, et sa forte voix faisait pénétrer les reproches dans ces oreilles que la peur avait bouchées. Pédianus, couvert des armes de Polydamas, répandait autour de lui le carnage. Issu du sang troyen, il faisait remonter son origine à Anténor, chef de sa famille. La gloire qui l'avait illustré sur les bords du Timave égalait la grandeur de sa race, et Pédianus était un nom chéri chez les Luganéens. L'Éridan, les peuples de Venise, ceux qui boivent les eaux de l'Aponus, n'avaient point vu son égal, soit dans les combats, soit qu'il aimât mieux, dans les doux loisirs d'une vie studieuse, cultiver silencieusement les muses, ou charmer ses soucis avec le luth d'Apollon. Ni Mars, ni Phébus, n'avaient regardé aucun mortel d'un oeil plus favorable. Pédianus poursuivait donc les Carthaginois de toute la vitesse de son coursier. Soudain il aperçoit le casque et l'éclatante dépouille d'Émilius. Le jeune Cinyps, Cinyps, cher à Annibal, osait les porter, tout fer de ce grand présent qu'il tenait de sa main. Jamais on ne vit de figure plus charmante, ni plus de beauté épanouie sur un front d'adolescent. Tel brille d'un éclat toujours nouveau l'ivoire blanchi par l'air de Tivoli ; telle reluit à l'oreille, où elle est suspendue, la perle éblouissante, apportée de la mer d'Érythrée. Pédianus, à l'aspect de ce casque et de ce panache dont se pare, aux derniers rangs, le jeune Carthaginois, pense voir l'ombre d'Emilius sortir des demeures infernales, et redemander ses armes qu'on lui a ravies. Il se précipite, en frémissant, sur Cinyps. "Lâche, s'écrie-t-il, toi! tu porteras l'armure d'un héros, cette armure que votre général lui-même ne pourrait revêtir sans crime ou sans exciter l'indignation des dieux! Eh bien! voici Paulus". En même temps il convie à ce spectacle les mânes du grand homme, et son javelot va percer les côtes de son ennemi, qui a pris la fuite. Il saute alors à terre, arrache a Cinyps le casque et l'armure du consul, et le dépouille avant qu'il ait fermé les yeux. Les grâces de son visage sont effacées par la mort; une couleur livide ternit la blancheur de sa peau, et défigure ces traits si vantés. Sa chevelure parfumée s'affaisse, et son cou fléchissant laisse retomber sur sa poitrine sa tête mourante. Telle l'étoile du soir, sortant du sein d'Amphitrite, se montre dans toute sa pompe à la déesse de Cythère, après avoir recouvré l'éclat de ses feux. Si quelque nuage vient à la cacher, la lumière pâlit, s'obscurcit peu à peu dans les ténèbres, et, d'abord languissante, s'éteint enfin entièrement. Pédanius lui-même, après avoir arraché le casque d'Émilius, voyant à découvert le visage de Cinyps, reste muet de surprise, et sent tomber toute sa colère. Il revient bientôt, rapportant le trophée aux cris de victoire de ses compagnons, et pressant son coursier fougueux dont la bouche répand sur le mors une écume ensanglantée. Marcellus, plein d'une noble ardeur, se porte rapidement à sa rencontre, et le reconnaissant: "Honneur de tes valeureux ancêtres, s'écrie-t-il, courage, fils d'Anténor, il ne nous reste plus qu'à dépouiller Annibal de son armure" Aussitôt il fend l'air de sa lance meurtrière dont le sifflement répand la terreur. Marcellus aurait vu peut-étre ses voeux remplis, si le vaillant Gestar n'eût arrêté le trait en lui opposant son corps. Placé près d'Annibal, il le couvrit ainsi de ses armes. Atteint par cette lance funeste, qui n'avait pas soif de son sang, il accomplit, en mourant pour un autre, la grande menace de Marcellus. Annibal, troublé par le danger qu'il vient de courir, s'éloigne furieux, et s'enfuit dans son camp. Son armée tourne aussi le dos, se débande, et ne peut fuir avec assez de vitesse.

270- Le Romain la poursuit de ses traits; il a retrouvé sa force guerrière, et il assouvit dans le carnage sa colère invétérée. Tous lèvent au ciel leurs épées sanglantes, pour les faire voir aux dieux qui les ont vengés. Tel fut ce jour qui fit voir pour la première fois ce que personne n'eût osé croire, lors même que les dieux l'eussent affirmé, qu'Annibal pouvait être arrêté dans les combats de Mars. On emmène les prisonniers, les chariots, les éléphants; on revient avec l'armure arrachée à l'ennemi vivant, et toute l'armée se retire joyeuse d'avoir vu fuir Annibal devant une lance. Marcellus est révéré à l'égal du dieu de la guerre: il marche environné d'un triomphe plus beau que lorsqu'il porta dans le temple de Jupiter les dépouilles opimes dit chef des Gaulois. Annibal, furieux de n'avoir pu qu'avec peine repousser l'ennemi de son camp , s'écrie « Quand verserons-nous assez, de sang pour nous laver de cette tache? Moi ! l'Ausonie m'a vu fuir. Dieux ! m'avez-vous donc jugé digne de périr honteusement après la victoire de la Trébie? Et vous, soldats, si longtemps invincibles, mais que les délices de Capoue ont vaincus sans combat, ce n'est point devant les Romains que mes étendards ont reculé : Annibal n'a point dégénéré ; il n'a tourné le dos qu'à vous seuls. Oui; lorsque je vous appelais au combat, je vous ai vus fuir lâchement votre général, comme vous auriez fait pour un chef italien. Que vous reste-t-il donc de votre premier courage, puisque vous avez pu tourner le dos lorsque Annibal vous appelait?" Pendant que le chef carthaginois leur adressait ces reproches, l'armée romaine se retirait à Nola, emportant avec des cris de joie la dépouille de l'ennemi. Rome, qui depuis longtemps n'apprenait que les malheurs de ses armes, sans qu'un événement heureux vint calmer sa douleur, se ranime à la nouvelle de cette victoire, et sort de sa langueur à cette première faveur du ciel. Avant tout, on punit les lâches qui ont redouté la guerre et ses fatigues pendant que la tempête grondait, et cette jeunesse qui s'est dérobée, dans la retraite, au devoir de la guerre; on note d'infamie ceux qui, par amour de la vie, ont eu recours à la ruse pour manquer au serment fait à l'ennemi, et la nation est lavée de ce forfait. On punit également ceux qui ont eu la coupable pensée d'abandonner le sol de la patrie; projet qui déshonore à jamais Métellus. Tels étaient alors les grands coeurs des Romains. Les femmes elles-mêmes ne négligent rien pour égaler l'ardeur des hommes et revendiquer leur part de gloire. On les voit en foule apporter des aigrettes, des bracelets, des colliers, antiques ornements qu'elles sacrifient pour les frais de la guerre. Les hommes ne rougissent pas de leur céder en dévouement sublime : ils se réjouissent au contraire qu'une occasion s'offre à elles de s'illustrer à jamais. L'auguste assemblée du sénat ne tarde pas à imiter cet exemple. Chacun à l'envi apporte à un trésor commun ses richesses particulières; on s'empresse de dépouiller les pénates, on ne veut rien garder, même pour des temps plus heureux. Le peuple des derniers rangs prend part à ces sacrifices. C'est ainsi que Rome, usant des forces de tout son corps et de chacun de ses membres, levait une seconde fois aux cieux son visage languissant. La réponse que les députés rapportent de Delphes permet un doux espoir à cette ville infortunée. L'oracle, disent-ils, leur a été favorable ; entrés dans le temple, une voix sacrée a tonné au fond de l'antre, et les mugissements de la prétresse ont annoncé que le dieu s'emparait d'elle : "Descendants de Vénus , s'est-elle écriée, bannissez la crainte de votre coeur; vos malheurs sont finis, vous avez épuisé toutes les mauvaises chances de la guerre, les destins ne vous réservent que de légères fatigues, et des terreurs sans suite funeste. Mais faites aux dieux des prières et des offrandes; que le sang des victimes fume sur les autels, et gardez-vous de céder dans les revers. Mars vous accompagnera; Apollon détournera les dangers trop pressants. Ce dieu, secourable aux Troyens, rendait, vous le savez, leurs travaux moins pénibles. Mais avant tout n'oubliez pas de faire fumer les parfums sur cent autels consacrés à Jupiter; que cent victimes tombent pour lui sous le couteau. C'est lui dont la force refoulera en Libye ce terrible orage, cette tempête qu'apporta la guerre. Vous le verrez agiter son égide, et combattre pour vous dansle monde épouvanté." Dès que les députés ont rapporté ces oracles sortis des antres du Parnasse, et que la réponse du dieu est connue de tous, on monte en foule au Capitole ; chacun se prosterne devant Jupiter, et le sang coule en son honneur au milieu de son temple. Les chants de joie s'élèvent, et l'on demande à ce dieu que les oracles s'accomplissent. Cependant, le vieux Torquatus reprenait ses armes, pour aller, à la tête d'une armée romaine, porter la terreur en Sardaigne. Hampsagoras, tout fier de son origine qu'il rapporte aux Troyens, venait d'y appeler les Carthaginois pour soutenir la guerre qu'il avait recommencée. Il avait un fins nommé Hostus, noble jeune homme et digne d'un meilleur père. Hampsagoras, fatigué de la paix, et se reposant d'ailleurs sur la vigueur de son fils, essayait, selon les moeurs barbares, de réchauffer sous les armes sa mâle mais impuissante vieillesse.

350- Hostus voit les drapeaux romains s'avancer en toute hâte, et leur armée qui s'approche impatiente de combattre ; il leur échappe par les détours d'un bois dont les passages secrets lui sont connus, abrége sa fuite en suivant des sentiers dont il est sûr, et va se cacher dans une vallée couverte de broussailles et d'ombrages touffus. L'île de Sardaigne, environnée d'une mer en courroux, s'avance au milieu des eaux qui en resserrent les plages dans une grande étendue, et lui donnent la forme du pied de l'homme. C'est de là que les Grecs l'avaient nommée lchnusa. Le Libyen Sardus, fier du sang d'Hercule, son père, lui fit quitter ce premier nom pour lui donner le sien. Une foule de Troyens, après la ruine de Pergame, dispersés sur différentes mers, abordèrent dans cette île, et furent contraints de s'y fixer. Sa gloire s'accrut encore de l'arrivée d'Iolaüs, lequel y fut suivi des Thespiades que transportait la flotte de son père. On dit aussi qu'après qu'Actéon fut déchiré pour expier le regard jeté sur Diane qui se baignait dans une fontaine, Aristée, son père, épouvanté de cette punition inouïe, s'abandonna aux caprices des flots, et entra dans une anse de la Sardaigne. On ajoute que Cyrène, sa mère, lui avait indiqué ces bords inconnus. La terre y est pure et ne produit ni serpents ni poisons; mais le climat en est triste, et l'air y est corrompu par les miasmes des marais. Du côté de l'Italie, les roches nues et brûlées qui la bordent présentent au loin une barrière battue par les flots; ses campagnes décolorées par les feux du Cancer y fument sous le hâle du vent du midi; les autres parties de l'île sont riches des faveurs de Cérès. La nature du sol permettait à Hostus d'éluder Torquatus par les sentiers impraticables des bois, et d'attendre ainsi que les Carthaginois joignissent leurs armes à celles des Ibériens. Leur flotte arrive enfin pour lui rendre le courage. Il sort auss tôt de sa retraite : les deux armées sont en présence, hérissées de piques; les guerriers impatients brûlent d'en venir aux mains, et déjà les javelots lancés de loin ont franchi l'espace qui les sépare encore; mais bientôt on en vient à l'arme si souvent et si sûrement éprouvée, le glaive ; le carnage est affreux; on frappe pour tomber bientôt; c'est le tour de chacun de donner et de recevoir la mort. Non, je ne saurais redire ces meurtres innombrables et tant d'actions horribles ou héroïques, avec une grandeur digne d'un pareil sujet. Je ne puis égaler par mes vers l'ardeur des combattants. Muse, accorde cependant à mes efforts de faire passer à la postérité les exploits peu connus d'un guerrier, et de rendre à un poète les honneurs qui lui sont dus. Ennius, issu de la race royale de l'ancien Messapus , avait engagé le premier l'attaque. Décoré du grade de centurion, il portait dans sa main droite la vigne du Latium, insigne de sa dignité. L'antique Rudies, au pays grossier des Calabrois, lui avait donné le jour. Cette ville n'est plus connue que par le nom du grand homme qu'elle a produit. Tel on vit Orphée quitter sa lyre pour lancer les flèches de Thrace, lorsque Cyzique attaquait le vaisseau des Argonautes; tel Ennius, le premier dans la mêlée, se faisait remarquer par le grand nombre d'ennemis qu'il avait moissonnés; l'ardeur de son courage croissait avec ses exploits. Hostus vole à lui, se croyant immortel s'il parvient à arrêter ce terrible adversaire, et il lui lance son javelot de toute sa force. Apollon, porté sur un nuage, sourit de loin du vain effort d'Hostus, et abandonnant le trait au vent: "C'est trop, dit-il, c'est trop te flatter, jeune téméraire; quitte cet espoir: cette tête est sacrée et chérie des muses: c'est un poète digne de moi. Il chantera le premier en beaux vers les guerres d'Italie, et élèvera jusqu'aux cieux les généraux romains; il fera retentir l'Hélicon des chants latins, et ne le cédera ni en gloire, ni en renommée au vieillard d'Ascra". Ainsi parle Apollon. A l'instant Hostus est frappé d'un trait vengeur, qui lui traverse les deux tempes. Consternées de sa chute, ses troupes se débandent et fuient au hasard dans la plaine. Son père apprend sa mort; la colère trouble sa raison: il pousse un cri effroyable, à la manière des Barbares, et, se perçant la poitrine, il se hàte de suivre son fils au séjour des mânes. Annibal, vaincu par Marcellus, affaibli par une sanglante défaite, ne voulait plus s'exposer à une bataille. Il tourne toutes ses forces contre la malheureuse Acerra, incapable de lui résister, et qu'il abandonne au fer et aux flammes. De là il se jette avec la même fureur sur Nucérie, dont il fait raser les murs. Après Nucérie, Casilinum tombe sous ses coups. Mais, obligé de lutter longtemps contre la vigoureuse résistance des assiégés, ce n'est qu'avec peine et à force de ruses qu'il s'est fait ouvrir les portes; et l'or a payé la vie qu'il a laissée aux habitants. Déjà, passant les monts, il a répandu ses bataillons dans la Daunie ; furieux, il va où le mène la colère ou le pillage. Pétilia est renversée de fond en comble : la seconde ville après Sagonte, elle expie dans les flammes son attachement aux Romains; aujourd'hui ruinée, autrefois fière de posséder le carquois d'Hercule. La ville de Tarente s'était jetée dans le parti des Carthaginois, qui étaient entrés dans ses murs. Mais une garnison romaine, forte des avantages de la position, occupait la citadelle bâtie sur un rocher. Au pied de ce rocher, la mer, renfermée dans des gorges étroites, se répandait dans la plaine, et y formait un port vaste et tranquille. Annibal imagina un stratagème pour faire sortir sa flotte, à l'ancre dans le port, et que la citadelle retenait prisonnière dans les eaux : ce fut de transporter de l'autre côté ses vaisseaux, en les faisant passer sur la terre ferme. Au moyen de peaux de boeufs nouvellement abattus, on rendit le sol assez glissant pour y faire mouvoir des rouleaux de bois dur. Sur ces espèces de roues, les vaisseaux glissèrent, à travers la plaine et par-dessus les collines et les broussailles , jusqu'à la mer, où l'on vit s'élancer du rivage et voguer sur les ondes une flotte qu'aucun rameur n'avait amenée. Au milieu même de cette étrange manoeuvre, et quand déjà Annibal était devenu la terreur des mers, une nouvelle alarmante le remplit tout à coup d'inquiétude. Pendant qu'il s'occupe d'enlever la citadelle de Tarente, et de faire le premier passer une flotte sur une plaine, il apprend que les murs de Capoue sont assiégés, ses portes enfoncées, et que la guerre et ses horreurs s'appesantissent sur cette malheureuse ville. Il abandonne à l'instant ses projets; la honte et la colère lui donnent des ailes. Il accourt à grandes journées par le chemin le plus direct, et vole, plein de menaces, aux combats dont il est si avide. Telle on voit une tigresse, irritée par la perte de ses petits, s'élancer avec furie, parcourir en peu d'heures le Caucase, traverser le Gange d'un bond ailé, jusqu'à ce que, trouvant enfin, après une course rapide comme la foudre, la trace de ceux qu'elle a perdus, elle assouvisse sa fureur dans le sang de son ennemi. Centénius se jette au-devant d'Annibal avec dcs troupes en désordre. C'était un homme hardi, qui ne redoutait aucun danger; mais, pour Annibal, c'était un ennemi peu honorable à vaincre : élevé jadis à la dignité de centurion, il avait rassemblé à la hâte des bandes de campagnards mal armés, qu'il menait à l'ennemi pour être défaits. Quatorze mille d'entre eux sont égorgés, sans que l'armée carthaginoise arrête sa marche. Quatorze mille autres s'avançaient sous la conduite d'un chef régulier, Fulvius, guerrier aussi peu habile que Centénius, mais d'une naissance distinguée. Annibal les taille en pièces, et passe également sur leurs cadavres, sans trouver d'obstacles qui retardent sa marche. Il ne s'arrête que le temps qu'il lui faut pour mériter la réputation et le titre d'homme doux et généreux, en célébrant des obsèques qui le comblaient de joie. Gracchus, hélas! victime d'un infâme guet-apens, venait d'être égorgé par son hôte, tandis qu'il croyait se rendre à une entrevue pour y entendre quelques propositions des perfides Lucaniens : ce fut pour Annibal une occasion de se faire honneur de ses funérailles. L'anxiété fut générale quand la nouvelle se répandit qu'Annibal accourait vers Capoue.

480- Déjà les deux consuls étaient arrivés en toute hâte. Toutes les troupes en garnison à Nola, toutes celles d'Arpi arrivaient avec célérité sous la conduite du jeune Fabius. D'un côté Néron, de l'autre Silanus, n'interrompaient leur marche ni la nuit; ni lejour, et pressaient leurs cohortes pour faire promptement face à l'ennemi. Ils sont bientôt réunis, et l'on décide que tous ces généraux doivent s'opposer ensemble au jeune chef ennemi. Pour lui, occupant les hauteurs près de Tifata , il campe au lieu où la colline est le plus près des murs; et, du sommet, il domine la ville placée au-dessous de lui. Mais lorsqu'il voit ces masses en armes répandues de tous côtés, les portes de ses alliés investies, l'entrée de Capoue fermée pour lui seul, et la sortie impossible aux habitants, il s'inquiète sur le sort de ceux au secours desquels il est venu. Tantôt il est près de franchir les lignes l'épée à la main, tantôt il s'arrête à un parti tout contraire, tantôt enfin il songe à débusquer par la ruse les bataillons nombreux qui gardent les portes, et à rendre libres les approches des murs. Accablé de tristesse et d'inquiétude, il se dit à lui-même : "Quel parti prendre dans cette cruelle incertitude ? Dois-je m'exposer à tous les dangers d'une position désavantageuse, ou fuir sous les yeux mêmes de Capoue ? Spectateur oisif sur la cime de cette montagne, et si près de la ville, souffrirai-je que ces demeures amies soient détruites de fond en comble? Non, je n'ai point ressenti ces alarmes en présence de Fabius et du général de la cavalerie, ni quand les soldats romains tenaient mon armée prisonnière sur les collines. J'ai su leur échapper par un stratagème victorieux, poussant à travers les campagnes des boeufs qui portaient l'incendie sur leurs cornes embrasées. Mais je n'ai point encore épuisé tous mes artifices. Si je ne puis conserver Capoue, qui m'empêche d'investir Rome?" Ce projet lui sourit; il s'y fixe bientôt, et, sans attendre que le soleil, sortant de l'Océan, ait lancé ses coursiers dont les naseaux soufflent la lumière, il provoque de la voix et du geste ses guerriers à se mettre en marche, et leur fait part de sa résolution hardie. "Marchons, soldats; que tout cède à votre valeur. C'est à Rome que nous allons : les Alpes et Cannes nous en ont aplani la route. Marchons; ébranlons de nos boucliers ces murs troyens. Que le sac de Rome nous dédommage de celui de Capoue, laquelle a dû périr sans doute pour que le Capitole vous fût ouvert, et pour qu'il vous fût donné de voir Jupiter s'exilant de la roche Tarpéienne". Animés par ce discours, ils précipitent leur marche. Ils n'entendent que Rome, ne voient que Rome. Aujourd'hui, pensent-ils, leur général agit avec plus de prudence et d'habileté que s'il les eût fait marcher aussitôt après la bataille de Cannes, si funeste aux Romains. L'armée passe rapidement le Vulturne sur des barques que brûle l'arrière-garde, pour retarder les Romains. Annibal traverse, en courant, les campagnes de Sidicinum, de Calès , bàtie par Calaïs, fils d'Orithye. Delà, il va ravager les coteaux d'Allifane, chers à Bacchus, et les champs habités par les nymphes de Casinum ; il poursuit sa marche par Aquinas et Fregella, dont la terre fumante pèse de tout son poids sur un géant.

530- Il franchit les cimes et les rochers qui retiennent le belliqueux Frusinate, ainsi que les croupes d'Anagnie si fertile en blé. Déjà il est descendu dans les plaines de Labicum : il abandonne Télégon, dont il se contente de battre les murs. Il la croit peu digne de l'arrêter dans son grand projet. Le riant Algidus ne le retient pas davantage, non plus que Gabie, voisine du temple de Junon. Il tombe enfin comme un tourbillon impétueux sur les rives où l'Anio promène paisiblement ses eaux sulfureuses jusqu'à leur rencontre avec celles du Tibre majestueux. Dès que ce fier ennemi a planté ses drapeaux, tracé et disposé son camp, et que sa cavalerie a jeté l'épouvante sur ces bords, llia, effrayée la première dans ses ondes agitées, se cache au fond de l'antre sacré de son époux , et toutes les nymphes abandonnent leurs humides demeures. Les dames romaines s'épouvantent, comme si déjà les remparts avaient disparu, et courent éperdues de tous côtés. La frayeur leur montre les ombres sanglantes de ceux dont la Trébie et le Tésin ont vu les funérailles; Gracchus, Flaminius, fantômes sanglants, semblent errer autour d'elles. La foule a obstrué les rues. Le sénat, d'un regard sévère, comprime avec indignation et grandeur cette panique honteuse. Cependant il échappe même aux guerriers quelques larmes secrètes sous leurs casques. De quoi les menace la fortune? Que leur réservent les dieux? La jeunesse se disperse pour occuper les tours, et chacun s'interroge sur cette extrémité terrible qui force Rome humiliée à croire que c'est assez pour elle de défendre ses propres murailles. Annibal accorde à peine une nuit de repos à ses troupes harassées de la marche.

560- Pour lui, il veille sans cesse et ne prend aucun repos, regardant comme retranché de sa vie le temps que lui enlève le sommeil. Couvert de ses armes étincelantes, il ordonne aux Nomades de sortir du camp. Lui-même, les rênes abandonnées, fait le tour des murailles de Rome, qu'effraie le pas retentissant de son cheval. Tantôt il en examine l'entrée, frappe les portes de sa lance, et jouit de la terreur qu'il inspire. Tantôt, promenant avec lenteur ses regards du haut des collines voisines, il plonge au sein de la ville. Il demande le nom des lieux et leur destination. Il aurait ainsi tout reconnu à loisir, si Fulvius ne fût arrivé avec l'impétuosité de la tempête, sans avoir abandonné d'ailleurs le siège de Capoue. Alors seulement Annibal fait rentrer dans leurs lignes ses troupes orgueilleuses, satisfait lui-même d'avoir pu contempler Rome. Quand la nuit fut chassée du ciel, et que l'aurore, en dorant de ses premiers feux l'empire de Neptune, eut ramené les travaux du jour, Annibal sortit de son camp, et s'élançant à la tête de son armée rangée en bataille : "Compagnons, cria-t-il de toute sa force, je vous en conjure par tous vos glorieux exploits, par vos bras que le sang ennemi a consacrés, soyez toujours dignes de vous: marchez, et que votre audace sous les armes n'ait d'égale que la frayeur de Rome. Renversez cette masse de murailles, et vous n'aurez plus rien à vaincre dans l'univers. Que le nom d'enfants de Mars que se donnent les Romains ne vous arrête point : vous allez prendre une ville où sont entrés quelques milliers de Gaulois, et qui est accoutumée à voir ses murs envahis. Peut-être même les sénateurs, à l'exemple de leurs ancêtres, assis déjà sur leurs siéges d'ivoire, attendent-ils l'honneur d'être égorgés de vos mains, et se préparent-ils à la mort." Ainsi parle Annibal. Les Romains, au contraire, n'attendent ni la voix ni les ordres de leurs chefs. Ils sont assez encouragés par la présence de leurs mères, de leurs enfants, des vieillards, dont le visage vénérable se couvre de larmes pendant que leurs bras sont tendus vers le ciel; des femmes qui leur montrent, suspendus à la mamelle, les enfants dont les vagissements font battre leurs coeurs, et qui couvrent de baisers les mains qui vont les défendre. Tous veulent s'élancer hors des remparts, et opposer leurs poitrines à l'ennemi : ils jettent en s'éloignant un regard sur leurs familles, et retiennent des larmes prêtes a couler. Les portes roulent sur leurs gonds, et l'armée sort les étendards levés : alors un brut mêlé de gémissements et de prières s'élève du sein de la ville et va frapper le ciel. Les femmes, les cheveux épars, le sein découvert, poussent de lamentables cris. Fulvius, volant aux premiers rangs de l'armée: "Ignorez-vous donc, Romains, que c'est malgré lui qu'Annibal s'est tourné vers nos murs? il a fui ceux de Capoue". Fulvius allait en dire davantage, quand soudain le ciel s'obscurcit, un éclat de tonnerre résonne avec fracas, et la tempête fond inopinément des nues. Jupiter, qui revenait des contrées Éthiopiennes; avait vu Annibal s'approcher menaçant des remparts de Romulus. Il envoie tous les dieux s'emparer des sept montagnes et prendre la défense de Rome. Debout lui-même sur la roche Tarpéïenne, il rassemble autour de lui toutes ses armes, les vents amoncelés, les tempêtes, la grêle et ses fureurs, la foudre et ses éclats, les nuées chargées de pluie. L'univers tremble d'un pôle à l'autre, le ciel est couvert de ténèbres, et la terre disparaît dans cette nuit effroyable. La tempête aveugle le soldat, et l'ennemi, aux portes même de Rome, n'en voit plus les murs. Les flammes qui pleuvent du haut des nues sur les Carthaginois les enveloppent de leurs sifflements lugubres. Notus et Borée commencent une lutte terrible, à laquelle se mêle l'Africus porté sur ses ailes ténébreuses. Ils déploient toute la furie que leur demande la colère de Jupiter. Des torrents se précipitent du sein des nues amoncelées en sombres tourbillons, et ensevelissent toutes les plaines sous leurs ondes écumantes. Le roi des dieux , assis sur la cime du mont, lève le bras et brandit sa foudre pour en frapper le bouclier d'Annibal, qui hésite à reculer. Le fer de sa lance s'est fondu , et son épée a coulé dans sa main, comme liquéfiée dans une fournaise. A ce coup de la foudre qui consume ses armes, le général carthaginois arrête ses soldats et les rassure: Ce n'est, dit-il, qu'une vaine flamme tombée des nues, un bruit passager des vents qui s'entrechoquent.

630- Mais à la vue des désastres de la tempête, de ce ciel qui s'est écroulé sur ses troupes, de cette défaite, où l'on n'a vu ni un ennemi, ni une arme, à travers l'orage, il fait sonner la retraite; et, réveillant ses anciennes colères : "C'est au vent, dit-il, et à l'inclémence du ciel que tu devras un seul jour de plus, ô Rome! mais demain rien ne pourra t'arracher à notre vengeance, Jupiter lui-même descendît-il sur la terre d'Italie". Tandis qu'il murmure ces paroles impies, un rayon de lumière éclate sous le ciel, les nuages se dissipent, et l'air reprend sa sérénité première. Le Romain a reconnu la présence du dieu, il dépose ses armes, lève humblement ses mains vers le Capitole et couronne de lauriers le temple, en poussant des cris d'allégresse. Le visage du dieu, qui s'était couvert d'une sueur abondante, semble ne plus respirer que la joie. "Daigne, s'écrient-ils, ô souverain maître des dieux ! daigne, ô toi, le père de cet empire, écraser Annibal au milieu des combats, sous tes armes sacrées; ton bras seul est assez fort pour le renverser." Cette prière achevée, le silence s'appesantit sur la terre qui, au retour d'Hespérus, disparaît sous les ombres. Dès que les feux brillants du soleil l'ont chassé devant eux, et que les mortels sont rendus à la vie, Annibal reparaît. La jeunesse d'OEnotrie sort aussi de son camp. L'épée n'était point encore tirée, il y avait à peine entre les deux armées l'intervalle d'un jet de lance, lorsque la clarté du ciel disparaissant tout à coup, d'épaisses ténèbres se répandent. Le jour a fui de nouveau, et Jupiter a repris ses armes. Les vents se précipitent en furie. Une masse de nuages amoncelés roule à travers les cieux, poussés par l'Auster. Le Dieu tonne, ébranle le Rhodope, le Taurus, le Pinde et l'Atlas ; le coup retentit jusque sur les lacs de l'Érèbe, et Typhée reconnaît, dans les profondeurs de sa prison, le bras du maître de l'Olympe. Le Notus commence l'attaque en poussant une nuée noirâtre d'où s'échappe une grêle précipitée; et, malgré ses vaines menaces, il force Annibal, hésitant, de rentrer dans son camp. A peine s'y est-il enfermé et a-t-il déposé ses armes, que l'Olympe reprend sa sérénité. Jamais on n'eût dit, à la pureté de l'air, que Jupiter avait fait gronder la foudre, et que le tonnerre venait d'ébranler un ciel si tranquille. Annibal ne s'en opiniâtre pas moins à combattre. Il promet, il jure à ses soldats que la colère du ciel n'éclatera plus contre eux, s'ils se rappellent leur ancienne valeur, s'ils croient fermement qu'anéantir Rome ne saurait être un crime pour des Carthaginois. Où se cachaient les foudres de Jupiter, quand leur épée dévastait les champs de l'Étolie? Où était son tonnerre quand le sang des Romains baignait les bords du Trasymène? "Si c'est pour défendre ses murs que le souverain des dieux a lancé tant de foudres, pourquoi donc, au milieu de tous ces grands mouvements, ne m'a-t-il pas frappé, moi qui combattais contre lui? Quoi ! nous tournerons le dos aux vents et à la tempête! Rappelez donc dans vos coeurs, je vous en conjure, ce courage, cette vigueur qui vous ont fait reprendre les armes malgré les ordres du sénat, malgré ses traités solennels".

680- Il enflammait ainsi leur valeur. En ce moment le soleil enlevait à ses coursiers leur mors blanchi d'écume : mais la nuit ne calme pas les soucis d'Annibal. Le sommeil n'ose se présenter à ce chef irrité, et sa furie renaît avec le jour. Il appelle au combat ses troupes encore tremblantes. Il fait sonner son bouclier terrible, et imite avec ses armes le bruit de la tempête. Bientôt il apprend que le sénat se croit assez assuré de la protection du ciel pour faire passer des troupes dans la Bétique, et que l'armée est partie cette nuit même. Furieux de voir des assiégés si tranquilles, et Rome s'inquiéter si peu d'Annibal, Il enflammait ainsi leur valeur. En ce moment le soleil enlevait à ses coursiers leur mors blanchi d'écume : mais la nuit ne calme pas les soucis d'Annibal. Le sommeil n'ose se présenter à ce chef irrité, et sa furie renaît avec le jour. Il appelle au combat ses troupes encore tremblantes. Il fait sonner son bouclier terrible, et imite avec ses armes le bruit de la tempête. Bientôt il apprend que le sénat se croit assez assuré de la protection du ciel pour faire passer des troupes dans la Bétique, et que l'armée est partie cette nuit même. Furieux de voir des assiégés si tranquilles, et Rome s'inquiéter si peu d'Annibal, il presse l'attaque avec plus d'ardeur. Déjà il s'approchait des murs, lorsque Jupiter, s'adressant à Junon, que les soucis assiégeaient, la calme par ces doux reproches: "Ma soeur et mon épouse chérie, n'arréteras-tu donc jamais la fureur de ce fier Carthaginois? Il a pu détruire Sagonte, aplanir les Alpes, enchaîner l'Éridan, souiller de sang les eaux du Trasymène; prétendrait-il encore forcer ma demeure et pénétrer dans mon temple? Arrête donc cet insensé. Déjà, tu le vois, il médite l'incendie de Rome; il veut rivaliser avec les feux de mon tonnerre". Il dit. Junon lui rend grâce de ses conseils, descend toute troublée à travers les airs, et saisissant Annibal par la main : "Où cours-tu, insensé? Tu oses risquer un combat au-dessus des forces humaines." A ces mots, elle écarte la nuée obscure qui la dérobait, et se montre à lui sous ses traits véritables. "Non, ce n'est ni avec le Phrygien, ni avec le Laurentin, que tu as à combattre. Avance, regarde, car j'écarte un instant le nuage pour que ta vue soit libre; regarde du côté où la cime du mont s'élève majestueuse : c'est là qu'est le palais d'Évandre, séjour d'Apollon.

710- Là, ce dieu saisit son carquois plein de flèches retentissantes. Il tend son arc pour t'attaquer sur ces collines où s'élève si haut le mont Aventin. Vois-tu Diane secouer des torches flamboyantes allumées dans les ondes du Phlégéthon? Déjà, les bras nus, elle ne respire que le combat. Ici, tu vois Mars, sous ses armes terribles, occuper le champ qui porte son nom. Là, c'est Janns qui s'est armé; ici, c'est Quirinus qui se prépare, chacun des dieux est sur sa colline : mais tremble surtout en voyant de quel air terrible Jupiter agite cette égide qui déchaîne les flammes et les tempêtes. Quels feux prépare sa colère! Tourne les yeux de ce côté, et ose soutenir la vue du souverain des dieux! quel orage un signe de sa tête, quel tonnerre un mouvement de son front va faire éclater! Quel feu brille déjà dans ses yeux ! Cède, cède aux dieux ; ne renouvelle pas la guerre des Titans." Elle dit, et entraîne le héros, qui ne connaissait ni paix ni trève ; il s'éloigne , admirant les visages irrités des dieux, et les flammes qui les environnent; et la paix est rétablie sur la terre et dans les cieux. Annibal se retourne encore en se retirant, ordonne à ses troupes de ramener au camp les drapeaux, mais non sans menacer Rome de son prochain retour. Le soleil brille tout à coup d'un éclat plus pur, et la mer réfléchit sur ses flots d'azur les rayons tremblotants. Mais les Romains ont vu, du haut des murailles, les étendards des Carthaginois s'éloigner, et leur chef changer de dessein. Ils osent alors se regarder en silence, puis se dire par signes ce que l'extrême terreur leur permet à peine de croire. Cette retraite n'est pas volontaire. Ce n'est qu'un piège nouveau. Ils croient reconnaître là l'esprit de Carthage. Cependant les mères couvrent leurs enfants de baisers muets. L'armée carthaginoise, continuant sa marche, se dérobe enfin à leur vue, et les délivre du soupçon qu'avait fait naître la seule terreur. On se rend en foule au Capitole. On s'embrasse. Toutes les voix publient le triomphe de Jupiter, et des guirlandes couronnent les temples. Toutes les portes de Rome s'ouvrent à la fois, la foule se répand de tous côtés, et se livre à une joie inespérée. Les uns vont reconnaître l'endroit où Annibal avait planté sa tente; les autres, le tertre d'où il avait harangué ses troupes. Ici, campait le belliqueux Astur ; là, le cruel Garamante; plus loin, le farouche Hannon. Chacun se purifie dans une eau vive; on élève des autels aux nymphes de l'Anio ; on fait le tour des murailles, puis on rentre dans la ville où tout respire la joie d'une fête.

LIVRE XIII