TRISTES

OVIDE

 

Traduction de M.A. VERNADE, professeur au Collège royal de Saint Louis

Publié par PANCKOUCKE

1834

Livre I Elegie 1 Elegie 2 Elegie 3 Elegie 4 Elegie 5 Elegie 6 Elegie7Elegie 8 Elegie 9 Elegie 10 Elegie 11

Livre II Elégie unique

Livre III Elegie 1 Elegie 2 Elegie 3 Elegie 4 Elegie 5 Elegie 6 Elegie 7 Elegie 8 Elegie 9 Elegie 10 Elegie 11 Elegie 12 Elegie 13 Elegie 14.

LIVRE PREMIER

Ce premier livre fut composé vers la fin de l'année 762 de Rome (9 de J.-C.) et au commencement de 763, pendant la durée du voyage d'Ovide. Il l'envoya à Rome avant d'être arrivé au terme de son exil. Il était alors dans sa cinquante-deuxième année.

ELEGIE PREMIERE

ARGUMENT.

Ovide, au moment de laisser partir son livre pour Rome, lui recommande de garder un extérieur analogue à sa fortune, d'être discret dans ses réponses ; de ne le pas justifier; démettre de côté tout amour-propre ; de s'introduire secrètement; d'éviter le palais de César, ou de ne s'y présenter que s'il trouve un moment bien propice; enfin il lui dit quelle conduite il doit te­nir à l'égard de ses frères.

Petit volume, je ne m'oppose pas à ton bonheur : tu iras à Rome sans moi, à Rome, hélas ! où ne peut aller ton père. Pars, mais sans ornement, comme il convient à l'œuvre d'un exilé; infortuné, garde la livrée du mal­heur : point de vaciet pour te revêtir de sa teinture de pourpre ; cette riche nuance sied mal à la tristesse; point de vermillon pour rehausser ton titre, de cèdre pour frot­ter tes feuillets ; point de blanches pommettes se déta­chant sur un fond noir : un tel attirail peut orner les ouvrages heureux; toi, tu ne dois pas oublier ma for­tune: point de tendre pierre-ponce pour polir ta double surface, présente-toi hérissé de poils épars çà et là : ne rougis pas de quelques taches : à leur aspect on reconnaîtra l'effet de mes larmes. Pars, ô mon livre, et sois mon interprète fidèle au­près de ces lieux chéris : j'y pénétrerai du moins par le seul accès qui me reste. S'il est quelqu'un dans cette foule immense qui ne n'ait pas oublié, qui s'informe par hasard de ce que je deviens, dis-lui que j'existe, mais que je ne vis pas; que cependant cette existence est encore le bienfait d'un lieu. Alors, si la curiosité va plus loin, par prudence et de peur de quelque parole indiscrète peut-être, contente-toi de te laisser lire.

Ton seul aspect va sur-le-champ rappeler mes crimes au lecteur, et la voix du peuple va me déférer au tribunal de l'opinion publique. Garde-toi de me défendre contre les accusations les plus amères : ma cause est mauvaise ; un avocat ne ferait que l'envenimer. Peut-être verras-tu quelqu'un soupirer de mon éloignement, laisser à la lecture de ces distiques échapper quelques larmes, et seul, le silence, de peur des oreilles malveillantes, former le vœu que César se radoucisse, et que ma peine soit plus légère. Puisse -t-il aussi ne jamais connaître le malheur, : mortel, quel qu'il soit, qui souhaiterait à mon malheur les dieux plus doux ! puissent ses vœux s'accomplir ! puisse le courroux désarmé du prince me permettre de mourir au sein de ma patrie ! Bien que fidèle à ton message, peut-être, ô mon livre, échapperas-tu pas à la censure: on t'accusera d'être au dessous de mon génie. C'est un devoir pour le juge d'exa­miner les faite et leurs circonstances: qu'on les examine, et tu seras à l'abri de tout reproche. La poésie ne peut naître que sous l'inspiration d'une âme sereine; des maux soudains sont venus rembrunir mon existence : la poésie réclame pour composer, la solitude et le calme; je suis le jouet de la mer, des vents, de la tourmente cruelle : la poésie veut être libre de crainte ; mon imagination égarée me montre sans cesse un glaive prêt à me percer le sein. Ce faible produit de ma veine doit encore étonner un critique impartial, et ces vers, tout décolorés qu'ils sont, seront par lui lus avec indulgence. Qu'on me donne un Homère, et qu'on l'entoure de tant d'infortunes; de si grands maux paralyseraient tout son génie.Enfin, ô mon livre, pars indifférent à l'opinion, et songe, si tu déplais au lecteur, à n'en pas concevoir de honte : le sort ne nous est pas assez propice, pour que tu tiennes compte de la gloire. Au temps de ma prospé­rité, honneur touchait mon âme; j'étais avide de re­nommée; aujourd'hui si la poésie, si ce goût qui m'a été fatal, ne m'inspire pas d'aversion, cela doit suffire : mon exil est le fruit de ma veine.

Va cependant, va pour moi, tu le peux du moins, contempler Rome. Grands dieux! que ne puis-je en ce jour être mon livre! Ne crois pas, en arrivant étranger à cette ville puis­sante, y arriver inconnu à ses habitants; sans titre même, ta teinte seule le fera reconnaître; en vain voudrais-tu dissimuler que tu m'appartiens. Toutefois ne t'introduis qu'avec mystère : mes an­ciennes poésies pourraient te nuire : elles ne jouissent plus de la même faveur que jadis. Si quelqu'un, par cela seul que tu es mon ouvrage, se fait scrupule de te lire, te repousse de son sein, dis-lui : Jette les yeux sur mon titre; ce ne sont plus ici des leçons d'amour; une peine était due à ce poème; il l'a subie. Peut-être es-tu impatient de savoir si je t'ordonnerai de gravir la colline où s'élève le palais, demeure de César? Séjour auguste, et vous, divinités de ce séjour, pardonnez à cet aveu : c'est là l'arsenal d'où la foudre est tombée sur ma tête; je connais la clémence des divinités qui y rési­dent mais je redoute un dieu qui m'a frappé : on voit trembler au plus léger bruit d'ailes la colombe que tu blessas de tes serres, épervier cruel : on voit craindre de s'éloigner de la bergerie la brebis arrachée à la gueule du loup ravisseur : Phaéton fuirait l'Olympe, s'il vivait en­core, et sur ces coursiers qu'il ambitionna dans sa folie, il n'oserait porter la main : ainsi, je l'avoue, depuis que j'en ai senti les atteintes, je redoute les traits de Jupiter; je crois, chaque fois que le tonnerre gronde, être me­nacé de ses feux vengeurs : ceux des Grecs dont le navire échappa aux écueils de Capharée (1), détournent toujours leurs voiles des eaux de l'Eubée : ma barque aussi, déjà battue d'une horrible tempête, frémit d'aborder des pa­rages où elle fut maltraitée. Livre chéri, sois timide et circonspect ; qu'il te suffise d'être lu des classes intermé­diaires : Icare s'élance d'une aile trop faible vers les ré­gions élevées, et il donna son nom à la mer Icarienne. Toutefois dois-tu faire ici usage de la rame ou des voiles, c'est ce qu'il est difficile de décider; le temps et le lieu te serviront de guides. Si tu peux être présenté dans un moment de loisir, si tu vois tout calme et paisible, si le courroux a épuisé sa rigueur, si quelque âme généreuse, en te voyant hésiter et craindre d'approcher, te présente, et toutefois en touche quelques mots d'avance, approche! et sous cet heureux auspice, plus fortuné que ton père, pénètre dans ce séjour et soulage mes maux : nul autre que l'auteur de ma blessure, comme autrefois Achille, ne peut la cicatriser. Mais ne va pas me perdre, en cher­chant à mètre utile car la crainte, en mon âme, sur­passe l'espérance ; ce courroux qui sommeillait, ne va pas le réveiller et le ranimer; ne sois pas pour moi la cause d'une peine nouvelle. Quand tu seras entré dans mon cabinet, que tu auras trouvé la cassette arrondie, domicile qui t'est destiné, tu apercevras rangés près l'un de l'autre tes aînés, autres produits de mes veilles laborieuses. Tous offriront à dé­couvert leurs titres à tes regards, et porteront leur nom inscrit en toutes lettres; il en est trois seulement que tu découvriras cachés à l'écart dans un angle obscur; eux aussi enseignent un art que n'ignore personne, 1' art d ai­mer : fuis leur voisinage ou si tu as assez d'audace ? flétris-les du nom d'Oedipe, de Télégone; parmi ces trois livres, je t'engage, si tu as quelque déférence pour ton père, à te garder, en dépit de leurs leçons, d'en aimer un seul. Il est aussi quinze livres de Métamorphoses, poésies ravies du sein de mes funérailles : dis-leur que ma for­tune offre une métamorphose digne de trouver place parmi celles des autres êtres car elle a soudain pris un aspect bien différent de ce qu'elle était d'abord; aujour­d'hui triste et sombre, elle avait quelque temps été riante.

J'aurais encore, si tu le veux savoir, mille recomman­ dations à te faire mais je crains d'avoir déjà trop re­tardé ton départ. Si tu renfermais tout ce que mon imagination me suggère, tu serais un fardeau trop pe­sant à transporter; le trajet est long; fais diligence pour moi, j'habiterai aux confins de l'univers une terre bien éloignée de la terre qui m'a vu naître.

(1) Promontoire de l'Eubée, environné d'écueils, où Nauplius, roi de cette île, fit allumer des feux pour que les vaisseaux des Grecs, surpris au retour de Troie par une tempête dans ces parages, vinssent s'y briser, et le venger ainsi de la mort de Palamède, son fils.

ÉLÉGIE DEUXIÈME.

ARGUMENT.

Description d'une tempête qui le surprit à son départ pour l'exil. Il prie les dieux, témoins de son innocence, de le faire arriver sain et sauf à Tomes.

Dieux de la mer, dieux de l'Olympe, (car il ne me reste de ressource que dans mes vœux), ne déchirez pas les flancs de ce navire maltraité par la tourmente! ah! je vous en conjure, ne sanctionnez pas le courroux du grand César ! Souvent, contre la persécution d'un dieu, un autre dieu nous prête son assistance : si Vulcain prit parti contre les Troyens, Apollon se déclara pour eux : Vénus était amie, Pallas ennemie de Pergame; la fille de Saturne haïssait Énée, plus bienveillante à l'égard de Turnus mais Vénus couvrait le héros de sa protection : souvent, dans sa fureur, Neptune voulut perdre le pru­dent Ulysse et souvent Minerve arracha sa proie au frère de son glorieux père. Nous aussi, malgré la distance qui nous sépare de ces héros, pourquoi une puissance cé­leste ne viendrait-elle pas nous protéger contre un dieu courroucé?

Malheureux! mes vœux impuissants se perdent dans les airs et, tandis que je parle, les vagues terribles rejallissent jusque sur mon visage; l'impétueux Notus dissipe mes paroles, et ne permet pas aux prières que j'adresse à la divinité, de parvenir jusqu'à elle. Ainsi les mêmes vents, comme si c'était trop peu d'un seul sup­plice, emportent je ne sais où et mes voiles et mes vœux!

Fatale destinée ! Quelles montagnes humides roulent autour de nous ! On croirait qu'elles vont toucher aux astres. Quelles profondes vallées, quand l'onde s'affaisse et s'entr'ouvre! On dirait qu'elles vont toucher au noir Tartare. De quelque côté que se portent les regards, partout la mer et le ciel, l'une grosse de vagues, l'autre menaçant de nuages. Entre ces deux éléments frémit le tourbillon fougueux des vents; la mer ne sait plus à quel maître obéir : tantôt Eurus s'élance impétueusement de l'orient rougeâtre; tantôt Zéphyr souffle et part du fond de l'occident: tantôt le froid Borée se déchaîne des régions de l'Ourse à l'Océan étrangère ; tantôt Notus accourt lutter contre lui corps à corps. Le pilote hésite indécis; il ne sait quelle direction éviter ou suivre dans cette affreuse perplexité l'art même est confondu.

C'en est donc fait de nous, tout espoir de salut est chimérique, et, au milieu de ces paroles mêmes, la vague vient me couvrir la tête. Les flots vont éteindre ce souffle de vie, et cette bouche ouverte pour d'impuissantes prières va recevoir une onde homicide.

Cependant ma tendre épouse ne pleure que mon exil; de tous mes maux, c'est le seul qu'elle connaisse, qu'elle plaigne. Elle ignore que son époux est le jouet de l'im­mense Océan, qu'il est à la merci des vents, que la mort est devant ses yeux. Ah! c'est une inspiration des dieux, de n'avoir pas permis qu'elle s'embarquât avec moi ! Il m'eût fallu deux fois souffrir la mort. Quand je périrais aujourd'hui, puisqu'elle est à l'abri du danger, je survivrais du moins dans la moitié de mon être.

Hélas! avec quelle rapidité la flamme a sillonné les nuages ! De quel bruit affreux retentit la voûte éthérée! La lame vient assaillir les flancs du navire avec autant de violence, que la masse pesante lancée par la baliste frappe les murailles. Ce flot qui s'avance, surpasse tous les autres flots: c'est celui qui succède au neuvième, et qui précède le onzième.

Ce n'est pas la mort que je crains, c'est ce genre de mort déplorable. Sans le naufrage, la mort sera pour moi une faveur. C'est une consolation, en périssant par la loi de la nature ou par le fer, de presser de son corps expirant la terre, notre élément naturel; c'en est une d'espérer de ses proches le tombeau qu'on leur a de­mandé, et de n'être point la pâture des monstres ma­rins.

Supposez que j'aie mérité une mort si affreuse, je ne suis pas seul sur ce navire : pourquoi envelopper dans ma perte d'innocentes victimes ?

Divinités suprêmes, et vous, dieux azurés, qui régnez sur les eaux, mettez enfin un terme à vos menaces! Cette vie que m'a laissée un courroux plein de clémence, souf­frez que, dans mon infortune, je la traîne jusqu'au séjour où je suis condamné ! Si vous voulez que la peine soit proportionnée au délit, ma faute, au jugement de César même, n'est pas digne de la mort. S'il avait voulu me faire descendre aux sombres bords, il n'avait pas besoin pour cela de votre aide, il peut, sans crainte de se rendre odieux, répandre mon sang et ce qu'il m'a laissé, il pourrait à son gré me l'ôter encore. Mais vous, envers qui du moins ma conscience ne me reproche aucun crime, ah! contentez-vous, grands dieux, de mes infor­tunes.

Mais quoi! quand vous vous réuniriez pour sauver ma triste existence, un être qu'a frappé la mort, ne saurait plus exister. Quand la mer se calmerait, quand les vents me seraient favorables, quand vous épargneriez mes jours, en serai-je moins exilé? Ce n'est pas ici un insa­tiable désir d'amasser des richesses qui me fait, pour échanger des marchandises, sillonner les plaines de la mer ; ce n'est pas, comme autrefois, pour étudier, vers Athènes que je me dirige, ni vers les cités de l'Asie, et ces beaux lieux que je visitai jadis ; mon but n'est pas d'aborder à la célèbre ville d'Alexandre, et de jouir. Nil voluptueux, du spectacle de tes fêtes ; si je demande des vents favorables, qui le croirait ? c'est la Sarmatie (1)qui est la terre où j'aspire; je ne forme des vœux qui m'enchaînent, que pour atteindre à la rive occidentale du Pont, rive sauvage et barbare; c'est de m'éloigner trop lentement de ma patrie, que je me plains en ce jour; c'est pour voir Tomes (2), ville située je ne sais dans quel coin de l'univers, que je cherche par mes vœux à abréger la route. Si je vous suis cher, apaisez la furie des vagues, et que votre divinité soit propice à mon navire : si je vous suis odieux, faites-moi aborder au rivage qui m'est désigné ; dans ma peine le pays est pour moitié.

Hâtez, que fais-je encore en ces parages ? hâtez ma course, vents rapides ! Pourquoi mes voiles sont-elles en vue des rivages d'Ausonie? César m'en interdit l'aspect, pourquoi retenir un malheureux qu'il bannit ? Que mes yeux aperçoivent enfin la cote du Pont: César l'ordonne, et je l'ai mérité; le crime qu'il a condamné, ne saurait trouver de défense légitime et sainte. Toutefois, si la conduite des mortels n'échappe jamais à l'œil des dieux, je fus coupable, vous le savez, sans être criminel.

Que dis-je? Si je fus, vous le savez encore, entraîné par une erreur involontaire; s'il y eut de ma part aveu­glement, sans perversité; si, quoiqu'un des plus obscurs citoyens, je soutins toujours la maison d'Auguste; si ses ordres furent assez pour moi les volontés de la patrie; si j'ai célébré le bonheur que notre siècle doit à son em­pire; si j'ai fait religieusement fumer l'encens en son honneur, en l'honneur des Césars; si tels furent toujours mes sentiments; à ce prix, grands dieux, daignez m'épargner! S'il en est autrement, puisse le flot suspendu sur ma tête m'engloutir à l'instant!

Est-ce une illusion? déjà les nuages amoncelés se dis­sipent peu à peu; l'aspect de la mer change; son cour­roux cède épuisé. Non, ce n'est point un effet du hasard ; c'est vous, dont j'ai conditionnellement invoqué l'appui, vous, dieux infaillibles, qui me prêtez votre assistance.

(1) La Sarmatie était située au nord du Pont-Euxin, partie en Europe, partie en Asie.

(2) La ville de Tomes était située à l'occident du Pont-Euxin, et par conséquent sur la rive gauche. Les fréquentes tempêtes de cette mer, ses côtes escarpées et hérissées d'écueils, l'avaient d'abord fait nommer Axenus; on l'appela ensuite Euxinus par euphémisme, et comme pour con­jurer sa fureur, de même qu'on donna aux Furies le nom d' Euménides .

ELEGIE TROISIEME.

ARGUMENT.

Ses adieux à Rome : sa consternation : désespoir de tout ce qui l'entoure, de ses amis, de son épouse.

Quand mon imagination me retrace cette nuit si cruelle, marquée par mes derniers moments à Rome; quand je me reporte à cette nuit où j'abandonnai tant d'objets chers à mon cœur, maintenant encore les larmes coulent de mes yeux.

Déjà le jour approchait, que César m'avait désigné pour quitter l'Ausonie ; ni mon esprit, ni le temps n'avaient pu suffire à mes préparatifs : mon âme était restée engourdie dans une longue inaction; je ne m'étais oc­cupé ni de mes esclaves, ni du choix de mes compagnons, ni de mon équipage et des autres besoins de l'exil ; j'étais resté confondu, tel que le mortel frappé de la foudre, qui existe encore, mais sans avoir la conscience de son existence.

Lorsque l'excès même de la douleur eut dissipé le nuage répandu sur mon esprit, que mes sens se furent enfin ras­sis; près de partir, j'adresse une dernière fois la parole à mes amis consternés ; si nombreux naguère, il n'en restait plus qu'un ou deux près de moi. Ma tendre épouse me tenait pleurant entre ses bras ; elle pleurait davantage elle-même, et un torrent de larmes inondait ses innocentes joues. Ma Ville, absente, retenue au loin sur les bords africains, ne pouvait être informée de ma destinée.

De quelque côté qu'on jetât les yeux, tout retentissait de deuil et de gémissements; tout offrait le tableau d'une cérémonie funèbre, non silencieuse; hommes, femmes, enfants accompagnent mes funérailles de leur désespoir et, dans toute ma demeure, il n'est pas une place qui ne soit arrosée de larmes. Si l'on peut comparer de grandes scènes à de plus petites, tel était l'aspect de Troie au moment où elle fut prise.

Déjà le silence régnait parmi les hommes et les ani­maux ; la Lune au haut des airs dirigeait son char noc­turne; je contemplai cet astre; puis, portant mes regards sur le Capitole qui, vainement, hélas! touchait à mes pénates: «Divinités habitantes de ces demeures voisines, m'écriai-je, temple que mes yeux ne reverront plus, dieux que je quitte, dieux qui résidez dans la noble cité de Quirinus, salut ! salut à jamais ! C'est prendre le bou­clier bien tard, que d'attendre après la blessure mais enfin, déchargez mon exil de l'odieux qui pèse sur lui! Dites à ce mortel céleste quelle erreur m'abusa, pour que dans ma faute il ne voie pas un crime : que votre con­viction passe dans le cœur de l'auteur de mon châtiment ! Ce dieu apaisé, je puis supporter mon malheuré. » Telle fut la prière que j'adressai au ciel; celle de mon épouse fut plus longue, et chacune de ses paroles était entrecoupée de sanglots. Je la vis aussi, la chevelure en désordre, prosternée devant nos Lares, baiser ces foyers éteints de ses lèvres tremblantes, adresser à nos Pénates insensibles mille supplications, dont son époux infor­tuné ne devait recueillir aucun fruit. Déjà la nuit se précipite et ne permet plus de diffé­rer; déjà l'Ourse de Parrhasie a détourné son char. Fatale alternative! L'amour de ma douce patrie m'enchaî­nait ; mais cette nuit était la dernière avant l'exil prononcé contre moi. Ah! que de fois, en voyant la précipitation de mes compagnons, ne leur ai-je pas dit : « Pourquoi vous hâter? Songez aux lieux où vous vous pressez d'aller, à ceux que vous quittez! » Ah! que de fois, par un innocent subterfuge, j'assignai, comme plus favo­rable, une autre heure à mon départ ! Trois fois je tou­chai le seuil, et trois fois je revins sur mes pas; mes pieds même, par leur lenteur, semblaient d'intelligence avec mou âme. Souvent 5 , après le dernier adieu, je re­nouai de longs entretiens; souvent je donnai les derniers baisers, comme si je m'éloignais; souvent je réitérai les mêmes ordres, et cherchai à m'abuser, les yeux at­tachés sur les objets de ma tendresse.

Enfin, « Pourquoi me presser? c'est en Scythie que l 'on m'envoie, m'écriai-je , et c'est Rome qu'il faut abandonner, double regret, qui ne justifie que trop mes délais. Vivant, on m'enlève pour toujours à mon épouse vivante, à ma maison, à l'affection de ses mem­bres fidèles. O vous, pour lesquels j'eus un amour de frère, vous dont le cœur eut pour moi la fidélité de Thésée, que je vous serre dans mes bras, je le puis en­core, et ne le pourrai peut-être plus jamais; l'heure qui me reste, est une heure de grâce. « Plus de retard; mes paroles restent inachevées; j'embrasse tous ces ob­jets si chers à mon cœur.

Tandis que je parle, tandis que nous pleurons, on voit briller au dessus de l'horizon l'étoile funeste : Lucifer était levé. Cruelle séparation! il semble qu'on m'arrache quelque membre, qu'une partie de mon corps soit sé­parée de l'autre. Telles furent les souffrances de Metius, quand, poussés en sens contraire, des chevaux indomptés vengeaient sa trahison. Alors s'élève un cri, un gémisse­ment universel autour de moi; chacun dans sa douleur se meurtrit le sein de sa propre main. Alors mon épouse, collée à mes épaules pendant que je m'éloigne, mêle à ses larmes ces tristes paroles : «Non, rien ne pourra me séparer de toi; nous partirons, oui! nous partirons en­semble; je veux te suivre; femme d'un exilé, je serai exilée moi-même; à moi aussi il est ordonné de fuir, et je suis reléguée à l'extrémité de l'univers : je ne serai pour ton vaisseau dans sa course qu'une charge légère. Le courroux de César te force à quitter la patrie ; moi, c'est ma tendresse : ses lois seront pour moi les ordres de César.» Tels étaient ses efforts, efforts déjà tentés au­paravant; à peine céda-t-elle à la considération d'un in­térêt puissant. Je pars, ou plutôt il semblait qu'on me portât vivant au tombeau, dans un désordre affreux, les cheveux épars, le visage hérissé de barbe. Pour elle, désespérée de me perdre, elle sentit sa vue s'obscurcir, et j'ai su qu'alors elle tomba sur le carreau sans connaissance.

Quand elle reprit ses sens,et que, la chevelure souillée de poussière et le corps étendu suivie marbre glace, elle se fut enfin relevée, alors elle déplora son abandon, celui de ses pénates; elle «prononça souvent le nom de l'époux qui lui était ravi; sa douleur ne fut pas moins vive, que si elle avait vu placer sur un bûcher élevé le corps de sa fille ou le mien; elle voulut mourir, et perdre le sentiment avec la vie; elle s'en abstint par égard pour moi seul. Ah! qu'elle vive, et, dans mon éloignement, puisqu'ainsi l'ont voulu les dieux, qu'elle vive, et me prête sa fidèle assistance !

ÉLÉGIE QUATRIÈME.

Cette élégie fut longtemps réunie à la précédente, malgré la différence du sujet, et quoiqu'elle en soit séparée dans les meil­leurs manuscrits. Burmann prétend qu'elle devrait être placée avant la seconde élégie, et que cette tempête fut la première qu'Ovide éprouva. Cependant Ovide dit positivement ici qu'il est dans la mer Ionienne, au lieu que l'autre dut avoir lieu dans l'Adriatique. Du reste, cette courte description, si voisine de l'autre, est froide et décolorée. Lefranc de Pompignan l'a traduite aussi comme tenant à la précédente élégie.

ARGUMENT.

Nouvelle tempête qui l'accueillit dans la mer Ionienne.

Le gardien de l'Ourse d'Erymanthe se plonge dans l'Océan, et, par son influence maligne, trouble les plai­nes humides. Nous cependant, nous sillonnons les flots ioniens en dépit de nous-mêmes ; mais la crainte nous contraint à l'audace. O comble d'infortune! Quel vent impétueux grossit les vagues ! Le sable bouillonne soulevé du fond des abîmes. Semblables à des montagnes, les vagues viennent assail­lir la proue et la poupe arrondie, et frapper l'image des dieux. Le pin de la charpente retentit; les cordages sifflent; le navire même semble par ses gémissements répondre à nos douleurs. Le pilote, dont la pâleur et le frisson trahissent l'effroi, cède à l'impulsion qui triomphe du vaisseau ; son art n'en est plus maître. Comme un écuyer trop faible abandonne au coursier rebelle d'im­puissantes rênes, tel je vois le pilote suivre non la di­rection qu'il voudrait, mais l'irrésistible impétuosité des flots, et lâcher la voile au navire. Bientôt, à moins qu'Éole n'ouvre la porte à des vents opposés, je vais être entraîné vers des lieux où il m'est défendu d'abor­der; car je laisse sur la gauche l'Illyrie dans le lointain, et je suis en vue de l'Italie qui m'est fermée. Cessez, vents ennemis, cessez de souffler vers des contrées qui me sont interdites ; obéissez avec moi à un dieu puissant. Tandis que je parle, que je suis partagé entre le désir et la crainte de m éloigner, avec quelle furie l'onde vient battre les flancs du navire! Grâce, grâce, divinités de l'empire azuré ! Qu'il vous suffise de me voir en butte à la haine de Jupiter! Arrachez à une mort cruelle un malheureux épuisé, si toutefois un mortel qui n'est déjà plus, peut ne pas cesser d'être!

ÉLÉGIE CINQUIÈME.

ARGUMENT.

A un ami. Il lui témoigne sa reconnaissance, le prie de plaider sa cause auprès d'Auguste; il lui dépeint ses maux, et les compare à ceux d'Ulysse.

O toi, que toujours je dois citer avant tous mes au­tres amis, toi qui mieux que tout autre sus l'identifier avec mon sort, tendre ami, qui, le premier, je m'en sou­viens , en me voyant consterné, osas me soutenir par tes discours, qui par tes douces insinuations me persuada de vivre, quand le seul désir de la mort était dans ce cœur infortuné, tu reconnais sans peine que je m'adresse à toi, aux indices qui remplacent ici ton nom , et tu ne saurais méconnaître tes généreux services. Ils seront toujours gravés au fond de mon âme, et je te serai à jamais redevable de l'existence. Ce souffle qui m'anime ira se perdre dans le vide des airs, et abandonnera mon corps aux flammes du bûcher, avant que l'oubli de tant de générosité pénètre dans mon cœur, avant que le temps en efface une si vive tendresse. Que les dieux te soient propices et t'accordent un sort qui ne réclame aucune as­sistance étrangère, un sort différent du mien !

Si ma nacelle voguait au gré d'un vent favorable, tant de dévoûment fût peut-être resté ignoré : Pirithoüs n'eût pas connu toute la tendresse de Thésée, s'il n'était descendu vivant aux rivages des enfers ; si le fils du roi de Phocide passa pour un modèle accompli d'amitié, c'est à tes fureurs, malheureux Oreste, qu'il en est redevable; si Euryale ne fût tombé entre les mains ennemies des Rotules, le fils d'Hyrtaque, Nisus, n'eût acquis aucune gloire.

Oui, si le feu éprouve l'or, le malheur est la pierre de touche de l'amitié : quand la fortune nous seconde et montre un visage riant et serein, la foule suit une desti­née que n'effleura jamais l'adversité; la foudre vient-elle à gronder, tout fuit, tout méconnaît ce mortel naguère en­touré d'un essaim d'adulateurs. Ces vérités que m'avait ré­vélées l'histoire du passé, une triste expérience m'en a fait connaître la réalité; de tant d'amis, à peine êtes-vous deux ou trois qui me soyez fidèles : tous les autres étaient attachés à ma fortune, plus qu'à ma personne.

O vous dont le nombre est si restreint, soyez-en plus actifs à secourir ma disgrâce ; procurez à mon naufrage un port tranquille, n'allez point, par une chimérique terreur, craindre que votre attachement ne blesse ce dieu redoutable : souvent César a loué la fidélité même sous des drapeaux opposés ; il aime cette vertu dans ses partisans, il l'estime dans un ennemi. Ma cause est moins mauvaise; je n'ai jamais suivi une bannière op­posée; je ne dois cet exil qu'à mon aveuglement. Aie donc sans cesse l'œil ouvert, je t'en supplie, sur ma dis­grâce, s'il est possible de calmer un peu le courroux de ce dieu.

Si l'on était curieux de connaître toutes mes infor­tunes, ce serait demander plus qu'il ne m'est permis de faire : mes maux égalent la multitude des étoiles dont étincelle la voûte éthérée, celle des atomes impercep­tibles que contient l'aride poussière ; les tourments que j'ai endurés, sont au dessus de l'imagination, et, quoique trop réels, trouveront peu de créance ; une partie même en doit périr avec moi; puissé-je, par mon silence, les ensevelir dans un éternel oubli! Quand j'aurais une voix infatigable, une poitrine plus dure que le bronzé, quand j'aurais cent bouches et cent langues, non, jamais je ne pourrais tout dire; l'abondance du sujet dépasserait encore mes forces.

Cessez de chanter le roi de Nérite, poètes immortels, et dites mes infortunes ; celles du roi de Nérite sont moins nombreuses que les miennes : il employa de longues années à errer dans un cercle étroit, entre Dulichie et Pergame; porté à travers des mers bien éloignées du ciel qui m'était connu, mon sort m'a poussé sur les côtes des Gètes et des Sarmates : Ulysse avait une troupe fidèle de compagnons dévoués; pour moi, quand il fallut , fuir, les miens m'abandonnèrent : Ulysse retournait joyeux et vainqueur dans sa patrie; et ma patrie me voit fuir vaincu et banni: ma demeure ne fut point Dulichie, Ithaque, Samos, lieux dont la privation ne pouvait être bien pénible, mais cette ville qui du haut de ses sept collines surveille tout l'univers, Rome, le siège de l'em­pire et le séjour des dieux : Ulysse était vigoureux, en­durci à la fatigue; moi je suis faible, délicat : Ulysse vécut constamment au sein des agitations de la guerre cruelle; moi je ne connus jamais que les doux loisirs des Muses : un dieu m'accabla sans qu'aucun autre vînt sou­lager mes souffrances ; la déesse des combats lui porta fidèlement secours : Jupiter est au dessus du dieu qui règne sur les ondes soulevées; or, le courroux de Neptune pesa seul sur Ulysse, et sur moi celui de Jupiter. Mais quoi ! la plupart de ses traverses ne sont que des fables, et la fiction n'entre pour rien dans mes infor­tunes; enfin, s'il chercha ses pénates, il put du moins les retrouver, et ses campagnes longtemps désirées lui furent cependant rendues mais moi, c'est sans retour que j'ai perdu ma patrie, si le courroux du dieu offensé ne s'adoucit pas à mon égard.

ELEGIE SIXIEME.

ARGUMENT.

A sa femme. Il loue son dévoument, ses efforts pour empêcher qu'on ne s'empare de sa fortune, et la compare aux plus célèbres héroïnes.

Oui, Lydé fut moins aimée du poète de Claros, oui Battis fut moins chère au poète de Cos, son amant, que tu n'es gravée dans mon âme, fidèle épouse, digne d'un plus heureux, sinon d'un plus tendre hyménée. Tu fus l'appui salutaire qui soutint ma ruine, et ce que je suis encore est ton bienfait exclusif; je te dois de n'être pas la proie, la dépouille des traîtres qui convoitaient les débris de mon naufrage. Comme un loup ravisseur, poussé par l'aiguillon de la faim, altéré de sang, épie une bergerie sans défense; comme un vautour avide cherche de tout côté s'il peut apercevoir un corps que la terre ne recouvre pas : tel un homme sans nom, à tort enhardi par mes malheurs, allait devenir maître de mes biens, si tu n'y avais mis obstacle; ton courage l'arrêta, grâce à l'aide d'amis généreux, envers lesquels toute re­connaissance est trop faible.

Jouis donc du témoignage d'un homme dont la sincé­rité est égale à l'infortune, si un tel témoignage peut avoir quelque poids. Ton dévoûment ne le cède pas à l'épouse d'Hector, à Laodamie (1) qui partagea le trépas de son époux. Si tu avais trouvé un Homère, la renommée de Pénélope serait au dessous de la tienne; soit que tu ne doives tes vertus qu'à toi seule, que ta tendresse ne se soit formée à aucune école, et que cette noble qualité t'ait été départie avec l a lumière; soit qu'une mortelle d'un rang suprême, à laquelle tu adressas de constants hommages, t'enseigne à être l'exemple des épouses vertueuses, et qu'une longue fréquentation t'ait égalée à ce noble modèle, si une destinée si élevée peut être égalée par une si humble fortune.

Ah! pourquoi ma Muse n'a-t-elle pas plus de verve. Pourquoi mes chants sont-ils au dessous de tes bienfaits ! Pourquoi le peu de vivacité , d'énergie que j'eus autre­fois, fut-il par mes longues infortunes étouffé jusqu'à la dernière étincelle ! Tu serais au premier rang parmi les héroïnes sacrées ; tu brillerais la première par les vertus de ton âme. Quelle que soit toutefois la valeur de mes éloges, tu vivras éternellement dans mes vers.

(1) Elle avait voulu suivre Protésilas, par­tant le lendemain de ses noces pour Troie; son époux s'y était opposé. Il périt après avoir le premier touché le sol de la Troade. A celle nouvelle, elle mourut de douleur.

ELEGIE SEPTIÈME.

ARGUMENT.

A un ami. A l'occasion de son portrait gravé sur une bague, il dit que sa plus fidèle image est dans ses vers, que c'est là qu'il faut le contempler : di­gression sur les Métamorphoses.

Qui que tu sois qui gardes l'image fidèle de mes traits, détache de ma chevelure cette guirlande de lierre, plante consacrée à Bacchus. De tels attributs ne conviennent qu'aux poètes fortunés; une couronne (1) sied mal à ma des­tinée funeste. En vain cherches-tu à te le dissimuler, tu sais que je m'adresse à toi, noble ami, qui en tout lieu me portes à ton doigt, qui as fait enchâsser mon portrait dans un or pur, pour contempler, par le seul moyen qui te reste, les traits chéris de l'exilé. En y jetant les yeux, tu peux quelquefois le dire : « Qu'il est loin de moi ce cher Ovide !»

Cette marque de ta tendresse m'est précieuse mais ma plus fidèle image est dans mes vers; lis-les, malgré leurs imperfections, ces vers, où j'ai chanté les mé­tamorphoses des mortels, ouvrage interrompu par le fatal exil de son auteur. A mon départ je l'avais, avec plusieurs autres poésies, livré moi-même au feu dans mon désespoir et comme la fille de Thestius brûla, dit-on , avec le tison fatal, son propre fils, et fut plutôt tendre sœur que bonne mère, ainsi je voulus faire périr avec moi d'innocentes poésies, et livrai mes propres en­trailles aux flammes dévorantes, soit en haine des Muses coupables de mon crime, soit parce que ce n'était en­core qu'une ébauche imparfaite.

Mais puisque ce poème n'a pas été anéanti, puisqu'il se survit, et que sans doute il en exista plusieurs exem­plaires, puisse-t-il maintenant être immortel, charmer les loisirs studieux des lecteurs, et me rappeler à leur pensée !

On n'en saurait cependant soutenir patiemment la lecture, sans être prévenu qu'il me fut impossible d'y mettre la dernière main ; il était encore sur l'enclume, quand il me fut ravi, et ne put recevoir le dernier poli de la lime; c'est de l'indulgence que je réclame, non des éloges ; un seul me suffira, cher lecteur, c'est de ne point être par toi dédaigné. J'ai destiné trois distiques au frontispice de ce poème; si tu les crois dignes d'y figurer, les voici : «Toi qui prends cet ouvrage orphelin, donne-lui du moins un asile dans ta patrie et pour qu'il t'inspire plus d'intérêt, apprends qu'il ne fut pas mis au jour par son père même ; il fut ravi du sein de ses funérailles. Tous les défauts d'un travail si imparfait, je devais, si j'en avais eu le loisir, les faire disparaître. »

(1) La couronne de chêne caractérisait le poète héroïque; celle de lierre le poète élégiaque.

ELEGIE HUITIEME.

ARGUMENT.

A un ami. Il se plaint de son inconstance, et l'engage à lui rendre sa tendresse.

Les fleuves rapides vont de leur embouchure remonter vers leur source; le Soleil va revenir sur ses pas et faire rétrograder ses coursiers ; la terre sera parsemée d'étoiles, le ciel sillonné par la charrue; le feu jaillira du sein des ondes, l'eau du sein de la flamme; toutes les lois de la nature seront bouleversées; aucun corps ne suivra la route qui lui fut tracée ; on verra se réaliser tous les phénomènes que je croyais impossibles, et il n'est plus rien qui ne doive trouver créance parmi nous; oui, j'ose le prédire, depuis que je fus trompé par celui sur le secours duquel je comptais dans ma détresse.

As-tu bien pu, perfide, assez m'oublier, craindre assez d'aborder un homme abattu, pour refuser un re­gard, une parole consolante à mon affliction, cœur in­sensible ! pour ne pas assister à mes funérailles? L'amitié, mot sacré, mot auguste, n'est donc pour loi qu'un vil objet que tu foules aux pieds? Que te coûtait-il de visi­ter un ami écrasé sous le poids de sa douleur; de con­tribuer à la soulager par ton entretien ; de donner une larme à son infortune, ou du moins de feindre quelques regrets, et de lui accorder quelques plaintes; et par une pitié naturelle à des étrangers même, de prendre congé de moi; de joindre ta vois à celle du peuple, au cri pu­blic ; enfin, lorsque ces traits mélancoliques ne devaient plus s'offrir à toi, de profiter pour les revoir du dernier jour qui t'était offert et, une seule fois encore pour toute la vie, de recevoir et de prononcer avec l'accent de la sympathie un dernier adieu ? D'autres m'ont témoigné ces égards sans m'être unis par aucun lien, et leurs larmes ont été les indices de leurs sentiments.

Qu'aurais-tu donc fait, si des relations habituelles, si les motifs les plus puissants, si un attachement de longue durée ne nous eussent pas liés? Qu'aurais-tu fait, si tu n'avais pas été le confident de tous mes plaisirs, de toutes mes occupations, si je ne l'avais été moi-même de tes occupations et de tes plaisirs? Qu'aurais-tu fait, si tu ne m'avais connu qu'au milieu de Rome, toi qui tant de fois fus admis aux mêmes lieux que moi? Les vents impétueux ont-ils dissipe tous ces vains souve­nirs? Les eaux du Léthé les ont-elles engloutis dans leur cours ?

Non, tu n'es pas né dans la ville de Quirinus, asile de la clémence, dans cette ville, hélas! où je ne dois plus porter mes pas, mais au sein des écueils qui hérissent à l'occident les rivages du Pont, au sein des montagnes barbares de la Scythie et de la Sarmatie : tes entrailles sont de roche, ton cœur impitoyable est de bronze : la nourrice, dont les jeunes lèvres pressèrent les mamelles gonflées, était une tigresse : sans cela tu n'aurais pas vu mes malheurs avec autant d'indifférence que tu le fais aujourd'hui, et je n'aurais pas à t'accuser de cruauté. Mais puisque à ma fatale catastrophe vient s'ajouter le regret de notre première liaison si tristement inter­rompue, tâche de me faire oublier cette faute, et que la même bouche, qui accuse aujourd'hui ta fidélité, puisse bientôt lui rendre hommage.

ELEGIE NEUVIEME

ARGUMENT.

A un ami. Il lui dépeint l'inconstance ordinaire à l'homme, se réjouit de ses succès au barreau, succès qu'il lui prédit autrefois; enfin il le prie de prendre en main ses intérêts.

Puisses tu atteindre heureusement au terme de ta carrière, toi qui lis ces vers avec quelque bienveillance ! Puissent pour toi s'accomplir mes vœux, qui n'ont pu fléchir pour moi des dieux impitoyables !

Tant que tu seras heureux, tu compteras de nom­breux amis : si l'horizon vient à se rembrunir, tu resteras seul. Vois les colombes se presser vers les blanches de­meures, tandis que la tour noircie par le temps ne reçoit aucun hôte. Jamais la fourmi ne se dirige vers un gre­nier vide; un mortel déchu de sa splendeur n'est visité par aucun ami. Comme notre ombre accompagne nos pas aux rayons du soleil, et, lorsque des nuages viennent à voiler son disque, s'évanouit aussitôt; de même le vul­gaire inconstant suit l'éclat de la fortune; un nuage vient- il à l'éclipser, il s'enfuit. Puissent ces vérités te paraître toujours chimériques ! Une triste expérience les a pourtant réalisées en ma per­sonne. Tant que ma maison fut debout, un nombre bien suffisant d'amis fréquentaient ces pénates, non sans celébrité, quoique sans faste; mais quand elle fut ébranlée, tous redoutèrent sa ruine, et ces esprits pusillanimes s'enfuirent de concert.

Ce n'est pas que je m'étonne, s'ils craignent la foudre, dont on voit les feux embraser tous les objets d'alen­tour; mais qu'un ami reste fidèle à l'infortune, César applaudit à ce sentiment même dans un ennemi ; jamais on n'a vu s'irriter ce prince, le plus modéré des mortels, lorsqu'à un malheureux on rendit tendresse pour ten­dresse. Quand le compagnon d'Oreste fut connu de Thoas, Thoas même, dit-on, applaudit à Pylade; la fidélité que le fils d'Actor témoigna toujours au magna­nime Achille, obtint constamment les louanges d'Hector; lorsque Thésée descendit au séjour des mânes pour accompagner son ami, le dieu du Tartare se montra sen­sible à ce dévoument ; en apprenant l'héroïque fidélité d'Euryale et de Nisus, tes joues, Turnus, on le peut croire, furent trempées de pleurs. Le malheur a aussi des droits à notre sensibilité, et, dans un ennemi même, on applaudit à ce sentiment. Hélas! combien mes paroles font peu de prosélytes! et pourtant ma situation, ma destinée présente devrait faire couler des torrents de larmes. Mais, quel que soit le désespoir où mes disgrâces ont plongé mon âme, tes succès la rendent à la sérénité. Je les avais prévus, tendre ami, à une époque où un vent moins favorable soufflait dans tes voiles. Si les qualités naturelles, si une vie sans tache ont quelque valeur, per­sonne ne devra être apprécié plus haut que toi ; si jamais quelqu'un s'est signalé par l'étude des beaux-arts, c'est toi, dont l'éloquence fait triompher toutes les causes. Frappé de tant démérite, je l'ai dit à toi-même dès ton début : « Un vaste théâtre, ami, est réservé à tes rares qualités. » Ce n'est ni aux entrailles des brebis, ni au tonnerre grondant à gauche, ni à l'examen du chant ou du vol des oiseaux, que je dois ce présage ; mon seul augure fut la réflexion, et le pressentiment de l'avenir : c'est ainsi que je fus prophète; c'est là la source de mes révélations. Puisqu'elles se sont vérifiées, je me félicite, je te féli­cite de toute mon âme, que ton génie ne soit pas resté enseveli dans l'obscurité. Ah ! plût au ciel que le mien l'ait été dans les ténèbres les plus profondes ! Il eût été heu­reux pour moi que mes vers ne connussent pas l'éclat de la célébrité; si un art sérieux, mortel éloquent, te fut utile, un art différent du tien m'a été fatal. Tu connais cependant ma vie ; tu sais que mes mœurs restèrent étran­gères à cet Art dont je suis le père ; tu sais que ce poème fut un badinage de ma première jeunesse, et que, tout blâmable qu'il peut être, ce ne fut pourtant qu'un jeu. Si donc je ne puis colorer ma faute d'aucun prétexte plau­sible, du moins la peut-on excuser, je pense. Fais valoir les excuses que te suggérera l'amitié, et ne trahis pas ses intérêts ; tu as noblement débuté : marche toujours dans la même voie.

ÉLÉGIE DIXIÈME.

ARGUMENT.

Ovide fait l'é loge d'un navire qu'il avait pris à Cenchrée, et qui vient de re­partir pour Tomes après l'avoir déposé à Samothrace : il décrit la route que va suivre ce navire, et fait des vœux pour qu'il arrive heureusement au terme de sa navigation, ainsi qu'un autre sur lequel il va lui-même s'em­barquer pour Tempyre, afin de traverser la Thrace par terre.

J'eus (et puissé-je l'avoir encore ! ) un navire sous la protection de la blonde Minerve ; le casque de cette déesse y est peint et lui a donné son nom. Faut-il aller à la voile, le plus léger zéphyr lui imprime une rapide impulsion ; faut-il aller à la rame, il glisse docile aux efforts du rameur. C'est peu de surpasser par la vitesse de sa course ceux qui partent avec lui ; il atteint les vais­seaux même sortis avant lui du port. Il résiste à la lame, et soutient le choc des vagues qui de loin viennent l'as­saillir, sans jamais s'entr'ouvrir aux coups de la tempête cruelle. C'est lui qui, depuis Cenchrée, voisine de Corinthe, où je le montai, fut toujours le guide et le com­pagnon fidèle de ma fuite précipitée et à travers tant de vicissitudes et de mers soulevées par les vents furieux, la protection de Pallas le sauva de tous les dangers. Puisse-t-il encore sans danger franchir l'entrée du vaste Pont, et pénétrer jusqu'aux rivages des Gètes, dernier terme de son voyage

Quand il m'eut conduit à la hauteur de la mer d'Hellé, petite-fille d'Éole, et qu'en traçant un étroit sillon il eut accompli ce long trajet, nous cinglâmes vers la gauche, -et, laissant la ville d'Hector, nous abordâmes, Imbros, à ton port. Bientôt, porté par un souffle léger aux rivages de Zérynthe (1), mon navire fatigué mouilla près de Samo-thrace : c'est jusqu'à cette île, d'où il n'y a qu'une courte traversée pour gagner Tempyre, que mon vaisseau m'ac­compagna car je formai le projet de traverser par terre les champs bistoniens : pour lui, il retourna dans les eaux de l'Hellespont, fit voile vers Dardanie appelée du nom de son fondateur, vers tes rivages, Lampsaque, protégée du dieu des jardins, vers ce canal resserré où la jeune vierge ne put atteindre la rive, détroit qui sé­pare Sestos d'Abydos; de là, vers Cyzique, située sur les côtes de la Propontide, Cyzique, célèbre fondation du peuple d'Hémonie ; enfin, vers les rivages de Byzance, maîtresse de l'accès étroit du Pont, porte majestueuse des deux mers. Puisse-t-il triompher de ce pas dange­reux, et, poussé car le souffle de l'Auster, franchir victo­rieusement les mouvantes Cyanées, le golfe de Thynias, et de là, saluant Apollonie, atteindre les murs élevés d'Anchiale, raser le port de Mésembrie, Odesse, et la cité qui te doit son nom, ô Bacchus, et celle où des fugitifs d'Alcathoé vinrent, dit-on, fixer leurs Pénates errants ! Puisse-t-il de là heureusement aborder à cette colonie de Milet, où me relègue le courroux d'un dieu offensé ! S'il parvient à ce terme, j'offrirai à Minerve le légitime sacrifice d'une brebis : une plus noble victime est au dessus de ma fortune. Vous aussi, fils de Tyndare, divinités révérées en cette île, soyez, soyez propices à cette double traversée! Mon premier navire va franchir l'étroit passage des Symplégades ; un autre va fendre la mer Bistonienne : faites que, dans ces deux directions opposées, ils aient l' un et l'autre un vent favorable!

(1) Zérynthe était le nom d'une caverne de Samothrace, célèbre par les mystères des Cabires.

ÉLÉGIE ONZIEME.

ARGUMENT.

A son lecteur. Il implore l'indulgence en faveur de son livre, et rend compte des circonstances au milieu desquelles il fut écrit.

Toutes les épîtres de ce livre que ton œil vient de parcourir, je les ai composées pendant la durée d'une pénible traversée : l'une, tout transi par les froids de décembre , au sein des eaux de l'Adriatique, témoin de mon travail; l'autre, après avoir franchi l'Isthme resserré par deux mers, au moment de monter un second navire pour atteindre au lieu de mon exil. Un poète, composant des vers malgré la fureur des vagues mugissantes, fut sans doute pour les Cyclades (1) de la mer Egée un spectacle surprenant. Je m'étonne moi-même aujourd'hui que le trouble de mon âme et des flots n'ait pas paralysé ma veine mais, soit que je fusse absorbé par la méditation ou transporté par le délire, mon esprit fut tout-à-fait distrait des inquiétudes de ma position. Souvent j'étais le triste jouet des orages soulevés par les Chevreaux ; souvent l'influence de Stérope (2) rendait la mer menaçante; le gardien de l'Ourse d'Érymanthe obscurcissait le jour, ou l'Auster venait au coucher des Hyades les gonfler de pluies; souvent la mer pénétrait dans une partie du na­ vire : d'une main tremblante je n'en traçais pas moins des vers d'un mérite assez équivoque. A cette heure encore le vent siffle dans les cordages tendus, et l'onde s'amoncèle en forme de voûte. Le pilote même, les mains élevées vers le ciel, oublie sa science, et par ses vœux implore l'assistance des dieux. De quelque côté que se tournent mes regards, partout l'image de la mort : mon esprit troublé la craint, et, dans sa crainte, la désire encore. Que je touche le port, je trouve dans le port même un objet d'effroi : pour moi la terre est plus redoutable que l'onde ennemie : car la perfidie des hommes et des vagues à la fois fait mon supplice, le glaive et la mer me causent une double terreur : je crains que l'un n'espère de ma mort un riche butin, que l'autre n'am­bitionne l'honneur de mon trépas. A gauche est une cote barbare, avide, et toujours prête au butin ; le meurtre, le carnage, la guerre y régnent constamment et quelle que soit l'agitation des flots orageux, mon âme est plus bouleversée encore que l'Océan. Sois en plus indulgent à l'égard de ces vers, lecteur bienveillant, s'ils te paraissent et s'ils sont en effet au dessous de ton attente. Ce n'est plus, comme jadis, dans mes jardins que je les compose; lit délicat, mon siège ordinaire, mes membres ne reposent plus sur tes coussins. Je me vois, au milieu d'un jour obscurci par l'orage, le jouet de l'abîme indompté: mon papier même est battu des flots azurés. La tempête, dans sa lutte acharnée, s'indigne de mon opiniâtreté à composer au milieu de ses terribles menaces. Eh bien ! que la tempête triomphe d'un mortel mais puisse-t-elle, en même temps que je mets fin à ces vers, mettre elle-même un terme à ses fureurs !

(1) Ainsi nommées parce qu'elles semblaient rangées en cercle autour de Délos.

(2) Stérope, une des Pléiades.


LIVRE DEUXIEME

ELEGIE UNIQUE.

ARGUMENT.

A César Auguste. Le poète se plaint de sa Muse, à laquelle il doit tous ses maux , et cependant il a recours à elle pour tâcher de fléchir Auguste : les dieux aussi se laissent désarmer; il proteste de son dévouement à la cause de César : ses yeux seuls furent coupables : noblesse de son extraction : l'in­dulgence du prince dans son arrêt lui laisse un peu d'espoir : vœux qu'il forme en faveur d'Auguste pour prix de sa grâce : peinture de ses maux : il justifie son Art d'aimer par l'exemple des dieux mêmes et par celui d'une foule d'auteurs impunément licencieux : enfin il se borne à demander un changement d'exil.

Qu'ai-je encore à démêler avec vous, fatal objet de ma sollicitude, frivoles poésies? Ne fus-je pas de mon imagination la victime infortunée? Pourquoi reprendre cette lyre coupable, naguère instrument de ma condam­nation ? n'est-ce pas assez d'avoir une fois attiré le châ­timent sur ma tête ? C'est à ma veine que je dois d'avoir vu pour mon malheur hommes et femmes empressés à me connaître; à elle encore que je dois d'avoir vu César censurer ma personne et mes mœurs, après avoir enfin jeté les yeux sur mon Art. Effacez cette manie funeste, vous effacerez tous les torts de ma vie; à mes vers seuls je suis redevable de mes crimes. Quel prix ai-je recueilli d e mes peines, de mes laborieuses veilles? l'exil, voilà le fruit de mon génie!

Si j'étais plus sensé, je vouerais une juste haine aux doctes sœurs, divinités funestes à leur adorateur. Mais aujourd'hui tel est le délire de la passion qui me dévore, que mon pied vient heurter encore l'écueil fatal où j'é­chouai déjà. Ainsi un gladiateur vaincu rentre dans la lice; ainsi un vaisseau affronte encore après le naufrage les vagues amoncelées.

Peut-être aussi, comme jadis le prince du royaume de Teuthras, le trait qui me blessa doit-il me guérir ; peut-être cette muse qui souleva tant de courroux, le doit-elle désarmer; la poésie quelquefois fléchit la ma­jesté des dieux; César même n'a-t-il pas ordonné aux femmes de tout âge d'adresser des hymnes à Cybèle couronnée de tours ? N'avait-il pas ordonné d'en adresser à Apollon, à l'époque de ces jeux que chaque siècle ne contemple qu'une fois? A l'exemple de ces divinités, puisse ton courroux, ô César, modèle de clémence, se laisser fléchir à mes vers ! Il n'a rien que de légitime sans doute, oui, je le reconnais, il fut bien mérité; ma bouche n'a pas à ce point abjuré toute pudeur mais, sans ma faute, quelle faveur aurais-tu à m'accorder ? Mes torts sont pour toi une occasion de pardonner. Si, à chacune de nos fautes, Jupiter lançait sa foudre, il aurait bientôt épuisé son arsenal. Mais après avoir, par le bruit de son ton­nerre, épouvanté l'univers entier, il dissipe les nuages, et ramène la sérénité. C'est donc à juste titre qu'on le nomme père et souverain des dieux, et que, dans l'immensité du monde, il n'est rien de plus auguste que Jupiter.

Toi qu'on appelle aussi le souverain maître et le père de la patrie, montre toi tel que le dieu dont tu portes le nom. Que dis-je? ne l'es-tu pas déjà? Quel autre a jamais avec plus de modération manié les rênes de son empire? Souvent tu accordas à tes rivaux vaincus un pardon qu'ils t'eussent refusé, victorieux. Plus d'une fois même je t'ai vu prodiguer richesses, honneurs, à des traîtres qui s'étaient armés pour te perdre, et le même jour mit un terme à la guerre et au courroux que la guerre avait allumé; les deux partis allèrent confondre dans les temples leurs offrandes, et si tes soldats se féli­citèrent d'avoir triomphé de l'ennemi, l'ennemi a sujet aussi de se féliciter de ton triomphe.

Ma cause est moins mauvaise; on ne m'accuse pas d'avoir suivi une bannière étrangère, une fortune enne­mie; j'en atteste la mer, la terre et les dieux de l'Olympe; j'en atteste ta divinité protectrice et présente à nos yeux; oui, je m'intéressai toujours à tes succès, mortel magna­nime, et, dans l'impuissance de faire davantage; mon cœur te fut dévoué. Toujours je souhaitai que ton entrée dans l'Olympe fût longtemps différée, et je joignis ma faible prière à celle de tout un peuple; je fis pour toi fumer un encens religieux, et, munissant à tous, je se­condai de mes vœux personnels ce concert de vœux pu­blics. Rappellerai-je ces poésies mêmes qui firent mon crime ? Mille pages y retentissent de ton nom. Vois ce poème plus important, que j'ai abandonné imparfait encore, ces Métamorphoses merveilleuses des humains : tu y trouveras ton nom préconisé; tu y trouveras mille gages de mes sentiments.

Non que la poésie puisse ajouter à l'éclat de ta gloire ni que cet éclat puisse encore être rehaussé. Rien n'égale le renom de Jupiter, et pourtant le récit de ses prouesses les poèmes dont il est le héros, ont pour lui des charmes, et quand on célèbre la guerre des géants et ses combats, il se complaît sans doute à entendre ses louanges : d'au­tres lyres te chantent sur un ton digne de toi, et font retentir tes louanges inspirées par une imagination plus féconde mais si Jupiter est sensible à un sacrifice de cent taureaux, il l'est aussi à l'hommage d'un modeste encens. Ah! qu'il fut barbare, qu'il fut acharné contre moi, cet ennemi inconnu qui te lut les jeux de ma muse ga­lante ! Il craignit sans doute que les vers, dépositaires de mon respect pour la personne, ne trouvassent un juge, des yeux trop favorables.

En le voyant courroucé contre moi, qui pourrait être mon ami? J'eus peine alors à ne pas me haïr moi-même. Quand une maison ébranlée commence à fléchir ? toute la charge pèse sur les parties affaissées ; à la brèche la plus légère , l'édifice entier s'entr'ouvre et s'écroule enfin par son propre poids. La haine publique est donc le seul fruit que j'ai recueilli de mes poésies, et la mul­titude, ainsi qu'il en devait être, s'est réglée sur ton visage.

Cependant, je ne l'ai pas oublié, ma conduite, mes mœurs t'inspiraient quelque estime, quand tu me fis présent de ce cheval, sur lequel je fus passé en revue. Si ce titre est sans valeur, si cet honneur ne m'est compté pour rien, du moins je ne donnai jamais de prise aux reproches. Ai-je encouru le blâme, quand on me confia la fortune des accusés et les jugements du res­sort des centumvirs? Je fus aussi appelé à statuer sur les démêlés des particuliers, et, juge irréprochable, je vis la partie condamnée reconnaître mon impartialité. O comble de disgrâce! sans ma dernière catastrophe, j'aurais pu vivre tranquille à l'ombre de ton suffrage plus d'une fois manifesté. Ce sont mes derniers moments qui m'ont perdu ; après avoir si souvent évité le nau­frage, ma barque a été par un seul orage plongée au fond des abîmes. Ce ne sont pas quelques vagues qui m'ont maltraité; ce sont tous les flots conjurés, c'est l'Océan tout entier qui a fondu sur ma tête.

Ah ! pourquoi mes regards furent-ils indiscrets? pour­quoi mes yeux, coupables? pourquoi n'ai-je senti ma faute qu'après mon inconséquence? Ce fut sans le savoir qu'Actéon aperçut Diane dépouillée de ses vêtements; il n'en fut pas moins la proie de sa meute acharnée : c'est qu'à l'égard des dieux, il faut expier même des torts involontaires, et, aux yeux d'une divinité offensée, le hasard même ne saurait trouver grâce. Ce jour où je fus victime d'une fatale imprudence, vit périr ma maison modeste, mais sans tache. Et toute modeste encore qu'elle était, on peut vanter l'éclat de son ancienneté, et sa no­blesse ne le cède à aucune autre ; elle ne se distinguait ni par ses richesses ni par sa pauvreté, caractère propre au chevalier, qui n'attire les regards par aucun de ces deux excès. Et quand ma maison n'aurait qu'une humble fortune, qu'une humble origine , mon génie du moins la garantit de l'obscurité; j'en ai trop abusé peut-être par un travers de jeunesse mais je n'en porte pas moins un nom célèbre dans tout l'univers; la foule des doctes esprits connaît Ovide et ne craint pas de le mettre au nombre des auteurs goûtés. Ainsi s'est écroulée cette maison chérie des Muses : une seule faute, bien grave sans doute, a causé sa chute mais, malgré sa chute même, elle peut encore, si le courroux de César offensé s'adoucissait, elle peut se relever. Il s'est montré si clément dans l'application de la peine, qu'elle fut plus douce que je ne l'appréhen­dais : la vie me fut accordée, et ton courroux n'alla pas jusqu'à la mort, Ô prince plein de modération dans l'usage de la puissance! Un autre bienfait, comme si la vie était un faible présent, c'est de ne m'avoir pas privé de mon patrimoine. Tu n'as pas fait prononcer ma condamnation par un sénatus-consulte; un tribunal spécial n'a pas porté mon arrêt d'exil : c'est en prononçant les paroles fatales (ainsi doit agir un prince ), que tu ven­geas, comme il convenait de le faire, une offense per­sonnelle. Cet édit, tout affreux, tout foudroyant qu'il est, est encore plein de mesure dans le titre de la peine; il emploie le mot de relégué, non celui d'exilé, et ma triste destinée a été ménagée dans les termes.

Sans doute il n'est pas, pour un homme sensé et qui jouit de sa raison, de peine plus accablante que d'avoir déplu à un si noble mortel mais la divinité se laisse quelquefois apaiser: quand le nuage est dissipé, le jour en reparaît plus pur. J'ai vu un orme chargé de pampres et de raisins, après avoir été cruellement frappé de la foudre. En vain tu me défends d'espérer; jamais je ne perdrai l'espérance, et sur ce seul point je puis te dés­obéir. Un vif espoir naît en mon sein, quand je songe à toi, o le plus doux des princes mais quand je songe à mon malheur, mon espoir s'évanouit. Comme les vents qui soulèvent l'onde, n'ont pas toujours une rage égale, une opiniâtre fureur, mais sont par intervalle calmes et silen­cieux, et semblent avoir déposé leur courroux : ainsi mes craintes disparaissent, reviennent tour-à-tour, et me donnent ou me ravissent l'espoir de te fléchir. Par les dieux que je supplie de l'accorder et qui t'accorderont une longue existence, si le nom romain leur est cher, par la patrie, redevable de sa paix, de son bonheur à ton paternel empire, dont naguère, confondu dans la foule, je faisais aussi partie, puissent tes bien­faits et tes vertus constantes trouver leur légitime ré­compense dans la gratitude et l'amour des Romains! Puisse Livie fournir près de toi une longue et heureuse carrière, Livie, dont tout autre époux eût été indigne, Livie, sans laquelle tu eusses dû renoncer à l'hymen, la seule enfin à laquelle tu pusses unir ta destinée! Puisses-tu vivre longtemps; puisse aussi longtemps vivre ton auguste fils, et déjà vieux aider ta vieillesse à tenir les rênes de cet empire! Puissent tes petits-fils, astres jeunes et brillants, continuer à suivre tes traces et celles de leur père! Puisse la victoire, toujours fidèle à tes armes, reparaître aujourd'hui à nos yeux et revoler vers ses étendards favoris, environner encore de ses ailes le général de l'Ausonie, et placer une couronne de laurier sur la chevelure brillante de ce héros, par le mi­nistère duquel tu diriges la guerre, dont tu emploies le bras pour combattre, auquel tu prêtes les nobles aus­pices, tes dieux même, toi dont une moitié veille sur cette ville, et l'autre en des contrées lointaines dirige une guerre sanglante ! Puisse-t-il revenir dans tes bras vainqueur des ennemis et pompeusement traîné par des coursiers ornés de guirlandes !

Par pitié, je t'en conjure, dépose la foudre, arme re­doutable, dont, infortuné! j'ai fait une trop cruelle épreuve. Par pitié, père de la patrie. n'oublie pas ce beau nom, et ne m'interdis point l'espoir de te fléchir un jour! Ce n'est pas mon retour que j'implore, bien que souvent les dieux immortels aient accordé aux hu­mains des faveurs au dessus de leurs vœux; si tu ac­cordes à mes prières un exil moins rude et moins reculé, ma peine sera de moitié plus douce. Ah ! quel est mon supplice, ainsi jeté au milieu d'en­nemis farouches, plus éloigne de ma patrie qu'aucun autre exilé, seul, relégué près des sept embouchures du Danube, en butte aux froids de l'Ourse glacée, à peine séparé par la largeur du fleuve, des Jazyges, des hordes de Colchos, de Métérée, des Gètes enfin. D'autres ont été par toi bannis pour des torts plus graves; aucun n'a été confiné dans une région plus lointaine : au delà de ces lieux il n'y a que les glaces et l'ennemi, et des mers dont le froid condense les flots. C'est ici qu'expire la domination romaine sur la rive gauche du Pont-Euxin : les lieux voisins sont au pouvoir des Basternes et des Sarmates; c'est la dernière contrée qui soit dans la dépendance de l'Ausonie; à peine même tient-elle à la lisière de ton empire. Je t'en conjure, je t'en supplie, assigne-moi un exil moins dangereux et avec ma patrie ne me ravis pas en­core la sécurité. Que je n'aie pas à redouter des peuples que l'Ister a peine à retenir; que ton sujet ne soit pas exposé à tomber entre les mains de l'ennemi. Il serait odieux qu'un homme du sang latin, devienne, tant qu'il y aura des Césars au monde, l'esclave des Barbares.

Deux fautes m'ont perdu : mes vers et un involontaire égarement : les détails de l'une ne doivent jamais sortir de ma bouche; mes intérêts ne sont pas chose assez précieuse pour rouvrir tes blessures, César: c'est déjà trop que tu aies eu à souffrir une fois. L'autre charge porte sur un grief honteux : On m'accuse de donner d'impu­diques leçons d'adultère. II est donc possible d'abuser parfois les esprits célestes ! il est donc une foule d'objets indignes de ton attention! Comme Jupiter occupé à sur­veiller les dieux et l'empyrée n'a pas le loisir de songer aux détails subalternes : pendant que ton œil parcourt, l'univers soumis à tes lois, les choses d'un faible intérêt échappent à tes soins. Eh quoi! chef de l'empire, pour­rais-tu abandonner ton poste pour lire quelques misé­rables distiques? Non, la grandeur romaine qui pèse sur tes épaules, n'est pas un fardeau si léger, qu'elle permette à ta divinité de remarquer d'indifférents badinages, et d'examiner de tes propres yeux le fruit de mes loisirs. Tantôt c'est la Pannonie, l'Illyrie qu'il faut dompter : tantôt la Rhétie, la Thrace en armes vient nous alarmer : ici l'Arménie demande la paix, le cavalier parthe, d'une main tremblante, livre ses arcs et les éten­dards pris sur nous; là, le Germain te retrouve rajeuni dans ton noble rejeton, et, à la place du grand César, un autre César lui fait la guerre. Enfin, dans ce corps le plus gigantesque qui fut jamais, il n'est pas un seul point où ton empire chancelé. Une autre source de fatigues pour toi, c'est le soin de la ville, le maintien de tes lois, et des mœurs que tu veux former sur ton modèle. Tu ne jouis pas du repos que tu procures au monde, et une foule d'expéditions à diriger ne te laissent aucun relâche. Puis-je donc être surpris qu'obsédé de si hauts inté­rêts, tu n'aies jamais parcouru mes frivoles ouvrages ? Ah ! si, par un bonheur bien préférable pour moi, tu avais eu quelques loisirs, aucune page de mon Arl n'eût paru cr iminelle à tes yeux.

Ce n'est pas, je l'avoue, un ouvrage d'une physio­nomie sévère, un ouvrage digne d'être lu par un si grand prince mais il ne renferme rien de contraire aux in­jonctions des lois, aucune leçon d'immoralité pour les dames romaines et pour que tu ne puisses pas douter à quelle classe il s'adresse, lis ces quatre vers du premier des trois livres : « Loin d'ici, symbole de la pudeur, bandelettes virginales, et vous, robes traînantes qui cachez les pieds de nos matrones : des amours illégitimes et défendus seront étrangers à mes chants : ma lyre ne sera jamais criminelle. » N'était-ce pas là rigoureusement écarter de cet Art toutes les femmes dont la robe, dont la bandelette rend la personne sacrée? Mais, dira-t-on, cet Art destiné à d'autres, nos femmes s'y peuvent instruire aussi; elles y trouvent des leçons, bien qu'on ne s'adresse pas à elles. Qu'elles s'interdisent donc toute lecture car toute espèce de poésie pourrait être pour elles une école de vice. Sur quelque ouvrage qu'elles portent la main, si elles ont du penchant à mal faire, elles en pourront tirer de pernicieux principes de conduite : qu'elles prennent les Annales; rien n'est plus sévère : eh bien! elles y verront comment Ilia devint mère : qu'elles prennent le poème qui débute par le nom de la mère des Romains, elles voudront savoir comment Vénus est la mère des Romains.

Je pourrais, si j'avais le temps de suivre un ordre catégorique, continuer à prouver que toute espèce de poésie peut porter atteinte à la morale : faut-il pour cela condamner la poésie en général? Tout ce qui sert, peut nuire aussi. Quoi de plus utile que le feu ? Si pourtant un homme veut incendier un édifice, c'est le feu qui arme sa main audacieuse. La médecine ravit quelquefois, et quelquefois rend la vie, elle fait connaître les plantes salutaires et malfaisantes. Le brigand et le prudent voya­geur sont également ceints d'une épée, mais l'un pour dresser des embûches, l'autre pour se défendre. On cul­tive l'étude de l'éloquence pour soutenir les intérêts de la justice et souvent l'éloquence protège le crime et ac­cable l'innocence. Ainsi, en lisant mon poème avec impartialité, on se convaincra qu'il ne saurait être nuisible : y voir un sujet de scandale, c'est se tromper, c'est faire injure à mes vers. Et quand je devrais le reconnaître, les jeux même n'offrent-ils pas des principes de corruption? Proscris donc tous les spectacles : n'ont-ils pas bien souvent été une occasion de chute, lorsqu'on livre des combats sur le sable qui recouvre une arène trop dure? Proscris le cirque : il favorise impunément la licence: là, une jeune fille est assise côte à côte d'un étranger. On voit des femmes se promener dans les portiques et y donner des rendez-vous à leurs amants : pourquoi donc en laisser un seul ouvert ? Est-il un lieu plus saint que les temples ? une femme les doit fuir, pour peu qu'elle ait une ima­ gination déréglée : qu'elle se rende au temple de Ju­piter, le temple de Jupiter va lui rappeler toutes les femmes que ce dieu a rendues mères. Va-t-elle un peu plus loin adorer Junon ; à sa pensée s'offriront les nom­ breuses rivales qui firent le tourment de la déesse. A la vue de Pallas, elle demandera pourquoi cette vierge fit élever ce fruit d'un amour criminel, Erichthonius. Qu 'elle entre dans le temple de Mars, ouvrage de ta munificence, à la porte même, elle voie la statue de Vénus près du dieu vengeur. S'arrête-t-elle au temple d'Isis, elle voudra savoir pourquoi la fille de Saturne la força de fuir à travers la mer Ionienne et le Bosphore. Vénus lui rappellera Anchise; la Lune, le héros du Latmus et Cérès, Iasion. Il n'est aucun simulacre qui ne puisse dé­baucher une âme dépravée : cependant ils restent tous debout protégés par leur place même. Mais dans mon Art, exclusivement composé pour des courtisanes, la première page écarte les femmes vertueuses : celle qui pénètre dans le sanctuaire, malgré la défense du pon­tife, est coupable d'une criminelle désobéissance. Mais quoi? est-ce un crime de parcourir quelques poésies galantes, et n'est-il pas permis aux femmes ver­tueuses de lire bien des choses qu'elles ne doivent pas faire ? Souvent la dame la plus susceptible et la plus sé­vère voit des femmes nues et prêtes à tous les combats de Vénus : les chastes yeux de la vestale aperçoivent d'im­modestes courtisanes, sans que leur maître ait à craindre les rigueurs de la loi.

Mais enfin pourquoi cette muse si libertine? pourquoi ce poème cherche-t-il à inspirer l'amour ? C'est un tort, c'est une faute manifeste, je dois l'avouer : c'est un t ra vers d'imagination et de jugement que je regrette. Ah! pourquoi cette ville qui tomba sous l'effort de la Grèce, pourquoi les souffrauces de Troie n'ont-elles pas été ressuscitées dans mes vers?pourquoi n'ai-je pas chanté Thèbes et ces deux frères percés par la main l'un de l'autre, et les sept portes assignées à sept chefs différents? Rome la belliqueuse m'offrait d'assez riches matériaux, et c'est un devoir sacré de célébrer les hauts faits de sa patrie. Enfin, parmi tes nombreuses vertus dont retentit l'uni­vers, ô César, je devais en choisir une pour la chanter et comme les rayons éblouissants du soleil attirent nos regards, ainsi tes belles actions auraient dû attirer mon âme. Non : ce reproche n'est pas légitime : le champ que je cultive est humble et modeste : celui-là était immense et inépuisable. Une barque doit-elle se confier à l'Océan, parce qu'elle se hasarde se jouer sur un lac étroit? Peut-être même dois-je douter si ce mode léger convient bien à ma muse, si cette simple cadence n'est pas au dessus de ma portée. Mais si tu m'ordonnais de chanter les géants foudroyés par Jupiter, en dépit de mes efforts, le fardeau m'accablerait. Les, merveilleuses actions de César réclament un génie riche et brillant, pour que le poème soit digne du héros. Et pourtant j'avais osé l'entreprendre mais je crus ternir ta gloire, et, par un sa­crilège odieux, affaiblir tes mâles vertus. Je revins donc à des travaux moins sérieux, à la poésie légère, et mon âme s'échauffa d'une passion imaginaire. Ah! puisse -t- elle ne l'avoir jamais fait! Mais ma destinée m'entraî­nait, et mon esprit me précipitait à ma perte. Combien je regrette d'avoir étudié, d'avoir de mes parents reçu de l'éducation, d'avoir jamais appris à lire ! C'est à ces productions badines que je dois ma dis­grâce ; c'est à cet Art, où tu crus voir professer l'adul­tère. Mais jamais je n'appris aux femmes à être infidèles : ce qu'on ignore soi-même, comment pourrait-on l'en­seigner? Si j'ai composé des poésies galantes, des vers érotiques, jamais la moindre anecdote n'a flétri ma réputation et il n'est pas de mari de la classe la plus humble, dont mes sottises aient rendu le titre de père équi­voque. Je le jure ici, mes mœurs ne ressemblent en rien à mes vers : ma muse est folâtre, et ma conduite réservée; mes œuvres, presque en tout filles du mensonge et de l'imagination, ont pris plus de licence que leur auteur. Mon ouvrage n'est pas le miroir de mon âme; c'est un délassement légitime et dont presque toujours l'unique but est de charmer l'oreille : Accius serait donc un être sanguinaire, Térence un parasite; tout chantre des com­bats, un homme d'une humeur belliqueuse. Enfin, je ne suis pas le seul qui aie chanté les tendres amours : seul, j'ai été puni de les avoir chantés. Aimer et boire à pleines coupes, n'est-ce pas là le refrain des chansons du vieillard de Téos? N'est-ce pas des leçons d'a­mour que Sapho donna aux jeunes filles de Lesbos? pour­tant et Sapho et Anacréon chantèrent impunément. Toi non plus, fils de Battus, tu n'eus pas à te repentir d'avoir plus d'une fois mis le lecteur dans la confidence de ton bonheur. Ménandre, cet auteur charmant, n'a pas une seule pièce sans amoureuse intrigue : et il fait la lecture ordinaire des enfants de l'un et de l'autre sexe. Et le fond de l' Iliade, quel est-il? une femme parjure que se dis­putent son amant et son époux. Au premier plan, la passion qu'alluma Chryséis, et la discorde semée entre deux héros par l'enlèvement d'une jeune fille. L'Odyssée offre une femme dont, en l'absence de son époux, mille rivaux épris ambitionnent la conquête. N'est-ce pas Ho­mère encore qui représente Mars et Vénus surpris et enchaînés sur le théâtre même de leurs plaisirs ? Saurions-nous, sans le témoignage de ce grand poète, que deux déesses brûlèrent pour leur hôte?

La tragédie est le genre de composition le plus sévère: l'amour en est aussi l'éternel ressort. Que nous offre Hippolytc? l'aveugle passion d'une marâtre. Canacé est célèbre par son amour pour son frère. Quoi ! le fils de Tantale à l'épaule d'ivoire n'emmena-t-il pas la princesse , de Pise sur un char guidé par l'amour et traîné par des coursiers phrygiens? Qui força une mère à teindre un fer du sang de ses fils? le désespoir d'un amour outragé. L'amour fit métamorphoser en oiseaux un prince et sa maîtresse, et cette mère qui maintenant encore pleure son cher Itys. Sans la passion coupable qu'Érope inspira à son frère. Nous ne lirions pas que les coursiers du Soleil reculèrent d'horreur. Jamais l'impie Scylla n'eût paru sur la scène tragique, si l'amour ne lui avait fait cou­per le fatal cheveu de son père. Lire Electre et les fu­reurs d'Oreste, c'est lire le forfait d'Égysthe et de la fille de Tyndare. Que dire du fier héros qui dompta la Chimère, et faillit être victime d'une hôtesse perfide? Parlerai-je d'Hermione: de toi, fille de Schœnée; de toi, prophétesse aimée du roi de Mycènes? Parlerai-je de Danaé, de sa belle-fille, de la mère de Bacchus, d'Hémon, et de cette mortelle pour laquelle une nuit vil doubler sa durée? Parlerai-je du gendre de Pélias, de Thésée, de ce Grec qui, le premier, toucha le rivage de Troie? A cette liste ajoutez Iole, et la mère de Pyrrhus, et l'épouse d'Hercule, et Hylas, et le plus beau des jeunes Troyens.

Le temps me manquerait pour énumérer tous les amours de la scène tragique, et ce poème suffirait à peine au simple catalogue des noms. La tragédie aussi est descendue à d'obscènes bouffonneries : on y trouve une foule de mots où la pudeur est outragée. Et pour­tant qu'est-il résulté de fâcheux pour l'auteur qui a peint les faiblesses d'Achille, d'avoir énervé dans ses vers la mâle conduite de son héros ? Aristide a rassemblé sur sa tête tous les reproches faits aux Milésiens, Aristide ne fut pas cependant banni de sa patrie. Ni celui qui apprit aux mères le moyen de faire périr leur fruit, Eubius, auteur d'une histoire impure, ni cet autre qui naguère composa les livres Sybarites, ne furent exilés; ni ces femmes qui dévoilèrent leurs amoureux exploits. Tous ces ouvrages sont confondus parmi les chefs-d'œuvre des savants, et, par la munificence de nos grands généraux, mis à la disposition du public. Les étrangers ne m'offrent pas seuls des armes pour me défendre : la littérature latine aussi compte plus d'une muse érotique. Si le grave Ennius a embouché la trom­pette des combats, Ennius, génie sublime, mais rude et sans art; si Lucrèce analyse les éléments de la flamme dévorante, et prédit la destruction de ce triple monde; en revanche le voluptueux Catulle a souvent chanté sa maîtresse, sous le nom emprunté de Lesbie; amant vo­lage, il nous révèle plusieurs autres passions, et avoue lui-même son infidélité. Calvus, ce pygmée des poètes, montra la même licence, et raconta ses mille prouesses en ce genre: rappellerai-je les vers de Ticida, Ceux de Memmius, qui bannirent toute pudeur dans les choses et dans les termes? Près d'eux marche Cinna; Anser, plus effronté que Cinna; et les poésies légères de Cornificius, et celles de Caton ; et ces vers où l'on voit Meteila, tantôt déguisée sous le nom de Perilla, tantôt chantée sous son nom véritable. Le poète même qui guida le na­vire Argo jusque dans les eaux du Phase, ne put taire ses amoureux larcins. Les vers d'Hortensius, les vers de Servius ne sont pas plus réservés et qui hésiterait à suivre de si grands exemples? Sisenna traduisit Aristide, et n'eut pas à souffrir pour avoir mêlé à ses travaux his­toriques de licencieux badinages. Ce qui fut une tache pour Gallus, ce n'est pas d'avoir chanté Lycoris, c'est de n'avoir pas su modérer son indiscrétion dans la cha­leur du vin. Tibulle est peu crédule aux serments d'une maîtresse qui fait sur son compte les mêmes protestations à son époux. Il déclare lui avoir appris l'art de tromper un ja­loux, et se reconnaît dupe de ses propres leçons. Souvent il feignit d'admirer la pierre ou le cachet de sa maîtresse, pour pouvoir à l'ombre de ce prétexte lui presser la main. Souvent, à ce qu'il rapporte, ses doigts, quelque signe de tête, lui servaient d'interprète; ou bien il traçait sur la table arrondie de muets caractères. Il indique les herbes propres à faire disparaître de la peau les taches que laisse l'empreinte, des lèvres; enfin, il demande à son impru­dent époux de le garder pour qu'elle soit moins infidèle. Il sait pour qui ces aboiements, quand il rode tout seul; pourquoi il est forcé de tousser tant de fois sans que la porte s'ouvre. Il enseigne mille ruses de cette espèce, et apprend aux épouses l'art de tromper leurs maris : il ne fut pas malheureux pour cela : Tibulle est lu, est goûté de tout le monde; et déjà tu étais parvenu à l'empire, quand sa réputation se répandit. Tu trouveras les mêmes leçons dans le tendre Properce, et néanmoins pas la plus légère censure qui soit venue l'atteindre. Je recueillis leur héritage ( car les bienséances m'or­donnent de taire les noms illustres des auteurs vivants). Je n'appréhendai pas, je l'avoue, dans ces parages où tant de barques firent une heureuse traversée, de voir la mienne y faire seule naufrage.

D'autres décrivirent les secrets divers et les chances du jeu, passion qui, aux yeux de nos ancêtres, n'est pas pour nous une tache légère. Ils dirent la valeur des os­selets, la manière de les lancer pour amener le point le plus fort, ou pour éviter l'as fatal; le nombre des points de chaque dé ; l'art de les jeter quand on désire tel ou tel chiffre, et de combiner son coup. Ils peigni­rent la marche des champions de deux couleurs, sur un seul front de bataille, parce qu'une pièce entre deux ennemis est prisonnière ; l'art d'attaquer plutôt que d'attendre, et de rappeler à propos la pièce trop avancée, pour que, par une retraite salutaire, elle ne s'engage pas isolée. Sur un étroit damier on place deux rangs de trois petites pierres; la victoire reste à qui maintient sa ligne sans être rompue. Il est enfin une foule d'autres jeux, je n'en prétends pas épuiser ici la série, destinés à perdre le temps, ce bien si précieux.

Tel autre encore a chanté les différentes espèces de paumes et la manière d'y jouer; tel autre apprend l'art de nager ; tel autre le jeu du cerceau ; d'autres ont mis en vers l'art de composer son teint. Celui-ci règle l'or­donnance des repas et l'étiquette des réceptions; celui-là indique la terre propre à la poterie, apprend quelle es­pèce de vase doit conserver au vin toute sa limpidité. Ce sont là des passe-temps qui sentent la fumée de décembre, et personne n'eut à se repentir de pareilles composi­tions.

Séduit par ces exemples, j'ai fait des vers d'où la tris­tesse était bannie mais un triste châtiment a été le fruit de ces jeux. Enfin, parmi tant d'auteurs, je n'en vois pas un seul victime de sa veine, j'en offre le premier exemple. Quel eut donc été mon sort, si j'avais écrit des mimes, bouffonneries obscènes, auxquelles on peut tou­jours reprocher une intrigue imaginaire, qui mettent constamment en scène quelque élégant roué, quelque épouse rusée qui en donne à garder à un mari imbécile. C'est là pourtant le spectacle des filles déjà grandes, des femmes, des hommes, des enfants, et la plus grande partie des sénateurs y assistent. C'est peu que des paroles in­cestueuses souillent les oreilles : les yeux se familiarisent avec l'impudicité : une infidèle a-t-elle usé d'un nouveau stratagème pour tromper son époux, on applaudit, on lui décerne la palme avec enthousiasme. Le théâtre, cette institution sans utilité, est une carrière lucrative pour le poète : le préteur paie au poids de l'or ces pièces crimi­nelles : examine les comptes de tes jeux, Auguste, tu verras les sommes énormes que t'ont coûtées ces sortes de fêtes. Tu en fus aussi le spectateur; tu les offris souvent à des spectateurs nombreux, tant la grandeur en toi s'unit toujours à la bonté! ces yeux, qui surveillent les intérêts du monde, ont vu avec indifférence l'adultère sur la scène. S'il est permis d'écrire des mimes qui retracent de si honteux tableaux, le sujet que je choisis mérite une peine plus légère. Ce genre d'ouvrage trouve-t-il donc son privilège dans la scène même, et autorise-t-elle dans les mimes tous les caprices de la licence? Eh bien ! mes vers aussi eurent les honneurs du ballet, et plus d'une fois captivèrent tes regards. Si dans vos palais les images des antiques héros tra­cées par des pinceaux habiles sont exposées au grand jour; des scènes voluptueuses, des portraits de Vénus en miniature , sont dans un cabinet mystérieux : là on voit Télamon dont les traits respirent le courroux; là aussi une mère barbare, dans les yeux de laquelle on lit son forfait : mais ici est Vénus pressant de ses doigts, pour la faire sécher, sa chevelure humide; elle paraît couverte encore de l'onde qui lui donna le jour.

D'autres chantent la guerre armée de piques homi­cides, quelques-uns les exploits de tes ancêtres ou les tiens. Pour moi, la nature jalouse restreignit ma sphère, et n'accorda qu'un faible essor à mon génie. Toutefois l'Enéide , même, ce chef-d'œuvre de ton poète favori, mêle aux exploits du héros son union avec la princesse tyrienne et dans tout le poème aucun épisode n'est plus souvent relu que cette passion, qu'un hymen légitime ne vint pas sanctionner. La flamme de Phyllis, la ten­dresse d'Amaryllis avaient inspiré à la jeunesse du même auteur des poésies pastorales. Et moi aussi j'avais, il y a bien longtemps, fait un poème, seul condamnable : un châtiment nouveau vint punir une faute qui n'était pas nouvelle : mes vers avaient vu le jour alors que, chargé de censurer les fautes des citoyens, tu me laissas plus d'une fois passer tranquille chevalier. Ainsi donc cet ouvrage, que dans mon aveuglement je ne croyais pas capable d'affliger ma jeunesse, fait, aujourd'hui l'affliction de mes vieux jours : une vengeance tardive est venue frap­per un ouvrage déjà ancien, et la peine est bien éloignée de l'époque où elle fut méritée. Mais ne crois pas que toutes mes œuvres portent le cachet de la licence : souvent ma barque a déployé de plus larges voiles : j'ai composé six mois de Fastes, ren­fermés en six livres," dont chacun se termine avec le mois qu'il décrit. Cette œuvre à laquelle je travaillais naguère sous tes auspices, et qui t'était dédiée, ma catastrophe est venue l'interrompre. J'ai livré aussi de royales disgrâces au cothurne tragique et l'expression a la gravité qui con­vient au cothurne. J'ai conté encore, mais sans y pouvoir mettre la dernière main, les êtres qui revêtirent des formes nouvelles. Ah ! puisses-tu calmer un peu le courroux de ton âme et, dans un moment de loisir, de ce poème te faire lire quelques pages, ces pages où, après avoir pris le monde à son berceau, j'arrive à ton époque, Ô César : vois quel feu je dois à ton inspiration ; avec quel en­thousiasme je chante ta personne et la famille !

Jamais d'ailleurs je ne déchirai personne par mes sa­tires ; jamais je ne flétris personne dans mes vers. Poète inoffensif, le sel d'une raillerie amère fut loin de mes lèvres; aucune de mes épîtres n'offre un trait empoi­sonné et parmi tant de milliers de citoyens, et tant de milliers de vers, ma muse n'a blessé que moi seul. Je n'i­magine donc pas qu'aucun Romain se réjouisse de mes disgrâces; je me flatte que plusieurs y ont été sensibles; jamais je ne croirai qu'on ait insulté à ma chute, si mon humeur inoffensive est payée de quelque reconnais­sance. Puissent ces motifs et tant d'autres fléchir ta divinité, ô père, ô sauveur de la patrie, objet de sa sollicitude ! Ce n'est pas mon retour dans l'Ausonie (si ce n'est peut-être un jour à venir, lorsque la durée de ma peine t'aura désarmé), c'est un lieu d'exil plus sûr, et un peu plus tranquille que j'implore : que la peine soit proportionnée à la faute.

LIVRE TROISIÈME

ELEGIE PREMIERE.

ARGUMENT.

Ovide suppose que son livre arrive à Rome, demande son chemin : un guide s'offre à lui, le fait passer près de plusieurs monuments, près du palais d'Auguste, et le conduit aux trois bibliothèques publiques : on lui en refusse l'entrée : il se recommande à l'intérêt des particuliers.

Ouvrage d'un humble exilé, j'arrive en cette ville où il m'envoie en tremblant: lecteur bienveillant, tends une main hospitalière au pèlerin épuisé. Ne crains rien : que ta pudeur ne soit pas alarmée : pas un seul vers ici qui donne des leçons d'amour :la destinée de mon infortuné maître n'est pas de nature à devoir être déguisée par de tendres badinages. Cet Art même que jadis, pour son malheur, il esquissa au printemps de sa vie, aujourd'hui, par un regret trop tardif, hélas ! il le condamne et le maudit. Regarde ces pages : partout y règne l'empreinte de la tristesse, et les vers y sont en harmonie avec les circonstances qui les ont inspirés. S'ils boitent et retom­bent alternativement, c'est un effet ou de la mesure ou de la longueur du voyage : si je n'ai ni la blonde couleur du cèdre, ni le poli de la pierre-ponce, c'est que j'avais honte d'être plus élégant que mon maître : si l'écriture est çà et là couverte de taches, c'est que le poète a terni son ouvrage de ses larmes : s'il s'y rencontre quelques expressions, peu latines, c'est qu'il écrivait sur une terre barbare. Chers lecteurs, indiquez-moi, si cela ne vous importune pas, quelle route je dois suivre, vers quel asile diriger mes pas, pauvre étranger dans cette ville. Lorsque j'eus balbutié ces mots avec mystère, à peine se trouva-t-il un seul homme qui voulût me servir de guide : puissent les dieux t'accorder, ce qu'ils refusèrent à mon père, découler de paisibles jours au sein de ta patrie! Conduis-moi, je te suis, quoique j'arrive d'une contrée lointaine, épuisé d'avoir traversé les terres et les mers.

Il se rendit à mes vœux, et, marchant devant moi : Voilà, me dit-il, le forum de César : voici la voie que sa destination fit appeler Sacrée : ici est le temple de Vesta où l'on conserve le palladium et le feu éternel : là fut le modeste palais de l'antique Numa. Puis se dirigeant vers la droite : voici, me dit-il, la porte Palatine; voilà Sta­tor : voilà le berceau de Rome. Pendant que j'admire tous ces monuments , j'aperçois un portique où brillaient des trophées d'armes, édifice digne d'un dieu : Est-ce là, demandé-je, la demeure de Jupiter? Cette conjecture m'était suggérée par la vue dune couronne de chêne. Lorsque j'en connus le maître: Je ne me suis point abusé, repris -je : c'est bien réelle­ment la demeure de Jupiter. Mais pourquoi près de la porte ce laurier qui la couvre? pourquoi l'entrée de ce séjour auguste est-elle ombragée par cet épais feuillage? Est-ce la marque des perpétuels triomphes qu'a obtenus cette maison? est-ce parce quelle fut toujours chérie du dieu adoré à Leucade? est-ce un signe de joie particu­lier, ou un indice de la joie qu'elle répand en tous lieux? est-ce le symbole de la paix qu'elle fait régner sur la terre ? La verdure éternelle du laurier, sa feuille qui ja­mais ne tombe desséchée, sont-elles l'emblème de son immortelle gloire? Une couronne et une inscription gravée au dessous nous en apprend le motif: les citoyens lui doivent leur salut : sauve encore, sauve un citoyen, ô le meilleur des pères, un seul, qui languit relégué aux extrémités de l'univers, et dont le châtiment, bien mé­rité sans doute, le fut moins par un crime réel, que par une faute involontaire. Infortuné! ce lieu m'inspire au­tant d'effroi, que son maître de respect, et ma plume tremble à tracer ces caractères : vois-tu mon papier même en pâlir? vois-tu mes distiques alternativement chanceler? Puisses-tu, demeure auguste, quelque jour enfin adoucie, être rendue aux regards de mon père, habitée encore par les mêmes maîtres!

Nous poursuivons notre route , et mon guide me mène vers un temple de marbre blanc, élevé au dessus de ma­jestueux degrés, celui du dieu dont le fer respecta la chevelure : c'est là que l'on voit successivement, entre des colonnes apportées de régions lointaines, les Danaïdes et leur barbare père l'épée nue; là aussi toutes les con­ceptions des plus doctes esprits tant anciens que modernes sont exposées aux yeux et à la curiosité des lecteurs, j'y cherchais mes frères, non ceux toutefois auxquels leur père regrette d'avoir donné le jour : je les cherchais en vain, lorsque le gardien de ces lieux m'enjoignit de me retirer de cette enceinte sacrée. Je me dirige vers un autre temple, situé près d'un théâtre voisin, l'accès m'en fut interdit aussi. Ce premier sanctuaire ouvert aux doctes ouvrages, la Liberté qui y préside me défendit d'en fouler le vestibule. Ainsi re­tombe sur sa postérité la disgrâce d'un malheureux père, et nous subissons, infortunés enfants, le même exil que lui-même! Peut-être un jour, moins sévère et pour nous et pour lui, César se laissera-t-il désarmer par la durée du supplice. Je vous en conjure, grands dieux, et toi, César, la plus puissante des divinités, entendez mes vœux ! Cependant, puisque tout asile public m'est fermé, ah! qu'il me soit permis de rester dans l'obscure demeure d'un humble citoyen! Et vous, s'il se peut encore, dai­gnez, mains plébéiennes, accueillir mes vers tout confus des rebuts qu'ils viennent d'essuyer.

ELEGIE DEUXIEME.

ARGUMENT.

Il peint l'accablement auquel il est en proie depuis son armée en Scythie, et il implore la mort.

Il était donc dans mes destinées de voir aussi la Scy­thie et les contrées situées sous la constellation de la fille de Lycaon! Et vous, nymphes du Piérus, fils de Latone, docte chœur des Muses, vous n'avez pas secouru votre ministre! et il ne m'a servi de rien que mes jeux ne fussent point au fond criminels, que ma vie fut moins légère que ma muse! Après avoir couru mille dangers sur terre et sur mer, me voici en proie aux éternels fri­mas du Pont. Moi qui jadis fuyais les soucis, moi qui étais né pour un paisible repos, délicat et incapable de soutenir la fatigue, j'endure aujourd'hui les plus affreuses extrémités et cette mer sans port, et les vicissitudes d'un si long trajet ont été impuissantes à me perdre ; mon esprit a pu suffire à tant d'infortunes, et mon corps y a puisé son énergie à supporter des maux à peine sup­portables. Tant que je flottai entre la vie et la mort, jouet des vents et des ondes, ce tourment même donnait le change à mes soucis, à mon cœur navré ; depuis que le voyage est terminé, que les pénibles distractions de la traversée n'existent plus, que j'ai touché la terre de mon exil, je ne me plais que dans les larmes, et de mes yeux elles coulent avec autant d'abondance que l'eau des neiges au printemps. Je songe à Rome, à ma maison, à ces lieux regrettés, à tant d'objets si chers laissés dans cette ville à jamais perdue pour moi. Hélas ! pourquoi les portes du tombeau, tant de fois heurtées, ne se sont-elles ja­mais ouvertes ? Pourquoi ai-je échappé à tant de glaives? Pourquoi, si souvent menaçante, la tempête n'a-t-elle jamais submergé cette tête infortunée? Dieux, dont j'ai trop éprouvé les constantes rigueurs, qui vous associez tous au courroux d'un seul dieu, hâtez, je vous en conjure, la mort trop lente à me frapper, et que les portes du trépas cessent de m'être fermées !

ÉLÉGIE TROISIÈME.

ARGUMENT.

A sa femme. Il est languissant : souvenirs pénibles qui l'assiègent : il regrette de mourir si loin de sa patrie, de ne pouvoir expirer dans les bras de son épouse : il voudrait que l'âme pérît avec le corps : son épitaphe : ses der­niers adieux.

Tu seras peut-être Surprise de voir ma lettre écrite par une main étrangère: c'est que j'étais malade, malade aux extrémités d'un monde inconnu , et presque déses­pérant de ma guérison. Figure-toi l'état de mon âme dans cette situation, languissant dans un pays affreux parmi les Sarmates et les Gètes. Je ne puis me faire au climat, ni m'accoutumer à ces eaux, et j'éprouve pour le pays même je ne sais quelle antipathie. Pas une habita­tion un peu commode : aucun aliment convenable pour un malade : aucun disciple d'Apollon qui puisse soulager mon malaise : pour me consoler, pour tromper par ses doux entretiens les heures trop lentes à s'écouler, pas un ami près de moi. Je languis épuisé aux dernières limites des continents habités, et, au milieu de mes souf­frances, mes souvenirs me retracent tous les objets qui sont loin de moi. Mais ces souvenirs, le tien les efface tous, chère épouse, et tu remplis à toi seule plus de la moitié de mon cœur : absente, je m'entretiens avec toi : c'est toi seule que ma voix appelle : sans toi, non, pas une seule nuit, pas u n jour ne s'écoule. On dit même qu'au milieu des paroles sans suite échappées à mon délire, ton nom était encore sur mes lèvres. Quand ma langue défaillante, paralysée, à peine pourrait être rani­mée par quelques gouttes d'un vin généreux, si l'on venait me dire, voilà ton épouse, je renaîtrais à l'in­ stant, et l'espoir de te posséder me donnerait des forces nouvelles.

Tandis que je flotte entre la vie et la mort, toi peut- être, là bas, t u m'oublies et coules les jours au sein des plaisirs. Mais non, non; je le sais, ô l a plus chérie des épouses, loin de moi il n'est plus pour toi que des jours de deuil. Si pourtant j'ai fourni la carrière que je devais par­ courir, si je touche au terme de ma trop courte existence, que vous coûtait-il, grands dieux, d'épargner un infor­ tuné aux portes du tombeau, de permettre que le sol de ma patrie recouvrît mes cendres, que mon châtiment fût différé jusqu'à ma mort, ou qu'une mort précipitée devançât mon départ? Naguère, avant d'être frappé, je pouvais mourir avec cet honneur : c'est pour finir dans l'exil, que la vie me fut accordée. Il faudra donc mourir si loin, sur des bords inconnus, et le théâtre même de mon agonie en doublera l'amer­ tume! et mon corps languissant ne reposera pas sur ma couche accoutumée! Enseveli, je n'aurai personne qui me pleure! Les larmes d'une épouse ne viendront pas, en tombant sur ma joue, arrêter un instant mon âme fugitive! je ne pourrai dicter mes volontés suprêmes, et, en m'adressant les derniers adieux, une main chérie ne fermera pas mes paupières mourantes! privé de pompe funèbre, privé des honneurs d'un tombeau, du tribut ordinaire des pleurs, une terre barbare recouvrira ce corps infortuné!

Et toi, en apprenant cette nouvelle, tu sentiras ton esprit s'égarer; ta main tremblante frappera ton sein fidèle. Tu étendras en vain les bras vers cette contrée ; tu prononceras inutilement le nom de ton malheureux époux. Va, cesse de te meurtrir les joues, de t'arracher les cheveux : ce n'est pas la première fois, âme de ma vie, que je t'aurai été enlevé : c'est en perdant ma patrie, songe-s-y bien, que je péris, et cette mort fut pour moi la première et la plus cruelle. Maintenant, si tu le peux, mais non, cet effort ne t'est pas possible, ô la plus ten­dre des épouses, réjouis-toi que la mort ait mis un terme à tant de maux. Ce que tu peux du moins, c'est de te rendre par une courageuse résignation l'infortune plus légère; il y a longtemps que ton cœur en a fait le triste apprentissage.

Ah! plut au ciel que l'âme pérît avec le corps, et qu'aucune partie de mon être n'échappât à la flamme dévorante ! car si l'âme, d'une essence immortelle, prend son essor à travers l'espace, si le vieillard de Sainos a dit la vérité, on verra l'ombre d'un Romain errer parmi celles des Sarmates, étrangère à ces mânes farouches , et à jamais enchaînée au milieu d'eux. Que par tes soins, dans une urne modeste, mes cen­dres soient rapportées à Rome: ainsi, après mon trépas du moins, je ne serai plus exilé. Personne ne s'y peut opposer : une princesse thébaine, qui venait de perdre son frère, sut bien, malgré la défense du roi, le mettre dans la tombe. Prends des feuilles et de la poudre d'amomum pour les mêler à ma cendre: dépose-la près des murs de la ville, et, pour attirer les regards fugitifs du passant, fais graver en gros caractères sur le marbre du tombeau : «Ci gît le chantre fidèle des tendres amours, Ovide, qui périt victime de son goût pour la poésie. Toi qui passes en ces lieux, ne refuse pas, si tu as ja­mais aimé, de dire : Puisse en paix reposer la cendre d'Ovide! » C'en est assez pour mon épitaphe : mes œuvres sont pour ma mémoire un monument plus précieux et plus durable. Je me flatte, quoiqu'elles aient perdu leur auteur, qu'elles lui procureront une renommée, une existence immortelle.

Pour toi, porte sur ma tombe des présents funèbres; répands-y des fleurs arrosées de tes larmes; bien que mon corps soit alors réduit en cendres, ces tristes restes seront encore sensibles à ce pieux hommage. Je voudrais en écrire davantage mais, après tant de paroles, ma voix épuisée, ma langue desséchée, ne me laissent plus la force de dicter. Reçois le dernier salut peut-être que doive prononcer ma bouche : hélas ! ce salut que je t'envoie, me manque à moi-même.

ÉLÉGIE QUATRIÈME.

ARGUMENT.

A un ami. II l'engage à fuir les palais et la grandeur : il le loue de sa fidélité, lui peint ses malheurs, proteste de sa tendresse à l'égard de tous ses amis et les prie de songer à lui.

O toi qui me fus toujours cher, mais que je pus ap­précier dans l'adversité, après ma ruine, si tu veux en croire un ami instruit par l'expérience, vis pour toi-même et fuis bien loin les noms illustres. Vis pour toi, et, autant qu'il t'est possible, évite les palais éclatants, c'est du séjour le plus éclatant que part la foudre cruelle. Les hommes élevés, je le sais, peuvent seuls être utiles : ah ! plutôt, puisse ne l'être jamais, celui qui peut nuire! Les antennes abaissées échappent aux coups de la tem­pête : une large voile a plus à craindre qu'une petite. Vois-tu l'écorce légère flotter à la surface de l'onde, tandis que le poids attaché au filet le plonge au fond des eaux?

Si ces leçons que je te donne m'avaient été jadis données à moi-même, peut-être serais-je encore dans la ville qui m'était due. Tant que je me bornai à la société, tant qu'un modeste zéphyr poussa ma nacelle, elle vogua tranquillement sur une onde paisible. Qu'un homme tombe sur un sol uni (par un accident assez rare encore), dans sa chute il touche à peine la terre et se relève aussi­ tôt: mais le malheureux Elpénor (1), qui avait glissé du faîte du palais, apparut ensuite, ombre légère, à son roi. Pourquoi vit-on Dédale agiter sans danger ses ailes, et Icare donner son nom à une vaste mer ? c'est que l'un prit un essor élevé, l'autre un vol plus humble: car enfin ils avaient l'un et l'autre des ailes, qu'ils ne devaient pas à la nature. Crois-moi, vivre ignoré, c'est vivre heureux, et l'on ne doit pas s'élever au dessus de sa sphère. Eumède n'eût pas perdu son fils si ce jeune insensé ne se fût épris des coursiers d'Achille et Mérops n'eût pas vu le sien en proie aux flammes, et ses filles changées en arbres, si Phaéthon s'était contenté de l'avoir pour père.

Et toi aussi redoute toujours une élévation trop grande : que ces exemples t'apprennent à resserrer les voiles de ton ambition. Tu mérites de fournir, sans rien heurter dans ta course, le stade de la vie, et de jouir d'un des­tin prospère. Ces vœux, que je forme pour toi, te sont bien dûs pour prix de ta douce affection, de ton dévoue ment, dont le souvenir à jamais restera gravé dans mon âme : je l'ai vu gémir sur ma destinée avec une douleur aussi profonde que celle, qui, sans doute, était empreinte sur ma physionomie. J'ai vu tes larmes couler sur ma joue, et je m'en abreuvai, comme aussi de tes tendres serments. Maintenant encore ton zèle protège un ami éloigné, et tu adoucis des maux qui semblent presque sans adoucissement. Vis à l'abri des regards de l'envie : coule sans gloire des jours fortunés, et ne cherche tes amis qu'au sein de tes égaux. Que mon nom, qui seul encore ne partage pas mon exil, que le nom de ton Ovide te soit toujours cher : la Scythie, le Pont possèdent le
reste.

J'habite une contrée voisine de la constellation de l'Ourse, terre resserrée par un froid qui la dessèche. Plus loin sont le Bosphore, le Tanaïs, les marais scy thiques, et quelques lieux encore dont le nom est à peine connu. Il n'y a rien au delà; que des glaces inhabitables. Hélas ! combien sont près de moi les dernières limites du monde! Mais bien loin est ma patrie, bien loin mon épouse si tendre, et tous les objets qui, après ces deux premiers, furent chers à mon cœur ! Et pourtant, dans leur éloignement; si je ne puis matériellement les toucher, mon imagination les contemple tous : à mes jeux se re­tracent ma maison, Rome, l'image de ces lieux chéris; et tour-à-tour les scènes diverses dont ils furent le théâtre: à mes yeux toujours est présente, par une douce illusion, mon épouse elle-même : c'est elle qui aigrit mes tourments ; elle qui les soulage : elle les aigrit par son absence, elle les soulage par sa tendresse et sa constance à soutenir le fardeau qui l 'accable,

Et vous aussi, vous êtes graves dans mon cœur, fidèles amis : je voudrais nommer, individuellement ici chacun de vous mais ma reconnaissance est arrêtée par un sentiment de crainte, de circonspection et vous-mêmes, peut-être, aimez-vous mieux ne pas figurer dans ces vers. Tous l 'eussiez aimé jadis, et c'eût été pour vous un hom­mage flatteur de voir mes poésies offrir vos noms aux lec­ teurs. En proie à cette incertitude, c'est dans le secret de mon âme que je m'adresserai à chacun de vous, et sans vous causer aucune alarme. Mon vers délateur n'ira pas vous chercher dans l 'ombre pour vous traîner au grand jour : vous qui m'aimiez avec mystère, aimez-moi de même encore. Sachez seulement que, même au fond de cette région lointaine, votre image n'en est pas moins présente à ma pensée. Que chacun de vous s'efforce de procurer quelque soulagement à mes disgrâces ; ne me refusez pas, dans mon abandon, une main secourable. Puisse en revanche la fortune constamment vous sou­rire! puissiez-vous n'être jamais frappés d'un si terrible coup et n'avoir pas à implorer un secours étranger!

(1)   Elpénor, l'un des compagnons d'Ulysse, s'était endormi, dans l'ivresse, sur le faîte du palais de Circé, d'où il se tua en tombant. ( Hom. , Odyssée , x, 552 ; xx, 51 )

ÉLÉGIE CINQUIÈME.

ARGUMENT.

A un ami. Il célèbre la tendresse que cet ami lui a prodiguée après sa condamnation , et depuis son départ : il conserve encore un peu d'espoir à cause de la générosité naturelle aux grandes âmes.

Notre liaison était assez nouvelle, pour que tu pusses la dissimuler sans peine et peut-être ces nœuds ne se fussent-ils jamais resserrés, si ma nacelle avait toujours eu les vents favorables. Mais au moment de ma chute, et quand, par la crainte de partager ma ruine, les autres s'enfuirent et trahirent lâchement mon amitié, tu osas soutenir de ton bras un homme frappé de la foudre et pénétrer dans une maison théâtre du désespoir. Ami de fraîche date, et sans m'être uni par une longue inti­mité, tu fis ce qu'à peine firent dans ma disgrâce deux ou trois de mes anciens amis. Je vis la consternation peinte dans tes traits, et cette vue me frappa; je vis ton visage baigné de pleurs et plus pâle que le mien ; cha­cune de tes paroles était accompagnée de quelques larmes ; ma bouche s'abreuvait de tes larmes, et mes oreilles de tes paroles, j'ai senti tes bras tristement enlacés autour de mon cou, et tes baisers entrecoupés de sanglots. Dans mon absence, tu protèges aussi mes intérêts de tout ton pouvoir, tendre ami (tu sais que ce mot remplace ici ton vrai nom ). Il est encore d'autres preuves du dévouement le moins équivoque, qui ne s'effaceront jamais de mon cœur. Puisses-tu toujours être en état de protéger tes amis, mais dans de moins tristes circonstances !

Si tu es curieux, comme on le peut supposer, de savoir ce que je deviens sur cette terre de désespoir, je suis soutenu par une faible espérance, ne me la ravis pas du moins, de fléchir une divinité sévère. Que mon attente soit vaine, ou qu'elle puisse être remplie, laisse-moi croire que mes désirs peuvent être exaucés; emploie toute ton éloquence à me persuader que mes vœux pour­ront être comblés. C'est un attribut de la grandeur, d'être plus facile à désarmer; une âme généreuse se laisse plus aisément émouvoir : le magnanime lion se contente de terrasser son adversaire : le combat cesse, aussitôt qu'il l'a terrassé mais on voit s'acharner sur leur proie expi­rante le loup, l'ours hideux et tous les animaux d'une espèce moins noble. Sous les murs de Troie, qui fut plus vaillant qu'Achille? Achille fut sensible aux larmes du vieux roi de Dardanie. Le héros d'Émathie fit connaître sa clémence par sa conduite envers Ponus, et par la ma­gnificence d'une pompe funèbre et, pour ne pas me borner aux mortels dont le courroux s'est adouci, Junon nomme aujourd'hui son gendre, celui qui d'abord fut l'objet de sa haine.

Je ne puis me résoudre à perdre tout espoir car enfin la cause de ma punition n'est point une faute capitale : je n'ai pas cherché à bouleverser l'univers en portant atteinte à la vie de César, qui est celle de l'univers; ma bouche n'a rien proféré, rien articulé qui respirât l 'em­ portement ; elle ne s'est compromise par aucune parole échappée dans la chaleur, du vin : c'est pour avoir été témoin involontaire de la faute d'un autre que je suis puni : tout mon tort est de n'avoir pas été aveugle. Je ne puis sans doute me justifier de tout reproche mais dans ce dont on m'accuse, l'erreur est de moitié. Il me reste donc quelque espoir que tu réussiras à soulager ma peine en faisant changer le lieu de mon exil. Puisse, avant-coureur d'un si beau jour, Lucifer éclatant de blancheur, bientôt sur son coursier rapide, m'annoncer cette aurore fortunée!

ÉLÉGIE SIXIÈME.

ARGUMENT.

A un ami. Il lui rappelle leur ancienne intimité, et le prie d'employer son crédit à obtenir sa grâce.

Telle n'est pas notre amitié, que tu veuilles, tendre ami, ou, quand tu le voudrais, que tu puisses la dissi­muler : tant que je le pus, nul autre ne me fut plus cher que toi, nul autre dans toute la ville ne te fut plus atta­ché que moi. Notre liaison était tellement répandue parmi le peuple, qu'elle était en quelque sorte plus connue que nous-mêmes. La candeur de ton âme en ami­tié ne fut pas ignorée du mortel objet de ton culte. Il n'y avait rien de si mystérieux, dont tu ne me fisses le confident et tu déposais dans mon sein une foule de secrets ; à toi seul aussi je racontais mes plus secrètes pensées, excepté le hasard funeste, cause de ma perte. Ah ! si je te l'avais confié, tu jouirais encore de ton heu­reux ami, et tes conseils m'auraient sauvé mais mon fatal destin me poussait à ma ruine, et me ferme encore toute voie de salut.

Peut-être un peu de prudence m'eut-il soustrait à mon malheur: peut-être est-il impossible de triompher de sa destinée : quoi qu'il en soit, ô toi qui m'es si étroitement lié par une longue intimité, objet de mes plus vifs re­grets , ne m'oublie pas, et si tu as quelque crédit, quelque influence, fais-en l'essai en ma faveur; tâche d'adoucir le courroux du dieu que j'ai offensé, et de rendre ma peine plus légère en faisant changer mon exil, s'il est vrai que mon cœur ne fut pas criminel, que ma faute n'eut pas sa source dans ma volonté. Il est difficile, il se­rait imprudent de dire par quel hasard mes yeux devin­rent complices d'un tort si funeste ; mon esprit craint de nourrir ses blessures en rappelant ces circonstances, dont l'idée seule renouvelle mes chagrins. Toute action qui entraîne quelque honte, doit rester ensevelie dans une nuit profonde. Je me bornerai donc-à dire que j'ai fait une faute, mais qu'en la commettant je n'avais aucun intérêt en perspective : mon crime ne doit être appelé qu'aveuglement, si on le veut qualifier par son vrai nom. Si mes paroles sont mensongères, qu'on me cherche un exil plus lointain encore, et auprès duquel cette contrée soit voisine de Rome.

ÉLÉGIE SEPTIÈME.

ARGUMENT

A Perilla . ii dit à sa lettre de lui demander si elle cultive encore les Muses : c'est lui qui découvrit et guida son génie : le talent est le seul bien durable.

Pars saluer Perilla, lettre que ma plume, a tracée à la hâte, fidèle messagère de mes paroles. Tu la trouveras ou assise près de sa mère chérie, ou entourée de ses livres et des Muses, ses délices: quelle que soit son occupation, aussitôt qu 'on lui annoncera ton arrivée, elle s'empres­sera de l'abandonner pour, t'interroger et sur le but de ton voyage, et sur l'état où je s uis. Tu lui diras que j'existe, mais qu'à cette existence je préférerais la mort; que la durée de ma peine n 'y apporte aucun adoucisse ment; que j'ai pourtant repris cette lyre, instrument fatal, et que je rassemble des mots propres à former mes distiques. A ton tour adresse lui ces paroles : Et loi, restes-tu fidèle à nos communes études, et composes-tu d'élégants poèmes; par un phénomène rare dans ta patrie? car les destins, de concert avec la nature, t'ont donné en partage une aimable pudeur accompagnée des qualités les plus rares, d'une brillante imagination. C'est moi qui, le premier, dirigeai tes pas vers l'Hippocrène (1), pour ne pas voir par un sort fâcheux périr cette veine féconde : le premier, je sus la découvrir dans tes tendres années; j'en fus, avec un soin tout paternel le guide et le compagnon. Si tu conserves encore ce beau feu, celle dont les poésies illustrèrent Lesbos surpassera seule tes chefs d'oeuvre. Mais je crains que, ma fortune n'arrête ton essor et que depuis ma catastrophe ton esprit ne reste oisif. Tant que je le pus, souvent tu-me lisais tes ébauches, je te lisais les miennes, et j'étais tour à tour ton juge et ton précepteur; je prêtais l'oreille au fruit récent de ta veine, ou si ta verve s 'était ralentie, je t'en faisais rougir. Peut-être l'exemple du mal que m'ont fait mes vers te ferait-il redouter de partager ma punition. Ne crains rien, Perilla mais que tes œuvres n'aillent pas détourner une femme de son devoir, ni lui apprendre à aimer. Loin de moi donc tout prétexte d'oisiveté, muse harmonieuse, reviens aux beaux arts; à ton culte favori. Ces traits enchanteurs s 'altéreront par l'outrage des ans; flétri par le temps, ce front sera sillonné de rides; cette b eauté deviendra la proie de l'impitoyable vieillesse qui, pas à pas et sans bruit, s 'avance. On dira : Elle était belle; et toi, de te désoler, et d'accuser ton miroir d'infidélité. Tu n'as qu'une fortune modeste, et tu serais digne de la plus brillante : mais suppose-toi maîtresse des plus riches trésors : c'est un avantage que donne et ravit aveuglé­ment le caprice de la fortune : un instant suffit pour changer en Irus (2) un Crésus. Pourquoi tant de détails? tous nos biens sont éphémères, excepté ceux du cœur et de l 'esprit. Regarde-moi : privé de ma patrie, de vous, de mes pénates, dépouillé de tout ce qui pouvait m'être ravi, je trouve dans mon esprit ma société; mes jouis­sances, César n'a pu étendre ses droits jusque sur lui. Tout homme armé d'un fer homicide pourra mettre fin à mon existence : mais ma renommée doit survivre à mon trépas; et tant que Rome victorieuse, Rome, fille de Mars, du haut de ses collines verra l'univers enchaîné à ses pieds, j'aurai des lecteurs. Et toi aussi, (puisse ton talent avoir une destinée plus heureuse !) saisis le moyen qui t'est offert, d'échapper un jour au fatal bûcher.

(1) L'Hippocrène, fontaine de la Béotie que Pégase, d'un coup de pied, fit jaillir de la terre.

(2) Fameux mendiant d'Ithaque. ( Hom., Odyssée xviii, 1.)

ELEGIE HUITIEME.

ARGUMENT.

II voudrait revoir sa patrie : Auguste peut seul accorder cette faveur : le climat de la Scythie est funeste à sa santé : il demande à changer d'exil.

Oh! que ne puis-je m'élancer en ce jour sur le char de Triptolème (1), qui, le premier, répandit la semence dans le sein de la terre inculte ! Que ne puis-je atteler les dra­gons, à l'aide desquels Médée s'enfuit, ô Corinthe, de ta citadelle! Que ne puis-je prendre et agiter tes ailes, ôPersée! ou les tiennes, ô Dédale! Je fendrais les airs d'un vol rapide, et reverrais soudain la terre de ma douce patrie, l'aspect de ma maison délaissée, mes fidèles amis, et surtout les traits chéris de mon épouse.

Insensé, pourquoi former des vœux puérils et chimé­riques, qu'aucun jour ne voit, ne verra jamais s'accom­plir? Si tu as des vœux à former, n'implore pas d'autre divinité qu'Auguste ; adresse tes religieux hommages au dieu dont tu as éprouvé la colère. Lui seul peut te don­ner des ailes, un char rapide: qu'il te rappelle, à l'instant tu prendras ton essor.

Si j'implore cette faveur, la plus grande que je puisse implorer, je crains que mes vœux ne soient trop ambitieux. Peut-être un jour, lorsque son courroux se sera épuisé, faudra-t-il, même alors, solliciter instamment cette grâce. Bornons-nous en attendant à une moindre faveur, qui, pour moi, n'en serait pas moins une faveur extrême : qu'on me permette de quitter cette contrée, toute autre m'est indifférente. Le ciel, l'eau, la terre, l'air, tout ici m'est contraire ; je suis en proie à une langueur perpé­tuelle. Soit que la maladie de mon âme se communique à ma constitution altérée, ou que la source de mon mal soit dans le climat même, depuis que j'ai touché la terre de Pont, je suis tourmenté par l'insomnie; la maigreur à peine recouvre mes os décharnés ; aucun aliment ne flatte mon palais et telle qu'on voit aux premiers frimas de l'automne la teinte des feuilles blessées du froid pré­curseur de l'hiver, telle est la couleur de mes membres : rien n'en peut ranimer la vigueur; jamais la douleur ne cesse de m'arracher des plaintes. Le moral chez moi n'est pas moins affecté que le physique; l'un et l'autre sont également malades, et j'endure un double supplice. Toujours là, debout devant moi, comme un spectre réel, est l'image de ma fortune mon arrêt à la main et à la vue de ces lieux, des mœurs de cette nation, de son costume, de son langage, à la pensée de ce que je suis et de ce que je fus, j'éprouve un si vif désir de la mort, que je me plains du courroux de César, qui n'a point par le fer vengé ses outrages mais puisque sa colère a déjà été si indulgente, puisse-t-il changer mon exil pour en adoucir la rigueur !

(1) Le char que Triptolème recul de Cérès.

ÉLÉGIE NEUVIÈME.

ARGUMENT.

Des Milésiens fondèrent Tomes, mais le nom de cette ville lui vient du meurtre d'Absyrte égorgé par Médée : récit de ce crime.

Il est donc ici même, qui le croirait? des villes grec­ques parmi ces noms barbares et sauvages! Ici même aborda une colonie partie de Milet, qui vint fonder une cité grecque au sein des Gètes. Mais le nom du lieu, plus ancien, et antérieur à la fondation de la ville, fut, dit la tradition fidèle, tiré du meurtre d'Absyrte.

Sur le vaisseau construit par les soins de la guerrière Minerve, et qui le premier sillonna les ondes vierges, l'impie Médée, fuyant son père qu'elle avait abandonné, aborda, dit-on, sur cette plage. Tout à coup, du haut de l'éminence, la sentinelle signala ce prince dans le lointain : «L'ennemi! s'écrie-t-elle, voilà l'ennemi : je reconnais les voiles de Colchos. » Les Minyens s'empres­ sent; le câble est détaché du môle; l'ancre obéit au bras rapide qui la tire. La fille du roi de Colchos, déchirée de remords, se frappe le sein de cette main qui osa, qui doit oser encore tant de forfaits, et, malgré l'audace ex­trême que conserve son âme, elle est jeune, elle est femme, et sa pâleur décèle sa consternation. A la vue de la flotte qui s'avance: «Je suis perdue! dit-elle; il faut user de stratagème pour arrêter mon père. » Pendant qu'elle cherche un expédient, pendant qu'elle porte ses regards autour d'elle, son frère vint à frapper ses yeux. Aussitôt qu'il se fut offert à sa vue : « Je triomphe, s'écria-t-elle : sa mort va me sauver. » Soudain, à la fa veur de son ignorance, et au moment où il craignait le moins une telle trahison, d'un fer impitoyable elle perce le flanc de l'innocente victime. Elle déchire et sème dans les champs ses membres déchirés, pour qu'on les retrouve épars çà et là; mais de peur que son père n'i­gnore son malheur, elle expose sur la pointe d'un rocher ses mains livides et sa tête sanglante : elle voulait, par cette affliction nouvelle, et par les heures consacrées à recueillir ces membres inanimés, arrêter sa poursuite funeste. Ce lieu fut donc nommé Tomes, parce qu'une sœur y coupa les membres de son frère.

ELEGIE DIXIEME.

ARGUMENT.

Froids excessifs de la Scythie : les Gètes traversent les glaces du Danube pour venir piller cette contrée : aspect désolé du pays.

S'il est en ces contrées lointaines quelque mortel qui se souvienne d'Ovide exilé; si mon nom m'a survécu dans Rome, qu'il sache que, relégué sous une constel­lation qui jamais ne se plonge dans l'onde, je vis au sein de peuples barbares. Autour de nous sont les Sarmates, tribu farouche, les Besses et les Gètes, noms que ma plume se refuse à tracer ! Tant que la saison est douce, l'Ister nous sert de rempart, et son cours nous protège contre leurs attaques. Mais quand le sombre hiver a levé sa tête hideuse, que le froid a rendu la terre semblable à un marbre éclatant de blancheur, quand Borée se déchaîne au loin, que la neige amoncelée couvre les régions sep­tentrionales , alors on voit peser sur ces peuples le pôle ébranlé par ses tempêtes : la neige tombe, et, une fois tombée, elle résiste à l'action du soleil et des pluies : Borée la durcit et la rend éternelle : avant que la pre­mière soit entièrement fondue, il en survient de nou­velles, et souvent, en plus d'un endroit, on en voit de deux ans. Telle est la furie de l'Aquilon déchaîné, qu'il renverse des tours élevées, emporte et balaie des mai­sons.

Quelques peaux, de larges braies formées de pièces cousues ensemble, les garantissent mal du froid; de tout leur corps la figure seule est découverte. Souvent on entend résonner au moindre mouvement la glace sus­pendue à leur chevelure, et l'on voit briller les blancs frimas attachés à leur barbe. Le vin se soutient seul et garde la forme du vase dont on le dépouille : ce n'est plus un breuvage liquide, ce sont des morceaux compactes que l'on donne à boire.

Parlerai-je des ruisseaux enchaînés et condensés par le froid, des lacs que l'on creuse pour en tirer des eaux friables? Ce fleuve même, aussi large que celui,qui pro­duit le papyrus, ce fleuve qui se jette dans une vaste mer par plusieurs embouchures, l'lster voit les vents durcir et glacer ses flots azurés, et ses eaux se mêlent invisibles à celles de l'Euxin. Où voguaient des navires, on marche d'un pas ferme; l'onde condensée par le froid retentit sous les pas des chevaux, et sur ces ponts nou­veaux, au dessous desquels les flots coulent, les bœufs des Sarmates trament les chariots barbares. A peine pour­rait-on m'en croire mais si je n'ai aucun intérêt à dé­guiser la vérité, mon témoignage doit trouver pleine créance : j'ai vu la glace donner de la consistance au vaste Pont-Euxin ; une écorce glissante pressait les flots immobiles. C'est peu de l'avoir vu : j'ai moi-même foulé ses eaux affermies ; j'ai marché à pied sec sur la surface de son onde. Si tu avais eu jadis une telle mer, ô Léandre, le fatal détroit n'eut pas été coupable de ta mort. Alors les dauphins à la croupe recourbée ne peuvent plus bondir dans les airs : l'hiver cruel comprime leurs efforts. En vain Borée agite avec bruit ses ailes; le gouffre captif n'offrira pas une seule vague, les navires reste­ront emprisonnés par le froid comme dans un bloc de marbre, et la rame sera impuissante à fendre la masse durcie des eaux. J'ai vu, arrêtés et enchaînés au milieu des glaces, des poissons dont une partie étaient encore vivants.

Soit donc que le souffle cruel de l'impitoyable Borée condense les eaux de la mer, ou celles du fleuve débordé, aussitôt, à travers l'Ister uni et desséché par les aquilons, se précipitent sur de rapides coursiers ces hordes d'enne­mis barbares, ennemis redoutables et par leurs coursiers et par leurs flèches au loin volantes, qui dévastent toute l'étendue des plaines voisines. Les uns prennent la fuite, et les campagnes restées sans défense livrent au pillage leurs richesses délaissées, pauvres richesses, qui consistent en bétail, en chariots pesants, et en quelques pe­tites économies de ces misérables cultivateurs : d'autres sont emmenés prisonniers les mains attachées par der­rière, et jettent en vain un dernier regard sur leurs champs, sur leurs pénates : une partie tombe misérable­ment percée, de flèches en hameçons, dont la pointe lé­gère a été trempée dans le poison. Ce qu'ils ne peuvent emporter ou emmener avec eux, ils le détruisent, et la flamme ennemie consume ces innocentes chaumières. Au sein même de la paix on redoute la guerre, et la terre n'est pas sillonnée par la charrue pesante; sans cesse on y voit, ou l'on craint, sans le voir, l'ennemi formidable: aussi le sol est-il oisif et dans un hideux abandon. On n'y aperçoit pas la grappe mûrie, cachée sous le pampre qui l'ombrage : un vin bouillonnant ne remplit pas des cuves élevées : point de fruits en ce pays, et Aconce n'y trouverait pas de quoi écrire une lettre à son amante. L'œil ne découvre pas un arbre, pas une feuille dans ces campagnes dépouillées, contrées dont le mortel heu­reux ne doit jamais approcher. Et voilà, dans toute l'é­tendue de l'immense univers, le lieu choisi pour mon exil !

ÉLÉGIE ONZIÈME.

ARGUMENT.

A un envieux. Il expose ses maux : il y a de la lâcheté à s'acharner après lui : il faut être pour cela plus cruel que Busiris, que Pérille et Phalaris : ses tourments sont les plus affreux qu'un mortel puisse endurer : que veut-on de plus?

Toi qui insultes à ma disgrâce, lâche, qui me poursuis sans fin de tes sanglantes accusations, une roche t'a donné le jour, t u suças le lait d'une bête farouche; oui, tu as un cœur de marbre. Est-il encore quelque degré nouveau où puisse atteindre ta haine ? Que manque-t-il à mes infortunes? Me voilà sur une terre barbare, sur les rivages inhospitaliers du Pont, sous la constella­tion de l'Ourse du Ménale, compagne fidèle de Borée. Le langage de cette nation sauvage m'interdit toute relation avec elle. Partout ici règne l'alarme et l'ef­froi : comme un cerf timide surpris par des ours carnassiers, comme une brebis tremblante entourée de loups, hôtes des montagnes; tel, environné de toutes parts de­ h ordes guerroyantes, je redoute un ennemi dont le glaive semble toujours suspendu sur ma tête.

Quand ce serait un léger châtiment d'être loin de mon épouse, de ma patrie, des objets de ma tendresse, quand je n'éprouverais d'autre calamité que le courroux de César, est-ce donc trop peu que d'avoir à subir le cour­roux de César? Et pourtant il est un être assez cruel pour rouvrir des blessures encore saignantes, et donner contre moi carrière à son éloquence ! Dans une cause facile, tout homme peut être éloquent : il faut bien peu de force pour renverser un édifice en ruine : saper des citadelles, de hautes murailles, voilà le véritable hé­roïsme : le lâche même peut fouler aux pieds ce qui est tombé. Je ne suis plus ce que j'étais : pourquoi écraser une ombre vaine ? pourquoi amonceler des pierres sur ma cendre, sur mon bûcher? Hector était ce héros qui se signalait dans les combats mais ce corps, traîné par les coursiers d'Hémonie, n'était plus Hector. Moi aussi, ne l'oublie pas, je ne suis plus tel que tu me connus jadis : de ce personnage, il ne reste plus que le fantôme : à quoi bon poursuivre un fantôme de reproches amers ? cesse, je t'en conjure, de troubler mes mânes. Quand toutes les accusations dont on m'accable se­raient légitimes, quand on ne verrait pas chez moi plus d'imprudence que de crime réel, proscrit, j'en ai subi une peine bien propre à rassasier ta rage, peine cruelle et par l'exil, et par le lieu même de l'exil. Ma destinée arracherait des larmes à un bourreau : à les yeux seuls elle n'est pas encore assez affreuse! Tu es plus barbare que le sombre Busiris, plus bar­bare que ce roi farouche qui faisait rougir à petit feu un bœuf artificiel ; que cet artiste qui, en faisant hom­mage de ce bœuf au tyran de la Sicile, lui fit agréer son chef-d'œuvre en ces termes ; « Prince, ce présent recèle un usage bien supérieur à l'apparence, et ce n'est pas par la seule perfection de l'art qu'il se recommande. Vois-tu cette ouverture pratiquée dans le flanc droit du taureau ? Toute victime destinée à la mort y devra être jetée ; qu'aussitôt renfermée, un brasier lentement l'y consume, elle mugira, et tu croiras entendre un taureau véritable. En honneur de cette invention, rends-moi présent pour présent, et daigne accorder à mon génie une récompense digne de lui.» il dit, et Phalaris : « Merveilleux auteur de ce supplice nouveau, ton sang à l'instant même va baigner ton propre ouvrage. » Bientôt cruellement dévoré par ces feux qu'il avait fait connaître, il laissa échapper des accents plaintifs de sa bouche tremblante.

Mais quel rapport y a-t-il entre la Sicile et moi, ici, au milieu des Scythes et des Gètes? Je reviens à toi, qui que tu sois, et à mes plaintes. Tu peux étancher ta soif dans mon sang; ton cœur impitoyable peut savourer à son aise tout son bonheur. J'ai eu dans ma fuite assez de disgrâces à subir sur terre et sur mer, pour que le récit en puisse, je le suppose, toucher ton âme. Oui, si l'on me comparait avec Ulysse, la colère de Neptune est moins accablante que ne fut celle de Jupiter. Ainsi, qui que tu sois, ne rouvre pas mes blessures; cesse de porter une main cruelle sur une plaie doulou­reuse. Pour que l'oubli affaiblisse le souvenir de ma faute, laisse se cicatriser ma destinée. Songe à la fortune humaine, qui, tour-à-tour, nous élève et nous abaisse; crains aussi ses vicissitudes ; et puisque, par un sort au­quel j'étais loin de m'attendre, tu prends tant de souci de ce qui me concerne, ne crains rien : mon infortune est au comble : le courroux de César entraîne tous les malheurs à sa suite. Pour t'en convaincre davantage, pour l'assurer que ce n'est point une fiction, puisses-tu faire toi-même l'épreuve de mes tourments !

ÉLÉGIE DOUZIÈME.

ARGUMENT.

Il décrit le printemps, les exercices des Romains dans cette saison : il sou­haite qu'un Latin ou même un Grec lui vienne annoncer le triomphe d'Au­guste sur les Germains.

Enfin , le Zéphyr adoucit la froidure; l'année est révolue mais l'hiver des rives méotides m'a semblé plus long que tous les autres. Celui sur la croupe duquel Hellé ne put achever son fatal trajet, rend la durée des jours égale à celle des nuits. Enfin, les jeunes garçons et les folâtres jeunes filles cueillent la violette que le sein de la terre fait éclore sans culture ni semence : la prairie s'émaille des nuances de mille fleurs : l'oiseau gazouille, docile aux leçons de la nature, le refrain du printemps: pour se laver du crime de mère barbare, Procné suspend à la poutre son berceau, frêle édifice : l'herbe, naguère ensevelie sous les sillons de Cérès, élève au dessus du sol attiédi sa tige délicate : dans les lieux où croît la vigne, on voit poindre le bourgeon sur le cep : mais la vigne ne croît que bien loin des rives gétiques : dans les lieux où croissent les arbres, les rameaux se gonflent de sève mais les arbres ne croissent que bien loin des frontières gétiques. C'est une époque de loisir aux lieux où tu es : les jeux s'y succèdent, et suspendent les clameurs et les bruyants combats du barreau : tantôt ce sont des courses de che­vaux, tantôt des simulacres de guerre à armes légères : tantôt on s'exerce à la paume : tantôt le cerceau rapide roule avec vitesse : tantôt, après avoir lutté, frottée d'une huile onctueuse, la jeunesse plonge ses membres fatigués dans la fontaine Vierge. On court au théâtre ; la faveur se partage et les factions s'enflamment et sur les trois forum retentissent trois salles de spectacle. Cent fois, mille fois heureux le mortel à qui Rome n'est point interdite, et qui peut y goûter ces jouissances!

Mais moi, je n'ai point d'autre plaisir que de voir au soleil du printemps fondre la neige et les eaux qu'il n'est plus besoin de briser dans les lacs durcis : la glace ne con­dense plus les flots de la mer, et, sur l'Ister, on ne voit plus, comme naguère, le bouvier sarmate conduire ses chariots bruyants. Bientôt enfin quelques navires pourront aborder sur ces côtes, quelques voiles mouilleront sur la rive hospitalière du Pont. Je m'empresserai d'accourir, de saluer le nautonnier, de lui demander le but de son voyage, son nom, le pays d'où il vient. Ce sera grand hasard si, parti d'un pays limitrophe, il ne s'est borné à sillonner sans, danger des ondes voisines. Rarement un nocher met à la voile, de l'Italie, pour traverser cette immense étendue de mers ; rarement il en arrive de ces parages sur cette cote dépourvue de ports. Soit qu'il parle grec, soit qu'il parle latin, langue dont les sons flatteraient plus agréablement mes oreilles; soit que de l'entrée du détroit, et du canal de la Propontide, le souffle propice du Notus ait amené quelque navigateur vers ces lieux, quel que soit ce mortel, sa voix peut aussi porter une nouvelle, étendre et propager la renommée : ah ! puisse-t-il avoir appris et me raconter les triomphes de César, et les actions de grâces adressées à Jupiter protecteur du Latium, et l'abaissement de la rebelle Ger­manie, la tête enfin tristement courbée sous le joug d'un grand capitaine. Celui qui m'annoncera ces heureux évènements dont je regretterai de n'avoir pas été témoin, sera sur-le-champ reçu dans ma demeure hospitalière. Hélas ! la demeure d'Ovide est donc à jamais sous le ciel de la Scythie? Mon arrêt a-t-il donc fixé sans retour mes Lares dans ce lieu d'exil ? Fassent les dieux que César ne me l'assigne pas, pour ma patrie, pour demeure éternelle, mais seulement pour pèlerinage expiatoire!

ELEGIE TREIZIÈME.

ARGUMENT.

II regrette que le jour de sa naissance le trouve en Scytie, et souhaite de ne pas le revoir dans cette contrée.

Voici le jour, que je regrette hélas! (car que me sert d'avoir vu la lumière?) le jour de ma naissance, que ra­mène cette annuelle époque. Cruel, pourquoi venir ajouter aux années d'un pauvre exilé? Ah! plutôt tu aurais dû y mettre un terme ! Si je t'inspirais quelque intérêt, si tu avais quelque pudeur, tu ne me suivrais pas hors de ma patrie : oui, dans ces lieux où pour mon malheur tu connus la première fois mon enfance, tu aurais tenté d'être mon dernier jour et dans cette ville que j'allais bientôt quitter, tu aurais dû, à l'exemple de mes amis, me dire un triste adieu.

Qu'as-tu donc à démêler avec le Pont? Est-ce encore le courroux de César qui t'envoie sur la lisière glacée du continent ? Te flatterais-tu d'obtenir les honneurs ac­coutumés, de voir flotter une robe blanche, de mes épaules tombante, ou fumer un autel couronné de fleurs, et pétiller le grain d'encens sur le brasier so­lennel ; de voir mes mains offrir le gâteau sacré pour célébrer l'époque de ma naissance; ma bouché enfin prononcer des paroles de favorable augure, d'heureuses prières? non, non, telle n'est plus ma fortune; les temps ne sont plus les mêmes; je ne saurais me réjouir de ton retour : un autel funèbre entouré de lugubres cyprès, un bûcher dressé, une torche enflammée, voilà ce qui me convient. Pourquoi offrir un encens impuis­sant à fléchir les dieux? Au sein de si grands maux, comment trouver des paroles d'heureux augure?S'il faut pourtant en ce jour former quelques vœux, puisse ton retour ne pas me retrouver en ces lieux, habitant encore, presque aux dernières limites du monde, le Pont décoré du mensonger surnom d'Euxin !

ÉLÉGIE QUATORZIÈME.

ARGUMENT.

A un ami. Il l'engage à recueillir ses ouvrages comme autrefois : il lui recom­mande ses «  Métamorphoses » et implore pour les œuvres de son exil un peu d'indulgence à cause du séjour où elles furent composées.

Adorateur, pontife sacré de la science, que fais-tu maintenant, fidèle ami de ma veine? Toi qui jadis, avant ma disgrâce, me faisais tant de fête, aujourd'hui encore veilles-tu à ce que je ne paraisse point exilé tout entier? recueilles-tu mes productions, une seule exceptée, L'art d'aimer, qui perdit son auteur? Redouble, re­double de soins, amateur éclairé des modernes poètes, et autant qu'il dépend de toi, conserve-moi dans Rome. L'exil fut prononcé contre moi, il ne fut pas prononcé contre mes oeuvres ; elles ne méritèrent pas de partager la peine de leur auteur. Souvent un père est banni, relégué aux extrémités du monde, et les enfants de l'exilé peuvent habiter la ville. Comme Pallas, mes vers n'ont point eu de mère : c'est à moi qu'ils doivent le jour; c'est ma jeune famille, ma postérité : je te les recommande ; ils sont orphelins : pour leur tuteur le fardeau n'en sera que plus lourd. Trois de mes enfants ont été entraînés dans ma disgrâce : prends hautement les intérêts des autres. Il est aussi quinze livres de Métamorphoses, ravis du sein des funérailles de leur auteur, poème destiné, sans la mort qui est venue me surprendre, à mériter plus de re­nommée, si j'avais pu y mettre la dernière main mais c'est avec ses imperfections qu'il a obtenu les éloges du public, si tant est que l e public accorde quelques éloges à mes œuvres. Joins aussi à mes autres écrits ces faibles productions qui t'arrivent de cet autre hémisphère. En y jetant les yeux, si toutefois on y jette les yeux, il faudra faire la part des circonstances , des lieux où elles furent composées : on ne sera impartial à leur égard qu'en songeant à l'exil pour les circonstances, et pour les lieux au théâtre de la barbarie : alors on sera surpris que, parmi tant d'adversités , ma triste main ait encore eu la force de tracer quelques lignes : l'infortune a paralysé mon génie, dont la veine était déjà pauvre et peu féconde : quelle qu'elle fût enfin, faute d'exercice elle s'est perdue, et par une longue négligence a tari et s'est desséchée : il n'y a point ici abondance délivres pour me servir d'attrait et d'aliment : au lieu de livres, partout des arcs et des armes retentissantes : personne en cette contrée, si je lisais mes vers, dont les oreilles pussent me comprendre : je ne puis chercher quelque solitude écartée : le mur qui nous protège et la porte toujours fermée nous séparent seuls des Gètes enne­mis : souvent j'hésite sur quelque mot, quelque nom, quelque lieu , et personne ici qui puisse m éclairer : souvent je veux parler, et, je rougis de le dire, les ex­pressions me manquent : je ne sais plus m'exprimer : le jargon thrace ou scythe est presque le seul qui reten­tisse à mes oreilles, et déjà peut-être serais-je en état d'écrire en gétique, oui, je crains que les termes du Pont ne se mêlent parmi les mots latins et ne s'offrent à toi d ans ces pièces. Je te demande donc grâce pour ce livre d'un mérite équivoque : que ma fortune présente soit auprès de toi son excuse.

Livre 4 et 5