Histoire de la comédie romaine : Plaute

tome 2

par

G. Michaut

1920

CHAPITRE XI.Les rôles et les personnages de Plaute. — Les « jeunes premiers » et les « ingénues ». Les rôles des fantoches, des grotesques et des intrigants
requièrent les personnages sympathiques, jeunes gens et jeunes filles, et en particulier jeunes amoureux, Les amoureux. Les « utilités » : Lyconide de l'Aululaire,
Plésidippe du Rudens, Pleusiclès du Miles, Philolachès de la Mostellaria, Calidore du Pseudolus — Le jeune homme vertueux : Lysitèle du Trinummus,. — Le débauché : Callidamate de la Mostellaria, — L'émancipé : Pistoclère des Bacchis,. — Les tendres : Phédrome du Curculio, Calidore du Pseudolus, — Les violents et les jaloux : le héros de l'Asinaire, Alcrsimarque de la Cistellaria,, Mnésiloque des Bacchis,— L'inconstant : Stralippoclès de l'Epidicus, — Les
prodigues repentis : Charin du Mercator, Philolachès de la Mostellaria. —Raillerie sans fiel des amoureux, — Un héros presque tragique : Diniarque du Truculentus. Les amoureuses. — Les « utilités ». — Contradiction dans la peinture des bonnes courtisanes. — L'innocente coquetterie des amoureuses :
Antérastile et Adelphasie du Poenulus, Philématie de la Mostellaria, — Leur tendresse : Philématie, Planésie du Curculio, Silénie de la Cistellaria, Philénie de l'Asinaire. — Leur fidélité : Philématie, Philénie. — Leur vertu : Philématie, Palestra du Rudens, Adelphasie. Les amis. — Leur confiance mutuelle : Eutyque
et Charin du Mercator. — Leur indulgence : Pistoclère des Bacchis. — Leur dévouement: Philocrate et Tyndare des Captifs. — Leurs luttes de vertu : Lysitèle et Lesbonique du Trinummus. Les amies : Ampélisque et Palestra du Rudens. Les affections familiales. — Le bon frère : Lesbonique du Trinummus; le bon fils : Lysitèle du Trinummus. — Rareté du sentiment filial. Prédominance des personnages amoureux.

CHAPITRE XII.Les rôles et les personnages de Plaute. — Types de la vie réelle. Vérité plus grande des personnages dont la tradition ou les données de l'intrigue n'imposent ni le caractère ni le rôle. Les bons esclaves. — Le moraliste fouetteur des Captifs — Les esclaves zélés : Pythodicus de l'Aululaire, Phanisque de la Mostellaria, Messénion des Ménechmes. — Le rustre : l'anonyme du Truculentus, Grumion de la Mostellaria. — Le raisonneur sentencieux: Stasime du Trinummus. — Le dévouement des esclaves fidèles : Lampadion de la Cistellaria, Trachalion du Rudens, Stasime, Messénion — Le pédagogue : Lydus des Bacchis. Les petites gens — Les témoins du Poenulus. — La jeune fille du Persa. Les bourgeois — Les bons pères : Hannon du Poenulus; Démonès du Rudens, Hégion des Captifs. Charmide du Trinummus. — Les aimables vieillards : le joyeux Simon du Pseudolus, le complaisant Lysimaque du Mercator, le sage
Calliphon du Pseudolus. — Les amis véritables : Calliclès et Mégaronide du Trinummus. — Le bourgeois égoïste et satisfait : Simon de la Mostellaria — Les célibataires : le bon oncle, Mègadore de l'Aululaire ; l'épièurien homme du monde : Périplectomène du Miles. Les bourgeoises — La charitable prêtresse du
Rudens, Eunomie de l'Aululaire. — Les femmes fidèles : Panégyris et Pamphila du Strichus. — La matrone : Alcmène d'Amphitryon.

CHAPITRE XIII.— L'art de Plante.Sa variété. Nécessité pour Plaute de plaire à la fois aux divers publics qui composent son public.
1. — Variété dans son art; dans le choix des modèles; dans le choix des sujets, et dans l'habileté avec laquelle il diversifie les sujets analogues, dans la peinture des personnages; dans les tendances morales de ses pièces (comédies indifférentes à la morale, à leçons morales, à spectacle libre, voire graveleux ; dans les tons opposés qu'il sait prendre.
II. — Variété dans son « métier »,. — Les prologues : leur place ; leur forme : le double prologue de la Cistellaria, le prologue dialogue du Trinummus, leur contenu : prologues d'analyse totale, prologues d'exposition, prologues-préfaces, prologue du Mercator confondu avec la première scène; les personnages qui en sont chargés. — Les expositions : absence d'expositions distinctes du prologue dans le Mercator et le Miles; expositions distinctes du prologue dans les autres
pièces; leur forme : expositions en monologues, en dialogues, en action; expositions complètes dès le début, ou progressives, brèves ou développées — Les tableaux en tête de quelques pièces, Asinaire, Curculio, Mostellaria, Poenulus, Pseudolus. — Ses actions simples (Persa, Curculio, Pseudolus, Epidicus, Captifs), ou décomposées en temps successifs; uniques, ou multiples (Aululaire, Truculentus, Amphitryon, Trinummus, Miles, Poenulus) ; l'absence d'action dans le Stichus. — La conduite des pièces et la préparation du dénouement.

CHAPITRE XIV. — L'art de Plaute. — Sa personnalité. La personnalité de Plaute reconnaissable dans son oeuvre.
1. — Recherche de l'effet; sans souci des invraisemblances matérielles, loi, ou psychologiques et morales ; sans souci des règles de l'art : absence d'unité, déséquilibre des parties, horsd'oeuvre, disproportion des scènes, défaut de liaison entre les scènes.
II. — Recherche de l'effet comique, à l'exception de quelques passages d'analyse morale, de scènes romanesques ou pathétiques, d'épisodes d'amour. — Le comique de Plaute : comique de caractère, de moeurs, de situation, de caricature, de mots. Diversité de ce dernier genre de comique : bouffonneries, coq-à-l'âne,
parodies, énumérations, géographie et botanique de fantaisie, emploi de langues étrangères, d'expressions déformées, mots forgés, jeux de mots, sous-entendus. Procédés de farce ou de parade : transgression volontaire de l'illusion scénique, déguisements, attitudes et gestes,
III. — Don de la vie : la puissance créatrice de Plaute.
IV. — Don du style : « l'élégance » de Plaute selon les anciens.

CHAPITRE XV. — L'originalité de Plaute. — Les éléments grecs et les éléments romains : imitation et adaptation. Le problème de l'originalité de Plaute : que l'hypothèse d'une indépeudance absolue s'exclut d'elle-même. Plaute, simple traducteur. — Les témoignages qui semblent l'établi; comment ils ne sont pas probants, — Les éléments grecs reconnus dans ses pièces : leur titre de palliatæ, les noms grecs des personnages, le lieu en pays grec, les rôles spécifiquement grecs, les usages grecs, L'éducation à la grecque, la religion grecque, les légendes grecques, les magistratures et les institutions grecques, le droit grec, les allusions à l'histoire grecque, à la littérature grecque, les thèmes traditionnels de la comédie grecque, les locutions et expressions grecques; fidélité ou servilité des imitations et traductions du grec. Plaute. adaptateur — Les éléments romains de ses pièces : les titres latins, les noms traduits ou interprètés en latin, les noms de lieux inventés
sous la frorme latine, les noms de lieux latins ou romains, les types de convention latinisés, les usages grecs expliqués ou excusés, les usages romains, la religion romaine, la légende romaine, les magistratures et les institutions romaines, le droit romain, les allusions à l'histoire romaine, à la littérature romaine, les thèmes traités à la façon des rhéteurs romains, les parodies d'écrits romains, les proverbes et facélies romains; originalité relative dans l'adaptation. Part d'imitation et d'adaptation dans son oeuvre.

CHAPITRE XVI. — L'originalité de Plaute, (suite). — Comment il modifie ses modèles. — La contamination. La contamination dans les pièces de Plaute : témoignage de Térence. — Les hypothèses des modernes sur les pièces contaminées : pièces à double sujet: Miles; Poenulus, pièce sans sujet : Stichus ; pièces défectueuses à divers égards : Amphitryon, Aululaire, Bacchis, Captifs, Casina, Curculio, Epidicus, Mercator, Persa, Pseudolus, Rudens, Trinummus, Truculentus.- — Objections préliminaires : la portée réelle du témoignage de Térence; vanité du critérium des fautes d'ar ; vanité du critérium des incohérences ou contradictions; existence de la contamination dans les originaux. grecs. — Faiblesse des raisons invoquées pour déclarer contaminées l'Aululaire, les Bacchis, les Captifs, le Curculio, l'Epidicus, le Persa, le Rudens, le Trinummus, le Truculentus. Insuffisance des raisons invoquées pour le Stichus, la Casina, Amphitryon,
le Pseudolus et même le Poenulus, ou le Miles. Impossibilité de déterminer les contaminations, faute de témoignage précis ou de preuve matérielle. — Le fait certain de la contamination et ce qui s'ensuit : effort d'originalité, tentative d 'adaptation, désir du succès, Les suppressions de parties ou de passages du modèle
grec : témoignage de Térence, aveux de Plaute. — Suppressions dans la Casina, l'Asinaire, l'Aululaire, le Persa, le Truculentus, le Pseudolus, le Stichus. — Motifs de ces suppressions : détails mal adaptés aux moeurs romaines (Persa); explications fastidieuses (Casina, Cistellaria); nécessité de compenser les longueurs dues aux amplifications et additions. Amplifications des scènes qui provoquent le rire. Modifications probables de données peu intelligibles ou choquantes pour les auditeurs. Additions possibles de passages originaux ou suggérés par de vagues réminiscences de la littérature antérieure. Raisons des jugements opposés portés sur l'originalité de Plaute. Son procédé d'adaptation. L'originalité de sa forme, le don scénique éclatant dans ses comédies.

CHAPITRE XI

LES ROLES ET LES PERSONNAGES DE PLAUTE

IV. LES " JEUNES PREMIERS" ET LES " INGÉNUES"

Nous l'avons plusieurs fois remarqué au cours de ces analyses : les personnages proprement comiques ne suffisent pas au poète comique, s'il veut être plus qu'un simple farceur. Il en est qui font rire rien qu'en se montrant : faces à nasardes, cibles prédestinées aux quolibets, aux injures et aux coups. Mais leur ridicule, constitutionnel pour ainsi parler, lasserait assez vite si quelque chose ne venait en relever la monotonie et redoubler le plaisir qu'on éprouve à leurs mésaventures. Ce « quelque chose », c'est d'ordinaire le sentiment de la justice; quolibets, injures et coups sont bien plus amusants, si le spectateur a l'impression que ce sont là des punitions méritées, de légitimes vengeances, des armes de la bonne cause. Le rôle habituel de ces fantoches est donc d'être les ennemis ou les rivaux des personnages sympathiques, et ainsi requiert ces personnages sympathiques. D'autres font rire par leurs défauts et leurs vices : courtisanes ivrognesses, esclaves balourds ou fanfarons, vieillards crédules, avares ou libertins, vieilles acariâtres et jalouses. Certes, ces portraits parfois se suffisent à eux-mêmes. Si de tels caractères ne sont point absolument vrais mais sont déformés par la veine outrancière du poète, il y a du moins en eux une âme de vérité. Le spectateur se plait à la reconnaître sous toutes les exagérations dont la recouvre la virtuosité de l'auteur. Mais c'est double plaisir pour lui quand ces défauts et ces vices, en plus des grotesques conséquences qu'ils entraînent, servent encore au châtiment des personnages qui lui déplaisent, tournent à l'avantage des personnages auxquels il s'intéresse. Une uxor dotata amuse quand elle tyrannise son mari, elle amuse bien plus si elle chante pouilles à ce mari quand il s'est fait le rival du héros de la comédie. Ainsi ces grotesques n'ont eux aussi toute leur valeur que par la présence d'un personnage sympathique et, par là, ils le requièrent également. Enfin, d'autres font rire aux dépens de leurs dupes. Mais si l'intrigue et la verve de l'intrigant peuvent à eux seuls parfois faire le succès d'une pièce, la pièce n'en vaut que mieux quand elle aboutit au. triomphe d'une cause agréable au spectateur. Pourquoi, par exemple, à lire ou à voir jouer George Dandin, éprouve-t-on une impression équivoque et, quand on a ri, est-on un peu tenté de se reprocher d'avoir ri ? C'est précisément pare que, ici, l'intérêt n'a où se prendre; parce que nous ne pouvons nous passionner ni pour Angélique trop cynique ni pour Dandin justement puni de sa vanité; parce qu'il y manque en un mot ce que les rôles d'intrigants requièrent comme les autres, le personnage sympathique. Ce personnage sympathique, à Rome comme chez nous, comme partout, c'est le jeune homme, c'est la jeune fille et, en particulier, le jeune homme et la jeune fille amoureux, dont l'union longuement traversée finira par se conclure et renverra chez lui le spectateur satisfait. Un peu de sentimentalité complète heureusement, légitime, et en quelque sorte rehausse le plaisir d'avoir ri. Et les grandes personnes, au théâtre, sont volontiers comme les enfants qui, dans leurs contes de fées, veulent toujours que le Prince Charmant épouse la Princesse Désirée, qu'ils vivent longtemps et qu'ils aient filles et garçons en abondance.
Il y a donc beaucoup de comédies de Plaute dans lesquelles paraissent les jeunes gens et les jeunes gens amoureux1. Adire vrai, ils n'y paraissent quelquefois que commedes « utilités ».Il était commode pour bâtir la pièce d'avoir une histoire d'amour qui fût le prétexte et la justification de l'intrigue; mais, une fois cette donnée admise, c'est l'intrigue elle-même à laquelle s'est attaché l'auteur. A peine le jeune homme et la jeune fille, quelquefois même un d'eux seulement, se fait-il voir en quelques scènes épisodiques; il dit qu'il est amoureux, mais il ne le montre guère; et il semble avoir hâte de s'effacer pour laisser toute la place au véritable « meneur du jeu », à l'esclave rusé, ou au parasite astucieux, ou à la courtisane perfide, ou encore au vieillard ridicule. Tel est, par exemple, Lyconide de l'Aululaire. Il a séduit la fille d'Euclion, elle va le rendre père, il veut l'épouser. Mais c'est tout juste s'il entre en scène vers la fin de la pièce; et à la façon dont il s'y exprime, on ne peut pas dire qu'il soit vraiment amoureux : c'est un honnête garçon qui dans un moment d'ivresse a commis une faute, qui s'en repent et veut la réparer : « Ecoute, Euclion. Il n'y a pas d'homme assez vil pour n'avoir pas honte quand il a mal agi et ne pas chercher à laver cette tache. Je t'en prie : si dans mon égarement j'ai eu des torts envers toi ou envers ta fille, pardonne-moi et donne-la moi pour femme, comme le prescrit la loi ».
En réalité son rôle n'a d'autre intérêt que d'amener le mariage traditionnel qui clôt la comédie et, chemin faisant, de provoquer la scène fameuse des quiproquos entre la cassette volée de l'avare et sa fille séduite. Tel est aussi Pleusidippe du Rudens. On le voit, au début, qui court à la recherche de sa bien-aimée ravie par le leno, on le voit, à la fin, qui se réjouit d'apprendre qu'elle est délivrée, qu'elle a retrouvé ses parents, qu'elle va pouvoir l'épouser. Mais, dans l'intervalle, sauf une apparition rapide et insignifiante, il est resté dans la coulisse. Tel est encore Pleusiclès du Miles. Certes, c'est un charmant jeune homme, plein de politesse et de courtoisie : on ne peut qu'apprécier la bonne grâce avec laquelle il s'excuse auprès de son hôte de lui causer bien de l'embarras, et de le compromettre dans des équipées peu séantes pour un homme de son âge et de sa situation.
Avec beaucoup d'application, il apprend le rôle qu'il doit jouer dans l'intrigue tendue au militaire, et il le joue avec beaucoup de conscience. Mais vraiment il est trop raisonnable. Quand il s'est déguisé en patron de navire pour enlever Philocomasie, on s'attendrait à ce qu'il exprimât son émotion, sa crainte, son espérance; il ne songe qu'à se disculper à ses propres yeux des procédés auxquels il a dû recourir : « Si je ne savais que, les uns d'une façon les autres d'une autre, beaucoup ont usé de fraude pour leurs amours, j'aurais plus de honte à me présenter en cet équipage, pour servir les miennes. Mais je sais bien qu'une foule d'hommes ont fait une foule de choses déplacées et tout autres que bonnes lorsqu'ils' étaient amoureux, ne serait-ce qu'Achille, quand il laissa massacrer ses concitoyens. Heureusement ses partenaires arrivent : sans cela, il allait passer en revue toute la mythologie et toute l'histoire pour développer ce plaidoyer bien inutile. Aussi n'est-il pas étonnant que Palestrion, moins scrupuleux, lui ait naguère amicalement dit son fait : « Tu es un amoureux d'une nouvelle espèce! Si quelque scrupule t'empêche d'agir, tu n'aimes point. Tu es un fantôme d'amant plutôt qu'un amant, Pleusiclès». Et s'il était franc, Pleusiclès répondrait : C'est que je suis amoureux pour la commodité de Plaute : il avait besoin d'un amant, dans sa pièce, afin d'avoir une occasion de berner le militaire et de mettre, dans tout son jour le génie de l'intrigant qui le berne. D'autres fois enfin, les amoureux de Plaute n'ont pas laissé de montrer quelque passion véritable. On est tout prêt à s'attacher à eux et à les suivre avec sympathie. Mais, brusquement, il les abandonne. On dirait qu'il les a oubliés. Et il les a oubliés en effet, tels Philolachès de la Mostellaria ou Calidore du Pseudolus (1), à partir du moment où la machination destinée à favoriser leur amour est devenue pour lui l'essentiel, tandis que leur amour même n'était plus que l'accessoire.

(1) Agorastoclès du Poenulus, lui, reste bien on scène jusqu'à la fin, mais, sauf en de rares passages, sa passion ne paraît plus guère. S'il n'est pas oublié, c'est lui qui oublie d'être amoureux. La chose a été remarquée et « mille bruits en courent à sa honte. » On le soupçonne véhémentement d'être avare : dans l'original grec aurait été exposée une lutte de sentiments dont l'écrivain latin par incuriosité psychologique a effacé presque toutes les traces. Un amoureux avare! jamais on ne me fera croire qu'un comique grec ou latin ait présenté ce monstre. Sans doute Agorastoclès a de l'argent et l'on ne nous dit pas nettement pourquoi il n'a pas acheté la jeune fille au leno : il se borne à l'injurier. Mais qu'est-il besoin d'expliquer cela ? le public devine sans peine que le leno demande des sommes supérieures aux ressources d'Agorastoclès. (Remarquer d'ailleurs qu'il rémunère sûrement ses faux témoins). Sans doute Adelphasie reproche à Agorastoeles : « Tu sais bien promettre monts et merveilles, mais toutes tes promesses sont sans effet » ); mais c'est l'injustice de la passion déçue et de l'espoir trompé. Sans doute Milphion se
fait fort d'obtenir Adelphasie « sans frais et sans dépenses » (vers 163) ; mais c'est qu'il s'agit de punir de la façon qui lui sera le plus sensible l'avide leno. Sans doute Agorastoclès manifeste un vif plaisir aux belles paroles d'Adelphasie; mais dans ce mépris qu'elle affecte du luxe, rien ne prouve qu'il soit sensible à l'économie et non à la vertu qui s'y manifeste. Sans doute enfin, il n'oublie pas de demander une dot : mais M. Legrand admet que ce vers peut être interpolé ; peut-être s'agit-il de souligner l'heureuse issue de la pièce : mariage d'amour et beau mariage; et puis, le public romain a-t-il vu là le manque de tact et de délicatesse que
nous y voyons ?

Et je ne parle pas des passages où ces amoureux, tout d'un coup, cessent d'exprimer leur passion pour « faire de .l'esprit » avec leurs esclaves et comme eux ; ils ont l'air de se dire : Attention ; nous sommes acteurs de comédie : il faut faire rire. Malgré ces « déchets », si je puis ainsi dire, il reste dans son oeuvre nombre d'amoureux vraiment dignes de ce nom. Et, ce qui fait son éloge, ou l'éloge de ses modèles, c'est qu'ils n'ont rien d'uniforme et de monotone. Chacun d'eux aime à sa façon, selon son caractère propre et sa situation particulière : c'est une galerie pleine de variété. Faut-il ranger parmi eux le vertueux Lysitèle du Trinummus, le Grandisson de la comédie latine? Je ne sais trop; j'ai peur que, s'il veut épouser sans dot la soeur de son ami, le prodigue Lesbonicus, ce ne soit par affection pour lui et non par tendresse pour elle : Permets-le moi, dit-il à son père : « de cette façon tu rendras sans bourse délier le plus grand des services à Lesbonicus et tu n'as aucun moyen plus facile de lui venir en aide ». Pourtant, c'est une âme passionnée que Lysitèle et il lui a fallu faire effort sur lui pour réprimer le feu de la jeunesse et les désirs de son coeur. Comme Hercule entre la Vertu et la Volupté, il a délibérée et ce n'est point sans quelque peine qu'il a renoncé aux libres amours que suivent les autres jeunes hommes.
Mille pensées s'agitent à la fois dans mon coeur et mille réflexions me rongent. Je me consume, je me dévore, je me tourmente : mon esprit est pour moi comme un rude instructeur. Mais mon parti n'est pas encore pris et j'ai encore à y réfléchir. Entre deux genres de vie, lequel choisir? lequel est le plus sûr à pratiquer ? Ces deux partis entre lesquels il hésite, c'est de s'adonner à l'amour ou d'administrer sagement ses biens et sa vie. Il pèse donc le pour et le contre ; mais en fait c'est un réquisitoire qu'il récite contre l'amour.
L'amour ne s'adresse pour les prendre dans ses filets qu'aux aines passionnées. C'est elles qu'il choisit, elles qu'il poursuit, elles qu'il flatte avec perfidie et détourne de leurs intérêts : prodigue en belles paroles, rapace, menteur, goinfre, cupide, recherché dans sa toilette, avide de dépouilles, corrupteur des hommes qu'il entraîne dans ses repaires, mendiant flatteur, et qui découvre les biens cachés : car à peine l'amant est-il blessé au coeur par les flèches des baisers de son amie, voici que son argent fond et s'écoule. " Donne-moi cela, mon chéri, je t'en prie, si tu m'aimes." Et l'oison de répondre : « Oui, mon bijou, je te le donne, et ceci encore, et plus si tu veux ». Alors, elle l'étrille, elle demande tout de suite davantage. Mais ce ne serait rien s'il ne lui en coûtait encore bien plus en bombances, en dîners, en dépenses de toute sorte. Vient.elle chez lui pour un jour? elle amène toute sa maisonnée, femme de chambre, parfumeur, intendant, et celle qui l'évente, et celle qui la.chausse, et celle qui lui fait de la musique, et celle qui garde ses bijoux, et les coureurs pour porter ses lettres, et les coureurs pour porter ses réponses : une armée de mangeurs et de buveurs. Lui, à leur faire faire bonne chère, il se ruine. Quand je repasse tout cela dans mon esprit et combien l'indigent est méprisé,... arrière, amour! tu me déplais, point de commerce entre nous... Et après avoir encore vitupéré contre l'amour, il conclut : « Les honnêtes. gens recherchent la fortune, le crédit, les honneurs, la considération, l'estime publique; c'est là la récompense des gens de bien. J'aime mieux vivre avec eux qu'avec les gens de rien, diseurs de riens ». On est un peu choqué sans doute de le voir ainsi opposer aux vaines amours les intérêts matériels; il est bien « bourgeois » pour un jeune premier.
Pourtant, son désintéressement éclate dans la suite et l'on comprend qu'en somme ce qu'il a voulu célébrer ici, c'est la supériorité de la vie régulière sur la vie de bohème. Tout à l'opposé, et bohème, précisément, est Callidamate de la Mostellaria. Mais celui-là non plus ne peut être compté sans réserve parmi les amoureux : c'est un simple débauché. Il entre en scène, titubant et bégayant d'ivresse, appuyé sur une courtisane, et il a à peine la force de tomber sur un lit pour s'y endormir lourdement. Quand les choses vont mal, quand le père de Philolachès furieux va surprendre son fils au milieu des orgies, on secoue l'ivrogne; il faut recommencer plusieurs fois pour le réveiller, et ses premiers mots sont pour redemander à boire; quand la situation lui est expliquée, il propose tout simplement de tuer le vieux, et l'on est obligé de l'entraîner bien vite pour qu'il ne se querelle pas avec tout le monde. Enfin, au dénouement, lorsqu'ayant cuvé son vin, il veut intervenir en faveur de son ami auprès du père irrité, il ne trouve rien de mieux à faire que de commencer par inviter le vieillard à venir dîner avec lui.
Si un personnage aussi crapuleux amusait les spectateurs romains, c'est bien une preuve de la grossièreté de leurs moeurs et de la grossièreté de leur goût. Les égarements des autres sont moins choquants, et, lors même qu'on les blâme, il est possible du moins de sympathiser avec eux. Pistoclère, des Bacchis, est le type du jeune homme, qui, à peine au sortir de l'enfance, est brusquement séduit par l'amour et par le plaisir. Il a rencontré les deux soeurs courtisanes, et tout d'abord, imbu des leçons de son sage précepteur, il le traite avec mépris. « Que complotez-vous là ensemble? » leur demande- t-il. « Un bon complot » répond l'une d'elles.
Et lui : « Ah bien! ce n'est pas l'affaire des courtisanes ». Mais on attend de lui un service. L'une des Bacchis a besoin d'un protecteur contre le militaire qu'elle redoute : ne pourrait-il pas jouer ce rôle? Il refuse avec indignation et avec crainte : « C'est de la glu toute pure que vos amabilités... Je le vois bien, vous deux, vous voulez attraper un pigepn. Hélas, voilà déj,à mes ailes engluées! Non, femme, ce que vous me proposez là n'est pas avantageux pour moi... 0! Bacchis! j'ai peur des Bacchantes et de ton Bacchanal ». Malheureusement, au lieu de s'éloigner bien vite, il discute avec elles; il leur dépeint le danger qu'il courrait s'il cédait à leurs instances : ... Vos repaires mystérieux ne conviennent pas à mon âge... Ce sont là belles paroles; mais à l'épreuve et si on tente l'expérience, ce sont des traits qui blessent l'àme, qui dissipent les fortunes, qui ruinent les moeurs et la réputation...Un jeune homme entrer dans cette arène! on s'y exerce à la ruine; on n'y lance pas des disques, mais son argent; au bout de la course on trouve la honte... Au lieu d'un fleuret, on me mettrait dans la main une tourterelle et au lieu du ceste, l'anse d'un canthare; pour casque, j'aurais une coupe, pour aigrette, une couronne de fleurs, pour javelot, des dés à jouer, pour cuirasse, un moelleux pallium, pour cheval, un lit et une courtisane pour bouclier! arrière, arrière!
Mais à se représenter trop vivement le péril, il s'en fascine lui-même, et tout d'un coup sa résistance tombe : le poisson a mordu à l'hameçon 1. Dès lors, il est perdu. Dans la maison de Bacchis, il croit trouver « l'Amour, la Volupté, les Grâces, la Joie, les Ris, les Jeux, les aimables Entretiens, les doux Baisers ». Il a l'orgueil de son émancipation, la griserie de sa fraîche indépendance. Il joue à l'homme fait et se plait à railler son précepteur, à se révolter contre ses leçons et ses reproches: « Je n'ai plus l'âge de l'école, Lydus... J'ai assez perdu mon temps et toi le tien. Tes leçons ne m'ont servi de rien ni à toi non plus. Je ne suis plus d'âge à me laisser régenter par toi. Assez d'histoires » C'est un jeune poulain échappé, qui gambade et qui rue. Phédrome du Curculio et Calidore du Pseudolus sont des amoureux tendres et sentimentaux. Phédrome, pendant la nuit, « obéissant aux ordres de Vénus et de Cupidon,. aux conseils de l'Amour», s'en va voir Planésie à la porte du leno. Il est heureux de porter lui- même le flambeau de cire, « doux travail des abeilles pour sa douce amie ». Il salue la porte derrière laquelle est enfermée sa bien-aimée et lui offre du vin en sacrifice. « Quel mortel l'égalera en bonheur », quand la vieille portière, séduite par un broc de vin, lui amènera sa maîtresse'? Il chante devant cette porte la chanson des amoureux : Verroux, verroux! que j'ai plaisir à vous saluer O !, vous, je vous le demande, je vous en prie, je vous en supplie, je vous en conjure, cédez au voeu de mon amour, très chers amis. Faites-vous pour moi danseurs de ballets : sautez, s'il vous plait, afin qu'elle sorte.. Ha! maudits verroux, voyez comme ils dorment ; j'ai beau les prier, ils n'en bougent pas plus vite. Je le vois bien, vous ne voulez rien faire pour moi, verroux!
Il vante la pureté de sa Planésie : « il l'a respectée comme sa soeur »; c'est à peine s'il lui a donné quelques baisers et, elle, dans les furtives et trop rapides entrevues qu'elle a pu lu' accorder, vite elle lui tend ses lèvres et s'enfuit. Mais, elle sort. Alors il s'écrie : « Je suis un Dieu... Ah! les rois peuvent garder leurs royaumes, les riches leurs trésors! A eux leurs honneurs, leur puissance, leurs combats, leurs exploits! Qu'ils ne me portent pas envie et je leur laisse tout cela ». Et ce sont de tendres propos, de douces caresses 2, jusqu'au moment où s'éveille la ville, où s'ouvrent les portes des maisons et des temples, et où les amoureux, comme plus tard Roméo et Juliette, doivent se séparer en hâte, avec l'espoir de se réunir sous peu et pour toujours. Calidore n'est pas moins sentimental; mais il est plus mélancolique : c'est un peu Jean-qui-pleure amoureux. Il y a plusieurs jours qu'il a reçu de son amie une lettre par laquelle elle l'avise des dangers qui menacent leurs amours. Depuis ce temps, il tient sans cesse à la main, il arrose de larmes « ces caractères charmants, tracés sur de charmantes tablettes, par une main charmante»; mais il n'a eu le courage d'en parler à personne. Pressé de questions par son esclave fidèle, il gémit, il soupire : « La misère et le souci me consument.
Comme l'herbe née pendant la canicule, j'ai vécu bien peu : je suis éclos soudain et soudain je suis flétri ». Il n'a pas la force de dire lui-même le contenu de la missive, il la remet à son confident, il le prie de la lire tout haut : « Continue : il me semble qu'ainsi je m'entretiens avec elle. Lis : c'est pour moi comme un breuvage de douceur et d'amertume ».
Et dans ces lamentations, dans ces plaintes, se révèle son âme faible et tendre. Au contraire, ce sont des violents que l'amoureux ou un des amoureux de l'Asinaire, Alcésimarque de la Cistellaria, Mnésiloque des Bacchis. L'amant, dans l'Asinaire, est surtout vindicatif. Mis à la porte lorsqu'il n'a plus d'argent, il éclate en menaces et en injures : il se vengera; il portera plainte à la justice; il réclamera des punitions méritées et tirera satisfaction non seulement pour lui-même mais pour tous les jeunes hommes ruinés par les courtisanes : « il lui fera tout le mal qu'il pourra, et ce ne sera pas volé ». Alcésimarque, dans la même situation est encore plus désespéré que furieux. Il est comme fou de chagrin. Ah ! bien sûr, c'est l'Amour qui, le premier, inventa le métier de bourreau. J'en puis bien juger par moi-même sans prendre l'avis de personne; car les souffrances de mon âme surpassent et dépassent celles de tous les autres. L'Amour me tourmente, me crucifie, me persécute, me pique de son aiguillon, me tourne sur sa roue. Malheureux! j'en meurs : je suis emporté, entraîné, déchiré, arraché en tous sens : une tempête obscurcit mon âme. Là où mon coeur est, je ne suis pas; ou je ne suis pas, là est mon coeur. Tous les sentiments luttent en moi; je veux, et tout de suite je ne veux plus. Ainsi l'Amour se joue de mon âme accablée : il la chasse, il la presse, il la précipite, ,il la harcelle, il la retient, il la caresse, il la comble; ce qu'il donne, il ne le donne pas : c'est un leurre; ce qu'il m'a conseillé, il m'en détourne; ce dont il m'a détourné, il m'y pousse. Il en use avec moi comme la mer fait d'une épave et brise sur les écueils mon coeur amoureux. Il s'adresse à l'avide matrone qui le sépare de sa maîtresse, il essaye de l'ébranler et, ne pouvant y parvenir, il s'abandonne à la douleur la plus délirante : « Ecoute, femme, et sache ma résolution. Fassent tous les dieux, et les grands dieux, et les petits, et les dieux Lares, que de ma vie et de sa vie, je ne donne plus un baiser à Silénie, si je ne massacre aujourd'hui et elle et toi et moi. Oui, demain, à la première heure, je vous tue toutes deux; et puis après, j'extermine tout le monde si tu ne me la rends pas ». Et comme elle n'a point cédé, il est prêt en effet à se tuer lui-même. Le poignard à la main, romantique avant la lettre, il salue la mort : « 0 Mort, reçois-moi : je t'aime et viens à toi de bon coeur » ! S'il est sauvé, c'est que son amie se précipite pour arrêter son bras; alors il la saisit, il l'entraîne, il l'enlève, décidé à ne plus souffrir que rien les sépare jamais. Quant à Mnésiloque, lui, c'est un jaloux. Il avait chargé son ami Pistoclère de lui rechercher Bacchis. Il vient d'apprendre qu'elle est retrouvée et que l'argent nécessaire pour assurer sa liberté a été soutiré par un esclave ingénieux à un père abusé. Il est tout heureux. Mais on lui dit que son ami le trompe avec sa maîtresse. C'est un écroulement. Il s'écrie; il se désespère; il s'emporte. « Tu m'as perdu, ô mon ami! Et cette femme, je ne poursuivrai pas sa perte totale ? J'aimerais mieux mourir d'une mort affreuse. Il n'y a donc plus de fidélité au monde, plus personne à qui se fier? » il rumine en lui-même sa douleur et sa colère :
Qui dois-je tenir pour mon pire ennemi, de mon ami ou de Bacchis? Je ne sais. C'est lui qu'elle a préféré ? qu'elle le garde; c'est très bien ainsi. Mais certes, elle s'est conduite de la sorte à son dam. Que personne jamais plus ne se fie à mes paroles ni à mes serments, si désormais je ne suis empli du pire, du plus ardent amour. Ah! elle ne pourra pas se vanter d'avoir trouvé une dupe à bafouer! J'irai à la maison et je volerai quelque chose à mon père et lui donnerai. Ah ! je me vengerai d'elle en mille façons... je ne la lâcherai plus, dussè-je réduire mon père à la mendicité. Mais suis-je encore dans mon bon sens pour parler ainsi de ce que je veux faire ? Je l'aime; ah oui ! rien n'est plus certain! mais plutôt que de lui donner mon argent, de l'enrichir d'un fétu, j'aimerais mieux devenir plus mendiant qu'un mendiant. Non, jamais plus de sa vie, elle ne pourra se jouer de moi. C'est décidé; je rends tout l'argent à mon père. Alors, quand je serai les mains vides et sans le sou, elle viendra, avec ses douces paroles; elle aura beau dire, ce sera tout comme si elle allait raconter des histoires à un mort.
Et, sans plus longue enquête, le voilà qui court révéler les intrigues de son esclave, rendre la somme si péniblement escroquée, s'enlever à: lui-même les moyens de délivrer Bacchis, quitte à se lamenter quand il connaît la vérité, quand il découvre que ni son ami ni son amie ne lui ont été infidèles. Cette crédulité sans critique, ces décisions contradictoires, cette vengeance qui retombe sur celui-là même qui se venge, tout cela est bien caractéristique du jaloux. Il y a aussi l'amoureux inconstant, comme Stratippoclès d'Epidicus. Lorsqu'il est parti pour l'armée, il était épris d'une joueuse de lyre et il a chargé son esclave de la lui acheter, sans lui donner la somme.
Epidicus s'est ingénié et il a réussi. Mais quoi! son maître « a je ne sais combien de coeurs » et, sur mer, « il a tourné sa voile selon le vent». Il revient de la
guerre avec une jeune captive, acquise à crédit naturellement : il faudra qu'Epidicus se débrouille dans cette complication, se débarrasse de la joueuse de lyre et trouve l'argent nécessaire/pour payer la dette. Et Stratippoclès le bouscule; il ne peut se tenir d'impatience. Mais un concours d'événements extraordinaires
fait que la captive se découvre sa soeur. Qu'à cela ne tienne; la joueuse de lyre est toujours à la maison : il s'aperçoit aussitôt qu'il peut l'aimer encore. Et il y a ceux que tourmente le regret de leurs égarements. Ils commencent à comprendre qu'ils ont mal usé de leur liberté, que l'oisiveté, les orgies, les folles amours ont pour eux des fruits amers; ils sont attristés, humiliés, par le sentiment de leur déchéance.
C'est Charin du Mercator. Il avoue qu'un funeste cortège suit l'amour : le souci, l'insomnie, le chagrin, l'inquiétude, la frayeur, l'inconséquence, l'irréflexion, les excès, la licence, la dissipation, la misère, le déshonneur, que sais-je encore? c'est toute une cour de défauts, de vices et de malheurs. Et lui-même, il a, pour s'être adonné à l'amour, gaspillé sa fortune et mérité les justes reproches de son père. C'est Philolachès de la Mostellaria. Celui-là fait un ingénieux parallèle entre les hommes et les maisons. Sortant des mains de l'architecte, la maison est parfaite. Si le propriétaire est négligent, le bâtiment mal entretenu se détériore, se gâte et linalement s'écroule. Tel est l'homme.
Les parents sont les architectes des enfants : ils établissent pour eux des fondements, ils les élèvent, ils mettent tout leur soin à les rendre forts pour qu'ils soient utiles et d'un beau spectacle aux autres et à eux-mêmes; ils n'épargnent rien de ce qu'il faut et la dépense pour eux n'en est pas une. Ils les ornent : ils leur enseignent les lettres, le droit, les lois. A grands frais et à grand peine, ils font tous leurs efforts pour que les autres s'en souhaitent de pareils. Quand ils les envoient au service militaire,... ils leur donnent pour appui quelqu'un de leur famille. C'est alors, que l'oeuvre sort des mains de l'architecte. Après la première campagne, on juge par l'épreuve ce que l'édifice pourra devenir. Ainsi, moi, j'ai été excellent et sans reproche, tant que je suis resté aux mains de l'ouvrier ; mais dès que j'ai été abandonné à moi-même, aussitôt, d'un seul coup, j'ai anéanti tout son travail. La fainéantise est venue. Ça été pour moi une tempête. Elle m'apporta la grêle et la pluie: modestie, vertu, se sont envolées comme des tuiles par l'ouragan et je suis resté à découvert sous l'orage. J'ai négligé de chercher quelque abri. Et voici que l'amour est tombé sur moi comme la pluie dans une maison sans toit; il a pénétré jusqu'en ma poitrine, il y a inondé mon coeur. Du même coup, j'ai tout perdu : fortune, crédit, réputation, vertu, honneur;je ne suis plus bun à rien: je suis usé. Les charpentes de l'édifice sont pourries ; je ne crois plus qu'il y ait moyen de l'étayer; il va s'écrouler tout entier; il va périr jusqu'aux fondements; personne ne peut le sauver. Mon coeur saigne quand je vois ce que je suis et ce que j'ai été. De tous les jeunes gens, aucun ne me surpassait à la gymnastique, au disque, au javelot, à la balle, à la course, aux armes, à l'équitation. Je vivais heureux. Je servais de modèle aux autres pour la frugalité et l'endurance, et les meilleurs vme demandaient des leçons. Maintenant je ne vaux plus rien et c'est ma faute. Voilà de bons sentiments : c'est le repentir de l'enfant prodigue. L'amusant, c'est qu'au moment même où Charin et Philolachès parlent avec tant de sagesse, ils ont précisément un nouvel amour en train ; et leurs bonnes résolutions et leurs fermes propos s'évanouissent en fumée. Il va de soi que ce n'est point le seul cas où les jeunes gens provoquent le sourire, sympathique, naturellement.
Quel public ne prend plaisir aux excusables folies des amoureux? Plaute le sait bien. Aussi ne néglige-t-il aucune occasion. Ailleurs, nous les voyons dans tout l'enthousiasme de la passion, quand leur maitresse parait à leurs yeux. Ils admirent, ils s'exclament, ils sont au septième ciel, et à côté d'eux, à mi-voix ou même tout haut, quelque insolent esclave fait la contre-partie railleuse. Ces Socrates de vaudeville s'entendent à « ramener les hommes du eiel sur la terre ». Palinure est ainsi le Sancho Pança du Don Quichotte Phédrome; quand Argyrippe et Philénie échangent les doux propos et les caresses, Léonide, qui les regarde, se tourne vers son complice Liban, et, d'un ton de pitié : « 0 Liban ! quel malheur d'être amoureux », et l'autre de répondre : « Bah! c'en est un pire d'être pendu. » Ou bien les affaires des. amants vont mal. Ils se chagrinent, ils s'emportent, ils trépignent, ils s'en prennent à tout le monde, à leurs amis, à leurs aides, à leurs esclaves. Ceux-là, tantôt se défendent de leur mieux, tantôt avec un ironique sang-froid, s'amusent à les voir ainsi perdre la tête. Stratippoclès peste contre son camarade Chéribule, qui n'a que des protestations à lui offrir, quand il faudrait de l'argent liquide. Charin s'en prend à son ami Eutyque, qui n'en peut mais, de ce que sa maîtresse a été achetée par un rival inconnu : « Tu m'as plongé le couteau dans la gorge ; je ne me soutiens plus. Continue, bourreau, maintenant que tu as commencé. » et autres aménités de la sorte. Bien plus, les choses prenant décidément mauvaise tournure, le voilà qui veut s'exiler; il veut courir à travers le vaste monde à la recherche de l'amie perdue, et, dans une véritable crise de démence, il rêve tout éveillé et croit faire réellement le voyage qu'il médite. Agorastoclès, lui, en a surtout aux témoins qu'on a soudoyés pour servir sa cause : leur lenteur est insupportable à son impatience ; il les presse, il les gourmande, il les injurie. Mais ils ripostent de belle façon et il en est réduit à leur faire des excuses : « Ne vous fâchez pas; c'était pour rire. » D'être ainsi contraints de s'humilier envers des auxiliaires indispensables, envers des esclaves mêmes, d'en passer par leurs caprices, parce que ces gaillards se savent indispensables, et qu'ils en abusent, c'est encore ce qui arrive mainte fois aux amoureux de Plaute. Agorastoclès est bien forcé de ronger son frein et de supporter, en dépit qu'il en ait, les impertinences et les quolibets de Milphion. Argyrippe, nous l'avons vu, est insolemment berné par Léonide et par Liban. Il les voit, comme deux limaces sur une rose, qui embrassent sa maîtresse sous ses yeux, et il leur prête son dos pour qu'ils y chevauchent tour à tour. Heureux encore Argyrippe, s'il n'était jamais réduit à de pires complaisances et si, le coeur gros et la mine confuse, il ne devait faire les concessions les plus avilissantes à son propre père, épris de la même courtisane. Il arrive même que les pères, ces dupes-nés, ne mettent pas de complaisance à se laisser duper. Gênés, malgré tout par l'autorité paternelle, les amoureux essayent en vain de leur en conter; l'avarice ou le libertinage ont rendu ces vieillards ingénieux. Voyez Charin du Mercator; quelle piteuse figure il fait en face de Démiphon. Tous ses arguments sont rétorqués; tous ses prétextes sont retournés contre lui ; et avec désespoir, il voit son père courir au port afin d'y acheter pour lui-même la captive dont Charin était épris : « Je suis mort, s'écrie- t-il, il m'a tué !» Et l'on prévoit bien qu'il doit finalement triompher ; mais son embarras, sa confusion, sa rage muette n'en sont pas moins amusants.
Ainsi va le public riant sans méchanceté, mais non sans malice, aux dépens des pauvres amoureux : « Il n'y a pas de plaisir pour un amoureux, s'il n'extravague » dit Calidore : il n'y en a pas non plus pour les spectateurs.
Mais il en est un, plus à plaindre, que j'ai laissé de côté jusqu'ici parce qu'il mérite vraiment d'être spécialement étudié, c'est Diniarque du Truculentus. D'abord, contrairement à tous les autres, il n'a pas le beau rôle: il est ridicule, il est dupe. Car il a pour adversaire, non point un leno, un rival ou un père, ,mais une cupide et rusée courtisane. Et d'autre part son caractère semble tracé avec plus de soin : il y a dans cette pièce la peinture psychologique d'une irrésistible passion tracée avec une singulière vigueur. Fiancé à la fille d'un concitoyen, Diniarque l'avait aimée, si bien qu'elle vient, un peu trop tôt, de le rendre père d'un enfant. Mais il a rencontré la courtisane Phronésie. Les artifices de cette femme ont su le prendre : il s'est ruiné auprès d'elle et pour elle. Dès lors, il a été congédié. Un amant plus riche, un militaire babylonien l'a supplanté. Il le sait. Il sait même, que Phronésie a imaginé un conte pour attacher davantage et mieux plumer le militaire : elle feint que ce soldat l'a rendue mère et elle va se procurer un enfant pour le lui présenter comme le leur. Il sait tout cela. Et pourtant il ne peut renoncer à cette femme et, plus désespéré que jamais, le voilà qui rôde en se lamentant devant sa porte. Survient la servante, digne acolyte de sa maîtresse. Diniarque l'aborde, essaye de la toucher. Mais il en est fort maltraité, jusqu'au moment où il révèle qu'il possède encore des maisons et des terres. Alors la drôlesse change de ton : elle se fait tout aimable ; elle l'invite à entrer; elle l'assure que Phronésie est impatiente de le revoir. Le malheureux n'est pas assez sot pour ne point comprendre les raisons de ce revirement subit : « Ah ! maisons et biens, vous me venez en aide bien à propos. » Mais cela ne l'empêche pas de se laisser duper encore : « Voilà notre, plus grand mal : nous ne pouvons pas aimer sans nous perdre. Quand on nous dit ce que nous désirons, on a beau nous mentir ouvertement, nous sommes assez niais pour le croire et notre colère tombe.» Et il entre chez Phronésie. La courtisane le fait attendre, sous prétexte qu'elle est au bain : en réalité, elle est occupée à exploiter un autre amant. A croquer ainsi le marmot, il s'impatiente ; un peu de raison lui revient; il forme de sages résolutions : « Misérable que je suis! je change d'avis trop tard : je suis ruiné. Mais qu'il me tombe quelque héritage ample et riche maintenant que je sais tout ce que l'argent peut causer d'amertume et de douceur, par Pollux, je le conserverais si bien, je vivrais avec tant de parcimonie que... Ah ! en peu de jours tout serait mangé.... que je fermerais la bouche à ceux qui maintenant disent du mal de moi. » Alors la porte s'ouvre, Phronésie paraît : « Eh bien ! tu as peur que la porte ne te morde? Tu n'entres pas, mon amour? » Lui s'écrie : « C'est le printemps ! quel fleur ! quel parfum, quel éclat charmant !» II accepte son invitation. La rusée l'accable de protestations et de caresses ; puis elle feint de se confier tout entière à lui ; elle lui explique comment elle va tirer de l'argent du militaire, après quoi elle le congédiera pour revenir à Diniarque. Il est tellement enchanté qu'elle en profite pour lui demander des cadeaux; il les lui promet avec empressement. Et laissé seul, il s'écrie avec enthousiasme:
0 dieux immortels ! Ce n'est pas en maîtresse, qu'elle se conduit, c'est en amie qui n'a rien de caché pour moi, qui se livre à moi. Me confier le secret de cette supposition d'enfant! ce qu'une soeur ne confie pas à une soeur ! Elle m'a montré le fond de son âme et que de sa vie elle ne me trahira point! Et je ne l'aimerais pas ? Et je ne lui serais pas dévoué? Ah! je cesserai de m'aimer moi-même avant que cesse mon amour pour elle. Je ne lui ferais pas de présent! Si! je vais de ce pas ordonner qu'on lui porte cinq mines d'argent et des provisions pour une mine. Cela sera bien mieux entre ses mains, à elle qui me veut tant de bien, qu'entre les miennes, à moi qui me fais tant de mal ! En effet, son esclave apporte bientôt des cadeaux qui sont reçus avec empressement. Diniarque en est tout heureux. Quel bonheur ! ses présents ont plu ! ils ont été mieux accueillis que ceux du militaire ! Ah ! il est le favori de Vénus ! Pendant qu'il se réjouit ainsi, la servante sort. Mais elle a encore changé de ton : puisqu'il a tout donné, il n'y a plus besoin de se montrer aimable envers lui ; elle le raille et lui ferme la porte au nez. Diniarque commence à pousser les hauts cris : c'est une indignité, il se vengera, il fera des procès. « Mais pourquoi crier? se demande-t-il bientôt. Qu'elle me reçoive seulement, je lui jurerai, si elle veut, en termes solennels, que je n'en ferai rien. C'est inutile : taper du poing sur des clous, c'est se faire mal aux mains et rien de plus. A quoi bon s'emporter contre quelqu'un qui s'en moque ? » A ce moment parait le père de sa fiancée : il sait que sa fille a été séduite et il va traîner Diniarque devant les tribunaux ; il sait que l'enfant confié à Phronésie est celui de sa fille et il entend le réclamer. Diniarque implore son pardon, il promet le mariage, il s'engage à reprendre son fils. Mais Phronésie, ayant besoin de lui, redevient aimable; elle le supplie de laisser l'enfant quelques jours, jusqu'au moment où le militaire aura été bien dépouillé. Il cède encore. Et il s'en va.
« Adieu, Phronésie ». — « Quoi ! dit-elle, tu ne m'appelles plus : Mon amour? » — « Oh1 je te le dirai plus d'une fois encore en secret 1 Il n'y a plus rien pour ton service? » — « Adieu. » — Quand j'aurai le temps, je viendrai te voir. » Et l'on devine que le nouveau mari sera plus souvent auprès de Phronésie qu'auprès de sa femme.
A le bien prendre, il y a là un drame véritable, comme d'ailleurs dans toutes les comédies qui ont un fond de réalité, si on y poussait les choses jusqu'au bout. Si Plaute l'avait voulu, l'histoire de ce malheureux, envoûté par l'amour, qui n'a'aucune illusion ni sur celle qu'il aime ni sur sa propre faiblesse et sa déchéance matérielle et morale, offrirait un lamentable exemple : n'est-ce point la déplorable aventure qu'ont racontée l'abbé Prévost dans Manon Lescaut et Daudet dans Sapho'? Mais Plaute ne l'a pas voulu ; et pour amuser son public, il a tourné au ridicule, et non au tragique, ce des Grieux de l'antiquité.
En face des amoureux, les amoureuses. Ici encore, Plaute a dù parfois faire des sacrifices à son public. Il y a des amoureuses qui le sont seulement pour les nécessités del'intrigue.mais qui ne témoignent guère de passion véritable. La Phénicie du Pseudolus en est le type le plus caractéristique : c'est un personnage muet. Pasicompsa du Mercator est une gaillarde délurée qui sait entendre les grivoiseries et qui sait y répondre. Philocomasie du Miles a un don de fourberie inquiétant et joue la comédie avec une rare habileté; mais ni l'une ni l'auire ne ressentent ou du moins ne montrent un sentiment vrai. D'une des Bacchis, on nous dit bien qu'elle adore son Mnésiloque ; mais on fait bien de nous le dire, car nous ne nous apercevrions pas. Lemniselenis du Persa soupire : « Qu'on est malheureux, quand on aime» et elle a quelques paroles tendres pour Toxile; et c'est tout. Elles sont aussi des «utilités», sans plus. Enin, de vraies amoureuses, Philénie de l' Asinaire, Silénie de la Cistellaria, Planésie du Curculio se montrent telles dans une scène, puis s'effacent, comme leurs amants, devant les grotesques et les fourbes. Mais la peinture des « ingénues » chez Plaute se heurte encore à une difficulté spéciale que ne rencontrait point celle des jeunes premiers. La jeune fille, à Rome, ne sortait guère de la maison paternelle et ne se mêlait point à la vie extérieure ;les usages et même les lois ne toléraient pas que les femmes de condition libres fussent mises en scène dans les comédies. Dans cet embarras, Plaute, à la suite des Grecs d'ailleurs, s'est rejeté sur les courtisanes. A côté de la courtisane trompeuse et sans coeur, il a donc imaginé la bonne courtisane, tendre, désintéressée, sincère et, mieux encore, la courtisane qui n'est telle qu'en apparence : une enfant de naissance libre, perdue ou enlevée dès son jeune âge, à qui une reconnaissance tardive restituera ses parents et sa liberté, et qu'une sorte d'instinct généreux, même avant cet heureux dénouement, rend déjà digne d'amour et d'estime; ces « ingénues » au sens français du mot, le sont aussi au sens latin. Il y avait à cela un double ou triple avantage.
Plaute pouvait sans invraisemblance leur prêter une honorabilité et des vertus que la vie des courtisanes ordinaires ne comporte point. Il pouvait aisément émouvoir ses spectateurs en leur représentant ces malheureuses, aux mains d'un leno brutal, ou sous la tutelle d'une indigne Macette, qui savaient supporter avec une fière résignation les mauvais traitements et les menaces ou repousser avec une noble indignation les conseils infâmes. Enfin, il avait, pour terminer sa pièce, la ressource d'un coup de théâtre agréable à la fois aux héros et au public. Néanmoins, il n'a pas su toujours, et peut-être ne s'en est-il même pas soucié, éviter dans de telles peintures les plus choquantes contradictions : ses bonnes courtisanes, parfois, ont les sentiments ou les façons d'agir des mauvaises. Ainsi Philénie, de l'Asinaire, qui s'est prêtée aux fantaisies du père de son amoureux, lui demande à la fin des cadeaux, avec une effronterie gênante ; ainsi Adelphasie du Poenulus fait tout à fait gratuitement des professions de foi cyniques : « J'ai à la maison, lui dit son amoureux, je ne sais combien d'écus d'or qui ne demandent qu'à battre la campagne » — « Apporte-les moi, répond- elle : je les aurai bientôt mis à la raison. » Ce sont gentillesses que les auteurs comiques prêtaient volontiers aux courtisanes ordinaires : et, pour ne pas manquer une occasion de soulever le rire, Plaute les attribue sans scrupule même à celles qui sont des courtisanes d'exception. Pourtant, ces passages fâcheux mis à part, il faut avouer qu'elles lui ont fourni d'agréables tableaux. Comme il convient à leur âge et à leur rôle, elles aiment la toilette et s'abandonnent à une gracieuse coquetterie.
L'une d'elles, non sans esprit, s'en raille elle-même, et toutes les femmes avec elle. Qui veut se donner bien de l'embarras, n'a qu'à se procurer deux choses, un navire et une femme. Car il n'y a rien au monde qui donne plus d'embarras, quand on a commencé à les équiper. Jamais on ne les arrange assez bien et ce n'est jamais fini de les arranger. Moi qui parle, je le sais par expérience. Depuis l'aurore jusqu'à maintenant, nous n'avons, ma soeur et moi, cessé de nous laver, de nous frotter, de nous frictionner, de nous parer, de nous polir, de nous farder, de nous pomponner : et chacune de nous avait deux servantes qui nous aidaient dans tous ces soins de propreté et de toilette, et nous avons lassé deux hommes à nous apporter de l'eau. Ah! ne m'en parlez pas! que d'affaires pour une seule femme; mais, pour deux, il faudrait, je le sais bien. un peuple tout entier et nombreux; et il n'y suffirait pas.
Et sans doute, c'est -le métier qui le veut ainsi : il s'agit de pêcher les amoureux. Mais celles qui sont vraiment bonnes ont de meilleures raisons encore. C'est par souci de dignité personnelle, c'est par piété, qu'Antêrastile et Adelphasie se sont parées ; car elles vont, à la fête des Aphrodises, honorer Vénus. Non seulement elles ont revêtu leurs plus beaux atours pour plaire à la déesse, mais elles se sont gardées pures pour entrer dans son temple ; et elles ont plaisir à décrire les beautés de la cérémonie: « Cela valait la peine, pour ceux qui ont le goût de tout ce qui est aimable, de venir aujourd'hui repaître ses regards d'un temple si bien décoré. Par Castor! quel plaisir j'ai eu à voir les charmantes offrandes des courtisanes, offrandes dignes de la déesse des Grâces, Vénus, et comme j'ai admiré ces richesses. Quelle abondance d'objets délicieux, tous rangés dans le plus bel ordre. Tout était rempli d'encens d'Arabie et de parfums. 0 Vénus, ni ta fête ni ton temple ne languissent : que de dévotes étaient venues célébrer Vénus Calydonienne ! »
Philématie de la Mostellaria n'est pas moins coquette. Nous la voyons en scène qui s'inquiète de se faire belle : « Regarde-moi, Scapha, dit-elle à sa servante ; est-ce que cette robe me va bien? Mais regarde, examine, va-t-elle bien? Donne-moi le miroir et ma cassette de bijoux. Vois si mes tresses sont bien disposés, chacune à sa place. Donne-moi le blanc. J'ai envie de mettre des parfums : qu'en penses-tu? Regarde bien si mes bijoux et mon pallium me vont comme il faut » Mais ce n'est point par vanité quelle se pare ainsi : c'est qu'elle attend son amoureux, « son chéri, son protecteur », et c'est à lui « qu'elle veut plaire » Car elles sont tendres, ces bonnes courtisanes. Quelle joie quand celui qu'elles aiment est enfin à leur côté. De quel élan Philématie répond à Philolachès : « Ce que tu veux, je le veux -», et qu'elle est heureuse de songer qu'il l'a affranchie ! Lorsque Planésie en cacnette sort dela maison du leno pour rencontrer son amant : « Où es-tu, s'écrie-t-elle, où es-tu, toi qui m'as sommée de comparaître au nom de Vénus? toi qui m'as envoyé assignation d'amour? Me voici, je comparais; comparais, je t'en prie. 0 mon âme! viens! un amoureux ne se tient pas si loin de sa maîtresse. Prends-moi, serre-moi dans tes bras... » Lui, soupire ; il se plaint que le leno les veut séparer. De quel ton elle proteste : « Nous séparer? Non, il ne peut nous séparer, il ne nous séparera jamais, à moins que la mort n'arrache mon coeur du tien. » Et, quant il faut enfin, par prudence, se quitter, elle le supplie chaleureusement de la racheter au plus vite pour qu'elle soit toute à lui et à lui seul. Quelle douleur, au contraire, quand les événements font obstacle à leur réunion. Silénie est triste ; elle ne sait plus rire, elle néglige sa toilette; elle pleure : « Je souffre, dit-elle à son amie, je suis au supplice, je suis déchirée. Malade est mon âme, malades mes yeux ; je suis malade de chagrin. Que te dire sinon qu'une sorte de folie me livre à la douleur? Mon coeur est torturé. On dit que les femmes n'ont point de coeur? si j'en ai un, c'est lui qui souffre ; si je n'en ai pas, c'est pourtant là qu'est encore mon mal. Est-il donc si amer d'aimer ? Ah ! s'il venait le médecin qui doit me guérir de cette maladie ! Il viendra, dis-tu? que ce mot est lent quand on aime ! pourquoi pas il vient ? Ah ! malheureuse, c'est ma faute, c'est ma folie qui me torture: pourquoi me suis-je attachée à lui seul et lui ai-je voué ma vie entière? » Et elle raconte alors l'histoire de ses amours : comment elle s'est liée avec Alcésimarque, comment il avait promis de l'épouser et comment un père impitoyable lui impose pour femme une étrangère. Elle va maintenant retourner auprès de sa mère qui la rappelle. Mais, en son absence, s'il vient, l'infidèle, qu'on ne l'accueille point avec des reproches : « Quelque tor qu'il ait envers moi, il m'est toujours cher. Parle-lui doucement, je t'en prie ; ne lui dis rien qui puisse le peiner ». Et elle fuit en pleurant, sans avoir même le courage de réparer le désordre de sa toilette. Leur tendresse est telle qu'elle est plus forte que la mort même. Argyrippe désespéré annonce qu'il va se tuer puisqu'il ne peut espérer obtenir Philénie. Mais elle : « Que t'ai je fait, pour me donner le coup de la mort? Pourquoi ces menaces de t'ôter la vie? que deviendrai- je, dis-moi, si tu fais comme tu le dis ? Ah ! c'est décidé : si tu meurs, je meurs. 0 ma vie, serre-moi dans tes bras! Ah! si nous pouvions être ainsi portés au tombeau ! »
Et elles sont fidèles aussi. Elles y ont d'autant plus de mérite que la fidélité n'est guère en honneur dans le monde où elles vivent et que les mauvais conseil ne leur manquent pas. En vain, la servante attachée : Philématie essaye-t-elle de la détourner de Philolachès, en vain invoque t-elle son expérience personnelle pour convaincre la jeune fille qu'elle sera un jour abandonnée et qu'il est sage de prendre les devants, après avoir exploité l'amoureux : " Non, soupire Philématie, je ne crains pas cela de lui" Et à tous les avis, à toutes les objurgations, elle répond en rappelant les bienfaits, les témoignages d'affection qu'elle a reçus, la reconnaissance à laquelle elle est tenue, l'amour enfin qu'elle porte à celui qui fait tout pour elle. Encore n'a-t-elle affairé qu'à une courtisane. C'est une mère qui, invoquant son autorité, prétend éloigner Philénie d'Argyrippe : elle fait honte à sa fille de s'attacher à un jeune homme ruiné. Elle décide qu'on s'en défera sans tarder : «... Si aujourd'hui même il n'apporte pas vingt mines, nous le jetterons à la porte, ce pleureur qui ne nous a jamais donné que ses larmes» — « Ordonne moi de jeûner, mère, répond Philénie : je t'obéirai. »
Jeûner! c'est bien l'affaire de la mère : on ne jeûnera pas, si on fait accueil à des galants plus riches. « Mais, répond Philénie, si mon coeur est pris, qu'y puis-je ?... Le berger qui mène les troupeaux des autres a une brebis à lui, qui est sa consolation et son espoir : laisse-moi de même aimer le seul Argyrippe, pour ma joie » Paroles touchantes, plainte discrète où se révèle un coeur aimant. Et enfin elles ont le sentiment de l'honneur et le goût de la vertu. « J'aime la vérité, dit Philématie, le mensonge m'est odieux. Que j'aie bonne réputation, je serai assez riche. M Palestra sent en elle « un coeur de femme et, quand l'idée de la mort se présente à son esprit, la crainte glace ses membres » ; pourtant elle aime mieux mourir que de retomber aux mains du leno et vivre dans la honte. Dans le Poenulus, Adelphasie tient même des discours que ne renierait point la plus sage matrone. Sa soeur lui annonce-t-elle que d'autres courtisanes, au temple, auront peut-être une plus belle toilette? « Jamais ni l'envie ni la malveillance n'ont habité mon coeur, répond-elle. J'aime mieux être parée de bonnes qualités que d'un amas de bijoux. C'est le sort qui donne ces bijoux, mais c'est un bon naturel qui donne ces qualités. J'aime bien mieux passer pour bonne que riche. Une courtisane doit se vêtir de modestie plutôt que de pourpre. La mauvaise conduite souille plus que la boue les plus beaux atours ; mais de bonnes moeurs ont bientôt fait d'embellir les vêtements les plus humbles » Et quand elle retrouve son père, elle peut dire fièrement à sa soeur : « Nous sommes nées d'un tel sang que nous devons rester pures de toute faute.Nous sommes de bonne famiHe, et tout esclaves que nous sommes, il ne nous convient pas d'agir en sorte qu'on puisse nous railler » Ce sont bien là des sentiments de jeunes filles libres, et l'on s'aperçoit que sous les apparences de courtisanes, Plaute nous dépeint en effet, parfois, des âmes qui n'ont rien de servile ni de bas. Il faut bien reconnaître, malgré tout, que, pour apprécier justement les amoureux et les amoureuses de Plaute, nous ne sommes plus « au point. » Les meilleurs d'entre eux et les meilleures d'éntre elles nous choquent bien souvent, non pas seulement par la faute de l'auteur, mais par la faute du milieu où il vivait et pour lequel il écrivait ses pièces. L'esclavage a disparu et avec lui ce qu'il entraînait, surtout pour les jeunes femmes, de situations humiliantes et démoralisantes. La femme s'est affranchie de bien des entraves que les sociétés de l'antiquité lui imposaient et la jeune fille a acquis le droit de se mêler à la vie commune, d'avoir des sentiments et de les manifester ou de les exprimer, dé se marier selon ses préférences personnelles. 'Enfin, quelque indulgence traditionnelle que conserve la société peut-être, en tout cas la comédie, pour le « charmant mauvais sujet », l'opinion publique fait pourtant quelque différence entre la débauche et les égarements ou les faiblesses de la passion, de l'amour proprement dit. Ainsi nous sommes parfois gênés quand nous retrouvons dans les situations et dans les caractères des héros et des héroïnes les traces de la brutalité des moeurs anciennes.
Au contraire, il n'y a point d'éléments impurs, et par suite rien de déplaisant, lorqu'il s'agit non plus d'amour, mais d'amitié. L'amitié entre jeunes gens est mainte fois dépeinte avec beaucoup de vie et beaucoup d'agrément. Je ne parle pas de la camaraderie entre compagnons de plaisir comme Philolachès et Gallidamate de la Mostellaria. Je parle de l'amitié véritable, avec tout ce quelle comporte d'assistance mutuelle, de confiance, de fidélitée de dévouement réciproques. C'est un sentiment qui ne semble pas moins tendre, et qui en même temps est presque plus désintéressé que l'amour même. Les amis n'ont rien de secret l'un pour l'autre. Ce qu'ils ont de plus cher, leur amour, ils s'en font l'un à l'autre confidence. Ils font tous leurs efforts pour combattre les adversaires et les rivaux de leur ami. Quand ils ont de l'argent, ils donnent leur argent; ils s'ingénient à recruter des auxiliaires utiles ; ils s'entremettent eux-mêmes, et de tout leur pouvoir ils travaillent à renverser tous les obstacles qui séparent l'amant et la maîtresse. Ainsi fait Chéribule pour Stratippoclès dans l'Epidicus, ainsi fait Charin pour Calidore dans le Pseudolus; ainsi encore Eutyque pour Charin dans le Mercator. C'est lui qui s'offre pour courir au port et acheter l'esclave dont Charin est épris mais que le père de Charin veut acheter pour lui-même. Malheureusement il revient désolé : un acquéreur étranger l'a devancé. Quel chagrin il ressent de causer ce chagrin à son ami ; avec quelle patience il supporté ses rebuffades et ses plaintes injustes; il essaye de le consoler; quand il le voit, dans son désespoir, tout prêt de s'exiler, il lui donne les conseils les plus sages : « Que dis-tu là? si même chose t'arrive là où tu vas, si tu t'éprends encore et que tu sois privé de celle que tu aimes, tu t'enfuiras une seconde fois? et une troisième si l'aventure se renouvelle? Quelle sera donc la fin de ton exil? le terme de ta fuite? Dans quelle patrie, dans quelle demeure t'arrêteras-tu jamais, dis-moi? Et puis, crois-tu qu'en partant d'ici tu y laisseras ton amour? Si tu te battes qu'il en soit ainsi, si tu en es sûr, combien ne vaut-il pas mieux te retirer quelque part à la campagne, y demeurer, y vivre, jusqu'à ce que tu aies oublié ta passion et ton amour pour elle. » Mais Charin ne veut rien entendre. Eutyque se désespère : " Avec quelle précipitation il s'enfuit et me quitte ! Malheur à moi ! S'il part, tout le monde dira que c'est ma faute et que j'ai manqué de zèle." Aussi, quand tout est arrangé, sa joie est grande : « 0 souveraine des dieux et des hommes, maîtresse des hommes, toi qui as conduit chez moi cette femme si désirée, Vénus, que je te rends grâces ! Y a-t-il un Dieu qui jouisse maintenant d'une félicité égale à la mienne? Elle était chez moi, celle que je cherchais partout ! 0 Dieux, je vous en prie, faites que je trouve Charin tout de suite » Et il ramène Charin auprès de la chère captive enfin délivrée, tout heureux du bonheur de son ami. Il n'aurait pas plus de plaisir, quand il s'agirait de ses propres amours. Les amis ont un sentiment très élevé des devoirs .que l'amitié impose. Une trahison d'un ami est à leurs yeux un crime ; le récit seul en excite leur indignation et quand eux-mêmes en sont victimes, leur coeur est déchiré. En revanche, ils n'ignorent point quelle indulgence méritent les fautes de l'ami, voire son man. que de confiance, quand elles sont involontaires. Mnésiloque rentre à Athènes après une longue absence. On vient de lui raconter que son ami Pistoclère a su, comme il l'en avait prié, lui retrouver Bacchis, sa maîtresse perdue. Il est doublement heureux et comme amant, et comme ami; il se félicite. « Plus j'y rétléchis en moi-même et plus j'en suis convaincu : un ami, mais un ami dans la force du terme, ne le cède qu'aux dieux ; je viens d'en faire l'épreuve » . A ce moment même on lui apprend que Pistoclère et Bacchis l'ont trahi de concert. Nous avons vu comment il se désole alors. Mais voici qu'il rencontre le perfide, et PistocIère a l'audace de venir à lui. Bonjour, Mnésiloque. — MNÉSILOQUE. Bonjour. PISTOCLÈRE.
Pour ton heureux retour, viens souper avec moi. — MNÉSILOQUE. Je ne veux pas d'un souper qui m'échauffera la bile. — PISTOCLÈRE. Comment, dès ton arrivée, tu as quelque ennui ? — MNÉSILOQUE. Et un cruel. — PISTOCLÈRE. De qui ? — MNÉSILOQUE. D'un homme que jusqu'à ce jour je croyais mon ami. — PISTOCLÈRE:. Il y en a beaucoup de ce calibre-là : on les croyait ses amis et on les découvre faux et menteurs; en paroles, ils sont tout à vous, à l'action, il n y a plus personne ; il n'y a pas de confiance à avoir en eux. Il n'y a personne dont le bonheur n'excite leur envie ; et, quant à faire qu'on leur porte envie, leur fainéantise les en garde bien. — MNÉSILOQUE. Tu dépeins leur façon d'être en homme qui s'y connaît. Mais ajoute encore ceci : de leur mauvais esprit ils se trouvent mal; ils n'ont pas d'amis, tout le monde les traite en ennemis; et, quand ils se trompent ainsi eux-mêmes, ils croient sottement tromper les autres. Tel est celui en qui je me confiais comme en moi-même. Il n'a rien négligé de ce qui était en son pouvoir pour me faire du mal et pour s'approprier tout mon bien. — PISTOCLÈRE. Il faut que ce soit une franche canaille. — MNÉSILOQUE. C'est mon avis. — PISTOCLÈRE. Je t'en prie, dis-moi qui c'est. — MNÉSILOQUE. Tu es bien avec lui. Sans cela, je te demanderais de lui faire tout le mal que tu pourras. — PISTOCLÈRE. Dis-moi seulement qui c'est. Si je ne trouve moyen de lui nuire, tu pourras me traiter de lâche. — MNÉSILOQUE. C'est un scélérat, mais c'est un ami à toi. — PISTOGLÈRE. Raison de plus pour le
nommer : je ne tiens pas à l'amitié d'un scélérat. — MNÉSILOQUE. Je vois qu'il faut te dire son nom ; Pistoclère, c'est toi qui me perds, moi, ton camarade À ce terrible Tu es ille vir, Pistoclère ne s'emporte point; il s'étonne, it s'explique, il se justifie; sans un mot de reproche, sans un mouvementde rancune, c'est lui qui dès lors console le jaloux, rétablit ses affaires et lui rend sa maîtresse; et quand Mnésiloque honteux, désespéré, se couvre lui-même d'injures et d'imprécations, ce véritable ami ne cesse de lui témoigner son dévouement.
Ce dévouement des amis va jusqu'au sacrifice. La comédie, ou plutôt le drame, des Captifs en offre un bel exemple. Deux jeunes gens, Philocrate et Tyndare, sont tombés en captivité; celui-ci est l'esclave, l'autre est le maître; mais en ce commun malheur il n'y a plus ni esclave ni maître, il n'y a plus que des amis. Tyndare assume courageusement le rôle de Philocrate; c'est lui qui restera prisonnier, tandis que le vrai maître, pris pour l'esclave, sera libre pour aller chercher l'argent de la rançon. Leurs adieux sont touchants et d'autant plus qu'ils ont un sens mystérieux, incompréhensible pour les auditeurs qu'a dupés la généreuse fraude de Tyndare : « Tyndare, dit-il à Philocrate, tu peux dire sans crainte à mon père qu'il n'y eut jamais de désaccord entre nous; que tu n'as jamais commis envers moi la moindre faute (comme moi je ne t'ai jamais été que favorable); que tu t'es bien conduit envers ton maître, malgré ses terribles malheurs; que j'ai toujours trouvé du soutien en tes actions et en ta fidélité, au milieu de mon infortune et dei ma détresse. Tyndare, quand mon père saura quels ont été tes sentiments pour son fils et pour lui, il ne sera pas assez avare pour ne pas t'affranchir par reconnaissance, et moi, si je reviens, je m'arrangerai pour l'y décider aisément... » — « Oui, répond Philocrate, j'ai fait comme tu dis; merci de t'en souvenir. Tu avais bien droit à une telle conduite de ma part. Car si je voulais, Philocrate, rappeler tout le bien que tu m'as fait, le jour n'y suffirait pas. Quand tu aurais été mon esclave, tu n'aurais pu agir autrement, ni avec plus de dévouement pour moi ». La confiance réciproque de ces deux amis était justifiée. Malheureusement, avant que Philocrate n'ait envoyé la rançon qui devait libérer celui qui avait pris sa place, la ruse est découverte. Tyndare, jeté dans les fers, menacé des plus terribles supplices, fait front avec autant de dignité que de courage : « Quand la mort n'est pas méritée par des crimes, c'est bien peu de chose. Si je péris ici et qu'il ne revienne pas comme il l'a promis, j'aurai la gloire, tout mort que je serai, d'avoir tiré mon maître captif de la servitude et des mains de l'ennemi, de l'avoir fait retourner, libre, dans sa patrie et vers son père, d'avoir préféré exposer ma tète au supplice, plutôt que de le voir mourir ici.Qui tombe pour la vertu ne meurt pas.Ma ruse va me nuire? Parfait ! Mais j'ai sauvé mon maître et suis heureux de l'avoir sauvé ». Ainsi cet héroïque ami brave les pires dangers, jusqu'au moment où il est tiré de péril par le retour de Philocrate fidèle à son serment, et par un coup de théâtre romanesque qui fait découvrir en lui le fils de celui-là même qui le menaçait du supplice. Enfin les amis ne s'intéressent- pas seulement aux plaisirs, au bonheur, ou au salut de leur ami; ils ont également souci de sa réputation, de son honneur; ils veillent à ce qu'il accomplisse pleinement son devoir; ils ne craignent pas, au besoin, de lui faire les justes reproches que méritent ses fautes, et de le ramener, par une sévérité bienveillante, à la vertu dont il s'est écartée. Lysitèle a vu son ami Lesbonique dissiper sa fortune en l'absence de son père; le prodigue a une soeur en âge d'être mariée, qui, devenue pauvre, ne trouve pas l'union qu'elle aurait pu espérer; Lysitèle se décide donc à l'épouser sans dot afin d'épargner à Lesbonique de cruels remords et il obtient l'assentiment de son père. Mais Lesbonique, malgré ses égarements, est un homme de coeur (une des causes de sa ruine n'est-elle pas qu'il s'est porté caution pour un ami dans l'embarras?) Il n'entend pas que sa soeur soit reçue par charité dans la famille de son mari ; il lui reste un bien unique, un champ près de la ville, sa dernière ressource; il le donnera en dot à sa soeur et .il s'expatriera pour gagner sa vie à l'étranger. Quand les deux amis se trouvent en face l'un de l'autre, une lutte de générosité s'engage entre eux. Lysitèle ne veut pas accepter le champ, Lesbonique ne veut pas le garder. Que dis-tu? s'écrie Lysitèle avec une généreuse colère; car je ne puis plus me retenir et il faut que je te dise ce que tu mérites. Tes ancêtres t'ont-ils donc transmis la considération, acquise par leur bonne conduite, pour que tu la perdes par ta mauvaise? Pour que tu sois le gardien de l'honneur de tes descendants, ton père, ton aïeul t'ont rendu facile et applani le chemin de l'honneur; tu te l'es rendu difficile par tes fautes, par ta paresse, par tes folies. Tu as choisi de préférer l'amour à la vertu. Crois-tu maintenant par ce refus, réparer tes égarements? Non! tu fais erreur. Allons, rappelle la vertu, en ton âme, chasse la paresse de ton coeur, consacre-toi au service de tes amis dans le forum, et non à celui d'une maltresse.
Si je veux à toute force te laisser ce champ, c'est pour que tu aies les moyens de te corriger, et pour que tes ennemis, si tu en as parmi les citoyens, ne puissent pas te jeter à la face que tu n'es qu'un besoigneux. Comme Lesbonique, tout en remerciant, refuse de céder : Quoi! toute ma peine serait inutile ! Je n'y puis consentir.
Et quel chagrin encore pour moi que tu aies si peu le sentiment de l'honneur. Ecoute, Lesbonique, je connais ton âme généreuse; je sais que tes erreurs ne sont point volontaires : c'est l'amour qui a troublé ton esprit. Mais, je t'en avertis, et t'en avertis encore, réfléchis à ce que tu te proposes de faire. C'est en vain que Lysitèle déploie ainsi toute son éloquence, qu'il use tour à tour de la flatterie et de l 'intimidation; obstiné à se punir lui-même, Lesbonique ne cède point et il faut que des événements imprévus arrangent les choses pour qu'il renonce à son projet. « Qu'un ami véritable est une douce chose! » pourrait-il dire alors, avec tous les jeunes gens que Plaute nous montre si fidèles aux devoirs, si sensibles aux charmes de l'amitié.
Il y a chez lui moins d'amies que d'amis. Ce n'est pas sans doute qu'il estime l'amitié un sentiment plus viril que féminin, c'est qu'il n'a guère le moyen de nous montrer de vraies jeunes filles. Mais, parmi ses bonnes courtisanes, il en est quelques-unes qui ressentent et témoignent une affection mutuelle. Ce sont presque deux soeurs, que Silénie et Gymnasie de la Cislellaria; et si Gymnasie ne comprend point l'amour désintéressé et profond dont souffre Silénie, du moins cherche-t-elle de bon coeur à calmer ses chagrins. Dans le Rudens, Ampélisque et Palestra sont bien touchantes. Elles sont de condition différente, l'une née dans l'esclavage, l'autre privée de sa liberté native; mais la communauté de leur infortune en a fait aussi comme deux soeurs. Quand la tempête les a séparées et jetées toutes deux sur une côte inconnue, la première pensée de l'une et de l'autre est de regretter l'absence de sa compagne. Quand elles se rejoignent enfin, il leur semble qu'elles sont maintenant à l'abri du malheur.
« PALESTRA. Ohl dis-moi que tu es vivante ! — AMPELISQUE. C'est à cause de toi maintenant, que je veux vivre, puisqu'il m'est.permis de t'embrasser. Oh! j'ai peine à le croire : tu m'es rendue! je t'en prie, serre-moi sur ton coeur. Oh mon espoir! que tu soulages tous mes maux! » Et, au milieu de tous les dangers qui les menacent, leur premier souci est de n'être point arrachées l'une à l'autre. Aussi, au dénouement, lorsque Palestra a retrouvé son père, c'est une satisfaction pour le public que ce père affranchisse aussi l'amie de sa fille.
Amour et amitié, ce sont là d'ordinaire les seuls sentiments que connaissent les jeunes hommes comme les jeunes filles. Ils sont, sauf rares exceptions, singulièrement étrangers aux affections familiales. Et l'on ne saurait s'en étonner. Les jeunes filles, puisqu'elles sont ou par naissance ou à la suite d'un rapt de condition servile, n'ont point de famille. C'est à peine si quelqu'une d'entre elles a conservé sa mère (1) et cette mère cupide, menteuse, n'est guère faite pour mériter d'être aimée(2).

(1) Ou celle qu'elle croit sa mère, comme dans la Cistellaria.

(2) Il y a bien la famille retrouvée, au dénouement ; mais au dénouement l'auteur est pressé et se borne à mettre dans la touche des personnages quelque exclamation rapide.

Quant aux jeunes hommes, la famille pour eux représente la règle, le devoir, l'autorité qui réprime les passions, le grand obstacle à leur amour; la famille, c'est l'ennemi. Il y a parmi eux un bon frère, Lesbonique du Trinummus : il a ruiné sa soeur, il s'en repent, il veut du moins réparer sa faute. Encore peut-on se demander si c'est, vraiment par amour fraternel, si ce n'est pas plutôt par sentiment de sa dignité propre et par amitié pour son futur beau-frère. Il y a un bon fils, Lysitèle du Trinummus, qui décidément est le parangon de toutes les vertus. La scène est assez touchante où le père et le fils, s'entretenant ensemble, nous donnent un exemple de cette sorte d'amitié cordiale et confiante qui remplace la simple obéissance, lorsque l'enfant est devenu homme à son tour, et l'autorité paternelle, quand le père est devenu vieillard : c'est comme un échange de reconnaissance, de la part du fils, pour les bienfaits, les bonnes leçons, les bons exemples qu'il a reçus, de la part du père, pour la joie et la fierté que lui apportent les louables actions et les nobles sentiments de celui dont il a fait un honnête homme. Malheureusement
Lysitèle est presque seul de son espèce.
Tel autre a des velléités d'être bon fils; mais son père, débauché et ridicule, lui rend vraiment trop difficile de persévérer. Tel autre encore a des remords anticipés; mais quoi! la passion est la plus forte et c'est le père qui détient la bourse dont il faut extirper l'argent nécessaire; alors le jeune homme se fait complice de l'esclave trompeur et conspire avec lui contre la prudence, ou l'avarice ou la débauche paternelles. Il y en a même qui prononcent des paroles terribles, si on pouvait un instant les prendre au sérieux. Quand Philolachès par exemple voit Philématie fidèle et vertueuse, il s'écrie dans son enthousiasme : « Ah! si on pouvait donc venir m'apprendre la mort de mon père! je me deshériterais moi-même et c'est elle que je ferais légataire universelle ». Mais ce sont là propos en l'air, gentillesses de farce ou de vaudeville, qui ne tirent pas à conséquence : l'exagération même de pareils souhaits en fait disparaître l'odieux.
Reste donc que Plaute subordonne d'ordinaire les caractères de ses jeunes gens au sujet lui-même. Il lui faut une intrigue et une intrigue qui fasse rire. Il a besoin par suite de personnages sympathiques en faveur de qui se noue, se déploie et se dénoue cette intrigue. Ces personnages, ce seront des amoureux et, autour des amoureux, les confidents. Aussi, les jeunes gens qu'il met en scène sont avant tout amants et amis ou amantes et amies. C'est comme amants et amantes, c'est comme amis et amies, qu'il les représente, qu'il s'efforce de les faire vivants, qu'il tâche de nous les rendre agréables. Encore, à l'occasion, n'hésitera-t-il pas à les mettre de côté, une fois qu'ils auront servi à introduire des personnages plus comiques; ou bien, peu soucieux de la cohérence des caractères et de l'unité d'impression, il leur prêtera des sentiments qui ne s'accordent guère avec leur amour, il leur attribuera des plaisanteries déplacées et cyniques : sentiments et plaisanteries destinés à soulever le gros rire de la foule. Enfin, comme fils et comme filles, ils seront ce qu'ils pourront, ou plutôt ils seront les fils et les filles que lui a transmis la tradition comique et non point les fils et les filles que lui eût offerts la réalité, s'il s'était, à cet égard, soucié un instant de l'observer et de la reproduire. Mais reste aussi qu'il a le don de la vie; que ces amoureux et ces amoureuses, ces amis et ces amies, là même où ils sont seulement esquissés, vivent en effet et nous charmant ou parfois nous émeuvent ; qu'il y a dans ces rôles d'amour assez de vérité, assez de passion, voire même assez de délicatesse pour que nous songions maintenant non plus au seul Regnard, mais que nous reconnaissions en Plaute un Molière inégal ou par moments un Marivaux rudimentaire.

CHAPITRE XII

LES ROLES ET LES PERSONNAGES DE PLAUTE

V. — TYPES DE LA VIE RÉELLE

Fantoches, grotesques, intrigants, jeunes premiers et ingénues, tous les rôles ou tous les personnages que nous avons analysés jusqu'à présent nous apparaissent dans une dépendance étroite de l'intrigue. Ce qu'ils sont, ils devaient l'être pour que la comédie pût exister, se développer, se dénouer, comme elle existe, se développe et se dénoue. Dans l'ensemble de cette oeuvre, les rôles principaux et les principaux personnages semblent n'avoir été conçus et traités qu'« en fonction » de l'aventure d'amour, des machinations ingénieuses, de la série des quiproquos dans lesquels ils devaient se trouver engagés. Cela d'ailleurs était inévitable, puisque la comédie de caractère, où le caractère engendre et domine l'action, n'existe pas chez Plaute, ou y est ramenée à la comédie d'intrigue; puisque la comédie de moeurs, où la peinture de certaines catégories ou de certaines classes d'hommes suppose une action mais se la subordonne, n'existe pas davantage, ou est ramenée de même à la comédie d'intrigue. Inévitables aussi en sont les conséquences.
De là quelque chose d'artificiel. De là surtout une simplification psychologique excessive. Sauf une ou deux, exceptions, sauf quelques amoureux qui ne sont ni moins touchants ni moins sympathiques pour faire parfois sourire; sauf quelques vieillards, qui, avant de s'abandonner à la débauche, ont parfois montré du bon sens, voire de la sagesse, un certain sérieux, voire des sentiments de bons citoyens ou de bons pères, tous les protagonistes sont ce que la donnée initiale voulait qu'ils fussent, et ils ne sont que cela. Quant on reprochait à Molière certaines contradictions apparentes dans le caractère d'Arnolphe, il répondait : « Il n'est pas incompatible qu'une personne soit ridicule en de certaines choses et honnête homme en d'autres (1) ».

(1) Critique de l'Ecole des femmes.

Voilà ce que Plaute ne pourrait pas dire et, nous l'avons constaté, ses caractères les plus vivants restent pour ainsi dire sans arrièreplan et sans profondeur. Mais à côté de ces types obligés, victimes traditionnelles, dupes et dupeurs nécessaires, héros sympathiques indispensalbes, il lui restait malgré tout des personnages dont la fonction, les moeurs et le caractère ne dépendent que de son libre choix. C'est la supériorité de la palliata sur l'atellane qu'elle n'est pas enfermée dans un cercle étroit d'acteurs toujours identiques. Même si, de parti pris, elle se restreint au seul genre de la pièce d'intrigue, et d'une intrigue trop uniforme, elle n'en peut pas moins puiser dans la riche variété de la vie des personnages infiniment variés. Ceux-là seront moins subordonnés à l'action.
Je ne yeux pas dire qu'ils s'en détachent absolument et soient dépeints pour eux-mêmes. Je veux dire que, tout mêlés qu'ils y soient et choisis par le poète pour y jouer un rôle donné, ils n'étaient pas d'avance obligés à ce rôle là et façonnés pour lui : ils ont une individualité indépendante de leur utilité dramatique. C'est pourquoi on ne les trouvera qu'exceptionnellement au premier plan; leur vraie place est d'ordinaire au second : car, jouant un rôle subsidiaire, ils pourraient être autres qu'ils ne sont sans que rien soit changé aux données essentielles et aux développements principaux de l'action. Mais, qu'ils s'avancent sur le devant de la scène, ou qu'ils se tiennent modestement en arrière, s'ils n'appartiennent pas aux groupes que nous connaissons déjà, il y a chance pour qu'ils soient. plus vrais et plus vraisemblables; ou, si c'est trop dire peut-être, par cela seul qu'il y a en eux quelque chose de plus inattendu, il y a chance pour qu'il y ait chez eux moins d'uniformité banale et une psychologie plus neuve ou plus riche. Il y a d'abord des esclaves qui ne sont pas les esclaves traditionnels, grotesques absolus ou intrigants parfaits. Mais ce n'est point parmi eux que Plaute a rencontré les inspirations les plus heureuses.
Une ou deux .fois, sans doute, nous croyons voir s'annoncer quelque peinture originale. Dans les Captifs, par exemple, il y a un esclave qui s'est enfui, emportant, par vengeance, l'enfant de son maître et est allé le vendre en pays étranger. Longtemps après, il est repris; il est remis entre les mains de ce maître, et il le brave. Il y avait là, semble-t-il, une « scène à faire »; il y avait surtout un caractère de révolté qu'il eût été intéressant d'indiquer tout au moins. On est déçu, quand on entend le fugitif s'exprimer du même ton, lancer les mêmes railleries patibulaires que les fripons vulgaires menacés par leurs dupes des verges ou du moulin Dans la même pièce, l'esclave fouetteur paraît, malgré la cruauté de ses fonctions, avoir non seulement de la bonté, mais même je ne sais quelle élévation de pensée. « Puisque les dieux immortels, (dit-il aux compagnons de servitude qu'il doit surveiller, et, le cas échéant, torturer) puisque les dieux immortels ont voulu vous infliger cette épreuve, votre devoir est de la supporter avec résignation. Si vous le faites, votre mal en sera allégé. Vous étiez libres chez vous, je crois; vous voilà maintenant esclaves; il est sage de vous accommoder à la servitude, à l'obéissance envers votre maître et de vous la rendre douce par votre bonne volonté. Dans le malheur, ayez de la force d'âme; cela soulage ». L'idée était ingénieuse d'avoir fait jouer ce rôle de bourreau par un brave homme et même par une espèce de moraliste ou de philosophe stoïcien au lieu de le confier à quelque railleur ou à quelque brutal. Mais Plaute n'en a rien tiré de plus que ce bref passage.
Dans les autres cas, il lui fallait en quelque sorte louvoyer entre deux écueils. L'esclave est ordinairement un personnage comique et non seulement comique, mais facétieux. Quand Plaute mettait en scène un esclave jouant un rôle sérieux, il aurait dû se surveiller lui-même avec le plus grand soin pour ne pas succomber à la tentation et pour ne pas le représenter soit ridicule, soit goguenard, soit enfin ridicule et goguenard, hors de propos. Mais justement il ne s'est pas surveillé; et ainsi, dans son désir d'exciter les risées populaires, il est parfois tombé dans l'incohérence ou dans la contradiction flagrante. D'autre part, sinon dans les comédies d'intrigue, au moins dans les comédies romanesques des poètes grecs, le bon esclave, fidèle, zélé, dévoué, ne laissait pas de paraître assez souvent, par suite de devenir banal. Il aurait fallu beaucoup d'art pour éviter la monotonie et le convenu : il n'est pas sûr que Plante y ait toujours fait suffisamment effort.
L'esclave fripon raille les châtiments : c'est là un thème que traitent à l'envi les Léonide, les Chrysale, les Epidicus et les Tranion. Naturellement le bon esclave va retourner le développement et manifester que pour lui la crainte du bâton est le commencement de la sagesse.
C'est ce que fait Pythodicus de l'Aululaire. C'est le fait d'un honnête esclave, d'agir comme j'agis : pas de paresse, pas de mauvaise volonté devant les ordres du maître. L'esclave qui prétend servir au gré de son maître doit faire vite ce qui est pour lui, lentement ce qui est pour soi. Même quand il dort, il doit, tout en dormant, ne pas oublier qu'il est esclave. Quant à celui qui, comme moi, sert un maître amoureux, quand il le voit dominé par la passion, il doit, je pense, le retenir pour son bien et ne pas le pousser du côté où il penche. L'esclave doit apprendre à connaitre les volontés de son maître : lire de l'oeil ses ordres sur sa figure; il doit, pour les exécuter, être plus rapide qu'un rapide char de course. Qui prendra de tels soins n'aura point de ces amendes que l'on solde en coups de fouet et il ne polira point avec ses chevilles, le fer des entraves.
De même Phanisque de la Mostellaria. Les esclaves qui là même où ils ne sont pas en faute redoutent le châtiment, voilà ceux qui servent bien leurs maîtres. Ceux qui ne craignent rien, une fois qu'ils ont mérité d'être punis, ils font tout de suite des bêtises : ils s'exercent à la course, ils s'enfuient, mais, une fois repris, c'est un pécule de coups qu'ils ont amassé. Il me faut garder ma peau comme je l'ai conservée jusqu'ici, pure et nejte de coups. Aujourd'hui me voilà seul de tant d'esclaves à aller au-devant de mon maître. Demain, quand il le saura, il les corrigera dès le matin, avec du cuir de boeuf. Bref, je donnerais moins cher de leur peau que de la mienne et ils vont travailler dans les courroies tandis que je ne travaillerai pas dans les cordes. De même encore Messénion des Ménechmes. Ce à quoi on reconnaît le bon-esclave, c'est qu'il a souci des intérêts de son maître, y veille, dispose et s'inquiète pour lui, lui conserve soigneusement son bien en son absence, comme s'il était là, et même mieux. Il doit se souvenir quelles récompenses les maîtres donnent aux mauvais sujets, aux paresseux et aux vauriens, les étrivières, les entraves, la meule à tourner, les durs travaux, la faim et le froid : voilà le salaire de la fainéantise. J'ai grand peur de ces maux et c'est pourquoi je suis résolu à être plutôt bon que mauvais. Je sers de la manière que je pense la plus avantageuse pour mon dos. C est toujours le même lieu commun, développé de la même manière, interchangeable entre les différents orateurs, et qui, convenant également bien à tous, dénonce en eux l'absence de toute individualité. Ou bien, c'est le type, non moins uniforme, de l'esclave rural qui ignore les usages de la ville, dédaigne également l'esprit et les vices des esclaves urbains, et semble confondre la grossièreté et la vertu. L'esclave anonyme du Truculentus est un de ces rustres. La servante de la courtisane pour laquelle son jeune maître se ruine frappe à sa porte et le salue avec la formule ordinaire : « Salve : Porte-toi bien ». Lui alors : J'en ai assez de tes « porte-toi bien ». Je n'en veux pas. Est-ce que je ne vais pas bien? J'aimerais mieux être malade que mieux portant grâce à tes souhaits. Si tu ne t'en vas pas tout de suite, ou si tu ne dis pas bien vite ce qui t'amène, par Hercule, je t'écrase comme une laie piétine ses marcassins. Espèce de guenon, n'as-tu pas honte de venir ici étaler ta carcasse bien parée? Et il continue pendant toute la scène à entasser les gros mots, les injures, les menaces, indigné non point que son maître se dérange, mais de ce qu'il gaspille son argent. De même Grumion de la Mostellaria. Celui-ci n'a pas affaire à une courtisane, mais à un esclave fripon, auxiliaire et complice des folies d'un dissipateur. Sa violence n'est pas moindre : Sors donc de ta cuisine, viens donc ici, maraud ! au lieu de faire le bel esprit au milieu de tes casseroles. Sors donc, ruine de tes maîtres. Ah! si je vis encore, je te mènerai comme il faut, quand tu auras été envoyé aux champs. Sors donc, je le dis, vieux graillon, au lieu de te cacher. Son adversaire le bat, l'injurie, le tourne en ridicule ; mais lui, il ne cède pas : Voyez un peu le baladin de ville, les délices du public !
Tu me reproches d'être un campagnard? C'est, sans doute, que tu sais qu'on t'enverra bientôt au moulin. Oui, va, avant peu de temps, tu grossiras le nombre des campagnards, mais de ceux qui sont forcés. Maintenant que tu le peux et que cela te plaît, bois, dissipe, corromps le fils de notre maître, un si excellent jeune homme. Faites bombance nuit et jour; menez la vie des Grecs; achetez des filles et affranchissez-les; engraissez des parasites; entassez effroyablement les provisions.
C'est de cela, n'est-ce pas, que le vieillard t'a chargé en partant? C'est comme cela qu'il trouvera ses biens administrés ? Est-ce le devoir d'un bon esclave, selon toi, de perdre à la fois la fortune et le fils de son maître : car je peux dire qu'il est perdu, avec la vie qu'il mène. Et, auparavant, il n'y avait pas, dans toute la jeunesse de l'Attique, jeune homme plus rangé et plus sage! Maintenant, il est le premier d'une autre façon, grâce à tes mérites et à tes leçons.
Mais le vieux maître reviendra. Alors, les serviteurs malhonnêtes seront punis et les bons récompensés. Ainsi gronde et tempête le fermier. Seulement, tous les fermiers de comédie opposent de la même manière, avec la même colère et la même violence, dans les mêmes termes, la débauche des villes à l'honnêteté et à l'économie des champs.
Ou bien encore c'est l'esclave philosophe qui, après boire, moralise sur la nature humaine et pérore sur la corruption des moeurs. Stasime a perdu son anneau au cabaret et il renonce à aller le chercher, car la bonne compagnie avec laquelle il se grisait n'a pas l'habitude de laisser traîner longtemps les choses précieuses.
Ah! pourquoi la vie à l'ancienne mode, l'ancienne frugalité, ne sont-elles aujourd'hui en plus grand honneur que cette mode funeste? C'est la mode, maintenant, de tenir pour rien ce qui est permis, si ce n'est ce qui plaît. C'est la mode qui consacre la brigue et l'affranchit de toute loi. Jeter son bouclier, fuir l'ennemi, c'est chose permise par la mode. C'est la mode d'acheter les honneurs par l'infamie. C'est la mode que les mauvais les enlèvent aux bons. Les modes ont réduit la loi à leur céder; elle leur est plus soumise que les pères à leurs fils. Pauvre loi! on l'attache à la muraille avec des clous de fer, quand ce sont les mauvaises modes qu'il serait plus juste d'y clouer. Pour elles, la loi n'a plus aucun pouvoir : les lois sont asservies à la mode, et la mode, c'est de tout piller, les biens sacrés comme les biens publics. Et l'Etat ne sévit pas. Car cette race d'hommes est funeste à tous et nuit au peuple tout entier. Par leur manque de probité, ils enlèvent tout crédit même à ceux qui n'ont point de part à la faute, car on juge des uns par les autres.
Et les sentences succèdent aux sentences jusqu'à ce que le moraliste improvisé sorte enfin de sa méditation pour reprendre pied dans la vie : « Mais je suis bien sot de prendre souci de la morale publique, au lieu de songer à ce qui me touche de plus près, l'intégrité de mon dos ». Episode amusant, sans doute, mais où l'on sent encore un thème rebattu et un procédé conventionnel. Pourtant il serait injuste de nier que ces bons esclaves, parfois, sortent de la banalité et semblent manifester quelque individualité véritable. Lampadion de la Cistellaria paraît animé pour ses maîtres d'un zèle désintéressé et d'une affection sincère : peut-être si la pièce était moins mutilée, reconnaîtrions-nous en lui un type intéressant de fidèle serviteur. Trachalion du Rudens fait de bonne besogne en faveur de son maître : c'est lui qui vole au secours des naufragées menacées par le leno, leur assure un asile dans le temple de Vénus, appelle à leur secours les voisins obligeants, fait en sorte que la cassette où sont conservées les preuves de leur naissance ne soit pas escroquée par l'esclave Gripus; et si, dans toutes ces aventures, il se montre plus railleur qu'il n'était nécessaire, s'il joue inutilement la comédie en ayant l'air de réclamer la cassette pour lui-même, dans l'ensemble, il fait figure de serviteur diligent et dévoué.
Le Stasime du Trinummus, que nous entendions tout à l'heure débiter des aphorismes avec une emphase amusante, qui s'empêtre dans les mensonges les plus maladroits quand il veut sauvegarder les biens de son maître, qui caresse entin si bien la bouteille, ce même Stasime a des mots touchants à l'occasion : « 0 Charmide, ô mon maître, comme en ton absence on met ton bien au pillage! Ah! si tu pouvais donc revenir sain et sauf, pour punir tes ennemis et reconnaître ce que j'ai été et ce que je suis pour toi !» Et quand Charmide si attendu reparaît en effet, de quel ton sincère il s'écrie : « Mer, terre et ciel, ô Dieux que j'implore! En croirais-je mes yeux? Est-ce lui ou non? Ah, c'est lui, c'est bien lui, c'est tout à fait luit 0 maître tant souhaité, salut ! » Enfin si Messénion des Ménechmes a développé avec verve les lieux communs de la morale servile, s'il a longuement expliqué que son dos lui est cher, les étrivières, les entraves, la fatigue du moulin, la faim et la soif, antipathiques et l'espoir de l'affranchissement, agréable, il n'en a pas moins un véritable sentiment du devoir. Le cas échéant, il donne à son maître de bons conseils. Le suppose-t-il en danger, bien vite il court à son aide jusque dans ce qu'il croit un coupe-gorge et il ne craint pas de s'exposer pour le défendre. Une bande se jette sur Ménechme-Sosicles, ou du moins sur celui que tout le monde y compris son serviteur prend pour Méncheme- Sosieles: « Dieux immortels! s'écrie-t-il. Que vois-je de mes, yeux? mon maître indignement enlevé par je ne sais quelles gens! Je vole à ton secours. Quelle indignité! quel crime! Epidamniens, en pleine paix, en plein jour, en pleine rue, on enlève mon maître, un homme libre! Vous, lâchez-le! Oui, je t'aiderai, je le défendrai, je te secourrai fidèlement! Je ne te laisserai pas périr : plutôt périr moi-même! » Enfin, une fois affranchi (ou croyant l'être, puisqu'il n'a délivré qu'un sosie de son maître), il ne s'en tient pas moins obligé à la fidélité la plus entière : « Je t'en prie, mon cher patron, continue à me donner des ordres tout comme quand j'étais ton esclave. Je vais demeurer avec toi et quand tu retourneras au pays, je t'y suivrai ». Les paroles prêtées aux quelques servantes qui apparaissent dans des rôles tout épisodiques, Staphyla de l'Aululaire, Syra du Mercator, la nourrice du Poenulus, ont aussi de l'émotion et surtout (ce qui nous intéresse ici) de la vraisemblance. Seulement ces mots heureux, ces sentiments naturels, il faut les chercher; et, pour peindre de bons esclaves, Plaute semble un peu gêné par l'habitude qu'il a de représenter les esclaves comme des personnages comiques.
Une seule fois, à mon sens, il a su donner à un bon esclave un caractère tout à fait cohérent qui est assez finement analysé. Lydus, le pédagogue des Bacchis, a vu son jeune élève, jusqu'alors plein de sagesse, prendre des allures nouvelles. Pistoclère a revêtu des habits de fête, il s'est entouré de serviteurs chargés de provisions et il s'avance à travers la ville. Etonné, inquiet, Lydus marche en silence derrière lui. Quand le jeune homme s'arrête à la porte d'une maison inconnue, il l'interroge : « Voilà longtemps que je te suis sans rien dire, me demandant ce que tu veux faire en pareil équipage. Car, me protègent les dieux! Lycurgue même, je crois, dans une ville comme celle-ci, se laisserait aller à la débauche. Où t'en vas-tu tout droit, avec une telle procession? » Pistoclère ne cache pas qu'il se propose de banqueter avec des courtisanes, et il le fait d'un ton de fierté et d'ironie dont le précepteur est indigné : « C'est avec moi que tu fais de l'esprit, quand tu ne devrais pas souffler mot devant moi, même si tu avais dix langues! » Il déplore de voir comme il a travaillé en vain à former ses moeurs : « Tu es perdu, je suis perdu, ma peine est perdue ! moi qui t'ai donné de si bonnes leçons, et pour rien! » Il se révolte d'être appelé par son nom d'esclave : « Voyez un peu! il me dit maintenant : Lydus! et non plus : Mon gouverneur ! » Dans son désespoir, il invoque la mort : « Où y a-t-il un gouffre pour que je m'y jette de grand coeur? J'en vois plus que je n'aurais voulu voir. J'ai trop vécu; mieux vaudrait ne plus vivre. Un élève menacer son maître! » Il se lamente: « Il a perdu toute pudeur ! Ah! quelle fâcheuse emplette tu as faite en acquérant si jeune tant d'impudence ! Songes-tu que tu as un père? Je ne sais quel mauvais maître t'a enseigné de telles façons, mais ce n'est pas moi. Tu as été un élève bien plus docile à ses leçons qu'aux miennes : j'ai perdu ma peine! Oh! quel larcin funeste pour toi tu as fait quand tu as dérobé ces déportements à ton père et à moi! » Mais le jeune homme parle en maître : « Lydus! tu as eu toute liberté de jacasser à ton aise : en voilà assez. Suis-moi, et tais-toi ». Et le malheureux vieillard, durement rappelé à sa condition servile, entre en gémissant dans le repaire des courtisanes.
Il en sort bientôt, révolté. Ouvrez !, ouvrez vite, de grâce, ces portes de l'enfer. Car ce n'est pas autre chose. Personne n'y peut entrer, s'il n'a renoncé à toute espérance d'être rangé. Ces Bacchis ne sont pas des Bacchis mais des Bacchantes effrénées. Loin de moi ces deux soeurs, goules altérées du sang des hommes ! Cette maison, c'est un arsenal rempli, regorgeant de tous les instruments de perdition. A cette vue, j'ai pris la fuite à toutes jambes. Et je garderais le silence sur tout ce qui se passe dans ce repaire! je cacherais à ton père, Pistoclère, ton inconduite, tes désordres, ton gaspillage, alors que tu nous entraînes ton père, et moi-même, et toi, et tes amis, à l'opprobre, à la ruine, à la honte, à la perte! Tu n'as rougi ni devant moi ni devant toi-même des excès auxquels tu t'y abandonnes ! Ton père, moi, tes amis, tes parents, voilà ceux que tu compromets dans tes dérèglements et dans tes infamies. Maïs, avant ce dernier exploit, c'est décidé, j'avertirai ton père.
J'entends me laver de cette souillure; je révélerai tout au vieillard pour qu'il vienne te retirer de cette fange immonde! Mais le père, averti, ne prend pas les choses au tragique. S'il suit le précepteur, c'est pour essayer de l'adoucir : il faut bien que jeunesse se passe et lui-même, jadis, en a fait autant. Lydus s'indigne ; il rappelle la sévère éducation du bon vieux temps, celle que le père lui-même a reçue. Je ne souffre pas, je ne souffrirai pas que, moi vivant, Pistoclère se pervertisse. Mais toi, qui plaides la cause d'un fils si perverti, est-ce là l'éducation que tu as reçue, quand tu étais jeune ? Non, dans tes vingt premières années, tu n'avais pas la permission, lorsque tu sortais, de t'écarter d'un travers de doigt de ton précepteur. Si tu n'arrivais pas à la palestre avant le soleil levé, le préfet du gymnase te punissait sans indulgence. Ceux à qui cela arrivait n'en étaient pas quittes pour cette seule peine : élève et maitre étaieht déshonorés. Là on s'exerçait à la course, à la lutte, à la lance, au disque, au pugilat, à la balle, au saut, et non à la débauche et aux baisers. C'est là qu'on passait son temps et non dans des repaires ténébreux. Puis, de l'hippodrome et de la palestre, tu revenais à la maison et, revêtu de la tunique de travail, tu t'asseyais sur un escabeau, à côté du maître; tu lisais et si tu te trompais d'une syllabe, ta peau devenait aussi tachetée qu'un manteau de nourrice. Jadis, on commençait à briguer les suffrages du peuple, qu'on obéissait encore à son précepteur. Et maintenant, voyez un gamin qui n'a pas encore sept ans, si on le touche, il vous casse la tête du maître avec sa tablette. Quand vous allez vous plaindre au père, il dit au marmot : « Tu es mon digne fils ; continue à repousser ainsi l'injure » ; il fait venir le précepteur : « Vieille bête, tâche de ne pas frapper cet enfant pour cela, puisqu'il a montré du coeur » ! Et le maître s'en va avec sa honte, la tête bandée de linge huilé, comme une lanterne. Voilà comme on lui rend justice ! De cette façon, comment peut-il avoir de l'autorité, si c'est lui le premier battu ? Là-dessus, comme il rencontre Mnésiloque, l'ami de son élève, il le couvre de louanges: En voilà un jeune homme bien élevé ! en voilà un qui travaille, qui économise, qui mène une vie régulière ! Le malheur est que Mnésiloque se trouve le complice des déportements de Pistoclère et, qui pis est, c'est justement lui qui a donné occasion à son ami de se lier avec des courtisanes. Ce trait de candeur complète la peinture du bonhomme. Comme on voit, rien n'y sent l 'artifice. Les sentences, les regrets sur la corruption des moeurs sont bien placés dans sa bouche ; ce ne sont plus des lieux communs comme ceux que répandait tout à l'heure l'ivrogne moraliste; ce sont des traits de caractère qui conviennent à son âge et à sa fonction. Le mélange de timidité et d 'indépendance, son obéissance aux menaces de l'élève, son audace à gourmander le père, tout cela c est la manifestation contradictoire de sa situation elle-même contradictoire : comme esclave, il ne peut que se soumettre; comme précepteur, il a la confiance du maître et se sentle droit de réclamer l'autorité indispensable. Si c'est peut-être un type traditionnel, du moins n'est-il pas tout conventionnel : on sent là de la réalité observée et de la vie véciie! Après les esclaves, les petites gens. Ici nous rencontrons une réussite extraordinaire. C'est une peinture bien savoureuse que celle des témoins du Poenulus. Leur industrie, car c'est bien une industrie qu ils exercent, est à la fois facile et agréable. Quand un esclave a fini par amasser un pécule suffisant pour acheter sa liberté et devenir citoyen, s'il veut dès lors vivre sans travailler, qu'a-t-il de mieux à faire que de vendre au plus offrant ses votes et son témoignage? Telle est l'honorable carrière que, dans la force de l'âge ceux-ci ont choisie. Aussi, dit plaisamment l'intrigant qui les emploie., ils ne sont jamais « néfastes », ils sont toujours « comitiaux »(1) : « c'est au comice qu'ils habitent : on les y voit plus souvent que le prêteur ».

(1) La plaisanterie consiste à appliquer à ces piliers de comices les termes qu'on emploie pour désigner les jours où l 'on plaide et ceux où l'on ne plaide pas. De plus le mot « comitial » signifie, quand il s'agit des jours : ceux où l'assemblée du peuple se réunit, quand il s'agit des témoins : ceux qui habitent au Comitium.

A suivre les débats du tribunal, pour se.distraire en attendant les clients éventuels, ils ont fini par connaître ce qu'on a appelé depuis « le maquis de la procédure », et ils tirent profit de leur science. Ils en tirent orgueil aussi ; rien n'égale le sentiment qu'ils ont de leur dignité ; et ils exigent des égards de ceux qui les paient. Agorastoclès, pour le compte de qui ils sont appelés, peut être pressé, impatient; eux, ils ne le sont pas. Ils s'avancent d'une marche de sénateur, « plus lents qu'un vaisseau de charge par calme plat », « à pas plus menus que n'est la fleur de farine blutée au tamis ». Et, quand on le leur reproche, il faut voir de quel air ils se rebiffent :
Oh! l'ami! nous avons beau être à tes yeux des plébéiens et des pauvres, si tu ne nous parles pas comme il faut, tout riche et bien posé qte tu sois, sache que nous n'avons pas peur de faire son affaire au riche. Nous ne sommes pas à tes ordres, ni aux ordres de tes amitiés ou de tes haines. Quand nous avons payé notre liberté, c'est avec notre argent, pas avec le tien : nous devons être libres et nous nous moquons de toi. Ne crois pas que nous soyons tenus de servir en esclaves tes amours. Des hommes libres, cela doit garder à travers la ville une allure modérée; bon pour l'esclave de se hâter et de courir. En temps de paix surtout, et les ennemis déconfits, il n'y a pas lieu de s'agiter. Si tu étais si pressé, c'était hier qu'il fallait nous faire venir. T'imagines-tu que nous allons nous mettre à trotter dans les rues comme des possédés, pour que le public nous ,poursuive à coup de pierres ? Ah, si c'était pour dîner que je vous avais appelés, leur dit l'amoureux en colère, vous vous dépêcheriez davantage. Mais eux :
N'y a-t-il pas juste motif de courir vite, quand il s'agit de boire et de manger aux dépens d'autrui, autant qu'on veut, tout son saoul, et sans être tenu de rendre la politesse à celui qui vous a invités? Mais, malgré ça et malgré tout, tout pauvres gens que nous soyons, nous avons de quoi manger à la maison. Ne nous écrase pas tant de tes mépris. Le peu que nous avons est tout chez nous : si personne ne nous doit rien, nous ne devons rien à personne. Nous n'allons pas nous fouler la rate à cause de toi. Agorastoclès, qui a besoin d'eux, commence à prendre peur; il leur fait des excuses: c'était pour rire qu'il leur parlait de la sorte. « Eh bien ! nous aussi, c'était pour rire que nous te répondions de la sorte. »
Il n'ose plus les prier de se hâter; il leur demande seulement, et avec toute l'humifité requise, de se mettre un peu en branle ; mais ils ne s'adoucissent guère et ils posent nettement leurs conditions : « Si tu veux procéder avec tranquillité et calme, nous t'aidons ; si tu est pressé, va chercher des coureurs pour témoins ». Le bon côté de la chose, c'est qu'on n'a pas besoin de leur faire longuement la leçon . Ils ne le souffriraient pas d'ailleurs: on a son amour-propre. Rompus à toutes les rouerices de la chicane, ils entendent ne pas être pris pour des novices; il s'agit d'attirer habilement le leno dans un piège et de le perdre ? c'est « une affaire de rien du tout », « rem pauxillam », qu'ils auront achevée en un clin d'oeil. Et en effet, ils s'en tirent merveilleusement : c'est « de l'ouvrage
bien faite » dirait un ouvrier parisien. On leur amène l'esclave d'Agorastoclès grimé en militaire et porteur de trois cents philippes d'or. Il faut faire en sorte que le leno se rende recéleur de cette somme.
Les témoins, admirable scrupule professionnel, demandent avant tout à bien voir les écus, pour porter témoignage exact en connaissance de cause ; puis ils accompagnent le pseudo-militaire à la porte du leno. Alors commence la comédie. Ils ne font pas de grandes démonstrations d'amitié : une telle attitude serait suspecte. Nonr ils n'ont aucune sympathie spéciale pour le leno; mais voici un étranger qui veut se faire gruger: autant vaut qu'un concitoyen en profite :"Citoyens Etoliens, nous te saluons, Lycus. Mais nous ne te saluons pas de bon coeur, car nous n'avons pas beaucoup d'amitié pour un leno". Ainsi reçu, Lycus commence par répondre du même ton ; mais les autres ne laissent pas la querelle s'envenimer:
« C'est par égard pour toi que nous venons vers toi, et pourtant nous n'avons pas beaucoup d'amitié pour un leno. Naturellement, nous ne t'offrons, ni ne te donnons, ni ne te promettons, ni ne voulons qu'on te donne rien du nôtre. Cet homme-là, en chlamyde. Mars est en colère contre lui. ; nous te l'amenons pour que tu le dépouilles ». Ils inventent alors une bonne histoire. Ce soudard les a abordés ; il leur a demandé où il pourrait faire la débauche avec son argent ; ils l'amènent tout droit à Lycus. « Par Hercule, je vous en prie, s'écrie l'autre, alléché, dites-lui de descendre chez moi, que c'est la maison la meilleure ». « Ce n'est notre rôle, répondent-ils gravement, ni de conseiller ni de déconseiller cet étranger. Fais toi-même ton affaire, si tu t'y entends. Nous t'avons amené le pigeon jusqu'aux panneaux.; c'est à toi de l'y prendre, si tu veux qu'il s'y prenne ».
Qui se défierait dans de telles conditions ? Lycus emmène chez lui le militaire et l'argent. Les témoins avertissent Agorastoclès. Interrogé par lui, Lycus nie de bonne foi qu'il ait reçu son esclave, puisqu'il n'a reçu qu'un militaire. Mais les témoins sont là : ils attestent son mensonge et Lycus épouvanté s'enfuit. Voilà qui est bien et les témoins peuvent être fiers d'avoir si parfaitement rempli leur tâche. Pourquoi faut-il que leur légitime amour-propre soit ici froissé ? Agorastoclès les a sans doute remerciés : « Vous avez été très obligeants; vous m'avez rendu un grand service. adieu »; mais il ne les a pas invités à dîner. Aussi ne sont-ils pas contents et ils ne se privent pas d'exprimer leur rancoeur de plébéien qui se croit méprisé. Aussi, tel brave homme de nos jours, qui aurait montré de la. complaisance envers un « Monsieur », serait blessé de ce que son obligé, tout en le remerciant, n'ait pas songé à lui « offrir un verre », comme cela se doit : « Sa prétention es d'une injustice! Alors il pense qu'on ne doit pas être nourri à son service ?
Voilà bien no,s riches rendez-leur de bons offices, leur reconnaissance ne pèse pas une plume; offensez les, leur colère tombe sur vous comme plomb ». Mais à quoi sert de pester en vain ? on n'ignore pas qu'il y a des gens qui ne savent pas vivre et on a sa conscience pour soi. « Allons ! rentrons chacun chez nous, si vous voulez, puisque nous avons achevé notre tâche et réussi à perdre le corrupteur des citoyens ». Et ce mot de la fin me paraît admirable. Les voilà maintenant qui disent, et à coup sûr, ils le croient, que c'est par vertu pure et pour venger la morale qu'ils ont joué tout leur rôle ! Vraiment c'est un pénétrant psychologue que celui qui a su dessiner si vivement ces sympathiques canailles, qui a su représenter en traits si vraisemblables et si justes leur cynisme ingénu, leur vanité naïve, leur jalousie de pauvre, leur défiance de plébéien, cette singulière vertu professionnelle qui surnage au milieu de leur immoralité inconsciente, cette habileté de courtier marron à mentir sans se compromettre par trop, cet art enfin de déeorer de beaux prétextes leur conspiration malhonnête.
C'est une simple esquisse, mais c'est l'esquisse d'un maître. Cette catégorie sociale des petites gens a-t-elle un attrait particulier pour Plaute (ou pour son modèle)?
Ou du moins, la connaissant mieux peut-être que les autres, a-t-il pu, par cela même, la peindre plus heureusement? je ne sais. En tout cas c'est dans le même milieu que nous rencontrons un autre de ses personnages les mieux réussis. Certes, il est bien différent par ailleurs, puisqu'il a des sentiments nobles et délicats, mais on y retrouve la même pénétration psychologique, la même complexité nuancée de l'analyse, le même don de la vraisemblance et de la vie. C'est la jeune fille saus nom du Persa. Saturion est un parasite professionnel; il est l'intime ami de l'esclave Toxile ; il est léger d'argent et léger de scrupule : il appartient tout à fait au même monde que les témoins du Poenulus. On lui propose de tendre à un leno un piège analogue à celui qu'a employé Agorastoclès, et il y prête les mains sans difficulté : c'est sa propre fille costumée en étrangère que l'on vendra comme esclave et, une fois l'argent touché, il la réclamera comme libre. L'affaire est sûre, car la jeune fille est jolie, distinguée et elle est trois fois plus « coquine » qu'il ne faut pour tenir son rôle dans la comédie. Mais voici qu'il rencontre une résistance imprévue. Par un contraste que ne désavouerait pas un poète romantique, l'enfant de cet aventurier, de ce bohême, de ce pique-assiette sans probité, a naturellement l'âme haute. Avec douceur, avec respect, elle essaye de ranimer en lui un reste de dignité: « Dis-moi, je t'en prie, père, quelque plaisir que tu aies à te faire nourrir par les autres, vas-tu donc vendre ta propre fille pour de bons repas? » C'est peine perdue. Voilà un langage que le parasite ne comprend point, et il raille. « C'est peut-être pour le roi Philippe ou pour Attale et non pour moi que je te vendrais ! tu es à moi ». Mais, demande-t-elle, « me tiens-tu pour ton esclave ou pour ta fille ? » Et lui, brutalement : « Comme il conviendra le mieux. aux intérêts de mon ventre. C'est moi, j'imagine, qui ai autorité sur toi et non toi sur moi ! » « Tu es le maître, père. Mais, si pauvres que nous soyons, mieux vaudrait mener une vie modeste et sans scandale. Si à la pauvreté on joint la mauvaise réputation, la pauvreté en devient plus lourde et l'on perd tout crédit ».
— « Ah 1 tu es insupportable ». — « Je ne le suis pas et ne crois pas l'ètre, pour donner, toute jeune que je sois, de sages avis à mon père. Les malveillants ne disent pas les choses comme elles sont ». — « Qu'ils disent et qu'ils aillent au diable. » — « Père, le déshonneur est immortel : on le croit mort qu'il vit toujours ». — Saturion ne comprend rien à de tels scrupules ; il pense que sa fille craint de devenir réellement esclave. « Comment! tu as peur que je ne te vende ? » — « Non, père. Mais je ne veux pas qu'on dise que tu l'as fait ». — « Tu n'as rien à vouloir. J'en ferai à ma tête, non à la tienne ». — « Soit ». Le ton dont elle a dit ce « soit ! » déplait au père. Il s'emporte : « Qu'est-ce que c'est 1 ». — « Père, songe bien à ceci. Quand.un maître a menacé son esclave des verges, dût-il ne pas le frapper, de voir prendre le fouet, de quitter sa tunique, quelle souffrance pour le malheureux! Eh bien, moi, pour une chose qui ne sera pas, je n'en tremble pas moins ». — « Quelle peste qu'une fille ou une femme qui en sait plus que ne veulent ses parents !» - « Quelle peste qu'une fille ou une femme, qui se tait quand elle voit qu'on s'égare ! »... — « Je suis donc une canaille? » — « Non et il ne me siérait pas de le dire. Mais je cherche le moyen pour que ceux qui peuvent le dire ne le disent pas... » Toute discussion est inutile. La jeune fille sent bien que Saturion est décidé à imposer sa volonté. Elle entend néanmoins dégager sa responsabilité : « C'est toi qui me réduis à mal faire » et elle ajoute un dernier argument: « Songes-y bien: quand tu voudras me marier, cette histoire-là me fera manquer tous les mariages ». C'est là un trait de vérité qui complète heureusement la scène et ajoute une nuance nouvelle au caractère de la jeune lille. Ce n'est pas une héroïne de tragédie, une Antigone irréelle ou du moins idéalisée. Le sentiment du devoir, le goût de la vertu s'unissent en elle au sens de la vie pratique et, ce qu'il y a de plus ingénieux, s'appuient sur lui. Elle songe à " s'établir"», comme on dit; son rêve d'avenir est un mariage honorable avec quelque brave garçon d'honnête famille ; et c'est une raison de plus pour qu'elle évite d'être mêlée à des intrigues scandaleuses. Elle se trompait bien si elle s'imaginait toucher par là son père Lui, il a des ambitions plus modestes; il trouvera quelque part un jeune homme qui aura les mêmes aptitudes que lui et, quand il lui aura donné sa fille, il lui « cédera son fonds » toute une armoire de livres, emplis de bons mots, et de bons mots attiques, pas de bons mot siciliens, qui le feront accueillir dans tous les banquets. C'est fini. Elle se résigne; elle cède à l'autorité paternelle. Nous la voyons, quelque temps après, s'acquitter à merveille de son rôle et duper le leno. Mais, et c'est ce qui achève de la peindre, forcée de mentir par action, en se faisant passer pour une étrangère, forcée de mentir par omission, en ne disant pas qui elle est réellement, elle s'obstine du moins à ne pas dire de paroles menteuses. Elle a bien déclaré qu'elle s'appelait Lucris, dans son pays (et peut-être est-ce son nom ou un nom semblable au sien) ; mais, quand on lui demande quel est ce pays, elle équivoque, puis refuse ingénieusement de répondre : « Puis-je avoir un autre pays que celui où je suis maintenant ?» Mais, avant ? interroge le leno. « Ce qui était, quand il n'est plus, n'est rien, selon moi. C'est comme un homme qui a cessé de vivre, pourquoi demander qui il était? Je te l'ai déjà dit: puisque je suis esclave ici, c'est ici mon pays ». On lui demande quel est son père; elle répond"de même : « Il a perdu tout son bien. Pourquoi dire qui était ce malheureux? Il n'est que trop juste de le nommer Malheureux et de me nommer Malheureuse... Personne n'était plus agréable à tous: esclaves et citoyens, tout le monde l'aimait ». Encore ne lui suffit-il pas de se tenir ainsi le plus près possible de la vérité. Par une sorte de casuistique ingénue, pour donner satisfaction à sa probité foncière, elle en arrive à dire ouvertement la vérité vraie, qui ne sera point comprise de son interlocuteur. « Je te le déclare, dès que mon père saura qu'o.n m'a vendue ici, par Castor, il accourra et me rachètera ». Ainsi, tout en étant complice de la fraude, par force, par obéissance à la volonté d'un père, elle essaye de rester honnête. Esquisse encore, mais esqnisse aussi vivante pour le spectateur ou pour le
lecteur que bien des portraits plus poussés, et esquisse où se révèle une fois de plus le don de la vérité et de la vie.
Et maintenant voici ceux que nous appellerions des « bourgeois ». A côté des amoureux et de leurs confidents, nécessairement sympathiques puisque outre leur jeunesse ils ont ce mérite d'être amoureux ou confidents des amoureux ; à côté des vieillards avares, crédules, débauchés, des épouses dotées, tyranniques, acariâtres et jalouses, nécessairement grotesques, Plaute y_a puisé encore des personnages variés, qui ns sont ni nécessairement sympathiques ni nécessairement grotesques, qui ont chance, par suite, d'échapper plus facilement à la convention. Il y a d'abord de bons pères. Je ne parle pas de ceux qui sont indulgents aux frasques de leurs fils parce qu'ils se proposent sournoisement de s'y associer ; je parle de ceux qui ont vraiment le sentiment paternel, c'est Hannon, le Carthaginois, qui court à 'travers le monde pour retrouver ses filles. Quand il rappelle comme elles lui furent enlevées, il ne peut retenir ses larmes. Quand il a l'espérance de les revoir, il invoque avec émotion les dieux : « Jupiter. toi qui nourris et protèges la race des hommes, toi par qui nous vivons notre vie mortelle, toi de qui dépendent les espérances et le sort des humains, je t'en prie, fais que ce jour soit un jour heureux pour mes projets: que mes filles dont j'ai été privé si longtemps, qui furent dès leurs premiers ans arrachées à leur patrie, recouvrent aujourd'hui leur liberté pour me prouver que la piété inébranlable reçoit sa récompense » Quand il les a reconnues, quand il s'en est fait reconnaître, de quel ton il s'écrie: « Oh! que je suis heureux maintenant ! Comme ce bonheur me paie de tant d'années de douleur! Enchaînons-nous dans les bras les uns des autres! Y a-t-il sur la terre gens plus heureux que nous? » Démonès, du Rudens, a lui aussi la joie de retrouver sa fille enlevée: « C'est bien elle. Je n'en puis plus: il faut que je l'embrasse ! Salut, ma fille : c'est moi ton père, qui t'ai engendrée. Je suis Démonès et ta mère Dédalis est là, à la maison. 0 dieux immortels! Y a-t-il un homme plus heureux que moi ? Je retrouve ma fille quand je m'y attendais le moins ! Quand les dieux veulent du bien à un homme pieux, comme ils savent exaucer ses souhaits! Aujourd'hui, alors que je n'osais ni l'espérer ni le croire, voila que je retrouve ma fille quand je m'y attendais le moins! » Mais cette fois, Plaute ne s'est pas contenté de nous faire entendre ces explosions d'amour paternel : il a prêté à Démonès une véritable individualitè. Quand il eut perdu sa fille, il n'a pu supporter de demeurer dans le pays de son bonheur passé : il s'est retiré dans une ferme isolée, au bord de la mer ; et c'est là qu'il a caché sa douleur. Dans sa famille, avec les étrangers que le hasard amène auprès de son séjour, il est paternel et juste: on dirait un vieillard à la Bernardin de Saint- Pierre. Mais si ses épreuves n'ont point altéré sa bienveillance foncière, s'il n'est pas aigri, il lui arrive d'être brusque et parfois presque bourru. Il se laisse aller à sa mauvaise humeur, quand on vient trop souvent lui emprunter pour le service du temple voisin de l'eau ou du feu, des vases ou une marmite, un couteau ou une broche, bref des ustensiles de toute espèce : « C'est pour Vénus vraiment, que j'ai une vaisselle et un puits et non pour moi ! » Il peste volontiers contre sa femme jalouse ou bavarde ; il se fâche quand elle embrasse trop longuement leur fille au lieu de tout préparer pour un sacrifice de reconnaissance aux dieux Lares. Excellent homme, malgré tout, qui laisse ses esclaves parler librement en sa présence, qui se met avec une entière complaisance à la disposition des étrangers dans l'embarras ; qui défend hardiment les jeunes filles que le leno veut reprendre ; qui, choisi comme arbitre, s'efforce de juger en équité et de ne faire aucun tort à ce leno lui-même; qui, après avoir gravement morigéné un esclave fripon, récompense pourtant ses services par la liberté ; qui entin affranchit également la compagne de sa fille, et tâche que tout le monde sait content le jour où lui échoit un si grand bonheut.
Hégion, le père des Captifs, ressemble beaucoup à Dèmonès. Lui aussi, il est un père aimant; lui aussi, il est indulgent envers ses esclaves, il est heureux de rendre service à ses concitoyens; il aime la vertu et s'émeut à assister à de belles.actions. Mais sa situation est un. peu différente; il n'est pas sombrement résigné, dans l'ignorance du sort de son enfant; au contraire il sait que son fils est retenu en esclavage et qu'il peut être délivré. Son amour paternel est dès lors sinon plus ardent, du moins plus fiévreux; il combine des plans pour sauver son fils; il fait tenir sous une sévère surveillance le captif qu'il regarde comme un otage précieux ; il renvoie en hâte pour négocier le rachat celui qu'il prend pour un esclave. Quand il apprend qu'il est dupe, qu'il a relâché le véritable otage et qu'il garde avec soin un simple esclave, une furieuse colère l'envahit. Qu'on n'essaye pas de lui faire comprendre la beauté d'un dévouement qui a pour lui des conséquences si funestes; qu'on n'essaye pas de lui faire admirer ce serviteur qui a courageusement pris la place de son maître ; il ne songe qu'à le punir, qu'à lui faire souffrir les plus cruels supplices ; il est tout à sa vengeance et à son désespoir: " Àh ! maintenant, c'est bien décidé : Je ne me lie plus à personne. C'est assez d'avoir été trompé une fois. Malheureux! j'espérais avoir racheté mon fils de sa servitude, et cet espoir s'est enfui. J'ai perdu un fils, un enfant.de quatre ans qu'un esclave m'a enlevé, et je n'ai jamais retrouvé ni l'esclave ni l'enfant. Mon ainé est tombé aux mains des ennemis. Quel est donc ce sort funeste? n'ai-je eu des enfants que pour en être privé ! Toi (à l'esclave qui vient pourtant de lui faire découvrir la vérité), toi, suis-moi, que je te ramène où je t'ai pris. Je ne veux plus avoir pitié de personne, puisque personne n'a pitié de moi". Mais le fils prisonnier lui est rendu ; l'esclave dévoué qui l'a dupé et qu'il a fait jeter dans les fers se découvre être son autre fils: quelle joie alors, quels regrets de sa colère passée, comme toute sa bonté reparaît après cette scène violente. Mais ces trois pères se trouvent dans une situation
exceptionnelle. En voici d'autres que nous surprenons dans le train journalier de la vie ordinaire. Charmide voyages, aux dangers de la mer, non point pour lui-même, mais seulement pour son fils, Philton, de la même pièce, fait mieux encore. Ce qu'il veut laisser à son fils, ce n'est point la richesse, c'est la vertu. Un peu sentencieusement, un peu longuement, (mais avec quelle bonté, avec quelle gravité touchante,) il lui prodigue les sages conseils et le loue de sa conduite irréprochable : « Dirait-on pas que je dois te remercier de ce que tu as fait de bien ? C'est pour toi que tu l'as fait, non pour moi. Moi, je suis à la fin de ma carrière, c'est toi surtout que cela intéresse. Pour être parfaitement honnête et sage, il ne faut jamais croire qu'on l'est assez ; celui qui est satisfait de soi n'est point parfaitement honnête et sage; celui qui se juge avec modestie révèle par là même son ardeur au bien. Entasse bonnes actions sur bonnes actions, tu ne laisseras aucune prise sur toi». Et il ne se borne pas aux paroles. Il s'associe de grand coeur aux généreux projets du jeune homme. Lisytèle, par dévouement pour son ami prodigue, veut épouser sans dot la soeur de cet ami. Philton qui aurait pu espérer, qui espérait sans doute une plus brillante union, consent à ce sacrifice. Il va lui-même faire la demande; il combat de son mieux les scrupules que lui oppose le prodigue repentant : « Pour cette alliance que je te propose et te demande, il faut que tu donnes ta soeur et acceptes mon fils. Il n'y a que les dieux qui soient riches ; à eux seuls siéraient les grands airs, la fierté; mais nous, faibles humains, quand nous avons rendu le léger souffle qui nous anime, il n'y a plus parmi nous ni riches ni pauvres : tous les mortels sont égaux aux bords de l'Achéron ». Voilà certes qui n'est plus du style comique ; et voilà des pères qui ne ressemblent pas à ces caricatures que Plaute dessinait d'une verve outrancière pour soulever les risées de ses plus grossiers spectateurs Il y a aussi d'aimables vieillards. Il y en aurait davantage, n'était le parti-pris de Plaute de donner tort à la vieillesse, quand les vieux sont adversaires des amoureux. Comme Philoxène des Bacchis, Périphane de l'Epidicus, par exemple, a des parties de personnage raisonnable, sensé, voire à l'occasion spirituel.
Mais il faut bien que la flamme des amants soit « couronnée », comme on disait jadis ; et, pour les nécessités de ce dénouement attendu, Philoxène devient brusquement libertin, Périphane, dupé par Epiydicus, s'emporte et se lamente grotesquement. Une fois au moins pourtant, Plaute a trouvé un ingénieux moyen de s'en tirer. Simon du Pseutolus commence, comme un père classique, à pester contre son fils et contre l'esclave intrigant qui le sert. Mais c'est un gai compagnon qui prend bientôt la chose en plaisanterie ; cela devient un jeu pour lui. Pour le plaisir de voir se déployer le génie du fourbe, il tient le pari que lui propose insolemment celui-ci, et il est délesté de son argent. Alors, beau joueur, il s'exécute sans barguigner; au besoin même il aide à la manoeuvre contre le leno. C'est s'en tirer en homme d'esprit : fit-il pas mieux que de se plaindre ? Ou voici Lysimaque du Mercator qui peut bien, par faiblesse, par complaisance envers un voisin, favoriser les tentatives amoureuses du vieux Démiphon. Cela ne l'empêche nullement de sentir le ridicule de ces passions séniles, de donner de sages avis au barbon luxurieux, de le railler enfin, quand la pauvre ganache est battue par son jeune rival : son propre fils.
On voit encore tout un groupe d'amis fidèles et de bon conseil. C'est Calliphon du Pseudolus. Quand Simon, au premier abord, s'emporte contre son fils, il le calme de son mieux : Tous ceux qui colportent des cancans et tous ceux qui les écoutent, si on voulait m/en croire, on les pendrait, les médisants par la langue, les auditeurs par l'oreille. Ce qu'on vient de te rapporter sur ton fils, qu'il voudrait t'escroquer de l'argent pour ses amours, ce n'est peut-être qu'un mensonge. Mais admettons que ce soit vrai: à voir les moeurs d'à présent, qu'y a t-il de si étrange, de si inouï, qu'un jeune homme soit amoureux et qu'il affranchisse sa maîtresse? C'est en vain que tu t 'y opposer. Ou bien il n'en fallait pas faire autant, quand tu étais jeune. Un père doit être irréprochable, s'il veut que son fils soit encore plus irréprochable que lui. Toi, quels gaspillages, quels excès n'as-tu, pas faits : il y aurait de quoi faire une distribution au peuple, à tant par tête. Et tu t'étonnes si le fils imite son père ? Pseudolus paraît et Simon, encore furieux, veut le maltraiter. C'est encore le sage Calliphon qui l'en empêche : « Quelle maladresse de montrer ainsi ta colère ! Il vaut bien mieux l'aborder avec de douces paroles et tâcher de savoir si tous ces rapports sont vrais ou faux. Garder son sang-froid dans un cas fâcheux, c'est déjà le faire moitié moins fâcheux ! » Et quand il a persuadé son ami, il assiste à toute l'affaire en spectateur amusé, avec la satisfaction paisible d'avoir empêché les choses de tourner au tragique. Mais c'est surtout dans le Trinummus, qui décidément tient une place à part dans les comédies de Plaute,que nous trouvons deux parfaits amis. Charmide, parti en pays étranger, a confié son fils à son ami Calliclès. Ce fils a fait mille folies ; il a gaspillé tout ce qu'il avait, il a même vendu la maison paternelle : et c'est Calliclès qui l'a achetée. La conduite de ce tuteur paraît déshonnête, et l'on en jase. Aussi Mégaronide, un ami commun de Charmide et de Calliclès, se propose-t-il de lui en faire honte : adresser à un ami des reproches et des reproches mérités, fâcheuse corvée; pourtant, c'est chose utile et profitable. Moi, par exemple, aujourd'hui, je vais réprimander un ami et le réprimander à bon droit. C'est bien malgré moi ; mais mon devoir d'ami me l'ordonne. En ce temps-ci, il y, a une maladie qui attaque les bonnes moeurs : la plupart sont en train d'én mourir. Et pendant qu'elles languissent, les mauvaises moeurs croissent à foison comme l'herbe au bord des ruisseaux : on en pourrait faire une moisson énorme et il n'y a maintenant rien de si commun. Bien des hommes aiment mieux plaire à quelques-uns que d'être utiles à tous. De telles complaisances prévalent contre l'intérêt général ; en bien des cas, en mille occasions, elles causent des embarras et des ennuis et font obstacle à l'intérêt public et privé.
Pour lui, il n'aura point de ces faiblesses, et il dira à Calliclès des vérités pénibles, pour son bien. Il l'aborde donc et, après quelques propos en l'air, il en arrive au fait: « J'ai à te dire bien des choses désagréables, à te gronde. Si tes vertus d'autrefois chancellent, si ton bon naturel s'altère, si tu ne gardes pas les anciennes moeurs, mais t'attaches aux nouvelles, tous tes amis en auront grandement à souffrir : ce sera pour eux une douleur de te voir et de t'entendre ». Calliclès ne comprend rien à un tel exorde. Il ne sait quels soupçons a conçus son ami; il l'invite à parler franchement : « Il y a des hommes dont je sais qu'ils sont mes amis ; il y en a dont je le crois : et il y en a dont je ne connais pas. assez l'esprit et les sentiments pour dire s'ils sont mes amis ou mes ennemis. Mais toi, de tous mes amis sûrs tu es le plus sûr. Si tu m'as vu commettre quelque erreur ou quelque faute et si tu ne m'en fais pas reproche, c'est toi qui es à blâmer ». Alors Mégaronide s'explique. Les plus mauvais bruits courent sur Calliclès: il a laissé le jeune homme qui lui avait été confié dépenser en mille folies les restes de sa fortune ; il a profité de sa ruine pour lui acheter à bon compte la maison de Charmide ; il lui en a remis le prix pour qu'il le gaspille aussitôt: autant aurait valu lui donner une épée pour se tuer ! Aussi le considère-t- on comme un misérable, un vautour ». Ainsi contraint, Calliclès se justifie. Oui, il a acheté la maison. Mais c'est qu'elle avait été mise en vente à son insu, en son absence et qu'à son retour il lui a fallu devancer les autres acquéreurs. Car, dans cette maison, Charmide avait caché un trésor de trois mille philippes, et il n'avait confié le secret qu'à lui seul. Fallait-il qu'un acheteur étranger s'emparât de cette fortune? fallait-il que le jeune prodigue fût mis à même de dévorer le trésor que la prudence de son père lui avait caché avec tant de raison? Calliclès ne l'a point pensé. Il a racheté la maison, mais pour le compte de Charmide, pour la lui rendre à son retour et c'est avec son propre argent qu'il l'a payée. Mégaronide, à cette confidence, est confondu; il s'excuse de son mieux; il se met à la disposition de Calliclès pour l'aider dans sa bonne oeuvre ; et, demeuré seul, il s'emporte contre ces calomniateurs qui l'ont rendu si injuste envers un ami si fidèle :
Ah,! certes ! rien n'est plus sot, plus bête, plus menteur, plus babillard, plus téméraire en paroles, plus trompeur, que ces hommes d'esprit importuns, ces petits-maîtres comme on les appelle. Et moi, je me mets tout à fait dans le même sac, moi qui ai accepté leurs mensonges. Ils ont l'air de tout savoir et ils ne savent rien; ils savent ce qu'on a pensé et ce qu'on pensera ; ils savent ce que le roi a dit à l'oreille de la reine ; ils savent quels propos ont échangés Jupiter et Junon; ce qui n'est pas et ne sera jamais, ils le savent quand même! Qu'ils louent, qu'ils blâment à tort ou à raison que leur importe, pourvu qu'ils sachent ce qui leur passe par la tête.
Tout le monde allait disant que Calliclès était indigne de vivre dans cette cité, pour avoir chassé ce jeune homme de son propre bien. Et moi, sans rien savoir que sur la parole de ces colporteurs de cancans, j'ai couru faire des reproches à un ami qui n'en méritait point. Si on remonte jusqu'à la source, pour voir sur quelle autorité ils répètent ces on-dit et qu'on n'en trouve point, alors il faut les mettre à l'amende, ces bavards, et les fouetter. Ce serait à l'avantage de tous. il y aurait moins de ces gens qui :savent ce qu'ils ne savent pas et ils mettraient un frein à leur sot bavardage ! Ainsi soulagé, il fait de son mieux pour assister Calliclès; il combine avec lui une innocente conspiration pour sauver les biens de leur commun ami; et ces deux braves gens ont enfin le bonheur de voir revenir leur cher Charmide, de lui rendre sa fortune sauvée, son fils corrigé, sa fille honorablement fiancée, grâce à leur dévouement et à leur zèle. Simon de la Mostellaria n'est pas de ce groupe sympathique. Il n'en est pas moins singulièrement vivant lui aussi. Froidement égoïste et qui prend un malin plaisir à voir les autres dans l'embarra; très heureux de profiter des bons dîners que lui offre sa femme, mais habile à ne pas les lui payer comme elle le désirerait ; très fier de sa maison cossue mais affectant pour cela même de la trouver incommode et médiocre tout en sachant bien faire valoir ce qu'elle lui a coûté; il est bien un de ces bourgeois satisfaits
d'eux-mêmes et de leur lot, qui savourent avec une ironie amusée mais sans jamais se compromettre les mésaventures du voisin. Il sert de pendant et de repoussoir aux vrais amis de tout à l'heure.
Enfin il y a deux agréables célibataires, bien curieux à étudier et singulièrement vivants. Le bon Mégadore de l'Aululaire a laissé venir la vieillesse sans songer à se marier, ou du moins sans pouvoir s'y décider. Il a vu les « épouses dotées » : le tapage qu'elles font, leur esprit de domination, leur luxe, l'ont effrayé ; il a eu peur d'être réduit en esclavage et, quoique riche, bien vite ruiné, s'il tombait sur une de ces mégères. Il s'est donc abstenu et quand, aujourd'hui, sa soeur lui propose un beau parti, une femme riche, déjà mûre, entre deux âges, il affecte une plaisante frayeur. En réalité, il s'est depuis quelque temps secrètement décidé à sauter lepas. Il a choisi la fille de son voisin Euclion. Elle est jeune ; il y a donc plus de chances pour qu'elle lui donne un fils qu'une femme d'âge, et, si elle lui en donne un, il y a plus de chances pour que cet enfant ne soit pas dès son bas âge orphelin de père et de mère. D'autre part, elle est pauvre; c'est chose utile à l'état quand un riche épouse la fille d'un citoyen pauvre : si tous faisaient ainsi, il y aurait moins de divisions et de jalousies dans la cité; mais surtout c'est chose utile au mari lui-même : il n'a pas « d'épouse dotée », avantage inestimable que Mégadore célèbre en un long et amusant couplet. Il s'en va donc trouver Euclion et lui présente sa demande.
C'est là que se manifeste pleinement son indulgence naturelle, car il supporte avec patience les réticences, les refus, les brusques disparitions et les retours inexpliqués d'Euclion, fort en peine de sa cassette et rempli de soupçons devant cette démarche inattendue. Si la pièce n'était mutilée, nous verrions sans doute Mégadore céder de bonne grâce sa fiancée d'une heure à son neveu et donner ainsi une preuve de plus de sa sagesse et de sa bonté.
,Mais le vrai célibataire, le célibataire professionnel, si je puis ainsi parler, c'est Périplectomène du Miles. Dès le début, nous le voyons qui, avec une ardeur juvénile, favorise les amours d'un jeune ami qu'il a logé dans sa maison; quand il faut duper quelque esclave balourd, il fait sa partie avec entrain : on sent qu'il s'amuse le premier de la comédie qu'il joue. Mais bientôt c'est lui-même qui fait son propre portrait et nous expose sa façon de vivre et ses principes.
Pleusiclès le remercie de ses bons offices et s'excuse de l'entraîner dans des équipées peu séantes pour un homme bien posé. Avec quelque maladresse peut-être, il vient de répéter pour la deuxième fois : « un homme de ton âge ». Périplectomène riposte: Que dis-tu? alors il te semble que l'Achéron me réclame que j 'ai déjà un pied dans la tombe ? que j'ai vécu assez longtemps. Mais je n'ai pas plus de cinquante quatre ans ; j'ai la vue nette, le pied solide, la main agile. Celui qui n'a jamais aimé voit d'un. oeil chagrin les façons de faire des amants ; mais moi, j'ai encore quelque ardeur et de la sève : je ne suis pas desséché au point de ne plus goûter les agréments et les plaisirs: Je sais être un rieur de bon goût, un agréable convive; dans un souper, je ne coupe jamais la parole à personne, je n'ai garde de me rendre désagréable aux autres : je prends ma juste part à la conversation et je me tais à mon tour quand c'est à l'un d'eux de parler; je ne crache pas du tout, je ne me racle pas la gorge, je ne suis pas roupieux le moins du monde ; enfin, je suis d'Ephèse et non d'Apulic. Jamais, dans un souper, je n'entreprends la maîtresse d'autrui ; jamais je ne m'empare d'un plat ou n'enlève la coupe à mon voisin ; jamais, le vin ne me fait chercher querelle au milieu du banquet ; s'il y a là quelque fâcheux, je me retire, je mets fin à la conversation ; tant que je suis à table, je me consacre à Vénus, à l'amour, au plaisir. Je te ferai avouer à toi-même que je suis jeune de caractère, quand tu me verras prêt à te rendre service en toute façon. As-tu besoin auprès de toi d'un homme sévère et farouche? me voici ; d'un homme aimable ? je serai plus calme que la mer la plus calme, plus doux que le zéphyr le plus doux; je suis, à ton service, le plus joyeux convive, le premier des parasites, le roi des pourvoyeurs de festin ; enfin, s'il faut danser, il n'y a pas danseur de "ballet plus souple que mo". Dépenser pour une mauvaise femme ou pour un ennemi, c'est dépenser; dépenser pour un bon hôte ou pour un ami, c'est gagner ; et dépenser pour le service des dieux, c'est un bénéfice pour le sage. Grâce aux dieux, j'ai de quoi recevoir largement un hôte, mange donc, bois, divertis-toi avec moi, donne-toi du bon temps. Voilà certes un aimable vieillard, qui semble avoir été « nourri et élevé à l'école de Vénus même ». Il a voué sa vie au plaisir ; mais il n'a voulu que des plaisirs élégants, de bon goût. Il s est fait un code de la vie mondaine ; il en observe scrupuleusement les préceptes; il contemple avec un sourire amusé le ridicule de ceux qui les ignorent ou les transgressent ; le cas échéant, il aime à faire profiter la jeunesse de l'expérience qu'il a acquise, et, avec un dogmatisme souriant, il lui enseigne ce qui se fait, ce qui se dit, ce qui ne se fait pas ou ne se dit plus « dans le monde » ; car il est bien, et il en a la coquetterie, ce que nous appellerions un « homme du monde ». En même temps, il est rempli de bienveillance: hospitalier, complaisant, empressé, on sent que c'est un plaisir pour lui de ménager les plaisirs des autres et, quand il s'agit d'un jeune homme, d'être avec lui comme un de ces pères qui se font les camarades de leur fils. Sous ces aimables dehors se cache cependant un égoïsme raisonné. Cet homme si paternel n'a pas voulu être père. Sa fortune lui aurait permis de prendre une femme riche et de grande famille. Mais il aurait fallu aliéner sa liberté ; il aurait fallu supporter tous les bavardages, toutes les criailleries, toute la tyrannie d'une « épouse dotée » ; il aurait fallu enfin s'exposer à tous les tracas, à toutes les inquiétudes que les enfants amènent avec eux dans une maison. Il n'en a pas eu le courage. Et.il s'en félicite. Sans doute il n'aura pas de fils à qui transmettre ses biens, et qui perpétue sa famille et son nom ; mais que lui importe ? Puisque j'ai de nombreux parents, qu'ai-je besoin d'enfants ? Maintenant, je vis bien et heureusement, selon mon gré et ma fantaisie ; à ma mort, je donnerai mes biens à mes parents et les leur partagerai. Ils seront autour de moi ; ils me soigneront; ils s'informeront de ma santé, de mes désirs. Avant le jour, ils sont là, pour demander si j'ai bien dormi. Font-ils un sacrifice ? ils me donnent une part plus grosse que la leur ; ils m'emmènent au repas qui termine la cérémonie ; ils m'invitent à dîner; ils m'invitent à souper. Malheureux est celui qui m'a donné moins que les autres : c'est entre eux un concours de cadeaux. Et moi, je me dis tout bas : « Ils dévorent mes biens en pensée : en attendant, ce sont eux qui me nourrissent à l'envi, eux qui me comblent de présents ».
Ainsi, sans être dupe de l'empressement que manifestent ses héritiers, il en profite autant qu'il s'en amuse, et il compte bien, avec leur assistance, finir sa vie comme il l'a jusqu'à présent conduite, en sage épicurien. Ce type d'agréable égoïste est de tous les temps. Il était plus répandu sans doute dans les villes riches et voluptueuses de la Grèce et de la Grande-Grèce qu'à Rome même ; pourtant nous savons que par la suite il y est devenu commun et, dès lors, il ne devait pas y être inconnu. Le fait seul que Plaute l'ait reproduit avec tant de complaisance nous garantit que le public ne voyait pas en lui un être d'exception, mais un personnage tiré de la réalité; et il est impossible qu'il ne soit pas vrai, étant si vraisemblable et si vivant.
Naturellement les « bourgeoises » sont moins nombreuses dans les comédies que les « bourgeois ». La comédie ancienne, la comédie de Plaute surtout, est en général chose de rue; or les.moeurs antiques retenaient plus étroitement que les nôtres les femmes dans l'intérieur des maisons. D'autre part, sauf l'uxor dotata (qui est comique), la femme antique, plus soumise à l'autorité maritale, a moins d'initiative et peut moins facilement agir d'une façon indépendante. Plaute a su néanmoins nous en présenter quelques unes.
La plupart n'ont qu'un rôle épisodique et rapide. C'est une commère pleine de vie et pleine de bon sens que Myrrhine de la Casina. C'est une bonne vieille charitable, maternelle, touchante, que la prêtresse du Rudens. Elle fait accueil aux pauvres naufragées; le peu qu'elle possède, elle le leur offre de bon coeur :
« Jamais il n'y eut vieille femme plus digne de tous les bienfaits des dieux et des hommes. Avec quelle obligeance, quelle générosité, quel empressement, quelle spontanéité, elle a reçu les naufragées, craintives, sans ressources, mouillées et à demi-mortes : elle les a traitées comme ses propres filles ! C'est elle même qui, la robe retroussée, s'est mise à leur chauffer un bain»- Et dans l'Aululaire, quelle brave femme qu Eunomie. Elle est bonne mère. Quand elle connaît l'amour que son fils porte à la fille d'Euclion, elle s'efforce aussitôt de la lui faire obtenir. Pourtant elle la croit pauvre, et ce n'est certes pas le mariage qu elle aurait pu espérer; mais « .ce que son fils veut, elle le veut », et d 'ailleurs, il y a là une question de justice, puisque la jeune fille est si gravement compromise. Indulgente envers son fils, équitable envers cette bru qu'elle n'a pas choisie, elle est aussi bonne soeur. Megadore, son frère, est riche ; il est célibataire ; s'il le restait, ce serait assurément tout avantage pour elle, puisque son fils serait héritier. Pourtant, c'est elle qui, par amour fraternel, lui conseille de se marier. Et ce ne sont point là paroles en l'air, démonstration hypocrite : elle a cherché, elle a trouvé une femme riche, d'âge approprié, qui conviendrait à merveille à Mégadore. Celui-ci se défend en riant et sa soeur n'est pas en reste de plaisanterie : elle dit pis que pend des femmes ; mais, tout en jouant de la sorte, elle n'en suit pas moins son idée et fait sa proposition.
Alors Mégadore parle sérieusement : oui, il a songé au mariage ; seulement il a choisi une jeune fille et une jeune fille sans dot. Et la bonne Eunomie d'approuver aussitôt, Son amour-propre pourrait être blessé de voir rejeter un plan qu'elle a si ingénieusement préparé ; ses préjugés de femme riche pourraient être choqués de ce mariage avec la fille d'un homme pauvre ; il pourrait lui être désagréable d'avoir une belle-soeur toute jeune, alors qu'elle avait espéré une belle-:soeur d'âge mûr avec qui l'entente eût été plus facile. N'importe ; elle ne songe qu'à l'intérêt de son frère et fait des voeux pour que les dieux favorisent son dessein.
Stichus, Plaute semble avoir eu l'intention de peindre avec plus d'ampleur deux caractères de « bourgeoises ». Panégyris et Pamphila sont deux soeurs, toutes deux jeûnes, toutes deux mariées et toutes deux depuis longtemps privées de leurs maris: voilà trois ans qu'ils sont partis pour l'étranger et jamais plus ils n'ont donné de leurs nouvelles. Le père des jeunes femmes, Antiphon, a manifesté l intention de les reprendre chez lui et par suite de rompre leur mariage. Elles sont désolées ; elles se sentent déchirées entre deux devoirs contraires : elles doivent être fidèles à leur mari, mais elle doivent obéir aux ordres d'un père; et c'est pour elles un crève-coeur de songer qu'il leur est impossible de les concilier : en dépit qu'elles en aient, il leur faudra bien céder à l'autorité paternelle. Heureusement Antiphon est un brave homme qui déteste les querelles et les pleurs ; ses amis lui ont conseillé de reprendre ses filles ; il sait que ses filles ne voudront point renoncer à leurs maris ; alors, après quelques détours, il leur pose tout simplement la question, et, quand elles ont manifesté leur répugnance, il les quitte fort paisiblement, disant : « Adieu ! je m'en vais rapporter votre réponse à mes amis ». Là-dessus, les maris reviennent et tout s'arrange sans drame. Si les deux soeurs sont également fidèles à leurs époux absents et « tourmentées jour et nuit pour eux d'inquiétudes continuelles », si elles sont également soumises à leur père et persuadées qu'elles ne sauraient « lui résister sans déshonneur et sans un crime énorme », elles sont pourtant de caractère dissemblable. Il y a là, toute proportion gardée, une Antigone et une Isméne, Panégyris est l'aînée ; elle n'en subit pas moins l'influence et, à l'occasion, les semonces de sa cadette, dont l'âme plus énergique a un plus haut sentiment du devoir. Ainsi Panégyris a manifesté quelque humeur à la pensée que, depuis trois ans, leur maris ne leur ont point fait parvenir de nouvelles. « Parce qu'ils ne font pas leur devoir, demande sévèrement Pamphila, es-tu fâchée de faire le tien ?» « Oui, certes », s'écrie l'autre impétueusement. « Tais-toi, je t'en prie! Garde, oh ! garde que j'entende jamais parole semblable sortir de ta bouche» « Pourquoi ?» « Parce que, selon moi, il convient au sage d'aimer et de remplir son devoir. Aussi, ma soeur, quoique tu sois mon aînée, je t'avertis de bien songer à ton devoir. Même s'ils se conduisaient mal et ne nous traitaient pas comme ils le doivent, même alors, par Pollux, pour ne pas faire pis qu'eux, nous devons mettre ardemment tous nos efforts à nous rappeler notre devoir. Et Panégyris s'excuse presque : « Oh ! ma soeur, il ne faut pas croire que j'oublie mon mari. Tous les égards qu'il m'a témoignés ne sont pas perdus pour lui. Je lui sais gré et lui tiens compte de toute sa bienveillance pour moi. Je n'ai aucun regret de lui avoir été unie et aucune raison pour désirer un autre mariage. Mais enfin, tout cela dépend de l'autorité paternelle : il nous faut faire ce que nous imposent nos parents. » C'est aussi Pamphila qui décide pour toutes deux quelle conduite il faudra tenir devant Antiphon : sans doute il ne peut être question de résister en face à un père, mais, à force de prières, on peut changer ses volontés. En revanche, quand la crise a éclaté, aucune des deux soeurs ne le cède à l'autre en fidélité et en courage.
ANTIPHON. Mes amis me conseillent de vous reprendre chez moi. — PAMPHILA. Mais nous, que cela regarde, nous te conseillons le contraire. Ou bien, autrefois, si tes gendres ne te plaisaient pas, il ne fallait pas nous donner à eux ; ou bien, aujourd'hui, il n'est pas juste de nous reprendre en leur absence. — ANTIPHON. Moi vivant, je souffrirai que vous ayez des mendiants pour maris? — PAMPHILA. — Mon mendiant me plait comme à la reine plait son roi. J'ai même coeur dans la pauvreté que jadis dans la richesse. — ANTIPHON. Vous faites cas encore de vagabonds, de mendiants ? — PAMPHILA Tu ne m'as pas mariée à un sac, je pense, mais à un homme. — ANTIPHON. Et vous les attendez quand ils sont partis depuis trois ans ! alors que vous pourriez sortir de votre misère et trouver une union brillante ! — PANEGYRIS. Père, c'est une sottise de mener des chiennes à la chasse malgré elles. Donner malgré elle une femme à un mari, c'est lui donner une ennemie. — ANTIPHON. Alors vous ne voulez, ni l'une ni l'autre, obéir à votre père ? — PAMPHILA. Nous lui obéissons : nous ne voulons pas quitter ceux à qui tu nous as mariées. L'escarmouche finit bien vite, parce que Antiphon est avant tout, amoureux de sa tranquillité. Le malheur est qu'en même temps finisse la peinture de ces deux caractères. Aussitôt après la pièce tourne ; elle aboutit à une farce ; et toute psychologie disparaît. Ce n est pas que Plaute, quand il le veut bien, soit incapable de nous montrer l'épouse vraiment digne de ce nom. Amphitryon nous en fournit la preuve. Mais, cette fois, nous sortons du monde de la « bourgeoisie » : Alcmène est plus qu'une bourgeoise ; c'est une « grande dame », comme on dit dans la Tour de Nesles : c'est une matrone et une patricienne, une « reine », aussi bien la pièce n'est-elle pas une comédie ordinaire, mais une « tragi-comédie », et cela seul en dit long sur la dignité des personnages qu'on y rencontre (1).

(1) Ou plus exactement de la moitié d'entre eux, ceux dont la présence fait que la pièce n'est pas comédie pure et simple.

Bourgeoise ou grande dame, la situation d'Alcmène n'en est pas moins étrangement délicate. Certes, sa vertu est insoupçonnable, et nous, les spectateurs, nous savons bien qu'il est impossible de lui faire le moindre reproche. Mais enfin, malgré tout, elle aussi, elle est dupe des prestiges de Jupiter; et en pareille matière il faudrait peu de chose pour nous faire, sinon rire, du moins sourire à ses dépens. La merveille est que jamais l'idée ne nous en vient et que d'un bout à l'autre sa dignité ne souffre aucune atteinte : entre son divin amant dont la conduite est si discutable, et son mari dont l'infortune (fort injustement sans doute, mais qu'y pouvons-nous?) est généralement comique, c'est elle qui a le beau rôle. Dès qu'elle apparaît, elle laisse éclater son amour pour son mari, car elle croit être avec lui tandis qu'elle est avec Jupiter. Elle se plaint tendrement qu'à peine arrivé il veuille déjà partir : quelle affaire si pressante l'appelle ? ne fait-il pas plus de cas de sa
femme? ne voit-il pas couler ses pleurs? Ah! qu'il emporte du moins son souvenir; qu'il l'aime, loin d'elle, comme elle l'aime loin de lui ; et qu'il revienne vite. Restée seule, elle erre pleine de regret dans le palais désert.
Que les plaisirs dans la vie sont peu de chose en comparaison des chagrins ! Tel est le sort départi aux humains, telle est la volonté des dieux : la peine est compagne et suivante du bonheur; survient-il quelque chose d'heureux, tout de suite voici un ennui et un mal plus grands. J'en fais l'épreuve ici et je ne le vois que trop par moi-même: mon plaisir fut si court ! J'ai pu voir mon mari une nuit, une seule nuit, et il m'a quittée en hâte, avant même la lumière du jour. Il me semble que je suis seule au monde, puisqu'il me manque, celui que j'aime par-dessus tout. Son départ m'a causé plus de chagrin que son arrivée de joie. Mais cet amour si tendre n'a rien d'efféminé ni d'amollissant. Femme d'un guerrier, Alcmène rougirait d'avoir des sentiments indignes de ce héros.
Mon bonheur du moins, c'est qu'il est vainqueur et qu'il rentre couvert de gloire : c'est ma consolation. Qu'il parte si c'est pour revenir comblé d'honneurs ! je supporterai jusqu'au bout son absence avec courage, avec fermeté. Si j'obtiens cette récompense que mon mari soit proclamé vainqueur, c'est assez pour moi. La valeur est le plus grand trésor; la valeur est la plus belle des choses. Liberté, sécurité, vie, biens, parents, patrie, enfants, tout est protégé, tout est conservé par elle. La valeur renferme tout en elle ; c'est avoir tous les biens qu'avoir la valeur ! Voilà des sentiments tout romains que devaient entendre avec plaisir les femmes de ceux qui avaient combattu le Carthaginois. On comprend quel effet produisent sur une telle âme les soupçons et l'outrage.
Au moment même où elle se désole, et se console, ainsi, Amphitryon parait. Elle s'étonne, était-ce un faux départ ? et lui aurait-il tendu un piège humiliant ? Il la salue comme s'il ne l'avait jamais revue depuis son départ pour la guerre. Elle s'étonne davantage : quel jeu est-ce là? et pourquoi la tourne-t- il en dérision? Une explication s'ensuit, qui n'explique rien, car ni le mari ni la femme ne peuvent supposer que Jupiter les abuse. Convaincu de son malheur, Amphitryon s'emporte. Forte de son innocence, Alcmène se défend et bientôt s'indigne : Je t'en prie, par Castor, comment peux-tu dire de pareilles choses? qu'ai-je fait pour m'attirer de tels outrages? La honte que tu me reproches est indigne de ma race. Tu peux chercher à me convaincre d'infidélité, tu n'y parviendras jamais. J'en jure par le trône du roi des dieux, par la reine des matrones, Junon, que je dois respecter et craindre par-dessus tout: toi excepté, le corps d'aucun homme n'a touché le mien et je suis restée pure. Quand on n'a point failli, il sied de parler haut, de se défendre avec assurance, sans trembler. Je ne parle pas de ce qu'on appelle une dot, mais je t'ai apporté en dot la chasteté, la pudeur, la modestie, la crainte des dieux, l'amour pour nos père et mère, l'esprit de concorde envers la parenté, prète à t'ètre soumise, généreuse avec les bons, favorable aux gens de bien.
Amphitryon court chercher des témoins .pour la confondre. Alors, repassant en elle-même les ignominieux reproches qu'elle a si injustement subis, elle sent plus vivement la blessure faite à sa dignité. « Je ne puis rester ici. Quoi ! être accusée par mon mari d'infidélité, d'adultère, d'infamie ! Il nie à grand bruit ce qui est ; ce qui n'est pas, la faute que je n 'ai pas commise, il m'en accuse ! Et il pense que je supporterai cela avec indifférence ? Non assurément je n'en ferai rien et ne me laisserai pas accuser faussement d'adultère. Ou je le quitterai ; ou il me fera satisfaction; et de plus il désavouera par serment toutes ses calomnies ! » A ce moment, c'est Jupiter qui reparaît. Il s'excuse ; il retire toutes les accusations que le mari dont il a revêtu l'apparence a lancées contre Alcmène; il demande pardon. Elle résiste encore: « Ma vertu réfutait tes outrages. Mais ce n'est pas seulement des actions honteuses, c'est aussi des paroles honteuses que j'entends me garder. Adieu: reprends ton bien; rends-moi le mien. Me donnes-tu des suivantes? Si tu veux pas, je pars seule; j'aurai pour suivante ma Vertu ». L'astucieux Jupiter lui tend alors un piège: " Rester je vais par le serment que tu voudras, jurer que je te tiens pour une chaste épouse. Si je mens, o grand Jupiter! accable Amphitryon de ta colère ! ". Et elle d'un cri irrésistible : « Oh non ! qu'il le protège ! » Ainsi s'est trahi son amour. Dès lors elle peut encore essayer de reprocher sa faute au jaloux, la gronderie est bien indulgente et elle se laisse facilement persuader d'oublier ce fâcheux épisode. Nous ne savons pas si Alcmène reparaissait plus tard dans quelques-unes des scènes qui sont perdues. Mais, au dénouement, Plaute l'a éloignée; il lui a épargné la confusion d'une explication, qui sans doute la disculpe mais la laisse un peu salie, malgré son innocence. Et c'est là un trait de délicatesse digne du talent avec lequel est dépeinte cette noble figure.
Tels sont les personnages que le poète latin a su représenter avec les couleurs de la réalité même, sans exagération, sans outrance, sans caricature grimaçante ou sans idéalisation fade. Ils attirent moins l'attention que ne le font ses fantoches, ses grotesques, ses intrigants ou ses amoureux. Ils révèlent moins de verve et d'entrain. Mais peut-être montrent-ils que, s'il l'avait voulu, ou si son public l'y avait encouragé, il aurait pu traiter déjà ce genre de comédies plus calmes, plus sérieuses, plus conformes à la vie moyenne, plus réelles et vraies que Terence a plus tard introduites sur la scène romaine.



CHAPITRE XIII

L'ART DE PLAUTE : SA VARIÉTÉ

Nous n'allons point chercher à la Comédie-Française le même genre de plaisir qu'au Palais-Royal ; et ainsi, nous n'y allons point chercher le même genre de pièces. La Maison.de Molière, si elle joue par tradition les farces du maître, ne joue guère que celles-là ; et d'ordinaire, elle se pique de nous servir plus et mieux qu'un frivole amusement. Comédies de caractère, les oeuvres qu'elle représente essayent de faire vivre quelque type comparable à un Tartuffe ou à un Alceste ; comédies de moeurs, elles s'efforcent de peindre les travers, les manies, les tares d'une époque ou d'un groupe : la pédanterie des Femmes savantes ou le cynisme des Effrontés ; comédies poétiques, elles nous emportent à la suite de Musset, au pays imaginaire où Fantasio raisonne et déraisonne avec une grâce si délicate et une imagination si exquise ; comédies d'intrigue enfin, elles sont oeuvres littéraires et oeuvres d'art, par le souci de la forme et du style. Que dans tout cela les spectateurs trouvent à rire, c'est sans doute un des buts de l'auteur; mais après avoir ri ou en même temps qu'ils rient, ils goûtent, ils admirent la psychologie profonde, les peintures vivantes, la fantaisie ailée ou tout au moins la virtuosité de l'écrivain. Au Palais-Royal, il n'en va pas de même. C'est un vaudeville que l'auteur offre, et c'est un vaudeville que le public réclame. Il s'agit, pour l'un, de trouver des bouffonneries capables de dérider les plus moroses ; pour l'autre, de passer gaîment quelques heures. On rit, et, la représentation terminée, il ne reste dans l'esprit des spectateurs que le souvenir d'avoir ri. Et la Comédie-Française et le Palais-Royal ne sont point les seuls théâtres de Paris; il en est beaucoup d'autres, qui ont chacun leur genre et leurs auditeurs attitrés ; il s'en crée à chaque instant de nouveaux, théâtres populaires ou théâtres d'art, théâtres classiques et théâtres d'avant-garde, sans compter les cafés-concerts, et sans compter les cinémas. Ainsi il y a chez nous bien des publics différents, pour bien des genres de pièces : il y en a pour tous les goûts, comme pour toutes les bourses.
Pour Plaute, il n'y avait qu'un théâtre et qu'un pupblic, Mais ce public réunissait en lui tous ceux qui de nos jours se partagent entre les différentes scènes; et c'était la tâche du poète d'offrir, en même temps, à tous ces auditoires rassemblés en un seul auditoire, les genres de plaisir différents ou même opposés qu'ils demandent à la fois. Le problème paraît insoluble; en tout cas la solution n'en est point aisée ; et pourtant le comique latin s'en est tiré. N'eût-on pas la première idée de son théâtre, qu'à elle seule une pareille réussite en révélerait déjà l'extraordinaire variété.

1

Cette variété remarquable, nous avons eu maintes fois déjà l'occasion de la constater. Nous l'avons constatée d'abord dans le choix des modèles. Pour neuf pièces dont nous pouvons à peu près sûrement désigner les originaux grecs, nous trouvons quatre ou cinq auteurs différents Et, si pour les autres pièces nous demeurons dans l'incertitude, il n'est pas douteux cependant que Plaute ne s'est pas restreint à imiter seulement ces quatre ou cinq auteurs, mais qu'il a emprunté de droite et de gauche, aux comiques de l'Attique comme à ceux de la Grande-Grèce, aux comiques du deuxième ou du troisième ordre comme à ceux du premier. Un Térence qui suit exclusivement (1) Ménandre et Apollodore, un Racine qui s'attache spécialement à Euripide, nous donnent par là même une indication très claire sur leur goût et leur génie: ils ont choisi pour modèles les poètes dans lesquels ils reconnaissent un esprit de leur famille.

(1) En ce qui concerne l'essentiel de la pièce, s'entend ; car il a contaminé, une fois au moins (Adelphes), une pièce de Ménandre et une scène de Diphile

Plaute, lui, prenant son bien où il le trouve, puisque d ailleurs il se pique d'être un imitateur fidèle, un « traducteur », nous avertit ainsi qu'il se sent capable de s'adapter aux originaux les plus divers, qu'il a conscience d'avoir un talent assez souple pour réussir dans les genres les plus opposés. Nous l'avons constatée encore, cette variété, dans le choix des sujets mis la scène. Si hésitante et, pour ainsi parler, prématurément démissionnaire que soit la comédie de caractère dans l'Aulularia, il n'en reste pas moins que Plaute a donné à son public l'idée de ce que peut être une pièce de cette nature; il la lui a présentée comme dans un miroir brisé, mais ceux de ses auditeurs qui avaient lu les philosophes grecs les plus récents et apprécié leurs analyses psychologiques, ont dû trouver plaisir à voir au moins ébauché le portrait d'un avare type.
Les pièces que nous avons classées parmi les comédies de moeurs leur ont offert un autre genre d'intérêt. Non seulement Plaute s'est efforcé de leur représenter la vie commune et moyenne; mais encore il semble s'être ingénié à leur en diversifier singulièrement le spectacle. Voici, dans le Trinummus, les bons bourgeois pleins de prudhomie, de bon sens, d'honnêteté grave et sententieuse, et leurs fils sages ou dissipés, mais dans leur dissipation mème gardant au fond de leur coeur le souvenir des bonnes leçons et des bons exemples paternels. Voici, dans la première partie du Stichus, les honnêtes femmes, épouses fidèles et filles respectueuses, qui incarnent les bonnes moeurs et les vertus familiales. Et voici, au contraire, dàns le Truculenlus, le monde de la galanterie ou même de la débauche, les ruses des courtisanes avides et les folies auxquelles l'amour entraîne les fils de bonne famille. Quant aux Captifs, c'est un drame véritable où, dans des circonstances plus exceptionnelles, se manifeste une sorte d'héroïsme bourgeois illustré des plus touchants exemples d'amitié juvénile et d'amour paternel. Dans tout cela, il y a comme un ambigu de Molière et d'Augier, des premières comédies de Corneille et des drames de Dumas.
Les deux ou trois comédies romanesques roulent sans doute sur les mêmes thèmes, et des thèmes un peu rebattus enlèvements et reconnaissances. Mais ici encore Plaute a trouvé moyen de les diversifier. Nous pouvons mal juger de la Viduiaria puisqu'elle est perdue. Les deux autres sont très dissemblables. Plus fortement intriguée, plus riche en coups de théâtre, la Cistellaria est une pièce où l'amour tient la première place; plus pittoresque, rurale et maritime, le Rudens met au premier plan les amitiés féminines et l'amour paternel. Il y a presque du romantisme dans la première; il y a dans la seconde plus de romanesque attendri, un romanesque de roman anglais.
Quant aux pièces d'intrigue, elles sont si nombreuses que, forcément, elles présentent entre elles bien des ressemblances. Néanmoins, il est évident que Plaute a cherché à s'y répéter le moins. possible et qu'il a tâché de ne point donner par trop à son public la sensation du déjà vu. Maint détail agrémente et distingue
les thèmes identiques. Dans le Persa, par exemple, et dans le Poenulus, le même piège est tendu aux deux lenones; mais, dans la première pièce, la noble résistance de la jeune fille donne à certaines scènes uue gravité inattendue ; et, dans la seconde, le thème romanesque, la reconnaissance imprévue, la joie du vieux père qui retrouve enfin et retrouve pures les deux jeunes filles si longtemps pleurées et cherchées à travers le monde, transforment la comédie en mélodrame.
Dans le Pseudolus, dans l'Epidieus, dans la Mostellaria, dans les Bacchis, ce sont de très analogues fourberies d'esclaves. Mais Chrysale, des Bacchis, doit lutter contre ceux-là mêmes auxquels il voulait rendre service, puisque c'est la jalousie de Mnésiloque qui a failli compromettre son intrigue. Tranion de la Mostellaria a contre lui la malignité des circonstances qui semblent conspirer pour lui être défavorables, et c'est contre ces coups du sort qu'il doit mettra en jeu toutes les ressources de son esprit. Epidicus a pour adversaire un vieillard défiant et il lui faut s'ingénier pour retourner contre un père trop avisé les précautions mêmes que celui-ci a prises. Quant à Pseudolus, il a affaire, au contraire, à un joyeux vieillard, à une sorte d'amateur de fourberies qui apprécie en connaisseur, regarde en spectateur amusé les tours de passe-passe du drôle et finalement se fait son indulgent complice. Dans le Curculio, dans le Miles, nous assistons aux entrevues que les deux amoureux se ménagent à la barbe des surveillants, et, dans les deux pièces, le rival, soldat ridicule, est finalement bafoué. Seulement Curculio n'emploie que les ruses ordinaires de la comédie : cachets dérobés, lettres supposées; Palestrion, lui, recourt aux grands moyens : murailles percées, feinte passion d'une rusée,courtisane; et le caractère seul de l'aimable vieillard, Périplectomène, ses théories d'élégance, ses leçons de vie mondaine, donnent à la comédie, plus romanesque par son intrigue, un cachet et une, saveur singulièrement originale. L'Asinaire, la Casina, le Mercator, nous représentent toutes trois la même histoire d'un père débauché rival et (nous sommes au théâtre) rival malheureux de son fils. Dans les trois pièces, c'est la jalousie des épouses qui assure le succès du fils. Mais, dans la première, c est au dénouement, par un coup de théâtre, que la femme intervient, comme une déesse ex-machina pour ramener tout penaud le sénile amoureux au domicile conjugal.
Dans la seconde, c'est elle qui, avisée dès le début, a tout préparé et tout conduit; la bonne commère semble plus heureuse du bon tour qu'elle a joué à son barbon de mari qu'irritée du motif qu'il lui a donné de le jouer: elle aussi, comme le vieux Simon du Pseudolus, elle s'amuse autant que le public de l'intrigue qu'elle a machinée et du rôle qu'elle y tient. Et dans la troisième, par une rencontre imprévue et amusante, le vieux débauché se tire assez aisément d'affaire, tandis qu'un ami trop complaisant se trouve empêtré dans la mésaventure et essuie les scènes d'une femme jalouse. Enfin; les Ménechmes et Amphitryon roulent bien toutes deux sur des ressemblances et sur les quiproquos qu'elles entraînent; mais quelle différence entre la pièce mythologique aux récits épiques, aux épisodes d'amour et de tragédie, et le joyeux vaudeville, aux incidents galants ou burlesques accumulés jusqu'à la fin pour le plus grand ébahissement des deux héros et de multiples comparses !
Se répéter ainsi, ce n'est plus, se répéter. La variété n'est pas moindre dans les personnages que nous avons passés en revue. Sans doute il en est quelques-uns, les plus conventionnels, qui sont un peu trop identiques les uns aux autres : dans les différentes pièces, sous des noms différents, nous n'avons guère vu qu'un leno, toujours le même, qu'un soldat fanfaron, toujours le même, qu'un parasite enfin, toujours le même encore. Mais, abstraction faite de ceux-là, (et aussi de quelques esclaves trompeurs), quelle immense galerie de héros divers : vieillards sévères ou indulgents, débauchés ou vertueux, avares ou généreux, grossiers ou raffinés, benêts ou malins; vieilles femmes tyranniques ou faciles à rire, jalouses ou aimables, intéressées ou désintéressées, égoïstes ou aimantes; femmes vertueuses, «grandes dames » et bourgeoises, tantôt d'une âme plus ferme, tantôt d'un coeur plus tendre ; jeunes gens sages ou dissipés, réfléchis ou étourneaux, économes où prodigues, fidèles ou inconstants, calmes ou emportés, poussant l'amitié jusqu'au sacrifice ou la camaderie jusqu'à la complicité; jeunes filles tendres pour leurs amants, attachées à leurs amies, soucieuses de leur réputation et de leurs devoirs; courtisanes cupides ou désintéressées, menteuses ou sincères, jouant avec cynisme la comédie de la passion ou éprises d'un amour véritable, corrompues par leur profession ou dignes d'être à la fin reconnues de naissance libre ; esclaves intrigants ou fidèles, complices des folies de leurs maîtres ou soucieux soit de les empêcher soit de les réparer, lourdauds ou spirituels, gibiers de potence ou modèles de dévouement, que dire encore ? il faudrait entasser toutes les épithètes contradictoires pour peindre les personnages de ce théâtre c'est tout un monde.
Et quelle variété encore, si nous examinons la signification et la tendance morales de chacune de ces pièces.
Il en est dont nous serions fort empêchés de dire si elles sont morales ou immorales. Sans doute, dans la Mostellaria, dans l'Epidicus, des fils amoureux ou
débauchés s'associent à un esclave fripon pour duper leur père; et, à prendre la chose au sérieux, le plus indulgent des moralistes serait tenu de la blâmer.
Mais précisément; qui prend la chose au sérieux qui ne sent ici que Plaute a simplement, cherché, «ans aucune arrière-pensée, à faire rire, qu 'il a fait rire plutôt de l'ingéniosité des fourbes que de la sottise des dupes ? qui n'a deviné dès le début que tout se terminera pour le mieux, que le père pardonnera, et qu'ainsi le spectateur n'a pas lieu de se gendarmer plus que la victime elle-même ? Sans doute, dans le Curculio, dans le Persa, dans le Poenulus, dans le Pseudolus, dans le Miles, il y a des machinations malhonnêtes, et la sympathie évidente de l'auteur pour ceux qui les commettent serait de nature à nous inquiéter sur son sens moral.
Mais quoi ! la victime ici est un leno ou un soldat fanfaron! tout est permis contre un leno ou uu soldat fanfaron, surtout en faveur de la jeunesse et de l'amour ; ce sont là de telles circonstances atténuantes que le plus sévère est désarmé, comme les bons jurés de nos jours, dès qu'un habile avocat à invoqué devant eux l'excuse du « crime passionnel ». Sans doute encore certaines gentillesses des deux Ménechelles, l'un qui pille sa femme en faveur de sa maîtresse, l'autre qui, escroque une courtisane, certaines théories morales énoncées par le beau-père de Ménechine, peuvent nous faire froncer les sourcils. Mais, il est visible que Plaute n'y a mis aucune intention immorale, qu'il .n approuve ni ne désapprouve ses héros, soit parce que les indélicatesses qu'ils se permettent étaient courantes dans le monde, - j'allais dire le demi-monde, de la galanterie ancienne, soit parce que l'infidélité des maris n'avait rien de choquant selon la convention comique admise par les anciens : nos vaudevillistes en font bien autant, heureux même s'ils se bornaient à excuser l'infidélité des maris, mais il y ont ajouté celle des femmes..Sans doute enfin le Stichus est une pièce bien bizarre, qui, commençant par nous faire admirer la vertu de deux matrones, prétend aussitôt après nous amuser par le libertinage d'un vieillard et la débauche de deux esclaves. Mais cette contradiction même est significative. Ici, plus que dans toutes les pièces énumérées plus haut, nous constatons pleinement que Plaute est indifférent à la morale : il ne se propose ni de châtier les moeurs, ni de les corrompre; il se propose de.faire rire.
D'autres pièces, au contraire, plus ou moins nettement, plus ou moins consciemment, sont morales. Le sujet d'Amphitryon et l'adultère du roi des dieux peuvent nous choquer ; mais l'aventure, autorisée par la légende, a par là-même perdu tout son venin. Nous rions plus de Sosie que d'Amphitryon; et nous ne rions pas d'Alcmène : le poète, avec une délicatesse dont on ne l'aurait point cru capable, a su sauvegarder en elle la dignité de l'épouse, en lui conservant toutes les fois qu'elle parait la plus noble attitude et en la faisant disparaître à propos pour lui éviter toute confusion, quand l'imbroglio se dénoue. Ce qu'il peut y avoir de blâmable dans la conduite de certains personnages de la Cistellaria est reculé bien loin dans le passé ; il n'y a rien de blâmable dans la conduite des protagonistes du Rudens; et ces deux drames nous introduisent dans un milieu d'honnêtes gens, où l'on se sent à l'aise et avec qui l'on a plaisir à sympathiser. Ni l'Aululaire ni le Truculentus n'affichent d'intention morale; il n'y a pas de précepte exprimé par les personnages ou par le choeur final. Mais ces deux pièces font si nettement ressortir le ridicule et les dangers du vice qu'une moralité s'en dégage d'elle-même : elles inspirent la crainte de l'avarice et des " liaisons dangereuses". Enfin il y a des comédies, il y en a deux au moins, qui ne se contentent pas d'être morales, mais qui le sont avec une sorte d'ostentation. Le Trinuimnus est véritablement une pièce " d'édification"; tout le monde, même le jeune prodigue, même l'esclave ivrogne, y abonde en belles sentences, en belles leçons, en beaux sentiments, en belles actions; le théâtre de Diderot lui-même n'offre pas plus de prédications et de sermons et Berquin la signerait. Enfin, au dénouement des Captifs, l'orateur de la troupe a parfaitement le droit de dire avec fierté : Spectateurs, voici une pièce qui a pris pour modèles les bonnes moeurs. Point d'obscénités, point d'amour, point de supposition d'enfant, point d'argent friponné, point de jeune amoureux qui affranchisse une courtisane à l'insu de son père. Ce n'est pas souvent que les poètes composent des comédies de ce genre, où les bons deviennent meilleurs. Et vous, maintenant, si elle vous plaît, si nous vous avons plu et si nous ne vous avons pas ennuyés, donnez-nous-en cette preuve : vous qui voulez que la vertu ait sa récompense, applaudissez !
Voilà le bon côté de la médaille ; mais en voici le revers. Le même poète qui se flatte d'avoir respecté la vertu, la chiffonne parfois singulièrement. Il n'a pas hésité à nous montrer non plus des pères dupés par leurs fils, mais des pères associés à la débauche de leurs fils ou en rivalité avec eux. Quatre fois entre autres il se l'est permis, et quatre fois, sentant qu'un public même peu sévère en peut être choqué, il a essayé divers moyens de s'en tirer au mieux. Dans les Bacchis, avec une certaine hypocrisie, il affecte encore le ton de moraliste. Nicobule et Philoxène sont venus arracher leurs fils aux deux courtisanes ; il ne faut pas beaucoup d'insistance pour les décider à prendre part à l'orgie; alors l'orateur, d'un ton sentencieux : « Si ces vieux n'avaient pas été des vauriens dès leur adolescence, aujourd'hui ils ne souilleraient pas ainsi leurs cheveux blancs ; et nous non plus nous ne vous aurions pas joué cela, si nous n'avions déjà vu des pères devenir les rivaux de leurs fils, dans les maisons de débauche. » Ainsi c'est pour flétrir le libertinage sénile que Plaute l'a mis à la scène : le bon apôtre !
Dans le Mercator, il proclame non moins doctoralement un code de l'amour, de l'amour, ou plutôt du plaisir, aux divers âges de l'homme. Cette parodie des législateurs est plus sérieuse qu'elle n'en a l'air; au fond, sous leur forme volontairement plaisante, les règles ainsi prescrites s'accordent assez bien avec l'opinion communément admise chez les anciens, et même parmi nous : il faut bien que jeunesse se passe. Cette fois donc, permis aux hommes d'être des " vauriens "
dans leur adolescence, pourvu qu'ils gardent une certaine mesure, pourvu quel'âge venu ils renoncent aux folies, pourvu surtout qu'en souvenir de leur passé ils soient indulgents à leurs fils, « vauriens » comme ils l'ont été eux-mêmes :
Avant de faire notre sortie, il me semble à propos de dicter aux vieillards une loi qu'ils observent et à laquelle ils se tiennent. Quiconque, ayant soixante ans d'âge qu'il soit marié ou même, par Hercule, célibataire, nous sera connu pour courir le guilledou, nous le poursuivrons ici, au nom de cette loi, et le déclarerons gâteux; et quiconque d'eux aura dissipé son bien, par Hercule, nous ferons en sorte qu'il n'ait plus le sou. Que désormais aucun père n'interdise à son fils, pendant sa jeunesse, ni l'amour ni les courtisanes, du moins dans la juste mesure. Et si quelqu'un l'interdit, il lui en coûtera plus en dépenses clandestines, qu'il ne lui en aurait coûté de subvenir aux dépenses avouées. Et nous ordonnons que ces articles commencent cette nuit même à s'appliquer aux vieillards.
Après avoir blâmé la débauche chez les jeunes comme chez les vieux, Plaute la concède donc aux jeunes. Dans l'Asinaire il fait mieux, ou pis. C'est avec une cynique indulgence qu'il réclame l'indulgence pour son barbon luxurieux et déconfit : Si ce vieux s'est payé du bon temps en cachette de sa femme, il n'y a rien là d'inoui ni d'étrange; il a fait comme les autres. Il n'y a personne d'assez rigide, d'assez austère, pour ne pas prendre son plaisir, à la première occasion. Maintenant si vous voulez intercéder pour que le vieillard ne soit pas battu, vous l'obtiendrez assurément; vous n'avez qu'à, applaudir bien fort.
Et dans la Casina enfin, il s'est bien gardé de faire le moindre commentaire. L'indécence, cette fois, est si énorme, les récits et le spectacle (scandale des copistes eux-mêmes) (1) si graveleux, que vouloir atténuer ou excuser l'immoralité de, la pièce, c'est la souligner.

(1) Certaines scênes ne nous sont arrivées que mutilées, les copistes ayant reculé devant le cynisme des confidences faites par deux personnages aux commères qui les attendent.

Mieux vaut ne pas soulever ce lièvre ; mieux vaut espérer que la tempête des rires déchaînés, empêchera le spectateur de sentir à quel point cette comédie offense toute pudeur. Et, pour rester dans le ton, après avoir en quelques mots éxpédié sommairement un dénouement à surprises et à reconnaissances que le public n'est plus en état de suivre ni de comprendre, l'orateur de la troupe souhaite à ceux qui applaudiront le mieux « d'avoir toujours une maîtresse de leur choix, sans que leur femme y voie goutte ». Digne conclusion de cette pièce effrontée. Mais n'est-il pas vrai qu'à lire de suite les Captifs, le Trinummus ou le Rudens et l'Asinaire ou la Casina, on ne croirait jamais qu'elles fussent d'un même auteur? Comme Rabelais, Plaute est double ou multiple, « charme de la canaille » et « régal des plus délicats » en matière de moeurs.
Pour oser se mesurer avec les comiques grecs les plus divers d'inspiration et de tendances, pour leur emprunte les sujets les plus différents, pour mettre à la scène une foule aussi considérable de personnages tie toute nature, pour réussir également bien dans le genre moralisant d'un Berquin, sérieux d'un Augier, gai d'un Regnard, voire graveleux d'un Collé, il fallait que Plaute se sentît et possédât en effet le talent le plus souple. La variété dans les tons, c'est peut-être la plus étonnante des variétés qu'on observe en son oeuvre entière. Je n'ai pas besoin d'apporter ici des exemples : il me suffit de renvoyer à tant de passages que nous avons rencontrés dans nos études antérieures.
De la grosse farce, des élans d'une verve bourbeuse peut-être mais irrésistible, nous en avons trouvé partout : dans la mystification scabreuse que mènent avec tant de brio les commères, la servante et le « puer de la Casina, dans les scènes d'orgie qui terminent le Stichus, dans les disputes d'esclaves entre eux, dans leurs sorties contre un leno, dans les monologues des parasites, dans mille scènes où paraissent les fantoches, les grotesques, les intrigants, dont le théâtre de Plaute fourmille. Ailleurs, le comique est plus littéraire. Les scènes les plus poétiques de la légende, les plus beaux passages de l'épopée et de la tragédie sont repris et parodiés. Chrysale-Ulysse entonnera les thrènes émouvants de la fable troyenne pour chanter la déconfiture d 'un barbon et la ruine de sa fortune : la forteresse dont il célèbre la chute, c'est le coffre fort du vieux; son cheval de bois, c'est la missive astucieuse qu'il a imaginée et qu'il saura faire accepter de sa victime. Le comique plus fin, celui qu'on reconnaît à Térence, que les anciens nous vantent dans Ménandre, ne manque pas non plus. Combien d'amoureux n'entendons-nous pas, avec sympathie, sans doute, mais avec une sympathie amusée, se désespérer, gémir, se plaindre; mais, comme nous savons bien qu'ils triompheront: au dénouement, nous pouvons, sans inquiétude et sans remords, sourire de leurs craintes et de leurs espérances, de ces folies que la passion inspire et que la jeunesse excuse. Ou bien nous assistons à des scènes ingénieusement filées : Charin du Mercator essaye d'en conter à son père pour lui cacher ses amours et pour sauver celle qu'il aime des mains du vieillard, tandis que ce dernier, rendu plus malin par son amour sénile (qui en aveugle tant d'autres) abonde en prétextes et en subtilités pour en venir à ses fins. Le beau-père du Stichus sait inventer un bien joli apologue pour obtenir de son gendre une esclave qu'il convoite ; mais le gendre ne veut rien savoir ni rien comprendre et il mystifie bien gaiement le barbon, sans jamais lui manquer de respect. Et quels gais dialogues de Mégadore et de sa soeur (Aululaire), des vieux amis du TrÍnummus; quelle jolie peinture du célibataire mondain dans le Miles : quelles souriantes leçons il donne, en se jouant, à l'aimable amoureux dont il a pris les intérêts.
Encore n'est-on pas surpris que le comique réussisse si bien à Plaute. On est plus étonné quand on lit maint passage sérieux de ses pièces. En beaucoup d'entre elles, entre autres dans les Bacchis (discours de Lydus, le pédagogue), dans le Mercator (monologue de Charin), dans le Trinummus surtout (passim), on reconnaît un moraliste et un philosophe, délicat analyste des passions, peintre exact des âmes, théoricien compétent en matière d'éducation, de psychologie et de morale. Il y a là des portraits, des caractères, des maximes, des études de sentiments et de moeurs, des descriptions de vertus et de vices, qui ne seraient pas indignes d'un La Bruyère. Il y a même des sermons. Les enseignements que, dans le Trinummus, un bon père donne à son fils vertueux sont d'une gravité en même temps que d'une bonhomie bourgeoise et familiale des plus heureuses. Et même, il n'y a pas seulement ici du sérieux, il y a du touchant. Cette tendresse d'un père tout dévoué à l'éducation et au bonheur de son fils, cette obéissance respectueuse d'un fils reconnaissant, désireux de rendre heureux à son tour, en menant une vie vertueuse, le père qui l'a conduit dans le chemin de la vertu, voilà un des plus beaux spectacles que puisse offrir la vie de famille ; et, quand pour se montrer plus digne de ses leçons, le fils associe son père à ses actes de générosité et de dévouement, on admire aussi la délicate imagination du poète. D'autres pièces sont véritablement émouvantes. Amphitryon en maints endroits, les Captifs, la Cistellaria, certaines parties du Poenulus, le Rudens, le début du Stichus, le Trinummus,un épisode même du Persa, offrent à mainte reprise des scènes qui remuent le coeur. Pères pleins d amour paternel, qui consacrent leur vie à leurs enfants, qui, séparés d'eux, font avec persévérance leurs plus ardents efforts pour les retrouver, qui, les ayant perdus sans espoir, veulent s'ensevelir dans la solitude pour les pleurer, qui versent des larmes de joie à les découvrir enfin; femmes fidèles à leur mari, qui résistent à l autorité d 'un père pour garder le respect qu elles doivent au lien conjugal, ou qui, soupçonnées, calomniées, révèlent par leur indignation et leur colère même, combien puissante est en elle la pudeur et
combien fort leur amour blessé; ami, qui bravent la calomnie pour rendre service à leurs amis absents; amies, servantes dévouées, dont le coeur une fois donné ne peut se reprendre; jeunes filles qui dans le milieu le plus vil ont gardé le goût de la vertu, le sentiment de l'honneur, le souci de leur bonne réputation, tous ces personnages nous émeuvent par leurs joies et par leur douleur, et il n'est point de drame, point de mélodrame parfois, qui soulève en nous d'émotions plus puissantes. Et je ne parle pas des fragments d'épopée que Plaute nous donne parfois (le récit militaire de Sosie); mais on ne saurait passer sous silence, en certains passages, la poésie mêlée, d'une façon parfois un peu inattendue, à quelques-unes de ses pièces. Au début du Curculio, se trouvent, étrangement unies, la poésie bachique et la poésie amoureuse : hymne rabelaisien et gras au vin vieux, élégie aux verroux qui vont doucement tourner pour la bien-aimée, sérénade
à l'espagnole, rendez-vous nocturne et tendres propos alternés à la Shakespeare. Certains passages de la Cistellaria semblent écrits par un moderne, qui aurait lu Musset: Silénie est affligée, tendre, fidèle et douce comme une Barberine; Alcésimarque n'est pas indigne parfois de Perdican. Et dans le Rudens, en bien des scènes, quel savoureux mélange d'émotions et de pittoresqne, de poésie descriptive et de poésie sentimentale; on ne sait qui y est plus charmante de la vieillesse sous les traits de la prêtresse de Vénus ou de la jeunesse sous les traits de Palestra et d'Ampélisque; qui sait mettre sous nos yeux de plus vivants tableaux, des pécheurs mélancoliques rapportant leurs filets vides, ou de l'esclave qui s'émeut à voir les naufragées ballottées sur des flots en fureur? Ainsi se révèlent chez Plaute les dons les plus brillants et les plus contradictoires en apparence, la verve et l'émotion, la gaîté et le charme, le sens du réel et la poésie. En admirant dans des pièces si, diverses de ton, la richesse, la souple multiplicité de son talent, nous comprenons mieux comment l'infinie variété de son oeuvre en apparaît d'abord le caractère essentiel.

II

Il en va tout de même si nous examinons les comédies de Plaute non plus au point de vue littéraire, mais au point de vue plus spécial de la technique dramatique, du métier. A cet égard encore, elles sont extraordinairement variées, plus variées, je crois que celles de tout autre comique, ancien ou moderne.
Plaute trouvait établi l'usage du prologue : les comiques grecs, ses modèles, l'avaient employé; les comiques latins, ses prédécesseurs, l'avaient introduit sur la scène romaine. Comme les sujets qu'il traitait n'étaient pas, à l'exemple des sujets de tragédie, fondés sur une légende connue d'avance et connue de tous, comme ils étaient souvent compliqués de méprises et de reconnaissances, comme son public enfin était mélangé, bruyant, inattentif et généralement grossier, le poète n' allait assurément pas renoncer à un procédé si commode. Il a donc mis des prologues à ses comédies et, selon moi, à toutes sans exception. Sans doute, tous ces morceaux, tous ceux du moins que nous avons conservés, ont bien des traits communs.
Dans tous on reconnaît la marque de l'auteur, et nul, par exemple, n'irait confondre un prologue de Plaute avec un prologue de Térence. Du moins Plaute a-t-il, en mille façons, cherché à fuir la monotonie. Il est naturel que le prologue soit placé en tête de la comédie : sa définition même et sa nature l'exigent. Dans le Miles cependant, il apparaît en second lieu, après que le soldat fanfaron a bien étalé son ridicule, et donné aux spectateurs un avant-goût des rires que vont soulever ses vantardises, sa stupidité et ses mésaventures.
De même, dans la Cistellaria,il suit la scène touchante où Silénie confesse son amour sans espoir et montre toute la tendresse de son coeur. On dirait que, dans ces deux cas, l'auteur a jugé plus important .de faire savoir quels seraient le genre et le ton de sa pièce que d'annoncer le sujet même. Il est naturel que le prologue soit prononcé par un seul personnage : l'exposé sera ainsi, ou a chance d'être plus méthodique et plus clair. Pourtant, dans la Cistellaria encore, il est réparti entre deux orateurs : une vieille ivrognesse nous fait des confidences sur ce qu'elle sait du passé de l'héroïne, puis le dieu Secours vient répéter et compléter ces renseignements. Le prologue du Trinummus est mis en dialogue : la Débauche introduit sa fille l'Indigence dans la maison où un jeune dissipateur fait des folies en l'absence du père de famille; puis elle se retourne vers les spectateurs pour leur expliquer moins le sujet que cette entrée symbolique qu'ils ont vue se faire sans pouvoir la comprendre encore.
Il semble naturel que le contenu des prologues soit toujours à peu près le même. On peut le concevoir, en effet, comme une analyse préliminaire de l'intrigue totale, depuis ses origines jusqu'à son dénouement. On peut au contraire le concevoir comme une simple exposition : plus artificielle, plus didactique et par là plus claire que l'exposition telle que nous la concevons de nos jours, elle se bornerait, comme celle-ci, à fournir aux spectateurs les données premières de l'action, et leur laisserait soit le plaisir de deviner le dénouement, soit le plaisir d'en être surpris. En tout cas, on s'attendrait que ce fût toujours l'un ou toujours l'autre. C'est tantôt l'un, tantôt l'autre, tantôt autre chose encore.
Le prologue de l'Aululaire, celui des Captifs et celui de la Casina exposent non seulement la situation initiale, mais aussi le dénouement, et même, pour la Casina, un dénouement que nous ne verrons point. On peut rapprocher de ceux-là le prologue du Poenulus, quoiqu 'un premier épisode, qui à lui seul constitue
une véritable pièce, n'y soit nullement annoncé, et le prologue du Truculentus, quoique Plaute y insiste surtout sur le caractère du personnage principal (la courtisane) et relègue au second plan l'intrigue. Il est d autres monologues, il en est un au moins, celui du Miles, où Plaute, sans aller jusqu'à raconter d'avance le dénouement, annonce du moins un épisode que les quiproquos risqueraient de rendre obscur : J'ai.percé la muraille de cette chambre, dit Palestrion, pour donner à la belle un passage secret. Car j'ai un camarade d'esclavage, pas bien malin, que le militaire a donné pour gardien à sa maîtresse. Par d'ingénieux stratagèmes et des ruses habiles, nous lui étendrons une taie sur les yeux et nous ferons si bien que tout ce qu'il aura vu il ne l'aura point vu. Bientôt, ne vous y trompez pas, comme s'il y en avait deux, la jeune femme se fera voir ici et là-bas : ce sera bien la même, mais elle passera pour une autre et c'est ainsi que nous jouerons le tour au gardien Ailleurs, dans Amphitryon, dans la Cistellaria, dans les Ménechrnes, dans le Mercator, dans le Rudens, le prologue est une simple exposition : le poète dit tout ce qu'il faut savoir pour comprendre les premières scènes et la façon dont s'engage l'intrigue, il nomme au besoin les personnages qui vont entrer en scène, ou du moins il indique leur rôle dans la pièce ; mais il laisse les spectateurs suivre l'action sans les prévenir ni de la manière dont elle se déroulera, ni du dénouement auquel elle doit aboutir.
D'autres fois encore le prologue n'est ni une analyse, même partielle, ni une exposition dramatique, c'est un simple avis aux auditeurs, une espèce de préface. Pour l'Àsinaire, Plaute déclare : « Ce que je viens faire ici et ce que je me propose, je vais vous le dire c'est pour vous faire connaître le titre de la pièce. Car pour ce qui est du sujet, il est tout à fait simple. Il y a de la gaieté et de la plaisanterie dans cette comédie là; c'est une histoire amusante » . Et pour le Trinummus, la Débauche, après avoir introduit sa fille l'Indigence, explique «'Il y a un jeune homme, qui habite dans cette maison. Avec mon assistance, il a mangé la fortune de sa père. Quand j'ai vu qu'il ne lui restait plus de quoi me nourrir, je lui ai donné ma fille pour qu'il.vive avec elle. Mais n'attendez pas de moi l'argument ». On voit combien ces prologues différent les uns les autres par le contenu. Encore n'est-ce pas tout. Les uns sont très sommaires, les autres très étendus; les uns contiennent une « captatio benevolentiae », les autres se bornent tout au plus à réclamer l'attention et le silence; les uns indiquent la source : le nom de l'auteur grec, le titre de la pièce originale, ou l'un ou l'autre seulement, les autres s'en taisent; les uns (la plupart) sont semés de plaisanteries, de jeux de mots, de facéties assez grosses, les autres sont égayés d'insinuations grivoises; il y a parfois de la critique littéraire et Plaute daube sur ses concurrents pour se faire d'autant valoir: en un
mot il n'est pas un prologue qui ressemble tout à fait à un autre.
Il semble naturel également, puisque le prologue est en dehors de l'action, même s'il n'est pas extérieur à la pièce (1), qu'il y ait une séparation très nette entre
le prologue et l'exposition.

(1) Comme dans le Miles et la Cistellaria.

Et c'est bien en effet le cas ordinaire. Dans le Mercator pourtant, cette séparation n'existe pas : le prologue est en même temps la première scène. Charm est tout ensemble l'amoureux qui médite sur son infortune et l'annoncier qui harangue le public : « J'ai résolu de faire aujourd'hui deux choses à la fois, de vous dire et le sujet de la pièce et mes amours: »
Enfin, tandis que les prologues de Térence sont tous prononcés par un acteur, par l'acteur spécial, habituellement; par le chef de troupe en personne dans des circonstances exceptionnelles, les prologues de Plaute sont débités par les orateurs les plus divers. Parfois, c'est 1'« annoncier » qui le dit (Asinaire, Captifs, ) : le poète alors ne s'est pas mis en peine de dissimuler ce qu'il peut y avoir de factice dans cette façon d'instruire les spectateurs. D'autres fois, c'est un Dieu, un Dieu qui prend intérêt aux plaisirs du public et entend lui éviter toute peine (la Bonne Foi en tête de la Casina, Secours en tête de la Cistellaria), ou un Dieu qui, pour des raisons diverses, s'intéresse aux acteurs de la pièce (le dieu Lare dans l'Aululaire, Arcturus dans le Rudens), ou enfin un dieu qui se charge de tirer d'avance
la leçon morale de la.comédie (la Débauche dans le Trinummus). Mais ce peut être aussi un des personnages de la pièce (Mercure pour Amphitryon, l'ivrognesse de la Cistellaria, l'amoureux du Mercator). Y a-t-il une raison à ces différents choix? Faut-il remarquer par exemple que les prologues prononcés par l'annoncier ou par un dieu sont plus complets que ceux que prononce un personnage de la pièce? D'ordinaire ils annonceraient dès le commencement du drame des choses que les acteurs ne devaient savoir qu'à la fin (1). Cela est vrai parfois, mais pas toujours. Un des acteurs au moins de l'Aululaire connaît le secret du viol qui sera révélé plus tard au père de la jeune fille, à la mère et à l'oncle du coupable : Plaute aurait pu, s'il l'avait voulu, faire raconter les faits par cet acteur là (2).

(1) D'une façon générale, le prologue prononcé par un dieu ou par l'ancêtre grec de Prologus (on a vu que je ne crois pas à Prologus ni par suite à son ancêtre) fut probablement réservé, ou peu s'en faut, à des oeuvres d'un genre particulier, où l'on ne pouvait pas, suivant les procédés d'exposition ordinaire renseigner le public autant que le public le désirait.

(2) M. Legrand dit ici " Quant au prologue de l'Aululaire, il a été sans doute inspiré au poète par une intention toute spéciale ; il s'agissait de rendre vraisemblable, en la faisant dépendre de l'influence d'un dieu, la volte-face prochaine de Mégadorg, d'aboçd hostile au mariage, puis tout à coup résigné. C'est ingénieux et cela paraît fondé sur les paroles mêmes du dieu Lare : Je ferai en sorte aujourd'hui que ce vieillard, son voisin, lui demande sa fille. " Mais je ne crois pas que Mégadore soit à tel point un « célibataire endurci » ; les plaisanteries qu'il lance contre le mariage et contre les femmes n'ont rien de plus significatif que celles que lance sa soeur même : or, sa soeur veut le marier. D'autre part, il semble résulter du dialogue qu'il a avec sa soeur, qu'avant même cette conversation, il afrait déjà l'intention d'épouser la fille de son pauvre voisin : « Dis-moi donc, je t'en prie, quelle est la femmeque tu veux épouser? Voici. Tu connais ce vieil Euclion, notre voisin dans la misère. Je désire épouser sa fille qui n 'a pas été mariée (la femme entre deux âges qu'on lui posait était sans doute une veuve) » Enfin, s'il est une volte-face qu'au point de vue psychologique il soit nécessaire de justifier, c est celle d'Euclion qui, selon l'argument d' abandonne son cher trésor à son gendre. Il est donc curieux que le dieu Lare se flatte d'agit sur Mégadore pour une action qui n'a rien d'invraisemblable (on a vu maintes fois des hommes d'àge, à tort ou a raison,peu. importe ici, épouser des jeunesses, sans qu'aucun dieu s'en mêle), et qu'il ne se flatte pas d'agir sur Euclion, pour une conversion peu naturelle (on n'a jamais vu un avare se guérir tout d'un coup et faire don de sa fortune au moment même où il la retrouve après l'avoir perdue). L'explication de M. Legrand ne me convainc donc guère

Les dieux qui paraissent au début du Trinummus ne disent rien qu'ignorent la plupart des acteurs. Et puis, le prologue ne faisant pas corps avec la pièce, je ne sais pas si le public eut été choqué de ce qu'un acteur sût et révélât comme chargé du prologue des choses qu'il ignorerait comme personnage de la pièce. Selon moi, Plaute n'a dû se laisser guider ici que par le désir de variété : variété dans les tons, car un dieu qui a une mission particulière, un personnage qui a un caractère particulier ne s'expriment ni comme un autre dieu, ni comme un autre personnage, ni comme un acteur, porte-parole du poète et de la troupe; variété dans les costumes, car la Bonne-Foi, le Secours, le dieu Lare, la Débauche et l'Indigence ne se présentent évidemment pas vêtus des mêmes habits et porteurs des mêmes accessoires, et il est dit expressément qu'Arcturus est reconnaissable pour un astre : « je suis, comme vous le voyez, une blanche étoile brillante ». Toujours le souci de la diversité. Le prologue est un procédé d'exposition bien commode; il est si commode qu'il en est, pourrait-on dire, cynique. Parfois Plaute s'en est contenté. Le Mercator, le Miles serait inintelligibles si l'on supprimait les récits qu'y font, en forme de prologue, l'amoureux dans l'un, l'intrigant dans l 'autre. Et que le poète s'en soit contenté, la chose est d'autant plus remarquable qu'on voit aisément comment il eût pu faire, s'il l'avait voulu, une exposition plus artistique. Charin rentre de voyage : il serait tout naturel qu 'un ami l'interrogeât sur ce voyage ou qu'un ami de l'esclave qui l'a accompagné interrogeât cet esclave sur le voyage de son maître; et, dans cette conversation, un homme du métier n'eût pas eu de peine à faire entrer, avec vraisemblance, tous les renseignements nécessaires.
Après la sortie du soldat fanfaron, on apprend que l'esclave chargé de surveiller sa captive l'a aperçue chez le voisin : il serait tout naturel que ce voisin ainsi compromis, que l'amoureux mis en danger, que Palestrion qui est le « meneur du jeu », s'entretinssent ensemble de ce contre-temps et avisassent aux moyens de le réparer; et dans cette conversation encore, rien de plus facile que de rappeler les faits antérieurs pour l'édification du public. Plaute ne s'en est point soucié. Néanmoins, il est clair qu'il a senti lui-même combien ce procédé rudimentaire est inférieur. Les autres prologues d'exposition didactique ne sont nullement indispensables. Qu'on lise Amphytrion , l'Aululaire, les Captifs, la Casina, la Cistellaria, les Ménechmes, le Poenulus, le Rudens, en faisant abstraction de tout ce que nous apprend le prologue, on suivra sans peine l'intrigue. Sans doute, avant d'y être arrivé, on ignorera le dénouement que Plaute a souvent annoncé; mais il n'est pas nécessaire que le spectateur connaisse d'avance l'issue de la pièce et même, à l 'ignorer, sa curiosité naturelle l'y intéresse davantage.
Sans doute on ignorera parfois maint secret qui fait prévoir'ce dénouement et dont la révélation l'amène; mais il n'est pas non plus nécessaire qu'on les connaisse. Au contraire bien des drames captivent, passionnent d'autant plus le public que l'auteur a mis plus d'art à lui faire pressentir ou deviner avant les personnages eux-mêmes le mot de l'énigme qui les embarrasse, ou qu'inversement il a mis plus d'art à en retarder la découverte pour lui comme pour eux et à ménager son coup de théâtre : le prologue interdit ces effets de surprise. Les comédies dont le prologue ne donne point l'argument, l'Asinaire, le Trinummus, le Truculentus, ne sont pas moins claires que les autres et c'est précisément parce qu'il les a jugées claires, parce qu'il n'y a ni quiproquo ni reconnaissance, que Plaute n'a pas jugé nécessaire de les expliquer d'avance. Enfin celles dont le prologue a disparu, les Bacchis, le Curculio, l'Epidicus, la Moslellaria, le Persa, le Pseudolus, et le Stichus, sont parfaitement intellgibles sans cela, et peut-être même est-ce sinon la raison qui en a causé, au moins une des raisons qui en ont facilité la disparition. Malgré les prologues, il y a donc dans toutes les pièces de Plaute sauf deux, une « exposition » qui fait partie intégrante de la pièce.(1)

(1) Nous ne pouvons parler de celle des Bacchis, puisque tout le début de la pièce a disparu.

A tous égards, elles aussi, elles sont très variées. Elles sont dissemblables d'abord par la forme même qu'elles revêtent. Les unes tiennent un peu du prologue dont nous venons de parler. Ce sont les expositipns en monologues. Le premier acteur paru sur la scène pérore tout haut et s arrange pour mettre ainsi
l'auditoire au courant, soit de tout ce qu 'il doit connaître (Truculentus), soit de la plus grande partie de ce qu'il doit connaître (Captifs), avant que l'action s'engage.
Parfois, il le fait d'une façon assez gauche. Le parasite, au début des Captifs se plaint d'être en morte saison depuis que son « roi » est tombé au pouvoir des ennemis. Voilà qui est naturel, vraisemblable; et ce premier renseignement nous est donné sans qu'on ait l'air de vouloir nous renseigner. Mais il continue.
« Les Etoliens, en effet sont en guerre avec les Eléens. Car ici, c'est l'Etolie; les Eléens ont fait prisonnier Philopolème, fils du vieil Hégion qui habite en cette maison, demeure lamentable pour moi et que je ne puis regarder sans pleurer. Il a, dans l'intérêt de son fils, entrepris un métier peu honorable et qui répugne à son caractère : il fait commerce de captifs, afin de pouvoir en trouver un qu'il échange avec son fils»
Il est trop clair qu'Ergasile ne se dit pas cela à lui-même, qu'il parle uniquement pour les spectateurs quoiqu'il ne les apostrophe pas directement; et ceci n'est pas plus dramatique que l'exposé tout didactique d'un annoncier. Au contraire, l'amoureux au commencement du Truculentus ne dit rien, dans son monologue, qui ne soit en somme convenable à sa situation et à son état d'esprit. Il déplore le malheur des amants, il vitupère contre la ruse et l'avidité des courtisanes, il moralise sur l'imprudence des dissipateurs : c'est qu'il aime, qu'il est victime de la perfidie d'une courtisane cupide, qu'il a pour elle dissipé sa fortune. Il la nomme; il se plaint qu'elle l'ait congédié sous prétexte qu'elle attendait, bien malgré elle, un militaire babylonien; il s'étonne qu'elle ait l'audace de supposer un enfant dont ce soldat serait père; il se demande s'il faut croire à cette grossesse dont il n'avait rien su jusque là; forcé par le service militaire de quitter Athènes, il n'est pas plutôt de retour qu'il a couru à sa porte et il guette quelqu'un de la maison pour l'interroger. Sans doute on sent bien que tous ces détails précis sont donnés pour l'édification des spectateurs. Mais enfin, il est naturel que Diniarque amoureux, jaloux, congédié, de retour de voyage, vienne aux informations, et, ce faisant, repasse en lui-même toute cette histoire suspecte. Ici, Plaute s'est mis en peine de justifier psychologiquement les discours de son personnage.
D'autres expositions sont en dialogues, dialogues mêlés d'a-parte, selon la convention théâtrale; dialogues éclairés, précisés, complétés le cas échéant par des monologues qui s'y intercalent ou les suivent; mais enfin dialogues qui contiennent en eux l'essentiel de l'exposition. Là encore la vraisemblance est inégalement respectée. Au début du Curculio, Phédrome confie à Palinure l'amour qu'il porte à Planésie et le moyen auquel il a eu recours pour l'affranchir.
Mais cet amour dure depuis quelque temps déjà; à plus d'une reprise Phédrome est venu, la nuit, converser avec sa bien-aimée, grâce à la complicité de la portière ivrognesse; or Palinure est le fidèle esclave du jeune homme : comment n'a-t-îl pas déjà reçu cette confidence? comment un amoureux si passionné et si inquiet a-t-il pu se taire de sa passion et de son inquiétude à son compagnon habituel et dévoué?
Au début du Pseudolus, Calidore pleure en relisant la lettre de sa Phénicie : demain, un soldat qui l'a achetée, qui a versé un acompte, doit compléter son paiement et la faire enlever. Or Calidore a reçu cette lettre depuis longtemps dejà, jam hos multos dies ; Pseudolus était auparavant « le confident le plus intime de ses peines »; c'est d'ailleurs, et Calidore ne peut l'ignorer, un homme plein de ressources : comment Calidore a-t-il été assez sot pour lui cacher son embarras et pour ne le lui révéler qu'après mainte instance, au dernier moment, alors que tout peut être compromis par ce retard inexcusable? La raison est trop visible; Palinure et Pseudolus n'ont ignoré si longtemps le secret de leur maître que pour la commodité de l'auteur : afin qu'il la révélât à l'auditoire en la leur révélant.
Un moyen moins choquant, mais choquant encore, c'est de recourir, comme disent les rhéteurs et le bon Corneille, aux « personnages protatiques ». Ce sont comme on sait, des personnages complaisants à l'auteur et au public, qui viennent, au commencement d'une piècè se faire raconter ce que l'un a besoin de
dire, l'autre besoin de savoir, et qui, après cela, n'ayant plus riern à faire, s'en vont pour ne plus reparaître.
Thesprion, dans Epidicus, en est un. Sans doute Plaute a rendu son intervention très vraisemblable. Epidicus a appris le retour de son maître parti pour la guerre;
il se hâte de venir lui rendre compte de la façon dont il a exécuté ses ordres; apercevant l'écuyer du jeune homme, il ne peut pas ne pas lui demander des nouvelles.
Reste pourtant que Thesprion n'est passé par là que pour être interrogé et que le spectateur s'en aperçoit. En revanche d'autres expositions dialoguées échappent à ces deux objections. La narration ou la confidence y ont lieu en leur temps, sans intervention postiche, et elles y sont amenées de la façon la plus naturelle. Au début de la Cistellaria, Silénie a mandé ses amies dans la maison d'Alcésimarque qu'elle occupe, parce qu'elle doit en sortir le jour même et qu'elle veut les en constituer gardiennes: c'est donc bien ce jour-là et non un autre qu'elle devait les faire venir. Sa mélancolie a frappé les deux invitées : rien de plus vraisemblable que, pressée par elles et désireuse de soulager son coeur, elle leur raconte son histoire Mais narration ou confidence, même ingénieusement justifiées, ce sont encore des procédés qui sentent un peu l'artifice. Dans la plupart des expositions de Plaute, les dialogues sont déjà de l'action. Sosie arrive chez son maitre; il est arrêté à la porte par un autre Sosie; une discussion s'engage; les répliques des deux interlocuteurs, les a-parte de Mercure, le faux Sosie, suffisent à faire connaître la situation et les personnages essentiels. Déménète dans l'Asinaire aime ou désire la maîtresse de son fils; il a donc intérêt à ce qu'elle soit rachetée, mais, soumis à une uxor dolata des plus revêches, il n'a pas d'argent disponible.; il prend à part l'esclave du jeune homme et lui suggère d'escroquer la somme à l'esclave dotal, s'engageant à coopérer à l'intrigue et à le protéger contre les conséquences possibles. Cela suffit; tout ce qu'il nous faut savoir, nous le savons, sauf le prix dont le vieillard entend se faire payer; et cela nous l'apprendrons en son lieu, car cette exigence constitue, une péripétie qui retardera sans l'empêcher le dénouement espéré, la réunion des deux amoureux. Dans l'Aululaire, Euclion, obligé de sortir, chasse sa servante de la maison : ses menaces, ses injures, les plaintes de la servante, les a-parte de l'un et de l'autre, nous renseignent sur le caractère du principal héros, sur le sujet et sur le secret dont la révélation amènera le dénouement : Euclion est affolé de crainte parce que de pauvre il est subitement devenu riche à l'insu de tout le monde et qu'il tremble pour cette fortune inattendue; cependant sa fille a été séduite et voici le moment où son déshonneur ne pourra plus rester caché. Dans la Casina, le serviteur du fils et le fermier du père sont rivaux et s'injurient ; mais chacun de ces drôles travaille au compte d'autrui, ils désirent moins obtenir la belle qu'en assurer la possession à leurs maîtres respectifs : c'est ce que nous apprend la mère du jeune homme en, allant demander conseil et assistance à la commère, sa voisine.
Une dispute forme aussi l'exposition,de la Mostellaria : le rustre, Grumion, un personnage protatique, comme tout à l'heure Thesprion, vient faire de violents reproches à l'esclave qui, en l'absence de leur maître commun, aide un fils prodigue à dissiper la fortune paternelle il fait pressentir le retour du vieilllard et la punition qui doit infailliblement s'en suivre; et voilà le sujet posé. Au début du Persa, Toxile court à droite et à gauche pour chercher un préteur afin d'affranchir son amie : il s'adresse à Sagaristion, qui ne peut lui offrir que sa bonne volonté et des promesses de secours éventuel; l'idée lui vient de combiner une friponnerie avec l'aide d'un parasite; aussitôt il l'entreprend et lui expose le plan qu'il pense suivre et dès lors l'action peut s'engager. Dans le Poenulus, Agorastoclès, en amoureux qu'il est, répète une fois de plus à son esclave, combien il désirerait racheter son amie au leno. L'autre se rappelle qu'aujourd'hui même le fermier d'Agorastoclès est en ville, que le leno ne le connaît point, qu'on peut profiter de ces circonstances pour lui tendre un piège. Et Agorastoclès approuvant le projet, il ne s'agit plus que de mettre les fers au feu. L'exposition du Rudens est toute en action. Pleusidippe à la poursuite du leno qui lui a enlevé sa maîtresse, demande à Démonès et à son esclave s'ils ont quelque nouvelle du coquin; mais il aperçoit des naufragés qui se débattent contre les flots; il y court, espérant que l'un d'eux pourrait être son homme. A peine est-il parti que Démonès et son esclave remarquent en un autre endroit de la mer deux femmes qui, non sans peine, abordent enfin. Avec une inhumanité trop peu motivée, mais dont le motif réel est qu'il faut laisser la scène vide pour que s'y désolent etts'y retrouvent les deux infortunées, ils s'en vont. Alors commencent les plaintes de Palestra et, comme Démonès dans une réplique nous avait appris que sa fille unique lui avait été ravie, elle nous
apprend, elle, dans son monologue, qu'elle est de naissance libre. Le sujet est posé, le dépouement préparé, nous en savons assez pour tout suivre et tout comprendre. Ce ne sont point non plus des confidences, des récits, que se font les deux jeunes femmes du Stichus : c'est une délibération sur la conduite à tenir pour rester fidèles à leurs maris absents, alors que leur père paraît décidé à les contraindre à un autre mariage; et délibérer, c'est en quelque sorte agir.
Enfin si Calliclès dans le Trinummus confie à Mégaronide le secret de sa conduite, si Lysitèle débat avec lui-même la loi morale qu'il doit suivre, puis, son choix fait, demande à son père la permission d'épouser la soeur de son ami ruiné, et ce faisant s'ils exposent la situation et le sujet, il n'y a là ni bavardage, ni confidence injustifiée. Mégaronide en ami sincère a cru devoir faire des reproches à son ami et lui répéter les mauvais propos qui courent sur son compte : Calliclès doit se défendre. Lysitèle ne peut agir sans l'autorisation de son père : il doit lui exposer les faits pour obtenir son assentiment. Dans toutes ces pièces, l'exposition se fait donc de la manière la plus naturelle (1), comme dans la vie, sans que les acteurs aient l'air de se soucier du public, sans que le public se dise : pourquoi aujourd'hui plutôt qu'hier?

(1) Je n'entends pas dire par là qu'il n'y ait pas des invraisemblances. Je viens d'en signaler une (une invraisemblance morale) dans l'exposition du Rudens ; j'en pourrais signaler une encore (une invraisemblance matérielle) dans l'exposition de l'Asinaire : Démènête sait (vers 89) que son fils a besoin de 20 mines
exactement, avant que Cléèrète ait fixé ce prix (vers 230). Je veux seulement dire que dans l'ensemble les personnages de ces dialogues n' ont pas l'air de se savoir sous les yeux des spectateurs et de parler pour eux.

pourquoi dire à cet interlocuteur des choses que ce dernier connaît assurément ? Quand Plaute se dispense d'exposition dramatique et renseigne les spectateurs au moyen d'un prologue extérieur à la pièce, comme dans le Miles, ou fondu avec la première scène, comme dans le Mercator, il dit tout en une seule fois. Le sujet est ainsi exposé de la façon la plus simple et la plus claire : c'est bien le moins que le poète tire pleinement parti du procédé peu artistique auquel il s'est résigné. Il en va de même quand il emploie uniquement le monologue d'exposition, comme dans le Truculentus. Quand l'exposition se fait en dialogues ou en dialogues et monologues mêlés, il n'en est pas toujours ainsi. Parfois, dans l'Asinaire, dans le Curculio, dans le Poenulus, dans le Stichus, une seule conversation plus ou moins longue suffit à décrire la situation et à poser les grandes lignes du sujet. C'est ce que j'appellerais l'exposition massive. Mais parfois c'est une exposition diluée : le poète s'y prend à plusieurs reprises pour nous instruire de tout ce que nous devons savoir. En certains cas, il y a été contraint par la nature même du sujet. Voilà, dans les Ménechmes, un mari qui se dispute avec sa femme, qui la dépouille au profit d'une maîtresse, qui emmène son parasite faire bombance chez la courtisane. Et voilà, d'autre part, un étranger qui débarque à Epidamne, au cours d'un voyage entrepris pour retrouver un frère jumeau jadis perdu. Aucun lien entre ces deux séries de scènes. Mais l'étranger ressemble prodigieusement au mari. Le premier Epidamnien qui les rencontre les confond. Alors seulement, au vers 275, nous saisissons l'intention du poète et le sujet réel qu'il veut traiter, une méprise. C'est que cette surprise est due au pur hasard, à un jeu de la nature :
il était donc impossible à qui que ce fût de la prévoir et de l'annoncer. Les plaintes de Silénie au commencement de la Cistellaria nous apprennent et les faits et les sentiments de la jeune femme. Mais elle croit et elle doit continuer à croire son amant infidèle. Nous, pour comprendre qu'Alcésimarque songe à se tuer et qu'il enlève violemment Silénie, nous devons savoir qu'il n'en est rien. Il faut donc, pour achever l'exposition, une seconde scène où nous voyons Alcésimarque lui-même et entendions ses reproches, ses prières et ses menaces à la mère de son amie. Dans les Captifs, le parasite nous a appris les raisons de la conduite d'Hégion et qu'il fait commerce de prisonniers pour arriver à délivrer son fils. Mais que deux prisonniers s'entendent entre eux pour se substituer l'un à l'autre, c'est un secret qu'eux seuls peuvent nous révéler et qu'il nous faut cependant connaître pour comprendre quelque chose à la pièce. Il faut donc que Plaute nous fasse assister à leur conversation.
L'entretien de Calliclès et de Mégaronide d'une part, celui de Lysitèle avec son père d'autre part, sont par leur nature même essentiellement confidentiels. Pour nous annoncer ce que feront les uns et les autres, chose essentielle à l'intelligence du Trinummus, le poète doit nous les faire entendre les uns après les autres. Au début d'Amphitryon., il aurait assurément pu s'arranger pour que la querelle des deux Sosie nous apprît tout ce qui nous importait de savoir.
Il ne l 'a pas fait et, le vrai Sosie mis en déroute, Mercure complète didactiquement l'exposition.. Je ne pense pas que le poète ait agi ainsi par un motif purement
littéraire (le désir de ne point alourdir l'amusante dispute); mais je pense qu'il s'y est vu obligé pour parer à l'inattention et à l'inintelligence de, son public devant une intrigue à quiproquos multipliés.
Dans d'autres cas, c'est volontairement qu'il l'a fait. D'abord pour plus de clarté. Le coup monté contre le leno, dans le Persa, est à deux temps: il s'agit, premièrement, de trouver de l'argent à lui remettre pour lui arracher celle qu'il détient, et, deuxièmement, de lui escroquer cette même somme. Toxile explique donc successivement chacune de ces opérations au complice qui doit l'y assister, à Sagaristion d'abord, puis à Saturion. Ailleurs il y a eu une intention plus subtile. Il n'aurait pas été impossible de faire dire à quelqu'un, à Pleusidippe, par exemple, dans la première scène du Rudens, que Palestra était de naissance libre. Mais Démonès l'aurait entendu et quoiqu'il eût pu l'entendre sans deviner la vérité, il vaut mieux pourtant que ce détail lui soit caché jusqu'à la fin, pour qu'il ait plus de surprise et plus de bonheur à reconnaître en elle sa fille perdue. Ce renseignement ne nous sera donc donné que plus tard, dans le monologue de Palestra elle-même. Ou bien, il s'agit de piquer notre curiosité. Quand Thesprion annonce à Epidicus que son maîtrè ramène une captive dont il est épris, Epidicus se trouble, se récrie. Thesprion l'interroge; mais lui : « Non, il vaut mieux me taire. Un esclave doit en savoir plus qu'il n'en dit : c'est prudent à lui ». Que signifient ces réticences? Epidicus nous le dira plus tard, quand il sera seul : il avait persuadé à son vieux maître que la joueuse de flûte amie de son fils était sa fille jadis perdue; il la lui avait fait acheter. Le voilà maintenant avec ce mensonge sinon sur la conscience, au moins sur le dos, un dos menacé des étrivières, et il lui faudra tout à la fois débrouiller cette vieille intrigue et en faire réussir une nouvelle pour payer la captive. Ainsi ménagée, la peinture de son embarras n'en est que plus frappante.
Ou bien il s'agit de mieux peindre une situation et un caractère. Euclion chasse sa servante; il laisse entendre qu'il a un trésor caché; elle, de son côté, est inquiète du déshonneur imminent de sa maîtresse : cela suffirait pour une exposition. Cela ne. suffit pas à Plaute, qui y ajoute immédiatement une scène symétrique (un dialogue et un a-parte) pour nous bien mettre sous les yeux l'affolement de l'avare et pour ajouter ce détail caractéristique qu'il tient à passer encore pour pauvre aux yeux de tous. Ou bien enfin, il s'agit de produire un effet de surprise. Charin et Olympion se disputent à qui épousera Casina. Voilà pensons-nous, des amours d'esclaves comme dans le Persa ou le Stichus. Pas du tout. Un autre dialogue, de Cléostrate avec son amie, nous montre notre erreur: c'est la rivalité d'un barbon avec son fils, que soutient la mère. Ces procédés si divers sont d'un homme qui connaît son métier et ce que nous appelons familièrement les « ficelles » de l'art dramatique.
Ils sont aussi d'un homme qui a le désir de se renouveler et de ne point toujours offrir à son auditoire des pièces bàties sur un modèle uniforme. Il va sans dire que les expositions de Plaute diffèrent beaucoup les unes des autres par l'étendue qui leur est accordée. Celle du Stichus ne compte que 56 vers; celle d'Amphitryon s'espace sur plus de 300.
Assurément, cela tient parfois à la nature du sujet; plus il est simple, plus il est facile à saisir et à suivre, moins il exige de préparations et d'explications. Cela tient aussi parfois au genre d'exposition adopté; là où Plaute a morcelé les renseignements qu'il donne, il leur faut naturellement plus de place que s'il les fournissait d'un seul coup. Mais, le plus souvent, il y a à cela une raison dramatique ou littéraire. Les expositions courtes sont plus vives, plus claires; après un minimum d'attente, le spectateur voit ou s'engager aussitôt l'action, ou s'ouvrir le tableau qui l'introduit (Epidicus, Mercator, Poenulus, Truculentus, Mostellaria).
Les expositions plus longues offrent divers avantages. Parfois l'auteur aime à y donner, dès l'ouverture du rideau, un échantillon alléchant de ce que sera sa comédie et, quand la première scène est très comique ou très émouvante, à exciter ainsi l'attente et l'intérêt du public. Parfois il y peut mieux préparer et justifier soit un détail de l'intrigue soit le dénouement. Parfois enfin, et surtout, il y trouve occasion de peindre les caractères des principaux personnages. Et d'ordinaire il y fait plusieurs de ces choses à la fois. C'est assurément comme amusante qu'il développe la première scène d'Amphitryon : voilà une représentation que les spectateurs n'ont sans doute pas eu l'idée d'abandonner comme l'ont fait les spectateurs de l'Hécyre. Les monologues des parasites dans les Captifs, le Persa, les Ménechmes, les deux scènes où Hégion invite à dîner celui des Captifs et Ménechme son goulu La-brosse-à-pain, n'ont pas, selon moi pour but de peindre le caractère de ces fantoches : les parasites n'ont pas vraiment de caractère. Mais d'abord ils sont amusants et la verve rabelaisienne (déjà!) de Plaute s'y peut donner libre carrière pour rébattement de la foule. Ensuite, ils ont la valeur d'une « préparation ».
Connaissant leur voracité, on comprendra mieux la hâte avec laquelle Ergasile accourt apporter à Hégion la bonne nouvelle et l'on appréciera mieux le comique de la scène où il l'annonce; on comprendra mieux la fureur de La-brosse-à-pain, quand il se croira frustré, de la bombance attendue et l'on ne sera pas étonné qu'il coure dénoncer Ménechme à sa femme, délation qui sera le point de départ d'une amusante péripétie; on comprendra mieux enfin que Saturion se décide à faire jouer un rôle humiliant à sa propre fille et à une fille de naissance libre, sans compter que le comique ainsi jeté sur cette action en atténuera l'odieux. Je ne crois pas non plus que la première scène du Miles ait vraiment pour but de peindre le caractère du soldat; un miles gloriosus .n'a pas plus de caractère véritable qu 'un parasite. Mais elle montre du moins de manière frappante la facilité qu'il y a à le duper et ainsi elle prépare le dénouement. Et en elle-même elle est si bouffonne ! L'exposition du Rudens me paraît aussi avoir pour but moins de faire connaître la psychologie des personnages que de séduire le public.
Seulement cette fois, ce n'est pas en le faisant rire, c'est en lui donnant des émotions dramatiques, voire mélodramatiques, et en lui proposant des tableaux romanesques, de nature à frapper son esprit et à l'intéresser plus vivement aux aventures qui vont suivre.
Néanmoins le plus souvent, c'est bien l'analyse psychologique de ses héros que Plaute y présente, et, visiblement, il s'applique à mettre en pleine valeur leurs caractères, leurs moeurs, leurs dispositions d'esprit, leurs passions et leurs sentiments. Ainsi il les fait vivre. Il y a une esquisse de ce genre dans l'Asinaire
(hypocrisie de Déménète qui prend le rôle de père indulgent et dissimule ses arrière-pensées lubriques), dans la Casina (tempérament jaloux de Cléostrate,
conciliant de Myrrhine), comme il y en avait une, sous la forme gauche du monologue, dans, le Mercator et le Truculentus. Dans le Stichus, la peinture
morale est déjà plus développée : nous distinguons nettement les deux soeurs, l'une plus ferme l'autre plus douce, l'Antigone et l'Ismène du drame bourgeois qui s'annonce et d'ailleurs tourne court. Il en est de même de l'Aululaire (Euclion ou l'avare). Mais comme cela est plus marqué encore dans les Captifs (amitié, générosité, confiance réciproque des deux jeunes gens), dans le Trinummus (noble franchise, sentiment du devoir chez les deux vieux amis, amour paternel et respect filial, vertu du père et du fils (1), dans la Cistellaria (caractère et tendre mélancolie de Silénie), dans le Curculio et le Pseudolus (caractère
et passion ardente de Phédrome et de Calidore) !

(1) Et en même temps, exposé de thèses morales débattues présentées ou pour elles-mêmes et pour leur intérêt philosophique. C est dans cette comédie qu'il donne le plus l'idée d'une pièce à thèse.

Ces toutes dernières expositions, avec celle du Rudens, sont vraiment d'admirables chefs-d'oeuvre. Quelle vérité, quelle justesse dans les sentiments; quelle ardeur contenue ou effrénée dans les paroles; ici, quelle gravité mâle et sereine ; là, quel emportement et quelle flamme; quelle poésie, extérieure ou intime, des tableaux suggérés ou mis sous les yeux, des attitudes, des émotions exprimées ou réprimées, des plaintes, des soupirs. Et combien, à comparer celles là aux autres, brèves, claires, alertes, on sent mieux la maîtrise du vieil Ombrien dans les genres les plus divers.
Une fois l'exposition, longue ou courte, terminée, l'action s'engage; et, selon les gens du métier, elle doit s'engager le plus tôt possible, si bien que c'est le comble de l'art quand l'exposition elle-même est déjà de l'action. Plaute s'est généralement conformé à cette règle. Il a pu, et nous venons d'en voir des exemples, prendre son temps; il a pu prolonger son exposition jusqu'à lui faire occuper plus du tiers de la pièce; du moins, aussitôt après, l'intrigue se noue. Le monologue de Mégaronide et le dialogue de Mégaronide avec Calliclès, le monologue de Lysitèle et le dialogue de Lysitèle avec Philton tiennent 391 vers sur un total de 1189 que compte le Trinummus. Mais, dès le vers 392, Philton se met en route pour faire la demande en mariage dont son fils l'a chargé, et dès lors l'action se développe. Néanmoins il y a certaines comédies, l'Asinaire (1), le Curculio, la Mostellaria, Ie Poenulus, le Pseudolus, où, l'exposition étant véritablement achevée, et clairement dit tout ce que le spectateur doit connaître, l'action ne commence pas.

(1) Nous ne savons pas ce qu'il en était pour les Bacchis, dont le début manque. Si dans le Miles la première scène était, comme il est normal placée après le prologue, on pourrait aussi citer ici cette comédie; car la première scène, au point de vue de l'action, est un pur hors-d'oeuvre.

Dans l'Asinaire, Déménète a expliqué que son fils Argyrippe est amoureux, qu'il a besoin de 20 mines pour obtenir sa bien-aimée; il a chargé l'esclave Liban d'escroquer la somme à sa propre femme. Liban va se mettre à l'oeuvre. Mais, auparavant, si nous acceptons la tradition des manuscrits, nous entendons Argyrippe (1) pester contre la mère de la jeune courtisane, lui faire de violents reproches, qui ne l'émeuvent guère, et, quand la vieille a cyniquement expliqué comment elle entend tirer profit de sa fille, faire marché avec elle moyennant 20 mines.

(1) Il est vrai que selon M. Havet (Rev. de phil. 1905, XXIX, p. 94,sqq.) suivi en cela par M. Legrand (Daos, 201, n. 1, 233, 478 et 534), les scènes du début nous présentent non pas Argyrippe, mais Diabole. Les vers 238-249 semblent bien appuyer cette nouvelle attribution : « Et puis, dit la mère à l'amoureux qu'elle chasse mais quelle promet de recevoir s'il apporte de l'argent, et puis mets dans un contrat comment tu veux que nous nous conduisions et apporte-le nous : impose nous des conditions à ton gré, à ta fantaisie. Pourvu que tu apportes de l'argent, je me soumettrai facilement à tout. Or, c'est bien Diabole (746-809), qui préparè le fameux contrat de location. (Voir aussi les vers -633-635 où Argyrippe semble bien faire allusion à, cette conversation det Diabole avec Cléwête). Dans ce cas l'intrigue se nouerait immédiatement après l'exposition et l"Asinaria ne serait pas une de ces comédies à tableau initial que nous étudions ici.

Nous voilà juste au même point que tout à l'heure : le monologue d'Argyrippe et son dialogue avec Cléérète ne nous ont pas fait avancer d'un pas. Dans le Curculio, Phédrome a fait à son esclave Palinure l'aveu de son amour pour la jeune Planésie que possède le leno Cappadox. Faute d'argent il ne peut l'obtenir et il doit se contenter d'entrevues furtives, jusqu'à ce que revienne son parasite Curculio, qu'il a envoyé à l'étranger emprunter de l'argent à un ami. Curculio va revenir et s'il n'a pu emprunter la somme, il l'a du moins escroquée. Mais avant qu'il arrive, de longues scènes nous montreront la vieille gardienne étalant son ivrognerie, l'entrevue des deux amants, Palinure raillant et insultant le leno. Et tout cela ne nous apprend rien que ne nous ait appris le dialogue initial ni ne change rien à la situation initiale. Dans la Mostellaria, nous savons par la dispute de deux esclaves qu'en l'absence de son père Philolachès mène une mauvaise conduite, qu'il dissipe la fortune paternelle, en affranchissant sa maîtresse, en faisant bombance avec de jeunes débauchés comme lui; nous savons aussi que le retour du maître est attendu par l esclave fidèle. Mais, avant qu'il revienne, nous assistons aux méditations assez sombres du prodigue, à la toilette de sa maîtresse et aux douceurs que se disent les amants, à une orgie de fils de famille escortés de courtisanes. Là encore, il n'y a rien de nouveau; le poète nous a seulement mis sous les yeux précisément ce que nous avaient expliqué, l'un pour s'en réjouir, l'autre pour s'en plaindre, les deux esclaves du début. Il en va de même dans le Poenulus.
Dès la première scène, Agorastoclès a rappelé son amour pour la jeune courtisane que retient le leno et .l'ingénieux Milphion a combiné la ruse qui doit prendre;au piège l'odieux Lycus. Mais, avant que cette ruse commence à être mise en oeuvre, nous entendons le caquetage, ou parfpis, les nobles paroles, des deux soeurs captives, nous voyons Agorastoclès souffrir des rebuffades de sa bien-aimée, nous entendons enfin le leno et le miles montrer, l'un son cynisme, l'autre sa vantardise. Et dans tout cela l'action ne progresse en aucune manière. Enfin, dans le Pseudolus, après que le jeune maître a confié son amour à l'astucieux esclave, et que ce dernier s'est fait fort de trouver l'argent nécessaire, voici que paraît le leno Ballion; avant que l'amoureux et son confident l'abordent, pendant une centaine de vers, il donne des ordres aux esclaves et aux captives, il offre le spectacle de sa grossièreté brutale et cynique, sans dire un mot qui ait directement trait au sujet de la pièce : son discours pourrait être transporté tel quel dans la bouche de n'importe quel leno de n'importe quelle comédie. L'action, cette fois comme toutes les autres, demeure pendant ce temps stationnaire ou pour mieux dire suspendue.
Le tableau, qui la retarde ainsi, peut sans doute avoir sa raison d'être proprement dramatique. Il est clair par exemple que, dans la Mostellaria, plus se prolongent sous nos yeux les folies de l'amoureux et les orgies auxquelles il prend part avec de joyeux compagnons, plus le retour subit du maître de la maison fait coup de théâtre; le désarroi de Philolachès et de son complice Tranion en devient à la fois plus sensible et plus amusant; et le spectateur se demande avec curiosité : comment vont-ils se tirer de là? Mais il n'est pas douteux que, le plus souvent, ce tableau a sa valeur en lui-même. L'auteur s y attarde volontiers, parce qu'il y trouve une occasion d 'y traiter les scènes. ou les morceaux à effet qui plaisent le plus à son public : scène d'amour ou de désespoir d'amour ou de dépit amoureux (Asinaire, Curculio, Mostellaria, Poenulus) / description de la vie des courtisanes, de leurs toilettes, de leurs moeurs, de leurs principes (Asinaire, Mostellaria, Poenulus) ; peintures de personnages qui font rire ou qui se montrent d'autant plus odieux que les spectateurs doivent plus tard rire à leurs dépens (l'ivrognesse du Curculio; le leno bafoué, seul dans Curculio, avec un miles dans le Poenulus ; le leno du Pseudolus présenté dans toute l'ampleur de son cynisme et de sa crapule, en un morceau haut en couleur qui était, paraît-il le triomphe de Roscius) ; parodies amusantes où un esclave goguenard se joue de son maître et caricature effrontément son amour ou sa bien-aimée (Poenulus) ; scènes de frairie et de débauche (Mostellaria) ; et enfin, ce qu'on attendrait assurément le moins, thèses morales et analyses philosophiques (Poenulus et surtout Mostellaria : monologue de Philolachès). Même quand il écrit de pures pièces d'intrigue, Plaute ne compte donc pas sur l'intrigue seule pour amuser ses auditeurs. Il y joint parfois des hors-d'oeuvre du ton le plus divers, ingénieusement combinés et mêlés, pour trouver chacun son public propre dans le public total qui se presse au théâtre. Qu'elle soit amenée par une exposition simple ou complexe, brève ou longue, qu'elle soit retardée ou non par un de ces tableaux où Plaute semble oublier que l'auteur dramatique doit toujours « se hâter vers le dénouement », l'action enfin s'engage. Elle aussi, elle est singulièrement variée. D'ordinaire, et cela va de soi, cela va de soi au moins pour nous, car enfin il n'est pas prouve que les anciens à cet égard aient eu absolument nos habitudes et nos exigences, d'ordinaire, elle est une : il y a un problème posé qui finalement se résout, une complication initiale qui finalement se dénoue. Mais encore y a-t-il bien des manières pour une action d'être une. Il y en a qui sont simples et dont le mérite essentiel est précisément dans la manière dont elles s'attachent pour ainsi dire à suivre la ligne droite. Toxile emprunte de l'argent pour le donner à un leno afin d'affranchir sa maîtresse ; pour rattraper la somme, ce à quoi il tient d'àutant plus que l'ami qui la lui a prêtée n'avait pas le droit d'en disposer, il tend un piège au marchand et lui fait acheter une jeune étrangère; le prix touché, la prétendue étrangère se trouve citoyenne; le leno, en grand danger d'être poursuivi devant les tribunaux pour ce crime involontaire, est dépouillé sans recours et bafoué (Persa). Phédrome, pour affranchir sa maîtresse Planésie, a envoyé son parasite Curculio, emprunter l'argent nécessaire à un ami. L'ami est malheureusement à sec; mais l'ingénieux Curculio a escroqué l'anneau d'un militaire qui avait précisément convenu avec le leno de lui acheter Planésie et déposé des fonds chez un banquier : grâce à un faux, l'argent lui est remis et la jeune fille livrée. Survient alors le militaire. On découvre en lui le frère de Planésie et tout s'arrange pour tout le monde, sauf pour le leno qui doit rendre l'argent, puisque celle qu'il détenait était de naissance libre (Curculio). Très analogues sont les intrigues du Pseudolus, de l'Epidicus, des Captifs. Sans doute l'auteur a bien tâché de les compliquer un peu. Pseudolus fait d'une pierre deux coups; avec cinq mines empruntées et une lettre interceptée, il enlève au leno la jeune fille pour laquelle un acheteur étranger avait versé un acompte de quinze mines, et en même temps il gagne le pari de vingt mines qu'il avait fait avec son maître. Grâce à une reconnaissance romanesque, Epidicus se tire, les grégues nettes, non seulement de sa fourberie natuelle mais d'une fourberie antérieure; et cette reconnaissance exige bien des explications, car il faut éliminer d abord deux musiciennes dont Epidicus a successivement encombré son maître. Enfin, dans les Captifs, Tyndare essaye, par une invention nouvelle et comique, de retarder la révélation de la fraude qu'il a commise : quand Aristophonte reconnaît pour celui qu 'il est réellement, il imagine de l'accuser de folie ; et cela « prend » quelques instants. Mais il n'en reste pas moins que ce sont là cinq comédies bâties sur le même modèle. Dès le début, l'auteur nous a annoncé que quelqu 'un serait trompé et comment il serait trompé; le piège est tendu; la dupe y tombe; parfois un châtiment nouveau menace le trompeur, mais un hasard merveilleux, une rencontre extraordinaire l'empêche d'être puni, voire le fait récompenser.
Une telle simplicité n'est pas habituelle aux intrigues de Plaute. Le plus souvent, au contraire, un problème étant posé, il aime mieux soit nous montrer une série de tentatives inutiles faites pour le résoudre avant celle qui finalement aboutira, soit décomposer en plusieurs « temps » la solution attendue. Dans les deux cas, c'est ce qu'on a appelé « le procédé de développement par réitération » ; mais Plaute met une ingéniosité extraordinaire à le diversifier.
Ce sont des difficultés successives successivement résolues. C'est la question d'argent seule, qui sépare Argyrippe de Philénie (Asinaire); et nous ne sommes pas inquiets sur le dénouement, puisque dès le début le père de l'amoureux s'est montré disposé à escroquer en faveur de son fils l'esclave dotal de sa femme.
Le seul intérêt de l'action, c'est de retarder par une série de contre-temps ce dénouement attendu. D'abord celui qui détient l'argent se méfie ; il ne donne rien à l'esclave; il exige la présence du maître; mais nous savons que le maître est complice. Puis quand l'esclave tient la somme, voilà qu'il imagine de se faire prier; il taquine, il tourmente les amoureux, il tarde à leur remettre le magot; mais nous savons qu'il le leur donnera finalement. Survient alors un rival; il apporte un contrat tout préparé; il se flatte de posséder Philénie; et nous ne savons pas quel bâton ce nouveau venu va mettre dans les roues; mais nous savons du moins qu'il arrive trop tard. Enfin le père, au dernier moment a dévoilé ses batteries et signifié ses exigences; il entend partager les plaisirs de son. fils, là encore il n'y a pas de quoi nous inquiéter beaucoup, puisqu'après tout le fils en prend son parti sans trop de peine. Mais le rival évincé a prévenu la femme, jalouse du vieux ; elle accourt ; elle tempête ; elle l'emmène. Argyrippe et Philénie sont « enfin seuls » ; et nous savions bien dès le début qu'il en serait ainsi ; mais nous avons eu le plaisir de les voir triompher successivement du défaut d'argent, de l'insolence d'un esclave, des prétentions d'un rival, de la luxure d'un père.
Ou bien c'est tout le travail antérieur subitement annulé, une victoire déjà gagnée réduite tout à coup à néant, un nouveau combat à livrer sur le même champ de bataille. Pistoclère en retrouvant la maîtresse de son ami Mnésiloque s'est épris d'une soeur qu'avait cette maîtresse (Bacchis). Il s'agit seulement de racheter celle des deux jeunes femmes qu'avait achetée un militaire; et Chrysale s'en charge : il dupe le père de Mnésiloque, il en obtient l'argent. Le problème est résolu. Non ; il n'est pas résolu. Mnésiloque, abusé par les apparences, se croit trompé par son ami : il avoue tout à son père. En vain est-il bientôt désabusé; en vain se repent-il : c'est comme si Chrysale n'avait rien fait. Mais Chrysale est fécond en ressources : il recommence et il a deux cents philippes d'or pour affranchir la courtisane, il recommence encore et il a deux cents philippes d'or pour l'entretenir. Après cela que son maître découvre la vérité, peu importe ; ce maître fut débauché en son temps : quelques agaceries de femme le désarmeront ; et ainsi en une seule campagne Chrysale aura remporté trois victoires et Plaute, en une seule action, assemblé trois intrignes.
Ou bien les efforts de ceux qui mènent l'action se brisent contre la résistance de l'adversaire, jusqu'au moment où ils ont découvert enfin son point faible. Olympion et Chalinus se disputent à qui épousera la jeune servante de la maison ,(Casina). Le maître et la maîtresse de la maison, qui ont leurs raisons pour cela, soutiennent chacun un des deux rivaux. La femme entreprend de convaincre son mari, elle échoue; elle essaie de faire renoncer Olympion, elle n'obtient rien; elle accepte le tirage au sort, le sort décide contre elle. L'affaire semble finie. Mais Chalinus, alors qu'il se désespère, apprend que le maître entend se réserver les prémices de l'épousée et comment il prétend le faire chez un voisin complaisant. Vite, il court .le révéler à sa maîtresse, qui le savait bien, mais n'en avait pas la preuve, et surtout ne connaissait pas en détail les projets de son mari. Alors l'action qui paraissait terminée rebondit. La lutte reprend. La femme refuse d'inviter la voisine comme son mari le voulait pour se faire là-bas place nette. Elle profite de ce que le séducteur doit aller lui-même réparer cet affront pour organiser la guerre domestique. Le barbon revenu apprend que la jeune épouse est folle furieuse et, comme malgré ses craintes il ne renonce pas, la mystification énorme machinée contre lui le couvre de ridicule ; devant le scandale il cède : la femme triomphe. Ici, il y a eu comme un retournement dans la marche de l'action; ailleurs c'est un détour imprévu qui fait d'une manière inattendue le chemin oblique plus direct que la ligne droite (Mercator). Un père et un fils sont rivaux et le père va enlever sa maîtresse à son fils. Un esclave fidèle essaye d'entraver les projets du père, il échoue ; le fils invente mensonges sur mensonges pour y réussir, il ne réussit pas mieux; il charge un de ses confidents de devancer ce rival redoutable, le confident arrive trop tard. Mais le père a confié la jeune fille achetée à un voisin et comme la femme de ce voisin est jalouse, voilà un ménage troublé. La comédie semble avoir dévié et s'être transportée dans la maison d'à côté. Mais c'est précisément de là que sortira le dénouement. Le confident de l'amoureux est tout juste le fils du voisin; la brouille de ses parents lui révèle où est cachée la jeune fille ; il la retrouve; et le père honteux du scandale qu'il a causé ne peut que réunir les deux amants. Ainsi l'ennemi qui avait résisté à tous les assauts directs, évacue sans combat ses tranchées, pour un simple mouvement tournant.
Ou bien encore, c'est l'intrigue toujours une, mais multiple, de ce que nous appelons la pièce « à tiroir » Ménechme-Sosiclès, à la recherche d'un frère ravi dans son enfance, tombe à Epidamne, le jour précisément où ce frère, Ménechme, allait banqueter avec sa maitresse et son parasite, en cachette de sa femme. Il est pris pour Ménechme par le cuisinier : premier quiproquo ; puis par la maîtresse : deuxième quiproquo ; puis par le parasite : troisième quiproquo. Il se débarrasse du cuisinier, il exploite la maîtresse, il évince le parasite. Le parasite furieux dénonce Ménechme à sa femme et le parasite et la femme lui reprochent les actes de Ménechme-Sosiclès : quatrième quiproquo; tout ahuri, il se réfugie chez sa maîtresse qui fait de même : cinquième quiproquo. Là-dessus la femme de Ménechme rencontre Ménechme-Sosiclès et continue la scène commencée puisqu'elle le croit son mari : sixième quiproquo; elle appelle à la rescousse son père qui s'imagine également parler à son gendre : septième quiproquo. Ménechme-Sosiclès, pour s'en débarrasser, joue la folie furieuse et se dépêtre non sans peine d'un médecin grotesque qui le veut guérir. On décide d'enfermer le fou et les gens apostés se précipitent non sur Ménechme-Sosiclès mais sur Ménechme : huitième quiproquo. L'esclave de Ménechme-Sosiclès passant par là délivre celui qu'il croit son maître et se fait affranchir : neuvième quiproquo. Mais quand il rencontre son vrai maître, celui-ci ne comprend rien à ses paroles : dixième quiproquo. Il n'y aurait pas de raison pour que la chose ne continuât pas à l'infini, si les deux Ménechmes ne se trouvaient par hasard nez à nez : tout s'explique. Mais le procédé du « tiroir » a quelque chose d'un peu artificiel; les inèidents s'y succèdent à la queue leu leu, sans qu'il y ait souvent entre eux d'autre lien que cette succession même.
Plaute a fait mieux: il a trouvé une action où les incidents se comandent et s'engendrent l'un l'autre: c'est une action-gigogne, pourrait-on dire. Philolachès se livre à des orgies en l'absence de son père (Mosteliaria). Le père revient subitement. L'esclave Tranion, complice des folies de Philolachès, veut parer au danger. Il court au plus pressé; pour empêcher le vieillard d'entrer dans la salle, il lui raconte que la maison est hantée et qu'on a du l'abandonner. A ce premier mensonge il en ajoute bientôt un autre, dont le premier lui a donné l'idée. L'usurier auquel Philolachès a emprunté de l'argent le réclame : Tranion raconte à son maître que cet argent a,servi à acheter une autre maison et, invité à dire laquelle, il indique celle du voisin. Le vieillard naturellementla veut visiter.Nouveau mensonge et double mensonge. Tranion explique au voisin que son maître est de retour, qu'il veut bâtir, qu'il désire prendre modèle sur ce bel édifice, qu'il demande à la visiter. Au vieillard lui-même il raconte que le voisin regrette sa décision, qu'il voudrait annuler la vente, et il le décide à ne point prononcer ces mots de vente ou achat, pour ne pas aigrir son partenaire.
On voit l'engrenage. Il va de soi que l'équivoque ne peut durer. Le vieillard ne pouvait pas ne pas apprendre et .apprend en effet que,sa.maison n'est pas hantée, que. celle du voisin n'est pas vendue. Heureusement pour Tranion, il se laisse assez vite apaiser par les amis de son fils. Dans tous ces cas, il s'agit ou d'une intrigue que nous avons vue se machiner sous nos yeux, ou d'une méprise dont nous a.vons le mot d'avance. Pour les pièces à sujets romanesques il n'en va pas .ainsi. Prologue à :part, nous ne sommes pas mieux informés que les personnages eux-mêmes. Dans ce cas, c'est par coups de théâtre que progresse l'action. Là encore Plaute recourt à des procédés variés. Tantôt le coup de théâtre est unique. C'est le cas de la Cistellaria ; et il y est si habilement ménagé que, compliquant tout du premier abord, et rendant la situation en apparence inextricable, il sert au contraire à tout débrouiller. AlcésiIÍlarque enlève Silénie au moment même où elle va être rendue à ses parents ; mais dans cet enlèvement sont perdus les objets qui devaient la faire reconnaître, et ces objets, mis par hasard sous les yeux de sa mère, révèlent sa véritable naissance. Dans le Rudens au contraire,les coups de théâtre sont successifs et progressifs. Palestra, naufragée, recouvre la vie ; puis elle retrouve son amie ; elle retombe malheureusement sous les yeux du leno perfide qui la veut reprendre; sa liberté est sauvée par une intervention inattendue ; enfin un dernier hasard plus miraculeux
que tout le reste lui fait reconnaître en celui qui a définitivement assuré son salut, son propre père. C'est donc bien une action une, tantôt simple, tantôt répartie en multiples épisodes, avec cette seule différence que nous, spectateurs, nous ne comprenons qu'au fur et à mesure où nous sommes conduits, au lieu d'en avoir été avertis d'avance comme dans les pièces d'intrigues ou de méprises.
A côté des comédies où l'action est une, il y en a où elle est double, voire (exceptionnellement) triple ou quadruple. Celles-là aussi sont conçues de manières très diverses. Parfois les deux sujets sont présentés au début comme à peu prés indépendants l'un de l'autre et c'est le développement de l'intrigue qui seule nous en montre ou même en fait l'unité. Euclion a trouvé un trésor et meurt de peur que ce trésor ne lui soit ravi ; la fille d'Euclion a été séduite et son déshonneur va éclater. Ces deux choses n'ont entre elles aucun rapport. Qu'Euclion soit épouvanté quand un richard lui demande sa fille en mariage, qu'il en conclue que l'existence de son trésor est connue, qu'affolé il le transporte de cachette en cachette et par l'excès même de ses précautions finisse par se le faire dérober, cela paraît ne se rattacher en rien à la séduction qui nous a été annoncée. Mais le riche prétendant est l'oncle du séducteur, le voleur du trésor est son esclave et il avait été envoyé là par l'amoureux inquiet : dès lors les deux actions sont jointes et un dénouement unique les termine (Aulularia). De même, dans le Truculentus, en comptant bien, on trouve une première intrigue qui est la liaison de Diniarque avec Phronésie, une seconde qui est celle de Phronésie avec Strabax, une troisième qui est celle de Phronésie avec le militaire et une quatrième qui est celle de Diniarque avec une jeune fille de naissance libre qu'il a rendue mère. Et ce qui fait l'unité de tout cela, c'est le hasard d'abord: le fait que l'enfant prêté à Phronésie pour qu'elle dupe le militaire par une maternité feinte se trouve le fils de Diniarque, c'est surtout le caractère de Phronésie, l'art avec lequel elle sait utiliser un amant pour exploiter les autres, ce pouvoir presque irrésistible qu'elle a su prendre sur l'âme faible de Diniarque ; au fur et à mesure que se révèle dans le cours de la pièce l'effrayante habileté de la courtisane, Diniarque émerge du lamentable trio, son aventure arrive au premier plan, se subordonne les autres, et la triple ou quadruple action se resserre en une seule. D'autres fois, au contraire, les deux actions sont montrées comme liées dès le début; elles se développent parallèlement et se dénouent ensemble par une seule et même conclusion. Tel est Amphitryon. Non point qu'en un sens l'action n'y soit une. Il n'en est pas moins vrai que la mystification y est double, que l'importance donnée aux rôles de Sosie et de Mercure les met sur le même pied que les maîtres, et que, s'il fallait trouver un titre qui correspondît absolument au contenu, il ne faudrait dire ni les deux Amphitryons ni les deux Sosies, mais les deux Amphitryons et les deux Sosies.
Le Trinummus montre clairement comment une même situation initiale engendre deux séries de faits qui se développent d'abord indépendamment l'une de l'autre, puis se rencontrent et se réunissent pour aboutir à un seul dénouement. Charmide est en voyage et son fils laissé à lui-même fait mille folies. De là résulte l'intervention de son ami qui emploie des ruses plus ou moins habiles (les ruses d'honnête homme ne le sont pas toujours) pour sauvegarder la fortune de l'absent et assurer l'établissement de sa fille. Et de là résulte aussi d'autre part l'intervention de l'ami du fils, son offre généreuse d'épouser sans dot la soeur que ce dernier a ruinée, le repentir du coupable, ses projets d'exil etc... Ces deux amis si dévoués, le vieux et le jeune, ne se sont nullement entendus, ils ont agi chacun de leur côté; c'est seulement le mariage projeté qui semble pour la première fois les mettre en présence et alors le retour de Charmide met fin à l'action redevenue une.
Enfin, dans deux cas au moins, nous avons des pièces à deux actions successives, le Miles et le Poenulus. Il est inutile, de s'attarder à montrer qu'il en est ainsi :
cela saute aux yeux. Pour le Miles, un épisode s'est tellement enflé qu'il est devenu à lui seul comme une petite comédie et qu'il a fait oublier la véritable comédie avec le véritable dénouement au rédacteur du prologue. Pour le Poenulus, un dénouement à reconnaissance, qui d'habitude s'expédie en quelques mots, à la rigueur en une ou deux scènes, a été tellement amplifié que la pièce repart sur de nouveaux frais au moment même où elle semblait finir. Il n'a fallu à Plaute que 686 vers pour exposer l'intrigue qui arrache les deux jeunes filles au leno, il lui en faut 605 pour montrer que, libres de fait, elles le sont aussi. de naissance et les rendre pures à leur père.
Et, pour finir, il y a même une pièce sans,sujet, c'est le Stichus. D'action proprement dite, elle n'en comporte point; elle se développe en trois tableaux. L'absence :
Deux jeunes femmes dont les maris sont en voyage depuis trois années sont inquiètes, parce que leur père a montré des velléités de les contraindre à un autre mariage, et s'encouragent l'un l'autre à garder la fidélité conjugale. Il parait; ; mais il annonce tout haut qu'il n'a aucune intention d'user d'autorité ; et c'est un débat tout théorique qu'il engage avec elles, sans insister. Elles, dès qu'elles sont libres, elles envoient le parasite de la maison au port chercher des nouvelles. Le retour :
Les maris reviennent à l'improviste. On ne les voit même pas avec leurs femmes. Mais ils s'amusent à berner le parasite, à décevoir sa voracité en lui faisant espérer une invitation qui ne vient pas, puis à railler non sans indulgence leur beau-père, subitement épris d une joueuse de flûte qu'ils ont amenée et qu'ils lui donneront du reste. La fête : Leur esclave Stichus banquète avec sa maîtresse et un ami auquel cette maîtresse n'a rien à refuser; le ménage à trois célèbre la joie des deux ménages réunis (des trois, si l'on compte le vieillard et sa musicienne.) Il est fâcheux que le parasite ne paraisse point dans ce dernier épisode : car on pourrait dire au moins qu'il y a un héros dans la pièce et que c'est lui, comme le vent, selon l'autre, était le héros d'Iphigénie à Aulis. En tout cas, bien habile qui trouverait là une intrigue ou une action, même apparente.
Il va de soi que,. différentes par leur constitution même, les actions des comédies de Plaute le sont également par la manière dont elles sont menées. Tantôt elles sont conduites avec un art savant. Voyez l'habile progression des incidents du Rudens, comme l'intérêt croit de scène en scène et comme le dénouement est ingénieusement ménagé. Voyez dans Amphitryon et dans les Ménechmes la façon dont sont présentés les personnages qui vont être pris l'un pour l'autre et la série symétrique de scènes où ils paraissent tour à tour pour être confondus jusqu'à ce qu'enfin ils se trouvent en présence l'un de l'autre devant témoins. Et tantôt au contraire elles sont flottantes : certains personnages semblent abandonnés, comme si le poète ne s'en souciait guère ou les oubliait ; certaines évolutions brusques de caractère restent inexpliquées : dans le Truculentus par exemple. Tantôt l'intrigue y est serrée; un problème est posé dès le début qui se résout de la façon la plus logique, comme dans les Captifs. Et tantôt, elle est lâche, presque inexistante, comme si la peinture des sentiments et des caractères paraissait à l'auteur suffisante pour retenir l'intérêt du public, sans qu'il ait besoin d'y adjoindre une action proprement dite : c'est le cas du Trinummus. Tantôt les événements sont conduits par la volonté, par l'ingéniosité, par l'astuce du meneur du jeu : Chrysale dans les Bacchis, Epidicus dans la pièce du même nom. Et tantôt le protagoniste s'agite beaucoup, parle et promet beaucoup, se vante beaucoup ; mais en somme les événements s'arrangent d'eux-mêmes pour faciliter sa tâche et il n'a pas vraiment tout le mérite dont il se flatte : c'est un peu l'histoire de Pseudolus. Tantôt la pièce est si pleine d'incidents accumulés que l'action ne peut pas arriver à sa conclusion dans les limites normales d'une comédie : Plaute, alors, comme dans la Casina, se tire d'affaire par un bref récit des événements qu'il n'a pas eu le temps de présenter à ses spectateurs. Et tantôt les choses se succèdent avec lenteur ; on dirait qu'il y a des scènes de remplissage, uniquement destinées (en amusant le public) à donner à la pièce de justes dimensions : dans le Persa, par exemple. Tantôt le dénouement est proposé dès le début: Ménechmes, Amphitryon, Epidicus (ici dès la scène III). Et tantôt le poëte n'y a songé que bien tard : Déménète au dénouement de l 'Asinaire (scène xiv) est surpris par sa femme, mais c'est tout juste si vient d entrer en scène (scène xi) le rival qui par jalousie doit le dénoncer ou même Plaute n'a pas du tout songé aux « préparation » : alors le dénouement est très insuffisamment expliqué : indulgence de Theuropide, à la fin de la Mostellaria, dévergondage imprévu des deux vieillards à la fin des Bacchis ; ou il est expliqué, vaille que vaille, par une brusque reconnaissance, par une révélation inattendue : Casina, Curculio, Truculentus. Et sans doute on trouverait mainte différence encore, si l'on poussait l'analyse plus à fond que je ne puis le faire ici. Mais c'en est assez pour montrer l'infinie variété de Plaute et comment il paraît toujours dissemblable à lui-même, soit qu'on étudie son « métier » : ses prologues, ses expositions, ses intrigues et sa façon de les concevoir, de les poser, de les conduire ou de les conclure ; soit qu'on étudie son art : les modèles qu'il choisit, les sujets qu'il met en oeuvre, la foule de personnages qu'il dépeint, les moralités contradictoires qu'il propose ou paraît proposer, enfin les ions si divers dont il use avec le même brio.

CHAPITRE XIV

L'ART DE PLAUTE (Suite): SA PERSONNALITÉ

Et pourtant, si différentes à tant d'égards, les comédies de Plaute ne laissent pas d'avoir entre elles un air de famille. Il n'est pas besoin au lecteur d'une longue attention ou de subtiles recherches .pour les distinguer de celles d'un Térence, par exemple; et le « faire » de l'auteur s'y reconnaît à première vue.
Qu'est-ce donc qui leur donne ce caractère particulier et révèle la personnalité de l'auteur ? C'est d'abord, me semble-t-il, que tout y est subordonné à l'effet. Les critiques anciens nous disent que la comédie est « l'imitation de la vie », « le miroir de la coutume », « l'image de la vérité », « la représentation de la vie privée des hommes ordinaires, en des situations où ils ne courent point. danger de mort ». Tout cela assurément se retrouve dans l'oeuvre de Plaute ; mais tout cela n'y est qu'un moyen. Ce qu'il se propose avant tout, ce qu'il se propose exclusivement, c'est d'amener les situations, de placer les morceaux, qui peuvent émouvoir, intéresser et bien plus encore amuser son .public. Pour cela il sacrifie tout. Il est indifférent à la vraisemblance matérielle, il néglige la vraisemblance psychologique, il transgresse les règles les plus certaines de l'art, toutes les fois qu'il le juge nécessaire, ou simplement utile, pour atteindre son but véritable.
Quand je signale l'invraisemblance matérielle, je n'entends point parler des incidents romanesques qui sont au fond de beaucoup de ses pièces : enlèvements par des pirates et des marchands d'esclaves, expositions, suppressions, rapts d'enfants, viols commis dans les fêtes nocturnes, trésors cachés et découverts, etc.
Toutes ces aventures, dans notre civilisation, ont un caractère exceptionnel qui en fait à nos yeux des inventions de mélodrame bien plus que des peintures de la vie réelle. Mais chez les Grecs et les Latins des événements de ce genre étaient fréquents. Et, après ,tout, il n'y a pas si longtemps encore que la piraterie sévissait le long des côtes de la Méditerranée et que les « tours » facilitaient aux filles séduites ou à certains parents l'abandon des enfants indésirables. Je ne parle pas non plus du surnaturel impliqué dans la donnée même d'une pièce comme Amphitryon : le sujet étant légendaire, des dieux étant mis sur la scène, il n'y a rien de choquant à ce qu'ils y paraissent avec leur pouvoir divin et qu'ils y fassent des miracles. Je parle de certains événements qui semblent inadmissibles à quiconque raisonne froidement, et, bien plus souvent encore, de coïncidences tellement providentielles (si du moins on peut employer ce mot sans compromettre la Providence) qu'évidemment elles ne peuvent provenir du jeu normal des circonstances, mais bien de la seule volonté de l'auteur. Une donnée invraisemblable en soi, nous la trouvons dans les Ménechmes. Ménechme-Sosiclès est à la recherche de son frère jumeau, enlevé en bas âge : il débarque à Epidamne et là, cuisinier, parasite, maîtresse, femme, beau-père, tout le monde le prend pour ce frère même, et son propre esclave les confond comme les autres. Admettons que la ressemblance physique soit en effet prodigieuse : c'est un de ces jeux de la nature qui arrivent et l'on ne chicane pas trop un auteur dramatique sur son point de départ. Mais tout jumeaux qu'ils soient, ces deux frères, élevés l'un à Syracuse, l'autre à Epidamne, en des milieux différents, ont-ils donc exactement les mêmes allures, les mêmes gestes, les mêmes façons de parler, les mêmes regards, au point qu'une femme ou une maîtresse s'y trompent? Et surtout ont-ils donc mêmes vêtements, mêmes chaussures, même coiffure? Cet étranger, ce voyageur, débarque à Epidamne, équipé jusqu'au plus petit détail, comme un bourgeois de la ville? Comme tout tela paraît inacceptable.
Mais le plus souvent il s'agit de rencontres où le hasard collabore avec l'auteur, en y mettant une si visible complaisance que nous ne pouvons pas ne pas sentir l'artifice. Parfois c'est dans le postulat lui-même que se manifeste cette bienveillance suspecte de la fortune, que les spectateurs en soient informés dès le début, ou qu 'au contraire le dénouement seul la leur révèle. Dans le Miles, Palestrion mène toute l'intrigue qui doit arracher au militaire l'amie de son maître. Il ne peut le faire que parce qu'il est lui-même l'esclave de Pyrgopolinice : or, le hasard seul a voulu qu'enlevé par un pirate il ait été donné par lui au soldat et ait ainsi retrouvé la jeune fille. Et c'est le hasard aussi qui, pour son malheur, a conduit le militaire dans une maison contigue à celle de Périplectomène, lequel est l'hôte de l'amoureux et par suite tout disposé à lui prêter assistance. Voilà qui nous est expliqué dès le prologue. Voici au contraire qui ne nous sera dévoilé qu'au dénouement. C'est par hasard que, dans la Casina, l'enfant exposée a été recueillie par une femme bienveillante qui est à la fois la voisine et l'amie de sa mère. C'est par hasard que, dans la Cistellaria, la jeune fille à qui Démiphon avait fait violence se trouve l'avoir épousé sans le reconnaître et sans en être reconnue. C'est par hasard que, dans l'Epidicus, Strattippoclès achète, avec des intentions très peu fraternelles, sa propre soeur dont il ignore même l'existence. C'est par hasard enfin que, dans le Truculentus, Phronésie, se procurant un petit enfant pour duper son militaire, recueille sans le savoir et sans que Diniarque le sache, le propre enfant de cet amoureux obstiné.
D'autres fois, c'est quand l'action est déjà engagée, que survient à l'improviste un événement inattendu, grâce auquel le dénouement est préparé, ou l'intrigue favorisée. Dans l'Aululaire, l'oncle du séducteur demande en mariage la fille de l'avare, et dès lors on s'expliquera que ce prétendant s'efface avec empressement pour tirer son neveu d'embarras. La rencontre est surprenante ; car c'est un mariage à tous égards disproportionné que médite ce célibataire riche et âgé. Aussi l'auteur a-t-il senti le besoin de se justifier : il suppose que le dieu Lare, protecteur de la famille d'Enclion, est intervenu pour suggérer cette idée à Mégadore.
Mais il ne fait ainsi que déguiser le rôle du hasard. Liban de l'Asinaire est chargé par Déménète d'escroquer .de l'argent à l esclave dotal de sa maîtresse. Il ne demande pas mieux ; mais comment faire ? justement un marchand envoie un homme de confiance payer des ânes qu'il a achetés à l'intendant;justement ce messager connaît Déménète (qui sera complice) et ne connaît pas l'esclave dotal ; justement enfin il révèle lui-même tous ces détails à Léonidas, le digne associé de Liban. Dès lors l"intrigue se développe sans la moindre difficulté. Pseudolus nous dit bien qu'il a son plan, pour duper Ballion. Mais nous avons le droit "
d'en douter, car l'auteur s'est bien gardé de préciser, ce plan et l'on ne voit pas quel il pourrait être. Heureusement la fortune, favorable au fourbe, lui envoie Harpax; et, si Harpax ne lui remet pas l'argent (ce qui serait trop invraisemblable), il lui remet du moins la lettre grâce à laquelle un faux messager trompera sans peine le leno. Au moment même où Chrysale, dans les Bacchis, veut intimider le père de Mnésiloque en lui faisant croire que son fils est en danger, voici que survient un militaire qui tempête et menace. Nicobule est convaincu. Mais comment ce soldat arrive-t-il si juste à propos ? Bien habile qui l'expliquerait. Il arrive par hasard, parce qu'ainsi l'a voulu Plaute, pour sa commodité personnelle.
D autres fois encore, c'est tout ensemble au début et au dénouement de la pièce que se produisent des cas forfuits sans lesquels la comédie ne pourrait ni commencer ni finir. Dans les Captifs, Tyndare a justement été racheté par son propre père, qu'il ne connaît pas et qui ne le connaît pas. Voilà une rencontre merveilleuse. Mais plus tard, quand Philocrate, tenant sa parole, revient délivrer le généreux ami qui s'est substitué à lui et ramène le fils aîné d'Hégion, il ramène aussi l'esclave qui jadis avait enlevé Tyndare. Pourquoi, comment le ramène-t-il? La chose reste inexpliquée; et cette, seconde rencontre n'est pas moins merveilleuse que la première. Dans le Curculio, quelle chance extraordinaire a dès l'origine favorisé le héros. Envoyé en Carie pour chercher de l'argent qu'il ne trouve pas, il lie par hasard conversation avec un militaire. Or, c'est justement celui qui avait acheté Planésie au leno et laissé chez le banquier la somme nécessaire à payer cet achat. Il suffit de le griser pour lui voler son anneau et fabriquer ainsi le faux qui arrachera l'argent au banquier et la jeune fille au leno. Voilà qui va bien, mais un vol e\t un faux, ce sont gentillesses que les tribunaux punissent; quand le militaire arrive à son tour, Curculio pourrait être dans l'embarras. Heureusement le soldat se trouvait être le frère de Planésie, et elle le reconnaît grâce à l'anneau. C'est une chance pour Curculio ; on ne peut s'empêcher de trouver que c'est une chance aussi pour Plaute, à qui son dénouement, dès lors, ne coûtera pas grand peine. Enfin, dans le Poenulus, il est vraiment admirable qu'un jeune Carthaginois, enlevé en Afrique, amené à Calydon, soit adopté par un riche, vieillard qui par aventure était l'hôte de son frère et de son oncle. Il est vraiment admirable que ses deux cousines, également enlevées par un autre pirate, échouent dans la même ville Et, pour finir, quand, amoureux de l'une d'elles, il a combiné toute une intrigue judiciaire afin de les délivrer du leno, il est vraiment admirable que, juste ce jour-là, son oncle débarque à Calydon, pour y chercher ses filles.
Enfin, il y a mieux; il y a au moins une pièce, le Rudens, où le hasard, d'un bout à l'autre, conduit tous les événements essentiels. La tempête a jeté Palestra
précisément au point de la côte, où d'une part s'est retiré le père auquel elle a été ravie en bas âge, où d'autre part son amoureux et l'esclave de cet amoureux sont venus et pourront la défendre. Ainsi se noue la pièce. La tempête a jeté précisément au même point le leno qui l'emmenait et qui essaye de la reprendre. Ainsi se forme la péripétie. C'est précisément un esclave de son père qui retire des flots la valise où se trouvaient, dans une cassette, les marques de son identité et c'est précisément son père, pris pour arbitre, qui doit examiner le contenu de la cassette. Ainsi se prépare le dénouement.
Il eat clair, d'après tous ces exemples, que Plaute se soucie peu de la vraisemblance des faits. Il en use librement et les dispose à son gré pour nouer, conduire et dénouer ses pièces, pour amener les situations intéressantes, émouvàntes ou comiques. Chose plus grave sans doute, il n'est pas plus curieux de la vraisemblance psychologique.
La conduite de certains personnages est parfois inexplicable : on sent trop que, ce qu'ils font, ils le font pour la commodité de l'auteur. Le militaire du Curculio est d'une candeur vraiment extraordinaire : à un inconnu qu'il a rencontré par hasard, le voilà qui raconte en détail et le marché qu'il a conclu et le dépôt qu'il a fait chez un banquier. Il tient donc bien à se faire voler ? Qu'on ne dise pas que le militaire est, par définition, dans les comédies anciennes, crédule, bavard et stupide. Ce militaire-ci précisément n'est pas le personnage sacrifié de la pièce et au dénouement il doit se trouver le frère de l'ingénue, ce qui fait rejaillir sur lui un peu de l'intérêt qu'elle inspire. Mais s'il ne s'était pas trahi d'une manière aussi gauche, il n'y aurait pas de pièce. Le fidèle esclave de la Cistellaria, Lampadion, confie des secrets de famille à une inconnue qui l'interroge et qui ne se cache guère d'avoir indiscrètement écouté la conversation qu'il venait d'avoir avec sa maîtresse. Qu'on ne dise pas que c'est là sottise : Lampadion n'est pas un sot. Qu'on ne dise pas qu'il se laisse tirer les vers du nez sans s'en apercevoir : l'interrogatoire est direct et pressant; il en manifeste sa mauvaise humeur; que ne tourne-t-il, sans plus, le dos à cette curieuse ? Mais s'il ne lui répondait pas en détail, la pièce ne se dénouerait point.
Simon du Pseudolus arrive tempétant contre son fils et contre le coquin d'esclave qui favorise les folies du jeune homme. S'il aborde le drôle avec des paroles apaisées et l'interroge sans violence, c'est sur le conseil d'un ami et pour mieux savoir la vérité. Et voilà qu'un instant après il fait un pari avec cet esclave et il met comme enjeu précisément la somme de 20 mines qu'on veut, il le sait, lui escroquer. Quelle complaisance invraisemblableet comme sa colère est vite tombée. Quelque temps après le leno, qui croit avoir déjoué les intrigues de Pseudolus, s'en vient à Simon et lui dit : « Demande-moi de te donner 20 mines s'il s'empare aujourd'hui de la fille ou s 'il la donne aujourd'hui à ton fils, comme il l'a promis. Demande-le moi, je t'en prie. Je brûle de m'y engager! » Quelle vraisemblance à cela? Encore si Ballion proposait une gageure au lieu de cet engagement unilatéral : il pourrait avoir espérance de gagner et l'on comprendrait sa conduite ; mais mettre un pareil enjeu sans avoir chance d'en rien tirer, voilà qui ne ressemble guère à ses pareils ni à lui. Seulement si ces deux conventions étranges n'étaient pas conclues, Plaute ne saurait comment finir sa pièce.
Ailleurs, il semble que les personnages de Plaute se mettent bien inutilement en frais et recourent à des ruses superflues ou vaines : il font « du luxe » comme Flambeau. Voici Tranion de la Mostellaria qui s'ingénie à inventer fables sur fables pour dissimuler à son maître les folies et les orgies de Philolachès. Il est clair que le vieillard finira par découvrir la vérité. Tranion n'a donc de raisons, pour agir comme il le fait que s'il attend, prévoit, prépare quelque moyen de se tirer définitivement d'affaire. Or il n'en est rien ; et ainsi le fourbe aggrave inutilement la situation de son jeune maître et la sienne propre : il y a des chances pour que le père soit plus furieux d'avoir été ainsi joué. Dans le Trinummus, Calliclès et Mégaronide se demandent comment ils pourront fournir une dot à la fille de leur ami Charmide. Il y a bien le trésor que Charmide a confié à Calliclès, mais le dépositaire ne veut pas révéler ce secret : le fils prodigue gaspillerait tout. Alors ils imaginent de prélever la dot sur le trésor, de supposer un messager qui serait censé apporter cette dot de la part de Charmide et se dirait chargé de la remettre à Calliclès. Quel complot enfantin ! Calliclès n'avait qu'à prélever la dot sur le trésor, à dire que cette somme lui avait été confiée précisément pour servir de dot : elle échappait au frère prodigue. Il n'avait qu'à dire qu'un messager venait de la lui apporter de la part de Charmide, à montrer au besoin des lettres fabriquées, sans mettre dans le secret un tiers qui volontairement ou involontairement pourrait le trahir. Que sais-je encore? Il y avait mille moyens préférables à celui qu'il a choisi. Mais s'il les avait mis en oeuvre, l'épisode amusant du faux messager, tombant précisément sur Charmide revenu, et berné par lui, n'aurait pu avoir lieu. Ou bien les personnages de Plaute montrent un aveuglement, voire une stupidité, qu'on peut difficilement admettre. Ménechme est à la recherche de son frère jumeau. Il débarque dans une ville où il n'a jamais mis les pieds ; on l'y salue du nom de Ménechme, on lui dit d'où il est, le nom de son père, une foule de personnes déclarent le connaître; et il n'y comprend rien. Sans doute il se défie d'abord et s'imagine qu'il y a là un piège : les courtisanes envoient des espions au port, pour s'informer du nom des arrivants et c'est ainsi qu'on a pu connaître le sien. Mais à mesure que se prolongent et se multiplient les quiproquos, l'explication vaut de moins en moins. Comment l'idée ne lui vient-elle pas qu'on le confond peut-être avec ce frère dont il connaît l'existence et qu'il cherche ici même?
Casina a été recueillie par une voisine. Comment ceux qui l'ont abandonnée, il y a seize ans, n'ont-ils pas remarqué qu'au moment même où ils avaient exposé une petite fille, il en survenait une dans la maison d'à côté ? comment cette coïncidence ne leur a-t-elle pas fait supposer ou deviner que c'était la même? Dans les Captifs, Hégion veut délivrer son fils prisonnier en Elide et il rachète pour l'échanger contre lui un prisonnier de ce pays, qui se dit riche et de grande naissance. Son premier soin devrait être de vérifier ce point essentiel, d'interroger les autres Eléens qu'il a achetés en grand nombre. L'idée ne lui en vient pas, ou du moins elle ne lui en vient que trop tard, quand il a relâché le prétendu esclave de ce fils de famille. Enfin, à un degré moindre peut-être, Nicobule des Bacchis n 'est-il pas bien naïf d'en croire si facilement Chrysale, éminemment suspect et qui vient de le tromper? dans le Mercator, Démiphon n'est-il pas bien aveugle de ne pas deviner l'amour de son fils pour la captive qu'ils se disputent? et son voisin Lysimaque, qui n'a pas l'excuse d'être amoureux, ne l'est-il pas davantage de ne rien deviner, quand la jeune fille lui dit qu'elle vit depuis deux ans avec son ami, qu'il n'est pas marié, qu'il est un tout jeune homme? Il faut bien de la complaisance pour trouver quelque vraisemblance à tout cela.
D'autres fois le caractère des personnages se contredit d'une façon choquante. Que Sosie, par exemple, tremblant de peur, fasse le guoguenard et l'insolent lorsque Mercure l'interroge, cela se comprend : il veut dissimuler sa crainte et essaye d'intimider celui qu'il redoute. Mais auparavant, lorsque caché dans un coin, il entendait cet inconnu prononcer des paroles effrayantes et lancer de terribles menaces, était-ce le moment de lui prêter des facéties et des jeux de mots en a-parte?
Quand Hégion est justement en train de combiner la délivrance de son fils, quand l'espérance et la crainte luttent en son coeur, est-ce le moment de le faire plaisanter avec un parasite et railler longuement la voracité de son hôte ? Dans le Rudens, Démonès est un brave homme, bourru sans doute, mais plein de coeur. Il voit des naufragés lutter contre les flots et s'écrie : « Hélas, pauvres humains, ce que c'est que de nous! comme ils nagent! » Mais un instant après, quand son
esclave décrit en termes émouvants le triste sort de deux femmes jetées par la même tempête sur le rivage, il répond : « Que t'importe à toi. Si elles doivent ce soir faire les frais de ton souper, tu as raison de t'occuper d'elles. Mais si c'est avec moi que tu dois manger, j'entends que tu travailles pour moi. Viens par ici. » Et il sort sans plus se soucier des malheureuses. Une telle inhumanité suivant de si près la compassion est incompréhensible. Enfin, quoi qu'on en dise, je ne puis trouver une parfaite cohérence dans les caractères d'Argyrippe et de Philénie (Asinaire) ou d'Adelphasie et d'Antérastile (Poenulus). Argyrippe a manifesté un respect filial poussé à l'excès ; il a réprimé par amour pour son père le chagrin de l'avoir pour rival, et quand ce père est surpris, voici qu'Argyrippe l'accuse auprès de sa mère ? Philénie s'est montrée tendre et passionnée pour son jeune amant; elle s'est révélée le type de la bonne et fidèle courtisane, et quand le vieux Déménète est entraîné par sa virago de femme, voici que Philénie lui demande des cadeaux et lui fait (ironiquement?) des avances grossières? Les deux courtisanes du Poenulus qu'on nous dit de naissance libre et dignes de l'être, qui prononcent de si belles paroles et énoncent de si beaux principes, les voilà qui tout d 'un coup parlent en prostituées vulgaires ; à un jeune homme elles disent : « Apporte-moi ton argent ; je l'aurai bientôt mis à la raison » ; à un vieillard qui leur annonce : « Je vous apporte de la joie », elles répondent : « Et nous du plaisir » Ce sont toutes choses auxquelles on n'avait pas le droit de s'attendre. Si Plaute a fait parler ou agir ainsi ses personnages, c'est qu'il n'a pas résisté au plaisir de faire rire (Amphitryon Captifs, Asinaire, Poenulus), ou qu'il a voulu justifier une sortie nécessaire (Rudens).
Encore ces contradictions de détail pourraient-elles être considérées avec quelque indulgence. Il faut bien parfois sacrifier aux faux dieux, c'est à-dire ici, ou bien user d'un procédé commode et qui évite des complications ou des longueurs, pour esquiver vaille que vaille une difficulté technique, ou bien contenter la foule, qui veut trouver à rire. même quand ce n'en est pas le lieu. Mais que dire, lorsque ces contradictions sont totales et foncières, lorsque subitement, sans raison ou du moins sans raison valable, un personnage se dément lui-même et apparait le contraire de ce qu'il était jusque-là? Il semble bien qu'au dénouement de l'Aululaire, Euclion non seulement accordait à Lyconlde la main de sa fille, mais lui abandonnait son cher trésor. Qui trouvera vraisemblable une telle conversion?
Inversement, qui trouvera vraisemblable, au dénouement des Bacchis, que deux pères de famille, âgés, posés, graves, furieux d'avoir été bernés et volés, cèdent sans résistance sérieuse aux banales agaceries de deux courtisanes et fassent la fête avec leurs fils ?
Plaute prétend bien, après coup, qu'ils ont été des vauriens dans leur jeunesse : c'est avant qu'il aurait fallu le dire et le montrer par quelque indice (1).

(1) Au contraire, Philoxène, le plus indulgent, vient de rappeler que même en son temps de folie il n'a jamais dépassé la mesure : « more modesto... raro... » (vers 1079-1080).

Il essaye bien d'expliquer que Nicobule espère recouvrer la moitié de son argent : qui prend au sérieux la promesse de la courtisane ? et, fût-elle sérieuse, qui pensera qu'elle a pu décider Nicobule ? Enfin, dans le Truculentus, la brusque transformation du valet rustre reste inintelligible. Est-elle simulée? il fallait nous donner les raisons de cette comédie. Est-elle sincère? il fallait essayer au moins de nous faire concevoir quelle passion nouvelle a pu « retourner » le rustre ou comment les exemples d'autrui l'ont finalement entraîné. Plaute ne l'essaye même pas. Il se contente de tirer de là une scène plaisante, comme il avait tiré un dénouement de la contradiction où tombaient Euclion et Nicobule (1).

(1) M. Legrand (Daos, 308) trouve invraisemblable que Mégadore se convertisse si vite à l'idée de mariage (Aululaire); j'ai déjà dit que je ne partage pas son opinion sur ce point. Il s'étonne « qu'une matrone capable de prêcher à l'une de ses amies la résignation en ménage (Myrrhine au début de la Casina) seconde presque aussitôt cette dernière dans ses représailles. » Mais Myrrhine a déconseillé à son amie la résistance ouverte qui l'exposerait à être répudiée; Cléostrate a suivi son avis : elle dirige tout de la coulisse; dès lors le principal argument de Myrrhine, ou plutôt le seul qu'elle allègue, devient sans valeur. D'autre part, quand Myrrhine donnait ces bonnes leçons, elle ignorait que son mari était complice; quand elle l'apprend, quand elle sait de plus qu'il s'est moqué d'elle en l'expédiant chez la voisine pour faire place nette, sa colère et l'esprit de corps expliquent suffisamment qu'elle s'associe à Cléostrate pour punir les deux hommes. Je ne signale pas ici, et je le pourrais, car elles sont également invraisemblables, les conventions dont Plaute use et abuse : monologues prononcés à haute voix sans raison valable ou même contre toute raison (Exemple, Aululaire, et entendus par un personnage; conversations tenues en présence d'un tiers qui ne les entend pas, même si l'un des interlocuteurs crie du haut de sa tète (Exemple : Mostellaria); longues tirades débitées par un personnage qui est censé courir pendant ce temps dans l'espace resserré de la scène ; personnages ou groupes de personnages qui parlent et agissent sans se voir ni s'entendre; scènes d'intérieur, femmes à leur toilette, malades reposant sur leurs chaises-longues, banquets etc., qui ont l'air de se passer dans la rue (Ex. Mostellaria); conversations confidentielles pour lesquelles les interlocuteurs quittent leur maison au lieu de s'y enfermer et, le cas échéant complotent (Ex. Miles) sur la place publique etc. (Voir sur tout cela les pages
très complètes de M. Legrand : Daos, 412 sqq ; 428 sqq ; 538 sqq). Mais toutes ces conventions dérivent ou de la nature même des choses et de l'impossibilité de reproduire absolument la vérité sur le théâtre, ou de la contrainte de l'unité de lieu. Plaute ne fait en cela que suivre l'exemple de tous les comiques anciens; et, après tout, les invraisemblances de ce genre ne sont guère plus grandes dans ses pièces, qu'elles ne le sont par exemple dans l'Ecole des Femmes.

Ainsi se manifeste son indifférence pour la vérité psychologique. Non qu'il la viole gratuitement ; mais il la sacrifie sans hésitation, toutes les fois que lui-même ou le public y peuvent trouver leur compte, toutes les fois que la comédie en devient plus aisée à bâtir et à mener, plus facile à suivre, plus abondante en situations intéressantes et surtout comiques. Ce n'est pas tout pour une comédie que la vraisemblance y soit respectée ; encore faut il qu'elle soit « bien faite ». Non pas qu'on exige de tous les auteurs dramatiques la virtuosité d'un Scribe. Mais on a le droit d'attendre que leurs pièces aient un minimum d'unité; que les diverses parties en soient justement équilibrées; qu'elles se développent avec une certaine cohérence et un enchaînement suffisant des scènes. De ces lois du genre, Plaute n'a pas cure davantage.
L'unité, elle est d'ordinaire dans ses pièces, mais pas toujours. Nous avons vu que le Poenulus et le Miles semblent composées de deux actions successives : au
moment où la première s'achève, la seconde se greffe sur elle d'une façon subite et assez gauche. Inutile de redire comment le Stichus se compose de trois tableaux disposés bout à bout et n'a pas d'action véritable : cela saute aux yeux. A maints égards, le Truculentus n'est guère plus satisfaisant : les multiples intrigues de la courtisane s'y enchevêtrent entre elles et avec l'autre aventure parallèle de Diniarque; entre les trois amoureux de Phronésie, entre la liaison de Diniarque avec elle et ses relations avec l'ingénue à laquelle il fit violence, l'attention hésite et se disperse.
Plus fréquent encore est le déséquilibre entre les diverses parties des pièces. Parfois Plaute prolonge outre mesure les scènes qu'il croit capables de séduire son public; après quoi il se débarrasse en un tour de main du reste, qui le gêne. Autant qu'on en peut juger dans l'état de mutilation où la Cistellaria nous est parvenue, il y avait avant la reconnaissance toutes sortes de quiproquos et de malentendus. Quand l'auteur en a tiré tout le parti possible, les acteurs rentrent chez eux et l'orateur de la troupe nous avertit qu'ils ne sortiront plus : « ils arrangeront toute l'affaire à la maison. » C'est encore plus frappant dans la Casina : les
disputes des esclaves entre eux, la querelle des époux, les mystifications scandaleuses qui punissent la luxure du barbon, voilà ce qu'il développe avec une verve infatigable. Après quoi, l'orateur déblaie : « Spectateurs, nous allons vous dire ce qui va se passer dans la maison. On va découvrir que Casina est la fille du voisin, et elle épousera Euthynique, le fils de notre maître. » Et la pièce finit sans même que nous ayons vu l'amoureuse et l'amoureux.
Ailleurs, ce sont des hors-d'oeuvre, des morceaux à effet que Plaute détaille avec complaisance. Je ne nie pas qu'ils n'aient parfois leur intérêt, qu'ils ne servent à camper un personnage, à dépeindre un caractère, à mettre en valeur une situation. Mais, même dans ce cas, on sent bien que l'auteur s'y arrête de parti-pris et les traite pour eux-mêmes. Ce sont par exemple le récit de bataille dans Amphitryon, la peinture des artifices mis en jeu par les courtisanes et le contrat de louage d'une maîtresse dans l'Asinaire, le diatribe de Mégadore contre les femmes dotées dans l'Aululaire, l'éloge de l'éducation antique dans les Bacchis, la rivalité des courtisanes et des femmes mariées, les tortures de l'amours dans la Cistellaria, le couplet bachique de l'ivrognerie et la parabase du Curculio, les descriptions de toilettes féminines dans l'Epidicus, les couplets sur la vie du citoyen au forum, sur l'orgueil des femmes dans les Ménechmes, les théories de la vie mondaine selon la doctrine d'Epicure dans le Miles, la comparaison de l'homme avec un édifice qu'il faut sans cesse entretenir et de l'éducateur avec un diligent architecte dans la Mostellaria, le banquet du Persa. la toilette des courtisanes, les fêtes de Vénus Calydonienne dans le Poenulus, le choeur de l'apologue et le banquet du Stichus, les développements de morale dans leTrinummus, la cupidité des courtisanes et la sottise de leurs dupes dans le Truculentus, sans compter les couplets du soldat fanfaron dans le Miles, du leno et du cuisinier dans le Pseudolus, des parasites dans les Captifs, dans les Ménechmes, dans le Persa, dans le Stichus. Ainsi il n'y a presque pas une comédie où ne se trouvent des morceaux brillants plus ou moins heureusement rattachés au sujet.
En outre, il est visible que toutes les scènes ne sont pas également utiles au développement normal de la pièce. Dans le Persa, notamment, il en est deux ou trois presque consécutives, la quatrième, la cinquième, la septième, dont la raison d'être n'apparaît pas au premier abord et ne devient pas plus évidente après mûr examen. Tout le rôle de Pégnion a bien l'air d'être superflu et l'on pourrait résumer la comédie sans même faire mention de ce personnage : il n'y vient guère que pour dire quelques facéties et échanger quelques coups de gueule avec une soubrette digne de lui. Mais plus frappante encore que l'inutilité de ces épisodes est la disproportion entre les scènes; et cela dans toutes les pièces ou peu s'en faut. Toutes les fois que paraissent un ou plusieurs esclaves, un leno, un soldat fanfaron,
un cuisinier, un parasite, toutes les fois en un mot qu'un personnage spécifiquement comique entre en jeu, la scène s'allonge, se prolonge, s'étire, pour ainsi parler. Voici un messager qui apporte une nouvelle pressée; il court, en faisant l'important; il est tout près de la personne qu'il cherche : il ne la voit pas; elle l'appelle : il ne l'entend pas ou s'il l'entend il tarde à la reconnaître ; il la reconnaît, mais au lieu de se hâter de faire sa commission, il perd son temps en paroles vaines, et c'est à la longue seulement, quand elle trépigne d'impatience, qu'il lui délivre son message. (Captifs, Curculio, Epidicus, Mercator, Stichus). Voici deux esclaves ou deux personnages de rang analogue qui se rencontrent. Ils ont des récits à se faire, un complot à tramer, une dispute à régler; avant d'en venir au fait, ils échangent longuement des aménités plus ou moins rudes ou des compliments plus ou moins patibulaires (Amphitryon, Asinaire, Epidicus, Persa, Pseudolus, Rudens etc). Alors l'action s'arrête ou languit et l'intrigue piétine sur place; mais l'on rit.
Enfin l'enchaînement des scènes est souvent négligé. Pour une comédie, comme les Captifs, où tout marche en général d'une façon logique et continue, que de pièces comme l'Asinaire semblent faites de morceaux gauchement mis bout à bout. Une première scène entre Liban et Déménète ; et le théâtre reste vide. Monologue d'Argyrippe, ou plutôt de Diabole, et dispute de cet amoureux avec la mère de la courtisane; et le théâtre est encore vide. Liban reparaît se demandant comment il trouvera l'argent ; son complice lui annonce la bonne nouvelle qu'on en apporte à l'intendant et tous deux essayent en vain de se le faire remettre ; ils emmènent alors le débiteur à la recherche de Déménète qui leur donnera un coup de main; et le théâtre reste vide. La vieille mère de Philénie lui reproche sa fidélité à Argyrippe : et le théâtre reste vide. Léonide et Liban reparaissent avec l'argent ; ils aperçoivent Argyrippe et Philénie, assistent aux manifestations de leur tendresse, se jouent d'eux longuement; et le théâtre reste vide. Diabole revient, examine avec son parasite le contrat de louage qu'il a préparé; ils entrent dans la maison de Philénie et en sortent bien vite furieux, cherchant les moyens de se venger de ceux qui les ont supplantés; et le théâtre reste vide. Alors a lieu le banquet des vainqueurs, troublé par la venue de la femme jalouse ; et c'est le dénouement. On voit comme tout cela est décousu et que Plaute n'a pris aucune peine pour justifier les entrées et les sorties ni pour lier les scènes ou les groupes de scènes. Ailleurs les monologues, moyen commode mais artificiel, tiennent une place disproportionnée.
Une comédie contient couramment plus de dix monologues, quelquefois une vingtaine ou même davantage. Dans telle pièce, l'Aululaire, de longues parties sont composées presque exclusivement de monologues qui se suivent; une série de trois monologues n'est pas quelque chose de rare ; deux monologues successifs précèdent souvent une conversation, chacun des personnages parlant pour soi avant d'apercevoir l'autre personnage ou de se décider à l'aborder. Le Persa ne compte pas moins de douze monologues; à deux reprises on y rencontre deux monologues coup sur coup.
Partout donc, qu'il s'agisse de métier ou qu'il s'agisse d'art, c'est la même négligence. Pour produire certains effets que Plaute recherche, tous les moyens lui sont bons; c'est à ces effets qu'il. subordonne tout. Or ces effets, quels sont-ils? Il importe d'en connaître la nature, pour mieux comprendre, et pour définir par ce second caractère, la personnalité de Plaute. Ils sont avant tout, par dessus tout, comiques.
Sans doute, ils ne sont pas exclusivement comiques. Il y avait, au bas de la cavea, toute une partie de l'auditoire, plus lettrée, plus raffinée que le reste; et le poète a dû songer à lui faire sa part. Ces hommes-là, amateurs de la littérature grecque, lecteurs des poètes, des orateurs, des philosophes, avaient le goût des idées, des analyses morales, des peintures psychologiques.
C'est pour eux que, dans une scène des Bacchis, dans un épisode du Miles, dans le début de la Mostellaria, en maint passage du Mercator, dans le Trinummus
presque tout entier, en plusieurs endroits encore d'autres pièces, les personnages abondent en sentences morales, en développements sur les méthodes d'éducation, les lois de la vie mondaine, les règles de la sagesse, en examens de conscience enfin, ou en méditations sur la conduite de la vie. Mais si nombreux que puissent être les morceaux de ce genre, ils ne constituent évidemment qu'une minime partie dans l'oeuvre de Plaute.
Ceux qui aiment le plus à rire ne dédaignent pas, à l'occasion, d'être émus : la foule se plait aux secousses du mélodrame « où Margot pleure »; et si l'élite est parfois plus rebelle, si elle se défie et se met en défense, quand elle sent qu'un auteur veut exploiter sa sensibilité, elle ne s'en laisse pas moins souvent prendre aux aventures touchantes et aux,beaux sentiments : à l'occasion, elle aussi, elle « est peuple ». C'est pourquoi Plaute n'a pas négligé les thèmes pathétiques : la douleur des parents qui ont perdu leurs enfants ou leur joie lorsqu'ils les retrouvent (Captifs, Cistellaria, Poenulus, Rudens); les aventures tragiques d'une jeune fille enlevée par un misérable, naufragée et jetée par la tempête, seule sur une côte déserte, sa joie de retrouver sa compagne qu'elle croyait disparue dans les flots, sa douceur à être recueillie par une charitable personne, compatissante et maternelle, sa terreur à voir apparaître, sauf et menaçant, le persécuteur auquel elle avait échappé, son anxiété, sa délivrance (Rudens) ; la noble indignation d'une honnête femme injustement suspectée (Amphitryon); les angoisses de jeunes femmes qui veulent garder la fidélité conjugale en l'absence de leurs maris (Stichus); la vertu et la dignité d'une jeune fille affligée d'un père infâme et qui lui résiste avec respect autant qu'elle le peut sans manquer à la piété filiale (Persa); le repentir d'un prodigue, qui se désole moins de s'être nui à lui-même par ses folies que d'avoir nui à sa soeur innocente et compromis son établissement, et le généreux empressement avec lequel un ami véritable s'offre à réparer ce malheur (Trinummus) ; et surtout le dévouement d'un esclave qui se sacrifie pour son maître, prend sa place dans les fers, s'expose aux plus horribles châtiments pour lui assurer sa liberté, brave enfin les menaces et exprime dans les termes les plus nobles sa haute satisfaction du devoir accompli (Captifs). Mais ce ne sont point là, tant s'en faut, les sujets ni les tons les plus nombreux dans l'oeuvre de Plaute.
Enfin ce qui plaît encore à tous, ce sont les scènes d'amour : les larmes des amants qui tremblent d'être séparés, leur extase quand ils sont réunis fût-ce pour un trop court instant, leur désespoir quand ils savent ou croient que l'être aimé les a oubliés ou trahis. Et des épisodes de ce genre, Plaute en a maintes fois traités, nous savons avec quel charme, parfois même avec quelle poésie émouvante (Asinaire, Bacchis, Curculio, Pseudolus, Cistellaria surtout). Mais combien de pièces en revanche où le spectateur, dès le début, n'a aucune inquiétude sur le sort des amoureux, où leur passion nous intéresse moins que les ruses qu'ils mettent en oeuvre, où nous sommes plus tentés de nous réjouir avec eux et même de sourire d'eux que de les plaindre. ; Au contraire le comique est partout. Dans la plupart des pièces, c'est lui qui règne d'un bout à l'autre. Dans celles mêmes d'où la donnée fondamentable semble l'exclure (1), on voit sans peine combien Plaute s'est ingénié pour l'y introduire, fût-ce de force.

(1) La seule exception serait la Cistellaria mais dans les parties perdues, il y avait sûrement des quiproquos, par suite du comique.

Le procédé assez invraisemblable auquel, dans le Trinummus, ont recours Calliclès et Mégaronide n'a évidemment pour but que d'amener la scène où Charmide se joue du naïf messager qu'ils ont envoyé en son nom ; et certains éléments contradictoires du rôle de Stasime semblent bien n'avoir été mis là que pour égayer la pièce trop austère. Le rôle épisodique de Scéparnion dans le Rudens, le développement excessif qui y est donné au rôle de Gripus et par suite à toute la fin de la pièce répondent assurément à la même intention. Si, dans les Captifs, la confrontation de Tyndare avec Aristophonte est volontairement traitée dans le mode bouffon, si le messager choisi pour apporter à Hégion la bonne nouvelle est un parasite, personnage par définition ridicule, qui n'en aperçoit aussitôt la raison? Plaute veut avant tout faire rire, et il le veut partout, même si le rire n'est pas de saison. Le comique de Plaute, voilà donc ce qu'il importerait de mettre ici en lumière. Seulement, au moment d'aborder ce sujet, je m'aperçois que je l'ai déjà traité, pour la plus grande partie. Le don du comique est tellement le mérite essentiel de notre auteur que, parler de lui, c'est qu'on le veuille ou non, montrer combien il est un des « prêtres du rire (1) » ; et, depuis que nous sommes entrés dans son oeuvre, nous n'avons pas fait autre chose.

(1) Hugo. Les Mages. Mais qui saura dire pourquoi Hugo s'imagine que Plaute est le poète " à qui parlent les chèvres".

Nous avons vu chez lui le comique, sous toutes ses formes. Comique de caractère. Rappelons-nous Euclion affolé par la possession de son trésor, torturé par la crainte de le perdre, ne songeant qu'à lui, flairant partout des pièges tendus pour le lui ravir, le transportant de cachette en cachette et finissant, grâce à ses précautions maladroites, par se le faire voler, et alors désespéré, frénétique, incapable de comprendre tous ceux qui lui parlent d'autre chose : type parfait, sinon de l'avare, au moins de l'homme hanté par la crainte de la pauvreté et par l'idée fixe de sa cassette à préserver. Et ailleurs, dans d'autres portraits moins révélateurs et moins fouillés, que de traits expressifs, que de mots pénétrants, pour dépeindre l'égoïsme, la luxure, la colère, la méfiance, la sotte confiance en soi-même, tant de ridicules et tant de vices. Comique de moeurs. Rappelons-nous la riche galerie des bourgeois, des jeunes gens, des courtisanes, des petites gens, des bons esclaves, tous personnages décrits avec une telle pénétration, une telle justesse générale, que les contradictions mêmes, auxquelles Plaute se laisse aller dans son désir de faire rire, n'empêchent pas d'en reconnaître la vérité : le lecteur fait sans peine le départ entre le dessin primitif et les arabesques folles qu'y ajoute une fantaisie outrancière. Comique de situation. Rappelons-nous tous ces dupeurs et toutes ces dupés, tous ces quiproquos et toutes ces méprises : la crédulité des victimes (Bacchis : Nicobule; Captifs : Hégion; Casina : Lysidame; Epidicus : Périphane et Apécide; Mostellaria : Théopropide etc.); les mots naïfs qui leur échappent et soulignent pour nous leur aveuglement (Région des Captifs par exemple qui, entendant nommer le père dePhilocrate Thensaurochrysonicochrysidès,ne flaire pas la mystification et remarque gravement : « C'est sans doute à cause de ses richesses qu'on lui a donné ce nom », ou dupé par Philocrate, dit à Tyndare : « Il s'est conduit en honnête garçon : je sais par lui quelle est ta famille, il me l'a dit »; ou encore Apécide d'Epidicus qui admire avec tant d'enthousiasme l'ingéniosité d'Epidicus, alors que son ami et lui en font les frais etc.) ; la confiance qu'ils ont en eux-mêmes et la façon dont ils triomphent au moment précis où les évènements vont lèur montrer leur béjaune (Ballion du Pseudolus qui, trompé par un faux Harpax, se vante de mystifier le véritable et se découvre mystifié); les craintes ridicules que leur inspirent les histoires de brigand qu'on leur conte (Lysidame épouvanté de la folie furieuse de Casina; Thêopropidès tremblant de peur devant la maison prétendue hantée (Mostellaria) et n'entendant même pas les éclats de rire des jeunes débauchés qui y festoient portes closes) ; leur ahurissement quand ils ne peuvent parvenir à comprendre ce qui se passe (Amphitryon et Sosie; les deux Ménechmes; le militaire des Bacchis; Scélèdre du Miles); leur vaine colère quand ils découvrent la vérité et que leur fourbe les brave insolemment (Bacchis, Captifs, Epidicus, Mostellaria) ; et la maladresse avec laquelle certains personnages trahissent ce qu'ils tiendraient le plus à cacher (Lysidame de la Casina, Charin du Mercator) ; et le dépit furieux ou rentré de ceux qu'on bafoue à leur nez (Artémone de l'Asinaire, Aristophonte des Captifs, Lycon du Curculio) ; et les comédies que les intrigants jouent avec tant de naturel (Léonide prenant le rôle de l'intendant dans l'Asinaire, Chrysale se faisant prier pour faire ce qu'il veut, Ménechme simulant la folie, Acrotéleutie feignant de mourir d'amour pour le militaire); et le redoublement des mêmes effets (Aululaire, Bacchis , Epidicus, Pseudolus ) ; et le plaisant des mots à double entente (Aululaire, Bacchis, Captifs, Miles, Mostellaria) ; et les scènes d'ivresse ou de débauche (Curculio, Mostellaria, Stichus) ; et enfin, par un amusant retour, l'embarras où leurs mensonges successifs mettent parfois les intrigants eux-mêmes (Epidicus, Miles, Mostellaria) ; et encore mais je n'en finirais pas. Comique de caricature. Rappelons-nous tous les fantoches : le leno, le soldat fanfaron, le parasite, tous les grotesques: l'esclave lourdaud, le vieillard ganache ou libertin, l'épouse acariâtre; et relisons le portrait que fait de son maître l'esclave d'Euclion : « Il dit qu'il est un homme ruiné, perdu, il invoque à grands cris les dieux et les hommes quand la fumée sort de sa maison. Quand il va se coucher, il s'attache une bourse devant la bouche, pour ne pas perdre son souffle en dormant. Quand il se baigne, il pleure de perdre l'eau. Quand tu lui demanderais à emprunter la famine, il ne te la donnerait pas. L'autre jour, le barbier lui avait coupé les ongles, il ramassa les rognures et les emporta toutes » etc.
Comique verbal enfin. Rappelons-nous tant de discours fantaisistes des militaires, des parasites, des cuisiniers, les chants de triomphe des Chrysale ou des Pseudolus, et les facéties ou les querelles d'eselaves, l'outrance, la drôlerie, le jaillissement ininterrompu des images, des facéties, des joyeusetés qui s'y entassent.
C'est pourtant sur ce dernier comique qu'il faut insister un peu. D'abord, aux yeux des anciens, c'était là le caractère essentiel de Plaute. Macrobe nous atteste qu'après sa mort les critiques lui attribuèrent certaines pièces en se fondant sur l'abondance des plaisanteries ; et Aulu-Gelle que tel fut en effet un des criterium
de Varron pour dresser sa liste des comédies authentiques. Et puis ce genre de comique est celui qui tient le moins aux pièces, qui y est le plus librement ajouté : c'est donc celui que nos analyses antérieures ont eu chance de négliger le plus.
Notons donc les bouffonneries hors de saison. Dans le Rudens, Trachalion court demander à Démonès son assistance contre le leno qui menace d'enlever les deux jeunes filles. S'il y a une situation où la plaisanterie ne soit point de mise, c'est bien celle-là. Or l'esclave s'écrie : « Je t'en prie et t'en supplie : si tu espères cette année faire une ample récolte de benjoin et de silphium., et la transporter toute saine et sauve à Capoue et que jamais tes yeux ne soient chassieux et ne coulent si tu comptes recueillir la graine en abondance, n'hésite pas, vieillard à me prêter l'attention que je vais te demander ». A quoi Démonès répond, sur le même ton : « Et moi, je t'en conjure, par tes jambes et tes talons, par ton dos, si tu attends une copieuse vendange de verges et espères cette année une riche moisson de supplices, dis-moi ce que tu peux avoir à jeter les hauts cris ». Cela fait rire, aux dépens de toute vraisemblance.
Ou bien ce sont des boutades inattendues, des chutes de phrase imprévues. « Il faut faire plaisir à notre fils unique » dit Cléostrate à Lysidame; et lui : « Unique tant que tu voudras, mais il n'est pas plus mon fils unique que je ne suis son père unique (1) ».

(1) Casina.

Le prologue des Captifs commence ainsi : « Ces deux hommes qui se tiennent-là, qui sont debout, eh bien, ils sont debout et pas assis : vous m'êtes témoins que je ne mens pas ». Curculio monologue : « Quand les dieux nous sont favorables, ils ne sont pas irrités contre nous ». Lycus du Poenulus, Gélasime du Stichus se désolent; ils veulent réunir leurs amis et leur demander conseil : sur la façon de se tirer d'affaire? non : l'un sur la façon de se pendre, l'autre sur la façon de souffrir la faim. Ou, dans le Stichus encore, la raisonnable Pamphila, quand son père a l'étrange idée de lui demander des leçons sur les femmes et l interroge s'il vaut mieux épouser une fille ou une veuve, répond : « A mon humble avis, entre beaucoup de maux, le mal le moindre, c'est le moindre mal ». Ces La Pallissades ont toujours du succès, quand on n'est pas difficile. Ou ce sont des parodies; d'ordinaire des parodies des pièces tragiques. Chrysale, ayant « fait prisonniers » ses deux cents premiers philippes d'or, entonne le thème de la légende troyenne : « 0 Troie ! ô patrie ! ô Pergame, ô Priam » et il développe tout un parallèle entre le siège que les Grecs ont mis devant Troie et celui qu'il a établi devant le coffre-fort du vieux. Pseudolus, apportant à son jeune maître la lettre habilement soutirée à Harpax, dit à part lui : « Je m'en vais l'aborder avec un magnifique langage »; et le voilà parti : « Salut, salut, ô mon roi, ô toi, monarque de Pseudolus ! c'est toi que je cherche pour,t'offrir trois fois, sous trois formes, une triple joie, un triple triomphe, trois fois mérité par un triple artifice, remporté sur trois ennemis frauduleusement par malice, par ruse, par impostures ». Le petit esclave du Stichus rendant compte de sa mission au port, prend le ton d'un messager de tragédie : « Je vais parler.
Lorsque tu m'as envoyé au port, dès le point du jour, voici que le soleil radieux s'élevait, sortant de la mer »... etc. Ailleurs, c'est la parodie des cérémonies du mariage : les mystificateurs du malheureux Lysidame célèbrent l'hyménée de la prétendue Casina et Us adressent à l'épousée barbue, mais voilée, les exhortations d'usage : « Lève un peu le pied pour franchir le seuil, jeune mariée. Pars heureusement pour être à toujours la compagne de ton époux ».etc. Ailleurs enfin Plaute raille ses confrères, les comiques et leurs amoureux qui racontent gauchement leurs malheurs à la Nuit ou au Jour, ou Soleil ou à la Lune.
Ou ce sont des énumérations à la Rabelais : la liste des fournisseurs que selon Mégadore les femmes mandent à la maison pour ruiner leurs maris (1) ;

(1) Aululaire, vers 505 sqq.

la kyrielle de dieux qu'invoque dans les Bacchis le militaire Cléomaque; les noms des vêtements féminins que selon Epidieus invente chaque année la mode nouvelle; les plats abondants qu'annoncent ou commandent les cuisiniers vantards ou les parasites voraces; et ces intarissables torrents d'injures qu'accumulent avec tant de virtuosité tant d'esclaves à la bouche d'or ou de fer.
Ou c'est une géographie aussi étonnante que fantaisiste : les îles Bâtonnières et Ferricrépitantes de l'Asinaire; le pays des Boulangiens, des Paniens, des Patissiens, la Grivenie et l'Ortolanie des Captifs ; la Permangeaille et la Perboissonie, la côte Vendangière de Curculio ; les plaines Curculioniennes du Miles. Et ce sont assurément les mêmes professeurs qui ont enseigné la botanique au cuisinier du Pseudolus : ne sait-il pas cueillir aux champs des herbes inconnues à ses rivaux et des condiments inédits : le cocilindre, le cépolindre, la maccis, la saucaptis, le cicimandre, l'hapalopside et la cataractrie ?
Ou c'est l'emploi inattendu des langues étrangères : les jurons et les affirmations facétieuses on les interrogations drolatiques en grec (Ergasile des Captifs répondant aux questions d'Hégion. Pseudolus à qui son maître demande s'il n'a pas connaissance des projets de Calidore et s'il ne se propose pas d'escroquer vingt mines. Le punique de fantaisie du Poenulus jargonné par Hannon et que Milphion traduit avec une audace si tranquille et une exactitude si discutable comme Covielle traduit le turc de Cléontle; ou simplement le baragouin des rustres ou des provinciaux (le « tam modo », le « conia » pour « ciconia » des Prénestins et le « rabo » pour « arrabo » que le Truculentus forge sur leur modèle); ou encore les expressions impropres ou les confusions de mots (on dit « courir les bras ballants » : le cuisinier du Pseudolus dira que l'odeur s'envole vers Jupiter « les pieds ballants »; on dit, un brun « plume d'aigle » : Scéparnion du Rudens se trompe d'oiseau et dit « plume de vautour » etc. Ou ce sont les noms forgés qui font rire soit par leur forme soit par leur sens : « Artotrogus, ccotrogus,Thensaurochrysonicochrysidès;Pyrgopolinice, Polymacboeroplagidès, Thérapontigone Platagidore ou Bumbomachidès Clutomestoridysarchidès, que Plaute a laissés ou mis en grec, et les noms « très longs et très compliqués » de son Persan : Vaniloquidorus, Virginesvendonides, Nugiepiloquides, Argentumexterrebronides, Tedigniloquides, Nugides, Palponides, Quodsemelarripides, Nunquameripides.
Ou ce sont tous les effets que l'on peut tirer des mots en jouant sur leurs sons ou sur leurs significations : les allitérations, si nombreuses qu'on a pu leur consacrer toute une étude (voir Trinummus : les mots avec des r dans la bouche d'un ivrogne à la langue pâteuse) ; les jeux de mots et calembours et équivoques, si multiples, si divers, que j'aime mieux renoncer dès l'abord à en donner des exemples. Mais beaucoup de ces jeux de mots cachent une indécence ou une obscénité et c'est là un moyen de provoquer le rire que Plaute, on le pense bien, n'aura pas négligé. Voir la Casina, presque d'un bout à l'autre ; voir les scènes de dispute entre compagnons d'esclavage, entre esclaves et lenones etc., et la nature des accusations qu'ils se jettent à la tête; voir dans une pièce généralement sérieuse et par instants dramatique comme le Rudensi, jusqu'où vont les galanteries de Scéparnion.
Bien des fois, dans toutes ces facéties, on sent l'artifice et que c'est le poète qui parle, non ses personnages. S'il transgresse les lois de la fiction en les faisant plaisanter plus ou autrement qu'ils ne devraient le faire, ou quand ils ne devraient pas le faire, au moins respecte-t-il, la fiction elle-même. Mais il lui arrive enfin, toujours pour faire rire, de la violer à son tour. Sans aucun souci de l'illusion, il dénonce les conventions scèniques, et cela non seulement au dénouement (Cistellaria), où la chose serait plus excusable, mais dans le cours même d'une pièce. Saturion du Persa qui doit se costumer en étranger demande à Toxile : « Où prendrai-je les habits? » et l'autre : « Demande-les au choragus; il doit les donner, il a fait marché avec les édiles pour les fournir ». Agorastoclès montre aux témoins les trois cents philippes d'or; mais ce sont des lupins, selon l'usage; alors Collybiscus : " Oui, spectateurs, de l'or de comédie : avec cet or là, quand il a trempé, on engraisse les boeufs en Italie; mais, pour ce que nous faisons ici, ce sont des philippes d'or". Ou bien ce sont les " ficelles" du métier dramatique qu'il s'amuse à faire voir, au lieu de les dissimuler. Agorastoclès redit à ses témoins comment ils doivent se comporter. Il est clair qu'il a dû le leur apprendre en les engageant, et que cette nouvelle explieation est faite pour l'édification du public. Plaute pourrait essayer de pallier la chose, de montrer par exemple qu'Agorastoclès se répète ainsi par l'effet de ses craintes et de sa passion. Mais un des témoins « vend la mèche » : « Nous en savons assez, si les spectateurs le savent. C'est pour eux que se joue la pièce : ce sont plutôt eux qu'il te faut instruire, afin que, quand tu agiras, ils sachent ce que tu fais. Ne t'inquiète pas de nous, nous savons toute l'affaire ; tous avec toi, aux répétitions, nous avons appris à te savoir donner la réplique ».
Ou bien le poète se donne à lui-même un avis par la bouche de ses personnages. La reconnaissance du Poenulus traîne un peu; Agorastoclès dit alors à son oncle
: « Abrège; on a soif là, sur les gradins (1) ». Ou bien encore, il apostrophe les spectateurs soit pour leur donner des explications sur ce qui se passe ou se prépare (Pseudolus harangue le public pour lui confirmer ses promesses et le prier d'en attendre l'effet (2);

(1) Remarquer que le procédé est particulièrement fréquent dans cette pièce du Poenulus.

(2) Voir les explications, véritables rappels de prologue, que contiennent ces harangues directes à plus d'une reprise : Casina, 685 sqq ; Truculentus, 463 sqq

Stichus fait remarquer que le mariage d'esclaves n'est pas. invraisemblable en Grèce), soit pour leur faire une application malicieuse des paroles qui ont été prononcées (Mostellaria, Truculentus), soit pour les mêler un instant à la pièce (Enclion interrogeant les spectateurs sur son trésor disparu), soit pour bavarder simplement avec eux, comme Curculio dans sa parabase. Cette brusque rupture de l'illusion dramatique produit un effet de surprise et fait rire.
Et il y a les masques, les tignasses ridicules, les ventres difformes, les jambes tordues, les pieds démesurés dont sont dotés les acteurs ; et il y a les accoutrements dont ils s'affublent : Ménechme en femme, Olympion en marié de village, Chalinus en épousée, Hannon en Carthaginois, Saturion et sa fille en Persans etc.; et il. y a les jeux de scènes burlesques; le cortège nuptial de la fausse Casina, Argyrippe chevauché par ses esclaves; et il y a les gestes, les attitudes : Pseudolus affectant une gravité risible ou fêtant dans l'ivresse son triomphe, Palestrion méditant ses plans de campagne avec des allures de stratège, les esclaves courants, les batailles, les gourmades, tous les procédés en un mot et toutes les ressources du vaudeville et de la farce. Plaute ne néglige rien, ne dédaigne rien ; et, dans l'emportement parfois bourbeux mais irrésistible de sa verve, le spectateur enlevé, entraîné, submergé, oublie ce qu'il peut y avoir là d'artificiel et de vulgaire ; et cédant comme à la puissance d'une force de la nature, il rit.
Mais cette verve n'est pas seulement comique;elle a quelque chose de plus : elle est créatrice. Et c'est là le troisième trait par quoi se distingue la personnalité de Plaute.
Les intrigues ont beau être boiteuses, se développer sans aucun souci de la symétrie et de l'équilibre, ici étrangement tronquées et résumées avec une aisance insolente, là démesurément enflées et s'étirant en scènes accessoires d'une longueur disproportionnée au reste de la pièce; n'importe, le tout se tient et pour ainsi dire grouille de vie. Les personnages ont beau parfois se contredire, et laisser trop souvent échapper telles gentillesses verbales, telles facéties déplacées qui, à le bien prendre, devraient leur ôter toute vraisemblance; ils ont beau parfois être déformés jusqu'à la grimace par une fantaisie caricaturale ei débridée; grâce à je ne sais quelle magie, les contradictions disparaissent au milieu du reste et s'oublient; les grotesques eux-mêmes ont l'air, sinon de personnages directement puisés dans la vie réelle, du moins de personnages réels reflétés par un de ces miroirs déformants, où leurs attitudes deviennent des pitreries et leur mimique une grimace; et, les uns et les autres, à des degrés divers, ils paraissent en vie. Les sentiments enfin ont beau être outrés dans leurs manifestations et dans leur expression souvent risible ou grotesque; on n'y reconnaît pas moins tout au fond la logique intérieure des passions véritables observées tous les jours dans la vie.
A quoi tient ce don de la vie? Au mouvement sans doute qui anime ces intrigues et ces peintures; à la puissance de l'imagination par laquelle Plaute, sans cesser d'être lui-même, est en même temps tour à tour tous ceux qu'il fait parler et agir devant nous ; à une sorte de sympathie qui l'identifie un instant avec chacun d'eux, et l'aide à penser et à sentir avec eux et comme eux ; à une faculté de dédoublement qui lui permet, tout en les peignant, de s'amuser le premier de cette peinture, de s'y jouer avec une allégresse communicative. Mais à quoi. bon faire effort pour expliquer ce qui sans doute est inexplicable et pénétrer l'intime secret du talent ou du génie? Tout cela revient à dire que Plaute fait vivant parce qu'il a le don de la vie, comme l'opium fait dormir par sa « vertu dormitive ». Constatons le donc en lui, ce don précieux, sans ratiociner davantage.
Et en quatrième lieu, et enfin, il y a un dernier mérite propre au vieil Ombrien, qu'il nous est, à nous plus malaisé de saisir, mais que les meilleurs juges parmi les anciens lui ont reconnu : la maîtrise de la langue et du style. Et par là ils n'entendent pas seulement comme on pourrait le croire la puissance, la fécondité, la richesse verbales, mais aussi la pureté, la grâce, l'élégance, la délicatesse du langage. Varron, s'il lui trouvait Caecilius supérieur pour la conduite des pièces et Térence pour la pychologie, lui accordait la palme pour les dialogues (sermonibus). Il rapportait en l'approuvant le mot d'OElius Stilon que « les Muses, si elles avaient voulu parler latin, auraient parlé la langue de Plaute ». Dans le De Oratore de Cicéron, Crassus loue en termes enthousiastes la façon de parler propre aux Romains de naissance et élevés à la ville; il y trouve une douceur qui manque au parler des paysans, une pureté à laquelle ne peuvent atteindre les étrangers; selon lui, ce sont les femmes surtout qui l'ont conservée, protégées qu'elles sont (pour vivre ordinairement à l'écart) des influences capables d'altérer chez elles la tradition reçue dès l'enfance; eh bien! quand il entend sa bru Laelia, il lui semble entendre « Plaute ou Naevius », tant sa langue est pure et vraiment latine. Pline le Jeune, pour louer des lettres, admirablement écrites, les compare à « du Plaute ou à du Térence en prose ». Aulu-Gelle, à mainte reprise, nous présente Plaute comme l écrivain qui fait autorité dans les questions de langue; il l appelle : le maître de tous, pour la langue et le choix des mots, « homo linguae atque elegantise in verbis Latinae princeps »; celui des Latins qui a le plus beau choix des mots, « verborum latinorum elegantissimus »; l'honneur de la langue latine, « linguae latinae decus). Fronton semble avoir pour lui une estime analogue; Claudius Mamertus le donne comme modèle du langage choisi; Diomède le cite parmi\ ceux auxquels on reconnaît les dons de l'expression et une langue choisie; et enfin, ce qui est peut-être plus significatif que tous ces témoignages de rhéteurs suspects de se répéter les uns les autres et de tout sacrifier à leurs intentions pédagogiques, on voit un homme comme Saint Jérôme manifester en de multiples occasions une admiration sans bornes pour la langue et le style de Plaute. N'y a-t-il pas dans tout cela un peu de superstition peut-être? Varron, amateur d'archaïsme, n'a-t-il point, par ses éloges immodérés, influencé quelques-uns de ses contemporains et donné à Plaute tout le prestige d'un classique?
Il se peut. Et Horace ne s'est pas privé de laisser entendre plusieurs fois qu'il ne comprend pas l'admiration sans réserve qu'on semble autour de lui avoir pour Plaute. Mais Horace, à son tour, est suspect de partialité contre ce représentant des « anciens ». Et les témoignages opposés sont trop nombreux et trop concordants pour que nous ne leur fassions pas confiance et n'ajoutions pas ce nouveau titre de gloire aux autres.
Ainsi s'achève et se dessine à nos yeux la personnalité de Plaute. Ecrivain multiforme, apte à traiter tous les sujets, et à prendre tous les tons, génie irrégulier qui sacrifie tout au succès, il a le don du rire, le don de la vie, le don du style. C'est une belle part et, quelle que soit la négligence avec laquelle il en ait usé, celui qui l'a reçue est un maître.

CHAPITRE XV

L'ORIGINALITÉ DE PLAUTE

LES ÉLÉMENTS GRECS ET LES ÉLÉMENTS LATINS: IMITATION ET ADAPTATION

Il est « pourtant temps », comme dit la chanson de conclure enfin. Et conclure, ici, c'est passer de l'oeuvre à l'auteur; c'est, après avoir tenté de définir quelle elle est, quels sujets elle traite, quels personnages et quels types elle présente, de quelle morale, de quel art, de quel métier elle témoigne, tenter maintenant de découvrir quelle est en tout cela la part propre du comique « barbare » et la part de ses modèles; c'est enfin tenir ou essayer de tenir l'engagement que nous avons pris et définir s'il se peut l'originalité de Plaute.
Une première solution, une solution extrême, se présente d'abord, qu'on peut éliminer sommairement : Plaute serait original. Si originalité veut dire invention du sujet et des épisodes, des héros et des caractères, Plaute n'est pas original. Ni lui-même ne s'en vante (il se vante même du contraire), ni ses plus chauds admirateurs parmi les anciens ne l'en louent, ni les savants et critiques modernes, qui parfois dans leur désir de trouver du nouveau ont lancé tant d'hypothèses risquées, n'ont risqué celle-là. Les plus hardis se sont bornés à supposer qu'il délaisse parfois ses modèles de la palliata grecque pour imitere la Grande-Grèce; ce seraient alors d'autres modèles, mais des modèles encore. L'autre solution, également extrême, et diamétralement opposée, c'est d'admettre que Plaute est un simple traducteur.Celle-là mérite d'être discutée avec plus de soin : il y aurait pour la soutenir des arguments assez spécieux et assez forts.
Ce sont, d'abord des témoignages. Dans les uns, Plaute est expressément représenté, ou, qui plus est, se. représente expressément lui-même, comme un simple traducteur. C'est le « vortit barbare » dans les prologues de l'Asinaire et du Trinummus ; c'est le « eadem latine Mercator » dans le prologue de cette pièces; c'est le « eam Commorientis Plautus fecit fabulam » dans le prologue des Adelphes. C'est le : « Plautus et Caecilius veteres comicos interpretati sunt » de Saint Jérôme. Dans les autres, l'affirmation est moins explicite. A tout le moins en ressort-il que Plaute s'est astreint à suivre des modèles : prologues d'Amphitryon, des Ménechmes, du Poenulus, du Rudens.
Dans un autre groupe de témoignages enfin, Plaute n'est pas nommé; et pourtant il semble légitime d'induire de ces textes qu'il dépend étroitement de ses originaux. Quintilien se plaint que les Romains « arrivent à peine à avoir de la comédie une ombre légère » : il n'a pu oublier Plaute; il n'a pu mépriser ainsi ses pièces que s'il les considère comme de simples transcriptions du grec. Aulu-Gelle écrit : « Souvent nous lisons des comédies de nos poètes, prises et traduites des Grecs (sumptas ac versas de Graecis), de Ménandre et de Posidippe ou d'Apollodore ou d'Alexis et de plusieurs autres comiques encore ». Il ne traitera dans la suite que du seul Cæcilius; mais ce qu'il dit de l'infériorité des pièces latines comparées à leurs modèles grecs a un caractère général et il est remarquable qu'ayant parlé en termes collectifs de « nos poètes », il ne fasse aucune exception, en faveur de Plaute ni d'aucun autre. De plus, malgré le défaut d'originalité qu'Aulu-Gelle, en s'exprimant de la sorte signale chez Coecilius, il y eut des critiques pour le considérer comme le « premier comique » des Latins, et Cicéron, malgré son admiration pour Plaute, n'en parait pas autrement choqué. C'est donc qu'en comparant entre eux leurs différents poètes comiques, les Latins ne faisaient pas entrer en ligne de compte le don d'invention; et l'on est tenté d'en conclure qu'ils ne l'avaient sans doute reconnu à aucun d'eux, pas plus à Plaute qu'aux autres. Cicéron, dans le de Optimo genere oratorum, citant des comiques et des tragiques latins, dit que leurs vers sont traduits du grec, « e Græco conversis versibus ». Dans le de Finibus, parlant encore de ces auteurs, il est cette fois plus catégorique : il déclare que leurs pièces sont « traduites mot à mot des grecques ».
Et tous les auteurs qui nous parlent de la tragédie romaine emploient des mots analogues, ou nous apportent des exemples de traductions littérales puisés chez leurs plus grands tragiques.
Puisque tous les historiens et critiques Romains sont plus fiers de leur tragédie que de leur comédie, qu'ils la vantent et la citent bien plus souvent, s'ils reconnaissent ainsi qu'elle manque d'originalité, que sera ce pour la comédie en général et pour celle de Plaute en particulier? Ce n'est donc qu'une traduction. Ces textes ne sont pas si probants qu'ils le paraissent à première inspection. Eliminons d'abord le témoignage de Quintilien. Il ne parle pas en critique littéraire, mais en rhéteur. Il ne juge pas les comédies latines comme telles, mais comme capables ou non de donner au jeune orateur la facilité d'élocution. Or il constate qu'elles n'ont ni « la force des pensées, ni le sérieux du style, ni la noblesse des personnages » qu'on trouve dans la tragédie latine, ni cette grâce qui semble le privilège des seules comédies, non pas mêmes grecques en général, mais exclusivement attiques. Il raye donc les comédies latines de la bibliothèque du futur orateur; et de cette décision l'on ne peut rien conclure de précis ni sur la valeur vraie, ni sur les mérites proprement dramatiques, ni surtout sur l'originalité de ces oeuvres. Eliminons aussi les deux passages de Cicéron. D'abord Plaute n'y est pas nommé parmi les traducteurs serviles, alors que deux autres comiques, Térence et Gaecilius y sont cités.
Mais surtout l'autorité de cet avocat est étrangement suspecte. Dans ces deux endroits, il plaide une cause : il veut recommander la traduction en latin des orateurs
et des philosophes grecs et, avec l'absence de scrupules que nous lui connaissons, il ne craint pas, pour trouver des précédents, d'exagérer la servilité des poètes dramatiques latins dans leurs imitations du grec.
D'ailleurs, c'est par lui-même qu'on peut le réfuter. Dans les Académiques ne dit-il point que ces tragiques mêmes qu'il vient d'alléguer, et beaucoup d'autres (multi alii) ont reproduit non point les mots, mais le sens (non verba sed vim) des originaux grecs : il n'est donc plus question de traduction littérale. Eliminons encore les quelques exemples et traductions littérales qu'allèguent Aulu-Gelle ou Varron. Il s'agit là d'un vers ou deux qui ont été fidèlement reproduits; et il ne s'ensuit pas que la pièce entière l'ait été de même. Il ne serait pas difficile de trouver dans Boileau des vers d 'Horace, dans Racine des vers d Euripide ou de Sénèque rendus mot pour mot : pourtant ni Boileau ni Racine ne sont de simples traducteurs d'Horace, d'Euripide ou de Sénèque.
Restent ces mots vertere, tfiansferre, interpretcuri, ou leurs équivalents, qu'emploient Plaute, Térence, Aulu-Gelle, Saint Jérôme et les autres. Mais la question est de savoir s'il faut en effet les rendre par « traduire » et les entendre comme s'il s'agissait d'une traduction littérale. Un examen attentif prouve qu'il n'en est rien. D'abord la traduction scrupuleusement fidèle (la traduction littéraire, s'entend : il ne s'agit ici ni des exercices d 'école, ni des documents privés ou publics, des contrats ou des traités), cette espèce de photographie ou, si l'on aime mieux de chalcographie du texte, que nous réclamons maintenant, est presque une invention du XIX°siècle. Auparavant, la traduction se considérait un peu comme un collaborateur de son auteur : il présentait son texte à la française, il lui faisait une espèce de toilette, il cherchait plutôt des équivalences que des correspondances étroites, et mainte fois l'on a pu dire des traductions qu'elles étaient de belles infidèles. Pourtant, chez nous, la reproduction littérale aurait été possible, dès le XVI° siècle au moins. Notre civilisation découle tout entière de la civilisation gréco-latine; notre langue est latine ; il restait de la culture antique une longue et abondante tradition. Si tel ou tel idiotisme, si telle ou telle formule, spécifiquement grecs ou latins, conservés tels quels avec des mots français, auraient pu surprendre le lecteur des textes « translatés », bien rares auraient été ceux qui l'eussent arrêté sérieusement. Il n'en était pas de même à Rome, quand Livius Andronicus y introduisit les chefs-d'oeuvre grecs. Il se trouvait devant une table rase. Les traditions et les légendes grecques étaient inconnues ou connues d'une manière vague et inexacte; la mythologie latine ne concordait pas avec la mythologie grecque; maint « effet » littéraire eût été inintelligible à ses lecteurs : il lui a donc fallu supprimer ce qui n'eût pu être compris sans commentaire, rendre par des équivalents latins ce qui était spécifiquement grec, présenter sous une forme plus simple ce qui eût été trop compliqué ou trop fin pour le goût de ses élèves. Ainsi il a latinisé son texte, au lieu de lui conserver une allure toute grecque. Ces procédés ont été suivis par ses successeurs. Ils sont même allés bien plus loin dans la même voie. On sait que Nævius a « contaminé », ce qui implique indépendance, au moins, indépendance relative, à l'égard de ses modèles, qu'il a introduit dans ses comédies et aussi dans ses tragédies imitées du grec des éléments romains. Quant à Ennius, on peut comparer quelques-unes de. ses « traductions » au texte grec : on voit qu'il a ici abrégé, là allongé par des redoublements d'expression, des paraphrases, des amplifications, des commentaires, des étymologies entremêlées à la rédaction primitive; qu'il a même parfois changé les idées, modifié les événements, introduit des personnages et des thèmes nouveaux (le choeur des soldats aspirant à la guerre dans Iphigénie à Aulis, par exemple) etc. Est-ce là ce qu'on peut appeler avec Cicéron « traduire mot à mot? » Evidemment non ; et il est clair que les anciens donnent au mot "vertere" un sens beaucoup moins étroit. Reportons-nous d'ailleurs à ce chapitre précieux où Aulu-Gelle compare le Plocium de Coecilius avec lMénandre qui lui a servi de modèle. Il a eu l'heureuse idée de nous donner successivement les mêmes scènes dans la comédie grecque et dans la comédie romaine. Ce sont bien les mêmes scènes, puisque les personnages y sont les mêmes, la situation la même, l'idée générale la même. Mais à part l'identité du fond, il n'y a rien de commun entre les vers de Ménandre et ceux de Caecilius : on dirait que le Latin n'a eu sous les yeux qu'une analyse sommaire de l'original et qu'il a dû s'ingénier à le développer à sa façon. Aulu-Gelle déplore aussi que Caecilius n'ait point conservé, là où il le pouvait, des passages de Ménandre pleins de goût, d'à propos et de comique. Et ailleurs, il nous dit que Caecilius a pris à Ménandre « la plus grande partie » du Plocium, ce qui implique qu'il s'en est parfois écarté, en signalant au surplus qu'à tel endroit il a modifié le texte grec. Or c'est Aulu-Gelle, et précisément dans le chapitre où il étudie en détail le Plocium, qui nous parle des comédies « prises et traduites des Grecs ».
Evidemment, il ne s'agit point ici de ce que nous appelons proprement une traduction » ; il s'agit d'une adaptation plus ou moins libre. Ainsi, tous ces textes, au premier abord si décisifs, n'établissent en aucune façon que Plaute soit un simple traducteur; certains même tendraient à rendre probable qu'il a été, comme Cæcilius, un adaptateur. Une autre preuve que Plaute serait un simple traducteur paraît d'abord ressortir avec évidence de la comparaison qu'on a tentée entre ses pièces et les originaux grecs qu'il y suit. Elle est bien incomplète cette comparaison, bien imparfaite et parfois bien hypothétique, puisque les originaux connus comme tels sont en grande partie disparus. Mais enfin il en subsiste quelques rares fragments; on a sur leur contenu, leur intrigue, leurs personnages, quelques détails épars de ci de là chez, les commentateurs et les grammairiens; on a pu enfin essayer d'en découvrir des traces derrière le latin de notre auteur. D'abord, toutes les comédies de Plaute sont des « palliatae », se donnent pour telles, se vantent d'être telles. Cela. seul exclut chez lui toute revendication d'originalité. Dans ces comédies, presque tous les personnages portent des noms grecs, et les rares noms latins qu'on y rencontre semblent avoir été traduits du grec (1) pour que leur valeur comique fût mieux mise en lumière : Curculio, Charançon, Peniculus, Labrosse- à-pain, noms de parasite.

(1) De même les noms forgés du Persa (vers 701: « Vaniloquidorus etc. » ).

Beaucoup de ces noms sont adaptés aux moeurs des personnages : le jeune homme sage du Trinummus s'appellera Lysiteles et le débauché, Charmide ; à leur métier ou à leurs occupations : un soldat s'appellera Pyrgopolinice , un leno, Lycus, un cuisinier, Anthrax (charbon) ; à leurs habitudes : un parasite s'appellera Artotrogus (mangeur de pain), une courtisane, Philocomasie ( qui prend grand soin de sa chevelure); à leur vêtement: une jeune femme s'appellera Crocotïum (couleur safran). Ou bien ils seront employés par antiphrase : Ergasile (travail) sera un nom de parasite. Et Plaute s'amuse quelquefois à des jeux de mots grecs
sur le sens de ces noms ou à en souligner la signification.
Tous sont d'ailleurs de formation régulière et correcte; tous semblent pris dans la Comédie Nouvelle ou avoir été usités en Grande-Grèce. Le lieu de la scène est toujours en Grèce : le plus souvent à Athènes, mais aussi à Ephèse, à Epidamne, à Sicyone, à Thèbes, en Cyrénaïque, en Etolie, bref en pays de langue grecque; en pays de langue latine, voire ombrienne ou osque, jamais. Les villes et les pays où les acteurs vont ou bien dont ils viennent se trouvent exclusivement dans la Grèce proprement dite, dans les régions colonisées ou conquises par les Grecs, dans les contrées orientales où sont allés guerroyer les mercenaires Grecs au service des rois de l'Asie. Certains rôles, et non des moindres, semblent spécifiquement grecs. On peut douter qu'à l'époque de Plaute les courtisanes qu'il dépeint existassent réellement à Rome, que les rues de la ville fussent encombrées de philosophes chargés de livres.
Le parasite n'y devait pas être connu : les Romains n'avaient que le client famélique, dont les allures et le genre de vie étaient sans doute assez différentes. Ils ignoraient le soldat fanfaron, le cuisinier de louage, artiste-ès-sauces, et, nous en avons un témoignage certain, l'esclave philosophe et beau-parleur. Les usages des personnages mis à la scène sont tout grecs.Ils habitent des maisons décorées de peintures, avec gynécée, promenoir, portique, salle de bains ; ils ont des clefs laconiennes. Quand ils partent en voyage, ils prennent la chlamys, la machaera, l'ampulla (1).

(1) Mercator, 912 sqq. — Voir aussi le costume de marin grec dans le Miles, 1171 sqq.

Quand ils rentrent chez eux, ils saluent à leur porte ou à la porte du voisin la statue d'Apollon Aygieus. Ils boivent des vins grecs de Leucade.de Thasos, de Lesbos, de Cos; ils font une consommation de poisson, bien naturelle chez un peuple maritime, mais qui surprendrait un peu dans la Rome de cette époque. Enfants, ils se sont rendus à la palestre ou à l'hippodrome dès la pointe du jour; sous la direction du préfet du gymnase, ils ont lutté, lancé le javelot, le disque, la paume, sauté, combattu aux poings; puis, rentrés à la maison, ils ont appris leur leçon qu'ils ont dû réciter, sans se tromper d'une syllabe, à leur précepteur. Jeunes gens, ils ont été éphèbes, casernés au Pirée Puis leurs pères les ont envoyés faire du commerce dans les îles ou en Asie. Ils ont fréquenté les jeux à Olympie, à Némée. Ils ont cultivé leur esprit en même temps que leur corps et leur fortune : ils se flattent d'avoir l'esprit attique et raillent l'inélégance sicilienne etc. Leur religion est grecque, là même où les noms de leurs dieux ont été rendus parfois par des équivalents latins; leurs fêtes sont les Aphrodisies, les Dionysies, les Eleuthéries, la pompe des Panathénées ; ils purifient leurs enfants le cinquième jour après leur naissance; dans leurs noces, ils invoquent Hymen, non Talassius, ils célèbrent dans des chapelles entourées de bosquets sacrés ces cérémonies nocturnes (1), sources de tant de désordres, que les Romains ont sévèrement proscrites etc.

(1) Les « enlèvements » aussi devaient être des faits plus rares à Rome qu'an Grèce; mais enfin ils y étaient possibles (cf. le Pro Cluentio, pourtant ultérieur).

Les légendes qu'ils rappellent sont les légendes grecques. Ils n'ignorent pas les chefs-d'oeuvres littéraires qu'elles ont inspirées. Ils les connaissent jusque dans les plus infimes détails. Ils ne s'en tiennent pas aux grands noms, Ajax ou Nestor, les Priamides ou les Héraclides, Lycurgue ou Solon, ils parlent savamment de Parthaon, d'Autolycus, de Phaon, de Thaltybius ; et l'on se représente mal ce que ces noms, ces allusions rapides et non expliquées pouvaient dire à leurs auditeurs latins. Leurs magistratures, leurs institutions, leurs poids et mesures sont grecs. Ils nomment l'agoranomos, le stratège, le démarque, le comarque, le « moribus prefectus mulierum ». Ils paient leurs achats en talents, mines, drachmes, trioboles, dioboles etc; ils jaugent en « métrétes » les marchandises dont ils chargent leurs navires etc. Leur droit est grec. C'est là un point dont la solution a pu faire difficulté. Le droit romain et le droit grec se ressemblent en effet d'une part en maint détail, d'autre part dans leurs principes généraux, ce qui ne saurait surprendre, puisque les deux peuples avaient une même origine, une civilisation inégalement développée mais identique en son fond, une constitution sociale analogue, et que d'ailleurs les premiers législateurs romains semblent s'être mis à l'école de la Grèce. Mais cherchons nos exemples là où précisément les deux droits diffèrent et nous serons convaincus. A Rome, la puissance paternelle est absolue. Or voici, dans le Mercator, un fils qui a sa fortune à lui, qui enchérit contre son père; voici, dans la Mostellaria, un fils qui, en l'absence de son père, gaspille les biens, affranchit des esclaves, achète des maisons, bref procède à tous actes d'administration, et de mauvaise, sans que nul s'y puisse opposer. A Rome, la puissance maritale avilit été absolue : la femme était une mineure, « in manu mariti ». Quand les liens de sa dépendance se furent un peu relachés, du moins sa dot était-elle remise au mari et gérée par lui. Artémone de l'Asinaire conserve la libre disposition de ses biens; elle les fait administrer par son esclave dotal et cet intendant résiste au mari qui en est réduit à conspirer avec des esclaves pour obtenir l'argent qu'il désire.
Ce qui caractérise le droit romain, c'en est le formalisme. Dans les Ménechmes, il y a une adoption à propos de laquelle il n'est fait mention de l'intervention d'aucun magistrat ; parce que celui qu'il croit son maître a dit à Messénion : « Quant à moi, je le veux bien. sois libre et va où tu veux; je l'ordonne ainsi, si j'ai quelque pouvoir sur toi », ipso facto, sans aucune cérémonie, sans aucun acte officiel, sans enregistrement même, Messénion se considère comme affranchi, il salue son « patron » et ses amis le félicitent.
Dans le Poenulus, il y a une adoption par testament : or c est en Grèce, non à Rome, qu'instituer quelqu'un pour son héritier était une façon légale de l' adopter. A Rome, le témoignage des esclaves mis à la question, n était valable que dans les affaires criminelles, ou, dans les affaires civiles, exclusivement en matière de succession, quand il s'agit d'attribuer des biens héréditaires et de résoudre une question d'état. Dans la Mostellaria, on parle de mettre des esclaves à la question à propos de la réalité ou de la validité d'un simple contrat de ventes Les lois romaines ignoraient le droit d'asile : Ampélisque et Palestra du Rudens se réfugient dans le temple de Vénus, et Trachalion, à ce propos, invoque le "mos antiquus" Tranion, de la Mostellaria court à l'autel domestique et de là il brave insolemment la colère de son maître. Enfin, car il faut finir, lorsqu'à la fin du Curculio; Planésie est reconnue libre, Phédrome la demande à son frère : c est qu'en Grèce une fille libre ne pouvait se marier que si elle était accordée au prétendant par son père, ou, à défaut de père, par son frère devenu chef de la famille; à Rome, il n'y avait rien de pareil. Il résulte donc bien de ces exemples, et d'autres qu'on pourrait énumérer en grand nombre que, sous des termes romains, équivalents plus ou moins exacts, c'est du droit grec qu'il est question dans les comédies de Plaute. Les événements publics dont il y est parlé sont également grecs ou intéressants avant tout pour les Grecs. On citè le roi Agathoclès ; on rappelle le siège de Sicyon, la ruine de Cléomène; on y fait une allusion (peu claire et que Plaute lui-même ne semble pas avoir comprise) à l'attaque des Gaulois contre le temple de Delphes; toutes les descriptions militaires, les détails relatifs à la guerre semblent fidèlement reproduits du grec; et la tactique d'Amphitryon, loin d'être romaine, n'est qu'une imitation de celle d'Alexandre (1).

(1) Toutes les allusions historiques ont été diligemment recueillies et étudiées par Hueffner, afin de pouvoir dater les ori ginaux de Plaute.

D'autres mentions sont plus inattendues encore et par là même plus sûrement d'origine grecque. S'il est bien question, dans la Mostellaria, des poètes comiques Diphile et Philémon, il n'est pas vraisemblable qu'un auteur latin ait eu de lui-même l'idée de les nommer ainsi. Démétrius et Clinias ne devaient pas être assez connus des Romains pour que la mention de leur querelle eût grand sens pour eux.
On croira difficilement que la renommée des danseurs Hégias et Diodore, ou du musicien Stratonicus fût arrivée jusqu'à eux. Et il y a grand chance qu'ils n'aient rien compris aux allusions qui sont faites soit à une pièce de Ménandre (1), soit aux usages du théâtre grec (concours des poètes comiques) etc.

(1) Pseudolus, 412 sqq. et peut-être dans Asinaire, 68, une allusion à une comédie de Démophile ou de tout autre auteur grec.

Dans la forme même, des traits innombrables rendent évidente l'origine grecque des comédies de Plaute. Je ne puis entrer ici dans le détail infini de ces rapprochements; je me bornerai à renvoyer aux savantes recherches de M. Leo. On y verra que les thèmes philosophiques,psychologiques, moraux, voire sociaux et en un sens politiques, que développent les personnages, sont bien ceux que la Comédie Nouvelle doit à Euripide ; que toute la conception de l'amour et la psychologie des amoureux sont celles que les érotiques latins ont empruntées à la comédie grecque; que lesprocédés de développement, les procédés d'exposition, les oppositions de scènes, les coupes symétriques, les reprises de situations semblables, bref toutes les « ficelles » du métier sont bien celles qu'ont employées Ménandre, Diphile ou Philémon; que les parodies n'avaient toute leur valeur comique et n'ont dû être originairement composées que pour un auditoire grec, etc. Si l'on prend le mot « forme » en un sens plus étroit, il ne faut pas trop s'attacher peut-être à la recherche des hellénismes de tournure et d'expression.
Cette enquête pourrait décevoir. Des constructions qu'on est enclin à considérer comme grecques, pourraient bien être italiques; des emprunts à la langue grecque que l'on serait tenté d'attribuer à Plaute pourraient bien lui être antérieurs : nous ne savons pas exactement et nous n'avons aucun moyen de mesurer quelles étaient dès lors l'étendue et la profondeur de l'influence que le grec a exercée sur le latin. Il est indéniable cependant qu'en maint endroit on reconnaît des façons de parler toutes grecques, des expressions proverbiales de la même origine (1); que bon nombre de facéties, de jeux de mots, d'équivoques n'ont tout leur sens et toute leur portée, voire n'ont véritablement de sens, que si l'on les transpose en grec.

(1) Etre riche comme Philippe, ou Darius (Aululaire,86), comme Stratonicus (Rudens, 832) ; accoupler le boeuf et l'âne (Aululaire, 227); les Marseillais
pris comme types de débauchés (Casina, 963), les Lacédémoniens, types d'hommes menant une vie dure (Captifs, 471), les Siciliens, types d'inurbanité (Persa, 394 etc.)

Enfin, parmi les infimes fragments qui ont survécu des modèles de Plaute, il a été possible d'en retrouver qu'il a textuellement reproduits. Quelles preuves faut-il de plus pour démontrer que Plaute est effectivement un simple traducteur ? Oui; tout cela établit que Plaute a été parfois un simple traducteur. Mais cela n'établit pas qu'il l'ait été toujours, et c'est précisément le point en question.
A tous ces faits, à tous ces textes, sur lesquels on peut se fonder pour montrer combien il a été servile, rien de plus aisé que d'en opposer d'autres, pour montrer combien il a été indépendant; à tout ce qu'il y a de grec dans ses pièces, c'est un jeu d'opposer ce qu'il y a de romain.
Et d'abord, il est notable qu'aucune de celles qui ont chance d'être authentiques, celles de la première et de la seconde classes reconnues par Varron, ne porte un titre grec. Tantôt Plaute a traduit le titre original : Commorientes, Sortientes ; tantôt il lui en a substitué un tout différent : les Bacchis, Rudens, Trinummus, sans jamais conserver, ce que Naevius faisait encore si souvent, la dénomination primitive de la comédie grecque son modèle. De ce procédé constant, n'est-on pas tenté de conclure qu'il professait par là même en user plus librement avec l'auteur qu'il imitait? Les noms des personnages sont assurément grecs : ils ne pouvaient pas sans absurdité ne pas l'être, dans une palliata. Mais enfin, nous l'avons vu, il en a au moins traduit quelques-uns, au lieu de leur laisser leur forme grecque ; traduits ou non, il lui ont fourni l'occasion de jeux de mots purement latins : Bacchis-bacchanal ; Curculio-charançon ; Peniculus-brosser; Cylindrus-oriandrus (plante qui sert d'assaisonnement) ; Sceledrus-scelus ; parfois des noms latins apparaissent presque subrepticement : Sosie proteste plaisamment qu'il ne porte pas le prénom latin de Quintus et Sagaristion fabrique en latin les noms de fantaisie qu'il s'attribue. Ainsi Plaute a transposé ce qu'un auteur plus servile eût laissé en grec, ou rattaché les mots grecs à son texte latin, ou, dans les dénominations de ces personnages, introduit si peu que rien, mais un peu pourtant de latin. Pour les noms de lieux, il en prend encore plus à son aise. La plupart, les principaux, ceux que comportent la donnée même et l'intrigue, sont grecs, comme il convient. Même dans ce cas, on peut se demander s'il ne s'est point permis quelque fantaisie. Est-ce l'auteur grec qui a fait de Thèbes un port de mer ? Est-ce lui qui a supposé qu'on peut aller et revenir en un jour de Calydon à Elis, en quatre jours de Calydon en Carie (si Carie il y a)? Cela semble douteux. Cependant nous ignorons quelles libertés les comiques grecs ont pu prendre avec la géographie (ou l'unité de temps); nous ignorons surtout s'il n'y a pas eu ici méprise involontaire de Plaute. Mais ce qui, n'est pas involontaire et qui est sûrement de lui, c'est la géographie imaginaire de certains personnages de ces pièces : la Permangie (Pérédia), la Perboissonie (Perbibesiam), la Centauromachie, l'Unomamélie (Unomammiam), la côte Vendangière de Curculio, la Scytholatronie d'Artotrogus, les pays ou cités des Boulangiens (Pistorienses tiré de pistor, boulanger et rappelant Pistorium, ville d'Etrurie), des Paniens (Panices, tiré de panis, pain, et rappelant Pana, ville du Samnium),des Patissiens (Placentini, tiré de placenta, gâteau, et rappelant Placentia, ville de la Gaule cisalpine), des Griviens (Turdetani, tiré de Turdus, grive et rappelant le pays des Turditains en Bétique), des Becfiguiens (Frudulenses, tiré de Frudula, becfigue et rappelant la ville de Ficulea ou un quartier de Rome qui aurait été dit Ficedulæ), d'Ergasile : tous ces noms forgés sont visiblement latins. Il y a mieux encore; et, par un amusant défi à toute vraisemblance, voici que dans ces pièces grecques apparaissent et la géographie réelle de l'Italie, et Rome même; voici l'Apulie, la Campanie, l'Ombrie, l 'Etrurie, la partie de la Gaule Cisalpine occupée par les Boiens; voici Capoue, Sarsina, Sutrium, Cora, Préneste, Signia, Frusino, Aletrium, « villes barbares »; voici le mont Massicus et la "Mer Supérieure" voici Rome enfin avec le Capitole, la Porte Trigémine, le bois de Silvain, le Comitium, le temple de Cloacine, la Basilique, le Marché aux poissons, le Forum, les Vieilles boutiques, le Temple de Castor, le quartier Toscan, le Vélabre, la maison de Leucadia Oppia et les habitudes et les moeurs de tous ceux qui hantent ces parages. Sommes-nous en Grèce? et tout cela est-il dit pour des auditeurs grecs? Si Plaute a emprunté aux Grecs certains de leurs types conventionnels. : le miles, le cuisinier, le parasite etc., il lui a été possible sans doute de les romaniser, au moins dans leurs allures et dans leur langage. On a remarqué par exemple que, dans les Captifs, ce qu'il y a de proprement romain est exclusivement placé dans la bouche d'Ergasile, un parasite. Il est vraisemblable que les esclaves fripons et qui se font un jeu de .l'être étaient plus exceptionnels à Rome qu'ils ne l'étaient en Grèce : c'est justement dans ces rôles-là qu'on a relevé plus de traits de moeurs ou de façons de parler proprement romains. Quant aux personnages tirés de la vie réelle, que de fois n'a-t-on pas signalé la ressemblance qu'ils ont avec les Romains, tels que nous les connaissons par leur histoire. Les témoins du Poenulus sont bien des affranchis qui vivent au Comitium et vendent leur voix ou leurs services pour mettre à profit leur droit de cité facilement acquis.
On admire généralement combien Alcmène représente le type de la matrone. Et sans doute nous avons le droit d'étendre à bien d'autres personnages de semblables remarques.Cicéron n'écrit-il pas quelque part: « Peu importe que je cite un jeune homme de comédie, ou quelque ressortissantde Véies. Ces fictions des poètes, selon moi, n'ont d'autre but que de nous représenter en des étrangers nos moeurs à nous, et de nous mettre sous les yeux l'image de notre vie quotidienne ». Puisqu'il était interdit à Plaute de mettre en scène la vie privée des Romains, il semble n'avoir pu représenter que des usages grecs. Il le fait assurément d'ordinaire, et sans pour cela dépayser son public, car bien des usages étaient communs à Rome et à la Grèce. Cependant certaines choses admises chez les Grecs étaient de nature à choquer, ou tout au moins à surprendre ses spectateurs. Quand l'affaire était grave, Plaute s'en tirait comme il pouvait : on soupçonne, par exemple, que dans l'original de l Epidicus, Stratippoclès épousait sa demi-soeur, chose inadmissible à Rome; ainsi ne voit-on rien de tel dans la pièce latine. Quand il s'agissait d'un détail et surtout d'un détail propre à amuser, il se bornait à expliquer la chose et à l'excuser : « Ne vous étonnez pas, dit Stichus aux assistants, que de chétifs esclaves festoient, fassent l'amour et s'invitent à dîner : cela nous est permis à Athènes ». Mais souvent, néanmoins, avec son indifférence pour la couleur locale,
Plaute mêle sans rien dire les usages romains aux usages grecs. Les personnages sont vêtus de la « tunica » et, au théâtre, de la toge blanche; leur maison a un «mpluvium »; enfants, ils ont appris « les lettres, le droit, les lois », puis sont partis à la « légion » faire leur service militaire. Revenus, ils remplissent leurs devoirs de citoyens, assistent leurs « clients », prennent part aux délibérations du « sénat ». Dans les funérailles de leurs parents, ils font porter en tête du cortège « l'imago » du défunt et donnent des jeux funèbres. Ils assistent aux jeux du cirque, aux saltations des ludions; les pièces de théâtres sont jouées pour eux par des acteurs esclaves. Leurs esclaves, à eux, encourent, s'ils se conduisent mal, les supplices traditionnels à Rome : les verges, le moulin, l'amputation de la langue, la mise en croix ; s'ils se conduisent bien, ils sont affranchis et coiffent le « pileus » etc. A côté des dieux grecs et des rites grecs paraissent les dieux et les rites latins : Jupiter Capitolin, Jupiter Prodigialis, Liber, Mars, Bellone, Nériène, Laverne, Summanus, Silvain, le Lar familiaris etc. et les personnifications divinisées : Virtus, Fides, Spes, Salus etc.; la dime offerte à Hercule, la salutation faite aux dieux en tournant à droite sur soi-même, les sacrifices offerts la tête couverte et non découverte comme les Grecs, etc. La légende grecque, bien plus riche que la légende romaine, l'écrase naturellement. Pourtant Plaute rappelle en passant la grande figure de Coclès, le "Vae victis" du Brenn gaulois . Voilà, n'en déplaise aux plus sévères, des souvenirs qu'il n'a pu trouver chez les Grecs. Aux magistratures, aux institutions grecques, se mêlent de la façon la plus bizare les magistratures et les institutions romaines. Il est question des triumviri capitales avec leurs licteurs et leurs lorarii ; des édiles; des questeurs et du rôle qu'ils ont dans le partage du butin; des préteurs, de leurs licteurs, de l'album où ils inscrivent leurs édits et des commissaires (reciperatores) qu'ils instituent; des curions; etc. Il est question des comices6, des élections, des distributions publiques, du fermage des impôts, etc. Il est question des calendes et des quinquatries.
Que sais-je encore ? Sans doute, en bien des cas, l'on peut croire qu'il y a là de simples traductions par des équivalents : Plaute aura écrit « tresviri », pour rendre le terme grec qui signifie : chefs de la police, « aediles », pour rendre le terme grec qui signifie : chefs de la voirie. Mais une telle interprétation n'est pas toujours possible. Trachalion, par exemple, s'amuse, à répondre « Censeo » aux questions anxieuses de l'amoureux Pleusidippe; mais, quand le jeune homme demande, comme fera plus tard Thomas Diafoirus, « Baiserai-je? », le malicieux esclave, pour le taquiner, change de refrain et répond : « Non censeo ». Et Pleusidippe s'écrie plaisamment : « Malheur à moi ! Il a fermé les contrôles et n'admet plus, quand je voudrais qu'il admît ». La scène n'a de sel et même de signification que si l'on comprend l'allusion qu'elle fait aux censeurs romains admettant des citoyens parmi les chevaliers ou les en rejetant.
Or la censure est une magistrature qui n'existait pas à Athènes : l'épisode, ou tout au moins la plaisanterie, n'est donc pas tirée du grec. Il en est de même pour le droit. Sans doute, la part du droit grec est incontestable; mais ceux mêmes qui sont le plus tentés d'en grossir l'importance sont contraints cependant de laisser une petite place au droit romain. Sans doute, ici encore, on peut chercher des « équivalents », montrer que là où Plaute emploie des termes juridiques évidemment romains, l'original grec pouvait mettre en jeu une loi, des dispositions, des formalités sensiblement analogues. Mais ce parallélisme est parfois hypothétique (1); bien souvent il ne peut se poursuivre jusque dans les détails (2) et ce sont précisément ces détails qui donnent la couleur romaine au texte.

(1) Legrand. : Lycus risque peut-être... » — « Le lieu de la scène n'est pas Athènes ; c'est Epidaure, dont les lois ne nous sont point conuues... » — Il se peut que la promesse exigée... » « Le prostitueur menait peut-être son esclave au tribunal... » etc.

(2) Legrand. : Que faut-il, pour que subsiste, dans ses lignes essentielles, l'intrigue du Persa ? — Peu importe qu'en Grèce Lycus n'encoure aucun désagrément comparable à l'addictio L'aventure de Ménechme, réduite au principal, a bien pu trouver place dans une cité grecque. — Ce qui est dit à différentes reprises, chez les comiques latins, des modes solennels d'affranchissement n'a aucune importance aupoint de vue de l'action. — La formule des sponsalia peut être supprimée en imagination sans que le cours des événements en soit modifié.

Négligeons les exemples sur lesquels on peut discuter; ceux-là mis à part, il en reste d'assez nombreux. Plaute rappelle la « lex quinavicenaria » : c'est la loi Ploetoria, qui déclare nuls les contrats signés par les mineurs et fixe à cet égard la majorité légale à 25 ans accomplis. Il rappelle une « loi barbare », qui est peut-être, comme le suppose Schroeder, la loi portée par Q. Varius Hybrida, mais en tout cas est une loi romaine. Voici ailleurs la disposition légale en vertu de laquelle qui réclamerait un « nummus » de plus qu'il ne lui est dû, verrait annuler sa créances; voici les amendes égales au double, au quadruple du tort causé ; voici les assignations avec caution (vadarier), l'addictio, la manus injectio, la mancipatio, les individus traînés devant les tribunaux optorto Collo etc. Les modes d'affranchissement dont il est maintes fois fait mention sont romains ; et les affranchis sont aussitôt investis du droit de cité, ce qui n'a pas lieu en Grèce. Les formules des fiançailles, des ventes et achats, des conventions privées, sont romaines romaine est la façon d'intenter une action devant les tribunaux; romaine, et d'un formalisme caractéristique, la façon d'invoquer le témoignage des assistants etc. Et à chaque instant, des images, des métaphores, des comparaisons tirées du langage officiel employé par les législateurs et les juristes apparaissent dans les vers de Plaute. S'il y a des allusions historiques toutes grecques, il y en a de toutes romaines : guerres puniques; victoires et triomphes (1); souverains étrangers en relation avec la république : Attale, roi de Pergame, Antiochus le Grand.

(1) Persa, 753 sqq ; Poenulus, 524 ; Truculentus, 75. — Cf. Mommsen, Hist. Rom. III, vi : " Les événements du jour ont leur empreinte jusque dans le théâtre comique contemporain, tout incolore et censuré qu'il était. Nous entendrons les autres comiques (autres que les auteurs d'Atellanes) raconter en se jouant comment, dans ce séjour pestilentiel où périssent les plus robustes esclaves, ceux mêmes venus de Syrie, les mjols Campaniens asservis ont enfin appris à vaincre le climat. » (Trinummus, 545; Rudens, 631.)

Ces allusions sont même si nombreuses qu'on a essayé de les utiliser pour dater approximativement la plupart des comédies de Plaute (1).

(1) Il y en a surement de douteuses. Ainsi, on peut légitimement hésiter à croire que Plaute ait mis en scène Caton, sous le nom du Périphane, malgré Ladewig

Et il se peut bien que l'art de la guerre soit grec; mais le vocabulaire militaire est romain : légions, décuries, vélites, tribuns D'autres allusions intelligibles aux seuls latins font pendant aux allusions littéraires que nous avons vu notre auteur emprunter à la Grèce : il rappelle le « manducus » des atellanes ; il mentionne clairement la mésaventure de Naevius, le « poète barbare » ; il parle de ses propres pièces et témoigne de sa rancune contre l'acteur Pellio qui a mal « soutenu » Epidicus, etc. Nous avons vu que la forme (au sens large du mot : le métier dramatique, les thèmes mis en oeuvre, les procédés de développement etc.) est généralement empruntée du grec. Mais M. Leo, qui s'applique à l'établir fortement, est amené parfois à établir aussi tout juste le le contraire. Selon luis, par exemple, le monologue de Philolachès, au début de la Mostellana, est purement latin et par le thème (lui y est traité, et par la façon dont il est traité. La comparaison de l'homme et d'une maison, c'est un exercice scolaire comme ceux que les rhéteurs latins proposaient à leurs élèves : cela est étranger à la comédie attique. Et ce thème général une fois posé n'a pas été, comme on devait s'y attendre, traité sous ses deux faces : ce que devient une maison avec un propriétaire soigneux, çe qu'elle devient avec un propriétaire négligent. La dernière alternative seule a été examinée. C'est que l'auteur grec dans une image rapide, s'était borné à comparer un jeune homme désemparé par l'amour à une maison démolie par la tempête : Plaute a pris là son thème et l'a traité dans le sens que lui indiquait son modèle, sans voir que, le généralisant et lui donnant la valeur d'une allégorie, il était tenu par là-même à le développer dans toute son ampleur. Et sans doute, malgré le ton affirmatif du savant critique, il n'y a là, après tout, qu'une hypothèse. Reste cependant que tout le passage n'a pas une couleur nettement grecque, mais bien plutôt romaine. De même, si la parodie est d'invention grecque, il n'est pas prouvé que toutes les parodies qu'on trouve dans Plaute se réfèrent exclusivement aux pièces grecques : elles peuvent viser les imitations qu'en avaient données les tragiques latins devanciers et contemporains de Plaute. Il n'est possible, je crois, ni de l'établir ni d'établir le contraire; mais on a le droit d'argumenter ici sur des probabilités. Or, pour que les parodies qu'il mêlait à ses pièces fussent reconnues comme telles, qu'elles eussent ainsi tout leur sens et toute leur force comique, Plaute avait intérêt à s'attaquer plutôt aux pièces latines connues de tout son auditoire qu'aux pièces grecques connues seulement d'une élite instruite parmi cet auditoire. Faut-il maintenant s'arrêter longuement à montrer ce qu'il y a de romain dans certaines expressions proverbiales : aller à Sutrium par exemple, et surtout dans celles, fort importantes ici, où le mot « grec » est pris dans un sens péjoratif? Faut-il rappeler toutes les railleries adressées aux Carthaginois,aux Italiens mangeurs de bouillie, aux Ombriens, aux Apuliens et surtout aux Prénestins, ses victimes ordinaires? Faut-il montrer qu'à chaque page on trouve chez lui des facéties, des quolibets, des calembours, d'origine évidemment latine? je tiens la chose pour inutile. Enfin, s'il y a parfois des passages dont nous savons qu'ils sont traduits du grec, en revanche le seul fragment conservé de Philémon ne correspond exactement à rien dans le Trinummus : nous savons pourtant que c'en est le modèle. Et puis, on s'est demandé s'il ne s'est pas imité lui-même : lui-même n'est pas un grec. Après tout cela (1), qui soutiendrait encore qu'il est un simple traducteur?

(1) Ce n'est pas par oubli, c'est volontairement que j'ai laissé des arguments qu'on invoque parfois à ce propos. Plaute interrompt et dénonce, pour faire rire, la convention comique; il apostrophe les spectateurs : ce ne sont point des procédés originaux, mais des procédés aristophanesques. Plaute est bien capable d'avoir inventé cela tout seul. Il y a des vulgarités, des grossièretés, des gravelures où l'on a cru reconnaître la rusticité romaine et dont on attribue l'invention à Plaute. Je crois volontiers qu'il en a « remis » : mais il ne faut pas s'imaginer que la comédie attique .s'est interdit ces moyens de soulever le rire.

Plaute n'a donc pas traduit, mais adapté; et dès lors il y a lieu de parler de son originalité, au moins relative. Au fond, tous les critiques, tous les historiens de la littérature latine sont d'accord sur ce point. Seulement il y a deux écoles. Les uns (Kiessling et ses disciples, par exemple) insistent volontiers sur ce qu'a parfois d'étroit sa dépendance à l'égard de son modèle. Les autres (Groh, Dziatzko, etc.) aiment mettre en lumière les libertés qu'il prend parfois avec lui. Essayons donc d'étudier quels procédés il emploie dans son adaptation : c'est le seul moyen de faire un choix assuré, ou probable, entre ces deux tendances, ou peut-être de les concilier.

CHAPITRE XVI

L'ORIGINALITÉ DE PLAUTE (Suite)

COMMENT IL MODIFIE SES MODÈLES..— LA CONTAMINATION

Dès l'apparition de sa première pièce, l'Andrienne, Térence eut affaire à la jalousie d'un « vieux poète malveillant »; et il écrivit un prologue pour réfuter les critiques de ce censeur et de sa cabale : Examinez, je vous prie, le reproche qu'ils lui font. (1)

(1) Voir aussi le prologue de l'Heautontimorumenos, où Térence invoque encore des précédents, mais cette fois sans désigner nommément aucun auteur

Ménandre a écrit l'Andrienne et la Périnthicnne. Qui connaît bien l'une de ces pièces, les connaît toutes deux : car le sujet n'en est pas différent, quoique pourtant le langage et le style en diffèrent. L'auteur avoue qu'il a transporté de l'Andrienne dans la Périnthienne ce qui y convenait et qu'il en a usé comme de son bien. C'est cette façon de faire qu'ils blâment et ils allèguent contre lui, qu'il n'est pas permis de « contaminer » les pièces. Mais, en faisant les entendus, ne font-ils pas voir qu'ils n'y entendent rien ? Quand ils l'accusent, c'est Naevius (1 ), Plaute, Ennius, qu'ils accusent ; car notre auteur en cela se met à l'école de ces maîtres et il aime mieux tâcher d'imiter leur abandon que l'exactitude sans éclat de ces censeurs.

(1) Il n est guère possible de deviner dans quelles pièces Naevius aurait usé de la contamination.

On a épilogué sur ce mot « contaminer ». Selon les uns, c'est un simple terme technique signifiant : « mêler deux (ou plusieurs) pièces pour en faire une seule ». Selon les autres (et je serais plutôt de cet avis), c'est une expression malveillante employée à dessein par les ennemis de Térence pour discréditer son procédé : il signifierait alors « gâter, corrompre, adultérer des pièces en les mélangeant », quelque chose comme « tripatouiller ». Peu importe ici. En fait, dans l'histoire littéraire, « contaminer » est devenu en effet un terme technique et désigne : l'utilisation, la fusion ou la combinaison de plusieurs modèles pour composer une seule pièce. Et le texte de Térence est clair et formel : Plaute a usé de ce procédé.
Malheureusement il ne nous est pas resté sur les pièces de Plaute un commentaire comparable à celui que Donat, nous a donné sur Térence; aucun historien, aucun critique, aucun grammairien ancien. ne nous a laissé même une allusion à la contamination chez lui; et lui-même dans ses prologues ne nous en a rien dit. Il a donc fallu chercher à deviner ce qu'a été pour lui la contamination et dans quelles comédies il l'a mise en oeuvre, uniquement par un examen interne des pièces elles-mêmes. Malgré ce qu'a de scabreux et d'incertain cet unique criterium, on ne s'est pas fait faute de l'utiliser.
On s'est adressé d'abord, comme il est naturel, aux pièces qui nous paraissent contenir deux sujets. Le Miles gloriosus a un modèle : le prologue nous l'atteste. Mais. la première scène, qui antérieure au prologue semble antérieure à la pièce, ne viendrait-elle pas d'un modèle secondaire? Certains l'ont pensé, et, comme on y voit un parasite flatteur, ils ont songé à de Ménandre. Mais, en général, on a été plus frappé de certaines autres remarques. D'abord le prologue annonce exclusivement la première partie de l'action, ou, si l'on veut, la première action, Scélèdre berné ; et il ne laisse même pas pressentir que la pièce, après cela, continuera son cours. Ensuite, quand les soupçons de Scélèdre sont définitivement détournés, quand il est bien convaincu de sa sottise au point désormais de n'en plus croire ses yeux, quand. enfin il a pris la fuite pour éviter le courroux de son maître, la comédie semble finie : les amants peuvent se voir et se concerter à loisir, grâce à la brèche pratiquée dans le mur; la captive peut fuir avec celui qu'elle aime et Palestrion est si peu surveillé qu'il peut sans difficulté s'esquiver avec eux. Enfin la structure de la pièce laisse certainement à désirer : la grande scène, où l'aimable Périplectomène expose ses théories deivie mondaine, ne se rattache pas étroitement au reste, elle ralentit l'action, elle se place à un moment où la seconde intrigue doit être machinée et il semble étrange que les conspirateurs perdent ici un temps précieux au lieu de délibérer en hâte sur ce qu'il convient de faire. La plupart des critiques ont donc admis une contamination plus étendue; il y aurait deux pièces mises en quelque sorte bout à bout ou enchevêtrées, une pièce sicilienne, une pièce inconnue (1).

(1) Acte II = un original; actes III-V = un autre original ; les vers 612-764 — interpolation ultérieure d'après une ou peut-être deux sources inconnues, le prologue aurait été composé par Plaute en utilisant les données des deux originaux qu'il a suivis.

Certains même vont plus loin et se demandent s'il n'y aurait pas trois originaux, au moins fragmentairement utilisés (1). M. Leo enfin , qui a étudié le problème avec une méthode serrée, estime que tout l'épisode de Scélèdre et la grande scène de Périplectomène correspondent à un original grec où une femme jouait successivement son propre rôle et le rôle d'une prétendue soeur jumelle ;

(1) Lorenz (édition, p. 34) attribue la grande scène ou la plus grande partie de cette scèni (695-764) à un troisième original. — Ribbeck (Alazon, 1882, p. 55-75) pense que la pièce est faite soit de plusieurs originaux différents soit plutôt de parties arrachées à ces originaux.

que le tout enfin était plus ou moins bien raccordé par des vers ajoutés à cet effet par le poète latin. Le Poenulus a pour modèle une pièce grecque : le prologue l'atteste. Mais, là aussi, ce prologue n'annonce nettement qu'une partie de l'action ou, si l'on veut, qu'une action sur les deux que comporte la pièce : cette fois, c'est la seconde. Là aussi, l'action repart d'une façon imprévue, alors qu'elle semblait aisée à finir. Le leno est tombé dans le piège tendu; les témoins l'ont vu recéler un esclave fugitif et voleur; il est perdu, et, pour éviter les plus graves ennuis, peut-être même sans pouvoir les éviter, il faudra bien qu'il cède à son amoureux la jeune fille qu'il détient. Et subitement voici que commence comme une seconde pièce, où n'est plus faite aucune mention de l'intrigue antérieure. Au point de suture se trouvent deux scènes absolument superflues ; Milphion extorque habilement à l'esclave du leno des confidences compromettantes, dont il ne l'era aucun usage. Le rôle et les apparitions du militaire semblent ne servir en rien au développement de la pièce. Entre la première et la seconde partie, il semble y avoir contradiction : au début les jeunes filles ne sont pas libres de naissance, elles le sont à ta fin; au début, elles sont courtisanes, elles sont pures à la fin; leur caractère n'est pas le même dans les premières scènes que dans les dernières. Entin on peut relever maint défaut d'unité, mainte contradiction de détail : par exemple, nous sommes à Calydon, et Milphion promet à Adelphasie que son maître l'affranchira et la rendra « citoyenne d'Athènes » etc. C'est pourquoi beaucoup de critiques ont admis que le Poenulus était le résultat d'une contamination:, Plaute aurait ajouté une pièce inconnue roulant sur le thème mille fois traité de la lutte entre l'amoureux et le leno. M. Leo a encore essayé de répartir les scènes de Plaute entre ces deux modèles : en gros, le Kapx^ovio? aurait fourni le prologue, le début de l'acte I,
les actes II, IV et V; du modele inconnu, viendraient la plus grande partie de l'acte I et l'acte III; le tout serait, dans le detail, très enchevétré et réuni par de nombreux vers de raccord.
Après les pièces qui ont deux sujets, on a songe ä celle qui n'en a point, le Stichus. Cette cométöt des fragments de plusieurs originaux mis bout à bout ; deux selon les uns, trois selon les autres.
Mais on ne s'en est pas tenu là. On a scruté successivement toutes les pièces de Plaute pour y relever les traces d'une contamination possible, et, desqu'elle a paru possible, on l'a déclarée probable. Si une comédie n'a pas la rigueur d'un théorème; si l'action en deborde les limites que le critique juge normales; si les personnages principaux ne visent pas ä un seul résultat ä l'exclusion de tout autre, même associé ou voisiu; s'ils sont obligés de s'y reprendre ä plusieurs fois et de recourir à des moyens divers pour en arriver à leurs fins; si leurs entrées et leurs sorties ne sont pas scrupuleusement justifiées ou si l'explication en parait forcée; s'il y a des personnages accessoires qui ne sont pas strictement utiles à la piece ou qui tiennent une place disproportionnée avec la part qu'ils prennent effectivement à l'intrigue; s'il y a des détails inexpliqués, des répetitions, des contradictions; si en un mot la comédie n'est pas de tout point conforme à l'idée que le critique s'est faite de l'unité du sujet; aussitöt on proclame : Voilä qui est contaminé.
Amphitryon est contaminé. Le cinquieme acte ne s'accorde pas avec le reste de la pièce. Ce n'est pas au moment où Alcmene met au monde deux jumeaux que la nuit a ete prolongee par la puissance de Jupiter, c'est au moment où il l'a rendue mère d'Hercule. Il y avait eu une première comédie grecque, inspirée d'Euripide; le temps en etait « la longue nuit », c'est à dire précisement la nuit où Jupiter, ayant pris la forme d'Amphitryon, abusa l'innocente Alcmene; le sujet en était les démêles des deux époux : Alcmene, voyant revenir son mari qu'elle croyait avoir à peine quitté, en,manifestait son étonnement, d'où fureur de l'epoux, protestation indignée de l'epouse, enfin justifiée par le dieu. Et il y a eu une autre piece plus récente. L'auteur s'était placé au temps de la naissance des jumeaux; Amphitryon revenait justement ce jour-la; mais Jupiter ayant voulu encore une fois le supplanter, les deux Amphitryon, le vrai et le faux, et leurs deux serviteurs, le vrai et le faux, étaient continuellement pris l'un pour l'autre. D'où une série de quiproquos qui formaient le sujet de cette seconde comedie. C'est celle-lä que Plaute a prise comme original principal; mais il y a ajouté tant bien que mal quelques scènes (I, in et II, n) de la vieille piece; et ce sont celles-là qui jurent avec le dénouement.
L'Aululaire est contaminée. Il y a des contracditions: tantöt Lyconide et sa mère paraissent habiter chez Megadore, tantöt ils paraissent avoir leur domieile à part; le nom de Strobile est appliqué à deux esclaves évidemment distincts. Ce sont les traces de la fusion mal faite de deux originaux. Tout le passage où un eselave railleur représente Euclion comme un véritable avare doit venir d'un autre original, car le héros de l'Aululaire n'est pas proprement un Harpagon.
Les Bacchis sont contaminées. Le premier acte qui n'est pas indispensable doit venir d'un autre original. Le personnage de Lydus, qui tient un röle accessoire trop développé, doit venir du Linus d'Alexis. Il y a des sorties non motivées, des rentrées inexpliquées, des traces de sutures mal faitess. Le titre grec implique deux tromperies; il y en a trois dans la piece latine.
Les Captifs sontcontaminés. Ergasile tient une place tout ä fait disproportionnée ä son röle effectif; il est done tiré d'une autre piece, peut-etre d'Epicharme.
Casina est contaminée: Les vers 78 sqq du prologue sont tires d'une piece autre : il s'y agit des dangers que court la vertu d'une jeune fille de naissauce libre. Les adversaires du vieil amoureux emploient successivement plusieurs ruses différentes pour arriverà leurs fins. Il y a des incohérences, des invraisemblances de détail; le maître qui « a passé tout le jour » au forum est moins longtemps absent que l'esclave qui est simplement allé faire des achats : c'est que l'auteur avait besoin d'écarter Lysidame, pour intercaler certaines scènes. Tout ce qui suit le tirage au sort a un autre caractère que le début de la pièce : c'est une farce et une farce à forme lyrique, donc empruntée, non à Diphile.
Curculion est contaminé. L'« état lamentable » de cette comédie autorise à croire que Plaute y a réuni sans soin deux pièces différentes. Epidicus est contaminé. Tous les critiques ont signalé des défauts de composition, des incohérences, des contradictions de détails. Ce sont les traces du travail hâtif accompli par Plaute, quand il a inséré dans son original des scènes venues d'une autre source.
Le Mercator est en un sens contaminé. Si Plaute n'a pas ajouté à son modèle un épisode emprunté à une autre pièce grecque, il y a ajouté du moins un épisode tiré d'une de ses propres pièces antérieures (1).

(1) Du Rudens.

Le Persa est contaminé. Tous les critiques y ont reconnu des défauts de composition et des incohérences. Le sujet y est double. D'une part Toxile veut avoir de l'argent pour affranchir son amie et il en obtient de Sagaristion ; d'autre part il s'agit de duper un leno en lui vendant une jeune fille libre qu'il devra aussitôt abandonner; il y a là soudées deux pièces, un Sagaristio par exemple et (actes IV et V) un Persa. Pseudolus est contaminé. La lettre de Phénicie lue dès la première scène anticipe d'une façon inadmissible sur l'exposition si artistiquement faite dans les scènes suivantes. L'ami de Simon, le vieillard Galliphon, lorsqu'il apparaît en scène, est nettement présenté comme devant intervenir ultérieurement, or il disparaît. Lorsque Pseudolus annonce insolemment ses intentions à son maître, il les lui expose de deux façons contradictoires : ici, il annonce à Simon que, par deux entreprises indépendantes, il lui escroquera à lui-même 20 mines et trompera le leno; là, il conclut avec lui le pari de tromper le leno et de gagner les 20 mines que le maître bénévole consent à mettre comme enjeu etc. C'est donc que Plaute a mêlé ensemble deux pièces différentes. Dans la première, un esclave pariait avec le père de famille qu'il enlèverait au leno la maîtresse de son jeune maître : l'enjeu était de 20 mines. Le vieillard avertissait le leno. Celui-ci, sûr de déjouer des ruses dont il était ainsi prévenu, s'engageait, au cas impossible où il serait vaincu, à rembourser au vieillard les 20 mines en question; et justement il était vaincu. C'est le modèle principal. Dans la seconde pièce, modèle secondaire, un esclave escroquait au père de famille l'argent nécessaire à l'amoureux, et cela, après avoir formellement prévenu le vieillard de ses intentions. Au premier sujet correspondent les actes I (sauf les scènes i et v), II, III, IV; au second, les scènes.1 et v de l'acte I, et l'essentiel de l'acte V; de ci, de là, des scènes ou des vers de raccord ajoutés par Plaute.
Le Rudens est contaminé. Les deux premières scènes sont jouées à l'aube, les scènes immédiatement suivantes dans l'obscurité de la nuit finissante. L'esclave qui au vers 560 semble apprendre pour la première fois le naufrage des deux jeunes filles, est celui-là même qui l'a vu de ses yeux à la seconde scène. Le vieillard qui au vers 590 raconte le songe dont il a été visité la nuit précédente et s'interroge sur le sens de cet avertissement divin, a paru dès la deuxième scène : c'est là, semble-t-il, qu'il devait exprimer tout naturellement son anxiété à ce propos. Les deux premières scènes proviennent donc d'un autre original (1).

(1) Leo (Forschungen, 160) signalent aussi les faiblesses réelles ou apparentes de la pièce, sans conclure à la contamination. Legrand (Daos, 486) la rejette.

Le Trinurnmus est contaminé. Jusqu'au vers 529, la pièce est consacrée à une peinture de caractères; elle est écrite d'un ton grave eh sentencieux; elle se développe lentement et largement. A partir delà, on trouve une intrigue amusante, un ton plaisant, une allure rapide et même hâtive. La pièce rassemble donc deux modèles à tous égards dissemblables.
Le Truculentus (1) enfin est contaminé. Il est visible par le monologue de Diniarque aux vers 335-351 que cet amoureux n'a qu'un rival à craindre, auprès de la courtisane, le militaire.

(1) Legrand (Daos..318, n. 1, et 484) sans se prononcer absolument, semble pencher à admettre la contamination.

L'autre rival Stratilax et son esclave Strabax (qui donne son nom à la pièce) ont été introduits par Plaute pour compliquer l'intrigue et ajouter quelques traits au caractère de la courtisane devenue le personnage central de la comédie. Stratilax et Strabax ne jouent qu'un rôle accessoire; la transformation brusque du caractère de Strabax n'est en aucune façon expliquée, au point qu'on peut se demander si elle est véritable ou affectée ; il est fait allusion (vers 851) à une scène de l'original principal que Plaute a négligée : toutes traces d'additions fragmentaires faites avec négligence, et de suppressions auxquelles ces additions mêmes l'ont amené, car la pièce aurait pris une ampleur excessive.
Ainsi, toutes les pièces de Plaute, à l'exception de quatre, l'Asinaire, la Cistellaria,, les Ménechmes et la Mostellaria, ont été, par les uns ou par les autres, arguées de contamination.
Avant d'entamer la discussion, nécessairement trop sommaire, de tant d'hypothèses sur les pièces contaminées de Plaute, et précisément d'ailleurs afin de pouvoir être plus bref, il serait bon peut-être de poser quelques principes généraux.
Le premier, c'est que nous n'avons pas le droit d'invoquer cette panacée de la contamination pour résoudre toutes les difficultés de toute nature que peuvent présenter toutes les comédies de Plaute. Térence nous dit que Plaute a contaminé ; c'est entendu. Mais il ne nous dit pas que ce soit toujours, ou ordinairement, ou le plus souvent, alors qu'il aurait intérêt à le dire. Sa façon de parler implique que Plaute a employé ce procédé à l'occasion, comme Naevius et comme Ennius, et rien de plus.
Le second, c'est que nous n'avons pas le droit de parler de contamination, toutes les fois que nous remarquons ou croyons remarquer un défaut d'art. Il n'est pas prouvé qu'il y soit, ce défaut; car les anciens, Grecs et Romains, n'ont peut-être pas nécessairement nos théories ou nos goûts sur l'unité d'action ou l'unité d'intérêt, sur l'art d'enchaîner les, épisodes et les scènes, sur la conduite d'une intrigue, sur la pèinture d'un caractère, sur la préparation d'un dénouement etc. S'il y est, il n'est pas prouvé qù'il soit attribuable à Plaute : même les grands comiques grecs ont pu dans tel ou tel de leurs ouvrages être imparfaits; et Plaute n'a pas seulement imité les grands comiques grecs, il a pris parfois ses modèles dans l'oeuvre d'écrivains de deuxième ou de troisième ordre. Enfin, si ce défaut existe réellement, et qu'il soit
attribuable à Plaute, il n'est pas prouvé qu'il faille l'expliquer par la contamination : Plaute a pu, au contraire, faire des coupures, des transpositions; il a pu ajouter de son cru et vraiment « tripatouiller » son modèle, plus soucieux de faire rire que de respecter les règles.
Le troisième, c'est que nous n'avons pas le droit de nous appuyer, pour établir la contamination, sur toutes les contradictions, les incohérences, les inconséquences, bref, les fautes de détail. D'abord nul n'ignore que Plaute travaille vite et avec négligence; quand il ajoute, quand il transpose, quand il coupe, il lui suffit que les choses s'arrangent en gros : ses pièces sont faites pour être entendues, non lues, entendues d 'un public peu difficile; et mille petits défauts passent inaperçus à la représentation, qui sont seulement révélés par une lecture attentive. D'ailleurs même des écrivains soigneux ont laissé passer de semblables inadvertances; combien sont-elles plus naturelles chez lui1 En second lieu, nous ne savons pas si elles sont de lui. Nous ne sommes pas sûrs du tout de la correction des manuscrits : combien d'erreurs, de lacunes, ont pu se glisser dans la copie de ses pièces, et combien ont été aggravées dans la suite par des corrections inconsidérées ou maladroites ! Encore s'il n'y avait que les erreurs; mais il y a eu les remaniements. Nous savons, à n'en pas douter, que les comédies de Plaute ont été reprises, modifiées, adaptées selon le goût du manoeuvre chargé de cette besogne, ou celui du directeur de la troupe, ou celui du public nouveau. Dès lors quel fond peut-on faire sur des observations de ce genre? Au contraire, plus l'analyse de ses pièces est méticuleuse, plus nous avons de chance de déraisonner, puisque nous raisonnons sur des termes qui ne sont pas ceux de Plaute.
Et le quatrième enfin, c'est que, la contamination fût-elle sûrement établie, resterait à démontrer qu'elle lui est imputable, à lui et non à son modèle grec. Car les Grecs ont dû contaminer. On sait combien a été surabondante la production des comédies dans tous les pays de langue grecque. Croit-on que même\les grands auteurs et à plus forte raison les médiocres n'ont pas utilisé leurs propres pièces antérieures et les pièces de leurs devanciers ou de leurs contemporains? Le nombre des situations comiques n'est pas illimité; et alors, tout naturellement, le poète, qui traite un thème déjà traité, utilise ses prédécesseurs, leur fait des emprunts et les combine : Ménandre a contaminé.
Ceci posé, on peut sommairement mettre hors de cause un assez grand nombre de pièces. Pour l'Aululaire, il est très simple d'accepter la théorie de Dziatzko. Le modèle de Plaute faisait habiter Lyconide et sa mère dans une autre maison que celle de Mégadore; lui, pour des raisons purement pratiques (entrées et sorties plus faciles, dénouement mieux amené etc.), il a préféré leur donner un appartement séparé dans la maison de leur oncle et frère. Mais il ne s est pas aperçu, dans sa hâte, que cela entraînait certaines contradictions de détail. Il avait naturellement supposé deux esclaves, l'un au service de l'oncle, l autre au service du neveu. Une erreur de copiste, une négligence d'un remanieur les aura confondus. Et il est très simple d'accepter la réponse de Legrand : il ne faut pas prendre au pied de la lettre la peinture outrancière que fait un esclave de la ladrerie d'Euclion : pour un esclave un maître économe, et bien plus encore un maître économe et soupçonneux, est un avare. Les Bacchis sont obscures, si l'on fait abstraction du premier acte. De ce que le personnage de Lydus n est pas indispensable, nul n'a le droit de condure qu'il n'était pas dans l'original : son rôle est à la fois naturel, intéressant et il introduit une de ces questions de morale appliquée (la question de l'éducation) que les comiques grecs aimaient débattre. En admettant (ce qu'on pourrait discuter) que les entrées et les sorties des acteurs soient mal expliquées, il est abusif d'en déduire la contamination. Il est vrai qu'il y a trois tromperies, mais les deux dernières sont en quelque sorte deux épisodes de la même : rien ne prouve que le titre grec ne fasse pas exclusivement allusion au recommencement imposé à Chrysale par l'indiscrétion de Mnésiloque. Il est tout naturel que, dans les Captifs, l'auteur grec ait essayé d'égayer un sujet austère; et rien ne pouvait mieux l'y aider que d'introduire au lieu d'un messager quelconque un parasite, dont les facéties traditionnelles reposeraient les spectateurs de leurs émotions. Si la couleur latine apparaît plus dans le rôle d'Ergasile que dans le reste de la pièce, c'est que ce rôle est l'élément comique; et il est naturel que Plaute ait conservé presque intacte la partie sérieuse, romanisé la partie comique et épisodique de ce drame. Curculio est bien court, pour une pièce contaminée. La disproportion dont on peut s'étonner entre la partie sentimentale, qui occupe à elle seule 215 vers sur 729, et le reste de la pièce autorise simplement à croire que Plaute a cherché à se renouveler, qu'il a insisté sur la peinture de l'amour et passé plus vite sur les fourberies banales et les reconnaissances non moins usées. Les autres défauts sont de ceux qui s'expliquent par des erreurs de copistes ou de remanieurs. Aucune des contradictions ou des incohérences d'Epidicus ne touche vraiment au fond de l'intrigue; elles sont toutes de celles qu 'on peut attribuer à la négligence d'un adaptateur trop pressé, à moins qu'on ne veuille encore invoquer parfois les erreurs de copie ou de remaniement. Il n'est pas certain que Plaute ait introduit un épisode nouveau dans le Mercator, comme l'a supposé Marx, et s'il l'avait fait en s'imitant lui-même, c'est un abus que d'appeler cela contamination. Le Persa est presque aussi court que le Curculio. Meyer a fort bien montré que les incohérences ou contradictions sont de celles qu'on peut attribuer à la négligence de Plaute; que les deux parties de l'action sont liées au point d'être inséparables; que chacune d'elles isolée est trop peu de chose pour remplir une comédie de justes dimensions et d'intérêt suffisant Les objections opposées à l'unité du Rudens sont bien mimces et bien subtiles. La faible lueur d'un jour naissant sous un ciel de tempête suffit à des gens qui vaquent devant leur porte à leurs occupations habituelles; elle paraît l'obscurité à des naufragées jetées par les flots sur une terre inconnue. De ce que Scèparnion répète ce que viennent de lui dire les naufragées, il ne s'ensuit pas qu'il l'ignorait : il ignorait seulement et il demande qui leur a fait peur. Enfin on peut être agité par une cause d'inquiétude sans l'exposer tout de suite ; nous avons même le droit de trouver que l'auteur a été très habile de faire raconter par Démenés le songe qui le tourmente au moment où les spectateurs en peuvent pleinement comprendre le sens et vont commencer à pressentir que le vieil exilé a plus d'intérêt qu'il ne le croit lui-même au sort des pauvres « hirondelles » menacées par un singe. Que les deux parties du Trinummus ne soient pas tout à fait identiques, c'est possible. C'est ce qu'on appelle manque d'unité, quand on a l'esprit préoccupé par la chasse aux contaminations; c'est ce qu'on appelle heureuse variété, quand on remarque comment l'auteur a su tour à tour provoquer l'émotion et le sourire.
Diniarque du Truculentus, qui a été absent et qui est de retour depuis deux jours seulement, peut ignorer qu'il a à lutter contre un second rival. De ce qu'un rôle est accessoire, comme le sont en effet ceux de Stratilax et de Strabax, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'il vienne d'un original secondaire : il pouvait être déjà, et déjà accessoire, dans l'original principal. Enfin si de certaines suppressions sont la conséquence d'additions, il en est d'autres qui sont des suppressions pures et simples : il nous suffit de savoir ce que Phronésie a dit à sa dupe sans assister à la scène où elle le lui dit; nous avons eu assez d'occasions dans la pièce de voir en présence Diniarque et sa maîtresse.
Resteraient donc à examiner plus scrupuleusement Amphitryon, la Casina, le Miles, le Poenulus, le Pseudolus et enfin le Stichus. Encore, de ces six comédies, il en est trois que je conserve ici uniquement à cause de l'autorité du critique qui les dit « sûrement » contaminées, M. Leo. Quelle étrange façon, en effet, d'expliquer la composition du Stichus. Plaute aurait pris ses deux prermiers actes dans une pièce de Ménandre, d'un autre original, qui offrait sinon un sujet analogue au moins un épisode ou un dénouement analogue (le retour au même jour de deux frères après une longue absence), il aurait emprunté les actes III et IV; et enfin il serait allé chercher son cinquième acte dans un troisième modèle, peut-être de la Comédie Moyenne. Pour rabouter tant bien que mal ces fragments épars, il aurait semé de ci de là des vers de raccord, des rappels, des transitions ; et même, combinaison astucieuse, il aurait eu l'idée de prendre au beau milieu du second morceau (à la fin de ce qui est son troisième acte) toute une scène qu'il aurait insérée au beau milieu du premier (à la fin de son premier acte). Pour justifier son hypothèse, M. Leo s'appuie sur des remarques subtiles comme celles-ci. Panégyris dit à sa servante : « Holà! Curotist !Fais venir ici le parasite Gélasime : ramène-le avec toi. Je veux envoyer au port pour savoir s'il ne serait pas venu d 'Asie quelque navire, hier ou aujourd'hui. Car j 'ai bien posté un esclave qui y passe toutes ses journées; mais je veux quand même, qu'on y aille voir de temps en temps ». Puisqu'un esclave est ainsi chargé de surveiller le port, il est bien superflu d'y envoyer encore Gélasime. Donc ce sont là des vers de liaison ajoutés par Plaute au texte grec. Comme si une personne qui attend avec impatience n'envoyait pas mille et mille fois savoir si l'absent n'est pas enfin signalé! Ou bien Gélasime dit quelque part dans le second fragment : « Je suis sorti aujourd'hui sous d'excellentes auspices : une belette a pris une souris devant mes pieds » et il y voit l'heureux présage que, lui aussi, ce jour-là il obtiendra sa pitance. Mais un tel propos doit accompagner la première apparition du personnage; or il n'en est rien; nous avons déjà vu Gélasime. Donc Plaute a interverti deux scènes : la première des deux, celle où il est question du présage, il l'a laissée à sa place dans le second fragment; la seconde, celle où le parasite déçu se lamente comiquement, il l'a transposée plus haut, dans le premier
fragment, soudant ainsi ces deux morceaux d'origine différente. Mais les choses de la vie ne s'accomplissent pas selon une logique aussi stricte que le veulent bien parfois les critiques littéraires. Ici, on s'explique très bien pourquoi Gélasime n'a pas parlé de la belette la première fois qu'il a paru. Alors il était dans le désespoir; alors il voulait liquider son fonds; la chance de cet animal n'avait aucun sens à ses yeux et il n'avait aucun motif d'en faire mention. Mais, la seconde fois, il vient d'apprendre le retour des maris; il accourt, escomptant des festins; il a comme une illumination : « Ah! voilà donc ce que signifiait le spectacle que j'ai vu ce matin : c'était un présage »; et il le rappelle. Des arguments de ce genre ne sauraient donc me convaincre. Il me semble bien plus naturel d'admettre que Plaute a abrégé un modèle unique. Le poète grec exposait les épreuves auxquelles étaient' soumises, en l'absence de leurs maris, deux soeurs qui avaient épousé les deux frères : on voulait faire annuler leur mariage et elles résistaient.
A la fin les deux maris revenaient. Ils punissaient par quelques taquineries indulgentes leur beau-père qui sans doute avait pris parti contre eux, mais plutôt par faiblesse que par malveillance; ils bernaient le parasite, soit parce qu'il avait servi d'instrument à leurs ennemis, soit tout simplement parce que, étant parasite, il était destiné à être berné ; et ils donnaient campos à leur fidèle serviteur. Là dedans Plaute a découpé, pour son premier morceau, quelques scènes épisodiques ; il a gardé, pour son second morceau, les scènes où l'on voit mystifiés le beau-père et le parasite; il a sans doute développé pour son troisième morceau, l'orgie des esclaves. Et il a mis tout cela bout à bout, comptant que les spectateurs qui trouveraient à rire, ne lui garderaient pas rancune du décousu de sa comédie.
Et la Casina : quelle raison de croire qu'il y a là une contamination? Laissons l'argument qu'il y a plusieurs ruses pour aboutir au même résultat : qu'est-ce que cela prouve? Laissons l'argument tiré du prologue : je ne vois vraiment pas pour quelles raisons les vers 78 sqq. ne s'appliqueraient pas à la Casina écrite par un auteur grcc. Laissons l'argument tiré des incohérences de détail; elles ne signifient rien. Tenons-nous en à ceux de M. Léo. Voilà bien un cas où des idées préconçues touchant l'atticisme des comiques.grecs ont égaré le critique : tout ce qui suit le tirage au sort n'est pas de Diphile, car ce n'est pas digne de Diphile. Resterait à savoir s'il n'y a jamais de bouffonneries, de grossièretés et d'indécences chez les poètes de la Comédie-Nouvelle : il y en a; et on l'a oublié. On a oublié aussi que les suppressions opérées par Plaute ont beaucoup contribué à mettre en relief la « scurrilité » de sa, pièce : il a retranché les scènes d'amour et les scènes de reconnaissance, c'est-à-dire la partie sentimentale et la partie romanesque de l'original.
Qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'une pièce comique dont tout l'élément un peu sérieux a été enlevé, dont l'élément ridicule a été vraisemblablement poussé à la charge et agrémenté de facéties grivoises, donne l'impression d'une farce débridée? Et qu'y a-t-il de légitime à conclure qu'avant ces suppressions et ces additions, elle était indigne d'un auteur comme Diphile?
Il en va de même pour Amphitryon. Tous les arguments sur lesquels on s'appuie pour soutenir que la pièce a été contaminée, sont des arguments d'érudits, valables assurément pour toute oeuvre où la légende d'Hercule serait présentée sérieusement, mais sans aucune valeur pour une comédie, où la légende n'est qu'un prétexte à situations comiques ou frappantes.
Oui, au point de vue de la logique pure, il y aurait avantage à supprimer le cinquième acte. Mais cette naissance d'Hercule, avec les miracles étonnants qui l'accompagnent, c'est un dénouement à spectacle dont l'auteur n'a point voulu se priver; c'est une opposition avec les scènes comiques du début qui lui aura paru produire une heureuse variété; c'est un moyen de sauver la dignité d'Alcmène, de compenser, en nous montrant en elle la mère d'un demi-dieu, la situation humiliante où elle s'est trouvée sans qu'il y eût de sa faute. Oui, selon les savants, la « longue nuit » n'est pas celle de l'accouchement d'Alcrnène, mais celle où Jupiter a pour la première fois pris auprès d'elle la place d'Amphitryon. Qu'importe à l'auteur comique? Tous ses auditeurs ont entendu parler de la" longue nuit" et savent qu'elle a trait à la naissance d'Hercule; il utilise ce détail connu et le rattache à la naissance proprement dite et non plus à la conception du héros. Quel spectateur en aura été choqué?
Comment sait-on, d'autre part, que les premiers comiques grecs qui ont mis cette aventure à la scène, ont pris seulement pour sujet les démêlés des deux époux et qu'ils ont négligé de tirer parti des quiproquos que la situation comporte? Il faudrait pourtant des preuves, car la supposition est bien invraisemblable. Et quand on les aurait, ces preuves, comment établirait-on que les comiques grecs plus récents, qui ont repris le sujet, et tiré parti, eux, des quiproquos, n ont pas mêlé les deux thèmes; que ce ne sont pas eux, par conséquent, qui ont contaminé, si contamination il y a? Tout cela ne paraît pas solide. Le cas du Pseudolus est plus difficile. Non que je sois beaucoup choqué par la lettre de Phénicie. Je ne suis pas sûr qu'il y ait réellement discordance entre cette lettre et le reste de l'exposition. Et, quand il y aurait discordance, je ne vois pas qu'on en puisse tirer grand chose. Plaute a voulu, dès la première scène, annoncer à son public par quel moyen Phénicie sera soustraite au pouvoir du leno : avec des spectateurs comme les siens, il n'aurait su s'expliquer trop clairement. Je n'attache pas grande importance non plus à la disparition de'Calliphon. Qu'il y ait là des suppressions, c'est possible, c'est même probable; mais les suppressions peuvent s'expliquer autrement que comme des conséquences d'une contamination.
Ce qui m'arrête davantage, ce sont les deux duperies promises, alors qu'une seule nous est présentée. Pourtant, à bien examiner le problème, il ne me semble pas insoluble. Pseudolus voulait escroquer 20 mines à son vieux maître Simon; mais, voilà qu'il aperçoit le vieillard et lui entend dire qu'il est prévenu : il n'y a plus rien à faire. Comme il est insolent, qu'il a confiance .en son génie, qu'il connaît d'ailleurs Simon pour un homme d'humeur facile, voire facétieuse, et capable d'apprécier un bon tour dont il serait victime, il l'attend de pied ferme. Il ne nie rien; il avoue tout; il avouerait au besoin plus qu'il n'y en a; et, poussé par sa vantardise, excité par les mesures de précaution que Simon lui signifie, il lui déclare en face : Tu peux, tant que tu voudras, avertir les gens de ne rien nous prêter; cela m'est égal : c'est de toi, aujourd'hui même, que je tirerai l'argent dont j'ai besoin. Tu es prévenu; prends garde à toi. Seulement, comme il est juste, si je tiens parole, amnistie, n'est-ce pas? Stupéfait et amusé, Simon consent. Mais aussitôt Pseudolus.
« Veux-tu que je te dise quelque chose qui vous étonnera encore davantage? Avant de livrer ce combat contre toi, j'en livrerai un autre, glorieux .et mémorable. Tu sais le leno d'ici, ton voisin : par mes intrigues et mes ruses habiles, je lui soufflerai joliment aujourd'hui la joueuse de flûte dont ton fils est éperdument épris. Mais, si je réussis, me donneras tu de l'argent pour payer le leno, à l'instant, sans te faire prier? » Tant d'audace confond le vieillard; il accepte gaîment, quitte à prévenir le leno, pour rendre la chose encore plus difficile. Là-dessus Pseudolus s'en va dresser ses batteries. Il ne sait pas encore comment il attaquera le leno; mais il sait qu'il trouvera un moyen : contre ces gens-là, il y en a mille. Justement sa bonne fortune met Harpax sur sa route; il saisit l'occasion; Phénicie est libre. Alors triomphant, Pseudolus se présente au vieillard : « Hein ! Simon, comme j'ai roulé Ballion! toutes mes promesses, comme je les ai tenues! Et maintenant, la fille est libre : elle soupe avec ton fils. — SIMON. Oui, je sais de tout point ce que tu as fait. — PSEUDOLUS. Que tardes-tu donc à me donner l'argent? —SIMON. tu es dans ton droit, je l'avoue : prends ». Il n'y a pas d'autre explication; mais c'est qu'elle est inutile entre pareils adversaires : ils sont dignes l'un de l'autre. Du premier coup, Simon se rend compte de la façon dont il a été « refait ». Quand Pseudolùs lui a innocemment proposé le second pari, il aurait dû se tenir sur ses gardes, connaissant le drôle. Il aurait lû lui dire : Convenu ! mais il est bien entendu, n'est-ce pas, que les deux paris n'ont aucun lien entre eux : la somme que tu dois me soutirer, tout averti que je sois, et la somme que je te donnerai si tu tires la fille des mains du leno, font deux. Il. n'a pas parlé ainsi parce qu'il ne se méfiait point, et parce que, en lui annonçant un « autre combat », Pseudolus a fort habilement détourné les soupçons qu'il aurait pu avoir.
En somme, à quoi s'est engagé Pseudolus? à délivrer Phénicie : il l'a fait; à obtenir une somme d'argent de Simon : il l'a obtenue. « Aujourd'hui, de tes mains tu me donneras de l'argent » lui avait-il dit; et, au moment du triomphe, il souligne : « Tu disais que tu ne me le donnerais pas : tu le donnes cependant » : c'est bien de la somme du premier pari qu'il s'agit, car c'est la seule que Simon refusait de donner; l'autre, l'enjeu du second pari, il consentait de bonne grâce à la débourser le cas échéant. Mais, dira-t-on, la somme du premier pari et celle du second, c'est donc la même? Il n'y a là qu'un tour de passe-passe! Hé, oui! ce n'est pas autre chose. Pseuclolus avait fait une imprudence; il s'en est tiré par une équivoque subtile : c'est de bonne guerre. Ainsi, le maître d'Esope, soufflé par son ingénieux esclave, se tira du pari qu'il avait fait de boire la mer; ainsi tous les farceurs de tous les pays et de tous les temps usent d'astuce pour se tirer d'un mauvais pas. Mais si l'intrigue est ainsi comprise, elle est une; et tout prétexte manque à supposer une contamination. Viennent alors le Poenulus et le Miles, où la contamination, de prime abord, semble indiscutable. Il faudrait voir. En ce qui concerne le Poenulus, il y a même des critiques, comme M. Legrand, pour qui c'est tout vu : ils n'y reconnaissent pas une pièce contaminée. Le prologue n'annonce qu'une partie de l'intrigue, la seconde. Oui. Mais il n'est pas nécessaire qu'un prologue expose l'action tout entière ; il y en a, comme celui du Trinummus, qui n'en disent pas un mot. Là Plaute n'a indiqué que la partie où les explications précises sont le plus nécessaires : les scènes à reconnaissance; le piège tendu au leno Lycus sera assez clairement présenté par les organisateurs du complot. L'action repart, alors qu'elle semblait terminée. C'est qu'il y a deux problèmes successifs.
Il s'agit d'abord d'assurer à Agorastoclès la possession de sa bien-aimée : c'est à quoi aboutit son complot. Il s'agit ensuite de lui permettre de l'épouser légalement et ainsi de récompenser la vertu de cette jeune fille; pour cela, il faut qu'elle soit de naissance libre : un merveilleux hasard établit qu'elle est en effet ingénue. Remarquons-le bien : il y a mille pièces dans le théâtre des anciens, des modernes, Espagnols, Italiens, Français, Anglais, où nous rencontrons des dénouements postiches tout à fait analogues. On n'en est point choqué, uniquement parce que ce sont effet des dénouements purs et simples, expédiés en une scène ou deux. Mais le fait qu'ici il y a six scènes ne change rien à la nature des choses; ou Plaute ou son modèle grec ont cru devoir insister sur les scènes de reconnaissance : cela ne prouve en aucune façon qu'elles viennent d'ailleurs. Les deux scènes qui forment l'acte IV n'ont aucune raison d'être. Elles sont absolument indispensables. Si Milphion n'avait pas appris que les jeunes filles étaient de naissance libre, il n aurait pas eu l'idée d'utiliser le Carthaginois pour lui faire jouer le rôle de leur père; et s'il n avait pas eu cette idée, il ne lui aurait pas amené Giddenis, la nourrice, ce qui a provoqué la reconnaissance.
Mais, dira-t on, que n'attend-il au moins la réussite définitive de sa première entreprise? pourquoi diriger contre le leno un second coup, avant que le premier soit entièrement porté? Deux suretés valent mieux qu'une. Et puis le complot ne laisse pas d'avoir quelque chose de dangereux; les témoins peuvent se vendre une seconde fois : ils l'ont bien fait une première; si le leno ne connait pas encore le fermier qui a joué le rôle d'esclave fugitif, il pourra le rencontrer un jour, au marché ou ailleurs, et alors il se vengera. Au contraire un parent de l'amoureux ne le trahira pas; s'il ment, il est difficile de le confondre. Maintenant, est-il sûr que l'acte IV soit à sa place? Goetz a proposé de le transportèr au milieu de la première partie, d'où il aurait disparu par accident. Son opinion est assez tentante. On lui a fait des objections (Langen); on a soutenu que cette transposition créait des difficultés nouvelles. Le problème reste, je crois, insoluble. Le copiste ou le remanieur qui aurait réintégré dans la pièce les scènes tombées et qui aurait cru devoir les mettre entre le Ille et le Ve acte, n'aurait certainement pas hésité à y insérer les vers de raccord qu'il jugeait nécessaires. Mais comme nous n'avons aucun moyen de savoir s'il l'a fait et, le cas échéant, de reconnaître sûrement les additions, l'hypothèse de Goetz reste aussi irréfutable qu'indémontrable : elle offre pourtant, à mon avis, de grandes vraisemblances. Le rôle du militaire est inutile. Il y a bien des pièces dans lesquelles se trouve un rôle épisodique, sans qu'on en déduise qu'elles sont contaminées. Il était naturel d'autre part, que la soeur d'Adelphasie, eût, elle aussi, son amoureux; il était naturel que cet amoureux qui faisait pendant à Agorastoclès fût un grotesque (1), et par conséquent un militaire.

(1) C'aurait pu être un autre amoureux sympathique et nous nous serions intéressés aux deux couples. Mais quelle complication, en largeur, si je puis ainsi dire, à ajouter à la complication, en longueur, dont on a fait état. Deux actions parallèles se poursuivant à travers deux actions successives : c'est alors qu'on eût crié à la contamination

Il y a des contradictions entre la première et la seconde partie. La plupart sont apparentes. Les jeunes filles ne paraissent pas de naissance libre au début, parce que la question ne s'était pas posée. Il n'est pas exact qu'elles soient, ici, réservées, là, trop libres de moeurs et de langage : il y a, dans les deux parties, contradiction constante entre certains de leurs propos et certains autres, parce que Plaute n'a pu résister à la tentation de faire rire, en leur prêtant les conversations grivoises ou les allures des vraies courtisanes. Quant aux petites incohérences de détail, j'ai déjà dit qu'elles ne signifient rien, puisqu'elles peuvent toujours s'expliquer par une inadvertance de Plaute, par une faute dans la transmission, par une correction malheureuse d'un remanieur. Et enfin l'on peut se demander s'il n'y aurait pas lieu de faire, à propos du Poenulus, l'hypothèse que nous allons être amenés à faire à propos du Miles, et si ce qu'il y a ou semble y avoir d'anormal dans la composition de ces deux pièces ne s'expliquerait pas par une commune origine.
En effet, je ne trouve pas décisifs les arguments qu'on invoque pour établir la contamination du Miles. Le prologue ne parle que de la mystification de Scélèdre. C'est que précisément des scènes de ce genre, des scènes à quiproquos, ont besoin d'être soigneusement expliquées au public de Plaute : voir les précautions qu'il prend dans le prologue des Ménechmes et surtout dans celui d'Amphitryon. Quant à la machination de la seconde partie, elle sera, en son temps, très clairement exposée, et plutôt deux fois qu'une: à la fin de la scène I, à la scène III de l'acte III. Que veut-on de plus? La comédie est finie à la fin de l'acte II. Ce n'est pas du tout mon avis. Supposons que Philocomasie et Palestrion rejoignent Plésiclès par le trou creusé dans le mur mitoyen du militaire et de Périplectomène et qu'ils s'enfuient tous trois. Est-ce un dénouement satisfaisant pour des auditeurs anciens? Pas du tout. Ils n'ignorent pas quelles punitions sévères atteignent les esclaves fugitifs et ceux qui leur donnent assistance ou les recèlent. Philocomasie, Palestrion, Plésiclès seraient en grand danger d'être poursuivis, repris et durement traités. Quant à Périplectomène, qui, lui, resterait là (car il ne peut être question pour lui d'abandonner ses biens, de quitter la ville où il fait figure de notable, de s'expatrier, à son âge), il serait gravement compromis. Le trou du mur le dénoncerait; et certainement les tribunaux le condamneraient, devant cette preuve irréfutable. Il faut donc que les amoureux, leur inspirateur Palestrion, leur associé Périplectomène, s'arrangent de manière que le soldat libère volontairement ses esclaves et de manière aussi que, se mettant lui-même dans son tort, il n'ait plus de recours légal contre ses ennemis. C'est à quoi ils arrivent grâce à la sottise, et à la vanité de leur adversaire et grâce aussi à l'habileté de l'ingénieuse femelle qu'ils se sont associée. Et ici encore, je remarquerai que l'épisode de Scélèdre, s'il était plus court, n'aurait choqué personne : combien de pièces où, à côté de l'intrigue principale, se trouve une aventure accessoire, sans qu'ion suppose la contamination! La grande scène de Périplectomène est assurément un peu longue; elle interrompt assurément le cours de la pièce. Mais qui nous dit que la faute n'en est pas à l'auteur grec? Nous savons combien les comiques grecs aimaient à débattre des questions de philosophie, de morale : voir les dissertations du Trinummus.
Si un auteur grec a sacrifié ici le mouvement de sa pièce pour y placer cette digression et si Plaute, en cela, s'est conformé à son.modèle, qui songerait à s'en plaindre? La faute, si faute il y a, est une heureuse faute : la scène est si jolie! Mais surtout, je trouve qu'on n'a généralement pas attaché assez d'importance à la découverte .de .Zamcke. Il a signalé un conte arabe, L'histoire de Kamar-Al-Zeman et de la femme du joaillier, qui est, de tous points identique a l'affabulation du Miles. « Ici et là, les amants se rejoignent par un passage secret qui fait communiquer les deux maisons voisines; ici et là, la femme joue un rôle double, et le personnage qui conçoit des soupçons se rassure en la retrouvant au logis toutes les 'fois qu'il l'y va.chercher; ici et là, le départ du couple .amoureux se fait en présence de celui qu'on trompe et il est vu par lui de très bon oeil; ici et là enfin, la femme qui s'échappe dépouille la dupe d'une partie de ses biens et emmène avec elle un serviteur complice ». Des différences de détail, les unes sont insignifiantes ou s'expliquent aisément par les différences de la civilisation grecque et de la civilisation arabe : un joaillier au lieu d'un matamore; les autres semblent impliquer que le conte arabe est plus proche que le Miles du thème primitif; car il est plus vraisemblable et plus cohérent. C:est le mari qui est mystifié et il n'ose pas réclamer la confrontation des deux soeurs parce qu'il ne veut pas avouer sa jalousie :
Scélèdre n'a aucune raison de ne :pas faire cette demande, car il n'a pas honte de ses soupçons. Le passage secret n'est pas seulement utilisé dans la première partie du conte, il l'est d'un bout à l'autre, tandis que dans le Miles., dès l'acte III, il n'en est plus question. L'hypothèse que suggère, ou plutôt qu'impose l'existence de ce conte, étant données cette simplicité et cette cohérence, c'est qu'il est tiré directement, non pas du Miles, non pas même de l'original grec du Miles (ce qui d'ailleurs nous suffirait ici pour éliminer la contamination),mais de la source indirecte du Miles, directe de l'original gr.ec : quelque roman ionien d'aventures. S'il en est ainsi, il est trop clair que Plaute .n'a point eu à contaminer : il n'a fait que reproduire son .modèle. Et ce qu'il y a de surprenant dans la composition de cette comédie, de surprenant aussi dans la composition du Poenulus, qui peut avoir une origine analogue, s'explique sans difficulté : ce ne sont pas des pièces conçues dès l'abord et bâties comme pièces, mais des pièces extraites d'une oeuvre narrative, et qui en ont gardé cette allure un peu plus lâche, cette action moins serrée, cette intrigue plus épisodique, à quoi se reconnaissent d'ordinaire les drames tirés de récits antérieurs.
Alors il n'y a plus de contamination chez Plaute? Je ne dis pas cela. Le fait de la contamination, au contraire, est attesté et certain. Je dis seulement que nous ne pouvons pas, en l'absence des modèles et à défaut de tout renseignement extrinsèque, établir quelles sont les comédies où il a sûrement fait usage de ce procédé (1)

(1) Qu'on prenne l'Etourdi de Molière. C'est une pièce contaminée. Molière y a suivi l'Inavertito de Nicolo Barbieri (Beltrame) ; mais il y a fait des suppressions, des transpositions ; il y a ajouté des épisodes tirés de sources italiennes (Emilia de Luigi Grotto, Angelica de Fabricio de Fornaris), de sources espagnoles (Belle Egyptienne de Cervantes ou comédie qu'en a tirée Antonio de Solis), de sources françaises (Contes d'Euttrapel de Noël du Fail, Parasite de Tristan), de sources latines (Plaute et Térence), de sources inconnues ou d'épisodes de son cru. Je défie bien quiconque n'aurait pas sous les yeux l'Inavertito et les autres sources de retrouver sûrement toutes ces contaminations ou même d'établir sùrement qu'il y a eu contamination.

Il me semble d'ailleurs que la plupart des critiques, dans leur recherche des pièces contaminées, emploient une méthode vicieuse, parce qu'ils se font de la contamination elle-même une idée fausse, contraire à la vraisemblance et contraire aux faits connus. Prenons en effet le Poenulus, tel que le décompose M. Leo. Nous obtenons le tableau suivant. Vers 1-158 : modèle A ; — 159-189 : modèle B ;— 190-202 : vers de suture; — 203-414 : B; -415-416 : suture; — 417-448 : B; — 449- 503: A; - 504-816 : B; — 817-820: suture; —821-907: A ; — 908-90) : suture; — 910-918 : A ; -919: : suture;— 920-922: A; -930-13371 : A; — 1338-1422: A et B. Quel travail de marquetterie est-ce là? Qui admettra sans difficulté que Plaute procède de la sorte et qu'il compose comme on fait un jeu de patience? — Si nous lisons maintenant les prologues de Térence, et les notes que Donat a mises à ses comédies, nous voyons que la contamination pour lui ne consiste pas en une combinaison de ce genre.
D'abord il ne s'agit pas le moins du monde de la fusion totale des deux originaux grecs. Le mélange est partiel ; les deux éléments y entrent en proportions très inégales. Il y a l'original principal et l'original secondaire : l'un sert de fond à l'imitation latine, l'autre ne fournit qu'un supplément plus ou moins considérable : tantôt des personnages épisodiques, tantôt une simple addition au rôle de certains personnages appartenant déjà à l'original principal. L'Andrienne doit à la Périnthienne Charinus et Byrria avec l'idée du personnage protatique; l'Eunuque doit au Kolax Thrason, Gnathon et les autres acolytes du soldat. Dans les Adelphes, les rôles d'Eschine et de Sannion ont été augmentés d'une scène de médiocre étendue, prise aux Synapothnescontes. Ensuite les deux pièces choisies par Térence pour le mélange ne sont pas des pièces quelconques : il y a entre elles quelque ressemblance, quelque affinité. L'Andrienne et la Périnthienne ont même sujet; l'Eunuque et le Kolax, les Adelphes et les Synapothnescontes ont une situation commune. On dira : Mais Plaute et Térence ne conçoivent pas; la contamination de la même manière; l'un procède par grandes tranches, prenant un acte ici, un acte là; l'autre respecte l'intrigue de sa pièce principale et: y insère seulement des scènes ou des parties de scène. Qu'en sait-on? Il y a là un cercle vicieux. On a commencé par chercher les traces de la contamination dans les pièces de Plaute au centre même de l'intrigue et non dans ses à-côtés; guidé par cette idée préconçue, on en a naturellement trouvé (puisqu'on prend pour telles toutes les inadvertances de l'auteur, toutes les incohérences dues aux suppressions qu'ila faites, aux bourdes des copistes, ou au travail des remanieurs); et l'on conclut cela même qu'on avait implicitement posé en principe : il contamine en fondant plusieurs actions. Il y a. là une double invraisemblance. D'abord Térence affirme qu'il a suivi l'exemple de Nævius,.de Plaute et d'Ennius.
Si, en fait, 'il en avait usé plus librement avec ses modèles et touché à l'intrigue même, nous pourrions nous défier de son témoignage : il aurait intérêt à taire la différence. Mais, au contraire, on nous soutient qu 'il a moins altéré ses originaux; alors il aurait eu intérêt à dire non pas : Je fais comme eux, mais : Je fais moins qu'eux; et il ne le dit pas; loin de là., il invoque leur autorité et leur exemple : voilà qui est significatif. En second lieu, tout le monde convient que Térence est un auteur plus méthodique, plus réfléchi, moins improvisateur, que Plaute; si l'un des deux s'est donné la peine de découper des tranches de pièces diverses pour échafauder industrieusement une intrigue nouvelle, ce sera Térence et non Plaute: c'est Térence et. non Plaute qu'on peut soupçonner de faire de la marquetteriez c'est Térence et non Plaute qu'on peut croire capable de ces arrangements enchevêtrés et méticuleux. La seule méthode sûre est donc de supposer la contamination non point dans ce qui constitue l'essentiel de l'intrigue, mais dans les épisodes : scènes et personnages. J'ai dit plus haut qu'on n'a pas démontré que le parasite des Captifs ou du Stichus, que le pédagogue des Bacchis, que la grande scène de Périplectomène dans le Miles vinssent d'ailleurs; il n'en est pas moins vrai que ce sont là les types de la contamination vraisemblable et qu'en chercher d'autre nature, c'est, de gaîté de coeur, se lancer dans des constructions subjectives, arbitraires, fantaisistes et nécessairement ruineuses.
Quoi qifil en soit, Plaute a sûrement contaminé. Et l'on voit sans peine quelles conséquences s'en peuvent déduire. C'est une manifestation d'originalité, puisque l'imitateur se permet une certaine indépendance à l'égard de son modèle; mais d'originalité restreinte, puisque (par hâte assurément plutôt que par incapacité) il n'abandonne un modèle que pour s'attacher à un autre. C'est un effort pour s'adapter au goût du public. Il fallait aux Romains une action plus chargée d'événements, une scène plus emplie de personnages, une intrigue plus riche en épisodes; souvent les pièces grecques leur paraissent trop grêles : ce sont viandes légères qui n'emplissent pas un estomac rustique comme le fait « quelque bon haricot bien gras avec quelque pâté-au-pot bien garni de marrons ». Il leur présente le plat qu'ils préfèrent. Et par suite il sacrifie l'art au succès. Il y a des chances pour que ces additions altèrent l'unité de la pièce et en rompent le mouvement; il y a des chances surtout, pour que, faites négligemment, sans que l'harmonie des parties anciennes et des morceaux raccordés soit établie jusque dans le détail, elles produisent des incohérences ou tout au moins des disconvenances. Mais il n'en a cure ; il sait bien que, si les spectateurs s'amusent, ils n'en demanderont pas davantage. Foin de la postérité! il s'agit de faire rire et d'être applaudi : c'est comme cela qu'on remplit sa bourse.
Plaute n'ajoute pas toujours. Quelquefois il supprime. Cela, nous le savons aussi d'une manière sûre. Nous le savons par Térence : « Les Synapothnescontes sont une comédie de Diphile. Plaute en a fait la pièce des Commorientes. Dans le grec, au début de la pièce, il y a un jeune homme qui enlève une courtisane à un leno. Plaute a laissé tout. cet épisode ». Nous le savons par le prologue de Casina. Il y a là toute une histoire d'enfant exposée, recueillie par un esclave, reconnue à la fin comme de condition libre et fille d'un citoyen d'Athènes, dont il n'est pas question dans la pièce. Il y a là toute une histoire d'amour entre Casina et le fils de celle qui l'a recueillie, à la quelle, dans la pièce, il est fait quelques allusions en passant et dans la mesure seulement où cela peut expliquer comment l'épouse est en lutte avec son barbon de mari pour défendre à la fois ses droits méprisés et les amours menacées de son fils. Mais Casina elle-même ne paraît point; l'esclave qui l'a recueillie, et dont le témoignage sans doute devait la faire reconnaître, ne paraît pas non plus: il est malade; l'amoureux enfin ne paraît pas davantage : « Le vieux s'est aperçu que son fils aimait la même femme et lui ferait obstacle; il l'a envoyé à l'étranger pour l'éloigner. Ne l'attendez pas; aujourd'hui, dans cette comédie, il ne reviendra pas à la ville. Plaute ne l'a pas voulu : il a rompu un pont qui était sur sa route (1) ».

(1) Et il y avait sans doute un beau-père qui venait rétablir la paix dans le ménage, comme le beau-père des Ménechmes (c'était lui, qui tenait les sages discours mis par Plaute dans la bouche de Myrrhina) : il ne paraît pas davantage.

Et à la fin, quand la mystification du veillard s'est longuement déroulée, tous les acteurs s'en vont, laissant l'intrigue en plan (1).

(1) Cf. vers 1006 : « Cette comédie est longue; ne la faisons pas trop longue. »

L'orateur, alors, se tourne vers le public : « Spectateurs, ce qui va se passer à la maison, nous allons vous le dire. On découvrira que Casina est la fille du voisin et elle épousera Euthynique, le fils de notre vieux maître ». On ne saurait s'en tirer avec plus de désinvolture. La Cistellaria se termine à peu près de la même façon :
« N'attendez pas, spectateurs, qu'ils reviennent ici devant vous, déclare l'orateur après le départ des personnages; personne ne sortira; tous, ils achèveront l'affaire dans la maison ». Voilà encore un dénouement vite expédié. Et si l'on ne retrouve pas ailleurs des aveux aussi nets, on a cependant mainte raison de soupçonner plus d'une fois des coupures importantes. Dans l'Asittaire, si, comme tout le fait supposer, l'amoureux de la scène est Diabole et non point Argyrippe, il faut bien croire à la suppression d'une scène au moins : il est inadmissible que le « jeune premier », le personnage sympathique avec la douce Philénie, nous soit seulement présenté dans la seconde partie de la pièce. Même observation pour l'Aululaire, quoique l'entrée tardive de Lyconide y soit assurément moins choquante: celle qu'il aime, ou plutôt à qui il a fait violence, ne pouvant nous être présentée, il n'y a pas ici de place favorable à une scène sentimentale. Le Persa est une comédie étrangement brève et, au dénouement, certaines choses demeurent inexpliquées. Pourquoi le parasite Saturion n'assiste-t-il pas au banquet avec les autres vainqueurs, ses complices? Qu'a fait Dordalus au forum et comment s'est terminé le procès, ou, s'il n'y a pas eu procès, par quelle transaction a-t-il pu l'arrêter? On en a conclu que Plaute a supprimé les explications données par le poète grec. On ne voit pas pourquoi le Truculentus a tiré son titre du rôle de Strabax, le rustre : ce rôle est tellement secondaire!
On ne comprend pas la brusque transformation de ce caractère; on ne peut même pas savoir si Strabax joue à ce moment-là une comédie et pourquoi il la jouerait, ou s'il est sincère et si, comme le chien qui porte à son cou le dîner de son maître, il veut du moins profiter des folies qu'il n'a pu empêcher. Cela ferait croire que Plaute a supprimé un certain nombre de scènes, où paraissait Strabax. Enfin, nous avons vu, ou cru voir, dans le Pseudolus et surtout dans le Stichus, des suppressions assez importantes ou, pour le Stichus, énormes (1).

(1) Je ne parle pas des suppressions soupçonnées dans le Curculio, puisque ces suppressions pourraient être attribuées à un remauieur.

En laissant de côté tous les cas douteux que l'on voudra, restent donc des retranchements, attestés par des témoignages incontestables où évidents d'eux-mêmes.
Certains peuvent s'expliquer par des raisons particulières. Au dénouement du Persa, dans l'original grec, le leno donnait, peut-être de l'argent à Saturion pour éviter d'être traîné en justice, car il y allait pour lui de la peine de mort; et Saturion se serait hâté d'aller mettre son butin en sûreté. Mais Plaute aura trouvé que cette transaction ne s accordait pas avec les moeurs romaines et il aura négligé tout l'épisode, laissant ainsi inexpliquée la disparition du parasite et le sort du leno incertain.

(1) Meyer objecte, non sans vraisemblance, que ce versement d'une indemnité, ce chantage, si l'on veut, est chose ni grecque ni romaine, mais universelle. Pour lui,
dans la comédie de Plaute, Dordalus accompagne Saturion pour lui remettre la somme et c'est en revenant qu'il passe par hasard à portée de ses ennemis. Un remanieur aura coupé cette scène.

D'autres fois, ce qui est supprimé, c'est ce qui aurait moins amusé le public. On a remarqué bien souvent que le dernier acte d'un vaudeville est le moins gai. Il faut débrouiller pour les personnages un imbroglio qui s'est noué et prolongé sous les yeux des spectateurs; eux, ils sont au courant et les explications didactiques, qui ne leur apprennent rien de nouveau, risquent de les ennuyer.
Faire une annonce sommaire, comme au dénouement de la Casina et de la Cistellaria, c'est s'éviter toute cette peine, éviter aux auditeurs tout éclaircissement fastidieux, et trancher d'un seul coup le noeud au lieu de le dénouer lentement. Enfin les critiques semblent admettre, puisqu'ils font des coupures un indice de la contamination, que ces retranchements sont, pour ainsi parler compensateurs. Plaute ayant contaminé, c'est-à-dire, selon eux, ajouté à l'intrigue principale une intrigue secondaire ou des parties de cette intrigue, sa comédie risquait de devenir trop longue. Il aurait donc pris le parti de supprimer ici ou là certains rôles, de manière à conserver à sa pièce de justes dimensions. Ainsi il ajouterait d'une main et retrancherait de l'autre? Je sais bien que, par hypothèse, il retrancherait moins qu'il n'ajouterait ou retrancherait des scènes moins gaies pour en ajouter de plus comiques : son recours à la contamination resterait donc justifié. Mais enfin, le procédé me paraît bien compliqué.
C'est s'imposer un double effort pour dissimuler, si négligemment qu'on les dissimule, les incohérences dues aux additions et les incohérences dues aux suppressions.
C'est avoir la main bien malheureuse, que de ne pas trouver dans le nombre considérable des pièces grecques roulant sur les mêmes sujets la péripétie ou l'action secondaire qui ait à peu près les proportions voulues pour s'ajuster à l'intrigue primitive, et cela quand les limites dans lesquelles Plaute peut se mouvoir sont si indéterminées : le Stichus, qu'on dit contaminé, compte 775 vers, le Rudens, qui ne l'est vraisemblablement pas, 1422, la Mostellaria, qui ne l'est sûrement pas, 1181. Et ces objections ont encore bien plus de force, s'il est vrai, comme nous l'avons admis, que la contamination ne consiste pas à fondre deux actions, mais à ajouter à une action certains rôles ou certaines scènes tout épisodiques : par là même qu'ils sont épisodiques, ils sont bien plus aisés à tailler à la mesure convenable pour qu'en s'encastrant dans la pièce primitive, ils n'en chassent pas d'importants morceaux. Cela dit, j'admettrais, moi aussi, que ces retranchements je ne dis pas : compensent des enrichissements symétriques, mais y correspondent; seulement ce ne seraient pas à ceux qui/proviennent de la contamination. Ici, nous entrons dans l'hypothèse. Car les prologues de Plaute et ceux de Térence, là où ils font allusion aux rapports de la pièce latine avec la pièce grecque son modèle, ne nous ont signalé que les contaminations et les coupures. Je ne crois pas cependant qu'il soit téméraire de recourir à l'hypothèse, quand elle est suggérée, voire imposée par l'examen des textes, sans aucune idée préconçue. Or quand nous lisons ainsi, avec candeur en quelque sorte, les diverses pièces de Plaute, une chose nous saute aux yeux. C'est qu'un grand nombre de scènes sont prolongées sans mesure, au détriment de l'action véritable. Ce sont d'ordinaire les scènes comiques : celles où paraissent les personnages risibles ou ridicules, les esclaves, les parasites, les fanfarons, les vieillards grotesques, celles où des personnages subalternes se disputent, se mystifient, s'ébattent pour le plaisir ou échangent des gourmades, des plaisanteries, des vantardises, des lazzis de toute nature. Ce sont parfois les scènes d'amour et de sentiment. Ce sont encore les,scènes à débats ou à thèmes philosophiques et morraux. Dans Amphitryon, Sosie et Mercure, ensemble ou séparément, sont bien plus en scène que Jupiter et Amphitryon : leur première entrevue, si amusante, ne compte pas moins de 312 vers. Dans l'Asinaire., toutes les scènes où Léonide et Liban échangent leurs gentillesses, soit seuls (II, Il et.IV), soit en présence et aux dépens des amoureux (III, II), ont une ampleur démesurée. Les esclaves, le cuisinier de l'Aululaire tiennent aussi beaucoup de place. Les monologues d 'Ergasile dans les Captifs sont très étendus; la scène où Tyndare joue la comédie et invente une série de mensonges .pour parer nux révélations d'Aristophonte et maintenir sa dupe dans son erreur, a 135 vers ; quant à celle où le parasite, apportant au père la nouvelle que son fils est retrouvé, la lui fait longuement désirer, elle se développe au-delà de toute vraisemblance; et c'est une autre invraisemblance encore qu'antérieurement Hégion ait oublié sa douleur et son anxiété pour faire assaut d'esprit avec le même Ergasile.
Dans la Casina, les multiples mystifications dont est victime le vieillard libertin occupent nombre de vers et, après le récit scandaleux d'Olympion, on devine, sous les ratures pudiques des copistes, un autre récit non moins développé de l'autre dupe, le maître, rival malheureux de son malheureux fermier. Dans le Curculio, quand le .parasite fait le servus currens et, comme tout à l'heure Ergasile, exaspère par sa lenteur, s'expliquer l'impatience de son patron, l'action piétine. Dans le Miles, le dialogue initial du soldat fanfaron «vec son parasite est un véritable hors-d'oeuvre et la mystification de Scélèdre, on l'a vu, forme dans la pièce comme une pièce indépendante. Dans le Persa, le parasite Saturion est parfois un terrible bavard; Pégnion n'a d'autre rôle que de faire longuement assaut d'esprit.avec une servante, puis avec Sagaristion : c'est un jeune drôle qui promet, mais Il n'agit point; quant à l'orgie finale, l'acte V tout entier, elle est postérieure au dénouement réel. Dans le Pseudolus, quelle ampleur prend la scène où le leno Ballion étalera sa cupidité, sa tyrannie et son cynisme; et Calidore l'instant d'après, accumule sur lui pendant nombre de vers les inculpations et les invectives.
A la fin du Rudens,.tout le rôle de Gripus est assurément développé d'une façon disproportionnée avec le reste de la pièce et sa dispute avec Trachalion paraît à tout lecteur d'une longueur excessive. Dans le Stichus, ce sont le rôle de Gélasime, et le banquet final qui soulèvent la même objection. Voilà pour les scènes comiques, les plus nombreuses. Quant aux scènes d'amour, il suffit de rappeler celles du Curculio (III,Ii, Il, III), de la Mostellaria (I, III), du Poenulus (I, Il); pour les scènes philosophiques et morales, le prologue du Mercator, le monologue de Philolachès dans la Mostellaria, tout le début du Trinummus, sans compter la grande scène du Miles où Périplectomène dépeint la vie du .célibataire épicurien..Quand on a vu tout cela, et j'en passe, l'idée se présente naturellement qu'en des scènes de ce genre et pour l'ébattement de la- plèbe, le plus souvent, pour le plaisir de l'élite, quelquefois, Plaute s'est volontairement espacé, qu'il a donné libre cours à sa verve, qu'il a développé sans aucune mesure ces morceaux sûrs du succès. C'est en revanche et par compensation qu'il aura réduit à leur strict minimum ou même complètement supprimé des parties que l'auteur grec, soucieux des règles de l'art, avait habilement proportionnées à l'ensemble. Et ce déséquilibre conscient, voulu, apporté à son original par la dilatation des scènes à effet, ce serait le troisième procédé auquel Plaute eut recours pour adapter les comédies grecques au goût imparfait de l'auditoire romain.
On en peut soupçonner encore un quatrième. Ici non plusy nous n'avons ni témoignage extérieur, ni preuve véritable; mais seulement des indices. L'intrigue de l'Epidicus et surtout le dénouement ne satisfont pas entièrement l'esprit. Que Stratippoclès soit amoureux de la jeune fille qui à la fin sera reconnue pour sa demi-soeur, c'est quelque chose d'assez choquant et qui éveille une idée désagréable d'inceste; les Romains avaient la même impression, puisque Plaute a visiblement insisté sur la réserve que le jeune homme a gardée envers sa captive. Quand la vérité est reconnue, Stratippoclès n'est qu'à demi satisfait: « plus d'amour, partant plus de joie ». Et Epidicus le console : «.Que tu es bête tu as sous la main quelqu'un à aimer, la joueuse de lyre que je t'ai procurée ». Mais Epidicus avait décidé le père de famille à acheter cette femme en la faisant passer pour la fille qu'il recherchait : une fois détrompé, pourquoi la garderait-il? Au contraire, dans l'original grec, les choses pouvaient s'arranger bien plus aisément : Stratippoclès épousait sa soeur utérine; les lois et les moeurs admettaient en Grèce utie telle union. S'il en est bien ainsi, comme l'a supposé Dziattko, il a donc fallu que Plaute, pour rendre son sujet acceptable, modifiât les dernières scènes et, avec elles, toutes les scènes antérieures qui les préparaient ou les annonçaient plus ou moins clairement. De là des retouches qui ont dû retentir sur la .conduite de la pièce entière. Nous avons vu que dans l'Aululaire, Dziatzko a aussi supposé un autre changement, moins grave, il est vrai : le frère et la soeur veuve auraient habité deux appartements de
la même maison, au lieu de deux maisons différentes, et cela pour des raisons de commodité scènique. On a encore, mais peut-être la chose est-elle plus discutable, imaginé que des modifications analogues avaient pu être apportées à la Casina, au Persa, au Pseudolus. Disons simplement que cela est possible et, pour l'Epidicus au moins, très vraisemblable. Faut-il enfin admettre que parfois, s'émancipant davantage, Plaute ait ajouté à son modèle des scènes entières ou des parties de scènes qui fûssent totalement de son invention? On l'a soutenu pour les Bacchis, pour la Casina, pour le Persa, pour le Pseudolus, pour le Rudens. Je n'ose me prononcer. Non que l'idée, en elle-même, me semble inncceptable. Il serait naturel, au contraire, qu'encouragé par le succès, et voyant quels épisodes réussissaient le mieux auprès de son public, Plaute en ait ajouté de semblables, toutes les fois qu'il en trouvait l'occasion. Mais comment affirmer qu'ils soient de son invention? Nous ne possédons pas le répertoire immense de la comédie grecque et nous n'avons aucun moyen de savoir si Plaute a jamais imaginé quelque chose qui n'eût pas déjà été mis en oeuvre par les comiques grecs. De fait pour tous les épisodes que l'on cite, scène d'ivrognerie, de déguisement, de mystification, récits indécents, rêves saugrenus ou romanesques, interpellations au public, dénonciation de la convention scènique etc. nous avons tout lieu de croire qu'il y en eut d'analogues dans la Comédie Nouvelle, soit que nous les y retrouvions sûrement, soit qu'ils fassent partie de l'héritage qu'elle a reçu de la Comédie Ancienne.
Toutes ces « inventions » prétendues ont donc chance d'être de simples réminiscences; et il n'y aurait là qu'une contamination inconsciente ou demi-inconsciente.
Ainsi il est attesté que Plaute a fait des contaminations et des coupures; il n'est pas attesté, mais il n'en est pas moins certain qu'il a amplifié sans mesure certaines scènes pour en raccourcir d'autres; il est infiniment probable qu'il a parfois modifié certaines données peu intelligibles ou choquantes pour ses auditeurs; il n'est pas impossible enfin qu'il ait parfois introduit des morceaux nouveaux, sinon en les inventant, du moins en les puisant dans ses souvenirs sans pouvoir les rattacher, et sans chercher à les rattacher à un original secondaire déterminé. Et à côté de cela, il y a des passages fidèlement traduits. Cela explique les jugements si divers qu'on a pu porter sur son indépendance : elle est en effet inégale des pièces d'un auteur aux pièces d'un autre, inégale d'une pièce à l'autre, et dans la même pièce inégale d'une scène à l'autre. Il semble bien, par exemple, en avoir pris plus à son aise avec les pièces de Ménandre et de Diphile qu'avec celles de Philémon, qu'il estimait sans doute mieux adaptées au goût romain Il est évident qu'il en a usé plus librement de son modèle dans la Casina et dans l'Epidicus ou le Stichus que
dans les Captifs et dans le Rudens. Mais dans les Captifs mêmes et le Rudens, il aura plus fidèlement reproduit les scènes dramatiques, romanesques, émouvantes, plus librement développé les scènes gaies où paraissent Ergasile et Gripus. Ainsi, selon qu'on examine la Casina ou le Rudens, ou que dans le Rudens on s'attache à tel épisode plutôt qu'à tel autre, on juge différemment de son originalité.
De ces quatre ou cinq procédés d'adaptation, lesquels sont chez lui les plus fréquents? On l'ignore. J'imagine, cependant, qu'un procédé réfléchi, prémédité, comme celui de la contamination ou de la modification systématique, doit être chez lui plus rare que les autres. C'est par amplifications et par réductions ou coupures qu'il aura d'ordinaire modifié son original.
Plaute avait sous les yeux les comédies de Ménandre, si sages, si régulières, si parfaites : il faisait profession de les imiter, et même, si l'on veut, il essayait de les traduire. Mais le pouvait-il ? Un poète si riche de son fond, si plein de fougue et d'inspiration naturelle était-il maître de se condamner à une imitation fidèle ? Une fois sa verve excitée, elle déborde .et lui échappe ; quand une situation lui plait, il s'y attache, il y demeure, il l'isole du reste et semble la développer pour elle-même; l'intrigue s'arrête alors, le dénouement est oublié, les plaisanteries se succèdent et s'attirent l'une l'autre ; et les personnages, quel que soit l'état de leur âme, se prêtent complaisamment à ce bavardage. Les plus tristes consentent à rire ; les plus pressés écoutent sans impatience les sottises de leurs esclaves ; et la scène dure tant qu'on pense que le public l'applaudira. Cependant la pièce s'allonge, l'heure s'écoule et Plaute s'est tant arrêté en route qu'il désespère d'arriver au terme. Il ne s'en met guère en peine et pour finir plus vite, il prend le chemin le plus court : « Spectateurs, dit un des personnages en s'adressant au public, si vous voulez savoir ce qui doit se passer encore, nous allons vous le dire » ; et il raconte le dénouement. On ne saurait s'en tirer d'une manière plus commode. Que l'oeuvre y perde en perfection, cela n'est pas douteux, mais elle y gagne en gaité et c'est l'unique souci de Plaute.
Lacunes, incohérences, contradictions, tous ces défauts d'ailleurs sont dissimulés par la variété et la vivacité de la forme. La forme, voilà qui chez Plaute est entièrement original. Il combine à sa fantaisie les métres les plus divers; il mêle aux septénaires et aux sénaires les rythmes lyriques ; il emploie les tons les plus variés, du plus noble langage de la tragédie à l'argot populaire de la farce; et tout cela avec un tel naturel, une telle souplesse que le lecteur est entraîné : qu'était-ce des auditeurs?
En somme, remarquons le bien, Plaute s'est cornporté envers ses originaux comme nos grands classiques avec les chefs-d'oeuvre grecs et latins qu'ils ont imités, comme Racine et Molière. La seule différence, et elle est grande, je l'avoue, c'est que Racine et Molière avaient le souci de l'art et qu'ils se proposaient ainsi de faire, tout en imitant, oeuvre nouvelle et originale. Plaute, lui, ne se le proposait point. Et,. pourtant, sans l'ambitionner, il a réussi à le faire. C'est qu'il était homme de théâtre, c'est qu'il avait le don de la vie, le don de la scène, le don du langage qui convient à la vie et à la scène. Inspiré d'une verve irrésistible, «prêtre du rire», il était né pour produire des chefs-d'oeuvre comiques, comme le pommier produit ses pommes.

FIN DE L'OUVRAGE

Les oeuvres de Plaute sont : Là.

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