Histoire de la comédie romaine : Plaute
tome 2
par
G. Michaut
1920
CHAPITRE XI.— Les rôles et les personnages de Plaute. — Les « jeunes premiers » et les « ingénues ».
Les rôles des fantoches, des grotesques et des intrigants
requièrent les personnages sympathiques,
jeunes gens et jeunes filles, et en particulier jeunes
amoureux,
Les amoureux. Les « utilités » : Lyconide de l'Aululaire,
Plésidippe du Rudens, Pleusiclès du
Miles, Philolachès de la Mostellaria, Calidore du
Pseudolus — Le jeune homme vertueux : Lysitèle
du Trinummus,. — Le débauché : Callidamate de
la Mostellaria, — L'émancipé : Pistoclère des
Bacchis,. — Les tendres : Phédrome du Curculio,
Calidore du Pseudolus, —
Les violents et les
jaloux : le héros de l'Asinaire, Alcrsimarque de la
Cistellaria,, Mnésiloque des Bacchis,— L'inconstant
: Stralippoclès de l'Epidicus, — Les
prodigues repentis : Charin du Mercator, Philolachès
de la Mostellaria. —Raillerie sans fiel des
amoureux, — Un héros presque tragique : Diniarque
du Truculentus. Les amoureuses. — Les « utilités ». — Contradiction dans la peinture des bonnes courtisanes. — L'innocente coquetterie des amoureuses :
Antérastile et Adelphasie du Poenulus, Philématie
de la Mostellaria, — Leur tendresse : Philématie,
Planésie du Curculio, Silénie de la Cistellaria,
Philénie de l'Asinaire. — Leur fidélité : Philématie,
Philénie. — Leur vertu : Philématie,
Palestra du Rudens, Adelphasie.
Les amis. — Leur confiance mutuelle : Eutyque
et Charin du Mercator. — Leur indulgence :
Pistoclère des Bacchis. — Leur dévouement:
Philocrate et Tyndare des Captifs. — Leurs luttes
de vertu : Lysitèle et Lesbonique du Trinummus.
Les amies : Ampélisque et Palestra du Rudens.
Les affections familiales. — Le bon frère : Lesbonique du Trinummus; le bon fils : Lysitèle du Trinummus. — Rareté du sentiment filial.
Prédominance des personnages amoureux.
CHAPITRE XII.— Les rôles et les personnages de Plaute. — Types de la vie réelle.
Vérité plus grande des personnages dont la tradition
ou les données de l'intrigue n'imposent ni le caractère
ni le rôle.
Les bons esclaves. — Le moraliste fouetteur des
Captifs — Les esclaves zélés : Pythodicus de
l'Aululaire, Phanisque de la Mostellaria, Messénion
des Ménechmes. — Le rustre : l'anonyme du
Truculentus, Grumion de la Mostellaria. — Le
raisonneur sentencieux: Stasime du Trinummus.
— Le dévouement des esclaves fidèles : Lampadion
de la Cistellaria, Trachalion du Rudens, Stasime,
Messénion — Le pédagogue : Lydus des Bacchis. Les petites gens — Les témoins du Poenulus.
— La jeune fille du Persa.
Les bourgeois — Les bons pères : Hannon du
Poenulus; Démonès du Rudens, Hégion des
Captifs. Charmide du Trinummus. — Les aimables
vieillards : le joyeux Simon du Pseudolus,
le complaisant Lysimaque du Mercator, le sage
Calliphon du Pseudolus. — Les amis véritables :
Calliclès et Mégaronide du Trinummus. — Le
bourgeois égoïste et satisfait : Simon de la Mostellaria — Les célibataires : le bon oncle, Mègadore
de l'Aululaire ; l'épièurien homme du
monde : Périplectomène du Miles.
Les bourgeoises — La charitable prêtresse du
Rudens, Eunomie de l'Aululaire. — Les femmes
fidèles : Panégyris et Pamphila du Strichus. —
La matrone : Alcmène d'Amphitryon.
CHAPITRE XIII.— L'art de Plante. — Sa variété. Nécessité pour Plaute de plaire à la fois aux divers
publics qui composent son public.
1. — Variété dans son art; dans le choix des modèles; dans le choix des sujets, et dans l'habileté
avec laquelle il diversifie les sujets analogues, dans la peinture des personnages; dans
les tendances morales de ses pièces (comédies indifférentes
à la morale, à leçons morales,
à spectacle libre, voire graveleux ; dans les
tons opposés qu'il sait prendre.
II. — Variété dans son « métier »,. — Les prologues
: leur place ; leur forme : le double prologue
de la Cistellaria, le prologue dialogue du
Trinummus, leur contenu : prologues d'analyse
totale, prologues d'exposition, prologues-préfaces,
prologue du Mercator confondu avec la première scène; les personnages qui en sont chargés. — Les expositions : absence d'expositions distinctes
du prologue dans le Mercator et le Miles;
expositions distinctes du prologue dans les autres
pièces; leur forme : expositions en monologues, en dialogues, en action; expositions
complètes dès le début, ou progressives,
brèves ou développées — Les tableaux en tête
de quelques pièces, Asinaire, Curculio, Mostellaria,
Poenulus, Pseudolus. — Ses actions simples
(Persa, Curculio, Pseudolus, Epidicus, Captifs),
ou décomposées en temps successifs; uniques, ou multiples (Aululaire,
Truculentus, Amphitryon, Trinummus, Miles, Poenulus) ; l'absence d'action dans le Stichus. —
La conduite des pièces et la préparation du dénouement.
CHAPITRE XIV. — L'art de Plaute. — Sa personnalité.
La personnalité de Plaute reconnaissable dans son
oeuvre.
1. — Recherche de l'effet; sans souci des invraisemblances
matérielles, loi, ou psychologiques et
morales ; sans souci des règles de l'art : absence
d'unité, déséquilibre des parties, horsd'oeuvre, disproportion des scènes, défaut
de liaison entre les scènes.
II. — Recherche de l'effet comique, à l'exception
de quelques passages d'analyse morale, de scènes
romanesques ou pathétiques, d'épisodes d'amour. — Le comique de Plaute : comique de
caractère, de moeurs, de situation, de
caricature, de mots. Diversité de ce dernier
genre de comique : bouffonneries, coq-à-l'âne,
parodies, énumérations, géographie et botanique de fantaisie, emploi de langues étrangères,
d'expressions déformées, mots forgés,
jeux de mots, sous-entendus. Procédés de
farce ou de parade : transgression volontaire de
l'illusion scénique, déguisements, attitudes et
gestes,
III. — Don de la vie : la puissance créatrice de Plaute.
IV. — Don du style : « l'élégance » de Plaute selon
les anciens.
CHAPITRE XV. — L'originalité de Plaute. — Les éléments
grecs et les éléments romains : imitation et adaptation.
Le problème de l'originalité de Plaute : que l'hypothèse
d'une indépeudance absolue s'exclut d'elle-même.
Plaute, simple traducteur. — Les témoignages
qui semblent l'établi; comment ils ne sont pas
probants, — Les éléments grecs reconnus dans
ses pièces : leur titre de palliatæ, les noms grecs
des personnages, le lieu en pays grec, les rôles
spécifiquement grecs, les usages grecs, L'éducation
à la grecque, la religion grecque, les
légendes grecques, les magistratures et les
institutions grecques, le droit grec, les allusions
à l'histoire grecque, à la littérature grecque, les thèmes traditionnels de la comédie grecque, les locutions et expressions grecques;
fidélité ou servilité des imitations et traductions du
grec.
Plaute. adaptateur — Les éléments romains de
ses pièces : les titres latins, les noms traduits
ou interprètés en latin, les noms de lieux inventés
sous la frorme latine, les noms de lieux latins
ou romains, les types de convention latinisés, les usages grecs expliqués ou excusés, les usages romains, la religion romaine, la légende
romaine, les magistratures et les institutions romaines, le droit romain, les allusions à
l'histoire romaine, à la littérature romaine, les thèmes traités à la façon des rhéteurs romains,
les parodies d'écrits romains, les proverbes
et facélies romains; originalité relative
dans l'adaptation.
Part d'imitation et d'adaptation dans son oeuvre.
CHAPITRE XVI. — L'originalité de Plaute, (suite). —
Comment il modifie ses modèles. — La contamination.
La contamination dans les pièces de Plaute : témoignage
de Térence. — Les hypothèses des
modernes sur les pièces contaminées : pièces à
double sujet: Miles; Poenulus, pièce sans
sujet : Stichus ; pièces défectueuses à divers
égards : Amphitryon, Aululaire, Bacchis,
Captifs, Casina, Curculio, Epidicus, Mercator,
Persa, Pseudolus, Rudens, Trinummus, Truculentus.- — Objections préliminaires
: la portée réelle du témoignage de Térence; vanité du critérium des fautes d'ar ;
vanité du critérium des incohérences ou contradictions; existence de la contamination dans les
originaux. grecs. — Faiblesse des raisons invoquées
pour déclarer contaminées l'Aululaire, les
Bacchis, les Captifs, le Curculio, l'Epidicus,
le Persa, le Rudens, le Trinummus, le Truculentus. Insuffisance des raisons invoquées pour
le Stichus, la Casina, Amphitryon,
le Pseudolus et même le Poenulus, ou le
Miles. Impossibilité de déterminer les contaminations,
faute de témoignage précis ou de preuve
matérielle. — Le fait certain de la contamination
et ce qui s'ensuit : effort d'originalité, tentative
d 'adaptation, désir du succès, Les suppressions de parties ou de passages du modèle
grec : témoignage de Térence, aveux de Plaute.
— Suppressions dans la Casina, l'Asinaire, l'Aululaire,
le Persa, le Truculentus, le Pseudolus,
le Stichus. — Motifs de ces suppressions : détails
mal adaptés aux moeurs romaines (Persa);
explications fastidieuses (Casina, Cistellaria);
nécessité de compenser les longueurs dues aux amplifications
et additions.
Amplifications des scènes qui provoquent le rire.
Modifications probables de données peu intelligibles
ou choquantes pour les auditeurs.
Additions possibles de passages originaux ou suggérés
par de vagues réminiscences de la littérature antérieure.
Raisons des jugements opposés portés sur l'originalité de Plaute. Son procédé d'adaptation. L'originalité de sa forme, le don scénique éclatant dans ses comédies.
CHAPITRE XI
LES ROLES ET LES PERSONNAGES DE PLAUTE
IV. LES " JEUNES PREMIERS" ET LES " INGÉNUES"
Nous l'avons plusieurs fois remarqué au cours de
ces analyses : les personnages proprement comiques
ne suffisent pas au poète comique, s'il veut être plus
qu'un simple farceur. Il en est qui font rire rien qu'en
se montrant : faces à nasardes, cibles prédestinées
aux quolibets, aux injures et aux coups. Mais leur
ridicule, constitutionnel pour ainsi parler, lasserait
assez vite si quelque chose ne venait en relever la monotonie
et redoubler le plaisir qu'on éprouve à leurs
mésaventures. Ce « quelque chose », c'est d'ordinaire
le sentiment de la justice; quolibets, injures et coups
sont bien plus amusants, si le spectateur a l'impression
que ce sont là des punitions méritées, de légitimes
vengeances, des armes de la bonne cause. Le rôle
habituel de ces fantoches est donc d'être les ennemis
ou les rivaux des personnages sympathiques, et ainsi
requiert ces personnages sympathiques. D'autres font rire par leurs défauts et leurs vices : courtisanes
ivrognesses, esclaves balourds ou fanfarons, vieillards
crédules, avares ou libertins, vieilles acariâtres et jalouses.
Certes, ces portraits parfois se suffisent à eux-mêmes.
Si de tels caractères ne sont point absolument
vrais mais sont déformés par la veine outrancière du
poète, il y a du moins en eux une âme de vérité. Le
spectateur se plait à la reconnaître sous toutes les
exagérations dont la recouvre la virtuosité de l'auteur.
Mais c'est double plaisir pour lui quand ces défauts
et ces vices, en plus des grotesques conséquences
qu'ils entraînent, servent encore au châtiment des
personnages qui lui déplaisent, tournent à l'avantage
des personnages auxquels il s'intéresse. Une uxor dotata amuse quand elle tyrannise son mari, elle amuse
bien plus si elle chante pouilles à ce mari quand il
s'est fait le rival du héros de la comédie. Ainsi ces
grotesques n'ont eux aussi toute leur valeur que par
la présence d'un personnage sympathique et, par là,
ils le requièrent également. Enfin, d'autres font
rire aux dépens de leurs dupes. Mais si l'intrigue et
la verve de l'intrigant peuvent à eux seuls parfois
faire le succès d'une pièce, la pièce n'en vaut que
mieux quand elle aboutit au. triomphe d'une cause
agréable au spectateur. Pourquoi, par exemple, à lire
ou à voir jouer George Dandin, éprouve-t-on une impression
équivoque et, quand on a ri, est-on un peu tenté
de se reprocher d'avoir ri ? C'est précisément pare
que, ici, l'intérêt n'a où se prendre; parce que nous
ne pouvons nous passionner ni pour Angélique trop
cynique ni pour Dandin justement puni de sa vanité;
parce qu'il y manque en un mot ce que les rôles d'intrigants requièrent comme les autres, le personnage
sympathique. Ce personnage sympathique, à Rome
comme chez nous, comme partout, c'est le jeune
homme, c'est la jeune fille et, en particulier, le jeune
homme et la jeune fille amoureux, dont l'union longuement
traversée finira par se conclure et renverra
chez lui le spectateur satisfait. Un peu de sentimentalité
complète heureusement, légitime, et en quelque
sorte rehausse le plaisir d'avoir ri. Et les grandes personnes,
au théâtre, sont volontiers comme les enfants
qui, dans leurs contes de fées, veulent toujours que
le Prince Charmant épouse la Princesse Désirée, qu'ils
vivent longtemps et qu'ils aient filles et garçons en
abondance.
Il y a donc beaucoup de comédies de Plaute dans
lesquelles paraissent les jeunes gens et les jeunes gens
amoureux1. Adire vrai, ils n'y paraissent quelquefois
que commedes « utilités ».Il était commode pour bâtir
la pièce d'avoir une histoire d'amour qui fût le prétexte
et la justification de l'intrigue; mais, une fois cette
donnée admise, c'est l'intrigue elle-même à laquelle
s'est attaché l'auteur. A peine le jeune homme et la
jeune fille, quelquefois même un d'eux seulement, se
fait-il voir en quelques scènes épisodiques; il dit qu'il
est amoureux, mais il ne le montre guère; et il semble
avoir hâte de s'effacer pour laisser toute la place
au véritable « meneur du jeu », à l'esclave rusé, ou au
parasite astucieux, ou à la courtisane perfide, ou
encore au vieillard ridicule. Tel est, par exemple, Lyconide de l'Aululaire. Il a séduit la fille d'Euclion, elle
va le rendre père, il veut l'épouser. Mais c'est tout
juste s'il entre en scène vers la fin de la pièce; et à la
façon dont il s'y exprime, on ne peut pas dire qu'il
soit vraiment amoureux : c'est un honnête garçon qui
dans un moment d'ivresse a commis une faute, qui
s'en repent et veut la réparer : « Ecoute, Euclion. Il
n'y a pas d'homme assez vil pour n'avoir pas honte
quand il a mal agi et ne pas chercher à laver cette tache.
Je t'en prie : si dans mon égarement j'ai eu des
torts envers toi ou envers ta fille, pardonne-moi et
donne-la moi pour femme, comme le prescrit la loi ».
En réalité son rôle n'a d'autre intérêt que d'amener le
mariage traditionnel qui clôt la comédie et, chemin
faisant, de provoquer la scène fameuse des quiproquos
entre la cassette volée de l'avare et sa fille séduite.
Tel est aussi Pleusidippe du Rudens. On le
voit, au début, qui court à la recherche de sa bien-aimée
ravie par le leno, on le voit, à la fin, qui se
réjouit d'apprendre qu'elle est délivrée, qu'elle a retrouvé
ses parents, qu'elle va pouvoir l'épouser. Mais,
dans l'intervalle, sauf une apparition rapide et insignifiante, il est resté dans la coulisse. Tel est
encore Pleusiclès du Miles. Certes, c'est un charmant
jeune homme, plein de politesse et de courtoisie : on
ne peut qu'apprécier la bonne grâce avec laquelle il
s'excuse auprès de son hôte de lui causer bien de l'embarras,
et de le compromettre dans des équipées peu séantes pour un homme de son âge et de sa situation.
Avec beaucoup d'application, il apprend le rôle qu'il
doit jouer dans l'intrigue tendue au militaire, et il
le joue avec beaucoup de conscience. Mais vraiment
il est trop raisonnable. Quand il s'est déguisé en patron
de navire pour enlever Philocomasie, on s'attendrait
à ce qu'il exprimât son émotion, sa crainte, son
espérance; il ne songe qu'à se disculper à ses propres
yeux des procédés auxquels il a dû recourir : « Si je
ne savais que, les uns d'une façon les autres d'une
autre, beaucoup ont usé de fraude pour leurs amours,
j'aurais plus de honte à me présenter en cet équipage,
pour servir les miennes. Mais je sais bien qu'une foule
d'hommes ont fait une foule de choses déplacées et
tout autres que bonnes lorsqu'ils' étaient amoureux,
ne serait-ce qu'Achille, quand il laissa massacrer
ses concitoyens. Heureusement ses partenaires
arrivent : sans cela, il allait passer en revue toute la
mythologie et toute l'histoire pour développer ce plaidoyer
bien inutile. Aussi n'est-il pas étonnant que
Palestrion, moins scrupuleux, lui ait naguère amicalement
dit son fait : « Tu es un amoureux d'une nouvelle
espèce! Si quelque scrupule t'empêche d'agir,
tu n'aimes point. Tu es un fantôme d'amant plutôt
qu'un amant, Pleusiclès». Et s'il était franc, Pleusiclès
répondrait : C'est que je suis amoureux pour
la commodité de Plaute : il avait besoin d'un amant, dans sa pièce, afin d'avoir une occasion de berner le
militaire et de mettre, dans tout son jour le génie de
l'intrigant qui le berne. D'autres fois enfin, les
amoureux de Plaute n'ont pas laissé de montrer quelque
passion véritable. On est tout prêt à s'attacher à
eux et à les suivre avec sympathie. Mais, brusquement,
il les abandonne. On dirait qu'il les a oubliés.
Et il les a oubliés en effet, tels Philolachès de la
Mostellaria ou Calidore du Pseudolus (1), à partir du moment où la machination destinée à favoriser leur
amour est devenue pour lui l'essentiel, tandis que leur
amour même n'était plus que l'accessoire.
(1) Agorastoclès du Poenulus, lui, reste bien on scène jusqu'à la
fin, mais, sauf en de rares passages, sa passion ne paraît plus
guère. S'il n'est pas oublié, c'est lui qui oublie d'être amoureux.
La chose a été remarquée et « mille bruits en courent à sa honte. »
On le soupçonne véhémentement d'être avare
: dans l'original grec aurait été exposée une lutte
de sentiments dont l'écrivain latin par incuriosité psychologique
a effacé presque toutes les traces. Un amoureux avare!
jamais on ne me fera croire qu'un comique grec ou latin ait
présenté ce monstre. Sans doute Agorastoclès a de l'argent et
l'on ne nous dit pas nettement pourquoi il n'a pas acheté la
jeune fille au leno : il se borne à l'injurier. Mais
qu'est-il besoin d'expliquer cela ? le public devine sans peine que
le leno demande des sommes supérieures aux ressources d'Agorastoclès.
(Remarquer d'ailleurs qu'il rémunère sûrement ses
faux témoins). Sans doute Adelphasie reproche à Agorastoeles :
« Tu sais bien promettre monts et merveilles, mais toutes tes
promesses sont sans effet » ); mais c'est l'injustice de
la passion déçue et de l'espoir trompé. Sans doute Milphion se
fait fort d'obtenir Adelphasie « sans frais et sans dépenses » (vers 163) ; mais c'est qu'il s'agit de punir de la façon qui lui
sera le plus sensible l'avide leno. Sans doute Agorastoclès manifeste
un vif plaisir aux belles paroles d'Adelphasie; mais dans ce mépris qu'elle affecte du luxe, rien
ne prouve qu'il soit sensible à l'économie et non à la vertu qui
s'y manifeste. Sans doute enfin, il n'oublie pas de demander
une dot : mais M. Legrand admet que ce vers peut
être interpolé ; peut-être s'agit-il de souligner l'heureuse issue
de la pièce : mariage d'amour et beau mariage; et puis, le public romain a-t-il vu là le manque de tact et de délicatesse que
nous y voyons ?
Et je ne
parle pas des passages où ces amoureux, tout d'un
coup, cessent d'exprimer leur passion pour « faire de
.l'esprit » avec leurs esclaves et comme eux ; ils ont
l'air de se dire : Attention ; nous sommes acteurs de
comédie : il faut faire rire.
Malgré ces « déchets », si je puis ainsi dire, il reste
dans son oeuvre nombre d'amoureux vraiment dignes
de ce nom. Et, ce qui fait son éloge, ou l'éloge de
ses modèles, c'est qu'ils n'ont rien d'uniforme et de
monotone. Chacun d'eux aime à sa façon, selon son
caractère propre et sa situation particulière : c'est une
galerie pleine de variété.
Faut-il ranger parmi eux le vertueux Lysitèle du
Trinummus, le Grandisson de la comédie latine? Je ne
sais trop; j'ai peur que, s'il veut épouser sans dot la
soeur de son ami, le prodigue Lesbonicus, ce ne soit par
affection pour lui et non par tendresse pour elle :
Permets-le moi, dit-il à son père : « de cette façon tu
rendras sans bourse délier le plus grand des services
à Lesbonicus et tu n'as aucun moyen plus facile de
lui venir en aide ». Pourtant, c'est une âme passionnée
que Lysitèle et il lui a fallu faire effort sur lui
pour réprimer le feu de la jeunesse et les désirs de son
coeur. Comme Hercule entre la Vertu et la Volupté, il
a délibérée et ce n'est point sans quelque peine qu'il a renoncé aux libres amours que suivent les autres jeunes
hommes.
Mille pensées s'agitent à la fois dans mon coeur et mille
réflexions me rongent. Je me consume, je me dévore, je me
tourmente : mon esprit est pour moi comme un rude instructeur. Mais mon parti n'est pas encore pris et j'ai encore à y
réfléchir. Entre deux genres de vie, lequel choisir? lequel est
le plus sûr à pratiquer ?
Ces deux partis entre lesquels il hésite, c'est de
s'adonner à l'amour ou d'administrer sagement ses
biens et sa vie. Il pèse donc le pour et le contre ;
mais en fait c'est un réquisitoire qu'il récite contre
l'amour.
L'amour ne s'adresse pour les prendre dans ses filets
qu'aux aines passionnées. C'est elles qu'il choisit, elles qu'il
poursuit, elles qu'il flatte avec perfidie et détourne de leurs
intérêts : prodigue en belles paroles, rapace, menteur, goinfre,
cupide, recherché dans sa toilette, avide de dépouilles, corrupteur
des hommes qu'il entraîne dans ses repaires, mendiant
flatteur, et qui découvre les biens cachés : car à peine
l'amant est-il blessé au coeur par les flèches des baisers de
son amie, voici que son argent fond et s'écoule. " Donne-moi
cela, mon chéri, je t'en prie, si tu m'aimes." Et l'oison de
répondre : « Oui, mon bijou, je te le donne, et ceci encore, et
plus si tu veux ». Alors, elle l'étrille, elle demande tout de
suite davantage. Mais ce ne serait rien s'il ne lui en coûtait
encore bien plus en bombances, en dîners, en dépenses de
toute sorte. Vient.elle chez lui pour un jour? elle amène toute
sa maisonnée, femme de chambre, parfumeur, intendant, et
celle qui l'évente, et celle qui la.chausse, et celle qui lui fait
de la musique, et celle qui garde ses bijoux, et les coureurs
pour porter ses lettres, et les coureurs pour porter ses réponses : une armée de mangeurs et de buveurs. Lui, à leur faire
faire bonne chère, il se ruine. Quand je repasse tout cela dans
mon esprit et combien l'indigent est méprisé,... arrière,
amour! tu me déplais, point de commerce entre nous...
Et après avoir encore vitupéré contre l'amour, il
conclut : « Les honnêtes. gens recherchent la fortune,
le crédit, les honneurs, la considération, l'estime publique;
c'est là la récompense des gens de bien. J'aime
mieux vivre avec eux qu'avec les gens de rien, diseurs
de riens ». On est un peu choqué sans doute de le
voir ainsi opposer aux vaines amours les intérêts matériels;
il est bien « bourgeois » pour un jeune premier.
Pourtant, son désintéressement éclate dans la
suite et l'on comprend qu'en somme ce qu'il a voulu
célébrer ici, c'est la supériorité de la vie régulière sur
la vie de bohème.
Tout à l'opposé, et bohème, précisément, est Callidamate
de la Mostellaria. Mais celui-là non plus ne
peut être compté sans réserve parmi les amoureux :
c'est un simple débauché. Il entre en scène, titubant
et bégayant d'ivresse, appuyé sur une courtisane, et
il a à peine la force de tomber sur un lit pour s'y endormir
lourdement. Quand les choses vont mal, quand
le père de Philolachès furieux va surprendre son fils
au milieu des orgies, on secoue l'ivrogne; il faut recommencer
plusieurs fois pour le réveiller, et ses premiers
mots sont pour redemander à boire; quand la
situation lui est expliquée, il propose tout simplement
de tuer le vieux, et l'on est obligé de l'entraîner bien vite pour qu'il ne se querelle pas avec tout le monde.
Enfin, au dénouement, lorsqu'ayant cuvé son vin, il
veut intervenir en faveur de son ami auprès du père
irrité, il ne trouve rien de mieux à faire que de commencer
par inviter le vieillard à venir dîner avec lui.
Si un personnage aussi crapuleux amusait les spectateurs
romains, c'est bien une preuve de la grossièreté
de leurs moeurs et de la grossièreté de leur goût.
Les égarements des autres sont moins choquants,
et, lors même qu'on les blâme, il est possible du
moins de sympathiser avec eux.
Pistoclère, des Bacchis, est le type du jeune homme,
qui, à peine au sortir de l'enfance, est brusquement
séduit par l'amour et par le plaisir. Il a rencontré les
deux soeurs courtisanes, et tout d'abord, imbu des
leçons de son sage précepteur, il le traite avec mépris. « Que complotez-vous là ensemble? » leur demande-
t-il. « Un bon complot » répond l'une d'elles.
Et lui : « Ah bien! ce n'est pas l'affaire des courtisanes
». Mais on attend de lui un service. L'une des
Bacchis a besoin d'un protecteur contre le militaire
qu'elle redoute : ne pourrait-il pas jouer ce rôle? Il
refuse avec indignation et avec crainte : « C'est de la
glu toute pure que vos amabilités... Je le vois bien,
vous deux, vous voulez attraper un pigepn. Hélas,
voilà déj,à mes ailes engluées! Non, femme, ce que
vous me proposez là n'est pas avantageux pour moi...
0! Bacchis! j'ai peur des Bacchantes et de ton Bacchanal
». Malheureusement, au lieu de s'éloigner bien vite, il discute avec elles; il leur dépeint le danger
qu'il courrait s'il cédait à leurs instances :
... Vos repaires mystérieux ne conviennent pas à mon
âge... Ce sont là belles paroles; mais à l'épreuve et si on tente l'expérience, ce sont des traits qui blessent l'àme, qui
dissipent les fortunes, qui ruinent les moeurs et la réputation...Un jeune homme entrer dans cette arène! on s'y exerce à la
ruine; on n'y lance pas des disques, mais son argent; au bout
de la course on trouve la honte... Au lieu d'un fleuret, on me
mettrait dans la main une tourterelle et au lieu du ceste, l'anse
d'un canthare; pour casque, j'aurais une coupe, pour aigrette,
une couronne de fleurs, pour javelot, des dés à jouer, pour
cuirasse, un moelleux pallium, pour cheval, un lit et une courtisane
pour bouclier! arrière, arrière!
Mais à se représenter trop vivement le péril, il s'en
fascine lui-même, et tout d'un coup sa résistance
tombe : le poisson a mordu à l'hameçon 1. Dès lors,
il est perdu. Dans la maison de Bacchis, il croit trouver
« l'Amour, la Volupté, les Grâces, la Joie, les Ris,
les Jeux, les aimables Entretiens, les doux Baisers ».
Il a l'orgueil de son émancipation, la griserie de sa
fraîche indépendance. Il joue à l'homme fait et se
plait à railler son précepteur, à se révolter contre ses
leçons et ses reproches: « Je n'ai plus l'âge de l'école,
Lydus... J'ai assez perdu mon temps et toi le tien.
Tes leçons ne m'ont servi de rien ni à toi non plus.
Je ne suis plus d'âge à me laisser régenter par toi.
Assez d'histoires » C'est un jeune poulain échappé,
qui gambade et qui rue. Phédrome du Curculio et Calidore du Pseudolus sont
des amoureux tendres et sentimentaux. Phédrome,
pendant la nuit, « obéissant aux ordres de Vénus et
de Cupidon,. aux conseils de l'Amour», s'en va voir
Planésie à la porte du leno. Il est heureux de porter lui-
même le flambeau de cire, « doux travail des
abeilles pour sa douce amie ». Il salue la porte derrière
laquelle est enfermée sa bien-aimée et lui offre
du vin en sacrifice. « Quel mortel l'égalera en bonheur
», quand la vieille portière, séduite par un broc
de vin, lui amènera sa maîtresse'? Il chante devant
cette porte la chanson des amoureux :
Verroux, verroux! que j'ai plaisir à vous saluer O !, vous,
je vous le demande, je vous en prie, je vous en supplie, je
vous en conjure, cédez au voeu de mon amour, très chers
amis. Faites-vous pour moi danseurs de ballets : sautez, s'il
vous plait, afin qu'elle sorte.. Ha! maudits verroux, voyez
comme ils dorment ; j'ai beau les prier, ils n'en bougent pas
plus vite. Je le vois bien, vous ne voulez rien faire pour moi,
verroux!
Il vante la pureté de sa Planésie : « il l'a respectée
comme sa soeur »; c'est à peine s'il lui a donné quelques
baisers et, elle, dans les furtives et trop rapides
entrevues qu'elle a pu lu' accorder, vite elle lui tend
ses lèvres et s'enfuit. Mais, elle sort. Alors il s'écrie :
« Je suis un Dieu... Ah! les rois peuvent garder leurs royaumes, les riches leurs trésors! A eux leurs honneurs,
leur puissance, leurs combats, leurs exploits!
Qu'ils ne me portent pas envie et je leur laisse tout
cela ». Et ce sont de tendres propos, de douces caresses
2, jusqu'au moment où s'éveille la ville, où
s'ouvrent les portes des maisons et des temples, et où
les amoureux, comme plus tard Roméo et Juliette,
doivent se séparer en hâte, avec l'espoir de se réunir
sous peu et pour toujours. Calidore n'est pas
moins sentimental; mais il est plus mélancolique :
c'est un peu Jean-qui-pleure amoureux. Il y a plusieurs
jours qu'il a reçu de son amie une lettre par
laquelle elle l'avise des dangers qui menacent leurs
amours. Depuis ce temps, il tient sans cesse à la main,
il arrose de larmes « ces caractères charmants, tracés
sur de charmantes tablettes, par une main charmante»; mais il n'a eu le courage d'en parler à
personne. Pressé de questions par son esclave fidèle,
il gémit, il soupire : « La misère et le souci me consument.
Comme l'herbe née pendant la canicule,
j'ai vécu bien peu : je suis éclos soudain et soudain
je suis flétri ». Il n'a pas la force de dire lui-même
le contenu de la missive, il la remet à son confident,
il le prie de la lire tout haut : « Continue : il me semble
qu'ainsi je m'entretiens avec elle. Lis : c'est pour moi comme un breuvage de douceur et d'amertume ».
Et dans ces lamentations, dans ces plaintes, se révèle
son âme faible et tendre.
Au contraire, ce sont des violents que l'amoureux
ou un des amoureux de l'Asinaire, Alcésimarque de
la Cistellaria, Mnésiloque des Bacchis. L'amant, dans
l'Asinaire, est surtout vindicatif. Mis à la porte lorsqu'il
n'a plus d'argent, il éclate en menaces et en injures :
il se vengera; il portera plainte à la justice; il réclamera
des punitions méritées et tirera satisfaction non
seulement pour lui-même mais pour tous les jeunes
hommes ruinés par les courtisanes : « il lui fera tout
le mal qu'il pourra, et ce ne sera pas volé ». Alcésimarque,
dans la même situation est encore plus
désespéré que furieux. Il est comme fou de chagrin.
Ah ! bien sûr, c'est l'Amour qui, le premier, inventa le métier
de bourreau. J'en puis bien juger par moi-même sans
prendre l'avis de personne; car les souffrances de mon âme
surpassent et dépassent celles de tous les autres. L'Amour me
tourmente, me crucifie, me persécute, me pique de son aiguillon,
me tourne sur sa roue. Malheureux! j'en meurs : je
suis emporté, entraîné, déchiré, arraché en tous sens : une
tempête obscurcit mon âme. Là où mon coeur est, je ne suis
pas; ou je ne suis pas, là est mon coeur. Tous les sentiments
luttent en moi; je veux, et tout de suite je ne veux plus. Ainsi
l'Amour se joue de mon âme accablée : il la chasse, il la presse,
il la précipite, ,il la harcelle, il la retient, il la caresse, il la comble; ce qu'il donne, il ne le donne pas : c'est un leurre;
ce qu'il m'a conseillé, il m'en détourne; ce dont il m'a détourné,
il m'y pousse. Il en use avec moi comme la mer fait
d'une épave et brise sur les écueils mon coeur amoureux.
Il s'adresse à l'avide matrone qui le sépare de sa
maîtresse, il essaye de l'ébranler et, ne pouvant y parvenir,
il s'abandonne à la douleur la plus délirante :
« Ecoute, femme, et sache ma résolution. Fassent tous
les dieux, et les grands dieux, et les petits, et les dieux
Lares, que de ma vie et de sa vie, je ne donne plus un
baiser à Silénie, si je ne massacre aujourd'hui et elle
et toi et moi. Oui, demain, à la première heure, je
vous tue toutes deux; et puis après, j'extermine tout le
monde si tu ne me la rends pas ». Et comme elle n'a
point cédé, il est prêt en effet à se tuer lui-même. Le
poignard à la main, romantique avant la lettre,
il salue la mort : « 0 Mort, reçois-moi : je t'aime et
viens à toi de bon coeur » ! S'il est sauvé, c'est que
son amie se précipite pour arrêter son bras; alors il
la saisit, il l'entraîne, il l'enlève, décidé à ne plus
souffrir que rien les sépare jamais. Quant à Mnésiloque,
lui, c'est un jaloux. Il avait chargé son ami
Pistoclère de lui rechercher Bacchis. Il vient d'apprendre
qu'elle est retrouvée et que l'argent nécessaire
pour assurer sa liberté a été soutiré par un esclave ingénieux à un père abusé. Il est tout heureux.
Mais on lui dit que son ami le trompe avec sa maîtresse.
C'est un écroulement. Il s'écrie; il se désespère;
il s'emporte. « Tu m'as perdu, ô mon ami! Et
cette femme, je ne poursuivrai pas sa perte totale ?
J'aimerais mieux mourir d'une mort affreuse. Il n'y
a donc plus de fidélité au monde, plus personne à qui
se fier? » il rumine en lui-même sa douleur et sa
colère :
Qui dois-je tenir pour mon pire ennemi, de mon ami ou
de Bacchis? Je ne sais. C'est lui qu'elle a préféré ? qu'elle le
garde; c'est très bien ainsi. Mais certes, elle s'est conduite de
la sorte à son dam. Que personne jamais plus ne se fie à mes
paroles ni à mes serments, si désormais je ne suis empli du
pire, du plus ardent amour. Ah! elle ne pourra pas se vanter
d'avoir trouvé une dupe à bafouer! J'irai à la maison et
je volerai quelque chose à mon père et lui donnerai. Ah ! je
me vengerai d'elle en mille façons... je ne la lâcherai plus,
dussè-je réduire mon père à la mendicité. Mais suis-je encore
dans mon bon sens pour parler ainsi de ce que je veux faire ?
Je l'aime; ah oui ! rien n'est plus certain! mais plutôt que de
lui donner mon argent, de l'enrichir d'un fétu, j'aimerais
mieux devenir plus mendiant qu'un mendiant. Non, jamais
plus de sa vie, elle ne pourra se jouer de moi. C'est décidé;
je rends tout l'argent à mon père. Alors, quand je serai les
mains vides et sans le sou, elle viendra, avec ses douces paroles;
elle aura beau dire, ce sera tout comme si elle allait raconter
des histoires à un mort.
Et, sans plus longue enquête, le voilà qui court révéler
les intrigues de son esclave, rendre la somme si péniblement escroquée, s'enlever à: lui-même les
moyens de délivrer Bacchis, quitte à se lamenter
quand il connaît la vérité, quand il découvre que ni
son ami ni son amie ne lui ont été infidèles. Cette crédulité
sans critique, ces décisions contradictoires,
cette vengeance qui retombe sur celui-là même qui se
venge, tout cela est bien caractéristique du jaloux.
Il y a aussi l'amoureux inconstant, comme Stratippoclès
d'Epidicus. Lorsqu'il est parti pour l'armée, il
était épris d'une joueuse de lyre et il a chargé son esclave
de la lui acheter, sans lui donner la somme.
Epidicus s'est ingénié et il a réussi. Mais quoi! son
maître « a je ne sais combien de coeurs » et, sur mer,
« il a tourné sa voile selon le vent». Il revient de la
guerre avec une jeune captive, acquise à crédit naturellement
: il faudra qu'Epidicus se débrouille dans
cette complication, se débarrasse de la joueuse de lyre
et trouve l'argent nécessaire/pour payer la dette. Et
Stratippoclès le bouscule; il ne peut se tenir d'impatience.
Mais un concours d'événements extraordinaires
fait que la captive se découvre sa soeur. Qu'à
cela ne tienne; la joueuse de lyre est toujours à la
maison : il s'aperçoit aussitôt qu'il peut l'aimer encore.
Et il y a ceux que tourmente le regret de leurs égarements.
Ils commencent à comprendre qu'ils ont mal
usé de leur liberté, que l'oisiveté, les orgies, les folles
amours ont pour eux des fruits amers; ils sont attristés, humiliés, par le sentiment de leur déchéance.
C'est Charin du Mercator. Il avoue qu'un funeste
cortège suit l'amour : le souci, l'insomnie, le chagrin,
l'inquiétude, la frayeur, l'inconséquence, l'irréflexion,
les excès, la licence, la dissipation, la misère, le
déshonneur, que sais-je encore? c'est toute une cour
de défauts, de vices et de malheurs. Et lui-même, il
a, pour s'être adonné à l'amour, gaspillé sa fortune et
mérité les justes reproches de son père. C'est
Philolachès de la Mostellaria. Celui-là fait un ingénieux
parallèle entre les hommes et les maisons. Sortant
des mains de l'architecte, la maison est parfaite. Si le
propriétaire est négligent, le bâtiment mal entretenu
se détériore, se gâte et linalement s'écroule. Tel est
l'homme.
Les parents sont les architectes des enfants : ils établissent
pour eux des fondements, ils les élèvent, ils mettent
tout leur soin à les rendre forts pour qu'ils soient utiles et
d'un beau spectacle aux autres et à eux-mêmes; ils n'épargnent
rien de ce qu'il faut et la dépense pour eux n'en est
pas une. Ils les ornent : ils leur enseignent les lettres, le droit,
les lois. A grands frais et à grand peine, ils font tous leurs
efforts pour que les autres s'en souhaitent de pareils. Quand
ils les envoient au service militaire,... ils leur donnent pour
appui quelqu'un de leur famille. C'est alors, que l'oeuvre sort
des mains de l'architecte. Après la première campagne, on
juge par l'épreuve ce que l'édifice pourra devenir. Ainsi, moi,
j'ai été excellent et sans reproche, tant que je suis resté aux
mains de l'ouvrier ; mais dès que j'ai été abandonné à moi-même,
aussitôt, d'un seul coup, j'ai anéanti tout son travail. La fainéantise est venue. Ça été pour moi une tempête. Elle
m'apporta la grêle et la pluie: modestie, vertu, se sont envolées
comme des tuiles par l'ouragan et je suis resté à découvert
sous l'orage. J'ai négligé de chercher quelque abri. Et
voici que l'amour est tombé sur moi comme la pluie dans une
maison sans toit; il a pénétré jusqu'en ma poitrine, il y a
inondé mon coeur. Du même coup, j'ai tout perdu : fortune,
crédit, réputation, vertu, honneur;je ne suis plus bun à rien:
je suis usé. Les charpentes de l'édifice sont pourries ; je ne crois
plus qu'il y ait moyen de l'étayer; il va s'écrouler tout entier;
il va périr jusqu'aux fondements; personne ne peut le
sauver. Mon coeur saigne quand je vois ce que je suis et ce que
j'ai été. De tous les jeunes gens, aucun ne me surpassait à la
gymnastique, au disque, au javelot, à la balle, à la course, aux
armes, à l'équitation. Je vivais heureux. Je servais de modèle
aux autres pour la frugalité et l'endurance, et les meilleurs
vme demandaient des leçons. Maintenant je ne vaux plus rien
et c'est ma faute.
Voilà de bons sentiments : c'est le repentir de l'enfant
prodigue. L'amusant, c'est qu'au moment même
où Charin et Philolachès parlent avec tant de sagesse,
ils ont précisément un nouvel amour en train ; et leurs
bonnes résolutions et leurs fermes propos s'évanouissent
en fumée.
Il va de soi que ce n'est point le seul cas où les jeunes
gens provoquent le sourire, sympathique, naturellement.
Quel public ne prend plaisir aux excusables
folies des amoureux? Plaute le sait bien. Aussi ne
néglige-t-il aucune occasion. Ailleurs, nous les voyons
dans tout l'enthousiasme de la passion, quand leur
maitresse parait à leurs yeux. Ils admirent, ils s'exclament,
ils sont au septième ciel, et à côté d'eux,
à mi-voix ou même tout haut, quelque insolent esclave fait la contre-partie railleuse. Ces Socrates de
vaudeville s'entendent à « ramener les hommes du eiel
sur la terre ». Palinure est ainsi le Sancho Pança du
Don Quichotte Phédrome; quand Argyrippe et Philénie échangent les doux propos et les caresses, Léonide,
qui les regarde, se tourne vers son complice Liban,
et, d'un ton de pitié : « 0 Liban ! quel malheur d'être
amoureux », et l'autre de répondre : « Bah! c'en est
un pire d'être pendu. » Ou bien les affaires des.
amants vont mal. Ils se chagrinent, ils s'emportent,
ils trépignent, ils s'en prennent à tout le monde, à
leurs amis, à leurs aides, à leurs esclaves. Ceux-là,
tantôt se défendent de leur mieux, tantôt avec un ironique
sang-froid, s'amusent à les voir ainsi perdre la
tête. Stratippoclès peste contre son camarade Chéribule,
qui n'a que des protestations à lui offrir, quand
il faudrait de l'argent liquide. Charin s'en prend à
son ami Eutyque, qui n'en peut mais, de ce que
sa maîtresse a été achetée par un rival inconnu : « Tu
m'as plongé le couteau dans la gorge ; je ne me soutiens
plus. Continue, bourreau, maintenant que tu as
commencé. » et autres aménités de la sorte. Bien
plus, les choses prenant décidément mauvaise tournure,
le voilà qui veut s'exiler; il veut courir à travers le
vaste monde à la recherche de l'amie perdue, et, dans
une véritable crise de démence, il rêve tout éveillé et
croit faire réellement le voyage qu'il médite. Agorastoclès, lui, en a surtout aux témoins qu'on a soudoyés
pour servir sa cause : leur lenteur est insupportable
à son impatience ; il les presse, il les gourmande,
il les injurie. Mais ils ripostent de belle façon et il en
est réduit à leur faire des excuses : « Ne vous fâchez
pas; c'était pour rire. » D'être ainsi contraints de
s'humilier envers des auxiliaires indispensables, envers
des esclaves mêmes, d'en passer par leurs caprices,
parce que ces gaillards se savent indispensables,
et qu'ils en abusent, c'est encore ce qui arrive
mainte fois aux amoureux de Plaute. Agorastoclès est
bien forcé de ronger son frein et de supporter, en dépit
qu'il en ait, les impertinences et les quolibets de
Milphion. Argyrippe, nous l'avons vu, est insolemment
berné par Léonide et par Liban. Il les voit, comme
deux limaces sur une rose, qui embrassent sa maîtresse
sous ses yeux, et il leur prête son dos pour qu'ils
y chevauchent tour à tour. Heureux encore Argyrippe,
s'il n'était jamais réduit à de pires complaisances et
si, le coeur gros et la mine confuse, il ne devait faire
les concessions les plus avilissantes à son propre père,
épris de la même courtisane. Il arrive même que
les pères, ces dupes-nés, ne mettent pas de complaisance
à se laisser duper. Gênés, malgré tout par
l'autorité paternelle, les amoureux essayent en vain de
leur en conter; l'avarice ou le libertinage ont rendu
ces vieillards ingénieux. Voyez Charin du Mercator; quelle piteuse figure il fait en face de Démiphon. Tous ses arguments sont rétorqués; tous ses prétextes sont
retournés contre lui ; et avec désespoir, il voit son
père courir au port afin d'y acheter pour lui-même la
captive dont Charin était épris : « Je suis mort, s'écrie-
t-il, il m'a tué !» Et l'on prévoit bien qu'il doit
finalement triompher ; mais son embarras, sa confusion,
sa rage muette n'en sont pas moins amusants.
Ainsi va le public riant sans méchanceté, mais non
sans malice, aux dépens des pauvres amoureux : « Il
n'y a pas de plaisir pour un amoureux, s'il n'extravague
» dit Calidore : il n'y en a pas non plus pour les
spectateurs.
Mais il en est un, plus à plaindre, que j'ai laissé
de côté jusqu'ici parce qu'il mérite vraiment d'être
spécialement étudié, c'est Diniarque du Truculentus. D'abord, contrairement à tous les autres, il n'a pas le
beau rôle: il est ridicule, il est dupe. Car il a pour
adversaire, non point un leno, un rival ou un père,
,mais une cupide et rusée courtisane. Et d'autre part
son caractère semble tracé avec plus de soin : il y a
dans cette pièce la peinture psychologique d'une irrésistible passion tracée avec une singulière vigueur.
Fiancé à la fille d'un concitoyen, Diniarque l'avait aimée,
si bien qu'elle vient, un peu trop tôt, de le
rendre père d'un enfant. Mais il a rencontré la courtisane
Phronésie. Les artifices de cette femme ont su le prendre : il s'est ruiné auprès d'elle et pour elle. Dès
lors, il a été congédié. Un amant plus riche, un militaire
babylonien l'a supplanté. Il le sait. Il sait même, que Phronésie a imaginé un conte pour attacher davantage
et mieux plumer le militaire : elle feint que ce
soldat l'a rendue mère et elle va se procurer un enfant
pour le lui présenter comme le leur. Il sait tout cela. Et
pourtant il ne peut renoncer à cette femme et, plus
désespéré que jamais, le voilà qui rôde en se lamentant
devant sa porte. Survient la servante, digne acolyte de sa maîtresse. Diniarque l'aborde, essaye de la
toucher. Mais il en est fort maltraité, jusqu'au moment
où il révèle qu'il possède encore des maisons et
des terres. Alors la drôlesse change de ton : elle se
fait tout aimable ; elle l'invite à entrer; elle l'assure
que Phronésie est impatiente de le revoir. Le malheureux
n'est pas assez sot pour ne point comprendre les
raisons de ce revirement subit : « Ah ! maisons et
biens, vous me venez en aide bien à propos. » Mais
cela ne l'empêche pas de se laisser duper encore : « Voilà
notre, plus grand mal : nous ne pouvons pas aimer
sans nous perdre. Quand on nous dit ce que nous désirons,
on a beau nous mentir ouvertement, nous sommes
assez niais pour le croire et notre colère tombe.»
Et il entre chez Phronésie. La courtisane le fait attendre,
sous prétexte qu'elle est au bain : en réalité, elle
est occupée à exploiter un autre amant. A croquer
ainsi le marmot, il s'impatiente ; un peu de raison lui
revient; il forme de sages résolutions : « Misérable
que je suis! je change d'avis trop tard : je suis ruiné. Mais qu'il me tombe quelque héritage ample et riche
maintenant que je sais tout ce que l'argent peut causer
d'amertume et de douceur, par Pollux, je le conserverais
si bien, je vivrais avec tant de parcimonie que...
Ah ! en peu de jours tout serait mangé.... que je
fermerais la bouche à ceux qui maintenant disent
du mal de moi. » Alors la porte s'ouvre, Phronésie
paraît : « Eh bien ! tu as peur que la porte ne te
morde? Tu n'entres pas, mon amour? » Lui s'écrie :
« C'est le printemps ! quel fleur ! quel parfum, quel
éclat charmant !» II accepte son invitation. La
rusée l'accable de protestations et de caresses ; puis
elle feint de se confier tout entière à lui ; elle lui explique
comment elle va tirer de l'argent du militaire,
après quoi elle le congédiera pour revenir à Diniarque.
Il est tellement enchanté qu'elle en profite pour lui
demander des cadeaux; il les lui promet avec empressement.
Et laissé seul, il s'écrie avec enthousiasme:
0 dieux immortels ! Ce n'est pas en maîtresse, qu'elle se
conduit, c'est en amie qui n'a rien de caché pour moi, qui se
livre à moi. Me confier le secret de cette supposition d'enfant!
ce qu'une soeur ne confie pas à une soeur ! Elle m'a montré
le fond de son âme et que de sa vie elle ne me trahira
point! Et je ne l'aimerais pas ? Et je ne lui serais pas dévoué?
Ah! je cesserai de m'aimer moi-même avant que cesse mon
amour pour elle. Je ne lui ferais pas de présent! Si! je vais
de ce pas ordonner qu'on lui porte cinq mines d'argent et des
provisions pour une mine. Cela sera bien mieux entre ses
mains, à elle qui me veut tant de bien, qu'entre les miennes,
à moi qui me fais tant de mal ! En effet, son esclave apporte bientôt des cadeaux
qui sont reçus avec empressement. Diniarque en est
tout heureux. Quel bonheur ! ses présents ont plu ! ils
ont été mieux accueillis que ceux du militaire ! Ah !
il est le favori de Vénus ! Pendant qu'il se réjouit
ainsi, la servante sort. Mais elle a encore changé de
ton : puisqu'il a tout donné, il n'y a plus besoin de se
montrer aimable envers lui ; elle le raille et lui ferme
la porte au nez. Diniarque commence à pousser les
hauts cris : c'est une indignité, il se vengera, il fera
des procès. « Mais pourquoi crier? se demande-t-il
bientôt. Qu'elle me reçoive seulement, je lui jurerai, si
elle veut, en termes solennels, que je n'en ferai rien.
C'est inutile : taper du poing sur des clous, c'est se
faire mal aux mains et rien de plus. A quoi bon s'emporter
contre quelqu'un qui s'en moque ? » A ce moment
parait le père de sa fiancée : il sait que sa fille
a été séduite et il va traîner Diniarque devant les tribunaux
; il sait que l'enfant confié à Phronésie est celui
de sa fille et il entend le réclamer. Diniarque
implore son pardon, il promet le mariage, il s'engage
à reprendre son fils. Mais Phronésie, ayant besoin de
lui, redevient aimable; elle le supplie de laisser l'enfant
quelques jours, jusqu'au moment où le militaire
aura été bien dépouillé. Il cède encore. Et il s'en va.
« Adieu, Phronésie ». — « Quoi ! dit-elle, tu ne m'appelles
plus : Mon amour? » — « Oh1 je te le dirai plus
d'une fois encore en secret 1 Il n'y a plus rien pour ton service? » — « Adieu. » — Quand j'aurai le temps,
je viendrai te voir. » Et l'on devine que le nouveau
mari sera plus souvent auprès de Phronésie qu'auprès
de sa femme.
A le bien prendre, il y a là un drame véritable,
comme d'ailleurs dans toutes les comédies qui ont un
fond de réalité, si on y poussait les choses jusqu'au
bout. Si Plaute l'avait voulu, l'histoire de ce malheureux,
envoûté par l'amour, qui n'a'aucune illusion ni
sur celle qu'il aime ni sur sa propre faiblesse et sa
déchéance matérielle et morale, offrirait un lamentable
exemple : n'est-ce point la déplorable aventure qu'ont
racontée l'abbé Prévost dans Manon Lescaut et Daudet
dans Sapho'? Mais Plaute ne l'a pas voulu ; et pour
amuser son public, il a tourné au ridicule, et non au
tragique, ce des Grieux de l'antiquité.
En face des amoureux, les amoureuses.
Ici encore, Plaute a dù parfois faire des sacrifices à
son public. Il y a des amoureuses qui le sont seulement
pour les nécessités del'intrigue.mais qui ne témoignent
guère de passion véritable. La Phénicie du
Pseudolus en est le type le plus caractéristique : c'est
un personnage muet. Pasicompsa du Mercator est une
gaillarde délurée qui sait entendre les grivoiseries et
qui sait y répondre. Philocomasie du Miles a un don
de fourberie inquiétant et joue la comédie avec une
rare habileté; mais ni l'une ni l'auire ne ressentent ou du moins ne montrent un sentiment vrai. D'une des
Bacchis, on nous dit bien qu'elle adore son Mnésiloque ; mais on fait bien de nous le dire, car nous ne
nous apercevrions pas. Lemniselenis du Persa soupire :
« Qu'on est malheureux, quand on aime» et elle a
quelques paroles tendres pour Toxile; et c'est tout.
Elles sont aussi des «utilités», sans plus. Enin, de
vraies amoureuses, Philénie de l' Asinaire, Silénie de la
Cistellaria, Planésie du Curculio se montrent telles dans
une scène, puis s'effacent, comme leurs amants, devant
les grotesques et les fourbes.
Mais la peinture des « ingénues » chez Plaute se
heurte encore à une difficulté spéciale que ne rencontrait
point celle des jeunes premiers. La jeune fille, à
Rome, ne sortait guère de la maison paternelle et ne
se mêlait point à la vie extérieure ;les usages et même
les lois ne toléraient pas que les femmes de condition
libres fussent mises en scène dans les comédies. Dans
cet embarras, Plaute, à la suite des Grecs d'ailleurs,
s'est rejeté sur les courtisanes. A côté de la courtisane
trompeuse et sans coeur, il a donc imaginé la
bonne courtisane, tendre, désintéressée, sincère et,
mieux encore, la courtisane qui n'est telle qu'en apparence
: une enfant de naissance libre, perdue ou enlevée
dès son jeune âge, à qui une reconnaissance tardive
restituera ses parents et sa liberté, et qu'une sorte
d'instinct généreux, même avant cet heureux dénouement,
rend déjà digne d'amour et d'estime; ces « ingénues
» au sens français du mot, le sont aussi au sens latin. Il y avait à cela un double ou triple avantage.
Plaute pouvait sans invraisemblance leur prêter une
honorabilité et des vertus que la vie des courtisanes ordinaires
ne comporte point. Il pouvait aisément émouvoir
ses spectateurs en leur représentant ces malheureuses,
aux mains d'un leno brutal, ou sous la tutelle
d'une indigne Macette, qui savaient supporter avec une
fière résignation les mauvais traitements et les menaces
ou repousser avec une noble indignation les conseils
infâmes. Enfin, il avait, pour terminer sa pièce,
la ressource d'un coup de théâtre agréable à la fois aux
héros et au public. Néanmoins, il n'a pas su toujours,
et peut-être ne s'en est-il même pas soucié, éviter
dans de telles peintures les plus choquantes contradictions
: ses bonnes courtisanes, parfois, ont les sentiments
ou les façons d'agir des mauvaises. Ainsi Philénie,
de l'Asinaire, qui s'est prêtée aux fantaisies du
père de son amoureux, lui demande à la fin des cadeaux,
avec une effronterie gênante ; ainsi Adelphasie
du Poenulus fait tout à fait gratuitement des professions
de foi cyniques : « J'ai à la maison, lui dit son amoureux,
je ne sais combien d'écus d'or qui ne demandent
qu'à battre la campagne » — « Apporte-les moi, répond-
elle : je les aurai bientôt mis à la raison. » Ce
sont gentillesses que les auteurs comiques prêtaient
volontiers aux courtisanes ordinaires : et, pour ne pas
manquer une occasion de soulever le rire, Plaute les
attribue sans scrupule même à celles qui sont des
courtisanes d'exception. Pourtant, ces passages fâcheux mis à part, il faut
avouer qu'elles lui ont fourni d'agréables tableaux.
Comme il convient à leur âge et à leur rôle, elles aiment
la toilette et s'abandonnent à une gracieuse coquetterie.
L'une d'elles, non sans esprit, s'en raille
elle-même, et toutes les femmes avec elle.
Qui veut se donner bien de l'embarras, n'a qu'à se procurer
deux choses, un navire et une femme. Car il n'y a rien
au monde qui donne plus d'embarras, quand on a commencé
à les équiper. Jamais on ne les arrange assez bien et ce n'est
jamais fini de les arranger. Moi qui parle, je le sais par expérience.
Depuis l'aurore jusqu'à maintenant, nous n'avons, ma
soeur et moi, cessé de nous laver, de nous frotter, de nous
frictionner, de nous parer, de nous polir, de nous farder, de
nous pomponner : et chacune de nous avait deux servantes
qui nous aidaient dans tous ces soins de propreté et de toilette,
et nous avons lassé deux hommes à nous apporter de
l'eau. Ah! ne m'en parlez pas! que d'affaires pour une seule
femme; mais, pour deux, il faudrait, je le sais bien. un peuple
tout entier et nombreux; et il n'y suffirait pas.
Et sans doute, c'est -le métier qui le veut ainsi : il
s'agit de pêcher les amoureux. Mais celles qui sont
vraiment bonnes ont de meilleures raisons encore.
C'est par souci de dignité personnelle, c'est par piété,
qu'Antêrastile et Adelphasie se sont parées ; car elles
vont, à la fête des Aphrodises, honorer Vénus. Non
seulement elles ont revêtu leurs plus beaux atours
pour plaire à la déesse, mais elles se sont gardées pures pour entrer dans son temple ; et elles ont plaisir à décrire les beautés de la cérémonie: « Cela valait la
peine, pour ceux qui ont le goût de tout ce qui est aimable,
de venir aujourd'hui repaître ses regards d'un
temple si bien décoré. Par Castor! quel plaisir j'ai eu
à voir les charmantes offrandes des courtisanes, offrandes
dignes de la déesse des Grâces, Vénus, et comme
j'ai admiré ces richesses. Quelle abondance d'objets
délicieux, tous rangés dans le plus bel ordre. Tout
était rempli d'encens d'Arabie et de parfums. 0 Vénus,
ni ta fête ni ton temple ne languissent : que de dévotes
étaient venues célébrer Vénus Calydonienne ! »
Philématie de la Mostellaria n'est pas moins coquette.
Nous la voyons en scène qui s'inquiète de se faire
belle : « Regarde-moi, Scapha, dit-elle à sa servante ;
est-ce que cette robe me va bien? Mais regarde, examine,
va-t-elle bien? Donne-moi le miroir et ma
cassette de bijoux. Vois si mes tresses sont bien disposés, chacune à sa place. Donne-moi le blanc. J'ai
envie de mettre des parfums : qu'en penses-tu? Regarde bien si mes bijoux et mon pallium me vont
comme il faut » Mais ce n'est point par vanité quelle
se pare ainsi : c'est qu'elle attend son amoureux, « son
chéri, son protecteur », et c'est à lui « qu'elle veut
plaire »
Car elles sont tendres, ces bonnes courtisanes.
Quelle joie quand celui qu'elles aiment est enfin à leur
côté. De quel élan Philématie répond à Philolachès :
« Ce que tu veux, je le veux -», et qu'elle est heureuse
de songer qu'il l'a affranchie ! Lorsque Planésie en cacnette sort dela maison du leno pour rencontrer son
amant : « Où es-tu, s'écrie-t-elle, où es-tu, toi qui m'as
sommée de comparaître au nom de Vénus? toi qui
m'as envoyé assignation d'amour? Me voici, je comparais;
comparais, je t'en prie. 0 mon âme! viens!
un amoureux ne se tient pas si loin de sa maîtresse.
Prends-moi, serre-moi dans tes bras... » Lui, soupire ;
il se plaint que le leno les veut séparer. De quel ton
elle proteste : « Nous séparer? Non, il ne peut nous
séparer, il ne nous séparera jamais, à moins que la
mort n'arrache mon coeur du tien. » Et, quant il faut
enfin, par prudence, se quitter, elle le supplie chaleureusement
de la racheter au plus vite pour qu'elle soit
toute à lui et à lui seul. Quelle douleur, au contraire,
quand les événements font obstacle à leur réunion.
Silénie est triste ; elle ne sait plus rire, elle néglige
sa toilette; elle pleure : « Je souffre, dit-elle à son
amie, je suis au supplice, je suis déchirée. Malade est
mon âme, malades mes yeux ; je suis malade de chagrin.
Que te dire sinon qu'une sorte de folie me livre
à la douleur? Mon coeur est torturé. On dit que les
femmes n'ont point de coeur? si j'en ai un, c'est lui qui
souffre ; si je n'en ai pas, c'est pourtant là qu'est encore
mon mal. Est-il donc si amer d'aimer ? Ah !
s'il venait le médecin qui doit me guérir de cette maladie
! Il viendra, dis-tu? que ce mot est lent quand
on aime ! pourquoi pas il vient ? Ah ! malheureuse,
c'est ma faute, c'est ma folie qui me torture: pourquoi
me suis-je attachée à lui seul et lui ai-je voué ma vie
entière? » Et elle raconte alors l'histoire de ses amours : comment elle s'est liée avec Alcésimarque, comment il
avait promis de l'épouser et comment un père impitoyable
lui impose pour femme une étrangère. Elle va
maintenant retourner auprès de sa mère qui la rappelle.
Mais, en son absence, s'il vient, l'infidèle, qu'on
ne l'accueille point avec des reproches : « Quelque tor
qu'il ait envers moi, il m'est toujours cher. Parle-lui
doucement, je t'en prie ; ne lui dis rien qui puisse le
peiner ». Et elle fuit en pleurant, sans avoir même le
courage de réparer le désordre de sa toilette. Leur
tendresse est telle qu'elle est plus forte que la mort
même. Argyrippe désespéré annonce qu'il va se tuer
puisqu'il ne peut espérer obtenir Philénie. Mais elle :
« Que t'ai je fait, pour me donner le coup de la mort?
Pourquoi ces menaces de t'ôter la vie? que deviendrai-
je, dis-moi, si tu fais comme tu le dis ? Ah ! c'est
décidé : si tu meurs, je meurs. 0 ma vie, serre-moi
dans tes bras! Ah! si nous pouvions être ainsi portés
au tombeau ! »
Et elles sont fidèles aussi. Elles y ont d'autant plus
de mérite que la fidélité n'est guère en honneur dans
le monde où elles vivent et que les mauvais conseil
ne leur manquent pas. En vain, la servante attachée :
Philématie essaye-t-elle de la détourner de Philolachès,
en vain invoque t-elle son expérience personnelle pour
convaincre la jeune fille qu'elle sera un jour abandonnée
et qu'il est sage de prendre les devants, après avoir
exploité l'amoureux : " Non, soupire Philématie, je
ne crains pas cela de lui" Et à tous les avis, à toutes les objurgations, elle répond en rappelant les bienfaits,
les témoignages d'affection qu'elle a reçus, la reconnaissance
à laquelle elle est tenue, l'amour enfin qu'elle
porte à celui qui fait tout pour elle. Encore n'a-t-elle
affairé qu'à une courtisane. C'est une mère qui, invoquant
son autorité, prétend éloigner Philénie d'Argyrippe
: elle fait honte à sa fille de s'attacher à un jeune
homme ruiné. Elle décide qu'on s'en défera sans tarder
: «... Si aujourd'hui même il n'apporte pas vingt
mines, nous le jetterons à la porte, ce pleureur qui
ne nous a jamais donné que ses larmes» — « Ordonne moi
de jeûner, mère, répond Philénie : je t'obéirai. »
Jeûner! c'est bien l'affaire de la mère : on ne jeûnera
pas, si on fait accueil à des galants plus riches. « Mais,
répond Philénie, si mon coeur est pris, qu'y puis-je
?... Le berger qui mène les troupeaux des autres a
une brebis à lui, qui est sa consolation et son espoir :
laisse-moi de même aimer le seul Argyrippe, pour ma
joie » Paroles touchantes, plainte discrète où se révèle
un coeur aimant.
Et enfin elles ont le sentiment de l'honneur et le
goût de la vertu. « J'aime la vérité, dit Philématie, le
mensonge m'est odieux. Que j'aie bonne réputation,
je serai assez riche. M Palestra sent en elle « un coeur
de femme et, quand l'idée de la mort se présente à son
esprit, la crainte glace ses membres » ; pourtant elle
aime mieux mourir que de retomber aux mains du leno et vivre dans la honte. Dans le Poenulus, Adelphasie tient même des discours que ne renierait point la plus
sage matrone. Sa soeur lui annonce-t-elle que d'autres
courtisanes, au temple, auront peut-être une plus belle
toilette? « Jamais ni l'envie ni la malveillance n'ont
habité mon coeur, répond-elle. J'aime mieux être parée
de bonnes qualités que d'un amas de bijoux. C'est le
sort qui donne ces bijoux, mais c'est un bon naturel
qui donne ces qualités. J'aime bien mieux passer pour
bonne que riche. Une courtisane doit se vêtir de modestie
plutôt que de pourpre. La mauvaise conduite
souille plus que la boue les plus beaux atours ; mais
de bonnes moeurs ont bientôt fait d'embellir les vêtements
les plus humbles » Et quand elle retrouve son
père, elle peut dire fièrement à sa soeur : « Nous sommes
nées d'un tel sang que nous devons rester pures
de toute faute.Nous sommes de bonne famiHe, et
tout esclaves que nous sommes, il ne nous convient
pas d'agir en sorte qu'on puisse nous railler » Ce
sont bien là des sentiments de jeunes filles libres, et
l'on s'aperçoit que sous les apparences de courtisanes,
Plaute nous dépeint en effet, parfois, des âmes
qui n'ont rien de servile ni de bas.
Il faut bien reconnaître, malgré tout, que, pour apprécier
justement les amoureux et les amoureuses de
Plaute, nous ne sommes plus « au point. » Les meilleurs
d'entre eux et les meilleures d'éntre elles nous
choquent bien souvent, non pas seulement par la
faute de l'auteur, mais par la faute du milieu où il vivait
et pour lequel il écrivait ses pièces. L'esclavage
a disparu et avec lui ce qu'il entraînait, surtout pour les jeunes femmes, de situations humiliantes et démoralisantes.
La femme s'est affranchie de bien des entraves
que les sociétés de l'antiquité lui imposaient et
la jeune fille a acquis le droit de se mêler à la vie commune,
d'avoir des sentiments et de les manifester ou
de les exprimer, dé se marier selon ses préférences
personnelles. 'Enfin, quelque indulgence traditionnelle
que conserve la société peut-être, en tout cas la
comédie, pour le « charmant mauvais sujet », l'opinion publique fait pourtant quelque différence entre
la débauche et les égarements ou les faiblesses de la
passion, de l'amour proprement dit. Ainsi nous sommes
parfois gênés quand nous retrouvons dans les
situations et dans les caractères des héros et des héroïnes
les traces de la brutalité des moeurs anciennes.
Au contraire, il n'y a point d'éléments impurs, et
par suite rien de déplaisant, lorqu'il s'agit non plus
d'amour, mais d'amitié.
L'amitié entre jeunes gens est mainte fois dépeinte
avec beaucoup de vie et beaucoup d'agrément. Je
ne parle pas de la camaraderie entre compagnons de
plaisir comme Philolachès et Gallidamate de la Mostellaria. Je parle de l'amitié véritable, avec tout ce quelle
comporte d'assistance mutuelle, de confiance, de fidélitée de dévouement réciproques. C'est un sentiment
qui ne semble pas moins tendre, et qui en même temps
est presque plus désintéressé que l'amour même.
Les amis n'ont rien de secret l'un pour l'autre. Ce
qu'ils ont de plus cher, leur amour, ils s'en font l'un
à l'autre confidence. Ils font tous leurs efforts pour
combattre les adversaires et les rivaux de leur ami.
Quand ils ont de l'argent, ils donnent leur argent; ils s'ingénient à recruter des auxiliaires utiles ; ils s'entremettent
eux-mêmes, et de tout leur pouvoir ils travaillent
à renverser tous les obstacles qui séparent
l'amant et la maîtresse. Ainsi fait Chéribule pour
Stratippoclès dans l'Epidicus, ainsi fait Charin pour
Calidore dans le Pseudolus; ainsi encore Eutyque pour
Charin dans le Mercator. C'est lui qui s'offre pour courir
au port et acheter l'esclave dont Charin est épris mais
que le père de Charin veut acheter pour lui-même. Malheureusement
il revient désolé : un acquéreur étranger
l'a devancé. Quel chagrin il ressent de causer ce
chagrin à son ami ; avec quelle patience il supporté
ses rebuffades et ses plaintes injustes; il essaye de le
consoler; quand il le voit, dans son désespoir, tout
prêt de s'exiler, il lui donne les conseils les plus sages
: « Que dis-tu là? si même chose t'arrive là où tu
vas, si tu t'éprends encore et que tu sois privé de celle
que tu aimes, tu t'enfuiras une seconde fois? et une
troisième si l'aventure se renouvelle? Quelle sera donc
la fin de ton exil? le terme de ta fuite? Dans quelle
patrie, dans quelle demeure t'arrêteras-tu jamais, dis-moi?
Et puis, crois-tu qu'en partant d'ici tu y laisseras
ton amour? Si tu te battes qu'il en soit ainsi, si tu
en es sûr, combien ne vaut-il pas mieux te retirer
quelque part à la campagne, y demeurer, y vivre, jusqu'à
ce que tu aies oublié ta passion et ton amour
pour elle. » Mais Charin ne veut rien entendre. Eutyque
se désespère : " Avec quelle précipitation il s'enfuit
et me quitte ! Malheur à moi ! S'il part, tout le monde
dira que c'est ma faute et que j'ai manqué de zèle." Aussi, quand tout est arrangé, sa joie est grande : « 0
souveraine des dieux et des hommes, maîtresse des
hommes, toi qui as conduit chez moi cette femme si
désirée, Vénus, que je te rends grâces ! Y a-t-il un Dieu
qui jouisse maintenant d'une félicité égale à la mienne?
Elle était chez moi, celle que je cherchais partout !
0 Dieux, je vous en prie, faites que je trouve Charin
tout de suite » Et il ramène Charin auprès de la chère
captive enfin délivrée, tout heureux du bonheur de
son ami. Il n'aurait pas plus de plaisir, quand il s'agirait
de ses propres amours.
Les amis ont un sentiment très élevé des devoirs
.que l'amitié impose. Une trahison d'un ami est à leurs
yeux un crime ; le récit seul en excite leur indignation
et quand eux-mêmes en sont victimes, leur coeur
est déchiré. En revanche, ils n'ignorent point quelle
indulgence méritent les fautes de l'ami, voire son man.
que de confiance, quand elles sont involontaires. Mnésiloque
rentre à Athènes après une longue absence.
On vient de lui raconter que son ami Pistoclère a su,
comme il l'en avait prié, lui retrouver Bacchis, sa maîtresse
perdue. Il est doublement heureux et comme
amant, et comme ami; il se félicite. « Plus j'y rétléchis
en moi-même et plus j'en suis convaincu : un ami,
mais un ami dans la force du terme, ne le cède qu'aux
dieux ; je viens d'en faire l'épreuve » . A ce moment
même on lui apprend que Pistoclère et Bacchis l'ont
trahi de concert. Nous avons vu comment il se désole
alors. Mais voici qu'il rencontre le perfide, et PistocIère
a l'audace de venir à lui. Bonjour, Mnésiloque. — MNÉSILOQUE. Bonjour. PISTOCLÈRE.
Pour ton heureux retour, viens souper avec moi. —
MNÉSILOQUE. Je ne veux pas d'un souper qui m'échauffera la
bile. — PISTOCLÈRE. Comment, dès ton arrivée, tu as quelque
ennui ? — MNÉSILOQUE. Et un cruel. — PISTOCLÈRE. De
qui ? — MNÉSILOQUE. D'un homme que jusqu'à ce jour je
croyais mon ami. — PISTOCLÈRE:. Il y en a beaucoup de ce
calibre-là : on les croyait ses amis et on les découvre faux et
menteurs; en paroles, ils sont tout à vous, à l'action, il n y a
plus personne ; il n'y a pas de confiance à avoir en eux. Il n'y
a personne dont le bonheur n'excite leur envie ; et, quant à
faire qu'on leur porte envie, leur fainéantise les en garde
bien. —
MNÉSILOQUE. Tu dépeins leur façon d'être en homme
qui s'y connaît. Mais ajoute encore ceci : de leur mauvais esprit
ils se trouvent mal; ils n'ont pas d'amis, tout le monde
les traite en ennemis; et, quand ils se trompent ainsi eux-mêmes,
ils croient sottement tromper les autres. Tel est celui
en qui je me confiais comme en moi-même. Il n'a rien
négligé de ce qui était en son pouvoir pour me faire du mal
et pour s'approprier tout mon bien. — PISTOCLÈRE. Il faut que
ce soit une franche canaille. — MNÉSILOQUE. C'est mon avis.
— PISTOCLÈRE. Je t'en prie, dis-moi qui c'est. — MNÉSILOQUE.
Tu es bien avec lui. Sans cela, je te demanderais de lui faire
tout le mal que tu pourras. — PISTOCLÈRE. Dis-moi seulement
qui c'est. Si je ne trouve moyen de lui nuire, tu pourras
me traiter de lâche. — MNÉSILOQUE. C'est un scélérat, mais
c'est un ami à toi. — PISTOGLÈRE. Raison de plus pour le
nommer : je ne tiens pas à l'amitié d'un scélérat. — MNÉSILOQUE.
Je vois qu'il faut te dire son nom ; Pistoclère, c'est toi
qui me perds, moi, ton camarade
À ce terrible Tu es ille vir, Pistoclère ne s'emporte
point; il s'étonne, it s'explique, il se justifie; sans un mot de reproche, sans un mouvementde rancune, c'est
lui qui dès lors console le jaloux, rétablit ses affaires
et lui rend sa maîtresse; et quand Mnésiloque honteux,
désespéré, se couvre lui-même d'injures et d'imprécations,
ce véritable ami ne cesse de lui témoigner
son dévouement.
Ce dévouement des amis va jusqu'au sacrifice. La
comédie, ou plutôt le drame, des Captifs en offre
un bel exemple. Deux jeunes gens, Philocrate et Tyndare,
sont tombés en captivité; celui-ci est l'esclave,
l'autre est le maître; mais en ce commun malheur il
n'y a plus ni esclave ni maître, il n'y a plus que des
amis. Tyndare assume courageusement le rôle de Philocrate;
c'est lui qui restera prisonnier, tandis que le
vrai maître, pris pour l'esclave, sera libre pour aller
chercher l'argent de la rançon. Leurs adieux sont touchants
et d'autant plus qu'ils ont un sens mystérieux,
incompréhensible pour les auditeurs qu'a dupés la
généreuse fraude de Tyndare : « Tyndare, dit-il à
Philocrate, tu peux dire sans crainte à mon père qu'il
n'y eut jamais de désaccord entre nous; que tu n'as
jamais commis envers moi la moindre faute (comme
moi je ne t'ai jamais été que favorable); que tu t'es
bien conduit envers ton maître, malgré ses terribles
malheurs; que j'ai toujours trouvé du soutien en tes
actions et en ta fidélité, au milieu de mon infortune
et dei ma détresse. Tyndare, quand mon père saura
quels ont été tes sentiments pour son fils et pour lui,
il ne sera pas assez avare pour ne pas t'affranchir par
reconnaissance, et moi, si je reviens, je m'arrangerai
pour l'y décider aisément... » — « Oui, répond Philocrate,
j'ai fait comme tu dis; merci de t'en souvenir. Tu avais bien droit à une telle conduite de ma part.
Car si je voulais, Philocrate, rappeler tout le bien que
tu m'as fait, le jour n'y suffirait pas. Quand tu aurais
été mon esclave, tu n'aurais pu agir autrement, ni
avec plus de dévouement pour moi ». La confiance
réciproque de ces deux amis était justifiée. Malheureusement,
avant que Philocrate n'ait envoyé la rançon
qui devait libérer celui qui avait pris sa place, la
ruse est découverte. Tyndare, jeté dans les fers, menacé
des plus terribles supplices, fait front avec autant
de dignité que de courage : « Quand la mort n'est
pas méritée par des crimes, c'est bien peu de chose.
Si je péris ici et qu'il ne revienne pas comme il l'a
promis, j'aurai la gloire, tout mort que je serai,
d'avoir tiré mon maître captif de la servitude et des
mains de l'ennemi, de l'avoir fait retourner, libre,
dans sa patrie et vers son père, d'avoir préféré exposer
ma tète au supplice, plutôt que de le voir mourir
ici.Qui tombe pour la vertu ne meurt pas.Ma ruse
va me nuire? Parfait ! Mais j'ai sauvé mon maître et
suis heureux de l'avoir sauvé ». Ainsi cet héroïque
ami brave les pires dangers, jusqu'au moment où il
est tiré de péril par le retour de Philocrate fidèle à son
serment, et par un coup de théâtre romanesque qui
fait découvrir en lui le fils de celui-là même qui le
menaçait du supplice.
Enfin les amis ne s'intéressent- pas seulement aux
plaisirs, au bonheur, ou au salut de leur ami; ils ont également souci de sa réputation, de son honneur; ils
veillent à ce qu'il accomplisse pleinement son devoir;
ils ne craignent pas, au besoin, de lui faire les justes
reproches que méritent ses fautes, et de le ramener,
par une sévérité bienveillante, à la vertu dont il s'est
écartée. Lysitèle a vu son ami Lesbonique dissiper sa
fortune en l'absence de son père; le prodigue a une
soeur en âge d'être mariée, qui, devenue pauvre, ne
trouve pas l'union qu'elle aurait pu espérer; Lysitèle
se décide donc à l'épouser sans dot afin d'épargner à
Lesbonique de cruels remords et il obtient l'assentiment
de son père. Mais Lesbonique, malgré ses égarements,
est un homme de coeur (une des causes de sa
ruine n'est-elle pas qu'il s'est porté caution pour un
ami dans l'embarras?) Il n'entend pas que sa soeur
soit reçue par charité dans la famille de son mari ; il
lui reste un bien unique, un champ près de la ville, sa
dernière ressource; il le donnera en dot à sa soeur et
.il s'expatriera pour gagner sa vie à l'étranger. Quand
les deux amis se trouvent en face l'un de l'autre, une
lutte de générosité s'engage entre eux. Lysitèle ne
veut pas accepter le champ, Lesbonique ne veut pas
le garder.
Que dis-tu? s'écrie Lysitèle avec une généreuse colère;
car je ne puis plus me retenir et il faut que je te dise ce que
tu mérites. Tes ancêtres t'ont-ils donc transmis la considération,
acquise par leur bonne conduite, pour que tu la perdes
par ta mauvaise? Pour que tu sois le gardien de l'honneur de
tes descendants, ton père, ton aïeul t'ont rendu facile et applani
le chemin de l'honneur; tu te l'es rendu difficile par tes fautes, par ta paresse, par tes folies. Tu as choisi de préférer
l'amour à la vertu. Crois-tu maintenant par ce refus, réparer
tes égarements? Non! tu fais erreur. Allons, rappelle la vertu,
en ton âme, chasse la paresse de ton coeur, consacre-toi au
service de tes amis dans le forum, et non à celui d'une maltresse.
Si je veux à toute force te laisser ce champ, c'est
pour que tu aies les moyens de te corriger, et pour que tes
ennemis, si tu en as parmi les citoyens, ne puissent pas te jeter
à la face que tu n'es qu'un besoigneux.
Comme Lesbonique, tout en remerciant, refuse de
céder :
Quoi! toute ma peine serait inutile ! Je n'y puis consentir.
Et quel chagrin encore pour moi que tu aies si peu le sentiment
de l'honneur. Ecoute, Lesbonique, je connais ton âme
généreuse; je sais que tes erreurs ne sont point volontaires :
c'est l'amour qui a troublé ton esprit. Mais, je t'en avertis,
et t'en avertis encore, réfléchis à ce que tu te proposes de
faire.
C'est en vain que Lysitèle déploie ainsi toute son
éloquence, qu'il use tour à tour de la flatterie et de
l 'intimidation; obstiné à se punir lui-même, Lesbonique
ne cède point et il faut que des événements imprévus
arrangent les choses pour qu'il renonce à son
projet. « Qu'un ami véritable est une douce chose! »
pourrait-il dire alors, avec tous les jeunes gens que
Plaute nous montre si fidèles aux devoirs, si sensibles
aux charmes de l'amitié.
Il y a chez lui moins d'amies que d'amis. Ce n'est pas sans doute qu'il estime l'amitié un sentiment plus viril que féminin, c'est qu'il n'a guère le moyen de
nous montrer de vraies jeunes filles. Mais, parmi ses
bonnes courtisanes, il en est quelques-unes qui ressentent
et témoignent une affection mutuelle. Ce sont
presque deux soeurs, que Silénie et Gymnasie de la
Cislellaria; et si Gymnasie ne comprend point l'amour
désintéressé et profond dont souffre Silénie, du moins
cherche-t-elle de bon coeur à calmer ses chagrins. Dans
le Rudens, Ampélisque et Palestra sont bien touchantes.
Elles sont de condition différente, l'une née dans
l'esclavage, l'autre privée de sa liberté native; mais la
communauté de leur infortune en a fait aussi comme
deux soeurs. Quand la tempête les a séparées et jetées
toutes deux sur une côte inconnue, la première pensée
de l'une et de l'autre est de regretter l'absence de
sa compagne. Quand elles se rejoignent enfin, il leur
semble qu'elles sont maintenant à l'abri du malheur.
« PALESTRA. Ohl dis-moi que tu es vivante ! — AMPELISQUE.
C'est à cause de toi maintenant, que je veux
vivre, puisqu'il m'est.permis de t'embrasser. Oh! j'ai
peine à le croire : tu m'es rendue! je t'en prie, serre-moi
sur ton coeur. Oh mon espoir! que tu soulages
tous mes maux! » Et, au milieu de tous les dangers
qui les menacent, leur premier souci est de n'être
point arrachées l'une à l'autre. Aussi, au dénouement,
lorsque Palestra a retrouvé son père, c'est une satisfaction
pour le public que ce père affranchisse aussi
l'amie de sa fille.
Amour et amitié, ce sont là d'ordinaire les seuls
sentiments que connaissent les jeunes hommes comme les jeunes filles. Ils sont, sauf rares exceptions,
singulièrement étrangers aux affections familiales.
Et l'on ne saurait s'en étonner. Les jeunes filles,
puisqu'elles sont ou par naissance ou à la suite d'un
rapt de condition servile, n'ont point de famille.
C'est à peine si quelqu'une d'entre elles a conservé
sa mère (1) et cette mère cupide, menteuse, n'est guère
faite pour mériter d'être aimée(2).
(1) Ou celle qu'elle croit sa mère, comme dans la Cistellaria.
(2) Il y a bien la famille retrouvée, au dénouement ; mais au dénouement l'auteur est pressé et se borne à mettre dans la touche des personnages quelque exclamation rapide.
Quant aux jeunes
hommes, la famille pour eux représente la règle, le
devoir, l'autorité qui réprime les passions, le grand
obstacle à leur amour; la famille, c'est l'ennemi. Il y
a parmi eux un bon frère, Lesbonique du Trinummus :
il a ruiné sa soeur, il s'en repent, il veut du moins réparer
sa faute. Encore peut-on se demander si c'est,
vraiment par amour fraternel, si ce n'est pas plutôt
par sentiment de sa dignité propre et par amitié pour
son futur beau-frère. Il y a un bon fils, Lysitèle du
Trinummus, qui décidément est le parangon de toutes
les vertus. La scène est assez touchante où le père et
le fils, s'entretenant ensemble, nous donnent un exemple
de cette sorte d'amitié cordiale et confiante qui
remplace la simple obéissance, lorsque l'enfant est devenu
homme à son tour, et l'autorité paternelle, quand
le père est devenu vieillard : c'est comme un échange
de reconnaissance, de la part du fils, pour les bienfaits,
les bonnes leçons, les bons exemples qu'il a reçus, de
la part du père, pour la joie et la fierté que lui apportent
les louables actions et les nobles sentiments de celui dont il a fait un honnête homme. Malheureusement
Lysitèle est presque seul de son espèce.
Tel autre a des velléités d'être bon fils; mais son père,
débauché et ridicule, lui rend vraiment trop difficile
de persévérer. Tel autre encore a des remords anticipés;
mais quoi! la passion est la plus forte et c'est
le père qui détient la bourse dont il faut extirper l'argent
nécessaire; alors le jeune homme se fait complice
de l'esclave trompeur et conspire avec lui contre
la prudence, ou l'avarice ou la débauche paternelles.
Il y en a même qui prononcent des paroles terribles,
si on pouvait un instant les prendre au sérieux.
Quand Philolachès par exemple voit Philématie fidèle
et vertueuse, il s'écrie dans son enthousiasme : « Ah!
si on pouvait donc venir m'apprendre la mort de mon
père! je me deshériterais moi-même et c'est elle que
je ferais légataire universelle ». Mais ce sont là propos
en l'air, gentillesses de farce ou de vaudeville,
qui ne tirent pas à conséquence : l'exagération même
de pareils souhaits en fait disparaître l'odieux.
Reste donc que Plaute subordonne d'ordinaire les
caractères de ses jeunes gens au sujet lui-même. Il lui
faut une intrigue et une intrigue qui fasse rire. Il a
besoin par suite de personnages sympathiques en faveur de qui se noue, se déploie et se dénoue cette intrigue.
Ces personnages, ce seront des amoureux et, autour des amoureux, les confidents. Aussi, les jeunes
gens qu'il met en scène sont avant tout amants et
amis ou amantes et amies. C'est comme amants et
amantes, c'est comme amis et amies, qu'il les représente,
qu'il s'efforce de les faire vivants, qu'il tâche
de nous les rendre agréables. Encore, à l'occasion,
n'hésitera-t-il pas à les mettre de côté, une fois qu'ils
auront servi à introduire des personnages plus comiques;
ou bien, peu soucieux de la cohérence des caractères
et de l'unité d'impression, il leur prêtera des
sentiments qui ne s'accordent guère avec leur amour,
il leur attribuera des plaisanteries déplacées et cyniques
: sentiments et plaisanteries destinés à soulever
le gros rire de la foule. Enfin, comme fils et comme
filles, ils seront ce qu'ils pourront, ou plutôt ils seront
les fils et les filles que lui a transmis la tradition
comique et non point les fils et les filles que lui eût
offerts la réalité, s'il s'était, à cet égard, soucié un
instant de l'observer et de la reproduire.
Mais reste aussi qu'il a le don de la vie; que ces
amoureux et ces amoureuses, ces amis et ces amies,
là même où ils sont seulement esquissés, vivent en
effet et nous charmant ou parfois nous émeuvent ;
qu'il y a dans ces rôles d'amour assez de vérité, assez
de passion, voire même assez de délicatesse pour
que nous songions maintenant non plus au seul Regnard,
mais que nous reconnaissions en Plaute un
Molière inégal ou par moments un Marivaux rudimentaire.
LES ROLES ET LES PERSONNAGES DE PLAUTE
V. — TYPES DE LA VIE RÉELLE
Fantoches, grotesques, intrigants, jeunes premiers
et ingénues, tous les rôles ou tous les personnages que
nous avons analysés jusqu'à présent nous apparaissent
dans une dépendance étroite de l'intrigue. Ce
qu'ils sont, ils devaient l'être pour que la comédie pût
exister, se développer, se dénouer, comme elle existe,
se développe et se dénoue. Dans l'ensemble de cette
oeuvre, les rôles principaux et les principaux personnages
semblent n'avoir été conçus et traités qu'« en
fonction » de l'aventure d'amour, des machinations
ingénieuses, de la série des quiproquos dans lesquels
ils devaient se trouver engagés. Cela d'ailleurs était
inévitable, puisque la comédie de caractère, où le
caractère engendre et domine l'action, n'existe pas
chez Plaute, ou y est ramenée à la comédie d'intrigue;
puisque la comédie de moeurs, où la peinture de
certaines catégories ou de certaines classes d'hommes
suppose une action mais se la subordonne, n'existe pas davantage, ou est ramenée de même à la comédie
d'intrigue. Inévitables aussi en sont les conséquences.
De là quelque chose d'artificiel. De là surtout une
simplification psychologique excessive. Sauf une ou
deux, exceptions, sauf quelques amoureux qui ne
sont ni moins touchants ni moins sympathiques pour
faire parfois sourire; sauf quelques vieillards, qui,
avant de s'abandonner à la débauche, ont parfois montré
du bon sens, voire de la sagesse, un certain sérieux,
voire des sentiments de bons citoyens ou de
bons pères, tous les protagonistes sont ce que la
donnée initiale voulait qu'ils fussent, et ils ne sont
que cela. Quant on reprochait à Molière certaines contradictions
apparentes dans le caractère d'Arnolphe,
il répondait : « Il n'est pas incompatible qu'une personne
soit ridicule en de certaines choses et honnête
homme en d'autres (1) ».
(1) Critique de l'Ecole des femmes.
Voilà ce que Plaute ne pourrait
pas dire et, nous l'avons constaté, ses caractères
les plus vivants restent pour ainsi dire sans arrièreplan
et sans profondeur.
Mais à côté de ces types obligés, victimes traditionnelles,
dupes et dupeurs nécessaires, héros sympathiques
indispensalbes, il lui restait malgré tout des
personnages dont la fonction, les moeurs et le caractère
ne dépendent que de son libre choix. C'est la
supériorité de la palliata sur l'atellane qu'elle n'est
pas enfermée dans un cercle étroit d'acteurs toujours
identiques. Même si, de parti pris, elle se restreint au
seul genre de la pièce d'intrigue, et d'une intrigue
trop uniforme, elle n'en peut pas moins puiser dans la riche variété de la vie des personnages infiniment
variés. Ceux-là seront moins subordonnés à l'action.
Je ne yeux pas dire qu'ils s'en détachent absolument
et soient dépeints pour eux-mêmes. Je veux dire que,
tout mêlés qu'ils y soient et choisis par le poète pour
y jouer un rôle donné, ils n'étaient pas d'avance obligés
à ce rôle là et façonnés pour lui : ils ont une individualité
indépendante de leur utilité dramatique.
C'est pourquoi on ne les trouvera qu'exceptionnellement
au premier plan; leur vraie place est d'ordinaire
au second : car, jouant un rôle subsidiaire, ils pourraient
être autres qu'ils ne sont sans que rien soit
changé aux données essentielles et aux développements
principaux de l'action. Mais, qu'ils s'avancent
sur le devant de la scène, ou qu'ils se tiennent modestement
en arrière, s'ils n'appartiennent pas aux groupes
que nous connaissons déjà, il y a chance pour
qu'ils soient. plus vrais et plus vraisemblables; ou, si
c'est trop dire peut-être, par cela seul qu'il y a en
eux quelque chose de plus inattendu, il y a chance
pour qu'il y ait chez eux moins d'uniformité banale
et une psychologie plus neuve ou plus riche.
Il y a d'abord des esclaves qui ne sont pas les esclaves
traditionnels, grotesques absolus ou intrigants
parfaits. Mais ce n'est point parmi eux que Plaute a
rencontré les inspirations les plus heureuses.
Une ou deux .fois, sans doute, nous croyons voir
s'annoncer quelque peinture originale. Dans les Captifs,
par exemple, il y a un esclave qui s'est enfui,
emportant, par vengeance, l'enfant de son maître et
est allé le vendre en pays étranger. Longtemps après, il est repris; il est remis entre les mains de ce maître,
et il le brave. Il y avait là, semble-t-il, une « scène à
faire »; il y avait surtout un caractère de révolté qu'il
eût été intéressant d'indiquer tout au moins. On est
déçu, quand on entend le fugitif s'exprimer du même
ton, lancer les mêmes railleries patibulaires que les
fripons vulgaires menacés par leurs dupes des verges
ou du moulin Dans la même pièce, l'esclave fouetteur
paraît, malgré la cruauté de ses fonctions, avoir
non seulement de la bonté, mais même je ne sais quelle
élévation de pensée. « Puisque les dieux immortels,
(dit-il aux compagnons de servitude qu'il doit surveiller,
et, le cas échéant, torturer) puisque les dieux
immortels ont voulu vous infliger cette épreuve, votre
devoir est de la supporter avec résignation. Si vous le
faites, votre mal en sera allégé. Vous étiez libres chez
vous, je crois; vous voilà maintenant esclaves; il est
sage de vous accommoder à la servitude, à l'obéissance
envers votre maître et de vous la rendre douce
par votre bonne volonté. Dans le malheur, ayez de
la force d'âme; cela soulage ». L'idée était ingénieuse
d'avoir fait jouer ce rôle de bourreau par un brave
homme et même par une espèce de moraliste ou de
philosophe stoïcien au lieu de le confier à quelque
railleur ou à quelque brutal. Mais Plaute n'en a rien
tiré de plus que ce bref passage.
Dans les autres cas, il lui fallait en quelque sorte
louvoyer entre deux écueils. L'esclave est ordinairement
un personnage comique et non seulement comique, mais facétieux. Quand Plaute mettait en scène
un esclave jouant un rôle sérieux, il aurait dû se surveiller
lui-même avec le plus grand soin pour ne pas
succomber à la tentation et pour ne pas le représenter
soit ridicule, soit goguenard, soit enfin ridicule et goguenard,
hors de propos. Mais justement il ne s'est
pas surveillé; et ainsi, dans son désir d'exciter les
risées populaires, il est parfois tombé dans l'incohérence
ou dans la contradiction flagrante. D'autre part,
sinon dans les comédies d'intrigue, au moins dans les
comédies romanesques des poètes grecs, le bon esclave,
fidèle, zélé, dévoué, ne laissait pas de paraître
assez souvent, par suite de devenir banal. Il aurait
fallu beaucoup d'art pour éviter la monotonie et le
convenu : il n'est pas sûr que Plante y ait toujours
fait suffisamment effort.
L'esclave fripon raille les châtiments : c'est là un
thème que traitent à l'envi les Léonide, les Chrysale,
les Epidicus et les Tranion. Naturellement le bon esclave
va retourner le développement et manifester que
pour lui la crainte du bâton est le commencement de
la sagesse.
C'est ce que fait Pythodicus de l'Aululaire. C'est le fait d'un honnête esclave, d'agir comme j'agis :
pas de paresse, pas de mauvaise volonté devant les ordres du
maître. L'esclave qui prétend servir au gré de son maître
doit faire vite ce qui est pour lui, lentement ce qui est pour
soi. Même quand il dort, il doit, tout en dormant, ne pas oublier
qu'il est esclave. Quant à celui qui, comme moi, sert un
maître amoureux, quand il le voit dominé par la passion, il
doit, je pense, le retenir pour son bien et ne pas le pousser
du côté où il penche. L'esclave doit apprendre à connaitre les volontés de son maître : lire de l'oeil ses ordres sur sa
figure; il doit, pour les exécuter, être plus rapide qu'un rapide
char de course. Qui prendra de tels soins n'aura point de
ces amendes que l'on solde en coups de fouet et il ne polira
point avec ses chevilles, le fer des entraves.
De même Phanisque de la Mostellaria. Les esclaves qui là même où ils ne sont pas en faute redoutent
le châtiment, voilà ceux qui servent bien leurs maîtres.
Ceux qui ne craignent rien, une fois qu'ils ont mérité
d'être punis, ils font tout de suite des bêtises : ils s'exercent
à la course, ils s'enfuient, mais, une fois repris, c'est un pécule
de coups qu'ils ont amassé. Il me faut garder ma peau
comme je l'ai conservée jusqu'ici, pure et nejte de coups.
Aujourd'hui me voilà seul de tant d'esclaves à aller au-devant
de mon maître. Demain, quand il le saura, il les corrigera dès
le matin, avec du cuir de boeuf. Bref, je donnerais moins cher
de leur peau que de la mienne et ils vont travailler dans les
courroies tandis que je ne travaillerai pas dans les cordes.
De même encore Messénion des Ménechmes.
Ce à quoi on reconnaît le bon-esclave, c'est qu'il a souci
des intérêts de son maître, y veille, dispose et s'inquiète pour
lui, lui conserve soigneusement son bien en son absence,
comme s'il était là, et même mieux. Il doit se souvenir
quelles récompenses les maîtres donnent aux mauvais sujets,
aux paresseux et aux vauriens, les étrivières, les entraves, la
meule à tourner, les durs travaux, la faim et le froid : voilà
le salaire de la fainéantise. J'ai grand peur de ces maux et
c'est pourquoi je suis résolu à être plutôt bon que mauvais.
Je sers de la manière que je pense la plus avantageuse pour
mon dos. C est toujours le même lieu commun, développé de
la même manière, interchangeable entre les différents
orateurs, et qui, convenant également bien à tous,
dénonce en eux l'absence de toute individualité.
Ou bien, c'est le type, non moins uniforme, de l'esclave
rural qui ignore les usages de la ville, dédaigne
également l'esprit et les vices des esclaves urbains,
et semble confondre la grossièreté et la vertu. L'esclave
anonyme du Truculentus est un de ces rustres.
La servante de la courtisane pour laquelle son jeune
maître se ruine frappe à sa porte et le salue avec la
formule ordinaire : « Salve : Porte-toi bien ». Lui alors :
J'en ai assez de tes « porte-toi bien ». Je n'en veux pas.
Est-ce que je ne vais pas bien? J'aimerais mieux être malade
que mieux portant grâce à tes souhaits. Si tu ne t'en vas
pas tout de suite, ou si tu ne dis pas bien vite ce qui t'amène,
par Hercule, je t'écrase comme une laie piétine ses marcassins.
Espèce de guenon, n'as-tu pas honte de venir ici étaler
ta carcasse bien parée?
Et il continue pendant toute la scène à entasser les
gros mots, les injures, les menaces, indigné non point
que son maître se dérange, mais de ce qu'il gaspille
son argent. De même Grumion de la Mostellaria. Celui-ci n'a pas affaire à une courtisane, mais à un
esclave fripon, auxiliaire et complice des folies d'un
dissipateur. Sa violence n'est pas moindre :
Sors donc de ta cuisine, viens donc ici, maraud ! au lieu
de faire le bel esprit au milieu de tes casseroles. Sors donc,
ruine de tes maîtres. Ah! si je vis encore, je te mènerai comme
il faut, quand tu auras été envoyé aux champs. Sors donc, je
le dis, vieux graillon, au lieu de te cacher. Son adversaire le bat, l'injurie, le tourne en ridicule
; mais lui, il ne cède pas :
Voyez un peu le baladin de ville, les délices du public !
Tu me reproches d'être un campagnard? C'est, sans doute,
que tu sais qu'on t'enverra bientôt au moulin. Oui, va, avant
peu de temps, tu grossiras le nombre des campagnards, mais
de ceux qui sont forcés. Maintenant que tu le peux et que cela
te plaît, bois, dissipe, corromps le fils de notre maître, un si
excellent jeune homme. Faites bombance nuit et jour; menez
la vie des Grecs; achetez des filles et affranchissez-les; engraissez
des parasites; entassez effroyablement les provisions.
C'est de cela, n'est-ce pas, que le vieillard t'a chargé en partant?
C'est comme cela qu'il trouvera ses biens administrés ?
Est-ce le devoir d'un bon esclave, selon toi, de perdre à la
fois la fortune et le fils de son maître : car je peux dire qu'il
est perdu, avec la vie qu'il mène. Et, auparavant, il n'y avait
pas, dans toute la jeunesse de l'Attique, jeune homme plus
rangé et plus sage! Maintenant, il est le premier d'une autre
façon, grâce à tes mérites et à tes leçons.
Mais le vieux maître reviendra. Alors, les serviteurs
malhonnêtes seront punis et les bons récompensés.
Ainsi gronde et tempête le fermier. Seulement, tous
les fermiers de comédie opposent de la même manière,
avec la même colère et la même violence, dans
les mêmes termes, la débauche des villes à l'honnêteté
et à l'économie des champs.
Ou bien encore c'est l'esclave philosophe qui,
après boire, moralise sur la nature humaine et pérore sur la corruption des moeurs. Stasime a perdu
son anneau au cabaret et il renonce à aller le chercher,
car la bonne compagnie avec laquelle il se grisait
n'a pas l'habitude de laisser traîner longtemps
les choses précieuses.
Ah! pourquoi la vie à l'ancienne mode, l'ancienne frugalité,
ne sont-elles aujourd'hui en plus grand honneur que cette
mode funeste? C'est la mode, maintenant, de tenir pour rien
ce qui est permis, si ce n'est ce qui plaît. C'est la mode qui
consacre la brigue et l'affranchit de toute loi. Jeter son bouclier,
fuir l'ennemi, c'est chose permise par la mode. C'est la mode
d'acheter les honneurs par l'infamie. C'est la mode que les
mauvais les enlèvent aux bons. Les modes ont réduit la loi
à leur céder; elle leur est plus soumise que les pères à leurs
fils. Pauvre loi! on l'attache à la muraille avec des clous de
fer, quand ce sont les mauvaises modes qu'il serait plus juste
d'y clouer. Pour elles, la loi n'a plus aucun pouvoir : les lois
sont asservies à la mode, et la mode, c'est de tout piller, les
biens sacrés comme les biens publics. Et l'Etat ne sévit pas.
Car cette race d'hommes est funeste à tous et nuit au peuple
tout entier. Par leur manque de probité, ils enlèvent tout crédit
même à ceux qui n'ont point de part à la faute, car on
juge des uns par les autres.
Et les sentences succèdent aux sentences jusqu'à
ce que le moraliste improvisé sorte enfin de sa méditation
pour reprendre pied dans la vie : « Mais je
suis bien sot de prendre souci de la morale publique,
au lieu de songer à ce qui me touche de plus près,
l'intégrité de mon dos ». Episode amusant, sans
doute, mais où l'on sent encore un thème rebattu et
un procédé conventionnel. Pourtant il serait injuste de nier que ces bons esclaves,
parfois, sortent de la banalité et semblent manifester
quelque individualité véritable. Lampadion
de la Cistellaria paraît animé pour ses maîtres d'un
zèle désintéressé et d'une affection sincère : peut-être
si la pièce était moins mutilée, reconnaîtrions-nous en
lui un type intéressant de fidèle serviteur. Trachalion
du Rudens fait de bonne besogne en faveur de son
maître : c'est lui qui vole au secours des naufragées
menacées par le leno, leur assure un asile dans le
temple de Vénus, appelle à leur secours les voisins
obligeants, fait en sorte que la cassette où sont conservées
les preuves de leur naissance ne soit pas escroquée
par l'esclave Gripus; et si, dans toutes ces
aventures, il se montre plus railleur qu'il n'était nécessaire,
s'il joue inutilement la comédie en ayant
l'air de réclamer la cassette pour lui-même, dans l'ensemble,
il fait figure de serviteur diligent et dévoué.
Le Stasime du Trinummus, que nous entendions tout
à l'heure débiter des aphorismes avec une emphase
amusante, qui s'empêtre dans les mensonges les plus
maladroits quand il veut sauvegarder les biens de son
maître, qui caresse entin si bien la bouteille, ce
même Stasime a des mots touchants à l'occasion : « 0
Charmide, ô mon maître, comme en ton absence on
met ton bien au pillage! Ah! si tu pouvais donc revenir
sain et sauf, pour punir tes ennemis et reconnaître
ce que j'ai été et ce que je suis pour toi !» Et quand Charmide si attendu reparaît en effet, de quel
ton sincère il s'écrie : « Mer, terre et ciel, ô Dieux que
j'implore! En croirais-je mes yeux? Est-ce lui ou
non? Ah, c'est lui, c'est bien lui, c'est tout à fait luit
0 maître tant souhaité, salut ! » Enfin si Messénion
des Ménechmes a développé avec verve les lieux communs
de la morale servile, s'il a longuement expliqué
que son dos lui est cher, les étrivières, les entraves, la
fatigue du moulin, la faim et la soif, antipathiques et
l'espoir de l'affranchissement, agréable, il n'en a pas
moins un véritable sentiment du devoir. Le cas échéant,
il donne à son maître de bons conseils. Le suppose-t-il
en danger, bien vite il court à son aide jusque dans
ce qu'il croit un coupe-gorge et il ne craint pas de
s'exposer pour le défendre. Une bande se jette sur
Ménechme-Sosicles, ou du moins sur celui que tout
le monde y compris son serviteur prend pour Méncheme-
Sosieles: « Dieux immortels! s'écrie-t-il. Que
vois-je de mes, yeux? mon maître indignement enlevé
par je ne sais quelles gens! Je vole à ton secours.
Quelle indignité! quel crime! Epidamniens, en pleine
paix, en plein jour, en pleine rue, on enlève mon maître,
un homme libre! Vous, lâchez-le! Oui, je t'aiderai,
je le défendrai, je te secourrai fidèlement! Je ne
te laisserai pas périr : plutôt périr moi-même! » Enfin,
une fois affranchi (ou croyant l'être, puisqu'il n'a délivré
qu'un sosie de son maître), il ne s'en tient pas
moins obligé à la fidélité la plus entière : « Je t'en prie, mon cher patron, continue à me donner des ordres
tout comme quand j'étais ton esclave. Je vais demeurer
avec toi et quand tu retourneras au pays, je
t'y suivrai ». Les paroles prêtées aux quelques servantes
qui apparaissent dans des rôles tout épisodiques, Staphyla de l'Aululaire, Syra du Mercator,
la nourrice du Poenulus, ont aussi de l'émotion et
surtout (ce qui nous intéresse ici) de la vraisemblance.
Seulement ces mots heureux, ces sentiments naturels,
il faut les chercher; et, pour peindre de bons esclaves,
Plaute semble un peu gêné par l'habitude qu'il a de
représenter les esclaves comme des personnages comiques.
Une seule fois, à mon sens, il a su donner à un bon
esclave un caractère tout à fait cohérent qui est assez finement
analysé. Lydus, le pédagogue des Bacchis, a vu
son jeune élève, jusqu'alors plein de sagesse, prendre
des allures nouvelles. Pistoclère a revêtu des habits
de fête, il s'est entouré de serviteurs chargés de provisions
et il s'avance à travers la ville. Etonné, inquiet,
Lydus marche en silence derrière lui. Quand le jeune
homme s'arrête à la porte d'une maison inconnue, il
l'interroge : « Voilà longtemps que je te suis sans
rien dire, me demandant ce que tu veux faire en pareil
équipage. Car, me protègent les dieux! Lycurgue
même, je crois, dans une ville comme celle-ci, se laisserait
aller à la débauche. Où t'en vas-tu tout droit, avec une telle procession? » Pistoclère ne cache pas
qu'il se propose de banqueter avec des courtisanes, et
il le fait d'un ton de fierté et d'ironie dont le précepteur
est indigné : « C'est avec moi que tu fais de l'esprit,
quand tu ne devrais pas souffler mot devant moi,
même si tu avais dix langues! » Il déplore de voir
comme il a travaillé en vain à former ses moeurs :
« Tu es perdu, je suis perdu, ma peine est perdue !
moi qui t'ai donné de si bonnes leçons, et pour rien! » Il se révolte d'être appelé par son nom d'esclave :
« Voyez un peu! il me dit maintenant : Lydus! et non
plus : Mon gouverneur ! » Dans son désespoir, il invoque
la mort : « Où y a-t-il un gouffre pour que je m'y
jette de grand coeur? J'en vois plus que je n'aurais
voulu voir. J'ai trop vécu; mieux vaudrait ne plus
vivre. Un élève menacer son maître! » Il se lamente:
« Il a perdu toute pudeur ! Ah! quelle fâcheuse emplette
tu as faite en acquérant si jeune tant d'impudence
! Songes-tu que tu as un père? Je ne sais quel
mauvais maître t'a enseigné de telles façons, mais ce
n'est pas moi. Tu as été un élève bien plus docile à
ses leçons qu'aux miennes : j'ai perdu ma peine! Oh!
quel larcin funeste pour toi tu as fait quand tu as dérobé
ces déportements à ton père et à moi! » Mais le
jeune homme parle en maître : « Lydus! tu as eu toute
liberté de jacasser à ton aise : en voilà assez. Suis-moi, et tais-toi ». Et le malheureux vieillard, durement
rappelé à sa condition servile, entre en gémissant
dans le repaire des courtisanes.
Il en sort bientôt, révolté. Ouvrez !, ouvrez vite, de grâce, ces portes de l'enfer. Car
ce n'est pas autre chose. Personne n'y peut entrer, s'il n'a
renoncé à toute espérance d'être rangé. Ces Bacchis ne sont
pas des Bacchis mais des Bacchantes effrénées. Loin de moi
ces deux soeurs, goules altérées du sang des hommes ! Cette
maison, c'est un arsenal rempli, regorgeant de tous les instruments
de perdition. A cette vue, j'ai pris la fuite à toutes
jambes. Et je garderais le silence sur tout ce qui se passe
dans ce repaire! je cacherais à ton père, Pistoclère, ton inconduite,
tes désordres, ton gaspillage, alors que tu nous entraînes
ton père, et moi-même, et toi, et tes amis, à l'opprobre, à
la ruine, à la honte, à la perte! Tu n'as rougi ni devant moi
ni devant toi-même des excès auxquels tu t'y abandonnes !
Ton père, moi, tes amis, tes parents, voilà ceux que tu compromets
dans tes dérèglements et dans tes infamies. Maïs,
avant ce dernier exploit, c'est décidé, j'avertirai ton père.
J'entends me laver de cette souillure; je révélerai tout au
vieillard pour qu'il vienne te retirer de cette fange immonde!
Mais le père, averti, ne prend pas les choses au
tragique. S'il suit le précepteur, c'est pour essayer de
l'adoucir : il faut bien que jeunesse se passe et lui-même,
jadis, en a fait autant. Lydus s'indigne ; il
rappelle la sévère éducation du bon vieux temps, celle
que le père lui-même a reçue.
Je ne souffre pas, je ne souffrirai pas que, moi vivant,
Pistoclère se pervertisse. Mais toi, qui plaides la cause d'un
fils si perverti, est-ce là l'éducation que tu as reçue, quand tu
étais jeune ? Non, dans tes vingt premières années, tu n'avais
pas la permission, lorsque tu sortais, de t'écarter d'un travers
de doigt de ton précepteur. Si tu n'arrivais pas à la palestre avant le soleil levé, le préfet du gymnase te punissait
sans indulgence. Ceux à qui cela arrivait n'en étaient pas
quittes pour cette seule peine : élève et maitre étaieht déshonorés.
Là on s'exerçait à la course, à la lutte, à la lance, au
disque, au pugilat, à la balle, au saut, et non à la débauche et
aux baisers. C'est là qu'on passait son temps et non dans des
repaires ténébreux. Puis, de l'hippodrome et de la palestre,
tu revenais à la maison et, revêtu de la tunique de travail,
tu t'asseyais sur un escabeau, à côté du maître; tu lisais et
si tu te trompais d'une syllabe, ta peau devenait aussi tachetée
qu'un manteau de nourrice. Jadis, on commençait à briguer
les suffrages du peuple, qu'on obéissait encore à son
précepteur. Et maintenant, voyez un gamin qui n'a pas encore
sept ans, si on le touche, il vous casse la tête du maître
avec sa tablette. Quand vous allez vous plaindre au père, il dit
au marmot : « Tu es mon digne fils ; continue à repousser
ainsi l'injure » ; il fait venir le précepteur : « Vieille bête,
tâche de ne pas frapper cet enfant pour cela, puisqu'il a
montré du coeur » ! Et le maître s'en va avec sa honte, la
tête bandée de linge huilé, comme une lanterne. Voilà comme
on lui rend justice ! De cette façon, comment peut-il avoir
de l'autorité, si c'est lui le premier battu ?
Là-dessus, comme il rencontre Mnésiloque, l'ami
de son élève, il le couvre de louanges: En voilà un
jeune homme bien élevé ! en voilà un qui travaille,
qui économise, qui mène une vie régulière ! Le malheur
est que Mnésiloque se trouve le complice des
déportements de Pistoclère et, qui pis est, c'est justement
lui qui a donné occasion à son ami de se lier
avec des courtisanes. Ce trait de candeur complète la
peinture du bonhomme. Comme on voit, rien n'y sent
l 'artifice. Les sentences, les regrets sur la corruption
des moeurs sont bien placés dans sa bouche ; ce ne sont plus des lieux communs comme ceux que répandait
tout à l'heure l'ivrogne moraliste; ce sont des
traits de caractère qui conviennent à son âge et à sa
fonction. Le mélange de timidité et d 'indépendance,
son obéissance aux menaces de l'élève, son audace à
gourmander le père, tout cela c est la manifestation
contradictoire de sa situation elle-même contradictoire
: comme esclave, il ne peut que se soumettre;
comme précepteur, il a la confiance du maître et se
sentle droit de réclamer l'autorité indispensable. Si
c'est peut-être un type traditionnel, du moins n'est-il
pas tout conventionnel : on sent là de la réalité
observée et de la vie véciie!
Après les esclaves, les petites gens. Ici nous rencontrons
une réussite extraordinaire. C'est une peinture
bien savoureuse que celle des témoins du Poenulus.
Leur industrie, car c'est bien une industrie qu ils
exercent, est à la fois facile et agréable. Quand un
esclave a fini par amasser un pécule suffisant pour
acheter sa liberté et devenir citoyen, s'il veut dès lors
vivre sans travailler, qu'a-t-il de mieux à faire que
de vendre au plus offrant ses votes et son témoignage?
Telle est l'honorable carrière que, dans la force de
l'âge ceux-ci ont choisie. Aussi, dit plaisamment
l'intrigant qui les emploie., ils ne sont jamais « néfastes
», ils sont toujours « comitiaux »(1) : « c'est au comice qu'ils habitent : on les y voit plus souvent
que le prêteur ».
(1) La plaisanterie consiste à appliquer à ces piliers de comices les termes qu'on emploie pour désigner les jours où l 'on plaide et ceux où l'on ne plaide pas. De plus le mot « comitial » signifie, quand il s'agit des jours : ceux où l'assemblée du peuple se réunit, quand il s'agit des témoins : ceux qui habitent au Comitium.
A suivre les débats du tribunal,
pour se.distraire en attendant les clients éventuels,
ils ont fini par connaître ce qu'on a appelé depuis
« le maquis de la procédure », et ils tirent profit de
leur science. Ils en tirent orgueil aussi ; rien n'égale
le sentiment qu'ils ont de leur dignité ; et ils exigent
des égards de ceux qui les paient. Agorastoclès, pour
le compte de qui ils sont appelés, peut être pressé,
impatient; eux, ils ne le sont pas. Ils s'avancent
d'une marche de sénateur, « plus lents qu'un vaisseau
de charge par calme plat », « à pas plus menus que
n'est la fleur de farine blutée au tamis ». Et, quand
on le leur reproche, il faut voir de quel air ils se rebiffent
:
Oh! l'ami! nous avons beau être à tes yeux des plébéiens
et des pauvres, si tu ne nous parles pas comme il faut, tout
riche et bien posé qte tu sois, sache que nous n'avons pas
peur de faire son affaire au riche. Nous ne sommes pas à tes
ordres, ni aux ordres de tes amitiés ou de tes haines. Quand
nous avons payé notre liberté, c'est avec notre argent, pas
avec le tien : nous devons être libres et nous nous moquons de
toi. Ne crois pas que nous soyons tenus de servir en esclaves
tes amours. Des hommes libres, cela doit garder à travers la
ville une allure modérée; bon pour l'esclave de se hâter et de
courir. En temps de paix surtout, et les ennemis déconfits, il
n'y a pas lieu de s'agiter. Si tu étais si pressé, c'était hier qu'il
fallait nous faire venir. T'imagines-tu que nous allons nous
mettre à trotter dans les rues comme des possédés, pour que
le public nous ,poursuive à coup de pierres ? Ah, si c'était pour dîner que je vous avais appelés,
leur dit l'amoureux en colère, vous vous dépêcheriez
davantage. Mais eux :
N'y a-t-il pas juste motif de courir vite, quand il s'agit de
boire et de manger aux dépens d'autrui, autant qu'on veut,
tout son saoul, et sans être tenu de rendre la politesse à celui
qui vous a invités? Mais, malgré ça et malgré tout, tout pauvres
gens que nous soyons, nous avons de quoi manger à la
maison. Ne nous écrase pas tant de tes mépris. Le peu que
nous avons est tout chez nous : si personne ne nous doit rien,
nous ne devons rien à personne. Nous n'allons pas nous fouler la rate à cause de toi.
Agorastoclès, qui a besoin d'eux, commence à prendre
peur; il leur fait des excuses: c'était pour rire
qu'il leur parlait de la sorte. « Eh bien ! nous aussi,
c'était pour rire que nous te répondions de la sorte. »
Il n'ose plus les prier de se hâter; il leur demande
seulement, et avec toute l'humifité requise, de se
mettre un peu en branle ; mais ils ne s'adoucissent
guère et ils posent nettement leurs conditions : « Si
tu veux procéder avec tranquillité et calme, nous t'aidons
; si tu est pressé, va chercher des coureurs pour
témoins ».
Le bon côté de la chose, c'est qu'on n'a pas besoin
de leur faire longuement la leçon . Ils ne le souffriraient
pas d'ailleurs: on a son amour-propre. Rompus
à toutes les rouerices de la chicane, ils entendent
ne pas être pris pour des novices; il s'agit d'attirer
habilement le leno dans un piège et de le perdre ?
c'est « une affaire de rien du tout », « rem pauxillam », qu'ils auront achevée en un clin d'oeil. Et en
effet, ils s'en tirent merveilleusement : c'est « de l'ouvrage
bien faite » dirait un ouvrier parisien. On leur
amène l'esclave d'Agorastoclès grimé en militaire et
porteur de trois cents philippes d'or. Il faut faire en
sorte que le leno se rende recéleur de cette somme.
Les témoins, admirable scrupule professionnel, demandent avant tout à bien voir les écus, pour porter
témoignage exact en connaissance de cause ; puis
ils accompagnent le pseudo-militaire à la porte du
leno. Alors commence la comédie. Ils ne font pas de
grandes démonstrations d'amitié : une telle attitude
serait suspecte. Nonr ils n'ont aucune sympathie
spéciale pour le leno; mais voici un étranger qui veut
se faire gruger: autant vaut qu'un concitoyen en profite
:"Citoyens Etoliens, nous te saluons, Lycus.
Mais nous ne te saluons pas de bon coeur, car nous
n'avons pas beaucoup d'amitié pour un leno". Ainsi
reçu, Lycus commence par répondre du même ton ; mais les autres ne laissent pas la querelle s'envenimer:
« C'est par égard pour toi que nous venons vers
toi, et pourtant nous n'avons pas beaucoup d'amitié
pour un leno. Naturellement, nous ne t'offrons, ni
ne te donnons, ni ne te promettons, ni ne voulons
qu'on te donne rien du nôtre. Cet homme-là, en
chlamyde. Mars est en colère contre lui. ; nous te
l'amenons pour que tu le dépouilles ». Ils inventent
alors une bonne histoire. Ce soudard les a abordés ; il leur a demandé où il pourrait faire la débauche
avec son argent ; ils l'amènent tout droit à Lycus. « Par Hercule, je vous en prie, s'écrie l'autre, alléché,
dites-lui de descendre chez moi, que c'est la maison
la meilleure ». « Ce n'est notre rôle, répondent-ils
gravement, ni de conseiller ni de déconseiller cet
étranger. Fais toi-même ton affaire, si tu t'y entends.
Nous t'avons amené le pigeon jusqu'aux panneaux.;
c'est à toi de l'y prendre, si tu veux qu'il s'y prenne ».
Qui se défierait dans de telles conditions ? Lycus emmène
chez lui le militaire et l'argent. Les témoins
avertissent Agorastoclès. Interrogé par lui, Lycus nie
de bonne foi qu'il ait reçu son esclave, puisqu'il n'a
reçu qu'un militaire. Mais les témoins sont là : ils
attestent son mensonge et Lycus épouvanté s'enfuit.
Voilà qui est bien et les témoins peuvent être fiers
d'avoir si parfaitement rempli leur tâche. Pourquoi
faut-il que leur légitime amour-propre soit ici froissé ?
Agorastoclès les a sans doute remerciés : « Vous avez
été très obligeants; vous m'avez rendu un grand service.
adieu »; mais il ne les a pas invités à dîner.
Aussi ne sont-ils pas contents et ils ne se privent pas
d'exprimer leur rancoeur de plébéien qui se croit méprisé.
Aussi, tel brave homme de nos jours, qui aurait
montré de la. complaisance envers un « Monsieur »,
serait blessé de ce que son obligé, tout en le remerciant,
n'ait pas songé à lui « offrir un verre », comme
cela se doit : « Sa prétention es d'une injustice! Alors
il pense qu'on ne doit pas être nourri à son service ?
Voilà bien no,s riches rendez-leur de bons offices,
leur reconnaissance ne pèse pas une plume; offensez les,
leur colère tombe sur vous comme plomb ». Mais à quoi sert de pester en vain ? on n'ignore pas qu'il
y a des gens qui ne savent pas vivre et on a sa conscience
pour soi. « Allons ! rentrons chacun chez nous,
si vous voulez, puisque nous avons achevé notre tâche
et réussi à perdre le corrupteur des citoyens ». Et ce
mot de la fin me paraît admirable. Les voilà maintenant
qui disent, et à coup sûr, ils le croient, que
c'est par vertu pure et pour venger la morale qu'ils
ont joué tout leur rôle ! Vraiment c'est un pénétrant
psychologue que celui qui a su dessiner si vivement
ces sympathiques canailles, qui a su représenter en
traits si vraisemblables et si justes leur cynisme ingénu,
leur vanité naïve, leur jalousie de pauvre, leur
défiance de plébéien, cette singulière vertu professionnelle
qui surnage au milieu de leur immoralité inconsciente,
cette habileté de courtier marron à mentir
sans se compromettre par trop, cet art enfin de déeorer
de beaux prétextes leur conspiration malhonnête.
C'est une simple esquisse, mais c'est l'esquisse d'un
maître.
Cette catégorie sociale des petites gens a-t-elle un
attrait particulier pour Plaute (ou pour son modèle)?
Ou du moins, la connaissant mieux peut-être que les
autres, a-t-il pu, par cela même, la peindre plus heureusement?
je ne sais. En tout cas c'est dans le même
milieu que nous rencontrons un autre de ses personnages
les mieux réussis. Certes, il est bien différent
par ailleurs, puisqu'il a des sentiments nobles et délicats,
mais on y retrouve la même pénétration psychologique,
la même complexité nuancée de l'analyse,
le même don de la vraisemblance et de la vie. C'est la
jeune fille saus nom du Persa. Saturion est un parasite professionnel; il est l'intime
ami de l'esclave Toxile ; il est léger d'argent
et léger de scrupule : il appartient tout à fait au même
monde que les témoins du Poenulus. On lui propose de
tendre à un leno un piège analogue à celui qu'a employé
Agorastoclès, et il y prête les mains sans difficulté : c'est sa propre fille costumée en étrangère que
l'on vendra comme esclave et, une fois l'argent touché,
il la réclamera comme libre. L'affaire est sûre,
car la jeune fille est jolie, distinguée et elle est trois
fois plus « coquine » qu'il ne faut pour tenir son
rôle dans la comédie. Mais voici qu'il rencontre une
résistance imprévue. Par un contraste que ne désavouerait
pas un poète romantique, l'enfant de cet
aventurier, de ce bohême, de ce pique-assiette sans
probité, a naturellement l'âme haute. Avec douceur,
avec respect, elle essaye de ranimer en lui un reste
de dignité: « Dis-moi, je t'en prie, père, quelque plaisir
que tu aies à te faire nourrir par les autres, vas-tu
donc vendre ta propre fille pour de bons repas? » C'est peine perdue. Voilà un langage que le parasite
ne comprend point, et il raille. « C'est peut-être pour
le roi Philippe ou pour Attale et non pour moi que je
te vendrais ! tu es à moi ». Mais, demande-t-elle,
« me tiens-tu pour ton esclave ou pour ta fille ? » Et lui, brutalement : « Comme il conviendra le mieux.
aux intérêts de mon ventre. C'est moi, j'imagine, qui
ai autorité sur toi et non toi sur moi ! » « Tu es le maître, père. Mais, si pauvres que nous soyons, mieux
vaudrait mener une vie modeste et sans scandale. Si
à la pauvreté on joint la mauvaise réputation, la pauvreté
en devient plus lourde et l'on perd tout crédit ».
— « Ah 1 tu es insupportable ». — « Je ne le suis pas
et ne crois pas l'ètre, pour donner, toute jeune que je
sois, de sages avis à mon père. Les malveillants ne
disent pas les choses comme elles sont ». — « Qu'ils
disent et qu'ils aillent au diable. » — « Père, le
déshonneur est immortel : on le croit mort qu'il vit
toujours ». — Saturion ne comprend rien à de tels
scrupules ; il pense que sa fille craint de devenir réellement
esclave. « Comment! tu as peur que je ne te
vende ? » — « Non, père. Mais je ne veux pas qu'on
dise que tu l'as fait ». — « Tu n'as rien à vouloir.
J'en ferai à ma tête, non à la tienne ». — « Soit ». Le
ton dont elle a dit ce « soit ! » déplait au père. Il
s'emporte : « Qu'est-ce que c'est 1 ». — « Père, songe bien à ceci. Quand.un maître a menacé son esclave
des verges, dût-il ne pas le frapper, de voir prendre
le fouet, de quitter sa tunique, quelle souffrance pour
le malheureux! Eh bien, moi, pour une chose qui ne
sera pas, je n'en tremble pas moins ». — « Quelle
peste qu'une fille ou une femme qui en sait plus que
ne veulent ses parents !» - « Quelle peste qu'une
fille ou une femme, qui se tait quand elle voit qu'on
s'égare ! »... — « Je suis donc une canaille? » — « Non
et il ne me siérait pas de le dire. Mais je cherche le
moyen pour que ceux qui peuvent le dire ne le disent
pas... » Toute discussion est inutile. La jeune fille
sent bien que Saturion est décidé à imposer sa volonté.
Elle entend néanmoins dégager sa responsabilité : « C'est toi qui me réduis à mal faire » et elle ajoute
un dernier argument: « Songes-y bien: quand tu voudras
me marier, cette histoire-là me fera manquer
tous les mariages ». C'est là un trait de vérité qui
complète heureusement la scène et ajoute une nuance
nouvelle au caractère de la jeune lille. Ce n'est pas
une héroïne de tragédie, une Antigone irréelle ou du
moins idéalisée. Le sentiment du devoir, le goût de
la vertu s'unissent en elle au sens de la vie pratique
et, ce qu'il y a de plus ingénieux, s'appuient sur
lui. Elle songe à " s'établir"», comme on dit; son rêve
d'avenir est un mariage honorable avec quelque brave
garçon d'honnête famille ; et c'est une raison de plus pour qu'elle évite d'être mêlée à des intrigues scandaleuses.
Elle se trompait bien si elle s'imaginait toucher
par là son père Lui, il a des ambitions plus modestes;
il trouvera quelque part un jeune homme qui
aura les mêmes aptitudes que lui et, quand il lui aura
donné sa fille, il lui « cédera son fonds » toute une
armoire de livres, emplis de bons mots, et de bons
mots attiques, pas de bons mot siciliens, qui le feront
accueillir dans tous les banquets. C'est fini.
Elle se résigne; elle cède à l'autorité paternelle. Nous
la voyons, quelque temps après, s'acquitter à merveille
de son rôle et duper le leno. Mais, et c'est
ce qui achève de la peindre, forcée de mentir par
action, en se faisant passer pour une étrangère,
forcée de mentir par omission, en ne disant pas qui elle est réellement, elle s'obstine du moins à ne pas
dire de paroles menteuses. Elle a bien déclaré qu'elle
s'appelait Lucris, dans son pays (et peut-être est-ce
son nom ou un nom semblable au sien) ; mais, quand
on lui demande quel est ce pays, elle équivoque, puis
refuse ingénieusement de répondre : « Puis-je avoir
un autre pays que celui où je suis maintenant ?»
Mais, avant ? interroge le leno. « Ce qui était,
quand il n'est plus, n'est rien, selon moi. C'est comme
un homme qui a cessé de vivre, pourquoi demander
qui il était? Je te l'ai déjà dit: puisque je suis esclave
ici, c'est ici mon pays ». On lui demande quel
est son père; elle répond"de même : « Il a perdu
tout son bien. Pourquoi dire qui était ce malheureux?
Il n'est que trop juste de le nommer Malheureux et
de me nommer Malheureuse... Personne n'était plus
agréable à tous: esclaves et citoyens, tout le monde
l'aimait ». Encore ne lui suffit-il pas de se tenir
ainsi le plus près possible de la vérité. Par une sorte
de casuistique ingénue, pour donner satisfaction à sa
probité foncière, elle en arrive à dire ouvertement la
vérité vraie, qui ne sera point comprise de son interlocuteur.
« Je te le déclare, dès que mon père saura
qu'o.n m'a vendue ici, par Castor, il accourra et me
rachètera ». Ainsi, tout en étant complice de la fraude,
par force, par obéissance à la volonté d'un père, elle
essaye de rester honnête. Esquisse encore, mais esqnisse aussi vivante pour le spectateur ou pour le
lecteur que bien des portraits plus poussés, et esquisse
où se révèle une fois de plus le don de la vérité et de
la vie.
Et maintenant voici ceux que nous appellerions des « bourgeois ». A côté des amoureux et de leurs confidents,
nécessairement sympathiques puisque outre
leur jeunesse ils ont ce mérite d'être amoureux ou
confidents des amoureux ; à côté des vieillards avares,
crédules, débauchés, des épouses dotées, tyranniques,
acariâtres et jalouses, nécessairement grotesques,
Plaute y_a puisé encore des personnages variés, qui
ns sont ni nécessairement sympathiques ni nécessairement
grotesques, qui ont chance, par suite, d'échapper
plus facilement à la convention.
Il y a d'abord de bons pères. Je ne parle pas de
ceux qui sont indulgents aux frasques de leurs fils
parce qu'ils se proposent sournoisement de s'y associer
; je parle de ceux qui ont vraiment le sentiment
paternel, c'est Hannon, le Carthaginois, qui court à
'travers le monde pour retrouver ses filles. Quand il
rappelle comme elles lui furent enlevées, il ne peut
retenir ses larmes. Quand il a l'espérance de les revoir,
il invoque avec émotion les dieux : « Jupiter.
toi qui nourris et protèges la race des hommes, toi par
qui nous vivons notre vie mortelle, toi de qui dépendent
les espérances et le sort des humains, je t'en
prie, fais que ce jour soit un jour heureux pour mes
projets: que mes filles dont j'ai été privé si longtemps,
qui furent dès leurs premiers ans arrachées à leur
patrie, recouvrent aujourd'hui leur liberté pour me
prouver que la piété inébranlable reçoit sa récompense » Quand il les a reconnues, quand il s'en est
fait reconnaître, de quel ton il s'écrie: « Oh! que je suis heureux maintenant ! Comme ce bonheur me
paie de tant d'années de douleur! Enchaînons-nous
dans les bras les uns des autres! Y a-t-il sur la terre
gens plus heureux que nous? »
Démonès, du Rudens, a lui aussi la joie de retrouver
sa fille enlevée: « C'est bien elle. Je n'en puis plus: il
faut que je l'embrasse ! Salut, ma fille : c'est moi ton
père, qui t'ai engendrée. Je suis Démonès et ta mère
Dédalis est là, à la maison. 0 dieux immortels! Y
a-t-il un homme plus heureux que moi ? Je retrouve ma
fille quand je m'y attendais le moins ! Quand les dieux
veulent du bien à un homme pieux, comme ils savent
exaucer ses souhaits! Aujourd'hui, alors que je n'osais
ni l'espérer ni le croire, voila que je retrouve ma fille
quand je m'y attendais le moins! » Mais cette fois,
Plaute ne s'est pas contenté de nous faire entendre
ces explosions d'amour paternel : il a prêté à Démonès
une véritable individualitè. Quand il eut perdu
sa fille, il n'a pu supporter de demeurer dans le pays
de son bonheur passé : il s'est retiré dans une ferme
isolée, au bord de la mer ; et c'est là qu'il a caché sa
douleur. Dans sa famille, avec les étrangers que le
hasard amène auprès de son séjour, il est paternel et
juste: on dirait un vieillard à la Bernardin de Saint-
Pierre. Mais si ses épreuves n'ont point altéré sa
bienveillance foncière, s'il n'est pas aigri, il lui arrive
d'être brusque et parfois presque bourru. Il se laisse
aller à sa mauvaise humeur, quand on vient trop souvent
lui emprunter pour le service du temple voisin de l'eau ou du feu, des vases ou une marmite, un
couteau ou une broche, bref des ustensiles de toute
espèce : « C'est pour Vénus vraiment, que j'ai une
vaisselle et un puits et non pour moi ! » Il peste volontiers
contre sa femme jalouse ou bavarde ; il se
fâche quand elle embrasse trop longuement leur fille
au lieu de tout préparer pour un sacrifice de reconnaissance
aux dieux Lares. Excellent homme, malgré
tout, qui laisse ses esclaves parler librement en sa
présence, qui se met avec une entière complaisance
à la disposition des étrangers dans l'embarras ; qui
défend hardiment les jeunes filles que le leno veut
reprendre ; qui, choisi comme arbitre, s'efforce de
juger en équité et de ne faire aucun tort à ce leno lui-même;
qui, après avoir gravement morigéné un esclave
fripon, récompense pourtant ses services par la
liberté ; qui entin affranchit également la compagne
de sa fille, et tâche que tout le monde sait content le
jour où lui échoit un si grand bonheut.
Hégion, le père des Captifs, ressemble beaucoup à
Dèmonès. Lui aussi, il est un père aimant; lui aussi,
il est indulgent envers ses esclaves, il est heureux de
rendre service à ses concitoyens; il aime la vertu et
s'émeut à assister à de belles.actions. Mais sa situation
est un. peu différente; il n'est pas sombrement
résigné, dans l'ignorance du sort de son enfant; au
contraire il sait que son fils est retenu en esclavage et
qu'il peut être délivré. Son amour paternel est dès lors
sinon plus ardent, du moins plus fiévreux; il combine des plans pour sauver son fils; il fait tenir sous une
sévère surveillance le captif qu'il regarde comme un
otage précieux ; il renvoie en hâte pour négocier le
rachat celui qu'il prend pour un esclave. Quand il apprend
qu'il est dupe, qu'il a relâché le véritable otage
et qu'il garde avec soin un simple esclave, une furieuse
colère l'envahit. Qu'on n'essaye pas de lui faire
comprendre la beauté d'un dévouement qui a pour
lui des conséquences si funestes; qu'on n'essaye pas
de lui faire admirer ce serviteur qui a courageusement
pris la place de son maître ; il ne songe qu'à le
punir, qu'à lui faire souffrir les plus cruels supplices
; il est tout à sa vengeance et à son désespoir:
" Àh ! maintenant, c'est bien décidé : Je ne me lie
plus à personne. C'est assez d'avoir été trompé une
fois. Malheureux! j'espérais avoir racheté mon fils
de sa servitude, et cet espoir s'est enfui. J'ai perdu
un fils, un enfant.de quatre ans qu'un esclave m'a
enlevé, et je n'ai jamais retrouvé ni l'esclave ni l'enfant.
Mon ainé est tombé aux mains des ennemis.
Quel est donc ce sort funeste? n'ai-je eu des enfants
que pour en être privé ! Toi (à l'esclave qui vient
pourtant de lui faire découvrir la vérité), toi, suis-moi,
que je te ramène où je t'ai pris. Je ne veux plus
avoir pitié de personne, puisque personne n'a pitié
de moi". Mais le fils prisonnier lui est rendu ; l'esclave
dévoué qui l'a dupé et qu'il a fait jeter dans les
fers se découvre être son autre fils: quelle joie alors,
quels regrets de sa colère passée, comme toute sa
bonté reparaît après cette scène violente. Mais ces trois pères se trouvent dans une situation
exceptionnelle. En voici d'autres que nous surprenons
dans le train journalier de la vie ordinaire. Charmide
voyages, aux dangers de la mer, non point pour lui-même,
mais seulement pour son fils, Philton, de la
même pièce, fait mieux encore. Ce qu'il veut laisser
à son fils, ce n'est point la richesse, c'est la vertu. Un
peu sentencieusement, un peu longuement, (mais avec
quelle bonté, avec quelle gravité touchante,) il lui prodigue
les sages conseils et le loue de sa conduite irréprochable
: « Dirait-on pas que je dois te remercier
de ce que tu as fait de bien ? C'est pour toi que tu l'as
fait, non pour moi. Moi, je suis à la fin de ma carrière,
c'est toi surtout que cela intéresse. Pour être parfaitement
honnête et sage, il ne faut jamais croire qu'on
l'est assez ; celui qui est satisfait de soi n'est point
parfaitement honnête et sage; celui qui se juge avec
modestie révèle par là même son ardeur au bien.
Entasse bonnes actions sur bonnes actions, tu ne laisseras
aucune prise sur toi». Et il ne se borne pas
aux paroles. Il s'associe de grand coeur aux généreux
projets du jeune homme. Lisytèle, par dévouement
pour son ami prodigue, veut épouser sans dot la soeur
de cet ami. Philton qui aurait pu espérer, qui espérait
sans doute une plus brillante union, consent à
ce sacrifice. Il va lui-même faire la demande; il combat
de son mieux les scrupules que lui oppose le prodigue
repentant : « Pour cette alliance que je te propose et te demande, il faut que tu donnes ta soeur et
acceptes mon fils. Il n'y a que les dieux qui soient
riches ; à eux seuls siéraient les grands airs, la fierté;
mais nous, faibles humains, quand nous avons rendu
le léger souffle qui nous anime, il n'y a plus parmi
nous ni riches ni pauvres : tous les mortels sont égaux
aux bords de l'Achéron ». Voilà certes qui n'est plus
du style comique ; et voilà des pères qui ne ressemblent
pas à ces caricatures que Plaute dessinait d'une
verve outrancière pour soulever les risées de ses plus
grossiers spectateurs
Il y a aussi d'aimables vieillards. Il y en aurait
davantage, n'était le parti-pris de Plaute de donner
tort à la vieillesse, quand les vieux sont adversaires
des amoureux. Comme Philoxène des Bacchis, Périphane
de l'Epidicus, par exemple, a des parties de personnage
raisonnable, sensé, voire à l'occasion spirituel.
Mais il faut bien que la flamme des amants soit
« couronnée », comme on disait jadis ; et, pour les
nécessités de ce dénouement attendu, Philoxène devient
brusquement libertin, Périphane, dupé par Epiydicus, s'emporte et se lamente grotesquement. Une
fois au moins pourtant, Plaute a trouvé un ingénieux moyen de s'en tirer. Simon du
Pseutolus commence,
comme un père classique, à pester contre son fils et
contre l'esclave intrigant qui le sert. Mais c'est un
gai compagnon qui prend bientôt la chose en plaisanterie
; cela devient un jeu pour lui. Pour le plaisir de
voir se déployer le génie du fourbe, il tient le pari
que lui propose insolemment celui-ci, et il est délesté de son argent. Alors, beau joueur, il s'exécute sans
barguigner; au besoin même il aide à la manoeuvre
contre le leno. C'est s'en tirer en homme d'esprit : fit-il
pas mieux que de se plaindre ? Ou voici Lysimaque
du Mercator qui peut bien, par faiblesse, par complaisance
envers un voisin, favoriser les tentatives
amoureuses du vieux Démiphon. Cela ne l'empêche
nullement de sentir le ridicule de ces passions séniles,
de donner de sages avis au barbon luxurieux, de
le railler enfin, quand la pauvre ganache est battue
par son jeune rival : son propre fils.
On voit encore tout un groupe d'amis fidèles et de
bon conseil. C'est Calliphon du Pseudolus. Quand Simon,
au premier abord, s'emporte contre son fils, il
le calme de son mieux :
Tous ceux qui colportent des cancans et tous ceux qui les
écoutent, si on voulait m/en croire, on les pendrait, les médisants
par la langue, les auditeurs par l'oreille. Ce qu'on vient
de te rapporter sur ton fils, qu'il voudrait t'escroquer de
l'argent pour ses amours, ce n'est peut-être qu'un mensonge.
Mais admettons que ce soit vrai: à voir les moeurs d'à présent,
qu'y a t-il de si étrange, de si inouï, qu'un jeune homme soit
amoureux et qu'il affranchisse sa maîtresse? C'est en vain
que tu t 'y opposer. Ou bien il n'en fallait pas faire autant,
quand tu étais jeune. Un père doit être irréprochable, s'il
veut que son fils soit encore plus irréprochable que lui. Toi,
quels gaspillages, quels excès n'as-tu, pas faits : il y aurait de
quoi faire une distribution au peuple, à tant par tête. Et tu
t'étonnes si le fils imite son père ? Pseudolus paraît et Simon, encore furieux, veut le
maltraiter. C'est encore le sage Calliphon qui l'en
empêche : « Quelle maladresse de montrer ainsi ta
colère ! Il vaut bien mieux l'aborder avec de douces
paroles et tâcher de savoir si tous ces rapports sont
vrais ou faux. Garder son sang-froid dans un cas fâcheux,
c'est déjà le faire moitié moins fâcheux ! » Et
quand il a persuadé son ami, il assiste à toute l'affaire
en spectateur amusé, avec la satisfaction paisible
d'avoir empêché les choses de tourner au tragique.
Mais c'est surtout dans le Trinummus, qui décidément
tient une place à part dans les comédies de
Plaute,que nous trouvons deux parfaits amis. Charmide,
parti en pays étranger, a confié son fils à son
ami Calliclès. Ce fils a fait mille folies ; il a gaspillé
tout ce qu'il avait, il a même vendu la maison paternelle
: et c'est Calliclès qui l'a achetée. La conduite
de ce tuteur paraît déshonnête, et l'on en jase. Aussi
Mégaronide, un ami commun de Charmide et de Calliclès, se propose-t-il de lui en faire honte :
adresser à un ami des reproches et des reproches mérités,
fâcheuse corvée; pourtant, c'est chose utile et profitable. Moi,
par exemple, aujourd'hui, je vais réprimander un ami et le
réprimander à bon droit. C'est bien malgré moi ; mais mon
devoir d'ami me l'ordonne. En ce temps-ci, il y, a une maladie
qui attaque les bonnes moeurs : la plupart sont en train
d'én mourir. Et pendant qu'elles languissent, les mauvaises
moeurs croissent à foison comme l'herbe au bord des ruisseaux
: on en pourrait faire une moisson énorme et il n'y a
maintenant rien de si commun. Bien des hommes aiment mieux plaire à quelques-uns que d'être utiles à tous. De telles
complaisances prévalent contre l'intérêt général ; en bien des
cas, en mille occasions, elles causent des embarras et des ennuis
et font obstacle à l'intérêt public et privé.
Pour lui, il n'aura point de ces faiblesses, et il dira
à Calliclès des vérités pénibles, pour son bien. Il
l'aborde donc et, après quelques propos en l'air, il en
arrive au fait: « J'ai à te dire bien des choses désagréables,
à te gronde. Si tes vertus d'autrefois
chancellent, si ton bon naturel s'altère, si tu ne gardes
pas les anciennes moeurs, mais t'attaches aux
nouvelles, tous tes amis en auront grandement à souffrir
: ce sera pour eux une douleur de te voir et de
t'entendre ». Calliclès ne comprend rien à un tel exorde.
Il ne sait quels soupçons a conçus son ami;
il l'invite à parler franchement : « Il y a des hommes
dont je sais qu'ils sont mes amis ; il y en a dont je le
crois : et il y en a dont je ne connais pas. assez l'esprit
et les sentiments pour dire s'ils sont mes amis
ou mes ennemis. Mais toi, de tous mes amis sûrs tu
es le plus sûr. Si tu m'as vu commettre quelque erreur
ou quelque faute et si tu ne m'en fais pas reproche,
c'est toi qui es à blâmer ». Alors Mégaronide
s'explique. Les plus mauvais bruits courent sur Calliclès:
il a laissé le jeune homme qui lui avait été
confié dépenser en mille folies les restes de sa fortune
; il a profité de sa ruine pour lui acheter à bon
compte la maison de Charmide ; il lui en a remis le prix pour qu'il le gaspille aussitôt: autant aurait valu
lui donner une épée pour se tuer ! Aussi le considère-t-
on comme un misérable, un vautour ». Ainsi contraint,
Calliclès se justifie. Oui, il a acheté la maison.
Mais c'est qu'elle avait été mise en vente à son insu,
en son absence et qu'à son retour il lui a fallu devancer
les autres acquéreurs. Car, dans cette maison,
Charmide avait caché un trésor de trois mille philippes,
et il n'avait confié le secret qu'à lui seul. Fallait-il
qu'un acheteur étranger s'emparât de cette fortune?
fallait-il que le jeune prodigue fût mis à même de dévorer
le trésor que la prudence de son père lui avait
caché avec tant de raison? Calliclès ne l'a point pensé.
Il a racheté la maison, mais pour le compte de Charmide,
pour la lui rendre à son retour et c'est avec
son propre argent qu'il l'a payée. Mégaronide, à cette
confidence, est confondu; il s'excuse de son mieux;
il se met à la disposition de Calliclès pour l'aider
dans sa bonne oeuvre ; et, demeuré seul, il s'emporte
contre ces calomniateurs qui l'ont rendu si injuste
envers un ami si fidèle :
Ah,! certes ! rien n'est plus sot, plus bête, plus menteur,
plus babillard, plus téméraire en paroles, plus trompeur, que
ces hommes d'esprit importuns, ces petits-maîtres comme on
les appelle. Et moi, je me mets tout à fait dans le même sac,
moi qui ai accepté leurs mensonges. Ils ont l'air de tout savoir
et ils ne savent rien; ils savent ce qu'on a pensé et ce
qu'on pensera ; ils savent ce que le roi a dit à l'oreille de la
reine ; ils savent quels propos ont échangés Jupiter et Junon;
ce qui n'est pas et ne sera jamais, ils le savent quand même! Qu'ils louent, qu'ils blâment à tort ou à raison que leur importe,
pourvu qu'ils sachent ce qui leur passe par la tête.
Tout le monde allait disant que Calliclès était indigne de vivre
dans cette cité, pour avoir chassé ce jeune homme de son
propre bien. Et moi, sans rien savoir que sur la parole de ces
colporteurs de cancans, j'ai couru faire des reproches à un
ami qui n'en méritait point. Si on remonte jusqu'à la source,
pour voir sur quelle autorité ils répètent ces on-dit et qu'on
n'en trouve point, alors il faut les mettre à l'amende, ces bavards,
et les fouetter. Ce serait à l'avantage de tous. il y aurait
moins de ces gens qui :savent ce qu'ils ne savent pas et
ils mettraient un frein à leur sot bavardage !
Ainsi soulagé, il fait de son mieux pour assister
Calliclès; il combine avec lui une innocente conspiration
pour sauver les biens de leur commun ami; et
ces deux braves gens ont enfin le bonheur de voir
revenir leur cher Charmide, de lui rendre sa fortune
sauvée, son fils corrigé, sa fille honorablement fiancée,
grâce à leur dévouement et à leur zèle.
Simon de la Mostellaria n'est pas de ce groupe sympathique.
Il n'en est pas moins singulièrement vivant
lui aussi. Froidement égoïste et qui prend un malin
plaisir à voir les autres dans l'embarra; très heureux
de profiter des bons dîners que lui offre sa femme,
mais habile à ne pas les lui payer comme elle le désirerait ; très fier de sa maison cossue mais affectant
pour cela même de la trouver incommode et
médiocre tout en sachant bien faire valoir ce qu'elle lui a coûté; il est bien un de ces bourgeois satisfaits
d'eux-mêmes et de leur lot, qui savourent avec
une ironie amusée mais sans jamais se compromettre
les mésaventures du voisin. Il sert de pendant et de
repoussoir aux vrais amis de tout à l'heure.
Enfin il y a deux agréables célibataires, bien curieux
à étudier et singulièrement vivants. Le bon Mégadore
de l'Aululaire a laissé venir la vieillesse sans songer
à se marier, ou du moins sans pouvoir s'y décider. Il
a vu les « épouses dotées » : le tapage qu'elles font,
leur esprit de domination, leur luxe, l'ont effrayé ; il
a eu peur d'être réduit en esclavage et, quoique riche,
bien vite ruiné, s'il tombait sur une de ces mégères.
Il s'est donc abstenu et quand, aujourd'hui, sa soeur
lui propose un beau parti, une femme riche, déjà
mûre, entre deux âges, il affecte une plaisante frayeur.
En réalité, il s'est depuis quelque temps secrètement
décidé à sauter lepas. Il a choisi la fille de son voisin
Euclion. Elle est jeune ; il y a donc plus de chances
pour qu'elle lui donne un fils qu'une femme d'âge,
et, si elle lui en donne un, il y a plus de chances pour
que cet enfant ne soit pas dès son bas âge orphelin
de père et de mère. D'autre part, elle est pauvre;
c'est chose utile à l'état quand un riche épouse la fille
d'un citoyen pauvre : si tous faisaient ainsi, il y aurait
moins de divisions et de jalousies dans la cité;
mais surtout c'est chose utile au mari lui-même : il
n'a pas « d'épouse dotée », avantage inestimable que Mégadore célèbre en un long et amusant couplet.
Il s'en va donc trouver Euclion et lui présente sa demande.
C'est là que se manifeste pleinement son indulgence
naturelle, car il supporte avec patience les
réticences, les refus, les brusques disparitions et les
retours inexpliqués d'Euclion, fort en peine de sa
cassette et rempli de soupçons devant cette démarche
inattendue. Si la pièce n'était mutilée, nous verrions
sans doute Mégadore céder de bonne grâce sa fiancée
d'une heure à son neveu et donner ainsi une preuve
de plus de sa sagesse et de sa bonté.
,Mais le vrai célibataire, le célibataire professionnel,
si je puis ainsi parler, c'est Périplectomène
du Miles. Dès le début, nous le voyons qui, avec
une ardeur juvénile, favorise les amours d'un jeune
ami qu'il a logé dans sa maison; quand il faut duper
quelque esclave balourd, il fait sa partie avec entrain :
on sent qu'il s'amuse le premier de la comédie qu'il
joue. Mais bientôt c'est lui-même qui fait son propre
portrait et nous expose sa façon de vivre et ses principes.
Pleusiclès le remercie de ses bons offices et
s'excuse de l'entraîner dans des équipées peu séantes
pour un homme bien posé. Avec quelque maladresse
peut-être, il vient de répéter pour la deuxième fois :
« un homme de ton âge ». Périplectomène riposte:
Que dis-tu? alors il te semble que l'Achéron me réclame
que j 'ai déjà un pied dans la tombe ? que j'ai vécu assez longtemps. Mais je n'ai pas plus de cinquante quatre ans ; j'ai la vue nette, le pied solide, la main agile. Celui qui n'a jamais
aimé voit d'un. oeil chagrin les façons de faire des amants ;
mais moi, j'ai encore quelque ardeur et de la sève : je ne suis
pas desséché au point de ne plus goûter les agréments et les
plaisirs: Je sais être un rieur de bon goût, un agréable convive;
dans un souper, je ne coupe jamais la parole à personne,
je n'ai garde de me rendre désagréable aux autres : je prends
ma juste part à la conversation et je me tais à mon tour quand
c'est à l'un d'eux de parler; je ne crache pas du tout, je ne
me racle pas la gorge, je ne suis pas roupieux le moins du
monde ; enfin, je suis d'Ephèse et non d'Apulic. Jamais,
dans un souper, je n'entreprends la maîtresse d'autrui ; jamais
je ne m'empare d'un plat ou n'enlève la coupe à mon voisin ; jamais, le vin ne me fait chercher querelle au milieu du banquet ; s'il y a là quelque fâcheux, je me retire, je mets fin
à la conversation ; tant que je suis à table, je me consacre à
Vénus, à l'amour, au plaisir. Je te ferai avouer à toi-même
que je suis jeune de caractère, quand tu me verras prêt à te
rendre service en toute façon. As-tu besoin auprès de toi
d'un homme sévère et farouche? me voici ; d'un homme aimable
? je serai plus calme que la mer la plus calme, plus
doux que le zéphyr le plus doux; je suis, à ton service, le plus
joyeux convive, le premier des parasites, le roi des pourvoyeurs
de festin ; enfin, s'il faut danser, il n'y a pas danseur
de "ballet plus souple que mo". Dépenser pour une mauvaise
femme ou pour un ennemi, c'est dépenser; dépenser pour un
bon hôte ou pour un ami, c'est gagner ; et dépenser pour le
service des dieux, c'est un bénéfice pour le sage. Grâce aux
dieux, j'ai de quoi recevoir largement un hôte, mange donc,
bois, divertis-toi avec moi, donne-toi du bon temps.
Voilà certes un aimable vieillard, qui semble avoir
été « nourri et élevé à l'école de Vénus même ». Il a voué sa vie au plaisir ; mais il n'a voulu que des
plaisirs élégants, de bon goût. Il s est fait un code de
la vie mondaine ; il en observe scrupuleusement les
préceptes; il contemple avec un sourire amusé le ridicule
de ceux qui les ignorent ou les transgressent ;
le cas échéant, il aime à faire profiter la jeunesse de
l'expérience qu'il a acquise, et, avec un dogmatisme
souriant, il lui enseigne ce qui se fait, ce qui se dit,
ce qui ne se fait pas ou ne se dit plus « dans le
monde » ; car il est bien, et il en a la coquetterie,
ce que nous appellerions un « homme du monde ».
En même temps, il est rempli de bienveillance: hospitalier,
complaisant, empressé, on sent que c'est un
plaisir pour lui de ménager les plaisirs des autres et,
quand il s'agit d'un jeune homme, d'être avec lui
comme un de ces pères qui se font les camarades de
leur fils. Sous ces aimables dehors se cache cependant
un égoïsme raisonné. Cet homme si paternel n'a
pas voulu être père. Sa fortune lui aurait permis de
prendre une femme riche et de grande famille. Mais il
aurait fallu aliéner sa liberté ; il aurait fallu supporter
tous les bavardages, toutes les criailleries, toute
la tyrannie d'une « épouse dotée » ; il aurait fallu
enfin s'exposer à tous les tracas, à toutes les inquiétudes
que les enfants amènent avec eux dans une
maison. Il n'en a pas eu le courage. Et.il s'en félicite.
Sans doute il n'aura pas de fils à qui transmettre ses
biens, et qui perpétue sa famille et son nom ; mais
que lui importe ? Puisque j'ai de nombreux parents, qu'ai-je besoin d'enfants
? Maintenant, je vis bien et heureusement, selon mon
gré et ma fantaisie ; à ma mort, je donnerai mes biens à mes
parents et les leur partagerai. Ils seront autour de moi ; ils
me soigneront; ils s'informeront de ma santé, de mes désirs.
Avant le jour, ils sont là, pour demander si j'ai bien dormi.
Font-ils un sacrifice ? ils me donnent une part plus grosse que
la leur ; ils m'emmènent au repas qui termine la cérémonie ;
ils m'invitent à dîner; ils m'invitent à souper. Malheureux
est celui qui m'a donné moins que les autres : c'est entre eux
un concours de cadeaux. Et moi, je me dis tout bas : « Ils
dévorent mes biens en pensée : en attendant, ce sont eux qui
me nourrissent à l'envi, eux qui me comblent de présents ».
Ainsi, sans être dupe de l'empressement que manifestent
ses héritiers, il en profite autant qu'il s'en
amuse, et il compte bien, avec leur assistance, finir
sa vie comme il l'a jusqu'à présent conduite, en sage
épicurien. Ce type d'agréable égoïste est de tous les
temps. Il était plus répandu sans doute dans les villes
riches et voluptueuses de la Grèce et de la Grande-Grèce qu'à Rome même ; pourtant nous savons que
par la suite il y est devenu commun et, dès lors, il ne
devait pas y être inconnu. Le fait seul que Plaute l'ait
reproduit avec tant de complaisance nous garantit que
le public ne voyait pas en lui un être d'exception,
mais un personnage tiré de la réalité; et il est impossible
qu'il ne soit pas vrai, étant si vraisemblable
et si vivant.
Naturellement les « bourgeoises » sont moins nombreuses
dans les comédies que les « bourgeois ». La
comédie ancienne, la comédie de Plaute surtout, est en général chose de rue; or les.moeurs antiques retenaient
plus étroitement que les nôtres les femmes
dans l'intérieur des maisons. D'autre part, sauf l'uxor
dotata (qui est comique), la femme antique, plus soumise
à l'autorité maritale, a moins d'initiative et peut
moins facilement agir d'une façon indépendante.
Plaute a su néanmoins nous en présenter quelques unes.
La plupart n'ont qu'un rôle épisodique et rapide.
C'est une commère pleine de vie et pleine de bon sens
que Myrrhine de la Casina. C'est une bonne vieille
charitable, maternelle, touchante, que la prêtresse du Rudens. Elle fait accueil aux pauvres naufragées; le
peu qu'elle possède, elle le leur offre de bon coeur :
« Jamais il n'y eut vieille femme plus digne de tous
les bienfaits des dieux et des hommes. Avec quelle
obligeance, quelle générosité, quel empressement,
quelle spontanéité, elle a reçu les naufragées, craintives,
sans ressources, mouillées et à demi-mortes : elle les a traitées comme ses propres filles ! C'est elle
même qui, la robe retroussée, s'est mise à leur chauffer
un bain»- Et dans l'Aululaire, quelle brave femme
qu Eunomie. Elle est bonne mère. Quand elle connaît
l'amour que son fils porte à la fille d'Euclion, elle
s'efforce aussitôt de la lui faire obtenir. Pourtant elle
la croit pauvre, et ce n'est certes pas le mariage
qu elle aurait pu espérer; mais « .ce que son fils veut,
elle le veut », et d 'ailleurs, il y a là une question de
justice, puisque la jeune fille est si gravement compromise.
Indulgente envers son fils, équitable envers cette bru qu'elle n'a pas choisie, elle est aussi bonne
soeur. Megadore, son frère, est riche ; il est célibataire
; s'il le restait, ce serait assurément tout avantage
pour elle, puisque son fils serait héritier. Pourtant,
c'est elle qui, par amour fraternel, lui conseille
de se marier. Et ce ne sont point là paroles en l'air,
démonstration hypocrite : elle a cherché, elle a trouvé
une femme riche, d'âge approprié, qui conviendrait
à merveille à Mégadore. Celui-ci se défend en riant et
sa soeur n'est pas en reste de plaisanterie : elle dit pis
que pend des femmes ; mais, tout en jouant de la
sorte, elle n'en suit pas moins son idée et fait sa proposition.
Alors Mégadore parle sérieusement : oui, il
a songé au mariage ; seulement il a choisi une jeune
fille et une jeune fille sans dot. Et la bonne Eunomie
d'approuver aussitôt, Son amour-propre pourrait être
blessé de voir rejeter un plan qu'elle a si ingénieusement
préparé ; ses préjugés de femme riche pourraient
être choqués de ce mariage avec la fille d'un
homme pauvre ; il pourrait lui être désagréable
d'avoir une belle-soeur toute jeune, alors qu'elle avait
espéré une belle-:soeur d'âge mûr avec qui l'entente
eût été plus facile. N'importe ; elle ne songe qu'à
l'intérêt de son frère et fait des voeux pour que les
dieux favorisent son dessein.
Stichus, Plaute semble avoir eu l'intention
de peindre avec plus d'ampleur deux caractères de
« bourgeoises ». Panégyris et Pamphila sont deux
soeurs, toutes deux jeûnes, toutes deux mariées et
toutes deux depuis longtemps privées de leurs maris: voilà trois ans qu'ils sont partis pour l'étranger et jamais
plus ils n'ont donné de leurs nouvelles. Le père
des jeunes femmes, Antiphon, a manifesté l intention
de les reprendre chez lui et par suite de rompre leur
mariage. Elles sont désolées ; elles se sentent déchirées
entre deux devoirs contraires : elles doivent être
fidèles à leur mari, mais elle doivent obéir aux ordres
d'un père; et c'est pour elles un crève-coeur de songer
qu'il leur est impossible de les concilier : en dépit
qu'elles en aient, il leur faudra bien céder à l'autorité
paternelle. Heureusement Antiphon est un brave
homme qui déteste les querelles et les pleurs ; ses
amis lui ont conseillé de reprendre ses filles ; il sait
que ses filles ne voudront point renoncer à leurs maris
; alors, après quelques détours, il leur pose tout
simplement la question, et, quand elles ont manifesté
leur répugnance, il les quitte fort paisiblement, disant
: « Adieu ! je m'en vais rapporter votre réponse
à mes amis ». Là-dessus, les maris reviennent et tout
s'arrange sans drame. Si les deux soeurs sont également
fidèles à leurs époux absents et « tourmentées
jour et nuit pour eux d'inquiétudes continuelles »,
si elles sont également soumises à leur père et persuadées
qu'elles ne sauraient « lui résister sans déshonneur
et sans un crime énorme », elles sont
pourtant de caractère dissemblable. Il y a là, toute
proportion gardée, une Antigone et une Isméne,
Panégyris est l'aînée ; elle n'en subit pas moins l'influence
et, à l'occasion, les semonces de sa cadette, dont l'âme plus énergique a un plus haut sentiment
du devoir. Ainsi Panégyris a manifesté quelque
humeur à la pensée que, depuis trois ans, leur maris
ne leur ont point fait parvenir de nouvelles. « Parce
qu'ils ne font pas leur devoir, demande sévèrement
Pamphila, es-tu fâchée de faire le tien ?» « Oui,
certes », s'écrie l'autre impétueusement. « Tais-toi,
je t'en prie! Garde, oh ! garde que j'entende jamais
parole semblable sortir de ta bouche» « Pourquoi
?» « Parce que, selon moi, il convient au sage
d'aimer et de remplir son devoir. Aussi, ma soeur,
quoique tu sois mon aînée, je t'avertis de bien songer
à ton devoir. Même s'ils se conduisaient mal et ne
nous traitaient pas comme ils le doivent, même alors,
par Pollux, pour ne pas faire pis qu'eux, nous devons
mettre ardemment tous nos efforts à nous rappeler
notre devoir. Et Panégyris s'excuse presque :
« Oh ! ma soeur, il ne faut pas croire que j'oublie mon
mari. Tous les égards qu'il m'a témoignés ne sont pas
perdus pour lui. Je lui sais gré et lui tiens compte de
toute sa bienveillance pour moi. Je n'ai aucun regret
de lui avoir été unie et aucune raison pour désirer un
autre mariage. Mais enfin, tout cela dépend de l'autorité
paternelle : il nous faut faire ce que nous imposent
nos parents. » C'est aussi Pamphila qui décide
pour toutes deux quelle conduite il faudra tenir devant
Antiphon : sans doute il ne peut être question de
résister en face à un
père, mais, à force de prières,
on peut changer ses volontés. En revanche, quand la crise a éclaté, aucune des deux soeurs ne le cède à
l'autre en fidélité et en courage.
ANTIPHON. Mes amis me conseillent de vous reprendre
chez moi. — PAMPHILA. Mais nous, que cela regarde, nous
te conseillons le contraire. Ou bien, autrefois, si tes gendres
ne te plaisaient pas, il ne fallait pas nous donner à eux ; ou
bien, aujourd'hui, il n'est pas juste de nous reprendre en leur
absence. — ANTIPHON. Moi vivant, je souffrirai que vous
ayez des mendiants pour maris? — PAMPHILA. — Mon mendiant
me plait comme à la reine plait son roi. J'ai même coeur
dans la pauvreté que jadis dans la richesse. — ANTIPHON.
Vous faites cas encore de vagabonds, de mendiants ? —
PAMPHILA Tu ne m'as pas mariée à un sac, je pense, mais
à un homme. — ANTIPHON. Et vous les attendez quand
ils sont partis depuis trois ans ! alors que vous pourriez sortir
de votre misère et trouver une union brillante ! — PANEGYRIS.
Père, c'est une sottise de mener des chiennes à la
chasse malgré elles. Donner malgré elle une femme à un
mari, c'est lui donner une ennemie. — ANTIPHON. Alors
vous ne voulez, ni l'une ni l'autre, obéir à votre père ? —
PAMPHILA. Nous lui obéissons : nous ne voulons pas quitter
ceux à qui tu nous as mariées.
L'escarmouche finit bien vite, parce que Antiphon
est avant tout, amoureux de sa tranquillité. Le malheur
est qu'en même temps finisse la peinture de ces
deux caractères. Aussitôt après la pièce tourne ; elle
aboutit à une farce ; et toute psychologie disparaît.
Ce n est pas que Plaute, quand il le veut bien, soit
incapable de nous montrer l'épouse vraiment digne
de ce nom. Amphitryon nous en fournit la preuve.
Mais, cette fois, nous sortons du monde de la « bourgeoisie » : Alcmène est plus qu'une bourgeoise ; c'est
une « grande dame », comme on dit dans la Tour
de Nesles : c'est une matrone et une patricienne, une
« reine », aussi bien la pièce n'est-elle pas une
comédie ordinaire, mais une « tragi-comédie », et cela
seul en dit long sur la dignité des personnages qu'on
y rencontre (1).
(1) Ou plus exactement de la moitié d'entre eux, ceux dont la présence fait que la pièce n'est pas comédie pure et simple.
Bourgeoise ou grande dame, la situation
d'Alcmène n'en est pas moins étrangement délicate.
Certes, sa vertu est insoupçonnable, et nous, les
spectateurs, nous savons bien qu'il est impossible de
lui faire le moindre reproche. Mais enfin, malgré tout,
elle aussi, elle est dupe des prestiges de Jupiter; et
en pareille matière il faudrait peu de chose pour nous
faire, sinon rire, du moins sourire à ses dépens. La
merveille est que jamais l'idée ne nous en vient et
que d'un bout à l'autre sa dignité ne souffre aucune
atteinte : entre son divin amant dont la conduite est
si discutable, et son mari dont l'infortune (fort injustement
sans doute, mais qu'y pouvons-nous?) est généralement
comique, c'est elle qui a le beau rôle. Dès
qu'elle apparaît, elle laisse éclater son amour pour
son mari, car elle croit être avec lui tandis qu'elle est
avec Jupiter. Elle se plaint tendrement qu'à peine
arrivé il veuille déjà partir : quelle affaire si pressante l'appelle ? ne fait-il pas plus de cas de sa
femme? ne voit-il pas couler ses pleurs? Ah! qu'il
emporte du moins son souvenir; qu'il l'aime, loin
d'elle, comme elle l'aime loin de lui ; et qu'il revienne vite. Restée seule, elle erre pleine de regret dans le
palais désert.
Que les plaisirs dans la vie sont peu de chose en comparaison
des chagrins ! Tel est le sort départi aux humains,
telle est la volonté des dieux : la peine est compagne et suivante
du bonheur; survient-il quelque chose d'heureux, tout
de suite voici un ennui et un mal plus grands. J'en fais l'épreuve
ici et je ne le vois que trop par moi-même: mon plaisir fut
si court ! J'ai pu voir mon mari une nuit, une seule nuit, et il
m'a quittée en hâte, avant même la lumière du jour. Il me
semble que je suis seule au monde, puisqu'il me manque, celui
que j'aime par-dessus tout. Son départ m'a causé plus de
chagrin que son arrivée de joie.
Mais cet amour si tendre n'a rien d'efféminé ni
d'amollissant. Femme d'un guerrier, Alcmène rougirait
d'avoir des sentiments indignes de ce héros.
Mon bonheur du moins, c'est qu'il est vainqueur et qu'il
rentre couvert de gloire : c'est ma consolation. Qu'il parte si
c'est pour revenir comblé d'honneurs ! je supporterai jusqu'au
bout son absence avec courage, avec fermeté. Si j'obtiens cette
récompense que mon mari soit proclamé vainqueur, c'est
assez pour moi. La valeur est le plus grand trésor; la valeur
est la plus belle des choses. Liberté, sécurité, vie, biens, parents,
patrie, enfants, tout est protégé, tout est conservé par
elle. La valeur renferme tout en elle ; c'est avoir tous les
biens qu'avoir la valeur !
Voilà des sentiments tout romains que devaient
entendre avec plaisir les femmes de ceux qui avaient
combattu le Carthaginois. On comprend quel effet produisent sur une telle âme les soupçons et l'outrage.
Au moment même où elle se désole, et se
console, ainsi, Amphitryon parait. Elle s'étonne,
était-ce un faux départ ? et lui aurait-il tendu un piège
humiliant ? Il la salue comme s'il ne l'avait jamais
revue depuis son départ pour la guerre. Elle s'étonne
davantage : quel jeu est-ce là? et pourquoi la tourne-t-
il en dérision? Une explication s'ensuit, qui n'explique
rien, car ni le mari ni la femme ne peuvent
supposer que Jupiter les abuse. Convaincu de son
malheur, Amphitryon s'emporte. Forte de son innocence,
Alcmène se défend et bientôt s'indigne :
Je t'en prie, par Castor, comment peux-tu dire de pareilles
choses? qu'ai-je fait pour m'attirer de tels outrages?
La honte que tu me reproches est indigne de ma race. Tu
peux chercher à me convaincre d'infidélité, tu n'y parviendras
jamais. J'en jure par le trône du roi des dieux, par la reine
des matrones, Junon, que je dois respecter et craindre par-dessus
tout: toi excepté, le corps d'aucun homme n'a touché
le mien et je suis restée pure. Quand on n'a point failli, il
sied de parler haut, de se défendre avec assurance, sans
trembler. Je ne parle pas de ce qu'on appelle une dot, mais
je t'ai apporté en dot la chasteté, la pudeur, la modestie, la
crainte des dieux, l'amour pour nos père et mère, l'esprit de
concorde envers la parenté, prète à t'ètre soumise, généreuse
avec les bons, favorable aux gens de bien.
Amphitryon court chercher des témoins .pour la
confondre. Alors, repassant en elle-même les ignominieux
reproches qu'elle a si injustement subis, elle
sent plus vivement la blessure faite à sa dignité. « Je ne puis rester ici. Quoi ! être accusée par mon mari
d'infidélité, d'adultère, d'infamie ! Il nie à grand bruit
ce qui est ; ce qui n'est pas, la faute que je n 'ai pas
commise, il m'en accuse ! Et il pense que je supporterai
cela avec indifférence ? Non assurément je n'en
ferai rien et ne me laisserai pas accuser faussement
d'adultère. Ou je le quitterai ; ou il me fera satisfaction;
et de plus il désavouera par serment toutes ses
calomnies ! » A ce moment, c'est Jupiter qui reparaît.
Il s'excuse ; il retire toutes les accusations que
le mari dont il a revêtu l'apparence a lancées contre
Alcmène; il demande pardon. Elle résiste encore:
« Ma vertu réfutait tes outrages. Mais ce n'est pas
seulement des actions honteuses, c'est aussi des paroles
honteuses que j'entends me garder. Adieu: reprends
ton bien; rends-moi le mien. Me donnes-tu
des suivantes? Si tu veux pas, je pars seule;
j'aurai pour suivante ma Vertu ». L'astucieux Jupiter
lui tend alors un piège: " Rester je vais par le serment
que tu voudras, jurer que je te tiens pour une
chaste épouse. Si je mens, o grand Jupiter! accable
Amphitryon de ta colère ! ". Et elle d'un cri irrésistible
: « Oh non ! qu'il le protège ! » Ainsi s'est trahi
son amour. Dès lors elle peut encore essayer de reprocher
sa faute au jaloux, la gronderie est bien indulgente
et elle se laisse facilement persuader d'oublier
ce fâcheux épisode. Nous ne savons pas si
Alcmène reparaissait plus tard dans quelques-unes
des scènes qui sont perdues. Mais, au dénouement, Plaute l'a éloignée; il lui a épargné la confusion d'une
explication, qui sans doute la disculpe mais la laisse
un peu salie, malgré son innocence. Et c'est là un
trait de délicatesse digne du talent avec lequel est dépeinte
cette noble figure.
Tels sont les personnages que le poète latin a su
représenter avec les couleurs de la réalité même, sans
exagération, sans outrance, sans caricature grimaçante
ou sans idéalisation fade. Ils attirent moins
l'attention que ne le font ses fantoches, ses grotesques,
ses intrigants ou ses amoureux. Ils révèlent
moins de verve et d'entrain. Mais peut-être montrent-ils
que, s'il l'avait voulu, ou si son public l'y avait
encouragé, il aurait pu traiter déjà ce genre de comédies
plus calmes, plus sérieuses, plus conformes à la vie moyenne, plus réelles et vraies que Terence a plus tard introduites sur la scène romaine.
L'ART DE PLAUTE : SA VARIÉTÉ
Nous n'allons point chercher à la Comédie-Française
le même genre de plaisir qu'au Palais-Royal ;
et ainsi, nous n'y allons point chercher le même genre
de pièces. La Maison.de Molière, si elle joue par tradition
les farces du maître, ne joue guère que celles-là
; et d'ordinaire, elle se pique de nous servir plus
et mieux qu'un frivole amusement. Comédies de caractère,
les oeuvres qu'elle représente essayent de
faire vivre quelque type comparable à un Tartuffe ou
à un Alceste ; comédies de moeurs, elles s'efforcent de
peindre les travers, les manies, les tares d'une époque
ou d'un groupe : la pédanterie des Femmes savantes ou
le cynisme des Effrontés ; comédies poétiques, elles
nous emportent à la suite de Musset, au pays imaginaire
où Fantasio raisonne et déraisonne avec une
grâce si délicate et une imagination si exquise ; comédies
d'intrigue enfin, elles sont oeuvres littéraires
et oeuvres d'art, par le souci de la forme et du style.
Que dans tout cela les spectateurs trouvent à rire,
c'est sans doute un des buts de l'auteur; mais après avoir ri ou en même temps qu'ils rient, ils goûtent,
ils admirent la psychologie profonde, les peintures
vivantes, la fantaisie ailée ou tout au moins la virtuosité
de l'écrivain. Au Palais-Royal, il n'en va pas
de même. C'est un vaudeville que l'auteur offre, et
c'est un vaudeville que le public réclame. Il s'agit,
pour l'un, de trouver des bouffonneries capables de
dérider les plus moroses ; pour l'autre, de passer
gaîment quelques heures. On rit, et, la représentation
terminée, il ne reste dans l'esprit des spectateurs que
le souvenir d'avoir ri. Et la Comédie-Française et le
Palais-Royal ne sont point les seuls théâtres de Paris;
il en est beaucoup d'autres, qui ont chacun leur genre
et leurs auditeurs attitrés ; il s'en crée à chaque instant
de nouveaux, théâtres populaires ou théâtres
d'art, théâtres classiques et théâtres d'avant-garde,
sans compter les cafés-concerts, et sans compter
les cinémas. Ainsi il y a chez nous bien des publics différents, pour bien des genres de pièces : il y en a
pour tous les goûts, comme pour toutes les bourses.
Pour Plaute, il n'y avait qu'un théâtre et qu'un pupblic,
Mais ce public réunissait en lui tous ceux qui
de nos jours se partagent entre les différentes scènes;
et c'était la tâche du poète d'offrir, en même temps, à
tous ces auditoires rassemblés en un seul auditoire,
les genres de plaisir différents ou même opposés
qu'ils demandent à la fois. Le problème paraît insoluble;
en tout cas la solution n'en est point aisée ; et
pourtant le comique latin s'en est tiré. N'eût-on pas
la première idée de son théâtre, qu'à elle seule une
pareille réussite en révélerait déjà l'extraordinaire
variété.
1
Cette variété remarquable, nous avons eu maintes fois déjà l'occasion de la constater. Nous l'avons constatée d'abord dans le choix des modèles. Pour neuf pièces dont nous pouvons à peu près sûrement désigner les originaux grecs, nous trouvons quatre ou cinq auteurs différents Et, si pour les autres pièces nous demeurons dans l'incertitude, il n'est pas douteux cependant que Plaute ne s'est pas restreint à imiter seulement ces quatre ou cinq auteurs, mais qu'il a emprunté de droite et de gauche, aux comiques de l'Attique comme à ceux de la Grande-Grèce, aux comiques du deuxième ou du troisième ordre comme à ceux du premier. Un Térence qui suit exclusivement (1) Ménandre et Apollodore, un Racine qui s'attache spécialement à Euripide, nous donnent par là même une indication très claire sur leur goût et leur génie: ils ont choisi pour modèles les poètes dans lesquels ils reconnaissent un esprit de leur famille.
(1) En ce qui concerne l'essentiel de la pièce, s'entend ; car il a contaminé, une fois au moins (Adelphes), une pièce de Ménandre et une scène de Diphile
Plaute, lui, prenant son bien où il le trouve, puisque
d ailleurs il se pique d'être un imitateur fidèle,
un « traducteur », nous avertit ainsi qu'il se sent capable de s'adapter aux originaux les plus divers,
qu'il a conscience d'avoir un talent assez souple pour
réussir dans les genres les plus opposés.
Nous l'avons constatée encore, cette variété, dans
le choix des sujets mis la scène. Si hésitante et, pour
ainsi parler, prématurément démissionnaire que soit
la comédie de caractère dans l'Aulularia, il n'en reste
pas moins que Plaute a donné à son public l'idée de
ce que peut être une pièce de cette nature; il la lui a
présentée comme dans un miroir brisé, mais ceux de
ses auditeurs qui avaient lu les philosophes grecs les
plus récents et apprécié leurs analyses psychologiques,
ont dû trouver plaisir à voir au moins ébauché
le portrait d'un avare type.
Les pièces que nous avons classées parmi les comédies
de moeurs leur ont offert un autre genre d'intérêt.
Non seulement Plaute s'est efforcé de leur
représenter la vie commune et moyenne; mais encore
il semble s'être ingénié à leur en diversifier singulièrement
le spectacle. Voici, dans le Trinummus, les bons
bourgeois pleins de prudhomie, de bon sens, d'honnêteté
grave et sententieuse, et leurs fils sages ou dissipés,
mais dans leur dissipation mème gardant au
fond de leur coeur le souvenir des bonnes leçons et
des bons exemples paternels. Voici, dans la première
partie du Stichus, les honnêtes femmes, épouses fidèles
et filles respectueuses, qui incarnent les bonnes
moeurs et les vertus familiales. Et voici, au contraire,
dàns le Truculenlus, le monde de la galanterie ou même
de la débauche, les ruses des courtisanes avides et les
folies auxquelles l'amour entraîne les fils de bonne
famille. Quant aux Captifs, c'est un drame véritable où, dans des circonstances plus exceptionnelles, se
manifeste une sorte d'héroïsme bourgeois illustré des
plus touchants exemples d'amitié juvénile et d'amour
paternel. Dans tout cela, il y a comme un ambigu de
Molière et d'Augier, des premières comédies de Corneille
et des drames de Dumas.
Les deux ou trois comédies romanesques roulent
sans doute sur les mêmes thèmes, et des thèmes un
peu rebattus enlèvements et reconnaissances. Mais
ici encore Plaute a trouvé moyen de les diversifier.
Nous pouvons mal juger de la Viduiaria puisqu'elle
est perdue. Les deux autres sont très dissemblables.
Plus fortement intriguée, plus riche en coups de théâtre,
la Cistellaria est une pièce où l'amour tient la première
place; plus pittoresque, rurale et maritime, le
Rudens met au premier plan les amitiés féminines et
l'amour paternel. Il y a presque du romantisme dans
la première; il y a dans la seconde plus de romanesque
attendri, un romanesque de roman anglais.
Quant aux pièces d'intrigue, elles sont si nombreuses
que, forcément, elles présentent entre elles bien des
ressemblances. Néanmoins, il est évident que Plaute
a cherché à s'y répéter le moins. possible et qu'il a
tâché de ne point donner par trop à son public la sensation
du déjà vu. Maint détail agrémente et distingue
les thèmes identiques. Dans le Persa, par exemple,
et dans le Poenulus, le même piège est tendu aux deux lenones; mais, dans la première pièce, la noble résistance
de la jeune fille donne à certaines scènes uue gravité
inattendue ; et, dans la seconde, le thème romanesque,
la reconnaissance imprévue, la joie du vieux
père qui retrouve enfin et retrouve pures les deux jeunes filles si longtemps pleurées et cherchées à travers
le monde, transforment la comédie en mélodrame.
Dans le Pseudolus, dans l'Epidieus, dans la Mostellaria, dans les Bacchis, ce sont de très analogues fourberies
d'esclaves. Mais Chrysale, des Bacchis, doit lutter contre
ceux-là mêmes auxquels il voulait rendre service,
puisque c'est la jalousie de Mnésiloque qui a failli
compromettre son intrigue. Tranion de la Mostellaria a
contre lui la malignité des circonstances qui semblent
conspirer pour lui être défavorables, et c'est contre ces
coups du sort qu'il doit mettra en jeu toutes les ressources
de son esprit. Epidicus a pour adversaire un
vieillard défiant et il lui faut s'ingénier pour retourner
contre un père trop avisé les précautions mêmes que
celui-ci a prises. Quant à Pseudolus, il a affaire, au
contraire, à un joyeux vieillard, à une sorte d'amateur
de fourberies qui apprécie en connaisseur, regarde
en spectateur amusé les tours de passe-passe du drôle
et finalement se fait son indulgent complice. Dans
le Curculio, dans le Miles, nous assistons aux entrevues que les deux amoureux se ménagent à la barbe
des surveillants, et, dans les deux pièces, le rival, soldat
ridicule, est finalement bafoué. Seulement Curculio
n'emploie que les ruses ordinaires de la comédie :
cachets dérobés, lettres supposées; Palestrion, lui, recourt
aux grands moyens : murailles percées, feinte
passion d'une rusée,courtisane; et le caractère seul de
l'aimable vieillard, Périplectomène, ses théories d'élégance,
ses leçons de vie mondaine, donnent à la comédie,
plus romanesque par son intrigue, un cachet et une, saveur singulièrement originale. L'Asinaire, la Casina,
le Mercator, nous représentent toutes trois la même histoire d'un père débauché rival et (nous sommes
au théâtre) rival malheureux de son fils. Dans les
trois pièces, c'est la jalousie des épouses qui assure le
succès du fils. Mais, dans la première, c est au dénouement,
par un coup de théâtre, que la femme intervient,
comme une déesse ex-machina pour ramener
tout penaud le sénile amoureux au domicile conjugal.
Dans la seconde, c'est elle qui, avisée dès le
début, a tout préparé et tout conduit; la bonne commère
semble plus heureuse du bon tour qu'elle a
joué à son barbon de mari qu'irritée du motif qu'il
lui a donné de le jouer: elle aussi, comme le vieux
Simon du Pseudolus, elle s'amuse autant que le public
de l'intrigue qu'elle a machinée et du rôle qu'elle
y tient. Et dans la troisième, par une rencontre imprévue
et amusante, le vieux débauché se tire assez
aisément d'affaire, tandis qu'un ami trop complaisant
se trouve empêtré dans la mésaventure et essuie les
scènes d'une femme jalouse. Enfin; les Ménechmes et Amphitryon roulent bien toutes deux sur des ressemblances
et sur les quiproquos qu'elles entraînent; mais
quelle différence entre la pièce mythologique aux
récits épiques, aux épisodes d'amour et de tragédie, et
le joyeux vaudeville, aux incidents galants ou burlesques
accumulés jusqu'à la fin pour le plus grand ébahissement
des deux héros et de multiples comparses !
Se répéter ainsi, ce n'est plus, se répéter.
La variété n'est pas moindre dans les personnages
que nous avons passés en revue. Sans doute il en est
quelques-uns, les plus conventionnels, qui sont un peu trop identiques les uns aux autres : dans les
différentes pièces, sous des noms différents, nous n'avons guère vu qu'un leno, toujours le même, qu'un
soldat fanfaron, toujours le même, qu'un parasite enfin,
toujours le même encore. Mais, abstraction faite de
ceux-là, (et aussi de quelques esclaves trompeurs),
quelle immense galerie de héros divers : vieillards sévères
ou indulgents, débauchés ou vertueux, avares
ou généreux, grossiers ou raffinés, benêts ou malins;
vieilles femmes tyranniques ou faciles à rire, jalouses
ou aimables, intéressées ou désintéressées, égoïstes ou aimantes; femmes vertueuses, «grandes dames » et
bourgeoises, tantôt d'une âme plus ferme, tantôt d'un
coeur plus tendre ; jeunes gens sages ou dissipés, réfléchis
ou étourneaux, économes où prodigues, fidèles ou
inconstants, calmes ou emportés, poussant l'amitié
jusqu'au sacrifice ou la camaderie jusqu'à la complicité;
jeunes filles tendres pour leurs amants, attachées à leurs amies, soucieuses de leur réputation et de
leurs devoirs; courtisanes cupides ou désintéressées,
menteuses ou sincères, jouant avec cynisme la comédie
de la passion ou éprises d'un amour véritable, corrompues
par leur profession ou dignes d'être à la fin
reconnues de naissance libre ; esclaves intrigants ou
fidèles, complices des folies de leurs maîtres ou soucieux
soit de les empêcher soit de les réparer, lourdauds
ou spirituels, gibiers de potence ou modèles
de dévouement, que dire encore ? il faudrait entasser toutes les épithètes contradictoires pour peindre
les personnages de ce théâtre c'est tout un monde.
Et quelle variété encore, si nous examinons la signification
et la tendance morales de chacune de ces pièces.
Il en est dont nous serions fort empêchés de dire
si elles sont morales ou immorales. Sans doute, dans la Mostellaria, dans l'Epidicus, des fils amoureux ou
débauchés s'associent à un esclave fripon pour duper
leur père; et, à prendre la chose au sérieux, le plus
indulgent des moralistes serait tenu de la blâmer.
Mais précisément; qui prend la chose au sérieux qui
ne sent ici que Plaute a simplement, cherché, «ans aucune
arrière-pensée, à faire rire, qu 'il a fait rire plutôt
de l'ingéniosité des fourbes que de la sottise des
dupes ? qui n'a deviné dès le début que tout se terminera
pour le mieux, que le père pardonnera, et qu'ainsi le
spectateur n'a pas lieu de se gendarmer plus que la victime
elle-même ? Sans doute, dans le Curculio, dans le
Persa, dans le Poenulus, dans le Pseudolus, dans le Miles,
il y a des machinations malhonnêtes, et la sympathie
évidente de l'auteur pour ceux qui les commettent serait
de nature à nous inquiéter sur son sens moral.
Mais quoi ! la victime ici est un leno ou un soldat fanfaron!
tout est permis contre un leno ou uu soldat fanfaron,
surtout en faveur de la jeunesse et de l'amour ;
ce sont là de telles circonstances atténuantes que le
plus sévère est désarmé, comme les bons jurés de nos
jours, dès qu'un habile avocat à invoqué devant eux
l'excuse du « crime passionnel ». Sans doute encore
certaines gentillesses des deux Ménechelles, l'un qui
pille sa femme en faveur de sa maîtresse, l'autre qui,
escroque une courtisane, certaines théories morales
énoncées par le beau-père de Ménechine, peuvent
nous faire froncer les sourcils. Mais, il est visible que
Plaute n'y a mis aucune intention immorale, qu'il
.n approuve ni ne désapprouve ses héros, soit parce
que les indélicatesses qu'ils se permettent étaient courantes
dans le monde, - j'allais dire le demi-monde, de la galanterie ancienne, soit parce que l'infidélité
des maris n'avait rien de choquant selon la convention
comique admise par les anciens : nos vaudevillistes
en font bien autant, heureux même s'ils se
bornaient à excuser l'infidélité des maris, mais il y ont
ajouté celle des femmes..Sans doute enfin le Stichus est une pièce bien bizarre, qui, commençant par nous
faire admirer la vertu de deux matrones, prétend aussitôt
après nous amuser par le libertinage d'un vieillard
et la débauche de deux esclaves. Mais cette contradiction
même est significative. Ici, plus que dans
toutes les pièces énumérées plus haut, nous constatons
pleinement que Plaute est indifférent à la morale : il
ne se propose ni de châtier les moeurs, ni de les corrompre;
il se propose de.faire rire.
D'autres pièces, au contraire, plus ou moins nettement,
plus ou moins consciemment, sont morales. Le
sujet d'Amphitryon et l'adultère du roi des dieux peuvent
nous choquer ; mais l'aventure, autorisée par la
légende, a par là-même perdu tout son venin. Nous
rions plus de Sosie que d'Amphitryon; et nous ne rions
pas d'Alcmène : le poète, avec une délicatesse dont
on ne l'aurait point cru capable, a su sauvegarder en
elle la dignité de l'épouse, en lui conservant toutes les
fois qu'elle parait la plus noble attitude et en la faisant
disparaître à propos pour lui éviter toute confusion,
quand l'imbroglio se dénoue. Ce qu'il peut y
avoir de blâmable dans la conduite de certains personnages
de la Cistellaria est reculé bien loin dans le passé ;
il n'y a rien de blâmable dans la conduite des protagonistes du Rudens; et ces deux drames nous introduisent
dans un milieu d'honnêtes gens, où l'on se sent
à l'aise et avec qui l'on a plaisir à sympathiser. Ni
l'Aululaire ni le Truculentus n'affichent d'intention morale;
il n'y a pas de précepte exprimé par les personnages
ou par le choeur final. Mais ces deux pièces
font si nettement ressortir le ridicule et les dangers
du vice qu'une moralité s'en dégage d'elle-même : elles
inspirent la crainte de l'avarice et des " liaisons dangereuses". Enfin il y a des comédies, il y en a deux
au moins, qui ne se contentent pas d'être morales,
mais qui le sont avec une sorte d'ostentation. Le Trinuimnus est véritablement une pièce " d'édification";
tout le monde, même le jeune prodigue, même l'esclave
ivrogne, y abonde en belles sentences, en belles
leçons, en beaux sentiments, en belles actions; le
théâtre de Diderot lui-même n'offre pas plus de prédications
et de sermons et Berquin la signerait. Enfin,
au dénouement des Captifs, l'orateur de la troupe a
parfaitement le droit de dire avec fierté :
Spectateurs, voici une pièce qui a pris pour modèles les
bonnes moeurs. Point d'obscénités, point d'amour, point de
supposition d'enfant, point d'argent friponné, point de jeune
amoureux qui affranchisse une courtisane à l'insu de son
père. Ce n'est pas souvent que les poètes composent des comédies
de ce genre, où les bons deviennent meilleurs. Et
vous, maintenant, si elle vous plaît, si nous vous avons plu
et si nous ne vous avons pas ennuyés, donnez-nous-en cette preuve : vous qui voulez que la vertu ait sa récompense, applaudissez !
Voilà le bon côté de la médaille ; mais en voici le
revers. Le même poète qui se flatte d'avoir respecté la
vertu, la chiffonne parfois singulièrement. Il n'a pas
hésité à nous montrer non plus des pères dupés par
leurs fils, mais des pères associés à la débauche de
leurs fils ou en rivalité avec eux. Quatre fois entre autres
il se l'est permis, et quatre fois, sentant qu'un public
même peu sévère en peut être choqué, il a essayé
divers moyens de s'en tirer au mieux. Dans les Bacchis,
avec une certaine hypocrisie, il affecte encore le ton
de moraliste. Nicobule et Philoxène sont venus arracher leurs fils aux deux courtisanes ; il ne faut pas
beaucoup d'insistance pour les décider à prendre part
à l'orgie; alors l'orateur, d'un ton sentencieux : « Si
ces vieux n'avaient pas été des vauriens dès leur adolescence,
aujourd'hui ils ne souilleraient pas ainsi leurs
cheveux blancs ; et nous non plus nous ne vous aurions
pas joué cela, si nous n'avions déjà vu des pères
devenir les rivaux de leurs fils, dans les maisons de
débauche. » Ainsi c'est pour flétrir le libertinage sénile
que Plaute l'a mis à la scène : le bon apôtre !
Dans le Mercator, il proclame non moins doctoralement
un code de l'amour, de l'amour, ou plutôt du plaisir,
aux divers âges de l'homme. Cette parodie des législateurs
est plus sérieuse qu'elle n'en a l'air; au fond,
sous leur forme volontairement plaisante, les règles
ainsi prescrites s'accordent assez bien avec l'opinion communément admise chez les anciens, et même
parmi nous : il faut bien que jeunesse se passe. Cette
fois donc, permis aux hommes d'être des " vauriens "
dans leur adolescence, pourvu qu'ils gardent une certaine
mesure, pourvu quel'âge venu ils renoncent aux
folies, pourvu surtout qu'en souvenir de leur passé
ils soient indulgents à leurs fils, « vauriens » comme
ils l'ont été eux-mêmes :
Avant de faire notre sortie, il me semble à propos de
dicter aux vieillards une loi qu'ils observent et à laquelle ils
se tiennent. Quiconque, ayant soixante ans d'âge qu'il soit
marié ou même, par Hercule, célibataire, nous sera connu
pour courir le guilledou, nous le poursuivrons ici, au nom de
cette loi, et le déclarerons gâteux; et quiconque d'eux aura
dissipé son bien, par Hercule, nous ferons en sorte qu'il n'ait
plus le sou. Que désormais aucun père n'interdise à son fils,
pendant sa jeunesse, ni l'amour ni les courtisanes, du moins
dans la juste mesure. Et si quelqu'un l'interdit, il lui en coûtera
plus en dépenses clandestines, qu'il ne lui en aurait coûté
de subvenir aux dépenses avouées. Et nous ordonnons que ces
articles commencent cette nuit même à s'appliquer aux vieillards.
Après avoir blâmé la débauche chez les jeunes
comme chez les vieux, Plaute la concède donc aux jeunes.
Dans l'Asinaire il fait mieux, ou pis. C'est avec
une cynique indulgence qu'il réclame l'indulgence
pour son barbon luxurieux et déconfit :
Si ce vieux s'est payé du bon temps en cachette de sa
femme, il n'y a rien là d'inoui ni d'étrange; il a fait comme
les autres. Il n'y a personne d'assez rigide, d'assez austère, pour ne pas prendre son plaisir, à la première occasion. Maintenant
si vous voulez intercéder pour que le vieillard ne
soit
pas battu, vous l'obtiendrez assurément; vous n'avez qu'à, applaudir
bien fort.
Et dans la Casina enfin, il s'est bien gardé de faire
le moindre commentaire. L'indécence, cette fois, est
si énorme, les récits et le spectacle (scandale des copistes
eux-mêmes) (1) si graveleux, que vouloir atténuer
ou excuser l'immoralité de, la pièce, c'est la souligner.
(1) Certaines scênes ne nous sont arrivées que mutilées, les copistes ayant reculé devant le cynisme des confidences faites par deux personnages aux commères qui les attendent.
Mieux vaut ne pas soulever ce lièvre ; mieux vaut espérer
que la tempête des rires déchaînés, empêchera
le spectateur de sentir à quel point cette comédie offense
toute pudeur. Et, pour rester dans le ton, après
avoir en quelques mots éxpédié sommairement un dénouement
à surprises et à reconnaissances que le public
n'est plus en état de suivre ni de comprendre,
l'orateur de la troupe souhaite à ceux qui applaudiront
le mieux « d'avoir toujours une maîtresse de leur
choix, sans que leur femme y voie goutte ». Digne
conclusion de cette pièce effrontée. Mais n'est-il pas
vrai qu'à lire de suite les Captifs, le Trinummus ou le
Rudens et l'Asinaire ou la Casina, on ne croirait jamais
qu'elles fussent d'un même auteur? Comme Rabelais,
Plaute est double ou multiple, « charme de la canaille »
et « régal des plus délicats » en matière de moeurs.
Pour oser se mesurer avec les comiques grecs
les plus divers d'inspiration et de tendances, pour leur emprunte les sujets les plus différents, pour mettre
à la scène une foule aussi considérable de personnages
tie toute nature, pour réussir également bien dans
le genre moralisant d'un Berquin, sérieux d'un Augier,
gai d'un Regnard, voire graveleux d'un Collé, il
fallait que Plaute se sentît et possédât en effet le talent
le plus souple. La variété dans les tons, c'est peut-être
la plus étonnante des variétés qu'on observe en son
oeuvre entière. Je n'ai pas besoin d'apporter ici des
exemples : il me suffit de renvoyer à tant de passages
que nous avons rencontrés dans nos études antérieures.
De la grosse farce, des élans d'une verve bourbeuse
peut-être mais irrésistible, nous en avons trouvé partout
: dans la mystification scabreuse que mènent avec
tant de brio les commères, la servante et le « puer
de la Casina, dans les scènes d'orgie qui terminent le
Stichus, dans les disputes d'esclaves entre eux, dans
leurs sorties contre un leno, dans les monologues des
parasites, dans mille scènes où paraissent les fantoches, les grotesques, les intrigants, dont le théâtre de
Plaute fourmille. Ailleurs, le comique est plus littéraire.
Les scènes les plus poétiques de la légende, les
plus beaux passages de l'épopée et de la tragédie sont
repris et parodiés. Chrysale-Ulysse entonnera les thrènes
émouvants de la fable troyenne pour chanter la
déconfiture d 'un barbon et la ruine de sa fortune : la forteresse dont il célèbre la chute, c'est le coffre fort
du vieux; son cheval de bois, c'est la missive astucieuse qu'il a imaginée et qu'il saura faire accepter
de sa victime. Le comique plus fin, celui qu'on reconnaît à Térence, que les anciens nous vantent dans Ménandre,
ne manque pas non plus. Combien d'amoureux n'entendons-nous pas, avec sympathie, sans doute, mais
avec une sympathie amusée, se désespérer, gémir, se
plaindre; mais, comme nous savons bien qu'ils triompheront:
au dénouement, nous pouvons, sans inquiétude
et sans remords, sourire de leurs craintes et de leurs
espérances, de ces folies que la passion inspire et que
la jeunesse excuse. Ou bien nous assistons à des scènes
ingénieusement filées : Charin du Mercator essaye
d'en conter à son père pour lui cacher ses amours et
pour sauver celle qu'il aime des mains du vieillard,
tandis que ce dernier, rendu plus malin par son amour
sénile (qui en aveugle tant d'autres) abonde en prétextes
et en subtilités pour en venir à ses fins. Le
beau-père du Stichus sait inventer un bien joli apologue
pour obtenir de son gendre une esclave qu'il convoite
; mais le gendre ne veut rien savoir ni rien comprendre
et il mystifie bien gaiement le barbon, sans
jamais lui manquer de respect. Et quels gais dialogues
de Mégadore et de sa soeur (Aululaire), des vieux amis
du TrÍnummus; quelle jolie peinture du célibataire mondain
dans le Miles : quelles souriantes leçons il donne,
en se jouant, à l'aimable amoureux dont il a pris les
intérêts.
Encore n'est-on pas surpris que le comique réussisse
si bien à Plaute. On est plus étonné quand on lit maint
passage sérieux de ses pièces. En beaucoup d'entre
elles, entre autres dans les Bacchis (discours de Lydus,
le pédagogue), dans le Mercator (monologue de Charin),
dans le Trinummus surtout (passim), on reconnaît un
moraliste et un philosophe, délicat analyste des passions,
peintre exact des âmes, théoricien compétent
en matière d'éducation, de psychologie et de morale. Il y a là des portraits, des caractères, des maximes,
des études de sentiments et de moeurs, des descriptions
de vertus et de vices, qui ne seraient pas indignes
d'un La Bruyère. Il y a même des sermons. Les enseignements
que, dans le Trinummus, un bon père donne
à son fils vertueux sont d'une gravité en même temps
que d'une bonhomie bourgeoise et familiale des plus
heureuses. Et même, il n'y a pas seulement ici du
sérieux, il y a du touchant. Cette tendresse d'un père
tout dévoué à l'éducation et au bonheur de son fils,
cette obéissance respectueuse d'un fils reconnaissant,
désireux de rendre heureux à son tour, en menant une
vie vertueuse, le père qui l'a conduit dans le chemin
de la vertu, voilà un des plus beaux spectacles que
puisse offrir la vie de famille ; et, quand pour se montrer
plus digne de ses leçons, le fils associe son père
à ses actes de générosité et de dévouement, on admire
aussi la délicate imagination du poète. D'autres pièces
sont véritablement émouvantes. Amphitryon en
maints endroits, les Captifs, la Cistellaria, certaines
parties du Poenulus, le Rudens, le début du Stichus, le
Trinummus,un épisode même du Persa, offrent à mainte
reprise des scènes qui remuent le coeur. Pères pleins
d amour paternel, qui consacrent leur vie à leurs enfants,
qui, séparés d'eux, font avec persévérance leurs
plus ardents efforts pour les retrouver, qui, les ayant
perdus sans espoir, veulent s'ensevelir dans la solitude
pour les pleurer, qui versent des larmes de joie à les
découvrir enfin; femmes fidèles à leur mari, qui résistent
à l autorité d 'un père pour garder le respect
qu elles doivent au lien conjugal, ou qui, soupçonnées,
calomniées, révèlent par leur indignation et leur colère même, combien puissante est en elle la pudeur et
combien fort leur amour blessé; ami, qui bravent la
calomnie pour rendre service à leurs amis absents;
amies, servantes dévouées, dont le coeur une fois donné
ne peut se reprendre; jeunes filles qui dans le milieu
le plus vil ont gardé le goût de la vertu, le sentiment
de l'honneur, le souci de leur bonne réputation, tous
ces personnages nous émeuvent par leurs joies et par
leur douleur, et il n'est point de drame, point de
mélodrame parfois, qui soulève en nous d'émotions
plus puissantes. Et je ne parle pas des fragments d'épopée
que Plaute nous donne parfois (le récit militaire
de Sosie); mais on ne saurait passer sous silence, en
certains passages, la poésie mêlée, d'une façon parfois
un peu inattendue, à quelques-unes de ses pièces. Au
début du Curculio, se trouvent, étrangement unies, la
poésie bachique et la poésie amoureuse : hymne rabelaisien
et gras au vin vieux, élégie aux verroux qui
vont doucement tourner pour la bien-aimée, sérénade
à l'espagnole, rendez-vous nocturne et tendres propos
alternés à la Shakespeare. Certains passages de la
Cistellaria semblent écrits par un moderne, qui aurait
lu Musset: Silénie est affligée, tendre, fidèle et douce
comme une Barberine; Alcésimarque n'est pas indigne
parfois de Perdican. Et dans le Rudens, en bien des
scènes, quel savoureux mélange d'émotions et de
pittoresqne, de poésie descriptive et de poésie sentimentale;
on ne sait qui y est plus charmante de la
vieillesse sous les traits de la prêtresse de Vénus ou de
la jeunesse sous les traits de Palestra et d'Ampélisque;
qui sait mettre sous nos yeux de plus vivants tableaux,
des pécheurs mélancoliques rapportant leurs filets vides, ou de l'esclave qui s'émeut à voir les naufragées
ballottées sur des flots en fureur? Ainsi se révèlent
chez Plaute les dons les plus brillants et les plus contradictoires
en apparence, la verve et l'émotion, la gaîté
et le charme, le sens du réel et la poésie. En admirant
dans des pièces si, diverses de ton, la richesse, la souple
multiplicité de son talent, nous comprenons mieux
comment l'infinie variété de son oeuvre en apparaît
d'abord le caractère essentiel.
II
Il en va tout de même si nous examinons les comédies
de Plaute non plus au point de vue littéraire,
mais au point de vue plus spécial de la technique dramatique,
du métier. A cet égard encore, elles sont extraordinairement
variées, plus variées, je crois que
celles de tout autre comique, ancien ou moderne.
Plaute trouvait établi l'usage du prologue : les comiques
grecs, ses modèles, l'avaient employé; les comiques
latins, ses prédécesseurs, l'avaient introduit
sur la scène romaine. Comme les sujets qu'il traitait
n'étaient pas, à l'exemple des sujets de tragédie, fondés
sur une légende connue d'avance et connue de tous,
comme ils étaient souvent compliqués de méprises et
de reconnaissances, comme son public enfin était mélangé,
bruyant, inattentif et généralement grossier,
le poète n' allait assurément pas renoncer à un procédé si commode. Il a donc mis des prologues à ses comédies
et, selon moi, à toutes sans exception. Sans doute,
tous ces morceaux, tous ceux du moins que nous
avons conservés, ont bien des traits communs.
Dans tous on reconnaît la marque de l'auteur, et nul,
par exemple, n'irait confondre un prologue de Plaute
avec un prologue de Térence. Du moins Plaute a-t-il,
en mille façons, cherché à fuir la monotonie.
Il est naturel que le prologue soit placé en tête de la
comédie : sa définition même et sa nature l'exigent.
Dans le Miles cependant, il apparaît en second lieu,
après que le soldat fanfaron a bien étalé son ridicule,
et donné aux spectateurs un avant-goût des rires que
vont soulever ses vantardises, sa stupidité et ses mésaventures.
De même, dans la Cistellaria,il suit la scène
touchante où Silénie confesse son amour sans espoir
et montre toute la tendresse de son coeur. On dirait
que, dans ces deux cas, l'auteur a jugé plus important
.de faire savoir quels seraient le genre et le ton de sa
pièce que d'annoncer le sujet même.
Il est naturel que le prologue soit prononcé par un
seul personnage : l'exposé sera ainsi, ou a chance d'être plus méthodique et plus clair. Pourtant, dans la
Cistellaria encore, il est réparti entre deux orateurs :
une vieille ivrognesse nous fait des confidences sur ce
qu'elle sait du passé de l'héroïne, puis le dieu Secours
vient répéter et compléter ces renseignements. Le prologue
du Trinummus est mis en dialogue : la Débauche introduit sa fille l'Indigence dans la maison où un jeune
dissipateur fait des folies en l'absence du père de famille;
puis elle se retourne vers les spectateurs pour
leur expliquer moins le sujet que cette entrée symbolique
qu'ils ont vue se faire sans pouvoir la comprendre
encore.
Il semble naturel que le contenu des prologues soit
toujours à peu près le même. On peut le concevoir, en
effet, comme une analyse préliminaire de l'intrigue
totale, depuis ses origines jusqu'à son dénouement.
On peut au contraire le concevoir comme une simple
exposition : plus artificielle, plus didactique et par là
plus claire que l'exposition telle que nous la concevons
de nos jours, elle se bornerait, comme celle-ci, à
fournir aux spectateurs les données premières de l'action,
et leur laisserait soit le plaisir de deviner le dénouement,
soit le plaisir d'en être surpris. En tout cas,
on s'attendrait que ce fût toujours l'un ou toujours
l'autre. C'est tantôt l'un, tantôt l'autre, tantôt autre
chose encore.
Le prologue de l'Aululaire, celui des Captifs et celui
de la Casina exposent non seulement la situation initiale,
mais aussi le dénouement, et même, pour la Casina, un dénouement que nous ne verrons point. On
peut rapprocher de ceux-là le prologue du Poenulus, quoiqu 'un premier épisode, qui à lui seul constitue
une véritable pièce, n'y soit nullement annoncé, et le
prologue du Truculentus, quoique Plaute y insiste
surtout sur le caractère du personnage principal (la
courtisane) et relègue au second plan l'intrigue. Il
est d autres monologues, il en est un au moins, celui
du Miles, où Plaute, sans aller jusqu'à raconter d'avance le dénouement, annonce du moins un épisode
que les quiproquos risqueraient de rendre obscur :
J'ai.percé la muraille de cette chambre, dit Palestrion,
pour donner à la belle un passage secret. Car j'ai un camarade
d'esclavage, pas bien malin, que le militaire a donné
pour gardien à sa maîtresse. Par d'ingénieux stratagèmes et
des ruses habiles, nous lui étendrons une taie sur les yeux et
nous ferons si bien que tout ce qu'il aura vu il ne l'aura point
vu. Bientôt, ne vous y trompez pas, comme s'il y en avait
deux, la jeune femme se fera voir ici et là-bas : ce sera bien
la même, mais elle passera pour une autre et c'est ainsi que
nous jouerons le tour au gardien
Ailleurs, dans Amphitryon, dans la Cistellaria, dans
les Ménechrnes, dans le Mercator, dans le Rudens, le prologue
est une simple exposition : le poète dit tout ce
qu'il faut savoir pour comprendre les premières scènes
et la façon dont s'engage l'intrigue, il nomme au
besoin les personnages qui vont entrer en scène, ou
du moins il indique leur rôle dans la pièce ; mais il
laisse les spectateurs suivre l'action sans les prévenir
ni de la manière dont elle se déroulera, ni du dénouement
auquel elle doit aboutir.
D'autres fois encore le prologue n'est ni une analyse,
même partielle, ni une exposition dramatique, c'est
un simple avis aux auditeurs, une espèce de préface.
Pour l'Àsinaire, Plaute déclare : « Ce que je viens
faire ici et ce que je me propose, je vais vous le dire c'est pour vous faire connaître le titre de la pièce. Car
pour ce qui est du sujet, il est tout à fait simple. Il
y a de la gaieté et de la plaisanterie dans cette comédie
là; c'est une histoire amusante » . Et pour le
Trinummus, la Débauche, après avoir introduit sa fille
l'Indigence, explique «'Il y a un jeune homme, qui
habite dans cette maison. Avec mon assistance, il a
mangé la fortune de sa père. Quand j'ai vu qu'il ne lui
restait plus de quoi me nourrir, je lui ai donné ma
fille pour qu'il.vive avec elle. Mais n'attendez pas de
moi l'argument ». On voit combien ces prologues
différent les uns les autres par le contenu. Encore
n'est-ce pas tout. Les uns sont très sommaires, les autres
très étendus; les uns contiennent une « captatio
benevolentiae », les autres se bornent tout au plus à
réclamer l'attention et le silence; les uns indiquent la
source : le nom de l'auteur grec, le titre de la pièce
originale, ou l'un ou l'autre seulement, les autres s'en
taisent; les uns (la plupart) sont semés de plaisanteries,
de jeux de mots, de facéties assez grosses, les autres
sont égayés d'insinuations grivoises; il y a parfois
de la critique littéraire et Plaute daube sur ses
concurrents pour se faire d'autant valoir: en un
mot il n'est pas un prologue qui ressemble tout à fait
à un autre.
Il semble naturel également, puisque le prologue
est en dehors de l'action, même s'il n'est pas extérieur
à la pièce (1), qu'il y ait une séparation très nette entre
le prologue et l'exposition.
(1) Comme dans le Miles et la Cistellaria.
Et c'est bien en effet le cas ordinaire. Dans le Mercator pourtant, cette séparation
n'existe pas : le prologue est en même temps la
première scène. Charm est tout ensemble l'amoureux
qui médite sur son infortune et l'annoncier qui harangue
le public : « J'ai résolu de faire aujourd'hui deux
choses à la fois, de vous dire et le sujet de la pièce et
mes amours: »
Enfin, tandis que les prologues de Térence sont tous
prononcés par un acteur, par l'acteur spécial, habituellement;
par le chef de troupe en personne dans
des circonstances exceptionnelles, les prologues de
Plaute sont débités par les orateurs les plus divers.
Parfois, c'est 1'« annoncier » qui le dit (Asinaire,
Captifs, ) : le poète
alors ne s'est pas mis en peine de dissimuler ce qu'il
peut y avoir de factice dans cette façon d'instruire les
spectateurs. D'autres fois, c'est un Dieu, un Dieu qui
prend intérêt aux plaisirs du public et entend lui éviter
toute peine (la Bonne Foi en tête de la Casina, Secours
en tête de la Cistellaria), ou un Dieu qui, pour
des raisons diverses, s'intéresse aux acteurs de la pièce
(le dieu Lare dans l'Aululaire, Arcturus dans le Rudens),
ou enfin un dieu qui se charge de tirer d'avance
la leçon morale de la.comédie (la Débauche dans le
Trinummus). Mais ce peut être aussi un des personnages
de la pièce (Mercure pour Amphitryon, l'ivrognesse
de la Cistellaria, l'amoureux du Mercator). Y a-t-il une
raison à ces différents choix? Faut-il remarquer par
exemple que les prologues prononcés par l'annoncier ou par un dieu sont plus complets que ceux que prononce un personnage de la pièce? D'ordinaire ils annonceraient
dès le commencement du drame des choses
que les acteurs ne devaient savoir qu'à la fin (1). Cela
est vrai parfois, mais pas toujours. Un des acteurs au moins de l'Aululaire connaît le secret du viol qui sera
révélé plus tard au père de la jeune fille, à la mère et
à l'oncle du coupable : Plaute aurait pu, s'il l'avait
voulu, faire raconter les faits par cet acteur là (2).
(1) D'une façon générale, le prologue prononcé par un dieu ou par l'ancêtre grec de Prologus (on a vu que je ne crois pas à Prologus ni par suite à son ancêtre) fut probablement réservé, ou peu s'en faut, à des oeuvres d'un genre particulier, où l'on ne pouvait pas, suivant les procédés d'exposition ordinaire renseigner le public autant que le public le désirait.
(2) M. Legrand dit ici " Quant au prologue de l'Aululaire, il a été sans doute inspiré au poète par une intention toute spéciale ; il s'agissait de rendre vraisemblable, en la faisant dépendre de l'influence d'un dieu, la volte-face prochaine de Mégadorg, d'aboçd hostile au mariage, puis tout à coup résigné. C'est ingénieux et cela paraît fondé sur les paroles mêmes du dieu Lare : Je ferai en sorte aujourd'hui que ce vieillard, son voisin, lui demande sa fille. " Mais je ne crois pas que Mégadore soit à tel point un « célibataire endurci » ; les plaisanteries qu'il lance contre le mariage et contre les femmes n'ont rien de plus significatif que celles que lance sa soeur même : or, sa soeur veut le marier. D'autre part, il semble résulter du dialogue qu'il a avec sa soeur, qu'avant même cette conversation, il afrait déjà l'intention d'épouser la fille de son pauvre voisin : « Dis-moi donc, je t'en prie, quelle est la femmeque tu veux épouser? Voici. Tu connais ce vieil Euclion, notre voisin dans la misère. Je désire épouser sa fille qui n 'a pas été mariée (la femme entre deux âges qu'on lui posait était sans doute une veuve) » Enfin, s'il est une volte-face qu'au point de vue psychologique il soit nécessaire de justifier, c est celle d'Euclion qui, selon l'argument d' abandonne son cher trésor à son gendre. Il est donc curieux que le dieu Lare se flatte d'agit sur Mégadore pour une action qui n'a rien d'invraisemblable (on a vu maintes fois des hommes d'àge, à tort ou a raison,peu. importe ici, épouser des jeunesses, sans qu'aucun dieu s'en mêle), et qu'il ne se flatte pas d'agir sur Euclion, pour une conversion peu naturelle (on n'a jamais vu un avare se guérir tout d'un coup et faire don de sa fortune au moment même où il la retrouve après l'avoir perdue). L'explication de M. Legrand ne me convainc donc guère
Les dieux qui paraissent au début du Trinummus ne disent
rien qu'ignorent la plupart des acteurs. Et puis, le
prologue ne faisant pas corps avec la pièce, je ne sais
pas si le public eut été choqué de ce qu'un acteur sût
et révélât comme chargé du prologue des choses qu'il
ignorerait comme personnage de la pièce. Selon moi,
Plaute n'a dû se laisser guider ici que par le désir de
variété : variété dans les tons, car un dieu qui a une
mission particulière, un personnage qui a un caractère
particulier ne s'expriment ni comme un autre dieu,
ni comme un autre personnage, ni comme un acteur,
porte-parole du poète et de la troupe; variété dans les
costumes, car la Bonne-Foi, le Secours, le dieu Lare,
la Débauche et l'Indigence ne se présentent évidemment
pas vêtus des mêmes habits et porteurs des mêmes
accessoires, et il est dit expressément qu'Arcturus
est reconnaissable pour un astre : « je suis, comme vous
le voyez, une blanche étoile brillante ». Toujours
le souci de la diversité.
Le prologue est un procédé d'exposition bien commode;
il est si commode qu'il en est, pourrait-on
dire, cynique. Parfois Plaute s'en est contenté. Le
Mercator, le Miles serait inintelligibles si l'on supprimait
les récits qu'y font, en forme de prologue, l'amoureux dans l'un, l'intrigant dans l 'autre. Et que le poète
s'en soit contenté, la chose est d'autant plus remarquable
qu'on voit aisément comment il eût pu faire,
s'il l'avait voulu, une exposition plus artistique. Charin
rentre de voyage : il serait tout naturel qu 'un ami
l'interrogeât sur ce voyage ou qu'un ami de l'esclave
qui l'a accompagné interrogeât cet esclave sur le
voyage de son maître; et, dans cette conversation, un
homme du métier n'eût pas eu de peine à faire entrer,
avec vraisemblance, tous les renseignements nécessaires.
Après la sortie du soldat fanfaron, on apprend
que l'esclave chargé de surveiller sa captive l'a aperçue
chez le voisin : il serait tout naturel que ce voisin
ainsi compromis, que l'amoureux mis en danger,
que Palestrion qui est le « meneur du jeu », s'entretinssent
ensemble de ce contre-temps et avisassent
aux moyens de le réparer; et dans cette conversation
encore, rien de plus facile que de rappeler les faits
antérieurs pour l'édification du public. Plaute ne s'en
est point soucié. Néanmoins, il est clair qu'il a senti
lui-même combien ce procédé rudimentaire est inférieur.
Les autres prologues d'exposition didactique ne
sont nullement indispensables. Qu'on lise Amphytrion , l'Aululaire, les Captifs, la Casina, la Cistellaria, les Ménechmes, le Poenulus, le Rudens, en faisant abstraction
de tout ce que nous apprend le prologue, on suivra
sans peine l'intrigue. Sans doute, avant d'y être arrivé,
on ignorera le dénouement que Plaute a souvent annoncé;
mais il n'est pas nécessaire que le spectateur
connaisse d'avance l'issue de la pièce et même, à
l 'ignorer, sa curiosité naturelle l'y intéresse davantage.
Sans doute on ignorera parfois maint secret qui fait prévoir'ce dénouement et dont la révélation
l'amène; mais il n'est pas non plus nécessaire qu'on
les connaisse. Au contraire bien des drames captivent,
passionnent d'autant plus le public que l'auteur
a mis plus d'art à lui faire pressentir ou deviner avant
les personnages eux-mêmes le mot de l'énigme qui
les embarrasse, ou qu'inversement il a mis plus d'art
à en retarder la découverte pour lui comme pour eux
et à ménager son coup de théâtre : le prologue interdit
ces effets de surprise. Les comédies dont le prologue
ne donne point l'argument, l'Asinaire, le Trinummus,
le Truculentus, ne sont pas moins claires que les
autres et c'est précisément parce qu'il les a jugées
claires, parce qu'il n'y a ni quiproquo ni reconnaissance,
que Plaute n'a pas jugé nécessaire de les expliquer
d'avance. Enfin celles dont le prologue a disparu, les Bacchis, le Curculio, l'Epidicus, la Moslellaria,
le Persa, le Pseudolus, et le Stichus, sont parfaitement intellgibles sans cela, et peut-être même est-ce
sinon la raison qui en a causé, au moins une des
raisons qui en ont facilité la disparition. Malgré les
prologues, il y a donc dans toutes les pièces de Plaute
sauf deux, une « exposition » qui fait partie intégrante
de la pièce.(1)
(1) Nous ne pouvons parler de celle des Bacchis, puisque tout le début de la pièce a disparu.
A tous égards, elles aussi, elles sont très variées.
Elles sont dissemblables d'abord par la forme même
qu'elles revêtent. Les unes tiennent un peu du prologue
dont nous venons de parler. Ce sont les expositipns
en monologues. Le premier acteur paru sur la scène pérore tout haut et s arrange pour mettre ainsi
l'auditoire au courant, soit de tout ce qu 'il doit connaître
(Truculentus), soit de la plus grande partie de ce
qu'il doit connaître (Captifs), avant que l'action s'engage.
Parfois, il le fait d'une façon assez gauche. Le
parasite, au début des Captifs se plaint d'être en morte saison
depuis que son « roi » est tombé au pouvoir
des ennemis. Voilà qui est naturel, vraisemblable; et
ce premier renseignement nous est donné sans qu'on
ait l'air de vouloir nous renseigner. Mais il continue.
« Les Etoliens, en effet sont en guerre avec les Eléens.
Car ici, c'est l'Etolie; les Eléens ont fait prisonnier
Philopolème, fils du vieil Hégion qui habite en cette
maison, demeure lamentable pour moi et que je ne
puis regarder sans pleurer. Il a, dans l'intérêt de son
fils, entrepris un métier peu honorable et qui répugne
à son caractère : il fait commerce de captifs, afin de
pouvoir en trouver un qu'il échange avec son fils»
Il est trop clair qu'Ergasile ne se dit pas cela à lui-même,
qu'il parle uniquement pour les spectateurs
quoiqu'il ne les apostrophe pas directement; et ceci
n'est pas plus dramatique que l'exposé tout didactique
d'un annoncier. Au contraire, l'amoureux au commencement
du Truculentus ne dit rien, dans son monologue,
qui ne soit en somme convenable à sa situation
et à son état d'esprit. Il déplore le malheur des
amants, il vitupère contre la ruse et l'avidité des
courtisanes, il moralise sur l'imprudence des dissipateurs
: c'est qu'il aime, qu'il est victime de la perfidie
d'une courtisane cupide, qu'il a pour elle dissipé sa fortune. Il la nomme; il se plaint qu'elle l'ait congédié
sous prétexte qu'elle attendait, bien malgré elle, un
militaire babylonien; il s'étonne qu'elle ait l'audace
de supposer un enfant dont ce soldat serait père; il se
demande s'il faut croire à cette grossesse dont il n'avait
rien su jusque là; forcé par le service militaire de
quitter Athènes, il n'est pas plutôt de retour qu'il a
couru à sa porte et il guette quelqu'un de la maison
pour l'interroger. Sans doute on sent bien que tous
ces détails précis sont donnés pour l'édification des
spectateurs. Mais enfin, il est naturel que Diniarque
amoureux, jaloux, congédié, de retour de voyage,
vienne aux informations, et, ce faisant, repasse en
lui-même toute cette histoire suspecte. Ici, Plaute
s'est mis en peine de justifier psychologiquement les
discours de son personnage.
D'autres expositions sont en dialogues, dialogues
mêlés d'a-parte, selon la convention théâtrale; dialogues
éclairés, précisés, complétés le cas échéant par
des monologues qui s'y intercalent ou les suivent;
mais enfin dialogues qui contiennent en eux l'essentiel
de l'exposition. Là encore la vraisemblance est
inégalement respectée. Au début du Curculio, Phédrome
confie à Palinure l'amour qu'il porte à Planésie
et le moyen auquel il a eu recours pour l'affranchir.
Mais cet amour dure depuis quelque temps déjà;
à plus d'une reprise Phédrome est venu, la nuit,
converser avec sa bien-aimée, grâce à la complicité
de la portière ivrognesse; or Palinure est le fidèle esclave
du jeune homme : comment n'a-t-îl pas déjà
reçu cette confidence? comment un amoureux si passionné et si inquiet a-t-il pu se taire de sa passion et de son inquiétude à son compagnon habituel et dévoué?
Au début du Pseudolus, Calidore pleure en relisant la
lettre de sa Phénicie : demain, un soldat qui l'a achetée,
qui a versé un acompte, doit compléter son paiement
et la faire enlever. Or Calidore a reçu cette
lettre depuis longtemps dejà, jam hos multos dies ;
Pseudolus était auparavant « le confident le plus intime
de ses peines »; c'est d'ailleurs, et Calidore
ne peut l'ignorer, un homme plein de ressources :
comment Calidore a-t-il été assez sot pour lui cacher
son embarras et pour ne le lui révéler qu'après mainte
instance, au dernier moment, alors que tout peut être
compromis par ce retard inexcusable? La raison est
trop visible; Palinure et Pseudolus n'ont ignoré si
longtemps le secret de leur maître que pour la commodité
de l'auteur : afin qu'il la révélât à l'auditoire
en la leur révélant.
Un moyen moins choquant, mais choquant encore,
c'est de recourir, comme disent les rhéteurs et le bon
Corneille, aux « personnages protatiques ». Ce sont
comme on sait, des personnages complaisants à l'auteur
et au public, qui viennent, au commencement
d'une piècè se faire raconter ce que l'un a besoin de
dire, l'autre besoin de savoir, et qui, après cela, n'ayant
plus riern à faire, s'en vont pour ne plus reparaître.
Thesprion, dans Epidicus, en est un. Sans doute Plaute
a rendu son intervention très vraisemblable. Epidicus
a appris le retour de son maître parti pour la guerre;
il se hâte de venir lui rendre compte de la façon dont il a exécuté ses ordres; apercevant l'écuyer du jeune
homme, il ne peut pas ne pas lui demander des nouvelles.
Reste pourtant que Thesprion n'est passé par
là que pour être interrogé et que le spectateur s'en
aperçoit.
En revanche d'autres expositions dialoguées échappent
à ces deux objections. La narration ou la confidence
y ont lieu en leur temps, sans intervention postiche,
et elles y sont amenées de la façon la plus
naturelle. Au début de la Cistellaria, Silénie a mandé ses amies dans la maison d'Alcésimarque qu'elle occupe,
parce qu'elle doit en sortir le jour même et qu'elle
veut les en constituer gardiennes: c'est donc bien ce
jour-là et non un autre qu'elle devait les faire venir.
Sa mélancolie a frappé les deux invitées : rien de
plus vraisemblable que, pressée par elles et désireuse
de soulager son coeur, elle leur raconte son histoire
Mais narration ou confidence, même ingénieusement
justifiées, ce sont encore des procédés qui
sentent un peu l'artifice. Dans la plupart des expositions
de Plaute, les dialogues sont déjà de l'action.
Sosie arrive chez son maitre; il est arrêté à la porte
par un autre Sosie; une discussion s'engage; les répliques
des deux interlocuteurs, les a-parte de Mercure,
le faux Sosie, suffisent à faire connaître la situation
et les personnages essentiels. Déménète dans
l'Asinaire aime ou désire la maîtresse de son fils; il a
donc intérêt à ce qu'elle soit rachetée, mais, soumis
à une uxor dolata des plus revêches, il n'a pas d'argent disponible.; il prend à part l'esclave du jeune
homme et lui suggère d'escroquer la somme à l'esclave
dotal, s'engageant à coopérer à l'intrigue et à le
protéger contre les conséquences possibles. Cela suffit;
tout ce qu'il nous faut savoir, nous le savons,
sauf le prix dont le vieillard entend se faire payer;
et cela nous l'apprendrons en son lieu, car cette exigence
constitue, une péripétie qui retardera sans l'empêcher
le dénouement espéré, la réunion des deux
amoureux. Dans l'Aululaire, Euclion, obligé de sortir,
chasse sa servante de la maison : ses menaces, ses
injures, les plaintes de la servante, les a-parte de l'un
et de l'autre, nous renseignent sur le caractère du
principal héros, sur le sujet et sur le secret dont la
révélation amènera le dénouement : Euclion est affolé
de crainte parce que de pauvre il est subitement devenu
riche à l'insu de tout le monde et qu'il tremble
pour cette fortune inattendue; cependant sa fille a été
séduite et voici le moment où son déshonneur ne
pourra plus rester caché. Dans la Casina, le serviteur
du fils et le fermier du père sont rivaux et s'injurient ;
mais chacun de ces drôles travaille au compte d'autrui,
ils désirent moins obtenir la belle qu'en assurer
la possession à leurs maîtres respectifs : c'est ce que
nous apprend la mère du jeune homme en, allant demander
conseil et assistance à la commère, sa voisine.
Une dispute forme aussi l'exposition,de la Mostellaria :
le rustre, Grumion,
un personnage protatique,
comme tout à l'heure Thesprion, vient faire de violents
reproches à l'esclave qui, en l'absence de leur
maître commun, aide un fils prodigue à dissiper la
fortune paternelle il fait pressentir le retour du vieilllard et la punition qui doit infailliblement s'en suivre;
et voilà le sujet posé. Au début du Persa,
Toxile court à droite et à gauche pour chercher un
préteur afin d'affranchir son amie : il s'adresse à Sagaristion,
qui ne peut lui offrir que sa bonne volonté
et des promesses de secours éventuel; l'idée lui vient
de combiner une friponnerie avec l'aide d'un parasite;
aussitôt il l'entreprend et lui expose le plan qu'il pense
suivre et dès lors l'action peut s'engager. Dans le
Poenulus, Agorastoclès, en amoureux qu'il est, répète
une fois de plus à son esclave, combien il désirerait
racheter son amie au leno. L'autre se rappelle qu'aujourd'hui
même le fermier d'Agorastoclès est en ville,
que le leno ne le connaît point, qu'on peut profiter de
ces circonstances pour lui tendre un piège. Et Agorastoclès
approuvant le projet, il ne s'agit plus que de
mettre les fers au feu. L'exposition du Rudens est
toute en action. Pleusidippe à la poursuite du leno qui
lui a enlevé sa maîtresse, demande à Démonès et à
son esclave s'ils ont quelque nouvelle du coquin; mais
il aperçoit des naufragés qui se débattent contre les
flots; il y court, espérant que l'un d'eux pourrait être
son homme. A peine est-il parti que Démonès et son
esclave remarquent en un autre endroit de la mer deux
femmes qui, non sans peine, abordent enfin. Avec une
inhumanité trop peu motivée, mais dont le motif
réel est qu'il faut laisser la scène vide pour que s'y
désolent etts'y retrouvent les deux infortunées, ils
s'en vont. Alors commencent les plaintes de Palestra
et, comme Démonès dans une réplique nous avait appris que sa fille unique lui avait été ravie, elle nous
apprend, elle, dans son monologue, qu'elle est de naissance libre. Le sujet est posé, le dépouement préparé,
nous en savons assez pour tout suivre et tout
comprendre. Ce ne sont point non plus des confidences,
des récits, que se font les deux jeunes femmes
du Stichus : c'est une délibération sur la conduite à
tenir pour rester fidèles à leurs maris absents, alors
que leur père paraît décidé à les contraindre à un autre
mariage; et délibérer, c'est en quelque sorte agir.
Enfin si Calliclès dans le Trinummus confie à Mégaronide
le secret de sa conduite, si Lysitèle débat avec
lui-même la loi morale qu'il doit suivre, puis, son
choix fait, demande à son père la permission d'épouser
la soeur de son ami ruiné, et ce faisant s'ils exposent
la situation et le sujet, il n'y a là ni bavardage,
ni confidence injustifiée. Mégaronide en ami
sincère a cru devoir faire des reproches à son ami et
lui répéter les mauvais propos qui courent sur son
compte : Calliclès doit se défendre. Lysitèle ne peut
agir sans l'autorisation de son père : il doit lui exposer
les faits pour obtenir son assentiment. Dans toutes
ces pièces, l'exposition se fait donc de la manière la
plus naturelle (1), comme dans la vie,
sans que les acteurs
aient l'air de se soucier du public, sans que le
public se dise : pourquoi aujourd'hui plutôt qu'hier?
(1) Je n'entends pas dire par là qu'il n'y ait pas des invraisemblances.
Je viens d'en signaler une (une invraisemblance morale) dans l'exposition du Rudens ; j'en pourrais signaler une encore
(une invraisemblance matérielle) dans l'exposition de l'Asinaire : Démènête sait (vers 89) que son fils a besoin de 20 mines
exactement, avant que Cléèrète ait fixé ce prix (vers 230). Je
veux seulement dire que dans l'ensemble les personnages de ces dialogues n' ont pas l'air de se savoir sous les yeux des spectateurs et de parler pour eux.
pourquoi dire à cet interlocuteur des choses que ce
dernier connaît assurément ?
Quand Plaute se dispense d'exposition dramatique
et renseigne les spectateurs au moyen d'un prologue
extérieur à la pièce, comme dans le Miles, ou fondu
avec la première scène, comme dans le Mercator, il
dit tout en une seule fois. Le sujet est ainsi exposé
de la façon la plus simple et la plus claire : c'est bien
le moins que le poète tire pleinement parti du procédé
peu artistique auquel il s'est résigné. Il en va de même
quand il emploie uniquement le monologue d'exposition,
comme dans le Truculentus. Quand l'exposition se
fait en dialogues ou en dialogues et monologues mêlés,
il n'en est pas toujours ainsi. Parfois, dans l'Asinaire,
dans le Curculio, dans le Poenulus, dans le Stichus,
une seule conversation plus ou moins longue suffit
à décrire la situation et à poser les grandes lignes du
sujet. C'est ce que j'appellerais l'exposition massive.
Mais parfois c'est une exposition diluée : le poète s'y
prend à plusieurs reprises pour nous instruire de tout
ce que nous devons savoir. En certains cas, il y a été
contraint par la nature même du sujet. Voilà, dans
les Ménechmes, un mari qui se dispute avec sa femme,
qui la dépouille au profit d'une maîtresse, qui emmène
son parasite faire bombance chez la courtisane. Et
voilà, d'autre part, un étranger qui débarque à Epidamne,
au cours d'un voyage entrepris pour retrouver
un frère jumeau jadis perdu. Aucun lien entre ces
deux séries de scènes. Mais l'étranger ressemble prodigieusement
au mari. Le premier Epidamnien qui
les rencontre les confond. Alors seulement, au vers
275, nous saisissons l'intention du poète et le sujet réel qu'il veut traiter, une méprise. C'est que cette
surprise est due au pur hasard, à un jeu de la nature :
il était donc impossible à qui que ce fût de la prévoir
et de l'annoncer. Les plaintes de Silénie au commencement
de la Cistellaria nous apprennent et les faits
et les sentiments de la jeune femme. Mais elle croit
et elle doit continuer à croire son amant infidèle.
Nous, pour comprendre qu'Alcésimarque songe à se
tuer et qu'il enlève violemment Silénie, nous devons
savoir qu'il n'en est rien. Il faut donc, pour achever
l'exposition, une seconde scène où nous voyons Alcésimarque
lui-même et entendions ses reproches, ses
prières et ses menaces à la mère de son amie. Dans
les Captifs, le parasite nous a appris les raisons de la
conduite d'Hégion et qu'il fait commerce de prisonniers
pour arriver à délivrer son fils. Mais que deux
prisonniers s'entendent entre eux pour se substituer
l'un à l'autre, c'est un secret qu'eux seuls peuvent
nous révéler et qu'il nous faut cependant connaître
pour comprendre quelque chose à la pièce. Il faut
donc que Plaute nous fasse assister à leur conversation.
L'entretien de Calliclès et de Mégaronide d'une
part, celui de Lysitèle avec son père d'autre part, sont
par leur nature même essentiellement confidentiels.
Pour nous annoncer ce que feront les uns et les autres,
chose essentielle à l'intelligence du Trinummus,
le poète doit nous les faire entendre les uns après
les autres. Au début d'Amphitryon., il aurait assurément
pu s'arranger pour que la querelle des deux
Sosie nous apprît tout ce qui nous importait de savoir.
Il ne l 'a pas fait et, le vrai Sosie mis en déroute, Mercure
complète didactiquement l'exposition.. Je ne pense pas que le poète ait agi ainsi par un motif purement
littéraire (le désir de ne point alourdir l'amusante
dispute); mais je pense qu'il s'y est vu obligé
pour parer à l'inattention et à l'inintelligence de, son
public devant une intrigue à quiproquos multipliés.
Dans d'autres cas, c'est volontairement qu'il l'a fait.
D'abord pour plus de clarté. Le coup monté contre le leno, dans le Persa, est à deux temps: il s'agit, premièrement,
de trouver de l'argent à lui remettre pour
lui arracher celle qu'il détient, et, deuxièmement, de
lui escroquer cette même somme. Toxile explique
donc successivement chacune de ces opérations au
complice qui doit l'y assister, à Sagaristion d'abord,
puis à Saturion. Ailleurs il y a eu une intention plus
subtile. Il n'aurait pas été impossible de faire dire à
quelqu'un, à Pleusidippe, par exemple, dans la
première scène du Rudens, que Palestra était de naissance
libre. Mais Démonès l'aurait entendu et quoiqu'il
eût pu l'entendre sans deviner la vérité, il vaut
mieux pourtant que ce détail lui soit caché jusqu'à la
fin, pour qu'il ait plus de surprise et plus de bonheur
à reconnaître en elle sa fille perdue. Ce renseignement
ne nous sera donc donné que plus tard, dans le monologue de Palestra elle-même. Ou bien, il s'agit
de piquer notre curiosité. Quand Thesprion annonce
à Epidicus que son maîtrè ramène une captive dont il
est épris, Epidicus se trouble, se récrie. Thesprion
l'interroge; mais lui : « Non, il vaut mieux me taire.
Un esclave doit en savoir plus qu'il n'en dit : c'est
prudent à lui ». Que signifient ces réticences? Epidicus nous le dira plus tard, quand il sera seul : il avait
persuadé à son vieux maître que la joueuse de flûte
amie de son fils était sa fille jadis perdue; il la lui
avait fait acheter. Le voilà maintenant avec ce mensonge
sinon sur la conscience, au moins sur le dos,
un dos menacé des étrivières, et il lui faudra tout à
la fois débrouiller cette vieille intrigue et en faire réussir une nouvelle pour payer la captive. Ainsi ménagée,
la peinture de son embarras n'en est que plus frappante.
Ou bien il s'agit de mieux peindre une situation
et un caractère. Euclion chasse sa servante; il laisse
entendre qu'il a un trésor caché; elle, de son côté, est
inquiète du déshonneur imminent de sa maîtresse :
cela suffirait pour une exposition. Cela ne. suffit pas
à Plaute, qui y ajoute immédiatement une scène symétrique
(un dialogue et un a-parte) pour nous bien
mettre sous les yeux l'affolement de l'avare et pour
ajouter ce détail caractéristique qu'il tient à passer
encore pour pauvre aux yeux de tous. Ou bien enfin,
il s'agit de produire un effet de surprise. Charin et
Olympion se disputent à qui épousera Casina. Voilà
pensons-nous, des amours d'esclaves comme dans le
Persa ou le Stichus. Pas du tout. Un autre dialogue,
de Cléostrate avec son amie, nous montre notre erreur:
c'est la rivalité d'un barbon avec son fils, que
soutient la mère. Ces procédés si divers sont d'un
homme qui connaît son métier et ce que nous appelons
familièrement les « ficelles » de l'art dramatique.
Ils sont aussi d'un homme qui a le désir de se renouveler et de ne point toujours offrir à son auditoire
des pièces bàties sur un modèle uniforme.
Il va sans dire que les expositions de Plaute diffèrent beaucoup les unes des autres par l'étendue qui
leur est accordée. Celle du Stichus ne compte que 56
vers; celle d'Amphitryon s'espace sur plus de 300.
Assurément, cela tient parfois à la nature du sujet;
plus il est simple, plus il est facile à saisir et à suivre,
moins il exige de préparations et d'explications.
Cela tient aussi parfois au genre d'exposition adopté;
là où Plaute a morcelé les renseignements qu'il donne,
il leur faut naturellement plus de place que s'il les
fournissait d'un seul coup. Mais, le plus souvent, il y
a à cela une raison dramatique ou littéraire. Les expositions
courtes sont plus vives, plus claires; après
un minimum d'attente, le spectateur voit ou s'engager
aussitôt l'action, ou s'ouvrir le tableau qui l'introduit
(Epidicus, Mercator, Poenulus, Truculentus, Mostellaria).
Les expositions plus longues offrent divers avantages.
Parfois l'auteur aime à y donner, dès l'ouverture
du rideau, un échantillon alléchant de ce que
sera sa comédie et, quand la première scène est très
comique ou très émouvante, à exciter ainsi l'attente
et l'intérêt du public. Parfois il y peut mieux préparer
et justifier soit un détail de l'intrigue soit le
dénouement. Parfois enfin, et surtout, il y trouve occasion
de peindre les caractères des principaux personnages.
Et d'ordinaire il y fait plusieurs de ces
choses à la fois. C'est assurément comme amusante qu'il développe
la première scène d'Amphitryon : voilà une représentation
que les spectateurs n'ont sans doute pas eu l'idée
d'abandonner comme l'ont fait les spectateurs de
l'Hécyre. Les monologues des parasites dans les Captifs,
le Persa, les Ménechmes, les deux scènes où Hégion
invite à dîner celui des Captifs et Ménechme son goulu
La-brosse-à-pain, n'ont pas, selon moi pour but
de peindre le caractère de ces fantoches : les parasites
n'ont pas vraiment de caractère. Mais d'abord ils sont
amusants et la verve rabelaisienne (déjà!) de Plaute
s'y peut donner libre carrière pour rébattement de la
foule. Ensuite, ils ont la valeur d'une « préparation ».
Connaissant leur voracité, on comprendra mieux la
hâte avec laquelle Ergasile accourt apporter à Hégion
la bonne nouvelle et l'on appréciera mieux le comique
de la scène où il l'annonce; on comprendra mieux
la fureur de La-brosse-à-pain, quand il se croira frustré,
de la bombance attendue et l'on ne sera pas étonné
qu'il coure dénoncer Ménechme à sa femme, délation
qui sera le point de départ d'une amusante péripétie;
on comprendra mieux enfin que Saturion se décide à
faire jouer un rôle humiliant à sa propre fille et à une
fille de naissance libre, sans compter que le comique
ainsi jeté sur cette action en atténuera l'odieux. Je
ne crois pas non plus que la première scène du Miles ait vraiment pour but de peindre le caractère du soldat; un miles gloriosus .n'a pas plus de caractère véritable
qu 'un parasite. Mais elle montre du moins de manière frappante la facilité qu'il y a à le duper et
ainsi elle prépare le dénouement. Et en elle-même elle
est si bouffonne ! L'exposition du Rudens me paraît
aussi avoir pour but moins de faire connaître la psychologie
des personnages que de séduire le public.
Seulement cette fois, ce n'est pas en le faisant rire,
c'est en lui donnant des émotions dramatiques, voire
mélodramatiques, et en lui proposant des tableaux
romanesques, de nature à frapper son esprit et à
l'intéresser plus vivement aux aventures qui vont
suivre.
Néanmoins le plus souvent, c'est bien l'analyse
psychologique de ses héros que Plaute y présente, et,
visiblement, il s'applique à mettre en pleine valeur
leurs caractères, leurs moeurs, leurs dispositions d'esprit,
leurs passions et leurs sentiments. Ainsi il les
fait vivre. Il y a une esquisse de ce genre dans l'Asinaire
(hypocrisie de Déménète qui prend le rôle de
père indulgent et dissimule ses arrière-pensées lubriques),
dans la Casina (tempérament jaloux de Cléostrate,
conciliant de Myrrhine), comme il y en avait une, sous la forme gauche du monologue, dans, le
Mercator et le Truculentus. Dans le Stichus, la peinture
morale est déjà plus développée : nous distinguons
nettement les deux soeurs, l'une plus ferme l'autre
plus douce, l'Antigone et l'Ismène du drame bourgeois
qui s'annonce et d'ailleurs tourne court. Il en
est de même de l'Aululaire (Euclion ou l'avare). Mais
comme cela est plus marqué encore dans les Captifs
(amitié, générosité, confiance réciproque des deux
jeunes gens), dans le Trinummus (noble franchise, sentiment
du devoir chez les deux vieux amis, amour paternel et respect filial, vertu du père et du fils (1), dans la Cistellaria (caractère et tendre mélancolie de
Silénie), dans le Curculio et le Pseudolus (caractère
et passion ardente de Phédrome et de Calidore) !
(1) Et en même temps, exposé de thèses morales débattues présentées ou pour elles-mêmes et pour leur intérêt philosophique. C est dans cette comédie qu'il donne le plus l'idée d'une pièce à thèse.
Ces
toutes dernières expositions, avec celle du Rudens,
sont vraiment d'admirables chefs-d'oeuvre. Quelle
vérité, quelle justesse dans les sentiments; quelle ardeur
contenue ou effrénée dans les paroles; ici, quelle
gravité mâle et sereine ; là, quel emportement et
quelle flamme; quelle poésie, extérieure ou intime,
des tableaux suggérés ou mis sous les yeux, des attitudes,
des émotions exprimées ou réprimées, des
plaintes, des soupirs. Et combien, à comparer celles là
aux autres, brèves, claires, alertes, on sent mieux
la maîtrise du vieil Ombrien dans les genres les plus
divers.
Une fois l'exposition, longue ou courte, terminée,
l'action s'engage; et, selon les gens du métier,
elle doit s'engager le plus tôt possible, si bien que
c'est le comble de l'art quand l'exposition elle-même
est déjà de l'action. Plaute s'est généralement conformé
à cette règle. Il a pu, et nous venons d'en
voir des exemples, prendre son temps; il a pu prolonger
son exposition jusqu'à lui faire occuper plus
du tiers de la pièce; du moins, aussitôt après, l'intrigue
se noue. Le monologue de Mégaronide et le dialogue
de Mégaronide avec Calliclès, le monologue de
Lysitèle et le dialogue de Lysitèle avec Philton tiennent 391 vers sur un total de 1189 que compte le Trinummus. Mais, dès le vers 392, Philton se met en route
pour faire la demande en mariage dont son fils l'a
chargé, et dès lors l'action se développe.
Néanmoins il y a certaines comédies, l'Asinaire (1),
le Curculio, la Mostellaria, Ie Poenulus, le Pseudolus,
où, l'exposition étant véritablement achevée, et clairement
dit tout ce que le spectateur doit connaître, l'action
ne commence pas.
(1) Nous ne savons pas ce qu'il en était pour les Bacchis, dont le début manque. Si dans le Miles la première scène était, comme il est normal placée après le prologue, on pourrait aussi citer ici cette comédie; car la première scène, au point de vue de l'action, est un pur hors-d'oeuvre.
Dans l'Asinaire, Déménète a expliqué que son fils Argyrippe est amoureux, qu'il a besoin de 20 mines pour obtenir sa bien-aimée; il a chargé l'esclave Liban d'escroquer la somme à sa propre femme. Liban va se mettre à l'oeuvre. Mais, auparavant, si nous acceptons la tradition des manuscrits, nous entendons Argyrippe (1) pester contre la mère de la jeune courtisane, lui faire de violents reproches, qui ne l'émeuvent guère, et, quand la vieille a cyniquement expliqué comment elle entend tirer profit de sa fille, faire marché avec elle moyennant 20 mines.
(1) Il est vrai que selon M. Havet (Rev. de phil. 1905, XXIX, p. 94,sqq.) suivi en cela par M. Legrand (Daos, 201, n. 1, 233, 478 et 534), les scènes du début nous présentent non pas Argyrippe, mais Diabole. Les vers 238-249 semblent bien appuyer cette nouvelle attribution : « Et puis, dit la mère à l'amoureux qu'elle chasse mais quelle promet de recevoir s'il apporte de l'argent, et puis mets dans un contrat comment tu veux que nous nous conduisions et apporte-le nous : impose nous des conditions à ton gré, à ta fantaisie. Pourvu que tu apportes de l'argent, je me soumettrai facilement à tout. Or, c'est bien Diabole (746-809), qui préparè le fameux contrat de location. (Voir aussi les vers -633-635 où Argyrippe semble bien faire allusion à, cette conversation det Diabole avec Cléwête). Dans ce cas l'intrigue se nouerait immédiatement après l'exposition et l"Asinaria ne serait pas une de ces comédies à tableau initial que nous étudions ici.
Nous voilà juste au même point que
tout à l'heure : le monologue d'Argyrippe et son dialogue
avec Cléérète ne nous ont pas fait avancer d'un
pas. Dans le Curculio, Phédrome a fait à son esclave
Palinure l'aveu de son amour pour la jeune Planésie
que possède le leno Cappadox. Faute d'argent il ne peut
l'obtenir et il doit se contenter d'entrevues furtives,
jusqu'à ce que revienne son parasite Curculio, qu'il a
envoyé à l'étranger emprunter de l'argent à un ami.
Curculio va revenir et s'il n'a pu emprunter la somme,
il l'a du moins escroquée. Mais avant qu'il arrive, de
longues scènes nous montreront la vieille gardienne
étalant son ivrognerie, l'entrevue des deux amants,
Palinure raillant et insultant le leno. Et tout cela ne
nous apprend rien que ne nous ait appris le dialogue
initial ni ne change rien à la situation initiale. Dans la Mostellaria, nous savons par la dispute de deux esclaves
qu'en l'absence de son père Philolachès mène
une mauvaise conduite, qu'il dissipe la fortune paternelle,
en affranchissant sa maîtresse, en faisant bombance
avec de jeunes débauchés comme lui; nous savons
aussi que le retour du maître est attendu par
l esclave fidèle. Mais, avant qu'il revienne, nous assistons
aux méditations assez sombres du prodigue,
à la toilette de sa maîtresse et aux douceurs que se
disent les amants, à une orgie de fils de famille escortés
de courtisanes. Là encore, il n'y a rien de nouveau;
le poète nous a seulement mis sous les yeux
précisément ce que nous avaient expliqué, l'un pour s'en réjouir, l'autre pour s'en plaindre, les deux esclaves
du début. Il en va de même dans le Poenulus.
Dès la première scène, Agorastoclès a rappelé son
amour pour la jeune courtisane que retient le leno et
.l'ingénieux Milphion a combiné la ruse qui doit prendre;au piège l'odieux Lycus. Mais, avant que cette ruse
commence à être mise en oeuvre, nous entendons le caquetage,
ou parfpis, les nobles paroles, des deux
soeurs captives, nous voyons Agorastoclès souffrir des
rebuffades de sa bien-aimée, nous entendons enfin le
leno et le miles montrer, l'un son cynisme, l'autre sa
vantardise. Et dans tout cela l'action ne progresse en
aucune manière. Enfin, dans le Pseudolus, après que le
jeune maître a confié son amour à l'astucieux esclave,
et que ce dernier s'est fait fort de trouver l'argent nécessaire,
voici que paraît le leno Ballion; avant que
l'amoureux et son confident l'abordent, pendant une
centaine de vers, il donne des ordres aux esclaves et
aux captives, il offre le spectacle de sa grossièreté brutale
et cynique, sans dire un mot qui ait directement
trait au sujet de la pièce : son discours pourrait être
transporté tel quel dans la bouche de n'importe quel
leno de n'importe quelle comédie. L'action, cette fois
comme toutes les autres, demeure pendant ce temps
stationnaire ou pour mieux dire suspendue.
Le tableau, qui la retarde ainsi, peut sans doute
avoir sa raison d'être proprement dramatique. Il est
clair par exemple que, dans la Mostellaria, plus se prolongent
sous nos yeux les folies de l'amoureux et les
orgies auxquelles il prend part avec de joyeux compagnons,
plus le retour subit du maître de la maison
fait coup de théâtre; le désarroi de Philolachès et de son complice Tranion en devient à la fois plus sensible
et plus amusant; et le spectateur se demande avec
curiosité : comment vont-ils se tirer de là? Mais il
n'est pas douteux que, le plus souvent, ce tableau a
sa valeur en lui-même. L'auteur s y attarde volontiers,
parce qu'il y trouve une occasion d 'y traiter les
scènes. ou les morceaux à effet qui plaisent le plus à
son public : scène d'amour ou de désespoir d'amour
ou de dépit amoureux (Asinaire, Curculio, Mostellaria,
Poenulus) / description de la vie des courtisanes, de
leurs toilettes, de leurs moeurs, de leurs principes
(Asinaire, Mostellaria, Poenulus) ; peintures de personnages
qui font rire ou qui se montrent d'autant plus
odieux que les spectateurs doivent plus tard rire à
leurs dépens (l'ivrognesse du Curculio; le leno bafoué,
seul dans Curculio, avec un miles dans le Poenulus ; le
leno du Pseudolus présenté dans toute l'ampleur de
son cynisme et de sa crapule, en un morceau haut en
couleur qui était, paraît-il le triomphe de Roscius) ;
parodies amusantes où un esclave goguenard se joue
de son maître et caricature effrontément son amour
ou sa bien-aimée (Poenulus) ; scènes de frairie et de
débauche (Mostellaria) ; et enfin, ce qu'on attendrait
assurément le moins, thèses morales et analyses
philosophiques (Poenulus et surtout Mostellaria : monologue
de Philolachès). Même quand il écrit de pures
pièces d'intrigue, Plaute ne compte donc pas sur
l'intrigue seule pour amuser ses auditeurs. Il y joint
parfois des hors-d'oeuvre du ton le plus divers, ingénieusement
combinés et mêlés, pour trouver chacun
son public propre dans le public total qui se presse au
théâtre. Qu'elle soit amenée par une exposition simple ou
complexe, brève ou longue, qu'elle soit retardée ou
non par un de ces tableaux où Plaute semble oublier
que l'auteur dramatique doit toujours « se hâter vers
le dénouement », l'action enfin s'engage. Elle aussi,
elle est singulièrement variée. D'ordinaire, et cela va
de soi, cela va de soi au moins pour nous, car enfin
il n'est pas prouve que les anciens à cet égard aient
eu absolument nos habitudes et nos exigences, d'ordinaire,
elle est une : il y a un problème posé qui finalement
se résout, une complication initiale qui finalement
se dénoue. Mais encore y a-t-il bien des manières
pour une action d'être une. Il y en a qui sont simples
et dont le mérite essentiel est précisément dans la
manière dont elles s'attachent pour ainsi dire à suivre
la ligne droite. Toxile emprunte de l'argent pour
le donner à un leno afin d'affranchir sa maîtresse ;
pour rattraper la somme, ce à quoi il tient d'àutant
plus que l'ami qui la lui a prêtée n'avait pas le droit
d'en disposer, il tend un piège au marchand et lui
fait acheter une jeune étrangère; le prix touché, la
prétendue étrangère se trouve citoyenne; le leno, en
grand danger d'être poursuivi devant les tribunaux
pour ce crime involontaire, est dépouillé sans recours
et bafoué (Persa). Phédrome, pour affranchir sa
maîtresse Planésie, a envoyé son parasite Curculio,
emprunter l'argent nécessaire à un ami. L'ami est
malheureusement à sec; mais l'ingénieux Curculio a
escroqué l'anneau d'un militaire qui avait précisément
convenu avec le leno de lui acheter Planésie et
déposé des fonds chez un banquier : grâce à un faux,
l'argent lui est remis et la jeune fille livrée. Survient alors le militaire. On découvre en lui le frère de Planésie
et tout s'arrange pour tout le monde, sauf
pour le leno qui doit rendre l'argent, puisque celle
qu'il détenait était de naissance libre (Curculio).
Très analogues sont les intrigues du Pseudolus, de
l'Epidicus, des Captifs. Sans doute l'auteur a bien tâché
de les compliquer un peu. Pseudolus fait d'une pierre
deux coups; avec cinq mines empruntées et une lettre
interceptée, il enlève au leno la jeune fille pour laquelle
un acheteur étranger avait versé un acompte de
quinze mines, et en même temps il gagne le pari de
vingt mines qu'il avait fait avec son maître. Grâce à
une reconnaissance romanesque, Epidicus se tire, les
grégues nettes, non seulement de sa fourberie natuelle
mais d'une fourberie antérieure; et cette reconnaissance
exige bien des explications, car il faut éliminer
d abord deux musiciennes dont Epidicus a successivement
encombré son maître. Enfin, dans les Captifs, Tyndare essaye, par une invention nouvelle et comique,
de retarder la révélation de la fraude qu'il a
commise : quand Aristophonte reconnaît pour celui
qu 'il est réellement, il imagine de l'accuser de folie ; et cela « prend » quelques instants. Mais il n'en reste
pas moins que ce sont là cinq comédies bâties sur le
même modèle. Dès le début, l'auteur nous a annoncé
que quelqu 'un serait trompé et comment il serait
trompé; le piège est tendu; la dupe y tombe; parfois
un châtiment nouveau menace le trompeur, mais un
hasard merveilleux, une rencontre extraordinaire l'empêche
d'être puni, voire le fait récompenser.
Une telle simplicité n'est pas habituelle aux intrigues
de Plaute. Le plus souvent, au contraire, un problème étant posé, il aime mieux soit nous montrer
une série de tentatives inutiles faites pour le résoudre
avant celle qui finalement aboutira, soit décomposer
en plusieurs « temps » la solution attendue. Dans les
deux cas, c'est ce qu'on a appelé « le procédé de développement
par réitération » ; mais Plaute met
une ingéniosité extraordinaire à le diversifier.
Ce sont des difficultés successives successivement
résolues. C'est la question d'argent seule, qui sépare
Argyrippe de Philénie (Asinaire); et nous ne sommes
pas inquiets sur le dénouement, puisque dès le début
le père de l'amoureux s'est montré disposé à escroquer
en faveur de son fils l'esclave dotal de sa femme.
Le seul intérêt de l'action, c'est de retarder par une
série de contre-temps ce dénouement attendu. D'abord
celui qui détient l'argent se méfie ; il ne donne rien à
l'esclave; il exige la présence du maître; mais nous
savons que le maître est complice. Puis quand l'esclave
tient la somme, voilà qu'il imagine de se faire
prier; il taquine, il tourmente les amoureux, il tarde
à leur remettre le magot; mais nous savons qu'il
le leur donnera finalement. Survient alors un rival;
il apporte un contrat tout préparé; il se flatte de posséder
Philénie; et nous ne savons pas quel bâton ce
nouveau venu va mettre dans les roues; mais nous
savons du moins qu'il arrive trop tard. Enfin le père, au dernier moment a dévoilé ses batteries et signifié
ses exigences; il entend partager les plaisirs de son.
fils, là encore il n'y a pas de quoi nous inquiéter
beaucoup, puisqu'après tout le fils en prend son parti
sans trop de peine. Mais le rival évincé a prévenu la
femme, jalouse du vieux ; elle accourt ; elle tempête ;
elle l'emmène. Argyrippe et Philénie sont « enfin
seuls » ; et nous savions bien dès le début qu'il en serait
ainsi ; mais nous avons eu le plaisir de les voir
triompher successivement du défaut d'argent, de l'insolence
d'un esclave, des prétentions d'un rival, de la
luxure d'un père.
Ou bien c'est tout le travail antérieur subitement
annulé, une victoire déjà gagnée réduite tout à coup à
néant, un nouveau combat à livrer sur le même champ
de bataille. Pistoclère en retrouvant la maîtresse de
son ami Mnésiloque s'est épris d'une soeur qu'avait
cette maîtresse (Bacchis). Il s'agit seulement de racheter
celle des deux jeunes femmes qu'avait achetée un
militaire; et Chrysale s'en charge : il dupe le père de
Mnésiloque, il en obtient l'argent. Le problème est
résolu. Non ; il n'est pas résolu. Mnésiloque, abusé par
les apparences, se croit trompé par son ami : il avoue
tout à son père. En vain est-il bientôt désabusé; en
vain se repent-il : c'est comme si Chrysale n'avait rien
fait. Mais Chrysale est fécond en ressources : il recommence
et il a deux cents philippes d'or pour affranchir
la courtisane, il recommence encore et il a deux
cents philippes d'or pour l'entretenir. Après cela que
son maître découvre la vérité, peu importe ; ce maître
fut débauché en son temps : quelques agaceries de
femme le désarmeront ; et ainsi en une seule campagne Chrysale aura remporté trois victoires et Plaute,
en une seule action, assemblé trois intrignes.
Ou bien les efforts de ceux qui mènent l'action se
brisent contre la résistance de l'adversaire, jusqu'au
moment où ils ont découvert enfin son point faible.
Olympion et Chalinus se disputent à qui épousera la
jeune servante de la maison ,(Casina). Le maître et la
maîtresse de la maison, qui ont leurs raisons pour
cela, soutiennent chacun un des deux rivaux. La
femme entreprend de convaincre son mari, elle échoue;
elle essaie de faire renoncer Olympion, elle n'obtient
rien; elle accepte le tirage au sort, le sort décide contre
elle. L'affaire semble finie. Mais Chalinus, alors
qu'il se désespère, apprend que le maître entend se
réserver les prémices de l'épousée et comment il prétend
le faire chez un voisin complaisant. Vite, il court
.le révéler à sa maîtresse, qui le savait bien, mais
n'en avait pas la preuve, et surtout ne connaissait pas
en détail les projets de son mari. Alors l'action qui
paraissait terminée rebondit. La lutte reprend. La
femme refuse d'inviter la voisine comme son mari le
voulait pour se faire là-bas place nette. Elle profite de
ce que le séducteur doit aller lui-même réparer cet affront pour organiser la guerre domestique. Le barbon
revenu apprend que la jeune épouse est folle furieuse
et, comme malgré ses craintes il ne renonce pas,
la mystification énorme machinée contre lui le couvre
de ridicule ; devant le scandale il cède : la femme triomphe.
Ici, il y a eu comme un retournement dans la
marche de l'action; ailleurs c'est un détour imprévu
qui fait d'une manière inattendue le chemin oblique
plus direct que la ligne droite (Mercator). Un père et
un fils sont rivaux et le père va enlever sa maîtresse
à son fils. Un esclave fidèle essaye d'entraver les projets
du père, il échoue ; le fils invente mensonges sur
mensonges pour y réussir, il ne réussit pas mieux; il
charge un de ses confidents de devancer ce rival redoutable,
le confident arrive trop tard. Mais le père a
confié la jeune fille achetée à un voisin et comme la
femme de ce voisin est jalouse, voilà un ménage troublé.
La comédie semble avoir dévié et s'être transportée
dans la maison d'à côté. Mais c'est précisément de
là que sortira le dénouement. Le confident de l'amoureux
est tout juste le fils du voisin; la brouille de ses
parents lui révèle où est cachée la jeune fille ; il la retrouve;
et le père honteux du scandale qu'il a causé
ne peut que réunir les deux amants. Ainsi l'ennemi
qui avait résisté à tous les assauts directs, évacue sans
combat ses tranchées, pour un simple mouvement
tournant.
Ou bien encore, c'est l'intrigue toujours une, mais
multiple, de ce que nous appelons la pièce « à tiroir » Ménechme-Sosiclès, à la recherche d'un frère ravi dans
son enfance, tombe à Epidamne, le jour précisément
où ce frère, Ménechme, allait banqueter avec sa maitresse et son parasite, en cachette de sa femme. Il est
pris pour Ménechme par le cuisinier : premier quiproquo
; puis par la maîtresse : deuxième quiproquo ;
puis par le parasite : troisième quiproquo. Il se débarrasse
du cuisinier, il exploite la maîtresse, il évince
le parasite. Le parasite furieux dénonce Ménechme à
sa femme et le parasite et la femme lui reprochent les
actes de Ménechme-Sosiclès : quatrième quiproquo;
tout ahuri, il se réfugie chez sa maîtresse qui fait de
même : cinquième quiproquo. Là-dessus la femme de
Ménechme rencontre Ménechme-Sosiclès et continue
la scène commencée puisqu'elle le croit son mari :
sixième quiproquo; elle appelle à la rescousse son père
qui s'imagine également parler à son gendre : septième
quiproquo. Ménechme-Sosiclès, pour s'en débarrasser,
joue la folie furieuse et se dépêtre non sans peine d'un médecin grotesque qui le veut guérir. On décide
d'enfermer le fou et les gens apostés se précipitent non
sur Ménechme-Sosiclès mais sur Ménechme : huitième
quiproquo. L'esclave de Ménechme-Sosiclès passant
par là délivre celui qu'il croit son maître et se fait affranchir
: neuvième quiproquo. Mais quand il rencontre
son vrai maître, celui-ci ne comprend rien à ses
paroles : dixième quiproquo. Il n'y aurait pas de raison
pour que la chose ne continuât pas à l'infini, si les
deux Ménechmes ne se trouvaient par hasard nez à
nez : tout s'explique. Mais le procédé du « tiroir »
a quelque chose d'un peu artificiel; les inèidents s'y
succèdent à la queue leu leu, sans qu'il y ait souvent
entre eux d'autre lien que cette succession même.
Plaute a fait mieux: il a trouvé une action où les incidents
se comandent et s'engendrent l'un l'autre: c'est une action-gigogne, pourrait-on dire. Philolachès
se livre à des orgies en l'absence de son père (Mosteliaria).
Le père revient subitement. L'esclave Tranion,
complice des folies de Philolachès, veut parer au danger.
Il court au plus pressé; pour empêcher le vieillard
d'entrer dans la salle, il lui raconte que la maison
est hantée et qu'on a du l'abandonner. A ce premier
mensonge il en ajoute bientôt un autre, dont le premier
lui a donné l'idée. L'usurier auquel Philolachès a emprunté
de l'argent le réclame : Tranion raconte à son
maître que cet argent a,servi à acheter une autre maison
et, invité à dire laquelle, il indique celle du voisin.
Le vieillard naturellementla veut visiter.Nouveau
mensonge et double mensonge. Tranion explique au
voisin que son maître est de retour, qu'il veut bâtir,
qu'il désire prendre modèle sur ce bel édifice, qu'il
demande à la visiter. Au vieillard lui-même il raconte
que le voisin regrette sa décision, qu'il voudrait annuler
la vente, et il le décide à ne point prononcer ces
mots de vente ou achat, pour ne pas aigrir son partenaire.
On voit l'engrenage. Il va de soi que l'équivoque
ne peut durer. Le vieillard ne pouvait pas ne pas
apprendre et .apprend en effet que,sa.maison n'est pas
hantée, que. celle du voisin n'est pas vendue. Heureusement
pour Tranion, il se laisse assez vite apaiser
par les amis de son fils. Dans tous ces cas, il s'agit ou d'une intrigue que
nous avons vue se machiner sous nos yeux, ou d'une
méprise dont nous a.vons le mot d'avance. Pour les pièces
à sujets romanesques il n'en va pas .ainsi. Prologue
à :part, nous ne sommes pas mieux informés que
les personnages eux-mêmes. Dans ce cas, c'est par coups de théâtre que progresse l'action. Là encore
Plaute recourt à des procédés variés. Tantôt le coup
de théâtre est unique. C'est le cas de la Cistellaria
; et il y est si habilement ménagé que, compliquant
tout du premier abord, et rendant la situation en apparence
inextricable, il sert au contraire à tout débrouiller.
AlcésiIÍlarque enlève Silénie au moment
même où elle va être rendue à ses parents ; mais dans
cet enlèvement sont perdus les objets qui devaient la
faire reconnaître, et ces objets, mis par hasard sous
les yeux de sa mère, révèlent sa véritable naissance.
Dans le Rudens au contraire,les coups de théâtre sont
successifs et progressifs. Palestra, naufragée, recouvre
la vie ; puis elle retrouve son amie ; elle retombe
malheureusement sous les yeux du leno perfide qui la
veut reprendre; sa liberté est sauvée par une intervention inattendue ; enfin un dernier hasard plus miraculeux
que tout le reste lui fait reconnaître en celui
qui a définitivement assuré son salut, son propre père.
C'est donc bien une action une, tantôt simple, tantôt
répartie en multiples épisodes, avec cette seule différence
que nous, spectateurs, nous ne comprenons qu'au
fur et à mesure où nous sommes conduits, au lieu d'en
avoir été avertis d'avance comme dans les pièces d'intrigues
ou de méprises.
A côté des comédies où l'action est une, il y en a où
elle est double, voire (exceptionnellement) triple ou
quadruple. Celles-là aussi sont conçues de manières
très diverses. Parfois les deux sujets sont présentés au
début comme à peu prés indépendants l'un de l'autre
et c'est le développement de l'intrigue qui seule nous
en montre ou même en fait l'unité. Euclion a trouvé un trésor et meurt de peur que ce trésor ne lui soit
ravi ; la fille d'Euclion a été séduite et son déshonneur
va éclater. Ces deux choses n'ont entre elles aucun
rapport. Qu'Euclion soit épouvanté quand un richard
lui demande sa fille en mariage, qu'il en conclue que
l'existence de son trésor est connue, qu'affolé il le
transporte de cachette en cachette et par l'excès même
de ses précautions finisse par se le faire dérober, cela
paraît ne se rattacher en rien à la séduction qui nous
a été annoncée. Mais le riche prétendant est l'oncle du
séducteur, le voleur du trésor est son esclave et il avait
été envoyé là par l'amoureux inquiet : dès lors les
deux actions sont jointes et un dénouement unique les
termine (Aulularia). De même, dans le Truculentus, en
comptant bien, on trouve une première intrigue qui
est la liaison de Diniarque avec Phronésie, une seconde
qui est celle de Phronésie avec Strabax, une troisième
qui est celle de Phronésie avec le militaire et une quatrième
qui est celle de Diniarque avec une jeune fille
de naissance libre qu'il a rendue mère. Et ce qui fait
l'unité de tout cela, c'est le hasard d'abord: le fait que
l'enfant prêté à Phronésie pour qu'elle dupe le militaire
par une maternité feinte se trouve le fils de Diniarque,
c'est surtout le caractère de Phronésie, l'art
avec lequel elle sait utiliser un amant pour exploiter
les autres, ce pouvoir presque irrésistible qu'elle a su
prendre sur l'âme faible de Diniarque ; au fur et à mesure
que se révèle dans le cours de la pièce l'effrayante
habileté de la courtisane, Diniarque émerge du lamentable
trio, son aventure arrive au premier plan, se subordonne
les autres, et la triple ou quadruple action
se resserre en une seule. D'autres fois, au contraire, les deux actions sont
montrées comme liées dès le début; elles se développent
parallèlement et se dénouent ensemble par une
seule et même conclusion. Tel est Amphitryon. Non
point qu'en un sens l'action n'y soit une. Il n'en est
pas moins vrai que la mystification y est double, que
l'importance donnée aux rôles de Sosie et de Mercure
les met sur le même pied que les maîtres, et que, s'il
fallait trouver un titre qui correspondît absolument au
contenu, il ne faudrait dire ni les deux Amphitryons ni les
deux Sosies, mais les deux Amphitryons et les deux Sosies.
Le Trinummus montre clairement comment une même
situation initiale engendre deux séries de faits qui se
développent d'abord indépendamment l'une de l'autre,
puis se rencontrent et se réunissent pour aboutir à un
seul dénouement. Charmide est en voyage et son fils
laissé à lui-même fait mille folies. De là résulte l'intervention
de son ami qui emploie des ruses plus ou
moins habiles (les ruses d'honnête homme ne le sont
pas toujours) pour sauvegarder la fortune de l'absent
et assurer l'établissement de sa fille. Et de là résulte
aussi d'autre part l'intervention de l'ami du fils, son
offre généreuse d'épouser sans dot la soeur que ce dernier
a ruinée, le repentir du coupable, ses projets
d'exil etc... Ces deux amis si dévoués, le vieux et le
jeune, ne se sont nullement entendus, ils ont agi chacun
de leur côté; c'est seulement le mariage projeté
qui semble pour la première fois les mettre en présence
et alors le retour de Charmide met fin à l'action
redevenue une.
Enfin, dans deux cas au moins, nous avons des pièces
à deux actions successives, le Miles et le Poenulus. Il est inutile, de s'attarder à montrer qu'il en est ainsi :
cela saute aux yeux. Pour le Miles, un épisode s'est
tellement enflé qu'il est devenu à lui seul comme une
petite comédie et qu'il a fait oublier la véritable comédie
avec le véritable dénouement au rédacteur du prologue.
Pour le Poenulus, un dénouement à reconnaissance,
qui d'habitude s'expédie en quelques mots, à la
rigueur en une ou deux scènes, a été tellement amplifié
que la pièce repart sur de nouveaux frais au moment
même où elle semblait finir. Il n'a fallu à Plaute que
686 vers pour exposer l'intrigue qui arrache les deux
jeunes filles au leno, il lui en faut 605 pour montrer
que, libres de fait, elles le sont aussi. de naissance et
les rendre pures à leur père.
Et, pour finir, il y a même une pièce sans,sujet, c'est
le Stichus. D'action proprement dite, elle n'en comporte
point; elle se développe en trois tableaux. L'absence :
Deux jeunes femmes dont les maris sont en voyage depuis
trois années sont inquiètes, parce que leur père a
montré des velléités de les contraindre à un autre mariage,
et s'encouragent l'un l'autre à garder la fidélité
conjugale. Il parait; ; mais il annonce tout haut qu'il n'a
aucune intention d'user d'autorité ; et c'est un débat tout
théorique qu'il engage avec elles, sans insister. Elles,
dès qu'elles sont libres, elles envoient le parasite de la
maison au port chercher des nouvelles. Le retour :
Les maris reviennent à l'improviste. On ne les voit
même pas avec leurs femmes. Mais ils s'amusent à
berner le parasite, à décevoir sa voracité en lui faisant
espérer une invitation qui ne vient pas, puis à railler
non sans indulgence leur beau-père, subitement épris
d une joueuse de flûte qu'ils ont amenée et qu'ils lui donneront du reste. La fête : Leur esclave Stichus
banquète avec sa maîtresse et un ami auquel cette maîtresse
n'a rien à refuser; le ménage à trois célèbre la
joie des deux ménages réunis (des trois, si l'on compte
le vieillard et sa musicienne.) Il est fâcheux que le
parasite ne paraisse point dans ce dernier épisode :
car on pourrait dire au moins qu'il y a un héros dans
la pièce et que c'est lui, comme le vent, selon l'autre,
était le héros d'Iphigénie à Aulis. En tout cas, bien
habile qui trouverait là une intrigue ou une action,
même apparente.
Il va de soi que,. différentes par leur constitution
même, les actions des comédies de Plaute le sont également
par la manière dont elles sont menées. Tantôt
elles sont conduites avec un art savant. Voyez l'habile
progression des incidents du Rudens, comme l'intérêt
croit de scène en scène et comme le dénouement est
ingénieusement ménagé. Voyez dans Amphitryon et
dans les Ménechmes la façon dont sont présentés les personnages
qui vont être pris l'un pour l'autre et la série
symétrique de scènes où ils paraissent tour à tour
pour être confondus jusqu'à ce qu'enfin ils se trouvent
en présence l'un de l'autre devant témoins. Et tantôt
au contraire elles sont flottantes : certains personnages
semblent abandonnés, comme si le poète ne s'en souciait
guère ou les oubliait ; certaines évolutions brusques
de caractère restent inexpliquées : dans le Truculentus par
exemple. Tantôt l'intrigue y est serrée;
un problème est posé dès le début qui se résout de
la façon la plus logique, comme dans les Captifs. Et
tantôt, elle est lâche, presque inexistante, comme si
la peinture des sentiments et des caractères paraissait à l'auteur suffisante pour retenir l'intérêt du public,
sans qu'il ait besoin d'y adjoindre une action proprement
dite : c'est le cas du Trinummus. Tantôt les
événements sont conduits par la volonté, par l'ingéniosité,
par l'astuce du meneur du jeu : Chrysale dans
les Bacchis, Epidicus dans la pièce du même nom. Et
tantôt le protagoniste s'agite beaucoup, parle et promet
beaucoup, se vante beaucoup ; mais en somme les
événements s'arrangent d'eux-mêmes pour faciliter sa
tâche et il n'a pas vraiment tout le mérite dont il se
flatte : c'est un peu l'histoire de Pseudolus. Tantôt
la pièce est si pleine d'incidents accumulés que l'action
ne peut pas arriver à sa conclusion dans les limites
normales d'une comédie : Plaute, alors, comme
dans la Casina, se tire d'affaire par un bref récit des
événements qu'il n'a pas eu le temps de présenter à
ses spectateurs. Et tantôt les choses se succèdent avec
lenteur ; on dirait qu'il y a des scènes de remplissage,
uniquement destinées (en amusant le public) à donner
à la pièce de justes dimensions : dans le Persa, par
exemple. Tantôt le dénouement est proposé dès le
début: Ménechmes, Amphitryon, Epidicus (ici dès la
scène III). Et tantôt le poëte n'y a songé que bien tard : Déménète au dénouement de l 'Asinaire (scène xiv) est
surpris par sa femme, mais c'est tout juste si vient
d entrer en scène (scène xi) le rival qui par jalousie
doit le dénoncer ou même Plaute n'a pas du tout
songé aux « préparation » : alors le dénouement est très insuffisamment expliqué : indulgence de Theuropide, à la fin de la Mostellaria, dévergondage imprévu
des deux vieillards à la fin des Bacchis ; ou il est expliqué,
vaille que vaille, par une brusque reconnaissance,
par une révélation inattendue : Casina, Curculio, Truculentus. Et sans doute on trouverait mainte différence
encore, si l'on poussait l'analyse plus à fond que je ne
puis le faire ici. Mais c'en est assez pour montrer l'infinie
variété de Plaute et comment il paraît toujours
dissemblable à lui-même, soit qu'on étudie son « métier
» : ses prologues, ses expositions, ses intrigues et
sa façon de les concevoir, de les poser, de les conduire
ou de les conclure ; soit qu'on étudie son art : les modèles qu'il choisit, les sujets qu'il met en oeuvre, la
foule de personnages qu'il dépeint, les moralités contradictoires
qu'il propose ou paraît proposer, enfin les
ions si divers dont il use avec le même brio.
L'ART DE PLAUTE (Suite): SA PERSONNALITÉ
Et pourtant, si différentes à tant d'égards, les comédies
de Plaute ne laissent pas d'avoir entre elles un
air de famille. Il n'est pas besoin au lecteur d'une longue attention ou de subtiles recherches .pour les distinguer
de celles d'un Térence, par exemple; et le
« faire » de l'auteur s'y reconnaît à première vue.
Qu'est-ce donc qui leur donne ce caractère particulier
et révèle la personnalité de l'auteur ?
C'est d'abord, me semble-t-il, que tout y est subordonné
à l'effet. Les critiques anciens nous disent que
la comédie est « l'imitation de la vie », « le miroir de
la coutume », « l'image de la vérité », « la représentation
de la vie privée des hommes ordinaires, en des
situations où ils ne courent point. danger de mort ».
Tout cela assurément se retrouve dans l'oeuvre de
Plaute ; mais tout cela n'y est qu'un moyen. Ce qu'il
se propose avant tout, ce qu'il se propose exclusivement,
c'est d'amener les situations, de placer les morceaux,
qui peuvent émouvoir, intéresser et bien plus
encore amuser son .public. Pour cela il sacrifie tout. Il est indifférent à la vraisemblance matérielle, il néglige
la vraisemblance psychologique, il transgresse
les règles les plus certaines de l'art, toutes les fois
qu'il le juge nécessaire, ou simplement utile, pour
atteindre son but véritable.
Quand je signale l'invraisemblance matérielle, je
n'entends point parler des incidents romanesques qui
sont au fond de beaucoup de ses pièces : enlèvements
par des pirates et des marchands d'esclaves, expositions,
suppressions, rapts d'enfants, viols commis dans
les fêtes nocturnes, trésors cachés et découverts, etc.
Toutes ces aventures, dans notre civilisation, ont un
caractère exceptionnel qui en fait à nos yeux des inventions
de mélodrame bien plus que des peintures de
la vie réelle. Mais chez les Grecs et les Latins des
événements de ce genre étaient fréquents. Et, après
,tout, il n'y a pas si longtemps encore que la piraterie
sévissait le long des côtes de la Méditerranée et que
les « tours » facilitaient aux filles séduites ou à certains
parents l'abandon des enfants indésirables. Je
ne parle pas non plus du surnaturel impliqué dans la
donnée même d'une pièce comme Amphitryon : le sujet
étant légendaire, des dieux étant mis sur la scène,
il n'y a rien de choquant à ce qu'ils y paraissent avec
leur pouvoir divin et qu'ils y fassent des miracles.
Je parle de certains événements qui semblent inadmissibles
à quiconque raisonne froidement, et, bien plus
souvent encore, de coïncidences tellement providentielles
(si du moins on peut employer ce mot sans compromettre
la Providence) qu'évidemment elles ne peuvent provenir du jeu normal des circonstances, mais
bien de la seule volonté de l'auteur.
Une donnée invraisemblable en soi, nous la trouvons
dans les Ménechmes. Ménechme-Sosiclès est à la recherche
de son frère jumeau, enlevé en bas âge : il débarque
à Epidamne et là, cuisinier, parasite, maîtresse,
femme, beau-père, tout le monde le prend pour ce
frère même, et son propre esclave les confond comme
les autres. Admettons que la ressemblance physique
soit en effet prodigieuse : c'est un de ces jeux de la
nature qui arrivent et l'on ne chicane pas trop un auteur
dramatique sur son point de départ. Mais tout
jumeaux qu'ils soient, ces deux frères, élevés l'un à
Syracuse, l'autre à Epidamne, en des milieux différents,
ont-ils donc exactement les mêmes allures, les
mêmes gestes, les mêmes façons de parler, les mêmes
regards, au point qu'une femme ou une maîtresse s'y
trompent? Et surtout ont-ils donc mêmes vêtements,
mêmes chaussures, même coiffure? Cet étranger, ce
voyageur, débarque à Epidamne, équipé jusqu'au plus
petit détail, comme un bourgeois de la ville? Comme
tout tela paraît inacceptable.
Mais le plus souvent il s'agit de rencontres où le hasard
collabore avec l'auteur, en y mettant une si visible
complaisance que nous ne pouvons pas ne pas sentir
l'artifice.
Parfois c'est dans le postulat lui-même que se manifeste
cette bienveillance suspecte de la fortune,
que les spectateurs en soient informés dès le début, ou
qu 'au contraire le dénouement seul la leur révèle. Dans le Miles, Palestrion mène toute l'intrigue qui doit
arracher au militaire l'amie de son maître. Il ne peut le faire que parce qu'il est lui-même l'esclave de Pyrgopolinice
: or, le hasard seul a voulu qu'enlevé par
un pirate il ait été donné par lui au soldat et ait ainsi
retrouvé la jeune fille. Et c'est le hasard aussi qui,
pour son malheur, a conduit le militaire dans une maison
contigue à celle de Périplectomène, lequel est
l'hôte de l'amoureux et par suite tout disposé à lui
prêter assistance. Voilà qui nous est expliqué dès le
prologue. Voici au contraire qui ne nous sera dévoilé
qu'au dénouement. C'est par hasard que, dans la Casina, l'enfant exposée a été recueillie par une femme
bienveillante qui est à la fois la voisine et l'amie de sa
mère. C'est par hasard que, dans la Cistellaria, la
jeune fille à qui Démiphon avait fait violence se trouve
l'avoir épousé sans le reconnaître et sans en être reconnue.
C'est par hasard que, dans l'Epidicus, Strattippoclès
achète, avec des intentions très peu fraternelles,
sa propre soeur dont il ignore même l'existence.
C'est par hasard enfin que, dans le Truculentus, Phronésie,
se procurant un petit enfant pour duper son militaire,
recueille sans le savoir et sans que Diniarque
le sache, le propre enfant de cet amoureux obstiné.
D'autres fois, c'est quand l'action est déjà engagée,
que survient à l'improviste un événement inattendu,
grâce auquel le dénouement est préparé, ou l'intrigue
favorisée. Dans l'Aululaire, l'oncle du séducteur demande en mariage la fille de l'avare, et dès lors on
s'expliquera que ce prétendant s'efface avec empressement
pour tirer son neveu d'embarras. La rencontre
est surprenante ; car c'est un mariage à tous égards
disproportionné que médite ce célibataire riche et âgé.
Aussi l'auteur a-t-il senti le besoin de se justifier : il suppose que le dieu Lare, protecteur de la famille
d'Enclion, est intervenu pour suggérer cette idée à Mégadore.
Mais il ne fait ainsi que déguiser le rôle du
hasard. Liban de l'Asinaire est chargé par Déménète
d'escroquer .de l'argent à l esclave dotal de sa maîtresse.
Il ne demande pas mieux ; mais comment faire ?
justement un marchand envoie un homme de confiance
payer des ânes qu'il a achetés à l'intendant;justement
ce messager connaît Déménète (qui sera complice) et
ne connaît pas l'esclave dotal ; justement enfin il révèle
lui-même tous ces détails à Léonidas, le digne associé
de Liban. Dès lors l"intrigue se développe sans la
moindre difficulté. Pseudolus nous dit bien qu'il a
son plan, pour duper Ballion. Mais nous avons le droit "
d'en douter, car l'auteur s'est bien gardé de préciser,
ce plan et l'on ne voit pas quel il pourrait être. Heureusement
la fortune, favorable au fourbe, lui envoie
Harpax; et, si Harpax ne lui remet pas l'argent (ce
qui serait trop invraisemblable), il lui remet du moins
la lettre grâce à laquelle un faux messager trompera
sans peine le leno. Au moment même où Chrysale,
dans les Bacchis, veut intimider le père de Mnésiloque
en lui faisant croire que son fils est en danger, voici
que survient un militaire qui tempête et menace. Nicobule
est convaincu. Mais comment ce soldat arrive-t-il si juste à propos ? Bien habile qui l'expliquerait.
Il arrive par hasard, parce qu'ainsi l'a voulu Plaute,
pour sa commodité personnelle.
D autres fois encore, c'est tout ensemble au début et au dénouement de la pièce que se produisent des cas
forfuits sans lesquels la comédie ne pourrait ni commencer
ni finir. Dans les Captifs, Tyndare a justement
été racheté par son propre père, qu'il ne connaît pas
et qui ne le connaît pas. Voilà une rencontre merveilleuse.
Mais plus tard, quand Philocrate, tenant sa parole,
revient délivrer le généreux ami qui s'est substitué
à lui et ramène le fils aîné d'Hégion, il ramène aussi
l'esclave qui jadis avait enlevé Tyndare. Pourquoi,
comment le ramène-t-il? La chose reste inexpliquée; et
cette, seconde rencontre n'est pas moins merveilleuse
que la première. Dans le Curculio, quelle chance
extraordinaire a dès l'origine favorisé le héros. Envoyé
en Carie pour chercher de l'argent qu'il ne trouve pas,
il lie par hasard conversation avec un militaire. Or,
c'est justement celui qui avait acheté Planésie au leno et laissé chez le banquier la somme nécessaire à payer
cet achat. Il suffit de le griser pour lui voler son anneau
et fabriquer ainsi le faux qui arrachera l'argent au
banquier et la jeune fille au leno. Voilà qui va bien,
mais un vol e\t un faux, ce sont gentillesses que les
tribunaux punissent; quand le militaire arrive à son
tour, Curculio pourrait être dans l'embarras. Heureusement
le soldat se trouvait être le frère de Planésie,
et elle le reconnaît grâce à l'anneau. C'est une chance
pour Curculio ; on ne peut s'empêcher de trouver que
c'est une chance aussi pour Plaute, à qui son dénouement,
dès lors, ne coûtera pas grand peine. Enfin,
dans le Poenulus, il est vraiment admirable qu'un jeune
Carthaginois, enlevé en Afrique, amené à Calydon,
soit adopté par un riche, vieillard qui par aventure était
l'hôte de son frère et de son oncle. Il est vraiment admirable que ses deux cousines, également enlevées par
un autre pirate, échouent dans la même ville Et, pour
finir, quand, amoureux de l'une d'elles, il a combiné
toute une intrigue judiciaire afin de les délivrer du
leno, il est vraiment admirable que, juste ce jour-là, son oncle débarque à Calydon, pour y chercher ses
filles.
Enfin, il y a mieux; il y a au moins une pièce, le
Rudens, où le hasard, d'un bout à l'autre, conduit
tous les événements essentiels. La tempête a jeté Palestra
précisément au point de la côte, où d'une part
s'est retiré le père auquel elle a été ravie en bas âge,
où d'autre part son amoureux et l'esclave de cet amoureux sont venus et pourront la défendre. Ainsi se noue
la pièce. La tempête a jeté précisément au même point
le leno qui l'emmenait et qui essaye de la reprendre.
Ainsi se forme la péripétie. C'est précisément un esclave
de son père qui retire des flots la valise où se
trouvaient, dans une cassette, les marques de son identité
et c'est précisément son père, pris pour arbitre,
qui doit examiner le contenu de la cassette. Ainsi se
prépare le dénouement.
Il eat clair, d'après tous ces exemples, que Plaute
se soucie peu de la vraisemblance des faits. Il en use
librement et les dispose à son gré pour nouer, conduire
et dénouer ses pièces, pour amener les situations intéressantes,
émouvàntes ou comiques. Chose plus
grave sans doute, il n'est pas plus curieux de la vraisemblance
psychologique.
La conduite de certains personnages est parfois inexplicable
: on sent trop que, ce qu'ils font, ils le font
pour la commodité de l'auteur. Le militaire du Curculio est d'une candeur vraiment extraordinaire : à un
inconnu qu'il a rencontré par hasard, le voilà qui raconte
en détail et le marché qu'il a conclu et le dépôt
qu'il a fait chez un banquier. Il tient donc bien à se
faire voler ? Qu'on ne dise pas que le militaire est, par
définition, dans les comédies anciennes, crédule, bavard
et stupide. Ce militaire-ci précisément n'est pas
le personnage sacrifié de la pièce et au dénouement il
doit se trouver le frère de l'ingénue, ce qui fait rejaillir
sur lui un peu de l'intérêt qu'elle inspire. Mais s'il
ne s'était pas trahi d'une manière aussi gauche, il n'y
aurait pas de pièce. Le fidèle esclave de la Cistellaria,
Lampadion, confie des secrets de famille à une
inconnue qui l'interroge et qui ne se cache guère d'avoir
indiscrètement écouté la conversation qu'il venait
d'avoir avec sa maîtresse. Qu'on ne dise pas que c'est
là sottise : Lampadion n'est pas un sot. Qu'on ne dise
pas qu'il se laisse tirer les vers du nez sans s'en apercevoir
: l'interrogatoire est direct et pressant; il en
manifeste sa mauvaise humeur; que ne tourne-t-il,
sans plus, le dos à cette curieuse ? Mais s'il ne lui répondait
pas en détail, la pièce ne se dénouerait point.
Simon du Pseudolus arrive tempétant contre son fils
et contre le coquin d'esclave qui favorise les folies du
jeune homme. S'il aborde le drôle avec des paroles
apaisées et l'interroge sans violence, c'est sur le conseil
d'un ami et pour mieux savoir la vérité. Et voilà
qu'un instant après il fait un pari avec cet esclave et
il met comme enjeu précisément la somme de 20 mines
qu'on veut, il le sait, lui escroquer. Quelle complaisance
invraisemblableet comme sa colère est vite
tombée. Quelque temps après le leno, qui croit avoir déjoué les intrigues de Pseudolus, s'en vient à Simon
et lui dit : « Demande-moi de te donner 20 mines s'il
s'empare aujourd'hui de la fille ou s 'il la donne aujourd'hui
à ton fils, comme il l'a promis. Demande-le
moi, je t'en prie. Je brûle de m'y engager! » Quelle
vraisemblance à cela? Encore si Ballion proposait une
gageure au lieu de cet engagement unilatéral : il pourrait
avoir espérance de gagner et l'on comprendrait sa
conduite ; mais mettre un pareil enjeu sans avoir chance
d'en rien tirer, voilà qui ne ressemble guère à ses pareils
ni à lui. Seulement si ces deux conventions étranges
n'étaient pas conclues, Plaute ne saurait comment
finir sa pièce.
Ailleurs, il semble que les personnages de Plaute se
mettent bien inutilement en frais et recourent à des
ruses superflues ou vaines : il font « du luxe » comme
Flambeau. Voici Tranion de la Mostellaria qui s'ingénie
à inventer fables sur fables pour dissimuler à
son maître les folies et les orgies de Philolachès. Il
est clair que le vieillard finira par découvrir la vérité.
Tranion n'a donc de raisons, pour agir comme il le fait
que s'il attend, prévoit, prépare quelque moyen de se tirer définitivement d'affaire. Or il n'en est rien ; et
ainsi le fourbe aggrave inutilement la situation de son
jeune maître et la sienne propre : il y a des chances
pour que le père soit plus furieux d'avoir été ainsi
joué. Dans le Trinummus, Calliclès et Mégaronide se
demandent comment ils pourront fournir une dot à la
fille de leur ami Charmide. Il y a bien le trésor que
Charmide a confié à Calliclès, mais le dépositaire ne
veut pas révéler ce secret : le fils prodigue gaspillerait
tout. Alors ils imaginent de prélever la dot sur le trésor,
de supposer un messager qui serait censé apporter
cette dot de la part de Charmide et se dirait chargé
de la remettre à Calliclès. Quel complot enfantin !
Calliclès n'avait qu'à prélever la dot sur le trésor, à
dire que cette somme lui avait été confiée précisément
pour servir de dot : elle échappait au frère prodigue.
Il n'avait qu'à dire qu'un messager venait de la lui
apporter de la part de Charmide, à montrer au besoin
des lettres fabriquées, sans mettre dans le secret un
tiers qui volontairement ou involontairement pourrait
le trahir. Que sais-je encore? Il y avait mille moyens
préférables à celui qu'il a choisi. Mais s'il les avait mis
en oeuvre, l'épisode amusant du faux messager, tombant
précisément sur Charmide revenu, et berné par
lui, n'aurait pu avoir lieu.
Ou bien les personnages de Plaute montrent un
aveuglement, voire une stupidité, qu'on peut difficilement admettre. Ménechme est à la recherche de son
frère jumeau. Il débarque dans une ville où il n'a jamais
mis les pieds ; on l'y salue du nom de Ménechme,
on lui dit d'où il est, le nom de son père, une foule de
personnes déclarent le connaître; et il n'y comprend
rien. Sans doute il se défie d'abord et s'imagine qu'il
y a là un piège : les courtisanes envoient des espions au
port, pour s'informer du nom des arrivants et c'est ainsi
qu'on a pu connaître le sien. Mais à mesure que se
prolongent et se multiplient les quiproquos, l'explication
vaut de moins en moins. Comment l'idée ne lui
vient-elle pas qu'on le confond peut-être avec ce frère
dont il connaît l'existence et qu'il cherche ici même?
Casina a été recueillie par une voisine. Comment
ceux qui l'ont abandonnée, il y a seize ans, n'ont-ils
pas remarqué qu'au moment même où ils avaient exposé
une petite fille, il en survenait une dans la maison
d'à côté ? comment cette coïncidence ne leur a-t-elle
pas fait supposer ou deviner que c'était la même?
Dans les Captifs, Hégion veut délivrer son fils prisonnier
en Elide et il rachète pour l'échanger contre lui
un prisonnier de ce pays, qui se dit riche et de grande
naissance. Son premier soin devrait être de vérifier ce
point essentiel, d'interroger les autres Eléens qu'il a
achetés en grand nombre. L'idée ne lui en vient pas,
ou du moins elle ne lui en vient que trop tard, quand
il a relâché le prétendu esclave de ce fils de famille. Enfin, à un degré moindre peut-être, Nicobule des
Bacchis n 'est-il pas bien naïf d'en croire si facilement
Chrysale, éminemment suspect et qui vient de le tromper?
dans le Mercator, Démiphon n'est-il pas bien
aveugle de ne pas deviner l'amour de son fils pour la captive qu'ils se disputent? et son voisin Lysimaque,
qui n'a pas l'excuse d'être amoureux, ne l'est-il pas
davantage de ne rien deviner, quand la jeune fille lui
dit qu'elle vit depuis deux ans avec son ami, qu'il n'est
pas marié, qu'il est un tout jeune homme? Il faut
bien de la complaisance pour trouver quelque vraisemblance
à tout cela.
D'autres fois le caractère des personnages se contredit
d'une façon choquante. Que Sosie, par exemple,
tremblant de peur, fasse le guoguenard et l'insolent
lorsque Mercure l'interroge, cela se comprend : il veut
dissimuler sa crainte et essaye d'intimider celui qu'il
redoute. Mais auparavant, lorsque caché dans un coin,
il entendait cet inconnu prononcer des paroles effrayantes
et lancer de terribles menaces, était-ce le moment
de lui prêter des facéties et des jeux de mots en a-parte?
Quand Hégion est justement en train de combiner
la délivrance de son fils, quand l'espérance et la crainte
luttent en son coeur, est-ce le moment de le faire plaisanter
avec un parasite et railler longuement la voracité
de son hôte ? Dans le Rudens, Démonès est un
brave homme, bourru sans doute, mais plein de coeur.
Il voit des naufragés lutter contre les flots et s'écrie :
« Hélas, pauvres humains, ce que c'est que de nous!
comme ils nagent! » Mais un instant après, quand son
esclave décrit en termes émouvants le triste sort de
deux femmes jetées par la même tempête sur le rivage,
il répond : « Que t'importe à toi. Si elles doivent ce
soir faire les frais de ton souper, tu as raison de t'occuper d'elles. Mais si c'est avec moi que tu dois manger, j'entends que tu travailles pour moi. Viens par
ici. » Et il sort sans plus se soucier des malheureuses.
Une telle inhumanité suivant de si près la compassion
est incompréhensible. Enfin, quoi qu'on en dise,
je ne puis trouver une parfaite cohérence dans les caractères
d'Argyrippe et de Philénie (Asinaire) ou d'Adelphasie
et d'Antérastile (Poenulus). Argyrippe a manifesté
un respect filial poussé à l'excès ; il a réprimé
par amour pour son père le chagrin de l'avoir pour rival,
et quand ce père est surpris, voici qu'Argyrippe
l'accuse auprès de sa mère ? Philénie s'est montrée
tendre et passionnée pour son jeune amant; elle s'est
révélée le type de la bonne et fidèle courtisane, et quand
le vieux Déménète est entraîné par sa virago de femme,
voici que Philénie lui demande des cadeaux et lui fait
(ironiquement?) des avances grossières? Les deux
courtisanes du Poenulus qu'on nous dit de naissance libre
et dignes de l'être, qui prononcent de si belles paroles
et énoncent de si beaux principes, les voilà qui tout
d 'un coup parlent en prostituées vulgaires ; à un jeune
homme elles disent : « Apporte-moi ton argent ; je l'aurai
bientôt mis à la raison » ; à un vieillard qui leur
annonce : « Je vous apporte de la joie », elles répondent
: « Et nous du plaisir » Ce sont toutes choses auxquelles on n'avait pas le droit de s'attendre. Si
Plaute a fait parler ou agir ainsi ses personnages,
c'est qu'il n'a pas résisté au plaisir de faire rire (Amphitryon
Captifs, Asinaire, Poenulus), ou qu'il a voulu
justifier une sortie nécessaire (Rudens).
Encore ces contradictions de détail pourraient-elles
être considérées avec quelque indulgence. Il faut bien
parfois sacrifier aux faux dieux, c'est à-dire ici, ou
bien user d'un procédé commode et qui évite des complications
ou des longueurs, pour esquiver vaille que
vaille une difficulté technique, ou bien contenter la
foule, qui veut trouver à rire. même quand ce n'en est
pas le lieu. Mais que dire, lorsque ces contradictions
sont totales et foncières, lorsque subitement, sans raison
ou du moins sans raison valable, un personnage
se dément lui-même et apparait le contraire de ce qu'il
était jusque-là? Il semble bien qu'au dénouement de
l'Aululaire, Euclion non seulement accordait à Lyconlde
la main de sa fille, mais lui abandonnait son cher
trésor. Qui trouvera vraisemblable une telle conversion?
Inversement, qui trouvera vraisemblable, au
dénouement des Bacchis, que deux pères de famille,
âgés, posés, graves, furieux d'avoir été bernés et volés,
cèdent sans résistance sérieuse aux banales agaceries de deux courtisanes et fassent la fête avec leurs fils ?
Plaute prétend bien, après coup, qu'ils ont été des vauriens
dans leur jeunesse : c'est avant qu'il aurait
fallu le dire et le montrer par quelque indice (1).
(1) Au contraire, Philoxène, le plus indulgent, vient de rappeler que même en son temps de folie il n'a jamais dépassé la mesure : « more modesto... raro... » (vers 1079-1080).
Il essaye bien d'expliquer que Nicobule espère recouvrer la moitié de son argent : qui prend au sérieux la promesse de la courtisane ? et, fût-elle sérieuse, qui pensera qu'elle a pu décider Nicobule ? Enfin, dans le Truculentus, la brusque transformation du valet rustre reste inintelligible. Est-elle simulée? il fallait nous donner les raisons de cette comédie. Est-elle sincère? il fallait essayer au moins de nous faire concevoir quelle passion nouvelle a pu « retourner » le rustre ou comment les exemples d'autrui l'ont finalement entraîné. Plaute ne l'essaye même pas. Il se contente de tirer de là une scène plaisante, comme il avait tiré un dénouement de la contradiction où tombaient Euclion et Nicobule (1).
(1) M. Legrand (Daos, 308) trouve invraisemblable que Mégadore
se convertisse si vite à l'idée de mariage (Aululaire); j'ai déjà
dit que je ne partage pas son opinion sur ce point. Il s'étonne
« qu'une matrone capable de prêcher à l'une de ses amies la
résignation en ménage (Myrrhine au début de la Casina) seconde
presque aussitôt cette dernière dans ses représailles. » Mais
Myrrhine a déconseillé à son amie la résistance ouverte qui l'exposerait
à être répudiée; Cléostrate a suivi son avis : elle dirige
tout de la coulisse; dès lors le principal argument de Myrrhine,
ou plutôt le seul qu'elle allègue, devient sans valeur. D'autre
part, quand Myrrhine donnait ces bonnes leçons, elle ignorait
que son mari était complice; quand elle l'apprend, quand elle sait
de plus qu'il s'est moqué d'elle en l'expédiant chez la voisine
pour faire place nette, sa colère et l'esprit de corps expliquent
suffisamment qu'elle s'associe à Cléostrate pour punir les
deux hommes. Je ne signale pas ici, et je le pourrais, car
elles sont également invraisemblables, les conventions dont
Plaute use et abuse : monologues prononcés à haute voix sans
raison valable ou même contre toute raison (Exemple, Aululaire,
et entendus par un personnage; conversations
tenues en présence d'un tiers qui ne les entend pas,
même si l'un des interlocuteurs crie du haut de sa tète (Exemple
: Mostellaria); longues tirades débitées par un personnage
qui est censé courir pendant ce temps dans l'espace
resserré de la scène ; personnages ou groupes de personnages
qui parlent et agissent sans se voir ni s'entendre; scènes d'intérieur,
femmes à leur toilette, malades reposant sur leurs
chaises-longues, banquets etc., qui ont l'air de se passer dans la
rue (Ex. Mostellaria); conversations confidentielles pour
lesquelles les interlocuteurs quittent leur maison au lieu de
s'y enfermer et, le cas échéant complotent (Ex. Miles) sur la place publique etc. (Voir sur tout cela les pages
très complètes de M. Legrand : Daos, 412 sqq ; 428 sqq ; 538 sqq).
Mais toutes ces conventions dérivent ou de la nature même des
choses et de l'impossibilité de reproduire absolument la vérité
sur le théâtre, ou de la contrainte de l'unité de lieu. Plaute ne
fait en cela que suivre l'exemple de tous les comiques anciens;
et, après tout, les invraisemblances de ce genre ne sont guère
plus grandes dans ses pièces, qu'elles ne le sont par exemple
dans l'Ecole des Femmes.
Ainsi se manifeste son indifférence pour la vérité psychologique. Non qu'il la viole gratuitement
; mais il la sacrifie sans hésitation, toutes les fois
que lui-même ou le public y peuvent trouver leur
compte, toutes les fois que la comédie en devient plus
aisée à bâtir et à mener, plus facile à suivre, plus
abondante en situations intéressantes et surtout comiques.
Ce n'est pas tout pour une comédie que la vraisemblance
y soit respectée ; encore faut il qu'elle soit
« bien faite ». Non pas qu'on exige de tous les auteurs dramatiques la virtuosité d'un Scribe. Mais on
a le droit d'attendre que leurs pièces aient un minimum
d'unité; que les diverses parties en soient justement
équilibrées; qu'elles se développent avec une
certaine cohérence et un enchaînement suffisant des
scènes. De ces lois du genre, Plaute n'a pas cure davantage.
L'unité, elle est d'ordinaire dans ses pièces, mais
pas toujours. Nous avons vu que le Poenulus et le Miles semblent composées de deux actions successives : au
moment où la première s'achève, la seconde se greffe
sur elle d'une façon subite et assez gauche. Inutile de
redire comment le Stichus se compose de trois tableaux
disposés bout à bout et n'a pas d'action véritable : cela
saute aux yeux. A maints égards, le Truculentus n'est
guère plus satisfaisant : les multiples intrigues de la
courtisane s'y enchevêtrent entre elles et avec l'autre
aventure parallèle de Diniarque; entre les trois amoureux
de Phronésie, entre la liaison de Diniarque avec
elle et ses relations avec l'ingénue à laquelle il fit violence,
l'attention hésite et se disperse.
Plus fréquent encore est le déséquilibre entre les
diverses parties des pièces. Parfois Plaute prolonge
outre mesure les scènes qu'il croit capables de séduire
son public; après quoi il se débarrasse en un tour de
main du reste, qui le gêne. Autant qu'on en peut juger
dans l'état de mutilation où la Cistellaria nous est parvenue,
il y avait avant la reconnaissance toutes sortes
de quiproquos et de malentendus. Quand l'auteur en
a tiré tout le parti possible, les acteurs rentrent chez
eux et l'orateur de la troupe nous avertit qu'ils ne sortiront
plus : « ils arrangeront toute l'affaire à la maison. » C'est encore plus frappant dans la Casina : les
disputes des esclaves entre eux, la querelle des époux,
les mystifications scandaleuses qui punissent la luxure
du barbon, voilà ce qu'il développe avec une verve infatigable.
Après quoi, l'orateur déblaie : « Spectateurs,
nous allons vous dire ce qui va se passer dans la maison.
On va découvrir que Casina est la fille du voisin,
et elle épousera Euthynique, le fils de notre maître. »
Et la pièce finit sans même que nous ayons vu l'amoureuse
et l'amoureux.
Ailleurs, ce sont des hors-d'oeuvre, des morceaux
à effet que Plaute détaille avec complaisance. Je ne
nie pas qu'ils n'aient parfois leur intérêt, qu'ils ne
servent à camper un personnage, à dépeindre un caractère,
à mettre en valeur une situation. Mais, même
dans ce cas, on sent bien que l'auteur s'y arrête de
parti-pris et les traite pour eux-mêmes. Ce sont par
exemple le récit de bataille dans Amphitryon, la peinture
des artifices mis en jeu par les courtisanes et
le contrat de louage d'une maîtresse dans l'Asinaire,
le diatribe de Mégadore contre les femmes dotées dans
l'Aululaire, l'éloge de l'éducation antique dans les
Bacchis, la rivalité des courtisanes et des femmes mariées, les tortures de l'amours dans la Cistellaria, le couplet bachique de l'ivrognerie et la parabase
du Curculio, les descriptions de toilettes féminines
dans l'Epidicus, les couplets sur la vie du citoyen au
forum, sur l'orgueil des femmes dans les Ménechmes,
les théories de la vie mondaine selon la doctrine
d'Epicure dans le Miles, la comparaison de l'homme
avec un édifice qu'il faut sans cesse entretenir et de
l'éducateur avec un diligent architecte dans la Mostellaria,
le banquet du Persa. la toilette des courtisanes,
les fêtes de Vénus Calydonienne dans le Poenulus, le
choeur de l'apologue et le banquet du
Stichus, les développements de morale dans leTrinummus,
la cupidité des courtisanes et la sottise de
leurs dupes dans le Truculentus, sans compter les
couplets du soldat fanfaron dans le Miles, du leno et
du cuisinier dans le Pseudolus, des parasites dans les
Captifs, dans les Ménechmes, dans le Persa, dans le Stichus. Ainsi il n'y a presque pas une comédie où ne se
trouvent des morceaux brillants plus ou moins heureusement
rattachés au sujet.
En outre, il est visible que toutes les scènes ne sont
pas également utiles au développement normal de la
pièce. Dans le Persa, notamment, il en est deux ou trois
presque consécutives, la quatrième, la cinquième, la
septième, dont la raison d'être n'apparaît pas au premier
abord et ne devient pas plus évidente après mûr
examen. Tout le rôle de Pégnion a bien l'air d'être superflu
et l'on pourrait résumer la comédie sans même
faire mention de ce personnage : il n'y vient guère que
pour dire quelques facéties et échanger quelques coups
de gueule avec une soubrette digne de lui. Mais plus
frappante encore que l'inutilité de ces épisodes est la
disproportion entre les scènes; et cela dans toutes les
pièces ou peu s'en faut. Toutes les fois que paraissent
un ou plusieurs esclaves, un leno, un soldat fanfaron,
un cuisinier, un parasite, toutes les fois en un mot
qu'un personnage spécifiquement comique entre en
jeu, la scène s'allonge, se prolonge, s'étire, pour ainsi
parler. Voici un messager qui apporte une nouvelle
pressée; il court, en faisant l'important; il est tout près
de la personne qu'il cherche : il ne la voit pas; elle
l'appelle : il ne l'entend pas ou s'il l'entend il tarde à
la reconnaître ; il la reconnaît, mais au lieu de se hâter
de faire sa commission, il perd son temps en paroles
vaines, et c'est à la longue seulement, quand elle
trépigne d'impatience, qu'il lui délivre son message.
(Captifs, Curculio, Epidicus, Mercator, Stichus). Voici
deux esclaves ou deux personnages de rang analogue
qui se rencontrent. Ils ont des récits à se faire, un complot à tramer, une dispute à régler; avant d'en venir
au fait, ils échangent longuement des aménités
plus ou moins rudes ou des compliments plus ou moins
patibulaires (Amphitryon, Asinaire, Epidicus, Persa,
Pseudolus, Rudens etc). Alors l'action s'arrête ou languit
et l'intrigue piétine sur place; mais l'on rit.
Enfin l'enchaînement des scènes est souvent négligé.
Pour une comédie, comme les Captifs, où tout marche
en général d'une façon logique et continue, que de pièces
comme l'Asinaire semblent faites de morceaux
gauchement mis bout à bout. Une première scène entre
Liban et Déménète ; et le théâtre reste vide. Monologue
d'Argyrippe, ou plutôt de Diabole, et dispute
de cet amoureux avec la mère de la courtisane; et le
théâtre est encore vide. Liban reparaît se demandant
comment il trouvera l'argent ; son complice lui annonce
la bonne nouvelle qu'on en apporte à l'intendant et
tous deux essayent en vain de se le faire remettre ; ils
emmènent alors le débiteur à la recherche de Déménète
qui leur donnera un coup de main; et le théâtre
reste vide. La vieille mère de Philénie lui reproche sa
fidélité à Argyrippe : et le théâtre reste vide. Léonide
et Liban reparaissent avec l'argent ; ils aperçoivent
Argyrippe et Philénie, assistent aux manifestations de
leur tendresse, se jouent d'eux longuement; et le théâtre
reste vide. Diabole revient, examine avec son parasite
le contrat de louage qu'il a préparé; ils entrent
dans la maison de Philénie et en sortent bien vite furieux,
cherchant les moyens de se venger de ceux qui
les ont supplantés; et le théâtre reste vide. Alors a lieu
le banquet des vainqueurs, troublé par la venue de la
femme jalouse ; et c'est le dénouement. On voit comme tout cela est décousu et que Plaute n'a pris aucune
peine pour justifier les entrées et les sorties ni pour
lier les scènes ou les groupes de scènes. Ailleurs
les monologues, moyen commode mais artificiel,
tiennent une place disproportionnée.
Une comédie contient couramment plus de dix monologues,
quelquefois une vingtaine ou même davantage. Dans telle pièce,
l'Aululaire, de longues parties sont composées presque
exclusivement de monologues qui se suivent; une série de
trois monologues n'est pas quelque chose de rare ; deux monologues
successifs précèdent souvent une conversation, chacun
des personnages parlant pour soi avant d'apercevoir l'autre
personnage ou de se décider à l'aborder. Le Persa ne compte
pas moins de douze monologues; à deux reprises on y rencontre
deux monologues coup sur coup.
Partout donc, qu'il s'agisse de métier ou qu'il s'agisse
d'art, c'est la même négligence. Pour produire
certains effets que Plaute recherche, tous les moyens
lui sont bons; c'est à ces effets qu'il. subordonne tout.
Or ces effets, quels sont-ils? Il importe d'en connaître
la nature, pour mieux comprendre, et pour définir
par ce second caractère, la personnalité de Plaute. Ils
sont avant tout, par dessus tout, comiques.
Sans doute, ils ne sont pas exclusivement comiques.
Il y avait, au bas de la cavea, toute une partie de l'auditoire,
plus lettrée, plus raffinée que le reste; et le
poète a dû songer à lui faire sa part. Ces hommes-là,
amateurs de la littérature grecque, lecteurs des poètes,
des orateurs, des philosophes, avaient le goût des idées, des analyses morales, des peintures psychologiques.
C'est pour eux que, dans une scène des Bacchis,
dans un épisode du Miles, dans le début de la Mostellaria, en maint passage du Mercator, dans le Trinummus
presque tout entier, en plusieurs endroits encore
d'autres pièces, les personnages abondent en sentences
morales, en développements sur les méthodes d'éducation,
les lois de la vie mondaine, les règles de la
sagesse, en examens de conscience enfin, ou en méditations
sur la conduite de la vie. Mais si nombreux
que puissent être les morceaux de ce genre, ils ne constituent
évidemment qu'une minime partie dans l'oeuvre
de Plaute.
Ceux qui aiment le plus à rire ne dédaignent pas, à
l'occasion, d'être émus : la foule se plait aux secousses
du mélodrame « où Margot pleure »; et si l'élite est
parfois plus rebelle, si elle se défie et se met en défense,
quand elle sent qu'un auteur veut exploiter sa
sensibilité, elle ne s'en laisse pas moins souvent prendre
aux aventures touchantes et aux,beaux sentiments :
à l'occasion, elle aussi, elle « est peuple ». C'est pourquoi
Plaute n'a pas négligé les thèmes pathétiques : la
douleur des parents qui ont perdu leurs enfants ou
leur joie lorsqu'ils les retrouvent (Captifs, Cistellaria,
Poenulus, Rudens); les aventures tragiques d'une jeune
fille enlevée par un misérable, naufragée et jetée par
la tempête, seule sur une côte déserte, sa joie de retrouver
sa compagne qu'elle croyait disparue dans les flots, sa douceur à être recueillie par une charitable
personne, compatissante et maternelle, sa terreur à
voir apparaître, sauf et menaçant, le persécuteur auquel
elle avait échappé, son anxiété, sa délivrance
(Rudens) ; la noble indignation d'une honnête femme
injustement suspectée (Amphitryon); les angoisses de
jeunes femmes qui veulent garder la fidélité conjugale
en l'absence de leurs maris (Stichus); la vertu et la dignité
d'une jeune fille affligée d'un père infâme et qui
lui résiste avec respect autant qu'elle le peut sans
manquer à la piété filiale (Persa); le repentir d'un prodigue,
qui se désole moins de s'être nui à lui-même
par ses folies que d'avoir nui à sa soeur innocente et
compromis son établissement, et le généreux empressement
avec lequel un ami véritable s'offre à réparer
ce malheur (Trinummus) ; et surtout le dévouement
d'un esclave qui se sacrifie pour son maître, prend
sa place dans les fers, s'expose aux plus horribles châtiments
pour lui assurer sa liberté, brave enfin les
menaces et exprime dans les termes les plus nobles sa
haute satisfaction du devoir accompli (Captifs). Mais
ce ne sont point là, tant s'en faut, les sujets ni les tons
les plus nombreux dans l'oeuvre de Plaute.
Enfin ce qui plaît encore à tous, ce sont les scènes
d'amour : les larmes des amants qui tremblent d'être
séparés, leur extase quand ils sont réunis fût-ce pour
un trop court instant, leur désespoir quand ils savent
ou croient que l'être aimé les a oubliés ou trahis.
Et des épisodes de ce genre, Plaute en a maintes fois
traités, nous savons avec quel charme, parfois même
avec quelle poésie émouvante (Asinaire, Bacchis, Curculio,
Pseudolus, Cistellaria surtout). Mais combien de pièces en revanche où le spectateur, dès le début, n'a
aucune inquiétude sur le sort des amoureux, où leur
passion nous intéresse moins que les ruses qu'ils mettent
en oeuvre, où nous sommes plus tentés de nous
réjouir avec eux et même de sourire d'eux que de les
plaindre.
; Au contraire le comique est partout. Dans la plupart
des pièces, c'est lui qui règne d'un bout à l'autre.
Dans celles mêmes d'où la donnée fondamentable semble
l'exclure (1), on voit sans peine combien Plaute s'est
ingénié pour l'y introduire, fût-ce de force.
(1) La seule exception serait la Cistellaria mais dans les parties perdues, il y avait sûrement des quiproquos, par suite du
comique.
Le procédé assez invraisemblable auquel, dans le Trinummus, ont recours Calliclès et Mégaronide n'a évidemment pour but que d'amener la scène où Charmide se joue du naïf messager qu'ils ont envoyé en son nom ; et certains éléments contradictoires du rôle de Stasime semblent bien n'avoir été mis là que pour égayer la pièce trop austère. Le rôle épisodique de Scéparnion dans le Rudens, le développement excessif qui y est donné au rôle de Gripus et par suite à toute la fin de la pièce répondent assurément à la même intention. Si, dans les Captifs, la confrontation de Tyndare avec Aristophonte est volontairement traitée dans le mode bouffon, si le messager choisi pour apporter à Hégion la bonne nouvelle est un parasite, personnage par définition ridicule, qui n'en aperçoit aussitôt la raison? Plaute veut avant tout faire rire, et il le veut partout, même si le rire n'est pas de saison. Le comique de Plaute, voilà donc ce qu'il importerait de mettre ici en lumière. Seulement, au moment d'aborder ce sujet, je m'aperçois que je l'ai déjà traité, pour la plus grande partie. Le don du comique est tellement le mérite essentiel de notre auteur que, parler de lui, c'est qu'on le veuille ou non, montrer combien il est un des « prêtres du rire (1) » ; et, depuis que nous sommes entrés dans son oeuvre, nous n'avons pas fait autre chose.
(1) Hugo. Les Mages. Mais qui saura dire pourquoi Hugo s'imagine que Plaute est le poète " à qui parlent les chèvres".
Nous avons vu chez lui le comique, sous toutes ses
formes. Comique de caractère. Rappelons-nous Euclion
affolé par la possession de son trésor, torturé
par la crainte de le perdre, ne songeant qu'à lui, flairant
partout des pièges tendus pour le lui ravir, le
transportant de cachette en cachette et finissant, grâce
à ses précautions maladroites, par se le faire voler,
et alors désespéré, frénétique, incapable de comprendre
tous ceux qui lui parlent d'autre chose : type parfait,
sinon de l'avare, au moins de l'homme hanté par
la crainte de la pauvreté et par l'idée fixe de sa cassette
à préserver. Et ailleurs, dans d'autres portraits
moins révélateurs et moins fouillés, que de traits
expressifs, que de mots pénétrants, pour dépeindre
l'égoïsme, la luxure, la colère, la méfiance, la sotte
confiance en soi-même, tant de ridicules et tant de
vices. Comique de moeurs. Rappelons-nous la riche
galerie des bourgeois, des jeunes gens, des courtisanes,
des petites gens, des bons esclaves, tous personnages
décrits avec une telle pénétration, une telle
justesse générale, que les contradictions mêmes, auxquelles
Plaute se laisse aller dans son désir de faire rire, n'empêchent pas d'en reconnaître la vérité : le
lecteur fait sans peine le départ entre le dessin primitif
et les arabesques folles qu'y ajoute une fantaisie
outrancière. Comique de situation. Rappelons-nous
tous ces dupeurs et toutes ces dupés, tous ces quiproquos
et toutes ces méprises : la crédulité des victimes
(Bacchis : Nicobule; Captifs : Hégion; Casina : Lysidame; Epidicus : Périphane et Apécide; Mostellaria :
Théopropide etc.); les mots naïfs qui leur échappent
et soulignent pour nous leur aveuglement (Région des
Captifs par exemple qui, entendant nommer le père
dePhilocrate Thensaurochrysonicochrysidès,ne flaire
pas la mystification et remarque gravement : « C'est
sans doute à cause de ses richesses qu'on lui a donné
ce nom », ou dupé par Philocrate, dit à Tyndare :
« Il s'est conduit en honnête garçon : je sais par lui
quelle est ta famille, il me l'a dit »; ou encore Apécide
d'Epidicus qui admire avec tant d'enthousiasme
l'ingéniosité d'Epidicus, alors que son ami et lui en font les frais etc.) ; la confiance qu'ils ont en eux-mêmes
et la façon dont ils triomphent au moment précis
où les évènements vont lèur montrer leur béjaune
(Ballion du Pseudolus qui, trompé par un faux Harpax,
se vante de mystifier le véritable et se découvre mystifié); les craintes ridicules que leur inspirent les histoires de brigand qu'on leur conte (Lysidame épouvanté
de la folie furieuse de Casina; Thêopropidès
tremblant de peur devant la maison prétendue hantée (Mostellaria) et n'entendant même pas les éclats de rire
des jeunes débauchés qui y festoient portes closes) ;
leur ahurissement quand ils ne peuvent parvenir à
comprendre ce qui se passe (Amphitryon et Sosie; les
deux Ménechmes; le militaire des Bacchis; Scélèdre du Miles); leur vaine colère quand ils découvrent la vérité
et que leur fourbe les brave insolemment (Bacchis, Captifs,
Epidicus, Mostellaria) ; et la maladresse avec laquelle
certains personnages trahissent ce qu'ils tiendraient
le plus à cacher (Lysidame de la Casina, Charin du Mercator) ; et le dépit furieux ou rentré de
ceux qu'on bafoue à leur nez (Artémone de l'Asinaire,
Aristophonte des Captifs, Lycon du Curculio) ; et les
comédies que les intrigants jouent avec tant de naturel
(Léonide prenant le rôle de l'intendant dans l'Asinaire,
Chrysale se faisant prier pour faire ce qu'il
veut, Ménechme simulant la folie, Acrotéleutie feignant
de mourir d'amour pour le militaire); et le redoublement
des mêmes effets (Aululaire, Bacchis ,
Epidicus, Pseudolus ) ; et le plaisant des mots à
double entente (Aululaire, Bacchis, Captifs, Miles, Mostellaria) ; et les scènes d'ivresse ou de débauche
(Curculio, Mostellaria, Stichus) ; et enfin, par
un amusant retour, l'embarras où leurs mensonges
successifs mettent parfois les intrigants eux-mêmes
(Epidicus, Miles, Mostellaria) ; et encore mais je
n'en finirais pas. Comique de caricature. Rappelons-nous tous les fantoches : le leno, le soldat fanfaron,
le parasite, tous les grotesques: l'esclave lourdaud,
le vieillard ganache ou libertin, l'épouse acariâtre;
et relisons le portrait que fait de son maître l'esclave
d'Euclion : « Il dit qu'il est un homme ruiné, perdu,
il invoque à grands cris les dieux et les hommes
quand la fumée sort de sa maison. Quand il va se coucher,
il s'attache une bourse devant la bouche, pour
ne pas perdre son souffle en dormant. Quand il se
baigne, il pleure de perdre l'eau. Quand tu lui demanderais
à emprunter la famine, il ne te la donnerait
pas. L'autre jour, le barbier lui avait coupé les ongles,
il ramassa les rognures et les emporta toutes » etc.
Comique verbal enfin. Rappelons-nous tant de discours
fantaisistes des militaires, des parasites, des
cuisiniers, les chants de triomphe des Chrysale ou des
Pseudolus, et les facéties ou les querelles d'eselaves, l'outrance, la drôlerie, le jaillissement ininterrompu
des images, des facéties, des joyeusetés qui s'y entassent.
C'est pourtant sur ce dernier comique qu'il faut insister
un peu. D'abord, aux yeux des anciens, c'était
là le caractère essentiel de Plaute. Macrobe nous atteste
qu'après sa mort les critiques lui attribuèrent certaines
pièces en se fondant sur l'abondance des plaisanteries ; et Aulu-Gelle que tel fut en effet un des criterium
de Varron pour dresser sa liste des comédies
authentiques. Et puis ce genre de comique est celui
qui tient le moins aux pièces, qui y est le plus librement
ajouté : c'est donc celui que nos analyses antérieures
ont eu chance de négliger le plus.
Notons donc les bouffonneries hors de saison. Dans
le Rudens, Trachalion court demander à Démonès son
assistance contre le leno qui menace d'enlever les deux
jeunes filles. S'il y a une situation où la plaisanterie
ne soit point de mise, c'est bien celle-là. Or l'esclave
s'écrie : « Je t'en prie et t'en supplie : si tu espères
cette année faire une ample récolte de benjoin et de
silphium., et la transporter toute saine et sauve à Capoue
et que jamais tes yeux ne soient chassieux et ne
coulent si tu comptes recueillir la graine en abondance,
n'hésite pas, vieillard à me prêter l'attention
que je vais te demander ». A quoi Démonès répond,
sur le même ton : « Et moi, je t'en conjure, par tes
jambes et tes talons, par ton dos, si tu attends une
copieuse vendange de verges et espères cette année une riche moisson de supplices, dis-moi ce que tu
peux avoir à jeter les hauts cris ». Cela fait rire,
aux dépens de toute vraisemblance.
Ou bien ce sont des boutades inattendues, des chutes
de phrase imprévues. « Il faut faire plaisir à notre
fils unique » dit Cléostrate à Lysidame; et lui : « Unique
tant que tu voudras, mais il n'est pas plus mon
fils unique que je ne suis son père unique (1) ».
(1) Casina.
Le prologue
des Captifs commence ainsi : « Ces deux hommes
qui se tiennent-là, qui sont debout, eh bien, ils
sont debout et pas assis : vous m'êtes témoins que je
ne mens pas ». Curculio monologue : « Quand les
dieux nous sont favorables, ils ne sont pas irrités
contre nous ». Lycus du Poenulus, Gélasime du Stichus
se désolent; ils veulent réunir leurs amis et
leur demander conseil : sur la façon de se tirer d'affaire?
non : l'un sur la façon de se pendre, l'autre sur
la façon de souffrir la faim. Ou, dans le Stichus encore,
la raisonnable Pamphila, quand son père a l'étrange
idée de lui demander des leçons sur les femmes et
l interroge s'il vaut mieux épouser une fille ou une
veuve, répond : « A mon humble avis, entre beaucoup
de maux, le mal le moindre, c'est le moindre
mal ». Ces La Pallissades ont toujours du succès,
quand on n'est pas difficile. Ou ce sont des parodies; d'ordinaire des parodies
des pièces tragiques. Chrysale, ayant « fait prisonniers
» ses deux cents premiers philippes d'or, entonne
le thème de la légende troyenne : « 0 Troie ! ô patrie !
ô Pergame, ô Priam » et il développe tout un parallèle
entre le siège que les Grecs ont mis devant
Troie et celui qu'il a établi devant le coffre-fort du
vieux. Pseudolus, apportant à son jeune maître la
lettre habilement soutirée à Harpax, dit à part lui :
« Je m'en vais l'aborder avec un magnifique langage »;
et le voilà parti : « Salut, salut, ô mon roi, ô toi, monarque
de Pseudolus ! c'est toi que je cherche pour,t'offrir trois fois, sous trois formes, une triple joie,
un triple triomphe, trois fois mérité par un triple artifice,
remporté sur trois ennemis frauduleusement par
malice, par ruse, par impostures ». Le petit esclave
du Stichus rendant compte de sa mission au port,
prend le ton d'un messager de tragédie : « Je vais parler.
Lorsque tu m'as envoyé au port, dès le point du
jour, voici que le soleil radieux s'élevait, sortant de
la mer »... etc. Ailleurs, c'est la parodie des cérémonies
du mariage : les mystificateurs du malheureux
Lysidame célèbrent l'hyménée de la prétendue Casina
et Us adressent à l'épousée barbue, mais voilée, les
exhortations d'usage : « Lève un peu le pied pour franchir le seuil, jeune mariée. Pars heureusement pour
être à toujours la compagne de ton époux ».etc. Ailleurs enfin Plaute raille ses confrères, les comiques
et leurs amoureux qui racontent gauchement
leurs malheurs à la Nuit ou au Jour, ou Soleil ou à la
Lune.
Ou ce sont des énumérations à la Rabelais : la liste
des fournisseurs que selon Mégadore les femmes mandent
à la maison pour ruiner leurs maris (1) ;
(1) Aululaire, vers 505 sqq.
la kyrielle
de dieux qu'invoque dans les Bacchis le militaire Cléomaque; les noms des vêtements féminins que selon
Epidieus invente chaque année la mode nouvelle;
les plats abondants qu'annoncent ou commandent les
cuisiniers vantards ou les parasites voraces; et ces intarissables
torrents d'injures qu'accumulent avec tant
de virtuosité tant d'esclaves à la bouche d'or ou de fer.
Ou c'est une géographie aussi étonnante que fantaisiste
: les îles Bâtonnières et Ferricrépitantes de
l'Asinaire; le pays des Boulangiens, des Paniens, des
Patissiens, la Grivenie et l'Ortolanie des Captifs ; la
Permangeaille et la Perboissonie, la côte Vendangière
de Curculio ; les plaines Curculioniennes du Miles.
Et ce sont assurément les mêmes professeurs qui ont
enseigné la botanique au cuisinier du Pseudolus : ne
sait-il pas cueillir aux champs des herbes inconnues à ses rivaux et des condiments inédits : le cocilindre,
le cépolindre, la maccis, la saucaptis, le cicimandre,
l'hapalopside et la cataractrie ?
Ou c'est l'emploi inattendu des langues étrangères :
les jurons et les affirmations facétieuses on les interrogations
drolatiques en grec (Ergasile des Captifs répondant aux questions d'Hégion. Pseudolus à qui
son maître demande s'il n'a pas connaissance des projets
de Calidore et s'il ne se propose pas d'escroquer
vingt mines. Le punique de
fantaisie du Poenulus jargonné par Hannon et que Milphion
traduit avec une audace si tranquille et une
exactitude si discutable comme Covielle traduit le
turc de Cléontle; ou simplement le baragouin des
rustres ou des provinciaux (le « tam modo », le
« conia » pour « ciconia » des Prénestins et le « rabo »
pour « arrabo » que le Truculentus forge sur leur
modèle); ou encore les expressions impropres ou les
confusions de mots (on dit « courir les bras ballants » :
le cuisinier du Pseudolus dira que l'odeur s'envole vers
Jupiter « les pieds ballants »; on dit, un brun « plume
d'aigle » : Scéparnion du Rudens se trompe d'oiseau et
dit « plume de vautour » etc. Ou ce sont les noms forgés qui font rire soit par
leur forme soit par leur sens : « Artotrogus, ccotrogus,Thensaurochrysonicochrysidès;Pyrgopolinice,
Polymacboeroplagidès, Thérapontigone Platagidore
ou Bumbomachidès Clutomestoridysarchidès,
que Plaute a laissés ou mis en grec, et les noms « très
longs et très compliqués » de son Persan : Vaniloquidorus,
Virginesvendonides, Nugiepiloquides, Argentumexterrebronides,
Tedigniloquides, Nugides, Palponides,
Quodsemelarripides, Nunquameripides.
Ou ce sont tous les effets que l'on peut tirer des
mots en jouant sur leurs sons ou sur leurs significations
: les allitérations, si nombreuses qu'on a pu
leur consacrer toute une étude (voir Trinummus : les
mots avec des r dans la bouche d'un ivrogne à la langue
pâteuse) ; les jeux de mots et calembours et
équivoques, si multiples, si divers, que j'aime mieux
renoncer dès l'abord à en donner des exemples.
Mais beaucoup de ces jeux de mots cachent une indécence
ou une obscénité et c'est là un moyen de provoquer le rire que Plaute, on le pense bien, n'aura
pas négligé. Voir la Casina, presque d'un bout à l'autre ;
voir les scènes de dispute entre compagnons d'esclavage,
entre esclaves et lenones etc., et la nature des
accusations qu'ils se jettent à la tête; voir dans une
pièce généralement sérieuse et par instants dramatique
comme le Rudensi, jusqu'où vont les galanteries
de Scéparnion.
Bien des fois, dans toutes ces facéties, on sent l'artifice
et que c'est le poète qui parle, non ses personnages.
S'il transgresse les lois de la fiction en les faisant
plaisanter plus ou autrement qu'ils ne devraient
le faire, ou quand ils ne devraient pas le faire, au
moins respecte-t-il, la fiction elle-même. Mais il lui
arrive enfin, toujours pour faire rire, de la violer
à son tour. Sans aucun souci de l'illusion, il dénonce
les conventions scèniques, et cela non seulement
au dénouement (Cistellaria), où la chose serait plus
excusable, mais dans le cours même d'une pièce. Saturion
du Persa qui doit se costumer en étranger demande
à Toxile : « Où prendrai-je les habits? » et
l'autre : « Demande-les au choragus; il doit les donner,
il a fait marché avec les édiles pour les fournir ».
Agorastoclès montre aux témoins les trois cents philippes
d'or; mais ce sont des lupins, selon l'usage;
alors Collybiscus : " Oui, spectateurs, de l'or de
comédie : avec cet or là, quand il a trempé, on engraisse les
boeufs en Italie; mais, pour ce que nous faisons ici, ce sont des philippes d'or". Ou bien ce
sont les " ficelles" du métier dramatique qu'il s'amuse
à faire voir, au lieu de les dissimuler. Agorastoclès
redit à ses témoins comment ils doivent se comporter.
Il est clair qu'il a dû le leur apprendre en les engageant,
et que cette nouvelle explieation est faite
pour l'édification du public. Plaute pourrait essayer
de pallier la chose, de montrer par exemple qu'Agorastoclès
se répète ainsi par l'effet de ses craintes et
de sa passion. Mais un des témoins « vend la mèche » :
« Nous en savons assez, si les spectateurs le savent.
C'est pour eux que se joue la pièce : ce sont plutôt
eux qu'il te faut instruire, afin que, quand tu agiras, ils
sachent ce que tu fais. Ne t'inquiète pas de nous, nous
savons toute l'affaire ; tous avec toi, aux répétitions,
nous avons appris à te savoir donner la réplique ».
Ou bien le poète se donne à lui-même un avis par la
bouche de ses personnages. La reconnaissance du Poenulus traîne un peu; Agorastoclès dit alors à son oncle
: « Abrège; on a soif là, sur les gradins (1) ». Ou bien
encore, il apostrophe les spectateurs soit pour leur
donner des explications sur ce qui se passe ou se prépare
(Pseudolus harangue le public pour lui confirmer
ses promesses et le prier d'en attendre l'effet (2);
(1) Remarquer que le procédé est particulièrement fréquent dans cette pièce du Poenulus.
(2) Voir les explications, véritables rappels de prologue, que contiennent ces harangues directes à plus d'une reprise : Casina, 685 sqq ; Truculentus, 463 sqq
Stichus
fait remarquer que le mariage d'esclaves n'est pas. invraisemblable en Grèce), soit pour leur faire
une application malicieuse des paroles qui ont été
prononcées (Mostellaria, Truculentus), soit pour les
mêler un instant à la pièce (Enclion interrogeant les
spectateurs sur son trésor disparu), soit pour bavarder
simplement avec eux, comme Curculio dans sa parabase.
Cette brusque rupture de l'illusion dramatique
produit un effet de surprise et fait rire.
Et il y a les masques, les tignasses ridicules, les
ventres difformes, les jambes tordues, les pieds démesurés
dont sont dotés les acteurs ; et il y a les accoutrements
dont ils s'affublent : Ménechme en femme,
Olympion en marié de village, Chalinus en épousée,
Hannon en Carthaginois, Saturion et sa fille en Persans
etc.; et il. y a les jeux de scènes burlesques; le
cortège nuptial de la fausse Casina, Argyrippe chevauché
par ses esclaves; et il y a les gestes, les attitudes
: Pseudolus affectant une gravité risible ou
fêtant dans l'ivresse son triomphe, Palestrion méditant
ses plans de campagne avec des allures de stratège,
les esclaves courants, les batailles, les gourmades,
tous les procédés en un mot et toutes les
ressources du vaudeville et de la farce. Plaute ne
néglige rien, ne dédaigne rien ; et, dans l'emportement parfois bourbeux mais irrésistible de sa verve,
le spectateur enlevé, entraîné, submergé, oublie ce
qu'il peut y avoir là d'artificiel et de vulgaire ; et
cédant comme à la puissance d'une force de la nature,
il rit.
Mais cette verve n'est pas seulement comique;elle
a quelque chose de plus : elle est créatrice. Et c'est là
le troisième trait par quoi se distingue la personnalité
de Plaute.
Les intrigues ont beau être boiteuses, se développer
sans aucun souci de la symétrie et de l'équilibre, ici
étrangement tronquées et résumées avec une aisance
insolente, là démesurément enflées et s'étirant en scènes
accessoires d'une longueur disproportionnée au
reste de la pièce; n'importe, le tout se tient et pour
ainsi dire grouille de vie. Les personnages ont beau
parfois se contredire, et laisser trop souvent échapper
telles gentillesses verbales, telles facéties déplacées
qui, à le bien prendre, devraient leur ôter toute vraisemblance;
ils ont beau parfois être déformés jusqu'à
la grimace par une fantaisie caricaturale ei débridée;
grâce à je ne sais quelle magie, les contradictions disparaissent au milieu du reste et s'oublient; les grotesques
eux-mêmes ont l'air, sinon de personnages
directement puisés dans la vie réelle, du moins de
personnages réels reflétés par un de ces miroirs déformants,
où leurs attitudes deviennent des pitreries
et leur mimique une grimace; et, les uns et les autres,
à des degrés divers, ils paraissent en vie. Les sentiments
enfin ont beau être outrés dans leurs manifestations
et dans leur expression souvent risible ou
grotesque; on n'y reconnaît pas moins tout au fond
la logique intérieure des passions véritables observées
tous les jours dans la vie.
A quoi tient ce don de la vie? Au mouvement sans
doute qui anime ces intrigues et ces peintures; à la
puissance de l'imagination par laquelle Plaute, sans
cesser d'être lui-même, est en même temps tour à tour
tous ceux qu'il fait parler et agir devant nous ; à une
sorte de sympathie qui l'identifie un instant avec chacun
d'eux, et l'aide à penser et à sentir avec eux et
comme eux ; à une faculté de dédoublement qui lui
permet, tout en les peignant, de s'amuser le premier
de cette peinture, de s'y jouer avec une allégresse
communicative. Mais à quoi. bon faire effort pour
expliquer ce qui sans doute est inexplicable et pénétrer
l'intime secret du talent ou du génie? Tout cela
revient à dire que Plaute fait vivant parce qu'il a le
don de la vie, comme l'opium fait dormir par sa « vertu
dormitive ». Constatons le donc en lui, ce don précieux,
sans ratiociner davantage.
Et en quatrième lieu, et enfin, il y a un dernier mérite
propre au vieil Ombrien, qu'il nous est, à nous plus
malaisé de saisir, mais que les meilleurs juges parmi les anciens lui ont reconnu : la maîtrise de la langue
et du style. Et par là ils n'entendent pas seulement
comme on pourrait le croire la puissance, la fécondité,
la richesse verbales, mais aussi la pureté, la
grâce, l'élégance, la délicatesse du langage. Varron,
s'il lui trouvait Caecilius supérieur pour la conduite
des pièces et Térence pour la pychologie, lui accordait
la palme pour les dialogues (sermonibus). Il rapportait
en l'approuvant le mot d'OElius Stilon que
« les Muses, si elles avaient voulu parler latin, auraient
parlé la langue de Plaute ». Dans le De Oratore de
Cicéron, Crassus loue en termes enthousiastes la façon
de parler propre aux Romains de naissance et élevés
à la ville; il y trouve une douceur qui manque au parler
des paysans, une pureté à laquelle ne peuvent
atteindre les étrangers; selon lui, ce sont les femmes
surtout qui l'ont conservée, protégées qu'elles sont
(pour vivre ordinairement à l'écart) des influences capables
d'altérer chez elles la tradition reçue dès l'enfance;
eh bien! quand il entend sa bru Laelia, il lui
semble entendre « Plaute ou Naevius », tant sa langue
est pure et vraiment latine. Pline le Jeune, pour
louer des lettres, admirablement écrites, les compare
à « du Plaute ou à du Térence en prose ». Aulu-Gelle, à mainte reprise, nous présente Plaute comme
l écrivain qui fait autorité dans les questions de langue;
il l appelle : le maître de tous, pour la langue et
le choix des mots, « homo linguae atque elegantise in verbis Latinae princeps »; celui des Latins qui a le
plus beau choix des mots, « verborum latinorum elegantissimus »; l'honneur de la langue latine, « linguae
latinae decus). Fronton semble avoir pour lui une
estime analogue; Claudius Mamertus le donne comme
modèle du langage choisi; Diomède le cite parmi\ ceux auxquels on reconnaît les dons de l'expression
et une langue choisie; et enfin, ce qui est peut-être
plus significatif que tous ces témoignages de rhéteurs
suspects de se répéter les uns les autres et de tout sacrifier
à leurs intentions pédagogiques, on voit un
homme comme Saint Jérôme manifester en de multiples
occasions une admiration sans bornes pour la
langue et le style de Plaute. N'y a-t-il pas dans
tout cela un peu de superstition peut-être? Varron,
amateur d'archaïsme, n'a-t-il point, par ses éloges
immodérés, influencé quelques-uns de ses contemporains
et donné à Plaute tout le prestige d'un classique?
Il se peut. Et Horace ne s'est pas privé de laisser
entendre plusieurs fois qu'il ne comprend pas l'admiration sans réserve qu'on semble autour de lui avoir
pour Plaute. Mais Horace, à son tour, est suspect
de partialité contre ce représentant des « anciens ».
Et les témoignages opposés sont trop nombreux et trop concordants pour que nous ne leur fassions pas
confiance et n'ajoutions pas ce nouveau titre de gloire
aux autres.
Ainsi s'achève et se dessine à nos yeux la personnalité
de Plaute. Ecrivain multiforme, apte à traiter
tous les sujets, et à prendre tous les tons, génie irrégulier qui sacrifie tout au succès, il a le don du rire,
le don de la vie, le don du style. C'est une belle part
et, quelle que soit la négligence avec laquelle il en ait
usé, celui qui l'a reçue est un maître.
L'ORIGINALITÉ DE PLAUTE
LES ÉLÉMENTS GRECS ET LES ÉLÉMENTS LATINS: IMITATION ET ADAPTATION
Il est « pourtant temps », comme dit la chanson de
conclure enfin. Et conclure, ici, c'est passer de l'oeuvre
à l'auteur; c'est, après avoir tenté de définir quelle
elle est, quels sujets elle traite, quels personnages et
quels types elle présente, de quelle morale, de quel
art, de quel métier elle témoigne, tenter maintenant
de découvrir quelle est en tout cela la part propre du
comique « barbare » et la part de ses modèles; c'est
enfin tenir ou essayer de tenir l'engagement que nous
avons pris et définir s'il se peut l'originalité de
Plaute.
Une première solution, une solution extrême, se
présente d'abord, qu'on peut éliminer sommairement :
Plaute serait original. Si originalité veut dire invention
du sujet et des épisodes, des héros et des caractères, Plaute n'est pas original. Ni lui-même ne
s'en vante (il se vante même du contraire), ni ses plus
chauds admirateurs parmi les anciens ne l'en louent,
ni les savants et critiques modernes, qui parfois dans
leur désir de trouver du nouveau ont lancé tant d'hypothèses risquées, n'ont risqué celle-là. Les plus hardis
se sont bornés à supposer qu'il délaisse parfois
ses modèles de la palliata grecque pour imitere la Grande-Grèce; ce seraient alors d'autres
modèles, mais des modèles encore.
L'autre solution, également extrême, et diamétralement
opposée, c'est d'admettre que Plaute est un
simple traducteur.Celle-là mérite d'être discutée avec
plus de soin : il y aurait pour la soutenir des arguments
assez spécieux et assez forts.
Ce sont, d'abord des témoignages. Dans les uns,
Plaute est expressément représenté, ou, qui plus
est, se. représente expressément lui-même, comme
un simple traducteur. C'est le « vortit barbare » dans
les prologues de l'Asinaire et du Trinummus ; c'est
le « eadem latine Mercator » dans le prologue de cette
pièces; c'est le « eam Commorientis Plautus fecit fabulam
» dans le prologue des Adelphes. C'est le : « Plautus
et Caecilius veteres comicos interpretati sunt » de Saint Jérôme. Dans les autres, l'affirmation est
moins explicite. A tout le moins en ressort-il que
Plaute s'est astreint à suivre des modèles : prologues
d'Amphitryon, des Ménechmes, du Poenulus, du Rudens.
Dans un autre groupe de témoignages enfin, Plaute
n'est pas nommé; et pourtant il semble légitime d'induire
de ces textes qu'il dépend étroitement de ses
originaux. Quintilien se plaint que les Romains « arrivent à
peine à avoir de la comédie une ombre légère » : il n'a
pu oublier Plaute; il n'a pu mépriser ainsi ses pièces
que s'il les considère comme de simples transcriptions
du grec. Aulu-Gelle écrit : « Souvent nous lisons des
comédies de nos poètes, prises et traduites des Grecs
(sumptas ac versas de Graecis), de Ménandre et de Posidippe
ou d'Apollodore ou d'Alexis et de plusieurs
autres comiques encore ». Il ne traitera dans la suite
que du seul Cæcilius; mais ce qu'il dit de l'infériorité
des pièces latines comparées à leurs modèles grecs a
un caractère général et il est remarquable qu'ayant
parlé en termes collectifs de « nos poètes », il ne fasse
aucune exception, en faveur de Plaute ni d'aucun autre.
De plus, malgré le défaut d'originalité qu'Aulu-Gelle, en s'exprimant de la sorte signale chez Coecilius,
il y eut des critiques pour le considérer comme
le « premier comique » des Latins, et Cicéron, malgré
son admiration pour Plaute, n'en parait pas autrement
choqué. C'est donc qu'en comparant entre eux leurs différents poètes comiques, les Latins ne faisaient
pas entrer en ligne de compte le don d'invention; et
l'on est tenté d'en conclure qu'ils ne l'avaient sans
doute reconnu à aucun d'eux, pas plus à Plaute qu'aux
autres. Cicéron, dans le de Optimo genere oratorum, citant des comiques et des tragiques latins, dit que
leurs vers sont traduits du grec, « e Græco conversis
versibus ». Dans le de Finibus, parlant encore de ces
auteurs, il est cette fois plus catégorique : il déclare
que leurs pièces sont « traduites mot à mot des grecques
».
Et tous les auteurs qui nous parlent de la tragédie
romaine emploient des mots analogues, ou nous apportent des exemples de traductions
littérales puisés chez leurs plus grands tragiques.
Puisque tous les historiens et critiques Romains sont
plus fiers de leur tragédie que de leur comédie, qu'ils
la vantent et la citent bien plus souvent, s'ils reconnaissent
ainsi qu'elle manque d'originalité, que sera ce
pour la comédie en général et pour celle de Plaute
en particulier? Ce n'est donc qu'une traduction.
Ces textes ne sont pas si probants qu'ils le paraissent
à première inspection. Eliminons d'abord le témoignage
de Quintilien. Il ne parle pas en critique littéraire, mais en rhéteur. Il ne juge pas les comédies
latines comme telles, mais comme capables ou non
de donner au jeune orateur la facilité d'élocution. Or
il constate qu'elles n'ont ni « la force des pensées, ni
le sérieux du style, ni la noblesse des personnages »
qu'on trouve dans la tragédie latine, ni cette grâce
qui semble le privilège des seules comédies, non pas
mêmes grecques en général, mais exclusivement attiques.
Il raye donc les comédies latines de la bibliothèque
du futur orateur; et de cette décision l'on ne peut
rien conclure de précis ni sur la valeur vraie, ni sur
les mérites proprement dramatiques, ni surtout sur
l'originalité de ces oeuvres. Eliminons aussi les
deux passages de Cicéron. D'abord Plaute n'y est pas
nommé parmi les traducteurs serviles, alors que deux
autres comiques, Térence et Gaecilius y sont cités.
Mais surtout l'autorité de cet avocat est étrangement
suspecte. Dans ces deux endroits, il plaide une cause : il veut recommander la traduction en latin des orateurs
et des philosophes grecs et, avec l'absence de
scrupules que nous lui connaissons, il ne craint pas,
pour trouver des précédents, d'exagérer la servilité des poètes dramatiques latins dans leurs imitations du grec.
D'ailleurs, c'est par lui-même qu'on peut le réfuter.
Dans les Académiques ne dit-il point que ces
tragiques mêmes qu'il vient d'alléguer, et beaucoup
d'autres (multi alii) ont reproduit non point les mots,
mais le sens (non verba sed vim) des originaux grecs :
il n'est donc plus question de traduction littérale. Eliminons encore les quelques exemples et traductions
littérales qu'allèguent Aulu-Gelle ou Varron. Il
s'agit là d'un vers ou deux qui ont été fidèlement reproduits;
et il ne s'ensuit pas que la pièce entière l'ait
été de même. Il ne serait pas difficile de trouver dans
Boileau des vers d 'Horace, dans Racine des vers
d Euripide ou de Sénèque rendus mot pour mot : pourtant ni Boileau ni Racine ne sont de simples traducteurs
d'Horace, d'Euripide ou de Sénèque.
Restent ces mots vertere, tfiansferre, interpretcuri,
ou leurs équivalents,
qu'emploient Plaute, Térence,
Aulu-Gelle, Saint Jérôme et les autres. Mais la question est de savoir s'il faut en effet les rendre par « traduire
» et les entendre comme s'il s'agissait d'une
traduction littérale. Un examen attentif prouve qu'il n'en est rien. D'abord la traduction scrupuleusement
fidèle (la traduction littéraire, s'entend : il ne s'agit
ici ni des exercices d 'école, ni des documents privés
ou publics, des contrats ou des traités), cette espèce
de photographie ou, si l'on aime mieux de chalcographie du texte, que nous réclamons maintenant, est
presque une invention du XIX°siècle. Auparavant, la traduction se considérait un peu comme un collaborateur
de son auteur : il présentait son texte à la française, il lui faisait une espèce de toilette, il cherchait
plutôt des équivalences que des correspondances étroites,
et mainte fois l'on a pu dire des traductions qu'elles
étaient de belles infidèles. Pourtant, chez nous, la
reproduction littérale aurait été possible, dès le XVI° siècle
au moins. Notre civilisation découle tout entière
de la civilisation gréco-latine; notre langue est latine ;
il restait de la culture antique une longue et abondante
tradition. Si tel ou tel idiotisme, si telle ou telle formule,
spécifiquement grecs ou latins, conservés tels
quels avec des mots français, auraient pu surprendre
le lecteur des textes « translatés », bien rares auraient
été ceux qui l'eussent arrêté sérieusement. Il n'en était
pas de même à Rome, quand Livius Andronicus y
introduisit les chefs-d'oeuvre grecs. Il se trouvait devant
une table rase. Les traditions et les légendes
grecques étaient inconnues ou connues d'une manière
vague et inexacte; la mythologie latine ne concordait
pas avec la mythologie grecque; maint « effet » littéraire
eût été inintelligible à ses lecteurs : il lui a donc
fallu supprimer ce qui n'eût pu être compris sans
commentaire, rendre par des équivalents latins ce qui
était spécifiquement grec, présenter sous une forme
plus simple ce qui eût été trop compliqué ou trop fin pour le goût de ses élèves. Ainsi il a latinisé son texte,
au lieu de lui conserver une allure toute grecque. Ces
procédés ont été suivis par ses successeurs. Ils sont
même allés bien plus loin dans la même voie. On sait
que Nævius a « contaminé », ce qui implique indépendance,
au moins, indépendance relative, à
l'égard de ses modèles, qu'il a introduit dans ses comédies
et aussi dans ses tragédies imitées du grec des
éléments romains. Quant à Ennius, on peut comparer
quelques-unes de. ses « traductions » au texte grec :
on voit qu'il a ici abrégé, là allongé par des redoublements
d'expression, des paraphrases, des amplifications,
des commentaires, des étymologies entremêlées
à la rédaction primitive; qu'il a même parfois changé
les idées, modifié les événements, introduit des personnages
et des thèmes nouveaux (le choeur des soldats
aspirant à la guerre dans Iphigénie à Aulis, par
exemple) etc. Est-ce là ce qu'on peut appeler avec
Cicéron « traduire mot à mot? » Evidemment non ; et
il est clair que les anciens donnent au mot "vertere"
un sens beaucoup moins étroit. Reportons-nous d'ailleurs
à ce chapitre précieux où Aulu-Gelle compare
le Plocium de Coecilius avec lMénandre qui
lui a servi de modèle. Il a eu l'heureuse idée de nous
donner successivement les mêmes scènes dans la comédie
grecque et dans la comédie romaine. Ce sont
bien les mêmes scènes, puisque les personnages y
sont les mêmes, la situation la même, l'idée générale
la même. Mais à part l'identité du fond, il n'y a rien
de commun entre les vers de Ménandre et ceux de Caecilius : on dirait que le Latin n'a eu sous les yeux
qu'une analyse sommaire de l'original et qu'il a dû
s'ingénier à le développer à sa façon. Aulu-Gelle déplore
aussi que Caecilius n'ait point conservé, là où il
le pouvait, des passages de Ménandre pleins de goût,
d'à propos et de comique. Et ailleurs, il nous dit que
Caecilius a pris à Ménandre « la plus grande partie » du
Plocium, ce qui implique qu'il s'en est parfois écarté,
en signalant au surplus qu'à tel endroit il a modifié
le texte grec. Or c'est Aulu-Gelle, et précisément dans
le chapitre où il étudie en détail le Plocium, qui nous
parle des comédies « prises et traduites des Grecs ».
Evidemment, il ne s'agit point ici de ce que nous
appelons proprement une traduction » ; il s'agit d'une
adaptation plus ou moins libre. Ainsi, tous ces textes,
au premier abord si décisifs, n'établissent en aucune
façon que Plaute soit un simple traducteur; certains
même tendraient à rendre probable qu'il a été, comme
Cæcilius, un adaptateur.
Une autre preuve que Plaute serait un simple traducteur
paraît d'abord ressortir avec évidence de la
comparaison qu'on a tentée entre ses pièces et les originaux
grecs qu'il y suit. Elle est bien incomplète
cette comparaison, bien imparfaite et parfois bien
hypothétique, puisque les originaux connus comme
tels sont en grande partie disparus. Mais enfin il en
subsiste quelques rares fragments; on a sur leur contenu,
leur intrigue, leurs personnages, quelques détails épars de ci de là chez, les commentateurs et les
grammairiens; on a pu enfin essayer d'en découvrir
des traces derrière le latin de notre auteur.
D'abord, toutes les comédies de Plaute sont des
« palliatae », se donnent pour telles, se vantent d'être
telles. Cela. seul exclut chez lui toute revendication
d'originalité. Dans ces comédies, presque tous les
personnages portent des noms grecs, et les rares
noms latins qu'on y rencontre semblent avoir été traduits
du grec (1) pour que leur valeur comique fût mieux
mise en lumière : Curculio, Charançon, Peniculus, Labrosse-
à-pain, noms de parasite.
(1) De même les noms forgés du Persa (vers 701: « Vaniloquidorus etc. » ).
Beaucoup de ces
noms sont adaptés aux moeurs des personnages : le
jeune homme sage du Trinummus s'appellera Lysiteles
et le débauché, Charmide
; à leur métier ou à leurs occupations : un
soldat s'appellera Pyrgopolinice
, un leno, Lycus, un cuisinier,
Anthrax (charbon) ; à leurs habitudes : un
parasite s'appellera Artotrogus (mangeur de
pain), une courtisane, Philocomasie ( qui prend
grand soin de sa chevelure); à leur vêtement: une
jeune femme s'appellera Crocotïum (couleur
safran). Ou bien ils seront employés par antiphrase : Ergasile (travail) sera un nom de parasite. Et Plaute s'amuse quelquefois à des jeux de mots grecs
sur le sens de ces noms ou à en souligner la signification.
Tous sont d'ailleurs de formation régulière
et correcte; tous semblent pris dans la Comédie
Nouvelle ou avoir été usités en Grande-Grèce. Le
lieu de la scène est toujours en Grèce : le plus souvent
à Athènes, mais aussi à Ephèse, à Epidamne, à
Sicyone, à Thèbes, en Cyrénaïque, en Etolie, bref en
pays de langue grecque; en pays de langue latine,
voire ombrienne ou osque, jamais. Les villes et les
pays où les acteurs vont ou bien dont ils viennent se
trouvent exclusivement dans la Grèce proprement
dite, dans les régions colonisées ou conquises par les
Grecs, dans les contrées orientales où sont allés guerroyer
les mercenaires Grecs au service des rois de
l'Asie. Certains rôles, et non des moindres,
semblent spécifiquement grecs. On peut douter qu'à
l'époque de Plaute les courtisanes qu'il dépeint existassent
réellement à Rome, que les rues de la ville
fussent encombrées de philosophes chargés de livres.
Le parasite n'y devait pas être connu : les Romains
n'avaient que le client famélique, dont les allures et le genre de vie étaient sans doute assez différentes.
Ils ignoraient le soldat fanfaron, le cuisinier de louage,
artiste-ès-sauces, et, nous en avons un témoignage
certain, l'esclave philosophe et beau-parleur.
Les usages des personnages mis à la scène sont tout
grecs.Ils habitent des maisons décorées de peintures,
avec gynécée, promenoir, portique, salle de bains ;
ils ont des clefs laconiennes. Quand ils partent en
voyage, ils prennent la chlamys, la machaera, l'ampulla (1).
(1) Mercator, 912 sqq. — Voir aussi le costume de marin grec dans le Miles, 1171 sqq.
Quand ils rentrent chez eux, ils saluent à leur porte ou à la porte du voisin la statue d'Apollon Aygieus. Ils boivent des vins grecs de Leucade.de Thasos, de Lesbos, de Cos; ils font une consommation de poisson, bien naturelle chez un peuple maritime, mais qui surprendrait un peu dans la Rome de cette époque. Enfants, ils se sont rendus à la palestre ou à l'hippodrome dès la pointe du jour; sous la direction du préfet du gymnase, ils ont lutté, lancé le javelot, le disque, la paume, sauté, combattu aux poings; puis, rentrés à la maison, ils ont appris leur leçon qu'ils ont dû réciter, sans se tromper d'une syllabe, à leur précepteur. Jeunes gens, ils ont été éphèbes, casernés au Pirée Puis leurs pères les ont envoyés faire du commerce dans les îles ou en Asie. Ils ont fréquenté les jeux à Olympie, à Némée. Ils ont cultivé leur esprit en même temps que leur corps et leur fortune : ils se flattent d'avoir l'esprit attique et raillent l'inélégance sicilienne etc. Leur religion est grecque, là même où les noms de leurs dieux ont été rendus parfois par des équivalents latins; leurs fêtes sont les Aphrodisies, les Dionysies, les Eleuthéries, la pompe des Panathénées ; ils purifient leurs enfants le cinquième jour après leur naissance; dans leurs noces, ils invoquent Hymen, non Talassius, ils célèbrent dans des chapelles entourées de bosquets sacrés ces cérémonies nocturnes (1), sources de tant de désordres, que les Romains ont sévèrement proscrites etc.
(1) Les « enlèvements » aussi devaient être des faits plus rares à Rome qu'an Grèce; mais enfin ils y étaient possibles (cf. le Pro Cluentio, pourtant ultérieur).
Les légendes qu'ils rappellent sont les légendes grecques. Ils n'ignorent pas les chefs-d'oeuvres
littéraires qu'elles ont inspirées. Ils les connaissent jusque dans les plus infimes détails. Ils ne s'en tiennent
pas aux grands noms, Ajax ou Nestor, les Priamides
ou les Héraclides, Lycurgue ou Solon,
ils parlent
savamment de Parthaon, d'Autolycus, de Phaon,
de Thaltybius ; et l'on se représente mal ce que ces
noms, ces allusions rapides et non expliquées pouvaient dire à leurs auditeurs latins. Leurs magistratures,
leurs institutions, leurs poids et mesures
sont grecs. Ils nomment l'agoranomos, le stratège, le
démarque, le comarque, le « moribus prefectus mulierum
». Ils
paient leurs achats en talents, mines, drachmes, trioboles,
dioboles etc; ils jaugent en « métrétes » les
marchandises dont ils chargent leurs navires etc.
Leur droit est grec. C'est là un point dont la solution
a pu faire difficulté. Le droit romain et le droit grec se ressemblent en effet d'une part en maint détail,
d'autre part dans leurs principes généraux, ce qui
ne saurait surprendre, puisque les deux peuples avaient
une même origine, une civilisation inégalement développée
mais identique en son fond, une constitution
sociale analogue, et que d'ailleurs les premiers législateurs
romains semblent s'être mis à l'école de la
Grèce. Mais cherchons nos exemples là où précisément
les deux droits diffèrent et nous serons convaincus.
A Rome, la puissance paternelle est absolue. Or
voici, dans le Mercator, un fils qui a sa fortune à lui,
qui enchérit contre son père; voici, dans la Mostellaria,
un fils qui, en l'absence de son père, gaspille les biens,
affranchit des esclaves, achète des maisons, bref procède
à tous actes d'administration, et de mauvaise,
sans que nul s'y puisse opposer. A Rome, la puissance
maritale avilit été absolue : la femme était une
mineure, « in manu mariti ». Quand les liens de sa
dépendance se furent un peu relachés, du moins sa dot
était-elle remise au mari et gérée par lui. Artémone
de l'Asinaire conserve la libre disposition de ses biens;
elle les fait administrer par son esclave dotal et cet
intendant résiste au mari qui en est réduit à conspirer
avec des esclaves pour obtenir l'argent qu'il désire.
Ce qui caractérise le droit romain, c'en est le formalisme. Dans les Ménechmes, il y a une adoption
à propos de laquelle il n'est fait mention de l'intervention
d'aucun magistrat ; parce que celui qu'il croit
son maître a dit à Messénion : « Quant à moi, je le
veux bien. sois libre et va où tu veux; je l'ordonne
ainsi, si j'ai quelque pouvoir sur toi », ipso facto, sans
aucune cérémonie, sans aucun acte officiel, sans enregistrement
même, Messénion se considère comme
affranchi, il salue son « patron » et ses amis le félicitent.
Dans le Poenulus, il y a une adoption par testament
: or c est en Grèce, non à Rome, qu'instituer
quelqu'un pour son héritier était une façon légale de
l' adopter. A Rome, le témoignage des esclaves mis à
la question, n était valable que dans les affaires criminelles,
ou, dans les affaires civiles, exclusivement
en matière de succession, quand il s'agit d'attribuer
des biens héréditaires et de résoudre une question
d'état. Dans la Mostellaria, on parle de mettre des esclaves à la question à propos de la réalité ou de la
validité d'un simple contrat de ventes Les lois romaines ignoraient le droit d'asile : Ampélisque et Palestra du Rudens se réfugient dans le temple de
Vénus, et Trachalion, à ce propos, invoque le "mos antiquus" Tranion, de la Mostellaria court à l'autel
domestique et de là il brave insolemment la colère de
son maître. Enfin, car il faut finir, lorsqu'à la fin
du Curculio; Planésie est reconnue libre, Phédrome la
demande à son frère : c est qu'en Grèce une fille libre ne pouvait se marier que si elle était accordée
au prétendant par son père, ou, à défaut de père, par
son frère devenu chef de la famille; à Rome,
il n'y avait rien de pareil. Il résulte donc bien de ces
exemples, et d'autres qu'on pourrait énumérer en
grand nombre que, sous des termes romains,
équivalents plus ou moins exacts, c'est du droit grec
qu'il est question dans les comédies de Plaute. Les
événements publics dont il y est parlé sont également
grecs ou intéressants avant tout pour les Grecs. On
citè le roi Agathoclès ; on rappelle le siège de Sicyon,
la ruine de Cléomène; on y fait une allusion
(peu claire et que Plaute lui-même ne semble pas avoir
comprise) à l'attaque des Gaulois contre le temple de
Delphes; toutes les descriptions militaires, les détails
relatifs à la guerre semblent fidèlement reproduits
du grec; et la tactique d'Amphitryon, loin d'être
romaine, n'est qu'une imitation de celle d'Alexandre
(1).
(1) Toutes les allusions historiques ont été diligemment recueillies et étudiées par Hueffner, afin de pouvoir dater les ori ginaux de Plaute.
D'autres mentions sont plus inattendues encore et par là même plus sûrement d'origine grecque.
S'il est bien question, dans la Mostellaria, des
poètes comiques Diphile et Philémon, il n'est pas
vraisemblable qu'un auteur latin ait eu de lui-même
l'idée de les nommer ainsi. Démétrius et Clinias ne
devaient pas être assez connus des Romains pour que
la mention de leur querelle eût grand sens pour eux.
On croira difficilement que la renommée des danseurs
Hégias et Diodore, ou du musicien Stratonicus fût
arrivée jusqu'à eux. Et il y a grand chance qu'ils
n'aient rien compris aux allusions qui sont faites soit
à une pièce de Ménandre (1), soit aux usages du théâtre
grec (concours des poètes comiques) etc.
(1) Pseudolus, 412 sqq. et peut-être dans Asinaire, 68, une allusion à une comédie de Démophile ou de tout autre auteur grec.
Dans
la forme même, des traits innombrables rendent évidente
l'origine grecque des comédies de Plaute. Je
ne puis entrer ici dans le détail infini de ces rapprochements;
je me bornerai à renvoyer aux savantes
recherches de M. Leo. On y verra que les thèmes
philosophiques,psychologiques, moraux, voire sociaux
et en un sens politiques, que développent les personnages,
sont bien ceux que la Comédie Nouvelle doit à Euripide ; que toute la conception de l'amour et la
psychologie des amoureux sont celles que les érotiques
latins ont empruntées à la comédie grecque; que lesprocédés de développement, les procédés d'exposition,
les oppositions de scènes, les coupes symétriques, les
reprises de situations semblables, bref toutes les
« ficelles » du métier sont bien celles qu'ont employées
Ménandre, Diphile ou Philémon; que les parodies
n'avaient toute leur valeur comique et n'ont dû être
originairement composées que pour un auditoire grec,
etc. Si l'on prend le mot « forme » en un sens plus
étroit, il ne faut pas trop s'attacher peut-être à la recherche
des hellénismes de tournure et d'expression.
Cette enquête pourrait décevoir. Des constructions
qu'on est enclin à considérer comme grecques, pourraient
bien être italiques; des emprunts à la langue
grecque que l'on serait tenté d'attribuer à Plaute pourraient
bien lui être antérieurs : nous ne savons pas
exactement et nous n'avons aucun moyen de mesurer
quelles étaient dès lors l'étendue et la profondeur
de l'influence que le grec a exercée sur le latin. Il
est indéniable cependant qu'en maint endroit on reconnaît
des façons de parler toutes grecques, des expressions proverbiales de la même origine (1); que
bon nombre de facéties, de jeux de mots, d'équivoques n'ont tout leur sens et toute leur portée, voire
n'ont véritablement de sens, que si l'on les transpose
en grec.
(1) Etre riche comme Philippe, ou Darius (Aululaire,86), comme
Stratonicus (Rudens, 832) ; accoupler le boeuf et l'âne (Aululaire,
227); les Marseillais
pris comme types de débauchés (Casina, 963), les Lacédémoniens,
types d'hommes menant une vie dure (Captifs, 471), les Siciliens,
types d'inurbanité (Persa, 394 etc.)
Enfin, parmi les infimes fragments
qui ont survécu des modèles de Plaute, il a été possible
d'en retrouver qu'il a textuellement reproduits.
Quelles preuves faut-il de plus pour démontrer
que Plaute est effectivement un simple traducteur ? Oui; tout cela établit que Plaute a été parfois un
simple traducteur. Mais cela n'établit pas qu'il l'ait
été toujours, et c'est précisément le point en question.
A tous ces faits, à tous ces textes, sur lesquels on peut
se fonder pour montrer combien il a été servile, rien
de plus aisé que d'en opposer d'autres, pour montrer
combien il a été indépendant; à tout ce qu'il y a de
grec dans ses pièces, c'est un jeu d'opposer ce qu'il y
a de romain.
Et d'abord, il est notable qu'aucune de celles qui
ont chance d'être authentiques, celles de la première
et de la seconde classes reconnues par Varron, ne
porte un titre grec. Tantôt Plaute a traduit le titre
original : Commorientes, Sortientes ; tantôt il lui en a
substitué un tout différent : les Bacchis, Rudens, Trinummus, sans jamais conserver, ce que Naevius faisait encore si souvent, la dénomination primitive
de la comédie grecque son modèle. De ce procédé
constant, n'est-on pas tenté de conclure qu'il professait
par là même en user plus librement avec l'auteur
qu'il imitait? Les noms des personnages sont assurément
grecs : ils ne pouvaient pas sans absurdité
ne pas l'être, dans une palliata. Mais enfin, nous l'avons
vu, il en a au moins traduit quelques-uns, au lieu
de leur laisser leur forme grecque ; traduits ou non,
il lui ont fourni l'occasion de jeux de mots purement
latins : Bacchis-bacchanal ; Curculio-charançon ;
Peniculus-brosser; Cylindrus-oriandrus (plante qui
sert d'assaisonnement) ; Sceledrus-scelus ; parfois
des noms latins apparaissent presque subrepticement
: Sosie proteste plaisamment qu'il ne porte
pas le prénom latin de Quintus et Sagaristion fabrique
en latin les noms de fantaisie qu'il s'attribue.
Ainsi Plaute a transposé ce qu'un auteur plus servile
eût laissé en grec, ou rattaché les mots grecs à son texte latin, ou, dans les dénominations de ces personnages,
introduit si peu que rien, mais un peu pourtant
de latin. Pour les noms de lieux, il en prend
encore plus à son aise. La plupart, les principaux,
ceux que comportent la donnée même et l'intrigue,
sont grecs, comme il convient. Même dans ce cas, on
peut se demander s'il ne s'est point permis quelque
fantaisie. Est-ce l'auteur grec qui a fait de Thèbes un
port de mer ? Est-ce lui qui a supposé qu'on peut aller
et revenir en un jour de Calydon à Elis, en quatre
jours de Calydon en Carie (si Carie il y a)? Cela
semble douteux. Cependant nous ignorons quelles
libertés les comiques grecs ont pu prendre avec la
géographie (ou l'unité de temps); nous ignorons surtout
s'il n'y a pas eu ici méprise involontaire de Plaute.
Mais ce qui, n'est pas involontaire et qui est sûrement
de lui, c'est la géographie imaginaire de certains personnages de ces pièces : la Permangie (Pérédia), la
Perboissonie (Perbibesiam), la Centauromachie, l'Unomamélie
(Unomammiam), la côte Vendangière de Curculio,
la Scytholatronie d'Artotrogus, les pays ou
cités des Boulangiens (Pistorienses tiré de pistor, boulanger et rappelant Pistorium, ville d'Etrurie),
des Paniens (Panices, tiré de panis, pain, et rappelant
Pana, ville du Samnium),des Patissiens (Placentini,
tiré de placenta, gâteau, et rappelant Placentia,
ville de la Gaule cisalpine), des Griviens (Turdetani,
tiré de Turdus, grive et rappelant le pays des Turditains
en Bétique), des Becfiguiens (Frudulenses, tiré
de Frudula, becfigue et rappelant la ville de Ficulea
ou un quartier de Rome qui aurait été dit Ficedulæ),
d'Ergasile : tous ces noms forgés sont visiblement
latins. Il y a mieux encore; et, par un amusant défi à
toute vraisemblance, voici que dans ces pièces grecques
apparaissent et la géographie réelle de l'Italie,
et Rome même; voici l'Apulie, la Campanie, l'Ombrie,
l 'Etrurie, la partie de la Gaule Cisalpine occupée
par les Boiens; voici Capoue, Sarsina, Sutrium, Cora,
Préneste, Signia, Frusino, Aletrium, « villes barbares
»; voici le mont Massicus et la "Mer Supérieure"
voici Rome enfin avec le Capitole, la Porte Trigémine, le bois de Silvain, le Comitium, le temple de
Cloacine, la Basilique, le Marché aux poissons, le
Forum, les Vieilles boutiques, le Temple de Castor, le quartier Toscan, le Vélabre, la maison de Leucadia
Oppia et les habitudes et les moeurs de tous ceux qui
hantent ces parages. Sommes-nous en Grèce? et tout
cela est-il dit pour des auditeurs grecs? Si Plaute
a emprunté aux Grecs certains de leurs types conventionnels.
: le miles, le cuisinier, le parasite etc., il lui
a été possible sans doute de les romaniser, au moins
dans leurs allures et dans leur langage. On a remarqué
par exemple que, dans les Captifs, ce qu'il y
a de proprement romain est exclusivement placé dans
la bouche d'Ergasile, un parasite. Il est vraisemblable
que les esclaves fripons et qui se font un jeu de
.l'être étaient plus exceptionnels à Rome qu'ils ne
l'étaient en Grèce : c'est justement dans ces rôles-là
qu'on a relevé plus de traits de moeurs ou de façons
de parler proprement romains. Quant aux personnages
tirés de la vie réelle, que de fois n'a-t-on pas
signalé la ressemblance qu'ils ont avec les Romains,
tels que nous les connaissons par leur histoire. Les
témoins du Poenulus sont bien des affranchis qui vivent
au Comitium et vendent leur voix ou leurs services
pour mettre à profit leur droit de cité facilement acquis.
On admire généralement combien Alcmène représente
le type de la matrone. Et sans doute nous
avons le droit d'étendre à bien d'autres personnages de semblables remarques.Cicéron n'écrit-il pas quelque
part: « Peu importe que je cite un jeune homme
de comédie, ou quelque ressortissantde Véies. Ces fictions
des poètes, selon moi, n'ont d'autre but que de
nous représenter en des étrangers nos moeurs à nous,
et de nous mettre sous les yeux l'image de notre vie
quotidienne ». Puisqu'il était interdit à Plaute de
mettre en scène la vie privée des Romains, il semble
n'avoir pu représenter que des usages grecs. Il le fait
assurément d'ordinaire, et sans pour cela dépayser
son public, car bien des usages étaient communs à
Rome et à la Grèce. Cependant certaines choses admises
chez les Grecs étaient de nature à choquer, ou
tout au moins à surprendre ses spectateurs. Quand
l'affaire était grave, Plaute s'en tirait comme il pouvait
: on soupçonne, par exemple, que dans l'original
de l Epidicus, Stratippoclès épousait sa demi-soeur,
chose inadmissible à Rome; ainsi ne voit-on rien de
tel dans la pièce latine. Quand il s'agissait d'un détail
et surtout d'un détail propre à amuser, il se bornait à
expliquer la chose et à l'excuser : « Ne vous étonnez
pas, dit Stichus aux assistants, que de chétifs esclaves festoient, fassent l'amour et s'invitent à dîner :
cela nous est permis à Athènes ». Mais souvent, néanmoins,
avec son indifférence pour la couleur locale,
Plaute mêle sans rien dire les usages romains aux
usages grecs. Les personnages sont vêtus de la « tunica » et, au théâtre, de la toge blanche; leur maison a un «mpluvium »; enfants, ils ont appris « les
lettres, le droit, les lois », puis sont partis à la « légion
» faire leur service militaire. Revenus, ils remplissent
leurs devoirs de citoyens, assistent leurs
« clients », prennent part aux délibérations du « sénat
». Dans les funérailles de leurs parents, ils font
porter en tête du cortège « l'imago » du défunt et
donnent des jeux funèbres. Ils assistent aux jeux du
cirque, aux saltations des ludions; les pièces de
théâtres sont jouées pour eux par des acteurs esclaves. Leurs esclaves, à eux, encourent, s'ils se conduisent
mal, les supplices traditionnels à Rome : les
verges, le moulin, l'amputation de la langue, la mise
en croix ; s'ils se conduisent bien, ils sont affranchis et coiffent le « pileus » etc. A côté des dieux grecs
et des rites grecs paraissent les dieux et les rites latins
: Jupiter Capitolin, Jupiter Prodigialis, Liber,
Mars, Bellone, Nériène, Laverne, Summanus, Silvain,
le Lar familiaris etc. et les personnifications divinisées
: Virtus, Fides, Spes, Salus etc.; la dime offerte
à Hercule, la salutation faite aux dieux en tournant à
droite sur soi-même, les sacrifices offerts la tête couverte
et non découverte comme les Grecs, etc. La
légende grecque, bien plus riche que la légende romaine,
l'écrase naturellement. Pourtant Plaute rappelle
en passant la grande figure de Coclès, le "Vae victis" du Brenn gaulois . Voilà, n'en déplaise aux plus
sévères, des souvenirs qu'il n'a pu trouver chez les
Grecs. Aux magistratures, aux institutions grecques, se mêlent de la façon la plus bizare les magistratures
et les institutions romaines. Il est question des triumviri
capitales avec leurs licteurs et leurs lorarii ; des
édiles; des questeurs et du rôle qu'ils ont dans le
partage du butin; des préteurs, de leurs licteurs, de
l'album où ils inscrivent leurs édits et des commissaires
(reciperatores) qu'ils instituent; des curions;
etc. Il est question des comices6, des élections, des
distributions publiques, du fermage des impôts, etc.
Il est question des calendes et des quinquatries.
Que sais-je encore ? Sans doute, en bien des cas, l'on
peut croire qu'il y a là de simples traductions par des
équivalents : Plaute aura écrit « tresviri », pour rendre
le terme grec qui signifie : chefs de la police,
« aediles », pour rendre le terme grec qui signifie :
chefs de la voirie. Mais une telle interprétation n'est
pas toujours possible. Trachalion, par exemple,
s'amuse, à répondre « Censeo » aux questions anxieuses
de l'amoureux Pleusidippe; mais, quand le jeune
homme demande, comme fera plus tard Thomas
Diafoirus, « Baiserai-je? », le malicieux esclave,
pour le taquiner, change de refrain et répond : « Non
censeo ». Et Pleusidippe s'écrie plaisamment : « Malheur à moi ! Il a fermé les contrôles et n'admet plus,
quand je voudrais qu'il admît ». La scène n'a de
sel et même de signification que si l'on comprend
l'allusion qu'elle fait aux censeurs romains admettant
des citoyens parmi les chevaliers ou les en rejetant.
Or la censure est une magistrature qui n'existait pas
à Athènes : l'épisode, ou tout au moins la plaisanterie,
n'est donc pas tirée du grec. Il en est de même
pour le droit. Sans doute, la part du droit grec est incontestable;
mais ceux mêmes qui sont le plus tentés
d'en grossir l'importance sont contraints cependant
de laisser une petite place au droit romain. Sans
doute, ici encore, on peut chercher des « équivalents »,
montrer que là où Plaute emploie des termes juridiques
évidemment romains, l'original grec pouvait
mettre en jeu une loi, des dispositions, des formalités
sensiblement analogues. Mais ce parallélisme est
parfois hypothétique (1); bien souvent il ne peut se
poursuivre jusque dans les détails (2) et ce sont précisément ces détails qui donnent la couleur romaine au
texte.
(1) Legrand. : Lycus risque peut-être... » — « Le lieu de la scène n'est pas Athènes ; c'est Epidaure, dont les lois ne nous sont point conuues... » — Il se peut que la promesse exigée... » « Le prostitueur menait peut-être son esclave au tribunal... » etc.
(2) Legrand. : Que faut-il, pour que subsiste, dans ses lignes essentielles, l'intrigue du Persa ? — Peu importe qu'en Grèce Lycus n'encoure aucun désagrément comparable à l'addictio L'aventure de Ménechme, réduite au principal, a bien pu trouver place dans une cité grecque. — Ce qui est dit à différentes reprises, chez les comiques latins, des modes solennels d'affranchissement n'a aucune importance aupoint de vue de l'action. — La formule des sponsalia peut être supprimée en imagination sans que le cours des événements en soit modifié.
Négligeons les exemples sur lesquels on peut discuter; ceux-là mis à part, il en reste d'assez nombreux. Plaute rappelle la « lex quinavicenaria » : c'est la loi Ploetoria, qui déclare nuls les contrats signés par les mineurs et fixe à cet égard la majorité légale à 25 ans accomplis. Il rappelle une « loi barbare », qui est peut-être, comme le suppose Schroeder, la loi portée par Q. Varius Hybrida, mais en tout cas est une loi romaine. Voici ailleurs la disposition légale en vertu de laquelle qui réclamerait un « nummus » de plus qu'il ne lui est dû, verrait annuler sa créances; voici les amendes égales au double, au quadruple du tort causé ; voici les assignations avec caution (vadarier), l'addictio, la manus injectio, la mancipatio, les individus traînés devant les tribunaux optorto Collo etc. Les modes d'affranchissement dont il est maintes fois fait mention sont romains ; et les affranchis sont aussitôt investis du droit de cité, ce qui n'a pas lieu en Grèce. Les formules des fiançailles, des ventes et achats, des conventions privées, sont romaines romaine est la façon d'intenter une action devant les tribunaux; romaine, et d'un formalisme caractéristique, la façon d'invoquer le témoignage des assistants etc. Et à chaque instant, des images, des métaphores, des comparaisons tirées du langage officiel employé par les législateurs et les juristes apparaissent dans les vers de Plaute. S'il y a des allusions historiques toutes grecques, il y en a de toutes romaines : guerres puniques; victoires et triomphes (1); souverains étrangers en relation avec la république : Attale, roi de Pergame, Antiochus le Grand.
(1) Persa, 753 sqq ; Poenulus, 524 ; Truculentus, 75. — Cf. Mommsen, Hist. Rom. III, vi : " Les événements du jour ont leur empreinte jusque dans le théâtre comique contemporain, tout incolore et censuré qu'il était. Nous entendrons les autres comiques (autres que les auteurs d'Atellanes) raconter en se jouant comment, dans ce séjour pestilentiel où périssent les plus robustes esclaves, ceux mêmes venus de Syrie, les mjols Campaniens asservis ont enfin appris à vaincre le climat. » (Trinummus, 545; Rudens, 631.)
Ces allusions sont même si nombreuses qu'on a essayé de les utiliser pour dater approximativement la plupart des comédies de Plaute (1).
(1) Il y en a surement de douteuses. Ainsi,
on peut légitimement hésiter à croire que Plaute ait mis en
scène Caton, sous le nom du Périphane, malgré Ladewig
Et il se peut bien que l'art de la guerre soit grec; mais le vocabulaire militaire est romain : légions, décuries, vélites, tribuns D'autres allusions intelligibles aux seuls latins font pendant aux allusions littéraires que nous avons vu notre auteur emprunter à la Grèce : il rappelle le « manducus » des atellanes ; il mentionne clairement la mésaventure de Naevius, le « poète barbare » ; il parle de ses propres pièces et témoigne de sa rancune contre l'acteur Pellio qui a mal « soutenu » Epidicus, etc. Nous avons vu que la forme (au sens large du mot : le métier dramatique, les thèmes mis en oeuvre, les procédés de développement etc.) est généralement empruntée du grec. Mais M. Leo, qui s'applique à l'établir fortement, est amené parfois à établir aussi tout juste le le contraire. Selon luis, par exemple, le monologue de Philolachès, au début de la Mostellana, est purement latin et par le thème (lui y est traité, et par la façon dont il est traité. La comparaison de l'homme et d'une maison, c'est un exercice scolaire comme ceux que les rhéteurs latins proposaient à leurs élèves : cela est étranger à la comédie attique. Et ce thème général une fois posé n'a pas été, comme on devait s'y attendre, traité sous ses deux faces : ce que devient une maison avec un propriétaire soigneux, çe qu'elle devient avec un propriétaire négligent. La dernière alternative seule a été examinée. C'est que l'auteur grec dans une image rapide, s'était borné à comparer un jeune homme désemparé par l'amour à une maison démolie par la tempête : Plaute a pris là son thème et l'a traité dans le sens que lui indiquait son modèle, sans voir que, le généralisant et lui donnant la valeur d'une allégorie, il était tenu par là-même à le développer dans toute son ampleur. Et sans doute, malgré le ton affirmatif du savant critique, il n'y a là, après tout, qu'une hypothèse. Reste cependant que tout le passage n'a pas une couleur nettement grecque, mais bien plutôt romaine. De même, si la parodie est d'invention grecque, il n'est pas prouvé que toutes les parodies qu'on trouve dans Plaute se réfèrent exclusivement aux pièces grecques : elles peuvent viser les imitations qu'en avaient données les tragiques latins devanciers et contemporains de Plaute. Il n'est possible, je crois, ni de l'établir ni d'établir le contraire; mais on a le droit d'argumenter ici sur des probabilités. Or, pour que les parodies qu'il mêlait à ses pièces fussent reconnues comme telles, qu'elles eussent ainsi tout leur sens et toute leur force comique, Plaute avait intérêt à s'attaquer plutôt aux pièces latines connues de tout son auditoire qu'aux pièces grecques connues seulement d'une élite instruite parmi cet auditoire. Faut-il maintenant s'arrêter longuement à montrer ce qu'il y a de romain dans certaines expressions proverbiales : aller à Sutrium par exemple, et surtout dans celles, fort importantes ici, où le mot « grec » est pris dans un sens péjoratif? Faut-il rappeler toutes les railleries adressées aux Carthaginois,aux Italiens mangeurs de bouillie, aux Ombriens, aux Apuliens et surtout aux Prénestins, ses victimes ordinaires? Faut-il montrer qu'à chaque page on trouve chez lui des facéties, des quolibets, des calembours, d'origine évidemment latine? je tiens la chose pour inutile. Enfin, s'il y a parfois des passages dont nous savons qu'ils sont traduits du grec, en revanche le seul fragment conservé de Philémon ne correspond exactement à rien dans le Trinummus : nous savons pourtant que c'en est le modèle. Et puis, on s'est demandé s'il ne s'est pas imité lui-même : lui-même n'est pas un grec. Après tout cela (1), qui soutiendrait encore qu'il est un simple traducteur?
(1) Ce n'est pas par oubli, c'est volontairement que j'ai laissé des arguments qu'on invoque parfois à ce propos. Plaute interrompt et dénonce, pour faire rire, la convention comique; il apostrophe les spectateurs : ce ne sont point des procédés originaux, mais des procédés aristophanesques. Plaute est bien capable d'avoir inventé cela tout seul. Il y a des vulgarités, des grossièretés, des gravelures où l'on a cru reconnaître la rusticité romaine et dont on attribue l'invention à Plaute. Je crois volontiers qu'il en a « remis » : mais il ne faut pas s'imaginer que la comédie attique .s'est interdit ces moyens de soulever le rire.
Plaute n'a donc pas traduit, mais adapté; et dès lors il y a lieu de parler de son originalité, au moins relative. Au fond, tous les critiques, tous les historiens de la littérature latine sont d'accord sur ce point. Seulement il y a deux écoles. Les uns (Kiessling et ses disciples, par exemple) insistent volontiers sur ce qu'a parfois d'étroit sa dépendance à l'égard de son modèle. Les autres (Groh, Dziatzko, etc.) aiment mettre en lumière les libertés qu'il prend parfois avec lui. Essayons donc d'étudier quels procédés il emploie dans son adaptation : c'est le seul moyen de faire un choix assuré, ou probable, entre ces deux tendances, ou peut-être de les concilier.
L'ORIGINALITÉ DE PLAUTE (Suite)
COMMENT IL MODIFIE SES MODÈLES..— LA CONTAMINATION
Dès l'apparition de sa première pièce, l'Andrienne, Térence eut affaire à la jalousie d'un « vieux poète malveillant »; et il écrivit un prologue pour réfuter les critiques de ce censeur et de sa cabale : Examinez, je vous prie, le reproche qu'ils lui font. (1)
(1) Voir aussi le prologue de l'Heautontimorumenos, où Térence invoque encore des précédents, mais cette fois sans désigner nommément aucun auteur
Ménandre a écrit l'Andrienne et la Périnthicnne. Qui connaît bien l'une de ces pièces, les connaît toutes deux : car le sujet n'en est pas différent, quoique pourtant le langage et le style en diffèrent. L'auteur avoue qu'il a transporté de l'Andrienne dans la Périnthienne ce qui y convenait et qu'il en a usé comme de son bien. C'est cette façon de faire qu'ils blâment et ils allèguent contre lui, qu'il n'est pas permis de « contaminer » les pièces. Mais, en faisant les entendus, ne font-ils pas voir qu'ils n'y entendent rien ? Quand ils l'accusent, c'est Naevius (1 ), Plaute, Ennius, qu'ils accusent ; car notre auteur en cela se met à l'école de ces maîtres et il aime mieux tâcher d'imiter leur abandon que l'exactitude sans éclat de ces censeurs.
(1) Il n est guère possible de deviner dans quelles pièces Naevius aurait usé de la contamination.
On a épilogué sur ce mot « contaminer ». Selon les
uns, c'est un simple terme technique signifiant : « mêler
deux (ou plusieurs) pièces pour en faire une seule ».
Selon les autres (et je serais plutôt de cet avis), c'est
une expression malveillante employée à dessein par
les ennemis de Térence pour discréditer son procédé :
il signifierait alors « gâter, corrompre, adultérer des
pièces en les mélangeant », quelque chose comme
« tripatouiller ». Peu importe ici. En fait, dans l'histoire
littéraire, « contaminer » est devenu en effet un
terme technique et désigne : l'utilisation, la fusion ou
la combinaison de plusieurs modèles pour composer
une seule pièce. Et le texte de Térence est clair et formel
: Plaute a usé de ce procédé.
Malheureusement il ne nous est pas resté sur les
pièces de Plaute un commentaire comparable à celui
que Donat, nous a donné sur Térence; aucun historien, aucun critique, aucun grammairien ancien. ne nous a
laissé même une allusion à la contamination chez lui;
et lui-même dans ses prologues ne nous en a rien dit.
Il a donc fallu chercher à deviner ce qu'a été pour lui
la contamination et dans quelles comédies il l'a mise
en oeuvre, uniquement par un examen interne des
pièces elles-mêmes. Malgré ce qu'a de scabreux et
d'incertain cet unique criterium, on ne s'est pas fait
faute de l'utiliser.
On s'est adressé d'abord, comme il est naturel, aux
pièces qui nous paraissent contenir deux sujets.
Le Miles gloriosus a un modèle : le prologue
nous l'atteste. Mais. la première scène, qui antérieure
au prologue semble antérieure à la pièce, ne
viendrait-elle pas d'un modèle secondaire? Certains
l'ont pensé, et, comme on y voit un parasite flatteur,
ils ont songé à de Ménandre. Mais, en général,
on a été plus frappé de certaines autres remarques.
D'abord le prologue annonce exclusivement la première
partie de l'action, ou, si l'on veut, la première
action, Scélèdre berné ; et il ne laisse même pas pressentir
que la pièce, après cela, continuera son cours.
Ensuite, quand les soupçons de Scélèdre sont définitivement
détournés, quand il est bien convaincu de
sa sottise au point désormais de n'en plus croire ses
yeux, quand. enfin il a pris la fuite pour éviter le
courroux de son maître, la comédie semble finie : les
amants peuvent se voir et se concerter à loisir, grâce à la brèche pratiquée dans le mur; la captive peut fuir
avec celui qu'elle aime et Palestrion est si peu surveillé
qu'il peut sans difficulté s'esquiver avec eux.
Enfin la structure de la pièce laisse certainement
à désirer : la grande scène, où l'aimable Périplectomène
expose ses théories deivie mondaine, ne se rattache
pas étroitement au reste, elle ralentit l'action, elle se
place à un moment où la seconde intrigue doit être
machinée et il semble étrange que les conspirateurs
perdent ici un temps précieux au lieu de délibérer en
hâte sur ce qu'il convient de faire. La plupart des
critiques ont donc admis une contamination plus étendue;
il y aurait deux pièces mises en quelque sorte
bout à bout ou enchevêtrées, une pièce sicilienne, une
pièce inconnue (1).
(1) Acte II = un original; actes III-V = un autre original ; les vers 612-764 — interpolation ultérieure d'après une ou peut-être deux sources inconnues, le prologue aurait été composé par Plaute en utilisant les données des deux originaux qu'il a suivis.
Certains même vont plus loin et se demandent s'il n'y aurait pas trois originaux, au moins fragmentairement utilisés (1). M. Leo enfin , qui a étudié le problème avec une méthode serrée, estime que tout l'épisode de Scélèdre et la grande scène de Périplectomène correspondent à un original grec où une femme jouait successivement son propre rôle et le rôle d'une prétendue soeur jumelle ;
(1) Lorenz (édition, p. 34) attribue la grande scène ou la plus grande partie de cette scèni (695-764) à un troisième original. — Ribbeck (Alazon, 1882, p. 55-75) pense que la pièce est faite soit de plusieurs originaux différents soit plutôt de parties arrachées à ces originaux.
que le tout enfin était plus ou moins bien
raccordé par des vers ajoutés à cet effet par le poète
latin. Le Poenulus a pour modèle une pièce grecque : le prologue
l'atteste. Mais, là aussi, ce prologue
n'annonce nettement qu'une partie de l'action ou, si
l'on veut, qu'une action sur les deux que comporte la
pièce : cette fois, c'est la seconde. Là aussi, l'action
repart d'une façon imprévue, alors qu'elle semblait
aisée à finir. Le leno est tombé dans le piège tendu;
les témoins l'ont vu recéler un esclave fugitif et voleur;
il est perdu, et, pour éviter les plus graves ennuis,
peut-être même sans pouvoir les éviter, il faudra bien
qu'il cède à son amoureux la jeune fille qu'il détient.
Et subitement voici que commence comme une seconde
pièce, où n'est plus faite aucune mention de
l'intrigue antérieure. Au point de suture se trouvent
deux scènes absolument superflues ; Milphion
extorque habilement à l'esclave du leno des confidences
compromettantes, dont il ne l'era aucun usage.
Le rôle et les apparitions du militaire semblent ne
servir en rien au développement de la pièce. Entre
la première et la seconde partie, il semble y avoir
contradiction : au début les jeunes filles ne sont pas
libres de naissance, elles le sont à ta fin; au début,
elles sont courtisanes, elles sont pures à la fin; leur
caractère n'est pas le même dans les premières scènes
que dans les dernières. Entin on peut relever
maint défaut d'unité, mainte contradiction de détail :
par exemple, nous sommes à Calydon, et Milphion
promet à Adelphasie que son maître l'affranchira et
la rendra « citoyenne d'Athènes » etc. C'est pourquoi beaucoup de critiques ont admis que le Poenulus était le résultat d'une contamination:,
Plaute aurait ajouté une pièce inconnue roulant sur
le thème mille fois traité de la lutte entre l'amoureux
et le leno. M. Leo a encore essayé de répartir les scènes de Plaute entre ces deux modèles : en gros, le Kapx^ovio? aurait fourni le prologue, le début de l'acte I,
les actes II, IV et V; du modele inconnu, viendraient
la plus grande partie de l'acte I et l'acte III; le tout
serait, dans le detail, très enchevétré et réuni par de
nombreux vers de raccord.
Après les pièces qui ont deux sujets, on a songe ä
celle qui n'en a point, le Stichus. Cette cométöt des
fragments de plusieurs originaux mis bout à bout ;
deux selon les uns, trois selon les autres.
Mais on ne s'en est pas tenu là. On a scruté successivement
toutes les pièces de Plaute pour y relever
les traces d'une contamination possible, et, desqu'elle
a paru possible, on l'a déclarée probable. Si une comédie n'a pas la rigueur d'un théorème; si l'action
en deborde les limites que le critique juge normales;
si les personnages principaux ne visent pas ä un seul
résultat ä l'exclusion de tout autre, même associé ou
voisiu; s'ils sont obligés de s'y reprendre ä plusieurs
fois et de recourir à des moyens divers pour en arriver
à leurs fins; si leurs entrées et leurs sorties ne
sont pas scrupuleusement justifiées ou si l'explication
en parait forcée; s'il y a des personnages accessoires
qui ne sont pas strictement utiles à la piece ou qui
tiennent une place disproportionnée avec la part qu'ils
prennent effectivement à l'intrigue; s'il y a des détails
inexpliqués, des répetitions, des contradictions; si en
un mot la comédie n'est pas de tout point conforme à
l'idée que le critique s'est faite de l'unité du sujet;
aussitöt on proclame : Voilä qui est contaminé.
Amphitryon est contaminé. Le cinquieme acte ne
s'accorde pas avec le reste de la pièce. Ce n'est pas au
moment où Alcmene met au monde deux jumeaux que
la nuit a ete prolongee par la puissance de Jupiter,
c'est au moment où il l'a rendue mère d'Hercule. Il
y avait eu une première comédie grecque, inspirée
d'Euripide; le temps en etait « la longue nuit », c'est à
dire précisement la nuit où Jupiter, ayant pris la
forme d'Amphitryon, abusa l'innocente Alcmene; le
sujet en était les démêles des deux époux : Alcmene,
voyant revenir son mari qu'elle croyait avoir à peine
quitté, en,manifestait son étonnement, d'où fureur de
l'epoux, protestation indignée de l'epouse, enfin justifiée
par le dieu. Et il y a eu une autre piece plus récente.
L'auteur s'était placé au temps de la naissance
des jumeaux; Amphitryon revenait justement ce jour-la; mais Jupiter ayant voulu encore une fois le supplanter,
les deux Amphitryon, le vrai et le faux, et
leurs deux serviteurs, le vrai et le faux, étaient continuellement
pris l'un pour l'autre. D'où une série de
quiproquos qui formaient le sujet de cette seconde comedie.
C'est celle-lä que Plaute a prise comme original
principal; mais il y a ajouté tant bien que mal
quelques scènes (I, in et II, n) de la vieille piece;
et ce sont celles-là qui jurent avec le dénouement.
L'Aululaire est contaminée. Il y a des contracditions:
tantöt Lyconide et sa mère paraissent habiter
chez Megadore, tantöt ils paraissent avoir leur domieile
à part; le nom de Strobile est appliqué à deux esclaves
évidemment distincts. Ce sont les traces de la
fusion mal faite de deux originaux. Tout le passage
où un eselave railleur représente Euclion comme un
véritable avare doit venir d'un autre original, car le héros de l'Aululaire n'est pas proprement un Harpagon.
Les Bacchis sont contaminées. Le premier acte qui
n'est pas indispensable doit venir d'un autre original.
Le personnage de Lydus, qui tient un röle accessoire
trop développé, doit venir du Linus d'Alexis. Il y a
des sorties non motivées, des rentrées inexpliquées,
des traces de sutures mal faitess. Le titre grec
implique deux tromperies; il y en a trois dans la piece
latine.
Les Captifs sontcontaminés. Ergasile tient une place
tout ä fait disproportionnée ä son röle effectif; il est
done tiré d'une autre piece, peut-etre d'Epicharme.
Casina est contaminée: Les vers 78 sqq du prologue
sont tires d'une piece autre : il s'y
agit des dangers que court la vertu d'une jeune fille
de naissauce libre. Les adversaires du vieil amoureux emploient successivement plusieurs ruses différentes
pour arriverà leurs fins. Il y a des incohérences,
des invraisemblances de détail; le maître qui « a passé
tout le jour » au forum est moins longtemps absent
que l'esclave qui est simplement allé faire des achats :
c'est que l'auteur avait besoin d'écarter Lysidame,
pour intercaler certaines scènes. Tout ce qui suit le
tirage au sort a un autre caractère que le début de la
pièce : c'est une farce et une farce à forme lyrique,
donc empruntée, non à Diphile.
Curculion est contaminé. L'« état lamentable » de
cette comédie autorise à croire que Plaute y a réuni
sans soin deux pièces différentes.
Epidicus est contaminé. Tous les critiques ont signalé
des défauts de composition, des incohérences,
des contradictions de détails. Ce sont les traces du travail hâtif accompli par Plaute, quand il a inséré
dans son original des scènes venues d'une autre
source.
Le Mercator est en un sens contaminé. Si Plaute
n'a pas ajouté à son modèle un épisode emprunté à
une autre pièce grecque, il y a ajouté du moins un
épisode tiré d'une de ses propres pièces antérieures (1).
(1) Du Rudens.
Le Persa est contaminé. Tous les critiques y ont
reconnu des défauts de composition et des incohérences.
Le sujet y est double. D'une part Toxile veut
avoir de l'argent pour affranchir son amie et il en obtient
de Sagaristion ; d'autre part il s'agit de duper un leno en lui vendant une jeune fille libre qu'il devra
aussitôt abandonner; il y a là soudées deux pièces, un
Sagaristio par exemple et (actes IV et V) un Persa. Pseudolus est contaminé. La lettre de Phénicie lue
dès la première scène anticipe d'une façon inadmissible
sur l'exposition si artistiquement faite dans les
scènes suivantes. L'ami de Simon, le vieillard Galliphon,
lorsqu'il apparaît en scène, est nettement présenté
comme devant intervenir ultérieurement, or il
disparaît. Lorsque Pseudolus annonce insolemment
ses intentions à son maître, il les lui expose de deux
façons contradictoires : ici, il annonce à Simon que,
par deux entreprises indépendantes, il lui escroquera
à lui-même 20 mines et trompera le leno; là, il conclut
avec lui le pari de tromper le leno et de gagner les
20 mines que le maître bénévole consent à mettre
comme enjeu etc. C'est donc que Plaute a mêlé ensemble
deux pièces différentes. Dans la première, un
esclave pariait avec le père de famille qu'il enlèverait
au leno la maîtresse de son jeune maître : l'enjeu était
de 20 mines. Le vieillard avertissait le leno. Celui-ci, sûr de déjouer des ruses dont il était ainsi prévenu,
s'engageait, au cas impossible où il serait vaincu, à
rembourser au vieillard les 20 mines en question;
et justement il était vaincu. C'est le modèle principal.
Dans la seconde pièce, modèle secondaire, un esclave
escroquait au père de famille l'argent nécessaire à
l'amoureux, et cela, après avoir formellement prévenu
le vieillard de ses intentions. Au premier sujet
correspondent les actes I (sauf les scènes i et v), II,
III, IV; au second, les scènes.1 et v de l'acte I, et l'essentiel
de l'acte V; de ci, de là, des scènes ou des
vers de raccord ajoutés par Plaute.
Le Rudens est contaminé. Les deux premières scènes
sont jouées à l'aube, les scènes immédiatement
suivantes dans l'obscurité de la nuit finissante. L'esclave
qui au vers 560 semble apprendre pour la première
fois le naufrage des deux jeunes filles, est celui-là
même qui l'a vu de ses yeux à la seconde scène. Le
vieillard qui au vers 590 raconte le songe dont il a été
visité la nuit précédente et s'interroge sur le sens de
cet avertissement divin, a paru dès la deuxième
scène : c'est là, semble-t-il, qu'il devait exprimer tout
naturellement son anxiété à ce propos. Les deux premières
scènes proviennent donc d'un autre original (1).
(1) Leo (Forschungen, 160) signalent aussi les faiblesses réelles ou apparentes de la pièce, sans conclure à la contamination. Legrand (Daos, 486) la rejette.
Le Trinurnmus est contaminé. Jusqu'au vers 529, la
pièce est consacrée à une peinture de caractères; elle est écrite d'un ton grave eh sentencieux; elle se développe lentement et largement. A partir delà, on
trouve une intrigue amusante, un ton plaisant, une
allure rapide et même hâtive. La pièce rassemble donc
deux modèles à tous égards dissemblables.
Le Truculentus (1) enfin est contaminé. Il est visible
par le monologue de Diniarque aux vers 335-351 que
cet amoureux n'a qu'un rival à craindre, auprès de la
courtisane, le militaire.
(1) Legrand (Daos..318, n. 1, et 484) sans se prononcer absolument, semble pencher à admettre la contamination.
L'autre rival Stratilax et son
esclave Strabax (qui donne son nom à la pièce) ont
été introduits par Plaute pour compliquer l'intrigue
et ajouter quelques traits au caractère de la courtisane
devenue le personnage central de la comédie. Stratilax
et Strabax ne jouent qu'un rôle accessoire; la
transformation brusque du caractère de Strabax n'est
en aucune façon expliquée, au point qu'on peut se
demander si elle est véritable ou affectée ; il est fait
allusion (vers 851) à une scène de l'original principal
que Plaute a négligée : toutes traces d'additions
fragmentaires faites avec négligence, et de suppressions auxquelles ces additions mêmes l'ont amené,
car la pièce aurait pris une ampleur excessive.
Ainsi, toutes les pièces de Plaute, à l'exception de
quatre, l'Asinaire, la Cistellaria,, les Ménechmes et la Mostellaria, ont été, par les uns ou par les autres, arguées
de contamination.
Avant d'entamer la discussion, nécessairement
trop sommaire, de tant d'hypothèses sur les pièces
contaminées de Plaute, et précisément d'ailleurs
afin de pouvoir être plus bref, il serait bon peut-être
de poser quelques principes généraux.
Le premier, c'est que nous n'avons pas le droit
d'invoquer cette panacée de la contamination pour résoudre
toutes les difficultés de toute nature que peuvent
présenter toutes les comédies de Plaute. Térence
nous dit que Plaute a contaminé ; c'est entendu.
Mais il ne nous dit pas que ce soit toujours, ou ordinairement,
ou le plus souvent, alors qu'il aurait intérêt
à le dire. Sa façon de parler implique que Plaute
a employé ce procédé à l'occasion, comme Naevius et
comme Ennius, et rien de plus.
Le second, c'est que nous n'avons pas le droit de
parler de contamination, toutes les fois que nous remarquons
ou croyons remarquer un défaut d'art. Il
n'est pas prouvé qu'il y soit, ce défaut; car les anciens,
Grecs et Romains, n'ont peut-être pas nécessairement
nos théories ou nos goûts sur l'unité d'action
ou l'unité d'intérêt, sur l'art d'enchaîner les,
épisodes et les scènes, sur la conduite d'une intrigue,
sur la pèinture d'un caractère, sur la préparation d'un
dénouement etc. S'il y est, il n'est pas prouvé qù'il
soit attribuable à Plaute : même les grands comiques
grecs ont pu dans tel ou tel de leurs ouvrages être imparfaits;
et Plaute n'a pas seulement imité les grands
comiques grecs, il a pris parfois ses modèles dans
l'oeuvre d'écrivains de deuxième ou de troisième ordre. Enfin, si ce défaut existe réellement, et qu'il soit
attribuable à Plaute, il n'est pas prouvé qu'il faille
l'expliquer par la contamination : Plaute a pu, au
contraire, faire des coupures, des transpositions; il
a pu ajouter de son cru et vraiment « tripatouiller »
son modèle, plus soucieux de faire rire que de respecter
les règles.
Le troisième, c'est que nous n'avons pas le droit de
nous appuyer, pour établir la contamination, sur toutes
les contradictions, les incohérences, les inconséquences,
bref, les fautes de détail. D'abord nul n'ignore
que Plaute travaille vite et avec négligence; quand
il ajoute, quand il transpose, quand il coupe, il lui
suffit que les choses s'arrangent en gros : ses pièces
sont faites pour être entendues, non lues, entendues
d 'un public peu difficile; et mille petits défauts passent
inaperçus à la représentation, qui sont seulement
révélés par une lecture attentive. D'ailleurs même
des écrivains soigneux ont laissé passer de semblables
inadvertances; combien sont-elles plus naturelles
chez lui1 En second lieu, nous ne savons pas si
elles sont de lui. Nous ne sommes pas sûrs du tout de
la correction des manuscrits : combien d'erreurs, de
lacunes, ont pu se glisser dans la copie de ses pièces, et combien ont été aggravées dans la suite par des
corrections inconsidérées ou maladroites ! Encore s'il
n'y avait que les erreurs; mais il y a eu les remaniements.
Nous savons, à n'en pas douter, que les
comédies de Plaute ont été reprises, modifiées, adaptées
selon le goût du manoeuvre chargé de cette besogne,
ou celui du directeur de la troupe, ou celui du
public nouveau. Dès lors quel fond peut-on faire sur
des observations de ce genre? Au contraire, plus
l'analyse de ses pièces est méticuleuse, plus nous
avons de chance de déraisonner, puisque nous raisonnons
sur des termes qui ne sont pas ceux de Plaute.
Et le quatrième enfin, c'est que, la contamination
fût-elle sûrement établie, resterait à démontrer
qu'elle lui est imputable, à lui et non à son modèle
grec. Car les Grecs ont dû contaminer. On sait combien
a été surabondante la production des comédies
dans tous les pays de langue grecque. Croit-on que
même\les grands auteurs et à plus forte raison les
médiocres n'ont pas utilisé leurs propres pièces antérieures et les pièces de leurs devanciers ou de leurs
contemporains? Le nombre des situations comiques
n'est pas illimité; et alors, tout naturellement, le
poète, qui traite un thème déjà traité, utilise ses prédécesseurs,
leur fait des emprunts et les combine :
Ménandre a contaminé.
Ceci posé, on peut sommairement mettre hors de
cause un assez grand nombre de pièces. Pour
l'Aululaire, il est très simple d'accepter la théorie de
Dziatzko. Le modèle de Plaute faisait habiter Lyconide
et sa mère dans une autre maison que celle de
Mégadore; lui, pour des raisons purement pratiques
(entrées et sorties plus faciles, dénouement mieux
amené etc.), il a préféré leur donner un appartement
séparé dans la maison de leur oncle et frère. Mais il
ne s est pas aperçu, dans sa hâte, que cela entraînait
certaines contradictions de détail. Il avait naturellement
supposé deux esclaves, l'un au service de l'oncle,
l autre au service du neveu. Une erreur de copiste,
une négligence d'un remanieur les aura confondus. Et
il est très simple d'accepter la réponse de Legrand : il ne faut pas prendre au pied de la lettre la peinture
outrancière que fait un esclave de la ladrerie d'Euclion
: pour un esclave un maître économe, et bien plus encore un maître économe et soupçonneux, est un
avare. Les Bacchis sont obscures, si l'on fait abstraction
du premier acte. De ce que le personnage de Lydus
n est pas indispensable, nul n'a le droit de condure qu'il n'était pas dans l'original : son rôle est à
la fois naturel, intéressant et il introduit une de ces
questions de morale appliquée (la question de l'éducation)
que les comiques grecs aimaient débattre. En
admettant (ce qu'on pourrait discuter) que les entrées
et les sorties des acteurs soient mal expliquées, il est
abusif d'en déduire la contamination. Il est vrai qu'il
y a trois tromperies, mais les deux dernières sont en
quelque sorte deux épisodes de la même : rien ne
prouve que le titre grec ne fasse pas exclusivement
allusion au recommencement imposé à Chrysale par
l'indiscrétion de Mnésiloque. Il est tout naturel que,
dans les Captifs, l'auteur grec ait essayé d'égayer un
sujet austère; et rien ne pouvait mieux l'y aider que
d'introduire au lieu d'un messager quelconque un parasite,
dont les facéties traditionnelles reposeraient
les spectateurs de leurs émotions. Si la couleur latine
apparaît plus dans le rôle d'Ergasile que dans le reste
de la pièce, c'est que ce rôle est l'élément comique;
et il est naturel que Plaute ait conservé presque intacte
la partie sérieuse, romanisé la partie comique
et épisodique de ce drame. Curculio est bien court,
pour une pièce contaminée. La disproportion dont on
peut s'étonner entre la partie sentimentale, qui occupe
à elle seule 215 vers sur 729, et le reste de la pièce
autorise simplement à croire que Plaute a cherché à
se renouveler, qu'il a insisté sur la peinture de l'amour
et passé plus vite sur les fourberies banales et les
reconnaissances non moins usées. Les autres défauts
sont de ceux qui s'expliquent par des erreurs de copistes
ou de remanieurs. Aucune des contradictions
ou des incohérences d'Epidicus ne touche vraiment au fond de l'intrigue; elles sont toutes de celles qu 'on
peut attribuer à la négligence d'un adaptateur trop
pressé, à moins qu'on ne veuille encore invoquer parfois
les erreurs de copie ou de remaniement. Il
n'est pas certain que Plaute ait introduit un épisode
nouveau dans le Mercator, comme l'a supposé Marx,
et s'il l'avait fait en s'imitant lui-même, c'est un abus
que d'appeler cela contamination. Le Persa est
presque aussi court que le Curculio. Meyer a fort bien
montré que les incohérences ou contradictions sont
de celles qu'on peut attribuer à la négligence de
Plaute; que les deux parties de l'action sont liées au
point d'être inséparables; que chacune d'elles isolée
est trop peu de chose pour remplir une comédie de
justes dimensions et d'intérêt suffisant Les objections
opposées à l'unité du Rudens sont bien mimces
et bien subtiles. La faible lueur d'un jour naissant
sous un ciel de tempête suffit à des gens qui vaquent
devant leur porte à leurs occupations habituelles; elle
paraît l'obscurité à des naufragées jetées par les flots
sur une terre inconnue. De ce que Scèparnion répète
ce que viennent de lui dire les naufragées, il ne s'ensuit
pas qu'il l'ignorait : il ignorait seulement et il
demande qui leur a fait peur. Enfin on peut être agité
par une cause d'inquiétude sans l'exposer tout de
suite ; nous avons même le droit de trouver que l'auteur
a été très habile de faire raconter par Démenés
le songe qui le tourmente au moment où les spectateurs
en peuvent pleinement comprendre le sens et
vont commencer à pressentir que le vieil exilé a plus
d'intérêt qu'il ne le croit lui-même au sort des pauvres
« hirondelles » menacées par un singe. Que les deux parties du Trinummus ne soient pas tout à
fait identiques, c'est possible. C'est ce qu'on appelle
manque d'unité, quand on a l'esprit préoccupé par la
chasse aux contaminations; c'est ce qu'on appelle
heureuse variété, quand on remarque comment l'auteur
a su tour à tour provoquer l'émotion et le sourire.
Diniarque du Truculentus, qui a été absent et
qui est de retour depuis deux jours seulement, peut
ignorer qu'il a à lutter contre un second rival. De ce
qu'un rôle est accessoire, comme le sont en effet ceux
de Stratilax et de Strabax, il ne s'ensuit pas nécessairement
qu'il vienne d'un original secondaire : il pouvait
être déjà, et déjà accessoire, dans l'original principal.
Enfin si de certaines suppressions sont la
conséquence d'additions, il en est d'autres qui sont
des suppressions pures et simples : il nous suffit de
savoir ce que Phronésie a dit à sa dupe sans assister
à la scène où elle le lui dit; nous avons eu assez d'occasions
dans la pièce de voir en présence Diniarque
et sa maîtresse.
Resteraient donc à examiner plus scrupuleusement
Amphitryon, la Casina, le Miles, le Poenulus, le Pseudolus et enfin le Stichus. Encore, de ces six comédies, il en est
trois que je conserve ici uniquement à cause de l'autorité
du critique qui les dit « sûrement » contaminées,
M. Leo. Quelle étrange façon, en effet, d'expliquer la composition
du Stichus. Plaute aurait pris ses deux prermiers actes dans une pièce de Ménandre,
d'un autre original, qui offrait sinon un sujet analogue
au moins un épisode ou un dénouement analogue (le
retour au même jour de deux frères après une longue
absence), il aurait emprunté les actes III et IV; et enfin
il serait allé chercher son cinquième acte dans un
troisième modèle, peut-être de la Comédie Moyenne.
Pour rabouter tant bien que mal ces fragments épars,
il aurait semé de ci de là des vers de raccord, des
rappels, des transitions ; et même, combinaison
astucieuse, il aurait eu l'idée de prendre au
beau milieu du second morceau (à la fin de ce qui
est son troisième acte) toute une scène qu'il aurait
insérée au beau milieu du premier (à la fin de son
premier acte). Pour justifier son hypothèse, M. Leo
s'appuie sur des remarques subtiles comme celles-ci.
Panégyris dit à sa servante : « Holà! Curotist !Fais
venir ici le parasite Gélasime : ramène-le avec toi. Je
veux envoyer au port pour savoir s'il ne serait pas
venu d 'Asie quelque navire, hier ou aujourd'hui. Car
j 'ai bien posté un esclave qui y passe toutes ses journées;
mais je veux quand même, qu'on y aille voir de
temps en temps ». Puisqu'un esclave est ainsi chargé
de surveiller le port, il est bien superflu d'y envoyer
encore Gélasime. Donc ce sont là des vers de liaison
ajoutés par Plaute au texte grec. Comme si une personne qui attend avec impatience n'envoyait pas
mille et mille fois savoir si l'absent n'est pas enfin
signalé! Ou bien Gélasime dit quelque part dans le
second fragment : « Je suis sorti aujourd'hui sous
d'excellentes auspices : une belette a pris une souris
devant mes pieds » et il y voit l'heureux présage
que, lui aussi, ce jour-là il obtiendra sa pitance. Mais
un tel propos doit accompagner la première apparition
du personnage; or il n'en est rien; nous avons déjà
vu Gélasime. Donc Plaute a interverti deux scènes :
la première des deux, celle où il est question du présage,
il l'a laissée à sa place dans le second fragment;
la seconde, celle où le parasite déçu se lamente comiquement,
il l'a transposée plus haut, dans le premier
fragment, soudant ainsi ces deux morceaux d'origine
différente. Mais les choses de la vie ne s'accomplissent
pas selon une logique aussi stricte que le veulent
bien parfois les critiques littéraires. Ici, on s'explique
très bien pourquoi Gélasime n'a pas parlé de la
belette la première fois qu'il a paru. Alors il était
dans le désespoir; alors il voulait liquider son fonds;
la chance de cet animal n'avait aucun sens à ses
yeux et il n'avait aucun motif d'en faire mention.
Mais, la seconde fois, il vient d'apprendre le retour
des maris; il accourt, escomptant des festins; il a
comme une illumination : « Ah! voilà donc ce que
signifiait le spectacle que j'ai vu ce matin : c'était un
présage »; et il le rappelle. Des arguments de ce genre ne sauraient donc me convaincre. Il me semble
bien plus naturel d'admettre que Plaute a abrégé un
modèle unique. Le poète grec exposait les épreuves
auxquelles étaient' soumises, en l'absence de leurs
maris, deux soeurs qui avaient épousé les deux frères
: on voulait faire annuler leur mariage et elles résistaient.
A la fin les deux maris revenaient. Ils punissaient
par quelques taquineries indulgentes leur
beau-père qui sans doute avait pris parti contre eux,
mais plutôt par faiblesse que par malveillance; ils
bernaient le parasite, soit parce qu'il avait servi
d'instrument à leurs ennemis, soit tout simplement
parce que, étant parasite, il était destiné à être berné ;
et ils donnaient campos à leur fidèle serviteur. Là
dedans Plaute a découpé, pour son premier morceau,
quelques scènes épisodiques ; il a gardé, pour son second
morceau, les scènes où l'on voit mystifiés le
beau-père et le parasite; il a sans doute développé
pour son troisième morceau, l'orgie des esclaves. Et
il a mis tout cela bout à bout, comptant que les spectateurs
qui trouveraient à rire, ne lui garderaient pas
rancune du décousu de sa comédie.
Et la Casina : quelle raison de croire qu'il y a là une
contamination? Laissons l'argument qu'il y a plusieurs
ruses pour aboutir au même résultat : qu'est-ce que
cela prouve? Laissons l'argument tiré du prologue : je ne vois vraiment pas pour quelles raisons les
vers 78 sqq. ne s'appliqueraient pas à la Casina écrite par un auteur grcc.
Laissons l'argument tiré des incohérences
de détail; elles ne signifient rien. Tenons-nous en à
ceux de M. Léo. Voilà bien un cas où des idées préconçues
touchant l'atticisme des comiques.grecs ont égaré le critique : tout ce qui suit le tirage au sort
n'est pas de Diphile, car ce n'est pas digne de Diphile.
Resterait à savoir s'il n'y a jamais de bouffonneries,
de grossièretés et d'indécences chez les poètes de la
Comédie-Nouvelle : il y en a; et on l'a oublié. On a
oublié aussi que les suppressions opérées par Plaute
ont beaucoup contribué à mettre en relief la « scurrilité
» de sa, pièce : il a retranché les scènes d'amour
et les scènes de reconnaissance, c'est-à-dire la partie
sentimentale et la partie romanesque de l'original.
Qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'une pièce comique dont
tout l'élément un peu sérieux a été enlevé, dont l'élément
ridicule a été vraisemblablement poussé à la
charge et agrémenté de facéties grivoises, donne l'impression
d'une farce débridée? Et qu'y a-t-il de légitime
à conclure qu'avant ces suppressions et ces additions,
elle était indigne d'un auteur comme Diphile?
Il en va de même pour Amphitryon. Tous les arguments
sur lesquels on s'appuie pour soutenir que la
pièce a été contaminée, sont des arguments d'érudits,
valables assurément pour toute oeuvre où la légende
d'Hercule serait présentée sérieusement, mais sans
aucune valeur pour une comédie, où la légende n'est
qu'un prétexte à situations comiques ou frappantes.
Oui, au point de vue de la logique pure, il y aurait
avantage à supprimer le cinquième acte. Mais cette
naissance d'Hercule, avec les miracles étonnants qui l'accompagnent, c'est un dénouement à spectacle dont
l'auteur n'a point voulu se priver; c'est une opposition
avec les scènes comiques du début qui lui aura
paru produire une heureuse variété; c'est un moyen
de sauver la dignité d'Alcmène, de compenser, en
nous montrant en elle la mère d'un demi-dieu, la situation
humiliante où elle s'est trouvée sans qu'il y
eût de sa faute. Oui, selon les savants, la « longue
nuit » n'est pas celle de l'accouchement d'Alcrnène,
mais celle où Jupiter a pour la première fois pris auprès
d'elle la place d'Amphitryon. Qu'importe à l'auteur
comique? Tous ses auditeurs ont entendu parler
de la" longue nuit" et savent qu'elle a trait à la naissance
d'Hercule; il utilise ce détail connu et le rattache
à la naissance proprement dite et non plus à la
conception du héros. Quel spectateur en aura été choqué?
Comment sait-on, d'autre part, que les premiers
comiques grecs qui ont mis cette aventure à la scène,
ont pris seulement pour sujet les démêlés des deux
époux et qu'ils ont négligé de tirer parti des quiproquos
que la situation comporte? Il faudrait pourtant
des preuves, car la supposition est bien invraisemblable.
Et quand on les aurait, ces preuves, comment
établirait-on que les comiques grecs plus récents, qui
ont repris le sujet, et tiré parti, eux, des quiproquos,
n ont pas mêlé les deux thèmes; que ce ne sont pas
eux, par conséquent, qui ont contaminé, si contamination
il y a? Tout cela ne paraît pas solide.
Le cas du Pseudolus est plus difficile. Non que je
sois beaucoup choqué par la lettre de Phénicie. Je ne
suis pas sûr qu'il y ait réellement discordance entre
cette lettre et le reste de l'exposition. Et, quand il y aurait discordance, je ne vois pas qu'on en puisse
tirer grand chose. Plaute a voulu, dès la première
scène, annoncer à son public par quel moyen Phénicie
sera soustraite au pouvoir du leno : avec des spectateurs
comme les siens, il n'aurait su s'expliquer trop
clairement. Je n'attache pas grande importance non
plus à la disparition de'Calliphon. Qu'il y ait là des
suppressions, c'est possible, c'est même probable;
mais les suppressions peuvent s'expliquer autrement
que comme des conséquences d'une contamination.
Ce qui m'arrête davantage, ce sont les deux duperies
promises, alors qu'une seule nous est présentée.
Pourtant, à bien examiner le problème, il ne me semble
pas insoluble. Pseudolus voulait escroquer 20 mines
à son vieux maître Simon; mais, voilà qu'il aperçoit
le vieillard et lui entend dire qu'il est prévenu : il n'y
a plus rien à faire. Comme il est insolent, qu'il a confiance
.en son génie, qu'il connaît d'ailleurs Simon
pour un homme d'humeur facile, voire facétieuse, et
capable d'apprécier un bon tour dont il serait victime,
il l'attend de pied ferme. Il ne nie rien; il avoue tout;
il avouerait au besoin plus qu'il n'y en a; et, poussé
par sa vantardise, excité par les mesures de précaution
que Simon lui signifie, il lui déclare en face : Tu
peux, tant que tu voudras, avertir les gens de ne rien
nous prêter; cela m'est égal : c'est de toi, aujourd'hui
même, que je tirerai l'argent dont j'ai besoin. Tu es
prévenu; prends garde à toi. Seulement, comme il est
juste, si je tiens parole, amnistie, n'est-ce pas? Stupéfait
et amusé, Simon consent. Mais aussitôt Pseudolus.
« Veux-tu que je te dise quelque chose qui vous
étonnera encore davantage? Avant de livrer ce combat contre toi, j'en livrerai un autre, glorieux .et mémorable.
Tu sais le leno d'ici, ton voisin : par mes
intrigues et mes ruses habiles, je lui soufflerai joliment aujourd'hui la joueuse de flûte dont ton fils est
éperdument épris. Mais, si je réussis, me donneras tu
de l'argent pour payer le leno, à l'instant, sans te
faire prier? » Tant d'audace confond le vieillard;
il accepte gaîment, quitte à prévenir le leno, pour
rendre la chose encore plus difficile. Là-dessus Pseudolus
s'en va dresser ses batteries. Il ne sait pas encore
comment il attaquera le leno; mais il sait qu'il
trouvera un moyen : contre ces gens-là, il y en a mille.
Justement sa bonne fortune met Harpax sur sa route;
il saisit l'occasion; Phénicie est libre. Alors triomphant,
Pseudolus se présente au vieillard : « Hein !
Simon, comme j'ai roulé Ballion! toutes mes promesses,
comme je les ai tenues! Et maintenant, la fille
est libre : elle soupe avec ton fils. — SIMON. Oui, je
sais de tout point ce que tu as fait. — PSEUDOLUS. Que
tardes-tu donc à me donner l'argent? —SIMON. tu es dans
ton droit, je l'avoue : prends ». Il n'y a pas d'autre
explication; mais c'est qu'elle est inutile entre
pareils adversaires : ils sont dignes l'un de l'autre.
Du premier coup, Simon se rend compte de la façon
dont il a été « refait ». Quand Pseudolùs lui a innocemment
proposé le second pari, il aurait dû se tenir
sur ses gardes, connaissant le drôle. Il aurait lû lui
dire : Convenu ! mais il est bien entendu, n'est-ce pas,
que les deux paris n'ont aucun lien entre eux : la
somme que tu dois me soutirer, tout averti que je sois,
et la somme que je te donnerai si tu tires la fille des
mains du leno, font deux. Il. n'a pas parlé ainsi parce qu'il ne se méfiait point, et parce que, en lui
annonçant un « autre combat », Pseudolus a fort habilement
détourné les soupçons qu'il aurait pu avoir.
En somme, à quoi s'est engagé Pseudolus? à délivrer
Phénicie : il l'a fait; à obtenir une somme d'argent de
Simon : il l'a obtenue. « Aujourd'hui, de tes mains tu
me donneras de l'argent » lui avait-il dit; et, au moment
du triomphe, il souligne : « Tu disais que tu ne
me le donnerais pas : tu le donnes cependant » : c'est
bien de la somme du premier pari qu'il s'agit, car
c'est la seule que Simon refusait de donner; l'autre,
l'enjeu du second pari, il consentait de bonne
grâce à la débourser le cas échéant. Mais, dira-t-on,
la somme du premier pari et celle du second, c'est
donc la même? Il n'y a là qu'un tour de passe-passe!
Hé, oui! ce n'est pas autre chose. Pseuclolus avait
fait une imprudence; il s'en est tiré par une équivoque
subtile : c'est de bonne guerre. Ainsi, le maître
d'Esope, soufflé par son ingénieux esclave, se tira du
pari qu'il avait fait de boire la mer; ainsi tous les
farceurs de tous les pays et de tous les temps usent
d'astuce pour se tirer d'un mauvais pas. Mais si
l'intrigue est ainsi comprise, elle est une; et tout prétexte
manque à supposer une contamination.
Viennent alors le Poenulus et le Miles, où la contamination,
de prime abord, semble indiscutable. Il
faudrait voir. En ce qui concerne le Poenulus, il y a
même des critiques, comme M. Legrand, pour qui
c'est tout vu : ils n'y reconnaissent pas une pièce
contaminée. Le prologue n'annonce qu'une partie
de l'intrigue, la seconde. Oui. Mais il n'est pas nécessaire
qu'un prologue expose l'action tout entière ; il y en a, comme celui du Trinummus, qui n'en disent
pas un mot. Là Plaute n'a indiqué que la partie où
les explications précises sont le plus nécessaires : les
scènes à reconnaissance; le piège tendu au leno Lycus
sera assez clairement présenté par les organisateurs
du complot. L'action repart, alors qu'elle semblait
terminée. C'est qu'il y a deux problèmes successifs.
Il s'agit d'abord d'assurer à Agorastoclès la possession de sa bien-aimée : c'est à quoi aboutit son
complot. Il s'agit ensuite de lui permettre de l'épouser
légalement et ainsi de récompenser la vertu de cette
jeune fille; pour cela, il faut qu'elle soit de naissance
libre : un merveilleux hasard établit qu'elle est en
effet ingénue. Remarquons-le bien : il y a mille pièces
dans le théâtre des anciens, des modernes, Espagnols,
Italiens, Français, Anglais, où nous rencontrons des
dénouements postiches tout à fait analogues. On n'en
est point choqué, uniquement parce que ce sont effet des dénouements purs et simples, expédiés en
une scène ou deux. Mais le fait qu'ici il y a six scènes
ne change rien à la nature des choses; ou Plaute ou
son modèle grec ont cru devoir insister sur les scènes
de reconnaissance : cela ne prouve en aucune façon
qu'elles viennent d'ailleurs. Les deux scènes qui
forment l'acte IV n'ont aucune raison d'être. Elles
sont absolument indispensables. Si Milphion n'avait
pas appris que les jeunes filles étaient de naissance libre, il n aurait pas eu l'idée d'utiliser le Carthaginois
pour lui faire jouer le rôle de leur père; et s'il
n avait pas eu cette idée, il ne lui aurait pas amené Giddenis, la nourrice, ce qui a provoqué la reconnaissance.
Mais, dira-t on, que n'attend-il au moins la réussite définitive de sa première entreprise? pourquoi
diriger contre le leno un second coup, avant que
le premier soit entièrement porté? Deux suretés valent
mieux qu'une. Et puis le complot ne laisse pas
d'avoir quelque chose de dangereux; les témoins peuvent
se vendre une seconde fois : ils l'ont bien fait
une première; si le leno ne connait pas encore le fermier
qui a joué le rôle d'esclave fugitif, il pourra le
rencontrer un jour, au marché ou ailleurs, et alors il
se vengera. Au contraire un parent de l'amoureux ne
le trahira pas; s'il ment, il est difficile de le confondre.
Maintenant, est-il sûr que l'acte IV soit à sa
place? Goetz a proposé de le transportèr au milieu de
la première partie, d'où il aurait disparu par accident.
Son opinion est assez tentante. On lui a fait
des objections (Langen); on a soutenu que cette transposition
créait des difficultés nouvelles. Le problème
reste, je crois, insoluble. Le copiste ou le remanieur
qui aurait réintégré dans la pièce les scènes tombées
et qui aurait cru devoir les mettre entre le Ille et
le Ve acte, n'aurait certainement pas hésité à y insérer
les vers de raccord qu'il jugeait nécessaires.
Mais comme nous n'avons aucun moyen de savoir
s'il l'a fait et, le cas échéant, de reconnaître sûrement
les additions, l'hypothèse de Goetz reste aussi irréfutable
qu'indémontrable : elle offre pourtant, à mon
avis, de grandes vraisemblances. Le rôle du militaire
est inutile. Il y a bien des pièces dans lesquelles
se trouve un rôle épisodique, sans qu'on en
déduise qu'elles sont contaminées. Il était naturel d'autre part, que la soeur d'Adelphasie, eût, elle aussi,
son amoureux; il était naturel que cet amoureux qui
faisait pendant à Agorastoclès fût un grotesque (1), et
par conséquent un militaire.
(1) C'aurait pu être un autre amoureux sympathique et nous nous serions intéressés aux deux couples. Mais quelle complication, en largeur, si je puis ainsi dire, à ajouter à la complication, en longueur, dont on a fait état. Deux actions parallèles se poursuivant à travers deux actions successives : c'est alors qu'on eût crié à la contamination
Il y a des contradictions
entre la première et la seconde partie. La plupart
sont apparentes. Les jeunes filles ne paraissent
pas de naissance libre au début, parce que la question
ne s'était pas posée. Il n'est pas exact qu'elles soient,
ici, réservées, là, trop libres de moeurs et de langage :
il y a, dans les deux parties, contradiction constante
entre certains de leurs propos et certains autres,
parce que Plaute n'a pu résister à la tentation de faire
rire, en leur prêtant les conversations grivoises ou les
allures des vraies courtisanes. Quant aux petites incohérences
de détail, j'ai déjà dit qu'elles ne signifient
rien, puisqu'elles peuvent toujours s'expliquer
par une inadvertance de Plaute, par une faute dans
la transmission, par une correction malheureuse d'un
remanieur. Et enfin l'on peut se demander s'il n'y
aurait pas lieu de faire, à propos du Poenulus, l'hypothèse
que nous allons être amenés à faire à propos
du Miles, et si ce qu'il y a ou semble y avoir d'anormal
dans la composition de ces deux pièces ne s'expliquerait
pas par une commune origine.
En effet, je ne trouve pas décisifs les arguments
qu'on invoque pour établir la contamination du Miles. Le prologue ne parle que de la mystification de Scélèdre.
C'est que précisément des scènes de ce genre,
des scènes à quiproquos, ont besoin d'être soigneusement
expliquées au public de Plaute : voir les
précautions qu'il prend dans le prologue des Ménechmes et surtout dans celui d'Amphitryon. Quant à la
machination de la seconde partie, elle sera, en son
temps, très clairement exposée, et plutôt deux fois
qu'une: à la fin de la scène I, à la scène III de l'acte III.
Que veut-on de plus? La comédie est finie à la fin
de l'acte II. Ce n'est pas du tout mon avis. Supposons
que Philocomasie et Palestrion rejoignent Plésiclès
par le trou creusé dans le mur mitoyen du militaire
et de Périplectomène et qu'ils s'enfuient tous
trois. Est-ce un dénouement satisfaisant pour des
auditeurs anciens? Pas du tout. Ils n'ignorent pas
quelles punitions sévères atteignent les esclaves fugitifs
et ceux qui leur donnent assistance ou les recèlent.
Philocomasie, Palestrion, Plésiclès seraient en
grand danger d'être poursuivis, repris et durement
traités. Quant à Périplectomène, qui, lui, resterait là
(car il ne peut être question pour lui d'abandonner
ses biens, de quitter la ville où il fait figure de notable,
de s'expatrier, à son âge), il serait gravement compromis.
Le trou du mur le dénoncerait; et certainement
les tribunaux le condamneraient, devant cette
preuve irréfutable. Il faut donc que les amoureux,
leur inspirateur Palestrion, leur associé Périplectomène, s'arrangent de manière que le soldat libère
volontairement ses esclaves et de manière aussi que,
se mettant lui-même dans son tort, il n'ait plus de
recours légal contre ses ennemis. C'est à quoi ils arrivent grâce à la sottise, et à la vanité de leur adversaire
et grâce aussi à l'habileté de l'ingénieuse femelle
qu'ils se sont associée. Et ici encore, je remarquerai
que l'épisode de Scélèdre, s'il était plus court, n'aurait
choqué personne : combien de pièces où, à côté de
l'intrigue principale, se trouve une aventure accessoire,
sans qu'ion suppose la contamination! La
grande scène de Périplectomène est assurément un
peu longue; elle interrompt assurément le cours de
la pièce. Mais qui nous dit que la faute n'en est pas à
l'auteur grec? Nous savons combien les comiques
grecs aimaient à débattre des questions de philosophie,
de morale : voir les dissertations du Trinummus.
Si un auteur grec a sacrifié ici le mouvement de sa
pièce pour y placer cette digression et si Plaute, en
cela, s'est conformé à son.modèle, qui songerait à s'en
plaindre? La faute, si faute il y a, est une heureuse
faute : la scène est si jolie! Mais surtout, je trouve
qu'on n'a généralement pas attaché assez d'importance
à la découverte .de .Zamcke. Il a signalé un
conte arabe, L'histoire de Kamar-Al-Zeman et de la
femme du joaillier, qui est, de tous points identique a
l'affabulation du Miles. « Ici et là, les amants se rejoignent
par un passage secret qui fait communiquer
les deux maisons voisines; ici et là, la femme joue
un rôle double, et le personnage qui conçoit des soupçons
se rassure en la retrouvant au logis toutes les 'fois qu'il l'y va.chercher; ici et là, le départ du couple
.amoureux se fait en présence de celui qu'on trompe
et il est vu par lui de très bon oeil; ici et là enfin, la
femme qui s'échappe dépouille la dupe d'une partie
de ses biens et emmène avec elle un serviteur complice ». Des différences de détail, les unes sont insignifiantes
ou s'expliquent aisément par les différences
de la civilisation grecque et de la civilisation arabe :
un joaillier au lieu d'un matamore; les autres semblent impliquer que le conte arabe est plus proche
que le Miles du thème primitif; car il est plus vraisemblable
et plus cohérent. C:est le mari qui est mystifié
et il n'ose pas réclamer la confrontation des deux
soeurs parce qu'il ne veut pas avouer sa jalousie :
Scélèdre n'a aucune raison de ne :pas faire cette demande,
car il n'a pas honte de ses soupçons. Le passage
secret n'est pas seulement utilisé dans la première partie du conte, il l'est d'un bout à l'autre,
tandis que dans le Miles., dès l'acte III, il n'en est plus
question. L'hypothèse que suggère, ou plutôt qu'impose
l'existence de ce conte, étant données cette simplicité
et cette cohérence, c'est qu'il est tiré directement, non
pas du Miles, non pas même de l'original grec du Miles (ce qui d'ailleurs nous suffirait ici pour éliminer
la contamination),mais de la source indirecte du Miles,
directe de l'original gr.ec : quelque roman ionien
d'aventures. S'il en est ainsi, il est trop clair que
Plaute .n'a point eu à contaminer : il n'a fait que reproduire
son .modèle. Et ce qu'il y a de surprenant
dans la composition de cette comédie, de surprenant aussi dans la composition du Poenulus, qui peut
avoir une origine analogue, s'explique sans difficulté
: ce ne sont pas des pièces conçues dès l'abord
et bâties comme pièces, mais des pièces extraites
d'une oeuvre narrative, et qui en ont gardé cette
allure un peu plus lâche, cette action moins serrée,
cette intrigue plus épisodique, à quoi se reconnaissent
d'ordinaire les drames tirés de récits antérieurs.
Alors il n'y a plus de contamination chez Plaute?
Je ne dis pas cela. Le fait de la contamination, au
contraire, est attesté et certain. Je dis seulement que
nous ne pouvons pas, en l'absence des modèles et
à défaut de tout renseignement extrinsèque, établir
quelles sont les comédies où il a sûrement fait
usage de ce procédé (1)
(1) Qu'on prenne l'Etourdi de Molière. C'est une pièce contaminée. Molière y a suivi l'Inavertito de Nicolo Barbieri (Beltrame) ; mais il y a fait des suppressions, des transpositions ; il y a ajouté des épisodes tirés de sources italiennes (Emilia de Luigi Grotto, Angelica de Fabricio de Fornaris), de sources espagnoles (Belle Egyptienne de Cervantes ou comédie qu'en a tirée Antonio de Solis), de sources françaises (Contes d'Euttrapel de Noël du Fail, Parasite de Tristan), de sources latines (Plaute et Térence), de sources inconnues ou d'épisodes de son cru. Je défie bien quiconque n'aurait pas sous les yeux l'Inavertito et les autres sources de retrouver sûrement toutes ces contaminations ou même d'établir sùrement qu'il y a eu contamination.
Il me semble d'ailleurs que la plupart des critiques,
dans leur recherche des pièces contaminées, emploient
une méthode vicieuse, parce qu'ils se font de la contamination
elle-même une idée fausse, contraire à la
vraisemblance et contraire aux faits connus. Prenons
en effet le Poenulus, tel que le décompose M. Leo. Nous
obtenons le tableau suivant. Vers 1-158 : modèle A ; — 159-189 : modèle B ;— 190-202 : vers de suture; —
203-414 : B; -415-416 : suture; — 417-448 : B; — 449-
503: A; - 504-816 : B; — 817-820: suture; —821-907:
A ; — 908-90) : suture; — 910-918 : A ; -919: : suture;—
920-922: A; -930-13371 : A; — 1338-1422: A et B. Quel
travail de marquetterie est-ce là? Qui admettra sans
difficulté que Plaute procède de la sorte et qu'il compose
comme on fait un jeu de patience? — Si nous lisons
maintenant les prologues de Térence, et les notes que
Donat a mises à ses comédies, nous voyons que la
contamination pour lui ne consiste pas en une combinaison
de ce genre.
D'abord il ne s'agit pas le moins du monde de la fusion
totale des deux originaux grecs. Le mélange est partiel ; les
deux éléments y entrent en proportions très inégales. Il y a
l'original principal et l'original secondaire : l'un sert de fond
à l'imitation latine, l'autre ne fournit qu'un supplément plus
ou moins considérable : tantôt des personnages épisodiques,
tantôt une simple addition au rôle de certains personnages
appartenant déjà à l'original principal. L'Andrienne doit à la
Périnthienne Charinus et Byrria avec l'idée du personnage
protatique; l'Eunuque doit au Kolax Thrason, Gnathon et les
autres acolytes du soldat. Dans les Adelphes, les rôles d'Eschine
et de Sannion ont été augmentés d'une scène de médiocre
étendue, prise aux Synapothnescontes. Ensuite les deux
pièces choisies par Térence pour le mélange ne sont pas des
pièces quelconques : il y a entre elles quelque ressemblance,
quelque affinité. L'Andrienne et la Périnthienne ont même sujet;
l'Eunuque et le Kolax, les Adelphes et les Synapothnescontes ont une situation commune. On dira : Mais Plaute et Térence ne conçoivent
pas; la contamination de la même manière; l'un procède
par grandes tranches, prenant un acte ici, un
acte là; l'autre respecte l'intrigue de sa pièce principale
et: y insère seulement des scènes ou des parties
de scène. Qu'en sait-on? Il y a là un cercle vicieux.
On a commencé par chercher les traces de la contamination
dans les pièces de Plaute au centre même
de l'intrigue et non dans ses à-côtés; guidé par cette
idée préconçue, on en a naturellement trouvé (puisqu'on
prend pour telles toutes les inadvertances de
l'auteur, toutes les incohérences dues aux suppressions
qu'ila faites, aux bourdes des copistes, ou au
travail des remanieurs); et l'on conclut cela même
qu'on avait implicitement posé en principe : il contamine
en fondant plusieurs actions. Il y a. là une
double invraisemblance. D'abord Térence affirme
qu'il a suivi l'exemple de Nævius,.de Plaute et d'Ennius.
Si, en fait, 'il en avait usé plus librement avec
ses modèles et touché à l'intrigue même, nous pourrions
nous défier de son témoignage : il aurait intérêt
à taire la différence. Mais, au contraire, on nous soutient
qu 'il a moins altéré ses originaux; alors il aurait
eu intérêt à dire non pas : Je fais comme eux,
mais : Je fais moins qu'eux; et il ne le dit pas; loin
de là., il invoque leur autorité et leur exemple : voilà
qui est significatif. En second lieu, tout le monde convient
que Térence est un auteur plus méthodique, plus
réfléchi, moins improvisateur, que Plaute; si l'un des deux s'est donné la peine de découper des tranches
de pièces diverses pour échafauder industrieusement
une intrigue nouvelle, ce sera Térence et non Plaute:
c'est Térence et. non Plaute qu'on peut soupçonner de
faire de la marquetteriez c'est Térence et non Plaute
qu'on peut croire capable de ces arrangements enchevêtrés
et méticuleux. La seule méthode sûre est donc
de supposer la contamination non point dans ce qui
constitue l'essentiel de l'intrigue, mais dans les épisodes
: scènes et personnages. J'ai dit plus haut qu'on
n'a pas démontré que le parasite des Captifs ou du
Stichus, que le pédagogue des Bacchis, que la grande
scène de Périplectomène dans le Miles vinssent d'ailleurs;
il n'en est pas moins vrai que ce sont là les
types de la contamination vraisemblable et qu'en
chercher d'autre nature, c'est, de gaîté de coeur, se
lancer dans des constructions subjectives, arbitraires,
fantaisistes et nécessairement ruineuses.
Quoi qifil en soit, Plaute a sûrement contaminé. Et
l'on voit sans peine quelles conséquences s'en peuvent
déduire. C'est une manifestation d'originalité, puisque
l'imitateur se permet une certaine indépendance
à l'égard de son modèle; mais d'originalité restreinte,
puisque (par hâte assurément plutôt que par incapacité)
il n'abandonne un modèle que pour s'attacher à
un autre. C'est un effort pour s'adapter au goût du
public. Il fallait aux Romains une action plus chargée
d'événements, une scène plus emplie de personnages,
une intrigue plus riche en épisodes; souvent les pièces
grecques leur paraissent trop grêles : ce sont viandes
légères qui n'emplissent pas un estomac rustique
comme le fait « quelque bon haricot bien gras avec quelque pâté-au-pot bien garni de marrons ». Il leur
présente le plat qu'ils préfèrent. Et par suite il sacrifie
l'art au succès. Il y a des chances pour que ces
additions altèrent l'unité de la pièce et en rompent le
mouvement; il y a des chances surtout, pour que, faites
négligemment, sans que l'harmonie des parties anciennes
et des morceaux raccordés soit établie jusque
dans le détail, elles produisent des incohérences ou
tout au moins des disconvenances. Mais il n'en a cure ;
il sait bien que, si les spectateurs s'amusent, ils n'en
demanderont pas davantage. Foin de la postérité! il
s'agit de faire rire et d'être applaudi : c'est comme
cela qu'on remplit sa bourse.
Plaute n'ajoute pas toujours. Quelquefois il supprime.
Cela, nous le savons aussi d'une manière sûre.
Nous le savons par Térence : « Les Synapothnescontes
sont une comédie de Diphile. Plaute en a fait la pièce
des Commorientes. Dans le grec, au début de la pièce,
il y a un jeune homme qui enlève une courtisane à un
leno. Plaute a laissé tout. cet épisode ». Nous le savons
par le prologue de Casina. Il y a là toute une
histoire d'enfant exposée, recueillie par un esclave,
reconnue à la fin comme de condition libre et fille
d'un citoyen d'Athènes, dont il n'est pas question
dans la pièce. Il y a là toute une histoire d'amour entre
Casina et le fils de celle qui l'a recueillie, à la quelle, dans la pièce, il est fait quelques allusions en
passant et dans la mesure seulement où cela peut
expliquer comment l'épouse est en lutte avec son barbon
de mari pour défendre à la fois ses droits méprisés
et les amours menacées de son fils. Mais Casina
elle-même ne paraît point; l'esclave qui l'a recueillie,
et dont le témoignage sans doute devait la faire reconnaître,
ne paraît pas non plus: il est malade;
l'amoureux enfin ne paraît pas davantage : « Le vieux
s'est aperçu que son fils aimait la même femme et lui
ferait obstacle; il l'a envoyé à l'étranger pour l'éloigner.
Ne l'attendez pas; aujourd'hui, dans cette comédie,
il ne reviendra pas à la ville. Plaute ne l'a pas
voulu : il a rompu un pont qui était sur sa route (1) ».
(1) Et il y avait sans doute un beau-père qui venait rétablir la paix dans le ménage, comme le beau-père des Ménechmes (c'était lui, qui tenait les sages discours mis par Plaute dans la bouche de Myrrhina) : il ne paraît pas davantage.
Et à la fin, quand la mystification du veillard s'est longuement déroulée, tous les acteurs s'en vont, laissant l'intrigue en plan (1).
(1) Cf. vers 1006 : « Cette comédie est longue; ne la faisons pas trop longue. »
L'orateur, alors, se tourne
vers le public : « Spectateurs, ce qui va se passer à
la maison, nous allons vous le dire. On découvrira
que Casina est la fille du voisin et elle épousera Euthynique,
le fils de notre vieux maître ». On ne saurait s'en tirer avec plus de désinvolture. La Cistellaria se termine à peu près de la même façon :
« N'attendez pas, spectateurs, qu'ils reviennent ici
devant vous, déclare l'orateur après le départ des personnages;
personne ne sortira; tous, ils achèveront
l'affaire dans la maison ». Voilà encore un dénouement vite expédié. Et si l'on ne retrouve pas ailleurs
des aveux aussi nets, on a cependant mainte
raison de soupçonner plus d'une fois des coupures
importantes. Dans l'Asittaire, si, comme tout le fait
supposer, l'amoureux de la scène est Diabole et non
point Argyrippe, il faut bien croire à la suppression
d'une scène au moins : il est inadmissible que le
« jeune premier », le personnage sympathique avec
la douce Philénie, nous soit seulement présenté dans
la seconde partie de la pièce. Même observation
pour l'Aululaire, quoique l'entrée tardive de Lyconide y
soit assurément moins choquante: celle qu'il
aime, ou plutôt à qui il a fait violence, ne pouvant
nous être présentée, il n'y a pas ici de place favorable
à une scène sentimentale. Le Persa est une comédie
étrangement brève et, au dénouement, certaines choses
demeurent inexpliquées. Pourquoi le parasite Saturion
n'assiste-t-il pas au banquet avec les autres
vainqueurs, ses complices? Qu'a fait Dordalus au forum et comment s'est terminé le procès, ou, s'il n'y
a pas eu procès, par quelle transaction a-t-il pu l'arrêter?
On en a conclu que Plaute a supprimé les
explications données par le poète grec. On ne voit
pas pourquoi le Truculentus a tiré son titre du rôle de
Strabax, le rustre : ce rôle est tellement secondaire!
On ne comprend pas la brusque transformation
de ce caractère; on ne peut même pas savoir si
Strabax joue à ce moment-là une comédie et pourquoi
il la jouerait, ou s'il est sincère et si, comme le chien
qui porte à son cou le dîner de son maître, il veut du
moins profiter des folies qu'il n'a pu empêcher. Cela
ferait croire que Plaute a supprimé un certain nombre
de scènes, où paraissait Strabax. Enfin, nous
avons vu, ou cru voir, dans le Pseudolus et surtout
dans le Stichus, des suppressions assez importantes ou,
pour le Stichus, énormes (1).
(1) Je ne parle pas des suppressions soupçonnées dans le Curculio, puisque ces suppressions pourraient être attribuées à un remauieur.
En laissant de côté tous les cas douteux que l'on
voudra, restent donc des retranchements, attestés par
des témoignages incontestables où évidents d'eux-mêmes.
Certains peuvent s'expliquer par des raisons
particulières. Au dénouement du Persa, dans l'original
grec, le leno donnait, peut-être de l'argent à Saturion
pour éviter d'être traîné en justice, car il y allait pour lui de la peine de mort; et Saturion se serait
hâté d'aller mettre son butin en sûreté. Mais Plaute
aura trouvé que cette transaction ne s accordait pas
avec les moeurs romaines et il aura négligé tout l'épisode,
laissant ainsi inexpliquée la disparition du parasite
et le sort du leno incertain.
(1) Meyer objecte, non sans vraisemblance, que
ce versement d'une indemnité, ce chantage, si l'on veut, est chose ni grecque ni romaine, mais universelle. Pour lui,
dans la comédie de Plaute, Dordalus accompagne Saturion pour
lui remettre la somme et c'est en revenant qu'il passe par hasard
à portée de ses ennemis. Un remanieur aura coupé cette
scène.
D'autres fois, ce
qui est supprimé, c'est ce qui aurait moins amusé le
public. On a remarqué bien souvent que le dernier
acte d'un vaudeville est le moins gai. Il faut débrouiller
pour les personnages un imbroglio qui s'est noué
et prolongé sous les yeux des spectateurs; eux, ils sont
au courant et les explications didactiques, qui ne leur
apprennent rien de nouveau, risquent de les ennuyer.
Faire une annonce sommaire, comme au dénouement
de la Casina et de la Cistellaria, c'est s'éviter toute cette
peine, éviter aux auditeurs tout éclaircissement fastidieux,
et trancher d'un seul coup le noeud au lieu de
le dénouer lentement. Enfin les critiques semblent
admettre, puisqu'ils font des coupures un indice
de la contamination, que ces retranchements sont,
pour ainsi parler compensateurs. Plaute ayant contaminé,
c'est-à-dire, selon eux, ajouté à l'intrigue principale
une intrigue secondaire ou des parties de cette
intrigue, sa comédie risquait de devenir trop longue.
Il aurait donc pris le parti de supprimer ici ou là certains rôles, de manière à conserver à sa pièce de justes
dimensions. Ainsi il ajouterait d'une main et retrancherait
de l'autre? Je sais bien que, par hypothèse, il
retrancherait moins qu'il n'ajouterait ou retrancherait
des scènes moins gaies pour en ajouter de plus comiques
: son recours à la contamination resterait donc
justifié. Mais enfin, le procédé me paraît bien compliqué.
C'est s'imposer un double effort pour dissimuler,
si négligemment qu'on les dissimule, les incohérences
dues aux additions et les incohérences dues aux suppressions.
C'est avoir la main bien malheureuse, que
de ne pas trouver dans le nombre considérable des
pièces grecques roulant sur les mêmes sujets la péripétie
ou l'action secondaire qui ait à peu près les proportions
voulues pour s'ajuster à l'intrigue primitive,
et cela quand les limites dans lesquelles Plaute peut
se mouvoir sont si indéterminées : le Stichus, qu'on
dit contaminé, compte 775 vers, le Rudens, qui ne l'est
vraisemblablement pas, 1422, la Mostellaria, qui ne
l'est sûrement pas, 1181. Et ces objections ont encore
bien plus de force, s'il est vrai, comme nous l'avons
admis, que la contamination ne consiste pas à fondre
deux actions, mais à ajouter à une action certains
rôles ou certaines scènes tout épisodiques : par là
même qu'ils sont épisodiques, ils sont bien plus aisés
à tailler à la mesure convenable pour qu'en s'encastrant
dans la pièce primitive, ils n'en chassent pas
d'importants morceaux. Cela dit, j'admettrais,
moi aussi, que ces retranchements je ne dis pas : compensent
des enrichissements symétriques, mais y
correspondent; seulement ce ne seraient pas à ceux
qui/proviennent de la contamination. Ici, nous entrons dans l'hypothèse. Car les prologues
de Plaute et ceux de Térence, là où ils font allusion
aux rapports de la pièce latine avec la pièce
grecque son modèle, ne nous ont signalé que les contaminations
et les coupures. Je ne crois pas cependant
qu'il soit téméraire de recourir à l'hypothèse, quand
elle est suggérée, voire imposée par l'examen des
textes, sans aucune idée préconçue. Or quand nous
lisons ainsi, avec candeur en quelque sorte, les diverses
pièces de Plaute, une chose nous saute aux yeux.
C'est qu'un grand nombre de scènes sont prolongées
sans mesure, au détriment de l'action véritable. Ce
sont d'ordinaire les scènes comiques : celles où paraissent
les personnages risibles ou ridicules, les esclaves,
les parasites, les fanfarons, les vieillards grotesques,
celles où des personnages subalternes se
disputent, se mystifient, s'ébattent pour le plaisir ou
échangent des gourmades, des plaisanteries, des vantardises,
des lazzis de toute nature. Ce sont parfois
les scènes d'amour et de sentiment. Ce sont encore
les,scènes à débats ou à thèmes philosophiques et morraux. Dans Amphitryon, Sosie et Mercure, ensemble
ou séparément, sont bien plus en scène que Jupiter
et Amphitryon : leur première entrevue, si amusante,
ne compte pas moins de 312 vers. Dans l'Asinaire.,
toutes les scènes où Léonide et Liban échangent leurs
gentillesses, soit seuls (II, Il et.IV), soit en présence et
aux dépens des amoureux (III, II), ont une ampleur
démesurée. Les esclaves, le cuisinier de l'Aululaire tiennent aussi beaucoup de place. Les monologues
d 'Ergasile dans les Captifs sont très étendus; la scène
où Tyndare joue la comédie et invente une série de mensonges .pour parer nux révélations d'Aristophonte
et maintenir sa dupe dans son erreur, a 135 vers ;
quant à celle où le parasite, apportant au père la
nouvelle que son fils est retrouvé, la lui fait longuement
désirer, elle se développe au-delà de toute vraisemblance;
et c'est une autre invraisemblance encore
qu'antérieurement Hégion ait oublié sa douleur et son
anxiété pour faire assaut d'esprit avec le même Ergasile.
Dans la Casina, les multiples mystifications dont
est victime le vieillard libertin occupent nombre de
vers et, après le récit scandaleux d'Olympion, on devine,
sous les ratures pudiques des copistes, un autre
récit non moins développé de l'autre dupe, le maître,
rival malheureux de son malheureux fermier. Dans
le Curculio, quand le .parasite fait le servus currens et,
comme tout à l'heure Ergasile, exaspère par sa lenteur, s'expliquer l'impatience de son patron, l'action
piétine. Dans le Miles, le dialogue initial du soldat
fanfaron «vec son parasite est un véritable hors-d'oeuvre
et la mystification de Scélèdre, on l'a vu, forme
dans la pièce comme une pièce indépendante. Dans le Persa, le parasite Saturion est parfois un terrible bavard;
Pégnion n'a d'autre rôle que de faire longuement
assaut d'esprit.avec une servante, puis avec Sagaristion : c'est un jeune drôle qui promet, mais Il
n'agit point; quant à l'orgie finale, l'acte V tout entier,
elle est postérieure au dénouement réel. Dans
le Pseudolus, quelle ampleur prend la scène où le leno Ballion étalera sa cupidité, sa tyrannie et son cynisme;
et Calidore l'instant d'après, accumule sur lui pendant
nombre de vers les inculpations et les invectives.
A la fin du Rudens,.tout le rôle de Gripus est assurément développé d'une façon disproportionnée avec le
reste de la pièce et sa dispute avec Trachalion paraît
à tout lecteur d'une longueur excessive. Dans le Stichus,
ce sont le rôle de Gélasime, et le banquet final
qui soulèvent la même objection. Voilà pour les scènes
comiques, les plus nombreuses. Quant aux scènes
d'amour, il suffit de rappeler celles du Curculio (III,Ii, Il, III), de la Mostellaria (I, III), du Poenulus (I, Il);
pour les scènes philosophiques et morales, le prologue
du Mercator, le monologue de Philolachès dans
la Mostellaria, tout le début du Trinummus, sans compter
la grande scène du Miles où Périplectomène dépeint
la vie du .célibataire épicurien..Quand on a vu tout
cela, et j'en passe, l'idée se présente naturellement
qu'en des scènes de ce genre et pour l'ébattement
de la- plèbe, le plus souvent, pour le plaisir de
l'élite, quelquefois, Plaute s'est volontairement espacé,
qu'il a donné libre cours à sa verve, qu'il a développé
sans aucune mesure ces morceaux sûrs du
succès. C'est en revanche et par compensation qu'il
aura réduit à leur strict minimum ou même complètement
supprimé des parties que l'auteur grec, soucieux
des règles de l'art, avait habilement proportionnées
à l'ensemble. Et ce déséquilibre conscient, voulu,
apporté à son original par la dilatation des scènes à
effet, ce serait le troisième procédé auquel Plaute eut
recours pour adapter les comédies grecques au goût
imparfait de l'auditoire romain.
On en peut soupçonner encore un quatrième. Ici
non plusy nous n'avons ni témoignage extérieur, ni preuve véritable; mais seulement des indices. L'intrigue
de l'Epidicus et surtout le dénouement ne satisfont
pas entièrement l'esprit. Que Stratippoclès soit amoureux de la jeune fille qui à la fin sera reconnue pour
sa demi-soeur, c'est quelque chose d'assez choquant
et qui éveille une idée désagréable d'inceste; les Romains
avaient la même impression, puisque Plaute a
visiblement insisté sur la réserve que le jeune homme
a gardée envers sa captive. Quand la vérité est reconnue,
Stratippoclès n'est qu'à demi satisfait: « plus
d'amour, partant plus de joie ». Et Epidicus le console
: «.Que tu es bête tu as sous la main quelqu'un
à aimer, la joueuse de lyre que je t'ai procurée ». Mais
Epidicus avait décidé le père de famille à acheter
cette femme en la faisant passer pour la fille qu'il recherchait
: une fois détrompé, pourquoi la garderait-il?
Au contraire, dans l'original grec, les choses pouvaient
s'arranger bien plus aisément : Stratippoclès épousait
sa soeur utérine; les lois et les moeurs admettaient en
Grèce utie telle union. S'il en est bien ainsi, comme
l'a supposé Dziattko, il a donc fallu que Plaute, pour
rendre son sujet acceptable, modifiât les dernières
scènes et, avec elles, toutes les scènes antérieures
qui les préparaient ou les annonçaient plus ou moins
clairement. De là des retouches qui ont dû retentir
sur la .conduite de la pièce entière. Nous avons vu
que dans l'Aululaire, Dziatzko a aussi supposé un autre
changement, moins grave, il est vrai : le frère et la soeur veuve auraient habité deux appartements de
la même maison, au lieu de deux maisons différentes, et cela pour des raisons de commodité scènique.
On a encore, mais peut-être la chose est-elle
plus discutable, imaginé que des modifications
analogues avaient pu être apportées à la Casina, au Persa, au Pseudolus. Disons simplement que cela
est possible et, pour l'Epidicus au moins, très vraisemblable.
Faut-il enfin admettre que parfois, s'émancipant
davantage, Plaute ait ajouté à son modèle des scènes
entières ou des parties de scènes qui fûssent totalement
de son invention? On l'a soutenu pour les Bacchis,
pour la Casina, pour le Persa, pour le Pseudolus,
pour le Rudens. Je n'ose me prononcer. Non que
l'idée, en elle-même, me semble inncceptable. Il serait
naturel, au contraire, qu'encouragé par le succès,
et voyant quels épisodes réussissaient le mieux auprès
de son public, Plaute en ait ajouté de semblables, toutes les fois qu'il en trouvait l'occasion. Mais comment
affirmer qu'ils soient de son invention? Nous ne
possédons pas le répertoire immense de la comédie
grecque et nous n'avons aucun moyen de savoir si
Plaute a jamais imaginé quelque chose qui n'eût pas
déjà été mis en oeuvre par les comiques grecs. De fait
pour tous les épisodes que l'on cite, scène d'ivrognerie,
de déguisement, de mystification, récits indécents,
rêves saugrenus ou romanesques, interpellations
au public, dénonciation de la convention scènique
etc. nous avons tout lieu de croire qu'il y en eut
d'analogues dans la Comédie Nouvelle, soit que nous
les y retrouvions sûrement, soit qu'ils fassent partie
de l'héritage qu'elle a reçu de la Comédie Ancienne.
Toutes ces « inventions » prétendues ont donc chance
d'être de simples réminiscences; et il n'y aurait là
qu'une contamination inconsciente ou demi-inconsciente.
Ainsi il est attesté que Plaute a fait des contaminations
et des coupures; il n'est pas attesté, mais il n'en
est pas moins certain qu'il a amplifié sans mesure
certaines scènes pour en raccourcir d'autres; il est
infiniment probable qu'il a parfois modifié certaines
données peu intelligibles ou choquantes pour ses auditeurs;
il n'est pas impossible enfin qu'il ait parfois
introduit des morceaux nouveaux, sinon en les inventant,
du moins en les puisant dans ses souvenirs sans
pouvoir les rattacher, et sans chercher à les rattacher à un original secondaire déterminé. Et à côté de cela, il y a des passages fidèlement traduits. Cela
explique les jugements si divers qu'on a pu porter
sur son indépendance : elle est en effet inégale des
pièces d'un auteur aux pièces d'un autre, inégale
d'une pièce à l'autre, et dans la même pièce inégale
d'une scène à l'autre. Il semble bien, par exemple,
en avoir pris plus à son aise avec les pièces de Ménandre et
de Diphile qu'avec celles de Philémon, qu'il
estimait sans doute mieux adaptées au goût romain
Il est évident qu'il en a usé plus librement de son modèle
dans la Casina et dans l'Epidicus ou le Stichus que
dans les Captifs et dans le Rudens. Mais dans les Captifs mêmes et le Rudens, il aura plus fidèlement reproduit
les scènes dramatiques, romanesques, émouvantes,
plus librement développé les scènes gaies où
paraissent Ergasile et Gripus. Ainsi, selon qu'on examine
la Casina ou le Rudens, ou que dans le Rudens on
s'attache à tel épisode plutôt qu'à tel autre, on juge
différemment de son originalité.
De ces quatre ou cinq procédés d'adaptation, lesquels
sont chez lui les plus fréquents? On l'ignore. J'imagine,
cependant, qu'un procédé réfléchi, prémédité,
comme celui de la contamination ou de la modification
systématique, doit être chez lui plus rare que les
autres. C'est par amplifications et par réductions ou
coupures qu'il aura d'ordinaire modifié son original.
Plaute avait sous les yeux les comédies de Ménandre, si
sages, si régulières, si parfaites : il faisait profession de les imiter, et même, si l'on veut, il essayait de les traduire. Mais
le pouvait-il ? Un poète si riche de son fond, si plein de fougue
et d'inspiration naturelle était-il maître de se condamner
à une imitation fidèle ? Une fois sa verve excitée, elle déborde
.et lui échappe ; quand une situation lui plait, il s'y attache,
il y demeure, il l'isole du reste et semble la développer pour
elle-même; l'intrigue s'arrête alors, le dénouement est oublié,
les plaisanteries se succèdent et s'attirent l'une l'autre ; et les personnages, quel que soit l'état de leur âme, se prêtent
complaisamment à ce bavardage. Les plus tristes consentent
à rire ; les plus pressés écoutent sans impatience les sottises
de leurs esclaves ; et la scène dure tant qu'on pense que le
public l'applaudira. Cependant la pièce s'allonge, l'heure
s'écoule et Plaute s'est tant arrêté en route qu'il désespère
d'arriver au terme. Il ne s'en met guère en peine et pour finir
plus vite, il prend le chemin le plus court : « Spectateurs, dit
un des personnages en s'adressant au public, si vous voulez
savoir ce qui doit se passer encore, nous allons vous le dire » ;
et il raconte le dénouement. On ne saurait s'en tirer d'une
manière plus commode.
Que l'oeuvre y perde en perfection, cela n'est pas
douteux, mais elle y gagne en gaité et c'est l'unique
souci de Plaute.
Lacunes, incohérences, contradictions, tous ces défauts
d'ailleurs sont dissimulés par la variété et la
vivacité de la forme. La forme, voilà qui chez Plaute
est entièrement original. Il combine à sa fantaisie les
métres les plus divers; il mêle aux septénaires et aux
sénaires les rythmes lyriques ; il emploie les tons les
plus variés, du plus noble langage de la tragédie à
l'argot populaire de la farce; et tout cela avec un tel naturel, une telle souplesse que le lecteur est entraîné :
qu'était-ce des auditeurs?
En somme, remarquons le bien, Plaute s'est cornporté
envers ses originaux comme nos grands classiques
avec les chefs-d'oeuvre grecs et latins qu'ils ont
imités, comme Racine et Molière. La seule différence,
et elle est grande, je l'avoue, c'est que Racine et
Molière avaient le souci de l'art et qu'ils se proposaient
ainsi de faire, tout en imitant, oeuvre nouvelle
et originale. Plaute, lui, ne se le proposait point. Et,. pourtant, sans l'ambitionner, il a réussi à le faire.
C'est qu'il était homme de théâtre, c'est qu'il avait le
don de la vie, le don de la scène, le don du langage
qui convient à la vie et à la scène. Inspiré d'une verve
irrésistible, «prêtre du rire», il était né pour produire
des chefs-d'oeuvre comiques, comme le pommier produit
ses pommes.
FIN DE L'OUVRAGE
Les oeuvres de Plaute sont : Là.