ÉPITRES D'HORACE.

TRADUITES EN FRANÇOIS PAR CHARLES BATTEUX

LIVRE 1

1823

LIVRE PREMIER.
ÉPITRE 1. A Mécène
ÉPITRE II. A Lollius

ÉPITRE, 111. A Julius Florus
ÉPITRE IV. A Albius Tibulle
ÉPITRE V. A Torquatus
ÉPITRE VI. A Numicius
ÉPITRE VII. A Mécène
ÉPITRE VIII. A Celsus Albinovanus
ÉPITRE IX: A Claudius Tibérius Néron
ÉPITRE X. A Fuscus Aristius
ÉPITRE XI. A Bullatius
ÉPITRE XII. A Iccius
ÉPITRE XIII. A Vinius Asella
ÉPITRE XIV. A son métayer
ÉPITRE XV. A Numonius Vala
ÉPITRE XVI. A Quintius
ÉPITRE XVII. A Sceva
ÉPITRE XVIII. A Lollius
ÉPITRE XIX. A Mécène
ÉPITRE XX. A son livre

LIVRE SECOND.
ÉPITRE I, A Auguste
ÉPITRE 11, A Julius Florus

 

LIVRE 1

ÉPITRE I.

A MÉCÈNE.

Il lui montre son goût pour la philosophie.

Vous, à qui j'ai consacré les premiers fruits de ma Muse, et à qui je dois en consacrer les derniers, pourquoi, cher Mécène, voulez-vous encore me faire rentrer dans une carrière où je me suis montré assez longtemps? N'ai-je point acquis le droit de me reposer? l'âge est passé, l'esprit n'est plus le même. Depuis que Véjanius (1)

(1) Véjanius était un athlète célèbre, qui, après avoir mérité son congé, eut la sagesse de se retirer à la campagne, pour n'être pas forcé de reparoatre dans l'arène. On présume, d'après son nom qu'il étoit du pays des Falisques ou des Véiens

a suspendu ses armes, dans le temple d'Hercule, il se tient, renfermé dans sa campagne, pour n'avoir plus à demander grâce à la fin des combats (1).

(1) Quand, à la demande du peuple, un gladiateur déja congédié rentrait dans la lice, il lui fallait de nouveau obtenir son congé. Alors il se mettait au bout de l'arène où était le peuple, et lui demandait son agrément pour se retirer.

J'entends une voix qui retentit sans cesse à mes oreilles, quand elles sont libres: Sois sage, renvoie de bonne heure le coursier qui vieillit, de peur qu'il ne vienne à tomber au milieu de la carrière, et qu'il ne te rende la risée du public. J'ai dit adieu à la poésie et aux autres amusements frivoles; mon unique objet aujourd'hui est de connaître le vrai, le juste: c'est là où je suis tout entier. J'amasse, je mets en réserve des biens dont je puisse me servir à chaque instant. Si vous me demandez quelle est la secte que j'embrasse, et à quel maître je suis attaché, il n'en est aucun à qui j'aie juré d'être fidèle; je suis le flot qui m'emporte, et j'aborde où je me trouve. Tantôt j'embrasse la vie active, et je me plonge dans la société, partisan rigide de l'austère vertu; tantôt me relâchant peu à peu je retombe doucement dans la morale d'Aristippe (1); je tâche de ramener tout à moi, et de ne dépendre de rien.

(1) La morale des stoïciens était très sévère, et exigeait une vie active; celle d'Aristippe, qui fut le fondateur de la secte cyrénaïque, que corrigea depuis Épicure, faisait consister le bonheur à vivre pour soi-même, à ne se soucier de rien, à user de tout, et à chercher le plaisir et le repos partout où on pouvait le trouver. Comme cette morale était très décriée, Horace n'ose pas avouer ouvertement son penchant pour elle; et il ajoute furtim, en cachette.

Comme la nuit paraît longue à l'amant qui attend en vain son amie, lejour au mercenaire forcé de travailler, et l'année au pupille qu'une mère sévère tient sous sa tutéle; ainsi le temps me paraît long, insupportable, dans l'attente du moment où je dois me livrer à des objets également utiles au pauvre et au riche, et que jeune ou vieux on se repentira d'avoir négligés. Que puis-je faire de mieux que de m'exercer, que de me consoler, et de me conduire par ces principes? Tu n'auras jamais, me dis-je en moi-même, la vue aussi perçante que Lyncée (1); mais faut-il pour cela négliger les remèdes qui peuvent guérir tes yeux malades?

(1) Les anciens connaissaient deux Lyncées; l'un, fils d'Alpharéus, qu'on disait avoir de si bons yeux, qu'il voyait dans les entrailles de la terre; l'autre, plus moderne, voyait du port de Carthage, et comptait les vaisseaux d'une flotte qui sortait de la Sicile.

Tu n'auras jamais les forces de l'invincible Glycon; il ne faut pas pourtant laisser venir la goutte. Si tu ne peux aller loin, tu peux du moins faire quelques pas. Ton coeur est tourmenté par l'avarice, par des desirs violents? Il y a des maximes qui peuvent adoucir ta douleur, et te guérir du moins en partie. Tu es gonflé par la vaine gloire? Lis trois fois certain livre, avec l'attention convenable, tu te sentiras soulagé. Enfin l'envie, la colère, la paresse, l'ivrognerie, l'amour, toutes les passions, quelque vives qu'elles soient, peuvent s'adoucir, pourvu qu'on se prête à l'instruction. C'est déjà une vertu que de fuir le vice ; et la première sagesse est d'être guéri de la folie. Vois combien il en coûte de peines, et de corps et d'esprit, pour éviter un refus honteux, pour n'être pas réduit à de médiocres revenus: car ce sont là les deux plus grands maux, selon l'opinion humaine. Avide marchand, tu volets aux extrémités du monde ; pour éviter la pauvreté, tu te jettes à travers les feux, les rochers. Que n'écoutes-tu plutôt la voix d'un sage conseil, qui t'apprendrait que ce que tu recherches ne mérite point de tels travaux ? Quel athlète accoutumé à se battre dans les bourgades refuserait d'être couronnné aux jeux olympiques, si on lui promettait la palme sans aucun combat? Faites y attention: l'argent vaut moins que l'or, mais l'or vaut infiniment moins que la vertu. Citoyens, citoyens! ayons d'abord de l'argent, ensuite nous songerons à la vertu; voilà de quoi retentit d'un bout à l'autre la place de Janus, et ce que répètent sans cesse les jeunes et les vieux, avec leur registre sous le bras, et la bourse à la main. Vous avez du courage, des moeurs, du talent, de la probité, mais, pour compléter les quatre cent mille sesterces, il vous en manque six ou sept mille, vous serez peuple. Cependant les enfants disent dans leurs jeux: Celui qui fera bien sera roi. Voilà le mur d'airain de l'honnête homme : une conscience qui n'a rien à se reprocher, et un front qui n'a à rougir d'aucun crime.Lequel des deux vaut mieux, je vous prie, ou la loi Roscia (1), ou la chanson des enfants; cette chanson dont apparemment on berça les Curius et les Camille?

(1) L. Roscius Otho, tribun du peuple, avoit fait porter une loi qui assignait les premières places au théâtre à ceux qui payaient quatre cent mille sesterces. Il était réglé aussi qu'aucun affranchi, ni fils d'affranchi, ne serait admis, quelle que fût sa fortune. Ainsi la loi Roscia donnait les dignités à la naissance et à la richesse, et nullement à la vertu.

L'un vous dit d'amasser du bien par des voies honnêtes, si cela se peut ; sinon par toutes sortes de voies, afin que vous voyiez de plus près les tragédies touchantes de Pupius L'autre vous exhorte à braver l'insolence de la fortune, à vous rendre libre et indépendant de ses caprices. Lequel des deux vous donne le meilleur avis? Mais, me dira-t-on, pourquoi, vivant à Rome, ne pensez-vous pas comme les autres citoyens? Pourquoi, vous promenant sous les mêmes portiques, n'avez vous pas les mêmes goûts qu'eux, soit pour aimer, soit pour haïr? Je répondrai ce que le renard dit au lion malade. Peuple romain, les traces que je vois me font peur; je vois bien comme l'on entre, je ne vois pas comme on en sort. Tu es une bête à mille têtes, à laquelle de ces têtes m'attacherai-je? quel parti prendrai- je? Sera-ce celui des fermes, où tant de gens s'empressent d'arriver? Ferai-je le métier de ceux qui amorcent des veuves avares avec des gâteaux et des fruits, ou qui prennent au piège des vieillards, qu'ils mettent ensuite dans leurs ménageries? Me mettrai-je sur la liste nombreuse de ceux qui s'enrichissent par l'usure? Au reste, que chacun ait son goût, son penchant, je le veux, mais peuvent-ils m'empêcher d'en changer à chaque heure du jour? Oui, dira un riche, le plus bel endroit du monde c'est le rivage de Baïes: aussitôt le lac et la mer se ressentent de l'empressement du maître. Qu'une autre idée lui passe par la tête : Demain, dira-t-il, on transportera à Théano, les outils et les manoeuvres. Est-il engagé dans l'hymen : Ah! dit-il, il n'y a de bonheur que dans le célibat; ne l'est-il point, il prétend que rien n'est si agréable que l'hymen. Par quels noeuds fixera-t-on ce Protée, qui change de formes à tous moments? Et le pauvre, riez tant qu'il vous plaira, le pauvre change d'auberge, de table, de bain, de barbier; il se dégoûte d'une barque de louage, comme le riche de la trirème qui lui appartient. Si je parais devant vous avec des cheveux coupés de travers par un barbier maladroit, avec un habit neuf et du linge déchiré, ou une robe bizarrement retroussée, cela vous fait rire; et quand mon esprit se combat lui-même, qu'il prend, quitte, et revient à ce qu'il a quitté, que, comme un flux et un reflux perpétuel, il n'offre qu'une suite bizarre de variations; qu'il bâtit, détruit, et rebâtit; qu'il change en rond ce qui était carré, vous ne voyez là qu'une folie ordinaire : vous ne riez pas, vous ne croyez point pour cela que j'aie besoin ni de médecin, ni de curateur nommé d'office, vous qui êtes si attentif à tout ce qui me regarde, vous qui ne sauriez voir un ongle mal coupé à cet ami qui est tout à vous, qui ne voit que vous au monde. Enfin le sage ne voit au-dessus de lui que Jupiter. Il est riche, beau, comblé d'honneurs, libre; il est le roi des rois, et surtout il jouit d'une santé merveilleuse, si ce n'est pourtant quand la pituite le tourmente.

ÉPITRE II.

A LOLLIUS.

Il exhorte Lollius à la vertu.

Illustre Lollius (1), tandis qu'à Rome vous vous exercez à l'éloquence, j'ai relu à Préneste le poëte qui a écrit la guerre de Troie.

(1) M. Dacier a cru, et nous avons eu la même idée, que le Lollius à qui cette épître est adressée était le même que celui dont il est parlé dans l'ode IX du livre IV. Le P. Sanadon a très bien prouvé que le maxime Lolli est l'aîné des fils du premier. Il est parlé du cadet dans l'épître XVIII de ce livre.

Qu'il dit bien mieux que Crantor ni Chrysippe (1) et plus clairement, ce qui est honnête et ce qui ne l'est point, ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter !

(1) Crantor, natif de Soles, ville maritime de la Cilicie, était élève de Xénocrate, et un des plus illustres soutiens de la secte des académiciens. Cicéron en faisoit le plus grand cas, et il avait emprunté de lui la plupart des préceptes moraux qu'il répand dans ses ouvrages. Chrysippe était stoïcien; il succéda à Zénon, et fut un des principaux soutiens du Portique.

Écoutez, si vous en avez le temps, ce qui me fait penser ainsi. Le poëme où est racontée cette guerre si longue, que l'amour de Pâris alluma entre la Grèce et l'Asie, contient les agitations insensées des rois et des peuples. Antenor veut qu'on mette fin à la guerre, et qu'on aille à la cause du mal; mais Pâris prétend qu'on ne sauroit le forcer à vivre heureux et à régner en paix. Nestor tâche de terminer les querelles du fils d'Atrée et de celui de Thétis. Ils sont tous deux enflammés de colère; mais à la fureur celui-ci joint encore l'amour. Les peuples sont punis des sottises de leurs princes. La révolte, la fraude, la passion, la fureur, font mille ravages parmi les assiégeants et parmi les assiégés. L'autre poëme nous montre dans l'exemple d'Ulysse ce que peut le courage joint à la prudence. Ce héros, toujours guidé par la sagesse, voulut, après la prise de Troie, parcourir les différentes villes, et étudier les différentes moeurs des hommes; il essuya tous les maux, pour retourner dans sa patrie avec ses compagnons, sans que jamais l'adversité ait pu l'engloutir dans ses flots. Vous connaissez la voix enchanteresse des Sirènes, et la coupe de Circé; si Ulysse eût été assez imprudent pour y porter les lèvres, de même que ses compagnons trop avides, il eût été asservi à une prostituée, et rangé parmi les animaux qui se nourrissent d'ordures, ou qui se vautrent dans la fange. Pour nous, nous faisons nombre sur la terre; bouches inutiles, vrais amants de Pénélope, courtisans d'Alcinoüs, uniquement occupés de nos corps, nous trouvons beau de dormir jusqu'au milieu du jour, et de rappeler, au son des instruments, le sommeil qui, nous échappe. Les voleurs se lèvent la nuit pour assassiner les gens; et vous ne daignerez pas vous éveiller pour vous conserver vous-mème ! Usez du préservatif, si vous ne voulez pas user du remède. Si vous ne demandez pas avant l'aurore de la lumière et un livre; si vous ne vous livrez pas à l'étude de la vertu, quand vous serez éveillé, l'envie, ou quelque autre passion viendra vous tourmenter. Qu'une paille vous entre dans l'oeil, vous l'ôtez sur le champ;et qu'un vice entre dans votre ame, vous dites : L'année prochaine nous songerons à nous guérir. Pourquoi attendre? c'est avoir fait à moitié que d'avoir commencé. Osez être sage; mettez la main à l'oeuvre. Différer de régler sa conduite, c'est faire comme le voyageur qui auroit la simplicité d'attendre que toute l'eau d'une rivière fût écoulée: mais cette eau coule, et coulera jusqu'à la fin des siècles. On veut avoir de l'argent, une femme, des enfants; on défriche les forêts. Eh ! quand on a ce qui suffit, on ne doit pas desirer davantage. Cette maison superbe, ces grandes terres, ces tas d'or et d'argent chassent-ils la fièvre, les soucis du maître? Pour jouir de ce que l'on possède, il faut être sain et de corps et d'esprit. Pour quiconque a des désirs ou des craintes, toutes les richesses ne sont que comme des tableaux pour des yeux qui ne peuvent souffrir la lumière, ou des concerts pour des oreilles malades, ou enfin des fomentations pour les goutteux (1).

(1) Les remèdes extérieurs ne font rien sur la goutte, qui est un mal intérieur. Ainsi les grandeurs, les richesses, ne font pas plus la guérison d'une âme tourmentée par l'avarice et l'ambition.

Si un vase n'est bien pur, tout ce qu'on y verse s'aigrit. Fuyez les voluptés : les plaisirs sont un mal quand il en coûte trop pour en jouir. L'avare est toujours dans l'indigence; soyez borné dans vos desirs. L'envieux sèche de l'embonpoint d'autrui. Les tyrans de Sicile n'inventèrent point de tourments plus cruels que l'envie. Retenez votre colère : une vengeance précipitée est ordinairement suivie du repentir. La colère est une courte frénésie; soyez maître de ses mouvements impétueux : si cette passion n'obéit pas, elle règne en tyran. Employez les chaînes, s'il le faut; mettez-lui un mors. Un jeune cheval, dont la bouche est encore tendre, s'accoutume à la main qui le guide. Un jeune chien, quand il a aboyé contre un cerf empaillé, va chasser dans les forêts. Jeune homme, tâchez de vous faire de bons principes, et d'acquérir des habitudes vertueuses. Un vase neuf conserve longtemps l'odeur de la première liqueur qu'il a reçue. Pour moi, soit que vous marchiez d'un pas lent ou rapide, je ne veux ni atteindre ceux qui me précédent, ni attendre ceux qui me suivent.

ÉPITRE III.

A JULIUS FLORUS.

Il s'informe de Tibère et de ses amis.

Apprenez-moi, Florus (1), en quel lieu du monde le beau-fils d'Auguste exerce son courage.

(1) Florus était à la suite de Tibère en 731. Tibère ayant reçu un ordre de conduire ses troupes en Orient, Florus l'y suivit en 734. Horace nous marque ici dans cette lettre la route que le prince devoit tenir, à travers la Thrace, l'Hellespont, et l'Asie mineure. Ainsi, sous ce rapport, elle est historique; elle renferme en outre dans sa brièveté tout ce qui est capable de plaire, des sentiments nobles et généreux, du naturel, et de la saine critique. Elle a été composée en 733; Horace n'avoit alors que quarante-six ans.

Est-il sur les bords glacés de l'Hébre, ou vers ce bras de mer qui sépare deux mondes voisins? S'est-il arrêté.dans les grasses campagnes, ou sur les riches coteaux de l'Asie? A quoi s'occupe la troupe savante qui le suit? car c'est un point dont je veux être aussi informé. Qui se charge de décrire les hauts faits d'Auguste, et de faire passer à la postérité ses combats, et la paix qu'il a tant de fois donnée aux nations? Que fait Titius, qui doit bientôt voler de bouche en bouche chez les Romains? Dédaingnant les sources vulgaires, il n'a pas craint d'aller puiser à celles de Pindare même. Se porte-t-il bien? songe-t-il quelquefois à nous? entreprend-il, sous les auspices des Muses, de porter les cadences du poëte thébain sur la lyre latine? ou va-t-il étaler la majesté et les fureurs de la tragédie? Et mon ami Gelsus, à quoi s'occupe-t-il? Je l ai averti, et il faut l'avertir souvent, de tirer de son propre fonds et de ne point faire trop d'usage des écrits qui ont mérité une place dans le temple d'Apollon; de peur que si tout-à-coup les oiseaux venaient à redemander leurs plumes, la corneille, dépouillée de ses couleurs d'emprunt, ne devînt la risée des spectateurs. Et vous-même, qu'avez-vous entrepris? sur quelles fleurs voltigez-vous? Vous avez un génie du premier ordre, vous l'avez cultivé, vous l'avez poli. Soit que vous plaidiez les causes des citoyens, ou que vous répondiez à leurs consultations sur le droit civil, ou que vous fassiez des vers de galanterie, il vous est aisé de remporter la couronne et le prix. Si vous pouviez une fois renoncer à ces frivolités qui ne font que vous entretenir dans vos peines, vous seriez en état de suivre la sagesse partout où elle voudroit vous mener. C'est à quoi nous devons tendre, grands et petits, avec une ardeur infatigable, si nous voulons être chers à notre patrie et à nous-mêmes. Ne manquez pas aussi de m'apprendre si vous êtes avec Munatius comme il convient; si votre réconciliation est bien affermie; si la cicatrice ne se rouvre pas. Soit que la vivacité du sang ou le défaut d'expérience vous rendent également indociles et peu traitables, vous méritez tous deux de vous aimer en frères, en quelque lieu que vous soyez. J'ai voué pour vous aux Dieux une génisse, qui s'engraisse en attendant votre retour.

ÉPITRE IV

A ALBIUS TIBULLE.

Il l'engage à vivre comme s'il devoit mourir chaque jour.

Censeur ingénu de mes écrits, cher Tibulle (1), à quoi vous occupez-vons dans les environs de Pédum?

(1) Tibulle était chevalier romain, de la famille Albia, qui a donné en 711 un consul à la république. Suivant M. Dacier, et quelques autres savants recommandables, ce poëte, d'une conduite fort dérangée, aurait consumé son bien en folles dépenses, et, accablé de dettes, se serait retiré à une maison de campagne dans le territoire de l'ancienne ville de Pedum, entre Préneste et Tivoli. Suivant le P. Sanadon et les partisans de Tibulle, la perte de ses biens serait attribuée aux suites de la bataille d'Actium, époque à laquelle plusieurs familles nobles furent dépouillées par le parti vainqueur. Il y a encore une autre différence plus marquante sous le rapport de l'âge de Tibulle; suivant les premiers, Tibulle seroit né en 711, et mort en 735, et n'aurait eu que vingt-quatre ans. Le P. Sanadon le fait naître en 690, et mourir à l'âge de trente cinq ans. Les raisons de ce critique paraissent assez bien fondées, et appuyées du sentiment de Scaliger et autres savants. Ainsi nous n'entrerons point dans une discussion, qui n'est point de notre ressort; on peut cousulter à cet égard les Vies de Tibulle, qui se trouvent en tête de ses éditions. Que Tibulle soit mort à vingt-quatre ans ou à trente-cinq, toujours est-il vrai de dire qu'il est mort jeune et ruiné, et cela nous suffit

Faites-vous des vers plus charmants encore que Cassius de Panne ou bien vous promenez-vous seul dans les bois, respirant l'air, et faisant des réflexions sages et utiles? On ne dira point de vous que vous êtes un beau corps sans ame. Les Dieux vous ont donné les graces du corps; ils vous ont donné les biens de la fortune, et l'art d'en jouir. Que peut souhaiter de plus une tendre nourrice à son cher nourrisson, que de savoir penser, et exprimer ce qu'on pense, d'avoir du crédit, de la réputation, de la santé, une table honnête, et une bourse bien remplie ? Que vous soyez dans la joie, dans la crainte, dans l'inquiétude, dans le déplaisir, imaginez que chaque jour est le dernier qui luit pour vous; c'est le moyen de recevoir avec reconnaissance le jour qui vous sera accordé de plus. Quand vous voudrez rire et vous railler d'un cochon d'Épicure, venez me voir, vous trouverez un individu gros et gras, et qui a bien soin de sa personne.

ËPITRE V.

A TORQUATUS.

Il 1'invite à un souper frugal.

Si vous pouvez manger sur des lits de la façon d'Archias (1), et qu'un repas tout en légumes ne vous effraie point, je vous attendrai ce soir, cher Torquatus.

(1) Il entend des vieux lits, faits à l'ancienne mode, qui se sentaient la modestie des premiers Romains.

Le vin que vous boirez est d'un certain coteau entre Sinuesse et Minturne; il fut mis en bouteille sous le second consulat de Taurus (1).

(1) T. Statilius Taurus fut consul pour la seconde fois en 728; ainsi ce vin étoit de cinq ou six feuilles. Statilius Taurus, un des plus grands hommes du siècle d'Auguste, étoit d'une naissance obscure ; il s'eleva par son mérite aux premières dignités de l'empire, et laissa sa famille dans un état assez florissant, jusqu'à Statilia Messalina, son arrière-petite-fille, qui monta sur le trône impérial en épousant Néron.

Si vous avez mieux chez vous, donnez vos ordres, sinon recevez les miens. Mon foyer, ma vaisselle, tout brille chez moi en vous attendant. Envoyez bien loin l'ambition, l'amour des richesses, et Moschus avec son procès (1).

(1) Suivant les anciens scoliastes, ce Moschus était un rhéteur de Pergame, qui avait été accusé d'empoisonnement, et dont Torquatus, qui était fort éloquent, devait défendre la cause.

C'est demain qu'on célébré la naissance d'Auguste ; nous pourrons passer la nuit à causer, et dormir ensuite tant que nous le voudrons. Que me servent les biens, si je ne puis en user? Épargner pour un héritier, et se traiter durement soi-même, est bien voisin de la folie. Je veux boire, semer partout des fleurs: je donnerai l'exemple, dût-on penser mal de moi. Que ne fait point l'ivresse? Elle montre les coeurs à découvert, elle fait espérer,jouir d'avance, elle mène le plus lâche au combat, elle chasse les soucis, elle donne les talents. Est-il un buveur que les pots et les verres n'aient pas rendu éloquent? Est-il un malheureux que le vin n'ait pas délivré de ses maux? J'aurai soin et c'est une commission dont je m'acquitte assez bien, que le linge et les coussins soient propres, que rien ne blesse les yeux, qu'on se mire dans les coupes et dans les plats, qu'il n'y ait que des amis sûrs, point d'indiscrets, et surtout que les convives soient assortis. Vous aurez Butra, et Septicius, et Sabinus, à moins que celui-ci n'ait un rendez-vous plus agréable. Vous pourrez amener quelques amis; cependant quand les chèvres sont trop pressées vous savez qu'ily a un inconvénient. Répondez, et dites-moi combien vous voulez que nous soyons. Vous vous échapperez par votre porte secrète, tandis que vos clients resteront en sentinelle dans votre antichambre.

ÉPITRE VI.

A NUMICIUS.

Que la félicité se trouve dans la seule vertu.

N'être trop vivement touché d'aucune chose, c'est le seul et unique moyen d'assurer son bonheur. Il y a des hommes qui ne sont point touchés à la vue du soleil, des astres, des saisons, qui se succèdent avec un ordre immuable. Que devroient-ils donc penser des productions de la terre, de celles dont la mer enrichit l'Arabe et l'Indien, des spectacles, des jeux, des applaudissements des faveurs du peuple de Rome? De quel oeil, et avec quels sentiments doivent-ils les regarder? Celui qui craint de perdre ces biens ne ressent pas moins d'émotion que celui qui les desire. Il y a même secousse dans l'un et dans l'autre, à la moindre crainte d'un événement contraire à leur attente. Que ce trouble vienne de joie ou de tristesse, d'espérance ou de crainte, cela revient au même. Le sage cesserait d'être sage, et le juste d'être juste, si son amour pour la vertu allait trop loin.
Soyez après cela épris d'un vase d'argent, d'un marbre antique, d'un bronze précieux ; que la pourpre vous éblouisse, et les pierreries ; tâchez de vous faire admirer par votre éloquence, d'attirer sur vous mille regards ; soyez le premier dans la place publique, n'en sortez que le dernier ; de peur que Mutus ne recueille plus de blé que vous sur ses terres. En effet cela serait indigne ! Il vaut moins que vous du côté de la naissance, et vous seriez jaloux de sa fortune, plutôt que lui de la vôtre. Ceux qui brillent aujourd'hui sur la scène du monde disparaîtront, et d'autres sortiront de la terre pour briller à leur tour. Quand vous vous serez bien montré pendant quelque temps sous les portiques d'Agrippa, que vous aurez étalé vos équipages sur la voie Appienne, vous n'en irez pas moins rejoindre Ancus et Numa dans leur dernier asile. Si vous ressentez un point de côté, des douleurs de reins, vous avez recours aux remèdes. Si vous voulez être heureux dans votre vie; qui ne le veut pas? et s'il est certain que vous ne pouvez l'étre que par la vertu, ayez donc le courage de l'embrasser, et de renoncer aux vains plaisirs. Mais si la vertu n'est qu'un nom, comme un bois sacré n'est qu'un bois, partez sur-le-champ, de peur qu'un autre ne soit avant vous dans les ports de Cibyre et de Bithynie. Tâchez d'arrondir une somme de mille talents ; doublez ensuite cette somme; triplez-la; enfin, qu elle soit carrée. C'est l'argent qui est le roi de l'univers : avec lui on a tout, femme riche, crédit, amis, naissance, beauté. L'éloquence et les grâces parent de leurs dons celui qui a des écus. Le roi de Cappadoce est riche en esclaves; mais il manque de finances : gardez-vous bien de lui ressembler. Un jour les comédiens envoyèrent prier Lucullus de leur prêter cent manteaux pour jouer une de leurs pièces. C'est beaucoup, dit-il; je ne crois pas que je le puisse : au reste, je saurai ce qu'il y a, et je l'enverrai. Un moment après, il écrit qu'il s'en est trouvé cinq mille, qu'on peut en prendre une partie, ou même le tout, si on le veut. Il faut que dans une maison vraiment riche il y ait une infinité de choses qui se perdent, et dont les valets puissent faire leur profit sans qu'il y paroisse. Enfin, si vous pensez que le bonheur de l'homme est dans les richesses, enrichissezvous, soyez le premier à ce travail, et ne le quittez que le dernier.
Si ce sont les honneurs et les charges, achetez un esclave intelligent, qui vous dira les noms de chaque citoyen; qui vous tirera par le bras, et vous avertira de tendre la main par-dessus les embarras de la rue. Cet homme-ci peut tout dans la tribu Fabienne; celui là dans celle de Vélie; en voici un qui donne et qui ôte à qui il veut les faisceaux et les chaises curules : appelles mon père, mon frère, selon l'âge; faites pour tout le monde ces adoptions de politesse. Si c'est la bonne chère qui nous rend heureux; il est jour, partons, allons où la gourmandise nous appelle, à la pêche, à la chasse : comme un certain Gargile, qui faisait passer le matin ses piqueurs, sa meute, et ses toiles au milieu de la place publique, pour rapporter le soir, sur un mulet, un sanglier qu'il avoit acheté.
Allons au bain , avec l'estomac plein et avant la digestion faite, sans nous embarrasser de ce qui peut nous en arriver, vrais citoyens de Cérès, compagnons voluptueux du roi d'Ithaque, qui préférèrent au plaisir de revoir leur patrie un plaisir défendu. Si, selon le système de Mimnerme, il n'est point de bonheur au monde sans les jeux et sans les amours, passons notre vie dans les jeux et dans les amours. Adieu, portez-vous bien : vous savez ce que je pense sur les moyens de se rendre heureux : suivez mon système; ou si vous en avez un meilleur donnez-le moi.


ÉPITRE VII

A MÉCÈNE.

Il s'excuse auprès de Mécène, et le remercie de ses faveurs.

Je vous avois promis de n'être que cinq jours à la campagne, et je fais attendre mon retour pendant tout le mois d'août. Je vous ai trompé, je l'avoue; mais si vous voulez que je ne devienne point malade, il faut que vous m'accordiez ce que vous m'accorderiez si je l'étais en effet. Je crains de le devenir; voici la saison dangereuse, où on ne voit que des officiers funèbres et des morts. Il n'est point de père ni de mère qui ne tremblent pour l'enfant qu'ils aiment. Des services de toute espèce, le tracas des affaires, causent des fièvres mortelles, et font ouvrir les testaments. Mais, quand la neige viendra pendant l'hiver couvrir les plaines d'Albe, le poëte que vous aimez s'approchera de la mer, s'occupera de sa santé, travaillera peu dans sa retraite ; mais aussitôt le retour des zéphyrs, dès la première hirondelle, il viendra vous revoir, si vous voulez bien lui faire grace jusque-là. Vous m'avez fait riche, Mécène; mais ce n'est pas comme le Calabrois, qui presse son ami de manger de ses fruits. Mangez-en, je vous prie. C'en est assez. Emportez-en avec vous tant que vous voudrez.Très obligé. Vos petits enfants seront charmés de ces bagatelles. Je vous ai la même obligation que si je m'en retournais chargé de vos dons. Vous êtes le maître; mais si vous les laissez, on les donnera aujourd'hui aux cochons. Un dissipateur, un sot, donne ce dont il ne se soucie pas; et c'est ce qui a fait et qui fera tant d'ingrats dans tous les temps. Un homme vraiment généreux est toujours prêt à faire du bien à qui le mérite; mais il se connait en hommes, et ne prend point le masque pour le visage. Je tâcherai, Mécène, de me rendre estimable, même pour faire honneur à vos bienfaits. Mais si vous voulez que je ne m'éloigne jamais il faut que vous me rendiez cette santé vigoureuse, ces cheveux noirs qui m'ombrageaient le front, cet air enjoué, ces agréments, enfin la grâce que j'avais à me plaindre à table des rigueurs de la belle Cynare. Un mulot à jeun s'était glissé par une petite fente dans un muid rempli de grain, et s'y étant engraissé il vouloit en sortir par le même endroit. Tes efforts sont inutiles, lui cria de loin une belette: maigre tu es entré, maigre tu sortiras. S'il faut prendre pour moi cet exemple, je remets tout ce que j'ai reçu. Je ne suis point comme ceux qui vantent la frugalité au sortir d'un grand repas; j'estime plus mon repos et ma liberté que tous les trésors de l'Arabie. Vous avez, plus d'une fois, fait l'éloge de ma modération. Vous êtes mon roi, mon père, je vous l'ai dit souvent à vous-même; je l'ai dit également aux autres. Essayez si je pourrais sans chagrin vous rendre vos dons. Ithaque n'est pas un pays propre pour les chevaux, disoit le fils d'Ulysse au fils d'Atrée : il n'y a ni plaines, ni pâturages; je vous laisse vos présents, dont vous ferez plus d'usage que moi.
Aux petites gens peu de biens suffisent. Les magnificences de Rome ne sont plus de mon goût. J'aime mieux la solitude de Tivoli ou l'indolence de Tarente. Philippe, cet avocat si célèbre et si laborieux, revenait un jour du barreau, vers les deux heures après midi, trouvant, à l'âge où il était, qu'il y avait loin de la place publique aux Carènes. En passant, il aperçut dans la boutique d'un barbier un homme qu'on venait de raser, et qui se faisait les ongles d'un air fort tranquille.
Démétrius ( c'étoit le nom d'un valet qui entendait son maître à demi-mot), va, demande à cet homme qui il est, de quelle profession il est, et à qui il appartient. Le valet va, revient, rapporte que cet homme s'appelle Vultéius Mena, qu'il est crieur public, peu fortuné, mais connu pour honnête homme; qu'il sait prendre de la peine, et se reposer à propos, acquérir et jouir; qu'il s'est fait une petite société; qu'il a à lui un petit appartement, et qu'après avoir fini ses affaires il a coutume d'aller aux spectacles, et au champ de Mars. Je serais curieux de savoir tout cela de lui-même; dis-lui de venir souper avec moi. Ména n'en veut rien croire; il demeure surpris et interdit, en un mot, il remercie. Quoi, il refuse? Oui, monsieur; soit mépris ou timidité, il vous refuse. Le lendemain matin Philippe retrouve son homme vendant je ne sais quoi dans les rues; il l'arrête, le salue le premier. Pardonnez-moi, monsieur, lui dit Ména, vous voyez l'embarras où je suis, et mes occupations; j'aurais dû vous saluer d'abord, et aller chez vous ce matin. Je vous pardonne tout cela, dit Philippe, mais à condition que vous viendrez ce soir souper avec moi. Je vous obéirai, monsieur. Vous viendrez donc vers les trois heures : vous pouvez aller maintenant, et améliorer votre fortune. Quand on fut venu au souper, l'homme parla à tort et à travers, dit tout ce qui lui vint à l'esprit, jusqu'à ce qu'on le laissa aller se coucher. Comme on vit que le poisson s'apprivoisait, et revenait souvent mordre à l'hameçon, le matin pour faire sa cour, et l'après-midi pour souper, il fut invité de venir passer les fêtes Latines dans une campagne voisine de Rome. On le met sur un bidet. Il ne cesse de louer le bon air, la belle situation du pays sabin. Philippe le contemple en riant; comme il cherchoit à s'amuser, et à se délasser l'esprit, il lui propose d'acheter une petite terre, i lui donne pour cela sept mille sesterces, et promet de î lui en prêter encore autant; Vultéius se laisse persuader. Enfin, pour abréger le récit, de bourgeois, le bonhomme devient laboureur. Il ne parle plus que de vignes, de sillons, de planter, d'amasser: son avidité et les soins qu'il se donne abrègent ses jours. Mais bientôt, voyant ses brebis qu'on lui dérobe, ses chèvres qui meurent, sa moisson qui le trompe, ses boeufs qui périssent de fatigue; rebuté de tant de pertes, il se lève brusquement une nuit, prend un cheval, et vient, le coeur plein d'amertume, trouver Philippe. Celui-ci le voyant pâle et défait, lui dit : Vous n'avez pas soin de vous, Vultéius, vous êtes trop ménager. Ah! mon patron, dites plutôt que je suis malheureux, et vous direz mon vrai nom. Rendez-moi mon premier état, je vous en conjure par votre Génie, par vous-même, par vos Dieux. Quiconque reconnaît qu'il a quitté mieux pour prendre pis doit, sans perdre de temps, reprendre ce qu'il a quitté. Il faut que chacun s'habille sur sa taille, et se chausse à son pied.

ÉPITRE VIII

A CELSUS ALBINOVANUS.

Il l'entretient de la situation de son esprit et de celle de son corps.

Allez, Muse, allez souhaiter à Celsus Albinovanus, secrétaire et ami de Néron, toute sorte de satisfactions et de prospérités. S'il vous demande ce que je fais, dites- lui que je forme les plus beaux projets du monde, mais que je n'en suis ni meilleur, ni plus heureux ; non que la grêle ait battu mes vignes, ou que le soleil ait brûlé mes olives, ou qu'enfin mes troupeaux meurent dans les pays lointains : mais parce que j'ai l'esprit plus malade que le corps; que je ne veux rien entendre de tout ce qui pourroit me soulager; que je m'irrite contre les médecins (1), contre des amis fidèles qui voudraient me tirer de ma langueur; que je veux ce qui me fera mal, et ne veux pas ce qui me feroit du bien.

(1) Par ces médecins, il entend les anciens philosophes, qui ont donné des préceptes qu'on peut regarder avec raison comme des remèdes pour guérir les maladies de l'ame.

Enfin dites-lui que je ne prends plaisir à rien; que quand je suis à Tivoli je voudrais être à Rome; et que quand je suis à Rome je regrette Tivoli. Demandez-lui ensuite comment il se porte, comment il se gourverne, lui et sa fortune ; s'il est toujours bien chez le jeune prince, et avec sa cour. S'il vous répond que tout va bien, félicitez-le pour moi; et en finissant, dites-lui ce petit mot à l'oreille : On sera à votre égard, Celsus, ce que vous serez vous-même à l'égard de votre fortune.

ÉPITRE IX.

A CLAUDIUS TIBÉRIUS NÉRON.

Il recommande Septimius à Tibère.

Septimius sait sans doute, cher Tibère, mieux que personne le cas que vous faites de moi ; car, quand il me sollicite, et me force, par ses instances réitérées, de vous écrire en sa faveur, et de vous dire qu'il est digne d'avoir part à votre protection, et d'être de la maison d'un prince tel que vous, dont le choix ne tombe jamais que sur des gens de bien, il se persuade que vous m'honorez d'une bienveillance particulière; il sait ce queje puis, mieux que je ne le sais moi-même. Je lui ai dit beaucoup de choses pour m'en dispenser; mais à la fin j'ai craint qu'il ne me soupçonnât de dissimuler mon crédit, afin de le réserver tout entier pour moi seul. Pour éviter un reproche si grave, j'ai pris le front d'un courtisan. J'espère que vous me pardonnerez d'être sorti des bornes de la modestie par complaisance pour un ami, que je vous prie de mettre au nombre des vôtres, et de regarder comme un homme plein d'honneur et de probité.

ÉPITRE X.

A FUSCUS ARISTIUS.

Inconvéniens du séjour de la ville; éloge de la vie champêtre.

Salut à Fuscus, amateur de la ville, de la part des amateurs des champs. C'est, je crois, la seule chose en quoi nous ne soyons point d'accord : nous sommes dans tout le reste presque jumeaux, et unis comme deux frères; ce que l'un veut ou ne veut pas, l'autre le veut aussi ou ne le veut pas. Nous ressemblons à ces deux vieux pigeons de la fable. Votre goût est de garder le nid, le mien est de voir les ruisseaux, tes prairies riantes, les rochers couverts de mousse, les bois épais. Enfin je vis, je régne, dès que j'ai quitté ce qui vous plaît tant à la ville, et que vous élever jusqu'au ciel. Je suis comme un esclave de prêtre (1), qui s'enfuit parce qu'il est dégoûté de gâteaux miellés; c'est du pain, et du pain simple qu'il me faut.

(1) Un proverbe disait : Heureux comme un esclave de prêtre. En effet, ces esclaves n'étaient nourris que des gâteaux et autres choses que l'on offrait aux dieux. Quelquefois ils étaient si dégoûtés de cette nourriture, qu'ils s'échappaient de la maison du maître pour aller manger du pain ailleurs. Horace se compare à eux.

Si, quand on veut bâtir, il faut commencer par choisir un terrain; il faut de même, quand on veut vivre dans la simplicité de la nature, choisir d'abord un lieu convenable. Eh! en connaissez-vous qui le soit plus que la campagne? En est-il où les hivers soient moins rigoureux? où les zéphyrs tempèrent plus agréablement les fureurs de la canicule et celles du lion, quand il est percé des traits brûlants du soleil? En est-il où les soucis cuisants troublent moins le sommeil? La verdure des prés a-t-elle moins d'odeur ou d'éclat que les marbres d'Afrique? L'eau qui s'efforce de rompre les tuyaux de plomb dans les rues de Rome est-elle plus pure que celle qui suit en murmurantla pente d'un ruisseau? Ne plante-t-on point des bois, des forêts, au milieu de ces colonnades de marbre? N'estime-t-on pas une maison qui a vue sur la campagne ? On a beau chasser la nature, elle force peu à peu nos injustes dégoûts, et rentre dans ses droits. Un marchand qui ne sauroit pas distinguer la pourpre de Tyr de celle d'Aquino (1) ne pourrait manquer d'être trompé.

(1) Ce passage nous apprend que du temps d'Horace les marchands d'Aquino contrefaisaient si bien la pourpre de Sidon, qu'ils la faisaient passer pour la véritable pourpre: car dans tous les temps les marchands ont été ce qu'ils sont aujourd'hui. Vitruve enseigne dans son septième livre de quelle manière on imitait la véritable pourpre.

Il en est de même de celui qui ne sait point faire de différence entre le vrai bien et le bien apparent. Quiconque sent trop vivement le plaisir de la prospérité sentira aussi de vives secousses dans les revers. Tout ce qu'on aime avec passion, on le perd avec regret. Fuyons les grandeurs : on peut sous un toit pauvre vivre plus content que les rois et les favoris des rois. Le cerf, plus fort dans le combat que le cheval, chassait celui-ci des pâturages ; las de se voir toujours maltraité, le cheval implora le secours de l'homme, et se laissa mettre un frein. Mais, après qu'il eut triomphé de son ennemi par la force, il ne put se délivrer ni du frein, ni du cavalier. Ainsi celui qui, craignant l'indigence, a eu la bassesse de renoncer à sa liberté, mille fois plus précieuse que tous les métaux, sentira toujours sur lui un maître; il portera toujours la chaîne, pour n'avoir pu se réduire au simple nécessaire. Si la fortune d 'un homme ne répond point à sa façon de penser, c'est une chaussure trop large ou trop étroite, qui le fait tomber ou qui le blesse. Soyons contents de notre sort, c'est la vraie sagesse, cher Aristius. Grondez-moi, si jamais vous me voyez amasser plus de bien qu'il n'en faut pour vivre, et travailler pour acquérir toujours de plus en plus. L'argent est ou le tyran, ou l'esclave de celui qui le possède ; naturellement c'est à lui de suivre, et non de mener son maître. Je vous écris cela près du vieux temple de Vacuna (1), dans une gaieté d'esprit à laquelle il ne manquerait rien, si j'avais le plaisir de vous voir.

(1) Vacuna était la déesse des vacances, dont la fête se célébrait par les paysans au mois de décembre. Il y avait près de la maison d'Horace une vieille chapelle dédiée à cette déesse, sur laquelle les anciens eux-mêmes ne sont pas d'accord ; les uns veulent que ce soit Diane, d'autres Cérès, ou Vénus, ou la Victoire. Varron soutient que c'est Minerve, la déesse de la sagesse. Qui pourra prononcer là-dessus?

ÉPITRE XI

A BULLATIUS.

La paix de l'ame et du coeur conduit à la félicité.

Comment avez-vous trouvé Scio, cher Bullatius (1), et la fameuse Lesbos?

(1) Ce Bullatius n'est connu que par la lettre d'Horace.

Et Samos, cette ville si élévante , et Sardes où régna jadis Crésus, et Smyrne, et Colophone (1)? Toutes ces villes sont-elles au-dessus ou au-dessous de ce qu'on en dit? Tout cela n'est-il rien en comparaison du champ de Mars et des bords du Tibre? Desireriez-vous quelqu'une des villes d'Attale? ou ne louez-vous Lébéde qu'en haine de la mer et des mauvais chemins? Quoique Lébéde soit plus désert (2) que Gabie et que Fidène,

(1) C'étoit une ville d'Ionie, sur le rivage de la mer, entre Éphèse et Smyrne. Devant cette ville était le bois d'Apollon de Claros, si célèbre par les oracles qu'on y rendait. La cavalerie de Colophone était la meilleure de toute l'Asie. On dit qu'elle faisait toujours pencher la victoire du côté du parti qu'elle soutenoit. Et de là est venu le proverbe des Grecs et des Latins, mettre Colophone, pour dire achever heureusement une chose, en venir à bout. Xénophane, physicien, qui avait lait un poëme satirique, qu'on appelait Silles, et Mimnerme, excellent joueur de flûte, et meilleur faiseur d'élégies, étaient de Colophone.

(2) Ceci, jusqu'au : vers 10 inclusivement, est censé dit par Bullatius, qui, sur ce qu'Horace lui parle de Lébede, l'interrompt en lui disant: « Savez-vous ce que c'est que Lébède, etc." Cette, ville étoit située sur les bords de la mer, entre Smyrne et Colophone.

j'y passerais volontiers toute ma vie, pour y oublier les miens, et y être oublié d'eux, et pour contempler de loin la mer et ses orages. Mais celui qui revient de Capoue à Rome mouillé et crotté n'a pas envie pour cela de se fixer dans une auberge. Celui qui, engourdi par le froid, trouve que la chaleur des étuves est agréable, ne pense point cependant qu'elle suffise pour rendre la vie parfaitement heureuse. De même, pour une tempête que vous aurez essuyée, vous ne vendrez pas votre vaisseau au-delà des mers. Rhodes a de grandes beautés, Mitylène a bien des charmes; mais tant que vous n'aurez pas d'autre malheur, ces lieux seront pour vous ce qu'un manteau est en été, de simples caleçons en hiver, les bains du Tibre quand il gèle, et le coin du feu au mois d'août. Tandis que vous le pouvez, et que la fortune vous rit encore, venez à Rome vanter les beautés de Samos, de Rhodes, de Scio, mais n'y restez pas: usez avec reconnaissance des moments heureux que le destin vous accorde. Ne dites pas: Je jouirai l'an prochain; jouissez toujours, en quelque lieu que vous soyez. Si c'est la prudence, la raison, et non la hauteur des lieux, qui nous mettent à l'abri des flots, ceux qui passent la mer changent de climat, mais ils ne changent point de disposition d'esprit. En vérité, nous nous fatiguons bien inutilement; nous nous embarquons, nous attelons quatre chevaux à un char pour aller bien loin chercher le bonheur. Il est ici; il est à Ulubre (1) même, si nous avons l'art de régle rnotre cæur.

(1) Ulubre, mis ici pour tout autre lieu sauvage et désert, était un bourg d'assez mince apparence, situé près de Vélitre, dans le Latium.

ÉPITRE XII

A ICCIUS.

Il le console sur sa pauvreté.

Si vous savez jouir, Iccius, de tous les biens que vous recevez sur les terres d'Agrippa, Jupiter même ne sauroit vous mettre dans une plus grande abondance. Cessez de vous plaindre : on n'est pas pauvre quand on a de quoi fournir à ses besoins. Vous avez l'estomac bon, la poitrine excellente, point de goutte; quand vous auriez en propre les domaines d'un roi, seriez-vous plus riche ? Si, par hasard, au milieu de tant de biens, vous ne buvez pas de vin, et si vous ne vous nourrisses que de légumes et d'orties de mer, probablement quand le Pactole coulerait chez vous, vous ne changeriez pas de régime ; soit que l'argent ne puisse changer le caractère, ou qu'étant stoïcien par choix, vous soyez peu touché de tout le reste. Faut-il s'étonner de ce qu'un Démocrite avait abandonné ses terres et ses blés aux troupeaux, tandis que son esprit voyageait bien loin de son corps; puisque dans le centre même de ce monde grossier, au milieu de la contagion, vous n'avez pour objet rien que de noble, rien qui ne soit infiniment élevé ; vous cherchez quelles sont les causes qui peuvent retenir la mer dans ses bornes; d'où vient l'ordre des saisons; si le cours des astres n'est qu'un mouvement aveugle, ou s'il a des lois fixes; pourquoi l'orbe de la lune se forme peu à peu, se retire de même; ce qui résulte de l'accord des éléments contraires; et lequel d'Empédocle ou de Stertinius (1) radote avec tout son esprit?

(1) Empédocle, célèbre physicien de Sicile, qui vivait quatre cent cinquante ans avant notre Seigneur, et plus de quatre-vingts ans avant Aristote. Pour accorder les difficultés qu'il trouvait à dire que les qualités contraires des éléments faisaient subsister le monde, il avait imaginé une amitié et une haine qui venaient au secours de ces qualités contraires, et qui causaient l'union ou la dissolution des corps. Voici ses termes : «Quelquefois l'amitié joint ensemble tous les principes, et quelquefois la haine les divise et les désunit. » Aristote a réfuté ce sentiment; mais Stertinius, c'est-à-dire les stoïciens, pour se tirer d'embarras, avaient recours à la Providence, qui, par une application continuelle, entretenait le monde et le faisait subsister. Horace dit donc qu'Iccius recherchait laquelle de ces deux opinions était la plus probable.

Au reste, soit que vous immoliez un ognon, ou un poireau, ou des poissons, je vous demande en grace mettre Grosphus (1) au nombre de vos amis, et de lui raccorder ce qu'il vous demandera.

(1) C'est ce même Grosphus à qui est adressée l'ode XVI du livre 1. Comme il avait été affranchi du jeune Pompée, il se trouvait probablement inquiété dans les biens que lui avait donnés son patron; c'est pour cela qu'Horace le recommande à Iccius, qui jouissoit d'un certain crédit auprès des grands.

Il n'est pas homme à vous rien demander qui ne soit juste et convenable. Vous savez que les amis sont à bon marché quand les honnêtes gens sont dans le besoin. Pour que vous n'ignoriez pas où en sont les affaires de l'empire; les Cantabres viennent d'être vaincus par Agrippa, et les Arméniens par Claude Néron. Phraate (1) s'est jeté aux pieds d'Auguste, et a reçu la loi; l'abondance a répandu tous ses biens dans l'Italie par une heureuse récolte.

ÉPITRE XlII

A VINIUS ASELLA.

II lui confie ses livres pour les présenter à Auguste.

Je vous l'ai bien recommandé en partant, et je vous prie, Vinius (1), de vous en souvenir; rendez à Auguste mes vers cachetés, dans un temps où il sera gai, en parfaite santé, et lorsqu'il les demandera.

(1) Ce Vinius est sans doute un des cinq pères de famille dont il est parlé dans l'épître suivante, et II qui composoient le hameau d'Horace. Il paraît que cette famille villagéoise, du temps de notre poëte, ayant amasse quelques biens, vint dans la suite s'établir à Rome, où elle, fut en considération sous les règnes suivants, car il est parlé des Vinius dans Tacite et dans Suétone; et l'on trouve ce nom sur plusieurs inscriptions et médailles.

Prenez garde de rien gâter par trop d'empressement. Si cette commission n'est que médiocrement de votre goût, laissez en chemin le paquet, plutôt que d aller le jeter maladroitement dans le milieu de sa destination, et faire rire les gens, par quelque allusion au nom d'Ane que vous avez hérité de votre père. Tirez-vous, comme vous le pourrez, des difficultés, des rivières, des montagnes, des pas dangereux. Quand vous serez arrivé au moment, ne vous avisez point de porter mon livre sous le bras, comme un rustre porte un agneau, ni comme Pyrrhia (1) ivre porte la laine qu'elle a volée ni enfin comme on porte son bonnet et ses pantoufles, quand on va en frairie chez quelqu'un de la tribu (2).

(1) Pyrrhia était le nom d'une servante, qui, dans une comédie de Titinius, intitulée Fullones, dérobait des pelotons de laine.

(2) Horace parle ici assurément de tribulibus rusticis, des villageois qui étaient de la même tribu. Quand ces bonnes gens allaient souper les uns chez les autres, ils ne manquaient jamais de porter sous le bras des pantoufles et un chapeau ; les pantoufles, pour s'en servir dans la maison du festin, selon la coutume dont il a été parlé sur le vers 76 de la satire VIII du livre II; et le chapeau, pour le mettre sur la tête à leur retour; car, comme ils allaient souper quelquefois fort loin, et qu'ils se retiraient fort tard, ils avaient besoin de ce chapeau pour se garantir des injures de l'air.

N'allez pas non plus débiter partout que vous avez sué pour porter à César des vers. qu'il verra et qu'il entendra avec plaisir. Je vous ai prié comme il faut; tâchez de bien faire. Adieu, partez ; prenez garde de faire un faux pas, et de ne pas remplir mes intentions.

ÉPITRE XIV

A SON MÉTAYER.

Il le blâme de préférer la vie des villes à celle de la campagne.

Intendant de mes bois, et de ce petit champ qui me rend à moi-même, et dont tu es dégoûté; qui renfermait jadis cinq feux, et envoyoit à Varia (1) cinq bons pères de famille : voyons lequel de nous deux arrache le mieux les épines, toi de mes terres, et moi de mon esprit; lequel des deux est en meilleur état, ou le maître, ou la terre.

(1) Ce vers nous apprend deux choses: premièrement, que la terre d'Ustique était du ressort et de la dépendance de Varia ( ville du pays des Sabins, entre Tibur et la maison d'Horace, sur le Teveron ); secondement, que les communes de chaque canton étaient composées des chefs de famille, qui se rendaient aux villes en cettain temps pour délibérer sur les affaires publiques

Quoique je sois retenu à Rome parla tendresse et la douleur de Lamia, qui est inconsolable de la perte d'un frère qu'il aimait, je sens que ma pensée et mon goût m'emportent : je brûle de rompre les barrières qui me retiennent, et de prendre le large. Selon moi, on n'est heureux qu'à la campagne; selon toi, on ne l'est qu'à la ville. Quiconque envie le sort d'autrui n'est pas content du sien. Nous àvons tous deux également tort de nous en prendre aux lieux; c'est notre coeur seul qui est coupable, et qui ne peut se fuir lui-même. Quand tu étais à Rome le dernier de mes valets, tu soupirois tout bas après la campagne. Maintenant que tu es aux champs, tu regrettes la ville, les jeux, les bains. Je suis plus constant que toi, tu le sais; et quand il faut revenir à Rome pour quelque affaire désagréable, ce n'est qu'à regret que je pars. Nous ne voyons pas les choses du même oeil; c'est pour cela que nos goûts sont si différents. Ce que tu regardes comme des chaumières hideuses, des déserts, sont des lieux enchantés pour quiconque me ressemble; et ce que tu admires lui parait insipide. Les amusements de la ville, les cabarets te font regretter la ville; tu vois que cette petite terre où tu es produirait l'encens et le poivre plutôt que le raisin; point d'auberge dont on puisse faire venir du vin, point de joueuse de flûte pour te faire sauter, tout lourdeau que tu es. Et cependant tu défriches avec le hoyau des terres abandonnées ; tu as des boeufs à soigner, et à leur fournir des fourrages, quand ils arrivent de la charrue. Pour surcroît de travail, quand on croyait avoir quelque repos, la pluie arrive, et ce sont des batardeaux qu'il faut élever, pour mettre les prés à l'abri du torrent. Voilà tes peines : écoute maintenant pourquoi nous ne sommes pas d'accord. Tu sais qu'autrefois j'aimois à avoir des robes bien fines, des cheveux bien peignés, à plaire à l'avide Cynare, sans le secours des présents, et à boire du Falerne avant la nuit; aujourd'hui un repas simple, un sommeil doux sur l'herbe, auprès d'un ruisseau, voilà mon plus grand plaisir. Ce n'est pas que je rougisse de m'être amusé, mais je rougirois de m'amuser encore. Personne ne regarde d'un mauvais oeil ce que je fais de ma terre; il n'y a point de gens qui empoisonnent mes démarches, qui déchirent sourdement ma conduite. Mes bons voisins rient quand ils me voient écarter une pierre, briser un gazon. Tu voudrais être, toi, à la place de ceux qui sont à la ville, et ronger, comme eux, la pitance journalière. Et mon portefaix, qui n'est pas un sot, desireroit fort être à la tienne, et avoir, comme toi, à sa discrétion mes bois, mes troupeaux, mes fruits. Le boeuf paresseux voudrait porter la selle, et le cheval tirer la charrue. Pour moi, je conseille à l'un et à l'autre de faire de bonne grâce le métier qu'il sait.

ÉPITRE XV

A NUMONIUS VALA.

Sur le point de partir pour Vélie ou pour Salerne, afin de rétablir sa santé, il demande à son ami quelques renseignements sur ces deux endroits.

Je desirerais savoir, cher Vala, comment est l'hiver à Vélie; quel est le climat de Salerne, le caractère de ses habitans, et si la route est commode; car je dois y aller. Musa (1) prétend que les eaux de Baies ne peuvent me faire aucun bien.

(1) Antonius Musa, médecin d'Auguste, frère d'Euphorbe médecin du roi Juba. Ayant eu le bonheur de sauver Auguste d'une maladie désespérée, par le moyen de bains froids qu'il lui fit prendre, il mit en vogue la médecine chez les Romains; non seulement il fut comblé de biens et d'honneurs par le prince, mais encore il obtint pour les médecins de grands privilèges; entre autres, celui d'être mis au rang des citoyens, et associes aux chevaliers. Cependant la mort du jeune Marcellus, qu'il fit mourir ensuite avec ses bains froids, rabattit un peu de cet enthousiasme; et l'on ne voit pas qu'il ait été davantage question de ce médecin.

Cependant me voilà brouillé avec ceux de Baies, parce que je vais prendre des bains froids au coeur de l'hiver. Le bourg gémit de voir abandonner ses bosquets de myrte, et ses étuves sulfureuses, qui sont si salutaires pour les nerfs; et ils font le procès à tout malade qui ose exposer sa tête et son estomac aux eaux de Clusium et de Gabies, dans un pays, disent-ils, tout de glace. Il faut pourtant changer de route; il faudra que mon cheval renonce aux hôtelleries qu'il connaît. Tu te trompes, mon cheval, ce n'est pas à Baies que nous allons, lui dirai-je en lui tirant la bride ; car c'est dans la bouche qu'est l'oreille d'un cheval bridé. Dites-moi ensuite lequel de ces deux pays produit le plus de froment; si c'est de l'eau de citerne qu'on y boit, ou de l'eau de source. Car, pour ce qui est du vin qui croit dans ces cantons, je m'en soucie fort peu. Quand je suis à ma campagne, je m'accommode de tout; mais quand je suis voisin de la mer, il me faut le meilleur vin qu'il y ait; du vin qui soit moelleux, qui ait du corps, qui chasse les soucis, qui coule légèrement dans les veines, qui répande dans l'ame une douce espérance, qui fournisse des paroles au buveur, et qui me fasse valoir auprès d'une bonne Lucanienne. Enfin vous me direz dans lequel des deux terroirs on trouve plus de lièvres et de sangliers ; laquelle des deux côtes donne plus de poissons et de hérissons; car je veux revenir de là gras comme un Phéacien. Rendez-moi compte sur tous ces points; je m'en rapporte à vous.
Ménius (1), ayant mangé en brave tout le bien qu'il avoit eu de son père et de sa mère, se fit parasite, mais de ces parasites errants qui n'ont point de râtelier fixe.

(1) Ce Ménius est le célèbre débauché dont on a parlé dans la sat. 1 du liv. 1.

Quand il n'avait point dîné, il ne connaissait ni l'ami ni l'ennemi. Il était capable de déshonorer, par ses mauvais propos, le plus homme de bien. C'était la ruine, la grêle, le gouffre du marché. Tout ce qu'il pouvait avoir, tout entrait dans son ventre. Lorsque, par hasard, ceux qui s'amusoient de ses méchancetés, et ceux qui redoutaient son impudence, ne lui avaient rien donné ou ne lui avaient donné que peu de chose, il avalait à son souper des tripes et de la brebis, autant qu'auraient fait trois ours. Alors il faisait le censeur, et disait qu'il faudrait marquer d'un fer rouge, au ventre, ces gourmands qui font une chère délicate. Trouvait-il une meilleure proie, quand il avait tout consumé et réduit en cendres: Je ne suis point surpris, disait-il, que certaines gens mangent tout leur bien; il n'est rien de meilleur qu'une bonne grive bien grasse, rien de plus beau à voir qu'une panse de truie farcie. Voilà à-peu-près comme je suis. Quand je ne puis avoir mieux, je vante la médiocrité et le repos; et même je me contente assez aisément de peu. Mais quand il se présente quelque repas plus fin, je dis que vous avez raison, vous autres dont la table est fondée sur de beaux revenus et de belles terres ; et que tout le plaisir de la vie est pour vous.

ÉPITRE XVI

A QUINTIUS.

Il lui décrit la beauté, la situation et les agréments de sa maison de campagne, et lui enseigne en quoi consiste l'honnête homme.

Afin que vous ne fassiez plus d'enquêtes, cher Quintius (1), sur le revenu de ma terre; s'il est en petits blés, ou en olives, en fruits, en foins, en vergers; je vais vous faire une description bien détaillée de sa forme et de sa situation.

(1) Suivant M. Dacier, c'est le même Quintius Hirpinus à qui est adressée l'ode XI du livre II;
suivant le P. Sanadon, ce serait T. Quintius Crispinus, qui fut consul en 745, et banni en 752 pour ses débauches avec Julie, fille d'Auguste.

Imaginez-vous d'abord une chaîne de montagnes, rompue par une vallée profonde, dont la droite reçoit les rayons du soleil quand il se lève, et la gauche, ceux qu'il lance de son char quand il descend vers l'horizon. C'est une exposition très saine. Représentez-vous ensuite des buissons couverts de cornouilles vermeilles et de prunes sauvages, des chênes, des yeuses, qui fournissent des glands au troupeau, et de l'ombre au maître. On diroit qu'on y a transporté les bosquets verdoyants de Tarente. Il y a aussi une fontaine assez considérable pour donner son nom à un petit ruisseau, plus clair et plus frais que le fleuve qui arrose la Thrace. L'eau en est excellente pour la tête et pour l 'estomac, c'est à cette retraite douce, et, si vous voulez le croire,à cette agréable solitude, qu'il faut attribuer cet embonpoint que vous me voyez en automne. Quant à vous, je vous trouve heureux, si vous êtes tel que l'on croit que vous êtes. Le public ainsi que moi, vous vante depuis longtemps, comme un homme accompli. Mais prenez garde de vous en rapporter sur ce point à d'autres plus qu'à vous-même, ou de croire qu'on puisse être parfait sans la sagesse et la vertu. On a beau vous dire que vous vous portez bien, vous avez beau dissimuler votre mal, quand vous serez à table, le frisson viendra, et vous fera tomber des mains les morceaux. Les sots, faute, de dire leur mal, ne sont point guéris. Si on venait vous dire que vous avez remporté des victoires sur mer et sur terre, et flatter vos oreilles par ces douces paroles, « Puisse Jupiter, qui veille également sur vous et sur l'empire, faire qu'on ne puisse jamais décider si vous aimez plus l'empire que vous n'en êtes aimé! » vous reconnaîtriez dans ce langage l'éloge d'Auguste. Et quand on vous vante à vous-même votre sagesse, votre probité, vous osez répondre comme si ce discours s'adressait à vous. Je n'aimerois pas moins que vous qu'on louât en moi la probité, la sagesse mais celui qui me donne aujourd'hui ces louanges pourra me les ôter demain, s 'il le veut; comme on reprend les faisceaux quand on croit les avoir mis en de mauvaises mains. Rends ce que je t'ai donné, il n'est pas à toi, lui dit-on; je le rends, et me retire couvert de honte. Qu'on m'accuse de vol, de débauches honteuses, d'avoir étranglé mon père, je n'en rougis point, parce que cela est faux. Qui est flatté d'un honneur, et effrayé d'un déshonneur qu'il n'a pas mérité, sinon celui qui se sent des défauts,et qui veut en imposer? Qu'est-ce donc que l'homme de bien? Celui qui observe les décrets du sénat, les règlements, les lois; celui dont l'autorité seule tranche les plus grandes difficultés, dont le témoignage et la parole fixent l'état des plus grandes affaires. Mais cet homme même n'est aux yeux de sa maison et, de ses voisins qu'une vilaine âme revêtue d'une belle peau.
Je n'ai point volé, me dit mon esclave, je ne me suis point enfui; aussi n'as-tu pqs eu les étrivières. Je n'ai tué personne; les corbeaux ne te mangeront point à la potence. Je suis un brave et honnête garçon; je t'arrête; je n'en conviens pas avec toi. Le loup craint le piège, l'épervier les lacets perfides, le milan l'hameçon caché sous l'appât. L'homme de bien s'abstient du crime par amour de la vertu; et toi, parce que tu crains le châtiment. Que tu sois sûr de n'être pas reconnu, tu mêleras le sacré avec le profane. Quand de mille muids de fèves, tu ne m'en dérobes qu'un, la perte est moindre pour moi, mais le crime n'est pas moindre pour toi. Cet homme de bien, sur qui toute la place publique et tous les juges ont les yeux, est exact à immoler aux Dieux un porc ou un taureau; mais quand il a dit à haute voix, 0 père Janus! ô Apollon ! aussitôt il ajoute tout bas, et ne remuant que les lèvres : Belle Laverne (1), faites que je ne sois point démasqué, que je passe toujours pour honnête homme; couvrez d'un nuage épais, d'une nuit obscure mes secrètes friponneries.

(1) Laverne était la déesse des voleurs. On l'appekait en grec Praxidica ; elle avait un temple et un bois fort obscur sur la voie Salaria. Non seulement les voleurs l'adoraient, mais encore tous ceux qui avaient de mauvais desseins, et qui ne vouloient pas être découverts. Les voleurs, en conséquence du culte qu'ils lui rendaient, s'appelaient Laverniones.

L'avare, qui se courbe pour ramasser un liard cloué dans la rue, vaut-il mieux, est-il plus libre qu'un esclave? je ne le crois pas. Tout homme qui desire craint; et tout homme qui craint n'est pas libre, selon moi. Celui qui se hâte pour amasser, pour s'accabler lui-même de ses richesses, a perdu ses armes, a abandonné son poste. Il ne faut pas tuer un esclave, puisqu'on peut le vendre, ou en tirer quelque gros service, en le faisant laboureur, pâtre, matelot; en l'employant pour faire vos provisions, pour porter votre bois, votre blé. Mais le vrai sage est celui qui osera répondre à Penthée, roi de Thébes : Quel traitement votre injustice me fera-t-elle souffrir? Je te dépouillerai de tes biens. J'entends ; vous m'ôterez mes troupeaux, mes terres, mes meubles, mon argenterie. Vous le pouvez. Je te mettrai dans les fers, pieds et mains liés, et je te livrerai à un geôlier cruel. Il y a un dieu qui m'en délivrera dès que je le voudrai. Ce dieu, je pense, est la mort; elle est la fin et le terme de toutes choses.

ÉPITRE XVII

A SCÉVA.

De quelle manière on doit cultiver l'amitié des princes.

Quoique vous soyez en état de vous conseiller vous-nême, Scéva (1), et que vous sachiez très bien de quelle nanière il faut en user avec les grands, daignez prendre les leçons d'un ami, qui peut-être a besoin d'en recevoir lui-même.

(1) Plusieurs familles, entre autres les familles Junia et Cassia, ont porté le surnom de Scaeva, qui signifie, de même que Laeva, la main gauche, et qui désigne un gaucher. Ainsi il n'est pas aisé de dire à qui l'épître. est adressée. Le vieux scoliaste nous dit que c'est à Lollius, chevalier romain. Il y a tout lieu de croire qu'il se trompe.

C'est un aveugle qui veut vous nontrer le chemin. Voyez cependant s'il n'y aurait pas dans ce que je dis quelque chose qui pût tourner à votre avantage. Si vous aimez à reposer tranquillement jusqu'au matin ; si vous craignez la poussière, le bruit des carrosses, le fracas des cabarets, je vous conseille d'aller demeurer à Férente; car ce n'est pas pour les riches seuls qu'est fait le bonheur; et tel homme qui a été inconnu depuis sa naissance jusqu'à sa mort, peut, selon moi, avoir été très heureux.
Si vous voulez faire la fortune des vôtres, et vous mettre vous-même dans une certaine abondance, approchez-vous des riches. Si Aristippe pouvoit se contenter de légumes, il ne ferait point sa cour aux rois. Tel qui me censure ne se contenterait pas de légumes, s'il savait faire sa cour aux grands. Lequel des deux a tort à votre avis? Parlez; ou plutôt écoutez pourquoi Aristippe n'avait pas tort : Si je flatte les grands, disait-il au Cynique, c'est pour moi, et non pour eux; vous flattez le peuple, c'est pour lui, et non pour vous. Ma conduite est plus relevée que la vôtre; c'est un prince qui me nourrit, qui me voiture : voilà le salaire des hommages que je lui rends. Et vous, qui prétendez n'avoir besoin de personne, vous mendiez bassement le pain dont vous vivez. Aristippe s'accommodait de tout habit, de tout état, de toute fortune; il tendait pourtant à être mieux quoiqu 'll fut content du présent. Au contraire le phiosophe, accoutumé à tout souffrir sous son double manteau, m'étonnera beaucoup s'il réussit à bien jouer un nouveau rôle. Aristippe n'attend point sa robe pourpre pour aller dans le plus grand monde; il y a comme il s'y trouve; et n'est embarrassé ni de l'un ni de l'autre personnage. Qu'on présente à l'autre une robe d'étoffe de Milet, il fuira comme s'il voyait un arpent ou un chien enragé; il mourra de froid, si on ne lui rend son vieux manteau. Qu'on le lui rende, qu'il s'enveloppe dans sa misanthropie.
Livrer des combats, montrer aux citoyens l'ennemi acharné, c'est s'élever dans les cieux, c'est toucher au trône de Jupiter. Mais savoir plaire à ces grands hommes n'est pas non plus une médiocre gloire ; il est pas accordé à tout homme d'arriver à Corinthe. Il est resté assis au bas, parce qu'il a craint de ne pouvoir monter au haut; il a bien fait : mais un autre est arrivé; est-il un lâche? Or c'est le point de la question. Le premier a été effrayé du fardeau, qu'il trouvait trop pesant pour lui; l'autre l'a chargé sur son dos, et l'a porté jusqu'au bout. Ou la vertu n'est qu'un vain nom, ou ce dernier, qui a soutenu l'épreuve, doit en avoir l'honneur et la récompense. Se taire sur ses besoins devant son patron est un moyen d'obtenir, beaucoup plus sûr que les vives instances. Autre chose est de prendre avec hardiesse, autre chose de recevoir avec modestie: voilà l'art, ,voilà tout le secret. «J'ai une soeur qui n'a point de dot, une mère qui n'a rien ; j'ai une terre qui ne peut se vendre, ni suffire à mon entretien. » Parler ainsi c'est crier : « Donnez-moi du pain. » Un autre vous entend, il ajoute sur le même ton: «Et partagez le gâteau entre lui et moi. » Si le corbeau avait pu manger sa proie en silence, il n'aurait point eu d'envieux, ni de combat à essuyer. Vous allez à Brindes avec un seigneur, ou à Sorrento : Que les chemins sont mauvais! dites-vous; qu'il fait froid! que cette pluie est incommode ! ou bien : On a forcé mes malles, on m'a pris ce que j'avais pour faire mon voyage. On se rappelle les ruses de cette courtisane, qui pleurait sans cesse tantôt sa chaîne d'or, tantôt son bracelet, qu'on lui avoit pris ; si bien que quand il y aurait de quoi pleurer véritablement, on n'en croira plus rien : celui qui a été trompé une fois dans les carrefours ne se met plus en devoir de secourir le misérable qui a une jambe, cassée. Que celui-ci verse de grosses larmes, qu'il atteste tous les Dieux, en disant, Ce n'est point raillerie, secourez un homme estropié, je vous en conjure: Cherche ailleurs quelqu'un qui ne te connoisse pas, lui crie tout le voisinage.

ÉPITRE XVIII

A LOLLIUS.

Comment il faut en user avec les grands.

Autant que je puis vous connaitre, franc et sincère Lollius (1), vous vous garderez bien, faisant profession d'ami, d'avoir la moindre apparence de flatteur.

(1) M. Dacier prétend que cette lettre est écrite au même Lollius à qui est adressée l'ode IX du livre IV. Le P. Sanadon au contraire, s'appuyant sur le vers 55, où Lollius est appelé puer, conclut que ce ne peut être que le fils, puisque Lollius devoit avoir au moins quarante ans à l'époque où Horace écrit. Nous n'entrerons pas dans cette discussion, qui n'aurait rien de bien intéressant pour nos lecteurs; nous ferons observer seulement que le mot puer, bien qu'il s'appliquât quelquefois, mais rarement, et par forme d'amitié ou de badinage, à des hommes de trente ans, ne saurait se prendre ici que d'une manière sérieuse, et pour désigner un très jeune homme.

Il y a autant de différence entre un ami et un flatteur, qu'il y en a entre une mère de famille et une courtisane. Mais il est ici un vice opposé à la flatterie, et qui peut-être est plus grand encore; c'est une certaine dureté aigre, agreste, qui prétend se faire valoir par ses cheveux tondus et ses dents noires, et s'arroge hautement le nom de vraie liberté, de vertu suprême. La vertu est dans le milieu, également éloignée des deux extrémités. Le premier, flatteur complaisant à l'excès, raille tous ceux qui sont à table au-dessous de lui. Il est si attentif au moindre signe du maître, il relève ses paroles avec tant de soin, qu'on dirait un petit écolier qui répète la leçon d'un précepteur sévère, ou un acteur qui fait un rôle subalterne. L'autre vous fait des querelles sur des riens; armé de raisons frivoles, il argumente à outrance. Et pourquoi ne soutiendrai-je pas ma thèse? Non, je ne me rendrais pat, quand il sagirait d'une autre vie. De quoi s'agit-il? De savoir si tel gladiateur vaut mieux que tel autre ; si pour aller à Brindes la voie Minucienue (1) est plus commode que la voie Appienne.

(1) On allait de Rome à Brindes par deux chemins : l'un était appelé la voie Appienne, et longeait la mer de Toscane; l'autre était la voie Minucienne, qui traversait la Sabine et le Samnium. La première avait été faite en 441 par Appius; l'autre, par le consul Tib. Minucius en 448, sept ans après la voie Appia.

Un homme qui se ruine par la débauche, ou par le jeu, voudra, par vanité, figurer plus qu'il ne le peut; il sera tourmenté par la soif de l'or, il aura honte de sa fortune, il sera trop affamé de richesses. Un riche ami qu'il a, dix fois encore plus vicieux que lui, ne le regarde plus qu'avec indignation et avec horreur; ou s'il ne le hait pas il voudra le corriger. Il veut, comme cette bonne mère, qui donne des conseils à sa fille, qu'il soit plus sage et plus vertueux que lui-même. Ne vous mesurez pas sur moi, lui dit-il; et il a presque raison : moi, j'ai le moyen de faire des sottises; je suis riche; et vous, vous n'êtes qu'un gueux. Vous n'avez rien; il vous convient bien de vouloir faire comme moi ! c'est à vous à être vêtu simplement, cessez de vous mesurer avec moi ! Quand Eutrapélus (1) vouloit rendre un mauvais service à quelqu'un, il lui donnait de beaux habits.

(1) Cet Eutrapélus est Volumnias, intime ami de Cicéron, à qui on donna ce surnom à cause de son goût pour la raillerie; car eutrapelia en grec signifie plaisanterie.

Quand cet homme, disait-il, se verra brillant, dans l'abondance, il Changera d'idées, prendra un autre train; il dormira la grasse matinée, oubliera ses devoirs, se livrera au plaisir; il empruntera à usure, et finira par être gladiateur, ou valet de jardinier. Vous n'interrogerez point votre protecteur sur son secret; et s'il vous le confie, vous le garderez fidèlement, même dans les accès de l'ivresse et de la colère. Jamais il ne vous arrivera de préférer, votre goût à celui des autres. Quand on proposera d'aller à la chasse, ne prenez pas ce temps-là pour faire des vers. Ce fut ce qui brouilla les frères jumeaux Zéthus et Amphion (1).

(1) On sait que c'étaient deux frères jumeaux, fils de Jupiter et d'Antiope. Leurs inclinations étaient fort différentes: l'un ne s'occupait que de musique, l'autre du soin des troupeaux.

Amphion fut le plus sage, il renonça à sa lyre, pour complaire à Zéthus : faites de même avec votre ami, cédez à ses volontés; et quand il fera partir ses chiens, ses piqueurs, son équipage de chasse, renoncez à une étude sauvage et misanthrope, afin que vous ayez, comme les autres, le plaisir de souper de votre gibier. La chasse a été de tout temps en honneur chez les Romains. On y acquiert de la gloire, de la santé, et des forces; surtout quand on est, comme vous, d'une bonne complexion ; assez agile pour devancer un lévrier à la course, assez robuste pour terrasser un sanglier. Ajoutez à cela que personne n'a plus de grâce que vous à manier les armes. Quels applaudissements ne recevez-vous pas dans les exercices du champ de Mars ! D'ailleurs, vous avez servi, dans votre jeunesse, contre les Cantabres, sous ce prince qui vient d'arracher des temples des Parthes les aigles romaines, et qui maintenant achève de soumettre le reste du monde. Enfin, pour ne vous laisser nul prétexte, tout attentif que vous êtes à ne rien faire qui ne soit juste et mesuré, quand vous êtes à votre campagne, et que vous vous amusez quelque fois à former de vos domestiques deux armées, qui se mettent dans des barques sur deux lignes, pour représenter la bataillé d'Actium, vous commandez; votre frère est l'ennemi, le canal est la mer Adriatique; enfin la victoire vient d'une aile légère couronner le vainqueur. Si vous lui laissez croire que vous approuvez ses goûts, il applaudira à tous vos amusements. Enfin, pour suivre le fil de mes leçons, si pourtant un homme tel que vous en a besoin, prenez garde à ce que vous dites, et de qui, et devant qui vous le dites. Fuyez tout homme curieux; à coup sûr c'est indiscret. Ces larges oreilles, toujours ouvertes pour entendre, laissent aisément échapper ce qu'on y a mis, et le mot qui s'est envolé ne revient plus.
Ne concevez jamais de l'amour pour aucune esclave qui soit dans la maison de votre ami. Vous ne sauriez avoir trop d'égards pour lui. S'il vous la donne, il croira faire votre bonheur par ce petit présent; et s'il vous la refuse, il vous mettra au désespoir. Avant que de recommander un homme, regardez-y plus d'une fois, de peur que vous n'ayez à rougir des fautes d 'autrui. On y est souvent trompé; on place des gens qui ne le méritaient pas. Abandonnez celui qui se sera mis dans son tort, et dont vous aurez été dupe ; mais si c'est la calomnie qui l'attaque, et que vous soyez sûr de l'innocence de l'accusé, embrassez vivement sa défense. C est un homme que vous avez présenté, il s'appuie sur vous, il tiént à vous : ne voyez vous pas que la dent maligne qui l'attaque ne vous laissera pas longtemps paisible? Quand la maison voisine brûle, il faut songer à la sienne; et l'incendie qu'on n'arrête pas fait des progrès. Cultiver les grands est un métier fort doux pour qui n'en a pas essayé; mais quand on sait ce qu'il en est, on pense le contraire. Vous êtes en pleine mer, prenez garde qu'un coup de vent ne vous rejette sur le rivage. Celui qui est triste n'aime pas les gens gais; s'il est gai, il ne veut pas de gens tristes. Celui qui est vif n'aime point l'homme trop flegmatique ; celui qui est flegmatique n'aime point la vivacité. Les buveurs, qui passent les nuits à boire du Falerne regardent de travers ceux qui refusent une rasade qu'on leur présente. Vous avez beau protester que vous craignez les maux de tête. Point de nuages sur le front. La modestie prend se pour une humeur sombre, et le silence pour une improbation tacite.
Tâchez, au milieu du tourbillon où vous êtes, de trouver quelques moments pour lire, pour vous entretenir avec les sages sur les moyens de rendre votre vie heureuse; afin de ne pas être toujours flottant au gré de mille craintes, de mille espérances frivoles, de mille desirs qui marquent la disette. Sachez si la vertu est le fruit de l'étude, ou bien un don de la nature; comment on peut acquérir la paix de l'ame, se mettre bien avec soi-même, et se tranquilliser pleinement; si c'est par les honneurs qu'on arrive là, ou par l'argent, ou par quelque petit sentier inconnu au reste des hommes. Quand je vais me refaire sur les bords de la Digence, de cette petite rivière où se désaltèrent les frileux habitants de Mandéle, ô mon ami, à quoi croyez-vous que je pense? que croyez-vous que je demande aux Dieux? Qu'ils me conservent le peu que j'ai, et moins encore s'il le faut; que les jours qui me restent, si les Dieux veulent bien m'en accorder encore, je les emploie pour moi-même; que j'aie des livres, et des provisions pour une année, afin de n'avoir point d'inquiétude sur l'avenir; voilà tous mes voeux. Je ne demande à Jupiter que ce qu'il ôte et ce qu'il donne à son gré, je veux dire la vie et les biens; c'est à moi-même à trouver le moyen d'être content.

ÉPITRE XIX

A MÉCÈNE.

Il fait le procès aux mauvais copistes, et développe les motifs lesquels pour ses vers déplaisent à certaines gens.

Savant Mécène, si on en croit le vieux Cratinus (1), les vers de tout buveur d'eau ne sauraient plaire, ni vivre longtemps.

(1) Il a été parlé de Cratinus sat. IV, liv. 1. Ce poëte aimait tant le vin, qu'Aristophane, dans sa comédie intitulée la Paix, dit qu'il mourut de la douleur d'avoir vu un tonneau rompu et le vin renversé.

Depuis que Bacchus a enrôlé les poëtes un peu fous parmi les Satyres et les Faunes, l'haleine des Muses, si douce auparavant, a commencé à sentir le vin dès le matin. De ce qu'Homère a fait l'éloge du vin, on a conclu qu'il ne le haïssait pas. Et Ennius lui-même n'embouchait jamais la trompette guerrière qu'il n'eût les veines remplies de cette liqueur. « Que celui qui ne boit pas aille au puits de Libon et au barreau; je défends aux buveurs d'eau de faire des vers. » Depuis que cet arrêt a été prononcé, on ne voit que poëtes qui boivent à l'envi, et la nuit et le jour. Mais que quelqu'un, avec des yeux hagards, des pieds nus, une robe mesquine, prétende ressembler à Caton, aura-t-il pour cela ses moeurs et sa vertu? Hiarbitas (1) creva de l'effort qu'il fit en voulant égaler le ton et l'éloquence de Timagène.

(1) Timagène était un rhéteur fameux d'Alexandrie, que Gabinius amena à Rome du temps de Pompée. Ce rhéteur fut d'abord dans les bonnes graces de César; mais bientôt il les perdit par son intempérance de langue. Un Maure, nommé Hiarbitas, voulut l'imiter, et mourut, autant des efforts qu'il fit que de dépit de n'avoir pu réussir. On ne connaît pas cet Hiarbitas. Le P. Sanadon veut que notre poëte ait mis ici Hiarbita pour Maurus, en faisant quelque allusion à l'histoire du roi Hiarbas, rival d'Énée, dans l'Énéide. Cette explication me parait un peu subtile.

Rien n'est si dangereux que les beaux modèles qui ont des défauts aisés à imiter. Si je devenais pâle, par hasard, peut-être que certaines gens boiraient du cumin. O imitateurs! servile troupeau ! combien de fois m'avez-vous fait rire! mais combien de fois aussi m'avez-vous échauffé la bile avec vos vains efforts!
Je suis entré le premier dans une carrière où personne n'avait encore marché ; nul ne m'a tracé la route. Celui qui ose va le premier, et mène les autres. J'ai le premier fait connaître à l'Italie les ïambes de Paros. J'ai emprunté la verve et la mesure d'Archiloque, mais dans un autre genre. Je n'ai point réduit Lycambe à se pendre de désespoir; c'est son vers, je l'avoue; mais je ne crois pas que cela ôte rien à ma gloire. Le vers de Sapho, celui d'Alcée, ont été employés à leur tour, aussi bien que l'ïambique; mais avec quelque différence, soit dans la matière même, soit dans l'assortiment des différentes sortes de vers.
Je ne cherche point à noircir un beau-père, ni à former un noeud fatal pour une amante désespérée. Je l'ai fait même entrer dans notre lyrique ; et j'ai eu le bonheur de ne pas déplaire aux honnêtes gens, qui m'ont lu par l'attrait de la nouveauté : car, quoiqu'en public on médise de moi, on me lit assez volontiers dans le cabinet. Et pourquoi en médit-on? voulez vous le savoir? C'est que je ne brigue point les suffrages d'un tas de petits auteurs, en leur donnant des repas ou de? habits demi-usés. Je ne vais point entendre nos poëtes célèbres, ni prendre parti pour eux, je ne fais point ma cour à un peuple de vils grammairiens. Voilà d'où viennent toutes ces larmes ; voilà pourquoi si je dis que j'ai honte de réciter mes vers dans les assemblées, et de donner un air d'importance à des bagatelles: "Vous voulez rire, me dit-on; c'est pour les oreilles de Jupiter que vous réservez vos productions : chez vous le miel coule de source; vous êtes l'unique, votre gloire vous éblouit." Je n'ose répondre sur le même ton ; et de peur qu 'on ne m'arrache les yeux, je crie qut je ne veux point me trouver dans ces assemblées; je demande en grace qu'on m'en dispense. Car la plaisanterie amène les querelles, les emportements, et on finit par des haines mortelles, par des guerres meurtrières

EPITRE XX

A SON LIVRE.

Il donne des avis à son livre qui brùle de paraître en public.

Il me semble, mon livre, que tu as les yeux tournés du côté de Vertumne (1) et de Janus, apparemment pour être élégamment relié, et exposé en vente chez les Sosies (2).

(1) Au bout de la rue de Toscane, étaient une statue du dieu Vertumne et une de Janus. Cette rue était celle du commerce, et il y avoit assurément des libraires.

(2) Les Sosies étaient deux frères, les plus fameux libraires de Rome ; et en ces temps-là le métier de libraire et celui de relieur n'étaient pas différents, c'était une même personne qui écrivait les livres, qui les reliait, ou, pour mieux dire, en assembloit les feuilles et les rouleaux, et qui les vendait, bibliographus, bibliopegus, ou compactor, ou, comme Cicéron l'appelle, glutinator, et bibliopola n'étaient qu'un. Les libraires se servaient de la pierre ponce pour polir les feuilles de parchemin sur lesquelles ils écrivaient les livres qu'ils vendaient. Les feuilles devaient être polies du côté où l'on écrivait, afin qu'on eût la facilité d'écrire; et le revers, le côté où l'on n'écrivait point, devait aussi être poli, afin qu'en développant le livre ou rouleau, la main ne sentît rien de rude, et que ce côté là pût être plus facilement mis en couleur, car on le peignait de rouge, de jaune, etc.

Tu n'es pas, je le vois, de ces livres modestes qui aiment à rester dans le cabinet sous la clef; tu t'affliges d'avoir peu de lecteurs, tu prétends qu'il est beau d'être au public : tu ne fus pourtant pas nourri dans ces maximes. Hé bien, pars, puisque tu le desires ; mais dès que tu auras pris ton essor, il n'y a plus de retour pour toi. Malheureux, diras-tu, quand tu te verras maltraité, qu'ai-je fait? de quoi me suis-je avisé? Tu sais qu'on te replie fort bien (1), quand le lecteur rassasié s'endort.

(1) On n'ignore pas que la plupart des livres chez les anciens n'étaient pas, comme les nôtres, par feuillets superposés, mais par bandes ou lés, que l'on roulait autour d'un cylindre de bois doré par les extrémités. Or, quand le lecteur, après avoir déroulé une partie, et lu quelques phrases, ne trouvait pas le livre à son gré, il le roulait bien vite, et dans son dépit il le serrait davantage, de sorte que le livre se trouvait in breve coactus. C'est là, je crois, la pensée d'Horace.

Voici, si je ne me trompe par la prévention où je suis contre ta démarche, ce qui t'arrivera d'abord tu seras assez bien reçu des Romains, parceque tu auras le mérite de.la jeunesse; ensuite, lorsque tout le monde t'aura lu, manié, et souillé, on te jettera dans un coin, où tu seras à la merci des vers, sans oser te plaindre, ou bien il faudra te réfugier à Utique (1), peut-être même qu'on t'enverra lié et garrotté à Lérida.

(1) Le libraire t'enverra à Utique afin que tu divertisses les Africains. Car les libraires envoyaient dans les provinces éloignées les livres qu'ils ne pouvaient débiter à Rome. Les libraires de Paris connaissent bien le prix de cette ressource, et ce n'est que dans cette confiance qu'ils impriment tant de méchants ouvrages. La province ne manque jamais de consoler le pauvre auteur, et de dédommager le trop hardi libraire.

Qui alors se moquera de toi? Celui dont tu n'auras pas voulu suivre les conseils, comme celui qui ne pouvant retenir son âne le poussa dans le précipice. En effet, pourquoi sauver celui qui veut périr? Une autre disgrâce encore, ce sera d'aller vieillir et égayer dans les faubourgs, avec les marmots, pour leur apprendre à lire. Lorsque tu seras dans tes beaux jours, et qu'on te fera parler dans les cercles nombreux, tu diras de moi, que né d'un père affranchi, sans bien, je me suis élevé au-dessus de ma condition; de manière que tu me rendras en qualités personnelles ce que tu m'auras ôté du côté de la naissance. Tu ajouteras que j'ai eu l'honneur de plaire à ce qu'il y a eu de plus illustre parmi nos citoyens, guerriers, et magistrats; que j'étais d'une taille au-dessous de la médiocre; ami du chaud, prompt et colère, mais m'apaisant aisément; que j'avais la tête grise avant le temps. Si, par hasard, on te demande mon âge, tu diras que j étais dans ma quarante-quatrième année, lorsque Lollius se donna Lépide pour collègue.

LIVRE II

ÉP1TRE I

A AUGUSTE.

Il fait l'éloge d'Auguste, et traite de la poésie sous différents rapports.

Tandis que vous soutenez seul le fardeau de tant d'affaires importantes, que vous défendez l'empire par vos armes, que vous l'instruisez par vos exemples, et que vous le réglez par vos lois, Auguste, ce serait nuire au bonheur des peuples que de vous dérober, par un discours trop long, des moments précieux. Romulus, Bacchus, Castor, Pollux, tous ces héros qui, par leurs grandes actions, ont mérité d'être reçus dans les demeures des Dieux, employèrent toute leur vie à servir le genre humain, à terminer des guerres funestes, à régler les limites des nations, à fonder des villes, et jamais la reconnaissance des peuples ne répondit à leurs bienfaits. Celui qui dompta l'hydre cruelle, qui terrassa, par ses fameux travaux, tant de monstres que lui opposoit le destin, éprouva que la mort seule était capable de dompter l'envie. Quiconque s'élève dans une sphère, quelle qu'elle soit, fatigue par son éclat ceux qui sont au-dessous de lui ; quand il a cessé d'être, on commence à l'aimer. Pour vous, prince, quoique vous soyez encore parmi nous, nous nous empressons de vous rendre les honneurs (1) qui vous sont dus.

(1) Auguste eut des temples et des autels de son vivant; on lui faisait des sacrifices, et on l'invoquait comme une divinité. Sur plusieurs inscriptions et médailles, on voit encore ces mots, DEO AUGUSTO. Dans les Césars de l'empereur Julien, il est appelé par Silène faiseur de poupées, à cause de ces consécrations, dont il avait introduit l'usage plutôt pour son propre intérêt que pour la gloire de César.

Vous avez des temples, des autels, nous jurons par votre nom; nous avouons qu'il n'y eut jamais, et que jamais il n'y aura rien qui vous soit comparable. Mais ce même peuple qui montre tant d'équité et de discernement quand il s'agit de vous, et qui vous met au-dessus de tout ce qu'il y a jamais eu de grands hommes, et parmi nous et chez les Grecs, ne juge pas si bien dans une infinité d'autres points. Il n'a que de la haine et du dégoût pour tout ce qui tient encore à la terre, et n'est point d'un autre siècle. Il est tellement déclaré pour les anciens, qu'il prétend que les lois écrites par les décemvirs, les traités de nos rois, faits avec les Gabiens ou les Sabins, les livres des pontifes, et les chroniques de nos vieux auteurs, ont été dictés par les Muses sur le mont Albain.
Si, parce que les plus anciens écrits des Grecs sont les plus parfaits, on prétend peser les auteurs latins dans la même balance, il n'est pas besoin de plus longue discussion; le noyau de l'olive est tendre, et la coquille de la noix n'est pas dure ; rien ne manque à notre fortune; nous peignons mieux que les Grecs, nous chantons mieux qu'eux, nous sommes plus habiles qu'eux à la lutte.
S'il en est des vers comme du vin, et qu'ils deviennent meilleurs avec le temps, je voudrais savoir combien il faut d'années pour les mettre à leur point de bonté : si, par exemple, un poëte qui aura cent ans sera ancien et bon, ou nouveau encore et mauvais. Car il faut qu'il y ait un temps fixe pour savoir à quoi s'en tenir. Un poëte qui a cent ans peut, dira-t-on, être regardé comme ancien, et par conséquent comme bon. Mais si, par hasard, il lui manquait un mois ou un an, quel rang aurait-il? serait-il encore ancien, ou renvoyé avec ceux qui sont et seront réprouvés dans tous les temps ? « S'il ne lui manquait qu'un mois, quand même ce serait un an, il semble qu'on peut le traiter comme ancien. » Je profite de la facilité, et comme celui qui arrache la queue du cheval crin à crin, j'ôte un an, puis un autre, jusqu'à ce que la somme totale disparaisse, et qu'il ne reste plus rien à celui qui a recours aux dates, et qui juge du mérite par les années, et n'estime que ce que les Parques ont consacré. Ennius, qui est un sage, un héros, un autre Homère, comme le disent les critiques, ne doit plus avoir d'inquiétudes sur ses belles promesses (1) et ses rêveries pythagoriques.

(1) Ennius se donnait pour avoir été Homère, et disait que l'âme de ce poëte était passée dans son corps, suivant les principes de la métempsycose, enseignés par Pythagore, qui lui-même prétendait avoir été Euphorbe, tué au siège de Troie.

On ne lit point Névius, on le sait par coeur; tant il est vrai qu'on a un respect de religion pour les vieux poëtes. Qu'il s'agisse de régler les rangs des auteurs; Pacuvius, dit-on, est plus savantS; Actius, plus fort, plus élevé. On trouve dans Afranius (1) le génie de Ménandre; dans Plaute, le feu d'Épicharme.

(1) Au rapport de Cicéron et de Quintilien, Afranius étoit un fort bon poëte.

Cécilius a plus de vigueur (1); Térence, plus d'art. Voilà les seuls poëtes que l'on connaît depuis Andronic jusqu'à nous (2), les seuls qu'on apprenne; on n'en cite point d'autres.

(1) Cécilius, au dire des anciens, était l'émule de Térence, et au-dessus des autres poètes par la disposition de ses sujets, par la gravité des pensées, et le choix des expressions. Térence pourtant l'emportait sur lui dans l'art de peindre les moeurs, et de dessiner les caractères. Il est fort à regretter que les ouvrages d'Afranjus ne soient point parvenus jusqu'à nous.

(2) Livius Andronicus, le premier qu'on peut appeler poëte, donna sa première pièce un an après la guerre punique. Il était affranchi de Livius Salinator, et précepteur des enfants de cet illustre Romain.

Le public juge bien quelquefois, mais aussi il se trompe s'il admire et s'il exalte nos anciens poëtes, au point de croire qu'il n'y a rien au-dessus d'eux, rien qui leur soit comparable; c'est une erreur. S'il convient qu'ils ont employé des mots surannés, beaucoup de phrases dures, souvent des tours lâches, il a raison, nous sommes d'accord, son jugement est dicté par l'équité. Ce n'est pas assurément que je prétende faire ici le procès aux vers de Livius, que le rigide Orbilius (1) me faisait apprendre dans mon enfance ;

(1) Nous avons déjà parlé d'Orbilius Pupillus, maître d'école d'Horace, natif de Bénévent, qui vint à Rome à l'âge de cinquante ans, l'année que Cicéron fut consul. Il est appelé plagosus, parce qu'il était fort rude, et qu'il fouettait volontiers ses écoliers.

mais, qu'on soutienne que ses vers sont corrects, qu'ils sont beaux, qu'ils sont parfaits, à peu de chose près, c'est ce qui m'étonne. Que par hasard il y ait un mot qui brille, un vers ou deux plus serrés, plus élégants que le reste, il n'en faudra pas davantage pour faire valoir, pour faire vendre tout l'ouvrage ! Rien n'est plus injuste. Que tel poëme soit blâmé parce qu'il est mal écrit, mal fait, sans graces, il n'y a pas à se plaindre; mais non, c'est parce qu'il vient de paraître, qu'il est nouveau. On devrait demander grace pour les anciens; et on veut qu'ils aient tout l'honneur et toute la gloire exclusivement.
Si je m'avise d'avoir seulement le moindre doute sur le mérite d une pièce d'Atta (1): Quelle impudence ! s'écrieront aussitôt tous nos sénateurs ; blâmer une pièce que le grand Ésope et le savant Roscius ont jouée ! Ils sont persuadés que rien ne peut être bien que ce qui leur a plu, et d'ailleurs ils auraient honte de se rendre à l'avis des jeunes gens, et de critiquer, dans l'âge avancé, ce qu'ils ont appris par coeur dans leur jeunesse. Celui qui vante les vers saliens de Numa (2), qu'il prétend entendre lui seul, quoiqu'il les entende aussi peu que moi, n'a point envue de louer les morts; c'est aux vivants qu 'il en veut; c'est pour déprimer les modernes.

(1) Quinctius, surnommé Atta, parce qu'il était boiteux, fit des comédies, comme Afranius, et mourut dix ou douze ans avant la naissance de Virgile. Suivant Scaliger, Horace fait ici allusion au défaut personnel du poëte, en doutant s'il marche bien ou mal sur une scène arrosée d'eaux de senteur, et par conséquent trop glissante pour un boiteux.

(2) Cicéron avoue en quelque endroit qu'il n'entendait pas les vers des Saliens; et Varron avait écrit avant lui qu'Ælius Stilo, qui était le plus savant homme de son temps, et qui avait fait sur ces vers un commentaire fort étendu, y avait laissé une infinité de choses obscures qu'il n'avait point entendues. C'est pourquoi Quintilien a fort bien dit: "Les vers des Saliens peuvent être à peine suffisamment entendus par leurs prêtres mêmes." Du temps de Numa, et pendant plus de cinq cents ans après lui, on ne parlait à Rome ni grec ni latin; c'était un baragouin, un jargon composé de mots grecs et de mots barbares. Aussi Polybe dit en quelque endroit que dans le temps qu'il travaillait à l'histoire romaine, il eut beaucoup de peine à trouver dans Rome un ou deux citoyens, qui, quoique très savants dans l'antiquité, fussent en état d'entendre et de lui expliquer quelques traiter que les Romains avaient faits avec les Carthaginois, et qu'ils avaient écrits dans la langue qu'on parlait alors. Et ce n'est pas une chose bien surprenante. Toutes les langues n'ont-elles pas eu le même sort? Leurs commencements ont toujours été informes et grossiers; et quand le temps les a polies, qu'elles ont reçu leur perfection, alors on méconnaît et on n'entend plus les bégaiements de leur premier âge. Ces changements ne sont pas moins naturels aux langues qu'aux hommes.

Mais si les Grecs avaient eu la moindre prévention que nous contre la nouveauté, quels anciens aurions-nous aujourd'hui? quels modèles aurait-on à mettre entre les mains du public? Quand la Grèce, n'ayant plus de guerres à soutenir, eut commencé à se livrer aux amusements de goût, et que l'abondance et le repos l'eurent peu à peu conduite à la mollesse, on la vit éprise de combats d'athlètes, de courses de chevaux; enchantée d'ouvrages de marbre, d'ivoire, de bronze; occupée tout entière d'un tableau; courant tantôt à un concert de musique, tantôt à un spectacle touchant. Semblable à une jeune fille qui joue encore sous les yeux de sa nourrice; ce qu'elle avait desiré avec le plus d'ardeur, elle s'en lassait, et l'abandonnait presque aussitôt. Est-il rien qui puisse plaire ou déplaire toujours? Voilà quels furent les effets de la paix, et du vent favorable de la fortune.
A Rome, on se fit longtemps un devoir, et même un plaisir, d'ouvrir sa maison dès l'aurore pour expliquer les lois à ses clients, pour placer une somme d'argent avec sûreté, pour entendre les anciens, pour montrer aux jeunes citoyens les moyens d'augmenter leurs biens, et de diminuer leurs desirs. Aujourd'hui les moeurs sont changées. La passion à la mode est la poésie. Les jeunes et les vieux, la tête couronnée de lierre, dictent des vers en soupant. Moi, tout le premier, quoique j aie juré cent fois de n'en plus faire, je mens comme un Parthe. A peine est-il jour que j'appelle, que je demande du papier, des plumes, mon portefeuille. Quand on ne sait pas conduire un vaisseau, on ne se charge pas du gouvernail; quand on ignore l'art, on ne prescrit point de remèdes ; le médecin parle de médecine, l'artisan de son métier, mais nous tous tant que nous sommes, instruits ou non, nous voulons faire des vers. C'est un travers, une folie, mais une folie qui a son bien. Rarement on voit un poëte avare. Il aime les vers, et c'est tout ce qu'il aime. Son bien se perd, ses esclaves s'enfuient, sa maison brûle; il en rit. Il ne cherche point à tromper son associé, ni à dépouiller son pupille. Il vit de légumes et de gros pain. Ce ne sera pas un héros, un guerrier fameux; mais si les petites choses peuvent aider aux grandes, il ne sera pas inutile. Il formera la langue bégayante de l'enfant, il lui mettra dans la mémoire (1) des mots et des discours honnêtes.

(1) Les enfants apprenaient à lire dans les ouvrages des poëtes, et on leur faisait apprendre par coeur leurs sentences, qu'ils prononçaient ensuite. On choisissait même quelquefois des vers rudes, qu'on leur faisait dire aussi vite qu'ils pouvaient, afin de leur délier mieux la langue, et de leur rendre la prononciation plus distincte et plus articulée Les Grecs suivaient la même méthode, car ils commençaient l'éducation des enfants par les fables, comme Platon le témoigne dans le liv. II de la République. Voilà pourquoi il voulait que les nourrices et les mères n'apprissent pas à leurs enfants toute sorte de fables, mais seulement celles qui auraient été approuvées par des examinateurs commis par la république.

Peu à peu il lui formera aussi le coeur par d'utiles leçons; il l'adoucira, il le corrigera de l'envie, de la colère, et des autres vices. C'est lui qui peint la vertu, qui instruit les siècles naissants, par les exemples fameux. Il est la consolation du malheureux et de l'indigent. Qui apprendrait aux jeunes Romains et aux jeunes Romaines à invoquer les Dieux, si les Muses n'avaient point inspiré de poëtes? Ce sont leurs vers qui portent nos voeux au ciel, qui attirent les faveurs des Dieux, qui font tomber les rosées salutaires; ce sont eux qui détournent les maladies funestes, qui écartent les dangers, qui obtiennent la paix et les abondantes moissons. Enfin c'est par les vers qu'on apaise les Dieux du ciel, et ceux des enfers. Nos aïeux, ces hommes simples qui vivaient à la campagne dans la plus sobre frugalité, profitaient, quand ils avaient renfermé leurs moissons, des jours de fête pour se délasser le corps et l'esprit des peines qu ils avoient supportées par l'espérance de les voir finir ; réunis avec les compagnons de leurs travaux, leurs enfants, et leurs épouses fidèles, ils immolaient nn porc à la déesse de la terre, une coupe de lait au dieu Sylvain, et au Génie qui nous rappelle la brièveté de la vie, du vin et des fleurs. Ce fut dans ces fêtes qu'on inventa les vers Fescennins (1), qui étaient une sorte de dialogue en traits libres et mordants.

(1) Tite-Live écrit dans son liv. VII que, vers l'an de Rome 392, la peste étant fort violente, les Romains instituèrent les jeux scéniques, pour apaiser la colère des dieux ; que pour cet effet, on fit venir de Toscane des baladins, qui, dansant au son de la flûte, faisaient, à la manière de leur pays, des postures assez agréables ; que tout cela était sans aucuns vers ; que les jeunes Romains, en imitant ces baladins, commencèrent tout d'un coup à se railler par des vers rudes et grossiers; et que c'est là le commencement de la comédie latine. Mais Horace s'éloigne ici de ce sentiment, et il fait entendre que non seulement les Romains, mais aussi les Toscans avaient inventé ces vers avant que leurs baladins eussent été appelés à Rome. Et cela est vrai. La tragédie, qui comprenait anciennement la comédie, avait eu longtemps auparavant la même origine en Grèce; car elle dut sa naissance aux assemblées que les paysans de chaque bourg faisaient après leurs vendanges. Ces bons laboureurs, ravis d'être quittes de leur travail, chantaient des chansons au dieu de la débauche; et, comme ils étaient échauffés par la joie et par le vin, ils se raillaient les uns les autres par des vers faits sur-le-champ. C'est pourquoi Aristote a fort bien dit que la poésie était née de ces impromptu grossiers et que ces impromptu étaient nés de la nature seule. Tibulle a parfaitement expliqué cette origine de la poésie grecque dans lélég. 1 du liv. I. Revenons à notre passage d'Horace. Ce poëte explique donc ici les commencements qu'eurent en Italie ces deux sortes de poésie; la sacrée, qui contenait les louanges des dieux, et la profane, qui était remplie de railleries grossières que ces paysans faisaient entre eux, et qui produisit ensuite la comédie. Et tout cela est entièrement conforme à ce qu'Aristote écrit de l'origine de la poésie grecque, comme Tibulle l'a mis dans ses vers. Il faut se souvenir qu'après que la comédie fut un peu plus polie et plus réglée, ce nom de vers Fescennins demeura à tous les vers sales, et fut surtout donné aux vers déshonnêtes qu'on chantait aux noces.

Cette liberté, qui se renouvelait chaque année, ne fut d'abord qu'un agréable amusement, mais elle dégénéra en fureur, et attaqua impunément les plus honnêtes maisons. Ceux qui furent mordus s'en ressentirent. Ceux mêmes qui avaient été épargnés sentirent qu'il y allait de l'intérêt commun. Enfin il y eut une loi et une peine portée contre quiconque feroit des vers mordants.
La crainte du bâton (1) rendit sages les poëtes, et les réduisit à se contenter de plaire et d'amuser.

(1) La peine du bâton était particulière aux personnes libres, mais de basse condition. On l'avait appliquée aux auteurs de poésies obscènes, ce qu'alors un homme d'une certaine qualité aurait rougi de se livrer publiquement à de pareilles occupation.

La Grèce subjuguée, subjugua à son tour son fier vainqueur, et apporta les arts dans l'Italie sauvage. Le vers Saturnin se polit peu à peu, et reçut des grâces ; cependant il y resta toujours des vestiges de son ancienne rusticité, et il en reste encore. Ce ne fut que fort tard que le Romain s'avisa de feuilleter les Grecs, lorsque les guerres puniques furent terminées, et qu'on se vit délivré de toute inquiétude. Alors il commença à chercher ce qu'il pouvait y avoir d'utile dans Sophocle, Thespis, Eschyle. Il essaya même de faire passer leurs beautés dans sa langue. Naturellement le Romain a de la grandeur et du feu ; il a même assez cet esprit tragique, et il n'est pas malheureux quand il ose; mais il craint de faire des ratures, et croit qu elles déshonorent un écrivain.
On s'imagine que la comédie demande moins de peine, parce qu'elle prend ses sujets dans la vie commune. C'est précisément ce qui la rend plus difficile, en ce qu'on ne lui fait point de grace. Voyez de quelle manière Plaute se tire d'un caractère d'amant, de père avare, de marchand d'esclaves fripon; combien de défauts dans les parasites gourmands de Dossenus et combien il est négligé dans sa marche théâtrale. Aussi ne songe-t-il qu'à remplir sa bourse. Qu'après cela sa pièce tombe ou se soutienne, c'est ce qui l'inquiète peu.
Celui que le vent de la gloire porte sur la scène se meurt si le spectateur est froid ; il s'enfle s'il le voit ému. Ainsi une bagatelle, un rien suffit pour vous anéantir ou vous ranimer. Serviteur au théâtre, s'il faut que j'en revienne ou plus gras ou plus maigre, selon qu'on m'aura accordé ou refusé le prix.
Un autre inconvénient qui déconcerterait le poëte le plus déterminé, c'est que la plus nombreuse portion des spectateurs, mais la moins considérable du côté du mérite et de l'honneur, ignorants et fous, toujours prêts à en venir aux mains avec ceux qui ne pensent pas comme eux, s'avisent, au milieu de votre pièce, de demander des ours ou des gladiateurs (1) ; car c'est là ce qu'il faut au bas peuple;

(1) Il paraît que du temps d'Horace le bon goût au théâtre avait déja dégénéré, puisqu'avant lui il n'y avait que le bas peuple, qui au milieu d'une pièce sérieuse demandât des ours et des
gladiateurs, et que depuis les chevaliers eux-mêmes prenaient tant de plaisir à ces spectacles grossiers.Nous voyons aussi de nos jours des personnes de la plus haute distinction , et qui se piquent d'avoir en tout un goût délicat, préférer les mélodrames, genre bâtard et fort mauvais, aux chefs-d'oeuvre des grands maîtres qui ont fait l'honneur et la gloire de notre scène française.

les honnêtes gens eux-mêmes abandonnent déja le plaisir de l'esprit pour celui des yeux, et pour ces vains spectacles qui passent et qui n'apprennent rien. Les décorations restent baissées (1) pendant des quatre heures, et quelquefois plus, tandis qu'on fait passer en revue les escadrons les bataillons;

(1) Auloea étaient les tapisseries qui cachaient le théâtre jusqu'à ce que les acteurs parussent. C'est notre toile d'aujourd'hui, avec cette différence qu'au lieu que quand nos pièces commencent, on lève la toile qui est attachée par le haut, les Romains la baissaient, la laissaient tomber sous le théâtre, et quand la pièce était finie, ou même après chaque acte, pour les changements de décoration on la relevait, au lieu que nous la baissons. Ainsi premere auloea se disait de la toile baissée pour commencer, et tollere auloea, de la toile levée pour finir. Ovide a expliqué cette manière de lever la toile, par une comparaison merveilleuse; car, en parlant des hommes armés qui naquirent des dents du dragon que Cadmus avait semées.

qu'on traîne les rois vaincus, les mains liées derrière le dos ; que les chariots, les litières, les carrosses, des vaisseaux même, se hâtent de passer, et les villes représentées en ivoire, ainsi que tout le butin de Corinthe. Que Démocrite rirait, s'il était encore au monde, en voyant tout un peuple regarder, bouche béante, un monstre demi-panthère et demi-chameau, ou un éléphant blanc ! Ce peuple serait pour lui un spectacle plus intéressantque le spectacle même; il y verrait infiniment plus de choses que dans la comédie, et il comparerait l'auteur au paysan, contant son histoire à l'âne qui fait la sourde oreille. Et quelles voix assez fortes pour se faire entendre au milieu du fracas de nos amphithéâtres? car une forêt, ou une mer qui mugit, n'égale pas le bruit que l'on fait aux représentations.
Paraît-il un acteur revêtu d'un habit d'un goût nouveau, on bat des mains. Qu'a dit cet acteur? Rien. Pourquoi donc ces applaudissements? C'est qu'il a une robe de pourpre violette. Et pour que vous ne me soupçonniez pas de louer trop peu un genre dans lequel je, n'ai pas voulu travailler, mais où d'autres réussissent, je déclare que je ne trouve rien de si étonnant qu'un poëte qui vient à bout de me causer un vrai trouble par de vains fantômes, qui m'irrite, qui m'apaise, et qui me remplit de terreur sans qu'il y ait de causes réelles. C'est une sorte de magie. Je suis à Thébes, et un moment après me voilà à Athènes. Jetez aussi quelques regards sur ceux qui écrivent pour être lus, et qui ne veulent point s'exposer à la critique d'un spectateur dédaigneux. C'est le moyen de remplir d'ouvrages excellents le temple que vous avez consacré à Apollon, et d'inspirer à nos poëtes une nouvelle ardeur pour s'élever, sur les verts sommets de l'Hélicon.
Il est vrai que souvent, nous autres poètes (car il faut bien aussi nous rendre justice à nous-mêmes), nous faisons plusieurs choses qui nous font tort. L'un, par exemple, ira vous présenter un ouvrage dans le temps que vous êtes occupé, ou que vous avez besoin de repos. Un autre se piquera au vif pour la moindre critique faite par un ami ; il lira et relira avec affectation certains vers, sans qu'on l'en prie: il se plaindra de ce qu'on ne sent pas tout ce que cela a coûté, avec quelle délicatesse la pièce est conduite. Nous nous flattons de l'espérance que, dès que vous connaîtrez notre talent pour la poésie, vous nous appellerez auprès de vous, vous nous mettrez à l'abri de l'indigence, et vous nous forcerez d'écrire. Cependant il est bon de connaître celui qui sera chargé (1) de célébrer dignement le héros également éprouvé et dans la guerre et dans la paix. Cet emploi n'est point dû à un poëte vulgaire. Alexandre-le-Grand payait de philippes d'or les mauvais vers d'un certain Chérile (2).

(1) Æditui étaient proprement les sacristains, ou plutôt les chapelains qui desservaient un temple, et qui étant parfaitement instruits du culte qui était agréable à leur dieu, et des cérémonies qu'on y devait observer, en instruisaient les peuples. C'est pourquoi ce nom convient fort bien aux chantres, aux hérauts de la vertu des grands hommes. Ils apprennent aux peuples les grandes actions de leur héros, et leur enseignent le culte et le respect qu'ils sont obligés de lui rendre.
Horace parle ici de la vertu d'Auguste comme d'une déesse qui a un temple, des prêtres, et un culte réglé.

(2) Il y a eu deux Chériles au moins ; celui dont parle Horace vivait du temps d'Alexandre-le-Grand. Il eut des partisans, entre autres le grammairien Cratès, qui le regardaient comme l'égal d'Homère; mais comme Aristote et Quinte-Curce portent de lui le même jugement qu'Horace, cela doit nous suffire pour la justification de notre poète.

Mais comme l'encre noircit ce qu'elle touche, un mauvais panégyriste déshonore son héros. Ce même roi, qui achetait si cher de si méchants vers, fit cependant un édit pour donner à Apelle le droit exclusif de peindre Alexandre, et à Lysippe, celui de le jeter en fonte. Ce prince, qui jugeait si bien des arts faits pour les yeux, semblait être du pays des Béotiens, quand il s'agissoit de poésie. Il n'en est pas ainsi de vous, prince; l'estime et les grâces dont vous avez honoré Virgile et Varius vous font honneur à vous-même, et prouvent la justesse de votre discernement. Vous avez pensé que les traits du corps ne sont pas mieux rendus par le ciseau du statuaire, que les vertus et les moeurs des grands hommes ne le sont par les poëtes. Moi-même, renonçant à ces petits sujets qui ne demandent point d'élévation, j'aurais la gloire de chanter vos exploits, je peindrais les lieux où vous avez combattu, les fleuves, les rochers hérissés de forteresses, les rois barbares, la guerre étouffée, le temple de Janus fermé, et Rome devenue, sous votre empire, la terreur des Parthes; si je pouvois exécuter tout ce que je desire. Mais un sujet si grand n'est point fait pour ma muse timide ; le fardeau est trop pesant pour elle; je n'ose l'entreprendre. D'ailleurs un zèle indiscret blesse ceux que nous aimons, surtout quand il s'agit de vers et de goût. On se souvient bien plutôt d'une pensée ridicule que d'un bel endroit. Je ne sais nul gré d'un service qui m'est à charge, et je ne voudrais pas qu'on exposât sur les boutiques mon portrait ridiculement figuré. Je ne désire pas non plus l'honneur d'être célébré dans de mauvais vers, de peur d'avoir à rougir du monument de ma gloire, et d'aller, avec mon panégyriste, dans une boîte ouverte, chez l'épicier, pour empaqueter le poivre, l'encens, le parfum, et tout ce qu'on enveloppe dans des papiers inutiles.

ÉPITRE II

A JULIUS FLORUS.

Il s'excuse de ce qu'il ne lui a pas fait passer les vers qu'il lui avoit promis.

Florus, ami d'un prince aussi bon qu'illustre, si un marchand voulait vous vendre un esclave né à Tivoli ou à Gabie, et qu'il vous dit : « Il est beau, bien fait de la tête aux pieds, et vous l'aurez pour huit mille sesterces. Il entend son maître au moindre signe, il sait un peu de grec ; il est d'argile (1) , on en fait tout ce qu'on veut. Il vous chantera même à table, quoiqu'il n'ait point de musique, une petite chanson qui vous fera plaisir. Qui promet trop met les gens en défiance. Un marchand qui veut se défaire de sa marchandise la prise plus qu'elle ne vaut: « Rien ne me presse de vendre; je ne suis pas riche, il est vrai; mais je ne dois rien. Un autre ne vous le laisserait pas à ce prix; et moi-même je ne le donnerais pas à tout autre que vous. Une seule fois en sa vie il lui est arrivé de s'oublier un moment: il s'alla cacher sous l'escalier, de peur des étrivières (2)

(1) Ce proverbe équivaut à celui qui a cours parmi nous. Quand un homme est doué d'un caractère flexible et susceptiblede prendre toutes sortes d'impressions, nous disons que c'est une cire molle.

(2) Il faut faire ainsi la construction : « Il se cacha, craignant les étrivières qui sont au bas de l'escalier. » Pour intimider davantage les esclaves, et afin qu'ils eussent toujours le châtiment devant les yeux, on pendait au bas de l'escalier les courroies dont on les fouettait.

Donnez votre argent, si vous ne craignez point d'avoir un esclave qui s'enfuie. Le marchand se laissera payer, sans crainte d'être à l 'amende. Vous connaissiez le défaut de l'esclave : on vous avait clairement informé des conditions du marché; cependant vous cherchez querelle au marchand, et vous lui suscitez un injuste procès. Je vous dis quand vous partîtes que j'étais un paresseux, peu propre à remplir exactement certains devoirs; qu'il ne fallait pas me faire de trop durs reproches, si vous ne receviez aucune de mes épîtres. De quoi m'ont servi ces précautions ? J 'ai pour moi la justice, et vous l'invoquez contre moi. Vous m'accusez encore de manquer de parole, parce que je ne vous envoie point les odes que je vous avais promises depuis longtemps.
Un soldat de Lucullus avait amassé quelque argent avec beaucoup de peine; s'étant endormi de lassitude pendant la nuit, il perdit tout son butin jusqu'au dernier sou. Furieux contre l'ennemi, contre lui-même, il va de rage, comme un loup affamé, attaquer un fort inaccessible, rempli de richesses, et en chasse la garnison du roi. Cette action le rend fameux; on le comble d'honneurs; on lui fait une gratification de vingt mille sesterces. Quelque temps après, Lucullus, voulant prendre un autre fort, fait venir le même soldat, et lui parle en des termes capables de donner du coeur aux plus timides: «Allez, ami, où la gloire vous appelle, vous réussirez ; et la récompense vous attend. Partez donc; qui vous arrête?" Le campagnard, qui, quoique grossier, n'était pas sot, lui répondit : « Ira là qui aura perdu sa bourse. » J'ai été élevé à Rome ; j'y ai appris combien la colère d'Achille avoit été funeste aux Grecs. Athènes a ajouté à mes connaissances; j'y ai appris à distinguer le bien du mal, et à chercher la vérité dans les bosquets de l'Académie. Le malheur des temps me força d'abandonner un séjour si agréable; je m'engageai dans la guerre civile, et dans le parti qui devait succomber à la valeur d'Auguste. Ayant perdu toutes mes plumes (1) à la journée de Philippes, me voyant sans bien, et chassé de la maison paternelle, l'indigence m'enhardit jusqu'à me faire faire des vers.

(1) Horace se compare d'ordinaire à un oiseau, comme quand il dit dans la dernière épître du liv. I.Mot à mot, Tu diras que j'ai étendu mes ailes au-delà de mon nid. On rogna les ailes à Horace à la bataille de Philippes, car il perdit la charge de tribun ; et c'était voler bien haut pour Horace, que d'être tribun des soldats. Horace fait entendre ici qu'il n'avait point fait de vers avant la bataille de Philippes, c'est-à dire avant l'âge de vingt-quatre ans; car alors il fit l'ode XXIV du liv. I. Mais il ne faut pas prendre ses paroles au pied de la lettre et à la rigueur. Il veut dire simplement qu'il ne s'était pas appliqué à la poésie comme à une profession qu'il voulût embrasser; au lieu qu'après la défaite de Brutus il prit ce parti comme la seule ressource contre sa mauvaise fortune. Avant la bataille de Philippes, il paraît avoir fait contre Catius la satire IV du livre II.

Mais aujourd'hui que j'ai le nécessaire, quelle dose de ciguë ne faudrait-il pas pour me purger le cerveau, si je ne croyais qu'il vaut mieux dormir que de faire des vers? Le temps qui fuit nous dérobe chaque année quelque portion de nous-mêmes. Il m'a ôté les jeux, les ris, le goût des repas, des amusements; bientôt il m'ôtera la poésie. Que voulez-vous que je fasse? Tous n'aiment pas et n'admirent pas les mêmes choses. Vous aimez les odes, un autre aimera les iambiques, un autre les satires mordantes de Bion (1).

(1) Ce Bion le Boristhéniste était en même temps sophiste et poëte. Comme Aristarque et Hipponax, il s'acharna sur Homère. Il était d'ailleurs d'un esprit mordant, plein de fiel, n'épargnant ni les dieux ni les hommes. Cicéron rapporte ce bon mot qu'il dit sur le désespoir d'Agamemnon, qui s'arrachait les cheveux : Le roi insensé s'arrache les cheveux, comme si pour avoir la tête pelée, on sentoit moins la douleur.

Voilà trois convives, tous trois de goût différent. Que leur donnerai-je? Vous ne voulez pas de ce qu'un autre veut; et ce que vous voulez, un autre n'en veut pas. D'ailleurs croyez-vous qu'il soit possible de travailler à Rome, au milieu de tant d'affaires et de soins? L'un m'appelle pour être sa caution, cet autre, pour entendre son poème : il faut tout quitter. Le premier loge sur le mont Quirinal; l'autre, au bout de l'Aventin : il faut les voir tous deux ; la distance est honnête.
Mais les rues sont libres, rien n'empêche de rêver en chemin faisant. Fort bien: ici c'est un entrepreneur qui passe avec ses manoeuvres et ses mulets; là c'est une machine qui élève une pierre énorme, ou une poutre; plus loin, ce sont des enterrements qui se croisent, et qui s'embarrassent dans une file de charrettes; c'est un chien enragé qu'on poursuit, ou une troupe de porcs immondes, qui se jettent à travers la foule. N 'importe, faites de beaux vers. Tous ceux qui se mêlent d'écrire aiment les bois, et fuient les villes. Ils ont pris pour patron Bacchus, l'ami du repos et de la solitude. Et vous voulez qu'au milieu de ce fracas, qu'on entend jour et nuit, je m'étudie à chanter, et que je marche dans les sentiers étroits de la poésie? Un homme de génie, qui, retiré dans Athènes, séjour de la tranquillité, y a passé sept ans à étudier, et à se tourmenter l'esprit, est plus muet qu'une statue, quand il reparaît dans le monde : on rit de le voir. Et moi, au milieu des flots et des orages de la ville, je ferais des vers, et des vers lyriques? II y avait à Rome deux frères (1), dont l'un étoit jurisconsulte, et l'autre rhéteur.

(1) Heinsius et Claude Boivin ont cru que les cinquante vers qui suivent ont été déplacés, et qu'ils appartiennent à l'épître précédente. Le P. Sanadon, après Dacier, réfute cette erreur. Le raisonnement du poëte est suivi, quoique la transition ne soit pas bien marquée; c'est la sixième raison dont Horace justifie sa paresse. La profession de poëte, dit-il, est toujours malheureuse; s'ils ne réussissent pas, quelques louanges qu'ils se donnent les uns aux autres, on les méprise, et on en fait des risées ; s'ils veulent exceller dans leur art, quelles gaines n'ont-ils pas à dévorer? Dans la nécessité de choisir, j'aimerais mieux adopter le premier parti, et croire avoir fait des merveilles, que de me tourmenter continuellement pour plaire au public. Mais, tout bien considéré, il vaut mieux ne point faire de vers, etc.

Ils s'encensaient tour à tour: Vous êtes un second Gracchus, disait le premier; et vous, répondait l'autre, un second Mucius. Les poètes ont la même folie : je fais des odes, celui-ci des élégies; rien de si beau dans le monde: ce sont des ouvrages burinés par les neuf muses. Voyez d'abord avec quel faste, quel appareil nous promenons nos regards dans cette bibliothèque nouvelle, préparée pour les auteurs de la nation. Suivez-nous, si vous en avez le loisir, et écoutez de loin ce que nous disons, et à quel titre nous nous couronnons réciproquement. On donne, on reçoit; on touche, on est touché : semblables aux gladiateurs samnites (1), qui s'escriment jusqu'à la nuit.

(1) La comparaison est fort juste. C'était un divertissement domestique des Romains de faire battre aux flambeaux des gladiateurs équipés en guerre comme les Samnites. Ils n'avaient pour armes offensives que des fleurets ; ainsi ils ne pouvaient pas se faire grand mal, et ils se disputaient longtemps la victoire. C'est pourquoi Horace appelle cet exercice lentum duellum.

Je me retire avec le nom d'Alcée que j'ai remporté. Et mon rival, que sera-t-il? Un Callimaque. S'il ne paraît pas encore content, j'en fais un Mimnermus: voilà le nom qu'il demandait. Que de choses il faut souffrir, pour ne point irriter la race des poëtes si faciles à prendre feu! Si j'écris, il faut solliciter humblement les suffrages du public; mais si une fois je n'écrivais plus, et que je fusse rentré en mon bon sens, alors je me boucherais les oreilles, si bien que je n'entendrais rien. On se moque de ceux qui font de méchants vers. Mais ils ont du plaisir à les faire ; ils s'admirent, se louent eux-mêmes, si on ne les loue pas; toujours enchantés de ce qu'ils ont fait.
Mais celui qui se met en tête de faire un poëme parfait ne prendra ses tablettes qu'avec les sentiments d'un censeur équitable. Il faut qu'il ait le courage d'ôter tout ce qui manque d'éclat, de force, ou de dignité; de déplacer un mot qui ne se retire lui-même qu'à regret, parce qu'il est encore en lieu privilégié; de tirer d'un long oubli de vieux mots rouillés, employés autrefois par les Catons et les Céthégus (1), pour les rajeunir et les faire briller au grand jour; enfin, d'en montrer de nouveaux que l'usage aura enfantés.

(1) Il s'agit ici de M. Cornélius Céthégus, consul avec P. Sempronius Tuditanus, l'an de Rome 549, au temps de la seconde guerre punique.

Rapide et clair, semblable à un fleuve dont les eaux sont nettes et transparentes, il portera l'abondance, et embellira sa langue par la richesse de son élocution; il faut qu'il abaisse ce qui a trop de saillie ; qu'il polisse ce qui est trop raboteux, et qu'il supprime ce qui est faible et sans beauté; qu'il fasse semblant de se jouer, tandis qu'il fait les efforts les plus pénibles; semblable au danseur qui représentait le Satyre ou le Cyclope. En vérité, j 'aimerais mieux passer pour auteur sot, insipide écrivain, pourvu que je fusse content de moi-même, ou qu'enfin je ne visse point mes défauts, que avoir un goût exquis, et d'être toujours à la torture. Il y avait à Argos un homme de qualité, qui s'imaginait entendre de belles tragédies. Il s'en allait au théâtre s'asseoir seul, et battre des mains sans rien voir du reste, s'acquittant de tous ses devoirs ; bon voisin, hôte aimable, mari complaisant, maître raisonnable, et qui ne se mettoit pas en furie pour une bouteille décoiffée; en un mot, il avait assez de sens pour ne point se jeter dans un puits, ni par les fenêtres. A force de dépenses et de soins, ses parents vinrent à bout de le guérir. Une dose d'ellébore pur le remit en son bon sens. En vérité, mes amis, leur dit-il, vous m'avez fait plus de tort que de bien; vous m'avez enlevé tous mes plaisirs, en me guérissant d'une folie qui faisait mon bonheur. Enfin il est utile de devenir sage, de renoncer aux bagatelles futiles, et de laisser aux jeunes gens des amusements qui sont de leur âge. Faut-il passer sa vie à enchâsser des mots dans la mesure lyrique, et ne songer jamais à mesurer sa conduite et ses moeurs? Voici ce que je me dis souvent à moi-même, quand je suis seul : Si tu avais une soif que rien ne pût étancher, tu irais consulter le médecin.Tu as une avidité que rien ne peut assouvir, et tu n'oses l'avouer à personne? Si, après avoir usé de quelque herbe ou de quelque racine pour guérir une plaie, elle n'opérait aucun effet, tu changerais de reméde. On t'avait dit que quand les dieux donnent des biens aux hommes (1), ceux-ci en devenaient plus sages; et aujourd'hui que tu es plus riche, sans en valoir mieux, tu te fieras encore à ces docteurs insensés?

(1) Les stoïciens avançaient que le sage était seul riche. D'autres philosophes renversaient la proposition, et soutenaient que le riche seul était sage. Horace fait voir le ridicule de cette dernière assertion.

Si les richesses rendaient l'homme sage, moins avide, moins tremblant, tu rougirais, avec raison, s'il y avait sur la terre quelqu'un plus avare que toi. Si ce qu'on achète argent comptant est véritablement à nous; si l'usage, en certains cas, donne, selon les jurisconsultes, la propriété de la chose, tu es assez riche: la terre qui te nourrit est à toi; le fermier d'Orbius, quand il sème son champ pour t'en vendre le blé, sent que tu es son maître. Tu lui donnes de l'argent, il te donne des poulets, des oeufs, un quartaut de vin ; et par ce moyen tu paies peu à peu la terre qui a coûté un million de sesterces, et peut-être plus. Qu'importe que tu vives d'un argent donné depuis peu ou depuis longtemps? Celui qui a acheté le terroir de Véies et d'Aricie achète chaque jour les légumes qu'il mange, le bois qu'il brûle. Il ne se l'imagine pas; il se dit le propriétaire de tout ce grand terrain, borné par une longue file de peupliers, pour empêcher les querelles avec les voisins. Mais, peut-on dire à soi un bien qui, à chaque instant, peut, de gré ou de force, par la vente ou par la mort, changer de maître et passer en d'autres mains? Ainsi, puisqu'il n'est donné à personne de jouir toujours, et qu'un héritier chasse l'autre, comme un flot chasse un autre flot, à quoi servent ces vastes greniers, ces belles terres? Pourquoi vouloir joindre les pâturages de la Lucanie à ceux de la Calabre, si la mort frappe également les grands et les petits, sans que l'or puisse la fléchir? Il y a bien des gens qui n'ont ni perles, ni marbres,
ni meubles d'ivoire, ni vases toscans, ni tableaux, ni argenterie, ni robes de pourpre: il y en a même qui se soucient peu d'en avoir. Pourquoi de deux frères, l'un préfère-t-il une vie douce, les amusements, les plaisirs, à tous les revenus d'Hérode (1);

(1) Le lieu le plus fertile de la Judée était le territoire de Jéricho, où était le palais d'Hérode, près d'un bois de palmiers. Strabon décrit fort bien ce lieu dans son livre XVI : "Jéricho, dit-il, est dans une plaine environnée de montagnes en amphithéâtre, près d'un bois de cent stades de toutes sortes d'arbres fruitiers ,surtout de palmiers. Le lieu est arrosé de plusieurs ruisseaux, et parsemé de maisons. On y voit le palais du roi, et le jardin de baume. Ce baume-ci est d'autant plus précieux qu'il ne naît que là." Il ajoute ensuite qu'on tirait un très grand revenu de ce baume et de ces palmiers. Voilà pourquoi Horace a dit : aux gras palmiers d'Hérode.—Hérode, roi de Judée, sous lequel notre Seigneur naquit. Il avait obtenu ce royaume d'Auguste et du sénat par la faveur d'Antoine, l'an de Rome 713. Il régna trente-neuf ans, car il mourut en 752, deux ans après la naissance de notre Seigneur. C'était un homme d'une très grande magnificence, et qui avait d'immenses richesses. Il bâtit plusieurs villes, fit d'autres édifices innombrables, distribua au peuple romain des largesses infinies, et donna à Auguste en une seule, fois près de cinq millions, Après sa mort, son royaume fut partagë à ses trois aînés. Arcliélaûs en eut la moitié avec le titre d'ethnarque, et Philippe et Hérode Antipas eurent chacun le quart avec le titre de tétrarques.

tandis que l'autre ne songe qu'à amasser ; qu'il travaille depuis l'aurore jusqu'à la nuit, emploie le fer et le feu pour défricher un bois? Le Génie le sait, ce dieu qui régie l'étoile et le sort des humains, qui naît et meurt avec nous, qui a tant de visages différents; serein pour les uns, noir et triste pour les autres.
Je jouirai, et j'userai du peu que j'ai, selon mes besoins, sans m'inquiéter de ce que dira mon héritier, s'il ne trouve pas chez moi plus que je n'ai reçu. Je saurai néanmoins la différence qu'il y a entre une honnête liberté qui jouit, et la débauche; entre une sage économie et l'avarice. Autre chose est de prodiguer son bien, autre chose de faire sans regret une certaine dépense, et de ne point se gêner pour amasser, afin de profiter des moments, comme l'écolier profite des fêtes de Minerve (1).

(1) Les fêtes de Minerve, qui duraient cinq jours; car elles commençaient le 19 de mars, et finissaient le 23. C'était proprement la fête des écoliers, non pas tant à cause des prières et des offrandes qu ils faisaient à cette déesse afin qu'elle bénît leur travail, et les rendît habiles ; qùe parce qu'ils avaient alors congé, et qu'ils friponnaient d'ordinaire le minerval qu'on leur donnait pour porter à leur maître ; car c'était le temps où l 'on avait coutume de le payer. C'est pourquoi Ovide dit, en s'adressant a ces régents, dans le liv. 1 des Fastes :
« Cruelle nation, régents durs et impitoyables, à qui on a emporté le salaire, ne méprisez pas non plus cette déesse; elle vous attirera de nouveaux écoliers. » Cela éclaircit entièrement ce passage d'Horace, qui veut qu'on passe tout le temps de la vie comme on passait celui des fêtes de Minerve quand on était écolier. Il ne pouvait pas donner d'idée plus enjouée ni plus vive. Il se parle toujours à lui-même.

Pourvu que l'extrême indigence soit loin de ma maison; que d'ailleurs je sois porté dans une trirème, ou dans une simple barque, je n'en serai pas moins porté. L'aquilon n'enflera point mes voiles; soit: mais aussi le vent du midi ne dérangera point le cours de ma vie. Je suis en force, en talent, en figure, en vertu, en estime, en biens, des derniers de la première classe, il est vrai; mais aussi je suis en tous ces points des premiers de la dernière. Tu n'es pas avare, je l'avoue; mais tes autres vices t'ont-ils quitté de même ? N'as-tu pas le coeur gonflé par l'ambition? ne crains-tu pas la mort? n'es-tu pas colère? te moques-tu des songes|? de la magie, des loups-garoux, des enchantements thessaliens?Vois-tu avec plaisir et reconnaissance le nombre de tes années s'accroître? Sais-tu pardonner à tes amis? l'âge te rend-il plus doux, plus vertueux?A quoi te sert d'être délivré d'une épine, si tant d'autres te piquent? Si tu ne sais point user de la vie, cède la place à d'autres qui le savent. Tu as assez joué, assez bu, assez mangé.
Il est temps pour toi de faire retraite, de peur que te trouvant pris de vin, tu ne deviennes la risée et le jouet des jeunes gens, à qui ces amusements conviennent mieux qu'à toi.

FIN DE L'OUVRAGE

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