MOEURS ROMAINES DU RÈGNE D'AUGUSTE A LA FIN DES ANTONINS.

-LES SPECTACLES ET LES VOYACES DES ROMAINS-

par

L. FRIEDLAENDER Professeur à l'université de Koenigsberg

traduction de, avec des considérations générales et des remarques

PAR CH. VOGEL

1867

TABLE DES MATIÈRES.

LES SPECTACLES.
CHAPITRE 1. Des spectacles en général.

CHAPITRE Il. Le Cirque.

CHAPITRE. III. L'amphithéâtre.
§ 1. Origine et propagation des amphithéâtres.§ 2. Jeux de la gladiature.§ 3. Combats d'animaux, bestiaires et pantomimes de l'amphithéâtre.§ 4. Naumachies.§ 5. Considérations sur ces spectacles et suppression des jeux de l'anphithéâtre.§ 6. Ruines des principaux amphithéâtres.

CHAPITRE IV. Le théâtre.

CHAPITRE V. Le stade.

ANNEXES
1. Costume et armement des gladiateurs.
2. Animaux montrés et employés par les Romains dans le cirque et l'amphithéâtre.
3. Amphithéâtres romains de l'Italie et des provinces.
4. De l'emploi fréquent de certains noms d'acteurs, d'autres artistes,
5. Concours et prix de l'Agon Capitolinus.

LES VOYAGES DANS L'EMPIRE ROMAIN.

CHAPITRE I . Moyens de commmnicatton et manière de voyager sur terre et sur mer.

CHAPITRE II. Voyages de terre ferme, hôtelleries, douanes et brigandage.

CHAPITRE III. Mobiles principaux des voyages

CHAPITRE IV. Voyages des touristes dans le monde romain 1° Italie et Sicile 2° Grèce 3° Asie Mineure 4° Egypte

CHAPITRE V. De l'tntérêt des voyages pour les Romains. 1°L'intérêt de curiosité et l'intérêt des souvenirs historiques. 2°L'intérêt des jouissances de l'art. 3°Le sentiment de la nature.

LES SPECTACLES.

CHAPITRE PREMIER.

Des spectacles en général.

Devenus une nécessité à Rome, sous l'empire, les spectacles y remplacent en quelque sorte les anciennes assemblées du peuple. Présence et condescendance des empereurs au spectacle. Le peuple y présente ses pétitions et ses griefs. Les empereurs eux-mêmes n'y sont pas à l'abri de la moquerie et de l'outrage. Démonstrations politiques. Étiquette, notamment dans le costume. Dépenses pour tes spectacles. Charges qu'ils imposent à l'ordre sénatoriat. Nombre de jours de spectacle dans l'année. Les trois principaux genres de spectacles. Représentations extraordinaires. Ulluminations de fête. Manière de régaler le public. On lui fait la libéralité de cadeaux et de jetons de loterie. Grande affluence d'étrangers. Influence démoralisante exercée par les spectacles et dont les effets ne s'arrêtent pas aux basses classes. La manie de se produire en public dans les représentations, chez des personnes appartenant aux classes supérieures, peut être envisagée comme un des symptômes de la démoratisation générate.

La description, aussi complète que possible, des spectacles du temps est indispensable pour l'esquisse d'un tableau de l'état de civilisation du monde romain, sous l'empire. Non seulement elle donne le mieux la mesure du grandiose des aspects de Rome à cette époque, mais elle est caractéristique, au plus haut degré et sous une foule de rapports, pour l'état intellectuel et moral de cette métropole de l'univers. Les spectacles, primitivement introduits surtout pour ajouter à la solennité des fêtes célébrées en l'honneur des dieux, perdirent de bonne heure presque entièrement ce caractère religieux. Dans la dernière période de la république déjà, ils étaient devenus le moyen le plus sur de capter la faveur populaire. Aussi, les empereurs ne négligèrent-ils pas de s'en servir pour entretenir le peuple en bonne humeur. Dion Cassius raconte qu'Auguste ayant adressé, un jour, au pantomime Pylade des reproches, au sujet de sa rivalité acharnée contre un de ses confrères, Pylade ne craignit pas de répondre Il y va de ton intérêt, César, que le peuple s'occupe de nous. Or, indépendamment de l'intérêt qu'avaient les empereurs d'imprimer cette direction à l'esprit de la foule, la magnificence des spectacles était pour eux la meilleure manière de gagner les coeurs de cette multitude. Caligula lui-même était arrivé ainsi à une certaine popularité et si le souvenir de Néron se conserva si longtemps dans la mémoire du peuple que l'on ne voulut pas croire à sa mort, qu'il y eut encore, trente ans après, des gens espérant et désirant le voir revenir, et que plus d'un faux Néron put spéculer sur cette croyance superstitieuse (1), ce fut principalement, sans doute, sous l'impression qu'on avait gardée de la magnificence des spectacles donnés par cet empereur.

(1) Suétone, Néron, chap. LIIV, avec la note de Casaubon. On sait que les chrétiens attendaient aussi le retour de Néron mais comme la venue de l'Antechrist.

Mais, bientôt ceux-ci ne dépendirent plus du bon gré des puissants dominateurs du monde, ces réjouissances étant devenues absolument.nécessaires à la Rome impériale. Le prolétariat avait la prépondérance dans la capitale, et cette populace était plus brutale, plus intraitable et plus corrompue què celle de nos grandes métropoles des temps modernes, parce qu'il n'y eut jamais, nulle part, un rassemblement de l'écume de toutes les nations tel qu'à Rome, où l'oisiveté, dans laquelle croupissait la masse, rendait celle-ci doublement dangereuse. Déjà le gouvernement avait dû se charger de pourvoir à son entretien par ses grandes et régulières distributions de grains; il s'ensuivit qu'il fallut également prendre à tâche de l'amuser. " Le pain et les jeux" ne furent bientôt plus regardés comme une grâce du pouvoir, mais comme un droit du peuple chaque nouveau gouvernement était, bon gré, mal gré, obligé d'accepter la succession de ses prédécesseurs, et on vit les meilleurs princes rivaliser avec les plus détestables pour la magnificence et le grandiose de ces fêtes. Auguste les prima tous par la fréquence, la variété et la splendeur des spectacles de son règne, et les ordonnances multiples et circonstanciées qu'il rendit, à ce sujet, témoignent de l'importance qu'y attachait le fondateur de la monarchie . L'avare Vespasien bâtit le Colisée, le plus grand amphithéâtre du monde (1), et fit d'énormes dépenses en spectacles Titus de même Trajan fut peut-être l'empereur qui mit le plus de zèle à satisfaire la passion des Romains pour les spectacles. Il faut, dit un écrivain postérieur (2) mettre sur le compte de la sagesse politique de ce prince de n'avoir jamais manqué d'attention même pour les danseurs et les autres artistes de la scène du cirque et dé l'arène, parce qu'il savait bien que le peuple romain tient surtout à deux choses au pain et aux spectacles; que l'excellence d'un gouvernement ne se révèle pas moins dans le souci des passe-temps que dans celui des choses sérieuses, la négligence étant, il est vrai, bien plus préjudiciable à l'endroit de celles-ci, mais mécontentant davantage quand ceux-là en souffrent; que le peuple est, à tout prendre, moins avide de largesses en argent que de spectacles enfin, que les distributions d'argent et de blé suffisent bien pour contenter les individus, homme par homme, mais qu'il faut les spectacles pour le contentement du peuple en masse. Le stoïcien Marc-Aurèle lui-même dut se résoudre à donner de magnifiques spectacles et ordonna qu'en son absence il fût pourvu aux réjouissances du peuple par les plus riches sénateurs.

(1) D'après une expertise du travertin employé à la construction de ce monument,ce qui en restaiten 1756 valait encore près de 17 millions de francs. (Barthélemy, Voyage en Italie, 1801, p. 385.)

(2) Fronton, Princip. hist., 5, 11.

La cupidité de Septime-Sévère non plus ne l'empêcha d'y consacrer des sommes énormes Tibère seul fait ici également exception il ne pouvait, en effet, mieux afficher son souverain mépris pour la plèbe qu'en s'abstenant tout à fait de donner des spectacles. D'autres se contentèrent, à l'instar de Tibère aussi de réprimer le luxe excessif par des ordonnances dont le renouvellement fréquent montre assez le peu d'efficacité. Ainsi firent Auguste Nerval Antonin le Pieux et Marc-Aurèle. Les spectacles gagnèrent aussi, sous l'empire, une importance nouvelle, résultant de ce qu'ils offraient au peuple la seule et unique occasion de s'assembler en masse et de manifester son humeur, ses antipathies et ses sympathies, ses voeux, ses prières et ses griefs, enprésence du souverain. Le défaut absolu de toute autre publicité donnait d'autant plus de poids à ces manifestations, pour lesquelles il y avait là une tolérance, absente de tout autre lieu. Les salutations d'usage, à l'arrivée des empereurs et d'autres grands personnages, rentrent dans cette catégorie. On sait quel prix les hommes d'État attachaient, déjà sous la république, à l'accueil qui leur était fait au théâtre, quelle était la joie de Cicéron quand il avait la chance de recevoir au spectacle, ou pendant un combat de gladiateurs, une de ces chères ovations que n'avait même pas troublée le moindre coup de sifûet.
Exceptionnellement, pareil honneur échut aussi à un grand poète. Un jour, pendant la récitation de vers de Virgile, au théâtre, tout le peuple se leva et en salua l'auteur, qui y assistait, aussi respectueusement qu'il avait l'habitude de le faire pour Auguste lui-même. Sous les empereurs, ces salutations, bien qu'il puisse ne pas avoir été sans exemple que l'on en adressât également à de simples particuliers n'étaient, à l'exception du donateur de la fête auquel s'appliquait probablement l'invocation mentionnée par Pline le Jeune dans une de ses lettres sans doute usitées qu'avec la famille impériale et les favoris déclarés de l'empereur. Le peuple assemblé accueillait alors les illustres ou augustes personnages en se levant en masse de ses sièges et battant des mains. Auguste, cependant, crut devoir exprimer son mécontentement de voir honorer de cette façon ses petits-fils, encore enfants. On agitait des mouchoirs (oratia), et Aurélien en fit même distribuer en cadeau au peuple, à cet effet Les acclamations étaient accompagnées de l'hommage de surnoms honorifiques et de compliments, en partie stéréotypes, souvent répétés, ou même chantés d'après certaines modulations comme il était d'usage encore du temps de Cassiodore. Les empereurs, de leur côté, profitaient.aussi volontiers de l'excellente occasion, que leur offraient les spectacles, pour converser personnellement avec le peuple et chercher à gagner son affection par de bonnes grâces et de la condescendance. Plus ils avaient souci, de leur popularité, plus ils s'appliquaient à paraître souvent aux spectacles donnés soit par eux-mêmes, soit par d'autres personnages. Tibère, lui aussi, y venait souvent au commencement de son règne mais il ne garda pas longtemps cette habitude. Ce n'était pas moins le désir du peuple que l'empereur prît part ses réjouissances. Auguste, toutes les fois qu'il allait au spectacle, ne s'y occupait de rien d'autre, soit, dit Suétone, pour éviter le blâme qu'avait encouru Jules César, en y employant son temps à lire des dépêches ou des requêtes, ainsi qu'à y répondre, soit véritablement par amour du spectacle même, pour lequel il avait un goût que, loin de s'en cacher, il avoua mainte fois hautement Marc-Aurèle, de même que César, avait l'habitude de lire au spectacle, d'y donner des audiences et même des signatures, ce qui lui attira mainte raillerie du populaire Néron, dans les commencements, regardait les jeux, couché, par les fenêtres d'une loge entièrement fermée; plus tard du balcon (podium) ouvert avec un lorgnon fait d'une émeraude taillée, parce qu'il était myope. Mais, dans la suite une loge impériale fut établie, par ordre de Domitien probablement. Pline le Jeune loue Trajan, d'avoir supprimé cette loge au grand cirque, quand on en acheva la construction. « Vos concitoyens, dit-il, vous verront ainsi comme vous les verrez vous-même on aura désormais le bonheur d'apercevoi!, non pas seulement la loge du prince, mais le prince en personne, publiquement assis au milieu de son peuple. Les historiens et les biographes font souvent sonner la condescendance, la bonté, les prévenances mêmes des empereurs pour le peuple, aux spectacles. Il est peu de souverains dont ils rapportent le contraire. Le plaisir que, dans sa brutalité, Claude trouvait aux égorgements de l'arène, fut trouvé choquant même à Rome; mais, comme ce prince était plein d'affabilité au spectacle, y accordait tout ce que l'on désirait et s'y servait le moins possible de l'office des hérauts, dans ses communications et ses répliques, mais les faisait écrire sur des tablettes et circuler ainsi dans l'assemblée, on le loua beaucoup de cette manière, évidemment plus populaire que l'organe du héraut, de s'entretenir avec le public. Il faisait avec les doigts, comme les gens du peuple, le compte des pièces d'or qu'allaient recevoir en prix les vainqueurs, et se mettait en devoir d'animer le public à la gaieté, en le traitant de messeigneurs et le régalant de force plaisanteries de très mauvais goût. Titus aussi allait au-devant de tous les désirs du public, prenait parti avec les assistants pour tel genre de gladiateurs et raillait le parti contraire de la parole et du geste, comme eût fait un homme du peuple, mais sans que la majesté impériale ou l'équité envers les combattants en souffrît jamais. Domitien, au contraire, se montrait souvent impérieux et rude au spectacle; on ne pouvait se hasarder à y prendre parti contre ses gladiateurs. Trajan rétablit la liberté antérieure et se montra bon pour le peuple, à tous égards Adrien mettait plus de rigueur dans ses façons et, le peuple s'étant avisé un jour de lui adresser une réclamation avec impétuosité, il lui fit, comme Domitien, imposer silence par le héraut, sans daigner y répondre L'affranchissement d'un cocher, qui n'était pas de ses gens, lui ayant été demandé dans une autre circonstance, il refusa net, par écrit. Les voeux émis par le peuple et agréés par les empereurs avaient trait, tout d'abord et principalement, aux spectacles mêmes. Ce que demandaient les spectateurs, c'était tantôt la représentation de telle pièce ou telle espèce de combat l'entrée en champ clos de gladiateurs célèbres, ou le congé d'un champion qui avait combattu vaillamment tantôt l'affranchissement d'un acteur ou d'un conducteur de char, gens en majeure partie de condition servile, tantôt la grâce d'un criminel condamné a combattre avec les bêtes féroces On sollicitait ainsi des empereurs, et naturellement aussi des ordonnateurs (editores) de la fête, le don de la liberté, même pour des sujets appartenant à d'autres maîtres, et mainte fois le peuple réussit à leur arracher le consentement à ses désirs, comme on le voit par Suétone. On présentait en outre au souverain, dans ces occasions, des requêtes de la nature la plus diverse, les réponses négatives étant rares et l'exception dans ces cas. Aux jeux triomphaux donnés en l'an 9 après Jésus-Christ, les chevaliers sollicitèrent pourtant en vain d'Auguste l'abolition d'une loi sévère, qui venait d'être rendue sur le mariage Lors d'une grande disette de l'an 32, les réclamations du peuple se manifestèrent au théâtre, plusieurs jours de suite avec une véhémence insolite vis-à-vis de l'empereur Tibère ayant fait transporter dans son palais une statue de Lysippe,athlète avec le fer à racler, qu'Agrippa avait fait poser devant ses thermes, le peuple en demanda, au théâtre aussi, la restitution, avec force tapage, et Tibère rendit la statue, bien qu'elle lui plût singulièrement Caligula, pareillement prié par le peuple au cirque, peu de temps avant l'assassinat qui, mit fin à ses jours, d'alléger les charges de l'impôt, était au contraire entré dans une telle fureur qu'il fit saisir et mettre à mort les auteurs principaux des vociférations qui l'indignaient. Palfurius Sura ayant obtenu, sous Domitien, qui l'avait éliminé du sénat, le prix du discours au grand concours du Capitole, toute l'assemblée fut unanime pour demander sa réintégration mais elle perdit son temps. Ces clameurs de la multitude, réunie au spectacle, étaient si bien reconnues pour l'expression des désirs du peuple, que Titus, avant d'être empereur, pendant qu'il avait le gouvernement militaire de Rome, crut devoir, pour justifier l'exécution de personnes qui lui étaient suspectes, aposter dans la foule, au théâtre, des gens chargés d'y demander leur mort. Sous Galba, le peuple ne cessa pas de demander de même, au cirque et au théâtre, le supplice de Tigellin, jusqu'à ce que l'empereur eût commandé la tranquilllté par un édit. C'est notoirement aussi au cirque et à l'amphithéâtre, qu'éclata surtout l'animosité contre les chrétiens, dans les siècles suivants. Mais, ce n'étaient pas uniquement les suppliques et les griefs du peuple qui se produisaient dans les spectacles; il paraît qu'une certaine latitude y était ordinairement aussi laissée à son humeur railleuse, libre de s'y tourner non seulement contre des particuliers connus et impopulaires, mais souvent contre la personne de l'empereur même. Jusque dans les derniers temps de l'antiquité, il n'était pas rare que le cirque retentît d'injures et d'imprécations contre le dominateur du monder la difficulté qu'il y avait à découvrir les coupables y tranquillisant les individus, comme la conscience da'sa force numérique y rassurait la masse contre le danger des conséquences d'une pareille témérité.
On profitait aussi des spectacles pour organiser de véritables démonstrations politiques. Déjà. dans les derniers temps de la république il y en avait eu de semblables, à l'occasion de la procession d'images des dieux, par laquelle s'ouvraient les jeux du cirque. Quand, en l'an 40 avant Jésus-Christ, on désirait vivement, à Rome, la fin de la guerre des triumvirs avec Sextus Pompée, l'image de Neptune, que le brave marin révérait comme son dieu tutélaire, fut accueillie au cirque avec des applaudissements, et quand, par suite de cet incident, elle ne reparut pas le lendemain dans la procession, un tumulte s'ensuivit. (1)
La perte du grand camérier Cléandre, tout-puissant à la cour de Commode, fut préparée par une démonstration très bien organisée au cirque. Une troupe de jeunes garçons, conduite par une virago de haute taille et d'un aspect terrible, se précipita dans la lice, pendant un entr'acte, et se répandit en imprécations sauvages contre cet homme odieux le peuple fit chorus avec elle et, dans l'effervescence toujours croissante qui en résulta, la multitude courut jusqu'à la villa de l'empereur, qu'elle contraignit à lui livrer le favori.
A l'époque où, sous le même règne, Pertinax, qui devint plus tard empereur, avait déjà attiré sur lui l'attention générale, un cheval de course de ce nom, du parti des Verts, favorisés par Commode, remporta la victoire. Les Verts s'étant mis tous à crier c'est Pertinax! les Bleus répondirent à l'envi Oh plût aux dieux que ce fût lui. Ces explosions du sentiment populaire, au cirque, avaient lieu, tantôt sans préparation apparente, tantôt réellement par l'effet d'une de ces impulsions inexplicables sous lesquelles de grandes masses subissent, tout à coup, un de ces entraînements qui les portent, avec une force irrésistible, à des manifestations unanimes ou à une action collective.

(1) Dion Cassius (XLVIII, 31), dont le rapport sur ce point est certainement plus exact que celui de Suétone (Auguste, chap. XVI).

Dion Cassius rapporte comme témoin du fait, en l'an 196 de notre ère, pendant la guerre civile entre Septime Sévère et son compétiteur Albin, avec quelle merveilleuse unanimité une multitude innombrable faisait retentir le cirque de/ses lamentations sur la guerre et de ses voeux pour le rétablissement de la paix: Cet historien crut y voir en quelque sorte l'effet d'une inspiration céleste, sans laquelle, dit-il, « tant de myriades d'hommes n'auraient certainement pas commencé à proférer tous en même temps le même cri, comme un choeur bien exercé, ni tous répété exactement les mêmes mots, d'un bout à l'autre, comme une phrase apprise par coeur. Or Dion mentionnant encore plusieurs autres démonstrations du même genre, qui eurent lieu de son temps, cela seul prouve assez combien elles étaient fréquentes Quant à celles qui s'improvisaient au théâtre, sous la forme d'allusions au présent, tirées de passages de la pièce qu'on jouait, il en sera question plus loin. La présence des empereurs et d'autres grands personnages au spectacle, obligeait les spectateurs à garder un décorum en partie fort gênant soumis, dès les premiers temps de l'empire, à la règle de prescriptions formelles, qui subirent toutefois des modifications, avec les changements de règne. Ainsi, notamment les citoyens romains ne pouvaient paraître à ces représentations que dans leur costume de fête et de cérémonie, la toge, si importune pendant les chaleurs de l'été, qu'elle semblait faite pour dégoûter entièrement du spectacle les gens qui tenaient à leurs aises. Déjà Auguste, qui travaillait à rétablir partout l'ancien usage, jusque dans le costume, ordonna aux édiles de n'admettre au cirque que des spectateurs revêtus de la toge. Commode, en dispensant plus tard de cette tenue, alla contre la coutume. Les deux ordres supérieurs étaient obligés de paraître dans le costume de leur ordre, les fonctionnaires dans leur habit officiel, qu'ils quittaient seulement lors du deuil public pour la mort d'un empereur En été, Auguste permettait que l'on vînt au théâtre sans chaussures; Tibère retira cette permission, mais Caligula l'accorda de nouveau et permit aussi pour la première fois, en l'an 37, aux sénateurs de porter des chapeaux thessaliens, pour se garantir du soleil. C'est dire qu'ils étaient, auparavant, obligés de rester découverts. Par le mauvais temps, on pouvait jeter un manteau par dessus la toge, mais à la condition de l'ôter à l'arrivée de grands personnages. Domitien, un jour de forte averse au spectacle, ne permit à personne de sortir, ni de changer de manteau Cet empereur alla jusqu'à renouveler des prescriptions en partie tombées en oubli. Il interdit derechef l'usage des vêtements de diverses couleurs, toléré par ses prédécesseurs. Cependant il paraît qu'outre les robes blanches, on permettait aussi celles d'écarlate et de pourpre. Les parasols étaient également permis, comme les chapeaux à larges bords. Le maintien des ordonnances réglementaires, ainsi que de l'ordre et de la tranquillité pendant les jeux, incombait au préfet ou gouverneur civil de la capitale, qui les faisait respecter, au'besoin avec l'aide des postes militaires établis à cet effet, et pouvait d'ailleurs interdire l'entrée des spectacles aux contrevenants et aux fauteurs d'agitation. Déjà dans les temps anciens de la république romaine, les dépenses pour les réjouissances publiques atteignaient la fête principale du mois de septembre, qui se célébrait depuis 364 avant Jésus-Christ et durait quatre jours, dont les trois premiers, étaient affectés à des représentations scéniques et le dernier aux courses de chars (jeux romains), il y avait une allocation de 200,000 as ou près de 54,000 francs sur les fonds de l'État, somme qui ne fut point augmentée jusqu'à la seconde guerre punique (1). Les autres jeux publics étaient aussi défrayés par l'État.

(1) Mommsen, Histoire romaine, I, 3, p. 449.

Mais, les prétentions s'élevant peu à peu, l'on finit par exiger des donateurs de fêtes un luxe pour lequel les dotations, qui y étaient affectées, devinrent bientôt tellement insuffisantes que les édiles furent obligés d'y joindre des subventions considérables, de leurs propres deniers, ou de recourir à la bourse de leurs amis. Beaucoup d'entre eux se ruinèrent ainsi, tandis que la plupart des autres ne parvenaient à fournir à ces dépenses qu'avec le produit des exactions commises par eux aux dépens des alliés et dans les provinces. Au milieu du deuxième siècle avant Jésus- Christ, de brillants jeux de gladiateurs coûtaient 30 talents, soit plus de 176,000 francs. Cette somme paraît faible pourtant, en comparaison de la prodigalité inouie que l'on déploya dans les spectacles vers la fin de la république. Il n'est guère probable que la magnificence des jeux donnés par les Scaurus, les Pompée, les Jules Cesar, ait jamais été surpassée, même sous l'empire. Milon dissipa trois héritages en spectacles, pour apaiser la populace. Sous l'empire, on éleva le tarif des sommes à payer par le trésor de l'État pour les jeux publics, dont la durée avait été beaucoup allongée, il est vrai, dans l'intervalle. D'après un document authentique de l'an 51 de notre ère, elles atteignaient 760,000 sesterces (plus de 206,000 francs) pour les jeux romains, 600,000 sesterces (plus de 163,000 francs) pour les jeux plébéiens, 380,000 sesterces (plus de 103,000 francs) pour les jeux apollinaires, et 10,000 sesterces (environ 2,700 francs seulement) pour les jeux augustaux, nouvellement institués Cependant, ces chiffres ne suffisent nullement pour donner la mesure de l'ensemblé des dépenses, ce que les maigistrats ordonnateurs y ajoutaient échappant à tout calcul. Nous n'avons que des renseignements épars et d'époques différentes sur ces contributions supplémentaires, comme en général sur les dépenses énormes faites pour les jeux par des particuliers, de leur poche. Quand Hérode de Judée institua, en l'honneur d'Auguste, un spectacle solennel, ,qui devait revenir tous les quatre ans, il reçut en cadeau de cet empereur et de Livie tout ce qui était nécessaire pour la dotation de cette fête, le tout formant une valeur estimée à 500 talents ou près de 2,948,000 francs. Il est vrai qu'Hérode, lors de son séjour à Rome, avait fait lui-même un présent de 300 talents à Auguste, mais celui-ci n'avait pas tardé à y répondre par le don de la moitié du produit des mines de l'île de Chypre Au commencement de l'empire, de bons jeux de gladiateurs, d'une durée de trois jours, pouvaient, dans une ville moyenne d'Italie, revenir à 400,000 sesterces ou près de 109,000 francs. La ville de Pisaure (Pesaro) fut gratifiée d'un legs de 600,000 sesterces, pour donner tous les cinq ans un spectacle de gladiateurs avec les intérêts de cette somme, devant, au taux,de 5 p. 100, produire à cette En 150,000 sesterces, au bout de chaque période quinquennale. Un sénatus-consulte de l'an 27 défendit à qui ne possédait pas au moins 400,000 sesterces de donner des jeux de gladiateurs mais cette mesure n'avait pour but que d'écarter de pareilles entreprises les spéculateurs intéressés sans fortune. A Rome, la fête de la grande mère des dieux, quand le préteur n'y consacrait pas plus de 100,000 sesterces, ou 28,000 francs de sa poche avait très pauvre mine On aurait une mesure pour l'ensemble des dépenses affectées aux jeux prétoriens, durant les deux premiers siècles de l'empire, si, dans la biographie d'Adrien, l'indication de la somme que ce prince reçut, pour cet emploi, de Trajan, n'était pas douteuse comme elle l'est, sous le rapport de l'exactitude. Aurélien eut de Valérien, pour couvrir la dépense des jeux qu'il avait à donner au cirque, pendant son consulat, indépendamment des effets de garde robe, des tapis et des animaux nécessaires pour les sacrifices, 5 millions de sesterces, soit environ 1,360,000 francs, plus 300 pièces d'or et 3,000 deniers d'argent, pour les largesses au peuple, et les cadeaux destinés aux combattants. Les jeux de sept jours que Symmaque organisa, lors de la préture de son fils, passaient pour avoir coûté 2,000 livres d'or, ou environ 2,284,000 francs. Cependant Symmaque n'était pas compté parmi les sénateurs les plus riches, comme ce Maximus qui aurait une autre fois, à' ce que l'on prétend, dépensé dans le même but une somme double Les dépenses du consulat aussi s'élevaient, en ce temps-là, à cause des spectacles, obligatoires dans la circonstance, à plus de 2;000 livres d'or; mais les empereurs y contribuaient en général pour la plus forte part Justinien aussi employa, lors de son consulat de l'an 521, dans lequel il renchérit en magnificence sur tous les précédents consulats d'Orient, 288;000 sous d'or (solidi!), soit environ 4,340,000 francs, en spectacles et en présents. A part les spectacles impériaux, dont les charges étaient supportées par les provinces, c'est-à-dire par tout l'empire, l'écrasante obligation de procurer au peuple de Rome ces divertissements dispendieux pesait presque en entier sur l'ordre sénatorial, pour lequel les subventions déjà mentionnées de l'État n'allégeaient cette charge que dans une mesure relativement très faible. Elle avait tout à fait le caractère d'un impôt frappant l'aristocratie, en faveur du prolétariat, et poussé, séculairement, jusqu'à la dernière limite de ce qu'on pouvait exiger d'une classe dont les membres étaient continuellement obligés d'acheter, rang, titres et tout cet éclat extérieur que procurent des places honorifiques par un luxe de dépenses qui ruina mainte ancienne famille noble à moins qu'ils ne trouvassent moyen d'y suffire avec l'aide de subventions impériales, ou l'assistance d'autres membres du même ordre. Dans les premiers siècles, il. paraît que l'éclat des dignités et offices sénatoriaux n'avait pas cessé de passer, aux yeux du grand nombre, pour un dédommagement suffisant du poids de si, lourdes charges, et que relativement peu de sénateurs, ou de personnes pouvant aspirer à cette qualité, cherchaient à se soustraire aux conditions vraiment accablantes des honneurs de leur ordre. Mais, dans la suite, le nombre des récalcitrants s'accrut d'autant plus, sans doute, que ces offices étaient dépouillés de tout pouvoir réel et avaient subi un amoindrissement qui en réduisait l'importance a l'obligation de donner des spectacles. Vint un temps où il y eut manque d'amateurs pour des titres et dignités si chèrement achetés. Déjà Constantin fut obligé de contraindre les candidats, qui cherchaient à se soustraire aux honneurs de la préture par la fuite, à l'acceptation de cette charge et peut-être ne fut-il pas le premier qui dut recourir à de pareilles mesures, de rigueur. Une série d'édits impériaux régla, au quatrième siècle; le choix pour la préture et la questure, dont les titulaires, à Rome et à Constantinople, étaient chaque fois désignés par le sénat, pour les dix années à venir, parmi la totalité de ses membres ayant atteint l'âge de vingt cinq ans, et détermina les motifs d'excuse valables pour la dispense de ces charges. On arrêta, pour les différentes prétures, le minimum des sommes à dépenser en spectacles. Une loi de l'an 340 établit ainsi le tarif, pour les trois prétures alors existantes à Constantinople Flavialis, 25,QOO folles pour la dotation des jeux et 50 livres d'argent pour largesses et cadeaux; Constantiniana, 25,000 folles et 40 livres; ?Triumphalis,15,000 folles et 30 livres. Ceux qui se dérobaient sans motifs plausibles à cette obligation, n'avaient pas seulement à supporter les frais des spectacles, dont le fisc se faisait l'ordonnateur en leur nom, dans ce cas, mais étaient en outre passibles de l'amende d'une fourniture considérable de grains aux magasins de la capitale. L'obligation de pourvoir aux spectacles d'usage, passait même aux héritiers d'un préteur élu, mort sans avoir pu entrer en charge. II n'est plus guère possible de déterminer exactement, pour aucune époque, le nombre de jours occupés par les jeux dans le cours de l'année; attendu que même le temps des jeux annuellement célébrés par l'État était sujet à certaines variations, et qu'à plus forte raison les jeux extraordinaires échappaient aux prévisions. Les calendriers des fastes de l'empire, parvenus jusqu'à nous, ne donnent une idée à peu près exacte que du temps réclamé par les fêtes de l'Etat. Sous la république, on comptait sept spectacles annuels, qui, sous Auguste, duraient ensemble soixante-six jours, à savoir les jeux romains, quinze jours, depuis la mort de César même seize (du 4 au 19 septembre) les plébéiens, quatorze (du 4 au 17, novembre); ceux de Cérès, huit (du 42 au 19 avril);

(1) Le follis étant, comme monnaie de compte, probablement l'équivalent du solidus, 25,000 folles, d'après la métrologie de Hultsch) représenteraient environ 394,000 francs.

d'Apollon, huit (du 6 au 13 juillet); de la grande mère Cybèle, sept (du 4 au 10 avril); de Flore, six (du 28 avril au 3 mai); du triomphe de Sylla, sept (du 26 octobre au 1 novembre). De ces soixante-six jours, quatorze étaient affectés aux jeux de l'hippodrome, deux à l'épreuve des chevaux de course, deux aux festins qui accompagnaient les sacrifices; les quarante-huit autres aux représentations scéniques. Dans les jeux publics de l'ère républicaine ne paraissaient, ordinairement, point de gladiateurs. Toutes les fêtes que nous venons d'énumérer, à l'exception de la dernière, existaient encore au quatrième siècle; seulement la durée en avait été réduite. Le nombre des jeux, après la chute de la république, ne s'accrut que médiocrement d'abord. Jusqu'à l'an 4 avant J.-C., les seuls qui vinrent s'y ajouter, furent les jeux de la Vénus mère (genitrix), qui duraient onze jours (du 20 au 30 juillet), dont quatre pour le cirque, et la fête de Mars (12 mai), qui ne durait qu'un jour, également fêté au cirque. Sous Auguste, fut introduite une seconde fête de Mars, d'un seul jour aussi tombant le 1"' août puis, sous Tibère la fête en l'honneur d'Auguste, d'une durée fixée d'abord à huit et plus tard a dix jours, portant les dates du 3 au 12 octobre; toutes les deux se passaient également en jeux du cirque. Dans la suite, il est vrai, le nombre des jours de fête solennisés par des jeux, après avoir été porté ainsi à quatre-vingtsept, sous Tibère, fut considérablement augmenté, à l'occasion d'événements divers, comme la célébration de victoires, la consécration de temples, les anniversaires de la naissance des empereurs entre autres, et, bien que Nerva, dont l'exemple fut suivi par Septime Sévère et Macrin, l'eût de nouveau réduit, il parait qu'il n'en alla pas moins toujours en croissant, dans les intervalles. D'après une donnée, qui manque un peu de clarté cependant, il semblerait avoir été de 135 jours sous Marc-Aurèle. Du moins cet empereur fixa-t-il à 230 le nombre des jours d'audience des tribunaux. Vers le milieu du quatrième siècle, celui des jours de fête atteignit même 175, dont 10 étaient solennisés par des jeux de gladiateurs, 64 au cirque et 101 au théâtre. Mais précisément les combats de gladiateurs et de bêtes féroces, qui ne figurent même pas dans les calendriers antérieurs, et. dont la durée est.limitée, dans celui auquel nous empruntons ces derniers chiffres, à 10 jours en décembre, comme on vient de le voir, doivent, à en juger d'après les nombreuses mentions de ces combats offertes par les monuments de la littérature et de l'art à Rome, y avoir été très fréquents, à toutes les époques de l'empire, bien qu'il n'eût point été donné suite à l'idée d'Alexandre Sévère de porter ce nombre à 30 jours, qu'il voulait répartir sur toute l'année. C'est une raison de plus pour croire que les spectacles extraordinaires aussi furent toujours, relativement, très nombreux. Or, ces derniers duraient quelquefois des semaines et même des mois entiers. Ainsi Titus donna, pour l'inauguration de l'amphithéâtre Flavien, en l'an 80, une fête de cent jours; Trajan, pour la célébration du second triomphe de Dacie, en l'an 106, une de cent vingt-trois. Tous les grands spectacles commençaient avec l'aube et duraient, en grande partie du moins, jusqu'au coucher du soleil. Dans l'origine, les jeux du cirque étaient réputés les plus marquants, ce qui les faisait réserver pour le couronnement de toute fête populaire. Vers la fin de la république, les combats de gladiateurs, dans lesquels on déployait, alors déjà, une magnificence et une prodigalité sans bornes, étaient le plus en faveur auprès de la multitude Mais quand, au plus tard dans les commencements de l'empire, l'organisation des partis du cirque fut devenue complète, l'intérêt qu'on prit à leur rivalité acquit la prédominance sur tous les autres. Les jeux de la scène, bien qu'ils eussent également conservé beaucoup d'attrait sous l'empire, ne venaient cependant qu'en troisième ligne, après les précédents et ceux de l'amphithéâtre. De même que le peuple, les empereurs ont, évidemment et sans contredit, attaché le plus d'importance aux deux premiers genres de spectacles, dans lesquels on employait des moyens si prodigieux pour le divertissement des masses. On en trouve la preuve dans les médailles, que l'on peut envisager comme une espèce de documents empreints d'un caractère public, lesquels, à défaut d'autres événements dignes d'être enregistrés, perpétuent très souvent le souvenir de pareils actes de la munificence impériale. On y voit indiqués ou rappelés des travaux de construction et des jeux de l'amphithéâtre et du cirque, jamais des constructions de théâtres, ni des représentations scéniques. Aux jeux séculaires, celles-ci attiraient les spectateurs, au Champ de Mars, pendant trois jours et trois nuits; cependant les médailles frappées, sous l'empereur Philippe, en commémoration du jubilé millénaire de Rome, n'y font pas la moindre allusion, tandis qu'un lion, un hippopotame et diverses espèces de gibier rappellent les chasses qui eurent lieu à cette occasion. Indépendamment de ces trois principaux genres de spectacles, les luttes d'athlètes et des représentations musicales s'étaient, déjà sous la république, introduites de la Grèce à Rome. Elles étaient tantôt mises en scène dans des fêtes périodiques spéciales, dont il sera question plus loin, tant6t unies à d'autres spectacles. Dans les grandes fêtes magnifiquement dotées, on avait soin de pourvoir encore à plus de variété par divers moyens subsidiaires, tels que des feux d'artifice, les exercices des danseurs de corde, des jongleurs, des équilibristes, et d'autres semblables. Les exemples témoignant de l'usage fait, aux jeux, de ces divertissements accessoires ne manquent pas Une célébration des jeux romains, sous Carin et Numérien, fit grande sensation, par la multitude de scèneries toutes nouvelles qui y trouvèrent place et que l'on vit, plus tard, reproduites en image, sous le portique d'une écurie au mont Palatin. Elles peuvent donner une idée de la variété de ces divertissements extraordinaires offerts au public comme hors d'oeuvre. Un baladin dansait, chaussé de cothurnes, sur une corde si nne qu'il n'en paraissait absolument rien dans l'air; un acrobate escaladait un mur à pic, en se sauvant devant un ours, excité par ses taquineries; des ours figuraient comme acteurs dans une pièce; cent trompettes exécutaient une fanfare et des bandes de cent musiciens chacune jouaient sur différentes espèces de flûtes mille pantomimes et athlètes produisaient leurs talents. La scène était artistement pourvue de tous les appareils et engins nécessaires pour opérer des changements à vue et produire des effets pyrotechniques, sans parler de divers autres spectacles, qui ajoutaient encore à cette variété. De même, à la fête du consul Flavius Mallius Théodore, chantée par Claudien, on vit, indépendamment de courses de chars, de combats d'athlètes, de chasses aux bêtes, de pièces de théâtre et de représentations lyriques de divers genres, des jongleurs qui s'élevaient dans les airs, comme des oiseaux et y formaient entre eux des pyramides, au sommet desquelles se balançait un jeune garçon; puis des changements à vue artificiellement ménagés sur la scène, un feu d'artifice brûlant sans rien endommager et une régate sur l'eau. Des illuminations splendides faisaient aussi très souvent partie du programme des fêtes, ce qui n'a rien d'étonnant, puisque l'usage des lumières, des lampes et des torches, dans les solennités religieuses et autres, n'avait rien d'insolite à Rome, ni dans l'antiquité en général. Très anciennement déjà, lors des spectacles, le Forum et le comice avaient été illuminés avec des lampes en plein jour, sans préjudice des décorations d'un autre genre. L'usage de laisser les fêtes se prolonger dans la nuit, moyennant un éclairage artificiel, ne s'est, selon toute probabilité, établi que postérieurement, d'abord pour la fête de Flore, dont les extravagances devaient cadrer le mieux avec une fête de nuit. Lors des jeux .floraux de l'an 32 après J.-C-, le préteur L. Séjan fit reconduire chez eux les spectateurs par cinq mille esclaves, chargés d'éclairer leur chemin Les jeux séculaires, qu'Auguste rétablit en l'an 17 avant J.-C., duraient aussi toute la nuit, suivant l'antique usage. Auguste défendit à la jeunesse des deux sexes d'assister à ces spectacles nocturnes autrement qu'en compagnie de personnes d'un âge plus mùr et, pendant le jubilé millénaire de Rome, en l'an 248, le peuple resta, suivant le rapport des chroniqueurs, trois nuits de suite sans prendre de repos Il se pourrait aussi que l'on eût l'habitude d'illuminer lors des saturnales, pendant lesquelles l'usage des lumières, qui, vers l'époque du solstice d'hiver, comme de nos jours à la fête de Noël, avait le caractère symbolique d'une célébration du jour qui reprend, était général. A la fête des saturnales de l'an 90, ordonnée par Domitien, on fit descendre, à la nuit tombante, au milieu de l'amphithéâtre un cercle de flammes, dont la vive clarté permit de continuer les jeux. La fète quatriennale introduite, en l'an 60, par Néron, parait avoir été, dès l'origine, pareillement étendue aux nuits. A l'objection de la crainte qu'il n'en résultât du désordre, on répondit qu'avec un aussi brillant éclairage, rien d'illicite ne pourrait s'y dérober aux yeux. Du reste, les spectacles de nuit, en général, n'étaient probablement pas rares à Rome, sous l'empire, puisque, même dans les autres villes d'Italie, la mention d'illuminations accompagne souvent celle des spectacles. Caligula fit une fois jouer la nuit des pièces de théâtre, pendant la représentation desquelles toute la ville fut éclairée. La course de chars, dans les jardins de Néron, ou des chrétiens enduits de poix furent bruiés en guise de torches, paraît avoir été aussi un spectacle de nuit. Domitien ordonna même des combats nocturnes d'animaux et de gladiateurs, avec éclairage. C'est sans doute également à un spectacle de nuit que fait allusion ce distique de Martial:" Quod, Leandre, tibi nocturna pepercerit inda". Sous l'empire, comme déjà sous la république, un régal en masse et des largesses aux spectateurs accompagnaierit assez souvent les spectacles. Depuis que ceux-ci duraient des jours entiers, il est probable qu'il y avait régulièrement, vers midi, un entr'acte, pendant lequel on s'éloignait pour prendre son repas, quand on n'était pas traité sur les lieux mêmes, au théâtre et au cirque. Des esclaves, faisaient alors partout la ronde, avec des paniers remplis de comestibles ou d'énormes plats, sous le poids desquels ils chancelaient. On distribuait aussi des jetons donnant droit à des vivres et à des rafraîchissements. Il ne pouvait manquer d'arriver assez souvent, dans ces occasions, qu'une partie du public s'exhalât en plaintes sur l'indiscrète et empiétante gourmandise des voisins Dans les grandes fêtes durant plusieurs jours on réservait même des journées entières, exclusivement pour donner des festins en règle à tout le monde. A la fête de Flore, où l'usage de ces distributions de comestibles, encore mentionnées vers l'an 247 de notre ère se maintint le plus longtemps, une large pâtée de purée de haricots et de pois suffisait pour contenter le peuple; mais dans les fêtes données par les empereurs, le menu était plus délicat, comme il va sans dire. Aux saturnales de l'an 90, les domestiques impériaux tous jeunes, beaux et en riche livrée, répartis sur tous les points de l'amphithéâtre pour servir, y furent, si l'on en croit la description de Stace, aussi nombreux que les spectateurs mêmes. Tels apportaient des nappes blanches et des paniers garnis de mets exquis, tels autres, des vins vieux à profusion. Femmes et enfants, gens du peuple, chevaliers et sénateurs, tous mangeaient réunis aux mêmes tables comme une famille; l'empereur lui-même daigna prendre part au repas, et le plus pauvre se sentait heureux d'être là son convive Caligula, à un de ces banquets, voulut bien, dans un moment de bonne humeur, envoyer sa propre portion à un chevalier, qu'il voyait manger avec un appétit hors ligne, et favoriser un sénateur dans la même disposition d'un billet de sa. main, qui le nommait préteur hors cadre. Parfois, on jetait aussi aux spectateurs toute sorte de cadeaux, notamment des masses de fruits et d'autres comestibles: ainsi, à la fête déjà mentionnée des saturnales de l'an 90, où il plut, le matin, des figues, des dattes, des noix, des prunes, de là pâtisserie, du fromage et des gâteaux le soir, du gibier ailé, voire même des faisans et des poules de Numidie. Souvent aussi on jetait à la foule des jetons procurant, comme nos billets de loterie, à ceux qui les ramassaient, des gains portant sur des objets divers, en partie d'un certain prix. On possède encore quelques jetons de l'espèce, parvenus jusqu'à nous. Domitien, à une fête où la majeure partie des gains étaient tombés, le premier jour, sur les places du troisième ordre, crut devoir réserver exclusivement, le lendemain, cinquante jetons par ordre pour les places, des sénateurs et celles des chevaliers. A une très grande fête, que Néron ordonna, pour la consécration d'une durée éternelle de l'empire romain, on jeta, jour par jour, au public, mille oiseaux de toute espèce; puis, des lots faisant gagner des objets de valeur très inégale, comme par exemple toute sorte d'ustensiles de ménage, des bons de blé; des vêtements, de l'or, de l'argent, des pierres précieuses, des perles, des tableaux, des animaux devrait, des bêtes féroces apprivoisées; finalement, jusqu'à des navires, des maisons de rapport et des biens de campagne Titus, à l'inauguration de l'amphithéâtre Flavien, fit jeter aux assistants des lots semblables. A une fête d'Héliogabale, il y eut un lot bon pour dix ours, d'autres faisant gagner dix muscardins, dix têtes de salade, dix livres d'or, etc.En un mot de tout ce que l'on peut imaginer, excepté des porcs, parce que la croyance de l'empereur lui défendait d'en manger Il.va sans dire qu'il y avait, dans toutes ces occasions, une terrible presse, et que les choses ne s'y passaient jamais sans voies de fait ou batteries. Les cas de mort d'hommes ne devaient même, évidemment, pas être rares. Les gens prudents s'éloignaient avant le commencement de cet acte de la fête ils savaient que des objets de très mince valeur y revenaient souvent fort cher. Quelquefois aussi des spéculateurs achetaient d'avance, à forfait, à des personnes qui ne craignaient pas cette mêlée, tout ce qu'elles pouvaient y attraper Dans les temps postérieurs de l'empire, on livra plusieurs fois au peuple des centaines de pièces de gibier vivant, en partie exotiques. Il en est fait mention, pour la première fois, à propos d'une fête donnée par le premier Gordien, quand il était encore édile; mais c'est dans la célébration du triomphe de l'empereur Probus sur les Germains et les Blemmyes que ce divertissement fut repris sur la plus grande échelle. Le cirque avait été changé en forêt, au moyen d'arbres plantés ou fichés en terre. On y introduisit des milliers d'autruches, de cerfs de sangliers, de moutons sauvages, d'antilopes et d'autres animaux à ramure, avec tout ce qu'il avait été possible de trouver et de nourrir de gibier des autres espèces puis, on laissa entrer le peuple, et l'on permit à chacun d'en prendre et d'en garder autant qu'il pourrait en saisir. Il est à peine besoin de dire que les grandes fêtes, célébrées avec une magnificence inaccoutumée, faisaient affluer vers les lieux où se tenaient les spectacles, non seulement toute la population de Rome, mais, en outre, des masses d'étrangers, venus de près et de loin. Déjà sous la république, les spectacles réunissaient dans la métropole une grande partie de la population de l'Italie et des curieux de tous les pays, depuis que Rome était devenue le centre du monde. Aux jeux par lesquels fut célébré le triomphe de Jules César, l'affluence des étrangers fut telle qu'il fallut les loger, pour la plupart, sous des baraques et des tentes, dressées dans les rues, et que nombre d'hommes, entre autres deux sénateurs, périrent écrasés par la foule. Auguste, lors des grands spectacles donnés par lui, avait soin d'établir des postes armés sur divers points de la ville, pour empêcher les vols avec effraction et le brigandage dans les rues désertes. A la représentation d'un combat naval, ordonnée par lui, ou vit, comme dit Ovide accourir les hommes et les femmes de l'Orient, et de l'Occident. Rome devenait, dans ces circonstances, un lieu de rendez-vous pour le monde entier. Dans une description poétique des spectacles donnés lors de la fête d'inauguration de l'amphithéâtre Flavien par Domitien, on dit qu'il n'était pas un peuple, étranger ou barbare, qui n'eut fourni son contingent de spectateurs. On y voyait le laboureur venu du pied des Balkans, le Sarmate nourri de lait de cavale, l'habitant de la région des sources du Nil et l'hôte des bords de l'Océan. A côté de Sabéens et d'Arabes figuraient des Sicambres, les cheveux noués en chignon sur le sommet de la tête, et des nègres à laine crépue. Leurs idiomes si divers se confondaient dans l'unanimité du cri par lequel tous saluaient l'empereur comme le père de la patrie. On voit, d'après cela, quels moyens prodigieux on déployait pour l'amusement de la population de Rome. Il est vrai que cette population était blasée sur les grandeurs comme nulle autre ne le fut jamais. Les générations d'alors n'avaient.pas oublié que, par ce même cirque, dans une longue suite de processions triomphales, depuis, des siècles, les rois vaincus des pays les plus lointains avaient été promenés comme sujets de Rome, les richesses du monde entier, exhibées comme la propriété du peuple-roi. A lui était échu l'héritage de ce grand passé, le monde continuait à lui obéir, les prodiges lui étaient familiers, tous les jours il voyait des choses qui pouvaient paraître incroyables, et le plus grand des prodiges de l'ancien et du nouveau monde, la ville éternelle, ne l'avait-il pas constamment sous les yeux. Cependant, l'effet produit par les spectacles ne devait pas toucher les masses seules, qu'ils avaient pour premier but d'amuser. Qui aurait pu résister à des impressions capables de surexciter, d'égarer et d'enivrer.les sens, ainsi que de lâcher le frein aux passions à un si haut degré? Elles remplissaient l'atmosphère de la.vie intellectuelle, à Rome, d'une contagion dont les avantages d'une haute culture de l'esprit, d'une condition sociale privilégiée même, étaient impuissants à neutraliser les influences, auxquelles le beau sexe aussi n'était que trop accessible. On respirait l'intérêt passionné pour les jeux du cirque, de la scène et de l'arène, en quelque sorte avec l'air dans lequel on vivait c'était l'une des maladies propres à la grande ville et dont le principe y était déjà, pour ainsi dire, inoculé à l'enfant dans le ventre de sa mère (1).Mais, quelque pernicieux que fussent en général les effets que l'on pouvait attribuer à l'influence des spectacles sur la moralité des classes supérieures mêmes, il n'en est pas moins difficile, cela se comprend, pour ne pas dire impossible, de les spécifier. Mais, il importe de mentionner ici un fait qui parle assez haut, il faut en convenir, pour faire reconnaître très clairement jusqu'où pouvait aller cette influence démoralisante nous voulons parler de la participation directe, comme acteurs, d'hommes et même de femmes de la noblesse, ainsi que de plusieurs empereurs, aux jeux du théâtre, de l'arène et du cirque.

(1) Tacite, Dialogue des orateurs, chap. XXIX.

Il est vrai que divers mobiles concouraient à rendre possible une pareille déviation de la règle traditionnelle des bonnes moeurs et des lois l'appauvrissement et la dégradation d'une partie des classes supérieures, notamment, ainsi que la contrainte exercée sur les esprits par certains empereurs; mais ces causes ne suffisent pas pour expliquer complétement ce phénomëhe inouï; et déjà la part active
que les empereurs prenaient aux représentations prouve surabondamment qu'il y avait, jusque dans les sphères les plus élevées de la société, pour les jeux, une passion dégénérée en véritable manie, qui ne se laissait arrêter par aucune des barrières que lui opposaient les anciennes moeurs et les lois. Si plusieurs empereurs ne mirent pas seulement leur amour-propre à se distinguer dans les arts de la scène, de la danse, de la musique, de l'hippodrome et de la gladiature, mais se complurent même a faire admirer, en petit comité comme en public, la virtuosité qu'ils y avaient acquise si Néron parcourut la Grèce comme un artiste de profession, si Commode transféra son domicile du palais à l'école des gladiateurs, si Caracalla n'eut pas honte de faire lui-même publiquement, en livrée bleue, le cocher au cirque, il ne saurait évidemment plus rester le moindre doute sur ce fait que même des personnes de la plus haute naissance étaient poussées à se ravaler ainsi par des mobiles tous empreints du caractère d'une passion irrésistible. Il est vrai que, déjà sous Auguste, la gladiature était, assez souvent, la dernière ressource pour les libertins ruinés des deux ordres supérieurs cependant il est certain qu'une dégradation pareille était encore, alors, une excentricité beaucoup plus rare chez les membres du premier ordre que chez ceux du deuxième. Ce n'est aussi qu'exeeptionnellement qu'il y eut, de la part des empereurs, une contrainte exercée, directement ou indirectement, sur des chevaliers et des sénateurs, pour les forcer à se donner en spectacle. Abstraction faite du désir de quelques princes de rendre moins choquant leur propre début sur la scène, en poussant, de tout leur pouvoir, à la plus large imitation de leur propre exemple, il est possible aussi qu'un pareil rabaissement des classes supérieures ne fût rien moins que désagréable au césarisme, en raison de sa haine contre l'aristocratie, de sa politique de nivellement et de son faible pour la populace. Or rien ne devait chatouiller plus agréablement l'esprit de celle-ci même, que de voir les descendants des plus nobles races prostituer leur personne, pour son amusement, à l'instar de criminels, d'esclaves et de vils soudards. Cependant, on peut affirmer de la plupart des empereurs, ou que cette direction était loin d'entrer dans leurs vues, ou qu'elle fut tempérée, chez eux, soit par des égards pour la tradition et la loi, soit par ce qu'exigeaient les convenances dans leurs rapports avec les classes supérieures. Jules César, il est vrai, fit, à cet égard aussi, parade de son dédain de maître absolu pour les honneurs rendus à la condition sociale. Aux jeux qu'il fit donner au cirque, de jeunes hommes de la noblesse se disputaient le prix de la course, des chars. La contrainte et des récompenses déterminèrent le chevalier Labérius à se produire sur la scène et d'autres à paraître dans l'arène. Mais peu de temps après sa mort, une résolution du sénat, en 38 avant Jésus-Christ, défendit aux chevaliers et aux sénateurs de paraître dans l'arène et sur la scène cependant on usa de tolérance pour la transgression de ce sénatus-consulte et, en l'an 10 après Jésus- Christ, il fut même expressément permis aux chevaliers de combattre comme gladiateurs. Tibère, nature profondément aristocratique, méprisait la populace plus encore qu'il ne haïssait la noblesse toute intention de ravaler les classes supérieures, de quelque manière que ce fût, pour l'amour du bas peuple, était loin de sa pensée aussi maintint-il rigoureusement le sénatus-consulte et punit-il les contrevenants de l'exil. Des chevaliers ayant paru comme acteurs aux jeux de Drusus, il en manifesta hautement son déplaisir. Aux spectacles de Caligula, au contraire, on vit des chars conduits par des hommes de rang sénatorial et l'empereur fit combattre, comme gladiateurs, beaucoup de chevaliers et même des membres du sénat ne fût-ce que pour les punir de s'être produits antérieurement sur la scène et dans l'arène, ou lorsqu'ils lui étaient dénoncés comme l'ayant fait. Il paraît que Claude eut sérieusement la volonté de faire cesser ce scandale, même qu'il y parvint. Mais, sous Néron, le premier empereur qui monta lui-même sur la scène, cette manie reprit et atteignit son apogée. Aucune considération de rang ni de famille, ni la fortune ni une réputation sans tache ne pouvaient alors préserver de l'infamie d'une prostitution sur la scène et dans l'arène, vis-à-vis du bon plaisir impérial (1). Vitellius rendit un nouvel édit, plein de vigueur, contre ce rabaissement de la dignité équestre; Dpmitien même s'appliqua, du moins en apparence, au maintien de la dignité du rang et,quoiqu'il donnât aux combats contre les animaux l'encouragement de son propre exemple il n'en allégua pas moins le reproche d'y avoir participé comme prétexte, pour l'exécution d'Acilius Glabrion. Les empereurs suivants, jusqu'à Commode, sont ceux de la part desquels une contrainte, pour forcer des membres des deux premiers ordres à se produire en spectacle, sénatorial, n'en put pas moins dire à Marc-Aurèle qu'il voyait investis de la préture beaucoup d'hommes qui avaient combattu avec lui dans l'arène et Sévère/demander au sénat, pour excuser Commode d'avoir participé aux combats de l'amphithéâtre, si aucun de ses membres n'avait des goûts de gladiateur, sinon dans quel autre but donc quelques-uns d'entre eux avaient fait emplette de boucliers fins et de casques dorés.

(1) Suétone, Néron, chap. XII, où il y a cependant une exagération manifeste dans les mots quadringentos senatores, comme l'avait déjà fait remarquer Lipsius, et probablement aussi dans le nombre des chevaliers (sexcentos equtites).

Et pourtant l'arène passait pour plus dégradante encore que le cirque et le théâtre. Caracalla faisait un cas particulier de Priscillien, parce qu'il excellait par sa vaillance dans le combat contre les bêtes féroces Mais il est clair, nous le répétons, que le reproche principal de cette participation infamante des classes supérieures aux jeux des spectacles ne retombe pas, si l'on excepte le temps de Néron, sur les empereurs mêmes.C'est préciser en termes non équivoques le vrai caractère de ce symptôme effrayant de la démoralisation, propagée par ces fêtes merveilleuses et comme apprêtées par un pouvoir magique, dont l'éclat frappait et séduisait l'esprit des hommes de ce temps avec un entraînement irrésistible.

CHAPITRE II.

Le Cirque

Le vallon oblong et resserré qui s'étend entre les revers, presque parallèles, de l'Aventin et du Palatin, apparaît comme un théâtre formé tout exprès par la nature pour des luttes de vitesse et, particulièrement, pour des courses de chars. Dès les temps les plus anciens, les citoyens avaient l'habitude de se coucher, avec femmes et enfants, sur le gazon des pentes de ces collines, quand, à l'occasion des fêtes, rares alors, on leur donnait, en cet endroit, le spectacle d'une de ces courses ou d'un pugilat; c'était là aussi que la légende avait placé le théâtre de l'enlèvement des Sabines par les premiers Romains. Avec l'accroissement de l'importance de la ville naissante et de sa puissance, on vit augmenter aussi les splendeurs et la solennité du culte. Les fêtes des dieux indigènes ainsi que celles des dieux étrangers reconnus par l'État, ordinairement terminées par quelque réjouissance au cirque, devinrent de plus en plus fréquentes en même temps qu'elles se régularisaient; mais, indépendamment de ces fêtes tombant sur des jours lixes, les occasions extraordinaires qui réunissaient le peuple au cirque, se multiplièrent aussi. Déjà les rois y avaient fait établir des sièges pour la commodité du public. Les estrades en bois furent remplacées, avec le temps, par des bâtiments en pierre, jusqu'à ce qu'à la fin on y vît succéder le marbre au tuf et la riche dorure à la simple peinture en couleur. Le grand cirque, depuis que Jules César en acheva la construction, figura parmi les plus somptueux édifices de Rome. Il avait, d'après la description qu'en a laissée Denys d'Halicarnasse, une longueur de 3 stades et demi (643 mètres) et une largeur de 4 plèthres (400 pieds grecs ou 124 mètres). L'hippodrome était bordé d'un fossé de plus de 3 mètres de large et d'une profondeur égale; des arcades à trois étages superposés l'entouraient. Dans l'intérieur de ces arcades les rangs de sièges s'élevaient en amphithéâtre. Les gradins inférieurs seuls étaient en marbre, les degrés supérieurs en bois, et l'on s'en tint, dans la construction de ceux-ci, à l'emploi de la charpente, en grande partie du moins, puisqu'il y est fait mention d'écroulements jusque dans les derniers temps de l'empire. Sous Antonin le Pieux un de ces accidents coûta la vie à plus de 1,100 spectateurs; sous Dioctétien et Maximin il paraît même, au dire des biographes de ces empereurs, qu'il y eut 13,000 victimes d'une catastrophe pareille. Les tribunes du grand cirque, au temps de César, présentaient, une longueur totale de 8 stades, ou 1,473 mètres, et un développement sur lequel il y avait place pour 150,000 spectateurs. L'accroissement de la population et la passion toujours aussi croissante pour les jeux du cirque y déterminèrent, à plusieurs reprises, des constructions nouvelles et l'élargissement des anciennes. C'est par Néron que la première grande reconstruction paraît avoir été entreprise, à la suite du terrible incendie de l'an 64, qui éclata au cirque et le détruisit probablement presque en entier. Ce prince fit aussi combler le fossé qui entourait l'hippodrome et profita de l'espace, qu'il gagna ainsi, pour augmenter le nombre des places que Pline l'Ancien dit avoir été de 250,000, déjà sousle règne de Titus. Une nouvelle reconstruction, également à la suite d'un incendie, fut commencée par Domitien, puis continuée et achevée par Trajan. Parmi les restaurations et les agrandissements postérieurs, quelques-uns seulement ont été mentionnés à l'occasion dans les écrits du temps. Toutes ces reconstructions avaient fini par porter, au quatrième siècle, le nombre des places à 385,000. Les tribunes les plus basses et les plus voisines de la lice étaient affectées aux sénateurs, celles du degré immédiatement supérieur aux chevaliers; toutes les autres étaient abandonnées au troisième ordre. Il n'y avait point, au cirque, de places séparées pour les femmes, comme aux autres spectacles; elles y étaient assises au milieu des hommes. L'empereur et sa famille avaient leurs places auprès des sénateurs; là se trouvaient aussi les loges que plusieurs empereurs se firent construire. L'ornement principal de cet édifice, magnifiquement aménagé sous tous les rapports, ainsi que richement décoré, c'était l'obélisque qu'Auguste y avait fait ériger, au milieu de l'hippodrome, et auquel Constance en joignit un second, plus grand encore (1). Extérieurement, tout le cirque était entouré d'un vestibule à corridors, dans lequel étaient pratiqués les portes d'entrée et les escaliers, disposés dé telle façon que des milliers de personnes pussent entrer ou sortir commodément et sans qu'il y eût presse. Ce vestibule contenait en outre des boutiques, des magasins d'étalage, des salles pour la conversation et toute sorte d'établissements à l'usage du public, avec les logements des entrepreneurs. ou débitants au dessus. Aussi régnait-il toujours là une animation aussi bruyante que variée, mais dont les allures n'étaient rien moins que décentes. Des marchands y détaillaient leurs denrées, et ce sont leurs échoppes qui paraissent avoir surtout alimenté les commencements du grand incendie néronien les gargotes y fumaient des baladins y faisaient.leurs farces devant une tourbe de spectateurs du plus bas peuple; des astrologues de carrefour, du temps d'Ennius déjà,

(1) Il se trouve maintenant sur la place du Latran l'autre, sur la place del Popolo.

et d'autres devins conseillaient les gens simples, répondaient à leurs questions et calculaient pour eux avec de petits cailloux, sur des tables, les chances de l'avenir des filles de mauvaise vie, dont il y avait là toujours foule, et parmi elles beaucoup de Syriennes et d'autres Orientales, dans les costumes de leur pays y exécutaient leurs danses lascives, au son du tambourin, des cymbales et des castagnettes. Les spectacles du cirque avaient, comme tous les autres spectacles, singulièrement gagné, dans le cours des siècles, sous le rapport de la longueur, de la variété et des magnificences de la mise en scène. Au cirque, les principaux furent de tout temps les courses de chars. En outre de, celles-ci, il s'y tenait des courses entre cavaliers, qui, à l'imitation d'un ancien exercice romain, passaient en voltigeant, pendant la course même, de leur cheval sur un autre. C'est probablement aux jeux du cirque aussi que l'on voyait ces autres tours de force et d'adresse, dont il est souvent fait mention, d'écuyers couchés ou debout sur leurs chevaux, pendant la course, ou sautant par-dessus des quadriges. Des boxeurs, des coureurs et des lutteurs s'y produisaient également, dans les premiers temps et même plus tard encore, à l'époque où déjà ces luttes avaient lieu d'ordinaire dans les stades, construits ad hoc. Ainsi, par exemple, il y eut, en l'an 44 de notre ère, un combat d'athlètes au cirque. C'est là que, du temps de la république, de jeunes citoyens organisaient des combats simulés et d'autres spectacles militaires, dans lesquels il paraissaient en armure complète. Sous l'empire, la mise en scène des représentations de ce genre fut plus souvent opérée par des détachements de troupes, tant d'infanterie que de cavalerie. D'autres spectacles encore étaient donnés, au cirque, par l'ordre équestre, qui paraissait, dans ces occasions, réparti entre les six escadrons (turmae)dont il était composé, sous la conduite d'autant de chefs,ayant à leur tête le prince de la jeunesse, lequel, ordinairement, n'était autre que l'héritier du trône, on n'en saurait douter, dans sa plus riche tenue de fête. De même, les jeunes fils des familles nobles se montraient publiquement comme acteurs, au cirque, dans le jeu dit de Troie, qu'Auguste remit en honneur, avec d'autres vieilles, coutumes tombées en désuétude, et qui fut repris plusieurs fois sous les empereurs de la famille de César, dont on connaît la prétention de descendre d'Enée. Des jouvenceaux, de famille sénatoriale principalement, auxquels venaient se joindre aussi les princes de la maison impériale, y exécutaient des manoeuvres d'équitation, couverts d'armes étincelantes et rangés suivant leur âge, par détachements, comprenant les uns les jeunes garçons, jusqu'à onze ans probablement, les autres les adolescents jusque vers dix-sept. Les combats d'animaux et de gladiateurs mêmes, qui, depuis le commencement de l'empire, avaient lieu ordinairement dans l'arène de l'amphithéâtre, étaient aussi quelquefois donnés au cirque, surtout les représentations à grand spectacle. Des jeux du cirque proprement dits, dont nous venons de faire mention, aucun, quel qu'en fût d'ailleurs l'éclat, emprunté à la qualité des personnes qui y paraissaient, ou la magnificence d'aspect, n'eut jamais, il s'en faut de beaucoup, une vogue comparable à celle des fameuses courses de chars. L'amour de ce spectacle, qui exerçait une fascination si extraordinaire sur les masses, ne dérivait pas, comme autrefois dans les jeux sacrés des Grecs, de l'intérêt que l'on portait aux personnes qui se disputaient le prix de la course, ni, comme dans nos courses modernes, de celui qu'on prenait aux chevaux en lice, mais particulièrement de la circonstance que l'on prenait fait et cause, dans un sens ou dans un autre, pour ce qu'on appelait alors les factions, auxquelles chevaux et conducteurs appartenaient. A mesure que la passion pour l'hippodrome grandit et se répandit, l'intérêt pour ces derniers en particulier dut naturellement aussi croître, et, bien qu'il ne se manifestât, dans l'origine, qu'à l'occasion des chevaux, ne pas tarder à prendre un caractère de sympathie personnel et direct. Dans l'ancien temps, les citoyens avaient tantôt participé aux courses de chars avec leurs attelages et leurs esclaves seulement, tantôt même conduit en personne leurs chars dans l'hippodrome, la couronne que l'on y gagnait étant réputée assez honorable pour qu'on la déposât sur le cercueil des vainqueurs, après leur mort. Mais, plus tard, l'opinion imprima également une tache,pour le citoyen, à cette manière de prostituer sa personne, pour l'amusement du public. Le conducteur de chars ne passa pourtant jamais pour infâme comme l'acteur de la scène et le gladiateur mais, ce métier difficile et périlleux était tombé dans le domaine des gens de peu, des affranchis et des esclaves, qui arrivaient quelquefois à gagner la liberté par leurs victoires. La loi mit cependant une digue à ces affranchissements, en disposant que les esclaves dont le peuple aurait exigé l'émancipation de l'ordonnateur des jeux, ne seraient pas libres pour ce fait. D'ordinaire, les récompenses consistaient soit en palmes et en couronnes, soit en prix d'une somme d'argent, ou bien, suivant une habitude des temps postérieurs, en habits riches et somptueux. Par la libéralité des donateurs de fêtes et la concurrence des partis, dont chacun cherchait à s'attacher les virtuoses du genre, les conducteurs arrivaient assez souvent à faire des fortunes considérables. Le cocher Scorpus, qui acquit une grande célébrité sous Domitien, gagna une fois, pour prix de ses victoires, dans l'espace d'une seule heure, au rapport de Martial, quinze bourses remplies d'or, et le revenu d'un autre conducteur de chars, du parti des rouges, égalait, d'après l'estimation de Juvénal, ceux de cent avoués. Quelquefois aussi, les cochers avaient les moyens de. prendre euxmêmes un intérêt dans la direction des partis. Plus tard, leurs revenus augmentèrent encore dans une forte mesure, et, au quatrième siècle, on se plaignait des prodigalités du temps, qui faisaient tomber dans leurs mains, à titre de récompenses, des domaines entiers. Les conducteurs de chars n'étaient pas, d'ailleurs, inféodés à une faction, mais changeaient souvent de parti. Aussi, le cocher Scirtus fit-il preuve de constance en passant douze années (de 766 à 778 de Rome) au service des blancs. Comme nous l'avons dit, les héros de l'hippodrome attiraient l'attention et excitaient l'intérêt du public pour leur personne même au plus haut degré. Des acclamations et des voeux pour leur succès, les accueillaient et les accompagnaient dans la lice, et, bien que l'on ait tout lieu de croire que là, comme au théâtre, ces applaudissements étaient parfois achetés (1) par des suborneurs intéressés, les conducteurs de chars en renom ne manquaient jamais d'un grand nombre de partisans et d'amis franchement dévoués, qui les suivaient partout où ils se montraient en public. Martial a chanté, dans deux poésies Scorpus, la gloire du cirque en émoi, les délices de Rome et l'objet de ses applaudissements, après que la mort l'eut prématurément enlevé,à l'âge de vingt-sept ans; or les oisifs habitués du portique de Quirinus ne commencèrent à s'occuper des dernières épigrammes du poëte, de l'aveu de celui-ci même, qu'après qu'ils en eurent assez des conversations et des paris engagés au sujet du fameux Scorpus et du coursier Incitatus.

(1) Les seuls témoignages positifs du fait ne datent pourtant que des dernières époques de l'empire.

L'étranger, visitant Rome vers le milieu du deuxième siècle de notre ère, était frappé .de la multitude de statues représentant les cochers du cirque, dans leur costume original, et, encore aujourd'hui, nombre de monuments de tout genre montrent que tous les arts se réunissaient pour éterniser le souvenir de leur gloire et de leurs victoires. L'intérêt qu'ils inspiraient, jusque dans les régions les plus élevées de la société ne tenait pas seulement à la participation des hautes classes au mouvement des factions, mais aussi au goût passionné de ces classés principalement pour l'art de conduire les voitures, passion que des censeurs indulgents pardonnaient d'ailleurs volontiers à la jeunesse. Des jeunes gens de la plus haute noblesse non seulement guidaient leurs chevaux eux-mêmes sur les grandes routes mais ne dédaignaient pas d'enrayer de leurs propres mains, ni de verser de l'orge dans les mangeoires, et tous juraient, à l'envi des cochers et des muletiers, par Épone, la déesse des chevaux Vitellius, qu'on avait vu souvent, dans sa jeunesse, étriller les chevaux dans les écuries du parti des bleus gagna la faveur de Caligula et de Néron, par son application fervente à l'art de conduire les voitures art que le premier de ces deux princes cultivait en amateur et dans lequel le second chercha même à briller comme virtuose. Parmi les favoris de Caligula figurait le conducteur de chars Eutychès (1) , de la faction des verts, auquel il fit, après une orgie, un cadeau de millions de sesterces et pour les chevaux duquel les prétoriens furent employés à construire des écuries. Lucius Vérus Commode Caracalla et Géta Héliogabale eurent tous aussi plus ou moins de préférences pour cet art et les virtuoses qui y brillaient. Héliogabale en particulier choisit ses favoris parmi ces derniers, et éleva la mère du principal d'entre eux, Hiéroclës, de la condition d'esclave au rang consulaire. Il n'est pas étonnant dès lors, mais dans la nature des choses, que les cochers du cirque, se voyant aussi généralement reconnus et traités comme personnes d'importance, se fissent remarquer par leur impudence et leur effronterie. Dès le commencement de l'empire s'était établi l'abus de les laisser, probablement à certains jours, rôder dans la ville et y commettre sous le prétexte de la farce; jusqu'à des escroqueries et des vols, ce qui fut ensuite défendu sous Néron. Mais, des mesures isolées étaient naturellement impuissantes à contenir le débordement d'une licence effrénée, lequel, même abstraction faite des faveurs prodiguées à ces gens par les empereurs, rien que la conscience d'être devenus indispensables ne pouvait que ranimer et surexciter constamment chez eux.

(1) Josëphe (Ant.Jud 4, 4.) Il ne faut pas confondre cet Eutiches avec un de ses confrères (Gruter, 340, 4), un mime et d'autres artistes du même nom (Orelli, 2625 et 2645). On connait aussi plusieurs cochers et gladiateurs qui, de même,portaient tous le nom de Félix.

Les meilleurs chevaux de course venaient des provinces, bien que l'on se livrât aussi à l'industrie chevaline en grand dans quelques districts de l'Italie, notamment dans les vastes pâturages de la Pouille et de la Calabre. Les élèves les plus estimés y étaient ceux du pays des Hirpins. En général, Pline assure que les chevaux d'Italie ne le cédaient à ceux d'aucun autre pays dans les courses de chars avec un attelage de trois. La Sicile, où dès le commencement de l'empire, avec les progrès de la dépopulation, les champs de blé s'étaient de plus en plus transformés en pâturages possédait d'immenses haras. Encore à l'époque où le pape Grégoire le Grand voulut faire vendre tous les chevaux qui se trouvaient, dans cette île, sur les domaines de l'Église, le nombre de quatre cents, qu'il s'agissait d'y retenir, parut une bagatelle, qui n'entra pas en considération dans le prix de la vente. Les coursiers de la Sicile étaient aussi réputés des meilleurs. Parmi les chevaux des autres provinces, ceux d'Afrique, notamment les races croisées de sang espagnol, étaient également renommés pour leur vélocité. Dion Chrysostome mentionne aussi les chevaux de Mysie comme supérieurs à ceux de Thessalie. Au troisième siècle et au quatrième, c'étaient au contraire les chevaux de la Cappadoce et de l'Espagne qui tenaient le premier rang. A cette époque, Antioche, l'opulente capitale de la Syrie, avec son cirque, dont les jeux étaient célèbres entre tous ne reculait ni devant les difficultés, ni devant les frais qu'entraînait l'énormité de la distance, pour faire courir, dans son hippodrome les nobles animaux nourris sur les bords du'Tage et du Guadalquivir Elle avait cependant à proximité les haras de la Cappadoce mais, peut-être ceux-ci étaient-ils alors exclusivement impériaux. L'âge voulu pour faire courir les chevaux dans l'hippodrome était de trois ans suivant d'autres, de cinq. Il va sans dire que le prix de ces animaux était souvent très élève et que l'on apportait grand soin à la reproduction, pour laquelle on recherchait notamment des coursiers ayant déjà remporté des victoires. Amateurs et connaisseurs étaient au courant des noms, de l'origine et de la souche, de l'âge, des états de service et des exploits des plus fameux chevaux du cirque, ils en savaient les généalogies par coeur et avaient mainte anecdote à raconter sur l'intelligence de ces animaux et la méthode appliquée à leur dressage. Ainsi, par exemple, il arriva, suivant Pline aux jeux séculaires donnés par l'empereur Claude; qu'un conducteur de char du parti des blancs ayant fait une chute, dès le commencement de la course, ses chevaux prirent la tête et s'y maintinrent, malgré tous les efforts des autres compétiteurs, firent spontanément tout ce qu'ils auraient pu faire sous la direction du guide le plus expérimenté, remportèrent la victoire et s'arrêtèrent d'eux-mêmes au but. Aux courses des quadriges, les plus fréquentes de toutes, le meilleur cheval était toujours employé comme cheval de main de gauche; comme il fallait une grande agilité pour tourner la borne, la victoire dépendait surtout de la vitesse et du bon dressage de ce cheval, sur lequel se portait, en conséquence, presque toute l'attention des spectateurs. Les noms des chevaux de l'espèce étaient dans toutes les bouches; on les acclamait hautement dans l'hippodrome, de même que les cochers, la foule, au cirque, savait très exactement si le cheval en lice était Passerinus ou Tigris, et Martial, malgré toute la vogue qui finit par s'attacher à ses poésies, n'avait pas, à Rome, plus de notoriété que le coursier Andrémon. Il existe encore des monuments avec la figure de ce cheval et celles d'autres coursiers fameux. Souvent la passion pour les chevaux de race dégénérait en véritable manie.On prétend que Caligula s'était mis en tête de nommer consul l'étalon Incitatus. La veille du jour où il devait courir, on donnait aux soldats la consigne d'empêcher que l'on ne fît aucun bruit dans le voisinage, pour que son repos ne fût point troublé. Ëpictètc raconte qu'un spectateur, ayant vu son cheval favori distancé dans la lice, s'enveloppa de son manteau et s'évanouit. Le cheval ayant repris la tête contre toute attente, il fallut asperger d'eau cet homme impressionnable pour lui faire recouvrer ses sens. Néron pensionna des chevaux de course émérites, réformés par suite de leur grand âge. On rapporte des faits semblables de Lucius Vérus et de Commode. Les donateurs des fêtes n'étant qu'exceptionnellement en état de suffire aux besoins des jeux du cirque avec leurs gens et leurs propres chevaux, des associations de capitalistes et de grands propriétaires d'esclaves et de haras se chargeaient de la fourniture et de l'équipement des uns et des.autres. Comme il y avait ordinairement quatre chars se disputant le prix de la course, il se forma aussi quatre sociétés pareilles, dont chacune fournissait respectivement un char pour chaque course, et, depuis que chars et conducteurs prirent des couleurs diverses pour signes distinctifs, elles adoptèrent chacune sa couleur, pour se distinguer également entre elles d'où on les appela partis ou factions. A la tête de chacune il y avait un ou plusieurs directeurs, appartenant d'ordinaire à l'ordre équestre comme en général tous les chefs des grandes, entreprises et compagnies, à Rome. Cependant, on l'a déjà fait remarquer, même de simples cochers s'élevèrent à des positions pareilles. Les ordonnateurs des jeux étaient obligés de s'entendre sur la fourniture des chevaux, des voitures et des hommes avec ces sociétés, dont les prétentions variaient naturellement, selon les circonstances. Après que Néron eut, dès le début de son règne, tellement amplifié les jeux du cirque, qu'ils remplirent des journées entières, les directeurs des partis ne voulurent plus consentir au louage de leur personnel pour des jeux d'une durée moindre, et se mirent à traiter avec la dernière arrogance les propositions des consuls et des préteurs. En l'an 34, le préteur Aulus Fabricius, n'ayant pas voulu se rendre à leurs exigences déraisonnables, fit paraître en lice des chars attelés de chiens dressés, au lieu de chevaux. Cette démonstration amena bien le parti des rouges et celui des blancs à céder, mais les bleus et les verts se rendirent seulement lorsque Néron eut fixé les prix lui-même. On raconte de Commode que, s'il avait tant multiplié les jeux du cirque, c'était pour enrichir les directeurs des partis. Il n'était probablement pas rare que les partis reçussent, de cecôté, des subventions et des dons. Ainsi le premier Gordien, n'étant encore que simple particulier, leur distribua cent chevaux de Cappadoce et autant de Sicile, pour l'acceptation desquels il fallut une permission de l'empereur, et Symmaque leur fit présent, à chacun, de cinq esclaves, à l'occasion des jeux donnés pour la questure de son fils. On ne mentionne qu'un seul exemple de spectacles donnés, en l'an 6 de notre ère, par les directeurs des partis à leurs propres frais, et, comme il paraît, de concert avec des pantomimes cependant, ce fait peut s'être renouvelé souvent, comme tendent à le faire penser plusieurs mentions postérieures de spectacles donnés par des artistes de cette dernière catégorie. Le personnel très nombreux des factions du cirque se composait en partie d'esclaves, en partie d'hommes libres salariés il ne comprenait pas seulement les gens nécessaires au service des haras, des écuries et du manège, mais encore bon nombre d'artisans, d'artistes et d'employés de genres différents. Dans des actes et des registres du temps figurent, comme au service de ces partis, des charrons, des cordonniers, des tailleurs, des ouvriers travaillant en perles, ainsi que des médecins, des instructeurs dans l'art de conduire, des facteurs, des concierges et des administrateurs, qui tous, souvent aussi, passaient du service d'une faction à celui d'une autre. Les écuries des quatre partis se trouvaient ensemble dans la neuvième région, probablement au pied du Capitole et près du cirque de Flaminius (1).Elles avaient été, comme les cirques, en partie du moins, construites par des empereurs. Vitellius notamment avait, dans la courte durée de son règne, dépensé de fortes sommes à de pareilles constructions. Il parait aussi que l'aménagement intérieur de ces écuries était d'une magnificence vraiment impériale, puisque Caligula se plaisait à passer uue grande partie de son temps dans celles des verts et même à y prendre ses repas. Mais, ce qui touche les rapports des factions du cirque avec le fisc et. avec l'administration municipale, de Rome n'est point éclairci. Les couleurs distinctives des partis étaient le blanc, le rouge, le vert et le bleu.

(1) Outre celui-ci et le grand cirque, il y en eut plusieurs autres, dont les seuls connus furent ceux de Néron et de Caracalla.

Dans l'origine, les deux premières avaient été seules en usage; depuis quand, on l'ignore; car, il n'y a pas de mention contemporaine de cet arrangement antérieure au dernier siècle avant Jésus-Christ. Peut-être que le vert et le bleu ne vinrent s'y joindre qu'au commencement de l'empire. Domitien introduisit, en outre, deux nouvelles couleurs, la pourpre et l'or, qui avaient peut-être seulement le caractère d'une livrée impériale, et paraissent d'ailleurs avoir été bientôt abandonnées du moins n'en est-il plus jamais question dans la suite. Les verts et les bleus avaient, dès l'établissement de l'empire, .éclipsé les deux autres partis plus anciens mais ils finirent par s'associer, les blancs avec les verts, et les rouges avec les bleus, sans toutefois jamais cesser entièrement d'exister comme partis distincts. Il y avait quatre couleurs au neuvième siècle encore, à Constantinople mais un auteur du douzième parle des factions comme d'une chose passée. La fièvre de l'esprit de parti, dans la population de Rome et de Constantinople, pour les couleurs des factions du cirque, est un des phénomènes les plus significatifs et les plus curieux de l'ère impériale. Elle eut pour effet de partager la masse du peuple romain, à commencer par les maîtres du monde, jusque dans les bas-fonds du prolétariat et de la tourbe des esclaves, d'abord en quatre et plus tard en deux camps. Il n'y a rien de plus caractéristique pour l'état anormal des rapports politiques du temps que la concentration de l'intérêt général sur une pareille misère rien ne fait aussi clairement ressortir les progrès de la décadence intellectuelle et morale de Rome. Le gouvernement voyait sans doute avec plaisir l'agitation des partis tourner dans ce sens il n'était pas fâché de voir les passions des masses aller à la dérive, dans une direction où elles pouvaient se donner un libre cours, sans danger apparent pour le trône elle paraît avoir été favorisée même par les meilleurs princes, et l'on ne mentionne, de la part d'aucun d'eux, une tentative de remédier au mal.bien au contraire, plusieurs des empereurs prirent eux-mêmes parti dans ces querelles, aussi ouvertement que possible ainsi Vitellius et Caracalla pour les bleus; Caligula , Néron Lucius Vérus Commode Héliogabale pour les verts, qui, dans les premiers temps de l'empire, paraissent avoir eu le plus souvent le dessus. Cela est du moins certain pour le temps de Juvénal. Le poëte Martial aussi était un partisan des verts. Il est vrai qu'après la chute de l'empire d'Occident, Théodoric crut nécessaire de les prendre sous sa protection, pour les soutenir contre les bleus mais à Constantinople, ces derniers, constamment favorisés par les empereurs depuis Justinien, reprirent carrément l'avantage. Les empereurs ne se contentaient pas, d'ailleurs, d'attiser le feu, dans ce mouvement des partis du cirque, en s'y intéressant eux-mêmes on les vit parfois aussi comprimer et terroriser la partie adverse sans défense, de la façon la plus violente et la plus brutale. Dans le peuple, les factions pouvaient compter sur de nombreux adhérents et sur une influence dont les ramifications s'étendaient au loin, par la raison déjà qu'elles avaient une organisation bien arrêtée, disposaient de sommes considérables, occupaient et faisaient vivre une multitude de gens, et ne négligeaient certainement aucun moyen pour gagner du terrain et s'affermir. Mais un point bien plus important encore, c'était la distinction des quatre couleurs en elle-même, faite comme exprès pour le besoin de la masse de prendre parti, pour ou contre, dans toute rivalité qui se produit sous ses yeux. Ce qu'il lui faut, c'est un cri de guerre, personne ne s'inquiétant de quoi il s'agit au fond.Il n'y avait relativement que peu de connaisseurs, avec leurs adhérents, qui pussent réellement s'intéresser aux chevaux et au mérite des cochers mais les couleurs passionnaient tout le monde. Chevaux et conducteurs de chars changeaient; les couleurs restaient. Pendant cinq siècles, le cri de guerre, dont elles donnaient comme le signal, se perpétua d'une génération à l'autre, au sein d'une population qui s'abrutissait de plus en plus, et, bieu que le tumulte et des excès fussent l'accompagnement ordinaire de tous les spectacles, le cirque principalement était devenu le théâtre de scènes d'un caractère sauvage et parfois même sanglantes. Peu importait que le monde fut gouverné par un Néron ou par un Marc-Aurèle, que les frontières de l'empire fussent menacées par les barbares ou que ceux-ci fussent repoussés par les armées romaines; dans la capitale de l'empire, la question de savoir si la victoire serait aux bleus ou aux verts avait toujours la même importance pour tout le monde, grands et petits, hommes libres et esclaves, hommes et femmes, et c'est de ce côté que se dirigeaient une foule d'espérances et d'appréhensions. Les esclaves n'étaient pas seulement admis aux spectacles, fait dont témoignent expressément plusieurs passages d'auteurs contemporains ils y prenaient parti avec le reste du public. Dans Pétrone, par exemple, on voit ceux de Trimalcion se prononcer et parier pour les verts Il y a tout lieu de croire que les adhérents des factions portaient les couleurs de celles-ci, au cirque du moins, bien que Martial seul y ait fait allusion dans ces vers
"Lacernae coccinea. Si veneto prasinove faves, cur coccina sumes ? Ne fias ista transfuga sorte vide (1)."
L'usage de la distinction des couleurs dans les jeux du cirque, en province, est également attesté par les mosaïques de Lyon et d'Italica, ainsi que par des inscriptions. Quand le christianisme eut détrôné les anciens dieux, en l'honneur desquels avaient été institués les jeux du cirque, les factions n'en continuèrent pas moins à s'y disputer la prééminence. Les chrétiens, non plus que les païens, ne se laissèrent dissuader de la fréquentation des spectacles par les sermons de leur prédicateurs. Ils objectaient qu'il ne fallait pas dédaigner les récréations offertes aux hommes par la bonté divine. Ils invoquaient même les saintes écritures, en alléguant que puisque Ëlie était monté au ciel dans un char, l'art de conduire les chars ne pouvait être un péché.

(1) Satyres., chap. XL.

Léon le Grand encore se plaignait amèrement, devant ses ouailles, de ce que ces odieux spectacles fussent un aimant qui attirait plus de monde que les sépulcres des saints martyrs, dont la protection avait pourtant sauvé la ville de l'horrible destruction dont la menaçaient les hordes d'Attila (1). Cependant, le délire des factions atteignit son point culminant, non à Rome, mais à Constantinople, où, bien que les deux factions plus faibles n'eussent pas cessé d'exister, la partie véritable n'était plus qu'entre les verts et les bleus. Dans cette dernière capitale, où la discorde prenait, de temps en temps du moins, une couleur religieuse et politique, elle redoubla de violence, dans son délire, et remplit l'empire de séditions. On prodiguait sa fortune, souffrait la torture et la mort, ou commettait même des crimes pour l'amour de son parti; l'intérêt de parti l'emportait sur les liens de la parenté et de l'amitié, la maison et la patrie, la religion et la loi. La contagion de ce mouvement vertigineux gagna même les femmes, qui ne fréquentaient pas alors de spectacles c'était une manie générale poussée jusqu'à la démence. La sédition, connue sous le nom de révolte de Nica, qui éclata en 532 au cirque, à Constantinople, aurait coûté le trône et la vie à Justinien, sans la présence d'esprit de sa femme Théodora et la fidélité de Bélisaire. Trente mille personnes y perdirent, dit-on, la vie. Il est trop rarement fait mention, par les contemporains, du cirque de Rome et des partis qui s'y étaient formés pour qu'il soit possible de poursuivre, dans leur enchaînement, les causes dont l'action successive, peu apparente dans les commencements, porta finalement le mal à ce degré d'énormité monstrueux.

(1) Gregorovius, Histoire de Rome au Moyen Age, I, 197.

Nous pouvons seulement conclure de symptômes isolés à la gradation que suivirent les progrès du mal. Nous savons, par exemple, que dès le dernier siècle de la république, lors des funérailles d'un cocher nommé Félix, de la faction des rouges, un de ses partisans se précipita sur le bûcher, au moment où l'on y déposa le corps du défunt. Pline l'Ancien rapporte ce fait d'après l'indicateur public, source nullement suspecte dans le cas dont il s'agit. On pourrait croire que l'homme dont il parle ne fut qu'un pauvre fou mais Pline ajoute que le parti contraire, pour amoindrir la gloire qui devait en rejaillir sur l'artiste décédé, représenta ce suicide comme la suite d'un étourdissement, causé par l'odeur des parfums employés dans la crémation, lorsqu'il parait certain pourtant que ce parti n'aurait pas manqué d'en chercher la cause dans une aliénation mentale, s'il y avait eu moyen de trouver quelque crédit pour cette version. Mais, quoi qu'il en soit de ce fait isolé, il n'est pas possible que l'organisation des partis ait eu dès lors, ni même au temps d'Auguste, le grand développement qu'elle présente un demi-siècle plus tard. Ovide a choisi le cirque pour théâtre d'une de ses élégies il regarde la course, à côté de sa bien-aimée il parle de la troupe à diverses couleurs qui s'élance hors des barrières, mais l'intérêt que lui-même et la jeune femme prennent à la représentation se porte sur la personne d'un conducteur de char, non sur une couleur. Horace, qui fait souvent mention de l'engouement de ses contemporains pour le théâtre et les gladiateurs, n'a que peu de mots pour le cirque, dans ses vers, et n'y parle jamais des factions mais, dans le cours du premier siècle de notre ère, en partie sous l'impression de l'intérêt passionné qu'y prirent les Caligula, les Néron, les Vitellius, le mouvement des factions gagna de l'intensité. Nous avons déjà mentionné la passion de Caligula pour les verts, poussée si loin qu'il fit, si l'on peut en croire Dion Cassius empoisonner des chevaux et des cochers du parti opposé. Déjà dans son enfance, Néron s'attira une réprimande de son précepteur, à force de bavarder continuellement des jeux du cirque. Ayant une fois, bien que ce sujet de conversation lui fût interdit, proféré vis-à-vis de ses condisciples des lamentations sur le malheureux sort d'un cocher des verts qui avait été traîné par ses chevaux, cet élève plein d'espérance, de nouveau grondé par son maître, trouva pour excuse qu'il avait entendu parler d'Hector traîné par Achille autour des murs de Troie. Empereur, il ne se contenta pas de montrer la plus grande partialité pour les verts, mais se produisit lui-même avec cette couleur au cirque, où la lice fut, dans cette occasion, sablée de vert de gris, lors des spectacles qu'il offrit au roi des Parthes, Tiridate. Il arrivait aussi parfois qu'on parsemait le cirque d'éclats ou lamelles de pierre spéculaire Vitellius, qui; comme nous l'avons dit, n'avait pas dédaigné de faire le service de palefrenier auprès des bleus, paraît avoir été redevable de sa promotion au gouvernement de la Germanie inférieure à un homme puissant à la cour de Galba, T. Vinius, auquel il était attaché par les liens du parti dont ils étaient tous les deux. Parvenu au trône, il brigua bassement, au cirque, la faveur du bas peuple, par les avances qu'il fit au parti en vogue, ce qui ne l'empêcha pas, cependant, de faire mettre à mort des gens du peuple, qui avaient invectivé les bleus, manifestation qu'il interpréta comme un témoignage de leur mépris pour son auguste personne et comme trahissant l'espoir d'une révolution prochaine. Malgré la neutralité que gardèrent ses successeurs, le développement de l'esprit de parti marcha naturellement de front avec celui de la fièvre générale pour les spectacles, et cette passion qui, déjà vers la fin du premier siècle de notre ère, dominait si complétement les esprits, qu'elle n'y laissait aucune place pour une culture plus noble, était bien faite pour remplir de graves soucis quiconque réfléchissait. On n'entendait plus la jeunesse parler d'autre chose, à la maison comme dans les salles des cours d'enseignement, et les professeurs se croyaient eux-mêmes obligés de prendre part à ces conversations. Même dans les cercles d'hommes à l'esprit cultivé, les bleus et les verts formaient un sujet de conversation à la mode, par cela même qu'il n'avait point de côté politique compromettante Ce fut la période d'éclat de l'empire que celle où les intérêts les plus chers du peuple romain pouvaient se résumer dans la fameuse devise, panem et circenses, mots probablement sortis de la bouche de quelque homme d'État du temps, sinon d'un empereur même. A cette époque, sous le règne de Trajan, des observateurs impartiaux s'étonnaient de voir qu'au cirque tant de millier d'hommes se laissassent captiver, non par l'agilité des chevaux et l'art des écuyers, mais par le charme d'un simple chiffon de telle ou telle couleur. Or il suffisait peut-être d'un échange des couleurs, pendant la course, pour que l'intérêt et la faveur du public prissent également le change et que les personnes qui ne croyaient reconnaître et n'applaudissaient chevaux et cochers que de loin, les abandonnassent aussitôt. Il parait, du reste, que l'échangé des couleurs n'était pas sans exemple. Encore si cet engouement pour une misérable tunique n'avait existé que chez la populace mais des hommes sérieux même ne pouvaient se rassasier de la jouissance que leur procurait un divertissement pareil, et Pline le Jeune auquel nous empruntons ces considérations, éprouvait quelque satisfaction d'être lui-même au-dessus de ces futilités. Si les verts venaient à perdre au cirque, écrivait Juvénal, à cette époque ou peu de temps après, Rome serait dans la même consternation et le même abattement qu'après la bataille de Cannes. Marc-Aurèle, élevé à la cour d'Adrien, crut devoir une reconnaissance particulière à son gouverneur de l'avoir préservé du ridicule de devenir un partisan des verts ou des bleus. Cet aveu de l'empereur renferme sans doute une allusion à son corégent Lucius Vérus, qui n'était pas seulement un amateur passionné des jeux du cirque en général, au sujet desquels il entretenait une correspondance très-étendue avec des amis de province, mais aussi un très chaud partisan des verts, pour lesquels il affichait sa partialité de la manière la plus inconvenante, ce qui lui attira souvent des avanies de la part des bleus, même en présence de Marc-Aurèle. Fronton lui-même, le grave précepteur des deux princes, ne fut point garanti, par ce pédantisme magistrat qui lui était naturel, de cette manie devenue comme épidémique; it était, comme on pouvait s'y attendre, du même bord que son auguste élève et même une chiragre très douloureuse ne put le retenir de la fréquentation du cirque. Dans une description de Rome, composée vers le même temps par un auteur grec, habitué de ces spectacles, celui-ci fait ressortir, comme des traits caractéristiques pour cette capitale, l'agitation du cirque, les statues érigées aux conducteurs de chars, les conversations à ce propos, dans les rues et sur les places, ainsi que la propagation d'une véritable hippomanie, qui s'était emparée de beaucoup d'hommes d'apparence très respectable. S'il n'a pas aussi fait mention des partis, c'est que la portée de cette agitation factice pouvait, on le comprend, échapper à un observateur étranger. Avec l'extrême pénurie de rapports du troisième siècle, le cirque et les factions qui y rivalisaient, à cette époque, n'y forment aussi que rarement et accessoirement l'objet d'une mention. Nous n'en savons un peu plus long que par la transmission de certains détails du temps de Caracalla, qui n'eut point de vergogne de conduire lui-même son char dans l'hippodrome, sous les yeux du public Un jour même, des invectives ayant été lancées contre un conducteur de char de son propre parti, celui des bleus, il remplit le cirque d'une scène de tumulte sauvage, de violences et de meurtre, en donnant à la garde l'ordre de faire main basse sur tous ceux qui avaient crié Un siècle et demi plus tard, Ammien Marcellin décrivit les moeurs de Rome à une époque où le délabrement intérieur de l'empire était arrivé à son comble, et où les dangers, qui le menaçaient du côté de l'Orient comme de celui de l'Occident, prenaient un aspect de plus en plus sinistre. Or, chose assez bizarre, lui aussi, que la passion des Romains pour le cirque remplit tellement de stupéfaction et de mépris, néglige de parler des manoeuvres des factions. Pour la masse, le cirque était à la fois un temple, une demeure, un lieu de rendezvous et le but de tous les désirs. Partout on voyait des groupes dans la plus grande animation s'entretenir des courses; des hommes d'âge, protestant de leur longue expérience, y juraient par leurs rides et leurs cheveux gris que c'en était fait de l'empire, si l'issue venait à différer de leurs prédictions. Les jours où il y avait fête au cirque, le peuple affluait vers l'hippodrome dès avant l'aube; bien des gens passaient même les nuits à veiller dans l'attente de cet événement, l'esprit tendu et plein d'anxiété. Il n'y avait rien de curieux comme de voir cette foule innombrable suivre toutes les phases de ces luttes dans un état d'agitation fébrile. Or la superbe noblesse, dans les cercles de laquelle les messagers annonçant un nouveau début de cochers et de chevaux étaient reçus comme jadis les Dioscures, quand ils appprtèrent la nouvelle du triomphe de Rome sur les Tarquins, n'y prenait pas un intérêt moins vif. Un siècle et demi plus tard encore, à une époque où l'empire se trouvait depuis longtemps brisé par les flots de la migration des peuples et où le roi des Goths, Théodoric, gouvernait à Rome, les mêmes passions séculaires continuaient d'agiter le cirque. Théodoric accorda souvent aux Romains le passe-temps de leurs spectacles favoris, ce qui lui valut d'être salué par eux des noms deTrajan et deValentinien, empereurs dont il avait pris les règnes pour modèle du sien. Son secrétaire intime, le savant Cassiodore, s'étonnait de trouver au cirque une agitation beaucoup plus grande qu'à tous les autres spectacles. Le vert gagne l'avance, une partie du peuple se morfond; le bleu la reprend, voilà qu'une autre partie se désole. On se passionne pour le triomphe d'une chose qui ne rapporte rien, on retombe dans la douleur ou le chagrin sans avoir éprouvé la moindre perte qui le motive; on apporte aux plus vaines disputes la même ardeur que s'il s'agissait de repousser un danger menaçant la patrie. Toujours encore, comme par le passé, les jeux du cirque bannissaient de la société la gravité morale et le sérieux, occasionnaient les plus sottes querelles, détruisaient toute probité etformaient une source permanente de dissentiments et de discordes. Ainsi la rivalité des couleurs survécut à l'empire d'Occident et ne finit à Rome qu'avec les jeux du cirque même. Ce fut le roi des Goths Totila qui, le dernier, en 549, fit courir des chars dans cette ville, déjà bien dépeuplée et bien appauvrie. Pour donner de l'échelle grandiose sur laquelle les hauts fonctionnaires de Rome organisaient d'habitude, déjà dans les premiers temps de l'empire, les jeux qu'ils avaient à donner au cirque, il est une source de renseignements de beaucoup postérieure, la correspondance encore existante de Symmaque, qui vivait à la fin du quatrième siècle, au sujet des préparatifs pour les jeux par lesquels il célébra la préture de son fils. En effet, il n'est guère probable que les sénateurs de Rome, dans les trois siècles antérieurs, le cédassent en richesse princière et en amour du faste princier, à leurs descendants de l'époque du règne de Théodose, mais il y a tout lieu de présumer qu'il n'y eut dans les apprêts des uns et des autres, pour leurs spectacles, guère de différence, à part celle qu'il pouvait y avoir dans les mesures à prendre pour l'acquisition de l'effectif nécessaire en hommes et en chevaux. Au commencement de l'empire, il paraît que l'entreprise de ces fournitures était l'affaire des partis, tandis que Symmaque, d'après ce qui résulte du moins de ses lettres, dut se charger directement lui-même d'acheter ou de louer les chevaux, comme d'engager les cochers. Si d'ailleurs Symmaque, nous l'avons déjà fait observer ailleurs, n'était pas précisément un des sénateurs les plus riches de son temps et que les spectacles donnés par son fils peuvent avoir été beaucoup surpassés par l'éclat d'autres fêtes, il est certain, néanmoins, que ces spectacles firent grande sensation et donnent la mesure de jeux d'une magnificence extraordinaire. Quintus Aurélius Symmaque, dont le palais dominait Rome de la hauteur que couvrent aujourd'hui les jardins désolés de la Villa Casali, avait été revêtu des plus hautes charges de l'État et fut, sous tous les rapports, un des hommes les plus éminents de son temps. De concert avec un certain nombre d'amis, unis. de tendance avec lui, il appliqua tous ses efforts au soutien de la cause, déjà perdue, du paganisme contre le christianisme victorieux. Ces efforts tendaient à ressusciter la littérature classique, en même temps que les croyances du polythéisme, avec lequel les spectacles avaient la liaison la plus intime et, par cela même que ceux-ci étaient abhorrés des chrétiens, comme une abomination de l'idolâtrie, Symmaque dut précisément regarder comme un devoir sacré de maintenir debout, de toutes ses forces, une institution si importante pour sa religion en péril, d'autant plus qu'il était personnellement investi de deux des plus hauts sacerdoces. D'autres motifs, d'un intérêt temporel, devaient encore stimuler son zèle une haute idée de ce qui convenait à la dignité du peuple romain, le souci de la grandeur de sa maison et le désir de ne pas rester en arrière de ses pairs. Aussi employa-t-il tous les moyens dont sa grande influence, sa fortune toujours considérable, et ses relations, étendues lui permettaient de disposer, pour surpasser encore, si possible, dans la célébration de la préture de son fils, l'attente que l'éclat de jeux précédemment donnés par lui avait fait concevoir au public. Il fit venir d'Espagne presque exclusivement les chevaux nécessaires pour les jeux du cirque. Il ne pouvait être difficile à un homme posé comme il l'était d'obtenir l'usage de la poste impériale pour ses agents. Une lettre de remerciements à Stilicon, qui. avait contribué à lui procurer cette faveur, prouve qu'il l'avait obtenue. Nombre de ses agents se rendirent donc en Espagne, munis de fonds considérables, d'états descriptifs et de lettres adressées aux possesseurs des meilleurs haras, parmi lesquels sa correspondance nomme Eupraxius, Pompéja et Fabianus, aux meilleurs connaisseurs de chevaux, chargés de les assister dans le choix à faire, et de plus bien recommandés à l'appui de personnages influents et des autorités en Espagne. Symmaque croyait nécessaire de tenir compte de l'amour du public pour le changement, et ses agents avaient ordre de faire choix des meilleurs coursiers, parmi les races de toutes les provinces. Le grand soin recommandé dans le choix fit traîner en longueur une affaire qui demandait naturellement déjà beaucoup de temps. Il pouvait donc arriver que l'hiver survenant interrompît la navigation et partant aussi le transport en Italie. Pour ce cas, Symmaque avait écrit à un ami habitant le midi de la France, pour le prier d'héberger et de nourrir dans ses écuries, pendant les trois ou quatre mois de l'hiver, les chevaux achetés et l'autoriser, s'il se trouvait dans le pays d'Arles même des chevaux de course éprouvés, à en faire également l'acquisition. Mais, avec un transport de si longue durée, il était à prévoir que des maladies et d'autres accidents pussent réduire considérablement le nombre des chevaux aussi des offres d'éleveurs d'Italie furent-elles également acceptées. A cause de l'état défectueux et de l'irrégularité des communications par mer, les cochers, bien qu'il n'y eût qu'à les faire venir de Sicile, firent aussi beaucoup de soucis à Symmaque. Aussitôt que son agent sicilien l'eut informé de leur départ de cette île, il manda à son gendre, qui vivait près du golfe de Naples, d'envoyer des gens de confiance le long de la côte jusqu'à Salerne, avec la mission de les recevoir au débarqué. Un ami commun était chargé, en outre, de les pourvoir de tout le nécessaire et de préparer les moyens pour la continuation de leur voyage par mer, jusqu'à Rome. Mais le temps s'écoulant sans que l'on apprît rien de leur arrivée, Symmaque demanda l'aide d'un fonctionnaire pour s'enquérir le long de la côte de ce qu'ils étaient devenus. On ne nous dit pas si, après toutes ces démarches, le navire arriva en temps opportun (1).

(1) Symmaque, Lettre VI, 42 et 33.

L'approche de fêtes pour lesquelles se faisaient des préparatifs aussi gigantesques, remplissait toute la ville de Rome d'une émotion fébrile. Les conversations, les disputes et les paris sur l'issue des courses mises en expectative ne tarissaient pas. On allait jusqu'à interroger les devins, à ce sujet (1), et à consulter des sorciers, auxquels on attribuait le pouvoir d'accélérer ou de paralyser la course des chevaux. Le fait est qu'on attachait des clochettes aux chevaux, pour les garantir contre l'ensorcellement. Le jour si ardemment désiré était-il venu enfin, les routes se remplissaient déjà de curieux quelques heures avant l'aurore. Caligula, ayant été une fois dérangé dans son sommeil, au milieu de la nuit, par le bruit de la foule affluant vers le cirque, ordonna de la disperser à coups de bâton, et, dans la bagarre qui s'ensuivit, périrent vingt membres de l'ordre équestre, autant de femmes mariées et une multitude de gens du commun.

(1) Toutefois la seule mention que l'on ait de ce fait se trouve dans Tzetzes (Chil. XIII, hist. 497, 479)

Sous Claude et Néron, les chevaliers et les sénateurs obtinrent des sièges à part et naturellement d'un accès facile, tandis que la tourbe des gens du troisième ordre ne parvenait à gagner ses places, malgré le grand nombre des avenues, qu'à travers la presse d'une épouvantable cohue car, avec la curiosité de cette population immense pour les spectacles, il n'y avait, dans les premiers siècles de l'empire du moins, jamais assez de places. La possession de deux solides esclaves de Moesie, sous la protection desquels on put se procurer sans péril une bonne place, était, au temps de Trajan, un des principaux souhaits des personnes peu aisées. Il parait aussi qu'on vendait, pour l'usage du public, au cirque même, des coussins grossièrement rembourrés de jonc(tomentum circense). Vu l'impossibilité de couvrir le cirque tout entier d'une tente, il n'y avait pas d'autre abri contre le soleil que des chapeaux et des ombrelles, contre le vent et la pluie, que de grands manteaux. Le cirque n'en était pas moins très couru, même par les femmes, qui, bravant la foule, la chaleur et la poussière, s'y montraient en grande toilette, et dont la présence donnait au spectacle un attrait de plus pour les hommes, au milieu desquels elles prenaient place, comme nous l'avons déjà dit. Les jeux du cirque étaient précédés d'une solennité religieuse. Une grande procession, avec nombre d'images des dieux, descendait du Capitole, traversait le forum décoré pour la fête, puis, en prenant à droite et passant entre les boutiques du quartier toscan, le velabrum et le marché aux boeufs, pour faire ensuite son entrée au cirque par la grande porte du milieu et, finalement, le long de l'hippodrome, le tour,des colonnes terminales. Le magistrat ordonnateur des jeux la conduisait, lorsque c'était un préteur ou un consul, debout sur un char élevé, dans le costume d'un général triomphateur, drapé des larges plis flottants de la toge de pourpre brodée d'or, par dessus la tunique à palmes également brodées, le sceptre d'ivoire avec l'aigle à la main, pendant qu'un esclave de l'État tenait au-dessus de sa tête une énorme couronne de feuilles de chêne, en or et garnie. de pierreries. Il paraît que ses enfants aussi prenaient place dans le même char ou montaient les chevaux qui le traînaient, suivant l'étiquette adoptée pour le triomphe. Une bande de musiciens et une partie de l'escorte, formée en colonne, précédaient le véhicule, qu'entourait une troupe de clients en toges blanches. Auguste, lors d'une indisposition, se fit porter en tête du cortége dans une litière, pour ne pas perdre le bénéfice de l'honneur qui lui était du. La procession avançait au son des flûtes et des trompettes les images des dieux étaient les unes portées sur des brancards et sur des trônes, les autres promenées sur des chars somptueux, richement décorés et traînés par des mulets, des chevaux et des élëphants ces chars avaient pour ornements les attributs de chaque divinité; les collèges de prêtres et des corporations religieuses en formaient la nombreuse escorte. Le cérémonial de la procession était arrêté jusque dans les moindres détails, avec la minutie pédantesque du culte romain, et la moindre dérogation aux règles établies suffisait pour annuler toute la solennité. Il fallait alors recommencer les jeux. Or, comme il dépendait entièrement de ceux qui trouvaient leur compte à ces reprises d'en ramener la nécessité à plaisir, en contrevenant au cérémonial, Claude prit le parti de limiter à un seul jour la durée des jeux du cirque; dans ces cas de renouvellement, ce qui coupa court en quelque sorte à cet abus. La foule assemblée recevait le cortège triomphal en se levant, avec des battements de mains et des acclamations et, de même que l'on voit encore aujourd'hui en Italie, lors des processions dans lesquelles on promène les images des saints, nombre d'assistants invoquer leur patron céleste et se recommander à sa bienveillance tutélaire, de même, à cette époque, les campagnards acclamaient Cérès, les soldats Mars, les amoureux Vénus, et n'étaient souvent peut-être même pas éloignés d'interpréter le branlement d'une figure divine sur son char, comme un signe de tête à leur adresse. Cependant, comme nous l'avons déjà dit ailleurs, les sympathies politiques et les voeux de la population éclataient aussi, quelquefois, dans ces occasions. Celles-ci y prêtaient d'autant mieux qu'aux processions dont il s'agit, outre les images des dieux, on portait aussi celles des empereurs et de membres de leurs familles, notamment de ceux auxquels avaient été décernés les honneurs divins dont on était alors si prodigue, ou d'autres personnes encore à la mémoire desquelles on voulait particulièrement rendre hommage. On comprend quelles graves et lugubres pensées devaient revenir à l'esprit de l'homme méditatif, aux temps du règne d'un Titus ou d'un Trajan, quand il voyait repasser sous ses yeux les figures des hommes si beaux et des femmes si belles de la famille des Césars, et que ses regards se portaient sur les traits dans lesquels s'exprimait si bien le génie du grand Jules, sur l'air de profondeur impénétrable de la physionomie d'Auguste, et sur la beauté sans tache de la femme qui le gouvernait,. sur le superbe Germanicus et la magnanime Agrippine, son héroïque épouse, sur tant d'autres portraits encore, et finalement sur la plus touchante de ces figures, celle du jeune Britannicus, dont la tendre adolescence, si riche d'espoir, avait succombé au plus odieux des assassinats. Tout cela pouvait impressionner vivement mais la masse, le gros des spectateurs ne voyaient, eux, dans cette éternelle procession, qu'ils avaient déjà vue tant de fois et qui les désespérait par sa lenteur solennelle, qu'une cérémonie interminable; aussi la comparait-on à une préface ennuyeuse. Pour déterminer la direction de la course on avait érigé, aux deux extrémités arrondies de l'espace à parcourir, trois colonnes ou bornes de forme conique et.pratiqué au milieu, entre ces deux lignes terminales, dans toute la longueur de l'hippodrome, un mur bas (spina) sur le massif duquel se dressaient les deux obélisques déjà mentionnés plus haut, et qui était surmonté, en outre, de colonnes, de statues des dieux et d'objets moindres consacrés aux divinités. Quand, et c'était là probablement le nombre auquel on se bornait le plus souvent, quatre chars entraient en lice pour se disputer le prix de la course, ils s'élançaient des quatre portes les plus rapprochées du mur à la droite de celui-ci, parcouraient la lice jusqu'aux colonnes terminales de l'extrémité opposée et, après en avoir fait le tour, revenaient par la gauche du mur au point de départ de la course. Avaient-ils ainsi arpenté sept fois consécutivement l'hippodrome, sur toute sa longueur, dans les deux sens, en allant et revenant, le vainqueur était celui qui franchissait le premier, à la fin du septième tour, une ligne tracée par terre avec de la craie, près de l'entrée. Ann que les spectateurs pussent, à tout instant, se rendre compte du nombre de tours déjà faits, on avait placé sur le mur de séparation entre les colonnes terminales, à une hauteur suffisante, sept dauphins avec autant de boules ovales, que l'on avait soin de descendre successivement après chaque tour. Le nombre des courses, de sept tours chacune, variait. Dans les premiers temps de l'empire encore, le programme, ordinairement, comprenait de dix à douze courses par jour. En l'an 37, Caligula ordonna, pour la première fois, lors de l'inauguration d'un temple érigé à la mémoire d'Auguste, une suite de vingt courses pour le premier jour et de vingt-quatre pour le second. Ce nombre, avec lequel le spectacle remplissait toute la journée, du matin au soir ne tarda pas à devenir la règle, et depuis Néron même, comme il paraît, une règle fixe, ne comportant une réduction que dans les fêtes secondaires à celle de Carna et de Lorius par exemple où l'on se bornait à douze courses. Le nombre de vingt-quatre courses fut dépassé dans des spectacles extraordinaires, comme lorsqu'il y avait coïncidence de deux fêtes sur un même jour. Ainsi au quatrième siècle, l'anniversaire de la naissance de Trajan et celui de la victoire de Constantin sur Licinius tombant tous les deux le 8 septembre, et les deux anniversaires de la naissance de Nerva et de Constance II, le 8. novembre, on solennisa la réunion de ces deux fêtes en doublant aussi, c'est-à-dire portant à quarante-huit, le nombre des courses. Pour trois autres jours de fête, particulièrement tenus en honneur, on admit respectivement trente et trente-six courses, à savoir trente pour le 13 novembre (Jovis epulum) et pour le 25 décembre (natalis invicti, id est Solis) qui devint plus tard la fête du Christ, trente-six pour le 22 octobre. Cependant, il faut croire que l'on abrégeait, au besoin la durée de chaque course, quand il y en avait plus de vingt-quatre, ce nombre ne devant pas laisser beaucoup de marge dans une journée même des plus longues, lorsqu'il s'agissait de courses pleines. Les courses ordinaires se faisaient avec des attelages de deux ou quatre, plus rarement de trois chevaux. Les débutants commençaient par s'essayer avec deux chevaux, témoin cette épitaphe Hoc rudis aurigae requiescunt ossa sepulcro Nec tamen ignari flectere lora manu. Jam qui quadrijugos auderem scandere currus Et tamen a bijugis non removerer equis. Mais les virtuoses se disputaient le prix de la course avec des chars attelés de six, sept et huit chevaux. Néron parut même, à Olympie, avec un attelage de dix chevaux, àvec lequel il remporta le prix, bien que l'issue de la course n'eût été rien moins qu'heureuse (1). Les chars, dont nombre d'images, que nous a léguées l'antiquité, font connaître la forme, étaient petits et très légers.

(1) Mitbridate, s'il faut en croire Appien (XII, 112), allait même à seize chevaux, et un camée, décrit dans le recueil de Caylus (I, t. 371, 1), représente un conducteur avec une palme, sur un char attelé de vingt chevaux.

Dans les quadriges, l'attelage préféré pour les courses, les chevaux étaient tous les quatre attelés de front le meilleur servant, comme nous l'avons déjà dit, de cheval de main à la gauche, tandis que ceux du milieu avaient le cou passé sous le joug. Les conducteurs se tenaient debout sur leur char, vêtus d'une tunique courte sans manches, étroitement serrée au haut du corps, coiffés d'un bonnet en forme de casque, lequel, couvrant aussi le front et les joues, servait à les garantir, jusqu'à un certain point, dans le cas d'une chute. Ils tenaient le fouet à la main, et leur large ceinture portait un couteau pour couper les rênes, au besoin, précaution d'autant plus nécessaire qu'elles étaient ordinairement attachées à la ceinture du cocher. Les tuniques, comme certainement aussi les chars et tout le harnachement, étaient d'une des quatre couleurs distinctives. Parmi les médicaments que l'on employait pour guérir les blessures provenant de ces chutes, Pline l'Ancien mentionne les excréments du sanglier, administrés soit l'extérieur, soit même en potions. Il paraît que Néron lui-même usa du remède suivant la dernière formule. Au moment de l'ouverture du spectacle, un bruit sourd, semblable au mugissement des vagues de la mer, parcourait la foule agitée. Les yeux de tous étaient ûxés sur les barrières des portes d'entrée, derrière lesquelles se tenaient les attelages en trépignant et soufflant d'impatience, dans l'attente de la course. Le magistrat présidant à la fête, du haut d'un balcon pratiqué au-dessus de l'entrée principale, donnait le signal du départ, en jetant un mouchoir blanc dans la lice. Si déjà Enuius avait vu et décrit le peuple attendant le signal du consul au cirque, près de quatre siècles plus tard, un auteur chrétien, Tertullien, auquel ce spectacle païen semblait un péché damnable et le mouchoir comme un symbole de Lucifer, précipité du ciel décrivit encore en termes identiques l'attitude de ce même peuple. On entendait soudain craquer les verrous toutes les barrières s'ouvrant au même instant, les chars s'élançaient dans l'hippodrome et d'immenses clameurs, s'élevant de tous côtés, remplissaientl'air. Bientôt, un épais nuage dépoussière enveloppait les chars lancés, quelque peine que l'on se donnât, sans doute pour arroser convenablement le sol\ Les conducteurs, le corps fortement penché en avant, excitaient leurs chevaux par des cris. La distance qu'ils avaient à parcourir, en mesurant quatorze fois la lice, était d'environ 7 1/2 kilomètres; chaque course ne pouvait donc guère durer moins d'une demi heure. Les cochers expérimentés savaient ménager les forces de leurs coursiers pour le dernier tour, qui était décisif, et reprenaient alors aisément l'avance sur les novices qui, après les avoir dépassés d'abord, s'efforçaient vainement, à la fin, de stimuler à grands coups de fouet l'ardeur expirante de leurs chevaux épuisés. Souvent il arrivait aux conducteurs de tomber eux-mêmes et d'être traînés par leurs chevaux; mais la difficulté principale, le plus grand danger de ces courses, était dans le tour de la borne du fond, qu'il y avait à faire sept fois. Dans les efforts suprêmes qu'on y faisait pour tourner avec la moindre perte de terrain possible, les chars étaient souvent lancés les uns contre les autres, ou se heurtaient contre la borne même les suivants se renversaient aussitôt sur l'obstacle qui leur barrait le chemin, et, dans un clin d'oeil, on ne voyait plus qu'un abatis tout ensanglanté d'hommes, d'animaux et de débris, couchés par terre pêle-mêle. Mais le spectacle le plus curieux, c'étaient, comme l'a fait observer avec justesse un auteur chrétien les spectateurs eux-mêmes. Les tribunes et rangs de sièges disposés en amphithéâtre, à une grande hauteur et sur un espace immense à perte de vue, étaient couverts d'une mer mouvante de centaines de milliers d'hommes, et toute cette multitude, animée d'un intérêt passionné, voisin du délire. Plus la course approchait de son terme, plus on voyait croître l'anxiété, les craintes ou la rage, se manifester la jubilation, ou éclater la pétulance du public. Ne perdant pas un moment les chars des yeux, les spectateurs battaient des mains et criaient à tue-tête, bondissaient sur leurs sièges, se penchaient en avant, agitaient leurs mouchoirs et leurs vêtements, excitaient les chevaux de leur parti par des clameurs, étendaient en gesticulant les bras vers la lice, grinçaient les dents, menaçaient de la mine et du geste, se querellaient, proféraient des invectives, ou se délectaient dans la jouissance de leur triomphe. Le premier char atteignait-il enfin le but, la jubilation des gagnants, à laquelle se mêlaient les jurons et les imprécations des perdants, retentissait au loin, comme un tonnerre, sur les rues désertes de Rome, où elle annonçait la fin de la lutte aux personnes restées à la maison et arrivait encore à l'oreille du voyageur, quand il avait déjà la ville loin derrière lui. Bien que les courses durassent ordinairement depuis l'aube jusqu'au soir, avec quatre pauses, dont la principale avait lieu vers l'heure de midi pendant laquelle beaucoup de spectateurs s'absentaient probablement, le peuple ne s'en lassait pas, malgré l'ardeur du soleil ou les giboulées, mais persistait à suivre jusqu'au bout, avec la même ardeur infatigable, son spectacle favori. Le vallon jadis si magnifiquement orné et si plein de vie, ainsi que de bruit, entre l'Aventin et le Palatin, est maintenant une des parties les plus désolées, les plus mornes et les plus désertes de l'ancienne Rome. Sur le mont Palatin se trouvent les vastes ruines des palais impériaùx, sur l'Aventin quelques églises et couvents isolés s'élèvent au-dessus des vignes et des jardins. Des masses de décombres, provenant de la ruine des temples et des palais qui, jadis, embellissaient aussi ce dernier, ont glissé sur ses pentes jusque dans la vallée. Au milieu de cette triste solitude, il y a un champ de repos, d'un aspect pauvre, misérable, dépourvu même de clôture c'est le cimetière des Juifs. Le fond du vallon est arrosé par le ruisseau de Marrana, su rles deux bords duquel on n'entend
que le murmure et le bruissement causés par le vent, qui se joue dans une épaisse forêt de roseaux poussant à plus de hauteur d'homme.

CHAPITRE III

L'amphitthéâtre.


Dans les jeux du cirque, le grand public des spectateurs, échauffé par l'esprit de parti, prenait un si vif intérêt au spectacle,qu'il y participait en quelque sorte comme acteur et que,là, un luxe de moyens comparativement médiocre suffisait pour tenir le peuple en haleine. Il était d'autant plus difficile d'occuper son désoeuvrement et de satisfaire sa curiosité dans les autres spectacles, auxquels il assistait dans une attitude plus passive. C'est à l'amphithéâtre qu'on faisait les plus grands efforts dans ce but. Quelque émouvants que fussent déjà de leur nature les spectacles qu'on y donnait, on était encore obligé de recourir à des décorations d'une magnificence vraiment féerique, à une succession de surprises et de changements à vue continuels, ainsi qu'atout le charme de l'infini, du bizarre et du monstrueux pour remplir et dépasser l'attente, ou du moins répondre aux prétentions du public, dans une capitale aussi exigeante et aussi blasée. C'est dans l'arène des amphithéâtres qu'avaient lieu sous l'empire pour la célébration de chaque fête, ces fameux combats de gladiateurs et de bêtes féroces, où le sang coulait à flots, mais qui, plus anciennement, se donnaient au cirque; c'est dans la même arène, submergée, qu'on organisait en outre à grands frais, les prodigieuses représentations nautiques connues sous le nom de naumachies.

§ 1. Origine et propagation des amphithéâtres.

L'usage des jeux de l'amphithéâtre, comme on le verra bientôt, avait de longtemps précédé la conception du genre d'édifices auquel ils empruntèrent leur dénomination collective, et dont il faut commencer par dire un mot ici. De faibles commencements ces jeux étaient arrivés, dans le cours des siècles, à affecter des proportions de plus en plus grandioses. Il fallut alors, dans l'intérêt de la commodité des spectateurs et pour complaire à leurs fantaisies, songer à des dispositions nouvelles et à des embellissements qui marchèrent de front avec la mode des spectacles de l'espèce. Dans les derniers temps de la république, le peuple se pressait encore sur des échafaudages de bois, élevés à la hâte au Forum, jusqu'à ce qu'on eut l'idée de pourvoir à ses aises par l'appropriation d'un bâtiment spécial. L'architecture hellénique fournit les éléments de la combinaison et du perfectionnement de l'édifice à construire. En passant de l'hémicycle du théâtre grec à la circonférence du cercle entier, renfermant une arène elliptique, on constitua l'amphithéâtre, qu'Ovide encore appelle stuctum utrinque theatrum. En l'an 53, C. Scribonius Curion fit dresser, au rapport de Pline l'Ancien, deux théâtres mobiles en bois, placés l'un contre l'autre. Dans la matinée, on donnait sur tous les deux des représentations de jeux scéniques, puis on les faisait tourner sur leurs pivots avec tous les spectateurs les deux hémicycles de bois se rejoignaient de manière à former le cercle, et, les deux scènes disparaissant, on donnait le même jour, après midi, dans l'amphithéâtre ainsi improvisé, des jeux de gladiateurs (1).
Le premier amphithéâtre véritable de Rome fut peut-être celui que Jules César y construisit en bois, en l'an 44 avant J.-C. Un autre, bâti en pierre par Statilius Taurus, quinze ans plus tard, disparut probablement dans l'incendie néronien. Néron encore ne fit reconstruire au Champ de Mars qu'un amphithéâtre en bois. La dernière période décennale du premier siècle de notre ère seulement vit l'achèvement du colossal amphithéâtre des Flaviens, dans les ruines duquel nous admirons encore le débris le plus imposant de tout un monde écroulé.

(1) Ces théâtres mobiles n'ont rien d'invraisemblable. Les Romains avaient des moyens techniques très puissants et très perfectionnés. Ainsi l'érection d'un obélisque dans la Rome pontificale, en 1586, comme au dix-neuvième siècle encore celle de l'obélisque de la place de la Concorde, fut regardée comme une difficile et mémorable entreprise par les ingénieurs mêmes, tandis que personne des contemporains n'a pris la peine de nous dire comment on procéda pour dresser les obélisques, si nombreux pourtant, de l'ancienne Rome.


Cependant, à mesure que tout subit l'influence et reçut l'empreinte de la civilisation romaine, la mode des spectacles de l'amphithéatre se répandit aussi loin que s'étendait la domination du grand empire. De Jérusalem à Séville, de la Bretagne insulaire à l'Afrique septentrionale, il n'était certainement pas une ville considérable dont l'arène ne fût ensanglantée, tous les ans, par de nombreuses victimes. Outre les mentions qu'en ont faites incidemment les auteurs anciens, des monuments divers, mais surtout les ruines des amphithéâtres mêmes dans les pays qui étaient alors des provinces de l'empire, permettent de suivre jusqu'à un certain point le mouvement de propagation de ces spectacles. Ils étaient naturellementle plus communs en Italie, dans le pays qui possède encore aujourd'hui beaucoup plus de ces ruines que tous les autres. Il n'y avait là guère de petite ville, quelque chétive et pauvre qu'elle fût, ou l'on ne vit se produire, de temps en temps, quelques gladiateurs ambulants, ou qui ne se divertit à voir tuer des sangliers et des ours: Dans les localités plus importantes, on ne craignait pas de faire, pour ces spectacles, des dépenses qui doivent nous paraître excessives, en comparaison de celles que comportent chez nous, avec nos idées, ces réjouissances populaires. Souvent ils duraient deux, trois quatre jours et plus encore jusqu'à huit jours à Préneste, par exemple on n'y chassait et tuait pas seulement des taureaux, des cerfs, des lièvres, des sangliers et des ours, espèces communes dans l'Apennin, mais aussi des panthères et des autruches que le peuple appelait plaisamment «des moineaux d'outre-mer, » et Pline l'Ancien dit que l'on voyait déjà de son temps, dans les municipes, les bestiaires avec des armuresd'argent, luxe qui, un siècle auparavant, avait fait grande sensation dans les spectacles donnés à Rome par Jules César. Dans les petites localités réputées chétives et pauvres on faisait combattre trois ou quatre dans celles de plus d'importance, vingt, trente jusqu'à cinquante paires de gladiateurs. A Pompéi, un certain A. Clodius Flaccus, investi pour la seconde fois du duumvirat, qui était la plus haute dignité municipale de l'endroit, fournit seul pour les jeux, entre autres dons de sa munificence, trente paires d'athlètes et cinq de gladiateurs; plus, conjointement avec son collègue, trente-cinq autres paires de gladiateurs, avec tout ce qu'il fallait pour des combats de taureaux et une tuerie d'ours, de sangliers et d'autres animaux. Des mentions de l'espèce ont été gravées sur les socles de statues et sur d'autres monuments commémoratifs, ainsi que sur des mausolées, pour transmettre à la postérité le souvenir et l'éloge de la magnificence et de la libéralité des donateurs de fêtes. Ces inscriptions montrent quels efforts communes et particuliers faisaient, dans ces occasions, pour que leur ville y parut avec le plus d'éclat possible. Or, on jugeait de l'éclat des fêtes d'après le nombre d'hommes qui y étaient immolés. Sur le piédestal d'une statue, érigée en l'an 249 à un citoyen qui avait rempli toutes les charges et donné de magnifiques spectacles, on lit « Il a fait paraître en quatre jours, à Minturne, onze paires de gladiateurs qui n'ont cessé le combat qu'après que la moitié d'entre eux, tous des plus vaillants de la Campanie, furent restés sur le carreau; il a de plus fait traquer à outrance dix terribles ours; vous vous en souvenez bien, nobles concitoyens ». Après l'Italie, ce sont les Gaules et l'Afrique septentrionale qui présentent le plus d'amphithéâtres, et c'est sans doute dans ces provinces, comme en Espagne, que les combats de gladiateurs étaient le plus répandus. Dans les pays septentrionaux, où les amphithéâtres manquent entièrement, ces jeux doivent avoir été plus rares, mais uniquement par la raison que là une population clairsemée, la pauvreté et la rudesse des habitants, ainsi que l'isolement des villes romaines, formaient, encore plus généralement obstacle à la propagation des usages romains. C'est seulement en Grèce que l'instruction plus avancée et les moeurs plus polies du peuple opposèrent positivement à l'introduction des jeux de gladiateurs une résistance assez forte pour empêcher que cette mode n'y devînt jamais aussi générale que dans les provinces d'Occident. Cependant on ne tarda pas à s'y habituer, même en Orient. On y avait déjà vu ce que peut l'habitude, à l'époque où le roi Antiochus Épiphane monta le premier des jeux de gladiateurs, en Syrie et probablement aussi en Grèce. Dans les commencements, l'effroi l'emportait sur le plaisir qu'on y trouvait mais, à force de multiplier les représentations, dans lesquelles on se borna d'abord à ne faire durer les combats que jusqu'au premier sang, puis jusqu'à la chute du premier homme dans l'arène, ce prince fit tant que le public y prit goût et que des volontaires ne tardèrent même pas à s'offrir comme champions, pour un modique salaire. Les jeux de gladiateurs durent plus facilement trouver accès en Grèce quand après la soumission de cette contrée, ses relations avec la métropole conquérante se furent multipliées comme aussi devenues plus intimes, et qu'avec le temps les moeurs romaines se naturalisèrent de plus en plus en Grèce. Le foyer de cette propagande d'influences étrangères était, dans le pays même, Corinthe ressuscitée par César sous la forme d'une colonie romaine. Comme il y avait peu de l'esprit hellénique dans le caractère de cette colonie et de sa population, il était naturel que les jeux de gladiateurs trouvassent leur meilleur terrain précisément dans une riche et opulente cité maritime et marchande, où s'agitait, on n'en peut douter, une populace nombreuse et corrompue. Aussi cette ville est-elle la seule de la Grèce qui ait possédé réellement un amphithéâtre, mais non toutefois avant le deuxième siècle de notre ère. Les ruines en subsistent encore. Ce genre de spectacles fut également introduit à Athènes, parce qu'on y était jaloux de ne rester, pour quoi que ce fut, en arrière des Corinthiens. Il y avaient pénétré du temps de Dion Chrysostome, qui vécut sous Nerva et Trajan. Mais, si Philostratè fait adresser aux Athéniens par Apollonius de Tyane, sous Néron déjà, une lettre de réprimande au sujet des jeux de gladiateurs donnés chez eux il anticipe et commet un anachronisme, ou plutôt il invente pour le besoin de son roman biographique. Un fait certain, c'est que, sous le règne de Trajan, ces spectacles n'étaient plus rares en Grèce, bien qu'il y eût quelques localités comme Rhodes par exemple, qui les repoussaient encore. Plutarque recommande aux hommes aspirant à la direction des affaires publiques, dans leurs communes, d'en bannir les combats de gladiateurs, ou, s'ils voyaient l'impossibilité d'arriver à une suppression complète, de les restreindre du moins et de tenir tête à la masse demandant ces spectacles. Mais ses lamentations sur la trivialité des riches qui ne reculaient pas, dans le choix des moyens vils, devant cette ignoble complaisance même, pour se faire une position plus influente dans leur ville, et corrompaient ainsi le peuple, montrent bien qu'il désespérait lui-même de voir fructifier ses conseils. Toujours ce ne fut, en Grèce, que la lie du peuple qui prit goût à ces réjouissances barbares. Quant aux gens bien élevés, ils y étaient, comme il parait, unanimes pour les condamner. De même que Plutarque Dion Chrysostome, Lucien et d'autres parlent avec horreur des jeux de la gladiature, qu'ils appellent une coutume brutale, bestiale, meurtrière et non moins détestable en ce qu'elle enlève au pays ses hommes les plus vaillants. On rapporte que le philosophe Démonax, à l'époque même où les Athéniens crurent devoir adopter aussi ce spectacle, leur dit de commencer plutôt par renverser l'autel qu'ils avaient élevé à la Pitié. Les jeux de gladiateurs eurent beaucoup moins de peine à faire leur chemin dans les provinces de l'Asie Mineure auprès d'une population mixte d'origine semi-orientale, et plus encore dans l'Orient proprement dit, la Palestine exceptée. Dans l'Asie Mineure Strabon déjà connaissait un amphithéâtre à Nysa en Carie un autre fut construit, en l'an 79, à Laodicée sur le Lycus. Alexandrie en Egypte aussi eut son amphithéâtre, déjà sous le règne d'Auguste. Nous reviendrons à la fin du chapitre sur le nombre et l'importance monumentale des édifices de ce genre, dans les différentes parties de l'empire romain, en procédant à l'énumération des débris qui en restent.

§ 2. Jeux de la gladiature.

Les combats de gladiateurs, originaires de l'Étrurie et de la Campanie, où il parait même qu'ils formaient, dans les grands festins, un des divertissements dont on régalait les convives, étaient primitivement inconnus dans le Latium. Outre certains passages.de Valère Maxime, de Nicolas Damascène et de Tertullien, qui se fonde sur l'autorité de Suétone, une peinture représentant des jeux de gladiateurs, dans un tombeau à Tarquinies, atteste qu'ils étaient en usage chez les Étrusques. Enfin, le mot lanista, qui, dans la langue de ce peuple, signifiait bourreau, et le personnage également étrusque de Charon, qui figurait avec Mercure, le conducteur des âmes, aussi parmi les masques de l'amphithéâtre militent en faveur de la même thèse. A Rome, ces jeux n'apparaissent pour la, première fois que près de cinq siècles après la fondation de cette ville. Jusqu'à la dernière période de la république, on n'y recourut que pour la célébration d'obsèques, sans jamais les faire servir, comme les courses et les représentations scéniques, dans les fêtes données par l'Etat. Rares d'abord, ces combats devinrent de plus en plus fréquents dans la suite. A mesure qu'ils se multiplièrent, on renchérit sur la magnificence des apprêts de ce genre de spectacles, et on y prodigua la vie des hommes. C'est en l'an 490 de Rome (264 avant notre ère), lors des obsèques de Brutus Pérus, que ses fils, Marc et Dèce, firent les premiers combattre trois paires de gladiateurs sur le marché aux boeufs. Ces jeux grandirent tellement, en moins d'un demi-siècle, que l'on vit aux prises vingt-deux paires de combattants au Forum lors des funérailles de Marc Émile Lépide, dès l'an de Rome 538 (216 avant notre ère); vingt-cinq à celles de Marcus Valérius Lévinus (an de Rome 554, ou 200 avant notre ère), et soixante aux obsèques de P. Licinius (an de Rome 571, ou 183 avant notre ère). Dans l'année de Rome 580 (i74 avant J.-C.), il y eut plusieurs petits jeux de gladiateurs, éclipsés par celui que donna T. Flaminin pour solenniser les funérailles de son père, et dans lequel soixante-quatorze hommes combattirentt tois jours de suite. Un jeu de même durée de trente paires, que, suivant Pline l'Ancien C. Térence Lucain fit combattre au Forum, en mémoire d'un aïeul maternel qui l'avait adopté, paraît se rapporter au sixième siècle de l'ère datant de la fondation de Rome, sinon, comme le pense Mommsen, au commencement du septième. Toujours est-il que l'ardeur avec laquelle on briguait la faveur de la plèbe et les manoeuvres des démagogues poussèrent les donateurs de fêtes à se surpasser .de plus en plus. Jules César acheta, pour les spectacles qu'il avait l'intention de donner comme édile, en l'an de Rome 689 (65 avant J.-C.), tant de gladiateurs que ses adversaires en prirent ombrage, et qu'un sénatus-consulte, rendu sur leur proposition, défendit à tout particulier d'en avoir plus d'un certain nombre. Or, bien que cette mesure obligeât César à réduire de beaucoup l'effectif de la troupe qu'il voulait employer à ses fêtes, il n'en fit pas moins combattre encore trois cent vingt paires Auguste, en l'an de Rome 732 (22 avant J.-C.), décréta que les préteurs ne pourraient donner des jeux de gladiateurs que deux fois par an, ni y faire combattre chaque fois plus de cent vingt hommes Dans les spectacles offerts par des particuliers cependant, il ne parait pas que cent paires aient été, à cette époque déjà, une chose insolite. Tibère se crut même obligé de fixer un maximum du nombre de paires admissible pour les jeux des particuliers sans doute, puisque, pour les jeux publics, le maximum avait déjà été fixé par son prédécesseur. Aux spectacles donnés par Auguste, pendant son règne, avaient combattu dix mille hommes en tout, d'après sa propre indication. Il paraît qu'on n'en vit pas moins dans l'arène aux seules fêtes données à Rome par Trajan, en l'an 106 de notre ère, après la soumission des pays du Danube, et qui durèrent quatre mois\ Les spectacles dus à des particuliers étaient parfois tout aussi grandioses. Le premier Gordien, dans l'année de son édilité, donna mensuellement un jeu de gladiateurs, dans lequel ne parurent jamais moins de cent cinquante, quelquefois même jusqu'à cinq cents paires de combattants d'où l'on peut conclure à une réquisition totale de quatre à cinq mille hommes dans l'année. Avec le nombre des gladiateurs on vit s'élargir le plan et se compliquer les apprets des jeux. Déjà au deuxième siècle avant Jésus-Christ on évaluait, d'après ce qui a été dit plus haut, les frais d'un brillant jeu de gladiateurs à 30 talents , plus de 184,000 fr. A celui que Jules César donna comme édile, l'attirail nécessaire était d'argent à un autre, donné par Néron, il était d'ambre ou du moins'en marqueterie d'ambre. Plus l'empire prenait d'extension et conquérait de pays nouveaux, moins on regardait aux distances dans la réquisition des hommes qu'on traînait à Rome pour se procurer le spectacle de les voirs entre-égorger dans l'arène. Sous la république, on y avait vu combattre des Samnites et des Gaulois, habitants de provinces et districts limitrophes, ou des Thraces venus d'une côte relativement peu éloignée; sous l'empire, on y amena des sauvages tatoués de l'île de Bretagne, de blonds Germains des contrées rhénanes et des bords du Danube, des Suèves et des Daces des Maures basanés tirés des bourgades de l'Atlas; des nègres de l'Afrique intérieure et des nomades de quelque steppe de la Russie actuelle. Ainsi combattirent, après le triomphe de Probus, trois cents paires de gladiateurs, parmi lesquels figuraient des Blemmyes, des Germains, des Sarmates et des brigands de l'Isaurie .Au quatrième siècle, on mentionne aussi des Saxons parmi les combattants de l'amphithéâtre. Le sort d'une partie des captifs, appartenant aux tribus les plus diverses, qui figurèrent dans le cortège triomphal d'Aurélien, avait été probablement aussi d'être égorgés dans l'arène. Avec.l'emploi de gladiateurs issus des pays étrangers, on vit s'introduire également l'usage de leurs armes, de leurs costumes et de leurs diverses manières de combattre, comme par exemple celui des petits boucliers ronds des Thraces, des grands boucliers carrés des Samnites, des cottes de mailles des Parthes et des chars de combat des Bretons. Aux spécialités d'armement et de combat propres à chaque peuple on imagina d'ajouter des inventions de pure fantaisie, pour varier de plus en plus le spectacle. Les gladiateurs parurent couverts des.armures et munis des armes les plus disparates, avec lesquelles on les faisait combattre homme contre homme ou en troupes (gregatim). Ils se livraient
aussi des batailles en règle, où se mêlaient des milliers d'hommes parfois, et après lesquelles le sol était jonché de cadavres. On vit même des batailles navales, célèbres dans l'histoire, représentées exactement comme elles avaient eu lieu, tantôt sur de grandes pièces d'eau, tantôt dans l'arène submergée de l'amphithéâtre. Mais à la fin ni l'émotion produite par ces combats sanglants, ni même le merveilleux éclat de la mise en scène ne suffirent plus pour chatouiller les nerfs émoussés d'une haute société complétement avilie et d'une popùlace abjecte il fallut recourir aux inventions les plus étranges, les plus extravagantes et les plus monstrueuses pour rendre plus palpitants ces spectacles, dignes d'un peuple de cannibales. Domitien joignit des tueries d'animaux aux jeux de gladiateurs qu'il donnait la nuit les épées y étincelaient à la lumière des lampes et des candélabres. Aux Saturnales de l'an 90, il fit combattre des nains et des femmes A l'un des spectacles que Néron donna à Pouzzoles au roi des Parthes, Tiridate, on ne vit parattre que des nègres des deux sexes et de tout âge. Il n'était pas rare, d'ailleurs, que des personnes du sexe combattissent dans l'arène, même des femmes de haute naissance, comme en 64 sous le règne de Néron; aussi fallut-il, en l'an 200. encore, rendre une défense qui leur interdit d'y paraître. Les gladiateurs étaient soit des criminels condamnés, des prisonniers de guerre ou des esclaves, soit des engagés volontaires. La condamnation d'un homme à mourir par le glaive des gladiateurs, ou par la dent des bêtes féroces, constituait une aggravation de la peine capitale prononcée contre lui. La seconde de ces deux formes du supplice n'était appliquée qu'aux personnes n'ayant pas droit de citoyens romains, et, suivant une pratique adoptée dans les temps postérieurs de l'empire, à des gens de bas étage.Mais la simple condamnation à l'internement dans une école de gladiature n'était pas absolument un arrêt de mort; car il restait, dans ce cas, aux criminels les chances d'obtenir au bout de trois ans, avec la baguette (rudis), qui tenait lieu de fleuret moucheté, la dispense de reparaître dans l'arène, et au bout de cinq ans, avec le chapeau, leur affranchissement complet. On n'infligeait ces peines que pour des crimes.tels que le brigandage à main armée l'assassinat, des actes incendiaires, le sacrilège, la mutinerie dans les rangs de l'armée. Cependant le bon plaisir impérial franchissait aussi parfois cette limite des dispositions de la loi, quand on manquait d'hommes pour l'arène. De pareils actes d'arbitraire ont été surtout vivement reprochés à Caligula à Claude et à Néron. Le nombre des prétendus criminels, figurant dans les arènes de l'époque, est d'ailleurs si grand qu'il inspire des doutes sur la justice des arrêts qui les avaient condamnés. Ainsi le roi des Juifs Agrippa fit une fois paraître dans celle de Béryte quatorze cents malheureux, tous accusés d'avoir mérité la mort, et Adrien en fit combattre trois cents dans une autre circonstance. Cependant il paraît qu'assez souvent aussi on gracia des condamnés d'après le désir du peuple, s'intéressant à eux pour le courage dont ils avaient fait preuve dans le combat, ou pour quelque autre motif. Les prisonniers de guerre, à l'issue d'une campagne heureuse, étaient également transportés par centaines dans les écoles impériales de gladiature, les spectacles de l'amphithéâtre offrant la plus belle occasion de se débarrasser d'eux. Ainsi les Bretons faits prisonniers furent exterminés en masse, à Rome, lors des jeux triomphaux de l'an 47 de notre ère et l'on voua au même sort, en les livrant aux amphithéâtres des provinces, après la fin de la guerre de Judée, ce qui restait des prisonniers juifs, dont bon nombre (25OO suivant Josèphe) venaient d'être immolés à Césarée, dans les jeux Les Bructères vaincus, que leur perfidie ne permettait pas d'employer au service militaire, ni leur sauvagerie d'utiliser comme esclaves,ils furent jetés en si grand nombre aux bêtes féroces, qu'elles se lassèrent du carnage.Comprend-on, après de pareilles atrocités, le langage de panégyristes félicitant hautement l'empereur d'avoir fait tourner cette grande extermination des ennemis de l'empire à l'amusement du peuple, le plus beau triomphe que l'on pùt imaginer! Constantin le Grand encore ne procédait pas autrement. Dans les armées d'esclaves des grands, sur la fin de la république, il n'y avait probablement pas. manque de gladiateurs déjà formés en bandes. Ils servaient à leur maître de gardes du corps et de bravi ou étaient employés aux spectacles qu'il donnait à ses frais souvent aussi il les prêtait et les louait pour des jeux donnés par autrui. On voit Cicéron s'informer avec beaucoup d'intérêt d'une bande achetée en 56 avant Jésus-Christ par son ami Atticus il avait appris que ces gladiateurs se battaient admirablement, et que, si Atticus avait pu se résoudre à les donner à louage, deux spectacles l'eussent fait rentrer dans son argent. Plusieurs des grands de cette époque avaient des écoles de gladiateurs qui leur appartenaient en propre, notamment à Capoue, ou ils en faisaient élever et dresser des centaines. C'est à Capoue que se trouvait l'école (ludus) de, C. Aurélius Scaurus (an de Rome 648 = 106 av. J.-C.)\ ainsi que celle de Lentulus, où 200 gladiateurs avaient comploté leur évasion, et de laquelle Spartacus, avec 70 de ses camarades, s'était échappé à main armée enfin, l'école de Jules César qui, d'après Suétone se fit soumettre le plan d'une semblable, à Ravenne. Dans la guerre contre Catilina, on eut l'idée d'interner les gladiateurs de Rome à Capoue et dans d'autres municipes. Catilina comptant sur eux, au dire de Cicéron, bien qu'ils fussent mieux pensants que bien des patriciens, éloge qui doit paraître très équivoque, accompagné d'une pareille mesure. Nous avons déjà vu qu'en l'an 65 avant J.-C., comme la multitude de gladiateurs achetés de tous côtés par César inquiétait ses adversaires politiques, un sénatus-consulte limita, pour les particuliers, la possession de gladiateurs à un maximum Mais, dans la suite, Caligula permit d'outre- passer cette limite à laquelle avait trait probablement aussi un rapport adressé, par Domitien au sénat, et dont Pline le Jeune a fait mention. Pour le reste, rien ne parait avoir changé sous l'empire, quant au régime de la possession de gladiateurs par des particuliers, à cela près que, dans la ville même,l'usage de sortir avec un pareil cortège était tombé sans doute. Cependant Néron ne s'en départit point, et Tacite présente Junius Blésus, qui commandait les légions de Pannonie, entouré de ses gladiateurs, au camp, en l'an 14 nous les voyons toujours figurer en grand nombre parmi les esclaves des maisons opulentes; on cite même des femmes qui en possédaient, comme par exemple une certaine Hécatée, dans l'île de Thasos. Comme toute autre propriété, ils passaient de main en main par achat; vente et enchère, et formaient parfois même une propriété indivise entre plusieurs copropriétaires. Suétone nous montre Caligula faisant adjuger, dans une de ces enchères, 13 gladiateurs à un personnage prétorien, pour une somme de 9 millions de sesterces. Dans le premier siècle de l'empire déjà, le droit des maîtres de vendre leurs esclaves pour l'arène était illimité ainsi, comme on l'a déjà vu , Vitellius, exaspéré par la pruderie de son esclave favori Asiaticus, l'avait vendu à un chef de gladiateurs ambulants. Adrien fut le premier qui défendit toute vente non motivée d'une esclave à un entremetteur ou d'un esclave mâle à une école de gladiature. Marc-Aurèle rendit une défense pareille, touchant la vente d'esclaves pour les combats avec les bêtes féroces acte qu'antérieurement déjà une loi pétronienne avait fait dépendre d'une sentence de juge. On n'est pas fixé, toutefois, sur l'époque à laquelle fut promulguée cette loi antérieure. Si le récit bien connu de l'histoire du lion d'Androcle, dans Aulu-Gelle, est exact, cette loi devait déjà exister du temps de Tibère, car Androcle dit de son maître « Is me statim rei capitalis damnandum dandumque ad bestias curavit. » Mais il est possible aussi qu'Aulu-Gelle ait prêté gratuitement le régime en vigueur de son vivant à l'époque de ce règne. A part cette limitation de l'autorité pénale des propriétaires d'esclaves, on ne voit pas qu'il y ait eu d'autres restrictions à l'emploi et à l'exploitation de leurs talents pour la gladiature. Les jurisconsultes examinèrent, au deuxième siècle, la question de sa voir s'il y avait présomption de vente ou de location dans un contrat d'après lequel il y aurait eu, par exemple, à payer vingt deniers au maître, pourl'emploi d'un gladiateur, si celui-ci se tirait du combat sain et sauf; mille, s'il y était tué ou mutilé. Les esclaves, cherchant à se soustraire aux peines encourues par eux, pour un détournement ou quelque autre délit, en s'offrant eux-mêmes pour combattre les animaux dans les spectacles de l'arène, devaient, d'après un édit d'Antonin le Pieux, être rendus à leurs maîtres, qu'ils eussent ou n'eussent pas encore pris part à ces combats. On rapporte comme un exemple de la dureté de Macrin, qu'il destinait, sans autre forme de procès, aux combats de la gladiature les esclaves fugitifs que l'on parvenait a saisir. L'affranchissement délivrait les esclaves ayant servi comme gladiateurs de l'obligation de reparaître dans l'arène, tandis que les affranchis des autres catégories n'en restaient pas moins en partie obligés de continuer leur service habituel auprès de leurs anciens maîtres Cependant il parait que même des affranchis combattirent souvent encore dans l'arène, pour complaire au désir de leurs patrons, et que le public faisait plus de cas de ces volontaires que des esclaves dans le métier de gladiateurs Du reste, il n'est pas douteux qu'on faisait aussi la presse d'hommes libres pour ce métier sanglant. Déjà au commencement de l'empire, on se plaignait des riches qui, abusant de l'inexpérience des jeunes gens pour les tromper d'une manière infâme, faisaient enfermer à l'école des gladiateurs les plus beaux sujets et les plus propres au service militaire. Les engagements volontaires d'hommes libres paraissent avoir été fréquents, à toutes les époques de l'empire, et n'étaient certainement pas rares dans les derniers temps de la république même. Parmi les atellanes du temps figure (('l'Engagé Auctarus) de Pomponius, ainsi qu'une autre pièce intitulée ( le Butor engagé Bucto auctoratus ). Dans un document de la même période, un citoyen de Sassina fait don à sa ville natale d'un lieu de sépulture, du bénéfice duquel il n'exclut que les gens qui se seraient engagés comme gladiateurs, pendus eux-mêmes ou déshonorés par l'exercice d'une profession vile. II pouvait bien aussi, quelquefois, arriver qu'un motif n'ayant rien d'ignoble poussât dans une école de gladiateurs, sous l'empire de la fatalité, un malheureux dépourvu de tout autre moyen d'existence. Cependant, l'homme qui s'engage pour rendre les derniers honneurs à son père (auctoratus ob sepeliendum patrem), et le gladiateur par enthousiasme guerrier (vir fortis gladiator), qui figurent parmi les thèmes sur lesquels on déclamait alors et revenait sans cesse, avec une complaisance frisant la sentimentalité de certains littérateurs que l'on voit s'étendre, de nos jours, sur les vertus des dames aux camélias, n'existaient probablement guère dans la réalité. L'histoire du Scythe qui, dans Lucien se décide a combattre comme gladiateur pour 10,000 drachmes, afin de sauver un ami d'une grande détresse, paraît être également de cette famille romanesque. Car une bonne partie, sinon la grande majorité des gens qui prêtaient le terrible serment exigé des gladiateurs engagés volontaires, de se laisser frapper de verges, brûler au vif et immoler par le fer, étaient des hommes désespérés ou abjects, pour lesquels il n'y avait plus de place dans une société bien réglée. Or, cette formule n'était pas une vaine phrase; car il paraît qu'en effet les gladiateurs nouvellement enrôlés étaient obligés de subir, pour leur début dans l'arène, une épreuve de leur constance, en se laissant passer aux verges. Cependant, le nombre de ceux que la passion pour le métier des armes amenait seule chez les gladiateurs, ne laissait pas d'être assez considérable aussi, et ceux-là certainement n'étaient point de la lie du peuple Quand Septime Sévère commença à recruter dans les provinces la garde prétorienne, dans laquelle les Italiens seuls avaient eu jusque-là le privilége de servir, tout ce qui, dans la jeunesse d'Italie, se sentait propre au métier des armes se jeta en masse dans la gladiature, ou s'adonna au brigandage de grand chemin. La gladiature doit, positivement, avoir eu beaucoup d'attrait pour les braves de tempérament car elle avait ses avantages, ses profits et sa gloire. Les vainqueurs étaient largement récompensés des gladiateurs éprouvés pouvaient élever des prétentions très hautes, et Tibère paya cent mille sesterces à des gladiateurs émérites leur coopération à l'un de ses spectacles. Les pièces d'or que recevaient les vainqueurs leur étaient présentées sur des plateaux (lances ou disci), comme on le voit par la mosaïque des jeux du cirque de Lyon et le don de ces plateaux, qui étaient souvent d'un grand prix entrait dans la récompense. Les armes riches et magnifiquement ornées, les casques surmontés de panaches ondoyants, de plumes de paon et d'autruche les habits de couleurs éclatantes et brodés d'or les rameaux de palmier et les chaînes d'honneur des vainqueurs ne devaient pas manquer non plus de produire leur effet. On trouve encore dans le musée bourbonien, à Naples, beaucoup de ces armes de gladiateurs, provenant surtout des fouilles de Pompéi (1). Elles sont en partie travaillées avec beaucoup d'art et ornées de ciselures en relief, et comprennent non seulement des casques, avec ou sans visière, et des glaives, mais aussi des baudriers, des brassards et des cuissards, ainsi que d'autres pièces d'armure. Les héros de l'arène n'étaient pas, à Rome, moins populaires que ceux de l'hippodrome; comme ceux-ci, ils ne vivaient pas seulement dans la bouche du peuple, mais avaient leurs disciples, leurs admirateurs et leurs émules dans les régions plus élevées de la société. Plusieurs empereurs même, comme Titus, Adrien et d'autres encore, s'appliquèrent à se rendre habiles dans le maniement des armes de la gladiature, bien que Commode fût le seul qui alla jusqu'à se produire publiquement dans les combats de l'arène Domitien se plaisait à la chasse des bêtes féroces, sur l'Albanum et son exemple ne resta pas sans imitation Lucius Vérus mena de front, en Syrie, la chasse et les exercices de la gladiature, et l'on fit un reproche à DidiusJulianus de son habileté dans ces derniers.

(1) Le musée des Antiques de Madrid et d'autres collections en possèdent é'galement.

A l'instar de Caligula, Caracalla et Géta, n'étant encore que Césars, frayaient avec des gladiateurs et des cochers du cirque. Ce dilettantisme avec les armes de la gladiature était d'ailleurs un goût que l'empire avait hérité de la république. Cicéron cite, d'après Lucilius, un certain Quintus. Vélocius comme un bon Samnite et Jules César préposa des chevaliers et des sénateurs romains à la direction des exercices de ses gladiateurs Il y eut même des femmes qui supportaient bravement la pression de la visière du casque et des autres pièces de l'armure sur leurs formés délicates, et qui s'essoufflaient à porter, avec l'observation de toutes les poses et règles prescrites par l'escrime, d'après le commandement du professeur, des coups d'estoc et de taille contre un poteau. Les bonnes fortunes des gladiateurs n'étaient pas bornées au cercle des femmes de leur condition; le fer, comme nous l'avons déjà dit, avait pour les plus grandes dames un irrésistible attrait, qui leur faisait voir un Hyacinthe dans chaque combattant de l'arène. Les gladiateurs étaient chantés par les poètes, ils voyaient briller leurs portraits sur des vases, des lampes (1), des verres et des chatons de bagues à la montre de toutes les boutiques; des oisifs s'amusaient à griffonner, avec du charbon ou des clous, leurs exploits sur tous les murs. A Rome et dans les provinces les artistes étaient sans cesse occupés à orner les théâtres, les tombeaux, les palais et les temples de sculptures, de mosaïques et de peintures qui devaient porter ,et ont, en effet, transmis à la postérité les noms de beaucoup de gladiateurs.

(1) On voit au musée de Leyde beaucoup de rétiaires (espèce de gladiateurs) et de représentations de spectacles, sur des pots de terre rouge

(2) Plusieurs bas-reliefs, à Pompéi, représentent des scènes de gladiateurs. Quant au bas-relief de Torlonia, avec des scènes de combats d'animaux, Henzen le suppose, avec assez de vraisemblance, originaire du théâtre de Marcellus. La plus belle mosaïque du genre est celle de Borghèse extraite du parquet d'une villa de Tusculum, et éditée par IIenzen. Il en existe aussi en Allemagne, à Augsbourg (avec des scènes de jeux du cirque) et près de Trêves, ainsi qu'à Bignor, dans le comté de Sussex en Angteterre. Celle de Reims découverte en 1860, est du temps de Caracalla à Constantin elle reproduit surtout des chasses d'animaux.

L'usage d'exposer publiquement des images de jeux de gladiateurs remonte au temps de la république, et date en particulier d'un certain L. Térence Lucain, qui exposa son tableau dans le bois de Diane.
On s'explique très bien, ainsi, non seulement la propagation du goût pour ce métier sanglant mais aussi que ce goût pût aller jusqu'à la passion. Le danger n'y formait, pour des hommes audacieux, qu'un attrait de plus; ils pouvaient espérer de sortir d'une suite de combats heureux, avec la liberté et de la fortune. S'il y en eut beaucoup aussi qui, après avoir obtenu leur congé, étaient réduits à gagner leur vie en mendiant et vagabondant dans les rues, comme prêtres de Bellone d'autres, plus favorisés par le destin, terminaient leurs jours comme propriétaires d'une bonne et belle maison de campagne pendant que leurs fils avaient des places de chevaliers au théâtre. Les gladiateurs finirent sans doute aussi par trouver, sans trop de difficulté, moyen de passer dans des carrières plus honorables, bien que la nomination de Sabinus au commandement des Germains, gardes du corps de Caligula, fût certainement une exception. N'affirmait-on pas, d'après un bruit du temps, que l'empereur Macrin avait été gladiateur ? Ainsi la note d'infamie que la loi avait attachée à cette profession s'effaça jusqu'à un certain point; et, avec la participation active de personnes des classes supérieures aux combats de l'arène, condescendance qui affaiblit le sentiment de ce qu'il y avait de vil, au fond, dans le métier de gladiateur, les barrières qui séparaient du reste de la société des hommes autrefois méprisés et repoussés par elle, tombèrent de plus en plus. Avec la masse de gladiateurs qu'il fallait chaque année pour les spectacles, en Italie et dans les provinces, le trafic d'esclaves aptes à cette profession ne pouvait manquer d'être une spéculation très lucrative. Et fellator es et lanista. Miror Quare non habeas, Vacerra, nummos, dit Martial (1). Mais, quelque peu déshonorant qu'il fut de louer ou de vendre des gladiateurs, pour les hommes des hautes classes, qui en possédaient des bandes nombreuses, l'exercice professionnel de cette espèce de traite n'en était pas moins réputé infâme. Ces trafiquants, maîtres d'escrime pour la plupart, étaient les uns sédentaires, les autres ambulants. Non seulement ils achetaient et vendaient des gladiateurs, mais se chargeaient aussi de former et de lancer ceux d'autrui, comme il va sans dire moyennant une indemnité, pour l'entretien et l'instruction des hommes qui leur étaient confiés, ou une part dans le bénéfice des représentations.

(1) XI,66. 3. Le nom d'un certain Marcus Tullius Olympus, negociator familiae gladiatoriae sur une inscription arlesienne.

Ils faisaient métier de louer eux-mêmes leurs gens à des entrepreneurs de jeux, ou bien ils donnaient des spectacles pour leur propre compte, en faisant payer une entrée, ce qui passait toutefois également pour un profit sordide Les bandes de cette sorte doivent avoir été nombreuses à Rome, déjà sous le règne d'Auguste cela résulte du fait que, lors de la disette des années 6 à 8 de notre ère, qui motiva l'expulsion des étrangers et des trafiquants de familles d'esclaves, on trouve ces bandes expressément nommées sur la liste des bannis. Il ne paralt pas qu'il y eut des écoles de gladiature à Rome, antérieurement à l'empire, puisque les conjurés, dans le complot contre Jules César, avaient dû réunir leurs gladiateurs, sous le prétexte d'exercices, au théâtre de Pompée. Mais probablement déjà Caligula en eut une, à Rome. Ce fut toutefois Domitien qui fonda et fit construire les quatre écoles impériales, connues sous les noms de la Grande École, de l'école Gauloise, de celle des Daces et de celle des Bestiaires, où l'on formait aux combats contre les animaux: toutes les quatre bâties après l'achèvement de l'amphithéâtre Flavien, autour duquel elles paraissent avoir figure un hémicycle, sur le mont Célius. Elles comprenaient des bâtiments spacieux, parmi lesquels on cite l'arsenal, la forge des armuriers et la chambre mortuaire (armamentarium, samiarum, spoliarum), et avaient un nombreux personnel d'administration, notamment de maîtres d'escrime, de médecins, de comptables et d'inspecteurs des bâtiments ou des établissements auxiliaires. Le directeur général était un procureur pris dans l'ordre équestre. On avançait à ce poste soit des officiers en retraite, notamment des tribuns de légions soit des fonctionnaires de l'ordre administratif jusqu'à des hommes ayant déjà précédemment figuré à la tête de l'administration fiscale de toute une province C'était un marchepied pour les hauts emplois de finance, en particulier pour celui d'administrateur de l'impôt sur les successions. Même la place de procureur adjoint d'une école impériale était encore un emploi considérable. Hors de Rome aussi il y avait des écoles impériales de gladiature, dont trois nous sont connues celles de Capoue, de Préneste et d'Alexandrie..Cette dernière existait déjà sous Auguste. Elles avaient chacune son administration distincte, comme d'autres encore peut-être. Mais, en général, le nombre des gladiateurs impériaux n'était pas assez grand dans les provinces pour nécessiter, dans chaque école, la surintendance spéciale d'un procureur attitré. Le gouvernement de toutes les familles de gladiateurs de la Gaule, de l'Espagne, de la Germanie, de l'île de Bretagne et de la Thrace reposait dans la main d'un fonctionnaire unique, ainsi que celui des familles de toute l'Asie Mineure et de l'île de Chypre Ces officiers faisaient sans doute, de temps en temps, des tournées dans leur ressort, pour prendre les mesures nécessaires, notamment aussi pour le choix du contingent d'élite requis pour les spectacles à Rome aussi devaient-ils entretenir une correspondance suivie avec les procureurs de la capitale. Il est probable qu'en leur absence des procureurs adjoints se chargeaient de l'expédition des affaires courantes, dans chaque province. Les gouverneurs n'avaient le droit de requérir des gladiateurs et des bestiaires que dans la circonscription de leur province même pour le transport de ces gens d'une province à l'autre, il fallut, depuis le troisième siècle du moins, une permission impériale. En l'an 57 déjà, un édit de Néron avait défendu aux magistrats et procureurs des provinces de donner, de leur autorité propre, des spectacles de gladiateurs, de combats d'animaux ou de tout autre genre mais il y a lieu de croire que cette première défense n'était pas restée longtemps en vigueur. A Rome même, le nombre des gladiateurs impériaux fut très considérable dans tous les temps. Ceux qui, d'après Josèphe accoururent en masse au camp, avec les pompiers (vigiles) et les gens de la flotte (classiarii), après le meurtre de Caligula, ne peuvent avoir été que des gladiateurs impériaux. Après la mort de Néron, Othon renforça son armée de deux mille de ces gladiateurs et deux siècles plus tard, sous Gordien III, on n'en comptait pas moins; que l'empereur Philippe fit combattre tous, à la fête millénaire de la fondation de Rome. Ils figurèrent pour mille deux cents hommes dans une procession solennelle de l'empereur Gallien pour mille six cents dans le cortège triomphal d'Aurélien Or, comme les gladiateurs impériaux entretenus tant en Italie que dans les provinces, pouvaient être promptement réunis à Rome, rien n'y était plus facile que d'en faire paraître tel nombre que l'on désirait, dans les occasions extraordinaires. On peut se faire une idée de l'organisation de ces écoles de gladiateurs, par une esquisse de la Grande École sur un fragment, parvenu jusqu'à nous, d'un plan de la ville de Rome, gravé dans le marbre, du temps des Sévères; et bien mieux encore depuis la découverte qu'une place de Pompéi, dans laquelle on avait cru d'abord reconnaître un quartier de soldats ou un marché, contient, en réalité, les restes d'une école de gladiateurs, comme le prouvent surabondamment les casques à visière qu'on y a trouvés. Là, comme à l'école de Rome mentionnée plus haut, il y a un espace rectangulaire (de 173 pieds de long sur 139 de large) entouré de portiques. Plus de soixante-dix colonnes d'ordre dorique de 11 pieds de haut, en maçonnerie, finement marbrées, peintes en rouge et cannelées dans leur partie supérieure, y sont encore debout. Dans tout le pourtour, ce portique est bordé d'une suite de petites pièces carrées, de 10 à 12 pieds de côté chacune, sans fenêtres et s'ouvrant sur la colonnade au nombre de soixante-six en tout, comme il paraît c'étaient là les cellules des gladiateurs. Il y avait de plus un étage supérieur. Les murs et les colonnes étaient couverts d'inscriptions et de dessins, relatifs à la gladiature. Le mur extérieur offrait, entre autres particularités, l'affiche d'un jeu de gladiateurs. Deux peintures, représentant des trophées d'armes de gladiateurs, se sont conservées. On les voit actuellement au musée Bourbonien. Pour tenir en bride des bandes entièrement ou du moins en partie formées de criminels et de prisonniers de guerre, c'est-à-dire d'hommes désespérés et capables de tout, il fallait naturellement un régime de fer, appuyé des mesures les plus vigoureuses. Hors de l'arène, les gladiateurs étaient complétement désarmés, tenus dans une claustration plus ou moins sévère et gardés par des soldats dans les écoles impériales. Il en était déjà ainsi sous la république, du temps de Spartacus (1). La discipline était maintenue avec la rigueur la plus barbare, comme l'indique assez le serment rapporté plus haut, que l'on exigeait des gladiateurs lors de leur engagement. Outre les peines de la flagellation et de la marque avec un fer rouge, appliquées aux mutins, on les chargeait de chaînes. Dans une cellule de l'école d'escrime dePompéi, on a trouvé quelques squelettes ayant les fers aux pieds. Ces malheureux ont été enterrés vifs, sous la pluie de cendres qui les enveloppa peu à peu. Le régime desgladiateurs ne différait qu'en un point de celui des criminels condamnés on était plein d'attention et de sollicitude pour le bien-être physique des premiers. Les écoles particulièrement furent toutes établies dans des localités renommées pour leur salubrité, comme l'étaient Capoue, avec son climat paradisiaque, Preneste, avec l'air si pur de ses montagnes, Ravenne et Alexandrie, où les vents de mer tempéraient la chaleur de l'été. Le régime alimentaire tendait aussi à favoriser, chez les gladiateurs, un développement extraordinaire des muscles on les engraissait en quelque sorte; la préparation des mets et les rations qu'on leur délivrait étaient soumises à des prescriptions réglementaires.

(1) Pour s'armer, ses compagnons avaient dû voler dés épées à. Capoue (Velleius Patercutus. II, 30, 5), ou se munir de bàtons et de poignards enlevés à des voyageurs (Appien), ou se forger eux-mêmes des armes (Ftorus, 11,8). Les suicides de gladiateurs racontés par Sénèque (Lettres, LXX, 17), furent commis sans armes par des hommes qui étaient parvenus à tromper la vigilance de leurs gardiens. Voir également le récit de l'évasion de quatre-vingts gladiateurs à Rome, dans Zosime, I, 66.

C'est ainsi, dit Sénèque qu'ils mangeaient et buvaient ce qu'ils devaient restituer plus tard sous forme de sang. Des chirurgiens éprouvés guérissaient leurs blessures (1) et des médecins surveillaient minutieusement leur diète (2). De même que les esclaves, et particuliërementceux de la maison impériale, eurent souvent la permission de former entre eux des associations ou collèges (3) il était aussi permis aux gladiateurs de s'associer pour le culte de leurs divinités tutélaires et peut-être même à d'autres fins. Il paraît y avoir eu d'ailleurs des liens de camaraderie entre les gladiateurs des différentes armes qui avaient aussichacune, comme il va sans dire, ses maîtres, particuliers.

(1) Voir les prescriptions de divers chirurgiens, pour le traitement des blessures de gladiateurs, dans Scribonius Largus De comp. medic, 102, 203, 207, 208, et Pline. Hist.. nat., XXVI, 135.

(2) Il y avait même, dans les écoles de gladiature, des frotteurs spéciaux (unctores), pour opérer les frictions, dont la médecine des anciens aimait tant à faire usage.

(3) Le plus connu de ces colléges est celui qu'avaient formé des gladiateurs de l'empereur Commode, Collegium Silvani Aureliani (OreIli, 2566).

Les novices dans la gladiature (tirones) commençaient à s'exercer, avec des fleurets mouchetés, contre un mannequin de paille ou un poteau. Les armes dont on faisait ensuite usage, pour l'exercice, étaient plus pesantes que les armes de combat. Peut-être les armes d'un si grand poids, que l'on a trouvées à l'école de Pompéi, ne servaient-elles que pour l'exercice. Les écoles avaient une espèce d'organisation militaire. Les noms sonores et propres à capter la faveur du public étaient bien accueillis, et ceux qui avaient déjà été portés par des gladiateurs célèbres, volontiers repris par leurs successeurs. Les Triumphus, les Carpophore, les Pacidéjanus et d'autres noms encore se retrouvent sur des inscriptions et des médailles d'époques différentes. Un Pacidéjanus s'était fait un nom du vivant de Lucilius. Un homonyme de ce gladiateur paraît avoir marqué au temps d'Horace, qui crut devoir égaiement l'honorer d'une mention (1).

(1) Sat.II,7, 97.

Quand les novices avaient soutenu publiquement leur première épreuve, dans un combat sérieux, on leur délivrait, comme il parait, une plaque de forme rectangulaire, avec la date de leur début, espèce de marque distinctive qu'ils portaient probablement au cou. Ultérieurement, une suite de combats les poussait, dans leur arme, à des grades plus élevés, auxquels était probablement uni un commandement sur les simples gladiateurs Ils passaient ainsi vétérans et, finalement, obtenaient leur congé avec la remise de la baguette. Cependant, on voyait aussi des gladiateurs, retirés du service de l'arène, y faire leur rentrée pour de bons gages, ou fonctionner comme professeurs. Il y avait, certainement, nombre de gladiateurs qui n'auraient échangé leur profession contre aucune autre. Parmi les gladiateurs impériaux, dit Épictète (1) il en est beaucoup qui sont mécontents quand on ne les laisse pas combattre dans l'arène. Ils adjurent les dieux et pressent les procureurs de leur permettre de se produire.

(1) Dissert. I, 29, 37.

Sous le règne de Tibère, alors que les jeux étaient rares, Sénèque entendit un myrmillon se plaindre d'être condamné à perdre ainsi ses plus belles années. Les gladiateurs avaient leur point d'honneur professionnel ils regardaient comme une honte de combattre avec des collègues reconnus moins forts qu'eux. Une bravoure sauvage et, la certitude que l'attachement à la vie était le dernier de leurs titres à la pitié des spectateurs, les remplissaient d'un souverain mépris de la mort. Les blessures les plus graves ne leur arrachaient pas le moindre cri. Epuisés par la perte de leur sang, ils faisaient encore demander à leurs maîtres s'ils devaient cesser le combat ou mourir les moins braves même savaient garder une certaine dignité en succombant. Employés par les chefs de parti dans les guerres civiles, ce qui arriva maintefois encore sous l'empire, ils ont le plus souvent combattu et même fait campagne vaillamment. On les a vus porter jusqu'au sacrifice le dévouement à la personne du maître qui les engraissait pour l'arène. Quand, après la bataille d'Actium, princes et peuples se détournaient de la cause perdue de Marc-Antoine, les gladiateurs qu'il avait fait réunir à Cyzique, pour fêter les victoires sur lesquelles il comptait, lui restèrent ûdèles. Ils se mirent en route de leur propre mouvement, avec la détermination de pénétrer jusqu'à lui en Egypte, sans se laisser arrêter par les remontrances, ni par les obstacles. N'ayant pu, néanmoins, forcer le passage, et désespérant de la possibilité de rejoindre leur maître, ils lui envoyèrent un message; avec la prière de venir les trouver lui-même en Syrie, et ne renoncèrent à son drapeau qu'à défaut de toute réponse de sa part. C'est contre, ces mêmes gladiateurs qu'Hérode prêta son appui à Didius, légat d'Auguste. Mais malheur à celui que poursuivait, au milieu de cette société abrutie, abjecte et misérable, le regret d'un passé heureux, d'une patrie lointaine. La vie pour lui devenait un insupportable tourment; il désirait et cherchait la mort, comme le seul bonheur auquel il put encore aspirer. En pareil cas, la surveillance la plus rigoureuse ne servait à rien. Quand on croyait avoir retiré à ces malheureux tous les moyens de se suicider, ils n'en poursuivaient l'accomplissement de leur dessein fatal que d'une manière plus héroïque. On n'a, comme il va sans dire, que des rapports isolés sur de pareils exemples; mais il ne s'ensuit pas que ceux-ci fussent rares. On peut se faire une idée des horreurs qui se passaient dans ces affreuses tanières, sans qu'il en transpirât rien, d'après un rapport d'Asinius Pollion à Cicéron, sur les forfaits du questeur Balbus, à Gadès. Ce monstre fit enterrer et brûler vif, dans l'école des gladiateurs, un soldat de Pompée et citoyen romain, Fadius, qui, cédant à la force, avait combattu deux fois comme gladiateur, mais refusait obstinément de s'engager pour l'arène. Sénèque parle, comme d'un fait récent, de deux suicides héroïques de bestiaires. L'un des deux, que l'on menait dans l'arène, assis sur une charrette,entre deux gardes, fit semblant d'être vaincu par le sommeil, et laissa ainsi de plus en plus pencher la tête, jusqu'à ce qu'il parvint à la glisser dans les interstices de la roue, qui lui rompit le cou en tournant, ce qui s'explique très bien avec la hauteur des roues dont sont, encore aujourd'hui munies les charrettes romaines. Les conspirations, les mutineries, les évasions à main armée, étaient probablement encore assez fréquentes dans les écoles de gladiateurs, bien qu'il ne s'y retrouvàt .plus de Spartacus. La tentative des gladiateurs de Préneste de se mettre en liberté causa, en l'an 64, de vives inquiétudes à Rome, mais fut déjouée par la vigilance du poste militaire qui avait la consigne de les surveiller A Rome même, sous le règne de l'empereur Probus, quatre-vingts gladiateurs réussirent à s'évader, et l'on ne parvint qu'avec beaucoup de peine à triompher de leur résistance. Symmaque mentionne en passant, dans une de ses lettres, un événement bien plus horrible encore que tous les faits déjà signalés. Une partie de ces intrépides Saxons qui s'aventuraient, à cette époque, sur de petites barques, de la mer du Nord dans l'Océan, et répandaient, comme pirates, la terreur sur les rivages des Gaules, par leurs descentes accompagnées de pillage, étaient tombés entre les mains des Romains. Un certain nombre d'entre eux devaient paraître comme gladiateurs aux jeux de Symmaque. Mais, dès le premier jour, vingt neuf de ces prisonniers s'étaient mutuellement étranglés de leurs propres mains. Les jeux de gladiateurs étaient annoncés au public au moyen d'affiches, que les donateurs de la fête faisaient peindre en couleur, par des écrivains (sciptores ) attitrés, sur les murs des maisons particulières et des édifices publics, voire même sur ceux des mausolées bordant des deux côtés la grande route, devant les portes des villes aussi, certaines épitaphes contiennent-elles une prière, à l'adresse de ces écrivains, de respecter le tombeau. Il s'est conservé plusieurs affiches de l'espèce en divers endroits de Pompéi, comme par exemple celle-ci « La famille des gladiateurs de l'édile A. Suettius Curius combattra le 31 mai à Pompéi. Il y aura une chasse d'animaux, et on sera parfaitement à l'abri, sous un toit de tenture » Sur d'autres affiches, on promettait en outre de bien arroser, pour obvier à l'excès de la poussière et de la chaleur. Au lieu d'une indication de date précise, il y a une fois "Quand le temps le permettra "une autre fois : "Incessament". Ces affiches donnaient souvent les noms des principaux champions, rangés par paires, suivant l'ordre dans lequel ils devaient combattre les uns contre les autres, et, en pareille circonstance, les donateurs de la fête, afin de piquer sans cesse la curiosité du public, avaient soin, d'habitude, de répartir sur tous les jours de la fête l'entrée en scène de nouvelles paires de gladiateurs qu on n'avait pas encore vus. On faisait aussi de ces listes (libelli) des copies, que l'on vendait dans les rues et envoyait au dehors La veille du spectacle, on donnait publiquement aux gladiateurs et aux bestiaires ce qu'on appelait le festin gratuit; on les y régalait avec la plus grande muniucence de mets exquis et d'excellentes boissons. Il était permis aux curieux d'y assister. Pendant qu'à ce banquet les abrutis du métier se livraient à la ripaille, sans le moindre souci du lendemain, on voyait pourtant aussi d'autres de ces malheureux prendre congé des leurs; recommander leurs femmes à des amis, donner la liberté à leurs esclaves; comme on voyait des chrétiens, condamnés à verser leur sang dans l'arène pour leur foi, célébrer dans ce repas une dernière agape. Le spectacle commençait par une marche de parade des gladiateurs; en. grande tenue, à travers l'arène; Peut-être le salut à l'empereur " Ave, Cesar, imperator, morituri te salutant " dont il est fait mention dans une circonstance analogue, était-il le salut d'usage. On invitait alors le donateur de la fête à examiner les armes. Une espèce d'épées de gladiateurs, des plus tranchantes; portait le nom du fils de Tibère, Drusus, qui, suivant un penchant inné pour la cruauté, avait l'habitude de procéder à cet examen avec une rigueur extrême Marc-Aurèle, au contraire, ne permettait de combattre qu'avec des armes émoussees. On commençait par un combat simulé, dans lequel on lançait notamment aussi des javelots, et qui avait même lieu quelquefois, comme il parait, avec accompagnement de musique. Le son lugubre des trompes donnait ensuite le signal du combat avec les armes tranchantes, et une lutte plus sérieuse s'engageait, au milieu des fanfares de trompettes et de cors, ainsi que des modulations aiguës des fifres et des flûtes On voit figurer des bandes de musiciens sur beaucoup d'anciennes images, représentant des jeux de gladiateurs. Les scènes les plus variées se succédaient, sans interruption, dans cette mêlée. Les Rétiaires, figures à demi nues, se mouvant avec une prodigieuse agilité, presque sans armure défensive et munis seulement d'un filet, d'un trident et d'un poignard, s'avançaient isolément ou en troupe. Tantôt poursuivis par les secutores légèrement armés d'un casque à visière, d'un bouclier et d'une épée, tantôt voltigeant eux-mêmes, comme un essaim, autour des Gaulois et des Myrmillons, gladiateurs pesamment armés, qui les attendaient à demi accroupis et la visière baissée, ils cherchaient à les envelopper de leur filet, pour porter ensuite, avec le trident ou le poignard, le coup mortel à leurs adversaires. Les Samnites, couverts de grands boucliers carrés de hauteur d'homme, croisaient leurs petites épées, courtes et droites, avec les sabres desThraces, mieux équipés, mais seulement munis d'un petit bouclier rond. Les hommes d'armes (Hoplites), tout bardés de fer comme des chevaliers du moyen âge, visaient, en portant leurs coups, aux joints et au défaut de la cuirassé, dans l'armure de l'adversaire. Les cavaliers se ruaient les uns contre les autres, armés de longues lances les Essédaires combattaient du haut de chars de combat bretons, dont les attelages étaient dirigés par un guide, qui se tenait debout à côté du champion. On distinguait encore diverses autres espèces de gladiateurs, mais les mentions qui les concernent sont trop rares et trop superficielles pour donner une idée précise de leur équipement et de leur manière de combattre. L'un des deux champions était-il vaincu en combat singulier, et à la merci de son adversaire, le donateur de la fête abandonnait, ordinairement, aux spectateurs le soin de décider s'il fallait ou non tuer le malheureux. Le gladiateur blessé, demandant grâce pour sa vie, levait un doigt Les spectateurs consentaient-ils à lui accorder sa grâce, ils agitaient leurs mouchoirs ou levaient aussi le doigt peut-être. Du moins voit-on sur un bas-relief, découvert depuis peu à Cacillargues et représentant le combat d'un Samnite avec un Rétiaire, quatre spectateurs, dont une femme, qui.tous lèvent le pouce. Le pouce tourné, au contraire, équivalait à l'ordre de porter le coup mortel. De vaillants et fiers champions déclinaient bien, quelquefois, l'intervention du public, en signifiant du geste que leurs blessures étaient sans gravité c'étaient là ceux auxquels on s'intéressait le plus, tandis que les poltrons ne faisaient qu'irriter le peuple, qui ressentait comme une offense la crainte de la mort chez un gladiateur. On poussait au combat, avec des fouets et des fers rouges, les hésitants et les timides. Des rangs des spectateurs courroucés on entendait crier partout Tuez, le fouet, le fer chaud. Pourquoi celui-ci aborde-t-il si timidement le glaive? Pourquoi celui-là craint-il tant d'achever son adversaire? ou cet autre meurt-il de si mauvaise grâce? Auguste avait défendu les spectacles dont le programme, n'admettant pas que l'on fit grâce aux gladiateurs blessés, voulait que le combat durât jusqu'à ce que l'un des deux champions fut étendu sur la placer. Mais on voit par une inscription de Minturne, de l'an 249 que cette défense ne fut pas observée partout, ni en tout temps. Il parait même que, très souvent, on se hâtait d'opposer au vainqueur, pour remplacer l'homme mis hors de combat, un autre adversaire, désigné par le sort, et ainsi de suite un troisième ou même un quatrième. Dans les pauses du combat, on retournait avec des pelles la terre ensanglantée de l'arène sur laquelle des esclaves noirs répandaient ensuite du sable frais Les morts étaient recueillis par des hommes portant le masque de Mercure, dieu des enfers. D'autres, sous le masque du démon étrusque Charon, venaient, avec des fers rouges, s'assurer de la vérité, si la mort, chez l'un ou l'autre de ces malheureux, n'eût été que feinte. Des bières étaient prêtes pour les cadavres, qu'elles servaient à transporter à la chambre mortuaire, par la porte de la déesse de la Mort. Là, on achevait ceux dans lesquels il restait encore une étincelle de vie. Bien qu'il dût se former, à l'amphithéâtre aussi, des partis parmi les spectateurs, ils n'y ont jamais pris une importance qui approchât de celle des factions du cirque, soit que l'intérêt de parti fut déjà complètement absorbé par celles-ci, soit qu'il manquât aux partis de l'amphithéâtre, avec la base des corporations, les éléments d'organisation nécessaires. Indépendamment des adhérents particuliers de tels célèbres et vaillants gladiateurs, il y avait, à l'amphithéâtre, des partis tenant pour les différentes armes de la gladiature, ou du moins un antagonisme entre les personnes qui étaient pour les grands boucliers, autrement dit les Myrmillons et les Samnites, et les partisans des petits boucliers, c'est-à-dire des Thraces. Ces partis aussi avaient des ramifications dans toutes les classes de la société. Dans Quintilien, un professeur d'éloquence, auquel on demande s'il est pour Théodore ou pour Apollodore, répond "Je suis pour les petits boucliers". Les empereurs eux-mêmes s'intéressaient à ce mouvement, comme à celui du cirque. Caligula et Titus favorisaient le petit bouclier Domitien, le grand. Aussi Martial, en bon courtisari, ne se fit-il pas faute de dire du mal du petit bouclier (parma). L'impartialité ne reparut à l'amphithéâtre qu'avec Trajan Marc-Aurèle se félicitait d'être resté également étranger aux deux partis. De grands combats de masses, pour lesquelles l'arène de l'amphithéâtre n'offrait pas un espace suffisant, avaient lieu en divers autres endroits; mais ces spectacles, naturellement, étaient rares. Jules César, lors des jeux par lesquels il célébra son triomphe, fit représenter une bataille au cirque, où l'on avait établi deux camps pour la circonstance, après avoir fait enlever les colonnes terminales. Cinq cents fantassins, trois cents cavaliers et vingt éiéphants, surmontés de tours garnies d'hommes armés,'y combattirent de chaque côté En l'an 7 avant Jésus-Christ, un combat sur une grande échelle fut représenté en l'honneur d'Agrippa (mort en l'an 12), dans les clos($epta) qu'il avait fait construire. A un spectacle donné par Agrippa de Judée, à Béryte en Syrie, il y eut aussi sept cents hommes d'engagés de chaque côté Claude, après la conquête de l'île de Bretagne, en l'an 44 de notre ère, fit représenter au champ de Mars, avec une exactitude parfaite, la prise et le sac d'une ville de cette contrée, ainsi que l'acte de la soumission des chefs qui y commandaient. Lui-même y présida, drapé du manteau de général. En 57, Néron ordonna, dans l'arène de l'amphithéâtre, un combat sur une moindre échelle, entre deux troupes de fantassins en nombre égal et Domitien, lors des jeux de son triomphe, en fit représenter de plus de conséquence, avec mêlée de cavaliers et de fantassins.

§ 3. Combats d'animaux, bestiaires et pantomimes de l'amphithéâtre

La première chasse d'animaux comme, à Rome, fut celle qu'y donna, en l'an 568 de la fondation de cette ville, ou 186 avant J.-C., c'est-à-dire environ quatre vingts ans après l'introduction des jeux de gladiateurs, Marcus Fulvius Mobilier, le vainqueur de l'Etolie. Mais on avait, auparavant déjà, vu des criminels déchirés par les bêtes féroces Plus tard, ces spectacles qui, sous la république, se donnaient le plus souvent au grand cirque, comme il arriva quelquefois encore dans les temps, postérieurs, devinrent fréquents et furent montés avec une magnificence de plus en plus grande. Tantôt on se bornait à montrer seulement les animaux, tantôt on les chassait et les tuait, en les faisant combattre alternativement entre eux et avec des hommes. Ceux-ci, généralement connus sous le nom de bestiaires, n'étaient pas seulement des condamnés pour crimes et des prisonniers de guerre, mais en partie des gens loués expressément pour ces représentations, ou des engagés volontaires, et ce métier, bien qu'il ne fût pas réputé moins infâme que la gladiature, avait aussi son charme particulier. Il y avait des troupes ou familles de bestiaires comme il en existait de gladiateurs. On ouvrit, pour l'éducation des premiers, comme pour celle des seconds, des écoles spéciales, et l'une des quatre écoles impériales bâties par Domitien était, exclusivement ou principalement, destinée à former des bestiaires. Dans un sens plus restreint cependant, cette dénomination paraît n'avoir été communément appliquée qu'aux criminels condamnés à combattre avec les animaux aussi faisait-on de leur bravoure dans l'arène moins de cas que de celle des plus mauvais et plus vulgaires gladiateurs et le goût pour les combats dans lesquels ils figuraient comme acteurs était-il taxé de barbare. Vêtus ordinairement ct'une simple tunique, parfois avec une écharpe autour du bras droit, ou des bandages aux jambes sans casque, bouclier ni cuirasse, ils n'avaient pour arme que la lance, munie d'une pointe à crochets sur la mosaïque de Borghèse, ou bien aussi, mais plus rarement, l'épée. On distinguait des bestiaires et appelait chasseurs (venatores) une classe plus relevée et mieux armée d'hommes adonnés volontairement, sans doute, ainsi que formés, par l'éducation et l'exercice, à cette profession. Les Parthes étaient justement renommés pour l'habileté avec laquelle ils savaient tuer les animaux à coups de flèches, talent dont leur roi. Tiridate donna personnellement des preuves au public italien et qui, dans la suite, détermina Commode à se faire enseigner les secrets de cet art par des Parthes, pendant que des Maures lui apprenaient celui de se servir de la lance à leur manière aussi les chasseurs de l'arène, comme on le voit par les monuments, empruntaient-ils souvent aux Parthes leur armement, et les imitaient-ils même dans l'emploi du cheval. Outre ces archers (sagittarii) on distingue, comme des spécialités relatives aux combats de taureaux, les taurocentae et les taurarii ainsi que les succursores ou successores, dont l'emploi paraît avoir été de harceler le taureau, tout en fuyant devant cet animal. Quand on représentait des combats d'animaux conjointement avec d'autres jeux, on commençait ordinairement par les premiers, et cela dès l'aurore ?. Dans Martial les chasses (venationes), qui faisaient partie des jeux floraux, n'étaient pas terminées à la cinquième heure du jour. Avec l'accroissementterritorial de l'empire romain les chasses avaient grandi sans cesse, à mesure que chaque pays nouvellement conquis envoyait à Rome ses animaux les plus rares et les plus sauvages. L'introduction de ce genre de spectacles y datait d'une époque où le territoire africain de Carthage était déjà tombé sous la dépendance des Romains, bien qu'il ne fût réduit en province romaine que quarante ans plus tard. Les animaux sauvages de cette contrée furent les premiers d'espèces étrangères à l'Europe et demeurèrent, pendant plus d'un siècle, les seuls de ces espèces que l'on vit au cirque. Déjà pour la première chasse mentionnée plus haut, on avait pu réunir un si grand nombre et une telle variété de lions et de panthères, que le spectacle, dans la pensée de Tite Live, ne devait pas avoir beaucoup à envier aux grandes véneries du temps d'Auguste. Dix-sept ans après ce premier spectacle, en l'an 585 de Rome ou 169 avant J.-C., parurent, ce qui montre bien la splendeur croissante de ces fêtes, dans. les jeux donnés au cirque par les édiles curules Scipion Nasica et P. Lentulus, soixante-trois animaux d'Afrique, comprenant des panthères, des léopards et probablement aussi des hyènes, avec quarante ours et plusieurs éléphants. Déjà Plaute avait vu, dit-il, des autruches «parcourir le cirque comme au vol. ? A part ces animaux exotiques, on chassait au cirque des chevreuils, des lièvres et des cerfs, des sangliers, des ours et des buffles, provenant des forêts de la Pouille et de la Lucanie, des marais Pontins et de l'Apennin, et il n'est pas douteux que souvent tout le spectacle dut se borner à la chasse de ces animaux indigènes. A la fête de Flore, qui eut depuis l'an de Rome 571 (183 avant J.-C.) un caractère fixe, il était même de règle de ne chasser absolument que du gibier inoffensif. Les spectacles, au dernier siècle de la république, témoignent assez du fait que la puissance romaine s'étendait, dès lors, aux contrées les plus lointaines du monde connu, et qu'il n'y avait plus rien d'impossible pour elle. Les treize années écoulées de 58 à 46 avant J.-C. montrent une succession rapide de trois spectacles d'une magnificence inouïe, dans lesquels on présenta au peutple des animaux qui, jusque-là, devaient être à peine connus à Rome, même de nom, et dont la capture était sujette à d'énormes difnctiltés ainsi les monstres du Nil, le crocodile et l'hippopotame, aux fêtes de Scaurus en l'an 38; puis une espèce de singe africain, que l'on n'avait jamais vue auparavant et qui n'a.jamais été revue depuis, le rhinocéros et le lynx de la Gaule; aux véneries de cinq jours que Pompée donna, en l'an 55, pour l'inauguration de son théâtre enim, la girafe, aux véneries, de cinq jours aussi, que César organisa, en l'an 46, pour la célébration de ses triomphes. Il est vrai que, même au moyen âge, on revit en Europe quelques girafes, données en cadeau par des émirs d'Egypte à des princes chrétiens en dernier lieu celle qui fut envoyée, en 1486, à Laurent de Médicia, mais, depuis cette époque jusqu'au dix-neuvième siècle, il n'en vint plus, et Buffon dut se contenter d'en donner la description. sans accompagnement de figure. Le premier hippopotame venu en Europe, depuis l'antiquité, fut probablement celui dont, il y a quelques années, le jardin zoologique de Londres fit sonner si haut l'acquisition. Toute l'influence d'un consul d'Angleterre auprès du pacha d'Egypte avait à peine suffi pour obtenir cet animal, dont la capture occupa tout un détachement de troupes, et dont le transport, du Nil Blanc au Caire seulement, fut une affaire de cinq à six mois. Or, ces deux animaux, si rares et si curieux pour la science, avaient reparu plusieurs fois dans la suite à Rome, où l'on était en mesure d'en montrer beaucoup plus que de nos jours, et même d'en tuer pour l'amusement du public. Commode, au rapport de Dion Cassius (1), témoin oculaire du fait, tua de sa main, en un jour, cinq hippopotames et, en différents autres jours, deux éléphants, une girafe et quelques rhinocéros. Le tigre même, bien qu'il eut paru tout à fait impossible à Varron de jamais le prendre vivant, fut amené à Rome dès l'année 11 avant J.-C., et plus tard on revit assez souvent des tigres, sauvages et même apprivoisés, dans cette capitale. Ce que l'on rapporte du nombre, de la diversité des espèces d'animaux, réunis pour les grands spectacles, parait incroyable. Dion Cassius sans doute, a raison quand il relève l'exagération dont tous ces chiffres étaient empreints; mais, quoi que l'on en rabatte, et fut-ce la moitié, ils n'en restent pas moins énormes.

(1) XLIII, 22.

Sous ce rapport, il est vrai, les jeux de Pompée et de César ne furent pas surpassés, ni même égales, dans la suite. Aux premiers figurèreut, dit-on, 17 ou 18 éléphan.ts, de 500 à 600 lions et 410 autres animaux d'Afrique; aux seconds, 400 lions et 40 éléphants. Mais les rapports des historiens de l'empire aussi accusent des chiffres de 100, .200 et jusqu'à 300 lions, de 400 à 500 autres animaux d'Afrique et d'autant d'ours, sans parler d'un nombre souvent bien plus grand encore d'espèces communes, montrés ou chasses à un seul spectacle; et de pareils témoignages, nous le repétons, ne sont pas rares du tout. Avec les animaux que l'on réunissait alors à Rome, pour l'objet d'une seule grande fête, on doterait, richement, aujourd'hui, tous les jardins zoologiques de l'Europe. Au rapport d'Auguste lui-même, qui trouvait particulièrement plaisir au spectacle d'une multitude et d'une grande variété d'animaux rares ou peu connus on en tua, des espèces d'origine africaine seulement, environ 3,500 dans les jeux donnés par lui. A la fête de cent jours que donna Titus, en l'an 80 de notre ère, pour l'inauguration de l'amphithéâtre Flavien il paraît que 3,000 animaux sauvages, de toute espèce, furent montrés en un jour, et que l'on n'en tua pas moins de 9,000, tant apprivoisés que sauvages, dans tout le cours des fêtes. Aux fêtes ordonnées en l'an 106 par Trajan, pour la célébration de son second triomphe de Dacie, et qui durèrent quatre mois, on en compta même 11,000. Cette vogue des spectacles d'animaux ne fut, du reste, pas tout à fait sans utilité pour l'histoire naturelle et l'anatomie, même à cette époque, ainsi que l'atteste Galien. Elle servait naturellement aussi l'art en offrant aux artistes de grandes facilités pour les études d'après nature. Comme il y eut, sous l'empire, des véneries tant à Rome que dans toutes les autres grandes cités et même dans beaucoup de petites villes, il faut supposer que l'on s'occupait continuellement, pour la fourniture des animaux nécessaires, d'organiser des chasses sur la plus grande échelle, non-seulement dans les provinces, mais même au-delà des frontières de l'empire, pour le compte des empereurs comme pour celui des particuliers. Dans cette dernière catégorie figuraient, avec les donateurs de fêtes, aussi des traûquants d'animaux. L'empereur Macrin avait été, dit-on, lui-même chasseur de profession en Afrique. Ces chasses, continuant pendant des siècles, eurent pour effet, dans beaucoup de contrées, de refouler les bêtes féroces de plus en plus au fond des steppes et des déserts, et de faire gagner ainsi du terrain à l'agriculture et à la civilisation. Elles servirent à transformer, dans l'Afrique septentrionale, les repaires des lions et des panthères en pâturages pour le bétail tout comme elles avaient déjà permis, du temps d'Auguste, aux tribus, nomades jusque-là, des terres si fertiles qui s'étendent de Carthage aux Colonnes d'Hercule, de tourner leur activité vers le labour. Ces populations, devenues agricoles, y exterminèrent peu à peu tous les éléphants et délivrèrent, de même, les champs ensemencés de l'Égypte des ravages causés par les hippopotames, qui venaient encore fréquemment y paître la nuit, au sud de la préfecture de Saïs, du vivant de Pline, mais se trouvaient déjà généralement refoulés en Nubie au quatrième siècle. Cependant, si le butin de ces chasses diminuait en Afrique, les ressources des contrées asiatiques, en animaux sauvages, demeuraient inépuisables. Encore au temps d'Ammien d'innombrables lions rôdaient entre les massifs de roseaux et les jongles de la Mésopotamie, et l'Hyrcanie regorgeait de tigres et d'autres bêtes féroces. Les rois et les satrapes de la Perse avaient de grands parcs d'animaux. Gratien aimait à chasser dans ces parcs. Dioclétien et Théodose reçurent des présents d'animaux des rois de Perse. A la frontière de l'empire romain, on percevait un droit d'entrée sur les animaux destinés pour les spectacles, notamment sur les lions, les panthères et les léopards (1).

(1) Elius Marcien mentionne un rescrit des empereurs Marc-Aurele et Commode, où figurent, sur une liste des marchandises étrangères pour lesquelles il y avait des droits a payer, à la frontière Indici leones ( c'est-à-dire des lions d'Asie par opposition aux lions d'Afrique), leanae, pardi, leopardi, panthèrae. (Digeste, XXXIX, 4, 16, § 7.)

Symmaque parle aussi d'un droit de port de 2 1/2p. 100 sur les ours, mais dont les donateurs de fêtes de rang sénatorial étaient alors exempts. Le droit de chasse était en général illimité, sur le territoire de l'empire romain; l'animal y appartenait au chasseur, qu'il l'eût pris sur son propre fonds ou sur les terres d'autrui. Cependant la possession d'éiéphants était le privilége exclusif des empereurs. Le premier particulier qui put, après la chute de la république, se vanter de posséder une pièce de ce "bétail'impérial ", fut Aurélien. Il l'avait, n'étant pas encore empereur, reçue en cadeau du roi des Perses, et l'on vit dans ce présent un pronostic de sa grandeur future. Aussi, la chasse aux éléphants ne pouvait-elle avoir lieu que par ordre ou avec la permission de l'empereur. Les empereurs se réservèrent de même, exclusivement, du moins dans les temps postérieurs, la chasse aux lions. « Nulle personne qui tue un lion, lisons-nous dans un édit des empereurs Honorius et Théodose, de l'an 414, ne saurait avoir à craindre d'être actionnée pour ce fait, attendu que le bien de nos sujets doit nécessairement passer avant notre plaisir personnel, et que celui-ci n'en souffre pas du reste, puisque nous avons seulement permis de tuer ces animaux, mais non de les chasser et de les vendre ». Les livres sibyllins ayant prescrit dans une occasion, sous le règne d'Aurélien, des sacrifices qui devaient être célébrés avec une solennité toute particulière. On peut juger de la richesse des ménageries et des parcs impériaux, à Rome, en animaux rares et de prix, par l'inventaire de leur effectif, à l'époque du règne de Gordien III. Il y avait 32 éléphants, 10 élans, 10 tigres, 60 lions et 30 léopards apprivoisés, 10 hyènes, 1 rhinocéros, 1 hippopotame, 10 maîtres lions, 10 girafes, 20 onagres ou ânes sauvages, 40 chevaux sauvages et d'innombrables animaux des autres espèces, que l'empereur Philippe employa tous, aux jeux millénaires de l'an 248 Il y avait déjà un parc d'animaux près de la maison d'or de Néron Procope mentionne une ménagerie près de la porte de Préneste, et l'on a cru reconnaître les traces d'une autre dans les souterrains de l'église de Saint- Jean et Saint-Paul. L'entretien des ménageries dévorait tous les ans des sommes importantes, et demandait un personnel d'administration considérable Dans un moment où la viande était très chère, Caligula eut la sanguinaire idée de faire jeter des criminels en pâture aux animaux de sa ménagerie. Aurélien, pour ne pas trop grever le fisc, se débarrassa en cadeaux des bêtes qui avaient paru à son triomphe. Il est probable que les empereurs faisaient souvent présent à leurs amis, ou à d'autres sénateurs favorisés, d'animaux pour les spectacles de l'amphithéâtre. Symmaque mentionne un cadeau de plusieurs léopards. Du reste, la possession de domaines en Asie et en Afrique devait, dans bien des cas, faciliter beaucoup aux grands de Rome les moyens de se procurer des animaux, d'autant plus que, d'ordinaire, ils avaient encore la ressource de pouvoir mettre en réquisition, pour cela, les bons offices des gouverneurs de provinces. Cependant, les contributions en argent et en animaux sauvages, pour les spectacles qu'avaient à donner les amis des gouverneurs, ne figuraient plus, comme jadis au temps de la république, parmi les redevances fixes imposées aux provinciaux. Les lettres échangées en l'an 51 avant J.-C-, au sujet d'une fourniture d'animaux sauvages, entre Marcus Célius, alors édile, et Cicéron, proconsul en Cilicie à la même. époque, montrent combien les hauts fonctionnaires romains. s'étaient habitués à regarder ces fournitures comme une affaire de complaisance, toute naturelle de la part des gouverneurs de provinces. « Patiscus ayant envoyé 10 panthères a Curion, » écrit Célius, «ce serait une honte pour Cicéron de ne pas lui en expédier, à lui, un bien plus grand nombre, puisqu'il n'y avait qu'à donner les ordres nécessaires, toutes les mesures étant prises d'avancepour assurer le transport et la nourriture de ces animaux » Un gouverneur refusait d'autant moins de rendre ces petits services, qu'il pouvait se trouver, bientôt, dans le cas d'en demander lui-même de pareils à son obligé du moment. Ainsi, des milliers de hardis chasseurs bravaient, tous les ans, les plus grands périls, afin de pouvoir livrer, en nombre suffisant, les animaux dont on avait partout besoin pour les spectacles. C'est afin de procurer les moyens de célébrer chaque grande fête avec la magnificence à laquelle on était habitué dans la capitale, que l'Hindou dressait ses éléphants apprivoisés pour la chasse des bêtes féroces que les habitants des bords du Rhin tendaient leurs filets autour des marécages, hérissés de roseaux, dans lesquels se tenait le sanglier que les Maures, sur les chevaux infatigables du désert, chassaient l'autruche, en resserrant de plus en plus le cercle autour de cet oiseau, et qu'ils guettaient le lion auprès des fosses creusées pour le prendre au piège, dans les affreuses solitudes de l'Atlas. Les détails sur la manière dont procédaient les anciens, dans leurs différentes chasses, ne nous manquent pas. Nemesianus a décrit des filets,dans le tissu desquels entraient des plumes, pour prendre des ours, des laies, des cerfs, des loups et des renards. Elien la manière de prendre les panthères, en Mauritanie, dans des piéges où l'on mettait de la viande gâtée pour appât; Oppien la capture du même animal par une autre méthode; l'Alexandrin Achille Tatius, la manière d'attirer l'hippopotame dans des fosses Diodore la même chasse, au harpon ainsi que la manière de saisir le crocodile avec des filets Pausanias la chasse au bison, et Arrien la capture de l'onagre, en Numidie, par des cavaliers, qui lui jetaient des lacets. Dans Pline l'Ancien on trouve un récit fabuleux de la chasse au tigre, d'après lequel les chasseurs, à cheval, enlevaient les jeunes du repaire de l'animal, puis les laissaient tomber, l'un après l'autre, pour arrêter la mère dans sa poursuite. Oppien' finalement, raconte cette chasse d'une autre manière. Ces périlleuses poursuites étaient-elles même couronnées du plus beau succès, le transport des animaux. exigeait un nouveau déploiement d'activité. La hache retentissait, la scie du charpentier criait, l'usine du forgeron se chargeait de vapeur, jusqu'à ce qu'il ne restât plus, aux terribles prisonniers qu'à tourner leur vaine fureur contre les barreaux de leurs cages. Claudien, dans son panégyrique en vers de Stilicon, chante un combat d'animaux donné par ce ministre. Le poète fait, en l'honneur de son puissant protecteur, chasser Diane elle-même avec ses nymphes dans les forêts, les déserts et les montagnes du monde entier les charpentiers ne peuvent suffire à façonner les poutres nécessaires pour tant de cages, on les construit avec les troncs du hêtre et de l'orme, encore tout verts du feuillage dont- on n'a pas eu le temps de les dépouiller entièrement. Le transport s'effectuait en partie par mer et, dans ce cas, les navires retenus par des'vents contraires arrivaient souvent trop tard quand ils ne faisaient pas naufrage, avec leurs précieuses cargaisons ou bien aussi l'on voyait arriver par terre d'interminables convois de lourdes voitures, chargées de cages et traînées par des taureaux. Avec l'énormité des distances que ces convois avaient en grande partie à franchir, ils restaient souvent en route des mois entiers, et, dans ce cas encore, il était fort à craindre que les animaux, s'ils ne périssaient pas tous, n'arrivassent au lieu de leur destination tout à fait hors d'état de servir Il résulte d'un édit des empereurs Honorius et Théodose, de l'an 417, que l'entretien des animaux faisant partie des convois impériaux était à la charge des villes de leur itinéraire, pendant tout le temps qu'ils y passaient, et, selon toute probabilité, il en avait été de même antérieurement déjà. On peut juger des abus qui s'ensuivaient par l'édit même, d'après lequel un de ces convois, au lieu de ne stationner qu'une, semaine, comme il le devait, à Hiérapolis, qui était alors la capitale de la province de l'Euphrate, avait fait un séjour de trois à quatre mois. Les conducteurs étant allés dans leurs exigences, contre tous les précédents, jusqu'à requérir des cages, les empereurs, pour y mettre ordre, défendirent à tout convoi de s'arrêter, désormais, plus de sept jours dans une ville Aux spectacles de l'amphithéâtre, on ne se bornait pas, comme nous l'avons déjà dit ailleurs, à faire la chasse aux animaux et à les lâcher pour le combat les uns contre les autres, ou contre des hommes, mais on les exhibait aussi, notamment ceux d'espèces rares et inoffensives. A cet effet, on les parait, d'après le goût du temps on les couvrait surtout de larges écharpes bariolées, de plaques en métal (bracteae), de feuilles d'or et d'autres oripeaux on les peignait même en couleur. Aux spectacles, comme dans les processions et les sacrifices, figuraient des animaux ainsi arrangés, et dont beaucoup de monuments ont conservé des images. On voyait là des boeufs tout peints en blanc des moutons de couleur pourpre ou écarlate, des autruches teintes avec du cinabre et des lions à crinière dorée. Il n'y avait pas moins de prodige dans le nombre des animaux apprivoisés et dressés, offerts en spectacle dans l'amphithéâtre que dans l'adresse extraordinaire et les tours de force de leurs dompteurs Déjà sous Auguste, on poussait si loin la virtuosité, dans cet art, que Manilius crut devoir le ranger parmi les professions pour lesquelles des hommes nés sous certaines constellations ont une vocation toute particulière. Depuis que Jules César s'était fait éclairer jusqu'à sa demeure par des éléphants portant des flambeaux, et Marc-Antoine traîner, avec la danseuse Cythéris, sur un char attelé de lions l'usage d'entretenir, dans les palais des empereurs et des grands, des lions, des panthères, des ours, des sangliers, des loups tant sauvages qu'apprivoisés, était notoirement devenu très fréquent (1).

(1) Voir, pour cette énumeration d'animaux en possession de particuliers, l'Édit des Édiles dans le Digeste, XXI, t, 40-42; puis Sénèque, De ira, I11, 23; Juvénal, VII, 76; Plutarque, De cohib. ira, chap. xtv, etc., p. 462F; Pausanias (VI][,17, 3), qui mentionne des sangliers blancs et des ours; Ëpictcte, Dis.. IV, 1, 25 Dion Cassius, LXXVII 7.

Chez les Romains, les dompteurs d'animaux semblent avoir, précisément, pris à tâche de dresser les bêtes pour les choses les plus contraires à leur instinct naturel. Des taureaux sauvages laissaient danser de jeunes garçons sur leur dos se posaient sur leurs pieds de derrière trottaient dans l'eau en compagnie des chevaux et se tenaient immobiles, comme des cochers, sur des voitures à deux chevaux.lancées à grande vitesse Des cerfs apprenaient à obéir au frein des panthères à marcher sous le joug. Des grues décrivaient des cercles en courante et se battaient entre elles. De paisibles antilopes s'entre-choquaient avec leurs cornes, jusqu'à ce que l'une de ces pauvres bêtes, ou toutes les deux, restassent mortes sur la place. On amenait des lions jusqu'au dernier degré de la docilité du chien. Dans les spectacles de Domitien, l'on en vit qui prenaient des lièvres dans l'arène, les tenaient entre leurs dents sans les mordre, puis les lâchaient et les ressaisissaient de nouveau. Des éléphants s'agenouillaient sur un signe de leurs instructeurs nègres exécutaient des danses, avec accompagnement de cymbales agitées par l'un d'eux se mettaient à table, portaient à quatre un cinquième en litière, comme une femme en couches, marchaient sur la corde tendue, et écrivaient du latin. Pline assure même que, dans une compagnie d'éléphants, que l'on dressait ensemble, l'un des élèves, apprenant plus difficilement que les autres, ce qui lui valait souvent des menaces de coups, fut surpris une nuit répétant lui-même sa leçon pour s'exercer. Les Romains avaient une espèce do tendresse pour les éléphants, dans la douceur et l'intelligence desquels ils retrouvaient quelque chose d'humain. Aux spectacles de Pompée, où l'on tua un assez grand nombre de ces animaux, ils excitèrent la compassion du peuple à un tel point que l'impression tourna presque au contraire de l'effet qu'on avait voulu produire. Avec les représentations d'animaux apprivoisés. ou savants, alternaient les combats d'animaux sauvages, poussés les uns contre les autres tels ceux du rhinocéros avec l'éléphant l'ours ou le buffle, de l'éléphant avec le buffle et ainsi de suite. On s'ingéniait à surexciter encore, par toute sorte de moyens, la férocité naturelle des bêtes. On les animait avec des claquements de fouet on les blessait avec des aiguillons et des tisons on leur jetait des mannequins de paille, enveloppés de chiffons de couleur que, dans leur rage, ils relançaient dans l'air.Ce n'était pas tout on les attachait aussi deux par deux à des longes, et le peuple ne se connaissait plus de joie quand, rendus furieux par cet accouplement forcé, ils s'entre-déchiraient. Puis paraissaient des chasseurs éprouvés et bien armés qui, avec des chiens parfaitement dressés de race britannique, écossaise surtout, savaient tenir tête, isolément ou en troupe, aux bêtes les plus féroces. Les chiens écossais étaient recherchés déjà du temps de Strabon, et pour les spectacles de Symmaque encore on en fit venir dans des cages de.fer L'arc, le javelot et la lance, dans le maniement desquels, comme nous l'avons déjà vu, les Maures et les Parthes étaient surtout maîtres triomphaient même du lion et de la panthère, de l'ours et de l'ure On voyait aussi quelquefois, dans l'arène, des bestiaires tuer l'onrs d'un coup de poing, habilement asséné sur la tête et vaincre le lion sans difficulté, après l'avoir ébloui en lui jetant un manteau sur les yeux. Les combats de taureaux, très à la mode en Grèce et particulièrement en Thessalie\ puis également introduits à Rome par Jules César' s'y renouvelèrent souvent dans la suite. On opposait des hommes, combattant soit à pied, soit à cheval, à ces animaux farouches, qu'on ne faisait qu'irriter de plus. en plus en leur présentant des morceaux d'étoffe rouge. Les cavaliers pourchassaient le taureau, à la manière thessalienne, jusqu'à ce qu'il fût harassé de fatigue, puis le terrassaient en le saisissant par les cornes. Claude fit combattre un détachement de sa garde prétorienne à cheval, sous le commandement de ses officiers, contre des panthères d'Afrique; Néron, des cavaliers du même corps, contre quatre cents ours et trois cents lions. Mais qu'était-ce que ces spectacles de l'amphithéâtre, à côté de ces terribles exécutions capitales où dans l'arène aussi, des condamnés, attachés à des poteaux, complétement sans défense (1), ou pourvus d'armes, ce qui ne servait qu'à prolonger leurs tourments, étaient livrés aux bêtes féroces, quelquefois dressées tout exprès pour dévorer des hommes ? Que ne devait-on pas éprouver en voyant ces misérables, les membres lacérés et tout couverts de sang, implorer, non leur grâce, mais simplement la suspension de leur martyre jusqu'au lendemain. Or, qu'était-ce de prêter encore a d'aussi horribles réalités le déguisement d'une scène de théâtre? Croyait-on rendre ainsi moins repoussant ce spectacle inhumain? Quant à notre sentiment, il se révolte doublement à l'idée de cette intervention du machiniste et du décorateur, pour prolonger l'agonie des délinquants et les entourer de tout l'éclat de la mise en scène. .Strabon déjà mentionne un exemple d'une exécution ainsi donnée en spectacle. Un brigand, Sélurus, surnommé le fils de l'Etna, parce que ce mont avait été le théâtre de ses exploits, fut condamné à périr par la dent des bêtes féroces.

(1) Le recueil des monuments romains en Bavière, publié par l'Académie en 1808, représente, entre autres débris d'un magasin de poteries, trouve probablement près de Pons Oani, nombre de tessons représentant des chasses , des hommes attachés tout nus des poteaux avec des ours, et des figures enveloppées de manteaux à capuchons, probablement des instructeurs (magistri). Au moyen âge encore on livrait des condamnés politiques en proie aux bêtes féroces.

A cet effet, on avait dressé au Forum un échafaud, sur lequel on plaça le condamné; tout-à-coup les planches se séparèrent et il tomba dans les cages des bêtes féroces, qui le mirent en pièces. A l'amphithéâtre Flavien, on avait pourvu de la manière la plus grandiose à ces mises en scène, par des décorations et tout un appareil de machines diverses. De même qu'aux amphithéâtres de Pouzzoles et de Capoue, qui servaient probablement aussi, tous les deux, à la représentation de spectacles impériaux, le parquet deTarène, au Colisée; reposait sur de vastes souterrains d'une structure très compliquée et pratiquée de telle façon que l'on pouvait y introduire, par des portes situées en dehors du bâtiment et sans que les spectateurs s'en aperçussent, hommes, bêtes et machines. Suivant Dion Cassius, l'architecte Apollodore proposa même de relier les souterrains du temple de Vénus et de Rome à ceux de l'amphithéâtre, comme moyen de gagner plus d'espace pour le déploiement de l'appareil scénique des spectacles. A l'amphithéâtre de Capoue, qui égale à peu près le Colisée en grandeur, il y avait, dit-on, place pour un millier d'hommes dans les souterrains. Cela permettait de faire, subitement, sortir de terre et disparaître de.même toute la scènerie, avec acteurs et animaux, comme en général de produire les changements à vue les plus surprenants. Les machinistes romains avaient poussé leur art à un très haut degré de perfection faisant, à volonté, monter et descendre leurs pièces de décoration ou de coulisse par des trucs, ils les disloquaient et les rajustaient avec la même facilité . Aux spectacles de Septime Sévère, en l'an 202, on avait transformé l'arène en un vaisseau qui crevant soudain, se déchargea d'une multitude d'animaux des espèces les plus diverses. Des ours, des lions, des panthères, des autruches, des ures, se mêlèrent et se pressèrent, en courant dans tous les sens; sept cents animaux furent ainsi montrés au public et tués, pendant ces fêtes, qui durèrent sept jours. D'après Dion Cassius, un vaisseau pareil avait, antérieurement déjà, servi de modèle pour la construction du navire dans lequel Agrippine devait trouver la mort. Au spectacle décrit par le poëte Caipurnius, le parquet s'entr'ouvrit plusieurs fois, et l'on vit s'élever de ses trucs une forêt magique d'arbres tout resplendissants d'or, avec des jets d'eau parfumés, qui se remplit aussitôt de monstres, originaires de zones lointaines, sortis des mêmes profondeurs. On donnait aussi, dans l'arène, des représentations théâtrales proprement dites, du genre pantomime surtout; seulement les acteurs n'y étaient autres que des criminels condamnés. On les instruisait et exerçait spéeialement pour leur rôle, dans lequel ils ne feignaient pas de subir, mais souffraient bien réellement la mort et les tourments. Ils paraissaient couverts de tuniques somptueuses et brochées d'or, ainsi que de manteaux de pourpre enguirlandés d'or, quand soudain s'échappaient de ces magnifiques vêtements, comme de ceux de Médée, des flammes destructives qui consumaient les malheureux, au milieu d'horribles souffrances. Dans la bouche du peuple ce genre de tuniques inflammables s'appelait tunica molesta. Des chrétiens furent obligés de subir le martyre en costume de prêtres de Saturne, c'est-à-dire enveloppés aussi de manteaux d'écarlate et de pourpre, des chrétiennes, travesties en prêtresses de Cérés. Il n'y avait guère de forme de torture et de supplice, mentionnée avec effroi par l'histoire ou la littérature, qui ne fût employée, pour l'amusement du peuple, à ces représentations. On y voyait Ixion avec sa roue, Hercule périssant dans les flammes au mont Oeta, Mucius Scoevola tenant sa main sur le brasier jusqu'à ce qu'elle fut consumée, le brigand Lauréolus, héros d'une farce connue du temps, mis en croix et déchiré dans cet état par les bêtes féroces.Un témoin oculaire raconte comment tous les membres tombaient en lambeaux de ce corps ruisselant, hideux et informe; et, ajoute-t-il, comme pour calmer son effroi, celui qu'on martyrisait ainsi devait être certainement un parricide, un incendiaire, ou un sacrilège. Au même spectacle, un autre condamné sortit d'un caveau souterrain, comme Orphée, revenant des enfers. La nature entière semblait subjuguée par le charme de son jeu arbres et rochers avançaient vers lui; les oiseaux planaient sur sa tête; de nombreux animaux se groupaient autour de sa personne mais, dès qu'il parut que ce spectacle, commençait à ennuyer, un ours vint y mettre fin en déchirant la victime Ces exécutions, à Rome, avaient généralement lieu de bon matin, et nous savons par Philon qu'il n'en était pas autrement à Alexandrie. Les exécutions et les supplices, sans mise en scène, étaient d'ailleurs aussi fréquents à l'amphithéâtre. On y brûlait des condamnés, on y flagella des délateurs sous Titus et sous Trajan, ainsi que des banqueroutiers sous Adrien. On variait aussi ces horribles scènes mythologiques par d'autres, d'un genre folâtre et même obscène, telles que celles d'Europe avec son taureau, ou de Pasiphaé avec le sien. Elien dit positivement qu'on dressait les taureaux à porter des femmes. De jeunes garçons figurant probablement des amours, voltigeaient jusqu'au toit de tenture qui recouvrait l'espace occupé par les spectateurs. Avec cela on se permettait les licences les plus baroques; dans la représentation de fables connues. Ainsi, par exemple, on mentionne un Dédale déchiré par un lion, un Hercule porté au ciel par un taureau. Puis, l'arène se couvrait subitement d'une nappe d'eau; le beau Léandre, se rendant chez la belle Héro, y nageait des groupes pittoresques de dieux, marins et de nymphes, avec rames, ancres et tridents, se jouaient autour de barques voguant à voiles déployées, et des étoiles brillaient au-dessus de la tête des Dioscures.

§ 4. - Naumachies.

L'amphithéâtre avait encore une autre destination, déjà indiquée. En inondant l'arène, on la faisait servir à la représentation d'un genre de spectacles non moins admiré, celui des naumachies ou combats de navires flottants. Cela s'était déjà vu, vers l'an 57 ou 58, dans l'amphithéâtre construit par Néron au Champ-de-Mars, à un spectacle qui fut alors donné, peut-être pour l'inauguration de cet édifice. Des poissons et des monstres marins parcouraient le bassin, en nageant dans tous les sens; on représenta ensuite un combat naval entre les Athéniens et les Perses, ét finalement, après avoir fait écouler les eaux, on procéda, sur l'arène remise à sec, à des combats de gladiateurs et au simulacre d'une bataille de terre ferme. De même, à une fête de l'an 64, un combat de terre ferme succéda à la bataille navale dans la même arène, que l'on mit par inonder de nouveau, pour terminer la fête par un banquet somptueux sur l'eau. Les grands bassins et les canaux, par lesquels l'arène de l'amphithéâtre Flavien pouvait être transformée en lac étaient achevés dès l'an 80, puisque Titus, lors de la fête d'inauguration, put y organiser, indépendamment d'autres spectacles nautiques, un combat naval entre les Corcyréens et les Corinthiens. Domitien aussi fit représenter une bataille navale à l'amphithéâtre. Jules César le premier avait organisé une grande naumachie à ses jeux triomphaux, en l'an de Rome 708 (46 avant J.-C.), et fait creuser, à cet effet, dans le Champ-de-Mars, probablement aux environs du palais Farnèse, un lac sur lequel une flotte tyrienne et une flotte égyptienne, comprenant des navires à deux, trois et quatre rangs de rames, et montées par mille soldats de marine et deux mille rameurs, combattirent l'une contre l'autre. En l'an de Rome 711, on combla ce lac, dans la crainte que ses émanations n'eussent contribué à produire une épidémie, qui sévissait alors. La seconde grande naumachie fut donnée par Auguste, en l'an '752 de Rome, ou 2 avant J.-C., à l'inauguration du temple de Mars vengeur, sur un lac creusé dans les jardins de César de l'autre côté du Tibre. Ce lac avait, d'après les indications laissées par l'empereur lui-même, 1,800 pieds de long sur 1,200 de large trente birëmes et trirèmes rostrales, sans compter les petits bâtiments, plus nombreux encore, avec un équipage de trois mille soldats probablement, y simulèrent une bataille navale entre les Athéniens et les Perses. Sur ce bassin avait été établi un pont (pons naumachiarius), qui brûla sous Tibère, mais fut ensuite reconstruit. DionCassius encore vit des traces de cette naumachie. Mais ces deux spectacles, comme tous ceux du même genre des temps postérieurs, s'effacent devant la gigantesque bataille navale que l'empereur Claude fit représenter, pour la célébration de l'achèvement d'un ouvrage de plusieurs années, c'est-à-dire des travaux du canal d'échappement construit pour conduire les eaux du lac Fucin (Lago de Celano), à travers la montagne, dans le Liris (Garigliano) Deux flottes,composées de trirèmes et de navires à quatre rangs de rames, avec un équipage armé de dix-neuf mille hommes, l'une sicilienne et l'autre rhodienne, s'y trouvaient en présence (1). Un triton d'argent, sortant de l'eau, donna le signal du combat, avec la trompette. Le lac, au rapport de Tacite, était bordé de radeaux garnis de détachements, à pied et à cheval, des cohortes prétoriennes. On voulait par là enlever aux combattants tout espoir de se sauver. Cependant, il y avait assez d'espace pour le libre jeu des rames et du gouvernail, pour le combat naval en ligne et pour l'abordage. Sur les radeaux on avait établi des parapets munis de catapultes, desquels toute la surface de l'eau, qu'ils commandaient par enfilade, pouvait être couverte de projectiles. Le reste du lac fut occupé par des soldats de la flotte, logés dans des bàtiments couverts. Les bords du lac, les collines et les revers des montagnes environnantes étaient remplis, comme un théâtre, d'une foule innombrable, attirée des villes et campagnes voisines, ou même jusque de Rome, par l'appât du spectacle ou le désir de voir l'empereur Claude en personne revêtu d'un superbe manteau de général, et, auprès de lui, Agrippine, drapée d'un surtout entièrement tissé d'or, présidaient à la fête.

(1) Suétone (Claude, chap. xxi) ne mentionne que douze trirèmes de chaque côté, tandis que Dion Cassius (LXVI, 30) en compte cinquante chiffre plus vraisemblable pour un équipage aussi nombreux.

Les combattants, quoique tous appartenant à la catégorie des criminels, montrèrent le courage de vaillants hommes, et furent soustraits à la mort, tout criblés de blessures. Mais quand, après la fin du spectacle, il s'agit de faire, écouler les eaux, on reconnut que les travaux exécutés ne suffisaient pas et qu'il fallait rendre les canaux encore plus profonds .Ce complément d'ouvrage terminé, on invita de nouveau la foule, en l'an 52 de notre ère, au spectacle d'un combat pédestre de gladiateurs, pour lequel on avait jeté des ponts sur l'eau. Le banquet, organisé à l'endroit de1'échappement des eaux, fut interrompu par un accident de la violence du courant, qui emporta une partie des constructions en bois et jeta partout l'épouvante. L'emplacement de la naumachie d'Auguste fut utilisé par Néron pour un banquet et par Titus, lors des fêtes de cent jours qu'il donna en l'an 80, pour des spectacles splendides. Le premier jour, il y eut sur le bassin d'eau, recouvert de poutres, un combat de gladiateurs et une tuerie d'animaux; le second, une course de chars le troisième, sur l'eau même, un combat naval entre les Athéniens et les Syracusains. Puis les premiers, en étant sortis vainqueurs, abordèrent une petite île et prirent d'assaut des fortifications, qu'on y avait élevées. Domitien, jaloux de surpasser son frère en tout, ne se borna pas à faire représenter comme lui un combat naval, simplement à l'amphithéâtre, mais fit creuser, au-dessous du Vatican, un nouveau lac d'une grande étendue dont l'emplacement conserva, longtemps encore, le nom de naumachie, suivant la tradition de l'histoire ecclésiastique. Sur ce lac, il fit représenter une bataille navale, avec tant de navires que l'on croyait avoir sous les yeux une flotte véritable, tout armée en guerre. Il paraît que, là aussi, des jeux du cirque et de l'amphithéâtre succédèrent au combat naval. Cette fête devait, au dire d'un poëte de cour, faire oublier toutes les fêtes antérieures, sans oublier celle du lac Fucin. Bien qu'une averse tombât au milieu du combat naval, on ne permit ni aux combattants de suspendre le spectacle, ni aux spectateurs de s'éloigner, ou de changer seulement d'habits, ce qui valut de graves maladies et la mort à plus d'un. Enfin, il paraît que l'empereur Philippe l'Arabe aussi ordonna, aux fêtes du millénaire de la fondation de Rome, une naumachie pour laquelle on se serait toutefois contenté de remettre en état l'un des deux lacs creusés par Auguste et Domitien.

§ 5. Considérations sur les spectacles et supression des jeux de l'amphithéâtre.

Rien ne fait plus vivement ressortir l'énorme différence entre la manière de voir et de sentir, dans l'antiquité romaine et dans notre Europe moderne, que la divergence d'opinion de la classe bien élevée d'alors et d'aujourd'hui, sur les spectacles de l'amphithéâtre. C'est à peine si, dans toute la littérature des Romains, on rencontre une seule fois l'expression de cette horreur profonde qu'inspire aux modernes l'idée de ces réjouissances barbares. En général, les anciens parlent des jeux de la gladiature avec la plus grande indifférence. Les enfants, chez eux, jouaient aux gladiateurs la jeunesse adulte vouait à cette profession un intérêt passionné et c'est en devisant sur les héros de l'arène qu'on remplissait souvent les vides de la conversation, dans la société des gens même les plus instruits. Bien plus, Ovide ne voyait pas le moindre mal à recommander particulièrement, comme très propice au succès des intrigues d'amour, le spectacle dans lequel on allait repaître ses yeux de l'aspect du meurtre et du carnage. " Celui qui, dit-il;« en causant avec sa voisine, lui touche la main, la prie de lui passer le programme de la représentation et fait des paris sur l'issue du combat, souvent ne tarde pas à se sentir blessé lui-même!" Désapprouve-t-on ces spectacles, ce n'est pas toujoiurs par les raisons qui nous portent à les condamner aujourd'hui; souvent on en fait l'apologie, ou on les exalte. De la part des poëtes habitués à chanter tout ce qui venait du gouvernement, l'éloge ne saurait étonner, il est vrai. Stace et Martial, qui abusèrent de leur talent pour célébrer, en vers enthousiastes, le règne de Domitien, n'ont pas été chiches de poésies sur ses spectacles. Martial trouvait que les exploits des bestiaires surpassaient les travaux d'Hercule. Stace comparait à des amazones les femmes qui trouvaient goût à s'escrimer publiquement, dans l'arène, et la vue de malheureux nains s'entre-déchirant n'était pour lui qu'une de ces bonnes farces devant lesquelles le vieux Mars et la sanglante déesse de la Valeur devaient se tenir les côtes de rire .Mais des défenseurs prévenus et bornés des vieilles idées romaines se firent aussi, hautement, les avocats de ces jeux, en partie, peut-être, par antagonisme contre la culture hellénique. Cicéron lui-même, à qui ces boucheries grossières répugnaient au fond, se range, dans l'occasion, du côté de ces apologistes. « Les jeux de gladiateurs, » dit-il, « apparaissent inhumains et cruels à quelques personnes et le sont, peut-être, de la manière dont les choses s'y passent maintenant. Mais, à l'époque où des criminels combattaient encore à outrance avec l'arme blanche, s'il pouvait y avoir pour l'oreille un meilleur enseignement du mépris de la douleur et de la mort, il n'y en avait certes point qui parlât davantage aux yeux. » Pline le Jeune loue, un ami de l'intention d'ordonner, en mémoire de sa femme décédée, un brillant jeu de gladiateurs avec nombre de panthères, à Vérone, et il fait honneur à Trajan d'avoir également accordé au peuple ce genre de divertissements « qui n'est pas de la catégorie de ces spectacles efféminés bons seulement pour énerver et amollir les âmes, mais est essentiellement propre à enflammer le courage, par le mépris des blessures glorieuses et de la mort, en montrant aux hommes que l'amour de la gloire et le désir de vaincre peuvent se loger jusque dans les corps d'esclaves et de criminels. Ce n'en est pas moins avec raison que l'historien anglais de la décadence de l'empire appelle cette manière de voir un vain et cruel préjugé, aussi noblement réfuté par la valeur de la Grèce antique que par celle de l'Europe moderne Voici comment Cicéron se prononce contre les chasses de'l'arène « Quel plaisir, dit-il, cela peut-il faire à un homme bien élevé de voir un faible homme déchiré par un animal d'une force gigantesque, ou un superbe animal perforé d'une javeline? » Marc-Aurèle, qui arrêta, autant qu'il dépendit de lui, l'effusion du sang, dit seulement, dans ses méditations de l'amphithéâtre, qu'y voyant toujours la même chose on se lassait, à la fin, de la monotonie du spectacle. Tacite lui-même, en blâmant la volupté cruelle avec laquelle Drusus, fils de Tibère, se complaisait au carnage, et lui reprochant de témoigner trop de plaisir à la vue du sang répandu, semble presque admettre, comme une circonstance atténuante, que ce n'était là toutefois qu'un sang vénale. Nous avons encore de l'un des derniers représentants du vieil esprit romain, de Symmaque, un propos très caractéristique pour la manière dont les Romains envisageaient ce point de morale. Au sujet du suicide, déjà mentionné, des prisonniers saxons à l'école des gladiateurs, il dit "on voit que même une surveillance toute spéciale n'eût pas retenu les mains scélérates de ce peuple désespéré." II déclare ces Saxons plus odieux même que Spartacus et ses affidés, et termine par le conseil de prendre cet accident ayec la résignation philosophique qui formait la consolation habituelle de Socrate, dans ses déceptions. Parmi les écrivains romains dont les oeuvres sont parvenues jusqu'à nous, le seul qui se soit élevé, dans l'appréciation de ce sujet aussi jusqu'à la hauteur du sentiment humanitaire est Sénèque le. philosophe; encore n'est-ce peut-être que sous l'influence d'une impression du moment, ou seulement dans les dernières années de sa vie. Dans une composition de son âge mur, il compte les jeux de gladiateurs parmi les distractions futiles, par lesquelles on cherche vainement à bannir le chagrin. Mais, dans un de ses derniers écrits, il s'est prononcé sur le caractère révoltant d'uu spectacle d'une atrocité toute particulière, il est vrai, en termes assez vi.fs pour que l'on ne puisse mettre en doute sa sincérité, malgré la teinte de rhétorique dont ce passage est empreint. Il raconte que le hasard le conduisit une fois à l'amphithéâtre vers l'heure de midi, à laquelle s'éloignaient d'habitude la majeure partie des spectateurs. C'était le moment même où, pour amuser tant bien que mal les personnes qui restaient, on forçait à s'entre-égorger des criminels sans expérience dans l'art de l'escrime, dépourvus d'armes défensives et dont, par conséquent, les combats n'auraient pas suffisamment intéressé la masse du public. Comparativement à cette scène, dit Sénèque, tous les combats précédents sont une plaisanterie maintenant on ne joue plus tout n'est que meurtre. Les malheureux n'ont rien pour se garantir des blessures; toutes les parties du corps étant à découvert, chaque coup d'estoc ou de taille porte. C'est ce que la plupart préfèrent même à des duels en règle, organisés sur demande. Et pourquoi pas? Ici le casque et le bouclier ne protègent pas contre les atteintes du fer. Pourquoi ces armes défensives? Pourquoi les artifices de l'escrime? Ce ne sont évidemment là que des moyens dilatoires, en face de la mort. Le matin on jette les hommes en proie aux lions et aux ours à midi on les livre aux spectateurs. On les pousse à coups de fouet contre le fer qui les déchire et 'c'est la poitrine nue et complètement découverte ,qu'ils reçoivent leurs blessures, de part et d'autre. Il y a pause dans le spectacle. « Qu'on égorge vite des hommes, dans l'entr'acte, pour qu'il n'y ait point de temps perdu. » Quant aux déclamations du temps, elles ne contiennent rien que l'on puisse interpréter comme un blâme de ce qu'il y avait de barbare dans les jeux de la gladiature. Si l'expression d'un sentiment de dégoût, si naturel à nos yeux, apparaît tellement isolée dans la littérature des Romains, il faut bien admettre que ces spectacles semblaient alors, même aux meilleurs et aux plus instruits des hommes, beaucoup moins répréhensibles. Les raisons de cet immense contraste, entre l'appréciation morale du temps de l'empire romain et celle du nôtre; peuvent être ramenées à trois principales la séparation de l'humanité en deux moitiés, l'une jouissant de droits, l'autre privée de ces droits; la force de l'habitude et l'appareil grandiose, la magnificence éblouissante et enivrante de la mise en scène, des spectacles. L'idée des droits de l'homme manquant à l'antiquité romaine, le respect du caractère sacré de la vie humaine et la tendre sollicitude pour sa conservation y faisaient défaut, par la même raison. Le faible développement du droit des gens, l'institution de l'esclavage, avant tout, établissaient un large et infranchissable abîme entre les hommes jouissant de droits et ceux qui en étaient privés, entretenaient, chez les premiers, l'habitude d'appliquer une mesure particulière au traitement des autres, un suprême dédain pour l'existence même, ainsi qu'une indifférence profonde pour les souffrances et l'écrasement de ces derniers. Les combattants de l'arène n'étaient-ils pas des ennemis de l'empire, des barbares, des criminels, des esclaves ou des hommes perdus? Leur existence était ou indifférente à la société, ou pouvait même encore lui nuire. C'est à une époque de mceurs rudes et guerrières que Rome avait emprunté aux Étrusques, ce genre de spectacles rares d'abord, étaient devenus peu à peu d'un usage plus fréquent, mais n'avaient passé entièrement et régulièrement dans les habitudes qu'après des siècles. Mais cette coutume, passant comme un héritage de génération à génération, gagna insensiblement des racines de plus en plusprofondes et finalement un irrésistible empire. Il n'y en eut jamais de plus monstrueuse que celle-ci, arrivée à faire un délassement d'horreurs qui, dans l'origine, n'avaient inspiré que de la répulsion. Mais personne n'a le pouvoir de se soustraire complétement à l'influence de l'esprit dont le temps dans lequel il vit ,se trouve imbu. Il ne faut pas oublier, enfin, que l'amphithéâtre, même abstraction faite des combats de l'arène, devait naturellement exercer une grande attraction, car c'est là, et là seulement, qu'on trouvait dés spectacles d'un aspect plus grandiose et plus imposant que jamais, ni dans le passé ni dans l'avenir. Si, à l'époque de l'empire romain, quelque chose pouvait encore évoquer le rêve de l'ancienne grandeur romaine, c'était l'aspect du peuple réuni à l'amphithéâtre Flavien. La conscience d'appartenir à une nation qui paraissait encore si puissante, jusque dans sa décadence, devait gonfler d'orgueil mainte poitrine. Dès l'an 58 de notre ère, époque à laquelle cet amphithéâtre n'existait pas encore, on avait conduit des envoyés de Germanie au théâtre de Pompée, pour leur donner une idée de la grandeur du peuple romain'. L'édifice construit par les Flaviens fut
ajouté, avec raison, par les contemporains, à la liste des merveilles du monde. Fondé sur quatre-vingts puissantes arches, il s'élevait, à quatre étages, jusqu'à une hauteur de 150 pieds, et pouvait contenir 87,000 spectateurs. La galerie la plus rapprochée de l'arène, à l'intérieur, immédiatement au-dessus de celle-ci, était le siége des sénateurs. Là s'asseyaient les chefs des anciennes familles princières, les dignitaires de l'empire dans leur costume officiel, les colléges des prêtres, couverts de leurs ornements sacerdotaux, et les vestales au milieu de ce cercle brillant, à une place découverte, ou dans une loge magninque, l'empereur avec sa maison et sa suite. Parfois aussi, un prince d'Orient, coiffé d'un bonnet élevé et drapé d'amples vêtements couverts de pierreries, y attirait les regards ou un chef de tribu germanique, en habits collants, excitait l'admiration par sa taille de géant, et l'envie des dames romaines par sa blonde chevelure. Car c'était là, comme on vient de le dire, la place des rois et des ambassadeurs étrangers et l'on ne manquait pas, dans ces occasions, d'y montrer également au peuple des prisonniers de distinction. Le grand public des autres classes couvrait, par milliers, les sièges de marbre qui s'élevaient par degrés, en formant des cercles de plus en plus larges, au-dessus de la galerie sénatoriale. Cette foule comprenait un mélange des formes, des couleurs et des costumes particuliers à toutes les races et à toutes les nations. Tous les citoyens romains étaient revêtus de la toge blanche et portaient des couronnes, par égard pour la présence de l'empereur comme en l'honneur de la fête. Dion Cassius fait aussi mention des couronnes de lauriers des sénateurs, qui ne manquaient certainement jamais de s'en parer dans les grandes solennités. Les places des femmes étaient dans les galeries supérieures de l'amphithéâtre, les vestales et les dames de la famille impériale ayant seules le privilége de contempler les scènes sanglantes de l'arène de la galerie la plus voisine. Aux places les plus élevées, se pressait la multitude de ceux que leur basse condition ou leur mise déguenillée et malpropre excluait des sièges inférieurs. A l'oeil, se promenant sur ce vaste espace, la distribution de cette masse de peuple énorme apparaissait sous un aspect aussi simple qu'imposant. Toutes les lignes d'architecture étaient relevées par de riches ornements d'art, qui mettaient le cadre en harmonie avec le grandiose du tableau même. Au-dessus de tout l'espace ménagé pour les spectateurs, on pouvait, pour les garantir des rayons du soleil, dresser un immense toit de tenture, dont les panneaux bariolés faisaient tomber sur l'intérieur du bâtiment tous les reflets de leurs diverses couleurs. De l'arène, des fontaines jaillissantes lançaient, jusqu'à des hauteurs prodigieuses, leurs jets d'eau parfumée, qui rafraîchissaient l'air et le remplissaient de senteur. Une bruyante musique couvrait le vacarme des combats. Tout se réunissait pour plonger les sens dans un état d'ivresse, aussi propre à ouvrir l'âme aux impressions du nec plus ultra! sur le domaine du prodigieux et du monstrueux, qu'à endormir et frapper d'insensibilité le sens moral. Au milieu d'une pareille foule aussi passionnément agitée, l'indépendance d'esprit de l'individu était momentanément suspendue jusqu'à un certain point, le vertige généralem portant ceux-là même qui eussent voulu y résister. Une histoire, racontée par saint Augustin, histoire d'autant plus instructive qu'elle est certainement celle de milliers d'hommes, en donne un mémorable exemple. Un de ses amis, nommé Alypius, jeune homme de bonnes moeurs, faisait ses études de droit à Rome. Un jour il rencontra quelques amis qui l'entraînèrent, bien malgré lui et presque de force, à l'amphithéâtre. Chrétien, il s'écria plusieurs fois qu'ils pouvaient bien l'entraîner de corps à ce spectacle, mais qu'il n'y assisterait point en âme; qu'il s'y tiendrait les yeux fermés comme une personne réellement absente. Ainsi fit-il mais une clameur. immense, occasionnée par quelque accident du combat, ayant soudain frappé. son oreille il céda à la curiosité et ouvrit les yeux. A ce moment, dit saint Augustin, son âme fut atteinte d'une blessure plus grave que celle du corps de l'homme, qu'il voulait regarder, et il succomba plus tristement que celui dont la chute avait soulevé ce cri, car, avec la vue du sang, le malheureux s'inocula le venin de la barbarie; il ne détourna pas les yeux du.spectacle, mais y fixa son regard, comme enivré de cette volupté sanguinaire. Que puis-je dire de plus? il vit, il cria, il s'alluma et emporta de ce lieu une démence qui devait l'exciter sans cesse à revenir. C'est peu à peu seulement que le christianisme parvint à déshabituer le monde ancien des spectacles meurtriers de l'arène L'édit rendu le 1er octobre 326 à Béryte, par Constantin, qui désapprouve " ces spectacles sanglants comme jurant avec le calme de la paix," et ordonne de substituer, dans les condamnations, le travail des mines aux jeux de Ia gladiature ne devait probablement s'appliquer qu'à un rayon limité, car, d'après une inscription d'Hispellum, un rescrit de daté postérieure, du même prince, ordonnait aux prêtres couronnés (sacerdotes coronati) del'Ombrie de donner désormais à Hispellum (Flavia Constans) leurs jeux scéniques et de gladiature, et indiquait pour cela Volsinies (Bolsène) à leurs confrères de la Toscane. Dans tous les cas, l'édit de 326 n'est pas resté longtemps en vigueur, car une loi du règne de Valentinien, de l'an 365, défend seulement de condamner des chrétiens à l'internement dans une école de gladiateurs Honorius, que Prudence avait vainement conjuré de ne plus laisser servir la peine de mort à l'amusement du peuple, passe pour avoir le premier, en l'an 404, aboli à Rome les jeux de gladiateurs, après qu'un moine d'Asie, Télémaque, qui s'était jeté au milieu des combattants pour les séparer, eut été mis en pièces par une populace furieuse de cette interruption du spectacle. En Orient, ces combats avaient cessé dès la fin du quatrième siècle. Saint Jean Chrysostome, qui condamne plusieurs fois, dans ses sermons, la fréquentation du cirque et du théâtre comme un péché funeste, ne fait jamais mention des spectacles de l'amphithéâtre, contre lesquels il aurait eu certainement raison de tonner bien plus fortement encore. Mais il ne manque pas, non plus que d'autres prédicateurs chrétiens, de s'élever avec véhémence contre les tueries d'animaux, dans lesquelles il voit une école d'insensibilité et de cruauté. Or, les égorgements de l'espèce se sont maintenus en Orient comme en Occident, pour le moins jusqu'au sixième siècle. En 469 les empereurs Léon et Anthémius ne défendirent les grandes chasses (venationes),"ces spectacles qui faisaient verser tant de larmes," que le dimanche. En 536 encore, Justinien prescrivit expressément aux consuls, entrant en charge, de donner, entre autres spectacles, aussi des combats d'animaux. Deux années auparavant, il avait dû exprimer, dans une lettre à l'archevêque de Constantinople, son déplaisir du fait que certains ecclésiastiques ne s'abstenaient pas même de la fréquentation de ce spectacle. A la même époque, Cassiodore admirait à Rome la prestesse et l'agilité avec lesquelles les bestiaires savaient se dérober aux attaques des bêtes féroces, ainsi que l'habileté déployée dans les dispositions multiples que l'on prenait pour les garantir, et que nous voyons encore en partie figurées sur les tablettes, en ivoire sculpté, des incitations que les consuls envoyaient, pour convier à leurs spectacles. Ainsi l'on s'appliquait du moins alors, à Rome, à rendre la vénerie moins sanglante, sinon à y interdire l'effusion du sang.

§ 6. Ruines des principaux amphithéâtres.

Il existe encore des ruines d'amphithéâtres dans presque toutes les parties de l'empire romain. C'est, comme nous l'avons déjà dit au commencement de ce chapitre, en Italie et dans la Gaule méridionale qu'elles frappent le plus, par leur, nombre et la grandeur des proportions; on en voit le moins en Grèce et dans les autres provinces d'Orient. L'état de conservation de ces édifices diffère beaucoup, selon la nature des vicissitudes qu'ils ont eu à traverser. Quelques amphithéâtres menaçaient déjà ruine dans l'antiquité, à l'époque de la suppression des jeux de gladiateurs, ce qui fi songer à en utiliser la pierre dans la construction de nouveaux bâtiments, comme cela eut lieu à Vérone sous Gallien, à Catane sous Théodoric, avec la permission expresse de ce prince. Dans la plupart des localités, ce vandalisme des habitants a persisté durant tout le moyen âge, et jusque dans les temps modernes. Il est certain qu'il a fait disparaître complètement nombre d'amphithéâtres, et n'a laissé subsister de beaucoup d'autres que de faibles traces, à peine reconnaissables. Dans les lieux abandonnés, ils se sont écroulés lentement par l'action continue des forces de la nature, et la végétation parasite, en se déployant sur leurs ruines et poussant ses racines dans toutes leurs fissures; a consommé l'oeuvre de la destruction. Dans les pays désolés par des guerres ou de sanglantes luttes intestines, au milieu des tempêtes de la première partie du moyen âge surtout, nombre d'amphithéâtres furent transformés en forteresses. Les Arabes notamment en disposèrent souvent ainsi. Avait-on conçu l'idée d'y chercher un abri pour se défendre, on les fortifiait par l'adjonction de tours et de fossés, tandis que, du côté des assaillants, on faisait tonner les béliers, ou voler les tisons et les flèches contre les portes de ces mêmes arcades, par lesquelles voguait jadis une multitude joyeuse et parée. Avec le retour de temps plus calmes, les amphithéâtres subirent de nouvelles dégradations. Ce fut alors la pauvreté qui dressa ses huttes dans ces vieux murs. En beaucoup d'endroits ils échurent à la prostitution, qui en fit le théâtre de ses plus grossières orgies. Ces voûtes et ces galeries à demi écroulées et tout obstruées de décombres offraient au rebut de la société les repaires qu'il cherchait, et plus d'un crime fut commis à l'ombre de leurs recoins mystérieux. On fouillait les décombres, dans l'espoir d'y trouver des trésors cachés d'y découvrir des restes de l'ancienne splendeur de ces monuments, au milieu des ruines lugubres et mal famées desquels les sorciers comme les exorcistes devaient naturellement aussi se plaire à exercer leurs ténébreuses pratiques. Il suffit de rappeler à ce sujet ce que Benvenuto Cellini a raconté des sorcelleries dont il fut témoin au Colisée. Dans quelques endroits l'arène, au temps de la chevalerie, était encore utilisée de préférence pour la mise en scène des jugements de Dieu, des tournois et des carrousels. Ailleurs, la charrue prenait à tâche de sillonner ce sol imprégné de sang, ou l'amphithéâtre, se couvrant de verdure, disparaissait sous les plantations de vignes et d'oliviers. Comme il arrive de toutes les ruines d'un passé lointain, la légende s'est emparée de ces vieilles murailles, et y a logé des fantômes de la superstition populaire aussi les appelle-t-on encore aujourd'hui " grottes de fées", dans quelques localités. Ainsi, l'amphithéâtre de Pola, parfaitement conservé à l'extérieur, mais dont l'intérieur est tout eh ruines, passe chez le peuple des environs pour l'oeuvre inachevée d'une fée, qui s'était, suivant la croyance de ces bonnes gens, trop légèrement engagée à bâtir un palais dans une seule nuit, sans compter avec l'aube du jour et le chant du coq, qui n'avaient pas tardé à rendre sa peine illusoire pour toujours. II y a possibilité de suivre, à travers le moyen âge et les temps modernes, au moins dans les phases principales, l'histoire de quelques-unes de ces ruines. Quand les Francs de Clovis pénétrèrent, en 508, dans la Gaule méridionale, les Visigoths fortifièrent l'amphithéâtre de Nîmes. A cet effet, ils l'entourèrent d'un large fossé, le flanquèrent de deux tours carrées, qui n'ont été démolies qu'en 1809, et établirent des logements pour une garnison dans l'intérieur, ce qui valut à tout ce corps de bâtiments le nom de château des Arènes (Castrum arenarum). De 720 à 737, il servit également de forteresse aux Sarrasins, que Charles Martel en expulsa cependant, malgré leur vigoureùse résistance: Sa tentative de le détruire par le feu avait échoué. L'amphithéâtre forteresse demeura, jusqu'à la fin du quatorzième siècle, en possession d'une espèce d'ordre militaire, dont les membres prirent eux-mêmes le titre de chevaliers du château des Arènes (Milites castri arenarum). Plus tard, il fut abandonné aux classes les plus infimes de la population, qui en couvrirent l'antérieur de misérables huttes; il forma ainsi, durant plusieurs siècles, un quartier à part, celui des Arènes, dont la population, qui compta jusqu'à 2,000 âmes, se distinguait par un accent particulier. En 1533, François I ayant visité Nîmes, fut frappé d'admiration la vue de ces débris de l'antiquité romaine. On le vit s'accroupir et se mettre à genoux sur les pierres, pour déchiffrer les inscriptions qu'elles portaient, et les frotter avec son mouchoir, pour enlever la poussière dont elles étaient couvertes. La ville lui fit cadeau d'un modèle en argent de l'amphithéâtre; mais on n'exécuta pas l'ordre, qu'il avait donné, de démolir les maisons construites dans l'enceinte des Arènes. Le déblaiement de celles-ci n'eut lui qu'en 1809. Aujourd'hui, il s'y tient des carrousels, des luttes d'athlètes et des combats de taureaux, spectacles tous fort goûtés des Nîmois. Ce bâtiment peut contenir encore jusqu'à 13,000 personnes. L'amphithéâtre de la ville voisine, d'Arles, a eu des destinées semblables. Déjà Henri IV avait voulu le faire déblayer et lui rendre l'ornement d'un obélisque, enfoncé dans la vase du Rhône. On croit qu'il pouvait contenir jusqu'à 25,000 spectateurs. L'amphithéâtre de Vérone subit sa première dégradation dès l'antiquité. Il se trouve des pierres distraites de cet édifice dans le mur que l'on construisit à la hâte, sous Gallien, pour protéger la ville contre une invasion imminente des barbares. Une description de la cité véronaise, du temps de Pépin, appelle l'amphithéâtre de cette ville un labyrinthe de galeries, duquel il n'est possible de trouver une issue qu'avec le secours d'une lampe ou d'un fil conducteur; pour l'évêque Rather, c'est « un cirque qualifié d'arène. » Au dixième siècle, et plus tard, on en parle souvent comme d'une forteresse. Il servit ensuite de champ clos pour les combats judiciaires, et probablement aussi pour d'autres duels. D'après un témoignage de 1263, quelques membres de la famille des Visconti avaient encore, à cette époque, le droit de percevoir pour, chaque combat singulier qui devait y avoir lieu une somme de vingt-cinq lire, moyennant laquelle ils s'engageaient à faire garder la place par des hommes armés et en écarter la foule. Souvent aussi, on décapita dans l'arène des condamnés gens d'importance, notamment aux temps des Scaliger. Depuis le commencement jusqu'à la fin du quinzième siècle, les voûtes de l'amphithéâtre servaient de logement à des prostituées, qui payaient un loyer à la ville pour avoir le droit de s'y livrer à leurs ébats. Comme dans toutes les villes pourvues d'amphithéâtres, on n'avait pas cessé d'employer comme matériaux de construction les pierres de celui de Vérone aussi. Cependant, cette ville se distingua de bonne heure de toutes les autres, par sa sollicitude pour la conservation d'une aussi magnifique ruine. Dans un statut de l'an 1228 déjà, le podesta promet, d'allouer pour la restauration de l'arène, dans le premier semestre de son administration, 500 lire sur les fonds de la caisse communale, somme considérable pour le temps. Un second statut, antérieur à 1376, ordonne de fermer l'arène et d'en remettre les clefs à la garde de la commune, attendu que beaucoup de méfaits y étaient commis et pourraient, sans cette précaution, s'y renouveler. Des peines furent portées en même temps contre qui tenterait de forcer les portes et d'endommager les murs du bâtiment ou d'y déposer des immondices. Un troisième statut, de 1475, sévit de même contre qui enlèverait des pierres et des marches de l'édifice. Cependant, ces dernières avaient en majeure partie disparu dès lors. En 1480, un poëte décrit l'arène dénuée de gradins (gradibus vacua). L'oeuvre de la restauration commença avec le seizième siècle. A partir de 1545, il y eut, de temps en temps, élection d'un bourgeois chargé de veiller à la conservation de la ruine en 1568 on fit une collecte pour le rétablissement des gradins; en 1579 on établit une taxe à percevoir tous les quatre ans, pour l'entretien du bâtiment. En outre, le quart du produit des amendes devait être affecte au-même objet. Le conseil des Dix et celui des Cinquante prirent, plusieurs fois, des résolutions semblables. Au dix-septième siècle, on nomma deux conservateurs du bâtiment, les présidents de l'arène. A cette époque, il s'y donnait souvent des tournois ainsi en 1622 et en 1654; mais il y en avait déjà eu quelquefois dans les siècles précédents, puisque l'on en mentionne positivement un de l'année 1222. En 1716, on y organisa un carrousel en l'honneur de l'électeur de Bavière. Le noble Véronais auquel nous sommes redevable de cet historique du monument le plus remarquable de la ville de ses pères, le marquis Maffei, invite, à la fin de l'écrit dont nous parlons la jeunesse patricienne de Vérone à profiter, de temps en temps, de ce théâtre unique et incomparable, pour montrer son courage et exercer sâ vaillance. Cet amphithéâtre avait, au temps de sa splendeur, quatre étages sur une hauteur de cent dix à cent vingt pieds véronais. On y comptait, d'après Maffei, vingt-deux mille places pourvues de sièges, et.dans ses parties les plus élevées il y avait l'espace nécessaire pour contenir, en outre, un nombre presque égal de spectateurs, qui étaient néanmoins obligés de s'y tenir debout. Il y avait soixante-douze entrées, toutes numérotées. Le mur du podium était orné de marbres précieux, dont il reste encore des fragments. L'écoulement des eaux de pluie et des immondices se faisait par des canaux souterrains, qui n'étaient pas toutefois disposés de manière à permettre la submersion de l'arène. Mais, parmi ces ruines, la plus imposante de beaucoup c'est celle de l'amphithéâtre Flavien, le fameux Colisée (Colosseum), nom que lui valurent, selon toute probabilité, ses dimensions colossales. Bien que la cupidité et un excès de zèle religieux l'eussent dépouillé, de bonne heure, de tous ses ornements, ses murs restèrent intacts pendant plusieurs centaines d'années, même après la chute de l'empire d'Occident, et inspirèrent au huitième siècle de notre ère, à un de ses admirateurs, les paroles suivantes « Tant que le Colisée sera debout, Rome subsistera; mais quand le Colisée tombera, Rome tombera, et avec la chute de Rome périra le monde » La première dévastation notable du Colisée n'eut lieu peut-être qu'en 1084, année dans laquelle Robert Guiscard ravagea la majeure partie de la ville entre le mont Célius et le Capitole. D'autres ravages y furent occasionnés par les querelles intestines du douzième siècle et du treizième, pendant lesquels il servit le plus souvent de forteresse aux Frangipani, capitaines de la région du Colisée, qui formait un des treize quartiers de Rome à cette époque Au commencement du quatorzième siècle, il fut adjugé au sénat et au peuple de Rome, qui y organisèrent, le 3 septembre 1332; un grand combat de taureaux. Tous les barons des environs y furent invités, trois grandes dames y eurent l'office de conduire les dames de la ville à leurs places. On connaît même les noms des champions qui furent désignés par le sort, ainsi que leurs couleurs et leurs devises. Dix-huit de ces champions restèrent sur le carreau; neuf autres furent blessés, et il y eut onze taureaux de tués. Les corps des paladins tombés dans le combat furent inhumés en grande pompe, au milieu du concours général de la population, dans les églises de Sainte-Marie-Majeure et de Saint-Jean-de-Latran. En 1381, le sénat et le peuple firent don d'un tiers du Colisée à la confrérie de la chapelle Sancta Sanctorum, en reconnaissance de ses bons services au point de vue du rétablissement de l'ordre dans le quartier, où cette ruine servait d'asile à tant de malfaiteurs qu'elle était devenue comme un repaire de brigands. Suivant Marangoni, cette confrérie avait installé au Colisée même, dans quelques corridors des étages supérieurs, après avoir fait murer à cet effet les arcades du dehors, un hôpital qui fut réuni plus tard à celui du Latran. Avec l'afftuence croissante des fidèles venant, d'Italie et de l'étranger, porter le tribut de leur vénération à ce sol imprégné du sang des martyrs, on employa le produit .d'aumônes à l'érection d'une chapelle au haut de l'ancien podium à côté de laquelle on établit une case pour loger un ermite. Au-dessus de la chapelle se trouvait une scène, fermée par des murs de séparation, sur laquelle était représenté chaque année, le vendredi-saint, un jeu de la Passion, souvent mentionné dans des écrits du quinzième siècle et du seizième La suppression de ce jeu eut lieu sous Pie III. Dans l'intervalle, on n'avait jamais cessé d'exploiter la ruine pour en utiliser la pierre. Déjà au commencement du quinzième siècle, Poggio se lamentait de voir la majeure partie des débris du Colisée réduite à l'état de chaux " par la.sottise des Romains" .Paul II se servit des blocs de travertin qui s'y trouvaient pour la construction du palais de Saint-Marc, dit palais de Venise le cardinal Riario, pour la chancellerie bâtie par Bramante; Paul III, pourle palais Farnèse Le plan de Sixte Quint d'établir au Colisée une manufacture de drap, avec des logements pour les ouvriers, fut déjoué par la mort de ce pape. Dans l'année du Jubilé, 1675, on mura les arches de l'entrée, pour couper court à ces profanations et empêcher qu'on n'abusât davantage d'un pareil monument. Une concession faite en 1671, pour deux ans, à deux compétiteurs, pour y donner des combats de taureaux, était restée sans effet En 1727, on permit à l'ermite du toutes les mesures adoptées se trouvèrent insuffisantes, jusqu'à ce que Benoît XIV, en partie déterminé par une tentative d'assassinat sur la personne de l'ermite en 1741, fit de la conservation et de l'entretien convenable du Colisée l'objet d'une sollicitude majeure et durable. Avec Pie VII commença la période de la restauration effective, qui malheureusement se ressentit beaucoup, par la manière dont furent conduits les travaux, du manque, si fréquent en Italie d'intelligence et de ménagements pour la forme originaire et le caractère primitif de l'édifice à restaurer. Le Coliséee ne présente plus, aujourd'hui, l'aspect qu'il offrait, alors que la puissante imagination de lord Byron conjurait les esprits des morts, qui avaient abreuvé cette arène de leur sang, à reparaître au milieu de ses débris, au clair de la lune. La verdure qui foisonnait sur les murs, épaisse comme une forêt, a disparu les nouvelles bâtisses en briques forment, avec les anciens blocs de travertin, un contraste qui fait peine. Au-dessus de la crête la plus élevée des murs court un fil télégraphique. A l'entrée, une sentinelle française est en faction. Deux fois par semaine, dans l'après-midi, le sermon d'un capucin édifie, dans l'arène, un certain nombre de dévots, des plus basses classes pour la plupart, et les vieilles arches retentissent d'hymnes.et de cantiques.

CHAPITRE IV

Le théâtre

Comme on l'a déjà dit , les spectacles de la scène, les moins dispendieux et les moins difficiles à monter de tous, étaient aussi de beaucoup les plus communs, bien qu'ils fussent loin d'intéresser aussi vivement que les deux autres genres. Rome eut, il est vrai, depuis le commencement de l'empire, trois théâtres permanents, mais tous les trois ensemble ne contenaient guère, d'après les estimations les plus larges, plus de monde que le seul grand amphithéâtre, ni même, d'après les plus modestes, beaucoup plus que la moitié des spectateurs que pouvait recevoir ce dernier.
Voici les chiffres qui ont été recueillis à ce sujet dans les sources

NOMBRE DES SPECTATEURS.
Théâtres. Maximum. Minimum.
De Pompée. 40,000 (Pline)- 17,580(Curiosum)
De Balbus. 30,085 (Notice) 11,510 (Curiosum)
De MarceIlus. 20,000 (Curiosum) 20,000(Curiosum)

Peut-être les minima n'indiquent-ils que le nombre des sièges et les autres chiffres comprennent-ils, en outre, les places auxquelles on était obligé de se tenir debout. Quoi qu'il en soit, on ne jouait, selon toute probabilité, qu'exceptionnellement et lors des grandes fêtes, dans tous les trois théâtres à la fois pour les représentations ordinaires, le théâtre de Pompée suffisait sans doute. A côté des fortes émotions que procuraient le cirque et l'arène, la scène ne pouvait garder de l'attrait pour les masses qu'en descendant à la trivialité, prodiguant les divertissements grossiers et chatouillant les sens avec plus ou moins de raffinement. C'est ainsi qu'au lieu de contre-balancer la pernicieuse influence de ces autres spectacles, elle n'a pas contribué le moins à propager la corruption et à perdre la société à Rome. Parmi les genres dramatiques déjà existants, ce furent les deux plus bas, la farce atellane et la pièce mimique (mimus), qui arrivèrent à dominer la scène sous l'empire. La première, espèce de comédie de polichinelle, originaire de la Campanie, où elle est restée populaire jusqu'à nos jours, avait été transplantée de bonne heure à Rome. Improvisée dans l'origine, elle fut introduite dans la littérature au temps de Sylla. Une action brève, probablement en général bornée à un seul acte, s'y attachait à quatre masques, prototypes des personnages de la moderne comédie de caractère italienne. Pappus, le vieux, répondait à peu près à Pantalon, Dossennus, l'homme sage, tour à tour maître d'école, devin, etc., au dotore; il faut y ajouter les deux figures du butor ou goulu, Buccon, et du niais, Maccus. Les nombreux titres d'atellanes parvenus jusqu'à nous, bien que d'une origine plus ancienne, nous font connaître les sujets favoris de ce genre, qui restèrent probablement en général toujours les mêmes, sous l'empire comme sous la république. On y voit exceptionnellement aussi figurer des sujets mythologiques, comme celui de l'Agamemnon supposé. Souvent on mettait en scène les types de certaines nationalités, comme les Campaniens, les Gaulois Transalpiens, les Soldats de Pomenie, dont la manière de parler et la tenue provinciales devaient amuser beaucoup un public de citadins. La mine la plus riche était, sans doute, celle des sujets empruntés à la vie rustique, comme le chevreau, le sanglier malade et le sanglier bien portant, la vache, la basse cours, les vinerons, les bucherons, etc. puis aux métiers des villes; comme les pêcheurs, les peintres, les crieurs publics, mais surtout les foulons, qui jouaient en général un grand rôle sur la scène romaine. Nombre d'autres titres nous montrent les personnages principaux de la pièce dans toute espèce de situations comiques, hérissées de complications ainsi les deux Maccus, Maccus en jeune fille, en soldat, en tavernier,
en proscrit; les deux Dossemus, Pappus campagnard, la fiançée de Pappus, Buccon à l'école des gladialeurs. Il paraît qu'on faisait intervenir souvent aussi des fantômes. Comme il va sans dire, le comique de cette comédie populaire était essentiellement grotesque, les plaisanteries y étaient très vertes et fourmillaient notamment d'obscénités. La farce mimique (mimus) aussi était une pièce de caractère, de faible cohésion, prise dans la vie commune, courte comme l'atellane, mais sans masques stéréotypes. De même que l'atellane, on la donnait comme intermède, ou après d'autres représentations, et elle jouissait, du temps de Cicéron, de plus de faveur que celles-ci. Sous l'empire aussi, la pièce mimique est mentionnée parmi les farces que l'on désigne comme ayant souvent défrayé le spectacle. C'est de tous les genres dramatiques celui qui se maintint le plus longtemps, car il survécut même à la chute de l'empire d'Occident. A en juger par les titres qui nous ont été conservés, les sujets de ces pièces étaient à peu près les mêmes que ceux de l'atellane, à cela près qu'ils paraissent empruntés aux moeurs des villes plutôt qu'à celles des campagnes, mais particulièrement à celles des classes inférieures et des artisans, outre qu'ils semblent avoir porté aussi sur la caricature de nationalités étrangères et, finalement, mais par exception seulement, sur des contes mythologiques. Ainsi l'on voyait figurer dans une de ces pièces trois Hercules affamés dans une autre, Anubis accusé d'adultère, et l'on assistait dans une troisième à la lecture du testament de feu Jupiter. Dans une pièce mimique jouée la veille de l'assassinat de Caligula, on représenta la crucification du fameux chef de brigands Laureolus, dans le supplice duquel on voyait le sang couler artificiellement, et plusieurs bouffons singer cette horrible scène. Dans une autre de ces pièces, représentée au théâtre de Marcellus, en présence de Vespasien, le rôle principal était celui d'un chien auquel on faisait prendre un narcotique, et qui savait exciter l'admiration de tous les spectateurs par la manière dont il feignait de s'endormir peu à peu et de se réveiller ensuite. Les filouteries et les tours de chicane revenaient souvent dans ce genre les intrigues amoureuses et les scènes d'adultère, plus fréquemment encore. L'amant surpris se laissait emporter dans une armoire, pour échapper à la colère du mari trompé; l'époux envoyait sa jeune et jolie femme chez l'ennemi puissant qu'il redoutait, afin de le désarmer par les appas de sa moitié, et ainsi de suite. Des vicissitudes soudaines dans la destinée des personnages rappellent certaines farces de notre temps, accompagnées de merveilleux. Des mendiants devenaient riches d'un coup, des riches, obligés de chercher leur salut dans la fuite, parcouraient la scène pleins d'angoisses, la tête enveloppée d'un manteau, à l'exception des oreilles, avec lesquelles ils semblaient guetter l'approche de leurs persécuteurs. Les invectives jouaient un grand rôle dans la pièce mimique, ainsi que les coups, et le claquement des soufflets appliqués aux grosses joues des benêts, qui figuraient aussi régulièrement dans ces pièces, paraît y avoir été goûté comme une des meilleures plaisanteries. Le langage était plein d'expressions et de tournures à l'usage des classes les plus infimes; l'esprit, trivial et bouffon; le jeu, d'un comique grossier, tirant à la charge. Les grimaces, les bouffonneries du geste et des danses grotesques s'y mêlaient comme des ingrédients nécessaires les danses, avec accompagnement de flutes surtout. On vit, sous l'empire, des pièces mimiques offrant une action parfaitement développée et peut-être la farce emprunta-t-elle d'autant plus à la comédie classique, qu'elle la supplanta davantage sur la scène. Cependant celles de ces pièces où l'on faisait bon marché du dénouement dramatique pouvaient avoir, à cette époque aussi, comme auparavant déjà, formé l'ordinaire du répertoire. La pièce devait-elle finir, l'un des personnages, l'amant pris sur le fait, par exemple, se sauvait, la musique prenait son tour et tout se terminait par une danse l'appareil scénique était très simple. Les mimes jouaient sur l'espace le plus avancé de la scène, séparé du fond de celle-ci par un rideau, sans la chaussure de théâtre, usitée pour la comédie aussi, et sans masque. Leur costume était un habit d'Arlequin à diverses couleurs, sur lequel ils jetaient un mantelet. A coté de l'acteur principal, qui était véritablement le héros de la farce, figurait communément, comme on l'a déjà dit, le personnage du niais, du goulu ou du parasite, reconnaissable à de grosses joues rebondies, à sa tête chauve et probablement aussi au costume de son emploi. La pièce mimique, on n'en peut douter, l'emportait de beaucoup sur les autres espèces de farces par l'effronterie avec laquelle on s'y moquait des bonnes moeurs, et par l'obscénité qui y dominait, sans équivoque et sans déguisement. Sous la république, on couvrait encore, cette licence et ce dévergondage de l'excuse du caractère tout particulier de la fête de Flore, à laquelle avaient lieu principalement les représentations de farces mimiques mais, plus tard, on ne jugea probablement plus nécessaire de chercher une excuse. Les rôles de femmes y étaient exclusivement remplis par des femmes. Celles-ci, à la demande du public, se mettaient ordinairement à exécuter des danses, pour lesquelles elles quittaient leur pardessus et se montraient dans un état plus ou moins voisin de la nudité. Il parait que c'était pire encore à Byzance et à Antioche, au temps de saint Jean Chrysostome. On comprend qu'Ovide trouvât injuste le rèproche d'immoralité fait ses poésies, lorsque l'empereur et le sénat, des dames, des jeunes filles et même des enfants, s'amusaient à regarder des pièces mimiques dans lesquelles le mari était continuellement. trompé par sa femme et par un amant coquet, et où non-seulement les oreilles apprenaient à ne plus s'effrayer des propos les plus indécents, mais les yeux mêmes s'habituaient à des spectacles révoltants pour la pudeur. Les scènes les plus scabreuses étaient les plus applaudies, et les pièces de l'espèce, les mieux payées par les préteurs Martial aussi put dire que les femmes allant voir les mimes n'avaient pas à craindre la lecture de ses poésies les plus hardies. Les rapports de Procope sur les représentations mimiques de Théodora donnent une idée de ce que l'on pouvait se permettre dans ces spectacles, bien que cette femme, appelée trôner plus tard, comme impératrice, dans la métropole chrétienne de l'empire d'Orient, renchérît peut-être encore de beaucoup sur l'impudence des ballerines les plus éhontées de la scène romaine (1). On profita souvent de la représentation de pièces mimiques, ou d'atellanes, pour placer des allusions aux affaires publiques et aux empereurs eux-mêmes. Les acteurs et le public s'entendaient, en quelque sorte, et se donnaient le mot pour appuyer sur les passages applicables aux choses du présent, et faire ressortir, d'une façon non équivoque, le sens qu'on y attachait. On se permettait aussi des improvisations et des additions de circonstance, et la certitude d'électriser le public fit probablement oublier souvent aux acteurs et même aux auteurs le danger de ces licences.

(1) Saint Jérôme (Lettres, 52, 2), à propos de l'histoire portant que l'on s'était mis en quête d'une jeune fille pour réchauffer le sang giacé du vieux roi David, dit :"Nonne tibi videtur. figmentum esse de mimo vel atellanarum ludicro?"

Il paraît qu'en général les empereurs jugèrent de bonne politique de relever ces allusions le moins possible. Déjà Jules César eut à en subir une, à son coup d'État de la part de l'auteur et acteur mime Labérius et, après l'assassinat du premier fondateur de l'empire, Cicéron se fit rendre compte par Atticus des mots que les mimes avaient débités à ce sujet et de l'accueil qu'y avait fait le peuple A cette phrase d'une pièce mimique, dite un jour en présence d'Auguste.: Oh! le doux et bon maître éclata une jubilation tendant à présenter ces mots comme l'expression caractéristique du sentiment général pour l'empereur flatterie dont Auguste se défendit sur-le-champ, de la mine et du geste, et qu'il repoussa le lendemain par un édit conçu en termes assez vifs. Mais, une autre fois, le public s'avisa aussi de prêter à un vers, très innocent par lui-même, un sens qui renfermait une dure allusion aux habitudes de mollesse d'Auguste. Pendant le séjour, de Tibère à Caprée, un passage d'une atellane, comportant une allusion à ses débauches, fut accueilli avec de bruyants applaudissements. Dès l'an 22 ou 23 de notre ère, c'est- à-dire quelques années avant de s'éloigner de Rome, Tibère, à l'occasion de diverses plaintes, élevées par les préteurs contre les acteurs de la scène, avait adressé au sénat une lettre blâmant leur insolence. Elle portait que l'atellane, cet amusement le plus frivole de la populace, était, arrivée à un degré d'infamie et de licence effrénée tel qu'il y avait, pour les Pères, urgence d'intervenir et de faire cesser le scandale. La tradition ne nous dit pas s'ils intervinrent en effet, .ni comment les historiens se bornent à mentionner l'expulsion des pantomimes d'Italie, vers cette époque mesure dont nous avons déjà fait connaître ailleurs les causes plus directes. Caligula fit brûler, dans l'arène de l'amphithéâtre, un poëte d'atellanes pour une plaisanterie susceptible d'être interprétée comme une allusion dirigée contre sa personne Après le parricide de Néron envers sa mère, un acteur d'atellane, Datus, ne craignit pas d'accompagner les mots: Salut, père Salut, mère des gestes d'un buveur et d'un nageur, rappelant ainsi l'empoisonnement de Claude et la noyade d'Agrippine. Néron, se contenta de le bannir d'Italie. Quand Galba, que précédait sa réputation de dureté et d'avidité, arriva comme empereur à Rome, et y parut pour la première fois au spectacle, à la représentation d'une atellane, où, paraît-il, le choeur des gens d'une maison se plaignait du retour malencontreux d'un vieux maître de la campagne, tout le public fit chorus avec les chanteurs et répéta; plusieurs fois le vers significatif. Aux contemporains, cette licence de la scène d'alors ne paraissait même pas incompatible avec une cérémonie funèbre. Aux obsèques de Vespasien, l'archimime Favor représentait la personne du défunt empereur, dont il s'appliqua, suivant l'usage, à imiter les allures et le discours. Quand, à sa question sur ce que coûtaient ces funérailles, on répondit 10 millions de sesterces, il s'écria Eh qu'on m'en donne seulement 100,000 et qu'on me jette ensuite dans le Tibre, si l'on veut. Helvidius Priscus le jeune fut exécuté sous Domitien pour avoir, dit-on, parodié dans une atellane, Paris et Oenone, le divorce de l'empereur. Un auteur de pièces mimiques, Marullus, dont Galien aussi a parlé, put impunément se moquer, sur la scène, de Marc- Aurèle et de Lucius Vérus. Ces pièces étaient pleines d'allusions, sans équivoque possible, aux amours de l'impératrice Faustine, connues de toute la ville à la vie infâme que menait Commode, etc. L'empereur Maximin, qui n'entendait pas le grec, fut même une fois insulté personnellement en vers grecs sans s'en douter, dans une pièce à la représentation de laquelle il assistait au théâtre. Enfin, les mimes paraissent avoir souvent imité, sur la scène aussi, des personnes connues, et, dans une poésie qui nous a été conservée, l'acteur Vitalis dit de lui-même: Ipse etiam, quem nostra oculis geminabat imago Horruit in vultu se magis esse meo. 0 quoties imitata meo se femina gestu Vidit et erubuit totaque mota fuit. Pendant que le goût des masses pour le théâtre, celui du grand public, qui préférait l'atellane à la comédie, trouvait satisfaction dans ces farces, l'intérêt du cercle plus restreint des gens instruits suffisait à peine pour maintenir sur la scène le drame classique. Le temps de la fécondité, sur le domaine de la tragédie et de la comédie, qui, du reste, n'avait jamais été qu'une reproduction de modèles grecs, était passé depuis longtemps; les dernières tentatives isolées en ce genre ne vont pas, à ce qu'il parait, au-delà du premier siècle de notre ère. Le dernier poète duquel on sait qu'il parvint à faire représenter ses pièces, le consulaire L. Pomponius Bassus, vécut sous Claude. La plupart des pièces dramatiques composées à cette époque n'étaient destinées qu'à former une lecture de salon mais on a continué à écrire de nouvelles pièces mimiques jusque dans les derniers temps de l'empire. Saint Jérôme encore mentionne des mimographes qui travaillaient de son temps; tandis que le besoin très limité de pièces classiques, pour la scène, était sans doute plus que couvert par le répertoire des anciennes comédies et tragédies, que l'on représentait probablement refaites sous une forme plus ou moins modernisée. Le genre qui se maintint le mieux dans la faveur du public fut celui de la palliata ou, comme on l'appelle aussi, de la nouvelle comédie grecque, dans laquelle le vieux Ménandre surtout avait été maître, et dont les pièces de Plaute et de Térence nous offrent des modèles de reproduction dans le goût romain. Il est probable que la comédie romaine proprement dite, ou togata s'était aussi maintenue à côté de la précédente, mais ou ne connaît qu'une seule représentation d'une togata sous l'empire, celle de l'Incendie d'Afranius, donnée à l'occasion des grands jeux (ludi maximi) de Néron, et dans laquelle on permit aux acteurs de piller la maison en feu. Non seulement à Rome et en Italie, mais aussi dans les provinces, toutes les générations qui se suivaient, de siècle en siècle, s'amusaient du spectacle de ces vieilles figures stéréotypes et bien connues de dieux travestis, de pères tapageurs et bonaces, de leurs mauvais sujets de fils de rusés esclaves, de fiers-à-bras, de filles de joie, etc. Le témoignage de Quintilien et de Juvénal prouve que les représentations de palliates continuèrent au deuxième siècle. Marc-Aurèle aussi, dans ses Commentaires mentionne un comédien qui joua dans une pièce en cinq actes, et un passage de Dion Cassius prouve qu'il y en avait encore au commencement du troisième. D'autres témoignages peuvent être invoqués pour la persistance de ces spectacles au quatrième siècle et même au commencement du cinquième. Un jeu fin et conforme aux règles de l'art était non seulement commandé par la nature même de ces comédies et par la tradition, mais indispensable pour conserver de l'intérêt à des pièces qu'une grande partie de l'auditoire, dans la capitale du moins, connaissait à fond. L'éducation des acteurs pour la comédie était, à la fin du premier siècle, et probablement plus.tard encore, strictement classique, et les professeurs d'éloquence les recommandaient à leurs élevés, pour des leçons de prononciation correcte, de bonne élocution, de modulation de la voix, de bonne tenue et d'accompagnement convenable de la mine et du geste. Le comédien Geminus fut un des maîtres de Marc-Aurèle Cependant l'élégance étudiée,que les contemporains de Cicéron avaient admirée dans un Roscius, paraissait déjà surannée et ridicule à la génération qui vivait un siècle plus tard. Le jeu avait pris, sans doute, une tendance plus marquée vers le réalisme, moins prononcée toutefois que ne l'est celle du jeu des acteurs de nos jours. Ceux de Rome prenaient leur tâche au sérieux. Quintilien avait souvent vu des comédiens quitter la scène réellement éplorés après des scènes émouvantes La déclamation ne s'écartait pas trop, il est vrai, du langage de la vie ordinaire, mais elle ne le copiait nullement, s'appliquant, au contraire, à l'ennoblir en le stylant d'une façon convenable. Il est certain que le geste aussi était réglé suivant des préceptes bien arrêtés. Les règles que Quintilien établit, pour la gesticulation de l'orateur, font présumer qu'il en existait d'analogues pour la scène. Le plus ou moins de lenteur ou de vivacité dans la démarche se mesurait exactement sur le caractère particulier de chaque rôle; elle était plus lente ou plus grave chez les jeunes gens, les vieillards, les soldats, les matrones, plus prompte ou plus empressée chez les esclaves, les servantes, les parasites, les pêcheurs.
Parmi les acteurs de la comédie se distinguaient surtout, dans les théâtres de Rome, au temps de Quintilien et de Juvénal, les Grecs, ces comédiens nés, comme les appelle le second. Les deux plus célèbres furent Démétrius et Stratoclès. La manière dont Quintilien les a caractérisés l'un et l'autre ne montre pas seulement combien étaient encore tranchées, dans l'art de la scène, cette époque, les limites entre ce qui était permis et ce qui ne l'était pas, mais aussi avec quelle délicatesse et quelle vivacité on ressentait la moindre transgression de ces limites. Démétrius avait été favorisé par la nature d'un organe superbe, d'une grande beauté et d'une taille irréprochable il avait surtout du talent pour les rôles calmes; sa spécialité, c'étaient les dieux, les jeunes hommes, les bons esclaves et les bons pères, les épouses et les vieilles femmes portant leur âge avec dignité. Il était inimitable à certains égards, dans le mouvement passionné des mains, comme dans les exclamations prolongées et sonores. Il n'y avait que lui pour se draper de manière à laisser gonfler pittoresquement, quand il marchait, ses vêtements par le courant d'air, et pour prendre certaines allures par le flanc droit, comme il lui arrivait quelquefois de le faire. Stratoclès avait une voix plus aiguë il était doué d'une mobilité et d'une souplesse extrêmes il pouvait même se permettre un rire qui ne cadrait pas avec son masque, ainsi qu'une certaine contraction de la nuque. Les vieux tapageurs, les esclaves fripons, les parasites, les entremetteurs, etc., formaient sa spécialité. Les petites transgressions de la règle, que ces deux acteurs se permettaient, dans l'occasion, ne procédaient pas d'ignorance, mais de leur désir de complaire au goût du public. Du reste, ce qui était du meilleur effet venant de l'un, eut été tout simplement affreux de la part de l'autre. La tragédie, bien plus encore que la comédie, ne pouvait prétendre exclusivement qu'à l'intérêt de la petite minorité des gens instruits. La multitude, qui était accoutumée aux spectacles de l'arène et dont les nerfs étaient difficilement ébranlés, même par les réalités les plus grossières, ne pouvait que bien difficilement trouver du goût au jeu d'apparences de la scène, et ne voyait que des ombres, insaisissables pour elle, dans les figures du monde idéal. Qu'était pour eux Hécube? Même dans la classe des gens qui se piquaient d'éducation, le nombre de ceux qui, au théâtre, ne préféraient pas à la mise en scène des destinées des rois et des héros de l'Age primitif de la Grèce les scènes gaies de Plaute, si pleines de ressemblance avec celles que le présent offrait de toutes parts, sous d'autres formes, ne fut probablement jamais très grand. De plus, le costume déjà donnait aux tragédiens l'air de revenants d'un autre monde. Ces figures bizarres, marchant avec la chaussure du cothurne comme sur des échasses, rembourrées, drapées de longues robes traînantes de toutes les couleurs, coiffées de hautes perruques et couvertes d'un masque, percé à l'endroit de la bouche d'une si large ouverture que l'acteur semblait toujours prêt à dévorer les spectateurs, devaient paraitre hideuses ou, pour le moins, ridicules à bien des gens Philostrate raconte que les habitants d'une ville en Bétique, voyant pour la première fois un tragédien, en eurent une telle peur qu'ils s'enfuirent du théâtre. Déjà dans les derniers temps de la république, la magnificence de la mise en scène était le meilleur, pour ne pas dire le seul moyen de retenir le public, quand on jouait la tragédie. Des évolutions militaires, exécutées par des troupes nombreuses à pied et à cheval, d'énormes processions triomphales et autres, dans lesquelles on faisait grande parade de costumes étrangers et somptueux, ainsi que de splendeurs de toute espèce et voyait passer sur la scène des navires, des chars et tout le butin de la guerre, voire même des girafes et des éléphants blancs, ce qui faisait durer les pièces quatre heures et plus, tels étaient les spectacles qui formaient l'attrait principal des tragédies, même pour la société instruite,au temps d'Horace (1).

(1)Epitres II, 1.

Même ceux qui cherchaient, au théâtre, les jouissances de l'art, y venaient moins pour l'oeuvre dramatique que pour la représentation scénique, moins pour admirer le poète que pour applaudir l'acteur. La conséquence naturelle de cette disparition complète de l'intérêt pour l'art dramatique fut la dissolution même de la tragédie, dans laquelle on, sacrifia la liaison nécessaire pour justifier le dénouement dramatique, comme une chose devenue indiiférente aux spectateurs, et ne conserva que les scènes prêtant le plus à l'effet et offrant en même temps aux acteurs la meilleure occasion de déployer leur art. S'il y a tout lieu de croire qu'on représentait encore à Rome et en province, dans les provinces grecques notamment, des tragédies complètes à des coupures près, il est probable cependant qu'il cessa d'en être ainsi, pour l'ordinaire du moins, depuis le deuxième siècle, et que des scènes lyriques et des danses de pantomimes prirent, dès lors, la place de la tragédie. Sur la scène romaine comme sur la scène grecque, la musique et la danse avaient, de tout temps, forme des éléments essentiels de la généralité des représentations dramatiques. L'antiquité ne connaissait pas, il est vrai, l'opéra, non interrompu par des scènes parlées; car le chant y était exclu du dialogue. Dans les oeuvres dramatiques de tout genre, les parties pour lesquelles le compositeur collaborait avec le poëte, consistaient exclusivement en monologues et en choeurs; il n'y avait ni duos, ni trios, ni scènes lyriques à plusieurs voix en général. Dans le dialogue, l'acteur pouvait allier le geste avec la déclamation mais, dans le monologue lyrique, on en vint à renforcer tellement l'expression qu'elle passa de la gesticulation la danse et de la parole au chant; on n'eut plus alors que l'alternative de renoncer à l'une de ces deux formes du jeu ou d'en charger deux acteurs différents. Ce dernier parti prévalut et rien ne montre mieux combien la scène antique était éloignée de toute recherche de l'illusion; et combien celle-ci était étrangère au désir des spectateurs mêmes. Toute l'organisation scénique était telle qu'elle ne prêtait dans aucun moment à l'illusion que l'on eût sous les yeux une action réelle; elle s'éloignait à dessein de la réalité; toute représentation ne devait et ne pouvait même être entendue et appréciée que comme une production de l'art, non seulement dépourvue de toute réalité, mais en excluant entièrement l'idée. Ainsi l'on avait été de tout temps habitué, sur la scène romaine, avoir l'acteur exprimer sa partie du rôle par la danse muette de la pantomime, pendant qu'un chanteur, tranquillement placé à côté de lui, débitait les paroles qu'aurait eu à dire son camarade. Cette disjonction, si étrange pour nous, de la déclamation et de l'action, paraissait si naturelle qu'au temps de Pline des poètes faisant réciter leurs poésies, devant un public d'invités, par d'autres personnes douées d'un organe plus agréable, n'en accompagnaient pas moins eux-mêmes la déclamation du murmure, du jeu de physionomie et de tous les gestes de circonstance. La décomposition de la tragédie en ses divers éléments était déjà toute préparée par cette séparation du chant et de la danse, sur la scène. L'affaiblissement du goût pour le dramatique, l'accroissement de l'intérêt pour le chant et la danse, achevèrent ce démembrement, et, dès les derniers temps de la république, les parties du chanteur, du danseur et du joueur de flùte, qui les accompagnait, étaient offertes et reçues comme autant de parties bien distinctes. Ici, nous ne prendrons d'abord en considération que les spectacles qui avaient, partiellement du moins, conservé le caractère dramatique, comme les pantomimes et les récitatifs des tragédiens. Les premières seules étaient, que nous sachions, des représentations de scènes liées entre elles et formant un ensemble tandis que les seconds sembleraient plutôt avoir toujours conserve le caractère de rhapsodies. Comme ils ne furent jamais, il s'en faut de beaucoup, goûtés, sur la scène et par le public, au même degré que les pantomimes, nous ne sommes que très imparfaitement renseignés sur ce qui les concerne. Les tragédiens y paraissaient avec le masque et en plein costume, comme dans le véritable drame, mais leur rôle se bornait essentiellement à une partie de chant. D'après Lucien, on chantait aussi des morceaux en vers iambiques; telle avait été la partie d'un Oedipe dans l'exil chantée par Néron Le chant du tragédien était naturellement aussi accompagné de gestes, mais cet accompagnement était un moyen subordonné au jeu principal pour en tirer parti complétement, et selon les convenances du temps, il fallait la coopération d'un second acteur. Celui-ci, dont l'assistance est mentionnée quelquefois, se produisait-il ordinairement à côté du chanteur ? Un choeur venait-il souvent s'adjoindre aux parties de solo, comme doit le faire supposer un passage d'Épictète? Le même tragédien chantait-il successivement plusieurs rôles de la pièce que l'on jouait? Ces parties de solo étaient-elles reliées entre elles, et comment? Des comparses muets complétaient- ils la représentation? Des dialogues parlés se rattachaient- ils aux solos de chant, et de quelle manière "? Ce sont là autant de questions sur lesquelles nous sommes dans l'incertitude la plus complète. Il est clair seulement que les solos de chant des tragédiens formaient le noyau de ces représentations et qu'ils captivaient, presque exclusivement, l'intérêt du public. C'était là le genre dramatique dans lequel Néron aimait à se produire, parce qu'il croyait pouvoir briller surtout par sa voix et sa méthode de chant. Il chantait, dit Suétone des scènes de tragédie sous le masque. Dans les rôles de dieux et de héros, ce masque était fait à son image, dans ceux de déesses et d'héroïnes, à l'image des femmes dont il était épris dans le moment. Entre autres rôles, il chanta Canacé (1) l'incestueuse et infortunée fille d'Eole, dans les douleurs de l'enfantement, Oreste, le meurtrier de sa mère, et Hercule furieux. On raconte qu'un jeune soldat, de faction à l'entrée, en le voyant habiller et charger de chaînes pour le besoin de son rôle, accourut pour le délivrer. On remarqua que, dans la dernière pièce où il se produisit en public, et qui n'était autre qu'un nouvel 'arrangement de l'Oedipe proscrit, jouissant alors d'une grande vogue, son chant finissait par ces mots : Epouse! père et mère, à la mort tous me voueut

(1) Ayant épousé secrètement son frère Macarée, elle mit au monde un fils. Eole, indigné, fit manger à ses chiens le fruit de cet inceste, et envoya un poignard à sa fille, pour qu'elle se tuât.

Ces mots ,dans le texte original, sont grecs,et il est probable que les textes des tragédiens à Rome étaient souvent alors en cette langue, qui ne devait probablement pas être plus choquante, même pour les personnes qui ne la comprenaient pas, que ne le sont hors d'Italie, aujourd'hui, les paroles d'un opéra italien. En général, il paraît que l'usage non seulement de la langue grecque, mais aussi d'autres langues étrangères, n'était plus une rareté sur la scène romaine, sous l'empire; car, déjà Jules César et Auguste y avaient fait jouer des acteurs de toutes les langues. Mais il n'y a plus moyen de déterminer si on y représentait des drames grecs entiers, ce qui est très possible, ou si ces textes grecs ne s'appliquaient qu'à des représentations semi-dramatiques, à des morceaux comme ceux qu'on joue dans nos concerts et à des tirades déclamatoires. Comme nous l'avons déjà dit, les représentations de pantomimes parvinrent à prendre, sur la scène, une importance bien autrement grande que ces chants de tragédiens. Le fait que l'action pantomime passait, de tout temps, pour un moyen de théâtre plus important que la déclamation et le chant, ressort assez de ce que, dans le drame proprement dit, l'acteur, obligé de renoncer à l'une de ces deux formes du jeu, abandonnait précisément la dernière au chanteur, placé en dehors de l'action, et exprimait lui-même, par la déclamation, les paroles propres du poëte. L'action devait aider à suppléer au jeu de physionomie, exclu par l'usage des masques, et nous pouvons nous représenter, approximativement du moins, d'après de nombreuses indications comme par l'activité significative du geste, qui ajoute, encore de nos jours, tant à l'expression du langage des méridionaux, la supériorité de la mimique des pantomimes d'alors sur celle de leurs confrères d'aujourd'hui, sous le rapport de l'ampleur, de la finesse, de la perfection et de la vivacité. Le caractère généralement intelligible de ces représentations, même pour ceux qui ne connaissaient ni le latin ni le grec, ne fut peut-être pas précisément à Rome, avec sa population formée d'un ramassis de gens de tous les pays, ce qui contribua le moins à procurer à ce genre l'accès de la scène et bientôt la domination de celle-ci. Ce furent Pylade et Bathylle qui, sous le règne d'Auguste, perfectionnèrent la danse mimique et en firent un genre distinct de l'art théâtral. Il se bornait, dans les commencements, à la tragédie et au jeu des satyres, mais il paraît que ce dernier ne tarda pas à tomber en désuétude, de sorte que l'on peut considérer tout bonnement la pantomime comme le genre auquel échut la place de la tragédie, qui se mourait. On s'appliquait, dans l'arrangement de la pantomime, à renfermer les moments les plus importants de l'action, et y prêtant le plus à l'effet, dans une suite de solos lyriques exécutés par un seul pantomime, obligé, par conséquent, de remplir successivement plusieurs rôles, tant d'hommes que de femmes, tandis que le texte relatif à chaque solo n'était pas chanté par un seul chanteur, comme dans le drame proprement dit, mais par tout un choeur. Il se peut que les livrets du texte des pantomimes fussent parfois des poëmes distincts, mais ils étaient, sans doute, plus souvent un rajustement d'extraits de pièces grecques et latines déjà existantes. Des poëtes distingués même ne dédaignaient pas de composer les textes de ces ballets (fabulae salticae). Le célèbre Lucain passe pour en avoir écrit quatorze. Ils étaient bien payés par les pantomimes. Stace, qui ne recueillit pour sa Thébaïde que de stériles éloges, tira un profit notable de la vente du texte encore inconnu d'une Agavé au célèbre danseur Paris. Mais, en général, les textes de pantomimes étaient, comme il paraît, réputés sans valeur, et certainement non à tort. Les sujets, comme il va sans dire, par cela même qu'ils étaient empruntés à la tragédie, avaient presque généralement un caractère mythologique, historique par exception seulement. Il est vrai que Lucien déclare propres à la pantomime tous les sujets depuis l'origine du monde jusqu'à la mort de Cléopâtre, et l'on comprend que les poètes de l'empire romain ne pussent se permettre de franchir cette dernière limite; mais la tragique histoire de Polycrate et de sa fille, et la passion de Séleucus pour Stratonice, l'amante de son père, sont les seuls exemples de sujets historiques cités par lui et il n'existe nulle part une mention d'autres sujets pareils, tandis que le nombre des sujets mythologiques que nous connaissons est très grand. Exceptionnellement, il y en avait aussi d'empruntés à la tradition romaine. On mentionne ainsi un Turnus arrangé d'après Virgile, pantomime dans laquelle Néron voulait prendre un rôle On emprunta de même à la mythologie égyptienne l'histoire. d'Osiris et les métamorphoses des dieux. Le fonds qui prédominait largement, c'était la mythologie grecque, dont beaucoup de sujets furent probablement introduits sur la scène, pour la première fois, sous forme de pantomimes. Parmi ces sujets, il y en avait certes d'un haut intérêt tragique, et ils n'étaient pas rares comme Atrée et Thyeste, Ajax furieux, Hercule furieux, Niobé, Hector et d'autres semblables. Mais les plus fréquents de beaucoup, et les plus goûtés, étaient des histoires d'amour, en partie de la nature la plus scabreuse. Ovide dans un passage qui peut s'appliquer aux farces mimiques aussi bien qu'aux pantomimes, introduites au théâtre depuis l'an de Rome 732 ou 733, dit Illic assidue ficti saltantur amantes, Quid caveas actor, quid juvet arte docet. Ces sujets érotiques étaient empruntés soit à la mythologie des dieux, comme les amours et les déguisements de Jupiter, Vénus et Adonis, Vénus et Mars dans le filet de Vulcain, Apollon et Daphné, etc soit à la tradition héroïque, comme Phèdre et Hippolyte, Méléagre et Atalante, Protésilaus et Laodamie, Jason et Médée, Achille à Scyros, Achille et la belle Briséis, Ariane à Naxos, Pasiphaé, Cinyras et Myrrha (1) pantomime jouée la veille de l'assassinat de Caligula, etc. Ces sujets et d'autres pareils, représentés sur toutes les scènes, pendant toute la durée de l'empire, principalement par des pantomimes, étaient ceux qui partout charmaient le plus les spectateurs. Comme les livrets du texte des pantomimes étaient faits d'après des tragédies, ou du moins dans le goût de celles-ci, on y observait probablement aussi la règle de l'unité de lieu, de sorte qu'il n'y avait pas de changement de coulisses du moins n'en est-il pas fait mention plus que du reste de l'appareil scénique, probablement très simple, comme dans la tragédie. Le choeur, outre qu'il formait l'accompagnement des textes de ballets, chantait peut-être même dans les pauses de ceux-ci, dont on ne peut guère se figurer la représentation sans le lien d'un récitatif, comme celui de nos oratorios, par exemple. Ces intermèdes pouvaient, d'ailleurs, aussi ménager au danseur le temps nécessaire pour changer de costume et de masque. La substitution du chant choral à celui du soliste de la tragédie, avait été introduite par le fondateur du nouveau genre pantomime, ce Pylade qui mit en même temps un grand orchestre, richement fourni d'instruments, à la place du simple accompagnement de flûte. Interrogé en quoi consistait son innovation, il doit avoir répondu par un vers d'Homère ainsi conçu:

(1) Josephe, A. J., XIX, 1, 13. Myrrha fille de Cinyras, roi de Chypre, et mère d'Adonis, né d'un inceste de celle-ci avec son propre père, qui eut commerce avec elle sans la reconnaitre d'abord. Ayant ensuite découvert son crime involontaire, il voulut la tuer; mais elle lui échappa, par, la métamorphose en un arbrisseau, duquel on vit depuis couler la myrrhe.

" Dans le concert des flûtes et des chalumeaux, ainsi que dans les rumeurs de la foule." A côté de la flûte et des chalumeaux, les cymbales, la guitare et la lyre, plus d'une fois mentionnées, ces deux dernières par Ovide et les deux précédentes par Lucien, entraient dans la composition de cet orchestre. La mesure était marquée par le scabillum, espèce de pédale, formée de deux plaques attachées à la semelle, qui s'entrechoquaient d'une manière retentissante à chaque battement du pied. Naturellement la musique avait, en même temps, pour but de seconder les mouvements rhythmiques du danseur. Cette musique ne valait pas mieux que les textes elle était pleine de fanfares et de roulements, sans vigueur ni dignité comme sans chasteté, ne visant qu'à chatouiller les oreilles; aussi, les amis sérieux de l'art crurent-ils devoir expliquer la décadence de la musique en général par la domination de la pantomime, sur la scène. Plus la musique et le chant furent subordonnés à la danse, plus celle-ci dut captiver exclusivement l'intérêt des spectateurs. Il est vrai que l'intelligence du ballet était secondée et facilitée par le chant choral mais le problème que le nouveau genre dramatique prit à tâche de résoudre et résolut effectivement, était de rendre le jeu muet aussi parlant que possible, même sans le secours de ces hors-d'oeuvre. Cette tâche était. d'autant plus diffciIe, qu'un pantomime, comme nous l'avons dit, avait à remplir, dans la même pièce, plusieurs rôles de la nature la plus diverse. Lucien en mentionne une fois cinq. Ainsi, par exemple, le même acteur apparaissait d'abord dans le rôle d'Athamas furieux, puis dans celui d'Ino, frappée de terreur; ou bien il faisait d'abord Atrée, puis Thyeste,puis encore Egisthe ou Erope, la femme d'Atrée ou bien successivement Bacchus, Cadmus, Penthée et sa terrible mère Agavé Il était, de plus, du devoir de l'acteur d'exciter, par son jeu, l'imagination des spectateurs, auxquels il s'agissait de faire saisir complétement les rôles des autres personnages de la pièce, par la manière dont-il savait exprimer le rapport de ceux-ci avec le personnage principal, qu'il représentait lui-même. Il fallait qu'en faisant Achille il indiquât en même temps le rôle de Paris, celui de Vulcain en faisant Prométhée, celui de Jupiter en jouant Ganymède, et ainsi de suite. Sous Néron, le célèbre philosophe cynique Démétrius s'avisa, dit-on, de parler une fois avec dédain des pantomimes, incapables, suivant lui, de produire aucun effet sans les choeurs et sans l'accompagnement de la musique. Le premier pantomime de Rome (Paris probablement) résolut de le convaincre du contraire, en dansant devant lui la scène de l'adultère de Mars et de Vénus. Il exprima l'avertissement donné par Phébus au mari trompé, les embûches de Vulcain, les chaînes invisibles, la honte de Vénus, les prières de Mars, le rôle de tous les autres dieux appelés en cause par Vulcain, d'une façon si claire, par son jeu muet, que le philosophe, rempli d'admiration, reconnut parfaitement son erreur. Dans Achille à Scyros, Achille, habillé en femme, au milieu d'elles, produisit une illusion telle, par son jeu, que l'on croyait voir paraître Ulysse à la porte et entendre Diomède sonner de la trompette. On représentait aussi le même Achille devant Troie, jetant sa lance dans la mêlée et répandant la mort autour de lui, faisant tomber Hector sous ses coups, et traînant,
avec son char, le corps de l'infortuné fils de Priam autour des murs d'Ilion enfin, les combats de Thésée, les travaux d'Hercule et même le fameux combat des Centaures et des Lapithes. Il va sans dire, et il existe d'ailleurs des témoignages positifs du fait, que les pantomimes changeaient de masque et de costume pour chaque nouveau rôle dans la même pièce ; mais, il y avait aussi une manière de jouer qui dispensait de ce travestissement, ce qui était regardé probablement comme une preuve de grande virtuosité. L'art de la pantomime, parvenant à surmonter des difficultés pareilles, devait être d'autant plus grand que le danseur était même, à ce qu'il paraît, privé de l'aide de comparses figurant les personnages.secondaires. Le pantomime s'appliquait seulement, de la mine et du geste, à feindre ses rapports de circonstance avec l'autre personne censée présente Cependant, pour bien concevoir en général les prouesses dont on a fait honneur aux pantomimes, il ne fant pas perdre de vue que l'art antique, l'art de la scène notamment, demandait infiniment plus à l'imagination du spectateur, comme il l'habituait et l'exerçait bien plus à compléter l'image de ce qu'on lui offrait que ne le fait l'art moderne.
La danse des pantomimes n'était pas une danse dans l'acception moderne du mot. Elle consistait principalement dans des mouvements expressifs et cadencés de la tête et des mains, bien que, naturellement, des évolutions de tout le corps, des flexions et des torsions de tous les membres, voire même des sauts ne pussent y manquer. Le langage des mains, ce langage commun à tous les peuples, qui rachète, comme dit Quintilien la diversité si grande de leurs idiomes, était évidemment, dans l'antiquité, encore plus riche en gestes significatifs et généralement intelligibles que la gesticulation et le jeu de physionomie des méridionaux de nos jours. Chaque mouvement de la main et des doigts avait sa signification et l'éloquence de la danse fut sans doute développée, perfectionnée et raffinée de plus en plus, par un long exercice de cet art. Il y avait même des enthousiastes grecs de celui- ci, qui trouvaient les danseurs « à touche philosophique », apparaissant à leurs yeux comme des néo-phitagoriciens, plus éloquents dans le silence que ne l'étaient les rhéteurs du temps par leurs déclamations. Des artistes réfléchis s'appliquaient à exprimer moins les paroles que le sens général du texte, par des mouvements correspondants ils dédaignaient, par exemple, d'indiquer la maladie en faisant semblant de tâter le pouls, ou le jeu de la lyre en pinçant les cordes de l'instrument. Hylas ayant voulu, à une répétition ou à l'école de danse, exprimer ces mots du texte « le grand Agamemnon » en se dressant sur la pointe des pieds, son maître Pylade l'en réprimanda, parce que, suivant lui, ce n'était pas là grandir, mais allonger le roi des rois; et aussitôt le maître lui-même, interprétant ce texte à sa manière, prit l'attitude d'un homme qui méditer. De même qu'il s'était formé, dans l'art antique, une tradition bien plus fermement établie partout que ne l'est celle qui existe dans l'art moderne, si bien que la première resta, pour tout le développement ultérieur de l'art, comme une règle sûre et un correctif des aberrations et des folles expériences auxquelles entraîne la manie d'originalité des.esprits faux, de même, dans la pantomime, la fixité de la tradition conventionnelle paraît avoir aussi singulièrement facilité, chez les anciens, le jeu aux artistes, ainsi que l'intelligence de ce jeu aux spectateurs. Lucien raconte qu'un pantomime, dans la scène de Saturne dévorant ses enfants, se fourvoya dans celle du repas de Thyeste, et un autre, qui devait représenter la mort de Sémélé dans les flammes, dans celle de Glaucé, consumée par l'ardeur des poisons dont étaient imprégnés les vêtements de noce envoyés par Médée. Ni pareil écart d'un acteur tombant d'un rôle dans un autre, ni, de la part des spectateurs, la promptitude à s'apercevoir de son erreur, ne se conçoivent sans une tradition bien établie, pour chaque rôle. Tous les témoignages de l'époque confirment dans la supposition que les artistes d'un mérite supérieur possédaient, alors, le talent de caractériser chaque rôle avec beaucoup de finesse. Pylade fut, dit-on, mécontent d'une représentation d'Oedipe aveugle par Hylas auquel il y reprochait certains mouvements d'un homme ayant encore la vue. Dans les scènes pathétiques, les pantomimes réussissaient, assez souvent, à émouvoir les spectateurs jusqu'aux larmes. Mais, bien que les meilleurs artistes s'appliquassent à mériter leurs succès par un jeu plein d'intelligence, profondément réfléchi et conforme aux règles de l'esthétique, le charme principal exercé, par ce spectacle, sur la masse des spectateurs des deux sexes, n'en consistait pas moins dans l'attrait qu'il avait pour les sens. Des vêtements somptueux, diaprés de riches couleurs et flottant à grands plis, avec un masque exempt de la difformité du hideux orifice que l'on était obligé de ménager, pour l'émission de la voix, sur le masque du tragédien relevaient l'effet produit par la beauté juvénile et sans défaut, indispensable au pantomime, dont le physique devait, suivant Lucien, présenter en quelque sorte l'incarnation du canon de Polyclète. Les défauts de l'extérieur étaient, en effet, ceux pour lesquels les spectateurs avaient le moins d'indulgence. Une riche chevelure naturelle qui, dans l'image que les anciens se faisaient de la beauté juvénile, en constituait un élément encore plus essentiel que d'après nos idées modernes, était surtout de rigueur. Les mille secrets de l'art de la toilette venaient, sans doute, encore en aide à la nature. Par un exercice .continuel et une vie régulière, notamment par la frugalité les pantomimes acquéraient un empire absolu sur leur corps, une agilité, une souplesse et une élasticité qui les mettaient en état d'exécuter, chacun de leurs mouvements avec grâce, élégance et mollesse. Par ces qualités, ils charmaient le plus dans les rôles de femmes, où ils réussissaient à faire oublier complétement leur sexe Dans les scènes lubriques, qui formaient le principal assaisonnement de ce spectacle, la grâce enchanteresse de leur jeu s'unissait souvent avec une luxure et une impudence telles qu'ils se croyaient tout permis. Quand le beau Bathylle dansait la Léda, la mime la plus effrontée se sentait une novice, une écolière de la campagne, vis-à-vis de cette virtuosité dans l'art de chatouiller les sens avec raffinement. Le reproche que l'on faisait généralement aux pantomimes, d'afficher l'immoralité et d'exercer une influence corruptrice, ne pouvait être infirmé par leurs plus chauds partisans. Même sans l'extrême crudité des couleurs dont Juvénal a chargé sa description de ces spectacles, il paraîtrait hors de doute qu'ils ne contribuaient pas le moins à pervertir les femmes, qui étaient en général passionnément éprises de ces jeux. Un des derniers historiens païens de l'empire voyait dans l'introduction des pantomimes, sous Auguste, le symptôme d'une démoralisation générale, qui aurait ainsi commencé par elles, avec l'institution du pouvoir monarchique dans le monde romain. On distinguait, dans la pantomime, deux genres principaux, dont on ramenait l'origine aux deux fondateurs de cette forme de spectacle à l'Alexandrin Bathylle et au Cilicien Pylade.Ce dernier, qui écrivit aussi sur son art fut le fondateur de la pantomime tragique. Le genre introduit par Bathylle se rattachait, comme il paraît, au jeu satyrique de la même manière que le précédent dérivait de la tragédie. Le genre de Bathylle, simple et enjoué, avait de l'affinité avec le cordax, la danse burlesque des Grecs. Echo, Pan, un satyre raffolant de l'Amour, tels étaient les rôles dans lesquels brillait Bathylle, tout aussi peu doué pour les pantomimes pathétiques, solennelles et comprenant beaucoup de personnages, de son rival Pylade, que celui-ci pour la danse légère. Pylade ravissait surtout les spectateurs dans le rôle de Bacchus il semblait, dit un auteur grec, que le dieu eût passé en lui ce Bacchus était véritablement un enfant du ciel s'il s'était présenté ainsi sur l'Olympe, dit un autre, la reine des Dieux l'eût certainement revendiqué comme son fils. Dans le rôle d'Hercule furieux cependant, il paraît que sa manière de jouer la démence lui attira le reproche de l'exagération. Ces deux artistes firent école et le genre créé par Bathylle se maintint pour le moins jusqu'au temps de Plutarque. Il est, néanmoins, probable qu'il fut de bonne heure éclipsé par l'autre genre, qui bientôt régna seul sur la scène. Lucien, dans son écrit très développé sur la danse, ne mentionne que la pantomime tragique. Indépendamment de la pantomime, on voyait encore, sur la scène romaine, toute sorte d'autres représentations du genre orchestique. De même que les morceaux de chant des tragédies, d'autres poëmes, mis en musique, étaient joués comme pantomimes, avec ou sans accompagnement de danses; quelquefois les chanteurs s'accompagnaient eux-mêmes' On avait ainsi représenté, à Rome, des productions d'Ovide, non destinées pour le théâtre, et, dans son exil encore, la nouvelle que ses vers étaient arrangés pour la danse et applaudis au théâtre, le réjouit ainsi on chantait également, sur la scène, des poésies à la louange des empereurs, avec accompagnement de danses efféminées, au scandale des censeurs rigides, tandis que des rhéteurs, visant à un fade raffinement de délicatesse dans l'expression, faisaient sonner très haut que leurs discours se prêtaient au chant et à la danse. Outre la pantomime, on ne connaît toutefois, plus particulièrement, qu'une seule des danses alors usitées sur la scène, la danse grecque appelée pyrrhique. Ce nom désignait une danse militaire d'origine dorienne, qui se conserva longtemps encore à Sparte. Il paraît que, sous l'empire, il y eut diverses espèces de pyrrhiques; la plus remarquable, connue dans l'Ionie et, d'autres provinces de l'Asie Mineure, y était dansée publiquement, dans les occasions de fêtes solennelles, par des enfants des plus nobles familles. Les empereurs firent plusieurs fois venir à Rome de ces jeunes danseurs, pour leurs spectacles, et souvent ils leur conférèrent en récompense le droit de cité, après la représentation. Cependant, on exerçait aussi des esclaves des deux sexes à cette danse, particulièrement dans la maison impériale. Peut-être y avait-il des pyrrhiques dansées par des garçons exclusivement et d'autres exécutées par des jeunes gens des deux sexes, probablement esclaves, ou du moins danseurs et danseuses de profession. Les pyrrhichistes paraissaient en scène magnifiquement vêtus de tuniques de diverses couleurs et brodées d'or, couverts de manteaùx de pourpre et d'écarlate, avec une couronne sur la tête. Une succession continuelle de figures dans lesquelles on voyait les files de danseurs s'entrelacer, se serrer diversement en toute sorte de groupes puis se rompre tour à tour, variait sans cesse cette danse. Ils y faisaient tantôt le cercle, tantôt la chaîne puis se dispersaient en troupes, dans un désordre apparent, ou se formaient en carré. Dans ce genre rentraient aussi des combats simulés que danseurs et danseuses se livraient entre eux, avec des armes en bois, mais surtout certaines danses bachiques et d'autres d'un caractère analogue. Les danseurs représentaient des titans, des satyres, des corybantes et des pâtres ou des bacchantes agitant des thyrses et des torches. Il était facile de prêter à ces danses un fond dramatique, tel que l'histoire de Bacchus dans l'Inde, ou celle de Penthée. Cependant les sujets étaient également empruntés à d'autres cycles de la mythologie, comme par exemple .dans une fête de Néron, où l'histoire de Pasiphaé fut représentée.sous forme de pyrrhique, à l'amphithéâtre, et où Icare, lancé dans les airs au moyen d'une machine qui devait permettre de simuler le vol aérien, fit une chute dans laquelle son sang rejaillit jusque sur l'empereur Apulée a décrit en détail une de ces pyrrhiques mythologiques, qui rappelle beaucoup le ballet moderne, à l'occasion d'une fête donnée dans la colonie romaine de Corintlie, description évidemment conforme à ce qu'il avait déjà vu de ses propres yeux. Une pyrrhique sans canevas dramatique y précède le ballet. La scène offre la chaîne du mont Ida, figurée par un grand échafaudage en bois. La montagne, couverte de broussailles et d'arbres véritables, laisse échapper des sources de ses flancs. Quelques chèvres y broutent Pâris, beau jeune homme en costume à la mode barbare, la tête ceinte d'une tiare en or, les garde. Mercure, bel adolescent à la chevelure blonde, vêtu seulement de la chlamyde, la baguette et le caducée à la main, la tête ornée de petites ailes d'or, apparaît en dansant un pas, présente à Paris une pomme d'or, en signifiant de la mine et du geste la commission que lui a donnée Jupiter, et se retire ensuite. A ce moment arrive Junon, superbe femme, ceinte du diadème et tenant un sceptre à la main; puis accourt Minerve, le casque étincelant et orné de couronnes d'olivier sur la tête, avançant le bouclier et brandissant la lance; enfin paraît aussi Vénus, n'ayant pour voiler sa nudité qu'une gaze en soie bleue, tenant lieu de pallium, dont elle se couvre les reins. Junon, accompagnée de Castor et de Pollux, commence par énoncer dans le langage de la pantomime, au son de la flûte, par des gestes et des pas cadencés, sa promesse de donner à Pâris la domination de l'Asie, s'il consent à lui décerner le prix de la beauté. Minerve, à son tour, secondée par les démons de Ia terreur et de la crainte, qui exécutent nus une danse aux glaives, promet à Paris la gloire militaire, en rhythmes sauvages, relevés encore par le jeu de mélodies doriennes d'un caractère guerrier. Enfin Vénus, avec un gracieux sourire, vient occuper le milieu de la scène, aux grands applaudissements des spectateurs, entourée d'une troupe de petits Amours, pourvus d'ailes, d'arcs et de flambeaux, ainsi que de fillettes, représentant les Grâces et les Heures. Les flûtes commencent à jouer une suave mélodie lydienne, pendant que Vénus exécute une danse enchanteresse et y promet à Pâris la plus belle des femmes, si bien que, par moments, elle avait l'air « de ne danser que des yeux. » Pâris lui présente la pomme. Junon et Minerve, en se retirant, manifestent leur colère et leur dépit, tandis que Vénus fait éclater la joie de son triomphe, dans une danse finale, qu'elle exécute avec tout le choeur de ses compagnes. Puis, un jet de teinture de safran et de vin jaillit dans les airs, de la cime du mont Ida, et, quand il a rempli tout le théâtre de sa senteur, la montagne même s'engouffre et disparaît sous le sol. La pantomime était non-seulement de toutes les formes de la danse, mais de toutes celles du spectacle en général, le genre qui, au théâtre, captivait le mieux l'intéret et passionnait le plus, sous l'empire. Déjà ce fait que l'acception du mot histrion, qui s'appliquait autrefois à tous les acteurs, fut particulièrement restreinte, dans le langage du temps, à cette classe de danseurs, montre combien il relégua les autres genres à l'ombre. Bien que la passion pour les pantomimes fut répandue dans toutes les régions de la société les classes inférieures la partageaient beaucoup moins. Celles-ci trouvaient certainement plus de plaisir aux obscénités et aux farces grossières des mimes, sur lesquelles les partisans des pantomimes n'abaissaient leurs regards qu'avec dédain. Ces dernières, en raison de leur canevas mythologique, supposaient déjà une certaine instruction, bien plus nécessaire encore pour l'intelligence des finesses du jeu. Il n'y avait pas, du reste, de spectacle scénique aussi propre à ranimer l'excitation des nerfs, blasés par l'excès des jouissait ces. La passion pour les pantomimes (histrionalis), que Tacite appelle un des fléaux endémiques de Rome, ne tarda pas à se répandre, comme une contagion, dans la haute société. Elle s'y empara surtout des femmes. Les spectacles publics ne suffisaient plus pour satisfaire à tous les désirs des amateurs de ces représentations il y eut, dès les premiers temps de l'empire, des pantomimes et des danseuses parmi les esclaves et les affranchis des grandes maisons de Rome et de la cour impériale. Les danseuses, exclues de la scène au théâtre, possédèrent quelquefois la faveur de leurs maîtres à un si haut degré que plus d'une reçut du sien un million de sesterces en dot. En l'an 15 de notre ère, il est vrai, le sénat arrêta que les pantomimes ne seraient admis, désormais, à se produire que dans les spectacles publics mais cette résolution n'est certainement pas restée longtemps en vigueur. Domitien, qui leur défendit au contraire de jouer en public, leur permit expressément de montrer leur talent dans les maisons particulières. Un goût aussi passionné pour l'art de la danse devait, nécessairement, aussi conduire au dilettantisme actif, malgré tout ce que celui-ci avait de choquant pour les idées romaines sur les convenances. Déjà sous Auguste, les hommes bien élevés et tous ceux qui voulaient se donner les airs de gens comme il faut, s'appliquaient à devenir de bons danseurs, ce genre de talent étant déjà compté parmi les avantages que devait posséder tout homme de bonne compagnie. Bientôt, on se lamenta de voir des exercices si efféminants, si contraires à la bienséance, faire tort, chez la jeunesse masculine, aux études sérieuses. La passion de Caligula pour la danse favorisa la propagation de ce dilettantisme. Les bons maîtres de danse, comme les professeurs de musique, étaient très recherchés (1) et, bien que la grande majorité d'entre eux fût probablement composée d'étrangers, on avait cependant aussi déjà vu, sous Auguste, un Romain donner des leçons de danse à Rome. D'après Sénèque, l'art de Pylade et de Bathylle ne manquait ni de maîtres, ni d'élèves; il y avait dans toutes les maisons particulières des scènes, dont le parquet résonnait des exercices de danse, sous les pas de nombre d'hommes et de femmes. Pour les temps postérieurs non plus, il n'y a manque de témoignages de la persistance de ce dilettantisme qui fut bien il est vrai, toujours regardé comme malséant, déshonorant même, pour des hommes haut placés, mais que plusieurs empereurs n'en continuèrent pas moins de pratiquer en personne. L'intérêt particulier que les classes supérieures et les plus augustes personnages prenaient aux jeux de la scène, ne pouvait rester sans influence sur la position sociale des acteurs, bien que leur position civile et légale ne changeât pas.

(1) Columelle, De Re Rustica pra:f. I.

Quiconque se prostituait sur la scène, pour l'amusement du public, était toujours encore frappé de la dégradation civique, comme le soldat congédié ignominieusement, l'entremetteur d'intrigues amoureuses, le fripon et le calomniateur. Dioclétien fut, à ce qu'il paraît, le premier empereur qui disposa que des personnes ayant paru sur la scène, pendant leur minorité, ne seraient plus désormais, pour cela, déchues de leur honneur. Dans les villes municipales et les colonies aussi, les acteurs étaient légalement exclus de tous les emplois honorifiques. Il était interdit, par la loi Julienne, même aux petites et aux arrière-petites filles de sénateurs, issues de la branche masculine, de contracter mariage avec le fils d'un acteur ou d'une actrice, sous peine de nullité, comme aux petits et arrière-petits fils de sénateurs de s'unir avec des filles sortant de familles d'acteurs. Le mari qui surprenait un acteur sur le fait d'adultère avec sa femme, dans la maison conjugale, pouvait le tuer impunément, comme s'il eût été son propre esclave ou son affranchie Le soldat qui se faisait acteur était puni de mort, comme s'il s'était laissé réduire à la condition d'esclave. Auguste fut le premier qui restreignit le droit, qu'avaient anciennement les magistrats, d'infliger, partout et en tout temps, des châtiments corporels aux acteurs, à la durée des spectacles et à la sphère du théâtre et il paraît que l'on s'en tint à cette disposition, dans la suite. Du reste, Auguste était d'une rigueur inexorable pour les acteurs qui manquaient aux convenances. Il fit battre de verges, dans les trois théâtres de Rome, et bannit le comédien Stéphanion, pour le punir d'une liaison avec une femme mariée, qui s'était fait couper ras les cheveux et l'avait suivi déguisée en jeune garçon de service. Il fit châtier publiquement à coups de fouet, dans l'atrium de sa propre maison, le pantomime Hylas, sur la plainte d'un préteur, et bannit d'Italie le célèbre Pylade, pour avoir montré du doigt un spectateur qui le sifflait au théâtre. Il était naturel qu'un art auquel s'attachait la tache d'infamie ne fut, habituellement, exercé que par des esclaves et des affranchis, ou des hommes libres originaires de pays dans lesquels le préjugé romain n'existait pas, comme il le fut notamment par des Grecs, des Asiatiques et des Egyptiens (1) et cette circonstance ne pouvait contribuer à procurer plus de considération aux acteurs de la scène. Les familles d'esclaves des grandes maisons, au temps de l'empire, comprenaient, ordinairement, non-seulement des pantomimes, mais aussi des comédiens, des tragédiens et d'autres artistes de la scène, quelquefois même des troupes entières d'acteurs.

(1) Les comédiens, tragédiens et joueurs de flute hommes libres, avec lesquels conversait un disciple du philosophe Taurus, d'après Aulu- GeIle.(XX, 4), étaient probablement des Grecs.

C'est la maison impériale qui possédait les plus nombreuses et les meilleures de ces troupes. Les acteurs de cette condition passaient, comme d'autres esclaves, par testament, vente et donation, d'un propriétaire à un autre et servaient à l'amusement du maître et de ses invités, surtout pendant et après les repas, comme on l'a déjà vu . Mais, le plus souvent, on les employait, prêtait et louait pour les spectacles publics, ce qui dédommageait largement le maître des frais de leur éducation. Les amis de la maison et toutes les personnes qui voulaient être agréables au possesseur d'une troupe ne négligeaient pas de visiter le spectacle, quand ses gens y jouaient, ni de les applaudir vivement. Souvent ces esclaves obtenaient la liberté, pour récompense de l'habileté de leur jeu quelquefois, à la sollicitation du public. Mais ordinairement ils prenaient, au moment de leur émancipation, l'engagement conditionnel de se mettre à la disposition de leur patron, quand il le désirerait, ainsi que de se laisser donner à louage par lui. Ils étaient obligés de jouer, gratuitement, aux spectacles donnés par leur ancien maître, ou par ses amis. Mais cette déconsidération, qui pesait sur la profession d'acteur, n'empêcha pas des artistes distingués et en faveur d'arriver à des positions très brillantes. Cela avait déjà réussi à Roscius et à Esope, et devait être bien plus facile encore aux artistes de grand talent, à une époque où les spectacles avaient tant gagné en importance, et où le préjugé contre l'art perdait de sa rigueur, à mesure que l'on se convertissait davantage aux façons et aux idées grecques, et que la passion des classes supérieures pour la scène allait en augmentant. La distance entre la vie d'un acteur de la foule et celle d'un acteur célèbre et fêté était beaucoup plus grande alors qu'elle ne l'est aujourd'hui. Car, plus d'un de ces subalternes, qui se pavanaient sur la scène en manteau de pourpre, dans le rôle d'Agamemnon ou de Créon, vivait d'une ration de pain mensuelle, comme en recevaient les esclaves, et dormait sous une couverture en lambeaux, sans autre rétribution qu'un maigre salaire, quand il était applaudi, ou des coups de fouet, quand il était sifilé. Les artistes qui régnaient sur la scène, à Rome, frayaient au contraire avec la plus haute société, avaient fortune et crédit, et voyaient des hommes et des femmes de haute naissance briguer, celles-ci leurs faveurs, ceux-là leur protection. Il va sans dire que, de la part de leurs collègues non plus, les honneurs et les distinctions ne faisaient défaut aux acteurs éminents. Ils remplissaient notamment des emplois honorifiques et des sacerdoces dans les sociétés et les corporations formées par les artistes de la scène, pour le soin de leurs intérêts communs ou l'organisation de leurs fêtes. Ajoutons que les villes aux théâtres desquelles ils appartenaient, ne leur prodiguaient pas seulement les statues et les inscriptions mais aussi les distinctions communales. Les communes romaines, il est vrai, étaient plus sobres que les communes grecques de la concession du droit de cité à des artistes de passage de tout genre cependant, même les plus illustres villes d'Italie n'hésitaient pas à décerner les insignes de décurions ou conseillers communaux et d'autres honneurs à des pantomimes, dont le talent justifiait la prétention au titre honorifique d'usage de « Premiers de leur temps » Dans la petite commune de Bovillae il arriva même au directeur d'une troupe de mimes, réputé aussi " le premier comique et tragique de son temps, " d'être investi réellement de l'office de décurion malgré la disposition légale qui excluait les acteurs des emplois communaux. Lors de l'inauguration solennelle d'une statue que l'association des mimes lui fit poser, en l'an 169, il fit faire une grande distribution d'argent à tous les habitants de la ville. Des acteurs en vogue parvinrent à une grande aisance, à l'opulence même. On payait cher leur talent, si bien que, dès l'an 15, on avait jugé nécessaire de limiter leurs gages. Ils recevaient, en outre, des cadeaux des donateurs de fêtes, que l'envie de faire, en cela aussi, parade de leur amour du faste et de leur libéralité entraîna à une prodigalité telle que Marc-Aurèle crut devoir fixer, pour ces cadeaux, un maximum de dix pièces d'or intention qui ne fut probablement pas remplie suivant le désir de l'auteur de la mesure. Les prix décernés aux vainqueurs, dans les concours ouverts entre les artistes de la scène, consistaient également en or ou autres objets précieux, notamment en couronnes d'or, bien que l'on en donnât aussi de cuivre, peint avec du fiel de boeuf. Vespasien, aux spectacles qu'il donna pour inaugurer la restauration de la scène du théâtre de Marcellus, ne fit présent à aucun des artistes, qui y coopérèrent, de moins de 40,000 sesterces, indépendamment de beaucoup de couronnes d'or. Au tragédien Apollinaire il fit même don de 400,000 sesterces. Il faut croire, d'après cela, que les acteurs en renom et en faveur avaient ordinairement de la fortune. Pylade, par exemple, était si riche qu'il put, dans sa vieillesse, donner lui-même des spectacles à Rome (en l'an 752 de la fondation de cette ville).Les acteurs les plus fêtés appartenaient souvent, comme on l'a déjà dit, à la maison impériale, et jouissaient, par cette raison déjà, d'une considération générale; ils avaient assez souvent aussi, les pantomimes surtout, la fàveur des empereurs et des impératrices. Le tragédien Apelle jouit pendant quelque temps de celle de Caligula le beau pantomime Mnester, dont ce prince était passionnément épris, la conserva même jusqu'à la mort de son maître; puis il devint, à son corps défendant, l'amant de Messaline, qui le tint éloigné du théâtre et fit fondre des statues en son honneur, avec l'or provenant de la fonte des monnaies frappées sous le règne de Caligula. Il fut mis à mort, en même temps qu'elle, l'an 48 de notre ère. Le pantomime Pâris, compagnon des débauches de Néron, jouissait auprès de ce prince d'une si haute faveur que non-seulement il osa diriger une accusation contre l'impératrice mère, mais échappa à toute punition, quand Agrippine obtint le châtiment de ses autres accusateurs. Il réclama de son ancienne maîtresse, Domitia, tante paternelle de l'empereur, la restitution d'une somme de 10,000 sesterces, qu'il lui avait payée pour son affranchissement, en alléguant ensuite, pour motiver sa demande, qu'elle l'avait illégalement possédé comme esclave, n'était de notoriété générale qu'il ne gagna son procès, en 56 de notre ère, que sur l'intimation formelle d'un ordre souverain. Mais, onze ans plus tard, Néron le fit périr, parce que ce prince, tenant à briller lui-même dans l'art de la danse, redoutait dans Paris, son maître en cet art, un .rival dangereux. Parmi les favoris de Domitien figurait le mime Latinus. Cependant cet empereur fit assassiner, par jalousie, le plus célèbre pantomime du temps, qui, suivant la coutume des artistes de l'époque d'adopter les noms de célèbres devanciers, s'appelait aussi Paris et possédait la'faveur de sa femme Domitia. La rumeur publique rattacha plus tard l'assassinat de Domitien lui-même à une passion de l'impératrice pour ce pantomime ou un de ses confrères. Trajan aussi, grand ami de tous les spectacles fut épris d'un pantomime du nom de Pylade et c'est sous son règne, ou peut-être sous celui de son successeur, que Juvénal fut exilé, à cause d'un passage de sa septième satire, où il avait déclaré la faveur d'un danseur, pour la sollicitation d'emplois ou de postes dans l'année, plus efficace que celle de tous les grands de Rome, ce qui fut interprété comme une allusion à un pantomime alors précisément en grande faveur, à la cour, et dont plusieurs protégés avaient eu beaucoup d'avancement. Parmi les affranchis en relief à la cour dissolue de L. Vérus, on ne nomme pas moins de trois pantomimes, Memphis ou Apolaustus, dont le vrai nom était Agrippus, et que l'empereur avait amené de Syrie, un troisième Pâris (proprement Maximin), et un troisième Pylade. Parmi les personnes que les cancans de la ville désignaient comme les amants favorisés de l'impératrice Faustine, il y avait aussi des pantomimes. Caracalla nomma même le danseur Théocrite commandant en chef d'un corps. de troupes, en Arménie. On comprend, en présence de pareils faits, que la société des acteurs fut ardemment recherchée, même par des personnes des hautes classes. Déjà la résolution du sénat de l'an 15 dut interdire aux sénateurs de hanter les pantomimes, aux chevaliers romains de faire cortége à ces acteurs dans la rue mais ces défenses furent vaines. Sous Néron, hommes et femmes à l'envi se faisaient honneur de marcher à leurs côtés on voyait des jeunes gens, appartenant aux plus nobles familles, prendre avec eux la mine d'humbles serviteurs. Sous les règnes suivants encore, c'est autour d'eux surtout que l'on faisait foule dans les rues et, sous les Antonins nombre de personnes passaient, régulièrement, une partie de la matinée chez des pantomimes ou des cochers du cirque. A la mort de ce Paris que fit assassiner Domitien, beaucoup de ses adorateurs couvrirent de fleurs et aspergèrent d'essences la place où il était tombé. Martial composa pour lui cette épitaphe « Voyageur qui cheminez sur la voie Flaminienne, ne passez pas inconsidérément devant cette noble construction de marbre. Les délices de Rome, l'esprit d'Alexandrie, l'art et la grâce, le badinage et la joie, l'ornement et la douleur du théâtre romain, toutes les déesses et tous les dieux de l'amour gisent ensevelis dans cette tombe, avec Pâris. » Les femmes surtout, même les dames des hautes classes, avaient la réputation de n'être que trop sensibles au charme des avantages personnels admirés dans les artistes de la scène, et même d'acheter assez souvent leurs faveurs. Avec un intérêt aussi général et.aussi vif pour le spectacle et les acteurs, il était inévitable que la rivalité d'artistes de talent amenât, aussi au théâtre, des divisions en partis; d'autant plus qu'il y avait toujours eu, depuis l'ancien temps, entre les acteurs une lutte d'émulation, dans laquelle les vainqueurs obtenaient des palmes, des couronnes et d'autres récompenses honorifiques. Déjà sous ]a république les acteurs cherchèrent à se procurer ce suffrage au moyen d'une claque organisée. lls s'assuraient, le plus qu'ils pouvaient, d'influents et nombreux partisans, distribuaient des claqueurs bien payés dans les rangs de la foule des spectateurs, et tachaient de disposer le public en leur faveur, à l'aide de gens qui en faisaient métier. L'organisation de ces partis, au théâtre s'étendit et s'affermit de plus en plus sous l'empire, soit par l'influence des factions du cirque, soit par la coopération de grands personnages et même de quelques empereurs. Les tentatives des partis de théâtre pour se terroriser et s'accabler, mutuellement, conduisirent assez souvent, là aussi, malgré la présence de toute une cohorte de mille hommes de garde au spectacle, à des rixes sanglantes et à des tumultes, qui entraînèrent mainte fois le bannissement des acteurs et la punition de leurs adhérents. Des théâtres de Rome cet abus se répandit sur ceux des provinces. Ainsi Epictéte a parlé des applaudissements déplacés d'un procureur de l'Epire. Des pantomimes étant toujours nommés comme les instigateurs de ces divisions et de ces troubles, cela prouve encore une fois clairement combien ce genre de spectacle était parvenu à éclipser tous les autres. Les historiens ont attaché à ces incidents de théâtre assez d'importance pour se croire obligés de nous laisser au moins des rapports sur les plus considérables, ainsi que sur la conduite tenue par chaque empereur dans ces circonstances. Déjà la rivalité de Pylade et de Batliylle avait, en l'an 17 avant Jésus-Christ, occasionné des désordres au théâtre mais Auguste eut des ménagements pour ces artistes, qui détournaient si fort à propos des affaires publiques l'attention de la multitude, et dont le second était, de plus, le favori de Mécène. Les spectacles célébrés en son honneur, immédiatement après sa mort, en l'an 15, furent aussi troublés par la rivalité des pantomimes qui y parurent; mais Tibère aussi, au début de son règne, craignit d'aigrir le peuple, habitué à l'indulgence pour les licences du théâtre, par une intervention trop rigoureuse de l'autorité. L'année suivante, cependant, la lutte des partis au théâtre, échauffée par l'exemple du prince impérial Drusus ramena des scènes tumultueuses; on insulta les officiers publics; la garde intervint, et, dans la mêlée, ne tombèrent pas seulement des gens du peuple, mais aussi des soldats et même un centurion. Le tribun de la cohorte prétorienne de garde fut blessé. Ces désordres déterminèrent l'adoption d'un sénatus-consulte déjà mentionné, qui conférait aux préteurs, entre autres pouvoirs, celui de punir de l'exil les partisans des acteurs. Mais de pareilles scènes ne laissèrent pas de se renouveler, et, les plaintes des préteurs étant plusieurs fois restées vaines, Tibère, en l'an 22 ou 23 prononça le bannissement d'Italie contre les acteurs qui s'étaient rendus coupables ou de l'excitation de troubles au théâtre, ou d'autres délits. Il sévit notamment ainsi contre les pantomimes, et aucune des prières du peuple en faveur de leur rappel ne pùt l'émouvoir Caligula permit leur retour, dès le commencement de son règne et ni sous lui, ni sous le règne de son successeur, il n'est fait mention de mesures prises contre la licence des théâtres. Néron, à la fin de l'an 35, retira même la cohorte prétorienne, qui avait la garde au théâtre pendant les représentations, alléguant pour motif qu'il était bon de soustraire les soldats aux séductions du spectacle. Il en résulta que les luttes des partis y recommencèrent avec plus de véhémence, d'autant plus' que Néron encourageait lui-même les combattants par l'impunité et par des récompensés. Il finitt même par se faire personnellement le chef d'abord occulte, puis avoué, d'un parti. Dans une bagarre où des pavés et des éclats de bancs, servant de projectiles, volaient de toutes parts, il en lança autour de lui comme les autres, et blessa un préteur à la tête On put se convaincre ainsi que la garde au théâtre était indispensable. Les pantomimes furent de nouveau exilés d'Italie; les principaux coupables, parmi les spectateurs, punis d'emprisonnement par le préteur, et la tentative d'un tribun du peuple d'empêcher cette mesure impopulaire, rejetée par le pantomimes de reparaître sur la scène Titus s'interdit de la façon la plus rigoureuse toute marque d'applaudissement, même à l'égard de certains de ses pages favoris, qui régnaient alors sur la scène comme danseurs. Domitien défendit absolument aux pantomimes de paraître sur la scène en public Nerva, cédant aux instances du peuple, le leur permit. Trajan renouvela la défense au commencement de son règne mais pour la lever encore une fois après son triomphe de Dacie, en l'an 106. Adrien fit au contraire paraître sur la scène même les pantomimes de la cour et Lucius Verus favorisa précisément le plus ce genre de spectacle. On ne connaît pas de nouvelle défense du deuxième siècle, ni des temps postérieurs, et il n'est guère probable qu'il y en ait eu dans ces temps de barbarie croissante, où les spectacles absorbèrent de plus en plus l'attention publique, au point de ne plus laisser place, dans les esprits, pour aucun autre intérêt.

CHAPITRE V.

Le stade

Les combats et les jeux helléniques d'athlètes et de musiciens se naturalisèrent le plus tard dans la capitale du monde romain. Rares sous la république, ils ne commencèrent à se populariser peu à peu que sous l'empire, avec les progrès de la fusion des éléments de culture et des moeurs de Rome et de la Grèce. Nous nous occuperons surtout ici des combats d'athlètes, car on sait si peu des représentations purement musicales à Rome, qu'il vaut mieux réserver ce sujet pour un chapitre spécial sur la musique. Ce fut Marcus Fulvius Nobilior qui organisa le premier, en l'an 186 avant Jésus-Christ, des luttes d'athlètes, pour lesquelles beaucoup d'artistes étaient venus de Grèce. Un -siècle plus tard, Sylla donna, pour la célébration de son triomphe sur Mithridate, un spectacle de combats d'athlètes, dont il attira un si grand nombre, à Rome, que l'on fut obligé de renoncer, à Olympie, aux jeux du stade, faute de concurrents, et de s'y contenter, pour cette fois, de courses à pied. M. Scaurus, pendant son édilité, en 58 avant Jésus- Christ, Pompée, à l'inauguration du théâtre qui prit son nom, en 55, et C. Cunon, aux jeux qu'il donna pour les obsèques de son père, en 53 suivirent ces exemples. Cicéron, écrivant à M. Marius que celui-ci, dédaignant même les jeux de la gladiature, ne pouvait avoir grande envie d'un spectacle d'athlètes, ne faisait évidemment que caractériser le goût de la grande majorité du public romain d'alors, et Pompée avoua lui-même qu'en offrant des jeux pareils il y avait été pour sa peine et son huile. Cependant César aussi, aux jeux de son triomphe en 46, fit lutter pendant trois jours des athlètes, dans un stade élevé pour la circonstance au Champ-de-Mars, mais qui fut démoli plus tard. Auguste, qui prit un intérêt particulier à ce spectacle aussi, auquel il trouvait grand plaisir eut soin non-seulement d'en assurer le retour plus fréquent, mais même d'en ordonner la périodicité. Il avait, en commémoration perpétuelle de sa victoire d'Actium, renouvelé et amplifié les jeux solennels qui se tenaient, en ce lieu, depuis les anciens temps, en l'honneur d'Apollon, et qui continuèrent ensuite à être célébrés régulièrement dans là ville, nouvellement fondée par lui, de Nicopolis, probablement à l'anniversaire de cette bataille (2 septembre), de quatre en quatre ans, avec accompagnement de concours de gymnastique et de musique (1). Cette fête périodique fut rattachée, comme la cinquième, au cycle des quatre grands concours (agones) de la Grèce, qui avaient un caractère sacré aussi comptait-on parfois, au commencement de l'empire, par Actiades comme par Olympiades. Elle se maintint en grand honneur jusqu'aux derniers temps de l'antiquité et fut même restaurée par Julien l'Apostat. Nombre d'inscriptions, concernant des athlètes et des musiciens de tous les pays de langue grecque, prouvent qu'on ne faisait pas moins de cas des victoires qu'on y remportait que de la couronne décernée à Olympie ou à Delphes.

(1) Strabon, VII, 325 C. Suétone, Auguste, chap. xviii. Dion Cassius, LI, 1.– Voir aussi Franz, C. I. G., IÏI, p..730. Les fêtes augustales à Naples tombaient peu de jours avant l'anniversaire de la mort
d'Auguste, le 19 août (Suétone, Auguste.) les jeux d'Actium à Nicopolis, peu de jours après, suivant Stace. Ces indices mènent au 2 septembre.

Des fêtes périodiques semblables furent instituées, en l'honneur d'Auguste, par des princes tels qu'Hérode, roi de Judée et par beaucoup de villes dans les provinces. Ainsi l'on retrouve encore, à la fin du premier siècle, la mention de jeux actiaques tant à Alexandrie qu'à Antioche. A Rome même le sénat avait décrété, dès l'an 724 de la fondation de cette ville,.la célébration d'une fête périodique quatriennale en commémoration de la victoire d'Actium Ce fut Auguste qui la célébra le premier avec Agrippa, en l'an de Rome 726 ou 28 avant Jésus-Christ. A la même occasion fut inauguré le temple d'Apollon, sur le Mont Palatin. Des hommes faits et des adolescents de la noblesse y conduisirent les chars dans l'hippodrome, comme aux jeux sacrés de la Grèce, et des athlètes y luttèrent, dans un stade élevé spécialement à cet effet, au Champ de Mars. On donna, en outre, un jeu de gladiateurs. La fête dura plusieurs jours, pendant une partie desquels Agrippa y présida, probablement avec Tibère alors âgé de quatorze ans, à la place d'Auguste,qui était tombé malade. A partir de cette époque les quatre grands colléges de prêtres furent chargés d'ordonner alternativement la fête, aussi longtemps du moins qu'elle continua d'exister à Rome (1) et il n'est guère douteux,qu'elle fut régulièrement accompagnée de combats d'athlètes. La quatrième célébration, en l'an de Rome 738, est la dernière dont il soit fait mention. Agrippa en fit les frais, en sa qualité de membre du collège des quinze (quidencimviri), auquel en incombait la direction, pour cette année Caligula abolit les jeux actiaques dans tout l'empire. Si, malgré cela, l'usage de les célébrer continua dans les provinces, il paraît constant qu'a Rome même il tomba, sinon immédiatement, du moins peu de temps après (2). Ces reprises fréquentes des jeux d'athlètes, à Rome, les y mirent en vogue, et bientôt le peuple demanda «des combats à la mode grecque aux magistrats chargés d'ordonner les jeux publics et qui n'eurent certainement pas moins égard à ces désirs que les empereurs eux-mêmes.

(1) Dion Cassius.– Par les jeux pontificaux (pontificales ludi), où Auguste défendit aux femmes d'assister au spectacle du pugilat, Suétone (Auguste,chap. xliv) entend sans doute les jeux actiaques, célébrés par les pontifes. -,Voir aussi, dans Tacite (Annales, iii,64) la mention de grands jeux, décrétés en l'an 22, qui devaient être célèbres par les grands colléges de l'époque.

(2) Le certamen ad exemplar Actiacaie retigionis décrète en l'an 63, d'après Tacite (Annales, XV, 23), à l'occasion des couches de Poppée, ne prouve pas la conservation de l'usage de ces jeux à Rome. Toutes les mentions de spectacles asiatiques de ce temps, se rapportent à ceux de Nicopolis, et, comme il n'est plusjamais question, nulle part, d'une célébration des mêmes jeux à Rome, il faut croire qu'ils ne se maintinrent pas longtemps dans la capitale.

Ainsi Caligula donna en l'an 38, des jeux gymniques, renouvelés l'année suivante, en plusieurs endroits simultanément, pour l'anniversaire de la naissance de Drusilla. Claude aussi fit paraître des athlètes comme intermède des courses de chars, au cirque, lors des jeux donnés pour la célébration de son triomphe de Bretagne, en l'an 44. La prédilection de Néron pour les moeurs et les usages grecs contribua bien davantage encore à populariser ces spectacles à Rome. Il institua, en l'an 60, la première fête dite sacrée, entièrement sur le pied des fêtes helléniques du même genre, avec trois espèces de concours, pour la course des chars, pour la gymnastique et pour le chant, la musique, la poésie et l'éloquence. Cette fête aussi devait se renouveler, de quatre en quatre ans, au moyen d'une fondation imputée sur le trésor public. Les concours de musique, qui certainement avaient manqué dans le programme des jeux actiaques à Rome formaient l'objet capital de la nouvelle fête, dont l'institution avait été, par-dessus tout, déterminée par le désir de Néron de briller personnellement comme poëte, chanteur et joueur de cithare. Ces concours avaient lieu au théâtre des personnages consulaires y présidaient, les plus nobles Romains, à l'exemple de l'empereur, y prenaient part, et les vainqueurs étaient couronnés. Les concours de gymnastique, lors de leur première célébration, se tinrent au clos des Septa, et les vestales y furent invitées parce que, à Olympie aussi, les prêtresses de Cérès, seules de toutes les femmes, assistaient à pareille fête. La construction simultanée d'un gymnase uni à ses thermes, et la distribution d'huile faite au sénat et à l'ordre équestre, lors de l'inauguration de cet établissement, manifestaient très clairement le désir de l'empereur que des hommes des hautes classes participassent également à ces concours. Effectivement, Palfurius Sura, fils d'un consulaire et homme aussi bien doué de sa personne que relâché dans ses moeurs, s'y produisit comme lutteur. Cependant, il ne paraît pas que ce scandale abominable, au point de vue du sentiment romain des convenances, ait poussé à l'imitation. Beaucoup de personnes avaient revêtu le costume grec pendant la fête Depuis la seconde célébration des fêtes néroniennes ou Néronées, en l'an 64 il n'en est plus fait mention. Probablement, elles tombèrent bientôt en désuétude, au plus tard à la fondation ,des jeux capitolins. Gordien III les restaura dit-on, en l'an 240 ou 241, ou plutôt il les remplaça par une fête d'institution nouvelle. Le concours capitolin (agon capitolinus), fondé par Domitien en 86 gagna et conserva beaucoup plus d'importance. On le considérait aussi à l'égal des combats olympiques Il se tenait de quatre en quatre ans, vers le commencement de l'été, comme il paraît, ou vers le milieu de juin peut-être même sans que l'on eût bien fixé l'époque, mais toujours, nécessairement, dans la belle saison, parce qu'il fallait ménager aux compétiteurs d'outre-mer la possibilité de faire le voyage. C'est pendant
les jeux capitolins que Maxime et Balbin furent assassinés, en 238 On se disputait, à ces jeux aussi, la couronne dans les trois principaux genres, la musique, l'art équestre et la gymnastique. De plus extraordinaires, que Domitien avait joints au programme, furent plus tard abandonnés C'est ainsi qu'on laissa tomber le concours pour le prix d'éloquence grecque et latine; tandis que le prix de poésie grecque et latine, unique dans son genre, resta, dans tout l'empire romain, le but le plus élevé de l'ambition des poëtes, même du plus grand talent, que l'espoir d'obtenir, sur la décision des juges de la main de l'empereur cette couronne, faite de branches d'olivier et de chêne entrelacées attirait dans la capitale, des provinces les plus lointaines d'outre-mer. Il y a plus le souvenir de ces couronnements de poëtes au Capitole, traversa vivant tout le moyen âge, et Pétrarque préférait, à toute autre, la couronne obtenue à cette place, de la main d'un sénateur de Rome. Le prix de musique avait, d'abord aussi, fait ouvrir des concours pour le jeu de la cithare avec un seul exécutant et celui de la cithare chorale il y en eut plus tard également pour le chant, pour la citharédique, c'est-à-dire le chant avec accompagnement de cithare, pour le jeu de la flùte pythique ou solo de flûte, et probablement aussi de la flûte chorale, peut-être même pour la récitation dramatique. C'est en vue de ces représéntations musicales que Domitien fit construire, au Champ de Mars, par le célèbre architecte Apollodore, un théâtre couvert, l'Odéon, qui pouvait contenir un auditoire de 10,600 à 11,600 personnes, et que l'on comptait encore, au quatrième siècle, parmi les plus beaux édifices de Rome. Les luttes gymniques portaient, au concours du Capitole, sur les exercices généralement usités en Grèce, pour les adolescents comme pour les hommes faits. Les courses, de vierges pourtant, introduites à l'imitation de celles de Sparte, lors de la fondation de ce concours, ne tardèrent pas à être supprimées. La concurrence dans ces luttes était naturellement, en général, abandonnée aux athlètes originaires des contrées helléniques, et dont plusieurs se vantent des couronnes qu'ils y remportèrent, sur des monuments parvenus jusqu'à nous. T. Flavius Archibius, par exemple, en avait remporté dans quatre olympiades capitolines consécutives, de 94 à 106 de notre ère la première au Pancration (1) des adolescents les trois autres à celui des adultes. L'historien Dion Cassius rapporte qu'au concours capitolin de 218, sous Héliogabale, l'athlète Aurélius Elix fut vainqueur dans la lutte corps à corps, aussi bien qu'au pugilat, ce qui n'avait jamais réussi qu'à sept champions depuis Hercule, aux jeux olympiques, et à nul avant lui à ceux de Rome. Pour les combats d'athlètes, Domitien bâtit, également au Champ-de-Mars, un stade, contenant de trente à trente-trois mille spectateurs, dont il restait encore, au moyen âge, des débris considérables, et dont la Piazza Navona (primitivement Agon, Campus Agonis) conservé, dans sa forme et son nom, le souvenir jusqu'à nos jours. Le caractère hellénique de toute la fête s'exprimait, sous Domitien du moins, aussi dans l'appareil extérieur de celle-ci. L'empereur y présidait, en manteau de pourpre grec et en chaussures grecques, la tête ceinte d'une couronne d'or avec les images des trois divinités capitolines, Jupiter, Junon et Minerve. Le flamine de Jupiter et les membres du collège sacerdotal de la maison Flavienne, dans le même costume, à cela près que leurs couronnes offraient, en outre, le portrait de l'empereur, étaient les juges et assesseurs du combat.

(1) Réunion des cinq combats gymniques, course, saut, lutte, pugilat et jeu du disque ou palet.

Plus tard, les colléges sacerdotaux eurent la direction des concours, à tour de rôle, sous la présidence de l'empereur. Les spectateurs et auditeurs formaient une assemblée unique dans le monde entier, la plus brillante au suffrage de laquelle pût aspirer un lutteur, un artiste ou un poëte Les jeux capitolins se maintinrent jusque dans les derniers temps de l'antiquité Il y eut bien encore il est vrai, plusieurs autres concours, peut-être exclusivement gymniques, fondés par des empereurs ainsi un jeu de lutteurs dit d'Hercule dont Caracalla pourrait avoir été le fondateur; le concours déjà mentionné de Minerve, qu'institua Gordien III, et celui du dieu du soleil, fondé en 277 par Aurélien mais on ne sait presque rien de ces concours, comme de beaucoup d'autres et aucun, il s'en faut de beaucoup, n'a jamais approché de celui du Capitole en importance. Du reste, le jeu d'athlètes, dans les spectacles de toute nature que l'on voyait à Rome, devint, sans doute, de plus en plus commun avec le temps, sous l'empire, surtout depuis le cinquième siècle, où ces luttes durent remplacer, d'ailleurs, les combats de gladiateurs, supprimés à cette époque. Aux jeux consulaires de Flavius Mallius Théodore, en 399, figurèrent des athlètes, mais on n'y vit point de gladiateurs. L'introduction de ces concours grecs à Rome rencontra, chez tous les hommes encore véritablement imbus des idées romaines, une opposition résolue, dirigée principalement contre les combats d'athlètes. Quelques espèces de ce genre de combats avaient bien été, de tout temps, communes en Italie, ainsi que dans d'autres parties de l'Occident, et même vues à Rome à des spectacles publics, notamment la lutte corps à corps, la course à pied et le pugilat. Ce dernier, national en Etrurie dans le Latium et en Campanie, ainsi qu'en Afrique était pratiqué en Italie aussi par des troupes entières combattant les unes contre les autres et fut toujours grandement en faveur à Rome. Cependant il faut croire que ces combats italiens différaient essentiellement des luttes helléniques, probablement surtout en ce que les premiers se faisaient sans art. L'aversion des Romains pour la gymnastique et l'athlétique grecques se fondait, avant tout, sur un sentiment de décence que choquait le nu, ainsi que sur une réprobation de tous les exercices corporels sans un but pratique, comme celui d'une instruction capable de former pour le service militaire puis, aussi sur la crainte que le gymnase n'exerçât une influence corruptrice sur les adolescents et ne propageât l'habitude de l'oisiveté, causes qui, dans l'opinion des Romains, avaient contribué principalement, l'une et l'autre, à la décadence et à la ruine de la Grèce. Quand Néron non-seulement admit les combats d'athlètes dans le programme d'une fête publique romaine, mais fit bâtir un gymnase, et que, par suite de la préférence qu'il affichait pour ces exercices l'exemple de l'empereur et de la cour eut appelé partout l'intérêt sur la gymnastique grecque, depuis longtemps employée par beaucoup de gens comme un moyen d'hygiène quand non-seulement cet art, ainsi mis à la mode, fut prisé par ceux qui l'enseignaient ou y avaient pris goût, comme indispensable pour la santé et le développement normal du corps mais qu'il y eut même des voix pour le faire admettre dans le programe de l'éducation de la jeunesse c'est notamment alors que se réveilla, dans les cercles conservateurs, à Rome, l'appréhension d'y voir entrer la corruption .des Grecs avec leur gymnastique. Les moeurs de nos pères, déjà fort en décadence, risquent fort, disait-on, d'être complétement perdues par ce débordement de licence venant de l'étranger ne doit-il pas en résulter inévitablement que tout ce qui donne prise à la séduction, ou est capable d'en exercer, unira par s'offrir en spectacle à Rome, comme, pour la jeunesse, une dégénération complète, par suite de l'invasion de ce genre étranger, à force de gymnastique, d'oisiveté et d'amours infâmes ? Les représentants de cette direction allaient même jusqu'à déclarer déjà extrêmement funeste, pour les moeurs, l'introduction de la gymnastique dans le régime d'éducation physique de toute personne bien portante, et se lamentaient de voir l'énergie morale de la jeunesse romaine se noyer dans l'exercice de la force corporelle. Des Grecs même convenaient que les Romains avaient appris des Hellènes à se familiariser avec le nu, au détriment de leurs moeurs, mais en ajoutant que les élèves avaient, dans la suite, rendu avec usure à leurs précepteurs le mal que ceux-ci leur avaient fait. Le concours capitolin par lequel Domitien voulait, comme il semble, introduire à Rome le genre des fêtes grecques dans leur acception la plus large, ranima cette opposition, qui persista, malgré la suppression du plus choquant de ces spectacles, des courses de jeunes filles. Un jour que l'on passait aux voix, dans le conseil intime de Trajan, sur l'abolition du concours de gymnastique à Vienne, dans la Gaule, Junius Rusticus, homme d'autant de fermeté que de droiture, joignit à son vote l'expression de ce voeu «Je désirerais qu'il pût être également supprimé à Rome; » avis que Pline le Jeune, qui avait assisté lui-même à la séance, rapporte comme une preuve d'intrépidité et de résolution. Il termine ainsi son rapport « On décida la suppression du concours qui avait contribué à la corruption des moeurs, à Vienne, au même titre que le nôtre, à la corruption générale des moeurs. Cependant les vices des Viennois restent dans leur famille, tandis que les nôtres se propagent au loin, et il' en est pour un empire comme pour le corps humain les maladies les plus dangereuses sont celles qui de la tête se communiquent au reste du corps ». Tant que cette aversion nationale des Romains pour l'athlétisme et les concours helléniques, à Rome, et l'opposition qui s'ensuivit, persistèrent, et elles y existaient pour le moins encore au commencement du deuxième siècle, il en résulta que les hommes des classes supérieures ne s'intéressèrent qu'isolément à ces spectacles, et ceux des basses classes aussi que d'une manière très peu générale. Tandis que nombre de chevaliers et de sénateurs ne craignaient point de paraître au premier siècle sur la scène, au cirque et dans l'arène, Palfurius Sura, dont on mentionne les exploits au stade, doit être cité comme le seul qui y donnât cet exemple. Il est vrai que des gens de moindre condition jetèrent, à Rome aussi, leur dévolu sur la profession d'athlètes. Déjà dans la 177° olympiade, en l'an 72 avant Jésus-Christ, un Romain Gaius avait remporté la victoire à Olympie, dans la course de longue haleine; on cite un pancratiaste, Régulus, pour la faveur que lui accorda Titus et Juvénal dit que les manies étrangères ont fait de tels progrès à Rome, qu'on en est venu jusqu'à y voir les Quirites porter à leur cou, frotté d'huile, les insignes des prix qu'ils avaient eus comme athlètes. Mais, bien que Naples offrît la plus belle occasion de former des athlètes d'après les règles de l'école, il paraît que l'Italie communément, ne produisait encore que cette classe de champions qui, rôdant de village en village, comme dit Horace donnaient carrière à leur humeur batailleuse dans les fêtes champêtres, mais ne prétendaient guère à la couronne aux grands jeux olympiques. La Grèce et l'Orient avaient gardé leur ancien privilége de fournir les maîtres dans cet art. En effet, tandis que les inscriptions et les monuments dédiés à des athlètes grecs sont aussi fréquents que ceux dont on a fait honneur à des cochers romains du cirque et à des gladiateurs de l'arène, les monuments à l'adresse d'athlètes romains manquent presque entièrement.
Quoique l'intérêt des Romains ne fût jamais aussi passionné pour ces spectacles que pour les autres, le goût d'amateurs pour l'athlétique n'avait pas moins, comme nous l'avons déjà dit plus haut, fait de grands progrès à Rome, depuis Néron, mais surtout depuis Domitien, et les amateurs poussant cette manie jusqu'au dilettantisme actif, n'étaient même probablement pas rares, comme le montrent les lamentations de Pline l'Ancien, puisque parfois même des femmes participaient aux exercices de l'athlétique. Au temps de Néron, les amis de cet art faisaient un accueil hospitalier aux athlètes nouveaux, et s'empressaient d'assister au spectacle de leurs exercices. Il parait qu'il se trouvait dès cette époque, parmi les esclaves des grandes maisons, bon nombre d'athlètes souvent chargés de régler le régime de leurs maîtres et qui, pour peu qu'on les laissât faire poussaient le zèle jusqu'à démontrer comment il fallait remuer les jambes en marchant et les mâchoires en mangeant. Du temps de Domitien, beaucoup de jeunes gens hantaient les places affectées aux exercices de la gymnastique grecque, et prenaient chez des athlètes des leçons largement rétribuées. Il y avait même des femmes enthousiastes de cet art, et qui, reportant parfois cette préférence sur la personne des artistes mêmes faisaient à ceux-ci de riches cadeaux. On vit même telle ou telle virago se mettre au régime de la forte nourriture prescrite aux athlètes se frotter avec du sable jaune, lutter et agiter de lourdes barres. La position civile des athlètes était aussi, à Rome, plus favorable que celle des autres artistes paraissant dans des au caractère auguste des concours institués par les empereurs, exigeait que ceux qui s'y disputaient le prix fussent plus honorés que des acteurs et des gladiateurs, ou du moins exempts de la dégradation qui frappait ces derniers. Tandis que dans les autres spectacles on voyait souvent figurer des esclaves, il paraît qu'aux concours impériaux, comme aux jeux sacrés de la Grèce, on n'admettait que la compétition d'hommes libres. Une ordonnance d'Alexandre Sévère, portant cette déclaration ne fit probablement que rappeler une loi plus ancienne sur cet objet. C'était aussi pour se conformer aux moeurs grecques que le gouvernement et les autorités traitaient les athlètes avec certains égards et certaines prévenances. Parmi les nombreuses associations qu'ils formaient et qui, voyageant de place en place, se produisaient aux concours, institués partout dans les villes d'une importance majeure, et aux autres fêtes se distinguait, au deuxième siècle, « la société des athlètes vainqueurs, couronnés dans les jeux sacrés ». Son but était l'adoration d'Hercule; comme toutes les associations du même genre, elle choisissait dans son propre sein ses officiers, ses prêtres et ses préposés. Elle avait une station à Rome, où nous voyons quelquefois son président investi en même temps des fonctions d'inspecteur des bains impériaux. Adrien et Antonin le Pieux accordèrent à cette société des locaux de réunion pour ses délibérations, ses sacrifices et la garde de ses archives, surtout à l'occasion des jeux. capitolins. Le local que lui affecta le second de ces empereurs était situé près des thermes de Titus. Les lettres des empereurs à cette corporation d'athlètes, rédigées en langue grecque, sont parvenues jusqu'à nous. Mais, malgré de telles faveurs, le dédain avec lequel les auteurs latins, Sénèque notamment, parlaient des athlètes, était, comme il y a lieu de le supposer, au premier siècle du moins, conforme à une opinion très répandue. Ce philosophe les appelle des hommes stupides, passant leur vie à boire et à se mettre en nage alternativement, se bourrant le corps, négligeant toute culture de l'esprit, abrutis, et dont tout l'art consistait à se frotter d'huile et à se familiariser avec la crasse. Mais, dans les provinces grecques, on pensait d'eux tout autrement. Il y avait bien, là aussi, des hommes instruits méprisant franchement l'athlétique, et Galien s'est complu à fortement accentuer cette opinion. Suivant ce célèbre médecin, leur vie était celle de pourceaux, sinon pire encore, par suite de la violence qu'étaient constamment obligés de se faire des hommes forcés de manger ou de dormir outre mesure, et de se livrer sans cesse avec excès à des exercices corporels. Boire, manger, dormir, rendre, se rouler dans la poussière et dans la boue, voilà, dit-il, le cercle dans lequel tourne toute leur existence. Du reste l'athlétique est destructive de la beauté virile et donne au corps une force surnaturelle mais toute d'apparence, puisque, dans cet état, il résiste beaucoup moins aux maladies que dans ses conditions normales aussi les athlètes, même abstraction faite des blessures et des mutilations inévitables dans leur profession, devenaient-ils de bonne heure impropres à l'exercice de celle-ci, et n'avaient-ils même pas la consolation de pouvoir s'enrichir. Mais, ce qui prouve que cette manière de voir, exprimée dans plusieurs passages des écrits de Galien, n'était alors rien moins que généralement partagée, dans les pays de civilisation grecque, ce sont les conseils qu'il crut devoir adresser, sur le ton le plus sérieux, aux jeunes gens, pour les mettre en garde contre la préférence que, dans le choix d'une profession, ils pourraient être tentés de donner à l'athlétique sur des arts et des sciences utiles, préférence à laquelle on se laissait si facilement entraîner par le prestige de la renommée qu'on pouvait acquérir chez la multitude, en se faisant athlète. Depuis que la vie hellénique avait perdu ce qui en faisait autrefois le sens réel, on en remplissait le vide en jouant avec les fantômes d'une grandeur passée. Ces descendants des héros de l'ancien temps avaient un attachement facile à comprendre, quelquefois même une tendresse vraiment touchante pour les vieux souvenirs. Ils appliquaient toute leur sollicitude à la conservation des débris et des vestiges, en partie déjà rendus méconnaissables par le temps, de tout ce qui avait formé les bases de la culture et de la gloire helléniques. La gymnastique figurait en première ligne parmi ces bases; aussi les gymnastes et les combats d'athlètes gagnèrent-ils d'autant plus d'importance que le cercle des intérêts d'un ordre supérieur et plus noble s'était resserré davantage. Non seulement on pouvait exercer avec honneur, en Grèce, ces arts qui n'étaient plus qu'un jeu; mais des athlètes marquants y apparaissaient encore, même à certains hommes d'une haute instruction cherchant un idéal, comme des types de virilité, de vigueur et de courage, de beauté et de continence, prêtant à la comparaison avec les héros de l'antiquité. Un prix aux jeux olympiques avait encore son auréole de gloire, même pour les meilleurs des hommes du temps de l'empire, et les noms du petit nombre des vainqueurs tels que ce Nicostrate qui avait, dans la 204" olympiade, en l'an 37 avant Jésus-Christ, remporté le même jour une double victoire dans la lutte corps à corps et les exercices du pancration, étaient répétés avec admiration, dans le monde entier, par les petits-fils et arrière-petits-fils de la génération contemporaine du héros. De plus, les athlètes, les lauréats notamment, jouissaient de maints priviléges, qu'Auguste confirma et étendit même en leur faveur. Telle était probablement, dès lors, l'exemption de la charge importune et dispendieuse des offices communaux Les vainqueurs, aux concours principaux, recevaient des pensions d'honneur et les villes dans lesquelles paraissaient des célébrités de l'espèce rivalisaient dans leur empressement à les honorer de statues, de décrets, du droit de cité honoraire et de la dignité de conseillers. Que pouvait-il dès lors y avoir de bien choquant, dans les provinces de langue grecque, à voir se produire en public, comme athlètes, des hommes issus de bonnes familles, très considérées même? En général donc, la position sociale des athlètes, dans les premiers temps de l'empire, fut beaucoup meilleure dans les provinces de civilisation grecque qu'en Italie et à Rome. Mais, plus les éléments de la culture hellénique et orientale envahirent cette contrée, où ils favorisèrent la décomposition et finirent par entraîner la dissolution complète de la tradition romaine proprement dite, plus durent s'affaiblir à Rome aussi la répugnance pour les athlètes et l'opposition contre l'athlétique. A l'époque où le pavé d'une salle splendide, aux thermes de Caracalla, était orné de longues séries de portraits d'athlètes victorieux, les héros du stade furent certainement, dans la capitale et dans tout l'Occident, en plus haute estime qu'au temps où Séneque, les deux Pline, Tacite et Juvénal se prononçaient avec tant d'unanimité, contre le manque de sens et de dignité de la mode des exercices et des combats helléniques. En effet, les combats d'athlètes et les concours de gymnastique paraissent avoir trouvé, de bonne heure, leur chemin en Italie et dans les provinces occidentales car il en est fait mention, dès les premiers temps de l'empire, à Pompéii, puis à Ëpidaure en Dalmatie et à Vienne, dans la Gaule; plus tard aussi à Carthage. Il paraît qu'au temps d'Alexandre Sévère il ne restait déjà plus trace du préjugé romain contre l'athlétique.

ANNEXES

Costume et armement des gladiateurs.

Parmi les différentes armes de la gladiature, nous avons déjà fait connaître les principales. Maintenant, sans revenir sur ce qui a déjà été dit de leur équipement et de leur manière de combattre, nous allons essayer de compléter cette énumération et de mieux caractériser chaque espèce de gladiateurs, en entrant dans plus de détails sur les attributs distinctifs de chacune. Nous avons déjà vu que ces champions de l'arène combattaient pour la plupart à pied, mais en partie aussi à cheval, ou montés sur des chars. Les gladiateurs à pied étaient les uns légèrement, les autres pesamment armés. A la première de ces deux classes appartenaient surtout les rétiaires et les suivants (secutores), dont nous avons déjà fait mention, comme sans doute aussi les vélites et les provocateurs; à la seconde, les Gaulois et les Myrmillons, les Thraces, les Samnites, les hoplomaques, tous également déjà nommés. La spécialité des rétiaires était une des plus communes et des moins estimées. Seuls de tous les gladiateurs ils combattaient nu-tête Vêtus d'une tunique ou d'un simple caleçon (subligaculum), commun sur les monuments et blanc dans la mosaïque de Borghèse, ils avaient peut-être les jambes garanties en outre par des bandages. Leur armement défensif se bornait à un large ceinturon (balteus) et à une espèce de manche en cuir ou de brassard en métal, tenant lieu de bouclier, au bras gauche, et surmonté d'une épaulière (galerus) qui parait très grande et ressemble à une aile dans la mosaïque de Bignor. Le filet (jaculum), la principale de leurs armes offensives, parait si grand, dans Winckelmann, qu'il couvre presque entièrement l'adversaire. Ils étaient munis en outre d'un poignard et d'un trident ( fuscina), semblable à celui avec lequel on harponnait le thon. Il parait qu'anciennement déjà les Tyriens, lors du siége de leur ville, avaient employé le filet et le trident pour leur défense, contre les Macédoniens d'Alexandre. L'idée de cette manière de combattre était évidemment empruntée à la pêche. Dans une chanson de l'arène, il paraît que les combats simulés étaient accompagnés de musique. Les rétiaires ne combattaient jamais entre eux, mais isolement ou en troupe, tantôt contre des Samnites, des Thraces, des Gaulois et des Myrmillons, tantôt contre des gladiateurs plus légèrement armés, comme les secutores. Les laqueri dont Isidore de Sévillc fait seul mention, et chez lesquels le filet était remplacé par un lacet à noeud coulant, ne paraissent avoir été qu'une variété des rétiaires. L'emploi des suivants (secutores) semble avoir été de harceler les rétiaires. Leurs armes étaient l'épee le bouclier et le casque à visière. Il est possible qu'ils eussent aussi des brassards, mais selon toute probabilité leur armement ne comprenait pas de cuissards. Les Gaulois et les Myrmillons différaient probablement peu les uns des autres, dans leur armement. D'après Festus, les seconds n'auraient été qu'une variété des premiers. Il faut conclure de deux passages d'Ammien qu'ils étaient et pesamment armés et bardés de fer. Les monuments ne permettent pas d'en juger. On opposait ces gladiateurs aux rétiaires et aux Thraces. L'armement des anciens Samnites, décrit par Tite-Live, paraît avoir été un peu modifié pour les gladiateurs postérieurement qualifiés de ce nom. Les pièces caractéristiques de l'armure de ces derniers sont le grand bouclier oblong, souvent un peu concave mais qui n'offre pas, sur les monuments, la diminution de largeur, vers le bas, indiquée par Tite-Live; une manche au bras droit et un cuissard à la jambe gauche puis le casque à visière surmonté d'une crête et d'un panache très élève; enfin, le ceinturon, avec l'épée courte. Ils portaient la tunique blanche ou de diverses couleurs, mais n'ont point de cuirasse sur la mosaïque de Borghèse. Leurs boucliers aussi étaient bigarrés, souvent même garnis d'or ou d'argent. On les opposait, comme les Gaulois, aux rétiaires et aux Thraces. La collection Campana offre une, figure très intéressante de Samnite. Les Thraces (Threces) portaient ordinairement le petit bouclier rond et un peu concave tel qu'il apparaît sur le monument de Scaurus. On appelait ce bouclier parma pour le distinguer du grand bouclier des Samnites (scutum). Cependant, il se peut que la parma fût aussi quelquefois carrée, puisque Martial l'appelle un scutum pour des nains. L'arme offensive des Thraces était la sica,
propre à cette nation espèce de sabre courbe, que Juvénal compare à une faux retournée, Pline l'Ancien aux défenses du sanglier. C'est la forme qu'il a sur un bas-relief de l'amphithéâtre de Nîmes représentant le combat d'un Thrace et d'un Samnite, tandis que sur le monument d'Exochus et dans les trophées de l'école des gladiateurs de Pompéi, la lame de ce sabre est droite et à pointe non arrondie, mais triangulaire. Une armure plus complète et des cuissards aux deux jambes suppléaient, chez les Thraces, à l'exiguïté du bouclier, et les distinguaient également des Samnites. Des gladiateurs aussi pesamment armés ne devaient, en général, se recruter que parmi les beaux hommes, réunissant les avantages de la vigueur et de la taille au plus haut degré possible; à plus forte raison les hoplomaques, dont l'armure était plus lourde encore et que l'on regardait comme les champions de l'arène les plus dangereux pour leurs adversaires. Complétement armés et bardés de fer de pied en cap, ils devaient avoir non-seulement les deux :cuissards, comme les Thraces, auxquels ils ressemblaient le plus mais aussi la cuirasse. Combattant entre eux, ils ne pouvaient presque s'atteindre qu'au visage et aux yeux, par les trous de la visière du casque. Parmi les gladiateurs légers se rangeaient encore les vélites, qui combattaient avec le javelot peut-être même quelquefois avec la lance, comme probablement aussi les provocateurs. Ils devaient sans doute ouvrir le combat, qui s'engageait. Artémidore mentionne aussi les Dimachères sans doute munis de deux poignards, mais sur lesquels on manque d'ailleurs presque entièrement de données. Tout ce qu'on sait des Andabates, qui avaient formé le sujet et fourni le titre d'une satire de Varron (Andabatae), c'est qu'ils combattaient sans y voir, ce qui veut dire probablement avec une visière non percée de trous et baissée. C'était là, comme il paraît, une manière de combattre de l'ancien temps, complétement tombée en désuétude, et dont saint Jérôme n'a parlé, sâns doute, que d'après Varron. On ignore ce qu'étaient les poegnarii des inscriptions, dont une concerne un " pegniarius ludi magni" presque centenaire. Cavedoni a pensé que c'étaient des gladiateurs nains. Non-seulement des inscriptions, mais aussi Galien, Artémidore et déjà Cicéron, parlent aussi de cavaliers (equites) dans l'arène. Ceux qui figurent sur le monument de Scaurus portent de longues cuirasses avec la tunique, de petits boucliers ronds, des brassards au bras droit, des casques à visière et des lances. Les Essédaires gladiateurs montés sur un char comme les guerriers bretons, furent probablement introduits à Rome par Jules César, qui nous a laissé une description de la manière de combattre de ces derniers. On a pu voir plus haut, par un passage de Pétrone, que les Essédaires faisaient souvent leurs évolutions avec l'accompagnement d'une musique. Il est à peu près certain qu'un guide se tenait sur le char, comme chez les Bretons, à côté du combattant (1). Le même auteur parle aussi d'une femme essédaire (mulier essedaria), ce qui ne serait encore que l'imitation d'un usage breton, également mentionné par Tacite. Ce furent évidemment les guerres faites en Bretagne qui mirent cette forme de comhat de plus en plus à la mode, sous les règnes de Claude et de Néron.

(1) Ainsi l'admet avec raison Lipsius (Saturn. II 12), d'après un passage de Suétone (Caligula, ehap.xxxv).–Voir aussi Tacite Agricola, 12.

Est-il besoin d'ajouter, à propos des incertitudes planant encore sur une partie des renseignements qui précèdent, que le costume, la tenue et l'armement des différentes espèces de gladiateurs, durent nécessairement beaucoup varier, avec le temps, et généralement plus ou moins subir l'influence de la mode? Il n'y eut, sans doute, d'uniforme parfaitement déterminé pour aucune des armes de la gladiature. Les monuments ne nous offrent des types bien caractérisés, et sur lesquels on ne peut se méprendre, que pour les rétiaires, les secutores, les Samnites et les Thraces. Il devait, d'ailleurs, y avoir aussi des gladiateurs habiles dans plus d'un genre de combat.

Animaux montrés et employés par les Romains dans le cirque et l'amphithéâtre.

La spécification de ces animaux offre .une diversité, plus ou moins grande, selon les temps. Aussi faut-il, pour l'établir clairement, ne point perdre de vue l'ordre chronologique dans lequel les différentes espèces furent successivement apportées à Rome, pour y servir à l'amusement du peuple-roi. Nous distinguerons à cet égard trois périodes, dont les deux premières comprennent les temps de la république et de la fondation de l'empire.

l. Depuis l'introduction des chasses à Rome jusqu'aux jeux donnés pendant l'édilité de Scaurus (186 à 58 avant notre ère).

Éléphants. Déjà la guerre contre Pyrrhus, en Lucanie (1), avait fait. faire connaissance aux Romains avec ces animaux, que le peuple appela d'abord «boeufs de Lucanie. » Marcus Curius Dentatus en fit paraître à son triompher en l'an de Rome 479, correspondant à 275 avant notre ère. L. Cécilius Métellus, le vainqueur des Carthaginois, lors de son triomphe (en l'an de Rome 504 == 2SO avant J.-C.), fit promener un grand nombre d'éléphants au cirque.

(1) La Basilicate, dans le royaume de Naples.

D'après Verrius, ces pauvres animaux auraient été tués dans la circonstance, mais les rapports des autres écrivains ne s'accordent pas avec lui sur ce point. Une médaille que la famille Cécilienne fit frapper, en commémoration de ce triomphe présente un éléphant qui porte une cloche au cou. C'est en 99 et en 79 av. J. C. que l'on fit, pour la première fois, combattre des éléphants contre des taureaux, d'après Pline l'Ancien. Pompée qui, à son triomphe d'Afrique, de l'an 81 av. J. C., avait paradé sur un char traîné par des éléphants eut le premier aussi la fantaisie de faire combattre une vingtaine de ces animaux avec des hommes, en 55 av. J.-C., lors de l'inauguration du théâtre qui prit son nom. Sous l'empire, on les affectait principalement à l'attelage des chars de triomphe et de procession de l'empereur, on s'amusait à leur faire exécuter des tours d'adresse au cirque, mais on se décidait rarement à en laisser immoler dans les tueries. A l'inauguration de l'amphithéâtre Flavien même, on ne fit pas combattre plus de quatre éléphants. Commode aussi en tua deux de sa propre main. Sur des médailles frappées sous les règnes de Titus, d'Antonin le Pieux, de Commode et de Septime Sévère, on voit l'éléphant bardé d'une espèce de grillage. Animaux d'Afrique. On comprenait surtout sous cette dénomination générale les bêtes féroces de l'espèce féline (africanae bestiae), notamment des lions, des panthères et des léopards. Tous ces animaux figurent déjà parmi les bêtes offertes en spectacle, à Rome, dans la première grande chasse (venatio) que Marcus Fulvius y ordonna, en 186 av. J.-C. Mais on ne mentionne positivement que beaucoup plus tard un combat de plusieurs lions, donné par l'édile Q. Scévola, qui devint consul en 95 av. J. C. Il semblerait que ces animaux étaient d'abord attachés et que Sylla fut le premier qui lâcha des lions au cirque, dans un spectacle qu'il y donna comme préteur. Il avait obtenu du roi Bocchus et fait venir tout exprès d'Afrique, pour ce combat, des hommes habitués à lancer le javelot. C'étaient, suivant Pline l'Ancien, cent lions à crinière (jubati), que les auteurs latins distinguent parfois des autres lions, ce qui a fait penser à Mongez que peut-être ces derniers seulement étaient de véritables lions, et que la désignation de la première espèce pouvait s'appliquer simplement au gépard (chasseur des Indes, felis jubata de Linné). Quoi qu'il en soit, on voit les lions et les lionnes, ainsi que les panthères et les léopards, figurer par centaines dans les spectacles donnés par Pompée, Jules César, Auguste (pour l'inauguration du théâtre de Marcellus, en l'an 13, et pour celle du temple de Mars Vengeur, en l'an 2 av. J.-C.). Germanicus, Caligula (pour l'inauguration du temple d'Auguste, en l'an 37 de notre ère), Claude, Néron, Adrien (au cirque), Antonin le Pieux, Marc-Aurèle, Commode et Probus. Pompée déjà, suivant Dion Cassius, fit don au cirque de six cents lions, dont trois cent vingt-cinq à crinière. Commode, d'après Hérodien, fit un massacre de cent lions à un seul spectacle, et Probus encore fit égorger à l'amphithéâtre cent lions à crinière, dont les rugissements y produisaient l'effet du tonnerre, et autant de lionnes, sans parler des autres animaux. Or, on était encore bien plus prodigue de panthères et de léopards. Un ancien sénatus-consulte avait défendu l'introduction de ces espèces; mais déjà le tribun Cn. Aufidius donna l'exemple de la dérogation à cette loi, vers l'an 140 av. J.-C. probablement. Scaurus donna cent cinquante de ces animaux pour les jeux de son édilité Pompée en fournit quatre cent dix pour le même usage; P. Servilius, comme préteur, trois cents, en l'an 25 av. notre ère; Auguste une fois même jusqu'à six cents, et trois mille cinq cents pendant toute la durée de son règne. Parmi ces animaux se trouvaient sans doute aussi quelquefois des hyènes, bien qu'il n'en reste plus qu'une seule mention distincte, qui se rapporte au règne de Gordien.
Des autruches figuraient déjà dans les premières grandes chasses (venationes) du cirque. Commode les abattait à la course avec des flèches tournées en croissant. Le premier Gordien, étant édile, fournit pour son sixième spectacle, entre autres bêtes, trois cents autruches de Mauritanie, teintes en rouge. Après l'autruche, des grues dressées sont les seuls oiseaux mentionnés dans .les spectacles de ces véneries.
Quant aux perroquets et à d'autres oiseaux rares et de beau plumage, on se bornait à les exposer aux regards du peuple et on s'en servait probablement aussi pour l'ornement du forum, lors des spectacles.
Telles étaient, que nous sachions, les seules espèces d'animaux exotiques qui fussent employées à Rome, dans la vénerie officielle, avant l'édilité de Scaurus. Il nous reste, maintenant, à parler aussi des espèces d'Europe.
Ours. On en tirait de la Lucanie de la Pouille et de la Dalmatie. En 61 av. J.-C. cependant, L. Domitius Ahénobarbus, édile curule, en fournit aussi le premier cent de la Numidie, où l'ours était commun alors, comme l'attestent une foule de passages des auteurs anciens et parait l'avoir aussi parfaitement admis, depuis, le célèbre Cuvier. Les jeux ne consommaient guère moins d'ours que de bêtes félines d'Afrique. Ainsi P. Servilius, comme préteur, donna trois cents ours pour cet usage. Caligula et Néron en fournirent chacun quatre cents,. Commode en tua cent et Gordien 1 en procura jusqu'à mille en un seul jour, indépendamment de cent animaux d'Afrique.
Les taureaux, dont il est très souvent fait mention, étaient naturellement d'un usage fort commun. Depuis l'an 79 av. J.-C. on les mit souvent aux prises avec l'éléphant dans les temps postérieurs, plus particulièrement avec des hommes.
Des combats de soixante sangliers, lâchés les uns contre les autres, sous Septime Sévère, en 202 après J.-C., de cent cinquante sous les Gordiens et de mille sous Probus, sont mentionnés par un historien du premier de ces règnes et les biographes des empereurs suivants, dans l'Histoire Auguste.
Le gibier ordinaire et toute sorte de bêtes fauves apprivoisées, compris sous la dénomination générale d'animaux herbivores, et que l'on parvenait toujours facilement à se procurer en masses, pouvaient d'autant plus largement desservir les spectacles des grandes tueries d'animaux, ce qui paraît avoir eu lieu, effectivement aussi, dans les derniers temps de l'empire comme dans les commencements. C'est aux Jeux Floraux surtout que l'on faisait un grand massacre de gibier pareil, dans lequel les cerfs ne manquaient pas plus que le lièvre. Ce commun gibier d'Europe dominait naturellement aussi dans les jeux des provinces. Cependant des panthères et des léopards figuraient, assez souvent aussi, dans les spectacles de villes municipales telles que Vérone et d'autres encore. On mentionne à Cumes une représentation où parurent des autruches, et l'on voit encore, sur un bas-relief célèbre de Pompéi, des taureaux et des sangliers.

Depuis les jeux de Scaurus l'inauguration du théâtre de Marcellus (de 58 à 11 avant notre ère).

Les jeux célèbres que Marcus Emilius Scaurus donna, comme édile curule, marquent l'époque où furent introduits dans les spectacles de Rome des animaux d'Égypte, qu'il s'était probablement procurés à Pétra, lors de son incursion dans le pays des Nabatéens On y montra pour la première fois un hippopotame qui fut, comme il paraît, tué lors du triomphe célébré par Auguste, après la conquête de l'Egypte, en l'an 29 avant J.-C. Cet animal fut toujours rare, même sous l'empire. Cependant il paraît qu'on vit plusieurs hippopotames aux spectacles donnés par Antonin le Pieux en l'an 149 de notre ère que Commode en tua cinq et qu'Héliogabale en possédait plusieurs. Il en existait encore un à Rome sous le règne de Gordien III. Scaurus fut aussi le premier qui montra au peuple de Rome des crocodiles, au nombre de cinq, pour lesquels on avait creusé un bassin tout exprès, comme pour l'hippopotame. Auguste, lors de la fête donnée pour l'inauguration du temple de Mars Vengeur, deux ans avant la naissance de J.-C., fit tuer trente-six de ces animaux au cirque Flaminien, dans lequel il avait fait conduire des eaux. Une description de Strabon paraît se rapporter à un autre spectacle. On yavait élevé, à côté du bassin d'eau, un échafaudage sur lequel les crocodiles pussent se vautrer au soleil. Des Tentyrites les y hissaient avec des filets et les faisaient ensuite redescendre dans l'eau, où ils se mêlaient à ces animaux, sans que ceux-ci leur fissent aucun mal.
Antonin le Pieux aussi fournit des crocodiles pour les spectacles; Héliogabale en avait un et Symmaque voulait en faire servir plusieurs à rehausser l'éclat de ses fêtes mais tous moururent pendant les préparatifs. C'est aux jeux, donnés par Pompée en 55 avant J.-C. que l'on vit, à Rome, le premier rhinocéros. Mais, antérieurement déjà, le poëte Lucilius connaissait cet animal d'ouï-dire. Auguste fit tuer, en 29 avant J.-C., un rhinocéros après l'avoir montré d'abord au clos des Septa. En l'an 5 de notre ère, on vit un éléphant combattre avec un rhinocéros que Strabon décrivit pour l'avoir vu de ses propres yeux. D'après Pline le Naturaliste, on avait eu souvent l'occasion de voir des rhinocéros à une seule défense; mais il est possible qu'il n'en parût pas à deux défenses avant celui que procura Domitien, et dont les médailles de son règne ont perpétué l'image Pausanias vit cet animal à Rome, où on le qualifiait de taureau d'Éthiopie. Commode passe pour avoir abattu plusieurs rhinocéros. Caracalla aussi en fit tuer un. Héliogabale en possédait un autre et l'on en montra un aux jeux séculaires de Philippe. Ce fut César qui montra la première girafe, aux jeux de son triomphe de l'an 46 avant J.-C. Pline l'Ancien, Varron et Horace en parlent. Suivant Pline, cet animal, appelé par les Romains et les Grecs camelopardalis, ou ovis fera désignation plus vulgaire sans doute, s'appelait nabus chez les Ethiopiens. Postérieurement au siècle d'Auguste, Pausanias doit être mentionné comme le premier auteur qui vit à Rome, de ses propres yeux, une nouvelle girafe dont il nous a laissé la description, et qu'il appelle chameau indien puis Dion Cassius fut témoin oculaire de la mort d'une autre, tuée par Commode, et Florentinus qui doit avoir vécu sous le règne de Macrin, en vit une troisième à Rome. Sous Gordien III, il y en avait dans cette capitale dix, qui furent promenées aux jeux séculaires de Philippe en 247 on en revit aussi quelques-unes au triomphe d'Aurélien sur Zénobie, en 278. Au moyen Age, Albert le Grand vit et décrivit une girafe, envoyée par un sultan d'Egypte àl l'empereur Frédéric II, puis Antonio Costanzio, une autre, qui était également le cadeau d'un sultan d'Egypte, en possession de Laurent de Médicis en 1486, année depuis laquelle on n'en revit plus aucune en Europe, sauf à Constantinople, jusqu'à l'arrivée de celle qui fut envoyée d'Alexandrie en France en 1827.
Le cepus'd'Ethiopie de Pline espèce de singe que Mongez rattache au genre « des singes macaques; habitants de la Guinée et de l'intérieur de l'Afrique », ne paraît avoir été vu à Rome qu'une seule fois,aux jeux donnésparPompée.
A ces mêmes jeux, on vit aussi pour la première fois le chama des Gaules, ou rufius dans l'idiome de ce pays, de la forme du loup et moucheté comme une panthère. Cet animal, dont César avait probablement fait cadeau à Pompée, et que les Romains appelaient aussi lupus cervarius n'était, comme on voit, autre que le loup cervier, dont l'espèce s'est perdue en France, mais existait encore dans la forêt d'Orléans en 1548.

Depuis l'inauguration du temple de Marcellus jusqu'aux derniers temps de l'empire.

Le tigre ne parut à Rome que sous le règne d'Auguste. Varron encore (V, 20) niait la possibilité de le prendre vivant, bien que déjà le roi Séleucus eût fait présent aux Athéniens d'un de ces animaux, mentionné par Philémon et Alexis dans Athénée (XIII, p. 590). Suivant Dion Cassius, Auguste aurait reçu les premiers tigres d'une ambassade de l'Inde, qui le trouva en l'an 19 avant J.-C. dans l'ile de Samos; mais suivant Pline le premier qui vint à Rome aurait, été celui que l'empereur fit voir apprivoisé dans une cage, à l'inauguration du théâtre de Marcellus, le 4 mai de l'an li av. J.-C. Claude eut quatre tigres. Martial parle également d'un tigre apprivoisé. Domitien et Antonin le Pieux exhibèrent aussi un certain nombre de tigres, le premier probablement à l'occasion des spectacles de son triomphe sur les Sarmates, célébré au commencement de l'an 94. Dion Cassius rapporte que cinquante et un tigres furent tués en 2 aux noces d'Héliogabale, qui, d'après son biographe (chap. XXVIII), se serait même montré en Bacchus, sur des chars attelés de cerfs, de lions et de tigres. Gordien III possédait dix tigres Aurélien n'en eut que quatre. Aux spectacles de Domitien parurent aussi le bubalus,
espèce d'antilope, et l'ure ou bison que l'on revit aux jeux de Septime Sévère en 202. Pausanias, qui avait vu de ces ures à Rome, les appelle taureaux de Péonie et en a décrit la chasse dans tous ses détails La damma, espèce d'antilope d'Afrique, appelée nanguer d'après Cuvier, est aussi très souvent mentionnée L'oryx était également un animal du désert d'Afrique, caractérisé par une seule corne Martial nomme encore l'onagre parmi les animaux de la vénerie de l'amphithéâtre Cet animal était peut-être l'Ane sauvage, que nous appelons nous-mêmes onagre. Cuvier y voyait le djiggetaï (equus
hemionus de Pallas). On avait cru longtemps, comme le crut encore Gibbon lui-même, pouvoir y reconnaître le zèbre, mais Mongez a eu d'autant moins de peine à réfuter cette opinion que les Anciens parlent de l'apprivoisement de l'onager, tandis que le zèbre n'a jamais pu être apprivoisé, et qu'ils ne mentionnent pas les raies si caractéristiques pour ce dernier. C'est Philostorgue qui a le premier décrit le zèbre, , qui fut tué aux jeux de Caracalla, était-il également un zèbre, moitié cheval, moitié tigre, comme la girafe était, pour les anciens, moitié chameau, moitié panthère (camelopardalis). Quant à l'onagre, la mention de cet animal revient souvent dans la suite. Dans les fameux spectacles d'Antonin le Pieux, de l'an 149 probablement où l'on vit des animaux de toutes les parties du monde, d'après son biographe on trouve en outre la mention du strepsiceros, espèce d'antilope d'Afrique, d'après Mongez, ainsi que celle de la crocuta, animal qui reparut aux jeux de Septime Sévère en 202, que Dion Cassius décrivit, le croyant nouveau, et que l'on a pris pour une hyène.
Pausanias vit aussi, parmi les animaux que l'on chassait à l'amphithéâtre, des cerfs blancs et l'élan des Gaules (alces), animal qui lui paraissait tenir le milieu entre le cerf et le chameau. Gordien I, Gordien III et Aurélien possédèrent des élans, les deux premiers chacun dix. Cet animal était cependant devenu rare, dans la Gaule du moins. Aux jeux de Gordien I, on vit figurer en outre cent moutons sauvages (oves ferae), dénomination qui ne s'applique plus ici, comme précédemment, à des girafes, mais peut-être à une espèce décrite par Columelle; puis cent taureaux de Chypre (tauri Cypiaci) et deux cents ibices, espèce de chèvres, d'après Pline le Naturaliste Symmaque fit aussi venir pour ses jeux des addaces, espèce de gazelles, des pygargues, la capra aegagrus Pallas peut-être, et des chiens d'Écosse race que l'on exportait déjà, de la Grande-Bretagne, du temps de Strabon. Enfin, l'on trouve encore, dans les spectacles décrits par Calpurnius la mention du lièvre blanc (lepus variabilis/de Pallas), du sanglier cornu (babiroussa) et du phoque.

Amphithéâtres romains de l'Italie et des provinces.

Rien ne montre plus clairement combien les jeux de la gladiature et les tueries d'animaux étaient répandus, dans l'empire romain, que le grand nombre d'amphithéâtres dont il reste des vestiges. Encore ne faut-il pas perdre de vue que le besoin d'élever des amphithéâtres en pierre, les seuls dont les ruines aient pu résister aux injures du temps jusqu'à nos jours, n'a dû, naturellement, se faire sentir que dans les localités où ces spectacles étaient donnés régulièrement et à grands frais. L'absence de traces d'un édifice pareil dans d'autres lieux, où l'on se contentait peut-être d'un amphithéâtre en bois, ne prouve donc pas nécessairement que l'on y fût privé des jeux de l'arène. Les traces des amphithéâtres se retrouvent dans certaines traditions, dans des ruines ou débris encore existants et dans l'usage local de certaines dénominations par lesquelles on les désignait au moyen âge. Mais tous ces indices sont souvent tellement vagues, qu'il est impossible d'en rien conclure avec certitude. Ainsi l'existence du prétendu amphithéâtre de Pérouse n'est, ou plutôt ne paraît attestée que par les actes de saint Herculan, qui sont apocryphes. Le fait de la construction d'un amphithéâtre à Pavie par Théodoric le Grand, pour lequel il existe un autre témoignage, n'est pas moins contestable. Maffei ne l'admet pas, par la considération que l'usage des jeux de la gladiature était tombé longtemps avant cette époque mais on peut objecter, d'autre part, que les tueries d'animaux, auxquelles servaient alors principalement les amphihéâtres, étaient restées à la mode, et que Théodoric fit notoirement beaucoup pour les spectacles, à Rome aussi. Le mot arena, appliqué à certains lieux, se retrouve dans beaucoup de villes, au moyen âge. Mais est-il permis d'affirmer sur la foi d'une simple mention du treizième siècle, ou de tirer, comme on l'a fait de la circonstance qu'il existait à Paris, sur la rive gauche de la Seine, non loin du Palais des Thermes, un endroit appelé Clos des Arènes, la conclusion qu'il devait y avoir eu là un amphithéâtre ? L'opinion de Bertoli, qu'il en existait un à Aquilée, ne se fonde aussi que sur la mention fréquente d'une torre d'Arena dans d'anciens documents des archives de cette ville. La mention semblable d'un vico dell'an fiteatro, d'une platea amphitheatri dans le quartier des Thermes (regio Thermensis), se retrouvait, d'après Garrucci même à Naples, où rien d'ailleurs ne prouve qu'il y ait eu réellement un amphithéâtre.
La dénomination de Colosseum n'appartenait pas exclusivement au Colisée de Rome. Quelques autres amphithéâtres d'Italie ont été qualifiés de même, en raison de leurs dimensions colossales, comme l'ont très bien établi Mazzocchi et Maffei, et non d'après le colosse de Néron. Ainsi; notamment l'amphithéâtre de Capoue, appelé Colossus par le moine bénédictin Erchempert, qui écrivit dans cette ville, au neuvième siècle, une histoire des Lombards puis celui de Florence, que Benvenuto Cellini, dans son autobiographie, nomme aussi Colosseo, et celui de Luna, connu sous le même nom des gens de la campagne voisine. Une troisième série de dénominations, assez communes en Italie, pour des ruines d'anciens amphithéâtres et même pour d'autres du même genre; dans la bouche du peuple, est celle des mots Berelais, Berelasis, Berolassi, qui, dans Erchempert, servent également à désigner l'amphithéâtre de Capoue, et auxquels viennent se substituer, dans des documents, relatifs à l'amphithéâtre de Florence, de la période du onzième siècle au quatorzième, les mots Perilasium, Perlasium, Perlagium, Perlascio, Pierlascio, Piarlagio, Pierlascio . Un document de 1071 porte Peribasium, mot que Manni croit, être la forme originaire et correcte. Deux parchemins, des années1085 et 1086, offrent aussi la variante assez bizarre de Pratolascio. Quant aux trois premières formes, employées par Erchempert, des érudits italiens, tels que Rucca croient qu'elles sont d'origine arabe et datent du temps où la Basse-Italie fut occupée par les Sarrasins. En admettant l'étymologie arabe bir-al-as, mots qui pourraient signifier « citerne de la force ou « forte citerne, » il y aurait lieu d'en inférer que l'aspect des amphithéâtres avait produit sur les Arabes l'effet d'immenses citernes entourées de murs circulaires mais, en s'arrêtant à l'étymologie lombarde berolaz, signifiant " fosse d'ours" ,on aurait une explication non moins plausible du mot Berolais. Quoi qu'il en soit, la forme Verlasci s'est conservée dans l'usage jusqu'à nos jours, non-seulement à Capoue, mais encore à Vénafrum, où elle désigne les restes d'un amphithéâtre tandis qu'à Arezzo et à Florence, celle de Parlagio s'y est peu à peu substituée avec le temps et comme ce mot, synonyme de Parlatorio, local ou bâtiment où l'on s'assemble et forme des réunions pour délibérer, présente un sens clair et généralement intelligible, quoique tout différent, il prévalut presque partout et fit oublier celui qu'il avait supplanté. Les vestiges de pierre aussi sont souvent trompeurs, et, pour une foule de ruines, il est absolument impossible de
décider si elles proviennent d'un amphithéâtre ou de quelque autre édifice. Un prétendu amphithéâtre à Doué, en Poitou, n'est en réalité, d'après Montfaucon que le reste d'un ancien palais des rois de France. Mais, s'il est certain qu'il y a, d'une part, plus d'un retranchement à faire sur la liste des amphithéâtres romains dont on avait cru pouvoir affirmer l'existence, d'après celle de ruines ou d'autres indices, il n'y a pas moins de chance, de l'autre, pour que cette liste s'enrichisse encore de mainte nouvelle découverte, par suite de l'exploration de contrées encore peu connues, ou de fouilles d'érudition,
dans les archives des villes surtout. Nous sommes encore loin d'avoir connaissance de tous les édifices de ce genre qui existaient dans la dernière période de l'antiquité, et dont la plupart ont dû disparaître, dans la longue nuit de barbarie du moyen âge, sans même laisser de traces. Si l'on a été, quelquefois, trop prompt à se prononcer sur l'existence d'anciens amphithéâtres, d'après les indices
de ruines méconnaissables et de témoignages suspects ou apocryphes, l'ouvrage de Maifei a fait justice de cette légèreté et opéré une réaction salutaire dans l'esprit qui doit guider ces recherches. Cependant le savant archéologue s'est certainement laissé emporter trop loin par son zèle critique, en n'admettant que trois amphithéâtres, ceux de Rome, de Capoue et de Vérone, en déclarant celui de Pola un simple théâtre, et révoquant même en doute la destination reconnue des Arènes de Nîmes. Lipsius a, le premier, essayé de dresser une liste d'amphithéâtres, dans son écrit intitulé De amphitheatris quae extra Romam . Il en énumère quinze, desquels il y a cependant à retrancher les deux que l'on croyait à tort pouvoir revendiquer pour Doué et pour Athènes. Montfaucon en nomme dix-huit hors de Rome, tous situés en Italie et en France, à l'exception des ruines d'Italica. Clérisseau donne un relevé de soixante-deux amphithéâtres, mais qui ne paraît pas moins sujet à révision que celui de Promis, dont les indications portent sur cinquante-cinq amphithéâtres d'Italie, au sujet desquels il n'admet pas le doute. Le relevé de tous les amphithéâtres connus d'Émile Hubner le plus récent à notre connaissance, en embrasse de quatre-vingt-trois à quatre-vingt-cinq Pour compléter la liste que nous allons essayer de dresser nous-même, nous avons consulté la bibliothèque de .M. 0. Jahn, particulièrement riche en monographies concernant les ruines d'Italie, sur lesquelles d'utiles renseignements nous ont été communiqués en outre par l'architecte Rod. Bergau et le docteur 0. Hirschfeld. Quant aux données sur les amphithéâtres d'Espagne, nous en sommes principalement redevable à M. le professeur Emile Hubner. Le défaut d'espace ne nous permettant pas d'entrer dans de grands détails descriptifs, nous nous bornerons le plus souvent, dans l'énumération qui va suivre, à l'indication des sources et documents dans lesquels ils abondent.
Rien ne prouve l'existence d'aucun amphithéâtre en pierre antérieur à celui que Statilius Taurus, le premier, fit construire, en l'an de Rome 72S, dans cette ville même. Il est aujourd'hui généralement reconnu que les amphithéâtres d'Etrurie n'ont pas été bâtis par les Etrusques, comme on l'avait cru, mais bien par les Romains On a cru pouvoir faire remonter l'origine de l'amphithéâtre de Pompei aux premiers temps de l'établissement de cette colonie par Sylla, en arguant de la forme des lettres et de quelques archaïsmes d'une double inscription qui s'y trouve'; .mais cette opinion est réfutée par Garrucci et d'autres savants, des observations desquels il résulte que l'usage de ces formes vieillies a partiellement survécu à la république. Cependant la date de l'an de Rome 685, pour l'achèvement de cet édifice, ne repose que sur une conclusion, tout aussi incertaine, tirée par Garrucci d'une autre inscription. L'amphithéâtre de Pouzzoles ne paraît pas, d'après le même, antérieur au temps des Flaviens. En général, il n'existe pas d'inscriptions desquelles on puisse conclure à la construction d'amphithéâtres avant Auguste. Mais, sous son règne, il y en avait déjà dans plusieurs villes d'Italie, comme on le voit par la recommandation de Vitruve (1,7), d'ériger près du cirque les temples d'Hercule, dans celles qui étaient encore dépourvues de gymnases et d'amphithéâtres. Dans beaucoup de ces villes,
cependant, les jeux de gladiateurs se donnaient encore, de son temps, au forum Alexandrie, en Égypte, aussi eut, dès l'an de Rome 730, son amphithéâtre, que Straboh y vit en cette année et mentionne, de même qu'un autre à Nysa, en Carie ce qui prouve qu'ils n'avaient point tardé à se propager hors d'Italie. Nous allons, maintenant, passer en revue les amphithéâtres de toutes les parties de l'empire romain, en commençant par l'Italie et les autres provinces occidentales.

I. Occident.

1. Italie.

LATIUM. Indépendamment du Colisée à Rome, il y existait des amphithéàtres dans les villes d'Albano, Aquinum, Arpinum, Casinum, Circeji,Frosinone,Minturne, Préneste, Setia, Tibur, Tusculum,
Valéria et Vellétri. L'amphithéâtre de Casinum, découvert en 1757 par des chercheurs de trésors, paraît dater d'une époque qui n'est certainement pas antérieure à l'an 50 de notre ère (Pline le Jeune, Lettres, VII, 24) celui d'Albano est postérieur à Domitien et celui de Vellétri fut restauré sous les empereurs Valentinien et Valeris . L'amphithéâtre de Tusculum, connu dans la tocatité sous le nom de Scuola di Cicerone pouvait contenir environ 3,000 spectateurs. Celui de Tibur (Tivoli ) a subsisté, d'après Promis, jusqu'au pontificat de Pie II. Les ruines de celui d'Aquinum sont vulgairement désignées sous le nom de Grotte des Païens.

SAMNIUM. Amph. à Acelanum , Bénévent (d'après Promis), Telesia, Henzen, etVenafrum . Dans ce dernier, il y avait place pour 8,000 spectateurs.

LUCANIE.– Deux amph. l'un à Paestum, reconnu par Winckelmann et mesuré par Paoli, l'autre à Grumentum .

POUILLE. –Amph. à Vénuse, patrie d'Horace.

FRENTANI. Amph. à Larinum .

CAMPANIE. Amph. à Capoue, Pompéi, Pouzzoles, Pausilippe, Cumes et Abella.
L'amphithéâtre de Capoue, un des plus vastes de l'Italie, aurait, d'après Rucca, égalé, sinon surpassé le Colisée en grandeur. avait quatre étages, dont le premier est conservé. Les quatre-vingts arches qui y donnaient entrée étaient ornées de statues des divinités païennes, dont il reste encore les têtes de Jupiter et de Diane. Les statues d'Adonis, de la Vénus victrix, de Psyché et d'autres, au musée bourbonien (Cap. vel., p. 138), ont également été trouvées dans ses décombres, avec sept autres, dont six ont été incrustées, d'après Bergau, dans la façade de l'Hôtel de Ville et une dans le campanile de la cathédrale de la nouvelle Capoue, construite avec des pierres de l'amphithéâtre. Celui-ci comprenait des souterrains pour les machines et les cages des animaux, indépendamment desquels il y avait place pour un millier d'hommes, qui pouvaient s'y introduire et en sortir sans être vus, au moyen de quatre galeries pratiquées au-dessous des portes principales. Les restes de cet amphithéâtre,
détruit en 840 par les Sarrasins, servirent ensuite de forteresse à des chefs lombards et finirent par être exploités, comme une carrière, pour les matériaux qu'on y trouvait. L'amphithéâtre de Pouzzoles avait aussi soixante-douze arches d'entrée et des souterrains. Il existait peut-être plusieurs amphithéâtres pareils au bord de la mer, dans ces environs. Voir aussi une poésie dans l'Anthologie latine de Meyer, 111, 916 (11, p. 13). Sur celui d'Abella, qui pourrait bien n'avoir été construit qu'en bois, il reste une inscription accompagnée d'un dessin, de l'an 170 de notre ère (IN.1952).

PAYS DES SABINS. Amph. à Alba Fucentina, il est dit que cet amphithéâtre pouvait contenir environ 20,000 spectateurs, Amiternum (I. N. 5789), Marrubium et Réate, ce dernier détruit en 1283 seulement, d'après Promis.

PICENUM. Amph. à Ancône, Auximum. D'après une Chronique du seizième siècle d'Adami, l'amphithéâtre de cette ville était grand et superbe.

OMBRIE. Amph. à Ariminum, Assisium, Carsulac, Hispellum. L'arène d'Ariminum avait une enceinte de quatre murs et soixante arches d'entrée. Le bâtiment était en briques, mais les sièges y étaient en marbre. Bonini (Rimini, p. 218, etc.) croit que cet amphithéâtre fut détruit dans la période du troisième au sixième siècle. Celui d'Ocriculum avait, suivantGuattani, trois étages.

ÉTRURIE. Amph. à Arezzo, Falerii, Florence (dans le voisinage de la place di Santa Croce, d'après Manni et Dennis), Lucus Feroniae (Orelli, 4099), Luna, Pise, Les amphithéâtres de Vetulonia, de Ruselae et de Pise sont douteux, et les ruines de Volterra pourraient bien, d'après Dennis (Villes et lieux de sépulture de l'Étrurie, Il, p. 486-496) n'être que celles d'un théâtre romain. L'amphithéâtre de Votsinii est tout petit. Dennis croit celui de Sutrium d'origine étrusque. Celui de Luna, jadis riche en colonnes de marbre et en statues, mais entièrement en ruines depuis le quinzième siècle, paraît être du temps des Antonins (Promis, p. 228). Le vaste amphithéâtre d'Arezzo, au contraire, n'aurait été, d'après Guazzesi, qu'un bâtiment en briques, dépourvu de pareils ornements. Du temps de Charlemagne, il était connu sous le nom de gymnase, et des filles publiques en occupaient les voûtes, ce qui détermina l'empereur à en faire don à l'église du lieu. En 1333, tous les bons matériaux de la ruine passèrent dans des constructions nouvelles. Ajoutons que Dennis (II, 641) a également révoqué en doute le caractère de ses restes, qui lui paraissaient offrir plus de ressemblance avec des thermes.

GAULE CISPADANE. Amph. à Bologne, Parme, Plaisance et Velleja (Hubner et Promis).
Tacite (Hist. 11, 67), en l'an 70 de notre ère, a fait du premier la mention suivaute « Tertiadecimani struereamphitheatrajussi.Nam CsecinaCremona&,VaIens Bononioe spectaculum gladiatorum edere parabant. » Mais peut-être n'entendait-il parler que d'amphithéâtres en bois. L'amphithéâtre de Parme, dont Lopez (Lettera al Braun intorno alle rovine d'un antico teatro scoperto in Parma, 1844, p. 25, etc.) rapporte la construction à l'époque du règne de Trajan, se conserva longtemps et était encore en 1317 un objet de sollicitude pour les autorités municipales, qui publièrent à ce sujet des ordonnances de police.

LIGURIE. Promis y mentionne deux petits amphithéâtres, à Libarna et à Pollentia.

VENETIE ET ISTRIE. Amph. à Adria, que mentionnent Promis et Deminicis, à Aquilée (?), à Pola et à Tergeste (Trieste). L'amphithéâtre de Pola, construit en pierre, à l'exception de l'étage supérieur, qui était en bois, et surmonté d'une colonnade, pouvait contenir 22,000 spectateurs. Il en reste 43 rangs de sièges en marbre. Longtemps exploité comme une carrière, il fut dédié en 1584 au sénateur vénitien Emon, qui mit un terme à ce vandalisme.

GAULE TRANPADANE. Nous avons déja parlé de l'amphithéâtre de Vérone. On en compte quatre autres dans cette province, à Augusta Praetoria Salassorum, Bergame (Promis), Brescie et Crémone. Celui d'Augusta Praetoria. parait avoir été construit en l'an de Rome 729, année de la fondation de la colonie, ou peu de temps après. Dans une charte de 1 235 il est appelé Palatium rotondium. On n'y trouve point de souterrains.

SICILE. On y mentionne trois amphithéâtres à Catane Syracuse et Thermae Himirenses. Le premier est situé près de la Porta Stesicorea). Théodoric le Grand permit, en 498, aux habitants de Catane d'en utiliser les blocs de pierre, pour réparer les murs de leur ville. En 1669, une éruption de l'Etna le recouvrit de lave; mais, après le tremblement de terre de 1693, le prince Biscari fit opérer des fouilles qui en découvrirent un côté. L'amphithéâtre de Syracuse est de forme elliptique. Il y a deux portes principales aux extrémités de son axe, et huit issues sur l'arène. Les souterrains manquent. Valère Maxime (1, 7, 8) et Tacite parlent, tous les deux, de jeux de gladiateurs à Syracuse, mais sans mentionner l'amphithéâtre.

SARDAIGNE. Un amphithéâtre à Caralis (Cagliari). est en partie creusé dans la roche calcaire; et pouvait contenir un grand nombre de spectateurs. Le fond de l'arène y est traversé par des aqueducs souterrains . Le prétendu ampnithéâtre de Caprée (Anacapri), dont parle Donaldson est plus que douteux.

DALMATIE. Amph. à Salone sans parler du prétendu amph. d'Equum. Le premier paraît être du temps qui suivit le règne de Marc-AureIe. Rien n'indique l'existence d'amphithéâtres dans les provinces plus septentrionales, telles que la Norique et la Pannonie.

2. Gaules.

NARBONNAISE. Amph. à Arles, Cemenelium, Forum Julii(Fréjus,) Narbonne, Nîmes, Orange (Aransio),Toulouse,Vasio Vocontiorum et Vienne. Ce dernier, malgré, un passage d'Eusèbe et Chorier, (Antiquités de Vienne, p. 416), d'après lequel il en resterait quelques voûtes, est douteux. Nous ne reviendrons pas sur ce qui a déjà été dit des amphithéâtres de Nîmes et d'Arles. On croit que le premier avait été, d'abord, destiné à des naumachies, mais resta inachevé; car, fait observer Pelet, " les aqueducs, qui devaient amener les eaux dans l'arène, ne sont même pas revêtus de ciment; ce qui n'aurait pas eu lieu, si le monument avait déjà servi'aux jeux nautiques.La façade est composée d'un rez-de-chaussée, d'un étage au-dessus et d'un attique." Iln'est nullement certain qu'il ait été bâti, comme le présume Pelet, sous Adrien ou sous Antonin le Pieux. Il n'y a pas plus de certitude sur l'époque de la construction de l'amphithéâtre d'Arles. Pour les autres, voyez principalement Millin, (voyage dans le Midi de la France), et Montfaucon, (ant. expl.) De l'amphithéâtre de Cemenelium, appelé Tino de Fati (cave des fées) par les gens des environs, il existe plusieurs massifs et une arcade, sous laquelle passe le chemin le mastic qui la recouvrait
subsiste encore. On voit aussi des restes d'autres arcades. Il y avait place pour 8,000 spectateurs, qui, des rangs de siéges supérieurs, pouvaient voir la mer. L'arène était de forme elliptique. Il en était de même de celle de Forum Julii, provenant d'un amphithéâtre dont l'enceinte est encore assez bien conservée.

AQUITAINE. On y mentionne des amphithéâtres à Bordeaux, Bourges, Limoges, Néris, Périgueux, Poitiers, Rastiatum (les arènes de Tintinniac, d'après Baluze). Cependant il n'est pas prouvé que l'amphithéâtre de Bourges ait réellement existé, et celui de Néris, d'après le plan donné par Caylus, n'aurait été qu'un théâtre. D'après les souvenirs de Montfaucon, les arènes de l'amphithéâtre de Bordeaux, que les habitants de la ville appelaient, du temps de Millin, la ruine du palais de Gallien, étaient des plus vastes et ne le cédaient peut-être pas à celles du Colisée. Pour les autres, voir également les ouvrages déjà cités de Millin et de Caytus, ainsi que Lipsius.

LYONNAISE. Amph. à Aquae Segeste (?), Bibracte ou Augustodunum (Autun), suivant Millin (1, p. 307, etc.), Crociatonum Unellorum, dont les ruines sont situées près de Valogne, en Normandie, Lyon, Orléans, Paris, et Tours. Ce dernier, un peu plus grand que ceux de Saintes et de Nimes, est mentionné dans un diplôme du roi Charles-le-Simple. Les restes de la ruine de Lyon indiqueraient, d'après M. Martin-Daussigny, conservateur du musée de cette ville, un amphithéâtre susceptible d'être inondé pour des spectacles extraordinaires. C'est à Lyon que le Boïen Mariccus fut jeté aux bêtes féroces, en l'an 70 de notre ère et que furent probablement suppliciés, en 177, les martyrs de Venne et de Lyon dont parle Eusèbe dans son Histoire ecclésiastique.C'est en creusant :les tranchées entre Montboui et Montcresson sur la rivière du Loing, en 1608, que l'on trouva, parmi d'autres ruines de constructions romaines, aussi celles d'un amphithéâtre, en un lieu appelé Sevinière, près de Chatillon-sur-Loing, indications rapportées par d'Anville à la locahté qui figure sous le nom d'Aquae Segeste sur la table de Peutinger.

BELGIQUE. Le principal amphithéâtre de cette partie des Gaules était celui de Trèves. Il était tailié dans une montagne. Deux grandes et deux petites entrées conduisaient aux galeries et dans l'arène. Celle-ci, pratiquée sur un plateau de roche, est de forme elliptique et coupée par un Euripe, de trois pieds de largeur et quatre de profondeur, qu'un aqueduc remplissait d'eau, pour les naumachies. Le podium, dont l'exhaussement est aujourd'hui de sept, mais paraît avoir été jadis de dix pieds, était percé de dix portes, conduisant aux cages des animaux. D'après les Gesta Trevirorum, le prince des Vandales, Crock, assiégea vainement en 406 cet amphithéâtre, dans lequel les habitants de Trêves s'étaient fortement retranchés. C'est peut-être à cette époque que furent élevées les deux tours demi-circulaires dont il y reste encore des débris.
L'amphithéâtre de Reims est douteux. Montfaucon mentionne aussi Metz parmi les villes qui en avaient un. Celui du village de Grand dans le pays des Leuci, en Champagne, entre Joinville et Neufchâteau (Novomagus), dont parle Caylus (VII p. 349), semblerait, d'après le plan qu'il en donne, avoir été plutôt un théâtre, comme ceux de Juliobona (ibid. VI, 394) et d'Augusta Rauracorum . En Helvétie
enfin, Aventicum, d'après une inscription trouvée en 1804 et Vindonissa, d'après Haller, auraient également eu des amphithéâtres.

3. Ile de Bretagne.

On n'a pas trouvé, dans la Grande-Bretagne, des ruines dont on puisse affirmer, avec certitude, qu'elles proviennent de véritables amphithéâtres. Cependant des archéologues anglais croient avoir reconnu, dans le voisinage de plusieurs villes et camps fortifiés de la période romaine, des traces d'amphithéâtres militaires, espèce d'ouvrages en terre, consistant dans une excavation du sol, entourée de ravins, dont la disposition reproduit naturellement le cadre d'une arène. Un emplacement pareil,connu sous le nom de "Table du roi Arthur", a été notamment signalé par John Strange et décrit par Lee à Caerleon, dans le Monmouthshire. On mentionne des vestiges semblables à Bath, l'ancienne Aquae Solis, à Richborough (Rutupise) dans le comté de Kent (Wright, Wanderings, p. 88), à Cirencester, Silchester et Dorchester (ibid., p. 95), près de Llandrinolt, dans le pays de Galles, et à Chaselbury, dans le Wiltshire.

4. Espagne.

Les ouvrages espagnols sur les antiquités romaines de cette contrée pèchent en général par le défaut de critique et par les exagérations de l'amour propre national. Les données d'E. Hubner se fondent en partie sur ses relations de voyage et ses observations personnelles, consignées dans le Bullet. de l'Inst. 1860-1862, en partie sur les meilleures sources manuscrites et imprimées, dans lesquelles a puisé ce savant archéologue. Quant aux restes de constructions romaines, en Lusitanie, Bellermanh en a dit un mot dans ses Souvenirs de l'Europe Médiévale (en allem.), p. 249, etc. Passons aux différentes provinces de la péninsule.

TARRACONAISE. On trouve dans Laborde les dessins d'un amphithéâtre à Tarragone, dont il ne reste cependant que peu de chose, comme de celui d'Ercavica (Cabeza del Griego), dans la même province, décrit par Cean, p. 59. Ce que le même auteur rapporte de prétendus amphithéâtres à Barcino, Carthagène et Tolède, n'offre aucune certitude.

BÉTIQUE. On peut en dire autant des amphithéâtres attribués par Cean à Bolonia et à Malaga. M. Hubner n'a rien vu non plus des débris découverts en 1730, à Cordoue, et décrits par Ruanes. La meilleure description des vestiges de l'amphithéâtre d'Italica (Santiponce, près de Séville), d'après les fouilles tes plus récentes, est celle de Demetrio de los Rios. Suivant Montfaucon (III p. 262), une grande partie des matériaux de cette ruine auraient été employés à la construction de digues, par ordre du magistrat de Séville.

LUSITANIE. Hubner (Bull. de l'Inst. 1862, p. 173) y mentionne l'amphithéâtre d'Emerita, que M. de Laborde aurait cru à tort destiné pour des naumachies. Celui de Braga, dont Bellermann (p. 252) a décrit les restes, d'après les auteurs portugais, est très douteux.

5. Afrique.

MAURITANIE. On y signale un amphithéâtre, dont dix-sept gradins sont encore en bon état, à Julia Caesarea (Jol) et un autre à Sitifis. Celui de Cuiculum ou Djemila n'était qu'un théâtre.

NUMIDIE. Amph. à Cirta , Lambessa (de la Mare, Recherches sur la ville de Lambèse, p. 34, dansl es Mémoires de la Société des antiquaires de France, 3° série, 1852.) Rusicade, aujourd'hui Philippeville et Théveste ou Tébessa (Moll, capitaine du génie dans l'Annuaire de la Société archéologique de la province dc Constantine, 1858- 59). Ce dernier paraît avoir été construit entre les années 75 et 80 de notre ère. Celui de Lambessa, qui est assez bien conservé, a environ 300 pas de circonférence. Il s'est aussi conservé une inscription d'un amphithéâtre dans des ruines, près du caravansérail d'El-Outaïa, entre Batna et Biskara. Enfin Dureau de la Malle a vu, entre Tiffereh et Guelma, dans un lieu que les Maures appellent Hamisa, et qu'il croit être la colonie romaine de Tipasa; « les débris d'unegrande ville ancienne, de superbes portiques bien alignés, des colonnes de marbre, des palais encore debout et un amphithéâtre de 150 pas de diamêtre, dont dix rangs sont intacts, le tout en grosses pierres de taille. »

AFRIQUE PROPRE. On compte plusieurs amphithéâtres romains dans cette province, qui répond à la Tunisie et à la Tripolitaine actuelles. L'amphithéâtre de Carthage, qui était encore, au douzième siècle, une superbe ruine, décrite par Edrisi, ne se reconnaît plus qu'aune excavation intérieure, d'environ 240 pieds dans la plus grande dimension de l'ellipse. Il pouvait facilement être inondé pour les naumachies (Hudson, Geogr. minores, 111, p. 8 I). L'existence d'un amphithéâtre dans la ville d'OEa, ou tout près de celle-ci, est attestée par Apulée (Apol., p. 556). Peut-être ces spectacles se donnaient-ils dans l'amphithéâtre encore entier, de 148 pieds de diamètre à l'intérieur, que mentionne, d'après le rapport d'un voyageur anglais, Castiglione, dans un mémoire sur la partie orientale de la Barbarie, p. 18, à Zavia (Tripoli-vecchia), village situé à une journée de marche de Tripoli, du côté de Tunis. De r'amphithéâtre de Thysdrus (El Djemm) Canina croit qu'il a été construit sous les Gordiens; Pellissier, qu'il n'a jamais été achevé. Les Arabes qui, d'après Coste, s'y retranchèrent pendant une de leurs révoltes en 1710, sous Mohammed-Bey, n'ont pas cessé, depuis, de travailler à la destruction de ce bâtiment, en en faisant servir les pierres, qu'ils croient douées de la vertu de chasser les scorpions, à la construction des maisons, des tombeaux et des marabouts d'El- Djemm. Son mur d'enceinte elliptique présente soixante-huit arches d'entrée et trois étages, ornés de colonnes à demi saillantes et, autrefois, surmontées d'un attique. Le style en est simple et noble. Les décombres de l'intérieur ne permettent plus de reconnaître si cet amphithéâtre a servi également pour des naumachies. Cependant une ouverture, au centre de l'arène, communique avec un canal souterrain, qui avait été sans doute ménagé pour l'écoulement des eaux pluviales et qui, s'il faut en croire les Arabes, déboucherait à huit lieues de là, dans la mer. L'amphithéâtre de Tuburbium fut souvent arrosé du sang des martyrs, notamment aussi de celui des saintes Perpétue et Félicité, dont Valésius seul a placé le martyre à Carthage. L'amphithéâtre d'Uthina Zeugitanae (Oudenah), placé sur une éminence et de forme ovate, a, d'après Alphonse Rousseau , environ 240 pas de circonférence. It ne serait pas impossible qu'il eût servi aussi à des naumachies. La place des galeries, des tribunes, des vomitoires, etc., est encore parfaitement reconnaissable. L'amphithéâtre d'Utique (Bou-Chater), creusé dans une colline, et dont l'arène pouvait être facilement submergée (Davis, p. 507), a une circonférence de 266 mètres, d'après Pellissier. Ajoutons que Pellissier mentionne encore deux petits amphithéâtres l'un, à un seul étage et dans le genre de celui de Philippeville, sur la côte orientale de la Zeugitane, entre la Petite-Leptis.(Lamta ?) et la tour d'Annibal (Et Mohedieh ?), près du village de Dimas l'autre à Kénaïs (régence de Tunis), dans le même genre, à 8 kilomètres seulement de Mourédina. Voir aussi, pour des données plus complètes sur toute la contrée, Guérin, Voyage dans la régence de Tunis, 1862, 2 vol. Les spectacles paraissent avoir été, dans les provinces d'Afrique aussi, principalement organisés par les dignitaires sacerdotaux, sans préjudice des fètes dues à la munincence d'autres donateurs dans plusieurs villes et des occasions différentes. Cette obligation rendait même le sacerdoce de la province d'Afrique excessivement onéreux. On voit dans le Code Théodosien. (XII, 1, 145, 176. XVI, 10, 20) de quelle nature étaient ces spectacles, à Carthage. Ils comprenaient des fêtes de l'amphithéâtre, comme en témoigne expressément saint Augustin.

II. Oriernt

1. Provinces grecques d'Europe.

Voici, en peu de mots, ce que l'on sait de la gladiature, dans ces provinces, ainsi que des rares amphithéâtres grecs.

ACHAIE. Corinthe est la seule ville de la Grèce où l'existence d'un amphithéâtre, du temps des Romains, soit prouvée. Comme Pausanias ne le nomme pas, il est possible que le bâtiment fût de construction postérieure. Un passage de Dion Chrysostome (Or., XXXl.p. 591, 78; éd. Dindorf, p. 385) n'offre aussi qu'une donnée peu concluante; mais plus tard, une description du monde romain sous t'empereur Constantin, dans Mai, mentionne positivement cet amphithéâtre, qu'on y appelle un chef-d'oeuvre d'architecture. Il est situé, d'après Curtius (le Péloponèse, II, 527, en all.), à l'est de la ville moderne, au pied de la montagne, et en partie taillé dans le roc. Apulée (Metam, X, 223) et Julien (Lettres, 35) parlent des spectacles, jeux de.gladiatcurs et tueries d'animaux qui s'y donnaient.
L'authenticité de deux amphithéâtres dont parle Cyriaque, à Sicyone et à Delphes, est très contestable. Curtius (le Péloponèse, II, 222) mentionne en outre, à Sparte, un bâtiment circulaire en briques, de 100 à 180 pieds de diamètre, et qui paraîtrait avoir été affecté à des représentations musicales et autres, à l'époque de la domination romaine; mais cette destination n'est guère mieux prouvée. Cela ne veut pas dire, cependant, que.les jeux de l'arène n'aient pas réussi à s'introduire aussi, malgré le défaut d'amphithéâtres permanents, dans d'autres villes de la Grèce, comme Athènes.

MACÉDOINE. A Thessalonique, les jeux de gladiateurs et les combats d'animaux, du temps de Lucien (L'âne de Lucius, 49 à 53), se donnaient au théâtre. Pour Philippople, nous renvoyons à une épitaphe, posée par un donateur de spectacles à son fils et trouvée dans cette ville.(Muratori, 616, =0relli, 3746).

THRACE. L'amphithéâtre de Constantinople, d'après une ancienne description de cette ville était situé dans le second quartier (regio secunda), près du port de Julien, d'après une phrase du Code Théodosien. Il.en est fait mention pour la dernière fois au 12 siècle. Le bâtiment de l'espèce que Septime Sévère doit avoir fait construire à Byzance n'était peut-être qu'un théâtre, comme il parait en avoir existé plusieurs en Grèce, c'est-à-dire disposé de manière à pouvoir également servir pour des combats de gladiateurs.

CRÊTE. Maffei a cru pouvoir affirmer, d'après le rapport d'un médecin qui visita l'ile de Candie en 1583, qu'il y existait jadis 7 théâtres, et 5 amphithéâtres, dont un à Gortyne et un autre à Hiérapytna. L'existence de restes de ce dernier a été récemment conSrmée par G. Perrot ). Ce bâtiment a 60 pas de diamètre.

LESBOS. Inscription du tombeau d'une famille de gladiateursà à Mitylène .

THASOS. Inscription concernant des myrmillons et des essédaires, de la troupe de gladiateurs d'une certaine Hécatée. Il est probable que des îles, comme par exemple aussi celle de Cos étaient souvent assignées pour demeure'à de pareilles troupes, d'où il ne s'ensuit pas cependant que l'on y donnât aussi des jeux.

2. Asie Mineure.

Dans les parties asiatiques de l'empire aussi, il y a lieu de mentionner comme les spectacles principaux ceux qui étaient donnés, dans chaque province, par des associations. formées dans ce but sous la présidence et aux frais des dignitaires sacerdotaux. Les jeux de gladiateurs n'y manquaient pas, dans les premiers siècles de la période impériale. Un rescrit de l'empereur Alexandre Sévère (Cod. Just., X, 61) et la relation du martyre de saint Polycarpe, en 166, dans Eusèbe, ainsi que Ruinart, témoignent positivement de jeux de l'espèce, donnés par les grands prêtres des provinces. En outre, beaucoup d'inscriptions mentionnent des familles de gladiateurs appartenant à des prêtres de ce rang. Galien raconte qn'après avoir terminé ses études en médecine à Alexandrie, il fùt nommé, par le grand prêtre de Pergame, médecin de ses gladiateurs, et que le succès avec lequel il avait pratiqué un traitement nouveau, dans cet office, le recommanda derechef, pour celui-ci, au choix des successeurs de son premier patron. Ces spectacles avaient lieu en été. La dernière mention que l'on en ait est de l'an 465, c'est-à-dire bien postérieure à la suppression des jeux de la gladiature (Cod. Just., de officio comitum orientis, soit Code I, titre XXXVI). Les écoles de gladiateurs (ludi) se trouvaient, probablement, établies surtout dans tes villes où se célébraient les fètes provinciales. On sait, en effet, que les villes de Smyrne, de Philadelphie, de Cyzique et de Pergame, toutes chefs-lieux de la catégorie indiquée, en possédaient. Mais l'élection pouvait aussi porter le choix, pour les dignités sacerdotales, sur des citoyens des autres villes affiliées à l'association chargée d'organiser les fètes, et ceux-ci étaient naturellement maîtres de garder et de faire exercer à volonté leurs gladiateurs, soit à leur propre domicile, soit en tout autre lieu qui leur paraissait convenir pour cela. Nous avons déjà parlé plus haut des gladiateurs impériaux dans les provinces et dans l'île de Chypre. Ainsi les monunents qui se rapportent à des gladiateurs indiquent tout au plus qu'il y avait une école de gladiateurs au lieu où ils ont été trouvés, mais cela seul ne nous autorise pas à en conclure qu'il s'y donnait aussi des jeux de gladiature. Maintenant laissons là les jeux pour ne plus nous occuper que des écoles et des amphithéâtres dont il reste trace dans les contrées d'Asie,que nous aibns parcourir successivement.

CARIE. Inscription provenant d'une sépulture commune de la famille de gladiateurs et de chasseurs d'un Asiarque (d'Halicarnasse peut-être) et de sa femme, dans l'ile de Cos. Inscription d'uu rétiaire (C. 7., 26G3), à propos de ses offrandes à la déesse de la vengeance, Némésis. Stratonicée. Inscription d'un nommé T. Flavius (C. 2719), du temps des Antonins, d'après Boeekh. Milet. Inscription d'un prophète du temple des Branchides (C. 2880) et autres, relatives à un combat d'animaux (ibid., 3122) et à plusieurs gladiateurs, qui paraissent avoir appartenu en commun à deux maîtres (2,889). Aphrodisias. –Inscription (C. 11, add., p.H09,n°27S9 b). Dans cette province, Nysa possédait même un amphithéâtre, que Strabon a décrit (XIV, p. 639).

LYDIE. Inscriptions concernant des gladiateurs et des bestiaires à Smyrne (C. 3123, 3275, 3291, 3368, 3374 et 3392), à Cyzique, monument de la famille de gladiateurs d'un Asiarque, Aurélius Gratus, et de sa femme, également grande'prètresse et à Philadelphie(C. L, 3422, aussi, comme il paraît, seulement du temps des derniers Antonins). Le martyre de saint Polycarpe eut lieu, d'après la relation qu'on en trouve dans Eusèbe, au stade de Smyrne. Cyzique et Pergame sont, d'après Perrot, les seules villes de l'Asie Mineure qui présentent des ruinesd'amphithéâtres.

MYSIE. Nous venons de mentionner l'amphithéâtre de Pergame. ère), 3936 et 3982; puis ibid. (vol. IM, add., 3847 b) une inscription d'origine incertaine, que l'on attribue à la ville de Nacolée; une autre enfin (C. 1., 3905) doit avoir été trouvée à Hiérapolis.

BITHYNIE. Pline le Jeune, dans une de ses lettres (X, 43), parle à Trajan des criminels condamnés à servir de divertissement au peuple, à Nicomédie et à Nicée. A cette dernière ville se rapporte aussi l'inscription du C. A, n° 3674, concernant le monument d'un rétiaire, ainsi que probablement la suivante, n° 3675 d'un caractère analogue.

GALATIE. Une inscription du pilier de gauche de la porte du temple d'Auguste à Ancyre comprend un programme des spectacles quinquennaux donnés par l'association provinciale des Galates, sous les auspices des Galatarques, en l'honneur de cet empereur. La première de ces fêtes paraît avoir été célébrée, d'après Franz, en l'an 10 de notre ère. Indépendamment de festins publics, on y voit figurer, parmi les réjouissances, des combats de gymnastes et de gladiateurs, des chasses d'animaux et des combats de taureaux.

PAPHLAGONIE. Lucien, dans Toxaris (57,etc.), fait combattre avec un gladiateur, dans la ville d'Amastris, le Scythe Sisinne, pour gagner un prix de 1O,000 drachmes, argent avec lequel il se propose de venir en aide à un ami. Une tuerie d'animaux y précède le combat de gladiateurs.

PONT. Inscription d'un Pontarque (C. I, 4157) qui fait mention de combats de taureaux, etc., à Sinope.

LYCIE. Sur les restes d'un prétendu amphithéâtre, à Xanthus,

PISIDIE. Ëpitaphe à.Sagalassus (C.I. 4377); inscription, trouvée dans la ville d'Antioche de Pisidie .(Henzen, 6156), et passage d'Ammien Mareellin (XIV, 2)

CILICIE. Les martyrs Taraque, Probus et Andronique furent, dit-on, livrés en proie aux bêtes féroces à Tarsus, en 304.

3. Syrie, Phénicie et Palestine

SYRIE. II paraît qu'il existait plusieurs amphithéâtres à Antioche, d'après Libanius (Orat. Antiocht.), dont les écrits font souvent mention de combats de gladiateurs et d'animaux, donnés dans cette grande cité même postérieurement à la défense des spectacles sanglants de l'arène, par Constantin, en 325. Un amphithéâtre, que déjà César aurait fait construire, sur l'Acropole de cette ville, doit avoir été spécialement affecté à des combats d'animaux, parValens, et finalement détruit, par Théodose.

PHÉNIClE. A Béryte, le roi des Juifs Agrippa éleva un amphithéâtre, dans lequel il fit combattre, l'une contre l'autre, deux troupes de 700 criminels chacune (Josèphe, Ant. Jud., XIX, 7, 5). Plus tard, Titus fit périr, dans un combat de gladiateurs de cette même ville, un grand nombre de prisonniers juifs (le même, Bell. Jud., VII, 3, I). Maffei suppose que l'amphithéâtre d'Agrippa n'était qu'en bois. Il est à remarquer, cependant, que la défense précitée de Constantin est précisément datée de Béryte

PALESTINE. Hérode fit construire à Césarée un amphithéâtre, dans lequel il procéda à la première célébration des fêtes du concours périodique, institué par lui, en l'honneur d'Auguste, l'an 8 av. J.-C. . D'après Maffei, cet amphithéâtre et un autre, dont il est fait mention à Jérusalem, pourraient bien aussi n'avoir été qu'en bois. Une inscription (C.I. 4614) mentionne un troisième amphithéâtre en Palestine, à Canatha, et les fondations d'un quatrième, de forme elliptique, ont été retrouvées par le comte Bertou, hors des murs de la ville de Gérasa.

4. Egypte et Cyrénaïque

L'amphithéâtre d'Alexandrie doit avoir été bâti immédiatement après l'occupation de l'Égypte par les Romains, en l'an de Rome 724, puisque déjà Strabon (XVII), qui visita cette contrée en 730, le mentionne. Il y avait aussi, déjà sous Auguste, une école impériale de gladiateurs dans cette ville. On ne saurait affirmer pourtant que l'amphithéâtre, près duquel se fabriquait le papier dit papyrus amphitheatrica , ainsi nommé, d'après Pline l'Ancien (H. N., XIII, 75 et 78), ait été précisément celui d'Alexandrie, la ville n'étant pas désignée. Voir encore sur ce dernier, Josèphe, Bell. Jud., II,18, 7.
Beechey décrit les amphithéâtres de Ptolémaïs et de Cyrène. Tous les deux paraissent avoir été des bâtiments circulaires, en partie creusés dans le roc et accessibles par le haut, les sièges des spectateurs devant se trouver sur les pentes des hauteurs formant enceinte. Le diamètre de l'arène et de l'espace occupé par les gradins est d'environ 250 pieds anglais, pour le premier; celui de l'arène seulement de plus de t60 pieds, pour le second. Il n'y a pas trace de souterrains.

De l'emploi fréquent de certains noms d'acteurs, d'autres artistes, etc

Comme nous l'avons déjà vu, un des noms les plus célèbres à Rome, dans la pantomime, a été celui de Paris. Les noms de Pylade et de Bathylle furent donnés, de même, à beaucoup de successeurs de ces pantomimes, par des maîtres ou des patrons, des amis ou des partisans, qui entendaient par là les encourager ou les honorer Quelquefois aussi ces noms furent, comme il parait, adoptés spontanément par des artistes, qui, sentant leur supériorité dans l'un des deux genres créés par leurs devanciers, voulaient s'en faire honneur à eux-mêmes ou à leurs maîtres et modèles. Le premier des artistes qui portèrent, à notre connaissance, le nom de Paris, vécut à la cour de Néron et mourut supplicié en l'an 67. Le deuxième, qui fleurit sous Domitien, est celui que Juvénal mentionne dans sa sixième satire (vers 87), auquel Stace vendit son Agavé et dont Martial (XI, 13) composa l'épitaphe. Le troisième devint un des favoris de Lucius Vérus un quatrième nous est connu par une médaille et Libanius en nomme un cinquième à Antioche. Le deuxième Pylade fut un favori, probablement même un esclave de Trajan affranchi ensuite par Adrien il devint le maître du troisième Pylade. Tous les deux sont mentionnés par Fronton. Le troisième du nom, affranchi de Marc-Aurèle et de L. Vérus excellait comme danseur tragique, surtout dans le rôle d'Ion et dans lesTroyennes. Galien le cite, à côté de Morphus et d'un autre (Apolaustus probablement), comme un des artistes du genre les plus renommés de son temps. Peut-être était-il le même que celui avec lequel, suivant Dion Cassius, Didius Julien joua aux dés après le meurtre de Pertinax; mais il se pourrait aussi que ce fait se rapportât à un quatrième Pylade. Après le premier Bathylle nous n'en connaissons qu'un second, mentionné par Juvénal comme danseur dans le rôle de Léda. Il doit par conséquent avoir vécu sous Domitien. Cependant, malgré la conformité de talent que semble indiquer ce rôle commun aux deux artistes, il est possible que les acteurs, en s'attribuant un nom célèbre, ne l'aient pas toujours choisi parmi ceux de la spécialité même dans laquelle ils brillaient personnellement. Le nom de Memphis ou Memphius, paraît avoir été aussi celui de plusieurs illustres pantomimes. Ce nom fut adopté parAgrippus, le même peut-être que mentionne Athénée (1~ 20 c), et auquel L. Vérus le fit ensuite échanger contre celui d'Apolaustus qu'il mit en relief, comme pantomime, à la cour de son auguste patron. Ce second Apolaustus fut probablement celui qui périt sous Commode. Le premier danseur connu du nom était un affranchi de Trajan. Le nom de Théocrite, mentionné par une inscription revient aussi comme celui d'un danseur, favori de Caracalla. Entre autres noms propres, affectionnés par des acteurs et des artistes lyriques, rappelons encore celui de Favor, porté par l'archimime que mentionne Suétone celui de Latinus et celui d'Urbicus Le nom de l'acteur Panniculus affranchi d'Apolaustus est peut-être emprunté d'un mime plus connu, du temps de Domitien, et duquel a parlé Martial. Athénée fait mention d'un harpiste chanteur (citharaedus), Amébée, qu'un autre artiste plus célèbre du même nom avait également devancé. Ce n'est pas non plus, sans doute, le fait du hasard que Glaphyrus, autre harpiste chanteur célèbre du temps de Domitien, porte le même nom qu'un joueur de flûte comparé à Orphée, par Antipater de Thessalonique et peut-être identique avec celui dont parle une inscription du recueil d'0relli (2633). Il y avait eu, jadis, deux célèbres joueurs de flûte thébains, du nom d'Antigénidas or, des inscriptions publiées par Minervini mentionnent encore deux autres virtuoses homonymes, qui jouaient du même instrument un certain P.Elius Antigénidas et Marc-Aurèle Septime Nemesianus Antigénide qui est postérieur. Il est inutile de revenir sur ce que nous avons déjà dit de l'homonymie de, beaucoup de cochers et de gladiateurs célèbres, en parlant des représentations du cirque et de l'amphithéâtre. Bornons-nous à faire remarquer des analogies semblables dans l'emprunt de noms illustres de peintres et de sculpteurs, tels que ceux de Phidias et de Praxitèle, par des artistes appliqués aux mêmes directions. De même un autre Léocharèsnt la statue d'un certain Marc-Antoine, fils d'Anaxion, à Athènes un Céphisodore, celle d'un P. Cornélius Scipion du consul de l'an de Rome 737 peut-être; et le décurion et duumvir Q. Lollius Alcamène, représenté avec un buste à la main, sur un bas-relief, doit avoir été lui-même, sinon artiste, pour le moins un grand amateur. Pour en terminer avec cet usage de l'antiquité romaine, nous dirons encore que le nom d'Asclépiade n'était pas moins bien porté chez les médecins du temps, qui ne conservaient quelquefois, en le prenant, aucun de leurs autres noms Harless énumère treize, Fabricius huit médecins du nom d'Asclépiade. On connaît aussi deux Antigène médecins, le second contemporain de Galien. Apulée enfin, parle d'un esclave nommé Thémison, assez fort en médecine or c'est là encore le nom d'un célèbre médecin d'autrefois, qui revient dans les temps postérieurs.

Concours et prix de l'Agon Capitolinus.

Indépendamment des prix de gymnastique et d'hippodrome, l'Agon Capitolinus en avait de plus relevés pour l'éloquence et la poésie grecques et latines, pour les représentations et déclamations scéniques, ainsi que pour toutes les principales branches de l'art musical des anciens, telles que le chant, la flûte et la cithare, l'instrument des trois espèces de musiciens appelés psilocitharistae, chorocitharistae et citharaedi selon qu'ils avaient pour spécialité le solo, ou le concerto, ou chantaienf aussi en s'accompagnant de la guitare. Plusieurs de ces concours, notamment ceux d'éloquence, de cithare sans accompagnement de chant et de cithare chorale, ainsi que les courses de jeunes ûlles, étaient tombés en désuétude, à l'époque où Suétone écrivit ses biographies des Césars, vers l'an 120 de notre ère Les autres se maintinrent plus longtemps. Voici ce que les auteurs et les inscriptions du temps nous apprennent sur ces concours, avec les noms et les exploits de quelques-uns des vainqueurs Éloquence latine. La louange de Jupiter Capitolin y était le thème constant (Quintilien, III, 7, 4). Palfurius Sura eut une fois l'honneur d'y remporter le prix. (Suétone, Domitien, chap. XIII.).
Poésie grecque. C'est dans l'intention de concourir pour ce prix que le poëte Diodore voûlait faire le voyage d'Alexandrie à Rome (Martial, IX, 40) en 94 après J. C.
Poésie latine. Le poète Collinus, chanté par Martial (IV, 54), parait y avoir remporté le prix, en l'an 86. C'est probablement en 90 que Stace échoua dans ce concours. Le rhéteur P. Annius Florus eut aussi le malheur d'échouer dans un des trois premiers concours de poésie latine. Il assure que l'auditoire était unanime pour que la couronne lui fût décernée, mais que sa qualité d'Africain l'empècha de l'obtenir. Peut-être la pièce de vers avec laquelle il concourut était-elle son poème sur le triomphe de Dacie, le triomphe de Domitien sans doute, ptutôt que celui de Trajan; elle parait ainsi avoir été composée en 94, ou même dès 90, à la veille du triomphe. En 110 le prix de poésie latine fut décerné, à l'unanimité au jeune L. Valérius Pudent d'Histonium, seulement âgé de treize ans.
Chant. Inscription d'un certain Aurélius Charmus, de Philadelphie, dans le C. I. G., 3425.
Citharedique. C'est au sujet de cette couronne que Juvénal (VI, 387) a dit
JanumVestamque rogabat,
An capitolinam deberet Pollio quercum
Sperare et fidibus promittere.

Voyez, surPollion, le poëte Martial, IV, 61, 9.
Flûte Monument d'un pythaule (soliste de flûte) de Nicomédie, honoré de ce prix (C. I. G..1720).
Jeux et déclamation scéniques. Inscription du temps de 198 à 210 dans le C. I. G. IV, 6829. Artémidore, Onirocr. IV, 33. -Il est possible que, dans.les inscriptions de pantomimes, certaines expressions qui reviennent fréquemment, comme par exemple « coronatus contra omnes scenicos, hieronica coronatus, in urbe coronato (Orelii, 2627), » se rapportent au concours capitolin.

EXERCICES GYMNIQUES. Ils comprenaient tous les exercices de gymnastique d'usage en Grèce, pour les adolescents comme pour les adultes, dans les jeux sacrés, savoir
Course à pied de longue haleine. Inscription de T. Flavius Metrobius de Jasos, vainqueur en 86 après J.-C. (C I . G. 2682).
Pugilat. Inscription d'un pugiliste d'Apamée (lbid. 237).
Pancration. -T. Flavius Artémidore d'Adana, vainqueur en 86 (C. I. G., 5806) T. Flavius Archibius d'Alexandrie, dans les années 94,98, 102 et 106 (ibid., 5804); Marc-Aurèle Corus de Cyzique, en 166 peut-être (ibid., 3674); Marc-Aurele Ascléplade, très célëhre pancratiaste, comme il parait originaire d'Hermopolis en Egypte, dans les années 178 et 182 (ibid., 5913); un certain Elius Aurélius dont le troisième nom manque, de la ville d'Aphrodisias (ibid. 2180 b).- Dans une autre inscription d'un vainqueur,.de Mégare, qui remporta trois fois le prix (ibid., 1068), le genre du concours n'est pas indiqué. Tous les athlètes nommés dans des inscriptions sont citoyens romains; ce qui permet de supposer que ce droit de cité était régulièrement conféré aux vainqueurs capitolins.
Course de chars. Orelli 2593, inscription d'un cocher, P. Elius Gutta Calpurnien vainqueur appartenant à la faction venète.

LES VOYAGES DANS L'EMPIRE ROMAIN.

CHAPITRE PREMIER.
Moyens de communication et manière de voyager sur terre et snr mer.

La pacification du monde romain y amène la sécurité et la régularité des communications. Développement grandiose du système des routes romaines. Stations. Organisation des transports et rapidité des voyages par terre. Voyages sur mer. Piraterie. Rapidité des trajets maritimes.

L'opinion de certaines gens que les Grecs et les Romains n'entreprenaient que rarement et exceptionnellement des voyages, n'est vraie pour aucune période de l'antiquité; elle est surtout complétement erronée pour les premiers temps de l'empire, et la professer c'est méconnaître tout à fait le caractère de la civilisation de cette époque. Les conditions nécessaires pour la facilité, la sécurité et la rapidité des voyages, dans la majeure partie de l'empire romain, étaient telles qu'on les retrouve en partie dans l'Europe moderne, seulement depuis le commencement de notre siècle. Les motifs de déplacement étaient même plus nombrènx et plus variés du temps des Romains que de nos jours. L'impression que font les rapports de l'époque sur cet objet ne porte nullement à penser que les voyages par terre aient été, dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, plus rares qu'au dix neuvième siècle, avant l'établissement des chemins de fer. Si une étude spéciale des voyages, dans les premiers temps de l'empire romain, ne peut, en général, manquer de répandre beaucoup de jour sur l'état de la civilisation contemporaine, il est indispensable pour l'intelligence de ces rapports de rechercher, préalablement, jusqu'à quel point on entreprenait alors des voyages dans un but d'instruction ou d'agrément, par quels intérêts on s'y laissait guider et quelles fins on y poursuivait il est nécessaire, en autres termes, d'y prendre en considération les mobiles des voyages de plaisir et d'étude dans la plus large acception de ces mots. Pour le monde romain, l'empire, au moins dans les deux premiers siècles de son existence, fut réellement la paix, et c'est un fait dont les contemporains ont parlé, souvent et avec reconnaissance, qu'entre autres bienfaits de la paix, il procura également à ce monde la sécurité, l'ordre et la régularité des communications. Les voix d'hommes de toutes les provinces et de toutes les périodes de cet âge se réunissent en un concert de louanges, pour célébrer cette paix du monde. Il y a certainement, au fond, beaucoup à rabattre de cet enthousiasme, mais il n'en fait pas moins clairement ressortir le fait du concert. Depuis que la maison des Césars dominait le monde, le démon de l'envie, au dire d'un écrivain du temps, avait perdu son pouvoir de nuire à des pays et à des peuples entiers les éléments nuisibles avaient été repoussés au loin, tous les éléments bienfaisants au contraire, attirés des dernières limites du monde connu dans le giron de cet empire universel. » La terre et l'a mer étaient sûres, les villes, paisibles et prospères, les montagnes et les vallées, en culture, toutes les mers, couvertes de navires occupés d'effectuer l'échange mutuel des produits de tous les pays. On ne voyait plus, nulle part, ni guerres, ni batailles, ni hordes de brigands, ni flottes de pirates, mais on pouvait, en toute saison, voyager et naviguer sans crainte entre l'Orient et l'Occident. Ainsi la majesté de la domination romaine avait consommé l'union de tout l'orbe terrestre, avec Rome l'humanité avait, en quelque sorte, reçu des dieux l'âme d'une vie nouvelle, et on peut admettre que, dans un temps, les voeux de la majorité des peuples fussent pour l'exaucement de la prière que la faveur de ce don pût être éternelle. On retrouve des expressions encore plus enthousiastes, renchérissant sur ces propos de circonstance du juif alexandrin Philon, du philosophe grec Épictète et du chevalier romain Pline, dans les déclamations écrites par le rhéteur Aristide de Smyrne, sur le premier des Antonins et la domination universelle de Rome. « Chacun, aujourd'hui, » dit-il, « n'est-il pas maître d'allér partout où il lui plait? Tous les ports ne sont-Ils pas pleins de mouvement? Les montagnes n'offrent-elles pas aux voyageurs la même sécurité que les villes à leurs habitants? Toutes les campagnes ne sont-elles pas remplies de délices? La crainte ne s'est-elle pas évanouie partout? Restet-il quelque part une voie fluviale dont le passage se trouve intercepté, un détroit maritime fermé'? Non, la terre a déposé son ancien vêtement, qui était de fer, pour ne plus apparaître qu'en costume de fête. Hellènes et barbares peuvent maintenant aller partout hors de chez eux, en emportant leur propriété, comme s'ils ne faisaient que se rendre d'une patrie dans une autre patrie. Ni les portes de la Cilicie, ni les chemins de sable étroits, conduisant d'Arabie en Égypte, ni l'inaccessibilité des monts, ni la profondeur des fleuves, ni le caractère inhospitalier des tribus barbares, n'effrayent plus désormais pour jouir d'une parfaite sécurité partout, il suffit d'être Romain, ou plutôt votre sujet. » Cela était si vrai, dès avant l'empire, qu'au témoignage de Cicéron la noblesse et la gloire du nom romain étaient du plus grand secours au citoyen romain, même obscur, jusque chez les barbares et les peuples les plus éloignés, tels que les habitants de la Perse et de l'Inde. «Vous avez, » dit encore le panégyriste grec de l'empire, « fait une réalité du mot d'Homère la terre est le bien commun de tous. » Vous l'avez mesurée d'un bout à l'autre, vous avez jeté partout des ponts sur les fleuves, percé les montagnes de routes carrossables, peuplé les déserts, et tout ennobli par l'ordre et la discipline. On peut se passer, maintenant, d'une description de l'univers, d'un catalogue des coutumes et des lois de toutes les nations séparément énumérées; car vous êtes devenus des guides pour le monde entier, en avez ouvert toutes les portes et donné à chacun la facilité de tout voir de ses propres yeux. Vous avez rendu des lois obligatoires pour tous, supprimé un état de choses, amusant à raconter, mais devenu réellement insupportable, et fait en quelque sorte du monde entier une seule famille, en mariant tous les peuples entre eux. » Cette déclamation aussi se termine par la prière que Rome et l'Empire fleurissent à perpétuité ou du moins ne prennent fin que le jour où le fer flottera sur la surface des mers et les arbres cesseront de fleurir au printemps. Cependant, quelque outrées que soient les expressions de ce panégyrique, il faut reconnaître que, si des créations quelconques du génie romain justifiaient pareille admiration, c'étaient par-dessus tout celles-là mêmes dont il s'agit ici. La magnificence et la grandeur du système de routes qui embrassait dans son réseau tout l'empire, sont effectivement au-dessus de tout éloge, et les restes qui en subsistent encore sont ce qu'il y a de plus propre à frapper de respect pour la puissance de ce génie. Le fait que non seulement ces constructions gigantesques, dont tout l'ancien monde, était couvert, avaient presque généralement péri, mais que l'idée m'ême d'un ensemble de communications aussi complet et aussi parfait s'était entièrement perdue dans les temps modernes, peut seul expliquer l'erreur signalée de la prétendue rareté des voyages jusque dans les derniers temps de l'antiquité. Des cartes routières et des relevés indiquant, avec les stations, la direction des routes, les distances et les endroits où l'on pouvait trouver un gite pour la nuit, facilitaient les communications à un haut degré. Il faut conclure d'une découverte faite par hasard, en 1852, que l'usage de ces cartes était très répandu. En fouillant le sol des bains de Vicarello, sur le lac de Bracciano, on trouva, entre autres objets, trois vases en argent ayant la forme de colonnes militaires, sur lesquelles était gravé l'itinéraire complet de Gadès à Rome, avec indication de toutes les stations et distances. Ces vases, d'époques diverses, provenaient évidemment d'Espagnols qui, étant venus chercher leur guérison aux bains de Vicarello, avaient voulu, suivant l'usage des anciens, témoigner par un don pieux de leur vénération pour la source bienfaisante qui avait opéré la cure. La diversité des dates suppose une fabrication continue de pareils vases, et il n'est guère probable que l'Espagne fut la seule province où l'on en faisait. On ne comprendrait pas bien non plus, dans cette industrie de luxe, l'idée de graver sur des vases d'argent des itinéraires, sans un besoin très général de ces derniers, pour les voyages. Peut-être ces relevés descriptifs contenaient- ils souvent aussi des indications sur les curiosités et toutes choses méritant d'être vues, des notices historiques et autres, à l'usage des voyageurs, comme nos guides d'aujourd'hui, mais plus succinctes. Du moins un itinéraire de Bordeaux à Jérusalem, rédigé vers l'an 333 de notre ère, pour les pèlerins allant en Terre-Sainte, ne comprend-il pas seulement nombre de données sur les événements de l'histoire sainte, et les diverses localités qui en ont été le théâtre, ainsi que sur les traditions et les monuments de ces temps-là, particulièrement détaillées pour Jérusalem et les environs, mais aussi des notices sur l'histoire profane l'histoire naturelle et d'autres sujets encore de même que l'itinéraire dit d'Antonin moins ancien comme nous l'avons vu, en contenait aussi quelques- unes, concernant presque toutes la mythologie. L'organisation de la poste de l'Etat, dans l'établissement de laquelle on avait, comme pour tant d'autres institutions de' l'empire, pris pour modèle celle des postes de l'ancienne monarchie des Perses, était, il est vrai, telle qu'à part les fonctionnaires, courriers et autres personnes voyageant pour le service de l'État, peu de particuliers pouvaient en profiter. Mais les mesures d'intérêt public, nécessaires pour l'établissement de communications régulières et suivies, une fois prises, des entreprises privées ne devaient pas manquer de s'y rattacher, partout où le besoin s'en faisait sentir. Aussi, était-il certainement facile de se procurer les moyens d'aller de l'avant sur les grandes routes, au moins dans les localités d'importance majeure. Des traces de cette organisation d'équipages tenus à la disposition des voyageurs par l'industrie, se sont conservées en Italie. Les loueurs de voitures à quatre roues (Redae) ou de cabriolets à deux roues (Cisiarii) et d'animaux de trait (Jumentarii) (1) y formaient des corporations dans plusieurs villes. Dans les ailles mêmes, il circulait peu de voitures l'industrie principale de ces loueurs de profession devait donc être l'expédition des voyageurs. Ils avaient leurs stations aux portes, ou même hors de celles-ci. Dans les grandes villes, il est probable que plusieurs corporations se partageaient le service des postes

1 Ne pas confondre ces loueurs avec les jumentarii impériaux a jumentis, à la classe desquels appartient le superjumentarius dont parle Suétone (Claude, chap.II ).

et des routes principales, ou bien ils changeaient de chevaux et de voiture aux relais ou bien ils transportaient, comme les vetturines d'aujourd'hui, les voyageurs à des destinations ultérieures avec le même véhicule, ce que faisaient probablement les perpetuari. Avec la poste de l'État, on pouvait, dans les voyages de long cours, en y comprenant les temps d'arrêt, faire cinq milles, soit près de sept et demi kilomètres à l'heure. Le voyage d'Antioche à Constantinople, distance de sept cent quarante-sept milles ou plus de onze cents kilomètres, pouvait se faire en moins de six jours. Avec une voiture de louage, une telle promptitude eût paru tout à fait extraordinaire, et cela se conçoit, quand on songe au retard inévitable que devait, en pareil cas, entraîner la nécessité de changer de chevaux de louage et de guides, à chaque station. César, dont les voyages faisaient, pour la rapidité, l'admiration de ses contemporains, franchit, en moins de huit jours, l'espace de huit cents milles environ, qui sépare Rome du Rhône. Il fit tdonc cent milles ou près de cent cinquante kilomètres par journée de ving tquatre heures. Une autre fois, il lui fallut vingt-sept jours pour aller de Rome à Obnicon dans la Bétique. Le messager qui apporta, à Amérie, la nouvelle de l'assassinat de S. Roscius, courut un peu plus vite, ayant fait, dans une nuit, sur une voiture à deux roues, cinquante-six milles en dix heures; mais c'était une faible distance, qui ne devait guère obliger à changer de chevaux plus de deux fois. Le voyage d'Icélus aussi, qui porta la nouvelle de la mort de Néron à Galba, en Espagne, était cité comme un exemple de rapidité extraordinaire, puisqu'il ne lui fallut pas tout-à-fait sept jours pour aller de Rome à Clunie, au mois de juin 68 La traversée par mer, d'Ostie à Tarragone, ne devait guère, dans des circonstances favorables, demander moins de cinq jours, puisque Pline l'Ancien, dans l'énumération des trajets de mer les plus rapides, fait sonner comme un des plus remarquables, celui d'un voyageur de l'Espagne citérieure, débarqué à Ostie le quatrième jour. Il faut ajouter la distance de Rome,à à Ostie. Or, Icélus, arrivé à destination le septième jour avant le coucher du soleil, n'employa probablement pas même trente-six heures pour faire les trois cent trente-deux milles qu'ily avait, par terre, de Tarragone jusqu'à Clunie. Il est vrai que le courrier qui apporta, d'Aquilée à Rome, la nouvelle de l'assassinat de Maximin et qui, en changeant de chevaux, arriva le quatrième jour, voyagea avec bien plus de célérité encore. S'il suivit exclusivement la route de terre, par Bologne, il faudrait en conclure qu'il ne fit pas moins de cent trente à cent quarante milles par jour, peut-être à cheval. Des voyageurs ordinaires, qui naturellement prenaient un gîte la nuit, y mettaient le double ou le triple de temps en voiture. De Brindes, on faisait aisément, avec son équipage, les trois cent soixante milles formant la distance de ce port à Rome, en moins de dix jours. Cinq jours pouvaient suffire, d'après Martial pour les deux cent vingt-quatre milles de. Tarragone à Bilbilis, Ce n'était pas marcher beaucoup plus vite que de vigoureux piétons, auxquels on donnait cinq jours pour aller de Rome à Capoue (cent trente six milles), et trois pour se rendre de Rome à Pouzzoles (cent trente-huit milles). Comme de juste, on admettait le bénéfice de journées plus courtes, de vingt milles chacune, en faveur des personnes requises du dehors, pour prendre charge de tutelle Les voyages, tant à pied qu'à cheval, continuèrent probablement toujours à former le grand nombre. Si, cependant, Horace fait mention d'un voyage à Tarente, à dos de mulet et si l'on voit ce poëte, qui aimait tant ses aises, n'en faire pas moins tant de chemin pédestrement, lors de son voyage à Brindes, cela semble indiquer que l'organisation des services des cisiarii et des jumentarii ne suivit que par degrés celle du service des postes (cursus). Les voyages de mer se bornaient presque exclusivement à la saison du printemps, de l'été et de la première moitié de l'automne, vers la fin duquel les navires retournaient de toutes parts au port d'armement à moins qu'ils ne préférassent hiverner à l'étranger. La navigation, interrompue du 11 novembre au 5 mars (navigium Isidis), d'après Végèce (1) recommençait en mars. On voyait alors fonctionner partout les machines destinées à remettre à flot les bâtiments tirés à terrer. Il fallait sans doute des

1 V, 9.= Végèce

raisons de force majeure pour déterminer qui que ce soit à courir, en hiver, les dangers d'une traversée, comme celle de Flaccus prisonnier, transporté d'Alexandrie en Italie au commencement de l'hiver; le voyage de mer d'Ovide, obligé de s'embarquer pour Tomi, en décembre, et si fortement secoué par la tempête ou celui de Cicéron, de Leucade à Brindes, du 6 au 24 novembre de l'an de Rome 704
Malgré la sévère défense des lois les habitants des côtes n'exerçaient que trop souvent le droit d'épaves contre les malheureux naufragés/et l'on vit même des pêcheurs causer volontairement des naufrages, en trompant les navires par de faux signaux. Depuis la pacification du monde, les pirates n'étaient plus à craindre dans la Méditerranée; la sécurité de la navigation n'y fut plus troublée qu'exceptionnellement et passagèrement, par suite de l'agitation de guerres comme celle de Judée, où un grand nombre de Juifs, bannis et fugitifs, se retranchèrent à Joppé et interrompirent, pendant entre la Syrie, la Phénicie et l'Égypte. Dans les mers plus lointaines, cependant, telles que l'océan Indien et même la partie nord-est de la mer Noire la puissance romaine ne pouvait rien, il est vrai, contre les pirates. Dans la Méditerranée, on naviguait souvent la nuit, surtout sur la côte occidentale de l'Italie, de Pouzzoles a Ostie, par exemple mais aussi sur les rivages de la Grèce. Parti de Pouzzoles le soir, on abordait probablement dans la première matinée à Antium, puis dans la deuxième à Gaëte, et l'on atteignait l'embouchure du Tibre le troisième jour. De Brindes à Corcyre ou à Dyrrhachium, la traversée, dans des conditions de temps et de vent favorables, s'effectuait en un jour, et de même au retour mais un gros temps la rendait naturellement plus longue. L'apôtre saint Paul, à la faveur du vent du sud, arriva par mer en un jour, de Rhegium (Reggio) à Pouzzoles; cependant, Apollonius et Damis, dans Philostrate partis de Pouzzoles avec un bon vent, n'arrivent, par le détroit de Messine, que le troisième jour à Tauromenium. Il y avait une ligne de navigation régulièrement desservie de la Sicile, par la haute mer, au port de Cyllène, en Elide, que l'on pouvait atteindre de Syracuse en six jours. Avec un vent très favorable, on allait même, en cinq jours, de Corinthe à Pouzzoles Il est vrai que dans les voyages d'Italie à la mer Égée, en Attique et.aux ports de l'Asie Mineure, on abordait communément à Léchée, passait l'isthme en voiture ou à pied, et se rembarquait à Cenchrées, l'autre port de Corinthe, où Ovide, en route pour Tomi, acheta un navire pour continuer son voyage Tel était encore, il n'y a pas longtemps, aussi le service des pyroscaphes du Lloyd autrichien. Cependant, on voit que la circumnavigation du Péloponèse était également fréquente par une inscription, concernant un marchand, Flavius Zeuxis, d'Hiérapolis en Phrygie, qui avait fait soixante-douze fois le voyage d'Italie par Malée. Aussi Néron conçut-il, comme avant lui déjà Hérode Atticus, d'après Philostrate un projet de percement de l'isthme. Les personnes redoutant la navigation pouvaient, il est vrai, faire le voyage par terre, à travers la Thrace et la Macédoine. Le rhéteur Aristide entreprit, malade, au fort de l'hiver, ce voyage extrêmement pénible, à travers des contrées barbares et inhospitalières, et arriva à Rome le centième jour de son départ de Mysie, après que son état de santé l'eut cependant obligé de faire une halte en route, à Edesse probablement. L'année suivante, il effectua son voyage de retour par mer, vers l'équinoxe d'automne, par un temps gros de tempêtes, au milieu de difucultés et de périls de tout genre. Ce mauvais temps rendit la navigation aussi dangereuse que pénible, d'Ostie au détroit de Messine et dans celui-ci même; la traversée de l'Adriatique se fit en deux nuits et un jour, par une mer calme mais on eut de la peine à prendre terre à Céphalonie. De Patras, le temps fut défavorable aux navigateurs. Il est probable qu'ensuite la compagnie franchit l'isthme par terre, et quatre jours furent employés à effectuer le trajet de la mer Égée jusqu'à Milet. Ovide aussi préféra, en hiver, le voyage continental, par la Thrace et laMoesie, au voyage de mer par la Propontide et le long du rivage occidental de la mer Noire, jusqu'à Tomi. Du Palus Méotide (mer d'Azof) des navires chargés, avec un vent favorable, parvenaient souvent à gagner Rhodes en dix jours d'où il leur fallait encore quatre jours pour atteindre Alexandrie. Le préfet Galère était arrivé dans cette ville du détroit de Sicile, en sept jours; le préfet Balbillus même en six; Valère Maxime, sénateur de rang prétorien, en neuf, du point plus éloigné de Pouzzoles, avec un vent très doux A l'époque des vents alizés, on aimait mieux aller d'Italie en Syrie par Alexandrie que directement de Brindes, trajet.long et pénible, tandis que les navires d'Alexandrie.jouissaient de la réputation d'être les meilleurs voiliers, et d'avoir à bord les meilleurs pilotes. Le roi des Juifs, Agrippa, choisit le premier de ces deux itinéraires, d'après le conseil de Caligula. Cependant, les personnes qui tenaient absolument à éviter le long trajet de mer, pouvaient aussi gagner Alexandrie par le grand détour de la Grèce, de l'Asie Mineure et de la Syrie, que devait prendre Caligula lui-même. Si, du reste, un délai de deux cents jours fut accordé pour le voyage de Béryte à Brindes, aller et retour dans le cas d'un emprunt à la grosse, il va sans dire qu'on avait dû, dans ce calcul, faire très largement la part de tous les accrocs et retards possibles et probables d'un voyage d'affaires. Par un vent très favorable et fort, un navire pouvait faire douze cents stades, soit deux cent vingt-deux kilomètres en un jour, ou plus exactement, sans doute, dans les vingt-quatre heures. C'était donc bien marcher que de faire sur mer mille stades par jour, en moyenne. Les données de Pline l'Ancien, sur les trajets les plus rapides de l'époque, permettent de juger de la durée des voyages aux ports du Ponant. D'après ces indications, on était parvenu à gagner, d'Ostie, Gadès en sept jours, l'Espagne citérieure et Tarragone en quatre, la Gaule narbonnaise et Forum Julii (Fréjus) en trois, l'Afrique même, avec très peu de vent, en deux. Ce qui nous a été transmis sur les dates d'envoi et de réception de quelques lettres, ne peut servir de mesure pour la durée réelle des voyages. Cicéron ne reçut une lettre du 10 juin, de son frère Quintus, alors dans la Bretagne, que le 13 septembre. De même, le jeune Cicéron, a Athènes, n'en reçut une, de son père, que quarante-six jours après la date du départ de la missive.

CHAPITRE II.

Voyages de terre ferme,hôtelleries, douanes et brigandage.

Manières de voyager, avec simplicité ou fastucuscment. Hôtelleries. –Raison pour laquelle on y était mal. -Hotets nombreux. Enseignes. -Auberges communes. -Aubergistes, douaniers et brigands en Italie

Des mentions éparses nous apprennent comment on s'organisait pour les voyages de terre. Tels faisaient route simplement à pied, les vêtements bien troussés, ou bien avec un faible bagage, modestement à dos de mule, ou bien à cheval, garantis de la pluie par un manteau; mais les moins aisés même manquaient rarement de se faire accompagner, quand ils le pouvaient, d'un ou de plusieurs esclaves, à moins d'être dans le cas de Dion Chrysostome, obligé de voyager tout seul, comme il nous l'apprend lui-même. Quand on voulait voyager vite, on préférait naturellement le cheval à la voiture. Dans les voyages en voiture d'une certaine durée, les esclaves, suivant leur maître, étaient ordinairement aussi en voiture. Sénèque eut une fois l'idée de voyager tout à fait sans façon. Il monta donc dans une voiture avec son ami Maxime, sans autre bagage que ce qu'ils portaient sur eux, et avec si peu de domestiques que tous trouvèrent place dans une autre voiture. Pour son coucher, on étendait un matelas sur la. dure, avec deux manteaux, contre la pluie, servant l'un de drap, l'autre de couverture. Le repas était aussi frugal que possible il ne fallait pas plus d'une heure pour l'apprêter; des figues sèches et les tablettes où le philosophe prenait note de ses observations et de ses pensées, n'y manquaient jamais. La voiture était un chariot de paysan, le pas des mules si tranquille qu'elles paraissaient tout juste donner signe de vie le conducteur, pieds-nus, et cela non-seulement à cause des chaleurs de l'été. Sénèque avait passé ainsi deux jours de bonheur. Ce voyage lui avait appris combien il est dans la vie de choses superflues dont on peut se séparer sans aucun regret. Cependant il ne pouvait se défendre d'un sentiment de malaise, quand il rencontrait sur son chemin quelque brillant équipage de route; il ne pouvait alors se mettre au-dessus d'une fausse honte, s'enhardir à désirer que l'on prît cette méchante voiture pour la sienne. Avec cette manière bizarre de voyager, chez un homme de son âge, un personnage consulaire, énormément riche, il n'y avait pas, d'ailleurs à s'étonner d'un pareil sentiment, car les gens de qualité, de son temps, ne se décidaient pas facilement à voyager sans une ou plusieurs personnes de compagnie, une nombreuse domesticité et de gros bagages. Tel était déjà l'usage sous la république, où les voyageurs d'importance n'épargnaient pas le luxe et les dépenses d'agrément. Dans un voyage à Lanuvium, avec sa femme, Milon, indépendamment de la tourbe des esclaves et servantes de sa suite, emmena toute la chapelle de sa maison. César emportait avec lui, dans ses pérégrinations, des parquets de mosaïque. Les voyages de Marc-Antoine, avec leur immense attirail, les chars attelés de lions, la masse de vases d'or que l'on y portait, comme à une procession, rappellent déjà les coutumes orientales. On renchérit encore sur ce faste, sous l'empire. Il paraît que Néron ne voyagea jamais avec moins de mille carrosses. Ses mules étaient ferrées d'argent, ses muletiers en livrée rouge, ses piqueurs et ses valets de pied, non moins resplendissants. Poppée fit ferrer d'or ses bêtes de trait, et elle emmenait toujours avec elle cinq cents ânesses, pour fournir à son bain de lait quotidien. Il paraît que les hautes classes se piquaient d'émulation pour imiter, le plus possible, l'exemple de la magnificence impériale; du moins le luxe de voyage était-il très grand et très général, d'après l'assurance de Sénèque; aussi ne pouvait-il manquer d'arriver. que maint de ces fastueux voyageurs ne fût opulent que sur la grande route, et que plus d'un s'y préoccupât déjà vivement de la question s'il ne se mettrait pas bientôt lui-même à gages, comme bestiaire ou comme gladiateur, vu l'imminence de sa déconfiture Des nègres, en costume bariolé, des piqueurs numides et des valets de pied ouvraient un pareil cortège, pour écarter tout obstacle de la marche. La voiture était traînée par des mules bien nourries, qu'on aimait à choisir de même couleur, ou par des chevaux gaulois, petits et gros, mais lestes. Afin d'avoir une monture toujours prête, on emmenait aussi des chevaux d'amble. Les animaux de trait étaient couverts de housses, de pourpre ou brodées, et portaient un mors et des chaînes dorées. Les voitures de voyage, garnies d'ornements précieux, parfois même de figurines d'argent et d'or, valaient quelquefois autant qu'un bien de campagne. Les rideaux y étaient de soie, ou de quelque autre étoffe riche On emportait de la vaisselle de table faite des matières les plus précieuses, comme d'or, de cristal, de murrha, jusqu'à des vases d'une grande valeur artistique, qu'il eût été dangereux d'exposer aux cahots de la voiture et qu'il fallait, par conséquent, porter à bras. Un pareil équipage de route suppose naturellement une suite et une domesticité nombreuses. Les pages favoris avaient des masques en pâte sur la figure, pour que la peau fût à l'abri des effets de la gelée et de la chaleur. La disposition confortable des voitures de voyage et le raffinement avec lequel on s’appliquait à y joindre d’autres commodités, témoignent assez, d’ailleurs, du grand usage qu’on en faisait. On pouvait non seulement y lire, mais encore y écrire. Il paraît même qu’il y avait des livres d’un petit format spécial, pour la commodité de la lecture en route. Il existait des voitures disposées de manière à ce que l’on y pût dormir. Cependant les femmes faisaient aussi grand usage de litières en voyage. Claude, qui aimait beaucoup jouer aux dés, avait des voitures munies de planches bien fixées, pour faire sa partie en route. Commode en avait avec des siéges tournants, pour échapper à l’ardeur des rayons du soleil, ou recueillir la fraîcheur de la brise, et d’autres, avec des appareils servant à mesurer le chemin parcouru et à marquer les heures. La grandeur des équipages et le luxe des préparatifs de voyage avaient leur raison en partie dans l’esclavage, en partie dans l’état défectueux des hôtelleries. Les riches, disposant de centaines d’esclaves, trouvaient moyen de se procurer les jouissances et les commodités de leurs valais même en voyage, outre que l’habitude leur avait créé le besoin de se faire servir par une multitude de domestiques. Les aubergistes étaient rarement en position d’avoir à suffire aux besoins de ces voyageurs gâtés, d’autant plus rarement que le climat méridional permettait, le plus souvent, de passer la nuit dans des tentes portatives; et moins on avait recours à eux, moins ils se trouvaient en mesure de satisfaire à ce qu’on pouvait leur demander. Il y avait certainement aussi de bons hôtels, luxueux même, dans lesquels on pouvait très bien se laisser aller à passer plus que le temps nécessaire. Ils n’étaient pas rares, en général, et il y en avait certainement bon nombre dans les endroits très fréquentés, les places de commerce, notamment, et les principales villes de bains, comme Canope, Édepsus ou Baïes. Mais, ce qui n’est pas douteux, c’est que les auberges étaient généralement mal pourvues, d’où il ne faut pas conclure, cependant, qu’elles ne servissent qu’à loger des gens de la basse classe. Le fait est qu’elles laissent, encore aujourd’hui, beaucoup à désirer dans le midi, partout où l’influence des habitudes et de la civilisation de l’Europe septentrionale n’a pas encore pénétré, les méridionaux s’accommodant de fort peu, en fait d’aménagement, et peut-être les anciens, habitués à des appartements étroits et peu meublés, étaient-ils, à cet égard, encore moins difficiles que les modernes. Il devait être d’autant plus facile de satisfaire les voyageurs ne demandant qu’un gîte, un repas, ou un abri contre le mauvais temps. L’organisation des auberges restait ainsi chétive ou, pour le moins, très simple, lors même que la grande majorité des voyageurs y descendaient ; car ceux qui emportaient des tentes et tout l’attirail nécessaire pour leurs besoins, qui recevaient l’hospitalité soit d’amis, soit de fonctionnaires, ou voyageaient autrement aux frais du trésor public, ne peuvent avoir été, relativement, qu’en petit nombre. Quand Caton, par exemple, voyageait en Asie-Mineure, il envoyait, chaque matin, sou boulanger et son cuisinier en avant, dans l’endroit où il voulait prendre ses quartiers pour la nuit. Quand ils n’y trouvaient pas l’hospitalité d’un ami paternel ou de quelque autre personne de la connaissance de Caton, ils s’installaient dans une hôtellerie, sans se mettre à la chargé de personne, et ce n’est qu’à défaut d’une auberge, dans la localité, qu’ils s’adressaient aux autorités, auprès desquelles, cependant, la modestie même de Caton, dans ses prétentions, lui valut souvent un médiocre accuei. Il faut dire, pour l’excuse de ces fonctionnaires, que leurs hôtes officiels et les grands personnages, qui descendaient chez eux, n’étaient probablement que trop enclins à se faire héberger et traiter gratis, ou se comportaient peut-être même, quelquefois, assez ma. Mais c’étaient là des privilégiés, tandis que, pour le gros des voyageurs, il devait, indubitablement, y avoir aussi des hôtelleries auprès de toutes les routes très passantes. Ce qui prouve indirectement qu’elles n’y manquaient pas, c’est que, dans la jurisprudence romaine, les dépenses d’hôtel figurent, régulièrement, parmi les frais dont un voyageur du commerce est fondé à se faire indemniser.Le rhéteur Aristide rend ainsi compte de son voyage de Smyrne à Pergame. Parti vers le soir, en été, il arrive à une auberge, avec le coucher du soleil ; malade et très échauffé, il n’y peut supporter la chaleur des appartements, mais préfère continuer sa route. A une heure très avancée du soir, il gagne Larisse, où il n’y a pas meilleur gîte, et, au milieu de la nuit, Cumes, où il trouve toutes les portes fermées. Arrivé à Myrina, au chant du coq, il trouve ses gens, qu’il avait envoyés en avant, devant la porte d’un hôtel, prêts pour la route, et’ il se repose sur un lit de campagne, dressé dans le vestibule ; plus tard un ami l’accueille chez lui. Reparti de Pergame, il atteint, très avant dans la soirée, les sources thermales, où tout est plein de bruit et de tumulte. Ne pouvant trouver un gîte, il continue sa route, mais est obligé de faire halte à cent vingt stades ou vingt-deux kilomètres et demi de la ville. Là, il obtient une chambre, un lit de camp et un tapis propre, pour son coucher.S’il y avait manque d’auberges en Thrace, c’est que c’était là un pays à demi barbare, où l’on voyageait peu. Il en existait cependant, même près de routes tout à fait écartées. Il va sans dire qu’on devait en trouver dans toutes les villes, et dans les localités d’une certaine importance on avait certainement partout le choix entre plusieurs hôtels. Souvent aussi, des particuliers bâtissaient sur les propriétés, attenantes à des routes, des tavernes et auberges, qu’ils faisaient gérer par leurs affranchis ou esclaves, ce qui était une manière de tirer parti très avantageusement du terrain. Beaucoup de stations avaient emprunté les noms de ces tavernes, ou offrant seules un gîte, ou jointes aux asiles (mansiones) bâtis et entretenus à frais publics.On mentionne ainsi des stations aux trois tavernes (tres tabernæ), près de la voie Appienne et sur la route de Dyrrhachium à Byzance ; ad medias, ad novas, ad pictas (tabernas), veteribus (tavernis), et d’autres, qui tiraient probablement leurs noms d’enseignes d’auberges, comme il y en avait ad gallum gallinaceum, (à Narbonne et même entre Utique et Carthage), ad siabulum olearum, ad ensem, ad aquilam majorem, ad aquilam mirtorem, ad draconas, ad gruem magnum, et peut-être aussi ad ursum pileatum. Les enseignes étaient, comme il paraît et comme le prouve même celle de Narbonne, souvent des figures d’animaux. Des inscriptions y invitaient les voyageurs à descendre à l’hôtel, en lui promettant un service plein de prévenances, des bains et toutes les commodités, "à la mode de la capitale", comme on avait soin d’ajouter souvent, en Italie. L’inscription d’un hôtel de Lyon, qui était probablement surtout visité par des voyageurs de commerce, porte ces mots : "Ici Mercure promet du profit, Apollon de la santé, Septumanus, un bon accueil, avec la table. Qui voudra bien descendre ici s’en trouvera bien ; étranger, regardez bien où vous vous logez". Du reste l’aubergiste, ou sa femme, ne manquait pas de complimenter les voyageurs et de leur faire l’éloge de tous les avantages et agréments de la maison, si bien que plus d’un s’y laissait prendre et descendait à un mauvais hôtel, quand il aurait pu en trouver un bien meilleur. Cependant les auberges ordinaires, celles dont la mention accidentelle revient le plus souvent, n’avaient, comme nous l’avons déjà fait remarquer, rien qui engageât le voyageur à y séjourner plus qu’il ne fallait. La société y était commune ; un mélange de palefreniers et de muletiers ; on ne s’y faisait écouter qu’à force de crier ; elles étaient pleines de vacarme, de fumée et de mauvaises odeurs, les coussins et matelas, rembourrés de barbes de roseau en guise de plumes, fourmillaient de puces en été. Naturellement, les prix étaient bas (1). C’étaient souvent aussi des lieux de prostitution, dans lesquels l’aubergiste faisait l’entremetteur.

1 D'après une inscription en pierre d'Isernie, un repas, sans le vin, qui, comme vin du cru, avait probablement un prix fixe, coûtait, avec le pain et les accessoires, 3 as ou 22 centimes environ et lie foin pour une mule, 2 as. Du temps de Polybe (II, 15), le voyageur ne payait même qu'un demi-as pour toute sa consommation de la journée.

Cette circonstance n’était peut-être pas la seule qui fit une mauvaise réputation aux aubergistes et jetât le discrédit sur leur profession. Ils grugeaient et trompaient, sophistiquaient le vin et reprenaient aux muletiers l’avoine destinée à leurs bêtes. D’après le livre des songes d’Artémidore, qui avait beaucoup voyagé, rêver de fronts d’airain ou de fer portait bonheur aux aubergistes et aux douaniers, comme en général à tous les gens sans vergogne, et voir des épines en songe était d’un augure particulièrement favorable aussi pour les aubergistes, les douaniers, les brigands et tous ceux qui trichent sur le poids et les comptes, parce qu’ils ont tous l’habitude de tondre et de plumer les gens, de même que les épines arrachent la laine aux moutons. Du reste, les hôteliers répondaient du dommage essuyé chez eux par les personnes qu’ils logeaient.La mauvaise réputation des douaniers, percepteurs ou publicains, comme on les appelait, est devenue proverbiale, et elle pouvait être méritée ; cependant, la nature de leurs fonctions est telle qu’ils ont toujours à craindre de ne pouvoir, même en procédant réglementairement, éviter de mécontenter les voyageurs. Nous en voulons aux douaniers, dit Plutarque, non de visiter les marchandises qui leur sont présentées, mais de fouiller dans les bagages, pour s’assurer qu’ils ne renferment pas de marchandises cachées ; et cependant la loi le leur permet, et s’ils négligent de le faire, ils ont à en pâtir.L’insécurité des routes, même les plus passantes, était, pour les voyageurs, un mal pire que les tracasseries et les exactions des publicains, ou les friponneries des aubergistes. Les attaques de brigands, à main armée, n’avaient jamais été rares en Italie même, ni, à plus forte raison, dans les provinces, les plus reculées et les pays de montagnes surtout, malgré tontes les mesures que l’on prenait pour y obvier. Il y avait, surtout en Sardaigne, de ces bandes de brigands, contre lesquelles Tibère, comme on l’a déjà vu, envoya les Juifs qu’il avait bannis de Rome. Strabon en mentionne également en Corse, en Pamphylie et en Pisidie. Les voyageurs prudents se ralliaient volontiers, sur les routes peu sûres, à l’escorte de quelque fonctionnaire supérieur, ambassadeur, questeur ou proconsul. En Italie, l’époque de la plus grande insécurité fut naturellement celle qui suivit immédiatement les guerres civiles. Des brigands, en nombre et armés, ne craignaient pas, à cette époque, de se montrer publiquement partout, et il n’y avait rien de plus périlleux que de faire de nuit le voyage de Rome à Tibur, jusqu’à ce qu’Auguste résolut d’y mettre ordre, par l’établissement d’un cordon de postes militaires, mesure que Tibère, prenant tout particulièrement à tâche de rétablir la sécurité, crut devoir remettre en vigueur, en multipliant encore le nombre des postes. Les malfaiteurs que l’on parvenait à saisir expiaient leurs forfaits dans des supplices, dont la forme était aggravée pour eux. On les faisait, notamment, déchirer par les bêtes féroces, et on attachait leurs corps au gibet et à la croix, sur le théâtre même de leurs crimes, pour l’exemple comme pour la consolation de ceux qui avaient des victimes à pleurer. Cependant, il fut impossible d’extirper le mal. La nuit, pendant laquelle on voyageait, du reste, ordinairement avec des torches, quiconque portait avec soi des objets de prix était dans une appréhension continuelle de glaives et d’épieux, et tremblait devant l’ombre des roseaux agités par le vent, au clair de la lune. Le jour même, des bandes à cheval avaient l’audace d’enlever les troupeaux des pâturages. Les endroits les plus mal famés furent toujours les marais Pontins et la forêt de broussailles, sablonneuse et longue de plusieurs milles, dite Gallinaria, près de Cumes, dans la Basse-Italie, où les capitaines des navires de Sextus Pompée avaient organisé des bandes de brigands, pendant la guerre avec les triumvirs.Les envois de troupes, ordonnés de temps en temps contre les bandes qui infestaient ces lieux, ne servaient qu’à les faire déguerpir pour le moment, en les poussant vers d’autres localités et surtout à Rome même. Les guerres intestines et les troubles favorisèrent naturellement le plus ce brigandage ; mais, d’autres causes y contribuèrent aussi. Quand Septime Sévère eut cessé de lever les soldats de sa garde prétorienne principalement en Italie, comme cela s’était fait jusque-là, la jeunesse propre au métier des armes, nous l’avons déjà dit ailleurs, se rejeta en masse sur la gladiature et le brigandage. Vers la fin de son règne, un chef de bande, Félix Bulla, à la tête de 600 brigands, rançonnait toute l’Italie, où il se maintint deux ans, bravant toutes les poursuites des troupes envoyées contre lui. Ce que l’on rapporte de traits témoignant de son audace, de ses ruses et de sa générosité, ainsi que des intelligences qu’il avait partout, rappelle nos histoires populaires de bandits modernes ; trahi par une maîtresse, il finit dans l’arène (1).

 1 Une inscription trouvée à côté de l'arc de triomphe de Septime-Sévère (Gruter,109, 3) paraît se rapporter à l'organisation et au succès des expéditions militaires que ce prince envoya contre les brigands.

CHAPITRE III

Mobiles principaux des voyages.

La vaste étendue de l'empire romain nécessite de fréquents déplaccments, en particulier chez les fonctionnaires. Voyages de commerce. Voyages scientifiques. Voyages d'étudiants, de professeurs, d'artistes et de virtuoses. Voyages occasionnés par les fêtes religieuses et autres grandes solennités. Voyages de santé et de récréation.

Pour se faire une juste idée de l’importance des motifs qui occasionnaient et déterminaient le plus souvent les voyages, dans cette période, il ne faut jamais perdre de vue que déjà l’immensité des territoires soumis à la domination romaine, sous laquelle rien n’entravait, pour les regnicoles, le libre choix du domicile, devait, nécessairement, entraîner un va et vient ou mouvement perpétuel, de migration et de pérégrination, d’une partie assez considérable des habitants. Avec la durée de cet empire, qui embrassait le monde, devaient naturellement aussi se multiplier les relations entre ses différentes provinces et, par conséquent, aussi pour ses sujets les motifs de changements de séjour et d’absences plus ou moins prolongées. Le service militaire, déjà, faisait continuellement passer des milliers d’hommes, des pays où ils étaient nés dans une multitude de garnisons lointaines. Les fonctionnaires supérieurs, dans l’ordre civil et politique aussi, ne devaient que rarement arriver au terme de leur carrière sans avoir roulé dans les provinces les plus diverses. "Des hommes haut placés, dit Épictète, des sénateurs, ne peuvent pas s’enraciner dans le sol comme des plantes, ni s’occuper beaucoup de leurs affaires de ménage, mais sont obligés de voyager beaucoup pour commander ou pour obéir, chargés de missions officielles concernant le service militaire ou l’administration de la justice". Or ces voyages, qui menaient souvent en droiture des marécages de la Calédonie au pied de l’Atlas, des villes de la Syrie aux camps fortifiés de la Germanie, se faisaient, naturellement, toujours avec une escorte plus ou moins nombreuse. Qui, en tel endroit, n’avait pas réussi dans une entreprise, affaire ou profession quelconque, pouvait de nouveau courir la chance dans toute autre ville de l’empire. Le mouvement le plus fort était certainement celui de l’affluence de la population des provinces vers Rome ; mais il y avait aussi un reflux de Rome sur la province, et les relations des provinces entre elles ne doivent pas moins avoir été toujours très animées. Des savants grecs tenaient école en Espagne, comme par exemple Asclépiade de Myrlée, en Turdétanie. On voit par une inscription trouvée à Thun, dans l’Oberland bernois, qu’un orfèvre de l’Asie Mineure travaillait pour les dames d’une colonie romaine, en Suisse. Il y avait des peintres et des sculpteurs grecs dans les villes de la Gaule. Le sculpteur Zénodore fut chargé de faire, pour les Arvernes, un Mercure colossal. On vit des Gaulois et des Germains gardes du corps au service d’un roi des Juifs (Hérode), à Jérusalem. On trouvait des Juifs établis dans toutes les provinces. Il n’était pas une ville dans laquelle ne séjournassent nombre d’étrangers. Sénèque put dire, avec raison, tout cri exagérant, qu’ils étaient plus nombreux que les indigènes, même dans une île de rochers aussi âpre, inculte et inhospitalière que la Corse. Le courant de relations qu’une grande partie de ces émigrés ne manquaient certainement pas d’entretenir, de leur nouveau domicile, avec leur patrie originaire, suffisait d’ailleurs pour faire naître continuellement des occasions de voyages dans toutes les directions. Nombre de professions et d’occupations, aussi, obligeaient les gens à passer une grande partie de leur temps en voyage. La vie la plus errante était celle du négociant, qui ne cessait d’aller du levant au couchant, des zones les plus froides aux climats les plus chauds, rapportant de ses voyages les premières notions des contrées les plus lointaines et les plus inhospitalières. Il bravait non seulement les dangers de la Méditerranée et du Pont-Euxin, mais s’aventurait même sur l’Atlantique, et l’on sait qu’il y avait beaucoup d’activité mercantile entre Gadès et les ports d’Italie. Il est même certain que bien des personnes devaient être très souvent dans le cas de faire de. ces périlleux voyages. Un négociant d’Hiérapolis en Phrygie, Flavius Zeuxis, put., comme nous l’avons déjà dit plus haut, se vanter, dans une inscription conservée par hasard, d’avoir fait soixante-douze fois le voyage en Italie. La conquête de l’Égypte avait ouvert une ère nouvelle au commerce romain, en lui frayant le chemin de l’Inde (1). Pour se rendre dans cette contrée, on s’embarquait à Alexandrie, au fort de l’été, en profitant des vents alizés soufflant du nord, afin de remonter d’abord le Nil jusqu’à Coptos, que l’on gagnait en douze jours avec un vent favorable, et où les ballots de marchandises étaient chargés à dos de chameau. De là, les caravanes se dirigeaient soit au nord-est sur Myos Hormos (le port de la Souris), distant d’environ six journées de marche, soit au sud-est sur Bérénice, place maritime très animée, pourvue de grands magasins et de caravansérails, qu’elles atteignaient en douze jours. Ces voyages par le désert de la Haute Égypte se faisaient de nuit, à cause des chaleurs excessives de la saison. "Se guidant sur les étoiles, dit Strabon, on allait d’un puits à l’autre et se reposait le jour." De Myos Hormos on voyait déjà, chaque année, du temps de cet écrivain, peut-être 420 navires marchands, qui prenaient à leur bord des archers, pour leur défense contre les pirates, faire voile, par le golfe Arabique, pour l’Inde. Tout le voyage de l’Inde depuis Alexandrie, aller et retour, pouvait durer de six à sept mois, à compter du solstice d’été au mois de février suivant. Nous en avons une relation, due à un marchand d’Égypte du milieu du premier siècle. Il existait alors déjà une colonie de négociants grecs, vivant au milieu d’Arabes et d’Indiens, dans une île voisine de la côte méridionale de l’Arabie Heureuse. Malgré l’insalubrité délétère du climat et les autres dangers d’un séjour dans ces parages, Muziris, sur la côte occidentale de l’Inde, en était le port le plus assidûment visité par des navires grecs.

1 Un de nos savants orientalistes, M. Reinaud, professeur d'arabe et membre des plus honorés de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, a publié, dans les dernières années, trois mémoires du plus haut intérêt sur la question des rapports de l'empire romain avec les pays de l'extrême Orient, à cette époque. Ces mémoires, déjà mentionnés dans la préface du présent volume,se fondent sur le rapprochement et l'étude comparative des témoignages latins, grecs, arabes, persans, indiens et chinois. Ils portent 1) sur le commencement et la fin du royaume de Mesenr et de la Kharacène; 2) sur le Périple de la mer Erythrée et sur la navigation des mers orientales au milieu du IIIeme siècle; 3) enfin, sur les relations politiques et commerciales de l'empire romain avec l'Asie orientale, pendant les cinq premiers siècles de l'ère chrétienne. Les deux premiers se trouvent dans la collection des Mémoires de l'Institut, au tome xxtv du recueil de l'Académie des inscriptions; le troisième a paru séparément en 1863. Dans ce dernier, M. Reinaud établit clairement que les relations directes du monde romain avec l'Inde et l'extrème Orient commencèrent en l'an 36 avant J.-C., à l'époque où le triumvir Marc-Antoine, de concert avec la fameuse Cléopâtre, gouvernait l'Egypte et les autres provinces orientales. Pour l'Egypte seule, l'origine des relations commerciales avec l'Inde remontait à l'année 72, soit au règne de Ptolémée Aulète. C'est peu de temps après, vers le milieu du premier siècle avant notre ère, qu'Hippalus eut le premier l'idée de tirer parti des moussons pour le trajet de la mer Ërythrée. Dans la vallée de l'Indus régnait, au temps de Marc-Antoine, un prince bouddhiste du nom de Kanichka, successeur de ces guerriers grecs qui, maîtres de la Bactriane, enlevée par eux aux Séleucides, avaient ensuite fait la conquête du Cachemire. C'était alors le souverain le plus puissant de l'Inde, où l'on connaissait cependant aussi les Gangarides, établis, suivant les géographes du temps, dans la partie inférieure de la vatlée du Gange. Il entra en relations avec le triumvir par l'entremise de Cléopàtre et fit même alliance avec lui; aussi Virgile s'éleva-t-il plusieurs fois, dans ses vers, contre ce prince indo-scythe. Pour se rendre dans la Bactriane, il fallait s'embarquer dans un port de la mer Rouge pour l'Indus, puis remonter ce fleuve et franchir la chaine de l'Hindou-Kousch. Interrompues par suite de-la bataille d'Actium, mais bientôt renouées par Auguste, en l'an 20 avant J.-C., ces relations se maintinrent ensuite durant environ quatre siècles, pendant lesquels les rois indo-scythes de la Bactriane furent les auxiliaires les plus utiles de.la politique romaine dans l'Asie orientale, vis-à-vis des Parthes et des Chinois. Le grec étant devenu, depuis les conquétes d'Alexandre, la langue universelle de l'Orient, c'est en grec que continuèrent à se faire les transactions commerciales et les traités politiques avec tous les pays orientaux. Il est fait mention d'ambassades envoyées de l'Inde à la cour de Constantin le Grand, comme auparavant à celle de Marc-Aurèle, ainsi que par les rois de l'ile de Taprobane (Ceylan) aux empereurs, du temps de Julien l'Apostat, comme déjà sous le règne de Claude. Les relations avec l'Inde durèrent ainsi jusque vers la fin de l'empire, époque à laquelle toutefois les Persans et les Éthiopiens parvinrent à en exclure et à y supplanter comptctement la marine et le commerce des Romains

Il n’est guère admissible que les trafiquants de Rome aient pu longtemps abandonner entièrement aux Égyptiens et aux Grecs un commerce qui donnait d’aussi immenses profits. Ils ne tardèrent donc pas à faire, eux aussi, bravement les voyages de l’Inde, alors regardée comme le bout du monde. Certains produits italiens devinrent ainsi des articles courants du troc dans les ports du littoral indien, comme par, exemple le vin d’Italie à Barygaza, où l’on faisait également, avec grand profit, le change des deniers d’or et d’argent contre la monnaie du pays. Le fait est qu’on trouve encore aujourd’hui des monnaies romaines dans l’Inde. Ainsi le commerce poussait les Romains et les Grecs vers l’orient, le nord et le midi, bien au-delà des frontières du grand empire qui prétendait embrasser le monde. De grandes caravanes se rendaient en Éthiopie et dans le pays des Troglodytes. D’Alexandrie, un navire mettait souvent dix jours pour arriver en Éthiopie. D’autres navires marchands passaient de l’Arabie Heureuse sur la côte orientale d’Afrique ; au sud du cap des Senteurs (Guardafui). A des négociants, revenus du golfe Persique, étaient dus les premiers renseignements sûrs que l’on eût sur la distance de la ville de Kharax, située près de l’embouchure du Tigre, aux bords du golfe même. Parmi les étrangers établis à Pétra, en Arabie, où les attirait le commerce, il y avait aussi beaucoup de Romains, déjà du temps de Strabon. Dans les villes situées près des bouches du Danube, des Grecs trafiquaient de mauvais vin et de mauvais habits. Dans la Gaule aussi les vins formaient déjà un objet de commerce. Les Romains avaient, dès le temps de Néron pour le moins, poussé jusqu’à la côte de l’ambre, dans le voisinage de laquelle de nombreuses découvertes de monnaies attestent, encore aujourd’hui, l’activité des relations commerciales avec les provinces romaines. Ainsi, les monnaies trouvées près de Schreitlauken, entre Kœnigsberg et la Baltique, en comprennent des temps écoulés depuis Trajan jusqu’à Commode. Des négociants, romains ou grecs, paraissent même avoir, dès ces premiers siècles de notre ère, pénétré jusque chez les Sères. Des rapports chinois parlent d’une ambassade qui doit avoir apporté, en l’an 166 de notre ère, à l’empereur Hiouanti, un présent de dents d’éléphant, de cornes de rhinocéros et d’écailles de tortue, de la part d’Aantoun, roi de Ta-tsin (l’empereur Marc-Antonin). Les porteurs étaient probablement des négociants qui, pour voyager avec plus de sécurité, se faisaient passer pour des ambassadeurs. Il va sans dire, qu’il se trouvait sur toutes les places-de commerce de l’empire des marchands domiciliés, en grande partie originaires de provinces lointaines. Jusque dans la capitale du prince des Marcomans, Marbod, les Romains, en y pénétrant, rencontrèrent des marchands des provinces impériales, que l’avantage de pouvoir y trafiquer librement, l’appât du lucre et finalement l’oubli de la patrie, avaient fait passer de leurs foyers sur la terre ennemie.Le nombre de ceux que l’amour des découvertes et le désir d’étendre leurs connaissances amenaient en pays étranger, avait été grand de tout temps, dans l’antiquité. Le besoin que l’on éprouvait de s’instruire en observant de ses propres yeux, était beaucoup plus répandu que dans les temps modernes, non seulement parce que la science antique était, de sa nature, beaucoup plus contemplative que la moderne ; mais aussi parce que l’instruction que l’on pouvait acquérir, en ce temps-là, par l’étude des livres, était bien plus incohérente et plus maigre, moins sûre et bien plus difficile à gagner. Non seulement les hommes de la science ayant véritablement besoin d’observer de leurs propres yeux, comme les géographes, les explorateurs du domaine de l’art et des antiquités, les naturalistes et les médecins, à propos desquels il suffit de rappeler les noms de Diodore, de Strabon, de Pausanias, de Dioscoride, de Galien, faisaient de grands voyages ; même à défaut d’un but immédiat comme celui que chacun d’eux poursuivait, le désir d’acquérir une instruction et un savoir plus étendus dans tous les sens, poussait évidemment, mainte et mainte fois, des hommes passionnés pour la science à entreprendre de longues et dangereuses pérégrinations. Les médecins voyageaient naturellement aussi pour s’enrichir par l’exercice de leur art. Un ami de Plutarque, Cléombrote de Sparte, homme riche et libre de l’emploi de son temps, voyagea, non pas pour affaires de commerce, mais pour satisfaire sa curiosité de voir et d’apprendre, ainsi que pour former son esprit, jusque chez les Troglodytes, visita l’oracle de Jupiter Ammon et s’avança fort avant sur la mer Rouge. Les impudents mensonges que cet homme, considéré comme un saint, dont l’esprit n’était censé tendre qu’aux choses sublimes, débita, dans ses contes sur un soi-disant prophète, qui parlait l’idiome dorien, habitait près de la mer Rouge et ne consentait qu’une fois par an à faire entendre sa parole aux hommes,’peut faire juger de la confiance que méritaient les relations de voyages concernant des pays rarement visités. Il est hors de doute aussi qu’on faisait, parfois, des voyages dans le seul but de se ménager des communications personnelles. L’interprète des songes, Artémidore de Daldie, considérant comme un devoir sacré le perfectionnement de la science qui lui tenait si religieusement à cœur, avait voyagé en Italie, en Grèce, dans l’Asie Mineure et dans les îles, pour multiplier le plus possible ses liaisons avec des confrères, et enrichir ses connaissances du résultat de leurs expériences personnelles.C’est la jeunesse qui avait le plus d’intérêt à voyager, pour étendre son horizon au-delà des bornes du pays natal, selon l’expression de Philostrate. Il était très commun de voir des jeunes gens quitter, pour quelque temps, la maison paternelle, afin d’acquérir ailleurs une instruction plus haute. Dans les provinces, chaque district, chaque partie de l’empire, jouissant d’une culture plus avancée, avait son foyer d’études, visité parla jeunesse des environs, de tout le ressort, ou même venue de plus loin. Tels étaient Milan, dans la Gaule cisalpine, et Autun (Augustodunum), dans le pays des Éduens. Quant à Carthage en Afrique, Apollonie en Épire et Marseille, elles étaient déjà plus que des centres intellectuels de province. La dernière de ces villes était même visitée par des jeunes gens de Rome. Dans les provinces d’Asie, Tarse, en Cilicie, figurait parmi les centres dont les établissements d’instruction réunissaient le plus d’étudiants, mais presque tous jeunes gens du pays, au moins du temps de Strabon ; à côté d’elle, probablement aussi Antioche, en Syrie, que Cicéron déjà appelait la ville eruditissimis hominibus liberalissimisque studiis affluentem, ainsi que Smyrne, citée du moins à ce titre dans le deuxième siècle de notre ère. Mais les cités qui, sous ce rapport aussi, éclipsaient toutes les autres étaient home, Alexandrie et Athènes, vers les écoles desquelles affluait la jeunesse studieuse du monde entier. C’étaient celles d’Athènes et de Rome du moins, comme plus tard aussi celles de Constantinople, avec leurs chaires fondées et dotées par l’État, qui ressemblaient le plus aux universités de l’Europe moderne.D’autre part, savants et professeurs, dans toutes les branches, menaient aussi une vie toute nomade, c’est le mot. Les rhéteurs et les sophistes surtout voyageaient constamment d’une ville à l’autre, pour donner des leçons et se faire entendre en public, car c’était là, pour eux, le moyen le plus sûr de gagner des applaudissements et de la gloire, ainsi que de faire fortune. Lucien avait été destiné à la sculpture ; il préféra l’éloquence et, dans son Songe, il fait comparaître l’une et l’autre briguant sa préférence. La Sculpture lui représente qu’en se vouant à elle il n’aura pas besoin de quitter les siens et d’aller à l’étranger : tandis que, dans un autre de ses écrits, l’Éloquence déclare qu’elle s’est mariée avec lui et l’a suivi dans tous ses voyages, pour lui procurer honneur : et aisance, en Grèce et en Ionie, par delà la mer, en Italie, et jusque dans la Gaule. Les professeurs célèbres du temps menaient, comme on le voit notamment dans les biographies qu’a laissées d’eux Philostrate, une vie très vagabonde. C’est ainsi que, depuis encore, à lépoque de la Renaissance, qui rappelle l’antiquité à tant d’égards, les docteurs voyageaient constamment de ville en ville. Les rhéteurs du temps de l’empire romain débutaient, ordinairement, par un panégyrique de la ville dans laquelle ils venaient se produire. Il était d’usage que des statues fassent érigées aux plus célèbres d’entre eux, dans les localités qu’ils honoraient de leur présence, par les autorités ou des auditeurs reconnaissants. Apulée se vante d’avoir obtenu cette distinction même dans des villes de peu d’importance. Comme, à une époque qui n’avait ni postes organisées dans le genre de celles d’aujourd’hui, ni presse, voyager était le moyen le plus sûr d’arriver vite à se faire connaître, ce moyen était naturellement aussi employé par des jongleurs et des charlatans, comme il le fut par Apollonius de Tyane et Alexandre d’Abonotique.La plupart des artistes et des artisans, exerçant des métiers qui touchent à l’art, étaient aussi constamment en route. D’innombrables débris d’objets d’art, dans toutes les provinces, permettent de juger combien le besoin d’ennoblir l’existence par des ornements artistiques était répandu, dans tout le monde romain. Pour satisfaire cet immense besoin des jouissances de l’art, il fallait, comment dirons-nous, des colonies entières, des troupes, des essaims, des nuées d’artistes et d’artisans, toujours prêts à se rendre sur les lieux où on les appelait.Il existe encore une inscription d’un de ces artistes voyageurs, d’un sculpteur, Zénon d’Aphrodisias. Elle dit qu’il avait, plein de confiance. dans son art, parcouru nombre de villes. On a retrouvé des socles de statues avec son nom, à Rome et à Syracuse. La vie de tous les artistes de la scène, virtuoses en musique et athlètes, devait être bien plus nomade encore. Ils voyageaient seuls ou en troupes, surtout en Grèce et dans l’Asie Mineure, où même de petites localités avaient leurs spectacles et concours périodiques, et cette mode ne tarda pas à être également imitée, de plus en plus, dans les provinces occidentales de l’empire. Les artistes en renom de l’espèce faisaient, indubitablement, des tournées régulières au moins en Grèce, dans l’Asie Mineure et en Italie, comme le prouvent nombre de monuments, érigés en leur honneur, et souvent ils furent gratifiés du droit de cité honoraire, par les villes où ils avaient su exciter l’admiration enthousiaste du public. Un certain Aurelius Charin, chanteur célèbre, qui avait gagné des couronnes à tous les, concours sacrés, depuis celui du Capitole jusqu’à ceux d’Antioche en Syrie, fut en même temps citoyen de Philadelphie, de Nicomédie et d’Athènes. Un athlète, Marc-Aurèle Asclépiade, citoyen d’Alexandrie, d’Hermopolis, de Pouzzoles, de Naples et de l’Élide, sénateur d’Athènes, ainsi que citoyen et sénateur de beaucoup d’autres villes, se vante de s’être produit dans trois pays, l’Italie, la Grèce et l’Asie Mineure. Un poète, des premiers temps de l’Empire, en dit autant à la louange du pancratiaste Glycon de Pergame. Nous avons déjà eu l’occasion de parler, ailleurs, des troupes de gladiateurs ambulants et des innombrables convois d’animaux destinés pour l’arène. On mentionne jusqu’à des troupes de prostituées voyageant de ville en ville ; sous la conduite d’entrepreneurs éhontés.Les fêtes et les spectacles, alors si fréquents dans les provinces, attiraient toujours, de près et de loin, une multitude de spectateurs et d’intéressés. Encore au temps d’Aulu-Gelle, les jeux pythiques réunissaient presque toute la Grèce. On permettait même aux proscrits devenir, de leur exil dans les îles de l’Archipel, prendre part à ces fêtes, ainsi qu’aux cérémonies religieuses. Parmi celles-ci, c’étaient les mystères d’Éleusis qui avaient conservé le plus d’attrait, même pour les Romains, et il ne manquait certainement pas de ces croyants qui, ne cessant pas de voyager, comme Apulée, d’un sanctuaire à l’autre, se faisaient initier à tous les cultes secrets, afin de ne laisser échapper le bénéfice d’aucune grâce divine.Enfin, beaucoup de personnes voyageaient aussi pour rétablir leur santé. C’est surtout au commencement des maladies de poitrine, et lors du crachement de sang, que les médecins recommandaient les voyages de mer et, le changement de climat. D’Italie, on envoyait ordinairement les malades en Égypte, à moins qu’on ne leur conseillât, de préférence, un séjour dans des forêts de bois résineux, ou une cure de lait dans la montagne. Parmi les endroits renommés pour l’efficacité des drogues qu’ils produisaient, ou qu’on y. préparait, le plus fameux était Anticyre sur le golfe de Crisa, où venaient plus de malades que dans la ville du même nom située au pied du mont Œta, car, bien que celle-ci produisît le meilleur ellébore, on le préparait mieux dans l’autre.La grande affluence de visiteurs aux temples des dieux guérissant les malades, Esculape, Isis et Sérapis, sanctuaires auxquels étaient joints souvent des établissements thérapeutiques, ou des oracles, pour l’interprétation des songes, est un fait généralement connu, ainsi que le nom d’Épidaure, célèbre par son temple d’Esculape. L’usage des bains n’était, guère, dans l’antiquité, moins fréquent que de nos jours, et une grande partie des sources que visitent encore aujourd’hui les malades étaient connues dès cette époque. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, les eaux de Bade en Suisse étaient déjà très fréquentées dans la seconde moitié du premier siècle de notre ère. Nous parlerons plus loin des villes d’eaux, comme Baïes, Édepsus et Canope, qui étaient en même temps, ou principalement, des lieux de plaisir.En général, il paraît qu’on voyageait aussi beaucoup pour se distraire et se récréer.

CHAPITRE IV.

Voyages des touristes dans le monde romain.

Fréquence de ces voyages. Ils tournent dans le cercle des pays du monde connu des anciens. Persistance des fables reçues sur tout ce qui était au delà. Faible extension des voyages, même dans les limites du monde alors connu. Contrées principalement visitées par les touristes de l'époque, dans les directions du Midi et de l'Orient surtout.

Nous venons de voir de quelle nature étaient les principaux mobiles des pérégrinations, à cette époque, et de démontrer par là, en même temps, combien et avec quelle facilité on y voyageait. Maintenant, ne nous occupons plus que de celles que l’on entreprenait pour le plaisir de courir le monde, par amour du changement et de la variété des impressions nouvelles, pour s’instruire ou pour se divertir, genre de voyages qui paraissent aussi n’avoir été, à cette époque, guère moins fréquents que dans les temps modernes. Pline l’Ancien dit de la nature humaine qu’elle est avide de nouveautés et de pérégrinations. Grand était le nombre de ceux qui aimaient à parcourir des villes qu’ils ne connaissaient pas, à explorer une mer nouvelle et à jouir, de l’hospitalité dans tous les pays du monde. Cette passion des voyages, qui poussait l’empereur Adrien à parcourir toutes les provinces de l’empire, et qui était si forte chez lui qu’il brûlait constamment du désir de voir et d’apprendre à connaître, par lui-même, tout ce qu’il lisait sur quelque contrée que ce fût, était très répandue.Mais, on se tromperait fort si l’on croyait pouvoir conclure de pareils propos à la moindre similitude des entreprises qui procédèrent du goût des anciens pour les voyages avec les voyages de découverte et les grandes émigrations des temps modernes.Le désir de pénétrer dans la région de l’inconnu était faible dans l’antiquité, et la terre resta, pour les Romains comme pour les Grecs, étroitement bornée dans toutes les directions ; c’est à peine si l’imagination s’élevait à la fantaisie de jamais franchir ces bornes et, même dans les marches frontières, si souvent abordées, du monde alors connu, tout le zèle qu’on apportait à la recherche de la vérité, ne parvint jamais à dissiper complètement les fables et les traditions légendaires des temps antérieurs ; ces traditions revenaient toujours sur l’eau et étaient accueillies même par les gens lettrés (1).

1 M.Reinaud, dans ses trois mémoires précités, s'est appliqué à bien déterminer les idées des anciens sur les grandes divisions du globe et l'étendue réelle de leurs connaissances géographiques. (Voyez surtout, à ce sujet, sur les relations de l'empire romain avec l'Asie orientale, aux pages 61 à 77.) Le système d'Eratosthène, qui fut bibliothécaire d'Alexandrie vers 220 avant J.-C., avec les modifications qu'y introduisirent postérieurement les idées de Cratès, bibliothécaire de Pergame vers l'an 160 avant J.-C., et l'imagination des poètes, se maintint en honneur, chez les Romains, jusqu'à l'extinction de l'empire d'Occident. Le système du premier fut adopté par Pomponius Méla et Pline le naturaliste d'une part, ainsi que par Strabon de l'autre. Les idées de Cratès se retrouvent chez Cicéron, dans le Songe de Scipion, commenté par Macrobe. Le système de Ptolemée, postérieur d'un siècle et demi au règne d'Auguste, ne se répandit d'abord qu'en Orient, dans lle monde hellénique. La manière de voir de l'auteur du Périple de la mer Ertthrée tenait a la foisdiu système latin et du système grec. La presqu'ile de Malacca formait alors le dernier terme de la navigation des bâtiments de l'Egypte dans les mers orientales.

Aucun navigateur n’était encore assez hardi pour s’aventurer dans l’immensité, de la mer d’Occident, que l’on croyait, comme celle du Nord, impraticable pour les navires à partir d’une certaine distance des côtes, bien que l’existence d’un continent entre l’Europe occidentale et l’Asie fût regardée comme possible, non seulement par Strabon, mais aussi par Aristide. Pausanias (I, 23, 6) encore parle, en se fondant sur le rapport d’un navigateur caries, d’îles désertes dans l’océan Atlantique, habitées par des êtres semblables à des satyres.Au midi, les déserts et l’ardeur du climat opposaient une limite au goût des explorations. La chaleur, disait-on, y était telle, que les pierres en étaient brûlantes même le soir, et le sable tellement échauffé qu’il brûlait la plante des pieds et forçait les indigènes à demeurer dans des cavernes souterraines. La chaîne de l’Atlas même resta enveloppée d’un voile mystérieux. Bien que les gouverneurs de la Mauritanie, depuis que les troupes romaines avaient, pour la première fois, pénétré jusque-là, sous Claude, se fussent piqués d’honneur de pousser jusqu’à cette chaîne ; bien qu’il y eût déjà dans cette province, du temps de Pline l’Ancien, cinq colonies romaines, ce savant naturaliste raconte encore que les monts désolés de l’Atlas, remplis le jour des horreurs de la plus profonde solitude, sont éclairés la nuit par des feux mystérieux et, retentissent alors du bruit de Pans et de satyres vagabonds, ainsi que du son des flûtes et des timbales. On comprend mieux que l’imagination se soit complu, dans tous les temps, à embellir de merveilles innombrables lès pays d’Orient, l’Arabie et l’Inde. Mais, au sujet de l’extrême nord aussi, des contes fabuleux et les idées les plus étranges se maintinrent avec une persistance opiniâtre. Pline (H. N., II, 89) ne croyait pas devoir refuser toute créance à ce que l’on rapportait du pays des Hyperboréens, espèce de paradis, jouissant de la félicité d’un printemps éternel, où le soleil ne se lève et ne se couche qu’une fois dans l’année, et où le jour dure six mois : Tacite dit (Germanie, 45) que, dans le nord, une mer immobile de rigidité termine l’orbe terrestre ; que l’on avait raison d’envisager cette mer comme la limite du domaine de la nature vivante, cette région étant si proche de l’endroit où le soleil se couche que la lumière de cet astre y éclaire la nuit et fait pâlir les étoiles ; que l’on croit, enfin, même y avoir entendu le mugissement des eaux produit par son immersion dans la masse liquide. Plutarque rapporte, comme le tenant de la bouche d’un de ses savants amis, grand voyageur, Démétrius de Tarse, que les archipels qui entourent l’île de Bretagne avaient pour habitants des spectres et que, dans l’une des petites îles dont ils se composent. Chronos endormi était retenu en captivité par le géant Briarée. Or l’idée que les îles et les côtes de ces parages faisaient partie de l’empire des morts, et que les âmes décédées y séjournaient, reparaît encore sous diverses formes dans les temps postérieurs.Mais, même en deçà des limites de la partie connue du globe, le cercle dans lequel tournaient la plupart des voyages était assez étroitement circonscrit, Évidemment très peu de personnes, si l’on excepte les négociants, se hasardaient à franchir les limites de l’empire romain. Strabon ne pense pas qu’aucun géographe ait jamais pu faire des voyages beaucoup plus grands que lui-même, qui avait passé dans la direction de l’est à l’ouest, depuis l’Arménie jusqu’à la côte occidentale de l’Italie, du nord au sud, depuis le Pont-Euxin jusqu’à la frontière d’Éthiopie. Pausanias, dans ses nombreux voyages, n’avait jamais rencontré personne qui eût été à Babylone ou à Suse.Dans les contrées danubiennes on ne trouvait que bien rarement, du temps de Trajan même, d’autres étrangers que des marchands et des fournisseurs de l’armée. Dans l’empire romain, il était à peu près impossible que, voyageant pour son agrément ou son instruction, sans but scientifique bien déterminé, on songeât à se diriger vers les pays septentrionaux.On avait sans doute, en général, des voyages entrepris de ce côté, la même idée que Tacite, quand il dit de la Germanie, à propos d’émigrations, qu’il était inadmissible que la pensée de quitter l’Italie, pour ces contrées barbares, pût jamais venir à personne. Niais dans les provinces occidentales, il paraît que les voyages entrepris sans autre mobile que la simple curiosité d’aspects nouveaux, n’étaient pas très rares, car notamment la Gaule et l’Espagne, dans lesquelles la culture et les mœurs romaines avaient gagné, beaucoup de terrain, offraient maint attrait. La première de ces deux contrées surtout était devenue un pays tout autre qu’au temps de Cicéron, où rien n’y paraissait digne de fixer l’attention des étrangers : ni l’agrément des paysages, ni la beauté d’aucune ville, ni l’éducation et les manières des habitants. En Espagne, Gadès surtout paraît avoir été une place très fréquentée par les voyageurs. Le rhéteur P. Annius Florus fut aussi conduit, dans un voyage qu’il fit pour son plaisir, dans les Gaules et en Espagne, pays dont il décrit fort élogieusement une ville, Tarragone peut-être. Nous parlerons plus loin des voyages que l’on faisait pour jouir du spectacle de la marée, sur les rivages de l’océan Atlantique.Mais la grande majorité des voyageurs, quand ils ne se contentaient pas de parcourir l’Italie et la Sicile, prenaient la direction du Midi ou celle de l’Orient. Pour qui connaît, ne fût-ce que très superficiellement, la littérature de l’époque., il ne peut y avoir de doute que la Grèce, l’Asie-Mineure et l’Égypte ne fussent lés pays exclusivement visités par la grande masse des touristes du temps. Pline le Jeune (Lettres, VIII, 20) les nomme expressément, tous les trois, comme les premiers pays que tout homme ayant reçu de l’éducation avait intérêt à visiter. Il est, dit-il, bien des choses curieuses à Rome et aux environs de cette capitale, que l’on n’a jamais vues et ne connaît pas même par ouï-dire, choses que l’on aurait certainement bien plus de chance de connaître par les livres, par les récits d’autrui, ou pour les avoir vues sur les lieux mêmes, si elles nous étaient offertes par la Grèce, l’Asie-Mineure, l’Égypte, ou quelque autre pays riche en curiosités et sachant faire valoir celles qu’il possède.

Nous allons passer maintenant en revue ces divers pays et les localités qu’on y visitait surtout, dans l’ordre suivant : 1° Italie et Sicile ; 2° Grèce ; 3° Asie-Mineure ; 4° Égypte. Nous terminerons, ensuite, par quelques généralités sur les divers genres d’intérêt qu’ils offraient aux voyageurs romains.

Italie et Sicile

Excursions en divers sens. Villégiature. Voyages sur la voie Appienne Voyages en Campanie. Baies. La Sicile.

L’Italie offrait, dans toutes les directions, un grand nombre de points ayant tout ce qu’il faut pour attirer les amateurs d’excursions. Sénèque raconte comment on cherchait à échapper à la mauvaise humeur et à l’ennui, par de petites tournées en mer et sur terre. Tantôt on voyageait en Campanie ; puis, quand on était rassasié de la vue de ces gracieux paysages, et que le désir à la variété entraînait vers un pays sauvage, on allait parcourir les gorges qui sillonnent les forêts de la Lucanie et du Brutium. Mais, comme dans ces solitudes on ne tardait pas à soupirer de nouveau après une nature d’un aspect plus riant, pour reposer les yeux fatigués de la rudesse monotone de ces lieux, on se rendait à Tarente et l’on revenait finalement à Rome, afin de ne pas rester privé plus longtemps des émotions que procuraient les clameurs et le bruit de l’amphithéâtre.Mais, ceux que l’ennui poussait à faire de ces excursions n’étaient, naturellement, que des particuliers isolés ; or, par le fait, on voyait, en été et au commencement de l’automne, toutes les chaussées se couvrir de voyageurs fuyant la chaleur accablante et la malaria, qui pesaient alors sur la capitale, et les rues élevées de Rome étaient de plus en plus désertées.Pour villégiature on choisissait notamment des endroits situés à portée dans les montagnes voisines et sur les côtes du Latium et de la Campanie, ou bien aussi des points du rivage étrusque, comme Alsium et Luna, qui se recommandait aussi pour le séjour d’hiver.L’endroit le plus rapproché, sur la côte latine, était Ostie, qui avait des bains de mer bien abrités.Sur la plage, si déserte aujourd’hui, d’Ostie à Laurente, s’étendait une chaîne, presque continue, de maisons de campagne, offrant comme une succession de plusieurs villes. On y fréquentait aussi Astura, où l’on sait du moins que Cicéron avait une villa, Circéji et Formies.Mais les beautés de toutes ces localités pâlissaient devant l’éclat d’Antium et de ses magnifiques palais, avançant en partie dans la mer. On y voit, encore aujourd’hui, partout des restes de cette antique splendeur sortir de ses flots ou reluire au fond dés eaux transparentes ; et, sur l’espace d’un quart de lieue, le rivage d’Antium n’offre qu’une immense ruine, comme un rempart de murs contigus. Puis venait, le long du littoral, une suite de villes maritimes toutes très fréquentées, depuis Terracine jusqu’au vaste golfe de Naples, but principal de toutes les personnes qui cherchaient à se refaire et à se distraire dans un des séjours merveilleux dont il offrait un choix si riche.Les sites des montagnes albaines et sabines n’étaient pas moins goûtés : surtout Tibur, Préneste, l’Algidus, Aricie, Tusculum et Albe. Les rives de l’Anio, dont on aimait la beauté sauvage, étaient aussi bordées d’une foule de villas. Néron en avait une à Sublaqueum. Cette multitude de résidences d’été, dans des situations diverses, permettait à chacun de choisir, dans les gradations de l’échelle, le climat qui lui convenait précisément. Il y avait aussi nombre d’endroits parfaits pour le séjour d’hiver, non seulement parmi ceux que nous venons de nommer, mais ailleurs encore, dans le sud de l’Italie surtout, comme Vélia et Salerne. Cependant Tarente, la délicieuse ville où l’hiver était si doux, où le printemps durait si longtemps et où la nature paraissait encore plus prodigue de ses dons que dans l’heureuse Campanie même, doit être signalée comme celle qui invitait, avant toutes, l’étranger à y prendre ses quartiers d’hiver. Sur la côte orientale de l’Italie, on mentionne Ravenne. Néron empoisonna sa tante Domitia, parce qu’il convoitait ses possessions près de cette ville et à Baïes.Nombre de voyageurs prenaient la voie Appienne qui menait, en ligne droite, de Rome aux monts Albains, puis de là en Campanie et aux deux principaux ports de la Péninsule, Pouzzoles et Brindes ; mais cette belle route, pleine d’animation, servait aussi beaucoup aux amateurs des parties de plaisir plus courtes.On y voyait l’homme riche, fatigué de la ville, rouler vers sa villa, dans les monts albains, avec une hâte qui eût pu faire croire qu’il courait à un incendie, et cela pour s’ennuyer de même à la campagne, y bâiller à son aise, ou retourner bientôt à Rome. C’est là que l’affranchi parvenu faisait parade de ses ponies, qui lui avaient coûté si cher, et que les beautés hardies et en vogue se mettaient en évidence avec leur cortège d’hommes ; là roulait aussi Cynthie, au dire de Properce, sous le prétexte d’aller adorer Junon à Lanuvium, mais en vérité pour se donner en spectacle, et faire admirer son adresse à guider ses chevaux. La belle, au grand dépit du poète, était accompagnée d’un rival dans une voiture tendue de soie, à côté de laquelle couraient deux chiens molosses, portant de grands colliers.Le temple de Diane près du bois sacré d’Aricie, où se célébrait une fête, dans la, saison des plus fortes chaleurs, était aussi un but de pèlerinage pour les femmes, qui venaient, en grand nombre, y faire à la déesse l’hommage de leurs vœux, avec des couronnes dans les cheveux et des torches à la main. Il ne devait pas manquer non plus de jeunes hommes qui, suivant le conseil d’Ovide, profitaient de cette occasion pour former de tendres liaisons. Le fait que, vers la fin du premier siècle au plus tard, toute une colonie de mendiants s’y était établie, prouve assez combien ce lieu était fréquenté (1). Aujourd’hui, cette vie brillante et animée, dont les tableaux, si variés jadis, se succédaient rapidement sur la reine des voies, comme on l’appelait, est remplacée par la plus profonde solitude. Des deux côtés de la route on voit s’étendre, sans fin, les surfaces onduleuses de la Campagna, sur la verdure de laquelle se dessinent les arches à demi ruinées des aqueducs. Par-ci par-là une maison à teinte grise borde le chemin. Quelquefois aussi, mais rarement, une voiture à deux roues, chargée de barriques de vin empilées les unes sur les autres, roule sur le pavé antique.

1 Juvenal, IV, 117. Le scoliaste de cet auteur dit qu'elle se composait ssurtout de Juifs. La colonie existait près de Genzano, d'après Preller.

On n’y voit que des pâtres de la Campagna à cheval, poussant des troupeaux de moutons et de gros bétail devant eux, et on n’entend, de loin, que le chant mélancolique de quelque laboureur.L’animation de la voie Appienne persistait jusqu’au-delà d’Albe et de Lanuvium, car le flot principal des voyageurs se roulait vers la Campanie, les uns pour chercher dans ce paradis, en quelque sorte destiné par la nature à défrayer l’oisiveté de jouissances, mais surtout sur les bords du ravissant golfe de Naples, de la récréation ou le recouvrement de la santé, les autres pour s’y abandonner à toute sorte d’orgies et de débauches. Cette contrée était, depuis longtemps, le lieu de rendez-vous du beau monde. Sur ce golfe, auquel une suite continue de bourgs, de villes et de brillantes villas prêtait une bordure comparable à un collier de perles, depuis Misène jusqu’au gracieux bourg de Sorrente, se trouvait Baïes, la plus luxueuse ville d’eau du monde ancien, assise sur la plage même, dans l’encadrement d’une guirlande de vertes montagnes. Cette petite ville était richement pourvue d’établissements grandioses pour le traitement des malades, de magnifiques habitations et de somptueux édifices pour l’amusement des visiteurs bien portants ; elle resplendissait de nombre de palais impériaux, dans la construction desquels chaque souverain avait mis son amour-propre à éclipser ses prédécesseurs par sa magnificence. Des villas s’y élevaient partout, les unes dominant sur des hauteurs d’où la vue s’étendait au loin, les autres bâties sur le bord de la mer, ou y formant saillie. Tous ces bâtiments somptueux formaient entre eux comme une ville à part, dont l’étendue allait probablement toujours en croissant ; du moins distinguait-on, déjà au commencement du deuxième siècle, entre l’ancienne Baïes, où mourut Adrien, et la nouvelle. Il paraît qu’elle continua à s’agrandir même dans les siècles suivants, puisqu’on sait, par la biographie d’Alexandre Sévère (chap. XXVI), que ce prince y fit élever de magnifiques palais, ainsi que d’autres constructions, et établir des étangs alimentés par la mer. Pendant cinq siècles au moins, Baïes resta la ville de plaisir la plus renommée et la plus fréquentée du monde ancien. C’est plus tard seulement que la malaria, dont l’influence paraît d’ailleurs s’y être un peu fait sentir en tout temps, s’appesantit sur ses plages, de plus en plus abandonnées. Mais auparavant, la merveilleuse beauté de la nature, l’admirable transparence et la douce sérénité de l’air, l’azur du ciel et de la mer, tout y conviait à jouir du présent et à oublier le reste du monde, dans la béatitude. Des fêtes splendides, auxquelles un pareil cadre prêtait un double charme, s’y succédaient sans interruption. Sur les vagues dé la plus douce des mers se balançaient d’innombrables barques et gondoles, peintes de toutes couleurs. Par moments, on voyait majestueusement voguer au milieu d’elles une superbe galère impériale, ou bien les barques lutter de vitesse entre elles dans des régates. Des bandes joyeuses, parées de couronnes et de guirlandes de roses, étaient réunies pour festiner, soit à bord des embarcations, soit sur la plage, où rien n’était plus commun que de voir des personnes avinées se promener à pas chancelants. Du matin au soir, le rivage et la mer qui le baigne retentissaient de chants d’allégresse et d’une musique bruyante. Des couples tendres cherchaient la solitude dans les bosquets de myrtes, ou se faisaient ramer en mer. La fraîcheur du soir et des nuits étoilées invitait à de nouvelles fêtes et parties de plaisir ; aussi le sommeil des baigneurs était-il interrompu, tantôt par des sérénades, tantôt par des disputes de rivaux en conflit. La mollesse et la licence effrénée du genre de vie qu’on menait aux bains de Baïes étaient proverbiales. Sénèque appelle cette ville une hôtellerie de vices, et déjà Cicéron craignait qu’on ne lui fit un reproche de s’y rendre ; dans un temps de calamité publique. Des viveurs, que leur insolvabilité avait chassés de Rome, mangeaient à Baïes l’argent de leurs créanciers en festins d’huîtres. Ceux qui, comme Aulu-Gelle (XVIII, 5, 1), s’y contentaient d’innocents et honnêtes plaisirs, n’y furent probablement jamais très nombreux. Baïes était surtout beaucoup courue pan les femmes, et plus d’un baigneur, dit Ovide au lieu d’en revenir guéri, comme il l’avait espéré, en rapportait une blessure au cœur. Jadis, dit un autre poète, l’eau était froide à Baïes ; Vénus y fit nager Cupidon ; une étincelle de son flambeau en y tombant l’échauffa et, depuis lors, qui s’y baigne est pris d’amour. C’était un endroit réputé extrêmement dangereux pour la vertu des femmes. Dans ses élégies, Properce (I, 11, 27) gémit de plus d’une tendre liaison qui y fut rompue. Les cas semblables à celui que raconte Martial (I, 63), d’une dame très austère, qui, arrivée à Baïes avec les airs d’une Pénélope, en repartit comme une autre Hélène, c’est-à-dire s’y laissa enlever par un séducteur, n’étaient probablement pas de rares exceptions.Après l’Italie, c’était sans doute la Sicile, attrayante par les merveilles que la nature y offre, telles que l’Etna surtout, par la douceur de son hiver, la beauté et la célébrité de ses villes, ainsi que par une foule de souvenirs historiques, remontant jusqu’aux temps de la mythologie, qui invitait le plus à des voyages de plaisir, en raison de sa proximité même.Parmi les légendes siciliennes, on affectionnait particulièrement celle de l’enlèvement de Cérès, près d’Enna, sur une prairie, tellement couverte de violettes et d’autres fleurs odoriférantes que la forte senteur faisait complètement perdre aux chiens de chasse la piste du gibier, dans cet endroit curieux. A côté se trouvait un gouffre béant, par lequel, disait-on encore, Pluton avait fait une sortie, et, dans la ville même, l’antique, vénérable et fameux temple de Cérès. Sénèque énumère les agréments d’un voyage en mer à Syracuse, où se rendit aussi Caligula pour son plaisir. Le voyageur avait l’occasion d’y voir la fabuleuse Charybde, inoffensive tant que le vent ne soufflait pas de l’est, mais dont la gueule, large et profonde, s’ouvrait avec ce vent et engloutissait les navires ; puis, il voyait la fontaine Aréthuse, tant célébrée par les poètes avec son miroir éblouissant d’eau glaciale, limpide et transparente jusqu’au fond ; puis, le plus tranquille de tous les ports naturels et artificiels, protégeant le mieux contre la fureur des tempêtes même les plus violentes ; ensuite, le lieu où avait été brisée la puissance des Athéniens, les carrières creusées jusqu’à une profondeur énorme, qui servaient de prison naturelle pour des milliers de détenus ; enfin, la grande cité même avec son territoire plus étendu que celui de tant d’autres villes. Sénèque aussi se montre enchanté de la douceur d’un climat, où, même en hiver, il ne se passe pas un jour sans soleil.

Grèce

La Grèce est pour les Romains la terre du passé. Dépopulation du pays. Athènes. Corinthe. Epidaure. Rhodes. Edepsus.

Cette illustre contrée était le but le plus rapproché pour l’extension ultérieure des voyages. Dans la Grèce les Romains, de bonne heure déjà, révéraient le pays où la civilisation avait pris naissance ; ils le révéraient en raison de sa haute célébrité, de son antiquité même ; son passé, avec les brillants exploits et les autres grands événements qui s’y rapportent, avec ses fables même, était vénérable à leurs yeux. Le pays, où s’attachait presque à chaque pocue de terrain un souvenir important, où le voyageur était arrêté à chaque pas par d’innombrables monuments, provenant de ce grand passé, par les chefs-d’œuvre les plus célèbres dans toutes les branches de Pari ; le pays dont les villes et les temples étaient encore en partie aussi riches de beauté, d’éclat et de magnificence que d’ancienneté et de gloire, était aussi, depuis les guerres puniques, de tous les pays étrangers, le plus visité par les Romains. La plupart d’entre vous, disent, dans Tite-Live (XXXVII, 54), les ambassadeurs de Rhodes aux membres du sénat romain, en 191 avant J.-C., ont vu les villes de la Grèce et de l’Asie. Paul-Émile fit en automne, dans l’année 169 av. J.-C., un voyage en Grèce, pour apprendre à bien connaître les choses que le prestige de la renommée, en les amplifiant, fait paraître, à celui qui ne sait que par ouï-dire, plus grandes qu’elles ne se montrent, en réalité, à celui qui les voit de ses propres yeux. Le ton de cette relation de voyage, empruntée à Polybe, indique assez que ce dernier avait vu lui-même ce qu’il décrivait. Le général romain visita, en Grèce, les temples et les villes les plus célèbres, ainsi que d’autres lieux mémorables par des souvenirs historiques, comme l’Aulide, ou à divers autres titres, comme Chalcis avec son pont-digue sur l’Euripe. Ce qui l’impressionna le plus fut Olympie, où l’aspect du Jupiter de Phidias le saisit et le remua, comme s’il avait été en présence du dieu lui-même.Parmi les autres lieux célèbres qu’il vit, son historien nomme encore les temples de Delphes, de Lébadée, d’Orope et d’Épidaure, ainsi que les villes d’Athènes, de Corinthe, de Sicyone, d’Argos, de Sparte, de Pallantium et de Mégalopolis.L’attrait de la Grèce pour les Romains augmenta, plutôt qu’il ne diminua, dans les siècles suivants ; malgré les progrès de la ruine et de la désolation, que ne purent arrêter quelques effets bienfaisants de l’administration et de la culture romaines.L’image du passé si grand de cette contrée ne ressortait que plus imposante, en frappant davantage l’esprit du voyageur, dans le calme profond de la solitude, gagnant de plus en plus la campagne et les villes. Le nombre des villes était très considérable encore, il est vrai, puisque, dans le Péloponnèse seul, on n’en comptait pas moins de soixante, au temps des Antonins ; mais, de ces villes, beaucoup n’étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes, comme celle de Panopée en Phocide, grande et superbe jadis, qui, au temps de Pausanias, se trouvait réduite à une agglomération de pauvres huttes, parmi lesquelles il ne restait plus ni palais, ni théâtre, ni marché, ni gymnase, ni même un puits. Ailleurs, des moutons broutaient l’herbe devant la maison communale, et l’emplacement du gymnase était devenu un champ de blé, au milieu des épis mouvants duquel on apercevait à peine les têtes des anciennes statues de marbre. De beaucoup de villes il ne restait plus que des ruines ; le pays était dépeuplé, s’il faut en croire Plutarque, affirmant que toute la Grèce n’était plus guère en état de fournir un contingent de plus de 3.000 hoplites. De vastes espaces gisaient en friche et, dans les parties solitaires d’un caractère plus sauvage, le voyageur aimant, comme Dion de Pruse, à converser avec les pâtres et les chasseurs, découvrait çà et là des huttes et des fermes écartées, dont les habitants, n’ayant peut-être jamais mis le pied dans une ville, mais dérobés par leur isolement complet à toutes les influences du raffinement et de la corruption de l’état civilisé, avaient conservé toute la simplicité et l’insouciance des premiers âges.Mais le grand nombre des voyageurs se bornaient, sans doute, à visiter les villes, dont les moindres, celles même qui étaient déjà tombées à moitié, ou complètement, en ruines, n’avaient pas cessé d’être riches en monuments et débris du passé, pendant que d’autres villes, d’une importance majeure, avaient en partie conservé leur ancien éclat, ou même continué de s’agrandir et de s’embellir, sous la domination romaine. Athènes surtout, même après la ruine complète de sa prospérité matérielle, resta incomparablement belle, dans sa morne solitude ; si bien que le démon de la jalousie, au dire d’Ovide, pleurait de dépit à la vue de la splendeur irréprochable de cette ville (1).

1 Metam.., Il, 795. Voir, en outre, la belle description du bois sacré et de la source du mont Hymette (Art d'aimer, III, 687), et la relation du voyage entre les iles, du même poëte (ibidem, Il, 79).

Le visiteur romain, même le moins sensible à l’impression des beautés de l’art, ne pouvait se soustraire au charme des admirables chefs-d’œuvre dont l’âge de Périclès avait orné Athènes ; après cinq siècles d’existence ils paraissaient encore comme neufs et fraîchement sortis des mains de l’artiste ; le temps ne les avait pas entamés, et, d’après le parfum de virginité qui s’exhalait de ces merveilles, on, eût dit qu’elles étaient animées d’une éternelle jeunesse, inépuisable dans sa fleur. Adrien, auquel Athènes dut une splendeur nouvelle, les Antonins, Hérode Atticus, ornèrent la ville de nouveaux édifices d’une grande magnificence, bien que très inférieurs aux chefs-d’œuvre plus anciens. Mais non seulement la ville, toute l’Attique n’était pas moins resplendissante des beautés de la nature que de celles de l’art, et partout, on y sentait le souffle caressant et léger de la grâce. L’aspect riant des champs cultivés et des vallées, l’éclat et la majesté du profil des montagnes, produisaient un effet d’autant plus magique que l’air était plus pur, et plus transparent, le jour plus vif et plus lumineux. Une excursion en mer, sur les côtes de cette contrée, était comme un beau rêve ; elle purifiait l’âme en quelque sorte, et l’élevait comme pour la préparer à jouir avec recueillement du superbe coup d’œil sur la ville d’Athènes même.Si Athènes attirait l’ami de l’art, des antiquités et de la science, Corinthe avait un attrait non moindre, quoique d’une autre nature. Le contraste entre ces deux villes présentait, à maint égard, de l’analogie avec celui qui existe aujourd’hui entre Rome et Naples. Dans la première tout était grave et silencieux, et l’on ne rencontrait partout que monuments et souvenirs de la grandeur du passé ; dans la seconde, au contraire, tout était moderne, et la vie, luxueuse, agitée, bruyante, celle d’un monde n’aspirant qu’à jouir du présent. Corinthe surpassait même Athènes par la beauté de son site, et ne le lui cédait probablement guère en éclat et en magnificence ; elle brillait surtout par le nombre et l’excellence de ses sources, fontaines et ouvrages hydrauliques, ornements principaux de la ville. Strabon a décrit la vue dont on jouissait des hauteurs de l’Acrocorinthe. La reconstruction de Corinthe, commencée par César et achevée par Adrien, en fit une ville toute neuve et toute romaine. Pausanias nomme, parmi les édifices romains qui y surgirent, un temple de Jupiter Capitolin. Dans la population de cette ville, l’élément romain était, sinon prépondérant, du moins assez fort pour exercer une influence décisive sur le genre de vie et les mœurs, comme le montre surtout la grande faveur qu’y obtenaient les jeux de la gladiature et les chasses de l’arène. Peut-être Corinthe était elle-même déjà dans cette période, comme elle le fut plus tard, la résidence du gouverneur romain de la province. En même temps cette place, par son incomparable situation dans l’isthme, sur deux mers et comme au centre de la Grèce, était naturellement un lieu de rendez-vous et de passage pour les étrangers, qui y affluaient sans cesse de l’Est et de l’Ouest, et comme une ville appartenant à toute la communauté des Hellènes. C’était une vraie merveille de luxe et de plaisirs, faite pour égarer, par ses tentations, les esprits les plus fermes et toujours, comme auparavant déjà, la ville d’Aphrodite. Elle n’était pas moins riche en trésors de livres, étalés partout, dans les rues et sous les portiques, et l’apanage des traditions mythologiques ne lui faisait pas plus défaut que celui des souvenirs historiques.Après Corinthe c’est, dans le Péloponnèse, le sanctuaire d’Esculape à Épidaure, grandement remis en vogue sous l’empire, qui pourrait bien avoir été visité le plus par les Romains. Des murs complétaient l’enceinte de ce lieu de guérison sacré, en partie déjà naturellement séparé de tout le voisinage par les pans des montagnes environnantes. Dans ces limites, établissant le ressort du temple, était situé le petit bois fourré, sous les ombrages duquel se promenaient les malades cherchant leur guérison, et se couchaient ceux qui venaient participer aux fêtes locales. Les divers bâtiments, consacrés aux usages du culte et à ceux de la thérapeutique, étaient disséminés dans ce bois ; la masse de ruines encore existante prouve l’étendue des constructions affectées à ces établissements. La libéralité de l’empereur Antonin les avait beaucoup agrandis. Parmi les bâtiments nouveaux qu’il y fit élever, figurait une maison spéciale pour les moribonds et pour les accouchements, que l’on avait cru devoir établir à l’extrémité de l’enclos sacré, parce qu’il était défendu de donner le jour à un enfant, ainsi que de se laisser mourir dans ses limites. Cette vallée close paraît avoir été un des plus gracieux sites de la Grèce ; tant qu’elle eut pour joyaux de sa parure toute la magnificence de ses temples et autres bâtiments, établis pour les fêtes entre les hauteurs boisées, couvertes de plantations d’un caractère religieux. C’était un beau jardin en même temps qu’un riche musée d’art, rempli d’innombrables monuments, dont le dotèrent successivement tous les siècles pendant lesquels la gloire du dieu d’Épidaure y attirait des patients de toutes les parties du monde alors connu.Mais la ville la plus importante de la Grèce, pendant toute cette période, ce fut Rhodes, la capitale de l’île du même nom. Aucune autre ville grecque, de l’aveu de Strabon (IV, p. 652), ne surpassait, n’égalait même de loin la superbe Rhodes, comme l’appelle Horace (Odes, I, 7, 1). Elle était, à la fin du premier siècle de notre ère, la cité la plus riche et la plus florissante de la Grèce, et conserva ces avantages jusqu’au terrible tremblement de terre qui en fit tomber la majeure partie en ruines, vers le milieu du deuxième. A la veille de cette catastrophe encore, elle paraissait, comme à l’époque de sa suprématie maritime, aussi neuve qu’une ville sortant de la main des maçons, et si belle qu’elle méritait en tous points le surnom de ville de Phébus. Les môles de ses ports se projetaient au loin dans la mer ; ses immenses chantiers de construction ressemblaient, à vol d’oiseau, à des campagnes flottantes, ses galères à trois rangs de rames, ses trophées d’éperons de navires et d’autres souvenirs d’anciennes victoires, rappelaient les temps de sa puissance et de son indépendance. Au-dessus du quartier maritime s’élevait, en amphithéâtre, sur le rivage, la ville proprement dite, ceinte de murailles extrêmement fortes, protégées elles-mêmes par des tours, avec des rues larges et droites, bordées de maisons tellement uniformes que tout semblait construit d’une pièce. Ses temples et ses sanctuaires resplendissaient de statues et de tableaux. Rhodes seule avait été préservée du brigandage exercé par Néron sur les objets d’art. Le rhéteur Aristide exagère beaucoup, sans doute, en disant (page 553, 11 J) que, même après le tremblement de terre, il restait à cette ville tant de chefs-d’œuvre de l’art qu’il y aurait eu largement de quoi suffire encore à l’embellissement de plusieurs autres villes. D’après Mucien, on aurait compté à Rhodes 3.000 statues, ce qui ne serait guère plus, cependant, que dans les villes d’Athènes, de Delphes et d’Olympie, après qu’elles eurent été pillées par Néron. D’ailleurs, l’île tout entière ne se distinguait pas moins sous le rapport des beautés de la nature et celui de la salubrité du climat ; aussi les Romains la choisissaient-ils volontiers peur séjour d’été.L’énumération, ne fût-ce que des villes d’une célébrité majeure, des temples avec leurs chefs-d’œuvre artistiques et leurs trésors, des points historiquement remarquables et des ruines diverses du passé, qu’allaient visiter les voyageurs en Grèce, remplirait à elle seule un volume. Nous aurons d’ailleurs l’occasion de reparler plus loin des lieux et des curiosités que les amateurs de l’art, de l’antiquité et de l’histoire recherchaient de préférence.Parmi les lieux de plaisir, il faut mentionner comme le plus célèbre Edepsus, dans l’île d’Eubée, au bord de la mer, avec dés sources thermales, encore aujourd’hui visitées par des malades. C’était alors un rendez-vous pour toute la Grèce, mais où il n’y avait, naturellement, non plus manque de visiteurs romains, parmi lesquels figurait déjà Sylla, qui y fit un séjour. Les bains y présentaient le plus d’animation au printemps.On y avait pourvu, d’une, manière exemplaire, au logement des visiteurs, par la construction de bâtiments d’habitation avec salles et portiques, ainsi qu’aux bains, par l’établissement de bassins. La terre et la mer fournissaient à l’envi, pour les festins, qu’on aimait surtout à y donner sur la plage, abondance des mets les plus friands. Cependant il paraît que les excès de la bonne chère et du luxé n’y étaient pas à l’ordre du. jour comme à Baïes, mais qu’on y trouvait un ton de société agréable et beaucoup d’occasions pour se procurer des jouissances plus nobles.

Asie Mineure

Voyage de Germanicus. Ilion. L'Ionie. Éphèse. Smyrne.

La plupart des Romains, après avoir voyagé en Grèce, visitaient certainement aussi l’Asie-Mineure. Les îles de la mer Égée, jadis florissantes et populeuses, maintenant désertes ou seulement habitées par des proscrits, offraient aux passants ample matière à des considérations sur la fragilité de toutes les choses terrestres, mais ne devaient, par la même raison, guère les tenter de s’y arrêter. Cependant Cicéron fit, au mois de juin de l’an de Rome 703, le voyage d’Athènes à Délos, où il n’arriva que le sixième jour, s’étant arrêté en passant à Zoster, à Céos, à Gyaros et à Scyros. Il paraît qu’Ovide aussi fit un séjour à Délos, lors d’un voyage en Grèce et en Asie-Mineure.En outre Cicéron, comme Horace, fait un grand éloge de Mytilène, qu’Agrippa choisit pour sa retraite. Germanicus donna une direction et une extension certainement inaccoutumées à son voyage de l’an 18, quand, après avoir gagné d’Athènes la côte d’Asie, par l’Eubée et Lesbos, il visita Périnthe et Byzance avec la Propontide, pénétra dans le Pont-Euxin, plein du désir d’apprendre à connaître les lieux antiques et célèbres qui s’y trouvent, et ne fut empêché que par des vents contraires de visiter aussi l’île de Samothrace, à son retour. Si les côtes et îles du bassin septentrional se dérobaient encore aux visites de la majorité des voyageurs romains, la plupart d’entre eux ne pouvaient, cependant, se dispenser d’aller voir Ilion et ce qu’il y avait là de vénérable, au point de vue des vicissitudes du sort et des origines de Rome même.La petite ville d’Ilion, habitée par des Grecs Éoliens et relativement peu ancienne, n’avait été, jusqu’à l’occupation conquérante de l’Asie par les Romains, qu’une chétive bourgade ayant tout l’air d’un village, sans mur d’enceinte et où les toits n’étaient même pas couverts de tuiles. Cependant, elle avait la gloire, que personne ne songeait encore alors à lui contester, d’être située à la même place que la sainte Ilie (Ίλιος) d’Homère. Celle-ci, prétendaient les habitants de la localité, n’avait même jamais cessé d’exister, mais avait été rebâtie, après le départ des Grecs, par des réfugiés troyens, revenus dans leur patrie. Pallas, fléchie par les prières d’Hécube et d’Andromaque, était restée la divinité tutélaire de la ville nouvelle. Xerxès et Alexandre le Grand y avaient offert des sacrifices à la déesse, dans le temple de laquelle on avait même montré au second la lyre de Pâris et les armures des héros d’Homère. Les Romains, tout aussi convaincus de l’identité d’Ilion avec l’ancienne Troie, firent de la ville à laquelle ils rapportaient leur origine la capitale de tout le littoral voisin ; aussi parvint-elle, par suite de l’immunité d’impôt et d’autres faveurs multiples, qui lui furent accordées, à s’élever au rang d’une ville de second ordre assez considérable. L’érudition avait, il est vrai, tenté de faire tomber, sous les coups des armes de la critique, la gloire à laquelle Ilion devait sa nouvelle prospérité. Deux auteurs, l’un grammairien, l’autre une femme estimée pour ses commentaires d’Homère, contestèrent l’identité d’Ilion avec Troie, en se fondant sur de doctes arguments. Chez tous les deux, natifs de villes du voisinage, l’esprit dé jalousie, fomenté par des rivalités locales, était peut-être pour quelque chose dans les mobiles de cette attaque, d’autant plus redoutable qu’elle partait d’Alexandrie, c’est-à-dire du foyer principal des études de grammaire et d’archéologie grecques. Cette nouvelle manière de voir, trouva, comme il paraît, de l’écho dans le monde savant ; au moins gagna-t-elle, dans la personne de Strabon, l’appui d’une autorité de grand poids ; mais, hors du cercle des érudits de profession, il ne semble pas qu’elle eût fait son chemin auprès du grand public lettré, même en Grèce. Pour les Romains, comme on le voit par Tacite, l’identité d’Ilion avec Troie ne fit jamais l’objet du moindre doute ; et leurs voyageurs ne se laissaient guère arrêter, par les scrupules de l’esprit critique, dans la recherche du plaisir que leur procurait la satisfaction de retrouver, sur ce sol classique, chacun des points dont il est fait mention dans l’histoire de Troie. Les gens d’Ilion continuaient de montrer, comme par le passé, le temple et la place où se trouvait l’image de Pallas, transférée depuis à Rome.En général, ces braves gens ne se faisaient pas faute de repaître l’esprit et les yeux des curieux les plus insatiables. Strabon, Pomponius Méla (I, 18) et Artémidore sont entrés, tous les trois, dans plus ou moins de détails en décrivant ces curiosités. Pausanias (VIII, 12, 4) crut même devoir invoquer, comme preuve de l’ensevelissement d’Anchise près de Mantinée, en Arcadie, la circonstance que les Ilions ne montraient pas son tombeau. Les voyageurs consciencieux ne manquaient pas, sans doute, de parcourir, indépendamment de la ville et des environs, à la main de leurs guides, toute la plaine jusqu’à la mer, sur les bords de laquelle s’élevaient les tertres marquant les fosses tumulaires des héros grecs. On mentionne Apollonius de Tyane et Caracalla parmi les personnages qui y offrirent des sacrifices. Sur la tombe de Protésilas, se trouvaient ces arbres qui se desséchaient dès que leurs faites arrivaient à la hauteur de laquelle on pouvait découvrir Ilion, puis recommençaient de nouveau à pousser. Dans le poème de Lucain, César visite ce pays, après la bataille de Pharsale, ce qui fournit au poète l’occasion de mettre à profit ses propres souvenirs de voyage, pour le décrire. Ce dernier pouvait, d’ailleurs, très bien y être allé d’Athènes, où il fit positivement un séjour, comme nous l’apprend un passage de Suétone. On montrait aussi la grotte dans laquelle Pâris prononça son fameux jugement. Des forêts improductives et des troncs vermoulus, dit Lucain, ont envahi les palais royaux et pris racine dans les temples des dieux ; tout Pergame est couvert de broussailles ; même les ruines ont disparu. Il voit le rocher auquel on avait attaché Hésione, fille de Laomédon, et l’appartement d’Anchise caché dans l’épaisseur d’un bois, la caverne dans laquelle était assis le juge de la beauté des trois déesses, la place de laquelle Ganymède fut enlevé et porté au ciel, la roche sur laquelle jouait la nymphe Œnone ; il ne se trouve pas là une pierre qui n’ait un nom. Il avait, sans même s’en apercevoir, franchi un ruisseau presque desséché, serpentant sur le sol poudreux : c’était le Xanthe. Ne se doutant de rien, il met le pied dans l’herbe haute ; l’homme du pays l’avertit de ne pas fouler la cendre d’Hector. Les pierres étaient dispersées, nul vestige ne trahissait qu’elles avaient formé, un sanctuaire ;" et tu ne regardes pas, lui dit son guide, les autels au pied desquels tomba Priam ?"En général, cette partie des côtes de l’Asie-Mineure était très riche en curiosités. L’Ionie notamment ne le cédait pas, sous ce rapport, même à la Grèce, qu’elle surpassait par la beauté de son climat. C’est là que se trouvaient les temples les plus fameux, les plus vastes et les plus anciens, celui de Colophon, que Germanicus aussi visita et dont il consulta l’oracle, ainsi que ceux d’Éphèse et de Milet ; là s’élevaient aussi les plus belles villes, dans lesquelles on n’avait pas cessé de prodiguer les édifices somptueux et surtout les bains. Parmi ces villes, les plus visitées étaient probablement Éphèse et Smyrne, que Dion Chrysostome propose, avec Tarse et Antioche, comme modèles à Pruse. La première, une des plus riches places de commerce de l’Asie citérieure et l’un des joyaux de la contrée, ainsi que la capitale de la province sous les Romains, passait pour une des villes les plus populeuses, les plus belles et les mieux bâties du monde. Mais la gloire d’être la plus magnifique entre toutes appartenait, déjà du temps de Strabon, à Smyrne, bien que les rues y fussent encore très sales, à cette époque, faute d’égouts. Plus tard, on remédia probablement à cet inconvénient ; aussi la ville s’agrandit et s’embellit-elle de plus en plus, pendant les deux premiers siècles, ce qui l’autorisait véritablement à se vanter d’être la première de la contrée, en étendue et en beauté comme en splendeur, la vraie métropole de l’Asie (1). Aristide l’a décrite, avec cette exagération qui lui est propre, vers la fin de la période qui nous occupe, avant les ravages du tremblement de terre qui y eut lieu entre 178 et 180.

1 C. I. G.., 3202, 3304-6 inscriptions du troisième siècle.– Voir aussi déjà Strabon, qui l'appelle la plus belle de toutes; Aristide, Orat., XLI, p. 613 J, et Philostrate, Apollonius de Tyane, IV, 7,

S’élevant en amphithéâtre de l’a mer et du port, dans une situation sans pareille, elle offrait partout le même aspect superbe, soit que l’on regardât des hauteurs voisines de ses faubourgs lé panorama de la mer et de la ville même, ou que l’on vit celle-ci de l’entrée du port. Mais l’intérieur surpassait encore ce qu’elle promettait vue à distance. Elle se présentait là avec un tel air de prospérité, d’aisance et de grâce, que l’on eût dit une ville, non construite peu à peu, mais ayant poussé de terre d’un seul jet. Rien n’égalait la splendeur de ses gymnases, de ses places publiques, de ses théâtres, de ses temples et des sanctuaires adjacents. Pour les bains, non moins nombreux, on y avait l’embarras du choix, outre qu’elle offrait des allées de toute espèce, couvertes ou découvertes, les unes plus belles que les autres, pour la promenade ; des sources et des fontaines, dans chaque maison et même en nombre supérieur à celui des maisons, des rues larges comme de vraies places et se coupant à angles droits, pavées de marbre et bordées d’arcades à un ou deux étages ; il y avait en outre, dans cette ville, des établissements de tout genre, tant étrangers que nationaux, pour l’instruction et l’éducation, abondance de fondations de prix à donner au concours, de spectacles et d’autres moyens de réjouissance. Les produits de l’industrie humaine et de l’art y rivalisaient avec ceux de la terre et de la mer. On y jouissait, enfin, du plus beau climat, car les vents d’ouest, soufflant de la mer, contribuaient à faire également de cette ville un lien de plaisance, en été comme au printemps. En un mot, c’était un séjour qui convenait parfaitement aux deux nations, aux Romains non moins qu’aux Grecs, soit que l’on n’y songeât qu’au plaisir, ou que l’on voulut s’y occuper sérieusement d’études et de la culture de l’esprit, pour laquelle les ressources ne manquaient pas. Ainsi Galien, à l’âge de vingt-et-un ans, alla à Smyrne, pour y suivre les cours de Pélops, élève de Numésien, et ceux du Platonicien Albin. Quant à l’école de médecine mentionnée par Strabon (XII, p. 580), elle avait cessé d’exister.

Egypte

Rareté des voyages en Orient. Pouzzoles. Navires de charge alexandrins. Trajet de Pouzzoles à Alexandrie. Attrait de l'Egypte pour les Grecs et les Romains. Alexandrie. Grandeur et beauté de cette ville. Sa populatiqn. Son immense commerce et son opulence. Industrie. Orgueil et licence des habitants. Spectacles et musique. Emeutes fréquentes. Climat. Science médicale. Établissement d'instruction. Cuhe de Sérapis. Bains dans le voisinage d'Alexandrie. Canope. Le reste de l'Egypte. Memphis et les pyramides. Les ruines de Thèbes. Statue vocale de Memnon. Inscriptions provenant de voyageurs dans la Haute-Egypte et en Nubie. Autres curiosités de i'Ëgypte.

Il est probable que les voyages entrepris seulement dans un but d’instruction et de plaisir, mais non de science à proprement parler, ne s’étendaient que rarement, par terre, dans les directions de l’est et du sud, au-delà de cette province d’Asie où l’on arrivait si facilement. L’île de Chypre, la Syrie et la Palestine, dont chacune offrait bien assez de choses curieuses et dignes d’être vues, méritaient certainement aussi d’être visitées ; mais la longueur et la difficulté du voyage par mer devaient en détourner la plupart des touristes. Cependant Tacite raconte une visite de Titus à Paphos. Avant le troisième siècle, même la superbe Antioche, d’ailleurs encore très peu mentionnée dans les auteurs latins des deux premiers siècles de l’ère chrétienne (1), et la célèbre Jérusalem, ne voyaient probablement que bien peu de voyageurs romains désireux, comme Pausanias (V, 7, 3), de contempler le Jourdain et la mer Morte. Mais il en partait. d’autant plus, chaque année, des ports de l’Italie comme de ceux de la Grèce, pour aller visiter l’Égypte, unie notamment avec l’Italie, pendant la saison de la navigation, par des relations commerciales aussi actives que suivies. La ligne régulièrement desservie entre ces deux contrées, allait d’Alexandrie à Pouzzoles.

1 Pline l'Ancien qui parle si souvent d'Alexandrie, ue mentionne plusieurs fois Antioche qu'incidemment, à propos de géographie et de botanique, évidemment d'après des sources grecques..

Ce port commerçait avec tout le monde connu. Une forêt de mâts s’y pressait dans un bassin formé par de puissants môles, se projetant au loin dans la mer. Les navires de tous les pays riverains de la Méditerranée, ceux de l’Espagne, de la Sardaigne et de l’Afrique, comme ceux de Chypre, de la Phénicie et de l’Égypte, s’y rencontraient. La population de Pouzzoles était fortement mélangée d’éléments orientaux, nombre de Grecs et de Juifs, d’Égyptiens, et, de Syriens étant venus s’y établir à domicile. Les grandes villes de commerce de l’Orient, telles qu’Hiérapolis, Béryte, Tyr et, sans doute, bien d’autres encore, avaient à Pouzzoles leurs factoreries et des établissements religieux ; pour la célébration de leurs cultes. Il y avait là certainement à l’ancre, en tout temps, des navires alexandrins, de toutes lés grandeurs et de toutes les espèces, depuis le petit navire fin voilier jusqu’au gigantesque bâtiment de charge, affecté au transport des grains. Tels, mesurant près de 60 mètres en longueur, sur plus de 15 dans leur plus grande largeur, avec un tirant d’eau de plus de13 mètres, pouvaient bien rapporter, annuellement, à leurs propriétaires 12 talents attiques (70.730 francs) et au delà. Ils étaient peints et décorés, de chaque côté de l’avant, d’une image de la divinité dont ils portaient le nom, sans parler de beaucoup d’ornements accessoires. Ceux des visiteurs du port qui n’avaient encore rien vu de semblable ne manquaient pas de se faire conduire partout ; regardant avec admiration les mâts et les voiles, les agrès, les ancres, les cabestans et les cabines sur le pont, ils ne voyaient pas avec moins de surprise les matelots basanés grimper, intrépidement, dans les cordages. C’est aussi sur les chantiers de Pouzzoles qu’on avait vu l’Acatus, le premier navire alexandrin. entré dans le port d’Ostie, sous le règne d’Auguste, et par lequel, était venu à Rome l’obélisque dressé au grand cirque. Auguste avait fait exposer ce navire, à Pouzzoles, comme une curiosité ; mais, consumé plus tard par un incendie, il n’existait déjà plus à l’époque où écrivait Pline l’Ancien. Il avait, dit-on, à son bord en arrivant, outre l’obélisque, douze cents passagers et tout un chargement de papier, de nitre, de poivre et de toile, avec quatre cent mille boisseaux romains (environ trente-cinq mille deux cents hectolitres) de froment. Un autre navire, plus grand encore, qui apporta, l’obélisque érigé au cirque du Vatican, fut coulé dans le port d’Ostie, par ordre de Claude. Ainsi, le voyageur qui s’embarquait à Pouzzoles avait. déjà sous les yeux une partie des aspects de l’Orient, reflétés dans le spectacle de l’agitation de ce port, où l’on voyait tous les costumes et tous les types, en même temps qu’on y entendait parler tous les idiomes des peuples orientaux, et où les marchandises et les produits des contrées les plus lointaines étaient emmagasinés et mis en vente.On doit pouvoir évaluer à douze jours et plus la durée moyenne d’une bonne traversée de Pouzzoles à Alexandrie, s’il est vrai que la plus rapide connue n’avait, comme dit Pline l’Ancien, duré que neuf jours. L’Égypte n’était donc alors, pour les Romains, guère plus proche que l’est aujourd’hui, pour les Anglais, l’Amérique du Nord. Il est possible que la navigation prît ordinairement, en partant de la Sicile, sa direction sur Malte, la Crète et Chypre. L’île de Malte, à huit cents stades, c’est-à-dire moins d’une journée de marche de Syracuse, avait de bons ports, de même que celles de Gaulos (Gozzo) et de Cereina (Kerkéni), et se trouvait dans une situation prospère. On se rappelle que l’apôtre saint Paul rencontra à Malte un bâtiment d’Alexandrie, en hivernage. Le navire d’Alexandrie décrit par Lucien mit d’abord sept jours pour se rendre de ce port dans l’île de Chypre et fut, ensuite, tellement ballotté par la tempête qu’il ne parvint à gagner le Pirée que le soixante-dixième jour. Le voyage de Métius Céler à Alexandrie, dont il est question dans les vers de Stace, passe par la Crète. Le poète, après avoir parlé de la mer de Lucanie et des dangers du gouffre de Charybde, désirerait apprendre du voyageur :

Quos tibi eurrenti præceps ferat Adria mores,

Quæ pax Carpathio, quali te subvehat aura

Doris Agenorei furtis blandita juvenci.

L’approche de la côte si dangereuse de l’Égypte était signalée, à là distance de trois cents stades (soit de cinquante à soixante kilomètres)déjà, par les feux du phare, qui éclairait encore les navigateurs au XIe siècle (1). Sa lumière brillait comme une étoile dans les ténèbres de la nuit, jusqu’à ce que l’on vit, avec le point du jour, se dresser, au-dessus du miroir bleu de la mer, la ligne éblouissante de blancheur de sa haute tour, construite en marbre, et que l’on pût, finalement, même distinguer les palmiers dans l’île de Pharos.

1 Un affranchi impérial est mentionné comme gardien du phare (d'après Mommsen, I. R. N., 6846).,

Le Grec, le Romain, en mettant le pied sur la terre d’Égypte, pouvaient se croire transportés dans un nouveau monde. Si, de tout temps, elle leur avait apparu comme un pays unique dans son genre et complètement différent de tous les autres, il dut en être ainsi à plus forte raison dans cette période ; car, plus la domination universelle de Rome durait, plus le monde s’uniformisait. La civilisation, toute romaine en Occident et gréco-romaine en Orient, nivelait de plus en plus ce que les nationalités et les paysages avaient conservé d’originalité saillante. L’Égypte était la seule contrée où se fussent conservés des restes, pour ainsi dire momifiés, d’une civilisation comparativement à la haute antiquité de laquelle celle de la Grèce et de Rome semblait ne dater que de la veille ou du jour même, et l’on voyait cette terre du passé, avec ses merveilles et ses mystères, se poser comme une vaste pétrification en face des réalités vivantes du présent. Elle était ainsi de nature à exciter la curiosité plus vivement que toute autre. L’étranger contemplait avec vénération ce fleuve sacré, le plus célèbre du monde, roulant ses flots puissants et bienfaisants, ce Nil, dont l’origine entourée de mystère provoquait déjà, irrésistiblement, la curiosité de l’explorateur, quoique nous ne connaissions bien qu’un seul de ces voyages de découverte, mentionné comme une tentative entreprise non sans succès : c’est l’expédition qui fut envoyée par Néron à la recherche des sources du Nil, et dont parle Sénèque. Au fort de l’été, la crue du fleuve couvrait toute la BasseÉgypte d’une immense nappe d’eau, de laquelle des villes, des bourgades et des maisons, bâties sur des éminences naturelles ou artificielles, sortaient semblables à des îles. D’innombrables embarcations, ne consistant en grande partie qu’en troncs d’arbre creusés, ou en ajustements de vases d’argile rattachés ensemble ; s’y croisaient dans tous les sens.Les nombreux paysages égyptiens dans les mosaïques et les fresques dont on ornait les appartements et d’autres locaux (1), témoignent de l’impression profonde que la bizarre originalité de la végétation et du règne animal, en Égypte, avait produite sur les Romains, et montrent jusqu’à quel point elle occupait leur imagination. On y voit des oiseaux de marais nager dans des eaux couvertes des fleurs blanches du lotus ; l’hippopotame se cache et le crocodile est à l’affût dans des massifs de roseaux élancés et d’arbustes ; au bord, l’ichneumon se glisse en tapinois, le serpent joue de la langue et l’ibis se nettoie avec son bec crochu ; enfin, au-dessus de toute cette végétation touffue, des palmiers balancent majestueusement leurs couronnes ailées, soutenues par la svelte tige de l’arbre. Dans ces paysages, on voit des maisonnettes de forme bizarre, comme il s’en trouve, à ce qu’il paraît, encore aujourd’hui dans le pays de Dongola, et les hommes y sont remplacés par des pygmées, comme si ce pays de merveilles avait dû nécessairement aussi être habité par des êtres appartenant au monde de la fable. On se complaisait, d’ailleurs, dans des imitations en grand de l’architecture et des sites de l’Égypte, comme celle de Canope, qu’Adrien fit exécuter dans sa villa à Tibur, ou celles d’un labyrinthe et de Memphis, sur un domaine de Septime Sévère. Et de même que la nature, en Égypte, offrait toujours et partout les mêmes aspects merveilleux, de même les monuments de ce pays sont les plus anciens, les plus gigantesques et les plus étonnants que l’antiquité connût.

1 Jahn en a reproduit quelques-uns dans le Columbar. de la Villa Doria Panfili, p. 22. Toutefois la mosaïque de Palestrina, sur laquelle les animaux du monde réel sont entremêlés d'animaux fabuleux, est celle qui fait le mieux ressortir l'intérêt qu'on prenait aux espèces du règne animal particulières à l'Egypte. Malheureusement les inscriptions de cette mosaïque sont devenues en partie inintelligibles.

Le temps paraissait impuissant, dans sa marche, à l’égard de ces montagnes de pierre artificielles, de ces temples énormes, de ce dédale immense de galeries et de caveaux taillés dans le roc, de ces forêts de colosses et de sphinx et de ces murailles innombrables couvertes de peintures aux couleurs éclatantes et d’inscriptions mystérieuses. C’étaient toujours les mêmes objets, regardés avec étonnement, décrits et dépeints par des milliers de curieux et d’observateurs, depuis des siècles, et c’était pourtant toujours nouveau, toujours également imposant. Il n’y avait pas là de constructions ni de créations modernes, faisant tort à l’unité de ces ouvrages surhumains, attendu que même l’architecture des temples nouveaux et les sculptures récentes étaient modelées sur les anciens types, et que l’on continuait, comme par le passé, d’y faire usage des hiéroglyphes. Dans ce pays, enfin, s’étaient maintenues nombre de coutumes étranges, inouïes dans le reste du monde, notamment en ce qui touchait le culte et l’adoration des animaux, laquelle devait, on le comprend, exciter surtout la curiosité et l’étonnement des étrangers. Aussi, l’intérêt pour l’Égypte resta-t-il non seulement toujours vivant, mais aussi toujours le même, quant à sa nature et à son objet. Jusque dans les derniers temps de l’antiquité, les récits et les rapports ayant cette contrée pour sujet furent ceux qui sonnaient le mieux aux oreilles des Grecs, comme certainement aussi à celles des Romains, et les auditeurs ne tarissaient point en questions sur les pyramides, les tombeaux des rois et toutes les autres merveilles de ce pays de fables.A plus forte raison l’Égypte excita-t-elle toujours vivement, comme but de voyage, la curiosité des empereurs et des princes, dont la plupart étaient, sinon exclusivement, du moins principalement poussés par l’intérêt que leur inspirait le pays à entreprendre ces tournées, sur plusieurs desquelles nous reviendrons plus loin. Ainsi Germanicus, en l’an 19. Caligula et Néron projetèrent, tous les deux, des voyages en Égypte, le premier mu par une prédilection pour Alexandrie. Si Vespasien ne put étendre celui qu’il y fit d’Alexandrie à l’intérieur, c’est que probablement le temps lui manqua pour cela, comme il avait manqué à Lucullus. Titus vit au moins Memphis, Marc-Aurèle et Lucius Verus visitèrent aussi l’Égypte, selon toute apparence, Adrien y fit un voyage avec Sabine, en l’an 130, et Septime Sévère, qui y fut avec Caracalla et Julia Domna, poussa jusqu’à la frontière d’Éthiopieen l’an 200 ou 203. Alexandrie cependant, la capitale de l’Égypte, produisait sur les étrangers une impression toute différente de ce qu’on éprouvait dans le reste du pays. Les éléments, pour la description de cette vlle, ne manquent pas, et peut-être on nous pardonnera d’en faire ici largement usage. Alexandrie, à en considérer le plan et l’architecture, était une ville toute moderne, nullement égyptienne, mais moitié grecque, moitié orientale, et qui, selon toute probabilité, ne différait pas essentiellement des autres villes fondées dans la période macédonienne. Elle avait plus de 22 kilomètres de circuit et s’étendait sur le rivage de l’est à l’ouest. Ses deux rues principales, qui se dirigeaient, l’une du nord au sud, l’autre de l’est à l’ouest, avaient une largeur de 100 piedschacune, se coupaient à angles droits et étaient, comme il parait aussi, bordées d’arcades. La seconde n’avait pas moins de 30 stades, ou peut-être 6 kilomètres, en longueur. Toutes les deux regorgeaient de temples et d’autres édifices somptueux. Les maisons, toutes en pierre massive, avaient des toits plats. Dès les premiers temps de l’empire, Alexandrie était si riche en temples, en palais, en autres bâtiments somptueux et en promenades publiques, que le quart et jusqu’au tiers de la ville en était couvert. Vis-à-vis du grand port s’élevait l’Augusteum, consacré au premier des empereurs, vaste quartier dépendant d’un temple, avec des portiques, de grandes salles, des bibliothèques, des bois sacrés, des propylées, rempli d’offrandes, de statues et de tableaux, ainsi que tout resplendissant d’or et d’argent ; mais, de tous les établissements de cette ville, le plus magnifique et le plus grandiose était le Sérapéum, qui ne le cédait peut-être qu’au Capitole à Rome.La population, qui flottait probablement entre un demi million et un million d’âmes, était composée en partie d’Égyptiens, de Grecs et de Juifs, en partie d’un élément bâtard, issu principalement, mais non exclusivement, du mélange des deux premières de ces races. Les Juifs, suivant Philon, habitaient surtout deux, suivant Josèphe, un seul des cinq quartiers de la ville, désignés par des lettres, mais ils étaient en outre disséminés dans tous, puisque dans tous on retrouvait leurs synagogues, entourées d’arbres. La principale, pleine de magnificence, d’après les auteurs juifs, fut, comme il paraît, détruite sous Trajan. Même indépendamment de la forte garnison et du nombreux personnel de fonctionnaires, les Romains et les autres Européens avaient, paraît-il, toujours formé un élément assez considérable de la population, tant flottante que sédentaire. D’ailleurs, le commerce international y attirait une foule de gens des tribus les plus éloignées de l’Asie et de l’Afrique, en plus grand nombre que dans aucune autre ville du monde. On y voyait des Éthiopiens, des Libyens et des Arabes à côté de Scythes, de Perses, de Bactriens et d’Indiens.La situation d’Alexandrie, favorable comme nulle autre, sur le littoral d’une contrée pourvue d’immenses ressources, mais n’ayant, sur la Méditerranée, pas d’autre port sûr, depuis Joppé jusqu’à Parétonium, ligne de côtes de 5.000 stades, et à l’embouchure de l’unique voie fluviale de l’Égypte, sur les confins de deux parties du monde, et rapprochée plutôt qu’éloignée de la troisième par une mer intérieure pleine de sinuosités, voilà ce qui faisait de cette ville le plus grand entrepôt commercial de l’ancien monde et comme la seconde métropole de l’empire romain, où Antioche n’occupait que le troisième rang. Geta hésitait entre ces deux villes dans le choix d’une, nouvelle capitale. Au temps de Diodore, Alexandrie passait même, auprès de bien des gens, pour être la première cité du monde, avec laquelle Rome n’aurait, paraît-il, encore pu rivaliser alors. Cependant, au temps d’Hérodien, Carthage aussi se releva, de manière à pouvoir rivaliser avec Alexandrie. C’est toutefois seulement après que l’Égypte fut devenue une partie intégrante de cet immense corps de domination, que sa capitale parvint à jouir de tous les avantages de sa position. Le commerce y prit aussitôt un puissant essor. Les importations de l’Arabie et de l’Inde y montèrent, dès les premiers temps du règne d’Auguste, au sextuple de ce qu’elles avaient été sous les derniers Ptolémées. Strabon rapporte qu’à l’époque où il accompagna Élius Gallus dans son expédition (en 24 av. J.-C.), environ cent vingt navires partaient annuellement de l’Égypte, pour aller chercher des marchandises dans l’Inde, tandis que précédemment, on n’en comptait pas plus d’une vingtaine. L’importation des produits de l’intérieur de l’Afrique ne s’accrut pas moins. Or, le débit des marchandises qui formaient l’objet du transit d’Alexandrie vers l’Italie et tout l’Occident, ne peut qu’avoir augmenté considérablement encore, avec les progrès du luxe et de la civilisation dans les provinces, pendant les premiers siècles. Caravanes et flottes marchandes y apportaient, chaque année, les trésors du Midi et de l’Orient, ainsi que des pays les plus reculés, encore placés dans le domaine de la fable et du merveilleux. Tout ce que le monde connaissait de plus rare et de plus précieux y était déposé en masses. La poudre d’or, l’ivoire et l’écaille de tortue du pays des Troglodytes, les épices de l’Arabie, les perles du golfe Persique, les pierres précieuses et la toile fine dite byssus de l’Inde, la soie dela Chine, toutes ces marchandises, avec une infinité d’autres, de la plus grande valeur pour la plupart, étaient réexportées de cette place, pour être ultérieurement revendues, à Rome et ailleurs, en partie au centuple du prix d’achat.A côté de ce commerce embrassant le monde et qui non seulement faisait vivre, mais enrichissait des milliers d’hommes, depuis le grand négociant jusqu’aux simples portefaix du port, Alexandrie avait une industrie grandiose. Les métiers de tissage fournissaient les tissus les plus fins de lin et de byssus ; ses verreries, les vitrifications les plus brillantes, les plus artistement travaillées et les plus précieuses, de toutes les formes et de toutes les couleurs ; les fabriques de papyrus, toute espèce de papier, .depuis le plus fin pour écrire jusqu’au plus, commun pour l’emballage. L’incessante activité de son immense population, toute laborieuse, industrieuse et poursuivant le lucre, frappait, surtout comparativement à l’agitation stérile de la foule oisive de Rome. Ce fut là surtout, avec le mélange et la confusion de toutes les religions et de tous les cultes, phénomène très naturel dans un port de mer ouvert aux peuples du monde entier, ce qui excita l’étonnement d’Adrien, lors d’un second voyage qu’il fit à Alexandrie, après avoir déjà visité l’Égypte une première fois en 130 : "Personne, écrivit-il à son beau-frère Servien (probablement dans l’année de son troisième consulat, en 134), n’est inactif ici ; chacun a quelque profession. Les goutteux ont de la besogne, les aveugles sont affairés, les chiragres eux-mêmes ne sont pas oisifs. L’argent est le dieu qu’ils adorent, tous sans exception, juifs, chrétiens, etc".On comprend que la population d’une ville de fabrique et de commerce aussi opulente fût arrogante, au plus haut degré. L’orgueil de ce peuple marchand de l’Égypte était encore rehaussé par le sentiment qu’il avait d’être indispensable à Rome, dont l’existence dépendait en grande partie du résultat des récoltés et de l’importation des grains de cette contrée. "Quelqu’un se met-il à faire l’éloge du Nil, dit Dion Chrysostome aux Alexandrins, vous prenez un air aussi fier que si vous arriviez voguant d’Éthiopie en droiture". Là où il était si facile de gagner des millions, le luxe et le libertinage aussi devaient être grands. L’humeur satirique et moqueuse, particulière aux Égyptiens, n’admettait pas de frein dans leur capitale, où elle allait jusqu’à la licence la plus effrénée, n’épargnant pas les plus puissants, pas même les empereurs qui avaient été leurs bienfaiteurs. Le danger même ne les retenait pas. Sénèque put faire honneur à la réputation de sa tante maternelle d’être restée, pendant seize ans, bien qu’elle fût la femme du vice-roi d’Égypte, à l’abri de tous les mauvais propos, dans une ville aussi spirituelle et loquace toutes les fois qu’il s’agissait. de bafouer le gouvernement. La folâtrerie, le rire et la joie bruyante y dominaient partout, ne laissant aucune place pour la réflexion sérieuse et le recueillement de l’esprit, en vue d’intérêts plus élevés. Là aussi tout pivotait autour de la fameuse maxime Du pain et des spectacles. Bien qu’Alexandrie eût un amphithéâtre déjà du temps de Strabon (XVII, p. 795), les jeux qu’on y goûtait le plus, cent ans plus tard du moins, étaient ceux du cirque et du théâtre, et, à part les farces et les représentations des jongleurs, c’est surtout la danse et la musique que le peuple y aimait avec passion. La musique alexandrine était célèbre dans le monde entier, depuis le siècle d’Auguste ; on prisait notamment les joueurs de flûte et de cithare, ainsi que les chanteurs de cette ville, dans laquelle la musique devint un objet d’enseignement public. On la regardait comme une panacée universelle, et les prouesses des chanteurs, des cantatrices et des harpistes y transportaient les masses jusqu’au délire. L’intérêt passionné qu’on prenait à l’issue des courses de chars y conduisit aussi, souvent, à des scènes tumultueuses et même sanglantes, d’autant plus que les classes inférieures devaient, parfois, arriver au spectacle dans un certain état d’ivresse, causé par l’usage immodéré d’une bière d’orge, que l’on y goûtait fort. En général, la plèbe d’Alexandrie était des plus dangereuses, non seulement comme toute populace d’un grand port de mer, mais parce qu’elle était tout particulièrement un mélange bâtard, formé de l’écume des diverses nations dont elle procédait. Il suffisait d’une étincelle pour mettre le feu aux matières inflammables de ce volcan ; un rien pouvait changer cette ville de luxe, avide de plaisirs, en un sauvage et bouillant chaos d’éléments en fermentation. Aux moindres sujets, tels qu’un salut non rendu, une saisie de denrées alimentaires, le refus de faire droit à une requête insignifiante, le mécontentement excité par la punition d’un esclave, des masses de peuple s’attroupaient, les armes étincelaient, les pierres volaient de tous côtés, et, bien que ces émeutes de la rue se terminassent quelquefois par des chansons, il fallut néanmoins plus d’une fois, pour réprimer le désordre, faire marcher des corps de troupes considérables.Probablement le fanatisme religieux des Égyptiens occasionnait, assez souvent, aussi des troubles, et, bien qu’Adrien, comme nous l’avons déjà dit, ne vît avec raison, sans doute, dans. leur religion qu’un mélange confus de croyances judaïques, chrétiennes et païennes, qui s’explique très bien dans le plus grand entrepôt maritime du monde d’alors, ces croyances n’en contrastaient pas moins entre elles, et les contrastes, envenimés et renforcés parles antipathies de races, durent, dans l’occasion, amener des explosions telles que la grande persécution des Juifs sous Caligula, décrite par Philon.Parmi les voyageurs, de catégories certainement très différentes, qu’attirait cette grande et magnifique cité, si originale à tant d’égards, il faut distinguer particulièrement ceux qui venaient pour y rétablir leur santé, ou pour y puiser l’instruction et la science. Les médecins recommandaient notamment un voyage de mer en Égypte, pour arrêter la consomption dans sa première phase.Sous le doux ciel d’un pays où il ne tombait jamais de neige (or la neige était peut-être le seul article que l’on ne pût se procurer à Alexandrie), d’un pays où les roses fleurissaient même en hiver et il n’y avait pas un jour sans soleil, pendant que, d’autre part, les vents alizés tempéraient les chaleurs de l’été, plus d’un malade, pour lequel le climat de l’Italie s’était trouvé trop rude, pouvait espérer guérir de sa toux sanguinolente. Aussi, les médecins d’Alexandrie ; ou du moins originaires de l’Égypte, étaient-ils souvent appelés à Rome, et y avaient-ils le plus de célébrité. Cette circonstance, jointe à celle que l’on trouvait dans les écoles de médecine de cette ville la meilleure occasion de se perfectionner dans la science médicale, décidait constamment nombre d’élèves, aspirant à cet art, à établir là leur séjour ; car c’était, pour un jeune médecin, une excellente recommandation d’avoir fait ses études à Alexandrie.Galien, qui y avait étudié lui-même, nous apprend que l’on y avait toute facilité pour acquérir des connaissances ostéologiques, par autopsie, et rapporte, entre autres faits curieux intéressant sa profession, y avoir vu souvent mettre à mort, instantanément et sans douleur, des condamnés qu’on faisait mordre par un aspic.Mais, pour la plupart des autres sciences aussi, on trouvait d’ans cette ville les meilleurs professeurs et les meilleurs établissements d’instruction, qui ne cessaient pas d’y attirer nombre d’étrangers, naturellement surtout des pays de langue grecque. Alexandrie resta la grande école pour la philosophie, la grammaire et l’étude des belles-lettres, les mathématiques et l’astronomie, branche d’enseignement à laquelle on rattachait aussi l’astrologie, la magie et d’autres sciences occultes, que les Égyptiens se vantaient d’avoir approfondies plus que nul autre peuple, et qui se maintinrent chez eux jusqu’aux derniers temps de l’antiquité.Le Muséum, comme on appelait l’académie fondée par les Ptolémées, et la Bibliothèque, continuaient à former le centre de tout ce mouvement d’études. Enfin, il est probable que des mobiles religieux, notamment la foi dans le culte du dieu Sérapis, si secourable dans une foule de crises et particulièrement en grande vénération à Alexandrie, où sa fête principale se célébrait en été, y déterminaient un pèlerinage de nombreux adorateurs de ce dieu. Tels furent les motifs de Septime Sévère, sinon aussi ceux de son fils Caracalla et du rhéteur Annius Florus. Les étrangers, séjournant à Alexandrie, ne négligeaient ordinairement pas, sans doute, d’aller visiter les lieux de plaisance et les bains du voisinage, les deux Taposiris et Éleusis, mais surtout Canope. Tous les trois se remplissaient chaque année de visiteurs. Les bords du canal, long de 22 à 23 kilomètres, qui joignait Canope à la capitale, étaient couverts d’hôtelleries luxueuses. Sur le parcours de la même route, Éleusis offrait aussi, comme pour donner un avant-goût des délices et, des plaisirs de Canope, de nombreuses habitations, en partie munies de belvédères, généralement aménagées avec le plus grand luxe et toutes prêtes à recevoir les étrangers ; à plus forte raison Canope même, lieu de délices, si jamais il en fut, où l’on se sentait comme transporté en rêve dans un autre monde, sous le ciel le plus radieux, auprès de l’haleine douce et rafraîchissante des brises de la mer et du léger murmure de l’onde. Des malades surtout venaient là visiter le temple de Sérapis, objet d’une vénération toute particulière, pour y recevoir pendant le sommeil les prescriptions du dieu, données sous forme d’oracles, dont ils espéraient leur rétablissement. Mais une grande partie des visiteurs ne recherchaient Canope que pour s’y livrer aux débauches effrénées dont cette ville était le théâtre et pour lesquelles elle avait acquis, dans le monde de ce temps-là, une réputation proverbiale, à laquelle n’atteignait aucune autre ville de plaisirs. Nuit et jour, du temps de Strabon, le canal était couvert de canots, qui y amenaient, d’Alexandrie, des sociétés d’hommes et de femmes. Beaucoup de ces canots, munis de cabines, s’arrêtaient à l’ombre des touffes de la plante qui produit la fève égyptienne (nelumbium speciosum), et qui s’élève à une grande hauteur au-dessus de l’eau. C’est là qu’on voyait les bandes joyeuses tenir leurs repas, au milieu des séductions du parfum et du riche éclat des fleurs, ou exécuter, sur d’autres barques, les danses les plus extravagantes, au son des flûtes.On trouve encore, dans le cabinet réservé du Musée Bourbonien, de ces scènes du Nil, que l’obscénité des sujets ne permettait pas de placer ailleurs. Les barques sont laites d’un seul bloc (monoxyla). La mosaïque de Palestrine aussi contient la représentation d’une orgie avec une joueuse de flûte, sous un berceau de vigne dont le feuillage est tendu d’une rive à l’autre du canal.Mais, quelle que fût la profusion de spectacles et d’excitations de tout genre offerte par Alexandrie et les environs, cette ville ne pouvait captiver longtemps les voyageurs qui, comme Germanicus, visitaient l’Égypte pour apprendre à en connaître les antiquités. C’est que la capitale du pays, avec tout le mouvement et la vie qui y régnaient, appartenait tout entière au présent. Or, il suffisait d’une excursion à l’intérieur faite parterre, à dos de chameau, d’Alexandrie même, ou par le fleuve, qu’on pouvait remonter, comme le fit Germanicus de Canope, sur une barque du Nil, pour transporter le voyageur du milieu du tumulte et du bruit, de l’éclat et des splendeurs, dans la région du silence et une solitude, où tout autour de lui respirait la plus haute antiquité. Le but le plus proche, pour les voyageurs hors de la catégorie de ceux qui allaient religieusement, de place en place, examiner toutes les curiosités, l’une après l’autre, devait être Memphis, non parce que cette ville était alors encore la seconde de l’Égypte, pour l’étendue et la population, mais à cause de la grande célébrité des monuments de ce siège de l’antique royauté. Les palais des plus anciens Pharaons y étaient, il est vrai, des ruines ; les rangées de sphinx conduisant au temple de Sérapis, à demi ou complètement ensevelies dans les sables mouvants ; mais les injures des siècles mêmes n’avaient pu entamer les pyramides. On les voyait, de bien loin déjà, se dresser comme des monts, sur un plateau de rocher élevé et solitaire, à l’ouest de la ville, du milieu de collines de sable accumulées par le vent et difficiles à franchir. Leur aspect, alors, différait un peu de celui qu’elles présentent aujourd’hui ; les blocs de pierre, étagés par degrés, étaient munis d’un revêtement complet (1) ; leurs côtés formaient ainsi quatre plans inclinés, parfaitement unis et recouverts d’hiéroglyphes, jusqu’au sommet en pointe. Les gens du bourg voisin de Busiris n’en parvenaient pas moins déjà à les gravir jusqu’à ce sommet, adresse que dès lors, sans doute, ils ne manquaient pas de déployer pour de l’argent aux yeux des étrangers, comme plus tard aussi les Arabes, au moyen âge. Les prêtres égyptiens assuraient que la profondeur des fondations des pyramides égalait la hauteur de celles-ci au-dessus du sol.

1 Comme l'a parfaitement prouvé Letronne, dans les Mélanges d'érudition, p. 377 sur le revêtement des pyramides de Gizeh. La démolition de ce revêtement ne remonte pas au-delà de la première moitié du quatorzième siècle; à la grande pyramide elle était, d'après le témoignage d'un pèlerin français, déjà. très avancée en 1395. On regardait généralement, peut-être suivant une tradition des Juifs alexandrins les pyramides comme des greniers construits par Joseph, d'où l'étymologie. Cyriaque d'Ancône put, déjà en 1440, faire l'ascension de la grande pyramide jusqu'au sommet. Le revêtement de la seconde .existait encore en grande partie en 1638, d'après le témoignage du voyageur anglais Greaves; celui de la troisième, appelée la rouge par les Arabes, encore à la fin du quatorzième siècle, ou au commencement du quinzième.

Là aussi, des voyageurs grecs et romains s’appliquèrent à perpétuer le souvenir de leur visite par des inscriptions, gravées dans le revêtement des pyramides, avec lequel elles ont disparu. Cependant, des voyageurs européens en lurent et copièrent encore quelques-unes, au XIVe siècle. Il existe un certain nombre d’autres inscriptions, gravées sur la griffe d’un lion colossal à tête d’homme, près de la pyramide de Khephren, masse qui a été retirée, de notre temps seulement, des sables qui la couvraient.Un but favori de pérégrination ultérieure, pour les voyageurs romains et grecs, c’étaient les ruines gigantesques de Thèbes, dont le vaste champ s’étendait, des deux côtés du Nil, sur un espace de 15 kilomètres du nord au sud. Germanicus aussi les visita en l’an 19, et peut-être le jeune prince comprit-il l’avertissement sérieux que contenait, également pour le peuple-roi, le grand spectacle d’u ne telle splendeur éteinte ; car, ce qu’un vieux prêtre égyptien lui lut, sur sa demande, des hiéroglyphes qui restaient encore sur ces monuments, lui apprit que l’antique royaume de Thèbes n’avait pas eu moins de grandeur et de puissance que l’empire romain et celui des Parthes en avaient de son temps. C’est avec une armée de sept cent mille hommes, y lisait-on, que le roi Ramsès avait parcouru et subjugué la Libye, l’Éthiopie et une grande partie de l’Asie, et les tributs imposés, dans cette marche conquérante, aux peuples vaincus, en or et argent, chevaux et armes, ivoire et encens, blé et produits de toute nature, y étaient également consignés.Germanicus contempla aussi la statue vocale de Memnon, statue qui, paraît-il, ne tarda pas à attirer l’attention des voyageurs plus vivement que tous les autres débris de Thèbes, peut-être même que toutes les autres merveilles de l’Égypte, sans exception.Sur la rive occidentale du Nil s’élevaient, au milieu d’une foule de débris épars, deux colosses établis sur leur séant, que l’on apercevait déjà à une distance de 14 lieues. Ils étaient taillés chacun d’un seul bloc de rocher, de 60 pieds de hauteur, tous les deux nus ou du moins sans autre vêtement qu’un pagne, jeunes de visage, le haut du corps droit, les bras baissés et le serrant de près, les mains posées sur les genoux. Depuis qu’un tremblement de terre, peut-être en l’an 27 avant J.-C., avait renversé la partie supérieure de l’un, de façon qu’il n’y eut plus que les jambes, avec les mains posées sur les genoux, attenantes au tronc ; les visiteurs des ruines de Thèbes y observèrent un singulier phénomène. Quand, au lever du soleil, les deux colosses commençaient à projeter leurs grandes ombres sur le désert silencieux, celui des deux qui avait été brisé rendait un son faible, mais parfaitement intelligible. Strabon, qui le premier rapporte ce phénomène, parle d’un bruit comme celui qu’on entend en frappant un léger coup. D’autres comparaient ce son à celui d’une corde d’instrument qui saute, d’autres encore à celui d’un vase en cuivre sur lequel on frappe. Bien des gens trouvaient même qu’il avait quelque chose d’un accent de la voix humaine. On fut ainsi conduit à penser que la statue devait être celle de Memnon, qui, d’après une croyance longtemps très répandue chez les Grecs, passait pour avoir fait construire ces palais, et que ce son c’était le salut du fils de l’Aurore à sa mère. Il n’est pas possible de déterminer exactement l’époque où la désignation de statue de Memnon commença à être appliquée au colosse et à se faire accepter généralement ; elle apparaît pour la première fois dans l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, ouvrage dont la composition peut bien remonter jusqu’au temps de Néron. Depuis lors, le colosse eut un attrait nouveau pour les voyageurs grecs et romains. Beaucoup de personnages, voulant se distinguer du commun des gens qui faisaient le pèlerinage de Thèbes pour voir la statue, firent graver leurs noms, certains aussi la date de leur séjour, avec des remarques plus ou moins concises, voire même des poésies, assez généralement sur les jambes du colosse, couvertes de ces inscriptions presque jusqu’aux genoux.Sur 72 inscriptions relevées, 35 sont datées, une du temps de Néron, la plupart des autres, soit plus exactement 27, de celui d’Adrien. Les noms mêmes de ce prince et de sa femme, avec ceux de différentes personnes de sa suite, y rappellent une visite qu’il fit à la statue au mois de novembre de l’an 130. On y trouve, en outre, les noms de 8 vice-rois d’Égypte, de 2 épouses de vice-rois, de 3 commandants de la Thébaïde, de divers autres officiers, de 2 juges supérieurs, d’un prêtre de Sérapis d’Alexandrie, d’un poète homérique du Muséum de cette ville, etc. Les dernières inscriptions datées sont du temps de Septime Sévère. Ce prince fit probablement, lors de son séjour en Égypte de l’an 200, restaurer le colosse, restauration quia eu pour effet de le conserver jusqu’à nos jours ; mais, la pression des énormes masses de pierres superposées au fragment plus ancien, empêcha la vibration qui, autrefois, produisait ce son, avec la grande variation de température qu’amenait chaque matin le lever du soleil, de se reproduire. La statue de Memnon, devenue muette, tomba de plus en plus dans l’oubli.Dans beaucoup d’inscriptions conservées, les voyageurs rendent hommage à Memnon ; comme à un être surnaturel et divin, à la grâce duquel ils se recommandent. Souvent, ils le l’ont en y comprenant des personnes chères à leur cœur, mais qui sont loin, qu’ils voudraient avoir auprès d’eux, ou auxquelles ils donnent un souvenir, sous une forme ou une autre. Tel est, généralement, aussi le caractère ordinaire des autres inscriptions qu’il reste à mentionner, en Égypte comme ailleurs. Elles portent en grande partie le cachet d’une vénération spéciale pour la divinité, tutélaire du pays ou du lieu, dans le temple de laquelle se trouvait, ou sous la haute protection de laquelle entendait se placer l’étranger, loin du foyer domestique et des siens.Après le colosse de Memnon, ce que les Grecs et les Romains admiraient surtout, près de Thèbes, c’étaient les tombeaux des rois, dans la seconde chaîne libyenne à l’ouest de cette ville. Les Grecs appelaient syringes (tuyaux) ces tombeaux formés de chambres souterraines, de caveaux, de galeries et de salles, taillés dans le roc à de grandes profondeurs. Là aussi beaucoup d’inscriptions, au nombre de plus de cent, ont été trouvées par des voyageurs. Elles sont légèrement gravées dans le roc à la lueur des torches, ou peintes en rouge, et pour la plupart de la période romaine ; les dates de celles qui en ont se rapportent aux temps écoulés depuis le règne de Trajan jusqu’à celui de Constantin ; aucune, ne remonte plus haut que l’époque des Ptolémées. Deux, portant les noms d’Aurèle Antonin et de Lucius Aurèle, dans les syringes, sont attribuées par Letronne aux empereurs Marc Aurèle et Lucius Verus, qui paraissent avoir visité l’Égypte l’un et l’autre, le second probablement en 162. Les autres aussi ne comprennent, pour la plupart, que des noms et des dates, ou quelque courte phrase admirative. "Qui n’a point vu ce monument n’a rien vu," porte une inscription grecque, sur le tombeau du neuvième Ramsès ; heureux ceux qui ont vu ce monument.On trouve de pareilles inscriptions de voyageurs, gravées sur des temples, des obélisques, des pylônes (portails), etc., dans la plupart des stations échelonnées le long des deux rives du Nil, et cela non seulement jusqu’à Philé et Syène, lieux marquant la frontière de l’Égypte, mais jusqu’au mûrier sacré, point extrême de l’empire romain au sud, sur les confins de l’Éthiopie. Peu d’entre elles offrent un intérêt particulier. Dans les ruines de la grande Apollinopolis (Edfou, dans la Haute Égypte), on lit ces mots : Le Juif Ptolémée, fils de Denys, loue Dieu ; — le Juif Théodote, fils de Dorion, sauvé de (le reste manque), loue Dieu. Ces voyageurs étaient probablement des Juifs d’Égypte, revenus d’un long et périlleux voyage de commerce. A Philé, on voit gravé le nom de C. Numonius Vala, le même avec lequel Horace, dans ses moments de doux loisir, entretenait jadis, une correspondance sur les agréments du climat et les autres avantages de Vélia et de Salerne. Il était à Philé, dans la 130 année du consulat de César, le 20 mars de l’an 2 avant notre ère ; 11 ans plus tard il trouvait la mort dans sa fuite vers le Rhin, après la terrible bataille où les légions romaines avaient été défaites par les Germains, dans la forêt de Teutobourg.Des autres curiosités, de diverses. espèces, qui abondaient en Égypte, nous devons nous borner à mentionner ici quelques-unes de celles qui intéressaient le plus les étrangers. Dans tous les sanctuaires et temples, des prêtres servaient de guides et donnaient les explications désirées. Ils montraient aussi, entre autres, les animaux sacrés, comme à Memphis le taureau Apis, à certaines heures, dans une cour spécialement affectée à cette parade. Germanicus ne manqua pas d’aller voir cet animal, dont Titus honora même la consécration de sa présence. Les prêtres montraient de même, à Arsinoé, le crocodile apprivoisé Sychos, que les voyageurs régalaient d’habitude de pain, de viande et de vin. Parmi les grands monuments d’architecture, il paraît que les plus admirés, après ceux que nous avons déjà signalés plus haut, étaient le labyrinthe et, parmi les ouvrages hydrauliques, le lac Mœris.En fait de spectacles de la nature, un des plus renommés était l’aspect des villes frontières de l’Égypte situées sous le tropique, Éléphantine et Syène, à l’époque du solstice d’été. A l’heure de midi, il y avait alors, dans ces lieux, absence complète d’ombre, et tout ce que l’on y voyait debout, temples, obélisques et personnes, était radieux, recevant en plein la lumière du soleil. A Syène, il y avait de plus un puits sacré, au fond duquel apparaissait, le même jour et à la même heure, l’image du soleil, réfléchi tout entier par la surface de l’eau, qu’elle couvrait jusqu’au bord. On allait aussi beaucoup visiter les petites cataractes du Nil, au-dessus de Syène. Le fleuve, quand les eaux sont hautes, s’y précipite d’un banc de récifs, formant comme des flots au milieu de son lit, sans que, près des deux rives, son cours en soit troublé. Quand il venait des gouverneurs, ou d’autres personnages, pour voir la chute d’eau, les mariniers, afin de leur offrir le divertissement d’un spectacle, remontaient avec leurs barques la rive occidentale, jusqu’au-dessus du banc de récifs, et se laissaient ensuite lancer par la cataracte au bas de celui-ci, ce qu’ils réussissaient à faire impunément. Le rhéteur Aristide obtint, sur demande, du commandant de la garnison romaine à Syène, une escorte militaire, chargée de contraindre au besoin les mariniers à reprendre cette course, dont il voulut partager le danger avec eux. Quant aux grandes cataractes du Nil, en Éthiopie, il paraît qu’elles ne furent que rarement abordées par les voyageurs du temps, et que les points plus éloignés des rives du fleuve, à l’ouest comme à l’est, n’étaient aussi que très rarement visités dans un but de simple curiosité. Ainsi le même Aristide parcourut l’Égypte quatre fois, dans toute son étendue, sans qu’il vît les fameuses carrières de porphyre dites du mont Claudien (Mons Claudianus), exploitées depuis le règne de Claude, sur la mer Rouge, où des centaines de condamnés, livrés, au milieu des horreurs d’un désert aride et sans eau, à toute l’ardeur d’un soleil brûlant, étaient occupés à travailler cette pierre si dure ; dont on faisait des colonnes et d’autres ornements pour les palais de Rome. Un détachement de troupes, de 500 hommes pour le moins, y était chargé du maintien de l’ordre et de la police.

CHAPITRE V.

De l'intérêt des voyages pour les Romains.

Généralités. Les sept merveilles du monde.


Il n’y a pas d’inconvénient à invoquer des témoignages grecs, aussi bien que des témoignages romains, lorsqu’il s’agit, de déterminer les pays et les localités que visitaient principalement les voyageurs, dans la période qui nous occupe. Mais il n’en faut pas moins distinguer tant soit peu entre ces divers témoignages, dans l’examen des objets, en grande partie déjà mentionnés, qui attiraient et fixaient principalement l’attention de ces voyageurs, attendu qu’il n’y avait, alors non plus, identité parfaite d’intérêts et de vues entre les hommes instruits des deux nations, ou, pour mieux dire, les personnes ayant reçu, les unes l’éducation romaine, les autres l’éducation hellénique.Ainsi, la fameuse liste de ce qu’on appelait les Sept Merveilles du monde n’avait nullement été dressée pour les Romains. Elle paraît dater de la période écoulée de la 123e à la 139e olympiade, époque à laquelle le colosse de Rhodes, qu’on y comprend généralement, était encore debout ; et, comme cette liste est loin d’embrasser toutes les merveilles dont la Grèce pouvait se montrer fière, il y a lieu de présumer qu’elle n’a pas été dressée dans cette contrée même, mais plutôt dans un des États grecs fondés par les lieutenants d’Alexandre le Grand, peut-être à Alexandrie même. En effet, les lieux où existaient les sept merveilles étaient compris, tous, non seulement dans les limites de la domination d’Alexandre le Grand, mais dans un rayon qui semble avoir eu particulièrement Alexandrie pour centre, à des distances raisonnables de cette ville : ainsi Olympie, avec le fameux Jupiter de Phidias, Rhodes, avec son colosse, Halicarnasse, avec son Mausolée, Éphèse avec le temple d’Artémise, Babylone, avec ses murs gigantesques et ses jardins suspendus, Memphis, avec ses pyramides. D’autres merveilles, comme le temple de Cyrus à Ecbatane, le Capitole à Rome, le temple d’Adrien à Cyzique, etc., n’y ont été que postérieurement ajoutées. Sur les voyages des Romains et des Grecs, dans la période de l’empire romain même, le désir de voir les sept merveilles ne semblerait avoir exercé aucune influence, Pausanias disant(IV, 31, 5) qu’il ne connaissait personne qui eût été à Babylone, dans un temps où Memphis était si fréquentée.L’intérêt pour les originalités du caractère national des peuples étrangers, leurs institutions, leurs mœurs et leurs usages, est le moins saillant dans les voyages des Romains, à cette époque. Cela s’explique naturellement par deux raisons. D’abord, comme on l’a fait observer plus haut, les particularités nationales des pays où l’on voyageait le plus, avaient déjà été, jusqu’à un certain point, effacées parla civilisation gréco-romaine, et ne frappaient plus que rarement l’œil de l’observateur superficiel. Ensuite, presque partout, dans ces contrées, le passé intéressait les visiteurs romains infiniment plus que le présent. Le désir de suivre pas à pas le passé, dans tous ses monuments, ses restes et ses souvenirs, apparaît donc au premier plan. A côté de cet intérêt foncièrement et spécialement historique, on remarque ensuite le désir d’apprendre à connaître les choses dignes d’être vues, les curiosités de tout genre, souvent envisagées comme telles non par suite d’un bien vif intérêt immédiat pour la chose, mais à cause de la renommée de celle-ci, notamment quand la réputation en avait été faite par des écrits beaucoup lus, ou quand la chose avait pour elle l’attrait de la rareté et de l’extraordinaire. Nous ne pourrons examiner qu’à la fin comment le goût de l’art se déterminait, essentiellement, et celui de la nature aussi, jusqu’à un certain point, d’après ce point de vue.

L'intérêt de curiosité et l'intérêt des souvenirs historiques.

Les temples sont de véritables musées. Collections d'objets d'art. Curiosités naturelles, ethnographiques et historiques. Reliques des temps héroïques. Guides des étrangers. Souvenirs des temps héroïques et des temps historiques.

C’étaient les temples qui offraient, partout, la plus belle occasion de satisfaire le goût des spectacles, la curiosité et le désir d’apprendre ; c’est, en effet, vers ces édifices, généralement les plus beaux et les plus grandioses, comme en partie les plus anciens et les plus célèbres, que se dirigeaient, ordinairement, les premiers pas des voyageurs, guidés là par des motifs qui n’étaient pas purement religieux. Leurs vastes ressorts embrassaient souvent, outre de nombreuses dépendances en constructions, des parcs et d’autres plantations, ainsi que des enclos peuplés d’oiseaux et d’autres animaux sacrés.Ils étaient riches en offrandes, comme en objets précieux .et vases de tout genre, particulièrement en images, sculptures et autres trésors de l’art, dons votifs et provenant de fondations pieuses, ou déposés là parce qu’il n’y avait pas d’endroits réputés plus sûrs, ni plus visités, que les temples.Remplaçant en quelque sorte nos musées, ils contenaient, outre les objets d’art, des curiosités naturelles, ethnographiques et historiques, réunies là pêle-mêle, il est vrai, sans classement, et comme le hasard les y avait groupées ; mais, pour ce qui est des couvres d’art, ils n’en renfermaient, quelquefois, pas moins que nos galeries et nos cabinets modernes. Dans les temples d’Athènes, de Delphes, d’Olympie, de Rome, sans parler d’une foule d’autres, on voyait nombre d’images et de statues des plus célèbres ; à Rome aussi des collections de camées.Parmi les curiosités naturelles exposées dans les temples, desquels cette mode d’exhibition passa même dans la suite aux églises chrétiennes, on mentionne des crânes d’éléphants, comme par exemple dans le temple de Diane à Capoue, des dents d’éléphants, de grands serpents, un crocodile trouvé par Juba, dit-on, dans un lac de la Mauritanie, une côte de baleine (dans le temple d’Esculape, à Sicyone) et des antennes de fourmis de l’Inde. Adrien fit garder un serpent, originaire de la même contrée, dans le temple de Jupiter Olympien, par lui construit à Athènes. On voyait souvent aussi, dans les sanctuaires grecs, des noix dites de l’Inde (probablement des noix de cocos), et Pline vit, dans un temple érigé en l’honneur d’Auguste, auprès du palais de Livie, la racine de l’arbre à cannelle, exhibée sur une écuelle d’or. Le plus grand morceau de cristal que Pline le Naturaliste eût jamais vu, un fragment du poids de 150 livres romaines, était aussi une offrande de Livie au Capitole. De même Auguste avait fait placer au temple de la Concorde, comme spécimen de l’obsidienne noire miroitante, quatre éléphants faits de cette matière, et César, au temple de Vénus mère, une armure confectionnée avec des perles de la Bretagne. On trouvait aussi, dans les temples, des objets de fantaisie bizarres, tels qu’un miroir grimaçant, à Smyrne, puis toute sorte d’armes et d’ustensiles, provenant de pays étrangers ; du moins Pausanias (I, 21, 7-9) vit-il une cuirasse Sarmate, faite avec des sabots de cheval, dans le temple d’Esculape, à Athènes, et d’autres, fabriquées de lin, dans celui d’Apollon, à Gryneum, comme ailleurs encore.Cependant il est probable que l’on gardait en plus grand nombre encore, dans les temples, des objets offrant un intérêt historique, particulièrement de ceux qui avaient appartenu à des personnages célèbres, et se rapportant d’ailleurs à toutes les époques du passé, en remontant de la veille jusqu’aux temps primitifs de l’histoire du genre humain. L’épée de Jules César ; qui fut présentée à Vitellius, avait été enlevée d’un temple de Mars, et cet empereur lui-même fit don à un autre temple du même dieu, à Cologne, du poignard avec lequel s’était tué son rival et prédécesseur Othon. Varron vit, dans un temple de Sancus (dieu sabin), le fuseau et la quenouille de Tanaquil, dans un temple de la Fortune, à Rome, un costume royal, confectionné par cette princesse et qu’avait porté Servius Tullius. Au temple de la Concorde, dans la même capitale, on montrait le prétendu anneau de Polycrate, dans un cornet d’or, présent d’Auguste. Mucien, l’ami de l’empereur Vespasien, vit encore quelques restes de la cuirasse en lin que le roi d’Égypte, Amasis, avait pieusement offerte au temple de Minerve de Linde, dans l’île de Rhodes, et dont chaque torsade comprenait trois cent soixante fils ; la majeure partie de cette relique était en loques, à force d’avoir été touchée. La cuirasse de Masistius, qui avait commandé la cavalerie des Perses à Platée, se trouvait dans un des temples d’Athènes, avec un sabre de Mardonius, arme dont l’origine était cependant suspecte à Pausanias (I, 27). On voyait, à Sparte, la lance d’Agésilas ; à Gortys, en Arcadie, l’armure et la lance d’Alexandre ; à Némée et à Delphes, des armures de Mithridate. Mais ce qui, probablement, excitait le plus vivement l’intérêt, c’étaient les reliques provenant des temps héroïques, devenus, par la lecture générale des œuvres de tous les grands poètes et l’enseignement de l’école, plus familiers que l’histoire même des temps plus modernes à une grande partie du monde lettré. On ne doutait même pas plus de l’authenticité de ces reliques que de celle des pièces ayant un caractère véritablement historique, car on prêtait aux vieilles légendes aussi le caractère d’une tradition historique, entremêlée seulement de contes et de fables. Or, parmi les reliques des temps héroïques, les. plus estimées, comme aussi les plus répandues, paraissent avoir été celles qui dataient de la guerre de Troie, ou qui en rappelaient les événements. On en montrait partout une grande variété, depuis l’œuf de Léda(quelque œuf d’autruche probablement), suspendu au plafond d’un temple de Sparte, et une coupe d’ambre, offerte par Hélène au temple de Minerve, à Linde, le moule exact du sein de la belle, à ce que l’on prétendait, jusqu’aux navires d’Agamemnon dans l’Eubée, d’Énée à Rome et d’Ulysse à Corcyre. Il y avait d’ailleurs des reliques de temps bien plus reculés encore : à Panopée, en Phocide, même des restes de l’argile avec laquelle Prométhée pétrissait des hommes, devant une chapelle de ce demi-dieu. On assurait qu’ils avaient une odeur de peau humaine. Il arriva, sans doute, aussi plus d’une fois qu’on montrait le même objet en deux endroits différents : ainsi, à Coptos en même temps qu’à Memphis, le cheveu qu’Isis s’arracha, dans sa douleur de la mort d’Osiris.On trouvait même, en Orient, des réminiscences de la mythologie grecque, dont les traditions ne pouvaient, naturellement, y avoir été semées que par des voyageurs grecs, mais avaient été retenues sur divers points par les indigènes. Ainsi Joppé, en Palestine, passait généralement pour avoir été le théâtre de la délivrance d’Andromède par Persée. Les ossements du monstre marin qui pouvaient avoir donné lieu à cette hypothèse, avaient été déjà, il est vrai, transportés à Rome par Scaurus ; mais on n’en montrait pas moins encore à Joppé, au temps de Josèphe, les traces des chaînes d’Andromède et, au temps de Pausanias, une eau rougeâtre, dans laquelle Persée s’était, disait-on, lavé après le combat avec le monstre marin.C’est auprès des temples grecs que les étrangers avaient aussi le plus de certitude de trouver, moyennant salaire, des périégètes ou guides et des exégètes, faisant métier d’expliquer les curiosités de la ville, à moins qu’un hôte complaisant ne se chargeât lui-même de cet office. En Grèce, il ne manquait pas de périégètes, même dans les petites villes. Pausanias en mentionne dans beaucoup de localités. Ordinairement c’étaient des prêtres et des serviteurs attachés aux temples qui remplissaient cet office. Il n’y avait probablement de guides de profession, attitrés, que dans les localités les plus importantes et les plus fréquentées. Parmi eux, figuraient quelquefois des gens instruits, ayant eux-mêmes écrit sur les antiquités de leur ville ; mais la plupart, comme de raison, avaient fait de leur état un métier. Quoique les voyageurs fussent souvent bien aises de se laisser conduire par eux, ils pouvaient aussi devenir pour des hommes instruits, dans des endroits comme Athènes et Olympie surtout, un véritable tourment, une fois qu’ils se mettaient à rabâcher leurs explications, apprises par cœur, et leurs historiettes, inventées pour flatter le goût de la multitude.Si l’on pouvait, dit Lucien, bannir de la Grèce les mythes et les légendes, les guides y mourraient nécessairement de faim, car les étrangers ne se soucient pas d’entendre la vérité, même gratis. Dans l’un des petits écrits de Plutarque, il est rendu compte de la visite faite au temple de Delphes par une société, venue pour en voir les curiosités. Or elle eut beau supplier les guides de lui épargner leurs explications sur les objets qu’il avait été convenu d’aller voir ; ils insistaient même pour lire toutes les inscriptions, et cependant la moindre question qui leur fût adressée incidemment, ou dans un ordre différent de celui auquel ils étaient habitués, les jetait dans une confusion qui les faisait rester court.En Grèce et en Asie Mineure, les guides entretenaient les voyageurs presque exclusivement de souvenirs des temps héroïques, pour lesquels l’intérêt était là plus vif que partout ailleurs, et qui, comme nous l’avons déjà dit, étaient plus familiers que ceux des temps historiques à beaucoup de gens lettrés. L’ouvrage de Pomponius Méla, De situ orbis terrarum, montre d’ailleurs, entre autres exemples, combien il y avait de cette préférence chez les Romains aussi. Les réminiscences mythologiques figurent, en effet, dans ses descriptions de lieux et de pays, en bien plus grand nombre que les souvenirs historiques. Même en Orient, les mythes grecs se maintenaient avec, une remarquable persistance, là où ils s’étaient localisés. Ainsi, par exemple, la dérivation du nom de la ville de Canope de celui du pilote de Ménélas, citée même par Tacite, dans sa courte relation de voyage, puis rectifiée par Aristide, est encore reproduite par Ammien Marcellin (XXII, 16). Partout, dit Aristide, on n’entendait parler que de ce qui avait été jadis. Ce qu’on allait voir, c’étaient ou les restes d’un trophée, un monument, une source ; ou bien le guide se bornait à diriger l’attention sur quelques traces presque imperceptibles de ce qui passait pour avoir été la chambre d’Hélène, celle d’Harmonia, femme de Cadmus, celle de Léda, ou quelque chose d’analogue. C’est de tel temple de la déesse des Amours, à Trézène, que Phèdre regardait Hippolyte exerçant, tout près de là, ses chevaux à la course, dans l’hippodrome. Il y avait là un myrte à feuilles criblées de trous, que l’infortunée, dans son délire amoureux, avait percées d’une épingle de ses cheveux.Sur cette pierre, dans le port de Salamine, était assis jadis le vieux Télamon, quand il suivit des yeux le navire qui emportait ses fils vers l’Aulide. Dans l’Aulide même, on montrait une source, à côté de la place autrefois occupée par le platane sur lequel un serpent dévora le moineau avec ses neuf petits, sous les yeux de l’armée réunie des Grecs ; on y conservait encore un morceau du bois de cet arbre. A telle autre place, Cadmus avait semé les dents de dragon desquelles poussèrent des hommes armés de pied en cap.Il serait superflu de multiplier ces exemples. Dans cette contrée si riche en traditions, le voyageur pouvait à peine faire un pas sans aborder le théâtre de quelque événement mémorable, et il n’y avait pas une pierre qui n’eût un note : Naturellement, les souvenirs historiques de date plus récente n’y manquaient pas non plus. On visitait les tombeaux des hommes célèbres, sur lesquels on offrait souvent des sacrifices, comme le fit Germanicus, les champs de bataille et les emplacements des camps fameux dans les guerres du passé, notamment dans celle des Perses. Nous eûmes, écrit Arrien à l’empereur Adrien, le plaisir d’apercevoir le Pont-Euxin de la place même où il fut aperçu par Xénophon et par vous. Il y trouva des autels en pierre grossièrement taillée, avec des inscriptions mal écrites et sans orthographe, qu’il remplaça par des autels en marbre et des inscriptions meilleures. Il paraît que l’on poursuivait, en Grèce et en Orient, avec une prédilection marquée, les souvenirs d’Alexandre le Grand, de ses expéditions et de ses exploits. Au temps de Plutarque encore, on montrait, sur les bords du Céphise, un vieux chêne à l’ombre duquel avait été dressée sa tente à la bataille de Chéronée, non loin du monument de la fosse commune des Macédoniens qui y avaient péri. Quand le roi Mithridate entra en Phrygie, il jugea d’un bon augure de passer la nuit dans l’auberge même où était jadis descendu Alexandre. Aux environs de Tyr, on montrait une source près de laquelle Alexandre avait rêvé de la capture d’un satyre, présage que les interprètes de songes rapportèrent à la prise de Tyr. Près de Minnagara, port situé à l’est de l’embouchure de l’Indus, le négociant grec qui y aborda, pendant son voyage dans l’Inde, visita les endroits où des chapelles, des autels, des fondations de camps et des puits profonds témoignaient, comme autant de souvenirs, du séjour qu’y avait fait l’armée macédonienne. Il n’est guère probable que les empereurs romains, venant à Alexandrie, manquassent jamais d’y visiter le caveau, fermé sans doute pour le commun des voyageurs, où le corps d’Alexandre reposait dans un cercueil en verre. Il fut ainsi visité par César, par Auguste, par Septime Sévère, qui en ordonna la fermeture, et par Caracalla, qui se le fit rouvrir ; Caligula avait fait retirer de ce caveau l’armure d’Alexandre ; cependant, au moyen âge encore, les Mahométans continuèrent à révérer, dans cette ville, un prétendu tombeau du héros macédonien.De même, dit Pline le Jeune, en retraçant les exploits militaires de Trajan dans les pays lointains, de même qu’on vous y a montré les vestiges sacrés des grands capitaines, le jour viendra où nos descendants demanderont à voir et signaleront à leurs enfants, comme non moins dignes d’être vus, le champ de bataille trempé de vos sueurs, les arbres sous lesquels vous vous êtes reposé, les rochers qui protégeaient votre sommeil, les maisons qui vous ont donné l’hospitalité. Ammien Marcellin témoigne de l’accomplissement de cette prophétie, dans sa relation de la marche de Julien à travers la plaine de l’Euphrate, en rapportant que l’on montrait, dans la ville d’Ozogardane, la tribune du haut de laquelle Trajan avait harangué son armée. Les souvenirs de l’histoire romaine étaient lés seuls qu’eussent à offrir l’Italie et les provinces occidentales, à défaut de presque toute autre trace d’un âge mythologique dans ces provinces ; aussi les y recherchait-on, sans doute, avec beaucoup de zèle.On montrait, près de Laurente, un endroit appelé Troie, jadis le camp d’Énée ; près de Literne, des oliviers plantés par Scipion l’Ancien (1) ; à Baies, des bijoux et un mantelet que Tibère, enfant, avait reçus en cadeau de la sœur de Sextus Pompée ; au fond de la source d’Aponus, prés de Padoue, des dés qu’il y avait jetés ; à Capri, la place de laquelle il faisait précipiter les victimes de sa cruauté dans la mer, après de longues tortures ; à Tibur, la maison d’Horace ; à Rome, et dans d’autres lieux encore, celles où plusieurs empereurs avaient vu le jour.

1 Pline, Hist. nat., XVI, 234. Voir aussi, dans Sénèque (lettres, 87), la relation de sa visite à la villa de Scipion et la description de celle-ci.

Il va sans dire que les historiens particulièrement s’appliquaient à inspecter, de leurs propres yeux, les lieux connus pour avoir été le théâtre des événements qu’ils avaient à raconter. Suétone, notamment, paraît avoir été très consciencieux à cet égard. Appien visita, près de Cajète (Gaëte), la place où avait été assassiné Cicéron ; Plutarque, le champ de bataille de Bebriacum (entre Crémone et Vérone) et le monument d’Othon, à Brixellum (Bresello).

L'intérêt des jouissances de l'art

Cet intérêt, tout extérieur et superficiel chez les Romains, est dominé par celui des souvenirs historiques.

L’intérêt des souvenirs historiques, tel que le fait concevoir ce qui précède, l’emportait de beaucoup sur tout autre dans les voyages des Romains. Les considérations par lesquelles un poète latin, du temps de Néron, termine un poème sur les merveilles de l’Etna, mettent aussi hautement en relief cette vérité. Nous parcourons, dit-il, les terres et les mers, au péril de notre vie, et bravant tous les dangers, pour aller voir des temples magnifiques, avec leurs riches trésors, des statues de marbre et des antiquités sacrées ; nous recherchons avidement les fables de l’antique mythologie et faisons, dans nos voyages, la ronde chez tous les peuples. Voici maintenant que nous trouvons notre plaisir à regarder les murs de Thèbes, vieux comme Ogygès, et à nous transporter en imagination dans ces temps reculés, pour admirer tantôt les pierres qui se joignaient aux accents de la voix du chanteur, et aux accords de sa lyre, tantôt l’autel, duquel s’élevait, en deux colonnes distinctes, la fumée du double sacrifice ; puis les exploits des sept héros et le gouffre qui engloutit Amphiaraüs. Là, ce qui nous captive, c’est l’Eurotas, ainsi que la ville de Lycurgue et la troupe sacrée suivant son chef jusqu’à la mort. Puis on visite Athènes, fière de ses chantres et de Minerve, sa victorieuse déesse. C’est ici que le perfide Thésée oublia jadis, à son retour, de hisser la voile blanche qui devait avertir son père. Athènes n’avait-elle pas également à répondre de la tragique destinée d’Érigone, maintenant célèbre étoile ? L’histoire de la fille de Pandion, Philomèle, qui remplit les bois de son chant, et de sa sœur Progné qui, transformée en hirondelle, fait son nid auprès des toits, ainsi que du sauvage Térée, errant dans les champs solitaires, figurait également parmi les mythes athéniens. Tantôt nous admirons les cendres de Troie et Pergame pleurée par les vaincus ; nous découvrons le tertre du grand Hector, où le bouillant Achille et le vengeur du grand Hector gisent également.Cependant le même poète mentionne aussi, après l’intérêt des souvenirs historiques, celui que l’on prenait à l’art, comme un des mobiles déterminants du plaisir et de la direction des voyages. Il poursuit en ces termes : Oui, les peintures et les sculptures de la Grèce aussi fascinent bien des gens : tantôt c’est Vénus Anadyomène, avec sa ruisselante chevelure, ou la terrible Colchienne, avec ses jeunes enfants jouant à ses pieds, tantôt le sacrifice d’Iphigénie avec le père à la figure voilée, ou bien quelque œuvre de Myron (1). Cette profusion d’œuvres, dans lesquelles tant d’art se manifeste, attire beaucoup de personnes, et vous vous croyez obligé d’aller les voir, malgré les périls du voyage sur terre et sur mer. Il n’est pas besoin d’ajouter que les Romains, avides de s’instruire et de se former le goût, ne négligeaient pas, dans leurs voyages, d’examiner ces œuvres d’art, dont notamment la Grèce et l’Asie Mineure possédaient une telle quantité. Cicéron en mentionne de même en Sicile un certain nombre, que Verrès avait fait enlever aux particuliers et aux temples, dont elles étaient la propriété, et que les habitants ne manquaient pas, alors ; de faire voir aux étrangers. Dans la chapelle de Héjus, à Messana, il y avait un Amour de Praxitèle, un Hercule de Myron et deux canéphores de Polyclète. On n’admirait pas moins, dans cette île, la Diane de Ségeste et une peinture représentant un combat de cavalerie d’Agathocle, dans le temple de Minerve, à Syracuse.

1 Sculpteur grec célèbre, qui excellait surtout à représenter les animaux.

Properce ne voulait pas se contenter d’étudier, à Athènes, Platon, Démosthène et Ménandre, mais se proposait d’y contempler aussi les images et les œuvres de bronze et d’ivoire. Il fallait, naturellement, surtout avoir vu les chefs-d’œuvre célèbres que tout homme instruit connaissait de nom, comme en offraient encore toutes les villes considérables de la Grèce, même au temps de l’empire, et dont Cicéron a également énuméré une partie. On entreprenait des voyages uniquement pour les voir.Ainsi, au temps de Cicéron, on ne visitait Thespies que pour le Cupidon de Praxitèle, qui s’y trouvait alors, et, suivant Pline, bien des gens n’avaient fait le voyage de mer à Cnide que pour admirer la Vénus du même artiste, regardée par beaucoup de personnes comme le premier chef-d’œuvre du monde entier. Si l’on ne trouve aucune mention de voyages faits par des Romains à Olympie, cela peut tenir au hasard, car il paraît que les Grecs avaient, assez généralement, conservé l’habitude d’y aller. Mais, ce qui fait bien ressortir combien l’intérêt des souvenirs historiques l’emportait, dans les pérégrinations des Romains, sur le goût des arts, c’est que le premier apparaît presque partout comme le mobile dirigeant, tandis qu’il n’est jamais qu’exceptionnellement et fortuitement question du second. En effet, l’intérêt qu’ils prenaient aux choses d’art était le plus souvent tout extérieur et superficiel, c’est-à-dire uniquement déterminé, d’ordinaire, parle prestige du nom de l’artiste et la célébrité de son œuvre.Qui a vu une bonne fois la statue ou l’image qu’il voulait voir, s’en va satisfait et ne revient plus, a dit quelque part Tacite ; et cette remarque s’appliquait, sans doute, à la grande majorité des voyageurs de sa nation. Sous ce rapport aussi, les voyages des Romains du temps ressemblaient à ceux des touristes anglais de nos jours, non moins que par la recherche assidue et consciencieuse des lieux auxquels sont attachés des souvenirs historiques.Dans tous les temps, la grande majorité des Romains devaient, il faut bien l’admettre, après tout, sentir comme s’exprimait Atticus au sujet d’Athènes. Les lieux, dit-il, qui portent des traces de ceux que nous aimons et admirons, produisent une certaine impression sur nous. Même Athènes, ma ville favorite, ne me réjouit pas tant par ses constructions helléniques et ses précieux chefs-d’œuvre des artistes anciens que par le souvenir de ses grands hommes, en me rappelant où ils demeuraient, où ils avaient l’habitude de s’asseoir et de se promener en causant, ainsi que par leurs tombeaux, dont la vue m’intéresse également.

Le sentiment de la nature.

Différence dans le sentiment de la nature chez les anciens et chez les modernes. Il a, dans l'antiquité, surtout un caractère religieux. Intérêt pour les localités célèbres et décrites par des poëtes. Intérêt pour le phénoménal et le monstrueux dans la nature. Plaisir qu'on trouvait aux beautés de la nature, Les rivages de la mer. Les rives des lacs et des fleuves. Causes de la prédilection pour les sites riverains. Plaisir que l'on trouvait aux horizons étendus et sereins. L'idée de la belle nature restreinte aux paysages gracieux et riants. Défaut de sens pour les beautés de la nature alpestre. Les ascensions de hautes montagnes sont rares. Le sens pour l'étément sauvage et romantique dans la nature n'est devenu général en Europe, que depuis le dernier siècle. Caractère du sentiment de la nature chez les modernes. Le sens pour le paysage et l'attention aux effets de lumière manquent dans l'antiquité. Liaison entre ce qu'il y avait d'étroit et de borné dans le sentiment de la nature comme dans la direction même des voyages. Manque d'excitations favorables aux voyages lointains. L'Italie prête encore aujourd'hui à des observations semblables.

Le sentiment de la nature apparaît beaucoup plus en relief dans les voyages des Romains que l’amour de l’art. "Dans tout ce qui tend à récréer l’esprit et à nous procurer des jouissances, dit Atticus, la palme est à la nature." Mais cet intérêt se montre le plus souvent, chez les anciens ; tout différent de ce qu’il est chez les modernes. Souvent même, il ne dérivait d’aucune impression immédiate, mais n’était qu’indirectement provoqué et déterminé par la célébrité, la rareté, l’extraordinaire, ou bien par la sainteté des objets et des phénomènes qui avaient frappé l’imagination.C’est par ce caractère religieux que le sentiment de la nature, dans l’antiquité, se distinguait essentiellement de celui qui y correspond chez les modernes. Les grands phénomènes du monde physique remuaient les anciens bien plus profondément qu’ils ne nous impressionnent ; se sentant comme en présence d’une action divine ou démoniaque, l’étonnement ou l’admiration dont ils étaient frappés se traduisait toujours, alors, en une espèce d’adoration religieuse. Quelque altération qu’eût subie la croyance aux anciens dieux, dans le cours des siècles, cette superstition-là s’était conservée chez les Romains, comme chez les Grecs de l’époque. D’ailleurs, les phénomènes qui la provoquaient ne restaient-ils pas toujours les mêmes ? n’agissaient-ils pas toujours sur l’âme avec une égale puissance ?Parmi les nombreux passages d’auteurs et de poètes latins du temps, dans lesquels se. manifeste ce caractère religieux du sentiment de la nature, bornons-nous ici à citer le suivant : "Quand vous apercevez, dit Sénèque le Philosophe, un bois sacré, formé de vieux arbres bien serrés les uns contre les autres et de haute futaie, où la masse touffue des branchages, entrelacés dans tous les sens, masque la voûte du ciel, le développement gigantesque des arbres, le mystère du lieu et l’admiration des ombres, fortes et continues, qu’ils projettent sur la rase campagne, font que vous vous sentez comme en présence d’une divinité. De même, quand vous verrez une grotte dont la pierre est toute rongée par le temps, qui a fait un trou profond. dans les flancs d’une montagne, et que cette excavation n’a rien d’artificiel, mais est tout entière l’effet de causes naturelles, cette vue remplira votre âme du sentiment de l’existence d’un pouvoir supérieur. Nous vénérons les sources des grands fleuves ; là, où le flot impétueux s’échappe du gouffre qui le dérobait à nos yeux, s’élèvent des autels ; les sources thermales ont leur culte, et maint lac est réputé sacré, à cause de la teinte sombre où de l’insondable profondeur de ses eaux." Dans la solitude et dans le recueillement que produit le silence de la nature, quand on se sentait plus près de la divinité, plus directement exposé à son action et dans le cas d’avoir le plus besoin de sa protection, le sentiment religieux arrivait à se manifester plus souvent et plus vivement qu’au milieu du tumulte et du bruit des villes, et le voyageur en chemin s’arrêtait parfois, involontairement, comme en extase devant la demi obscurité des grottes, des vieux arbres, ou des collines entourées de haies. Ainsi, l’on recherchait des lieux remarquables par l’aspect grandiose ou la beauté de la nature, non seulement pour se réjouir de cette vue, mais encore pour adorer la divinité à laquelle ils étaient consacrés. Ainsi, la source du Clitumne, dans l’Ombrie, attirait les visiteurs autant par son caractère sacré que par sa beauté même. Du pied d’une colline, couverte de cyprès, elle s’échappait, transparente et froide comme la glace, avec un éclat verdâtre, dans lequel se miraient les frênes de ses deux rives, puis ne tardait pas à devenir, en s’élargissant, une rivière navigable, bordée de maisons de campagne. Un vieux temple et une, multitude de chapelles s’élevaient près de l’endroit où elle prend naissance ; les murs et les colonnes du sanctuaire étaient couverts d’inscriptions tracées par les visiteurs, qu’il avait particulièrement le privilège d’attirer en très grand nombre, mais qui ne manquaient pas non plus, sans doute, auprès d’autres sources et rivières, remarquables par leur beauté. Parmi les grottes et les cavernes les plus célèbres, on citait celle de Coryce, au Parnasse, que Pausanias (X, 32, 2) appelle la plus grande et la plus curieuse qu’il eût jamais vue, et une autre du même nom, près de la ville de Coryce, en Cilicie, mais qui était évidemment moins une caverne proprement dite qu’une gorge couverte.Pausanias n’a pas mentionné celle-ci, mais décrit trois autres grandes cavernes dans l’Asie Mineure. Que le sentiment de la nature, chez les anciens, crût reconnaître, dans ces voûtes hardies, avec leurs bizarres stalactites et autres formations de pierres étranges, les demeures de dieux, mais surtout de nymphes ; que l’on crût distinguer, dans le bruissement des eaux, ruisselant ou tombant goutte à goutte du haut, ou s’écoulant dans les profondeurs de ces grottes, des accents d’une musique démoniaque ; que, dans ce mystérieux demi-jour on dans l’obscurité, sans autre guide que la lueur blafarde d’une torche, on frit saisi d’une vague terreur, tout cela se comprend ; aussi, toutes les grottes d’étendue majeure étaient-elles, très probablement, consacrées à certaines divinités, dont on y plaçait, dans ce cas, les images.La vénération pour les bois sacrés et les arbres distingués pour leur haute antiquité et leur taille gigantesque, est tout aussi naturelle. Pausanias énumère les arbres les plus anciens de la Grèce, qui y remontaient jusqu’à la nuit des temps, comme le saule à Samos, le chêne à Dodone, et l’olivier sur l’Acropole d’Athènes ; Pline, les plus gigantesques, dans le creux de quelques-uns desquels il y avait largement place pour plusieurs hommes. Cicéron, cependant, en parle sur un ton plus léger. On visitait beaucoup, évidemment, des arbres tels que ce beau pin-pignier de l’Ida, d’environ deux cent vingt pieds de haut, qui était devenu proverbial et qu’avait déjà décrit le premier Attale de Pergame ; ou, en Lycie, l’énorme platane dans le tronc creux duquel Licinius Mucien prit son repas, avec douze convives. Un autre platane célèbre, près de Gortyne, dans la Crète, avait inspiré à des poètes latins et grecs des pièces de vers, que l’on attachait probablement au tronc de l’arbre dont elles chantaient la gloire. C’est sous cet arbre que, d’après la tradition, Europe avait reçu les embrassements de Jupiter.Un autre point, qui influait essentiellement sur la vogue de curiosité de certains lieux, c’était la célébrité qu’ils devaient à la poésie et à la littérature. La description d’un site était-elle devenue le thème favori des écrivains et de poètes, ce qu’ils en avaient dit ne manquait jamais d’y faire affluer les visiteurs en nombre toujours croissant ; or, c’était là précisément le cas pour une grande partie des localités et des curiosités dont nous venons de faire mention.La description que nous a laissée Pomponius Méla de la caverne de Coryce, en Cilicie, trahit des réminiscences de descriptions poétiques antérieures, ainsi que, dans Pline l’Ancien, celle de la vallée de Tempé, des deux côtés de laquelle les montagnes s’élevaient, comme des murs à plans doucement inclinés, jusqu’à perte de vue ; le Pénée, coulant entre deux rives tapissées de gazon, au milieu d’un charmant bocage, parcourait le fond étroit de la vallée, où les faîtes des arbres résonnaient partout du chant des oiseaux. L’empereur Adrien s’était appliqué, dans son Tiburtinum, à une imitation de la vallée de Tempé. La seule chose dont Sénèque s’enquière auprès de son ami Lucilius, qui avait parcouru la Sicile dans toutes ses parties, c’est une définition exacte de la nature du gouffre de Charybde, uniquement redevable à la poésie de sa célébrité.Il savait déjà que le rocher de Scylla n’offre aucun danger (Lettres, 79). "Les voyages, dit-il, dans un autre passage de ses lettres, vous procureront des notions sur les peuples étrangers, vous feront connaître de nouvelles formations de montagnes, de vastes étendues de plaines inconnues, des vallées arrosées par des filets d’eau intarissables, ou la nature si remarquable de tel fleuve, grossi par des crues en été comme le Nil, ou se dérobant d’abord aux regards comme le Tigre, puis reparaissant dans toute sa force et sa puissance, après avoir ainsi invisiblement fourni la première partie de son cours, ou enfin, comme le Méandre, cet éternel sujet de badinage et lieu commun de tous les poètes, qui serpente en formant des sinuosités infinies, s’éloignant et se rapprochant tour à tour des autres parties de son propre lit, jusqu’à ce qu’il finisse par y rentrer complètement ; du reste, les voyages ne vous rendront ni meilleur, ni plus raisonnable".On voit que ce n’est point pour la beauté de leurs rives qu’il cite ces fleuves, mais pour leur célébrité et les curieux phénomènes particuliers qu’on y observe.Cela nous conduit à un troisième point, qui mérite également d’être pris .en considération et qui ajoutait encore à l’intérêt de plusieurs des autres curiosités déjà nommées : nous voulons parler de l’attraction particulière qu’exerçait tout ce qu’il y avait d’extraordinaire, de rare et d’anormal en apparence dans certains phénomènes de la nature.A propos des îles flottantes du lac Vadimonis, près d’Amérie, Pline le Jeune dit, comme nous l’avons déjà rapporté plus haut, qu’en Italie une pareille curiosité naturelle passe inaperçue, tandis que l’on entreprend des voyages de terre et de mer, à l’étranger, pour y rechercher des phénomènes du même genre, qui ne sont guère plies curieux. Il. y avait, d’ailleurs, encore un autre lac avec des îles flottantes, près de Cotilies.Romains et Grecs, séjournant dans les provinces occidentales, se rendaient à Gadès ou à la côte occidentale des Gaules pour voir le mouvement des marées sur l’Océan Atlantique. Sabinus, l’ami de Lucien, fit, exprès pour cela, un voyage dans la Gaule ; Philostrate y avait aussi observé ce phénomène. Cet auteur, faisant voyager dans le même but son Apollonius à Gadès, rapporte la superstition, encore aujourd’hui fort accréditée, dans beaucoup de districts maritimes, que les moribonds ne peuvent mourir pendant la durée du flux, et que l’âme ne quitte jamais le corps qu’avec le reflux. Strabon, Apulée et Dion Cassius décrivent un gouffre près d’Hiérapolis, en Phrygie, duquel s’élevaient des vapeurs, chargées d’acide carbonique, délétères pour tous les animaux et tous les hommes, sauf, à ce que l’on prétendait, les eunuques. Ces écrivains en avaient eux-mêmes fait l’expérience sur des oiseaux et d’autres animaux.Ce qui prouve combien ce lieu était fréquenté, c’est qu’on y avait bâti un théâtre spécial pour la commodité des observateurs. Ce théâtre ne paraît, toutefois, avoir été construit que postérieurement au temps de Strabon, car ce géographe n’en fait pas mention. Au temps d’Ammien Marcellin, on avait cessé d’observer ce phénomène. Il va sans dire que tous les Avernes ou soupiraux du même genre, regardés par les anciens comme des bouches de l’enfer, attiraient de même la curiosité, notamment celui des environs de Cumes, le plus connu de tous. Il serait impossible d’énumérer tous ces innombrables phénomènes de la nature, soit réels, soit imaginaires, ou du moins drapés des fables de la mythologie, que recherchaient alors les voyageurs ; nous pouvons d’autant mieux nous dispenser de multiplier les exemples que nous en avons déjà cités beaucoup.Il nous reste encore à considérer les lieux et les sites que l’on ne recherchait que pour leur beauté naturelle. En première ligne se présentent ici les rivages de la mer, où l’on aimait tellement à jouir de la belle nature, que les mots "beaux sites" et "sites maritimes"pouvaient passer pour synonymes. La poésie et la mythologie anciennes offrent une foule des plus éloquents témoignages du sentiment in time et profond que l’on avait de la beauté et des splendeurs de la mer, et l’art antique a emprunté à cet élément les motifs de ses images les plus gracieuses et les plus magnifiques. La littérature latine, et plus encore les ruines des villas et des palais romains, qui bordaient les plus belles parties du littoral, et que les contemporains célébrèrent à l’envi, précisément pour la belle vue dont on y jouissait, témoignent mainte et mainte fois de l’amour des Romains pour la mer. De son palais dans l’île de Caprée, Tibère pouvait embrasser d’un coup d’œil tout le superbe golfe de Naples. La villa de Pollius Félix, sur la hauteur de Sorrente, offrait, de chaque fenêtre, une vue différente, sur Ischia, Caprée et Procida, avec celle de la mer, que l’on apercevait de toutes ; là se reposait le soleil couchant "quand le jour baissait, que l’ombre des montagnes, couronnées de feuillage, se projetait dans la mer et que les palais semblaient flotter dans un miroir de cristal". Nous avons déjà parlé plus haut des lieux de plaisance et de bains situés sur le rivage occidental de l’Italie et la côte septentrionale de l’Égypte ; en Grèce aussi, c’est principalement sur les côtes que l’on rencontre des ruines de villas romaines. Mais les bords des lacs et des fleuves n’avaient guère moins d’attrait pour les amis des beautés de la nature. On connaît l’attachement de Catulle pour le lac de Garde ; sur la presqu’île de Sirmio, qu’il affectionnait tant, existent encore des débris de constructions romaines. Les bords si gracieux et si richement ombragés du lac de Côme étaient couverts de villas au temps de Pline le Jeune, et sur ceux du lac de Bracciano on a trouvé des ruines d’un Pausilype (Sans-Souci), dont la propriétaire s’appelait Métia Hédonium, et vivait du temps de Tibère. "Il n’y avait pas, de par le monde, dit Sénèque (Lettres, 89, 21), de lac que ne dominassent les toits de villas appartenant à des grands de Rome, de fleuve dont les rives ne fussent bordées de leurs habitations". Parmi les fleuves d’Italie, l’Anio et le Tibre étaient probablement ceux dont on affectionnait et visitait le plus les rives : celles du Tibre, d’après Pline l’Ancien (H. n., III, 54), étaient peut-être ornées de plus de villas que toutes lés autres rivières du monde entier.Nous pouvons nous dispenser de revenir ici sur la villa bien connue de Néron à Sublaqueum.Outre la cascade à laquelle Tibur devait sa vogue, on connaît la villa tiburtine de Manlius Vopiscus par Stace (I, 3), poète dont on goûte surtout la lecture en Italie, à cause de la vraie couleur locale dont ses vers sont empreints, comme l’a fait observer le célèbre Niebuhr, en termes si flatteurs pour l’auteur des Silves.Cette prédilection pour les rivages et les sites riverains s’explique très naturellement dans le Midi. Ce qui faisait si avidement rechercher le voisinage des eaux, ce n’était pas seulement le coup d’œil récréatif sur l’immense surface azurée de la mer, sur les tortuosités à reflet argentin des ruisseaux et des rivières, ainsi que sur l’écume blanche des cascades, c’était aussi la délicieuse fraîcheur des brises qui s’en élevaient. De plus, l’eau est, dans le paysage méridional, le véritable élément qui vivifie, car la sécheresse et l’aridité y règnent partout où elle manque. C’est sur ses bords que la verdure a le plus de fraîcheur, que la campagne se déploie le plus richement, et que les couronnes des arbres procurent le plus d’ombrages. Laisser reposer l’œil sur le feuillage silencieux ou le cours de la rivière qui passe, ou le promener au loin, écouter le chant des oiseaux, le murmure de l’onde ou le mugissement des vagues, aspirer le souffle bienfaisant de l’air, laisser les heures s’écouler dans la rêverie muette et solitaire, telles étaient les jouissances de la nature que les poètes latins célèbrent en vers si éloquents ; telles, ou à peu près telles, les scènes agrestes que les amis de la nature recherchaient le plus volontiers, après les rivages de la mer.Voilà quelles étaient, d’après Lucrèce, les principales conditions du bonheur champêtre. Aussi les villas s’élevaient-elles généralement sur des sommités, ouvrant des perspectives larges, sereines et variées. La situation de la villa toscane de Pline le Jeune peut être citée comme modèle d’un paysage de l’intérieur d’une beauté parfaite, telle que l’entendaient les Romains. On y jouissait de l’aspect d’une vaste plaine, encadrée de tous côtés, comme un immense amphithéâtre, par les contreforts de l’Apennin ; des sommets plus élevés descendaient d’antiques et épaisses forêts, alternant avec des pentes fertiles, couvertes des plus riches moissons ; plus bas venaient se ranger des vignobles et, enfin, des champs et des prairies, parés de la plus belle verdure et émaillés d’une multitude de fleurs, des couleurs les plus variées. Le Tibre et nombre de ruisseaux arrosaient la plaine dans toute son étendue. C’était une grande jouissance que la contemplation d’un pareil site, de la hauteur ; on ne croyait pas avoir sous les yeux la réalité d’un paysage, mais un beau tableau, tant l’œil se délectait partout de la diversité, ainsi que de la grâce des lignes et des contours qui s’offraient à lui.C’est un fait suffisamment établi que, dans l’antiquité, une vue agréable était estimée comme un des plus grands avantages de toute propriété.Il est éminemment caractéristique, pour la direction indiquée du sentiment de la nature chez les Romains, que le mot agrément(amœnitas) est celui qui, dans leur langage, revient le plus souvent comme un terme d’éloge, et se rapproche le plus, par le sens qu’ils y attachent, de ce que nous appelons la belle nature. Ils emploient bien aussi, mais rarement, l’épithète pulcher. En effet, l’idée qu’ils se faisaient des beautés de la nature était beaucoup plus étroite que celle qui a déterminé l’acception moderne du mot. Quintilien dit quelque part que l’éloge du bel aspect (species) d’un paysage ne peut s’appliquer qu’aux pays de plaines, aux sites gracieux et à ceux du bord de la mer. La rudesse et le caractère sauvage, la terrible majesté, l’uniformité sombre mais grandiose, dans les tableaux de la nature, ne prêtaient pas à l’admiration, d’après le sentiment romain. Elle était restreinte aux sites des pays de vallées et de collines, aux rebords extérieurs des chaînes de montagnes, et ne s’étendait pas plus à celles d’une grande hauteur qu’aux landes et aux marécages, aux masses de rochers et aux déserts sans eau. Les hommes de ce temps-là étaient insensibles à l’effet magique que produit sur nous l’aspect désolé de la Campagne de Rome, telle qu’elle est aujourd’hui. Dans Cicéron, Atticus, surpris de la beauté de l’île de Fibrénus, dit que, s’étant figuré les environs d’Arpinum comme un pays tout de rochers et de montagnes, il avait été fort étonné d’apprendre que son ami trouvât tant de plaisir à cette contrée. Il y avait notamment, dans l’éducation d’alors, absence de tout ce qui fait comprendre les merveilles du monde alpestre. L’impression qu’elles faisaient sur les Romains ressemblait, probablement, assez à ce qu’éprouvent les voyageurs modernes à la vue des solitudes glacées du pôle arctique ; il n’y avait de moins que l’admiration de nos contemporains pour la terrible sublimité de telles scènes. A une époque où les Romains franchissant les nombreuses routes des Alpes se comptaient chaque année par centaines, ou plutôt par milliers, et où l’Helvétie était habitée par des Romains, les voyageurs dés Alpes n’avaient des yeux que pour les difficultés, les périls et les terreurs dont ils y étaient . menacés, pour l’escarpement des pentes et l’exiguïté des sentiers à gravir le long des bords vertigineux d’affreux précipices, pour la solitude inhospitalière des mers de glace et des surfaces couvertes de neige, ainsi que pour le terrible roulement des avalanches. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir comment Strabon (IV, 6, p. 204) a décrit les routes de la partie occidentale des Alpes surtout, et Claudien le passage du Splugen. Ce défaut de sens pour le charme du côté sublime de ces terreurs, inspirées par la nature, peut seul, comme l’a très bien fait observer Alex. de Humboldt dans son Cosmos, expliquer pourquoi il ne nous est parvenu de l’antiquité aucune description des neiges éternelles de la chaîne des Alpes, de la vive rougeur dont le crépuscule du soir et du matin les colore, de la beauté des glaciers avec leurs teintes bleues, ni du grandiose de la nature en général dans le paysage suisse ; pourquoi Silius Italicus représente la région des Alpes comme un effroyable désert privé de végétation, tandis qu’il chante avec amour les moindres gorges de l’Italie et les bords buissonneux du Liris.C’est pour cela aussi qu’il n’est presque jamais fait mention, dans les écrits du temps, d’ascensions de hautes montagnes, pour le plaisir de jouir d’un vaste panorama, car on se procurait beaucoup mieux le genre de vues qu’aimaient exclusivement les Romains, d’éminences d’une élévation moindre. Les éloges que Pline l’Ancien donne aux naturalistes, ses devanciers, pour leur zèle infatigable dans la recherche de simples, qui ne les faisait reculer, dans leurs explorations, ni devant l’âpreté des sommets de montagnes entièrement dépourvues de routes, ni devant la solitude des déserts, montrent bien comment on ne voyait, en général, que la fatigue à endurer dans l’ascension des montagnes. "Ceux dit Strabon (XII, 2, 8, p. 538), qui ont escaladé la cime couverte de neiges éternelles du mont Argée, près de Mazaca, en Cappadoce, rapportent qu’on aperçoit de là deux mers, celle d’Issus et celle du Pont ; mais il est peu de personnes qui aient osé y monter" Ajoutons cependant que le même géographe (XIII, 5, p. 625) parle d’un belvédère en marbre construit par les Perses sur le Tmolus, près de Sardes, duquel on jouissait d’une large vue d’ensemble sur le pays environnant. La seule montagne dont on mentionne l’ascension, est l’Etna ; mais c’était évidemment moins pour jouir de la vue que pour étudier la nature volcanique de ce géant, qu’on y montait, notamment aussi pour mieux observer le phénomène des immenses surfaces de neige, dans le voisinage immédiat du cratère ignivome. C’est au moins dans ce but que Sénèque (Lettres, 79)invita Lucilius à y monter. Adrien en fit l’ascension pour contempler du sommet le lever du soleil, que l’on y disait accompagné du phénomène d’un arc-en-ciel. Le même empereur, et après lui Julien, firent celle du Casius, parce que, disait-on, du haut de cette montagne, on voyait paraître le soleil avec le deuxième chant du coq. On prétendait, d’ailleurs, que de la cime du mont Ida aussi, on découvrait le disque solaire avant le point du jour.Le plaisir que l’on trouve aux scènes de la nature d’un caractère sauvage, sombre et imposant par l’effroi qu’elles inspirent, est si généralement goûté, de nos jours, que l’on a regardé l’absence, dans l’antiquité, de cette direction de l’esprit, qui y existait tout au plus exceptionnellement, chez quelques individus, mais dans laquelle on ne voulait voir que le fait d’une aberration particulière de leur esprit inconstant et blasé, comme le propre dit sentiment de la nature, chez les anciens, et un trait d’un caractère diamétralement opposé à celui qu’il porte chez les modernes."Pour les Grecs et les Romains, dit Humboldt, un pays n’avait généralement, de l’attrait qu’autant qu’il était doux à habiter ; ils ne faisaient aucun cas des sites que nous appelons sauvages et romantiques". Cependant, ce n’est pas seulement l’antiquité qui sentait ainsi, mais peut-être aussi le moyen âge et certainement même une grande partie des générations de l’âge moderne ; car, bien que l’origine et le développement graduel de ce sentiment remontent à des temps antérieurs aux nôtres, il n’en est pas moins certain qu’il n’y a pas beaucoup plus d’un siècle qu’il a commencé à se généraliser davantage.C’est à peine s’il y a trace de ce sentiment dans les relations de voyage du commencement du dix-huitième siècle. Il existe en Allemagne un livre, aujourd’hui presque oublié, mais qui y Jouissait d’une grande réputation au dernier siècle : c’est la relation d’un voyage fait dans cette contrée, en Suisse et en Italie, de 1729 à 1731, par J. G. Keyssler. L’auteur y revient souvent sur les beautés de la nature et en vante hautement plusieurs, comme la cascade de Terni et la vue de Gènes, prise de la mer. C’est aux perspectives larges et sereines qu’il trouve le plus de plaisir, et il croit encore ne pouvoir mieux faire l’éloge d’un beau paysage qu’en le déclarant très agréable e il préfère infiniment une plaine fertile, cultivée comme un jardin, quelle qu’en puisse être la monotonie, au paysage le plus grandiose dans la montagne, et il ne comprend même évidemment pas que l’on puisse, en général, trouver belle une contrée stérile. Ainsi, par exemple, il est enchanté du pays fertile, il est vrai, mais entièrement plat et tout à fait monotone des environs de Mantoue ; il y admire les champs, les prairies et le mariage de la vigne avec les arbres, peuplés de rossignols. D’un autre côté, les Alpes du Salzbourg et du Tyrol ne lui paraissent pas moins laides que les landes de Lunebourg et les désolantes forêts de pinastres des Marches en Prusse ; évidemment, parce que tous ces pays sont également stériles et sauvages et ne liai offraient, par conséquent, rien d’agréable.La Suisse même parait avoir été, à cette époque, un pays peu connu de la plupart des Allemands, puisque le même auteur croit devoir entrer, sur le commerce et l’industrie, le bien-être et le luxe de ses habitants, dans de grands détails, pour que ses lecteurs ne se figurent pas que l’on n’y trouve absolument que d’âpres montagnes et des rochers arides, des neiges perpétuelles et de sombres vallées, avec une population misérable, ayant peine à vivre. Vers la même époque, un gentleman anglais, le capitaine Burt, ayant fait un voyage dans les "Highlands" écossais, les déclarait un pays tellement affreux qu’un désert de sable paraîtrait charmant en comparaison, et l’auteur du Vicaire de Wakefield, qui, lui aussi, se hasarda en 1733 dans ces montagnes, parlait avec horreur de ce qu’elles ont de repoussant et de sauvage, tandis qu’il était émerveillé du pays des environs de Leyde, avec ses grandes prairies, vertes, ses maisons de campagne, ses statues, ses grottes, ses parterres de fleurs et ses allées tirées au cordeau : Macaulay, qui, dans son Histoire d’Angleterre, rapporte les expressions de tous les deux, croit devoir chercher l’explication de l’insensibilité des hommes de leur temps à là beauté des paysages de la haute Écosse, dans l’insécurité qui y régnait et la crainte des dangers qu’on y courait. Mais il y a certainement erreur dans ce jugement du grand historien, car les chaînes d’Allemagne, si dédaigneusement traitées par Keyssler ; étaient alors parfaitement sûres, et l’ors y voyageait même d’une manière relativement assez commode. Il est certain d’autre part que, de nos jours, bien des voyageurs ne se laissent pas détourner, par les dangers les plus manifestes, d’aller apprécier sur les lieux les beautés du Liban ou des Cordillères. Il est clair plutôt que le sens pour ce que nous appelons le romantique dans la nature, manquait encore aussi complètement à la génération d’alors, que l’idée même de cet élément et le mot qui la représente et l’exprime.Un élargissement, une transformation semblable du sentiment de la nature, ne pouvait procéder que d’un changement essentiel dans l’attitude de l’homme vis-à-vis du monde physique. Ce changement était de deux sortes. D’une part, la contemplation moderne pressent dans la nature l’existence d’une âme universelle, dont l’âme humaine n’est qu’une partie, ou avec laquelle elle a du moins des affinités profondes ; aussi aperçoit-elle, dans la variété infinie des phénomènes qui frappent les sens, comme autant de miroirs réflecteurs des vicissitudes de son propre état ; elle se flatte de pouvoir épier et comprendre le langage de la nature, dans le silence majestueux, l’inaltérable pureté et l’immuable grandeur de laquelle elle cherche et trouve toujours un asile, pour se dérober aux atteintes des tribulations, des vilenies et des petitesses de la condition humaine.On sait combien, depuis le milieu du dix-huitième siècle surtout, la contemplation de la nature a été déterminée par cette manière idéale de la concevoir subjectivement. On connaît aussi la tendance favorite des générations de cette dernière époque de l’âge moderne à s’absorber précisément dans l’observation des phénomènes et des scènes qui paraissaient correspondre à leurs aspirations de Titans, leurs désirs sans nom et leur propension à se complaire dans les émotions de la douleur, du déchirement et du désespoir de l’âme. Si déjà cette contemplation subjective était et devait, nécessairement, rester étrangère à l’antiquité, celle-ci n’était guère plus accessible au sentiment du beau idéal, qui voit, dans le paysage, une unité d’ensemble, créée en quelque sorte par la nature dans un but artistique, et que le peintre anime en l’isolant. Cette manière de voir et d’observer est également d’origine très moderne ; du moins, la peinture de paysage, dont elle forme la base, n’a-t-elle commencé à se développer, comme un art indépendant, qu’au dix-septième siècle. L’antiquité n’a connu ni la peinture du paysage dans le sens moderne, ni l’art descriptif idéalisant la nature ; le défaut de ce dernier était une des conséquences du manque de la première, ainsi que de celui des excitations dont la manière des modernes de décrire les phénomènes de la nature est redevable à la représentation artistique de ceux-ci.Dans les nombreuses et excellentes descriptions d’histoire naturelle que nous a léguées l’antiquité, nous regrettons l’absence complète du sens pour le paysage. L’attention y est partout dirigée sur les divers phénomènes considérés chacun en particulier, bien plus que sur la convergence simultanée des effets qu’ils produisent vers un ensemble. Ce qui, tout d’abord, manque absolument, et c’est là la différence capitale entre la description moderne de la nature et le même genre dans l’antiquité, c’est la mise en relief des effets de lumière et des modifications qu’ils subissent du milieu atmosphérique. Non pas qu’il ne soit pas déjà fait aussi mention, dans les descriptions des anciens, du pur éclat des rayons du soleil, des teintes sombres d’un ciel nuageux, du clair de lune et de la scintillation des étoiles ; mais il n’y est question nulle part du caractère original que le paysage et toutes ses parties empruntent au jour qui les éclaire ; nulle part, de toutes les gradations qui s’établissent entre la froide clarté de la lune et les tons chauds du soleil couchant ; nulle part, des teintes merveilleuses dans lesquelles se baignent matin et soir, dans le Midi, les limites de l’horizon, ainsi que les montagnes lointaines, teintes qui passent, par tous les degrés de l’échelle chromatique, du rose le plus tendre au bleu le plus foncé.Dans toute la littérature antique, le fond bleuâtre des montagnes ; les effets lointains du crépuscule, sont des images dont on chercherait en vain l’expression ; dans toute la poésie antique, on ne trouverait pas un passage comparable à celui dans lequel l’immortel auteur de Faust a réuni, en quatre vers sublimes, toutes les brillantes phases d’un beau coucher du soleil.Dans aucune des inscriptions de la statue de Memnon, il n’est fait allusion par un mot aux effets de la rougeur croissante de l’aurore et du lever du soleil sur le paysage. Ovide vit Rome pour la dernière fois par un beau clair de lune ; or, tandis que tout poète moderne doué comme lui n’eût pas manqué de s’arrêter à l’image de la grande ville ainsi éclairée, c’est à peine si le poète latin en fait la remarque en passant, lui qui n’en finit pas sur les larmes versées quand il prit congé des siens (1).Tacite rapporte que, dans un combat de nuit entre les troupes du parti des Flaviens et celles de Vitellius, la lune se leva sur les derrières de celles-là, mais uniquement pour faire ressortir lé désavantage de la. projection de cette clarté pour leurs adversaires, et sans dire un mot de l’effet pittoresque qui devait en résulter et qui n’aurait, probablement, pas échappé à l’historien moderne le plus sobre de style. Si, dans la peinture antique, la perspective aérienne ne s’est pas plus développée que la perspective linéaire, c’est évidemment parce que l’on n’éprouvait même pas le besoin de peindre ce genre de phénomènes. Si le besoin en avait été senti, l’art fût certainement entré dans les voies qui lui eussent fait trouver le moyen d’y répondre, et la perspective eût été inventée dès lors.

1 Ovide, Tristes, I, 3.

Le peu d’extension des voyages des anciens, limités à une circonscription territoriale relativement assez restreinte, paraît se rattacher, chez eux, à cette limitation étroite du sentiment de la nature, contenu dans les bornes d’un cercle de phénomènes très restreint aussi. Non seulement les steppes de la Russie, les mers arctiques, les merveilles de l’Afrique, demeurèrent inexplorées, mais l’Inde même, ce pays de fables, paraît avoir peu tenté la curiosité des voyageurs romains. Bien que de grandes flottes marchandes, naviguant pour le compte d’Alexandrie, fissent voile, chaque année, à la côte de Malabar, et que, par conséquent, l’occasion de visiter l’Inde ne manquât jamais, nous ne voyons pas que des voyageurs autres que du commercé aient jamais pris part à ces expéditions.Cette rareté des voyages dans les pays lointains, les contrées tropicales surtout, et le manque d’excitations assez puissantes pour y pousser ; réagissaient naturellement l’un sur l’autre. Parmi les motifs déterminants de ces voyages, Alexandre de Humboldt en désigne trois comme les principaux : la poésie de l’histoire naturelle, la peinture de, paysage et la culture des plantes tropicales. Chez cet illustre voyageur, la première impulsion du désir irrésistible qu’il éprouva de voir le monde tropical, était venue, comme il l’a confessé lui-même, de la description des îles de lamer du Sud par George Forster, des paysages représentant des vues prises sur les bords du Gange, qui l’avaient frappé dans la maison de Warren Hastings à Londres, et de la contemplation d’un dragonnier colossal, dans une vieille tour du jardin botanique près de Berlin.Il résulte assez clairement de tout ce que nous avons dit jusqu’ici, combien de pareilles excitations manquaient aux hommes de l’antiquité,Le nouveau genre descriptif, tel qu’Alexandre de Humboldt a su le créer lui-même après Forster, celui qui se propose et réussit si bien dans la tâche de reproduire l’impression causée par les scènes décrites, de représenter, comme par enchantement ; les tableaux de la nature à l’esprit du lecteur, est une des branches les plus jeunes de la littérature moderne, et il a fallu pour la former, indépendamment d’autres conditions encore, la coopération de l’art du paysagiste avec la science du naturaliste. Il n’y avait, dans l’antiquité romaine, d’autres paysages capables d’exciter le désir de voir des pays lointains que les sujets pris en Égypte. La culture des plantes exotiques était très limitée. Dans leurs serres, les Romains ne faisaient pousser que des fruits de primeur et des fleurs en hiver ; des arbres étrangers qui, suivant l’expression de Pline (H. n., XIV, 1), sont indociles et refusent de croître sur tout autre sol que celui de leur patrie originaire, on ne voyait çà et là que le palmier et quelques arbres fruitiers ; la plupart de ceux que l’on regarde aujourd’hui comme des arbres caractéristiques pour la végétation de l’Italie, y étaient notoirement inconnus, dans l’antiquité. On trouvait bien alors, dans les jardins, des plantes médicinales, déjà presque toutes réunies dans celui du médecin centenaire Castor, quelques arbres à épices, comme le poivrier et le cannellier, et d’autres plantes d’agrément exotiques, comme le safran (crocus), la myrrhe, la marjolaine (sampsuchum), l’hyacinthe et l’amarante, qu’on y cultivait comme fleurs de printemps ; mais aucun groupement de plantes exotiques qui pût donner, même en petit, quelque idée de l’ensemble de la végétation tropicale. Du reste, la diversité de caractère entre le sentiment de la nature des Romains et le nôtre se manifestait précisément aussi dans l’horticulture. Les Romains, comme on sait, n’y laissaient pas la nature se développer librement, mais la comprimaient d’une manière artificielle, en l’emprisonnant dans certaines formes.Tout cela ne nous autorise pas, cependant, à ramener exclusivement ces diversités aux contrastes qui existent entre la civilisation des anciens et la moderne. Dans l’horticulture de l’Italie actuelle, la direction du goût est encore la même, et la peinture de paysage ne s’y est guère plus largement développée, mais se montre presque aussi pauvre que dans l’antiquité. Si l’on considère de plus que les voyages des Italiens se bornent, d’ordinaire, aux beaux sites et aux points célèbres de leur propre pays, il faut croire que le sentiment dé la nature, sous le même ciel et dans le même milieu, n’y a pas subi de changement essentiel en deux mille ans, sauf les points dans lesquels il a pu être modifié quelque peu par l’influence du rayonnement de la civilisation transalpine.

FIN DE L'OUVRAGE

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